The Project Gutenberg eBook of De Napoléon

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Title: De Napoléon

Author: André Suarès

Release date: December 18, 2021 [eBook #66965]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE NAPOLÉON ***

PREMIER CAHIER DE LA QUATORZIÈME SÉRIE

SUARÈS

de Napoléon

CAHIERS DE LA QUINZAINE
périodique paraissant tous les deux dimanches

PARIS
8, rue de la Sorbonne, au rez-de-chaussée

QUELQUES ŒUVRES
de
SUARÈS

aux CAHIERS DE LA QUINZAINE, 8, rue de la Sorbonne :

à l’OCCIDENT, 17, rue Éblé :

chez CALMANN-LÉVY, éditeur :

chez Éd. CORNÉLY, 101, rue de Vaugirard :

chez ÉMILE-PAUL, éditeur, 100, faubourg Saint-Honoré :

SUARÈS

DE NAPOLÉON

I

Le monde est plein de son nom, et pour longtemps encore, il semble plein de son œuvre. Il a épuisé la gloire de l’homme qui veut et qui règne.

Napoléon est le souverain spectacle de l’action. Comme elle, odieux et admirable. Mais la grandeur emporte tout. Et ceux qui ont l’âme puissante, pardonnent tout à la puissance. Toute sorte de contradictions en lui, mais toutes accordées. De là qu’on le hait et qu’on l’admire. La France n’a pas cessé d’en être vaine, comme une femme qui a eu pour époux le maître de tous les hommes. Elle ne peut penser à lui sans frémir ; et dans son frémissement, autant qu’elle le regrette, elle a peur de lui, elle a peur du regret qu’elle garde.

Il est tout ce qu’on veut, bourgeois et jacobin, peuple et soldat, empereur des légions, préfet des préfets, grand pontife des diverses églises. Mais quand il sera dieu, il est toujours chef de bande. Tous les hommes de guerre admirent en lui le maître de la guerre, le prince des généraux. Le génie des armes est le sien : non pas le torrent des invasions, mais l’art achevé de la manœuvre, et le poète sans égal de la stratégie. A l’État et à la paix, il a donné les formes de l’armée et de la guerre. Il a la passion de l’unité : tel est le génie de l’homme seul, sans liens profonds qu’à soi même.

II

Il est l’homme de la Révolution : il est donc l’homme du destin. Il accomplit l’œuvre énorme que la Révolution lui prépare. Il est pareil, avec sa grosse tête d’enfant boudeur, au marmot qui rassemble les morceaux du jeu. La Révolution lui a jeté en tas les pierres, les poutres neuves, et les débris ; il s’empare du chantier, et il bâtit la maison aux deux ailes de bourse et de caserne. Et des arcs de triomphe ouvrent toutes les avenues.

Bonhomme en famille, et faible même avec les siens, fidèle ami, il paraît sans cœur comme la Révolution. Parvenu comme celle, comme elle toute raison. D’ailleurs, se servant de la raison sans scrupules, il y asservit tout ce qui le gêne. Il pense : la raison, c’est moi. Et voilà les crimes de l’ordre et la raison d’État.

III

Ils disaient de lui : l’Usurpateur. Mais rien de plus fort ne peut être dit du conquérant, quand on refuse puérilement de lui donner son nom. Le pouvoir légitime ne doit, d’abord, sa tranquillité et son usage qu’à la faiblesse des hommes. Celui qui usurpe la puissance est celui qui la mérite, s’il la garde : il est l’homme seul qui a osé. Il n’y a rien de plus beau sous le ciel que l’homme qui ose. Celui-là qui est assez hardi pour fonder son droit sur sa puissance, celui-là du moins a plus que le pouvoir : il a l’autorité.

C’est pourquoi, lui qui est la force, il est l’ordre aussi ; et l’ordre bien plus même que la force ; car l’ordre est le second âge de la force, et tout le blé de l’épi.

IV

On le croit Italien, parce qu’il ne peut pas prononcer les « u ». On le dit Toscan, parce qu’il y a eu des Buonaparte à San Miniato. D’ailleurs, on en trouve à Trévise et à Udine. Mais, certes, Napoléon est le moins vénitien des fils de la Méditerranée. Que lui importe la volupté, et la chair ? et les femmes ?

V

Il vit de haricots et de vin rouge. Un peu de café. Il ne fume pas. Il prise, pour occuper ses doigts, regardant sa belle main courte et grasse. Il ne lui faut, en tout ce qui regarde la chair, que des en-cas. Il sait dormir quand il veut, moyennant quoi il se passe presque de sommeil. Il sait être amant à l’heure dite : on lui prépare, dans les capitales vaincues, une femme et un souper. Il expédie le souper en un demi-quart d’heure ; la femme, en six minutes.

