The Project Gutenberg eBook of Un vaincu

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Title: Un vaincu

Author: Jean de La Brète

Release date: April 20, 2022 [eBook #67889]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Nelson

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

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Un Vaincu

Ouvrage couronné par l’Académie française

Par
Jean de la Brète

Paris
Nelson, Éditeurs
25, rue Denfert-Rochereau

Londres, Édimbourg et New-York

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN

UN VAINCU

I

Une habitation pittoresque, posée au milieu du coteau qui domine la Loire et la Vienne, avait résisté aux ravages du temps et à la manie destructive de l’homme. Formée primitivement des débris d’un château, modifiée de siècle en siècle, elle était irrégulière et charmante. Ses plus vieux pignons étaient couverts jusqu’au faîte d’un lierre robuste qui soulevait les ardoises, dégradait les toits pointus, envahissait les cheminées sans qu’on songeât à l’arrêter dans sa course insolente. La partie plus moderne, construite au siècle dernier, faisait face à une terrasse soutenue par d’anciens murs crénelés, dont les airs altiers s’étaient depuis longtemps bénévolement ensevelis sous les plantes qui s’accrochaient aux vieilles pierres avec toute l’extravagance d’un esprit sans frein ni loi. De chaque côté d’un perron aux larges marches un peu basses, un ancien propriétaire avait placé triomphalement des lions taillés dans la pierre molle du pays. Noircis par les années, tout couverts de mousse et de lichen, ils semblaient présider à la succession des générations qui passaient, joyeuses ou tristes, devant leur impassibilité.

Le parc était à contrastes, comme l’habitation. Un côté planté d’ormes, de platanes, de sycomores, avait l’aspect séduisant de la nature abandonnée à elle-même. Mais, dans la partie qui entourait immédiatement le manoir, il y avait quelque cent cinquante ans que la plupart des arbres et des arbustes ne connaissaient plus les caprices de l’indépendance. Les formes les plus bizarres leur avaient été imposées, et cependant, avec ses ifs torturés, ses buis épais, ses charmilles régulières et vieillottes, le jardin était enveloppé de ce charme singulier que le temps jette comme une parure sur les plus étranges manifestations du goût humain.

De sa vie, sans doute, le propriétaire actuel du manoir n’en avait vu le côté artistique. Cette acquisition avait été une bonne aubaine pour sa bourse et sa vanité, et l’admiration exprimée par des gens dont l’appréciation le flattait sauvait la propriété. Une certaine intelligence des affaires, d’heureuses spéculations jointes à des économies sordides, avaient permis à M. Jeuffroy de réaliser une fortune, mais ses facultés s’arrêtaient net à l’endroit où son intérêt n’était plus en jeu.

Il s’était marié très tard avec une jeune fille de vieille souche, remarquablement belle et tombée dans une affreuse misère. Ce mariage l’avait apparenté à d’excellentes familles du pays et placé assez haut dans l’estime publique.

Après une existence morne et comprimée, Mme Jeuffroy mourut presque subitement, un dernier regard désolé fixé sur sa fille. Son mari se hâta de mettre l’enfant pensionnaire dans un couvent aristocratique, malgré les instances de sa sœur, Mlle Constance Jeuffroy, qui désirait garder sa nièce auprès d’elle. Il eût même hésité à la faire sortir de son couvent pendant les vacances, si la crainte de l’opinion publique n’avait été plus forte que l’ennui de toucher à des habitudes dont l’étroitesse s’était encore accentuée depuis la mort de sa femme.

Il était rare que M. Jeuffroy eût pour sa sœur un mot aimable, car, si elle lui était utile, elle ne flattait pas précisément sa vanité ; mais la vieille fille avait pour lui l’amour aveugle qui donne toujours sans recevoir jamais.

Elle était petite et maigre, avec un buste d’une longueur démesurée. Ses yeux ronds, sa bouche grande aux lèvres minces, un nez long et pointu, les contours d’un visage dont aucun terme de la plastique n’eût pu définir exactement la forme constituaient, avec une toilette antique et très personnelle, un ensemble absolument caricatural. Ses cheveux, jadis sa seule beauté, étaient d’une couleur indécise et variable selon la quantité de teinture qu’elle employait. Elle les portait devant en papillotes, rarement attachées assez solidement pour résister aux mouvements fébriles de l’agitation dans laquelle, sans aucune raison pour la motiver, vivait Mlle Constance.

Elle avait sur la vie et sur le monde les aperçus les plus étroits, l’horizon de son intelligence étant aussi borné que l’avait été celui de son observation. Dans un milieu où les idées étaient l’inconnu, elle avait respiré avec l’air la vulgarité d’appréciation et le terre à terre de la pensée. Peut-être que si Mlle Jeuffroy avait eu des sentiments religieux, elle se fût élevée au-dessus d’elle-même, à moins qu’elle n’eût rabaissé la religion à son petit niveau, spectacle extrêmement fréquent ; mais elle était indifférente.

Cette pauvre fille, qui avait amèrement souffert de sa laideur, professait un culte pour la beauté. En contemplation amoureuse devant sa nièce, elle déplorait que le temps fût passé où les princes épousaient de simples pastoures.

« Belle comme tu es, Suzanne, disait-elle quelquefois, tu serais arrivée aux plus grandes destinées. Je me serais cachée dans un coin de ta capitale pour te voir passer de loin, plus belle que toutes les dames de ta cour. Mais, sois tranquille, je n’aurais dit à personne que j’étais ta tante, de peur de te contrarier. »

C’était le seul écart d’imagination de la vieille fille qui, dans son amour pour sa nièce et sa conviction que la beauté mène à tout, eût facilement faussé le jugement de Mlle Suzanne, si elle lui avait été confiée.

Indépendamment de l’admiration que son frère lui inspirait parce qu’il avait su gagner de l’argent, elle l’aimait trop pour n’être pas aveuglée sur ses défauts ; néanmoins elle le blâmait de ne pas satisfaire tous les goûts de sa fille. Comprenant la jeunesse, ses désirs, du moins en ce qui concernait les jouissances matérielles, elle employait une partie de ses économies à pallier les privations qu’eût imposées à Suzanne la ladrerie du bonhomme. Si elle comprenait difficilement un certain genre de générosité, l’aumône par exemple, elle se fût privée du nécessaire pour satisfaire une simple fantaisie de la jeune fille. Un fonds absolu de dévouement pour ceux qu’elle aimait, — et lorsqu’elle aimait, ce n’était pas modérément, mais avec passion, — un oubli complet d’elle-même, formaient un contraste frappant avec les côtés vulgaires de son caractère et de ses pensées.

A l’extrémité de la propriété de M. Jeuffroy, elle avait acheté à vil prix la plus singulière des habitations. Creusée entièrement dans le tuffeau, comme une demeure de paysans, mais creusée à une certaine hauteur du sol, la maison se composait de six pièces, reliées entre elles par un vestibule qui ouvrait sur un perron étroit, caché sous des plantes enchevêtrées. Du haut du coteau, des arbres et des broussailles se penchaient sur cette drôle de maison, comme des amis voulant la protéger de leur ombre et de leur fraîcheur.

Un jardin, dessiné en carrés réguliers remplis de légumes et d’arbres fruitiers, descendait en pente raide jusqu’à un mur de soutènement. Au-dessus de l’habitation, dont les cheminées se trouvaient à fleur de terre, Mlle Constance possédait un clos de vigne qui lui fournissait, dans les bonnes années, une trentaine de barriques d’un vin estimé. Habituée pour elle-même à la parcimonie, elle vivait presque entièrement sur les produits de sa propriété, sans toucher aux rentes d’un petit capital qu’elle augmentait chaque année avec autant de plaisir qu’en mettait son frère à thésauriser.

Elle ne se chauffait jamais, même pendant les grands froids, prétendant que sa maison avait toute la chaleur d’une bonne cave. Au commencement de l’hiver, on dressait le feu dans un salon minuscule, et quand une visite arrivait, Fanchette, la servante, accourait pour l’allumer, mais, d’après les ordres secrets de sa maîtresse, s’arrangeait toujours de façon que le combustible fît preuve d’une mauvaise volonté insurmontable. De sorte que les provisions de bois de Mlle Constance étaient inépuisables et dataient généralement d’une dizaine d’années.

Des légumes, du lait et des fruits étaient le fond de la nourriture ; mais, quand on mangeait de la salade, elle n’était faite qu’au vinaigre, l’huile étant un objet de luxe qui n’apparaissait que lorsque Mlle Suzanne venait déjeuner ou dîner chez sa tante. Ces jours-là, le talent culinaire de Fanchette, talent qui n’allait pas bien loin, devait mettre toute voile dehors, et jamais, au gré de Mlle Constance, qui d’ailleurs n’y entendait rien, les plats n’étaient assez succulents.

Fanchette était sœur de lait de Mlle Jeuffroy. Elle appartenait à un tiers ordre, et, portant un habit moitié religieux, moitié laïque, était généralement connue dans le pays sous le nom de « la bonne sœur ». Très pénétrée de l’idée qu’il est aisé de s’en aller en enfer, elle prêchait le salut à tous ceux qui voulaient bien l’écouter. De stature ordinaire, aussi peu équarrie qu’un bloc de pierre à l’état brut, elle travaillait ferme, mangeait indéfiniment, si on le voulait, de la soupe et du pain frotté d’un peu d’ail, parlait à tout venant avec la plus grande liberté et, à ses moments perdus, se faussait le jugement en dévorant quantité de mauvais bons petits journaux.

Plus d’une fois, il y avait eu conflit entre la servante et la maîtresse, car non seulement Mlle Constance ne pratiquait pas, mais elle avait les plus absurdes préjugés sur les prêtres et les ordres religieux. Fanchette renonçait à combattre les préjugés, mais elle considérait que le ciel lui expédiait tout droit la mission d’amener sa maîtresse à entrer dans un confessionnal.

— Voyons, mademoiselle, lui disait-elle d’un ton persuasif, pourquoi ne voulez-vous pas aller à confesse ? ce n’est pourtant pas difficile.

— A quoi cela me servirait-il maintenant, ma pauvre Fanchette ?

— Est-ce que ça ne sert à rien de se rapprocher du bon Dieu, mademoiselle ? Prenez garde que lui aussi refuse un jour de vous connaître et vous dise d’aller en enfer !

Mlle Constance haussait les épaules et répondait :

— Ne m’ennuie pas, Fanchette. Je t’ai dit que je me confesserai à mon lit de mort, c’est bien suffisant.

— Est-ce que vous savez seulement si vous mourrez dans votre lit, mademoiselle ? répondait Fanchette crûment. Il y en a bien d’autres que vous que la colère du bon Dieu frappe subitement, et c’est bien fait !

Et, en manière de péroraison, elle ajoutait :

— Le curé de notre paroisse est un bien bon prêtre, bien doux et bien prudent.

— Je n’aime guère les prêtres et les religieuses, répondait Mlle Constance d’un ton dédaigneux. J’ai toujours entendu dire à mon père que c’étaient des paresseux.

— Ah ! s’écriait Fanchette outrée, vraiment, mademoiselle, votre papa trouvait que c’étaient des feignants ! Qu’est-ce qu’il a donc fait, lui, si ce n’est de rien faire du tout, de se laisser vivre tranquillement dans son bien dont il a mangé une partie pour se mieux nourrir, car il ne vous en a pas laissé gros !

Et pour ne pas être tancée de parler aussi irrévérencieusement de feu M. Jeuffroy, elle courait dans le jardin qu’elle se mettait à bêcher avec rage, tout en appelant à son aide une multitude de saints pour convertir Mlle Constance.

Mais les années passaient, et, à la fin de chaque carême, Fanchette songeait avec désespoir que sa maîtresse n’avait pas fait un pas dans la voie du salut.

Un après-midi, elles étaient toutes les deux dans le jardin ; Mlle Constance, sa robe antique retroussée, coiffée d’un large chapeau rond dont la forme n’eût point été désavouée par les bergères d’autrefois, arrosait les fleurs rustiques qui croissaient autour de ses légumes. Mais, comme le seul arrosoir qu’elle pût porter était défoncé, et qu’elle avait décrété qu’on ne le remplacerait que si la récolte de vin était bonne, elle se servait d’un plat partagé en deux pour puiser de l’eau dans un petit réservoir.

Fanchette la suivait pas à pas, un tricot à la main et des paroles éloquentes à la bouche. La nuit précédente, elle s’était réveillée en proie à un cauchemar qui lui avait montré sa maîtresse livrée aux démons. Considérant que c’était un avertissement du ciel pour lui ordonner de tenter un nouvel effort, elle y mettait toute son énergie. Mlle Constance, absorbée dans les difficultés toujours renaissantes de son système d’arrosage, l’écoutait d’une oreille distraite ; mais son attention s’éveilla quand, après avoir épuisé ses raisonnements habituels, Fanchette ajouta :

— Enfin, mademoiselle, vous aurez beau faire, ce n’est déjà pas si agréable pour Mlle Suzanne d’avoir une tante… quasi une mère, puisqu’elle n’a plus sa vraie mère, qui ne fait seulement pas ses pâques ! Quand elle revient chez son papa, vous y êtes toujours fourrée naturellement. C’est vous qui êtes censée son conseil, et un joli conseil pour le monde qui s’imagine que vous ne croyez seulement pas au bon Dieu ! car, enfin, vous n’avez pas écrit sur votre figure que vous voulez vous confesser à la mort. On croira que Mlle Suzanne pense comme vous, et si j’étais homme à marier, je sais bien que j’aimerais mieux me percher sur une colonne comme un grand saint que d’épouser une demoiselle qui ne pratique pas sa religion.

Mlle Constance laissa tomber son plat au fond de l’eau et se tourna vers Fanchette en disant d’une voix altérée :

— Que dis-tu là, Fanchette ?

— Pardié, mademoiselle, je dis la vérité, vous le savez bien !

La vieille fille, dont l’esprit, toujours en quête des agissements du prochain, attachait une importance démesurée aux propos des autres, fut complètement bouleversée par le raisonnement de Fanchette que sa bonne étoile, plutôt que sa malice, avait bien dirigée.

Terrifiée à la pensée de nuire à sa nièce, Mlle Constance ne ferma pas l’œil de la nuit, et, se levant avec l’aube, courut arranger tant bien que mal les affaires de sa conscience.

Quand elle revint chez elle, Fanchette, inquiète de ce départ matinal, était sur le seuil de sa cuisine, et, la main en éventail pour se garantir des premiers rayons du soleil qui l’aveuglaient, elle guettait le retour de sa maîtresse.

— Je me demandais ce que vous étiez devenue, mademoiselle, car vous avez beau vous lever avec les poules, vous ne sortez jamais si tôt, puisque vous n’avez seulement pas le cœur d’aller à la messe de temps en temps.

Avant de répondre, Mlle Constance, dans une agitation extrême, ôta le mantelet de soie qu’elle portait depuis vingt-cinq ans et défit les brides de son chapeau qui, confectionné par elle, présentait, aux yeux surpris de l’observateur, un composé d’ingrédients les plus disparates se mariant avec une fantaisie qui n’appartenait qu’à l’art de Mlle Jeuffroy.

— Avant de parler, Fanchette, dit-elle, tu devrais demander où je suis allée. J’arrive de la messe, et j’ai une grande nouvelle à t’annoncer : je suis convertie !

— Il ne faut jamais plaisanter avec les choses saintes, mademoiselle ! répondit Fanchette d’un ton vif.

— Est-ce qu’il s’agit d’une plaisanterie ! s’écria Mlle Constance avec un accent triomphant. Je suis allée à confesse !

Fanchette devint écarlate et, dans son saisissement, laissa choir le café au lait qu’elle venait de préparer et qui courut en petits ruisseaux sur les carreaux rouges de la cuisine.

— Ma foi, tant pis pour votre déjeuner, mademoiselle ! vous m’avez saisie ! Est-ce un bonheur, ça, tout de même, depuis cinquante ans que vous n’étiez entrée dans un confessionnal ! Quand je pense que j’ai mis hier un cierge pour vous devant la statue de votre patronne ! Elle n’a pas été longue à m’exaucer.

— Et maintenant, s’écria Mlle Constance du même ton triomphant qui rendait plus éclatant le timbre métallique de sa voix, maintenant on ne dira pas que je fais tort à Suzanne ; et si les maris veulent venir, ce n’est pas moi qui les effrayerai. J’en connais qui n’attendront pas longtemps pour se prononcer, et je te dis qu’elle se mariera comme elle voudra, car elle est plus belle qu’un ange.

Les poings sur les hanches, Fanchette l’avait écoutée avec indignation :

— Ah bien, si c’est seulement pour ça que vous vous êtes convertie, c’est du joli !

— Comment ! s’écria Mlle Jeuffroy étonnée, tu n’es pas contente ! Puisque je suis allée à confesse, qu’est-ce que tu veux de plus ? Vas-tu maintenant te croire plus sage que le curé qui m’a promis l’absolution quand je retournerai me confesser ?

Fanchette médita un instant, secoua sa grosse tête qu’une légère déclivité du cou inclinait à gauche, et répondit :

— Après tout, le bon Dieu a trente-six moyens d’arriver à ses fins !

Et, balayant avec énergie les traces du désastre, elle commença avec ferveur une neuvaine pour l’âme de sa maîtresse.

Mais Mlle Constance n’était point capable de pénétrer dans l’esprit des choses. Satisfaite de son acte, la conscience en paix, elle ne fut plus troublée dans ses méditations dont le thème invariable était le bonheur et l’avenir de sa nièce.

Cet avenir, M. Jeuffroy eut soin d’en préparer les voies en laissant entendre qu’il n’était point de ces pères égoïstes qui s’imaginent que leurs enfants sont créés uniquement pour moisir, selon le bon plaisir des parents, à l’ombre du toit paternel. En réalité, il désirait avec ardeur se débarrasser de sa fille le plus tôt possible. Il la considérait comme un objet d’art dont la possession flattait sa vanité, mais qui était bien encombrant dans une maison comme la sienne.

S’il l’aimait, c’était fort difficile de s’en apercevoir, car, incapable de deviner par le cœur, ainsi qu’il arrivait à Mlle Constance, ce que son esprit ne comprenait pas, l’idée ne lui venait point d’apporter quelques modifications à sa vie pour rendre agréable celle de Suzanne. Il craignait par-dessus tout que ses habitudes ne fussent dérangées ; or, plus d’une fois, de légers conflits entre ses idées et celles de sa fille avaient développé dans sa cervelle épaisse la pensée qu’il se trouvait dans la situation très pénible de la poule qu’on a trompée sur sa couvée.

M. Jeuffroy passait pour fort riche, et, bien que la dot annoncée fût relativement médiocre, plusieurs prétendants s’étaient prononcés. Mais Mlle Suzanne les avait renvoyés fort loin, au grand déplaisir de son père, qui s’aperçut une fois de plus que le caractère décidé de sa fille ne subirait point les empreintes qu’il voulait lui donner.

Mais les circonstances parurent se liguer avec lui pour servir son égoïsme, car un nouveau projet de mariage ayant souri à la jeune fille, elle sortit du couvent la main dans celle d’un fiancé.

Ce n’était point par une illusion de son affection que Mlle Constance trouvait sa nièce ravissante. Sa mère lui avait légué une beauté qui, mélange de force et de délicatesse, était absolument incontestable et séduisante. Élevée au milieu de femmes intelligentes et distinguées, n’ayant jamais eu le temps de subir l’influence du milieu paternel, ses qualités s’étaient affinées sans contrainte. Avec son beau visage délicat et fier, sa taille souple et sa démarche élégante, elle ressemblait, entre son père et sa tante, à une plante très rare égarée, on ne sait comment, dans un sol pierreux.

Seuls, le vieux manoir et le parc s’harmonisaient avec elle. Quand elle passait au milieu des arbres tailladés à l’ancienne mode, ils semblaient tout rajeunis par la vue de cette jeune beauté qui évoquait leurs souvenirs et des espérances.

Durant un temps fort long, Suzanne avait contemplé l’existence de la maison de son père à travers les impressions heureuses de l’enfant, quoiqu’elle se fût attristée souvent en ne trouvant pas chez M. Jeuffroy la tendresse qu’elle-même avait pour lui. Impression d’abord un peu fugitive, qui avait grandi avec elle, puis refoulé les élans de son affection. Et quand le voile qui empêche d’observer s’était déchiré, maintes fois, pendant les vacances, elle avait été vivement froissée dans ses instincts délicats, dans ses sentiments et ses jeunes idées qui avaient, du reste, l’absolutisme d’une nature généreuse et très droite n’ayant encore ni rien vu ni rien comparé.

Deux jours avant la signature du contrat, après une chaude journée passée à Angers où elle était allée avec sa tante et son fiancé, Suzanne se mit à table si gaiement que M. Jeuffroy lui-même se dégela au contact de cette jeunesse rayonnante. Mais, entre lui et sa fille, il arrivait presque toujours que cette impression était promptement modifiée par quelque dissonance.

— Qu’est-ce que tu attends ? dit-il à Suzanne qui, après avoir pris un petit morceau de bœuf bouilli, ne mangeait plus et pensait à autre chose.

— Mais… le dîner, père, répondit-elle avec un peu de malice. Parce que M. Varedde n’est pas là, je ne sais pourquoi la cuisinière a eu la singulière idée de…

— Elle a bien fait ! interrompit brusquement M. Jeuffroy. C’est précisément parce que je suis obligé de recevoir souvent ton fiancé qu’il faut faire des économies pendant que nous sommes seuls.

— Eh bien, mon cher père, répondit Suzanne gaiement, si je ne m’étais pas mariée, vous m’auriez donné votre maison à conduire, et vous auriez vu que je m’entendrais à faire beaucoup avec peu.

— Je ne t’aurais rien donné du tout ! répliqua M. Jeuffroy avec vivacité. Pour que mes dépenses fussent quatre fois plus fortes qu’il n’est nécessaire… par exemple ! Et tu comprends qu’à mon âge je n’aurais pas changé pour toi ma manière de vivre.

— Mais, mon père, je ne l’aurais pas demandé, répondit Suzanne vivement. Je parlais… pour parler et sans réfléchir.

Décontenancée, elle mangea sans mot dire quelques amandes pendant que sa tante, désolée en remarquant l’assombrissement de son charmant visage et la croyant contrariée parce qu’elle avait mal dîné, passait mentalement en revue, avec l’intention de les lui offrir, les vieilles friandises qu’elle conservait indéfiniment dans une armoire.

— C’est vraiment surprenant, dit Suzanne en relevant la tête tout à coup, que Marc n’ait pas encore daigné me féliciter de vive voix de mon mariage.

— Il a été absent, ma chère enfant, répondit Mlle Constance.

— Oui, mais il est de retour. Mme de Preymont est venue m’embrasser, et il aurait bien pu en faire autant en sa qualité de cousin.

— Mais tu sais comme il est occupé… Il fait bâtir un hospice pour ses ouvriers malades, une école pour les enfants, je ne sais quoi encore. Tout le monde en parle… mais il a toujours fait parler de lui d’une façon ou d’une autre ! il a de si singulières idées !

— En tout cas, ce n’est pas une singulière idée de faire du bien, ma tante, répondit vivement Suzanne.

M. Jeuffroy opérait un calcul rapide sur ses doigts.

— Il va dépenser plus de 130,000 francs, dit-il en haussant les épaules. Et je ne compte pas naturellement le prix que lui demandera par an l’entretien. J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas quel intérêt il peut y avoir pour lui à faire des dépenses aussi extravagantes.

— Quel intérêt ! s’écria Suzanne en prenant feu, mais il ne s’agit pas d’intérêt pour lui, mon père ! Il a toujours été généreux et le prouve, voilà tout ! Que ferait-il de sa fortune s’il ne suivait pas la pente de sa générosité ? Il a mille fois raison, et je suis sûre que M. Varedde serait de mon avis.

M. Jeuffroy ouvrit largement ses petits yeux, mais, avant qu’il eût riposté, Mlle Constance répondit :

— On sait bien qu’il veut être député, et qu’il fait de la populacerie pour arriver à son but.

— De la populacerie ! répéta Suzanne, blessée par l’expression. Ce n’est pas dans son caractère, et je ne crois pas qu’il songe à la députation. Sa difformité l’a toujours éloigné du monde, et je sais qu’il déteste se produire en public.

— Eh bien, il aura changé d’avis, répondit M. Jeuffroy en se levant, car on ne dépense pas tant d’argent pour rien.

Suzanne, étonnée, ne répondit pas et sortit dans le jardin, en songeant avec un soupir de soulagement que le lendemain, son fiancé, à qui elle donnait ses propres qualités, passerait la journée avec elle.

— Ma chère enfant, ma Suzanne, lui dit sa tante en la prenant par le bras, tu as l’air contrarié, mais c’est une distraction de ton père. Tu sais que le samedi on met toujours le pot-au-feu, et il a oublié qu’après une journée fatigante tu avais besoin de mieux dîner. Viens avec moi, j’ai gardé le reste de ces petits gâteaux que tu avais trouvés excellents il y a trois semaines.

— Contrariée parce que j’ai mal dîné ! répondit Suzanne en riant. Ma chère tante, pour quelle enfant me prenez-vous ? Mais je veux bien manger de ces frais petits gâteaux, et, en même temps, je dirai bonjour à Fanchette.

Fanchette bêchait avec ardeur quand Suzanne s’approcha d’elle.

— Quel air de défiance en m’examinant ! lui dit la jeune fille en riant.

— Ah ! mademoiselle, le diable est si fin que j’ai toujours un peu peur pour vous.

— Peur de quoi ?

— Suffit… je m’entends ! répondit Fanchette en plantant vigoureusement sa bêche dans la terre.

— Est-ce que tu parles en énigme maintenant, de peur de commettre des péchés ?

— Voyez-vous, mademoiselle, heureusement que vous vous mariez, car vous avez une figure et une taille à la perdition de votre âme.

— Eh bien ! tu es gracieuse pour mon âme ! répondit la jeune fille en riant. Mariée ou non, je ne crois pas qu’elle se perde si facilement.

— Avec la grâce du bon Dieu, on peut toujours éviter la vanité ! répliqua Fanchette brusquement. Mais voici une visite pour vous, mademoiselle, et c’est quelqu’un que sa beauté ne rendra pas orgueilleux.

Suzanne se retourna et jeta une exclamation de plaisir ; elle tendit les deux mains au visiteur en s’écriant :

— Mon cher Marc, enfin !… Vous mériteriez être accablé de reproches, mais je suis si contente de vous voir que je ne songe plus à vous dire des choses désagréables.

L’homme qu’elle accueillait avec cette familiarité était petit et contrefait, mais son visage sympathique n’avait ni longueur exagérée ni aspect maladif. Complètement rasé, il avait des traits accentués et des yeux noirs dont l’expression intelligente était remarquable, tandis que sa bouche avait cette courbe sévère qui indique la lutte et aussi la souffrance. Cousin éloigné de la mère de Suzanne, il avait, malgré son antipathie secrète pour M. Jeuffroy, entretenu avec lui des relations de parenté et d’intimité.

— Il m’a été impossible de venir plus tôt, ma chère cousine, j’ai dû me contenter de vous écrire. Vous avez su que je m’étais absenté, et j’ai été ensuite complètement débordé par mes occupations. Mais quelle belle mine vous avez ! Les joies de fiancée vous vont bien, cousine.

— Eh bien, je ne puis pas vous faire le même compliment, répondit Suzanne en le regardant avec intérêt. Quel air fatigué, mon pauvre Marc !

— J’ai trop travaillé depuis quelque temps, et je viens de subir une crise industrielle qui m’a vivement inquiété. Maintenant c’est fini, et je vais me reposer.

— Oui, reposez-vous, lui dit-elle affectueusement, je serais désolée de vous voir malade.

Le visage de M. de Preymont se colora, et il répondit légèrement :

— Rassurez-vous… j’ai la force de supporter un peu trop de travail.

— Maintenant que votre filature va si bien, Marc, je ne m’explique pas pourquoi vous vous donnez tant de mal. C’est ce que M. Varedde et moi, nous disions hier.

— C’est bien bon à vous, répondit M. de Preymont avec un peu d’ironie, mais le travail m’est aussi nécessaire que l’air qui fait respirer.

— Savez-vous qu’on prétend que vous visez à la popularité pour arriver à la députation ? J’ai répondu que je n’en croyais rien.

— Et vous avez raison… je ne vise à rien si ce n’est à m’occuper. Mais, continua-t-il avec une tranquillité dédaigneuse, je sais qu’on cherche des motifs cachés derrière tous mes actes, et que je suis passé au crible d’un jugement qu’il est inutile de qualifier.

— Oh ! je sais que vous êtes un indépendant, Marc, et je vous en félicite, répondit la jeune fille avec chaleur.

— Voilà une bonne parole qui me donne une haute opinion de votre jugement, répondit M. de Preymont d’un ton moitié ironique, moitié sérieux. Mais je ne vous accorde pas trois mois pour le modifier.

— Vous êtes aimable ! s’écria Suzanne avec dépit. Est-ce que moi aussi, je ne puis pas être une indépendante ?

— Attendez de connaître le monde pour vous prononcer.

— Et vous, attendez de me connaître avant de me juger !

La connaître ! Si elle avait pu lire dans sa pensée, elle s’y serait vue reflétée comme dans un miroir qui la rendait aussi séduisante par ses défauts que par ses qualités. Il détourna les yeux, sentant qu’il n’était pas maître de son expression, et, après un léger silence, répondit d’un ton affectueux :

— Voici que nous nous battons déjà comme de vieux amis qui en ont tout le droit. Vous vous mariez, Suzanne, et il me semble qu’hier encore je jouais avec vous et que vous veniez bouleverser le salon de ma mère.

— Ce n’est pas cela qui vous donne le droit de me connaître, répondit-elle en riant. J’ai changé, vous comprenez ! Mais vous ne me parlez pas de M. Varedde, Marc, pourquoi ?

— Je vous assure que c’était sans intention, répondit M. de Preymont en souriant. Je ne suis pas un grand complimenteur, Suzanne, et tout ce que je puis vous dire, c’est que si je croyais votre choix mauvais, il y a longtemps que mon amitié serait intervenue pour vous détourner de ce mariage.

— Ah ! vous me faites plaisir, grand plaisir ! répondit Suzanne, dont le beau visage avait rougi de satisfaction. Je tiens à votre appréciation ; vous m’inspirez tant de confiance et d’amitié, mon cher Marc ! ajouta-t-elle avec élan.

— Confiance et amitié… oui, c’est la devise entre nous, répliqua-t-il d’un ton qui frappa désagréablement la jeune fille. Je suis né confident, comme d’autres naissent… poètes ou maçons ! Adieu ; vous ne me reverrez qu’après-demain, à la signature du contrat et à la mairie.

Il se dirigea rapidement vers le parc de M. Jeuffroy qui communiquait, par une grille, au jardin de Mlle Constance, et continua, voyant qu’elle le suivait :

— Vous ne serez pas restée longtemps à l’ombre de vos vieux pignons, ma chère Suzanne.

— C’est vrai… mais ne marchez donc pas si vite, Marc, qu’est-ce qui vous presse ?

— Je vous l’avais bien prédit, reprit M. de Preymont sans répondre. Lorsque l’année dernière vous m’avez parlé des assaillants repoussés, je vous ai dit : Très bien ! mais un beau jour, et jour prochain, Psyché n’allumera pas sa lampe et s’embarquera joyeuse sur la vie. Vous vous êtes récriée en jurant que vous vouliez jouir de votre vie de jeune fille : vous voyez que j’avais raison.

— Excepté sur un point, répliqua Suzanne en souriant, car je ne suis pas Psyché : ma lampe est allumée, et ce qu’elle éclaire me plaît.

Un imperceptible et fin sourire effleura les lèvres de de Preymont. Mais il répondit :

— Tant mieux ! car s’il est un ami qui désire votre bonheur, c’est moi.

Ces mots furent prononcés avec un accent si chaleureux que Suzanne, dans son émotion, ne trouva rien à répondre.

— Ah ! voici votre tante… je me sauve décidément. Faites-lui mes excuses, mais je n’ai plus le temps de causer.

Mlle Constance accourait en effet vers eux, une assiette de gâteaux à la main, pendant que Fanchette, un pied sur sa bêche, le menton posé sur ses mains qu’elle tenait appuyées sur le manche de son outil, les contemplait de loin avec l’attention d’une sibylle rustique qui creuse les plus profonds mystères de la vie.

Preymont prit la main de Mlle Jeuffroy qu’il retint un instant dans les siennes, et lui dit d’une voix émue :

— Au revoir, petite Suzanne… laissez-moi vous donner aujourd’hui encore cette appellation familière ; ce n’est pas la première fois, mais c’est sans doute la dernière.

— Ah ! pourquoi ? murmura la jeune fille les yeux humides.

— Ah ! pourquoi l’enfant devient-elle femme ? répondit-il en riant.

Il s’éloigna après avoir jeté un long regard autour de lui, comme s’il voulait emporter le dernier souvenir d’une image aimée prête à s’effacer.

En traversant les jardins du manoir, il se dit que les vieilles charmilles, fraîches sous les nouvelles feuilles épanouies, paraissaient se réjouir d’abriter une fois encore la jeunesse et l’amour, comme au temps passé quand, à leur ombre, des personnages poudrés venaient se dérober un baiser ou murmurer des paroles de tendresse.

II

« Confident et ami !… » répétait-il en marchant rapidement, tout en regardant les ombres du soir qui s’étendaient comme des lambeaux funèbres dans le chemin et sur son esprit.

Un instant il s’arrêta au bord de la Vienne, écoutant machinalement le chant joyeux d’un oiseau qu’il vit partir près de lui pour regagner son nid, et la pensée qu’un homme, dans d’heureuses dispositions morales, eût associé ce fait insignifiant à son contentement intime le fit sourire de dédain.

« O folie de l’imagination ! pensait-il en se remettant en marche, qui m’en délivrera ? Messagère menteuse qui ne m’a jamais parlé que pour me tromper… Est-ce qu’une fois encore je l’avais écoutée ? »

Il haussa les épaules dans un mouvement de pitié pour sa propre faiblesse, et chercha à détourner ses idées en s’absorbant dans d’autres préoccupations ; mais, entre elles et sa volonté, un visage fin et fier s’interposait, et, dans sa chute, le rêve caressé pesait sur son cœur d’un poids insupportable.

M. de Preymont avait trente-six ans. Dans son enfance, un accident de voiture l’avait cloué sur son lit pendant de longs mois, et, malgré les soins des meilleurs chirurgiens, malgré les appareils les plus perfectionnés, on ne put empêcher sa taille de dévier. Il était fils unique, et jusqu’alors ses parents avaient été aussi fiers de sa beauté que de son intelligence très précoce. Son père, enlevé brusquement par une fièvre pernicieuse, n’eut pas la douleur d’assister aux souffrances morales de l’enfant, dont la nature se modifia rapidement aux premiers contacts d’une existence anormale. De vif, expansif et hardi, il devint taciturne, hésitant et réservé. A l’âge où l’on ignore la vie et le chagrin, dans ce temps radieux de fols espoirs, de naïves croyances, il perdit, en lui-même et en l’avenir, la confiance qui est l’essence même de la jeunesse.

Heureusement pour lui, il était doué d’une grande aptitude au travail, et, soutenu par sa mère, il s’absorba dans ses études et s’endormit dans les rêves juvéniles d’un esprit qui désirait passionnément une vie d’action.

Le réveil fut atroce. Quand, après des études brillantes, il se vit rejeté bien loin des carrières vers lesquelles ses goûts l’entraînaient, il passa par une crise morale terrible. Avec l’absolutisme de l’inexpérience devant l’irréalisation des premiers ardents désirs, il crut que nulle issue ne s’ouvrirait pour son intelligence très vivante ; avec l’exagération de la jeunesse qui souffre cruellement, il prit en haine les hommes et la vie, et son esprit tourmenté eut alors toute l’âpreté d’un révolté contre la destinée.

Mais, auprès de lui, un cœur suivait avec l’angoisse d’un amour maternel poussé jusqu’à la passion les moindres phases d’une douleur qui, concentrée en elle-même, n’en était que plus dangereuse.

