Title: La vivante paix
Author: Paule Régnier
Release date: November 5, 2021 [eBook #66674]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
PAULE RÉGNIER
Celui-là seul avance dans la vie dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud le cerveau plus vif, et dont l’esprit s’en va entrant dans la vivante paix.
Ruskin.
PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS (VIe)
1924
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON FRANÇAIS NUMÉROTÉS JAPON 1 A 25 ; TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER MADAGASCAR LAFUMA NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 A 100.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset, 1924
A GERARD D’HOUVILLE
Lionel était le cœur d’enfant le plus démesuré que l’on pût voir, aussi Galehaut, le vaillant Seigneur des Iles lointaines le surnomma-t-il : « Cœur sans frein… »
Lancelot du Lac.
— Il est temps de descendre, Laurence… Eh bien !… où est-elle ?…
Ayant poussé la porte d’une chambre où elle croyait trouver feu et lumière, Ursule Tampin, ne voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil. Immobile, elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre épaisse où l’on discernait à la longue la faible clarté de quelques braises mourant dans le foyer, et deux points lumineux qui brillaient et disparaissaient à des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière ouvrait ou refermait ses yeux phosphorescents. La pièce chaude et certainement close exhalait une étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer ce parfum, ni la présence du chat coïncidant avec l’absence de Laurence, allait se retirer, lorsqu’un bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un se dégageait lentement d’un taillis épais, écartant et froissant des branchages enchevêtrés. Une voix assourdie et comme ensommeillée demanda :
— Qu’y a-t-il ?
— Quoi, mon enfant, vous étiez là ? s’écria Ursule tout agitée ! Mais que faites-vous dans cette nuit ? On ne vous a donc pas monté votre lampe ? Ne pouviez-vous sonner et la réclamer ? Les domestiques oublient tout quand je ne suis pas derrière eux, et je ne puis les surveiller sans cesse, vous devez le comprendre.
La voix, maintenant plus distincte, mais toujours lente et sans intonation, reprit distraitement :
— Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas voulu l’allumer. J’aime à rêver ainsi dans l’obscurité, cela me repose. Mais je m’étais presque endormie. Quelle heure est-il ?
— Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous en avertir.
— Ah ! mon Dieu !
Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix sonore et vive. Des pas précipités coururent dans la pièce, dont le vieux plancher craquait. Bientôt une flamme menue et dansante apparut dans l’ombre. Elle grandit lentement, filtrant, en les colorant d’un reflet pourpré, à travers les doigts longs et frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci, éblouie, fermait les yeux. Ses lourds cheveux, à demi dénoués, retombaient d’un côté sur son épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient attachées aux plis de son corsage.
Déjà Ursule Tampin s’exclamait :
— Bonté divine ! ma chérie, comme vous voilà faite ! entièrement décoiffée ! et votre robe, là, voyez, je ne me trompe pas… pleine de boue ! Il faut vous changer, vite, vite !
— Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie, déclara la jeune fille avec impatience.
— Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il constate que vous êtes sortie, quand vous toussez encore et malgré sa défense formelle ! Vous ne pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume avec ces taches qui révèlent votre équipée : c’est de la folie, de la pure folie !
— Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence d’un ton bref et dédaigneux, vous tremblez toujours. Donnez-moi simplement un coup de brosse. La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père ne s’avisera pas, je pense, de regarder bien attentivement le bas de ma robe.
Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla devant sa jeune cousine et reprit peu à peu sa sérénité en voyant les taches jaunâtres qui mouchetaient le drap de la robe disparaître sous la brosse qu’elle maniait avec dextérité. Debout, le buste légèrement incliné, Laurence surveillait l’opération qu’elle interrompit bientôt :
— C’est parfait, merci, Ursule !
Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre, pénétrait dans son cabinet de toilette, allumait une lampe qui jetait dans l’étroite pièce une éblouissante lumière. Elle enleva une à une les épingles qui retenaient avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient, mais restaient séparés en mèches inégales. Laurence, rejetant la tête en arrière, secoua dans un mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle refit sa coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie, évitant, autant qu’elle le pouvait, de se regarder dans la haute glace suspendue devant elle, car elle n’avait aucune complaisance pour son visage qu’elle savait sans beauté.
Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le feu presque mort, recueillait les livres dispersés dans la chambre et les replaçait en piles symétriques sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y toucher. Sa ronde l’ayant amenée au pied du divan que Laurence venait de quitter, elle s’arrêta scandalisée. Des branchages amoncelés, d’épais feuillages jaunes et roux le recouvraient entièrement. Brisés, froissés, foulés par le poids du corps qui s’y était étendu, ils retombaient jusqu’à terre, et décoraient le mur d’une façon fantasque.
— Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces saletés ? murmura la vieille fille en joignant les mains.
— Ces saletés ? riposta Laurence, en passant à travers la porte du cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous parler ainsi ? C’est la dernière parure de la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur que je voudrais pouvoir en rapporter une masse énorme pour en joncher toute cette pièce et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule !
— Vous croyez, mon enfant ? dit la pauvre fille perplexe, partagée entre ses instincts ordonnés et le respect qu’elle éprouvait pour les fantaisies les plus saugrenues de sa jeune cousine.
Après avoir rangé quelques objets encore, elle rejoignit Laurence dans son cabinet de toilette. Elle semblait préoccupée et, au bout d’un moment, elle dit avec timidité :
— Vous n’avez rencontré personne, ma chérie, durant votre promenade ?
La jeune fille haussa légèrement les épaules :
— Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau sont bien trop bêtes pour aller dans les bois par un temps pareil. Ils se croient obligés au printemps de prendre contact avec la nature, parce qu’ils ont entendu dire que le printemps est beau. Ils vont aussi une ou deux fois, en octobre, admirer les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la brume humide qui monte de la terre, en novembre, la forêt est plus belle que par le plus clair jour de mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la pluie. Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison, les arbres, les sentiers sont bien à moi, rassurez-vous.
— Vous êtes tellement déraisonnable, reprit Ursule en soupirant, que je tremble toujours. Votre père serait furieux s’il apprenait jamais que vous vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit. C’est si imprudent, si extraordinaire…
Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux et bref qu’elle tenait de son père et qui glaçait d’effroi sa vieille parente.
— Imprudent ? nullement puisque j’ai Consul avec moi ; d’ailleurs c’est mon seul plaisir, Ursule, et je n’y renoncerai pas, quoi que vous en disiez. Si je me cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans raison. Le jour où quelque « mauvaise langue » trouvera spirituel de l’avertir que sa fille erre dans les bois avec son chien, au crépuscule, eh bien ! ce n’est pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille : j’accepte toute la responsabilité de mes actes.
— Qui… oui, je le sais bien, objecta tristement Ursule. Mais Paul me blâmera de n’avoir pas sur vous l’autorité de la mère dont je tiens la place.
— Laissons cela, dit Laurence plus doucement, tandis que ses traits se détendaient dans une expression désarmée, presque enfantine, qui surprenait sur ce visage, habituellement ferme et hautain.
Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la collerette blanche, un peu chiffonnée, qui seule rehaussait la sobriété sombre de son costume. Puis, jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit :
— Je suis prête, venez vite.
Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent ouvert la porte de la chambre, Royale Egypte, la chatte noire, qui depuis un moment suivait des yeux tous leurs mouvements et semblait attendre avec impatience qu’on lui rendît la liberté, bondit au dehors. Elles la suivirent à travers les corridors immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte, courait presque. Ursule la rassura :
— Nous avons le temps, ma chérie, votre père n’est pas encore rentré.
En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte et s’assirent toutes deux près de la cheminée devant laquelle dormait majestueusement le chien-loup Consul Romanus.
Laurence présentait au brasier son visage pâle, car elle espérait que la forte chaleur lui prêterait pour un moment quelques couleurs factices. L’attente ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que faisait la grande porte de la maison en se refermant. L’instant d’après des pas fermes et bien rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel Dacellier parut au seuil de la pièce.
Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante. Ils étaient tous deux de petite taille, nerveux, minces, d’aspect débile et volontaire. Mais tandis qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir chez sa fille les mêmes traits heurtés, le même nez légèrement écrasé, aux larges narines ardentes, la même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache, apparaissait douloureuse et nue, trop saillante dans la maigreur des joues. Ils avaient tous deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée par un excès de passion, par une sorte de colère mal contenue. Mais l’intense expression qui seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement étrange et presque choquante sur un visage de jeune fille.
S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son père, lui souhaita le bonsoir et lui tendit son front. Paul Dacellier l’embrassa, puis, la prenant aux épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience :
— Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore, Laurence : comment vous sentez-vous ? Avez-vous toujours mal à la gorge ?
— Non, c’est fini, tout à fait fini.
— Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère ?
— Vous m’aviez défendu de le faire, répondit Laurence évasivement, car elle n’aimait pas mentir.
Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était autoritaire, mais peu défiant, et n’imaginait pas qu’on pût seulement songer à enfreindre ses ordres. Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement Consul, il prit place à table et le dîner commença.
Aucun des trois convives ne parlait, car Paul Dacellier semblait soucieux et les deux femmes respectaient son silence. Ursule Tampin, anxieuse, surveillait le service. Chaque repas était pour elle un supplice, car la moindre négligence, le plus léger oubli suffisaient à jeter son terrible cousin dans de folles colères. Elle eut un véritable battement de cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant, il ne fit ce jour-là aucune réflexion. Ursule commençait à respirer, lorsque brusquement elle vit le visage de Paul Dacellier se contracter et s’enflammer. Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait l’irritation du colonel, il se tourna vers l’ordonnance qui remplissait l’office de valet de chambre, et de cette voix retentissante que donne à tous les officiers l’habitude du commandement, il s’écria :
— Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter l’air autour de moi en courant comme un dératé ? J’ai l’impression de dîner en plein vent, et quel vacarme ! quelle façon de marcher ! on n’entend que vous, vos pas ébranlent le plancher !
Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes, rouge jusqu’à la racine des cheveux, la bouche ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule, il se remit un peu. A reculons, il rentra dans l’ombre propice qui couvrait le fond de la salle, déposa sa charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la lumière pour offrir du pain au colonel. Cette fois, il ne marchait plus, il dansait. Dressé sur la pointe des pieds, il effleurait à peine le parquet. Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement, comme s’il espérait voir ses bras se transformer en ailes et l’emporter au-dessus du sol. Laurence faillit éclater de rire. Ursule trembla, n’osant regarder son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien, il venait de déplier son journal et oubliait son entourage. Le dîner se poursuivit sans nouvel incident.
Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa lecture et, s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix brève, où vibrait tout à coup une amère ironie :
— Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous annoncer une nouvelle : votre frère se marie.
Laurence releva la tête :
— Ah ! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire son père.
Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait :
— Vraiment ? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose décidée ? Quel bonheur ! André a vingt-cinq ans, n’est-ce pas ? C’est un bon âge. Vous devez être bien content.
Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard glacial du colonel, et elle balbutia timidement :
— Je pense… j’espère que ce mariage a votre assentiment ?
— Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier, du même ton railleur et sec. Tout s’est passé très correctement. Sur la prière de mon fils j’ai écrit à la tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle est orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout cela me touche fort peu. Les fiançailles ont eu lieu hier et André m’annonce aujourd’hui que la date du mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre frère, Laurence, et la photographie de votre future belle-sœur, ajouta-t-il en retirant de son portefeuille une enveloppe qu’il jeta sur la table.
Laurence examina curieusement le portrait d’une jeune femme grande, mince, aux traits réguliers, qui, debout, la tête inclinée, respirait une rose, dans une pose un peu affectée, mais gracieuse.
— Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en passant la photographie à Ursule.
— Oh ! charmante, charmante ! déclara la vieille fille avec admiration ; comme elle est bien coiffée ! Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle exactement ?
— Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle s’appelle Juliane Drevain. Juliane ! Je ne connais pas de nom qui me soit plus antipathique !
… Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris connaissance de la lettre d’André, vous voyez que votre frère compte sur vous pour être sa demoiselle d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort chaleureusement à son mariage. Je resterai chez moi. Vous vous chargerez donc, vous et Ursule, de représenter la famille. Il faudra dès demain vous occuper de vos toilettes.
— Certainement, dit Ursule avec déférence.
Mais le visage de Laurence exprima tout à coup la plus vive contrariété.
— Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à son père avec véhémence, dispensez-moi d’une telle corvée. Si vous vous abstenez d’assister à ce mariage, je puis comme vous, ce me semble, décliner l’invitation de mon frère.
Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda sévèrement.
— Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement, ce qu’André est pour moi. J’ai juré à sa mère de lui pardonner. S’il était malheureux, si je pouvais lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne pense pas que la présence d’un père qu’il a si profondément offensé et dont il est toujours séparé lui soit fort nécessaire.
— Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence. Il ne se soucie guère de nous, j’en suis sûre, et de moi pas plus que de vous. Je ne vois pas pourquoi vous m’imposeriez d’aller à ce mariage.
— Parce que je le trouve convenable et que j’en ai décidé ainsi, répondit le colonel d’un ton cassant. Il est inutile de discuter !
Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster un sorbet au kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule. Laurence se contint un instant, hésitant devant la lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de son caractère l’emporta sur sa crainte.
— Eh bien ! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle soudain, sans oser cependant regarder son père.
La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas effrayée davantage. Son visage imprécis et pâle, qui semblait fait de nuages, de brumes ou de fumées, parut sur le point de se désagréger par lambeaux dans les airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine et murmura d’une voix suppliante :
— Laurence, voyons, Laurence !
Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille un visage indigné, il balbutia :
— Vous dites ?
— Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour le prier de chercher une autre demoiselle d’honneur, reprit Laurence en bravant la colère de son père. Je n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas.
— Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne veux pas quand j’ai parlé ! s’écria le colonel avec éclat. Allez-vous maintenant imiter votre frère et me refuser l’obéissance qui m’est due ? Faudra-t-il que je voie mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter mon autorité et multiplier leurs offenses ?
— Ne me comparez pas à André, je vous prie, répliqua Laurence en s’animant. Je regrette de vous déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous aucun compte de mes répugnances ? Vous savez bien que j’ai horreur des cérémonies, horreur du monde.
— Et c’est justement ce que je ne puis admettre, reprit le colonel. Une telle sauvagerie chez une jeune fille est inexplicable et nul ne comprend pourquoi vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne.
— Je ne fais en cela que suivre votre exemple, objecta Laurence avec arrogance.
Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le regard de son père.
— Est-ce un blâme ? demanda-t-il amèrement, voulez-vous dire que je suis responsable de votre réclusion ? Bien que cela fût pour moi un supplice, ne vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver, et si je refuse maintenant toute invitation, n’est-ce pas sur vos prières et parce que vous m’avez déclaré que les veilles vous fatiguaient ?
— Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne vous reproche rien, affirma Laurence, reculant devant une vérité trop cruelle ; je voulais dire simplement qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que j’aie les mêmes goûts que vous.
— Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au vôtre et je ne vous ai jamais conseillé de m’imiter. Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes toute jeune encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer ainsi du monde.
— Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me plaît ma vie ? dit Laurence excédée ; telle qu’elle est, elle me convient et je ne me plains pas, je ne demande rien.
— Vous trouvez-vous vraiment si heureuse ? reprit le colonel en haussant les épaules, et ne voyez-vous pas le mal que vous me faites avec votre pâleur, vos yeux cernés, votre expression triste ? Je vous le dis, ce qui vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai pas que vous viviez dans une telle retraite, toujours enfermée dans votre chambre, passant des journées entières plongée dans vos sales bouquins que je finirai pas jeter à la rue.
— Oh ! ce serait le comble ! s’écria Laurence avec une violence qu’elle regretta tout aussitôt en voyant le visage de son père se décomposer.
Le colonel asséna sur la table un coup de poing furieux qui fit vibrer les verres.
— Le comble de quoi ? rugit-il d’une voix tonnante. Que veulent dire ces paroles ambiguës et pleines de rancune ? Vous n’avez rien à me reprocher, entendez-vous, rien à reprendre dans ma conduite envers vous. Il faut que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi le respect que vous me devez ! Que s’est-il donc passé dans ma propre maison ? Qui a pu monter ainsi ma fille contre moi ? Est-ce vous, Ursule ?
La vieille fille qui, depuis le commencement de la discussion, ne cessait de trembler et cherchait vainement à intervenir, blêmit sous cette accusation.
— Moi ? balbutia-t-elle éplorée. Oh ! Paul, pouvez-vous le croire ? Cette enfant n’a pas voulu vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous en supplie, je la raisonnerai.
— Eh bien ! faites-le donc si vous le voulez dès maintenant, dit le colonel en se levant et en jetant sa serviette sur la table, car pour moi, je deviendrais fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec cette insensée.
— Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a du raisin encore, du beau raisin muscat que vous aimez, il y a du raisin, restez, supplia Ursule désolée.
Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la salle. Alors la vieille fille, regardant tristement Laurence, osa lui adresser une timide remontrance :
— Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur, vous n’êtes pas raisonnable.
La jeune fille l’interrompit tout de suite :
— Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de vous entendre.
A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans en répandre la moitié, un verre d’eau qu’elle vida d’un trait.
— Ah ! quelle vie, quelle dure vie ! gémit-elle, tandis que ses yeux sombres se remplissaient de larmes.
Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant, laissant Ursule Tampin seule devant la table où le valet de chambre, qui venait de rentrer, posait une coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets bleus et rouges.
Tu as renoncé au monde, tu as pris pour amis intimes les montagnes et les forêts afin d’apaiser ton âme.
Kamo Tchomi.
Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables éclataient dans cet intérieur troublé. De tout temps, Paul Dacellier avait exercé sur son entourage une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les cœurs, et ceux qui vivaient dans sa dépendance ne pouvaient pas connaître le repos. Lui-même n’avait jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait pas excusaient quelque peu sa sombre humeur. En effet, avant toutes choses, ce soldat convaincu aimait la France avec fanatisme ; il souffrait de la voir chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant l’Allemagne triomphante ; les passions politiques qui divisaient, en l’affaiblissant, son pays, le développement de l’antimilitarisme navraient ce grand patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti vivement la honte insupportable de la défaite. La capitulation de Sedan, sa ville natale, avait orienté toutes ses pensées vers un but unique. Possédé par le seul désir de préparer la revanche, de mourir un soir de victoire en reprenant quelque hameau d’Alsace, il était entré dans la carrière des armes avec l’enthousiasme mystique du chrétien qui se donne à Dieu. Le sort devait trahir son unique ambition. Créé pour l’action, l’héroïsme, la guerre, il s’usait tristement dans des fonctions médiocres. Ces grandes déceptions, et une maladie nerveuse dont il était atteint, accroissaient d’année en année l’irritabilité naturelle de son caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle créature que tuait lentement son maladroit amour. Il chérissait aussi ses deux enfants. Pourtant, presque inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait leur vie, décourageait leur tendresse et, prompt à oublier ses torts, s’étonnait amèrement de la terreur qu’il inspirait.
André, de bonne heure, échappa à son influence. Ce garçon sec, insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit de contradiction, prit tout naturellement en horreur les opinions qu’il entendait défendre autour de lui. A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste. Il osa l’avouer devant Paul Dacellier et, à la suite d’une scène violente, quitta la maison paternelle. Il y revint quelques semaines plus tard pour assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement atteinte d’une maladie de cœur, ne put supporter le chagrin que lui causa son départ. Elle mourut, en implorant son pardon. Le colonel, désarmé par cette prière, abdiqua toute autorité sur son fils, l’envoya achever ses études à Paris et lui laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela auprès d’elle Ursule Tampin, sa cousine germaine, qui, restée orpheline toute jeune et recueillie par ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut heureuse qu’il eût besoin de son dévouement. Elle vint avec empressement s’installer pour toujours dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu d’ordre et de paix. Son rôle n’y fut pas toujours aisé. Malgré la reconnaissance infinie qu’il éprouvait pour elle, le colonel, emporté par son caractère irascible, l’accablait souvent de reproches injustifiés. Laurence, toujours insurgée contre les volontés de Paul Dacellier, la désespérait par son indépendance. Il lui fallait sans cesse intervenir entre le père et la fille et s’exposer à leur courroux pour les réconcilier. Mais Ursule remplissait sa tâche avec une inlassable patience, car elle chérissait ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout.
Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé l’innocente invitation d’André, elle résolut d’agir en médiatrice, et le lendemain, selon sa coutume, entra dans la chambre de sa cousine à neuf heures du matin. La jeune fille, qui venait de se réveiller, méditait, tenant à la main une tasse de thé qu’elle oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient la trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit. Ses joues, d’une pâleur terreuse, restaient marbrées de taches violettes. Elle fixait sur le clair soleil qui entrait par les fenêtres un regard vindicatif, comme si cette lumière était pour elle une injure imprévue, un affront insupportable.
Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler et demeura près du lit, embarrassée, ne sachant comment provoquer l’explication qu’elle désirait.
Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin elle reprenait la même place, Royale Egypte attendait, pour se livrer au sommeil, qu’on lui servit le lait tiède et crémeux qui constituait son premier régal. Assise toute raide dans le demi-cercle de sa queue repliée, elle considérait sa maîtresse avec cette écrasante dignité qui n’appartient qu’aux chats, et comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la bête impatientée s’étira, et, brusquement, plissant son nez, crachant de colère, lui gifla la main d’une patte convulsive.
Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la jeune fille s’empressa de servir sa favorite.
— Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant dans un triste badinage toute l’amertume de son âme, vous avez un détestable caractère, mais cela ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs comiques sont bien inoffensives. Vous n’êtes qu’une bête muette et vous ne pouvez pas faire grand mal avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon beau chat, ont une arme bien plus dangereuse que vos griffes, une arme aiguë, empoisonnée, contre laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et d’injustes reproches, mais nul ne s’en soucie, nul n’a pitié de moi.
— Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus faux, s’écria Ursule, navrée. Si vous suiviez mes conseils, si vous étiez plus raisonnable, votre vie serait plus tranquille et presque heureuse. Ne pouviez-vous vous abstenir de braver votre père ouvertement comme vous l’avez fait hier ?
— Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir et plier toujours ? Grand merci, je n’ai point une nature d’esclave, riposta la jeune fille. Si j’ai refusé d’aller au mariage d’André, ce n’est point par caprice, mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas ? Parader, défiler, subir le contact de gens inconnus, leur parler, leur sourire ; c’est une épreuve au-dessus de mes forces. Oh ! le monde est pour moi comme une cuve d’huile bouillante où j’endure les tourments de la damnation ; ses fêtes, ses plaisirs me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le redoute plus que tout ici-bas.
— Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez comme dans une cuve d’huile bouillante, reprit Ursule, que cette image vigoureuse avait beaucoup frappée. Mais comment faire ? Votre père, j’en suis sûre, ne veut que votre bien. Il vous permettrait certainement de décliner l’invitation d’André s’il savait combien les voyages et les cérémonies vous fatiguent.
— Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai malade s’il me contraint d’assister à ce mariage ? interrogea Laurence avec un regard caressant et plein d’espérance.
Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse et elle aimait la vérité, mais elle aimait Laurence plus tendrement encore.
— Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un touchant embarras, seulement, ma chérie, il faudra que vous m’aidiez, que vous cédiez en apparence à votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses. Il oubliera sa colère en voyant votre soumission et sa volonté deviendra moins ardente. Alors, peu à peu, en parlant de votre santé, je l’amènerai à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné.
— Bon ! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria Laurence en battant des mains. Vous étés un abîme de ruses, embrassez-moi vite !
Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où tout était gris, même la bouche, prit alors tout l’éclat qu’il pouvait avoir et qui égalait à peine celui de la lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux, où se lisaient si aisément les pensées de son âme candide, exprimèrent le plus tendre ravissement. Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant entendu sonner dix heures, elle s’enfuit précipitamment, car sa vie n’était pas faite de loisirs. Toute la matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant des ordres, surveillant les domestiques, réparant leurs négligences et s’efforçant d’assurer à son intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel rentra en retard, annonça qu’il était pressé, bouscula l’ordonnance, se plaignit bien haut de sa lenteur, trouva tous les plats détestables et le menu stupidement conçu. Devant cette humeur furieuse, Laurence hésitait à remplir sa promesse. Pourtant, à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle rassembla son courage et, comme son père lui passait le sucrier sans la regarder, elle dit avec effort en rougissant d’humiliation :
— Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais que j’ai eu tort.
Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent trop naturelles pour désarmer sa rancune.
— Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à commander votre toilette et tâchez qu’elle soit convenable. Vous me ferez le plaisir de renoncer pour une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez. Je ne veux pas vous voir porter toujours du noir ou du gris, sachez-le.
— Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez vous-même, répondit la jeune fille, admirant dans son cœur sa patience héroïque.
Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de vertu.
— La peste soit de vous ! Me prenez-vous pour une couturière ? Vais-je passer mon temps à m’occuper de vos chiffons ? gronda-t-il, en haussant les épaules.
Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café et quitta la pièce. Un instant après il refermait derrière lui la porte de la maison.
— Eh bien ! dit Laurence en levant vers sa cousine un visage enflammé, vous voyez le beau résultat de ma soumission et de mes platitudes. Oh ! tout cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir, d’oublier cet enfer. Je sors, Ursule, ne m’attendez pas pour goûter. Je passerai l’après-midi chez les Heller.
Ursule approuva ce projet. Elle était toujours heureuse de voir Laurence rechercher la compagnie d’Edith et de Mme Heller, car, bien qu’elle habitât Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait pas d’autres amies. Sans le savoir, le colonel l’avait condamnée à cette solitude qu’il déplorait et lui reprochait cruellement. Sa réputation dans la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait pas sa hauteur dédaigneuse, sa misanthropie manifeste. Dès les premiers jours de son arrivée, on le jugea durement parce qu’il ne recherchait personne et se suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques, dans leurs bavardages, le représentèrent sous les traits d’un être lunatique, foncièrement méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle cette image dénaturée. Pourtant les mêmes personnes qui accablaient Paul Dacellier de leur réprobation se montrèrent tout d’abord fort bien disposées en faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent volontiers accueillie, choyée, consolée, à la condition qu’elle leur fournît, en jouant un rôle de victime, des armes contre son tyran, car il est délicieux de trouver dans l’exercice de la charité un nouveau prétexte de médisance, de pouvoir condamner et calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces hypocrisies. En dépit de ses révoltes, elle aimait et admirait son père et n’eût pu supporter de l’entendre blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle le défendit par son silence, repoussa fièrement les avances qui lui furent faites et la fausse compassion qu’on lui offrait. Contrainte d’assister parfois à quelques réunions officielles, elle évita soigneusement de se lier avec les jeunes filles de son âge, car elle ne voulait introduire personne dans son intimité et livrer ainsi à la malveillance publique les amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter sa réserve ombrageuse. Toujours bien accueillie dans leur maison, elle pouvait se dispenser d’inviter Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence l’aimait doublement pour cette discrétion.
Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi, le ciel était si limpide et son cœur encore si troublé qu’elle voulut, avant de se rendre chez ses amies, faire une courte promenade. Sa maison, la dernière de la rue de France, était située presque à l’entrée du bois. Quelques minutes de marche la conduisaient en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours elle courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était leur voisinage qui lui rendait Fontainebleau si cher. Accoutumée dès l’enfance à l’existence nomade des filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure permanente, errante et partout étrangère, elle avait choisi pour l’aimer à l’égal de son pays natal cette petite ville perdue dans la forêt comme une île dans la mer et sur laquelle passait constamment le souffle purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec joie. Elle y avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y rester toujours. La violence de son désir semblait avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel, avait eu la chance, dix-huit mois auparavant, de passer colonel sans changer de garnison, ayant été nommé commandant en second et directeur des études à l’Ecole d’application.
Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait vers la forêt, repassant dans sa pensée ses ennuis présents. Pourtant c’était toujours avec une sorte d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il était rare que la douleur prît chez elle la forme de l’accablement, car son âme, accoutumée à l’exaltation de la solitude dans le malheur ou dans la joie, chantait toujours. La certitude que son courage et sa jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves, braver tous les orages, la comblait d’un immense orgueil et elle éprouvait devant la désolation absolue de son existence un étrange sentiment de puissance et de liberté.
— Chers arbres ! comme je suis forte, presque aussi forte que vous, songeait-elle, en saluant avec un regard de tendre défi les premiers géants ses amis.
Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle quitta la route pour s’engager, par de petits chemins capricieux, au cœur des futaies familières.
Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes, pareilles à des flaques de vin ou de sang, portait encore la trace des orgies de l’automne. Mais les bois n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures, d’un splendide sérail ouvert aux fêtes des saisons. La volupté, l’amour n’y rôdaient plus en chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau visage intègre, purifiant ce temple un instant profané, lui rendait sa grandeur religieuse. Sans parure, dépouillée, la forêt semblait envahie, trouée, submergée par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives s’achevaient en plein azur.
Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt sa colère pour participer au recueillement des arbres tranquilles. Ils l’incitaient à la méditation, ranimaient sa foi chancelante. En dépit de l’éducation chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de bonne heure entré dans son âme. A l’âge où on lui enseignait le catéchisme, remarquant que son père ne s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à s’expliquer ce fait déconcertant : la religion n’était donc point si claire, si évidente, puisque cet homme intègre et droit la rejetait ? Déjà, pour l’enfant attentive, il y avait une brèche ouverte dans ce beau palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner. Laissée libre et sans direction par l’indulgence excessive d’Ursule autant que par la sévérité distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses lectures, que nul ne surveillait, la multiplicité des religions et des philosophies qui, l’une après l’autre, la séduisirent. Si, dominée par sa sensibilité, par ses penchants mystiques, par un besoin inné d’adoration, elle restait encore fortement attachée au catholicisme et continuait d’en observer par habitude les pratiques essentielles, sa ferveur, sa piété capricieuse se ranimaient surtout au contact de la nature. Mieux que l’humble paix des églises, le calme auguste de la forêt éveillait en elle des sensations d’éternité. Maintenant, de toute sa révolte, il ne lui restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de son âme, brusquement envahie par le désir de Dieu. Les mains jointes, les yeux levés vers le soleil, elle souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme et sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu, pourtant sincère, l’image de Mme Heller lui apparut soudain et, avec un irrésistible sourire, lui masqua le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther.
Et la jeune fille adora cette image qui depuis des années illuminait sa vie.
Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant Heller à Fontainebleau avait soulevé dans la ville une agitation fiévreuse et généralement hostile que Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde ne pénétraient guère dans sa retraite.
Pourtant, un matin, elle trouva l’institution Racine où elle achevait ses études tout en effervescence. Arrivées de bonne heure, les élèves groupées près des portes ou des fenêtres, causaient, en attendant leur directrice, avec une animation singulière et semblaient se confier de passionnants secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une voix pointue le nom de Mme Heller, et toutes les autres, aussitôt, hochaient la tête avec les airs vertueux et offensés que prennent les vieilles dévotes pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent, quel qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces adolescentes, nourries des préjugés de leurs parents, répétaient, sans en bien comprendre l’importance, leurs propos malveillants et déchiraient avec une ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue.
Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne prenait jamais part à leurs conversations, mais elle n’avait pu décourager l’obséquieuse amabilité de Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les ordres de Paul Dacellier.
Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre, l’accapara, l’étourdit d’un flot de paroles. C’était une mince fillette au teint verdâtre, aux longues mains crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses cheveux noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement un visage en lame de couteau, découvrant deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes. Ses petits yeux perçants semblaient épier constamment quelque mal caché, ses narines flairer quelque scandale, et sa bouche ne distillait que perfidies.
— Savez-vous la nouvelle ? dit-elle avec son venimeux sourire. Nous aurons bientôt pour compagne dans notre classe Edith Heller : triste acquisition pour le cours Racine ! C’est, je pense, une petite dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous sa mère, la trouvez-vous vraiment si belle ?
— Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la moindre curiosité.
Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa de lui apprendre tout ce qu’elle savait de Mme Heller.
On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café concert. Toute jeune, elle posait pour le nu dans les ateliers de sculpture, lorsque le commandant Heller, alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle, l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme ! La coquette abusait sans remords de son pouvoir sur ce mari crédule et follement épris qu’elle déshonorait impunément. On ne connaissait pas de fortune au commandant, en dehors de ses appointements. Il avait loué à Fontainebleau une maison modeste. Une jeune bonne et son ordonnance composaient tout son personnel. Pourtant Mme Heller avait, dit-on, trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait les porter, et tout son linge était en crêpe de Chine orné de vraie dentelle. Un scandale retentissant l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où, six mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant encore, beau, riche, plein d’avenir, affolé par ses coquetteries, s’était tué pour elle.
De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence ne retint que ce dernier détail. Durant le cours, ses distractions, ses réponses incohérentes frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve l’emportait bien loin de la pièce sévère où retentissaient les voix grêles de ses compagnes. Elle ne voyait plus devant elle la vitre que battait la pluie, mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger. Dans ce décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la beauté de Mme Heller, la passion du jeune lieutenant Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes passagers, ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours déçu, ses soupçons, sa jalousie, son désespoir.
Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait pitié des malheurs de l’amour plus que de toute autre misère, mais ils soulevaient dans son âme des transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie. Elle avait passé des heures ineffables à imaginer la douleur de la duchesse de Langeais, pleurant à la porte de son amant et l’attendant en vain avant de se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire et de revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait pas au roman, lui apportait, avec une émotion plus grave, le même enivrement.
Déjà Mme Heller la captivait, lui inspirait une sympathie inexplicable. Sans doute, elle avait dû beaucoup pleurer la mort dont elle était la cause, sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant nuit et jour son cœur jadis heureux. Quoi qu’il en soit, cruelle, perverse, inconsciente, ou victime désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle portait autour de son front l’auréole d’un passé romanesque, orageux et trouble. Et Laurence, sans la connaître, adorait à l’avance sa dangereuse beauté.
La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution Racine. Sa timidité, sa douceur craintive ne désarmèrent pas les préventions de ses compagnes, qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée de cette attitude, Laurence accabla de prévenances la nouvelle venue et gagna d’un seul coup son cœur tendre et meurtri.
Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la salle d’attente où toutes les jeunes filles remettaient leurs chapeaux, tandis que leurs mères s’empressaient autour de la directrice. Son ardent espoir ne fut pas déçu, et Mme Heller apparut bientôt au seuil de la porte d’entrée. Sans l’avoir jamais vue, Laurence la reconnut. Nulle autre ne pouvait avoir cette allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle avançait lentement parmi les groupes pressés des élèves. L’ombre de son chapeau fantasque ne voilait qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle aperçut de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla comme un diamant qu’on fait jouer sous la lumière.
Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit signe à sa femme de chambre de l’attendre encore, et feignit de chercher ses gants pour rester plus longtemps dans la salle. Mme Heller avançait toujours, saluant au passage quelques femmes d’officiers. Celles-ci s’inclinaient comme de raides épis qu’un vent détesté courbe malgré eux. Puis, redressant bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de leur vertueuse laideur, elles entraînaient précipitamment vers la porte leurs filles effarées, comme si elles craignaient que le seul contact d’une belle pécheresse corrompît à jamais ces pures enfants. Laurence surprit quelques réflexions malveillantes chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de colère, son cœur bondit comme celui du chevalier qui entend insulter sa dame, car déjà elle aimait Mme Heller plus que sa vie.
La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin du monde ont connu ces grandes amitiés romanesques qui chez elles précèdent le véritable amour. L’atmosphère restreinte et close où elles vivent n’étouffe pas leur sensibilité. A quinze ans, les affections de leur famille ne leur suffisent plus : une flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément endormis. Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent généralement à cet âge les réalités de l’amour. Si elles sont curieuses et précoces, si quelques lectures imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères de la volupté, cette révélation ne leur inspire que répulsion. Leur expérience théorique n’altère nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle pas en elles, elles s’attachent à une amie belle, brillante ou infiniment douce, à une religieuse qui les comprend et les dirige avec bonté, parfois à une inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un soir et ne reverront jamais.
De telles passions semblent souvent déconcertantes, parce que seule l’illusion la plus folle les fait naître et les entretient. Elles ont une violence terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont généreuses, belles, dignes de respect, parce que le cœur qui les conçoit est sans défiance, sans calcul, se donne tout entier, ne demande rien, se réjouit seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint, l’incomparable amour de l’enfant.
Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans un état de fièvre et d’égarement continuels. Elle ne lisait plus, ne mangeait plus, dormait à peine. Tous les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour entraîner Ursule au parc, ou battre d’un bout à l’autre la rue Grande, s’arrêtant dans les magasins les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode, partout où elle espérait rencontrer Mme Heller. Pour Edith, elle montrait une amabilité empressée, se plaçait à ses côtés, lui rendait mille services. Un jour, elle osa lui parler de sa mère avec enthousiasme et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin Laurence eut le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle amie. Mme Heller vint présider le goûter des deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la province était insupportable à cette femme légère. Plongée dans un ennui mortel, elle reçut Laurence avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta par son admiration et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de mieux, par habitude, elle déploya l’arsenal de ses coquetteries en faveur d’une enfant trop éprise et trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil caressant, ses grâces enivrèrent Laurence. Elle admira la bonté de Mme Heller, lui prêta toutes les vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles solitaires.
En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas à découvrir la frivolité de cette nature vaine et froide, mais ces déceptions mêmes fortifièrent son attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris rêve de donner son sang, son bonheur, sa vie pour celui qu’il aime. Laurence surpassa tous ces sacrifices. Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal sévère. Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence toute l’abnégation de son âme, car il n’est point de plus grand holocauste que celui du pardon.
Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle soit, ne peut subsister si toute joie lui manque. Par sa beauté merveilleuse, Mme Heller satisfit chez Laurence, en même temps que l’appétit du sacrifice, ce désir du bonheur qui se mêle à toute passion sérieuse. Devant son radieux visage, la jeune fille oubliait vite ses désillusions, s’abîmait dans l’extase de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante de Lætitia Heller lui était moins chère que son seul souvenir et peut-être n’avait-elle jamais goûté de félicité plus parfaite qu’auprès de l’image irréelle et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence de la forêt.
Et elle n’avait d’égal pour la taille que le rameau de l’arbre Bân et pour le teint que la tubéreuse de Chine.
La Reine de Saba.
Mme Heller habitait rue des Bois, non loin du cimetière, une petite maison devant laquelle stationnait ce jour-là, par extraordinaire, une voiture attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant, reconnut avec ennui le cab anglais de M. de Sérannes arrêté à la porte de son amie.
La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette époque, du comte de Sérannes et révérait son élégance, sa fortune, son nom, sa gloire naissante. Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait à Avon une grande propriété où son amour pour la forêt, son goût pour la chasse à courre le ramenaient régulièrement deux fois par an, en octobre et en février. Cette année cependant, Fontainebleau s’émerveillait de le posséder encore à la fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires et, rompant avec ses habitudes dédaigneuses, acceptait volontiers les invitations qu’on lui prodiguait. Il n’en fallait pas davantage pour exalter démesurément les espoirs des mères en quête d’un parti pour leurs filles. Mais Lucie Jaffin, toujours astucieuse et bien renseignée, prétendait que les charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le jeune comte à Fontainebleau.
Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la vérité de cette médisance. A plusieurs reprises, M. de Sérannes s’était présenté chez les Heller au moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors de se retirer, plus encore par discrétion que par timidité, car elle eût rougi d’épier les secrets et les sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là cependant, elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir qu’elle s’était promis et, sachant que l’importun visiteur dont toute la ville surveillait jalousement les démarches, ne pouvait s’attarder longtemps chez une femme sans risquer de la compromettre, elle sonna très doucement à la porte de ses amies.
— Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la jeune bonne qui vint lui ouvrir, je sais qu’elles sont au salon, ne les dérangez pas. Je vais les attendre en haut, très patiemment, avec Consul.
Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait l’humeur sauvage de la jeune fille, acquiesça d’un sourire et s’effaça pour la laisser passer. Laurence monta rapidement au premier étage et gagna le grand cabinet de toilette où ses deux amies se tenaient toujours dans la journée.
Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des jardins que bordait au loin la ligne bleue de la forêt. Une haute psyché, une toilette dissimulée par un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis par de nombreux déménagements, une coiffeuse, plusieurs petites tables composaient l’ameublement. Une large glace, un portrait de Mme Heller occupaient deux panneaux ; les autres restaient vides. Le tapis blanc à fleurs crèmes, le papier gris à bouquets roses, les soies jaunâtres élimées qui recouvraient les sièges avaient la même tonalité terne, claire, insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale, la pièce restait vivante et sympathique. Le sol était jonché de petits souliers pimpants qui semblaient se reposer d’une danse récente et n’attendre qu’un signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles, des écharpes, des rubans gisaient sur les meubles. Le paravent écarté laissait voir la grande toilette couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir abandonné évoquait la forme de Mme Heller et son parfum saturait l’atmosphère.
Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant son foyer incandescent, l’adora durant quelques minutes avant de s’endormir. Laurence enleva son chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours.
Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude de fumer. Cette agréable manie l’aidait à supporter les heures où l’agitation de son âme, troublée par la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa troisième cigarette, lorsqu’un bruit de voix s’éleva dans le silence de la maison. Un rire aigu, mais sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit dans l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très animées, entrèrent dans la pièce, Mme Heller vêtue de rouge et belle comme une flamme, Edith tout en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur esprit.
— N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde fillette, s’écria Mme Heller en embrassant son humble admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi de votre société charmante ?
Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait délicieusement avec cette grâce câline qui, dès l’abord, avait convaincu la jeune fille de sa bonté. Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces, sa voix restait froide et coupante.
— Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous venir nous rejoindre au salon au lieu d’attendre ici, seule, et dans un tel fouillis ?
Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les vêtements épars, dégagea quelques sièges et rétablit un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir auprès de son amie.
— Est-ce que M. de Sérannes te fait peur ? dit-elle de sa voix basse et douce. Pourquoi cherches-tu toujours à l’éviter ? Si tu savais comme il est simple, aimable, gai, charmant.
— Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé beaucoup avec elle, affirma Mme Heller sur le ton condescendant qu’elle eût pris pour dire : « Il a beaucoup joué avec bébé. »
Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide et sage, débordait ce jour-là d’enthousiasme et d’amour.
— Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec ferveur. M. de Sérannes comprend ta chère forêt en poète, en artiste. Elle l’a, cette année, littéralement ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car il trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en hiver que durant les autres saisons. Oh ! vous avez les mêmes goûts et je suis sûre qu’il te plairait.
— Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence d’un air inexorable, car tu m’as dit qu’il adorait la chasse.
Mme Heller éclata de rire.
— Mon Dieu ! dit-elle, est-ce donc un crime si noir à vos yeux ? Avez-vous pour toutes les bêtes, pour la douce biche, pour le sanglier même, des entrailles de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour vous des assassins ? Quelle petite fille sensible ? Passez-moi, chérie, une cigarette, et je vais vous faire un aveu, au risque d’encourir votre éternel mépris : j’aime beaucoup, oh ! mais beaucoup, la chasse à courre.
Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat qui vient de manger un oiseau.
— Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en soupirant. Vous êtes cruelle, au fond, chère madame, je le sais bien.
Mme Heller souriait. Ce reproche, quoique juste, n’ébranlait pas sa vanité tranquille, car elle était persuadée que les plus condamnables défauts devenaient chez elle qualités, charmes et perfections.
— Cruelle, mignonne ? Expliquez-vous, dit-elle avec sérénité.
— Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes très coquette et la coquetterie est une cruauté.
— Cruauté bien anodine, avouez-le.
Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait au jeune lieutenant Cé. Mme Heller avait-elle oublié sa victime et n’entendait-elle plus ce sang crier vers elle ?
— Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant vers sa mère son beau regard candide. Je ne puis comprendre ce jeu pervers de la coquetterie. Pourquoi faire le mal sans raison ? Pourquoi ne pas décourager tout de suite, franchement, ceux qu’on ne peut aimer et laisser voir à celui qui nous plaît notre prédilection ?
— Quelle petite niaise, s’écria Mme Heller en riant. Mais pour être vraiment aimée, mon trésor, il faut savoir faire souffrir, rester le joyau mystérieux, inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit toujours trembler de nous perdre et nous disputer sans cesse à des rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction même, est-ce qu’un seul amour peut suffire ? Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur que lorsqu’on se sent le but unique de tant de cœurs que l’on ravit ou torture à sa guise.
— Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces cœurs, peut-être le meilleur, le plus tendre, se brise ?
Mme Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières battirent, s’abaissèrent. Pourtant, sur ce visage aveugle qui cherchait à mentir, apparut une expression de triomphe discret et d’effroyable joie. Le souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était point pour elle un souvenir amer. La mort du lieutenant Cé prenait place dans sa vie comme une victoire éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la puissance de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait honoré d’une larme la mémoire de son triste amant. Mais elle songeait à lui avec complaisance lorsqu’elle repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses pensées ; elle vit enfin la sécheresse sans bornes de ce cœur qu’elle croyait faible, et pourtant sensible. Mme Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet de son indignation. Mais la jeune fille n’avait point écouté les dernières paroles de la conversation. Elle rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté.
Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller, d’ordinaire, plaisait peu. Sérieuse, humble, elle s’habillait mal, s’effaçait volontiers devant sa mère dont elle copiait avec servilité les toilettes et la coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient savoureusement les formes pleines de la jeune femme, étriquaient le corps mince et plat de l’adolescente, et les couleurs voyantes, brutales, hardies qu’affectionnait Mme Heller accentuaient jusqu’à la lividité la pâleur de sa fille.
Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup le goût ingénieux qui sait mettre en relief les qualités d’une silhouette ou d’un visage. Sa robe blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait valoir sa jeunesse et son charme candide. Une haute coiffure dégageait son beau front et l’ovale délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait son teint morbide et transparent de rousse. Elle était assise de biais sur un fauteuil bas, la tête renversée sur le dossier. Ses bras minces et longs, dont on voyait courir sous la peau diaphane les veines bleues, gisaient dans les plis de sa robe comme deux ailes repliées. Elle était très grande se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante, prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie.
Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était la beauté sensuelle de Mme Heller. Ses yeux semblaient faits pour percer le faible cœur des hommes et se réjouir de leur agonie, ses narines pour respirer les parfums agréables, sa bouche pour savourer le vin, les bonbons, les baisers et la douceur du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable, changeait sans cesse d’expression, tournait sous les belles paupières, brillait sournois ou tendre à travers les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un phare, répandant à flots sa lumière. Ses narines mobiles s’émouvaient pour un rien. Elle riait facilement pour montrer ses dents éclatantes et lorsqu’elle était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être, elle mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans une moue exquise, et, par ces mouvements étudiés qui semblaient naturels, elle attirait constamment l’attention sur sa bouche enivrante.
D’ordinaire, lorsqu’elle était près de Mme Heller, Laurence ne regardait qu’elle, et la jeune femme, habituée à ce muet hommage, s’étonna de surprendre son regard attaché sur Edith.
— Comment trouvez-vous ma petite fille ? dit-elle sèchement. Affreuse, n’est-ce pas, et stupidement attifée ?
— Mais, madame, au contraire, répondit Laurence, ne voyez-vous pas combien elle est jolie ? Une véritable beauté !
Edith rougit de plaisir.
— Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement. Nous nous sommes fâchées toutes deux ce matin à propos de ma coiffure.
— Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du tout moderne.
— Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes l’a trouvée charmante.
Mme Heller eut un rire strident.
— Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une ironie méchante. Si tu plaçais un chaudron sur ta tête, M. de Sérannes t’en ferait compliment. Il remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre que dans son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs, ce n’est point seulement ta coiffure que je trouve grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue, sans chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même. Et puis…, — sa voix devint plus acerbe encore, — je ne comprends pas qu’à ton âge tu mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une grue, mon petit chat, tout simplement.
Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse qui manifestement animait Mme Heller lui soulevait le cœur. Son dégoût fut plus fort que son amour.
— Grands dieux ! s’écria-t-elle, feignant la plus vive gaîté, comme vous êtes prude, chère madame !
La jeune femme rougit violemment sous cette apostrophe. Ses yeux étincelèrent et Laurence, éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard qu’elle aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort de courage, elle ajouta, s’adressant à Edith :
— Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te va très bien, car tu es toujours à mon avis un peu trop pâle.
Déjà Mme Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse.
— Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec condescendance ; après tout vous en savez plus long que moi.
Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer, la lançant en l’air et la rattrapant comme une balle, elle se dirigea vers la porte. Laurence la suivit d’un regard désolé, et lorsque la jeune femme eut quitté la pièce :
— Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa tristesse sous un sourire tremblant, je crois que j’ai blessé ta mère.
— Bah ! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir la contradiction. Mais vois pourtant combien j’ai eu tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et selon ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes n’est point un flatteur. Il ne m’avait pas encore adressé le moindre compliment. D’ailleurs, j’ai lu dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une admiration sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait changée, plus jolie que d’habitude, et cela m’a causé un extrême plaisir.
« Ah ! je comprends, songea Laurence qui observait curieusement le visage exultant de son amie. Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui plaire qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère de sa mère la laisse indifférente. Mais qui me consolera, moi, si ma chère Lætitia ne me pardonne pas ? »
Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent plus que des propos vagues et sans suite. Edith savourait en silence l’ivresse du premier amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la maison. Enfin la bonne apporta le thé. Mme Heller reparut. Son attitude fut aimable et naturelle. Mais Laurence crut, à plusieurs reprises, surprendre dans ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé de ses amies.