VI

Une fois, il a aimé de passion : il avait vingt-sept ans, et venait d’avoir la gale. Avoir la gale est une bonne entrée de jeu : la peau flambe. L’ambition est une autre espèce de gale, où le cœur démange à jamais. En ce premier amour, Bonaparte se venge d’avoir trop attendu la fortune et la gloire. Il se venge d’avoir pensé se faire Turc. La créole mûre, à mi chemin entre la femme galante et la marquise, sans tête, sans mœurs, sans esprit, a tout, le charme de l’idole charnelle. Elle a le goût des parfums et de la toilette. Elle se couvre de dentelles et de soie. Elle est gourmande. Elle jacasse à bout de branche, sur le cocotier des îles, l’arbre chaud du plaisir. Elle s’adore. Et lui, le chaste ambitieux aux joues creuses, le lion maigre, il croit tenir en elle tout le raffinement de l’ancien monde. Cet homme qui ne dépense rien pour sa table, rien pour ses habits, rien pour rien enfin, s’imagine de posséder, en cette femme, tout ce qui tente les autres et tout ce qu’il dédaigne : il s’empare du luxe et de la chair ; il croit jouir en elle de toutes les folies : peut-être même jouit-il d’être dupe.

Plus tard, il a un autre amour de raison pour Marie-Louise. L’homme de quarante-cinq ans, l’aigle gras, au gros jabot, le ventre plein sur les petites cuisses, veut sentir, dans une victime choisie, le monde qui palpite. Il jubile de presser entre ses serres la fille des Habsbourg, et il rit de la lèvre pendante qui fait toujours la moue. Ah, s’il avait pu faire un enfant à la fille de Louis XVI ! Le mariage, qui a perdu Napoléon, tout de même l’accomplit ; alors, il est tout calcul. Qu’il est beau de voir l’homme du fait, le dieu du réel, ne rien saisir de la réalité qu’en géomètre, qui modèle toutes les formes sur les figures de son esprit ! L’amour de tête est l’exercice favori des tyrans.

VII

Sans doute, parler du Corse, c’est nommer Napoléon : il faut encore le peindre. La Corse à fait toute sa lignée maternelle. Mais la terre a ses secrets, même si elle fuit tout. Les Corses ne sont pas tous des Bonaparte, si chaque Corse se reconnaît en lui.

La Corse est une nation antique, et plus antique même que Rome ou l’Italie du treizième. Rien de Grec en elle. Mais elle a l’odeur profonde de l’Orient. En mer, par la nuit d’été, le parfum de la Corse enivre les narines, comme la tunique de la Sulamite déployée. C’est une senteur de cédrat et de myrrhe, d’encens, de thym et de cyprès : plus douce que la fleur d’oranger, plus chaude que l’œillet, plus fraîche que les épices, comme si une source coulait sur le bois de santal et le clou de girofle. Dans son exil d’Elbe, chaque soir, le vent d’Ouest portait l’odeur vivante de la Corse à Napoléon, tourné vers le couchant. Et, fermant les yeux, il s’en laissait hanter ; il s’en faisait bercer ; car ce parfum roucoule, pareil à la tourterelle, qui va et vient, et qui enveloppe le solitaire aux écoutes, de son aile à la fois et de son doux gémissement.

La Corse est une Phénicie villageoise, au génie punique. Le clan est l’âme de la Corse. Ils vivent par clans, comme il y a trente siècles. Ils ont la morale du clan, qui est le respect de la force : toujours fidèles au plus fort. Et le plus fort est le plus intelligent. Ce peuple vénère l’intelligence comme le Juif ou l’Arabe. Pour lui comme pour eux, dans l’intelligence, il y a le succès, la ruse et le juste, l’excuse de la perfidie, au besoin, et l’usage légitime de la violence. Ainsi, la vengeance n’est pas un droit, mais un devoir ; et jamais le clan n’y manque.

VIII

Le Corse est le cousin du Génois, mais non de l’espèce latine qu’on prétend. Les Ligures, grands hommes d’action en tout ordre, depuis Jules II jusqu’à Massini, marins de naissance, pleins d’astuce et de ressource, volontaires et rusés, fourbes parfois et souvent prophètes, animés de l’esprit qui devance les temps, et qui les précipite sus aux actes, ils sont Romains par la culture et l’élection, non pas d’instinct ni d’origine.

Ligure, Corse, Napoléon a le génie punique dans toute sa puissance. C’est le Carthaginois consul de Rome. C’est le nouvel Annibal, l’épée dans une main, et de code dans l’autre.

IX

Napoléon est l’homme du clan ; mais son clan est le noyau du monde. Égoïste comme la conquête, comme la possession de la toute-puissance, égoïste au point qu’il ne paraît plus l’être. Car il est seul de son bord ; et sur l’autre, tout le reste des hommes, la matière où travaille sa volonté. Il traite la Révolution, la France, et l’Europe comme un village allié, ou un village ennemi qu’il a conquis pour sa famille. Quand l’Europe lui échappe, il lui reste la France ; quand la France, les débris de la grande armée ; quand l’armée, l’île d’Elbe ; et quand l’île d’Elbe, ses geôliers dans l’enfer de Sainte-Hélène. Et là même, il fait main basse sur la postérité. Nature naïve dans l’amour de soi jusqu’à la simplicité. Cette simplicité nourrit la force. Maître du monde, le dieu du clan fait figure de grand bourgeois, tant il administre avec une parfaite économie son empire et son Olympe de gloire.