Mme de Preymont, cherchant le moyen de donner un travail actif à l’intelligence qui se dévorait auprès d’elle, acheta, à quelque distance de sa propriété, une filature qu’une direction nouvelle pouvait rendre prospère. Elle compromettait ainsi la plus grande partie de ses capitaux ; mais, en faisant dépendre du succès de l’entreprise le repos et l’aisance de sa vieillesse, elle donnait aux efforts de son fils un but déterminé. C’était bien le connaître, et sa généreuse imprudence provenait d’une rare sagacité.

Preymont avait alors vingt-deux ans. Enfoncé dans un noir découragement, il marchait à grands pas vers le désespoir qui porte aux résolutions extrêmes. Il touchait à l’abîme quand le dévouement et l’initiative de sa mère le sauvèrent.

Ses énergies et son intelligence ne demandant qu’à se manifester, il se lança avec ardeur dans une entreprise qui exigeait le travail le plus persévérant. Cependant, avant de toucher au succès, bien des années s’écoulèrent au milieu d’alternatives de réussites et de défaites ; mais, dans cette existence de lutte, qui, sous plus d’un rapport, convenait à son tempérament, tant par l’activité qu’il fallait déployer que par l’action directe qu’il pouvait avoir sur les autres, il ne connut plus la souffrance intolérable de facultés vivaces refoulées sur elles-mêmes et cherchant, sans le trouver, un centre d’activité.

Malgré l’antipathie qui s’attache aux êtres disgraciés, M. de Preymont s’était imposé dans le pays par la supériorité incontestable de son intelligence. Elle lui valait, il est vrai, des ennemis, mais sans entamer son autorité. Néanmoins, si ses facultés intellectuelles n’étaient pas discutées, on se dédommageait par des suppositions malveillantes sur son caractère, très diversement jugé. On répétait volontiers que l’intelligence avait empiété sur le cœur, qu’il avait, disait-on, sec et sans chaleur. Sa générosité, fort magnifique et libérale, se métamorphosait en moyens électoraux pour parvenir à la députation. Jamais, sur ce point, il n’avait laissé entrevoir ses intentions ; mais tant de gens n’admettent pas le bien désintéressé qu’il fut convenu, malgré toutes les apparences contraires, que M. de Preymont était un ambitieux. Une coterie, dont il effarouchait les idées reçues par l’indépendance des siennes, l’accusait de socialisme et s’inquiétait déjà de l’attitude qu’il prendrait en entrant au Parlement. Il heurtait de front la médiocrité générale ; aussi épiait-elle tous ses mouvements, afin d’en tirer des déductions défavorables. Quelques-uns, plus perspicaces peut-être, avaient une haute opinion d’un caractère dont les côtés très intimes étaient du reste murés soigneusement aux yeux des indifférents.

La vérité, en tout cas, c’est que M. de Preymont avait beaucoup d’envergure de pensée ; qu’il possédait un de ces rares esprits que leurs tendances naturelles et leur savoir portent à aimer les grandes lignes, à généraliser les idées de telle sorte que leur jugement, quittant les sentiers battus, est peu ou point compris. Il avait puisé dans ses lectures et dans ses voyages une tolérance qui passe aux yeux de bien des gens pour une absence de principes, tandis qu’elle est en réalité le signe d’une intelligence développée par la comparaison et l’étude de la vie.

En rentrant chez lui, il monta dans sa chambre, et, s’installant résolument à une table chargée de papiers, il se dit qu’il allait échapper à lui-même en travaillant. Mais, le travail refusant son secours habituel, il l’abandonna pour achever une lettre qu’il avait commencée dans l’après-midi.

« … Du reste, mon cher ami, rien n’est changé depuis ta dernière apparition dans nos contrées, bien que cette apparition soit déjà lointaine. Il y a sept ans que tu n’es venu ici, et quinze mois que je ne t’ai serré la main ; c’est long. Peut-être me découvriras-tu quelques cheveux grisonnants, quelques rides nouvelles ; mais ces signes de déclin se remarquent à peine chez un homme qui n’a jamais eu le droit d’être jeune. La chambre qui porte ton nom t’attend, et je compte sur ta promesse d’y rester, comme autrefois, plusieurs mois. Tes goûts seront satisfaits ; car cette année, malgré notre hiver prolongé, la végétation des coteaux est aussi folle que la plus folle de tes idées. Le fleuve et la Vienne en beauté souriront à ton incompréhensible amour de l’existence. Cependant, de ton donjon, tu entendras comme moi la cloche d’une vieille église qui, au moment même où j’écris, tinte avec allégresse parce qu’un homme est né pour souffrir. Demain elle sonnera pour nous apprendre qu’il a traversé la vie et s’en est allé vers des rivages inconnus. C’est ce qu’on appelle la joie de vivre, et c’est là, vraiment, une bien grande ironie ! Après cela, il est heureux que nous bâtissions notre manière de voir sur des mots et sur des phrases. Mais toi qui crois aux réalités heureuses, tes pensées prendront un autre cours que les miennes, bien qu’il m’arrive parfois de rêver et de croire comme un mortel ordinaire. C’est la première nature qui revient à la surface, et le rêveur que les circonstances ont métamorphosé en industriel épris de son métier suit, à ses moments perdus, la fantaisie de sa pensée et de ses impressions. Il écoute les voix qui chantent autour de lui et s’étonne de leur éloquence. Il va même jusqu’à oublier, pauvre insensé ! qu’elles ne chantent pas pour ses rêves, et que le misérable en haillons qui passe dans le chemin a plus que lui le droit d’écouter leur harmonie. Quelle misère qu’un cœur indiscipliné ! et que… »

M. de Preymont s’interrompit brusquement, jeta sa plume avec impatience, déchira sa lettre en morceaux menus et les lança par la fenêtre. Il se pencha un peu pour les regarder voltiger dans le crépuscule et tomber en tournoyant sur le sol.

« En vérité, dit-il avec un sourire ironique, je suis fou d’écrire sur ce ton à cet heureux, à ce joyeux vivant qui s’appelle Didier Saverne… et fou encore plus de ne pas arriver à écraser mes rêves et dominer mes sentiments. »

Sur son visage énergique passa une sombre irritation qui se modifia en amère tristesse, et il resta longtemps près de la fenêtre ouverte, le regard perdu et la pensée distraite.

Un attouchement léger le rendit à la réalité. Sa mère, entrée sans bruit, le regardait d’un air inquiet.

Mme de Preymont était petite ; sa mise de vieille femme, élégante et sobre, ajoutait sa grâce à la distinction que les années ne détruisent pas. Ses traits étaient fins ; ses yeux bleus, petits, mais charmants, avaient une expression intelligente et calme. Des cheveux encore épais, que la poudre achevait de blanchir, étaient relevés à racine droite sur un front un peu bas, et augmentaient la ressemblance de Mme de Preymont avec un portrait du dix-huitième siècle.

— A quoi penses-tu donc, Marc ? lui dit-elle en souriant. J’ai dû te toucher pour te faire revenir sur la terre.

— C’est cependant la terre qui m’occupait, ma chère mère, dit-il gaiement. Je songeais à Saverne d’abord. Ensuite, j’ai reçu le dessin d’une nouvelle machine qui me préoccupe. Elle me paraît ingénieuse, et il est possible que je me décide à l’expérimenter.

Il parlait d’un ton naturel, mais savait parfaitement qu’elle n’était pas dupe de sa tranquillité apparente. Il y avait entre eux une affection appuyée sur une confiance sans bornes et une admiration mutuelle, affection profonde, quoique peu démonstrative. Mais ils étaient identifiés l’un à l’autre, bien qu’il y eût, sur beaucoup de points, une divergence à peu près complète dans leur manière de penser et de sentir.

Douée d’une foi très vive, Mme de Preymont avait essayé de la donner à son fils ; mais il l’avait promptement perdue dans les écarts d’un cerveau vigoureux et indépendant, et surtout dans la misanthropie secrète, dans le pessimisme de ses pensées. Mais il admirait, il aimait la vertu sereine de sa mère, et savait qu’il n’y avait pas une de ses qualités qu’elle n’eût acquise ou développée par l’influence mystérieuse de ses croyances. Peut-être devait-il à cet exemple de rester spiritualiste, à défaut de religion positive, et d’avoir une notion non seulement exacte, mais délicate, du bien et du mal.

Mme de Preymont l’écouta d’un air incrédule et lui dit :

— Aujourd’hui, Marc, tu as eu enfin le courage d’aller voir Suzanne !

Cette attaque subite déplut à Preymont, et ses sourcils se froncèrent.

— Si tu souffres, reprit-elle vivement, avoue-le-moi. Je suis là pour te tendre une main amie.

Elle avait parlé avec la hâte d’une résolution arrêtée qu’il paraît très difficile d’exécuter. Preymont, en effet, même avec elle, n’était pas d’un abord facile sur le terrain des sentiments intimes. Il recula dans l’embrasure de la fenêtre et s’adossa les bras croisés contre un des battants ouverts.

— Je n’ai rien à avouer, dit-il avec calme. Oui… je suis allé voir Suzanne. Elle paraît très heureuse, et comment pourrait-il en être autrement ? Pourtant je ne suis pas sans inquiétude.

— Pourquoi ? demanda Mme de Preymont. Crains-tu que son père n’ait trop pesé sur sa détermination ? Mais si M. Varedde ne lui était pas sympathique, elle ne l’accepterait pas.

— Je ne lui fais pas l’injure de croire le contraire, dit-il avec vivacité. Varedde est, sous tous les rapports, dans une bonne moyenne, il n’a rien de déplaisant, mais elle est certainement supérieure à lui. Il est vrai qu’elle ne s’en doute pas, et d’ailleurs, quels points de comparaison a-t-elle pour le juger ?

— Je ne partage pas tes inquiétudes, ou, pour mieux dire, tes préventions, répondit Mme de Preymont. Elle se marie avec un honnête garçon qui l’aime, et, bien que ce mariage ne soit pas celui que j’eusse désiré pour elle, il y a beaucoup de chances de bonheur dans la balance.

— Sans doute ! sans cela vous et moi serions intervenus. Mais, continua Preymont avec irritation, vous avouerez du moins qu’il ne la sort pas complètement d’un milieu pour lequel assurément elle n’est point faite, surtout après avoir reçu une éducation qui a développé sa distinction naturelle. Personnellement je ne connais pas beaucoup Varedde, mais certains propos me font craindre qu’il ne soit assez vulgaire, et que son mariage ne soit pour lui une bonne affaire. Cependant, s’il l’aime vraiment, et comment ne l’aimerait-il pas ? Bien du temps passera avant qu’elle voie juste, et, si ce moment arrive, les enfants seront là pour compenser les mécomptes. D’ailleurs, que sait-on ? Elle ne sera pas ce qu’elle pourrait devenir dans des conditions différentes, elle est trop jeune encore pour ne pas subir l’influence de l’entourage. Je ne sais si Varedde la connaît bien, mais elle est adorable avec l’exagération de ses qualités, sa décision et la fougue de ses jeunes appréciations.

Preymont se parlait à lui-même. Il avait oublié la présence de sa mère qui l’écoutait le cœur serré. Quand il s’agissait de son fils, elle perdait la rectitude d’un jugement ordinairement très droit, et, fière de son intelligence, de son énergie, ne voyant en lui que l’homme supérieur, elle rêvait toujours qu’il bût à la source sur laquelle chaque passant de la vie se penche avec avidité.

— Ah ! Marc, dit-elle, si tu avais laissé entrevoir…

— Entrevoir quoi, ma pauvre mère ? interrompit-il vivement. Je ne pouvais être pour elle qu’un ami, que le vieux compagnon qui la faisait sauter sur ses genoux lorsqu’elle avait cinq ans. Croyez bien, continua-t-il avec une amertume qu’il ne pouvait réprimer, que je ne suis pas un homme à ses yeux, mais un être à part. Il n’y a pas une de ses paroles confiantes, de ses familiarités naïves, de ses confidences qui ne m’en soient une preuve.

— Un mot aurait pu tout changer, Marc.

— Tout changer… vous le dites bien. Notre amitié se fût à tout jamais évanouie, et je ne serais plus dans son souvenir qu’un grotesque personnage.

— Grotesque !… un homme de ta valeur !

Il se mit à rire.

— Les mères sont incorrigibles, dit-il en portant à ses lèvres la main de Mme de Preymont ; elles s’obstinent à rêver alors que le rêve devrait être enseveli sous les saisons passées. Souvenez-vous d’anciennes déceptions, et croyez que j’ai enterré, bien enterré la jeunesse et ses désirs.

Il les avait enfouis en effet au fond de lui-même, en se jurant de n’y plus jamais songer ; mais ils s’échappaient de leur prison, ils renaissaient si vigoureux qu’il lui fallait une volonté de fer pour les obliger à rentrer sous les verrous.

— Pour en finir avec ce sujet, reprit-il, si je m’étais trouvé dans des circonstances normales, je ne dis pas que vos rêves ne se fussent pas rencontrés avec mes sentiments. Maintenant n’en parlons plus jamais. Le sort de Suzanne est fixé désormais, et le mien l’est depuis longtemps. C’est celui d’un solitaire, mais d’un solitaire qui a bien des compensations aux épreuves de sa vie.

Et il ajouta avec un sourire qui donnait de la séduction à son visage ordinairement trop sérieux :

— Suis-je donc bien à plaindre de vivre auprès de vous ? Beaucoup d’hommes n’ont pas choisi d’autre sort. C’est à vous que je dois l’orientation de mon intelligence, ma situation, et je suis bien heureux de vous devoir même les joies du foyer. Vous m’avez ainsi tout donné.

— Oui…, répondit machinalement Mme de Preymont, tout !… excepté la goutte de bonheur que chacun demande à la vie.

Preymont se mordit les lèvres et ne répondit pas. Il détestait qu’on ouvrît la porte de sa cellule intime, lui-même n’y entrait qu’en tremblant, car il en sortait toujours meurtri. Sa mère le savait et regrettait les mots qu’elle avait prononcés involontairement.

Preymont regardait devant lui ; les lèvres serrées énergiquement, il luttait pour contenir l’orage qui voulait éclater. Il y avait des mois que, se débattant vainement, il ne pouvait plus remonter la pente au bas de laquelle il avait glissé. Mais, depuis longtemps, sa vie morale était assise sur un orgueil hautain et philosophique, et il entendait que ce compagnon, gardien fidèle de son énergie, le soutînt dans la crise qu’il traversait.

Des chiens de garde qui aboyèrent firent diversion à leurs pensées ; en même temps une voix mâle et sympathique criait gaiement :

— Pourquoi ouvrez-vous de si grands yeux, vieille Marion ? Ai-je l’air d’un fantôme ? Après tout, je puis bien avoir la figure hâve d’un affamé. Il y a huit heures que je n’ai mangé, grâce à ma brute de voiturier qui a failli me verser trois fois dans le fossé avec son maudit cheval.

— Mais c’est Saverne ! s’écria M. de Preymont en se dirigeant vivement vers la porte.

Quand il entra dans la cour plantée sur laquelle ouvrait la façade de l’habitation, le nouveau venu tenait son voiturier par la nuque, et le secouait avec un entrain que l’arrivée de Preymont ne réussit point à calmer.

— Je te dirai bonjour dans un instant, Marc, cria-t-il ; il faut d’abord que j’en finisse avec ce gredin qui me réclame vingt francs quand je ne lui en ai promis que quinze ; et encore si je t’arrive intact, ce n’est pas de sa faute. En vérité, continua-t-il avec un redoublement de vigueur, j’aimerais mieux me jeter au fond d’un puits avec ma bourse que de lui céder… Là ! je crois que nous sommes plus sage.

Il recula de quelques pas pour contempler son œuvre dans la personne du cocher qui, rouge, essoufflé et furieux, était partagé entre le désir de se jeter sur Saverne et celui de prendre la fuite. Les formes athlétiques du jeune homme et l’impétuosité de caractère dont il venait d’avoir une preuve pénible, le décidèrent pour la fuite. Il empocha en jurant l’argent que Saverne lui tendait et se sauva.

— Très bien, dit Saverne d’un ton satisfait, la victoire me reste.

— Mais elle te fût restée sans tant d’énergie, répondit Marc en riant.

— Bah ! c’eût été plus long, et j’aime les moyens expéditifs. L’animal était en train de discuter.

Il s’approcha de Mme de Preymont qui avait assisté en souriant à la fin de la scène.

— Il me semble que j’arrive comme un intrus, lui dit-il. Je n’y comprends rien, car j’ai écrit pour m’annoncer.

— La lettre ne nous est pas parvenue, répondit-elle, mais vous savez, mon cher enfant, que votre chambre est toujours prête.

— Ces imbéciles de la poste n’en font jamais d’autres ! s’écria Saverne avec indignation. Ce soir même je griffonne contre eux un article qui les fera enrager, j’en réponds !

— Êtes-vous bien sûr que la lettre ne soit pas dans votre poche ? demanda Mme de Preymont.

— Par exemple !… je l’ai mise moi-même dans la boîte.

Saverne se fouillait avec la vivacité d’un accusé qui tient à prouver au plus vite son innocence.

— Pardieu, la voici ! dit-il en la présentant avec la plus grande aisance. Seulement elle arrive après mon individu. C’est une belle occasion pour Marc de répéter que je suis un étourdi.

— Étourdi ou non, tu es comme toujours trois fois le bienvenu, répondit M. de Preymont d’un ton affectueux.

Leur amitié remontait au collège. Lorsque l’enfant difforme et timide s’était trouvé livré sans défense à la persécution traditionnelle de ses camarades, Saverne, quoique sensiblement plus jeune que lui, l’avait pris sous sa protection, et, pendant que ses poings robustes mettaient la paix, son bon cœur avait de chaudes paroles pour consoler Preymont, qui ne devait pas plus oublier cette intervention bienfaisante que la profonde amertume de ces jours passés.

Une solide amitié se cimenta entre eux, et, plus tard, les rôles furent intervertis, car Saverne, à peine eut-il la bride sur le cou, s’empressa de dévorer son patrimoine, et Preymont, tout en essayant de calmer sa fougue par de bons conseils, le tira plus d’une fois d’un mauvais pas en lui prêtant sa bourse. Ses conseils, écoutés et approuvés avec enthousiasme, glissaient sur une nature excellente, facile à l’entraînement, s’abandonnant aux caprices du moment avec l’insouciance d’un esprit dont les principes sont élastiques et dont la liberté n’est entravée par aucun lien de famille. Mais Saverne avait le don rare de plaire à tout le monde ; les gens les plus sérieux lui pardonnaient les écarts de sa nature superficielle en faveur de sa bonne humeur inaltérable, de la franchise avec laquelle il avouait ses torts et d’une verve qui entraînait les rieurs de son côté.

Mme de Preymont le traitait en enfant très aimé pour lequel on a des indulgences inépuisables, et Saverne, sans intérieur, sans famille, considérait comme sienne la maison de son ami. Il vivait largement du produit de ses talents. Caricaturiste recherché, il écrivait en outre d’une plume légère et facile dans différentes feuilles périodiques.

— Eh bien, enfant terrible, lui dit Mme de Preymont, quelles sottises avez-vous faites depuis que je vous ai vu ?

Saverne, qui dégustait des fraises, cessa de manger pour réfléchir sérieusement, et s’écria d’un air étonné :

— Aucune !… Par le ciel, madame, c’est étonnant !

— Alors vous nous revenez tout à fait converti. La dernière fois que nous avons causé ensemble, vous parliez de mariage avec une grande sagesse.

— Ah ! ma sagesse est plus grande que jamais, je ne demande qu’à la suivre, mais…

Il jeta un regard éploré à Marc.

— Mais ta sagesse ne s’accorde pas avec celle… de tout le monde, répondit Preymont en souriant.

— Tu l’as dit, répliqua Didier piteusement. Et pourtant je suis fatigué de vivre seul… du moins sans intérieur régu… bref, tu comprends ! ajouta-t-il en noyant l’explication dans son café et le respect que lui inspirait Mme de Preymont.

— J’aime à vous voir cet air soucieux, lui dit-elle, nous en reparlerons, et je ferai en sorte de vous découvrir une sage petite femme.

— Une sage petite femme ! répéta Saverne d’un ton inquiet. Sage… oui, mais pas trop sérieuse, n’est-ce pas ? Je ne veux pas d’une vertu coiffée d’un bonnet de coton ! s’écria-t-il avec effroi.

— Rassurez-vous, répondit Mme de Preymont en riant. Ce n’est pas de nos jours que la vertu est tentée de mettre cette coiffure à la mode.

Preymont conduisit son ami dans une chambre dont les vastes proportions plaisaient à Saverne.

— Les femmes comme ta mère sont des femmes admirables, déclara Didier, mettant en une minute le désordre autour de lui. Admirables ! il n’y a pas d’autre expression. Seulement ces saintes, entortillées de vertus et de bonnes pensées, ne connaissent pas plus la vie qu’un enfant, et ne se doutent pas de l’embarras dans lequel est plongé un pauvre garçon rempli de bon vouloir, mais orné d’un crampon.

— Peut-être que si… mais je ne crois pas que ton malheur lui inspire une profonde commisération.

— Voilà, voilà ! qu’est-ce que je disais ? s’écria Saverne en bouleversant son sac de voyage pour chercher, sans la trouver, la clef de sa malle. Elle croit qu’il est facile de vivre dans une cellule, un capuchon sur le chef, une tête de mort devant soi pour méditer et une cruche d’eau pour se restaurer… Mais bah ! je ne veux penser à rien ce soir. Tout s’arrangera : mon crampon s’en ira au diable, et je prierai ta mère de me trouver une femme, car, après tout, je dois avouer qu’elle ne m’a jamais parlé de cellule, et que j’ai confiance en son jugement.

Impatienté de ne pas trouver la clef qu’il cherchait, il fit sauter la serrure de sa malle et en éparpilla le contenu autour de lui.

— Voilà qui est fait, dit-il avec satisfaction. Ton valet de chambre se débrouillera demain avec mes effets. Une nuit passée à l’air leur fera du bien, car c’est moi qui les ai fourrés là dedans, et je n’ai jamais la patience de les arranger avec symétrie.

— Quand tu seras marié, ta malle ne ressemblera plus à une hotte de chiffonnier, répondit Preymont en riant. Bonsoir !

Au moment d’ouvrir la porte, il se retourna pour dire avec effort :

— A propos de mariage… tu arrives précisément pour assister à celui d’une cousine à moi.

— Ah !… est-ce la petite Suzanne que j’ai vue ici autrefois ?

— Oui… c’est Mlle Jeuffroy.

— Enfant, elle était gentille. Qu’est-elle devenue comme femme ?

— Tu la verras après-demain, c’est le jour du contrat, et je te ferai inviter.

— Bravo ! j’étudierai sur le fiancé quelle tête il faut avoir quand on se marie, et je trouverai bien parmi les invités quelques silhouettes pour mon crayon.

Preymont, après une journée d’efforts pour se dominer, éprouvait un impérieux besoin de solitude. Il sortit, puis traversa la route et les prés qui séparaient la propriété des bords de la Loire.

Souvent, dans le même endroit, il était venu, fatigué d’un travail aride ou saisi de tristesse devant des désirs irréalisables, chercher dans l’imposant silence et la tranquille limpidité de la nuit le calme extérieur qui agit sur la pensée. Mais alors il ne trouva dans la solitude qu’un homme malheureux.

« J’aime…, pensait-il, moi qui n’ai même pas le droit, sans être ridicule, d’associer ce mot à mes pensées. »

Et il se sentait aux prises avec des accès de misanthropie, de colère, de découragement que son orgueil et sa philosophie étaient impuissants à vaincre.

La réflexion, l’expérience et une tendance à la spéculation avaient développé une largeur de pensée innée chez lui. Il aimait à généraliser ses idées dans la contemplation de la place infime que, pris isolément, l’homme occupe dans l’univers. Le regard posé sur le renouvellement de la nature et des siècles, les lignes avaient alors à ses yeux leurs proportions réelles, et il aimait à trouver ainsi une liberté de jugement qui aurait détruit en lui les préjugés s’il en avait eu. Il était résulté de cette tendance d’esprit que non seulement il restait étranger aux vanités mesquines et aux intolérances étroites, mais qu’il s’était créé une sorte de stoïcisme, à l’aide duquel il prétendait s’élever au-dessus des faiblesses de l’amour-propre et de la passion.

Mais, malgré ses affirmations, il y avait manque d’équilibre entre ses sensations, ses sentiments et sa pensée. Il le voyait quand il se laissait entraîner, parce qu’il souffrait, à des emportements misanthropiques, malgré l’indulgence, malgré la profonde pitié qu’il puisait pour l’humanité dans une intelligence saine et large.

Quand il remonta chez lui, la vie calmée de la nature endormie n’avait fait qu’assister aux luttes d’un cœur ardent et comprimé, plein d’une passion qui le livrait à une profonde angoisse.

III

Le lendemain, il écrivit à M. Jeuffroy pour lui demander s’il pouvait, sans indiscrétion, lui présenter Saverne au contrat, car il savait que M. Varedde, en grand deuil de ses parents, désirait que le mariage se fît dans la plus complète intimité, à la très vive satisfaction de son beau-père, dont les dépenses se trouvaient ainsi forcément limitées.

— Saverne, Saverne ! répéta M. Jeuffroy en lisant le billet devant sa sœur. Je connais ce nom-là… Il y a longtemps qu’il n’est venu ici, mais je me rappelle l’avoir vu une fois. Parbleu, j’y suis ! c’est un dessinateur et un écrivain. Je ne sais pas ce qu’il écrit, mais il est connu.

Mlle Constance n’ouvrait jamais un livre, et considérait qu’un auteur est un phénomène que les simples particuliers, heureusement pour eux, ne sont pas appelés à rencontrer dans leur chemin.

— Un homme qui écrit ! s’écria-t-elle ; et Mme de Preymont l’a chez elle !… Pauvre femme ! que va-t-elle lui donner à manger ?

— Hum ! je n’aime guère ces gens-là ! reprit M. Jeuffroy, dont la large face exprimait cependant une certaine satisfaction. Des viveurs, des paniers percés !

— Que vas-tu faire, mon frère ?

— Parbleu ! je vais dire à Preymont de l’amener ; Varedde ne pourra pas en être contrarié. D’ailleurs, c’est flatteur d’avoir à sa table un homme dont le nom est souvent dans le journal.

Ce fut avec un visage impassible que Preymont, habitué à cacher ses impressions, partit avec sa mère et Saverne pour aller remplir son rôle de témoin.

Lorsqu’ils entrèrent dans le salon, Suzanne, dont la beauté était mise en relief par une toilette élégante donnée par Mlle Constance, causait avec son fiancé, un grand garçon bien planté, mais que Saverne, stupéfait de la rare beauté de Mlle Jeuffroy, jugea absolument indigne de baiser même le bout des doigts de la jeune fille.

Assise bien droite dans un fauteuil, ses papillotes un peu jaunes arrangées avec ordre sous un bonnet de dentelle, vêtue d’une robe de soie noire qu’elle avait eue pour le mariage de son frère et que quelques ornements de sa façon essayaient de rajeunir, Mlle Constance, un sourire de béatitude sur les lèvres, ressemblait à une apparition étrange et surannée. Si parfois elle avait rêvé qu’en des temps différents la beauté de sa nièce l’eût fait aimer d’un prince, elle songeait que les mœurs actuelles ne sont point à dédaigner, et qu’il est bien doux de conserver le droit de manifester son amour à ceux qu’on aime.

Quand le notaire commença la lecture du contrat, Suzanne, étouffant un soupir d’ennui, se tourna vers le jardin et s’abandonna à ses pensées heureuses.

La chaleur, cette année-là très tardive, était apparue subitement, plongeant dans un délire joyeux tous les êtres qui tiennent d’elle ou la vie ou la joie. Comme des fous ravis, ils s’agitaient en masse avec un bruit assourdissant, s’acheminant affairés vers on ne sait quel but mystérieux. Les feuilles tremblaient d’ivresse sous la caresse d’un souffle parfumé ; un fin duvet, échappé de grands peupliers, suivait tous les caprices de la brise pour venir tomber en si grande quantité dans les allées que le sol, par endroits, semblait enfoui sous une neige blonde. Ce duvet léger s’aventurait dans les rayons de vive lumière qui pénétrait dans les appartements ouverts ; il s’y précipitait avec elle, effleurant en passant le visage de la jeune fille sans réussir à la distraire de sa rêverie.

A quelques pas d’elle, Preymont contemplait, avec des pensées bien différentes, la joyeuse folie de la vie qui parait de sa jeunesse jusqu’aux vieux et sombres ifs, dressant dans le jardin les formes laides et bizarres qu’on leur avait données. Il sentait sourdre dans son âme une vieille, une ardente colère contre tout ce qui est vie et joie. Il savait que, dans d’autres circonstances, il eût pu se faire aimer de cette femme ravissante et mettre à ses pieds les trésors d’un cœur affamé qu’il avait cru mort aux rêves de bonheur.

Les visages et les objets qui l’entouraient lui étaient odieux ; il se demandait avec irritation quel était son rôle au milieu des rouages éternels de la nature, lui auquel les joies et les devoirs les plus légitimes étaient refusés. Ancienne et dévorante pensée qui, lorsque la passion n’en était pas comme aujourd’hui l’inspiratrice, avait cependant étendu son ombre épaisse sur ses efforts et ses travaux dans les moments les plus brillants de leur réussite.

Il tressaillit, comme un homme réveillé brusquement, quand Saverne, absorbé jusque-là dans la contemplation de Suzanne, se pencha à son oreille pour lui dire :

— Quelle ravissante créature !… mais comprend-on pourquoi elle épouse un grand gaillard aussi banal ! je le trouve vulgaire.

— Elle le voit sous un autre jour, répondit Preymont d’un ton bref, et la réputation de M. Varedde est celle d’un très brave garçon.

— Je pense bien qu’on ne la donne pas à un repris de justice ! répliqua Saverne. Un brave garçon ! bel argument, ma foi, pour marier une femme qui, si elle le voulait, bouleverserait la cervelle de tous les hommes.

Une interruption dans la lecture du contrat l’obligea au silence. Suzanne, n’entendant plus la voix forte et monotone du lecteur, tourna la tête et vit que M. Varedde discutait à voix basse avec le notaire.

— Je crois, monsieur, qu’il y a là une erreur.

— Aucune erreur !… M. Jeuffroy m’a donné écrite l’énumération des titres qui devaient être portés sur le contrat, et je n’ai eu qu’à copier exactement.

— Eh bien, reprit Varedde, M. Jeuffroy a eu une distraction ; ce sera facile de rectifier.

Le notaire toussa d’une façon significative, et lui dit tout bas précipitamment :

— Prenez garde ! ce n’est pas l’habitude de mon client de se tromper sur des chiffres.

— Raison de plus pour m’expliquer, répondit-il.

Il se tourna vers M. Jeuffroy, qui attendait d’un air tranquille la fin du colloque.

— Je disais à monsieur qu’il y a une erreur, reprit-il. Voulez-vous bien examiner avec moi ?

— Une erreur !… quelle erreur ? répondit M. Jeuffroy en se levant.

— Voulez-vous que nous passions dans votre cabinet pour nous expliquer, monsieur ? Nous serons plus libres, et nous n’ennuierons personne de ces détails.

Suzanne, surprise en les voyant s’éloigner, interrogea Preymont, qui répondit d’un ton insouciant :

— Un malentendu, je crois, que ces messieurs vont éclaircir en quelques mots.

— C’est la faute du notaire, dit Mlle Constance, vaguement inquiète. Il aura mal compris les idées de mon frère.

Mais l’explication se prolongeait et dégénérait en altercation. M. Varedde ayant élevé la voix, on l’entendit s’écrier avec colère :

— Ce n’est qu’une duperie, monsieur ! et si vous avez cru que je n’étais pas assez expérimenté en affaires pour m’en apercevoir, vous vous étiez trompé. J’ai toujours entendu épouser une femme qui m’apportât 100,000 francs de dot parfaitement liquides ; mais vous vous êtes arrangé de façon que la dot promise se trouve réduite à 60 ou 70,000 francs au plus… Je refuse de signer le contrat si vous ne le rectifiez pas.

Suzanne n’entendit pas la réponse de son père ; elle s’était levée pâle d’émotion et les yeux indignés.

Sa tante entra précipitamment dans le cabinet de M. Jeuffroy.

— Qu’y a-t-il ? pourquoi vous fâchez-vous ? demanda-t-elle d’une voix étranglée par l’inquiétude.

— Mademoiselle, répondit M. Varedde qui paraissait très excité, monsieur votre frère a bien promis une dot de 100,000 francs, mais il en a représenté un bon tiers en valeurs à peu près fictives, car il sait aussi bien que moi qu’elles n’auront plus cours dans un temps très rapproché, et que le taux en est du reste absolument illusoire. Peut-être avait-on espéré que la fraude passerait inaperçue, ou que, si près du mariage, je n’oserais pas protester.

— Vous pourriez ménager vos expressions ! s’écria M. Jeuffroy furieux. Un père est bien libre de constituer la dot de sa fille comme il lui convient, sans pour cela commettre de fraude.

— Certainement, monsieur, vous êtes très libre, mais je le suis également de me retirer si vous me poussez à bout.

Le notaire se tenait coi, voyant que la bourrasque était trop forte pour qu’il pût intervenir. Il en observait les différentes phases avec la mine placide d’un homme dont l’expérience est grande.

Mlle Constance, épouvantée, prit son frère à part et lui dit :

— Il faut céder, mon frère. Un mariage manqué fait un tort considérable à une jeune fille. Et puis, il faut penser avant tout à Suzanne, au chagrin qu’elle aurait… Change vite les valeurs.

— Je ne changerai rien, répondit M. Jeuffroy en frappant du pied. Je ne vois pas pourquoi ma fille et mon gendre n’auraient pas aussi bien que moi quelques valeurs médiocres. Varedde aime Suzanne ou ne l’aime pas. Quelques sous de plus ou de moins ne font rien à l’affaire.

— Mais il peut bien l’aimer et tenir à la dot, répondit Mlle Constance au désespoir. Mon frère, pense à Suzanne et fais un sacrifice.

— Sacrifice, sacrifice !… propos de femme ! répondit M. Jeuffroy dont les petits yeux, sous l’empire de la colère, avaient découvert le moyen de devenir expressifs. Vais-je me mettre sur la paille sous prétexte que Suzanne est ma fille ? Je ne changerai rien, rien aux dispositions prises.

Son avarice, dans le moment, dominait sa vanité et toutes les considérations qui le pressaient de marier sa fille. L’entêtement d’un esprit borné s’en mêlait, mais, au milieu de ces différents sentiments, il n’oubliait pas que, en méditant de duper M. Varedde, il avait songé à la générosité de sa sœur si un conflit se produisait. Le parti de la vieille fille fut en effet pris immédiatement. La somme en discussion représentait à peu près la moitié du petit capital que, chaque année, elle augmentait avec délices par ses économies, mais elle n’hésita pas à s’en dépouiller.

— J’en aurai toujours assez, dit-elle à son frère ; il nous faut si peu de chose pour vivre, à Fanchette et à moi !

— Ma foi, répondit M. Jeuffroy d’un ton maussade, si tu veux faire un cadeau à ta nièce, tu es bien libre. Pour moi, je ne puis rien de plus.

Mlle Constance courut à M. Varedde et lui dit :

— Tout est arrangé, mon cher monsieur, je prends pour moi les valeurs qui ne vous plaisent pas, et je les remplace par une partie des miennes. Elles sont, au reste, à Suzanne, puisque toute ma fortune doit lui revenir un jour.

Varedde respira ; il craignait d’être allé trop loin et d’avoir amené une rupture. Il aimait réellement Suzanne, mais il était de ceux qui, après avoir pesé tous les avantages d’un mariage, n’entendent pas qu’une parcelle leur en soit enlevée. Cependant ce fut en hésitant qu’il répondit à Mlle Constance :

— Mais, mademoiselle, c’est une affaire entre moi et M. Jeuffroy. Je ne vous demande rien, et je ne sais si je dois accepter.