Ce qui me frappe le plus chez beaucoup d’êtres que je vois, c’est l’absence de vie, l’absence de douleur, et l’absence de joie. Ils sont vraiment morts.
Geneviève Hennet de Goutel.
Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille. Des complications politiques inquiétaient l’opinion ; on parlait d’une guerre prochaine. Le colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur radieuse. Laurence, qu’il oubliait de tourmenter, s’absorbait dans le souvenir de Mme Heller et s’accusait d’injustice envers cette amie si chère.
— Il est vrai, songeait-elle, que son âme est sèche et sa vanité monstrueuse. Elle est jalouse de sa fille et cela me semble bas, mais n’y a-t-il pas derrière cette jalousie une grande et naturelle douleur ? Oh ! pauvre Lætitia, elle est belle, mais non plus pour longtemps. Dans quelques années, elle la perdra cette beauté qui est sa puissance, son génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour, s’épanouit, tandis qu’elle va vers son déclin ; bientôt il faudra qu’elle lui cède sa royauté, sa place, ses honneurs. Elle souffre… pourtant je lui refuse toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si haut la grâce d’Edith, lui dire combien aisément elle l’éclipse encore ? Je me suis plu à raviver sa blessure, à l’humilier cruellement, moi qui prétends l’aimer !
L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle parut s’évader du monde où elle vivait. Son regard vague et songeur ne se posait plus volontiers sur aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le vide ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale, elle descendait au jardin pour recevoir avec ivresse le choc des grandes brises farouches. Puis elle remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et, masquant d’une main son visage où la joie couvait comme un feu sombre, durant des heures, absorbée, pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers. Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé son cœur, elle éprouvait le besoin de donner à ses pensées une forme lyrique. Elle ne croyait pas avoir de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec une insurmontable violence, s’emparait d’elle, l’obligeait à chanter. Ces transports duraient peu, la moindre contrariété suffisait à les calmer.
Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son délire. André, par lettre, annonça sa visite à Fontainebleau pour le dimanche suivant. Il venait présenter aux siens sa fiancée. Mlle Drevain, tante et tutrice de Juliane, devait accompagner le jeune couple.
Laurence avait horreur du monde et des nouveaux visages. La pensée qu’il lui faudrait être aimable avec sa future belle-sœur, et se torturer l’esprit durant toute une journée pour alimenter une conversation fastidieuse, l’accablait à l’avance de fatigue et d’ennui.
De même que sa fille, mais pour des motifs plus graves, le colonel appréhendait la visite annoncée, car il ne retrouvait jamais André sans éprouver une impression pénible. Tout autre père eût été fier pourtant de ce fils qui, laissé libre de bonne heure, avait évité les abîmes où les passions entraînent tant d’adolescents. Telle était la raison de ce jeune homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans une liaison passagère avec une actrice, ébréché quelque peu la fortune qui lui venait de sa mère, il s’empressait de la rétablir par un mariage honorable et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole, était parfaitement bien organisée. Doué d’un goût très sûr, d’une intelligence prompte et curieuse, il faisait dans plusieurs journaux de la critique d’art. Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable champion de tennis, il dirigeait en même temps une petite revue sportive, et toujours sa volonté patiente demeurait tendue vers un but unique : la conquête du bonheur.
Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable à ces fervents chrétiens qui, rapportant tout à Dieu, cherchant toujours sa gloire, aiment en Lui leurs chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le donner à la France. Lorsque, pour la première fois, il le tint entre ses bras, il le consacra dans son cœur à la patrie. Par lui, il rêva de fonder toute une race d’officiers qui, de génération en génération, perpétueraient son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque sonnerait l’heure de la revanche, s’il était couché dans la tombe, du moins son âme servirait encore la grande cause sacrée et la France trouverait toujours, prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses descendants. André, par sa révolte imprévue, avait anéanti ces beaux espoirs, et le colonel ne s’était jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si charmant, si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre avortée dont l’artiste sévère, mais impuissant, vaincu, se détourne plein d’amertume.
Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs avec la plus joyeuse impatience. Sociable, naïve, indulgente jusqu’à la chimère, elle prêtait à Juliane, sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait fermement que cette irrésistible personne deviendrait tout de suite pour Laurence une amie, une sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute une semaine, la vieille fille fut vivement déçue lorsque, le dimanche, elle vit Laurence entrer au salon avec un visage glacé et tendre la main à sa future belle-sœur, en la saluant d’un : « Bonjour mademoiselle », jeté d’un ton sec et presque insolent.
Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et s’écriait d’une voix aimable où ne vibrait pourtant ni sincérité, ni affection :
— Oh ! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle ! Je suis, voyez-vous, si contente d’avoir enfin une petite sœur ! Laissez-moi vous nommer ainsi, dès à présent !
Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à ces paroles gracieuses. Son visage trop sincère exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle considérait curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de la trouver à la fois si jolie et si ordinaire. Juliane était belle, en effet, mais rien dans sa beauté classique n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses yeux posaient sur toutes choses un regard bienveillant et courtois. Une souple politesse entr’ouvrait sans cesse ses lèvres fraîches dans un sourire mondain. Sa chevelure noire et lustrée, relevée en une coiffure symétrique, semblait peinte, et son visage avait une expression d’ardeur banale qui laissait deviner la froideur de son âme. Pourtant, son élégance, sa grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu à la fois par un scrupule secret et par l’insistance irrésistible de cette enjôleuse, il promit assez facilement d’assister à son mariage. A la grande joie de Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant sa santé délicate.
Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé ce revirement. Mais le succès complet de son machiavélisme la pénétra de confusion. Elle rougit pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta sa jeune cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne remarqua pas son embarras, car, au même moment, la femme de chambre vint annoncer le déjeuner, et il se leva pour offrir son bras à Mlle Drevain.
Créée comme sa nièce pour les salons et les pompes du monde, celle-ci n’était que sourire, compliments et cérémonies. Deux énormes solitaires oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains étaient chargées de bagues, sa robe noire constellée de jais et de paillettes. Elle brillait et scintillait des pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse un flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs, quelle que fût leur bonne volonté, ne pouvaient conserver le moindre souvenir.
La politesse un peu altière du colonel l’avait dès l’abord enchantée. Durant le déjeuner, elle déploya pour lui toutes ses coquetteries, toutes ses grâces surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait d’elle, essayait d’oublier la présence d’André. Le jeune homme l’y aidait de son mieux, observait un silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit caustique, ses théories paradoxales ; mais, devant son père, cœur naïf et ardent dont il connaissait l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé, contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude neutre, circonspecte. Une fois cependant, il oublia ses résolutions. Ce fut au moment où Juliane, croyant se montrer fort originale, disait gracieusement à son futur beau-père :
— Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir au sexe fort, j’aurais voulu être officier. Trois types d’hommes me semblent entre tous admirables : le prêtre, le poète, le soldat !
André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé de sa beauté, goûtait peu cependant ses phrases convenues, ses opinions impersonnelles, jeta d’un ton ironique :
— Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis. Lui aussi est grand par son courage, il ne craint pas les balles.
Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie, s’apprêtaient à en rire, mais elles remarquèrent la grimace significative du colonel et, bien inspirées par leur exquise politesse, elles se contentèrent de hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde aux boutades d’un enfant incorrigible. André, rappelé à l’ordre par un regard de sa fiancée, n’osa plus parler qu’à l’indulgente Ursule.
Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions, Laurence entretenait avec peine une conversation difficile. A toutes les questions que lui posait gentiment sa future belle-sœur, elle était obligée de répondre négativement. Il lui fallut bien avouer qu’elle n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art d’agrément, détestait les bals, les fêtes, les visites. Son embarras redoubla lorsque Juliane, apprenant qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques romanciers modernes dont l’insipide platitude exaspérait Laurence. Pour rien au monde elle n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son amour fervent pour les tragiques grecs, pour Homère ou Shakespeare. Sommée de citer ses auteurs favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand, Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris pour ces génies qu’elle croyait surannés. Aucun d’eux ne valait à ses yeux les conférenciers à la mode, dont elle énumérait les noms avec extase. Plus l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait grandir en elle cette impression d’isolement qui, douce et naturelle sur une route déserte, dans une chambre vide, devient anormale et pénible dans un salon, au milieu du monde.
A la fin du repas, la conversation, en redevenant générale, la délivra de toute contrainte. Rendue aux douceurs du silence, elle observait curieusement les fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour l’autre un réel et profond amour, car les passions humaines l’intéressaient toujours. Mais pas un instant la figure régulière et spirituelle de son frère, le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces émotions ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants. Très à l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se regardaient avec une tranquille complaisance. Leur attitude était celle de deux associés liés par un contrat avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse, leur beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de l’autre, ils savouraient paisiblement un bonheur établi sur de solides bases et trop bien garanti pour leur manquer jamais.
Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée, le front barré par la migraine, se retrouva seule avec la bonne Ursule qui, toujours indulgente, lui vantait la bonne grâce des jeunes fiancés, elle l’interrompit :
— Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur, et le mariage plus encore. Pouah ! l’écœurante chose. Je ne me marierai certainement jamais, ou alors il faudrait que je fusse bien follement amoureuse.
— Cela viendra, dit Ursule avec confiance.
Une expression de tristesse intense, d’effroi presque tragique passa dans le regard de Laurence.
— Ne le souhaitez pas ! dit-elle vivement. L’amour serait pour moi dangereux et terrible. Je n’aimerai pas faiblement, ni médiocrement. Celui que je choisirai, je serai à lui pour toujours et nulle douleur ne m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile. Si j’aimais quelqu’un, Ursule, il faudrait que ce fût la merveille du monde, et cet être miraculeux ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement.
— Pourquoi ? interrogea Ursule étonnée.
Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et n’imaginait pas qu’on pût méconnaître ses perfections. Laurence, plus lucide, ne nourrissait aucune illusion. Privée de cette beauté physique, de ce charme extérieur qui, seuls, captivent le capricieux amour, elle plaisait peu et ne l’ignorait pas, mais elle ne se plaignait jamais de cette douleur.
C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir inspirer ni éprouver une passion sérieuse qu’elle s’était attachée si fortement à Mme Heller. Bien que vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le seul intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort de la perdre de vue durant quelque temps. A cette époque de l’année, la saison mondaine commençait. Les visites, les dîners, les grandes réceptions absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait plus Edith qu’une fois par semaine, le mardi matin, à l’institution Racine, où elle suivait encore des cours de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin la tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses amies. Laurence, qui la rencontrait partout, active, affairée, image vivante de l’information, colportant d’un bout à l’autre de la ville des potins malveillants, avait, par elle, le compte rendu de tous les bals donnés dans la société militaire. Mme Heller, de jour en jour plus jeune et plus charmante, y oubliait entièrement son rôle maternel, éclipsait toutes les femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de Sérannes, également assidu près d’elle et près d’Edith, scandalisait les honnêtes gens par sa conduite énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille, et elle voilait avec horreur sa laide face, à la pensée de ce ménage à trois.
Brusquement, sans raison apparente, Mme Heller prit l’habitude de venir très souvent le soir, vers six heures, demander des livres à Laurence. Celle-ci, qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous les romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait, la belle Lætitia s’asseyait près du feu, s’avouait triste et découragée, se plaignait âprement de la médiocrité de sa fortune. Une expression de haine défigurait son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son mari. Oubliant qu’elle l’avait jadis épousé par amour, elle ne lui pardonnait pas l’existence médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison en garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir. Sa beauté, sa puissance de séduction ne lui auraient servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour charmer son déclin, les compensations agréables que procure l’argent. Bien souvent, en évoquant l’avenir morne et mesquin qui l’attendait, cette femme, plus faible qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son chagrin, si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence. Elle cherchait sans cesse le moyen d’y porter remède. Agenouillée près de Mme Heller sanglotante, elle soupirait avec une ferveur désolée :
— Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais tant vous être utile.
Convaincue de son dévouement, de sa fidélité, Mme Heller lui dit un soir en la quittant, le plus simplement du monde :
— A propos, chérie, quand vous verrez demain Edith au cours, laissez-lui croire que j’ai passé toute ma journée, vous entendez bien, toute ma journée chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas ? ne me trahissez pas, vous êtes un amour !
Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence en désarroi. Que Mme Heller, si belle, probablement très passionnée, eût un amant lui semblait excusable. Mais la certitude que son amie, en venant la voir si souvent, avait un but intéressé lui causait un vif chagrin. Et les mensonges, la complicité qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient son âme, assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant ni trahir Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le lendemain une violente migraine et n’alla pas à l’institution Racine.
Mme Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle intrigue, ne devinait aucunement les scrupules de Laurence. Elle revint souvent la voir et toujours, en la quittant, lui adressa la même recommandation. Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites naguère passionnément attendues. Elle évitait soigneusement Edith et n’assistait plus au cours de littérature. Mais, pour éviter toute explication avec Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à l’heure habituelle, passait sa matinée dans la forêt, ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop.
Puis, de nouveau, Mme Heller parut l’oublier, cessa complètement de venir la voir. Laurence se réjouit tout d’abord de cette absence qui, en se prolongeant, finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir des nouvelles de son amie, elle retourna enfin à l’institution Racine.
La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses côtés resta vide ce matin-là. Laurence surveilla vainement la porte d’entrée. Elle finit par se pencher vers sa voisine et lui demanda à voix basse :
— Savez-vous si Edith est malade ? Ne viendra-t-elle point aujourd’hui ?
Cette question si simple parut troubler étrangement sa compagne. Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux et murmura d’un air pudique et scandalisé :
— Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout le monde.
Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant une heure, médita cette réponse bizarre sans réussir à en pénétrer le sens. Triste, le cœur plein d’angoisse, elle n’entendait pas la voix du professeur qui bourdonnait doucement dans le silence de la salle, et sur son cahier de notes, sa main tremblante griffonnait seulement le nom de Lætitia.
Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion pour Lucie Jaffin, elle la chercha du regard, résolue à l’interroger. Bientôt, elle la vit accourir, cordiale et souriante.
— Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse fille en serrant la main de Laurence. Vous nous manquiez beaucoup et personne ne s’expliquait votre absence. Pourquoi cet air triste ? Ah ! mon Dieu, je comprends ; vous êtes toute désemparée sans votre inséparable Edith. Pauvre petite ! Il est naturel qu’elle se tienne à l’écart, sa situation est si pénible, si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la première, vous pourrez le lui dire.
— Mais pourquoi ? qu’a-t-elle ? que se passe-t-il ? interrogea Laurence.
— Ah ! vous ne savez pas ?
Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une affreuse joie. Entraînant sa compagne à l’écart, elle prit plaisir à prolonger durant quelques minutes une attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla, assourdissant discrètement sa voix aigre :
— Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour Edith qui n’est pas responsable. Mme Heller est partie la semaine dernière avec M. de Sérannes. Cela devait finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à Fontainebleau. Elle s’était vraiment trop compromise. Presque tous les jours, le cab de M. de Sérannes l’attendait à l’entrée de la forêt, la conduisait à Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage. Déjà quelques femmes d’officiers supérieurs ne la saluaient plus, avaient juré de la jeter à la porte de leur salon. Mme Heller s’est bien gardée de s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle a décampé, abandonnant son mari et sa fille qui ne soupçonnaient rien, les malheureux ! Il paraît qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une robe, seulement un petit sac à main. Mais, bah ! son amant est assez riche pour la dédommager. La fine mouche a fait une belle affaire.
— Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est fini maintenant, je ne vous verrai plus, songeait Laurence au désespoir.
Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes était si grand qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se délectait avidement de sa douleur.
— Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez tout cela ? insinua-t-elle doucement. Vous étiez si intime avec Mme Heller, vous la voyiez si fréquemment. Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé deviner son secret ?
Laurence n’entendit même pas cette question perfide. Absorbée dans son chagrin, le regard vague, oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle soupira :
— Je l’aimais tant ! je l’aimais tant !
Lucie Jaffin se fit plus suave encore.
— Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh ! naturellement, je vous plains ! Pourtant Mme Heller n’était pas une amie pour vous. On s’étonnait même que le colonel vous permît de la fréquenter. Si vous m’aviez écoutée, je vous avais bien dit que cette femme était une rien du tout.
Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable de se défendre, tourna soudain vers elle un visage terrible.
— Je vous défends, entendez-vous, d’insulter Mme Heller en ma présence, s’écria Laurence avec colère, car je ne rougis aucunement de mon affection pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose, c’est d’avoir écouté trop longtemps un être aussi méprisable que vous !
Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante, baissa la tête sous cet affront. Elle n’oubliait point que son père dépendait du colonel Dacellier et respectait en sa compagne la fille du chef. Atterrée, confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses. Laurence, inflexible, la repoussa et, glissant à travers les groupes des élèves attardées, elle sortit du cours.
Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit. Elle fit presque en courant le trajet qui la séparait de sa maison.
Ursule, qui la croisa sur le palier du premier étage, s’immobilisa stupéfaite à l’aspect de son visage :
— Grand Dieu ! mon enfant. Qu’avez-vous ? qu’est-il arrivé ?
— Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour toute réponse.
Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait suivie, dut l’aider à se déshabiller, car ses mains convulsives et tremblantes, errantes aux plis des vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard égaré semblait chercher dans le vide un visage absent et ses lèvres laissaient sans cesse échapper la même plainte :
— Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus !
— Mais qui donc, ma pauvre chérie ? interrogea Ursule anxieuse et désolée.
Laurence, par un grand effort de volonté, se domina, car elle ne pouvait souffrir qu’un regard humain, si compatissant qu’il fût, observât sa faiblesse :
— Il paraît que Mme Heller est partie, dit-elle en reprenant un calme apparent, oui, partie définitivement. Je l’aimais beaucoup, plus que vous ne le supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est immense. Dites à mon père que je suis malade, je ne descendrai pas déjeuner. Que personne ne me dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux, le jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en, je vous en prie.
Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais l’humble fille, si calme, si incapable de toute passion, admira et plaignit le cœur sans mesure de sa jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence demeura prostrée dans sa chambre obscure où tout le jour elle pleura son amie perdue.
Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.
Musset.
Quand un cœur ardent et crédule a longtemps adoré une belle idole, c’est pour lui une affreuse douleur de la voir tomber en poussière, de reconnaître qu’il a placé sur un piédestal un être indigne. Devant le désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa mère et son premier amour, Laurence ne jugea point que la beauté de Lætitia pût excuser sa conduite. Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont l’insensibilité monstrueuse lui fit horreur. Déçue par l’amitié, elle se jura de ne plus aimer personne. Mais en même temps elle se donnait la tâche de consoler Edith, passait des heures auprès de cette victime que toutes les jeunes filles de Fontainebleau fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans son âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée peut-être, mais sérieuse et profonde, remplaçait l’ancienne affection trahie.
La personnalité d’Edith, longtemps annihilée, absorbée par celle de sa mère, s’affirmait, se développait rapidement. Elle avait toujours eu des sentiments élevés, une délicatesse instinctive. Le double travail de la solitude et du malheur l’avait en quelque sorte mûrie et transformée. Elle n’était plus l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les yeux de sa mère, mais une femme capable de penser, de souffrir, de s’intéresser aux questions qui passionnaient Laurence. Elles pouvaient maintenant parler ensemble des passions, de la cruauté de la vie, de la beauté du sacrifice, ou du courage. Elles avaient toujours quelque chose à se dire et les heures qu’elles passaient réunies leur semblaient trop courtes. La maison des Heller, triste et paisible, était d’ailleurs pour Laurence un asile où elle oubliait les orages qui, sans cesse, désolaient sa propre demeure. L’humeur toujours irritable de Paul Dacellier devenait chaque année, entre le jour de l’an et Pâques, particulièrement farouche. C’était en effet l’époque où les réceptions officielles se multipliaient. Sa situation l’obligeait à donner plusieurs dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait difficilement ce contact perpétuel avec le monde et le spectacle de la médiocrité humaine. Vainement cherchait-il dans ces salons, plus mornes pour lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de comprendre une grande pensée. Les automates auxquels il s’adressait étaient cependant ses frères d’armes ; comme lui ils étaient investis d’une mission sacrée, mais ils n’en comprenaient pas la noblesse. Satisfaits du présent, ils accomplissaient comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes, sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque. Beaucoup aimaient sincèrement leur patrie, mais d’un amour paisible, modéré, presque conjugal. Ils ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement, si l’honneur l’exigeait, à mourir pour elle, pourtant ils préféraient leur vie à sa gloire. Un jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques officiers et les entendant évoquer, sans émotion, l’invasion de 70, avoua son désir ardent d’une revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur fit tout d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla les scandaliser.
— Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas, s’écria tout à coup le colonel Douran d’une voix railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang ? La guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose horrible, et la haïr est un devoir, même pour nous autres militaires. Nous saurons, s’il le faut, y jouer notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas le droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux que de voir un pompier désirer l’incendie qu’il est chargé d’éteindre.
Cette comparaison pitoyable fut unanimement applaudie et Paul Dacellier, ce soir-là, rentra chez lui désespéré.
Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se trouver en contact avec le colonel Douran qui, plus jeune que lui de quelques années, avait été, en 1895, sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine, scandalisait la ville par les désordres de sa conduite et son luxe suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu, des femmes, des plus viles intrigues, ses moyens d’existence. Puissamment protégé, très influent dans les milieux politiques, il se croyait le maître de ses supérieurs, rejetait toute discipline, négligeait entièrement son service. Dacellier ne put souffrir son insolence. Il lui infligea, après plusieurs punitions très rudes, un blâme public que le misérable ne lui pardonna pas. Séparés durant des années, ils se retrouvèrent à Fontainebleau. Douran qui, grâce à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un avancement rapide, était maintenant par le grade l’égal de son ancien chef dont il prenait plaisir à bafouer les sentiments secrets. Toutes ses paroles étaient comme de la boue jetée sur les pures figures qui, constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie, le devoir, l’honneur inclinaient alors un visage terni vers leur triste dévot et celui-ci souffrait comme un homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant, il supportait généralement en silence cette torture, dédaignant les attaques d’un adversaire indigne.
Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit patience. Douran, placé à ses côtés, cherchait comme toujours à le blesser dans ses opinions les plus chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine, il affirmait qu’elle se terminerait inévitablement par la victoire de l’Allemagne. La France devait perdre toute espérance d’écraser sa rivale. Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort de la Grèce et de Rome et, après avoir dominé le monde, entrait en décadence. Elle pouvait encore exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle n’était plus capable de porter une épée. Dacellier, contenant sa colère, écoutait en silence ces paroles décourageantes, tout en observant les jeunes officiers qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre eux, il remarqua une expression d’abattement résigné. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient émettre de telles théories. Ils les croyaient vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti d’appartenir à un peuple vaincu, ils avaient accepté la défaite de leur pays et c’était là, Dacellier le savait, la cause unique de l’abaissement de la France. Elle gardait intacte, ses qualités guerrières, sa générosité, sa fougue. Il eût suffi, pour qu’elle redevînt puissante et glorieuse, que ses enfants eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en convaincre ses collègues : il tenta de rendre l’orgueil nécessaire à ces cœurs humiliés. Sa parole émue, ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme une torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient peu à peu toutes les âmes. Les conversations particulières avaient cessé et les plus vieux chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient cette voix passionnée qui, en leur expliquant la nature du mal dont la patrie mourait, leur indiquait le moyen de la faire revivre.
Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait pied à pied son adversaire. Non, ce n’était point sans raison que la France doutait d’elle-même. C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter à la présomption en lui prêtant des qualités qu’elle ne possédait plus. Tout homme sensé devait préférer la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux plus flatteuses illusions. Il citait des chiffres, des faits, vantait l’organisation parfaite de l’Allemagne et son formidable outillage. Le seul accroissement de sa population suffisait à lui garantir l’hégémonie du monde. Contre cette géante, le gouvernement français se trouvait désarmé. La politique conciliante qu’il suivait depuis des années, blâmée par les énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et d’habileté ; car c’était seulement en limitant ses armements, en évitant de porter ombrage à sa redoutable ennemie, que la France pourrait continuer à vivre.
Ces conclusions causèrent une impression de malaise et de stupeur pénible à ceux-là mêmes que les arguments précis de Douran avaient impressionnés.
— Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les yeux pour cacher les flammes qui s’allumaient dans son regard, avez-vous bien prévu, colonel, les dernières conséquences de vos théories ? Plus la puissance de l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin d’expansion. Si, nous voyant trembler ainsi devant elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut s’annexer la Champagne ?
Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un terrain dangereux. Reculer n’était plus possible. Il dit avec un regard de défi :
— Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de telles exigences. Souhaitons qu’elle soit à la hauteur de sa tâche.
— Que peut-elle ? insista Dacellier. Offrir à la place de la richesse convoitée une richesse moindre, une colonie pour une province ?
— Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre ruineuse qui nous effacerait de la carte du monde. Le malade qui accepte une amputation douloureuse pour ne pas mourir fait preuve de sagesse.
L’auditoire protesta contre ces paroles par un long murmure. Paul Dacellier ne put dominer son indignation.
— Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous portez l’uniforme de défenseur de la France ; pourtant, par vos pensées et vos paroles, vous la trahissez à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser ; en cas de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il n’y a que lâcheté et défection dans votre cœur.
Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il réprouvait le duel et n’admettait pas que les frères d’une même race cherchassent à s’entre-tuer. Contraint cependant d’accepter les conséquences de son emportement, il prit pour témoins le commandant Heller et un vieil officier en retraite.
Si pressés que fussent les deux adversaires d’en finir avec cette affaire, le duel, pour des causes diverses, ne put être fixé qu’au lundi suivant. On était au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier, qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que jamais injuste pour son entourage, particulièrement pour Laurence qu’affolèrent ses ordres contradictoires et ses continuels reproches.
Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la première fois qu’il pouvait être tué dans cette rencontre. C’était à ses yeux un malheur bien moindre que de porter toute sa vie le poids d’un meurtre. Pourtant, un regret poignant lui étreignit le cœur en songeant qu’il ne verrait pas la guerre vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute sa vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille encore, au cours d’une vive discussion, il l’avait très durement traitée. Elle fut donc fort étonnée de le voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit avec un visage doux et triste. Il la pria humblement d’oublier tout ce qu’il lui avait dit dans sa colère et l’embrassa à plusieurs reprises sans pouvoir lui dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces caresses inattendues, car elle ne pouvait deviner qu’il s’agissait peut-être d’un adieu.
— Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule, dès que son père fut parti. Pense-t-il, par quelques paroles d’excuse, effacer tout le mal qu’il me fait chaque jour et depuis si longtemps ?
— Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule. Vous savez bien qu’il n’est pas responsable. J’aurais voulu qu’il ne sortît pas ce matin. Avez-vous remarqué comme il était pâle ? Je crains qu’il ne soit malade.
— Bon, cela m’est égal ! s’écria Laurence, dominée par sa rancune, je ne vais pas m’inquiéter pour lui, soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas assez de pitié dans le cœur pour plaindre un homme si dur !
Combien, dans quelques heures, elle devait regretter ses paroles !
Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les premiers au carrefour des Héronnières, près duquel devait avoir lieu le duel. Pour la première fois depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril, ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun nuage, et montait triomphalement dans un ciel absolument vide. L’atmosphère était douce comme celle de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme une petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour jouer à la dame, mais dont le rire enfantin, la voix aigrelette trahit la ruse, le printemps avait pris l’aspect du plein été, sans perdre cependant la grâce folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à l’extrême jeunesse.
Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle sifflante passer à sa gauche, mais sans le blesser comme il l’avait espéré. Sa main se crispa sur son pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans son cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis par l’éclat du jour, fixaient l’horizon bleu, les arbres encore dépouillés, mais ruisselants de soleil, tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante, puérile, la mince silhouette de son adversaire. Il se rappelait vaguement qu’il lui faudrait tirer sur cet homme au commandement du témoin qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui échappait complètement. Le signal donné, il visa avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’une cible insensible. La détonation de son arme se perdit, assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité radieuse. Certainement, ce n’était là qu’un jeu d’enfant, inoffensif. Pourtant Douran chancela. Une tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise claire.
Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour du blessé. Son bras pendait inerte. La balle, frappant à l’épaule, venait de lui briser la clavicule. Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle, furieux de sa mauvaise chance, mordait sa lèvre et s’efforçait de dissimuler son dépit. Tout à coup ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira son visage, il ne put retenir une exclamation qui vibra comme un cri de triomphe :
— Oh ! oh ! mais voyez donc, docteur, voyez donc Dacellier, lui aussi, ce me semble, a besoin de vos soins !
Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent l’étrange attitude de Paul Dacellier. Il s’avançait vers eux, lentement, les yeux obstinément fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était chancelante comme celle d’un homme ivre. Parfois, il se jetait de côté comme pour éviter de poser le pied sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand il fut tout près du groupe qui le considérait avec stupeur, il leva la tête. Son visage était blême, figé dans une expression d’horreur indicible ; il bégaya des paroles confuses où le mot « sang » revenait sans cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du doigt l’herbe verte où luisaient seulement la rosée et les premières violettes.
— Ah ! le pauvre ! il n’a jamais eu la tête bien solide, cela devait finir ainsi, murmura Douran, affectant la plus vive émotion.
Le commandant Heller comprit aussitôt le parti que le misérable pouvait tirer d’un incident si regrettable. Il riposta vivement, s’adressant au docteur, sans lui laisser le temps d’émettre un avis :
— Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas, docteur ? Il s’agit seulement d’une insolation. Dacellier était en plein soleil, la tête nue, et ces premières chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont dangereuses.
Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter ce diagnostic assez fantaisiste. Il répéta, docile :
— Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans gravité !
Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui stationnait à cent mètres de là. Le commandant Heller l’y fit monter. Affectant une sécurité parfaite, il congédia le docteur, le renvoya près de Douran. Il se débarrassa aussi de son collègue qui, pour laisser plus de place au malade, s’installa sur le siège à côté du cocher.
La voiture reprit lentement le chemin de la ville. Très calme, Dacellier délirait doucement. Dans son égarement même, la France restait l’unique objet de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait croire que la guerre était proche, s’inquiétait de la mobilisation imminente et demandait sans cesse avec angoisse si Douran serait en état de rejoindre son régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait comme un enfant. Son cœur se serrait en songeant à Laurence, car il l’aimait, sachant quel secours sa fille avait trouvé près d’elle.
Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le coup qui devait la frapper. Elle le reçut en plein cœur, sans préparation, car, tentée par la beauté de cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure avec son chien Consul, au moment même où Paul Dacellier descendait de voiture, chancelant et soutenu par ses deux témoins.
Ah ! combien son aspect était étrange et pitoyable ! Quelle déchéance, quel avilissement dans son attitude ! Son corps, selon les impulsions qu’il recevait, ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière, comme un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte, bâillait sur sa chemise claire. Il avait sur son visage le même désordre que dans sa tenue, d’ordinaire si correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait l’harmonie des traits, et les yeux vagues, errants, n’exprimaient plus rien qu’une inquiétude confuse, une stupeur hagarde.
Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son habitude, lui sauta joyeusement aux épaules en aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint à la charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu. Le malade, se jetant de côté avec une vive répulsion, essayait de fuir ses caresses et tremblait comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne connaissait plus.
Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de rassurer Laurence qui, plus blanche que le mur contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette scène dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas le sens de ses explications et s’effrayait seulement de la pitié qu’elle lisait dans ses yeux.
Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt, bouleversée, tout en larmes. Mais les préoccupations matérielles qui, en toutes circonstances, retombaient toujours sur elle, la ressaisirent très vite, l’obligèrent à surmonter son émotion. Elle envoya la femme de chambre chercher le docteur Briol, médecin ordinaire de la famille, puis elle prépara le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de son père, regardait avec une épuisante attention ce visage où elle cherchait en vain une lueur d’intelligence et de raison. Elle prenait les mains du malade, se penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas, et, constamment, dans une plainte monotone, répétait les mêmes paroles où se trahissaient son remords et sa douleur :
— Versé le sang !… un Français… le sang de France…
Durant trois jours, il demeura dans cet état de calme égarement. Sa température était normale, son appétit régulier. Mais il délirait du matin au soir et ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait Dacellier depuis quatre ans, expliqua plus tard assez facilement cette crise causée par l’appréhension dont le malade avait souffert en attendant le dénouement de sa querelle avec Douran. Mais, durant les premiers temps, Briol, livré à ses propres lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses réticences, son embarras, son pessimisme évident convainquirent Laurence que son père avait perdu la raison pour toujours. Ursule, qu’effrayait son désespoir, l’éloignait autant que possible de la chambre du colonel. Elle revenait cent fois par jour, étouffant le bruit de ses pas, rôder devant la porte close. Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les instants, une anxieuse et navrante attente.
Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui apprit que son père était mieux portant et qu’il la demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la vit, l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection soudaine une crise de larmes dont il s’émut beaucoup. Il se fit apporter un journal, remarqua que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours. Ursule lui débita la fable qu’elle tenait prête. Il avait eu sur le terrain une insolation suivie d’un accès de fièvre accablant qui le tenait depuis soixante-douze heures dans un assoupissement continuel.
Vers onze heures, le commandant Heller vint prendre des nouvelles. Paul Dacellier voulut le recevoir, lui parla de Douran et apprit avec joie que son état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure était en voie de guérison. Alors il parut tout à fait tranquille. Comme le temps était beau, on le descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres avec Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit son service et sa vie ordinaire.
Pas un d’entre eux ne fait le bien, pas un seul.
Ps. XIII.
Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers transports de sa colère, cédant à des instincts simples et primitifs, il avait un moment souhaité de tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte que cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance plus raffinée, plus complète, s’offrait à lui. Le sort lui avait livré plus que la vie : l’honneur même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si fier et jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et de dérision. Sa défaite apparente était une victoire, sa blessure même le servait, lui donnait l’attitude et l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie, Douran supportait difficilement le mépris de ses semblables. Il souffrait encore de la désapprobation unanime qu’avaient soulevée ses propos imprudents, lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils avaient applaudi les paroles d’un fou, les utopies d’un cerveau en délire !
Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous le sceau du secret toutes les péripéties du duel, affectant la plus grande pitié pour son adversaire.
— Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de cet accident si pénible, dit-il en terminant. Ce pauvre Dacellier ! cela pourrait lui nuire. Il m’a fait peur, je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré qu’il s’agissait seulement d’une insolation. Au mois d’avril… à dix heures du matin !… n’importe, je veux bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous savez !…
Il frappa plusieurs fois son front de son index dans un geste éloquent. Son interlocuteur le comprit aisément. Il promit de se taire. Mais, dès le lendemain, une dizaine de personnes bien renseignées allaient colporter de salon en salon une nouvelle sensationnelle : Dacellier avait eu sur le terrain un accès de folie furieuse, et son internement dans une maison de santé devenait une nécessité.
Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés, de séides, aveuglément attachés à sa fortune. Ils affluèrent chez lui. Adoptant servilement l’attitude de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier : « C’était un officier de grande valeur, un homme loyal auquel on pardonnait volontiers sa rudesse. Comment expliquer cet accès de folie ? Jusqu’alors il avait paru fort sain d’esprit. »
Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi cependant vivait-il si seul et sans amis ? Pourquoi sa fille imitait-elle si jalousement sa réserve ? Nul n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient pas longtemps, s’en échappaient comme d’un enfer, terrifiés par l’extraordinaire violence du maître. Quiconque causait avec lui remarquait vite, au reste, l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale. Il ne pouvait souffrir la contradiction. C’est pourquoi il l’avait provoqué, lui, Douran, d’une façon si brutale et si inattendue.
Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait depuis longtemps le déséquilibre mental de Dacellier. Il avait eu grand tort de ne pas lui céder. Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait répondre aux arguments les plus sensés que par des injures inqualifiables ?
Ces propos recueillis, répétés, commentés par des courtisans dociles, émurent l’opinion publique en faveur de Douran. Il passa pour la victime innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le détestait depuis longtemps, l’avait insulté lâchement sans aucun motif sérieux. Bientôt on affirma que ce forcené, violant toutes les lois du duel, sans attendre aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet sur son adversaire, en avançant sur lui jusqu’à le toucher. Douran lui-même et les quatre témoins de la rencontre démentaient énergiquement cette version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur magnanimité. Ils altéraient la vérité par esprit de corps, par pitié pour un camarade malheureux qu’un mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur compassion n’était-elle point criminelle ? Voici que Dacellier avait repris son service, on le voyait passer calme et correct dans les rues. Un nouvel accès de folie n’était-il pas à craindre ? Qui en serait maintenant la victime ? Ne vaudrait-il pas mieux destituer et enfermer cet homme considéré à juste titre comme un danger public ?
Tandis que la calomnie, la haine préparaient ainsi sa ruine, le colonel demeurait tranquille, dans une ignorance absolue et pleine de sécurité. S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son ennemi, il n’eût point daigné se défendre. Ce grand cœur chimérique était inaccessible à la crainte et se croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans reproche.
Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner les premiers symptômes de l’orage qui grondait au dehors, si loin de sa retraite. Après avoir traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une souffrance aiguë. Cette délivrance coïncidait avec l’épanouissement du printemps. Toute sa jeunesse se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait à la vie, s’agenouillait en extase devant la beauté du monde.
Un matin de mai, elle descendit au jardin pour y cueillir les premiers lilas. Debout auprès du bosquet où ils s’épanouissaient dans une exubérance radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les plus violets. Parfois, pour atteindre une branche trop haute, elle sautait en l’air légèrement. Consul aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein de zèle, en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds prodigieux et, avec une allégresse enfantine, l’excitait contre la fleur inaccessible. Il était onze heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait jamais de son école avant midi. Ursule était partie la veille pour Paris, chargée d’une foule d’achats importants. Laurence, sans contrainte, sans inquiétude, goûtait pleinement sa liberté. Une surprise heureuse vint accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre, précédant un visiteur inattendu, le lieutenant-colonel Arêle.
C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote. Nés tous deux à Sedan, ils avaient, enfants, joué aux mêmes jeux, connu les mêmes visages, exploré le même pays, grandi dans le même décor, avant d’être unis plus intimement encore par un commun amour de la patrie et par des études semblables. Sorti de Polytechnique en même temps que Dacellier, Arêle, mathématicien et technicien remarquable, mais desservi par son cléricalisme, avait toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il dirigeait à cette époque la poudrerie de Morgins, à une heure de Paris, et comptait y rester jusqu’à sa retraite, ayant peu d’espoir de passer jamais général. Mais il acceptait sans révolte cette injustice. Arêle avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans, avaient quitté le monde pour entrer en religion chez les Jésuites ; le troisième était officier d’infanterie. A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son père chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute pure. Levé à cinq heures du matin, il assistait chaque jour à la première messe où il communiait ; puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes. Mme Arêle, délicate de santé, ne quittait guère sa chambre que pour se rendre à l’église. Elle ne renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et c’était tout le jour autour de sa chaise longue un défilé constant d’affligés qui venaient réclamer ses conseils, son aide, ses consolations, et dont elle savait toujours alléger la misère. Ces deux êtres vivaient dans une union parfaite, ayant le même but, les mêmes convictions, la même foi. Ils faisaient le bien sans ostentation, avec un empressement aimable, une simplicité radieuse. Laurence ne songeait jamais à la paix de cet intérieur sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante. Paul Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce qui est grand, vénérait Arêle. Arêle avait pour lui cet admirable amour chrétien qui surpasse tout autre amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme, n’admet aucune séparation, aucune rupture, aucun oubli, franchit indifférent l’abîme de la mort et ne voit dans l’amitié la plus belle que le commencement et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant, enivré des pures délices de la religion, comprenait mieux que personne la douleur de ceux qui n’ont point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût presque consenti à perdre sa foi pour la lui donner ; et, dans ses prières, il ne cessait de solliciter le secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et si troublé.
Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à l’improviste à Fontainebleau, son arrivée n’éveilla chez Laurence ni soupçons, ni inquiétude. Tous les événements de la vie avaient ce matin-là pour elle les couleurs roses et bleues du jour.
Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant qu’il la félicitait de sa bonne mine, elle le considérait avec une complaisance attendrie. Elle le trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très fort, les épaules larges, l’encolure courte et massive, le teint coloré, les traits lourds, il plaisait cependant par son sourire plein de bonté, par la limpidité de son regard bleu, candide comme celui d’un enfant. L’âme toute pure resplendissait à travers la rude enveloppe. On sentait que la vie avait passé sur cet homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il gardait, en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la jeunesse éternelle de l’être que les passions n’ont jamais souillé.
Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière. Tandis que Laurence l’entraînait dans la grande allée qui tournait autour du jardin rond, il écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant de la regarder. Car il était venu dans cette maison comme un messager de malheur. En l’absence d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à cette enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait, navré du mal qu’il allait faire.
Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil ami. Elle lui désignait au passage les fleurs fraîchement écloses, lui faisait admirer la parure du jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible crise dont il avait souffert après le duel avec Douran. Ce souvenir, même aujourd’hui, lui semblait doux, lui permettait de mieux goûter sa sécurité présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle venait de cueillir et qui, chauffés par le soleil, mais humides encore de rosée, avaient la fraîche tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec un accent de délivrance :
— Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur !
Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un instant à l’autre. Le colonel Arêle se décida :
— Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié, non, hélas ! ce n’est pas fini.
Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs qu’elle tenait et se dépouilla en même temps de toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne plus voir l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le colonel devina que, pour cette nature violente, l’attente du malheur était plus pénible que le malheur lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa visite et le danger qui menaçait son ami.
Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement qu’il ne l’espérait dans son œuvre, ayant trouvé partout des alliés inattendus, prêts à servir sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes les natures excessives, n’inspirait que des sentiments extrêmes, respect fanatique ou exécration. Dans les affaires de son service, il parvenait à dominer par amour du devoir l’irritabilité de son caractère. Il était sévère, mais équitable, sachant discerner du premier regard toute aptitude définie, toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole franche et rude lui avait suscité d’innombrables ennemis. Et tandis qu’il décourageait par sa froideur distante les dévouements, il avivait sans cesse les haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et comme tels souvent en butte à ses duretés, ne souffraient qu’avec peine sa domination et le détestaient mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent soudain une importance considérable. On leur donna raison. L’inflexible justice du chef, conscient de sa responsabilité, fut appelée rigueur d’insensé ; sa fermeté, despotisme inacceptable. Ses ordres parurent incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au ministère de la Guerre. Douran, très lié avec plusieurs députés influents, les appuyait, répétait inlassablement qu’on ne pouvait laisser un commandement important à un homme dont les accès de folie, constatés par plusieurs témoins, mettaient journellement en péril la vie de ses semblables. Son insistance avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était plus qu’une question de jours.
Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire toute la vérité, Laurence devina facilement que son père passait pour fou. Elle comprit pourquoi, bien qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait à lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela mille paroles empoisonnées dont le sens lui avait échappé. Et elle se mit à trembler de tous ses membres, secouée par le déchaînement d’une indignation furieuse.
— Ah ! les lâches ! sanglotait-elle, les lâches ! Qu’est-ce que mon père leur a fait ? Un être si droit, si noble ! Comme il souffrait d’avoir blessé Douran, comme il s’est inquiété de lui ! Et pourtant… oh ! mon Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un homme qui vit à l’écart de tout, avec un rêve sublime dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur, un danger pour la société ! Il faut le déshonorer, briser sa carrière, paralyser à jamais son activité. De telles injustices sont possibles ! Je ne le savais pas ! non, je ne le savais pas encore !
Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan.
— Hélas ! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du monde est sans bornes et je comprends qu’elle vous révolte. Si nous voulons la supporter, il faut songer à la grande victime. Ah ! si c’était notre frère, notre père qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au milieu des huées, jusqu’au calvaire, quel ne serait pas notre désespoir ! Jésus était plus que notre père et notre frère, plus noble, meilleur que la plus intègre des créatures, pourtant nous l’avons tous trahi et crucifié. Voilà la grande injustice, voilà le grand forfait.
Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement touchée par ces paroles prononcées avec tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien dont elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant toujours son âme en extase au pied de la croix, considérait la douleur avec un si tranquille amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de formuler dans son cœur une prière. Elle n’avait point l’habitude de la discipline catholique, et cet élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de désespoir.
— Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais bien que mon père ne pourra supporter cela. Son école !… il l’aime plus que sa vie, nul poste ne lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette façon brutale, ignominieuse, il en mourra, il se tuera peut-être.
Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond du cœur. Connaissant la nature violente et sombre de Dacellier, il le savait capable d’accomplir cet acte désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait formé pour sauver son ami. En faisant agir toutes les influences dont il pouvait disposer, il espérait neutraliser quelque temps encore les intrigues de Douran et retarder son triomphe. Mais il fallait que Dacellier, prévenant la mesure de rigueur qui devait le frapper, demandât, le plus tôt possible, un congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale qu’avait causé son accident s’oublierait peu à peu. Plus tard, il reprendrait un commandement dans une garnison nouvelle où la haine de ses ennemis ne le poursuivait pas. Le plus difficile était d’obtenir que ce chef, si passionnément épris de son métier, se résignât temporairement à l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait assez d’influence sur son malade pour pouvoir exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à Dacellier un repos momentané, le colonel qui se soignait par devoir, par amour pour sa patrie qu’il voulait servir le plus longtemps possible, se soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout de suite ce plan si sage. En l’absence d’Ursule, elle promit d’écrire dans l’après-midi au professeur pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui et le supplier de sauver, par un mensonge nécessaire, l’honneur et peut-être la vie de son malade. Le colonel Arêle emporterait la lettre et la remettrait en mains propres au docteur. Ils achevaient de se concerter lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit pour rafraîchir dans l’eau son visage altéré par les larmes.
Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune nourriture. Son père cependant ne s’en aperçut pas. Il ne songeait pas à l’observer, tout heureux de revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul être avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait. Arêle lui communiqua une lettre de son fils cadet, où le jeune officier, qui venait d’être envoyé au Maroc, racontait son premier combat. Ces pages, toutes vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière, enthousiasmèrent Dacellier.
— Ah ! le gaillard ! s’exclamait-il, parcourant encore du regard la lettre qu’il venait de lire à haute voix, quelle fougue, quel entrain, quelle bravoure jeune et simple ! Ah ! si seulement André lui ressemblait… Peu importe ! Que ce soit ton fils, Arêle, ou le mien, c’est toujours un fils de France. La génération nouvelle n’est donc pas si corrompue, si efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a encore des êtres qui ne craignent ni le danger, ni la souffrance et qui savent vivre sans foyer, sans femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes chaînes. Bon sang ! ceux-là n’ont pas voulu faire du commerce, ni s’enrichir en vendant du beurre ou du savon. Ils ont f… le camp, loin, bien loin, ces sages, afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et des richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont ces enfants, ces héros qui reviendront un jour lutter sur nos vieux champs de bataille et qui nous rendront la victoire.
Il exultait et Laurence regardait avec un amour infini ce visage habituellement si sombre, mais transfiguré aujourd’hui par une espérance radieuse. Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire et pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant la sécurité absolue de son père lui semblait dangereuse. Sa consternation s’accrut lorsque Dacellier, influencé par les impressions heureuses qui venaient de ravir son âme, affirma qu’il se trouvait depuis quelque temps mieux portant et parla de sa guérison comme d’une chose à peu près acquise. La jeune fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec angoisse combien il lui faudrait de jours pour décider son père à aller à Paris consulter le docteur Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire. Arêle, tout en causant, devinait l’angoisse de Laurence. Il voulut essayer de lui venir en aide, se plaignit affectueusement de voir si peu son ami. Et voici que celui-ci répondit le plus simplement du monde :
— Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris pour la semaine prochaine, car je compte aller consulter Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis cette insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je sois tout à fait remis, je veux avoir son avis sur cet accident qui me paraît tenir à d’autres causes qu’à la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu veux, jeudi, nous déjeunerons ensemble.
Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence eut un soupir de délivrance. L’avenir lui parut moins noir qu’elle ne l’avait imaginé, puisque déjà son père avait fixé de lui-même la date du voyage auquel elle ne savait comment le décider. Elle vit dans cet incident favorable une preuve que la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit confiance.
Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa chambre, elle prépara sa lettre au professeur Noveu. Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait son père à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles larmes. Elle achevait cette tâche cruelle lorsque le colonel Arêle vint lui faire ses adieux. Il relut sa lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille.
— Je la remettrai dès demain au docteur Noveu, dit-il. Courage mon enfant, notre plan est bon.
— Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant il doit briser ce cœur que nous voulons sauver. Ah ! colonel, que c’est dur, jamais de repos dans ma vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle douleur, toujours souffrir et toujours voir souffrir !
Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où brûlait une douleur enragée, sans espoir, dont la violence épouvanta ce doux chrétien. Mais il possédait en lui cette force, cette paix suprême qui peut calmer jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer furieuse.
— Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il avec une autorité souveraine, il n’y a qu’un malheur ici-bas : c’est la privation de Dieu !
Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie secrète et profonde dont Laurence, sans le savoir, souffrait depuis longtemps. Elle tressaillit sous ce coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la première fois la cause réelle de son infortune. Si son foyer lui semblait si désert, si triste, c’était bien en effet parce que Dieu n’y avait pas de place. Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède à toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait pour lui des secours humains, sa tendresse même restait vaine et stérile. Mais elle l’eût guéri si, possédant la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement, éclairée, humiliée jusqu’à la mort, reconnut son infirmité. Elle se jeta dans les bras de son vieil ami et murmura vaincue, avouant sa détresse :
— Aidez-moi, colonel, priez pour moi ! priez pour lui !