X

Simplicité qui déconcerte l’analyse : le moi plus fort et plus plein, plus continu que tous les éléments qui le composent. Tout lui est objet, à prendre, à manger, à garder ou à briser : c’est l’idée d’un enfant qui joue avec la vie universelle, ne doutant jamais de soi, et par là donnant crédit à toutes choses ; car les choses ne sont rien que par rapport à l’usage qu’il en fait. Magnifique simplicité, toute contraire à celle de l’artiste ! Comme il pense, il se décide : il prend parti, comme il prend contact : jamais il ne s’oublie. Jamais il ne sort de sa ligne. Il est le chêne corse, qui peut croire toute la terre faite uniquement pour ses racines, et le ciel uniquement pour lui dispenser le soleil et la pluie. Jamais homme ne fut si peu de l’Occident. Il n’était pas vulnérable à la tête ou au cœur, ni même au talon, comme tous ceux que le rêve a trempés, dès la naissance, dans la vague atlantique.

Soit. Et, du moins, qu’on regarde en face les moyens de la conquête ! Ah, qu’on ne marchande jamais à la victoire, le droit d’être égoïste : car la victoire est la seule charité de l’action.

XI

Où donc est l’unité de cet homme, en qui l’unité est si forte ? On est maître dans l’action, à la mesure où l’on est un. Nul n’en a l’instinct plus que lui, le grand Punique.

Napoléon est L’HOMME DE LA VALEUR, en tout ordre, en tout lieu, en tout temps.

Personne n’a connu comme lui la valeur de tout objet, de toute idée, et de tout acte. Il est une prodigieuse machine à peser des valeurs, hommes et événements. Peser, penser. Il place tout sur ses balances, et il n’a que faire de ce qui ne s’y laisse pas placer. Il n’est pas mathématicien : il est l’arithmétique incarnée. Au soir de Friedland, vingt mille morts, soixante mille blessés, c’est lui qui dit : « Une nuit de Paris réparera tout cela. » Il n’est pas aveugle, il n’est pas insensible : il a vue sur ce charnier énorme ; il en a la puanteur au nez. On était en juin. Mais ni l’horreur, ni la tristesse, ni la putréfaction, ni les cris des mourants ne l’occupent. Son affaire est ailleurs : ayant considéré l’immense carnage, il l’a pesé ; puis il l’a compensé, selon les règles de son arithmétique, laquelle est sa justice. Aussitôt qu’il pèse, il compense. Et non moins sûrement, il récompense.

XII

La guerre, calcul des masses, est le calcul suprême des valeurs, dans l’ordre des corps.

Celui qui commande à la guerre, commande à tous les marchés. Il règne sur les valeurs de la matière ; il donne l’étalon légal à toutes. C’est pourquoi le plus grand des hommes nés pour peser les valeurs et les fixer, Napoléon, est aussi le plus grand des hommes de guerre. Il a tout engagé dans la guerre, quand il l’a fallu ; et depuis Napoléon, à la guerre il y va, pour un peuple, de la vie et de la mort. La guerre est l’opération qui les enferme toutes : elle est le mètre temporel entre les intérêts et les nations.

XIII

Ce grand juge de la valeur, en conquérant qui a besoin de la vie des autres hommes, devait faire de la valeur militaire la valeur par excellence. Et le courage, en effet, est la plus haute valeur à ses yeux. Le chef de guerre n’est rien sans la valeur des soldats : voilà le pire ennui pour Alexandre.

Ce n’est pas à leur vie qu’il tient, mais au don qu’ils savent lui en faire. Napoléon en est donc avare et très sagement ménager. Il sait qu’il dépend étroitement de ceux qui veulent bien mourir pour lui. Napoléon pardonnait tout au courage. Il n’a rien tant haï, dans ses lieutenants devenus princes, que l’attachement à la vie et aux biens. Il ne concevait pas que ces forts parvenus, à quarante-cinq ans et à cinquante, ne voulussent plus risquer leur vie et tous les biens de la vie sur un coup de dé, comme ils avaient fait à trente ans, pour acquérir la gloire et la fortune.

XIV

Le chef de guerre spécule sur les hommes : ils sont la matière première de son jeu. Mais si le blé, le sucre, la laine, l’or et le cuivre se laissent toujours faire, il arrive que les hommes se refusent. Les mêmes se font toujours tuer, jusqu’au jour où ils sont morts en effet : le jour aussi où ils se retirent de la partie et veulent vivre.