— Pourquoi n’accepteriez-vous pas, monsieur, si moi j’accepte ?

Varedde se retourna vivement et se trouva en face de Suzanne, dont les grands yeux bleus brillaient de colère. Il resta tout interdit, se demandant avec une terrible inquiétude si elle avait entendu les propos exaspérés que, dans son emportement, il n’avait pu retenir. Il crut habile de traiter légèrement l’incident :

— Ma chère enfant, lui dit-il en souriant, les questions d’argent ne vous regardent pas ; que venez-vous faire ici ?

— Ce que je crois devoir faire, monsieur, répondit-elle d’un ton dédaigneux.

— C’est me répondre d’un ton un peu désobligeant, chère Suzanne. Je vous en prie, rentrez dans le salon, l’affaire sera réglée dans une minute, et nous vous rejoignons.

— L’affaire, comme vous l’appelez, est toute réglée, répliqua Suzanne. Ma chère, ma bonne tante, j’accepte votre aumône.

— Mademoiselle ! s’écria Varedde en rougissant de colère.

— Quoi ?… le mot vous déplaît ?… mettez don si vous voulez, et qu’on termine au plus vite.

La jeune fille, très pâle, était si belle que le notaire, malgré ses cheveux gris, faillit tomber amoureux d’elle. Elle parlait d’un ton décidé qui frappait de surprise M. Jeuffroy et produisait sur Varedde une impression extrêmement pénible, car il avait été convaincu jusque-là qu’une jeune fille de dix-neuf ans est une enfant sans initiative et maniable comme de la cire molle.

— Suzanne, ma chère Suzanne, lui dit-il en l’attirant malgré elle dans l’embrasure de la fenêtre, cette scène est déplorable, je la regrette amèrement. Pourquoi cet air en colère ? Que supposez-vous ? N’allez pas imaginer que je ne vous aime pas parce que je refuse d’être dupe.

— Est-ce que mon père est capable de duper qui que ce soit, monsieur ? répondit Suzanne avec véhémence.

Furieux contre lui-même, Varedde répliqua :

— Je suis trop ému en vous voyant cet air mécontent, Suzanne, pour peser mes mots. Si je vous ai blessée par certaines expressions, j’en suis sincèrement désolé. Faites la part de la surexcitation du moment. C’est fini, n’est-ce pas ?

— Mais le malentendu n’existe plus, monsieur, répondit Suzanne à haute voix. Ma tante a levé toutes les difficultés ; vous vouliez cent mille francs, vous les aurez !… et, comme vous le disiez, n’en parlons plus.

Puis elle ajouta plus bas, d’un ton ironique :

— Quant à votre amour, je n’ai évidemment aucune raison d’en douter. J’y crois, oh ! très fermement.

Le malheureux Varedde, interdit, sentait qu’il jouait un rôle pitoyable, qu’elle le tenait sous ses pieds et que, devant cette colère de femme offensée, le plus sage parti était de ne rien dire.

Mlle Constance, qui avait fait rectifier le contrat, s’approcha d’eux et enleva la position.

— Tout est en règle maintenant, mes chers enfants : terminons vite. Que doivent penser les Preymont et les témoins ?

— Ma tante a raison, monsieur, reprit Suzanne, ce malheureux incident n’a que trop duré. Par égard pour moi, veuillez ne plus discuter.

Lorsque, malgré un mouvement de Preymont pour l’arrêter, Suzanne était entrée dans le cabinet de son père, elle en avait refermé la porte, et les invités, réduits aux conjectures, échangeaient leurs suppositions.

— Ah ! s’écria Saverne avec indignation, je crois, en vérité, qu’il marchande… c’est dégoûtant !

— L’expression est un peu vive, monsieur, releva un des témoins de M. Varedde. En quoi est-ce dégoûtant de penser à ses intérêts et de ne pas vouloir être attrapé ?

— Attrapé !… ah ! le mot est joli ! répliqua Saverne avec chaleur. Attrapé ! quand il devrait mendier à genoux la main de Mlle Suzanne, et ne penser qu’à son infériorité devant tant de grâce et tant de beauté… La belle affaire que trente mille francs ! A la place de Mlle Jeuffroy, je flanquerais votre ami à la porte !

— Mais taisez-vous donc ! lui dit tout bas Mme de Preymont en posant la main sur son bras pour calmer son exaltation. De quoi vous mêlez-vous ? Devenez-vous fou ?

Preymont écoutait silencieusement. Pour lui qui aimait passionnément Suzanne dont il connaissait le caractère fier et entier, il se demandait, avec angoisse, ce que deviendrait une vie commencée par une blessure qui devait révolter la jeune fille.

Il l’examina avec attention quand elle rentra dans le salon. Sans rien dire, elle alla reprendre la place qu’elle occupait précédemment.

« Que pense-t-elle ? » se demandait Preymont en remarquant qu’elle pâlissait et rougissait alternativement sous l’excitation de ses sentiments intimes.

— Un léger malentendu, expliqua le notaire, tout est réglé maintenant. Je crois que nous pouvons procéder aux signatures… Mademoiselle Suzanne, voulez-vous venir signer ?

Mais il répéta deux fois la question sans qu’elle entendît sa voix.

— Ma chère Suzanne, dit Marc en lui prenant la main, on demande votre signature.

Elle se leva aussitôt et s’approcha de la table en disant :

— M. Varedde a-t-il signé ?

— C’est vous, mademoiselle, qui devez commencer, lui dit le notaire ; c’est un usage courtois.

— Non… je ne signerai qu’après lui. Monsieur, signez, je vous prie.

Devant le ton impérieux de la jeune fille, M. Varedde eut quelque peine à retenir un geste de colère ; mais il se contint, et, après avoir signé d’une main nerveuse, il lui passa la plume. Elle la jeta devant elle, prit vivement le contrat et le déchira.

A cet acte imprévu, Mlle Constance, stupéfaite, poussa un cri ; M. Jeuffroy, furieux, s’avança vers sa fille et lui saisit le poignet en disant :

— Sotte !… deviens-tu folle ?

M. Varedde la regardait sans pouvoir prononcer un mot.

— Monsieur, lui dit Suzanne, qui, par un énergique effort de volonté, parlait avec calme, je n’épouserai jamais un homme qui m’a marchandée. Voici la bague de fiançailles, on vous renverra le reste aujourd’hui même.

— De quel droit te permets-tu…, commença M. Jeuffroy.

Mais M. Varedde l’interrompit d’un geste et, tout tremblant de colère, s’écria :

— Comment ! pour une simple discussion d’argent, vous renoncez à m’épouser ?… Pourtant, mademoiselle, si vous êtes loyale, il me semble que vous devez avoir un peu d’affection pour l’homme à qui vous donniez votre main !

— Osez, s’écria Suzanne avec impétuosité, osez affirmer que, si ma tante n’avait pas eu la générosité de se dépouiller pour compléter ma dot, vous n’auriez pas rompu !… Vous vous permettez de mettre en doute ma loyauté monsieur, continua-t-elle les yeux étincelants ; mais votre amour si souvent affirmé, où est-il ? Dans l’offense faite à votre fiancée, ou dans l’insulte jetée à mon père ?

— Je sais que je vous ai donné prise sur moi, répondit M. Varedde, et il est difficile de raisonner avec une femme en colère ; mais si vous m’aimiez réellement, vous pardonneriez facilement quelques mots trop vifs.

— Il y a autre chose que des mots trop vifs, répliqua Suzanne d’une voix tremblante, et la sympathie ne résiste pas à certaines épreuves ; j’avais donné la mienne à quelqu’un qui n’était pas vous.

Elle lui tourna le dos et quitta le salon.

Son départ fut suivi d’un moment de stupeur. Saverne, transporté d’enthousiasme, eût voulu précipiter par la fenêtre le père et le fiancé, puis s’élancer sur les pas de la jeune fille, lui exprimer son ardente admiration, s’en faire aimer en deux temps et l’emmener très loin dans les régions de l’amour chevaleresque.

Bouleversé et pâle comme un mort, Preymont se pencha vers sa mère et lui dit :

— Vous seule pouvez trouver le mot qui lui fera du bien. Suivez-la, je vous en prie, et, si c’est possible, que Mlle Constance ne l’accable pas de ses consolations.

Ensuite il s’efforça d’empêcher que les esprits surexcités n’allassent trop loin.

Après quelques paroles vives échangées avec M. Jeuffroy, Varedde se retira, suivi immédiatement de Preymont et des quelques personnes présentes.

L’événement avait été si rapide que M. Jeuffroy, resté seul, se demandait s’il était bien éveillé. Sa rage, son dépit et son chagrin se résumaient dans cette pensée :

« La triple sotte ! où a-t-elle pris un pareil caractère ? Nous verrons si je ne le fais pas plier… Elle me payera ce scandale ! »

Il s’était dit, en cédant au désir de diminuer la dot promise, qu’un homme amoureux écouterait d’une oreille distraite l’énumération ennuyeuse des valeurs sur lesquelles il pouvait bien, du reste, avoir des aperçus très superficiels, mais que, dans le cas contraire, il céderait facilement. Il voyait maintenant que Varedde était de la race des intéressés, et, malgré sa colère, il le jugeait favorablement.

Mais il ne trouvait aucune circonstance atténuante à la conduite de sa fille, dont il avait complètement oublié de faire entrer la dignité et la fierté blessées dans les éventualités prévues. Enfin il enveloppait Mlle Constance dans son ressentiment :

« Une autre sotte !… puisqu’elle voulait bien faire un cadeau à sa nièce, elle aurait pu le dire plus tôt. Et encore ça parle de sacrifice !… Nous voilà dans de beaux draps, grâce à elle ! »

Sa première pensée avait été de céder à la colère et de monter immédiatement chez sa fille ; mais la nécessité de prendre certaines mesures l’obligea à sortir, et il ne rentra que pour le dîner.

Pendant ce temps, Suzanne, très surexcitée, n’éprouvait aucune défaillance et s’efforçait de consoler Mlle Constance désespérée.

— Comment pouvez-vous pleurer ! disait-elle avec animation. Vaut-il un regret ? N’avez-vous pas entendu qu’il parlait de se retirer ? Mettez-moi un peu plus haut, ma chère vieille tante ; vous qui êtes si généreuse, vous devriez le mépriser.

— Mon Dieu, mon Dieu ! répétait la pauvre fille, il est si naturel de penser à ses intérêts, ma Suzanne ! mais tu es une enfant, tu ne sais rien de la vie ; on a besoin d’argent. Un si bon parti !

— Vous l’appelez encore un bon mariage quand vous venez de voir ce qu’était l’homme ! s’écria la jeune fille.

Elle n’essaya plus de discuter, et pendant que Mlle Constance allait quitter ses vieux atours et narrer à Fanchette son désespoir, elle s’abandonna à ses pensées sans chercher à calmer leur surexcitation.

Cependant, elle se disait avec inquiétude :

« Que pense mon père ? pourquoi ne l’ai-je pas encore vu ? »

Ce ne fut pas sans quelque appréhension que, décidée à réagir immédiatement contre elle-même, elle descendit pour le dîner, songeant qu’elle délivrerait M. Jeuffroy de son plus grave souci en lui prouvant, par son air calme, que la blessure se cicatriserait aisément.

Il entrait dans la salle à manger lorsque Suzanne arrivait. Elle fit précipitamment quelques pas vers lui, espérant un peu que, pour la consoler, il allait la prendre dans ses bras comme un père aimant ; mais elle s’arrêta court devant la mine rogue de M. Jeuffroy qui s’assit à table sans parler. Il ne rompit le silence que pour se plaindre amèrement des dépenses inutiles qu’un dîner manqué de quinze couverts lui avait imposées. Il fit comparaître la cuisinière, et lui donna des ordres minutieux pour conserver le plus longtemps possible une partie des mets dont la vue l’horripilait.

— Nous pouvons vivre là-dessus au moins huit jours, lui dit-il. Je n’entends pas vous donner un sou avant la fin de la semaine prochaine.

La surexcitation de Suzanne s’abattait plus rapidement qu’un vent vif sous une pluie fine. Elle luttait contre un accès de désolation. Jusque-là sa colère contre M. Varedde l’avait soutenue et ne lui avait pas permis de réfléchir à la conduite de son père ; mais soudain un doute, qu’elle se reprochait comme une faute énorme, lui serrait le cœur.

Après le dîner, il lui ordonna d’un ton brusque de passer avec lui dans le salon.

— Je ne vous ai pas encore dit ma pensée sur votre conduite, mademoiselle ; je voudrais bien savoir dans quels romans vous avez pu trouver l’idée qu’une jeune fille avait le droit de mettre à la porte un fiancé honorable choisi par son père.

— Honorable ! s’écria Suzanne. Mon père, vous trouvez honorable qu’il songeât à m’abandonner pour une question d’argent ?

— Voilà déjà de grands mots. T’abandonner ! est-ce qu’il en était seulement question ? Les affaires te regardent-elles ? Est-ce qu’à chaque instant il n’y a pas quelque discussion sur la forme d’un contrat ? Ta conduite a été ridicule, inepte, inqualifiable !

Suzanne avait une de ces intelligences nettes et un de ces caractères bien trempés qui ne se laissent pas démonter par des reproches injustes ou des idées froissant leur droiture.

— Si c’était à refaire, mon père, et bien que désolée de vous causer quelque peine, je n’agirais pas autrement, répondit-elle avec fermeté.

— Quelque peine ! voyez-vous cela, quelque peine ! C’est parler légèrement de la situation dans laquelle je me trouve, grâce à toi… Toute la ville glose déjà. On est capable de me jeter la pierre, quoique j’aie agi selon mon droit.

— Puisque vous avez agi selon votre droit, mon père, comment pouvez-vous me reprocher d’avoir rompu avec un homme qui vous accusait d’une chose déshonorante ?

M. Jeuffroy, devant un raisonnement qui défiait la contradiction, employa, pour avoir raison, un moyen connu et apprécié de bien des gens :

— Tais-toi… tu n’ouvres la bouche que pour dire des sottises. Je suis vraiment bien malheureux. J’arrange pour toi un mariage excellent avec un charmant garçon, je me réjouissais de penser que ma fille allait être heureuse, et, par caprice, elle détruit mon ouvrage. Elle me met à dos la meute des malveillants, elle m’attire une scène désagréable, elle nous donne tous en risée à un tas de gens dépités de te voir faire un excellent mariage…

Excité par ses paroles, il se tourna vers Mlle Constance qui essayait de le calmer et de défendre Suzanne :

— Quant à toi, tu as agi comme une imbécile. Puisque tu voulais faire un cadeau, il fallait le dire tout de suite ; nous aurions ainsi évité le scandale de mademoiselle ma fille.

Suzanne s’avança vers sa tante et l’embrassa, en disant d’une voix entrecoupée :

— Je vous serai éternellement reconnaissante de ce que vous avez fait, ma tante. Vous avez agi d’une façon admirable, je ne l’oublierai jamais ; mon affection pour vous est, si c’est possible, encore plus vive qu’elle ne l’était auparavant.

— Ma chère enfant, j’aurais tout donné pour que ce malheur ne fût pas arrivé. Il ne faut pas en vouloir à ton père, lui dit-elle tout bas, il a tant de chagrin qu’il est tout hors de lui. Mais, continua-t-elle plus haut avec une lueur d’espoir, M. Varedde reviendra peut-être, et vous vous raccommoderez.

Suzanne, découragée, s’éloigna de quelques pas et répondit :

— Une pareille démarche serait loin de lui rendre mon estime.

— C’est un entêtement inouï ! s’écria M. Jeuffroy exaspéré, et un monstrueux égoïsme quand je viens de te montrer tous les désagréments que ta conduite va m’attirer. Si, après ta scène ridicule, Varedde te faisait l’honneur de revenir à toi, tu devrais t’estimer bien heureuse.

La jeune fille se mit à pleurer à chaudes larmes. Elle éprouvait l’impression désolée d’un voyageur exténué, qui a passé brusquement d’un pays charmant dans une contrée aride dont il ne voit pas la fin. Elle était prise de vertige devant l’abîme qui la séparait de son père, et, dans sa double déception, celle que lui causait M. Jeuffroy était peut-être la plus cuisante. Quels que soient les liens du sang, il est contre nature d’aimer ardemment ceux qui ne répondent ni à votre affection ni à votre intérêt, et la tendresse de Mlle Jeuffroy s’était refroidie en face de l’indifférence ou de l’attitude désagréable de son père. Mais du moins, quels que fussent ses étonnements et sa peine devant certains propos, malgré son aversion secrète pour une existence parcimonieuse et les idées qu’elle entendait émettre, jamais le plus léger soupçon n’avait altéré sa confiance dans l’honorabilité de M. Jeuffroy.

Emportée par son angoisse, elle s’approcha de lui et dit d’un ton suppliant :

— Mon père, dites-moi que M. Varedde vous a… je vous en prie, dites que…

Mais retenue par sa pudeur filiale, épouvantée d’une pensée qui la troublait déjà comme un remords, elle s’interrompit et s’enfuit.

— Qu’est-ce qu’il lui prend ? s’écria M. Jeuffroy au comble de l’étonnement. Que veut-elle dire, ma sœur ?

— Je n’en sais rien ; mais ce que je sais, mon frère, répondit la vieille fille avec énergie, c’est que tu as été dur pour elle, que tu l’as fait pleurer, et que je ne veux pas de ça !

Et, sans attendre la réponse de M. Jeuffroy, elle partit, le laissant chercher seul la solution du problème. Mais il pouvait d’autant moins la découvrir que, devant la colère de sa fille contre M. Varedde, il était resté fort convaincu qu’elle ne soupçonnait pas ses agissements paternels.

IV

Après une nuit d’insomnie, Preymont, quand il ouvrit sa fenêtre, salua le jour et respira l’air parfumé du matin avec l’enthousiasme d’un être qui, par miracle, a reconquis le droit de vivre.

Il finissait de s’habiller quand Saverne entra dans sa chambre.

— Mon cher, lui dit-il, figure-toi que l’ex-fiancé est en bas et demande à te parler immédiatement.

— Je m’y attendais, répondit Preymont avec ennui.

— Est-ce que tu consens à recevoir un pareil pied-plat ?

— Il est évident que je ne puis pas m’en dispenser, et d’ailleurs ton expression est bien exagérée.

— Ah bien, tu es indulgent ! s’écria Saverne. J’aime à croire que tu ne prêteras pas la main à un rapprochement ? Elle serait malheureuse comme les pierres avec ce butor ! J’ai pensé toute la nuit à cette admirable fille. Quelle femme, mon cher ! Ah ! il parlait de la planter là ! eh bien, elle l’a chassé comme un valet avec une présence d’esprit merveilleuse. Je n’ai jamais rien vu de plus empoignant que cette jeune fille en colère tenant tête à tout le monde, son beau visage renversé en arrière. Comprend-on qu’elle est la fille de ce gros bonhomme, qui ressemble à une omelette soufflée avec sa face rouge et bouffie !

— Voyons, laisse-moi descendre, répondit Preymont, en s’efforçant de sourire et de dissimuler son inquiétude devant l’enthousiasme de Saverne.

— Crois-tu qu’elle consente à renouer avec l’animal qui t’attend ?

— Tout est possible dans ce domaine-là, répondit froidement Preymont.

Il écouta, avec sa mine impassible et un peu dédaigneuse, la longue justification de M. Varedde, qui lui raconta ses impressions dans les plus grands détails.

— Permettez-moi une question, monsieur, lui dit Preymont. Vous n’aviez donc pas lu le contrat ?

— Si, monsieur ; mais, dans le projet que j’avais approuvé, il n’était question que de la totalité des chiffres, et je m’étais fié à M. Jeuffroy pour les détails. De là ma colère… bien légitime, vous l’avouerez.

— Enfin vous n’aviez pas lu l’acte dans sa forme définitive ? insista Preymont.

— Non… et je déplore aujourd’hui ma négligence. Mais je n’ai pas perdu l’espoir de renouer. Puis-je espérer, monsieur, que vous voudrez bien être mon interprète auprès de Mlle Jeuffroy ? Votre parenté, votre intimité dans la maison, surtout la confiance que vous inspirez à Mlle Suzanne, et que je lui ai souvent entendu exprimer, vous donnent auprès d’elle une autorité unique. Dites-lui, je vous en prie, mes amers regrets et mon ardent désir que sa décision ne soit pas irrévocable. Il est impossible qu’elle reste froide devant une démarche qui lui prouve mon attachement, en mettant à ses pieds mon orgueil et mon juste ressentiment.

Preymont éprouvait une extrême répugnance à répondre affirmativement. Il était si las des luttes passées, si anxieux de l’avenir, si révolté secrètement du rôle mondain que les circonstances lui imposaient vis-à-vis d’une femme qu’il adorait, qu’il eût voulu rejeter loin de lui, comme une misérable défroque, les obligations de sa situation. Mais il s’était toujours traité comme un coursier rétif dont la soumission était pour lui une question d’amour-propre. A chaque pas, fait dans la possession de lui-même, il avait éprouvé un âpre plaisir à sentir qu’il devenait le maître dans sa maison. Aussi, quels que fussent ses dégoûts, un effort de son énergie orgueilleuse le soumettait presque toujours aux exigences du devoir qui se présentait à lui. De plus, dans la circonstance présente, il craignait de se trahir, car ce philosophe redoutait le ridicule.

— Je consens, monsieur, répondit-il froidement, à répéter textuellement vos paroles à ma cousine.

— Mais ne les approuverez-vous pas d’un mot en ma faveur ?

Preymont hésita, puis répondit nettement :

— Non… étant convaincu maintenant que ce mariage ne ferait plus son bonheur.

— Enfin, monsieur, reprit Varedde avec impatience, puis-je espérer que vous resterez neutre et n’influencerez pas contre moi Mlle Suzanne ?

— Si j’accepte la mission que vous me faites l’honneur de me confier, évidemment ce n’est pas avec l’intention de vous desservir, répondit Preymont ironiquement. Je commencerai par exprimer bonnement à ma cousine ce que vous-même m’avez dit, mais ensuite mon attitude dépendra de sa réponse.

— Vos paroles ne manquent pas de sous-entendus, répondit Varedde irrité.

— Remarquez, monsieur, que vous me demandez un service, répliqua Preymont d’un ton sec ; je consens à vous le rendre, mais c’est tout.

M. Varedde fut sur le point de s’emporter, mais il savait qu’une démarche de Preymont pourrait avoir la plus heureuse influence sur la décision de Suzanne, et il reprit avec plus de calme :

— Je ne puis, monsieur, forcer plus avant votre bienveillance. Tarderez-vous à faire cette démarche ?

— J’y vais à l’instant, répondit Preymont avec résolution.

Ils sortirent ensemble et, à la porte de la cour, rencontrèrent Saverne, qui voulait se donner la satisfaction de dévisager avec impertinence M. Varedde ; mais, une autre idée lui étant venue, il prit à part Preymont pour lui dire :

— Est-ce que tu vas en ambassadeur chez Mlle Jeuffroy ?

— Oui…

— Si j’allais avec toi ?

— En vérité, répondit Preymont impatienté, ton enthousiasme te fait perdre toute notion des convenances. Est-ce le jour et l’heure de lui faire une visite ?

Mais Saverne avait en tête de revoir la jeune fille le matin même, et, après avoir déclaré que son idée n’avait pas le sens commun, il suivit de loin son ami qui traversa rapidement la petite ville à l’extrémité de laquelle était située la propriété de M. Jeuffroy.

Preymont espérait un peu trouver Suzanne sous les charmilles ; mais, en approchant du parc, il la vit sortir par la porte qui donnait accès sur la route. Elle la traversa pour descendre au bord de la rivière, dans un endroit ombragé qui appartenait à M. Jeuffroy.

Ce fut d’un air tranquille qu’elle accueillit Preymont, bien que son visage fatigué portât des traces de larmes récentes.

— Comment m’avez-vous découverte ici ? demanda-t-elle.

— Je vous ai vue sortir du parc au moment où moi-même j’arrivais. Je suis content de vous trouver seule, chère Suzanne ; M. Varedde sort de chez moi…

Elle fit un geste d’indifférence.

— Il m’a prié d’être son ambassadeur auprès de vous et…

— Que réclame-t-il ? interrompit Suzanne d’un ton ironique. Manque-t-il quelque chose dans les cadeaux renvoyés ? J’ai cependant surveillé moi-même l’envoi. Je ne crois pas que nous l’ayons lésé d’une perle ou d’un chiffon.

— Ne le mettez pas si bas, répondit Preymont doucement ; il ne pense qu’à vous, qu’à son amour perdu, et m’a prié instamment de vous exprimer ses regrets et l’ardent espoir que vous consentirez à renouer avec lui.

Suzanne regarda M. de Preymont d’un air étonné et s’écria :

— Quoi, Marc ! est-ce bien vous qui vous êtes chargé d’une pareille mission, et croyez-vous à son amour ?

— Il y a différentes façons d’aimer, répliqua Preymont évasivement.

— Eh bien, la sienne me déplaît, dit Suzanne d’un ton résolu. Ma réponse… je la lui ai donnée hier, elle est la même ce matin. Il est inutile d’insister plus longtemps.

M. de Preymont éprouvait une immense joie, car, quelles que fussent les agitations douloureuses de la jeune fille, il songeait que, au point de vue du cœur, la blessure serait légère. Il la regardait s’appuyer avec un air de fatigue sur le haut dossier d’un banc rustique, et, dans son attitude affaissée, elle lui semblait plus délicieuse que dans les transports de sa fière révolte.

De grands peupliers répandaient autour d’elle une ombre que le soleil perçait de place en place, marquant le sol de taches lumineuses, sur lesquelles on voyait remuer la silhouette des feuilles, qui s’agitaient avec un bruissement léger sous le souffle très doux du vent. Le flot de la Vienne mourait sans bruit sur le bord un peu vaseux, des loriots manifestaient bruyamment leur joie de vivre, et les effluves de tilleuls en fleur imprégnaient l’air d’un parfum pénétrant. Mais Mlle Jeuffroy, indifférente aux détails qui l’entouraient, regardait devant elle l’eau miroitante avec la fixité d’un esprit captif de ses pensées.

— Vous vous rappelez, Marc, ce que vous me disiez il y a trois jours, reprit-elle avec tristesse. Vous avez dû me trouver bien naïve quand je vous ai déclaré que ma lampe était allumée. A peine l’a-t-elle été que l’amour s’est enfui à tire-d’aile.

— Ce n’était pas de l’amour… Grâce au ciel, vous ne l’aimiez pas réellement ! répondit Preymont avec chaleur.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua Suzanne d’une voix tremblante. N’est-ce pas aimer que de songer avec joie qu’on donnera sa vie à un homme, qu’on s’appuiera avec confiance sur lui, que les épreuves ne feront que cimenter une mutuelle affection, et que cette affection aura pour soutien mon entier dévouement ? Si ce n’est pas là aimer, qu’est-ce donc ? C’est ce que je pensais, ce que j’éprouvais, car j’avais confiance ; mais, la confiance envolée, tout a disparu.

Le cœur et les tempes de Preymont battaient avec force.

— L’amour pardonne, répondit-il d’un ton bas et bientôt passionné. Il prend dans ses bras le coupable comme un blessé adoré et le couvre si bien de son indulgence que la blessure disparaît. Mieux encore, il refuse de croire à la culpabilité, il ne voit que lui-même dans le coupable qu’il aime mille fois plus encore parce qu’il le croit calomnié. L’amour intense entraîne irrésistiblement, et chasse devant lui tous les obstacles qui entravent sa marche. Il ne les voit même pas ; il les franchit avec sa proie dans ses bras et son ivresse pour conduire très haut son vol. Il veut se perdre, se confondre avec celle qu’il aime, et n’admet pas qu’un seul soupçon vienne la lui disputer. Il aime… il aime avec toutes ses forces, toute son énergie, au point de tout oublier, de se donner si complètement, d’adorer avec une telle puissance que l’univers entier disparaît pour lui…

Preymont, ayant perdu tout empire sur lui-même, parlait avec une passion qui frappa d’étonnement la jeune fille et lui fit oublier momentanément ses chagrins. Elle le regardait avec une extrême surprise et, pour la première fois, perçait le masque froid qui cachait des sentiments profonds. Jamais elle n’avait entendu une parole aussi ardente, et, bien qu’elle ne soupçonnât pas encore la vérité, un trouble l’enveloppa, mais si fugace qu’elle eut à peine le temps de le remarquer. Malheureusement, au milieu de ses différentes impressions, trop rapides pour qu’elle pût, dans le moment, les bien saisir, elle s’écria sans réflexion :

— Comme vous parlez, Marc, et comme vous auriez aimé si vous aviez pu… si vous aviez voulu vous marier !

Brusquement elle avait changé sa phrase en rougissant de sa maladresse ; mais Preymont avait compris, et une douleur affreuse l’étreignait.

Après un silence de quelques secondes, il répondit d’un ton froid :

— Laissons cela… je ne suis pas venu ici pour parler de moi. Vous êtes décidée, Suzanne, à ne pas revenir sur votre décision ? Ne craignez-vous pas que votre inexpérience vous fasse agir d’une façon trop absolue ?

— Qu’appelez-vous mon inexpérience dans ce cas-là ? s’écria-t-elle avec un retour de colère. Suis-je ou non aimée ? Vous qui prétendez me connaître, ne me mettez-vous pas au-dessus d’un homme qui, quoi qu’il puisse dire maintenant, me sacrifiait à son intérêt ? Mon inexpérience, dites-vous ? Je me félicite de l’avoir pour guide, car elle me montre clairement ce qu’une expérience mondaine cacherait sous ses compromis. Je ne suis pas une enfant, Marc, croyez-le ; telles circonstances apprennent vite à penser, et je sens que ma droiture ne me trompe pas. Mais… me blâmez-vous ? ajouta-t-elle d’un ton tout à coup hésitant et timide qui la rendait si séduisante que M. de Preymont fit quelques pas en avant pour cacher son trouble.

— Vous blâmer ! répondit-il avec un sourire affectueux, vous ne le pensez pas. Je devais vous parler comme je l’ai fait, mais maintenant je puis vous dire que ma mère et moi, nous vous approuvons complètement.

— Enfin voici un mot d’approbation ! Ah ! quelle nuit j’ai passée au milieu de mes inquiétudes ! Il y a quelque chose de plus affreux…

Effrayée de ce qu’elle allait dire, elle s’arrêta en détournant son ravissant visage rouge de honte.

Mais Preymont, lui aussi, avait passé la nuit à réfléchir, et il avait analysé les différents sentiments qui devaient être pour la nature de la jeune fille une souffrance intolérable. Voyant que M. Varedde était décidément au fond de la mer, il n’hésita pas, pour la rassurer, à l’y enfouir encore plus profondément.

Afin de s’expliquer d’une façon plus délicate, il suivit d’abord un chemin de traverse, et, prenant dans ses mains celles de sa cousine, il lui dit d’un ton calme :

— J’ai peur, petite Suzanne, que vous ne vous exagériez l’épreuve. Ne croyez pas tout perdu, car ce qu’emporte un flot en passant, la nature le fait renaître promptement. Je crains que vous ne vous abandonniez à des sentiments extrêmes comme tous les jeunes en face d’une première déception. Ne prenez pas les hommes en horreur parce que l’un a trahi votre confiance. Assurément Varedde a agi bien inconsidérément, car il devait lire le contrat avant le jour de la signature et faire ses observations à M. Jeuffroy, qui ne l’a pas pris en traître, puisqu’il ne tenait qu’à lui de connaître la teneur du document et d’éviter ce malentendu qui vous a tous entraînés si loin.

Depuis un instant, il voyait que Suzanne écoutait avec une attention si vive qu’elle ne respirait plus ; un long soupir s’échappa de sa poitrine, car l’explication ambiguë de son cousin et surtout la persuasion qu’il ne croyait pas à la culpabilité de M. Jeuffroy suffisaient pour la rassurer. Preymont vit que le but était atteint, et qu’elle était délivrée d’une obsession auprès de laquelle le reste lui semblerait un joug léger.

— Vous riez lorsque j’affirme que je vous connais, reprit-il en souriant, et pourtant je crois que vous serez courageuse, même lorsque le sentiment un peu exalté de l’heure présente aura disparu.

— Courageuse ! répondit-elle avec vivacité. Ah ! je vous assure que je n’ai plus besoin de courage en ce qui concerne M. Varedde : il est déjà oublié.

Elle quitta sa pose abandonnée pour se redresser avec fermeté, et prit avec M. de Preymont le sentier qui remontait à la route.

— Et votre tante ? lui dit-il. Est-elle un peu remise ?

— Je ne crois pas… et nous ne voyons pas l’événement de la même façon. Mais, Marc, continua-t-elle avec un changement de ton si marqué qu’il en fut tout étonné, il faut que mon père connaisse le plus tôt possible votre démarche et ma réponse ; voulez-vous lui parler maintenant ? je vais avec vous.

Preymont répondit affirmativement, en se retraçant à part lui la scène qui avait dû se passer la veille entre le père et la fille.

En arrivant sur la route, ils trouvèrent M. Saverne qui flânait. La veille, Suzanne l’avait examiné un instant avec attention et curiosité. Elle se rappelait vaguement l’avoir vu autrefois ; son nom, prononcé souvent par Preymont, ne lui était pas inconnu, et M. Jeuffroy, ayant appris que la plume et le crayon de Saverne lui rapportaient de bons revenus, parlait avec emphase de son talent. Le physique du jeune homme n’était pas fait pour diminuer son prestige, et Suzanne, lorsqu’elle repassait les phases de la triste journée, se rappelait, avec une satisfaction inconsciente bien féminine, des regards pleins d’une admiration sincère.

Preymont le présenta de nouveau.

— Mademoiselle, lui dit Saverne avec sa spontanéité chaleureuse, c’est à peine si je puis me flatter de n’être pas pour vous un inconnu ; pourtant permettez-moi de vous dire que les circonstances m’ont déjà mis au rang de vos amis et de vos plus chauds admirateurs.

Par un instinct pudique et un peu hautain, plutôt que par expérience du monde, Mlle Jeuffroy n’admettait pas qu’on lui témoignât trop promptement de la bienveillance, et encore moins qu’on lui adressât des compliments ; mais elle était dans une de ces dispositions d’esprit qui font fléchir les lignes habituelles du caractère. La brusque déclaration de Saverne ne lui causa pas seulement un plaisir d’amour-propre, elle lui fit du bien en mettant sur ses blessures le baume adoucissant d’une approbation qu’elle sentait être enthousiaste.

En échangeant quelques mots avec lui, elle remarqua la mobilité de sa physionomie, l’expression vive et gaie de ses yeux gris, qui se fixaient sur les siens avec une hardiesse dont elle ne songea pas à s’offusquer. Saverne avait conquis du premier coup sa sympathie, et Preymont, observant l’harmonie de leur beauté élégante, s’aperçut que sa résurrection à lui n’était qu’une chimère.

Pendant que Saverne se promenait dans les jardins, Suzanne et son cousin se dirigèrent vers le cabinet de M. Jeuffroy. En face de son père, la physionomie de la jeune fille changeait complètement ; Preymont remarqua que, saisie de contrainte, d’une sorte d’angoisse qu’elle voulait dissimuler, elle n’était plus elle-même.

M. Jeuffroy, après réflexion, avait généreusement pardonné à sa sœur le mariage manqué. Il causait avec elle de la possibilité de revenir sur le fait accompli quand M. de Preymont, par sa démarche, vint raviver un espoir qui dura le temps d’une pensée passagère.

Après l’avoir écouté avec attention, M. Jeuffroy, jetant un regard de travers à sa fille, demanda :

— Est-ce que Suzanne était déjà au courant ?

— Oui, répondit Preymont ; j’ai rencontré ma cousine, et je me suis permis de lui exposer le motif de ma visite.

— Ma réponse est naturellement celle que j’ai faite hier, dit Suzanne à voix basse.