Mais adieuO ville et terre d’Erecktée,O sol de Trézène !Combien tu as de charmesPour passer la jeunesse !Euripide.
L’âme humaine, en général, supporte difficilement le premier choc de la douleur. La révélation du malheur la brise, mais si ce malheur se prolonge, elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant de Paris, apprit les nouvelles apportées par le colonel Arêle, son désespoir fut affreux. Pourtant, dès le lendemain, elle s’apaisa, courba doucement la tête sous l’orage et attendit les événements avec sa passivité coutumière.
Laurence, au contraire, insensible à l’influence bienfaisante du temps, de jour en jour s’inquiétait davantage. Mme Arêle lui écrivit, l’informa que son mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir activement près du ministre de la Guerre. Cette lettre ne rassura pas la jeune fille. Elle connaissait le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour lutter contre le génie malfaisant de Douran ? Le moindre incident pouvait déjouer sa prudence et précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver. Elle fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle entendit son père déclarer qu’il se trouvait moins bien portant, car cette rechute le préparait un peu à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant qu’une crise trop grave ne l’obligeât à différer son voyage à Paris, et les journées se traînaient, lentes comme des siècles.
La douleur qu’elle attendait vint à son heure, mais plus amère encore qu’elle ne l’avait prévue. Le colonel, bien que fort souffrant, partit le jeudi pour Paris. Il en revint sombre comme la mort. Laurence eut peine à retenir un cri lorsqu’il apparut au dîner, tant son allure pesante était celle d’un vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans son regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table, s’assit lourdement, déplia sa serviette.
— Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche d’un seul côté sans éclairer aucunement ses traits mornes, allons, je suis un homme fini. Noveu exige que je prenne un an de congé, un an… J’entends ce que cela veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut envoyer ma démission.
Laurence voulut protester. Il lui imposa silence d’un geste excédé. Pourtant il ne devait pas accomplir l’acte irréparable auquel il semblait décidé. Ses paroles étaient découragées, son cœur ne désespérait pas. Il voulait guérir et servir encore son pays. Durant quinze jours, il hésita devant le sacrifice qui lui était imposé. Laurence, effrayée de ces longs atermoiements, n’osait cependant le presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses soupçons. Un jour, elle trouva sur sa table une lettre inachevée qu’il écrivait au ministre de la Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison de santé. Cette lettre, à laquelle manquait seule la signature, demeura toute une semaine ouverte au même endroit. Enfin elle disparut et peu après, Laurence découvrit la réponse du ministère accordant l’autorisation demandée. Elle respira. Son père était sauvé de l’affront injuste qu’elle redoutait. Il payait cher ce triomphe insoupçonné.
Le jour vint où il dut remettre son commandement à son successeur. Sa douleur fut si vive qu’elle changea sa nature, le rendit presque doux. Lorsqu’il rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son regard avait une expression inaccoutumée d’humilité et de patience. Il embrassa sa fille et lui dit avec résignation :
— Eh bien ! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant de l’Ecole.
Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots. Le colonel, profondément touché, essaya de la consoler. Il répétait : « Voyons, voyons, enfant, ce n’est pas si terrible ! » Mais il avait beau mordre sa moustache et s’efforcer de feindre le courage, son sourire vacillait sur ses lèvres tremblantes, et Ursule, à son tour, gagnée par l’émotion, plongeait dans sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut un jour de désolation pour tous trois. Pourtant le colonel, ignorant les basses intrigues auxquelles il cédait, gardait encore une espérance. Ursule souffrait sans révolte, sans amertume. Laurence était la plus atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle voyait pour la première fois le mal triompher du bien, la calomnie jeter à terre un homme intègre et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité. Le cœur plein de défiance, elle avait pris l’espèce humaine en telle horreur qu’elle refusa désormais de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce ; mais c’est à peine si le dimanche elle osait assister de grand matin à une messe basse, tant elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui, dévote autant que méchante, fréquentait assidûment l’église ; et elle s’indignait que des créatures aussi viles fussent admises au pied des autels.
Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans consolation, sans secours, dédaignant de se plaindre même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle connût par son père le drame douloureux qui venait de briser la vie de Dacellier, n’osait témoigner sa compassion à son amie, dont le silence farouche décourageait sa charité. Laurence, cependant, la recevait toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le même langage. Placées dans une situation analogue, victimes de la méchanceté du monde, elles croyaient fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse, que tout était fini pour elles, que jamais plus l’existence ne leur serait douce ou clémente. Et c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des joies de la terre avec un sourire ascétique.
Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait de remettre ses lettres, Mme Heller écrivait parfois à sa fille. Visiblement ravie de sa situation nouvelle, elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient, à ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là qu’un chagrin passager et l’avenir ne pouvait manquer de lui apporter sa part de bonheur. La jeune fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles. Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle se réjouissait de la savoir tranquille et sans remords. Son cœur généreux s’oubliait volontiers pour ne songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses cousins, garçon sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué de ces qualités ternes et solides qui découragent la passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation médiocre, mais elle savait que le commandant Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de sa femme, désirait vivement la marier et prendre sa retraite. La jeune fille n’hésita pas longtemps.
Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles, elle ne put s’empêcher de pleurer l’avenir romanesque qu’elle avait désiré, comme toutes les adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans chagrin. Puis, très vite son cœur doux et sage se résigna ; elle cessa de souffrir bien avant que Laurence eût cessé de la plaindre.
Le commandant Heller donna sa démission et s’apprêta à quitter Fontainebleau, car il voulait que le mariage de sa fille eût lieu à Paris, où rien ne leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de l’abandon où ce départ allait laisser Laurence.
Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien moral, mais ses visites la distrayaient, l’arrachaient de force à l’obsession d’une même pensée. Privée de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter le poids écrasant de souffrance et de solitude qui l’accablait ? Elle avait renoncé entièrement aux longues promenades jadis tant aimées. La forêt, dont les abords directs étaient, à cette époque de l’année, très fréquentés, ne la voyait plus passer sous ses ombrages avec son chien Consul. Enfermée dans sa chambre tout l’après-midi, elle lisait, écrivait ou méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la fin de ces longues journées solitaires, le regard fiévreux, les mouvements saccadés, les rires inattendus de l’être guetté par la folie.
Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui, depuis que ses amis étaient malheureux, venait tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui aussi remarquait avec peine le dépérissement de Laurence et cherchait le moyen de la secourir. Il entreprit de décider Dacellier à venir habiter Paris. Celui-ci, depuis qu’il avait quitté son école, avait pris Fontainebleau en horreur ; cependant comme il comptait fermement, son congé fini, redemander un commandement, il jugeait inutile de faire, pour si peu de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha assez vite de sa résistance en lui parlant de Laurence. Il affirma que sa langueur, l’état précaire de sa santé n’avaient d’autre cause que l’ennui qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie moins sévère, plus en rapport avec sa jeunesse. A Paris elle retrouverait, en même temps qu’Edith, sa belle-sœur ; elle pourrait, puisqu’elle aimait la musique, les livres, l’étude, entendre des concerts, fréquenter les bibliothèques et les musées. Ces distractions conformes à ses goûts l’arracheraient à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que nulle âme ne peut supporter impunément. Dacellier apprécia la justesse de ces arguments. Il en vint à considérer que son installation à Paris était une question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors, toutes ses hésitations cessèrent devant l’imminence du danger dont sa sombre et fougueuse nature lui exagérait l’importance. Il devait, durant le mois d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une cure ordonnée par le professeur Noveu. La veille de son départ, il remit cinq mille francs à Ursule, et comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse somme pour vivre six semaines, il expliqua :
— C’est pour notre déménagement. Je désire que vous le fassiez en mon absence. Puisqu’il s’agit de la santé, du bonheur de Laurence, il ne faut pas perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement, je vous donne carte blanche. Je ne rentrerai pas à Fontainebleau, nous nous retrouverons là-bas.
Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si brusque, mais le colonel l’avait habituée à une obéissance passive. Sans discuter ses ordres, elle se mit en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès la première semaine d’août, elle partit pour Paris, resta quinze jours à l’hôtel, visitant du matin au soir des appartements. Elle en découvrit un, rue Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus belles chambres, exposées au midi, donnaient toutes sur des jardins. Laurence, qui vint passer vingt-quatre heures à Paris, fut ravie de voir tant d’arbres et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement fut fixé au 5 septembre.
Le jour du départ, Laurence se leva de bonne heure, et, laissant Ursule surveiller les derniers préparatifs, elle se rendit à l’église, entendit une messe. Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait revoir une fois encore. Son cœur était violemment agité. Elle avait accepté avec joie de quitter Fontainebleau. Une expression de triomphe ironique passait dans son regard lorsqu’elle songeait que Lucie Jaffin, absente depuis les premiers jours d’août, à son retour, ne la retrouverait plus. Elle se réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère de haine qui lui était insupportable, mais elle regrettait cependant le cadre où les rêves passionnés de sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la vieille maison, où elle avait vécu des heures monotones que rendaient parfois si belles les orages ardents de son âme, ne lui appartenait plus. Envahie par une grise et morne poussière, encombrée de caisses, de malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles errait Royale Egypte hérissée et furieuse, elle avait pris un aspect délabré, hostile, qui décourageait le regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de nouveaux souvenirs qui se levaient à son approche, lui souriaient d’un sourire suranné, gracieux et poignant. Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies, ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée de Lætitia Heller.
Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin, tristement, discrètement, comme une femme vieillie devant un amant trop jeune, car déjà elle ne leur accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi. Son cœur se détachait du passé pour se tourner vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne connaissait pas et ne voulait connaître qu’à travers les romans de Balzac. Elle évoquait le bal où Mme de Beauséant, convaincue de l’infidélité de son amant, reçoit ses hôtes avec un rayonnant sourire, tandis que dans ses appartements privés on prépare son départ et qu’on attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter dans ses terres. Elle songeait à la duchesse de Langeais, sa préférée, tout d’abord si coquette, si froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel amour de Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie des grands égarements, des folles douleurs. Laurence ne se comparait pas aux belles héroïnes qu’elle chérissait si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient rêver. Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle se jugeait capable de les ressentir peut-être et cette idée la fit tressaillir longuement.
Elle venait d’atteindre le but de sa promenade : une haute futaie qui s’ouvre après le carrefour des Cépées et qu’on nomme « la cathédrale » parce que ses hêtres immenses, largement espacés, montant deux par deux en colonnes accouplées, imitent avec une exactitude saisissante les nefs d’une église géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir adorer une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous les beaux piliers lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de toutes parts, lui masquant la route, elle s’étendit à terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre, le bras posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants matins de septembre où, bien que le soleil brille de tout son éclat, l’air garde la fraîcheur de la menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous les arbres, bien défendus par leurs dômes épais, passait et repassait sur la cime de la forêt, faisant chanter et bruire ses palpitantes feuilles. L’atmosphère était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait neuf et juvénile. On eût dit que les arbres, hier encore petits, venaient de monter d’un seul jet le plus haut possible, épuisant toute leur sève dans un subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous leurs bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse des choses, s’étonnait de se sentir, après tant de malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute prête à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre et que son cœur, avouant enfin sa folie, appelait dans un cri frénétique. Les yeux clos, la tête inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant tout un avenir auprès d’un être dont le visage restait indistinct, dont les moindres paroles lui apportaient une lumière nouvelle. Mais, dans ses rêves les plus ardents, jamais elle ne se représentait les délices de la passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations, traverses, tourments, durs sacrifices, et de tout l’amour, imprudemment, ne désirait que la douleur.
Le temps passait. Le moment vint où il fallut partir. Laurence se leva. Regardant avec ferveur les grands hêtres calmes dont la cime seule frémissait et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus.
— Adieu ! songeait-elle, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, adieu et pardonnez-moi ! Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps de la jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en vais, car j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour moi d’aller au milieu des hommes pour y parfaire mon expérience, pour y chercher cet amour nécessaire sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis près desquels j’ai grandi et qui, si fortement, avez trempé mon âme, je tâcherai d’être digne de vous, de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour toujours, car je ne marche pas vers le bonheur, mais vers des épreuves nouvelles. Si jamais mon cœur est brisé par une peine irréparable, quand tout sera fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon asile. Pour retrouver la paix, je reviendrai vers toi.
Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et scella d’un baiser sur son écorce rude ce serment solennel.
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de familleApplaudit à grands cris…V. Hugo.
Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce qu’elle avait aimé, Laurence ne songeait plus à Fontainebleau, ni à sa chère forêt, un dimanche où, sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle roulait en taxi à travers les rues trépidantes.
Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme malsain de Paris, et rien ne distinguait cette enfant, hier encore à demi sauvage, des correctes mondaines qui la croisaient dans le brouhaha constant des voitures. Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle, d’une robe en voile de soie gris et d’un manteau de velours noir garni de chinchilla. Une légère couche de fard avivait la pâleur de son teint, l’intensité de son regard. Un bouquet de violettes de Parme se fanait dans ses mains. Sur ses genoux reposait un sac en perles d’acier qui renfermait une boîte à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille autres choses dont elle ne se servait guère, mais dont l’inutilité l’enchantait. Elle avait pris le goût du luxe, des fleurs, des parfums, des bibelots futiles, et se croyait frivole.
Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses habitudes. Elle était seule aujourd’hui dans sa voiture comme elle l’était autrefois dans la forêt. Si elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon de lumière et de bruit, si, penchée à la portière, elle regardait avec des yeux ravis les feux chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle savait que toute cette pompe n’était que néant, vide et vanité. Bientôt, ce tumulte excita sa tristesse. Elle eut soif de recueillement et souhaita de se retrouver dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle devait, avant de rentrer, prendre des nouvelles de sa belle-sœur, arrivée au dernier terme de sa grossesse.
Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin même elle avait reçu Laurence, et comme celle-ci la plaignait de tant souffrir, elle avait dit, reprenant haleine entre deux douleurs :
— Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien aimer ce supplice, c’est la rançon sublime de la maternité.
« Bizarre créature ! Elle fera des phrases jusque dans son agonie », songeait Laurence, égayée par ce souvenir.
Malgré le mépris profond que Paul Dacellier éprouvait toujours pour son fils, les rapports des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on n’eût pu s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation apparente revenait, sans conteste, à Juliane. Nulle sympathie réelle ne l’entraînait vers sa belle-famille, mais sa parfaite éducation ne lui permettait pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels dans ses rapports avec ses semblables. Le code de la politesse réglait la vie de cette mondaine comme les commandements de Dieu règlent celle du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient devenus ses plus proches parents ; à ce titre, elle leur devait et leur prodiguait plus d’égards, de soins, d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle obtint aisément d’André, mari soumis et débonnaire, qu’il s’abstînt désormais de contredire son père. Elle témoignait à ce grand solitaire une déférence empressée, approuvait chaleureusement ses avis, accueillait en souriant ses rebuffades, savait désarmer sa mauvaise humeur par des paroles habiles, des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact de la jeune femme, la croyait par moments vraiment bonne et s’efforçait de l’aimer. Sachant que la mère de Juliane était morte en couches, elle s’inquiéta sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible, et elle se sentait émue en sonnant à la porte de son frère.
La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua d’un joyeux : « Tout va bien ! », et s’enfuit aussitôt, réclamée par d’autres devoirs. Le moment critique approchait. L’appartement était en désarroi. Les portes ne cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les domestiques couraient de tous côtés, se heurtaient avec des rires étouffés, des exclamations confuses. Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement précis, gagna le petit salon où Mlle Drevain, cérémonieuse et poudrée comme de coutume, attendait dans un calme olympien et charmait les ennuis de sa solitude en agitant avec grâce ses belles mains.
— L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense, dit-elle, en accueillant Laurence. Tout s’est passé normalement, mais la pauvre Juliane a bien souffert. Chère petite, quel courage ! Ecoutez, pas un cri !
Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant témoins l’éloge de sa force d’âme pour ne pas se trouver contrainte d’en donner aujourd’hui une preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses souffrances et, bien que sa chambre touchât le petit salon, on n’entendait à travers les murs qu’une plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint un moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle jouait perpétuellement sur la scène du monde. La douleur trop vive lui arracha un cri perçant qui grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis décrut, s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre cri, faible, navrant et ridicule, le vagissement de l’enfant.
Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la remuait profondément et son cœur débordait de compassion pour le petit être qui, à peine arraché à la paix du néant, semblait déjà la regretter. Pourtant, elle était la seule à s’affliger. L’appartement retentissait d’un brouhaha confus et joyeux. La femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit la porte du petit salon :
— C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse pouponne, un amour !
Puis elle s’enfuit, riant comme une folle.
— Ma chère enfant, permettez que je vous embrasse, dit Mlle Drevain, radieuse et solennelle, en pressant Laurence contre son cœur.
Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre, Gaston Noret, qui venait d’entrer précédant André, son ami.
— Chère mademoiselle Drevain, voilà le père, l’heureux père ! Vive l’heureux père ! s’exclama le bohème en agitant son chapeau comme une palme.
— La paix, bon vieux, la paix ! Ne me rends pas trop ridicule, s’écria André en riant, car il eût rougi de laisser deviner son émotion réelle et sa fierté secrète.
— Vous eussiez sans doute préféré un garçon ? interrogea Mlle Drevain, surprise de ce flegme apparent. Les pères, en général, désirent tous que leur premier-né soit un fils.
— Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est tout à fait indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité très développé, je l’avoue.
— Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous ne savez pas combien il est doux de vieillir entouré de ces petits êtres dont les caresses réchauffent notre cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle que son parfait égoïsme avait seul éloignée du mariage et qui, se trouvant chargée de sa nièce, l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième année.
A son tour, Laurence serra la main de son frère et, peu habile à déguiser ses impressions, lui dit mélancoliquement :
— Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de donner la vie à un être dont on ne peut, quoi qu’on fasse, assurer le bonheur.
André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances. Depuis longtemps, il croyait fermement que sa sœur était folle et ses bizarreries ne l’étonnaient plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce pessimisme.
— Donner la vie ! s’écria-t-il, mais c’est un présent magnifique ! J’espère bien que le nombre de mes enfants est déjà considérable et je m’en réjouis pour l’humanité de demain.
— Quelle horreur ! gémit Mlle Drevain, avec un gloussement de poule effarouchée.
Elle protestait pour la forme, car le cynisme du jeune peintre enchantait cette prude. Laurence était sincèrement scandalisée.
— Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu de ce que vous dites, murmura-t-elle, en fixant sur Gaston Noret son regard scrutateur qui s’emplissait d’un vague effroi.
Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique. Il la rencontrait chaque semaine chez Juliane, et cette nature sombre, mais si profondément originale, l’intéressait. Si différents qu’ils fussent l’un de l’autre, ils avaient tous deux un esprit vif et fantasque qui leur permettait de prendre un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se combattre lorsque la sage-femme en entrant vint détourner leur attention. Elle portait un petit être nu qui geignait et agitait gauchement ses membres rouges.
— Pouah ! criait André, repoussant le bébé qu’on voulait lui mettre dans les bras, pouah ! quel petit monstre ! Etes-vous sûrs que ce soit un enfant ?
— Voulez-vous vous taire, mauvais père ! Oh ! l’amour ! mi, mi, mi, susurrait Mlle Drevain avec les mines d’une fillette appelant son petit chat.
— Elle sera belle, je m’y connais, proféra le peintre d’un ton sentencieux.
— Oh ! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence amusée ; voyez, c’est son nez, sa bouche, une Juliane minuscule !
Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes cette étonnante constatation, quand la femme de chambre présenta à André une carte de visite sur laquelle il jeta les yeux distraitement.
— Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence, voudriez-vous le recevoir et le prier de m’attendre un instant, car je voudrais bien enfin embrasser ma femme, dit-il, en levant vers la garde un regard suppliant.
Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation demandée et sortit avec lui, tandis que Mlle Drevain, reprenant sa majesté, passait au salon. Laurence et Gaston Noret la suivirent avec empressement, car les discours amphigouriques de M. Hecquin, sa politesse pompeuse et surannée les divertissaient fort. Laurence plaignait cependant le correct banquier, le sachant seul au monde. Il était veuf, brouillé avec son fils unique qui s’était, disait-il, mal conduit envers lui et dont il déplorait souvent l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec Mlle Drevain, qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer sa fortune, lui indiquait des placements avantageux et faisait valoir habilement les capitaux d’André Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami, rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie, était devenu le commensal attitré de sa maison.
— C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence avec émotion.
Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin, ganté de paille, son haut de forme à la main, attendait au milieu du salon dans l’attitude d’un portrait officiel. Il inclina sa haute taille devant Mlle Drevain et Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis s’écroula dans un fauteuil. Assis, il parut tout petit, sans rien perdre pourtant de sa dignité vénérable. Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant comme un parquet ciré, avait une expression sévère dès qu’il baissait les yeux, ce qu’il faisait souvent. Mais son regard bleu, un peu fixe et qui n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait pas de douceur et son sourire était béat et bienveillant.
— Comment va notre bonne Juliane ? N’est-elle point trop affectée de l’intervention de cet événement ? demanda-t-il à Mlle Drevain, en employant ces formules nobles et vagues qui rendaient sa conversation si piquante pour Laurence et Gaston Noret.
— La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux courage. Et quand vous êtes arrivé, nous étions en train d’admirer la petite Monique, un gros et ravissant bébé.
— Oh ! ravissant, objecta Laurence, je ne la trouve pas très jolie, bien qu’elle ait les traits de sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne très belle.
— Le cas auquel vous faites allusion n’est point à la vérité extraordinaire ; j’ai fait parfois au cours de ma longue carrière la même remarque, repartit M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste, ces ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent avec les années ne signifient rien, je puis en donner une preuve frappante. Mon beau-frère, ou pour parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois, car cette naissance, si mes souvenirs sont précis, précéda de quelques mois celle de mon fils, ma belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance de cette enfant avec sa propre mère qui fut une des plus belles personnes que j’aie connues. Elle s’en réjouit, car elle croyait fermement qu’il n’est point de qualités plus désirables pour une femme que la beauté. C’est une opinion qui annonce de la frivolité et que je ne partage pas. En d’autres termes, je prétends que la grâce, un caractère aimable, une grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que la vraie beauté. L’enfant à laquelle je fais allusion, ou pour parler plus exactement ma nièce, fut réellement éblouissante durant son jeune âge. Mais, en grandissant, c’est une chose très remarquable, elle accusa une ressemblance de plus en plus frappante avec son père, qui n’était point, tant s’en faut, un Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous les traits de sa grand’mère maternelle, devint le vivant portrait de son père. J’ose donc affirmer qu’il ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera belle ou laide, ni qu’elle ressemble à personne.
— Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant avec Gaston Noret un regard amusé.
Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait à lui faire part de quelques autres observations aussi judicieuses. Mais André entrait, apportant d’heureuses nouvelles : Juliane semblait tout à fait remise, elle allait essayer de dormir et envoyait ses compliments à ceux qu’elle savait réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de ce souvenir. Tous les visages étaient radieux. C’est alors que Gaston Noret, qui devait être le parrain de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être la marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq minutes après, il revenait, berçant dans ses bras une bouteille de champagne. La femme de chambre le suivait avec un plateau chargé de coupes.
— De par mes droits de parrain, s’écria le bohème élevant triomphalement son fardeau, de par mes droits de parrain, je prie l’honorable société de bien vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose qui vient d’éclore dans le beau jardin du monde.
— Mais, mon cher Noret, remarqua Mlle Drevain, vous anticipez sur les événements, ce n’est qu’au baptême qu’on sable le champagne.
— Mademoiselle, repartit le peintre en coupant avec dextérité les fils de fer assujettis au col de la bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me plaît de fêter l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle où déjà elle commence à jouir du sommeil, de la satisfaction de ses besoins, du doux lait nourrissant, plutôt que son entrée dans la vie de la grâce à laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons au baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune occasion de se réjouir. Hourrah !
Le bouchon venait de sauter avec une détonation joyeuse et le liquide doré écuma dans les coupes.
— La parole est à la marraine, reprit solennellement Gaston Noret. Allons, Laurence. Nous supposons que vous avez le pouvoir des fées. Veuillez agir comme elles et douer notre filleule des vertus qui vous plaisent ou que vous possédez.
— Grand Dieu ! je lui souhaite avant tout de ne pas me ressembler, dit Laurence avec quelque mélancolie.
— Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie, protesta galamment M. Hecquin ; nous serions enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant les qualités qui vous honorent et que nous respectons en vous.
Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse qui resta d’ailleurs sans écho.
— Hé ! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire, reprit Gaston Noret, en lui jetant un regard de mépris. O marraine peu libérale ! Je prendrai donc votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce champagne, j’accorde à ma filleule le don le plus précieux qui soit au monde, n’en déplaise à M. Hecquin : la beauté ! Je lui octroie en outre la gaieté.
— Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie est à la gaieté ce que la couleur et le parfum sont à la rose, le rythme à la poésie.
— Accordé ! En outre, je voudrais voir se développer chez notre jeune Monique ces penchants naturels que le vulgaire appelle vices, et moi qualités inestimables : la gourmandise, qui se réjouit des festins ; la paresse, qui nous fait apprécier la sieste, le repos, et nous préserve de l’ennui ; la luxure…
— Assez ! s’exclamèrent en même temps Mlle Drevain et Hecquin.
— Me voilà bien, gémit André avec un désespoir comique. La honte est entrée dans ma maison, avec cette enfant pourvue de tous les vices.
— Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence est obscurcie par les préjugés de l’âge, je termine, conclut Gaston Noret, en priant simplement les dieux d’être propices à cette enfant et en buvant à sa santé…
Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence eut bientôt vidé la sienne que Gaston Noret remplit de nouveau avec empressement.
— Eh bien ! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas bon, cette heure douce et joyeuse ? Direz-vous encore que la vie est mauvaise, que c’est un triste cadeau à faire ?
— Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste, riposta Laurence gaiement. Mais comme j’aime la vérité, je conviens que ce vin est chose agréable.
— Rendez-lui donc un juste hommage en le buvant sans retenue. Il vous fera oublier vos soucis, si vous en avez.
— D’innombrables.
— Lesquels ?
— Celui-ci, celui-là, cet autre ! Quand ce ne serait que la santé de mon père, dit-elle en s’attristant.
— C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre, vous prenez tout du mauvais côté. Pourquoi ne pas espérer qu’il guérira, c’est votre devoir, et, d’ailleurs, si le colonel est souffrant, André est bien portant, Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous enivrer du spectacle de notre bonne santé ?
Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston Noret reprit d’un ton convaincu :
— Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le reproche pas, d’ailleurs, car je le suis aussi, mais d’une façon plus sensée. Ainsi, par exemple, je ne m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur ou de la bonne santé de mes semblables.
— Ah ! nous ne saurions nous entendre. Vous serez toujours fou pour moi et moi, à vos yeux, toujours folle.
Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer, elle se leva et prit congé.
Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père, pour lui souhaiter le bonsoir, il l’accueillit par un reproche.
— Quelle heure tardive pour rentrer ! Le concert est fini depuis longtemps, je pense. Où étiez-vous ?
— Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez Juliane, et je venais vous annoncer la naissance du bébé.
— Diantre ! je n’y pensais plus ! Est-ce un fils ?
— Non, une fille.
— Bon, dit le colonel, dévorant sa déception, c’est aussi bien. Quelle satisfaction aurait pu me donner un garçon élevé par André ? Aucune. La petite ne sera pas mieux ; mais sur elle, du moins, je n’aurai fondé nulle espérance.
La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son âme et sans oser le dire la naissance de la petite Monique.
Le mariage ! le mariage !… même avec toutes sortes d’inconvénients, même avec les plus grands inconvénients, même sans amour, le mariage !
René Boylesve.
Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait le quitter et voir cesser le supplice que son père endurait sans patience. Car il n’avait aucune place dans cette ville où nul soldat jamais ne le saluait plus lorsqu’il passait dans les rues, confondu parmi la foule, portant avec le sentiment d’un profond déshonneur le morne vêtement civil. Chaque jour, les longues promenades, imposées par le professeur Noveu, ramenaient infailliblement aux Invalides ou près de l’Ecole militaire ce chef inutile, rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre en dehors de son paradis perdu. Dans les premiers mois, l’ennui qui le dévorait le rendit sérieusement malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse charité, vint au secours de cet être désemparé. Il le mit en rapport avec le directeur d’une jeune revue nationaliste. Paul Dacellier y publia chaque mois un long article de stratégie militaire où il étudiait les conditions probables de la future guerre, dénonçait l’insuffisance de notre artillerie, signalait le danger d’une invasion allemande par la Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume la cause qu’il aimait uniquement lui rendit quelque courage et, quand la fin de son congé approcha, Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux portant, plus gai, presque doux, transfiguré par l’espérance. Au moment où elle se réjouissait de cette résurrection, un événement inattendu la rejeta dans le malheur. Le ministère fut renversé. Le nouveau ministre de la Guerre appela auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel Douran. Or Dacellier, s’il rentrait dans le service actif, se mettait à la merci de son ennemi. Laurence eut de grands conciliabules avec Ursule et le colonel Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger leur parut si grand, qu’encore une fois ils eurent recours au professeur Noveu qui, sur leurs instances, imposa de nouveau à son malade six mois de repos absolu. Mais il lui promit vainement une guérison radicale pour prix de sa docilité ; le colonel se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui comme un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son cœur acharné, las d’une si longue lutte, consentit à la mort, la désira comme le seul remède qui pût guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence le retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la laisser sans autre appui qu’Ursule dont il appréciait le dévouement sans estimer beaucoup le caractère falot et faible. Par un préjugé assez commun, il croyait fermement que le monde est plein d’embûches pour une femme seule et qu’elle n’y saurait vivre respectée sans protecteur. André était trop insouciant pour veiller sérieusement sur sa sœur. La fortune que le colonel devait lui laisser, loin de le rassurer, l’effrayait plus encore. Saurait-elle gérer ses capitaux ? Ne se laisserait-elle pas, par bonté, par ignorance, conseiller par des incapables, dépouiller par des hommes d’affaires sans probité ? Il désira passionnément assurer son avenir, la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée. Il fit venir Juliane et la supplia de chercher au plus vite, parmi ses relations, un parti pour sa belle-sœur.
Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement Juliane lui représenta-t-elle que nul joug ne pouvait être plus pesant que celui de son père. La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le plus bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait malgré tout une certaine liberté. Sa chambre était un asile sûr où nul ne venait la troubler ; ses nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait plus aucune retraite où son mari n’eût le droit d’entrer à toute heure. Il serait à ses côtés toujours, épiant ses pensées, envahissant sa vie, partageant son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait son dernier trésor : la solitude. Et, en échange de tant de sacrifices, il ne lui apporterait pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout prix son indépendance.
Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la nécessité. Les difficultés de sa vie s’accrurent, en effet, jusqu’à devenir insupportables. Jadis, elle avait des moments de répit. L’humeur de son père, variable comme le temps, s’apaisait parfois. On pouvait alors, par des ménagements infinis et une soumission passive, éviter de nouveaux orages. Maintenant c’étaient des emportements quotidiens, sans aucun motif, de continuelles fureurs. Il devenait impossible de satisfaire cet être exaspéré, dont la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à la folie de se voir obéi. Lassés de ses violences, les domestiques, au bout d’un mois de service, demandaient leur congé. Ursule se trouvait souvent sans personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa tâche écrasante sans révolte contre son despote.
L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie du colonel s’exerçait d’ailleurs plus durement sur elle que sur tout autre. Elle était son plus cher souci, sa plus grande affection ; mais, par un effet bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que pour la tourmenter. Il voulait qu’elle fût parfaitement élégante, qu’elle renouvelât souvent ses toilettes : dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il fulminait contre sa prodigalité. Il voulait que sa vie fût gaie, agréable. Il la contraignait d’accepter les invitations de Juliane, priait André de l’accompagner au théâtre : lorsqu’elle rentrait, il l’accusait de songer à se distraire alors qu’il se mourait. Brisée par ces éclats continuels, Laurence passait des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait comme un crime sa pâleur et ses traits tirés.
La jeune fille avait beau plaindre ce malade et l’excuser, elle était trop vive, trop indomptable, pour supporter avec patience ses injustices. Elle se défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours la portée. Un soir, après une discussion pénible, Paul Dacellier dut s’aliter, terrassé par une de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès. Dominée par ses remords, elle se précipita vers le sacrifice longtemps refusé qui lui semblait maintenant nécessaire. Dès le lendemain, elle courut chez sa belle-sœur :
— Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon père une ennemie, un danger. Le devoir et la pitié me chassent de la maison ; je n’y ai plus de place. Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je prendrai le premier venu.
Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger, à tenir dans ses mains les fils de leurs destinées. Aussi accepta-t-elle avec la meilleure grâce du monde une mission qui allait lui permettre de déployer toute son adresse et son tact mondain. Elle ne pensait pas, d’ailleurs, rencontrer de sérieux obstacles. La dot de Laurence était belle. Sa mère lui avait laissé trois cent mille francs que son père devait doubler en la mariant. Cette fortune avait de quoi séduire bien des familles, et Juliane, avec des airs négligents, ne perdit aucune occasion d’en confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de sa belle-sœur, quelque réception soigneusement préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais infiniment distingués et d’une éducation parfaite. Ils étaient taillés sur le même modèle, corrects, élégants, beaux parfois. Mais ces visages, réguliers et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de vie qu’une gravure de modes ou une photographie dont on n’a jamais vu l’original. Elle les oubliait tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les discerner les uns des autres. Tous ces pantins lui posaient, avec la même politesse, les mêmes questions insipides. Elle répondait à peine, car l’art qui consiste à soutenir une conversation à l’aide de phrases toutes faites lui était étranger.
A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se réfugier auprès de Gaston Noret. Lui, au moins, était simple et dépourvu de toute pédanterie. Elle pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte.
— Oh ! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice que de chercher à se marier, de s’exposer comme une marchandise dans une vitrine, et d’attendre un acheteur ? Avez-vous vu, ce soir, tout ce lot d’épouseurs possibles ? Comment pourrai-je aimer aucun d’entre eux !
— Hé ! pourquoi pas ? disait le bohème, qui l’observait avec une indulgence amusée. L’amour n’est que l’accord soudain, inexplicable, de deux chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi, faites l’une pour l’autre. Cet accord peut se produire en dehors de toute sympathie.
— Que dites-vous ? J’aimerais mon mari, au moment de la volupté seulement, et je le haïrais le reste du temps ?
— Mais non, innocente ! car, du jour où vous aurez été heureuse entre ses bras, vous l’aimerez complètement et toujours.
— Quoi ! En échange d’un instant de plaisir, je donnerais mon cœur et mon âme ? Dieu m’épargne une pareille honte ! protesta Laurence indignée.
Les paroles du peintre la troublèrent longtemps, car elle respectait profondément l’amour et elle s’affligeait de le déshonorer en acceptant un mariage qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun prétendant ne se déclarait encore. Bien qu’elle demeurât silencieuse et glacée en leur présence, elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens attirés par sa dot. Tous avaient un grand souci de leur dignité. Ils voulaient bien épouser une jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la dominer, trouver en elle une femme passive, malléable, absolument nulle. Leur instinct les avertissait que Laurence ne réaliserait pas cet idéal.
Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait, Juliane eut recours à M. Hecquin, son conseiller ordinaire.
— Laurence est très difficile à caser, dit-elle, lorsqu’il l’eut assurée de son dévouement. Elle n’a d’autre atout dans son jeu que sa fortune. Elle n’est pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant. Je n’ai jamais pu la plier aux usages du monde, lui apprendre à recevoir, à tenir un salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce, nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire excuser ces défauts, a toutes les apparences de la hauteur.
— Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin en repliant ses longues jambes, dont il était toujours embarrassé. Indépendamment des considérations d’amitié qui devaient forcément m’influencer en faveur d’une personne qui vous touche de si près, indépendamment, dis-je, de toutes ces considérations, j’ai pu étudier en toute impartialité votre belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une jeune fille fort avenante. Peut-être, dans le monde, est-elle un peu réservée et farouche, mais elle possède des qualités solides que j’ai devinées assez vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut pas croire que nous autres, banquiers, toujours absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni le temps, ni le goût d’observer autour de nous la société, les hommes et même les jeunes filles, ajouta-t-il avec un rire satisfait.
— Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise, dites-moi donc ce que vous admirez en Laurence.
— Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie et ses chagrins, reprit M. Hecquin d’un air pénétré. N’est-ce point une chose touchante de voir avec quel courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte lui échappe ? J’admire aussi son intelligence, sa vie si peu frivole, toute d’étude et de pensée. Oui, elle a un esprit supérieur et même… voyons, je cherche l’expression exacte… viril, c’est bien cela, viril.
Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un homme d’ordinaire fort circonspect, étonna beaucoup Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme elle parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant s’il avait découvert pour elle quelque phénix, le banquier se troubla, hésita, et murmura enfin d’une voix étouffée :
— Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me faire agréer par votre belle-sœur ?
Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il demeura immobile, les yeux baissés, la main sur le cœur, dans l’attitude classique de l’amoureux transi.
Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses impressions, sa stupéfaction fut si grande qu’elle perdit absolument contenance.
— Mon Dieu ! balbutia-t-elle dans son embarras, je ne sais… je n’aurais jamais cru…
Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une impolitesse, elle se tut en rougissant pitoyablement. M. Hecquin vint à son aide.
— Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse encore songer à me remarier, dit-il avec une humilité touchante et sans lever les yeux. Hélas ! plus je vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter. N’allez point imaginer que je cherche une femme pour me soigner dans mes vieux jours. Je ne suis plus jeune, mais mon tempérament reste vigoureux, ma santé excellente. Mon pauvre père est mort à quatre-vingts ans d’une attaque, sans avoir jamais été malade. Tout me porte à croire que je m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de soucis à personne. Comprenez-moi donc : si je souhaite posséder une compagne, c’est pour la gâter et la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses malheurs et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire qu’à lui donner la vie douce et facile qui lui a manqué jusqu’ici. Ses moindres désirs seront pour moi des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai ses goûts, ses habitudes. Ah ! qu’il me serait doux d’avoir cet ange à mon foyer ! conclut-il en fixant sur le plafond un regard extatique.
— Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit Juliane, ébranlée par ce discours ; mais en admettant, cher monsieur, que ma belle-sœur vous soit favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir le consentement du colonel.
— Ah ! qu’à cela ne tienne ! s’écria le banquier avec ardeur. L’assentiment de Mlle Laurence me suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne demande rien. Je suis assez riche pour deux.
« Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane, impressionnée par ce désintéressement. Voilà donc pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est l’aveuglement de l’amour ! »
Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque et attendrissante. Elle répondit, avec un sourire indulgent :
— Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à moi.
— Oh ! merci, s’écria M. Hecquin avec transport. Vous ne trouvez donc pas trop ridicule le vieil ami dont le cœur est resté jeune ? Parlez pour lui, dirigez-le et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous disposez de toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant la main dans un grand geste pathétique.
Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu abattu, mais toujours solennel, il se retira en poussant de profonds soupirs.
— J’ai fait un vœu.
— Quel vœu ?
— Que nul ne me touche.
Paul Claudel.
Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place au matin, Laurence ne reposât point, profondément endormie, et elle n’avait vu le point du jour que deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la surprit debout et tout habillée, dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles, le lendemain de son mariage avec M. Hecquin.
Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition que Juliane s’était chargée de lui transmettre, le colonel avait manifesté la plus violente indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais l’union monstrueuse de sa fille avec un vieillard. Sa résistance s’était usée sous l’action du temps et de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort prochaine, influencé malgré lui par son fils et par sa belle-fille, il s’était enfin laissé arracher le consentement que Laurence sollicitait avec insistance.
Celle-ci, après le premier moment de surprise, n’avait pas tardé à découvrir les avantages d’un tel mariage. Si burlesque qu’il lui parût, il la révoltait moins que les autres projets d’alliance ébauchés par Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois millionnaire, ne pouvait, en demandant sa main, obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même temps que l’indépendance et le repos, une affection douce et profonde. En outre, cet homme, habitué à vivre seul, devait se contenter de peu. Il ne la forcerait pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition par des visites et des réceptions fréquentes. L’âge de son humble adorateur acheva de l’enchanter. Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes très jeunes, elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans, un homme ne pouvait plus avoir ni passion, ni désir. A travers les discours amphigouriques du banquier, elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais être son mari que de nom. Dès lors, sa décision fut prise.
Ses illusions insensées venaient d’être détruites. Ce matin-là, tandis qu’elle marchait continuellement de la fenêtre à son lit non défait, elle revivait le moment où la veille, après s’être retiré, M. Hecquin était revenu dans sa chambre et, profitant de sa surprise, de sa consternation, l’avait prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le coin de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant : sa chair se révoltait encore comme à l’instant où elle s’était échappée de l’odieuse étreinte pour s’élancer vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande. Avait-elle dit, comme une héroïne de mélodrame : « N’avancez pas, ou je me jette par la fenêtre ? » S’était-elle bornée au geste menaçant ? Elle ne s’en souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps cette scène avait duré, ni à quel moment M. Hecquin, piteux et ridicule, s’était retiré sans rien dire.
— Il est bien possible que j’aie tous les torts, se disait-elle, — et cette pensée accroissait encore sa colère. — Il faut être vraiment folle pour prêter à un homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin. J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se dévouer à moi et ne me demanderait jamais rien en échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le désir d’échapper à la solitude, de trouver une affection platonique pour charmer ses vieux jours, il aurait pu épouser une femme de son âge, Mlle Drevain, par exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est parce que j’étais jeune. Mais quoi ! si j’ai renoncé pour toujours aux plus nobles enivrements de l’amour, est-ce pour en accepter les bassesses et les ignominies ? Non, jamais. Je déteste cet homme ! Je rentrerai à la maison. Pauvre père ! quel mal je vais lui faire. Il me reprochera d’avoir brisé ma vie, la sienne par un mariage honteux, accepté un jour, rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma défense ? Je n’aurai plus une heure de repos, désormais !
Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir qui l’attendait.
— Si je ne disais rien ? pensait-elle. Peut-être M. Hecquin renoncera-t-il à m’imposer un joug qui, visiblement, me répugne. Pourtant, si je me tais, il peut croire que mon silence est une excuse. Allons, pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler, agir, dénouer au plus tôt une situation odieuse.
A huit heures, elle sonna pour demander son déjeuner. Peu après, M. Hecquin frappa à sa porte. Il entra, correct, poli, lui sourit sans amertume et s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit. Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque espérance ; mais Laurence se hâta de les lui arracher.
— Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas couchée, dit-elle avec une précipitation brutale. Il me fallait réfléchir à beaucoup de choses. Voici ce que j’ai décidé : je prendrai le train tout à l’heure pour rentrer dans ma famille, car notre mariage ne repose que sur un atroce malentendu. Je ne pensais trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez affirmé à plusieurs reprises. Oh ! j’ai peut-être eu tort de prendre vos paroles au pied de la lettre, je dois vous paraître bien folle. Les jeunes filles sont naïves et moi plus que les autres, je m’en aperçois aujourd’hui. Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais je vous prie de m’épargner vos reproches, je souffre plus que vous.
Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante.
— Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule et la honte de cette affaire. Voilà ma vie brisée en pleine jeunesse, pour toujours, et mon père me recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne m’excusera. Pour vous, cette rupture est sans conséquences. A votre âge, vous ne serez pas tenté, je pense, de recommencer pareille expérience.
M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans une attitude songeuse et désintéressée. Toute sa physionomie restait fermée, mystérieuse et neutre. Il ne rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son visage. Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants de Laurence venaient se briser inutilement contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et lorsqu’elle se tut enfin, épuisée, lorsque l’ivresse de la colère ne la soutint plus, elle se mit à trembler de tous ses membres.
M. Hecquin réfléchissait profondément.
— Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me semble évident que pour juger sainement les choses de la vie il faut tout d’abord être en possession de son sang-froid. Or, vous avez pour le moment entièrement perdu le vôtre et je suis loin de vous en faire un crime. Mais moi je suis habitué à me maîtriser dans les circonstances les plus pénibles. Grâce à un effort de volonté, devenu purement mécanique par suite d’un long exercice, je ne perds jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités nécessaires pour juger le problème qui se présente plus lucidement que vous. Il se trouve que le contrat intervenu entre nous est entaché de nullité, par suite d’une clause interprétée différemment par les deux parties contractantes. Est-ce à dire que nous devons le rompre avec éclat ? Je ne le pense pas. Il me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort d’oublier mon âge et le vôtre : je me reconnais coupable et j’implore de vous l’oubli d’une minute d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me garder rancune. Ces questions sont trop délicates pour que nous les traitions autrement que par allusion. J’espère que vous me comprenez. Je me résume : je ne réclame plus de vous que votre estime, votre confiance ; je vous offre en échange un dévouement loyal, une affection désintéressée ; en un mot, je m’engage sur l’honneur à n’être jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il bien ainsi et me pardonnez-vous ?
Laurence ne songea point à s’étonner de cette magnanimité surhumaine. Ce dénouement imprévu et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la tourmentaient se trouvaient aplanies, elle n’avait plus besoin de fuir ni d’affronter la colère de son père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait, s’abîmait dans une quiétude indolente que nul soupçon ne troublait. Elle serra de bonne grâce la main que son mari lui tendait, le laissa sceller d’un baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut pas une parole d’excuse pour cet homme admirable. Elle n’éprouva aucun remords de sa conduite envers lui. Laurence était facilement dure et injuste pour ceux qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant vieux et placide, elle le crut incapable de souffrir d’une offense et se trouva très généreuse parce qu’elle lui avait pardonné.
Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage elle revint à Paris, ce fut avec une conviction sincère qu’elle fit à son père l’éloge du banquier, vantant sa complaisance et la bénignité de son caractère. Elle se déclara contente de son sort. Le colonel, ravi de la revoir, parut au comble de la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en route pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée par le professeur Noveu. Laurence, elle, ne se souciait pas de repartir, bien que l’arrière-saison s’annonçât comme admirable. Elle s’occupa d’aménager l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard, rangea ses livres, s’efforça d’amadouer Royale Egypte qu’exaspéraient ces changements constants de résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle jouissait lui permettait de fournir un travail sérieux et suivi qui l’absorbait, l’arrachait à ses inquiétudes habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans une grande pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont elle avait fait son studio, elle écrivait des vers mystérieux qu’elle ne montrait à personne. Ces chants inutiles apaisaient son âme mieux que des larmes ou que les exhortations d’un ami. Elle trouvait en eux et dans ses lectures son pain quotidien, sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception. Il la dispensa des visites et des présentations obligatoires, en la faisant passer, parmi ses relations, pour malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire, il lui proposa de la mettre en rapport avec son jeune cousin, le poète Cyril de Clet, dont le nom commençait à percer dans les revues d’avant-garde et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage.
— Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce agréable, lui dit-il. Il désire beaucoup vous connaître, car je lui ai parlé de vous, de votre culture qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire pour une femme. C’est un esprit supérieur et admirablement doué. Je vous apporterai ses livres.
Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils de vers publiés par Cyril. La jeune femme les ouvrit sans empressement, car elle aimait peu la poésie moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre l’étonna. Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même et de toutes choses, perpétuellement soulevée par le délire lyrique, y chantait la beauté du monde. Le second livre, au contraire, était d’une étrange amertume. Il semblait qu’autour du poète, plein d’illusions et d’espérance, la terre se fût, en deux années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait plus que d’un sourire funèbre. La volupté s’était enfuie. Et sa joie, sa douleur avaient le même accent rude, violent, presque barbare. Laurence retrouvait dans ces vers l’écho de son propre cœur. Elle les lut, les relut bien des fois, mais ne témoigna aucun désir de connaître leur auteur. M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter.
Jamais époux ne montra plus de déférence pour les goûts, le caractère et les habitudes de sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite. L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse de maison, le gaspillage domestique qu’autorisait sa nonchalance, affectaient vivement cet homme économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son mariage, la jeune femme se refusa catégoriquement à tenir un compte de ses dépenses. Elle se bornait à serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était vide, elle en avertissait M. Hecquin et le priait de la remplir. Ces demandes surprenaient toujours désagréablement le banquier. Trop timide pour oser faire aucune observation, il se bornait à regarder sa femme d’un air morne et consterné qui laissait deviner sa réprobation secrète.
— Eh bien ! quoi ? interrogeait Laurence, impatientée, mes dépenses sont-elles excessives, dépassent-elles nos revenus ? Dites-le. S’il le faut je n’achèterai plus rien.
— A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin. Grâce à Dieu, notre fortune est assez grande pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous apporterai demain l’argent qui vous est nécessaire.
Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait les sourcils, il pliait devant elle avec servilité. Il semblait craindre plus que la mort de lui déplaire, sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs que le hasard réunit un moment à une table d’hôte et qui, devant se quitter bientôt, échangent seulement des paroles de politesse banale. Après un mois de mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et débordé d’occupations, ne rentra plus déjeuner chez lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop éloignée de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le soir à huit heures, dînait avec sa femme et, le repas fini, épuisé de sa journée, se couchait aussitôt. Laurence se demandait parfois quelle place elle tenait dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et ne pouvait comprendre pourquoi le banquier l’avait épousée. Un dimanche matin, cependant, en lui souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les siennes, la baisa galamment.
— Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air ému, que ce jour est celui de mon anniversaire ? A cette date j’ai coutume chaque année de me recueillir et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré que des réflexions pénibles, presque désespérées. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; et je tiens à vous dire combien je me félicite de l’heureux événement qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans mon existence l’intérêt de votre jeunesse.
— Ah ! le pauvre homme. Il est content à peu de frais, songea Laurence, touchée néanmoins de cette déclaration inattendue.
Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus aimable ; mais elle n’éprouvait pour son mari ni tendresse ni estime.
— J’ai donc un cœur de pierre ? se disait-elle tout étonnée. Je devrais admirer sa bonté, sa délicatesse, lui être reconnaissante de la liberté qu’il me laisse. Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi indifférent qu’au premier jour et plus encore.
En effet, il lui fallait faire un effort pour penser à lui. Elle le regardait sans le voir, l’écoutait sans l’entendre. Bien souvent, le soir, lorsqu’il entrait chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur, elle se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer sa présence et ayant complètement oublié qu’il était son mari.
Et, maintes fois, j’ai été presque amoureuse de la mort pacifiante.
Keats.
Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien portant. Cette amélioration dura peu et, dès le début de l’hiver, sa santé déclina avec une rapidité foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect d’un vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait à peine se tenir debout. L’après-midi, lorsque le temps le permettait, Ursule l’emmenait au Luxembourg. Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il faisait quelques pas dans les allées. Le sentiment de sa déchéance physique, les regards de pitié que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne lui avait paru si longue. Il demeurait tout le jour prostré dans son fauteuil, oisif, inerte, à demi somnolent, jusqu’à l’heure où commençaient pour lui les épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait, il devenait dangereux de le laisser seul. C’est le moment que Laurence choisissait pour lui faire sa visite quotidienne.
Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de ne plus la voir. Mais sa présence ne lui apportait aucune consolation. Vainement cherchait-elle, lorsqu’elle arrivait, un sourire, un rayon de joie sur ce visage qui semblait celui d’un condamné au sortir des tortures de la question. Le colonel l’accueillait toujours avec le même regard d’anxiété morne. Elle s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal, sans savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait avec Ursule des propos décousus, incohérents, qui trahissaient leur inquiétude. Le bruit de leurs voix semblait agréable au malade. Lorsqu’elles se taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de continuer leur conversation. Mais il n’y prenait aucune part. Le sens de leurs paroles lui échappait. Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de son immobilité, saisissait par moments sa main brûlante pour s’assurer qu’il vivait encore.
Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus cruellement. Chaque soir, en le quittant, elle tremblait de ne plus le retrouver, elle croyait toujours l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de la mort, pouvaient décomposer à ce point une figure humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait la pitié impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait jusqu’à l’affolement. Juliane et André n’étaient plus reçus par le colonel qui ne voulait voir que sa fille. Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa maladie. M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la rue Vaneau fort tard et toute bouleversée, parut étonné.
— Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance, tout me porte à croire que votre inquiétude est excessive, pour ne pas dire déraisonnable. Votre père n’est pas bien portant, c’est certain, et je comprends que cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout à l’heure avec André. Il pense comme moi que son état n’a rien d’alarmant et que le colonel retrouverait vite la santé, pour peu qu’il ait la volonté de guérir.
— Il faudrait pour cela que sa volonté ne fût pas malade, riposta Laurence avec emportement. D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion d’André, je vous prie ? Ce garçon bien portant est trop égoïste pour s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de son père qu’il n’a jamais ni compris, ni aimé.
— Ah ! vraiment, je ne savais pas, murmura M. Hecquin, battant prudemment en retraite.
Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus de raisonner Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître au dîner les yeux rouges, le visage défait : il ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur. Paisible, satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de la pluie, du beau temps, des derniers événements politiques. Il ne semblait pas remarquer le silence de Laurence, ni même les regards indignés que, par moments, elle attachait sur lui.
Cependant, le second congé du colonel allait prendre fin. Sa fille et les Arêle le pressaient d’en réclamer un autre, illimité. Mais il n’avait plus aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter personne, il envoya sa démission au ministère de la Guerre, rompant le dernier lien qui l’attachât encore au monde.
Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa femme étendue sur un divan, la tête dans ses bras. Elle leva vers lui un visage ruisselant de larmes. Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce désespoir. Depuis quelques mois, elle pleurait si souvent !
— Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé, pardonnez-moi de vous troubler. Je n’ai pas à vous demander les causes de votre présent chagrin, encore moins chercherai-je à examiner avec vous si ce chagrin est justifié. Je craindrais de vous irriter. Mais je tenais simplement à vous dire que j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle m’a chargé de vous souhaiter le bonjour.
S’étant acquitté de cette commission intempestive, M. Hecquin se retira, laissant Laurence stupéfaite et indignée.
— Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse, je ne saurais lui pardonner d’être à ce point grotesque. Ses façons cérémonieuses, ses déclarations ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je m’en aperçois aujourd’hui. O père ! où retrouverai-je, si tu me quittes, un cœur aussi grand que le tien ? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu couler mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les aurais-tu reprochées, car ton amour est parfois cruel, mais c’est un admirable amour. Comme je préfère ta violence à la placidité de ce banquier ! Que m’importe qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours froid près de lui, je me sentirai toujours seule.
Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau. Le banquier, tout d’abord, prit son mal en patience. A la longue, il fut scandalisé de trouver sa maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance.
— Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt, lui répondit Laurence.
M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia chez Juliane qui, chaque soir, lui offrit l’hospitalité. Elle flattait sa gourmandise par des repas fins et succulents, le soignait, l’encensait, écoutait complaisamment ses doléances, approuvait ses griefs. Et l’époux humilié ne se lassait pas de blâmer avec elle les bizarreries de Laurence, l’exagération de son caractère, la violence de ses inquiétudes.
Malheureusement la jeune femme ne se trompait pas. Son affection était plus clairvoyante que la froide raison de ces gens tranquilles. Le colonel se mourait ; mais sa lente agonie pouvait se prolonger. Son état, si grave qu’il fût, demeurait stationnaire. Il semblait qu’un miracle seul lui permît encore de vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa souffrance sans la guérir, liait encore étroitement l’un à l’autre l’âme aiguillonnée du désir furieux de la mort, le corps débile et à demi détruit.
Un soir, Laurence, en entrant chez son père, s’étonna de ne plus trouver Consul couché à sa place ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son affection pour son maître n’avait été plus touchante. Il pleurait lamentablement dès qu’on l’éloignait du colonel, ne consentait à manger que près de lui. Etendu la nuit au pied de son lit, le jour contre son fauteuil, il ne le quittait plus. Lorsque le malade était plus souffrant, l’animal, agité, malheureux, se relevait à tout instant pour le caresser, témoignait une inquiétude étrange et presque humaine.
Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant son compagnon fidèle.
— Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je l’ai fait abattre ce matin.
— Oh ! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh ! pauvre chien, pourquoi ?
— Allez-vous prétendre que j’ai été cruel ? dit le colonel avec un morne sourire. Je l’aimais autant que vous, mieux que vous. Mais encore quelques jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir ? Il est doux de pouvoir sauver de la douleur un être animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et la mort est un bon remède.
Il se tut durant un moment assez court ; car il y avait des heures où sa détresse lui montait aux lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau du silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous l’effort du sang.
— Ah ! reprit-il d’une voix basse comme s’il se parlait à lui-même, ah ! s’il y a un Dieu, il faut convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes devant lui comme ce pauvre chien était hier devant moi, aussi désarmés, aussi faibles. Abattus par la douleur à laquelle nous ne comprenons rien, nous implorons celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas ! il ne tue que les heureux, laissant vivre les misérables. Il n’est jamais las de nous voir souffrir, et le plus étrange, c’est que les humains n’ont pas plus que lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent bien d’abréger la vie d’une bête qui souffre, non celle d’un homme. Si malheureux, si malade qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève ; le médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa science à le retenir sur la terre. On lui refuse le poison, l’arme qui hâterait sa délivrance.
Laurence couvrit son visage de ses mains avec un gémissement sourd. Voilà donc les pensées que son père remuait tout le jour. L’obsession du suicide était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation. Mais déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait la mort comme un droit. Et, certes, nulle loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de force pour contenir, pour relever cette âme folle et désespérée. Il eût fallu le frein de la religion, les consolations, les espérances éternelles, l’amour d’un Dieu.
Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la foi qu’elle avait achevé de perdre depuis son arrivée à Paris. Elle voyait pour la première fois, avec une indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable misère de cet être qu’elle adorait, et n’avait rien à lui donner. Toute sa tendresse, toute sa pitié ne lui suggérèrent pas une parole capable d’apaiser cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants.
Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par un coup de tonnerre. Son cœur n’était point glacé, ni insensible. La flamme de l’amour paternel y brûlait encore. Ce malade si faible retrouva des forces pour consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait de ses doigts diaphanes ce front où perlait une sueur d’angoisse.
— Eh bien ! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai fait mal, pauvre enfant ?
— Ah ! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément, de grâce, ne dites pas que tout est fini pour vous, ne dites pas que vous voulez mourir !
— Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit doucement le colonel, et pourtant que fais-je maintenant sur la terre, à quoi suis-je bon, pauvre soldat sans armée, chef sans insigne et sans honneur ? Je n’avais d’autre fonction ici-bas que de servir la France. Servir, Laurence ! ce seul bonheur, ce seul devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que mes forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte. Je n’ai plus nulle raison de vivre.
— Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre pour moi ?
Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être défiant et sombre ne s’était cru si tendrement chéri.
Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains et, avec un accent d’irrésistible supplication, l’implora.
— Promettez-moi que vous ne chercherez pas la mort.
— Chut ! chut ! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il, tout ému. J’ai été cruel pour vous, il faut me pardonner : ma raison, mon âme me quittent parfois et je reste sans défense, livré à d’étranges démons.
— Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant, père, promettez-moi que vous ne vous tuerez pas.
Il la regarda longuement, comme pour dissiper toute incertitude. Et dans ses yeux, elle lut une résignation parfaite, un profond amour.
— Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité. S’il me fallait, pour assurer votre bonheur, vivre éternellement, j’y consentirais, soyez-en sûre. Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que je ne puisse accomplir pour vous, mon enfant.
Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter sa tristesse habituelle et parut transformé. Ses yeux cherchaient sans cesse le regard de sa fille. Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement, lui répondait avec tendresse. Parfois il souriait même. Ursule, stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le visage de Laurence resplendissait de joie. Le miracle qui venait de s’opérer si aisément la rassurait pour l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient encore sur son père une telle influence, elle l’arracherait à la douleur, à la maladie même, elle le guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur.
O douleur !Douleur ! Hélas ! misère, misère ! toujours, pour toujours !Schelley.
Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un sommeil pénible, troublé par de continuels cauchemars. Elle dormait encore à neuf heures du matin et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient sous ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême acuité de sa souffrance ne parvenait pas à dissiper sa torpeur ; ses yeux ne se rouvraient par instants que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé qui se débat au milieu des vagues, et tantôt remonte à la surface, et tantôt sombre sous la masse de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe atroce qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les larmes qui ruisselaient sur ses joues la réveillèrent. Elle étendit la main et sonna, selon sa coutume, pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son appel. Au bout d’un moment, étonnée de ne pas voir paraître sa femme de chambre, elle s’assit sur son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation. Des voix, dont elle ne pouvait distinguer le nombre, s’élevaient, se répondaient l’une à l’autre, dans un bourdonnement continu, coupé de brusques silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure, assourdi par les portes closes, ne tarda pas à l’inquiéter. Elle trembla, comme à l’approche d’un danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit les rideaux, cherchant le prompt secours de la lumière. Un beau rayon de soleil pur et calme entra dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes de la nuit. Sa terreur lui parut étrange, presque comique. Comment avait-elle pu s’effrayer d’un bruit de voix ? C’étaient, certainement, ses domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient dans quelque pièce, oubliant leur service. Elle passa un peignoir et sortit de sa chambre pour les rappeler à l’ordre.
Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus nettement le murmure qui l’avait inquiétée. Plusieurs personnes parlaient avec animation, mais ces voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence discernait, dans ce chuchotement sourd et entrecoupé, l’accent de la consternation. Puis, tout à coup, un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant la certitude que le malheur était entré dans sa maison. Tremblante, hagarde, elle courait vers lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait de l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une voix vacillante, méconnaissable, trempée de larmes, disait à ce moment :
— Du sang ! mais oui… il y en avait partout !… Oh ! mon Dieu !… une mare de sang !…
Laurence souleva le lourd rideau de velours. Sa femme de chambre et sa cuisinière étaient là, debout, entourant une autre personne qui pleurait lamentablement, courbée en deux. Dans cette forme gémissante, Laurence reconnut une toute jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez son père. Les trois servantes, en apercevant leur maîtresse, poussèrent un cri aigu. Elles reculaient éperdues, comme à l’aspect d’un spectre, les mains levées, en répétant :
— Ah ! madame !… madame !…
Puis elles se turent. La femme de chambre du colonel se remit à pleurer, et ses sanglots retentissaient seuls dans l’horrible silence. Laurence marcha vers elle, la saisit par le bras, si brutalement qu’elle faillit la renverser. Son regard fixe l’interrogeait impérieusement. L’enfant, meurtrie par l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne, avoua d’un seul coup toute la vérité :
— Ah ! mon Dieu !… dit-elle à travers ses sanglots, ah ! mon Dieu ! le pauvre monsieur !… nous l’avons retrouvé… au matin… dans son cabinet de toilette… étendu dans son sang, la gorge ouverte… Il avait encore dans les mains… son rasoir… Il était déjà froid ! Plus rien à faire… Pourtant… j’ai couru chercher le docteur… Nous l’avons bandé…
Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir inconscient qu’éprouvent les gens du peuple, même les plus sensibles, à raconter en détail une catastrophe dont ils ont été les premiers témoins. Mais elle vit Laurence chanceler comme un arbre qui va s’abattre et se tut, étendant les bras pour la recevoir. Son geste fut inutile. L’évanouissement ne vint pas au secours de ce pauvre être à la torture. Car la douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour ceux qui n’ont jamais pleuré, pour les faibles que foudroie son premier contact. Ce malheur, si grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu. Bien des fois déjà son imagination, ses rêves, sa tendresse inquiète, l’avaient avertie qu’il viendrait. Bien souvent, elle avait par avance vécu cette heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement à son aide l’oubli, la folie, la mort, une douce grâce de Dieu. Nulle consolation céleste ne lui fut accordée. Nulle voix ne s’éleva pour démentir l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore quelque secours, elle crut voir, elle vit nettement, de ses pauvres yeux hallucinés, la figure blême de son père au milieu d’un halo de sang. Ce fut une souffrance physique, suraiguë, comme celle de la chair broyée dans des tenailles. Elle poussa un cri discordant et s’enfuit en courant du côté de sa chambre.
Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée à ses os et qu’elle emportait partout avec elle. Elle avait des gestes désordonnés, comme un être dont les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle et qui se tord au milieu des flammes. Les servantes vainement s’empressaient autour d’elle, avec une compassion sincère. Repoussant leurs soins dérisoires, et sans interrompre sa marche, elle cherchait à rassembler ses vêtements. Sa femme de chambre qui la suivait, l’habilla presque au vol. Dès qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée, pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans la fourrure profonde les gémissements qui lui montaient du cœur aux lèvres.
En entrant dans l’appartement du colonel, elle reçut dans ses bras une forme pitoyable :
— Ma chérie !… ce n’est pas ma faute, bégayait Ursule en sanglotant. Oh ! toutes les nuits… j’entendais à travers la cloison ses moindres mouvements… Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et… cette nuit… Oh, mon Dieu !… J’ai pu dormir… dormir, tandis qu’il mourait…
Le contact de cette douleur si poignante et si vraie attendrit Laurence, lui arracha enfin un flot de larmes salutaires.
— Pauvre Ursule ! murmura-t-elle, n’ayez pas de remords… Nul ne pouvait le sauver de lui-même, car je l’ai tenté !… Et voyez…
Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient leur défaite et l’inutilité de leur amour. Et en pleurant, elles s’embrassaient. Ces effusions adoucissaient un peu leur commune souffrance. Puis, elles se dirigèrent vers la chambre du colonel. Laurence chancelait et tremblait de tous ses membres. Son imagination lui représentait encore l’horrible spectacle évoqué par la femme de chambre. Mais, depuis sept heures du matin, Ursule avait eu le temps de faire la toilette du mort. Dans la chambre aux rideaux fermés qu’éclairaient seulement deux bougies placées près du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine. Des bandages épais recouvraient sa blessure. Une expression de calme extraordinaire et de suave humilité flottait sur ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours de la vie. Les traits, jadis constamment bouleversés, étaient maintenant détendus comme par un vague sourire. Les paupières semblaient fermées par le recueillement sur un regard de lumière et d’amour. Peut-être, dans la clarté fulgurante de la dernière heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa forme terrestre, le signe de la paix pour rassurer ceux qui l’avaient aimée. Laurence s’émerveillait devant cette figure si douce. La pensée que son père, après un si long martyre était peut-être heureux, ranimait son cœur déchiré. Ursule subissait les mêmes impressions consolantes. Elles s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance. Et toutes deux agenouillées près du lit, souriaient à travers leurs larmes en répétant :
— Comme il est beau ! comme il est calme !
L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt à leur triste extase. Laurence ne put dominer un mouvement de recul lorsque son frère l’embrassa d’un air gêné, en prononçant quelques paroles vaguement compatissantes. En présence de la douleur qu’il niait, de la mort qu’il eût voulu pouvoir nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé, se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa figure portait mal le masque de consternation qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette chambre mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un être brusquement arraché à son milieu, jeté dans un monde nouveau dont il ne connaît pas les usages, où il évolue avec une circonspection maladroite. Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au jour très prochain où il lui serait permis d’oublier.
Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle pleurait, elle pleurait si fort, qu’un moment Laurence en fut touchée, s’étonna de lui trouver plus de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé. Mais la crainte de la réprobation du monde tourmentait seule la jeune femme. Un suicide dans sa famille n’était point chose avouable, elle se sentait humiliée et déshonorée.
— Oh ! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant sa belle-sœur dans le salon contigu à la chambre du colonel, oh ! chère, quel affreux malheur ! Avez-vous songé à recommander aux bonnes de ne point trop parler, de ne pas prononcer le mot de suicide ? Il faut éviter à tout prix que cela se sache.
Laurence lui tourna le dos, sans même lui répondre. Alors elle rassembla autour d’elle les domestiques, les remercia de leur dévouement, s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence, que la mort du colonel était due à un accident.
Ce fut elle qui remarqua la première l’absence de M. Hecquin. Nul, en effet, n’avait songé à le prévenir. Ursule s’était reposée de ce soin sur Laurence. Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur, avait plus que jamais oublié l’existence de son mari. Juliane, scandalisée de cette infraction au code de la politesse et des convenances familiales, se hâta d’envoyer André boulevard Haussmann. M. Hecquin ne se fit pas attendre. Il accourut, imposant et gourmé comme un maître des cérémonies. En entrant dans la chambre du mort, il fit avec ostentation un grand signe de croix. Ses longues jambes fléchirent, comme sous l’impulsion d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant. Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied du lit, il alla vers elle, l’embrassa et murmura d’une voix étouffée, dont les intonations restaient savantes :
— Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par voie de conséquences, inéluctablement.
Il embrassa également Ursule et Juliane. Après quoi, satisfait de lui, certain d’avoir parfaitement accompli son devoir, il s’absorba dans ses pensées. Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure rigide, s’il méditait tristement sur la mort ou si, déjà, oubliant le spectacle qu’il avait sous les yeux, il débrouillait en esprit quelque affaire compliquée, ou cherchait à prévoir les prochains cours de la Bourse.
A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André, épuisés de tant d’émotions, descendirent dans un restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel Arêle, prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence une consolation. Lui du moins ne cherchait pas à adopter une attitude, et nul ne pouvait suspecter la sincérité de sa douleur. Ami incomparable, il avait perdu son ami ; chrétien, il tremblait sur le sort d’une âme qu’il savait si mal préparée à paraître devant son juge. Pour la première fois, ce grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia, il chancela sous cette croix trop lourde. Son regard clair et doux s’obscurcit, sa tête s’abaissa sur sa poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de détresse, refusant ce malheur sans remède et sans consolation. Touchée d’un chagrin si poignant, Laurence répéta alors à son vieil ami son dernier entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui avait arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu à peu, retrouvait l’espérance.
— Dieu soit béni ! dit-il enfin en regardant avec tendresse le visage du mort, nous qui le connaissions, nous savons que lui, l’honneur même, ne pouvait renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont eu aucune part à l’acte qu’il a commis, sans doute, dans un moment d’égarement, dans un de ces accès où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera pas la sépulture religieuse, le crime du suicide ne pèse pas sur son âme.
— Ah ! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime, ni aucune faute. Il a trop durement souffert pour n’être pas dès maintenant pardonné.
Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha la tête en soupirant.
— Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement.
Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un accent d’irrésistible supplication :
— Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère enfant ?
Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais la religion ne lui avait paru moins consolante, plus amère. Elle était convaincue, comme son vieil ami, de l’irresponsabilité absolue de son père au moment du suicide. Mais, tout de même, il était mort sans sacrement, sans réconciliation, après des années de révolte. Selon le dogme catholique, son âme, sauvée peut-être au dernier moment par un acte d’amour, ne pouvait cependant entrer au ciel sans une longue expiation. Cette loi si dure épouvantait la jeune femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans exigence accueillait au delà de la mort les esprits délivrés sans leur demander aucun compte, et qu’il suffisait, pour avoir droit à toute une éternité bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert. Pourtant, elle ne vit pas sans émotion le colonel Arêle, s’agenouiller auprès du lit de son ami, avec une expression d’ineffable recueillement. Bientôt, attirée comme par un charme tout-puissant, elle prit place à ses côtés, s’appuya contre son épaule. Il l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il priait, subjuguée par une paix plus forte que sa douleur même, elle se reposait doucement contre ce cœur fidèle.
Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.Ceux qui s’en vont s’en vont.V. Hugo.
Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une agitation fébrile s’emparer de toute sa famille. André sortait, rentrait à tout instant, commandait les lettres de deuil, réglait avec les pompes funèbres l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante et affairée, télégraphiait, téléphonait, courait chez sa couturière, chez sa modiste, revenait en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient être prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne. Ursule l’aidait dans cette tâche, ressaisie peu à peu, malgré son chagrin, par les détails matériels de la vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter la chambre de son père. Elle restait au pied du lit, épiant avec attention cette figure impassible. Son immobilité, son silence lui étaient déjà familiers. Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait à comprendre un impénétrable secret. Maintenant que ces lèvres s’étaient fermées pour toujours, l’âme envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage, et le mystère énorme de la mort ne lui semblait ni plus profond, ni plus horrible que celui de la vie.
Paul Dacellier devait être transporté à Sedan et inhumé dans le caveau de sa famille. Mais le service religieux fut célébré à Saint-François-Xavier. Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à l’église. Dès l’entrée, elle défaillit, épouvantée par le formidable appareil du deuil et de la mort : les ornements sombres des prêtres, la nef tendue de noir, éclairée par la lueur des cierges, le catafalque énorme, écrasant de son poids la dépouille insensible qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil du monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en retournait à la terre, les chants du rite catholique planèrent, implorant avec un effroi timide la pitié d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’Introït et le Kyrie qui, dans leur tristesse, gardaient encore un accent de confiance et de bénédiction. Puis le Dies iræ, implacable, évoqua les terreurs de l’enfer et du jugement dernier, arrachant à la paix du sépulcre un peuple d’ombres désolées, leur fermant toute issue, leur refusant toute espérance. Enfin, une voix qui semblait filtrer à travers les portes entr’ouvertes de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante. La supplication du Pie Jesu sanglota longuement sous les voûtes, disant la détresse de l’âme solitaire tombée sans voile et sans défense entre les mains de Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à ce moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à son oreille, vint retentir dans son cœur avec une violence affreuse. Son amour, sa pitié répondirent à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort. Impuissante, elle se débattait misérablement dans les liens de la vie, désirant les rompre pour rejoindre son père, plaider sa cause, l’assister, ou partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration de tout son être vers l’éternité, ses forces lui manquèrent. Elle inclina sa tête sur l’épaule d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force d’ordonner par un signe impérieux à Juliane, à M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se raidissant pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras d’Ursule, la porte de la sacristie.
La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût. M. Hecquin s’inquiéta de son absence. Mais déjà les personnes de la famille prenaient place au bout de l’église, attendant la foule des amis prêts à défiler. Pouvait-il se dérober aux poignées de main de ses honorables clients, venus tout exprès pour le saluer ? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant aperçu, derrière lui, son jeune cousin Cyril de Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller voir ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de secours.
Le jeune homme, en entrant dans la sacristie, trouva Laurence assise près d’une grande table contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée sur son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne parlait pas, ne bougeait pas. Par moments cependant, un bref sanglot soulevait sa poitrine, faisait trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et jamais Cyril n’avait lu une telle douleur sur un visage humain.
— Oh ! murmura Ursule tout éplorée, voyez dans quel état elle est, la pauvre enfant ! Et elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous, tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois nuits qu’elle passe sans sommeil, trois jours presque sans aliment. Elle ne pourra supporter le voyage. Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie.
Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à Cyril comme à un ami, et lui, violemment ému, se penchait vers Laurence, essayait de la convaincre, la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait vaguement, sans bien comprendre le sens de ses paroles, mais inconsciemment remuée par le timbre de sa voix chaude et affectueuse, par son regard plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher ses douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant elle la sentit profonde, sincère et fraternelle. Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu où elle était, si elle vivait encore, elle considérait en silence cette belle figure pathétique, inclinée sur son désespoir.
— Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait Ursule. Vous ne pouvez faire ce voyage. D’ailleurs, à quoi bon partir maintenant. Le train de nuit peut vous amener demain à Sedan, assez à temps pour assister à l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi pour vous reposer, dormir un peu. Allons, ma chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez n’est-ce pas ? et je reste avec vous.
— Non ! balbutia Laurence avec effort, suivez… là-bas mon père… non, ne le quittez pas… qu’il vous ait avec lui… encore…; jusqu’au dernier moment… vous et le colonel Arêle… vous seuls l’avez aimé… vous deux seulement… et moi !…
Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez elle, car elle se sentait trop malade pour lutter plus longtemps. Ursule, heureuse de sa docilité, voulut alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout naturellement qu’incombait la tâche de rester auprès de sa femme et de l’accompagner la nuit dans son voyage. Mais Laurence refusa cette assistance.
— Non, dit-elle fermement, je ne veux personne. J’emmènerai ma femme de chambre, elle suffira. Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous.
Ursule connaissait trop ce caractère pour oser insister. Soumise, elle s’en alla rejoindre la famille, après avoir confié sa cousine à Cyril qui s’était offert avec empressement pour la reconduire. Restés seuls tous deux, ils attendirent un moment dans la sacristie que les voitures de deuil se fussent éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils sortirent. Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans un fiacre qu’il avait appelé, et, donnant son adresse au cocher, il s’assit auprès d’elle. Prostrée sur les coussins, la jeune femme, vaincue par la fatigue, ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus. Cyril ne lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais il s’occupait d’elle, arrangeait les plis de son voile, ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût plus d’air, lui rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement, avec un empressement calme. Même en un tel moment, sa présence étrangère ne semblait point importune à Laurence.
Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où tout de suite elle s’étendit en attendant que sa femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un moment près d’elle, regardant avec une tristesse profonde ce visage si affreusement ravagé par les larmes.
— M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment pour vous, dit-il. Je vais m’en occuper et je vous apporterai votre billet ce soir. Mais vraiment, il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation. C’est un moment si cruel !
Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés :
— Je puis tout supporter.
— Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur. Le coup le plus terrible est porté, c’est vrai, mais il vous a laissée plus que jamais faible et vulnérable. On supporte le premier choc du malheur, on se raidit au moment où la foudre tombe ; et puis, brusquement, il suffit, vous le savez, d’un chant désolé pour briser tout notre courage.
Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût avoir déjà une telle science de la douleur. Et elle eut tout à coup la vision funèbre du spectacle qui l’attendait le lendemain : le cimetière, la tombe ouverte, le cercueil dépouillé, descendu par des cordes dans ce trou béant, la dalle, retombant pour jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un frisson d’effroi secoua ses épaules et, au même instant, Cyril tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans ses pensées, vu ce qu’elle voyait.
— Ah ! dit-il avec une intense émotion, vous sentez bien, n’est-ce pas, que vous ne pourrez pas supporter cela ? Il ne faut pas que vous alliez demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque de fidélité, croyez-le. Il est permis de ménager parfois son propre cœur. Dites-moi que vous n’irez pas.
Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et pressante. Elle lui céda comme à un ami cher et sage, promit ce qu’il lui demandait.
Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et aussitôt s’endormit d’un sommeil de plomb. Elle ne s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa femme de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la mère de Cyril, l’attendait depuis trois quarts d’heure au salon, mais n’avait pas voulu qu’on la prévînt de sa présence. Laurence fut heureuse de cette visite : car maintenant que le sommeil avait réparé ses forces, que la source de ses larmes était tarie, qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et horriblement vide, sa douleur lui semblait plus que jamais impossible à supporter. Et elle éprouvait une sensation d’étouffement, de morne terreur qu’accroissait encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse d’échapper à la solitude, courut au salon rejoindre Mme de Clet. Comme elle s’excusait de l’avoir fait attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta avec un accent de chaude sympathie :
— Je ne trouvais pas le temps long, au contraire. J’étais si heureuse de penser que vous dormiez, que pour un moment vous ne souffriez plus !
Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais l’allure jeune encore et infiniment élégante, elle avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes yeux clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un regard exactement semblable à celui qui l’avait émue le matin : regard de pitié sérieuse, intelligente et désolée.
— Je vous apporte les places que mon fils a retenues pour vous, reprit Mme de Clet en s’asseyant. Il n’a pu revenir lui-même, car il a été appelé par dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai voulu vous attendre, parce qu’il ne m’aurait pas pardonné de ne pas lui donner ce soir de vos nouvelles. Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si vous saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous !
— Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence un peu surprise. Je n’oublierai pas ce qu’il a fait pour moi ce matin. Le meilleur de mes amis n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion plus délicate.
— Cyril est la bonté même, s’écria Mme de Clet dont le front, tout à coup, rayonna d’orgueil. Nul être n’est plus sensible à la douleur des autres et il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent. Tout jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai passé par bien des épreuves, mais il était déjà mon appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes soucis, mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me consoler, me rassurer. Il me raisonnait avec tant de tendresse, une sagesse si étonnante ! Aussi, malgré toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie, je n’ai pas le droit de me plaindre, puisque je possède un tel fils.
Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une jeune fille. Laurence, qui en ce moment avait un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment profond la touchait toujours et elle admirait sincèrement ce grand amour maternel. Rassurée par son regard bienveillant, Mme de Clet reprit avec abandon :
— Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril, car vous nous permettrez bien, je pense, de revenir souvent vous voir ? Mon fils le désire comme moi. Je sais que votre deuil vous tiendra plus que jamais à l’écart du monde, mais nous sommes parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant de peine en nous considérant comme des étrangers !
— Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce que vous avez fait pour moi, dit Laurence, réchauffée malgré elle par le contact de cette nature franche et affectueuse.
Elle éprouvait en général une vive défiance pour tous ceux dont l’abord est facile, les manières expansives, car elle savait quel abîme de sécheresse, d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de Juliane, les grâces câlines de Lætitia Heller. Mais dans la cordialité des de Clet, on sentait, sans pouvoir s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse, grava dans sa mémoire fidèle le souvenir de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule et abandonnée à l’heure la plus dure de la vie, avaient su toucher sa blessure sans lui faire aucun mal.
Tu m’as laissée, ô père, sur le rivage, comme une nef solitaire, sans avirons marins !
Sophocle.
Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence n’assista pas le lendemain à l’enterrement. Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André, le colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda durant une semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci l’aidait à retrouver, dans la grande demeure familiale qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de Paul Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente de sa vocation militaire, la pieuse fille pouvait encore, après un si long temps, répéter mot pour mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il lui avouait ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer, lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet enfant avec la destinée mesquine et dérisoire qui lui était échue. Pour être vraiment grand aux yeux des hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué à ce suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement, durant des années, il avait attendu son heure, toujours prêt à partir, toujours prêt à mourir, toujours offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait fait appel à son courage. La guerre n’était point venue délivrer son âme des liens pesants de l’inaction. Il avait vieilli tristement sans honneur, serviteur inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque n’avait été demandé. L’inexorable refus, que le sort opposait à son désir, peu à peu l’avait rendu fou. Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans quelque dévouement sublime, s’était retournée contre lui, ruinant son bonheur et sa vie. Et son sang enfin avait coulé, non pour un but sacré, non pour une grande cause, mais misérablement sous ses mains homicides.
Le colonel avait, par son testament, légué sa maison de Sedan à Laurence. Ursule lui demanda la permission d’y achever sa vie. Et la jeune femme ne put la décider à venir s’installer avec elle.
— Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai plus rien à faire à Paris. Je m’y sentirais triste et désemparée. Le bonheur de vous être utile aurait seul pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude. Je vous laisse avec un mari qui vous adore, entourée d’une famille charmante et dévouée. Car, grâce à Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime comme une sœur, votre frère à su vous apprécier enfin, et son foyer est devenu pour vous un second foyer.
Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement tromper par les apparences. Elle appelait : affection de sœur, la politesse mondaine et glacée de Juliane ; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin. Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle ne lui dit pas qu’elle avait encore besoin de sa tendresse et ne trouvait d’appui que dans son humble cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne aucun secours, elle murmura simplement, cachant sa peine :
— Ursule, vous serez bien seule !
— Seule, mais non, chérie, moins que partout ailleurs. Ici, j’aurai autour de moi tous mes souvenirs. J’irai, comme autrefois, visiter les pauvres, les malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour acheter la rédemption de votre père.
Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne rompait pas les liens des affections humaines. Le colonel disparu lui restait présent. Elle pouvait encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie dans la prière, le regret et le sacrifice. Laurence enviait ce chagrin, doux et plein d’espérance. Pour elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était comme ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur ville détruites, persistent à errer tristement au milieu des ruines, sans songer à chercher un autre abri.
Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la quitta définitivement pour retourner à Sedan, son désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa maison, ses souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle sortait presque chaque jour, de préférence lorsqu’il pleuvait, car le soleil lui faisait mal. Elle marchait longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle était fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent à Notre-Dame ou à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien qu’elle n’y priât pas, elle les trouvait accueillantes et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile, ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que pour le croyant. C’est le seul endroit où tout affligé puisse se réfugier, s’oublier, pleurer en toute liberté sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence s’y attardait jusqu’à l’heure de la fermeture. Elle sortait à regret, hésitait longtemps encore avant de se décider à reprendre le chemin du retour. Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y attendait, guettant anxieusement son coup de sonnette, s’inquiétant d’un retard imprévu. Elle n’avait plus sur la terre aucune attache, aucun devoir, aucune entrave d’amour.
Lorsque le printemps revint, sa douleur changea de nature, prit la forme de l’accablement. Ne pouvant supporter l’aspect du ciel radieux, la douceur cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement, toute action, toute parole lui coûtait un effort. Bientôt elle ne quitta plus son lit. Elle y dépérissait dans un ennui mortel et les médecins ne parvenaient pas à combattre la lente consomption qui la dévorait.
Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à son ordinaire, parfaitement polie. Tous les jours, par tous les temps, elle venait passer un court moment auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation mondaine, aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce devoir. Elle le faisait remarquer bien haut la première et, tout en s’admirant, elle prodiguait à la malade des encouragements, des conseils inutiles, toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié.
Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait le chagrin de Laurence. Le temps, le mariage avaient fait, de cette jeune fille au cœur délicat, la plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises. Elle considérait d’ailleurs la mort du colonel comme une délivrance pour son amie et lorsqu’elle venait la voir, après quelques vagues condoléances, elle ne lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son ménage ou du fils longtemps attendu qu’elle venait de mettre au monde.
Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence avec un inlassable dévouement. Le colonel, chaque semaine, venait de Morgins passer une journée avec elle. Mme Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure, de loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude maternelle. Tous deux, avec raison, s’inquiétaient bien moins de sa maladie que de sa misère morale, de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui fût vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur foi. Les questions religieuses creusaient entre elle et eux un abîme. Ils avaient beau lui représenter la nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils croyaient soumis à une longue expiation : Laurence cherchait à repousser cette pensée qui l’accablait de douleur. Rendus inflexibles par la force de leur conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En dépit de leur charité, ils torturaient la pauvre âme qu’ils voulaient éclairer.
Trop malheureuse pour être juste, Laurence les accusa d’insensibilité. Elle déclara que les visites la fatiguaient, ferma sa porte au colonel Arêle et parvint même à décourager l’empressement de Juliane. Elle ne put se débarrasser si aisément de son mari.
Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait un intérêt inattendu. Absent toute la journée, il téléphonait deux ou trois fois pour demander de ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le repas achevé, luttait courageusement contre le sommeil pour lui tenir compagnie. Sa conversation excédait la jeune femme, car les grands problèmes de la vie et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était pour le moment sa seule préoccupation. Chaque soir, il prédisait à sa femme la ruine de l’empire des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain superbe.
— Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une amertume qui la surprit beaucoup, je vois que tous mes pronostics vous paraissent incroyables ou fort exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en sûre, une opinion toute personnelle et préconçue. Pas plus tard qu’hier, je rencontrai à la Bourse un ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq ans, a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements authentiques. Ses prévisions corroborent absolument les miennes. Il attend comme moi une révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de vous. J’ai su mettre en garde tous mes clients contre un danger que je pressens depuis longtemps. Mais vous avez dans votre portefeuille trois cent mille francs de titres russes, soit le cinquième de votre fortune totale. C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement révolutionnaire peut renier sa dette et il ne vous restera dans les mains qu’une liasse de papiers sans valeur.
— Bah ! dit Laurence indifférente, je serai toujours assez riche.
M. Hecquin leva les bras au ciel.
— Assez riche ! s’écria-t-il avec un accent de tendre indulgence. Une femme qui, comme vous, ignore absolument la valeur de l’argent, ne sera jamais assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous serez étonnée de vous trouver souvent gênée. Au reste, je ne voudrais pour rien au monde exercer sur vous la moindre pression. Mon devoir est de veiller sur votre fortune comme sur votre personne et de vous avertir de tout danger. Or, je vous le répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes sont en bonne posture, le moment me semble bien choisi pour les réaliser.
— Eh bien ! c’est entendu, vous avez raison, vendez-les, dit Laurence que cette question ennuyait mortellement.
— Moi, les vendre ? mais ma chère, je ne le peux pas, s’exclama M. Hecquin, fort surpris. Je puis tout juste toucher les chèques que vous me signez chaque mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité, bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom.
Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de sa fille fût fait sous le régime de la séparation de biens et Laurence crut discerner dans ces paroles un muet reproche.
— Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant la main à son mari, que j’ai toute confiance en vous.
M. Hecquin soupira :
— Je l’espère, ma chère Laurence !
Ces quelques mots exprimaient un doute qui émut la jeune femme. Elle éprouva soudain comme un remords, en songeant aux affronts que son père et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin. Aussi, bien que le colonel lui eût recommandé de ne rien changer à la composition de son portefeuille, résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers lui.
— Je ne suis pas en état de m’occuper de mes affaires, dit-elle. N’y aurait-il pas un moyen qui me permettrait de remettre entre vos mains tous mes intérêts ? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le voyant hésiter.
M. Hecquin sourit d’un air heureux.
— Rien de plus simple, puisque vous le voulez, dit-il. Vous n’avez qu’à me signer par devant notaire une procuration générale qui me donnera le droit d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de cette latitude qu’après avoir soumis à votre approbation toutes les opérations que je jugerai nécessaires. Et vous reprendrez cette procuration dès que votre santé s’améliorera.
— A quoi bon ? je serai toujours trop contente de ne plus m’occuper de rien, affirma Laurence.
Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint sa femme que, pour lui épargner toute fatigue, il avait, le matin même, convoqué son notaire qui devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence fut un peu étonnée de cette précipitation. Le banquier lui exposa de nouveau les raisons qui le poussaient à réaliser au plus vite les titres russes. Heureuse de terminer cette affaire, elle signa avec empressement la procuration que lui présenta le notaire et qu’elle ne voulut même pas lire, malgré l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon le désir du colonel, avait été déposée en compte ouvert au Crédit universel. Il fut convenu que, pour plus de facilité, son mari la retirerait pour la mettre dans un coffre à la même banque. Laurence approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre les avantages. M. Hecquin parut charmé de sa docilité. Dès lors il se montra plus gai, plus communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement d’avoir pu lui accorder, à défaut d’un amour impossible, cette preuve d’estime et d’absolue confiance.
Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme après tout, et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est souvent lui rendre le plus grand des services.
Currer-Bell.
Durant des mois, Laurence languit encore à demi privée de son âme qui, détachée de tout, morte au monde, flottait entre le ciel et la terre, tantôt prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini, scrutant avec une curiosité avide le mystère de l’éternité. Peu à peu cependant, elle se lassa de cette vaine recherche. Au sortir des régions funèbres où elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et d’effrayants fantômes, les images de la vie, de nouveau, lui parurent douces. Elle redevint sensible au rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres qu’elle avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever. Elle persistait à se confiner dans son appartement. Son mari la pressait vainement de partir pour la campagne ou la mer, elle s’y refusait obstinément, car elle s’indignait de revivre après un tel malheur.
Un après-midi, sa femme de chambre vint l’avertir qu’une personne inconnue la demandait, insistait pour être reçue, sans vouloir dire son nom. Après un instant d’hésitation, Laurence, intriguée par ce mystère, donna ordre d’introduire la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée, couverte de bijoux, dont les traits, ni la silhouette, ne lui rappelaient rien.
— Hé ! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite, m’avez-vous oubliée, ai-je eu tort de venir ? s’écria l’étrangère.
Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses intonations caressantes, avait eu autrefois trop d’empire sur Laurence pour qu’elle méconnût plus longtemps Mme Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois avec effusion, puis s’installa sur le divan.
— Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver, dit-elle en portant sans cesse la main à son lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien autrefois, moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me parlait très souvent de vous. Je la vois toujours, vous savez, oh ! naturellement en cachette de son mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi je suis venue.
Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa jeunesse, et ne la reconnaissait pas. Trois ans avaient suffi pour faire de Mme Heller une matrone épaisse, encore désirable, mais entièrement privée du charme souverain que tout Fontainebleau jalousait. Son corps alourdi, sanglé dans un corset rigide, avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le visage empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient admirables, le teint enluminé n’avait plus sa fraîcheur de rose, le nez s’épatait, vulgaire, au-dessus de la bouche, dont les lignes divines s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du double menton.
Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia lui parlait de sa voix coupante. Elle avait appris par Edith la mort de Paul Dacellier, le mariage de la jeune femme ; elle lui adressa sur le même ton ses félicitations et ses condoléances.
Visiblement, ces deux événements lui semblaient également heureux. Connaissant le caractère intraitable du colonel, elle n’imaginait pas un instant que ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde, ni lui laisser des regrets déchirants.
Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient fort peu Mme Heller. Ses propres aventures, ses intrigues, sa belle vie, lui paraissaient seules dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle avait dû jadis cacher à la jeune fille. Elle se mit donc à lui raconter avec complaisance les débuts de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous, leurs ruses, leurs imprudences, puis enfin leur fuite et leur installation à Paris, dans un hôtel de la rue de Varenne que le jeune comte avait acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris, pensait mener une existence retirée, embellie par les seules délices de l’amour. Tel n’était point le rêve de sa froide maîtresse ; elle ne songeait qu’à jouir largement de la fortune qui venait de lui être offerte. Tout de suite, elle s’était lancée dans un tourbillon de plaisirs, dédaignant la tendresse idolâtre d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau.
Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait de l’abandonner, non sans lui laisser en toute propriété, avec des bijoux de haut prix, l’hôtel de la rue de Varenne. Mme Heller comptait vendre cet immeuble, et désirait prendre les conseils de M. Hecquin. Laurence dut lui promettre de la mettre en rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait cette femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer les plus belles passions, avait stupidement déshonoré l’amour. Mais la pauvre Lætitia ne comprit point la désapprobation muette qu’exprimait pourtant clairement le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement vendu son corps inestimable, elle éprouvait la satisfaction tranquille d’une honnête commerçante qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant son aisance à la situation gênée d’Edith, elle la blâmait ironiquement d’avoir fait un mariage peu brillant. Sans pudeur, sans remords, elle riait bien haut de cette destinée manquée par sa faute.
Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa déchéance physique. En quittant Laurence elle lui révéla son aveuglement :
— Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son insouciante légèreté. Je sais que vous venez d’être malade. Rien de grave sans doute ? Mais soignez-vous, vous êtes très changée. Et moi ? Comment me trouvez-vous ? Toujours la même, n’est-ce pas ? Un peu engraissée. C’est une chose nécessaire quand on atteint un certain âge. C’est le seul moyen d’éviter les rides et de conserver sa jeunesse.
— Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence avec bonté.
Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie. M. Hecquin s’en affligea. Il s’inquiétait maintenant beaucoup de la voir toujours seule. Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour le lendemain la visite de son jeune cousin.
Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de Clet. Il parlait aussi avec admiration de la comtesse de Clet qui, presque entièrement ruinée par son mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler pour élever son fils. Parent éloigné, par sa mère, de cette vaillante femme, M. Hecquin, après l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de terminer ses études et de sortir, dans un très bon rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier s’était attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les faisait valoir habilement et parvenait à lui servir des intérêts de vingt à trente pour cent. Cyril pouvait ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain quotidien.
Laurence n’oubliait point avec quelle délicate charité le jeune poète l’avait secourue dans sa détresse. Elle promit donc de le recevoir, car elle désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et complaire à son mari dont elle commençait à apprécier la bonté.
Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison, son chagrin, un instant apaisé, reprit toute sa violence. Cyril la surprit en plein accablement. Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur de cet être jeune qui, bien qu’il eût souffert, n’avait pas, comme elle, perdu toute espérance et ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles banales ou maladroites qu’il allait certainement lui dire, elle l’accueillit froidement, répondant avec une contrainte visible aux questions courtoises qu’il lui posait sur sa santé. Pourtant, quand ses yeux rencontraient le regard du jeune homme, elle sentait son cœur rigide et comme évanoui sursauter faiblement, car c’était là un regard qui savait lire au delà de l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de la pensée, un regard gênant comme une lumière trop vive.
Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu de mystère, étant l’objet de sa constante étude. Il savait que, pour obtenir sa confiance, il faut l’observer non point avec la curiosité sèche du savant ou de l’analyste, mais avec la charité indulgente de l’ami. C’est pourquoi il abordait tout être avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence avait éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus pour lui une étrangère. Dès leur première rencontre, il avait remarqué ce visage marqué au sceau de la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers elle, forçant sa sympathie. Puis il avait entendu M. Hecquin parler du caractère triste, fier et sauvage de sa femme ; il l’avait vue malheureuse et il savait qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait le cadre où elle passait ses journées : une grande bibliothèque, quelques sièges, un divan bas où gisait sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert. Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de papiers. Ce décor sévère, nullement féminin, révélait une vie recueillie, toute spirituelle. Cyril s’y trouvait à l’aise. Le silence de Laurence, sa froideur même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans son attitude contrainte que la réserve de la créature solitaire, habituée à se passer des hommes. Il voulait trouver le chemin de ce cœur farouche et ce n’était point après tout si difficile. L’être humain est sans défense contre l’être humain son semblable, car il l’aime profondément, bien qu’il ait peur de lui, bien qu’il s’en défie. Il ne désire que son approbation, son estime, ses consolations, son amour.
Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence, une photographie de Paul Dacellier, en uniforme d’officier d’état-major. Le jeune poète l’aperçut et, se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un intérêt grave et respectueux.
— C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon père, murmura Laurence en rougissant violemment. Bien qu’il soit un peu ancien, je l’aime plus que tous les autres.
Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra plus attentivement encore.
— Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je le reconnais. On ne peut oublier ce visage admirable et si fier. Oui, la ressemblance est frappante : c’est bien la bouche amère et triste… l’emportement de la narine… Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté du regard qui m’avait tant frappé. C’était un regard émouvant, celui du chef et de l’entraîneur d’hommes, un regard à la fois impérieux, scrutateur et rêveur qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et puis se détournait, s’envolait au delà du monde pour contempler des choses infinies : la victoire, la gloire, je pense. Votre père devait n’être occupé que d’elles.
Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible émotion qui lui arrachait malgré elle, — oh ! après quelles luttes, — de rares larmes, arrêtées au bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu d’êtres sur la terre avaient compris son père. Le colonel Arêle et Ursule seuls, après sa mort, avaient su parler de lui avec amour. Son fils, Juliane, M. Hecquin s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous devons à tous les disparus. Sur chaque tombe, il y a quelque chose à dire, des honneurs à rendre à celui qui n’est plus, et que recueille, comme une consolation suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la mémoire de Paul Dacellier n’avait reçu que de rares hommages, peu de couronnes. Laurence, bien souvent, s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu. Cyril avait à peine vu le colonel. Pourtant il en parlait avec une sorte d’enthousiasme. Il avait admiré ce visage si beau pour les yeux de Laurence. Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune parole, tant sa surprise était profonde.
— J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour de votre mariage, reprit Cyril. Il m’est apparu comme le type parfait de l’officier, type admirable, mais injustement méconnu de nos jours et voué à la plus grande infortune. Créé en effet pour être l’homme d’action par excellence, il se trouve condamné à rester l’homme chimérique et rêveur que nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si bafoué, est plus respecté que lui, trop respecté, car l’hommage de la foule n’est désirable pour personne. Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors que nul ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un fou. Il aime la guerre, le sacrifice, la mort ; il déteste les ennemis, les étrangers, alors que nous voulons adorer toute l’humanité, alors que nous ne glorifions que la paix et la vie. De tout cela, le colonel a dû beaucoup souffrir. Je m’explique l’amertume de ses paroles lorsqu’il me dit que sa carrière était la plus dure qu’on pût choisir.
Ah ! combien cette louange, si juste, si sincère, était douce au cœur de Laurence. Il lui semblait merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait pu comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une âme restée secrète pour la plupart des hommes. Sa défiance s’était évanouie. Elle voulut que le jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait admiré. Elle se mit à lui parler comme à un ami. Elle lui conta toute la vie du colonel. Elle dit comment la haine d’un misérable l’avait réduit à l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit sa longue agonie. Cyril l’écoutait en silence. Soudain, les yeux de Laurence se remplirent de larmes, un flot de sang empourpra ses joues :
— Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous ne savez pas que mon père s’est tué ?
Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique secret ? Voulait-elle tenter une dernière expérience, réclamer une fois encore un secours humain ? Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le visage du poète, l’expression de pitié si profonde qui, un jour, lui avait été douce ? Son attente ne fut pas trompée. Son cri, son aveu firent pâlir Cyril, changeant sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait rien ; avant d’oser la plaindre, il prenait en lui sa douleur, s’efforçait de souffrir ce qu’elle avait souffert. Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de Paul Dacellier.
— Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle en finissant son récit, vous devez le comprendre, ni sur la terre, ni au delà.
— Il y a Dieu pourtant, dit-il.
Elle eut un rire désespéré.
— Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre, s’écria-t-elle avec violence. Le Dieu des catholiques est un juge implacable. Si j’admets son existence, je dois croire que mon père est perdu pour l’éternité, puisqu’il a enfreint le plus grand commandement qui nous ait été donné, puisqu’il a commis l’acte de révolte suprême.
— Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir ce qu’il faisait, dit doucement Cyril. Qui pourrait le condamner ? Vous ne songez pas assez à la miséricorde de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne connaît le mystère de la dernière heure. C’est le moment où la sollicitation divine se fait irrésistible. J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les prières des saints, des prêtres, des religieuses qui l’aident à opérer sa réconciliation suprême et allègent sa dette. D’ailleurs, elle n’est point vraiment pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut d’autres mérites, une grande douleur, et votre père avait beaucoup souffert.
— Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle révolte, objecta Laurence.
— Qu’en savez-vous ? reprit Cyril avec une autorité grandissante. Il vous l’a dit peut-être. Mais quel est le malheureux qui n’ait pas, pour la croix qui l’accable, une certaine tendresse ? Presque tous les infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent mystiquement, adorant, comme les chrétiens, leur martyre. Vous-même, — il hésitait, car il ne savait pas si elle pourrait le comprendre, — n’avez-vous pas éprouvé, dans vos pires épreuves, une certaine pitié pour les heureux ? Si cela était, vous auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la douleur et son utilité.
Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles lui révélaient le mystère de son propre cœur. Jamais, en effet, quelle que fût sa peine, elle n’avait envié les heureux du monde ; au contraire, elle les plaignait. Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de Gaston Noret. Il lui semblait évident qu’ils perdaient leur vie puisqu’ils ne souffraient pas. Peut-être son père avait-il partagé cette conviction. Peut-être sa révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils purifié, préparé à paraître devant son juge.
Elle accueillit passionnément cette espérance, s’étonnant que ce fût Cyril qui la lui rendît. Elle observait curieusement cet inconnu qui la comprenait mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait savoir tant de choses. Elle demanda timidement :
— Est-ce que vous avez la foi ?
Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une humilité déchirante.
— J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il tristement.
Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la religion catholique n’était point pour Cyril, comme pour André Dacellier, Gaston Noret, tant d’autres, une chose méprisable, un système insoutenable, suranné, ridicule, bon tout au plus à bercer quelques vieilles femmes. Il n’avait pas vécu cependant, comme les Arêle, dans un milieu austère, soigneusement fermé où les bruits du monde ne pénétraient qu’assourdis. Il était trop jeune, trop ardent, trop charmant, pour n’avoir pas subi le joug des passions humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à rejeter les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait le regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait devant le mystère infini et son âme était secrètement dévorée par le désir de Dieu.
Cette constatation causa à Laurence un bonheur dont elle fut vivement surprise. Elle eût voulu interroger plus longuement le jeune poète. Mais ils se connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer de pudeur, continuer un entretien si grave. Cyril le comprit. Il se leva, s’approcha de la bibliothèque, examina les ouvrages qui s’y trouvaient et commença d’interroger Laurence sur ses préférences. Elle s’étonna bientôt de la ressemblance absolue de leurs goûts. Parfois, il ouvrait un livre, y cherchait une phrase ou un vers favori : c’étaient ceux qu’elle admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de mémoire le passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du même plaisir, de la même émotion, ils se regardaient avec des yeux exultants et ravis. Laurence s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille fois plus étendue, plus complète que la sienne, elle fut confondue et charmée, en mesurant l’abîme de son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait, n’ayant jamais encore rencontré nulle femme nourrie de poésie plus forte et plus sublime.
— Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à votre disposition, dit-il en terminant le petit examen qu’il venait de lui faire subir. Il faudra que je vous fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute la Bible. Vous avez naturellement le goût des choses éternelles et vous saurez comprendre et admirer ce que j’aime.
Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait l’esprit curieux, mais peu actif. Depuis des années, privée de conseil, elle relisait toujours les mêmes auteurs, tournait perpétuellement dans le même cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à elle, s’il voulait la traiter comme une amie, il pourrait la diriger, donner à son intelligence des aliments nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop longtemps ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la grande solitude intellectuelle dont elle souffrait depuis si longtemps prendrait fin. Mais comme, enivrée de cette espérance, elle considérait en silence le jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de sa beauté.
Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et spirituelle, expressive et charmante. Si ce visage, privé de vie, eût été modelé dans le marbre ou la pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure blonde rejetée en arrière auraient suffi à le rendre admirable pour l’artiste le plus sévère. Aux femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus périssables, par cette jeunesse resplendissante qui colorait son teint pâle, et entr’ouvrait mollement, sous la soyeuse moustache, la bouche ronde, gonflée, voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait surtout les belles narines palpitantes qui prêtaient à cette physionomie, parfois trop souriante, une expression de violence passionnée, d’emportement presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si profonds et si tendres, souvent troublés, toujours pleins de lumière, elle en pouvait à peine supporter l’insoutenable éclat. Et triste, éblouie jusqu’à la consternation, elle contemplait cette figure inoubliable.
— Lui, mon ami ! songeait-elle, quelle folie ! Il est trop beau. Il ne doit aimer que lui-même, comme Lætitia. Elle aussi avait un abord extraordinairement caressant et tendre. Cyril lui ressemble. Il est plus intelligent qu’elle, mais sans doute aussi perfide. Son regard ment. Sa bonté n’est qu’apparente. Ses paroles les plus touchantes, les plus compatissantes doivent lui être inspirées par un affreux désir de plaire.
Une défiance morose envahit son cœur. Elle se souvint des nombreux services que son mari rendait depuis des années à la famille de Clet et s’expliqua ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il l’avait comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin, envers lequel il acquittait un devoir de politesse et de reconnaissance. Cette pensée lui fut amère, elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre cet étranger trop aimable. En lui parlant avec un si grand abandon de son père, des livres qu’elle aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur toute la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il fallait au plus tôt réparer cette faute.
Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle dans une intimité charmante, la vit redevenir tout à coup hostile et glacée. Habitué à vivre près des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs bizarreries, il comprit sans effort ce caractère malheureux, se montra plus affable encore. En quittant Laurence, il lui promit de revenir bientôt.
— Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte. Je vais partir sans doute très prochainement pour la Bretagne.
— Ah ! tant mieux, dit-il affectueusement. Un changement d’air vous était nécessaire et c’est toujours à la nature qu’il faut demander force et consolation. Mais, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai là-bas des livres qui vous plairont, j’en suis sûr.
— Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle, j’hésite entre plusieurs plages.
— Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi un mot, insista Cyril.
— J’écris peu, objecta-t-elle évasivement.
— Eh bien ! M. Hecquin me donnera votre adresse, reprit-il bonnement, et dès que vous serez de retour, je reviendrai vous voir, si vous le permettez.
Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence. Elle répondit avec une indifférence ennuyée :
— Ce sera tout à fait comme vous voudrez.
Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire, il s’en amusa. Une gaîté soudaine brilla dans son regard. Il ne put retenir un léger éclat de rire. Et comme elle le regardait surprise, un peu offensée :
— Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il avec aisance, amabilité dont je n’ai encore rencontré nul exemple et que l’on pourrait comparer justement à celle d’une porte de prison. Vous êtes un peu décourageante, ajouta-t-il très doucement.
Alors, par un de ces revirements habituels à sa nature impulsive, Laurence fut saisie d’une folle colère contre elle-même. Elle se reprocha sa froideur, comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril avait été bon et charmant. Spontanément, il l’avait recherchée la sachant triste et solitaire. Pourtant, sans raison, elle venait de refuser l’amitié flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir ; elle l’avait traité comme un importun, opposant à ses avances un mépris injurieux.
— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité. Je serais désolée de vous avoir blessé.
Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui va pleurer. Cyril s’empressa de la rassurer.
— Blessé ! Nullement, chère madame. Vous n’êtes pas d’un naturel aimable, mais je suis loin de vous en faire un crime. J’aime assez les êtres farouches, à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi.
Elle lui tendit la main : son cœur s’épanouit.
— Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes torts, dit-elle en riant. Et si vous voulez bien m’écrire de temps à autre et, plus tard, venir me voir souvent, vous me ferez le plus vif plaisir.
— Ah ! mon Dieu, vous savez être exquise quand vous le voulez. Je ne l’aurais pas cru, dit-il avec une impertinence qui restait caressante.
Son visage était si rayonnant que la jeune femme supporta sa raillerie bénigne. Ils se séparèrent enchantés l’un de l’autre.
Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à s’absenter, le soir même résolut d’accomplir les projets de voyage dont elle avait par hasard entretenu Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi. La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la mort enviable. La bienveillance de Cyril pour elle, son charme, sa grâce la rattachaient au monde. Elle voulait se soigner, chercher la paix, revivre.
Vous vous êtes mépris sur moi jusqu’ici. Comme vous, je vis de pain, je sens le besoin, j’éprouve la souffrance et j’ai besoin d’amis.
Shakespeare.
Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence s’attarda durant plus de six mois sur une petite plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent d’abord la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes d’hiver. Elle ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers jours, lui avait envoyé des livres. Sur sa prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant à s’écrire, lentement, insensiblement, dans la séparation et l’absence, ils devinrent amis.
Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de Clet entreprirent de l’arracher à sa pesante solitude. Ils lui témoignaient une affection empressée, un inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de la distraire. Si M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient qu’elle vînt passer ses soirées chez eux, dans le vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient rue Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait leurs relations et leur intimité grandit vite. Cyril parlait quelquefois de l’amour, mais toujours avec une immense amertume, et Laurence devina qu’une grande passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était pas heureux, elle n’éprouvait plus nulle défiance contre cet ami nouveau qui, bien que séduisant, fait pour tous les triomphes, lui ressemblait par la douleur. De son côté, Cyril s’attachait facilement à toute âme tourmentée, à tout grand caractère, et Laurence lui devenait chaque jour plus chère. Il ne pouvait lire un livre émouvant sans désirer le lui faire connaître ; il n’écrivait rien qu’il ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée, ne parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux travaux. A force de supplications, d’instances, d’importunités, il obtint enfin qu’elle lui laissât lire ses vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux. Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua, heureuse de penser qu’elle écrirait désormais pour lui, Laurence décida de publier au plus tôt, à ses frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son manuscrit. Comme elle avait sans cesse besoin de le consulter, il venait, au grand scandale de Juliane, la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et souvent, Laurence, envoyant prévenir Mme de Clet, le retenait à dîner. Il s’asseyait en face d’elle, occupait tout naturellement, semblait-il, la place du maître de maison, désertée par son titulaire légitime.
M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant dix heures du soir. Il se disait débordé d’occupations, travaillait à son bureau longtemps encore après le départ de ses employés, expédiant sur le coin d’une table le repas que lui montait sa concierge. Laurence appréciait fort ce mari peu gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio au coup de dix heures, exact comme le coucou saugrenu d’une horloge géante, l’embrassait sur le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique et disparaissait de sa vie.
Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit au travail avec une ardeur inusitée. Elle écrivait fiévreusement, assise à sa table, entre une gerbe de mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle inclinait alternativement son visage. Parfois, elle se levait, allumait une cigarette, arpentait la pièce en relisant tout haut les vers qu’elle venait d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table à la cheminée, cherchant une rime rebelle, son regard s’arrêta sur la pendule. Les deux aiguilles, rapprochées, confondues en une seule, marquaient minuit. Etonnée de cette heure tardive, elle se souvint tout à coup que son mari, ce soir-là, n’était point venu l’embrasser comme de coutume. Alors les chants passionnés, les rythmes bondissants qui sonnaient dans son âme se turent, elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule. Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence s’élança dans l’antichambre. Le pardessus de M. Hecquin ne pendait pas, comme de coutume, au portemanteau ; les verrous et la chaîne de la porte d’entrée qu’il assujettissait chaque soir n’étaient pas fermés. La jeune femme courut vers la chambre de son mari et la trouva vide. Elle revint alors chez elle, cherchant une cause qui pût expliquer cette absence. Elle n’en trouvait qu’un seule vraiment plausible : la mort.
Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se disait fatigué et Laurence avait souvent remarqué la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée de son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché plus d’importance à ces symptômes, ni exigé de son mari qu’il prît quelque repos. Elle l’imaginait terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur le livre où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être, au dernier moment, avait-il appelé faiblement dans son bureau désert, sans que personne entendît sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette même heure sa femme, indifférente, lisait des vers avec Cyril. Ah ! toujours elle s’était montrée pour lui si froide, si dédaigneuse, que son souvenir n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle douceur, nul réconfort. Désormais, il était trop tard pour qu’elle réparât ses torts envers cet homme qui, durant trois ans, avait vécu près d’elle, discret, bienveillant, sans que jamais elle réchauffât d’une parole affectueuse son cœur timide et méconnu.
Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches. A l’aube, son angoisse impuissante se changeant peu à peu en torpeur, épuisée de fatigue, elle s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en entrant comme de coutume, à sept heures et demie du matin, pour ouvrir les persiennes, la réveilla. Tout de suite, elle bondit au téléphone et demanda la communication avec la banque Hecquin. Les employés n’étaient point encore arrivés : ce fut la concierge qui répondit. L’inquiétude de la jeune femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin avait eu une journée fort agitée. Il n’était venu qu’un instant le matin donner ses ordres à ses employés. Puis il était parti précipitamment. A huit heures du soir, une auto l’avait ramené et attendu devant la porte, tandis qu’il montait à son bureau. Il en était redescendu quelques minutes après, portant une serviette et une valise. La concierge avait pensé qu’il partait en voyage. Cette explication semblait plausible. M. Hecquin parlait, en effet, depuis quelque temps, d’aller à Londres pour affaires. Mais Laurence s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son départ et elle ne savait que penser. Dans son désarroi, elle sentit le besoin de confier à un être humain ses inquiétudes et courut chez son frère. Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale, Juliane et André s’amusèrent beaucoup de son anxiété. Ces gens sensés considéraient le malheur, l’accident, la mort même comme des faits assez rares, presque invraisemblables, auxquels nul ne devait croire que contraint par l’évidence. Ils refusèrent donc d’admettre que l’absence de M. Hecquin pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André promit de passer dans la matinée boulevard Haussmann pour tâcher d’éclaircir le mystère qui tourmentait Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu honteuse de ses vaines terreurs. Pour se détendre des fatigués de la nuit, elle prit un bain, s’étendit dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, André entra dans la pièce.
Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir une course épuisante pour échapper à la poursuite d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de sueur. Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique, se hérissaient par mèches inégalés. Haletant, il marcha sur sa sœur, la saisit aux poignets, la fit lever et, la secouant avec violence, cherchant vainement à rattraper sa respiration, il bégaya :
— Combien as-tu confié à ton mari, dis… Quelle somme… à peu près… sur toute ta fortune ?… Allons, allons… réponds !…
— Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence abasourdie. Je ne m’occupais plus de mes affaires. Je lui avais donné une procuration pour ouvrir mon coffre et agir en mon nom.
Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle faillit tomber :
— Bon ! bon ! ricana-t-il, nous sommes tous f…, tous ruinés ! Ma fortune et la tienne y passent. Hecquin est en fuite… Faillite… Banqueroute… Je n’ai plus rien… Ma femme !… Ma fille !…
Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait à moitié fou. Il marchait dans la pièce d’un air égaré, avec des exclamations confuses, des gestes désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux mains, comme pour comprimer les pensées qui s’y heurtaient douloureusement. Parfois, il tendait le poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou éclatait d’un rire strident, terrible.
Laurence, au contraire, demeurait parfaitement calme. Elle n’éprouvait qu’une sensation d’immense étonnement devant ce nouveau désastre auquel, malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore. Il lui fallut déployer une infinie patience pour obtenir de son frère quelques explications précises. Enfin, il dit ce qu’il savait.
Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann, il avait trouvé les bureaux de M. Hecquin occupés par la police qui posait les scellés, tandis que les employés, consternés, remettaient leurs pardessus, s’apprêtaient à se retirer. En questionnant les uns et les autres, André avait appris la banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez un avocat de ses amis. Les deux hommes, ensemble, avaient couru tout Paris pour obtenir des renseignements sur la situation de M. Hecquin. Elle était absolument désespérée. Il s’agissait pour lui d’une banqueroute frauduleuse, car il avait commis de graves abus de confiance en détournant les dépôts qui lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu beau jeu à prétexter un surcroît de travail. A la vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait si tard à son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée. Il ne faisait à la banque que des apparitions hâtives et, tout le jour, fuyait ses créanciers, cherchait en vain de l’argent. Enfin, la veille, deux plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient été déposées au parquet. S’il n’avait pu réussir dans la nuit à gagner l’étranger, il devait être arrêté dans les vingt-quatre heures et jeté en prison.
Dans son inexpérience complète des affaires, Laurence ne comprit qu’imparfaitement ce que son frère lui expliquait. Cette inculpation d’escroquerie contre son mari ne la faisait point douter de son intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et son cœur s’émut en songeant à cet homme qui, trop timide, trop triste pour oser lui avouer sa détresse, depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants soucis.
— Ne puis-je empêcher ce désastre ? dit-elle. J’ai beau être mariée sous le régime de la séparation de biens, je n’en suis pas moins solidaire de ce malheureux. S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon devoir est de la sacrifier pour désarmer ses créanciers, pour lui permettre de se relever peut-être.
André accueillit cette proposition avec enthousiasme.
— Tu as raison ! s’écria-t-il. Allons tout de suite à ton coffre pour voir ce qu’il te reste. Après tout, ton mari a dû respecter ta fortune, il t’aimait. Tu pourras peut-être, en fournissant une forte caution, obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un imbécile, il a de belles relations. Si on le laisse libre, si on lui vient en aide, il est capable en quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre ; on a vu des choses plus extraordinaires.
Ce garçon, un moment abattu par le malheur, retrouvait déjà son optimisme habituel. Dans l’auto qui l’emmenait avec Laurence au Crédit universel, il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite du plan formé par sa sœur. Sa joie fut de courte durée. A la banque, Laurence ne put descendre à son coffre, sur lequel le parquet avait mis, le matin même, opposition. Elle apprit seulement, en faisant vérifier les bulletins d’entrée, que M. Hecquin avait demandé l’accès du coffre peu de jours auparavant.
— Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est besoin d’y regarder, déclara André en sortant, la tête basse, du Crédit universel. Comment Hecquin, réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose ! Ayant volé tous ses clients, pourquoi t’aurait-il épargnée ?
— Volé ! Je pense qu’il n’a jamais volé personne, dit sévèrement Laurence, et je te prie de ne pas employer de pareils termes devant moi.
Car elle pardonnait sans effort à son mari et trouvait généreux de défendre, à l’heure de l’infortune, l’homme qu’elle n’avait pas aimé, mais dont elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre, André la reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait se résoudre à rentrer chez lui, tant l’effrayait la nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la banque Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence, qui réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il s’attardait auprès d’elle, avec le vague espoir que le temps pourrait modifier sa situation et lui apporter un soulagement inattendu. Un coup de sonnette vint enfin l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un événement passionnément intéressant. Il leva la tête, écouta les bruits qui venaient de l’antichambre. Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître, triomphant, les bras chargés de titres et de billets de banque. Laurence tressaillit comme son frère, car l’heure approchait où Cyril avait coutume de lui faire sa visite quotidienne.
— André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que les de Clet soient ruinés, eux aussi, tout à fait ?
— Tout à fait ? comment le saurais-je ? Ils perdent de l’argent comme tout le monde, c’est certain.
Laurence détourna la tête. Un moment encore et Cyril s’avancerait vers elle, gai, souriant, aimable, et il faudrait que, détruisant sa joie du premier regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait peut-être, lui et sa mère, à la plus complète misère. Le cœur de Laurence battait à se rompre, au moment où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette exquisément printanière.
André s’était levé avec une sourde exclamation et, tout tremblant, il reculait devant sa femme comme devant le spectre du remords. Laurence, au contraire, considérait sans aucune émotion sa belle-sœur. Elle la croyait vraiment invulnérable et il lui semblait évident que, même sous le coup du malheur, cette froide poupée ne saurait cesser de parader dans une attitude noble ou charmante.
Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de son mari. Elle lui posait mille questions, s’affolait visiblement. Brusquement, le masque de la mondaine tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche, mesquine, incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle eut enfin compris, à travers les explications embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour elle d’une ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à une épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur les coussins avec des mouvements convulsifs, criait, sanglotait, déchirait les dentelles de son corsage. La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une pauvre épave humaine qui gémissait, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, les yeux révulsés. Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle, ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de dignité, la crut vraiment malade ; elle étendit la main pour sonner sa femme de chambre et faire venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à l’agonie, vit son geste. En un instant, elle fut debout et, saisissant le bras de sa belle-sœur :
— Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle… Il ne faut pas qu’on sache. Grand Dieu !… Sauvons du moins les apparences.
Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence d’esprit, succédant à un furieux délire, lui parut comique.
Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt toute sa douleur se changea en colère contre son mari. Elle se mit à lui reprocher âprement leur ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute de M. Hecquin.
André subissait tête basse ses accusations véhémentes. Laurence, cependant, tremblait de voir arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait pas de le rendre témoin de ces scènes de famille, elle s’éclipsa pour donner ordre à sa femme de chambre de lui dire, s’il se présentait, qu’elle avait été forcée de sortir, mais qu’elle le priait de repasser après le dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient toujours, prenaient à témoin l’univers qu’avant eux nul mortel n’avait subi pareille disgrâce. Tout en écoutant distraitement leurs divagations, Laurence évoquait son passé : la longue agonie, la mort tragique de son père. Auprès de ce qu’elle avait souffert alors, son malheur présent lui semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si amèrement leur fortune perdue.
Si basse que fût leur douleur, ils souffraient cependant. Laurence, se reprochant sa dureté, finit par les prendre en pitié. Elle s’approcha de Juliane pour lui offrir quelques consolations. Mais la jeune femme, que le calme de sa belle-sœur humiliait, lui imposa silence dès les premiers mots.
— Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en essuyant ses larmes avec rage. Naturellement tout cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une grande âme, une âme héroïque, n’est-ce pas ? Vous méprisez l’argent ? C’est facile à dire. Attendez la misère ! Nous verrons ce que deviendra ce beau courage. Folle que vous êtes ! Vous devriez pleurer des larmes de sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée, mais déshonorée. Qui voudra jamais revenir dans cette maison tarée ? Tous vos amis vous tourneront le dos.
— Bah ! dit Laurence en haussant les épaules, je ne regretterai pas ceux qui agiront ainsi.
Et elle songea : « Cyril me restera toujours ! » Mais Juliane devina sa pensée et, découvrant le point vulnérable où elle pouvait la blesser :
— Comptez-vous sur les de Clet ? lui cria-t-elle. Malheureuse, ils sont ruinés sans doute et par votre mari ! Espérez-vous que l’amitié de Cyril résiste à cette épreuve ? Non, non, vous ne le reverrez jamais, soyez-en sûre. Il vous fuira d’autant plus qu’il est le cousin de M. Hecquin. Jadis, c’était un honneur ; maintenant, il s’empressera de renier, en rompant avec vous, un lien de parenté vraiment trop peu flatteur.
— Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence avec fierté.
Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes ; son regard mal assuré exprimait une détresse poignante. Le coup avait porté. Pour la première fois depuis le début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment. Juliane, un moment, savoura sa vengeance. Mais toutes ces émotions précipitées, violentes, l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible, dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait consenti enfin à pardonner. Laurence alors sonna sa femme de chambre pour s’informer de Cyril. Il s’était présenté, un quart d’heure auparavant, mais il dînait en ville et ne pourrait revenir le soir comme elle l’en avait fait prier. La jeune femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par d’autres que par elle, la fuite de M. Hecquin. Un instant elle voulut se rendre chez Mme de Clet et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité. Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir pour sa mère un coup si cruel. D’ailleurs, rien ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à l’honneur, accorder quelques heures de grâce à ces deux êtres qui lui étaient si chers. Cette nuit, du moins, ils dormiraient tranquilles, heureux encore. Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême, une infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu. Mal préparée à la pauvreté, elle se reconnaissait à peu près incapable de gagner sa vie. Mais sa maison de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite de sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter. Cette demeure vaste et commode se louerait sans doute assez bien et son loyer suffirait à assurer sa vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire ses dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina dans une pièce étroite et triste, mal éclairée, mal chauffée, et il lui parut évident qu’elle pourrait y vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril vînt la voir quelquefois.
Allons, allons, c’était bien le traître le plus caché, le plus abrité qui vécût jamais.
Shakespeare.
— Allons, il faudra que je prenne peu à peu l’habitude de la pauvreté, songeait Laurence, le lendemain, en considérant le plateau d’argent que sa femme de chambre venait de poser sur la table et que, tout de suite, elle résolut de vendre.
Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de regrets, car, n’ayant aucune idée exacte de la valeur des choses, elle s’imaginait qu’il lui faudrait bientôt renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux. La perspective de ce sacrifice n’ébranla pas sa fermeté. Pour s’exercer à l’ascétisme, elle ne but même que deux tasses au lieu de trois.
Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte, car elle attendait André qui vint la chercher de bonne heure pour la conduire chez son avocat : Me Minne.
Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux renseignements sur la situation de M. Hecquin. Il apprit à Laurence que son passif dépassait six millions. L’actif semblait nul et les créanciers ne recevraient probablement aucun dédommagement.
— Il paraît évident, ajouta Me Minne, que M. Hecquin a pu gagner l’étranger, puisqu’il reste introuvable. De cela seulement, madame, vous pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises relèvent de la cour d’assises et l’enverraient au bagne s’il venait à être arrêté.
Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore de condamner son mari, tant il lui semblait lâche d’accabler un être tombé dans un tel déshonneur. Elle murmura tristement :
— Mais enfin, maître, que s’est-il passé ? Expliquez-moi comment cet homme honnête, bon et droit, dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus sévères principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc sans scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même, et garder devant tous cet air tranquille qui ne laissait rien deviner ?
Me Minne considéra sa cliente avec une pitié un peu railleuse :
— Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable, fabuleuse, c’est que vous, votre frère et tant d’autres, vous ignoriez si absolument le passé de M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître.
Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait d’une façon toute simple. Fils d’un huissier de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa jeunesse l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur, il fit à Paris de sérieuses études de droit et entra comme représentant dans une grande maison d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection en province, il sut plaire à la fille unique d’un gros commerçant de Lille et l’épousa. La dot de sa femme, l’héritage de ses parents, qui moururent peu après son mariage, lui constituaient une fortune suffisante. Il quitta sa maison d’assurances, fonda un journal financier et se jeta dans la spéculation. Doué d’un esprit rusé, audacieux, mais borné, il n’avait en aucune façon le génie des affaires. Ses succès furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais il eut l’adresse de se faire adorer de sa femme dont l’attachement le sauva. Les parents de cette malheureuse, ne pouvant la décider au divorce, et toujours désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les dettes de leur gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au jour où Mme Hecquin mourut de chagrin, en laissant à sa famille la charge d’élever son fils.
Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu jusqu’alors, M. Hecquin ne perdit pas courage. Par un coup de chance inouï, il réussit à capter la confiance de la baronne Tershau, veuve du richissime banquier juif. Il devint son intendant, reçut la direction de toutes ses affaires et, n’ayant à redouter aucun contrôle, puisa sans scrupule dans cette immense fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix ans d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations de plus en plus nombreuses, de plus en plus précises, s’aperçut enfin que son précieux intendant lui avait volé plus d’un million. Désarmée par les supplications du misérable, elle n’eut pas le courage de le livrer à la justice et se contenta de le renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait de se marier, connut les causes de cette rupture. C’est alors qu’indigné de l’improbité de son père et redoutant une catastrophe plus irréparable, il voulut lui faire donner un conseil judiciaire. De là datait l’inimitié des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec une telle adresse qu’il parvint à faire débouter son fils de sa demande et conserva toute sa liberté d’action. Peu après, il retrouva de nouvelles dupes. Il put fonder sa maison de banque, connut des périodes de succès éclatants, suivies de revers non moins complets. Trois ans auparavant, il traversait une terrible crise et, dans tous les milieux financiers, on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on apprit avec stupeur qu’il allait épouser une jeune fille appartenant à une famille parfaitement honorable, pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce ne fut qu’un an après son mariage qu’il se remit à tenter de grosses spéculations.
— Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant Me Minne, cette rentrée en scène coïncide avec le moment où, après la mort de mon père, il m’arracha une procuration générale qui lui laissait la libre disposition de ma fortune.
Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait recherchée, sans se laisser rebuter, ni par la défiance non dissimulée de son père, ni par son indifférence, ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé. Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire, lorsqu’elle avait refusé et à jamais d’être sa femme. Pour accepter tant d’affronts et d’humiliations, il fallait que le plus lâche amour ou la plus sombre cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute dignité même. Laurence, qui s’était étonnée parfois de cette patience surhumaine, faute de pouvoir soupçonner la duplicité de son mari, avait admis l’hypothèse du fol amour. Cette chimère lui parut tout à coup si fabuleuse, si burlesque, qu’elle ne put s’empêcher de rire. Me Minne et André se regardèrent, effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique mésaventure.
— Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer leur surprise, je ne me croyais pas encore si parfaitement stupide et je me suis laissée vraiment jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est bien ainsi.
La découverte qu’elle venait de faire lui causait en effet une véritable satisfaction. La conduite de M. Hecquin, ses forfaits prémédités, justifiaient enfin l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant que ce mystérieux personnage avait si longtemps porté devant elle venait de tomber, découvrant la face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords. Mais du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté le renier, séparer sa cause de la sienne. Quelle que fût à présent la destinée de cet homme, elle était envers lui libre de toute dette, affranchie de tout scrupule.
En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre qui portait le timbre de Paris et dont l’adresse, tracée par une main étrangère, ne lui rappelait rien. Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut avec stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent l’écriture régulière et serrée de M. Hecquin.
La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par une formule de mélodrame :
« Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini pour moi, je paierai ma dette à la société ou si, comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour sauver l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque argent et favoriser ma fuite, je mangerai seul, à jamais, l’amer pain de l’exil. »
A cet exorde succédait un long plaidoyer dans lequel M. Hecquin rejetait pompeusement la responsabilité de ses fautes sur les hommes, sur les événements, sur la fatalité. Il implorait cependant en quelques phrases rapides le pardon de sa femme. Puis, cette formalité remplie, tout aussitôt, redressant la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur et presque triomphant :
« Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il, l’amertume de mes remords à votre endroit, c’est la certitude où je suis que, même si vous ne m’aviez pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune. Votre prodigalité, votre ignorance absolue de la valeur de l’argent vous eussent de toutes façons conduite à la ruine où vient de vous entraîner ma mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce désastre aura sur vous une influence heureuse, corrigera, il en est temps, votre effrayante légèreté. Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est point de lire des vers avec des jeunes gens, de fumer des cigarettes ou d’écrire toute la nuit vos rêveries de jeune névrosée. Cette existence scandaleuse et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à peu la nécessité de l’économie, le mérite du travail et peut-être, un jour, penserez-vous sans trop d’amertume au malheureux qui vous aura appris, durement il est vrai, la sagesse. »
Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment le monde renversé. Le voleur reprochait à sa victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait en pontife, en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette lettre insolente, plus elle y discernait l’accent de la vengeance. Et soudain, elle comprit toute la vérité : M. Hecquin la haïssait.
Ah ! sans doute, elle avait été pour lui une dupe naïve et facile à tromper. Pourtant, contraint par prudence d’accepter le contrat imposé par le colonel Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour capter sa confiance, il s’était plié au plus patient esclavage, respectant toutes ses volontés, approuvant servilement tous ses caprices. Il ne pouvait lui pardonner ces longs retards, ces humiliations. Mais il la détestait surtout à cause de ses dépenses, à cause de cet argent si précieux qu’elle lui reprenait par lambeaux et employait à ses plaisirs. Que de fois, à la veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la maudire lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle réclamait pour le lendemain une somme importante, s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et la jeune femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains regards que parfois il attachait sur elle quand il lui remettait enfin une liasse de billets de banque, regards mornes, presque vitreux, qui s’efforçaient de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle s’en rendait compte à présent, une inexorable rancune et, peut-être, le désir aveugle du meurtre. Mais comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une terreur rétrospective, sa vie commune avec ce monstre, on annonça Mme Heller.
Un homme qui nous est fidèle dans l’adversité est plus doux à voir que, sur la mer, la sérénité du ciel aux marins.
Euripide.
Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter le malheur avec simplicité. Instinctivement, la visiteuse avait adopté l’attitude d’une mauvaise actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle s’avançait d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous les meubles. Sa main gauche était posée pathétiquement sur son cœur. Sa main droite brandissait un journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci y lut d’un regard le court entrefilet qui annonçait la banqueroute frauduleuse et la fuite de son mari. Sa première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire, maintenant qu’il savait tout, et non par elle. Mme Heller n’eut point pitié de sa consternation.
— Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle avec éclat en s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le et souvenez-vous que j’y ai trouvé mon arrêt de mort. Ah ! Dieu ! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans le métro, sans défiance. Quel coup de massue ! J’ai failli tomber foudroyée. Faites-moi apporter un grog, si les caves de votre époux ne sont pas vides comme sa caisse. Plus vite !
Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un ton plus impérieux, plus offensant. Pourtant, Laurence obéit sans mot dire et sonna sa femme de chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi Mme Heller la traitait si durement, mais elle sentait que cette femme était devenue sa mortelle ennemie et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait l’injure, l’affront comme le seul pain qui lui fût désormais accordé. Lætitia, cependant, continuant sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant le grog qu’elle avait demandé, elle reprit des forces. Son regard éteint redevint dur et menaçant.
— Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant de Laurence comme pour épier de plus près sa physionomie, vous allez me dire où est votre honorable époux.
— Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec calme, bien que son cœur battît à l’étouffer. Voilà tout ce que je sais de lui.
Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle venait de recevoir. Mme Heller s’en saisit avidement et la lut, d’abord avec un air de surprise, puis avec un méchant sourire.
— Cette lettre a été concertée entre votre mari et vous, dit-elle d’un ton sentencieux, c’est trop clair ! Elle vous permet de vous poser en victime et vous sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas prendre à ce grossier subterfuge. Comment croire que M. Hecquin ait pu vous tromper, vous rouler, comme il s’en vante ? Comment admettre que vous n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers jours ? Acculé à un tel désastre, il devait, dans l’intimité, trahir ses préoccupations. Un mari ne peut rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux et qu’elle est jeune.
— Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris, affirma doucement Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient pas, et lui moins encore. Mon mari, dites-vous. Oh ! il l’était si peu !
Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le mystère de sa vie conjugale. Mme Heller, dès les premiers mots, l’interrompit :
— Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit !
Elle continuait d’employer par habitude les termes caressants dont elle se servait d’ordinaire mais qui, prononcés sur un ton de raillerie féroce, avaient la dureté d’un soufflet :
— Non, je vous en prie ! Quand vous écrirez un roman, vous pourrez présenter à vos lecteurs un ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez du succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de me faire avaler à moi une pareille fable. Oh ! grand Dieu ! je connais l’homme, je sais ce qu’est la vie, je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage !
Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue de son infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait à quel point son indifférence absolue pour son mari et toute l’histoire de leur vie commune, si profondément séparée, devaient paraître incroyables. Pourtant, il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que jamais elle n’avait posé une question à M. Hecquin sur ses affaires, qu’il s’était enfui de chez elle avant qu’elle eût rien soupçonné. Mme Heller en l’écoutant frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant mille pièges pour la forcer à se contredire. Enfin, ne pouvant obtenir d’elle l’aveu qu’elle sollicitait, elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa colère, longtemps contenue, éclata, terrible.
— Savez-vous combien je perds ? vociférait-elle. Quatre cent mille francs, le prix de mon hôtel ! M. Hecquin me donnait d’excellents conseils et, peu à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains. Le mois dernier encore, je lui ai remis cinquante mille francs. Vous connaissiez alors certainement l’état de ses affaires, mais vous ne m’avez pas avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des cas pareils. La femme, étant prévenue la première, passe la première à la caisse. Elle pleure, crie, menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce pas, donne tout l’argent dont il peut disposer ; chaque jour elle lui arrache un nouveau remboursement, aux dépens même de ses meilleurs amis. Allons, avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc ! Oh ! vous me rembourserez, je saurai bien vous y contraindre !
Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant les yeux de ce visage crispé dans la grimace de la haine, elle évoquait la brillante figure qui avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son ancien amour, elle négligeait de se défendre. Surprise de pouvoir conserver tant de calme sous de telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut seulement quand Mme Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa blessure. La trahison de M. Hecquin, quoique plus criminelle, lui avait fait moins de mal, ayant changé sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait à son égard une secrète faiblesse et s’en croyait aimée. La conduite de cette ancienne amie la laissait inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre au lit. Elle se sentait horriblement délaissée et comme condamnée à l’opprobre, au mépris du monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte qu’elle parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent. Ce malheur avilissait, affolait toutes les âmes, les entraînait à commettre les pires lâchetés. Le vrai coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent une victime qui pût répondre pour lui, souffrir pour lui, être humiliée jusqu’à la mort. C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie par les déceptions de la journée, elle n’osait plus espérer trouver grâce devant personne. Après M. Hecquin, après Mme Heller, d’autres amis, les meilleurs peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer le nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance d’un glas. Mais, comme elle s’efforçait de l’oublier, sa femme de chambre vint lui dire que Cyril insistait pour qu’elle voulût bien le recevoir.
Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce. Elle ne trouva plus dans son âme une parcelle de courage pour supporter encore les tortures d’une entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de lâcheté panique, elle chercha tout d’abord un prétexte qui lui permît de remettre au lendemain toute explication. Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait subir cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait accordé tant qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux valait en finir au plus vite, perdre dans un même jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements qu’elle avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux dénoués. Elle dut cinq ou six fois recommencer sa coiffure. A tout instant, le cœur lui manquait en songeant à celui qui l’attendait. Elle savait bien qu’il lui épargnerait les insultes directes dont Mme Heller l’avait accablée. Mais déjà il l’avait jugée et probablement condamnée. Il venait pour savoir si elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait attendre d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une défiance prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé de soupçons. A cette pensée, elle se sentait saisie d’une douleur sans nom. Enfin, elle eut raison de sa faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur lorsqu’elle entra au salon avec une expression de dignité calme et de sévérité glaciale. Sachant pourtant combien sa fermeté restait précaire, elle regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son visage. Mais tout de suite il courut à sa rencontre et lui saisit les mains :
— Oh ! Laurence ! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il d’une voix qui tremblait d’émotion.
Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.
Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs affronts. La douceur de cet accueil, succédant à la certitude d’un universel abandon, lui enleva tout son courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses larmes débordèrent : elle s’abattit sur son divan, la tête dans ses mains. Cyril, penché sur elle, lui parlait avec un accent d’ineffable pitié. Le sens de ses paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur le cœur comme une eau divinement fraîche. Bientôt, elle cessa de pleurer, saisie par le désir de revoir son visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un moment, elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine dans un muet enchantement, car nulle expression de colère, de rancune ou de défiance n’assombrissait cette physionomie altérée, mais toujours noble et tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur elle était bien celui d’un ami.
— Oh ! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je ne savais pas… Je n’ai rien soupçonné… jamais… jamais. Avant-hier, lorsque mon mari m’a quittée, j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure.
Il l’interrompit avec une sorte de colère.
— Allons, vous êtes folle ! Ai-je besoin de ce serment ? Naturellement, les affaires de M. Hecquin vous étaient aussi étrangères que l’astronomie. Vous viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends ce qui s’est passé et je n’ai que faire de vos explications.
— Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement. Si vous devez me condamner un jour, que ce soit tout de suite. Je dois vous l’avouer : d’autres m’ont accusée et m’accuseront encore des pires infamies. Déjà, je passe pour avoir été la complice de mon mari. Oh ! j’ai été durement jugée par une femme qui était cependant ma plus ancienne amie !
— Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de trahison ni de malentendu possible, reprit Cyril. Je vous connais comme je connais mon âme, et cela dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire, cet homme… mon cousin… est toujours resté pour moi impénétrable, indéchiffrable. Qu’était-il ? Même à présent, je ne le comprends pas.
Comme Laurence, dans les premiers moments, Cyril n’osait pas juger M. Hecquin. Il croyait lui devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour un spéculateur de cette envergure, le banquier versait depuis des années, à son jeune cousin, des intérêts prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme, affranchi de tout souci pécuniaire, avait pu suivre librement sa vocation littéraire. Il pensait que cet homme, égaré jusqu’au crime par la passion du jeu, l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait aisément l’intérêt qui poussait son mari à s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur insu un rôle de premier plan. Leur nom respecté, leur honorabilité connue lui servaient de sauvegarde. Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté flatteuse. Et ceux qu’inquiétaient ses discours obscurs accordaient leur confiance au cousin de la comtesse de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé, lui raconta sa vie, ses forfaits. Le jeune homme écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le convaincre, lui montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du misérable. Il put à peine en achever la lecture. La perfidie que révélait chaque ligne du texte lui arrachait des exclamations d’horreur. Il jeta enfin sur la table les papiers que sa main convulsive avait failli mille fois mettre en pièces.
— Oh ! Laurence ! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il, il n’a pas pu vous haïr à ce point ! Sa conduite envers vous dépasse toute imagination. De grâce, oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible !
Pressant les mains de la jeune femme, il la regardait d’un air suppliant et semblait presque lui demander pardon de tout le mal qu’un autre lui avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement :
— Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle trahison eût été terrible pour moi si j’avais aimé cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent redoutables.
— Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril, vous ne savez pas encore ce qu’est la ruine, vous ne connaissez pas les maux quotidiens, si mesquins et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de subir. Cette ignorance est le seul bien qui vous reste, mais non point pour longtemps.
Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait détacher les yeux de ce visage, où, dans le crépuscule qui tombait, la douleur croissait lentement comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle que celle du jour.
— Cyril, souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec un respect timide. Tout cela pour vous est-il irréparable ?
Il était trop simple, trop candide pour songer à dissimuler ses tourments :
— Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser une perte d’argent, pour moi c’est un profond malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne nous reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne, à peu près sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais sans révolte la gêne, la misère même, mais la pensée de maman me déchire. Toujours, lorsque j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis d’argent, travailler, lutter pour moi, sans aucun repos. J’aurais voulu qu’après une telle jeunesse elle eût du moins une vieillesse heureuse ! Oh ! je m’arrangerai pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par exemple, il faudra me consacrer corps et âme au journalisme, ou peut-être chercher en dehors des lettres une situation lucrative.
— Cyril, vous n’y pensez pas !
Laurence s’était levée toute droite dans son émotion et, retombant aussitôt à sa place, elle s’écria désespérément :
— Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime ! Vous ne pouvez pas briser ainsi votre carrière, vous détourner de votre voie, employer à de basses besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas le droit, Dieu vous ayant créé poète, de devenir un marchand ou un fonctionnaire !
Il sourit avec mélancolie.
— Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité ; mais voyez-vous, Laurence, il y a des obligations ici-bas auxquelles on ne peut pas se dérober et qu’il faut peut-être bénir malgré tout.
Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce que cet être, si jeune encore et si ardent, aimait sans le savoir, peut-être, plus que tout au monde, ce n’était point la mystérieuse amie dont il était cependant toujours occupé, ni son œuvre, ni ses livres pourtant chers, c’était seulement le devoir, si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie était déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient devaient abandonner toute espérance de le voir heureux. Laurence comprit nettement toutes ces choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Cyril abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une exclamation étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit sa main dans la sienne. Alors elle sanglota plus fort.
— Je ne puis supporter cela…, gémit-elle, je ne puis supporter de vous voir souffrir et briser votre vie, Cyril…, je vous…
Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres, c’était : « Je vous adore ! » Elle en savoura, étonnée, la douceur ; mais elle ne le prononça pas et son timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite, avoué son secret, se referma jalousement sur ce cri passionné. Laurence l’oublia tout de suite et n’écouta plus que Cyril qui lui parlait, penché sur elle, s’efforçant de la calmer.
— Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi longtemps ? disait-il sur un ton de raillerie légère qui restait tendre. C’est fort touchant, ma pauvre amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez vous faire aucune idée de ma confusion.
Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à peu, elle cessa de pleurer. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil, les paupières closes, elle demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se sentait faible et calme comme après une crise de nerfs ou un long évanouissement. Mais, lorsque Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna dans sa chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en quelques heures le monde, la vie avaient entièrement changé pour elle. Et, comme cherchant à s’expliquer ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux dénoués, elle entendit de nouveau retentir dans son âme les mots d’adoration fervente qu’elle avait failli formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils lui parurent absurdes et fous ; elle voulut en sourire, mais ses larmes recommencèrent à couler. Son visage, ses bras, tout son corps s’empourprèrent et devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant à travers la chambre. Et tout à coup, avec la violence d’un flot de sang jaillissant d’une artère rompue, un nom s’échappa de son cœur, un nom seulement qu’elle répéta plusieurs fois tout haut : « Cyril ! »
Alors elle comprit enfin la place que cet ami si cher occupait dans sa vie. O lumière subite, ô découverte étonnante, elle l’aimait, non point d’un amour jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très ancien déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant où, après la mort de son père, il s’était penché avec une émotion si vive sur son âme brisée. Elle s’expliquait enfin pourquoi, après une telle douleur, elle s’était relevée et lentement rattachée à l’existence. C’est lui qui l’avait arrachée aux affres du regret et de la solitude. C’est parce qu’il se tenait auprès d’elle qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu rire encore, être jeune, aimer ce qu’il aimait. Depuis quelques années, elle ne vivait que pour lui.
Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux, demeura sans mouvement, retenant sa respiration, la main appuyée sur son cœur qui semblait vivre seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne ayant dit son secret, maintenant déchaîné, sans pudeur, sans effroi, chantait son chant triomphal. Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif dévorante qui consume un être noble, tant qu’il n’a pu donner son âme. Maintenant elle avait trouvé ce grand amour auquel, à travers toute trahison et toute déception, elle n’avait jamais cessé de croire, cet amour souverain, plein d’honneur, sans tache, beau comme la lumière, durable comme la vérité. Ah ! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance. Les tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient pas son courage. Aux pieds de ce maître admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir, docile, offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement vers quelque clarté divine.
— Qu’est cette chose que l’on dit des hommes, aimer ?
— La chose la plus douce, ô ma fille, et la même chose à la fois pleine de peines.
Euripide.
Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il commence à régner dans une âme, a toujours quelque douceur. Il fut tout d’abord pour Laurence un asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il lui prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter le déprimant et quotidien supplice auquel elle fut soumise. En effet, M. Hecquin maintenant était à l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient d’autres scandales. Mais les créanciers ne se résignaient pas à ce silence, à cet oubli. Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir, d’apprendre chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser en démarches afin de se dissimuler leur impuissance. Las d’errer vainement autour des bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt à son domicile, et, reportant sur sa femme leur haine impuissante, ils s’efforçaient de l’effrayer, de l’intimider, mêlant à leurs réclamations l’injure et la menace. De son côté, Mlle Drevain, bien qu’elle fût de toutes les victimes du banquier la moins atteinte et conservât un important immeuble à Paris, rejetait âprement sur Laurence la responsabilité de sa ruine partielle et ne cessait de la lui reprocher aigrement. Mme Heller, désespérant de retrouver ses capitaux, se vendit encore une fois et partit pour Venise avec un Américain, tout croulant de vieillesse, que ses charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune persistait cependant et chaque semaine arrivaient, rue de Vaugirard, des lettres anonymes où se reconnaissait clairement sinon l’écriture, du moins le style de la belle Lætitia.
Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence supportait les affronts les plus amers avec une impassible dignité et parvenait presque à n’en point souffrir.
Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper. Ursule, déjà gravement malade d’une phlébite au moment où elle apprit la ruine de sa jeune cousine, fut emportée quelques jours plus tard par une embolie. Laurence pleura très sincèrement celle qui lui avait servi de mère et dont l’affection si tendre avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais l’amour est un maître despotique et, dans le cœur où il descend, il étouffe toute autre tendresse. Le chagrin de Laurence, quoique grand, ne la détacha pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique. Elle connaissait assez Cyril pour savoir que plus elle serait abandonnée, pauvre d’amis, pauvre d’argent, plus elle lui serait chère, et cette certitude l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation, il continuait à venir la voir chaque soir, lui rendant par sa présence force et courage. Lorsqu’il n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les épreuves passées, Mme de Clet conservait une jeunesse de caractère qui touchait à l’enfantillage, et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses œufs de Bretagne, et l’économie qu’elle réalisait ainsi lui semblait devoir rétablir l’équilibre de son budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du cœur le plus généreux, elle s’affligeait d’ordinaire du malheur des autres plus que de ses propres soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence.
Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer, à la plaindre. Ses rares amis lui demeuraient fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret, la voyant toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son malheur, s’efforcèrent de lui épargner les courses, les démarches auxquelles sa situation l’obligeait. Ils lui trouvèrent des acquéreurs pour les meubles dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier le bail de la rue Vaneau et lui cherchèrent une demeure.
Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage immédiat de Cyril, afin qu’il pût venir la voir aussi souvent qu’autrefois. Un appartement qu’Edith avait découvert, rue Vavin, lui plaisait particulièrement, mais il coûtait dix-huit cents francs, prix excessif pour la jeune femme. Sa maison de Sedan venait d’être louée trois mille francs. Elle n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel, que quelques titres nominatifs représentant à peu près mille francs de rentes, et elle s’effrayait de devoir consacrer la moitié de son revenu à son loyer. Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle lui exposait ses perplexités :
— Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas à l’arrêter, lui dit-il, car il est entendu entre ma femme et moi que c’est nous désormais qui paierons votre loyer.
Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient qu’une fortune modeste, le colonel venait d’être mis à la retraite et elle craignait que cette générosité ne les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses scrupules. Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa tendre insistance et arrêter l’appartement de la rue Vavin.
Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa situation. Sa nouvelle demeure, quoique petite, était commode et claire. Elle possédait plus de tapis et de tentures qu’il n’en fallait pour organiser un intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La concierge de la maison s’occupa de son ménage et suffit à assurer son facile service. Matée par la nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais il lui fallut renoncer à faire imprimer son livre pour lequel Cyril lui chercha vainement un éditeur. Elle continua de travailler, avec l’espoir que son effort, bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et, ayant reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient point choses très coûteuses, elle trouvait la pauvreté bénigne, acceptable en somme.
Le temps passa, opérant son œuvre apaisante. Elle obtint assez vite la séparation de corps et de biens et reprit son nom de jeune fille. De M. Hecquin, jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure sinistre s’effaça de sa vie sans même y laisser un souvenir douloureux : elle l’eut bientôt entièrement oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent à la poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au moment même où cessait l’orage qui venait de saccager son existence, l’amour qui l’avait consolée dans toutes ses peines arracha le masque charmant qu’il avait pris pour l’asservir, découvrit son cruel visage et, prudent bourreau, commença d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme elle s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de façon à ce que le seul être qui lui fût nécessaire ne lui manquât jamais, le sort se plut à tourner en dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire leur donna congé, car il voulait réparer entièrement sa maison et l’habiter lui-même. Cyril chercha vainement dans Paris un appartement d’un prix modeste, mais assez vaste pourtant pour qu’il pût y faire entrer les beaux meubles anciens dont Mme de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait jamais voulu se séparer. Après quelques hésitations, il décida de se fixer en banlieue et arrêta une maison à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il le prononçait devant Laurence, prenait pour elle les sonorités lointaines de Tokio ou de Calcutta ; elle n’eût point souffert davantage si son ami eût été sur le point de partir au fond de l’Asie ou pour la lune. Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait quelque courage en affirmant qu’il viendrait tous les jours à Paris, qu’il la verrait souvent. Mais aux heures mêmes où elle ne redoutait aucun malheur précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler, ayant acquis la certitude que son amour n’aurait jamais de fin. En effet, ce qui cause le plus souvent la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui qui l’inspire. Laurence, connaissant son ardeur, sa constance, se savait capable de nourrir pendant toute une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point en lui une vaine illusion, un fantôme créé par son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet être parfait et charmant, semblable à elle et pourtant plus grand qu’elle, incarnait les rêves les plus ambitieux de sa jeunesse. Rien ne pourrait le détacher de lui, pas même la douleur, car elle l’avait aimé, sachant qu’il ne l’aimait pas.
Aux tourments que lui causaient l’indifférence de son ami, et la crainte de le perdre, s’ajouta bientôt un mal plus cruel. Elle ne put se défendre d’une impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment, ranimait sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement tout ce qu’il écrivait. Partout, dans ses poèmes, passait le même visage de femme, retentissait le même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence écoutait, toute pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait pas à elle. Cette torture si fine, si aiguë, peu à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui la déchiraient. Elle passait la nuit à les relire, à savourer ce lent poison. Toutefois, elle savait que Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions sans nombre, car bien souvent il se plaignait, à elle, amèrement de la femme.
— C’est vraiment l’image vivante du mal et de la perfidie, disait-il. Elle est heureuse de mentir, heureuse de tromper. Un amour permis ne lui suffirait pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle aime en son amant, non point lui. Et puis, comme elle est peu sensible et bien équilibrée au fond ! Entre deux visites, elle court à un rendez-vous. Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a remis sa voilette, ce n’est plus la même femme : elle repousse le dernier baiser qui dérangerait sa coiffure. Cette minute déchirante de la séparation ne lui arrache pas même un soupir.
Laurence qui toujours souffrait atrocement au moment où Cyril se levait pour partir, qui, toutes les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine de le revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours, Laurence s’étonnait en regardant le visage de son ami. Elle se scandalisait qu’une femme pût être assez froide pour se lasser de le contempler, de l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que Cyril n’était point heureux accroissait sa détresse.
— Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai rencontré l’autre jour au vernissage du Salon d’automne ? Une personne que je désirais voir depuis longtemps, Aurélia Loriel.
Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant obscur qui l’aimait aveuglément et lui laissait toute liberté, Aurélia Loriel était célèbre à la fois par sa beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait sa grâce en des portraits charmants, où sa silhouette, adorablement mince, se détachait sur un fond tourmenté de paysages chaotiques. Son visage, toujours à demi détourné ou voilé par le pli d’une écharpe flottante, parfois masqué par un loup de velours, n’était jamais entièrement visible. Il semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse de sa beauté, pour en révéler aux profanes l’entière splendeur. Sa personnalité, cependant, n’intéressait que médiocrement Laurence, et Juliane fut surprise de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité. Elle ajouta négligemment :
— Cyril n’a point mal choisi !
Comme Laurence l’interrogeait du regard, la jeune femme qui, ayant deviné sa passion, jugeait nécessaire de lui enlever toute illusion, reprit sans méchanceté :
— Vraiment, vous l’ignoriez ?… Aurélia Loriel est la maîtresse de Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison dure depuis plus de quatre ans, non sans orages. Il paraît que cette femme est volage. On prétend qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui revient toujours. Il accepte tout. Il est éperdument épris et je le comprends, elle est si belle !
Pourquoi cette révélation venait-elle si tard ? Parce qu’un an auparavant, Laurence n’en eût pas souffert et que la vie est trop cruelle pour frapper au hasard. Elle dose et ménage savamment la douleur, afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors, le nom d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le cœur de Laurence, sonnant le glas funèbre de son amour.
Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il avait reçu deux invitations pour une première représentation des ballets russes et pensait lui être agréable en lui offrant la place dont il disposait. Laurence s’habilla en toute hâte. Sa réclusion lui pesait parfois et elle accueillait avec joie cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet, le charme violent d’une musique à la fois nostalgique et barbare l’étourdit, la plongea dans une bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement comblée par ce spectacle parfait, par le tumulte si divinement ordonné de ces danses, folles et délicieuses, à la fois si brutales et si spirituelles.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle dès le premier entr’acte, quand le rideau tomba sur Schéhérazade, c’est beau comme un rêve d’opium.
Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne partageait pas son enthousiasme. Il examinait la salle et, reconnaissant çà et là quelques personnalités, les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui toucha le bras et murmura :
— Regardez, là, à gauche, cette personne qui vient d’entrer… une des plus jolies femmes de Paris, Aurélia Loriel !
Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement la tête. Dans une loge qui touchait à son fauteuil d’orchestre, une femme défaisait lentement les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient. Elle tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait que sa haute stature et le casque noir de ses cheveux. Au moment où son manteau tomba d’un seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné par le poids des fourrures, s’inclina dans un mouvement charmant qui mit en valeur la ligne divine de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau de velours noir au-dessus duquel brillait, d’un éclat incroyable, sa chair délicate et pâle. Lorsqu’elle se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer toute une vie.
Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle compagne. Tout de suite le contraste de sa beauté et de sa solitude dénonçait son orgueil. Il semblait que, se sachant sans égale au monde, cette reine farouche eût renoncé par mépris à toute société humaine. Figée dans une attitude de statue hautaine, elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux magnifiques restaient presque constamment voilés sous leurs paupières pesantes et douces. Pourtant, pour ceux qui savaient l’observer, son visage, quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il vivait d’une vie brûlante, exprimant tour à tour l’orgueil, la perversité, une ardeur brutale, une sorte de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et comme perdue dans les délices secrètes qu’elle tirait de son propre cœur, semblait promettre à celui qui serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux, sans fin. Nul homme cependant, fût-il son amant, ne devait jamais pénétrer entièrement le mystère de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence qui, avidement, observait sa rivale, comprenant quel désir insatiable, acharné, dévorant elle pouvait inspirer, Laurence se sentait descendre dans un abîme sans lumière.
— C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi de place sur cette terre où vous vivez, Aurélia Loriel ! Vous m’avez chassée de mon paradis, de ce cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où vous régnez uniquement. Si j’avais eu votre visage, c’est moi sans doute que Cyril eût aimée, car j’étais en tous points semblable à lui, faite pour lui. Il ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme éblouissante qui vous a été accordée. Mais il vous a choisie avec raison : cela est juste et tout est bien. Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté physique, éclat de la chair périssable ! Il est juste que tu sois aimée uniquement, que tu triomphes à jamais ici-bas. Car, hélas ! les souffrances de l’âme, son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant toi, Beauté !
Mme de Langeais comprit l’horreur de la destinée des femmes qui, privées de tous les moyens d’action que possèdent les hommes, doivent attendre quand elles aiment.
Balzac.
A l’époque fixée, les de Clet quittèrent Paris pour s’installer à Bourg-la-Reine. Bientôt la vie de Cyril changea complètement. Il dut délaisser la poésie, écrire de fastidieux articles, s’initier aux besognes du reportage, se tenir à l’affût des actualités. Si rares que fussent ses loisirs, il trouvait encore le moyen de venir chez Laurence assez régulièrement. Mais toujours elle voyait maintenant s’interposer entre eux l’image d’Aurélia Loriel. Aigrie par la jalousie, elle épiait avec une attention amère l’attitude de Cyril, examinait, commentait, défigurait ses moindres paroles, prompte à leur prêter un sens blessant. Leur intimité était trop grande, leurs caractères trop vifs pour qu’ils ne fussent point parfois entraînés à se dire des choses peu agréables. Laurence avait depuis longtemps habitué Cyril à ses caprices, à ses rebuffades, à ses brutalités soudaines. D’ordinaire, il les supportait en riant, car il aimait son humeur changeante et il trouvait du charme à son orageuse amitié. Parfois, il se plaisait à riposter, rendant coup pour coup et blessure pour blessure. Laurence jadis s’amusait de ces joutes qui, maintenant, la réduisaient au désespoir. A certains moments, lasse de tant souffrir, elle se demandait s’il ne serait pas plus sage de fuir loin des de Clet, de chercher à oublier, avant que sa passion, fortifiée par l’habitude, ne fût devenue inguérissable. Obsédée par cette pensée, elle dit un jour à Cyril :
— Je voudrais habiter la campagne. J’aurais bien dû, après ma ruine, quitter Paris, rien ne m’y retenait vraiment. Tous les gens m’ennuient, tout me fait mal. Je serais tellement mieux dans quelque petit village ensoleillé du Midi ! J’aurais une petite maison, un jardin, des chiens, des chats qui suffiraient à mon bonheur.
— Mais, ma petite enfant, vous ne me verriez plus, protesta Cyril aimablement.
Cette tendre parole lui était dictée par une affection sincère. Laurence crut comprendre qu’il devinait son amour. Elle se raidit dans une défense désespérée.
— Voilà qui m’est égal, s’écria-t-elle avec insolence.
— A moi aussi, ma chère, je vous l’assure, riposta-t-il aussitôt.
Il plaisantait, mais Laurence ne songea pas qu’elle avait provoqué cette réponse. « Je ne suis rien pour lui, se dit-elle, il me verrait partir sans un regret. » Son chagrin fut affreux. Toute femme qui n’est point aimée par celui qu’elle aime prend en horreur son âme et sa chair et sa vie. Laurence devint pour elle-même un objet d’aversion. Elle ne se pardonnait pas d’exister, puisqu’elle n’était pas nécessaire à Cyril. Alors, elle chercha le moyen de lui plaire, de lui être douce et, durant une semaine, étudia le rôle qu’elle pouvait jouer encore dans sa vie. Bien qu’il ne se plaignît jamais, elle savait qu’il n’était point heureux. Jamais homme, en effet, n’avait été moins armé pour les luttes auxquelles la pauvreté l’obligeait. Chaque jour lui apportait quelque déception nouvelle. Mais son plus grand chagrin était la perte de sa liberté. Ecrasé par l’ennui des besognes quotidiennes, il perdait peu à peu tout espoir d’écrire une œuvre vraiment grande, toute confiance de jamais la concevoir. Ce fut ce doute de soi-même que Laurence voulut soulager. Elle relut plusieurs fois les livres de Cyril et, lorsqu’il revint, elle sut lui en parler avec un enthousiasme chaleureux, une foi communicative. Sa louange ranima le cœur humilié du poète. Avec une impétuosité enfantine, il s’abandonna de nouveau à l’espérance. Ah ! sans doute, la destinée ne se montrerait pas toujours si cruelle. Un jour viendrait où il obtiendrait peut-être dans quelque revue une collaboration régulière et bien rétribuée. Délivré alors de ses préoccupations matérielles, il pourrait organiser sa vie, écrire des vers, des contes, des romans. Son imagination déjà avait ébauché mille projets qu’il confia gaîment à Laurence. Elle l’écoutait, l’applaudissait, heureuse de voir resplendir ce visage qui, depuis quelque temps, n’exprimait plus que l’ennui, l’accablement, l’amertume. Leur entretien se prolongea durant tout un après-midi. Enfin Cyril s’aperçut qu’il faisait nuit. Il se leva d’un bond, courut vers la pendule.
— Quoi ! s’écria-t-il effaré, il est six heures, le saviez-vous ? J’ai perdu chez vous ma journée entière. Adieu… adieu…
Il s’enfuit et Laurence expia cruellement son triomphe passager. Que pouvait-elle espérer ? Cyril était maintenant l’esclave de la nécessité. Tous ceux qui le détournaient de l’action et d’un labeur, pourtant odieux, lui rendaient un mauvais service. Les heures qu’il passait auprès d’elle étaient des heures perdues. Il venait de le lui avouer.
Dès lors, elle fut étrangement timide avec Cyril et n’osa plus même jouir de sa présence sans arrière-pensée. Malheureuse lorsqu’il la quittait trop vite, elle s’effrayait lorsqu’il s’attardait trop longtemps à ses côtés. Elle lui rappelait l’heure à chaque instant, abrégeant volontairement ces visites, son seul bonheur. Son renoncement, cependant, n’était point absolu. Elle avait la faiblesse de croire que Cyril s’apercevrait de ses sacrifices, qu’il lui en saurait gré. Un des grands malheurs de l’amour est son avidité perpétuelle. Il veut toujours progresser dans l’affection de l’être adoré et, chaque jour, gagner quelque victoire. A toute heure, Laurence se trouvait en présence de Cyril et suppliait : « De grâce, aimez-moi, aimez-moi, non pas uniquement et plus que tout au monde, je sais bien que c’est impossible, mais aujourd’hui plus qu’hier, demain plus qu’aujourd’hui. Voyez, je parle quand je voudrais me taire, je ris quand je voudrais pleurer, et, quand j’étouffe de tendresse, je ne vous tends pas les bras. Tenez-moi compte des tourments que j’endure pour vous plaire. »
Cyril, qui ne soupçonnait aucunement son martyre, continuait à l’aimer comme par le passé, d’une amitié tranquille, profonde, invariable. Mais Laurence avait perdu la notion exacte de ce que pouvait être l’amitié. Il lui semblait qu’une affection qui ne s’augmentait pas de jour en jour devait forcément décroître. Elle ne tarda pas à se persuader que Cyril l’aimait moins qu’autrefois ; bientôt elle douta qu’il l’eût jamais chérie.
La présence de son ami dissipait toujours miraculeusement ses vaines alarmes, lui rendait la raison. Mais dans l’état de perpétuelle inquiétude où elle se consumait, une absence trop prolongée prenait à ses yeux un sens tragique, presque définitif, car le plus grand tort de tous les vrais amants est de ne jamais vouloir admettre que les contretemps dont ils souffrent soient l’effet du hasard.
Cyril ne restait jamais plus de quinze jours sans passer rue Vavin. Un moment vint pourtant où il disparut pendant trois semaines. Laurence, anéantie, ne tarda pas à lui prêter un plan bien établi. Elle pensa qu’excédé de son inutile amitié, il avait décidé de se délivrer d’elle. Comme il était trop bien élevé pour ne pas entourer sa trahison de ménagements infinis, de raffinements horribles, il commençait à espacer savamment ses visites. Bientôt elle ne le verrait plus que tous les mois, puis tous les deux mois, puis trois ou quatre fois par an, puis ce serait la séparation complète. A l’avance elle se révolta contre ce lent supplice. Si son cœur devait être brisé, mieux valait que ce fût d’un seul coup. Elle se jura d’accomplir elle-même, en un moment, une rupture inévitable.
Sa résolution faiblit bientôt. Mme de Clet vint la voir et lui annonça la visite de Cyril pour le lendemain.
— Il se désole de paraître vous oublier, affirma-t-elle, mais il travaille tant qu’il n’a plus la moindre liberté.
De nouveau, Laurence, rassurée, s’accusa d’injustice. Mais la journée du lendemain ne lui apporta que la plus amère déception. Cyril ne vint pas. Le supplice de l’attente vaine acheva d’affoler cette femme malheureuse. Elle se donna trois jours encore avant d’exécuter la résolution qu’elle avait prise. Ce court sursis, qui seul la séparait d’une douleur presque inévitable et non moins redoutable que la mort, s’écoula goutte à goutte, minute par minute, dans une épouvantable angoisse. Durant ces trois jours, elle n’osa pas sortir un instant. Désemparée, incapable de s’intéresser à rien, toute sa vie suspendue dans l’attente, elle errait tristement dans son appartement, revenait sans cesse dans son antichambre, regardait, oisive et les larmes aux yeux, sa porte close, écoutait tous les bruits de la maison. Un pas entendu dans l’escalier, une sonnerie de timbre éveillait toujours dans son âme les mêmes transports de joie et d’espérance. Et les déceptions s’ajoutaient aux déceptions, se faisaient de plus en plus cruelles. A la fin du troisième jour, excédée d’un tel martyre, elle écrivit à Cyril ce court billet : « Ami, ne venez plus me voir. Je suis obligée de partir pour un très long voyage. Peut-être même ne reviendrai-je plus jamais. Oubliez-moi. Adieu. »
Laurence discerna vaguement l’absurdité de cette lettre, mais elle ne s’en inquiéta pas. Son but unique était de signifier à Cyril sa volonté de ne plus le voir. Elle avait saisi, pour y parvenir, le premier prétexte venu. Peu lui importait qu’il fût vraisemblable. La pensée que son ami pouvait la prendre au mot et lui obéir docilement la laissait résignée. Elle n’était sensible qu’à la douleur du moment. Tout lui semblait doux pourvu qu’elle n’eût plus à attendre jamais personne, pourvu que prît fin cet espoir, toujours trompé, qui, depuis un mois, était sa torture quotidienne. Pourtant, redoutant que la nuit ne lui enlevât son courage, elle s’habilla et, bien qu’il fût tard, courut porter sa lettre à la poste.
Le lendemain, elle partit pour Versailles où les Arêle s’étaient retirés depuis la mise à la retraite du colonel. Elle allait leur demander l’hospitalité pour quelque temps, car elle craignait que Cyril ne tentât de la voir et de réclamer une explication. S’il se heurtait à une porte close, il se lasserait et l’oublierait vite. Elle ne voulait rentrer chez elle qu’avec la certitude que tout était fini.
Son amour ombrageux l’avait trompée. Cyril ne songeait nullement à l’abandonner. Le motif de son absence était tout simple.
Retenu chez lui, durant quelques jours, par une forte grippe, il avait négligé de décommander le rendez-vous fixé par sa mère à Laurence, parce qu’il ignorait avec quelle fièvre elle l’attendait. Sa lettre lui causa la plus vive surprise. Il la lut, la relut et ne la comprit pas. Comment croire, en effet, à ce départ subit, à cette absence sans fin ? Il connaissait à merveille la vie de Laurence, ses relations, sa famille. Il savait qu’elle n’avait, loin de Paris, ni parents, ni amis, aucun intérêt, nulle affaire. Un moment, la pensée lui vint qu’elle avait été appelée auprès de son mari repentant, malade, mourant peut-être. Mais alors, pourquoi ce mystère vis-à-vis de lui, auquel habituellement elle ne cachait rien, et pourquoi cet adieu, si blessant, si glacé ? Dès le lendemain, il se rendit chez elle. La concierge lui confirma son départ. Il feignit d’en être étonné, la questionna et obtint cette réponse : « Je ne sais pas où Madame est allée. Elle n’a pas laissé d’adresse, mais son absence ne peut être bien longue, car elle n’a emporté qu’une petite valise. »
Ayant acquis la preuve que le long voyage annoncé n’était qu’un prétexte absurde, Cyril repartit, plus inquiet. Un fait restait certain, inexplicable. Laurence ne voulait plus le voir, Laurence le chassait de sa vie. Il ne parvenait pas à deviner quels griefs insoupçonnés, quelle mortelle injure avaient pu détruire ainsi en un moment son affection pour lui. Il la savait ombrageuse, violente, mais simple, sans détours. Son caractère était mauvais, mais sa nature fidèle. Elle pouvait se montrer parfois très dure et méchante pour ses amis, elle était incapable de les trahir ou de leur tourner le dos sans raison. Le soir, quand il fut de retour chez lui, en relisant pour la dixième fois la lettre mystérieuse, il comprit soudain toute la vérité. A travers les lignes hâtives, sèches, blessantes, il entendit avec une netteté affreuse le cri déchirant de l’amour. Un moment, dans sa stupeur et son chagrin, il voulut repousser cette hypothèse. Elle revint s’imposer à lui plus fortement encore. Il se rappela mille petits faits significatifs et s’étonna d’avoir pu rester si longtemps aveugle. L’attitude de Laurence envers lui, depuis quelques mois, n’était plus la même. Il s’expliquait maintenant sa nervosité chaque jour plus grande, sa gaîté forcée, ses tristesses soudaines, ses emportements auxquels succédaient bientôt la plus servile douceur et cet air d’égarement qu’elle prenait parfois lorsqu’il lui disait adieu.
Cyril ne jugeait pas que les malheurs de l’amour fussent légers ou dérisoires. Lui-même avait beaucoup souffert depuis quatre années que durait sa liaison avec Aurélia Loriel et il connaissait les ravages qu’opère la passion dans les âmes. Chez Laurence, ce mal était d’autant plus grave qu’elle n’avait, dans la vie, nul but, nulle occupation, nul devoir absorbant, nulle affection précieuse qui pût le lui faire oublier. A la pitié que Cyril éprouvait pour elle se mêlait un poignant remords. Il se reprochait d’avoir le premier recherché son amitié. Comment n’avait-il pas compris le danger d’une intimité constante avec une femme jeune, ardente, solitaire ? Sensible comme elle l’était, pouvait-elle ne point s’attacher démesurément à l’ami qu’elle voyait sans cesse et qui lui ressemblait si fort ? Le cœur tout occupé d’Aurélia Loriel, il s’était inconsciemment joué de son cœur vide et brûlant. Il avait envahi sa vie sans réclamer son âme, il l’avait à la fois choisie et refusée. Trop tendre pour qu’elle pût rester indifférente, trop froid pour qu’elle pût être heureuse, il l’avait lentement empoisonnée, réduite à cette horrible misère qu’elle venait d’avouer en s’enfuyant.
Cyril ne se pardonnait pas sa légèreté coupable. La certitude d’avoir fait le malheur d’un être qu’il chérissait et admirait lui était insupportable. Il cherchait le moyen d’alléger un peu cette grande infortune, de réparer le mal qu’il avait causé. Laurence lui dictait bien un devoir tout simple en lui signifiant sa volonté de ne plus le voir. Elle semblait sincèrement ne plus désirer que l’oubli et la paix. Mais lui souffrait de la quitter ainsi, sans un mot d’explication ni d’excuse, de perdre pour toujours une affection si belle. Au surplus, il se demandait si elle désirait vraiment cette rupture. En lui obéissant trop strictement, trop vite, il devinait qu’il pouvait la tuer, car il connaissait les contradictions de l’amour malheureux. Pendant des jours, ce problème le tortura et le souvenir de Laurence ne le quitta pas un instant. Elle eût été rassurée, presque heureuse, de le savoir ainsi tout occupé de sa douleur. Mais elle se croyait déjà entièrement oubliée et, réfugiée à Versailles, y traînait tristement sa vie.
Les Arêle l’avaient accueillie avec bonté, lorsqu’elle était venue leur demander asile en disant qu’elle était souffrante et que Paris la fatiguait. Ils avaient deviné sans peine qu’elle était sous le coup d’un poignant chagrin. Elle avait encore assez de volonté pour parler quand il le fallait, pour rire quelquefois. Mais ces paroles, ce rire qui sonnaient dans sa bouche sans animer aucunement son visage, sans que ses yeux perdissent leur expression fixe et morne, révélaient sa détresse. Pour échapper à toute contrainte, à toute société, elle sortait de bonne heure et passait son après-midi au parc où elle errait comme une bête mourante. Elle regrettait amèrement sa lettre et toute son âme criait vers son ami perdu.
— Je ne l’oublierai pas, se disait-elle. Pourquoi lui ai-je écrit, pourquoi n’ai-je pas tout accepté ? Tout valait mieux que cette rupture et cette absence dont je ne puis guérir !
La société des Arêle, quoique discrète, ne tarda pas à lui devenir importune ; après quinze jours d’exil, elle retourna chez elle. Là, sa douleur prit une intensité nouvelle, car l’atmosphère était toute saturée d’une chère présence, elle n’y pouvait respirer sans absorber du poison. Là, tout lui parlait de Cyril, le grand fauteuil qu’il préférait à tous les autres, le divan où parfois il s’allongeait avec des nonchalances de femme. Sur tous les livres qu’elle ouvrait, elle avait vu se pencher son visage. Pas une phrase belle et sonore qu’elle n’eût partagée avec lui, connue par lui, et dans laquelle elle n’entendît chanter sa voix. Elle ferma les yeux, voulut se recueillir, songer à la mort, à l’éternité, à la douleur du monde. Mais, dans ses pensées mêmes, elle retrouvait l’écho des pensées de Cyril. Son âme, comme sa demeure, était pleine de lui. Il dominait entièrement son cœur, sa volonté, sa raison, son intelligence. En l’aimant, peu à peu, elle avait perdu, jusqu’à sa liberté, jusqu’à sa solitude.
Voici que vers sept heures retentit le timbre de sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva en présence de Cyril. Passant devant sa maison, il avait vu de la lumière à sa fenêtre. Il était monté, voulant à tout prix connaître l’état de ce cœur qui l’avait repoussé, qui maintenant le regrettait peut-être. A sa vue, le visage altéré de Laurence changea, resplendit comme celui d’un condamné auquel on apporte sa grâce. Elle ne put cacher sa joie flagrante, insensée, délirante. Celui-là seul est exigeant qui n’a jamais été privé de tout. Peu lui importait maintenant que Cyril ne dût jamais l’aimer. Du moins, il refusait la rupture offerte, il était revenu sans attendre son appel, il attachait du prix à son amitié. Cette certitude lui suffisait, son pauvre amour, maté par la plus rude misère, ne demandait qu’un peu de pain pour vivre. Cyril ne se trompa point au regard extatique et humble qu’elle fixait sur lui. Pourtant il voulut obtenir d’elle une réponse précise. Retenant sa main dans les siennes, il demanda gravement :
— Ai-je eu tort de venir, Laurence ?
Elle répondit, les yeux fermés, acceptant de souffrir pour lui toujours :
— Non, Cyril. Pourquoi ? Je vous attendais.
Ils n’eurent point besoin de s’expliquer davantage.
Je voyais dans ses yeux, parmi les fleurs de ce printemps, s’en lever une inconnue.
— La vocation de la mort comme un lys solennel.
Claudel.
Après ces premières tempêtes de passion, un peu de calme revint dans l’âme de Laurence et elle s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu. Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta comme un grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il l’avait troublée. Le temps qui use la pitié légère des hommes passa sans diminuer la sienne. Il ne se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours aiguë, toujours renouvelée, qu’il pouvait à son gré accroître ou soulager. Amant malheureux, il connaissait par expérience toutes les susceptibilités de l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer sa misère. Il sut deviner, prévenir ses moindres faiblesses. Quelles que fussent ses occupations, il venait la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait à la prévenir pour qu’elle ne l’attendît pas en vain. Il veillait attentivement sur ses moindres paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait à son tour. C’était une chose admirable de voir les efforts qu’ils faisaient tous deux, pour s’épargner l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils y parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois égarait jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de Laurence et fatiguait de ses exigences inavouées, pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié restait belle. Elle prenait même de jour en jour un caractère plus sérieux, plus profond. Tout homme est toujours infiniment touché par les passions qu’il inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir d’être aimé. Lorsque, durant une longue semaine, son courage s’était usé au contact du monde, il accourait avec un réel empressement chez cette femme qui l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain de plaire. L’atmosphère close où elle vivait le reposait, calmait en lui cette mauvaise fièvre qu’on gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa bibliothèque, l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire des vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne. Son visage, assombri par mille soucis poignants, se détendait. Il regardait avec délices le décor familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent. Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait : « Ah ! chère, comme on est bien chez vous ! » Et Laurence, le cœur dilaté de joie, ne jugeait plus que sa vie fût sans but, sa tendresse inutile.
— Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour dont j’ai soif n’existe pas ; je ne l’ai vu nulle part sur la terre. Si j’avais été par la beauté l’égale de Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût jamais pu combler mon désir infini ? Qu’aurais-je été pour lui ? Sa femme ? A quoi bon. La vie commune, loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa maîtresse ? Mais tout amour qui s’épanouit dans le désordre est précaire, menacé, fugitif. Mieux vaut ne le point connaître que de le perdre. L’amitié, qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse, sans joie fulgurante est du moins plus sûre. C’est cela qu’il me faut, rien de ce qui passe ne peut me suffire.
C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait doucement à son sort. Elle établit sa vie dans le désir sans espérance et la douleur sans fin. Ce renoncement lui fut presque facile. Nature farouche que la souffrance grandissait, que le bonheur eût affaiblie, habituée à se nourrir de rêves sans jamais rien réaliser, créée pour avoir faim, sans être jamais rassasiée, pour la privation, non pour la jouissance, elle trouva dans son tourment même une sorte de plénitude amère et magnifique.
A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme qu’il possédait en Bourgogne, réalisant ainsi un capital qui pouvait assurer sa vie durant deux ans. Délivré de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le journalisme pour achever un roman où il espérait donner toute la mesure de son talent. Laurence bénéficia de ce changement de vie. Plus libre, Cyril vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres de son livre, lui exposait ses plans, mais non plus avec la confiance et l’enthousiasme d’autrefois. Laurence s’étonnait de le voir chaque jour plus sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la cause de son tourment secret.
— Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on rejette volontiers toute loi, toute règle. On croit que la passion seule est belle, on lui cède avec transport. A la vérité, pour une âme un peu élevée, il n’y a pas de bonheur possible dans le désordre.
Le lien de l’habitude et d’une longue douleur l’attachait encore fortement à sa maîtresse, à cette femme si douce, si perfide, qui, en l’aimant, n’avait cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps adorée, lui devenait odieuse. Il ne pouvait plus supporter le joug d’un amour que, de jour en jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il avait traversées inclinaient son âme vers le renoncement et l’ascétisme, hâtaient son retour à la foi catholique.
— Le problème le plus troublant du monde, c’est celui de la douleur, disait-il à Laurence. Or, la douleur ne perd son horreur que si nous admettons le péché originel, la doctrine de l’expiation et de la rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers, les hommes, les bêtes, reste toujours terrible. La religion donne une explication insuffisante. En dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres, angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons pas tant de raisons aux hommes pour nous soumettre à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer et lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants qu’envers Dieu. De Lui, nous ne voulons que des paroles absolument claires. Dans son œuvre immense et multiple, nous voulons tout comprendre. En réalité, le seul obstacle entre lui et nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre cœur était pur, nous irions à lui aisément.
Laurence écoutait Cyril avec respect. A force de méditer sur la vie et la mort et de chercher sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en reconnaissant l’infirmité de son intelligence, acquis une certitude admirable. Elle croyait qu’à toute âme sincère, mais faible, souvent égarée, Dieu envoie quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes ont disparu du monde, la présence des grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés, demeure un étonnant miracle auquel on ne réfléchit pas assez. Visiblement, certains êtres, investis d’une éminente dignité, en communication directe avec le mystère infini, continuent perpétuellement ici-bas le rôle des apôtres. Ils portent la responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont pour mission de chercher, de trouver la voie du salut pour la révéler à leurs frères. Ceux-ci n’ont d’autres devoirs que de les reconnaître pour maîtres. Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré, qu’elle était prête à suivre. La vérité qui comblait ce cœur de feu, cette impérieuse intelligence, ne pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion entraînerait la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot de lui. Et la soif dévorante, l’insatiable faim de l’amour accroissaient en elle le désir des choses éternelles.
— Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent, ce n’est point assez, ce n’est rien si la mort doit nous séparer, s’il n’est point ma fin, mon bien suprême, ma récompense, mon paradis.
Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes. La religion lui semblait alors très douce, parce qu’elle promet à ceux qui se sont aimés sur la terre une réunion éternelle.
Un jour, elle fut particulièrement frappée de la tristesse de Cyril. Il s’attarda longtemps chez elle. Son visage, que la moindre émotion altérait comme celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait. Les livres qu’il ouvrit de préférence furent l’Imitation, les Oraisons funèbres. Comme elle l’interrogeait pour connaître les causes de sa mélancolie, il avoua avec un sourire douloureux :
— Voyez-vous, chère, un événement vient de se produire dans ma vie, un événement simple et pourtant tragique : ma jeunesse est finie. Certes ! je ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal que l’amour, un mal horrible et pourtant si cher que, lorsqu’il vient à manquer, on est comme quelqu’un qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai soutenu une cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais brisé.
Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire et que sa rupture avec Aurélia Loriel était chose accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir. La fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur. Elle savait que le cœur de Cyril, flétri, usé par cette longue passion, ne refleurirait pas, du moins avant longtemps, du moins jamais pour elle. Cachant sa peine, elle dit :
— Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail, lui seul console.
— Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps, j’ai cru que le seul bonheur ou la seule tentative d’édifier une œuvre vraiment belle pouvait suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela me paraît vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble que je vais être réclamé par un autre devoir.
Son regard avait pris une solennité dont s’effraya Laurence. Elle eut le pressentiment brusque que la pauvre félicité dont elle se contentait allait finir, que Cyril lui serait bientôt arraché.
— Quel devoir ? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle avec angoisse.
Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger.
— Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement, ce n’est qu’une impression vague, sans consistance. Si elle me domine, c’est malgré moi. Je ne puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement las, Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce pas, je ne sais pas ce que je dis.
D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous un air d’enjouement. C’était la première fois que, devant elle, il se montrait si abattu, si faible. Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse sur l’être que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur élèvent au-dessus des autres hommes. Il attire naturellement à lui, étant la lumière du monde, les naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant âprement son aide, sa tendresse, une part de sa vie, parfois sa vie tout entière. La beauté est un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée et défendue par l’égoïsme, car on l’admire universellement, mais nul n’a pitié d’elle. Celui qui la possède doit à toute heure être la joie, la consolation de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté. Sa douleur fait scandale, sa plainte n’est pas écoutée. Il est l’ami de tous et reste sans amis. Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne recevait nul secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé à tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau qu’elle ne savait pas porter seule. Aurélia Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait pas toujours eu compassion de son cœur troublé. Il était si habitué à tout donner sans rien attendre que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait à lui parler gaiement, mais elle l’interrompit :
— Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez cesser de feindre devant moi.
Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible affection. Puis son visage se décomposa plus encore. Il inclina la tête, ferma les yeux. Et Laurence demeurait immobile, recueillie, portant avec un ineffable amour le poids de cette grande douleur.
Mais l’avenir est inconnu. Il se tient devant l’homme, semblable à l’épais brouillard d’automne qui s’élève des marais. Les oiseaux le traversent éperdument sans se reconnaître. La colombe sans voir l’épervier, l’épervier sans voir la colombe, et pas un d’eux ne sait s’il est près ou loin de sa fin.
N. Gogol.
Le lendemain, Juliane devait partir par le train de nuit pour Les Sables-d’Olonne où sa tante, Mlle Drevain, l’emmenait chaque année passer quelques semaines. Laurence sortit vers six heures afin d’aller, selon la règle, faire ses adieux à sa belle-sœur et lui souhaiter un heureux voyage. On était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une couche épaisse de nuages, le vent était vif, aigre et froid. Les rues avaient leur aspect ordinaire. Ni les passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le tramway, les rares personnes qui, à ses côtés, lisaient les journaux du soir, n’attirèrent l’attention de Laurence, absorbée dans sa tristesse. Les choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre avenir seul la préoccupait. Depuis la veille, elle se sentait à nouveau menacée dans son amour. Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi, désireux de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il chercherait immanquablement dans le mariage un refuge contre les entraînements toujours possibles de la passion. Elle songea tout à coup que, devant Dieu comme devant les hommes, elle était libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée, pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien ne s’opposait à ce qu’elle fût un jour l’épouse, la compagne, l’amie auprès de laquelle Cyril, las de toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui fit horreur, car l’affection tranquille et sage de ce cœur apaisé était, pour son âme exigeante, un don trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à Cyril une femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir des soucis pécuniaires qui paralysaient son génie. Alors, il reprendrait le goût du travail, il édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme tant d’hommes avant lui, il trouverait dans les voies communes, à défaut du bonheur, l’équilibre et la paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme destin, craignait cependant de le perdre entièrement. Car, dans cette vie ainsi changée, quelle serait sa place ?
C’est une grande folie pour toute créature que de s’inquiéter à l’avance d’un malheur qui peut lui être épargné. A chaque jour suffit sa peine, et celle qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle les autres paraîtront bénignes et délectables. Ce jour, semblable à beaucoup d’autres, apporte à la terre une épreuve qui le rendra pour toujours inoubliable. Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange de la mort plane au-dessus du monde. Encore un moment, et Laurence entendra le morne bruit de ses ailes pesantes.
En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise de la trouver occupée à défaire ses malles. Jamais Juliane n’avait eu l’air plus important. Elle embrassa longuement Laurence et, lui montrant d’un geste dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs abandonnés :
— J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase. L’heure est grave. Ma place est près de mon mari et nul ne peut plus songer qu’aux destinées de la France.
Puis, remarquant la stupeur de Laurence :
— Hé ! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les journaux ?
Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la table. Laurence en saisit une et tout de suite deux lignes écrites en gros caractères lui sautèrent aux yeux : « L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie menace d’entraîner une guerre européenne. » Elle hocha la tête, incrédule. Elle ne comprenait pas comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait contraindre son pays à prendre les armes. Et il lui semblait sage de n’attacher aucune importance à ces complications politiques qui se reproduisaient périodiquement depuis tant d’années, pour se résoudre toujours de façon pacifique.
— Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons à l’abîme. Cette fois la guerre est imminente, inévitable, déclara Juliane avec une écrasante autorité.
Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une attitude rigide et disgracieuse, comme une femme au cœur fort qui, lorsque la nécessité l’exige, renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse.
— Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais entendu dire par beaucoup d’amis clairvoyants et bien informés que l’année ne s’achèverait pas sans nous apporter une guerre. En cachette d’André, dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers temps quelque argent de côté : les événements ne me prendront pas au dépourvu.
Après avoir loué sa prudence, elle vanta son héroïsme. Elle parla du départ de son mari et se déclara prête à supporter fermement cette douleur, afin de relever par son exemple le courage de toutes ses amies, de toutes les femmes françaises. Ayant acquis ses diplômes d’infirmière, elle comptait, aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager dans un hôpital. Caressant tendrement sa fille qui jouait à ses pieds, elle regretta que ses devoirs envers cette enfant ne lui permissent pas de solliciter un poste dans les ambulances du front. Sans relâche, les grands mots de « patrie, honneur, dévouement, sacrifice » sonnaient dans sa bouche. Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce burlesque orgueil. Il lui semblait que, lentement, par une invisible blessure, tout le sang de son cœur s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints, joignant les mains pour ne pas trembler, serrant ses lèvres décolorées pour ne pas claquer des dents, elle défaillait en face du seul malheur qu’elle n’eût jamais prévu : la mort de Cyril.
Vers six heures, André rentra, tranquille et gai comme de coutume. Lorsque sa femme lui parla de la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna qu’elle voulût différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps. Juliane débitait de grandes phrases toutes faites. André ripostait par mille boutades et saillies plus spirituelles que convaincantes. Laurence les écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également faux et vides. Entre l’optimisme entêté de son frère et le pessimisme enthousiaste et voulu de Juliane, elle ne savait que penser.
Une nouvelle semaine commença. Minute par minute, heure par heure, les jours passèrent, si sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement décisif, nulle parole définitive ne venait mettre fin à l’attente formidable du monde. Laurence cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure en heure, elle achetait les journaux qui paraissaient, les lisait d’un bout à l’autre. Le reste du temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait. Si elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil d’une gare, quelques soldats rassemblés, elle croyait voir un régiment entier partant déjà pour l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure, la simple cloche d’une église prenaient pour ses oreilles les sonorités terribles du tocsin ou d’une fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait plus qu’avec du thé et du café, dormait à peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur, ne ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle marchait tout le jour, image vivante de l’inquiétude errante. Elle visitait ses amis, cherchant vainement auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul s’entêtait dans son optimisme. Il pressait sa femme de partir en vacances. Juliane, plus lucide, s’y refusait obstinément, et Mlle Drevain, éperdue, tremblant pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait l’entendre la ruine de l’Europe et la fin du monde.
Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle pensait trouver auprès des Arêle quelque consolation. Peut-être, dans les ténèbres où elle se débattait, ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils la rassurer. Elle l’espérait, mais le colonel, cloué dans son fauteuil par une violente attaque de goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de l’heure. Tout de suite, après l’avoir embrassée, il lui dit avec un triste sourire :
— Eh bien ! chère enfant, la voilà donc venue cette guerre que votre père a tant désirée. Dieu sauve la France ! Je ne suis plus qu’un vieil homme inutile. Je ne pourrai reprendre du service comme je l’aurais voulu. Mes trois fils tiendront ma place. Ce sont de braves enfants.
Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son cœur paternel souffrait. Mais cette souffrance même accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré par une pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur de Laurence. Remarquant l’effrayante altération de son visage, il devina son secret. Si sensible qu’elle fût, ce n’était pas la seule pensée de la douleur des autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse. Il fallait qu’elle fût frappée dans son affection la plus chère.
— Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce monde, prêt à tomber en ruines, heureusement n’est point le seul. Un autre existe où toutes les peines seront changées en joie. L’essentiel est de faire son devoir, d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se confier en la divine justice qui, un jour, nous rendra tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous aimons sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes trois fils. Que la volonté de Dieu soit faite.
En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un journal du soir, et le parcourut sans y trouver de nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule qui stationnait à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient, assombrissant tous les visages. Laurence, glissant de groupe en groupe, recueillait des renseignements, inexacts peut-être, mais significatifs. On se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté Versailles la veille pour rejoindre, dans l’Est, les troupes de couverture. On affirmait que tel industriel allemand était parti secrètement, rappelé dans son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train, ouvriers et bourgeois s’entretenaient familièrement. Les distances sociales s’abolissaient déjà. Ils n’étaient plus que les défenseurs d’une même terre, les hommes d’une même classe, marqués pour un même destin. Ils parlaient de leur prochain départ avec une gaieté simple, un souriant courage : « Moi je dois rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi le second, moi le cinquième. » Acceptant la guerre comme un fait accompli, tranquillement ils supputaient les chances de victoire. Ils évitaient d’évoquer le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers auxquels ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas regarder les épouses, les mères qui, silencieusement, pleuraient en les écoutant.
A Chaville, au moment où le train, après s’être arrêté, s’ébranlait de nouveau, une des portières du wagon encombré s’ouvrit avec force, livrant passage à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris dans son uniforme, svelte de corps, beau de visage. Ce fut comme l’apparition subite d’un drapeau déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se fixèrent sur lui. Un long murmure, une sorte d’acclamation sourde et passionnée monta de toutes les poitrines vers cette image vivante de la patrie. A sa vue, les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs vêtements civils, portant leur main à leur casquette, à leur chapeau et, devant ce chef dont ils se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut militaire qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste instinctif, unanime, à la fois si simple et si éloquent, ils offraient d’un élan leur vie et leur jeunesse à la France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse, les femmes, à leur tour, essuyant leurs larmes, joignant les doigts, avec une sorte de dévotion, semblaient, elles aussi, offrir une immolation plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les plus humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité merveilleuse. Nul être qui restât solitaire, nulle souffrance qui ne fût comprise de tous, honorée, bénie. Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait combien, au milieu des pires épreuves, la vie resterait belle et magnifique si toujours les hommes savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour d’eux cette atmosphère si noble, si fervente, où l’âme la plus triste, en ce jour désolé, se sentait presque heureuse de tant souffrir.
Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril lui annonçait sa visite pour le lendemain, marquant ainsi l’heure des adieux.
Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage ou du ciel, je veux être avec toi.
Le Ramayana.
Durant toute la nuit, durant toute la matinée du lendemain, Laurence s’efforça de se préparer à l’entrevue suprême après laquelle il ne lui resterait plus rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour plaindre Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, il allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout ce qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi tant d’autres, sans foyer, sans amis, sans asile. Il n’aurait plus d’autres devoirs que celui de tuer, d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne pas l’affaiblir par ses larmes. Mais les affres, les transes de cette dure semaine avaient, sur son corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli des ravages difficiles à cacher. Une maladie de six mois ne l’eût pas changée davantage. Lorsque Cyril, à deux heures de l’après-midi, la trouva sur son divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure où seuls les yeux agrandis démesurément vivaient, brûlaient d’une effroyable angoisse, il ne put retenir une exclamation. Il l’enveloppa de ses bras et posa vivement la main sur ce visage exsangue, comme pour en voiler l’insoutenable douleur.
Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence appuyait sa tête renversée sur l’épaule de son ami. Il la regardait maintenant fixement, et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif. L’approche de la mort, qui simplifie toutes choses, la délivrait d’une longue contrainte. Son amour était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si amer, qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette heure était la dernière, elle pouvait sans honte laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui. Par moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser. Puis, de nouveau, sans rien dire, elle le contemplait comme un enfant qui meurt contemple le soleil et ce monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il l’ait connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux, de visions lugubres, son âme perdait ses forces. Elle le comprit et se hâta se prononcer au hasard quelques paroles.
— Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce pas ? La guerre est inévitable ?
Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle, mais un peu comme un homme a pitié d’un homme, son égal en courage. Il répondit simplement :
— Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement affiché cet après-midi. Je partirai le second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt sera le mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible.
Son regard exprimait une résignation sombre et fervente, une sorte d’acceptation passionnée. Mais son visage décomposé portait les traces d’une longue lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible épreuve est relativement bénigne, tant est grand leur aveuglement. Ils ne la voient pas quand elle les menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au moment même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils ne la comprennent qu’imparfaitement. Pour un esprit profond, pour une imagination puissante, le malheur garde ses proportions réelles, infinies, et le vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance vécu toute la guerre. Il avait saigné dans sa chair avec tous les blessés. Il s’était incarné dans tous les cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la bouche. Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison, il avait subi l’abandon, le délaissement absolu, l’horreur de l’agonie solitaire. Vivant, il était descendu dans la tombe. En cet instant, il portait à la fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa propre croix, celle des autres. Son courage ne s’appuyait sur aucune illusion. Et Laurence sentit sa main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort :
— Où vous envoie-t-on d’abord ?
— A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment.
— Vous y resterez quelque temps, vous ne serez pas engagé tout de suite ?
— Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop besoin d’hommes, les réservistes referont probablement une période d’entraînement pour s’habituer à porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux fatigues du métier.
Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la vitre, le ciel orageux.
— Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh ! Cyril, je ne pensais pas que ce fût un bonheur d’avoir seulement une maison, un abri contre les intempéries des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici que tous ces faibles biens vous sont arrachés. Mais peut-être ne pourrez-vous supporter une telle misère ? Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il pas vrai, un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez ?
Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir coupable qu’elle avouait ingénument. Mais il se souvint qu’elle l’aimait, et il reprit avec tendresse :
— Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour moi une humiliation trop grande. Dès maintenant, je n’aurai plus aucun repos avant d’être là-bas, près des frontières, souffrant et combattant avec les hommes de ma génération et de ma race, partageant leurs fatigues, leurs dangers. Cela seul me semble enviable.
Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de Cyril, elle eût parlé comme lui. Mais pouvait-elle accepter pour son bien-aimé ce qu’elle eût accepté pour elle ?
— C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été créé pour nous dire de nobles paroles, pour nous expliquer toutes choses. C’est une amère dérision de vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la mort. Des êtres comme vous devraient être épargnés, soustraits par un consentement unanime au danger commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre.
Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation. Il avait le cœur plus généreux qu’elle et tandis que, tout occupée de lui, elle ne songeait qu’à le plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de tous.
— Quelle folie ! je ne suis rien, ma chère Laurence, dit-il avec un sourire triste. Au reste, je ne voudrais pas qu’une supériorité prétendue me conférât le droit honteux d’économiser mon sang, de ménager ma vie. C’est une chose admirable que tant d’êtres soient jugés dignes d’un même sacrifice, réclamés pour un même holocauste. Tous les hommes sont égaux devant la souffrance et la mort. Ceux qui, aujourd’hui, comme moi, s’apprêtent à partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre. Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence, et vous pleurerez moins sur moi. La pitié semble d’abord devoir nous désarmer, mais elle est une source de force, c’est à elle que je dois mon courage.
A ce moment, son regard rencontra celui de Laurence. Une émotion soudaine fit vaciller ses traits. Doucement, il appuya son visage sur cette pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire.
— Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il. Il y a une chose que je puis à peine supporter, c’est la douleur où je vais laisser les deux êtres qui me sont les plus chers au monde : maman et vous, Laurence !
Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans la nuit, mais non plus seule. Elle sentait la chaleur de cette joue contre la sienne et de ce corps entre ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient enfin le vide de son cœur. Sa longue attente, sa fidélité, sa patience n’avaient pas été vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son idole ; mais, tout de même, elle était sa pauvre enfant. Il porterait à jamais la responsabilité du mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans la moelle des os. Sous la fulgurante lumière du malheur, il venait de voir le visage nu et sanglant de son amour. Il s’en souviendrait dans l’absence, dans les pires tourments, au fond de la tombe, au ciel même. Par son martyre, elle l’avait conquis et rien ne pourrait plus dénouer le lien dont elle l’avait enlacé. L’heure des adieux les rapprochait, soudait leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours. C’est pourquoi Laurence endurait sans révolte sa secrète agonie ; car elle savait que c’était le plus grand bonheur de sa vie, ce déchirement, cette douleur !
Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres encore, et qui confirmaient ses pensées :
— Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange ? Il faut être au seuil de la tombe pour comprendre, parmi les biens qui nous échappent, lesquels étaient vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons réellement aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences trompeuses, illusions, mirages formés par la passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent, disparaissent, et d’autres prennent un éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous, Laurence ? Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près de moi que vous, si près que parfois je vous voyais à peine, que je ne sentais pas toujours votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée, comme le sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous liait était plus grande que tout amour. Au moment où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous emporterai partout avec moi.
Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur son visage, et elle le regardait, sans rien dire, avec une expression de joie hagarde qui lui fit mal.
— Hélas ! dit-il en soupirant, il eût mieux valu pour vous que nous ne nous fussions pas rencontrés ici-bas.
Elle protesta passionnément :
— Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire.
— Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous fais, voyez où je vous entraîne !
Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion trouvait sa réalisation, son achèvement, sa plénitude.
— Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme aux confins du monde. Il n’y a plus autour de nous que des décombres, devant nous des ténèbres, mais qu’importe puisque je suis à vos côtés !
Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus encore, la mettre en présence du malheur qu’il redoutait pour elle. Il dit, la regardant bien en face :
— Cependant, si je meurs, Laurence ?
Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu cela aussi. Ses yeux noircirent comme la mer au moment où le vent s’élève. Elle murmura, farouche :
— Je ne vivrai pas après vous !
Il tressaillit et son visage devint sévère.
— Que signifie cette parole ? s’écria-t-il. Vous ne voulez pas dire que vous vous donnerez la mort ? Si vous me connaissez, vous savez que ce serait à mes yeux un crime que je ne pourrais vous pardonner !
Elle eut un rire déchirant :
— Comme vous êtes dur !
Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante. Elle comprit enfin, pour la première fois, à quel point elle dépendait de Cyril. Jamais, même dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il couché dans la tombe, accepter la pensée de lui déplaire, ni accomplir un acte qu’il condamnait. D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une douleur sans fin, d’un joug qu’elle n’oserait plus rompre. Elle palpitait comme une bête traquée qui cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit, essayant d’éluder sa question précise :
— Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais, je le sens. Il me sera accordé de mourir, tout naturellement de votre mort.
— Mais vous ne chercherez point à hâter votre heure ? Jurez-le-moi, Laurence, je le veux, il le faut.
Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme dans un silencieux combat. Le regard de Cyril exprimait une autorité pressante, inexorable. Celui de Laurence une supplication affolée, une peur panique. Mais peu à peu ses yeux se firent plus doux, plus humbles. Elle cédait dans le déchirement horrible de tout son être. Ce fut le point culminant de son amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui arracha son âme. Sans résistance, elle subit ce rapt profond, cette âpre violence. Elle se laissa dépouiller de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance. Sa tête roula sur l’épaule de son ami. Dans un gémissement d’agonie, elle balbutia le serment qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras, inerte, entièrement rompue par ce suprême effort.
Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que, silencieuse et foudroyée, elle savourait l’amer calice dont il venait de l’empoisonner, il essaya de relever son courage.
— Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle soit, est une heure sanctifiante. C’est comme si, dans la forêt où nous risquions de nous perdre, une main bienfaisante avait détruit toutes les routes pour n’en laisser qu’une seule, celle qui mène au vrai but du voyage, vers l’éternité, vers Dieu. Tout est simple, clair et facile, parce que le monde autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes plus que pour une heure, « en étrangers et en pèlerins ». Déjà nous nous étonnons d’avoir désiré ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de travaux inutiles ? En dehors de ce qu’il accomplit pour Dieu, tout ce que fait l’homme ici-bas, tout ce qu’il aime n’est que néant, vanité, illusion, fumée.
— Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée, s’écria passionnément Laurence. Je ne me trompais pas en vous aimant. Oh ! Cyril, vous me suffisiez pleinement et vous m’auriez toujours suffi !
— Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix plus forte et presque solennelle. Si vous supprimez Dieu, je ne suis, pour votre amour même, qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre au moindre souffle du vent. Dieu seul peut me donner une âme indestructible participant à son éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de lui.
Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie par une lumière trop vive, et elle murmura sourdement :
— S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à moi, que veut-il de moi ?
— Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une douceur persuasive. Il vous veut, comme il me voulait, Laurence. Oh ! j’ai été préparé d’une manière miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais en moi comme un appel, une sollicitation pressante, une main toujours sur moi et qui m’arrachait tout. Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme a peur de ce qui est grand : il se refuse instinctivement à l’amour infini, comme la femme à celui qu’elle adore. Mais voici le dernier coup de la grâce. Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche. Il n’y a plus d’hésitation possible. Naturellement, je ne partirai pas sans avoir mis en ordre ma conscience, sans m’être réconcilié avec Dieu. Je voudrais que vous le fissiez aussi, Laurence ; car alors je ne vous laisserais plus seule.
De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait. Quelle que fût la route où il s’engageait, il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne pouvait rien aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle ne crût aussitôt.
— Cyril, est-ce tout ? dit-elle avidement. N’avez-vous plus rien à réclamer de moi ?
— Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai tout repris. Je vous confie encore ce que j’ai de plus cher. Maman, comme vous reste seule. Qu’une même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et priez pour moi.
Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait. Alors, ayant ainsi en quelque sorte terminé son testament, il se leva. C’était l’heure des adieux. Laurence avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne pouvait plus le retenir qu’une minute encore.
— Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce vivant visage où déjà elle croyait voir l’ombre de la mort. Au revoir ! Ne me dites pas d’autre mot. Je souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant qu’il faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous me soyez rendu. Mais, Cyril, souvenez-vous de moi, même au delà du monde, que je puisse vous reconnaître et vous aimer encore. Vous m’appellerez, n’est-ce pas, ami cher ? Vous m’appellerez et je vous répondrai. Vous me prendrez en vous, pour toujours, pour toujours.
Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car il défaillait d’émotion en la voyant accueillir avec une telle ferveur la dernière espérance qu’il lui avait offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour qu’il a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par l’amour de la femme, cet amour acharné, inextinguible, que n’effraient ni la séparation, ni la mort même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne avidement vers l’éternité, la sommant de réaliser son rêve. Bien qu’il fût affligé de constater que, dans la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné :
— Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le pacte que lui proposait cette pauvre âme en peine. Au revoir de toutes façons, sur cette terre, ou au delà.
Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé, trop pur. Laurence eut un soudain vertige. Elle faiblit pour la première fois. Sa douleur, longtemps contenue, rompit les bornes où l’enfermaient sa volonté et sa raison. Elle se mit à délirer.
— Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule de Cyril sa tête échevelée ; non, je vous ai trompé, je ne puis m’élever si haut. Que m’importent l’au-delà, le ciel ? Sais-je seulement si je pourrai vous retrouver ? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous êtes avec moi, devient mon paradis. Restez encore quelques heures. Ne me dites plus rien. Que votre main soit dans la mienne, votre cœur près du mien, et ma joie sera telle que, peut-être, elle pourra me tuer. Alors vous m’abandonnerez et je reposerai tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi vivante. Oh ! restez, restez avec moi !
Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un regard horrible. Il était aussi pâle, aussi bouleversé qu’elle.
— Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il d’une voix tremblante, pardonnez-moi. J’ai été cruel pour vous, je le sais bien. Mais il fallait qu’entre nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin que vous soyez avec moi, toujours. Pourtant, je puis être épargné. Priez pour moi, espérez, et votre attente ne sera pas trompée.
Elle souffrait trop pour le croire ; mais elle comprit soudain le mal qu’elle lui faisait. Par pitié pour lui, elle réussit à feindre une confiance qu’elle n’avait point. Calmée, elle dit avec un sourire héroïque :
— C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais, j’en suis sûre !
Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils s’embrassèrent encore. Puis Cyril commença de descendre l’escalier. Appuyée à la rampe, Laurence regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable lumière, qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au dernier moment, elle lui sourit, calme, sereine, réprimant avec force les cris déchirants de son cœur. Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé la porte, elle chancela comme au bord d’un abîme. Ses yeux, quoique grands ouverts, ne voyaient plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla que son âme n’était plus qu’un faible souffle entre ses dents, tout prêt à s’exhaler. Elle eut soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister. Mais si grand que fût son mal, elle souhaitait qu’il se prolongeât. De toute sa volonté, elle retenait impérieusement, passionnément, sa vie défaillante. Les promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre. Il lui fallait les accomplir et sauver, dans ce grand désastre, l’honneur de son amour.
Elle descendit dans la rue et se dirigea vers Saint-Sulpice. En débouchant sur la place, elle aperçut un groupe compact qui stationnait devant la mairie. Tous les passants, se détournant de leur route, venaient grossir ce rassemblement d’où, par moments, une femme se détachait, s’enfuyait précipitamment, couvrant de ses mains son visage. Cette foule était calme et regardait silencieusement une petite affiche d’aspect inoffensif. Laurence, à son tour, s’en approcha et lut les deux lignes concises qui ordonnaient la mobilisation générale des armées de terre et de mer. Alors, pour la première fois depuis une semaine, ses larmes jaillirent. Elle s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice, s’arrêta près d’un confessionnal. Et là elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que Cyril lui avait rendu et devant lequel il s’agenouillait aussi, dans une église voisine, à la même heure, sans qu’elle le sût.
Quel que soit le malheur qui nous arrive, la plupart du temps nous l’endurons et nous attendons qu’il finisse.
Samuel Butler.
Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine. Cyril était parti le matin même. L’heure des adieux pour sa mère durait encore. Elle la prolongeait, l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant. De nombreux amis l’entouraient qui, tous, la plaignaient sincèrement. Mais plus que leurs paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage altéré de Laurence, son silence, sa consternation. Cyril lui avait trop tendrement recommandé la jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi fort que celui du sang unissait l’une à l’autre ces deux abandonnées. Sans avoir besoin de s’expliquer, elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir, attendre ensemble, sans que rien jamais pût les séparer. Quand tous les visiteurs se furent retirés, Laurence s’attarda longtemps dans le salon où la présence de Cyril semblait flotter encore. La société de Mme de Clet lui était douce. Elle avait le regard de son fils, la même nature ouverte, chaleureuse, quoique plus superficielle. Son cœur était moins sombre, moins meurtri que celui du poète. Alors qu’il s’était soumis au malheur docilement, complètement, sans imaginer que le sort pût lui faire grâce, elle gardait une espérance acharnée. Cyril reviendrait, elle en était sûre. Elle allait tant prier pour lui ! Son amour agissant, de loin le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de craintes, et ce cauchemar prendrait fin, faisant place à l’ivresse du retour et de la réunion. Peu à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même certitude. Tous les hommes, en effet, ne pouvaient être tués. Peut-être qu’au-dessus de ce cataclysme, une justice indéfectible subsisterait. Peut-être Dieu rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches, purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les plus grands, les mieux aimés : Cyril.
Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier partit, sans enthousiasme excessif, mais pourtant sans répugnance. Depuis longtemps, sous l’influence de sa femme, si correcte, si « bien pensante », son antimilitarisme entêté de jeune homme, heureux de s’insurger contre les idées de son père, s’était changé en neutralité insouciante, absence méprisante de toute opinion politique. Entraîné malgré lui par l’élan magnifique d’un peuple entier, las d’un long asservissement, il admit sans effort la nécessité de combattre, de vaincre l’Allemagne, pour assurer à jamais la paix du monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il trouva, dans sa légèreté, la force que d’autres, plus nobles, puisaient dans l’amour du devoir et du sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse des êtres qui, exempts de passion, incapables de s’attacher sérieusement à rien, s’accommodent aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre, il s’y intéressait comme à son métier de journaliste. Au reste, dans cette catastrophe, aveugle et borné toujours, il ne voyait nulle part la douleur. On l’eût fait sourire en lui parlant des cœurs brisés par la séparation. Il quittait sans émoi sa femme et sa fille. Pas un instant il ne songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence méprisa ce courage qui prenait sa source dans un optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la frivolité de l’âme.
A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux. Il était extrêmement gai et trouvait la vie magnifique. La guerre l’amusait comme une aventure pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de combattre. Pas plus qu’André, il ne se croyait menacé dans sa vie. Narguant le danger, il se confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance qui, jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi.
Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager comme infirmière-major dans un hôpital de Paris. Son activité nouvelle, le sentiment de son importance, les grandes phrases qu’elle débitait sur le sacrifice et la patrie compensaient, pour cette créature vaniteuse, l’absence et les dangers d’André. Mlle Drevain, un peu rassurée, s’occupait activement d’entasser chez elle des provisions de toutes sortes en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud avait eu la chance de garder son mari, placé à la tête d’un hôpital militaire. Absorbée par ses nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer préservé, elle ne songeait pas à la douleur des autres.
Lorsqu’elle quittait Mme de Clet, Laurence ne se plaisait que dans la société des Arêle. Ceux-là, vraiment, savaient souffrir. Si dans cette grande épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur sérénité n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà leurs deux fils aînés, les jésuites, étaient rentrés en France. Le plus jeune revenait du Maroc avec son régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces trois existences. Si sainte que fût Mme Arêle, elle n’en restait pas moins la plus tendre, la plus craintive des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait, ne songeait qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant rayonnant et implacable, elle disait à Laurence en soupirant : « Pauvres enfants, comme ils doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu l’orage, la pluie diluvienne ? Ils ont été trempés, ils ont eu froid peut-être ! » Laurence, pour qui toutes les variations atmosphériques prenaient les proportions d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les éléments, le soleil, la pluie, la foudre de ne point faire mal à son bien-aimé, Laurence s’associait de toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense consolation en leur annonçant son retour à la foi. Leurs visages resplendirent de joie lorsqu’ils apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent avec des larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve même qui les frappait. Elle leur avoua que Cyril avait été l’instrument de sa conversion et les supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour. Ce furent eux alors qui s’efforcèrent de la rassurer, de l’aider à porter cette croix trop lourde sous laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à Chaumont, où il devrait probablement subir une longue période d’entraînement avant d’être envoyé au front.
La guerre commençait. Après quelques succès éphémères, remportés par nos troupes en Alsace, la bataille s’engagea bientôt, formidable, en Belgique, et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite de Charleroi fut pour Laurence un coup terrible. Nos premières victoires ne l’avaient émue que dans sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il eût goûté la plénitude du bonheur ; mais elle comprit soudain ce qu’est l’amour de la patrie, lorsqu’elle sentit la France, ouverte sans défense, devant l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était son cœur même que les Allemands foulaient aux pieds avec notre sol. Ils entraient chez nous, vainqueurs. Bien que les journaux n’avouassent pas encore la vérité, ni l’étendue de nos désastres, on devinait leur avance progressive. Dans le silence épouvanté du monde, on entendait le bruit de leur marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre communiqué officiel annonçant que notre armée, dans son recul, avait atteint la Somme. Dès lors, de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises, plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer aucun obstacle. Nos villes du Nord et de l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans résistance. Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin, ils atteignaient Compiègne. Demain, ils seraient sous les murs de Paris. La ville, dans ce grand danger, restait affreusement calme. Mais une foule silencieuse et consternée se pressait dans les banques, devant les commissariats de police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu, les quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins étaient déserts, les appartements se fermaient. On sentait partout, l’angoisse, la panique, l’affolement sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait trouvé Paris plus beau qu’en ces jours de deuil. Il semblait vivre maintenant ainsi qu’un être humain. On croyait presque entendre monter de ses pierres un murmure continu, une plainte. Ses jardins mornes, ses avenues, ses places, ses monuments prirent soudain un aspect pathétique, devinrent émouvants comme un visage, comme la face d’un père insulté qui, rassemblant autour de lui ses enfants, les conjure de venger son offense. Bien souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du Louvre, regardant la courbe gracieuse de la Seine, ses rives nobles et charmantes, et, au loin, Notre-Dame, adorait, dans ce paysage insensible, l’image de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu de douleur, écrivait, se plaignant de son inaction, exprimant le désir d’être au plus tôt engagé dans la lutte, elle l’approuvait de toute son âme, acceptant qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à présent de souffrir sans répit.
Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de quitter Paris. Laurence, qui ne voulait pas se séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de Mme de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente continua. Mais, peu à peu, comme avertis par un secret pressentiment, les cœurs se rassuraient, s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient vagues et circonspects. Soudain les nouvelles officieuses et imprécises, qui circulent toujours en des temps troublés, devinrent merveilleuses. On se répétait que les Allemands n’avançaient plus. On affirmait que l’aile droite de von Kluck avait été tournée, son armée détruite, son état-major fait prisonnier. Enfin, un matin, le communiqué officiel annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande. Ce fut un jour de joie inouïe, joie grave et contenue, mais qui éclatait sur tous les visages et faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion subite, des gens qui se connaissaient à peine, habitants du même hôtel, réfugiés d’une même ville, d’une même province.
Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar. Elle respirait avec ivresse l’air allègre de la victoire et ne craignait plus rien. Elle savait Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être allaient-ils, en quelques jours, délivrer la France, entrer à leur tour en Allemagne. La paix pouvait suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle affreuse vint assombrir le cœur de la jeune femme. Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la mort de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres de Maunoury, avait été tué sur l’Ourcq.
Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop tendrement les Arêle pour consentir à demeurer loin d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant qu’elle les eût rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils apprirent le décès de leur second fils. Enrôlé parmi les brancardiers, il avait été blessé mortellement, par un éclat d’obus, au moment où il relevait un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût leur âme, ils défaillaient sous ce double coup, sous ces deux glaives enfoncés dans la même blessure. Mme Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie, n’était plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la douleur inconsolable. Le colonel semblait un chêne foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les cheveux tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour bénir sa souffrance. Seul son regard bleu, si candide et si triste, attestait sa résignation. L’infortune de ces deux vieillards navra Laurence. Sans doute, leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant le devoir auquel ils s’étaient consacrés : le prêtre dans un acte de charité, l’officier en pleine victoire, après s’être couvert de gloire dans l’attaque des positions ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais tout de même, ils étaient seuls. Ils avaient mis leur espoir dans leur plus jeune fils, unique lien qui les rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant plus tard, aurait pu leur donner une famille, des enfants. Sa mort achevait de les dépouiller. Ils avaient tout offert, tout sacrifié, tout perdu. Ils vieilliraient sans aucune consolation humaine, privés des affections les plus légitimes. Et Laurence se révoltait devant une telle détresse.
— Ah ! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est trop, c’est trop injuste. Pourquoi, lorsque tant d’êtres misérables et vils sont épargnés, vos deux fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été repris ? Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée, à vous dont la vie fut sans tache et que Dieu devrait tant chérir ?
Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son amour, qu’elle pouvait demain, dans quelques jours, voir sa vie détruite par la mort de Cyril. Il comprit la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit avec douceur :
— Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer Dieu, si cela devait, non seulement nous acquérir la récompense éternelle, mais encore le bonheur ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du cœur que notre foi a quelque prix. Je remercie le Seigneur puisqu’il me permet de lui prouver ma fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la place de ceux que le malheur écarterait de ses autels.
En prononçant ces paroles, il posa la main sur le front de Laurence dans un geste de protection ; car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout bas : « S’il n’a pu sauver ses fils, pourra-t-il sauver mon ami ? A quoi bon espérer ? Puisque les prières des plus saints ne sont pas exaucées, que vaudront les miennes ? » Et, plus que jamais, elle tremblait en songeant à son bien-aimé.
L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées par la victoire de la Marne ne s’étaient pas réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les opérations. Les deux armées se terrèrent dans les tranchées, s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans événements. Alors prit fin le bel élan qui, magnifiant toutes les âmes, les avait précipitées vers le sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain, si faible, si aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu par une conscience intègre, dirigé par une volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule immense des médiocres, la vie, le repos, la jouissance reprirent leurs attraits, un instant méprisés. Les moins nobles cœurs firent défection. André Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser, fut blessé au bras en novembre. Après un court séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à Paris, en congé de convalescence. Ce congé se prolongea, s’éternisa. Juliane, en effet, tout en conservant sa belle attitude et son héroïsme affecté, commençait à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son intérêt personnel. Ses économies étaient presque entièrement épuisées et la jeune femme, qui n’avait pas prévu une guerre si longue, s’effrayait des privations qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant à se battre, ne pouvait plus gagner d’argent. Elle usa des puissantes influences dont elle disposait pour le faire mettre à l’abri. Bientôt, André annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient de constitution trop faible pour affronter un hiver dans les tranchées. Peu après, il fut versé dans l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal des dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à Paris, lui permit de reprendre sa profession de journaliste.
En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour soigner une bronchite. Ce garçon, fort et bien portant, se déclarait poitrinaire. Il avait fait toute la retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience lui semblait suffisante. Sa curiosité était satisfaite. La vie morne et désolée des tranchées lui inspirait une profonde horreur. Il eut l’habileté de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant à toutes les classes de la société, artistes, bourgeois, ouvriers, fortement protégés ou servis seulement par la chance, suivaient ces exemples et s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup d’autres, demeurait ferme et ne trahissait pas. A la fin de janvier, il quitta Chaumont et fut envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la douleur humaine, vécut en face de la mort, parmi les cadavres abandonnés, les blessés expirants. Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent si fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs reprises, séjourner à l’hôpital. Mais il se déclarait bien portant et luttait avec acharnement contre cette faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se mettre à l’abri. Il refusa un congé de convalescence qui lui fut proposé. Les prières de sa mère ne purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant que la France humiliée, moins que les soldats, ses frères d’armes, dont il voulait partager jusqu’au bout la misère. Une charité plus forte que ses affections les plus légitimes le retenait parmi ces malheureux, et sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une façon évidente, miraculeuse.
Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait pu trouver la paix, alors qu’elle la cherchait toujours. Mais seuls les prédestinés avancent rapidement dans les voies mystiques. Pour les natures ordinaires, les conversions sont lentes, pénibles. Ce n’est pas sans de grands efforts qu’une âme, longtemps égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir appelée, il se cache et se tait. Elle interroge et rien ne lui répond. Son ardeur, ses supplications se brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence avait dépensé toutes ses forces dans l’amour humain, il ne lui restait plus assez de courage pour supporter le martyre de la conversion. Affaiblie par ses angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque jour plus obscur le grand drame où s’usait sa vie. Elle pensait seulement qu’un jour son ami revenu lui expliquerait toutes choses, et elle continuait de prier, pour lui plaire et pour le sauver.
L’hiver passa sans autres événements que des attaques partielles et sans résultats. Paris était morne, tranquille, endormi comme une ville provinciale. Peu à peu chacun reprenait ses occupations, ses quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes étaient absents, ils écrivaient régulièrement. Leurs femmes, leurs mères se laissaient lentement gagner par une sécurité trompeuse. La guerre continuait, mais ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient pas, l’oubliaient. Nul ne s’inquiétait plus des combats que nos soldats continuaient à livrer chaque jour sur quelque point du front et qui semblaient à tous mesquins et sans danger. On finissait par croire que les obus, les balles tombaient dans l’eau, ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans causer aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes qu’ils soient, ne peuvent vivre dans une constante appréhension. Laurence elle-même n’échappa pas entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés furent affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril exposé. Elle ne cessait de trembler pour lui. A toute heure, à toute minute, elle se demandait avec épouvante : « Vit-il encore ? N’est-ce point en ce moment qu’il est frappé ? » Puis, son imagination fatiguée se lassa de lui représenter sans cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui qu’elle aimait. Son âme réclama un peu de repos et de joie, accueillit avec une sorte d’ivresse les consolations de la religion. Maintenant, elle écoutait avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des miracles opérés par la toute-puissance de la prière. Sa ferveur s’accrut. Elle s’attacha passionnément à l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit mois, ne prit part à aucune attaque lui parut manifestement providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant ses prières, le tiendrait toujours à l’écart des grandes batailles. Mais que devint-elle, lorsqu’au mois de septembre commença l’offensive de Champagne et que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée ? Il se battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres parvenaient encore, brèves et pleines d’une horrible tristesse. Son régiment était décimé, ses amis le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés ou prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son cœur brûlait du désir d’imiter ces héros qu’il voyait chaque jour tomber auprès de lui. Il devait s’exposer beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à l’ordre du jour. Cependant Laurence, au milieu de ses angoisses, sentait redoubler sa confiance, puisque, malgré tant de périls, Cyril vivait. La mort l’environnait en vain. La protection divine était évidente. Parce qu’il avait offert sa vie généreusement, Dieu la refusait, le sauvait malgré lui, le couvrait de son aile. Une lettre du poète acheva de rassurer la jeune femme : « Ayez confiance, écrivait-il. J’ai vu la mort de près. Je viens d’y échapper par miracle. Continuez à prier pour moi. » Laurence se jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme elle se relevait, un coup de sonnette retentit à sa porte. Elle reçut des mains d’un petit télégraphiste un pneumatique et reconnut l’écriture de Mme de Clet. Sans doute, celle-ci, qui l’attendait le même jour à Bourg-la-Reine, décommandait le rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe et, sur le mince papier, elle lut quelques mots seulement, écrits en caractères tremblés, désordonnés, presque illisibles : « Cyril tué. Venez, oh ! venez vite ! »
Il était presque tenté de croire que le linceul n’enveloppait que les gens vieux et infirmes et ne cachait jamais sous ses plis funèbres la beauté jeune et gracieuse.
Dickens.
Parmi les désastres imprévus qui consternent la terre, il n’est point de plus sombre ni de plus surprenant prodige que la mort d’un être jeune et, si fréquemment qu’il se reproduise, l’imagination ne le peut concevoir, le tient pour impossible. Debout, Laurence considérait avec une attention extrême le court billet qu’elle venait de lire. Elle n’éprouvait aucune émotion, nulle peine. Son visage ne s’était point altéré, son cœur ne battait pas plus vite, et, par moments, elle secouait la tête comme quelqu’un qui nie. D’abord, son instinct seul refusa de croire à la tragique nouvelle. Puis sa raison la réfuta par des arguments victorieux. La lettre de Cyril, reçue une heure plus tôt, restait ouverte sur la table, protestait comme une voix humaine. Sans doute, elle datait de quatre jours et les obus tombaient à toute minute. Mais n’aurait-il pas fallu à la mort, si prompte qu’elle soit, un long temps, des efforts répétés pour glacer cette vie brûlante, pour détruire ce cœur de poète, vaste comme le monde ? D’ailleurs, comment admettre que le malheur ait pu frapper Cyril sans atteindre Laurence, ni retentir, si faiblement que ce fût, dans son âme ? Cette hypothèse lui arracha un sourire de défi. Tel est l’égarement de l’amour. On le croit sage et inspiré, on l’appelle divinateur. A la vérité, il ressemble à un enfant malade qui toujours délire, se trompe et ne sait rien. Grand par son seul désir, mais aveugle, borné, impuissant, effrayé par une ombre, ravi par la plus vague illusion, il tremble quand rien ne le menace et follement espère quand il est condamné.
« Cyril tué. » Ces deux mots, cependant, quelqu’un avait pu les unir, convaincre Mme de Clet de leur réalité, la contraindre à les répéter. Laurence eut beau froisser le mince papier où ils étaient gravés comme une sentence inexorable, ils continuèrent d’exister, retentissant à ses oreilles comme le tintement grêle d’une cloche lointaine. Elle s’habilla en toute hâte et sortit de chez elle. Pour aller plus vite, elle appela un taxi et donna au chauffeur l’adresse de Mme de Clet. Assise dans la voiture qui roulait à travers les rues tranquilles, elle réfléchissait. Ses yeux ne voyaient que des choses riantes : la jeune verdure des arbres, l’azur transpercé de part en part par les flèches du soleil. C’était un bel après-midi de septembre, lumineux et pâle, dont l’aspect, invinciblement, la rassurait. Elle savait pourtant qu’à cette heure des combats meurtriers se livraient sous ce ciel sans altérer sa sérénité calme. Pourquoi croyait-elle que la nature, féroce pour tous, était cependant incapable de la tromper ? Pourquoi pensait-elle que la même lumière qui éclaire impassiblement tant de désastres, aurait refusé de luire sur sa seule douleur ? « Cyril tué !… non, c’est faux, répétait-elle avec confiance, la preuve en est dans ta beauté, ô noble jour ! Si tu souris si doucement, c’est parce qu’il lève encore vers toi son cher visage. Terre bienveillante, tu n’oserais pas refleurir si tu portais, dans tes profondeurs sombres, son corps brisé, son cœur anéanti. Soleil intègre, toi qui vois tout, tu ne brillerais pas ainsi sans honte si tu contemplais à la fois, en même temps que ma forme vivante, celle de mon amour au tombeau. »
La maison de Mme de Clet se dressait toute blanche au milieu de son jardin fleuri, véritable fouillis de dahlias et de roses. La lumière de ce beau jour l’entourait sans la pénétrer, se brisait contre sa façade aveugle dont toutes les persiennes étaient hermétiquement fermées. Il semblait évident que cette demeure abritait un cœur désespéré qu’elle cherchait à défendre contre la joie insultante du dehors. Laurence n’entendit pas, comme de coutume, des aboiements tumultueux de chiens répondre à son coup de sonnette, ni même des pas s’approcher. La porte s’ouvrit sans bruit, et la vieille servante, qui pleurait et chuchotait tout bas, referma précipitamment le lourd battant de chêne, barrant la route à l’importun soleil. L’obscurité remplissait les pièces closes, admirablement rangées, dont toutes les portes restaient ouvertes et qui paraissaient inhabitées depuis très longtemps. Laurence, les yeux encore éblouis, avançait en tâtonnant à travers ces ténèbres. Elle parvint enfin au cabinet de travail de Cyril. Là, dans la même pénombre, Mme de Clet, déjà vêtue de noir, gisait dans un fauteuil et lui tendait les bras avec un long sanglot. Laurence s’était jetée vers cette forme désolée. Des larmes coulaient sur ses joues. Pourtant elle pleurait seulement de pitié pour l’erreur tragique de cette mère. Elle ne croyait pas à la mort de Cyril. Elle attendait que son émotion fût calmée pour rompre la trame de mensonge jetée comme un filet sombre sur leur vie. Mais après l’avoir embrassée, après s’être plainte à elle avec des mots incohérents, des gémissements entrecoupés, Mme de Clet prit sur ses genoux une lettre ouverte qu’elle lut tout haut, d’une voix vacillante et sans timbre. Cette lettre, écrite par un prêtre, aumônier au régiment de Cyril, était courte. Elle commençait par des condoléances et de pieuses exhortations. Puis elle racontait en quelques lignes le fait simple et terrible. Trois jours auparavant, vers quatre heures de l’après-midi, pendant un court combat, Cyril avait été blessé d’une balle en pleine poitrine. Transporté mourant au poste de secours, il gardait cependant toute sa connaissance. L’aumônier avait pu lui donner une dernière absolution, prononcer près de lui quelques prières auxquelles, n’ayant pas la force de parler, il répondait par signes. S’étant éloigné pour assister d’autres blessés, le prêtre n’avait revu Cyril qu’au moment où celui-ci venait d’expirer. Il décrivait la paix ineffable de ce beau visage endormi, louait cette âme admirable qui, plus d’une fois, s’était ouverte à lui et qu’il voyait au ciel. Sa lettre s’achevait par quelques mots d’espoir et la promesse d’une réunion éternelle. Mais qu’importait à Mme de Clet. Elle ne voulait point être consolée. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil, elle sanglotait. De ses lèvres entr’ouvertes s’échappait sans cesse là même plainte monotone : « Il est mort, il est mort ! » Et ce cri, cent fois répété, frappant le cœur de Laurence à la même place, y faisait pénétrer la vérité. Le cher visage, qui partout et toujours l’accompagnait, tout à l’heure encore si radieux, graduellement se décolorait, s’estompait dans l’air vide. Elle le cherchait et ne le trouvait plus. Tout son amour, luttant avec la réalité inexorable, ne réussissait pas à lui rendre la vie. Soudain, comme sous un subit éclat de foudre, Cyril lui apparut, couché sur un lit d’ambulance, inerte, les yeux clos, le sceau de la mort sur la face, tandis qu’autour de lui, comme un décor maintenant inutile, le monde chancelait, se défaisait, tombait en ruines…
Elle pleura durant des jours et des nuits, comme si elle n’avait plus d’autre but, ni d’autre fonction sur la terre. La source de ses larmes semblait intarissable. Elle pleurait tout naturellement comme on respire, jusque dans son sommeil, et plus encore quand elle s’éveillait, car la vie n’offrait plus à son imagination, comme à sa mémoire, que des images sombres : deuils et regrets dans le passé, vide, solitude absolue dans l’avenir. Son chagrin cependant n’était pas égoïste. Elle se penchait, avec une immense pitié, sur la douleur de Mme de Clet. Celle-ci, dans son désespoir, aimait à sentir son triste cœur souffrir auprès du sien : « Oh ! Laurence, je n’ai plus que vous, lui disait-elle souvent, vous seule adoucissez ma peine, jurez-moi que vous ne me quitterez jamais. » Avant qu’elle la réclamât, la jeune femme lui avait secrètement voué toute sa vie.
Chaque jour, elle se rendait à Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui communiquait les lettres que lui écrivaient en grand nombre les chefs ou les camarades de son fils. L’un d’eux, blessé en même temps que lui, avait seul assisté à ses derniers moments dont il fit pieusement le récit. Laurence apprit qu’à l’heure suprême, quand, ayant déjà l’aspect d’un cadavre, il semblait insensible à tout, Cyril avait voulu parler. Si grand fut son effort qu’on vit des larmes filtrer sous ses paupières closes. A plusieurs reprises, distinctement, il avait prononcé deux noms : celui de sa mère et celui de Laurence. Ce fut pour cette dernière une immense consolation. La certitude que Cyril, en mourant, pensait encore à elle, assouvit pour quelque temps l’exigence de sa passion. Ce seul nom, prononcé par lui, était comme un lien entre eux, un signe qu’il la réclamait pour partager son éternité. Maintenant, lorsque son âme appelait l’âme envolée, du fond de la tombe et des ténèbres infinies, ce cri d’amour lui répondait. Elle l’écoutait le jour et la nuit sans parvenir à en épuiser la douceur. Cette parole était pour elle un merveilleux trésor, l’honneur de sa vie brisée.
Peu après, l’aumônier envoya à Mme de Clet un pli cacheté que Cyril lui avait confié pour le mettre en sûreté avant l’attaque. Ce pli contenait deux lettres : l’une pour Mme de Clet, l’autre pour Laurence. La première était pleine de tendres recommandations, de conseils, d’exhortations. La seconde demeura secrète. Laurence ne voulut pas l’ouvrir. Elle sentait encore nettement à ses côtés la présence de Cyril. Les paroles, les beaux exemples qu’il lui avait laissés, si récents, si réels encore, affermissaient son courage. Un jour viendrait où ce souvenir même perdrait sa force et, peu à peu, l’abandonnerait. Elle avait devant elle une longue vie à vivre. Cette lettre était la dernière consolation, le seul secours qu’elle pût désormais attendre. Elle la réserva pour des heures plus désolées. Elle l’enferma dans un étroit sachet et la porta toujours contre son cœur.
Les premiers moments, en effet, ne furent pas les plus durs. La douleur dans son paroxysme a quelque chose de doux et de sacré. Elle soutient en même temps qu’elle accable. Elle détache l’âme de toutes les vanités du monde, l’emporte sur des cimes pleines de lumière où Dieu lui parle familièrement. Tout est simple pour celui qui pleure, comme pour celui qui va mourir. Délivré de toute espérance humaine, n’attendant plus rien de la terre, il écoute la rumeur de l’infini, il regarde si attentivement l’invisible que la face nue de la vérité lui apparaît dans toute sa splendeur. Durant assez longtemps, Laurence, dans la stupeur de sa tristesse, fut profondément calme et résignée. Son chagrin était une sorte d’extase où Cyril l’assistait constamment, la consolait par la promesse d’une réunion éternelle qui lui semblait étonnamment proche. Cet état d’attente passionnée dura peu. Ses larmes bientôt tarirent ; son âme aride rentra dans sa prison de chair. La vie, retombant devant son regard comme un voile bariolé de couleurs affreuses, lui masqua le ciel entr’ouvert.
Alors la religion cessa de la soutenir. Toute ferveur l’abandonna. Elle n’avait, en effet, prié avec ardeur que dans le désir acharné de sauver Cyril. N’ayant point été exaucée, elle douta de la Providence. Lorsque ses confesseurs ou les Arêle lui parlaient de la bonté divine, elle secouait la tête avec un morne sourire, évoquant ce moment où elle jetait vers le ciel de si joyeuses actions de grâce, le remerciant d’avoir préservé son bien-aimé, alors qu’il était déjà mort. Elle eut la faiblesse de juger Dieu ainsi qu’un être humain, de lui garder presque rancune, comme à l’ami qui vient de vous trahir. Maintenant, même à l’église, au lieu de lui offrir simplement sa douleur, elle la lui présentait orgueilleusement, le cœur plein de murmures et de reniements. Mais lorsque sa révolte était trop vive, trop complète, Cyril intervenait. Ombre charmante et souveraine, il revenait hanter ses rêves, ses pensées. Vaincue par la peur de lui déplaire, Laurence tombait à genoux. L’ayant perdu pour toute la vie, elle craignait de le perdre encore pour l’éternité. Alors elle cessait de se plaindre et priait pour qu’il lui fût rendu. L’amour qui la rapprochait de Dieu l’en éloignait en même temps. Courbée au pied des autels, elle n’appelait que Cyril et ne songeait qu’à lui.
L’été passa, puis l’hiver. Elle essaya de vivre. Elle se remit à écrire, sans but, sans suite, sans art, simplement pour soulager parfois son cœur trop lourd. Elle ne croyait plus à l’utilité du travail, à la nécessité de l’effort, depuis qu’elle avait vu tant de nobles destinées avorter misérablement, tant d’êtres investis d’une mission définie descendre au tombeau sans l’avoir pu remplir, depuis que Cyril, poète admirable, était mort sans achever son œuvre et presque sans honneur. Peu à peu elle rouvrit les livres qu’il avait aimés. Elle en lut d’autres qu’il ne connaîtrait jamais. Alors, quand une phrase éblouissante inondait son âme de lumière, elle tournait la tête, cherchant instinctivement l’ami perdu. Elle pleurait parce qu’il n’était plus là pour s’émouvoir et s’enthousiasmer avec elle. Les plus beaux vers et la splendeur du monde, quand le printemps revint, la déchiraient, car toute beauté pour la femme est un amer poison, du moment que, solitaire, elle ne peut l’offrir à l’amour.
Le plus terrible fut le moment où sa jeunesse, qui longtemps avait paru foudroyée, une fois encore se réveilla et, secouant le joug du regret, du malheur, réclama impérieusement un peu de joie. Souvent, vaincue par la langueur d’un beau jour, Laurence se laissait enivrer par de dangereuses illusions. Alors, son imagination puissante, habile, bien exercée, l’entourait de prestiges, d’enchantements, et lui rendait Cyril vivant. Elle le voyait comme autrefois, se pencher sur ses livres. Par moments, elle sentait nettement sa main sur la sienne et la chaleur de son visage contre le sien. Elle évoquait le passé : leurs longues causeries, leurs rires, les adieux. Puis elle inventait d’autres scènes impossibles, le retour de Cyril, de longs voyages avec lui, une existence, parfois triste et pleine de tourments, où jamais pourtant il ne la quittait. Ces rêves enfin se dissipaient, la laissant anéantie. Il lui fallait de nouveau céder Cyril à la mort, rendre tous les bonheurs un instant retrouvés, rentrer dans sa solitude. Pour échapper à l’obsession de ces chimères, elle s’efforça de ne plus songer qu’à la minute présente, de vivre comme un être éphémère qui, né le matin, doit mourir le soir, qui n’a pas de passé et n’aura pas d’avenir. Ses habitudes changèrent. Elle s’occupait de son ménage, se pliait à des besognes matérielles longtemps dédaignées, rangeait, s’agitait. Lorsqu’elle allait passer quelques jours chez les Arêle, à Versailles, jamais plus on ne la voyait s’asseoir au parc, goûter dans le repos le charme d’une heure radieuse. Elle allait toujours, elle marchait comme quelqu’un qui fuit. Le soir, lorsque étendue dans son lit, elle attendait de tomber dans l’oubli du sommeil, sa pensée s’en allait errer, dans la forêt de Fontainebleau, parcourir les sentiers familiers, saluer les arbres amis. Car sa jeunesse, pourtant si douloureuse, lui apparaissait comme une époque paisible et délicieuse. C’était le seul temps de sa vie qu’elle pût évoquer sans souffrance.
Chaque jour, l’injustice féroce de la destinée lui apparaissait avec plus d’évidence. La douleur, la mort choisissaient, pour les frapper avec une partialité terrible, les plus vertueux, les meilleurs, épargnant au contraire respectueusement les méchants, les médiocres. Elle ne pouvait dominer son indignation lorsqu’elle lisait dans les journaux le nom de son ancien ennemi, Douran, âme basse mais brillant officier, qui maintenant, général et commandant d’armée, se couvrait de gloire depuis le début de la guerre. La France, si unie lors de la mobilisation, se divisait en deux camps bien distincts : le camp des victimes et celui des habiles auxquels seuls profitait la douleur des premiers. Un jour, Gaston Noret vint annoncer à Laurence son prochain mariage. Il épousait une jeune fille fort jolie, richement dotée, qui oubliait pour lui un fiancé mort à Charleroi.
— Ceux qui se font tuer sont de fameuses poires, ricanait le bohème avec sa franchise cynique.
Laurence ne voulut plus le voir. Elle le haïssait pour cette parole et, parce qu’il vivait heureux, préservé de tout danger par un rempart de héros :
— C’est pour ces lâches que Cyril est mort, se disait-elle.
— Non, mon enfant, c’est pour vous, lui répondaient les Arêle lorsqu’elle exhalait devant eux sa révolte. Le Christ seul est mort pour le monde entier. Tout homme, si grand qu’il soit, ne meurt que pour un petit nombre d’amis. Parce que vous étiez très près de Cyril et qu’il vous aimait, il a désiré sans nul doute que son exemple, son sacrifice, servent à votre salut. Suivez donc sa trace humblement, sans regarder autour de vous, ne méconnaissez pas son amour. N’aurait-il éclairé et racheté que votre âme, son sang n’eût point coulé en vain.
Laurence alors s’attendrissait, comprenait de nouveau le sens divin de la douleur. Elle retrouvait toujours auprès des Arêle un peu de courage et de paix. Bientôt, cette consolation même lui fut retirée. Ses amis, en effet, vieillissaient beaucoup. Le colonel eut une attaque d’apoplexie qui lui laissa un embarras de la parole et une grande fatigue cérébrale. Mme Arêle déclinait aussi visiblement. La maladie et la douleur, peu à peu, les retranchaient du monde, opposaient un invincible obstacle à l’ardeur de leur charité. S’ils ne cessaient pas de prier pour ceux qui leur étaient chers, ils ne pouvaient plus les aider effectivement par leurs encouragements, leurs exhortations, leurs conseils. Ils n’avaient plus la force de soutenir une conversation suivie. Laurence, lorsqu’elle venait les voir, ne restait qu’un instant, n’osait plus leur parler de ses chagrins. Elle les embrassait, leur souriait, les quittait vite. Elle les aimait et s’en savait aimée. Mais, comme tant d’autres, ces deux figures séraphiques s’effaçaient de sa vie.
J’ai été mis en oubli dans les cœurs comme un mort ; on m’a traité comme un vase brisé.
Ps. XXX, 12.
Dans son abandon, Laurence s’attachait à Mme de Clet chaque jour davantage. La différence d’âge qui les séparait ne leur permettait pas de se comprendre entièrement. Quoique frappées par la même épreuve, elles n’avaient pas la même façon de souffrir. Mme de Clet, qui ne s’était jamais éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement sa force et sa consolation. Son âme simple et enthousiaste se jetait en Dieu avec une impétuosité toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable, sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni déclin. Laurence, toujours torturée par le doute, s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand le désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle se réchauffait avec délices près de ce cœur toujours brûlant. C’était maintenant Mme de Clet qui la soutenait, la réconfortait, lui parlait d’espérance. Elle l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait, pour lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient la jeune femme.
— Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle souvent. Dieu est bon puisqu’il m’a donné en vous un tel trésor. Oh ! sans doute, j’ai hâte de rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez à la terre. Oui, pour vous, à cause de vous, je désire vivre quelques années encore.
Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La pensée qu’une créature humaine l’aimait et avait besoin d’elle lui rendait la vie supportable encore. Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois après-midi à Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui racontait l’enfance de Cyril, lui redisait ses moindres paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres. Son souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si douloureuse alors qu’elle était seule, lui était infiniment doux quand Mme de Clet l’évoquait avec elle. Ces longues conversations, ces réunions lui devenaient absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent en songeant que sa vieille amie, vraisemblablement, mourrait avant elle, qu’il lui faudrait la perdre et la pleurer.
Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais la paix. Privée du revenu que lui rapportait sa maison de Sedan, Laurence se trouvait aux prises avec les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle, toujours généreux, lui servaient et venaient de lui assurer par testament une rente annuelle de trois mille francs. Son loyer, trop élevé, absorbait les deux tiers de cette somme. Et elle avait, tout en vivant avec économie, entamé fortement son petit capital. La guerre menaçant de durer toujours, il lui fallait trouver un moyen de se suffire avec ses minces ressources. Juliane parvint à résoudre ce problème, en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute bonté réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence, d’ailleurs, à plusieurs reprises, lui avait prêté de l’argent qu’elle n’avait pu lui rendre. Cette dette et le respect inné de la solidarité familiale stimulèrent sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait, avenue d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit logement de garçon, composé de deux pièces agréables et claires et d’un cabinet de toilette, se trouvait libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs par an. Mais l’absence de toute cuisine semblait la rendre inhabitable pour une femme. Juliane leva cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de prendre ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement modique. Cette combinaison, qui devait mêler si intimement sa vie à celle de deux êtres qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle se soumit pourtant à la nécessité et donna congé de son appartement.
De son côté, Mme de Clet cherchait à déménager. Elle avait pris en horreur sa grande maison de Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout de trop déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui avait laissé était épuisé. Trop pauvre pour conserver une bonne, elle ne pouvait habiter sans danger une demeure absolument isolée. Pour accroître un peu son revenu, elle se décida à vendre une grande partie des meubles anciens et rares qu’elle avait toujours conservés à travers tous les avatars de sa fortune. Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance et les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi un certain capital dont les intérêts, joints aux loyers que lui rapportait son immeuble de Dijon, devaient la préserver du besoin.
— Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence, vivre tout près de vous et je serai heureuse.
Elles visitèrent ensemble des appartements. A l’avance, Mme de Clet se déclarait sans exigence. « Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je puis vous voir facilement, ma chère Laurence. » Dès qu’elle entrait dans les logis étroits, que ses ressources lui permettaient seuls d’aborder, sa résignation se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment.
— Oh ! oh ! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec dégoût, j’y mourrais au bout de trois jours. Malgré ma pauvreté, il me faut, pour rester en bonne santé, de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les environs immédiats sont bien desservis, je viendrai facilement vous voir.
Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée avec jardin. Ils étaient extrêmement vastes et délabrés. Mme de Clet les visitait en frissonnant.
— Brr…, disait-elle, comme je sentirai doublement ma solitude dans ces grandes baraques !
Laurence excusait ces contradictions, comprenant qu’il est permis à tout être affligé de ne pas savoir ce qu’il veut. Elle cherchait avec patience une combinaison qui pût satisfaire entièrement Mme de Clet.
— Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il m’aurait fallu, c’est la province ou la campagne. Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle s’est retirée dans un couvent à Lourdes. Elle est complètement indépendante, mais non point seule. Les dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais avoir une grande chambre, exposée au midi, la jouissance d’un parc immense, une nourriture succulente, tout cela pour huit francs par jour. C’est presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les restrictions vont devenir terribles. Là-bas, nulle privation à craindre : pas besoin de chauffage, le climat est divin. Le couvent possède des vaches, des poules. On a du lait à volonté, des œufs d’une fraîcheur exquise. Et quelle atmosphère religieuse, on est à la source des grâces, ajouta-t-elle, confondant dans un même enthousiasme ces divers avantages matériels et spirituels.
— Sans doute, approuva complaisamment Laurence, ce couvent eût été le rêve peut-être pour nous deux.
Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère et il était entendu que Mme de Clet ne pouvait la quitter. Elle s’étonnait un peu de voir celle-ci entretenir une correspondance suivie avec son amie de Lourdes et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements. Elle la pressait d’arrêter avenue du Maine un appartement petit, mais qui lui semblait acceptable. Mme de Clet ajournait sans cesse sa décision. Un après-midi elle accueillit Laurence avec une tendresse plus vive encore que de coutume.
— Ah ! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle tristement, mais sans aucun embarras. Pourtant vous m’approuverez, j’en suis sûre. Figurez-vous que j’ai reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent, qu’elle était demandée par trois personnes, que si je la voulais, il fallait l’arrêter immédiatement par dépêche. Que faire ? Vous êtes témoin que je ne trouve rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper cette chambre et tant d’avantages, c’était de la folie peut-être. J’aurais voulu courir chez vous, vous consulter, il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me guider. Le matin venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié pour arrêter la chambre, Ah ! si je ne vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans rien regretter, mais c’est un affreux chagrin pour moi de vous quitter, même momentanément.
Laurence demeura un instant immobile, silencieuse et comme foudroyée.
— Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec effort ce mot qui l’avait particulièrement frappée. Momentanément ? Vous voulez dire pour toujours ? C’est une séparation absolue, définitive.
— Je mourrais, si je croyais cela, s’écria Mme de Clet. Vous viendrez me voir chaque année, ou c’est moi qui viendrai.
La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle savait que leurs ressources respectives ne leur permettraient jamais d’entreprendre de tels voyages. Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence pour démontrer que toute réunion leur serait désormais impossible. Mais Mme de Clet refusa de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux au ciel d’un air inspiré.
— Dieu nous aidera, dit-elle ; il ne m’enverrait pas là-bas si vous ne deviez m’y rejoindre. Pour nous réunir, il fera naître des occasions inattendues, nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui demanderai tellement qu’il m’exaucera, j’en suis sûre. Si je n’avais pas cette certitude, je ne partirais pas !
Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement noble, incapable de perfidie, mais qui, volontiers, se nourrissait d’illusions, prenant ses désirs pour la réalité. Dominée par son enthousiasme pour Lourdes, elle supprimait avec la plus sincère mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût empêchée de partir. Elle devinait obscurément qu’un climat agréable, un beau site, une atmosphère saine et paisible, un certain bien-être physique, l’absence de tout souci matériel, mieux que la plus solide amitié, rendent la vie supportable. Cependant, son instinct seul la poussait à choisir la meilleure part, à rechercher des avantages que sa raison dédaignait. Elle n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle sacrifiait Laurence et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de comprendre cette absolue candeur, se crut victime d’une monstrueuse hypocrisie.
— Hélas ! songeait-elle indignée, tant de protestations cachaient donc tant d’indifférence ? Elle ne pouvait vivre sans moi. Mon affection était son seul bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle m’abandonne. C’est une abominable trahison, la plus noire du monde.
Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain, elle tomba malade. Elle dut rester toute une semaine au lit avec une forte fièvre. Mme de Clet vint la voir tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux, elle fondit en larmes :
— Oh ! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit jours, dit-elle. Les mères, voyez-vous, s’inquiètent toujours follement pour leurs enfants. Je vous ai crue perdue !
« Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je ne comprends rien à ces cœurs mortels. Elle m’aime, c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le monde aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans doute j’ai dû parfois décevoir les autres autant qu’ils m’ont déçue. Il faut être indulgente. »
Elle témoignait toujours à Mme de Clet la même tendresse. Mais l’effort qu’elle devait faire pour lui cacher sa peine l’accablait de fatigue. Cette amitié, autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie, de force d’âme dans ses visites à Bourg-la-Reine. Le reste du temps, elle passait ses journées dans son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa faiblesse accrut encore sa sensibilité. Devant les autres, elle parvenait encore à se dominer. Seule, un bruit inattendu, une porte claquant brusquement, la moindre douleur physique, lorsque par hasard elle se heurtait à quelque meuble, lui arrachaient des larmes. La mort de Royale Egypte, qui s’éteignit un matin sans souffrance, lui fit une peine affreuse.
— Comme la vie est chose précaire ! se dit-elle. Après tout, il vaut mieux que Mme de Clet s’en aille. Je ne la verrai pas mourir.
Le départ de Mme de Clet pour Lourdes coïncida avec le déménagement de Laurence qui dut subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu à sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement où elle avait vécu près de Cyril, malheureuse et pourtant comblée, des heures qui restaient sa seule richesse. Il lui fallut passer sans transition, de cette atmosphère triste mais recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas pris chez son frère lui furent horriblement pénibles. Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle écoutait avec un sentiment de glacial isolement les phrases pompeuses de Juliane, les plaisanteries d’André, les réflexions extraordinaires de leur fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse comme sa mère. Laurence passa une mauvaise nuit et, le lendemain, se leva de bonne heure pour aller conduire Mme de Clet à la gare.
On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs semaines, chaque nuit la température descendait à dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de zéro. Ce matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de coutume. Un vent coupant et âpre neutralisait les efforts nonchalants du soleil pâle et tout empaqueté de brumes.
— Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver pareil, disait Mme de Clet, frissonnant sous son lourd manteau de voyage. Il y a entre les Pyrénées et Paris une grande différence de température, on me l’écrit encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on se croirait en été ; les nuits seules sont froides. Mais, Laurence, loin de vous, j’aurai toujours le cœur glacé.
— On ne saurait tout avoir, répondit doucement Laurence.
Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait sincèrement que toute déception fût épargnée à Mme de Clet.
— Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive, je ne pourrai plus rien pour elle. Cyril, ce n’est pas ma faute ! Vous me l’aviez laissée, j’aurais voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne.
Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ, les deux femmes s’installèrent dans un compartiment vide. Mme de Clet avait pris dans ses mains les mains de Laurence et, d’une voix émue, elle lui disait les choses les plus tendres, les plus touchantes. La jeune femme, accablée, répondait à peine. Elle ne s’expliquait pas comment un être qui l’aimait si sincèrement pouvait volontairement la quitter pour toujours. A vrai dire, ce départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait rien fait pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de combattre les influences auxquelles Mme de Clet obéissait inconsciemment. La vie est une lutte acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier malheur, il nous faut constamment nous défendre contre nos meilleurs amis mêmes, incapables qu’ils sont de deviner nos moindres chagrins. Ah ! si en cet instant, à cette heure pourtant tardive, Laurence avait avoué sa peine ; si, invoquant le nom de Cyril, elle avait supplié sa mère, disant : « Ne me quittez pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et je ne puis vivre à jamais seule au milieu d’étrangers ! » Si elle avait parlé, peut-être Mme de Clet, comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait, fût-elle descendue du train pour la suivre, renonçant à ses projets. Les cœurs humains ne sont pas inexorables. Ils se sacrifient volontiers à ceux qui les implorent. Les faibles trouvent partout aide et protection. Mais ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent leur souffrance secrète, ceux-là ne rencontrent, la plupart du temps, nul secours. Parce qu’ils sont forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur courage.
Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence descendit du train sur le quai. Penchée à la portière du wagon, Mme de Clet, tout en larmes, lui parlait :
— Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous que j’ai besoin de vous pour vivre. Oh ! quelque chose me dit que nous nous reverrons bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi, tous les jours. Au revoir, n’est-ce pas, au revoir !
Au moment où le train s’ébranlait, son regard, tout à coup, devint tellement semblable à celui de Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa main avec un gémissement. Une fois encore, son nom, prononcé par une voix connue, lui entra dans le cœur comme une flèche douce et empoisonnée. Puis brusquement les cris des employés, les sifflements aigus de la vapeur, le grincement des roues du train sur les rails formèrent autour d’elle la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai, les rares personnes venues pour accompagner quelque voyageur se hâtaient vers la sortie. Elle les suivit machinalement, chancelant comme un aveugle que son guide a quitté et qui, pour la première fois, cherche tout seul sa route au milieu des ténèbres.
Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant instinctivement dans le mouvement et la marche un étourdissement salutaire. Il y avait ce matin-là beaucoup de monde par les rues, car, malgré le froid, ce temps sec invitait à la promenade. Laurence, au milieu de cette foule, sentait plus cruellement sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec une attention extrême tous ces passants, s’étonnant de voir tant de visages si calmes, si indifférents, parfois même dilatés par le rire, quand chaque jour tant d’hommes mouraient au front, quand la vie était si tragique. Par moments, il lui semblait que ces inconnus la dévisageaient avec curiosité, remarquaient sa démarche chancelante, ses traits défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait, s’efforçait de prendre une attitude ferme, raidissant tous les muscles de son visage.
— Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on est mal pour souffrir au milieu des hommes ! Même dans les temps de calamité publique, la douleur sera toujours pour eux un étonnement et un scandale. Tout être malheureux est retranché du monde, sa place est parmi les bêtes, dans le désert, dans la forêt !
La forêt ! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé, ce mot retentissait encore dans son cœur. Dominant la rumeur de la rue, il bruissait, il frémissait, imitant à lui seul le murmure des arbres. Elle se souvint des années passées près d’eux, à Fontainebleau ; du serment qu’elle leur avait fait. Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils sauraient encore lui rendre un peu de paix. En cette heure où tout lui manquait, la forêt lui apparaissait comme son unique asile, car la nature ne peut ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin, sa douceur éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés, ne voyant déjà plus que futaies, branches entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement, obsédée par le désir de la fuite et du voyage.
Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un bijoutier attira ses regards. Un instant, elle s’immobilisa, réfléchissant devant ces objets scintillants. Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans le magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus au doigt une bague en diamants et rubis que son père lui avait donnée, mais elle serrait dans son petit sac quelques billets de banque.
En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa son frère qui rentrait :
— Eh bien ! dit-il en lui serrant la main, comment va ? Froidement ! Quelle bise ! Un rude temps pour ceux du front. On dit que quelques morts ont eu les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes.
Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût des plaisanteries macabres. Laurence eut horreur de lui. Elle se détourna, disant :
— Je suis un peu souffrante, préviens ta femme. Je ne déjeunerai pas.
Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit pour prendre de ses nouvelles, elle achevait de préparer son sac de voyage et annonça à sa belle-sœur son départ pour Fontainebleau.
— Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous partez, aujourd’hui, par ce froid… sans aucun motif ? Voyons, ma chère, c’est insensé ! Avez-vous tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres ? Et qui finira votre installation ?
Elle désignait d’un geste accusateur les objets qui, déballés hâtivement par les déménageurs, s’entassaient sur le parquet dans un désordre inextricable.
— Bah ! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute ma vie pour ranger cela et je reviendrai dans deux jours. L’argent nécessaire, je l’ai trouvé. Il faut que je parte au plus tôt.
— Vous êtes attendue, sans doute ? interrogea Juliane ironiquement.
Laurence acquiesça d’un signe de tête.
— C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis avec les arbres un rendez-vous auquel je ne puis manquer.
Juliane éclata de rire.
— Avec les arbres ! Vous avez quelque chose d’urgent à leur dire ?
Laurence demeurait insensible à ces railleries. Elle murmura très bas, avec une expression douce et hagarde :
— En effet… oui… quelque chose d’urgent… je vais leur redemander mon âme.
Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut folle. Elle prit le ton condescendant d’une grande sœur, gourmandant une enfant déraisonnable.
— Oui, je comprends, dit-elle. Mme de Clet est partie ce matin. Vous avez de la peine. Mais, ma pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour une épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement. L’accomplissement du devoir quotidien, si mesquin soit-il, est le meilleur remède aux pires chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela à nous deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous serez déjà mieux.
Laurence secoua la tête.
— Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis guérir. Ne me grondez pas. Laissez-moi partir. Merci, vous êtes bonne. Oh ! vous l’avez toujours été pour moi.
Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête sur l’épaule de sa belle-sœur, elle l’embrassa. Et son visage était si triste que Juliane, émue malgré sa sécheresse, se retira sans dire un mot.
Et, l’esprit égaré, il s’en alla, emportant son supplice et son cœur furieux.
Homère.
Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant trois heures à la gare de Lyon avant de trouver un train qui se forma péniblement, partit avec un retard considérable, et, non content de s’arrêter à chaque station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne, flânant et se traînant, comme s’il n’avait aucun but, aucun espoir d’arriver jamais nulle part. La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à neuf heures du soir, et là, seuls l’accueillirent, au sortir de la gare, la nuit triste et le rude hiver.
Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante, traînée par un cheval défaillant, l’emmena à travers les rues noires vers le centre de la ville. Appuyée sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid. Elle ne pensait à rien, ne souffrait plus. Son corps grelottant, sa chair misérable, désiraient comme le bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une chambre claire et chaude.
Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit pas, dès l’abord, le bien-être matériel qu’elle espérait goûter. On croyait, en y entrant, passer d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le charbon manquait, cette année-là, dans toute la France et le calorifère n’était pas allumé. Dans ces murs délabrés de maison provinciale, stagnait un air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante, emmitouflée de châles épais, conduisit la voyageuse dans une chambre morne où Laurence but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques gâteaux qui semblaient vieux de plusieurs siècles. Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se glissa dans des draps humides et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle aperçut, derrière ses volets clos, une clarté étrange qui n’était pas celle du soleil. La femme de chambre, en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la neige était tombée durant la nuit et, ouvrant les persiennes, découvrit un pan de toit étincelant sous un ciel sombre. Puis elle entassa dans la cheminée une pyramide de bûches minces et alluma un feu ardent dont toute la chambre fut égayée. Laurence, pour avoir moins froid, quitta son lit, s’enveloppa de son manteau, s’installa au coin de l’âtre, contemplant, avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse, la belle flamme dansante. Elle but à petites gorgées, lentement, son thé du matin. Quand elle fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la fenêtre et souleva le rideau.
En face d’elle, la neige s’allongeait comme un tapis sur les toits, ceignait d’un cordon diamanté les balustrades des croisées, parait somptueusement la laideur ordinaire des maisons. En bas, sur la chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption des camions militaires, une foule bariolée d’officiers, d’infirmières, de soldats aux uniformes variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce voile éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement la rue Grande, la vieille rue provinciale, étroite, encaissée entre des façades inégales et de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien n’avait changé, elle mesurait mieux l’immense transformation opérée en elle et qui n’était pas l’œuvre unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir ainsi, il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui flétrisse une âme féminine, la marque pour toujours, car les autres peines, si vives qu’elles soient, n’altèrent pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en quittant Fontainebleau, Laurence gardait encore, en dépit des épreuves subies, un courage intact, une ardeur frémissante, la possibilité d’être heureuse. Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui sans l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était devenu plus nécessaire que tout au monde. Il avait décuplé pour elle la valeur des années, lui apportant chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire plus profondément qu’aucun souvenir, remplaçant tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce qu’il l’avait quittée qu’elle était seule, errante, et partout étrangère. Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore sur la terre, elle eût goûté quelque douceur à chercher dans la ville les traces de son passé. Mais, puisqu’il n’était plus là pour la consoler de tout, pourrait-elle supporter ce sombre pèlerinage, évoquer tant de deuils, sans lui irréparables ? Que retrouverait-elle dans sa course inutile à travers des ruines ? Seulement les ombres de son père et d’Ursule, une maison dont le seuil lui était interdit ; seulement des indifférents, incapables de comprendre son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient ; peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours prête à se réjouir de la douleur des autres. Laurence frissonnait en songeant à cet affreux visage. Elle avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de tout ce qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait si mal et qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement la forêt.
Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement, puis, s’étant agenouillée, fit sa prière. Mais les formules habituelles avaient fui sa mémoire et seul lui montait aux lèvres un verset connu, un grand cri de détresse : « Mon Dieu, jetez vos regards sur moi ; prenez pitié de moi, car je suis seul et pauvre ! »
L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant devant son feu. Elle descendit et s’installa près d’un poêle en faïence qui chauffait imparfaitement la grande salle à manger. L’odeur des mets lui était agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec plaisir, elle portait à sa bouche la nourriture tout d’abord désirée. Alors une nausée subite la faisait défaillir ; elle repoussait son assiette avec dégoût, attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver encore la même répulsion. Autour d’elle, rapprochés du feu le plus possible, une vingtaine de convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient avec une femme, épouse, mère, sœur ou maîtresse, à des tables particulières. Les autres, groupés à la table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois ils prononçaient gaiement des noms tragiques : Charleroi, Verdun, Les Eparges. Ils avaient tous été au front, couru de grands dangers, reçu de graves blessures. Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence, songeant à Cyril mort, regardait avec une amère jalousie ces vivants. Elle prit à la fin du repas deux tasses de café, puis, ranimée par ce brûlant breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la rue Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt.
Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire, car, durant les hivers peu rigoureux où elle habitait Fontainebleau, la neige n’était jamais tombée que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa nappe étincelante, légère mais durcie par la gelée, recouvrait la terre. Son éclat éclipsait aisément celui du ciel terne et toute la clarté du jour semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant qui s’étendait à l’infini.
Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence se fût vite familiarisée avec le blanc désert où elle venait d’entrer. Elle eût partagé sans effort le recueillement ascétique des arbres, semblables à des moines sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations ferventes, la grande magicienne, qui avait changé la forêt, eût, d’un coup de baguette, aboli dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune et libre encore, prompte à subir toute influence. Maintenant, nulle autre beauté que celle d’un visage ne devait plus la subjuguer. La douleur l’entourait comme une muraille. Les fantômes de ses amis perdus la gardaient, l’isolaient, la retranchaient du monde, lui voilaient la splendeur des choses extérieures. Nulle communion ne pouvait s’établir entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé par le sceau de l’amour.
Sans comprendre les causes de cette mésintelligence, elle accusait les bois hostiles qui semblaient s’ouvrir à regret devant elle, tandis que, refaisant instinctivement sa dernière promenade, elle montait par la route du Bouquet-du-Roi vers la Cathédrale :
— Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle, beaux arbres, mes confidents ? N’aurez-vous point pour moi un geste d’accueil ou de pitié, me refuserez-vous tout asile ? En si peu de temps, ingrats, m’avez-vous oubliée ? Ou bien, durs et bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes, qu’insultes et dédains pour les naufragés de la vie ? Vous les victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours debout, résistez aux vents, aux orages, à l’hiver, ne cédant qu’à la foudre, chers arbres, n’ayez pas horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est pas une mince douleur qui a pu détruire mon courage, jadis formé par vous. J’ai été dépouillée de tout : rien ne m’a été laissé de tous les biens qui m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée riche, presque heureuse. Je m’appuyais sur des vivants tendres et forts. Je les retenais d’une étreinte puissante et que je croyais éternelle, mais ils m’ont été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril ! Tous perdus ! Une amie cependant m’était restée, une seule ! C’était trop encore. Elle m’a abandonnée. O forêt ! selon mon serment, n’ayant plus rien, je viens à toi. Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi la force et la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant souffert.
Et une réponse lui parvint, précise et simple : « Parce que tu as donné tout ton cœur à la créature périssable, cherchant en elle tes seules délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la trahison. »
Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette sentence retentit longtemps, comme si, successivement, chaque arbre, s’éveillant d’un profond sommeil, se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait cette explication qui lui révélait enfin complètement l’horreur de la vie. Oui, c’était vrai, l’amour humain, maudit et condamné, se trouvait réduit à tromper sans cesse, à se briser contre l’infranchissable solitude où languit, malheureux et inaccessible, tout être mortel. Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses affections, n’avait-elle pas dû, l’un après l’autre, abandonner ceux qu’elle aimait ? En dépit de ses efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur, ni le défendre contre la folie. Ursule était morte loin d’elle et, peu à peu, reprise par la force de la jeunesse, elle les avait oubliés pour Cyril. A lui, du moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle défiait l’espace et le temps de les séparer jamais. Elle aurait juré que sa vie dépendait de la sienne, qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où la mitraille le renversait mourant sur un champ de bataille, nul pressentiment ne l’avait avertie. Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un lit d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se détournait déjà, il avait prononcé son nom avec des larmes. Cette heure, qui pour lui était la dernière, l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de fantômes, pour elle avait été simple, douce, pareille aux autres. Peut-être regardait-elle en souriant la lumière d’un beau jour, à l’instant même où il sombrait dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât d’une prière, d’un cri de pitié, il avait subi les grandes épouvantes de l’agonie. Lui, son idole et son amour, il était, comme tous les hommes avant lui, entré seul dans la mort.
Et soudain une autre pensée l’accabla :
— Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui toujours étais en peine de lui, je n’ai pu deviner ses souffrances, savoir qu’il me quittait, être avec lui toujours, au moins par la pensée, comment lui, du haut du ciel, pourrait-il encore me suivre, me rester fidèle ? N’est-il pas séparé de moi par des abîmes de joie ? Tandis que j’erre, perdue, dans ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu, retranché dans la paix incommunicable ? Peut-il se souvenir de mon visage devant la face de Dieu ? Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les anges.
Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle courait presque, portant en elle, ainsi qu’un aiguillon furieux, son amour indigné. Son cœur n’exhalait que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de tout et de Cyril même, elle songeait avec un indicible désespoir à cette âme exultante au ciel.
Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là, quittant la grande route, elle s’enfonça sous les piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis si beau, si riant, quand le vent de septembre chantait sous ses hautes nefs, était maintenant méconnaissable. Le ciel bas, couleur d’encre, pesait sur les arbres qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon menaçant fermait de draperies mortuaires ce temple sinistre où, sur la blancheur crue de la neige, ressortaient, avec un relief funèbre, les troncs humides et sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage, tout était blanc ou noir et rien n’avait gardé les couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue au dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir de revoir enfin la terre brune et familière, une feuille, peut-être un pan de ciel bleu. Mais devant elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite. Partout elle se sentait poursuivie, cernée par la solitude.
Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un talus glissant, quelque chose se déplaça sous son corsage avec le bruit léger d’un papier qu’on froisse. La lettre de Cyril reposait toujours sur sa poitrine. Elle n’avait pas tout perdu ! Ce dernier trésor lui restait encore.
— Vais-je l’ouvrir ? songeait-elle. Vais-je épuiser d’un seul coup ma dernière richesse ? Pourquoi différer plus longtemps ? N’ai-je pas atteint le point culminant du malheur ? Si rien ne me vient en aide, j’ai peur de ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure. Je ne puis tarder davantage.
Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et raide, qui menait dans une partie de la forêt où les futaies étaient moins élevées. Dans un carrefour gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya de la main la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce repos lui fut doux. Elle tira de son corsage la lettre de Cyril, l’ouvrit et lut :
« Mon régiment est au repos pour quelques jours. Je profite d’un instant de calme pour vous écrire, car j’ai comme un pressentiment que ma vie me sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus déchirante inquiétude. Laurence, pauvre enfant, que deviendrez-vous si je meurs ? Je sais que vous vivrez, — vous me l’avez promis, — mais probablement dans un absolu désespoir. Il faut qu’au moins quelques paroles de moi vous parviennent encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez pas changé avec moi. Vous êtes toujours dans les tourments et l’ombre épaisse, moi je suis parvenu à la sérénité. Mon cœur, si longtemps inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé, parce que j’ai trouvé la vérité, l’ineffable amour, parce que Dieu est toujours avec moi. Dieu, Laurence ! Comme ce nom seul est doux, suffisant. Je voudrais qu’il vous ravisse, ainsi qu’il me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi, partager avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable de votre âme qui s’est si passionnément donnée à moi. Je tremble que la douleur de ma mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider, vous montrer une erreur dont vous ne soupçonnez aucunement la gravité : vous m’aimez d’un amour démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce qui en vous désire la beauté sans ombre, l’amour sans déclin, le parfait, l’éternel, se trompe en s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière et je ne suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle de l’incorruptible flamme. Je ne suis, comme tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un signe de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à Lui ; c’est Lui que vous aimez en moi sans le savoir.
« Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez peut-être d’insensibilité, disant : « Il a refusé mon âme ! » Comprenez-moi. Aller à Dieu, ce n’est pas rompre tous les liens qui nous attachent aux créatures, mais les renouer plutôt d’une manière plus forte, plus durable. Je ne vous demande pas de m’oublier, bien au contraire. Je pense que votre place doit être à mes côtés, toujours unie à moi, et, comme autrefois sur la terre dans des livres périssables, lisant avec moi dans le livre éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous puissions être pleinement heureux, si nous n’y devions retrouver, pour les mieux aimer, nos amis les plus chers. Je pars le premier. Pourtant, là où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient parfois votre abandon, votre détresse, même si je me tais quand vous m’appellerez, ne doutez pas de moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous attends et que je désire ardemment votre âme. Le mal que je vous ai fait, je veux vous en demander pardon à jamais. La douleur que je vous ai apportée, je veux la consoler durant l’éternité. Il n’y aura pas de repos absolu pour moi ; tant que vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai pas sourire dans la lumière votre visage heureux. »
Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige commençait à tomber abondamment. Laurence ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre qui, comme par miracle, répondait à ses questions, dissipait ses doutes, rassurait pour toujours son amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se leva. Tout haut, lentement, distinctement, comme pour prendre à témoin le ciel et la terre de son triomphe, elle dit : « Il m’aime encore ! »
Ces simples mots, comme une formule magique, la réconcilièrent avec l’univers. La forêt, tout à l’heure hostile, lui apparut comme un lieu enchanté, Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige, qui tombait à flots, raccourcissait les perspectives, fondait et brouillait les lignes du sévère paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient longuement dans l’air avant de toucher le sol ou de se poser sur un arbre. Ils couvraient les plus minces branches d’une frondaison étincelante et délicate. Laurence se crut dans un verger, au printemps, quand le vent d’orage arrache aux arbres et jette de tous côtés des tourbillons de pétales. A travers cette blancheur mouvante, elle avançait, non plus comme un être maudit qui cherche en tremblant un asile incertain, mais comme une enfant bien-aimée au milieu du jardin paternel où tout a fleuri pour elle.
— Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois, pour toujours. Il m’aime. Oui ! je dois en croire sa parole et cette certitude en moi, plus douce qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter les jours passés ? La vie, médiocre et malfaisante, tissait autour de nous sa trame d’erreurs et de malentendus. Les mots humains sans cesse nous trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A tous moments, il me quittait. Mais la mort, au lieu de séparer, rapproche. En le perdant, je l’ai trouvé.
Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers Cyril ce cri passionné qui, sans cesse, retentissait en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour attendre une réponse, et quelques termes de la lettre lui revinrent à la mémoire, pareils à un refus doux et inexorable : « Vous m’aimez d’un amour démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le savoir. »
Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste.
— Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi ! Cyril, vous n’étiez pas l’amour ? Dieu, dites-vous ! C’est bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien n’existe, qu’il est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en vain, et j’ai eu peur de son silence, peur de son nom formidable. Hélas ! pour aller vers Lui, dites, quelle est la route ? Celle de la douleur sans doute, puisque tout s’obtient par la douleur et la patience, l’être infini comme l’être humain. O Cyril, je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je vous ai tant attendu, tant cherché, ami cher ! Je ne refuserai pas de le chercher et de l’attendre, Lui, mon Dieu !
Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se dissipait. Après avoir touché le ciel, elle se retrouvait sur la terre avec la certitude d’un long exil. De nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait que, pour gagner la récompense éternelle, il lui faudrait beaucoup souffrir encore. Son premier devoir était de retourner parmi les hommes, d’abord à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin, pour reprendre la croix qu’elle avait rejetée et qu’elle acceptait de nouveau humblement. Alors, ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle cherchait : son courage et son âme, elle regarda autour d’elle, essaya de s’orienter.
Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait dans cette partie de la forêt qui s’étend entre Barbison et Franchard et que sillonnent des sentiers pareils, réunis symétriquement, de place en place, par des carrefours semblables. Là, même en été, quand le soleil par sa position offre un point de repère, le promeneur doit consulter sa carte pour ne point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner que ceux auxquels les moindres chemins sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui, dans les environs directs de Fontainebleau, eût retrouvé sa route au milieu des ténèbres, connaissait moins bien cet endroit, déjà lointain, que l’absence et la neige achevaient de lui rendre étranger. Pourtant, gagnant le carrefour le plus proche, qui était celui de Bois d’Hyver, elle en fit le tour en consultant les écriteaux. Le premier, fendu par quelque bourrasque, n’était plus qu’un tronçon inutile. Elle déchiffra les autres un à un, lisant : « Route des Ventes Alexandre », « Carrefour du Chêne des Marais », « Route du Bois d’Hyver », « Carrefour des Monts Girard ». Ces noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de rassembler ses souvenirs ; mais son esprit, tourné passionnément vers les choses éternelles, éprouvait une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un raccourci pour rentrer dans la ville ? N’était-il pas plus simple de reprendre les chemins qu’elle avait suivis ? Si capricieux qu’eût été son itinéraire, n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr : la trace de ses pas que la neige, en tombant, n’avait pas encore effacée entièrement ?
Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une marche de cinq à six kilomètres à travers la neige épaissie où elle n’avançait plus qu’avec de pénibles efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture, cette longue course dans la forêt glaciale la laissait épuisée. Maintenant que ni le désespoir, ni l’indignation ne la soutenaient plus, elle éprouvait une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim et froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait ses vêtements, gagnait son corps transi. Ses chaussures trop légères, trempées, déformées et durcies par la neige, blessaient ses pieds douloureux. Elle n’avait pas fait cinquante pas dans la direction du retour, qu’elle s’arrêtait défaillante, s’appuyant à un jeune arbre comme à l’épaule d’un ami.
Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans aucun bruit, la neige continuait à tomber, si douce, si douce, et pourtant si dangereuse. Sur tout ce qui se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement ses maléfices ordinaires, étouffant dans la nature tout vestige de vie, dans l’âme humaine toute énergie, toute volonté. Comment songer encore à la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce paysage irréel où tout semblait mirage, ombre vaine, illusions, prestiges du sommeil ? Le ciel restait caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le tourbillon blanc qui les environnait, étaient pareils à des colonnes de fumée. Fantôme parmi ces fantômes, Laurence s’attardait, pensant que ce repos lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de reprendre sa route. Elle ne songeait pas que l’heure s’avançait, que les journées de février sont courtes, que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril sa vie.
Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction, qu’elle ne s’étonna pas d’entendre, dans ce désert, s’élever une voix humaine, un chant qui tout d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un effort de réflexion pour comprendre que c’était une chose étrange, inespérée, extraordinaire, réelle cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il s’agissait bien d’une voix humaine, d’une voix masculine, jeune et retentissante, qui chantait une chanson de marche. Laurence aperçut bientôt, assez loin sur la gauche, à travers la neige, une silhouette encore indistincte que les arbres cachaient par moments, mais qui reparaissait bientôt et seule marchait, remuait, vivait dans la forêt morte. L’inconnu, un garde forestier, avançait rapidement, réglant ses pas sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un gourdin qu’il faisait tournoyer autour de lui et dont il frappait parfois un arbre qui résonnait sourdement sous le coup.
Laurence se dit que la présence de cet homme était pour elle une grande chance. Il connaissait les bois. Il allait lui indiquer sa route. Il l’accompagnerait, l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop grande. Franchard ne devait pas être très éloigné. Il la conduirait jusqu’à la maison forestière où elle trouverait un abri pour la nuit, un lit, un peu de nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait pas ces biens si enviables et elle regardait avec indifférence approcher son sauveur.
Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier qu’il suivait croisait celui où s’attardait Laurence. Il eût pu, en tournant la tête, l’apercevoir. L’abandonnée avait prévu ce geste qui lui semblait si naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet, ne l’avertissait qu’une créature humaine souffrait si près de lui. Talonné par le froid, par l’heure tardive, il traversa le rond-point obliquement sans s’arrêter et s’engagea dans un chemin qui montait sur la droite. Pour attirer son attention, il eût fallu que Laurence courût vers lui sans attendre, l’appelât d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être le plus énergique ne peut plus rien pour lui-même. Il faut alors, pour le sauver, qu’on le secoure de force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu par vingt combats et qui peut tout juste mourir à la place qui lui fut assignée, mais non point se porter en avant, ni même fuir. Laurence voulut appeler : ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle voulut marcher : il lui sembla qu’elle était prisonnière de l’arbre qui la soutenait. Elle demeurait captive, engourdie, retenue de tous côtés à son appui par les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle vit sa silhouette diminuer, disparaître à travers les arbres. Sans faire aucun mouvement, aucune tentative pour la saisir, elle laissa passer la chance offerte, et cette chance était la dernière.
En effet, maints signes annonçaient la fin du jour. L’après-midi sans éclat, semblable à un long crépuscule, avait jusqu’au dernier moment dissimulé l’approche de la nuit. Maintenant, de minute en minute, l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si blanche, si éblouissante, prenait une pâleur terne et grise. Soudain Laurence comprit, qu’égarée ainsi dans la forêt où la nuit allait la surprendre, par ce froid implacable, elle était en danger de mort. La peur, comme un coup de fouet, ranima sa volonté défaillante, dissipa l’inconcevable enchantement qui la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les traces du garde, dont elle venait d’entendre encore, vaguement, très loin, la voix affaiblie. Elle gravit le sentier qu’il avait suivi, courant péniblement dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit dans l’air sans écho, dans l’énorme silence. Elle parvint enfin en haut de la côte, espérant follement y découvrir une maison, une silhouette humaine et n’y trouva rien que des arbres, le sentier qui se continuait, barré par l’ombre. Elle appela une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie. Rien ne lui répondit. Le garde était déjà très loin sans doute. Quelle folie d’avoir perdu à le poursuivre un temps précieux ! Dix minutes de marche encore dans cette direction, elle eût trouvé la grande route, un peu plus loin Franchard. Mais elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer plus encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau au carrefour les traces de ses pas. La neige les avait en partie recouvertes. L’ombre achevait de les rendre indistinctes. Ce signe ne pourrait la guider longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un sentier au hasard, espérant quelque secours impossible, elle allait, elle courait, fuyant cette nuit envahissante qui, de toutes parts, l’enlaçait comme un filet qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient ; chaque pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges, par moments, troublaient sa vue, la faisaient dévier du sentier parmi les arbres où s’embarrassait sa marche. La neige ne tombait plus, mais le froid, se faisant plus âpre, la mordait au visage comme une bête. Elle ne pensait plus à rien, elle marchait et fuyait. L’instinct de la jeunesse et de la vie, seul, agissait en elle, luttait furieusement contre sa propre chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature ennemie, la mort. Une première fois, ses forces la trahirent. Elle tomba. Le blanc tapis qui pliait mollement sous son corps lui parut doux ainsi qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit debout. Elle fit quelques pas encore. Tout à coup, il lui sembla que les arbres remuaient, se mettaient à tourner autour d’elle une sorte de ronde, d’abord lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce cercle infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Ce fut là son dernier effort. Et elle s’abattit sur la neige, pauvre proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie, pour l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit.
Lors aussi s’évanouira la peur démesurée, et l’amour désordonné mourra.
Imitation, 3, XXXVII.
L’ombre était maintenant complètement tombée. Nulle étoile, ni le plus mince rayon de lune ne perçaient les épais nuages. Seule, la persistante blancheur de la neige luisait faiblement dans l’obscurité morne. Le vent commençait à s’élever, avec une rumeur pareille à celle de la mer montante. Les ténèbres qui délivrent la nature comme l’être humain des contraintes imposées par le jour, invitaient toute douleur à délirer, et la forêt, sortant de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se plaignait longuement sur le cœur de la nuit.
La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui dort, Laurence gisait sur le sentier, entre deux rangées d’arbres noirs, gardiens inexorables auxquels elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par moments, elle regardait, au-dessus de leurs cimes mouvantes, le vide du ciel sans étoiles, cet espace inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de chair. Mais, le plus souvent, sa paupière restait close. Elle ne souffrait pas. Le froid l’engourdissait lentement, d’une manière presque insensible. Son corps, épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort sans révolte, avec une sorte de volupté. Pourtant, elle demeurait absolument lucide. Comme un voyageur, prêt à partir, loin, par delà les mers, fait une dernière fois le tour de sa maison, saluant ses souvenirs heureux ou tristes et rassemblant ce qu’il doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une perle sans prix : cette vérité, cette sagesse qu’acquiert ici-bas, à force de peine, toute créature, la seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit une richesse au seuil de la tombe.
En ce monde, où tout est mystère, l’homme n’a point d’autre guide que l’homme, son semblable, duquel lui vient toute douleur et toute science. Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami ou ennemi est un signe de Dieu, un point de repère, écueil ou phare, placé sur la route obscure qui va du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette heure dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait d’évoquer, non point les circonstances de sa vie, mais, un à un, les personnages, héros ou comparses, qui, avec elle, en avaient joué le grand drame.
Lentement, des profondeurs de son passé, elle vit surgir une foule de figures familières qui s’avançaient, par groupes, et qu’elle examinait avec une attention extrême, comme les pages d’un livre obscur et sacré, cent fois relu, mais encore imparfaitement compris.
D’abord parurent des fantômes hostiles : Lucie Jaffin, Douran, Hecquin, Mme Heller, tous ceux qui l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui révélant la laideur du monde.
Puis vinrent des figures falotes : Juliane, André, Gaston Noret, tous ces médiocres, sans vertu, ni méchanceté, sans grandeur, ni bassesse, pauvres êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit, dont le bonheur mesquin dégoûtait du bonheur.
Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait et repassait dans sa mémoire, Laurence distingua des visages plus chers. Silencieusement, avec un geste de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait aimés l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes avaient subi un cruel martyre : Ursule, pauvre âme, consumée de charité, immolée au bonheur d’un seul être qu’elle n’avait pu sauver ; Paul Dacellier, cœur sans repos, dévoré par le feu d’un inextinguible désir non réalisé ; les Arêle, si doux, si purs, et pourtant si durement éprouvés, vivants encore, mais déjà morts avec leurs fils perdus.
Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore qu’autrefois, éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration fervente, complète, un peu jalouse qui, d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux ? D’où venait que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables qu’aucune autre, leur voie rude préférable aux plus faciles chemins ? Ces vaincus de la vie gardaient pour elle un aspect triomphant, l’assurance et le calme des victorieux. Manifestement, ils possédaient une sagesse supérieure à celle du monde. Une force était en eux, une lumière qu’elle avait devinée, reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que nul n’est grand ici-bas que par la foi, la douleur ou l’amour.
— Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une ombre plus chère encore, mais sans vous, Cyril, j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour toujours. Vous avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force, mon ami. Chacune de vos paroles illuminait pour moi le monde et les plus ténébreux mystères. Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne, vous ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée de tout et de vous-même, cruellement parfois, pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la privation suprême, le désir sans repos et la soif et la faim. A travers les affres, les miracles de l’amour humain, vous m’avez conduite à l’amour infini.
Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où nul guide humain n’est plus nécessaire, où la créature expirante, soumise à l’action directe de la grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur. Laurence prit congé des figures qui l’avaient visitée, leur adressant à toutes, amies ou ennemies, un sourire de tendresse ou de pardon. Elles s’éteignirent une à une, la laissant seule dans l’ombre. Mais cette ombre était comme un voile épais posé sur un divin visage. Une approche invisible remplissait déjà cette solitude. Laurence était comme une femme dans les ténèbres, enfermée sans le savoir, avec son bien-aimé, et avant qu’il lui parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence, elle a crié son nom.
— Dieu, Dieu, mon Dieu ! gémit-elle.
En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant pénétrait en elle, venait frapper dans les dernières profondeurs de son cœur un point que la douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et les larmes qui lui échappèrent lui parurent les premières qu’elle eût jamais versées, tant leur saveur était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un geste familier, porter la main à ses paupières humides. Mais déjà elle ne pouvait plus faire aucun mouvement. Le froid paralysait ses membres. La neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait à la terre maternelle. Dans cette chair anéantie que dévorait la mort, l’âme seule vivait d’une vie puissante. Comblée par une présence ineffable, elle chantait passionnément.
— Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je à présent besoin d’explications ? Puis-je nier l’existence du feu dont je sens sur moi la brûlure ? C’est vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien en moi ne comprend, que tout en moi, au premier signe, salue et reconnaît, silence plus éloquent que toute parole, face cachée plus belle qu’aucune figure vivante. Les formes, les visages humains qui vous révélaient à moi vous cachaient en même temps. Maintenant qu’ils se sont évanouis, je vous vois, je vous trouve enfin ; amour sans déclin, amour éternel, vous que j’ai à la fois constamment fui et cherché.
Comme une jeune fille, amenée en présence du roi dont elle va devenir l’épouse, apercevant pour la première fois son auguste visage, frémit et se désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi Laurence, le cœur pénétré d’une humilité déchirante, repassant toute son existence, évoquant son reniement, sa longue révolte, sa résistance au seul amour, pleurait ses dernières larmes que le vent gelait sur sa face. Mais comme elle s’affligeait d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite, soudain, avec une ineffable joie, elle se souvint d’avoir beaucoup souffert. Aussitôt l’énigme de sa vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut comme une voie unie et droite qui conduisait à la lumière.
— Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car je comprends enfin l’œuvre éclatante que tu accomplissais en moi. Tu me fus accordée par grâce, afin que je n’arrive pas les mains vides devant mon juge. Du moins, à défaut d’autres présents, je puis vous les offrir, Seigneur, toutes ces douleurs que j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles étaient ma richesse, ma sauvegarde, ma force ! Recevez-moi à cause d’elles, car elles m’ont préservée des souillures du bonheur et lentement purifiée pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste, non voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée, ma constante solitude, la trahison de tous ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que j’ai aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le long désir toujours trompé, l’attente toujours vaine, la grande rupture de mon cœur au jour des adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout le passé, le présent, ces quelques minutes qui me séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à cette heure où vous m’aviez livrée à toutes les puissances des ténèbres. Je vous offre mon abandon, ma misère complète, cette épouvante où j’entre sans aucune assistance.
Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme elle formulait cette plainte, elle le revit encore. Il semblait tendre les mains vers elle dans un geste de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et lui dit adieu.
— Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette minute, la dernière qui me soit accordée pour souffrir et pour mériter, j’endure toute la douleur possible. Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule.
La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence acheva sa prière :
— Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette image trop adorée, Seigneur, je veux vous la sacrifier aussi, vous offrant jusqu’au souvenir de Cyril, car je sais que pour vous plaire, il faut être absolument nue et pauvre. O Dieu ! roi des déshérités, amant de ceux qui n’ont plus rien, vous qui pour me conquérir m’avez tout repris et tout arraché, vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la violence, consumez en moi mon dernier amour, afin que je sois devant vous comme un gouffre vide, un abîme béant qui souffre et qui désire !
Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant ses affections humaines afin de les retrouver purifiées, son cœur entra dans la paix. Autour d’elle, l’air retentissait de bruits confus, craquements, sifflements aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile de l’ombre, les hêtres et les chênes, fantômes menaçants ou plaintifs, se tordaient furieusement sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une bête sauvage, Laurence gisait dans cette horreur, dans cet effroi, avec, pour dernier lit, la terre, pour témoins, les arbres délirants, pour prières, la grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert les yeux, elle regardait avec tendresse la neige qui devait être son linceul, la forêt qui, l’ayant perdue par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait encore sa chair misérable qu’elle n’essayât de bénir. Elle à qui le plus beau soleil avait été amer et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette nuit pleine de terreurs qui la tuait cruellement.
Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à cette heure où ta vie s’achève, où Dieu t’a saisie dans sa main, où tu reposes, assouvie et comblée, plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue peine réparée par un instant d’amour. Déjà ton âme, dont la mort lentement rompt les liens, à demi sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous impénétrable. La douleur seule nous a confié tous ses secrets. Nous pouvons chanter l’inquiétude humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est chose divine, dont parfois l’aile nous effleure, nous a toujours caché son visage exultant. Nous qui vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans les ténèbres, nous qu’un souffle d’air trouble et change, que saurions-nous dire de l’esprit sauvé auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire obtenue ? Nous ne comprenons point ce qu’est la délivrance, moins encore la certitude ou la stabilité ; et, pour la paix, nous avons entendu parler d’elle, mais nous ne connaissons que son nom.
Paris. — Imp. Paul Dupont (Cl.). — 6.4.24
Dernières Publications de la Librairie BERNARD GRASSET
61, Rue des Saints-Pères, PARIS
CLAUDE ANET | |
Ariane, jeune fille russe | 7.50 |
Feuilles persanes | 7.50 |
ÉMILE BAUMANN | |
L’Anneau d’or des grands mystiques | 7.50 |
ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT | |
Monsieur des Lourdines, roman | 6.75 |
MARTIN CHAUFFIER | |
Patrice ou l’indifférent | 7.50 |
ÉMILE CLERMONT | |
Laure, roman | 6.75 |
AUGUSTE COMTE | |
Pensées et Préceptes | 7.50 |
PIERRE DOMINIQUE | |
Notre-Dame de la Sagesse | 7.50 |
(GRAND PRIX BALZAC) | |
ÉDOUARD ESTAUNIÉ | |
L’Infirme aux mains de lumière, roman | 6.75 |
COMTE DE GOBINEAU | |
Souvenirs de Voyage | 6.75 |
BALTASAR GRACIAN | |
L’Homme de cour | 6.75 |
PAUL GSELL | |
Propos d’Anatole France | 6.75 |
DANIEL HALÉVY | |
Vauban | 7.50 |
LOUIS HÉMON | |
Maria Chapdelaine, roman | 6.50 |
Colin-Maillard | 7.50 |
ALBERT MALAURIE | |
La Femme de Judas | 6.50 |
FRANÇOIS MAURIAC | |
Le Baiser au Lépreux, roman | 5.» |
Genitrix, roman | 6.50 |
ANDRÉ MAUROIS | |
Ariel ou la Vie de Shelley | 7.50 |
HENRY DE MONTHERLANT | |
Le Paradis à l’ombre des épées | 6.75 |
PAUL MORAND | |
Lewis et Irène | 6.75 |
PAUL RÉGNIER | |
La Vivante Paix | 7.50 |
(GRAND PRIX BALZAC) | |
JEAN DE PIERREFEU | |
Plutarque a menti | 7.50 |
RODIN | |
L’Art, édition illustrée | 20.» |
ANDRÉ THÉRIVE | |
Le plus grand péché | 7.50 |
(GRAND PRIX BALZAC) | |
ALBERT THIBAUDET | |
Les Princes lorrains | 7.50 |
ALBERT TOUCHARD | |
La mort du Loup | 7.50 |
COLLECTION “LE ROMAN”
Publiée sous la direction d’EDMOND JALOUX
Prix de chaque volume in-16 double-couronne : 6 fr. 75
Emile Baumann | Job le Prédestiné (GRAND PRIX BALZAC) | 7.» |
Jean Gaument et Camille Cé | La Grand’Route des Hommes | 7.» |
Henry de Montherlant | Le Songe | 7.50 |
Alphonse de Chateaubriant | La Brière | 7.50 |
Imp. E. Durand, 18, rue Séguier, Paris