XV

A force de manier les valeurs, Napoléon a oublié que la valeur humaine est sujette à varier, et qu’elle n’est pas uniquement passive. De là, que si profond et si maître de lui dans le succès, quand il pèse bien les hommes, il semble si étrangement aveugle dans les revers, si brutalement obstiné dans la défaite. Il calcule toujours aussi bien ; mais il ne s’aperçoit pas que les unités et les éléments de son calcul ne sont plus les mêmes. Il fait les mêmes opérations avec des grandeurs qui ne sont plus du même ordre ; et il s’étonne de ne plus trouver au problème une solution juste.

XVI

Sa politique était celle de la victoire. Dans le désastre, il n’était pas pris de court sur le champ de bataille ; mais il perdait pied pour négocier. Il lui fallait au moins le roi et le valet d’atout pour bien écarter.

XVII

Il regardait un homme comme un fait, toute passion comme un chiffre, toute action comme un nombre, toute vie enfin comme un signe entrant dans son arithmétique.

Les êtres vivants et les sentiments propres qui les animent ne sont, à ses yeux de comptable souverain, que les éléments de ses opérations. C’est lui qui multiplie, qui soustrait, qui divise selon les règles de sa volonté ; et tout finit toujours par une addition. Il faut que la caisse se fasse, et il y veille d’un soin inflexible. Voilà la toute-puissance de la raison. Et voici sa faiblesse : le sens du sentiment lui manque.

Il ne le nie même pas : il s’en sert, et s’en défie ; il l’évalue en titres, il l’estime en monnaie d’échange ; et il l’estime peu. Car, il est vrai, c’est la valeur la plus variable. Elle n’est pas assez sûre, pour l’Empereur de la valeur : il s’étonne de ces cours forcenés. Tant qu’il est là, il ne veut pas croire que cette valeur puisse réduire à rien toutes les autres. Maître de la France, il méconnaît la force qui la lui a donnée.

Telle est l’origine de ses erreurs les plus grossières, où il était forcé de persévérer. Avec le pape, un vieillard en prison, qu’il pensait réduire à la charge de chapelain. Avec le tsar Alexandre, qu’il croyait avoir séduit au point d’endormir son amour-propre, comme si l’amour-propre d’un jeune souverain ne sommeillait pas que d’un œil. Avec les tristes Habsbourg, qui peuvent bien avoir tout perdu dans le naufrage, mais à qui reste toujours la grosse lippe ; et elle se gonfle de rage, quand il leur faut mettre leur blonde fille dans le lit du capitaine ligure, qui sent l’ail et l’eau de cologne.

L’empereur pèse les provinces et les royaumes ; mais il n’a pas d’assez fines balances, pour peser les sentiments. Il n’y a pas d’états tenus à jour pour les passions, comme pour les régiments.

XVIII

Le triomphe de l’idée punique est sans doute le triomphe de la raison : à tout le moins, celui de la pensée antique.

On peut toujours ramener les espèces de la raison à des valeurs en quantité. Plus que jamais, ici, Napoléon est le fléau de la Révolution, battant le blé du monde. Car la Révolution est un essai à fonder le genre humain sur la raison et les valeurs de la raison. La raison souveraine ne considère que des nombres ; maîtresse absolue, elle est une table des valeurs toujours au courant. Elle n’omet, précisément, que la vie, les sentiments et les passions.

XIX

Dans la paix, Napoléon s’exerce à la guerre par l’implacable exercice de la raison. Il est admirable, comme un Étai fondé sur la raison, se gouverne par les maximes de la force. Sa loi est sans pitié.

XX

La connaissance de l’or et du pouvoir véritable dépend de la raison. Par la haine qu’on lui voit des voleurs domestiques, des parasites, de la concussion, on sent que le respect de l’or était dans Napoléon une habitude dominante. Nul n’aimait moins la fortune pour soi-même ; mais il avait pénétré le sens de l’or. Il n’aime pas l’or comme un avare. L’avare est l’esclave du signe. Napoléon, sous le signe, adhère au fait comme la pie-mère au cerveau. Il vénère l’or en conquérant. Le conquérant a sa façon de vénérer, qui est la possession jalouse. S’il avait pu, Napoléon eût été l’unique banquier de l’univers : il rêvait de détenir tout l’or et tout le crédit de la planète.

XXI

Napoléon, le premier depuis les grands politiques de Rome, a su que l’or est le signe de la force et l’outil de la puissance. Reste l’homme capable de les conquérir et de les manier. Le fer est le manche et le levier de l’or ; mais l’or est la pointe du fer, qui perce tout. Le fer disperse l’or, et l’or dissout le fer.

Aussi, Napoléon ne peut souffrir qu’on prévarique. Le moindre vol fait à l’État, il le punit comme une trahison. Le code est terrible contre les faux monnayeurs : n’est-ce pas le dernier mot de la raison, et son pouce baissé dans le cirque ?