M. Jeuffroy se leva brusquement. Il arpenta son salon la mine renfrognée, le verbe haut et sa robe de chambre ouverte ballottant au gré de ses mouvements impatients.

— Oh ! je sais que tu ne te soucies guère de me contrarier, d’agir en dehors de toutes mes idées, sans même me consulter. C’est triste d’avoir une fille comme toi, indépendante et orgueilleuse !

— C’est une tristesse que beaucoup de gens voudraient partager avec vous, monsieur ! répondit Preymont d’un ton qui imposait toujours au bonhomme et l’exaspérait en même temps.

Mécontent de s’être laissé aller devant Preymont à sa méchante humeur, il répondit d’un ton plaintif :

— Est-ce que je dis le contraire ? mais un père a bien le droit de perdre un peu la tête devant un événement si malheureux, devant un entêtement extraor…

— Au reste, interrompit tranquillement Preymont qui ne voulait pas le laisser s’enferrer, toute la ville, m’a-t-on dit, approuve la conduite de Suzanne.

— Ah !… dit M. Jeuffroy en dressant l’oreille.

— Je regrette d’être cause d’une contrariété en m’étant d’abord adressé à ma cousine, mais enfin le malheur est petit, car, évidemment, elle n’a fait que devancer votre réponse. Comme on le dit dans le monde, d’après certains échos qui sont arrivés jusqu’à moi dès hier soir, il est certain que vous ne pouvez plus désirer pour gendre un homme qui vous a insulté, quels que soient d’ailleurs les regrets et l’insistance de celui-ci.

M. Jeuffroy, adossé à la cheminée, ouvrait et fermait alternativement sa grande robe de chambre, clignait ses petits yeux, soupirait comme un homme essoufflé, mais ne perdait pas une seule des paroles de Preymont.

Il répondit d’un ton rogue :

— On n’en a pas douté, j’espère !… Qui vous a dit cela ?

— Mais… c’est l’opinion générale.

— Parbleu !… ça ne peut pas être autrement. Du diable si j’aurais supposé à Varedde un caractère aussi intéressé ! Dites-lui quels gens nous sommes, et qu’il n’a plus rien à espérer. Après tout, c’est un goujat, vous pouvez lui servir ce petit plat de ma part si vous voulez.

— Avant tout, Marc, prenez souci de notre dignité ! s’écria Suzanne impétueusement.

Preymont, la rassurant d’un regard, se leva pour partir. Il fut reconduit par M. Jeuffroy et sa sœur, et, dans le parc, ils trouvèrent Saverne, qui, très désappointé en ne revoyant pas la jeune fille, s’occupa cependant immédiatement de faire la conquête de M. Jeuffroy.

Il fit une allusion aux événements de la veille, en vantant d’une façon délicate la beauté et le caractère de Mlle Suzanne, puis, changeant de sujet, s’extasia avec enthousiasme sur l’aspect suranné des jardins et l’irrégularité du manoir.

— Vous avez là, monsieur, une propriété ravissante pour un artiste.

— Pas mal ! répondit M. Jeuffroy négligemment. Et je l’ai eue pour un morceau de pain.

— Oh ! c’est le point capital, répliqua Saverne, mis en gaieté par la réponse et l’accoutrement du propriétaire. Mais ce doit être un rêve de vivre ici ! Je vous demanderai peut-être la permission d’emporter un croquis de votre vieille maison, monsieur !

M. Jeuffroy, flatté, et songeant aux provisions de son garde-manger, l’invita à dîner pour le lendemain, pendant que Mlle Constance, de retour chez elle, après avoir raconté en gémissant à Fanchette qu’il n’y avait plus une ombre d’espoir du côté de M. Varedde, lui parla de Saverne en termes admiratifs.

— Il est de taille superbe, avec une belle et bonne figure, lui confia-t-elle. Et il parle absolument comme tout le monde, lui qui écrit !

— Qu’est-ce qu’il écrit ? demanda Fanchette de son ton brusque. Des choses pour la perdition de la jeunesse, je suis sûre !… Si je le vois, ce monsieur, je lui dirai son fait.

V

Pour se remettre de l’ébranlement moral dans lequel l’avait jetée la rupture de son mariage, Suzanne obtint de son père la permission d’aller passer un temps indéterminé dans le couvent où elle avait été élevée, auprès de la supérieure qui l’aimait d’une forte et tendre affection.

Son absence dura quelques semaines, pendant lesquelles Saverne entra sans difficulté dans l’intimité du manoir. Avec la soudaineté de décision qui lui était propre, il avait pris la résolution de mettre en œuvre tous ses moyens de séduction pour plaire à la jeune fille, oubliant, avec son insouciance et sa légèreté de principes habituelles, que l’honneur lui faisait une loi de reconquérir avant tout sa liberté.

Après avoir manifesté avec vivacité son enthousiasme pour Mlle Jeuffroy, il n’en parla plus, jusqu’au moment où, venant s’asseoir auprès de Mme de Preymont, il lui dit :

— Vous ne me parlez plus de mariage, vous qui sembliez si désireuse de me découvrir une femme !

— Je vous attendais, répondit-elle ; force-t-on la liberté d’un étourdi comme vous ?

— Ah ! répliqua-t-il gaiement, je vis sur ma réputation. Le vieil homme est au fond d’un puits, et le nouveau est disposé à se faire ermite… avec une femme par exemple ! et je l’ai découverte sans l’aide de personne : c’est Mlle Suzanne.

— Elle n’est pas obtenue, répondit Mme de Preymont en pâlissant légèrement. Son entourage attache à l’argent une importance extrême.

— Ah bah ! l’argent !… j’en gagne suffisamment pour donner à ma femme une grande aisance. Cette jeune fille n’est pas une poupée qui ne songera qu’à s’habiller. C’est un caractère, en même temps qu’une beauté exquise.

Preymont se promenait silencieusement, les mains derrière le dos.

— Qu’en pense le philosophe ? cria Saverne. Serait-il content de m’avoir pour cousin ?

— Assurément, répondit Preymont d’un ton bref, mais défie-toi ; il n’y a pas une femme qui ne soit un peu poupée, de même qu’il n’y a pas d’homme qui ne soit un peu polichinelle.

— Singulière profession de foi pour un philanthrope ! répliqua Saverne en riant, car c’est le nom que te donnent tes compatriotes, qui t’accusent avec amertume d’encourager tous les vices par ta générosité socialiste, c’est leur expression. Bien heureux si on ne t’accuse pas de les posséder !

— C’est encore rendre hommage à la vilenie de la nature humaine, répondit Preymont, que de protester par des actes contre l’étroitesse d’idées et de sentiments.

Saverne, s’il était un observateur alerte des ridicules et des détails extérieurs, n’était pas un psychologue. Quelque affection qu’il eût pour Preymont, il n’avait jamais pénétré bien avant dans sa nature profonde et tourmentée. Nullement habitué aux élans misanthropiques, d’ailleurs très rares, de son ami, il le regardait d’un air étonné. Preymont, en effet, avait appris de bonne heure à mesurer ses paroles, sachant bien qu’il n’avait pas le droit de s’exprimer avec amertume sans exciter la moquerie ou la pitié.

Sa tendance naturelle était du reste une grande indulgence, et, au milieu des contradictions de son esprit ou plutôt de ses sentiments, l’influence du cœur élevé qui vivait auprès de lui avait arrêté la destruction complète de ce bon ferment. Par un chemin très opposé à celui que suivait sa mère, il s’était rencontré avec elle dans une pensée généreuse. Sa bienfaisance indépendante plongeait ses racines dans l’idée de l’infinie petitesse et faiblesse de l’homme. Il tendait la main à l’affligé, non parce qu’il l’aimait, mais parce qu’il le plaignait d’être un rien perdu dans l’immensité, et il érigeait en principe qu’il faut suivre l’exemple de la nature, qui donne sa lumière, ses fleurs, ses beautés, sans se soucier des idées sociales ou religieuses que le passant médite en profitant de sa libéralité.

— Je soutiens, reprit Saverne, que ta cousine n’est pas, ne sera jamais une poupée, et je soutiens également qu’elle sera ma femme un jour ou l’autre.

Il se leva vivement, en continuant avec entrain :

— Et, pendant son absence, Dieu sait que j’ai bien manœuvré, en apprivoisant les gardiens farouches de la place ! J’ai enlevé le cœur du père, parce que sa vanité est flattée de recevoir un homme dont il peut crier sur les toits la réputation ; le cœur de la tante, parce qu’elle me trouve beau, ni plus ni moins ; celui de Fanchette, un peu pour la même raison, mais surtout parce qu’elle espère me convertir ; je crois même que cette dernière conquête est la plus sérieuse.

Il se mit à rire joyeusement, et, tout en cherchant son chapeau, qu’il avait jeté dans un coin, de façon à le retrouver difficilement, il reprit :

— Quel type que ce père Jeuffroy !… Il serait à conserver sous globe, s’il n’était bon à pendre. Sur ce, je vais dessiner sa maison pour lui faire ma cour. Peut-être verrai-je aujourd’hui Mlle Suzanne, car on parlait, lundi dernier, d’aller la chercher cette semaine. Qu’a-t-elle pu faire dans son monastère ? Elle n’est pourtant pas femme à pleurer longtemps un cuistre comme ce Varedde…

Il partit en coup de vent, laissant derrière lui des semences funestes.

Mme de Preymont tirait machinalement son aiguille, en regardant à la dérobée son fils, immobile dans la fenêtre, et l’air si sombre qu’elle n’osait rompre le silence. Dans son cœur maternel très passionné, le vieux rêve avait ressaisi tout son empire. Malgré la froideur et les demi-dénégations de Preymont, elle ne doutait pas de son amour pour Suzanne, et, bien qu’elle aimât la jeune fille, lorsque la déception l’avait atteinte, sa première pensée avait volé vers son fils.

« En le comparant à celui qui l’a froissée, se disait-elle, elle l’appréciera au point peut-être de penser un jour à lui donner son affection. Il est tellement supérieur à ce qu’elle voit et connaît !… »

Elle cherchait autour d’elle, dans ses souvenirs et jusque dans l’histoire, des exemples pouvant confirmer son espérance. Mais la présence et la résolution de Saverne détruisaient presque son rêve ; néanmoins elle trouvait que son fils ne devait pas s’abandonner lui-même.

Elle posa sa tapisserie sur une table et s’approcha de lui. Il regardait son ami ; arrêté dans la cour, Didier donnait avec animation au jardinier, qui l’écoutait bouche ouverte, les idées les plus extravagantes sur la culture des jardins.

— Faut-il te dire le fond de ma pensée, Marc ? murmura-t-elle.

Preymont tourna son regard vers elle, regard chargé, malgré lui, d’une tristesse si profonde, qu’elle baissa les yeux, sentant qu’ils se voilaient de larmes. Il se contenta de répondre :

— Regardez-le et… regardez-moi.

Sans ajouter un mot, il sortit et se dirigea vers sa fabrique.

C’était l’heure où les ouvriers rentraient. Il rencontrait des groupes animés qui le saluaient avec déférence, et parfois avec une expression particulière, dans laquelle il démêlait de l’attachement. La prospérité de sa filature était grande ; résultat d’une persévérance infatigable, il avait des raisons pour se féliciter lui-même et jouir de son travail, infiniment plus que le public n’eût pu le supposer, car il avait eu à lutter contre des découragements répétés avant de prendre un goût réel à son œuvre, et voilà qu’elle lui paraissait inutile et lourde à porter. Mme de Preymont avait eu un trait de génie en décidant que son bien-être serait le but proposé à l’activité de son fils ; mais maintenant que ce bien-être était acquis, la vieille idée qu’il n’aurait jamais ni femme à aimer, ni enfants à qui léguer le résultat de ses travaux, le hantait de nouveau pour amollir son courage et asservir sa forte volonté.

Il se raidit contre ses impressions, et, après avoir travaillé, il s’en alla dans les chemins frais et parfumés, écoutant, sans les repousser, les conseils de l’illusion qui lui disait de lutter avec les armes morales qu’il avait entre les mains. Il avait conscience de sa valeur, sans que toutefois une parcelle d’orgueil vint se mêler à cette connaissance de lui-même ; son orgueil, qui était grand, s’était emparé d’un autre côté de sa nature. Avec la sensation d’un naufragé qui aborde à la rive, il se cramponna soudain à l’espoir de vaincre.

Presque à son insu, il s’était dirigé vers le manoir, et il entra en familier dans les jardins. Suzanne venait d’arriver, et Saverne debout, auprès d’elle, lui montrait le commencement de son esquisse, pendant que Mlle Constance affairée, vêtue du plus singulier costume de voyage, s’agitait autour d’eux, et que M. Jeuffroy, les mains dans ses poches, donnait son avis d’un air entendu :

— C’est bien, très bien !… mais je ne m’explique pas comment, avec trois coups de crayon, on peut arriver à représenter aussi exactement une maison. C’est tout à fait ça la forme de la mienne, seulement n’oubliez pas le lierre, on l’admire généralement, et mettez bien toutes les feuilles, mais comment ferez-vous ?

Preymont fut satisfait de la belle mine de sa cousine. Cependant, en observateur expérimenté, il démêla dans son expression une nuance plus grave que par le passé lorsque son franc sourire n’éclairait pas ses beaux traits.

— Mademoiselle Jeuffroy me fait l’honneur de s’intéresser à ce petit dessin, dit Saverne gaiement, et, pour l’en récompenser, si elle me le permet, avant mon départ je crayonnerai son portrait à ma façon, c’est-à-dire en caricature.

— Je serais curieuse de voir cela, répondit-elle en riant.

— Est-ce que vous partez déjà ? demanda M. Jeuffroy.

— Le sais-je ? répondit Saverne avec entrain, en glissant le dessin dans un portefeuille. Demande-t-on au caprice quelle marche il doit suivre ?

— Oh ! avant de partir, mon cher monsieur, dessinez ma maison, s’écria Mlle Constance ; vous me feriez tant de plaisir !

— Le plaisir sera pour moi, répondit-il joyeusement. Demain matin je commencerai.

Son regard, si elle l’avait vu, eût appris à Suzanne qu’il se souciait bien peu, en ce moment, des manifestations de l’art ; mais toute l’attention de la jeune fille était concentrée sur Preymont.

Bien des fois, elle avait réfléchi à la conversation qu’elle avait eue avec son cousin au bord de la Vienne. Cette exclamation : « Grâce au ciel, vous ne l’aimiez pas ! » était pour elle le sujet d’une méditation inquiète.

« Pourquoi en était-il si heureux ? Pourquoi tant d’ardeur dans ses paroles ? M’aimerait-il ? Pauvre homme ! »

Elle observait tous ses mouvements de physionomie, mais Preymont avait son attitude froide de chaque jour, et lorsqu’elle se trouva seule un instant avec lui, il lui manifesta le tendre intérêt de leur vieille amitié sans qu’un mot, sans qu’une expression pût confirmer ses soupçons.

Rassurée, elle respira plus librement et lui dit gaiement :

— Je m’inquiétais un peu de mon retour, et voilà que je trouve pour m’accueillir la gaieté de votre ami et surtout votre bonne affection.

— Ah ! cette dernière chose est à la vie, à la mort, répondit-il sur le ton qu’elle avait pris. Il y a des plantes dont les racines sont si profondes qu’on n’en peut jamais trouver l’extrémité, et je crois que notre amitié est au nombre de ces plantes-là.

— Je le crois également, répondit-elle en lui tendant la main.

De bonne heure, le matin suivant, Saverne s’achemina vers le singulier logis de Mlle Constance. Aux premiers rayons du soleil, les fleurs entr’ouvraient leurs corolles, des lambeaux retardataires de brume s’enfuyaient, et, bien qu’il ne fût pas poète, Saverne songeait que cette fraîche matinée souhaitait la bienvenue à l’idylle dont il voulait être le héros.

Il s’annonça avec fracas, et Fanchette accourut en grondant :

— Enfin, monsieur, si ma maîtresse dormait, voyez un peu comme vous la réveilleriez… à son âge !

— Oui… mais dormait-elle ?

— Ah bien, oui, dormir ! Elle est déjà chez sa nièce.

— Alors ne grognons pas, Fanchette, et apportez-moi deux chaises pour que je m’installe confortablement à dessiner un chef-d’œuvre.

En dépit de son animosité pour les écrivains profanes, Fanchette avait une secrète sympathie pour Saverne, à qui elle adressait des semonces avec la liberté dont elle ne se départait pour personne.

— Devinez, Fanchette, à quoi j’ai passé ma nuit !

— Plus souvent ! répondit-elle d’un ton scandalisé. Est-ce qu’avec vous il ne faut pas toujours se méfier ?

— Vos chastes oreilles peuvent entendre mon récit, répliqua-t-il gaiement. J’ai commencé à écrire une belle histoire, qui sera publiée dans quelque temps.

— Ah ! exclama Fanchette avec curiosité, qu’est-ce qu’elle dit, votre histoire ? Parle-t-elle du bon Dieu, au moins ?

— Je crois bien !… d’une façon très directe, en vantant ses œuvres sous la forme d’une belle jeune fille qu’un beau jeune homme enlève à la barbe de son père.

Fanchette posa les poings sur ses fortes hanches et répondit véhémentement :

— Eh bien, monsieur, à quoi ça sert-il d’écrire des choses pareilles ? Si votre histoire tombe entre les mains d’une jeunesse, elle peut lui donner des idées qui reviendront un tantinet dans sa tête quand elle ferait bien mieux de penser à autre chose. J’ai une nièce, moi aussi, comme ma maîtresse… savez-vous ce que je ferais si je la voyais lire vos histoires ?

— Vous iriez mettre un cierge à l’église, Fanchette.

— Je lui donnerais des coups de trique, monsieur.

— Ma foi… c’est un moyen, répondit Saverne tranquillement.

— On devrait prendre toutes ces écritures-là, en faire un tas, et mettre le feu dedans, reprit Fanchette avec énergie. Voyez-vous, c’est le diable qui vous inspire.

— Le diable ? pauvre diable ! répondit Saverne avec commisération ; on lui en met tant sur le dos, Fanchette, que je me sens un peu de sympathie pour lui.

Fanchette le regarda d’un air inquiet, se demandant s’il parlait ou non sérieusement ; mais Mlle Constance arrivant avec Suzanne, elle n’eut pas le temps d’exprimer son indignation.

Saverne commença l’idylle qu’il rêvait avec la grâce et l’entrain qui le rendaient très séduisant. Sa conversation, mobile et légère comme son esprit, se posait sur un sujet pour y rester l’espace d’une minute, et s’enfuir où le caprice le poussait. La nature qui l’avait gâté, en lui donnant un caractère heureux et insouciant, lui avait appris à butiner sans jamais approfondir. Il avait, aux yeux de Suzanne, le charme de l’inconnu et de la jeunesse heureuse. Encore endolorie, sa tristesse diminuait au contact d’une gaieté communicative, et d’une sympathie dont le moindre mot de Saverne était parfois l’expression.

— Je sais que votre talent vous rapporte de bons revenus, dit M. Jeuffroy, qui était venu regarder par-dessus l’épaule de Saverne la marche du crayon.

— Assez bons ! répondit-il d’un ton insouciant.

— Comme c’est heureux ! dit Mlle Constance ; au moins vous pouvez faire des économies.

— Des économies ! s’écria Saverne en bondissant. Pour qui me prend-on ? A quoi sert l’argent, si on ne le jette pas par toutes les fenêtres ?

Mlle Constance regarda son frère d’un air consterné, et fit un mouvement vers sa nièce, comme pour la protéger contre un danger qu’entrevoyait son imagination. M. Jeuffroy, incapable de comprendre ce que les paroles de Saverne renfermaient d’exagération voulue, se redressa de toute sa hauteur et répondit avec pitié :

— On vous a donné de bien singuliers principes, monsieur !

— Parbleu, je les ai bien trouvés tout seul, et je mets en fait que ce sont les meilleurs du monde. Ne regarder à rien, satisfaire ses fantaisies, capricieuses comme ces jolies mouches bleues qui bourdonnent autour de nous, donner sans compter, se réveiller gueux comme un rat et, quand on a un banquier, courir remplir sa bourse pour la vider le plus vite possible en recommençant cette bonne existence joyeuse et insouciante, voilà le bonheur ! Mais l’argent n’est qu’un abominable tyran s’il faut le fourrer à la Caisse d’épargne. Mademoiselle Jeuffroy n’est-elle pas de mon avis ? ajouta-t-il d’un ton de respect et d’intérêt voilé qui était une flatterie délicate à laquelle la jeune fille fut sensible.

— Oui… jusqu’à un certain point, répondit-elle laconiquement en jetant un regard inquiet sur son père, et en se disant que si Saverne, trompé par les apparences, pouvait se douter de la parcimonie qui présidait à leur vie intime, il n’eût pas parlé aussi librement.

M. Jeuffroy pensa qu’il avait introduit trop légèrement chez lui un ennemi de ses idées, dont l’influence pourrait bien développer les tendances pernicieuses de sa fille. Il se promit de ne plus encourager les visites de Saverne, mais cette détermination tardive ne devait avoir aucun résultat. Le jeune homme se considérait déjà comme un intime de la maison, et ses dessins, auxquels il découvrait toujours quelque imperfection, étaient un prétexte plausible à des visites répétées.

Sa conversation variée reposait Suzanne des platitudes qu’elle entendait exprimer chez elle par des gens uniquement occupés de commérages, et des détails matériels d’une existence étroite. Elle se trouvait sur un terrain sympathique, éprouvant avec lui l’impression qu’elle ressentait quand elle allait chez Mme de Preymont.

Elle vivait captive dans une atmosphère contraire à sa nature, et les reproches que M. Jeuffroy lui adressait au sujet de son mariage manqué, achevaient de lui rendre l’existence pénible ; mais trop fière pour se plaindre, et désireuse surtout de prouver que la blessure faite par M. Varedde était cicatrisée, elle réagissait avec force contre ses tristesses.

Preymont, avec ce don d’observation et d’intuition particulier à ceux qui ont beaucoup souffert, devinait ce qu’elle n’avouait pas et, pour adoucir les rigueurs de la prison morale dans laquelle végétait la jeune fille, employait les nombreuses ressources d’un tact intelligent.

Fidèle à sa résolution, il avait rompu avec ses habitudes de retraite et de silence pour laisser pénétrer dans les replis d’une intelligence étendue et d’un cœur très chaud qui passait pour fort sec. Il recourait à un esprit vif, incisif, connu surtout de ses intimes, pour battre en brèche les idées toutes en surface de Saverne. Sa hardiesse de vues plaisait à Suzanne, dont l’intelligence, ouverte et sérieuse, était d’autant plus portée vers les audaces qu’elle était plus comprimée dans son milieu.

Mais, si son amitié et sa confiance grandissaient, si son sentiment vibrait souvent à l’unisson de celui qu’exprimait M. de Preymont, jamais sa pensée ne condamnait Didier. Elle s’avouait volontiers que la raison, la supériorité intellectuelle et même l’esprit étaient du côté de son cousin, mais elle ne connaissait rien de séduisant comme les défauts de Saverne, sa déraison, le peu de consistance de ses idées qui lui faisait renoncer avec tant de bonne grâce à sa manière de voir.

— Ma foi, mon cher, dit-il en riant un jour à Preymont, il faut venir ici pour apprendre à penser. Je veux bien être emporté par le diable dont parle si souvent Fanchette, si je ne te trouve pas splendide ! Mais pourquoi es-tu resté sur un si petit théâtre ? Il t’en fallait un autre.

Preymont haussa les épaules et répondit tranquillement :

— « Une araignée est fière pour avoir pris une mouche, tel homme pour avoir pris un levraut, tel autre un ours, tel autre des Sarmates. »

— Pas tant de hauteur, Marc, dit Suzanne en souriant. M. Saverne a raison, et j’ai pensé bien des fois que vous étiez fait pour une existence plus brillante.

Preymont eut le fin sourire qui était sa seule réponse quand il ne voulait pas répondre. Longtemps la corde, sur laquelle on venait de poser un doigt indiscret, avait vibré douloureusement. Avec la conscience de ses forces intellectuelles et de son énergie, il eût été ambitieux si toutes ses aspirations vers un large champ d’action n’avaient été écrasées par une invincible timidité et la crainte du ridicule, qui pesait encore sur lui, en dépit de la situation acquise. Il lui était arrivé souvent, comme aux esprits préoccupés de hautes pensées ou de grands desseins, de contempler avec un amer découragement les petits moyens d’action à sa portée. Mais avec son habitude de tout subordonner à des lignes générales, de considérer sans cesse dans quel orbe restreint l’homme s’agite, quelle que soit sa sphère d’activité, il avait détruit un sentiment qui, maître de lui, l’eût conduit à la stérilité.

Suzanne le défendait fréquemment contre les attaques de M. Jeuffroy, qui, tout en se vantant de sa parenté et de son intimité avec l’homme le plus considérable du pays, le détestait à cause de ses supériorités.

— Ce Preymont est exaspérant ! s’écriait-il quelquefois. Il a beau ne pas beaucoup parler, je suis sûr qu’il veut donner des leçons aux autres, avec sa façon d’agir comme personne !

— C’est un original, et c’est bien la faute de sa mère, répondait Mlle Constance, qui n’aimait guère Mme de Preymont. Elle l’a si singulièrement élevé ! et quand on lui adressait, par amitié, quelque observation, elle vous répondait invariablement : « Avant tout, je veux faire de mon fils un homme. » Un homme ! continuait la vieille fille en haussant les épaules, qu’est-ce que cela veut dire ? Elle me faisait rire ! Comme si la seule chose importante quand on a des enfants n’est pas de s’occuper de leur santé.

Suzanne essayait de protester, mais sans résultat, et, se résignant difficilement au silence, elle songeait tout bas que la porte, refermée sur elle par une déception, s’ouvrirait un jour pour lui laisser prendre son vol. Plutôt femme d’action qu’esprit porté à la rêverie, les circonstances, en l’obligeant à se replier sur elle-même, modifiaient sa nature primitive. Solitaire, elle rêvait, et souvent alors l’image de Saverne s’avançait vers elle pour l’emporter dans un monde nouveau et une région aimable.

VI

Mme de Preymont épiait le cœur de son fils, tremblant avec lui d’anxiété ou d’espoir ; mais l’anxiété dominait et l’espoir s’effaçait graduellement, comme de belles lignes à la nuit tombante.

Elle eut la pensée de révéler à Saverne l’amour de Marc, mais elle recula au moment de parler, voyant tout à coup la folie maternelle qui l’entraînait vers la croyance à une abnégation que, sur le terrain de la passion, les hommes ne connaissent pas. Elle savait bien, du reste, que, lorsqu’il s’agissait d’une femme, Saverne se jouait des obstacles.

Les semaines passaient, et Preymont attendait avec impatience le départ de son ami ou un dénouement dont la pensée l’exaspérait. Didier lui était devenu absolument antipathique ; il s’exagérait ses défauts, traitant de légèreté incurable des qualités superficielles, mais charmantes. Une jalousie intense rendait injuste ce stoïcien si sûr de lui, et de plus il n’admettait pas que, ayant en quelque sorte les mains liées, Saverne allât si loin vis-à-vis de Mlle Jeuffroy. Très excité contre lui, il avait risqué des reproches indirects ; mais, insaisissable, Didier s’était dérobé par une plaisanterie. Il avait à peu près oublié la chaîne qu’il lui fallait briser, ou, si ce souvenir venait le troubler, il l’écartait aussitôt, avec cette facilité des esprits légers qui ne veulent ni voir ni s’attrister. Mais, nonobstant son insouciance, Saverne était capable d’un attachement sérieux. Il commençait à s’inquiéter de sa situation, lorsqu’un matin, en regardant les teintes d’automne qui étendaient sur la campagne leur parure séduisante, il songea que, depuis trois mois, il usait sans discrétion d’une large hospitalité.

« Il est temps de prendre un parti, se dit-il. Je puis me flatter, je crois, d’avoir contribué à dissiper sa peine ; ensuite elle me connaît assez maintenant pour savoir si, oui ou non, elle veut m’épouser. D’ailleurs, je crois que je commence à ennuyer ici ; Marc est plus sombre que le crime. »

Sans plus de réflexion, il courut à la recherche de Preymont.

Déjà à sa filature, occupé, dans son cabinet, à écouter le rapport d’un contremaître, M. de Preymont ne put réprimer un geste de mécontentement quand Saverne entra, car il avait établi pour règle immuable que, à moins de cas exceptionnels, nul ne viendrait le déranger dans son travail du matin.

— J’ai bravé la consigne, lui dit Saverne avec son air de bonne humeur habituel : ne te fâche que contre moi, car j’ai failli assommer le concierge qui ne voulait pas me laisser pénétrer. Ne te dérange pas, je vais bayer à mes pensées en attendant que tu aies terminé.

Preymont, qui entrait ordinairement sans hésiter dans le vif d’une question désagréable, prolongea sa conversation avec le contremaître, afin de reculer l’entrevue dont il devinait le motif.

Seul enfin avec Didier, il se tourna vers lui avec effort :

— Je t’écoute, lui dit-il.

Saverne lança sur le bureau un livre qu’il tenait la tête en bas et répondit :

— Ah ! ce ne sera pas long ! En deux mots, je viens te prier de demander pour moi la main de ta cousine.

— Tu ne l’auras pas ! répondit Preymont en se levant pour dissimuler son trouble.

— Pourquoi ?

— Parce que le père Jeuffroy ne donnera jamais sa fille à un homme qui n’a pour gagne-pain que l’habileté de sa plume et de son crayon.

— Il y aura quelques tiraillements peut-être, répondit Saverne ; mais, d’une part, son histoire avec Varedde n’est pas sans lui avoir fait du tort, car, de quelque façon que le public l’interprète, le bonhomme est toujours fortement égratigné. Ensuite, il faut compter beaucoup avec l’opinion de Mlle Suzanne.

— Tu es aimé ? demanda Preymont en regardant fixement devant lui.

— Je ne dis pas cela, répondit Saverne en hésitant, mais je crois que je puis l’être. Voyons, Marc, toi aussi, tu penses que je ne lui déplais pas ?

Dans l’impossibilité de parler, Preymont fit un léger signe de tête et, le visage contracté, arpenta son cabinet.

— Mais pour vouloir déjà faire ta demande, tu as donc rompu définitivement avec ta liaison ? demanda-t-il en s’arrêtant brusquement.

— Pas tout à fait, répondit Saverne embarrassé, mais ce ne sera pas long, quand je saurai à quoi m’en tenir du côté des Jeuffroy.

Preymont éclata :

— Et tu as cru que je me prêterais à une pareille combinaison !

— Quelle mouche te pique ! dit Saverne étonné. Tu sais que, depuis longtemps, je désire être libre, me marier, et que j’aime sincèrement ta cousine. Tu ne me supposes pas capable d’une infamie, j’imagine ?

— Je ne suppose rien, mais je constate les faits, répondit Preymont qui ne se possédait plus. Depuis des semaines, je trouve incroyable que tu te permettes d’aller si loin avant d’avoir balayé le chemin. Infamie est un gros mot que je ne prononce pas, mais assurément c’est une conduite déloyale.

— Si tu n’étais pas toi, répliqua Saverne en colère, tu ne serais pas allé jusqu’au bout de ta phrase.

— Eh ! que m’importent tes menaces ! répondit Preymont en haussant les épaules. Je refuse de te servir en cette circonstance.

Certains doutes, que Saverne avait toujours écartés parce qu’ils le gênaient, prirent corps tout à coup, et la vérité le frappa ouvertement. Il s’écria :

— Ah ! mordieu !…

Les deux hommes se dévisagèrent sans parler. Preymont luttait pour reconquérir son sang-froid et nier l’évidence, tandis que le bon naturel de Saverne l’emportant sur son ressentiment, il saisit la main de Marc en disant d’un ton qui remuait de vieux, bien vieux souvenirs en ressuscitant le temps où, avec de chaudes paroles, il consolait un enfant désespéré :

— Ah ! mon pauvre vieux, est-ce possible ! toi aussi, tu l’aimes !

Jeté brusquement par cet accent en face d’un passé dont l’amertume, adoucie par une amitié dont il venait d’entendre la voix lointaine, avait été telle qu’il n’y pouvait songer sans une sorte d’effroi, M. de Preymont, calmé par une émotion nouvelle, se reprit un peu lui-même.

— Tu es fou ! répliqua-t-il d’une voix dont il ne pouvait encore dissimuler l’altération. Suis-je fait pour être aimé ? Il y a longtemps que j’ai renoncé à cette chimère. Mais mon amitié pour elle est si vive que je t’en veux, je l’avoue, d’agir avec une pareille insouciance, quand il s’agit d’une femme qui a droit à tous les respects.

Saverne, qui se promenait d’un air préoccupé, s’arrêta pour s’écrier :

— Du respect ! mais, Marc, je la respecte autant que je l’adore. Voyons, mets-toi à ma place. A première vue, je tombe amoureux de cette jeune fille, qui est la femme la plus délicieuse que j’aie jamais rencontrée. Restant ici quelques mois, j’avance mes affaires en lui faisant la cour avec l’espoir de la consoler d’une déception ; quoi de plus naturel ? Mais répète-moi, j’en ai besoin, que je ne marche pas sur tes brisées ?

— Ai-je l’habitude d’affirmer ce qui n’est pas ? répondit Preymont d’un ton glacé.

Saverne, quelle que fût sa conviction secrète, ne demandait qu’à se rassurer ; la surface lui suffisait, et, sans insister sur un sujet pénible, il reprit :

— Alors n’en parlons plus… Quant à moi, je pars pour Paris, je liquide la situation et je reviens quatre à quatre faire ma demande. Vous avez les Jeuffroy à déjeuner, je crois ?

— Oui…

— Très bien !… je leur annoncerai mon départ pour demain.

Preymont, resté seul, se mit à travailler avec rage. S’écartant lui-même de sa pensée, voyant dans quel abîme il allait rouler s’il ne se courbait pas de force sur sa tâche, il apporta plus de minutie que jamais à son travail. Il alla inspecter du haut en bas la filature, et, pris d’une grande pitié pour tous les êtres livrés sans défense à une souffrance quelconque, il pardonna, malgré sa fermeté habituelle, la faute assez grave d’un ouvrier que, dans un autre moment, il eût puni sans hésitation.

« Sévère, se disait-il, pour des gens qui souffrent et sont comme de misérables cirons que les événements puis la mort écraseront un jour… Quelle absurdité ! »

Il quitta l’usine en se répétant qu’il avait assez sacrifié au rêve, que d’insensé il lui fallait redevenir stoïque, réduire à la servitude un cœur qui s’était lamentablement égaré. Il avait le calme, le sang-froid que donne la certitude, même en face du malheur, et dans son orgueil, dans sa domination de lui-même se sentait sûr de lui devant les événements.

Pendant le déjeuner, il écouta en souriant les propos de M. Jeuffroy, qui s’apitoyait sur son sort au sujet d’un incident dont la ville entière de Saint-C… était scandalisée. Il s’agissait d’un homme que M. de Preymont avait secouru jusqu’à ses derniers moments, et qui s’était fait enterrer civilement.

— J’ai répété partout, mon parent, que vous étiez certainement désolé de ce qui est arrivé. On pensait déjà, du reste, que vous deviez être horriblement contrarié d’avoir si mal placé votre argent. A votre place, je m’en voudrais à moi-même toute ma vie. Un homme qui s’est fait enterrer civilement… quel scandale !

— Mon Dieu, répondit Preymont tranquillement, on me plaint à tort ; je me permets de trouver que mon argent était en bonne voie.

— Comment ! si vous aviez su cela, vous auriez agi de la même façon ?

— Assurément !… Je ne secours pas les idées, mais le malheureux. Je ne connais rien de révoltant comme de vouloir imposer sa manière de voir avant de donner le morceau de pain, sans respect de la liberté des autres et, par conséquent, sans souci de la dignité d’autrui. N’ai-je pas raison, Suzanne ? dit-il en se tournant vers elle.

