Title: La neuvaine de Colette
Author: Jeanne Schultz
Release date: November 1, 2021 [eBook #66645]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
JEANNE SCHULTZ
Ouvrage couronné par l’Académie française
CENT NEUVIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.
CE QU’ELLES PEUVENT | 1 vol. |
LES FIANÇAILLES DE GABRIELLE | 1 — |
JEAN DE KERDREN | 1 — |
LA MAIN DE SAINTE-MODESTINE | 1 — |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Hollande.
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
LA
NEUVAINE DE COLETTE
« De mourir de désespoir et d’ennui, préservez-moi, Seigneur ! et ne m’oubliez pas dans cette neige qui monte tous les jours un peu plus autour de moi ! »
J’ai tant formulé cette oraison jaculatoire sans que jamais nul y réponde que, de guerre lasse, je viens l’écrire. Les choses écrites ont plus de poids, me semble-t-il ; puis elles durent plus à faire surtout ; et, par la même raison qui m’a donné l’habitude de parler tout haut au lieu de penser, parce qu’un mot à prononcer et à faire résonner contre mes grandes boiseries me prenait plus de temps, je me mets à écrire aujourd’hui… Que trouverai-je pour demain, hélas !
Mon bagage n’est point élégant, même pas suffisant, et il n’y a pas la plus petite serrure à secret pour fermer mon cahier ! L’encre était séchée dans la bouteille que j’ai trouvée, toutes mes plumes sont perdues, et je n’ai jamais eu une feuille de papier ici. Pourquoi en aurais-je puisque je n’écris à personne ?
Descendre au village était impossible. Il y a six pieds de neige par les routes, sans parler des combes et des trous, où le vent entasse les flocons à des hauteurs où s’engloutirait une diligence de l’essieu jusqu’à la bâche… J’avais bien lu dans plusieurs livres comment les prisonniers se piquent une veine pour écrire avec leur sang sur un mouchoir de poche ; mais je n’y crois plus, car le linge boit tout et ce n’est pas lisible. Je peux le dire, car je l’ai essayé !
Avec un peu d’eau, d’ailleurs, mon encre est revenue ; j’ai fait emprunter deux grandes plumes à la queue d’une oie, qui s’est laissé faire en toute patience, la pauvre bête, et, à force de bouleverser les rayons et les armoires, j’ai trouvé ce gros cahier de parchemin, jaune comme du safran et épais comme du carton, dont on n’avait employé par bonheur qu’un seul côté des pages. L’autre me reste, et j’ai, de plus, l’avantage de lire en passant tout ce qu’il y a déjà d’écrit.
Ce sont des querelles et des procès intentés par un sieur Jean Nicolas à une dame de Haut-Pignon, à propos de garennes dont les lapins dévastaient ses trèfles, et de limites dont les variations lésaient ses champs…
Mon Dieu ! donnez-moi un voisin Jean Nicolas querelleur et disputeur, et des frontières qui prêtent à contestations, pour occuper ma solitude !
Y a-t-il beaucoup de gens, je me le demande, qui connaissent exactement la signification de ce mot : solitude, et qui pensent quelquefois à tout ce qu’il veut dire ?
« Solitude, explique le dictionnaire, solitude, état d’une personne qui est seule. » Et plus haut, au mot : seul, il ajoute judicieusement pour compléter ses renseignements : « Seul, qui est sans compagnie, qui n’est point avec d’autres. »
Et c’est tout, pas un commentaire, pas un développement, pas une distinction, rien qui indique qu’on touche là à un des supplices les plus odieux de l’existence ; rien qui établisse des catégories, qui dise enfin qu’il y a solitude et solitude, et que la plus cruelle n’est pas celle des chartreux dans leur cellule de cinq pieds carrés, dont ils ont choisi l’envergure et le silence ; pas même celles des trappistes dans le petit jardinet où ils creusent leur fosse mortuaire d’un bout de l’an à l’autre, en échangeant des paroles encourageantes ; mais la mienne, celle de Colette d’Erlange, qui n’a pas choisi sa vie et qui est tout près de ne plus vouloir la supporter !…
Seule à dix-huit ans, avec des idées plein les mains, et pas la possibilité d’en faire parvenir seulement une à oreille qui vive, seule pour rire, seule pour pleurer, et seule pour se mettre en colère : c’est à perdre l’esprit !…
Durant l’été, l’automne même encore, c’était supportable : les arbres et les fleurs en disent et en savent plus long que beaucoup de gens ne le pensent.
Couchée sous bois dans un nid de mousse, j’avais cent voix qui conversaient tous les jours avec moi, et les petites bêtes qui couraient le long de mes joues me faisaient rire toute seule.
Ou bien je montais, tant qu’elle avait de forces, la vieille Françoise, la jument qui tourne la roue du puits, et mon gros chien me prenait sur son dos pour finir la promenade quand elle n’en pouvait plus ; mon bon « Un », avec ses beaux grands poils noirs où mes pieds s’enfoncent en ce moment jusqu’à la cheville pendant qu’il me regarde écrire.
Le soir enfin, j’avais les étoiles. Je m’étais mise en confiance avec toutes celles qu’on voit dans notre coin, et, quand je leur racontais mes ennuis, plus d’une faisait un signe pitoyable qui me répondait de là-haut comme un clin d’œil amical.
Mais ce vent qui souffle depuis six semaines, cette neige qui me bloque et cette voix de ma tante qui fait comme la bise et qui mord un peu plus fort tous les jours, c’est tout près de me conduire au désespoir !
Il y a pas d’imagination qui puisse résister à cela ; je suis au bout des histoires que je me raconte, et j’ai peur qu’il n’y ait plus rien du tout derrière mon front et que je ne trouve qu’un grand creux quand le moment sera venu de frapper à sa porte pour lui demander aide dans quelque aventure extraordinaire ! Car j’aurai mon aventure quelque jour, et même je la connais déjà.
Elle est grande, brune, avec les cheveux noirs, les sourcils durs et les yeux sévères. Son teint est sombre, sa parole impérieuse, et il y a dans son regard un reflet singulier, oriental par la douceur, mais oriental aussi par une rigidité froide comme l’acier bleu des cimeterres ou comme le ressouvenir de quelque passé terrible ; car mon aventure, pour arriver jusqu’à moi, aura traversé peut-être d’étranges routes.
Sa moustache sera fine, une simple ligne noire un peu hérissée ; et tout cela s’éclairera pour moi seule d’une grâce et d’un sourire imprévus.
M’arrivera-t-elle au milieu des champs, dans la gaieté du matin ou dans la paix du soir ? Naturellement, ou au moyen de quelque bouleversement ? je ne sais, mais je sais seulement qu’elle viendra.
Il me paraissait plus probable et plus joli de la trouver pendant les jours de mai ou de juin, et je ne passais jamais alors près d’une haie sans la tourner pour voir ce qui se cachait derrière ; mais j’espère encore pourtant, et chaque matin, en soulevant mon rideau, je regarde avec soin si ses deux pieds n’ont pas marqué leur trace dans la neige sous ma fenêtre.
Quand je vois que rien n’est venu, je l’excuse vis-à-vis de moi-même. Le temps est si dur, et les sentiers si défoncés ! J’entends qu’elle m’arrive intacte des quatre membres ; aussi je la loue de ne pas risquer une entorse pour se présenter un jour plus tôt, et je me remets en soupirant à attendre un lendemain qui n’est pas encore venu.
Puis, si ma foi dans l’avenir devient trop chancelante, je m’en vais chercher un des gros volumes qui remplissent la bibliothèque et qui ont bercé tous mes jours de pluie, et je relis de quelles façons diverses, mais toujours merveilleuses, les princesses des temps passés, qui se trouvaient enfermées dans une tour en ruine, parvenaient à en sortir. Entre elles et moi, l’analogie est frappante, en vérité, et en voyant nos débuts si semblables, je ne demande qu’à avoir même fin.
En effet, si la tour que j’habite ne croule pas, — celle de l’Est et celle d’à côté l’ont déjà fait, et la mienne peut les suivre d’un instant à l’autre, — j’ai dans ma boiserie une porte qui s’ouvre sur un escalier dérobé, et dans ma figure deux yeux bien fendus, bien brillants, qui seraient aussi propres à récompenser un héros qu’aucun de ceux qui luirent jamais.
Cela dit sans fatuité ni outrecuidance, car je n’ai jamais compris la nuance qui permet de crier bien haut : « Voilà un beau cheval ! Voilà une rose admirable ! » et qui interdit sévèrement la même remarque sur un visage à la confection duquel on n’a pas pourtant pris plus de part, tout simplement parce qu’il est à vous.
Il est reçu, et même assez goûté, d’entendre quelqu’un parler de son nez ou déclarer que ses yeux sont louches ; mais avouer tout bêtement que le bon Dieu les a placés droits… horreur ! c’est une chose sur laquelle chacun a dû garder la plus candide ignorance, comme si le plus petit coin de miroir ou la moindre source vive ne vous l’apprenait pas sans le secours de personne !…
On se penche, on regarde et on voit joli… Est-ce un crime, et faut-il troubler l’eau pour que ses rides vous tordent le visage ?… Les cerfs et les biches qui venaient boire cet été pendant que je rêvais à petit bruit tout près d’eux faisaient ainsi. Après avoir fini, ils restaient là encore un instant, sans bouger, avec la tête inclinée et leurs yeux doux fixés sur leur image ; puis ils s’en allaient d’un bond, tout naïvement heureux de savoir leur pelage d’un brun si charmant et leurs grands bois si bien plantés. Après les biches, c’était moi qui me penchais, et je voyais tout ce qu’elles avaient vu sur le même fond bleu, avec les mêmes coups de nuage qui passaient brusquement en taches blanches ou grises, et quand je m’en allais ensuite, d’un bond, toujours comme elles, il ne m’était point désagréable non plus de songer à mon pelage.
Mon portrait, d’ailleurs, peut se faire en deux mots et rappelle celui des bohémiennes de tous les pays, car mes yeux sont noirs et mes joues hâlées ; seulement je les crois blanches en dessous, et on s’en doute encore. Mon nez, un peu court, me fait l’effet d’un individu si pressé de voir le monde qu’il n’a pas pris le temps de se finir avant d’y entrer, et Dieu sait pourtant s’il avait de la marge pour cela au train dont je l’y conduis ; et ma bouche ressemble à toutes les bouches… qui ne sont pas trop laides. Mon seul chagrin est la nuance de mes cheveux, d’un blond si rouge qu’il en est plus rouge que blond, et avec des mèches inégales qui tranchent au milieu comme une jupe de paysanne. S’il faut en croire les dires de ma tante, je ne serais pas grande, et elle a une façon de murmurer, quand je me trouve auprès d’elle : « Petite femme ! » qui me remet au ras du sol ; la vérité est que j’arrive à la hauteur de son coude, et je ne connais pas dans le pays un seul homme qui lui dépasse l’épaule ; la proportion me semble suffisante…
Et c’est ainsi faite, et ainsi pensante, que j’attends dans ma tour enguirlandée de lierre, dont le pied se perd dans la neige, mon libérateur et mon héros !…
Une chose qui m’a fait songer souvent et que je n’ai pourtant jamais osé demander à ma tante, c’est la nature des rapports qui nous lient. Est-elle chez moi, ou suis-je chez elle ? Est-ce elle qui m’a recueillie dans son manoir, ou moi qui l’abrite dans ma ruine ? et les deux tours et les quatre murs qui restent debout, et qui ont encore la force de porter leur nom « d’Erlange de Fond-de-Vieux », sont-ils à mademoiselle d’Épine ou à mademoiselle d’Erlange ?…
Aussi loin que mes souvenirs remontent, je nous revois toujours, elle et moi, comme nous sommes encore aujourd’hui. Elle si froide, si sèche et si grande, enfermée éternellement dans la plus vaste chambre du château, du côté où donne le soleil, et où ne souffle pas le vent, et moi poussant à mon gré, dehors ou dedans, au froid ou à la pluie, sans qu’elle parût s’en douter. Entre nous deux, Benoîte : la cuisinière, la fermière, le sommelier et le jardinier incarnés en une seule personne qui est de plus mon unique amie, et Françoise à la roue du puits, tournant du même pas un peu plus agile peut-être, voilà tout.
Puis viennent mes deux années de couvent, ces deux années adorables où on me parlait, où on m’appelait par mon nom, où mon lit dormait entre douze autres lits blancs tout pareils, sous les couvertures desquels j’éveillais des chuchotements si joyeux rien qu’avec un signe, et pendant lesquelles j’ai appris tant de choses, sinon toutes celles qu’on nous enseignait aux heures de classe. Mon couvent, où j’ai noué des amitiés éternelles, où on m’a montré à tordre mes cheveux et à ouvrir un éventail, où j’ai su pour la première fois ce qu’on appelait un idéal et comment il fallait qu’un homme, pour devenir un héros, fût nécessairement brun, pâle, un peu âgé, ténébreux et sarcastique !… Qui me rendra les heures charmantes de mon couvent !…
Si hauts que fussent ses murs, tous les bruits de Paris ne mouraient pas au dehors, et les jours de parloir, il entrait des bouffées profanes qui faisaient leur chemin jusqu’à nous, et qui nourrissaient les conversations de toute la semaine. Oh ! ces colloques mystérieux dans les massifs du parc qui nous protégeaient comme les jungles les plus impénétrables, et où cependant un bruit de feuilles sèches nous mettait sur nos pieds et nous faisait détaler en un instant ; ces parties de cache-cache autour du piédestal des statues pour fuir ces religieuses qui avaient la réputation si terrible et la voix si bonne ; et ces billets fous qui couraient de pupitre en pupitre sous la forme d’un renseignement géographique, où retrouverai-je jamais quelque chose d’aussi charmant ?… La mer Méditerranée signifiait une personne et la mer Baltique une autre, et on leur faisait dire et faire des choses qui auraient bouleversé en un instant toutes les lois de la nature.
Après les billets, c’étaient des cadeaux, de gros nœuds de faveur, bleus ou feu, épinglés sur des papiers blancs qu’on ornait de devises et de dessins, et qui étaient le signe d’une tendresse et d’une préférence qui faisaient battre le cœur.
Puis un jour, brusquement, reparaissant pour la première fois depuis qu’elle m’avait amenée, ma tante est venue et, sans un mot d’avertissement, elle m’a ramenée de même.
— Votre éducation est finie, m’a-t-elle dit sans préambule, et, puisque vous n’avez point trouvé à vous établir convenablement durant ces deux années, il faut rentrer à Erlange.
Rentrer à Erlange ! J’étais atterrée. Il me semblait qu’on me poussait tout à coup dans un tombeau, et qu’on fermait la pierre sur moi pendant que je respirais encore…
— Mais, ma tante, disais-je éperdument, ne croyez pas cela, ne croyez pas que je sache rien du tout, c’est bien le contraire, car l’orthographe… le calcul… l’histoire…
Je balbutiais, je ne trouvais plus que dire, j’aurais voulu en vérité ne plus savoir parler pour lui donner l’idée de me laisser là, rapprendre b a ba dans mon alphabet… Mais elle ne s’embarrassait point de si peu, et me coupant la parole avec sa manière habituelle :
— Si vous ne savez rien, ma nièce, me dit-elle sèchement, c’est donc que vous avez fait ici un séjour inutile de deux ans, et je me ferais scrupule de vous y laisser une heure de plus ! C’est, d’ailleurs, affaire à vous, et il en résultera simplement que vous ajouterez à votre position de fille sans dot le charme et l’appoint de fille ignorante, ce qui ne sera pas pour faciliter votre chemin dans la vie. Mais, Dieu merci ! ce ne sont point des choses que j’aurai sur la conscience, et j’ai pour moi de vous avoir mise en mesure de vous sortir d’embarras…
Elle se levait en même temps avec une décision qui rompait l’entretien sans retour et qui me jeta dans un désespoir si vif que je me rappelle m’être écriée, presque sans en avoir la volonté :
— Et, si j’avais la vocation religieuse, ma tante ?
— Dans ce cas, me répondit-elle en se retournant brusquement avec un sourire particulier, je vous laisserais ici en effet…
Elle s’arrêta un peu, puis marchant vers la porte sans me regarder :
— Vous avez vingt-quatre heures pour réfléchir là-dessus, ajouta-t-elle.
Et elle disparut comme un mauvais rêve.
Vingt-quatre heures de gagnées ! Il me semblait que j’avais la paix pour jamais, et la coiffe et le grand voile de nos religieuses me semblaient presque jolis quand je pensais que c’étaient eux peut-être qui allaient m’arracher à l’exil !
Quoique la défense fût formelle à cet égard, je gagnai les dortoirs au premier instant de loisir, et en un tour de main, avec deux mouchoirs blancs et mon tablier de laine noire, j’arrangeai sur ma tête la coiffe susdite.
Indiscutablement j’étais mieux à l’ordinaire, mais il n’y avait pourtant rien de repoussant dans mon aspect, et ce bandeau blanc au-dessus de mes sourcils et de mes yeux les faisait même, je crois, paraître plus longs et plus noirs. C’était un premier point, le plus important en tout cas, et ma résolution dès lors fut irrévocablement prise. Pendant le reste de la journée, je m’adonnai entièrement aux austérités auxquelles ma nouvelle vie me condamnait, et chargée d’une commission pour l’infirmerie, qui était située à l’autre bout du parc, je trouvai moyen de faire pieds nus, sans être vue, les trajets d’aller et de retour.
Je n’en éprouvai point d’autre mal que des écorchures insignifiantes ; et, de plus en plus certaine de ma vocation, je passai une partie de cette nuit-là, je me le rappelle, agenouillée au pied de mon lit, pressant contre ma poitrine un trousseau de petites clefs, un canif fermé et un coupe-papier d’ivoire que je m’étais attachés au cou en manière de discipline, et dont les pointes aiguës m’entraient désagréablement dans la peau.
Deux fois, au passage de la surveillante, il me fallut bondir dans mon lit, et le cliquetis de ma ferraille l’attira près de moi et la fit se pencher longtemps ; mais elle entendit une respiration si égale et vit des yeux si bien clos qu’elle crut avoir rêvé et s’en alla.
Le lendemain, à mon réveil, le couvent était en émoi. Un archevêque, attendu pour la prise d’habit de cinq novices, et qui devait venir dans quelques jours seulement, s’était annoncé brusquement le matin, pressé par un voyage imprévu, et la cérémonie s’apprêtait à la hâte.
C’est à ravir, me disais-je en m’efforçant de lisser mes cheveux, dont les boucles se reformaient toujours, malgré toute l’eau que j’y employais, le ciel met sur mes pas tous les moyens d’épreuve, et je pourrai répondre à ma tante ce soir positivement et en toute connaissance de cause. Il ne me fut cependant pas possible de parler en particulier à la supérieure ce matin-là, et je dus à mes essais de simplicité d’être renvoyée assez vivement au dortoir :
— Tu t’es coiffée en goutte d’eau, c’est adorable ! me dit une compagne au moment où nous nous mettions en rang.
Et, presque au même instant, la voix de la sœur Agathe s’éleva à son tour, mais sur un ton beaucoup moins encourageant.
— Mademoiselle d’Erlange ! me cria-t-elle impérieusement, avez-vous trempé votre tête dans la fontaine ? Allez vous sécher et vous recoiffer, je vous prie !
Une fois en haut, je me rendis compte de l’effet. Mes cheveux s’étaient remis à tirebouchonner de plus belle, et l’eau s’était amassée en gouttes au bout de toutes les frisures et un peu partout. Ce n’était pas laid certainement, mais c’était antimonacal, et j’essuyai vivement cet ornement intempestif, qui simulait les diamants à s’y méprendre.
Mon exaltation alla croissant jusqu’au milieu de la cérémonie ; ces fleurs, ces lumières et ces cinq jeunes filles vêtues de blanc, dont les grandes jupes de satin balayaient le chœur, excitaient ma ferveur jusqu’à l’impatience d’en être là.
De très loin je voyais l’assistance, et, au premier rang, j’apercevais un grand jeune homme, un officier en uniforme dont les yeux me paraissaient rouges.
Était-ce un fiancé qui venait pour la dernière fois contempler sa fiancée ? Quelque bruit de ce genre avait circulé parmi nous, et cela me sembla le comble du romanesque…
Mais, quand on apporta cinq cercueils béants, et que les mariées de tout à l’heure habillées maintenant en religieuses et cachées sous un grand voile noir, s’y étendirent pour entendre chanter l’office des morts, ma résolution sauta par une brusque volte ; je sortis vivement mes clefs de mon corsage, et je m’en fus sans rien écouter, et grondée pour la dernière fois au couvent, afin d’apprêter moi-même et en toute hâte mon bagage.
A l’heure dite, j’étais au parloir, mon sac à la main, les yeux noyés de mes adieux et les mains embarrassées par les images et les cadeaux de la dernière effusion, mais si résolue, qu’Erlange m’apparaissait au loin dans un nimbe glorieux, et que je marchai vers la porte aussitôt que ma tante entra.
— Eh bien ! dit-elle avec un geste de surprise, que signifie cela ?
— Je suis prête à partir, répondis-je seulement et sans faire attention à une nuance de dépit bien marquée qui m’est revenue plus tard.
Je retrouvai de nouvelles larmes pour embrasser la supérieure, et, sans rien voir qu’un brouillard humide, je passai la porte.
— Gare de l’Est ! dit ma tante en montant en voiture.
Et deux heures après nous roulions en chemin de fer, dans un silence digne des cinq nouvelles religieuses qui venaient de me chasser si inconsciemment de la maison du Seigneur.
A la gare où nous nous sommes arrêtées, la patache jaune qui fait le service du village n’attendait plus que nous ; ma tante m’y poussa d’un geste, et, comme gagnée involontairement par son mutisme, je lui indiquais, par geste aussi, ma préférence pour la banquette du haut :
— Non, non ! me répondit-elle d’un ton sec, vous ne me quitterez plus désormais.
Au village, Françoise et la carriole étaient là, et ce même soir, encore tout étourdie de ce brusque changement, je me retrouvais entre les quatre murs de ma chambre, dont je m’aperçus à mon vif étonnement que tous les meubles avaient été déménagés.
Dans cette nuit, ma bougie ressemblait à un lumignon funéraire ; mes pas sonnaient comme dans une église, et en me voyant tout d’un coup si abandonnée et si perdue, je fis la seule chose raisonnable qui fût à ma portée et, assise sur le parquet, les deux bras passés autour de ma valise, je me remis à pleurer toutes les larmes que j’avais cru tarir le matin, et dont la source généreuse s’était rouverte à point. Quand ce fut fait, je me levai pour ouvrir ma fenêtre à un rayon de lune qui frappait au carreau, et remarquant pour la première fois combien la vallée qui nous isole de tout le pays est profonde et noire :
— Mon Dieu ! ne pus-je m’empêcher de dire tout haut, qui viendra jamais me tirer d’ici ?…
Et une bonne petite voix, que j’entends encore de temps en temps, me répondit à l’oreille :
— Lui, sois tranquille !
Et c’est depuis lors que je l’attends chaque jour, que je l’excuse chaque matin et que je l’espère sans relâche.
Décidément, écrire a du bon, et je prends goût plus que je ne l’aurais imaginé au cahier de Jean Nicolas.
Quand je suis devant lui, la plume en main, j’oublie tout le reste, et il me semble que je compte mes peines à quelque âme compatissante. Je me figure que j’ai près de moi un sourd-muet, que l’ardoise et la craie sont les compléments obligés de notre intimité, et je griffonne, je griffonne !…
Loin de lui, j’emmagasine soigneusement toutes les idées qui me viennent, et quand, rentrée dans ma chambre, je me mets à lui parler, je m’aperçois qu’une chose en entraîne une autre, et qu’après lui avoir dit ceci, il faut encore ajouter cela, sous peine qu’il ne comprenne plus rien à mes affaires !
Alors, il me faut remonter de plus en plus, tourner les pages, arroser ma bouteille, et l’oie du sacrifice doit préparer de nouveaux holocaustes, pour peu que le temps actuel dure encore quelques jours !
J’en étais donc restée à mon désespoir des premiers jours et aux paroles par lesquelles ma tante m’avait accueillie dans le parloir, et dont quelques mots m’avaient frappée particulièrement :
— Puisque vous n’avez pas trouvé à vous établir convenablement pendant ces deux années, m’avait-elle dit…
Était-ce donc pour chercher un mari qu’elle m’avait envoyée au couvent, et s’imaginait-elle qu’on poussait la sollicitude là-bas jusqu’à nous réunir, le jeudi et le dimanche, avec des jeunes gens de bonne maison et d’âge approprié, qui causaient avec nous en nous renvoyant nos volants et nos balles ?
La naïveté eût été grande, et je ne voyais pas bien ce sentiment trouvant abri et nourriture sous le front d’une telle femme ; mais la chose valait pourtant d’être éclaircie, et, malgré le temps que cette idée avait mis à faire son chemin dans mon esprit, malgré surtout la peur bien sentie et un peu lâche que j’ai éprouvée auprès de ma tante depuis l’âge du maillot, je me suis décidée à l’interroger il y a deux mois environ.
De la très courte explication que nous avons eue à ce sujet date ma complète connaissance de son caractère, ainsi que les quelques aperçus que j’ai recueillis sur sa vie passée, dont elle ne parle jamais, n’y trouvant apparemment aucun doux souvenir à évoquer. Cette entre-bâillure fortuite m’a permis en outre d’apercevoir pas mal de choses concernant l’avenir qu’elle me réserve et qu’elle prépare à sa façon dans un sens qui contrarie absolument tous mes plans personnels. Je ne m’en tourmente guère d’ailleurs, et la laisse à ses arrangements, me sentant très bien de force à les sauter à pieds joints, le cas échéant.
Aurore-Raymonde-Edmée d’Épine ne s’est jamais connue autrement que laide, à quelque époque de son existence qu’elle veuille prendre ; et j’ai beau en la regardant me la figurer sans rides, sans moustaches, sans couperose, sans tout ce que l’âge lui a donné, enfin, il y a là des traits auxquels le temps n’a rien pu ajouter ni rien changer, malgré toute sa puissance.
Benoîte d’ailleurs en témoigne, et elle certifie cette laideur fabuleuse comme légendaire dès le berceau, alors que ce poupon en langes et en bonnet ruché trouvait déjà moyen de ne ressembler à nul autre !… Le plus triste, c’est que là ne se bornait pas la disgrâce, et que le caractère et l’humeur qui animaient ce visage dépassaient en déplaisance tout ce que celui-ci pouvait montrer ou promettre.
Cette morosité chagrine venait-elle du sentiment de tant de laideur, ou cette laideur, au contraire, ne prenait-elle pas son principal désagrément dans cette habituelle et maussade expression ?… Nul n’aurait pu le dire au juste, et c’était exactement le pendant de la question du mauvais estomac et des mauvaises dents. « Lequel a gâté l’autre ? » se demandait-on volontiers en la voyant… Mais il était avéré que tous les deux l’étaient également.
Et pourtant, si valable que fût l’excuse de cette humiliation, la loi n’est pas formelle à cet égard, et on a vu des laides aimables. La Belle et la Bête en font foi, et les contemporains de ma tante affirmaient, m’a raconté Benoîte, avoir plus souvent encore été rebutés par les choses désagréables qu’elle leur disait que par la très vilaine bouche qu’elle ouvrait pour cela ; car parents, amis et étrangers y passaient indistinctement, et on peut croire si ce nom symbolique d’Épine, qui était le sien, fournissait des jeux de mots et des comparaisons appropriés à la jeunesse d’alors.
On conçoit aisément d’après cela que la créature qui unissait à des degrés si extrêmes tant de défauts divers n’ait eu qu’un printemps sans grâce. Elle éloignait instinctivement, et ma mère, plus jeune de quelques années, était mariée depuis longtemps quand ma tante attendait encore l’être assez courageux pour l’arracher à son célibat. De cet espoir non réalisé et qui est resté tenace jusqu’au delà de ce qui était possible, une amertume et une humiliation intolérables lui sont toujours demeurées, et une rancune pleine de colère est le sentiment suprême qui survit dans son cœur.
Les morts et les temps ont passé, mais son dépit est toujours là, et je dois ajouter qu’elle entretient et cultive sa verdeur avec un soin qu’elle n’a jamais dépensé pour personne. C’est son chat, sa perruche, son bichon, l’animal favori de sa vie solitaire, et je ne verrais nul inconvénient à l’occupation, peu évangélique pourtant, qui remplit tous ses jours, si le petit tigre qu’elle nourrit ainsi n’avait dents et ongles et ne s’en servait à l’occasion.
Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce ressentiment, si amèrement profond, au lieu de se tourner, comme il l’aurait dû normalement, contre les auteurs du mal, s’est jeté tout entier sur les femmes plus heureuses qu’elle qui ont su fixer ces êtres enviés, et jusque sur celles qu’elle pressent capables de le faire un jour à leur tour !
A-t-elle pensé que dans le péché il fallait regarder la cause plus que l’effet, et trouve-t-elle le polisson qui prend un fruit moins coupable que la pomme ou la pêche qui le tentent par leur insolente beauté ? ou plutôt encore, cette indulgence n’est-elle pas le dernier vestige d’une faiblesse et d’une partialité bien mal récompensées jadis ? Je ne sais, n’ayant jamais fait que subir les effets de ce bizarre système de compensation.
A ce titre pourtant, sa rancune serait un éloge ; mais il y a tel compliment dont la persistance et la forme surtout ne sont point enviables, et je crois que ma mère, d’après ce que je devine de son existence, aurait volontiers acheté un peu de paix du sacrifice de beaucoup de ses charmes.
Cette horreur si puissante chez ma tante s’étend d’ailleurs à toutes les classes de la société, aussi bien qu’à tous les âges.
Le bruit d’une noce montant du village jusqu’ici la met hors d’elle, et dans ses rares sorties, si le hasard place sur sa route un couple de promis ou de jeunes époux un peu tendres, il est à croire qu’ils n’oublient plus après cela le regard qui les a suivis.
Ce qu’elle voudrait, somme toute, c’est que son sort et son ennui fussent le sort et l’ennui communs, et, très logique en cela, elle a des tendresses et des soins caractéristiques pour les laides, les disgraciées, les oubliées, toutes celles qui promettent à son amour-propre des compagnes d’infortune.
Qu’une d’elles se marie pourtant, et le charme est aussitôt rompu !…
Telle est ma tante, et telles sont les causes singulières de la vie que je mène auprès d’elle.
Quelle catastrophe m’a livrée tout enfant à ce cœur si peu tendre, je ne le sais qu’à moitié, et je crois que la mort de mon père, arrivée brusquement, est le mal dont ma pauvre mère est morte elle-même peu de temps après.
De la famille, ma tante Aurore restait seule (je dis Aurore, car, par une amère ironie, c’est celui de ses trois noms qui a prévalu), et la garde de l’orpheline lui revenait de droit ; mais de la façon dont elle portait la charge, le poids devait lui en être léger, et je crois qu’elle se bornait à m’ignorer jusqu’à l’heure où, je ne sais par quel réveil, elle s’avisa que l’ennemie traditionnelle était entrée chez elle en ma personne, et que, par une transformation assez naturelle, la fillette se ferait femme quelque jour. Si ce ne fut pas uniquement cette idée qui détermina notre brusque départ pour Erlange, au moins la raison véritable et celle-là durent-elles éclore bien près l’une de l’autre, car j’avais à peine dix ans quand elle me transplanta soudainement dans ce milieu agreste, où tout me charma, bien entendu.
Là s’écoula la phase nébuleuse de mon âge ingrat, phase suivie par ma tante avec un œil que je voudrais qualifier de bienveillant, mais où je crains plutôt qu’une curiosité inquiète n’ait dominé. Que sortirait-il, en effet, de ce teint brouillé, de ces yeux bistrés, de ces pieds et de ces mains qui ne s’arrêtaient pas de grandir ?… Le doute était permis !…
Par malheur, il en sortit ce que j’ai dit, et le jour où j’eus secoué ma dernière écaille, ma tante me conduisit droit au couvent.
Ma pauvre mère, qui prévoyait sans doute l’avenir, avait exigé de sa sœur la promesse que, pendant deux années au moins de mon temps de jeune fille, je vivrais à Paris, et c’est la façon ingénieuse dont celle-ci a trouvé moyen d’exécuter cet ordre d’outre-tombe sans sortir de ses propres voies. Pour rien au monde elle n’aurait voulu manquer à sa parole, j’en suis persuadée, mais elle l’a habillée de ce froc, sans le plus léger scrupule, et il demeure convenu que j’ai vu de Paris tout ce qui se voit !
Le temps révolu, elle est venue m’arracher à mes mondanités, et elle a ramené à Erlange cette nièce dont nul n’a voulu et qui, avec la grâce de Dieu, marchera peut-être sur ses traces.
Étant donné cela, on juge si ma proposition de ne plus quitter le couvent devait lui agréer !… Religieuse, mais c’était la solution consolatrice qui ne devait froisser aucune des papilles toujours hérissées de son chatouilleux amour-propre !
Ce n’est point un mari, le voile ! et fille et religieuse se touchent de bien près quand on effeuille les marguerites, sans compter que tout le monde peut prétendre à ce sort au même titre. Moins exigeant que les hommes, le couvent ne regarde pas à la qualité des minois qu’il enterre, et j’ai certainement agité le cœur de ma tante, pendant ces vingt-quatre heures, plus que je n’y avais encore réussi depuis ma naissance…
Mais, pendant l’intervalle, ma vocation trop fragile s’était fondue comme on sait, et force a été à mademoiselle d’Épine de garder mes dix-huit ans à ses côtés. Voisinage qui paraît lui peser si fort que je ne peux pas m’empêcher de me figurer que, par un arrière-mirage diabolique, sa pensée la ramène, en nous voyant ensemble, au souvenir des freluquets d’autrefois — ces trop grands amateurs de bons mots — pour lui représenter le parti qu’ils auraient su tirer de ce rapprochement, et la façon dont ils auraient fait fleurir, dans leur langage imagé, un bouton frais sur les rameaux piquants, trop célèbres jadis !…
Si ce ne sont pas là rigoureusement les termes dont elle s’est servie en me parlant, car peu de gens se donneraient eux-mêmes les étrivières avec cette franchise d’allures, le sens en est scrupuleusement gardé, et je suis certaine que, tant avec mes propres souvenirs qu’avec ceux de Benoîte, et avec l’aide de ce que ma tante m’a dit elle-même, j’ai reconstitué son personnage dans le passé, le présent et même, hélas ! dans le futur !…
Depuis lors, la vie a repris ici son cours ou plutôt sa stagnation habituelle, et ma tante se fait un devoir de verser régulièrement sur ma tête des paroles qui sonnent comme de petites pelletées de terre, et avec lesquelles elle espère arriver à me prouver que Colette est défunte et ne réclame plus en ce monde que la grâce d’un De profundis.
Je la laisse aller !… Mais, vive Dieu ! comme disait le plus charmant de nos rois, qu’elle y prenne garde, car je ne suis pas encore morte, et je compte bien le lui prouver quelque jour.
Mon bon Jean Nicolas, il neige toujours plus fort et mon thermomètre a encore baissé ! Est-ce parce qu’il dit vrai ou est-ce parce qu’en le reprenant ce matin à la fenêtre, après avoir déjeuné, il a effleuré l’épaule de ma tante ? Je ne sais plus, mais je songe à brûler mes chaises pour augmenter le feu de ma cheminée !
Pour comble de malheur, les souvenirs des mois passés que j’avais évoqués depuis trois jours ont dû s’échapper de ma chambre comme un vol de chauves-souris ou de corneilles de mauvais augure, car l’aggravation d’humeur de ma tante ne peut s’expliquer autrement, et jamais ses prévisions d’avenir n’ont pris un tour plus aimable.
Isolement et pauvreté, car il paraît que je suis pauvre ; murailles de pierre et murailles d’oubli, elle résume tout ce qui me sépare du reste des humains avec une joie qu’elle ne parvient pas à cacher ; et quand elle découvre dans ses paroxysmes de gaieté ses longues tablettes où la carie met des points de dominos, il me passe entre les deux épaules un souvenir d’ogresse que je ne domine pas.
Tout n’est pas ombre cependant dans ses prévisions ; elle a des mots charmants quand elle me trace le tableau de nos deux vies se prolongeant indéfiniment ainsi, et s’achevant toujours ensemble, et j’ai besoin, dans ces cas-là, pour ne pas pleurer, de regarder la fenêtre et de m’assurer qu’on n’y a point encore mis de ces barreaux qui empêchent les petits oiseaux de s’envoler, quand ils n’ont plus ni courage ni force quitte à mourir faute de grain sur la grande route.
Elle a bu à l’âcre source de la déception ; bon gré mal gré, elle entend que je m’y abreuve à mon tour ! Et si le sort ne se charge pas de l’exécution, elle se réserve de me tourner de ses propres mains le gobelet de quassia amara où toute tisane devient amère… Sans doute, les planètes qui ont tracé mon horoscope lui semblent trop indulgentes, car elle se promet in petto d’en effacer toutes les lignes d’or, afin de réduire ma destinée bien juste au cadre de la sienne.
Mon Dieu ! les bonnes gens de la Révolution n’en demandaient pas davantage, après tout. Ce qu’ils voulaient, c’était simplement que leur misère devînt la misère commune, et pour être plus sûrs que personne ne dînerait les jours où ils avaient faim, ils prenaient le rôti… Mais de là à penser qu’une demoiselle d’Épine coiffât jamais le bonnet phrygien, il y avait un monde !…
En attendant, je me remeuble. Un hasard fortuit m’a révélé ce que je soupçonnais depuis longtemps, à savoir que mes fauteuils les plus douillets et mes armoires les moins délabrées ornent aujourd’hui la chambre de ma tante. Si fermé que soit le sanctuaire, la porte en était restée battante, et un de ces coups de vent qui éparpillent les branches de nos arbres comme des fétus sous le battoir l’a ouverte au moment où je passais.
C’est un petit palais.
Ma tante a dû consacrer les deux années de mon absence à ouater son nid, tant il semble moelleux ; seulement, elle l’a fait avec la laine d’autrui, comme un oiseau pillard, et je ne cherche plus les tapisseries de la salle à manger ni les rares coussins du salon : je sais qu’elle leur a fait un sort !…
Dans ces conditions, la délicatesse m’a paru hors de propos ; aussi, me suis-je mise à tirer chez moi tout ce qui n’a pas excédé la force de mes bras doublés de ceux de Benoîte : quatre bras qui en valent six ! Et mes murs se repeuplent.
En revanche, les pièces intermédiaires se vident, et de l’aile gauche à l’aile droite, ce n’est plus qu’un vaste désert où l’on chemine en se guidant sur le feu de nos campements des deux extrémités. La salle à manger reste le seul terrain commun ; aussi en ai-je respecté la vaisselle plate et toutes les chaises !… Les sièges, d’ailleurs, ne me manquent plus, et j’en ai beaucoup, sinon de très variés.
Mes trois canapés, par exemple, sont tous pareils. Du chêne sculpté, fouillé comme par des grignotements de souris, tant les détails des reliefs en sont menus, et comme couverture de grandes tapisseries vertes, où des belles dames et des chevaliers bardés de fer se débitent des fadeurs dans un jardin dont les allées montent à pic.
Les bonnets pointus des châtelaines rejoignent souvent la cime des arbres, et toutes les figures sont vues de profil, les faces exigeant sans doute un travail trop difficile pour être brodées ; mais l’ensemble n’en est pas moins gai…
Je les ai rangés chacun dans un panneau, et ma chambre est si longue à traverser, qu’en arrivant près de l’un, j’ai oublié comment était l’autre. Depuis le premier, je devrais voir lever le soleil ; du second, je fais face au couchant, et du troisième, je verrais la lune, si la lune se voyait encore ; mais aujourd’hui, de tous les trois, je n’ai vu que tomber la neige, et j’aurais voulu en posséder un quatrième pour m’en aller pleurer dessus.
Mes tables ne se comptent plus ; c’est ce que ma tante aime le moins, et le choix en était innombrable. Il y en a de rondes, de carrées, de toutes les formes et de toutes les couleurs, et « Un » qui a pris, j’en ai peur, quelque chose de mes désirs errants, essaye sa niche sous chacune d’elles successivement. Entre les pieds des plus petites, sa bonne grosse carrure l’arrête, et il les entraîne avec des bonds de colère quand il se sent pris, en faisant voler les petits tiroirs et en aboyant comme un fou. Mais il me reviendra bientôt, je le sais, et je retrouverai le tapis dont mes pieds n’ont jamais eu plus besoin ; sans cela, mon chien mériterait-il le nom que je lui ai donné depuis mon retour, et qui signifie tant de choses dans son unique syllabe ?
Autrefois, pendant toute sa petite enfance, je l’appelais Pataud, un nom sans prétention que je lui avais choisi à cause de sa grâce un peu lourde et de sa grosse tête ; mais je me connais mieux en individus aujourd’hui, et quand je me suis retrouvée ici, et qu’au bout de quelques jours j’ai fait le compte des amis qui me restaient, qui pensaient encore à moi et qui me le prouvaient… en tout et pour tout, il y en avait un, un seul, et c’était lui !… De là son nom…
Pour en finir avec mon mobilier, je l’ai complété par six prie-Dieu trouvés d’un bloc, qui ont des colonnes torses en chêne noir et des coussins en velours cramoisi à glands d’or, où les genoux ont marqué leur trace. Je m’abîme devant ces deux petits ronds, cherchant l’histoire et les pensées de ceux qui les ont faits ; mais je ne sens qu’une affreuse odeur de poussière, d’où sortent des papillons qui volent d’un air effaré, encore lourds de leur interminable gourmandise !…
Un de ces prie-Dieu, rendu à sa destination première, est placé à l’écart, et des autres, ma foi, j’ai dû faire tout ce qui me manquait : des chaises basses, des chauffeuses, des rêveuses… qui ne se distinguent d’ailleurs entre elles que par les noms que je leur donne, mais qui me procurent l’illusion que je pourrais asseoir douze personnes à la fois… si elles venaient.
Ma pauvre Benoîte perd son latin à tâcher de me distraire. Quand elle me voit au dernier point de la mélancolie, elle emploie son grand moyen, et elle me dit tout bas en guignant la porte pour se préserver des surprises :
— Veux-tu faire des crêpes, ma Colette ?
Mais je me lasse vite d’arroser le feu avec la pâte et mes doigts avec le beurre, et je m’assieds sur l’âtre pendant qu’elle reprend ma place.
Parfois aussi elle essaye de me mettre entre les mains son tricot, une chausse interminable dont je compte les mailles sans me déranger, mais je n’aime pas plus à travailler qu’à cuisiner, et la bonne vieille en vient à recommencer ses contes de nourrice pour me faire rire. « Il y avait une fois un roi et une reine… » Mais, pour Dieu ! où donc sont-ils, ce roi et cette reine ; et puisqu’ils n’avaient pas d’enfants, que ne m’ont-ils pas adoptée pour fille ?…
Ce matin, une diversion s’est produite, et j’en ris encore toute seule. La provision des salaisons était épuisée, paraît-il, et ma tante, qui est très friande de ces choses, avait fait dire au village qu’on en apportât d’autres, de sorte que, vers neuf heures, une voiture couverte d’une toile, avec de la neige jusqu’aux cerceaux et tous ses grelots en branle, entrait dans la cour ; c’était Bidouillet et ses provisions qui arrivaient.
Un nouveau visage, une nouvelle voix, du bruit sous la porte ; il me semblait qu’on tirait un rideau devant moi, et je suis descendue jusqu’en bas comme une folle.
— Ah ! monsieur Bidouillet, c’est vous ! et vous apportez des saucisses ?
— Mais pour vous servir, Mademoiselle !
Et le bonhomme se tournait vers moi, ahuri et stupéfait, avec sa bouche et ses yeux en plein ébahissement, ses comestibles dans les bras et son bonnet fourré qui lui caressait les sourcils, pendant que son fils, occupé à réveiller les jambes du cheval avec un bouchon de paille, s’arrêtait tout court, comme un jouet dont le ressort vient de se casser…
Évidemment ils me trouvaient aussi singulière l’un que l’autre ; la chaleur de ma réception les surprenait, et je suis certaine qu’ils me croient à l’heure actuelle une passion de jambonneaux que je n’ai jamais connue ; mais on n’a pas attendu trois mois son interlocuteur pour se rebuter quand on le tient, et pendant que Bidouillet, qui n’est pas grand causeur, suivait Benoîte, je m’en suis prise au garçon, que j’avais emmené se chauffer.
— Que faisait-on au village ? Comment passait-on le temps ? Et croyait-on là-bas que la neige durerait encore longtemps ?
Mais plus j’allais, plus le petit se retranchait dans son silence, fendant sa bouche dans un rire inextinguible, et s’amusant à mes dépens avec tant de bonne foi que sa gaieté a fini par me gagner, et que nous voilà riant tous les deux comme des nigauds.
Après ça, la confiance est venue ; il est arrivé à me répondre, et je sais maintenant que dans la journée les gens d’en bas préparent les semences et remettent en état les charrues et les outils, et que le soir ils voisinent sans façon, entre un tas de noix qu’il s’agit de casser et des pommes qu’on doit éplucher. Quand c’est fait, on tire les marrons du feu, on débouche le vin blanc, et on s’en va coucher tout gai !… Il me semble que j’en sens le fumet depuis ici, et j’ouvrirai ma fenêtre ce soir pour écouter rire de loin, comme ce pauvre hère qui mangeait son pain à l’odeur du rôti qu’il enviait.
Quant à la neige, dame ! elle peut durer, comme aussi elle peut s’arrêter, car il est sûr qu’il suffirait à cette heure d’un seul rayon de soleil pour que ce soit fini. Je crois que j’en aurais trouvé autant, et je me figurais qu’il y avait parmi les paysans de vieux malins qui en savaient plus long…
— Et les soirs où vous êtes seuls, que fais-tu, mon bonhomme ? ai-je demandé enfin.
— On dit le chapelet.
— Et quand on l’a fini ?
— Quand on l’a fini, ah ! dame ! mam’selle Colette, y a longtemps que je dors !
Nous nous sommes mis à rire, et de là nous sommes passés aux bêtes.
— Les Bidouillet en ont-ils beaucoup ? De quelles espèces sont-elles, et qui les soigne ?…
Il m’a décrit le troupeau par têtes de bétail comme un pasteur entendu, car c’est lui le berger ; et comme il ajoutait que la peine allait se doubler cet été, tant la bande s’était augmentée :
— N’auriez-vous pas besoin d’une bergère ? lui ai-je demandé. Dans ce cas-là, moi j’en connais une qui s’engagerait volontiers et sans faire trop de difficultés sur la question du salaire, encore !
Aussitôt il a pris l’air matois du paysan qui flaire une bonne affaire et, d’un ton indifférent :
— On pourrait voir, a-t-il dit ; est-ce qu’elle est de chez vous, mam’selle Colette ?
— Je crois bien qu’elle en est, lui ai-je répondu, car c’est moi-même !
Pour le coup, ç’a été notre dernier mot ! l’ahurissement a repris le dessus, et je ne lui ai plus arraché un geste jusqu’au moment où son père a crié depuis là-bas :
— Eh ! garçon ! y es-tu ?
Je laisse à croire s’il y était, et s’il en avait long à raconter, encore !
— Pense à moi quand vous chercherez, lui ai-je dit au moment où la carriole passait la porte ; c’est très sérieux, tu sais ?
Et je suis remontée jusqu’ici en courant, ravie de ma matinée.
Tout à l’heure, j’ai rencontré Benoîte dans le corridor, et, malgré la pile d’assiettes qu’elle tenait, je l’ai embrassée à pleins bras en lui criant :
— Réjouis-toi, Benoîte ! aujourd’hui nous casserons des noix toute la soirée.
— Des noix ! m’a-t-elle dit, pourquoi faire ? Est-ce que tu as envie d’en manger ?
— Eh ! non, ma pauvre vieille, c’est pour nous amuser ! Il paraît que ça fait rire, ce métier-là.
Elle est partie en secouant la tête ; mais elle m’a promis de descendre un sac du grenier et de nous trouver deux marteaux pour taper au coin du feu !
Depuis huit jours, nos deux vaches sont malades. Le cas ne semble pas drôle, ni même intéressant, et il m’a cependant procuré la meilleure journée que j’aie passée depuis longtemps.
Le premier jour de la sécheresse, on nous avait fait du thé, le second du café, et Benoîte parlait d’une soupe pour le troisième matin ; mais mademoiselle d’Épine, peu amie des privations, a fait prévenir une laitière du village qui, depuis lors, nous monte à dos d’âne la ration nécessaire.
Ce matin, comme elle est venue en retard, j’étais levée à son arrivée et je la regardais mesurer son lait quand ma tante a sonné à tour de bras. Rarement la cloche de cathédrale qui correspond de sa chambre à la cuisine se fait entendre hors des heures réglées ; mais quand le fait se produit, c’est signe extraordinaire, et Benoîte, qui pressentait la cause de l’aventure, a pris à tout hasard son flacon de baume, devinant le réveil d’une douleur à l’épaule gauche, qui réclame, dès qu’elle paraît, des frictions répétées et vigoureuses.
Pendant ce temps, la bonne femme avait vidé sa cruche, tous nos pots étaient remplis, et elle s’apprêtait à repartir.
— Vous en aviez donc monté trop ? lui ai-je dit, en voyant dans le second bât une autre cruche encore pleine.
— Faites excuse, mam’selle Colette, il n’y a que le compte.
— Pour ici ?
— Pas pour chez vous ; pour d’autres gens dont les vaches ne donnent plus non plus.
— Comment ! vous montez encore plus haut ?
— Jusqu’au Nid-du-Fol, oui, Mam’selle.
Elle rechaussait ses sabots en me parlant, secouait ses épaules en songeant au froid du dehors, reprenait sa mesure et était déjà presque sortie, quand tout d’un coup, irrésistiblement, l’idée m’a prise de m’asseoir sur sa bête à sa place, d’aller livrer son lait moi-même en son nom, et de faire ainsi une course adorable sous les gros flocons qui tombaient. Rien que la pensée m’en rendait frémissante d’aise ; toute l’impatience de mes derniers jours de réclusion bouillait dans mes veines, et je voyais l’âne trottant dans la neige molle, le vent me fouettant les yeux, et l’étonnement des gens de là-haut en s’apercevant du changement de visage.
Aussi la bonne femme, à qui j’avais dit mon plan en deux mots, avait beau faire, crier, protester et appeler Benoîte, je n’en tenais plus compte et je m’équipais en poste. Nos murs, d’ailleurs, ne sont pas de ceux qui laissent passer la voix : j’étais sûre que ma bonne n’entendrait mie, et je me savais de force à lui faire dire oui quand elle aurait huit fois non dans l’esprit et dans la volonté.
En même temps, je tentais ma nouvelle patronne en l’asseyant près du feu, je lui montrais qu’elle avait le nez rouge, les mains gourdes et les lèvres bleues, et qu’une heure de repos et de chaleur arriverait juste à point pour la remettre. Je l’assurais de mes soins pour son bagage, de ma sollicitude pour son grison, de ma parfaite connaissance de la route et de la maison de ses clients, et, avant qu’elle ait pu trouver un mot de plus, j’avais sa mante sur les épaules, son capuchon sur les yeux et dans la main sa houssine rustique, dont je me servais fort dextrement, ma foi !
Pendant le premier quart d’heure, ce ne fut qu’un enchantement : le trot de l’âne était doux, la neige qui me balayait les joues, soyeuse et légère comme un duvet, et je chantais à pleine voix, avec la gaieté d’un muletier de profession. Mais peu à peu le sentier se mit à monter, les pierres cachées sous la neige et que je ne pouvais pas voir commencèrent à nous faire butter, et au tournant d’un pli de terrain, le vent se chargea de mon affaire en deux coups le capuchon à droite, la mante à gauche, et moi, forcée de sauter à terre et de me rhabiller tant bien que mal pendant que l’âne maudit continuait sa route et que je le poursuivais en épuisant toutes les exclamations connues :
— Oh !… oh là !… Ooooh là ! Oh là donc !
Une fois repris, autre affaire pour se hisser : le bât tourne, les points d’appui manquent, je mets le pied sur dix monticules avant d’en trouver un qui ne soit pas tout neige, et où je ne m’enfonce pas jusqu’aux genoux ; et enfin assise sur ce château branlant, quand je pousse un cri de triomphe, l’âne est saisi de la fantaisie contraire ; ses quatre pieds se fichent en terre, et j’ai beau y aller de la voix, de la houssine et du talon, c’est un soliveau moins les sauts de mouton qu’il exécute et qui font sortir le lait en gerbes, et jaillir de la neige mêlée de terre jusqu’à mes oreilles… J’égrène le chapelet en sens contraire.
— Allez ! Hop ! Hue ! Hue donc ! Prrr ! — jusqu’au moment où nos deux volontés tombent d’accord et où il repart subitement.
Au « Nid-du-Fol », la neige est un cyclone et le vent une trombe, et quand j’arrive aux premières maisons, mon nez et mes lèvres sont comme ceux de la fermière.
On s’exclame, on me réchauffe, et comme on me dit que l’air fraîchit et qu’il y aura une tempête avant longtemps, je repars presque aussitôt. Seulement, cette fois, nous avons vent debout, et ni mon âne ni moi n’aimons cela. La pente est dure à redescendre, la neige se gèle, devient mauvaise et, de glissade en glissade, nous arrivons tant bien que mal jusqu’à mi-côte, où la catastrophe finale se produit.
Là les difficultés augmentent ; avec une sagacité merveilleuse, mon âne comprend que le salut, impossible pour nous deux, est encore réalisable pour lui ; il manque des quatre pieds à la fois, se roule et me dépose dans une combe profonde où la neige amassée me reçoit comme un matelas, mais où je reste plus empêtrée que dans un nid de plumes, pendant qu’il repart d’un galop qui fait trembler le sol.
C’était drôle, certainement, et mon premier mouvement a été de la gaieté, d’autant plus que je croyais pouvoir me remettre sur pied facilement et dès que je le voudrais… Mais le choc m’avait étourdie sans doute, car, malgré tous mes efforts, cela me fut impossible, et je me sentais si maladroite que je me comparais, je me le rappelle, à un hanneton renversé sur le dos et agitant éperdument ses pattes en l’air.
Je ne sentais plus aucune force dans mes membres, et, petit à petit, il me semblait que mon cœur s’en allait en eau comme la neige qui fondait sous mes doigts et qu’on retirait pièce à pièce tout ce que j’ai coutume de sentir dans ma tête, tant elle se faisait vide…
A part cela, d’ailleurs, la situation n’était pas désagréable ; la profondeur de mon trou m’abritait de la rafale, et ma couche, malgré sa fraîcheur, était molle ; si molle même que je m’y enfonçais toujours davantage, et que, par petites poudrées, d’autres flocons me recouvraient comme une morte qu’on ensevelit doucement.
A mesure que le temps passait, je sentais moins le froid ; j’aimais ce sommeil qui m’envahissait et, malgré la sensation très nette que je gardais qu’on ne me retirerait jamais de là, je n’avais nulle frayeur, et j’aurais souri volontiers. Seulement, mes lèvres s’y refusaient, et j’éprouvais ce que doivent ressentir les statues, si les statues s’avisent de penser, c’est-à-dire des volontés de mouvements dans des bras en marbre qui ne peuvent pas se lever, des paroles qui veulent vibrer dans une gorge qu’on a oublié d’animer, et des idées qui cherchent à éclore dans une cervelle pétrifiée où rien ne peut s’imprimer. Puis, peu à peu,… plus rien ! et il me semblait que je n’étais plus une femme en chair et en os, mais une masse de plomb tant cette lourdeur que je sentais devenait intense.
Quant à la durée de cette suspension de vie, c’est ce que je ne peux pas estimer… A-t-elle été d’une heure ou d’un jour, peu importe, car je crois que je n’en aurais souffert ni plus ni moins si elle s’était prolongée ; et quand j’ai repris mes esprits, je n’étais même pas éloignée de me fâcher qu’on interrompît un si bon repos !…
D’un côté de mon lit, on se désole : c’est ma pauvre Benoîte ; de l’autre, je sens un museau humide qui se glisse sous mes draps, et c’est ainsi que je me réveille entre mes deux plus chères affections… Sur un de mes canapés, au mépris de la dignité de mes belles dames, la laitière sanglote, et ma première sensation de connaissance est de remarquer qu’elle a toujours les mains aussi rouges. Comment n’est-elle pas arrivée à les réchauffer pendant tout ce temps ?…
Cependant je flotte encore dans le doute ; mon matelas est-il de neige ou de laine ?… Mais, en étendant les mains, je rencontre à droite et à gauche des bouteilles d’eau chaude posées contre moi, puis d’autres après, et le chapelet se continue ainsi jusqu’à mes pieds. C’est une crémation !… Et on a beau parler des effets de la réaction, éprouvés après un grand froid, je n’aurais sûrement pas trouvé cela dans mon fossé. Je crois décidément que je suis chez moi.
D’ailleurs, la seule figure familière qui manquait encore au tableau sort de l’ombre, et j’entends la voix de ma tante.
— Elle est folle, archi-folle, et je vous répète que je ne peux rien pour elle !… Mais vraiment, elle aurait pu se rappeler que nous ne sommes pas organisées pour avoir quelqu’un de gelé dans la maison !
Ainsi, je suis gelée ; cette idée m’impressionne, et pendant que la porte retombe sous la main aimable que je connais bien, toutes les histoires que j’ai entendu raconter me reviennent à l’esprit, et j’ai des visions de doigts de pieds arrachés avec les bottines et de mains tombant avec le gant qui me font frémir ! Où a-t-on laissé les miennes, bon Dieu ?… Il me semble que je suis en verre filé, et, prise de peur en pensant à ma fragilité, je n’ose plus remuer jusqu’à ce qu’un cri de joie que jette ma pauvre vieille bonne en m’entendant respirer me fasse rire malgré moi.
Mes lèvres ont tenu bon ; je hasarde mes bras dehors pour les lui tendre, et je retrouve avec plaisir tous mes doigts attachés au bout. C’est un bon moment !
Puis vient mon histoire, une histoire terrible, comme les sauvetages du mont Saint-Bernard, où le terre-neuve obligé joue son rôle en la personne de Un, et où j’apprends qu’après mon chien, je dois mon salut à la fermeté du galop de l’âne pendant son retour.
Un peu moins d’ampleur dans l’allure, un coup de sabot plus mou, et les empreintes qui étaient déjà remplies aux trois quarts quand on a suivi leur trace pour venir me chercher eussent été comblées entièrement, et j’étais dans mon trou pour jusqu’au printemps prochain !…
Après les larmes et la compassion, la gronderie est venue, bien entendu, et Benoîte jure qu’elle ne me pardonnera jamais.
Son ton est si sérieux, cette fois, que je crois qu’il me faudra bien attendre jusqu’au baiser du soir pour que la paix se fasse et que je la voie se fondre en tendresse.
En attendant, elle me bourre de tisanes brûlantes qu’elle m’apporte sans me regarder et qu’elle me tend en détournant la tête, et dans les intervalles, Un me sert tout seul, c’est lui qui m’a donné mon cahier, ma plume et jusqu’à ma bouteille d’encre, et cela sans se salir le bout des dents ; et c’est moitié à lui, moitié à mon patient muet que je viens de conter toute cette affaire.
N’était la garde jalouse que Benoîte monte autour de moi, je repartirais pour mon trou, car, sur ma parole, tout est préférable à la vie que je mène ici !…
De mon aventure il ne m’est rien resté, pas un éternuement, et je n’y ai gagné que de n’avoir plus le droit de passer le seuil de la porte sans que mon chien me tire par ma robe et aboie jusqu’à ce que Benoîte arrive en courant et me fasse rentrer d’autorité.
J’ai pris tout à l’heure le livre des princesses d’autrefois, mais je me suis aperçue que je le savais par cœur, car, sans tourner la première page, j’ai continué la phrase que je lisais, et je pense qu’il me faudra bien quelques semaines pour l’oublier suffisamment… Le calendrier que je m’étais fait pour avoir à effacer une date chaque soir devenait trop lent : j’en ai récrit un autre pour toutes les heures de la journée, et cependant, quoique l’occupation soit douze fois plus fréquente, je me surprends encore à pousser l’aiguille de la pendule pour avancer la joie de mettre mon trait de plume sur l’heure que j’enterre !…
Aussi cela ne peut-il pas durer comme ça !… Les chemins ne seront pas toujours impraticables, et je trouverai bien alors une façon de remplir mon temps, dussé-je courir le pays avec une balle de colporteur sur le dos !
J’y ai songé ; j’ai même songé à mon bagage. Mais tout est si dévasté ici ! A peine ai-je trouvé à glaner dix vieilles robes de soie dans les armoires et dans un coffre quelques bouts de dentelle emmêlés. Qu’en feraient nos montagnardes ?…
Un métier dont je rêve, c’est celui des servantes d’auberge du village ! Toujours voir du monde ! toujours remuer ! toujours parler ! Le broc en main et le rire aux lèvres du matin au soir ! voilà une vie qui vaut la peine de vivre !… Seulement, m’engagerait-on là-bas ?… C’est ce que je ne sais pas.
En attendant, la tristesse m’amollit. J’en viens à des concessions, à des compromis ; je me surprends à sacrifier quelque chose sur la couleur de mon idéal, ce type si ferme jusqu’ici dans mon esprit, et il m’est arrivé de rêver d’une tête blonde avec de gros yeux bleus, un air bon enfant, une barbe naissante et une petite taille courte, pour peu qu’elle trouvât moyen de me tirer d’ici !…
L’isolement rend faible, et je commence à comprendre les gens à qui on fait renier leurs convictions les plus établies par la torture… La mienne paraît légère au premier dire ! Mais, à la longue !… A la longue, en vérité, je crois qu’elle me ferait passer par l’anneau d’une bague si je pensais lui échapper de cette façon !
Mon amie la laitière est venue prendre de mes nouvelles tout à l’heure jusque dans ma chambre, et s’assurer par elle-même que je suis sortie d’affaire sans difficulté.
Elle en croit à peine ses yeux, et m’a avoué tout droit qu’elle m’a tenue pour morte une heure durant.
Ce que c’est pourtant que les choses ; me voilà sans une égratignure, et ce plaisant d’âne, qui a cru certainement tirer du meilleur côté, garde l’écurie avec un rhume terrible, des bottes de paille autour de lui et des boissons chaudes servies dans son auge.
La bonne femme ne s’en tourmente pas, d’ailleurs. Il est sujet, paraît-il, à ces petites misères, et les sabots dans ses pantoufles, il s’en guérit assez vite.
Tout est donc pour le mieux, et j’ai fait asseoir ma visiteuse, ravie que j’étais de l’aubaine, et très décidée à la faire causer longtemps.
Naturellement, au bout d’un instant, mon équipée est revenue sur le tapis, et comme je riais en écoutant ses exclamations de frayeur et de pitié :
— Il est sûr, m’a-t-elle dit d’un air pensif, que pour une jeunesse, la vie n’est point gaie par ici, et on conçoit que vous cherchiez à changer quelquefois…
Elle a réfléchi encore un peu, puis, tout naïvement, elle m’a demandé si je ne pensais pas que le meilleur moyen serait encore de me marier et de m’en aller, et si ma tante ne s’occupait pas d’y pourvoir ?
J’ai répondu non, sans rire cette fois et, au moment où elle passait la porte, je l’ai entendue qui marmottait entre ses dents :
— Il y aurait la mère Lancien, peut-être, pour un bon conseil.
Je n’ai pas songé sur l’heure à la questionner, mais il me tarde d’être à demain et de me faire dire qui est cette mère Lancien, aux conseils d’or, qui me tirerait peut-être de peine, s’il fallait en croire ma laitière…
Il me semble qu’on vient d’enlever une des tuiles de mon toit, et que, par cette fente, je vois le ciel pour la première fois ; et je peux déjà sortir mon bras jusqu’au coude, tant la révélation de mon amie m’a mis l’espoir au cœur !
Demain j’aurai l’avis de la mère Lancien, ou j’y perdrai mon nom, et si l’oracle de cette sibylle ne me sauve pas, c’est que mon cas est désespéré, et il ne me restera qu’à me laisser aller au courant, les mains croisées sur les yeux et en disant : Amen !
Comment la réputation d’une telle femme n’était-elle pas arrivée jusqu’ici ? je ne me l’explique qu’en voyant ce que les hiboux et les chouettes de nos ruines peuvent savoir des affaires du pigeonnier voisin.
Cependant cette vénération qui l’entoure aurait dû escalader même notre roidillon, tant elle est bruyante ; et il faut entendre ma laitière l’expliquer. Quand elle m’en parlait tout à l’heure, on eût dit un lévite tirant le voile de l’autel devant une foule attentive et, en l’écoutant, je me surprenais à me lever pour faire la révérence chaque fois que son nom revenait, comme nous saluions autrefois pendant les vêpres au Gloria Patri, quand toutes nos têtes s’inclinaient à la fois comme des épis sous le même souffle.
Et ce n’était point que j’eusse envie de rire, pourtant ! De coudrier ou de cèdre, j’adorerai toujours la baguette magique qui se tendra vers moi, et je vénère déjà le bonnet rond de mon conseil.
Mort, mariage, naissance, cette femme prend part à tout dans le village !… Est-ce elle qui bénit les époux et qui glisse dans chaque berceau la destinée des marmots, je suis tentée de le croire, et si j’étais née à Erlange, j’irais me plaindre à elle du lot que j’ai reçu !
A moitié médecin avec cela, et la plus rude concurrence du docteur de la ville, elle recolle, guérit et réconforte avec une adresse de fée. Pieds déboutés, entailles en chair vive, fièvres malignes, elle réduit tout, et comme ses emplâtres sentent bon le suif, que ses liqueurs embaument la menthe et le thym, et que ses ordonnances se donnent en patois franc, toutes choses qu’on connaît bien, on y a confiance et on les prend.
Pas exclusive, d’ailleurs, elle accueille tous les patients, et plus d’un lui vient du poulailler ou de l’écurie.
Elle sait la pâte à employer pour faire pondre une poule sur l’heure, les fourrages qui engraissent et ceux qui nuisent, et nul doute que, si nous nous fussions adressées à elle en temps voulu, nos vaches n’eussent jamais connu l’humiliation de se voir tarir.
Enfin, ce qui la complète et ce qui me touche plus directement, c’est que son habileté ne s’arrête pas aux choses matérielles, et qu’il n’est point d’affaire, si épineuse qu’elle puisse sembler, qu’elle ne parvienne à arranger. Comme le beau Percinet des contes de fées, qui démêlait dix tonneaux de plumes de colibri en trois coups de baguette, elle trouve le remède aux peines avec la même promptitude, et les plus récalcitrants, ceux qui ne vont la trouver qu’en désespérés et de guerre lasse, s’en reviennent ravis…
De façon que la procession ne s’arrête jamais, des bêtes qu’on tire par le licou, des malades qu’on mène par le bras, ou des consultants qui s’en viennent lui parler à la brune, et qu’il faut prendre rang à sa porte.
Avec cela, sainte femme s’il en fût, d’une magie toute blanche et toute nette, qui ne laisse pas le moindre diablotin au fond de ses marmites, et qui lui donna encore le loisir d’aller brûler des cierges pour les besoins de ses clients !
Je la verrai demain, la chose est sûre, et Benoîte couchée en travers de la porte ne m’empêcherait pas d’aller la trouver. D’ailleurs, ma pauvre vieille n’en saura rien qu’après coup, je l’espère, je trace mes plans dans l’ombre et je prépare la cape et le bâton du pèlerin sans crier gare,… à ce point que je tiens Un lui-même à l’écart. Son grand zèle m’est suspect, et il y a tel cas dans lequel un chien peut trop parler, malgré sa réserve forcée.
Derrière la porte où je l’ai laissé, il geint à faire pitié et il gratte si fort la boiserie que je crois bien qu’il espère, à force d’ongles, faire un trou où passer son œil. Mais j’y veille et, pour mieux garder mon secret, je ne m’en parlerai plus à moi-même jusqu’à demain.
Entre la neige et moi, décidément il y a quelque affinité secrète, et pour un peu je crois qu’elle me gardait encore ce matin. Mais j’avais mieux à faire cette fois que de m’endormir sous le vent ! L’homme qui porte un trésor ou celui qui a les mains vides ne marchent pas de même !… J’ai lutté, et me voici !
Mon départ a été facile. Une fois Benoîte plongée dans les joies d’un grand nettoyage, et Un enfermé dans une armoire, j’avais la clef des champs.
Ma robe relevée haut, mes souliers de montagnarde aux pieds, un manteau de grand’mère sur les épaules, c’était un équipage à marcher jusqu’en Sibérie, et jamais trajet ne fut plus allègre.
Je n’avais point fait cinq cents pas, d’ailleurs, qu’une boule noire dévalait sur le chemin et que mon pauvre chien me rejoignait.
A-t-il renversé l’armoire, défoncé la porte ou mangé la serrure pour se libérer, je n’en sais rien encore ; mais du moment que j’ai été certaine qu’il n’avait pas ébruité ma sortie et que personne ne le suivait, j’avoue que je me suis sentie ravie de m’appuyer contre lui tout le long de la route, et de pouvoir discuter à deux ce que nous allions dire et faire.
La maison de la mère Lancien est bien à l’écart du village et nichée dans un bouquet de sapins dont les hautes branches s’étalent sur le toit comme une seconde couverture. La neige est battue dans le sentier qui y mène, et je pense qu’en été l’herbe n’y pousse guère. Quoi qu’il en soit, j’avais la tête de la procession ce matin-là, et ma solitude me promettait une longue conférence…
Tout en frappant à la porte du bout du doigt, je risque un œil contre le carreau de la fenêtre voisine… La prophétesse est là, assise à côté de l’âtre. Sur le foyer, cinq ou six tisons qui fumottent, et au-dessus une grosse marmite dont la bonne femme soulève délicatement le couvercle et hume le parfum… Hon ! ça sent la chair fraîche, il me semble !… Entre les deux épaules il me passe un petit froid, et sans refrapper je m’écarte un peu… Mais, bah ! est-ce que les sorcières ne savent pas tout ? A travers le mur, celle-ci me devine, elle se lève, ouvre sa porte, me regarde un instant, tapie contre la muraille et penaude comme un petit ramoneur qui crie famine, et sans s’étonner davantage que si je venais chez elle pour la vingtième fois :
— Mam’selle Colette ?… Entrez donc et chauffez-vous un peu, car le vent vous mord ce matin !…
Puis elle m’installe dans un fauteuil de paille, et pendant que Un se couche à mes pieds en étendant voluptueusement ses pattes sur les pierres brûlantes, elle reprend sa place en face de moi. Au premier moment, je dois le dire, j’ai perdu contenance entièrement. J’avais jeté mon manteau sur mon dossier, et les flocons qui se fondaient à la chaleur tombaient un à un en gouttes froides dans mon cou, sans que j’eusse même l’idée de me reculer.
Elle, pendant ce temps, avivait le feu, écartait les cendres, tout cela sans rien dire ; puis au moment où, n’y tenant plus, faute de mieux, j’allais lancer quelque sottise :
— Les aimez-vous toutes chaudes ? demanda-t-elle tranquillement en découvrant de nouveau sa grande marmite et en sortant des pommes de terre cuites à point.
Par les craquelures de la peau, la chair farineuse, presque argentée tant elle est blanche, sort en bourrelets, et la fumée rose qui monte emplit toute la chambre de son parfum.
En même temps ma langue se délie, et par phrases coupées, en m’interrompant à chaque instant pour souffler dans mes doigts ou pour changer ma pomme de terre de main, je raconte mes peines et je demande mon conseil.
La mère Lancien m’écoute jusqu’au bout sans un geste, les bras croisés par-dessus sa tête et avec un sourire qui se fait bon de plus en plus ; puis, quand j’ai fini :
— Ma belle enfant, me dit-elle doucement, votre cas n’est pas grave, et je n’en sais point d’ailleurs qui soit incurable à vingt ans ; mais j’ai peur que les bonnes gens d’ici ne vous aient mal renseignée sur ce que je sais faire, et que vous ne me croyez une puissance que je n’ai pas. Mes remèdes sont bien simples, et vous en trouveriez tout autant et peut-être de meilleurs que moi si vous cherchiez. Durant les froids que voici, par exemple, je tiens en chambre et dans leur lit les fiévreux, les tousseurs, tous ceux qui n’ont rien à gagner au dehors, et, en même temps, je renvoie à l’air les hommes sanguins, ceux qui s’endorment au coin du feu et dans l’épaisseur de leur pipe. Comme tous les deux s’en trouvent bien et que personne n’y avait songé jusque-là, on crie au miracle de la mère Lancien, et c’est de tout ainsi… Entre nous deux, nous pouvons dire que la malice n’est pas grande, n’est-ce pas ? Vous voilà bien fâchée, et vous pensez tout bas que, si vous aviez su tout cela, vous n’auriez pas fait un si long chemin pour chercher une vieille femme aussi peu avisée ! Peut-être allons-nous pourtant trouver ce qu’il vous faut. Si le temps des fées et des enchanteurs est passé, il nous reste encore cependant de bons génies, tout prêts à nous tirer de peine, et c’est à ceux-là que je vous adresse… Que Dieu me garde d’en parler légèrement et de les comparer à d’autres qu’on a pu imaginer autrefois ! Mais dans cette affaire où nul ne peut vous aider sur terre, que faites-vous des saints du paradis, ma jeune demoiselle ?
« Des saints du paradis !… » J’avoue que j’étais abasourdie et que la mère Lancien tirant de sa huche à pain, pour me le présenter, un jeune et beau cavalier avec une moustache en crocs et un chapeau à plumes dans la main, m’eût à peine étonnée plus ! Cependant, comme elle attendait toujours :
— Mais rien du tout ! répondis-je.
— Voilà, reprit-elle alors ; c’est ce que je pensais !
Et elle se mit à m’expliquer si clairement comment on obtient, en priant bien, tout ce qu’on désire ; comment il faut s’y prendre ; à qui on demande telle grâce et à qui telle autre, qu’il semblait en vérité qu’elle eût vécu dans la familiarité de ces grands saints dont elle parlait, et qu’elle pût répondre de leurs sentiments à tous.
— Quand vous étiez enfant, me disait-elle, à qui demandiez-vous de vous donner les fruits placés trop haut pour vos petites mains sur les branches d’arbres ?… A de plus grands que vous, n’est-ce pas ? A force de grandir, vous voici maintenant à la taille de tous les autres pour les choses de la terre ; mais pour ce qui vous dépasse encore, faites comme autrefois, montez plus haut, car toujours il y aura quelque chose que vous ne pourrez pas atteindre !…
Elle parlait si simplement, mais si grandement, — si ce mot-là s’emploie, — que, sans médire de notre curé, jamais un de ses sermons ne valut celui-là, et sa foi était si vraie et si communicative que mon cœur battait en l’écoutant, et qu’il me semblait que dans les nuages, à travers les petits carreaux des fenêtres, je voyais tous les habitants du paradis les mains entr’ouvertes, me souriant de loin et prêts à laisser tomber sur moi, à ma prière, tous les biens dont ils disposent.
Comment n’avais-je jamais songé à ce recours jusque-là, je ne peux plus le concevoir ! Et quand je sens la place que ma neuvaine tient à présent dans ma vie et dans mon cœur, je suis tentée de pleurer tout le temps perdu !
Mais ce n’est plus la peine maintenant ! Neuf jours sont sitôt passés, et ils paraissent si courts quand on sait que le bonheur vous attend au bout !
C’est à saint Joseph que je dois m’adresser, m’a dit la mère Lancien, et il n’est pas mémoire qu’il ait jamais refusé ce que je lui demande. Seulement les prières doivent être ferventes, la neuvaine bien suivie et la foi complète !…
Complète ! Mais je l’ai comme si le saint lui-même m’avait engagé sa parole, et je ne prolongerais pas pour un empire ma neuvaine une demi-heure au delà du jour prescrit !… Moïse a payé trop chèrement l’irréflexion de son second coup de baguette sur le rocher d’Horeb. Je m’en tiendrai à un ! Seulement, je le frapperai en conscience et je trouverai des paroles si convaincantes que peut-être la source n’attendra même pas le neuvième jour pour jaillir.
Oh ! cette mère Lancien, je l’adore ! Et, si elle le veut, dans le carrosse qui m’emmènera, je lui ferai sa place !
L’autel que j’ai fait à mon saint est superbe, et tout un coin de ma chambre en est transformé.
Ce qui m’a donné le plus de peine, par exemple, ç’a été de trouver une statue de lui, et j’allais de désespoir prendre un Saint-Jean-Baptiste, en le suppliant de me permettre de l’invoquer sous le nom de saint Joseph, quand j’ai découvert dans la chapelle, au fond d’un recoin, ce que je voulais.
La statue est petite, mais toute en argent, et la mignonne branche de lis qu’elle tient dans sa main a la grâce des fleurs naturelles.
En la mettant sur plusieurs supports, elle est arrivée à dépasser les candélabres, et très haute comme elle l’est maintenant, elle semble diminuée par l’éloignement et déjà à demi perdue dans le ciel.
Devant, j’ai mis ce houx à baies rouges qui pousse sous la neige dans le parc, et tous mes prie-Dieu que je ne veux plus employer pour aucun usage profane.
Comment arrivera-t-il à mon secours ? Sous quelle forme m’enverra-t-il mon libérateur ? C’est ce que je ne peux pas concevoir, et je rêve de la manière dont un saint peut s’y prendre pour venir depuis le ciel arranger les affaires d’une pauvre Colette perdue dans sa montagne.
Par quel mystère va-t-il déterminer un étranger à s’aventurer jusqu’ici ? Et ce monsieur, comment se présentera-t-il enfin ? Sonnera-t-il la grosse cloche de la porte, et pour s’annoncer faudra-t-il qu’il dise à Benoîte : « Mademoiselle, me voici ; c’est moi que saint Joseph envoie ?… »
Je cherche, je cherche jusqu’à perte d’esprit !
Puis, j’ai peur que mes suppositions et mes soucis ne soient plus de la foi complète, et la mère Lancien a dit : « Aveugle ! » Alors je m’arrête, je me bouche les oreilles et les yeux, et je ne pense plus à rien.
Mes prières se renouvellent si souvent, tant de fois dans un jour je viens m’agenouiller devant ma statuette, que j’ai peur parfois de la lasser par ma monotonie, et je m’ingénie à varier mes formules.
Je retourne mes phrases ; sur le fond toujours pareil, je remets d’autres mots, je choisis mes expressions avec la coquetterie d’un écrivain soigneux, et je voudrais savoir plusieurs langues et pouvoir dire ma prière le matin en français, à midi en italien et le soir en espagnol pour varier un peu.
A mesure que le temps passe, d’ailleurs, mon espoir s’affermit, et c’est maintenant une certitude !
Plus que cinq jours !…
Malgré moi, par instants, je me trouble. Cet événement qui vient si vite et qui va changer toute ma vie, m’impressionne et m’agite.
Pourtant, il me semble que je devrais me préparer un peu déjà, et ce matin je me suis mise à ranger mes affaires et les bibelots que j’aime.
Pendant ce temps, Benoîte est entrée, et comme elle me regardait plier deux robes d’été :
— Tu pars, ma Colette ? m’a-t-elle dit en riant…
Je n’ai pas répondu, je ne me reconnais le droit de rien annoncer encore ; mais elle ne savait pas dire si vrai !
Certainement, entre moi et mon saint, l’entente se fait. Aujourd’hui, comme j’enlevais avec mon plus fin mouchoir de batiste la poussière tombée depuis la veille sur ses pieds, il m’a semblé qu’un sourire passait dans ses yeux et que sa petite branche de lis fléchissait un peu comme dans un signe encourageant.
Ai-je quelque chose qui me trahit dans ma figure et dans mes manières, je ne sais pas, mais l’œil de ma tante s’agrandit et se fait inquiet quand il me suit.
J’ai regardé dans une glace ce que je pouvais montrer ; je n’ai vu que mes joues plus roses et mes yeux plus noirs. Il me semble que toutes les couleurs de ma personne ont foncé depuis quelques jours, et que là, comme ailleurs, l’approche d’un événement d’importance se fait sentir.
Mon pauvre Un aussi ne comprend plus rien à mes façons d’agir. Autrefois, quand je m’agenouillais par terre, c’était pour me rapprocher de lui, et il se pelotonnait bien vite pour me servir de coussin ou de jouet. Maintenant, c’est le silence absolu que je lui impose, et mon doigt est invariablement levé quand il m’approche.
Mon émotion grandit toujours, et je ne sais plus qu’imaginer pour mieux manifester ma ferveur. A chaque seconde, du reste, ma confiance s’augmente aussi, et même j’ai peur qu’elle ne devienne de l’outrecuidance, tant je la sens paisible et forte ! Puis, je me mets à compter sur mes doigts les trois vertus théologales, et quand j’arrive à la foi je m’arrête.
Elle a remué des montagnes, dit-on, pourquoi ne ferait-elle pas dans mon mur la toute petite brèche qui m’est nécessaire pour sortir ?
Tout m’est propice, d’ailleurs, et les grâces significatives abondent autour de moi…
Entre tous les mois de l’année, par exemple, ce conseil providentiel m’étant donné juste pendant le mois de mars, le mois de saint Joseph, et cette neuvaine qui a été commencée au hasard, sans préméditation, presque sans y penser, et qui va s’achever symboliquement le jour même de la fête du saint !…
Sans me monter la tête, sans voir bleu, je peux bien le dire, il y a là une intention voulue, un avertissement muet, mais prophétique, et dont j’entends à merveille la profondeur !…
Le vent fait rage, la neige tourbillonne, et dans cette nappe immaculée qui s’étend à perte du regard, je m’effraie de voir mon pauvre voyageur se hasarder.
Par instants, il me semble que cet aspect est une image de ma vie : tout unie et toujours pareille, et n’attendant, comme les champs, qu’une marque de pas !… Puis j’oublie les analogies pour ne plus penser qu’au moment présent, au côté pratique.
Entre les deux talus, verra-t-il seulement sa route, et si, comme moi, l’autre jour, le pied lui manque inopinément au bord de quelque fossé, qui viendra m’en avertir ?
Si j’en avais encore le temps, je chercherais quelque autre saint, et je le prierais d’illuminer son chemin d’un rayon de soleil pour faire sa venue moins rude.
Mais ce serait du doute, mon saint à moi s’en fâcherait peut-être, et je remets tout entre ses mains, décidément !…
Le jour de ma nouvelle vie, le jour de ma destinée !… Il n’y a pas en moi une fibre qui ne soit agitée, et il me semble que mon sang court au double de son ordinaire et presque à fleur de peau depuis mes pieds jusqu’à ma tête.
Mes prières elles-mêmes ne me tiennent plus tranquille… Je m’agenouille à présent auprès de ma fenêtre ; ma voix peut aller ainsi jusqu’à mon autel, et mes yeux, du moins, ne quittent plus la cour.
Tous les bruits me troublent, tous les mouvements les plus insignifiants me font tressaillir… On marche ! « Est-ce lui ?… » On frappe ! « Vient-on me chercher ?… » Et de tout ainsi !
Pourtant je ne me figure pas son arrivée avant midi. C’est un point marquant, cette heure-là ! C’est le milieu du jour, et si peu que le soleil se montre maintenant, on sait qu’il vous fait passer tout d’un coup d’un moment à un autre.
De même pour moi ce serait logique, il me semble, car mon matin est fini et mon midi pourrait sonner, je crois !
Tout est prêt d’ailleurs ! J’ai mis ma robe la plus avenante, et à ma ceinture et dans mes cheveux j’ai planté deux brins de verdure, la couleur de l’espérance, celle que la froidure elle-même n’a tuée ni dans le parc ni dans mon cœur ! Sans rien dire, j’ai pressenti Benoîte sur son déjeuner. Un convive de plus y trouverait place sans honte, et maintenant j’attends !…
Comme dans cette chanson du guet que nous chantions jadis au couvent : « Les midi sont bien passés, » et rien n’est là !
Derrière ma croisée, j’attends toujours.
La nuit qui tombe m’attriste…
Pourtant, dans cette demi-brume, je vois loin encore, et je regarde sans me lasser… Mais que le déjeuner m’a paru long ! Malgré moi, mes yeux ne quittaient pas la fenêtre, et cependant à quoi bon tant de hâte, puisque me revoilà seule encore ? Sans doute, les ombres du soir conviennent mieux à mon saint, et pour m’apporter le bonheur, il attend de pouvoir cacher sa main dans la brume.
Jusqu’à minuit, d’ailleurs, c’est mon droit, et je prépare ma veillée. Des bûches au feu, mon fauteuil près de la fenêtre, et devant mon autel un cierge, le dernier qui me reste, un tout petit ! Mais pour monter là-haut, il suffirait encore de moins, je pense, et pour ce qui est de mon voyageur, si faible que soit cette flamme, sa lueur piquera toujours bien la nuit d’un point rouge, et il n’en coûtera guère au conducteur qui me l’amène d’en faire une étoile s’il le veut !…
Je suis triste, j’ai froid, et la chaleur de mon lit ne m’a pas remise de ma veillée glaciale.
C’est tard, minuit ! Jamais, jusqu’à présent, je n’avais été si loin dans la nuit, et à ces heures-là, dans ce calme étonnant, on se sent si diminué, si perdu !…
Pourtant, dehors, sur tout ce blanc, la lune qui s’était levée faisait de grandes traînées d’argent, et les sapins du fond avaient l’air d’avoir leurs branches effrangées dans du cristal… Mais les heures sont si longues !… Cependant, à mesure que l’instant se rapprochait, mon cœur battait plus fort, et il me semblait que c’était quelque chose d’autre posé auprès de moi qui faisait tout ce tapage. Puis, au premier des douze coups tout s’est arrêté. « Maintenant ou jamais ! » ai-je pensé, et j’ai compté jusqu’au bout, les yeux fermés et les mains bien serrées sur mes paupières, attendant pour regarder que ce fût fini… Mais, après comme avant, la cour était vide, la cloche muette et la route sans l’ombre de vie !…
Au même instant, mon cierge s’est éteint avec un petit cri… Il était au bout, je crois ; mais, c’est égal, on aurait dit que la statuette elle-même le soufflait pour me montrer que tout était fini ! C’était lugubre. Et le cœur pourtant est ainsi fait qu’en même temps, à part moi, je reprenais déjà mon « jamais » de tout à l’heure. Ce n’était pas maintenant, c’est vrai, mais enfin demain était là, et on ne chicane pas comme ça un saint sur l’heure et la minute, comme s’il s’agissait d’un marché quelconque.
Peut-être entendait-il que la neuvaine fût bien finie, bien accomplie, et voulait-il mettre la récompense au lendemain seulement. Un crédit de vingt-quatre heures, c’est un crédit qu’on peut faire !
Là-dessus j’ai dormi sans joie, mais d’un somme, et me revoici à mon beffroi.
Et maintenant ce jour-ci, comment finira-t-il ?
Comment il a fini !… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui jamais aurait pu prévoir une chose semblable, et qui m’aurait dit que par une imprudence insensée je serais tout près de causer la mort d’un homme !…
Comment c’est arrivé, je ne me rappelle plus bien maintenant ; mais cette attente qui ne finissait pas m’énervait, je crois.
Toujours ces heures qui passaient sans rien m’apporter, c’était long, et mon espérance me faisait mal au cœur en s’en allant !
Plus j’avais cru avec passion, plus cette désillusion m’était amère, et, peu à peu, une colère véritable et un ressentiment fou me montaient à la tête.
C’était une tromperie cela !
N’avais-je pas prié avec tout mon cœur ? Pourquoi alors les promesses ne se réalisaient-elles pas maintenant ?
Je le demandais à haute voix, interrogeant et suppliant devant ma statue, et ensuite m’indignant et lui faisant des reproches.
Mais pas plus mes prières que ma colère n’avaient d’effet, bien entendu… Seulement, à force de dire, je m’excitais moi-même et j’arrivais à m’irriter du silence de ce métal comme s’il eût été volontaire…
Puisque je criais ma tristesse, puisque je lui promettais tout ce que mon imagination et mon cœur pouvaient me suggérer, pourquoi, lui, restait-il muet ?…
Les gens qui sont tout seuls sur terre et que personne n’écoute, qui prient là-haut et que personne n’écoute encore, que peuvent-ils faire ?
Et, entre chaque mot, je m’arrêtais, j’attendais… je lui donnais du temps, enfin !… Et toujours rien, pourtant !…
Alors, tout d’un coup, révoltée, exaspérée, en colère comme je ne me suis jamais vue, et me sentant le droit de me venger vraiment, j’ai pris la statue dans ma main, et, de toute ma force, je l’ai lancée par la fenêtre qui donne sur la campagne en lui criant :
— Vous m’avez trompée !… Allez-vous-en !…
Le carreau qu’elle avait brisé en passant finissait de tomber sur le parquet quand j’ai entendu un cri en bas.
C’était un homme, et il avait la figure couverte de sang. Mon Saint-Joseph lui avait troué le front au-dessus de l’œil gauche, et, comme le malheureux reculait tout saisi du choc, ses deux pieds à la fois se sont pris dans des pierres écroulées de notre mur, et dans sa chute il s’est brisé le genou.
Voilà trois nuits que Benoîte et moi, nous le veillons, et c’est près de son lit que j’écris et que je pleure.
Le docteur est revenu, l’appareil du genou est posé définitivement ; mais la tête ne se dégage point encore, et c’est bien mauvais, paraît-il.
On lui couvre le front de glace ; ce n’est pas ce qui manque ici, certes, et en sortant tout à l’heure, le médecin m’a dit en me frappant sur l’épaule :
— S’il ne guérit pas, ce ne sera pas de votre faute, petite infirmière ; ayez bon courage !
Bon courage, quand je regarde ces bandages et que j’entends ce délire !… Pourtant je suis heureuse déjà de le savoir bien, autant que cela dépend de moi, et toutes mes heures se passent à chercher ce que je pourrais faire de mieux encore.
Mais quelle peine avec ma tante ! quelles scènes et quels cris au début ! Au moment où Benoîte et moi nous arrivions, en réunissant toutes nos forces, à porter ce grand corps depuis la route jusque dans la cuisine, elle entrait par une autre porte.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? me cria-t-elle en levant les bras…
— Un blessé, ma tante !…
Et, pendant que je parlais, nous l’étendions provisoirement sur une couverture jetée devant l’âtre.
— Un blessé ?… Que voulez-vous que je fasse d’un blessé ?… Où avez-vous trouvé celui-là ?…
Et, comme elle multipliait toujours plus vite ses questions, Benoîte lui a dit sans s’arrêter :
— C’est mademoiselle qui l’a attrapé à la tête en lançant quelque chose dehors !…
— Mais qui est-il ?… Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il demande enfin, cet individu ?…
— La paix, ne pus-je m’empêcher de lui répondre en secouant les épaules… et quelque chose qui arrête ce sang !…
— Je n’en veux point, vous savez que je n’en veux point, reprit-elle en s’écartant ; je ne reçois point d’hommes ici !…
— Je ne vous l’offre pas, répliquai-je encore plus fort ; c’est mon affaire !
— Et qu’en ferez-vous ?
— Je le soignerai, naturellement !…
— Où ça, et avec qui ? Toute seule la nuit et le jour ?
— Avec ma bonne, et je lui donnerai ma chambre !
— Vous êtes folle, me dit-elle violemment en me tournant le dos, et je saurai empêcher cela !
— En quoi faisant, en le rejetant dehors et en l’envoyant mourir dans la nuit ?
— Peuh ! fit-elle en avançant les lèvres. Ce sont de grands mots, ça ! Croyez-vous qu’on meure pour si peu !… Dans moins d’une heure, c’est ce monsieur lui-même qui demandera à s’en aller et qui ne comprendra pas ce que vous lui voulez avec vos jérémiades !
— Soyez sûre alors que je ne le garderai pas de force !
— Et s’il reste cependant comme le voilà, qu’entendez-vous faire ?
— Je vous l’ai dit déjà, répliquai-je au comble de l’exaspération et en levant mon mouchoir que je tenais serré contre la blessure, j’entends refermer ce trou que vous voyez là d’abord, puis quand ce sera fait, et que ce monsieur partira comme vous dites, j’entends le supplier à mains jointes pour qu’il me pardonne de lui avoir ouvert la tête. Comprenez-vous, ma tante ?
Et sans plus rien vouloir écouter, sans rien ajouter à cette odieuse discussion dont j’avais peur qu’un mot ne frappât les oreilles du pauvre blessé, j’ai envoyé Benoîte préparer tout ce qu’il fallait, et je suis restée à genoux auprès de lui, mouillant son front d’eau claire et attendant comme le salut un battement de vie.
Mais ses lèvres restaient serrées et blêmes, et le filet de sang qui coulait doucement, sans s’arrêter, s’amassait sur la laine blanche en tache qui s’étendait largement.
D’un pas de tigre en cage, ma tante marchait dans le fond, marmottant incessamment les mêmes choses, et peu à peu une frayeur horrible me prenait que ces yeux clos sur lesquels je me penchais ne se rouvrissent jamais, et que ce ne fût le front d’un mort sur lequel la marque de ma main restât éternellement !…
Puis, tout d’un coup, j’ai vu Benoîte qui passait en courant, et qui, dès le seuil de la porte, appelait à grands cris quelqu’un pour le faire arrêter ; et une seconde après le docteur rentrait avec elle. Une providence le faisait revenir par ce chemin détourné, et ma bonne, qui l’avait vu de la fenêtre, avait pu l’avertir à temps… Une heure plus tard, à eux deux, ils avaient installé le malheureux dans son lit, pansé son front, et ramené sinon l’intelligence dans son regard, au moins rétabli sa respiration, qui était facile et régulière.
Avec une autorité qu’un étranger et un médecin pouvait seul avoir sur ma tante, le docteur, excédé de ses représentations, l’avait fait sortir dès le commencement, et comme en s’en allant il la retrouvait encore dans le corridor à côté de moi, se plaignant, répétant son refus de soins, et lui criant dès qu’elle le voyait :
— Vous savez, docteur, je ne m’en mêle pas, je ne ferai rien !…
— C’est à merveille, Madame, lui répondit-il brusquement ; les jeunes mains sont plus douces et plus légères pour des plaies à panser, et c’est un calmant pour un malade qu’un joli visage à regarder.
Depuis, trois jours ont passé, et si la fièvre fléchit un peu, les idées sont toujours vagues.
Le nom qu’il prononce le plus souvent, c’est celui d’un certain Jacques, à qui il fait des discours inouïs, avec des mots si drôles que, malgré moi parfois, je ris et je pleure en même temps ! Puis, la seule phrase qu’il ait dite avant de tomber dans le chemin revient. Au moment où Benoîte et moi nous sortions encourant, il était à terre déjà, mais pas encore sans connaissance, et comme j’arrivais près de lui en lui criant éperdument : « Oh ! mon Dieu ! Monsieur, qu’avez-vous ? » il s’est relevé sur un genou, et avec quelque chose comme un sourire, si l’on peut croire qu’un homme sourie dans cet état-là :
— Ah ! ah ! a-t-il dit, c’est le brahme !
Puis il est tombé et nous l’avons emporté. Depuis, son brahme revient quelquefois, et je ne puis concevoir ce qu’il veut dire par là.
Qu’est-ce au juste que cet homme, nous ne savons rien là-dessus. Le docteur s’est informé aux auberges du village ; nulle part, un voyageur répondant à ce signalement n’a été reçu, et c’est à croire qu’il a surgi du sol dans ce chemin maudit.
Ses habits sont élégants ; sa pelisse courte et très ajustée en fourrure superbe, ses mains sont blanches, et tout ce que le bandage laisse voir de sa figure est distingué.
Dans ses poches, rien qu’un portefeuille sans adresse, et comme valise, une sorte de sac en cuir qu’il portait sur le dos et dont la serrure est fermée. Je répugne à l’idée de la faire sauter, et le docteur consent à attendre encore quelques jours, espérant qu’il pourra nous répondre lui-même.
Benoîte aussi se perd en suppositions.
— C’est peut-être un colporteur, me disait-elle tout à l’heure en regardant la forme bizarre de son bagage, ou bien encore un photographe ! Il y en a qui n’ont guère plus d’affaires avec eux !
Pour moi, je ne crois pas cela : à ses mains, à ses sourcils, à sa barbe, je le fais duc ou comte pour le moins, et gentilhomme en tout cas, et je m’ingénie à deviner son âge et son nom.
Est-il beau ? Je ne le crois pas et je n’y pense pas maintenant. Mes remords et mes tourments me tiennent lieu de tout, même de sommeil et de nourriture, et le docteur s’est fâché tout rouge en me trouvant encore debout ce matin.
D’autorité, il m’a forcée à descendre en bas et à marcher un peu dans la cour.
Mais, à l’air, la tête m’a manqué, j’ai vu tout bleu et je suis remontée près du lit, bien déterminée à ne pas le quitter avant la connaissance revenue…
Un mot sensé qui m’indique que la tête n’est point perdue, et à côté de cela tout le reste ne sera plus rien.
Il a parlé, c’est fait ! il est sauvé, et je suis si follement heureuse que je voudrais crier tout haut.
Hier soir, malgré tout mon sommeil, je voulais veiller encore, et pour être plus à l’aise que dans mes robes, dont les manches m’empêchent d’étendre les bras et dont les deux jupes accrochent tout, j’avais endossé en guise de douillette la moins fanée des vieilleries de soie que j’ai dénichées, le mois dernier, dans les bahuts.
Dans cette grande jupe unie et souple, et dans ce corsage mince qui semblait fait à ma taille, je me sentais si à l’aise que je ne peux comprendre comment cela s’est fait, mais, au bout d’un instant, je me suis endormie dans mon fauteuil, et si vite que je n’ai même pas pu lutter, et que je suis restée ainsi, oubliant mon malade plus de deux heures peut-être.
Puis la lampe qui baissait, le feu qui mourait, ce je ne sais quoi de froid et de triste qui passe au milieu des veillées solitaires, m’ont réveillée tout à coup, et j’ai couru voir l’heure.
Il s’en fallait de quelques minutes que je fusse au moment de lui faire boire sa potion, Dieu merci ! et il me restait le temps de réchauffer la chambre qui se glaçait.
A genoux devant le foyer, je posais des deux mains une grosse bûche sur ce qui restait de braise en soufflant avec ma bouche pour enflammer les brindilles de mousse, quand, tout d’un coup, j’ai entendu une voix qui me parlait, et ma surprise a été si vive que je me suis levée avec un cri de frayeur, sans rien comprendre d’abord.
Puis, immédiatement, j’ai pensé au blessé et j’ai couru près du lit ; c’était bien lui qui m’appelait. Appuyé sur un coude, l’œil qu’il a de libre largement ouvert et me regardant avec une curiosité intense, il avait l’air plus surpris que s’il se trouvait subitement transporté dans l’autre monde, et avant de renouveler sa question, il resta si longtemps ainsi, m’observant depuis les pieds jusqu’aux yeux, que j’allais me hasarder à l’interroger moi-même quand, au mouvement de mes lèvres, il se hâta de me prévenir :
— Madame, dit-il en hésitant, comme pour voir si j’allais protester, où suis-je donc, je vous prie ?
— Au château d’Erlange de Fond-de-Vieux, Monsieur ! répondis-je en tremblant un peu.
— Connais pas du tout ! murmura-t-il… Et dont vous êtes la châtelaine ? continua-t-il en relevant la tête.
— A moitié, Monsieur, oui.
— Et… pardonnez-moi cette naïveté, Madame, mais, en vérité, je crois que j’ai perdu le sens… qu’est-ce que j’y peux bien faire, s’il vous plaît ?
— Attendre votre guérison, Monsieur !… A la suite de ce terrible accident, nous vous avons transporté ici, et…
— Ah ! c’était un accident ? fit-il.
Et comme j’ouvrais la bouche pour lui crier : « Je vous supplie, au moins, de ne pas croire autre chose ! » il reprit toujours avec le même sang-froid :
— Pousseriez-vous l’obligeance, Madame, jusqu’à me dire en quelle année nous sommes actuellement ?
Si je n’avais pas vu le calme parfait de son visage, assurément je l’aurais cru repris du délire, mais il parlait avec l’aisance tranquille d’un homme qui fait la conversation et machinalement je répondis :
— En 1885, Monsieur…
— Vraiment ! dit il à mi-voix, comme s’il parlait pour lui seul. Je n’aurais pas cru que ce fût la mode !…
Puis, sans transition :
— Me serait-il possible d’avoir une plume et du papier pour rassurer un ami qui doit se mourir d’inquiétude ?
— M. Jacques ? demandai-je malgré moi.
— Précisément ! dit-il. Est-il donc venu ici, Madame ?
— Non pas, Monsieur, mais dans votre délire…
— Ah ! j’ai déliré, fit-il… Hum ! ai-je parlé pour de jeunes oreilles ?
Et comme je secouais la tête sans y penser :
— Oui, allons, tant mieux ! C’est donc décidément que la folie a plus de bon sens que la raison !… Et vous me ferez la grâce, Madame, de me donner ?…
— Tout ce que vous voudrez, Monsieur, mais demain. Il fait nuit maintenant, on n’écrit pas la nuit.
— Pourquoi ? demanda-t-il, quand on a des lampes ?
Et il se mit à sourire lui-même de ce qu’il disait, comme un enfant.
— Parce que le docteur veut pour vous le calme et le repos le plus complet, et qu’il ne me pardonnerait jamais de vous avoir permis cela, répliquai-je…
Son sourcil s’est froncé comme celui de quelqu’un qui ne connaît pas la résistance, et il a sorti son bras si vivement que, malgré moi, j’ai fait un pas en arrière. Il a souri de nouveau alors, et, inclinant la tête :
— N’ayez pas peur ! m’a-t-il dit, et pardonnez-moi, Madame ; je vous tiens debout. En vérité, un malade est un pauvre cavalier.
Et, du doigt, il m’indiquait un fauteuil.
Pour moi, j’étais confondue ! Cet homme se réveillant du délire, chez des étrangers, souffrant très fort, et qui se mettait à parler tranquillement de n’importe quoi sur ce ton demi-railleur, et sans même demander quel était l’accident qui l’avait jeté dans ce lit, cela ne ressemblait à rien de ce que j’avais imaginé.
Sans m’asseoir, j’avais posé ma main sur le dossier du fauteuil, et je restais sans voix et sans idée devant cet étrange individu. Puis, la demie sonna à l’horloge, et le souvenir de la potion me revenant :
— Il faut boire ceci, Monsieur ! lui dis-je en prenant le verre préparé sur la table.
Mais il se recula avec un geste non équivoque, et, désolée, je répétai sur un ton suppliant :
— Je vous en prie. Monsieur, c’est pour dormir !
— Je le sais bien ! fit-il entre ses dents, c’est dans la pièce !…
Il but sans ajouter un mot ; puis, comme Benoîte, que j’avais forcée à aller se jeter sur son lit, rentrait doucement :
— Et voilà le vieux François ! ajouta-t-il.
Il reposa sa tête sur l’oreiller en murmurant : « Merci ! » et, dix minutes après, il dormait comme il a dormi jusqu’à l’arrivée du docteur, qui est près de lui à présent.
Le docteur est content, jusqu’à un certain point du moins, et il regarde la crainte d’une congestion comme tout à fait écartée.
En revanche, le caractère de notre singulier malade ne le surprend pas moins que moi, et, tout à l’heure, en le quittant, il s’épongeait le front.
— Quel gaillard ! ma pauvre enfant, m’a-t-il dit, et que n’est-il resté en léthargie un mois encore ! Nous n’en ferons plus façon maintenant ! Ne parle-t-il pas de se lever et de courir les champs !
Il paraît que, ce matin, dès qu’il a vu entrer le docteur, il s’est assis à moitié sur son oreiller, sans plus se soucier de son appareil que s’il n’avait jamais existé, et a commencé à le remercier en termes brefs, mais courtois, de la peine qu’il lui donnait :
— Ce n’est pas un temps à faire courir la faculté par les sentiers ! a-t-il dit, et je vous présente toutes mes excuses, Monsieur.
Puis il a recommencé une série de questions à peu près analogues à celles qu’il m’a posées cette nuit, ce qui prouve que mes réponses ne lui ont pas paru bien claires, et tout cela si rapidement que le docteur prétend qu’il haletait à le suivre.
Une fois rassuré sur sa situation géographique, qui, évidemment, lui semble trouble, il s’est informé avec vivacité de ce qu’il avait au juste :
— Je sens là un boulet ! a-t-il dit en montrant son genou ; qu’est-ce que c’est ? Vous ne m’avez pas coupé la jambe sans m’en avertir, je suppose ? Et ici ? M’a-t-on trépané, que j’ai toute la tête emmaillotée ?…
Le docteur l’a rassuré de son mieux, mais il n’est pas de ces malades qu’on amuse avec des mots. Il resserre ses questions jusqu’au pourquoi et au comment de chaque chose, et il lui a fallu, par le menu, le détail de tous les os et de toutes les parties atteintes. Après quoi, il a demandé une glace, et le docteur lui a passé celle de sa trousse.
— De la belle besogne ! a-t-il marmotté. Me lézarder ce que j’ai de mieux dans la figure !… Mais, bah ! le grand Pyrrhus a bien reçu une tuile, pourquoi ne périrais-je pas d’un tesson de bouteille ?…
— Il n’est pas question de périr ! a répondu le docteur.
— J’y compte pardieu bien ! a-t-il repris. Je me sens encore un peu mou ce matin ; mais, dans moins d’une semaine, j’aurai délivré mon hôtesse de la charge incommode d’un malade étranger. Dites-le-lui, docteur, je vous prie !…
Et, comme le docteur inclinait la tête sans répondre avec un geste qui signifiait clairement : « Allez toujours, mon ami ! je ne veux pas vous contredire, mais vous dites des bêtises ! » le jeune homme s’est avisé que ce oui paternel ne devait être qu’un leurre ou un calmant de fiévreux, et qu’il y avait probablement une toute autre idée derrière ces gros sourcils blancs.
Il s’est mis alors à interpeller le docteur et à le questionner si impérieusement pour savoir l’heure et la minute de sa guérison, insistant sur ce qu’on n’échafaude pas de fables à un homme de son âge, que celui-ci a fini par lui fixer un premier délai d’un mois, se réservant d’en ajouter un second le cas échéant.
Il a fallu voir alors sa fureur, paraît-il !…
— Un mois, docteur ! disait-il. Un mois ! Vous voulez me garder ici un mois ! mais vous n’y pensez pas !… Je me suis taillé pour mon printemps une autre besogne que de surveiller la soudure de mes os, je vous prie de croire ! et le replâtrage se fera d’ailleurs partout aussi facilement qu’ici, j’imagine !… Un mois !… Mais dans un mois je dormirai sur une natte de latanier avec six esclaves pour m’éventer, et le ciel de l’Inde au-dessus de ma tête.
— C’est que vous aurez alors rencontré un fin voilier, mon cher Monsieur ! lui a dit le docteur en riant… Mais, à part cela, raisonnons un peu. Vous ne tenez pas particulièrement, je pense, à demeurer estropié votre vie durant, faute de quelques jours de soins ?
— Non, certes ! car je fais de mes pieds un usage auquel peu de gens songent ; mais avec cette boîte où je suis pris, qu’importe que je dorme dans mon lit ou en wagon, l’immobilité est toujours assurée !…
— Si vous voyagiez sur les nuages, peut-être oui !…
— Et même sans cela ! a-t-il repris avec vivacité. Pour quoi comptez-vous les sleeping ? Si sauvage que soit votre montagne, j’y trouverai toujours bien douze hommes qui consentiront à me porter à bras jusqu’à la prochaine gare. De ligne en ligne on gagne la mer, et là, sans un mouvement, sur des chalands et sur des plans inclinés, comme on roule les gros fardeaux, je me trouverai à bord, où je dépenserai sans compter tout le temps nécessaire à vos soudures.
— Pour affaire capitale, Monsieur ? a demandé le docteur.
— Pour mon plaisir et ma volonté, tout simplement.
Là-dessus, sans ajouter un mot, le docteur a pris son chapeau et enlevé de la chaise où il séchait près du feu son gros paletot poilu ; mais, en le voyant prêt à sortir, le malade s’est agité si furieusement que, craignant un retour de fièvre, le brave homme s’est rapproché du lit.
— Et je voudrais bien savoir encore qui m’en empêcherait ? disait l’étranger en s’échauffant toujours plus.
— Mon Dieu ! Monsieur, ce serait moi, a répondu le docteur en reposant son chapeau et en se rasseyant tranquillement. Expliquons-nous tout droit une bonne fois, et puisque vous n’aimez pas les fables, parlons franc. Tout d’abord, permettez-moi de vous dire qu’au fond je me soucie de votre genou et de vous-même comme de l’objet le plus indifférent, et, en toute autre occasion, dès lors que vous ne tenez point à ce que les parties cassées se raccommodent, je vous laisserais tomber en pièces sans y mettre le petit doigt et de la meilleure grâce du monde, croyez-le ! Mais, pour le présent, je suis votre médecin, et les faits, dès lors, changent du tout au tout, Avez-vous été soldat, Monsieur ? je n’en sais rien, mais c’est probable, et toujours est-il que vous n’êtes point sans avoir connaissance de cette institution et de ce qui fait sa force. Je veux parler de l’obéissance à la consigne. On place un soldat à un poste, avec ordre de ne laisser passer âme qui vive. Pourquoi ? comment ? au nom de qui ? il n’en sait rien du tout ; mais fort de ce commandement, il baissera la baïonnette, vienne ami ou ennemi. Chez nous, quelque chose de semblable existe. Je vous vois dans un chemin, je ne vous connais pas, vous ne m’êtes rien, et je ne barrerais pas votre route d’un caillou. Vienne une chute, une blessure, un mal qui vous jette à terre, du même coup vous êtes à moi, je reviens sur mes pas, je vous ramasse, je vous emporte et je réponds de vous comme le soldat de la porte qu’il garde. Je peux ne pas vous aimer, vous servir à regret, vous compter dans mes ennemis même ; la maladie et la mort sont là qui guettent : c’est mon devoir à moi de veiller et de déjouer leurs plans. Sans vous connaître, sans que personne vous ait remis à moi, puisque vous êtes blessé et que seul ici je peux vous guérir, je réponds de vous. Essayez de franchir cette porte, et je baisse ma pique, je vous en avertis, Monsieur !…
— Docteur ! a répliqué aussitôt le jeune homme en lui tendant la main, pardonnez-moi, et soyez certain que me voici prisonnier sur parole. Je ne vous demande pas de m’excuser en vous disant : la maladie me rend maussade, car je suis toujours tel que vous me voyez là ; mais je vous avouerai que, si têtu que je sois, quand on me frappe dur et au bon endroit, je cède !
— Une fois qu’on est prévenu, cela suffit, a répliqué le bon docteur.
Et il a laissé son fougueux malade avec les matériaux voulus pour écrire, qu’il a enfin obtenus.
Par la même occasion, nous avons été mis au courant du passeport de notre étranger, et approximativement, maintenant, nous savons qui il est.
Son nom est le comte Pierre de Civreuse, et, autant qu’on peut préjuger d’un individu à première vue, m’a dit le docteur, sa profession est de faire des sottises. Au demeurant, un homme très bien, — il est de mon avis là-dessus, — et d’un caractère peu ordinaire, évidemment.
Le docteur a décliné pareillement nos noms à ma tante et à moi, et nous voici tous présentés les uns aux autres ; mais de la cause véritable de l’accident, il n’a rien dit encore, effrayé de l’irritabilité de notre pensionnaire, et c’est pour moi un soulagement que je ne peux exprimer. De plus en plus maintenant cet étranger me fait peur, et je ne vois pas de quel front je soutiendrais une explication avec lui là-dessus.
Benoîte, qui vient de ranger la chambre, me dit qu’il écrit toujours, et je le laisse tranquille avec son ami Jacques, bien anxieuse de savoir comment tout ceci finira, et comment je pourrai jamais obtenir mon pardon d’un caractère si peu avenant.
PIERRE DE CIVREUSE A JACQUES DE COLONGES
« Tu m’as cru mort, mon pauvre bon, n’est-ce pas ? et je te dirai que, pendant quelques jours, je l’ai cru comme toi.
» Durant je ne sais combien d’heures je suis resté enfoui, je ne peux pas dire où, sans doute où vont tous les gens sans connaissance, et cela me paraissait si bas sous terre, et si lourd, qu’avec mon reste de volonté je cherchais incessamment d’un coup d’épaule si je n’allais pas heurter les planches de mon cercueil. Certainement, dans ce lointain, on a dû faire déjà la moitié du voyage final, et on est là juste à l’extrême limite entre les deux mondes, à l’endroit où il suffit d’un grain de plomb pour faire pencher la balance.
» … Heureusement pour moi, j’ai basculé du bon côté, humainement parlant, s’entend, et je me suis réveillé un beau soir un peu meurtri de ma chute ; mais, on ne tombe pas de si haut sans s’en apercevoir, avec le genou proprettement emmailloté dans une caisse en bois blanc et le front dans des bandages.
» Minuit sonnait à une horloge, l’heure propice aux retours d’outre-tombe, et c’est le premier bruit matériel dont je me sois rendu compte.
» Si je me rappelle bien ce qui se passe dans le monde, me suis-je dit, ces petites machines ne vont jamais au delà de douze coups ; si celle-ci ne les dépasse point, c’est donc que je suis sur terre et bien vivant.
» Ainsi a-t-elle fait, et très sûr de mon identité, j’ai ouvert l’œil pour reconnaître la place.
» Mon ami, connais-tu la Fée, d’Octave Feuillet ? une spirituelle petite pièce qui se joue un peu partout, et l’as-tu jamais vue représentée ? Eh bien, ce soir-là, qui est hier je crois, je me suis réveillé au premier acte de la Fée, et j’ai donné la réplique à mademoiselle d’Athol en personne pendant une scène ou deux. Ne crois pas que je rie et écoute-moi.
» La première chose qu’un malade songe à inspecter, c’est son lit. Le mien était à colonnes torses, tendu de verdures Louis XIII, peut-être Louis XIV, je ne veux point en jurer, et avec une couverture en vieille soie que nous appellerons courtine, si tu veux bien. La pièce où je me trouvais, très grande, mal éclairée par deux bougies jaunes posées dans de grands flambeaux qui n’en finissaient plus, était boisée de chêne sculpté, et à force d’instinct, dans un vague noirâtre, on finissait par deviner très haut, très haut, les solives du plafond, avec un petit filet d’or qui brillait de place en place.
» Contre le mur, de grands canapés raides, qui me donnaient mal au dos à regarder, une collection de prie-Dieu tous pareils, alignés comme à matines, et, sur le parquet, pas l’ombre de tapis.
» Enfin, devant la cheminée, dans un fauteuil, — tu te doutais bien que je te gardais ce fauteuil pour la fin, n’est-ce pas ? — une petite dame mince, élégante et blonde qui dort toute droite dans une robe de satin rose à longue taille. Sa robe a deux cents ans, son front dix-huit : comment les accorder ?… Je travaille si longtemps ce problème que la petite dame se réveille brusquement, sans préparation.
» Elle jette vers mon lit un coup d’œil d’écolier en faute ; dans la pénombre, j’ai l’air de dormir à poings fermés, je pense, et, tranquille de ce côté, en vestale fidèle, elle reporte ses soins sur le feu. Elle se baisse, arrange la braise, souffle à pleines lèvres et éparpille la cendre dans ses cheveux ; puis elle prend à deux mains une bûche, le quart d’un chêne de moyenne grosseur, et la dépose promptement dans l’âtre.
» Elle remue, elle vit ; l’idée d’une châtelaine des temps anciens pétrifiée dans son nid par quelque enchantement bizarre me quitte définitivement, et c’est alors que je me vois dans le château breton où Jeanne d’Athol prépare ses pieux maléfices et convertit ce sceptique de Comminges par le seul charme de sa robe de grand’mère et de son parler vieillot. Seulement, pour cette fois, elle a oublié son nuage de poudre, et la couleur de ses cheveux n’aide point à l’illusion.
» Le plus doucement que je peux, je l’appelle ; elle se dresse en jetant un cri. Évidemment, mon réveil n’était pas dans le programme, et son trouble est grand. Elle s’approche cependant, et nous causons un instant, marchant de quiproquo en quiproquo, elle m’égarant à dessein, moi lui montrant très bien que je lis dans son jeu. Finalement, elle se débarrasse de moi, comme on fait en pareil cas, avec un narcotique, lequel ne m’endort pas si vite toutefois que je ne puisse voir entrer le troisième personnage, une vieille duègne ridée comme une pomme de l’an passé, avec des petits yeux en vrille qu’on se sent déjà de l’autre côté de la tête avant qu’elle ait fini de vous regarder, et qui jouera au mieux le rôle du vieux François ; puis la toile se baisse, et je me réveille le lendemain matin, toujours dans le même cadre, mais en face d’un docteur spirituel et bourru qui m’explique mon cas en deux mots, et qui me remet si bien à ma place quand je tente de me révolter que j’en suis encore un peu bête.
» Si tu veux tout savoir, mon ami, j’ai le front ouvert et le genou cassé. Avais-tu idée que ce fussent-là des choses si fragiles ? Moi, pas du tout ! et je me manie à présent avec une douceur et un respect attendris.
» Conçoit-on qu’entre le fémur et le tibia, il puisse se produire une rupture si violente ! Des esquilles par là, une fracture par ici, et au milieu de tout cela, une rotule hors des gonds, affolée comme une boussole qui a perdu le nord et ne tournant plus dans le bon sens !… Quant à ma boîte osseuse, c’est le frontal qui est lésé, et on me promet un rapprochement intime et solide sous peu de jours.
» Somme toute, je ris, mais je suis furieux, furieux comme je sais l’être à mes meilleurs moments, et l’idée de la tâche qui te retient chez ton oncle pour des mois n’ajoute pas peu à mon ennui. Des semaines d’immobilité et pas toi pour me tenir tête !… Me vois-tu avec ma petite dame rose pour tout secours sous six pieds de neige ? Car j’ai oublié de te dire que, comme le blé semé en automne, nous sommes sous la neige actuellement ; il ne tient qu’à nous de germer, et pour monter me soigner jusqu’ici, il faut à mon docteur des bottes de sept lieues et des patins norvégiens alternativement.
» Maintenant, la cause de tout cela, me demandes-tu, et aussi : que diable allais-tu faire dans cette galère ?…
» Voici : tu te rappelles que j’avais l’intention, avant de gagner le pays du soleil, de me faire l’œil par un contraste frappant en venant me geler d’abord à quelques aspects d’hiver bien caractérisés, comme ces gourmands qui se préparent à un bon dîner par une matinée de jeûne et une longue course à l’air vif ?
» A cet effet, je m’étais arrêté dans un petit village dont le nom ne te dirait rien, car tu ne le connais pas plus que je ne le connaissais hier, et muni seulement d’une espèce de sac de soldat j’étais parti à pied dans la montagne.
» Je m’étais fait indiquer ma route en ce sens qu’en marchant tout droit, je savais que je devais finir par rencontrer sur la hauteur un point de vue superbe, une forêt de sapins, une échappée sur la vallée et voire même un château peut-être !
» Au bout de cinq cents mètres, j’étais en pleine solitude, et s’il ne t’est jamais arrivé d’errer dans la campagne à cette époque de l’année, tu ne peux te figurer à quel point cette solitude-là est plus profonde que toutes les autres. Où on met le pied, pas une trace d’un autre pas, nul cri de bête dans les alentours, et plus même la diversité de la luzerne bleue, du sainfoin rose et du jaune de la paille, partout une tonalité unique et éclatante qui est admirable pendant la première demi-heure, mais fatigante pendant la seconde, et énervante et ophtalmique à la longue.
» Plus d’accidents de terrain, plus de creux, plus de bosses : tout est nivelé ; c’est une égalité républicaine ! De loin en loin, une bande de corbeaux qui s’abat avec les piailleries effrontées des derniers survivants. C’est leur heure, et ils le savent ! Sur les buissons, de la neige et des petites larmes de givre. Une rosée vieille de trois mois et qui en a pour quelques semaines encore avant de s’évaporer, et une bise du diable qui vous coupe la figure en quatre !
» Pourtant, il n’y a si long chemin dont on ne trouve le bout à la fin, et j’avais rencontré successivement l’échappée sur la vallée, la forêt et la belle vue promises, quand le château lui-même m’est apparu. Je te passe sa description, ne l’ayant regardé moi-même que très imparfaitement, comme tu vas le comprendre, et lui et moi étant d’ailleurs maintenant forcément gens de revue.
» Une de ses ailes donne sur la route ; c’est devant celle-là que je m’étais arrêté, et je m’occupais innocemment à déblayer une grosse pierre pour m’asseoir dessus et regarder à loisir, tout saisi que j’étais de l’aspect sauvage et mélancolique de ce lieu.
» Une curiosité singulière me prenait ; il me semblait que, derrière ces murs, quelque chose d’original et d’inattendu devait se cacher, et un désir impérieux d’y pénétrer me talonnait subitement. Tu le sais, d’ailleurs : de tout temps, ce qui est clos et paraissait inaccessible m’a tenté, et je ne me rappelle pas, étant gamin, avoir maraudé une pomme sur les basses branches… Des hautes, je ne dirai pas autant.
» En même temps, le souvenir de notre dernière conversation me revenait. Tu te rappelles ce soir où nous parlions ensemble de mon voyage et où tu me prêchais la prudence ? Une fois aux Indes, te disais-je, j’entends voir tout, et surtout ce qu’un œil européen ne doit pas connaître. Je veux descendre dans l’intimité de la famille et des cérémonies privées, connaître les coutumes burlesques ou ignobles, et me glisser enfin jusque dans les mystères du culte lui-même, quand je devrais user de vingt déguisements pour arriver aux pieds de Brahma et l’adorer sans voiles et selon les rites. — Et toi, tu me répondais sagement :
» — Gare-toi ! tout homme est jaloux de son secret et de l’inviolabilité de son foyer, mais les Orientaux plus que nul autre, et pour le plaisir de poser la semelle de ta botte où personne n’a mis le pied avant toi, tu risqueras quelque méchante affaire.
» — De la part de qui ? te demandais-je en riant. Penses-tu que le dieu se dérangera pour moi, et aurais-je la bonne fortune de le voir manœuvrer ses dix-huit jambes pour descendre de son piédestal ?
» — Lui, non, peut-être, disais-tu, mais ses fidèles sans remords, et tu es très capable, si tu franchis l’enceinte sacrée, de rencontrer quelque brahme qui te donne sur le nez pour te rappeler au respect des limites.
» Pourquoi pensais-je à tout cela à ce moment ? Était-ce parce que je me demandais si la susceptibilité des Français serait aussi vite éveillée que celle des Indiens, ou bien parce que je sentais que je mesurais déjà inconsciemment de l’œil la hauteur du mur et la place d’une saillie où poser mon pied, je ne sais ; mais, juste à cet instant, un grand fracas de vitre brisée m’a fait lever la tête, et avant que j’aie pu dire : ouf ! un projectile dont je ne connais pas la nature, mais qui était lancé d’une main sûre, m’atteignait en plein front.
» Le coup était si fort qu’il m’a fait chanceler, et pris des deux pieds dans des pierrailles, je me suis abattu sur les genoux de tout mon élan, sans pouvoir parer ma chute, et si maladroitement en somme, qu’il en est résulté tout le dommage que je t’ai dit plus haut.
» Peut-on répondre d’une façon plus péremptoire aux indiscrétions des gens, et ta leçon pouvait-elle avoir une application plus prompte que cet écrasement de ma curiosité dans son œuf, et cette rencontre de ton brahme dès le troisième degré de longitude ?…
» Quelqu’un accourait effaré et qui s’exclamait d’une manière confuse ; mais j’aurais juré que du sol venait subitement de monter un brouillard intense, car je ne distinguais plus rien déjà, et j’ai dû perdre connaissance presque aussitôt, je crois.
» De mes premiers pansements je n’ai gardé nul souvenir, et mon sommeil de l’autre monde a duré, paraît-il, quatre jours pleins.
» Quant à l’auteur de ma blessure et à l’instrument de mon supplice, on s’exprime sur ce point devant moi avec tant de réserve que j’en suis réduit encore aux suppositions ; mais que je revoie ma petite dame rose ou même la vieille aux yeux prompts, et je mènerai l’enquête à bien.
» En attendant, je sais toujours le nom du manoir : c’est le château d’Erlange de Fond-de-Vieux, et tu peux m’y adresser tes lettres.
» Le facteur y monte de temps en temps, et notamment quand le paquet pour les villages avoisinants lui paraît assez gros, ou qu’il est chargé par l’épicier ou le boucher de quelque dépôt d’importance qui mérite l’ascension.
» Deux femmes seules l’habitent, mademoiselle d’Épine et mademoiselle d’Erlange, la tante et la nièce ; et quand j’ai voulu insinuer au docteur que je pourrais leur être, somme toute, un embarras sous plus d’un rapport, il a nié avec tant de bonhomie qu’il ne m’est resté qu’à mettre mes scrupules de côté et à accepter les bienfaits de ce petit phalanstère.
» T’ai-je dit, à propos, qu’il parle d’un mois d’immobilité, ce docteur, terme qui, dans la bouche d’un médecin, signifie invariablement le double, et qu’il exige l’horizontale absolue ?
» Cette idée me fait rugir, et quand je pense que pour une contemplation platonique devant un mur, contemplation qui a duré en tout dix minutes, et dont un chérubin n’aurait pas à rougir, je vais passer des semaines à m’assoter entre trois femmes, alors que je devrais courre le tigre dans les jungles, je suis tout prêt à achever ce qui me reste de tête !…
» — Mais puisque tu es dans la place et que tu grillais d’y entrer, de quoi te plains-tu ? vas-tu me répondre…
» Eh ! mon cher, c’est parce que j’y suis, que j’en veux sortir maintenant ; j’ai vu ce qu’il en était, et cela ne suffirait pas à divertir un octogénaire.
» Mais, tais-toi, Jacques, on frappe à la porte, et c’est un petit coup léger qui ne peut venir que d’un doigt menu. Baisse-toi dans ma ruelle, mon ami, et je te dirai tout, sois tranquille !… »
Après le départ du docteur, hier, j’ai tardé si longtemps à rentrer dans la chambre de M. de Civreuse, voulant le laisser écrire à son aise, que, finalement, je ne savais plus de quelle façon m’y prendre. Frapper, entrer et aller m’asseoir à ma place ordinaire, c’était le forcer à faire la conversation avec moi, et, d’un autre côté, l’abandonner indéfiniment, cela pouvait le gêner s’il désirait quelque chose.
J’aurais bien envoyé Benoîte ; mais ma tante, qui feint d’ignorer complètement la présence du blessé, la surcharge d’ouvrage depuis quelques jours, et elle la retenait captive dans sa chambre sous le prétexte de battre ses rideaux.
Une idée m’est venue alors, et, appelant mon chien, je lui ai fait comprendre tout doucement ce que j’attendais de lui, et où il devait porter le papier que j’attachais sur son collier. Puis j’ai frappé un léger coup à la porte, et, m’effaçant, je l’ai laissé entrer.
Sur le papier, j’avais mis : « Prière à M. de Civreuse de dire s’il désire rester seul ou s’il a besoin de quelque chose. Le chien rapportera la réponse ou l’attendra aussi longtemps qu’on le voudra ; il suffit de lui dire : « Allez. »
Au bout d’une seconde, j’ai entendu « Un » qui grattait à la porte, et, sur son collier, j’ai retrouvé mon billet, à l’envers duquel on avait écrit : « M. de Civreuse ose à peine avouer qu’il meurt de faim et de soif, et qu’en se dressant tout à l’heure pour lui tendre son cou, le messager fidèle vient de lui culbuter sa table et son encrier. Il est au regret de ne pouvoir les ramasser lui-même. »
Je suis entrée alors, et, en un tour main, j’ai eu remis le meuble sur pied et essuyé l’encre tant bien que mal, pendant que M. de Civreuse me disait, sur un ton d’interrogation :
— Mademoiselle d’Épine ?… Mademoiselle d’Erlange ?
— Mademoiselle d’Erlange, ai-je répondu vivement, peu satisfaite de la confusion.
— Pardonnez-moi, a-t-il dit, il y a des tantes de tout âge.
Puis, comme je frottais le parquet du bout du pied, il a commencé à s’excuser à propos du dégât, sur quoi je l’ai rassuré en lui répondant que rien ne m’est plus indifférent qu’une tache, tant qu’elle n’est pas sur moi, ce qui est la vérité pure.
Je lui ai demandé ensuite s’il avait quelque désir particulier touchant sa nourriture, en l’avertissant que le garde-manger d’Erlange est rustique ; et il m’a répondu que, s’apprêtant à faire un voyage pendant lequel il n’était pas certain de trouver tous les jours de quoi manger, il s’estimerait heureux s’il pouvait dîner régulièrement, quel que fût d’ailleurs le menu.
J’ai réussi à arracher Benoîte à ma tante pendant un quart d’heure, et j’ai achevé le service quand elle a été partie, versant le vin, taillant le pain, etc. Tout en mangeant d’un appétit réjouissant, ma foi, M. de Civreuse me posait quelques questions, toujours avec son ton froid et un peu indifférent, qui non seulement me glace, mais encore doit me faire répondre tout de travers, je pense, car il me regardait de temps en temps comme si je venais de dire la plus grosse bêtise du monde ; et, au bout d’un instant, je me suis mise à lui faire du café.
Ma bonne m’avait laissé de l’eau qui bouillait sur la braise, du café et toutes ses instructions ; mais, dame ! c’était une besogne si nouvelle pour moi, qu’au moment de commencer, je me suis aperçue tout à coup que je ne savais plus un mot de ce qu’elle m’avait dit, et je suis restée devant le feu, assise sur mes talons, la bouillotte d’une main et le café de l’autre, dans une perplexité terrible.
Je devais les mettre l’un dans l’autre, je le savais bien, mais par lequel commencer et où les réunir, voilà le difficile.
Verser l’eau dans cette boîte en bois, cela me semblait drôle ; il était plus probable que c’était dans la bouillotte que je devais jeter le café. Quant à retourner auprès de Benoîte pour lui demander son avis, c’était me préparer une heure de cris et de reproches de la part de ma tante, et, d’un autre côté, M. de Civreuse me suivait de l’œil depuis son lit avec une curiosité tranquille qui m’exaspérait. Je me suis décidée alors promptement, et j’ai vidé la boîte dans l’eau d’un seul coup, puis j’ai remis le tout sur le feu et j’ai laissé mitonner un instant.
— Voulez-vous que je vous serve, Monsieur ? lui ai-je demandé ensuite en m’approchant.
— Volontiers, a-t-il dit sans broncher, en me présentant sa tasse…
Hélas ! c’était une boue véritable qui coulait, noirâtre, épaisse et laide à faire peine, et s’amoncelant dans le fond de la façon la moins appétissante.
Je me suis arrêtée alors toute décontenancée, en m’écriant :
— Ce n’est pas cela ! Évidemment j’ai dû me tromper ; mais je ne sais pas faire le café !
— Moi non plus, m’a répondu M. Pierre, qui tenait toujours sa tasse ; seulement je crois qu’on se sert de ça en général.
Et il me montrait du doigt la cafetière que Benoîte avait posée sur une table et à laquelle je n’avais plus songé ; et, comme je lui demandais vivement pourquoi il ne m’avait rien dit :
— J’ai cru que vous le faisiez à la turque, a-t-il répliqué.
Finalement, je lui en ai passé une tasse dans un carré de batiste, et il l’a bue sans sourciller jusqu’au bout.
— Vous avez donc repris votre vraie forme ? m’a-t-il dit ensuite, au moment où je me remettais à ma place habituelle dans mon fauteuil.
— Ma vraie forme ?… mais je suis toujours ainsi.
— Pas cette nuit !
— Ah ! parce que j’avais mis cette vieille robe ! Le fait est que je devais avoir une étrange mine… et je me demande ce que vous avez pensé en me voyant ?
— J’ai pensé que j’avais la bonne chance de trouver enfin un endroit où le temps avait arrêté son horloge et ne l’avait pas remontée depuis deux cents ans.
— Pourquoi la bonne chance ?
— Parce que je ne connais rien de plus bête que l’époque actuelle, a-t-il répondu.
Et moi j’ai repris aussitôt :
— Eh bien, je sais pourtant quelque chose qui est plus bête encore, c’est de ne pas la connaître du tout, cette époque actuelle, et tel est mon cas !
— Soyez tranquille, vous y ressemblez plus que vous ne le croyez ! a-t-il dit.
Puis, comme il a compris que la phrase, après tout, n’était aimable qu’à moitié, il s’est hâté de continuer avant que j’aie pu répondre un mot.
— Et votre chien, Mademoiselle, pourquoi l’avez-vous laissé dehors ? Ce n’est pas à cause de moi, j’espère ?
— Mais j’avais peur qu’il ne vous fatiguât…
Et, comme il faisait un signe négatif, j’ai couru ouvrir la porte, et ce fou de « Un » est entré d’un bond, se roulant sur mes pieds, collant son museau sur mes genoux, et me renversant à moitié dans l’ardeur de ses caresses.
M. de Civreuse le regardait faire sans rien dire et, au moment où je m’agenouillais près de lui pour lui laisser passer ses pattes autour de mon cou :
— Vous l’aimez beaucoup ? m’a-t-il demandé.
— Infiniment ! ai-je répondu avec feu… Ma pauvre vieille bonne d’abord, et lui après : voilà mes deux plus chères affections !
— Et la tante, en troisième ligne alors ? a-t-il dit à mi-voix, parlant plutôt pour lui que pour moi, je pense.
J’ai marmotté sur le même ton :
— Pas même.
Mais il n’a pas entendu, je crois ; et je me suis levée pour débarrasser la table.
Au bout d’un instant, il m’a demandé l’heure et, en la lui disant, je n’ai pu m’empêcher d’ajouter :
— J’ai peur que les jours ne vous paraissent bien longs ici, Monsieur, et que vous ne vous ennuyiez cruellement avant peu ?
— Oh ! ce n’est pas à moi que je pense, a-t-il répondu aussitôt ; mais c’est pour vous que je m’effraie. Quelle charge, quelle affaire que cet étranger impotent qui s’implante tout à coup dans votre maison, et quel trouble cela va vous apporter !
Il allait entamer le chapitre des remerciements, quand je l’ai interrompu en disant vivement :
— Mais ne croyez pas cela : c’est que c’est justement tout le contraire !… J’en suis si contente !… ça m’amuse tant !
Je pensais à ma solitude en parlant ainsi, et à cette joie d’avoir une vie animée pendant deux mois au moins ; mais il l’a pris autrement, je crois, car il a continué en serrant les lèvres et en inclinant cérémonieusement la tête :
— Allons, tant mieux, à quelque chose malheur est bon, et je suis charmé de voir qu’il y aura du moins quelqu’un de satisfait dans cette affaire !
Benoîte est entrée à ce moment-là, et j’en ai profité pour me glisser dehors, car je ne savais plus que dire.
Somme toute, il ne me plaît pas du tout, ce monsieur, et n’était l’envie passionnée que j’ai d’obtenir de lui mon pardon et de lui faire oublier peu à peu ma déplorable violence, je le prendrais en grippe immédiatement et je le lui montrerais sans fard !
Cette froideur imperturbable me fait l’effet d’une bride qui cherche à retenir ma propre vivacité, comme si c’était son affaire, et cet œil railleur qui suit tout ce que je fais me donne envie de dire des insolences. Une fois son bandeau enlevé, quand il y en aura deux comme ça, ce ne sera plus tenable, et il me semble qu’à travers la porte, je les sens déjà qui pèsent sur moi !…
PIERRE A JACQUES
« Mon ami, je suis au courant de tout, et j’ai manœuvré si habilement pendant un tête-à-tête que le hasard m’a ménagé avec Benoîte, le garde du corps de mademoiselle d’Erlange, que je me suis fait raconter tout ce que le docteur avait jugé bon de me taire dans son récit.
» Mais d’abord je t’avais laissé, je crois, guettant derrière mon rideau l’entrée de ma blonde fée de la nuit passée, et tout curieux de la voir au grand jour.
» Eh bien, mon ami, tu me croiras si tu veux, mais la magie se continuait, et elle se présentait cette fois sous la forme familière et sympathique d’un gros terre-neuve frisé.
» L’intelligent animal marcha sans hésiter vers mon lit et, se dressant sur ses pattes de derrière, avec la grâce des éléphants de l’Hippodrome, inclina la tête pour me montrer un petit papier blanc attaché sur son collier.
» Et lors la belle princesse lui dépêcha un messager sous la forme d’un hippogriphe à trois têtes, plus noir que l’enfer, et qui devait avec moult détails lui déclarer ses volontés.
» Les volontés, cette fois, étaient rédigées en style simple et se résumaient à peu près à ceci :
» Que désire actuellement monsieur de Civreuse ? » L’écriture, échevelée comme des branches de saule un jour de grand vent, cheminait sans façon de bas en haut du petit carré, et les derniers mots, pris de court, montaient littéralement les uns sur les autres.
» A l’instant même, j’ai mal auguré de son auteur ! Qu’une femme n’écrive pas du tout si elle veut, mais, si elle se mêle de le faire, que ce soit joli, et que les traces de sa plume ne ressemblent pas à la promenade fantastique d’un hanneton affolé ! C’est plus fort que moi, mais cela me produit le même effet que si je voyais une mignonne marquise tirer de sa poche un gros mouchoir de cotonnade ou se parfumer au patchouli.
» Enfin, comme il n’était pas l’heure de philosopher et que le cou tendu du chien quêtait toujours sa réponse, je me décidai à avouer brutalement que je mourais de faim, et que ma meilleure ambition pour l’heure était d’avoir quelque chose à me mettre sous la dent. Ce n’était pas un madrigal, tant s’en faut, mais, ma foi, à une femme qui ne sait pas écrire ! Puis, comme je me baissais pour rattacher le ruban au collier, le chien fit un mouvement, et d’un simple coup d’épaule envoya par terre table, encrier et le reste. Assez penaud, j’ajoutai un post-scriptum pour annoncer le malheur, et une minute après ma jeune gardienne de la nuit dernière entrait.
» Elle était vêtue cette fois d’une robe quelconque, et avec ses cheveux tordus en huit, elle ressemblait d’une façon si désespérante à n’importe quelle femme, qu’elle me fit l’effet disparate d’un vieux portrait de Vélasquez qu’on aurait restauré en remplaçant une tête d’enfant par celle d’une bonne paysanne bourguignonne… Est-il permis d’avoir à sa portée tant de couleur locale et de ne pas en user !… Très insoucieuse de l’effet qu’elle me produisait, je crois, elle réparait le dégât sans mot dire, relevant la table, pompant l’encre, et promenant son linge du bout du pied sur le parquet.
» J’avais tenté tout d’abord de m’excuser le plus humblement du monde ; mais, dès les premiers mots, elle m’avait arrêté si prestement en disant : « Oh ! ne vous tourmentez pas, ça m’est si égal les taches ! » que, ma foi, je la laissai faire. Ensuite, elle est sortie pour aller au ravitaillement, et je suis resté avec mes pensées.
» Mon cher, cette jeune fille me déplaisait déjà positivement. Son apparence répondait exactement à son écriture, et cette dernière phrase me la complétait. Moi aussi, parbleu, je me moque des taches, et j’ai vu couler d’un œil serein plus d’un ruisseau d’encre ; mais d’elle, cela me choquait.
» S’il est une chose qui me déplaise entre toutes, c’est de rencontrer chez les autres, et particulièrement chez une femme, mes défauts dominants. Que diable ! je connais mon visage, et, quand je veux le voir, je n’ai qu’à m’approcher d’un miroir, sans qu’il me faille encore être forcé de retrouver ma grimace chez tout le monde. En tant que laideur, j’aime à changer, et mon bec d’aigle s’est toujours mieux accommodé du voisinage des petits nez de chien que de celui de ses pareils.
» A son retour, elle s’est mise à me servir le repas que la vieille venait d’apporter, se remuant avec une vivacité pleine de bonne volonté, mais qui était d’une maladresse si absolue qu’au bout d’un instant j’en étais à ne plus lui demander du pain. Il s’en fallait tout à coup d’une demi-ligne que son pouce ne sautât avec la tranche, la porcelaine se heurtait sous ses doigts, et tu n’as rien vu de moins féminin que cette jeune fille.
» Timidité, vas-tu me dire, et ce sont tes diables d’yeux verts qui la troublaient. Allons donc ! est-ce moi aussi qui suis fautif pour ce café, sorti de ses mains et que j’ai bu jusqu’à la lie ?
» Ah ! mon ami ! tout homme a son calice qu’il doit vider en ce monde, en attendant ceux que les promesses du purgatoire lui réservent encore, je le sais et je m’y résigne ; mais quelle amertume intolérable le mien avait revêtu ce jour-là !
» De loin, j’avais regardé mademoiselle d’Erlange accroupie devant l’âtre, préparant son mélange avec la sûreté du talent, et, encore qu’il me semblât peu catholique, ma propre inexpérience me défendait des jugements téméraires jusqu’à la dégustation du moins. Mais alors !
» As-tu dans ton passé de ces ressouvenirs de crèmes tournées ou manquées qui font pleurer de déception quand on est enfant ? Et vois-tu encore ce quelque chose d’épais et de trouble où des grains d’une origine inexpliquée nageaient et se multipliaient ? Mon pauvre Jacques, c’était cela même qu’on m’offrait ! J’avoue que j’étais vexé, et le fumet de ce moka qui me passait sous le nez en fumée, — sans le moindre jeu de mots, — m’a fait froncer le sourcil.
» Je t’entends, plaignant la pauvrette et me querellant sur ma maussaderie. Eh ! mon cher, garde ta pitié ; sa déconvenue n’a pas été longue, je t’assure, et même je crois bien qu’elle n’attendait qu’un signe de moi pour rire aux éclats.
» Mais, ma foi, je ne trouvais pas ça drôle du tout ; je n’ai pas remué, et, possédée de l’idée de tout réparer, elle a imaginé un expédient qui lui a semblé si fameux qu’elle me l’a annoncé avec un cri de joie. Puis elle a couru à une armoire, en a tiré un mouchoir de poche, et s’est mise à me décanter une tasse de son horrible boisson dans un des coins du linge qu’elle relevait délicatement. Il était tout blanc, je veux bien, mais avoue que cette passoire était d’un choix douteux et bien peu fait pour calmer mes susceptibilités !…
» J’ai bu ! Qu’est-ce que tu aurais fait, toi ? Mais ce goût âcre, avec cette petite arrière-saveur de lavande, de verveine ou de je ne sais quoi, recueillie en outre dans la batiste, c’était atroce !…
» Puis, avec la conscience du devoir accompli, elle est allée s’asseoir dans son grand fauteuil, contre le dossier duquel sa tête arrive aux trois quarts à peine, et j’ai tâché de la faire causer.
» Veux-tu l’ordre et le nombre de ses affections ? Elle n’en fait pas mystère : sa vieille bonne, son chien, et puis voilà ; car la tante n’arrive qu’en vingt-cinquième ordre en façon de remplissage… et encore !
» Quant à mon accident, elle m’en a dit tout de suite son sentiment sans se faire prier. Ça l’amuse, oh ! mais ça l’amuse, vois-tu ! Elle n’a jamais rien vu de plus drôle que cette aventure ! — Au moins aurai-je la satisfaction de penser que ça divertira toujours quelqu’un, si ce n’est pas moi !
» Établie sur ces prémisses, notre entente ne battait que d’une aile, comme tu comprends quand la duègne est rentrée fort à propos pour nous tirer de peine. Mademoiselle d’Erlange s’est envolée, et moi, qui par malheur n’en peux faire autant, je me suis carré dans mes oreillers, bien décidé à ne pas laisser aller Benoîte, puisque Benoîte il y a, sans avoir exprimé de sa vieille tête toutes les révélations qu’elle pouvait contenir.
» Seulement, nos deux volontés se trouvaient être là-dessus diamétralement opposées, et elle paraissait aussi résolue à se taire que moi à la faire parler. Aussi, pendant un grand quart d’heure, avons-nous littéralement joué à cache-cache ensemble, elle finassant, moi la ramenant droit au but, pour la voir me glisser de nouveau entre les doigts, jusqu’à ce que j’enlève la position rondement, à la hussarde !
» Mon ami, si tu l’oses, défends encore les petits doigts fins qui remuent si gentiment la porcelaine et qui savent apprêter un café si succulent, c’est leur propre marque que je porte au front, et mon antipathie contre mademoiselle d’Erlange était une prescience !
» Mauvaises intentions, je ne dis pas, mais action un peu vive, tu en conviendras, je pense, et surtout quand tu connaîtras la nature du projectile employé. Il est lourd, massif et d’un noble métal. Devines-tu ? Non, bien entendu, et je te le donnerais en cent que tu n’en serais pas plus avancé.
» Vois-tu dans un coin de ma chambre cette statue de saint Joseph qui s’enfonce dans l’angle, semblant vouloir gagner sur le mur ? C’est un joli morceau bien fini, ciselé en plein argent, que j’attribue sans hésiter à l’école italienne et qui pourrait être signé Cellini, tant le travail en est exquis ! Voilà cependant l’instrument de mon malheur !…
» Pour que tu puisses comprendre comment s’est produite cette bizarre attaque, revenons de quelques jours en arrière, et figure-toi mademoiselle d’Erlange alors si pénétrée des vertus de ce même saint, si croyante en lui, si pleine d’une vénération passionnée à son endroit, que le plus clair de ses journées se passait à ses pieds.
» Puis, tout d’un coup, sans raison apparente, soit déboire, soit lassitude, une scission profonde se produisant entre eux, et la jeune suppliante passant brusquement d’un sentiment à un autre, devenant aussi ardente dans la colère qu’elle s’était faite humble dans l’humilité, et enfin, dans un accès de rage impie, jetant ignominieusement au dehors la statue respectée.
» Ne plus la prier, c’était trop peu de chose encore ! Les vieux Sicambres ne sont pas les seuls qui aiment à brûler ce qu’ils ont adoré, et d’ailleurs, comme la brave Benoîte me le disait en soupirant : « Elle ne fait jamais les choses à demi, ma fille ! » Jusque-là, rien à dire de cette façon d’agir. Je ne connais pas les griefs de cette jeune révoltée, c’était son droit peut-être, et, en tout cas, c’était strictement son affaire ! Mais le plus triste, c’est que, tandis que se jouait cette scène intime, et selon le train ordinaire du monde, c’était un innocent qui s’apprêtait à payer pour les coupables !
» Tu le devines, mon ami ; pour cette fois, l’agneau de la fable allait être moi-même, et l’heure où la plus malavisée des rêveries me conduisait dans ce chemin désert dont je t’ai parlé était aussi l’instant précis où mademoiselle d’Erlange envoyait le pauvre saint à la volée à travers la campagne, commettant ainsi le double délit d’attenter à la vie de son prochain et d’infliger le plus mortifiant des traitements à un objet d’église.
» Celui-ci, d’ailleurs, n’y mit nulle façon, et oubliant tout caractère sacré et pacifique, il me décousit avec la maestria d’un éclat d’obus de profession. Et voilà comment, sans crime appréciable que la société ou les dieux puissent me reprocher, j’ai été mis à deux doigts de la mort, et je reste menacé d’un genou hors d’usage ou du moins fort déprécié, tout cela parce qu’une petite fille et une statue d’argent ont eu maille à partir ensemble.
» Que te semble maintenant de mademoiselle d’Erlange ? Ne crois-tu pas voir des griffes pousser sous ses ongles roses, et seras-tu tout à fait tranquille désormais durant les heures où elle me veillera seule ?… J’attends avec une curiosité que je ne peux te dire l’explication qui ne pourra pas manquer de se produire à ce sujet entre nous. Cette fière amazone montrera-t-elle quelque confusion ? Rien n’est moins certain, et je rassemble toute ma décision pour me tirer de là avec les honneurs de la guerre.
» Je suis la victime, quand le diable y serait ! Il ne faut pas qu’elle oublie cela ; et, si elle prend les choses par trop légèrement, j’arracherai mon bandeau comme on fait à la dernière page des romans d’Anne Radcliffe, et je lui montrerai ma plaie béante… »
Benoîte a parlé, M. Pierre sait tout ! Mon Dieu, que dire, et de quel air me présenter ? Voilà les mots que je me suis répété incessamment hier, sans jamais trouver que faire.
D’un côté, certainement, je n’étais pas fâchée que ce fût avoué. Les situations mal définies m’ont toujours été odieuses, et je me rappelle le temps où, étant petite fille, je demandais à ma tante « deux claques tout de suite », plutôt que la punition qu’elle me réservait pour le soir. Puisque cette fois encore j’étais sous le coup d’un blâme, je n’étais pas fâchée de savoir promptement ce qu’il allait être. Mais la façon de me présenter, le mot par lequel j’allais débuter ? C’était toujours ce qui ne me venait pas, ou du moins ce qui m’échappait, dès que j’approchais de la porte fatale.
Dix fois dans l’après-midi, j’en suis venue si près que je tournais à demi la serrure ; puis, toujours prise de peur au dernier moment, je me sauvais avant d’avoir achevé mon geste. Il semblait en vérité que toutes mes idées restaient entassées dans la bibliothèque, dont j’ai fait ma retraite et ma chambre depuis quelque temps, car aussitôt que je m’y trouvais, les mots m’arrivaient en foule, je gesticulais avec noblesse, et les phrases les plus propres à émouvoir un cœur hautain se pressaient sur mes lèvres. J’avançais ainsi jusqu’à un divan où je supposais M. de Civreuse étendu, afin que la répétition fût complète, et saisissant le coin d’un coussin comme je me proposais de le faire pour sa main :
— Monsieur, disais-je d’une voie émue, pardonnez-moi, je vous en supplie ! J’ai fait une folie dont le remords me restera toujours, et à laquelle je ne peux pas encore penser sans terreur ; mais voyez combien je suis malheureuse, et dites-moi, je vous en prie, que vous ne m’en voulez pas trop ! Jusque-là, je sais que je ne pourrais pas m’adresser une bonne parole, et je hais de ne point vivre en paix avec moi-même, car les reproches que je me fais sont bien plus durs que tous ceux que vous pourriez imaginer !
Le coussin attirait ma main à lui, baisait courtoisement le bout de mes ongles et me donnait l’absolution sans trop se faire prier. Là-dessus, je repartais pénétrée de mon sujet ; mais, en passant ma porte, mon discours se troublait déjà ; à la traversée de l’antichambre il m’en échappait une moitié, et l’autre s’égrenait dans le reste du trajet, si bien que j’arrivais les mains vides à l’endroit décisif…
C’est alors que je revenais d’un bond et, par un sortilège inexplicable, sur mon passage, mes idées se retrouvaient d’elles-mêmes se relevant des dalles, sortant des boiseries et rentrant toutes à leur place, de façon qu’en arrivant auprès du divan symbolique, j’avais reconquis mon aisance, et j’étais de nouveau en mesure de l’attendrir par d’autres propos analogues aux premiers, mais toujours plus persuasifs.
Il fallait en finir pourtant ; le jour baissait, et je ne pouvais pas condamner M. de Civreuse à l’obscurité, faute d’oser entrer pour lui apporter sa lampe. Il était évident que, tant que je réfléchirais ainsi, je repasserais par ces mêmes alternatives ridicules, et il ne me restait qu’à me prendre moi-même en traître.
C’est alors que, tête baissée, comme un objet qu’on lance, j’ai franchi la porte et, d’un trait, je suis arrivée près du lit, me fiant à mon étoile pour trouver ce mot heureux du début qui m’était si nécessaire et qui allait venir cette fois, je crois.
Mais M. de Civreuse, après m’avoir saluée, s’était mis à regarder derrière moi dans le fond de la chambre avec une persistance tellement singulière, se penchant pour mieux voir, dardant obstinément son œil sur la porte que, malgré ma préoccupation, je me retournai, saisie de l’idée que je traînais avec ma robe quelque objet inattendu ou burlesque. Il n’y avait rien du tout, et, comme je le regardais toute surprise :
— Je vous croyais poursuivie, Mademoiselle, me dit-il tranquillement.
Puis il renfonça sa tête dans son oreiller avec un geste de soulagement, laissant retomber sa paupière d’un air détaché, et si fort à son aise, si peu préparé aux explications émues que je lui réservais, que plus d’une audace en aurait perdu courage comme moi, je crois. Debout, immobile, avec la perplexité évidente de mon regard, mes lèvres qui commençaient toujours des mots sans jamais les finir, et ma lampe que je ne songeais pas à poser, j’étais en pleine gaucherie, et j’aurais donné beaucoup à qui m’eût assuré quelque chose de la superbe attitude de M. de Civreuse, ou tout au moins le placement naturel de mes bras et de mes pieds, dont la conduite ne m’avait jamais paru si difficile.
Quant à lui, il s’appuyait en arrière avec des nonchalances majestueuses d’empereur romain, n’ayant nul mouvement maladroit à craindre dans sa commode situation et jouissant insolemment de tous ses avantages.
Cela ne devait pas durer longtemps ainsi, sous peine d’arriver au ridicule, et, d’ailleurs, cette froideur provocante agissait sur moi comme un coup de fouet. Puisqu’il ne voulait pas m’aider, ma foi, tant pis ! j’allais parler tout droit au petit bonheur, et lui expliquer les choses sans plus de façons.
Et ce fut aussitôt fait que dit. J’avançai d’un pas encore et, mettant la lumière sur la table :
— Monsieur, commençai-je rapidement, voici votre lampe, — c’était tout ce que j’avais trouvé de plus original comme début, — et je vous prie de croire à tous mes regrets pour le déplorable accident dont vous souffrez encore ; mais, en vérité, ce n’est pas ma faute !
— Mon Dieu, je ne crois pas qu’on puisse m’en accuser non plus, fit-il tranquillement en relevant le front et en me regardant.
— Je ne dis pas, balbutiai-je, perdant contenance.
Et comme il hochait la tête d’un air qui signifiait : « Allons, c’est bien heureux ! » je repris en m’interrompant vivement :
— C’est-à-dire que je sais bien que c’est ma faute, en réalité ; mais ce que j’entends, c’est que je ne l’ai pas fait exprès.
— Mademoiselle, je le crois, répondit-il avec son sourire railleur.
— Car enfin, continuai-je en m’animant, comment pouvais-je savoir qu’il y avait quelqu’un là ? C’est tout à fait à nous, ce chemin, et personne n’y passe habituellement.
— Mais c’est certain, répliqua-t-il avec le même flegme ; c’est moi qui me suis rencontré là absolument hors de propos, et dès lors que je me trouvais chez vous, vous étiez complètement dans votre droit. Les seigneurs n’ont-ils pas haute et basse main sur leurs terres, et chacun enfin n’a-t-il pas la liberté de vider ses querelles à sa façon et sans crier gare ? C’est affaire à ceux qui passent de lever la tête et de parer les coups !
— Ah ! Monsieur, m’écriai-je alors, au comble de l’indignation, vous me faites dire des sottises que vous savez bien que je ne pense pas, et vous répondez bien méchamment au pardon que je vous demande !…
Et, comme je sentais que les larmes me gagnaient malgré tous mes efforts, j’allais me sauver quand il m’arrêta du geste et me dit, en oubliant cette fois son insupportable froideur :
— Mademoiselle, c’est moi qui vous demande pardon maintenant. Je suis un animal, et je voudrais me battre pour avoir fait pleurer la garde-malade dévouée qui veille si bien sur moi ! M’excusez-vous ?
Mais autre chose est de faire couler des larmes ou de les arrêter. Je souriais, je répondais : « Oui, oui, » avec ma tête ; mais c’était commencé et il fallait que ça eût son cours, et j’avais beau mordre mes lèvres, enfoncer sur mes yeux mon mouchoir, bien serré en petit tampon, y mettre la meilleure volonté du monde enfin, je ressemblais à une fontaine.
De temps en temps, M. de Civreuse répétait ses excuses, et, ma foi, tout au fond du cœur, je n’étais pas fâchée de voir enfin dans ce grand œil glacial un peu d’anxiété et d’embarras. Après tout le trouble qu’il m’avait causé depuis quinze jours, c’était de bonne guerre. Pourtant je n’y ai mis nulle malice, je me suis calmée dès que je l’ai pu, car je voyais combien cette attente le gênait, et, tous les deux, nous avons repris ensemble, dès que j’ai eu retrouvé ma voix :
— Alors vous ne m’en voulez pas ?
— Vous me pardonnez vraiment, alors ?
Je lui ai tendu la main, reprenant le fil de mon programme où je l’avais laissé ; seulement il s’est contenté de la serrer tout doucement, et il a ajouté en riant, mais cette fois sans noirceur :
— Amnistie complète enfin, même pour lui, n’est-ce pas ?
Et il me montrait du doigt la malheureuse statue de mon saint Joseph, qui se retrouve par je ne sais quel prodige dans un des coins de la chambre.
J’ai rougi jusqu’aux yeux, augmentant ainsi la chaleur de ma figure, que je sentais déjà brûlante, et où je devinais mon nez tout gonflé et déplorablement luisant ; et, comme je ne répondais rien, M. de Civreuse a eu peur que je ne me remisse à pleurer, et il s’est dépêché d’ajouter :
— Mais soyez tranquille, Mademoiselle ; je ne sais rien de la nature de vos griefs, je ne connais que la punition sans ses causes.
— Je le pense bien, lui ai-je répondu, car il aurait fallu lire à travers mon front pour cela. Je n’en ai rien dit à personne.
Il n’a pas insisté, et je suis partie pour aller mouiller mes yeux.
Le docteur, qui sort d’ici, est enchanté du front de son blessé. Il dit que le mal disparaît avec la rapidité d’un miracle ; mais, quant au genou, il m’a avoué en confidence qu’il ne voit aucun mieux jusqu’à présent, et que le temps et une immobilité absolue sont les seules choses qui peuvent assurer une guérison complète. Fasse le ciel que M. de Civreuse consente à avaler de bonne grâce ces deux amères médecines !
Quant à moi, c’est avec un soulagement que je ne peux pas dire que je reste à présent auprès de mon malade. Il n’y a plus d’explication pénible à redouter entre nous, et encore que son humeur n’en soit pas sensiblement adoucie, cela me met du moins beaucoup plus à l’aise.
Pour lui, il reste un peu sombre, toujours froid, et avec cette tendance à l’ironie qui se fait jour à tout propos.
— Je suis né grognon, voyez-vous, me disait-il tout à l’heure, et, comme personne n’a songé à tirer cette mauvaise herbe en mon printemps, c’est maintenant un petit chêne dont moi-même je ne fais plus façon.
— Et vos amis, qu’est-ce qu’ils en disent ? lui ai-je demandé.
— Mais ils s’en accommodent généralement, ou bien quand ils sont las, ils élaguent un peu.
— Ma foi, ils sont bien bons, n’ai-je pu m’empêcher de répliquer ; à leur place, je chercherais un autre ombrage que ce petit chêne, il ne me semble pas sûr !…
Il a froncé le sourcil. C’est sa manière quand il n’est pas content, et qu’il ne veut pourtant rien dire, et j’ai découvert que cela signifie en propres termes : « Allez vous promener ! » Alors j’y ai été, et j’y suis encore.
En fin de compte, je suis comme ses amis, je trouve qu’il y a singulièrement à élaguer parmi les branches de ce chêne-là, et qu’il a poussé tortu, quoique vigoureux.
PIERRE A JACQUES
« Mon ami, connais-tu un argument à la fois plus banal et plus irrésistible que les larmes ? C’est vieux comme le péché, tout le monde en use, tout le monde aussi connaît la simplicité du procédé, et cependant tout le monde s’y attendrit encore malgré soi. Ève a obtenu son premier pardon et scellé sa première réconciliation de ce liquide bienfaisant, et mademoiselle d’Erlange, — soit dit sans comparaison, — a si bien fait tout à l’heure que non seulement la paix est signée entre nous, mais encore que c’est moi-même qui ai demandé grâce.
» Imagines-tu un rôle tout ensemble plus ridicule et plus gênant que celui d’un homme qui fait pleurer une femme, quand cette femme lui est tout à fait étrangère ? Les yeux dans son mouchoir, la voix inégale, ses explications coupées de gros soupirs et qui vous arrivent par fragments, il semble en vérité qu’on soit un bourreau, et on ne sait quelle contenance est bonne à prendre. La regarder, c’est indiscret. Détourner la tête, c’est cynique ; on a l’air de dire : « Je m’en moque ! » et il ne reste qu’à jurer qu’on est le plus grand des misérables, et à solliciter humblement son pardon.
» Puis, je ne sais si tu sens ainsi, mais toute chose mal connue et rarement éprouvée impressionne davantage. Qu’on me parle d’entailles ou de bras cassés, je sais ce que c’est, j’en ai eu. Mais ces pleurs, ce flot pressé, impétueux, ininterrompu, cela ressemble si peu aux larmes que j’ai jamais versées, larmes rares et toujours cachées, que je les regardais avec cette vague frayeur de l’inconnu, me demandant quand et comment ils allaient finir, ce que mademoiselle d’Erlange éprouverait ensuite, et si elle ne risquait pas de se fondre ainsi tout entière comme une naïade alimentant quelque source vive ! Aussi étais-je prêt à toutes les capitulations, et me suis-je tenu comme heureux de troquer grief contre grief, et de lui donner mon entier pardon en échange de celui que je recevais d’elle.
» Il n’y a que ce pauvre saint avec qui elle ne veut pas entendre parler d’accommodement ! J’ai tenté de me porter médiateur, mais les faits ont dû être bien graves, car elle est restée froide, et je ne veux pas compromettre une paix si fraîche encore et si chèrement achetée par un zèle intempestif.
» Et moi qui faisais tant d’état de l’entrevue, qui me voyais si maître de cette tête folle dans mon juste courroux, qui arrangeais si bien dans mon esprit toutes les vérités que je voulais lui dire et qu’il serait heureux cependant qu’elle entendît une fois ! Tu ris, traître ! c’est bien hors de propos, je t’assure, et jamais je ne fus moins disposé à te faire raison !… Notre paix d’ailleurs n’est encore qu’une paix armée. L’entente est faite sur un point, sur un point seulement. Nous ne reparlerons plus désormais de la raison qui nous procure l’avantage de ce tête-à-tête d’un mois auquel je ne peux pas songer sans frémir ; mais, à côté de cela, les causes de dissentiment ne nous manqueront pas, je crois.
» Figure-toi toutes les oppositions du monde : le blanc et le noir, l’eau et le feu, deux chevaux perpétuellement lancés au galop et qui tournent chacun dans un sens, de façon à se heurter régulièrement à chaque tour de cirque avec les horions que tu devines, et tu nous verras dans la grande salle boisée où je me recolle comme le plus vulgaire des objets d’étagère ficelé soigneusement jusqu’à sécheresse parfaite.
» Et encore, non, tiens, ma définition est mauvaise. Ne lis pas opposition absolue, car elle me ressemble, mon cher, et c’est là ce qui m’en est odieux, je te l’ai dit déjà ! On l’a habillée d’une robe, ornée d’une chevelure ad hoc à laquelle je n’aurais pu prétendre qu’à l’époque belliqueuse des Mérovingiens, dotée d’une prime fleur de candeur et de naïveté qui évidemment n’est plus mon partage, et, à part cela, nous sommes frères jumeaux. Or, pour une femme, tu me l’accorderas, il y a meilleur modèle à prendre que ton ami, et elle gagnerait assurément en grâce et en charme tant ce qu’elle perdrait en similitude. Entre tous les genres, le genre « bon garçon » est celui qui m’a toujours déplu davantage. Je l’aimerais mieux rêveuse, coquette, prude, sujette aux vapeurs, tout ce que tu voudras, enfin, qui me permît d’étudier la variété sur le vif pendant ma réclusion plutôt qu’avec cette assurance joviale et capricieuse qui se traduit par le shake hand classique qu’ont importé chez nous les mains nerveuses et les coudes pointus des filles d’Albion, et qui est la chose que je leur pardonne le moins, après leur laideur, toutefois ! Tout à l’heure, au milieu de ses larmes, elle était plus femme déjà. Ce qui n’est point pour dire que, pendant ce moment-là, je m’amusais beaucoup plus, ni que j’étais alors précisément à mon aise ; mais j’aime le respect des vieux usages, et je veux les jeunes filles timides, soumises, un peu poltronnes au besoin, un peu idéalistes, d’une octave plus haut que nous enfin, comme l’écart entre les voix masculines et féminines !
» Après cela, je ne m’en distrairai que mieux peut-être. Je partais en quête de pays nouveaux, de types étranges, d’individus originaux à étudier, et on prétend que ce que les Français connaissent le moins, c’est la France ! Étudions la France, mon ami, puisque nous y voici, et reçois les notes du voyageur avec la même bienveillance que si elles t’arrivaient des bords sacrés du Gange ou des sommets non moins sacrés de l’Himalaya. Elles auront du moins le mérite de plus de fraîcheur qu’après ce long trajet, et quand on pense à toutes les jolies choses que Bernardin de Saint-Pierre savait découvrir sur une seule feuille de fraisier, il faudrait que je fusse un grand maladroit pour n’en pas faire autant dans un arpent et plus qui m’entoure.
» Mais me voici loin de mon affaire, je broutille aux considérations philosophiques comme un simple baudet au milieu du chemin, et l’équipage dans lequel je te conduis en cahote un peu, je crois. Tu veux l’histoire, n’est-ce pas ? Nous en étions restés aux larmes de mademoiselle d’Erlange, il me semble, et je gage que tu te figures bonnement que d’un seul mot j’allais les arrêter, comme je dois confesser que je les avais fait jaillir. Je m’excusais, c’était fini, et encore nous n’en étions qu’en plus parfait accord par la suite.
» Oh ! mon ami ! Dieu te garde de provoquer jamais une crise dont tu ne peux plus te voir maître au bout d’un instant, car c’est terrible ! On se sent petit devant un torrent débordé, dit-on, parce que c’est quelque chose d’impossible à maîtriser qui vous côtoie… Que me diras-tu donc des larmes d’une jeune fille ! Endigue-t-on davantage cela ? Je me faisais doux, je me faisais humble ; en vérité, je devenais plat, et le flot coulait toujours pourtant, et c’était merveille de voir toujours ce même petit mouchoir, large comme la paume de ma main, tourné, retourné, pétri en tout sens, et suffisant encore à la besogne ! Plié, il remplissait juste le creux d’un œil, si bien qu’il fallait les tamponner l’un après l’autre ; mais c’était fait d’un mouvement si prompt qu’on ne s’apercevait presque plus qu’il fût dédoublé, et, malgré la gêne que je ressentais, je ne pouvais pas m’empêcher de suivre curieusement cette admirable dextérité.
» Je dois dire cependant que mademoiselle d’Erlange n’a point abusé de la situation ; elle s’est calmée aussitôt qu’elle l’a pu, m’a tendu la main sans rancune, je crois, et, à ma prière, s’est assise près de moi, au lieu de se sauver comme elle en avait manifestement l’intention.
» Il me restait à réparer, et le quart d’heure de Rabelais de ma maladresse devait se solder par beaucoup d’amabilités, je le sentais. Il me fallait faire des frais, causer, la distraire, ôter enfin à ma brutalité tout ce qu’elle avait de trop violent, et… je ne m’en suis pas trop mal tiré, je pense !
» Au commencement, de gros soupirs entrecoupaient ses paroles, de vrais soupirs d’enfant en détresse, et une larme qui reparaissait de temps en temps au bord des cils rappelait l’intervention du fameux mouchoir ; mais, peu à peu, elle s’est animée, si bien même qu’au bout d’un instant je la suivais avec peine.
» Parler semble pour elle un plaisir extrême ; elle le fait avec vivacité, sans grande suite, et comme s’il s’agissait simplement d’un exercice hygiénique pour sa langue. Les questions, les réflexions, les faits se précipitent dans un curieux pêle-mêle ; elle prend ses idées à même le tas, sans trier, et les jette comme on lance du grain à des moineaux : « Hop ! hop ! attrape qui peut ! » Je gage bien que la parabole du semeur de l’Évangile ne l’a pas fait rêver souvent, et que ce qui se perd de grain aux broussailles du chemin ou sur les roches arides est le plus mince de ses soucis !
» Ne crois pas pourtant qu’il s’agisse d’une bavarde vulgaire : son intarissable animation est plutôt une surabondance de vie, si je ne me trompe, et elle dépense sa force là, faute de pouvoir l’employer suffisamment ailleurs, quoiqu’elle y prenne déjà peine pourtant, je t’assure ! Tout en causant, elle va et vient, lutine son chien, arrange et dérange le feu vingt fois dans une heure, si bien qu’elle l’éteint à moitié et remplit la chambre de fumée. Elle ouvre alors les fenêtres en s’excusant, et rétablit un bûcher dont les flammes lèchent l’entablement de la cheminée, et qu’il faut arroser d’un seau d’eau pour nous garder d’un plus grand malheur.
» Assise, elle ramène successivement ses deux pieds sous elle, à la turque, — comme son café, — et balance son buste en parlant de la manière la plus inquiétante pour son équilibre, qu’elle conserve cependant d’une façon merveilleuse, il faut lui rendre justice, et je soufflais à la suivre de l’œil.
» — Je vous trouve fiévreux, me disait peu après mon docteur ; que se passe-t-il ? Est-ce que nous vous aurions nourri trop tôt, et faut-il nous remettre à vous doser un bouillon de malade ?
» — Dosez-moi plutôt ce feu follet ! avais-je envie de lui répondre.
» Mais, à tout prendre, vois-tu, Jacques, quatorze heures de solitude par jour, c’est beaucoup quand on est pris par la patte : ne médisons pas trop des intermèdes.
» Notre conversation, très variée, m’a mis un peu au courant de ce qui nous entoure, choses et gens.
» Le château dont je t’ai parlé, trop pompeusement peut-être, n’est pas décidément tout ce que j’en attendais, et, comme les décors de théâtre, derrière la façade qu’il montre au public, il cache plus d’une déception. Sa splendeur date de Louis XIII et sa décadence de la Révolution ; ce qui prouve, te dirait M. Prud’homme, que le bonheur sur cette terre dure plus que le malheur, contrairement à tout ce qu’on affirme à ce sujet, et ce qui signifie, je crois, tout bonnement, que cent ans est la limite extrême pendant laquelle des pierres consentent à tenir debout sans que personne les y aide. Quoi qu’il en soit, il a disparu déjà du noble bâtiment une aile tout entière, un clocheton et deux tourelles.
» Elles ont croulé d’ailleurs sans violence, en tourelles de bonne compagnie, comme des gens trop las d’être debout, et qui s’assoient à terre faute de mieux. Puis le lierre qu’elles avaient entraîné s’est remis à verdoyer, les herbes folles et les giroflées, voyant qu’on ne songeait pas à déblayer, ont commencé à fleurir, et, l’an d’après, les oiseaux y ont niché, trouvant l’abri sûr et le parterre odorant.
» Histoire de vieux murs, me diras-tu. Je connais ta ruine sans que tu me la décrives : elles se ressemblent toutes, ces décadences de châteaux !
» Et la façon dont les propriétaires agissent en pareil cas se ressemble-t-elle aussi partout ? Et crois-tu que tu as vu beaucoup d’endroits où on fasse ce qu’on fait à Erlange dans ces circonstances-là ?…
» Quand les lézardes se multiplient par trop, que leur entre-bâillure prend l’air sinistre de gens qui poussent leur dernier soupir, et que les pierres hochent décidément les jours de grand vent, chacun rassemble ses affaires personnelles, ou réunit tout ce qui se manie sans trop de peine, et philosophiquement on transporte son bagage et soi-même dans une autre partie plus hospitalière et qui tienne encore debout.
» Puis le premier ouragan a raison du radeau qu’on vient ainsi d’abandonner, il s’abat et devient le palais des hiboux et des fouines, pendant que les émigrants refont leur nid à côté, s’accommodant des nouveaux espaces, découvrant des avantages ou des misères, et pas plus émus qu’une tribu de Gaulois qui a décampé du matin pour changer de cieux et de gibier !
» On a déjà quitté ainsi successivement la tour du Sud pour la tour du Nord et l’aile droite pour le centre, et si le centre fléchit à son tour, — mon Dieu, avec ces neiges qui l’écrasent, il faut s’attendre à tout ! — il restera encore l’aile gauche remise à neuf plus récemment, puis une tour, deux tours même, je crois, une chapelle et les communs.
» En voilà pour assurer le loyer des petits enfants de mademoiselle d’Erlange et, à plus forte raison, la vie de cette tante mystérieuse, insaisissable, qui est encore une inconnue pour moi, et que je me prends parfois à croire un simple mythe.
» Tout cela est certainement le dernier mot de la philosophie, si ce n’est pas de la démence, et pourtant c’est textuel. Mademoiselle d’Erlange paraît même considérer la chose comme très simple. On dirait, à l’entendre, qu’elle parle du changement le plus insignifiant, comme l’obligation de se déplacer dans un jardin quand le soleil vient vous chercher à l’ombre d’un massif, ou quelque chose d’analogue.
» — Dame, puisque ça tombait, qu’auriez-vous fait ? m’a-t-elle dit en me voyant ouvrir de grands yeux ; vous seriez resté, vous ?
» — Non, mais j’aurais restauré, lui ai-je répondu.
» — Avec qui ? Avec Benoîte et moi comme maçons et Françoise pour nous gâcher le plâtre avec ses sabots ?
» — Qui est Françoise ?
» — Ma jument, une bonne vieille bête qui butte pour rentrer dans son écurie et que je vous montrerai quelque jour. C’est ma troisième affection.
» — Mais ne trouvez-vous pas, pourtant, n’ai-je pu m’empêcher de reprendre, que c’est une pitié de laisser crouler ainsi une belle habitation, et madame votre tante ne le sent-elle pas ?
» — Peuh ! a-t-elle repris en haussant les épaules et en riant ironiquement, ma tante sait bien que le dernier pan de mur d’Erlange lui survivra, et, puisqu’elle est assurée d’un abri jusqu’à la fin de ses jours, qu’est-ce que vous voulez « qu’après » lui fasse ?
» Je n’ai pas osé insister : la question devenait trop personnelle, et nous en sommes revenus aux généralités. Très joyeusement, ma jeune interlocutrice m’a raconté comment elle avait meublé sa chambre, tirant de chacune des pièces ce qui y restait, et allant jusqu’à faire main basse sur les prie-Dieu de la chapelle.
» Ainsi s’explique cette profusion monacale et bizarre de stalles de religieux qui m’avait frappé à mon premier réveil.
» Elle appelle ça « ses chaises volantes », et, tout en parlant, elle les tirait l’une après l’autre jusque devant mon lit pour me les faire voir.
» — Elles sont toutes pareilles, ce n’est pas varié, n’est-ce pas ? disait-elle en les tournant, mais c’est mignon à côté de mes canapés. Avez-vous vu les personnages de mes canapés ?
» Et elle s’attelait pour en tirer un jusqu’à moi, le roulant d’un bout à l’autre de la chambre avec un affreux vacarme, et le ramenant contre le mur avec la même rapidité.
» D’après tout ce que j’ai compris, le château est donc aussi désolé à l’intérieur qu’à l’extérieur, et je m’étonnais en me demandant quelle est la bande de pillards qui l’a ainsi dévasté. L’insouciance et l’incurie n’y auraient pas suffi, et le temps n’emporte pas un mobilier sur son dos à lui tout seul sans que la misère l’y aide quelque peu. Cette idée me tourmentait, car ma présence, dans ce cas, pouvait être une lourde charge pour mes hôtesses, et je me promettais de m’en ouvrir au docteur, quand mademoiselle d’Erlange a pris le taureau par les cornes, lisant miraculeusement derrière mon front ce qui m’occupait et le traduisant aussitôt avec clarté.
» — Vous voilà tout soucieux, Monsieur, parce que vous nous trouvez moins riches que vous ne l’imaginiez d’abord ! s’est-elle écriée. Mais rassurez-vous ! s’il ne pousse point à Erlange les quelques tables et chaises nécessaires pour nous remeubler, nous y avons tous les légumes de la Saint-Jean, sans compter poules et canards, et comme ma tante qui tient fort à son pauvre moi, trouve toujours moyen de ne point pâtir, il faut bien supposer qu’elle n’est pas arrivée au fond de son bas de laine, et que la disette ne nous menace pas encore. Puis, en définitive, dites-vous que vous auriez mauvaise grâce à vous tourmenter de cela, car ce n’est assurément pas votre faute si vous êtes ici aujourd’hui, et il est assez d’usage en tous lieux qu’on héberge ses prisonniers.
» Cette franche explication m’a mis à l’aise, et je n’ai plus fait que m’excuser d’avoir dépossédé mademoiselle d’Erlange de sa chambre, lui demandant en grâce de la reprendre et de me faire transporter ailleurs. Mais elle a refusé, m’a répondu « qu’ailleurs » ici était un mot prétentieux, et que, du reste, elle tenait à me voir demeurer sur le lieu même du délit pour en faire une sorte de chapelle expiatoire.
» Tout ceci m’a fait comprendre plus d’une étrangeté qui m’avait frappé dès le début dans les inégalités de mon service de table, et je m’explique l’assemblage de cette porcelaine de Sèvres, du grand verre de Venise où mon vin me semble de l’or liquide, de l’argenterie massive que je n’aime pas à voir mademoiselle d’Erlange manier trop près de moi, mêlées à la serviette de grosse toile bise et à ce couteau à treize sous qui complètent mon couvert.
» Hier, je m’escrimais avec, déchirant ma viande comme un jeune chien, me servant successivement du dos et du tranchant sans plus de succès, et tout près de m’impatienter.
» — Il coupe mal, n’est-ce pas ? m’a dit mademoiselle d’Erlange, qui me regardait faire avec jubilation, et vous êtes tout en colère !… Attendez, j’ai quelque chose qui fera votre affaire.
» Elle a couru à un tiroir et m’a rapporté triomphalement un petit poignard enfermé dans une gaine d’ivoire très fouillé, qu’elle a sorti d’un geste en faisant jaillir un éclair bleu, et avec une vivacité qui m’a fait frémir.
» — Voilà, m’a-t-elle dit, il taille comme un ange : je m’en sers toujours pour mes plumes. Le voulez-vous ?
» Ainsi se compose mon couvert, mon ami, et tu as à présent une idée assez exacte de mon abri, comme du personnel de mon entourage : la tante-fantôme, mon docteur, Benoîte, Un, et enfin mademoiselle Colette, car tel est le nom de mademoiselle d’Erlange, qui a bien voulu m’en faire part elle-même, ainsi que des réflexions qu’il lui suggérait.
» — Un drôle de nom, n’est-ce pas ? disait-elle : Col… Colette… Pourquoi pas Collerette ? Qu’est-ce que ça veut dire, et d’où ça peut-il venir ?
» — Mais de la sainte du calendrier, je suppose…
» — C’est probable ! je n’y ai jamais songé ! Je croyais qu’on avait imaginé ça pour moi. Mais vous la connaissez donc, sainte Colette ? Peut-être l’avez-vous priée contre les rages de dent ? Il paraît que c’est souverain et qu’on est certain de la guérison en s’adressant à elle !…
» — Je vous avouerai que non ! ai-je répondu ; d’une part, mes dents se sont tirées d’affaire toutes seules jusqu’à présent, et, de l’autre, votre insuccès me dégoûterait à tout jamais des neuvaines, car je n’aurais pas la fatuité de croire que je pourrais réussir là où vous avez échoué si complètement.
» Elle a rougi jusqu’à l’extrémité de ses doigts en détournant la tête ; mais, au bout d’un instant, elle a repris plus bas :
» — Oh ! c’est que moi je demandais du très difficile ; c’est pour ça !
» Elle avait peur, évidemment, de me décourager par son insuccès et de m’induire en tentation ou en révolte, et moitié pour sa candeur, moitié parce que je craignais de l’avoir froissée, j’ai ajouté en manière de conclusion :
» — Il est certain qu’il ne faut jamais désespérer de rien, et peut-être ce que vous souhaitez est-il beaucoup plus près de vous que vous ne le pensez !…
» Quant à sainte Colette, je ne crois que faiblement à ses vertus, voilà la vérité ; mais si tu entendais parler d’une de ses célestes compagnes qui présidât au reboutement des fractures, mets-lui un cierge, mon ami, car je n’avance pas, malheureusement. »
Depuis quelque temps, une idée m’est venue, et j’ai beau lui hausser les épaules en plein visage, lui montrer que je la trouve absurde, elle reste là et s’implante chez moi, si bien que je n’ai plus en tête autre chose.
Mais c’est si fou que, pour l’écrire, je ferme ma porte à trois verrous et que je tourne deux pages blanches, afin de mettre bien à part cette imagination ridicule.
A force de réfléchir à ma dernière aventure, de repenser à la violente façon dont j’ai traité mon pauvre saint, à ma colère, à ce qui en est résulté, au jour enfin où M. de Civreuse a pénétré à Erlange, je me suis demandé,… je me suis dit qu’il était possible ;… enfin il m’est entré dans l’idée que peut-être saint Joseph avait exaucé mes prières malgré tout, et que M. de Civreuse était le sauveur et le héros attendu.
Je sais bien qu’il ne venait pas à Erlange, qu’il ne pensait pas à moi, et qu’à présent encore ses façons ne sont rien moins que galantes… Mais cette coïncidence pourtant !
Je demande de l’aide, et voilà que tout à coup, dans ma vie murée, pénètre un homme jeune, original et intéressant, sinon aimable, et tout à fait du bois dont on fait les héros ! N’est-ce pas un coup du ciel, en vérité ! La maussaderie et la fureur de ma tante m’en sont de sûrs garants, et ses assauts journaliers me montrent qu’elle pense comme moi que le libérateur de Colette est arrivé.
Quand je me fonds en excuses devant ma pauvre statue, que j’ai reprise, il me semble que son œil me sourit comme jadis et qu’elle me dit : « Tu vois bien que tu désespérais trop vite, et que je ne te trompais pas du tout ! » Puis, l’instant d’après, je me répète que je suis folle, et la figure glaciale de M. de Civreuse me revient en mémoire. Il se soucie de moi juste autant que de mon chien, et il est aisé de voir qu’il s’exaspère de l’arrêt qui l’attache ici.
Et pourtant si c’est écrit, il faudra bien qu’il y vienne, et même qu’il soit très content d’être endommagé comme le voilà, par-dessus le marché, car enfin sans cela il passait outre !
Son aspect ressemble-t-il tout à fait à l’idéal de mes songes d’été ? je ne me rappelle plus, car à présent, quand je cherche à évoquer l’image de mon beau ténébreux, c’est la figure de M. Pierre qui vient devant mes yeux, et je ne remonte point aux premières pages de mon cahier pour voir si je me trompe oui ou non, puisque je le trouve bien ainsi.
Son front, qu’on voit mal maintenant, est grand et large évidemment, ses cheveux sont châtains, coupés ras et dressés en brosse, son nez courbé est plutôt trop long, je crois ; sa bouche est toujours serrée, et sa barbe enfin n’est pas tout à fait une barbe, mais pas rien qu’une moustache non plus, et je voudrais bien lui demander comment elle s’appelle au juste.
Quant à la nuance de son œil, de ses yeux plutôt, car je suppose que l’autre est tout pareil à celui que je connais, elle est singulière : ce n’est pas bleu, ce n’est pas gris, et rien n’y ressemble davantage que l’eau des sources où je me mirais l’an dernier. Tout s’y trouve, jusqu’à l’ombre des nuages qu’on croirait y voir passer de temps en temps, car la couleur en varie suivant ses émotions, et le ton pâlit ou se fonce à tout instant.
Son teint est brun, sauf depuis une raie qui coupe le front et d’où la peau est restée blanche jusqu’aux cheveux, ce qui paraît tout drôle. On croirait qu’on a peint la figure d’une même nuance jusque-là et que, la couleur étant venue à manquer tout à coup, on a laissé le reste tel quel.
Son caractère, par exemple, est brusque, peu aimable, et il a l’air d’un homme si accoutumé à faire ses propres volontés, que celles des autres ne doivent plus compter beaucoup.
Je me figurais bien un tyran aussi tyran pour tout le monde, mais je le voyais s’adoucissant davantage à mon aspect…
D’ailleurs, quand j’ai bien rêvé ainsi, toute la folie qu’il y a à s’attacher à pareille idée me revient. Jamais prince Charmant se fit-il moins charmant pour séduire la dame de ses pensées ? et ne suis-je pas forcée de m’apercevoir que M. de Civreuse ne ressemble actuellement qu’à un dogue enchaîné, un dogue savant, très bien élevé, très au courant des belles manières, mais qui ne s’amuse pas du tout dans sa niche, c’est visible.
Et puis enfin, moi-même m’accommoderais-je de cette humeur sévère ? On dirait que, par un charme spécial, tout ce que je fais et tout ce que je dis est précisément le contraire de ce que je devrais dire ou faire, et je procure au sourcil de mon interlocuteur le plaisir d’une incessante gymnastique, tant il s’élève souvent dans les vifs étonnements que je lui cause. Or ce n’est pas pour être blâmée constamment qu’on attend depuis dix-huit ans sa liberté et un brin de joie…
Et pourtant la mère Lancien paraissait bien sûre de son affaire en me promettant le succès, et elle a tant vu de choses, et moi si peu !…
PIERRE A JACQUES
« Ah ! mon ami, que je t’attendais bien là, et que ta dernière lettre te ressemble donc !
» Tu t’enflammes, tu t’agites, tu bâtis tout un roman dans le vide, et tu me l’envoies en train express, en me demandant si tu n’es pas en retard et si tes félicitations arriveront avant ou après la cérémonie.
» Cet accident qui m’abat sur la grand’route, ce vieux château où on me transporte évanoui, cette jeune fille qui me veille nuit et jour, arrosant mon lit de ses pleurs, tout ça te grise et te transporte ; tu me vois épris, fou d’amour, agenouillé aux pieds de ma belle, autant qu’homme qui a la patte cassée peut s’agenouiller, bénissant les chemins impraticables, parce que cette solitude à deux est une joie, aimant mes misères, parce qu’elles m’ont donné l’accès d’Erlange, et l’hiver, parce qu’il fait notre nid d’aigle imprenable et inaccessible aux jaloux et aux curieux.
» Eh ! mon pauvre Jacques ! je n’ai pas ton tempérament de bois sec, ni ton envolée d’imagination, et tu dois te rappeler qu’autrefois déjà, quand nous allions dans le monde tous les deux ensemble, j’avais des cheveux blancs à côté de ta tête folle et de la fougue de tes caprices.
» Tandis que toi, comme un gourmand, dévorais dans une soirée une et jusqu’à deux passions, t’éprenant parfois si violemment de tes danseuses qu’après le cotillon tu allais jusqu’à rêver mariage, c’est à peine si je donnais mon cœur une fois la semaine. Et encore m’est-il arrivé d’un dimanche à l’autre, et parfois durant toute une quinzaine, de le sentir sans pulsations.
» Et tu veux, maintenant que je me suis brouillé avec le genre humain tout entier, avec les gentils camarades du boulevard comme avec les aimables mondaines, quand j’ai de tout par-dessus les deux yeux, que j’aille tomber amoureux comme un écolier et me charger d’une chaîne au moment où je secoue mes épaules avec bonheur !… Non ! non ! et, si tu veux la place, Jacques, foi de Civreuse, je te cède tout sans regrets, le lit à colonnes, la gouttière de plâtre, et la petite blonde par-dessus le marché !
» As-tu donc oublié déjà, mon pauvre ami, les deux années qui viennent de s’écouler ? Oui, évidemment, puisqu’elles n’ont été de ta part qu’un long dévouement, et que tu as dû, avec ta délicatesse farouche, t’imputer à crime de t’en souvenir. Seulement, pour moi, il n’en est pas de même, car il y a certaines choses dont l’amertume vous reste aux lèvres, quoi qu’on fasse pour la chasser, et mes expériences ont été de ce nombre.
» J’étais si niais, vois-tu, si absurdement confiant, si convaincu de tout ce qu’on me disait ! J’avais trente amis intimes, et je les croyais tous solides, tous dévoués et sincères.
» Dans vingt maisons de Paris, on m’ouvrait à grands battants les portes de l’intimité, et moi, qui m’y croyais reçu en souvenir de ma mère, j’y allais et j’y agissais comme si c’était sa main elle-même qui m’y eût présenté, sans l’ombre d’une arrière-pensée, et le seul évidemment qui n’eût pas d’arrière-pensée.
» Pauvre sot qui n’oubliais qu’une chose : c’étaient ces trois cent mille livres de rente bien solides, bien indépendantes, que je tenais à ma libre disposition dans mes deux mains d’orphelin, et qui prenais pour moi, comme une bête, toutes les prévenances qui ne s’adressaient qu’à elles !
» Puis, un matin, la ruine brusquement, tu te rappelles ? Mon banquier, un ami aussi, celui-là, versant tous mes capitaux dans des affaires si peu avouables qu’il n’avait point osé me consulter pour les y engloutir, et partant finalement avec tout ce qui restait pour édifier une nouvelle fortune dans la libre Amérique, et aussitôt, presque du même coup, ma nouvelle position se dessinant.
» C’est lent, le télégraphe, auprès des nouvelles qui se colportent de bouche en bouche ! Quatre heures après ma ruine, j’étais redevenu Pierre comme devant : chacun le savait, et au bout de huit jours j’étais oublié ! Les événements se tassent si vite à Paris ! A la suite de mon affaire, il y avait eu la chute d’un ministère, un divorce prononcé à huis clos, dont tous les journaux avaient crié le fort et le faible à son de trompe, et tu penses si la vague qui m’avait englouti était au large !
» Mes intimités de famille se fermèrent avec ensemble. A quoi bon inviter un homme qui n’est plus un prétendant possible ? Et je m’aperçus seulement alors que, dans chacun de ces cercles choisis, la fille de la maison avait invariablement entre dix-huit et vingt ans.
» Quant à mes amis, vois-tu, Jacques, ils furent tous parfaits ! Pas un qui ne traversât jusqu’à deux fois une rue ou un boulevard pour venir me serrer la main en me voyant de l’autre côté de la chaussée, pas un qui ne me témoignât sa sympathie.
» — Ce pauvre Civreuse, quelle guigne !
» — Quelle canaille que ce D*** : il est affiché, tu sais ? Et, à propos, fais-tu ta vente à l’hôtel Drouot ? La saison est excellente : c’est une chance, ça !
» — Quel plongeon, mon pauvre cher ! Ma parole, c’est à dégoûter de faire des placements ailleurs que dans sa paillasse !
» C’était gentil, tout ça, et ça m’allait droit au cœur. Mais, au bout de la quinzaine, ma vente était faite, mon entresol loué, je n’avais plus mes lundis, tu sais, mes réceptions à table ouverte, et je ne soupais plus au café Anglais ; de plus, enfin, j’avais passé la Seine !…
» Poursuit-on une aiguille dans une botte de foin, et un homme qui se loge au Jardin des Plantes ? De bonne foi, non ! et en moins de deux semaines, j’avais cette paix absolue, rêvée par bien des souffrances, mais qui, dans une grande ville où on a vécu heureux, s’appelle l’isolement plutôt que le repos.
» Mon histoire aurait pu finir là, et il ne resterait qu’à mettre un point, sauf à ouvrir une parenthèse sur la lutte avec la misère, si pour mon bonheur, en plus de mes trente amis intimes, je n’en avais eu encore un autre, un trente et unième que je n’avais jamais confondu dans le tas, d’ailleurs.
» Plus malin que les autres, celui-là découvrit ma retraite ; une fois dans la place, il ouvrit bravement ma caisse, et, la trouvant vide comme il s’y attendait, passa mon bras sous le sien et m’emmena chez lui, où il me contraignit à partager sa vie pendant deux années entières !
» Et c’est que le tout n’était pas encore de l’offrir, ami Jacques, permets-moi de te le dire une fois en face, puisque j’en ai l’occasion, c’était de le faire de telle façon que j’aie accepté d’emblée, et que j’aie vécu chez toi en parasite durant tout ce temps, sans l’ombre d’une arrière-pensée.
» Ne te récrie pas, c’était bien en parasite, car tu sais comme moi ce qu’est le salaire du travail des gens qui en cherchent parce qu’ils en ont besoin, et qui en cherchent du jour au lendemain, sans avoir passé par cette filière administrative qui fait la gloire de notre France.
» Qu’est-ce que j’ai gagné au juste, je ne me le rappelle pas ; mais si j’ai payé, bon an mal an, durant ces jours de peine, le quart du loyer de notre appartement et mon blanchisseur, c’est qu’on m’a fait des concessions, j’en suis certain !
» Quel état embrasser, en effet ? J’étais peintre à entrer sans conteste au Salon, quand je n’étais qu’un amateur ; mais je devenais barbouilleur à ne plus tirer cinquante francs d’une toile de six mètres dès qu’on soupçonnait que je la vendais pour m’en servir ! et, quant à la musique, il n’en faut pas parler ! Guitariste, c’était charmant sous les balcons, mais comme professeur, il ne m’aurait manqué que des élèves !…
» Il me restait le choix entre le surnumérariat aux finances, — trois ans d’espérances et de rêves ambitieux qu’on fait en songeant aux appointements de quinze cents francs qui couronnent ce petit noviciat, — la diplomatie et les consulats, — sans la possibilité de m’acheter les bottes vernies et les gants frais qui sont le nerf de la guerre là-dedans ; ou enfin le journalisme !
» A part cela, quand on a refusé de clouer son nom comme enseigne sur la porte d’un tripoteur d’affaires, dis-moi un peu comment un galant homme peut trouver à s’occuper dans Paris ?
» Aussi pensais-je à émigrer, et, sans toi, y a-t-il fort à croire que j’aurais suivi mon coquin d’homme à travers les mers. Mais tu étais là, et je suis resté, le cœur un peu froissé déjà, je t’avouerai, par tout ce que j’avais vu, mais loin d’imaginer le revirement subit qui m’attendait encore et l’étude morale qui allait me permettre de compléter la bête humaine sur le vif.
» Mon Dieu, je n’aurais eu qu’à ouvrir une des pages de La Rochefoucauld, j’aurais vu tout ça imprimé à l’avance. Mais qui est-ce qui croit La Rochefoucauld, avant d’avoir éprouvé par lui-même ce que son amère sagesse dénonce ?
» Bref, je n’ai pas à te rappeler le dénouement de comédie qui me réveilla un beau matin. Le tour de roue était complet, et la Fortune me rapportait d’une main ce qu’elle m’avait pris de l’autre. Mon vieux fripon, plus riche que jamais, était mort intestat et sans enfants, et ses lacs de pétrole, revendiqués vigoureusement par toutes ses dupes, allaient nous rendre à chacun nos droits. Nos créances étaient bonnes, et on nous servit jusqu’aux intérêts de la somme : les économies bien involontaires que nous avions faites depuis deux ans !…
» Trois jours après, Jacques, tu te rappelles ? les félicitations et les cartes pleuvaient chez nous, et de nouveau j’étais en possession de tous mes excellents compagnons. Il ne tenait qu’à moi de croire à un mauvais rêve, en vérité. Je m’éveillais, et tout ce que j’avais cru perdu rentrait à la fois par la même porte : l’or et l’amitié.
» Pour cette fois, c’était trop ! Un peu de patience, et je m’y serais trompé, peut-être. Mais, du jour au lendemain, cette vie qu’on voulait reprendre au point précis où elle était restée : ce déjeuner accepté deux ans avant et qu’on me réclamait ; cette valse, vieille de deux hivers, jaunie sur un carnet, et qu’on voulait me rappeler ! c’était vil et c’était grotesque à la fois, si bien que j’en riais, le cœur soulevé.
» Me dérober seulement, c’était trop peu. On m’avait fait désabusé, méchant et cynique, et avec un plaisir mauvais j’entrai dans toutes les combinaisons, je caressai tous les espoirs, je courtisai toutes les ambitions, pour faire la déception plus sensible le jour où je briserais d’un coup toutes les ficelles des pantins que je tenais dans ma main.
» Puis ulcéré, lassé, séparé forcément de toi par la maladie de ton oncle et l’hiver de réclusion qu’elle te préparait, trouvant faibles tous les mots qui expriment la haine du genre humain, je m’en fus possédé du désir d’entendre mentir en chinois, en arabe et en hindoustani, comme je l’avais entendu faire en français, afin de m’assurer du moins que mon pays n’était ni en avance ni en retard sur ses contemporains.
» Et c’est le moment que tu choisis pour me prêcher l’amour, la paix du ménage et la douce confiance qui en charme les heures !…
» Mon pauvre Jacques, tu es un grand fou, et mademoiselle d’Erlange, ne fût-elle pas pire que les autres femmes, ce qui n’est pas certain, est du moins semblable à elles toutes, ce qui est assez pour me faire fuir.
» Les preuves par lesquelles tu veux me convaincre de délit amoureux m’ont fait passer un bon moment, pourtant.
» — Tu es sans cesse avec elle, me dis-tu ; tu lui parles, tu la regardes, tu la traites de blonde fée : allons, Pierre, avoue que tu es pris !
» Pour n’être pas avec elle, ai-je donc des jambes qui me permettent de m’enfuir, voyons ? Veux-tu que je lui parle en détournant la tête, et vas-tu voir dans les plaisantes fantaisies de mon premier réveil autre chose que les enjolivements ordinaires des voyageurs qui racontent leurs aventures ?
» Quant à être blonde, mon ami, je n’y peux rien, elle est blonde, et je te l’ai dit tout droit sans penser à mal… Ceci me ramène à tes plaintes au sujet de mademoiselle d’Erlange : — Tu me forces à la rêver, me dis-tu ; à part ses cheveux, pas un indice, et tu t’attardes aux tapisseries, aux tours croulantes, aux fariboles enfin ! J’ai le cadre, je le sais par cœur, même. Mets-y le Greuze, je t’en prie !
» Le voici, et sincère d’une sincérité que mes yeux nullement prévenus, comme tu vois, peuvent te garantir absolue.
» Mademoiselle Colette est plutôt petite, ou du moins, sans l’être en réalité, elle le paraît. Cela tient-il à la finesse invraisemblable de sa taille, à sa tête, qui, comme celle des statues grecques, est menue, ou à la prestesse et à la multiplicité de ses mouvements ? on ne sait pas. Mais il est certain que debout, dans ses rares instants d’immobilité, elle monte droit et haut comme un bouleau qui s’élance, et que je la regarde alors tout surpris. Où a-t-elle pris cette coudée de plus ?
» Puis, quelque idée lui passe dans l’esprit, elle part à droite ou à gauche de son pas glissé, et ce n’est plus qu’un elfe échappé de bon matin du logis et qui rend visite à des humains. Or, tu le sais, mon ami, les elfes n’ont ni taille ni âge.
» Le nez est court, fin et un peu gamin, l’ovale est joli, plein comme un beau fruit, et le teint ambré.
» Ne lis pas jaune, nous ne sommes pas au Cambodge, c’est une peau transparente, sous laquelle luit perpétuellement un rayon de soleil. Le front est grand, la bouche bien faite, et quant aux yeux, je te dirais bien volontiers qu’ils sont superbes, si tu devais le prendre comme il faut ; mais tu le prendras mal, et tu verras des flammes et des élans de passion où il n’y aura qu’un signalement de passeport consciencieux, car un passeport lui-même les remarquerait, j’en réponds, et même les émargerait tout courant aux « signes particuliers », tant ils ressemblent peu à ce qu’on voit communément.
» Grands, superbement fendus, — autant sauter le pas ce soir, car je te connais, demain tu réclamerais, — ces yeux sont d’un noir profond, intense, et d’où sort un éclair incessant.
» La paupière baissée, c’est le calme d’un enfant qui dort ; relevée, c’est fulgurant, et on croirait qu’une lumière intérieure éclaire cet iris qui flambe.
» Le diamant noir existe-t-il ? Je n’en sais rien, quoiqu’on en parle souvent ; mais je crois que je me le figure assez bien maintenant.
» Le trait distinctif du regard est une mobilité d’expression dont rien ne peut rendre la variété, et la vivacité générale se retrouve là. A la lettre, on y voit courir les idées, et c’est bien un peu traître, ces grands yeux qui pensent ainsi à livre ouvert.
» Les cils retroussés se baissent rarement et avec un battement large comme le coup d’aile d’un oiseau qui plane, car la lumière n’éblouit pas ce regard-là, et le soleil et lui se fixent en camarades.
» Les sourcils sont nets et fins. C’est un coup de pinceau pour lequel on ne s’est pas repris à deux fois.
» Enfin, comme complément à ce mélange de grâce et de malice, figure-toi du côté gauche, au-dessus de la lèvre, une toute petite fossette venue on ne sait d’où, qui se creuse à tout propos et hors propos, relevant seulement un coin de la bouche, de sorte qu’elle ne rit que d’un côté à la fois et comme en contrebande, ce qui lui donne une expression de gaieté inexprimable.
» Je ne te dirai pas que mademoiselle Colette a des pieds et des mains d’enfant, parce que je trouve la comparaison absurde. Vois-tu, pour terminer un corps élancé de jeune fille, ces deux gros pieds rebondis, aussi larges que longs, et ces petites pattes pleines de trous qu’ont les marmots ; cela fait frémir ! Mais les d’Erlange sont de bonne race, et on s’en aperçoit.
» Somme toute, c’est une figure originale, remarquable sous beaucoup de rapports, devant laquelle tu jetterais des cris d’admiration, à qui tu dédierais un sonnet chaque soir, et dont un peintre s’emparerait avec délices, sauf à ne pas pouvoir la rendre telle qu’elle est. Je ne lui en demanderai pas moins quelque jour la permission de m’y essayer, et ma première aventure de voyage aura la première page de mon album.
» Eh bien ! alors ? dis-tu… Eh bien ! est-on forcé d’aimer tout ce qui est beau ? Je te la détaille en artiste, comme je te décrirai dans trois mois des palais, des fleurs de lotus et des almées, si toutefois les almées existent autre part que dans les ballets de théâtres ; mais si tu vas imaginer un nouveau roman à chaque nouveau visage que je te présente, j’en serai réduit à t’écrire en style nègre. « Bon petit voyageur, bien arrivé. Fait jolie traversée. Lui pas mal de mer. Trouvé belle case pour se loger. Embrasse petit frère blanc. »
» Il faut voir le monde comme il est, mon ami ; personne n’y vaut grand’chose, quand je nous ai mis hors de page toi et moi, et nous méritons mieux que ces poupées affolées d’équipages, de diamants et de toilettes que nous connaissons. Aussi ai-je fait vœu de célibat depuis longtemps, en ton nom comme au mien ; nous nous suffirons à nous deux. Signe le contrat et ne rêve plus bleu.
» Quant à tes conseils délicats au sujet de mademoiselle Colette, sois tranquille, moraliste ; si je suis de bronze, elle est de cristal ; et je ne sache pas d’ailleurs que mon aspect soit pour enflammer actuellement. Et puis, que veux-tu qu’une créature qui rit ainsi tout le long du jour puisse connaître au sentiment ? Ce n’est pas une femme, c’est une clochette toujours en branle, et on jurerait que la vie que nous menons est la plus divertissante qui soit.
» Tu sais ce qu’elle est en réalité pourtant, et tout à l’heure, pendant que mademoiselle d’Erlange sautillait dans la chambre, se livrant au petit branle-bas qui lui est habituel, essuyant des porcelaines et des bibelots, que je suivais de l’œil dans ses doigts avec la mélancolie qu’on éprouve en regardant des condamnés à mort, et l’écoutant chantonner sans relâche, je n’ai pu m’empêcher de la questionner là-dessus.
» — Mon Dieu, lui ai-je demandé, qu’elle est donc la chose qui peut vous égayer à ce point, et qu’est-ce qui vous met toujours ainsi le rire aux lèvres ?
» — Mais ma bonne humeur ! m’a-t-elle répondu. Est-ce que ça vous ennuie ?
» — Non pas ! Seulement vous m’étonnez, voilà tout.
» — Il est certain que ça ne vous ressemble guère ! a-t-elle riposté vivement. Et, s’il m’est permis d’interroger à mon tour, qu’est-ce qui fait donc que vous ne riez jamais, vous, en revanche ?
» — La souffrance, quant à présent, répondis-je d’abord sèchement.
» Puis, comme j’étais honteux de ce mensonge flagrant, et surtout du mouvement de dépit qui me portait à ce rappel très peu noble du passé, j’ai continué :
» — Mais, en général, je suppose que c’est une humeur contraire à la vôtre.
» Elle a relevé ses yeux, qui s’étaient voilés d’un coup vif, et, souriant de nouveau, elle a dit :
» — La mauvaise, alors ?
» — Mon Dieu, oui, la mauvaise sans doute, au moins pour tous ceux qui regardent le rire comme le signe assuré d’un aimable naturel, et non pas comme une grimace ou une simple contorsion de famille, donnant raison aux gens qui affirment que nous descendons du singe.
» — Du singe !…
» Elle s’est reculée avec un geste effaré, embrassant d’un coup d’œil rapide ses mains et toute sa personne…
» — Je n’avais jamais entendu dire ça ! Est-ce que c’est possible ? Est-ce que c’est vrai, Monsieur ? Comment l’a-t-on su ?
» Puis, comme elle me voyait secouer la tête :
» — Non, oh ! que j’en suis aise, a-t-elle continué avant que j’aie pu placer un mot, car ce serait drôle, mais si dégoûtant… Voyez-vous ce qu’on éprouverait en rencontrant un babouin en cage et en se disant qu’il faut le vénérer comme un aïeul ! C’est bien assez de penser qu’on lui ressemble quand on rit.
» Elle a couru à une glace, si haut placée qu’elle monte sur une table pour s’y voir, et regardant sa fossette se creuser :
» — Ma foi, c’est bien possible que ce ne soit qu’une contorsion après tout, a-t-elle dit avec philosophie ; mais c’est si bon quand même.
» Et elle s’est reprise à rire de plus belle, comme preuve de ce qu’elle avançait, en sautant à terre, d’un bond de gazelle, sans bruit et sans effort.
» Sa crédulité, comme tu le vois, est, comme sa gaieté, le fait d’une véritable enfant, et elle est restée pendant un instant encore toute à son accès de joie ; puis, comme je demeurais toujours sérieux, elle s’est assise, s’est calmée et a repris plus bas :
» — Peut-être, quand on est beaucoup plus vieux, beaucoup plus sage, enfin, n’aime-t-on plus ça, en effet ; mais je n’en suis pas encore là !…
» Ah çà ! Jacques ! me prend-elle pour un patriarche, et t’es-tu aperçu depuis peu que j’aie grisonné et baissé à ce point ?
» Enfin, cela va te tranquilliser du moins, et te montrer qu’il n’y a pas péril en la demeure.
» Pour moi, c’est une tête folle, je te l’ai dit, et quant à elle, en revanche, voici qu’elle veut bien me considérer comme tellement sage et respectable qu’un peu plus elle me confondrait avec son grand-père le babouin. Nous voilà bien à l’abri tous les deux.
» Sur ce, frère Jacques, n’invente plus de romans et dors sans rêver ; ma petite-fille et moi te souhaitons le bonsoir.
» Mais surveille-toi, mon camarade ; tu vois comme ça vous prend un beau matin sans qu’on y songe.
» Vous qui êtes si vieux… si vieux !…
» On découvre mon front ce soir. Quelle mine va faire ma cicatrice ? J’y songe un peu, je t’avouerai.
» Si la balafre est honorable, je m’en arrange ; mais si le trou rond et massif sent son coup de bâton ou de piédestal, je somme mademoiselle Colette et son exécuteur des hautes œuvres d’en redécoudre un peu ! Que diable ! on a son amour-propre, si vieux bonhomme qu’on soit ! »
Dire que l’intimité progresse avec M. de Civreuse, non, pas plus aujourd’hui qu’hier. Il est à présent ce qu’il était à son premier réveil : poli comme un roi, mais bourru comme un ours, et railleur en proportion, et nos moindres propos sont des escarmouches.
— Qu’as-tu donc toujours à te chipoter avec ton monsieur ? me disait Benoîte hier ; ça ne lui vaut rien, tu sais !
— Que veux-tu, ma vieille, lui ai-je répondu, il voit rouge et moi blanc… Je ne puis pourtant pas lui laisser dire des énormités en l’approuvant toujours, rien que parce qu’il est malade, quand lui relève si vivement tout ce que je fais. C’est plus fort que moi !
Et c’est vrai, j’ai beau me prêcher chaque matin et chaque soir, me dire que, si j’étais autrement, je lui plairais mieux sans doute, me jurer que je changerai le lendemain ; dès que je suis là et que j’entends ce ton calme qui critique tout indifféremment, les gens et les choses, je pars malgré moi et je lui réponds avec toute la vivacité et l’indignation que j’éprouve. Ou bien encore, quand je suis assise auprès du feu, écoutant la neige fondue qui tombe à grand bruit depuis les gouttières effondrées, et qu’au lieu de ma solitude du mois passé, je vois dans la chambre ce visage brun, que j’entends cette voix sonore me répondre ou me questionner, tout cela au milieu de ce soleil d’avril qui danse à travers les vitres, je me sens prise d’élans de joie si vifs et si fous que je me mets à rire sans cause, sans pouvoir m’arrêter et me trouvant heureuse, heureuse !
Tout cela paraît absurde à M. de Civreuse, et c’est alors qu’il se met en campagne comme hier, se démenant pour me prouver qu’il n’y a pas de quoi être fier, en vérité, que toute cette bonne gaieté n’est que ressouvenirs de famille et d’éducation passée, et que nous rions comme les singes font des grimaces, pas autre chose !
Est-ce par raillerie qu’il dit cela, pour m’effarer, ou parce qu’il y croit un peu ? Je ne démêle jamais qu’à moitié le fond des choses quand il me parle, et, fût-ce dix fois vrai, qu’y puis-je faire ? Faut-il me priver de rire et de gambader à cause d’une ressemblance fortuite ou même naturelle, et ne dois-je plus casser mes noisettes d’un coup de dent ou escalader les obstacles en trois bonds ? Voilà qui sent encore bien plus son cousinage !…
C’est un pédant que nous laisserons à ses critiques s’il continue, car j’ai oublié de l’en avertir et de poser tout bas la condition à mon saint dans le beau temps fleuri où je le priais et où nous nous entendions tous les deux sur les dehors de mon sauveur ; mais on aimera Colette comme la voilà, avec son chien, avec ses défauts, avec son rire, avec ses idées à elle et avec sa ceinture nouée à l’envers, ou bien elle retournera à ses affaires et continuera de décrocher des étoiles dans son petit coin, jusqu’à ce qu’elle mette la main sur une bonne, une vraie qui n’ait pas trempé dans un seau d’eau pour y éteindre tous ses rayons avant de lui arriver.
La vérité est que je suis furieuse, furieuse non seulement parce que M. de Civreuse ne m’a point à gré et me trouve laide, sotte et je ne sais quoi encore ; mais furieuse surtout parce que j’ai beau faire, je n’arrive pas à lui rendre sa politesse.
Parfois je suis prête à courir à lui et à lui affirmer que, si son opinion n’est pas flatteuse pour moi, la mienne est en tout semblable à son égard ; puis je me défie de ma langue. Au fond, je ne le pense pas du tout, et voit-on ma diatribe se tournant tout à coup en compliment ? c’est à frémir !… Je ne sais pas si on arrive à dire du même ton ce qu’on sent et ce dont on ne pense pas le premier mot, et son oreille est bien déliée pour ne pas sentir la différence.
Alors je prends le parti de me taire, et, rentrée dans ma chambre, tous les huis clos, je me dédommage en interpellant rudement mon imagination et mon cœur :
« Voyons, leur dis-je à brûle pourpoint en les posant en face de moi, expliquez-vous : d’où vous viennent cette folie et cet engouement ? Que vous a-t-il fait, cet homme ? Il n’est pas aimable, à peine poli, moins beau que nous, assurément, et il est visible que nous ne lui revenons guère. Quel effort fait-il pour vous le cacher ? Depuis trois semaines, a-t-il tenté un mot tendre ou galant, le mot n’eût-il que deux syllabes et pas plus de sens qu’un pauvre soupir ? Un de vous en sait-il là-dessus plus long que moi ? Parlez !…
Ni l’un ni l’autre ne dit grand’chose, mais, pour courte qu’elle est, leur réponse ne se discute pas : « Il leur plaît quand même. »
Et voilà comment je me trouve penser à M. de Civreuse un peu, souvent, toujours même, je crois, sans être tout à fait satisfaite de lui cependant et sans comprendre complètement ce qu’il a au fond du cœur.
Parfois je me demande, en voyant les airs ébahis dont il me suit au moindre mot, s’il ne sort pas comme moi d’un vieux château désert et ruiné, où ses fossés et ses machicoulis l’ont gardé jusqu’à présent de la vue de toutes les femmes, comme mes créneaux m’ont préservée de tout contact avec âme qui vive.
Mais, dans ce cas-là, il y a longtemps qu’il aurait passé son pont-levis, car sa science des humains, pour n’être pas aimable, paraît fort étendue, et il sait bien des choses dont j’ignore même le nom. De là des conversations impossibles, où je lui réponds sans savoir au juste ce que je dis, où nous nous querellons sans que je comprenne bien pourquoi, et pendant lesquelles je ne suis pas sûre qu’il sache toujours lui-même ce qu’il veut.
Hier, par exemple, nous parlions des gens du monde ; je lui disais combien je connaissais peu de choses en dehors d’Erlange, et je le priais de me conter ce qu’on est et ce qu’on fait à côté de mon trou.
Il a commencé aussitôt, mais s’est mis à faire de telle façon la description que je lui demandais, que je l’écoutais abasourdie de l’entendre traiter tous les hommes indifféremment de misérables ou de scélérats… Était-ce un jeu, ou faut-il vraiment le croire ? Ce serait à ne plus oser poser le pied devant soi : là un traquenard, ici un piège, plus loin une mine qui n’attend que votre passage pour sauter, voilà l’ordinaire d’après lui, et sur tout cela des fleurs, des sourires et des paroles engageantes qui vous tendent la main.
Est-ce à la lettre, et parle-t-il de mines remplies de poudre ? je ne sais ; et après avoir écouté religieusement au début, je n’ai pu m’empêcher de me révolter.
— Mais alors, lui ai-je crié en bondissant, ce serait une caverne de voleurs que votre monde !
A quoi il a répondu fort tranquillement :
— C’est que ça y ressemble beaucoup, en effet !
Et comme je m’exclamais, m’indignant, et lui demandant s’il était bien certain de ce qu’il racontait là.
— Mon Dieu ! me dit-il, j’en parle comme le voyageur qui décrit le carrefour où on lui a enlevé sa montre et sa bourse ; voilà tout.
Est-ce que vraiment on l’aurait volé ? Je n’ai pu m’empêcher de lui demander encore cela ; et, sans sourciller et assez sèchement, il m’a répondu :
— Ma bonne foi et ma confiance, oui, Mademoiselle. Ne trouvez-vous pas que cela vaille des doublons et une valise ?
Voilà mon hôte, et voilà ses bizarreries. Dans ces cas-là, que puis-je répondre ? Je reste confondue, et je suivrais plus facilement sa conversation s’il lui plaisait de la tenir en chinois.
Somme toute, il me paraît peu sujet aux illusions, et si, depuis dix-huit ans, je me noie dans les chimères et l’idéal, je crois que j’ai trouvé mon barrage.
Point d’exception, d’ailleurs : nous ne valons pas mieux que les autres ; et, comme je nous mettais en avant, espérant un petit mot de courtoisie pour les femmes :
— Peuh ! m’a-t-il dit, à chacun ses instincts. Les loups mordent, les tigres y vont à coups de griffes ! Croyez-vous que l’un soit beaucoup meilleur que l’autre ?
Vraiment, on n’a pas l’idée de trancher avec cet aplomb, et le bon Dieu lui-même, qui tient la clef des cœurs, n’affirmerait pas ainsi, j’en suis sûre.
J’enrageais de l’arrêter, de l’embarrasser au moins, de sorte que, me plantant devant lui :
— Et moi que vous ne connaissez pas, m’écriai-je, qu’est-ce que je suis alors ?
— Mon Dieu, fit-il avec un demi-sourire, en boutons ou déjà en fleurs, je ne saurais trop dire, mais je crois bien que tous les instincts y sont !
En vérité, je l’aurais battu. Aussi, ne sachant à qui me raccrocher :
— Et M. Jacques, enfin ? demandai-je.
— Jacques !
Alors, changeant de ton à l’instant :
— Jacques ! ce sont tous les trésors, toutes les délicatesses, toutes les bontés, tous les courages de la terre réunis en un seul homme !
Et, comme il reprenait haleine :
— Alors, c’est une exception, celui-là ? dis-je ironiquement.
— Précisément, l’exception qui confirme la règle.
— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
— Oh ! mon Dieu, pas grand’chose en vérité ! mais ça se répète. C’est une phrase qui court.
— Eh bien ! m’écriai-je avec mauvaise humeur, qu’on la rattrape une bonne fois et qu’on la mette en cage, puisqu’elle n’a point de sens.
Je disais une absurdité, je le sentais bien, mais j’étais agacée sans savoir pourquoi.
M. de Civreuse se mit à rire sans répondre, et, recommençant où il en était resté, il reprit le panégyrique de son ami. Il s’était redressé, il parlait vite : assurément, on lui avait mis une langue de renfort, et, pour la première fois, je le voyais animé… Et il était joli, ce Jacques, et bon, et beau ! Vraiment, je finissais par m’intéresser à lui ; il me semblait qu’on me décrivait un de ces royaumes-fées où tout est parfait, les ruisseaux de sirop d’orgeat, les rochers de sucre candi et une petite pluie parfumée à la vanille pour les jours de chaleur !… Aussi, quand M. Pierre se laissa retomber sur son oreiller d’un air satisfait :
— Eh bien ! m’écriai-je avec conviction, je sens que je l’aimerais beaucoup, votre ami !
Là-dessus il se retourna brusquement en fronçant son terrible sourcil, et me regardant dans les deux yeux :
— Croyez, Mademoiselle, me dit-il de son ton le plus mordant, qu’il en serait heureux et fier !
Et moi, sans réfléchir une seconde, j’ai répliqué à mon tour, non moins vivement :
— Mon Dieu, je le crois : n’est pas aimé qui veut, Monsieur !
Après cela un silence, un silence lourd et écrasant.
Y a-t-il, en vérité, plus singulier que ce caractère, et cette conversation s’explique-t-elle ? Voilà cependant l’ordinaire de nos causeries, et sans que je puisse comprendre comment, trois fois sur quatre, elles finissent en disputes.
Cette fois, pourtant, pouvais-je mieux faire ? Après avoir supporté en toute patience sa classification galante, qui me rangeait parmi des loups si je ne comptais pas dans des tigres, je tombais d’accord avec lui dans l’éloge de son ami, et le voilà brusquement en colère.
Tourné contre le mur, l’air aussi étranger à ce qui l’entourait que s’il tombait de la lune, M. de Civreuse s’était mis à siffloter allègrement une petite marche, en l’accompagnant d’un mouvement vif sur sa couverture avec ses doigts.
Moi, lassée déjà de ce silence, je me remuais, cherchant quelque entrée en matière et mordillant tous mes ongles l’un après l’autre. Mais cela faisait moins de bruit que la petite marche, et, malgré moi, je suivais la rentrée, toujours la même, dont le rythme sautillant me faisait battre la mesure sans le vouloir. « La,… la,… la, la, la, la ! » Il était impossible que cela durât, et, d’ailleurs, je me sentais en humeur de bêtises. A la troisième rentrée, je parlerai, me dis-je. Et comme la troisième rentrée arrivait sans que j’eusse trouvé une seule idée, je tirai brusquement le croisillon de la table avec mon pied, et tout ce qui la chargeait s’abattit avec un fracas atroce. Mais j’avais compté sans le flegme de M. Pierre ; il acheva paisiblement son trait sans se retourner, et, comme je marmottais un peu confuse :
— C’est la table ; mon pied s’est pris dedans.
— Ah ! fit-il seulement.
Restait à réparer le désastre. Une tasse s’était répandue dans la bagarre.
— Lèche, mon bon chien, dis-je à Un en lui montrant le liquide.
Pour le coup, M. de Civreuse s’arrêta, et, après l’avoir regardé faire :
— C’est la tasse où il y avait de la morphine, me dit-il tranquillement ; il va dormir jusqu’à demain.
Et il s’apprêtait à reprendre sa marche !
Mais ce n’était pas là ce que j’entendais ; je répliquai qu’il se trompait. La contradiction l’arrêta sur place ; il retourna la tête pour me prouver que j’avais tort, et au bout d’un instant nous étions repartis.
Voilà le type de nos relations. Certes, la fleur de galanterie en est absente, et cependant j’y trouve un plaisir extrême. Bien plus, rien ne me fâche, rien ne me blesse, et mes colères perpétuelles s’apaisent si vite que le soir, quand, rentrée dans ma chambre, je secoue les cendres de ce feu pour y chercher une étincelle de rancune mal éteinte, tous mes souvenirs du jour en jaillissent comme un véritable feu d’artifice, et ce sont des fusées de joie et de plaisir que je fais sortir à la place.
Je ne gagne rien, pourtant je le sens bien ; mais dans l’avenir, dans un lointain brumeux, je me figure la revanche, et j’en ris toute seule à l’avance.
Oh ! monsieur de Civreuse, le jour où vous tomberez à mes genoux, comme je vous y laisserai, et comme vous regretterez alors le temps perdu, pendant que vous attendrez anxieusement ces sourires que vous auriez si bien pu faire naître à ces heures-ci !…
Souvent, pourtant, il me fait parler de ma vie à Erlange, de mon couvent, de ma tante. Hier même, j’ai cru qu’il irait jusqu’à me faire des questions sur mes études. Un petit examen d’histoire et de géographie. En quoi je n’aurais pas brillé, assurément !
A mon tour, je l’interroge sur son voyage. Mon Dieu, les belles choses qu’il fera et qu’il verra ! Aller partout où sa fantaisie le poussera ; n’attendre d’avis de personne ; chasser des éléphants comme on attrape ici des moineaux aux gluaux ; escalader des montagnes en haut desquelles on se trouve avoir sa tête au-dessus des nuages et ses pieds en dedans, de sorte qu’on ne les voit plus ; ramer sur le Gange, un grand fleuve sacré, — comme qui dirait une rivière d’eau bénite chez nous, — où on rencontre tantôt des crocodiles aussi longs que des bateaux, et tantôt des Indiens morts qui descendent le fil de l’eau pour s’en aller en paradis, car c’est le chemin, paraît-il, et voilà le système des enterrements là-bas ! Se promener en palanquin, et trouver chaque matin dans les huîtres de son déjeuner de quoi enfiler un collier de perles, quel rêve, quelle vie !
Je n’avais qu’un cri en l’écoutant, cri muet, bien entendu : « Oh ! emmenez-moi ! emmenez-moi ! comme domestique, comme page, comme cuisinière ou comme camarade, à votre volonté ! Je serai si facile, si brave, si audacieuse, si dure à la fatigue, si heureuse de souper d’un rôti de chacal ! »
Mais comment dire tout cela ?
Lui, cependant, me voyant suspendue à ses lèvres, les yeux brillants d’enthousiasme et les mains serrées dans mon émotion :
— Ça vous paraît superbe, tout cela, n’est-ce pas ? me disait-il avec l’air habituel qu’il prend quand je m’enflamme…
Vraiment, à le voir, à l’entendre, on croirait qu’il a vécu déjà deux ou trois vies au moins, et que son quatrième essai l’ennuie comme un vieux livre qu’on sait par cœur. A telle page, je trouverai ceci, se dit-il, et à telle autre cela : et voilà d’où vient sa nonchalance pour toute chose, il n’a plus le plaisir de l’imprévu. Je ne vois que cette idée qui explique sa morosité, et parfois j’ai envie de lui demander : « Faisiez-vous ceci, et pensiez-vous cela dans votre première vie ? » Mais il me croirait folle, sans doute, aussi je garde sagement pour moi mes petites observations, et je me contente de lui répondre en toute sincérité combien je l’envie et comme cette vie d’aventures me séduit.
— Bah ! vous en seriez bientôt lasse, me disait-il en haussant les épaules ; il n’y a ni pompon ni hochet par là-bas !
M’en lasser, moi ! mais je trouverais ça adorable, je le sais, et d’ailleurs est-ce que j’en ai, des hochets, ici ? Si M. de Civreuse veut bien me les montrer, il m’obligera.
Moi qui ai toujours aimé l’impossible, qui, dans mon berceau, rêvais de la flèche dorée qui tenait mes rideaux, parce que je la croyais inaccessible, et qui depuis ai continué à souhaiter de même toutes les flèches placées trop haut !…
— Mais vous ne savez donc pas ce que j’aime ? disais-je à M. Pierre : je désire tout ce que je ne peux pas faire !
— Comme les Malais de Timor, me répondit-il en me regardant avec curiosité, qui adorent les crocodiles, parce que, disent-ils fort judicieusement : « Un crocodile avale un homme et un homme ne peut pas avaler un crocodile. »
Je n’ai rien répliqué, mais le raisonnement ne me paraît pas si bête, et ces Malais me semblent assez logiques.
Quand on n’aime pas par préférence, c’est quelque chose encore de vénérer par frayeur, et si je savais le moyen de faire dire à quelqu’un qu’il m’adore, fût-ce dans la crainte d’être dévorée, comme volontiers je me ferais Malaise !
PIERRE A JACQUES
« Mon ami, elle a de l’esprit, il ne faut pas le nier ; mais c’est son flamboiement et son ardeur même qui me font peur.
» Aimerais-tu une fusée qui, au lieu de partir dans les nuages, te danserait perpétuellement devant les yeux ? Moi, ça m’énerve et je clignote. Seulement, il faut être juste, la fusée a de belles couleurs et un jet hardi.
» C’est te dire que nous sommes en conversations réglées, et qu’elle ne se contraint nullement devant moi. Un patriarche, ça ne tire pas à conséquence, tu conçois !
» Mais commençons d’abord par mes petites affaires de coquetterie, si tu veux bien. Elles ont tourné mieux que je n’espérais. La balafre descend les cheveux et coupe le sourcil d’un air déterminé. Il n’y a rien à dire, et avec cela je peux revenir de la tour Malakoff si je veux : c’est irréprochable.
» Le bon docteur lui-même m’a contemplé orgueilleusement. Vanité d’artiste bien excusable !… Puis il a convié tout mon entourage à venir voir le modelé et le fini de ses raccords.
» Benoîte m’a complimenté à sa façon là-dessus avec sa naïveté habituelle, « C’était mieux avant, quoi ! c’est sûr ; mais pour du bien retapé, c’est du bien retapé ! » Et mademoiselle Colette m’a presque fait l’honneur d’une faiblesse.
» Elle se penchait pour regarder, plus blanche que son mouchoir de batiste, et comme je haussais mes sourcils pour lui montrer mon agilité :
» — Ça bouge ! a-t-elle crié avec horreur en se tournant vers le docteur.
» — Quoi donc ? lui a-t-il dit. La peau du front ? Mais je l’espère bien, et la vôtre en fait tout autant.
» Elle l’a froncée et agitée en tous sens pour s’en assurer ; puis, tranquillisée, elle s’est rapprochée, et comparant alors mes deux yeux, celui fraîchement découvert et l’autre :
» — Il est tout pareil ! a-t-elle soupiré à voix basse.
» Et j’ai dû en conclure qu’elle m’avait supposé borgne ou louche jusqu’à cette heure.
» Puis, l’émotion calmée, le docteur est parti, Benoîte est retournée à ses fourneaux, appellation emphatique, car on cuisine encore à Erlange sur l’âtre et le trépied de nos pères, et nous nous sommes retrouvés, mademoiselle Colette et moi, dans notre tête-à-tête habituel.
» Ce que nous y avons dit depuis quelques jours, tu ne saurais le croire, et mes découvertes sur ma jeune compagne se multiplient.
» D’abord, Jacques, voile-toi la face, mais j’ai dû arriver à cette conclusion qu’elle était d’une ignorance absolue. Une vraie petite carpe. Seulement, tu perdrais ton temps si tu essayais de l’en plaindre, et ta sympathie serait mal venue, car elle supporte cette lacune avec la plus aimable philosophie, et a fait de tout ce qu’elle possède de connaissances une petite salade sans queue ni tête qui paraît lui suffire parfaitement.
» Elle a passé cependant deux années dans un des meilleurs couvents de Paris ; mais nous sommes de grandes bêtes, toi et moi, si nous imaginons que c’est de travail qu’on s’occupe dans ces endroits-là.
» De classe en classe, les intérêts varient. Des poupées on passe aux cerceaux, des cerceaux à la bibliothèque rose, de la bibliothèque rose aux mondanités, au pas de polka ou à l’esquisse illicite d’une valse enseignée sur le gazon ras des charmilles. Mais les études là-dedans ne sont jamais qu’un accessoire, un comparse, une cinquième roue de carrosse.
» D’ailleurs, mademoiselle d’Erlange a ses idées là-dessus qu’elle m’a établies avec une limpidité extrême. Pour sa part, elle n’a jamais pu retenir que ce qui avait trait aux gens ou aux choses qu’elle aimait. Mais alors tout ça, elle le sait à ravir. Quant au reste : bernique ! Voilà son système.
» Ainsi son histoire de France, c’est très simple. Elle la prend à Charlemagne, « un grand qui l’intéresse », et elle sait très bien tout ce qui le regarde : la boule qu’il tient dans sa main, son épée, son grand pied et son neveu Roland surtout ! De là elle saute à Henri IV, sa séduction suprême. Elle connaît tous ses bons mots, adore son profil et sa furia, mais s’embrouille un peu dans son histoire d’abjuration et de conquête. Puisqu’il avait la France dans son berceau en naissant, qu’allait-il guerroyer à son propos ?… Enfin Napoléon est son point final et son dernier enthousiasme… Depuis, dormons-nous ou vivons-nous ? Voilà ce qu’elle ne sait guère, et jusqu’au prochain grand homme, elle est résolue à ne pas s’en occuper !… La pauvre enfant risque de chômer longtemps, si j’en crois les jours présents ; que t’en semble ?
» Entre temps, elle place à la diable Bayard, Duguesclin, Jeanne d’Arc, et en général tout ce qui se bat. Cela sert de virgules dans ses immenses interrègnes, et je ne suis pas bien sûr qu’elle ne les couronne pas à l’occasion l’un ou l’autre.
» Tu vois le procédé, il n’y a pas plus aisé et elle ne se borne pas à la théorie, elle l’applique bravement et en toute chose ; aussi, en fait de géographie, ses antipathies internationales, qui sont nombreuses, se font-elles jour nettement.
» L’Angleterre et les Anglais lui déplaisent, par exemple ! Sur sa carte, la Manche a un trait rouge que mademoiselle d’Erlange ne dépasse jamais. Tu juges si le Rhin est barré derechef, et comme les Italiens ne lui agréent pas plus que les premiers, la même ligne fatale ondule sur la crête des Alpes… En revanche, elle s’en va jusqu’en Russie pour s’intéresser à ses amis les Slaves, et je crois qu’elle se doute de plus d’une particularité de la terre de France.
» Maintenant, dis-lui que le Parnasse est une colline qui fait face à Montmartre, tu ne l’étonneras nullement, et elle mélange les départements, les villes, les chemins de fer et les rivières avec la plus joyeuse aisance.
» Ajoute à cela des fragments de connaissances variées qu’elle a recueillies on ne sait où, des vers en masse, quelques idées politiques, des anecdotes du temps du roi Guillaume, une façon de faire les additions pour laquelle on casserait aux gages le plus humble des apprentis savetiers, un aplomb merveilleux et une extrême vivacité de compréhension, et tu auras l’idée d’un assemblage à donner la jaunisse à un pédagogue, mais qui transporterait d’aise un fantaisiste.
» Pour moi, qui ne suis ni l’un ni l’autre, je contemple, je jouis, je me carre dans mon fauteuil de balcon, sans oublier toutefois de te passer l’autre bout du téléphone, heureux coquin que tu es !
» Ne doutant de rien, d’ailleurs, et éprise d’impossible, je lui proposerais demain de partir pour l’Inde à ma suite, qu’il y a dix à parier contre un qu’elle accepterait… Et cela dit sans la moindre fatuité, car je ne compterais pour rien dans l’affaire, c’est évident. Mais voir des crocodiles, des serpents à sonnettes et autres gentillesses, conçois-tu le plaisir ? Elle ferait la route à la nage pour cela.
» Il est incroyable de retrouver chez toutes les femmes ce même besoin d’émotions et d’aventures qu’elles prisent plus haut que tout autre plaisir, et qui leur ferait pourtant éprouver une frayeur mortelle s’il se réalisait.
» Vois-tu mademoiselle Colette face à face avec une mâchoire d’alligator qui la regarderait en bâillant ; la pauvrette s’enfuirait, s’il lui restait des jambes toutefois, en poussant des cris affreux. Et cependant elle n’imagine pas à l’heure actuelle de bonheur comparable à celui de voir de près ces lézards qui sanglotent le soir, avec le ton plaintif d’enfants au berceau, à ce qu’elle a entendu dire, mais qui à leurs heures, tout marmots qu’ils sont, avalent leur homme comme des gaillards qui ont fait au moins leur seconde dentition, si je suis bien renseigné.
» Je m’efforce de la désenchanter ; mais elle est décidée à voir tout en beau, et il y a tant de bleu sur sa palette que je désespère d’y mettre mon point noir. Tu cries à l’indignité, à l’abomination de désillusionner cette rêveuse !… Eh ! pourquoi ne veux-tu pas que j’apprenne à cette enfant que l’eau mouille et que le feu brûle ? elle serait capable de ne pas vouloir les suspecter et d’y mettre la main pour essayer. Tranquillise toi, d’ailleurs ; elle ne perd ni le boire ni le manger à suivre mes prêches sceptiques, et je voudrais que tu puisses la voir goûter ; c’est un spectacle réconfortant.
» A quatre heures sonnant, au premier coup de l’horloge, une vieille patraque qui marche à son gré, avec le plus grand mépris de l’exactitude, et que mademoiselle Colette remonte elle-même tous les quinze jours dans les combles du château, elle se lève et disparaît en courant. Au milieu d’une phrase, à la moitié d’un mouvement, perdue dans l’exploration de ses ruines, elle part de même ; c’est toute affaire cessante ; et les naufragés de la Méduse n’iraient point à la provende d’une autre allure.
» Cinq minutes avant, elle n’y songeait pas ; mais à quatre heures, c’est une défaillance, une fringale ! et, si l’aiguille dépassait le quart, tout serait perdu.
» Les premiers jours, j’attendais son retour surpris, anxieux, et croyant toujours à une catastrophe qui avait motivé cette fuite ; mais au bout de cinq minutes, elle rentrait de son pas léger, un pan de sa robe relevé pour porter ses provisions, elle se rasseyait à sa place et reprenait tranquillement la conversation où elle en était restée, tout en dégustant son repas ; et quel repas !
» Régulièrement, je le dis à sa louange, elle m’offre de le partager, mais elle en vient si bravement à bout toute seule, que je me ferais scrupule d’y toucher, et je la regarde casser ses noisettes d’un coup de dent comme un joujou de Nuremberg, manger des prunes sèches qui ressemblent à du caoutchouc fondu, ou des espèces de galettes en pâte molle qui se tirent en grandes languettes blanches.
» Une fois seulement j’ai accepté ses politesses. Des plis de sa robe, outre un énorme morceau de pain, elle avait sorti successivement cinq pommes rouges. Cinq pommes ! comprends-tu ces estomacs de jeunes filles incapables d’achever un bon beefsteak saignant, et qui réduisent cinq pommes en quelques minutes ?
» A sa première offre j’avais refusé, et, sans insister davantage, elle s’était mise à son affaire. Consciencieusement, avec la laine de sa robe, elle faisait briller chaque fruit avant de le manger, le frottant, le refrottant et ne le mettant sous sa dent que quand ses yeux noirs se reflétaient dans ce singulier miroir. Je la suivais, amusé par son manège, m’intéressant aux taches qui résistaient, et si occupé d’elle qu’au troisième fruit elle s’aperçut de mon attention. Y avait-il dans mon regard une lueur de convoitise ou le crut-elle seulement, je ne sais ; mais me tendant tout à coup la main :
» — J’en ai cinq aujourd’hui ; vraiment, vous pouvez en prendre une, me dit-elle avec gravité.
» Et, comme je ne répondais rien, étourdi de cette munificence :
» — Je vais vous la faire briller, ajouta-t-elle.
» Et toujours du même pli de ses draperies, avec une ardeur qui lui faisait monter le sang aux joues, elle amena la pomme au point voulu, puis me la tendit.
» Je la mangeai, comme tu penses, avec une reconnaissance proportionnée au bienfait : mais ce fruit symbolique m’inquiétait, et d’un œil anxieux j’ai cherché le serpent sous les meubles. Il n’y était pas, fort heureusement… du moins en apparence.
» Cela me remet en mémoire une appréciation physiologique de mademoiselle Colette, qui t’amusera, j’en suis sûr, et te complètera son bagage scientifique.
» C’était hier, à l’heure fatidique dont nous parlons. Au coup de quatre heures, elle était partie, et le quart avait sonné sans qu’elle eût reparu. Vois-tu cette anomalie : quinze minutes pour composer son festin ! Qu’allait-elle rapporter, juste ciel ! Je ne quittais pas la porte des yeux… Cinq minutes plus tard, elle reparut les deux mains pleines et la démarche posée, avec l’air de porter une relique. Un instant j’eus l’idée qu’elle ramenait son Saint-Joseph avec elle, et que la paix était faite entre eux ; mais il s’agissait bien de cela, ma foi ! L’objet de tant de soins était une portion de pain brûlant qui fumait entre ses doigts, — un chanteau, comme on dirait ici, — de la valeur d’un quart de miche à peu près, et au milieu duquel, dans la mie pâteuse où était ménagée une fente, un lit de crème épaisse et jaune se fondait avec un fumet des plus succulents.
» Elle poussa un soupir de soulagement en s’asseyant, branla la tête d’un air confiant et me montra l’objet en me disant à mi-voix avec une grimace expressive :
» — Ça brûle !
» Puis incontinent, elle attaqua ce fabuleux régal, mordant et soufflant tour à tour.
» — Mais, ne pus-je m’empêcher de lui dire, vous n’allez pas manger ça ?
» — Si fait. Pourquoi pas ? c’est excellent.
» — Peut-être, mais c’est lourd comme du plomb ! Vous aurez mal à l’estomac.
» — L’estomac, répliqua-t-elle avec un air de supériorité : qu’est-ce que vous voulez que ça lui fasse ?
» Et elle se renversa pour rire à son aise à cette idée que cette demi-livre de pâte chaude pût incommoder son estomac !
» — Mon Dieu ! ça peut l’ennuyer à digérer, répondis-je seulement.
» Puis, comme elle ouvrait des yeux immenses, la pensée me vint qu’elle ne savait pas du tout de quoi je parlais, et, appelant à mon aide la description classique de mon enfance :
» — L’estomac, repris-je, d’un ton doctoral, est une sorte de poche qui a la forme d’une cornemuse. Son extrémité renflée est placée dans la partie gauche et supérieure de…
» — Oh ! bien, dit-elle en m’interrompant sans façon, ce n’est pas du tout comme ça que je le vois, moi !
» Et, comme le pain brûlait décidément par trop, elle le posa sur ses genoux, et sans se faire ; prier :
» — Voici, reprit-elle, comment je me le représente. Je vois un vieux bonhomme tout petit, tout cassé, en habit noisette, avec une perruque à marteaux et un jonc à pomme d’or, qui va et vient perpétuellement dans une petite chambre. Au milieu, une grosse cheminée par où dégringole tout ce qu’on lui envoie, et près de laquelle il se précipite dès qu’un chargement arrive. Il se baisse, trie, regarde, se frotte les mains quand ce qu’il reçoit lui semble bon, hausse les épaules et se fâche quand ça lui paraît mauvais : « Les niais, les imbéciles, que m’envoient-ils là ? marmotte-t-il. Qu’est-ce qu’ils veulent que j’en fasse ? » Et il pousse tout cela du pied dans un coin où on met les choses qui ne servent à rien et où ira peut-être mon pain chaud, c’est possible ; mais voilà tout le dommage. Quant à une poche et à une cornemuse, je n’ai jamais entendu parler de ça, et je ne veux pas m’en occuper. Mon petit vieux suffit à la besogne, nous nous entendons à ravir, et, s’il fronce un peu le sourcil les jours de fruits verts, il a eu la politesse de ne jamais m’en rien dire : pourquoi changerais-je ?
» Le pain ne fumait plus, la croûte fendillait en se refroidissant, et la crème sentait meilleur que jamais : mademoiselle Colette le reprit délicatement du bout des doigts et acheva son goûter sans prononcer un mot, persuadée qu’elle m’avait convaincu de l’existence de son petit homme. Voilà sa logique.
» Du reste, à l’entendre raconter sa vie, ses originalités s’expliquent. Je l’interrogeais hier sur son enfance, cherchant dans son passé la trace d’une gouvernante, d’un professeur, d’une direction quelconque enfin, et, comme je ne voyais rien qui y ressemblât :
» — Qui donc vous a élevée ? ai-je fini par lui demander.
» — Moi, mais personne ! m’a-t-elle répondu ; j’ai poussé à ma guise comme j’ai voulu. Dieu merci, c’était bien la compensation de ma solitude.
» Et elle esquissait en l’air avec sa main le geste de quelqu’un qui pousse comme il veut…
» Vois-tu cette éducation ? cette petite fille grandissant comme la folle avoine entre son dogue et sa vieille bonne, plus esclave encore que son chien, et avec vingt-quatre heures chaque jour pour faire des bêtises à sa satisfaction ! Je conçois maintenant l’affaire qui m’a procuré l’avantage de sa connaissance : de la pensée à l’action, il n’y a évidemment pour elle que le temps matériel d’accomplir sa fantaisie. Elle ne connaît nul autre obstacle.
» Il y a pourtant des heures mélancoliques dans cette existence qu’elle raconte sans une réticence, et la tante que tu sais est une affreuse bonne femme qui vient de me donner un échantillon de son humeur, et nous a fait une sortie dont toute notre petite société est encore ébranlée et dont la trace restera.
» Il y a deux heures à peu près, je regardais Un à qui mademoiselle Colette faisait exécuter les tours les plus variés de son répertoire, ne dédaignant pas de prendre part elle-même de temps en temps aux exercices, quand la porte s’ouvrit brusquement, et une femme entra. Grande, sèche, osseuse, d’une laideur à discréditer Croquemitaine si elle se mettait jamais en tête de lui faire concurrence, elle s’annonça elle-même d’une voix qui remit instantanément sa jeune nièce sur pied, et qui fit bondir le chien devant sa maîtresse, qu’il gardait en montrant les dents.
» — Monsieur, je suis mademoiselle d’Épine ! me dit-elle. — La bien nommée, pensai-je à part moi :
» Puis, à haute voix :
» — Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous présenter mon respect, répondis-je.
» Mais elle s’en inquiétait bien, de mon respect !
» — Il y a un mois, continua-t-elle, que vous êtes arrivé chez moi, tombant on ne sait d’où, et, comme j’ai pensé, Monsieur, que vous étiez actuellement au terme de votre séjour, j’ai voulu vous voir une fois avant votre départ.
» Arrivé me sembla fort, séjour plus encore, et tu conviendras qu’on ne met pas plus proprement les gens à la porte ; mais, avant que j’aie pu répliquer un mot, mademoiselle d’Erlange s’était redressée :
» — Dites chez nous ! cria-t-elle, et même chez moi, car M. de Civreuse est dans mon aile, vous le savez bien, et, quant à la façon dont il est « tombé » ici et que vous avez oubliée, paraît-il, je vais vous la remettre en mémoire. J’ai blessé monsieur à la tête en lançant quelque chose dehors, alors qu’il passait sur le chemin, ne songeant guère à nous, je vous assure ! et Benoîte et moi l’avons entré dans la cuisine, demi-mort. Puis, tandis qu’elle préparait cette chambre, et que moi je le gardais en bas, j’ai juré, agenouillée à côté de lui, de le soigner, de le guérir et d’obtenir mon pardon. Vous souvient-il, à présent, ma tante, de toutes ces choses que je vous ai dites une fois déjà ?
» — Je ne me souviens que de ceci, répondit-elle avec fureur en marchant sur la jeune fille, c’est qu’une fois déjà, en effet, je me suis élevée contre ce rôle de garde-malade que vous remplissez ici dans des circonstances inqualifiables, et que cette fois je saurai bien vous forcer à le laisser !
» — Que ne vous en êtes-vous pas chargée ? riposta mademoiselle Colette. Il y avait plus d’une place près de ce lit, je crois !
» — Lit que j’aurai d’ailleurs quitté avant ce soir, soyez-en certaine. Mademoiselle ! m’écriai-je à mon tour, et que je n’aurais jamais consenti à occuper un seul instant, quand j’eusse été plus qu’à demi mort, si j’avais pu soupçonner que j’y étais reçu contre le gré de quelqu’un ici !
» J’étais hors de moi. Les insolences me brûlaient les lèvres, et je ne sais en vérité ce qui m’a retenu de sauter à terre à l’instant. Assurément, ce n’est pas la présence de cette femme, et, si elle eût été seule, je crois bien que je me serais vengé en effarouchant sa pudeur par ce spectacle inattendu !… Mais elle n’était pas seule…
» Elle ne répondit pas, d’ailleurs, un traître mot à ma protestation, et se tournant vers sa nièce :
» — Vous voilà forcée à l’obéissance par un plus sage que vous, dit-elle seulement.
» Puis, jugeant que c’était besogne faite, elle s’en fut vers la porte, de son grand pas dégingandé, comme une frégate démâtée dont on tire sur le sable la carcasse hors d’usage et qui cahote à chaque rocher.
» Mais elle n’était pas à mi-chemin qu’un quatrième personnage entrait en scène ! c’était mon docteur qui arrivait comme une flèche, les sourcils froncés, la lèvre mécontente, et qui l’arrêta par le bras sans façon.
» — Qui est-ce qui parle d’obéissance dans la chambre d’un malade quand le docteur n’y est pas ? dit-il rudement.
» Il avait écouté derrière la porte et ne s’en cachait pas.
» — Vous, continua-t-il en se tournant vers mademoiselle Colette, vous êtes à votre place ici. N’en bougez pas. C’est moi qui vous y ai mise, c’est moi qui vous y garde, et j’en fais mon affaire ! Vous, Monsieur, me dit-il, vous n’avez pas oublié, je pense, notre première conversation ; vous savez comment j’entends la responsabilité ! J’ai votre parole, et vous ne quitterez pas Erlange que je ne lève moi-même votre écrou. Vous, enfin, Mademoiselle, ajouta-t-il en regardant la vieille fille qu’il n’avait pas lâchée, je vais avoir l’honneur de vous offrir mon bras pour vous reconduire jusqu’à votre chambre, et je vous conterai en route quelques particularités sur les fractures dont vous me paraissez mal connaître les effets, et qui vous intéresseront, j’en suis certain.
» Et, entraînant mademoiselle d’Épine, abasourdie, et à qui il souriait avec aménité, il lui fit traverser toute la chambre ; sur le seuil, il s’arrêta :
» — Et notez, dit-il en se retournant et en nous regardant, que mademoiselle d’Erlange s’est méprise de moitié tout à l’heure. Ce n’est pas une aile qui lui appartient ici, c’est le château tout entier, les ruines et le reste !
» Puis ils sortirent.
» Te dire que je rugissais intérieurement serait faible ; ma main esquissait de vagues moulinets, et j’enrageais de m’en prendre à quelqu’un. Mais quoi, si barbue que fût mon adversaire, le sexe dont elle se prétendait la mettait hors d’atteinte, et j’ai vu cependant des grenadiers qui passeraient pour damerets au prix de sa carrure !… D’ailleurs, l’idée de mademoiselle Colette me revenait ; l’algarade était plus rude encore pour elle.
» Je me tournai de son côté, pensant la trouver en larmes ; mais elle en était loin, et l’œil allumé, la tête droite, elle semblait une Bellone en courroux.
» — La méchante femme ! la méchante femme ! criait-elle en trépignant.
» Puis brusquement s’abattant dans un fauteuil :
» — Voilà pourtant dix-huit ans que je vis auprès d’elle ! fit-elle avec éclat.
» — Est-elle donc toujours ainsi ? lui demandai-je.
» — Toujours !
» — Mais qu’est-ce qu’elle a, enfin ?
» — Que sait-on ? reprit-elle en hochant la tête. Du verjus dans l’esprit, peut-être ! Je pense qu’il y a des femmes qui poussent mauvaises comme des herbes qui poussent orties. Elle est dans les orties, évidemment.
» — Et contre vous, à part ma présence ici, qu’est-ce qui la fâche habituellement ?
» Elle ne répondit rien, me regardant d’un air indécis, avec une ombre de sourire qui relevait sa lèvre, et elle se mit à tirer machinalement les longs poils de son chien. Je la regardais, attendant qu’elle parlât, et, tout en regardant, je me sentais si frappé du contraste de ce charmant visage avec le masque dur et large de la grande femme qui sortait de là, que je m’écriai sans réfléchir :
» — Serait-ce donc parce que vous avez dix-huit ans et qu’elle ?…
» Le sourire s’accentua davantage, et mademoiselle d’Erlange me regarda à travers ses cils, tout en disant :
» — Mon Dieu, elle aussi les a eus, pourtant, mais…
» Elle se tut de nouveau, ses paupières se baissèrent complètement et ses cils se remirent à battre ses joues roses comme un éventail de dentelle. L’embarras est rare chez elle, mais lui va bien, et, sans hésiter, je formulai toute ma pensée.
» — Elle les a eus en effet, c’est évident ; mais son printemps n’avait pas la fleur du vôtre : voilà !
» Comment je me laissai entraîner à ce madrigal, du diable si je peux le dire ! mais mademoiselle Colette m’avait bravement défendu tout à l’heure, elle méritait vraiment que je marchasse à la rescousse à mon tour. Elle prit d’ailleurs cela comme la simple énonciation d’un fait, se mit à rire franchement, et releva les yeux avec un petit geste qui signifiait : « C’est ça ; cette fois, vous y êtes ! » Puis, sans transition, tout à fait mise en confiance, elle laissa couler le flot de ses souvenirs, me racontant ceux des épisodes de son enfance qui se rapportaient à sa tante, ainsi que ses frayeurs de petite fille devant elle, le tout sans acrimonie aucune, mais avec une verve comique et malicieuse qui donnait une touche vivante et un relief burlesque au portrait de cette bizarre tutrice. « Égoïsme et jalousie ! » le cri le plus habituel à la bête, te résume cette femme, et je m’en vais te dire un trait qui la peint.
» Fort gourmande de sa nature, elle s’arrange pour que les ressources assez limitées du ménage ne nuisent jamais à l’ordinaire de la maison ; mais le menu, généralement soigné, n’est jamais plus soigné que les jours de maigre. Ces matins-là, on cuisine quelque plat choisi, et, en se mettant à table, mademoiselle d’Épine dit à sa nièce :
» — Mon estomac ne supporte pas le maigre, Colette ; vous ferez abstinence pour nous deux.
» Et la nièce mange ses sardines ou ses légumes au fumet des pigeonneaux de la tante, qui offre pieusement au ciel ce compromis, le priant d’agréer la substitution…
» Que ce compte-là se règle un jour en purgatoire, et qu’elle s’aperçoive alors que ses billets n’étaient pas bons, je l’espère ; mais le purgatoire est loin, et d’ici là qui est-ce qui tirera cette enfant de ses griffes, et surtout qui lui rendra ses années passées, les soins affectueux et l’éducation qu’elle n’a pas reçus alors ?
» Je te le dis, Jacques, c’est une séquestration qui se joue ici, et c’est véritablement ce que cherche cette femme.
» Ce n’est rien que ces poulets rôtis qu’elle refuse à sa nièce, que ces couvertures moelleuses et ce lit de plumes où elle dort, que toutes ces recherches enfin qu’elle a pour elle seule ; elle entend maintenant l’étioler moralement entre quatre murs, et emprisonner si bien sa jeunesse et sa vie que nul ne se doute de ce qui rit dans ces ruines.
» Comment appelleras-tu ce crime, toi, alors, si tu nies qu’il y ait séquestration, et comment le puniras-tu ?
» … Pour moi, j’entends le déjouer, tout au moins, et sans tarder ; et le lendemain du jour où je serai hors d’ici, je m’y attellerai ! Dussé-je ameuter la presse, assembler un conseil de famille ou réclamer l’aide de la police, j’en viendrai à bout, et la porte de cet antre sera démurée… A qui donc appartiendrait le rôle de justicier, si ce n’est à ceux qui méprisent le monde et le connaissent comme il est !…
» En échange de ses veilles et des soins qu’elle a pris de moi, mademoiselle Colette aura sa liberté, et c’est moi qui lui ouvrirai sa cage ! Vive Dieu ! Jacques, tu m’entends, je te l’affirme !…
» Une demi-heure plus tard, le docteur est revenu, et tu vois d’ici la discussion :
» — Docteur, je veux partir !
» — Monsieur, ne revenons pas là-dessus, je vous en prie.
» — Rendez-moi ma promesse !
» — Jamais de la vie ; vous êtes au point délicat et critique entre tous, ne me gâtez pas une si belle fracture.
» — Il m’est impossible de demeurer ici après la scène de tout à l’heure, vous le sentez bien !
» — Allons, je vous dis que cette femme est folle ! Faut-il que je lui signe un billet pour Charenton, afin de vous mettre l’esprit en repos ?…
» Et comme j’insistais :
» — Monsieur, me dit-il assez sèchement, je suis d’âge et de caractère à prendre la responsabilité de mes actes ; vous me ferez donc le plaisir de m’envoyer tous ceux qui pourront y trouver à redire.
» Et il me tourna le dos pendant que mademoiselle Colette continuait à crier :
» — Mais puisque vous êtes chez moi ! Mais puisqu’on vous dit que vous êtes chez moi !
» La pauvrette n’y voyait pas plus loin.
» Finalement, le docteur s’est engagé sur l’honneur à me libérer dans dix jours, et j’ai promis de ne tenter nulle évasion jusque-là. Mais en résumé, vois-tu, je suis exaspéré. J’ai beau faire, la position est fausse. A tous les bruits de portes, je tressaille comme un écolier en rupture de ban, et volontiers je renverrais mademoiselle d’Erlange à ses affaires ! Seulement, elle n’y entend pas malice. C’est une scène, voilà tout, elle en a vu bien d’autres, et elle continue son train ordinaire en toute insouciance. »
C’est fini, les beaux jours s’en vont, et j’ai beau faire maintenant, sans savoir comment ni pourquoi, mais toutes mes rêveries finissent par des larmes.
C’est sans le vouloir et sans même m’en apercevoir. Je m’assieds sur mon divan comme autrefois, je pense aux mêmes choses toujours, et ce qui me faisait plaisir hier, ce qui me faisait rire si gaiement que je mettais ma tête dans les coussins pour qu’on ne m’entendît pas, me rend triste à présent. J’enfonce encore ma figure à la même place, mais quand je me relève l’étoffe est mouillée, et c’est seulement alors que je m’aperçois que j’ai pleuré.
Quelle scène affreuse elle a faite, ma tante, et comme j’avais le cœur serré ! Je craignais tant que M. Pierre ne se fâchât !
Le docteur, heureusement, a tout raccommodé ; mais lui reste un peu contraint, un peu gêné, peut-être qu’il nous en veut malgré tout, et cela me fait tant de peine !
Une semaine seulement à passer encore ici ! Mon Dieu, je n’aurais jamais cru qu’il se guérirait aussi vite ; c’est trop court ! C’est-à-dire que ce n’est pas la maladie qui est trop courte, c’est le séjour ! Je pensais qu’il resterait bien plus à Erlange, et surtout… Enfin, je ne croyais pas que cela finirait ainsi… Maintenant, c’est tout : personne ne se soucie de Colette ; passé la porte, lui n’y songera plus, et elle restera toute seule, bien plus seule que jamais, comme il fait plus noir dans un endroit qui était éclairé et d’où on enlève les lumières.
Tout bas, cette folie tenace que j’ai en moi espère encore. Quoi et pourquoi ? elle ne peut pas le dire ; mais elle me répète toujours qu’elle voit sa revanche là-bas… J’ai peur que ce ne soit bien là-bas !
Au moins, M. de Civreuse ne se doutera-t-il de rien ; près de lui je suis gaie plus que jamais, et d’ailleurs sans efforts. Il fait si bon dans cette grande chambre !… Je ne dis tout qu’à mes confidents : mon coussin et mon cahier, et quand j’ai fini du premier, je le porte près de la cheminée, je le fais sécher, et je prends le second… Les marges en sont méconnaissables ; sans y penser, j’y écris deux initiales, toujours les mêmes, en long, en large, enlacées, séparées, et tout à l’heure sur ma main gauche, j’ai mis son nom tout entier : une lettre sur chaque ongle et deux sur le dernier, sur celui du pouce.
C’était drôle, et j’ai ri d’abord ; puis toujours cette bête de petite larme qui vient sans propos est tombée, et l’encre s’est brouillée… Voilà comme tout s’efface !…
Pourtant, hier, j’ai mieux choisi mon terrain ; j’ai couru jusqu’au fond du parc, et sur l’écorce d’un grand sapin, celui près duquel j’ai le plus rêvé et sur lequel je grimpais l’automne dernier pour voir venir les aventures, j’ai gravé le nom qui m’occupe avec mon petit poignard. Il n’y a pas d’autre moyen de conter à un arbre ce qu’on pense, et j’étais bien aise qu’il le sût.
En rentrant M. Pierre a remarqué ma robe humide et mes bottines mouillées.
— Vous êtes sortie ? m’a-t-il demandé.
Et moi j’ai répondu :
— Oui, je viens de faire une course !
S’il savait laquelle !…
PIERRE A JACQUES
» — Mon ami, vous êtes une bête !…
» Pourquoi le début de cette lettre qu’Henri IV écrivait, il y a bien trois cents ans, à son fidèle Sully, me revient-il en mémoire aujourd’hui ? Par analogie sans doute, et parce que, sur ce point-là au moins, tu ressembles ce matin à la perle des ministres.
» Sérieusement, Jacques, ta lettre, cette fois, m’a mis en colère ! Corbleu ! j’ai l’âge de raison, je crois ; je sais ce que je sens, et ce que je veux, et tes plaisanteries n’ont pas le sens commun.
» Mon pouls est excellent, ma tête libre et mon cœur gaillard, quoi que tu en dises, et il n’y a point de but caché à la campagne que je médite au profit de ma jeune hôtesse.
» — Te mêler de choses qui ne te regardent pas, me dis-tu ; t’attirer des millions d’ennuis et te faire remettre à ta place par le notaire de l’endroit, qui te renverra poliment à tes affaires, tout cela pour une personne qui t’est totalement indifférente, comme c’est probable, et comment veux-tu que je croie cela, surtout quand je sais que la personne en question est une jeune et jolie créature !… Allons, avoue et épouse-la, c’est le plus simple !…
» Mon pauvre Jacques, tu résous les choses à coups de gaule, comme on abat des noix ; ton « plus simple » est tout bonnement héroïque, et, de plus, tu n’y connais rien.
» Je ne travaille pas écus sur table, mon ami ; j’y vais pour l’honneur, pour l’amour de l’art, comme un antique chevalier, et tu m’avoueras que, si tous ces braves paladins qui défendaient jadis « la veuve et l’orphelin » s’étaient crus forcés ou même autorisés à épouser toutes les prisonnières qu’ils délivraient dans l’an, c’est un véritable harem que chacun d’eux aurait possédé, et la morale aurait fait table rase de l’institution dans les six mois !
» Songe donc que je commence seulement mon tour du monde, et ne fais pas de mon épée un meuble de famille à la première étape ; elle danse dans le fourreau à l’idée de tout ce qu’elle peut encore accomplir de joli, et le râtelier de la paix domestique lui fait horreur !… Puis enfin, si elle te semble d’un prix si inestimable, cette blonde, que ne viens-tu briguer l’emploi toi-même ?
» En confidence, si tu veux tout savoir, mademoiselle Colette t’aime déjà ! Elle sent cela, elle me l’a dit, et n’était la crainte de tes coups de tête ordinaires, je t’aurais parlé de ces bienveillantes dispositions. Maintenant te voilà au courant. Fais diligence, et je te présenterai.
» Là dessus, laissons ce sujet, je t’en prie, car il m’irrite. Il ne me reste plus une semaine entière à passer ici, ne me fais pas mentir à cet excellent docteur et fuir un beau soir de guerre lasse ; et si ce n’est pas une querelle que tu cherches, pour Dieu, laisse-moi la paix et ne me poursuis plus de tes prévisions sentimentales !
» Oui, je ne te dis pas qu’une imagination un peu enthousiaste, un cœur un peu neuf, quelques illusions encore fraîches, ne seraient pas émues ici… Ce cadre étrange, cette intimité, ces beaux yeux !…
» Mais quoi, je n’ai plus vingt ans, ce n’est pas ma faute, Jacques ; il y aura demain neuf ans tout juste que cela ne m’est pas arrivé, et il y a deux choses qu’on ne retrouve jamais : la jeunesse et les illusions. Si tu peux me les rendre, foi de désenchanté, je tombe à ses genoux.
» Nos derniers jours se passent agréablement ; mademoiselle d’Erlange est plus gaie que jamais, et nulle contrainte n’est possible auprès d’elle.
» Même entre nous, je peux bien te l’avouer ; mais cette liberté d’esprit et cet entrain me surprennent un peu.
» Mon Dieu, je ne suis ni un fat ni un vainqueur, je m’apprécie à mon juste prix, mais je vaux une émotion peut-être, et il me souvient d’une jeunesse dorée où je tenais honorablement ma place. Sans doute, c’est qu’on est moins exigeant à Paris qu’à Erlange.
» Note bien que je suis charmé de cela ; le contraire m’eût gêné, attristé, bourrelé de remords, et je ne t’en parle que pour mémoire. Seulement tu conviendras qu’il est singulier qu’une jeune fille qui est seule, qui s’ennuie et qui voit tomber tout à coup son premier roman chez elle sous la forme d’un homme jeune et passable l’accueille ainsi, et nous pouvons mettre au panier avec tant d’autres la légende qui fait les cœurs de fillettes si inflammables. Du reste, je croirais volontiers que cette exubérance qui distingue mademoiselle d’Erlange lui sert en quelque sorte de déversoir, et que tant de manifestations extérieures laissent ses pensées intimes dans une grande placidité, avec un peu de sécheresse de cœur peut-être même, qu’expliquerait très bien, du reste, son enfance sans joie et sans tendresse.
» Quoi qu’il en soit, tout est pour le mieux ainsi, et nous égayons nos derniers après-midi par l’exercice du noble jeu de dames.
» Cela ne va pas d’ailleurs sans quelques orages qui mouvementent les séances, car mademoiselle Colette n’aime pas à être battue, et, après les premières leçons, pendant lesquelles j’ai cru devoir la ménager en faveur de ses débuts, j’en suis revenu à mon jeu habituel, et je la gagne cinq fois sur six.
» Sa patience, qui est courte, s’épuise vite dans ces conditions, et elle a des colères de chat. Elle rougit d’abord, fronce un peu les sourcils, tapote la table nerveusement, et finalement, quand le cas lui semble désespéré, brouille tout le jeu d’un grand coup de main. Je m’appuie alors avec majesté sur mes coussins et je regarde obstinément les solives du plafond, jusqu’à ce qu’elle arrive à composition, ce qui n’est jamais long. Elle range de nouveau les pions, repousse le jeu près de moi et marmotte à mi-voix :
» — C’était par trop mauvais, aussi !
» Puis, persuadée que cela explique tout, elle me tend ses mains fermées pour me faire tirer et voir qui commencera, et tout reprend à peu près dans le même ordre.
» Invariablement, au début, je lui propose de lui rendre des pions, et invariablement aussi elle refuse avec un air de dignité froissée, trouvant évidemment ses coups de main beaucoup plus réguliers que cette faveur, et insistant avec passion, en commençant chaque partie, pour que je joue avec elle comme avec n’importe qui, sérieusement et sans l’aider.
» Moi, esclave de la consigne, j’obéis, et au bout de cinq minutes elle trépigne : c’est logique.
» Tout à l’heure, nous étions aux prises ; je la voyais s’enferrer, et deux fois de suite, bien malgré moi, je venais de faire râfle de quatre victimes d’un coup… Tu juges de son état : ses dents mordaient si fortement sa lèvre inférieure que le sang en était chassé, et elle embrassait toutes ses positions d’un coup d’œil éperdu de nageur qui perd pied.
» Prudemment, je retirais déjà mes doigts, prévoyant quelque formidable culbute ; mais les choses tournèrent autrement, son front s’éclaira tout à coup, elle desserra la rude étreinte de ses dents, et le doigt sur un de ses pions, elle se mit à le conduire en biais tout droit, dérangeant mes propres pions au passage, mais sans violence et sans avoir le moins du monde l’air de se douter qu’elle marchait en pleine contravention. A un rang du bord, elle s’arrêta, et très gravement elle me dit :
» — A vous !
» — Comment à moi ? Mais que faites-vous donc ? lui demandai-je.
» — Eh bien ! me répondit-elle avec un magnifique aplomb, je vais à dame ! Je n’en viendrais jamais à bout en marchant dans ce sens-ci, j’ai pris l’autre.
» C’est toujours le même mépris de toutes les barrières et de toutes les conventions, et cette nature prime-sautière ne serait pas déplacée dans une tribu de libres Indiens… Je la vois sous sa tente, avec des plumes dans les cheveux, des lianes fleuries autour des épaules, rivalisant de cabrioles avec ses chèvres sauvages, et baptisée par la tribu enthousiaste du nom symbolique de « l’Oiseau-qui-chante » ou de « la-Flèche-qui-vole ».
» En attendant, la-Flèche-qui-vole continue son office de bonne maîtresse de maison et s’ingénie à me distraire.
» Depuis huit jours, je me lève. Aidé par Benoîte, dont la robuste épaule me sert de canne, je gagne un fauteuil qu’on place près de la fenêtre, j’étends mon appareil sur un autre siège placé en face de moi, et, guidé par mademoiselle Colette, je prends connaissance de la cour et des points principaux du château.
» — Ici, me dit-elle, c’est la bibliothèque, ici la salle à manger, ici la chapelle, et là, — en me montrant des ruines cette fois, — il y avait des salons, une grande salle des gardes, un oratoire, des galeries sans fin.
» Le tout, souvenirs et restes intacts, est superbe ; c’est le type du pur style Louis XIII, élégant et sévère tout ensemble, et il y a là des sculptures qui me font rêver et dont je complimente sincèrement la châtelaine du lieu, qui les juge et les apprécie d’ailleurs avec son originalité accoutumée.
» Quand je t’aurai dit enfin que j’ai fait connaissance avec Françoise, la troisième amie de mademoiselle Colette, tu conviendras que les temps sont accomplis et que je peux quitter Erlange.
» Il faisait hier une superbe journée, bien sèche et bien claire ; un battant de la fenêtre était ouvert, malgré l’air vif et piquant, et je humais la fraîcheur avec délices, quand je vis ma jeune gardienne qui traversait la cour. Elle leva la tête en passant, m’envoya un petit salut de la main, et courut à une porte des communs qui donne sur la cour.
» — Je veux vous montrer Françoise ! me cria-t-elle.
Et elle sortit un instant après avec une grande bête poussive, à moitié aveugle, aux flancs saillants, au garrot énorme, très haute sur quatre pattes grêles et avec un poil d’un blanc jaunâtre.
» Tout à fait indifférente à cette laideur, elle la tapotait, lui parlait et la bourrait de sucre et de pain, tout cela avec une telle rapidité que les dents de la vieille bête ne venaient pas à bout de ce qu’on lui présentait. Puis, quand elle eut fini :
» — Elle trotte encore pas mal, vous allez voir, me dit-elle.
» Elle lui jeta une couverture sur le dos, la tira près d’un escalier de pierre, s’élança sur cette croupe massive comme un sylphe, et, l’excitant de la voix, la fit partir au trot. Mais à tous les pavés la monture buttait, sa grande tête avait des soubresauts de peur, et, avec ses naseaux fumants, elle semblait la bête de l’Apocalypse emportant je ne sais quel esprit dans sa course indécise.
» — C’est un jeu à vous casser le cou ! criai-je à mademoiselle d’Erlange.
» — Bah ! répondit-elle, nous nous connaissons bien.
» Au dixième tour, elle se laissa glisser à terre si rapidement que je crus à une chute, et reconduisit son amie avec les mêmes protestations de tendresse qu’elle lui avait prodiguées en venant.
» Voilà comme elle parle aux bêtes, et je ne m’étonne plus qu’il ne lui reste rien à donner aux hommes : elle dépense là tout son cœur.
» Selon toutes probabilités, je ne t’écrirai plus que du village. Je compte rester là à l’auberge quelques jours, le temps de remonter ici encore une fois, remercier mon hôtesse, d’aller chez mon docteur et de t’aviser de mes projets.
» Tourne donc la page, nous sommes au bout de l’aventure, et pour le revoir, à bientôt peut-être. J’ai tant manqué de paquebots depuis quelque temps que j’ai bien envie d’en laisser aller encore un sans moi, et de courir te serrer la main dans ta province. »
Tout est dit : M. de Civreuse est parti depuis hier, et je ne me retrouve plus ici.
Pourtant j’ai déjà connu Erlange vide et silencieux, je sais comment mes pas résonnent dans les corridors et ma voix contre les boiseries, mais tout est changé maintenant.
Ce n’était que de l’ennui autrefois, aujourd’hui c’est de la tristesse, et les deux choses pèsent bien différemment.
De temps en temps, je fais la brave, je me joue la comédie à moi-même. Je range, je vais, je viens, je chantonne des petits airs tout gais, puis je m’assieds à côté de mon chien, je prends sa tête sur mes genoux et je me mets à lui parler comme jadis ; seulement, même avec lui, je me surprends en flagrant délit de mensonge.
— Six semaines pour raccommoder une fracture, vois-tu, Un, c’est énorme, lui disais-je tout à l’heure, et jamais nous n’aurions cru que cela pourrait durer autant, n’est-ce pas ?
Et ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai du tout, car je comptais sur le double au moins pour à présent, et sur toujours pour plus tard.
Benoîte me suit d’un œil inquiet. Elle n’est pas sans deviner une petite émotion ou du moins sans la redouter, et volontiers elle m’aurait toujours auprès d’elle ; mais c’est ce que je ne veux pas, je prétends que le transport de mes affaires m’occupe, et je m’échappe.
En réalité, je ne fais rien du tout et je laisse chaque chose comme elles étaient hier, car je n’ose plus reprendre mon ancienne chambre. Il y a là tant de souvenirs embusqués un peu partout, et ils s’élancent si vite quand j’entre, que je n’y voudrais pas dormir à présent. J’aurais peur que tous ces revenants ne devinent mon secret et ne s’en aillent le conter à M. Pierre, qui en rirait peut-être, et je veux venir ici seulement pour rêver. Dans la bibliothèque, je pleure, je regrette, je me fâche, je fais ce que je veux ; puis, quand je me sens raisonnable, c’est l’heure de ma récréation, je reprends le chemin connu, je m’assieds à ma place habituelle, je regarde le lit vide, le fauteuil près de la fenêtre sans personne et je me souviens !…
Souvent aussi je me sens prise de colère. Après tout, qu’est-il venu faire ici, cet homme ? pourquoi m’est-il entré dans la tête et dans le cœur comme cela, puisqu’il ne voulait rien de moi, et quelle est la puissance qui vous envoie ainsi un commencement de bonheur, juste ce qu’il vous faut pour être heureux, qui vous le laisse bien apprécier, bien regarder, et qui, à l’instant où vous croyez fermer vos mains pour le saisir, vous l’enlève brusquement ?
Est-ce là ce qu’on appelle la Providence ?
Pourtant il faut être juste, M. de Civreuse n’a rien fait pour attirer mon attention, et c’est même je crois sa raideur qui m’a frappée et séduite.
Si sombre qu’il fût, il souriait cependant quelquefois, et il y a un charme spécial au sourire des gens froids. C’est comme le soleil en hiver ou comme cette fleur d’aloès dont me parlait M. Pierre, qui fleurit une fois seulement tous les cent ans, et dont la rareté fait le prix… Pourquoi est-ce d’une fleur si rare que je suis occupée ?…
Notre dernière journée s’est passée mieux qu’aucune, et je ne voudrais pas jurer que lui-même ne sentît une imperceptible émotion.
Le matin, en entrant à mon heure habituelle, j’avais trouvé près de son fauteuil une table chargée de papier, d’une boîte à couleurs et d’un faisceau de crayons et de pinceaux. Benoîte lui donnait un verre, et dès qu’elle fut sortie :
— Voudriez-vous, me dit-il très vite, me permettre de faire votre portrait sur cet album en deux coups de crayon ? Je viens d’esquisser ce côté du château, mais mes souvenirs d’Erlange seraient bien incomplets si ma garde-malade n’était pas en première ligne.
Je répondis oui, bien entendu, et je m’approchai pour voir ce qu’il tenait, tout en lui demandant :
— Comment faut-il me poser ? debout, assise, de profil, de face ? — Et en même temps j’essayais toutes ces positions…
Il se mit à rire, et après avoir réfléchi un instant :
— Si vous le voulez bien, me dit-il, vous vous assiérez dans ce grand fauteuil et vous vous installerez près de la cheminée, comme vous étiez le soir de mon premier réveil ici.
— Moins la robe, toutefois.
— Moins la robe, malheureusement !
— Malheureusement !… Voulez-vous que j’aille la mettre ?
— Oh ! je n’oserais pas…
— Mais c’est l’affaire d’une seconde !
Et j’étais loin avant qu’il eût fini sa phrase.
Comme je le lui avais dit, un instant après je rentrais. Seulement la jupe de cette aïeule que je ne connais pas est bien trop longue pour moi ; j’avais beau la relever à deux mains, mes pieds se prenaient dans l’ourlet, de sorte que j’avançais en trébuchant, et comme à la fin je la laissai aller pour faire à M. de Civreuse une belle révérence de cour, il se trouva qu’en m’approchant de la cheminée, je me pris dedans, je ne sais comment, et je tombai rudement sur les deux genoux.
M. Pierre jeta une exclamation, une espèce de cri, ma foi, qui me fit plaisir, et il fit le geste de se lever impétueusement.
— Et votre genou ! lui criai-je. Ne bougez pas !
Puis je me remis sur pied lestement et je m’assis dans mon fauteuil. Mais il était inquiet.
— Vous n’êtes pas blessée, vous en êtes bien sûre ? me disait-il… Mon Dieu ! quelle idée absurde j’ai eue de vous faire mettre cela !… Vraiment, vous n’avez rien ?…
Je répondais : non, le cœur un peu battant… pas de ma chute, mais de cette voix anxieuse qui m’interrogeait, et au bout d’un quart d’heure seulement, pour me laisser me reprendre, il se mit à sa tâche.
Il allait, il allait, relevant à chaque instant ses yeux sur moi, me regardant avec une persistance qui me gênait fort, et me faisant reposer, c’est-à-dire remuer, de quart d’heure en quart d’heure. Le déjeuner nous interrompit ; mais à deux heures c’était fini. Il m’appela alors près de lui, et je ne pus m’empêcher de m’écrier envoyant la feuille qu’il me présentait :
— C’est moi ! Ah ! mais que c’est donc joli !
Le fait est que cette petite dame rose qui me souriait dans ce fauteuil, cette grande cheminée sombre dont les chenets se détachaient nettement, les sculptures des boiseries : c’était un vrai tableau, et je tombais d’admiration…
— Qui, jolie ? me demanda M. de Civreuse assez railleusement : vous ou l’aquarelle ?
— Le portrait, bien entendu !…
Il me regarda un instant en souriant, puis avec une voix toute autre que celle que je lui connaissais :
— Le portrait, c’est vous, car par bonheur il est ressemblant. Ne changez rien à votre exclamation.
Je me tus ; c’est la seconde fois, peut-être, que j’entends un éloge sortir de sa bouche et cela m’émotionnait plus que je n’aurais voulu. Pourtant, je mourais d’envie d’avoir comme lui un souvenir de ce temps charmant que je sentais glisser entre mes doigts, et je cherchais nerveusement que dire et quel moyen employer.
— Et si, moi aussi, je faisais votre portrait ? commençai-je en plaisantant.
— Comment donc ! me répondit-il très sérieusement mais j’en serai charmé, et je vais me tenir tranquille comme une image.
— C’est que je ne dessine pas très bien, balbutiai-je, toute saisie de me voir prise au mot ;… je n’ai jamais fait que le portrait de Un.
— Eh bien, dit-il, je me trouverai en excellente compagnie.
Il me tendit un carton, une feuille de papier, du fusain, des crayons, et se posant de trois quarts :
— Suis-je bien ainsi ? me demanda-t-il.
Je répondis :
— Parfaitement.
J’étais tout à fait déconcertée, et il se fût mis sur la tête que j’aurais dit de même.
Machinalement, pourtant, je commençai, le regardant comme je l’avais vu faire pour moi, et le trouvant beau comme j’aurais voulu seulement qu’il m’eût trouvée aussi.
Mais, au bout d’un quart d’heure, j’étais lasse, énervée incapable de continuer. La figure qui était sur mon papier représentait tout ce qu’on voulait, une perruque de juge, un épouvantail à moineaux ou un roi nègre, et je me rappelai mes essais de l’hiver précédent, quand je m’amusais à dessiner mon chien, et qu’en dépit de tous mes efforts, je donnais à mon favori une tête de mouton, une fourrure d’ours et quatre pattes grêles qui n’auraient pas porté un king-charles.
En toute autre occasion, j’aurais ri ; mais les minutes que je comptais, toujours en songeant au départ, me mettaient l’esprit à l’envers, et je sentis que les larmes me montaient aux yeux. C’était ce que j’avais juré qui ne serait pas, et je courus à la cheminée prête à y lancer mon papier, en disant :
— C’est impossible, je n’y entends rien !
Mais M. de Givreuse m’arrêta :
— Mon portrait ! cria-t-il ; montrez-moi mon portrait, j’ai le droit de le voir !
Sans résister, je le lui apportai ; il le prit et le contempla gravement, puis, toujours avec le même sérieux :
— Me permettez-vous de le retoucher ? dit-il.
J’inclinai la tête, et d’un coup de mouchoir il effaça tout. Puis en quatre traits de crayon, il fit un profil qui était la caricature du sien, si burlesquement ressemblant qu’il était impossible de le voir sans rire.
Il écrivit en bas, de sa grande écriture : « Hommage respectueux du patient à l’auteur, » et me le tendit.
En même temps, le docteur entra. Mon cœur se serra ; je compris que c’était tout, et, pendant que je sortais de la chambre, j’entendis la voiture commandée pour M. de Civreuse qui roulait dans la cour. Je me sauvai dans mon refuge, mon dessin en main, et là, une fois seule, je me mis à le regarder. Seulement, au lieu de rire comme un instant avant, je sentis que mes larmes coulaient sur ce nez invraisemblable et sur ces moustaches hérissées que M. Pierre s’était faits, et c’était bien naturel, car il était symbolique, ce dessin, et il ressemblait à mon héros comme la réalité ressemblait à mon rêve.
Un instant après, le docteur me rappela. M. de Civreuse était debout au milieu de la pièce, soutenu par deux béquilles noires qui me firent un effet horrible. Il me parut que je l’avais rendu infirme pour le reste de ses jours ; je sentis que je pâlissais, et je me tournai involontairement vers le médecin en étendant les mains.
— Ce n’est que pour les premiers jours, dit-il en souriant, car il avait compris ma peur.
Par terre étaient les éclisses qui avaient remplacé le plâtre depuis deux semaines.
— Brûlons-les ensemble, me dit M. de Civreuse en me les montrant.
Je les ramassai comme il le voulait et je m’approchai du feu avec lui.
Il maniait bien ses béquilles, mais un bruit sourd sur le parquet me troublait au point que je ne savais plus ce que je faisais. Le docteur sortit pour avertir Benoîte, et je lançai sur les bûches le premier morceau, puis le second.
Au troisième, je repris courage, et, levant les yeux sur M. Pierre, je parvins à prononcer tout bas, mais sans trembler :
— Me pardonnez-vous ?
— Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-il, j’espérais qu’il ne serait plus jamais question de choses de ce genre entre nous…
Je le remerciai d’un mouvement de tête, et je continuai ma besogne sans rien ajouter, à genoux près du foyer, presque à ses pieds tandis que lui, debout, appuyé contre le chambranle, me dominait de toute sa taille… Comme c’était différent de ce que j’avais imaginé un jour !
Cependant Benoîte entra. Elle venait dire adieu au voyageur et s’avança en faisant la révérence et en commençant un petit compliment où elle lui souhaitait meilleure chance et « que Dieu le bénisse » !
Il la laissa dire jusqu’au bout ; puis, déposant ses béquilles et appuyant son genou malade sur le siège d’un fauteuil :
— Ce n’est pas avec des paroles que je pourrais vous remercier de tout votre dévouement, dit-il gaiement ; il faut que vous me permettiez de vous embrasser.
Et, prenant ma pauvre vieille stupéfaite par les épaules, il l’embrassa sur les deux joues, tout droit et bien fort… Puis, comme le docteur criait en bas : « Allons, Monsieur, nous arriverons à la nuit close ! » il se tourna vers moi :
— Notre excellent docteur veut bien se charger de mes adieux à mademoiselle d’Épine, me dit-il ; je n’aurais pas voulu vous imposer cette peine !…
Il s’arrêta un peu ; puis, plus lentement, comme s’il cherchait ses mots, il ajouta :
— Permettez-moi, Mademoiselle, de vous exprimer toute ma reconnaissance, non seulement pour vos soins, mais aussi pour toute la grâce et tout l’esprit avec lesquels vous avez égayé la monotonie d’une chambre de malade. C’était être deux fois bonne que de l’être ainsi.
Je lui tendis la main, incapable de trouver un son dans ma gorge, qu’il me semblait qu’une personne invisible serrait de toute sa force. Il prit mes doigts, hésita un instant comme avant de parler, puis très rapidement il s’inclina et les effleura de ses lèvres… Je n’avais pas l’idée d’une impression semblable, et ce fut si étrange et si inattendu que mes yeux se voilèrent.
Quand je les rouvris, il était près de la porte, et Benoîte le suivait avec son sac. Il descendit tout l’escalier assez vite et très adroitement, monta en voiture sans prononcer un mot, et seulement, quand le cheval s’ébranla, il pencha la tête, se découvrit et très gravement il me dit :
— Adieu, Mademoiselle !
Il me sembla qu’on scellait une pierre sur mon cœur, comme on avait enfermé dans un cercueil les religieuses que j’avais vues prendre le voile au couvent, et je me ressouvins de la combe où un jour d’hiver j’avais failli m’endormir pour toujours. Que n’y étais-je restée ?…
Tant que la voiture fut en vue, je demeurai sur le seuil de la porte ; puis, quand elle eut disparu :
— Viens-tu te chauffer ? dit Benoîte, qui me regardait.
— Oui, lui répondis-je, j’y vais.
Et je me sauvai jusqu’au fond du parc, près de ce sapin où j’avais gravé un nom quelques jours avant.
La sève toute jeune qui montait s’échappait par les coupures, et chacune des lettres de ce nom pleurait. J’appuyai ma tête contre l’écorce froide : à droite et à gauche, tous les fourrés, encore blancs par places, étaient fermés ; j’étais seule ! Je me serrai contre ces amies, qui s’associaient ainsi à ma douleur, et silencieusement je fis comme elles.
PIERRE A JACQUES
« Je t’écris donc de l’auberge du village, et j’y suis depuis deux jours.
» Te dire que cela vaut mon nid d’Erlange, et que j’ai un lit à colonnes et une cheminée Louis XIII, non. Mes poutrelles sont sur champ de fumée et mes murs blanchis à la chaux, si bien que tous mes habits s’en ressentent, et que mes manches sont comme celles d’un farinier bien actionné à sa tâche quand il sort de son moulin.
» Mais quoi ! un voyageur doit s’attendre à cela, et on n’a pas à toute étape une hôtellerie seigneuriale.
» Ce qu’il y a de mieux, c’est que mon genou fonctionne très proprement. Je me sers de mes béquilles avec la dextérité d’un invalide de profession, et je sortirais plus souvent si une queue de gamins ne me faisait pas escorte dès que je mets le nez dehors.
» Heureux pays que ce village, où un éclopé peut être un sujet de telle curiosité et où on s’attroupe pour voir passer mes béquilles ! L’espèce est rare, il paraît.
» Pour me distraire, je crayonne au hasard. Un bout de clocher par-ci, un nuage par-là, et un mouton qui paît sur le nuage. C’est de la haute fantaisie, mais mes cartons ne sont pas pour l’exposition, et je ne lui offrirai même pas ce qui lui plairait mieux peut-être, c’est-à-dire le portrait de mademoiselle d’Erlange, une tête quart de nature qui n’est ma foi pas mal du tout ! T’ai-je dit que je lui avais demandé de poser, décidément, et qu’elle avait bien voulu reprendre pour la circonstance sa robe de grand’mère de ma première soirée chez elle ?… Mais non, évidemment, puisque tu en étais resté à trois jours de mon départ.
» Eh bien, le matin du lundi où je devais quitter Erlange, je me suis souvenu de mon intention d’essayer de saisir cette tête fantaisiste, et j’ai réussi au delà de tout ce que j’espérais. Très vivement menée, cette aquarelle n’est qu’une demi-ébauche ; mais je crois qu’elle perdrait en grâce tout ce qu’elle gagnerait en fini, et je la laisse telle quelle. On esquisse un sourire, on ne le fixe pas par A + B, surtout un sourire comme celui-là, et tout bien vu, en tenant compte du coloris, de la ressemblance, et modestie à part c’est un petit chef-d’œuvre !
» Tu le verras, il vaut bien la peine d’un voyage, et je te le conduirai pour en avoir ton sentiment.
» Moitié en riant, moitié sérieusement, mademoiselle d’Erlange a voulu me rendre la politesse, et elle a fait le plus affreux petit gâchis que tu puisses rêver, ce qui me laisse à croire qu’elle n’a jamais dû aimer beaucoup le dessin, puisqu’elle pratique de cette façon.
» Et c’est ainsi que ce sont passées nos dernières heures, causant et riant comme si les ferrailles de la carriole qui m’attendait n’avaient pas sonné dans la cour.
» Sur un bûcher « solennel et expiatoire », nous avons brûlé ensemble les éclisses qui m’emprisonnaient depuis tant de jours, et les adieux ont commencé.
» Sans contredit, la plus émue de nous trois était Benoîte, que j’ai embrassée carrément sur les deux joues, et qui y aurait bien été, je crois, de sa petite larme. Mais que veux-tu faire au milieu d’individus de notre trempe ! Notre sang-froid l’a glacée.
» Ensuite j’ai pris congé de mademoiselle Colette par un petit compliment très courtois, très gentil, qu’elle a accueilli pourtant sans y répondre un mot, puis elle m’a tendu la main, et fouette cocher !
» Regrettes-tu maintenant la déclaration que tu me conseillais pour le mot de la fin, et vois-tu le ridicule de cette situation : un homme parlant d’amour, s’échauffant, suppliant, mettant son âme à nu pour obtenir à l’heure des adieux un mot ou un regard, et accueilli par les éclats de rire d’une tête folle et d’un cœur sec ! Car elle aurait ri, je le gage !
» En vérité, jamais je ne fus plus satisfait d’avoir passé le temps et le goût de semblables protestations, et de sentir mon cœur bien calme, bien paisible, comme un honnête guerrier retiré de la gloire et qui a pris ses invalides. Cela me fait dormir sans rêver, même sur de la balle d’avoine, et c’est quelque chose qu’un bon somme assuré !
» Mes adieux à mademoiselle d’Épine seront faits par procuration. C’est le docteur qui se dévoue, et quant à Un, je ne t’en parle pas ; n’a-t-on pas dit depuis longtemps que « ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le chien » !
» Sur ce, je te quitte, c’est l’heure ou les troupeaux circulent dans le village pendant qu’on fait leur écurie ; c’est ma distraction de les voir passer, et j’y cueille des croquis superbes… »
PIERRE A JACQUES
« Tu ne me crois pas, n’est-ce pas, Jacques ? Tu as vu ce qu’il en était, et tu sais que depuis un mois je mens à toi, à ma tête, à mon cœur, à tout enfin, même à cet amour qui me possède tout entier et que je cache cependant comme si ce bonheur sans second d’aimer avec folie était une chose honteuse.
» Oui, je l’aime ! oui, je l’adore ! Et cette bravade que tu as reçue ce matin est la dernière. Es-tu content ?
» Ma lettre n’était pas partie tout à l’heure que j’ai rappelé l’enfant qui l’emportait ; je voulais l’arrêter, la reprendre, mon orgueil était à terre, et si bien fondu que j’en cherchais la trace, et que je demandais quel était ce sentiment imbécile qui me défendait d’avouer que j’aimais depuis des semaines, parce qu’auparavant j’avais voué une haine au genre humain tout entier, que j’avais fermé mon cœur en écrivant dessus : De profundis ! et que cette défaite soudaine causée par une enfant révoltait ma fierté !
» Toujours la guirlande de fleurs des contes de fées sur laquelle se brise l’épée la mieux aiguisée ! Cette fois, c’est un sourire de dix-huit ans qui a eu raison de tous mes dégoûts et de toutes mes défiances.
» Et moi qui, comme un fou, au lieu de m’en réjouir, voulais continuer à douter, parce que ce piédestal du dédain et du scepticisme flattait ma vanité et me grandissait !
» Je te révolte !… Mais, tu vois bien, Jacques, que je suis prêt à toutes les expiations, et que, si j’ai le cœur dans les cieux, j’ai le front à terre… Que veux-tu de plus ?
» Oui, je crois à la jeunesse qui revient, car j’ai mes vingt ans ce soir, et que mes illusions sont là aussi. Je crois à tout, même au bien ! mais je crois surtout à l’amour, et il ne faut pas t’en plaindre, car il contient tout, sagesse et folie.
» De bonne foi, mon ami, est-ce que tu t’imagines que depuis deux jours je dessine des moutons sur des nuages et des paysannes en jupon ? La vérité est que j’ai déchiré tout à l’heure la vingtième lettre que je lui ai écrite depuis avant-hier, que je recommencerai bientôt, et que, si je n’arrive pas à lui dire les folies où mon cœur m’entraîne, dans la langue où je veux lui parler, je monterai ce soir à Erlange, je m’agenouillerai devant elle dans la grande chambre où je l’ai connue, et je lui dirai que je l’adore.
» Tu parles de mes béquilles ! Mes béquilles, Jacques, mais j’en ai fait un grand feu de joie, un feu où j’ai jeté tous mes doutes et tous mes jours passés pour ne plus me souvenir que d’aujourd’hui et de demain ; et pour franchir cette montagne, crois-tu que je n’aie pas assez des ailes de l’amour ?…
» Que je voudrais te la faire connaître ! Te l’ai-je bien décrite dans ma morosité, et as-tu compris que ces folies et ces enfantillages dont je me plaignais sont peut-être ce que j’aime le mieux en elle ? Il ne fallait rien moins que cette originalité et cette fraîcheur pour réveiller ma jeunesse et ma vie engourdies, comme ces parfums nouveaux qui ne ressemblent à nul autre, et qui arrivent jusqu’aux sens les plus émoussés.
» C’est une fleur sauvage et charmante qui a poussé là entre terre et ciel pour moi, et pour moi seul, qui n’a aimé encore que des étoiles et des rêveries, que la brise de la montagne seule a effleurée, et qui réunit en elle toutes les grâces de la femme avec toute la verdeur de la nature même.
» Avec sa main dans une de mes mains et la tienne dans l’autre, le monde est rempli pour moi, et mon bonheur est si grand qu’il n’y a qu’une chose que je puisse lui comparer, c’est l’infini !…
» Pense à moi ce soir, Jacques ; je monte là-haut, je ne puis plus demeurer ici, j’ai soif de l’air d’Erlange ! S’il me faut écrire au lieu de parler, eh bien ! je trouverai dans ces ruines quelque coin où m’abriter, et pour tracer des paroles d’amour, faut-il plus que ce clair de lune ?…
» Je t’envoie son portrait, je veux que tu la voies : demain, l’original sera à moi, ou tu pourras alors garder ceci à jamais, car ce serait mon legs suprême… »
« Mon Dieu, mon bonheur est trop grand, trop soudain, et il m’écrase. Aidez-moi à savoir le porter ! » Voilà mon cri du premier instant, et cependant une demi-heure plus tard, je ne savais plus si j’avais pleuré ; et ma joie était si bien entrée en moi que je ne me souvenais plus qu’elle n’eût pas été toujours !
Hier, je crois qu’il était dix heures du soir à peu près, j’étais assise toute seule dans la chambre de M. de Civreuse ; — je l’appelle encore ainsi, — et, sans rien faire, les mains sur mes genoux, je songeais.
Benoîte était partie depuis longtemps ; il n’y avait pas un souffle autour de moi, et je me sentais si seule que le bruit de mes propres mouvements me faisait tressaillir de frayeur.
Tout à coup, au dehors, sur le chemin du village, les pierres se mirent à rouler, et j’entendis distinctement un pas d’homme.
Mon cœur commença à battre si fort que je comptais ses coups. « Quelque paysan attardé, me dis-je. Un colporteur qui rentre. » Mais, quand il fut sous ma fenêtre, l’homme s’arrêta, et mon émotion devint telle que le bois de mon fauteuil que je serrais involontairement se marqua dans la paume de mes mains.
— C’est lui ! me dis-je.
Lui ! qui ? M. de Civreuse, parti l’avant-veille sur ses béquilles ! C’était impossible. Et pourtant, au bout d’une seconde, une voix contenue, mais vibrante, et que je connaissais bien, monta jusqu’à moi, et j’entendis qu’on me disait :
— N’ayez pas peur !
Quand il se fût agi de ma vie, je n’aurais pu ni parler ni remuer ; je demeurai une seconde en suspens ; puis une pierre, grosse comme une noix, lancée avec une adresse extrême, traversa un des petits carreaux de la fenêtre et vint rouler jusqu’à mes pieds.
Tout autour était plié un papier, et, revenue de mon saisissement, je le pris.
L’écriture de M. de Civreuse le couvrait des deux côtés, et voici ce que je lus :
« Colette, pardonnez-moi la folie de ce billet, et pardonnez-moi surtout la folie de cette façon dont je vous l’envoie ; mais, entre nous, est-ce que rien peut ressembler à ce qui est ailleurs ?
» Puis c’est un château enchanté qu’Erlange à cette heure du soir ; tout est clos, et il n’y a nulle issue où j’oserais frapper.
» Benoîte dort, je le devine, et il ne brille ici qu’une seule lampe que je connais bien, car c’est vers ce point, dont mon cœur fait une étoile, que je marche depuis deux heures.
» Placé plus loin et plus haut, j’y serais monté de même cette nuit, sans pouvoir attendre le jour, parce que ce mot que je viens vous dire, je l’ai dans le cœur et sur les lèvres depuis longtemps déjà, parce que voilà six semaines que je le répète tout bas soir et matin, et qu’après vous avoir tant murmuré que je vous adorais sans que vous m’entendiez jamais, je veux maintenant vous le dire assez haut pour que mes paroles arrivent non pas seulement à vos oreilles, mais jusqu’au plus profond de vous-même.
» Je vous aime… Mais je ne veux pas vous dire à présent comment je vous aime ; je veux voir votre sourire et vos yeux pendant que je vous parlerai et je ne veux plus perdre une seule minute de votre grâce. Je sais ce qu’il en coûte pour passer deux jours loin d’elle !
» Maintenant ne me dites pas que vous ne voulez pas de mon amour, et que vous refusez toute cette vie et toute cette ardeur que je mets à vos pieds… N’avez-vous donc jamais pensé, ma pauvre enfant, comme il serait facile pour un homme résolu de venir par une nuit comme celle-ci dans cette solitude, de vous prendre et de vous emporter si loin que nul ne retrouverait jamais votre trace ?…
» Puis, je crois fermement qu’il y a des choses qui sont écrites dans le ciel de toute éternité. Elles sont rares, mais elles sont parfaites, car c’est le bon Dieu lui-même qui les a signées, et notre mariage est de ce nombre.
» Colette, dans ce chemin où vous m’avez jeté à genoux un jour sans le vouloir, j’attends votre réponse comme vous m’avez trouvé là ce matin d’hiver.
» Pardonnez-moi cette vitre que je vais briser ; c’est la fenêtre sacrifiée, je crois, et je la choisis à dessein parce que j’ai la superstition de ce chemin par où m’est venu le bonheur…
» Quand nous partirons tous les deux, si j’ai cette joie de vous emmener, j’emporterai avec vous cette petite statuette que vous savez, et à laquelle j’ai voué une reconnaissance passionnée, car sans elle, Colette, je passais !… »
A mesure que je lisais, une joie ardente m’avait empli le cœur, et je ne pouvais croire à la réalité de ce bonheur. Était-ce possible ? Était-ce bien lui ? était-ce bien moi ? Quoi, il m’aimait ! il m’aimait depuis longtemps, mon rêve était accompli, et toute cette souffrance devenait un mauvais songe ?
En même temps, la surprise de ce long silence me venait. Pourquoi parler si tard ? Et quelle raison avait-il eue de me laisser pleurer ainsi ?
Puis, avec cette émotion heureuse, le vieil être revivait en moi, et toutes les folies de malice que mes larmes avaient noyées depuis deux jours secouaient leurs ailes et s’envolaient à la fois.
Elles avaient compati quand je pleurais, elles s’étaient écartées discrètement ; mais cette heure de joie était à elles, elles la réclamaient, et les idées les plus folles se croisaient, chacune lançant la sienne !
« Dis oui tout de suite ! » me conseillait pitoyablement mon cœur. « Jamais ! criaient les autres ; n’oublie pas nos projets, Colette ; il faut qu’il peine, n’ouvre pas tes mains si vite ! »
De sorte que je ne savais plus auquel entendre, et que je riais les larmes aux yeux comme ces jours de ciel incertain où la pluie tombe ensoleillée… Beau temps ou orage, on ne sait pas.
Cependant je marchai jusqu’à la fenêtre et je l’ouvris. Au bruit de l’espagnolette, une silhouette perdue dans la nuit fit un brusque mouvement. Je la voyais mal parce que j’étais, moi, placée en pleine lumière et elle dans l’ombre. Je devinai pourtant qu’elle allait parler ; je me penchai, et l’étrangeté de cette explication à distance me frappa soudain si vivement que ma gaieté l’emporta :
— Monsieur de Civreuse, criai-je, êtes-vous à genoux ?
— Colette, dit-il seulement, répondez-moi, je vous en conjure !…
Je n’avais pas compté sur cet accent. Comme il le souhaitait, il entra jusqu’au fond de mon être, et troublée, hors de moi, ne trouvant plus un mot, je me mis à répéter machinalement la phrase que j’avais en tête un instant avant.
— C’est que j’avais juré de vous y laisser bien longtemps, parce que…
— Parce que ? répéta-t-il anxieusement…
— Parce qu’il y a tant de jours que j’attends !…
Mais il n’entendit pas ; j’avais parlé trop bas, et surtout ma voix tremblait trop.
Il patienta une seconde encore, puis m’appela de ce même ton qui m’impressionnait si fort.
J’étais incapable de répondre, et je me sauvai en criant :
— Attendez !
A mon cahier, il restait encore deux feuilles blanches, celle-ci et une autre : je l’arrachai, et à la hâte, sans réfléchir, j’écrivis ceci :
« Ne m’enlevez pas, monsieur de Civreuse ; cela attire, je crois, de vilaines affaires avec les tribunaux, et d’ailleurs il n’y a nulle retraite où on me ferait rester si je ne le voulais pas !
» Ce que vous aurez encore de plus sûr comme verrou, je vais vous le dire, c’est qu’où vous m’emmènerez, mon cœur sera !
» Soyez sûr que je n’aurai garde d’oublier mon Saint-Joseph ; il a fait pour moi plus que vous ne pensez, et il y a certaine vieille femme aussi envers qui je vous dirai mes obligations, puisque vous aimez à être reconnaissant.
» C’est une histoire que je vous conterai un soir de clair de lune comme celui-ci, d’abord parce que j’aime cette lueur, puis parce que, si le bonheur vous est venu un matin d’hiver, moi, c’est un soir de printemps qu’il vient de m’arriver ! »
PIERRE A JACQUES
« Jacques, nous sommes fiancés, donne-moi ta main ; en me suivant, tu entreras en paradis.
» Le curé de Fond-de-Vieux consent à monter nous marier ici ; les ouvriers sont dans la chapelle et la restaurent en toute hâte : elle sera prête dans trois semaines, et nous aurons les fleurs de juin pour l’embaumer.
» Comment j’ai arraché son consentement à mademoiselle d’Épine, je n’en sais plus rien, et je ne suis pas certain de ne pas avoir employé la violence ; aussi se venge-t-elle, et sous prétexte de convenances, ne nous quitte-t-elle plus !
» Camarades et étrangers, nous étions libres ; fiancés et tout près d’être époux, on nous surveille, et cette femme est mon supplice !
» J’ai songé d’abord à me casser une seconde jambe, et maintenant j’apprends à Colette à parler latin… Il ne nous faut pas un bien grand répertoire, d’ailleurs, car le mot que nous répétons est toujours le même.
» Le soir de notre mariage, fidèle à un de mes plans, je l’emporterai, sinon jusqu’aux Indes, du moins plus haut encore qu’Erlange. Il passe parfois des chevriers ici, et je ne veux nul regard dans mon éden !
» A l’automne, je crois que tout sera prêt. Nous relevons nos ruines, et il faudra que tu choisisses ton appartement ces jours-ci dans les tours croulantes ou ailleurs ; tout est à toi.
» Il n’y à qu’un endroit où il ne faut rien changer ; tu devines lequel, et tu y veilleras, ami, si tu viens me remplacer parfois pendant mon absence : c’est la grande chambre boisée de chêne où Benoîte et mon docteur m’ont apporté un jour sans connaissance. »
FIN
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 19286 4-10.
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LÉON DE TINSEAU | |
Sur les Deux Rives | 1 |
E. TOUCAS-MASSILLON | |
Les Attaqueurs ! | 1 |
JEAN-LOUIS VAUDOYER | |
La Bien-Aimée | 1 |
COLETTE YVER | |
Les Dames du Palais | 1 |