Derrière l’homme de guerre, on ne perd pas de vue l’arbitre des valeurs. En Napoléon, c’est le même homme. Par où il ne faudrait pas entendre que l’homme de la bourse est l’homme de la guerre. L’un des deux contient l’autre ; mais le conquérant est le grand homme, non pas vos porchers de Chicago. Que les serfs de l’opinion, aujourd’hui, n’aient pas le front de comparer à Austerlitz et à Léna un coup sur le suif et les cochons. Quand Napoléon règne, Ouvrard est forcé de servir.

XXII

Le destin, dit Napoléon, c’est la politique.

La politique est la balance exacte du négoce. Ne méprisez pas le négoce, si vous avez le sens du latin. Tous les proconsuls et tous les chevaliers se dressent ; le négoce est la grande affaire du monde : c’est la négation du repos, — neg-otium, — le mouvement, l’action qui affirme. C’est l’homme en volonté. Il s’agit bien de commerce et de faire fortune ! il est question de forcer la fortune, et de museler la fatalité. Qu’elle suive son maître à la chasse, la chienne ! Qu’elle arrête pour lui !

XXIII

Pour achever l’homme de la valeur, en Napoléon, il y avait l’esprit latin, le juge à la romaine : la tête de l’ordre, qui cherche à faire l’unité de l’espèce, et qui l’impose. Pour la tête romaine, l’ordre est dans l’unité.

Une seule valeur, une seule monnaie, une seule signature : un étalon immuable pour toutes les formes de la richesse et de l’action. Voire, de la pensée : Sublime ridicule des idées de Napoléon sur l’art et les poètes. C’est en quoi Napoléon n’a jamais compris qu’on lui opposât le génie des artistes, la liberté des partis, l’indépendance des peuples, le droit des particuliers. A ses yeux, il n’est pas de personne privée. Tout individu est d’abord dans l’État.

XXIV

Il avait fixé le type légal de toutes ces valeurs rebelles. Il en avait pris la tutelle et la garde. Il était prêt à y tout sacrifier, et en partie lui-même. Il ne pouvait pas admettre qu’on cherchât des variables ou des obliques aux perpendiculaires politiques et morales, qu’il avait abaissées du point fixe : l’intérêt de l’État, tel qu’il l’avait conçu et confondu dans son propre intérêt, à lui. En tout le souci de l’unité, et si l’on veut, la manie. Un seul État, un empire entouré de royaumes feudataires. Un seul esprit, un seul lycée, une seule école. Le blocus continental est l’unité dans l’ordre économique. Les codes, l’unité dans l’ombre des lois ; et l’on peut dire que le vice profond de ces codes, qui ont conquis l’Europe, est assurément le mépris des espèces : ils nient le changement ; ils ignorent l’individu. Au criminel, ils poussent cette ignorance jusqu’à l’atrocité, jusqu’à la sottise. Napoléon eût volontiers promené le même rouleau sur les églises et sur les religions. Au Caire, il fait le mahométan, et le vieil orthodoxe à Moscou. Il enrage de n’avoir pas un nouvel Évangile à promulguer, avec le vicaire de Jésus-Christ. Il croyait être la Révolution et l’ancien régime, la raison et la foi.

XXV

Quelques traits de sa morale, quelques nombres de son arithmétique.

Il dit lui-même que son nom signifie : le lion du désert. D’où tire-t-il ce sens-là ? Mais comme le nom lui va ! le désert étant de Carthage et le lion de Rome. Il aime le désert ; il en est profondément touché. Et la vie est sa proie : tout lui est proie. Il ne respire que pour le règne.

XXVI

L’homme du destin sera toujours l’homme du jeu. La politique est le hasard heureux ; et le grand homme qui gagne la partie fait croire aux vaincus qu’il a prévu tous les coups. Il parle du hasard asservi, quand il gagne ; et quand il perd, de la fatalité. Mais ces idées-là sont pour le peuple. Se parlant à lui-même, Napoléon invoque son étoile : et quand elle est bonne, il la fait luire aux yeux des soldats. Il est joueur comme Annibal. A tout moment, l’on sent qu’il ne croit pas plus à sa fortune qu’à rien autre. Mais non pas moins. Il croit au coup de dés ; et surtout qu’on peut toujours les piper, avec l’aide de la fortune, qui est le hasard complice. La fortune d’un conquérant est toujours soumise à quelques coups de dés extraordinaires. Lui-même, c’est son génie de les tenter. Le grand César n’a pas craint d’en faire l’aveu, parce qu’il avait tous les courages.

XXVII

Napoléon parle de son étoile, comme un fidèle parle de son patron. Il la loue, il la vante, il l’accuse. Je suis sûr qu’il la prie. Quel joueur n’est pas superstitieux ? Napoléon a ses fétiches et ses secrets pour conjurer le mauvais sort. La parole est son talisman de prédilection : il donne beaucoup aux mots qui font titre, et aux imprécations de la fausse colère ; il donne aussi au spectacle. Toute sa comédie avec le Pape et avec les Rois, j’y vois une cérémonie magique. Un tel homme avait une trop grande tête, pour ne pas sentir le ridicule de ces mascarades et l’odieux des couronnes en tas sur ce beau front, qu’elles diminuent et qu’elles alourdissent, mais qu’elles ne sauraient pas grandir.

XXVIII

Il joue sur les faits, le fort aventurier. Il a souvent caché la table de jeu sous les oripeaux, sacrés à tous les hommes, de l’éloquence, de la pompe royale et de la prophétie. Mais au fond il jouait l’empire sur une chance, à Waterloo comme devant Saint-Roch. Sa mère ne s’y trompait pas, l’œil sur lui, cet œil de la nourrice qui s’attend à tout et qu’on ne trompe pas, l’œil qui a connu le corps de l’homme au berceau, l’œil de la femme qui a changé son petit dans les langes. Joueuse elle aussi, Letizia, la vieille Parque, mettait des millions à l’abri, dans les temps solaires d’Austerlitz et d’Iéna, en prévision de la saison noire. Et elle osait dire de ses fils, tous ensemble en peloton, le grand avec les petits, comme ils sont mêlés sur la quenouille d’une mère : « Ils seront bien contents plus tard, que je sois là. Cela ne durera pas. » Quelle parole ! et quelle perspective ! Un arc de triomphe qui mène à un cachot. De toutes les idées, la dernière qui fût jamais venue à l’un de nos rois : le hasard, maître du prince, et roi des rois ! On ne peut pas gagner toujours, et il faut admettre que l’on perde.

XXIX

Si… Le mot de la chance ! c’est l’étendard du jeu. Le mot qui flotte, le mot qui palpite, le mot qui tombe. Si… La conjonction de la volonté et du pouvoir, le nœud du fait à l’hypothèse, et du présent à l’avenir. Le mot qui revient sans cesse dans les propos de Napoléon : « Si… J’aurais pacifié tous les partis. J’aurais réconcilié les hommes et les siècles. J’aurais fait le bonheur de la France. J’aurais changé la face du monde. Si… Si… Si… »

Ce grand réaliste rêve par Moi et par Si, à l’infini. Et sans cesse, en tout, pour faire l’ordre, il lui faut changer la face du monde.

XXX

Quel autre moyen que la force ? Le grand artiste ne vit que pour posséder le monde, et le refaire à sa guise. Napoléon est le poète de l’action : la guerre est son art magnifique. Il pétrit la glaise humaine ; il modèle dans le vif de la masse chaude, dans la chair et la pourpre du sang.

XXXI

Il était fort causant, mais jamais sans dessein. Il fait parler les autres, pour apprendre ce qu’il veut savoir. Dès qu’il le sait, l’entretien n’est plus pour lui, ayant une opinion, qu’une escarmouche où il l’impose, et parfois un combat. Telle est la causerie à Ninive : un plaisir sans contradiction.

XXXII

Puissance de l’imagination : il la connaît ; mais non pas assez en lui. A tout instant, il croit ce qu’il veut ; il se voit lui-même comme il s’imagine. Et telle est sa force, sur les faibles, qu’on le voit encore comme il a voulu qu’on le vît.

Il y a de quoi rire et de quoi admirer, quand il parle de son amour pour la paix, de tout ce qu’il y voulait faire. C’est pour faire la paix qu’il va jusqu’à Moscou, mettant l’Europe à feu et à sang ; et s’il avait pu, il eût été faire la paix aux Indes, en Perse et en Chine.

Il ne ment pas. Il voit ce qu’il rêve, comme l’artiste au travail. Ha ! donnez-moi un monde ou deux à conquérir, pour que j’y fasse la paix, pour que je le taille, en plein bloc, à l’image de ce que je veux, de ce que je suis !

XXXIII

Il est sans pitié pour tout ce qui trouble la valeur, pour tout ce qui altère l’étalon d’or, tel qu’il le fixe en tous les ordres.

Il chasse l’homme qui ne veut pas servir l’État ; et s’il n’y est pas apte, il le proscrit : à quoi est-il bon ? La lâcheté aux armées, le manque à servir dans les cadres de l’Empire, deux crimes que Napoléon ne pardonne pas.

Il a donc horreur de la femme qui fait l’homme. Il tourne le dos à madame de Staël ; il ne met point l’aigrette à ce turban de prétentions infinies. Et comme ce grenadier turc, pour piper un compliment, demande au Premier Consul quelle est la femme qu’il préfère, il répond : « Celle qui fait le plus d’enfants. » Mot brutal, qui n’est pas à la française, mais à l’antique, et moins de Scipion que d’Annibal.

Faire l’homme, en effet, c’est le plus sûr moyen, pour la femme, de ne plus faire d’enfants. Les femmes à plumes n’ont pas encore trouvé la recette de muer leurs ridicules époux en nourrices.