Mais Mlle Jeuffroy, à qui Saverne venait d’apprendre son prochain départ, n’avait pas écouté. Elle essayait de s’expliquer, surtout de dominer l’impression pénible qui lui serrait le cœur. Malgré sa volonté, une ombre, dont Preymont devina la cause, assombrissait légèrement son visage expressif.

Elle répondit :

— Je n’ai pas bien suivi la discussion, Marc.

— Bien légère discussion ! répliqua-t-il. Votre père et moi n’étions pas du même avis sur l’incident qui révolutionne notre bonne ville et dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler. Si on ne donnait pas à de la canaille, à qui donnerait-on ? Les hommes ne sont qu’un ramassis de pantins agités par les mêmes ficelles de la vanité et de l’intérêt. Ce qui n’est pas basé sur l’orgueil, l’égoïsme, la vanité surtout, est entaché à leurs yeux de ridicule et de sottise. Ils ont trois fois raison : le vrai dans la vie, c’est de penser à soi, et de marcher sur les autres par tous les moyens à sa portée.

Mme de Preymont, qui se levait, lui jeta un regard rempli d’inquiétude, car elle savait qu’une pareille infraction à ses habitudes réservées était le commencement d’un orage.

Suzanne prit le bras de Preymont, et l’obligea à faire quelques pas avec elle, pendant qu’on apportait le café devant l’habitation.

— Vous méritez être grondé, cousin. J’espère que vous ne pensez pas un mot de cette belle tirade. Qu’avez-vous depuis quelque temps ?

— Ah ! s’écria-t-il amèrement, il est plaisant de poser pareille question à un homme qui…

Il s’arrêta en se mordant les lèvres.

— Qu’alliez-vous dire, mon cher Marc ? reprit-elle avec un accent amical et une insistance dont l’imprudence lui échappait, confiance pour confiance, je vous prie. Vous exigez quelquefois des confidences, mais pourquoi ne me parlez-vous jamais de vous-même ? Vous êtes malheureux depuis quelque temps, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas, mais, dans son regard, elle crut voir un reproche, et une impression bizarre la fit revivre un instant au bord d’une eau brillante, dans un endroit chargé de senteurs pénétrantes pendant qu’une voix passionnée disait : « L’amour oublie tout et ne voit que lui-même… »

La pensée qu’elle était aimée la frappant de nouveau, mais avec plus de netteté, elle éprouvait subitement un embarras qui ne pouvait échapper aux yeux clairvoyants de Preymont. Il s’en irrita, et répondit d’un ton plein d’une amère ironie :

— Il est ennuyeux de trop s’avancer, n’est-ce pas, Suzanne ? Tranquillisez-vous, je n’ennuie jamais les autres avec de sottes confidences sur moi-même. Pourquoi serais-je malheureux ? quelles singulières idées ont parfois les jeunes filles ! Tout m’a réussi, ne le savez-vous pas ?

Suzanne, mécontente, s’écria avec vivacité :

— Vous avez un ton insupportable, Marc ! lorsqu’on vous manifeste de l’intérêt et de l’affection, vous pourriez être un peu plus aimable ; et vous abusez de votre intimité pour…

— Pour me permettre d’avoir des nerfs, répondit Preymont ironiquement. Pourquoi ne voulez-vous pas que je sois comme tout le monde ?

La jeune fille, déconcertée, fut délivrée d’un entretien désagréable par Saverne qui, impatienté de ce tête-à-tête, vint se jeter dans la conversation avec sa désinvolture habituelle.

— Conspirez-vous ? dit-il gaiement. Quelles singulières figures ! Vous ressemblez à deux têtes de Méduse qui se seraient pétrifiées mutuellement.

— Nous nous querellions, répondit Suzanne avec dépit. Il y a des jours où Marc est d’une humeur singulière.

— Vraiment, tant mieux ! répliqua Saverne légèrement. Si les philosophes sont nerveux, c’est une consolation pour les gens qui ne planent pas. Je propose, pour employer la journée, d’aller jusqu’à ta filature, Marc, mademoiselle Jeuffroy me disait l’autre jour qu’elle ne l’avait jamais visitée.

— Allons ! répondit Preymont d’une voix lassée qui attrista sa cousine et lui fit oublier son mécontentement.

La présence de Didier auprès de Suzanne n’exaspérait pas seulement M. de Preymont, elle le livrait à un découragement contre lequel il n’essayait plus de lutter. Des fermes résolutions prises dans la matinée, il ne restait même pas un souvenir, et c’était la mort dans l’âme qu’il observait la cour de Saverne.

Didier, qui voulait profiter de cette dernière journée, n’avait jamais mis plus de verve séduisante dans ses paroles et plus d’entrain au service de ses secrètes intentions. Sa gaieté et ses boutades faisaient sourire les ouvriers, qui se lançaient des regards d’intelligence en le voyant passer avec la jeune fille dont le visage, malgré la réserve dont elle était toujours enveloppée, avait le rayonnement inconscient d’une joie intime. Rien n’échappait à Preymont, pas plus les impressions de Suzanne que la sensation joyeuse produite sur ses travailleurs par la vue de la jeunesse et de la beauté qui passaient.

Cependant Mlle Jeuffroy suivait avec inquiétude tous les mouvements de Saverne, car il circulait au milieu des machines avec la nonchalance d’un promeneur qui visite un parc. A un moment donné, il l’effraya tellement que, machinalement, elle posa la main sur son bras et le tira vivement en arrière. Preymont vit Didier, l’air radieux, pencher un peu sa haute taille pour contempler de plus près l’effroi et l’expression de muette supplication de la jeune fille.

— Je meurs de peur ici, balbutia-t-elle en retirant précipitamment sa main. Sortons, voulez-vous ?

— Prenez mon bras, mademoiselle, répondit Saverne auquel le mouvement spontané de Suzanne avait fait monter le sang à la tête. Je vais vous faire passer sans aucun danger au milieu de ces monstres qui vous effrayent.

Preymont était resté immobile, la rage dans le cœur et le désespoir dans les yeux. Il se tourna brusquement vers une machine nouvellement installée dont il affecta, pour cacher son émotion, d’observer les mouvements. Il songeait avec une sorte de joie et de vertige qu’il lui suffirait de faire quelques pas et un seul geste pour être emporté dans un accident qui le délivrerait d’une vie détestée.

Mme de Preymont, restée auprès de lui, suivit son regard désespéré et devina sa pensée. Il tressaillit vivement quand, lui saisissant le bras, elle dit d’une voix angoissée :

— Fais-moi sortir… c’est odieux ici !

La mère et le fils se regardèrent en silence, se comprenant mutuellement, et si profondément troublés qu’aucun mot n’eût pu traduire leurs impressions.

— Ma pauvre mère, murmura-t-il à son oreille en l’entraînant au grand air, ce n’était qu’une pensée mauvaise qui ne reviendra plus, je vous l’affirme.

Dans la cour de l’établissement, la terrible angoisse de Mme de Preymont se dissipa, mais Suzanne remarqua avec étonnement sa pâleur et son agitation.

— Comme vous paraissez souffrante ! lui dit-elle en s’approchant vivement.

— Le bruit et la chaleur m’ont fait mal…, répondit-elle. Je rentre chez moi avec Marc, veuillez m’excuser.

— J’ai eu la plus malheureuse des idées en proposant de venir ici ! s’écria Saverne dont l’expression satisfaite démentait les paroles. Mademoiselle, demain matin, avant de partir, j’espère avoir le temps d’aller vous saluer une dernière fois.

Suzanne s’inclina légèrement et s’éloigna avec son père. Malgré la cour que Didier lui avait faite, la journée lui laissait une impression absolument pénible. Elle marchait morne et abattue auprès de M. Jeuffroy qui commentait les paroles et les agissements de Preymont.

— Quel faiseur d’embarras que ce Preymont ! Tu n’as pas bien entendu ce qu’il disait pendant le déjeuner, Suzanne ? Ce qu’il a fait est tout simplement scandaleux. Où allons-nous ? S’il croit qu’on ne voit pas le bout de l’oreille de ses charités, il se trompe. Bonnes manœuvres électorales ! On est là à prôner son intelligence ; moi, je ne le trouve pas si intelligent que cela ! Il y avait longtemps que je n’étais entré dans sa filature, et j’ai vu des choses qui m’ont déplu. Comme il l’a agrandie ! Et tous ces modèles nouveaux de machines qui lui coûtent les yeux de la tête ! C’est par vanité, j’en suis sûr, qu’il donne tant d’extension à son usine.

Bien des fois Mlle Jeuffroy avait senti passer sur ses sentiments le souffle vulgaire et desséchant qui glissait sur elle sans entamer sa croyance au bien. En d’autres circonstances, elle eût défendu énergiquement son cousin, car, avec sa façon de juger les questions morales au compas de sa jeune droiture, elle traitait de lâches tous ceux qui ne s’élèvent pas contre l’injustice. Mais elle était très troublée, et si les sentiments de Preymont à son égard l’inquiétaient de nouveau, le départ de Saverne la déroutait complètement.

Son père la laissa à la porte du parc qu’elle traversa lentement pour aller chez sa tante. Des buissons et des taillis qui commençaient à jaunir, il lui semblait que de tristes, de mélancoliques pensées s’élançaient pour l’entourer et l’abattre. Mais elle leur disait avec résolution :

— Attendez, vous n’êtes pas encore maîtresses de mes espérances.

En l’apercevant, sa tante s’avança vers elle avec autant de précipitation et d’intérêt que si sa nièce revenait d’une contrée lointaine.

— T’es-tu amusée, Suzanne ? Comme tu es pâle ! Est-ce que tu n’as pas bien déjeuné ? Que vous a-t-on donné à manger ? Qu’est-ce qu’on a dit ?

Suzanne alla s’asseoir au bas du perron sur le banc où Fanchette et sa maîtresse devisaient souvent ensemble.

— Ma tante, dit-elle, je voudrais vous parler… à vous seule.

Fanchette, qui était accourue avec curiosité, les lunettes sur le nez, un écheveau de laine à moitié dévidé à la main, s’écria d’un air offensé :

— Eh bien, je m’en vas… ne vous dérangez pas. Mais je sais tenir ma langue quand il le faut, mademoiselle !

Mlle Constance, que son rôle de confidente transportait de joie, se rapprocha de sa nièce avec une physionomie ravie.

— Croyez-vous, ma tante, dit Suzanne en allant droit au but, que mon père me fasse part de toutes les demandes en mariage qui lui sont adressées pour moi ?

— Je ne sais pas, ma chérie, mais il m’en parle toujours à moi, et je promets de ne te rien cacher si tu le désires.

— Et… dernièrement, il n’y a rien eu ?

— Non… je l’aurais su. Ces jeunes filles ! comme c’est sournois !… Tu connais donc quelqu’un qui t’aime ?

— Oh ! je ne dis pas cela ! s’écria Suzanne en rougissant. Mais j’aurais cru que M. Saverne…

— Lui ! interrompit Mlle Constance avec effroi. A quoi penses-tu ? Il t’aurait demandée que tu ne pourrais pas l’épouser. Mais ces hommes qui écrivent, ma nièce, sont tous des mauvais sujets ! Ils ne se marient pas, mais ils font la cour aux femmes pour s’amuser. Et puis, pas le sou.

— Cette question-là est bien secondaire, car je ne vois pas en quoi l’argent donne le bonheur, répliqua Suzanne en regardant tristement dans la direction du manoir.

— Mon Dieu, mon Dieu, s’écria Mlle Constance en prenant les mains de sa nièce, tu ne l’aimes pas, ma mignonne ? Car alors la question serait changée, et s’il te demandait en mariage, je te soutiendrais ; je ne veux pas que tu sois malheureuse. D’ailleurs, ce serait la preuve que je me trompe sur lui. Cependant je voudrais bien que tu fusses riche ! mais je comprends qu’on épouse un homme sans fortune si on l’aime.

— Aimer un homme qui ne pense pas à moi, est-ce possible ? répondit Suzanne en rejetant sa jolie tête en arrière par un mouvement hautain. Je prenais des renseignements, et c’est tout.

— Et pourtant je te trouve triste depuis quelque temps. Tu ne regrettes plus M. Varedde ? Non ? Ne te fâche pas, j’ai eu tort de te poser cette question-là. D’ailleurs, il se marie déjà…, par dépit, je suis sûre ! Et qu’on ne vienne pas me faire l’éloge de sa femme, c’est un affreux laideron comparé à toi… Tu t’ennuies peut-être ? Si tu as envie de quelque chose, dis-le-moi. Une vieille fille n’a besoin de rien, mais une jeune, c’est différent. Et cela te prouverait qu’il ne faut pas dédaigner l’argent. Tiens ! c’est lui qui pourrait te donner cette belle étoffe que tu admirais hier à Saumur et dont tu avais envie, j’en suis sûre ?

Suzanne, d’un air distrait, secoua négativement la tête, mais Mlle Constance reprit :

— Si, si, je vois bien ce que tu penses… Est-ce que je ne connais pas les jeunes filles ? Quand j’étais jeune, ma nièce, et que je voyais passer des amies jolies, bien habillées, je t’assure que j’enviais leur sort. C’est si triste d’être laide ! eh bien, malgré ma laideur, j’aurais beaucoup aimé à me parer ; qu’est-ce que c’est donc quand on est jolie comme toi ? Mais je suis bien plus vieille que ton père, tu sais ; dans ce temps-là il était pauvre lui aussi, et il était bien heureux de trouver mes petites économies. Tu comprends… c’est très dur pour un jeune homme de n’avoir pas un peu d’argent dans sa poche pour s’amuser. Pauvre garçon ! si tu savais comme j’étais contente quand je le voyais partir avec sa bourse bien rebondie ! Alors je me remettais à économiser, et quand il revenait, le petit rusé, je crois qu’il se doutait bien que le sac n’était plus vide. Pourtant il ne me demandait jamais rien, le cher enfant ! et j’étais quelquefois obligée de me fâcher pour le faire accepter. Le vent a tourné, et intelligent comme il l’était, il devait faire son chemin. Il s’entend si bien aux affaires ! Et puis tant d’ordre ! Mais il ne comprend peut-être pas aussi bien que moi les jeunes filles ; les hommes n’ont pas le temps, comme nous, de réfléchir à certaines choses. Tu as ta vieille tante à qui il faut tout demander.

Suzanne passa un bras autour du cou de Mlle Constance et l’embrassa avec force, au grand étonnement de la vieille fille dont le vieux visage ridicule rayonnait de plaisir, car, dans sa tendresse passionnée, sensible à la moindre attention, aussi peu exigeante que possible, l’affection de sa nièce la touchait comme un don gratuit.

Suzanne s’éloigna en courant et alla cacher ses émotions au fond des charmilles. Par les ouvertures en forme de fenêtres cintrées ménagées dans le feuillage, elle voyait fuir des nuées qui entre deux éclaircies laissaient tomber de grosses gouttes d’eau qu’un rayon de soleil rendait soudain brillantes. Au bord de la route, de longues rangées d’hirondelles, toutes prêtes à émigrer, étaient posées sur les fils télégraphiques. La mélancolie des approches de l’hiver attrista encore la jeune fille, qui pencha la tête d’un air fatigué et ouvrit la porte aux pensers découragés.

VII

La nuit entière se passa pour elle à méditer ses soucis et son chagrin. Ses inquiétudes, au sujet de son cousin, étaient pour le moment reléguées au second plan, mais le départ de Didier lui causait un émoi dont elle ne voulait pas faire l’aveu à sa fierté.

« Que m’importe, après tout ! c’est un passant dans ma vie. Il part sans un mot, donc je me suis trompée. Et pourtant !… »

Déplorant que son inexpérience l’eût égarée loin de la vérité, elle songeait au mouvement involontaire qui l’avait entraînée à poser la main sur le bras de M. Saverne, et, se rappelant l’air radieux de Didier, elle rougissait de dépit, sans chercher à retenir des larmes brûlantes qu’elle attribuait au regret d’avoir compromis sa dignité.

Le jour dissipa un peu ses appréhensions. Voulant échapper à ses pensées, elle sortit avec un livre et alla s’asseoir sur la terrasse. Mais les mots passaient devant ses yeux sans qu’elle en pût saisir le sens, car elle était poursuivie par l’inquiétude de ne pas revoir Saverne avant son départ et de ne pouvoir corriger par son attitude l’impression qu’elle avait dû lui donner. Malgré la saison avancée, la chaleur était extrême et orageuse ; il semblait à Suzanne que ce ciel de plomb contribuait à l’accabler. Enfouie dans un if taillé en forme de fauteuil, la tête renversée dans le sombre feuillage, elle commençait à sommeiller quand elle fut réveillée par la voix de sa tante.

Mlle Constance, coiffée d’un de ses singuliers chapeaux, son maigre visage, ordinairement très pâle, rougi par la chaleur et une course forcée, s’approcha de Suzanne et posa un gros paquet sur ses genoux.

— Ma chère nièce, dit-elle très agitée, figure-toi que c’est ma fête aujourd’hui. Je me suis réveillée en me disant : Personne ne va y songer, puisqu’on n’a pas l’habitude de me la souhaiter ; qu’est-ce que je pourrais bien imaginer pour me faire plaisir à moi-même ? J’ai bien vite découvert que ce serait de te donner cette robe dont tu avais envie. Alors Fanchette et moi, nous sommes parties pour Saumur et nous arrivons.

— A pied, ma bonne, ma chère tante ! s’écria Suzanne en embrassant la vieille fille dont le vieux cœur rajeuni battait de joie.

— Nous sommes allées en voiture, car nous avons trouvé une occasion, mais nous sommes revenues à pied. J’avais bien pensé pour te distraire à t’emmener tantôt à Saumur, en coupé naturellement, celui du loueur est libre, mais j’aimais mieux te faire une surprise. Et du reste, en revenant, je disais à Fanchette : Comme j’ai bien fait d’y aller seule ! le temps est si chaud, si lourd… La pauvre enfant ! même en voiture elle eût été fatiguée.

— Et vous, ma tante ? trois lieues à pied… quelle folie à votre âge ! et pour un caprice !…

— Allons, ne me gronde pas, répondit-elle radieuse, et défais le paquet pour avoir le plaisir d’admirer l’étoffe.

Et le visage ruisselant, fatigué, mais épanoui, ses yeux ronds sans expression fixés sur sa nièce, Mlle Constance se dilata dans la joie.

Fanchette jugea bon de lancer un peu de morale à la traverse.

— Tenez, mademoiselle Suzanne, c’est de la vanité tout de même, ça !

— Bah ! tu seras ravie de me voir bien habillée, répondit la jeune fille en s’efforçant de parler gaiement.

— Ah ! cette idée ! dit Fanchette qui se cachait souvent dans les petits coins pour admirer Suzanne. Je suis revenue de tout ça, mademoiselle. Quand on est au service du bon Dieu, voyez-vous, on se fiche bien des vanités !

— Est-ce bien sûr ? répliqua Suzanne en riant.

L’arrivée de Saverne avec M. Jeuffroy arrêta la réponse de Fanchette, et Suzanne, qu’une émotion vive avait fait pâlir, s’empressa de demander à Didier si Mme de Preymont était encore souffrante.

— Elle m’a paru très fatiguée ce matin, mais elle n’est pas la seule, répondit-il en la regardant avec intérêt.

— Moi, l’air fatigué ! dit-elle en riant. Vous m’étonnez, car je ne me suis jamais sentie si reposée.

Ils s’étaient avancés à l’extrémité de la terrasse pendant que M. Jeuffroy examinait avec satisfaction le cadeau de Mlle Constance.

Saverne, s’il avait été riche, eût volontiers en cet instant sacrifié sa fortune entière pour rester seul avec la jeune fille, et il est certain que toutes les lois qui, jusqu’à nouvel ordre, lui ordonnaient de se taire, eussent été violées. Jamais il n’avait tant désiré laisser déborder ses sentiments.

— Si vous saviez comme je vous suis reconnaissant d’avoir eu peur pour moi hier ! lui dit-il à voix basse.

— Reconnaissant ! il n’y a pas de quoi, répondit-elle d’un ton un peu moqueur. Je crois bien que j’avais peur surtout pour moi. C’est la première fois que je me promenais au milieu d’un tel tapage, et j’étais complètement étourdie. Vos mouvements imprudents n’étaient pas faits pour me rassurer, ajouta-t-elle en souriant, et Marc, qui vous accuse souvent d’être distrait, aurait dû profiter de cette occasion pour nous prouver que ses reproches sont fondés.

Cette réponse, faite de l’air le plus calme et le plus gai, dérouta Saverne qui avait espéré que de nouveaux indices confirmeraient ses espérances.

« Elle est bien froide ! pensa-t-il. Ce n’était pas la peine de me mettre la tête au champ en rêvant à ces beaux yeux suppliants et à cette petite main cramponnée à mon bras. »

— Comme j’aime cet endroit ! reprit-il à demi-voix. Vos vieux murs crénelés si pittoresques avec leur enchevêtrement de plantes fantasques, cette vue que j’ai plus d’une fois admirée avec vous. J’emporte d’ici un souvenir exquis.

— Souvenir que vous oublierez bien vite dans le tourbillon de la vie parisienne, répondit-elle en souriant.

— Jamais !

Ce mot fut prononcé avec la chaleur que Saverne mettait toujours au service de sa conviction ou de son émotion du moment. Sous son regard hardi et tendre à la fois Suzanne était enveloppée d’un trouble délicieux. Le vieux manoir, dans lequel elle dévorait tant de tristesses, lui parut tout à coup ravissant avec ses pignons couverts de lierre, ses vieux lions impassibles et ses jardins pleins d’originalité. Elle ne sentait plus ni l’orage énervant, ni la tristesse pesante, et devant elle les lignes étendues de la campagne ne lui avaient pas encore paru aussi belles et aussi pures.

Cependant elle conserva sa contenance tranquille et lui dit adieu avec la cordialité banale accordée à un indifférent sympathique qui a été mêlé un instant à l’intimité de la vie.

— On vous reverra peut-être un jour ou l’autre en Anjou ? dit-elle en lui tendant la main.

— Si on m’y reverra ! répondit-il avec feu en posant ses lèvres sur la main qu’il avait gardée dans la sienne. Oui certes, et bien prochainement, je crois.

Suzanne ne pouvait se tromper ni sur le ton ni sur le regard de Saverne ; ils étaient une déclaration aussi réelle que des phrases passionnées, et son départ ne lui laissait désormais qu’un espoir ardent. Jusqu’au détour du chemin rocailleux, elle suivit du regard la haute silhouette du jeune homme.

« Une raison que je saurai plus tard l’empêche de parler maintenant, mais bientôt il reviendra ! » se dit-elle.

Elle se tourna d’un air ravi vers sa tante qui l’observait, et s’abandonna à cette étourdissante gaieté de vingt ans, à laquelle la présence et l’entrain de Didier avaient souvent redonné la vie qu’une existence pénible comprimait.

— Quelle bonne chaleur ! quel temps charmant ! comme je me sens vivre aujourd’hui ! et que je vous aime, ma tante ! s’écria-t-elle en embrassant Mlle Constance stupéfaite de cette joie subite.

Il était facile de tromper l’observation de la vieille fille, et ses doutes disparurent momentanément ; mais, inquiète des desseins de Saverne, elle alla dans l’après-midi chez Mme de Preymont afin de tâter le terrain.

Marc était assis à quelques pas de sa mère dont il observait avec remords le visage altéré. Pas un mot n’avait été échangé entre eux, sur l’incident de la veille, et Mme de Preymont, sachant combien il devait être irrité contre lui-même, ménageait son orgueil et lui parlait d’un air naturel de sujets indifférents.

Elle avait passé la nuit non à pleurer, mais à prier ardemment en demandant à Dieu de prendre sa vie en échange d’un peu de bonheur pour son fils. Ce n’était pas la première fois que ce cri suppliant s’échappait de son cœur, et quand elle méditait en face du calme, de la sérénité des choses, la nuit avait souvent emporté dans son souffle très pur la prière qui allait se perdre dans les espaces mystérieux.

Dans une agitation fébrile, Mlle Constance entra dans le salon et aborda immédiatement la question qui la préoccupait, car, bien qu’elle critiquât en arrière Mme de Preymont dont les idées l’impatientaient, elle savait qu’on pouvait avoir confiance dans son caractère et son jugement.

— Votre ami est parti, mon cher monsieur, dit-elle de sa voix éclatante, quel bonheur ! Figurez-vous qu’on mariait beaucoup Suzanne avec lui, comme si nous ne pouvions pas trouver bien mieux qu’un homme qui n’a ni sou ni mailles. Aviez-vous entendu parler de ces propos, madame ?

— Oui, répondit Mme de Preymont d’un ton froid, et je ne crois pas que M. Saverne, notre ami, soit indigne de Suzanne.

— Indigne !… mais je ne dis pas cela. Il est charmant, et je crois bien que c’est l’avis de ma nièce ; mais il faut autre chose que des qualités pour manger, comme dit mon frère, qui est homme d’un grand sens. Enfin, puisqu’il est parti sans parler, c’est qu’il ne pense à rien. Mais, mon Dieu, peut-être va-t-il écrire ? qu’en pensez-vous ?

Preymont ne laissa pas à sa mère le temps de répondre. Exaspéré, il dit brusquement :

— Il n’écrira pas ! il a une liaison à Paris.

— Une liaison !

Mlle Constance eut un geste intraduisible d’indignation triomphante.

— Qu’est-ce que je disais hier à Suzanne ? Ces gens-là font la cour aux femmes seulement pour s’amuser, ils sont trop mauvais sujets pour se marier.

— Comment ! dit Preymont avec violence, est-ce que Suzanne…?

Mais il s’arrêta, car il eût outrepassé son droit en posant la question très intime qu’il avait sur les lèvres.

Mlle Constance, à qui le ton violent de Preymont fit ouvrir des yeux effarés, le tira inconsciemment d’embarras.

— Comme vous êtes ses parents et ses amis, je puis vous dire qu’elle s’était imaginé que M. Saverne allait la demander en mariage. Elle m’a questionnée là-dessus sans avoir l’air d’y attacher une grande importance, heureusement ! et ce matin, quand il l’a quittée, elle était aussi tranquille qu’à l’ordinaire. Je suis bien contente, ajouta-t-elle en se levant, qu’il ne pense pas à elle, parce que, s’il lui plaît, c’eût été une déception peut-être si mon frère, comme c’est probable, avait renvoyé très loin l’idée d’un mariage qui n’offre pas de garanties suffisantes pour l’avenir.

Après avoir reconduit Mlle Jeuffroy, Marc revint dans le salon, qu’il arpenta longtemps d’un air inquiet et mécontent. Il examinait le visage de sa mère, sur lequel il lisait une pensée qui l’humiliait. L’étonnement de Mme de Preymont était pénible, car, pour la première fois, elle lui voyait commettre une lâcheté.

— Vous me blâmez donc beaucoup ? dit-il en s’arrêtant subitement devant elle.

— Oui… ce n’est pas bien, répondit-elle simplement.

— En tout cas, je n’ai jamais dit que la vérité, répliqua-t-il.

— Non… tu le sais bien.

Il se tint longtemps silencieux devant la fenêtre ouverte, jusqu’au moment où, répondant à sa pensée secrète, il dit violemment :

— Lâcheté ou non, si c’était à refaire, je recommencerais… Si on le dit à Suzanne, eh bien ! le mal sera coupé dans sa racine.

Mme de Preymont ne répondit pas ; mais, s’approchant de son fils, elle croisa les deux mains sur son bras et se tint près de lui silencieusement, comme pour le protéger contre son plus grand ennemi qui était lui-même.

L’orage du matin s’était dissipé, et la journée avait été belle. Devant eux, dans la campagne, les arbres et les bois se dessinaient en masses sombres, pendant que la lumière encore chaude du soleil couchant colorait leur cime dans une dernière caresse. Une brise qui, dans la journée, agitait le fleuve, avait disparu, et les eaux semblaient s’assoupir dans le jour qui baissait. Il y avait un tel calme dans cette fin d’un bel après-midi que Mme de Preymont leva les yeux vers son fils pour voir s’il ne subissait pas l’influence de la beauté sereine.

Il comprit sa pensée et dit à voix basse :

— Pauvre mère !

— Ah ! murmura-t-elle d’un ton pénétrant, Marc, je ne puis faire que tu puises du courage dans mes croyances, mais sois homme… et sois bon.

— Bon ?… quelle duperie !

Mais aussitôt, se repentant de son exclamation, il prit la main de sa mère, qu’il baisa avec une sorte de vénération, car son esprit était assez haut pour la comprendre et constater toute la supériorité qu’elle avait sur lui.

Pendant que la passion et la douleur le faisaient défaillir, elle avait dans le malheur cette force morale que donne l’humble persuasion d’une faiblesse qui s’appuie sur un principe supérieur à l’énergie humaine.

— Mais, reprit-il avec dédain, vous avez raison : je ne suis qu’un jouet fragile, et non un homme.

— Alors, si tu le reconnais… tu ne songeras plus à mourir, lui dit-elle avec une tristesse si poignante que Preymont tressaillit.

Sans prononcer un mot, il la serra un instant sur son cœur et s’en alla.

Au milieu des sentiments contradictoires dont il souffrait, un désir dominait : il voulait savoir si Suzanne était malheureuse, bien qu’il se maintînt dans la résolution de ne pas disculper Saverne. Il erra quelque temps autour du manoir, hésitant à entrer, et il allait se retirer quand, du chemin, il aperçut sa cousine s’approchant du mur d’appui qui terminait la terrasse. Auprès d’elle, Mlle Constance, extrêmement agitée, parlait d’une voix si forte que quelques mots parvinrent aux oreilles de Preymont.

— Je te l’avais bien dit, ma chère enfant, ils sont tous pareils !

Après avoir lancé cette courte péroraison, Mlle Constance, sans se douter du mal qu’elle venait d’accomplir, embrassa Suzanne et disparut dans l’allée bordée de grands buis qui conduisait à sa demeure.

Mlle Jeuffroy était debout. Sa silhouette élégante se profilait nettement dans le jour voilé du soir, et son beau visage, dont Preymont ne pouvait distinguer l’expression de colère méprisante, était tourné vers l’horizon, qu’elle semblait prendre à témoin de la vilenie des hommes. Longtemps elle resta immobile, comme pétrifiée ; puis il la vit pleurer et, après s’être promenée sur la terrasse, se diriger d’un pas résolu vers la maison.

M. Jeuffroy, ce soir-là, était de méchante humeur et fort mécontent de Saverne, car il s’était réjoui de répéter qu’il avait refusé de donner sa fille à un artiste connu et apprécié. Cependant lorsque, dans la journée, on lui avait parlé d’un mariage entre les deux jeunes gens, il avait sauvé la situation en répondant sans rien préciser :

— Qu’est-ce que je demande, moi ? Vous comprenez que c’est le bonheur de ma fille. Après m’être trompé une fois, je suis devenu terriblement circonspect, et je ne donnerai jamais Suzanne à un cabotin. Car, entre nous, ces gens-là sont charmants en apparence, ils jettent de la poudre aux yeux ; mais quand on va au fond de leur vie, on découvre des choses, des choses !…

Mlle Constance lui ayant appris la liaison de Saverne, Suzanne, pendant le dîner, eut à écouter les propos libres de son père, qui n’était pas homme à ménager la délicatesse d’une jeune fille. Écœurée, révoltée, elle se leva en prétextant une indisposition et se réfugia dans sa chambre.

Lorsqu’elle avait consenti à épouser M. Varedde, une sincère sympathie l’avait décidée ; cependant les convenances, l’insistance de son père et surtout les conseils de la supérieure qui, connaissant M. Jeuffroy, redoutait pour elle la vie du manoir, avaient pesé d’un grand poids sur sa décision. Mais si Saverne avait demandé sa main, ni les considérations mondaines ni les convenances n’eussent influé sur elle ; sa réponse eût été de l’entraînement, et dans les sanglots qu’elle voulait étouffer il y avait toute l’angoisse d’un cœur cruellement froissé. Le souvenir de cette cour trompeuse, dont la déloyauté la blessait jusqu’à la moelle, calma l’explosion de son chagrin.

« Que ce soit fini, pensa-t-elle, car je rougis de moi-même. Je serais impardonnable si, le sachant à une autre, je pensais encore à lui, ne fût-ce qu’un instant. Quel comédien ! Ce matin encore, son ton me disait qu’il m’aimait, et je l’ai cru ! »

Alors, toute transie à l’idée de s’être trahie, elle se répéta chaque mot qu’elle avait prononcé, cherchant à se rappeler si son attitude avait été assez froide et assez indifférente.

« Oui, se dit-elle après un examen consciencieux, je crois que rien n’a pu lui donner l’idée fausse qu’il était aimé. »

Elle se calma en écrivant à la supérieure, à qui, dans son isolement moral, elle avait pris l’habitude d’envoyer de longues confidences.

Sa lettre écrite, et malgré la fraîcheur de la nuit, elle vint s’asseoir à sa fenêtre pour réfléchir et achever de mettre de l’ordre dans ses sentiments. Elle se persuadait à elle-même que le cœur n’était pas atteint, que sa fierté, son amour-propre étaient seuls blessés, qu’elle souffrait surtout des coups successifs portés à sa confiance dans les joies de la vie et la loyauté des hommes. Il y avait huit mois à peine, elle croyait encore que le chemin était uni, du moins qu’on y rencontrait une droiture égale à la sienne, que le mensonge était chose rare et généralement abhorrée. Elle pleurait, croyait-elle, d’être si jeune, si remplie d’illusions qu’elle ne faisait point un pas sans les voir fuir très loin, emportant le meilleur de son âme. Elle trouvait affreux de se heurter à tant de réalités qui blessaient si profondément sa nature et ses plus chers sentiments.

« Cependant, pensait-elle avec tristesse, il y a certainement des femmes qui ne connaissent pas les épreuves qui m’ont accueillie ici. Beaucoup ne sont ni trompées, ni privées de tendresse. »

Mais il n’était pas dans son caractère de pleurer longtemps sur elle-même, et il y avait en elle un fonds de raison qui combattait les côtés extrêmes d’une nature entière, généreuse et confiante. Après s’être raisonnée et blâmée aussi vivement que si la mauvaise action avait été de son côté, elle ferma la fenêtre en disant :

« Je ne l’aime pas, car je ne l’estime plus, mais je pleure encore parce qu’il m’a trompée et que j’ai horreur du mensonge. »

Quelques jours plus tard, Preymont, qui attendait avec la plus extrême anxiété des nouvelles de Didier, reçut les lignes suivantes :

« Mon vieux, si tous les hommes sont bêtes, je le suis particulièrement. On dit bien : Allez au diable ! mais, un instant après, on se laisse reprendre et garrotter. Mariage et bonheur sont à vau-l’eau ; c’est la première fois de ma vie que je suis malheureux.

« Saverne. »

VIII

Mais quel que fût le désir de Mlle Jeuffroy de se convaincre qu’un entraînement très passager l’avait attirée vers Saverne, que sa dignité devait à tout prix écarter son souvenir, il lui fallut plusieurs mois d’efforts incessants pour dissiper la fatigue morale et le découragement qui lui donnaient du dégoût pour tout.

Quand elle se crut guérie, il lui resta une défiance insurmontable contre les hommes, particulièrement contre ceux qui l’entouraient et recherchaient sa main.

Dans le monde où, par vanité et avec l’espoir de l’établir, son père la conduisit, elle étonna par sa froideur ou ses ironies qui déroutaient ses plus fervents admirateurs. Nullement coquette, car elle prétendait que la coquetterie est un compromis avec le respect qu’on se doit à soi-même, elle s’amusait des succès que sa beauté lui attirait, mais ne cherchait pas à plaire.

M. Jeuffroy, en lui reprochant de ne rien tenter pour trouver un mari, la rendait plus froide, plus silencieuse, et, d’un mot, détruisait son plaisir. Il se mettait en grande colère quand elle répondait :

— Je n’ai nulle envie de me marier… Je ne sais même si je me marierai jamais.

Mlle Constance la raisonnait ; mais si son affection était un appui pour la jeune fille, il y avait entre elles une trop grande différence de nature, elle la faisait trop souvent souffrir par ses idées étroites et ses sentiments bornés pour avoir sur son esprit une véritable influence. A ses raisonnements terre à terre, Suzanne répondait avec fermeté :

— Quand je trouverai sur mon chemin un homme dont je ne puisse mettre en doute ni l’amour ni la loyauté, alors nous verrons ! mais c’est l’impossible !

— Impossible ! répétait Mlle Constance avec consternation. Mais, mon enfant, regarde-toi dans la glace ! comment veux-tu qu’on ne t’aime pas ?

— Vous savez bien qu’on aime encore mieux mon argent, disait Suzanne avec amertume.

— Mais ta dot n’est pas énorme, ma chérie.

— Alors ils escomptent l’avenir.

Preymont, après l’avoir inquiétée, l’étonna par son attitude pleine de réserve. Elle l’attribua d’abord à la cause réelle, ce qui lui fit plaindre, aimer de plus en plus son cousin. Mais mise en défiance contre sa propre clairvoyance, disposée à mal interpréter les sentiments qu’elle pouvait inspirer, son impression se modifia, et la nouvelle attitude de Preymont la blessa.

« Il me convient bien de croire qu’il m’aime, moi qui passe ma vie à me tromper ! se disait-elle. Marc est comme les autres peut-être ! rien n’est profond, rien n’est sincère autour de moi, pas plus l’amitié que l’amour. »

Elle ne savait pas que Preymont lisait dans sa pensée, et que si, affectant d’être plus absorbé dans ses travaux, il venait rarement au manoir, c’était uniquement dans la crainte de se trahir inutilement. Au printemps, il reçut un mot bref et assez mélancolique de Saverne, qui n’annonçait aucun changement dans sa vie, mais parlait de voyager. Le champ était entièrement libre pour Preymont ; mais bien qu’il se dévorât, il repoussait tous les conseils de sa mère qui le pressait de tenter une démarche.

— Saverne, j’en suis certain, lui dit-il, a fait une profonde impression sur elle.

— Cette impression est appelée à s’effacer, répondit Mme de Preymont. Elle l’est déjà en partie, car, avec son caractère, elle a dû écarter un souvenir qu’elle considère certainement comme une atteinte à sa dignité. Pendant quelque temps sa tristesse m’a inquiétée, mais voici plusieurs mois déjà que je la trouve bien. Des intérêts nouveaux achèveraient l’œuvre commencée.

— Oui… je sais. Mais je vous l’ai déjà dit : si je parlais, je ne ferais que rompre notre amitié. Je veux conserver le droit de la voir et aussi de la soutenir, car, bien qu’elle ne se plaigne pas, elle est absolument malheureuse chez son père.

La vie, en effet, devenait de plus en plus désagréable pour Suzanne. M. Jeuffroy, qui trouvait fort humiliant de ne pas établir sa fille très jeune, ne lui pardonnait pas de n’être pas encore mariée. Il ne lui pardonnait pas plus ses silences significatifs devant des idées mesquines et une existence sordide qu’il sentait lui être odieuse.

— Mademoiselle ma fille est une princesse égarée, disait-il quelquefois ; il est facile de voir à sa figure qu’elle n’est contente de rien.

— Je ne me plains pas, mon père, répondait-elle tristement.

— Je voudrais bien voir cela !… te plaindre ? à quel propos ? De quoi manques-tu ? D’un mari ? mais à qui la faute ?

Cependant il n’osait plus l’attaquer de cette façon brutale devant sa sœur. L’affection passionnée que la vieille fille avait pour lui l’aveuglait lorsqu’il s’agissait d’elle-même, mais ses yeux s’ouvraient et son indignation s’éveillait quand il était question de Suzanne. Elle s’était fâchée un jour de telle sorte que M. Jeuffroy avait eu peur, car quand il était dans son intérêt de ne pas se brouiller avec les gens, il suffisait souvent de lui parler avec raideur pour qu’il modifiât aussitôt son attitude. Il était, du reste, tombé des nues quand Mlle Constance, au milieu de sa colère, lui avait reproché de n’être pas assez bon père.

— Mauvais père, moi ! s’écria-t-il. De quoi ma fille manque-t-elle ? Est-ce que je ne suis pas toujours préoccupé de son avenir ? Si je suis ferme souvent, c’est pour réagir contre des idées fausses qui feront son malheur. Elle ne pense jamais comme moi, c’est agaçant ! J’agis dans son intérêt en l’habituant à une vie pratique et en combattant son caractère entêté.

Un après-midi, Suzanne était assise dans le jardin de sa tante, quand Preymont, qui l’avait vainement cherchée au manoir, s’approcha d’elle.

— Je viens vous dire adieu, chère Suzanne ; je pars pour quelques semaines.

— Ah ! vous ne m’aviez pas dit cela, Marc ! Mais on vous voit si rarement maintenant !… puis, sans vous faire de reproches, vous devenez d’une taciturnité désolante. Et où allez-vous ?

— En Autriche, je pense… J’ai grand besoin de changer d’air et de milieu.

Suzanne regarda le visage énergique de son cousin, en s’affligeant intérieurement de le trouver si vieilli et si fatigué. Mais elle ne fit aucune remarque, car, par une sorte d’accord tacite, ils évitaient depuis quelque temps les effusions très amicales. Néanmoins elle lui dit presque involontairement :

— L’année dernière, Marc, il me semble que nous étions meilleurs amis. Vous ai-je contrarié sans le vouloir ?

— Allons donc ! dit-il en souriant, vous ne le pensez pas.

Ces mots furent suivis du silence embarrassé qui, sans motif apparent, rompait souvent maintenant leurs entretiens. Suzanne songeait aux impressions la portant à croire que Preymont l’aimait, et aux raisons qui mettaient en doute sa perspicacité.

— Au revoir, dit-il en lui tendant la main ; je reviendrai dans le milieu d’octobre, à moins que des affaires imprévues ne me rappellent chez moi.

Elle le regarda s’éloigner avec tristesse, en déplorant, s’il l’aimait, d’être cause pour lui d’une souffrance qu’elle ne pouvait guérir, car la pensée de l’épouser ne se présentait pas encore à son esprit.

Fanchette, qui les avait observés de loin et que M. de Preymont avait rencontrée en s’éloignant, s’approcha de Suzanne.

— Eh bien, mademoiselle, commença-t-elle de son ton brusque, il ne se décidera donc jamais à parler, votre cousin ?

— A parler ? dit Suzanne étonnée.

— Pardié ! à vous dire qu’il raffole de vous voilà déjà un bon bout de temps. Mais je sais qu’il n’osera jamais vous le dire, parce qu’il n’est pas bâti comme un autre.

— Qui t’a appris cela ? comment le sais-tu ? Pourquoi n’en as-tu pas parlé plus tôt ? demanda Suzanne.

— Je sais que vous ne me trouvez pas plus fine qu’une autre, mademoiselle, répondit Fanchette ; mais on a ses deux yeux tout de même et ses oreilles aussi… Seulement ma maîtresse m’avait défendu de vous en parler.

— Pauvre, pauvre Marc ! murmura Suzanne avec pitié.

— Ma foi, mademoiselle, il ne tient qu’à vous qu’il ne soit plus pauvre ; on peut tout aussi bien faire son salut avec un mari mal fichu qu’avec un autre !

Cette remarque échappa à la jeune fille, qui reprit avec anxiété :

— Raconte-moi tout ce que tu sais, Fanchette.

— C’est pas malin, allez ! répondit Fanchette en se posant carrément devant elle, les poings sur les hanches. D’abord faut vous dire que je l’avais vu plus d’une fois de moi-même. Mais, il y a quelque temps, je causais avec la vieille Marion ; et voilà qu’elle me dit : « Ma bonne sœur Fanchette, j’ai un secret à vous confier, parce que c’est tout de même triste de voir mon maître se dévorer comme ça pour Mlle Suzanne, car, voyez-vous, il l’aime à en perdre la tête, ni plus ni moins. — Comment le savez-vous, mamselle Marion ? que je lui dis. — On a des yeux, ma bonne sœur Fanchette, et puis les murs ont des oreilles. J’ai entendu monsieur dire à madame qu’il avait beau aimer Mlle Suzanne comme un fou, il n’oserait jamais lui avouer ses sentiments. — Il a tort, que je dis ; on peut bien n’être pas droit comme un I et se faire aimer tout de même, à preuve que j’ai eu un galant et que je lui ai cassé mon sabot sur la figure, car c’était trop effronté de mettre le pied dans le champ du bon Dieu ; mais ce n’est pas la même chose pour votre monsieur. — Eh bien, vous pourriez en parler à votre maîtresse, sœur Fanchette, nous ferions peut-être une bonne action, quoique nous ne soyons pas autre chose que des servantes. — Pardié, mamselle Marion, que j’ai répondu, un vermisseau a tout aussi bien le droit de parler qu’un bœuf. » Mais j’ai cru que votre tante allait m’avaler.

— Et pourtant tu m’en parles aujourd’hui ?

— J’ai bien hésité parce qu’il faut obéir à ses maîtres, mademoiselle Suzanne. Mais si ça doit être une bonne action, j’ai réfléchi que c’était peut-être la volonté du bon Dieu que je mette la main là dedans ; et quand j’ai vu tout à l’heure ce pauvre homme s’en aller avec une mine de chien battu, lui qui a toujours l’air si froid et si fier, ma foi, je n’y ai plus tenu, voilà !

— Merci, répondit Suzanne ; moi aussi, je réfléchirai.

Son premier mouvement fut de croire qu’un mariage entre elle et son cousin était impossible ; mais, après quelques jours de réflexions, elle mit en doute la question en songeant aux qualités éminentes de M. de Preymont, à sa supériorité incontestable sur tous les hommes qu’elle voyait ou avait connus, à l’accord mutuel de leurs sentiments et de leurs idées. Mais surtout elle médita cet attachement profond, sans espoir, qu’elle compara à l’amour éphémère de ceux qui l’avaient trompée, ou s’étaient joués d’elle, au point qu’à ce souvenir elle pâlissait encore de honte et de colère. Du moins, quand, par hasard, elle permettait à sa pensée de s’arrêter sur Saverne, elle attribuait à l’indignation et au mépris le sentiment pénible qui l’envahissait. Peu à peu, à mesure que les semaines passèrent, elle s’exalta à l’idée de métamorphoser la vie de Preymont. Depuis que la souffrance avait développé chez elle la faculté de comprendre et de deviner, elle avait pénétré plus profondément dans la nature de son cousin, et mieux saisi les douleurs cachées d’une existence anormale. Elle se passionna à la pensée d’être pour lui la consolation, le désir réalisé, le bonheur enfin qu’il croyait insaisissable. Bientôt, elle ne le vit qu’à travers le mirage de la plus tendre pitié et d’un amour qui la remuait.

« Quelle meilleure destinée pourrais-je désirer ? écrivit-elle à la supérieure qui avait répondu à ses confidences par une lettre alarmée et pleine de sens. Vous me dites, Madame, que la tristesse de ma vie agit inconsciemment sur mon désir et me pousse vers un changement d’existence : peut-être ! mais je ne crois pas me tromper en affirmant que je serai heureuse avec lui. N’est-ce pas grande pitié qu’un homme aussi remarquable ne puisse trouver sur sa route une femme pour l’aimer et le comprendre ! La pensée d’être cette femme m’élève à mes propres yeux. J’ai toujours eu pitié de lui, même avant de savoir ce que je sais aujourd’hui. Vous connaissez notre vieille, notre tendre amitié et la confiance que son caractère, depuis que j’ai l’âge de comprendre, m’a inspirée. Eh bien, mon affection se modifiera, elle deviendra de plus en plus vive à mesure que je me sentirai si aimée et que tant d’intérêts uniront nos deux existences. »

Le soir du jour où elle envoyait cette lettre, elle était assise dans le salon près d’une fenêtre ouverte. C’était une chaude soirée du mois d’août ; le ciel pur, lumineux, attirait ses regards, et, bien qu’elle ne fût pas une contemplative, son esprit montait vers de nobles aspirations qui couvraient d’un voile idéal ses sentiments pour Preymont. Au fond de l’appartement son père lisait un journal et sa tante tricotait, éclairés tous les deux par une seule bougie de dernière qualité qui, dans l’immense pièce, ressemblait au plus misérable des lumignons.

Tout à coup Suzanne, sans aucune préparation, éleva la voix :

— Mon père, que diriez-vous si Marc me demandant en mariage, je consentais à l’épouser ?

Pris à l’improviste, M. Jeuffroy répondit :

— Pourquoi cette question ? est-ce qu’il t’a parlé ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais Mlle Constance se leva dans la plus vive agitation et s’écria d’un ton tragique :

— Épouser un bossu, toi !

— Épouser un homme remarquable et qui m’aime, lui ! répondit la jeune fille d’un ton dans lequel il eût été facile de découvrir une nuance d’amertume.

— Est-ce Fanchette, demanda Mlle Constance hors d’elle-même, qui a été te conter ses sottes histoires ?

— Voyons, voyons, dit M. Jeuffroy, qu’on s’explique. Est-ce que Preymont ou sa mère auraient fait une démarche auprès de toi, ma sœur, sans que j’en aie été prévenu ?

— Non, répondit Suzanne, et ils n’en feront pas. Mais je sais que Marc m’aime depuis longtemps et que, sans sa difformité, il vous demanderait ma main. Jamais, pour aucun homme, je ne pourrai avoir une plus profonde estime, et, si vous y consentez, je serai sa femme.

Mlle Constance, dans sa consternation, ne put que balbutier :

— Sa femme ! belle, charmante comme tu es !… c’est impossible, impossible !

— Voyons, tais-toi un peu, interrompit M. Jeuffroy, et toi, Suzanne, laisse-moi causer avec ta tante.

A peine la porte fut-elle refermée qu’il commença à peser tous les côtés de la question.

— Grande situation, belle fortune ! mais je ne croyais pas que Preymont eût l’idée de se marier. Hum ! le seul ennui, c’est qu’on dira que Suzanne, à cause de son mariage manqué, ne peut pas trouver mieux que son cousin ; on jasera, on s’en prendra peut-être à moi.

— C’est un mariage impossible, impossible ! Il faut refuser ton consentement, mon frère, tu ne dois pas sacrifier ta fille.

— Est-ce que je lui demande de se sacrifier, moi ! c’est elle qui vient me jeter cette histoire à la tête… Ma foi ! ce n’est déjà pas si bête, cette idée ! elle me prouve que mademoiselle ma fille a l’esprit plus pratique que je ne le supposais. Preymont a dans le pays une situation exceptionnelle ; je ne m’étonne pas que la fortune et une grande position plaisent à une jeune fille.

— Ah ! s’écria Mlle Constance, je ferai tout pour empêcher une pareille chose !

— Tu me feras le plaisir de te taire, répondit M. Jeuffroy. La question est importante et demande de la réflexion. Si Suzanne nous en a parlé, c’est qu’elle est décidée, et elle a une tête, ma fille ! mais cent fois meilleure que je ne croyais. Peste ! elle aura une existence un peu plus luxueuse qu’avec Varedde… et puis elle s’appellera Mme de Preymont. Oh ! quant à cela, continua-t-il en se reprenant vivement, Preymont est de petite noblesse ; peuh !… il ne faut pas qu’il croie être plus que moi. D’ailleurs, j’avais épousé sa cousine.

— Sais-tu, mon frère, s’écria la vieille fille à qui son cœur donnait des illuminations soudaines, sais-tu pourquoi Suzanne veut faire ce mariage ? C’est parce qu’elle est malheureuse ici et qu’elle a eu deux déceptions coup sur coup, car je crois que M. Saverne lui plaisait.

— Laisse-moi tranquille ! répondit M. Jeuffroy. La vérité, c’est que ma fille est ma fille, et que j’ai réussi à lui faire comprendre la vie d’une façon pratique et raisonnable.

Mlle Constance, en colère, empoigna son chapeau, qu’elle ne se donna même pas la peine de mettre sur sa tête, et, courant d’un trait chez elle, tomba sur Fanchette, qui, à la lueur d’une chandelle, lisait paisiblement dans ses petits journaux quelque histoire de diable ou quelques réflexions judicieuses sur les hommes épouvantables du siècle et le malheureux siècle lui-même.

Mlle Constance lui fit une scène affreuse à laquelle Fanchette répondit tranquillement :

— Il en sera ce que le bon Dieu voudra, mademoiselle : ce n’est pas la peine de vous mettre dans des états pareils.

— Pas la peine !… je t’avais défendu de parler de ces bêtises-là à ma nièce qui se monte la tête maintenant. Si le mariage a lieu, je te mettrai à la porte.

— Pardié, mademoiselle, si cela vous fait plaisir, mettez-moi à la porte tant que vous voudrez, mais vous pouvez bien être sûre que je ne m’en irai pas. C’est le mauvais esprit qui vous inspire cette idée-là, car le bon Dieu ne peut pas vouloir que je vous laisse à votre âge après vous avoir servie trente-cinq ans.

— Le bon Dieu ne s’occupe pas de tout ça, répondit Mlle Constance, et on n’a pas besoin de lui pour savoir qu’une beauté comme ma nièce n’est pas faite pour un homme bâti comme quatre sous.

Elle passa une nuit agitée par les rêves les plus tristes et, le lendemain matin, ne fit aucune apparition chez son frère, refusa de parler à Fanchette et, allant s’asseoir au bas de son perron, s’abandonna à toute sa désolation. C’est à cette place préférée que Suzanne la trouva quand, après avoir causé avec son père, elle vint lui apprendre que sa résolution d’agir était arrêtée.

— Ma bonne, ma chère tante, dit-elle en lui prenant la main avec affection, comment pouvez-vous envisager ce mariage d’une façon si défavorable ! Tous les jours vous me pressez de me marier.

— Pas avec lui ! gémit-elle. Je veux que tu aies un mari assorti à toi. La beauté est une des conditions de bonheur, ma nièce.

— Je m’en aperçois, répondit Suzanne avec ironie. Marc n’a que des qualités, mais vous avez vu ce qu’étaient M. Varedde et M. Saverne, ajouta-t-elle avec hésitation.

— Qui m’aurait dit, s’écria la vieille fille, qu’avec ta beauté tu aboutirais à cela ! Tu ne l’aimeras pas, et tu seras malheureuse.

— Vous devriez me connaître assez, ma tante, dit Suzanne avec un accent indigné, pour savoir que si je croyais ne pas pouvoir l’aimer, je ne l’épouserais pas. Songez combien il a été malheureux, continua-t-elle avec chaleur, et quelle joie ce sera pour moi de le consoler.

Mlle Constance haussa les épaules et ne répondit rien. Suzanne, la croyant ébranlée, lui dit :

— Voulez-vous, ma tante, vous charger de faire auprès de Mme de Preymont la démarche nécessaire ?

— Jamais ! répondit la vieille fille avec énergie, jamais, jamais !

— Alors j’y vais moi-même, dit Suzanne résolument.

Mme de Preymont lisait une lettre de son fils quand on lui annonça la jeune fille.

— Te voilà, mignonne, lui dit-elle avec le sourire aimable qui atténuait la tristesse de son regard. Quel air animé, et comme tu es en beauté ! c’est un plaisir de te regarder.

Suzanne poussa un tabouret et, d’après une vieille habitude d’enfance, s’assit tout près de Mme de Preymont.

— C’est une lettre de Marc que vous avez reçue ?

— Oui, mignonne, il est en Suisse.

— Que vous dit-il ? parle-t-il de moi ?

— Non, répondit-elle étonnée de la question et la regardant attentivement, il ne m’en parle jamais.

Suzanne sourit, prit la main de sa cousine qu’elle baisa tendrement, et lui dit à voix basse :

— Alors c’est qu’il y pense toujours…

Mme de Preymont se pencha vers elle et s’écria anxieuse :

— Tu sais tout, Suzanne ?

— Oui… tout ! répondit-elle d’une voix émue. Écrivez-lui que je connais son amour, qu’il a tort de se désespérer, que je l’apprécie assez pour être fière et heureuse de devenir sa femme.

Mme de Preymont l’attira plus près d’elle ; aussi jeune par sa passion maternelle que Suzanne l’était par son inexpérience, elle trouvait absolument naturel que son fils pût être aimé, et, quand l’émotion lui permit de parler, elle dit simplement :

— Mon enfant chérie ! si tu savais de quelle joie tu remplis le cœur d’une vieille femme, tu serais encore plus heureuse. Tu lui donneras le bonheur que j’ai tant demandé pour lui, mais tu sauras ce que c’est que d’être aimée par un homme aussi supérieur par son cœur que par son intelligence.

M. de Preymont était à Andermatt quand il reçut la lettre de sa mère. Mais à un sentiment rapide, fugitif de joie délirante succédèrent immédiatement le doute et l’inquiétude. Livré au plus douloureux combat, il erra longtemps au bord des eaux bouillonnantes de la Reuss, essayant de dominer l’entraînement de la passion pour laisser parler la raison et le bon sens.

Maître de ses premières impressions, il rentra à son hôtel pour envoyer un refus à Suzanne dans une lettre qui n’était que le plaidoyer ému de son amour.

« Si je pouvais vous aimer plus, chère Suzanne, si mon cœur plein de vous pouvait contenir des sentiments plus passionnés, votre pensée généreuse eût accompli cette œuvre. Mais rien, depuis longtemps, ne peut faire que je vous aime plus ardemment. Il n’y a pas une de mes pensées, pas un des battements de mon cœur qui ne soient à vous. Je suis venu ici pour essayer par la vue d’objets nouveaux de calmer une angoisse que mon énergie voudrait dominer, mais c’est vous que je vois dans les beautés naturelles qui passent devant mes yeux ; je ne les aperçois que voilées par votre image tant aimée. Elle peuple les chemins d’un monde d’impressions et de sentiments dont vous êtes le centre et qui, après m’avoir emporté dans un rêve ineffable, me laissent retomber dans la douleur. Je vous aime trop, Suzanne, pour supporter l’idée de vous devoir à la pitié. En voulant m’épouser, vous cédez à un mouvement généreux, à ce besoin de dévouement qui est l’âme d’une femme comme vous. Puis aussi, pauvre enfant, vous souffrez et cherchez un chemin moins aride. Que ne puis-je, ma bien-aimée, vous donner le bonheur ! Il y a des êtres condamnés au plus amer isolement, et celui qui vous aime comme vous ne serez jamais aimée, est au nombre de ces déshérités.

« Preymont. »

Suzanne pleura en lisant cette lettre et envoya à la hâte sa réponse :

« Revenez, il faut que je vous voie. Je ne sais, Marc, si nous comprenons le mot aimer de la même façon ; mais si l’estime, la confiance et une tendre affection vous suffisent, je suis à vous. »

Ce billet parvint à Preymont au moment où, revenant sur sa première décision, cédant non plus à la raison, mais à la passion, il songeait avec désespoir à la lettre qu’il avait écrite. En lisant les quelques mots de Suzanne, il vit que l’âme de la vie, qui lui avait été jusqu’alors refusée, était entrée dans son existence pour la transformer, et, partant hâtivement, il arriva un soir chez lui sans s’être annoncé.

Au milieu des sentiments qui le bouleversaient, il lui paraissait que les objets si familiers à son regard n’étaient plus les mêmes, ou du moins qu’ils avaient repris une physionomie adorée autrefois quand l’espoir et l’illusion le tenaient par la main. Il lui semblait que, revenu au seuil de l’existence, il écoutait de nouveau la voix ravissante d’espérances fortes, douces et enthousiastes. Il s’était cru vieux par le chagrin, par la pensée ; mais voilà que, le cœur rempli d’une émotion juvénile, dans ce soir, dont il avait toujours aimé les phases de silence et de bruit, il retrouvait tous les échos du matin de la vie. Des phalènes tremblaient comme autrefois sur les roseaux, la même lumière transparente l’entourait, partout un grand silence au milieu de la sève universelle, et, du fond de lui-même, la jeunesse s’élançait fraîche comme une fleur, sa lèvre toujours pure murmurait au vieil homme des rythmes oubliés.

Quand il entra chez Mme de Preymont, elle fut frappée de son expression, mélange d’inquiétude et d’un bonheur qui n’osait croire encore à sa propre existence.

— Comme je désirais ton retour ! s’écria-t-elle. Marc, tu as changé d’avis, n’est-ce pas ? Enfin je vais donc te voir heureux !

— N’allons pas si vite, dit-il en hésitant. Êtes-vous sûre que nous ne nous trompions pas ?

— Pourquoi nous tromperions-nous ? répondit-elle avec tendresse. Comment veux-tu qu’une femme, et une femme comme elle, soit insensible à un amour comme le tien ? Comment veux-tu qu’elle ne t’aime pas ?

— Ah ! si c’était !… murmura Preymont, oppressé par des sentiments dont la violence l’étouffait.

— Tu doutes, tu hésites encore, mais… tu la verras demain, elle t’attend avec impatience, répondit Mme de Preymont avec un sourire dans lequel il vit la confirmation de ses espérances.

IX

Il suivit le lendemain matin un étroit sentier qui le conduisit à cet endroit frais, parfumé et ombragé où Suzanne, une première fois, avait pressenti son amour. C’était l’heure à laquelle la jeune fille descendait souvent dans cette solitude ; il l’aperçut debout, les bras allongés et les mains croisées dans une attitude méditative. Son ombrelle ouverte avait roulé dans l’herbe ; elle avait jeté son chapeau sur le banc, et un rayon de soleil faisait étinceler ses cheveux légers.

Preymont, qui marchait rapidement, s’arrêta tout à coup, saisi d’une hésitation troublante. Il contemplait le charme exquis de la beauté, et, en proie à cette défiance de lui-même que le terrible cauchemar de sa vie avait déposée comme un ver rongeant dans toutes ses pensées, il était complètement paralysé. Un doute mordant se dressait devant lui, ressuscitait ses premières impressions en leur donnant une telle vivacité qu’il songea à se retirer.

Mais Suzanne, ayant tourné la tête, l’aperçut ; son charmant visage s’éclaira, et un sourire fit disparaître toutes les hésitations de Preymont. Il s’approcha d’elle, prit la main qu’elle lui tendait, essaya de parler et ne put prononcer un mot.

Mais les phrases les plus passionnées n’eussent pas impressionné Suzanne comme la vue de cet homme énergique, toujours maître de lui, qui, parfois, dans des crises ouvrières, avait sauvé une situation dangereuse par sa parole éloquente et virile, mais qu’en cet instant une émotion, trop puissante pour qu’il pût la dominer, tenait sans voix sous le regard de la jeune fille.

— Eh bien, Marc, dit-elle avec émotion, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

— Suzanne… c’est donc vrai ?

— Vous doutez encore de moi, répondit-elle à demi-voix, vous ne croyez pas au dévouement, à l’affection que je veux vous donner entièrement ? Marc, ayez confiance, je serai pour vous la femme aimante que vous rêvez. Me croyez-vous ?

— Oui… je crois ! dit-il en l’attirant sur le banc et en s’asseyant près d’elle.

Délivré des entraves qui le paralysaient, il baisa avec une sorte de violence la main de Suzanne, et tout à coup, avec une éloquence fougueuse, il lui dit son amour fidèle, ardent, ses doutes, ses jalousies et ses angoisses. Pour la première fois de sa vie peut-être il dépouillait son écorce orgueilleuse et, avec toutes ses fiertés, se mettait aux pieds de celle qu’il aimait.

— Pour bien comprendre mon ivresse, sachez ce qu’était ma vie, lui disait-il.

Suzanne écoutait, vaguement étonnée de rester presque froide aux accents mâles et passionnés d’un amour que, depuis six semaines, son imagination enveloppait d’un prestige idéal.

Les baisers de Preymont lui déplurent ; elle retira sa main, puis chercha en vain des mots pour dire ce qu’un instant avant de le voir elle eût voulu lui exprimer.

Mais lorsqu’en termes brefs, énergiques, il parla des douleurs d’un isolement sans espoir, elle s’émut, et, replacée au milieu des sentiments qui, depuis quelque temps, étaient sa vie et son mobile, elle s’écria avec vivacité :

— Vous ne souffrirez plus jamais, mon cher Marc, je vous le jure ! Ne songez pas au passé, regardez devant vous. Si vous saviez combien je suis heureuse de vous donner le bonheur !

Inquiet, il la regarda attentivement et répliqua :

— Ce n’est pas assez, Suzanne… il faut que vous aussi vous soyez heureuse… heureuse d’un autre bonheur que celui puisé dans la pensée de consoler.

— Ceci, dit-elle en souriant, regardera mon mari.

Preymont, le cœur gonflé d’émotions, regardait devant lui l’eau rutilante, les grands peupliers déjà jaunissants dont quelques feuilles au moindre frémissement tombaient avec un bruit furtif, et, songeant à cette matinée de printemps où, obligé de parler pour un autre, il avait failli se trahir, il lui demanda :

— Qui vous a appris mon secret, Suzanne ?

— Vous-même plus d’une fois… Ici même votre émotion, en me disant ce que vous entendiez par aimer, a été un premier éveil. La brave Fanchette a brisé les vitres.

Elle se leva, et, acceptant son bras, ils remontèrent au manoir, s’arrêtant souvent pour échanger un mot en apparence banal, mais qu’une émotion secrète rendait expressif. Trompée sur elle-même par la joie de le sentir si profondément heureux, elle lui parlait avec une tendresse qui achevait de convaincre un homme follement épris et ne demandant plus qu’à s’aveugler.

Lorsque Mlle Constance les vit arriver, elle n’eut pas le courage d’adresser un mot aimable à Preymont, et, quand ils s’éloignèrent, elle les montra à Fanchette en disant :

— Trouves-tu qu’ils soient assortis ? Je ne puis pas me débarrasser de toi, puisque tu ne veux pas partir ; mais je ne te pardonnerai jamais !

— Ce n’est pourtant pas moi qui ai créé l’amour, mademoiselle, répondit Fanchette paisiblement. C’est le bon Dieu qui a voulu que les choses soient comme ça, aussi bien pour ses créatures un peu détériorées que pour les autres. Si vous croyez que Mlle Suzanne le regarde seulement, son cousin !… elle est bien habituée à lui, pardié !

— Tu n’es qu’une sotte ! répondit Mlle Constance mettant son chapeau et attachant les brides d’une main fébrile. Je n’ai encore jamais mis de cierge à l’église, mais j’y vais à l’instant, et j’en ferai brûler un maintenant tous les jours pour que le mariage manque.

— A la place du bon Dieu, je ne vous écouterais pas, mademoiselle, répondit Fanchette avec indignation, vous qui vous occupez si peu de Lui !… Vous feriez mieux toujours de demander la conversion de M. de Preymont : son âme doit vous intéresser, puisqu’il va devenir votre neveu.

— Son âme ! je me moque bien de son âme ! répondit Mlle Constance en haussant les épaules.

M. Jeuffroy avait médité la façon dont il recevrait le nouveau fiancé de sa fille. Preymont lui imposait, et, seul avec lui, il essaya par une familiarité exagérée de surmonter un embarras qu’il trouvait fort humiliant pour un beau-père.

— Peste ! mon cher, dit-il en lui frappant sur l’épaule, vous n’êtes pas un homme malheureux ! Ma fille n’est pas la première venue, savez-vous ?

— Je crois l’avoir découvert avant vous, répliqua Preymont avec un regard et d’un ton qui, remettant M. Jeuffroy à sa place, détruisirent toutes ses velléités de familiarité.

— Hum !… Je suis heureux, très heureux de l’événement, reprit-il. C’est un honneur pour moi certainement… mais je suis votre parent, vous savez ?

— Je sais, répondit Preymont négligemment, et je vous en félicite.

Les petits yeux de M. Jeuffroy clignotèrent ; il eut bien envie de se fâcher, mais il savait qu’on n’avait pas facilement le dernier mot avec Preymont ; ensuite il voulait profiter de la situation exceptionnelle pour diminuer la dot de sa fille et obtenir plus tard une donation par contrat.

— Vous savez, dit-il brusquement, Suzanne n’a plus que cinquante mille francs de dot. Les temps sont durs : les revenus diminuent tous les jours.

— Il importe peu, répondit Preymont dédaigneusement, et vous rédigerez le contrat à votre guise.

— Voilà qui est parlé ! s’écria M. Jeuffroy. En effet, pour vous, qu’est-ce que cela fait ? Le contrat ? je n’y ai même pas songé, vous comprenez… cependant, puisque vous m’en parlez le premier, je vous dirai, mon cher Preymont, que vous ferez bien de ne pas vous désintéresser de la question. Il faut tout prévoir, n’est-ce pas ? Supposez que Suzanne reste veuve, sans enfants, ce ne sont pas les revenus de sa dot qui la feraient vivre. Je serais obligé de l’avoir chez moi au cas où vous n’auriez pas pris vos précautions.

— Tranquillisez-vous, répondit Preymont du ton sec et hautain qui exaspérait M. Jeuffroy, je saurai éviter à la pauvre enfant la catastrophe de revenir ici.

Suzanne, le soir même, écrivit à sa confidente habituelle une lettre débordante de ses sentiments exaltés. L’impression singulière de la matinée s’était évanouie ; seule, en face de son dévouement enthousiaste, elle n’en voyait plus que les côtés qui séduisaient sa générosité.

« C’est ce matin, Madame, que nous nous sommes fiancés. De nous deux, c’est peut-être moi la plus heureuse ; il est si bon de donner tant de bonheur ! N’ayez plus aucune inquiétude. Si vous saviez comme j’ai le cœur plein de joie en voyant que, avec un mot, j’ai sauvé un homme de cette valeur du malheur qui l’accablait ! Ne craignez rien : je suis heureuse, bien heureuse, croyez-le, et, de même que sa vie est transformée, la mienne va se dilater dans sa tendresse et celle que je veux lui donner. »

Preymont était en effet délivré du poids étouffant qui l’avait oppressé toute sa vie. La paix, une paix qu’il n’avait jamais connue, remplaçait la sourde irritation qui l’avait si longtemps rongé, et il oubliait, dans l’ivresse présente, les amertumes du passé. La joie du cœur, ce baume de vie, décuplait son activité, ses énergies, toutes les nobles facultés d’une nature comprimée qui s’épanouissait tout d’un coup à une lumière éclatante.

La force, la lucidité de son intelligence paraissaient doublées, et, dans cette phase de sa vie, en discutant des questions spéculatives ou pratiques, il étonna par ses aperçus nets, originaux et profonds les quelques hommes supérieurs avec lesquels il était soit en relations directes, soit en correspondance.

A Suzanne, il soumettait de larges projets humanitaires, associant à la moindre de ses idées l’esprit ouvert et généreux de la jeune fille. Il l’entraînait dans une sphère intelligente qu’elle aimait ; il la conduisait dans les hautes terres de la pensée et du cœur afin qu’elle oubliât jusqu’à l’ombre des vulgarités qui l’entouraient ; il la mettait sans cesse devant une vie nouvelle qui devait s’harmoniser avec sa nature et ses goûts distingués. Enfin, pour lui exprimer les sentiments dont son cœur débordait, il avait un langage plein d’infinies délicatesses qui touchait Suzanne, mais qui, après l’avoir maintenue pendant quelque temps dans ses illusions, la fit pleurer dans le secret de sa solitude.

Car, à mesure que les jours passaient, une tristesse indéfinissable l’enveloppait comme un fin réseau dont les mailles, lorsqu’elle les brisait, se reformaient aussitôt.

A l’amour ardent de Preymont, elle eût voulu répondre par le don de tout son cœur, mais un étrange malaise pesait sur ses sentiments qu’elle ne savait plus définir. Quand il lui parlait comme autrefois, sans qu’un mot rappelât leurs rapports nouveaux, elle était calme ; mais lorsque, dans un élan de passion, il la plaçait en face de l’amant et du fiancé, elle se troublait, puis tombait dans une pénible obscurité.

Ce trouble fut d’abord semblable à la sensation fugitive causée par le froid d’une goutte d’eau. Mais la goutte d’eau, par sa chute répétée, traçait, creusait un sillon ; elle détruisait l’exaltation un peu romanesque qui avait inspiré la décision de la jeune fille, elle altérait sa pitié pour Preymont, elle corrompait enfin jusqu’à cette affection d’enfance qui devait, croyait-elle, grandir et se développer.