A sa Joséphine, quand il l’aime encore en amant trop épris, il ne donne pas de la bien-aimée, ni de mon cœur, ou mon amour. Il l’appelle : ma bonne amie, ma bonne. Elle lui aurait fait présent d’un fils, il ne l’eût jamais répudiée. Il dit, plus tard, à ses maîtresses d’une heure, quand il leur ouvre la porte, prenant congé après une effusion brève : « Tu es une bonne fille ! » Éloge suprême dans sa bouche : une bonne femme, une bonne mère. Jamais homme ne fut moins amant de l’amour.

Il y met peut-être moins de vulgarité bourgeoise, que l’accent du peseur juré, ou de l’essayeur d’or : une bonne femme, une bonne fille, une bonne monnoie ; elle vaut ce qu’elle vaut ; elle ne ment pas sur sa frappe ni sur son titre.

XXXIV

Il tient à toutes les valeurs, jusqu’à s’en rendre dupe. Homme de l’antiquité en tout, il est le héros de la famille. Il fait arbre, il est dans la famille comme le tronc dans les racines et dans les branches. Il respecte dans l’aîné la seule qualité qu’il n’a pas. Il croit à ses frères, même quand il les juge. Il leur montre une indulgence infinie. Il pourrait les écraser, même il le devrait, et il les ménage : souvent, je crois voir un lion avec ses poux ; et quand ils le tourmentent, il les fait sauter de la griffe, au lieu de les anéantir sur sa litière. Étonnant d’ironie, il s’amuse de cette vermine ; il s’en laisse manger. Il est dupe, le veut être et le sait.

XXXV

Il a eu du cœur pour ceux de son clan. Il n’en a pas eu pour la France.

Il n’y a absolument rien du chrétien, en lui. C’est pourquoi le sentiment n’est une valeur, à ses yeux, que dans les autres. Il se sert de l’immense amour qu’il excite dans les Gaulois, toujours fous de justice et chevaliers de la gloire. Il a la tête froide ; il les mène par la raison ; mais elle n’est passionnée qu’en eux. Pour étouffer leurs cris, il les gorge de victoires. Mais plus d’une fois, il les effraie. Dans les affaires politiques, il est plus terrible que Néron : parce qu’il est immuablement raisonnable. L’État est le monstre de pierre. Napoléon est l’État : ses crimes sont glacés. Raison d’État, crime d’État, — droit de l’État, pour Napoléon. Soumis au destin, il se prend pour le destin ; il y soumet inexorablement les autres. Les crimes du destin sont à peine des accidents. Certain matin pluvieux, dans l’ombre d’une nuit très noire et très mauvaise, le duc d’Enghien est mort d’accident, dans le fossé de Vincennes.

XXXVI

Napoléon est impassible. Certes, il aime la France. Et comment non ? Où jamais eût-il fait une telle fortune ? La France est le levier divin. Rien n’a manqué à Annibal qu’une France : Rome eût disparu.

Malgré tout, il n’avait pas le cœur de la vieille France, celui qu’il avait reçu de la France nouvelle, et qu’elle lui avait donné, sans qu’il le sût, en lui donnant son cœur. Il n’était pas capable de s’oublier pour elle. Comme l’État, pour Napoléon, la France c’est lui ; c’est son fils, c’est son sang. Quand la France se sépare de Napoléon et de son petit, Napoléon n’a plus pitié de la France. La grand’pitié qui est au royaume de France, il ne la pas sentie, quand elle saignait. Après la Russie et Leipzick, il a pu refuser la frontière du Rhin : par amour-propre ! Il ne voulait pas laisser la France plus petite qu’il ne l’avait reçue. Sire, il ne fallait pas vous croire plus grand qu’elle.

XXXVII

Napoléon a le plus profond mépris des Bourbons : un mépris sans violence, comme on l’a des malades fanfarons, des mineurs, des imbéciles. Mépris légitime, si j’ose dire en riant. Et, à la vérité, les Bourbons ne se sont jamais lavés de ce mépris-là. Obscurément, le peuple les en accable. Le dernier terme du mépris qu’un peuple fait de ses rois : il les ignore, totalement.

Napoléon a tué les rois.

XXXVIII

L’homme de la valeur et du change le plus strict ne déteste rien tant que l’homme d’ironie : car l’ironie brouille toutes les valeurs et bouleverse les changes.

L’ironie est la fausse monnoie elle-même dans les jugements. Encore, la fausse monnoie est-elle connue par comparaison à la bonne. L’ironie est un faussaire plus subtil : elle altère le métal, au nom d’un droit supérieur, dans la main de ceux qui donnent et de ceux qui reçoivent ; elle confond les titres. Elle prête une valeur souveraine à ce qui n’en a peut-être aucune, ou médiocre. En s’y substituant, elle avilit le meilleur crédit du monde ; elle l’use, elle le défigure. Elle corrompt la signature. Le seing, qui valait de l’or en barres, ne vaut plus que du cuivre. L’ironie, enfin, démonétise les statères de Syracuse, pour en transférer, le prix, non pas à ce qui n’en a point, bien pis, à la valeur fictive, qui parfois est réelle, mais qui d’abord est perturbatrice, étant la valeur non connue. Et plus elle est inconnue, plus elle est ruineuse de toutes les habitudes. L’ironie est la fausse monnoie du roi. Elle est la négation de la valeur.

Voilà comment Napoléon n’a pas cessé de haïr Talleyrand, sans réussir à se passer de lui. Talleyrand était sa faiblesse, son vice, son bas de soie, son goût perverti, le seul, son goût d’Occident. Talleyrand l’irritait et le tentait dès son nom, qu’il n’arrivait pas à prononcer comme il est écrit : Taillerand, disait-il.

Que n’eût pas donné Napoléon pour écraser ce prince de la corruption, ou pour lui inspirer un peu de sa saine conscience ? Mais l’intelligence glacée du maudit boiteux échappait aux reproches : cet esprit reste incorruptible dans toutes les putréfactions de l’action et des mœurs. Il se dérobe même au mépris, par le mépris supérieur du sceptique et de l’égoïste accompli. Il émousse la violence du tyran par le masque impassible qu’il oppose aux offenses ; et il est plus fort que la menace, plus fort que les coups, mettant entre eux et lui la distance cruelle de l’ironie, et l’éloignement infini d’une politesse qui ne fut jamais prise en défaut, et qui ne livre rien de soi.

A toute heure, Napoléon déconcerté perdait pied devant Talleyrand ; et grondant contre lui, il était séduit, effrayé peut-être par ce démon de l’ironie secrète. A toute heure, il s’étonnait avec rage d’en souffrir la présence, et de ne l’avoir pas encore anéanti.

XXXIX

Il faut un paysan français, et surtout un paysan du Midi, pour comprendre tout ce que Napoléon a été, tout ce qu’il a reçu de la France, tout ce qu’il lui a donné, et tout ce qu’il lui a permis de rendre en échange.

Napoléon est, comme Jeanne d’Arc, une occasion suprême de la race. Mais Jeannette est de la race, et Napoléon non pas. Tandis que Jeanne d’Arc porte tout l’idéal de la nation, au point de créer la nation même, c’est la nation qui donne son idéal à Napoléon, et qui l’en charge. Il en devrait être accablé, et ne l’est pas. Il n’abdique pas son génie propre. Napoléon est une force sublime, mais sans amour. L’idéal de la France est infiniment plus fort que lui, et tout de même sublime. Il n’est qu’un homme, après tout ; et elle, même après lui, elle dure. Rien ne dure que par l’amour.

Quand l’armée du Midi a élu Napoléon pour son maître et son idole, il y avait un conquérant en chacun de ces paysans maigres, à l’échine de chat, allant par bonds et par rires, sans hardes et sans souliers. Peu importe le pillage, l’amour à la hussarde, les mœurs grossières, la violence des camps, et tous les crimes de la guerre. Chacun de ces laboureurs bruns était une flamme vivante. Elle brûlait pour le Messie, pour la Justice et pour la Raison, comme ils l’appelaient. Sont-ce là des mots vides, au cœur de ces fils de la terre ? Des mots ? Non, les pavillons de la France libre et délivrant le genre humain : la même France, les mêmes étendards qui proclamaient, sous Jeanne d’Arc, Jésus et le Roi.

Napoléon n’a point d’égal, tant qu’il s’égale au génie de la France. S’il parle pour soi-même, pour sa maison, pour son ordre, la France se détourne de lui. Plus grand, sans doute, de s’être perdu ainsi. Sa faiblesse n’est pas de l’homme ; mais au contraire, qu’un moment est venu où la force de l’homme souverain s’est séparée de la force nationale. Et la faiblesse de la France a paralysé la force de l’homme souverain. La France tombait de fatigue, et Napoléon était infatigable. Voilà où ce grand homme de la valeur a perdu le sens de la valeur. Qu’il meure d’ulcère ou du ventre ou du foie : nul ne fut plus sain que celui-là : il meurt de ne plus être.

La valeur et la santé, ce que peut l’homme et ce qu’il vaut pour vivre, c’est tout un. Et peut-être, dans ce qu’il vaut, y a-t-il profondément tout ce qu’il faut. La pleine valeur est la fatalité fixée, et qui possède toute sa force. Héros de la possession autant que de la conquête, Napoléon a ressuscité le monde des anciens à l’échelle de la fatalité moderne. Il est l’homme qui a épuisé la puissance, ayant sommé de soi toutes les valeurs de l’action.

Août 1910.

Nous avons donné le bon à tirer après correction pour deux mille exemplaires de ce premier cahier et pour vingt-huit exemplaires sur whatman le mardi 23 juillet 1912.

Le gérant : Charles Péguy

Ce cahier a été composé et tiré par des ouvriers syndiqués

Julien Crémieu, imprimeur, 13 et 15, rue Pierre-Dupont, Suresnes. — 6559