Un fait contribuait à augmenter son trouble : c’est que, depuis ses fiançailles, des comparaisons involontaires se formaient dans son esprit, et le souvenir de Saverne traversait plus souvent sa vie intime. Elle l’écartait comme une pensée détestable, étudiant avec un vague effroi les mouvements qui l’emportaient dans des courants contraires. Peu à peu, dans sa correspondance, elle évita les allusions au bonheur et parla des douceurs austères d’un devoir bien rempli. Parfois elle exprimait son étonnement qu’il fût si difficile de se bien connaître soi-même et déplorait que les intentions les plus droites se heurtassent à tant de contradictions.

Au milieu de son bonheur, Preymont ne voyait rien ; mais si, dans sa quiétude, son don d’observation s’émoussait, Mme de Preymont s’inquiétait. Elle adorait trop son fils pour que, après un premier moment d’aveuglement, sa clairvoyance ne fût pas éveillée par la physionomie pensive et parfois triste de Mlle Jeuffroy.

« Il n’est pas aimé ! pensait-elle. Suzanne n’a pas le visage heureux de la femme qui aime. »

Néanmoins, tout en sentant que le terrain sonnait creux, elle essayait d’écarter ses appréhensions grandissantes.

Preymont avait écrit à Saverne pour lui annoncer son mariage, mais le billet, envoyé à l’étranger, ne devait jamais parvenir au destinataire. Didier, après avoir écrit qu’il séjournerait quelque temps à Édimbourg où la lettre lui avait été expédiée, était parti brusquement en négligeant de laisser derrière lui sa nouvelle adresse.

— Tu devrais écrire de nouveau à Didier, dit Mme de Preymont à son fils. S’il avait reçu ta lettre, il t’aurait répondu.

— Je suis obligé d’aller passer quelques jours à Paris, répondit-il. Il est possible que je l’y rencontre ; dans le cas contraire, ses amis pourront sans doute me donner son adresse exacte.

Preymont partit après avoir fixé avec M. Jeuffroy la date du mariage. Malgré le trouble extrême avec lequel Suzanne envisageait maintenant le dénouement nécessaire, elle avait dû céder aux instances de Marc et accepter une date rapprochée.

Le lendemain du départ de son fils, Mme de Preymont, qui décachetait le courrier, trouva une lettre de Saverne. Son premier mouvement fut de l’envoyer à Marc ; mais, remarquant qu’elle était timbrée de Paris, elle se ravisa et l’ouvrit.

« Mon cher Marc, disait Saverne, si tu n’as jamais connu le supplice d’être enchaîné, tu ne pourras imaginer ce que sont pour moi les délices de l’heure actuelle. Je suis libre, mon cher ! et tu ignores certainement ce que ce simple mot contient d’allégresse. Depuis l’année dernière, mes sentiments n’ont pas varié une minute, une seconde ; or, si ta cousine était mariée, tu me l’aurais évidemment appris. J’arrive donc comme la foudre pour l’enlever, quelque résistance que voudra m’opposer son affreux bonhomme de père. Qu’a-t-elle pensé de ma fuite et de mon silence ? Elle m’aura mal jugé évidemment, et le diable m’emporte si cent fois je n’ai pas été sur le point de lui écrire !… J’ai heureusement confiance dans sa sympathie, et si, comme je le crois, elle m’eût écouté favorablement, je saurai bien me disculper et faire revivre ses bonnes impressions. J’espère qu’elle n’a pas oublié mon émotion d’enfant en lui disant adieu ; pour moi, je sens bien qu’en la revoyant je suis capable de toutes les sottises. Je suivrai de très près ce griffonnage, mon vieux, et je t’embrasse d’un cœur tout ravi.

« Saverne. »

— Il ne sait rien et il arrive ! pensa Mme de Preymont. Comme il a l’air sûr de lui ! Par-dessus tout, il ne faut pas qu’il voie Suzanne avant de m’avoir parlé. Mais il est bien capable d’aller directement chez elle.

Ce soir même et le lendemain, elle envoya sa voiture attendre Saverne à l’heure des trains, mais il n’était pas dans la tournure d’esprit du jeune homme de choisir la voie normale, et, pendant que le valet de chambre de Preymont guettait le voyageur à la gare, Didier arrivait pédestrement au manoir, très décidé à ne pas attendre une seconde pour voir Suzanne. Mais il était résolu également à se contenter de la saluer et à marcher dans une voie très correcte en priant Mme de Preymont de faire la demande en mariage.

Suzanne était assise sur la terrasse. Triste et perplexe, elle regardait vaguement le grand perron du manoir, songeant à ceux qui, depuis des siècles, avaient descendu les vieux degrés pour venir rêver à l’endroit où elle-même s’abandonnait à de pénibles réflexions.

« Ont-ils été aussi inconséquents que moi-même ? se disait-elle. Ont-ils vu clair en eux et autour d’eux ? Ont-ils su se diriger sans erreur dans les tournants compliqués de leurs sentiments ?… »

Puis elle les plaignait parce qu’elle se plaignait elle-même, ce qui est rationnel. Elle eût voulu savoir si une des femmes qui avaient habité jadis ce vieux logis pittoresque s’était trouvée dans une position identique à la sienne, suivant les mêmes pensées à la place qu’elle occupait, désirant le bonheur d’un homme malheureux qui l’adorait, voulant se dévouer et puisant dans cette idée le courage d’agir en dépit de doutes douloureux.

Le bruit d’un pas ferme, qui résonnait sur le sol caillouteux du chemin, la tira de sa rêverie. En reconnaissant Saverne, une émotion extraordinaire lui inspira l’idée folle de s’enfuir pour ne pas le recevoir. Elle se leva précipitamment et courut vers les charmilles, craignant de n’avoir pas le temps d’arriver jusqu’à la maison, mais elle s’arrêta tout à coup pour penser :

« Est-ce que je deviens complètement absurde ! Eh bien, c’est M. Saverne, voilà tout !… et c’est la fiancée de M. de Preymont qui va le recevoir. »

Néanmoins elle se réfugia sous les charmes, mais elle avait repris en apparence sa tranquillité quand Didier qui, du chemin, l’avait aperçue dans les jardins, s’approcha d’elle.

— Je ne vous savais pas ici ? dit-elle en l’accueillant d’un air calme.

— J’arrive ! dit-il tout haletant, la dévorant des yeux et oubliant le plus complètement du monde toutes ses résolutions d’homme correct.

— C’est vraiment aimable à vous d’être entré ici en passant, répondit Suzanne que le regard de Didier troublait jusqu’au fond de l’âme. Venez voir mon père.

— Pour Dieu, que voulez-vous que j’en fasse ? s’écria Saverne.

Il jeta son chapeau loin de lui, prit la main de la jeune fille et dit avec cette maladresse émue qui a près d’une femme une éloquence plus persuasive que des mots expressifs :

— Je suis si content, si content !… Je désirais tant… mais je ne sais pas comment m’exprimer ! L’atroce année que j’ai passée là !… et impossible de vous dire que je vous aimais comme un fou !…

Suzanne avait inutilement cherché à retirer sa main, mais, aux derniers mots, elle l’arracha vivement :

— Taisez-vous !… je suis fiancée.

— Fiancée !…

Le mot l’étourdit au point qu’il n’en comprit pas tout le sens.

— Fiancée ! répéta-t-il d’un air stupéfait. A qui, à quoi ? Fiancée par votre père, à quelque gredin de mollusque qui vous rendra malheureuse et vous enfouira dans un trou abominable !… Allons donc ! c’est impossible !…

Suzanne, les yeux dilatés par une secrète angoisse, répondit posément :

— Rien ne vous donne le droit de me parler ainsi, monsieur. Je suis fiancée à votre ami, M. de Preymont.

— Ah ! c’est Preymont !… ah ! sacrédié !!…

L’étourdissement du premier moment avait disparu, et il voyait devant lui un malheur auquel il n’avait même pas pensé.

Sa grande taille légèrement inclinée, les traits altérés par une souffrance réelle, il contemplait silencieusement la jeune fille à laquelle il n’avait jamais paru plus séduisant. Elle vit ses yeux s’emplir de larmes et ses lèvres trembler comme celles d’un enfant qui retient ses sanglots.

Elle détourna son regard et, pour calmer sa propre émotion, voulut songer à la déloyauté dont il lui avait donné la preuve, mais elle ne put ressusciter sa colère.

— Vous n’aviez donc pas vu que je vous aimais ? dit-il d’une voix entrecoupée et sans penser à la fatuité naïve de sa question. En vous quittant, je croyais cependant vous avoir prouvé ce que je ne pouvais encore avouer ouvertement.

— Je sais, répondit Suzanne froidement, que vous m’avez fait une cour déloyale, c’est le seul souvenir que j’aie gardé de nos relations.

— Vous savez ?… comment, vous savez ! Ah ! on vous a instruite de certaine particularité… Écoutez, continua Saverne de ce ton de franchise qui lui attirait toujours la sympathie, ne me jugez pas, je vous en conjure ! J’ai eu des torts, sans doute ; je ne suis pas un saint, oh ! Dieu, non ! mais, mademoiselle, laissez-moi vous le dire : vous connaissez si peu la vie et les hommes que votre jugement risque de s’égarer, car il passe toujours à travers votre adorable nature.

Suzanne n’avait pas besoin pour pardonner de sollicitations bien pressantes ; mais, au milieu de l’étrange désolation qui s’emparait d’elle, le souci de sa dignité et de celle de Preymont dominait tous ses sentiments.

Elle répondit avec un peu de hauteur :

— Vos actions, monsieur, ne me regardent pas ; je me reproche déjà d’avoir écouté votre déclaration quand les circonstances vous interdisaient de parler. Veuillez vous retirer.

— Ah ! pourquoi suis-je arrivé trop tard ! s’écria Saverne.

— Trop tard ! releva Suzanne, tremblant qu’il n’emportât un doute sur ses sentiments. Le mot est au moins impertinent.

— Impertinent, insolent, tout ce que vous voudrez ! répliqua Didier. Mais je sais bien qu’un homme qui n’est ni caduc, ni imbécile, ni méchant, pouvait vous plaire. Sans cette diable de fatalité qui… Et vous l’aimez, lui ? dit-il avec un sourire incrédule.

— La question est offensante, monsieur, répondit-elle les yeux brillants de colère.

Elle voulut s’éloigner, mais Saverne, pris d’un accès de désespoir et de passion, sans se soucier de la froisser, sans s’occuper de sa fierté ombrageuse, lui saisit les mains et reprit d’un ton passionné :

— Traitez-moi comme vous le voudrez, dites que je joue un rôle misérable, mais il ne sera pas dit que je ne vous aurai pas exprimé, comme je veux le faire, l’amour que j’ai pour vous. La première fois que je vous ai vue, je vous ai aimée, et, depuis cet instant, vous n’êtes pas sortie de mon cœur. Si vous saviez ce que vous êtes ! vous êtes la beauté qui ravit les yeux, la femme qui est la joie, l’honneur d’un foyer. Vous êtes… celle que j’aime enfin !

Après avoir vainement essayé de l’interrompre et de fuir, elle parvint à se dégager, pâle de ressentiment et d’une émotion que, malheureusement pour sa tranquillité, elle devait analyser plus tard.

— Avec qui vous croyez-vous donc ? s’écria-t-elle. Je vous défends, entendez-vous ? je vous défends de remettre jamais les pieds ici.

Didier, tout confus de son entraînement, fixait cependant sur elle son regard hardi rempli d’admiration.

— Je vous demande pardon, je ne suis qu’un fou… Je pars… soyez tranquille. Je savais bien qu’en vous voyant j’étais capable de toutes les sottises. Mais vous êtes si… Ah ! morbleu ! que je suis malheureux !

Il s’éloigna à grands pas et faillit renverser M. Jeuffroy qui entrait sous la charmille.

— Tiens ! vous ici !

— Oui ! cria Saverne, j’étais venu pour enlever votre fille malgré vous, ne sachant pas qu’elle était fiancée.

— Pourquoi criez-vous si fort ? Je ne suis pas sourd. Enlever ma fille ! répondit M. Jeuffroy offensé et gagné par l’agitation de Didier ; l’enlever malgré moi !… pour qui nous prenez-vous ?

— Elle, pour une femme adorable ! tonna Saverne en secouant la main du bonhomme de façon à le faire crier, et vous, pour un imbécile sans cœur !

Il disparut, pendant que M. Jeuffroy, abasourdi, disait :

— Eh bien, il est gentil !

Il chercha sa fille des yeux, mais Suzanne s’était enfuie et enfermée à double tour dans sa chambre.

Il rentra chez lui en grondant et trouva sa sœur dans le vestibule.

— As-tu vu Suzanne ? demanda-t-il.

— Pas encore ; qu’est-ce qu’il y a ? Elle n’est pas malade ?

— Non, mais elle était dans le jardin en tête à tête avec Saverne, que je ne savais pas arrivé dans le pays. Il avait l’air d’un fou, je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux, tâche de le savoir.

Tous les sentiments de Suzanne étaient dominés par une sensation de terreur désolée, car une lumière trop soudaine avait dissipé l’obscurité dans laquelle les replis de son âme se dérobaient. Elle regardait avec consternation l’engagement pris sous l’influence d’un sentiment romanesque, puis se reprochait comme une faute grave, elle si fière, si droite, si entière dans ses jugements, de n’éprouver aucune colère contre Didier. Il avait agi de façon à froisser sa droiture, blesser sa délicatesse, et elle était obligée de s’avouer que sa colère se perdait dans une joie inconnue et que, libre, elle lui eût donné sa vie avec élan.

« De quel droit maintenant, pensait-elle, oserais-je blâmer les inconséquences des autres ? Il a raison : je ne dois pas le juger sévèrement quand je vois par moi-même combien il est facile de faire des faux pas. »

Elle marchait avec agitation en se répétant :

« Il m’aime ! et je ne suis plus libre ! »

Un coup frappé à la porte la fit trembler, mais, en reconnaissant la voix de Mlle Constance, elle alla ouvrir.

— Tu pleures !… ma chérie, qu’as-tu ? Tu viens de voir M. Saverne ; qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il revenait pour demander ma main, répondit Suzanne en essayant de parler tranquillement.

— Et tu le regrettes pour mari… Alors tu vas rompre avec M. de Preymont ? s’écria Mlle Constance qui, dans son aversion pour le projet arrêté, eût prêté les deux mains au mariage de sa nièce avec Saverne.

— Rompre !… répéta Suzanne d’une voix indistincte.

Un instant, ce mot fit battre son cœur d’une joie extraordinaire.

— Oui, rompre ! répéta Mlle Constance avec énergie. Veux-tu que j’aille trouver tout de suite Mme de Preymont ? Ton cousin se consolera et en épousera une autre, et toi, ma chère nièce, ma chérie, je te verrai faire un mariage qui, sans me plaire complètement, aura du moins…

Mais elle fut interrompue par une exclamation indignée de Suzanne que les paroles de Mlle Constance avaient replacée en face de la réalité :

— Y pensez-vous ? et ma parole, et la foi jurée, ma tante ?

— Ta, ta, ta, la foi jurée !… c’est un mot, ma chère enfant, surtout quand il s’agit de ton avenir. Laisse-moi faire, continua-t-elle, je vais arranger les choses. Ce sera facile avec M. de Preymont ; avec ton père nous aurons plus de mal, mais nous arriverons.

Suzanne, maintenant de sang-froid, l’écoutait avec indignation.

— Pourquoi me donnez-vous un pareil conseil ? s’écria-t-elle. Je ferais là une action lâche et déloyale ! Abandonner Marc, quand c’est moi-même… Tenez, à mes yeux, ce serait déshonorant !… J’ai été émotionnée, il est vrai, trop émotionnée par la scène que M. Saverne m’a faite, mais c’est tout.

— Cependant tu pleurais, mon enfant ? dit Mlle Constance déconcertée.

— Vous m’avez surprise au milieu d’impressions vives, mais passagères, répondit Suzanne. Il est toujours pénible d’être la cause d’un chagrin, et j’ai vu que M. Saverne en avait beaucoup. Quant à Marc, il a ma parole, et pas un instant je n’ai eu la pensée de rompre avec lui…

Pendant ce temps, Didier avait couru chez Mme de Preymont, qui comprit immédiatement à son air bouleversé que ses craintes étaient réalisées et qu’il avait vu Suzanne.

— Pourquoi, s’écria-t-il, pourquoi ne m’avoir pas prévenu ?

— Mais on vous a écrit, répondit-elle, et Marc comptait vous écrire de nouveau s’il ne vous rencontrait pas à Paris.

— Je ne serais pas venu alors, et surtout…

— Surtout quoi ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Je n’aurais pas parlé ! répondit-il, marchant à grands pas dans le salon. Que ce Marc est heureux !… Elle est si séduisante ! Quand je pense que depuis un an j’attendais ce moment comme on…

Il se jeta sur une chaise, cacha sa tête dans ses bras et pleura comme un enfant.

Mme de Preymont, émue, s’approcha de lui et posa la main sur son épaule.

— Voyons, Didier !

— C’est fini ! dit-il en se redressant vivement. Et à présent je n’ai plus qu’à m’en aller.

Mme de Preymont, trop absorbée dans ses propres inquiétudes pour s’arrêter longtemps sur le chagrin de Saverne, dit en hésitant :

— Vous dites que vous avez parlé… mais Suzanne ? Vous l’aurez troublée bien inutilement.

— Troublée… je ne sais pas si elle l’était, répondit Saverne ; tout ce que je sais, c’est qu’elle s’est mise en colère, qu’elle m’a flanqué à la porte et que jamais je ne l’ai tant aimée…

— Et que jamais aussi vous n’avez si mal agi : la fiancée de votre ami !

— Oh ! ça, c’est vrai, répondit Saverne, j’ai agi comme un butor. Maintenant, vous dire que je le regrette absolument, ce serait mentir. Mais je crois qu’il est urgent que je parte.

— Absolument urgent, répliqua Mme de Preymont d’un ton grave, et, au cas où vous hésiteriez, j’exigerais votre départ par égard pour moi et au nom d’une amitié qui ne peut pas être entièrement effacée par cette rivalité.

— Oh ! Dieu, je n’en veux pas à Marc, répondit Saverne. Il a gagné la partie, tant mieux pour lui !

Le soir même il reprenait le chemin de Paris sans avoir rien dit qui pût confirmer ou détruire les doutes de Mme de Preymont.

X

Trois jours plus tard, Preymont, impatient de revenir en Anjou, quitta Paris par un train de nuit et descendit le matin à Saumur, où il devait régler quelques affaires. Puis, séduit par la matinée ravissante, il prit à pied la route de Saint-C…

Il marchait joyeusement, le cœur léger et l’esprit dispos, savourant les impressions fortes que le charme puissant et pénétrant de la nature donnait à sa pensée libre.

La campagne, très estompée dans ses lointains, était voilée dans les plans les plus rapprochés d’une vapeur aussi légère qu’un tulle de soie tissé par un génie merveilleux. Sur les herbes, les buissons, un peu partout, des toiles d’araignée étaient tendues et des gouttes scintillantes de rosée reposaient sur leur fin tissu. Des fils de la Vierge volaient lentement dans l’air si calme que des trembles, près desquels passait Preymont, ne chuchotaient même pas leur hymne habituel.

Il suivit un sentier, tout au bord de l’eau, passant entre des saules trapus et creux dont la vieille écorce laissait encore échapper des jets vivaces. De grandes fleurs mauves, aux tons doux et pâlis de l’arrière-saison, envoyaient, avant de s’effeuiller, un dernier sourire à la lumière, et, en foulant les mousses fraîches remplies de tant de vies imperceptibles, il songeait :

« Vous ne m’attristez plus, vous tous qui vivez libres et heureux dans votre inconscience. Vieux amis, témoins discrets auxquels l’homme a confié si souvent ses rêves et ses tristesses… Bientôt je viendrai avec elle vous dire que je prends part avec vous au grand banquet divin. »

En arrivant chez lui, il demanda à un domestique si Mme de Preymont était sortie.

— Non, monsieur ; madame est dans le salon, où j’ai porté le courrier il y a une demi-heure.

Preymont fit le tour de la maison et s’arrêta pour admirer des asters variés qui s’étaient épanouis pendant son absence.

« Aujourd’hui, se dit-il, je lui enverrai un buisson de ces petites étoiles qu’elle aime. »

Une des portes-fenêtres du salon, largement ouverte sur le perron dont les rampes étaient recouvertes de capucines grimpantes, laissait pénétrer dans l’appartement l’air encore très chaud de l’automne. Des mouches bourdonnaient comme au printemps, tout avait l’aspect séduisant de la beauté souriante et de la vie heureuse.

« Pourquoi n’entre-t-elle pas aujourd’hui dans sa nouvelle demeure ? pensa-t-il. Les choses elles-mêmes lui feraient un accueil féerique. »

Il monta tranquillement les degrés du perron et, à sa profonde surprise, aperçut sa mère qui pleurait, le visage caché dans ses mains.

« Suzanne ! il lui est arrivé un accident… »

Il entra vivement ; en l’apercevant, Mme de Preymont eut un air effrayé qui acheva de confondre son fils. Instinctivement, elle fit un mouvement rapide pour cacher des lettres qui, ayant glissé de ses genoux sur le tapis, avaient frappé les yeux de Marc quand il était entré. Mais, avant qu’elle ait pu l’en empêcher, il s’était baissé machinalement et les avait ramassées.

— Ne lis pas ! c’est pour moi ! s’écria-t-elle.

Mais il était trop tard, car Preymont avait reconnu l’écriture de Suzanne. Il écarta doucement sa mère :

— Laissez, dit-il, je dois savoir tout ce qui la concerne.

Les premières pages qui tombèrent sous ses yeux furent une lettre de la supérieure qui écrivait à Mme de Preymont.

« Madame, disait la religieuse, j’ai longtemps hésité à vous écrire, et pourtant je suivais pas à pas la marche des sentiments d’une enfant dont le bonheur m’est trop cher pour que j’hésite plus longtemps. J’avais d’abord songé à vous expliquer moi-même la situation, sans vous imposer la douleur de lire les lettres de ma pauvre Suzanne, mais j’ai pensé que vous croiriez difficilement à ma clairvoyance, et j’ai le courage, que vous allez trouver bien cruel, de vous envoyer toutes les confidences de Mlle Jeuffroy. Dans sa naïve inexpérience, dirigée par un mobile généreux, elle s’est trompée sur elle-même ; je laisse à votre jugement, Madame, le soin de décider si une rupture ne sera pas moins douloureuse pour monsieur votre fils que le malheur d’épouser une femme qui ne l’aime pas et qui, je le crains, a donné inconsciemment toute sa sympathie à un autre. Votre tendresse saura du moins amortir le choc que les circonstances, malheureusement, ne me permettent pas d’adoucir pour vous. »

La dernière lettre de Suzanne, écrite sans ordre, à la hâte, était l’explosion de son âme bouleversée :

« Madame et amie, depuis ce matin je suis tellement troublée, désolée, que je ne sais si je pourrai vous dire tout ce que je pense, tout ce que je sens. M. Saverne, dont je vous ai parlé l’année dernière sans vous rien dissimuler de mes sentiments, est venu me voir. Si j’ignorais complètement son arrivée, j’ignorais encore plus pourquoi il venait. Il m’aime, il me l’a dit ! comment dire ce que j’ai éprouvé ?… Un sentiment désolé dominait mes autres sentiments, et une lumière subite dissipait l’obscurité dans laquelle je me débats depuis quelque temps. Ces mots d’amour, ces mots charmants… malgré moi ils me ravissaient prononcés par lui, tandis qu’ils m’attristent et m’effrayent prononcés par un autre. Pourquoi, lorsque je compare, me semble-t-il presque ridicule d’écouter Marc me dire des paroles de tendresse passionnée ? Pourquoi, pourquoi ne puis-je aimer celui qui m’aime tant ?… Son intelligence est remarquable, son cœur si bon que le mien est navré quand je pense que jamais plus, il me semble, je ne pourrai croire à la sincérité de ma propre affection. Que faire ? que devenir ? Pour rien au monde je ne voudrais le tromper, et, en même temps, je n’ai ni le droit ni le désir de détruire le bonheur que j’ai promis. Mon espoir, c’est que, une fois encore, je me trompe sur mes nouveaux sentiments, car, au début de nos fiançailles, je n’étais pas la même. Et moi, Madame, qui croyais si facile d’agir toujours dans la vie d’après la règle inflexible de ma droiture, voilà où j’en suis ! Dites un mot qui me rassure sur moi-même. Mon imagination de jeune fille m’a tant de fois égarée… tant de fois je me suis trompée que je me remets entre vos mains. Ici personne ne peut ni me comprendre ni me diriger. Et cependant ne croyez pas que j’aie l’idée de revenir sur un engagement que je considère comme définitif : ma parole est donnée et bien donnée. Hélas ! que de contradictions ! Dites-moi que le trouble actuel n’est rien ; dites, je vous en conjure, qu’il est impossible que je prenne en aversion un homme qui m’aime si ardemment. C’est impossible, n’est-ce pas ? S’il n’était encore que mon ami, comme cette sorte d’antipathie, que j’aperçois depuis quelque temps avec effroi, disparaîtrait promptement ! Démêlez le vrai et le faux, Madame, tendez la main à l’enfant que vous avez toujours tant affectionnée.

« Suzanne. »

Un morne, un pesant silence régnait dans le salon. Une guêpe le rompit un instant par son bourdonnement aigu, puis s’échappa après un vol capricieux que les yeux de Preymont suivirent machinalement.

Mme de Preymont, terrifiée, regardait son fils. De grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage, et sa main tremblante avait laissé échapper la dernière lettre. Il semblait terrassé, et son cœur écrasé ne trouvait même pas un cri.

Elle lui parla, mais il ne l’entendit pas. Alors, s’approchant de lui, elle l’entoura de ses bras en murmurant :

— Marc, dis un mot, je t’en supplie !

Cette caresse brisa son impassibilité, et il répondit d’une voix faible :

— Qui parle ? que dit-on ?… qu’elle m’aimait peut-être !…

Et, au son de sa voix, revenant complètement à lui, il pressa son front de ses deux mains en s’écriant :

— Oh ! que je hais la vie !…

Le même profond silence succéda à ce cri qui, dans une douleur suprême, était le résumé de toutes les douleurs cachées d’une existence.

Mme de Preymont, sans force pour parler, était, avec son visage angoissé, la personnification de la souffrance. Pour la première fois, peut-être, un sentiment de révolte altérait sa foi robuste. Mais ce fut une ride sur une eau profonde et calme, et, devant sa profonde impuissance, une prière ardente s’échappa secrètement de son cœur pour le fils frappé.

Devina-t-il une pensée qui, malgré lui, avait souvent avivé son irritation ? Mais, tout à coup, il laissa déborder la fougue de son amertume.

— Oh ! cette affreuse fatalité de la vie ! s’écria-t-il. Où est donc la bonté qui en régit les lois ? Quand, enfant, on vous dit que Dieu est bon, vous croyez cela… mais vous croyez parce que vous êtes heureux ! Amère dérision des mots et des choses !…

Il avait retrouvé soudain toute l’amertume de son adolescence et de sa jeunesse. Elle n’était qu’à l’état latent dans une âme que le travail et l’énergie avaient maintenue dans l’ordre, du moins extérieurement. Des phrases emportées se pressaient rapides sur ses lèvres ; jamais il n’avait laissé parler aussi ouvertement les sentiments secrets qui l’avaient souvent étouffé, et il éprouvait un âpre soulagement à briser dans ses transports les digues que sa volonté avait construites.

Mme de Preymont, sentant que cette violence était un bien, n’essayait pas d’arrêter les paroles révoltées de son fils ; mais, abîmée dans sa douleur, elle pleurait autant sur le passé dont elle sondait les misères devinées ou entrevues que sur le malheur qui balayait brutalement tant d’espérances.

Cédant à un nouveau mouvement, il s’approcha d’elle et dit en lui prenant la main :

— Pauvre mère… pardonne, mais je suis si malheureux !

Il prononça ces mots d’une voix brisée et très bas, humilié de son aveu ou craignant de ne plus se dominer. C’est ce qui arriva, et des sanglots déchirèrent sa poitrine. D’un bras caressant, elle le retint près d’elle, comme autrefois quand, dans son enfance, alors que l’expérience et l’énergie ne lui avaient pas encore appris à maîtriser son premier mouvement, il venait lui raconter, en pleurant d’angoisse et de colère, les humiliations qu’il avait subies.

Mais ce moment d’abandon fut court, et il recouvra une sorte de sang-froid pour relever la lettre de Suzanne et dire d’un ton saccadé :

— Elle est sur le point de me prendre en horreur !… si le mot n’est pas écrit, il est pensé… A quoi sert de se donner tout entier ! L’homme le plus misérable connaît la douceur d’être aimé… moi, ce n’est même pas de la pitié que j’inspire, c’est de l’aversion…

— Donne-moi cette lettre, dit Mme de Preymont en cherchant à la lui prendre.

— Croyez-vous donc, répondit-il avec emportement, qu’elle n’est pas pour toujours gravée dans ma mémoire ? Laissez-la-moi… j’en aurai peut-être besoin.

Il alla s’asseoir à l’extrémité du salon et, pendant des heures, ne desserra pas les lèvres. De temps en temps il se levait pour marcher fébrilement, puis, revenant se jeter sur sa chaise, il regardait vaguement devant lui. Inquiète de son mutisme, sa mère essaya de le faire parler, mais il agita la main avec impatience et ne répondit pas.

Ses sourcils contractés, l’altération de ses traits, disaient dans quelle lutte il se débattait. Mme de Preymont, qui avait repris assez possession d’elle-même pour voir nettement la marche à suivre, attendait avec anxiété qu’il abordât le terrain brûlant.

— Je vais aller la trouver ! dit-il enfin d’une voix brève.

Inquiète, elle répondit vivement :

— C’est moi qui dois faire la démarche ; c’est moi qui dois lui dire qu’elle est libre.

Mais elle s’était trompée sur les sentiments qui agitaient son fils, car, au mot de libre, il s’écria avec colère :

— Libre ! de quelle liberté parlez-vous ? Elle est à moi ! Elle-même le dit : elle ne reviendra pas sur la parole donnée, et moi, je ne la lui rendrai jamais, jamais !

— La passion t’égare, répondit Mme de Preymont doucement, mais avec la fermeté qu’elle avait toujours en face d’un devoir nécessaire. Tu dois lui rendre sa parole.

— Et donner Suzanne à Saverne ! s’écria-t-il violemment. Quoi ! ma mère, vous qui avez tout fait pour que mon amour se développe, vous qui avez encouragé mes espérances, vous enfin qui savez que cette passion est ma vie, vous venez me dire qu’il faut renoncer au bonheur sur un caprice d’imagination !… car ce n’est qu’un caprice, qu’une imagination de jeune fille un peu romanesque. Les brouillards qui obscurcissent son esprit et son cœur se dissiperont au premier pas qu’elle fera dans la vie réelle…

Mais sa voix devenait hésitante, car il parlait contre une conviction secrète qui lui répétait que, de part et d’autre, le roman avait été dans l’étrange croyance qu’il pouvait être aimé, et il lisait sur le visage de Mme de Preymont que les mêmes pensées l’agitaient.

Elle se disait en effet que son amour pour son fils avait altéré son jugement, et qu’elle avait cherché dans les exceptions un encouragement à ses désirs.

Elle posa la main sur les bras de Preymont et lui dit :

— Je t’en prie, Marc, laisse-moi agir… ce sera mieux pour toi et pour elle.

— Elle !… répliqua-t-il en frappant du pied. Qu’importe, elle ! Il est bon qu’elle souffre de la douleur d’un homme que son caprice réduit au désespoir.

— Du moins, attends à demain… tu ne te possèdes pas.

— L’attente m’exaspère ! répondit-il brièvement.

Il partit brusquement et marcha comme un fou jusqu’au manoir. Mais, au lieu d’entrer immédiatement, il descendit au bord du fleuve, comprenant la nécessité de recouvrer un calme relatif.

Où était le moment béni où, d’une voix tendre, elle lui avait promis sa foi ? Où était l’homme enivré qu’il avait un instant connu ? Repoussé violemment en arrière, les semaines heureuses n’étaient plus pour lui qu’un mirage. Joie, paix, bonheur, tout était fini, et il était rejeté brutalement dans le pays solitaire d’où il s’était enfui. Pourquoi avait-il cru ? Pourquoi n’avait-il pas cédé à la raison qui lui avait fait entrevoir la vérité ? Questions et pensées tourbillonnaient sans qu’il pût s’arrêter sur un point principal. Ses efforts tendaient à chercher la façon dont il allait aborder Suzanne. Il préparait des phrases, mais les abandonnait aussitôt pour se laisser envahir par une torpeur qu’il ne pouvait secouer. Au milieu du vide de sa pensée, il se surprit à songer à des faits insignifiants ou à examiner avec un intérêt puéril les mouvements lents d’un bateau dont la voile refusait de se gonfler sous la brise trop faible.

Mais tout à coup il remonta en courant au manoir, et à la porte du parc il rencontra M. Jeuffroy.

— Quelle singulière figure, Preymont ! Est-ce que vous êtes malade ?

— Ce n’est rien… Où est Suzanne ? J’ai besoin de lui parler, de la voir seule.

— En partant, je l’ai aperçue assise à la fenêtre du salon… Qu’avez-vous, mon cher ? Vous avez l’air… Mais j’y pense, s’écria-t-il avec effroi, vous étiez à Paris pour affaires, est-ce que vous êtes ruiné ?

— Pis que cela ! répondit Preymont qui passa rapidement devant lui et s’élança dans les jardins.

— Pis que cela ! répéta M. Jeuffroy. Il est bon !… Pourquoi tient-il tant à être seul avec ma fille ? Parbleu ! quelque querelle d’amoureux ! son air et sa grande phrase le prouvent.

Les quelques mots échangés avec M. Jeuffroy avaient fait du bien à Preymont en rompant le charme qui, paralysant sa pensée, le tenait en quelque sorte éloigné du moment présent.

La lettre de Suzanne à la main, il entra avec calme dans le salon où la jeune fille était assise d’un air abattu. L’attention de Preymont étant maintenant éveillée, il vit combien elle avait maigri depuis le jour où ils s’étaient fiancés, et que son visage portait les signes d’une extrême lassitude morale. Mais cette remarque et la tristesse de Suzanne ne firent que l’exaspérer.

Il s’avança vers elle, la regarda un instant sans parler et, brusquement, lui mit la lettre dans la main.

Elle se leva lentement en le regardant d’un air éperdu.

— Comment !… balbutia-t-elle.

— Envoyée à ma mère, répondit-il laconiquement.

Suzanne crut pendant un moment qu’elle allait s’évanouir. Tous les objets tournaient autour d’elle, et, pour ne pas tomber, elle s’appuya lourdement au dossier d’une chaise.

— Quel affreux abus de confiance ! murmura-t-elle avec consternation.

— Abus de confiance ! répéta-t-il d’un ton acerbe. A quoi pensez-vous ? Cette femme ne veut pas que vous soyez malheureuse en épousant l’homme à qui vous avez promis tant d’affection… Elle est logique.

L’expression de Preymont épouvanta Suzanne, qui, remise de son étourdissement, mais n’osant parler, attendit avec une angoisse indicible ce qu’il allait dire.

Il était debout, en face d’elle, respirant difficilement et cherchant des mots pour s’exprimer.

— Cette lettre… cette lettre odieuse, commença-t-il. Non, ce n’est pas ce que je veux dire… Enfin que s’est-il passé ? que vous a-t-il dit ? je veux le savoir de vous-même.

— Qu’il m’aimait, répondit-elle avec effort et très bas. Mais il ne savait pas d’abord que j’étais fiancée.

— Le bel obstacle pour lui ! s’écria Preymont. Suis-je un enfant pour croire que c’est tout ? Après vous avoir ravie par ces paroles qui vous ont semblé si douces à entendre, il vous aura dit, sans doute, que vous couriez au-devant du malheur, qu’on n’aimait pas un homme comme moi, que ce mariage vous couvrait de ridicule et que votre pitié vous égarait ?

— Pour qui me prenez-vous ? répondit Mlle Jeuffroy en faisant un pas vers lui. Marc, vous vous méprenez et sur lui et sur moi.

— Il ne me manque plus, s’écria Preymont en fureur, que de vous entendre le défendre !

Suzanne, effrayée, se tut devant cet homme hors de lui dont la colère était avivée par le moindre mot. Et, bouleversée elle-même, c’était bien inutilement qu’elle essayait de reprendre du sang-froid. Mais elle avait toujours l’attitude pleine de grâce, de dignité qui lui était habituelle, et Preymont la contemplait avec désespoir.

— Qui sait ? dit-il ironiquement, vous avez peut-être écrit cette lettre avec l’espoir de ce qui arrive maintenant ! Peut-être avez-vous cru que j’allais être assez imbécile pour vous jeter dans les bras d’un autre ?

A ces mots, Mlle Jeuffroy, dans un transport d’indignation, s’écria :

— Prenez garde à ce que vous dites, Marc, et sachez bien que ni la colère ni la douleur n’excusent à mes yeux une lâche insulte.

— Ah ! s’écria Preymont en lui saisissant le poignet, il vous sied bien de prendre un air offensé !… relisez votre lettre.

Suzanne se dégagea doucement. Elle savait bien qu’il avait le droit de l’accabler, qu’elle ne pouvait se défendre, et, cachant son visage dans une de ses mains, elle pleura.

Ses larmes et son attitude humiliée troublèrent Preymont. Longtemps il resta silencieux, puis il dit d’une voix si changée qu’elle leva les yeux pour voir si c’était bien lui qui parlait :

— C’est vous qui êtes venue à moi. C’est vous qui m’avez promis ce que je n’osais même pas désirer… Qu’est-ce que j’osais ? Rien ! Je vous aimais seulement… je vous aimais, je vous admirais tant, Suzanne ! Et quand j’ai été assez insensé pour croire à vos paroles, j’ai mis à vos pieds toutes les pensées d’un esprit qui ne vivait que pour vous, un cœur passionné, dévoué jusqu’à la mort s’il le fallait, et vous n’avez pas compris, pas aimé… Qu’a été cet homme dans votre vie ! un passant !… et vous l’aimez.

— De grâce, Marc, s’écria Suzanne d’un ton suppliant, ne croyez pas que je vous aie trompé. Je vous jure que je ne m’en doutais pas.

— Ah ! vous l’avouez donc ! dit-il en faisant violemment un pas vers elle.

Mais il s’arrêta et reprit avec accablement :

— Non… ne parlez pas… que me diriez-vous ? Il était un passant peut-être ! mais ce passant était le charme, la jeunesse, la beauté, ce que vous êtes vous-même : la séduction… Qu’étais-je pour lutter ? Une intelligence vivante et un cœur qui bat fortement dans une enveloppe misérable… O douleur, douleur inexprimable !

Brisée par l’expression de cette angoisse virile, Suzanne s’approcha de lui et, d’une voix entrecoupée par l’émotion, mais avec fermeté, elle lui dit :

— Je vous en conjure, Marc, oubliez cette lettre que vous n’auriez jamais dû lire ; oubliez un moment d’égarement. Regardez-moi et voyez si mon expression n’atteste pas la sincérité de mes paroles. Prenez ma main, mon ami, je serai votre femme si vous le voulez.

Il secoua la tête d’un air découragé.

— Aujourd’hui, Suzanne, dans ce moment d’émotion… mais demain ! Ce n’est plus possible ! dit-il d’une voix brisée.

Il la regarda quelque temps en silence, puis reprit avec irritation :

— Ne sais-je pas que ce mot : Ce n’est plus possible ! vous ravit au fond de vous-même, qu’il vous délivre d’un poids trop lourd pour vos forces ? Oh ! ne protestez pas ! N’ai-je pas lu toutes vos lettres… La dernière n’est pas un moment d’égarement, elle est l’affirmation de la vérité ; et je sais, je sens si bien, voyez-vous, ce que vous éprouvez… c’est le sentiment inconscient encore peut-être, mais certain d’une immense délivrance !… Et puis, dit-il en changeant de ton et en détournant la tête, vous êtes à un autre !…

Ces derniers mots furent prononcés avec l’expression d’une douleur contenue si déchirante que Suzanne en trembla d’émotion. Emportée par une pensée généreuse, elle répondit d’un ton résolu :

— Écoutez-moi, Marc ! si, comme vous le dites, notre mariage est désormais impossible, voulez-vous du moins que je ne sois jamais à un autre ? Je vous dois une réparation, et je saurai tenir ma promesse, je vous le jure !…

Elle s’était reculée de quelques pas ; sa taille souple très droite et son visage pâli tout animé d’une résolution enthousiaste, elle n’avait jamais été ni plus belle ni plus séduisante.

— Pauvre, pauvre enfant romanesque ! répondit Preymont d’une voix altérée. Vous ne savez ce que vous proposez, et, lors même que cette promesse pût être sérieuse, je ne vous aime pas de cet amour cruel qui voudrait vous vouer au malheur… Dieu veuille que je ne le revoie jamais, lui ! continua-t-il avec colère, mais je ne serais qu’un misérable si j’abusais de votre naïveté pour approuver, même à titre d’épreuve passagère, cette absurde et généreuse idée de jeune fille…

Cette réponse fut suivie d’un long silence.

Suzanne s’était assise, et, les coudes sur une table, la tête dans ses mains, elle pleurait amèrement. Lui regardait comme dans un rêve les vieux jardins où, quelques jours auparavant, il lui disait encore sa folle tendresse.

Il reprit d’un ton bref et légèrement ironique :

— Vous êtes libre, enfant… et un avenir heureux est devant vous.

— Oh ! Marc, pardonnez-moi ! s’écria Suzanne en tendant les mains vers lui. J’étais sincère dans mes désirs, je voulais vous rendre heureux, je vous aimais depuis mon enfance de la plus tendre affection… J’avais cru que c’était bien, que c’était possible… Je vous ai fait tant de mal ! Comment voulez-vous que je sois heureuse avec un tel remords dans ma vie !…

Elle pencha la tête et se remit à sangloter.

Preymont s’approcha, effleura de ses lèvres les cheveux de la jeune fille en disant d’une voix faible comme un souffle, car il ne se sentait plus maître de lui :

— Ma bien-aimée… vous avez vingt ans ! adieu.

Quand Suzanne leva les yeux, elle était seule et délivrée de tout engagement.

XI

Preymont passa rapidement entre les vieux arbres de formes singulières qu’il avait toujours aimés, traversa presque en courant les allées bordées de grand buis où il l’avait si souvent regardée passer, et, sans vouloir se donner le temps de réfléchir, il retourna précipitamment chez lui en disant :

« Je vais quitter ce pays à l’instant ! qu’importe où j’irai ! »

En se revoyant, ni lui ni sa mère n’entrèrent dans des explications ; il lui dit seulement :

— Je pars !… sans savoir encore où j’irai, mais je vous l’écrirai de Paris. Je ne veux pas rester même une nuit si près d’elle et au milieu de tous ces objets dont la vue m’est devenue intolérable. Quand reviendrai-je ? je n’en sais rien.

Sous l’empire d’une pensée qui la torturait, Mme de Preymont s’écria :

— Ah ! tu ne peux pas partir seul, Marc ! Je vais avec toi ; laisse-moi t’accompagner.

— Je veux être seul, répondit-il d’un air sombre, votre présence elle-même me ferait du mal.

Mais, comprenant à son regard plein d’effroi quelle était sa pensée, il reprit :

— Rassurez-vous… je vous donne ma parole d’honneur que je vivrai.

Il écrivit rapidement quelques mots à M. Jeuffroy, et s’asseyant ensuite près de Mme de Preymont, il lui dit :

— Je ne reviendrai ici que lorsque je serai sûr de ne pas rencontrer Suzanne. Je vous la confie, ma pauvre mère ; je redoute pour elle la colère de M. Jeuffroy : elle aura besoin de vous.

— C’est trop me demander, répondit Mme de Preymont avec amertume, je ne veux ni la revoir, ni m’occuper d’elle.

Il ne dit rien tout d’abord ; ce ne fut qu’après un silence prolongé pendant lequel, en pensée, il se penchait encore avec irritation, amour, colère et tendresse sur une femme en pleurs, qu’il répondit d’une voix basse et émue :

— C’est que vous ne l’avez pas vue pleurer !…

Au moment de monter en voiture, il revint à ses recommandations.

— Protégez-la ; écoutez plutôt votre jugement que votre cœur froissé, mais, quand vous m’écrirez, ne me parlez jamais d’elle… excepté quand tout sera fini, je veux savoir…

Sans terminer sa phrase, il ouvrit la portière et, un instant après, il partait enveloppé d’une nuit tellement épaisse qu’il avait perdu jusqu’à la faculté de voir en lui-même.

Restée seule, Suzanne, au désespoir du mal qu’elle avait fait, ne parvenait pas à se calmer. Ne songeant ni à elle, ni à la nécessité d’apprendre à son père une rupture qui devait amener une scène dont l’attente l’eût terrifiée dans un autre moment, toutes ses pensées étaient au malheureux qu’elle avait trompé, et tout son courage s’évanouissait devant le remords. Elle regardait avec angoisse autour d’elle, car, se sentant brisée, elle eût voulu que des bras affectueux l’entourassent comme un enfant malade et sans force.

« Je n’aurai plus jamais ni paix ni joie ; comment a-t-il eu le courage de me dire que je serai heureuse de ma délivrance !… »

Ces mots, prononcés tout haut, la frappèrent singulièrement. Jusque-là elle n’avait pas songé à la liberté reconquise, mais une impression, qui ressemblait à de la honte, empourpra subitement son visage, car elle était obligée de convenir que M. de Preymont avait eu raison et que, en dépit de son profond chagrin, ce mot de délivrance allégeait sa pensée d’un grand poids.

Cette découverte ne fit qu’augmenter ses remords et sa surexcitation. Mlle Constance la trouva marchant avec une agitation fébrile et la fièvre dans les yeux.

— Ce que vous désiriez est arrivé, ma tante, lui dit-elle d’une voix brève, mon mariage est rompu.

— Comment !… qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi as-tu cet air singulier ?

— Je n’épouserai pas Marc de Preymont, répéta Suzanne en criant un peu, c’est fini, il ne reviendra pas. J’ai agi, ma tante, comme une femme sans cœur et sans foi.

Mais Mlle Constance, transportée de joie, se souciant fort peu de la parole jurée, serra sa nièce dans ses bras en s’écriant :

— Oh ! mon enfant, est-ce possible ? que je suis heureuse !… je n’osais plus croire à un pareil bonheur…

Dans un mouvement répulsif, Suzanne s’éloigna d’elle en disant :

— Si vous l’aviez vu, si vous l’aviez entendu, vous ne parleriez pas de bonheur dans ce moment-ci. Ne me répétez pas que vous êtes heureuse, dit-elle en pleurant, vous me faites un mal affreux. Comment ne comprenez-vous pas tout ce que je souffre d’avoir tant fait souffrir !

Partagée entre une joie qu’elle ne pouvait dissimuler et l’inquiétude que lui causait la grande agitation de sa nièce, Mlle Constance répondit en hésitant :

— Il se consolera, ma chère enfant, tous les hommes se consolent.

— Emmenez-moi loin d’ici, ma tante, s’écria Suzanne, partons ensemble ; emmenez-moi n’importe où, loin de ce pays où j’ai été si malheureuse !

— Si malheureuse ! répéta Mlle Constance désolée. Ma chère enfant, si je pouvais te donner tout ce que tu désires… Partons dès demain, si tu veux, nous irons où tu voudras, je…

Mais un pas dans le vestibule l’empêcha de continuer sa phrase.

— C’est ton père, dit-elle agitée ; sait-il ?…

— Rien ! répondit Suzanne, mais qu’importe, tout m’est égal !

Néanmoins elles attendirent, le cœur battant d’anxiété, l’arrivée de M. Jeuffroy.

Il entra le chapeau sur la tête et l’air de bonne humeur. Depuis qu’il avait découvert l’esprit pratique de sa fille, il l’avait en grande considération et lui manifestait plus d’affection.

— Eh bien, Suzanne, dit-il gaiement, et cette querelle d’amoureux, où en êtes-vous ?

— Comment… vous savez ? dit Mlle Jeuffroy hésitante.

— J’ai rencontré Preymont qui avait la plus drôle de figure et qui voulait être seul avec toi, d’où j’ai conclu que vous alliez vous quereller… pour n’en être que mieux ensemble un instant après.

Mlle Constance regarda sa nièce avec inquiétude, mais Suzanne, que son ébranlement moral poussait à ne reculer devant rien, répondit :

— Ce n’est pas une querelle, mon père, mais une séparation.

— Oui, connu !… séparation de quelques heures.

Il chercha tranquillement son journal et s’installa à sa place favorite ; puis, étonné du silence qui l’accueillait, il leva les yeux, et remarquant alors l’agitation de sa fille qu’il avait à peine regardée en entrant, il dit brusquement :

— Ah çà… ce n’est pas sérieux, j’imagine ?

— Rien n’est plus sérieux, mon père, c’est une rupture, une séparation définitive.

Mais M. Jeuffroy, s’obstinant à ne pas la croire, répondit :

— Je n’aime pas qu’on plaisante avec moi… Si c’était vrai, tu ne parlerais pas aussi tranquillement, à moins d’être archifolle. A quel propos auriez-vous…

Il fut interrompu par l’arrivée d’une servante qui lui remit le billet de Preymont.

« Monsieur, écrivait Marc, j’ai rendu aujourd’hui à Suzanne la parole qu’elle m’avait donnée, ayant acquis la conviction que notre mariage n’était plus possible. Votre fille vous donnera les explications que vous jugerez nécessaire de demander. »

Obligé de croire au témoignage de ses yeux, M. Jeuffroy suffoquait ; il se tourna vers sa sœur et bégaya :

— C’est toi… toi… évidemment, c’est toi qui as fait le coup.

— Ma tante n’y est pour rien, répondit Suzanne brièvement. L’explication… la voilà ! Je me trompais en croyant aimer Marc ; il l’a su, et nous avons rompu de bon accord.

M. Jeuffroy leva les bras au ciel et, dans sa fureur, se mit à marcher en frappant sur les meubles et en balbutiant des paroles décousues. Puis reprenant haleine, il s’écria :

— Et cette sotte fille qui me dit bêtement : Je ne l’aimais pas ! Est-ce qu’il s’agissait de l’aimer ? Était-il ruiné pour le laisser là ?

Suzanne n’avait jamais répondu un mot vif aux propos cyniques ou brutaux de son père, mais les émotions violentes de la journée l’avaient jetée dans une si grande surexcitation qu’elle répliqua avec vivacité :

— Ah ! n’allez pas plus loin, mon père, je vous en prie. J’ai supporté assez de choses pénibles dans cette triste et affreuse maison pour qu’on me les épargne aujourd’hui.

M. Jeuffroy s’arrêta brusquement devant elle :

— Ma maison affreuse et triste !… ayez donc des enfants ! on fait tout pour eux, et ils vous remercient par de l’ingratitude. Et moi, qu’est-ce que je dois dire de ma fille qui ne fait que sottises sur sottises !

— Si j’avais trouvé ici un peu plus de tendresse, répondit Suzanne d’une voix défaillante, si vous m’aviez aimée, mon père, croyez-vous…

— Va-t’en ! interrompit M. Jeuffroy en frappant du pied. Va habiter avec ta tante si tu veux. Je vous chasse toutes les deux ; vous vous êtes entendues pour me couvrir de ridicule.

Suzanne sortit sans un mot ; prise d’un tremblement nerveux, elle se laissa emmener passivement par Mlle Constance et entourer des petits soins auxquels pour elle-même la vieille fille n’avait jamais songé.

Quand sa nièce fut un peu calmée, elle courut dans la cuisine chercher Fanchette.

— Seigneur ! qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’avez plus votre figure d’enterrement, mademoiselle !

— Ce que j’ai !… le mariage est rompu, répondit Mlle Constance qui se laissait aller enfin à toute son allégresse. Jamais, non, jamais je n’ai été plus heureuse. Je te pardonne tout, Fanchette.

Fanchette jeta sur la table les oignons qu’elle épluchait et, les poings sur les hanches, prit sa pose favorite quand elle était impressionnée :

— Est-ce possible ? Comment, mademoiselle, le bon Dieu vous a écoutée ? Eh bien, je n’en aurais pas fait autant !

— Ne commence pas à dire des bêtises, Fanchette. Viens avec moi faire un lit pour ma nièce, car mon frère s’est mis en si grande colère qu’il nous a chassées toutes les deux, et Suzanne est ici presque malade.

— Je n’y comprends rien, répondit Fanchette en s’empressant d’obéir. Expliquez-moi pourquoi ils ne s’épousent pas, mademoiselle.

— Je t’ai toujours dit que c’était impossible, répondit Mlle Constance en apportant ses draps les plus fins. Je n’ai pas de détails, mais ma nièce est trop agitée pour qu’on lui pose des questions.

La jeune fille éprouvait une sorte de bien-être à s’abandonner comme un enfant aux soins matériels d’une affection qui, malgré des froissements quotidiens, l’avait tant de fois touchée.

Servante et maîtresse restèrent debout une partie de la nuit et charmèrent la longueur de la veille en se querellant sur l’événement.

— Ce pauvre M. de Preymont ! je suis désolée pour lui, mademoiselle, car enfin il aimait Mlle Suzanne de tout son cœur.

— Bah ! bah ! il se consolera, répondit la vieille fille. Mais M. Saverne doit être derrière tout ça !

— Eh bien, si c’est vrai, qu’est-ce que vous ferez, mademoiselle, vous qui prétendiez que…

— J’ai changé d’avis, interrompit vivement Mlle Constance, et surtout je ne veux pas que ma nièce soit contrariée. Si elle aime M. Saverne, elle l’aura.

— M’est avis, d’ailleurs, suggéra Fanchette, qu’il se convertira facilement, car il m’écoutait toujours bien gentiment, mademoiselle !

Le matin, les incertitudes furent dissipées par un billet de Mme de Preymont.

« Mademoiselle, je vous envoie la lettre que la supérieure a cru devoir m’écrire pour nous éclairer sur les sentiments de Suzanne. Elle vous dira ce que vous ne savez peut-être pas encore d’une façon positive et ce que je considère comme un devoir de vous apprendre. Je suis certaine que vous agirez ensuite d’après l’impulsion de l’affection dévouée que vous portez à votre nièce. Vous avez trop de cœur pour ne pas comprendre mes sentiments devant la douleur qui accable mon fils, et vous admettrez facilement que je perde momentanément le courage de continuer les relations de nos deux familles.

« J. de Preymont. »

« Pauvre femme ! je le crois bien, pensa Mlle Constance. Maintenant il faut que j’aille trouver mon frère. »

M. Jeuffroy, n’ayant pas fermé l’œil de la nuit, avait médité les innombrables désagréments que l’événement allait lui attirer. Néanmoins, il regrettait son emportement sur lequel il redoutait les jugements de son entourage ; ensuite les reproches et l’air désolé de sa fille avaient remué une fibre qui n’était pas entièrement détruite. Il accueillit sa sœur sans colère, mais après avoir lu les deux lettres qu’elle lui apportait, il s’emporta de nouveau, et les salutaires impressions de la nuit s’évanouirent.

— Trompée sur elle-même… mobile généreux. On ne comprend rien au galimatias de la supérieure, s’écria-t-il. Un autre ! comment, il y a un autre homme derrière toutes ces extravagances ?

— C’est M. Saverne… Comment ne l’as-tu pas deviné, mon frère ?

— Décidément elle est folle… absolument folle ! répondit M. Jeuffroy furieux. Mais elle peut l’aimer tant qu’elle voudra ! Ce n’est pas moi qui donnerai jamais mon consentement à son mariage avec un va-nu-pieds qui m’a traité il y a quatre jours de…

Mais il jugea inutile de répéter le mot de Saverne.

— Mon frère, répondit Mlle Constance qui ne manquait ni de jugement ni d’initiative quand son cœur la guidait, nous ne pouvons plus rien en face des circonstances. Tout se sait… et la rupture du mariage ayant eu lieu après la dernière visite de M. Saverne, tu vois ce qu’on dira. Comment feras-tu pour marier Suzanne si on croit qu’elle a au fond du cœur un amour contrarié ?

Le raisonnement frappa M. Jeuffroy, mais dans un sens particulier.

— C’est vraiment une chose épouvantable que d’avoir une fille ! s’écria-t-il. Tout cela va me retomber sur le dos. Je suis le plus malheureux des hommes. Qu’elle aille au diable ! j’ai d’elle par-dessus la tête. Mais si elle s’obstine à épouser ce drôle qui n’a pas le sou et m’a dit que… Enfin non seulement je ne donnerai pas mon consentement, mais je refuserai de la doter.

— Nous n’en sommes pas là, répondit prudemment Mlle Constance. En attendant, je pars avec elle, car il faut absolument la distraire ; elle est dans un état affreux, mon frère ; je l’ai entendue pleurer toute la nuit.

— Si elle a tant de chagrin, il ne fallait pas rompre… M’expliquera-t-on pourquoi elle a voulu épouser son cousin ? Je suis fâché malgré tout de l’avoir mise à la porte ; qu’elle revienne dans ma maison si elle veut, mais elle se consolera ici, car je ne payerai pas de voyage.

— Je m’en charge, répondit Mlle Constance avec empressement, et tu me laisseras libre de l’emmener.

Après quelque hésitation, il répondit :

— Fais ce que tu voudras !… pourvu que dans ce moment-ci je sois débarrassé de vous, je serai content !

Mlle Constance ne perdit pas une minute et, en quelques jours, à la grande surprise de Fanchette, elle avait pris ses renseignements et retenu un logement à Cannes.

— Nous y passerons l’hiver, Fanchette, quand je devrais entamer mon capital. Mais comme j’ai déplacé presque toutes mes économies, je pense que ce sera suffisant.

— Pardié, mademoiselle, vous n’allez pas dépenser en une fois des économies de vingt ans, je suppose ! Et partir comme ça à votre âge… ça fait pitié !

— Je me porte comme un charme, et je dépenserai tout ce qu’il faudra pour distraire Suzanne, la pauvre enfant !… Et puis, arrivée là-bas, j’écrirai à M. Saverne, car mon frère finira bien un jour par consentir. Quand elle le verra, Suzanne ne me dira plus que si on lui parle de lui seulement une fois, elle ira s’enfermer dans son couvent… car c’est ce qu’elle m’a dit hier, Fanchette, quand j’ai eu le malheur de prononcer le nom de M. Saverne.

— Ma foi, mademoiselle, elle ne doit avoir l’idée à rien ! Moi aussi, hier, j’ai causé avec elle, et je lui ai bien dit que tout ça, c’est la preuve qu’il ne faut pas s’occuper des hommes et qu’il faut donner son cœur au bon Dieu, au moins on est toujours sûre de son affaire.

Suzanne, dans une affreuse tristesse, laissait agir sa tante et n’aspirait qu’au moment de partir ; mais elle ne put se résoudre à s’éloigner sans avoir eu des nouvelles de Marc.

En la voyant entrer chez elle, Mme de Preymont fut effrayée de son amaigrissement et de sa pâleur ; cette impression et surtout le souvenir du dernier mot de son fils l’empêchèrent d’exprimer les sentiments amers qui la dominaient.

Elle la fit asseoir sans lui tendre la main.

— Me pardonnerez-vous jamais ? murmura la jeune fille sans oser la regarder.

— Nous avons tous erré, Suzanne, répondit Mme de Preymont d’un ton froid, moi la première, hélas !… Maintenant il faut penser à toi… c’est son dernier mot en partant.

— Parti… si seul ! reprit Suzanne avec anxiété.

— Tu as la même pensée que moi-même… Mais il m’a donné sa parole d’honneur qu’il vivrait, et on peut avoir confiance en sa parole, Suzanne.

— Oui, répondit Mlle Jeuffroy amèrement, plus de confiance que dans la mienne.

L’âme débordante d’émotions que l’une et l’autre voulaient contenir, les deux femmes restèrent silencieuses jusqu’au moment où Mme de Preymont dit avec un peu d’irritation :

— Tu aurais dû m’éviter cette épreuve, Suzanne, elle était inutile.

— Ah ! s’écria la jeune fille en fondant en larmes, pouvais-je m’éloigner sans vous exprimer mes remords et mon chagrin, sans entendre un mot sur lui !

— Le fait est accompli, reprit Mme de Preymont plus doucement. Si nous pleurons sur la destruction d’un bonheur qu’il avait cru certain, ce n’est pas une raison, mon enfant, pour que ta vie soit brisée.

Elle ajouta d’un ton qui rappelait l’ironie de son fils :

— M. Saverne t’aime… et toi, tu connais maintenant tes sentiments.

— Ah ! madame, s’écria Suzanne, vous ne pouviez trouver un mot plus cruel et qui me fût plus pénible. Vous me mettez donc bien bas si vous croyez que je suis capable de penser à moi quand je vous sais accablés tous les deux !… Oh ! que ne suis-je déjà loin de ce pays où je n’ai trouvé que des douleurs et des blessures de toutes sortes !

Son beau visage était altéré par une angoisse si vive que la vieille tendresse de Mme de Preymont se réveilla.

— Calme-toi, lui dit-elle doucement, je n’ai pas voulu te blesser. Les convenances et ta délicatesse ne permettent pas évidemment que tu songes à un projet formel, mais cette crise aiguë passera, ma pauvre enfant, c’est ce que lui et moi avons déjà prévu.

Et au regard suppliant de Suzanne, elle répondit :

— Pars avec la conviction que nous trouvons les circonstances plus coupables que toi.

Mais de longs mois devaient s’écouler avant que Suzanne voulût accepter l’idée de recevoir Saverne, qui, prévenu par Mlle Constance, était accouru dans le Midi et avait dû s’éloigner pour ne pas perdre sa cause.

Néanmoins la vieille fille, convaincue que les résolutions de sa nièce fléchiraient plus tard, sapait, dans toutes ses lettres, l’obstination de M. Jeuffroy. Après une très longue résistance, il lui écrivit que n’étant pas un père dénaturé, il consentirait au mariage si sa fille le voulait absolument, mais qu’il ne donnerait que trente mille francs de dot, n’ayant pas envie que sa fortune fût jetée aux quatre vents du ciel par un dissipateur, « ce qui est d’un père prudent et prévoyant, ajoutait-il ; Suzanne le verra peut-être plus tard ».

« Mon frère agit mal, pensa Mlle Constance ; mais quand on a fait soi-même sa fortune, il est naturel d’y tenir beaucoup. Je comblerai la différence avec mes capitaux. »

L’hiver, le printemps et une partie de l’été étaient passés. Preymont avait longtemps erré de pays en pays, éprouvant une sorte d’étonnement stupide en observant l’air affairé des foules.

« Pourquoi s’agitent-ils ? se disait-il. Ne savent-ils pas que cette agitation est vaine ? qu’une circonstance peut-être insignifiante fera échouer les efforts de leur volonté et détruira leur bonheur !… »

Tombé dans un morne désespoir, son esprit se fût affaissé dans la sombre nuit qui l’environnait, si le ressort puissant de son énergie ne l’eût sauvé d’une chute complète. Mais en se reconquérant peu à peu lui-même, il reprit l’activité de pensée qui lui était propre, et, tournée dans ses solitudes vers la contemplation du profond mystère de la vie, cette activité, sous les impressions funestes de la douleur et du découragement, fit sombrer un spiritualisme déjà chancelant dans un scepticisme désespéré. Ses idées générales, de forme un peu vague, se précisèrent et devinrent une croyance déterminée en une force aveugle dont les lois sont les mêmes pour les êtres pensants ou inconscients.

Aux pays qui fuyaient et lui disaient : « Quel est donc cet homme malheureux qui passe ? » une voix désolée s’élevait de lui-même pour répondre : « Rien ! ce n’est rien qu’un de ces atomes qui se perdent, puis se renouvellent dans la marche incessante du temps et l’oubli du passé… »

L’excès même de son découragement calma son irritation, et sa pitié pour l’homme, passée aux creusets de ses pensées, de ses impressions désespérées, grandit encore et s’étendit comme l’arbre vivace dont les branches s’enracinent elles-mêmes dans la terre.

Longtemps il avait pensé à Suzanne avec des transports de colère et d’amertume, puis ces sentiments s’étaient perdus dans l’immensité de sa douleur et de ses regrets. Jamais, dans les lettres brèves qu’il écrivait à sa mère, il n’avait prononcé le nom de Suzanne, et Mme de Preymont, respectant scrupuleusement sa défense, évitait toute allusion à la jeune fille. Il se décida enfin à poser une question directe, et il apprit que Mlle Jeuffroy, après avoir refusé péremptoirement de recevoir Saverne, s’était laissé fléchir, mais que, toujours enfouie dans sa tristesse et son remords, elle repoussait l’idée de se marier.

« Peut-être qu’un mot de toi, Marc, ajoutait Mme de Preymont, mettrait fin à une situation qu’il est regrettable pour elle de voir se prolonger. Mais je ne conseille rien, car moi-même je ne puis surmonter l’amertume que le temps n’a pas encore adoucie. Cependant j’ai cru devoir te dire qu’elle redoute pour toi un redoublement de tristesse et qu’elle voudrait un mot de pardon avant de consentir au dernier pas. »

En lisant ces lignes, Preymont eut un sourire dédaigneux, bien qu’il sentît les battements de son cœur s’accélérer.

« De l’amertume !… se dit-il, mon âme en déborde peut-être, mais ce n’est pas contre elle. »

D’abord il ne voulait envoyer qu’un mot, mais se laissant entraîner, il lui dit une partie des pensées au milieu desquelles il vivait et qu’il considérait comme une victoire remportée sur lui-même alors qu’elles étaient le signe de sa défaite.

« Est-ce à moi, Suzanne, à vous consoler ? Est-ce donc moi qui dois donner la liberté à ce bonheur que, par délicatesse, vous tenez éloigné de vous ? Soyez heureuse sans arrière-pensée : vous avez été la circonstance fortuite et non le malheur qui veut mon isolement. Un jour vous consentirez, c’est nécessaire, et il serait puéril de ma part de retarder la joie qui vous attend. La vie, cette vie incompréhensible que l’on dit être un bienfait, vous fait signe d’approcher plus près d’elle et de boire ses séductions : écoutez-la dès maintenant, car elle est cruelle et trompeuse comme le Dieu qui l’a imaginée et que vous adorez. En tenant trop longtemps la coupe entre vos doigts, craignez, enfant, qu’elle ne se brise avant que vous ayez pu la porter à vos lèvres. Ne vous attristez plus à mon sujet, la plus vive angoisse est surmontée.

« Au milieu des lois qui constituent l’harmonie de la nature, vous et moi ne tenons pas plus de place que la plante qui meurt et se renouvelle. Pourquoi vous ferais-je souffrir ? Il est des sages, Suzanne, qui, songeant souvent à tous les êtres qui ont passé et passeront, perdent dans cette contemplation l’idée de leur propre importance, dominent, appuyés sur cette grande pensée, les plus fortes passions et apprennent sous son empire à sourire avec bonté et compassion au douloureux tumulte humain. Si je n’arrive jamais à un certain degré de leur sagesse, je puise cependant dans ma pitié pour les agitations stupides et la misérable impuissance de l’homme, le courage de vouloir votre bonheur. Voyez ! une dernière fois je vous initie tranquillement à mes pensées ; vous les dire me paraît bon, et sachez qu’elles me font du bien. Peut-être vous en étonnerez-vous : elles ne sont pas celles de vos croyances, mais, en élargissant mon jugement, elles me donnent la force de vous demander d’être heureuse… vous qui avez été un instant ma joie et ma vie !… J’ai pardonné, ma chérie, ne vous tourmentez plus. L’homme, l’ami qui vous a tenue enfant dans ses bras est celui qui vous envoie ces derniers mots.

« Preymont. »

Dans cette lettre, Suzanne vit le commencement d’un apaisement qui la remplit de joie. Il lui sembla que la tournure philosophique de l’esprit de Preymont, tout en la froissant dans ses propres idées, était le gage d’une reprise à la vie qu’elle désirait avec ardeur. Avec un mot plein d’émotion elle envoya la lettre à Mme de Preymont. Mais ce que l’inexpérience de la jeune fille n’avait pas vu, l’amour de la mère devait en sonder toute la profondeur et pleurer sur l’anéantissement moral d’un homme pour lequel il n’y avait plus rien.

Deux mois après, quand elle fut obligée de lui apprendre que Suzanne était définitivement partie, elle lui écrivit :

« Ce matin, mon cher Marc, lorsque je suis revenue de l’église, des femmes et des ouvriers m’ont entourée pour me demander s’ils te reverraient bientôt. Il y avait dans leur ton un intérêt dont j’aurais voulu t’envoyer l’écho, car il m’a fait du bien. Tout le monde te réclame, et des enfants se sont approchés de moi pour me dire timidement qu’ils voudraient te revoir. Ils savent tous que la faiblesse t’attire, et ils t’aiment…

« Tu vas sourire des faiblesses de ta vieille mère, mais ces questions m’ont donné la croyance presque superstitieuse que tu allais arriver subitement ; car maintenant, Marc, tu peux revenir. Alors je suis montée dans ta chambre pour voir si elle était comme tu l’aimes. J’ai regardé un peu partout avec une ancienne et nouvelle tristesse, puis je me suis assise à ta fenêtre où j’ai réfléchi longuement. Tu sais où allait ma pensée ? Elle te suivait dans tes solitudes, et mon cœur attristé écoutait le tien murmurer : tout vit, tout respire excepté moi. Je comprenais l’affreux découragement que recouvrent les pensées de ta philosophie, car j’ai lu la lettre que tu as écrite à Suzanne. Je te voyais, creusant cette idée désespérante que l’homme n’est qu’une ombre n’ayant pas plus d’importance que la plante qui se dissout. Mais la plante, elle, n’a ni larmes ni chagrin, et rien n’est plus grand, mon fils, que ta douleur. Elle élève dans une sphère spéciale, elle empêche de sombrer entièrement dans la bassesse de la vie, elle est cette haute dignité qui ne permet pas de croire que nous sommes semblables à la feuille qui disparaît. Les pensées tournent dans les mêmes cercles décourageants, des générations entières s’inclinent devant des idées, des mœurs qui s’effondrent avec elles, mais la douleur reste et, dans tous les temps, relève l’homme au-dessus du niveau où ses découragements, en face de sa petitesse, tendent à le ravaler. Je crois, vois-tu, je crois fermement que tous nos sanglots sont comptés et que cette mystérieuse souffrance est le portique d’une autre existence. Un jour, j’en ai l’espoir, tu croiras que ta pitié pour l’humanité n’est pas seulement le résultat pratique d’une haute spéculation, mais une goutte égarée de la source divine que tu refuses de reconnaître.

« Peut-être vas-tu sourire en lisant la philosophie d’une vieille femme qui la puiserait dans son instinct si elle n’était celle de sa foi, mais j’avais besoin de t’envoyer ces pensées ; il y a si longtemps que je n’ai vu ton cher visage et que je n’ai épié les signes du désespoir auquel je voudrais ouvrir une espérance.

« Adieu, mon fils ; que peut pour toi ma tendresse ? hélas ! simplement te comprendre et t’aimer. »

Preymont laissa tomber la lettre de sa mère, s’étonnant du souffle doux qui avait glissé un instant sur l’aridité de ses pensées. Un doute léger combattait pour la première fois depuis longtemps les certitudes désolées auxquelles son intelligence s’était arrêtée, et le mot peut-être ! passait devant son regard fatigué comme une lumière vague et tremblante derrière un épais brouillard.

FIN

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN