The Project Gutenberg eBook of Saint Michel et le Mont-Saint-Michel This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Saint Michel et le Mont-Saint-Michel Author: Abel Anastase Germain Pierre Marie Brin Édouard Corroyer Release date: June 5, 2022 [eBook #68245] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Original publication: France: Firmin-Didot Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images available at The Internet Archive) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL *** SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL Typographie Firmin-Didot.--Mesnil (Eure). [Illustration: SAINT MICHEL TERRASSANT LE DÉMON. Tableau de Raphaël peint pour François 1.ᵉʳ (Musée du Louvre) Reproduction d’après la copie exécutée par J. Romain et appartenant à M. X. Pittet, à Paris. Photogravure Goupil & C.ⁱᵉ Imp. Goupil & C.ⁱᵉ] SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL PAR Mᵍʳ GERMAIN Évêque de Coutances et Avranches M. L’ABBÉ P. M. BRIN, PRÊTRE DE SAINT-SULPICE Directeur au grand séminaire de Coutances ET M. ED. CORROYER, ARCHITECTE OUVRAGE ILLUSTRÉ D’UNE PHOTOGRAVURE, DE QUATRE CHROMOLITHOGRAPHIES ET DE DEUX CENTS GRAVURES [Illustration] PARIS LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET Cᴵᴱ IMPRIMEURS DE L’INSTITUT DE FRANCE 56, RUE JACOB, 56 1880 Tous droits réservés. PREMIÈRE PARTIE SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL DANS LE PLAN DIVIN [Illustration] CHAPITRE Iᴱᴿ APERÇU GÉNÉRAL SUR SAINT MICHEL ET LES ANGES Par une admirable loi de cette Providence que Bossuet nous montre constamment attentive au salut des hommes, la gloire de chaque saint éclate à l’heure même du danger; sa physionomie se dévoile aux regards de chaque génération malade; ses vertus apparaissent comme le remède efficace aux plaies qui la dévorent. Oui, à l’heure où la foi languit et s’éteint, où la charité se refroidit, où la corruption menace de tout envahir, Dieu fait un signe et l’on voit apparaître ces agents qu’un écrivain du jour appelle si bien les agents extraordinaires de la vérité, de l’amour et de la sainteté. Que de fois, pour son propre compte, notre siècle a fait l’expérience de ces délicates attentions de notre Père qui est aux cieux! Notre siècle en effet ne connaît plus la fraternité chrétienne; ses fils vivent en proie à la division, à la haine; ils se consument dans les luttes misérables de l’esprit de parti. Jésus-Christ, pour ranimer parmi eux le feu sacré, leur ouvre la fournaise embrasée d’amour; il leur montre son cœur en disant: «Voilà ce cœur qui a tant aimé les hommes!» Livré à l’ignominie des sens, ne connaissant plus la pureté que de nom, et ne croyant qu’aux jouissances animales, notre siècle a entendu proclamer l’immaculée conception de la très sainte Mère de Dieu. Affamé d’honneurs, dévoré d’ambition, poursuivant, sans pudeur comme sans dignité, les faveurs et les emplois, tout entier au vertige de l’orgueil, notre siècle a vu monter sur les autels une pauvre et humble bergère, le rebut de l’humanité. Adorateur de la richesse, ennemi de la pauvreté qu’il repousse comme l’insupportable opprobre, notre siècle a vu sous ses yeux la gloire de la sainteté rayonner au front d’un mendiant. C’est ainsi que toujours Dieu mesure l’énergie du remède à la profondeur du mal. Une autre plaie, réclamant elle aussi, elle surtout, la guérison, désole en ce moment la société, c’est la plaie du naturalisme. Nous ne disons pas assez, c’est la plaie du matérialisme qui achève l’abaissement des âmes. Triste et singulier spectacle en vérité que celui d’un siècle qui nie le démon et qui subit servilement son empire, qui semble avoir juré de ne plus voir, de ne plus connaître que la terre, qui ne sait plus porter ses regards vers un monde supérieur pour y rencontrer les esprits angéliques et se rapprocher du ciel, sa patrie! Quel sera l’agent extraordinaire envoyé par Dieu pour combattre ce mal et pour en triompher? Le prophète Daniel nous apporte la réponse: «En ce temps-là, dit-il, Michel, le grand prince, se lèvera, lui qui est le protecteur des enfants du peuple de Dieu; et il viendra un temps comme il n’en fut jamais depuis l’origine des nations jusqu’à ce jour. Alors seront sauvés tous ceux de votre peuple dont les noms seront trouvés inscrits dans le livre.» Or fut-il jamais depuis l’origine du monde une époque semblable à la nôtre, et nos jours ne sont-ils pas ceux qu’annonce le prophète, où saint Michel devra se lever pour nous arracher au péril et apparaître comme un sauveur? Notre siècle aurait-il eu le pressentiment de cette guérison qui doit nous venir par le puissant Archange? La dévotion de saint Michel semble en effet refleurir aujourd’hui; de nouveau l’ère des pèlerinages s’est ouverte sur la grande montagne, orgueil de notre diocèse; dans une journée dont nos annales conserveront le fier et impérissable souvenir, la statue du vainqueur de Satan a reçu les honneurs du couronnement solennel. Notre cœur d’évêque garde la mémoire de ces fêtes splendides, de ce concours prodigieux, de ces élans de piété, de cet enthousiasme enfin dépassant toute attente. N’est-ce pas l’heure pour nous de donner à cette imposante manifestation son nécessaire et vrai complément; c’est-à-dire d’en faire connaître le héros; de montrer dans le grand Archange un type achevé de perfection; de tirer de sa nature, de ses prérogatives, un enseignement fécond pour notre progrès spirituel; de dire, en un mot, ce qu’est saint Michel, quelle place il occupe dans l’ensemble des êtres en général et particulièrement au sein des célestes hiérarchies? Que dans le cours du siècle dernier, que dans la première moitié du nôtre, le culte de saint Michel ait été délaissé, pourrions-nous en être surpris? Bossuet, parlant de ses contemporains, disait déjà d’eux qu’ils tenaient tout dans l’indifférence, tout excepté le plaisir et les affaires; Fénelon entendait gronder autour de lui le bruit sourd de l’incrédulité; Leibnitz, en termes prophétiques, annonçait la tempête qui allait emporter les derniers débris des croyances et des institutions du vieux monde. L’indifférence qui succède à leur époque devient de plus en plus générale. A des hommes endormis dans cette funeste léthargie, comment parler des anges? Comment parler surtout de saint Michel, protecteur du peuple élu, soldat de la vérité, de la vérité qu’ils ne comprennent plus, vainqueur de l’enfer, de l’enfer auquel ils ne croient plus? N’est-ce pas s’exposer à parler une langue étrangère? Combien parmi nous d’esprits faibles qui croient faire preuve de force en souriant au seul nom de ces fantômes qu’on nomme les démons? «Le chef-d’œuvre de ces mauvais génies, dit le P. de Ravignan, c’est de s’être fait nier par ce siècle.» La réforme de Luther avait préparé ce chef-d’œuvre en exagérant le rôle du démon. La philosophie sceptique et athée qui a succédé à la réforme, le matérialisme qui a été comme l’inévitable conséquence de la mollesse et de la sensualité, ont porté un coup mortel à la foi en l’autre vie. Quelle différence, à ce point de vue, entre les robustes croyants du moyen âge, courbés sous le poids d’un labeur incessant, mais relevés par une espérance d’immortalité, et ces efféminés de notre siècle ne rêvant que bien-être, ne croyant qu’au présent, perdant de vue la conquête de Rome dans les délices de Capoue! En vérité, que pouvait avoir de commun avec des hommes de cette trempe l’Archange conducteur et peseur des âmes? Ajoutez à cet état universel des esprits l’oubli des traditions du passé, les sentiments chevaleresques généralement évanouis, l’amour de la patrie trop souvent affaibli, pour ne pas dire éteint, le prodigieux travail de décomposition opéré dans nos sociétés modernes, et vous comprendrez que non seulement la popularité du nom de saint Michel, mais son culte, mais son existence même ne pouvaient trouver grâce devant une telle époque. Vous comprendrez que la foi au grand Archange devait sinon succomber, du moins s’affaiblir sous tant de causes de ruine. A ces négations, il est temps d’opposer l’affirmation de nos saintes croyances; aux savants qui se complaisent uniquement dans leurs conquêtes sur le monde matériel, il est temps de crier: Regardez plus haut; regardez au-dessus de ce firmament dans lequel se perd votre courte vue; par delà tous les êtres visibles, il existe un esprit plus puissant que le vôtre, plus sublime que le vôtre; la religion l’appelle le prince de la lumière, _princeps æthereus_, le chef des armées angéliques, _dux angelicarum copiarum_, le primat des célestes phalanges, _cœlestis exercitûs primas_. C’est Michel, le vengeur de Dieu, _Quis ut Deus_? Oui, saint Michel _existe_. Écoutez plutôt les voix qui s’élèvent pour l’attester. Les prophètes l’attestent. «Voici, dit Daniel, que Michel, un des premiers princes, est venu à mon secours.» Les apôtres l’attestent. «L’adversaire de Satan, dit saint Jude, c’est l’archange Michel.» «Michel et ses anges, dit saint Jean, combattirent le dragon.» Les saints Pères l’attestent. Saint Denys, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Chrysostome et tant d’autres le célèbrent dans leurs écrits. Les papes l’attestent. Depuis saint Pierre jusqu’à Pie IX, tous l’honorent, tous l’invoquent et comme leur patron et comme le défenseur de l’Église. Les rois et les empereurs l’attestent. Saint Henri d’Allemagne va lui rendre hommage au Mont-Gargan, et depuis Charlemagne, nos princes, nos rois les plus illustres viennent implorer son secours dans la _Merveille de l’Occident_. Les peuples l’attestent. D’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre, de France, combien accourent au pied de ses autels? Tous les arts l’attestent. L’architecture lui bâtit des temples; la sculpture lui taille des statues; partout, sur les murs, sur la toile, sur le verre, la peinture fait éclater sa victoire. Les ordres militaires prennent pour modèle et pour défenseur l’archange des batailles; de tous les coins du monde, les fidèles lèvent vers lui des regards où se peint l’amour, où brille la confiance. Saint Michel existe. Mais quelle est sa _nature_? Voyez-vous ce radieux adolescent avec sa tête fièrement levée, son œil qui jette la flamme, sa gauche qui porte un bouclier, sa droite qui brandit l’épée ou qui tient la balance de la justice, ses ailes déployées, son pied qui foule un dragon aux abois? Voilà le saint Michel de l’artiste. Portrait saisissant et qui exprime de son mieux la jeunesse immortelle de l’Archange, sa noblesse, son courage, son amour de la justice, sa merveilleuse rapidité, son triomphe sur le démon. Mais si vifs que soient ces symboles, ce ne sont que des reflets matériels d’attributs immatériels et invisibles. Non, saint Michel n’est pas matière. Sous ces voiles aériens, il faut découvrir ce qui existe réellement, un esprit, c’est-à-dire une substance, c’est-à-dire, non pas une ombre, un fantôme, un rien, mais un être réel et vivant, un être dégagé de toute matière, et par conséquent l’être le plus rapproché de Dieu, le plus semblable à la divine essence. Incorruptible, l’esprit ne connaît pas la mort. Dieu sans doute peut l’anéantir, si c’est sa volonté; mais de son fond et par le principe de sa nature, l’esprit est immortel. A l’abri de la destruction, l’esprit est de même à l’abri des exigences, des faiblesses, des maladies qui sont le triste apanage de notre mortalité. Échappant aux conditions serviles de la matière, il tend vers l’infini, sort de l’espace et du temps, entre dans le domaine de la beauté, de la vérité, de l’amour. Et voilà saint Michel. Saint Michel est un pur esprit. Mais, direz-vous, _un tel être est-il possible_? Bossuet répond: «O Dieu! qui doute que vous puissiez faire des esprits sans corps? A-t-on besoin d’un corps pour entendre, pour aimer et pour être heureux? Vous qui êtes un esprit si pur, n’êtes-vous pas immatériel et incorporel? L’intelligence et l’amour ne sont-ce pas des opérations spirituelles et immatérielles qu’on peut exercer sans être uni à un corps? Qui doute donc que vous ne puissiez créer des intelligences de cette sorte? Et vous nous avez révélé que vous en avez créé de telles.» Il est donc vrai: saint Michel est possible, saint Michel existe et saint Michel est un pur esprit. Mais quelles sont ses _facultés_? Bossuet vient de nous le dire: l’_intelligence_ et l’_amour_. Vous avez admiré cette noble faculté de l’intelligence chez l’homme, qui, s’élançant hardiment à la recherche du vrai, sait arracher à la nature ses secrets et produire des chefs-d’œuvre; eh bien, nous dit saint Denys l’Aréopagite, «le plus haut degré du genre inférieur atteint au plus bas degré du genre supérieur.» Ainsi donc l’intelligence humaine, illuminée par les éclairs du plus puissant des génies, n’est qu’une pâle et faible lueur à côté de l’intelligence du dernier des anges. Et vous allez le concevoir. L’homme ici-bas ne gravit les hauteurs de la science que par les degrés si pénibles du travail, de la méditation et du raisonnement; l’ange, au contraire, n’a pas besoin de s’élever graduellement à la vision des vérités immuables, éternelles; il ne lui faut pas recourir aux déductions du raisonnement, il contemple la vérité à sa source même; l’homme, c’est l’oiseau qui ne sait que voltiger dans le terre-à-terre d’une science trop souvent sujette à l’erreur; l’ange c’est l’aigle qui plane sur les sommets; l’homme est dans la nuit profonde; l’ange est l’heureux voisin du soleil; toujours en acte, son intelligence, à l’abri des ténèbres, se nourrit des pensées les plus sublimes sans que jamais cette sublimité l’épuise ou la fatigue. Et quels horizons n’embrasse pas son vaste regard? C’est Dieu; c’est lui-même, sa substance, ses pensées, ses volontés; ce sont ses frères; c’est le monde matériel; ce sont les événements futurs et nécessaires dans leurs causes. Si de l’ordre naturel nous passons à l’ordre surnaturel, l’intelligence de l’ange s’élargit et s’illumine d’un rayonnement nouveau! «L’ange, dit saint Thomas, connaît le Verbe par deux moyens, d’abord par la lumière naturelle, puis par la lumière de la gloire qui lui découvre l’essence infinie; il connaît aussi par ces deux moyens les choses dans le Verbe; il les connaît imparfaitement par la lumière naturelle et parfaitement par la lumière de la gloire.» Quelle science, et comme elle laisse loin derrière elle nos petites lumières humaines! L’homme ne voit ici-bas qu’à travers le miroir de la création, miroir énigmatique et obscur, s’il en fut; l’ange, au contraire, voit le Verbe en qui sont cachés tous les trésors de la science et de la sagesse, il voit tout en lui et il voit tout dans la lumière du Verbe. C’est cette lumière qui communique au regard de l’ange la pénétration, la [Illustration: Fig. 1.--Dieu révèle aux anges l’incarnation future du Verbe. Dessin de Wohlgemuth dans une Bible abrégée (_der Schatzbehalter_), Nuremberg, 1491.] vigueur, l’étendue, et qui, pour tout résumer en une phrase, l’élève jusqu’à pouvoir regarder même la majesté de Dieu et à plonger dans la profondeur des secrets de l’infini. Telle est l’intelligence de l’ange en général; telle est en particulier celle de saint Michel; mais, ajoute saint Thomas, l’amour suit la connaissance: _Dilectio sequitur cognitionem_. Comment dès lors exprimer l’amour naturel et surnaturel qui monte du cœur des anges comme l’encens de ces encensoirs qu’ils balancent constamment devant le trône de Dieu? La vie des anges, dit saint Augustin, c’est l’amour: _Angeli nisi per caritatem non vivunt_. Est-il en effet possible de voir la beauté infinie dans tout l’éclat de ses charmes, dans tout l’attrait de ses splendeurs, dans toute la magnificence de ses perfections et de ne pas l’aimer d’un amour incessant, d’un amour ardent, d’un amour inexprimable? Le propre du feu, c’est de transformer en lui les objets qu’il consume; mais Dieu est un feu consumant; Dieu est amour. Comment les anges remplis de Dieu, environnés des flammes de l’infinie charité de Dieu, ne seraient-ils pas tout entiers à l’amour de Dieu? Aussi, comme on l’a dit justement, ce qui s’échange d’amour entre Dieu et chacun des anges durant ce que nous sommes forcés de nommer un instant dans cette vie qui n’a point d’instant et où tout est éternel, suffirait à remplir et à combler le cœur de toute une génération d’hommes vivants sur la terre. Non, encore une fois, on ne peut vivre dans les flammes sans se sentir embrasé; on ne peut vivre baigné dans l’océan de l’amour sans se sentir pénétré d’amour. Voilà les anges; ils voient et ils aiment; ils sont fixés dans cette infinie beauté qui les tient captifs; ils l’aiment avec toutes les énergies de leur être, avec toutes les puissances de leur affection, avec toute l’avidité, toute l’ardeur, tous les transports dont ils sont capables. Plus ils voient, plus ils désirent de voir encore; et, bien que satisfait, leur amour n’est jamais rassasié. Ajoutons-le seulement pour notre consolation: ils puisent en Dieu quelque chose de l’amour même qu’il nous porte et apprennent de lui la compassion et la sollicitude pour nos âmes. Tel est l’amour des anges en général; tel est en particulier l’amour de saint Michel. Un pieux auteur, considérant dans le grand Archange les deux facultés que nous venons d’étudier, nous le fait connaître par un trait frappant: «Sa gigantesque intelligence, dit Faber, a scruté les profondeurs de l’amour de Dieu, pendant les révolutions des siècles, plus longues de beaucoup que les interminables époques géologiques que demande la science, et il n’en a pas trouvé le fond.» Voilà bien saint Michel, tel que la foi nous le montre, géant par l’intelligence et géant par l’amour! Est-ce tout? Non; l’amour est fait pour opérer de grandes choses; et voilà pourquoi saint Michel est encore géant par la _puissance_. Ici, pour éclairer notre marche, nous avons mieux que des aperçus généraux, nous avons la lumière de l’Écriture elle-même qui nous révèle au moins par comparaison le secret de cette puissance littéralement gigantesque. Qui de nous ne connaît cette lutte effrayante soutenue par Job contre Satan? Dans ce drame grandiose que l’Esprit-Saint lui-même a voulu raconter, Job, traçant une ébauche de son adversaire terrible, s’arrête comme découragé: «Sa tête, nous dit-il, est une citadelle; qui jamais en ouvrira les portes?» Cependant il continue. Écoutez; c’est la peinture affaiblie de la puissance de saint Michel: «La terreur, ajoute-t-il, habite autour de ses dents; il lance des éclats de feu par les narines et ses yeux étincellent comme la lumière du matin; son haleine allume des charbons et la flamme jaillit de sa bouche; la force réside dans son cou et la famine marche devant sa face; il n’y a ni épée, ni lance, ni cuirasse qui puisse tenir devant lui; car pour lui le fer n’est que de la paille, l’airain n’est qu’un bois vermoulu. Il n’est pas sur la terre de puissance qui soit comparable à la sienne, parce qu’il a été créé pour ne rien craindre. Voilà le roi qui règne sur tous les enfants d’orgueil.» Jamais la puissance d’un être créé ne fut dépeinte sous des images plus expressives, plus saisissantes et plus formidables; et pourtant, cette redoutable puissance n’a été qu’impuissance devant saint Michel. Saint Michel l’a terrassée; la flamme de son regard a dévoré celle que jetaient les yeux de Satan; le feu de son amour a consumé chez son terrible adversaire l’ardeur de la haine; son épée a rompu la lance de l’ange rebelle et percé sa cuirasse. Michel a brisé le fer du Dragon comme une vaine paille, son airain comme un bois vermoulu. Voilà l’ange qui règne sur les obéissants; le roi qui commande aux humbles. Et cette puissance merveilleuse au service de qui donc est-elle? Ah! tombons à genoux dans la reconnaissance, dans l’amour et surtout dans le sentiment d’une invincible confiance. Elle n’est pas seulement au service de la Majesté souveraine, elle est au service de l’Église, au service de la France, au service de tous les enfants du peuple de Dieu: _Michael qui stat pro filiis populi tui_. Après cette peinture, connaissez-vous saint Michel? Saint Michel, c’est l’intelligence; saint Michel, c’est l’amour; saint Michel, c’est la puissance. Il reste un dernier trait: saint Michel, c’est la _beauté_, c’est la _gloire_. Ici encore l’Écriture sera notre lumière: «Tu étais, dit Ézéchiel s’adressant à Satan, tu étais le sceau de la ressemblance divine; tu étais rempli de sagesse et parfait en beauté. Tu as été dans les délices du paradis de Dieu; toutes les pierres précieuses formaient ton vêtement... La richesse de l’or et de l’émeraude achevait ta beauté... Tu étais le Chérubin qui étend ses ailes et protège; je t’avais placé au sommet de la sainte montagne de Dieu; ta route était semée de diamants; tu étais parfait dans tes voies au jour de ta création.» Voilà la beauté, voilà la gloire et les sublimes privilèges de l’ange au jour de sa création. Voilà par conséquent la beauté, la gloire de saint Michel, beauté toujours splendide, gloire toujours radieuse, gloire et beauté qui ne connurent jamais d’ombre. Mais de quel éclat nouveau, de quel éclat incomparable ne brille pas saint Michel depuis que, par sa fidélité à Dieu, il a mérité la grâce, il est entré en participation de la nature divine, cette nature qui est la gloire et la beauté même? N’insistons pas; il y a là des mystères que nous ne pouvons scruter, des merveilles dont notre faible vue ne saurait soutenir l’aspect. Vouloir les pénétrer, ce serait nous exposer à succomber sous le poids de cette gloire, à perdre, comme Daniel quand l’ange Gabriel lui apparaît, à perdre notre force, à pâlir, à tomber défaillants, anéantis. Un auteur que nous avons cité déjà n’a pas craint d’écrire: «L’éclat de la puissance et de la beauté de saint Michel serait capable de nous donner la mort, s’il nous était manifesté dans la chair.» N’est-il pas vrai que nous pouvons maintenant appliquer au glorieux Archange ces belles paroles de saint Denys: «Il est l’image de Dieu, la manifestation de sa lumière cachée; il est le miroir du Très-Haut, miroir transparent, limpide comme le cristal, miroir fidèle, sans altération, sans tache, miroir enfin, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui reçoit dans leur plénitude la bonté ineffable et la rayonnante beauté de la figure divine.» Hommes du dix-neuvième siècle, regardez donc; regardez et instruisez-vous à cette école des anges. C’est là qu’il faut chercher la lumière, là qu’il faut apprendre l’amour, là qu’il faut demander la force, là qu’il faut contempler le modèle pour essayer de le peindre en vous-mêmes et de le traduire dans les actes de votre vie mortelle. Nous venons d’étudier saint Michel en _lui-même_ dans sa _nature_ et dans ses _facultés_. Il nous faut maintenant élargir le regard pour mesurer un horizon plus vaste; il nous faut embrasser depuis le sommet jusqu’à la base la grande échelle de la création pour y surprendre le _degré_ que saint Michel occupe dans le _plan général des êtres_. En jetant un regard sur l’univers, non pas tel que le conçoivent trop de philosophes modernes, mais tel que la saine raison et les lumières de la foi nous le découvrent, notre âme est sous le coup d’un vrai saisissement, le saisissement de l’admiration et du transport. Arrachée pour ainsi dire à elle-même par ce spectacle d’une sagesse infinie et d’une éblouissante richesse, elle s’écrie avec le Psalmiste: «Je le confesserai, Seigneur; votre magnificence inspire l’étonnement et la stupeur; vos ouvrages sont vraiment merveilleux. Ravie et hors de moi-même, je ne sais par quels éloges les célébrer dignement.» Et si nous sortons de ce monde sensible pour saisir dans son ensemble le plan divin tout entier, quelle prodigieuse conception se déroule devant nous, quelle variété, quelle unité et quelle harmonie! Au _sommet_ de ce Sinaï sublime, au sommet des êtres, c’est _Dieu_; Dieu au faîte inaccessible de sa gloire et de ses perfection; Dieu dominant toutes choses et comme perdu dans une splendeur néanmoins visible; Dieu le trois fois Saint, le seul Saint, le seul Dieu; Dieu, la justice et la bonté parfaites; Dieu, la science, l’amour, l’éternité, la vie; Dieu, le soleil de toutes les créatures, qui ne vivent que de lui, que par lui, que pour lui; Dieu, l’être unique, en face duquel tout le reste n’est que figure, fantôme et néant. _Au-dessous_, les _anges_, esprits créés et limités sans doute, mais images et reflets des attributs divins, princes de la cour du Roi des rois, chantres immortels de ses grandeurs, «astres vivants du ciel, comme dit saint Ambroise, lis du paradis, roses plantées sur les eaux de Siloë,» témoins de l’incomparable Majesté, ministres du Tout-Puissant. _Plus bas_, c’est l’_homme_ placé sur les confins de la matière et de l’esprit, l’homme qui est ange par son âme et qui par son corps est le résumé, la miniature du reste de l’univers; l’homme souverain de ce royal palais, de cet empire magnifique qui se nomme le monde; pontife de ce temple majestueux qui s’appelle la création. Viennent _ensuite_ ces millions d’_êtres inférieurs_ qui s’échelonnent depuis l’animal le plus parfait jusqu’au minéral le plus infime, depuis le gigantesque soleil jusqu’à l’imperceptible grain de sable. Oui, remontez successivement cette échelle des êtres, élevez-vous du minéral à la plante, à l’animal, à l’homme, à l’ange, à Dieu enfin de qui découle toute paternité au ciel comme sur la terre; et vous aurez l’idée du plan divin, vous comprendrez comment s’effectue ce que saint Thomas appelle si bien l’admirable connexion des êtres: _Hoc modo mirabilis rerum connexio considerari potest._ L’homme comble la distance qui existe entre le monde physique et le monde des esprits; il possède à la fois et le sentiment comme l’animal, et la vie comme la plante, et l’être comme le minéral. Il est le trait-d’union entre la terre et le ciel. De la même façon, l’ange tient le milieu entre l’homme et Dieu; il représente ce qu’il y a de plus parfait dans les manifestations de la vie divine, l’intelligence et l’amour. Et voulez-vous savoir jusqu’à quel point saint Michel en particulier est l’image de la perfection infinie? Écoutez: si, comme nous le verrons plus loin, le glorieux Archange doit marcher à la tête des phalanges supérieures, il occupe dans le plan divin un _rang d’honneur_, une place vraiment sublime. Vivant, pour emprunter la belle expression de saint Denys, dans le vestibule même de Dieu, saint Michel est pour ainsi dire sous l’action immédiate de la lumière, de la chaleur divine; il est dès lors un des plus vifs reflets de la pensée, un des plus ardents rayons de l’amour du Créateur. Voyez-vous dans cette échelle infinie de la perfection dont Dieu est le sommet inaccessible, voyez-vous notre grand Archange, glorieux entre tous les compagnons de sa gloire, recevant immédiatement du Très-Haut la lumière et l’amour qu’il doit transmettre aux anges des degrés inférieurs? O saint Michel, en quelle éclatante lumière vous apparaissez à nos yeux ravis! dans quel centre d’amour vous resplendissez! comme de ces hauteurs vous dominez au ciel et sur la terre! Ministre privilégié, qui jouissez de la familiarité de votre souverain, comme vous êtes couronné d’honneur, investi de puissance, et comme vous commandez l’admiration! Si nous ne savions que vous représentez celui qui est la bonté même, la crainte, une crainte trop légitime comprimerait nos élans. Comment ne pas nous demander en effet si notre voix si faible ne va pas se perdre dans l’immensité de l’espace avant d’arriver jusqu’à vous, si nos hommages ne partent point de trop bas pour atteindre jamais à ce trône sur lequel vous siégez? Et n’allez pas croire, qu’en portant saint Michel si haut dans le plan général des êtres, nous cédions à des enthousiasmes irréfléchis. Non, non; nous puisons ces enthousiasmes aux sources les plus autorisées. Écoutez plutôt saint Jean Damascène: «Les anges, dit-il, participent à la lumière et à la grâce dans la proportion même de leur rang et de leur dignité.» Écoutez le prince des théologiens: «Parmi les anges, les plus rapprochés de Dieu sont à la fois et d’une dignité plus haute et d’une science plus éminente. Les Trônes, dit-il ailleurs, sont élevés à ce point d’être les hôtes familiers de Dieu: car ils sont capables de connaître immédiatement en lui les raisons des choses, ce qui est _propre à toute la première hiérarchie_.» Or, nous le verrons bientôt, c’est dans cette première hiérarchie qu’il est permis, d’après les plus graves autorités, de placer saint Michel. Maintenant, voulez-vous connaître le rang qu’occupe saint Michel dans le plan général des êtres? Eh bien! montez, montez par delà les horizons humains, montez par delà les astres, montez par delà les anges inférieurs, montez jusqu’à la hiérarchie placée immédiatement au-dessous du trône de Dieu: c’est là qu’il vous apparaîtra tout brillant d’intelligence, tout brûlant d’amour, tout rayonnant de gloire et d’honneur. Quittons l’_ordre naturel_ pour entrer dans l’_ordre de la grâce_. Au-dessus en effet de la nature angélique, créée à l’image de Dieu, apparaît la nature angélique déifiée par la grâce. C’est dans cette sphère vraiment supérieure de l’ordre surnaturel que la figure de l’Archange se dessine sous les traits les plus lumineux et les plus sublimes; mais, pour bien comprendre cette sublimité, il faut remonter à la lutte de saint Michel contre Satan, en étudier la cause afin de pouvoir en apprécier dignement les résultats. L’ange, d’après l’enseignement commun des docteurs, avait été, comme l’homme, créé dans la sainteté; mais pour l’un comme pour l’autre, la royauté des cieux devait être emportée d’assaut. Aussi bien que l’homme, l’ange devait conquérir la gloire, acheter l’éternel bonheur par le libre et courageux effort de sa volonté; il eut donc, lui aussi, son temps d’épreuve. Pendant ce temps, Dieu daigna révéler aux esprits célestes quelque chose de ses desseins futurs; il leur fit entrevoir à travers les temps le mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire l’union de son Verbe, de son Fils adorable avec la nature humaine et la gloire ineffable de l’humanité ainsi divinisée. Dieu fit plus; il ordonna aux anges de rendre au Verbe incarné l’hommage de leurs adorations (fig. 1). A cette vue, Lucifer s’indigne: «Eh quoi, s’écrie-t-il, l’esprit s’incliner devant la chair! l’ange se prosterner aux pieds d’un homme! Dieu ne nous a-t-il donc élevés si haut que pour nous abaisser à ce degré d’humiliation?» Et dans son cœur s’allume, avec la jalousie, une haine à mort contre Jésus-Christ. Voilà pourquoi, disent plusieurs saints Pères, le Divin Maître a déclaré que Satan était homicide dès le commencement: _Ille homicida erat ab initio_. Lucifer va plus loin; il fomente la révolte parmi les cohortes angéliques, et entraîne à sa suite le tiers de l’armée céleste (fig. 2). C’est alors que Michel se lève, dans la lumière de sa foi, dans la générosité de son incorruptible amour, et profère dans les cieux ce cri qui est devenu son nom: _Quis ut Deus?_ Qui est comme Dieu? Le dénouement vous est connu, et vous savez comment le Très-Haut, pour récompenser la fidélité de son serviteur, l’admit à la gloire avec ses anges et se fit lui-même leur récompense. Voulez-vous connaître après cela jusqu’où s’élève l’Archange dans l’ordre surnaturel? Interrogez l’Écriture. «J’ai entendu, dit saint Jean, [Illustration: Fig. 2.--La chute des anges rebelles. D’après la peinture de Ch. Lebrun, à Munich. Dix-septième siècle.] après le combat que nous venons de rappeler, une grande voix qui disait dans le ciel: Maintenant c’est le salut, c’est le triomphe, c’est le règne de notre Dieu et la puissance de son Christ.» C’est vrai; mais à qui sont dus ce salut et ce triomphe, sinon à la vaillance de saint Michel? A quel degré de gloire ne sera donc pas élevé celui qui a sauvé dans le ciel les droits de l’Homme-Dieu et ménagé sa victoire? _Nunc facta est salus et virtus._ Quelle ne sera pas la grandeur du fidèle soldat qui a si heureusement combattu pour le règne de Dieu et la puissance de son Christ? _Nunc regnum Dei et potestas Christi ejus._ Que le Prophète demande comment le Dragon est tombé du ciel; qu’il s’étonne de le voir englouti dans les profondeurs de l’abîme; nous demandons, nous, à quel faîte la main de Dieu a porté dans le ciel le vainqueur du Dragon; nous demandons si nos regards pourront atteindre à ces sommets sublimes où il triomphe! C’est là que, s’adressant à l’Archange, l’_Église_ salue sa gloire incomparable: _Michael, princeps gloriosissime militiæ cælestis._ Et dans cette prière que sa maternelle sollicitude met assidûment sur toutes les lèvres, sur les lèvres du prêtre à l’autel, sur les lèvres du pécheur au tribunal sacré, sur les lèvres du chrétien au commencement et à la fin de chacune de ses journées, elle indique ouvertement la grande place que saint Michel occupe dans l’ordre de la grâce. A qui nous adresser en effet pour obtenir le pardon de nos fautes? Dieu seul a le pouvoir d’effacer les péchés; mais qui pourra nous réconcilier avec lui? Marie d’abord, la Vierge qui nous a donné le Rédempteur; et après elle, immédiatement après, c’est-à-dire, avant le bienheureux Jean-Baptiste, avant les bienheureux apôtres Pierre et Paul, avant tous les saints, _Michel_, le défenseur et l’ami du Christ. Voilà la puissance de saint Michel, voilà sa grandeur et son crédit. Interrogez enfin la _tradition_. Elle vous montrera le chef des célestes milices continuant sans trêve, à travers les générations et les siècles, sa mission de soldat du Verbe incarné; elle vous dira que toujours Satan, c’est l’orgueil; Michel, l’humilité; Satan, c’est la haine de Dieu, la haine de Jésus, la haine de sa Mère immaculée; Michel, c’est l’ami de Dieu, de Jésus et de Marie; Satan, c’est l’adversaire irréconciliable de la croix; Michel, c’est le héros qui déploie fièrement l’étendard de notre salut; Satan, c’est le calomniateur de tous les instants; Michel, c’est l’affirmateur persévérant; Satan, c’est le chef de l’armée du mal; Michel, c’est le chef de l’armée du bien; Satan, c’est le cri de la révolte: _Non serviam!_ Michel, c’est le cri de la fidélité: _Quis ut Deus!_ Et si vous nous demandez quelle est la place de notre Archange dans l’ordre surnaturel, la réponse nous sera facile: c’est, vous dirons-nous avec l’Écriture, l’Église et la tradition, c’est la place qui convient à l’héroïque champion de la Majesté divine, au vengeur du Christ et de sa cause, au lutteur infatigable qui combat depuis des siècles pour la vérité contre l’erreur, pour la vertu contre le vice, pour l’Homme-Dieu contre Satan, pour le ciel contre l’enfer. Pénétrons plus avant dans ces mystères, et, pour faire la lumière plus complète encore sur les grandeurs de saint Michel, recherchons brièvement la _place_ qu’il occupe parmi les _hiérarchies angéliques_. «Comptez, si vous le pouvez, dit Bossuet, ou le sable de la mer, ou les étoiles du ciel, tant celles qu’on voit que celles qu’on ne voit pas; et croyez que vous n’avez pas atteint le nombre des anges. Il ne coûte rien à Dieu de multiplier les choses excellentes, et ce qu’il y a de beau, c’est, pour ainsi dire, ce qu’il prodigue le plus.» Le grand évêque ne fait ici que commenter la parole de Daniel: «Un million d’anges le servaient et mille millions assistaient devant lui.» N’allez pas croire que cette multitude ait été dispersée dans les sphères supérieures, au caprice du hasard ou bien au gré d’une volonté bizarre et aveugle. Dieu, qui est la sagesse même, Dieu qui est l’auteur même de l’ordre, a dû établir entre tous ses anges une harmonie parfaite, et la hiérarchie qui règne parmi les hommes ne doit être qu’un pâle reflet de la hiérarchie qui règne entre les anges. La hiérarchie, c’est-à-dire la subordination, notre siècle n’en veut pas; son orgueil la repousse comme une injure à la dignité de la nature humaine, comme un attentat contre sa liberté. Mais qu’il le veuille ou non, notre siècle la doit subir. La créature ne saurait, en effet, supprimer la distance qui la sépare du Créateur. Dans l’ordre matériel, jamais le grain de sable n’égalera la montagne; jamais l’arbrisseau ne pourra monter à la taille et à la vigueur du cèdre; et toujours le dernier des astres demeurera pâle à côté du soleil. Et dans l’ordre intellectuel, l’homme ignorant, l’incapable, n’atteindra jamais à la hauteur du génie. Qu’on efface autant qu’on le voudra, dans l’ordre social, cette hiérarchie qui se compose, comme dit saint Thomas, de l’aristocratie en haut, de la bourgeoisie au milieu, du peuple en bas; jamais on ne la fera disparaître dans l’ordre intellectuel. L’homme n’a pas à ce point le pouvoir de défaire ou de refaire l’œuvre du Créateur; et, de même qu’il y aura toujours au milieu de nous des pauvres déshérités des biens de la fortune, de même il y aura toujours des esprits plus ou moins déshérités des clartés de l’intelligence. _Stella enim a stella differt in claritate._ Bon gré, mal gré, la hiérarchie dans tous les ordres, dans le commerce et l’industrie, dans les arts, dans les sciences, dans les lettres, doit survivre à tous les caprices, à toutes les attaques, à toutes les haines, si violentes qu’elles puissent se produire. Mais cette hiérarchie qui s’impose au genre humain s’impose de même à la société des anges. Oui, dans cette société comme dans la nôtre, on distingue, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la noblesse, la bourgeoisie et le peuple. Dieu l’a-t-il voulu pour mettre un baume sur les plaies de notre orgueil irrité? Nous ne savons; mais il en est ainsi, et saint Thomas l’affirme quand, mesurant les connaissances propres aux intelligences d’en haut, c’est-à-dire les illuminations plus ou moins vives que chacune d’elles reçoit de Dieu, il distingue dans leur sein trois hiérarchies ou trois degrés. Laissons-le du reste parler lui-même: «Premièrement, dit-il, les anges peuvent voir la raison des choses en Dieu, principe premier et universel. Cette manière de connaître est le privilège des anges qui approchent le plus de lui. Ces anges forment la première hiérarchie. Secondement, ils peuvent la voir dans les causes universelles créées, qu’on appelle lois générales. Ces causes étant multiples, la connaissance est moins précise et moins claire. Cette manière de connaître est l’apanage de la seconde hiérarchie. Troisièmement, ils peuvent la voir dans son application aux êtres individuels, en tant qu’ils dépendent de leurs propres causes, ou des lois particulières qui les régissent. Ainsi connaissent les anges de la troisième hiérarchie.» Allons plus loin, et entrons avec les Pères et les docteurs dans la constitution même des anges. Chacune des trois hiérarchies célestes représente une des personnes de l’auguste Trinité; et, toutes ensemble, ramenées à une parfaite unité, sont comme l’expression, le miroir vivant de Dieu lui-même. Symbole de l’ordre, la première est l’image de la puissance et de l’intelligence du Père; symbole de la science, la seconde est l’image de la sagesse du Verbe; symbole de l’activité, la troisième est l’image de l’amour, de l’action et de la vie du Saint-Esprit. Chacune est de plus divisée en trois chœurs ou trois ordres distincts, nous dit saint Denys. Dans le premier, figurent les Séraphins, qui possèdent le privilège de l’amour; les Chérubins qui possèdent celui de la science; les Trônes qui jugent dans la paix et la stabilité. Dans le second, les Dominations, qui représentent le domaine souverain du Créateur; les Vertus, qui ont la force pour apanage; les Puissances, qui ont pour attribut la justice. Dans le troisième, les Principautés qui veillent sur les nations; les Archanges qui sont les messagers extraordinaires du Très-Haut; les Anges, ses messagers ordinaires. Enfin, s’il faut en croire saint Thomas, chaque membre qui entre dans la composition de ces chœurs forme une espèce. Telle est, dans sa froide et pâle analyse, l’enseignement à la fois si large et si vigoureux de saint Thomas sur les anges. C’est, comme on l’a dit justement, c’est en de semblables matières qu’on est heureux de voir l’œil profond du métaphysicien s’illuminer des clartés supérieures de la théologie, mais pour les refléter à son tour avec tant de puissance et d’éclat. Après avoir esquissé ce tableau magnifique de la constitution des anges, il nous reste à chercher, parmi ces millions d’esprits lumineux, la place de saint Michel. Sur cette question d’un si vif intérêt pour notre piété, les docteurs sont partagés d’opinion. Faut-il classer saint Michel dans le second ordre de la dernière hiérarchie, parmi les Archanges, glorieux messagers que Dieu députe vers les hommes dans les circonstances graves et solennelles? Doit-on le ranger au nombre des Principautés qui ont pour mission la garde des cités et des peuples? Ou bien, enfin, nous élevant à ces hauteurs prodigieuses, où le génie des Pères est monté, devons-nous chercher saint Michel au premier rang parmi les Séraphins, à la tête même de tous les esprits bienheureux et vénérer en lui le prince des célestes hiérarchies? L’Écriture sainte, les saints Pères, de graves théologiens nous autorisent à croire que c’est bien sur ces hauteurs qu’il faut admirer le vainqueur de Lucifer. L’Écriture d’abord. Qu’est-ce en effet, d’après le prophète Daniel, et par conséquent d’après l’Esprit-Saint lui-même, qu’est-ce que notre Archange? L’un des premiers princes, _unus e principibus primis_. Ailleurs le prophète va jusqu’à l’appeler le grand prince, _princeps magnus_. Qu’est-ce à dire, sinon le chef suprême des cohortes angéliques? Écoutez à ce sujet un docte théologien: «Il faut, dit Viégas, placer saint Michel dans la hiérarchie suprême, bien plus dans l’ordre suprême de cette hiérarchie qui est celle des Séraphins. C’est la conclusion évidente des textes de Daniel le désignant sous les noms que nous venons d’indiquer. Comment en effet lui décerner ces noms, s’il appartenait à la hiérarchie inférieure, c’est-à-dire aux anges des derniers degrés?» Après Daniel, écoutez saint Jean décrivant dans l’Apocalypse le terrible combat qui se livre au ciel: «_Michel_, dit-il, _et ses anges_ luttaient contre le dragon (fig. 3).» «Preuve évidente, écrit Bellarmin, que Michel est bien le prince de tous les anges. Michel et _ses_ anges! Qu’est-ce à dire, en effet, sinon Michel et l’armée qu’il commande? Car de même que par ces mots: Satan et _ses_ anges, nous entendons tous les escadrons révoltés marchant sous l’étendard de Satan, comme les soldats sous le drapeau de leur souverain, de même par ces paroles: Michel et ses anges, devons-nous entendre Michel et la sainte phalange qui le reconnaît pour son général.» A l’autorité si claire de la sainte Écriture ajoutons le sentiment des Pères de l’Église. «O Michel, s’écrie saint Basile, je vous adresse mes humbles supplications, à vous le chef des esprits supérieurs, à vous qui par la dignité, par les honneurs, êtes élevé au-dessus de tous les autres.» Si, comme on l’affirme d’ailleurs, Lucifer appartenait au chœur des Séraphins, «peut-on supposer, demande saint Liguori, que saint Michel soit d’un rang inférieur à l’ange apostat, lui qui fut choisi pour le précipiter au fond de l’abîme?» Résumant les débats des théologiens sur cette question, l’un des plus savants interprètes de l’Écriture, Corneille La Pierre, ne craint pas de marquer la place de saint Michel parmi les Séraphins. Il y a plus, il l’appelle le premier des Séraphins, le premier des anges assistants au trône de Dieu: _Michael qui Angelorum et consequenter Seraphinorum Deo assistentium est primus._ Nous n’ignorons pas que l’apôtre saint Jude applique à saint Michel la qualification d’archange; mais ce que nous savons bien aussi, c’est que de l’aveu des Grecs, de l’aveu des commentateurs, d’Estius en particulier, cette qualification ne prouve nullement qu’il appartienne à cet ordre. Elle a simplement pour but d’indiquer qu’il marche à la tête des anges et qu’il en est le chef suprême. Pris dans son sens général, en effet, le mot ange désigne l’universalité des esprits bienheureux; le mot archange, impliquant l’idée de commandement, désigne en ce cas le chef, le prince des célestes hiérarchies. Remarquons-le d’ailleurs avec saint Grégoire: le nom d’archange n’indique pas la nature ou le rang, mais bien l’emploi. De l’aveu de tous, les sept esprits assistants au trône de Dieu appartiennent à l’ordre des séraphins; et cependant Raphaël dit formellement de lui-même dans la sainte Écriture: «Je suis l’ange Raphaël, l’un des sept qui sommes présents devant le Seigneur.» Concluons donc avec un docte théologien, Stengel: Quand les séraphins sont envoyés en mission, on les appelle anges, c’est-à-dire ambassadeurs, ou bien archanges, c’est-à-dire ambassadeurs en chef: _Seraphim cum mittuntur angeli sunt, hoc est nuntii, imo et archangeli, hoc est principes nuntii._ On le voit dès lors, ce nom d’archange, que saint Jude applique à saint Michel, se concilie parfaitement avec le titre de primat des séraphins que lui décernent les plus graves autorités. Nous pouvons donc le dire à l’honneur du grand Archange, avec un diacre de l’Église de Constantinople: «O Michel, vous occupez le premier rang parmi les milliers et myriades d’anges qui peuplent le paradis. Le plus près et sans fléchir, vous chantez l’hymne trois fois saint et trois fois admirable; vous êtes la plus grande et la plus radieuse étoile de l’ordre angélique.» Est-ce assez de voix chantant les grandeurs de saint Michel? Vous venez de l’entendre: c’est la voix de Dieu dans l’Écriture, c’est la voix des saints Pères, c’est la voix de la science, c’est la voix de la sainteté qui s’unissent de concert pour nous montrer saint Michel dominant tous les chœurs angéliques et régnant à la tête des célestes hiérarchies. Certes, un évêque, fier de diriger le diocèse que saint Michel a honoré de sa présence et de ses miracles, fier de porter dans ses armes sa triomphante image, heureux de se sentir sous sa protection, eût pu céder à l’entraînement de tels sentiments pour exalter peut-être outre mesure l’Archange à jamais illustre; mais, vous le voyez, il ne s’est fait que l’écho des voix les plus imposantes. Il est donc vrai que saint Michel est l’ange des batailles et le prince des chevaliers du ciel, comme disaient autrefois les preux. Non, les siècles n’ont pas eu tort dans leur merveilleux enthousiasme, et nous comprenons que chez les Grecs et chez les Latins, on se soit si longtemps [Illustration: Fig. 3.--Saint Michel et ses anges luttant contre le Dragon. Miniature d’une _Apocalypse_ du commencement du quatorzième siècle. Bibl. de M. Ambr. Firmin-Didot.] disputé l’honneur de porter son nom. Nous comprenons qu’ils aient fait leur orgueil de ce nom vraiment immortel, et les empereurs assis sur les trônes de Byzance et de Moscou, et les magistrats chargés d’être comme lui les justiciers de Dieu, et les chevaliers destinés à la vie des camps, à l’héroïsme des batailles, et les artistes épris de son idéale beauté, et les lévites enfin chargés de défendre comme lui la cause du Verbe incarné. Nos pères, ô sublime Archange, n’avaient-ils pas eux-mêmes le sentiment de votre éminente dignité, quand ils bâtissaient pour votre gloire la _Merveille de l’Occident_; quand au-dessus des salles magnifiques, des cloîtres splendides, au-dessus de la superbe basilique, au faîte même de leur œuvre gigantesque, ils érigeaient votre statue? En vous dressant ce trône aérien, d’où vous dominiez de si haut, dans notre ciel d’ici-bas, la terre, la mer, et tout ce qui s’agite en ce monde inférieur, ne voulaient-ils pas symboliser ce trône où vous régnez dans la gloire? Cette pensée réjouirait notre piété filiale. En tout cas, nous, leurs descendants et leurs successeurs, tombant à vos pieds dans l’intelligence de vos sublimes perfections, nous voulons continuer dans nos cœurs la vivacité de leur foi, l’ardeur, les transports de leur amour, le saint enthousiasme de leurs hommages, et, pour tout dire en un mot, leur invincible confiance dans leur séculaire protecteur. Cette magnifique doctrine que nous venons d’exposer, restera-t-elle à l’état de lettre morte? Non. Les yeux illuminés de votre foi, ô lecteurs chrétiens, l’énergique dévouement de vos efforts sauront découvrir et pratiquer les conséquences qui en découlent si naturellement. Saint Michel, avons-nous dit, c’est un esprit doué tout à la fois d’intelligence, d’amour, de puissance et de beauté. Nous aussi, sous l’enveloppe fragile de notre corps, nous portons un esprit, créé comme l’ange pour connaître, pour servir, pour aimer Dieu, pour revêtir l’ineffable beauté de la grâce. Sachons comprendre ces vérités; n’allons pas emprisonner dans le cercle étroit des connaissances naturelles, n’allons pas éteindre surtout dans la région des sens cette noble faculté de l’_intelligence_ qui nous distingue de la brute! Sachons franchir les horizons humains; déployons largement nos ailes et montons, montons à Dieu par l’étude, par la méditation, par la prière assidue: nous sommes créés pour le connaître. N’allons pas surtout dessécher notre _cœur_ en nous adorant nous-mêmes; n’allons pas abaisser sa noblesse aux pieds d’une idole de chair; n’allons pas l’attacher à des honneurs caducs, à un vil métal dont nous ferions notre Dieu! Notre vrai Dieu est plus haut que la terre; c’est le Dieu qu’environnent les anges; donnons-lui comme eux notre amour. Aimer Dieu, c’est la noblesse du cœur; le servir, c’est sa royauté. N’allons pas en effet abandonner à elle-même cette _volonté_ qui fait l’homme; n’allons pas la livrer au gré de nos caprices, à ces vents d’erreur et de désordre qu’une presse plus que jamais sans foi, sans loi, fait aujourd’hui passer sur nous. Non, vous n’êtes pas faits pour les humiliations de ce servage; vous n’êtes pas faits pour suivre, comme un vil troupeau, les docteurs qui vous mènent dans ces pâturages où la volonté s’égare, où elle se déshonore, où le chrétien, l’homme, le citoyen, tout périt. Il est temps que nous apprenions à connaître Dieu, à l’aimer, à le servir et à conquérir pour notre âme cette beauté de la vertu qui lui vaudra le ciel pour récompense. Nous avons vu la place sublime occupée par saint Michel dans l’ordre naturel et surnaturel. N’oublions pas que cette place il l’a conquise au prix de la lutte et du combat. Et nous aussi, nous pouvons aspirer à sa gloire; mais en imitant son courage! «Nul, dit l’Apôtre, ne peut être légitimement couronné, s’il n’a combattu.» Donc, marchez sur les nobles traces que nous venons de vous proposer; revêtez-vous de l’armure de Dieu; combattez vaillamment contre Satan, l’acharné, l’éternel adversaire; combattez contre le monde et ses pernicieuses tendances à notre époque en particulier; combattez contre l’ennemi le plus dangereux et le moins redouté peut-être, combattez contre vous-mêmes, vos défauts et vos passions. Nous l’avons vu enfin, saint Michel est élevé à la tête des hiérarchies célestes. Le jour éternel doit contempler réunis dans une gloire commune et les saints de la terre et les anges des cieux. Laissez-nous donc vous le crier: _Sursum corda!_ En haut vos cœurs! Ah! de grâce, pendant que tant d’autres n’ont de préoccupations que pour la terre, que notre passion à nous, passion énergique, passion dévorante et plus forte que tous les sacrifices, soit la passion du ciel, la passion de l’éternité! Qu’avons-nous fait jusqu’à présent pour conquérir le ciel, pour nous assurer une place dans la société angélique? Combien parmi nous, qui peut-être ne méritent que trop ces sanglants reproches de saint Grégoire le Grand: «Où trouveras-tu, malheureux, dans une de ces neuf armées, le rang qui te convient? Sera-ce parmi les Séraphins, toi qui ne sens aucune étincelle du divin amour? Parmi les Chérubins, toi toujours plein des études de la science terrestre et vide de la science des saints? Remplaceras-tu les Trônes pour porter Dieu, pour te perdre en Dieu, toi qui, perdu dans les passions, habites à peine avec toi-même et t’es devenu si durement à charge? Es-tu destiné à combler le vide laissé parmi les Principautés, les Puissances, les Dominations, les Vertus, toi qui succombes vaincu par toutes les tentations, toi, le serf de tant de vices et l’esclave de ton propre corps? Trouveras-tu ta place parmi les Archanges et les Anges, toi que la paresse a voué à toutes les ignominies?» Nous entendrons cet énergique appel, et si nos ailes sont par elles-mêmes trop faibles pour nous porter au ciel, nous demanderons à saint Michel la vigueur qui nous manque. «Que tous saluent en lui leur protecteur, chantent de concert ses louanges, et fassent monter vers lui leurs prières incessantes! Qu’ils l’entourent de leurs vœux! Qu’ils deviennent par la perfection de leur vie sa joie et son orgueil! Non, saint Michel ne pourra mépriser leurs supplications. Il ne repoussera pas leur confiance. Il ne dédaignera pas leur amour, lui, le défenseur des humbles, et l’ami de la pureté; le guide de l’innocence, et le gardien de la vie. Il nous soutiendra dans l’épreuve; il saura nous conduire à la patrie (S. Laurent-Justinien).» [Illustration: Fig. 4.--Saint Michel et saint Gabriel. Miniature d’un ms. du huitième siècle. Bibliothèque du chapitre de Trèves.] [Illustration] CHAPITRE II MISSION DE SAINT MICHEL.--SON CULTE Nous avons vu quelle est la nature de saint Michel, quelle place il occupe dans l’ensemble des êtres et particulièrement au sein des célestes hiérarchies; pénétrons plus avant dans ce magnifique sujet et demandons-nous quelle est la _mission_ spéciale de l’Archange et quel _culte_ nous devons lui rendre. Appuyés sur l’Écriture sainte et sur l’histoire, nous pouvons affirmer que saint Michel est le _champion de la gloire_ du Très-Haut, le _protecteur de l’Église_ et le _défenseur de la France_. C’est une loi posée par Dieu même que toute intelligence, soit angélique, soit humaine, conquière la félicité du Ciel au prix d’une épreuve généreusement soutenue. En créant l’homme libre, en l’abandonnant dans la main de son propre conseil, comme disent les livres sacrés, Dieu veut que sa créature dépense pour le bien toutes les énergies dont elle dispose, et qu’elle consacre au service de son Auteur la liberté dont il l’a dotée. C’est une autre loi lisible aux clartés de l’histoire, que Dieu se sert de tous les êtres, animés et inanimés, pour mettre ses ennemis à la raison; non pas, comme le déclare saint Thomas, que la puissance lui fasse défaut, mais bien par l’effet de cette bonté infinie qui veut faire participer le sujet à la dignité du Maître souverain: _Non propter defectum suæ virtutis, sed propter abundantiam suæ bonitatis, ut dignitatem causalitatis etiam creaturis communicet._ Distribués en neuf chœurs sur l’échelle immense de la céleste hiérarchie, les anges eux-mêmes, nous l’avons vu, ne furent point exempts de la première de ces deux lois qui constitue le mérite et l’obtient par le sacrifice. Le moment vint pour eux d’opérer à la face du ciel la révélation de leur âme. Vous connaissez la scène mémorable si bien décrite par saint Jean dans l’Apocalypse. Le Très-Haut, d’après l’enseignement commun des Docteurs, découvrant l’avenir aux esprits angéliques et déroulant sous leurs yeux le plan divin de l’Incarnation du Verbe, son union avec la nature humaine, leur commande d’adorer l’Homme-Dieu et de saluer en Jésus-Christ leur Seigneur et leur roi: _Adorent eum omnes angeli ejus_; mais les anges rebelles, au lieu de porter en haut leur regard pour le rabaisser ensuite humblement sur eux-mêmes, le fixèrent tout d’abord sur le pur miroir de leur beauté; au lieu de repousser avec indignation ce maudit calice de l’orgueil qui effleure leurs lèvres, ils aspirent la coupe fatale, boivent et s’enivrent. Ils se croient dieux, dit Ézéchiel, et ne voient plus le Dieu des dieux: _Elevatum est cor tuum in decore tuo, et perdidisti sapientiam in decore tuo et dixisti: Deus ego sum._ Lucifer, celui qui portait la lumière, le fils aimé du Roi des rois, se jette ouvertement dans la révolte et appelle à lui les cohortes rebelles: «Montons, leur dit-il, montons; que les astres du firmament servent de piédestal à notre trône; atteignons la cime des mystérieuses montagnes aux flancs de l’aquilon; ne nous arrêtons qu’au niveau même de la Divinité: _Super astra Dei exaltabo solium meum; sedebo in lateribus aquilonis; similis ero Altissimo._ Et Dieu restait tranquillement assis dans sa gloire, laissant en quelque sorte à cette troupe soulevée le temps de prendre ses dispositions. C’est que, nous l’avons dit, il semble rester étranger à la lutte, abandonnant à ses vrais serviteurs le soin de défendre sa cause. Michel alors se lève; il rassemble les phalanges fidèles, les anges purs de tout complot et les groupe à ses côtés. Un duel terrible s’engage entre les deux armées. Satan, comme un souverain désespéré qui joue sa fortune et sa destinée, s’avance avec fureur. Le combat est atroce, la lutte épouvantable, _prælium magnum_. Mais tout à coup au milieu du ciel, et du sein de cette indicible tempête, une clameur s’élève, dit saint Jean: _Et audivi vocem magnam in cœlo dicentem._ C’est Michel proférant le fameux cri de guerre: _Quis ut Deus!_ Qui donc est semblable à Dieu! C’est la tribu fidèle s’écriant dans un saint transport: _Nunc facta est salus, et virtus et regnum Dei nostri et potestas Christi ejus._ Victoire et triomphe à notre Dieu! Il règne, et son Christ est la puissance même! Et la troupe infernale tombe pêle-mêle sous la foudre de ce cri vainqueur; elle tombe, rapide comme l’éclair, au fond de l’abîme creusé par la vengeance divine avec une affreuse soudaineté: _Vidi Satanam sicut fulgur de cœlo cadentem!_ Maintenant, ô mon Dieu, vous êtes vengé; votre honneur brille d’un éclat nouveau, le respect est acquis à votre autorité; la gloire de votre divin Fils est à jamais proclamée; dans les hauteurs du ciel, le Christ a vaincu, le Christ règne, le Christ commande; saint Michel a triomphé de l’orgueil par l’humilité, de la révolte par l’obéissance, du mal par le bien. A sa suite les générations fidèles pousseront le cri qui défie toutes les attaques: _Quis ut Deus!_ Qu’il fait beau voir, au seuil du temps, ce premier de tous les triomphateurs, rentrant au royaume céleste, avec ses légions valeureuses qui défilent en chantant leur victoire sous les yeux ravis de notre foi! Quel accueil il reçoit de Dieu! Quelle couronne le Roi immortel des siècles dépose sur le front de son héroïque champion! _Posuisti in capite ejus coronam de lapide pretioso!_ Le même combat se livre actuellement sur la terre. Il n’est pas moins grand, pas moins effrayant qu’au début; car c’est le même Dieu qui est attaqué, c’est le même Verbe incarné qu’on refuse d’adorer; c’est le même Dragon qui se rue contre lui, prenant pour la force réelle ce qui n’est qu’une aveugle turbulence, que la fiévreuse agitation de l’orgueil. Hélas! aujourd’hui comme autrefois ce Dragon trouve parmi les hommes des anges égarés pour le suivre. Et encore n’est-ce que le tiers des chrétiens, les étoiles de l’Église, que de nos jours Satan entraîne à sa suite? _Cauda ejus trahebat tertiam partem stellarum cœli._ Toutefois, ô soldats demeurés fidèles, n’ayez pas peur! Dieu vous a confié sa cause; il exige de vous la vaillance. Le prince puissant, Michel, est toujours debout à votre tête: _Michael, princeps magnus, stat pro filiis populi tui._ Marchons courageusement à sa suite, ne nous laissons pas aveugler par la fumée de l’orgueil, séduire par l’esprit de révolte. Combattons avec confiance; le jour viendra bientôt où nous mériterons la couronne. La lutte commencée au ciel devait se continuer sur la terre. C’est là que, vaincus et foudroyés, les démons se réfugient pour y dévorer leur honte et reprendre contre les saints de Dieu leur odieuse et lugubre guerre: _Et projectus est Draco ille magnus, serpens antiquus qui vocatur Diabolus et Satanas, qui seducit universum orbem; et projectus est in terram et angeli ejus cum illo missi sunt._ Comme la tour immense qui, en s’écroulant, sème de ses ruines, et à toutes les distances, le sol qu’elle dominait naguère de son faîte superbe, de même ces débris altiers, tombés des cîmes du ciel, se sont arrêtés dans leur chute à tous les degrés de l’espace depuis les abîmes infernaux jusqu’en ces régions de l’air qu’ils infestent et en ces lieux de ténèbres qu’ils peuplent. C’est là que Satan et ses anges méditent leurs noirs complots contre l’Église de Jésus-Christ. _Et postquam vidit Draco quod projectus est in terram, persecutus est mulierem._ Dans leur effroyable infortune, ils ne goûtent plus d’autre volupté que celle de faire des méchants, de pervertir toute intelligence, de s’associer des complices pour le renversement de cette femme immortelle qui se nomme l’Épouse de Jésus-Christ. Oui, la lutte continue ardente, incessante, acharnée. L’Église, vous le savez, est vieille comme l’humanité elle-même. Eh bien, ouvrez l’histoire et voyez. Qui séduit l’homme au paradis terrestre? le Dragon. Qui précipite le peuple de Dieu dans ces iniquités, cause lamentable du déluge? Qui réduit en servitude ce peuple fait pour être libre? Qui éteint sa lumière pour le plonger dans les ténèbres de l’esprit et du cœur? le Dragon. Qui suscite contre lui les nations étrangères? le Dragon, toujours le Dragon. Et dans la loi nouvelle, dès l’origine, qui charge l’Église de chaînes dans la personne de son chef? le Dragon, sous les traits d’Hérode. Qui allume les bûchers et anime le bras des persécuteurs? Qui provoque les hérésies, les schismes, toutes les négations, toutes les haines, toutes les ruses et toutes les violences? le Dragon. Saint Jean n’avait que trop raison quand il s’écriait dans l’Apocalypse: _Væ terræ et mari, quia descendit diabolus, ad vos habens iram magnam._ Malheur à la terre! Malheur à la mer! Car voici que le démon y descend dans la colère et dans la rage! Il est vrai que cette femme, l’Église, a des ailes qui l’emportent au désert [Illustration: Fig. 5.--Saint Michel apparaît à Gédéon et lui donne un gage de sa mission. Dessiné par Schnorr pour l’illustration de _la Bible_. Dix-neuvième siècle.] où se trouve Dieu pour la soutenir et la consoler; mais le Dragon la poursuit toujours et cherche à l’engloutir sous les eaux d’un torrent furieux, c’est-à-dire sous le poids de ces tribulations inouïes dont nous sommes aujourd’hui les témoins et les victimes: _Et misit serpens ex ore suo post mulierem, aquam tanquam flumen, ut eam faceret trahi a flumine._ Le petit nombre des fidèles ne saurait désarmer sa vengeance. Si rares qu’apparaissent aujourd’hui ces chrétiens sincères qui gardent les commandements de Dieu, qui rendent courageusement témoignage à Jésus-Christ, c’est contre cette phalange dévouée qu’éclate son courroux, c’est celle qui possède le privilège de soulever ses plus rudes attaques: _Et iratus est Draco in mulierem et abiit facere prælium cum reliquis de semine ejus qui custodiunt mandata Dei et habent testimonium Jesu Christi._ Saint Archange, paraissez! Il en est temps. Étendez sur nous votre égide et de nouveau prenez le glaive en main. Frappez la mer; que la terre tremble sous vos pas; et que Satan comprenne enfin que, par vous, Dieu défend son Église, que jamais il ne prévaudra contre elle: _Quis ut Deus!_ Regardez, en effet, et voyez comment, à toutes les époques où son secours est nécessaire, _in tempore illo_, saint Michel se lève pour soutenir l’Église attaquée: _Michael stat pro filiis populi._ A l’origine du monde, qui sert de guide au malheureux exilé de l’Éden? saint Michel. Quel est l’ange qui apparaît à Moïse pour donner le signal de la délivrance? saint Michel, le gardien de la Synagogue, et, plus tard, le patron de l’Église. Qui forme, pendant le jour, cette nuée obscure, et pendant la nuit, cette colonne lumineuse qui dirige les Hébreux vers la Terre promise? saint Michel. Qui leur rend, sur le Sinaï, cette lumière de la Loi que les passions humaines ont, sinon éteinte, du moins obscurcie? encore et toujours saint Michel. Qui combat avec Gédéon et lui obtient la victoire? le puissant Archange, qui lui dit: «Le Seigneur est avec vous, ô le plus vaillant des hommes; allez dans cette force dont vous êtes rempli; vous délivrerez Israël de la tyrannie des Madianites. C’est moi qui vous envoie; je combattrai pour vous (fig. 5).» Et quand les Juifs, durant de longues années, ont pleuré sur le bord des fleuves de Babylone, qui sollicite pour eux et obtient la fin de leurs épreuves? Le prophète Zacharie s’est chargé de nous répondre. «Alors, l’ange du Seigneur parla et dit: Seigneur des armées, jusqu’à quand différerez-vous de faire miséricorde à Jérusalem et aux villes de Juda contre lesquelles s’est élevée votre colère? Voilà déjà la soixante-dixième année de leur désolation et de leur ruine.» Et quand, enfin, les Machabées entreprennent leur lutte à jamais mémorable pour l’indépendance de la patrie, qu’arrive-t-il? Cent mille hommes sont aux portes de Jérusalem; l’héroïque Judas court aux armes; tandis qu’il marche à l’ennemi, on aperçoit dans les airs un cavalier divin, resplendissant de lumière, brandissant une épée. Ce cavalier, dit toujours le même interprète, c’est saint Michel: _Hic fuit Michael._ A son aspect, les Israélites s’élancent comme des lions, et taillent leurs ennemis en pièces; la victoire est à eux. Mais le temps des figures est passé; le Fils de Dieu vient de substituer l’Église à la Synagogue. Sans doute Jésus-Christ sera toujours le chef qui dirige cette Église; le Saint-Esprit sera l’âme qui la vivifie; mais saint Michel sera son bras, l’ouvrier des divins triomphes: _Operarius victoriæ Dei._ Regardez en effet. L’Église est enchaînée dans la personne de Pierre, et des geôliers veillent à la porte de sa prison. Tout à coup la lumière brille dans le sombre cachot; voici l’ange du Seigneur: «Vite, lève-toi, dit-il à Pierre», et les chaînes tombent des mains du captif, et Pierre est délivré. Quel est cet ange? Corneille La Pierre répond: cet ange fut probablement saint Michel, _Nonnulli probabiliter opinantur hunc angelum fuisse sanctum Michaelem_. Et la raison qu’il en donne est pleine de consolation et d’espérance: c’est que, dit-il, Michel est le protecteur de l’Église; de même qu’il est le gardien de ses intérêts, de même il est le gardien de son chef, c’est-à-dire de Pierre: _Ille enim Michael est præses Ecclesiæ; unde sicut ejus curam gerit, ita et capitis ejus, puta sancti Petri._ O puissant protecteur, laissez-nous pousser vers vous le cri de notre angoisse! Pierre existe aujourd’hui comme il y a dix-huit siècles; et comme alors il est chargé de chaînes, chaînes morales, sans doute, mais chaînes plus douloureuses que les chaînes de fer. O saint Michel, descendez de nouveau; de nouveau faites resplendir la lumière au milieu des ténèbres; de nouveau faites tomber des mains de Pierre, de ces mains qui doivent gouverner l’Église, les liens qui les entravent; et que Pierre, qui n’attend de secours que du côté du ciel, puisse aujourd’hui comme autrefois, rendu à la liberté, redire à son tour: _Nunc scio verè quia misit Dominus angelum suum et eripuit me._ Je le vois clairement; à cette heure où toutes les puissances d’ici-bas m’abandonnent, le Seigneur a envoyé son ange et il m’a restitué cette liberté nécessaire pour conduire les âmes dans les voies de Dieu. Vienne ensuite l’ère des persécutions; et saint Michel, par lui-même ou par ses anges, excite et soutient l’héroïsme des martyrs. Plus tard, suivant les traditions, il apparaît à Constantin lui disant: «C’est moi qui, lorsque tu combattais contre l’impiété des tyrans, rendais tes armes victorieuses.» Ne serait-ce pas le cas d’appliquer à l’apparition du Labarum cette parole de la sainte liturgie: _Sed explicat victor crucem Michael, salutis signifer?_ C’est encore avec le secours du vaillant Archange, que saint Léon arrête aux portes de Rome ces hordes de Barbares qui semaient la terreur à travers l’Afrique et l’Europe. C’est lui toujours, c’est Michel que saint Grégoire le Grand aperçoit, au-dessus du môle d’Adrien, remettant le glaive dans le fourreau, après avoir enchaîné les fléaux qui désolaient alors la ville éternelle. Que Boniface, poussé par l’esprit de Dieu, s’élance vers les plaines de la Germanie pour y conquérir à Jésus-Christ des peuplades rebelles et farouches, c’est au nom et par la protection de saint Michel qu’il renversera tous les obstacles et qu’il établira le règne de Jésus-Christ. Que les Sarrazins menacent les États de l’Église, Léon IV proclamera qu’il a remporté sur eux une victoire éclatante par le bras de saint Michel; et, pour affirmer sa reconnaissance, pour la transmettre aux générations futures, il fera construire, dans la capitale du monde, un temple en l’honneur du chef des armées célestes. Que la tempête vienne à ces diverses époques assaillir les successeurs de Pierre, et ceux-ci se réfugieront sous la protection du glorieux Archange dans la citadelle que défend son épée et qui porte son nom. Oui, saint Michel est l’immortel protecteur de l’Église; les faits le proclament et la croyance des siècles est là pour l’attester. Plus de douze cents ans se sont écoulés depuis le jour où saint Grégoire le Grand s’écriait avec les accents de la reconnaissance et de l’admiration: _Quotiès miræ virtutis aliquid agitur, Michael mitti perhibetur._ Chaque fois que dans l’Église un acte de vaillance s’accomplit, c’est, dit la tradition, à saint Michel qu’on l’attribue. Ce qu’écrivait autrefois le pontife illustre entre tous les autres, Bossuet le répétera plus tard: «Il ne faut point hésiter, dit-il, à reconnaître saint Michel comme le défenseur de l’Église... Si le Dragon et ses anges combattent contre elle, il n’y a point à s’étonner que saint Michel et ses anges la défendent.» Pie IX le répétait à son tour en 1868 par l’organe du cardinal-vicaire: «Si, d’un côté, les impies de notre temps ont osé mettre en honneur le prince des ténèbres, dont ils se sont faits les fils et les imitateurs, les fidèles se sont, de leur côté, attachés à relever la vénération et la confiance que l’Église catholique a toujours placées en l’Archange saint Michel, le premier vainqueur de l’esprit maudit.» Hélas! où en est aujourd’hui cette Église catholique? L’heure actuelle n’est-elle pas une heure de crise et de formidable tempête? L’Église de Jésus-Christ n’est-elle pas attaquée de toutes parts? Ses ennemis ne sentent plus même le besoin de dissimuler leurs coups; la guerre se fait au grand jour et avec une fureur telle que nous pouvons nous demander si l’heure n’est pas venue où doit se réaliser cette parole de la sainte liturgie: _Veniet tempus quale non fuit, ex quo gentes esse cœperunt usque ad illud._ N’est-ce pas le moment de ce choc si épouvantable que jamais, de mémoire d’homme, on n’en a vu de pareil? Rassurez-vous, néanmoins; car saint Michel doit se lever et nous défendre à cette heure terrible où seront sauvés tous les élus dont les noms auront été inscrits au livre de vie: _In tempore illo salvabitur populus tuus omnis qui inventus fuerit scriptus in libro vitæ._ Nous vous attendons avec un invincible espoir, ô glorieux protecteur; hâtez, s’il vous plaît, votre secours; voyez cette multitude confiante et dévouée, les regards tendus vers le ciel d’où vous viendrez vers ce sommet sacré où tant de fois vous avez manifesté votre force; elle salue à l’envi votre nom; elle chante avec transport votre gloire. Vous l’avez vu, l’Église, dans toutes ses épreuves, peut avec vérité répéter la parole de Daniel: _Nemo adjutor meus, in omnibus his, nisi Michael._ Mais ce n’est pas elle seulement qui peut tenir ce langage et revendiquer la protection de saint Michel; à l’exemple de sa mère, la France, la fille aînée de l’Église, peut regarder l’Archange comme son défenseur et son patron. Ici, vous m’arrêtez par une objection qui se présente naturellement à l’esprit: saint Michel n’est-il pas le défenseur de tous les États chrétiens aussi bien que de la France? Je veux prévenir vos jugements et vous introduire dans les desseins de Dieu. Pour arriver à ses fins, Dieu se sert ici-bas tantôt des individus et tantôt des peuples. Quand un peuple se met ouvertement à sa disposition, pour le servir à la face du monde, Dieu envoie à ce peuple des protecteurs célestes; et s’il existe d’une part un dévouement généreux et complet, de l’autre il existe un paiement en succès et en gloire que la divine justice se charge d’effectuer à bref délai. Tel est le sort de la France dans la destinée si variée des peuples chrétiens. Suivez, en effet, ma pensée, et bientôt vous posséderez le secret des prédilections de saint Michel pour notre chère patrie. Dieu a toujours à lui sur la terre soit un peuple, soit un homme dont il fait son œil, son bras et parfois son tonnerre. Quand c’est un homme seulement, cet homme vaut à lui seul une légion; quand c’est un peuple, ce peuple surpasse tout son temps et porte à son front l’auréole de l’héroïsme et de la gloire. Pour nous bien convaincre de ces vérités, parcourons rapidement les annales du monde et ne marchons que sur les cimes de l’histoire. Nous voyons d’abord apparaître d’illustres personnages, Seth, Noé, Abraham et la suite des saints Patriarches; la nation choisie se forme sur un sol étranger et ennemi; mais on sent que Dieu est là. Il y est dans une suite d’hommes célèbres et de fameux capitaines, Moïse, Josué, les Juges; puis viennent ces rois immortels que Dieu enrichit de tous les dons et qu’il arme de toutes les puissances. Ce n’était alors qu’une figure de l’avenir. Le peuple juif, en effet, n’est qu’une prophétie en permanence; il disparaît comme peuple, et avec Jésus-Christ commence un nouveau monde. Pendant trois cents ans, l’Église combat; elle se fonde dans le sang et le martyre, sans voir venir personne à son secours du côté de la terre. Arrive enfin Constantin, l’homme de la Providence. Mais ses successeurs ne comprennent pas leur mission; au lieu de protéger l’Église, ils l’entravent, la jalousent et la tourmentent. Dieu ne veut pas de ces empereurs comme instruments. C’est alors qu’il choisit les Francs pour défendre l’Église et former sa garde vigilante et dévouée. Les Francs répondent à l’appel divin; leur souverain victorieux en tête, ils vont au baptême en foule. Bientôt cette nation, la première accourue à la voix d’en haut, passe tout entière sous les drapeaux du Christ et reçoit de Rome le titre de fille aînée de l’Église. Le nouveau peuple de Dieu est trouvé. Voilà celui qui doit être à la fois et le bouclier et l’épée de L’Épouse du Sauveur. Mais le souverain Maître n’est pas ingrat; s’il aime qu’on se déclare hautement pour lui, vite il répond aux avances de ceux qui défendent sa cause. La France s’est faite à Reims son homme-lige; il lui envoie son Archange, l’ange des batailles et des triomphes. Cet envoi providentiel est, si j’ose ainsi parler, comme le sceau de l’alliance entre Dieu et le peuple élu. Saint Michel choisit lui-même sa citadelle et son asile sur ce célèbre rocher assis aux flancs de l’aquilon. C’était la réponse du Très-Haut à notre patrie, quand elle se fut déclarée sa vassale. A dater de ce jour, cette race intrépide et guerrière des Francs marche à la tête des peuples; toujours sûre de son angélique allié, elle porte partout la lumière avec les libertés sacrées de la foi chrétienne; partout où elle passe, les chaînes tombent, la tyrannie disparaît, la barbarie recule épouvantée. A peine saint Michel a-t-il pris possession de son sol, que la France se fait reconnaître, à son allure et à ses coups, comme la maîtresse du monde. Mais c’est alors aussi que tous les chemins se couvrent des foules qui viennent visiter, en son sanctuaire aérien, le protecteur de notre bien-aimé pays. C’est là qu’empereurs, rois, princes, guerriers innombrables viendront demander à saint Michel, avec le secret de la victoire, le génie qui doit présider aux batailles. Childebert et Charlemagne ouvrent la route du célèbre sanctuaire; ce dernier, plein de gratitude pour la protection de l’Archange, reconnaît saint Michel comme le protecteur de la France. Cent ans après, les farouches Normands, nos pères, s’abattent comme l’ouragan sur tous nos rivages. Tremblantes à l’approche de ces intraitables enfants du Nord, les paisibles populations d’alentour se réfugient à l’ombre des remparts de saint Michel. Rollon, que la religion adoucit, vient s’agenouiller sur ces dalles, embellit la basilique et met au service du prince éthéré sa formidable épée. Guillaume le Conquérant revendique le trône d’Angleterre; et il emporte, dans les plis de son drapeau, avec l’image de l’Archange, le sûr présage de cette victoire d’Hastings, qui devait placer au front du duc de Normandie le diadème d’Alfred et de saint Edouard. Nous voici à la guerre de cent ans. Ce fut un siècle de désolation pour nos provinces, qui furent les premières victimes de l’invasion. La France, pareille à un vaisseau submergé qu’on ne voit plus que par le haut des mâts, semblait perdue pour toujours. Tout était anglais, sauf ce mont, où s’était réfugiée, avec notre dernier espoir, la fortune de la patrie. Un homme est là, Jean d’Harcourt, qui commande moins à des soldats qu’à des lions; avec une foi qui n’a d’égale que sa valeur, il confie sa cause sacrée à saint Michel en des paroles que je ne saurais trop vous redire: _Nemo adjutor meus nisi Michael._ Après lui, Jean d’Orléans et Louis d’Estouteville sont investis du commandement de la place. Chaque jour apporte la nouvelle d’une capitulation ou d’une défaite; rien ne trouble, rien n’intimide nos intrépides chevaliers; leur foi grandit avec les périls et la détresse; ils ne sont qu’une poignée, mais c’est une poignée de braves et saint Michel est avec eux. Souffrez qu’à ce souvenir je m’arrête un instant pour m’incliner, à travers les siècles, devant ces héros immortels, et pour saluer en même temps les héritiers de leur nom et de leur impérissable renommée, glorieux patrimoine transmis à leur postérité! Grâce à l’invincible résistance des cent dix-neuf, les assaillants désertent enfin les remparts et fuient, la honte au front, comme les flots de l’Océan qui, après avoir battu vainement cet indestructible rocher, se retirent, en leur reflux, dans leurs mystérieuses et lointaines profondeurs. O grand Archange, la victoire était à vous; elle était à la France; et pas un instant le vieux drapeau gaulois n’avait cessé de flotter au-dessus de ces pics de granit, disant au reste de nos provinces: «Non, la France n’est pas morte; elle vit toujours ici, toujours militante et toujours victorieuse!» Faut-il raconter encore l’éclatante protection accordée par saint Michel à Jeanne d’Arc, la gloire de notre France et sa libératrice? C’est l’Archange qui investit l’héroïne de son incomparable mandat et la mène, constamment triomphante, à l’ombre de son épée à travers les dangers et la mort. Plus tard, Louis XI veut immortaliser, par la création d’un ordre célèbre, la valeur des combattants qui sauvèrent ici même le vieil honneur de notre nation; et tout se fait au nom de celui qu’on proclame «la terreur de l’immense Océan.» Viennent les guerres de religion, et le Mont-Saint-Michel demeurera toujours l’imprenable boulevard de la foi et de la patrie; Montgommery verra sa fougue se briser ici comme sur un écueil et ira se faire tuer ailleurs. Saint Michel, comme à toutes les heures critiques, suscitera des héros sans cesse renaissants; et à la fin, la Montagne, toujours au-dessus des orages, comme l’emblème de la foi qui ne périt pas, toujours plus haute que l’infortune, reste cette fois encore catholique et française. Et maintenant, avons-nous raison de dire que saint Michel est le bouclier de la France? Vous l’avez vu, jamais il n’a manqué à l’appel des Français. Toujours sur notre montagne normande, saint Michel a eu le dernier mot et lancé le dernier trait; et si ces tours crénelées, si ces antiques remparts savaient parler comme ils ont su résister, quelles scènes étonnantes ils feraient passer sous nos yeux! Mais de nos jours, demandez-vous, qu’est devenue la protection de saint Michel? De nos jours, il me semble que Dieu dit à la France, comme autrefois à Daniel: _Noli timere, vir desideriorum._ Ne te laisse pas abattre; courage, ô nation de la promesse, ô nation qui, jusque dans tes malheurs, fixes toujours les regards de l’Église, les regards de tous les peuples; vois comme tous fondent sur toi leur espoir et paraissent attendre le salut de ta main: _Pax tibi et esto robustus._ La paix soit avec toi, cette paix dont tu as tant besoin! Laisse là ces éternelles divisions qui te mènent à la ruine; que tes enfants s’embrassent enfin dans la paix, l’union et la fraternité. Sois robuste; aiguise de nouveau ton courage; et malgré tes désastres, et du fond des abîmes, tu peux te relever, regagner les sommets, reconquérir la gloire des anciens jours. Mais pour cela, prête l’oreille à la voix d’en haut; reviens aux croyances de tes pères: _Annuntiabo tibi quod expressum est in scriptura veritatis._ Redis comme eux dans la confiance: _Nemo est adjutor meus, in omnibus his, nisi Michael._ O France, tressaille d’allégresse! Ouvre ton cœur à l’espérance, puisque toi aussi tu peux dire: _Ecce Michael, unus de principibus primis, venit in adjutorium meum._ Oui, lève les yeux; il sera ton appui. Pour vous, ô notre protecteur, daignez la regarder encore, la regarder toujours, cette nation que Dieu vous a confiée. Sa générosité toujours inépuisable vous a offert une magnifique couronne. Rendez-lui vous-même la couronne qui lui est plus que jamais nécessaire, la couronne de son antique foi, qui sera pour elle en même temps, la couronne de la paix et de l’ordre social, la couronne de la force et bientôt la couronne de la gloire! Vous connaissez la triple mission dont le Très-Haut a investi l’Archange fidèle. Vous avez vu les services que saint Michel a rendus à la cause de Dieu, de l’Église et de la France. En retour, que ferons-nous pour lui et quel culte lui rendrons-nous? Ce culte, trois mots le résument: la fidélité, la confiance et l’amour. La fidélité! Voilà le secret de la gloire de saint Michel, la vraie cause de sa puissance et de ses mérites. Quoi de plus juste, d’ailleurs, quoi de plus honorable, quand il s’agit d’un maître tel que Dieu? Et cependant, quoi de plus rare, à notre époque en particulier? Séduite par ce qu’elle appelle la libre-pensée, qui n’est en réalité que l’infatuation et la débauche de l’esprit, la génération incroyante nie tout aujourd’hui: elle nie Dieu, elle nie ses perfections; elle nie Jésus-Christ, sa divinité, sa doctrine. Génération croyante, l’heure est venue où nous devons secouer le sommeil de l’indifférence. A l’exemple de saint Michel, levons-nous, proférant comme lui le cri de la fidélité: _Quis ut Deus!_ Qui donc est semblable à Dieu! La science répudie la révélation. Anges de saint Michel, debout! Écriez-vous à votre tour: Qui donc connaît la vérité comme Dieu? Qui possède la science et en est le maître comme lui? _Quis ut Deus!_--L’incrédulité contemporaine répudie l’ordre surnaturel et refuse de croire aux miracles. Anges de saint Michel, écrions-nous à l’envi: Quoi donc! le bras du Seigneur serait-il raccourci? Est-ce que le Seigneur n’est pas, aujourd’hui comme toujours, le Dieu qui a créé les mondes, le Dieu qui commande à la vie et à la mort, le Dieu qui seul opère les merveilles par excellence? _Qui facit mirabilia magna solus.--Quis ut Deus!_ L’orgueil foule aux pieds l’autorité divine et ne veut plus relever que de lui seul. Anges de saint Michel, écrions-nous en chœur: Qui donc est souverain comme Dieu? Qui donc distribue, comme lui, l’existence? Qui donc est l’auteur de tout don parfait? _Quis ut Deus!_--Le matérialisme, le positivisme, le scepticisme, l’athéisme, véritables échos de l’enfer, répètent chaque jour, avec une effrayante énergie, leur cri de négation: il n’y a pas de Dieu. Anges de saint Michel, aurons-nous donc moins d’énergie pour le bien qu’ils n’en ont pour le mal? Échos du ciel et du glorieux Archange, écrions-nous avec toute la vigueur de notre foi, toute l’étendue, toute la puissance de notre voix: Je crois en Dieu: _Quis ut Deus!_--La fausse science, dans tous les ordres, nie Jésus-Christ et rejette sa doctrine. Anges de saint Michel, protestons, en affirmant que Jésus-Christ, c’est le Verbe incarné, le Fils même de Dieu; que Jésus-Christ, c’est la vérité; Jésus-Christ, c’est la voie; Jésus-Christ, c’est la vie. Malheur donc à celui qui ne l’écoute pas; il s’ensevelit dans les ténèbres de la nuit la plus obscure, ou bien, comme on l’a dit, il s’enfouit dans les sables de la raison pure et de l’altière critique. Malheur à quiconque ne marche pas à sa suite! Il se traîne dans la faiblesse et s’abîme le plus souvent dans la corruption et dans la honte. Malheur à celui qui ne vit pas de sa vie divine! Il se condamne à une mort irrémédiable, à la mort éternelle. Hors de Jésus-Christ, c’est la barbarie, c’est le despotisme ou la licence, c’est le chaos et la ruine. Qui donc lui est semblable! _Quis ut Deus!_ Vous le voyez, après tant de siècles, c’est la même scène qui se reproduit, la même lutte qui continue toujours. En face du Dragon, levons-nous, comme saint Michel, fièrement et sans peur; manifestons notre foi; sachons la professer hautement. Que le cri de guerre de l’Archange soit notre devise; et notre voix finira par couvrir celle de l’incrédulité, par l’étouffer et l’anéantir. Et cette voix retentissant non plus dans le ciel, mais sur la terre, chantera, comme celle des anges victorieux: _Nunc facta est salus et virtus, et regnum Dei nostri et potestas Christi ejus_: Maintenant, victoire à notre Dieu; à lui le triomphe et le commandement; à son Christ, la puissance! et saint Michel nous reconnaîtra pour les siens! Nous serons son orgueil et sa gloire. Allons plus loin; à cette fidélité qui continue dans le monde la mission du prince des armées célestes, joignons la confiance qui nous obtiendra le secours dont nous avons besoin pour accomplir avec fruit cette mission. Par sa criminelle rupture avec l’ordre surnaturel, le monde a perdu en quelque sorte la mémoire du ciel et la pensée de Dieu. Son regard affaibli et presque aveuglé n’a plus la longue portée des enfants de la foi sur les horizons éternels. Il ne voit plus que la terre; il est concentré tout entier sur la matière et sur les choses du temps. De là cette inquiétude morne et ce sombre désespoir qui envahissent comme inévitablement les cœurs, quand ils ne connaissent plus le _Sursum corda_, source inépuisable d’espérance et de consolation. Sans doute, l’horizon est noir; et les alarmes, les angoisses même ne sont que trop légitimes aujourd’hui. Mais faut-il donc perdre confiance et nous abandonner à un incurable découragement? Non, non; car Dieu est avec ceux qui croient en lui; Jésus-Christ le Sauveur est avec eux; la Vierge mère est avec eux. Saint Michel est avec eux, saint Michel, l’ouvrier des victoires de Dieu: _Operarius victoriæ Dei._ Levons donc les yeux vers la sainte Montagne; c’est de là que nous viendra le secours: _Levavi oculos meos in montes unde veniet auxilium mihi._ Tendons les mains et surtout les cœurs, par la prière, vers notre immortel protecteur. Puissant par les armes, l’Archange l’est plus encore par les supplications que chaque jour il fait monter vers le ciel. Écoutez du reste l’apôtre saint Jean dépeignant, à l’origine même de l’Église, la grande scène que notre imagination ravie aime toujours à se représenter: «Je vis, dit-il, un ange qui se tenait debout devant l’autel, portant un encensoir d’or; et on lui donna une grande quantité de parfums, afin qu’il présentât les prières de tous les saints sur l’autel d’or qui est devant le trône; et la fumée des parfums, composée des prières des saints, s’éleva devant Dieu.» Cet ange qui se tient debout devant l’autel, vous l’avez reconnu, c’est saint Michel. Tous ces parfums qu’on lui présente, vous pouvez en respirer la douce et agréable odeur, ce sont vos prières. Quelle prière que la vôtre, dévots serviteurs du glorieux Archange! Comment la parole humaine pourra-t-elle en exprimer la prodigieuse puissance! Des milliers de voix ne faisant qu’une seule voix! Des milliers de cœurs ne formant qu’un seul cœur, pour animer cette voix et la porter jusqu’au trône de Dieu! L’Église entière, le pape, le sacré collège, l’épiscopat, le sacerdoce, la multitude des pieux fidèles se pressent de plus en plus autour de saint Michel, tirant de leur poitrine embrasée le vieux cri de nos Pères: Saint Michel, à notre secours! Et c’est de tous ces rangs à la fois que part cette prière immense, universelle, et que montent les élans d’une confiance plus ardente que jamais. N’est-il pas vrai qu’on peut redire la parole de saint Jean: _Data sunt ei incensa multa?_ Comprenez-vous maintenant combien formidable doit être l’énergie de cette prière? Comme elle doit être portée [Illustration: Fig. 6.--Saint Michel, l’ange du jugement. Fragment du _Jugement dernier_, peint à fresque par Orcagna dans le cloître du Campo Santo de Pise. Quatorzième siècle.--Dans cette composition, saint Michel est l’ange placé immédiatement au-dessous du Christ et de la Vierge. ] sur des ailes de feu, les ailes de notre amour, franchir la distance, pénétrer les nues et remplir le ciel de son merveilleux concert! Oui, par elle-même, cette prière est puissante; mais comme cette puissance devient irrésistible quand on réfléchit à la dignité de celui qui la porte à Dieu! A l’heure solennelle du sacrifice, à ce moment où le corps de Jésus-Christ vient de descendre sur l’autel, l’Église adresse au Tout-Puissant par l’organe du prêtre cette touchante invocation: «Nous vous en supplions, ô Dieu clément, commandez à votre saint ange de présenter la victime adorable en présence de Votre Majesté, afin que, après avoir participé aux divins mystères, nous soyons remplis de grâce, inondés des célestes bénédictions.» Quel est cet ange dont parle ici l’Église? Bossuet n’hésite pas à répondre: cet ange, c’est saint Michel. Ainsi donc, tel est l’ascendant de saint Michel sur le cœur de Dieu, telle est l’influence qu’il exerce, le crédit ineffable dont il jouit, que, pour obtenir plus sûrement l’effusion des dons célestes, c’est par lui, c’est par son ministère, que l’Église veut faire offrir au souverain Maître ce qu’il a de plus cher, le corps et le sang de son divin Fils. S’il en est ainsi, dilatons, dilatons nos cœurs pour les ouvrir à une confiance absolue et sans limites. Le corps de Jésus-Christ, en effet, et son sang adorable, sont présents à chaque heure du jour sur des milliers d’autels, dans le monde entier. Conjurons donc le Très-Haut avec l’Église notre mère d’ordonner à saint Michel qu’il présente l’auguste victime, sur cet autel d’or qui est devant le trône, qu’il l’offre pour la gloire de Dieu, pour la gloire de Jésus-Christ, pour la prospérité de son épouse ici-bas, pour le bien de la France et pour le salut des âmes. Unissons tous nos cœurs et nos voix. Priez, justes; et vous aussi, pauvres pécheurs, priez. Si vos fautes vous effraient, confessez-les au bienheureux Michel archange, _beato Michaeli archangelo_, afin qu’il intercède pour vous auprès du Seigneur, notre Dieu. C’est alors que, selon l’expression de saint Jean, la fumée des parfums, composée de nos prières, montera jusqu’au ciel; mais c’est alors aussi que les miracles du passé se renouvelleront sur notre sainte montagne, que les aveugles verront, que les boiteux marcheront, que les morts seront ressuscités, que l’Église triomphera, que la France renaîtra de ses ruines, que les âmes, fécondées par la grâce, produiront ici-bas des fruits de vie, et qu’à l’heure de la mort, saint Michel les présentera pour les introduire dans la céleste lumière promise aux élus. Confiance donc, confiance inébranlable à saint Michel! C’est l’honneur qu’il réclame de vous. A la couronne de la fidélité, à celle de la confiance, il faut en ajouter une troisième, celle de l’amour qui alimente et vivifie tout le reste. Mais avons-nous besoin de stimuler les cœurs de ces nombreux pèlerins qui visitent chaque jour le sanctuaire de l’Archange? Qui, en effet, leur inspire la pensée, leur communique l’énergie nécessaire pour accomplir ce pénible voyage? Qui les soutient dans les fatigues de la route? L’amour. C’est l’amour qui leur donne des ailes pour gravir cette montagne; c’est l’amour qui brille sur leur front: _Amans currit, volat, lætatur._ Leur amour, comme l’amour véritable, n’a pas senti le fardeau; il a compté la peine pour rien; il n’a pas connu l’impossible. _Amor non sentit onus, labores non reputat, de impossibilitate non causatur._ Sur cet étroit rocher, l’espace peut manquer; mais le cœur s’épanouit, _arctatus, non coarctatur_. On peut être fatigué, jamais lassé, _fatigatus, non lassatur_. Ce n’est pas assez de prouver son amour par des fatigues supportées chrétiennement; il faut le prouver par les élans du cœur, en affirmant à saint Michel que l’on veut aimer ce qu’il a aimé le premier. Saint Michel, c’est l’amour, tandis que Satan, son adversaire, c’est la haine. N’est-ce pas de lui que sainte Thérèse a dit: «Le malheureux, il n’aime pas!!!» Saint Michel a aimé Dieu d’abord. Ravi par les perfections infinies, il ne voit rien au-dessus d’elles. A son exemple, nous dirons tous: «Mon Dieu, je vous aime; et mon cœur ne peut contenir son amour; mon cœur voudrait vous voir aimé, vous faire aimer. Puisse mon amour effacer l’indifférence de ceux qui vous oublient, l’ingratitude de ceux qui méconnaissent vos bienfaits!» Satan est l’ennemi de Jésus-Christ; Michel est l’héroïque ami du Sauveur. A son exemple, vous direz à Jésus-Christ: «O Rédempteur, ô ami divin, je vous aime; et par la sincérité, par l’ardeur de mon dévouement, je voudrais guérir toutes les blessures faites à votre cœur!» Satan est l’adversaire de l’Église et de son chef. Michel est leur immortel protecteur. A son exemple, nous dirons d’une seule voix: «O Église, ma mère, je vous aime; vos douleurs sont mes douleurs, vos épreuves, mes épreuves. Mon cœur est transpercé du glaive qui déchire le vôtre! O pontife dont la passion ressemble à celle du Maître, par mes prières et par mon amour, je veux porter sur moi votre fardeau, boire ma part de votre calice afin d’en adoucir l’amertume et de consoler votre cœur par mon attachement à la vie et à la mort!» Saint Michel est le patron de la France. Nous voulons être de ceux qui, comme lui, ne séparent jamais l’amour de l’Église de l’amour de la patrie; car si nous sommes catholiques, nous sommes aussi Français, et c’est pourquoi nous affirmons notre amour en demandant à Dieu pour cette France si chère à nos âmes la paix au dedans et au dehors, la fidélité au Dieu qui la rendit jadis si grande et si prospère, le respect de l’autorité, l’union entre ses fils, l’amour du sacrifice, toutes les vertus en un mot qui font les grandes choses et les grandes nations. Saint Michel enfin aime les âmes; son bonheur est de les arracher à la domination de leur mortel ennemi, de les conduire dans le bien, de les introduire à l’heure suprême dans la joie du paradis (fig. 6). A son exemple, nous voulons aimer les âmes et leur témoigner notre amour par la ferveur de nos prières pour elles. Nous demanderons à Dieu, avec saint Michel, de garder ces âmes dans la sainteté. Nous demanderons à saint Michel de les défendre, au milieu des rudes combats de la vie présente, afin qu’elles ne périssent pas au jour du redoutable jugement. Voilà le cri, que du fond de nos cœurs, nous voulons faire monter jusqu’au cœur de saint Michel: _Sancte Michael archangele, defende nos in prœlio, ut non pereamus in tremendo judicio._ Vous venez d’entrevoir ce qu’a été, ce qu’est toujours saint Michel pour Dieu, pour l’Église et pour la France. Nous tiendrons à honneur de rendre un culte de fidélité, de confiance et d’amour à celui qui a combattu, qui combat constamment pour nos intérêts les plus sacrés. Oui, nous vous saluons, dans les transports du plus religieux enthousiasme, ô vainqueur antique et nouveau! Mais de grâce veillez sans cesse; nous le savons trop, le Dragon n’est pas mort; il frémit, il s’agite, il bondit à chaque instant sous nos pieds. Sous son front foudroyé, il conserve, pour notre malheur et le sien, une lamentable immortalité; sa vie est d’anéantir, son génie de conspirer. O protecteur angélique, soyez toujours ce marteau d’armes si formidable à Lucifer, ce foudre de guerre qui extermine notre vieil ennemi. Mille cris furieux s’élèvent autour de notre sainte Église catholique; étendez sur elle votre bouclier. Protégez son chef; protégez la France qui vous invoque, la France aujourd’hui si humiliée, _conculcatam_, si profondément divisée, _convulsam_, mais la France qui, toujours confiante, vous implore et attend votre secours, _expectantem_! Veillez spécialement sur ces deux grandes et religieuses provinces de Normandie et de Bretagne, aux confins desquelles vous avez élevé votre trône; gardez en particulier ce diocèse où vous vous êtes choisi vous-même une place; où vous vous êtes établi, comme dans une imprenable citadelle. Qui que nous soyons, peuples ou prêtres, évêques ou religieux, si le péril se présente, s’il faut combattre pour sauver notre honneur chrétien, notre âme et notre foi, soutenez-nous et fortifiez-nous. Au milieu des épreuves, au plus fort de la lutte, que toujours notre cri soit votre cri vainqueur: _Quis ut Deus!_ [Illustration: Fig. 7.--Saint Michel et le Dragon. Miniature d’un psautier du dixième siècle. Bibliothèque Cottonienne du British Museum.] [Illustration] CHAPITRE III LE MONT-SAINT-MICHEL DANS LES DESSEINS DE LA PROVIDENCE. Saint Michel est le champion de la gloire de Dieu, le protecteur de l’Église et le défenseur de la France; il est le vainqueur de Lucifer et nous lui devons un culte de fidélité, de confiance et d’amour; mais en quel lieu pouvait-il recevoir plus justement les honneurs du triomphe que sur ce roc immortalisé par tant de luttes et de succès? C’est là que l’Archange a réalisé la parole de saint Jean: «Michel et ses anges combattaient contre le Dragon. Le Dragon luttait avec les siens, mais ceux-ci n’ont pu prévaloir.» C’est là que depuis tantôt douze siècles, l’Archange brandit son glaive du haut de la forteresse qu’il s’est lui-même choisie, et que toujours il a triomphé des ennemis les plus formidables. Voilà ce que nous voudrions redire aujourd’hui. Nous voudrions montrer le Mont-Saint-Michel comme la vraie merveille de l’Occident, non pas seulement au point de vue de l’art, mais au point de vue de l’histoire et de la religion. Nous voudrions prouver que ce monument publie une triple victoire remportée par nos pères sous l’égide de saint Michel: victoire de la _science_ sur la barbarie; victoire de la _bravoure_ sur les envahisseurs de la France; victoire de la _piété_ sur les ennemis de la religion, trois victoires qui ont pour témoins vivants et irrécusables l’_abbaye_ où travaillait le savant bénédictin, les _remparts_ où l’intrépide chevalier défendait la patrie, la _basilique_ où le pieux pèlerin s’agenouillait pour prier. En interrogeant ces muets mais éloquents témoins du passé, nous comprendrons que l’heure est venue enfin où l’oubli dans lequel trop longtemps on a laissé saint Michel et son temple doit être réparé, où la sainte montagne doit être relevée de l’humiliation qui pesait sur elle, où l’Archange, en un mot, demeuré pendant des années comme un inconnu parmi les siens, doit être proclamé de nouveau le protecteur de l’Église et de la France. Élevons-nous donc pendant quelques instants sur cette montagne que jadis gravissaient tant de tribus diverses, les tribus du Seigneur. Vous le connaissez ce roc fameux où le travail de l’homme a complété celui de la nature; vous avez admiré cette montagne qui se dresse superbe et sévère sur les confins de la Normandie et de la Bretagne, ayant à sa base la cité, au centre le monastère, au sommet la grandiose basilique, cette montagne debout, comme on l’a dit, au milieu des grèves, avec ses pieds baignés par les flots, son sommet perdu dans les nuages, vrai géant de granit entre deux immensités. S’il tient à la terre par sa base, il plane, pour ainsi dire, dans les hautes régions de l’atmosphère, et domine le plus vaste horizon, comme pour réveiller, pour attirer les foules qui dorment du sommeil de la terre et s’endurcissent dans le culte des vanités humaines. Merveille incomparable de l’art chrétien, œuvre des siècles et de la foi, qui commande l’admiration, contraint au respect, saisit l’âme, la transporte et fait revivre de si longs souvenirs! C’est bien le trône terrestre de l’Archange! C’est aussi comme un phare resplendissant qui a projeté au loin son éclat et contribué pour une large part à dissiper les ténèbres de l’ignorance. Dès les premiers siècles de notre ère, le Mont-Saint-Michel, alors appelé le mont Tombe, servait d’asile et de sanctuaire à la science. Réfugiés dans la forêt qui couvrait à cette époque les rivages que la mer a conquis avec le temps, de laborieux ermites se livraient à l’étude des lettres divines et profanes. Au commencement du huitième siècle, l’ermitage fut remplacé par la collégiale de saint Aubert. Dans les étroites cellules construites sur le flanc de la montagne, douze chanoines consacraient de longues heures aux travaux intellectuels. D’après la constitution que leur avait donnée l’illustre évêque, ils devaient partager leur temps entre la récitation des différents offices, l’étude de l’Écriture sainte, de la littérature et la transcription des manuscrits. Plusieurs de ces manuscrits primitifs échappés soit à l’incendie, soit au pillage, faisaient autrefois l’orgueil et la richesse de la vieille abbaye. C’est peut-être à l’un de ces chanoines que nous devons l’histoire de l’apparition du glorieux Archange à saint Aubert. C’est en particulier au chanoine Pierre, dont Mabillon fait un sérieux éloge, que nous devons la publication, si précieuse pour les annales monastiques, de la vie de saint Benoît et de ses premiers disciples. Toutefois, ce n’étaient là, pour ainsi parler, que les lueurs. La flamme ardente et brillante devait éclater surtout dans les siècles suivants. A la fin du dixième siècle, en effet, à cette époque où les sciences paraissent bannies du reste du monde, les bénédictins établis au Mont par les soins de Richard-sans-Peur y apportèrent toutes les traditions des grandes écoles de leur ordre. Pendant que Lanfranc et saint Anselme venaient jeter une splendeur inaccoutumée sur l’école épiscopale d’Avranches, le Mont-Saint-Michel comptait de son côté des moines du mérite le plus éminent, qui cultivaient avec amour la science dans son plus vaste ensemble. «L’Écriture sainte, nous dit un des meilleurs historiens du Mont, l’Écriture sainte et les principaux écrits des Pères, surtout de saint Grégoire le Grand et de saint Augustin, la physique et la philosophie d’Aristote, les œuvres de Cicéron, de Sénèque, de Marcien et de Boëce, la grammaire, l’éloquence, le calcul, l’astronomie, l’histoire, la jurisprudence, la poésie, la musique, la peinture, l’architecture, la médecine elle-même et l’art de gouverner les peuples étaient étudiés et enseignés par les enfants de saint Benoît. Tous, maîtres et élèves, se nommaient les disciples de saint Michel, le prince éthéré, _principis ætherei, sancti Michaelis alumni_.» A la tête de ces pléiades de savants apparaissent les Gautier, les Raoul, les Radulphe, les Anastase, les Robert de Tombelaine, les Guillaume de Saint-Pair. Mais au-dessus de tous s’élève, au douzième siècle, rayonnant d’un pur et immortel éclat, Robert de Torigni, que les chroniqueurs appellent le _Grand Libraire_, et qui, par ses écrits, par ses riches collections, valut à notre Mont le titre glorieux de _Cité des livres_. Quand, d’une part, on réfléchit à la rareté de ces livres, avant la découverte de l’imprimerie, à la difficulté de se les procurer pour les parcourir, et à plus forte raison pour les copier, quand, de l’autre, on songe à ces ouvrages si nombreux élaborés dans le silence de la cellule et mûris sous les voûtes du cloître, à ce trésor immense de manuscrits entassés par ces moines qui, penchés sur l’océan des âges, arrachaient à la ruine ou à l’oubli toutes les richesses intellectuelles des siècles antérieurs, quand on songe à ces travaux incessants, à ces miracles de patience et d’érudition, c’est alors que, pour emprunter le langage des anciens, le Mont-Saint-Michel nous apparaît vraiment comme le _phare lumineux_ des siècles, comme une tour sublime ouverte aux lettrés, _litteratis aperta_. C’est alors qu’instinctivement on s’écrie avec les vieux historiens: «Voilà bien ce lieu eslevé presque jusqu’à la moyenne région de l’air, ce milieu entre Dieu et les hommes, ce palais des anges, ces cloîtres bénédictins dont les fleurs et les fruits spirituels répandent partout un si vif éclat, une si suave et si bienfaisante odeur.» Voilà bien le rocher solitaire où, soldats de la science, les moines combattaient vaillamment pour disputer à l’ignorance et aux ténèbres les lumières du passé. Sa gloire est d’avoir vu se succéder, à une époque où ils étaient si peu communs, des hommes qui savaient goûter et recueillir, pour les transmettre à la postérité, les grandes œuvres des âges précédents dans tous les genres. Le temps ne pourra pas atténuer cette gloire. Au treizième siècle de nouveaux manuscrits sur la musique, l’astronomie, la rhétorique, la théologie, le droit romain, l’Écriture sainte, l’histoire civile et ecclésiastique établissent que, dans l’antique monastère, fleurit toujours le culte de la science. Au quatorzième siècle, un enfant d’Avranches, Guillaume de Servon, ouvre à ses religieux le champ le plus vaste sans contredit qui puisse être ouvert à l’esprit humain, la _Somme_ de saint Thomas. Au quinzième siècle, sous Pierre le Roy, natif d’Orval, près Coutances, l’école du Mont arrive à l’apogée de la célébrité. Ce modeste, mais vrai savant, compose lui-même divers traités, devient référendaire du pape Alexandre V et mérite l’illustre surnom de _Roi des abbés_ de son temps: son école monastique est comme un foyer vivifiant, où viennent s’allumer les autres flambeaux. Son abbaye, disent les vieux auteurs, pouvait fournir à tous les monastères les abbés les plus savants et les plus réguliers. Interrompues par la guerre de Cent-Ans et par les guerres de religion, les études au dix-septième siècle brillent d’un nouvel éclat au Mont-Saint-Michel, sous les bénédictins de la congrégation de saint Maur. C’est alors qu’apparaissent Dom Huynes, qui nous a légué l’histoire générale de l’abbaye; Thomas le Roy et Dom Louis de Camps, dont les œuvres ont mérité de passer à la postérité. Que dire maintenant de l’influence exercée dans le monde par ces illustres élèves de l’Archange? La France a senti cette influence: plusieurs d’entre eux sont les émules de Lanfranc et de saint Anselme, avec lesquels ils entretiennent les pures et nobles relations de l’esprit et du cœur. L’Angleterre l’a sentie: elle les a conviés dans son sein pour en faire les maîtres de l’enseignement. L’Italie elle-même l’a sentie: les papes appellent à leur service ces humbles mais savants religieux. De toutes parts on accourt, on se presse autour de leurs chaires si justement renommées. Au quinzième siècle, on institua dans l’Athènes de la Normandie, dans cette ville de Caen, toujours amie des lettres, des sciences et des arts, une succursale qui porta le nom significatif d’École du Mont. Que dire encore des chefs-d’œuvre enfantés par ces doctes serviteurs de saint Michel? Toutes les sciences leur sont redevables. La science sacrée: Robert le Vénérable a écrit de pieux et touchants commentaires sur l’Écriture sainte. L’histoire: Robert de Torigni a composé son Cartulaire, sa Chronique et ses Annales. La poésie: Guillaume de Saint-Pair, appelé le moine _Jovencel_, la _Calandre_ de la solitude, a chanté les gloires du Mont-Saint-Michel. Mais c’est surtout l’architecture qui leur est redevable. Au souffle de quel génie ont-ils en effet jailli ces monuments admirables que le monde entier nous envie? Au souffle du génie de ces moines que tant d’écrivains modernes ne rougissent pas d’appeler des ignorants et des arriérés. Regardez donc, dirons-nous à ces détracteurs, regardez seulement le Mont-Saint-Michel. Oui, regardez et instruisez-vous. N’est-ce pas à la science et à la générosité des Hildebert, des Ranulphe, des Roger, des Robert, des d’Estouteville, des de Laure, des de Lamps que nous devons cette vieille nef romane avec son triforium, cette abside avec ses colonnes élégantes, ses zones et ses voûtes élancées, cette flèche qui portait autrefois jusqu’aux nues l’image du glorieux Archange terrassant le dragon infernal? Rien n’a déconcerté ces maîtres des pierres vives: ni la difficulté de l’œuvre, ni les fatigues du travail, ni les longueurs du temps, ni les ravages multipliés de l’incendie; et ils ont construit ce monument, dont la hardiesse, plus encore que la magnificence, saisit et confond l’esprit humain. Et la Merveille, avec cette salle des chevaliers qu’on dit le plus vaste et le plus superbe vaisseau gothique qui existe au monde, avec cet incomparable réfectoire, avec ce cloître qu’un Anglais appelait le plus beau morceau d’architecture qui soit en France, la _Merveille de l’Occident_ en un mot, à qui donc la devons-nous? N’est-elle pas l’œuvre de Jourdain, de Radulphe des Iles, de Raoul de Villedieu? Et les remparts eux-mêmes, ces fiers et imprenables remparts, n’ont-ils pas été bâtis sous la direction de Robert Jolivet et d’un humble religieux qui fut l’ami du vaillant d’Estouteville, de Jean Gonault? Voilà la victoire que saint Michel a remportée par ses moines, par ses anges de la terre contre le démon de l’ignorance et des ténèbres qu’ils ont réduit à l’impuissance. _Michael et angeli ejus prœliabantur cum Dracone; et Draco pugnabat et angeli ejus; et non valuerunt._ Voilà ce qu’ont produit ces religieux qu’on appelait autrefois soldats dans le cloître et moines sur le champ de bataille: _Miles in claustro, monachus in prœlio._ Savants modernes, ne venez donc plus nous affirmer qu’à vous seuls appartient le monopole de la science! Ne venez plus, de grâce, jeter au front de la Religion ce mot qui dénote à la fois l’injustice et l’ingratitude, le mot flétrissant d’obscurantisme! Ouvrez enfin les yeux et dites maintenant si les moines étaient des ignorants, si la religion est l’ennemie des lumières! Est-ce que tous les monuments que nous venons d’énumérer ne parlent pas avec une éloquence irrésistible? Rendez-vous donc enfin à l’évidence, et courbez-vous devant ces religieux obscurs. Vous pouvez, non seulement sans honte, mais encore avec quelque gloire, saluer en eux des maîtres. Inclinez-vous devant l’Église, comme devant la gardienne fidèle de la science et la meilleure institutrice de l’humanité. Ce n’était pas assez pour saint Michel que cette victoire, si précieuse qu’elle fût. Protecteur à jamais puissant, il n’est pas venu chercher un asile sur notre territoire pour nous apporter seulement la lumière du [Illustration: Fig. 8.--Saint Michel. D’après une miniature du _Bréviaire_ du cardinal Grimani. Bibl. de Saint-Marc à Venise. Quinzième siècle.] ciel; il venait encore et surtout pour nous défendre contre nos ennemis. Un de nos publicistes l’a dit avec raison: «Ce grand Archange est comme l’âme du peuple français; et le peuple français est comme une incarnation vivante de ce grand Archange.» Quels traits de ressemblance, en effet, quelle frappante analogie entre ces deux puissances: saint Michel et la France! A la tête des anges qui veulent être à Dieu, lui demeurer fidèles à jamais, figure saint Michel. C’est la destinée séculaire de la France de marcher à la tête des nations chrétiennes. Saint Michel, dans les hauteurs des cieux, est le champion intrépide de la gloire de Dieu, le vaillant défenseur de sa cause. Il s’appelle: Qui est comme Dieu? _Quis ut Deus._ Partout ici-bas où la cause de Dieu est attaquée, vous rencontrez la France pour la défendre. Comme saint Michel est le premier des Anges, la France est le premier missionnaire de Dieu; elle est en ce monde comme son bras et sa main; on a pu l’appeler, à juste titre, le grand instrument de Dieu parmi les peuples: _Gesta Dei per Francos_. Saint Michel est le protecteur de l’Église; la France en est le soutien, et son titre le plus glorieux sera toujours celui d’être sa fille aînée. Ouvrez plutôt l’histoire et voyez. Chaque fois que Lucifer, c’est-à-dire l’orgueil de la puissance, vient à se révolter contre le Christ, contre l’Église et son chef, qui donc se lève pour voler à leur secours? La France. Chaque fois que sur un point du globe la persécution éclate, qui donc accourt pour la comprimer? La France. Partout où règne la barbarie, partout où l’oppression se fait sentir, qui s’élance pour porter la lumière et briser généreusement les chaînes? Encore et toujours la France. Oui, la vocation de la France et la vocation de saint Michel se ressemblent trait pour trait. Dira-t-on qu’aujourd’hui notre mission semble avoir pris fin et que la France est déchue de sa grandeur séculaire? Il faut bien le reconnaître, le présent a ses humiliations, ses ombres, ses tristesses douloureuses. Et pourtant qu’on regarde attentivement et qu’on désigne la nation chrétienne destinée à remplacer la France dans la mission de prosélytisme et de dévouement à la gloire de Dieu, aux intérêts de l’Église. S’il y a pour saint Michel des heures de repos et de silence, il n’en est pas moins toujours le grand adversaire de Satan; et nous aussi, malgré ces heures d’accablement, nous serons toujours les adversaires de l’erreur et de l’incrédulité, nous serons toujours, c’est du moins notre consolation et notre espoir pour notre pays, les champions de Dieu, de l’Église, de la justice et du droit. Voilà pourquoi saint Michel couvre notre chère France d’une protection particulière. Voulez-vous constater que jamais, dans le cours des siècles précédents, il ne faillit à cette tâche? Parcourez les Annales du Mont-Saint-Michel; contemplez cette montagne qui fut le théâtre de luttes sanglantes, acharnées, mémorables, cent fois attaquée et ne cédant jamais, jamais ne succombant, jamais n’ouvrant ses portes à l’ennemi, et dressant jusqu’au ciel sa cime fière d’un honneur incomparable, d’un privilège qui n’appartient qu’à elle, celui d’avoir été constamment vierge, de n’avoir _jamais, jamais_ subi la flétrissure du drapeau de l’étranger! C’était à la fin du huitième siècle. Charlemagne est alors au faîte de sa gloire; il est le plus puissant monarque du monde; apprenant les miracles qui se passent au Mont, il y vient accomplir son pèlerinage. Peu après, il fait proclamer l’Archange patron et prince de l’empire des Gaules: _Patronus et princeps imperii Galliarum._ Il fait peindre son image sur les étendards de la patrie. A partir de ce moment, saint Michel devient le soldat de la France; il combat à la tête de ses armées; il occupe une place glorieuse dans ce chant fameux qui célèbre l’héroïsme de Roland et qu’on a pu appeler notre plus beau poème national. Quelques années plus tard, quand les farouches enfants du Nord quittent leurs régions sombres et glacées pour s’abattre comme l’ouragan sur les côtes de la Neustrie, c’est sous les ailes de l’Archange, c’est au Mont-Saint-Michel que se réfugient, pour échapper à la tempête, les habitants d’Avranches et d’alentour. Alors que les terribles envahisseurs promènent sur leur passage la dévastation et la ruine, alors que les villes sont saccagées, les églises incendiées, les prêtres égorgés, alors que c’est partout le fer, le sang et la mort, le mont de l’Archange est respecté. Que dis-je? Rollon le vénère et le comble de ses largesses. Quand Guillaume le Conquérant immortalise nos armes et son nom dans une bataille à jamais fameuse, l’image de saint Michel flotte sur son drapeau, que porte, avec une fierté légitime, le comte de Mortain. Quand le jeune fils du conquérant, Henri Beauclerc, est poursuivi par la haine de ses frères furieux et traqué comme une bête fauve, c’est sur la montagne de saint Michel qu’il va chercher et qu’il trouve un asile assuré. Plus tard, au quinzième siècle, Henri V d’Angleterre vient de jeter sur notre infortuné pays ses formidables légions. Nos forces, en un jour néfaste, sont vaincues, écrasées. Que devient la célèbre montagne? Jean d’Harcourt a reçu la mission de la défendre. Il fait graver sur ses armes l’image de l’Archange avec cette devise: _Nemo adjutor mihi nisi Michael._ Saint Michel est mon seul protecteur. Religieux et soldats se comptent et jurent de mourir plutôt que de courber le front sous le joug de l’étranger. Cependant la France est déchirée par les factions; Paris, après les horreurs de la guerre civile, voit le monarque anglais couronné dans ses murs; Rouen se défend héroïquement et finit par capituler. La Basse-Normandie tout entière est aux mains de l’ennemi; Saint-Lô, Granville, Avranches sont en son pouvoir; Tombelaine est sa forteresse; seul le Mont de l’Archange, français toujours, oppose à ses efforts une invincible résistance. L’Anglais menace, il promet; tout est inutile. Furieux alors, il augmente ses forces, il multiplie les coups. L’attaque est acharnée. Mais vous étiez là, héros qui vous appeliez d’Estouteville, du Homme, de Saint-Germain, d’Auxais, de Guiton, de Mons, de Verdun, de Clinchamp, de Breuilly, de la Paluelle. Que vingt mille hommes enlacent le Mont dans un cercle de fer et de feu, saint Michel vous défend et vous anime au combat; que nos armes succombent à Poitiers, Crécy, Azincourt, votre courage ne s’éteindra pas. Que Jean d’Harcourt qui vous a quittés pour aller défendre son roi, tombe dans les champs de Verneuil, bientôt Louis d’Estouteville le remplace, et vous demeurez debout, plus intrépides que jamais. Que vos ressources s’épuisent, vous vendez votre argenterie; pour sustenter les chefs et les soldats, vous vendez jusqu’aux vases sacrés. Que le blocus devienne de plus en plus étroit et par terre et par mer, dans vos héroïques sorties, vous laisserez vos ennemis «occis et estendus sur les grèves.» Cependant, le siège se prolonge; les assauts redoublent; l’artillerie fait d’horribles ravages. Chevaliers, moines et soldats, poignée par le nombre, mais masse formidable par le courage et l’héroïsme, vous vous enfermez dans le château, prêts à vous ensevelir sous ses ruines plutôt que de trahir et de renier la France. Une brèche est ouverte, la fumée du canon vous enveloppe et vous aveugle; mais votre bras est sûr; et pendant que la foi du moine s’écrie: saint Michel à notre secours, votre épée valeureuse opère des prodiges. L’ennemi est culbuté; sa déroute est complète. La victoire est à vous! A qui faut-il l’attribuer? L’histoire répond: à votre bravoure, ô preux incomparables! Mais vous avez complété vous-mêmes la réponse de l’histoire. Quand Dunois vient vous complimenter au nom du Roi: «Nous avons triomphé, lui dites-vous, par l’aide de Dieu et de monseigneur saint Michel, prince des chevaliers du ciel.» Vos ennemis, du reste, l’ont eux-mêmes proclamé: ils avaient aperçu dans les airs, et à votre tête, saint Michel armé d’un glaive étincelant. Quelle page que celle-là! Quelle page pour l’Archange! Quelle page pour la France! Quelle page éclatante en l’honneur de notre Normandie et de ce roc immortel, seul point de notre territoire que n’ait point foulé le pied de l’étranger! L’éloge serait ici superflu. Les faits parlent plus haut que toute parole, et ce qu’ils expriment, c’est _la gloire_, une gloire éblouissante comme le soleil, la gloire si pure du patriotisme soutenu par la religion. Oui, ô cité de saint Michel, de toi, comme de la cité de Dieu, nous pouvons dire avec admiration: _Gloriosa dicta sunt de te._ Des faits à jamais glorieux se sont accomplis dans tes murs! Ta gloire ne saurait être ni trop souvent rappelée, ni trop haut célébrée. Toutefois ce n’était pas seulement sur sa propre montagne que saint Michel voulait défendre la France. A cette heure même où l’on croit tout perdu, l’Archange apparaît à Jeanne d’Arc et lui révèle sa sublime mission: «Lève-toi, lui dit-il, et va au secours du roi de France; tu lui rendras son royaume.» L’histoire, qui nous raconte les succès de l’héroïne, nous raconte également avec quelle effusion de cœur elle remerciait messire saint Michel de l’avoir protégée au milieu des combats. En mémoire de la défense héroïque du Mont et en action de grâce des heureux événements qui la suivirent, Louis XI fit un pèlerinage au sanctuaire du protecteur de la France. Pour perpétuer le courage et le patriotisme des braves qui avaient sauvé l’honneur du pays, il établit la chevalerie de saint Michel; et sur la coquille d’or, emblème du pèlerin, qu’il leur donne comme insigne de leur ordre, il grave cette devise: _Immensi tremor Oceani_, la terreur de l’immense Océan, rappelant ainsi les défaites des Anglais sur la mer et sur nos grèves, où ils avaient cru voir l’Archange exciter la tempête et soulever contre eux les vagues furieuses. Voilà comment cet ordre fameux eut pour berceau notre Mont-Saint-Michel. La célèbre montagne devait subir de nouvelles et terribles attaques. En ces jours lamentables où les disciples de Calvin tentèrent d’asservir notre catholique Normandie, ils comprirent bientôt que la prise du Mont devait leur livrer la contrée tout entière. Mais la cité de l’Archange demeurera le boulevard de la foi, comme elle a été le boulevard de la patrie. Si saint Michel a déployé la vigueur de son bras pour anéantir les ennemis de la France, pourrait-il rester insensible en face des ennemis de l’Église? En vain les calvinistes, sentant bien que la force est impuissante, ont recours à la ruse et se déguisent en pèlerins. En vain s’écrient-ils dans l’orgueil d’un triomphe prématuré: «Ville gaignée; ville gaignée!» La Moricière accourt avec une poignée d’hommes et culbute l’ennemi. En vain Montgommery surprend la petite cité; les moines défendent la citadelle à outrance. Que l’attaque se prolonge pendant des années; que les combats se succèdent sans trève, sans relâche! A chaque crise, le prince éthéré qui toujours veille, suscitera des défenseurs: les de Vicques, les La Chesnaye, les Quéroland. Grâce à sa protection toute puissante leur bras vainqueur repoussera tous les assauts. Vierge du joug de l’étranger, la montagne sera vierge du joug de l’hérésie: elle demeurera catholique et française toujours. Quelle leçon de patriotisme et de foi! Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, la France devait revoir des jours de malheur, des jours de guerre et d’invasion, qu’elle n’oublie pas saint Michel; qu’elle tourne vers lui ses regards, sa prière et son cœur; qu’elle lui dise avec cette confiance et cette conviction religieuse qui font les héros: _Sancte Michael Archangele, defende nos in prœlio!_ Et saint Michel suscitera des anges, des héros; il combattra pour la France et avec eux; et l’on pourra répéter toujours: _Michael et angeli ejus prœliabantur cum Dracone, et Draco pugnabat et angeli ejus; et non valuerunt!_ Nous l’avons vu, le Mont-Saint-Michel a son abbaye où veille et s’initie à toutes les connaissances le savant bénédictin; il possède ses remparts où éclate la vaillance de l’intrépide chevalier; mais par dessus tout il est fier de sa basilique où des milliers de pèlerins sont venus s’agenouiller en priant, en espérant et surtout en aimant. C’est là, disons-le tout haut, la vraie grandeur, la gloire la plus précieuse du Mont-Saint-Michel: il est avant tout le sanctuaire visité pendant des siècles par la foi des chrétiens, le sanctuaire où nous devons célébrer le triomphe de la religion et de la piété. Si l’Archange descendait pour combattre à notre tête, il aimait surtout à monter au ciel pour y porter nos vœux et nos adorations. Et quel monument au monde fut jamais plus propice à la prière? N’est-ce pas ici, comme l’a si bien dit un illustre enfant de saint Benoît, que l’homme peut monter à Dieu sans être arrêté dans les élans de son âme, et que Dieu peut descendre à nous sans rien perdre de sa majesté? Autrefois le démon avait ici ses autels. Tour à tour les Celtes et les Romains adorèrent sur cette montagne Bélénus et Jupiter. Mais la douce aurore du christianisme se levait à peine sur notre pays, que déjà les temples païens étaient renversés, qu’au prêtre des faux dieux succédait l’ermite; la prière aux sanglants sacrifices; au paganisme la croix du Sauveur. Le Mont, autrefois dédié à Bélénus, allait en un mot devenir le palais des anges. Vers les premières années du huitième siècle en effet, saint Michel apparaît au pieux évêque d’Avranches, saint Aubert, lui enjoignant de construire, au sommet du mont Tombe, un sanctuaire où la France viendrait l’honorer, comme déjà l’Italie le vénérait sur le Mont-Gargan. Après quelque hésitation, le saint évêque obéit; il part à la tête de son clergé, suivi d’un peuple nombreux qui, saisi d’enthousiasme, chante des hymnes et des cantiques. C’est ainsi que la religieuse cité d’Avranches ouvrait l’ère à jamais féconde des pèlerinages au Mont-Saint-Michel. Malgré de prodigieux obstacles, la basilique est construite; et à dater de ce jour le Mont-Saint-Michel devient le rendez-vous du monde catholique. Les pieux fidèles accourent de tous les pays: ils viennent des diverses parties de la France; ils viennent de toutes les contrées de l’Europe. Pour leur faciliter l’accès, des routes sont partout ouvertes; l’histoire nous a conservé leur nom: elles s’appelaient _voies montoises_. Quelle nombreuse, quelle magnifique et splendide procession le Mont-Saint-Michel voit alors se dérouler sous ses cloîtres et pendant des siècles! Tous les ordres, dans la société, tiennent à honneur d’y prendre part. L’Église, d’abord, y envoie ses princes: «Chose admirable, dit dom Huynes, en un lieu tant écarté du monde, si on voulait commencer de mettre sur le registre les évêques, abbés et autres personnages qui y viennent, je m’assure qu’en peu de temps on en aurait un beau catalogue. Et de plus, si nos ancêtres eussent remarqué les légats du saint-siège, les cardinaux et les archevêques..., nous nous contenterions de les nommer en général, tant il y en aurait!!» En effet, les saints accourent au Mont-Saint-Michel: saint Anselme, saint Édouard d’Angleterre, saint Louis, saint Vincent-Ferrier. Les pontifes y accourent: ce sont les archevêques de Rouen, les évêques de Normandie, de Bretagne et d’Angleterre. Les cardinaux y viennent de leur côté: c’est, pour n’en citer qu’un seul, le cardinal Rolland, qui plus tard devient pape sous le nom d’Alexandre III. Les abbés viennent y entretenir et y rallumer leur ferveur: ce sont les abbés de Cluny, de Saint-Michel de l’Écluse. Les princes, les empereurs et les rois viennent y demander la sagesse et le courage de porter chrétiennement le fardeau du pouvoir: à la suite de Childebert, c’est Charlemagne, c’est Guillaume le Conquérant, c’est Louis VII avec deux cardinaux, un archevêque, un évêque et cinq abbés; c’est Louis IX, c’est Philippe le Hardi qui, sauvé de la peste, à Tunis, vient témoigner sa reconnaissance au puissant Archange; c’est Philippe le Bel qui dépose sur l’autel de la basilique douze cents ducats destinés à modeler une statue de saint Michel en lames d’or; c’est Charles VI, avec toute sa cour; c’est Charles VII; c’est Louis XI qui trois fois vient prier au célèbre sanctuaire; c’est Charles VIII «remerciant son dit seigneur saint Michel, chef de son Ordre, de la bonne victoire qu’il obtenait contre ses ennemis;» c’est François Iᵉʳ reçu par Jean de Lamps avec une magnificence dont les annales du Mont nous ont légué le souvenir; c’est Charles IX et Henri III; c’est, dans les temps modernes, le comte d’Artois, depuis Charles X, et le duc d’Orléans, depuis Louis-Philippe, avec son frère et sa sœur. Aux représentants du pouvoir et de la grandeur viennent se joindre les foules ardentes et confiantes. A partir de la seconde moitié du treizième siècle surtout, l’entraînement est général, irrésistible. «En 1333, dit dom Huynes, une chose advint grandement admirable et est telle. [Illustration: Fig. 9.--Saint Michel terrassant le démon. Fac-similé réduit de la gravure de Martin Schœn. Quinzième siècle.] Une innombrable multitude de petits enfants qui se nommoient _pastoureaux_ viennent en cette église de divers pays lointains, les uns par bande, les autres en particulier. Plusieurs desquels asseuraient qu’ils avoyent entendu des voix célestes qui disaient à chacun d’eux: _Va au Mont-Saint-Michel_, et qu’incontinant ils avoyent obeys, poussez d’un ardent désir, et s’estoient dès aussy tost mis en chemin, laissant leurs troupeaux emmy les champs et marchant vers ce Mont sans dire adieu à personne.» Les anges de la terre venaient ainsi saluer le Prince des anges du ciel; la faiblesse venait implorer la force. Avec les pastoureaux, ce sont des familles, des paroisses, des cités qui viennent, bannières en tête, solliciter la protection de l’Archange. Un historien du Mont nous a décrit ces pèlerinages, en un jour de saint Michel, de façon à nous révéler ce qu’étaient alors ces éclatantes et universelles manifestations de la foi chrétienne: «La veille du grand jour, nous dit-il, tous les canons de la place font entendre leurs salves glorieuses; du haut de la sublime tour, les neuf cloches angéliques répandent au loin leurs joyeuses volées. Le lendemain, les pieuses troupes gravissent la rue étroite qui conduit au monastère. Pendant qu’ils vont prendre leur place, voici que sur les grèves d’autres chants se font entendre: ce sont de nouveaux pèlerins qui sortent des voies montoises, s’avançant avec leurs étendards vers la sainte montagne. La route de Genets envoie quelques Anglais, des compagnies des environs de Coutances dont plusieurs marchent pieds nuds, quelques Flamands qui sont venus par l’antique voie de Bayeux à Genets... Avranches en envoie davantage encore, et du Gué-de-l’Épine, voici venir à la suite des compagnies normandes et parisiennes une grande quantité d’enfants de la Champagne. Ils sont suivis d’une foule si considérable, venue du Brabant et de la Haute et Basse-Allemagne, qu’on peut à peine leur fournir des vivres sur la route. De la voie Biardaise qui débouche à Bas-Courtils, sortent de nombreuses troupes venues du Mans, de Mortain et de Barenton. On y voit aussi quelques Italiens. Le grand chemin montois de Saint-James est encombré de Bretons, de Poitevins, de Gascons et même d’Espagnols... La voie de Pontorson, presque exclusivement bretonne, voit passer les populations de Rennes, de Quimper, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Pol de Léon.» Ils sont reçus au milieu de toutes les magnificences du culte, des chants graves des moines, avec lesquels s’harmonisent les sons de l’orgue et les voix de la multitude. Les âmes se dilatent alors: de toutes parts les vœux éclatent, les prières montent vers l’Archange, nombreuses, ardentes et pleines de confiance. «Celui-ci recommande une épouse ou des enfants malades; celle-ci un fils et un mari qui exposent leur vie sur les flots pour gagner le pain de chaque jour; d’autres prient pour des parents infirmes dont plusieurs, comme le paralytique de l’Évangile, se sont fait apporter dans cette église, pour se recommander à Dieu par l’entremise de son Archange.» O voûtes de la basilique, où respire la piété des aïeux, comme la ferveur des vrais chrétiens dut alors vous faire tressaillir! Comme le grand Archange, ému par ces accents de foi, devait se tenir devant les autels du temple, son encensoir d’or à la main! Comme il devait recueillir avec amour l’encens que lui offraient ces cœurs dévoués! Comme la fumée précieuse de ces aromates dut monter de sa main jusqu’au trône de Dieu: _Data sunt ei incensa multa... et ascendit fumus aromatum de manu Angeli in conspectu Dei!_ L’histoire nous dit qu’en effet les pieux pèlerins ne criaient pas en vain: _Michael archangele, veni in adjutorium populo Dei!_ Saint Michel archange, venez en aide au peuple de Dieu! L’histoire nous dit que saint Michel fut le secours de ces âmes chrétiennes: _Stetit in auxilium pro animabus justis._ Dans ce sanctuaire béni que de grâces signalées! Que de malades rendus à la santé! Que de pécheurs convertis! Là se renouvellent les prodiges de l’Évangile: les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, et les foules, saisies d’admiration, pénétrées de reconnaissance, retournent dans leur pays, en glorifiant le Seigneur et son Archange. Le miracle, en un mot, qui partout ailleurs est une exception, devient comme une habitude sur ce mont vénéré. A chaque pas, dans ces heureux temps, le pèlerin le sent et le touche du doigt. Il vit pour ainsi dire dans l’atmosphère des miracles. Et ces miracles, nous dit l’illustre fils de saint Benoît, qui consacre tout un livre à les raconter, sont attestés «par les escrits des moynes de cette abbaye, qui pour la pluspart les ont veus, et les voyant nous les ont laissés par escrits avec tous les témoignages qu’on pourrait désirer en cette matière, dans laquelle, sous prétexte de piété, il se glisse souvent plusieurs faussetés, si l’on n’y apporte la précaution nécessaire, telle que nous croïons avoir gardée en ce livre.» Cette précaution du savant écrivain est du reste superflue. Est-ce que cette affluence des peuples au Mont-Saint-Michel, est-ce que ce concours immense, cette confiance prodigieuse et constante ne proclament pas, plus haut que tous les écrits, la vérité, le nombre et la perpétuité de ces miracles? Non, les peuples ne seraient pas venus ainsi de toutes les contrées de l’Europe, de tous les rangs de la société; les multitudes n’auraient pas ainsi bravé les fatigues du voyage, les privations, les sacrifices de tout genre, si leur confiance n’avait été nourrie par les faveurs insignes que leur obtenait le puissant Archange. Frappés par ces merveilles, émus par ces religieuses manifestations, les papes lancent l’anathème contre quiconque ferait tort aux pèlerins du Mont-Saint-Michel ou les entraverait dans leur saint projet. L’auguste sanctuaire devient pour eux un lieu de prédilection qu’ils veulent enrichir des privilèges les plus précieux. Plus de trente souverains pontifes y attachent des indulgences; et, pour affirmer leur propre dévotion, ils envoient des reliques nombreuses au trésor de la basilique. Qu’il était beau le Mont-Saint-Michel, dans ces siècles de foi! De quelle profonde vénération, de quels pieux hommages l’entouraient alors les grands et les petits, les souverains et les peuples! Avec quelle vivacité de confiance le voyageur attardé sur les grèves, le matelot battu par la tempête, l’infortuné dans la détresse répétaient ce populaire et tant aimé refrain: «Saint Michel à notre secours!» C’étaient alors pour lui des jours glorieux, des jours d’une incomparable splendeur. Mais quoi? devons-nous donc porter envie aux siècles passés? Cette splendeur serait-elle à jamais évanouie? Non, non; regardez plutôt à l’horizon! et vous verrez renaître la gloire des anciens âges. Trop longtemps, sans doute, la montagne sainte a été humiliée; trop longtemps, les soupirs et les gémissements y ont remplacé la prière et l’espérance; mais enfin la justice est venue; l’heure de la réparation a sonné. Dieu d’ailleurs, en des jours de colère, n’a que trop sévèrement signifié à la France la nécessité de revenir à son antique protecteur. La France a compris la leçon; et aujourd’hui les voies du Mont-Saint-Michel ne pleurent plus; elles sont tout à la joie, en se voyant de nouveau sillonnées par les pieux pèlerins; les évêques ont repris le chemin du sanctuaire béni; des gardiens fidèles remplacent les enfants de saint Benoît. Protégé par la science et par le dévouement, le Mont échappe à la ruine qui le menaçait; les grandes manifestations de la foi renaissent; et la nouvelle de cette faveur éclatante que l’immortel Pie IX a bien voulu accorder à la statue de l’Archange a fait tressaillir la vieille basilique. Oui, le Mont-Saint-Michel va redevenir lui-même; la science y fleurira comme aux jours d’autrefois: voici qu’en effet, aux alumnats du passé vient de succéder l’_École apostolique_. Les âmes patriotiques, celles qui ne veulent pas que la France périsse, y feront retentir le cri des antiques [Illustration: Fig. 10.--L’archange saint Michel. Figure tirée du tableau l’_Assomption de la Vierge_ du Pérugin. Académie des Beaux-Arts, à Florence. Seizième siècle.] héros: saint Michel soyez notre défenseur! La piété surtout, la piété s’y rallumera. Guidés par saint Michel, nous ferons revivre le Christ en nous-mêmes et autour de nous. La science, la bravoure, la piété, c’est-à-dire, _progrès_, _patriotisme_, _religion_, voilà les trois mots que notre dix-neuvième siècle voudra, pour son honneur, inscrire à son tour au sommet de la cité de l’Archange. Et l’on pourra redire toujours: _Michael et angeli ejus prœliabantur cum Dracone; et Draco pugnabat et angeli ejus; et non valuerunt._ Un de nos grands orateurs disait, il y a quelque temps, dans une assemblée de catholiques: «Nous ne faisons pas de la politique; nous sommes les serviteurs d’une cause plus haute. Nous nous réunissons pour travailler ensemble à glorifier Dieu, à défendre l’Église et à faire du bien à nos frères en nous en faisant à nous-mêmes, sachant, d’ailleurs, que nous coopérons ainsi au relèvement social de notre pays. L’amour de Dieu et de nos frères, voilà notre force. Le relèvement de l’Église et de la France, dans la continuation de cette solidarité providentielle qui fut souvent la défense humaine de l’une et qui fut toujours la gloire immortelle de l’autre, voilà notre but.» Dans ces nobles paroles, vous avez le résumé frappant des motifs qui nous invitaient naguère au couronnement de saint Michel. Nous n’avons pas voulu faire de la politique. La politique divise, et c’est l’union des cœurs et des âmes, c’est la charité fraternelle qui a présidé à cette fête religieuse. La politique aigrit et irrite, et c’est le calme, c’est la paix qu’après une tempête trop longtemps prolongée nous voulions solliciter par l’intercession de saint Michel. La politique dissipe; elle remplit l’âme des rumeurs terrestres et des vains bruits qui agitent le monde. Nous voulions nous recueillir et prier sur ce mont dont chaque pierre est comme un silencieux, un éloquent appel au Tout-Puissant. La politique enfin est de la terre, et sur ces sublimes sommets, sur cette cime sacrée, nous voulions laisser loin, bien loin sous nos pieds la terre, pour nous élever un instant jusqu’au ciel. Non, la politique n’était pas notre but, dans cette solennelle manifestation. Et quel était-il donc ce but? Nous nous réunissions pour travailler ensemble à _glorifier Dieu_. En ces jours où la gloire du Très-Haut est si souvent et si indignement outragée, nous voulions, à l’exemple de saint Michel, répéter de concert: _Quis ut Deus?_ Qui est semblable à Dieu? Nous voulions bénir Dieu pour nous et pour ceux qui le maudissent, adorer Dieu pour nous et pour ceux qui le blasphèment, aimer Dieu pour nous et pour ceux qui le haïssent. Nous voulions, en un mot, à la révolte opposer la soumission filiale, et comme la révolte est publique, nous voulions que la protestation de fidélité fût universelle. Nous nous réunissions pour le bien de l’Église. Confiant dans la protection de son immortel patron, nous voulions conjurer l’Archange d’enchaîner les vents, de calmer la tempête, de dissiper toutes les erreurs, de briser les liens de la sainte Épouse du Christ, de lui restituer au plus tôt la liberté dont elle a besoin pour servir Dieu et pour sauver les âmes: _Ut, destructis adversitatibus et erroribus universis, secura (Deo) serviat libertate._ Nous voulions le conjurer d’obtenir à notre Père commun la fin de ses épreuves et de nous conserver longtemps, longtemps encore l’héroïque et admirable Pie IX, que la mort vient de nous ravir. Nous nous réunissions pour défendre la patrie, cette patrie si chère à nos âmes chrétiennes. Nous priions saint Michel, son protecteur séculaire, de prendre en pitié cette France travaillée par tant de passions mauvaises, par tant de ferments de discorde et d’impiété. Nos voix catholiques et françaises voulaient s’unir pour lui crier en chœur: «Saint Michel, au secours de l’Église; saint Michel au secours de la France; pitié pour ses intérêts temporels et spirituels; rendez-lui, par sa foi, la vigueur et la gloire!» Nous nous réunissions pour le bien de nos frères: «Soulagez, disions-nous au puissant Archange, les misères des corps, des âmes et des cœurs. Obtenez à nos infirmes la santé, à nos pauvres pécheurs la grâce et le salut, à tant de cœurs oppressés la consolation et l’épanouissement!» Nous nous réunissions enfin pour nous-mêmes. Nous demandions à celui qui fut là-haut le gardien de la gloire divine, de nous obtenir à tous d’être ici-bas les vaillants soldats du Christ et de son Église! L’évêque et les prêtres en particulier l’ont supplié de couvrir de son invincible épée tous les individus, toutes les familles, toutes les paroisses de ce diocèse au sein duquel il a choisi lui-même sa demeure! Les guerriers ont imploré, par son entremise, la valeur, et, s’il en est besoin, l’héroïsme! Les pécheurs l’ont conjuré de mettre dans la balance de l’infinie justice leurs prières, leurs pénitences et leurs larmes! Les justes lui ont demandé de les introduire dans la sainte lumière: _Signifer sanctus Michael repræsentet eas in lucem sanctam!_ Notre appel a été entendu, et de nouveau nos grèves ont frémi sous les pas des pèlerins; de nouveau se sont levées des multitudes, faisant revivre les plus beaux jours du passé. La prière, une prière formidable, comme celle d’autrefois, est montée vers l’Archange; et pendant qu’une main vénérable déposait sur son front la couronne, tous les cœurs s’écriaient dans l’élan d’une confiance qui ne sera point trompée: _Sancte Michael archangele, defende nos in prœlio, ut non pereamus in tremendo judicio!_ ♱ A. GERMAIN, évêque de Coutances et Avranches. [Illustration: Fig. 11.--Armoiries de Monseigneur Germain, évêque de Coutances et Avranches.] DEUXIÈME PARTIE SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL DANS L’HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE [Illustration] INTRODUCTION L’histoire du Mont-Saint-Michel n’est pas une page isolée de nos chroniques locales; elle se rattache par des liens étroits aux plus graves événements qui se sont accomplis en France depuis le huitième siècle. Cette montagne de granit, avec sa ceinture de remparts et sa couronne d’édifices à l’aspect fier et majestueux, ravit l’admiration du visiteur, excite l’enthousiasme du poète et anime le pinceau de l’artiste; mais elle doit avant tout fixer l’attention de l’historien. Tour à tour, on l’appela le Palais des anges, la Cité des livres, le Boulevard de la France et la Merveille de l’Occident. A quelle cause faut-il attribuer l’origine de ces titres glorieux? Le Mont-Saint-Michel est l’œuvre de la civilisation chrétienne, et c’est sous l’influence de la religion qu’il a conquis sa renommée. Si le soleil de l’Évangile ne s’était jamais levé sur les côtes de la Neustrie, quel spectacle nous offrirait aujourd’hui la cité de l’Archange? Que verrions-nous à la place de ces constructions hardies et de ces chefs-d’œuvre immortels? Peut-être le Mont-Saint-Michel serait, comme autrefois, un rocher sauvage et stérile. Mais, dès l’aurore du christianisme, tout changea d’aspect. Cette montagne qui avait ses destinées dans les vues de la Providence, devint le centre d’un mouvement religieux, dont l’influence salutaire se fit bientôt sentir en France et chez les nations voisines. C’est là que saint Michel, le protecteur des enfants de Dieu, choisit son sanctuaire de prédilection; et de là, comme d’une forteresse inexpugnable, il combattit pour les droits de la justice et de la vérité. Le monde s’ébranla. De toutes parts on accourut pour implorer l’assistance de l’Archange, et pendant plus de dix siècles le Mont-Saint-Michel servit de rendez-vous aux peuples chrétiens. Que de prodiges signalés, que de souvenirs touchants, que de pieuses et naïves légendes se rattachent à cette partie de notre histoire! On y retrouve la foi de nos pères, avec son élan irrésistible et sa noble simplicité. La science, compagne assidue de la révélation, trouva un asile assuré sous l’égide de l’Archange. Les gardiens du sanctuaire savaient unir le savoir à la piété. Ils cherchaient dans les sciences divines et humaines les jouissances que la vérité procure aux esprits droits et affranchis de la servitude des sens. Aussi voyons-nous au Mont-Saint-Michel une phalange de religieux occupés sans cesse à l’étude des lettres, de la philosophie, des mathématiques, de l’astronomie, de la musique, de la jurisprudence, et des autres branches des connaissances profanes. Pendant que la France était en proie aux horreurs de la guerre, et que l’ignorance gagnait toutes les classes de la société, les enfants de saint Benoît recueillaient les débris de l’antiquité, transcrivaient les œuvres d’Aristote, de Cicéron, de saint Augustin, de Boèce, et ouvraient des écoles où de nombreux disciples se formaient à la culture de l’esprit et du cœur. Parmi ces savants, on compte de pieux interprètes de la Sainte Écriture, des poètes et des historiens dont les noms et les écrits sont parvenus jusqu’à nous. Au premier rang brillent les Robert de Torigni et les Guillaume de Saint-Pair. Si la raison s’illumine au foyer de la révélation, les arts naissent aussi de l’inspiration religieuse et suivent dans leur évolution les progrès de la science. C’est pourquoi sous l’influence de la religion, les arts se développèrent au Mont-Saint-Michel et produisirent les merveilles qui étonnaient le génie de Vauban. Là nous trouvons toutes les richesses, toutes les transformations, toutes les variétés de l’architecture chrétienne. A l’origine, c’est le roman, avec sa sévérité; peu à peu, après de longs essais, l’ogive triomphe du plein cintre, la pierre semble s’élever sous un souffle divin et prend son libre essor vers le ciel; le corps des édifices, soutenu par des colonnes élégantes, se dilate avec ampleur; le granit s’anime sous le ciseau de l’artiste et s’épanouit en riches feuillages, ou revêt les formes symboliques les plus diverses. On dirait l’hymne de la création tout entière; ou plutôt c’est l’acte de foi d’un âge profondément chrétien. En présence de ces édifices séculaires, comme à la vue des travaux entrepris par les Mabillon, nous pouvons bien dire: _Voilà une œuvre bénédictine._ La religion, la science et les arts renferment les éléments d’une vraie civilisation. Il ne faut donc pas s’étonner si l’abbaye du Mont-Saint-Michel exerça une grande influence sociale au Moyen Age et à la Renaissance. Les enfants de saint Benoît, non contents de cultiver dans leur monastère toutes les connaissances divines et humaines, firent part au monde des trésors de science et de vertu qu’ils possédaient; on les vit en relation avec les souverains pontifes, les cardinaux et les évêques; ils entretinrent des correspondances actives avec les savants qui peuplaient les cloîtres, ou enseignaient dans les chaires publiques; non seulement ils avaient pour la plupart un libre accès auprès des ducs de Normandie, mais ils devinrent encore les amis et les conseillers de plusieurs rois de France et d’Angleterre. Ils surent profiter de leur crédit pour le bien de l’Église et de la société. Guillaume le Conquérant voulut confier à des religieux du Mont le soin d’instruire et de réformer les peuples nouveaux soumis à sa domination; Robert de Torigni contribua par sa prudence et sa fermeté à mettre un frein à la tyrannie de Henri II; un autre abbé, Pierre le Roy, fut nommé référendaire de l’Église romaine, en récompense des services qu’il avait rendus au Saint-Siège, à l’époque du grand schisme d’Occident. Cette influence extérieure se manifesta surtout pendant la guerre de cent ans. La cité de l’Archange fut transformée en château fort, et devint une citadelle inexpugnable contre laquelle se brisèrent tous les efforts de l’ennemi. La France presque entière subit le joug du vainqueur; mais le Mont-Saint-Michel ne vit point flotter sur ses remparts le drapeau de l’étranger. Les premiers succès qui amenèrent l’expulsion des Anglais furent remportés par les défenseurs du Mont, et, après la délivrance de notre territoire, Louis XI établit l’ordre de Saint-Michel pour reconnaître la protection que l’Archange avait accordée à nos armes, et perpétuer le souvenir des glorieux événements dont nous venons de parler. Mais, avant tout, le Mont-Saint-Michel servit de véritable berceau au culte de cet _Ange de la patrie_, que Dieu dans les desseins de sa sagesse semble avoir choisi pour présider aux destinées de la France. Jamais culte ne fut plus populaire au Moyen Age ni plus universellement répandu, après celui du Sauveur et de la Vierge. Saint Michel, que la tradition représentait comme le prince de la milice céleste, le vainqueur du serpent infernal, le conducteur des âmes au tribunal suprême, le guide du peuple de Dieu et l’ange de la lumière, dissipant les ombres du paganisme et de l’hérésie; saint Michel, le type de la bravoure et de la fidélité, le protecteur du faible et de l’orphelin, le vengeur des droits de Dieu et l’heureux contradicteur de l’esprit du mal; saint Michel, avec ses attributs guerriers, sa forme poétique, son amour de la vérité et de la justice, devait exciter l’enthousiasme de nos pères, gagner leur confiance et ravir leur admiration. Les Francs avaient trouvé en lui un patron et un modèle. Les rois des deux premières races donnèrent l’exemple; ils se mêlèrent à la foule des pèlerins et allèrent au Mont placer leur couronne sous la protection de saint Michel; ou bien, comme Charlemagne, ils firent représenter l’image de l’Archange sur les drapeaux qu’ils portaient à la tête de leurs soldats invincibles. Heureuse nation que celle dont les chefs s’appuyaient sur le secours du ciel et ne mettaient pas leur unique espérance dans l’habileté des calculs humains, ou dans la force des armes! Quand la féodalité étendit ses ramifications à toutes les classes de la société, un grand nombre de seigneurs, prêtres, moines ou laïcs, confièrent la garde des châteaux, des tours et des abbayes-forteresses à l’Archange guerrier. Tous se croyaient plus en sûreté lorsqu’ils avaient placé leurs biens et leurs personnes sous la sauvegarde du prince de la milice céleste. Les communes, à leur tour, choisirent saint Michel pour patron et ornèrent de son image les hôtels, les beffrois et les places de nos cités. Le culte de saint Michel conducteur des âmes fut encore plus populaire surtout depuis le dixième siècle. On pensait que l’Ange fidèle, après avoir précipité des cieux Satan révolté, le poursuivait sans cesse dans sa lutte acharnée contre les hommes. Il veillait sur l’innocence, ramenait à la pratique du bien les pécheurs égarés, conduisait les âmes au tribunal de Dieu, et pesait avec équité les bonnes et mauvaises actions. A ce titre, saint Michel fut honoré particulièrement dans les monastères. Les religieux, faisant profession d’un genre de vie plus pure et plus parfaite étaient dès lors les sentinelles avancées de la chrétienté, et comme tels, ils se trouvaient plus exposés que personne aux attaques, aux pièges et aux surprises de l’ennemi; de plus, ils se distinguaient par leur piété envers les morts: piété jadis si florissante dans la plupart de nos abbayes et surtout au Mont-Saint-Michel. Les moines avaient aussi à se prémunir contre les invasions des barbares et les empiètements de leurs voisins. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient songé à faire alliance avec le belliqueux Archange, pour le disposer à défendre leurs droits. Saint Michel n’est pas seulement l’irréconciliable ennemi de Satan révolté; il en est aussi l’antithèse vivante. Ange de lumière avant sa chute, Lucifer est devenu le père du mensonge et de l’erreur; il est, selon l’expression de Tertullien, transformé en bête ennemie de la clarté du jour; c’est pourquoi son antagoniste a été regardé comme le protecteur des lettres, le porte-flambeau de la vérité, le propagateur des saines doctrines. En cette qualité il fut choisi autrefois pour le patron des étudiants. A l’exemple des religieux du Mont, qui se disaient «les disciples du prince éthéré,» la plupart de ceux qui fréquentaient les asiles ouverts à la jeunesse chrétienne, les élèves des universités, avec les maîtres qui enseignaient dans les chaires les plus renommées, se rangèrent sous l’étendard de l’archange saint Michel. Ainsi, dans le palais des rois et dans le cloître des moines, au milieu des camps et à l’ombre des autels, dans les familles illustres et parmi les modestes écoliers, sur tous les points de notre territoire, et en particulier dans les localités voisines du Mont, le culte de l’Archange jouit pendant plusieurs siècles d’une grande célébrité. Le concert de louanges en l’honneur du génie tutélaire de la France était universel. Dans les temps modernes, la dévotion à saint Michel a perdu son éclat. Faut-il s’en étonner? L’impiété s’efforce d’obscurcir le dogme des anges, et spécialement des démons; aidée dans son œuvre de destruction par le protestantisme qui a jeté le ridicule sur les plus saintes croyances, elle a réussi à pervertir l’esprit humain. Les populations n’aspirent qu’au bien-être matériel et ne voient plus que la vie présente. Quelle place un esprit tout céleste, uniquement occupé de la gloire de Dieu et des intérêts de l’autre vie, pouvait-il conserver au milieu d’une société sceptique et railleuse? A une époque la catastrophe a été complète, et aux yeux des hommes elle a paru sans remède. Le sanctuaire de l’Archange lui-même a subi le sort de nos autres édifices religieux: les moines ont été dispersés; les louanges de Dieu n’ont plus retenti sous les voûtes de l’ancienne basilique; à la prière ont succédé les imprécations et les blasphèmes; l’abbaye est devenue un sombre cachot où l’on n’entendait plus que le bruit des chaînes et le cri des victimes. Saint Michel, vainqueur du paganisme et de l’hérésie, devait triompher. Déjà l’église a été rendue au culte, les cachots sont fermés, l’ère des grands pèlerinages est ouverte et la statue de notre céleste patron a reçu les honneurs du couronnement solennel. Grâce à l’initiative de l’épiscopat français, nous voyons revivre la piété, la confiance et l’élan des premiers âges. L’heure est donc opportune pour faire connaître la belle et sublime physionomie de l’Archange, et raconter les gloires de cette montagne si justement appelée la Merveille de l’Occident. L’histoire de saint Michel et du Mont-Saint-Michel, dans ses grandes lignes, suit toutes les phases par lesquelles la France est passée, depuis son origine jusqu’à nos jours; elle peut se diviser en quatre périodes générales: la première s’étend de la fondation par saint Aubert à l’époque où la féodalité, après l’édit de Quiersy-sur-Oise et l’avénement de la race capétienne, fut définitivement constituée; la deuxième embrasse les années où le régime féodal triompha et ne fut pas contrebalancé par l’établissement définitif des communes; la troisième comprend la durée de cette lutte, unique peut-être dans les annales des peuples, de cette guerre d’extermination que notre pays soutint pendant plus d’un siècle contre l’Angleterre; la quatrième date des tentatives que firent les protestants pour entraîner la France dans l’hérésie, et se termine au glorieux couronnement de saint Michel. A chacune de ces époques, le mont Tombe subit une transformation spéciale et le culte de l’Archange revêt un caractère nouveau, pour s’adapter aux circonstances et répondre à nos besoins. Sous les rois des deux premières races, saint Michel nous apparaît comme le _vainqueur_ du _paganisme_; les habitants de la Neustrie d’abord, et ensuite les Normands eux-mêmes se soumettent au joug de l’Évangile. A l’époque féodale, nos ancêtres, attendant avec anxiété l’heure du jugement suprême, ou redoutant les attaques de l’ennemi, confient leurs plus chers intérêts à l’Archange _conducteur_ et _peseur des âmes_. C’est alors que l’abbaye bénédictine jette un vif éclat et est gouvernée par cette longue série d’hommes dont l’histoire a enregistré le nom et les œuvres. Pendant la guerre de cent ans, le bruit des armes et des chants guerriers se mêle aux accents de la prière et l’abbaye se transforme en forteresse; de tous les points de notre territoire on lève les yeux au ciel, pour invoquer le _belliqueux Archange_, qui commanda jadis les armées du Seigneur. Dans les temps modernes saint Michel est honoré surtout comme le vainqueur de _l’hérésie_ et de _l’impiété_. [Illustration: Fig. 12.--Saint Michel terrassant le Dragon. Miniature d’un livre d’heures du quinzième siècle. Bibliothèque de M. Ambr. Firmin-Didot.] [Illustration] CHAPITRE PREMIER SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL SOUS LES ROIS DES DEUX PREMIÈRES RACES I SAINT MICHEL DANS LES TEMPS PRIMITIFS. En remontant le cours des âges, on trouve dès la plus haute antiquité les traces certaines de la croyance aux esprits, bons ou mauvais, inférieurs à Dieu, mais supérieurs à l’homme. Les juifs, héritiers des saines traditions, et les autres peuples, qui avaient emporté, en se dispersant, quelques lambeaux plus ou moins défigurés des révélations primitives, ont attribué à ces mêmes esprits une large part dans la lutte incessante du bien contre le mal; comme nous, ils ont pensé et ils pensent encore que les anges veillent sur les hommes, que les démons s’acharnent à leur perte; bien plus, d’après une découverte récente faite en Assyrie, le grand combat livré au ciel dès l’origine du monde n’était pas ignoré des anciens. De tout temps on a placé à la tête des célestes phalanges un chef invincible, personnification vivante de la vérité, de la justice et de la fidélité, ennemi à jamais irréconciliable du prince des ténèbres et des mauvais génies rangés sous son empire, ami des âmes et défenseur des droits de Dieu. Ces croyances furent altérées et mélangées de grossières erreurs en Égypte, en Chaldée, chez les Assyriens et les autres nations infidèles; mais les juifs, instruits par les prophètes, ne s’écartèrent pas sur ce point des traditions de leurs ancêtres; au témoignage de Daniel, ils admirent l’existence d’un ange, dont le nom signifiait dans leur langue la majesté incomparable de Dieu, et désignait une mission spéciale: Michel, c’est-à-dire, qui est semblable à Dieu. Ils le reconnurent pour leur génie tutélaire, leur chef dans les combats, leur guide et leur conseiller; ils lui donnèrent le titre de «prince,» de «grand prince;» et, si l’on s’en tient aux règles de l’exégèse usitée chez les Hébreux, il est permis de croire que la Synagogue lui attribua la plupart des faits merveilleux consignés dans les livres saints, et accomplis par le ministère des anges. D’après ces interprétations, saint Michel fut regardé comme l’intermédiaire des révélations du Sinaï; c’est lui qui mit à mort les nouveau-nés des Égyptiens, pour hâter la fin de la première captivité et l’acheminement vers la terre promise; c’est lui qui sauva le trésor du temple de la cupidité des Séleucides et infligea un terrible châtiment à l’impie Héliodore (fig. 13). Il faisait sans doute partie de l’ambassade qu’Abraham reçut sous le chêne de Mambré; Moïse l’entendit lui adresser la parole dans le buisson ardent; Ézéchiel le vit peut-être sous le voile énigmatique du tétraphorme. Il fut, en un mot, le principal messager du Seigneur dans ses rapports avec le peuple élu; il prit part à tous les actes destinés à exalter ou à humilier, à défendre ou à punir la famille d’adoption, «la nation domestique de Dieu,» selon l’expression de Tertullien. Les juifs ne pouvaient ignorer le combat dont le récit a été gravé sur les monuments chaldéens, et que saint Jean nous a dépeint avec des couleurs si vives dans son Apocalypse; ils savaient que saint Michel avait reçu la mission de combattre Satan, de s’opposer à ses projets et de défendre les âmes contre ses séductions. Une tradition, célèbre autrefois en Israël, vient jeter sur ce point une lumière éclatante. On racontait qu’une altercation s’était engagée entre les deux antagonistes, à la mort de Moïse; saint Michel fit enlever par un ange le corps du grand législateur et alla l’ensevelir dans une vallée du pays de Moab, afin de le soustraire au culte des Hébreux qui n’auraient pas manqué de lui rendre les honneurs divins. Le démon, souhaitant avoir les restes de Moïse en sa puissance pour faire tomber le peuple de Dieu dans l’idolâtrie, voulut mettre obstacle au dessein de l’Archange; mais [Illustration: Fig. 13.--Le châtiment d’Héliodore. Fragment de la peinture à fresque de Raphaël dans une des salles du Vatican. Seizième siècle.] il fut contraint de prendre la fuite, dès qu’il entendit son adversaire prononcer, comme jadis au ciel, le nom du Seigneur tout-puissant. Saint Jude, dans son Épître, fait allusion à ce fait, quand il dit: «L’archange Michel, dans sa contestation avec le diable touchant le corps de Moïse, n’osa condamner son ennemi avec exécration; mais il se contenta de dire: Que le Seigneur exerce sur toi sa puissance.» Ici, saint Michel nous apparaît déjà comme vainqueur de l’idolâtrie (fig. 14). Les juifs croyaient que cette lutte de l’Archange et de Satan devait se continuer au delà de la tombe jusqu’au jour redoutable du jugement: «En ce temps-là, est-il dit dans le prophète, Michel le grand prince se lèvera, lui qui est le protecteur des enfants de votre peuple... Et alors tous ceux qui auront leurs noms écrits dans le livre seront sauvés.» Ainsi, de toute antiquité, saint Michel a été pris pour le conducteur et le peseur des âmes, avec le symbole de la terrible balance dont il est plus d’une fois parlé dans les saintes Écritures. En cette qualité, il recevait et reçoit encore des hommages particuliers de la part des Juifs, qui récitent pour le repos des morts la prière suivante, appelée _Justification du jugement_: «L’archange Michel ouvrira les portes du sanctuaire, il offrira ton âme en sacrifice devant Dieu. L’ange libérateur sera de compagnie avec toi, jusqu’aux portes de l’empire où est Israël.» Les nations idolâtres, surtout celles qui étaient en relation plus directe avec le peuple de Dieu, admettaient aussi l’existence d’un génie, qui recevait les âmes au moment de la mort et les conduisait au tribunal du juge suprême. N’était-ce pas le rôle de Teutatès chez les Germains et les Gaulois, d’Hermès chez les Latins, les Grecs, les Phéniciens et les Égyptiens? Ce dernier, ami d’Osiris et instituteur des âmes sur la terre, assistait au jugement des bons et des méchants, dont les premiers étaient ensuite répartis dans les diverses régions du ciel, et les autres relégués dans des corps terrestres en punition de leurs fautes. Les premiers chrétiens qui avaient lu les écrits de saint Jude et de saint Jean, ne pouvaient ignorer ni le nom, ni la nature, ni les triomphes du belliqueux Archange; ils connaissaient dans tous ses détails le grand combat que Michel et ses anges engagea au ciel contre le dragon révolté; ils savaient que l’antique serpent avait été vaincu et chassé loin de Dieu, avec ses légions infernales; ils étaient persuadés que la même lutte se continue sur la terre, et ne finira point tant que le séducteur pourra tromper les hommes, et les entraîner avec lui au fond de l’abîme. Pour eux, saint Michel était l’ami du Verbe incarné, il avait une mission à remplir dans l’Église, il devait être l’affirmation vivante et personnelle du Christ en face des négations impies de Satan; déjà on saluait en lui le vainqueur du paganisme et le conducteur des âmes. L’histoire des catacombes présente des traces de ces anciennes croyances, et Hermas lui-même en parle dans le livre du _Pasteur_. Son récit, quelle que soit sa valeur aux yeux de la critique, atteste du moins, sous la forme du symbole, que non seulement le nom, mais aussi la mission de l’Archange était connue dans les âges les plus reculés de l’Église. [Illustration: Fig. 14.--Contestation entre l’archange saint Michel et le démon au sujet du corps de Moïse. Fac-similé d’une gravure sur cuivre de l’ouvrage du R. P. G. Stengel sur les Anges. 1629.] Hermas demande au pasteur le nom du messager céleste qui leur est apparu armé d’une faux, coupant les branches d’un grand arbre sans jamais en diminuer l’élévation ni la beauté, et présentant un rameau à ceux qui étaient abrités sous son ombre. Le pasteur répond: Cet ange à la taille majestueuse est _Michel_, le _protecteur_ de votre peuple; il grave dans les cœurs la loi divine figurée par l’arbre, et veille à son observation; il pèse les actions des hommes, garde les bons sous sa puissance, fournit aux coupables le moyen d’expier leurs fautes, et envoie au ciel ceux qui ont lutté contre le démon et remporté la palme de la victoire. Le culte de l’Archange se répandait, à mesure que la foi étendait ses conquêtes, et autant que la persécution le permettait. Tous aimaient à raconter, au milieu des épreuves de ces premiers siècles, les apparitions du belliqueux défenseur de l’Église et les faits merveilleux qu’on lui attribuait, surtout en Asie. Il était, croyait-on, du nombre des esprits bienheureux qui s’approchèrent du Sauveur et le servirent après la tentation du désert; il fallait voir en lui l’ange de l’agonie, de la résurrection et de l’ascension. D’après une pieuse légende rapportée par Grégoire de Tours, le Sauveur lui avait confié l’âme de sa sainte Mère, depuis l’heure de sa mort jusqu’au moment de son assomption. Il était apparu dans les environs de Colosses, l’une des premières villes qui embrassèrent le christianisme; dans l’île de Patmos, où saint Jean fut relégué, et jusqu’au sein de Rome païenne. Au rapport de Siméon Métaphraste, l’apparition de Colosses resta longtemps célèbre chez les Grecs, à cause des prodiges dont elle fut accompagnée. Pour en perpétuer la mémoire, on bâtit une chapelle sous le vocable de l’Archange, et une fête fut instituée à la date du sixième jour de septembre. Au commencement du quatrième siècle, après la victoire de Constantin le Grand sur le tyran Maxence, le culte de saint Michel prit de nouveaux développements. Plusieurs avaient salué l’Archange en celui qui portait le _labarum_ ou l’étendard du Christ le jour du combat. L’empereur lui-même, pour affirmer sa croyance, fit élever en l’honneur de saint Michel deux églises dans les environs de Constantinople. Cette conduite prouverait à elle seule l’antiquité du culte dont nous étudions les origines; en effet, Constantin n’aurait pas voulu se permettre d’innover sur un point de cette nature, et la fondation des églises de Byzance «suppose une longue et magnifique force acquise;» elle a de plus une signification d’une haute portée et jette une vive lumière sur notre sujet. L’empereur, après avoir donné un coup mortel au _paganisme_, met son épée au service de l’Église, proclame la vérité catholique et confesse qu’il doit sa victoire à l’assistance visible du ciel; en même temps, il élève sur les ruines des temples païens deux édifices dédiés à l’Archange, qui, à l’origine, terrassa le père du mensonge et proclama la vérité éternelle. N’est-ce pas reconnaître la grande mission de saint Michel, et confier à sa garde le glaive qui doit défendre l’Église contre les persécutions et les envahissements de ses ennemis? Le prince de la milice céleste [Illustration: Daumont, lith. Imp. P. Didot & Cⁱᵉ Paris SAINT-MICHEL TERRASSANT LE DEMON. et Apparition de l’Archange sur le Monte-Gargano en Italie. Miniature du _Missel de Charles VI._ ms. du XVᵉ siècle. Bibl. de M. Ambr. F. Didot.] accepta l’offre de Constantin et veilla sur les destinées de l’Empire d’Orient, tant que celui-ci ne trahit pas la cause de Dieu et de la vérité (fig. 15). Longtemps le culte du glorieux Archange fleurit sur les rives du Bosphore. Justinien, dévot serviteur de saint Michel, au dire de Procope, fit restaurer les deux églises élevées par la piété de Constantin le Grand; d’autres sanctuaires furent bâtis à Byzance et aux environs; dans tout l’empire on rivalisait de zèle, et un grand nombre de familles tenaient à honneur de porter le nom de Michel. [Illustration: Fig. 15.--Saint Michel offre à un empereur byzantin le globe surmonté de la croix (ou globe crucifère) symbole de la puissance impériale. Feuille de diptyque en ivoire du sixième siècle, conservée au Musée britannique.] En Italie, où saint Pierre avait fixé le siège de la papauté, l’ange protecteur de l’Église manifesta souvent sa puissance par des signes éclatants, et parut choisi de Dieu pour défendre ou châtier le peuple romain. Son culte, déjà populaire dans cette partie de l’Europe, y devint universel après la célèbre apparition du monte Gargano, à l’extrémité méridionale de l’Italie, et celle du château Saint-Ange, dans la ville de Rome. La première, qui se rapporte probablement à l’année 492 ou 493, est racontée en ces termes par les anciens chroniqueurs. On était au temps du saint pontife Gélase. Dans une ville de la Pouille, jadis nommée Siponto, aujourd’hui Manfredonia, vivait un homme appelé Gargano, personnage fort célèbre, possédant de riches troupeaux dans les pâturages voisins de la montagne qui depuis lors a toujours porté son nom. Un jour il arriva qu’un taureau s’éloigna des autres et s’enfuit sur le versant de la colline, du côté de l’Adriatique. Le maître se mit à sa poursuite avec des serviteurs, et l’ayant trouvé à l’entrée d’une caverne, il banda son arc avec colère et décocha une flèche, qui rejaillit sur lui et le blessa. Ses compagnons, étonnés d’un accident si imprévu et voyant là quelque chose de mystérieux, en référèrent à l’évêque de Siponto, qui ordonna un jeûne de trois jours et des prières publiques, afin de connaître la volonté du ciel. Le troisième jour, il eut une vision où saint Michel lui déclara que la grotte du monte Gargano était sous sa protection, et qu’il voulait y avoir un sanctuaire consacré sous son nom en l’honneur des saints anges. Aussitôt le pieux évêque, suivi de son clergé et de son peuple, se rendit à l’endroit désigné, y célébra les saints mystères, et distribua le pain de vie à un grand nombre de fidèles. Plus tard, on y bâtit un temple, où la puissance divine se manifesta par des prodiges signalés, attestant ainsi la réalité de cette fameuse apparition, qui donna naissance à l’un des plus grands pèlerinages du monde chrétien, et dont la mémoire est encore célébrée dans l’Église universelle à la date du 8 mai. La deuxième apparition eut lieu, d’après les conjectures les plus vraisemblables, la première année du pontificat de saint Grégoire Iᵉʳ, en 590. Rome était en proie aux plus affreuses calamités. Le Tibre avait franchi ses limites et renversé dans sa course une partie des édifices; la peste sévissait et faisait chaque jour de nombreuses victimes; les farouches Lombards ravageaient l’Italie et méditaient la ruine de la ville éternelle. Dans cette extrémité, le souverain pontife, les prêtres et les fidèles tournèrent leurs regards vers Dieu pour implorer son assistance, et pendant trois jours on fit une procession solennelle à laquelle le Sénat lui-même voulut assister. Le ciel se laissa fléchir. Au moment où les prières s’achevaient, saint Grégoire vit sur le môle d’Adrien un ange remettant son épée dans le fourreau, pour signifier que la colère divine était apaisée et que le fléau allait cesser (fig. 16). Cet ange, disent les auteurs les plus accrédités, était saint Michel, le protecteur de l’Église catholique. Dans le siècle suivant, un temple fut élevé en l’honneur du prince de la milice céleste au lieu même de l’apparition, sur le môle d’Adrien, qui est devenu le château Saint-Ange et la citadelle de la papauté. Ainsi, [Illustration: Fig. 16.--Apparition de l’Archange saint Michel sur le môle d’Adrien, sous le pontificat de Grégoire Iᵉʳ. Peinture à fresque de Fréd. Zuccaro, au Vatican. Seizième siècle.] Constantin, à peine vainqueur du paganisme, proclame la puissance de saint Michel; Grégoire le Grand, qui signa un traité honorable avec les Lombards et jeta parmi eux les premières semences du catholicisme; Grégoire le Grand, qui envoya des missionnaires conquérir les îles Britanniques, reconnut que Rome devait son salut à la protection de l’Archange. A Byzance, la principale église dédiée à saint Michel remplaça un temple païen; le môle d’Adrien servit de base au château Saint-Ange. De l’Italie, le culte de saint Michel pénétra de bonne heure dans les Gaules. Les Francs de Clovis et de ses successeurs avaient l’âme trop guerrière, pour ne pas accorder dans leur affection une large part à l’ange des batailles. Dès le septième siècle, le nom de Michel était populaire sur les bords du Rhin, de la Moselle et de la Meuse, où, depuis la journée de Tolbiac, les destinées de la France ont été si souvent disputées. Vers l’an 660, le maire du palais du jeune Childéric, roi d’Austrasie, fonda en l’honneur de saint Michel le monastère auquel la ville de ce nom a dû son existence et sa renommée. Le duc de Mozellane et ses successeurs, les comtes de Mousson et de Bar, en étaient les avoués, c’est-à-dire les amis et les protecteurs. Là fut établi dans la suite le chef-lieu du bailliage, qui s’étendait entre la Meuse et la Moselle; là encore siégea longtemps la cour souveraine, où étaient jugés en dernier ressort les procès de toute la contrée. Mais, dans les desseins de la Providence, le culte du glorieux Archange devait faire de nouveaux progrès et pénétrer jusqu’au fond de la Neustrie. C’est là, sur le sommet de notre chère montagne, que saint Michel devait, pour ainsi parler, «faire élection de domicile» et fixer sa demeure parmi nous, tant que durera sa lutte contre l’ennemi de Dieu, de l’Église et de la France. En résumé, le prince de la milice du Seigneur, dont parle Daniel, a été connu et vénéré de temps immémorial chez les juifs et les chrétiens, en Orient et en Occident; mais son culte public et solennel est né en Phrygie, dans une des premières cités converties à la foi de Jésus-Christ; il s’est ensuite développé, en passant comme par autant d’étapes de Colosses à Constantinople, de Constantinople au monte Gargano, du monte Gargano à Rome, et de Rome au Mont-Saint-Michel, où nous allons en étudier les phases diverses, depuis le huitième siècle jusqu’à nos jours. II LE MONT-SAINT-MICHEL AU PÉRIL DE LA MER. Aux confins de la Bretagne et de la Normandie, l’Océan semble avoir franchi ses limites naturelles pour se creuser dans les terres un golfe profond. Souvent contrarié dans sa course par les falaises qui bordent le rivage, il s’arrête et paraît vaincu; mais il double l’obstacle, s’échappe de nouveau et s’enfonce dans le lit des rivières, qui sillonnent, comme autant d’artères, cette contrée à la fois si poétique et si riche en souvenirs. Ce spectacle est unique en Europe. L’Amérique seule nous en offre un autre exemple. A la marée montante, un bruit sourd et continu se fait entendre dans le lointain: c’est la vague qui s’avance avec majesté. Bientôt elle apparaît comme un cercle à l’horizon. On la voit glisser rapide sur le sable, se diviser tout à coup et former plusieurs courants qui s’unissent, se séparent encore, puis se confondent et laissent derrière eux des îlots à découvert. La voici déjà qui se précipite sur le rivage, et bat en écumant les digues que la nature ou la main des hommes lui ont opposées. Encore un instant et ses conquêtes seront achevées. L’œil n’aperçoit plus alors qu’une nappe d’eau, où voguent en liberté les petites barques qui, à la marée basse, étaient échouées sur les grèves. Attendez quelques heures, et à la place de ces flots agités vous n’aurez plus qu’une immense plaine de sable. C’est au milieu de cette lutte des éléments que le redoutable Archange, appelé par nos pères la terreur de l’Océan, a voulu recevoir nos hommages et combattre pour nous. Le Mont-Saint-Michel est à l’extrémité de l’anse, là même où la Normandie se sépare de la Bretagne; il se dresse comme un géant qui défie les ennemis de la France et veille sur deux de nos plus belles provinces. La nature et l’art se sont concertés et ont uni leurs efforts pour en faire la Merveille de l’Occident. La base est flanquée de remparts et de tours inexpugnables, ou protégée par des roches escarpées; sur le versant, du sud à l’est, on voit échelonnées plusieurs habitations, dont les unes sont presque entièrement cachées derrière le mur d’enceinte et les autres assises sur les contreforts ou attachées aux flancs de la montagne; la cime est entourée d’une couronne d’édifices majestueux, qui dominent la grève à une hauteur prodigieuse. Deux fois le jour, dans les fortes marées, les flots se précipitent avec impétuosité contre cette masse de granit, et, ne pouvant la submerger, ils l’investissent et l’isolent complètement du littoral; puis ils se retirent et laissent paraître le lit de deux rivières qui coulent lentement sur la grève, le Couesnon, la Sée et la Sélune réunies. Que le pèlerin s’avance et gravisse la montagne pour pénétrer dans l’intérieur de l’abbaye, où l’attendent de nouvelles surprises. Il rencontre d’abord cette porte voûtée devant laquelle un visiteur ne pouvait retenir ce cri d’admiration: «Jamais le génie du poète ou de l’artiste n’a imaginé une entrée plus imposante et plus poétiquement mystérieuse.» De là, il peut monter dans cette superbe basilique dont la hardiesse et les proportions ont fait l’admiration des plus habiles architectes. Quel aspect pittoresque nous offre cet édifice, quelle grandeur austère dans ces nefs romanes, quelle exquise délicatesse, quelle harmonie, quelle élégance dans cette abside gothique! Si les cryptes obscures du Mont-Saint-Michel parlent des tristesses de l’exil, si le roman de ces nefs sévères rappelle la gravité du culte, ce gothique élancé transporte dans une sphère divine d’où l’âme ne voudrait plus descendre. Plus loin, c’est la Merveille assise sur son socle de granit; la Merveille, c’est-à-dire cette construction grandiose qui comprend les longues cryptes dites les Montgommeries, la salle des Chevaliers, le réfectoire, le dortoir et le cloître. Le cloître! quelle étonnante création du génie humain éclairé par la foi! On l’a nommé à l’envi l’habitation des Anges, une fleur éclose au milieu des granits sévères, le chef-d’œuvre le plus élégant de l’architecture gothique. C’est là qu’il faut se retirer pour voir le ciel de près et prier sans être interrompu par les vains bruits du monde. On l’a dit avec raison, ce cloître est un milieu convenable entre Dieu et les hommes: Dieu peut y descendre sans rien perdre de sa majesté; l’homme en y montant s’élève et se grandit. A toutes les richesses de l’art et de la nature vient s’ajouter une histoire émouvante et variée; chaque édifice, chaque colonne, chaque pierre a son langage, et depuis les âges les plus reculés le Mont-Saint-Michel a été le théâtre de drames dans lesquels l’intervention du ciel s’est manifestée d’une manière sensible. Tour à tour les envahisseurs de la France et les ennemis de la religion sont venus se briser sur cet écueil, contre lequel leurs efforts n’ont pas eu plus de puissance que les fureurs de l’Océan. Mais si nous remontons le cours des siècles, que voyons-nous à l’origine? Quel aspect nous présente le Mont-Saint-Michel avant que l’Archange en eût pris possession et s’y fût établi comme dans sa demeure terrestre? Le berceau de cette histoire est-il entouré de ténèbres si épaisses que l’œil du critique ne les puisse dissiper? Que se passa-t-il sur ce rocher mystérieux, alors que le paganisme régnait en maître dans la Gaule celtique, et que saint Michel, l’ange de la lumière, n’avait pas encore triomphé de son ennemi? Nous sommes ici en présence d’une difficulté que les historiens ont résolue en sens opposé: les uns, trop crédules, prennent les fables et les légendes pour des faits authentiques; les autres, plus versés dans la critique moderne, affirment que les origines du Mont-Saint-Michel sont enveloppées d’un nuage si obscur, que les récits des annalistes ne méritent pas d’être rappelés, même à l’état de simples fictions. Il ne serait pas sage d’imiter la crédulité des premiers; mais il est permis de ne pas embrasser d’une manière absolue l’opinion des derniers. Il paraît hors de doute que la mer a exercé des ravages sur les côtes de la Manche. Autrefois une épaisse forêt, nommée la forêt de Scissy, devait couvrir au moins une partie de l’estuaire compris entre Granville, Avranches, Pontorson, Dol et Cancale. Alors notre montagne, connue sous le nom de mont Tombe, était entourée d’arbres et se terminait à la cime par des rochers gigantesques. Les rivières qui se jettent dans la baie unissaient sans doute leurs eaux, coulaient entre Granville et Chausey, et allaient se perdre dans l’Océan. La mer s’avança peu à peu, et dès la fin du sixième siècle, d’après M. Maury, elle avait presque entièrement envahi la forêt; les tempêtes, si fréquentes sur ces côtes, et peut-être aussi la main des hommes l’aidèrent à consommer son œuvre de destruction. Dès lors, dit un poète du douzième siècle, les poissons habitèrent là où jadis on voyait «meinte riche veneison.» L’existence de cette forêt nous est attestée par le témoignage unanime des anciens auteurs, par la tradition universellement reçue au sein de nos populations riveraines, par les découvertes que des études géologiques ont amenées sur les côtes de la Manche, et enfin par les envahissements de même nature dont notre siècle est témoin. Il semble également conforme aux inductions les plus sérieuses et les plus légitimes, que la forêt de Scissy et en particulier le mont Tombe furent autrefois souillés par des sacrifices offerts aux fausses divinités. Peut-être ce rocher sauvage servit-il pour accomplir les horribles mystères de la religion druidique, et Bélénus y fut-il adoré à l’époque où les Celtes étaient indépendants de la domination romaine. Plus tard, après la conquête des Gaules par Jules César, quand l’influence des druides s’affaiblit et que les bardes se virent supprimés, le culte de Jupiter dut succéder aux rites barbares des âges précédents. Des témoignages plus positifs paraissent confirmer cette assertion; en effet, les voies romaines, qui sillonnaient la contrée, fournissent autant de traces du passage et du séjour des Romains. Il est du reste remarquable de voir les vainqueurs de l’univers arborer leur étendard aux pieds du Mont, qui devait être surmonté plus tard par la croix de Jésus-Christ et le drapeau de saint Michel; cependant, les détails précis font défaut sur ces âges reculés. Les analogies, les rapprochements, les inductions sont les voies les plus sûres que puisse suivre l’historien. Les idolâtres aimaient à dresser des autels aux faux dieux sur la crête des montagnes; ce fut aussi sur les mêmes sommets que nos pères, après avoir embrassé l’Évangile, bâtirent plusieurs sanctuaires en l’honneur de saint Michel qu’ils regardaient déjà comme le prince de l’air et l’ange de la lumière, armé avec les célestes phalanges contre Lucifer et ses légions révoltées. Le mont Dol, le Mont-Saint-Michel près Saint-Paul de Léon, la montagne de Saint-Michel à Quimperlé, Saint-Michel de Carnac, une des montagnes d’Arrée, Noirmoutier, Saint-Michel-Mont-Mercure, Saint-Michel d’Aiguilhe, l’un des pics du mont Blanc, Roc-Amadour et tant d’autres points élevés de la France ont possédé ou possèdent encore des églises et des oratoires construits, pour la plupart du moins, à la place des autels consacrés jadis à Mercure, à Bélénus, et à quelque divinité semblable honorée chez les Celtes et les Gallo-Romains. Il dut en être ainsi pour l’église du mont Tombe, le principal sanctuaire dédié à saint Michel. Longtemps avant que l’Archange prît possession de notre montagne, la forêt de Scissy avait été purifiée par le sacrifice et la prière: à la suite des Romains, des conquérants plus pacifiques y avaient arboré [Illustration: Fig. 17.--Le Mont-Saint-Michel. Vue prise de la côte au sud-ouest.] l’étendard de la croix et donné un coup mortel au paganisme. Dès les premières années de l’ère chrétienne, des prédicateurs de l’Évangile ayant abordé dans les Gaules, après saint Lazare et saint Denis, quelques-uns pénétrèrent dans les provinces armoricaines, et jetèrent les premières semences de la foi sur cette terre où devaient fleurir tant de vertus. Bientôt l’Avranchin lui-même posséda un bon noyau de chrétiens, et dès le cinquième siècle on y voyait un siège épiscopal illustré par saint Léonce. Les temples païens commençaient à disparaître et les mœurs s’adoucissaient peu à peu, sous l’influence salutaire de la religion. La forêt de Scissy, dont une assez grande étendue n’était pas encore détruite ni envahie par les empiétements périodiques de l’Océan, se peupla de solitaires qui fuyaient le monde pour vaquer librement aux exercices de la prière et de la pénitence; il y en eut même qui se distinguèrent par des vertus éminentes, et méritèrent une place dans le catalogue des saints que l’Église honore d’un culte spécial. Cette page de notre histoire nous révèle un des traits du culte de saint Michel. L’Archange a été le modèle et le protecteur de ces hommes qui, semblables à des sentinelles vigilantes, ont combattu aux avant-postes de la chrétienté, et n’ont cessé depuis l’origine de l’Église de répéter le cri de guerre: Qui est semblable à Dieu. Parmi les solitaires qui ont cherché un asile dans la forêt de Scissy, saint Gaud, saint Pair et saint Scubilion méritent une place à part. Le premier quitta son évêché d’Évreux, et se retira auprès du bienheureux Aroaste pour se préparer à la mort. Il s’endormit dans le Seigneur en 491. Saint Pair, né à Poitiers vers l’an 480, se réfugia aussi sur les bords du Thar avec son ami Scubilion; après avoir vécu dans une solitude profonde, menant la vie d’un ange et se nourrissant «plus d’oraison que de pain,» il établit un monastère dans le village qui porte aujourd’hui son nom, et le gouverna jusqu’au moment où il fut arraché à l’affection de ses disciples pour être placé sur le siège épiscopal d’Avranches. Vers la même époque, «des ermites, embrasés d’une ardente piété, se fixèrent au pied du mont Tombe;» leur nombre augmenta rapidement et, au témoignage des anciens chroniqueurs, ce rocher isolé du commerce des hommes devint une véritable Thébaïde où les louanges de Dieu n’étaient jamais interrompues par le tumulte du monde. L’illustre évêque d’Avranches qui, avant et après son élévation à l’épiscopat, travailla sans cesse au développement de la vie religieuse à Saint-Pair et dans toute la contrée, dut avoir des relations avec les solitaires du mont Tombe; il est même permis de croire qu’il les réunit sous une règle commune et transforma l’ermitage en un monastère florissant, dont la conduite fut confiée à son ami Scubilion. Par là on explique facilement pourquoi ce dernier a été l’objet d’un culte particulier au Mont-Saint-Michel, et quelle origine il faut assigner aux rapports intimes qui ont existé entre la cité de l’Archange et le prieuré de Saint-Pair. Après la mort de saint Pair et de saint Scubilion, les solitaires du mont Tombe persévérèrent pendant plus d’un siècle dans leur ferveur primitive et donnèrent au monde l’exemple des plus grandes vertus. La prière n’était pas leur unique occupation; car plusieurs se livrèrent à l’étude des sciences divines et se distinguèrent à la fois par leur savoir et leur piété. Ils contribuèrent ainsi à faire fleurir la religion dans l’Avranchin et sur les côtes de Bretagne, et ils exercèrent dans ces contrées la même influence que les moines de Scissy dans le Cotentin. A l’étude et à la prière ils joignirent aussi le travail manuel, selon l’usage établi dès l’origine dans tous les monastères d’Orient et d’Occident; ils construisirent des cellules et élevèrent à la gloire des martyrs saints Étienne et saint Symphorien deux oratoires qui sont restés longtemps debout, comme pour attester la foi et la piété de ces premiers âges. Il existe encore sur la grève, au bas des remparts, une petite fontaine qui porte le nom de Saint-Symphorien; preuve irrécusable que ce généreux confesseur de la foi, honoré dans toutes les Gaules à cause de son glorieux martyre, fut, sur le mont Tombe, l’objet d’un culte très ancien. Les autres traces de ces âges reculés ont disparu; mais le souvenir des pieux solitaires ne s’est point effacé. On aime toujours à visiter les lieux sanctifiés par leur présence et à lire le récit de leur vie héroïque. Les origines de l’histoire du Mont-Saint-Michel nous offrent un intérêt d’un autre genre. Dans le cours du moyen âge, toutes les scènes de la vie de l’Archange, tous les traits de sa noble physionomie, ses luttes, ses victoires, ses fonctions, ses titres ont été traduits dans un langage figuré et rendus sensibles dans un grand nombre de fictions poétiques, dont la grâce et la naïveté charment nos loisirs, et dont le sens souvent profond nous révèle la sublime théologie de nos pères: telles sont, par exemple, les légendes du bouclier, de la plume et du Saint-Graal, qui seront rapportées dans la suite de cet ouvrage. Ces récits sont imaginaires, du moins dans les détails; mais ils renferment presque toujours une vérité ou un fait, que l’œil du critique peut découvrir et dégager de toute obscurité. Plusieurs de ces légendes enveloppent le berceau de notre histoire. L’une des plus célèbres est celle de l’Ane et du Loup. Il est écrit: «Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. «Fidèles à cette maxime, les anachorètes du mont Tombe avaient tout quitté et s’étaient ensevelis vivants dans un obscur désert; de son côté, la Providence qui prend soin de vêtir les lis de la vallée, leur vint en aide dans les moments de détresse et leur fournit la nourriture dont ils avaient besoin pour soutenir leur existence; elle voulut même leur épargner la peine de sortir de leur solitude pour aller au loin chercher le pain de chaque jour, et dans ce but elle inspira au curé d’un village voisin nommé alors Astériac, aujourd’hui Beauvoir, de leur envoyer les vivres nécessaires. D’après les anciens _manuscrits_, toutes les fois que le saint prêtre voyait une épaisse vapeur, semblable à un nuage de fumée, s’élever de la forêt, il regardait ce signe comme un avertissement du ciel, et aussitôt il chargeait des provisions sur un âne, qui se rendait sans guide au mont Tombe, et regagnait la demeure de son maître, après avoir été déchargé de son fardeau. Un jour, ajoute la légende, «un loup affamé se rua de grande furie» sur le fidèle messager et le dévora; mais Dieu «qui a soin de repaistre les petits des corbeaux», entendit les gémissements de ses serviteurs et condamna le loup à remplir l’office de l’âne, c’est-à-dire à porter lui-même la nourriture destinée aux solitaires. Cette légende, racontée par les chroniqueurs et les poètes du moyen âge, fut représentée au quinzième siècle dans une des verrières de la basilique du Mont-Saint-Michel. Telle fut, d’après les documents les plus dignes de foi et les inductions les plus sérieuses, l’origine de l’histoire de notre sainte montagne. Les préparatifs étaient terminés; le prince de la milice céleste pouvait descendre pour accomplir sa mission providentielle, et présider comme envoyé de Dieu aux destinées de cette belle et grande nation qui, dès lors, commençait à s’appeler la France. III SAINT MICHEL ET SAINT AUBERT. A Byzance et à Rome, Constantin et saint Grégoire, c’est-à-dire un grand prince et un grand pape proclamèrent la gloire et la puissance de saint Michel; un grand évêque fut choisi pour établir le culte de l’Archange sur le mont Tombe. Le huitième siècle, si important dans l’histoire de la Neustrie, était à peine commencé quand cette ère nouvelle se leva pour la célèbre montagne, déjà sanctifiée par la prière et la pénitence; saint Michel en prit alors possession et de là, comme du sommet d’une forteresse inexpugnable, il étendit sa protection sur la France entière. Le saint évêque, choisi pour être l’intermédiaire du ciel dans l’accomplissement d’un tel dessein, était remarquable par sa naissance et ses qualités naturelles, non moins que par l’éclat de ses vertus. Il se nommait Aubert. L’Avranchin était sa patrie; car, au témoignage de plusieurs annalistes, il naquit dans la seigneurie de Genêts, non loin du mont Tombe. Sa famille, l’une des plus illustres de la contrée, le forma de bonne heure à la pratique de la piété chrétienne, et favorisa ses heureuses dispositions pour l’étude en le confiant à des maîtres habiles; sous leur conduite il fit des progrès rapides dans les sciences divines et humaines. A la mort de ses proches, il divisa ses biens en trois parts, en donna deux aux églises et aux pauvres, et garda la dernière pour son usage personnel; ensuite il s’engagea dans l’état ecclésiastique, reçut les saints ordres avec les sentiments de la plus tendre dévotion, et à partir de ce moment il se consacra sans réserve au service de Dieu et au salut de ses frères, qu’il aidait, dit la chronique, «tant ès nécessitez corporelles que spirituelles.» Une si grande sainteté ne pouvait rester dans l’oubli. A la mort de l’évêque d’Avranches, le clergé et les fidèles se réunirent pour lui désigner un successeur; mais, comme ils ne pouvaient tomber d’accord, ils firent un jeûne de sept jours, pendant lesquels ils supplièrent Dieu de donner à son église un pontife selon son cœur. Le septième jour, au milieu d’un nombreux concours de peuple, tous les suffrages se portèrent spontanément sur le bienheureux Aubert. Les hagiographes rapportent que, pendant l’élection, une voix mystérieuse se fit entendre et prononça ces paroles: «Le prêtre Aubert doit être votre pontife.» Le pieux évêque exerça les fonctions pastorales avec tant de zèle et de succès, qu’il répandit la lumière du christianisme et de la civilisation dans tout le pays et mérita d’être appelé illustre entre ceux qui gouvernèrent l’église d’Avranches. Il fut constamment occupé à détruire les derniers restes du paganisme expirant, à préserver ses diocésains contre les ravages de l’hérésie naissante et à délivrer les faibles de l’oppression des forts; en un mot, pour nous servir du langage figuré de nos pères, il combattit avec courage le monstre de l’idolâtrie, de l’erreur et de la tyrannie: noble lutte qui fut symbolisée au moyen âge dans une allégorie que dom Huynes rapporte en ces termes: «Un jour ce vigilant pasteur, venant de visiter son cher troupeau et s’en retournant en son église cathédrale, se vit environné sur le chemin d’une multitude de villageois lesquels joignant les mains s’escrioient d’une voix triste et lamentable qu’il eut pitié de leur misère, le supplians, la larme à l’œil, qu’il daignast regarder leur affliction et chasser loin de leurs terres un espouvantable dragon qui se retiroit vers la mer et venoit presque à chaque moment les poursuivre pour les dévorer eux et leurs troupeaux, infestant de son haleine puante tous les lieux par lesquels il passoit. Le saint, à ces clameurs, s’arresta et consolant toute cette populace par ses discours remplis de charité et prudence leur promit de les ayder et secourir en tout ce qu’il pourroit. Se munissant donc des armes spirituelles de l’oraison et mettant toute sa confiance en Dieu, il se résolut d’aller attaquer et combattre ce dragon, lequel dès qu’il eut apperceu le saint et le peuple qui le suivoit, jettant feu et flammes par les narines, et sa gueule béante, s’approcha d’eux comme pour les dévorer, bruslant du feu qu’il degorgeoit les herbes et arbrisseaux par où il passoit. Mais saint Aubert ne s’espouvantant nullement pour cela, bien que le peuple retournast en arrière, demeura ferme et stable au mesme endroict, fit le signe de la croix et jettant son estolle sur le dragon luy commanda de se tenir coy et de ne bouger non plus que s’il eut esté mort. O vertu divine! A ces paroles le dragon demeura immobile et tout le peuple qui trembloit de frayeur et regardoit de loin ne sçavoit que penser de cela, jusques à ce qu’après avoir bien considéré, ils virent clairement que le dragon ne se remuoit nullement et de là prirent la hardiesse de s’approcher de leur sainct évesque lequel pour lors reprenant son estolle conjura le dragon de ne nuire doresnavant à aucun. Et afin que personne par après n’en fut incommodé il supplia Notre Seigneur de permettre que la mer faisant son flux et reflux l’engloutit. Ce qui fut fait, et depuis ne fut veu ni apperceu de personne.» Cependant, comme les saints eux-mêmes ont besoin de se recueillir de temps en temps et de puiser dans la retraite une nouvelle vigueur, le bienheureux Aubert suspendait parfois les travaux de son ministère et cherchait la solitude pour y vaquer plus librement à la prière et à la contemplation; il se retirait de préférence sur le mont Tombe, où l’attiraient et les exemples des anciens ermites et l’amour de la retraite. Là, au milieu du plus profond silence, il passait de longues heures en communication avec Dieu, oubliant les fatigues de la vie pastorale et se préparant à de nouveaux combats; peut-être aussi hâtait-il par ses prières le jour où sa solitude bien-aimée, autrefois sous l’empire du démon, allait devenir «le palais des anges,» et pressait-il le ciel d’accomplir ses desseins de miséricorde sur la Neustrie et le reste de la France. Bientôt, en effet, «le prince des armées du Seigneur, le protecteur de la sainte Église et le vainqueur du serpent infernal,» l’archange saint Michel apparut au pieux évêque pendant qu’il prenait un peu de repos et lui commanda de construire un sanctuaire au sommet du mont Tombe, où il devait être honoré à l’avenir comme il l’était déjà en Italie sur le monte Gargano. Après cette vision, saint Aubert resta tout pensif, et craignant d’être l’objet d’un rêve ou d’une illusion, il se contenta de redoubler ses prières, ses jeûnes et ses aumônes, et il ne se rendit pas au désir du messager céleste; mais, quelques jours après, l’Archange apparut pour la deuxième fois: son aspect était plus sévère et ses ordres plus pressants. Le pontife éprouva une vive agitation; il ne put reposer le reste de la nuit, croyant toujours apercevoir le personnage mystérieux qui s’était montré à lui, et se figurant entendre ses paroles menaçantes; néanmoins il recourut de nouveau à la pénitence, supplia le Seigneur de l’éclairer et de lui faire connaître sa volonté, puis cette fois encore il refusa d’obéir et suivit le conseil de l’apôtre saint Jean, qui nous dit «d’éprouver les esprits pour savoir s’ils viennent de Dieu.» Bientôt une troisième apparition le tira de toute incertitude. Saint Michel le reprit sévèrement de son infidélité, et après lui avoir intimé les ordres du ciel, il le toucha du doigt et lui fit à la tête une cicatrice profonde. La simplicité de ce récit, l’accord unanime de tous les historiens sérieux et les témoignages de la science moderne ne laissent aucun doute sur la réalité de ces apparitions. En 1009 les ossements du saint évêque furent élevés de terre et placés sur les autels; depuis cette époque, des milliers de pèlerins ont constaté avec admiration la marque imprimée par le doigt de l’Archange (fig. 18): le célèbre auteur du _Neustria pia_ dit qu’il eut deux fois ce bonheur, en 1612 et en 1641. A la grande révolution, un médecin savant et consciencieux sauva la précieuse relique, et au commencement de ce siècle il la rendit à l’autorité diocésaine, en jurant «sur sa part de paradis» qu’elle était authentique et que lui-même, après l’avoir soustraite à la profanation, l’avait conservée avec le plus grand soin. Il y a peu d’années, un autre docteur remarquable par ses vertus et sa science, ayant fait une étude sérieuse sur le chef de saint Aubert, a démontré que l’ouverture pratiquée au crâne ne peut être attribuée à une cause naturelle, et il n’a pas hésité à reconnaître la vérité du prodige attesté depuis dix siècles par la foi des fidèles. Il est donc impossible de le nier, la destinée du Mont-Saint-Michel est toute providentielle, et, à l’origine comme dans la suite de cette histoire, le surnaturel jaillit à chaque pas et défie les attaques de l’impiété moderne. Les précautions, les doutes, les hésitations du sage prélat servent à consolider notre croyance, et ce grand pontife, l’un des plus illustres parmi ceux qui ont formé la France de même que l’abeille «forme sa ruche,» était digne de servir d’intermédiaire entre saint Michel et notre patrie. Cependant, il faut l’avouer, tous les détails relatés dans les anciens manuscrits ne présentent pas le même degré de certitude, et des circonstances que nous omettons paraissent empruntées au récit de l’apparition du monte Gargano. Enfin, le ciel avait manifesté ses volontés par des signes éclatants, et désormais il n’était plus possible d’hésiter; aussi le bienheureux Aubert se hâta-t-il d’exécuter les ordres de l’Archange, et travailla-t-il sans relâche à la construction de l’église du mont Tombe. Cet édifice, le premier que la Neustrie dédia _solennellement_ au prince de la milice céleste, fut l’objet de la vénération et en même temps de la curiosité des peuples; la piété se plut à l’entourer de mystères et l’imagination de légendes: la rosée du ciel traça les dimensions, saint Michel fut l’architecte, un petit enfant écarta de son pied les obstacles que présentait la nature, le Sauveur [Illustration: Fig. 18.--Chef de saint Aubert, conservé dans l’église Saint-Gervais d’Avranches.] avec ses anges fit la dédicace; en un mot, dans la pensée des fidèles, ce sanctuaire était comme l’esprit céleste apparu à Aubert, il n’avait rien de terrestre. Il est utile, pour faire connaître cette époque, de rapporter fidèlement le récit des annalistes du moyen âge; le lecteur saura faire la part de la foi et de l’imagination, du surnaturel et de l’humain, du miracle et de l’allégorie, de l’histoire et de la légende. Il est raconté que saint Aubert, après avoir communiqué à ses chanoines et à son peuple les visites dont saint Michel l’avait honoré, partit de sa ville épiscopale, accompagné du clergé et d’un grand nombre de fidèles, et se dirigea vers le mont Tombe. Tous étaient animés d’un saint enthousiasme et chantaient dans le parcours des hymnes et des cantiques, inaugurant ainsi pour le Mont-Saint-Michel l’ère des pèlerinages publics et solennels. Arrivé au terme de son voyage, Aubert purifia par de pieuses cérémonies le sol autrefois souillé par les sacrifices offerts aux faux dieux, et bénit l’emplacement que devait occuper le nouveau sanctuaire. Sans plus attendre, une phalange de travailleurs se mirent à l’œuvre pour aplanir le terrain et commencer la construction; mais un obstacle inattendu vint s’opposer à leur dessein et défier tous leurs efforts. Au sommet de la montagne se dressaient deux énormes rochers que les bras les plus vigoureux «ne purent ni ébranler ni arracher de leur place.» Des archéologues de mérite affirment que ces pierres étaient des menhirs ayant servi au sabéisme des Gaulois, à l’époque où le mont Tombe était placé comme un vaste autel entre deux localités celtiques, Scessiacum et Astériac. Le saint pontife, loin de perdre courage, résolut de ne pas regagner son église d’Avranches avant d’avoir vaincu cette difficulté; l’ordre de l’Archange était une preuve manifeste de la volonté de Dieu, et la pieuse entreprise devait réussir. Cette confiance ne tarda pas à être récompensée. On rapporte qu’une nuit, au village d’Itius, connu aujourd’hui sous le nom de Montitier, «saint Michel se montra en vision à un homme appelé Bain,» l’un «des plus apparens de sa paroisse,» et par-dessus tout enrichi de douze enfants dont l’un était encore au berceau; l’Archange l’ayant averti d’aller au mont Tombe travailler avec ses fils sous les ordres du vénérable Aubert, il s’empressa d’obéir, et au grand étonnement de tous, il ébranla les deux rochers qui dominaient comme des géants la cime de la montagne; il les déracina et les fit rouler au fond de l’abîme. En récompense d’un tel service, il reçut une ferme que sa famille posséda pendant plusieurs siècles et pour laquelle elle payait une redevance au Mont-Saint-Michel. «D’autres, dit Dom Huynes, rapportent cette action autrement et le tout, selon qu’ils disent, se voit dépeint sur une vitre de l’église faicte il y a environ cent soixante ans, et de plus cela est dans quelques manuscripts de ce Mont. Ils disent donc que cet homme estant venu avec onze de ses enfants et ne pouvant rien faire non plus que les autres, saint Aubert luy demanda s’il avoit amené tous ses enfants, ainsy que saint Michel luy avoit commandé, et qu’iceluy répondit qu’ouy, excepté qu’il avoit encore un petit garçon et qu’il ne l’avoit apporté estant incapable de travailler, alors saint Aubert dit qu’on l’allast querir, d’autant, dit-il, que Dieu a eslevé les choses infimes et foibles de ce monde pour confondre les forts et puissants. Ayant esté apporté, il le prit entre ses bras et ayant approché son petit pied sénestre contre une de ces poinctes qui estoit plus difficile à desmolir, il l’imprima dedans comme si c’eust esté cire molle et fit tomber par cet attouchement cette poincte du haut en bas où on la voit encore à présent avec l’impression du pied de l’enfant. Depuis saint Aubert ayant esté canonizé, on bastit en son honneur sur icelle la chapelle qu’on y voit encore.» Telle est la légende du petit Bain, si célèbre au moyen âge et dans les temps modernes. C’est la faiblesse de l’homme élevant un temple à l’Ange de la force. Les plus grands obstacles étaient surmontés; mais quelle forme et quelle dimension fallait-il donner à l’édifice? Ici encore le ciel vint en aide au bienheureux Aubert. Pendant la nuit une forte rosée mouilla le sommet de la montagne, à l’exception de l’espace que devait occuper le nouveau sanctuaire. A ce signe, le saint Pontife reconnut les volontés de l’Archange et s’empressa de commencer la construction. Les murs s’élevèrent rapidement et bientôt l’édifice fut achevé. Si l’on en croit les anciens auteurs, il était rond, en forme de crypte et pouvait contenir environ cent personnes. Par une coïncidence remarquable, la grotte du monte Gargano avait à peu près les mêmes dimensions, la même sévérité de style, le même cachet, la même simplicité. Cet oratoire n’égalait pas en magnificence et en grandeur les monuments qui viendront plus tard couronner le Mont-Saint-Michel; néanmoins, il fit longtemps l’admiration des pèlerins, et surtout il devint célèbre par des prodiges éclatants; plus d’une fois il fut célébré par les poètes chrétiens: l’un d’eux rapporte qu’il s’éleva de terre au chant joyeux des saints cantiques, et que, par sa beauté et ses proportions, il était digne de l’Archange qui devait en être le protecteur. Avant de célébrer la dédicace «l’évêque d’Avranches reçut du bienheureux Michel l’ordre d’envoyer très promptement des frères au monte Gargano,» à l’extrémité de l’Italie méridionale, pour en rapporter des reliques précieuses, qui seraient déposées dans le nouveau sanctuaire. Les chanoines députés pour cette importante mission reçurent dans leur voyage la plus cordiale hospitalité, et les prêtres préposés à la garde de l’église du monte Gargano les accueillirent comme des envoyés du ciel; l’évêque de Siponto, aujourd’hui Manfredonia, voulut lui-même connaître les merveilles accomplies sur le mont Tombe et il se réjouit de voir le culte de saint Michel s’étendre au loin dans les Gaules. Les chanoines d’Avranches exposèrent alors le but de leur voyage, et l’on s’empressa de les satisfaire en leur donnant «une partie du voile de pourpre» que l’Archange avait déposé sur l’autel du monte Gargano, et «un fragment du marbre» qu’il avait marqué d’une empreinte miraculeuse, lors de son apparition. Chargés d’un trésor si précieux, les messagers d’Aubert prirent congé de leurs hôtes, après avoir promis de rester avec eux en union intime de prières et de bonnes œuvres; promesse qui fut toujours fidèlement gardée, comme on pourra le constater plus d’une fois dans le cours de cette histoire. Le retour à travers l’Italie et les Gaules fut une marche triomphale, signalée chaque jour par des prodiges sans nombre; partout les populations se portaient en foule sur le passage des voyageurs; «douze aveugles recouvrèrent la vue,» et plusieurs malades furent rendus à la santé. Ainsi, dans la pensée des peuples, saint Michel exerçait déjà les fonctions «d’ange médecin,» que le moyen âge lui fit partager avec saint Raphaël. Aux approches du mont Tombe, les pèlerins furent accueillis par l’évêque d’Avranches, qui était venu à leur rencontre avec ses prêtres et un grand nombre de fidèles. Il faudrait avoir la foi de ces premiers âges pour comprendre les transports de joie, les élans d’enthousiasme et les accents de piété qui s’échappèrent de tous les cœurs à la vue des saintes reliques apportées du monte Gargano. Il est rapporté qu’une femme aveugle, s’étant fait conduire sur le parcours de la procession, recouvra soudain la vue et s’écria: «Qu’il fait _beau voir_!» Dès lors son village, appelé Astériac, prit le nom de _Beauvoir_ qu’il a toujours gardé. Les chanoines furent saisis d’étonnement quand ils arrivèrent sur la plage, à une petite distance du mont Tombe; non seulement le sanctuaire de l’Archange était achevé, mais on avait bâti sur le flanc de la montagne plusieurs petites cellules, qui formaient le noyau de la cité de Saint-Michel. Enfin, le jour de la dédicace solennelle était arrivé. Le 16 octobre 709, l’évêque d’Avranches, en présence d’un concours extraordinaire de peuple, fit la consécration, selon l’usage établi dans l’Église depuis le pape saint Sylvestre. Le morceau de pourpre et le fragment de marbre donnés par l’évêque de Siponto furent portés en procession et déposés sur l’autel, dans une châsse; ensuite le pieux pontife, assisté de ses chanoines et de ses prêtres, célébra les saints mystères et distribua le pain de vie à un grand nombre de fidèles. La basilique fut dédiée au prince de la milice céleste, et à partir de ce moment, la montagne s’appela le _Mont-Saint-Michel au péril de la mer_. Cette fête eut un retentissement qui s’étendit au loin dans l’Église et se perpétua d’âge en âge; au dix-septième siècle on montrait encore aux visiteurs un débris de l’autel sur lequel le bienheureux Aubert offrit le saint sacrifice le jour de la dédicace. Cette relique était conservée dans la chapelle de la Vierge, probablement à l’endroit même où s’élevait le premier sanctuaire. Une fête qui se célèbre encore le 16 octobre dans le diocèse de Coutances et Avranches, fut instituée pour honorer l’anniversaire d’un si beau jour. D’après une pieuse tradition, Notre-Seigneur, accompagné de saint Michel et assisté par les anges, descendit des cieux, fit lui-même la consécration de l’église et en confia le soin au glorieux Archange. A partir de ce moment les esprits célestes ne quittèrent plus la sainte montagne et dans le silence des nuits, quand la prière des hommes ne montait plus vers le trône de l’Éternel, ils commençaient une hymne de louange à la gloire du Très-Haut. Telle était la croyance de nos pères, de ces chrétiens vigoureux dont la foi simple et naïve n’avait point reçu les atteintes du scepticisme et de l’incrédulité; dans leur pensée, l’Archange inaugura par une série de prodiges l’introduction de son culte solennel en France, et traça lui-même en caractères visibles les premières pages de son histoire, pour nous faire entrevoir dès l’origine combien la trame en serait merveilleuse. Ils ne savaient pas toujours dégager la vérité des récits légendaires ou des fictions poétiques, et parfois leur enthousiasme voyait des miracles dans les événements qui pouvaient s’interpréter sans l’intervention directe du ciel; mais ils comprenaient mieux que nous la belle et sublime physionomie de saint Michel. D’un autre côté pourquoi tant de pompe et tant d’éclat pour un modeste oratoire isolé au fond de la Neustrie? Pourquoi cet élan général qui s’empare à la fois de tous les cœurs, ce frémissement mystérieux qui soudain fait tressaillir nos pères? Ne faut-il pas en conclure que l’on saluait déjà dans le vainqueur de Satan l’ange tutélaire de la France mérovingienne? IV SAINT MICHEL ET LA FRANCE MÉROVINGIENNE. Le culte de saint Michel se développa et revêtit une forme plus solennelle sous la prélature du bienheureux Aubert, au commencement du huitième siècle; mais, comme on l’a vu, ce triomphe était préparé depuis longtemps. Des auteurs autorisés pensent que l’Archange veilla sur le berceau de la France mérovingienne, et que dès lors son nom fut en grande vénération parmi les tribus qui avaient embrassé l’Évangile. Quand le roi Clovis engagea nos destinées à la journée de Tolbiac, le succès parut un moment déserter ses drapeaux et la victoire pencha pour les Suèves; mais le héros franc, à la sollicitation du patrice Aurélien, leva les yeux au ciel et invoqua le Dieu de Clotilde: «Si tu me donnes de vaincre, lui dit-il, je croirai en toi et je recevrai le baptême; car mes dieux sont sourds à ma prière et me refusent leur appui.» Il parlait encore lorsque les hordes barbares prirent la fuite, laissant un riche butin au pouvoir du vainqueur. A l’exemple de Constantin, Clovis triompha par la vertu de la croix, et, d’après de graves écrivains, saint Michel fut le messager céleste dont Dieu se servit pour écraser la puissance du paganisme dans les champs de Tolbiac comme sur les rives du Tibre. Une ancienne légende rapportée dans Guillaume Chasseneuz ajoutait que le prince de la milice céleste avait fourni la _sainte ampoule_ avec l’huile pour le baptême du roi, et qu’il avait dirigé les Francs dans leur expédition contre les Goths. Quoi qu’il en soit, le culte de l’Archange était en honneur à la cour des rois mérovingiens; car Wulfoald, maire du palais du jeune Childéric II, fit ériger le monastère de Saint-Mihiel, dont nous avons déjà parlé. Ainsi, dans les contrées austrasiennes qui secouèrent le joug des Romains même avant l’élévation de Clovis, sur les bords de la Meuse où l’idolâtrie «s’attachait aux arbres des forêts, aux eaux des fontaines, aux dieux de pierre et de bronze que Rome avait délaissés,» saint Michel, vainqueur du paganisme, fut honoré par les vieilles peuplades gallo-franques. Après avoir présidé à la formation de notre unité nationale, sous les premiers rois mérovingiens, il fixa sa demeure au sommet du mont Tombe. «La nation des Francs, dit l’auteur de la _Légende dorée_, s’était illustrée au loin par la grâce du Christ, et après avoir dompté partout dans les provinces les têtes des superbes, elle vivait heureuse sous la conduite du pieux roi Childebert, qui régnait en maître sur toutes les parties de ses vastes États. Alors, comme Dieu gouverne l’univers entier par les légions des esprits célestes soumis à sa puissance, le bienheureux Michel archange, un des sept qui sont toujours debout en présence du Seigneur, celui qui est préposé à la garde du paradis pour introduire les âmes des justes dans le séjour de la paix, après s’être offert à la vénération des fidèles sur le monte Gargano, et avoir illuminé dans la grâce du Christ toutes les nations latines de l’_Orient_, voulut se manifester comme le _protecteur des peuples de l’Occident_, lui qui avait autrefois prêté l’appui de sa force aux enfants d’Israël bénis par les patriarches. Il faut comprendre par quel _dessein mystérieux_ il a choisi, sur les côtes occidentales, un lieu où afflue de tous les points de la terre la religieuse multitude des fidèles.» L’Archange ne prêta pas seulement l’appui de son épée pour détruire les idoles; il eut sa place dans l’œuvre de civilisation que l’Église entreprit et acheva au prix de tant de labeurs et de sacrifices. Les difficultés étaient sans nombre: le paganisme offrait encore de vives résistances, et les Francs conservaient, même après le baptême, leur nature féroce et leurs instincts barbares. Pour remédier au mal, Dieu suscita de nobles dévouements. Des hommes, que nous pouvons appeler les pionniers de la civilisation, se réunirent et formèrent sur tous les points de la Gaule des collégiales ou des monastères florissants, que plusieurs maires du palais des rois mérovingiens prirent sous leur puissante protection, à l’exemple de saint Léger, de Wulfoald et de saint Éloi. Parmi ces asiles de la science et de la piété, un certain nombre se placèrent sous la garde de l’Archange, protecteur des moines et en général de tous ceux qui sont engagés dans les voies de la perfection. Ils ne pouvaient choisir un plus beau modèle que cet esprit céleste, dont l’un des profonds penseurs de nos jours a pu dire en toute vérité: «L’éclat de la puissance et de la beauté de saint Michel serait capable de nous donner la mort, s’il nous était manifesté dans la chair. Sa gloire nous éblouit, bien que nous ne puissions la contempler qu’à travers le voile des imperfections nécessaires à la créature (P. Faber).» La plus célèbre collégiale fondée sous les auspices de l’Archange fut celle du Mont-Saint-Michel au péril de la mer. Le vénérable évêque d’Avranches avait compris que son œuvre n’était pas achevée. Le temple matériel avait reçu sa consécration; mais pour y célébrer le sacrifice de l’autel il fallait des prêtres, et la montagne était déserte depuis la mort des derniers solitaires. C’est pourquoi le zélé pontife établit au Mont une collégiale de douze chanoines, «qui devaient se consacrer au service du bienheureux Archange.» Il existe des détails importants sur l’habitation, la règle de vie et les ressources temporelles de cette communauté naissante. Les chanoines habitaient douze cellules construites autour de l’église; ils devaient partager les heures de la journée entre la prière publique, la garde du sanctuaire, l’étude et le travail manuel; ils avaient aussi la mission de recevoir les pèlerins et de remplir auprès d’eux les diverses fonctions du ministère sacerdotal. Les repas se prenaient en commun; le même vestiaire servait pour toute la collégiale et les revenus étaient affectés aux frais du culte, à l’entretien de chaque membre ou au soulagement des malheureux. Pour couvrir les premières dépenses et subvenir aux nécessités les plus urgentes, saint Aubert fit le sacrifice des domaines qu’il possédait à Genêts. Bientôt la libéralité des pèlerins augmenta ces ressources et assura l’avenir de la fondation. D’après une pieuse croyance, deux nouvelles apparitions de saint Michel se rattachent à l’origine de cette collégiale. On rapporte que l’évêque d’Avranches, attristé de voir sa chère montagne dans la plus grande pénurie d’eau, se mit à genoux et supplia l’Archange de venir à son aide. Il fut exaucé au delà de ses désirs; car saint Michel lui montra au pied de la montagne, du côté de l’aquilon, une source [Illustration: Fig. 19.--Chapelle Saint-Aubert, à l’ouest du Mont-Saint-Michel.] abondante, qui dès lors fut appelée la _Fontaine Saint-Aubert_. Ses eaux, dit dom Huynes, servaient à rafraîchir les «sitibons» et rendaient aux «fébricitants» leur «pristine santé.» Mais, ajoute la légende, elles ont cessé de couler quand la France s’est écartée des traditions d’autrefois et a renoncé à sa glorieuse destinée. Dans une dernière apparition, le prince de la milice céleste dit au bienheureux Aubert, qui priait dans l’église avant de regagner sa ville épiscopale: Je suis Michel, l’Archange qui se tient devant le trône de Dieu; désormais j’habiterai ce sanctuaire et je le prends sous ma protection. L’œuvre du saint prélat était terminée. La nouvelle des événements accomplis au Mont-Saint-Michel ne tarda pas à se répandre de tous côtés. L’Europe catholique fut saisie d’un religieux enthousiasme, et le printemps de l’année 710 vit se renouveler dans les Gaules les prodiges qui s’opéraient depuis plus de deux siècles en Italie, sur le monte Gargano. Des foules de pèlerins, accourus souvent des plus lointaines régions, se pressaient autour du sanctuaire de l’Archange, attendant avec émotion l’heure où ils pourraient s’agenouiller devant l’autel et vénérer les saintes reliques. Les chanoines recevaient les pieux visiteurs et leur racontaient les apparitions de l’Archange et les merveilles qui avaient accompagné la construction de la basilique. Avant le départ, chaque étranger descendait le versant de la colline et allait puiser de l’eau miraculeuse. En un mot, l’ère des grandes manifestations était ouverte pour le Mont-Saint-Michel, qui pouvait dès lors rivaliser avec les principaux sanctuaires du monde catholique. Le pape Constantin, qui gouvernait l’Église universelle, voulut favoriser lui-même le nouveau pèlerinage et encourager le zèle des populations; dans ce but, il enrichit la basilique de nombreux privilèges, accorda des faveurs spirituelles aux chanoines et leur fit don d’une petite châsse très précieuse, renfermant une parcelle de la vraie Croix, de la sainte Couronne et du berceau de Notre-Seigneur. Ce reliquaire contenait encore, disent les annalistes, un morceau du voile de «Nostre-Dame,» une partie des vêtements de sainte Anne et de saint Jean l’Évangéliste, un fragment de la verge du prophète Aaron, des ossements des saints apôtres Pierre et Paul, des glorieux martyrs Étienne, Laurent, Anastase, des illustres vierges Agnès, Luce, Agathe, et de plusieurs autres saints ou saintes des premiers siècles de l’Église. Ce don généreux prouve l’intérêt que le Pontife romain portait au sanctuaire du mont Tombe. Au huitième siècle et dans les âges suivants, les souverains ne craignirent pas de se joindre à la foule des pèlerins, et plusieurs monarques puissants vinrent déposer leur sceptre et leur couronne entre les mains de celui qu’ils appelaient «Monseigneur saint Michel.» Childebert donna l’exemple et fut, dit un auteur, «la première tête couronnée qui humilia son front devant l’autel élevé dans ce lieu, sous l’invocation du prince de la milice céleste.» Dans un voyage qu’il fit en Neustrie, quelques mois après la cérémonie du 16 octobre 709, ce monarque, surnommé _le Juste_ par ses contemporains, visita la basilique de l’Archange pour y «faire ses dévotions;» il combla les chanoines de ses pieuses largesses; il leur donna, en particulier, des reliques du martyr saint Sébastien et de l’apôtre saint Barthélemy. Ce pèlerinage royal, accompli dès les premières années du huitième siècle, est la preuve certaine que le culte de saint Michel a pris un caractère national sous la dynastie mérovingienne, et l’on doit regarder l’acte de Childebert comme l’offrande publique et solennelle de la Neustrie au prince de la milice céleste, en attendant que Charlemagne place la France entière sous son puissant patronage. A partir de cette époque, le Mont-Saint-Michel a été le centre et le foyer d’un mouvement religieux dont l’importance n’a jamais été bien comprise au dix-neuvième siècle, et dont les conséquences sociales sont depuis longtemps méconnues. Après la foi au Sauveur et à sa très sainte Mère, la croyance au belliqueux Archange exerça la plus salutaire influence sur l’esprit guerrier et le cœur généreux de nos pères; pour eux saint Michel était bien plutôt un modèle qu’un protecteur. Aussi, l’enthousiasme se communiqua-t-il avec la rapidité de l’éclair. Le culte de l’Archange fit des progrès rapides sur les côtes de l’Armorique; il pénétra dans les diverses parties de la Gaule, franchit les limites de notre territoire, jeta de profondes racines en Allemagne, d’où il devait s’étendre chez tous les peuples du nord, et passa le détroit pour gagner l’Angleterre et l’Irlande; bientôt il reçut la sanction des évêques, qui introduisirent la fête du 16 octobre dans les liturgies particulières, et enfin, à mesure que les nations se formaient et se civilisaient au contact de l’Évangile, il revêtit cette forme d’universalité qui le distingua dans le cours du moyen âge. L’Irlande, qui avait reçu son premier apôtre de l’Armorique, nous envoya plus tard à son tour une colonie de religieux qui travaillèrent sous les rois mérovingiens à civiliser les Francs; elle fut aussi à la tête des nations voisines qui députèrent des pèlerins au Mont-Saint-Michel, en témoignage de leur foi et de leur piété. Ces visiteurs inconnus produisirent en Neustrie une vive sensation et leur voyage fut regardé comme un événement dont la renommée se répandit «bientost de tous costés.» Un jour, dit la chronique, les chanoines préposés à la garde du sanctuaire reçurent quatre pèlerins étrangers qui venaient, paraît-il, des lointaines contrées de l’Hibernie. Ils racontaient que leur pays avait été le théâtre d’une lutte mémorable, dans laquelle le prince de la milice céleste avait triomphé du serpent infernal. Dans leur reconnaissance, les Hibernois avaient choisi quatre des leurs pour les envoyer au delà des mers, déposer sur l’autel de l’Archange un petit glaive avec un bouclier d’airain de forme ovale et parsemé à la surface de quatre croix d’argent. Que faut-il voir dans ce trait, sinon le combat de saint Michel vainqueur du paganisme contre l’horrible superstition des druides qui dominaient en maîtres sur toute la surface de l’Irlande, avant la prédication de saint Patrice? Et ces armes, déposées dans la basilique du mont Tombe, sont-elles autre chose qu’un _ex-voto_, un gage de confiance, un symbole? La légende, dans son langage figuré, s’exprime en ces termes: L’Hibernie fut désolée par un affreux serpent dont l’haleine empestée corrompait l’air et le seul contact brûlait les plantes comme le feu dévore l’herbe des champs. Ce monstre, hérissé de dures écailles et couronné d’aigrettes, avait établi son repaire à la source d’un fleuve dont il empoisonnait les eaux, et de là il répandait au loin la terreur et la mort. Dans cette cruelle extrémité, les habitants comprirent que Dieu seul pouvait les secourir; ils prièrent donc leur vénérable prélat d’intercéder pour eux auprès du Créateur de toutes choses. Le pontife, touché des malheurs de son peuple, ordonna un jeûne de trois jours, afin d’implorer la protection du ciel et de fléchir le cœur de Dieu. Le quatrième jour, dès l’aurore, un grand nombre de clercs et de fidèles se réunirent sous l’étendard de la croix, et tous se dirigèrent vers l’antre redoutable. A la vue du monstre, les plus braves pâlirent d’effroi. Cependant, après une courte et fervente prière, ils reprirent courage et au signal donné ils lancèrent à l’ennemi une grêle de flèches et de pierres. Quelle ne fut pas leur surprise! Le dragon resta immobile, comme foudroyé par une force invisible. On hésita un instant, puis on s’approcha, non sans éprouver encore une secrète frayeur. Mais, ô prodige! le monstre gisait sans vie au fond de son antre. A ses côtés on trouva un bouclier et un glaive, que chacun voulut voir et admirer. La nuit suivante, l’Archange saint Michel apparut à l’évêque et lui dit: «C’est mon bras qui a terrassé le serpent, dont tous vos efforts n’auraient pu triompher; prenez ces armes et portez-les dans mon sanctuaire de prédilection.» Aussitôt les quatre délégués se mirent en marche, traversèrent l’Océan et prirent la direction du monte Gargano; mais l’espace semblait grandir devant eux, et au lieu d’avancer, ils reculaient. Ayant ouï dire qu’il existait en Neustrie un nouveau sanctuaire dédié au prince de la milice céleste, ils rebroussèrent chemin et arrivèrent sans peine au terme de leur voyage. Depuis lors la vieille Hibernie, la Grande-Bretagne et le royaume des Pictes s’associèrent au mouvement général, et envoyèrent des pèlerins au Mont-Saint-Michel. Ainsi quelques années s’étaient à peine écoulées et déjà la dévotion au saint Archange avait pris une extension prodigieuse. A cette même époque, on voit se dessiner l’un des principaux caractères du culte de saint Michel. Nos pères aimaient à le vénérer comme l’ange de l’Eucharistie, veillant à la garde des sanctuaires et punissant les misérables qui se permettaient des irrévérences aux pieds des saints autels. D’après une ancienne légende, un jeune homme appelé Colibert voulut passer la nuit dans l’église, malgré les observations et les menaces que lui firent les chanoines. Vers minuit, saint Michel apparut avec «la pieuse Mère de miséricorde,» et «le porte-clefs du royaume céleste;» il se dirigea vers le jeune homme, et lui reprocha sa témérité. Colibert fut saisi d’épouvante. Une sueur froide ruisselait de son front. Il se blottit dans un coin et pensa que sa dernière heure était sonnée. La sainte Vierge vint à lui et le consola; ensuite elle le fit sortir de la basilique, en lui adressant ces paroles, que nous empruntons à dom Huynes: «Colibert, pourquoi avez-vous esté si outrecuidé que d’entrer en la connoissance de ces secrets des citadins du ciel? Levez-vous et sortez de l’église au plutost, et estudiez-vous de satisfaire aux esprits célestes de l’injure que vous leur avez faict.» Le pauvre jeune homme sortit plus mort que vif et tomba sur le pavé, à la porte du sanctuaire. Dès le matin, il confessa sa faute à tous les religieux, et, l’ayant pleurée pendant deux jours, «le troisième il trespassa.» La France mérovingienne reconnut aussi dans saint Michel l’ange du repentir, le conducteur des âmes, et même parfois l’ange médecin; c’est pourquoi les malades, les affligés, les pécheurs venaient s’agenouiller dans le sanctuaire du mont Tombe, pour obtenir la santé, la paix et le pardon. Les chanoines, dont la piété ne se démentit pas durant de longues années, accueillaient les pèlerins avec empressement; aux uns ils faisaient d’abondantes aumônes, ils rompaient aux autres le pain de la divine parole, à tous ils donnaient l’exemple des vertus chrétiennes. Cependant la collégiale fut soumise à une épreuve sensible. L’évêque d’Avranches vécut encore seize ans après la fondation du Mont-Saint-Michel. Il employa ce temps à consolider et à parfaire son œuvre. Quand il pouvait dérober quelques heures à ses occupations, il se retirait dans sa chère solitude et se joignait aux chanoines pour vaquer à la prière, ou recevoir les pèlerins qui venaient des différents points de la France et des contrées voisines. Mais le ciel voulait récompenser les vertus et le zèle du saint prélat. Le 10 septembre de l’année 725, le bienheureux Aubert s’endormit dans le Seigneur. Sur son lit de mort, il exprima le désir d’être inhumé à l’ombre de l’autel qu’il avait érigé et sur lequel il aimait à offrir les saints mystères. Ce vœu fut accompli avec une religieuse fidélité; de hauts personnages, précédés d’un clergé nombreux et suivis d’une foule émue, portèrent la précieuse dépouille dans l’église du Mont-Saint-Michel et la déposèrent dans la tombe que le saint avait choisie lui-même pour le lieu de son repos. Bientôt la voix du pieux évêque retentira plus forte que jamais; Dieu glorifiera son serviteur en opérant par son entremise des prodiges éclatants, et les fidèles dans leur culte ne sépareront plus saint Aubert de saint Michel. La tombe de l’évêque d’Avranches, placée à côté de l’autel de l’Archange, semble nous révéler encore un autre caractère de la dévotion des Francs pour le prince de la milice céleste; ils pensaient que celui-ci, après avoir protégé les justes dans le dernier combat, recevait leur âme pour l’introduire devant le juge suprême, et veillait sur leurs dépouilles mortelles en attendant le jour de la résurrection. Saint Michel, croyait-on, était le gardien des sépultures. En résumé, à l’époque mérovingienne, le culte de l’Archange nous apparaît avec la plupart des attributs dont la foi et la piété du moyen âge l’ont entouré. Mais, sous le règne des derniers successeurs de Clovis, les attaques continuelles des ennemis du dehors et surtout les dissensions qui existaient entre l’Austrasie, la Neustrie, la Bourgogne et l’Aquitaine, ralentirent le progrès du catholicisme, et furent un obstacle aux manifestations religieuses dont le Mont-Saint-Michel était le théâtre depuis la fondation de la basilique. Il fallait l’épée de Charles-Martel, de Pépin et de Charlemagne pour rendre à la France son unité, sa force et son ascendant, et préparer au glorieux Archange un triomphe plus durable et plus complet. V SAINT MICHEL ET LA FRANCE CARLOVINGIENNE. Vers le milieu du huitième siècle, pendant que Charles-Martel et Pépin le Bref luttaient contre les Saxons, les Frisons, les Sarrasins, les Lombards et les autres ennemis de la France et de l’Église, saint Boniface, qui devait sacrer le premier roi carlovingien, parcourait l’Allemagne, renversait les temples païens et établissait les sièges épiscopaux de Mayence, de Passau, de Freisingen, de Ratisbonne, de Salzbourg, d’Erfurt, de Wurzbourg. Pour soumettre ces contrées à l’Évangile, il avait à vaincre un obstacle en apparence insurmontable: les barbares, qui vivaient des dépouilles enlevées à l’ennemi et du fruit de leur chasse, ne voulaient pas renoncer au culte de Wuotan, le dieu de la guerre, et de Diane, la chasseresse. Le zélé missionnaire, qui était venu d’Angleterre et avait traversé les Gaules, n’ignorait pas les merveilles accomplies sur le mont Tombe. A l’exemple de saint Aubert, il opposa aux fausses divinités l’Archange vainqueur du paganisme; il fonda des monastères et bâtit des églises sous le vocable de saint Michel; il fit célébrer avec pompe la fête établie en son honneur et lui consacra le sommet des montagnes où les Germains rendaient à Wuotan et à Diane un culte sacrilège: «Observez, dit un illustre écrivain de nos jours, l’admirable coïncidence de ces deux faits qu’on n’a pas encore rapprochés l’un de l’autre. A l’extrémité de la Gaule, au bord de l’Océan, saint Michel apparaît à un saint évêque; à l’extrémité occidentale de l’Europe chrétienne, saint Michel est donné pour patron à ces tribus germaniques qui sont en voie de se convertir. C’est ainsi que se fonde la société chrétienne, sous la protection de l’Archange. Elle existe encore et vivra toujours.» (Léon Gautier.) Dès le commencement du neuvième siècle, lorsque Charlemagne, après avoir triomphé des Saxons, des Lombards et des Sarrasins, reçut la couronne des mains de Léon III, saint Michel était connu et vénéré dans les vastes États qui composaient l’Empire d’Occident; la Neustrie en particulier et les provinces d’Allemagne, où les Romains et les Gaulois avaient laissé plus de traces de leur séjour, la Bavière, la Souabe et la Franconie se couvrirent de monastères et d’oratoires dédiés au glorieux Archange. En Neustrie, le pieux fondateur du Mont-Saint-Michel n’était plus; mais son esprit vivait dans ses enfants. Les chanoines rivalisaient de zèle et travaillaient de concert à faire honorer le prince de la milice céleste; les pèlerinages devenaient plus nombreux, depuis que Charlemagne avait réuni sous son sceptre une grande partie des nations chrétiennes; de pieuses dotations augmentèrent les ressources de la collégiale, et des reliques insignes enrichirent le trésor de l’église; à cette même époque des travaux assez importants furent exécutés sur la montagne: on disposa des bâtiments pour les pèlerins et quelques habitations s’ajoutèrent aux modestes cellules des chanoines. En un mot, l’œuvre de saint Aubert prospérait de jour en jour et portait des fruits abondants. Les évêques d’Avranches, à l’exemple de leur illustre prédécesseur, visitaient de temps en temps le mont Tombe, pour y chercher le silence de la retraite et y célébrer les saints mystères; chaque année, l’anniversaire de la dédicace était solennisé avec pompe; l’Église fêtait aussi les apparitions de saint Michel sur le monte Gargano et à Rome. De leur côté, les peuples germains évangélisés par saint Boniface eurent un Michelsberg ou mont Saint-Michel, célèbre dans tout le cours du moyen-âge par la fameuse légende de la plume, la plus naïve peut-être, la plus poétique et la plus intéressante de toutes celles que les annalistes d’outre-Rhin nous ont conservées. Sur le Michelsberg, situé à l’extrémité du Stromberg, petite chaîne de collines du Zabergau, s’élève, dit Max de Ring, une chapelle qui formait jadis le chœur d’une église de capucins; elle est d’une date très ancienne et repose sur un temple de Diane, la déesse favorite des Germains. Le visiteur peut distinguer à la voûte et aux murs extérieurs des restes de figures, qui remontent au temps du paganisme. Or, d’après la légende, lorsque Boniface, l’apôtre de la Germanie, vint prêcher en ces lieux la doctrine du Christ, il fut entravé au milieu de sa mission par les malices et les pièges du diable; dans ce péril extrême, il invoqua l’assistance «du chevalier du ciel,» et aussitôt une lutte terrible s’engagea entre l’Archange et son implacable ennemi. Saint Michel, grâce à son courage, remporta la victoire et enchaîna Satan qu’il alla plonger dans l’abîme d’où il était sorti. «Mais dans la lutte le diable avait arraché à l’Archange une plume de ses ailes, toutes brillantes de rubis et d’émeraudes.» Saint Boniface la recueillit avec soin et, après avoir achevé la conversion du pays, il la plaça dans une châsse au-dessus de l’autel qu’il consacra sur la montagne en l’honneur de Jésus-Christ. Une médaille d’argent, fort rare de nos jours, rappelle cet événement merveilleux; pour la plume, elle a disparu depuis que les partisans de Luther ont pillé et profané l’église du Michelsberg, et malgré toutes les recherches, on ne l’a jamais retrouvée. Qui ne verrait dans cette fiction poétique une allusion au triomphe de l’ange, vainqueur du paganisme, sur le redoutable Wuotan et les autres divinités des Germains? Qui ne serait frappé en même temps de la foi de ces premiers âges? Malgré les progrès rapides que le culte de saint Michel faisait dans le monde chrétien, il n’avait pas atteint toute son extension et quelque chose semblait manquer à la gloire de l’Archange. Le héros qui avait humilié l’orgueil du paganisme dans la personne de Witikind et d’Abiatar, et tenait sous sa domination le vaste empire d’Occident, Charlemagne n’avait pas encore par un acte public proclamé la puissance de saint Michel. L’heure solennelle était venue. Un pontife célèbre par l’éclat de ses vertus avait travaillé à répandre le culte de l’Archange en élevant la basilique du mont Tombe; l’un des plus grands monarques dont l’histoire ait enregistré le nom et les œuvres allait reconnaître le prince de la milice céleste pour le protecteur de la France, la fille aînée de l’Église et la première nation du monde. L’illustre empereur fit placer sur ses étendards le nom et l’image de saint Michel, reconnaissant ainsi que le chef de la milice céleste l’avait couvert de sa protection et veillait sur les destinées de ses États. _Patronus et princeps imperii Galliarum_: Saint Michel patron de l’empire des Gaules; tel est le beau titre que nos pères donneront désormais à celui que Daniel appelait le grand prince. Pendant la période la plus glorieuse de la dynastie carlovingienne, la civilisation fit de rapides progrès, grâce à l’initiative des évêques et des moines. Les Maures d’Espagne d’un côté, et de l’autre les barbares du Nord furent obligés de suspendre pour un temps les invasions qui avaient été si désastreuses sous les règnes précédents. Le paganisme semblait vaincu pour toujours. Le culte de l’Archange fleurissait au Mont-Saint-Michel et dans toutes les provinces de l’Empire; un grand nombre de cathédrales et d’églises avaient au moins une chapelle dédiée au chef de la milice céleste; d’après un usage déjà très ancien, on représentait parfois au sommet des édifices religieux le prince de l’air, armé d’une flèche ou d’un dard qu’il enfonçait dans la gueule d’un monstre palpitant sous ses pieds (fig. 20). La ville de Cortone en fournit un exemple dès le septième siècle. Dans tous les monastères érigés sous le titre de saint Michel, la piété, la science et le travail étaient en honneur; les religieux vénéraient presque toujours l’Archange en sa qualité de vainqueur du paganisme; témoin le monastère de Noirmoutiers, fondé en 680 par saint Philbert. Dans cette île, située à l’extrémité de l’Aquitaine du côté de l’Armorique, il existait, à la place du cimetière actuel, un monument druidique que saint Philbert renversa pour y élever une église sous le patronage du puissant Archange. Ce sanctuaire fut en grande vénération dans toute la contrée jusqu’à l’époque où les Normands, en 846, dévastèrent l’île de Noirmoutiers. A cette époque, où le respect de l’autorité n’avait pas encore subi les atteintes de la révolution, les peuples regardaient saint Michel comme l’ange tutélaire des souverains chargés de gouverner la France et des guerriers qui versaient leur sang pour elle sur le champ de bataille; cette protection se manifestait surtout dans la lutte suprême, à l’heure de la mort. Par exemple, rien de plus touchant que la scène où l’auteur de la _Chanson de Roland_ nous raconte la mort de son héros? Ce [Illustration: Fig. 20.--Statue de saint Michel placée au sommet de l’hôtel de ville de Bruxelles. Quinzième siècle.] récit aux yeux de l’historien est légendaire; mais il doit être regardé comme l’expression d’une croyance généralement reçue au moyen âge. Roland va mourir. Il adresse la parole à sa chère Durandal, «il cause longuement avec elle, et cet entretien est trempé de larmes; il lui dit de très-douces choses, comme un Français en dirait à la France: O ma Durandal, comme tu es claire et blanche! comme tu luis et flamboies au soleil! comme tu es sainte et belle!» Puis par un magnifique mouvement d’éloquence, il se met à énumérer tous les royaumes, tous les empires qu’il a conquis avec l’aide de sa bonne épée: «Avec elle je conquis Normandie et Bretagne, je conquis Provence et Aquitaine... En ai-je assez conquis de ces pays et de ces terres que tient maintenant Charles à la barbe chenue! Plutôt mourir que de la laisser aux païens: que Dieu n’inflige pas cette honte à la France!» Et il prend le parti de la cacher sous son corps expirant: car il sent de plus en plus «que la mort l’entreprend et qu’elle lui descend de la tête sur le cœur.» Alors il retrouve dans ses yeux un reste de clarté, ce qu’il en faut pour découvrir l’Espagne, et il se tourne énergiquement de ce côté. «Et pourquoi le fait-il? Ah! c’est qu’il veut faire dire à Charlemagne qu’il est mort en conquérant.» Mais Roland est chrétien, il est surtout chrétien, et va nous le montrer sur ce rocher d’où il peut contempler l’Espagne en triomphateur. Il lève les yeux au ciel, et d’une main encore puissante, frappe sa poitrine ensanglantée. «_Mea culpa_, dit-il, et naïvement il tend à Dieu son gant droit. Il semble alors que l’on entende un bruit d’ailes; et, en effet, voici que des milliers d’anges s’abattent autour de Roland:» et à la tête de tous on voit _saint Michel_, «_notre saint Michel du Mont au péril de la mer_.» (Léon Gautier.) La France carlovingienne était à peine formée, et déjà le nom de l’Archange se trouvait sur toutes les lèvres; dans les prières, il était invoqué en sa qualité de patron du royaume ou de conducteur des âmes; il avait une place d’honneur dans les arts et la littérature; son principal sanctuaire, le Mont-Saint-Michel au péril de la mer, était regardé en quelque sorte comme un monument national. Les rois très chrétiens imitèrent l’exemple de Charlemagne. Louis le Débonnaire combla de ses pieuses largesses Saint-Michel de Verdun, et, en 817, il plaça de nouveau ses États sous la protection du prince de la milice céleste, pour lequel il eut toujours une grande dévotion. Dans la suite, les autres rois de France se firent un devoir d’aller en personne rendre leurs hommages à «Monseigneur saint Michel;» ou, s’ils ne purent accomplir cet acte religieux, «ils recommandèrent leur âme» aux prières des chanoines ou des religieux et encouragèrent les pèlerinages au mont Tombe. Aussi, dans le cours du dixième siècle et dans les âges suivants, on vit des guerriers courageux, des hommes de toutes conditions, des femmes et des enfants partir de presque tous les points de la France et venir prier dans le sanctuaire de l’Archange. A cette époque, nous trouvons les traces d’une coutume qui s’est transmise jusqu’à nos jours. Ces nombreux pèlerins, voulant emporter dans leur famille des souvenirs de leur voyage, détachaient des parcelles de la pierre qui couvrait le tombeau de saint Aubert, ou dégradaient les murs de la basilique; la surveillance des chanoines ne [Illustration: Fig. 21.--Coquilles de pèlerinage. _A_, Coquille noire de Saint-Michel.--_B_, Coquille en plomb fondu.] suffit pas pour empêcher ces pieuses déprédations, il fallut les défendre sous les peines les plus sévères. Alors les pèlerins recueillirent sur la plage des galets et des coquilles, qu’ils conservaient ensuite avec soin; (fig. 21) plusieurs, disent les manuscrits, fixaient à leur gourde, attachaient sur leurs vêtements et suspendaient à leur cou des «conques marines,» ou d’autres objets qu’ils avaient fait bénir par les prêtres préposés à la garde de l’église; puis, fiers de ces glorieuses décorations, ils retournaient dans leurs foyers et communiquaient à tout le monde l’enthousiasme dont ils étaient animés. Dès lors la coquille était regardée comme le symbole du pèlerin; elle fut gravée sur un chapiteau du onzième siècle; les abbés du monastère et plusieurs gentilshommes la placèrent plus tard dans leurs armes; les chevaliers de saint Michel voulurent la porter autour du cou et sur la poitrine, en forme de collier et de croix. VI LE MONT-SAINT-MICHEL SOUS L’INVASION DES NORMANDS. Pour avoir une juste idée de la grande célébrité dont jouissait le Mont-Saint-Michel sous les rois Carlovingiens, il suffit de lire les lettres d’Odon, abbé de Glanfeuille, le livre des miracles de saint Frodobert et la vie de saint Vannes de Verdun; il y est parlé de la célèbre montagne comme du sanctuaire de prédilection où l’Archange se plaisait à manifester sa puissance. Mais des jours de deuil, qui devaient être suivis d’un triomphe éclatant, allaient se lever pour la Neustrie: on était à la veille des calamités que Charlemagne entrevoyait sur son lit de mort et que ses faibles successeurs ne pouvaient prévenir plus longtemps. Les terribles enfants du Nord avaient quitté leurs froides contrées, et déjà leurs barques légères cinglaient vers les côtes de France. Bientôt ces guerriers redoutables mirent le pied sur le sol qu’ils convoitaient, et, avant de s’y établir en maîtres, ils le couvrirent de ruines et l’arrosèrent de sang. Le Mont-Saint-Michel échappa au pillage et servit d’asile à ceux qui fuyaient devant le flot de l’invasion; cependant les Danois s’attaquaient de préférence aux monastères, profanaient les églises et mettaient à mort les prêtres ou les moines qui n’avaient pu se dérober à leurs coups par une fuite précipitée. Les barbares rendaient un culte sacrilège à Odin, cette farouche divinité que l’on représentait montée sur un cheval à huit pieds, tenant une lance à la main et ayant sur ses épaules deux corbeaux, ses messagers; aussi se plaisaient-ils à profaner les sanctuaires dédiés à saint Michel, vainqueur du paganisme; par exemple, après s’être emparé de l’île de Noirmoutiers, en 846, ils détruisirent le monastère et l’oratoire élevés par la piété de saint Philbert. C’était le dernier effort que Lucifer tentait pour faire revivre le culte des faux dieux dans les régions les plus chrétiennes de la France. D’autre part, la civilisation, les sciences et les arts étaient en pleine décadence; la nuit approchait et annonçait le dixième siècle, avec ses ténèbres profondes et ses luttes sanglantes; la monarchie n’était plus assez puissante et la féodalité pas encore suffisamment affermie pour opposer une digue aux invasions du dehors ou maintenir à l’intérieur la paix et l’unité. Quel fut le sort du Mont-Saint-Michel pendant une période si douloureuse? L’histoire est sobre de détails; elle en fournit pourtant un certain nombre qui peuvent nous instruire et nous intéresser. Nous trouvons d’abord un épisode assez important, surtout à cause des circonstances singulières qui l’accompagnent. En 861, un membre de la collégiale, nommé Pierre, visita Rome avec «une troupe de pèlerins illustres,» séjourna quelque temps au Mont-Cassin et revint en France, après un voyage de deux ans. Comme souvenirs, il apportait dans une corbeille de vieux ouvrages qui contenaient les biographies de saint Benoît et de ses disciples, Honorât, Maur, Simplice, Théodore et Valentinien. Arrivé sur les bords de la Saône, il rencontra le célèbre Odon, abbé de Glanfeuille, qui, à l’approche des Normands, s’était enfui de son monastère avec ses religieux et avait emporté les restes de saint Maur, pour les soustraire à la profanation. Après avoir raconté les incidents de son voyage et décrit les merveilles qu’il avait admirées dans la Ville sainte, le chanoine montra les précieux manuscrits dont il était possesseur. Odon, désireux de les acquérir, réussit mais avec peine à les acheter pour un prix élevé. Il retoucha la vie de saint Maur écrite par Fauste, polit le style sans en modifier le sens et ajouta une épître dédicatoire adressée à son ami Adelmode, archidiacre du Mans. En 870, six ou sept ans après le retour du chanoine Pierre, un moine français du nom de Bernard fit le voyage du monte Gargano, de Jérusalem et de Rome, avec deux autres religieux animés des mêmes sentiments de dévotion; il retourna ensuite dans sa patrie et termina son pèlerinage par le mont Tombe. Dans une relation intitulée: _Voyage aux lieux saints_, il nous a laissé une description où la poésie et la légende ont une large part; cependant la page relative au Mont-Saint-Michel doit être rapportée ici, non seulement à cause de sa haute antiquité, mais parce que l’auteur y parle de la cité de l’Archange comme d’un sanctuaire mystérieux entouré de la vénération des fidèles. «Saint-Michel-aux-deux-Tombes,» d’après le pieux visiteur, se trouve situé sur une montagne «qui s’avance à deux lieues dans la mer;» le sommet est couronné d’une église dédiée à saint Michel et le pied est baigné, le matin et le soir, par les flots de l’Océan, «excepté le jour de la fête de l’Archange où la mer s’arrête et forme un rempart à droite et à gauche,» pour laisser à toute heure un libre accès aux _pèlerins_. S’il est difficile de croire à la réalité de ce prodige, du moins est-il indubitable, au témoignage du moine Bernard, que le Mont-Saint-Michel était dès lors le rendez-vous d’un grand nombre de pieux visiteurs. Vers la même époque, les apparitions des Normands étaient de plus en plus fréquentes sur les côtes de France: «Les temps que nous décrivons, dit M. l’abbé Desroches, rappelaient les persécutions des Dèce et des Dioclétien.» Le diocèse d’Avranches en particulier «devint une effrayante solitude; la plupart de ses villages étaient consumés par les flammes; les autres n’offraient plus que des enceintes désertes.» Pour éviter la hache des pirates, il fallait renoncer à la foi de son baptême et «jurer sur le cadavre d’un cheval immolé en sacrifice» d’adorer le cruel Odin et les autres divinités du Nord. La désolation ne connut pas de bornes, quand les Danois, sous la conduite du célèbre Rollon, s’abattirent sur la Neustrie, non plus pour la dévaster comme un torrent qui passe, mais afin de s’y établir en maîtres souverains. Alors quelques familles d’Avranches se réfugièrent au Mont-Saint-Michel et s’y établirent comme dans un camp retranché, dont les abords étaient presque inaccessibles. Là, sous l’égide de l’Archange et protégés par le voisinage de la Bretagne qui opposa une vive résistance aux invasions normandes, les fugitifs n’eurent pas à redouter la visite des pirates. Un groupe de maisons furent construites sur le versant de la colline, à l’est et au sud, et formèrent une paroisse sous le vocable de l’apôtre saint Pierre, qui était depuis longtemps honoré sur le mont Tombe, où il avait un oratoire appelé dans le _Roman du Mont-Saint-Michel_, «l’igliese Seint-Perron.» Ainsi s’écoulèrent les dernières années du neuvième siècle et les premières du siècle suivant. Le zèle des chanoines s’était ralenti; la règle n’était plus observée avec la fidélité des anciens jours, et même certains membres de la collégiale avaient renoncé aux avantages de la vie commune pour rentrer dans le monde. Les pèlerinages existaient encore; mais ils devenaient moins fréquents. Les Français n’osaient plus affronter les fatigues d’un long voyage, ni s’exposer à la fureur des Danois. Mais saint Michel, vainqueur du paganisme, allait dompter les farouches enfants du Nord et les soumettre aux lois de l’Évangile; il devait même les transformer en ses plus fidèles et plus dévots serviteurs. Déjà le chef des pirates, le fameux Rollon, avait renoncé aux dieux du paganisme, pour embrasser la religion chrétienne; en 911, il signait avec Charles le Simple un traité qui lui cédait la Neustrie à titre de fief royal, et lui assurait la main de Gisèle; l’année suivante il recevait le baptême et devenait le modèle de ceux qu’il avait étonnés par sa barbarie. Plusieurs de ses compagnons d’armes imitèrent son exemple, et bientôt la piété refleurit avec plus d’éclat que jamais là où hier encore le paganisme dressait des autels. Pendant la semaine qui suivit son baptême, Rollon, vêtu de la blanche tunique des régénérés, fit de larges présents à un certain nombre de sanctuaires, afin d’obtenir la faveur et l’assistance des plus grands saints du ciel; s’adressant à l’archevêque de Rouen, nommé Franco, il lui dit: «Quelles sont dans les terres que je possède les églises les plus vénérées et les plus puissantes par le mérite et la protection de leurs saints patrons?»--«Les églises de Rouen, de Bayeux et d’Évreux, répondit le prélat, ont été dédiées en l’honneur de la très sainte Vierge, Mère de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ; l’église _In periculo maris_ a été consacrée sous le nom de saint Michel, l’Archange, gardien du paradis.» Les trois premiers jours qui suivirent cet entretien, les cathédrales de Rouen, de Bayeux et d’Évreux reçurent de riches présents: il était juste que la Mère du Sauveur eût les prémices; le quatrième jour, ce guerrier, qui s’appelait Robert depuis son baptême, donnait à la basilique du mont Tombe la belle terre d’Ardevon, et semblait par cet acte mettre son épée au service de saint Michel. A partir de ce jour, dit un historien, les «Normands n’eurent après Dieu et la Vierge oncques plus cher patron.» Aussitôt les chanoines se soumirent à leurs règles, et l’ordre parut se rétablir dans la collégiale de saint Aubert; la dévotion des fidèles se ralluma aux récits des victoires que l’Archange avait remportées sur les ennemis du nom chrétien, et l’ère des pèlerinages reprit son cours un moment ralenti: le prince Robert, dit dom Hugues, «donna une grande confiance aux estrangers qui désiroient visiter cette saincte montagne, de s’y acheminer, et d’y rendre leurs vœux avec toute asseurance. Car il establit une telle police par toute sa province et eut un tel soin de bannir de ses terres tous les voleurs et meurtriers que de jour et de nuict on pouvoit cheminer par toute la Normandie sans crainte d’aucun péril ou danger.» Ainsi, l’Église acheva en peu d’années la civilisation de ces pirates que la France essayait en vain de réduire par la force des armes depuis plus d’un siècle; et saint Michel fut encore l’ange tutélaire qui présida du haut du ciel à ce triomphe de la foi sur le paganisme. Les ducs de Normandie marchèrent sur les traces de Rollon. Guillaume-Longue-Épée, que deux martyrologes placent au nombre des saints, favorisa les pèlerinages au Mont-Saint-Michel, et, l’an 927, il fit don à la collégiale de plusieurs domaines importants situés dans les localités voisines. Parmi les nobles barons et les riches seigneurs de la Normandie, du Maine et de la Bretagne, un certain nombre imitèrent sa générosité; par exempte la famille du célèbre Yves de Bellême dota richement les chanoines de saint Michel et leur envoya des vases précieux pour le service du sanctuaire. La collégiale méritait encore de telles faveurs, et loin d’abuser de ses richesses, elle en fit d’abord un saint usage. Outre les aumônes qui étaient distribuées aux pèlerins et aux pauvres de la contrée, des églises et des maisons religieuses furent bâties aux frais des chanoines, sur les terres qui dépendaient du mont Tombe; de ce nombre étaient les anciennes églises de Bacilly et de Vessey. Et même, d’après les chroniqueurs, les membres de la collégiale auraient fait des fondations importantes non seulement sur le littoral, mais encore dans l’île de Guernesey. Cependant la prospérité ne fut pas moins funeste aux clercs du Mont-Saint-Michel que les épreuves du siècle précédent. «La négligence et la paresse» s’introduisirent dans la petite communauté; ce n’était plus le même zèle, ni la même ferveur. Il fallait d’autres apôtres pour le pèlerinage national de la France, et le sanctuaire de l’Archange réclamait des gardiens plus dévoués. En effet, une impulsion nouvelle devait être imprimée au culte de saint Michel dans la dernière moitié du neuvième siècle. Les populations, persuadées que le monde finirait avec l’an 1000, allaient tourner leurs regards suppliants vers le messager céleste chargé de recevoir les [Illustration: Fig. 22.--Vue du sanctuaire de Saint-Michel-d’Aiguilhe.] âmes au moment de la mort, pour les conduire au tribunal du juge suprême et les défendre au jour redoutable du jugement. Le mouvement sembla partir du Mont-Saint-Michel, il se communiqua d’abord à la Normandie et à la Bretagne, et gagna ensuite le Maine, l’Anjou et les autres parties de la France. Les Bretons se distinguaient entre tous par l’élan et la vivacité de leur foi; ils venaient souvent et en grand nombre prier dans le sanctuaire de l’Archange, qu’ils enviaient aux Normands; ils accusaient même le Couësnon d’avoir fait une folie en séparant le Mont de la Bretagne. Dans les contrées où les voyages au mont Tombe étaient plus longs et plus difficiles, nous voyons des oratoires s’élever en l’honneur du prince de la milice céleste; le plus célèbre de tous est celui de Saint-Michel-d’Aiguilhe, en Velay (fig. 22). Les particularités qui s’y rattachent sont du plus haut intérêt pour notre histoire. Au pied de la montagne que domine Notre-Dame du Puy, au sein d’une belle vallée, se dresse le rocher célèbre qui, par son élévation, sa forme et sa hardiesse, a mérité le nom de merveille. Le sommet, où Diane reçut autrefois un culte sacrilège, est couronné d’un édifice sous le vocable de saint Michel, le vainqueur du paganisme; le milieu est consacré à saint Gabriel, le médiateur de la paix entre le ciel et la terre, et la partie inférieure est dédiée à saint Raphaël, le guide et l’ami des hommes voyageurs sur la terre d’exil. C’est ainsi que le moyen âge associait souvent le culte des trois archanges, dont les saints livres nous ont appris les noms et les titres particuliers. Le sanctuaire de Saint-Michel-d’Aiguilhe fut bâti sous le règne si agité de Lothaire, de 962 à 965. A la même époque de 960 à l’an 1000, cent douze monastères importants, parmi lesquels un certain nombre étaient sous la protection du glorieux Archange, furent construits ou réparés: il faut mettre en première ligne l’abbaye du Mont-Saint-Michel, dont l’origine sera décrite dans le deuxième chapitre de cette histoire. [Illustration: Fig. 23.--Sceau de Robert, abbé du Mont-Saint-Michel (1442).] [Illustration] CHAPITRE II SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL A L’ÉPOQUE FÉODALE. I ABBAYE DU MONT-SAINT-MICHEL. Les tendances vers l’ordre féodal s’étaient manifestées sous les rois de la première race; plus tard, au milieu de la déchéance des Carlovingiens, les seigneurs travaillèrent à se rendre indépendants, et l’Église, souvent obligée de défendre elle-même ses droits et les intérêts des faibles, revendiqua une place légitime dans le gouvernement temporel du royaume; enfin, rassemblée de Quiersy-sur-Oise et l’avénement de la dynastie capétienne assurèrent l’hérédité des grands fiefs et le triomphe définitif de la féodalité. Sous ce régime, qui avait des avantages réels, mais aussi de graves inconvénients, le culte de l’Archange conducteur des âmes et défenseur des opprimés fleurit dans les monastères, en particulier au Mont-Saint-Michel. Au milieu de ces combats journaliers des seigneurs entre eux, ou des vassaux avec les suzerains, comme pendant la lutte contre le paganisme, les moines exercèrent une influence religieuse et sociale qu’on essaierait en vain de leur contester; l’abbaye normande va nous en fournir un exemple frappant. Depuis 943, le fils de Guillaume Longue-Épée, Richard-sans-Peur, appelé par Guillaume de Saint-Pair «le gentil duc de Normendie,» gouvernait l’héritage qu’il avait reçu de son illustre prédécesseur; sa dévotion pour saint Michel lui fit entreprendre plus d’une fois le voyage du mont Tombe, et sa vaillante épée protégea toujours les pèlerins contre les voleurs et les meurtriers. Le noble prince, dit dom Huynes, «recevoit un grandissime contentement d’avoir en son duché ce Mont-Sainct-Michel où tant de miracles s’opéroient tous les jours par les mérites de ce sainct Archange. Mais il se contristoit fort, d’autre part, de voir qu’en ce lieu si sainct il y eut des personnes si négligentes et paresseuses à célébrer l’office divin.» Il employa tour à tour les promesses et les menaces, afin de ramener les chanoines à l’exacte observance de la règle. Tout fut inutile; car, ajoute le même auteur, «comme il est bien difficile que l’Éthiopien quitte sa noirceur, aussy ce n’est point chose plus facile de faire qu’un homme quitte ses péchez, s’il ne le veut.» C’est pourquoi, la réforme étant impossible, le duc de Normandie résolut de prendre une mesure énergique. De concert avec l’archevêque de Rouen, après avoir consulté l’évêque de Bayeux, il conçut le projet de remplacer la collégiale par une abbaye de bénédictins. Quand tout fut disposé, il choisit en plusieurs monastères, surtout à Fontenelle, à Saint-Taurin et à Jumièges, trente religieux d’une vertu à toute épreuve, et les réunit secrètement dans la ville d’Avranches au printemps de l’année 966; lui-même alla bientôt les rejoindre, sous prétexte de traiter avec eux d’affaires importantes et de s’éclairer de leurs sages conseils. Alors un officier, avec des hommes d’armes, fut député vers les chanoines du Mont-Saint-Michel, pour leur annoncer la résolution de Richard et leur proposer de revêtir l’habit de saint Benoît, ou d’évacuer le poste qu’ils ne remplissaient plus avec assez de fidélité. Presque tous quittèrent l’asile où leur piété chancelante ne savait pas trouver le vrai bonheur, et se retirèrent dans les localités voisines; deux seulement demandèrent à garder leur habitation, mais avec des vues bien différentes: le premier, connu sous le nom de Durand, voulait se livrer aux exercices salutaires de la pénitence et désirait rester au Mont, «à cause de la dévotion qu’il portoit à saint Michel;» l’autre, appelé Bernier, se proposait de dérober le corps de saint Aubert. Le ciel ne lui permit pas de consommer ce vol sacrilège, et le lecteur verra bientôt comment les restes du vénérable prélat furent reconnus et portés en triomphe dans le sanctuaire dédié à saint Michel. Les préparatifs étant achevés, Richard, à la tête de sa petite colonie, quitta la ville d’Avranches et se dirigea vers le mont Tombe. Quelle ne fut pas l’émotion des pieux enfants de saint Benoît à la vue de cette montagne dont la renommée racontait tant de choses merveilleuses! Quelle ardente prière dut s’échapper de leurs lèvres quand ils s’agenouillèrent pour la première fois dans la basilique de l’Archange! D’après la chronique, leur premier chant fut une hymne en l’honneur de saint Michel, leur céleste protecteur. Richard introduisit les bénédictins dans leur nouvelle demeure, où, d’accord avec eux et les grands de sa suite, il rédigea la charte qui devait assurer l’avenir de la fondation et fixer les rapports des religieux avec les ducs de Normandie. La règle de saint Benoît observée dans les autres monastères était mise en vigueur au Mont-Saint-Michel. L’abbé devait être élu par les religieux et pris dans leurs rangs, ou dans une autre maison du même ordre. Le duc de Normandie ne gardait que le privilège d’offrir le bâton pastoral au nouvel élu. Les possessions des chanoines furent transférées aux bénédictins, avec pleine juridiction temporelle sur les habitants du Mont. Richard signa cette ordonnance et la porta lui-même sur l’autel de l’Archange. Il voulait par cet acte solennel placer la communauté naissante sous la garde et le patronage de saint Michel. Le pieux fondateur ne mettant point de bornes à sa générosité, enrichit l’église de vases précieux et de riches ornements; aux dépendances du monastère il ajouta de nouveaux revenus, et toute sa vie, dit la chronique, il protégea les religieux et «moult les ama.» La même année, 966, eut lieu l’élection du premier supérieur. Les suffrages se portèrent sur Maynard, ancien abbé du monastère de saint Vandrille, homme d’une naissance illustre, et avant tout remarquable par sa science et ses vertus. Il s’était démis de ses hautes fonctions, pour venir en qualité de simple «soldat» se ranger sous l’étendard de saint Michel; mais son humilité ne put déguiser son mérite, et pour la deuxième fois le bâton pastoral fut déposé entre ses mains. Le pape Jean XIII ratifia l’élection et confirma tous les privilèges accordés au monastère. Dans sa bulle, il louait le zèle de l’archevêque de Rouen et de Richard, duc de Normandie, et plaçait leur entreprise sous la garde de l’Archange. De son côté le roi Lothaire, loin de mettre obstacle à la restauration projetée par son illustre vassal, sanctionna de son autorité les donations qui avaient été faites aux religieux de saint Benoît. Il enjoignait à tous ses successeurs et aux grands du royaume de respecter ses ordres et de laisser les serviteurs de Dieu prier en paix pour le bonheur et la prospérité du royaume, qui était sans cesse en proie à des dissensions intestines et avait à lutter contre les prétentions de l’Allemagne. Ainsi, grâce à l’initiative de Hugues et de Richard, par l’autorité du souverain pontife et avec l’agrément du roi de France, le sanctuaire «vénérable dans le monde entier» et cher à tous les cœurs fut confié aux enfants de saint Benoît; et dès lors, dit dom Hugues, «ces belles fleurs cueillies ès cloistres bénédictins commencèrent à fleurir en ce palais des anges et à respandre de tous costez une odeur si suave que plusieurs, détestans les délices mondaines, se veinrent renfermer dans ce parterre céleste.» Maynard brillait entre tous par l’éclat de ses vertus; fidèle observateur de la règle, il se chargea de sonner l’office, et pour être plus voisin de l’église, il choisit la chambre occupée naguère par le chanoine Bernier; il ignorait quel précieux trésor était caché dans cette humble cellule. Le jour de la manifestation n’était pas encore arrivé. Sa prudence, sa douceur et sa charité lui gagnèrent tous les cœurs. Les religieux, dit encore l’historien du dix-septième siècle que nous venons de citer, trouvaient en lui l’affection d’un «père bénin» et d’un «maistre sévère;» les pèlerins se disputaient le bonheur de le voir et de l’entendre; les habitants du Mont vivaient heureux sous sa houlette pastorale; et plusieurs, touchés par ses paroles et ses exemples, embrassèrent avec ardeur les pratiques de la vie chrétienne: de ce nombre fut le chanoine Durand, qui renonça pour toujours aux vaines joies du siècle, se mit sous la conduite des bénédictins et mérita le titre de chapelain du monastère. Le pieux abbé s’endormit dans le Seigneur, le 16 avril 991, et ses restes mortels furent inhumés dans un petit cimetière, à côté de l’église; la même année, son neveu, connu aussi sous le nom de Maynard, ayant été choisi pour lui succéder, reçut la crosse des mains de Richard-sans-Peur, qui s’était transporté au Mont pour rendre les derniers devoirs à son illustre ami. Le nouvel abbé suivit les traces de son oncle, et gouverna le monastère avec la même sagesse et la même bonté. Ces deux prélatures, dont l’une s’étend de 966 à 991 et l’autre embrasse les dernières années du dixième siècle et les premières du siècle suivant, de 991 à 1009, nous rappellent une des dates les plus importantes dans l’histoire du culte de saint Michel. A cette époque où le dogme des anges avait conservé toute sa pureté et son intégrité, les fidèles attribuaient une large part aux démons dans les luttes continuelles et les guerres sanglantes dont le monde était le théâtre; ils se représentaient l’esprit de mensonge «rôdant sans cesse autour de l’homme, selon la parole des saints Livres, et cherchant à le dévorer.» Les religieux qui faisaient profession d’une vie intellectuelle plus pure et plus parfaite, étaient comme les sentinelles avancées de la chrétienté, et à ce titre ils se trouvaient exposés à toute la fureur et à tous les pièges de l’ennemi; c’est pourquoi les légendes du moyen âge sont remplies de scènes allégoriques, où les moines sont dépeints le plus souvent assiégés de démons hideux, de monstres, de sirènes, de dragons occupés jour et nuit à troubler la paix et la sérénité du cloître. Au milieu de ces luttes incessantes, de ces préoccupations de tous les instants, les fils de saint Basile et de saint Benoît d’abord, et plus tard ceux de Pierre le Vénérable, de saint Bernard, de saint Bruno, de saint Dominique, de saint François, songèrent à faire alliance avec le vainqueur du serpent infernal; par là, ils mettaient le ciel dans les intérêts de la terre et se choisissaient comme modèle de fidélité au Seigneur, de persévérance dans le bien, l’ange qui avait résisté aux suggestions de l’égoïsme et de l’orgueil; contre les traits empoisonnés du démon, ils trouvaient le bouclier impénétrable, le glaive éprouvé, l’armure fortement trempée qui avait servi à l’origine dans le combat livré sous le regard de Dieu; au sein de la mêlée, ils combattaient sous la conduite du prince des armées célestes que la victoire suivait partout et dont la vue seule intimidait l’enfer. Au rapport des chroniqueurs, saint Michel accepta cette alliance; car, au moment où la vie monastique s’épanouissait au sein de l’Église, il apparut à deux religieux sur le mont d’Or. Ainsi s’était-il manifesté aux hommes dans les grandes circonstances: à Constantinople, pendant que le saint empire succédait au pouvoir tyrannique des Césars; à Rome, lorsque la papauté luttait contre le paganisme; dans la Neustrie, quand cette province formait le noyau de notre unité nationale. A l’époque où la dynastie capétienne montait sur le trône, la plupart des monastères où florissait la dévotion à saint Michel offraient un contraste frappant avec le reste de la France et du monde chrétien. Ils étaient des foyers de lumière et des centres de vie au milieu des ténèbres qui couvraient la terre; pendant que les peuples, attendaient avec anxiété l’heure du jugement et n’osaient rien entreprendre, cent douze de nos plus célèbres abbayes étaient construites ou réparées sur le territoire français; le cloître servait d’asile à la piété, à la science, à la paix et aux biens qui l’accompagnent; ailleurs régnaient l’ignorance, le vice, la guerre et tout son cortège de maux. Le Mont-Saint-Michel occupa le premier rang parmi ces sanctuaires de la civilisation. Maynard joignit à tous ses titres la réputation de savant et d’amateur de livres; son neveu qui devait lui succéder et plusieurs autres religieux se livrèrent à l’étude des lettres divines et humaines. Les uns travaillaient à réunir les documents qui avaient été dispersés par les derniers chanoines; les autres transcrivaient des ouvrages de critique, de philosophie et d’éloquence religieuse, ou des chefs-d’œuvre de littérature ancienne, par exemple les principaux traités de saint Augustin, de saint Grégoire le Grand, d’Alcuin, de Boëce, d’Aristote, de Cicéron. Il existait encore dans le monastère des classes de lecture, d’écriture et de calcul. Ainsi se formaient dans le silence du cloître les savants qui devaient bientôt enrichir le monde de leurs écrits, et les architectes distingués qui allaient construire en l’honneur de saint Michel ces monuments hardis dont le style à la fois sévère et correct unit l’élégance à la majesté. Les beaux jours de saint Aubert refleurissaient depuis que la basilique de l’Archange était de nouveau confiée à de pieux et fidèles gardiens. L’affluence des pèlerins augmentait en proportion des progrès rapides que le culte de saint Michel faisait tous les jours en France et dans les contrées voisines. L’an 1000 approchait, et, d’après une croyance populaire, l’heure du dernier jugement allait sonner pour tous les hommes. On vit alors accourir au Mont-Saint-Michel un grand nombre d’étrangers qui venaient se mettre sous la protection de l’Archange et le suppliaient avec larmes de les défendre dans le dernier combat, et de présenter leur âme au juge redoutable des vivants et des morts. Ce concours de pèlerins était si considérable que Raoul Glaber a pu dire, en parlant du Mont-Saint-Michel à cette époque: «Ce lieu est le rendez-vous de presque tous les peuples de la terre.» Les seigneurs donnaient eux-mêmes l’exemple. En première ligne brillèrent le duc de Normandie et son épouse, Richard et la princesse Gonnor, les ducs de Bretagne, Conan I et Geoffroy, saint Mayeul, abbé de Cluny, et un grand nombre de prélats, de comtes et de barons. Des personnages haut placés en dignité renoncèrent à tous les honneurs, pour revêtir l’habit de Saint-Benoît; de ce nombre fut l’évêque d’Avranches, appelé Norgot le Vénérable. Une nuit, disent les chroniqueurs, le saint pontife, après avoir longtemps prolongé son oraison, regarda par la fenêtre de sa chambre et vit le Mont-Saint-Michel comme environné d’un éclat surnaturel. Il réunit les chanoines qui composaient le chapitre de son église cathédrale, et, «tout baigné des larmes qui descouloient de ses yeux,» il leur fit connaître la vision dont le ciel l’avait honoré; ensuite il quitta sa ville épiscopale, pour aller se mettre sous la conduite de Maynard et vivre ignoré parmi les simples religieux. Grâce aux pieuses largesses des seigneurs et aux dons des pèlerins, les religieux exécutèrent des travaux assez importants sur la montagne: les anciens bâtiments furent en grande partie restaurés ou remplacés par d’autres plus spacieux; et même, d’après certains annalistes, les fondateurs de l’abbaye élevèrent une muraille qui sépara le sommet de la montagne du reste de la ville. Le monastère, qui avait dû se recruter d’abord à Fontenelle, à Saint-Taurin, à Jumièges, fut à son tour le berceau d’où sortirent des évêques et des abbés qui répandirent au loin les parfums de vertu dont le mont Tombe était embaumé, et devinrent comme autant d’apôtres de la dévotion à saint Michel. Dès l’an 987, un des religieux, qui se nommait Hérivard, fut choisi à la mort de son frère Herluin pour gouverner l’abbaye de Gembloux, dans le Brabant; il était d’une grande piété et d’une rare sagesse. Par une coïncidence remarquable, le culte de l’Archange jeta dès lors un vif éclat en Belgique. Le prince Lambert, après avoir passé sa jeunesse en France, rentra en possession de la ville de Bruxelles et prit les armes pour rétablir la fortune de sa maison. Avant de croiser la lance avec son compétiteur, il fit tracer les fondements d’un sanctuaire auquel il donna pour patron le chef des légions célestes, l’archange saint Michel. Le prince n’eut pas le temps d’achever son œuvre, car il trouva la mort à la sanglante bataille de Florennes, en 1015; mais la Belgique, ayant hérité de sa foi et de sa piété, termina l’église de Bruxelles et envoya dans la suite de nombreux pèlerins visiter le mont Tombe, en Normandie. Un autre bénédictin, appelé Rolland, monta sur le siège de Dol et prit le gouvernement de ce beau diocèse, où la dévotion des fidèles éleva plusieurs sanctuaires en l’honneur de l’Archange; enfin, à la même époque, un troisième religieux, du nom de Guérin, fut élu abbé du monastère de Cérisy-la-Forêt. Cependant, comme il arrive d’ordinaire dans les œuvres de Dieu, des heures d’épreuves succédèrent à la prospérité des premiers jours. Sous la prélature de Maynard II, un vaste incendie, dont la cause est toujours demeurée inconnue se déclara au pied de la montagne et commença cette série de désastres qui désolèrent si souvent la cité de saint Michel. La flamme prit aux maisons de la ville, gagna le monastère et le réduisit en cendre, excepté la cellule de Maynard qui échappa seule au désastre, et fut, disent les anciens annalistes, conservée par miracle, à cause du précieux dépôt qu’elle renfermait. Les mêmes auteurs parlent aussi d’une autre circonstance merveilleuse, où l’intervention de l’Archange apparaît plus visible encore. Après l’incendie, les bénédictins ouvrirent la double châsse qui contenait les reliques apportées d’Italie, afin de s’assurer si quelque voleur n’aurait point commis un larcin sacrilège; en effet, comme l’observe un historien du dix-septième siècle, «c’est une chose manifeste et connue de tous temps qu’où se rencontre l’infortune du feu, là ne manquent de se trouver trois sortes de gens pour s’occuper qui à regarder, qui à ayder et qui à dérober.» Le reliquaire était intact; mais le voile de pourpre et le fragment de marbre avaient disparu. Qui pourrait peindre la douleur des religieux? Toute la communauté multiplia ses jeûnes, ses aumônes et ses prières. Bientôt le ciel se laissa fléchir. Une lumière, semblable aux rayons du soleil, jaillit soudain du pied de la montagne et fit connaître l’endroit où les saintes reliques étaient déposées. Cette marque sensible de la protection de l’Archange remplit tous les cœurs d’un saint enthousiasme; chacun voulut contribuer pour sa part à réparer les ruines amoncelées par l’incendie. Bientôt le monastère se trouva rétabli dans son état primitif, et la vie silencieuse du cloître un moment interrompue reprit son cours habituel. Le sinistre événement dont nous venons de parler et les circonstances qui l’accompagnèrent sont mentionnés dans les auteurs contemporains. L’un d’eux, Raoul Glaber, écrivait en 1047 que, sous le roi Robert, on vit dans le ciel, vers l’occident, une étoile appelée comète. Elle apparut en septembre au commencement de la nuit, et resta visible près de trois mois. Elle brillait d’un tel éclat qu’elle semblait remplir de sa lumière la plus grande partie du ciel; puis elle disparaissait au chant du coq. Ce phénomène, ajoute le chroniqueur, ne se manifesta jamais aux hommes dans l’univers, sans annoncer une catastrophe merveilleuse et terrible. En effet, un incendie consuma bientôt l’église de Saint-Michel archange, bâtie sur un promontoire de l’Océan, et qui a toujours été l’objet d’une vénération particulière en tout l’univers. C’est là, dit encore le même auteur, qu’on observe le mieux l’effet de la loi qui a soumis le flux et le reflux de l’Océan aux révolutions progressives de la lune. Il existe aussi près de ce promontoire une petite rivière qui grossit tout à coup ses eaux après l’incendie, et cessa d’offrir un libre passage. Les personnes qui voulaient se rendre à l’église de Saint-Michel furent quelque temps arrêtées par cet obstacle imprévu; mais la rivière rentra bientôt dans son lit accoutumé, laissant sur la plage des traces profondes de son passage. Tous ces détails extraits des anciens manuscrits offrent-ils le même degré de certitude et d’authenticité? Nous n’oserions le garantir; mais une conclusion évidente ressort des paroles de Raoul Glaber que nous venons de citer: pendant la première phase qui suivit le triomphe du régime féodal, le principal sanctuaire de l’Archange était «vénérable dans l’univers entier» et «servait de rendez-vous à toutes les nations chrétiennes;» bien plus, quand l’incendie dévasta le mont Tombe, ce désastre fut regardé comme une calamité publique qu’un signe céleste avait annoncée. Cependant le culte de saint Michel devait avoir dans le cours du onzième siècle une influence religieuse et sociale plus importante et plus universelle. II PROGRÈS ET INFLUENCE DU CULTE DE SAINT MICHEL. Dans la lutte héroïque de l’Espagne contre les Maures, le prince de la milice céleste était toujours honoré comme vainqueur du paganisme; mais les autres grands États de l’Europe, depuis la conversion des Lombards et des Normands, l’invoquaient surtout en sa qualité de conducteur et de peseur des âmes. C’est probablement au même titre que son culte pénétra en Russie sous les règnes de Vladimir et d’Iaroslav, et y jeta de profondes racines. Ce caractère de la dévotion des fidèles envers le puissant et glorieux Archange n’était pas inconnu dans les premiers siècles de l’Église; mais il se manifesta tout entier à cette époque, où la pensée de la lutte suprême et du jugement dernier occupait tous les esprits. Nos pères aimaient à faire intervenir saint Michel à l’heure de la mort pour écarter les traits de l’ennemi, recueillir les soldats tombés sur le champ de bataille, garder leur dépouille, introduire leur âme au tribunal de Dieu et la peser dans la redoutable balance de la justice; lui-même, pensait-on, devait frapper l’antechrist de son glaive foudroyant et remporter la victoire décisive en répétant son cri de guerre: Qui est semblable à Dieu. C’est pourquoi son image fut représentée sur les croix et dans les chapelles des cimetières, tandis que son nom était introduit dans le _Confiteor_ et l’office des défunts. Ici encore le cloître donna l’exemple. De bonne heure, les ordres monastiques reçurent la pieuse mission d’inhumer les morts, de veiller sur les sépultures et de prier pour le repos des justes; il y eut jusqu’à deux, trois, quatre cimetières au Mont-Saint-Michel, à Cluny, à Cîteaux, à Clairvaux et en tels monastères de leur filiation; les tombes se pressaient dans les cryptes, le long des galeries, sous les voûtes des églises, dans l’enceinte des préaux; les dalles et les murailles se chargèrent d’inscriptions; de toutes parts, on fonda de vastes associations de prières, on multiplia les anniversaires, les fondations, les messes pour les bienfaiteurs et les simples fidèles; à certains jours, d’abondantes aumônes étaient distribuées aux pauvres à l’entrée, qui s’appelait d’ordinaire la porte de la _miche_. Cette pieuse et charitable pratique devait inspirer aux moines la pensée de se réunir sous la bannière de l’Archange, puisqu’ils partageaient pour ainsi dire avec lui le noble emploi et la sollicitude miséricordieuse dont la confiance générale les avait investis. En tête figure, comme toujours, l’abbaye du mont Tombe. Les pèlerins ne se contentaient plus de venir pendant leur vie s’agenouiller devant l’autel de l’Archange, ils enviaient le bonheur de reposer après leur mort à côté des religieux. Sur cette montagne, leur dépouille devait être plus près du ciel et reposer en paix sous la garde de saint Michel. Les plus célèbres et les plus saints personnages de la contrée furent inhumés dans l’église paroissiale, dans le cimetière et les chapelles du monastère: ici on voyait le tombeau de l’archevêque Rolland et des ducs de Bretagne, Conan et Geoffroy Iᵉʳ; là reposait Maynard avec son neveu qui était mort en 1009 et avait eu pour successeur un des religieux du Mont, appelé Hildebert. Dans la suite, l’humble religieux comme le simple fidèle reçut la sépulture auprès des ducs, des évêques et des abbés; partout, dans les cryptes souterraines et dans la basilique, on vit se multiplier le nombre des tombeaux. Cependant, la plus célèbre de toutes ces tombes avait été profanée. En 966, le chanoine Bernier déroba le corps du bienheureux Aubert et le cacha dans sa cellule, ayant l’intention de l’emporter avec lui; mais il n’eut pas le temps d’exécuter son dessein, car l’officier de Richard lui intima l’ordre de sortir du monastère et de n’y plus rentrer sans la permission des religieux. Retiré dans une maison de la ville avec Foulques son neveu, il vécut encore plusieurs années et mourut sans avoir avoué publiquement sa faute, ni indiqué l’endroit où les précieuses reliques étaient cachées. Les recherches les plus minutieuses n’avaient abouti à aucun résultat. Mais Dieu ne veut pas que la mémoire des saints périsse, ni que leurs ossements soient brisés ou livrés au mépris des hommes. Déjà, grâce à une protection spéciale, la chambre qui contenait le corps de saint Aubert avait été préservée des flammes dans l’incendie du siècle précédent, et par une permission du ciel, Maynard et ses successeurs s’étaient constitués les gardiens des saintes reliques, en s’installant dans la cellule de Bernier; enfin, le jour du triomphe était venu. Ici laissons parler les anciens annalistes et n’enlevons rien à la simplicité de leur récit. Dans le mois de juin de l’année 1010, disent-ils, un grand bruit se fit entendre dans la chambre d’Hildebert, successeur de Maynard II, «et se répéta pendant trois nuits consécutives avec un tel fracas que la montagne parut ébranlée jusque dans ses fondements.» Le vénérable abbé eut l’inspiration de faire fouiller la partie de la maison d’où le bruit semblait sortir, et l’on y découvrit une cassette qui s’ouvrit d’elle-même et laissa voir les ossements du bienheureux Aubert. Le 18 juin, les reliques furent transférées dans l’église au chant des hymnes et des cantiques. Dans le parcours, dit dom Huynes, «il plut à Nostre Seigneur de manifester plus évidamment à tous ce sien serviteur et favory, permettant qu’un de ceux qui portoient ces saincts ossements, nommé Hildeman, entrast en quelque doute si celuy qu’ils portoient estoit vrayment le corps de sainct Aubert ou bien de quelque autre trépassé, car, cependant qu’il ruminoit cela en soy-mesme, voicy que ce sainct fardeau qu’il portoit auparavant facilement vint à s’appesantir sur luy et à l’aggravanter si fort en un instant qu’il fut contrainct de tomber en terre sur ses genoux, sans qu’il luy fut possible de se lever, ny mesme de se mouvoir aucunement. Ce que voyant, il jugea que c’estoit une punition de Dieu à cause de ses doutes. Il confessa publiquement sa faute, et en fit pénitence, et, par ce moyen, à la mesme heure, recouvra ses forces par les mérites du glorieux sainct Aubert, et se levant acheva de porter ce sainct corps aussy facilement qu’il avoit faict auparavant, jusques sur le grand autel sur lequel ils le poserent. L’ayant mis là, ils estendirent un rideau à travers de l’église, puis tirèrent hors du vaisseau un petit coffre et mirent les saincts ossements sur une belle nappe, et les considérans diligemment et d’une pieuse curiosité, ils apperceurent en son chef le _trou_ qu’on y _voit_ encor _aujourd’huy_, et un chacun connut apertement par ce signe le coup que l’archange saint Michel luy donna, s’apparoissant à luy la troisiesme fois.» A côté, on trouva aussi un autel portatif et une inscription conçue en ces termes: «Ici repose le corps de saint Aubert, évêque d’Avranches.» Les ossements furent placés dans une châsse d’un grand prix et déposés sur l’autel dédié en l’honneur de la sainte Trinité, à l’exception du chef et du bras droit que les religieux séparèrent pour les mettre à part dans des reliquaires précieux. Plus tard, les abbés juraient par ce bras, le jour de leur investiture, de garder fidèlement les règles ou coutumes de l’abbaye, et dans les grandes solennités, ce chef auguste qui portait l’empreinte du doigt de l’Archange était exposé à la vénération des fidèles. Afin de perpétuer le souvenir d’un si beau jour, le diocèse d’Avranches fêta chaque année l’élévation de saint Aubert, et à cette occasion les religieux des prieurés dépendant du Mont-Saint-Michel se réunissaient et tenaient le lendemain une assemblée générale. Dans la suite, le pape Martin V accorda sept ans et sept quarantaines d’indulgence à ceux qui viendraient le 18 juin visiter l’église du mont Tombe et se repentiraient de leurs péchés. Dieu glorifia ainsi le pieux évêque dont les restes avaient été confiés à la garde de l’Archange; mais, dans les desseins de la Providence, ce triomphe devait servir à un autre but: le bienheureux Aubert allait après sa mort, comme pendant sa vie, être l’apôtre de la dévotion envers saint Michel et contribuer à son progrès dans la première partie du onzième siècle. La cérémonie de la translation attira sans doute un grand nombre de prêtres et de fidèles; car il suffit d’avoir assisté de nos jours à l’élévation des reliques d’un saint, pour comprendre quel retentissement une fête semblable devait avoir au moyen âge. Aussi les auteurs du temps rapportent-ils que jamais une telle multitude de pèlerins ne s’était encore pressée dans le sanctuaire de l’Archange. La date de 1010 est donc célèbre dans l’histoire religieuse du Mont-Saint-Michel; avec elle commence une ère de prospérité qui atteindra son apogée au quatorzième siècle et répandra dans le monde un éclat que les âges ne pourront effacer. Tout laissait entrevoir de grandes choses. Non seulement les manifestations religieuses devenaient de jour en jour plus nombreuses; mais l’abbaye florissait sous le sage gouvernement d’Hildebert, et servait d’asile à la science et à la vertu. Plusieurs personnages illustres, à l’exemple du comte du Mans et de la princesse Gonnor, faisaient en Normandie, dans la Bretagne et le Maine de riches donations à l’église du mont Tombe. De leur côté, les bénédictins se mettaient en relation avec l’Italie, où les arts commençaient à renaître, après la période obscure du dixième siècle. Deux moines, dont l’un s’appelait Bernard et l’autre Vidal, partirent du Mont-Saint-Michel, traversèrent la France et l’Italie, pour se rendre au monte Gargano, et après avoir visité les villes où le génie chrétien bâtissait des monuments à la gloire de Dieu, ils revinrent en Normandie où ils racontèrent toutes les merveilles dont ils avaient été témoins. Vers la même époque, les religieux firent élever entre le Mont et le littoral cette croix devenue si célèbre, sous le nom de «Croix mi-Grève.» Si nous ajoutons foi au témoignage de certains archéologues, elle avait une hauteur prodigieuse et sa solidité était telle que pendant plusieurs siècles elle brava les efforts de l’Océan. Placée comme un phare entre la terre ferme et la cité de l’Archange, elle servait de guide aux pèlerins, et en même temps elle était le coup d’essai des architectes qui allaient bientôt jeter les fondations de la basilique de Saint-Michel. Comme toutes les grandes époques de notre histoire, celle-ci fut signalée par des marques de protection céleste, qui contribuèrent dans une large mesure au progrès du culte de l’Archange, et encouragèrent la piété des fidèles. Écoutons encore les pieux annalistes, dont les récits sont toujours empreints d’une foi vive et d’une confiance sans borne. Après l’an 1000, nous disent-ils, l’espérance avait succédé à la crainte, la joie à la tristesse; mais bientôt une sombre rumeur se répandit dans la cité de saint Michel, et jeta la consternation parmi les religieux: une femme qui venait implorer le secours de l’Archange avait disparu engloutie sous les flots. Cette infortunée, malgré les observations de ses proches, s’était rendue en pèlerinage au mont Tombe pour obtenir une heureuse délivrance. En traversant les grèves, elle fut entourée d’un épais brouillard qui lui déroba sa marche. Cependant la mer montait avec rapidité; déjà les vagues menaçantes se faisaient entendre à une petite distance. La malheureuse fut saisie d’épouvante et ressentit de vives douleurs qui l’empêchèrent de fuir le danger; elle s’affaissa sur elle-même, et levant au ciel des yeux baignés de larmes, elle supplia l’Archange de venir à son aide. Un instant après les flots venaient expirer à ses pieds. Ils l’enveloppèrent bientôt et la submergèrent. Désormais le ciel pouvait seul venir à son secours. Une foule nombreuse s’était portée sur la grève, comme il arrive dans les jours de naufrage, et attendait avec anxiété l’heure où la mer, en se retirant, abandonnerait sa victime; mais celle que l’on croyait morte fut trouvée pleine de vie, souriant avec bonheur, et tenant dans ses bras son enfant nouveau-né. Celui-ci, ajoute Guillaume de Saint-Pair, reçut au baptême le nom de Péril: «Li enfes fut _perilz_ nommez «Por ceu que il fut en peril nez.» Plus tard il se consacra au Seigneur, et chaque année il vint au Mont-Saint-Michel dire une messe en action de grâces. D’après le livre des _Miracles de Notre-Dame_, la sainte Vierge, que les pèlerins ne séparaient pas de l’Archange dans leur dévotion, intervint au moment où cette femme invoquait le secours du ciel, et une belle grisaille du quinzième siècle la représente apparaissant dans les airs escortée de deux anges aux ailes déployées; à sa droite on voit le Mont, au-dessous l’heureuse mère sauvée du naufrage, avec un petit enfant dans ses bras, et plus loin sur les grèves, trois hommes et deux femmes en costume de pèlerins, exprimant par leur attitude la joie, l’admiration et la reconnaissance dont ils sont pénétrés. A la même époque se rapportent plusieurs guérisons merveilleuses; et c’est là une preuve évidente que saint Michel était alors honoré non seulement en sa qualité de conducteur des âmes, mais aussi comme ange médecin: fonction qu’il exerçait souvent au Mont Tombe de concert avec le bienheureux évêque d’Avranches. Saint Michel était aussi vénéré comme l’ange du repentir, qui invitait les pécheurs à la pénitence et leur adressait parfois de vertes réprimandes. Enfin, sous un titre ou sous un autre, la dévotion envers le glorieux Archange faisait de jour en jour de nouveaux progrès, et le mont Tombe servait de centre principal à ce mouvement universel imprimé au monde catholique. Le sanctuaire dédié au prince de la milice céleste était en telle vénération que, dans la pensée des fidèles, la moindre irrévérence, la plus petite infidélité devait être suivie d’une punition exemplaire et même d’un châtiment terrible, tandis qu’un acte de piété, une prière faite en présence de l’autel était toujours accompagnée d’abondantes bénédictions. Malgré la vigilance des gardiens, les étrangers dégradaient les murs de la basilique et emportaient les débris qu’ils conservaient ensuite comme des reliques précieuses. Ces petites pierres, obtenues à force de supplications ou dérobées à l’insu des religieux, étaient pour ainsi dire autant d’assises sur lesquelles s’élevaient des églises et des oratoires sous le vocable de saint Michel. Les vieux manuscrits sont pleins de ces pensées; ils les expriment sous mille formes, mille allégories. La légende s’y mêle quelquefois à l’histoire; mais c’est toujours la même idée, la même conclusion qui jaillit lumineuse de tous ces récits: le culte du saint Archange occupait, au commencement du onzième siècle, une large part dans la piété des fidèles; de plus il exerça dès lors une salutaire influence au milieu de la société féodale. Jamais peut-être la mission civilisatrice de l’Église n’aboutit à des résultats plus heureux que dans le cours de ce siècle. D’une part les conciles réunis sous la présidence des évêques amenèrent la trêve ou la paix de Dieu; d’un autre côté, les monastères firent participer le monde aux trésors de science qu’ils avaient recueillis pendant le dixième siècle. Dieu seul pouvait inspirer du respect et de la crainte à des hommes qui ne redoutaient rien, sinon la chute du ciel, et la religion devait servir de lien entre les maîtres qui se partageaient notre territoire et n’avaient souvent de commun que les intérêts de l’éternité. Saint Michel, l’ange tutélaire de la France, eut sa place dans cette œuvre de civilisation chrétienne; et non seulement son culte exerça une influence réelle dans l’ordre social, mais il contribua aussi au progrès des arts et des sciences. Plusieurs années avant la [Illustration: Darin. lith Imp. P. Didot & Cⁱᵉ Paris MIRACLE DE LA VIERGE AU MONT-SAINT-MICHEL. Peinture en camaïeu des _Miracles de Notre-Dame_, ms. du XV.ᵉ siècle, n.º 9199 à la Bibl. Nat. de Paris.] construction des beaux édifices religieux de Rouen, de Lessay, de Caen, le Mont-Saint-Michel élevait en l’honneur de l’Archange la basilique romane qui servit de modèle à tant d’autres, avec l’église de Cérisy-la-Forêt bâtie à la même époque et sur le même plan. Ce travail monumental était devenu nécessaire. Pendant que la dévotion envers le prince de la milice céleste se répandait de tous côtés, le sanctuaire qui était le centre de ce mouvement ne suffisait pas pour contenir la foule des pèlerins. Mais que de difficultés à surmonter! Quel génie assez puissant tenterait de construire sur ce rocher le vaste édifice que les circonstances rendaient indispensable? Où prendrait-on les ressources suffisantes pour l’exécution d’un projet si audacieux! La Providence avait tout disposé avec cette sagesse et cette bonté dont l’histoire du Mont-Saint-Michel nous a déjà fourni tant de preuves. En 1017, Hildebert Iᵉʳ avait terminé sa courte mais glorieuse carrière. Mauger, évêque d’Avranches, voulut l’assister lui-même à ses derniers moments, et présider la cérémonie funèbre. Hildebert avait mérité cet honneur; car il se distingua par la sainteté de sa vie non moins que par l’éclat de ses talents. Le duc de Normandie, Richard II, traça son portrait en ces termes: «Il est encore à la fleur de l’âge; mais il brille par la vivacité de son esprit et il a dans ses mœurs la gravité d’un vieillard.» On lui donna son neveu pour successeur. Hildebert II marcha sur les traces de son oncle. Il fut le modèle des religieux et remplit toujours avec une grande fidélité les devoirs que sa charge lui imposait; sa douceur et sa bonté lui gagnèrent l’affection de ses enfants, et sa haute réputation de sainteté lui concilia l’estime des plus grands personnages de l’époque. De ce nombre était le duc des Normands, Richard II, surnommé _le Bon_ par ses contemporains. L’amitié qui l’unissait à Hildebert est demeurée célèbre; surtout elle a été féconde en grandes œuvres. On rapporte que le duc, pour témoigner à son ami la sincérité de son affection, et à cause de sa dévotion singulière envers le glorieux Archange, célébra dans l’église du Mont-Saint-Michel son mariage avec la princesse Judith. Hildebert présida la cérémonie en présence des deux cours de Normandie et de Bretagne. Richard, voyant que l’église n’était pas digne du prince de la milice céleste, ni assez vaste pour les pèlerins, conçut le dessein généreux d’élever sur le mont Tombe un monument dont la grandeur, la hardiesse et la magnificence étonneraient les siècles futurs. Dès lors fut décidée la construction de cette basilique à laquelle travailleront les moines architectes, comme on les a nommés, les Hildebert, les Radulphe, les Ranulphe, les Roger, les Bernard, les Robert, les d’Estouteville, les de Lamps, et qui, malgré les ravages de l’incendie et les injures du temps, excitera de nos jours encore l’admiration des hommes de génie et l’enthousiasme des visiteurs. Les rois de France et d’Angleterre, les évêques et les seigneurs de ces deux royaumes, les pèlerins des différentes contrées de l’Europe apporteront le secours de leurs pieuses largesses; les architectes les plus distingués et les ouvriers les plus habiles épuiseront toutes les ressources de l’art pour construire et orner cette merveille de l’Occident; les pierres s’animeront sous le ciseau et s’épanouiront en riches feuillages, ou formeront des figures symboliques; le plein cintre du onzième siècle, avec sa noble simplicité, sera marié à l’ogive élégante et fleurie du quinzième siècle; pendant que les nefs s’arrondiront comme pour servir d’arcs de triomphe, l’abside ouvrira ses nombreux vitraux pour laisser descendre sur l’autel des flots de lumière, et la flèche prendra dans les airs son élan sublime; au sommet apparaîtra l’archange saint Michel dans l’attitude d’un guerrier, montrant le ciel d’une main et tenant de l’autre une épée flamboyante dont il menacera les ennemis de l’Église et de la France. C’est la jeunesse de l’art, avec sa naïveté et sa vigueur, unie à la maturité, avec sa richesse et ses raffinements. Quand le vénérable Hildebert et son illustre ami, Richard II, commencèrent les travaux de construction, en 1020 ou 1022, les Normands avaient des rapports avec tous les pays chrétiens. En Espagne et en Italie, ils remportaient de brillantes victoires sur les Sarrasins et les Grecs; le souverain pontife, Benoît VIII, les appelait à son aide et le prince de Salerne leur envoyait de riches présents; le roi de France, Robert II, les attirait à sa cour et dans ses armées. A cette même époque, les pèlerinages au Saint-Sépulcre étaient nombreux, et plusieurs Normands entreprirent le voyage de la Palestine. Les bénédictins du Mont-Saint-Michel profitèrent de toutes ces circonstances pour connaître le progrès des arts en Europe et en Asie, et pour étudier les plus beaux monuments de l’architecture ancienne; puis, ce fut sans doute un humble moine dont la modestie nous a caché le nom, peut-être Bernard, Vidal ou Hildebert qui traça le plan de la nouvelle basilique, et aussitôt les ouvriers se mirent à l’œuvre. [Illustration: Fig. 24.--Coupe longitudinale du Mont-Saint-Michel (de l’ouest à l’est).] Une idée semble dominer dans la conception de ce plan. Le grand combat fut livré jadis au plus haut des cieux, auprès du trône de l’Éternel. C’est pourquoi les peintres se sont plu à représenter l’Archange avec de grandes ailes, planant au sein des régions les plus pures, et les architectes ont choisi les sommets les plus hardis pour lui dresser des temples; ils auraient voulu placer ses autels là même où ils fixaient le lieu de sa victoire. Pour donner plus d’élévation à la basilique du Mont-Saint-Michel, les religieux n’entamèrent pas la crête du rocher (fig. 24); ils formèrent un vaste plateau assis au milieu sur la montagne et appuyé de chaque côté sur des murs, des piliers et des voûtes d’une solidité inébranlable. Cette plate-forme, qui devait servir de base au sanctuaire de l’Archange, surmontait elle-même des cryptes souterraines dont la forme et la grandeur variaient selon les caprices du rocher. Que de souvenirs se réveillent dans la mémoire du pèlerin quand il pénètre sous ces voûtes mystérieuses! Quelle histoire touchante est écrite sur chacune de ces pierres! Ici se trouve le cimetière où reposent, sous la garde de saint Michel, ces moines pieux et savants, qui vécurent de la vie des anges et étonnèrent le monde par l’étendue de leur savoir; plus loin est la chapelle dédiée à la _Vierge-Mère_ que les fidèles dans leur culte n’ont jamais séparée de l’Archange. Sur le plateau artificiel, à une hauteur prodigieuse au-dessus des grèves, Hildebert et Richard firent jeter les fondements de la basilique. Elle imitait la forme d’une croix latine; la nef, qui mesurait sept travées, se distinguait par sa grandeur austère, et la partie supérieure était un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’architecture romane. Déjà les travaux avançaient, la chapelle de Notre-Dame était achevée et l’église s’élevait avec rapidité, quand une mort inattendue vint ravir Hildebert à l’affection de Richard et des religieux. On était au 1ᵉʳ octobre 1023. Le vénérable abbé fut inhumé avec ses prédécesseurs dans le petit cimetière situé au chevet de la basilique. Sous le gouvernement d’Almod, de Théodoric et de Suppon, la construction fut plus d’une fois ralentie et même abandonnée; mais Radulphe de Beaumont, Ranulphe de Bayeux, les deux Roger et Bernard du Bec se mirent à l’œuvre avec activité, et sous la prélature de ce dernier, vers 1135, la basilique de l’Archange dominait majestueuse sur un socle de granit. Le célèbre Robert du Mont fit construire, du côté de l’ouest, la façade qui s’écroula dans la suite; au quinzième siècle et au seizième, le cardinal d’Estouteville, Guillaume et Jean de Lamps rebâtirent le chœur, qui avait été détruit par les flammes pendant la guerre contre les Anglais. Il est difficile de se figurer l’aspect grandiose de cet édifice, que l’on peut appeler un poème de granit. Entre la nef romane et l’abside ogivale, une flèche élégante, sculptée avec délicatesse, s’élançait dans les airs et portait pour ainsi dire jusqu’au ciel l’image triomphante de l’Archange. Au jour des grandes solennités, neuf cloches faisaient entendre une suave harmonie, et appelaient à la prière les pèlerins [Illustration: Fig. 25.--Vue générale de la face nord du Mont-Saint-Michel (état actuel).] disséminés sur les grèves. Quels étaient le génie, le courage et la puissance des religieux qui ont pu entreprendre sous les auspices de saint Michel et exécuter de si grandes merveilles! Avec quel éclat brillaient les sciences et les arts dans ces siècles de foi que l’impiété moderne regarde avec dédain! Rendons hommage aux humbles enfants de Saint-Benoît qui nous ont légué la basilique du Mont-Saint-Michel. Le temps et la révolution ont laissé en passant des traces profondes: la flèche qui portait la statue de l’Archange s’est écroulée sous les coups de la foudre; le beffroi n’existe plus avec ses neuf cloches, et les sept travées de la nef ont été réduites à quatre; les cryptes, en particulier l’oratoire de la Vierge portant le nom de _Notre-Dame-Sous-Terre_, la chapelle de Saint-Martin autrefois si vénérée, et le gracieux _sacellum_ de Saint-Étienne ont été destinés à des usages profanes; des spoliateurs ont fouillé les tombeaux, pillé le trésor et dispersé une grande partie des saintes reliques; cependant l’église avec sa nef romane et ses vieux murs rougis par les flammes, avec son abside ogivale et ses voûtes élancées, avec ses mille clochetons et son escalier en dentelle de granit, reste toujours un des chefs-d’œuvre les plus admirables et l’une des créations les plus hardies de l’architecture et du génie du moyen âge; seule elle suffirait non seulement pour attirer au Mont-Saint-Michel des milliers de pèlerins, mais aussi pour prouver l’influence que le culte de l’Archange exerça dans le cours du onzième siècle. En effet, cette basilique nous laisse deviner quelle fut alors la glorieuse destinée du mont Tombe. Non seulement la religion, les arts, les sciences fleurissaient à la fois dans ce «parterre» céleste; mais la France, l’Angleterre, l’Italie, la Belgique, l’Allemagne, la Russie et les autres contrées de l’Europe, marchant sur les traces des bénédictins, élevaient des autels en l’honneur du prince des milices angéliques. Cette influence produisit des effets non moins remarquables sur la société féodale. Tour à tour les rois d’Angleterre et de France, les ducs de Normandie et de Bretagne rendirent hommage à celui qu’ils appelaient «Monseigneur saint Michel, le grand prévôt du paradis, le vice-roi des armées du Seigneur,» et placèrent leurs États sous sa puissante protection. Ainsi, dès les premières années du onzième siècle, le roi [Illustration: Fig. 26.--Vue générale de la face ouest du Mont-Saint-Michel (état actuel).] des Anglais, Ethelred, ayant envoyé une armée pour ravager les terres de son beau-frère, le duc Richard, dont il croyait avoir à se plaindre, recommanda au chef de l’expédition et à tous les soldats d’épargner le sanctuaire de l’Archange: «Gardez-vous, leur dit-il, d’attaquer la montagne de saint Michel; un lieu si _saint_ et si _vénéré_ ne doit pas être la proie des flammes.» A l’exemple du concile de Mayence tenu en 813, une assemblée générale ordonna de célébrer la fête de l’Archange avec pompe dans les églises de la Grande-Bretagne. Pour se préparer à la solennité, tout chrétien qui avait l’âge requis devait jeûner trois fois au pain et à l’eau; pendant ces jours de pénitence, les fidèles allaient pieds nus en procession et confessaient leurs péchés, afin de se réconcilier avec Dieu; l’usage d’aliments gras ne pouvait être autorisé et pour toute nourriture on mangeait des racines crues; le travail cessait dans l’étendue du royaume. Chacun devait observer ces ordonnances, s’il ne voulait encourir des peines sévères: les riches seigneurs versaient 130 shillings dans le trésor des pauvres, les hommes libres payaient 30 sous d’amende, et les serviteurs étaient fustigés toutes les fois qu’ils rompaient le jeûne prescrit. Les ducs des Normands ne furent pas moins dévots à saint Michel que les rois d’Angleterre. Richard ajouta aux possessions des bénédictins plusieurs riches domaines de ses États. Les lettres de donation nous peignent la piété, la confiance et l’humilité du prince: «Quand nous donnons à Dieu, dit-il, ce n’est pas avec nos trésors, mais avec les siens que nous faisons l’aumône, car ce que nous avons nous le tenons de lui; un verre d’eau froide et un denier suffisent pour nous mériter une éternelle récompense; ainsi nous échangeons des richesses terrestres et périssables pour des biens célestes et immortels. Avec une obole, la veuve de l’Évangile put acheter le paradis, et Zachée obtint son pardon en donnant la moitié de ses biens.» La charte de Richard II contient des détails importants sur l’organisation du Mont-Saint-Michel à l’époque féodale. Le prince donna aux religieux l’église dédiée à saint Pierre et située sur le versant de la montagne, à la condition expresse qu’on y placerait des clercs dont la principale occupation serait de prier pour son salut et celui de ses descendants. Si l’un d’entre eux remplissait mal ses fonctions, l’abbé avait [Illustration: Fig. 27.--Vue générale de la face est du Mont-Saint-Michel (Restauration).] le droit de lui interdire l’office divin, et même de le déposer et de substituer quelqu’un à sa place s’il ne revenait à résipiscence. Tous les privilèges dont le monastère jouissait avec l’assentiment du Pontife romain étaient renouvelés à perpétuité. Les abbés pouvaient, sans recourir aux ducs de Normandie ni aux évêques d’Avranches, gouverner la ville d’après les lois établies, juger les coupables, clercs ou laïcs, et les punir selon la grièveté de leurs délits; en un mot, ils étaient investis du même droit que les plus puissants seigneurs féodaux du moyen âge. S’ils négligeaient le soin des âmes qui leur étaient confiées, l’évêque ou toute autre personne craignant Dieu devait en avertir le chef de la province, qui, de concert avec l’archevêque de Rouen et ses autres conseillers, prendrait des mesures pour réprimer un tel désordre. Les moines et les clercs pouvaient encore, d’après l’usage déjà établi, recevoir les saints ordres des mains du pontife qu’ils auraient eux-mêmes désigné; de plus, ils avaient la liberté de se faire ordonner chez le prélat consécrateur, ou dans leur propre monastère. Richard II transmit avec son héritage sa foi et sa piété à ses deux enfants, Richard III et Robert le Libéral que les annalistes ont surnommé Robert le Diable, parce que, disent-ils, «il estoit grandement fougueux et brave dans les combats.» Les deux frères aimaient à visiter le Mont-Saint-Michel, et protégeaient les pèlerins qui traversaient la province soumise à leur domination; Robert surtout ne mit point de bornes à sa libéralité, et sa confiance envers le glorieux Archange se manifesta en maintes occasions. Ce terrible guerrier, qui fondait sur l’ennemi avec la rapidité de l’éclair, et frappait sans pitié ceux qui le provoquaient au combat, s’adoucissait et accordait la vie aux vaincus, dès qu’on lui demandait grâce au nom de saint Michel. On rapporte que, l’an 1030, Alain III, duc des Bretons, vint au mont Tombe accomplir son pèlerinage avec sa mère, Avoise, son frère, l’archevêque de Dol et une suite nombreuse. Peu de temps après, il refusa l’hommage qu’il devait à Robert et lança une armée sur le territoire des Normands; mais vaincu par Néel et Auvray le Géant, il implora la clémence de son ennemi par l’entremise d’Almod qui gouvernait l’abbaye depuis la mort d’Hildebert II. Le duc de Normandie, qui était venu en personne se mettre à la tête de ses soldats, pendant que Rabel, chef de l’escadre, tentait une attaque par mer, accepta une entrevue au Mont-Saint-Michel où Alain se rendit avec Robert, archevêque de Rouen. Le prélat, qui était l’oncle des deux rivaux, joignit ses supplications aux prières d’Alain et obtint le pardon du coupable. Robert le Libéral, non content de rendre la liberté à son captif, lui offrit son amitié au nom de saint Michel et signa un traité d’alliance avec lui: «Les dits ducs, ajoute Louis de Camps, demeurèrent le reste de leur vie fort bons amis. L’archevêque de Rouen, Robert, et notre abbé Almod contribuèrent beaucoup à cette paix et encore plus _le saint Archange_, à qui seul en fut rapportée la gloire.» En témoignage de sa reconnaissance, Alain ratifia les donations que ses prédécesseurs avaient faites aux religieux et y ajouta d’autres domaines d’une grande valeur. La charte qu’il signa lui-même avec l’évêque de Dol, l’évêque de Rennes, et plusieurs autres seigneurs, n’a pas au point de vue de l’histoire une portée égale à celle de Richard II; cependant il existe plus d’un trait de ressemblance entre ces documents: dans l’un et l’autre c’est la même poésie, la même foi, la même piété. Alain commence par invoquer le témoignage des divines Écritures qui nous engagent à échanger nos biens terrestres pour les richesses du ciel, et nous assurent que l’aumône efface le péché; ensuite il énumère les faveurs qu’il accorde au Mont-Saint-Michel; puis il termine en menaçant de la mort éternelle tous ceux qui oseraient dans la suite contrevenir à ses volontés. Le mouvement qui portait l’Angleterre et la France vers le sanctuaire de l’Archange se communiqua aux autres nations, et un comte d’Allemagne, nommé Louis, vint au Mont pour prier saint Michel. A son retour, il tomba malade dans un monastère du pays de Sens, demanda l’habit religieux et mourut après sa profession. Cette influence était due avant tout à la dévotion des peuples pour le prince de la milice céleste; mais il faut en attribuer une part aux enfants de saint Benoît. Almod se démit de sa charge en 1031 et mourut deux ans plus tard dans l’abbaye de Cérisy-la-Forêt où il fut inhumé. Son successeur appelé Théodoric, neveu de Guillaume de Fécamp et ancien abbé de Jumièges, fut enlevé à l’affection de ses religieux peu de temps après son élection; sa prudence et sa bonté lui avaient concilié tous les esprits et gagné tous les cœurs. De 1033 à 1048, la crosse abbatiale fut déposée entre les mains de Suppon. Ce religieux n’avait pas obtenu le gouvernement du monastère à la mort d’Hildebert II, malgré les désirs de Richard, duc de Normandie; mais cette fois, grâce au crédit et à la protection de ses amis, surtout de l’abbé de Fécamp, il vit toutes les difficultés s’aplanir et il put prendre possession de la stalle que ses prédécesseurs avaient occupée avec tant de distinction. Romain d’origine, Suppon joignait à l’habileté une grande expérience des affaires, beaucoup de générosité, de l’amour pour les sciences et les arts, une certaine souplesse de caractère, en un mot, toutes les qualités nécessaires pour calmer les inquiétudes que l’élection d’un étranger avait fait naître dans l’esprit des bénédictins normands; il sut même gagner ceux-ci par des présents de valeur, «tellement, dit dom Huynes, que par son bon mesnage il s’acquist leur bienveillance.» Son premier soin fut d’entretenir le goût de l’étude parmi les religieux, et dans ce but, il enrichit la bibliothèque de plusieurs livres précieux. Ces manuscrits et les autres de la même époque nous prouvent que les sept arts libéraux, la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, avaient trouvé un asile au Mont-Saint-Michel. C’est pourquoi des savants illustres entretenaient des relations avec les enfants de saint Benoît, ou faisaient le voyage du mont Tombe. Sous la prélature de Suppon, le célèbre Lanfranc, que les auteurs de l’_Histoire littéraire de la France_ appellent «le plus sçavant homme et l’une des plus grandes lumières de son siècle,» vint d’Italie en France «avec une bande d’étudiants, tous gents de mérite, qui s’étoient attachés à lui,» et vers l’an 1040 il se fixa dans la ville d’Avranches pour y enseigner les lettres à une foule de disciples avides d’entendre sa parole. L’histoire ne donne pas de détails précis sur ses rapports avec le Mont-Saint-Michel soit pendant son séjour à Avranches, soit plus tard quand il fut prieur du Bec, abbé de Caen, ou archevêque de Cantorbéry; mais il est certain que les religieux prirent part à ses grandes luttes contre Bérenger et s’intéressèrent à ses triomphes; l’un d’eux composa même une dissertation savante pour démontrer la présence réelle de Notre-Seigneur dans la sainte Eucharistie. Les fragments qui restent de ce travail contiennent plusieurs arguments tirés de la tradition chrétienne et de la croyance universelle de l’Église en faveur du dogme que Bérenger attaquait. On trouve également dans les manuscrits du Mont une copie de la profession de foi que celui-ci dut prononcer après l’une de ses rétractations. Il existe des documents plus nombreux sur les relations intimes de saint Anselme avec deux religieux de cette époque, Robert de Tombelaine et saint Anastase. Robert qui, au témoignage d’Orderic Vital, était remarquable par sa piété, sa sagesse et sa science, avait embrassé la vie monastique dans les dernières années de la prélature d’Almod; il s’était distingué entre tous les bénédictins par son habileté dans la dialectique et avait mérité le nom de «sophiste,» qui désignait alors un rhéteur expérimenté et un philosophe profond. Anastase, vénitien d’origine, ne le cédait en rien à Robert pour le talent, l’éloquence, l’intégrité des mœurs et l’aménité du caractère; il était aussi très versé dans les langues grecque et latine. D’après son historien, nommé Gautier, il dut arriver au Mont-Saint-Michel vers le milieu du onzième siècle; il y reçut l’habit religieux, mais il se retira ensuite à une petite distance de l’abbaye, sur le rocher de Tombelaine, et choisit pour habitation une antique chapelle dédiée à la mère de Dieu. Robert avec lequel il était lié d’étroite amitié, alla sans doute le visiter souvent et peut-être partagea-t-il sa solitude; des historiens croient aussi qu’il y composa sous ses yeux et à sa demande le _Commentaire sur le Cantique des Cantiques_. On expliquerait de la sorte pourquoi il est connu sous le nom de Robert de Tombelaine. Quand saint Anselme séjourna dans la ville d’Avranches, il fit la connaissance de Robert, et, à partir de ce moment, il entretint avec lui des rapports particuliers que le temps et la séparation ne purent jamais altérer; il ne rechercha pas moins l’amitié d’Anastase pour lequel il avait une profonde vénération et qu’il regardait déjà comme un homme d’une éminente sainteté. Laissons-le plutôt nous dévoiler lui-même l’affection que son âme délicate et pure éprouvait pour ses deux amis. Quelques années avant son élévation sur le siège de Cantorbéry, étant alors au monastère du Bec, il écrivait à Robert de Tombelaine: «Intrépide soldat de Dieu, et ami bien cher à mon cœur, quand je compare vos progrès généreux à ma lâcheté stérile, votre sainteté me laisse à peine la hardiesse de vous rappeler le souvenir de notre amitié. En effet dans une vie tiède comme la mienne, il n’est point d’acte qui puisse entrer en comparaison avec les bienfaits que votre affection me procure, et c’est pourquoi je rougis non seulement de vous réclamer la dette de l’amitié, mais encore d’être appelé votre ami. Cependant je ne puis voir les autres marcher d’un pas si rapide dans le chemin du ciel, tandis que le poids de mes péchés et ma froideur naturelle paralysent mes efforts, sans me sentir vivement pressé au fond de l’âme d’appeler à mon secours ceux qui marchent devant moi, non point pour qu’ils m’attendent en ralentissant leur course, mais afin qu’ils m’entraînent avec eux en excitant ma paresse. Puisque mes prières sont nulles ou de peu de valeur pour moi, puis-je présumer qu’elles vous soient de quelque utilité? Veuillez donc les rendre efficaces et pour vous et pour moi, en y joignant la vertu de vos propres supplications. Voici le désir de mon cœur et la prière de mes lèvres: que Dieu ne m’accorde jamais aucune faveur sans vous la faire partager avec moi. Ainsi donc, ô vous si digne d’être aimé et plus digne encore d’être vénéré, soyez certain que toute ma vie je garderai les mêmes sentiments, et mettez tous vos soins à perfectionner en moi cette charité qui sera votre œuvre. Oui, je le sais, ce que vous demanderez pour votre frère, vous l’obtiendrez; mais, ne l’oubliez pas de votre côté, tous les bienfaits qui me seront accordés vous appartiendront à vous-même. Pour plus de sûreté, je vous prie, je vous supplie de me recommander à ce saint homme Anastase dans la société duquel vous avez le bonheur de vivre. Faites-moi connaître à lui autant que l’absence le permet; accordez-moi la moitié de son affection pour vous, et partagez avec lui l’amitié que je vous porte. Puissions-nous désormais vivre par vous et avec vous, de telle sorte que je l’aime et le vénère comme un autre Robert et qu’il me regarde aussi comme son serviteur Anselme. Dans mon indignité, je n’ose demander ce qui est pourtant l’objet de mes vœux, c’est-à-dire d’être uni comme un second Robert avec Anastase, et de le voir jouir de moi comme d’un autre vous-même. Sa renommée, semblable à un parfum délicieux, embaume déjà cette contrée; et plus elle est suave à mon âme, plus je me sens enflammé du désir de le connaître et de l’aimer. Sa pensée ne me quitte pas, et je m’y attache de toute mon âme depuis que l’on m’a raconté sa vie. Prions ensemble, afin que cette affection croisse toujours dans la mesure où elle peut augmenter dans le Seigneur. Salut à vous deux, amis si chers.» A la fin de sa lettre, Anselme engageait Robert et Anastase à continuer ensemble leur pèlerinage au milieu de la Babylone terrestre et à jouir toujours de la même intimité, en attendant les joies de la Jérusalem céleste. Ce vœu ne fut point exaucé; car les deux amis ne devaient pas avoir la même destinée ici-bas. Anastase quitta sa chère solitude aux instances de Hugues, abbé de Cluny, qui le pressait d’entrer dans son monastère; ensuite à la demande du pape Grégoire VII, il alla prêcher l’Évangile aux Sarrasins d’Espagne. De retour en France, il se retira dans un lieu solitaire sur les Pyrénées; et après y avoir vécu quelque temps, il se dirigea de nouveau vers Cluny. Il ne devait pas atteindre le terme de son voyage; il mourut à Doydes dans l’ancien diocèse de Rieux. On a de lui une _lettre_ sur la sainte Eucharistie, dans laquelle il est démontré par le témoignage de l’Écriture et des Pères que le corps du Sauveur, né de la Vierge Marie, est présent au sacrement de nos autels non pas en figure, mais en réalité. Robert fut chargé avec cinq religieux du Mont de rétablir le monastère de Saint-Vigor, à côté de Bayeux dont l’évêque était alors le célèbre Odon, frère utérin de Guillaume le Conquérant. Bientôt il quitta ses religieux et se rendit à Rome, où le pape Grégoire VII le reçut avec distinction et le retint auprès de lui. A la mort du pontife, Robert de Tombelaine retourna au Mont-Saint-Michel et y termina ses jours vers l’an 1090. Des nombreux ouvrages qu’il composa, il reste, outre son _Commentaire sur le Cantique des Cantiques_, une lettre adressée aux moines du Mont. Le style de Robert est facile, clair, animé et suppose une haute culture intellectuelle. L’explication du _Cantique des Cantiques_ est pleine d’onction et de piété, et prouve que l’auteur mérite le nom d’homme «religieux et sage,» qu’on s’accorde à lui donner. Dans sa lettre, Robert fait la relation d’une maladie qui, pendant plusieurs jours, tourmenta un religieux de Saint-Vigor et fournit à son supérieur l’occasion d’exercer sa douceur et sa patience. Dans les accès du mal, l’infortuné serrait les poings avec force et se roulait sur son lit; il avait les yeux hagards et jetait de l’écume par la bouche. Il croyait assister au jugement de Dieu, où des voix terribles prononçaient sa sentence de condamnation. Un homme noir accompagné de deux monstres, lui apparut et fixa sur lui des yeux flamboyants. Mais le malade fit trois signes de croix et fut délivré du cauchemar qui l’oppressait. Le trait suivant suffirait pour faire l’éloge des écrits de Robert: plusieurs savants [Illustration: Fig. 28.--Le Mont-Saint-Michel en Cornouailles (Angleterre).] ont trouvé le _Commentaire sur le Cantique des Cantiques_ digne du pape saint Grégoire; quelques-uns même l’ont attribué à ce pontife et publié sous son nom. Il est facile de comprendre quel attrait le Mont-Saint-Michel devait offrir aux âmes pures et élevées, quand les Robert y faisaient fleurir la piété et la science. Aussi pendant que saint Anastase accouraient d’Italie se ranger sous la bannière de l’Archange, des guerriers bretons et normands renonçaient aux hasards des combats et quittaient la cotte de maille pour revêtir le froc du moine bénédictin; de ce nombre fut le brave Néel, vicomte du Cotentin, qui s’engagea en qualité de simple frère sous la règle de saint Benoît, vécut d’une vie toute d’obéissance et fut inhumé après sa mort dans la chapelle de saint Martin, où reposaient Conan, Geoffroy, Rolland et Norgot. Deux autres seigneurs, nommés Guillaume et Acelin, suivirent son exemple. Vers le même temps, Édouard le Confesseur, fils du roi Éthelred et d’une princesse normande, mit ses États sous la protection du glorieux Archange auquel il avait confié son salut et sa vie, pendant les longues années d’exil passées sur le territoire français; de plus il fit aux bénédictins l’abandon complet de Saint-Michel-du-Mont en Cornouailles (fig. 28), avec les villes, châteaux-forts, terres, moulins, ports de mer qui dépendaient de l’abbaye. Dans une charte signée de la main du roi lui-même et contresignée par l’archevêque de Rouen et les évêques de Coutances et de Lisieux, le pieux monarque s’exprimait en ces termes: «Au nom de la sainte et indivisible Trinité, pour la rémission de mes fautes et le salut de mes proches, moi Édouard, par la grâce de Dieu roi des Anglais, _j’ai donné au puissant Archange_, à l’usage des religieux,... Saint-Michel et toutes ses dépendances... Que le poids de l’anathème et de la vengeance divine pèse à jamais sur la tête des coupables qui ne respecteraient pas la présente donation.» Ces traits suffisent pour montrer l’influence du culte de saint Michel au onzième siècle. C’est au chef de la milice du Seigneur que les suzerains et les grands vassaux font hommage de leurs richesses; c’est en l’honneur du prince de l’air qu’un temple magnifique est élevé au sommet du mont Tombe; c’est au nom du belliqueux Archange que Robert le Libéral pardonne à son ennemi; c’est sous la protection de l’ange de la lumière que les sciences fleurissent, et sous son aile que naissent et grandissent les plus saintes amitiés. III LE MONT-SAINT-MICHEL A L’ÉPOQUE DE LA CONQUÊTE D’ANGLETERRE. Il se glisse presque toujours des imperfections dans les œuvres où la main de l’homme prête son concours à l’action de Dieu; il ne faut donc pas être surpris de découvrir des ombres dans le tableau qui vient d’être esquissé. Plus d’une fois, les ducs de Normandie, oubliant leur rôle de simples protecteurs, imposèrent à l’abbaye des supérieurs de leur choix, au mépris des conventions les plus sacrées et surtout au détriment de la paix et de la prospérité du Mont-Saint-Michel. Suppon, avons-nous dit, s’efforça d’abord de faire oublier ce qu’il y avait d’irrégulier dans son élection; outre les volumes dont il enrichit la bibliothèque, il donna au trésor de l’église des reliques précieuses et des vases ciselés avec art. Parmi ces présents, on remarquait une partie du bras de saint Laurent, que Robert du Mont fit enfermer plus tard dans un reliquaire d’argent doré; un os de saint Agapit, et le chef de saint Innocent, martyr de la légion Thébaine; un crucifix, deux anges en argent, et un calice d’une grande valeur. Tous ces dons étaient offerts au prince de la milice céleste, par son fidèle et dévot serviteur, le frère Suppon. Cependant, les qualités qui avaient concilié à Suppon les suffrages des bénédictins, furent la cause de sa disgrâce. Quand il se vit à la tête d’une riche abbaye, il changea sa générosité habituelle en véritable prodigalité; pour subvenir à ses dépenses excessives, il fut obligé de vendre ou d’aliéner une partie des biens du monastère; ce qu’il fit de sa propre autorité, sans prendre conseil des religieux: «Pour ces noyses, dit dom Huynes, il fut déposé de sa charge et s’en retourna en Lombardie, où il mourut le quatriesme de novembre, l’an mil soixante et un, et fut enterré en son ancien monastère.» Il avait gouverné le Mont-Saint-Michel l’espace de quinze années, de 1033 à 1048. Dès que Guillaume, duc de Normandie, connut le départ de Suppon, il lui désigna lui-même un successeur. Cet acte arbitraire, qui dénotait si bien le caractère du prince, était une atteinte à la liberté des bénédictins, et pouvait avoir de fâcheuses conséquences; mais le nouvel abbé semblait justifier le choix de Guillaume par ses vertus et l’éclat de sa naissance. Il se nommait Radulphe de Beaumont, et appartenait à l’une des plus illustres familles de l’époque; il avait été religieux de Fécamp et gardien de Bernay, où il s’était acquis la réputation d’un homme zélé, sage et prudent. Après avoir rétabli la paix dans le monastère, il réunit les pieuses largesses de Néel, d’Acelin et des autres seigneurs qui avaient revêtu l’habit de saint Benoît, et les fit servir aux travaux de construction entrepris par Hildebert et Richard. On lui doit les piliers romans et les arcs triomphaux qui soutiennent encore aujourd’hui la tour de la basilique. La prélature de Radulphe fut couronnée par un événement qui peut nous initier à la connaissance de cette époque. L’heure n’était pas encore venue où les croisés devaient entreprendre la conquête du Saint-Sépulcre; mais le mouvement qui, pendant plusieurs siècles, ébranla l’Europe, commençait à se manifester, et déjà un grand nombre de pèlerins affrontaient les dangers d’un voyage long et difficile pour visiter le tombeau du Sauveur. L’abbé du Mont-Saint-Michel, cédant à l’attrait de sa piété et à l’élan de sa foi, quitta la Normandie avec plusieurs religieux et s’embarqua pour la Palestine. Le navire qui les portait aborda dans l’île de Chypre, où une épreuve sensible leur était réservée: l’un des chefs de la caravane, l’abbé Théodoric, épuisé par l’âge et la fatigue, mourut dans un monastère dédié à saint Nicolas; en expirant, il dit qu’il allait faire son entrée dans la céleste Jérusalem au moment où il se proposait de pénétrer dans la Jérusalem terrestre. Après lui avoir rendu les honneurs de la sépulture, les pèlerins normands continuèrent leur voyage et arrivèrent dans la cité sainte, en juillet 1058; le 29 du même mois, Radulphe de Beaumont fut atteint d’une maladie mortelle qui l’emporta en quelques heures. La nouvelle de ce décès ne parvint que longtemps après au Mont-Saint-Michel; ce qui explique pourquoi deux ans s’écoulèrent avant la nomination de son successeur. Ranulphe de Bayeux, qui avait gouverné le Mont pendant l’absence de Radulphe de Beaumont, fut élu par les religieux en 1060. Cette prélature est l’une des plus longues et des plus glorieuses que nous offre l’histoire du Mont-Saint-Michel. Ranulphe développa une grande activité pour continuer les travaux que ses prédécesseurs avaient entrepris. «Pendant le temps qu’il fut abbé, dit dom Huynes, il fit faire la nef de l’église, laquelle plusieurs fois a esté réédifiée tantost d’un costé tantost de l’autre, et fit plusieurs autres belles choses qui ne se voyent plus.» Il disposa dans les cryptes un cimetière pour l’inhumation des moines, et, comme à cette époque la Normandie était sans cesse exposée aux attaques du dehors, il fortifia l’abbaye surtout du côté du septentrion. De plus, à l’exemple des seigneurs féodaux chargés de défendre eux-mêmes leurs domaines et de protéger la vie ou la liberté des arrière-vassaux, il prit les moyens indispensables pour la sûreté du monastère et de la ville. Son zèle ne s’arrêta pas à ces mesures de prudence. Les clercs et les habitants du Mont, obligés de se rendre à Avranches pour paraître devant l’officialité, étaient exposés à mille vexations et à mille dangers, surtout de la part des Bretons. Ranulphe porta des plaintes à l’évêque, Jean de Bayeux. Celui-ci accueillit sa demande avec bienveillance, et lui conféra les pouvoirs d’archidiacre avec le droit de juger les affaires litigieuses qui seraient dévolues à son tribunal, excepté les causes majeures, par exemple la dissolution des mariages et les épreuves par le fer chaud. En retour, l’abbé du Mont-Saint-Michel devait donner chaque année à l’évêque, le jour de la Purification de la Vierge, un vêtement complet, trois livres d’encens, autant de poivre, et six tablettes de cire avec trois cierges; les religieux s’engageaient aussi à porter tous les ans le chef de saint Aubert à la cathédrale d’Avranches. Les annalistes rapportent que dans ces processions Dieu se plaisait à manifester la gloire de son serviteur par des prodiges éclatants. Un jour, disent-ils, les religieux, après avoir célébré la messe dans l’église de Saint-André, parcoururent selon la coutume les principales rues de la ville, avant de reprendre le chemin du Mont; parmi les fidèles qui se pressaient sur leur passage pour vénérer les précieuses reliques, une femme paralysée fut guérie par l’ombre de saint Aubert. Ce miracle, opéré à la vue d’une grande multitude, servit encore à augmenter la vénération qui entourait la mémoire de l’illustre fondateur du Mont-Saint-Michel. [Illustration: Fig. 29.--Le duc Guillaume et son armée viennent au Mont-Saint-Michel. Fragment de la _Tapisserie de Bayeux_.] La dignité, conférée à Ranulphe, fut transmise à ses successeurs, et, comme l’attestent les actes et les sceaux qui nous ont été conservés, les abbés du Mont rendirent longtemps la justice, et possédèrent plusieurs privilèges ou exemptions, qui suffisent pour nous prouver toute l’influence dont ils jouissaient, soit auprès des évêques, soit dans les cours de Normandie et d’Angleterre. Cette influence se manifesta surtout dans les graves événements qui accompagnèrent et suivirent la conquête de 1066. Pendant les premières années de la prélature de Ranulphe, l’Angleterre vécut en assez bonne intelligence avec la Normandie, et les deux princes qui devaient bientôt se mesurer dans les plaines d’Hastings firent ensemble le voyage du Mont-Saint-Michel. On les vit à la tête des guerriers normands chevaucher côte à côte dans les chemins qui conduisaient d’Avranches au mont Tombe. Leur entretien était amical, et ils égayaient leurs compagnons d’armes par des saillies vives et spirituelles. Ce défilé est représenté sur la fameuse tapisserie de Bayeux, dite de la reine Mathilde (fig. 29). Le Mont-Saint-Michel y apparaît dans le lointain sur une éminence; les seigneurs de la suite de Guillaume portent un casque muni d’un nasal immobile et sont couverts d’une cotte de mailles qui descend des épaules aux genoux; les autres soldats sont coiffés d’un bonnet et vêtus d’une tunique: tous ont pour armes des boucliers, des épées et des lances, à l’exception d’un seul qui tient une massue à la main; la croix est figurée sur l’étendard, et une inscription en latin porte ces mots: HIC: VVILLEM: DVX: ET EXERCITUS: EIUS: VENERUNT: AD: MONTE: MICHAELIS. «Ici Guillaume et son armée vinrent au Mont-Saint-Michel.» Quand ils eurent fléchi le genou dans le sanctuaire de l’Archange, Guillaume et Harold marchèrent sur la Bretagne pour soumettre Canon II; ils franchirent la rivière à côté de Pontorson, atteignirent leur ennemi à Dol et le forcèrent à prendre la fuite jusqu’à Rennes où il rallia ses forces. De Dol les vainqueurs se portèrent sur Dinan dont ils se rendirent maîtres après une lutte opiniâtre. La paix une fois conclue avec le duc de Bretagne, Guillaume revint à Bayeux, reçut d’Harold le serment de fidélité et lui promit la main de sa fille. Cette bonne entente ne devait pas être de longue durée. A la mort d’Édouard le Confesseur, les deux princes qui convoitaient le trône d’Angleterre prirent les armes et se déclarèrent une guerre d’extermination. En 1066, Harold périt à la bataille d’Hastings, et après de brillantes victoires, qui méritèrent à Guillaume le titre de Conquérant, l’héritage de saint Édouard passa aux mains des ducs de Normandie. Le Mont-Saint-Michel et surtout le puissant Archange ne restèrent pas étrangers à cette expédition. Les guerriers normands, qui franchirent le détroit, abordèrent sur les côtes de la Grande-Bretagne la nuit de la fête de saint Michel. «Guillaume, dit dom Huynes, l’an mil soixante six passa en Angleterre avec une grande et puissante armée pour la subjuguer. Là, ayant pris terre la nuict de la feste st Michel, _ange gardien de la Normandie_, il fit mettre le feu à tous ses navires pour faire entendre à son armée qu’il falloit vaincre ou mourir.» Avant le combat, les Normands se confessaient à leurs prêtres, et se recommandaient à leurs saints protecteurs du paradis; les Saxons, au contraire, passaient les nuits qui précédaient les batailles à chanter et à vider des cornes remplies de bière et de vin. Le frère de Guillaume, Robert de Mortain, se distinguait par sa confiance envers le belliqueux Archange non moins que par sa bravoure militaire; il montait un superbe coursier et portait un étendard sur lequel était gravée _l’image de saint Michel_. A la journée d’Hastings, le vaillant guerrier tenait ce drapeau d’une main, et de l’autre combattait à la tête des lignes. A ses côtés on voyait Taillefer, célèbre entre tous les Normands. «Pour provoquer les Saxons à la lutte, dit Augustin Thierry, il poussa son cheval en avant du front de bataille et entonna la chanson de Charlemagne et de Roland; en chantant, il jouait de son épée, la lançait en l’air avec force et la recevait dans sa main droite.» Plus tard, Robert de Mortain aimait à rappeler qu’il avait combattu les Saxons à l’ombre du drapeau de l’Archange; il s’exprimait ainsi dans une charte que le _Cartulaire_ du Mont nous a conservée: «Moi Robert, par la grâce de Dieu, comte de Normandie, embrasé de l’amour divin, ayant porté pendant la guerre l’étendard de saint Michel, je confirme toutes les donations que le roi Édouard a faites aux religieux sur le territoire anglais.» Par cet acte de générosité, ajoute dom Huynes, Robert, qui avait «tousiours porté l’enseigne sainct Michel» pendant la lutte sanglante des Normands contre les Anglo-Saxons, «voulut, la victoire gaignée,» en rapporter l’honneur «à ce prince de la milice céleste.» Guillaume lui-même disait plus tard qu’il avait remporté l’un de ses succès les plus décisifs le jour de la fête de Saint-Michel; aussi se montra-t-il pénétré de reconnaissance pour le glorieux Archange. Saint Michel avait protégé les guerriers normands sur le champ de bataille; les moines du mont Tombe allaient leur prêter un puissant secours pour introduire la civilisation française en Angleterre et assurer le succès de la conquête. Ranulphe envoya au vainqueur six navires équipés aux frais du monastère et lui députa quatre de ses religieux: Ruault, prieur claustral, Scoliand, trésorier de l’abbaye, Sérle et Guillaume d’Agon. Cette générosité était digne de l’abbé du Mont-Saint-Michel et de Guillaume le Conquérant. Les pieux enfants de saint Benoît usèrent de leur influence pour opérer la réforme des mœurs, rétablir la discipline ecclésiastique et corriger les abus qui s’étaient introduits dans toute l’étendue du royaume. La réputation de sainteté dont ils jouissaient, plutôt que la faveur du prince, leur mérita l’honneur d’occuper une place dans l’assemblée des prélats et leur ouvrit la porte des dignités: Ruault fut choisi pour gouverner l’abbaye fondée à Winchester: Guillaume d’Agon monta sur le siège abbatial de Cornouailles; Scoliand fut nommé à saint Augustin de Cantorbéry, et Serle succéda au célèbre Westan, abbé de saint Pierre de Glocester. Scoliand dit le Vénérable s’appliqua surtout à faire revivre l’amour de la règle dans les monastères les plus relâchés, et les chroniqueurs ont pu dire de lui qu’il «remit en Angleterre la discipline régulière en sa pristine splendeur.» Serle, que le martyrologe de Hugues Mainard place au nombre des saints, fut comparé par Guillaume de Malmesbury aux hommes les plus remarquables pour leur science; il obtint même un rang distingué parmi les écrivains de son temps. Défenseur du droit, ami de la vérité, il sut faire entendre de graves avertissements aux princes et mérita d’être appelé par l’auteur de son épitaphe le mur de l’Église, le glaive de la vertu, la trompette de la justice. Faut-il attribuer _la Chanson de Roland_ à l’un des Avranchinais qui suivirent Guillaume en Angleterre? Le souvenir constant de l’auteur pour «Saint-Michel del Péril,» la place d’honneur que la fête de l’Archange occupe dans cette Iliade, et l’autorité de plusieurs savants de nos jours, permettent de le croire et de l’affirmer. Guillaume, non content de prodiguer ses faveurs aux moines bénédictins, voulut aller en personne remercier l’Archange de la protection qu’il avait accordée à ses armes; c’est pourquoi, après avoir repassé la Manche sur les vaisseaux du monastère, il se rendit au Mont-Saint-Michel, où il eut la joie de converser avec son ami Ranulphe pour lequel il professait un respect et une affection qui ne se démentirent jamais. La conquête d’Angleterre nous offre donc une des pages les plus glorieuses de l’histoire du Mont-Saint-Michel. L’étendard de l’Archange a flotté à la tête des armées qui ont triomphé des Anglo-Saxons; Ranulphe est devenu l’ami et le conseiller de Guillaume; le souverain pontife et l’évêque d’Avranches ont accordé des privilèges insignes au pèlerinage; la construction de la basilique a été poursuivie avec activité, et le monastère, comme plusieurs abbayes du moyen âge, a pris l’aspect d’une forteresse inexpugnable. Des légendes pieuses et des épisodes intéressants ajoutent encore un nouveau charme à l’histoire, et contribuent à dévoiler la véritable physionomie de l’époque à laquelle nous sommes arrivés. Il est rapporté que, vers le milieu du onzième siècle, un religieux, nommé Drogon, vit dans la basilique trois anges sous la forme de pèlerins; ils étaient prosternés dans l’attitude de la prière, et tenaient de la main droite un cierge allumé, voulant par là donner un avertissement à Drogon, qui en sa qualité de sacristain, s’était familiarisé avec les choses saintes et marchait dans l’église sans «respect» ni «révérence.» Le religieux ne se corrigea pas; mais bientôt, au moment où il passait devant l’autel sans faire de génuflexion, il reçut d’un personnage invisible un soufflet qui le renversa sur le pavé du temple. Drogon fut envoyé dans l’île de Chausey où il pleura ses péchés le reste de sa vie: «Ceux qui liront cet exemple, dit dom Huynes, apprendront, s’il leur plaist, à se comporter sagement dans l’église et à ne s’y pourmener comme ils feroient dans des halles ou places publiques, de peur qu’il ne leur arrive un semblable chastiment.» Souvent on entendait les esprits bienheureux chanter les louanges du Seigneur dans la basilique de Saint-Michel. Un moine d’une grande piété, connu sous le nom de Bernier, affirma qu’il avait entendu lui-même pendant plus d’une heure le chant du _Kyrie eleison_; les voix qui répétaient cette belle prière étaient si harmonieuses que le religieux pensait être ravi au troisième ciel. Enfin, on affirmait que saint Michel apparaissait de temps en temps sous des formes sensibles: tantôt il avait l’aspect d’un guerrier redoutable; tantôt il ressemblait à un globe de feu plus étincelant que le soleil. Ces récits poétiques exprimaient les fonctions de gardien des sanctuaires et d’ange de la lumière, que le moyen âge attribuait à saint Michel; en même temps, ils alimentaient la foi et entretenaient le zèle des pèlerins. Tandis que les fidèles se plaçaient avec confiance sous la protection du chef de la milice céleste, les coupables redoutaient sa colère ou venaient à ses pieds implorer leur pardon. Pendant la conquête d’Angleterre, un gentilhomme nommé Roger, tua un pâtre de l’abbaye dans une forêt du voisinage; après avoir erré longtemps, poursuivi par les soldats de Guillaume, il vint se jeter aux genoux de Ranulphe et obtint le pardon de son crime. Quelques années plus tard le Mont-Saint-Michel fut le théâtre d’un événement qui peut être regardé comme l’un des épisodes les plus curieux de l’histoire de Normandie. Les poètes l’ont chanté tour à tour et les historiens l’ont raconté avec ses plus petits détails. Ranulphe, après une prélature de vingt-quatre ans, s’endormit dans le Seigneur et fut vivement regretté de Guillaume qui l’avait toujours estimé «comme son père, respecté comme son prélat, et révéré comme un saint.» Le roi choisit pour lui succéder son propre chapelain, nommé Roger, homme d’une grande valeur, mais dont l’élection parut toujours irrégulière. Deux ou trois ans après, en 1087, Guillaume le Conquérant descendit lui-même dans la tombe, et laissa ses États entre les mains de ses fils, Guillaume le Roux, Robert Courte-Heuse, et Henri Beauclerc. Le premier se fit couronner roi d’Angleterre, le second prit le titre de duc de Normandie, et le plus jeune employa les trésors qui lui étaient échus en héritage à se procurer de riches domaines; il prêta une somme considérable à Robert qui lui donna en gage le Cotentin et le pays d’Avranches. Bientôt la discorde éclata entre les trois frères. Henri Beauclerc, poursuivi par Guillaume le Roux et Robert Courte-Heuse, se réfugia au Mont-Saint-Michel, où Roger l’accueillit avec empressement et lui promit sa protection: ce prince, dit dom Louis de Camps, se voyant abandonné de tous les siens, rechercha «l’assistance du saint Archange dans son extrême nécessité. Ce qui luy réussit selon ses désirs. Car outre plusieurs grâces inespérées qu’il y reçut de ses frères, il en sortit par une honorable capitulation.» Vers l’an 1091, les deux alliés envahirent les domaines du jeune Henri avec une armée nombreuse de soldats anglais et normands; le roi Guillaume établit son quartier général à Avranches, et le duc Robert se fixa dans le village de Genêts à une petite distance du Mont-Saint-Michel. Wace, dans son _roman de Rou_, nous dit que les deux armées ennemies en venaient souvent aux mains sur les grèves, à la marée basse, et se séparaient quand les flots montaient et menaçaient de les engloutir. Un jour le roi chevauchait sans aucune escorte. Tout à coup les défenseurs de la place se précipitent à sa rencontre le glaive à la main et engagent avec lui une lutte acharnée. Les sangles du cheval se rompent et Guillaume tombe, la selle entre les jambes. Le cheval effrayé prend la fuite. Le roi se relève, et se défend avec une telle bravoure que ses ennemis ne peuvent le désarmer, ni le faire reculer d’un pas. Les alliés étant venus à son secours le délivrèrent, et comme ils le blâmaient d’avoir exposé ses jours pour une selle, il répondit qu’il aurait été «moult courroucié» si les Bretons avaient pu lui enlever sa selle, et qu’il se serait rendu indigne du titre de roi. Wace était Normand; il l’a montré dans ce récit. La guerre se prolongea longtemps et Henri repoussa tous les assauts de ses ennemis; mais l’eau vint à manquer dans la place et les assiégés furent livrés en proie aux ardeurs de la soif. Dans cette extrémité, le jeune prince fit appel aux sentiments de la nature: il pria son frère, le duc Robert, de lui donner de l’eau pour étancher la soif qui le dévorait. Cette prière fut exaucée. Robert accorda un jour de trêve pour renouveler les provisions de pain et d’eau; de plus, il fit passer à son frère un tonneau de vin. A cette nouvelle, le roi Guillaume s’irrita contre Robert et lui dit d’un ton railleur: «Vous êtes habile dans l’art de la guerre, vous qui fournissez des vivres à vos ennemis!»--«Eh quoi! répondit le duc, j’aurais refusé à boire à mon propre frère! Et s’il était mort, qui nous en aurait donné un autre.» Après cette scène, les trois combattants déposèrent les armes: Guillaume regagna la Grande-Bretagne; Robert se retira dans son duché, et Henri demeura possesseur de ses domaines, en attendant le jour où la couronne d’Angleterre devait être déposée sur son front. Il attribua toujours sa victoire à une assistance visible de saint Michel, et, comme gage de sa reconnaissance, il se montra le reste de sa vie le protecteur des pèlerins qui visitaient le mont Tombe. IV SAINT MICHEL ET NOTRE-DAME-LA-GISANTE-DE-TOMBELAINE. Parmi les événements qui remplissent la fin du onzième siècle et la première partie du douzième, nous pouvons détacher trois faits importants dans l’histoire de saint Michel: les croisés choisissent l’Archange pour leur céleste protecteur, les moines l’invoquent contre l’oppression de certains seigneurs féodaux, et les fidèles dans leur dévotion l’associent à la Vierge connue sous le nom de _Notre-Dame-la-Gisante-de-Tombelaine_ (M. Corroyer) (fig. 30 à 32). A l’intérieur de l’abbaye, Roger déployait un zèle actif pour rebâtir «une bonne partie de la nef» de l’église; les bénédictins jouissaient à l’extérieur d’une grande renommée, et l’un d’eux, appelé Hugues, fut choisi pour gouverner le monastère de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Foulques d’Anjou, le duc Robert et Sybille son épouse, un grand nombre de prélats et de seigneurs firent des donations aux religieux, ou entreprirent le voyage du Mont-Saint-Michel. Cette dévotion pour le belliqueux Archange revêtait alors un caractère spécial. L’Église favorisait l’élan religieux qui portait nos populations vers l’Orient, et, par un acte de sage politique, elle prêchait les croisades qui devaient faire cesser, du moins en partie, les guerres continuelles dont l’Europe fut le théâtre aux dixième et onzième siècles. Les guerriers qui partaient pour ces expéditions lointaines se mettaient sous la garde de l’ange vainqueur du paganisme, et venaient en bon nombre prier dans le sanctuaire du mont Tombe. Il n’en pouvait être autrement; car il existe une sublime harmonie entre les deux cris de guerre «_Qui est semblable à Dieu_» et «_Dieu le veut_.» Saint Michel était aussi pour les croisés le modèle de la bravoure, et nous lisons dans la légende de sainte Hiltrude que le sire de Trelon, avant de quitter sa Bretagne, promit à l’Archange d’être un preux sur la terre comme il avait été lui-même «un _preux_ dans le ciel.» Le héros de la première croisade, l’immortel Godefroy de Bouillon, voulut placer son entreprise sous la protection du prince de la milice céleste. Dans ce but, il établit à Anvers une collégiale de plusieurs chanoines dont la principale occupation devait être de prier pour le succès de nos armes en Orient. La cathédrale de cette ville, dédiée à saint Michel, conserve encore un vitrail où le duc est peint avec les chanoines qu’il avait institués. D’après de pieux récits, l’Archange exauça les vœux des croisés; dans les grandes batailles, il les conduisit à la victoire, et dans les dangers extrêmes, il les préserva d’une ruine totale. [Illustration: Fig. 30 à 32.--Enseignes ou images en plomb de la Vierge de Tombelaine, trouvées à Paris, dans la Seine.] Toutefois, malgré la renommée dont le sanctuaire de l’Archange jouissait dans le monde, Roger ne parvint pas à faire oublier le vice de son élection; enfin, ne voulant pas s’obstiner davantage à garder une dignité à laquelle il n’était point parvenu par les voies ordinaires de la Providence, il se retira dans l’abbaye de Cornouailles où il mourut en 1112. Sous cette prélature, un accident vint encore éprouver les enfants de saint Benoît: la partie de la nef nouvellement bâtie s’écroula en 1103 et renversa la moitié de la grande salle qui servait alors de dortoir, sans blesser aucun des religieux qui étaient couchés, «ce qui fut tenu pour chose miraculeuse,» dit dom Louis de Camps. Dès l’année 1106, peu de temps après le départ de Roger, le prieur claustral de Jumièges fut désigné aux suffrages des moines qui l’acceptèrent pour abbé. Celui-ci connu également sous le nom de Roger, était un homme d’une grande piété et d’une science remarquable, non moins habile dans le gouvernement spirituel que dans l’administration temporelle d’un monastère. Il mérita par son zèle d’être placé au nombre des plus illustres serviteurs de l’Archange. Roger II exécuta des travaux considérables au Mont-Saint-Michel; non content de réparer les ruines occasionnées par l’accident de 1103, il fit élever de nouveaux bâtiments aussi remarquables pour la pureté du style que pour la hardiesse et la solidité. Un incendie, allumé par la foudre en 1112, n’abattit pas son courage; il se mit à l’œuvre, et, à la fin de sa prélature, il avait achevé ces beaux édifices qui existent toujours au nord de l’abbaye et dont M. Corroyer nous a donné la description. Le désastre causé par le feu du ciel ne fut pas la seule épreuve réservée aux religieux. Un seigneur, appelé Thomas de Saint-Jean, se mit à dévaster les bois du monastère pour élever un château sur les falaises de son fief; il refusa de payer les «vingt sols» qu’il devait au Mont-Saint-Michel, et s’empara de plusieurs terres que les Bénédictins possédaient à Saint-Pois et à Genêts. Roger II, incapable de résister par la force à un voisin si redoutable, employa contre lui les armes de la prière. Chaque jour, devant l’autel du «très-saint Archange,» on chantait le _Miserere mei Deus_ et le _Kyrie eleison_ «d’une voix triste et lamentable.» A cette nouvelle, Thomas de Saint-Jean ne peut maîtriser sa colère; vite il accourt au Mont avec ses frères et plusieurs autres seigneurs; puis, s’adressant aux religieux, il leur dit d’un ton courroucé: «Vous êtes bien osés, vous qui ne craignez pas de faire des vœux pour que la vengeance du ciel s’appesantisse sur ma tête.» Eux de répondre aussitôt avec courage: «Oui, nous supplions Dieu et son puissant Archange de prendre notre défense, et nous ne cesserons point tant que vous exercerez contre nous vos injustes vexations.» Thomas se laissa fléchir, et, converti par une action subite de la grâce ou poussé par la crainte, il se jeta aux pieds des moines et demanda pardon. A partir de ce jour, il fut un des plus généreux bienfaiteurs du monastère. En même temps, de riches seigneurs, parmi lesquels on cite Robert d’Avranches, Raoul Avenel, Robert de Ducey et Robert de Saint-Denis, offrirent au Mont-Saint-Michel des églises, domaines et revenus, jurant par le bras de saint Aubert et le glaive de l’Archange de respecter leurs donations. L’illustre [Illustration: Fig. 33.--Galerie de l’Aquilon.] Baldric, évêque de Dol, vint lui-même, peu après l’incendie, visiter les religieux et faire son offrande à saint Michel; c’est dans ce voyage qu’il décrivit les armes apportées d’Irlande au huitième siècle. L’exemple de Thomas de Saint-Jean nous révèle un des traits saillants du culte de l’Archange sous le régime féodal. La piété des moines envers saint Michel prit sa source véritable dans le respect et le culte des morts; mais la crainte des vivants et le désir de se soustraire à leurs violences par l’intervention d’un auxiliaire puissant ne furent pas étrangers au succès de cette dévotion. Comme la prière était en honneur au milieu de cette société profondément chrétienne, les opprimés appelaient le ciel à leur secours, et invoquaient saint Michel à l’heure du danger. L’Archange donna son nom à plusieurs abbayes, prieurés et chapelles; son image orna la crosse des évêques; son nom seul était une menace contre les spoliateurs. Sans cette connaissance de la société féodale, le culte du prince de la milice céleste, l’histoire du Mont-Saint-Michel, en particulier, ne pourrait être comprise et appréciée; son influence véritable resterait inconnue. La prélature de Roger II, et plus spécialement celle de Bernard le Vénérable permet aussi de mettre en tout son jour un point que nous avons signalé plus d’une fois dans le cours de cet ouvrage: saint Michel a toujours été associé à la Mère de Dieu dans la croyance et la dévotion des fidèles. La poésie est pleine de cette idée. L’Archange a sa place en plusieurs mystères de la Vierge Marie: on le trouve terrassant le dragon au moment de la Conception Immaculée; à la naissance de Jésus, il dirige les chœurs angéliques; à l’heure de l’agonie il soutient le Fils et console la Mère; il reçoit l’âme de Marie au sortir de son corps et la conserve jusqu’à l’Assomption; il introduit la Vierge au ciel et la présente devant l’auguste Trinité. Il fallait un esprit aussi pur pour approcher de près et toucher la plus sainte de toutes les créatures sorties des mains de Dieu. Dans les plus anciennes églises érigées en l’honneur de Marie, l’Archange avait souvent son autel; quelquefois même son sanctuaire s’élevait à côté de celui de la Vierge. A Roc-Amadour, saint Michel, ange justicier, a donné son nom au plateau où siégeait autrefois le tribunal de l’abbé; de plus, sur un arceau élevé se dresse encore une petite chapelle romane dédiée à l’Archange et placée tout près du sanctuaire miraculeux de la sainte Vierge; on y parvient par un escalier taillé dans le vif, dont les anciennes marches usées par les pas des visiteurs et des pèlerins attestent la vénération des peuples pour le prince de la milice céleste. Au Mont-Saint-Michel, cette union est plus intime et ces rapports plus frappants. D’après l’auteur du manuscrit intitulé: _La Vie et les Miracles de Notre-Dame_, les femmes qui allaient en pèlerinage au Mont pour obtenir une heureuse délivrance s’adressaient à la Mère de Dieu. Hildebert et Richard construisirent la chapelle de Notre-Dame-sous-terre, et plus tard les abbés multiplièrent les autels et les oratoires consacrés sous le vocable de Marie. Un accident qui se rattache à l’incendie de 1112 nous révèle l’existence d’une image miraculeuse, placée dans l’ancienne chapelle de Notre-Dame-des-Trente-Cierges. [Illustration: Fig. 34.--Enseigne de la Vierge et de saint Michel. (Quinzième siècle.)] Il est rapporté que, dans ce désastre, le feu n’épargna pas même les cryptes souterraines; il y consuma tout, à l’exception d’une statue en bois de la glorieuse Vierge, Mère de Dieu: cette image, dit dom Huynes, ne reçut «aucun dommage des flammes, voire mesme le linge qui estoit dessus son chef et le rameau de plumes qu’elle avoit en sa main furent trouvez aussy entier et aussy beau qu’auparavent.»--«Cette image, ajoute le même auteur, se voit encore sur l’autel de Notre-Dame-sous-terre.» Un autre moine, appelé Gingatz, écrit à son tour: «Le lundy dix-neuvième jour d’avril de l’an mil six cent quatre-vingt-quatorze, je trouvay, derrière la boiserie de l’autel de la Vierge en la chapelle sous terre, une ancienne image de bois, représentant la sainte Vierge avec le petit Jésus, qui fut miraculeusement préservée lors de l’incendie général tant de l’église et de l’ancienne chapelle dite des Trente-Cierges, que de tous les lieux réguliers, arrivé par le feu du ciel, l’an mil cent douze.» Le principal sanctuaire de la Vierge, honorée sous le titre de Notre-Dame-la-Gisante, était bâti sur l’îlot de Tombelaine, à une petite distance du Mont-Saint-Michel. Les Bollandistes en attribuent l’origine aux ermites qui élevèrent les deux oratoires de Saint-Étienne et de Saint-Symphorien; en effet, les plus anciens annalistes, à l’exemple d’un auteur du neuvième siècle, le moine Bernard, désignent le pèlerinage Normand sous le nom de _Saint-Michel-aux-deux-Tombes_, et Gautier rapporte que saint Anastase se retira sur le rocher de Tombelaine dans la basilique de la Mère de Dieu, où il vécut de jeûnes et de prières. Bernard le Vénérable fit rebâtir cette église, comme nous allons le raconter après avoir dit quelques mots du successeur de Roger II, Richard de Mère. Roger avait la science et les vertus d’Hildebert II, mais il eut une existence plus éprouvée; l’un trouva l’amitié de Richard quand il jeta les fondements de la basilique, et l’autre fut arrêté au milieu de sa carrière par Henri I, roi d’Angleterre et duc de Normandie. Ce monarque, pour plaire à un officier de sa cour, intima l’ordre à Roger de se retirer à Jumièges, après avoir renoncé à tous ses titres et à toutes ses fonctions. Le pieux abbé se soumit. Le 16 octobre, fête de Saint-Michel, il déposa le bâton pastoral sur l’autel de l’Archange et dit adieu à tous les moines qui fondaient en larmes. Il ne devait plus les revoir ici-bas; car le 2 avril de l’année suivante il rendit le dernier soupir et fut inhumé dans le cimetière de Jumièges. C’était en 1123; un religieux profès de Cluny, Richard de Mère, homme d’une haute naissance, fut choisi pour succéder à Roger II. Sous cette prélature, un bénédictin du Mont, appelé Donoald, monta sur le siège épiscopal de Saint-Malo; deux autres, Guillaume et Gosselin, furent élus abbés de Saint-Benoît de Fleury et de Saint-Florent de Saumur. Richard avait trop de goût pour le luxe et la magnificence; il indisposa contre lui tous les religieux qui n’avaient jamais regardé son élection comme légitime, et n’approuvaient pas ses dépenses excessives; le roi d’Angleterre, Henri I, et le cardinal Mathieu, légat du souverain Pontife, le blâmèrent eux-mêmes de sa conduite peu conforme à la simplicité de la vie monastique, et lui enjoignirent de se retirer dans le prieuré de Saint-Pancrace où il mourut le 12 janvier 1131. Le 5 février de la même année, Bernard, religieux profès de l’abbaye du Bec et prieur de Cernon, prit le gouvernement du Mont-Saint-Michel; comme son prédécesseur, il fut désigné par le duc de Normandie qui refusait aux Bénédictins le droit d’élire leur abbé; toutefois ses qualités brillantes firent oublier bien vite ce qu’il y avait d’irrégulier dans son élection. Il montra une grande sagesse dans l’exercice de ses fonctions; en outre, il était fort habile dans l’art de la parole et mérita la réputation d’un homme très éloquent; mais il se distinguait avant tout par l’éclat de ses vertus, et sa piété lui valut le titre de Vénérable. Pendant les dix-huit années de cette prélature, la régularité la plus parfaite régna au sein de l’abbaye; Henri V, roi d’Angleterre, Turgis, évêque d’Avranches, Osberne d’Évrecy, Raoul de Colleville et autres seigneurs féodaux recherchèrent l’amitié de Bernard le Vénérable, enrichirent le monastère de plusieurs domaines, et montrèrent une grande dévotion à l’Archange saint Michel; quelques-uns même à la suite de Richard de Boucey, de Jean et Radulphe de Huisnes, revêtirent l’habit de saint Benoît et cherchèrent dans la solitude le bonheur que la gloire des armes ne leur avait point donné. Vers cette même époque, un pénitent célèbre, Ponce de Lavaze, du diocèse de Lodève, fit un pèlerinage au sanctuaire de saint Michel, l’ange du repentir. Le gentilhomme, après avoir déshonoré son nom par ses brigandages, embrassa toutes les pratiques de la vie la plus austère, vendit ses biens pour soulager les pauvres ou réparer les injustices dont il s’était rendu coupable, et, avec six compagnons, qu’il avait gagnés à Dieu, il entreprit nu-pieds le voyage de Saint-Jacques en Galice. Au retour, ils visitèrent tous le Mont-Saint-Michel et plusieurs autres sanctuaires vénérés; puis, s’étant retirés dans la solitude de Salvanès, ils y fondèrent une maison religieuse qui fut affiliée à l’ordre de Cîteaux. Avec la piété, les sciences et les arts florissaient dans la cité de l’Archange. Bernard «fit réediffier la nef» de l’église, «du costé du septentrion;» il construisit sur «les quatre gros piliers du chœur» une haute et belle tour, qui s’écroula dans la suite; il enrichit la basilique de plusieurs vitraux et acheta pour le culte des ornements précieux; il fit placer dans la tour des cloches «à la voix harmonieuse et sonore.» Elles servaient à rassembler les fidèles pour la prière, ou à prévenir les vassaux de l’approche des ennemis. En même temps, le chef de saint Aubert fut enchâssé dans un reliquaire en vermeil ciselé avec art et arrondi en forme de dôme; sur la châsse on lisait l’inscription suivante: «Ici est la tête du bienheureux Aubert, évêque d’Avranches, fondateur du Mont-Saint-Michel. Cette cicatrice est la preuve d’un fait miraculeux; crois-le sur la parole de l’Ange.» Le zèle de Bernard franchit les limites du cloître, et, semblable à une flamme ardente, il communiqua au loin la lumière, la chaleur et la vie. Les églises, les chapelles, les prieurés qui dépendaient du Mont furent en grand nombre restaurés ou rebâtis; par exemple, à Brion, entre Genêts et Dragey, Bernard le Vénérable fit élever une belle église et des bâtiments spacieux; en Angleterre, il reconstruisit et dota le monastère de Saint-Michel de Cornouailles, dont le prieur ou un autre religieux devait chaque année accomplir le pèlerinage du mont Tombe, soit le 18 juin, fête du bienheureux Aubert, soit le jour de la dédicace de Saint-Michel. Le pieux abbé tourna ses regards vers l’antique monastère de Tombelaine. Sur ce rocher solitaire, dont l’histoire est intimement liée à celle du mont Tombe, il existait sans doute encore des vestiges de l’ancien oratoire dédié à la Mère de Dieu; peut-être aussi les cellules habitées jadis par les gardiens de l’îlot et par saint Anastase lui-même avaient-elles résisté aux injures du temps et aux tempêtes si fréquentes dans la baie du Mont-Saint-Michel. Bernard, après avoir rebâti l’église et les anciens édifices, y plaça un prieur et deux autres moines bénédictins. Heureux sort que celui de ces hommes dont la vie s’écoulait partagée entre la prière et l’étude, la culture d’un petit jardin avec la garde d’un sanctuaire de Marie et la contemplation de l’Océan qui déroulait à leurs yeux l’immensité de ses flots! Le règne de Bernard fut fécond en grandes œuvres; mais, comme tous les saints, le vénérable abbé se vit plus d’une fois en butte aux attaques et aux persécutions du monde: les uns essayèrent de jeter le trouble parmi les religieux; les autres, portant une main sacrilège sur le domaine des pauvres, revendiquèrent une part dans les biens du monastère; à la faveur des troubles qui suivirent la mort du roi d’Angleterre, Henri I, plusieurs habitants d’Avranches mirent le feu à la ville du Mont-Saint-Michel, et, au témoignage de Louis de Camps, ils réduisirent en cendre «tous les lieux réguliers et logements des religieux,» excepté toutefois «ce grand corps de logis où est maintenant le réfectoire: l’église ne fut pas non plus endommagée.» De son côté Gelduin, comte de Dol, profita des troubles qui agitaient l’Avranchin et accourut avec ses troupes ravager les terres de l’abbaye. Bernard le Vénérable triompha de tous ses ennemis, imposant le silence aux uns par l’énergie de sa parole, et domptant les autres par le charme de sa vertu; mais le huitième jour de mai 1149, il s’endormit dans la paix du Seigneur et sa dépouille mortelle reçut la sépulture dans l’église du Mont-Saint-Michel, au bas de la nef. Un pieux et savant évêque, Étienne de Rouen, célébra dans une pièce de vers la mémoire du saint abbé; il loua sa prudence, sa charité, son zèle, son éloquence, son dévouement, son humilité, sa science, son amour de la vie cachée. Bernard était digne de restaurer Tombelaine et de mettre en honneur le pèlerinage de Notre-Dame-la-Gisante. Dieu bénit son œuvre; car, malgré l’occupation étrangère et les guerres de religion, le prieuré existait encore en 1666, quand le gouverneur de la Chastière reçut l’ordre de le démolir avec le fort élevé par les Anglais. La bonne et miséricordieuse Vierge, honorée sous le nom de Notre-Dame-la-Gisante, tendant la main au faible et à l’affligé, surtout à la femme en danger de mort, et le belliqueux Archange à l’armure de trempe divine, terrassant les ennemis de Dieu et de l’Église, sont unis, confondus pour ainsi dire dans le même culte, les mêmes prières, les mêmes chants, et représentés ensemble sur les plombs et les enseignes du moyen âge; le symbole de la douceur et le type de la bravoure sont proposés comme modèles à cette société féodale, à ces chevaliers admirateurs de la force et protecteurs de la faiblesse; les deux sanctuaires normands deviennent si célèbres que la seule ville de Paris donne naissance à une confrérie nombreuse dont le but est de venir en aide aux pèlerins de Saint-Michel, et consacre dans la sainte Chapelle du Palais un autel en l’honneur de Notre-Dame-la-Gisante-de-Tombelaine, afin de satisfaire la dévotion des femmes qui ne pouvaient pas entreprendre un long et difficile voyage à travers un pays éprouvé par des luttes sanglantes; enfin, l’Archange vainqueur du paganisme et l’auguste Mère de Dieu sont l’objet d’un culte spécial dans ces contrées où le druidisme rendait à la fois des hommages aux terribles divinités de la guerre et à la Vierge innocente et pure qui devait enfanter; n’est-ce pas là tout un épisode, disons tout un poème de notre histoire religieuse et nationale? V LE MONT-SAINT-MICHEL ET ROBERT DE TORIGNI. A la mort de Bernard le Vénérable, les moines bénédictins essayèrent de revenir aux anciennes coutumes en procédant à une élection sans recourir au suzerain; leurs suffrages se portèrent sur un religieux du Mont, appelé Geoffroy, homme de grandes qualités et fort estimé de tout le monde. Le nouvel élu, muni des bulles du pape Eugène III, alla recevoir la bénédiction de l’archevêque de Rouen; mais le duc de Normandie se crut lésé dans ses droits, et, sans égard pour les lettres du souverain Pontife et la fidélité que le Mont-Saint-Michel lui avait gardée dans les derniers troubles, il fit saisir le temporel du monastère et ne consentit à le rendre qu’en échange d’une forte somme d’argent. Geoffroy mourut l’année suivante, 1150, et reçut la sépulture au bas de la nef, à côté de son prédécesseur. Pour ne pas s’exposer une seconde fois à d’injustes vexations, les bénédictins demeurèrent un an sans procéder à une élection nouvelle; mais à l’instigation de Richard de Subligny, évêque d’Avranches, ils choisirent en 1151 le parent de ce dernier, Richard de la Mouche, religieux profès du Mont-Saint-Michel. Aussitôt Henri II députa des satellites pour piller l’abbaye et enlever les objets précieux dont Bernard avait enrichi le trésor de l’église; il fit chasser Richard de ses États et confia l’administration du mont Tombe à des laïcs et à des clercs dont la principale occupation fut de dilapider les biens qui restaient encore aux religieux. Dans une pareille extrémité, ceux-ci annulèrent l’élection précédente et portèrent leurs suffrages sur le favori du prince, Robert Hardy, cellérier de l’abbaye de Fécamp. Richard de la Mouche partit pour Rome, où il fit approuver son élection, revint en Normandie et reçut la bénédiction des mains de son ami, l’évêque d’Avranches, en présence d’un religieux qui l’avait suivi et lui était resté fidèle; de son côté, Robert Hardy, voulant plaider sa cause auprès du pape Eugène III, prit le chemin de Rome avec ses conseillers: «Et certes, dit dom Huynes, ces troubles n’eussent si tost finit si Dieu par l’intercession de son St Arcange n’y eust mis la main appelant de ce monde, sur la fin de l’an mil cent cinquante deux ces susdits abbez et l’évesque d’Avranches.» Comme Richard et Robert n’avaient jamais présidé au chœur, ni au chapitre, ni au réfectoire, ils furent rayés de la liste des abbés. Ces actes de violence dont les suites avaient été si fâcheuses pour le Mont-Saint-Michel, inauguraient l’ère de persécution qui devait attirer tant de calamités sur la Normandie et l’Angleterre, et rendre le règne de Henri II si tristement célèbre; mais, selon la pensée de dom Huynes, l’Archange ne permit pas que son sanctuaire fût plus longtemps profané par les satellites du prince, et, au moment où le péril semblait plus difficile à conjurer, la Providence suscita un homme qui devait porter à son apogée la gloire du mont Tombe. Le 27 mai 1154, les bénédictins procédèrent à une élection régulière dans la salle du chapitre; Robert de Torigni, ou Robert du Mont, fut élu à l’unanimité des voix. Il devait être le plus illustre des abbés qui ont gouverné le Mont-Saint-Michel: Dieu «le destinoit, dit dom Louis de Camps, pour reluire en ce Mont comme un soleil après tant de ténèbres, comme un astre favorable après une si furieuse tempeste, pour estre le restaurateur de cette abbaye, le miroir des prélats, et l’ornement de son ordre duquel les plus doctes escrivains de son temps ont pris plaisir d’escrire les louanges et particulièrement Estienne, évesque de Rennes, son grand amy et confrère de profession monastique, et cela certes avec beaucoup de raison veu qu’ayant en soy si parfaitement allié l’humilité religieuse avec la grandeur de la naissance, il mit en admiration tous ceux de son siècle tant pour l’excellence de son esprit et pour sa rare doctrine que pour sa prudence dans toutes ses entreprises qui le firent estimer des papes, chérir des roys, révérer des reines et généralement aymer de tous.» Robert de Torigni, né de parents illustres appelés «Tédouin et Agnès,» se consacra jeune encore à la vie religieuse et revêtit en 1128 l’habit de Saint-Benoît dans l’abbaye du Bec, gouvernée à cette époque par le sage Boson, digne héritier des vertus de Lanfranc et de saint Anselme. Il se forma de bonne heure à l’étude des lettres divines et [Illustration: Fig. 35.--Sceau de Robert de Torigni, conservé aux archives nationales.] humaines, et fit des progrès si rapides que, dès l’an 1139, un historien anglais admira l’étendue de son savoir et le représenta comme un ardent chercheur de livres. Il remplissait la charge de prieur claustral quand il fut nommé à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Ce choix étant confirmé par le métropolitain et hautement approuvé du prince lui-même, le nouvel élu dit adieu à la chère solitude où il avait coulé les meilleures années de sa vie et se rendit à Saint-Philbert de Montfort pour y recevoir la bénédiction des évêques d’Avranches et de Séez, Herbert et Girard. Dans le poste où la Providence l’avait placé, Robert «ajouta beaucoup à l’idée qu’on avait de sa capacité; en peu de temps il donna une nouvelle face à son abbaye, dont le temporel et le spirituel avaient également souffert des derniers troubles.» De toutes parts on accourut se ranger sous sa houlette paternelle, et le nombre des religieux s’éleva bientôt à soixante: «N’ayant trouvé que quarante religieux conventuels en ce Mont, dit dom Huynes, il en receut encor une vingteine, et eust soin que ce nombre de soixante ne diminuast, afin, par ce moyen, de satisfaire aysément aux dévotions des pèlerins et que le service [Illustration: Fig. 36.--Face ouest du Mont-Saint-Michel, construite par Robert de Torigni.--A droite figure un échafaudage de 62 mètres de hauteur, pour le montage des matériaux nécessaires à la restauration, commencée depuis 1872.] divin y fut faict honorablement.» En effet, de nombreux étrangers venaient chaque jour invoquer l’archange saint Michel et admirer la science de Robert. Dès la seconde année de cette prélature, l’archevêque de Rouen et les évêques d’Avranches, de Coutances et de Bayeux visitèrent le Mont-Saint-Michel et y passèrent quatre jours, tant étaient grands les charmes de la conversation de Robert; dans ce voyage, Hugues, archevêque de Rouen, consacra l’autel érigé dans la crypte de l’Aquilon. Deux ans plus tard, en 1158, Henri II, dans son expédition contre la Bretagne, accomplit un pèlerinage au mont Tombe, en compagnie de l’évêque d’Avranches qui l’avait réconcilié avec son rival, Conan IV; le monarque dîna au réfectoire à côté des moines et combla Robert de ses faveurs; la même année, il retourna au Mont une deuxième fois avec le roi de France, Louis VII, quatre abbés, plusieurs personnages illustres et un grand nombre de pieux fidèles. Ce pèlerinage est un des plus imposants de tout le moyen âge. Ces deux monarques avec ces abbés et ces moines, cette foule de pèlerins qui se déroule sur les grèves, monte en spirale sur le flanc de la montagne et remplit la vaste enceinte de la basilique, présentent un spectacle que nous avons peine à nous figurer, même après les grandes manifestations de notre époque. «La reine d’Angleterre, disent les auteurs de l’_Histoire littéraire de la France_, ne céda point à son époux en estime pour l’abbé du Mont-Saint-Michel. Elle lui en donna un gage bien marqué;» car, ayant mis au monde, «l’an (1161), à Domfront, une fille nommée comme elle, Éléonore, elle voulut qu’il la tînt sur les fonts de baptême avec l’évêque d’Avranches.» A l’extérieur, l’influence des religieux s’étendit au loin. Henri II choisit Robert pour conseiller intime, et lui confia la garde du château de Pontorson, dont il avait destitué le gouverneur sur les plaintes des habitants du pays; quelques années plus tard, l’illustre abbé fit le voyage d’Angleterre pour assister à la translation des reliques de saint Edouard; et, après le meurtre de Thomas Becket, il joua un rôle important au concile d’Avranches, à la suite duquel Henri II se fit relever des censures de l’Église; il prit part également au concile de Tours et contribua sans doute par ses conseils à l’extirpation du schisme d’Octavien. De son côté le seigneur de Fougères venait alors rendre hommage à l’abbé du Mont, et chaque année, le jour de la Saint-Michel, il sonnait les premiers coups de cloche pour l’office solennel. Les bénédictins n’étaient pas moins honorés à la cour de Rome, et Alexandre III leur donna plus d’une marque de sa haute protection. En un mot, la renommée du monastère ne connut point de bornes. Il en fut ainsi de la prospérité matérielle; car, d’après les anciennes archives, Robert ne reçut pas moins de cent chartes de donation. A l’intérieur du cloître, les sciences et les arts florissaient avec un éclat jusqu’alors inconnu, et saint Michel, l’ange de la lumière, le prince éthéré, comme on disait souvent, n’avait jamais compté un plus [Illustration: Fig. 37.--Moine présentant un manuscrit à saint Michel. Dessin colorié d’un ms. du Mont-Saint-Michel: _Sancti Clementis recognitiones_. Onzième siècle. Conservé à la bibliothèque d’Avranches. D’après une photographie de MM. Maquerel et Saillard.] grand nombre de dévots serviteurs, ou plutôt d’ardents disciples. Dès le huitième et le neuvième siècle, avons-nous dit plus haut, les chanoines de Saint-Aubert s’étaient livrés à l’étude avec succès; dans les siècles suivants, le Mont-Saint-Michel possédait une école où l’on cultivait toutes les branches des connaissances humaines. L’Écriture Sainte et les principaux écrits des Pères, surtout de saint Grégoire le Grand et de saint Augustin, la physique et la philosophie d’Aristote, les œuvres de Cicéron, de Sénèque, de Marcien et de Boëce, la grammaire, l’éloquence, le calcul, l’astronomie, l’histoire, la jurisprudence, la poésie, la musique, la peinture et l’architecture, la médecine elle-même et l’art de gouverner les peuples étaient étudiés et enseignés par les [Illustration: Fig. 38.--Saint Augustin écrivant sous la dictée d’un ange. Fig. 39.--Lettre B historiée. Fig. 40.--Saint Michel terrassant le démon. Dessins au trait coloriés d’un ms. du Mont-Saint-Michel: _Sancti Augustini super psalmos_. Onzième siècle. Bibliothèque d’Avranches. D’après une photographie de MM. Maquerel et Saillard.] enfants de Saint-Benoît. Tous, maîtres et élèves, vénéraient l’Archange comme leur guide et leur patron. C’est ainsi que, dès la plus haute antiquité, saint Michel exerce sa mission de protecteur des lettres et de propagateur des saines doctrines. Parmi les moines du Mont-Saint-Michel, un grand nombre comme Hilduin, Scoliand, Gautier, Raoul et Fromond, transcrivaient et enluminaient les manuscrits précieux dont la révolution a dépouillé l’abbaye (fig. 37 à 44); d’autres composaient de pieux commentaires sur les livres saints, ou annotaient les ouvrages des Pères de l’Église et des philosophes de l’antiquité; au premier rang brillaient les Anastase, les Robert de Tombelaine, et les autres dont il a été parlé dans le cours de cette histoire. Les travaux exécutés par ces humbles religieux ont été dans ces derniers temps l’objet d’études sérieuses, et ont fixé l’attention de plusieurs érudits, en tête desquels nous pouvons placer M. l’abbé Desroches, Ravaisson, Bethmann, Taranne et Léopold Delisle. En parcourant ces vieux parchemins que le temps a épargnés, on voit revivre le moyen âge avec ses traits les plus saillants. La littérature est simple et naïve, comme il convient à son berceau; les récits historiques sont accompagnés de pieuses légendes où la poésie a une large part; la pensée a presque toujours quelque chose d’élevé, et, à chaque page, une note, une réflexion, une prière nous révèle les sentiments du copiste ou du lecteur. La méditation des saintes Lettres était la principale occupation des bénédictins; venait ensuite l’étude des Pères de l’Église et des auteurs profanes; les arts libéraux et la linguistique elle-même occupaient les moments de loisirs. Ainsi, pour en fournir des exemples, un manuscrit du dixième ou onzième siècle renferme des cantiques composés à la gloire de saint Michel et notés en musique; un autre du onzième siècle contient un passage intéressant sur les divers alphabets. Les couleurs employées pour les titres et les initiales, les miniatures dont les majuscules sont ornées, les dessins qui accompagnent les récits ou les controverses, l’écriture gothique avec ses variétés, nous fournissent des détails importants sur le progrès des arts à la fin du dixième siècle et dans le cours des deux siècles suivants. Les sujets qui sont choisis de préférence et représentés dans ces enluminures appartiennent le plus souvent à l’histoire du Mont; par exemple, c’est l’Archange saint Michel avec le dragon sous ses pieds (fig. 37 et 40). Nous trouvons aussi dans le volume des œuvres choisies de saint Jérôme, de saint Augustin et de saint Ambroise, une scène où l’évêque d’Hippone dispute avec un hérétique, pendant que Notre-Seigneur, placé au-dessus dans une tribune, semble assister à la discussion et y prendre un vif intérêt. Tous ces ouvrages avaient une grande valeur à une époque où les livres étaient rares; aussi les bénédictins les regardaient comme l’une de leurs principales richesses, vouaient à l’anathème quiconque oserait les dérober et les plaçaient sous la garde de l’Archange lui-même. Le volume de l’_Exposition morale de saint Grégoire_ contient la note suivante: «Ce livre appartient à saint Michel;..... Si quelqu’un le dérobe, qu’il soit anathème. Amen. Fiat. Fiat. Amen dans le Seigneur.» La construction de la basilique et les travaux entrepris par les Roger avaient favorisé ce progrès des sciences et des arts en attirant au [Illustration: Fig. 41.--Saint Augustin discutant contre Fauste. Miniature d’un ms. du Mont-Saint-Michel: _Augustinus contra Faustum_. Onzième ou douzième siècle. Bibliothèque d’Avranches. D’après une photographie de MM. Maquerel et Saillard.] Mont des artistes habiles et des savants distingués; mais Robert de Torigni contribua plus à lui seul que tous ses prédécesseurs à la gloire littéraire du Mont-Saint-Michel. En effet, quelle plume fut alors aussi féconde que la sienne? Outre les manuscrits précieux dont la bibliothèque se trouva enrichie en peu d’années, plusieurs ouvrages furent composés par les bénédictins eux-mêmes. L’abbaye mérita le beau titre de _cité des livres_, et Robert, le plus savant, le plus laborieux de tous les moines, reçut le nom de grand _libraire_ du Mont-Saint-Michel. On lui doit en particulier l’_Histoire_ du roi d’Angleterre, Henri Iᵉʳ, qui est [Illustration: Fig. 42.--Charte de donation de Gonnor. Fig. 43.--Charte de donation de Robert. Dessins à la plume d’un ms. du Mont-Saint-Michel: _Cartularium monasterii montis sancti Michaelis_. Douzième siècle. D’après une photographie de MM. Maquerel et Saillard.] la continuation du travail de Guillaume de Jumièges sur les ducs de Normandie, l’_Appendice_ à la Chronique de Sigebert, moine de Gembloux, un _Traité_ sur les ordres religieux, une _Histoire du monastère_ du Mont-Saint-Michel, un _Prologue_ sur l’exposition des épîtres de saint Paul, d’après saint Augustin. Ces ouvrages et les autres du même auteur ont un mérite sérieux; la chronique surtout a obtenu un grand et légitime succès. Robert du Mont y corrige avantageusement les défauts de Sigebert de Gembloux; son style calme, grave, simple, naïf parfois, est plus en rapport avec la dignité de l’histoire; sa critique est plus impartiale, plus judicieuse, plus sûre, sans être pourtant à l’abri de tout reproche; il suit une méthode plus rigoureuse dans l’arrangement des faits, ce qui le rend agréable, clair et facile à suivre. Les auteurs de l’_Histoire littéraire de la France_ en ont porté ce jugement: «C’est, depuis la mort d’Orderic Vital, le seul historien français que nous puissions opposer au grand nombre d’historiens anglais qui, à la même époque, écrivaient leurs chroniques.» Sous la prélature de Robert du Mont, Guillaume de Saint-Pair, nommé «le moine jovencel» ou «la kalandre de la solitude,» composait son _Roman du Mont-Saint-Michel_. Il ne le cède pas à l’auteur du _Roman de Rou_ pour l’exactitude historique, et comme poète il lui est supérieur. Rien n’est plus attachant que le récit des événements accomplis au mont Tombe jusqu’au règne de Robert Courte-Heuse! Le but qu’il se propose d’atteindre, son nom et celui de l’abbé sous lequel il écrit, nous sont révélés en tête du poème: «Molz pelerins qui vunt al Munt, «Enquierent molt, e grant dreit unt, «Comment l’igliese fut fundée «Premierement, et estorée. «Cil qui lor dient de l’estoire «Que cil demandent, en memoire «Ne l’unt pas bien, ainz vunt faillant «En plusors leus, e mespernant. «Por faire-la apertement «Entendre à cels qui escient «N’unt de clerzie, l’a tornée «De latin tote et ordenée «Par veirs romieus novelement «Molt en segrei, par son convent, «Uns jovencels; moine est del Munt, «Deus en son reigne part li dunt! «Guillelme a non de Seint-Paier, «Cen veit escrit en cest quaier. «El tens Robeirt de Torignié «Fut cil romanz fait e trové.» Robert du Mont ne travailla pas avec moins d’ardeur au progrès de l’art chrétien qu’au développement des lettres et des sciences divines ou humaines. Sous sa direction, les moines copièrent plusieurs volumes dont un certain nombre sont regardés comme des chefs-d’œuvre de calligraphie et renferment des enluminures précieuses pour l’histoire du Mont-Saint-Michel. Dans le beau _Cartulaire_ qui remonte à cette époque, on trouve la troisième apparition de saint Michel au bienheureux Aubert; l’Archange aux ailes déployées s’incline vers le pontife et le touche à la tête, tandis que des personnages mystérieux jouent de divers instruments de musique en signe de réjouissance; le lit et la chambre de l’évêque, l’édifice qui est représenté au-dessous, la vivacité du coloris, les différentes ornementations des dessins nous offrent autant de particularités à la fois originales et instructives (fig. 42 à 44). L’illustre abbé joignit à son titre de _libraire_ celui d’_architecte_ du Mont-Saint-Michel. D’après les indications de M. Corroyer, on lui doit, à l’extrémité de la façade romane de la basilique, les deux anciennes tours et le porche qui servait à les unir; à l’ouest, les bâtiments adossés aux substructions primitives; et, au sud, les corps de logis que les modernes ont désignés sous les noms d’hôtellerie et d’infirmerie du Mont-Saint-Michel. Ces édifices, dont les uns ont disparu et les autres sont restés debout comme des témoins éloquents de la puissance et du génie de nos pères (fig. 45 et 46), appartiennent à cette belle époque où le roman, parvenu à son plus haut degré de perfection, s’élance, se dégage en quelque sorte des entraves du plein-cintre pour se transformer bientôt en ogive élégante et gracieuse. La carrière de Robert était remplie. Son âme, disent les annalistes, se détacha de son corps et alla jouir de la vie bienheureuse, avec le saint Archange dont «il avait si honorablement gouverné l’abbaye;» sa dépouille mortelle reçut la sépulture sous le portique de l’église, au pied de l’une des tours qu’il avait élevée lui-même pendant sa vie. Il était âgé de quatre-vingts ans, dont trente-deux s’étaient écoulés depuis sa nomination à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Les religieux l’inhumèrent [Illustration: Fig. 44.--Troisième apparition de saint Michel à saint Aubert. Dessin au trait colorié d’un ms. du Mont-Saint-Michel: _Cartularium monasterii montis sancti Michaelis_. Douzième siècle. Bibliothèque d’Avranches. D’après une photographie de MM. Maquerel et Saillard.] avec sa crosse et ses ornements pontificaux, et placèrent dans le sarcophage un disque de plomb portant les inscriptions suivantes: ✠ HIC. REQVIESCIT. ROBERTUS. DE. TORIGNEIO. ABBAS. HVIVS. LOCI. ✠ QVI. PREFVIT. HVIC. MONASTERIO. XXX. II. ✠ VIXIT. VERO. LXXX ANNIS. [Illustration: PLANS ET DÉTAILS DES BASES DE LA FAÇADE ROMANE. Fig. 45.--Constructions de Robert de Torigni. Coupe longitudinale, de l’est à l’ouest.] [Illustration: Fig. 46.--Constructions de Robert de Torigni. Coupe transversale, du nord au sud.] Ici repose Robert de Torigni, abbé de ce lieu. Il gouverna ce monastère trente-deux ans et en vécut quatre-vingts (fig. 47 et 48). C’est au 23 ou au 24 juin 1186, qu’il faut rapporter la mort de l’illustre abbé. Le Mont-Saint-Michel perdait en lui un savant et un saint; Robert, en effet, était un théologien profond, un érudit remarquable, un historien consciencieux, un architecte habile, et par-dessus tout un moine régulier, pieux et zélé, en un mot l’une des plus belles figures du cloître à cette époque si féconde en grands hommes. Jamais cette double auréole de la science et de la vertu ne devait briller avec autant d’éclat sur le front des religieux qui portèrent la crosse dans la suite; cependant les hommes d’une telle valeur impriment à leurs œuvres une forte impulsion qui se ralentit d’ordinaire, mais ne s’arrête pas au moment où ils descendent dans la tombe; c’est pourquoi, après la mort de Robert, le Mont-Saint-Michel compta des années et même des siècles de prospérité. Un religieux du monastère, dom Martin, désigné dans une inscription de l’époque sous le nom de Martin «_de Furmendeio_,» fut élu en 1187, treize mois après la mort de Robert de Torigni. Ce long délai prouve que les bénédictins, avant de procéder à une élection canonique, prirent toutes les mesures de prudence nécessaires pour ne pas éveiller les susceptibilités de Henri II. Leur choix ne pouvait tomber sur un sujet plus digne de succéder à Robert; Martin, en effet, gouverna l’abbaye avec sagesse, défendit énergiquement les droits de ses religieux et montra une grande habileté dans la gestion des biens temporels; mais sa prélature devait être de courte durée. Il mourut le 19 février 1191, et reçut la sépulture à côté de son prédécesseur; un disque de plomb fut aussi placé dans son sarcophage, avec l’inscription suivante: ✠ HIC. REQVIESCIT. DOM. MARTIN. DE. FVRMENDEIO. ABBAS. HVIVS LOCI: Ici repose dom Martin «_de Furmendeio_,» abbé de ce lieu (fig. 49). Dans cette dernière moitié du douzième siècle, le culte de l’Archange dut principalement son extension en France et chez les nations voisines à [Illustration: Fig. 47.--Épitaphe de Robert de Torigni.--Face.] [Illustration: Fig. 48.--Épitaphe de Robert de Torigni.--Revers.] l’influence du mont Tombe, et aussi à l’institution de l’ordre de Saint-Michel en Portugal, sous le règne d’Alphonse Henriquez. Cet ordre fondé en 1167, avait pour but de combattre l’erreur et de défendre la foi; les membres devaient en outre réciter chaque jour les mêmes prières que les convers de Cîteaux, donner l’exemple de la douceur et de l’humilité, [Illustration: Fig. 49.--Crosse de Robert de Torigni.] [Illustration: Fig. 50.--Crosse de dom Martin.] réprimer les superbes et protéger les faibles. Cette institution, si noble dans sa fin, était née sur un champ de bataille, à Santarem, où Alphonse Henriquez, à la tête d’une poignée de braves, tailla en pièces l’armée formidable d’Albrac, roi musulman de Séville, et reprit l’étendard du royaume que l’ennemi lui avait enlevé au plus fort du combat. Robert et ses moines, en se livrant à l’étude avec ardeur, avaient honoré celui qu’ils appelaient leur maître et dont ils se disaient les disciples; leur maison était devenue «la cité des livres,» et leur école «un phare lumineux» qui jetait un vif éclat au milieu de la société féodale. A mesure que l’Église ouvrit de nouveaux asiles aux sciences et aux lettres, et posa les fondements de ces mille universités libres qui se disputèrent l’honneur de répandre en tous lieux le bienfait de l’éducation, [Illustration: Fig. 51.--Épitaphe de dom Martin.] l’Archange fut choisi pour veiller sur ces chères espérances de l’avenir; il partagea cette noble mission avec la sagesse éternelle, avec Charlemagne, sainte Barbe et sainte Catherine d’Alexandrie, avec saint Augustin, saint Louis, saint Thomas d’Aquin, le bienheureux Albert le Grand, et tant d’autres qui avaient allié le culte des lettres à l’amour et à la pratique de la vertu; les grandes villes, à l’exemple de Paris et de Bruxelles, bâtirent des collèges sous le nom et le vocable de saint Michel; dans les ordres militaires eux-mêmes, spécialement en celui de France, les dignités étaient souvent la récompense des travaux intellectuels. En 1771, les chevaliers, au nombre de soixante-dix-sept étaient presque tous des savants distingués; c’est sous le même patronage qu’une société s’est établie de nos jours pour la diffusion des bons livres. Porte-drapeau du Christ et vainqueur de l’Islam, protecteur des lettres et propagateur des saines doctrines; tels sont les principaux titres que la piété donnait de préférence à saint Michel à la mort de Robert de Torigni. Des circonstances ménagées par la Providence allaient resserrer les liens qui unissaient l’Archange avec la France du moyen âge. VI. LE MONT-SAINT-MICHEL A L’ÉPOQUE DE PHILIPPE-AUGUSTE Depuis la mort de dom Martin jusqu’à l’an 1286, quatre abbés gouvernèrent successivement le Mont-Saint-Michel: Jourdain, Radulphe des Isles, Thomas des Chambres et Raoul de Villedieu. Tous se montrèrent les dignes héritiers de Robert du Mont. Les bénédictins les ayant élus librement, leur obéirent avec le respect et la soumission qu’un moine doit à son supérieur légitime; aussi, pendant que la France et l’Angleterre étaient en proie à l’agitation et à la discorde, le monastère jouit d’une grande prospérité à l’intérieur et opposa une vive résistance aux attaques du dehors. Il est facile de juger par là avec quelle sagesse les règles primitives laissaient aux religieux du Mont le libre choix de leurs abbés. C’est pour avoir méconnu ce droit que les ducs de Normandie et les rois de France compromirent plus d’une fois les intérêts de l’abbaye. Jourdain, qui était venu se ranger sous la houlette de Robert à l’exemple de plusieurs personnages distingués, comme Hamon de Beauvoir, Alfred de Moidrey, Guillaume de Verdun et Raoul de Boucey, fut élu le 12 mars 1191 et mourut le 6 août 1212, après une prélature de 21 ans. Pour se conformer au désir qu’il avait exprimé, on l’inhuma dans le prieuré de Notre-Dame-la-Gisante, sur le rocher de Tombelaine. Il montra une prudence consommée au milieu des grands événements dont il fut non seulement le témoin, mais auxquels il dut prendre part, malgré son amour de la vie humble et cachée; cependant [Illustration: Fig. 52.--La Merveille.--Bâtiments de l’ouest. Coupe transversale du nord au sud. État actuel.] ses vertus ne le mirent pas à l’abri de tous soupçons, et des esprits malveillants critiquèrent son administration; ils portèrent même leurs plaintes au tribunal du souverain Pontife, Innocent III, qui, après un mûr examen, rendit justice à l’accusé et infligea un blâme sévère à ses indignes détracteurs. Radulphe des Isles était également religieux du Mont-Saint-Michel quand il réunit les suffrages des bénédictins et prit le gouvernement du monastère; il se fit remarquer par une grande fermeté de caractère, et sa principale occupation fut de maintenir la discipline dans toute sa vigueur primitive. Au témoignage des historiens les plus accrédités, il n’occupa la stalle que six ans, de 1212 à 1218. Thomas des Chambres montra peut-être moins d’énergie que Radulphe des Isles; mais, en retour, il se distingua davantage par l’éminence de ses vertus, la modération de son caractère et la sagesse de ses conseils. Il ne négligea rien pour inspirer à ses religieux le détachement des biens périssables de ce monde, ou leur faire comprendre la sublimité de leur vocation et l’excellence de la vie monastique; dans ce but il rédigea des constitutions, qui furent approuvées par Théobald, archevêque de Rouen. Thomas des Chambres étant mort le 5 juillet 1225, Raoul de Villedieu lui succéda dans la charge d’abbé. Choisi comme ses prédécesseurs parmi les bénédictins du mont Tombe, il aimait son monastère, et, pendant les onze années de son gouvernement, il s’occupa sans cesse à défendre les intérêts et les privilèges de ses religieux. Il se rendit célèbre surtout par les travaux remarquables qu’il fit exécuter, et mérita d’être appelé par les annalistes l’un des grands «architectes» du Mont-Saint-Michel. Les quatre prélatures de Jourdain, de Radulphe des Isles, de Thomas des Chambres et Raoul de Villedieu, renferment presque un demi-siècle, de 1191 à 1236, et embrassent une grande partie du règne de Philippe-Auguste, le règne entier de son successeur, Louis VIII, surnommé le Lion, et les premières années de saint Louis; de plus, elles sont restées célèbres à cause des événements qui s’y rattachent. Philippe-Auguste, malgré les fautes qui ont terni une phase de son existence, a mérité le nom de «_Charlemagne capétien_;» il opéra de sages réformes pour remédier aux abus du régime féodal; il dota magnifiquement l’Université de Paris appelée dès lors la _fille aînée des_ [Illustration: Fig. 53.--Façades est de la Merveille et des bâtiments formant l’entrée de l’abbaye.--Restauration.] _rois de France_; il réunit à la couronne la terre d’Auvergne, les comtés d’Artois, d’Évreux, de Meulan, de Touraine, du Maine, d’Anjou, du Poitou, de Vermandois, de Valois et d’Alençon, avec le beau duché de Normandie; en un mot il contribua pour une large part à fonder notre unité nationale. Sous ce règne, le culte de saint Michel fit de rapides progrès dans toute l’étendue de la France. Les ducs de Normandie, surtout depuis la fameuse journée de Mortemer, en 1054, avaient presque toujours vécu en mauvaise intelligence avec leurs suzerains, et le Mont-Saint-Michel qu’ils tenaient sous leur domination n’offrait plus à nos rois l’intérêt d’un sanctuaire national; Louis VII l’avait bien visité, s’y était même réconcilié avec son ennemi, Henri II; mais cette alliance n’avait pas été de longue durée, et la guerre s’était allumée de nouveau entre les deux nations rivales. Avec Philippe-Auguste, le Mont-Saint-Michel se dégage pour ainsi dire des liens de la féodalité, et devient la propriété exclusive de la France; aussitôt les rois de la troisième race imitent, surpassent même la piété des rois de la première et de la deuxième dynastie: dons généreux, pèlerinages fréquents, ordre militaire, institutions pieuses, monuments séculaires; rien ne manquera désormais au culte du puissant et belliqueux Archange. Dans les desseins de la Providence, cette ère de prospérité commença par des épreuves, et le nouveau Mont-Saint-Michel s’éleva sur des ruines qui pouvaient paraître irréparables aux yeux des hommes. Sous le gouvernement de Jourdain, Jean sans Terre, prince aussi cruel et fourbe qu’il était poltron et débauché, mérita d’être déshérité de toutes ses possessions relevant de la couronne de France, pour avoir assassiné son neveu, Arthur de Bretagne. Après l’arrêt qui condamnait Jean sans Terre comme meurtrier et contumace, Guy de Thouars, allié du roi de France, se jeta sur la Normandie et vint attaquer le Mont-Saint-Michel: Les Bretons, dit dom Huynes, «se ruèrent de grande furie contre ce Mont,... mirent le feu par toute la ville et firent passer par le fil de l’épée ceux qui se présentèrent pour leur résister.» Le feu réduisit en cendres les maisons de la ville et, «comme son naturel le porte toujours en haut,» il monta «de maison en maison» et «parvint jusque sous les chapelles du tour du chœur, lesquelles n’estoient point basties ny couvertes, comme on les voit maintenant, mais comme sont les aisles de la nef. De là sautant et gaignant de tous costez, sans qu’on y apportast aucun remède et résistance, il brusla les toicts de l’église du monastère et toute autre matière combustible qu’il put rencontrer. Cela faict le duc de Bretagne, Touars et sa suite s’en allèrent et estants à Caen racontèrent au roy Philippe tous leurs beaux faicts. Mais ce monarque fut très marry du dégast que le feu avoit faict en ce Mont et particulièrement à l’église Sainct Michel où les plus oppressez des misères de ce monde recevoient de tout temps soulagement en leurs afflictions et de plus il sçavoit bien que ceux de ce Mont ne refusoient de luy obéyr. Ce qu’il put faire pour réparer cette faute du boutefeu Toüars fut d’envoyer une grande somme de deniers à l’abbé de ce Mont nommé Jourdain, lequel remédia à toutes ces pertes.» Ainsi le désastre causé par les Bretons, loin d’être irréparable, tourna au profit du monastère et à la gloire de saint Michel; car il réveilla l’antique dévotion de nos rois envers le prince de la milice céleste et fournit aux religieux le moyen d’entreprendre et d’exécuter des travaux gigantesques. Non content d’envoyer à Jourdain une grande somme de deniers, Philippe-Auguste fit bâtir un fort sur le rocher de Tombelaine afin de protéger le Mont contre les attaques de l’ennemi; de plus, pour dédommager l’abbaye des pertes matérielles que devait lui causer en Angleterre la privation des avantages dont les ducs-rois l’avaient gratifiée, il lui donna une partie des domaines enlevés aux partisans de Jean sans Terre. Les nombreux pèlerins qui visitaient la basilique de l’Archange, imitèrent la générosité de Philippe II en faisant de riches offrandes au Mont-Saint-Michel ou au sanctuaire de Notre-Dame-la-Gisante. Déjà en 1190, une pieuse fondation avait été faite pour l’entretien d’une lampe qui devait brûler à perpétuité devant l’image de la Vierge. D’après une charte de l’époque, la chapelle de Saint-Étienne était encore debout et un chanoine, nommé Pierre, en fit l’acquisition. Les religieux triomphèrent d’une autre épreuve qui ne leur fut pas moins sensible que l’incendie de leur maison. Jourdain et Raoul de Villedieu eurent de graves démêlés avec Guillaume de Chemillé et Guillaume d’Otteillé, évêques d’Avranches, touchant la juridiction et le droit de visite; la cour de Rome dut intervenir, et, grâce à cette sage [Illustration: Fig. 54.--Façade nord de la Merveille.--Restauration.] médiation, l’accord fut rétabli sans préjudice pour l’autorité de l’ordinaire et les privilèges de l’abbaye. [Illustration: Fig. 55.--La Merveille, bâtiments de l’est. Coupe transversale du sud au nord.] Tant d’actions importantes auraient suffi pour illustrer le règne de Jourdain et de ses trois successeurs; mais l’œuvre capitale de cette époque est la construction de la _Merveille_ (fig. 52 à 55), qu’il faut attribuer, sinon en entier, du moins en grande partie, à ces quatre prélats. Ils pouvaient entreprendre un travail digne de saint Michel; ils avaient, avec le talent, la patience et la fermeté qui ne reculent pas devant les obstacles; sous leur conduite étaient venus se ranger de riches et puissants seigneurs, parmi lesquels on peut citer André de Lezeaux, Rainold et Jean de Cantilly; les dons des pèlerins, par-dessus tout les secours et l’appui de Philippe-Auguste et de ses successeurs, ne devaient pas leur faire défaut. Un duc de Normandie avait élevé la basilique en témoignage de sa dévotion envers le prince de la milice céleste; il était digne d’un roi de France d’offrir la Merveille pour dot, le jour où la nouvelle alliance avec le glorieux Archange et l’union définitive du Mont-Saint-Michel au royaume de Clovis et de Charlemagne étaient célébrées avec joie par tous les cœurs français. On désigne sous le nom de Merveille le corps de bâtiments qui occupent la partie nord du Mont et regardent la mer du côté de Tombelaine; Vauban ne trouvait rien en ce genre de plus hardi, de plus achevé; les archéologues modernes y reconnaissent eux-mêmes le plus bel exemple d’architecture religieuse et militaire que nous offre le moyen âge avec ses richesses, ses gloires et ses chefs-d’œuvre. La base, assise sur le roc et adossée au flanc de la montagne, est d’une solidité à toute épreuve, le faîte s’élève à une hauteur prodigieuse au-dessus des grèves et l’ensemble étonne le regard par sa hardiesse, ses proportions, sa grandeur à la fois sévère et poétique. Cette construction vraiment gigantesque se compose de trois étages superposés et de deux bâtiments réunis en un seul tout d’une unité, d’une harmonie parfaite. Au premier plan, se trouvent l’aumônerie et le cellier; le réfectoire et la salle des Chevaliers forment la deuxième galerie; à la troisième zone, on voit le dortoir et le cloître; les deux corps de logis, orientés de l’est à l’ouest, contiennent en hauteur l’aumônerie, le réfectoire et le dortoir, à l’est; à l’ouest, le cellier, la salle des Chevaliers et le cloître. Les murs, appuyés par des contreforts dont la forme varie selon la disposition des salles intérieures, restent inébranlables depuis plus de six siècles; souvent l’incendie a dévasté le monastère; la révolution a passé avec son esprit de destruction, et la Merveille est debout, toujours solide dans ses parties principales, toujours majestueuse et de plus portant le cachet des années sur ses murailles rembrunies, et offrant à l’historien des pages émouvantes écrites pour ainsi dire sur chacune de ses pierres. [Illustration: Fig. 56.--La salle des Chevaliers. Vue prise à l’ouest près des grandes cheminées.] L’aumônerie nous rappelle les abondantes distributions que le frère aumônier faisait à certains jours aux indigents et aux étrangers dans les monastères dédiés à saint Michel et dans la plupart des maisons religieuses. Il n’existe pas au monde une salle plus belle ni plus vaste destinée aux pauvres de Jésus-Christ, et ces aumônes, accompagnées d’un bon conseil ou d’une parole affectueuse, nous montrent dans les moines du moyen âge des hommes dévoués aux véritables intérêts de l’humanité. La porte qui s’ouvre au sud sur la petite cour d’entrée, tout près de la tour des Corbins, nous rappelle aussi ces portes dites de la «_miche_,» sur lesquelles le frère se tenait pour distribuer de grandes miches bien blanches, aux malheureux qui vivaient ordinairement de pain noir. Dans la suite, Guillaume de Lamps fit construire une autre aumônerie, sur l’esplanade appelée le Saut-Gauthier, là même où se trouve aujourd’hui le bureau du télégraphe. De la salle des Aumônes on pénètre par une large ouverture dans le cellier où étaient contenues les provisions de bouche; à l’extrémité, du côté de l’ouest, une porte s’ouvre sur les jardins, et un escalier pratiqué dans la muraille conduit à la salle des Chevaliers (fig. 56); on y remarque aussi, dans la deuxième travée, le passage par lequel on montait les provisions dans le cellier au moyen d’une roue placée à l’intérieur; c’est par là que le célèbre calviniste, Montgommery, essaya de pénétrer dans le monastère au prix d’une trahison qui tourna contre lui et causa la perte de plusieurs des siens, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage. Depuis cette tentative infructueuse, les deux cryptes ont porté le nom de _Montgommeries_. Le réfectoire, commencé par Jourdain et achevé par Radulphe des Isles, est un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’architecture ogivale du treizième siècle; cette salle, la plus parfaite et la mieux proportionnée de toute la Merveille, est éclairée par neuf fenêtres, une au sud, deux à l’est et six au nord; à l’extrémité, du côté de l’ouest, se trouvent deux vastes cheminées (fig. 57). Ce réfectoire, autrefois meublé avec goût, aujourd’hui nu et mutilé, rappelle à la pensée du visiteur une des pages intéressantes de la vie religieuse à l’époque où la règle était observée dans toute sa vigueur primitive. Pendant une partie de l’année, les deux repas de midi et du soir avaient lieu dans le réfectoire commun et devaient être annoncés par l’abbé qui sonnait les cloches du cloître et de la salle à manger; le chantre commençait ensuite le _benedicite_ et le lecteur, après avoir reçu la bénédiction, faisait une lecture édifiante tirée des _Leçons du temps_ ou de la _Vie des saints_; le reste du temps, [Illustration: Fig. 57.--Le réfectoire. Vue prise de l’est.] le dîner et le souper se prenaient au chapitre; alors on ne sonnait pas les cloches, et l’on se contentait de lire seulement à midi un passage des _livres_ de Salomon. La salle des Chevaliers est un vaste et superbe vaisseau gothique admirablement disposé pour les grandes réunions (fig. 58). Là se sont tenus plusieurs chapitres importants; là encore se réunit la fleur des chevaliers de Saint-Michel, l’année même de l’institution et peut-être aussi trois ans plus tard, en 1472. Ainsi s’explique le nom traditionnel de _Salle des Chevaliers_. Ce monument rappelle les plus beaux âges de la vie monastique et de la chevalerie chrétienne; sous ces voûtes, le religieux de Saint-Benoît est venu s’agenouiller devant la stalle de l’abbé pour faire l’humble aveu de ses fautes, et le fier chevalier de Charles IX a juré fidélité à Dieu, à la France et à son roi. La vertu du cloître et la pompe féodale s’étaient, en quelque sorte, donné rendez-vous dans cette vaste enceinte. Le dortoir, situé dans le voisinage du cloître et de l’église, était construit selon les anciens usages des bénédictins: les religieux dormaient seuls et vêtus dans un appartement éclairé par une lampe; ils travaillaient également une partie de la journée dans la même salle, qui se trouvait d’ordinaire attenante à la grande bibliothèque. Le cloître avec ses arcatures composées de deux rangs de colonnettes portant des archivoltes d’un travail achevé, avec ses riches feuillages, ses figures symboliques, ses personnages habilement sculptés, est l’un des chefs-d’œuvre les plus curieux de l’architecture normande du treizième siècle, et mérite d’être appelé «le palais des anges (fig. 59).» Au milieu, il existe un préau où les bénédictins semaient des fleurs, et dans la galerie sud se trouve le _lavatorium_, c’est-à-dire la fontaine qui servait pour le lavement des pieds à certains jours de fête. Ici ce n’est plus l’austère grandeur, ni la gravité majestueuse des autres salles; tout est riant, fleuri, gracieux; c’est là, dans une atmosphère céleste, au-dessus des tempêtes et loin des agitations du monde, que les moines priaient, faisaient des lectures pieuses et entendaient les conférences spirituelles au sortir du dîner. Plus tard, par un de ces contrastes que la Révolution nous offre à chaque page de l’histoire, ce parterre angélique servit de promenade aux victimes des guerres civiles. Parmi les architectes qui tracèrent les plans de ces édifices somptueux et triomphèrent des difficultés que la nature semblait leur opposer, il se trouve sans doute plus d’un moine bénédictin; mais la modestie les a soustraits aux louanges des hommes; cependant, si leurs noms demeurent inconnus, ils ont imprimé sur la pierre la [Illustration: Fig. 58.--La salle des Chevaliers. Vue prise à l’ouest de la salle.] trace du génie chrétien et élevé à la gloire de saint Michel un monument impérissable. Quelle hardiesse et quelle ampleur dans la conception de ces plans; quelle patience et quelle habileté dans la construction de ces bâtiments; quelle poésie et quelle variété dans cette architecture; quel intérêt et quel enseignement dans cette histoire, où tour à tour nous voyons apparaître l’austère figure du bénédictin, la bravoure du chevalier français et les tristes débris de nos révolutions! Oui, les siècles ont eu raison de décorer ces édifices du titre de _Merveille_. Les travaux grandioses exécutés par Jourdain, Radulphe des Isles, Thomas des Chambres et Raoul de Villedieu, servirent à la gloire de l’Archange en augmentant l’éclat et la renommée du Mont-Saint-Michel. Le culte du prince de la milice céleste n’atteignit pas son plus haut degré de développement sous le règne de Philippe-Auguste; cependant il fit de rapides progrès non seulement dans les monastères, mais aussi dans les cités et les châteaux forts. Pour en citer un exemple, aux Andelys, que Richard Cœur de Lion avait reliés ensemble et rattachés à son merveilleux Château-Gaillard, dans cette formidable agglomération de murailles, de bastions et de tours, saint Michel, l’archange guerrier, avait son autel et sa statue. Partout, en France et chez les peuples voisins, les chevaliers prenaient pour modèle l’ange qui doit être regardé comme type surnaturel de la bravoure et de la fidélité; en Portugal l’ordre de l’Aile prospérait et produisait d’heureux résultats; chez les Allemands, saint Michel jouait déjà l’un des rôles principaux dans la fameuse légende du saint _Graal_. Le saint Graal était, disait-on, une pierre d’un grand prix qui ornait la couronne de Lucifer avant sa chute; dans le combat livré au pied du trône de l’Éternel, Satan, frappé à la tête par le glaive de saint Michel, avait perdu cette pierre précieuse que les anges avaient recueillie et gardée comme un trophée, jusqu’au jour où s’accomplit le drame sanglant du Golgotha; alors on en fit un vase pour recevoir le sang du Christ. Ce vase ne fut point porté en Angleterre par Joseph d’Arimathie, comme le croyaient les chevaliers de cette nation; mais l’archange, protecteur du saint-empire, le donna aux Allemands. Sa vertu mystérieuse nourrissait la milice des braves destinés à sa garde. Toutefois, exilé sur la terre, il aurait perdu ses privilèges célestes, si Dieu ne les avait conservés par de nouvelles bénédictions: le vendredi saint, une colombe descendait du ciel et déposait sur le vase une blanche hostie, dont le contact suffisait pour entretenir d’année en année sa fécondité [Illustration: Fig. 59.--Le cloître du Mont-Saint-Michel. Vue prise de la galerie ouest.] inépuisable. Tous les chevaliers pouvaient y chercher une force invincible, quand ils savaient se prémunir contre les atteintes de l’orgueil. Le saint Graal a eu le sort de la plume; il a disparu depuis la révolte de Luther. Ces allégories et ces légendes sont naïves pour un siècle sceptique et railleur; mais elles n’en prouvent pas moins le caractère et la popularité du culte de saint Michel à l’époque féodale. Une autre circonstance contribua efficacement à étendre le dévotion des peuples pour l’Archange, vainqueur de l’hérésie. Les Albigeois étaient pour le midi de la France ce que les Danois avaient été pour [Illustration: Fig. 60 et 61.--Tympans de la galerie sud du cloître. Sur le deuxième sont les noms des architectes ou scuplteurs du cloître: Maître Roger, Dom Garin, Maître Jehan.] le nord et le centre, une cause de perpétuelles alarmes et un fléau qui dévastait sur son passage les monastères, les villes et les bourgades. Dans les mêmes périls, on eut recours au même génie protecteur, à saint Michel. Le héros de la croisade des albigeois, Simon de Montfort, appelé le _Machabée chrétien_, imita le chef du peuple juif et plaça le sort de ses armes sous la garde de l’ange tutélaire, du «grand Prince» chargé de défendre et de conduire le peuple de Dieu. Le brave guerrier mourut au siège de Toulouse, le 25 juin 1218; mais l’hérésie était vaincue et le triomphe de la bonne cause était assuré. Les exemples de même nature abondent au treizième et au quatorzième siècle. S’agit-il de combattre le père du mensonge, aussitôt apparaît saint Michel, son heureux contradicteur et son implacable ennemi; c’est toujours l’affirmation du vrai et du bien opposée à la négation, au mal, à l’erreur. Sous le règne de Philippe-Auguste, en particulier, la dévotion au prince de la milice céleste prit de tels développements et les pèlerinages au Mont-Saint-Michel devinrent si nombreux, qu’il fallut établir à Paris même une confrérie dans le but de venir en aide aux pieux voyageurs qui allaient invoquer le secours de l’Archange dans son sanctuaire de prédilection. VII. SAINT MICHEL ET LA FRANCE DE SAINT LOUIS. La sainte Chapelle et la _Somme_ de _Théologie_ suffiraient pour nous donner une idée du siècle d’Innocent III, de saint Louis, de saint Thomas, d’Albert le Grand, de Roger Bacon, de Giotto et de Dante. La France, peuplée alors comme aujourd’hui, était forte et prospère. Religieux, sage, impartial, jaloux du prestige et de la félicité de son peuple, Louis IX s’appliqua toute sa vie à faire respecter les droits de Dieu, à rendre la justice, à émanciper les communes, à réprimer les abus, à donner une nouvelle impulsion aux lettres, au commerce et à l’industrie. A cette époque, la plus glorieuse du moyen âge et la plus illustre de la féodalité, le saint Archange occupa la première place dans la dévotion des fidèles, après le Sauveur du monde et l’auguste Mère de Dieu; on se disputait l’honneur de porter son nom, son image dominait dans les églises et les chapelles, sur les tours et les beffrois, elle se trouvait gravée sur les plombs de pèlerinage, sur les sceaux et les monnaies; c’était partout un concert unanime de louanges et de prières. L’Archange avait presque toujours une place d’honneur dans ces poëmes qu’un auteur moderne appelle à juste titre «les sources de la _Divine Comédie_.» La flotte pisane vogue-t-elle vers les côtes d’Afrique, le Christ pousse les galères, et saint Michel sonne la trompette à la tête des armées chrétiennes; quand le Sauveur et l’apôtre des gentils descendent aux enfers, l’ange conducteur des âmes les accompagne; si les justes se présentent aux portes du paradis, c’est encore le chef de la milice céleste qui les introduit dans le séjour de la félicité. Le Mont-Saint-Michel était avec le monte Gargano le centre de ce mouvement et le foyer de cette dévotion. L’année même de la majorité de saint Louis, Raoul de Villedieu alla recevoir la récompense de ses [Illustration: Fig. 62.--Sceau et contre-sceau de Raoul de Villedieu. Archives nationales.] vertus, après avoir achevé ses grandes entreprises; il mourut le 12 février 1236 et fut inhumé dans l’église du Mont. Non content de nous léguer le cloître du Mont-Saint-Michel, il favorisa de tout son pouvoir l’impulsion générale qui devait amener la France de Louis IX aux pieds de l’Archange. Depuis les beaux jours de saint Aubert, les pèlerinages n’avaient jamais complètement cessé, même pendant les années d’épreuves et de décadence; le culte du prince de la milice céleste avait pénétré avec l’Évangile chez toutes les nations chrétiennes; la France surtout avait bâti un grand nombre de monastères, érigé plusieurs églises ou chapelles sous le vocable de l’ange qu’elle s’était choisi pour protecteur; depuis l’année 1210, Paris possédait sa confrérie pour les pèlerins qui accomplissaient «le voyage du Mont au péril de la mer.» Mais cet élan généreux des populations, alors si profondément attachées à la foi de leur baptême, devint plus universel dans la deuxième moitié du [Illustration: Fig. 63.--Sceau et contre-sceau de Richard. Archives nationales.] treizième siècle et dans le cours du siècle suivant; c’est pourquoi nous pouvons appeler cette époque l’ère des grandes manifestations et la regarder comme la préparation du quinzième siècle, où la dévotion envers le saint archange atteignit son apogée. Les souverains pontifes enrichirent le monastère de faveurs insignes, confirmèrent les différentes donations faites à la basilique, et employèrent tous les moyens soit pour encourager les pèlerinages, soit pour assurer l’exemption des bénédictins et rehausser la dignité d’abbé dans la personne de Richard Toustin, qui avait succédé à Raoul de Villedieu, en 1236. Innocent IV accorda de nombreuses indulgences à ceux qui visitaient le sanctuaire de saint Michel. Par une bulle datée de 1255, Alexandre IV permit à Richard Toustin qui gouvernait «honorablement» son abbaye depuis dix-neuf ans, de porter la mitre, l’anneau, la tunique, la dalmatique, des gants et des sandales; en même temps il lui accorda le pouvoir de conférer la première tonsure ainsi que les ordres mineurs, et de donner la bénédiction solennelle. Richard, dit dom Louis de Camps, fit faire une mitre fort belle, toute couverte de perles et de pierreries, et «se voyant ainsi coeffé à la mode,» il donna sa bénédiction jusque sur les places publiques, dans les villes et les châteaux; mais on en porta «complaintes» au souverain pontife, qui modifia la bulle précédente et défendit en général aux abbés de bénir solennellement le peuple «ailleurs qu’aprez la messe, vespres et laudes.» A cette même époque, le Mont-Saint-Michel était le centre d’une grande association de prière et de fraternité, que plusieurs abbayes indépendantes avaient formée entre elles. Le plus grave événement de la prélature de Richard, le plus significatif relativement au culte de saint Michel et le plus heureux pour le mont Tombe, se rattache à l’année 1256 ou 1259. Le roi de France, célèbre déjà par sa bravoure et l’éclat de ses vertus, fit un premier voyage au Mont, au retour de cette croisade fameuse pendant laquelle il avait plus d’une fois échappé à la mort. Il arriva au pied de la montagne, suivi d’une brillante escorte. Richard, qui était descendu avec ses moines pour le recevoir, le complimenta et le conduisit dans la basilique au chant des hymnes et des psaumes. Après une fervente prière, saint Louis déposa sur l’autel de l’Archange une somme considérable pour réparer la croix des grèves et augmenter les fortifications de l’abbaye. Ce pèlerinage solennel accompli par le plus pieux de nos rois, ce don fait à l’Archange lui-même sur son autel privilégié, tout ce concours de circonstances a une haute portée pour l’histoire de saint Michel et de son culte. Richard Toustin employa une grande partie des ressources dont il disposait à compléter les travaux de ses prédécesseurs: «Ce fut luy, dit dom Huynes, qui fit faire Belle-Chaire et le corps de garde qui est dessous, non pour des soldats, car il n’y en avoit point encor, mais pour les portiers du monastère. Et tout joignant il fit commencer un autre bastiment qui est encor imparfaict. Il fit aussi commencer le chapitre qui se voit imparfaict du costé du septentrion joignant le cloistre.» Nous pouvons aussi lui attribuer l’ancienne tour fortifiée qui surmontait autrefois la fontaine de Saint-Aubert, et la tour du nord, la plus fière de toutes celles qui composent les fortifications du Mont-Saint-Michel et lui donnent l’aspect d’une forteresse inexpugnable. Ces constructions méritent d’être classées parmi les plus beaux modèles d’architecture militaire au moyen âge. En 1264, Richard Toustin mourut et fut enterré dans l’église, au bas de la nef. Les bénédictins choisirent pour lui succéder un religieux du Mont, nommé Nicolas Alexandre. Le nouvel abbé, non content de faire observer la discipline avec une grande exactitude à l’intérieur de son monastère, opéra aussi de sages réformes dans les prieurés qui étaient soumis à sa juridiction, et ses attraits pour la vie cachée ne l’empêchèrent pas de veiller aux intérêts des religieux. Sa piété contribua beaucoup à faire honorer le glorieux Archange en attirant au Mont des pèlerins célèbres. Il mourut le 17 novembre 1271, et reçut la sépulture dans le transept nord de l’église, à côté de l’autel dédié à saint Nicolas, son patron. Sous cette prélature, Louis IX donna de nouvelles marques publiques de sa dévotion envers le prince de la milice céleste. Il fit un deuxième pèlerinage au sanctuaire de l’Archange, et, par une charte royale promulguée en 1264, il légua au Mont la terre de Saint-Jean-le-Thomas; de plus, pour favoriser les vues de l’abbé, il interdit les assemblées parfois tumultueuses qui se tenaient dans la ville, et transféra au village de Genêts les foires du dimanche des Rameaux et du mardi de la Pentecôte. La piété de saint Louis trouva de nombreux imitateurs. Une multitude de pèlerins des différentes contrées de l’Europe s’agenouillaient chaque jour devant l’autel de l’Archange. Ils ne reculaient devant aucun sacrifice et s’imposaient souvent de rudes privations pour satisfaire leur piété. A cette époque de foi, nous voyons aussi de grands coupables traverser la France, visiter le Mont-Saint-Michel et de là se rendre à Saint-Jacques en Galice; ils prenaient ensuite le chemin de Rome, d’où ils partaient pour Jérusalem. Ainsi, au treizième siècle comme dans les âges précédents, les peuples vénéraient en saint Michel non-seulement le prince guerrier, mais aussi l’ange du repentir, l’appui, le guide des malades et des affligés. Les croisés, au retour de leur expédition lointaine, allaient de leur côté remercier «monseigneur» saint Michel de les avoir préservés des horreurs de la peste et arrachés aux mains de l’ennemi; de ce nombre fut l’héritier de Louis IX, Philippe le Hardi. Ce monarque ayant échappé à la contagion qui ravagea nos armées devant les murs de Tunis, attribua cette grâce à saint Michel, protecteur de la France, et conserva toujours une vraie dévotion pour le glorieux Archange; c’est pourquoi sous ce règne, comme sous les précédents, le prince de la milice céleste présida au progrès et à la formation de notre unité nationale. Pendant que Philippe le Hardi réunissait à la couronne plusieurs domaines ou duchés de France, le Mont fut gouverné par deux abbés qui montrèrent une grande sagesse dans l’administration intérieure, et déployèrent un zèle ardent pour défendre les intérêts des religieux contre les empiétements du dehors. Ils se nommaient Nicolas Fanegot et Jean le Faë. Le premier fut élu en 1271, à la mort de Nicolas Alexandre, et resta huit ans à la tête du monastère; il reçut la sépulture dans la basilique à côté de son prédécesseur. Jean le Faë, prieur claustral, lui succéda de 1279 à 1298. Cet abbé, dit dom Louis de Camps, charma par sa modestie les riches seigneurs de la contrée et les rendit «libéraux de plusieurs belles terres et seigneuries en faveur des religieux.» Il reçut de Rome des bulles qui confirmaient les dites donations et accordaient à l’abbaye de nombreux privilèges. Ces lettres, émanées de l’autorité pontificale, alors si respectée dans le monde chrétien, jettent une grande et vive lumière sur l’histoire du culte de saint Michel. Pendant le cours du moyen âge, en particulier à l’époque où nous sommes arrivés, les pèlerinages au sanctuaire de l’Archange étaient si célèbres en toute l’Europe que plusieurs papes, non contents d’approuver ces pieuses pérégrinations, accordèrent de précieuses faveurs à tous ceux qui visitaient la basilique. Nous voyons aussi, d’après les lettres des papes, que si les pèlerins du moyen âge n’essuyaient pas les attaques d’une presse impie et railleuse, ils étaient quelquefois assaillis par des bandes de voleurs; ils avaient surtout à craindre de continuelles vexations de la part des guides ou des vendeurs qui abondaient dans la ville et les environs. Pour faire cesser de pareils abus, il existait une arme plus puissante que la force physique et plus en rapport avec la mission de l’Église que le glaive matériel: les souverains pontifes, à l’exemple d’Alexandre III, défendirent sous peine d’excommunication de voler ou de molester les pèlerins qui venaient au Mont-Saint-Michel pour prier. [Illustration: Fig. 64.--Enseigne (image) en plomb de saint Michel trouvée dans la Seine, à Paris. Treizième siècle.] Depuis la conquête de la Normandie, les rois de France marchèrent sur les traces des «seigneurs papes de la sainte Église romaine.» Philippe-Auguste, Louis IX, Philippe le Hardi joignirent leur vaillante épée aux armes spirituelles des souverains pontifes et la mirent au service de l’archange saint Michel, qui, en retour, veillait sur les destinées du royaume. De leur côté, les évêques de la province de Normandie travaillèrent à la sécurité générale en condamnant une bande de scélérats, qui se disaient de la famille du géant Goliath et répandaient la terreur dans toute la contrée. C’est ainsi que la France de saint Louis, cette France si noble et si prospère, rendit un solennel hommage au prince de la milice céleste et mérita de figurer dans l’histoire de son culte avec la France de Clovis et de Charlemagne. Le treizième siècle touchait à sa fin. Le successeur de Philippe le Hardi, Philippe le Bel, malgré les fautes qui ternirent l’éclat de son règne, montra la même vénération, la même générosité que ses ancêtres pour le Mont-Saint-Michel. Ce prince, violent mais brave jusqu’à l’héroïsme, religieux malgré ses luttes scandaleuses contre l’Église, prouva par son exemple l’influence que l’Archange exerçait sur la nature fière et indomptable des chevaliers chrétiens. Sous ce règne, un religieux d’un rare mérite, appelé Guillaume du Château, prit le gouvernement du Mont, un an après la mort de Jean le Faë; il alla recevoir la bénédiction de l’évêque dans la cathédrale d’Avranches, et revint prendre possession de sa stalle la veille de Noël, 1299; il fut reçu à la porte principale par les bénédictins qui lui firent jurer d’observer les lois et les privilèges de l’abbaye, et le conduisirent dans la basilique. Tout faisait espérer une ère de longue prospérité sous la conduite d’un chef si remarquable et d’un maître si habile, quand tout à coup un sinistre inattendu vint consterner la cité de l’Archange et mit en péril l’avenir du monastère. Au mois de juillet 1300, la foudre tomba sur le clocher et le renversa: «Les cloches furent fondues, dit dom Huynes, et le métail découla de part et d’autre. Les toicts de l’église, du dortoir, et de plusieurs autres logis furent bruslez et les charbons tombans sur la ville ne laissèrent presque aucune maison sur pied.» La tour des livres, bâtie par le célèbre Robert du Mont, eut le sort de la flèche; elle s’écroula et ensevelit sous ses décombres plusieurs manuscrits d’une grande valeur. D’autres désastres signalèrent les premières années du treizième siècle. D’après les annalistes de l’époque, des tempêtes affreuses renversèrent les maisons et déracinèrent les forêts; la mer franchit ses limites, exerça de grands ravages sur le littoral et engloutit dans son sein «des animaux d’espèces diverses.» Guillaume du Château, loin de perdre courage en face de tant d’épreuves, entreprit la restauration du monastère et se mit à l’œuvre avec un zèle infatigable. Grâce aux offrandes des pèlerins, surtout du roi de France, il put relever une partie des ruines et refaire les toitures de l’église, du cloître et des maisons de la ville; il rebâtit les magasins de l’abbaye et continua les fortifications commencées par ses prédécesseurs. En 1307, une bulle du pape Clément V confirma tous les droits des religieux et accorda de nouvelles faveurs aux pèlerins. Aussitôt les grandes manifestations, qui s’étaient un peu ralenties depuis le désastre de 1300, reprirent leur cours habituel. L’évêque d’Avranches, Nicolas de Luzarches, se rendit au Mont pour faire sa visite à l’église de l’Archange; l’abbé l’attendit à la porte du monastère, «vestu pontificalement, la croce en main et la mitre en teste.» Le plus illustre pèlerin que reçut Guillaume du Château fut le roi de France, Philippe le Bel. Ce prince, non content de favoriser les bénédictins, en leur accordant le droit de pêche à Bricqueville et à Genêts, voulut à l’exemple de ses ancêtres, visiter en personne le sanctuaire du Mont-Saint-Michel; il se mit en route dans le cours de l’année 1311, et prit le chemin de la Normandie, suivi d’une brillante escorte. Guillaume du Château, qui avait su gagner «ses bonnes grâces,» célébra sa réception avec tout l’éclat que réclamait la majesté royale. Le monarque gravit le flanc de la montagne, entra dans la basilique et fléchit le genou pour prier le saint Archange; il fit ensuite de riches présents à l’abbaye et déposa sur l’autel deux épines de la sainte couronne avec une relique insigne de la vraie croix; il joignit à ces dons la somme considérable de 1,200 ducats pour l’acquisition de la fameuse statue de saint Michel en lames d’or, que l’on admirait encore au seizième siècle sous le grand crucifix de la nef. Dans la suite Charles VI, Charles VII, Louis XI, Charles VIII, François Iᵉʳ, Charles IX avec le prince Henri son frère, la fleur de la chevalerie française, plusieurs évêques suivis de leur clergé, des foules nombreuses viendront accomplir leur pèlerinage au Mont-Saint-Michel pour continuer les glorieuses traditions des anciens âges; et aujourd’hui, malgré nos récentes manifestations, «nous avons peine à nous faire une idée du respect et de la vénération que la sainte montagne inspirait autrefois (M. Demons).» Guillaume du Château ne vécut que trois ans après le pèlerinage de Philippe le Bel; il mourut le 11 septembre 1314, et fut inhumé dans la basilique, au bas de la nef. Pendant cette prélature, un écuyer nommé Pierre de Toufou fut établi gardien de la porte du Mont-Saint-Michel, moyennant deux pains et une quarte de vin de Brion par jour, plus une somme annuelle de 25 sols de monnaie. Les religieux, d’après un registre ouvert à cette époque, devaient aussi fournir des hommes au roi pour l’armée de Flandre, et un jeune seigneur, appelé Robert Roussel, se chargea par procuration de ce service onéreux. L’année même de la mort de Guillaume du Château, les bénédictins choisirent pour lui succéder le prieur de Saint-Pair, nommé Jean de la Porte; celui-ci resta vingt ans à la tête du monastère et mérita d’être placé parmi les premiers abbés du Mont-Saint-Michel. Ses religieux rendirent de lui le plus beau témoignage, dans une supplique adressée au souverain pontife: «Jean de la Porte nous a gouverné selon Dieu, écrivaient-ils; son humilité, sa piété, sa mansuétude, l’intégrité de ses mœurs, sa patience dans les épreuves, son amour de la justice, sa vie exemplaire, la bonne réputation qu’il s’est acquise, le charme de sa conversation en ont fait un pasteur accompli et un homme d’une grande probité.» Après son élection, le nouvel abbé se présenta devant le chapitre d’Avranches, qui administrait le diocèse depuis la mort de Michel de Pontorson; mais les chanoines le renvoyèrent à l’évêque de Dol qui le bénit en présence de l’abbé de la Lucerne; ensuite il fit serment de fidélité au roi de France et en reçut des lettres de protection près du bailli du Cotentin. Jean de la Porte ayant gouverné son monastère avec sagesse et fermeté, mourut le jour du vendredi saint, 14 avril 1334, à l’heure où les religieux devaient réciter l’office divin. Tous l’avaient aimé comme un père pendant sa vie; après sa mort, ils le vénérèrent comme un saint. Sa dépouille mortelle fut inhumée dans la chapelle dédiée à saint Jean l’Évangéliste, devant l’autel de la très sainte Trinité. Les bénédictins élevèrent à la mémoire de l’illustre abbé un mausolée remarquable, avec «son effigie relevée en bosse et revestue pontificalement;» ses armes, où brillait le symbole de la douceur unie à la force et à la charité, furent aussi reproduites dans le vitrail qui surmontait le tombeau, et à la voûte de la nef. Jean de la Porte s’efforça d’inspirer l’amour de la règle par ses paroles et surtout par ses exemples; en même temps il employa tous les moyens qu’il avait à sa disposition pour favoriser les hautes études. Ses efforts ne furent pas inutiles. A cette époque l’abbaye compta parmi ses membres des hommes de mérite, au nombre desquels figure Jean Enète. Ce religieux était versé dans la connaissance de l’Écriture sainte et de la théologie; et même, si l’on en juge par les ouvrages qui lui appartenaient, il n’était pas étranger à l’étude de la langue hébraïque. Comme la plupart des savants, il aimait les livres, et l’un de ses amis, nommé Jean Hellequin, ne trouva pas de présent plus agréable à lui offrir qu’une _Bible_ du prix de 10 livres et un volume des _Sentences_ de Pierre Lombard, qu’il avait acheté 8 livres parisis. Rien ne manquait alors à la prospérité du mont Tombe et saint Michel était honoré sous tous les titres que nos pères aimaient à lui donner. Le monastère acquit de nouveaux revenus en Bretagne, dans la ville d’Avranches, à Jersey et dans le diocèse de Coutances; les rois Louis X, Philippe V et Charles IV accordèrent de nouveaux privilèges au Mont-Saint-Michel et mirent leur couronne sous la garde de l’Archange; le souverain pontife Jean XXII, la reine Jeanne de France et les ducs de Bretagne, le roi d’Angleterre Édouard II, plusieurs évêques et seigneurs féodaux écrivirent au vénérable abbé ou envoyèrent des présents au sanctuaire de saint Michel; les grandes voies de Paris, d’Angers, de Rennes étaient couvertes de pèlerins qui se réunissaient sur les grèves, et là se rangeaient en longues files pour gravir le versant de la montagne et faire leur entrée solennelle dans les vastes nefs de la basilique; ils retournaient ensuite dans leur pays et y racontaient les merveilles dont ils avaient été les heureux témoins. Cependant à la France riche, prospère et triomphante, telle que saint Louis l’avait faite, allait succéder une France pauvre, humiliée, vaincue. La ligne directe des Capétiens venait de s’éteindre pour faire place à la branche puînée des Valois; la guerre de cent ans avec ses horreurs s’annonçait déjà menaçante; un vainqueur impitoyable devait bientôt battre en brèche nos vieilles institutions féodales pour établir sa domination sur un amas de ruines et tenter d’introduire chez nous une dynastie que la loi salique proscrivait. La vieille abbaye normande changea d’aspect. Robert de Torigni ne sortait pas de son monastère sans être accompagné de ses vavasseurs portant la lance au poing et l’écu sur la poitrine. Cette pompe féodale prit de tels développements sous Richard Toustin, que l’archevêque de Rouen, Eudes Rigault, et le souverain Pontife lui-même se crurent obligés d’y porter remède. Dans les _Constitutions_ de l’époque, il est défendu aux moines de «boire dans des verres au pied cerclé d’argent ou d’or,» de porter des «couteaux à manche richement ciselé,» de sortir sur des «chevaux caparaçonnés, avec des selles ornées d’arabesques.» Cette magnificence disparaîtra dans les siècles suivants pour faire place à la pauvreté; ces vases de prix seront engagés ou vendus pour alimenter la garnison du château et nourrir les derniers défenseurs de la France. Mais d’autres gloires étaient réservées au Mont-Saint-Michel dans ces temps malheureux, et l’Archange guerrier allait remporter de nouveaux triomphes; après avoir présidé à la formation de nos grandes universités en qualité de prince de la lumière, il devait se présenter à nos armées vaincues comme l’ange des _batailles_, le type de la bravoure et de la fidélité. [Illustration: Fig. 65.--Sceau de la baronnie de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, à Ardevon, 1452. Archives nationales.] [Illustration] CHAPITRE III SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL PENDANT LA GUERRE DE CENT ANS. I. L’ÉPISODE DES PETITS PÈLERINS. Un écrivain versé dans l’étude du moyen âge, M. L. Gautier, a tracé les principaux caractères du culte de saint Michel pendant la guerre de cent ans: «Rien, dit-il, ne se ressemble moins que la France des Capétiens et celle des Valois. Avant la guerre de cent ans, la France était, à tout le moins, aussi peuplée que de nos jours; elle était généralement riche et prospère, et le sort des classes inférieures y était peut-être aussi fortuné qu’aux meilleurs jours de notre histoire. Mais la guerre de cent ans a tout changé, et elle a fait de ce beau pays une terre dépeuplée et misérable. Il y a des populations françaises qui ont, à cette époque, couché dans leurs églises durant plusieurs années, tant leurs habitations étaient menacées par les Anglais et les compagnies. On ne peut guère se faire l’idée d’une telle misère, ni surtout d’une telle décadence. Le sens de la justice avait notablement baissé, et, comme le montrent nos lettres de rémission, le crime n’inspirait plus l’horreur qu’il doit inspirer. Le jour vint où l’on vit à Paris se pavaner l’Anglais insolemment vainqueur, et là, tout près de l’Anglais, dans le palais de saint Louis, un pauvre vieux roi de France qui avait perdu la raison. Quelquefois le pauvre Charles se mettait aux fenêtres de ce palais qu’on lui laissait par pitié, et il était acclamé par tout ce qui restait encore de bons Français dans la capitale déshonorée de la France conquise. C’est alors que tous les Français se prirent à penser à saint Michel et à en faire leur idée fixe. Ils voyaient dans le ciel les grandes ailes lumineuses de l’Archange, qui s’étendaient au-dessus de ce beau pays, et qui nous promettait, en quelque sorte, la revanche tant souhaitée. Saint Michel fut obstinément, opiniâtrément aimé, prié, attendu, désiré, et c’est vers le sanctuaire du mont Tombe que se dirigeait le regard de l’espérance universelle. Jeanne d’Arc a partagé cette espérance; Jeanne d’Arc a eu ce regard. On sait le reste, et comment, la plus simple, la plus candide, la plus charmante de toutes les jeunes filles devint, avec l’aide de saint Michel, la libératrice d’une nation dont les destinées sont intimement liées avec celles de l’Eglise.» De 1328 à 1337, c’est-à-dire dans les années qui précédèrent immédiatement les grandes hostilités, la France parut entrevoir les événements qui allaient s’accomplir, et dès lors, son attention se porta sur le Mont-Saint-Michel. Depuis 1333, le roi d’Angleterre, manifestant de plus en plus ses prétentions à la couronne de Philippe VI, les peuples se portèrent en foule vers le sanctuaire miraculeux, et tous, unis dans la même foi et la même espérance, supplièrent l’Archange de les secourir à l’approche du danger. A cette époque se rattache un épisode touchant, qui jeta l’Europe dans l’admiration. Des croisades de jeunes bergers, appelés _Pastoureaux_, s’étaient mises en marche pour aller combattre les Sarrasins et prier sur le tombeau du Sauveur; le Mont-Saint-Michel allait avoir aussi ses pèlerinages de _Petits Enfants_. Ne convenait-il pas aux anges de la terre de visiter le palais des anges du ciel, et la voix de l’innocence ne devait-elle pas se faire entendre sous ces voûtes sacrées, où les pécheurs venaient chaque jour implorer la miséricorde de Dieu? Laissons la parole à nos pieux chroniqueurs et n’enlevons rien à la naïveté, à la poésie, à la vivacité de leurs récits. En 1333, dit dom Huynes, «une chose advint grandement admirable et est telle. Une innombrable multitude de petits enfants qui se nommoient pastoureaux vinrent en cette église de divers pays _lointins_ les uns par bande, les autres en particulier.» Des voix mystérieuses leur avaient dit: Levez-vous et allez au Mont-Saint-Michel; «incontinant ils avoient obéys, poussez d’un ardent désir, et s’estoient dès aussy tost mis en chemin, laissans leurs troupeaux emmy les champs, et marchant vers ce Mont sans dire adieu à personne.» Un enfant âgé de vingt-un jours dit à sa mère d’une voix forte et intelligible, comme s’il eût atteint l’âge de vingt ans: «Ma [Illustration: Fig. 65.--Pèlerins arrivant au Mont-Saint-Michel, conduits par un petit enfant. Miniature d’un ms. du Mont. Quatorzième siècle. Bibl. d’Avranches.] mère, portez-moi au Mont-Saint-Michel.» Celle-ci «grandement étonnée, et ce n’est merveille, publia dès l’heure ces paroles par tout le voisinage, et vint en cette église apportant son petit poupon.» Deux autres du diocèse de Séez voulurent se mettre en marche à l’insu de leurs parents; mais ceux-ci les saisirent et les enfermèrent sous clef, espérant par là les détourner de leur projet; ils réussirent en effet, ajoute l’annaliste, car les deux enfants moururent de chagrin et on les trouva les bras étendus comme pour implorer le secours de l’Archange, «lequel (ainsy qu’il est croyable) receut leurs âmes et les conduisit au ciel; une tant ardente dévotion leur ayant esté réputée pour méritoire.» Dieu prenait sous sa garde les petits pèlerins de saint Michel, et malheur à ceux qui les insultaient ou les accusaient de témérité. On rapporte que dans la ville de Chartres, une femme «superbe et mal apprise» se moqua d’une troupe d’enfants qui venaient en pèlerinage au mont Tombe; à l’instant, le démon s’empara de cette malheureuse et la tourmenta d’une étrange façon. Ses amis supplièrent l’Archange «de prendre compassion» d’elle et de «luy restituer sa pristine santé,» ajoutant qu’elle irait le remercier dans son sanctuaire; en effet, elle fut délivrée du mal qui l’obsédait et bientôt on la vit «saine et joyeuse» s’agenouiller devant l’autel de l’Archange, rendant grâce à Dieu qui «chastie ceux qu’il ayme,» afin de les guérir et de les sauver. Un homme de Mortain, mettant obstacle au pèlerinage de plusieurs enfants qu’il avait en pension, perdit l’usage de la parole, et trois ouvriers de Sourdeval, attribuant au sortilège ou à la magie l’enthousiasme des petits _pastoureaux_, furent saisis d’une maladie douloureuse qui les conduisit aux portes de la mort; ils recouvrèrent la santé, grâce à l’intervention de saint Michel, et se rendirent au mont Tombe pour demander pardon à l’Archange de la faute dont ils s’étaient rendus coupables envers les jeunes pèlerins. La bonne Providence, qui prend soin des petits oiseaux et donne au lis une riche parure, nourrit plus d’une fois les pastoureaux de saint Michel. Un jour, disent les annalistes, des enfants qui venaient de fort loin en pèlerinage au Mont, achetèrent un pain de deux deniers et s’assirent en cercle pour prendre leur repas. La part de chacun était bien faible; mais, par un miracle de la puissance divine, tous se rassasièrent et avec les restes ils remplirent leurs besaces. Une autre fois, une multitude de petits pèlerins entrèrent dans une hôtellerie et firent pour six sous de dépense: «A la fin du disner, ajoute dom Huynes, n’ayant de quoy payer, ils ne demandèrent à compter, mais à sortir.» L’hôtelier les retint et leur dit qu’il voulait être payé sur-le-champ; eux d’implorer sa miséricorde en le suppliant d’avoir compassion de leur pauvreté; mais cet homme impitoyable, aimant mieux «qu’on le satisfit d’argent que de belles paroles,» ne prit point «plaisir à ces discours.» C’est pourquoi, comme il ne pouvait rien attendre de ses hôtes, il les mit à la porte après leur avoir infligé à tous «un bon soufflet;» ensuite «il s’en alla retirer la nappe sur laquelle ils avoyent disné, et, chose admirable, il vit une plus grande quantité de morceaux de pain» qu’il n’en «devoit rester naturellement, et trouva dans un verre six sols, ce que considérant, il fut marry d’avoir souffleté ces petits pellerins, et prenant l’argent il courut après eux et le leur offrit, leur demandant pardon.» Ceux-ci refusèrent, et «joyeux, sains et gaillards,» ils continuèrent leur voyage vers le Mont-Saint-Michel où ils arrivèrent après trois jours de marche. Parmi ces enfants, plusieurs malades ou infirmes éprouvèrent l’assistance de saint Michel. L’un d’eux, disent les anciens manuscrits, avait «le col tourné tout de travers, si bien qu’au lieu de voir devant soy, il voyait derrière.» Son père, qui était «fort marry,» avait donné beaucoup d’argent aux médecins pour obtenir sa guérison; mais, tous les remèdes humains étant inutiles, il avait imploré l’aide du glorieux Archange, afin que par son intervention «il plut à Dieu redresser le col» de son fils. Sa prière fut exaucée, et, dans le cours de l’année 1333, il fit en action de grâce un pèlerinage au Mont-Saint-Michel avec son enfant qu’il menait «par la main.» La même époque fut signalée par d’autres prodiges ni moins célèbres, ni moins étonnants. Il est rapporté que pendant la nuit une vive lumière, appelée _clarté de saint Michel_, enveloppait l’église et le sommet de la montagne, tandis que les anges faisaient entendre une céleste harmonie. Une femme depuis longtemps paralysée recouvra l’usage de ses membres, et aussitôt, dit un historien, elle jeta «les énilles» ou «potences» dont elle se servait pour marcher, et «estant arrivée devant le grand autel saint Michel,» elle remercia Dieu de l’avoir guérie par l’intercession de l’Archange. Un sourd-muet de la ville de Caen vint en pèlerinage au Mont avec plusieurs compatriotes. A peine était-il à genoux dans l’église que sa langue se délia et ouvrant la «bouche avec un fort grand bruit et rugissement» il dit: «Saint Michel, aidez-moi.» Un autre visiteur du pays de Mortain fut saisi d’une telle émotion en voyant la sainte montagne, qu’il se mit à courir pour devancer ses compagnons de voyage; arrivé dans le sanctuaire, il ne put proférer aucune parole; mais il invoqua le puissant Archange et fut guéri. La même année, deux femmes, l’une de Coutances, l’autre d’une paroisse de Bayeux, obtinrent une prompte guérison. Plus tard un cavalier normand, entraîné par les flots, appela saint Michel à son aide, et aussitôt il se sentit porté vers le rivage par une puissance invisible; dans un péril semblable, un autre pèlerin s’écria en tournant ses regards vers le Mont: «Saint Michel, aide-moi, et yrai à ta merci!» Cette prière à peine achevée, «la mer le rejeta vers Tombelaine, où, par les mérites et intercession de saint Michel, il fut trouvé sain et joyeux auprès de son cheval qui estoit mort.» «Enfin, ajoute dom Huynes, d’autres personnes (naviguant) sur la mer, eussent plusieurs fois estez engloutis de ses ondes si saint Michel, auquel ils se recommandoient, ne les eust secourus; et ce vieux navire, qu’on voit en la nef de cette église, vis-à-vis de la grand’porte, suffit entre mille pour nous en rendre tesmoignage.» Ces faits rapportés par les anciens annalistes sont autant de preuves de la croyance et de la piété de nos pères. Tous étaient persuadés que la lutte engagée à l’origine, entre l’Archange et Satan, se continuait toujours, et le Mont-Saint-Michel était regardé comme le théâtre de ce combat terrible qui ne doit pas se terminer avant la fin des siècles. Les moines, en particulier, pensaient que leur abbaye était fidèlement gardée par le prince de la milice céleste, comme l’atteste une pieuse tradition rapportée par dom Huynes: «J’adjouteray, dit cet auteur, une chose qui a esté remarquée de tout temps et pourroit seule servir de preuve que le glorieux Archange a chosi et chérit cette sainte montagne, c’est que toustes et quantes fois que quelque moyne de ce Mont est proche de la mort, soit icy ou ailleurs, l’on entend comme une personne qui frappe, comme avec un marteau par trois fois en quelque endroit et l’on n’a point encore veu mourir de moyne en ce monastère, qu’il n’ait eu une belle fin.» Il ne faut donc pas s’étonner si tous les regards se portèrent sur le Mont-Saint-Michel au moment où une guerre d’extermination paraissait imminente entre la France et l’Angleterre. Il était touchant, à cette heure décisive, de voir des milliers de pèlerins, et surtout les petits pastoureaux traverser les campagnes de Normandie qui devaient être bientôt arrosées de sang, gravir d’un pas agile le sentier qui conduisait au sanctuaire de l’Archange et s’agenouiller devant l’autel miraculeux. Il était beau de les voir attacher sur leurs vêtements la coquille traditionnelle, et de les entendre chanter quelques refrains populaires en l’honneur de saint Michel. A mesure que le danger approchait, le vieux cri de nos pères s’échappait plus fort et plus suppliant de toutes les poitrines: saint Michel, à notre secours; défendez-nous dans le combat. Cette protection de l’Archange devait se faire sentir d’une manière visible, pendant les longues épreuves qui allaient s’abattre sur notre patrie et la couvrir d’un amas de ruines. Les pèlerinages des petits pastoureaux furent suivis de la lutte sanglante qui désola pendant plus d’un siècle la France et l’Angleterre; mais le Mont-Saint-Michel résista toujours aux assauts de l’étranger. Souvent des armées entières firent des efforts suprêmes pour s’emparer de l’abbaye; chaque fois elles échouèrent contre l’invincible résistance des moines et des chevaliers. La montagne apparut alors semblable à une terre vierge que le pied du vainqueur ne foula jamais, et comme une citadelle d’où partirent les premiers traits qui repoussèrent l’invasion de l’Anglais. Pendant plusieurs années, l’indépendance nationale de la France ne compta plus qu’un petit nombre de défenseurs, et l’ennemi, favorisé par nos dissensions intestines, ne rencontrait dans sa marche aucun obstacle sérieux; la Normandie surtout, la Normandie qui avait conquis l’Angleterre à la journée d’Hastings, était vaincue à son tour et subissait le joug le plus dur et le plus humiliant. Désormais il ne fallait pas attendre des hommes la délivrance et le salut; mais le ciel qui n’avait point protégé les Anglo-Saxons contre le glaive de Guillaume le Conquérant, ne voulut pas qu’une race étrangère usurpât le trône de saint Louis, et l’Archange fut le messager dont Dieu se servit pour accomplir ses desseins de miséricorde. II. LES PRÉPARATIFS DE DÉFENSE. A la mort de Jean de la Porte, en 1334, les bénédictins portèrent leurs suffrages sur Nicolas le Vitrier qui était natif du Mont et remplissait déjà dans le monastère la charge de prieur. Selon l’usage, le nouvel élu alla recevoir la bénédiction de l’évêque d’Avranches et revint ensuite prendre possession de sa stalle, après avoir juré sur les Évangiles d’observer fidèlement les lois et coutumes de l’abbaye. Trois ans plus tard, tandis que Nicolas le Vitrier gouvernait ses religieux avec sagesse et travaillait à opérer des réformes que les circonstances pouvaient rendre nécessaires, la guerre de cent ans éclata comme un coup de foudre annoncé par un orage menaçant, et avec elle s’ouvrit pour la cité de l’Archange cette ère mémorable pendant laquelle le monastère devait exercer à l’extérieur une influence jusque-là inconnue. Sous Nicolas le Vitrier, le nombre des religieux s’élevait à quarante; leur vie était partagée entre la prière, l’étude et le service des pèlerins; deux des plus distingués étaient envoyés à Paris et à Caen aux frais des prieurés de l’abbaye, pour suivre les cours des universités et se livrer aux hautes études. Plusieurs monastères, églises et chapelles dépendaient des bénédictins ou formaient avec eux une vaste association de prière et de fraternité. Parmi les pèlerins de cette époque, un certain nombre venaient implorer le pardon de leurs crimes. Il est rapporté qu’un certain Guillaume Lesage, de Vains, ayant noyé son beau-père dans la grève du Mont, au mois de novembre 1357, obtint sa grâce du dauphin et fut délivré des prisons de Saint-James, mais à la condition qu’il ferait trois fois, «nu-pieds et en chemise,» le pèlerinage du Mont-Saint-Michel, et qu’il prierait Dieu de protéger le roi, son fils et la couronne de France. L’abbaye protégée par l’escarpement de la montagne et le flux de la mer, était admirablement disposée pour la défense et possédait déjà une enceinte assez forte pour opposer une vive résistance aux attaques du dehors. Par-dessus tout, dit un historien, «l’Archange saint Michel en estoit le fidèle» gardien, selon qu’il l’avait promis au bienheureux Aubert. Cette abbaye-forteresse qui se dressait comme un géant aux portes de la France et défiait les menaces des Anglais, attira l’attention de nos rois. Sous le règne de Charles le Bel, en 1324, l’année même où Édouard d’Angleterre prenait les armes pour soutenir ses prétentions sur les limites de la Guyenne, Guillaume de Merle, capitaine des ports et frontières de Normandie, appréciant l’importance militaire du Mont-Saint-Michel, jugea utile d’y envoyer un soldat avec cinq valets. Les religieux leur ouvrirent l’entrée de l’abbaye et les logèrent dans l’appartement du portier; mais Guillaume voulant leur imposer la charge de les nourrir et de les payer, ils s’y refusèrent et adressèrent des plaintes à Charles IV. Des commissaires royaux, nommés par lettres patentes du 25 janvier 1326, déclarèrent après mûr examen que le Mont avait toujours été loyalement gardé par les chanoines d’abord et ensuite par les bénédictins, et qu’il serait injuste d’imposer à ces derniers l’obligation d’entretenir une milice que Guillaume de Merle leur avait imposée de son autorité personnelle. En 1334, Philippe VI, non content d’approuver cette déclaration signée par les premiers vassaux du pays, prit à sa charge l’entretien des soldats et accorda de nombreux privilèges au Mont-Saint-Michel. [Illustration: Fig. 66.--Monnaie de Philippe VI, à l’effigie de saint Michel.] Deux années auparavant, dans une circonstance solennelle, le monarque avait donné une preuve éclatante de sa dévotion envers le chef de la milice céleste. Après avoir marié Jean, duc de Normandie, à Bonne, fille du roi de Bohême, il voulut le faire chevalier le jour de Saint-Michel. Un grand nombre de princes et de seigneurs se rendirent à Paris pour assister à cette fête qui fut des plus pompeuses, et donner un témoignage d’affection au jeune chevalier dont le nom devait être dans la suite le synonyme de la bravoure et de l’honneur. En choisissant cette date populaire pour une cérémonie aussi auguste, Philippe de Valois imitait les anciens rois de France, Charlemagne et ses successeurs; en effet, comme l’atteste l’auteur de la _Chanson de Roland_, c’est à la Saint-Michel que se tenaient souvent les cours plénières et que l’on prenait les engagements les plus sacrés et les plus irrévocables. Sous le même règne, l’effigie de l’Archange terrassant le dragon à l’aide de la croix fut gravée sur des pièces de monnaie appelées _anges d’or_ ou _angelots_. Saint Michel y apparaît revêtu de la puissance et de la dignité royale; il porte la couronne aux fleurs de lys, et sa main gauche s’appuie sur l’écusson de France (fig. 66). En 1347, Philippe VI de Valois prit encore la défense de l’abbé contre Guillaume Paynel, et il ordonna de restituer aux moines le montant des taxes prélevées sur le monastère. Nicolas le Vitrier ne jouit pas d’un moindre crédit à la cour de Rome. Il vécut aussi en bonne intelligence avec l’évêque et les chanoines d’Avranches. Ceux-ci lui confièrent le trésor de leur église, pendant que les Anglais dévastaient l’Avranchin. Il profita de son influence et put exécuter des travaux importants, malgré les menaces incessantes de l’ennemi et le grave accident survenu en 1350. La foudre tomba sur l’église, et le monastère devint la proie des flammes. Sans perdre courage, Nicolas le Vitrier se mit à l’œuvre, fit réparer les désastres de l’incendie, restaura les bâtiments et veilla au bon entretien des remparts. La fin de cette prélature fut signalée par des événements d’une grande importance pour le Mont-Saint-Michel. A la faveur des troubles qui suivirent la mort de Philippe VI, les Anglais se jetèrent sur la France et ajoutèrent les désolations de la guerre aux horreurs de la Jacquerie; ils exercèrent de grands ravages sur le littoral, et s’ils n’essayèrent pas encore de mettre le siège devant la cité de l’Archange, ils rendirent le péril plus pressant et attirèrent de nouveau l’attention du roi sur la situation exceptionnelle de la place. Jean le Bon publia des lettres patentes par lesquelles il déclarait prendre l’abbaye sous sa protection. Charles V ayant la régence du royaume pendant la douloureuse captivité de son père, nomma l’abbé gouverneur et capitaine du château; il lui permit de prélever 50 livres de rente sur le prieuré de la Bloutière, et il exempta du service militaire les habitants de quatre paroisses voisines, Ardevon, Huisnes, L’Espas et Beauvoir, à la condition qu’ils mettraient des hommes à la disposition des bénédictins pour faire le guet au Mont-Saint-Michel. Cette page, l’une des plus curieuses et des plus instructives de cette histoire, est racontée par dom Huynes dans un langage plein de noblesse et de patriotisme: «l’abbé Nicolas le Vitrier, dit-il, estant venu à bout de la difficulté touchant le payement des soldats, sa vigilance ne s’arresta point là, car voyant toute sa chère patrie oppressée de misères et calamitez procédentes des malheureuses guerres qu’Édouard troisiesme du nom, roy d’Angleterre allumoit en France contre Philippe sixiesme dit de Vallois, successeur légitime de Philippe quatriesme dit le Bel, il prit luy mesme le soin de maintenir cette place en l’obéissance des rois de France et ne se fiant nullement à quelques externes qui disoient avoir commission du roy Philippe de la garder il les mit hors, du consentement du roi, et fit garder cette abbaye par ses hommes et serviteurs, faisant luy-mesme un tel guet autour de ce rocher que jamais nul Anglois durant les troubles n’y mit le pied. Cette grandeur de courage fit que par après plusieurs roys de France deffendirent par leurs patentes que nul fut capitaine de ce Mont sinon l’abbé ou celui qu’il plairoit à l’abbé. Et le roy Charles cinquiesme n’estant encore que duc de Normandie en donna des lettres à cet abbé Nicolas le Vitrier, le vingt-septiesme de janvier mil trois cent cinquante-six, et d’autres le vingt-deuxiesme décembre de l’an mil trois cent cinquante-sept.» Nicolas le Vitrier ne jouit pas longtemps de ses nouveaux privilèges. La mort vint le surprendre au milieu de ses travaux, le 30 octobre de l’année 1362. Quelques jours auparavant Urbain V l’avait honoré d’un _bref_ pontifical. Ici une réflexion se présente d’elle-même à la pensée. Un moine à la fois abbé et seigneur, archidiacre et capitaine, supérieur d’une maison religieuse et gouverneur d’un château-fort, travaillant de concert avec le légat du saint-siège au maintien de la discipline monastique qui tend à s’affaiblir et commandant à des soldats toujours en alerte dans un pays agité par des guerres continuelles, assistant aujourd’hui à un chapitre de son ordre à Saint-Pierre de la Couture et demain siégeant sur un tribunal, favori des princes et protégé du souverain pontife; il n’y a rien là qui soit en rapport avec nos mœurs et nos idées modernes. Oui, sans doute; mais alors pouvait-il en être autrement, et, sans la mesure prise par Charles V, le Mont-Saint-Michel serait-il devenu l’un des boulevards de la France à cette heure de défection universelle et de lâches trahisons? L’histoire va se charger de répondre. Comme on n’entendait de toutes parts que des bruits de guerre, les religieux choisirent pour remplacer Nicolas le Vitrier un homme d’une bravoure vraiment chevaleresque et aussi capable, dit un historien, de «commander à des soldats mercenaires et fougueux sur des murailles, qu’à des enfants d’obédience en leurs clouestres.» Il se nommait Geoffroy de Servon, et était issu d’une illustre famille de l’Avranchin. Sa prélature qui embrasse vingt-trois ans, de 1363 à 1386, est une des plus célèbres que nous offrent les annales du Mont-Saint-Michel. L’influence religieuse et sociale de l’abbaye-forteresse augmentait à mesure que l’invasion étrangère devenait plus redoutable et les troubles intérieurs plus menaçants. Le traité désastreux de Brétigny avait humilié la France sans lui rendre la paix, et, pendant que Jean le Bon allait reprendre ses fers en disant que si la bonne foi était bannie de la terre, elle devait trouver asile dans le cœur des rois, des factieux jetaient le trouble dans la capitale ou dévastaient nos campagnes déjà si pauvres et si désolées. Dans ce péril extrême, les véritables Français levèrent au ciel des mains suppliantes, et appelèrent saint Michel à leur secours. Malgré les dangers auxquels on s’exposait en traversant un pays infesté par des bandes de voleurs, les pèlerinages continuaient avec une grande affluence. L’année même de l’élection de Geoffroy, les religieux virent arriver au Mont un prince non moins illustre par la sainteté de sa vie, que par la noblesse de sa naissance; il marchait pieds nus et portait l’habit sombre du pèlerin. C’était Charles de Blois, qui, peu de mois après, versait son sang dans les plaines d’Auray. Le pieux duc déposa dans le trésor de l’église des ossements de saint Hilaire et une côte de saint Yves qui fut renfermée dans un reliquaire de vermeil, avec cette inscription: «Voici la coste sainct Yves que monsieur Charles de Blois cy donna.» Le nombre des étrangers, surtout à certains jours de fête, devint si considérable qu’il fallut prendre des mesures énergiques pour la sûreté de la place. Charles V, désirant récompenser la grande loyauté et parfaite obéissance de ses «chiers et amez religieux,» et voulant empêcher toute surprise de la part des «adversaires» qui auraient pu se glisser parmi les pèlerins, nomma Geoffroy de Servon capitaine du château et le chargea de faire «grande diligence» contre «la force, malice ou subtilité» de l’ennemi. Le monarque écrivait la même année, 1364: «Nous deffendons estroitement» à tout visiteur d’entrer dans la ville avec «cuteaux poinctus, espées et autres armures;» cette permission n’est accordée qu’à «nos frères» et à ceux qui en auront un «espécial commandement.» La prescription du roi fut mise en vigueur, l’année suivante, contre Jean Boniant, vicomte d’Avranches, ville pour lors «navarroise et ennemye, lequel portant un grand cutel à poincte nez, de sa volonté, par force et puissance» avait voulu pénétrer dans l’abbaye «avecques plusieurs autres compagnons.» [Illustration: Fig. 67.--Le connétable du Guesclin devant le roi Charles V. Miniature de la _Chronique de Bertrand du Guesclin_, par Jean d’Estouteville, ms. du quinzième siècle. Bibl. de M. Ambr. Firmin-Didot.] Toutes ces mesures de prudence ne suffirent pas encore pour la tranquillité des religieux. La renommée attirait parfois une telle multitude de pèlerins, que Geoffroy de Servon dut recourir à des moyens plus efficaces, afin d’empêcher tout désordre et de prévenir les attaques à main armée; il fut décidé que les vassaux des grands fiefs de l’abbaye viendraient tous les ans, le jour de la Saint-Michel, prêter secours aux défenseurs de la place et fourniraient des soldats en cas de guerre. Du nombre de ces gentilshommes «étaient le sieur de Hambye, Louis de la Bellière, Robert du Buat, Hervé de la Cervelle, Robert de la Croix,» et plusieurs autres que l’on peut regarder comme les prémices et la fleur des chevaliers de saint Michel. Cette troupe d’élite avait un _chef_ digne de la commander. Bertrand du Guesclin, le brave par excellence, était lieutenant du roi pour la Normandie (fig. 67). Il dut visiter plus d’une fois la cité de saint Michel. Déjà, n’étant que simple capitaine, il avait pris des mesures de sûreté pour l’abbaye, et, même avant l’ordonnance de Charles V, il avait prohibé l’entrée du château avec des armes. Un jour, il réunit quelques gentilshommes bretons et normands, se mit à la poursuite des Anglais, les atteignait et les tailla en pièces «dans les Landes de Meillac (d’Argentré).» La digne épouse de Bertrand du Guesclin, Tiphaine Raguenel, fille de messire Robert Raguenel et de Jeanne de Dinan, vicomtesse de la Bellière, eut aussi des rapports étroits avec la cité de l’Archange. En 1366, peu avant le départ de son mari pour l’Espagne, elle quitta Pontorson où un officier anglais avait tenté de la faire captive, et chercha un abri derrière les remparts du Mont-Saint-Michel. Son époux, disent les annalistes, lui bâtit «vers le haut» de la ville, «un beau logis» dont il existait encore quelques murailles au dernier siècle; il lui confia cent mille florins et partit pour aller se mettre à la tête des _grandes compagnies_. Tiphaine, non moins libérale envers les pauvres que brave dans le danger, vida la cachette et distribua le trésor aux soldats que la guerre avait laissés sans ressources. Elle occupait ses loisirs à l’étude de la philosophie et à la contemplation des astres, ce qui la fit passer pour sorcière aux yeux de plusieurs Montois et lui valut le nom de Tiphaine-la-Fée; elle composa même des «éphémérides» que certains auteurs prétendent reconnaître dans la bibliothèque d’Avranches. Tiphaine Raguenel mourut à Dinan. Elle avait demandé que Geoffroy de Servon officiât à ses obsèques, et cette faveur lui fut accordée. Enfin, par un acte du 13 mars 1377, Charles V donna au connétable la ville et la vicomté de Pontorson avec d’autres biens situés en Normandie, moyennant une rente annuelle de mille livres (_Arch. nat._, c. k. 51, n. 19). Ainsi, Bertrand du Guesclin, dont le nom seul réveille tant de souvenirs glorieux, passa les meilleures années de son existence sous le regard de l’Archange, à côté de son principal sanctuaire. Malgré tous ces faits glorieux, la prélature de Geoffroy de Servon ne fut pas exempte d’épreuves. En 1374, un nouvel incendie allumé par le feu du ciel causa de grands ravages dans l’église, le dortoir et plusieurs maisons de la ville. Le vénérable abbé travailla jour et nuit à réparer ces ruines, imitant, selon l’expression d’un historien, les soldats de l’Ancien Testament qui tenaient «la truelle d’une main et l’espée de l’autre.» Les désastres de l’incendie à peine réparés, l’infatigable Geoffroy, ajoute dom Louis de Camps, fit bâtir une petite chapelle «au lieu où est maintenant le logis abbatial,» et la dédia en l’honneur «de sainte Catherine» qui commençait dès lors à partager avec l’Archange le patronage des études. Il fallait, comme on l’a dit avec raison, le courage et le génie de l’abbé Geoffroy pour exécuter tous ces travaux à une époque où les Anglais infestaient le pays, et, semblables à des vautours qui observent une proie, épiaient le moment favorable pour se précipiter sur les défenseurs de la citadelle. Ils s’étaient même fixés sur le rocher de Tombelaine depuis 1372, et de là ils tenaient sans cesse le Mont-Saint-Michel en échec. Il est vrai que les bénédictins trouvèrent de puissants appuis. Le roi de France, la duchesse d’Orléans, plusieurs comtes et barons de Normandie, le duc de Bretagne et le comte du Maine, secondèrent les généreux projets de Geoffroy et firent au monastère de riches donations soit en terre, soit en argent. Les travaux matériels et les dangers de la guerre ne furent pas un obstacle au bien d’un ordre supérieur. Outre les pèlerinages qui se succédaient toujours, autant que la présence de l’ennemi pouvait le permettre, un grand nombre de pécheurs et même des infidèles venaient implorer l’Ange du repentir, et se jetaient aux pieds des religieux pour obtenir le pardon de leurs fautes et trouver la paix du cœur. On rapporte qu’un juif, nommé Isaac, quitta Séville et vint se fixer à Rouen. Le dimanche avant l’Épiphanie, il crut entendre l’Archange saint Michel qui lui persuadait d’embrasser la religion chrétienne. Fidèle à cette invitation, il se rendit au Mont et pria l’abbé Geoffroy de lui donner le baptême. Celui-ci l’accueillit avec joie et reçut son abjuration en présence de l’official et du chancelier d’Avranches; ensuite il le régénéra dans les eaux salutaires et lui donna le nom de Michel. Vers le terme de sa glorieuse carrière, Geoffroy de Servon obtint le droit de donner la bénédiction solennelle, avec la mitre et les ornements pontificaux, dans toutes les églises, même dans la cathédrale d’Avranches, en présence non seulement des évêques, mais aussi du métropolitain. Ces privilèges étaient sans précédents. Cependant des jours plus glorieux encore devaient se lever pour le Mont-Saint-Michel; le célèbre Pierre le Roy allait continuer les préparatifs de défense commencés par Nicolas le Vitrier et Geoffroy de Servon, et travailler plus à lui seul que ses deux prédécesseurs à l’honneur et au triomphe de la cité de l’Archange. III. LE MONT-SAINT-MICHEL ET PIERRE LE ROY. Le dernier jour de février 1386, Geoffroy de Servon mourut et fut enterré dans la nef de la basilique. La même année, les bénédictins élurent pour lui succéder un homme remarquable par l’étendue de sa science et la maturité de ses conseils; il était natif d’Orval au diocèse de Coutances et avait gouverné les monastères de Saint-Taurin et de Lessay; il s’appelait Pierre le Roy: nom bien mérité, dit un chroniqueur, car il était «le roy des abbez, je ne diray pas du Mont-Saint-Michel; mais encore de tout son siècle, veu les charges honorables où il a esté élevé par les souverains pontifes et les employs glorieux qui lui ont esté commis par le roy de France.» Pierre le Roy, après de brillantes études, avait conquis le grade de docteur en droit canonique; il brilla toujours par la pureté de sa doctrine et se montra le zélé défenseur des droits de l’Église au milieu des luttes désastreuses qui agitèrent l’Europe pendant le schisme d’Occident. A l’intérieur de son monastère, il fit régner l’amour du silence, de la prière et de l’étude; il rédigea plusieurs constitutions qu’il mit en vigueur, et son plus grand souci fut de rétablir la régularité parmi les religieux; il n’omit rien pour favoriser l’étude de la sainte Écriture, du droit ecclésiastique et des sciences profanes; il donnait lui-même des leçons aux plus anciens, et pour les plus jeunes il choisit des maîtres expérimentés qui devaient leur apprendre la grammaire, le calcul et les autres branches des connaissances humaines. Afin de rendre les études plus faciles, il fit l’acquisition de plusieurs volumes précieux. On attribue à son temps l’un des plus beaux _Missels_ de la bibliothèque d’Avranches et deux registres très importants, dont l’un reçut le nom de _Livre blanc_ et l’autre fut appelé le _Calendrier de Pierre le Roy_. C’est aussi sous le même abbé, à la fin du quatorzième siècle ou dans les premières années du quinzième, qu’un religieux du Mont copia et enrichit de belles majuscules un des traités de saint Thomas d’Aquin. [Illustration: Fig. 68.--Sceau de Pierre le Roy, 1388. Archives nationales.] Comme l’atteste ce manuscrit, les bénédictins du Mont-Saint-Michel allaient, à l’exemple de tant d’autres, puiser dans les œuvres du Docteur Angélique les armes dont ils avaient besoin pour défendre la vérité et combattre les préjugés que l’esprit de mensonge s’efforçait d’accréditer alors au sein de l’Église catholique. Ces occupations assidues ne firent point négliger les soins matériels. Les moines dressèrent l’état des revenus, et rétablirent l’ordre dans le chartrier du monastère. Pierre le Roy fit un noble usage des richesses que la Providence mit à sa disposition; il consacra d’abord les biens de l’abbaye et les dons des pèlerins à restaurer le sanctuaire et l’autel; il dota deux chapelains pour Notre-Dame-des-Trente-Cierges et enrichit l’église de plusieurs reliques insignes, ornements et tableaux apportés de Paris; il remplaça les vieilles stalles par d’autres sculptées avec art et décorées de ses armes (fig. 69). Il rebâtit le sommet de la tour des Corbins qui était tombé depuis peu: dans cette tour, dit dom Huynes, «est un degré (pour monter) du bas de l’édifice jusques au haut. Et depuis cette tour jusques à Bellechaire il (bâtit) la muraille qu’on y voit. Auprès d’icelle il fit faire le donjon au-dessus des degrés en entrant dans le corps de garde. De l’autre costé de Bellechaire joignant icelle il (éleva) la tour quarrée qu’on nomme la Perrine, nom derrivé de cet abbé Pierre, et tant dans cette tour que dans le donjon il fit accommoder plusieurs petites chambres pour la demeure de ses soldats. Outre cela il (construisit) tout le corps de logis qu’on voit depuis la Perrine jusques au lieu où est la cuisine de l’abbé, excepté la chapelle des degrés, ditte de ste Catherine, laquelle fut faicte du temps de son prédécesseur. Une partie, à scavoir, ce [Illustration: Fig. 69.--Armoiries de Pierre Le Roy.] qui se voit depuis la Perrine jusques à la Bailliverie, fut destinée pour la demeure des religieux infirmes. En l’autre partie il fit loger le baillif ou procureur du monastère et s’y logea aussy.» C’est à juste titre que Pierre le Roy est appelé l’un des grands architectes du Mont-Saint-Michel. Les travaux qu’on lui doit ne sont pas seulement exécutés avec art pour assurer la défense de la place; mais ils nous offrent en même temps de beaux modèles d’architecture militaire. La poésie, l’élégance et la hardiesse y sont unies à la force et à la solidité. Le châtelet avec ses deux tourelles encorbellées (fig. 70); la Perrine avec son crénelage, ses mâchicoulis et son arcature à lancettes, voilà bien des chefs-d’œuvre enfantés par le génie du moyen âge, à cette époque où la décadence de l’art n’est pas commencée. Dans les premiers âges l’inspiration de l’architecte n’est pas toujours bien servie par l’habileté de l’ouvrier; plus tard la profusion des ornements et la richesse des sculptures nuiront à la grandeur et à la beauté de l’ensemble; mais ici [Illustration: Ed. Corrover del L. Gaucherel Fig. 70.--Le Châtelet, entrée de l’abbaye.] comme au treizième siècle tout s’harmonise avec grâce; l’exécution est en rapport avec le dessin et le fini des détails ne fait pas disparaître les grandes lignes du plan. Au point de vue de la défense militaire, le châtelet précédé de sa barbacane est admirablement disposé pour déjouer toutes les ruses et toutes les attaques de l’ennemi. Tant de travaux auraient suffi pour absorber une longue existence; cependant la réputation de Pierre le Roy franchit les limites de son cloître et son influence extérieure s’étendit au loin en France, en Angleterre, en Hongrie, en Espagne et en Italie. De son côté, le sanctuaire de l’Archange ne cessait de recevoir la visite d’un grand nombre de pèlerins qui ne se laissaient intimider ni par les menaces des Anglais, ni par les fatigues d’un voyage long et difficile. Le roi de France, Charles VI, dit le Bien-Aimé, vint lui-même placer sa couronne et ses États sous la protection de saint Michel. Déjà le pieux monarque avait donné plusieurs preuves de sa confiance envers le prince de la milice céleste; à trois reprises différentes: en 1386, 1387 et 1388, il renouvela les ordonnances de ses prédécesseurs et confirma les privilèges de l’abbaye; il défendit sous des peines encore plus rigoureuses l’entrée du château avec des armes: cette permission, aux termes de ses lettres, ne devait être accordée à personne, sinon à ses oncles et à ses frères. En 1393, il voulut accomplir le pèlerinage du Mont, à l’époque où il éprouvait les premières atteintes de sa longue et cruelle maladie. Il franchit les grèves monté sur un cheval blanc et suivi de plusieurs princes et seigneurs de la cour, parmi lesquels on distinguait «les ducs de Berry et d’Orléans, le Connestable, l’Amirault, les seigneurs de Chastillon et d’Omont.» Une grande foule s’était portée à sa rencontre, et de toutes parts on criait: «Noël! Noël! Bon roi, amende le pays.» L’abbé, revêtu des ornements pontificaux et accompagné de ses moines, reçut l’illustre pèlerin et l’introduisit dans la basilique où des clercs, en aubes blanches, agitaient des encensoirs et chantaient des cantiques de réjouissance. Charles VI enrichit le trésor d’une parcelle de la vraie croix enchâssée dans un reliquaire d’argent; il confirma tous les privilèges de l’abbaye et maintint Pierre le Roy, «son féal amy,» dans la charge de capitaine; il écouta aussi les plaintes des Montois et les exempta d’une taxe qu’ils payaient sur la vente des médailles, enseignes, coquilles, plombs et cornets de saint Michel. La charte royale nous offre un double [Illustration: Fig. 71 et 72.--Moule en creux et épreuve du moule. Trouvé au Mont-Saint-Michel par M. Corroyer, en 1876.] intérêt: d’une part, Charles VI dévoile sa bonté paternelle pour ses sujets et sa grande dévotion envers le glorieux Archange: d’un autre côté, les paroles du monarque nous apprennent quelle était alors l’affluence des pèlerins et à quelle industrie se livraient les habitants de la ville. Cette charte portait que Charles par la grâce de Dieu roi de France avait «oye» ou entendu la supplication «des povres gens» qui demeuraient au Mont et s’occupaient à faire et à vendre des «enseignes de Monseigneur sainct Michiel,» des «coquilles et cornez nommez et appelez quiencailleries,» avec d’autres «euvres de plon et estaing jettés en moule,» pour les pèlerins qui venaient au mont Tombe et y _affluaient de toutes parts_ (fig. 71-80). Une telle industrie était peu lucrative, et les suppliants avaient à peine «de quoy vivre,» attendu qu’il ne croissait au Mont ni blé ni rien des autres choses nécessaires pour les besoins de chaque jour; l’eau même leur manquait; de plus ils payaient une forte «imposicion» sur la vente des différents objets ci-dessus mentionnés. Dans une telle extrémité, tous ces marchands étaient «en voye de quitter la ville» et d’aller ailleurs «quérir leur vie;... par quoy le sainct pèlerinage dudit lieu du Mont Sainct-Michiel (pourrait) estre diminué et la dévocion des pèlerins apetissée;» car ceux-ci, «pour l’honneur et la révérence (de) Monseigneur sainct Michiel, (avaient) très grand plaisir» d’acheter les «dites enseignes et autres chos dessus déclairées, pour emporter en leur pays, en l’honneur et remembrance dudit Monseigneur sainct Michiel.» En conséquence les Montois suppliaient humblement Charles le Bien-Aimé de les délivrer des taxes onéreuses qui pesaient sur eux, en mémoire de son «joyeux avénement au Mont-Sainct-Michiel.» Le roi, à cause de sa singulière et spéciale dévotion pour le glorieux Archange, «octroya et accorda» la grâce qui lui était demandée, et exempta les marchands du Mont de payer douze deniers par livre sur la vente des enseignes, coquilles et cornets de saint Michel; de plus, pour rendre son ordonnance «ferme et estable à touzjours,» il y fit apposer son «scel royal.» Ce document, d’une grande valeur pour notre histoire, fut signé au Mont-Saint-Michel, «le quinzième jour de février, l’an de grâce mil-trois-cens quatrevins et treize,» la quatorzième année du règne de Charles VI, en présence des ducs de Berry et d’Orléans, «du Connestable, de l’Amirault, des seigneurs de Chastillon et d’Omont et de plusieurs autres du conseil.» Quelque temps après, le pieux monarque appela sa fille Michelle, et voulut qu’une porte de Paris reçût le nom du saint Archange. Il serait difficile de comprendre de quelle popularité ce nom jouissait alors dans le monde chrétien. A Constantinople et à Moscou, à Dublin et à Lisbonne, en Italie, en Espagne, en Pologne et en Allemagne, en France surtout le nom de Michel était donné aux personnages de haute naissance comme aux enfants du peuple, aux aînés de famille destinés à la vie militaire et aux cadets qui devaient embrasser la vie ecclésiastique, aux hommes de robe et aux artistes, aux princes et même aux têtes couronnées; on l’attachait non seulement aux églises, aux oratoires et aux autels, mais encore aux montagnes, aux rivières, aux forêts, aux ponts, aux fontaines, aux cités, aux forteresses, aux beffrois, et en particulier aux faubourgs et aux quartiers difficiles à défendre ou plus exposés aux attaques de l’ennemi. Partout l’Archange dominait en souverain. Charles VI, dans son pèlerinage du Mont-Saint-Michel, sut apprécier les vertus et la science de Pierre le Roy; il lui assigna une rente de 1,000 livres et le fit venir à la cour, où il le choisit pour un de ses principaux conseillers. Dans cette haute position, l’illustre abbé mit sa science au service de la vérité, et usa de son influence pour pacifier l’Église et terminer le grand schisme d’Occident. On le vit tour à tour, dans les chaires de Paris et devant les docteurs de l’Université, [Illustration: Fig. 73.--Cornet de pèlerin (quinzième siècle).] [Illustration: Fig. 74 et 75.--Plaques de pèlerins (quinzième siècle).] [Illustration: Fig. 76.--Bouton de pèlerin (quinzième siècle).] [Illustration: FACE. PROFIL. FACE. PROFIL. Fig. 77 et 78.--Ampoules en plomb (quinzième siècle).] [Illustration: Fig. 79 et 80.--Coquilles en plomb (quinzième siècle).] enseigner le droit canon ou plaider la cause du pape légitime en prêchant l’union de tous les fidèles sous un même pasteur; dans ce but, il fit un sermon remarquable en présence du roi d’Angleterre; il prit pour texte ces paroles des saints livres: «Seigneur, secourez-nous dans la tribulation.» En 1395, l’Université de Paris le députa auprès de Richard II; quatre ans plus tard il partit pour l’Espagne, où il engagea le roi d’Aragon et Pierre de Lune à rentrer sous l’obédience de Boniface IX; il prit une large part à l’assemblée qui se tint à Paris en 1406; au concile de Pise en 1409, il remplit la fonction d’orateur du roi et soutint [Illustration: Fig. 81.--Sceau et contre-sceau de la sénéchaussée de l’abbaye du Mont-Saint-Michel à la baronnie de Genêts, 1393. Archives nationales.] avec énergie l’élection du pape Alexandre V. En récompense des services qu’il avait rendus au saint-siège, il fut nommé par le souverain pontife référendaire de l’Église romaine; il s’acquittait de cette charge avec distinction, quand la mort vint le surprendre à Bologne, le 14 février 1411, sous le pontificat de Jean XXIII. Il était âgé de soixante et un ans, et gouvernait depuis 1386 l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Pierre le Roy aimait ses religieux comme un père, et sur son lit de mort il leur envoya tous les objets précieux qu’il possédait; mais il ne put leur léguer sa dépouille mortelle. Il fut inhumé à Bologne, dans l’église des dominicains, à côté de deux célèbres docteurs. Ses contemporains le nommèrent «le prélat notable; le clerc par excellence.» Ses écrits sont remarquables pour l’érudition; mais son style est diffus et parfois obscur. Sous la prélature de Pierre le Roy, le Mont-Saint-Michel exerça dans le monde une influence jusque-là sans égale, et le culte de l’Archange fut peut-être plus populaire que dans les âges précédents; mais à l’intérieur l’abbaye fut moins florissante que sous Robert de Torigni. Depuis que l’abbé ne résidait plus parmi ses religieux, l’amour des hautes études s’affaiblissait un peu et la règle était observée avec moins d’exactitude; non seulement les habitants de la ville étaient pauvres, mais ils ne jouissaient pas d’une sécurité parfaite, et, comme à l’époque de Geoffroy de Servon, ils avaient souvent à se prémunir contre les attaques du dehors. Une lettre écrite alors par Hervé de la Fresnaie, lieutenant d’Ailguebourse, bailli du Cotentin, nous fournit des détails curieux sur cette situation du Mont-Saint-Michel. Les Normands et les Bretons, qui n’avaient jamais vécu en très bonne intelligence, se cherchaient souvent querelle et parfois même se provoquaient au combat. En 1397 ou 1398 l’alarme se répandit parmi les habitants du Mont. Les Bretons allaient assister en grand nombre à la foire qui se tenait tous les ans le jour de Saint-Michel, et ils se proposaient de piller les marchands. Pour prévenir ce désastre, Regnault, vicomte d’Avranches, se rendit au Mont-Saint-Michel avec plusieurs gentilshommes qui étaient des «personnes et gens suffisant,» bien «montez et armez,» selon l’expression d’Hervé de la Fresnaie. La descente des Bretons n’eut pas lieu et aucun des marchands ne fut inquiété. Les dépenses occasionnées par cette expédition s’élevèrent à huit livres tournois. Deux ans plus tard, en 1400, le Mont-Saint-Michel fut exposé à un danger plus sérieux. Les ennemis tentèrent de s’en rendre maîtres à main armée; mais tous leurs efforts échouèrent contre la résistance de la garnison et de quelques chevaliers normands, parmi lesquels se trouvait l’un des plus illustres rejetons de la famille Païen. Ces guerres continuelles n’étaient pas favorables à la vie du cloître. La règle fut mitigée. Jusque-là les religieux avaient un dortoir commun qui leur servait parfois de salle de travail; mais le prieur, Nicolas de Vandastin, qui était chargé de la direction du monastère pendant l’absence de l’abbé, fit diviser en cellules l’appartement de la Merveille placé au-dessus du réfectoire; il autorisa pareillement l’usage du feu dans les froids d’hiver. Nous devons au même prieur claustral une table des bienfaiteurs pour lesquels on offrait le sacrifice de la messe, et l’état des reliques conservées dans le trésor de l’église; il fit aussi dresser le catalogue des abbayes qui formaient alors avec le Mont-Saint-Michel une union d’étroite fraternité. Il n’est pas sans intérêt d’étudier le but et la nature de cette vaste association, dont l’Archange était l’un des principaux protecteurs. A l’origine, les religieux n’étaient pas réunis en congrégation sous un même supérieur général; mais chaque abbaye restait indépendante et gardait ordinairement ses membres jusqu’à la mort. Le Mont-Saint-Michel conserva cette indépendance tant qu’il ne fut pas uni à la congrégation de Saint-Maur. Cependant les monastères formaient entre eux des liens de fraternité: «et ce pour deux raisons principales, dit dom Huynes, la première pour estre participant plus spécialement aux prières et bonnes œuvres de plusieurs, la seconde pour obvier aux inconvénients qui peuvent arriver dans les monastères (car le diable tache de gagner en tout lieu quelque chose), par exemple s’il arrivoit que quelque religieux vint à s’entendre mal avec son abbé ou supérieur, à ne le voir de bon œil ou autres choses semblables, ou que réciproquement l’abbé ou le supérieur ne put supporter quelqu’un de ses religieux qu’à regret. Alors si l’abbé le jugeoit à propos, ou si le religieux le demandoit, ou que tous les confrères en fussent d’advis, on envoyoit un tel religieux demeurer à quelqu’un des monastères associez. Ainsy on donnoit à tous le moyen de pratiquer son salut et délivroit-on telles gens de gémir toujours sous l’esclavage d’une obéissance malplaisante.» Quand un abbé visitait les monastères unis, il y recevait les mêmes honneurs que dans sa propre maison, et s’il y rencontrait un religieux sous le poids de quelque peine disciplinaire, il avait le pouvoir de l’absoudre. La mort de chaque membre était annoncée par le son des cloches en tous les monastères de l’association; de plus, on célébrait un service funèbre pour le repos du défunt, et l’on distribuait trente pains en aumône à la même intention. Ainsi, ces hommes qui avaient tout quitté pour servir Dieu, ne formaient plus entre eux qu’une seule et même famille. Cinquante-cinq abbayes étaient unies par ces liens de fraternité au monastère du Mont-Saint-Michel quand Pierre le Roy descendit dans la tombe; et c’est là une nouvelle preuve de l’influence que la cité de l’Archange exerçait à l’extérieur. A son tour le château fort que Nicolas le Vitrier, Geoffroy de Servon, et Pierre le Roy avaient disposé pour une défense héroïque, allait être le théâtre d’une lutte dont le récit mérite d’occuper une place non seulement dans l’histoire de saint Michel, mais aussi dans nos chroniques nationales. IV. LE SIÈGE DU MONT-SAINT-MICHEL. Quand le visiteur arrive sur la grève, à deux kilomètres du Mont-Saint-Michel, il aperçoit un mur d’enceinte qui entoure la ville au sud-ouest, au sud et à l’est, pour escalader la pente du rocher et rejoindre au nord-est l’angle de la Merveille. Ce rempart, dont le sommet se termine par des mâchicoulis formés de consoles à trois modillons, est flanqué de plusieurs tours dentelées de créneaux, et présente l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’architecture militaire au moyen âge. La première tour, maintenant isolée du reste des fortifications, est remarquable par ses meurtrières horizontales et sa couronne de mâchicoulis; mais elle manque d’élévation. Elle est appelée la tour Gabrielle, du nom de Gabriel du Puy, qui la fit bâtir au seizième siècle, sous la prélature de Jean le Veneur. A côté, dans la direction du sud, était l’ancienne tour des Pêcheurs, qui protégeait l’entrée des «_Fanils_.» De cette tour jusqu’à la porte principale, le rocher seul offre un obstacle infranchissable; cependant sa cime est bordée d’un mur crénelé dont l’angle sud-ouest est défendu par une échauguette ou tourelle encorbellée. Viennent ensuite la porte du Roi avec sa barbacane, sa herse et ses créneaux; la tour du Roi et la tourelle du Guet; l’Arcade surmontée de son toit conique; la tour de la Liberté, qui nous rappelle la catastrophe de la révolution; la tour Basse, dont le sommet n’atteint pas le niveau du rempart; la tour de la Reine, nommée aussi Demi-Lune, et le polygone que les Montois appellent la tour Boucle, à cause des anneaux de fer qui servaient autrefois pour amarrer les bateaux. En suivant le caprice du rocher, on arrive à cette tour élégante et fière appelée la tour du Nord; plus loin, au coude du rempart, existe une tourelle encorbellée qui devait servir de guérite; enfin la tour Claudine unit le mur d’enceinte à la Merveille. Au nord et à l’ouest, les fortes murailles de l’abbaye, la tourelle de la Fontaine Saint-Aubert et le mur qui l’unissait au château, les constructions de Roger et de Robert de Torigni, la mobilité des grèves et l’escarpement du rocher rendaient les abords du Mont inaccessibles. Des poternes habilement pratiquées dans les remparts permettaient des sorties contre les assaillants, et facilitaient l’approvisionnement de la place. Le touriste s’arrête pour admirer la hardiesse et la force de ces remparts; le guerrier s’étonne à la vue de cette prodigieuse agglomération de tours, de bastions, de murailles et de donjons; l’archéologue examine en détail avec une légitime curiosité ces meurtrières et ces mâchicoulis qui nous révèlent l’un des plus beaux âges de notre architecture militaire; l’historien lit sur ces vieux murs rembrunis par le temps l’une des pages les plus glorieuses et les plus émouvantes des grandes luttes du quinzième siècle. Le Mont-Saint-Michel fut à cette époque l’un des principaux boulevards de la France. Non seulement le drapeau de l’étranger ne flotta jamais dans la cité de l’Archange, mais les illustres défenseurs de la citadelle remportèrent sur les Anglais des avantages signalés; après avoir repoussé tous leurs assauts, ils les attaquèrent dans leurs retranchements, et leur firent éprouver plus d’une fois des pertes sensibles. La plupart de ces faits d’armes se rapportent aux années qui précèdent la mission providentielle de Jeanne d’Arc. L’héroïne elle-même connut les ordres du ciel par l’entremise de l’Archange, qui la guida au milieu des dangers et la fit triompher de tous les obstacles. En un mot, pendant que saint Michel préparait Jeanne d’Arc à sauver la France, il transformait son sanctuaire en citadelle inexpugnable, dont les défenseurs opposèrent la première résistance sérieuse aux envahissements de l’ennemi. Cette période est à la fois la plus glorieuse pour l’histoire du Mont-Saint-Michel et la plus importante pour le culte de l’Archange; elle embrasse trente-trois ans, de 1417 à 1450. Robert Jolivet, natif de Montpinchon, au diocèse de Coutances, avait succédé à Pierre le Roy comme abbé et capitaine du Mont-Saint-Michel. Les circonstances avaient favorisé son élection; car, ayant accompagné son prédécesseur à Pisé et à Bologne, il était revenu dans son monastère muni des lettres qu’il avait obtenues du souverain pontife, et chargé des objets précieux que Pierre le Roy avait légués en [Illustration: Fig. 82.--Remparts du quinzième siècle. Face des poternes de l’est.] mourant à l’abbaye du Mont. Cependant d’autres titres le recommandaient aux suffrages des bénédictins. Il joignait à une science assez étendue de l’habileté dans le maniement des affaires; malgré son amour du faste et l’inconstance de son caractère, il aimait son moutier, et paraissait disposé à tout entreprendre soit pour sauvegarder les intérêts des religieux, soit pour conserver le Mont dans l’obéissance au roi légitime. Pendant les premiers mois de sa prélature, il se montra plein de zèle. Après avoir obtenu du pape Jean XXIII et du roi Charles VI la confirmation de tous les droits dont jouissait son prédécesseur, il sollicita pour lui-même de nouveaux privilèges, qui lui furent accordés. Mais il ne sut pas apprécier les avantages du cloître, et, pour étudier le droit ecclésiastique, il séjourna longtemps à Paris, dans un manoir qu’il avait acheté des génovéfains. Il eut pour maîtres deux célèbres professeurs, Simon, abbé de Jumièges, et Jean Crépon, docteur «en la faculté de décrets.» Les autres religieux du Mont-Saint-Michel s’adonnèrent aussi à la culture des sciences, autant que les circonstances [Illustration: Fig. 83.--Sceau de Robert Jolivet. Archives nationales.] pouvaient le permettre; le monastère fit même l’acquisition d’un collège à Caen pour les bénédictins qui suivaient dans cette ville les cours de la faculté et s’y livraient à l’étude des arts. Bientôt des bruits alarmants vinrent arracher Robert à ses occupations favorites, et le contraignirent de rentrer dans son abbaye. Henri V profitant des troubles qui agitaient la France à l’occasion de la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, avait jeté sur notre territoire une armée formidable pour s’emparer des provinces que Charles V avait reprises aux Anglais. Le 25 octobre 1415, les défenseurs de la royauté et de l’indépendance nationale avaient été taillés en pièces à la journée d’Azincourt, et de là une nuée d’ennemis s’étaient abbattus sur les villes et les campagnes. La basse Normandie fut conquise de nouveau et livrée à toutes les horreurs de la guerre; seul le Mont-Saint-Michel ne connut point la domination étrangère. Pendant la première occupation, les gardiens avaient exercé une grande vigilance pour prévenir les surprises des Anglais. D’après un ancien manuscrit, chaque matin les moines récitaient les vigiles des morts, les psaumes de la [Illustration: Fig. 84.--Porte du Roi (entrée de la ville), bâtie par Robert Jolivet, vers 1420.] pénitence et prime; ensuite on célébrait une messe de la sainte Vierge dans la chapelle des Trente-Cierges. Après la messe, le chantre nommait ceux qui devaient, la nuit suivante, veiller à la garde du Mont: deux religieux, un frère et un clerc de l’église, étaient désignés pour faire le tour du monastère et des murs, avant le milieu de la nuit; deux habitants d’Ardevon et autant de la paroisse d’Huisnes devaient veiller sur les remparts, et un bénédictin avec quatre ou cinq serviteurs était chargé de garder la porte. Ces précautions ne parurent pas suffisantes après la nouvelle invasion des Anglais. Robert Jolivet, dans la crainte d’un siège prochain garnit la place de provisions de bouche et de munitions [Illustration: Fig. 85.--Armoiries de Robert Jolivet (bas-relief).] de guerre, demanda des secours au roi et en obtint la somme de 1500 livres. De 1417 à 1420, il fit exécuter de grands travaux de fortification, afin de couvrir les maisons bâties en dehors des anciens remparts, à l’est et au sud du Mont-Saint-Michel (fig. 82). Dans une niche pratiquée sur la courtine du mur d’enceinte, Robert fit placer son écusson (fig. 85); il donna également des armoiries au monastère (fig. 86). Pendant que la cité de l’Archange se préparait à une résistance vigoureuse, les Anglais s’établirent de nouveau à Tombelaine et s’y fortifièrent. En 1419, ils bâtirent sur ce rocher de hautes et fortes murailles avec plusieurs tours, sans que la garnison du mont Tombe pût les inquiéter, parce que le Couesnon changeant son cours ordinaire, et joignant la Sélune et la Sée, coula entre le Mont-Saint-Michel et Tombelaine. Depuis que les ennemis étaient maîtres d’Avranches, de Pontorson et de toute la contrée, l’accès du Mont était difficile par terre; d’autre part, une flottille surveillait la côte et s’avançait dans le golfe autant que la marée le permettait. Dans cette extrémité, une défection inattendue vint attrister les défenseurs de la citadelle. Robert Jolivet, oubliant les devoirs que lui imposait son double titre de capitaine et d’abbé, et «ne pouvant plus, selon l’expression d’un historien, supporter les tintamarres d’une guerre continuelle,» abandonna [Illustration: Fig. 86.--Armoiries de l’abbaye, en 1417.] son poste d’honneur, et se retira dans le prieuré de Loiselière; puis il se laissa gagner par les promesses du roi d’Angleterre, devint son conseiller, et accepta même la charge de commissaire pour la Basse-Normandie. Il conserva dans sa retraite le titre d’abbé, et jouit du revenu que le Mont percevait sur les prieurés, les églises et les terres alors occupées par les Anglais; mais le prieur Jean Gonault reçut du pape le pouvoir de gouverner les religieux en qualité de vicaire général. Plusieurs causes expliquent cette défection, sans la justifier. On était en 1420; depuis trois ans, l’ennemi occupait le pays d’Avranches, il venait de se fortifier à Tombelaine et dans les environs, il marchait de conquête en conquête, et les partisans du pauvre Charles VI devenaient de jour en jour moins nombreux; depuis l’avénement de Philippe de Valois, il semblait «à moult de gens,» dit Froissart, que le royaume allait «hors de la droite ligne,» et plusieurs pensaient que si le roi d’Angleterre était proclamé roi de France, le plus grand de ses deux royaumes soumettrait l’autre à sa domination; enfin Robert avait sous les yeux l’exemple d’un grand nombre de seigneurs et de prélats, qui, pour sauvegarder leurs intérêts, avaient juré obéissance à Henri V. Le dauphin qui devait bientôt ceindre la couronne de l’infortuné Charles VI, comprit le danger qui menaçait la cité de l’Archange, la [Illustration: Fig. 87.--Sceau de Jean d’Harcourt, comte d’Aumale, capitaine du Mont-Saint-Michel en 1420. Archives nationales.] seule ville de tout l’Avranchin où flottait encore la bannière de la France; dès 1420, peu de temps après le départ de Robert, il choisit pour commander la garnison du château un brave capitaine, Jean d’Harcourt, comte d’Aumale (fig. 87). Cette nomination ne portait aucune atteinte aux droits et aux privilèges de l’abbaye, comme l’attestent les lettres patentes du dauphin en date du 7 mai et du 21 juin 1420: Charles y déclare que ses «bien amez» les religieux du Mont-Saint-Michel ont «tousjours loyalement» gardé leur abbaye «en vraye obeyssance» du roi son seigneur et père; qu’il leur envoie son «très chier cousin Jehan de Harcourt,» au moment où les Anglais sont descendus «à grand effort et à toute puissance au pays de Normandie,» et «se sont mis en peine par plusieurs manières» d’occuper «la _seigneurie_ de la place et ville du Mont-Sainct-Michiel.» Il ajoute que, la guerre terminée, le capitaine ne sera jamais choisi sans le consentement des bénédictins dont tous les «droicts, franchises et libertés, possessions et saisines» sont et seront fidèlement respectés. En particulier, les moines ne doivent pas être «empeschiez de dire leur service pour laquelle chose l’abbaye a été faicte par révélation de l’ange sainct Michiel à Monsieur sainct Aubert.» Cette prière perpétuelle allait contribuer plus efficacement au salut de la France que la bravoure des chevaliers. La sollicitude du prince ne s’en tint pas là; Charles écrivit à Rome et obtint du pape des indulgences nombreuses pour exciter la piété et la charité des fidèles. Lui-même, à l’exemple de son auguste père, voulut que le sacrifice de la messe fût offert à son intention dans la basilique de l’Archange; pour obtenir cette faveur, il donna aux moines une somme de 120 livres qui lui était due sur Saint-Jean-le-Thomas. D’après un document très curieux publié à la suite de la _Chronique de Charles VII_, ce prince encourageait les enfants à entreprendre le pèlerinage du Mont, afin de prier l’Archange pour la paix et le triomphe de la France. Il est dit dans cet ouvrage qu’une somme de 16 sous d’argent fut donnée en 1421 par «Monseigneur le régent aux galopins de la cuisine, pour aller au Mont-Saint-Michel au temps de karesme.» Le dicton de Charles prouve d’ailleurs sa grande dévotion envers le chef de la milice céleste; il avait coutume de dire: «Fugat Angelus Anglos,» l’Ange met les Anglais en fuite: «L’ange vous bat, que tardez-vous, Anglois? «Fuyez bien loin des murs orléanois.» Les pèlerinages au sanctuaire de saint Michel à une époque où l’Avranchin était occupé par l’ennemi ne s’expliqueraient pas, si l’on ne connaissait la législation du moyen age. Dans ces siècles de foi, les pèlerins n’étaient pas soumis aux lois de la guerre, et ils pouvaient librement visiter les églises où leur dévotion les attirait. Cependant le siège du Mont-Saint-Michel, surtout quand il fut pressé avec plus de vigueur, ralentit beaucoup, parfois même interrompit le cours des manifestations religieuses. Arrivé au Mont, le capitaine organisa la défense avec Jean Gonault, fit une proclamation pour engager à la résistance, et alla guerroyer contre les Anglais. Il laissait pour garder la place Olivier de Manny et deux autres chevaliers bannerets, sept chevaliers bacheliers, vingt-deux archers et la garnison soldée par les moines. L’année qui suivit l’arrivée de Jean d’Harcourt fut signalée par un désastre. Un incendie renversa le chœur de l’église bâti au onzième siècle, et causa de grands ravages dans le monastère. L’invincible courage des moines et des soldats ne fut point ébranlé; tous aimaient mieux mourir que courber le front sous le joug de l’ennemi. Cependant le péril devenait de plus en plus menaçant. Paris était en proie aux horreurs de la guerre civile; des factions se divisaient le royaume; la ville de Rouen avait capitulé après une héroïque défense; des armées nombreuses parcouraient les campagnes et les couvraient de ruines; Charles VI était descendu dans la tombe, et son fils, relégué dans le Velay, trouvait à peine quelques sujets fidèles, pendant que le roi d’Angleterre, Henri de Lancastre, se faisait acclamer dans les murs de la capitale. Les Anglais, irrités de la résistance que leur opposaient en Normandie de faibles moines et une poignée de soldats à peine armés, résolurent de s’emparer à tout prix du Mont-Saint-Michel. Des fortins appelés bastides furent élevés dans les environs, et Tombelaine reçut des renforts importants. Le moment de tenter un assaut général n’était pas arrivé; mais, d’après quelques historiens, il y eut plusieurs engagements partiels de 1420 à 1424. Les défenseurs du château faisaient des sorties, soit pour ravitailler la place, soit pour attaquer les postes voisins. Souvent ils se jetaient à l’improviste sur les campagnes voisines, allaient attaquer les ennemis auxquels le roi d’Angleterre avait distribué leurs propres domaines, et revenaient chargés d’un riche butin. Jean Guiton surtout se distinguait dans ces sortes de rencontres, et Charles VII dit plus tard en parlant de lui, qu’il avait fait «plusieurs destrousses, pilleries, raençonnemens et batteries.» Par malheur, il est difficile de citer des documents sérieux à l’appui de tous ces faits; mais il est certain que Guillaume de Natrail, Raoul de Mons, Jean de Sainte-Marie et Richard de Clinchamps s’étaient déjà retirés au Mont-Saint-Michel avec plusieurs autres gentilshommes et comptaient parmi ses plus braves défenseurs. Les ressources matérielles commençant à manquer, les moines engagèrent l’argenterie du monastère à Dinan et à Saint-Malo. Au printemps [Illustration: Fig. 88.--Armoiries de Raoul de Mons, un des défenseurs du château du Mont-Saint-Michel. Données par M. Rodolphe de Mons. 1420-1434.] de l’année 1423, le commandant de la place put communiquer avec le grand maître de l’artillerie, et recevoir des munitions de guerre. Il obtint en particulier, «sept-vingts livres de salpêtre fin, soixante livres de soufre, un millier de traits communs, et cinquante pelotons de fil d’arbalète.» Ce secours arrivait à propos; car, à la fin d’octobre de la même année, une armée nombreuse serra de près le blocus par terre et par mer, et isola les assiégés de toutes communications extérieures. Le roi d’Angleterre avait donné la baronie d’Ardevon à Jean Swinfort, à la condition qu’il construirait une bastille sur le rivage; la garde en fut confiée à Nicolas Bourdet, capitaine habile et courageux; en même temps, les autres redoutes furent garnies de soldats, et des vaisseaux légers mouillèrent dans la baie du Mont-Saint-Michel: «tellement, dit dom Huynes, qu’on ne pouvoit entrer» en ce mont, ni en sortir, «ny moins l’avitailler.» Les Anglais, après avoir épuisé tour à tour les promesses et les menaces pour se faire ouvrir les portes de la ville, se préparaient à un assaut général, quand tout à coup la flotte de Jean V, duc de Bretagne, apparut dans la baie du Mont-Saint-Michel; elle portait le cardinal Guillaume de Montfort, évêque de Saint-Malo, l’amiral de Beaufort, les sieurs de Montauban et de Coëtquin, avec l’élite de la noblesse. La lutte s’engage aussitôt. Les Bretons cramponnent les vaisseaux anglais, abordent l’ennemi la hache à la main, et font des prodiges de valeur. Parmi les bâtiments les uns coulent à fond, les autres s’enfoncent dans les sables ou gagnent la haute mer. La victoire fut complète, et le Mont put se ravitailler par mer. L’armée de terre, effrayée à la vue des Bretons, prit la fuite, et alla chercher un abri derrière ses redoutes; mais le brave Jean de la Haye, baron de Coulonces, accourut du Maine, se précipita sur les Anglais pendant que les assiégés faisaient une vigoureuse sortie, en tua plus de deux cents, et fit un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouvait Nicolas Bourdet, gouverneur de la bastille d’Ardevon. Cette nouvelle victoire permit à la garnison de recevoir par terre de nouveaux secours. Du reste, les Anglais, occupés à conquérir d’autres parties de la France, laissèrent quelques mois de trêve à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Notre étendard flottait victorieux dans la cité de l’Archange; mais partout ailleurs, nos armes étaient humiliées. Bientôt la journée de Verneuil renouvela les désastres de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. Le comte d’Aumale, qui avait quitté le Mont afin de voler au secours de l’armée française, fut trouvé parmi les morts. Charles VII nomma pour le remplacer Jean d’Orléans, qui vingt-cinq ans plus tard expulsa de la Normandie le dernier des Anglais; ce fameux capitaine, resté célèbre dans nos annales sous le nom de Dunois, porta comme Jean d’Harcourt le titre de comte de Mortain, que le roi d’Angleterre donnait aussi comme récompense à ses plus dévoués partisans. Par malheur, Dunois ne put à l’exemple de son prédécesseur se rendre en personne au Mont-Saint-Michel; retenu auprès de Charles VII, il chargea son lieutenant, messire Nicolas Paynel, de veiller à la garde du château, tout en respectant les droits et privilèges des bénédictins. Les ennemis profitèrent de cette circonstance et de leurs succès dans le reste du royaume pour tenter encore la prise du mont Tombe. Ils [Illustration: SAINT-MICHEL TERRASSANT LE DÉMON. et Vue du Mont-Saint-Michel au commencement du XVᵉ. siècle. Miniature du _Livre d’heures de Pierre II, duc de Bretagne_, ms. du XVᵉ. siècle, nº 1159 à la Bibl. Nat. de Paris] voulaient à tout prix se rendre maîtres de la ville, et passer les habitants au fil de l’épée. Le 12 septembre 1424, ils commencèrent un blocus complet qui dura jusqu’au milieu de l’année suivante; ce blocus, plus long et plus rigoureux que les autres, fut en partie dirigé par Robert Jolivet lui-même, comme l’atteste une lettre conservée aux _Archives nationales_. Dans cette lettre écrite à Coutances, le 12 mai 1425, Robert prend les titres d’humble abbé du Mont-Saint-Michel au péril de la mer, de conseiller du roy, son sire, et de commissaire au pays de la basse Marche de Normandie _pour le recouvrement de la place du Mont-Saint-Michel_. Il mande à son bien-aimé Pierre Sureau, receveur général, que les ennemis et adversaires du roi ayant pris messire Nicolas Bourdet, bailli du Cotentin et capitaine de la bastille d’Ardevon, chargé de tenir par terre le siège du mont Tombe, «Jehan Olivan et James Days escuyers» l’ont remplacé dans cette dernière charge. Mais, comme ils manquent des ressources nécessaires pour acquitter les gages des hommes d’armes qui sont sous leur commandement, Pierre Sureau reçoit ordre de payer immédiatement cette solde, à cause des inconvénients graves qui pourraient résulter du moindre retard. (_Arch. nat._, c. k. 62, n. 18-².) Indignés de voir Robert entretenir une troupe de mercenaires aux portes de leur abbaye pour en faire le siège, les religieux bénédictins et les chevaliers normands s’affermirent plus que jamais dans leur résolution de s’ensevelir sous les ruines de la place, plutôt que de trahir la cause du roi. Charles VII, de son côté, voyant que la présence d’un capitaine habile était nécessaire au Mont-Saint-Michel, remplaça en 1425 Jean d’Orléans par Louis d’Estouteville, dont le père s’était immortalisé pendant le siège d’Harfleur, et qui avait sacrifié lui-même ses riches domaines pour rester fidèle à sa patrie. De concert avec Jean Gonault, d’Estouteville prit plusieurs mesures afin d’assurer la défense de la place. Les fortifications de la ville furent complétées; on fit transporter ailleurs les prisonniers de guerre, et l’entrée de la place fut interdite aux femmes, aux enfants et à toutes les bouches inutiles. L’année même de son arrivée au Mont-Saint-Michel, le brave capitaine remporta un avantage signalé; il fit une sortie avec ses chevaliers, attaqua l’ennemi et lui causa de grandes pertes. Dom Huynes raconte ainsi cette nouvelle victoire: «Un jour (les Anglois) laissèrent tous leurs carcasses sur les grèves. Car ceux de ce Mont s’estant résolus de les poursuivre et charger à toute outrance, ils le firent si brusquement et courageusement, l’an mil quatre cent vingt-cinq vers la Toussaincts, qu’ils les laissèrent presque tous occis et estendus sur les grèves. Ce qui fachoit grandement tous les autres Anglois qui maudissoient tous ceux de ce Mont, tandis que le roy de France les benissoit.» En effet, Charles VII, touché du noble dévouement des «humbles religieux [Illustration: Fig. 89.--Sceau de Louis d’Estouteville, sire d’Aussebosc et de Mozon, capitaine du Mont, 1425. Archives nationales.] et honnestes hommes de son moustier du Mont-Saint-Michel,» leur écrivit au mois de décembre 1425 pour les féliciter d’avoir loyalement gardé et tenu «en l’obeyssance et seigneurie de France» cette place qui était sous la protection «du benoist archange, Monsieur saint Michel.» Le monarque, voulant aussi donner une nouvelle preuve de sa «parfaicte dévotion et singulière fiance,» envers le saint Archange et son église du Mont, accorda des faveurs signalées aux religieux bénédictins. Ceux-ci, encouragés par les paroles du roi et par leur dernier succès, engagèrent après leur argenterie, les croix, les calices, les chapes, les mitres, les crosses et les autres ornements d’église pour «sustenter les chefs et les soldats de la forteresse.» Mais les secours qu’ils se procurèrent furent bientôt épuisés. Que faire alors? Le château manquait de provisions, et les richesses du monastère étaient engagées ou vendues. Les religieux avaient le droit de prélever une taxe sur le Mont et certaines villes de Normandie; mais dans les circonstances, un tel droit était illusoire, à cause de la pénurie générale et de l’occupation anglaise; la France, d’ailleurs, était privée de ressources et ne pouvait venir en aide aux défenseurs du Mont-Saint-Michel. Dans cette extrémité, Charles VII accorda aux religieux un privilège exceptionnel: il leur permit en 1426 de «battre toute sorte de monnoye qui eust cours par toute sa domination. D’après les témoignages les plus compétents, la pièce que M. Corroyer publie à l’appui de [Illustration: Fig. 90.--Mouton d’or, frappé au Mont-Saint-Michel pendant le règne de Charles VII.] notre texte, a été frappée au Mont-Saint-Michel sous le gouvernement de Louis d’Estouteville; c’est un _mouton d’or_ (fig. 90), portant sur la face un agneau nimbé avec une bannière surmontée d’une croisette, et présentant sur le revers une croix fleuronnée, anglée de quatre fleurs de lys (M. Corroyer, _Revue archéol._). La détresse n’était pas moins grande dans les villes et les campagnes soumises à l’étranger. D’un côté, des impôts onéreux ruinaient les populations; ainsi, en 1426, la vicomté d’Avranches dut payer sept cent cinquante livres dix sous tournois, pour sa quote-part du subside accordé au roi d’Angleterre par les États de Normandie; d’un autre côté, des bandes nombreuses ravageaient le pays, et Henri VI fut obligé d’envoyer des gens de guerre pour protéger les marchands et veiller à la sûreté générale (_Arch. nat._, k. 62, n. II¹⁴ et c. k. 62, n. 29 et 29 _bis_). Comme le siège du Mont-Saint-Michel n’était plus poussé avec la même vigueur depuis la dernière victoire de la garnison, Louis d’Estouteville, à l’exemple du comte d’Aumale, fit de fréquentes sorties avec ses chevaliers. A cette époque le château de Pontorson tomba au pouvoir des Français. La nouvelle de ce succès alarma Henri VI, et, le 11 janvier 1427, ce monarque ordonna de prendre les mesures nécessaires pour commencer immédiatement le siège de Pontorson et le pousser avec vigueur (_Arch. nat._, c. k. 62, n. 32). Tel est le résultat de cette lutte, où brille à la fois tout ce que la bravoure a de plus héroïque, le dévouement de plus sublime, le patriotisme de plus pur et de plus généreux. Cent dix-neuf chevaliers, l’élite de la noblesse et la fleur de la distinction, s’enferment dans le château avec le brave d’Estouteville, Nicolas Paynel, une poignée de soldats et une quarantaine de moines bénédictins; sur leurs écussons brillent les emblèmes de la foi, de l’innocence, de la force et de la pureté, du courage, de la beauté et de l’espérance, du deuil et de la tristesse; leur devise à tous est de mourir pour la patrie malheureuse. Dieu, qui les réservait pour d’autres combats, leur donna la victoire. Les Anglais, vaincus, humiliés, renoncèrent pour quelque temps à lutter contre des hommes que l’Archange semblait couvrir de sa puissante protection. Ils avaient dépensé pour la prise du Mont, ou plutôt, selon l’expression d’un annaliste, ils avaient «jettez par les fenestre, cent quatre-vingt-onze mille quatre cent trois livres et quinze sols tournois.» Les cent-dix-neuf chevaliers qui s’étaient immortalisés sous la conduite de leur capitaine Louis d’Estouteville, firent graver leurs noms et leurs armoiries sur les murs de l’église, dans la chapelle du trésor; et bientôt après, comme le Mont jouissait d’un moment de trêve, un certain nombre d’entre eux, en particulier Thomas de la Paluelle, se joignirent à l’armée de Jeanne d’Arc pour partager ses périls et ses victoires. Dix hommes d’armes et vingt-huit archers à morte-paie, restaient au Mont-Saint-Michel sous la conduite de leur capitaine, le sieur «du Bouchaige». (_Achiv. nat._, c. k. 83, n. 19.)» V. SAINT MICHEL ET JEANNE D’ARC. Le culte de saint Michel a toujours exercé une influence sociale dans le monde chrétien, surtout en France; mais cette influence fut plus sensible à l’époque de Jeanne d’Arc. Un écrivain moderne, célèbre par son impiété, avoue lui-même que l’épisode de Jeanne est inexplicable sans l’intervention de cet esprit céleste qu’elle appelle _son Archange_. Saint Michel prépara l’humble et modeste vierge de Domremy à sa sublime et difficile mission; quand l’heure solennelle fut arrivée, il lui fit connaître les desseins du ciel sur la France malheureuse; il la conduisit au milieu des combats, et, au moment suprême, il recueillit sa belle âme pour la présenter au tribunal de Dieu. [Illustration: Fig. 91.--Angelot d’or de Henry VI, frappé à Rouen à partir de 1427.] Les Anglais, comprenant cette action mystérieuse de l’Archange sur l’esprit de Jeanne d’Arc et d’un grand nombre de Français, voulurent en paralyser les effets. En plusieurs endroits, ils s’efforcèrent de remplacer le culte du prince de la milice céleste par celui de saint Georges, leur patron; ailleurs ils essayèrent de se rendre l’Archange propice en lui érigeant des temples et des autels; leurs souverains firent frapper des pièces d’or et d’argent à l’effigie de saint Michel (fig. 91), dont ils se montrèrent les dévots serviteurs, à l’exemple de nos rois; mais l’Ange tutélaire de la France ne devait pas favoriser des ennemis qui ravageaient notre territoire depuis un siècle, le couvraient de ruines et l’arrosaient de sang. Le signal de la délivrance fut donné au Mont-St-Michel. Les défenseurs de la place reconnurent qu’ils avaient triomphé par «l’ayde de Dieu et de Monseigneur sainct Michel, prince des chevaliers du ciel,» et le succès de leurs armes fut le prélude d’une série de victoires dont la France s’est toujours crue redevable à la protection du belliqueux Archange. Par une coïncidence d’ailleurs bien remarquable, pendant que d’Estouteville, à la tête d’une poignée de braves, battait l’ennemi sur les bords de l’Océan, le prince de la milice céleste apparaissait dans la vallée de la Meuse à Jeanne d’Arc, notre libératrice. Un jour il lui dit d’une voix pleine de douceur: «Jeanne, sois bonne et sage enfant; va souvent à l’église.» Lorsque la petite bergère vit pour la première fois cet ange au visage resplendissant et aux grandes ailes déployées, «elle eut grand paour,» et, dans sa frayeur, «elle voua sa virginité tant qu’il plairait à Dieu.» Mais bientôt la présence de saint Michel ne l’effraya plus: «Quand elle le voyait, luy estoit advis qu’elle n’estoit pas en peschié mortel.» Un jour, elle l’aperçut entouré d’une troupe d’anges dont la beauté la saisit d’admiration: «Je les ai vus des yeux de mon corps aussi bien que je vous vois, disait-elle plus tard à ses juges; et lorsqu’ils s’en allaient de moi, je pleurais, et j’aurais bien voulu qu’ils me prissent avec eux.» Dans ces premières apparitions, de 1425 à 1428, l’Archange lui montrait «la grande pitié qui était au royaume de France,» sans lui découvrir ouvertement les desseins de Dieu sur son peuple infortuné; cependant il lui disait déjà qu’elle quitterait un jour sa mère, ses jeunes amies, sa chère vallée, et qu’elle irait au secours du roi; puis, pour la guider, il lui envoya sainte Catherine et sainte Marguerite. Fidèle à la voix de son ange, la petite Jeanne se donna tout entière à Dieu et lui voua sa virginité. L’heure était arrivée. En 1428, Jeanne vit l’Archange sous la forme d’un guerrier: «il avait des ailes aux épaules, mais pas de couronne sur la tête;» il prononça ces mots d’une voix forte: «Lève-toi, et va au secours du roi de France, et tu lui rendras son royaume.»--«Messire, répondit Jeanne, je ne suis qu’une pauvre fille; je ne sais chevaucher, ni conduire des hommes d’armes.» Saint Michel répliqua: «Tu iras trouver messire Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, et il te baillera des gens que tu conduiras au Dauphin.» Jeanne d’Arc, la plus simple et la plus timide des jeunes filles, obéit aux ordres de l’Archange; elle quitta sa famille et tout ce qu’elle avait de cher au monde, alla trouver le sire de Baudricourt, partit de Vaucouleurs et se présenta devant le Dauphin qu’elle reconnut, grâce à l’assistance [Illustration: Fig. 92.--La vierge avec l’enfant Jésus, saint Michel et Jeanne d’Arc. D’après une peinture exécutée du temps même de la Pucelle, et appartenant à M. Auvray à Paris.--Saint Michel porte la balance dans laquelle il pèse les âmes. La Pucelle tient d’une main son étendard, et de l’autre son écu armorié.] de ses célestes protecteurs qui l’accompagnaient partout, la fortifiaient et l’éclairaient. Avant d’engager la lutte avec l’armée qui assiégeait Orléans, elle envoya un message aux Anglais, les invitant à retourner dans leur pays: «Je suis cy venue de par Dieu, dit-elle, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France.» Ses paroles ayant été accueillies avec dérision, elle pénétra dans la ville où on la reçut comme une libératrice envoyée du ciel; aussitôt, avec le brave Dunois, ancien capitaine du Mont-Saint-Michel, elle attaqua les ennemis; le 7 mai, veille de l’apparition de l’Archange sur le monte Gargano, elle remporta une victoire décisive, et le lendemain elle fit lever le siège d’Orléans. La fête établie pour perpétuer la mémoire de ce glorieux triomphe se célèbre toujours le 8 mai, et l’office chanté est celui de saint Michel. Ainsi, par une heureuse inspiration, la cité reconnaissante n’a pas voulu séparer l’Archange et la Pucelle, le messager céleste et l’instrument des desseins de Dieu, le prince de la milice du Seigneur et la vierge de Domremy. Après la délivrance d’Orléans et plusieurs victoires remportées sur les Anglais, Jeanne alla rejoindre le roi, «son gentil sire,» et le conduisit à Reims où il fit son entrée, le 16 juillet 1429, au milieu d’une foule qui criait dans le transport de son bonheur: «Noël! Noël!» Le lendemain, Charles VII était sacré dans l’ancienne basilique de nos rois et la jeune héroïne, surnommée désormais la Pucelle de France, versait des larmes de joie et remerciait «Messire saint Michel» de l’avoir protégée au milieu des combats. A partir de ce jour nos armées allèrent de victoire en victoire. La France était sauvée. Jeanne déclara plus tard à ses juges qu’elle avait eu «par saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, cette révélation de Dieu, qu’elle ferait lever le siège d’Orléans, couronner Charles, son roi, et chasserait tous ses adversaires du royaume de France.» Orléans était délivré et Charles avait reçu l’onction royale; la Pucelle se mit à l’œuvre pour expulser les Anglais de nos villes et de nos provinces; mais elle devait laisser à Dunois l’honneur d’accomplir cette dernière partie de sa mission. Dieu lui réservait à elle-même l’héroïsme du martyre, après l’héroïsme de la bravoure. Prise à Compiègne et conduite à Rouen, elle fut condamnée par un tribunal inique à mourir sur un bûcher. Le trop célèbre abbé du Mont, Robert Jolivet, siégea comme assesseur parmi ses juges: «Combien son âme dut souffrir alors, dit monsieur O’Reilly! La cause de Jeanne d’Arc, c’était la cause du Mont-Saint-Michel, la cause de ses frères et de tous ceux qui persistaient à lutter contre les conquérants. Du moins ne le voit-on intervenir qu’à la fin, à la séance du 24 mai, comme si ce semblant de rétractation eût dû être une excuse pour sa propre lâcheté.» Dans le cours de ce procès odieux, Jeanne fait connaître ses rapports intimes avec saint Michel, depuis son âge de treize ans; et enfin, à l’heure du supplice, quand la terre l’abandonne, elle invoque l’Archange avec la confiance la plus touchante et la piété la plus tendre. Jean Beaupère lui parle-t-il de cette voix mystérieuse qu’elle appelle sa voix: «Oui, répond-elle sans hésiter, je l’ai entendue hier et aujourd’hui, le matin, à vêpres et à l’Ave Maria, et il m’est plusieurs fois arrivé de l’entendre bien plus souvent... Elle m’a dit de répondre hardiment, et que Dieu m’aiderait.»--«Cette voix, ajoute-t-elle, vient de la part de Dieu, et je crois bien que je ne vous dis pas à plain tout ce que je sais... Cette nuit même, la voix m’a dit plusieurs choses pour le bien du roi que je voudrais bien que le roi sût, quand je devrais ne pas boire de vin jusqu’à Pâques; car s’il le savait, il en serait plus aise à son dîner.» Lui demande-t-on quelle était cette voix qui se fit entendre à elle à l’âge de treize ans: «C’était saint Michel, s’empresse-t-elle de répondre; je l’ai vu devant mes yeux, et il n’était pas seul, mais bien accompagné des anges du ciel.» Elle refuse d’abord de dire quelle figure il avait; mais le juge la pressant de ses questions puériles et malséantes, elle répond: «Je ne lui ai pas vu de couronne.»--«Avait-il des vêtements?» reprend son indigne interlocuteur.--«Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir?» dit-elle, en le rappelant à la pudeur.--«Avait-il des cheveux?--Pourquoi lui seraient-ils coupés?--Tenait-il une balance?--Je ne sais.» Dans la dernière séance publique, celle du 3 mars 1431, on revint sur le même sujet: «Vous avez dit que saint Michel avait des ailes; avait-il aussi une tête naturelle?--Je l’ai vu de mes yeux, répondit-elle, et je crois que c’est lui aussi fermement que Dieu est.» Plus tard elle dit encore: «Oui, je le crois, c’est saint Michel qui vient pour me conforter et me conseiller, et je ne crois pas avec plus d’assurance que Notre-Seigneur a souffert mort pour nous racheter des peines de l’enfer.» Enfin, l’heure solennelle étant arrivée, Jeanne se mit à genoux devant son bûcher, invoquant Dieu, la Vierge, saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, pardonnant à ses ennemis et demandant pardon pour elle-même, disant à l’assistance de prier pour elle, et aux prêtres de célébrer une messe pour le repos de son âme: «Tout cela, dit un historien, de façon si dévote, si humble et si touchante, que l’émotion gagnant, personne ne put se contenir: l’évêque de Beauvais se mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait, et voilà que les Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi, Winchester comme les autres. Quand la flamme environna la jeune héroïne, les deux vénérables religieux qui étaient présents entendirent encore la voix de Jeanne murmurer le nom de «son Archange.» La mission de Jeanne d’Arc était accomplie. Elle avait songé avec Dunois à se rallier aux défenseurs du Mont-Saint-Michel; mais ce projet ne put se réaliser. Un accident survenu en 1433, deux ans après la mort de la Pucelle, fit naître dans les Anglais l’espérance de venger leurs défaites et de s’emparer du Mont-Saint-Michel. Lord Thomas Scales réunit une armée nombreuse avec «des machines épouvantables et plusieurs instruments de guerre,» entre autres de fortes pièces d’artillerie, et, le 17 juin 1434, veille de Saint-Aubert, il fit tout disposer pour un assaut général. L’heure solennelle était arrivée. Le soleil dorait de ses premiers rayons le sommet de la montagne; le vent faisait flotter sur les tours l’étendard de saint Michel et la bannière du roi de France. Bientôt les bataillons ennemis s’ébranlèrent; les canons furent dressés sur leurs affûts; on attendait le signal du combat. Le général anglais fit sommer la place de se rendre; mais Louis d’Estouteville répondit avec fierté: «Annoncez à votre maître que nous sommes résolus d’honorer le couronnement de notre légitime souverain, Charles VII, et de lui conserver cette place ou de nous ensevelir sous ses ruines.» Le général anglais répliqua: «Superbe étendard, bientôt je t’abattrai dans la poussière.» Il est rapporté qu’un vieux solitaire de Tombelaine vint lui dire: «Prenez garde; on ne s’attaque pas en vain à Monseigneur saint Michel.» Il méprisa cet avertissement et commanda le feu. En un moment, la lutte devint acharnée de part et d’autre. Le canon grondait avec force et battait le rempart. Un in nuage de fumée enveloppait le Mont-Saint-Michel. Soudain, on entendit un cri de joie retentir dans les rangs ennemis: un pan de muraille s’était écroulé et une large brèche livrait un accès facile aux assaillants. De nombreux bataillons, soutenus par les compagnies d’archers, se précipitent vers le rempart et s’élancent à l’assaut. D’Estouteville avec ses chevaliers attend de pied ferme. Le silence a succédé au bruit du canon; on n’entend plus que le cliquetis des armes; une lutte corps à corps est engagée entre les soldats anglais et les défenseurs de la citadelle. Quel spectacle! Un vieux moine témoin du danger s’écrie avec larmes: «Saint Michel à notre secours!» D’Estouteville est environné d’ennemis; il se dégage, monte sur une éminence, saisit l’étendard anglais et le jette dans la poussière. Guillaume de Verdun brise son épée sur la tête d’un adversaire; aussitôt, il s’arme de sa hache et frappe à coups redoublés. Les assaillants se retirent; mais un de leurs chefs, l’épée haute et le visage découvert arrête les fuyards et les ramène à la charge. Les assiégés font pleuvoir sur eux une grêle de pierres et les repoussent une seconde fois. Huit jours s’étaient écoulés. Les Anglais tentèrent un autre assaut avec toutes leurs forces réunies. Dès le lever du soleil, ils commencèrent à battre le rempart, et bientôt plusieurs brèches furent pratiquées dans la partie basse de la ville. La garnison fit des prodiges de valeur, mais il fallut céder au nombre et se retirer dans le château. A la vue du danger, plusieurs moines se mêlèrent aux assiégés pour repousser l’assaut et combattirent avec le brave Guiton, Robert du Homme, Guillaume de Verdun, Thomas de Breuilly, et les autres chevaliers. L’ennemi fut de nouveau culbuté; la déroute devint complète et le champ de bataille resta au pouvoir des soldats de saint Michel. Les Anglais perdirent plus de deux mille hommes dans ces derniers assauts et laissèrent de précieuses dépouilles aux mains des Français. Parmi les souvenirs de cette lutte à jamais mémorable, le Mont-Saint-Michel possède encore deux énormes bombardes appelées les Michelettes et dont l’une est chargée d’un boulet de pierre (fig. 93). Les vainqueurs et les vaincus attribuèrent l’issue du combat à l’intervention «de la Vierge, au glorieux Archange saint Michel, prince de la milice céleste, et à saint Aubert, l’honneur et la gloire des prélats.» Les soldats anglais dirent qu’ils avaient aperçu dans les airs à la tête des assiégés, saint Michel armé d’un glaive étincelant, et lorsque le roi Charles VII envoya le comte de Dunois complimenter d’Estouteville et ses chevaliers, il fit déposer un ex-voto dans la basilique du Mont. A la même époque l’image de l’Archange brillait sur nos étendards avec ces deux devises: «Voici que saint Michel, l’un des princes de la milice céleste, est venu à mon secours.» «Saint Michel est mon seul défenseur, au milieu des dangers qui m’environnent.» Le salut de la France était assuré grâce à la protection de l’Archange, et les premiers instruments dont le ciel se servit pour arracher nos provinces à la domination étrangère, furent les moines et les chevaliers du Mont-Saint-Michel avec l’humble vierge de Domremy. Cependant, les Anglais ne renoncèrent pas encore au projet de s’emparer du mont Tombe; ils réparèrent et armèrent la bastille d’Ardevon, non pour «revenir chercher des coquilles..... et en achepter à meilleur marché,» dit dom Huynes; mais afin de continuer le blocus par terre. Thomas Scales occupa aussi le roc de Lihou, à Granville, le fortifia et y établit une garnison. En même temps, un officier habile, le duc de Sommerset était capitaine et gouverneur du fort de Tombelaine. D’un autre côté, la situation matérielle du Mont-Saint-Michel était toujours précaire; les sacrifices que les bénédictins s’étaient imposés pendant la durée du siège avaient ruiné l’abbaye; dans le désastre de 1421, le chœur de la basilique s’était écroulé, et l’incendie de 1433 avait réduit en cendre un partie de la ville. Le premier soin du prieur, Jean Gonault, fut de procurer des ressources au monastère; dans ce but, dit dom Huynes, il «eut recours au concile de Basle, se plaignant que l’abbé Robert jouissoit des biens de cette abbaye et y laissoit aller tout en ruine, et obtint une bulle de ce concile pour contraindre cet abbé. Mais, c’estoit perdre du parchemin et de l’encre, car le roy d’Angleterre qui occupoit toute la Normandie et qui permettoit à l’abbé Robert de jouir des biens de son monastère ne luy eut permis d’y apporter du secours, ce Mont seul en tout ce pays résistant à ses commandements.» Jean Gonault fut plus heureux auprès du roi de France. Charles VII s’empressa de lui venir en aide; il exempta l’abbaye de toutes redevances et rendit une dizaine de chartes en faveur des religieux. Catherine de Thienville, le duc de Bretagne François Iᵉʳ, avec un grand nombre de seigneurs, imitèrent la générosité du roi; grâce à leurs pieuses largesses et aux rançons des prisonniers, Jean Gonault put relever une partie des ruines et entretenir une garnison dans le château. Les chevaliers de Louis d’Estouteville, non contents d’avoir défendu le Mont-Saint-Michel au péril de leur vie, prirent l’offensive contre les [Illustration: Fig. 93--Bombardes prises sur les Anglais.] Anglais. Dans une sortie, ils incendièrent le manoir de Thomas d’Argouges qui avait cédé le rocher de Lihou à Thomas Scales; bientôt après, ils s’introduisirent dans la place de Granville et en chassèrent la garnison qui alla chercher un asile à Gavray. Le 18 février 1442, Henri VI, roi d’Angleterre, établit dans les bailliages de Caen et du Cotentin un receveur chargé de percevoir les subsides accordés par les états de Normandie pour l’entretien d’une armée devant Dieppe et la prise de Granville, récemment occupée par les chevaliers du Mont-Saint-Michel; mais la forteresse de Lihou devait rester au pouvoir des Français, malgré les efforts de l’ennemi (_Arch. nat._, c. k. 67, n. 20 et 20²). Quelques années après ce glorieux fait d’armes, le 17 juillet 1444, Robert Jolivet mourut à Rouen et reçut la sépulture dans l’église Saint-Michel-du-Vieux-Marché qui dépendait de son monastère. Jean Gonault fut choisi pour lui succéder; mais le souverain Pontife, à la prière de Charles VII, nomma le cardinal Guillaume d’Estouteville abbé commendataire du Mont-Saint-Michel. Gonault se soumit aux ordres du pape, et, deux ans après son élection, il déposa la crosse et la mitre pour vivre en simple religieux. A sa mort, il fut inhumé dans la basilique où reposaient déjà plusieurs personnages célèbres par leur science et leur vertu. Le cardinal Guillaume d’Estouteville était frère du brave chevalier qui gouvernait le Mont depuis 1425. Les brillantes qualités de son esprit, son savoir profond et sa haute naissance lui méritèrent l’estime et la faveur du roi de France et du souverain Pontife; il fut appelé le soutien et la gloire de la sainte Église romaine. Tous ces titres le recommandaient au respect et à la soumission des bénédictins; cependant une élection faite en des circonstances semblables devait leur inspirer des craintes sérieuses pour l’avenir. D’après la pragmatique-sanction de Bourges, promulguée en 1438, le Mont-Saint-Michel n’était pas soumis au régime de la _commende_; mais la nomination que Charles VII venait de faire ratifier par le pape n’était-elle pas un antécédent fâcheux pour l’indépendance et la prospérité du monastère? Cette prévision ne tardera pas à se réaliser. Pendant les premières années de cette prélature, les Anglais inquiétèrent la garnison du Mont-Saint-Michel, mais ils ne tentèrent aucun engagement sérieux. En 1450 la longue période militaire commencée dès 1417 était terminée. La plupart des défenseurs vivaient encore et pouvaient jouir de leur triomphe; quelques-uns cependant avaient succombé dans la lutte. De ce nombre était le représentant d’une illustre famille, Pierre Michel de la Michellière (fig. 94). Enfin les bastilles d’Ardevon et d’Espas avaient été livrées aux flammes, comme pour «donner à conoistre à la postérité, dit un historien, que (les) grandes prétentions (des Anglois) contre le royaume de France et particulièrement contre le Mont-Saint-Michel se resoudoient en fumée;» Tombelaine était au pouvoir des Français; Pontorson, Avranches et toute la contrée jouissaient du bienfait inestimable de la paix après une guerre de plus d’un siècle. Ainsi se réalisa la prophétie de Jeanne d’Arc: «Vous partirez tous, bon gré, mal gré, en votre pays, excepté ceux qui seront enterrés en France.» [Illustration: Fig. 94.--Armoiries de la famille Michel. Données par le représentant de la branche aînée, M. S. Michel de Monthuchon.] VI. L’ORDRE MILITAIRE DE SAINT-MICHEL. Pendant que la France humiliée subissait le joug d’un vainqueur impitoyable, tous les regards s’étaient tournés vers le Mont-Saint-Michel pour implorer le secours de l’ange des batailles; après l’expulsion des Anglais, les mêmes regards se portèrent de nouveau sur la sainte Montagne pour remercier l’ange de la victoire. L’enthousiasme était universel, et jamais peut-être l’affluence des pèlerins n’avait été plus considérable. Guillaume d’Estouteville favorisa ces pieuses manifestations, en obtenant des faveurs signalées pour ceux qui visiteraient le Mont et contribueraient par leurs aumônes à la restauration de la basilique. «Par ce moyen, dit dom Huynes, comme aussy avec l’ayde du revenu de l’abbaye, on commença à rebastir le haut de l’église,...... non pas comme auparavant, mais si superbement et avec tant d’artifice que si on eut voulu continuer à faire bastir le reste de l’église de mesme façon, on n’en eut pu voir en France une plus belle pour la structure.» En effet, la hardiesse et la force de cet édifice, la majesté de l’ensemble et la perfection des détails, l’élégance et la pureté du style en font l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’architecture du quinzième siècle. La crypte avec ses piliers robustes, ses nervures prismatiques, et ses chapelles rangées autour du rond-point, saisit l’âme d’étonnement et de respect. Le jour y pénètre à peine par l’étroite ouverture des fenêtres trilobées, et vient s’unir à la lumière mystérieuse des lampes qui brûlent autour de l’image de la Vierge, devant laquelle les pèlerins viennent s’agenouiller, unissant comme autrefois le culte de l’Archange à celui de la Mère de Dieu. La partie supérieure, avec ses colonnes élégantes, ses voûtes élancées, ses larges ouvertures et sa forêt de clochetons, rappelle le beau nom de palais des anges que nos pères aimaient à donner au Mont-Saint-Michel. Cet édifice, aux proportions vraiment gigantesques, resta inachevé. Guillaume d’Estouteville, dans sa visite au monastère en 1452, fit cesser les constructions pour travailler à enrichir l’intérieur de la basilique. A cette époque les pèlerins non seulement de France, mais aussi des autres nations, affluaient sans cesse dans la cité de l’Archange. A leur tête, on vit l’épouse de Charles VII, la reine Marie, et plusieurs princes qui s’étaient illustrés pendant la guerre de cent ans. Pour favoriser cet élan universel, le pape Eugène IV avait accordé une indulgence plénière à ceux qui visiteraient la basilique le jour de la fête de Saint-Michel. En vertu d’un autre privilège concédé par Pie II à Guillaume d’Estouteville et à ses successeurs, deux des prêtres séculiers ou réguliers chargés du pèlerinage pouvaient absoudre de toutes les censures de l’Église. Il est rapporté que, l’an 1450, François Iᵉʳ, duc de Bretagne, vint au Mont après la prise d’Avranches et de Tombelaine sur les Anglais. Il y séjourna huit jours et dans l’intervalle il fit célébrer un service funèbre pour Gilles, son frère, dont il était peut-être le meurtrier. A la sortie de la ville, un vieux moine accosta, dit-on, le duc de Bretagne et lui prédit que dans quarante jours il paraîtrait au tribunal de Dieu, pour rendre compte du sang de son frère: «Il n’y manqua pas, ajoute un historien, car au bout du terme il mourut.» L’Allemagne et la Belgique s’ébranlèrent aussi, et, dans le cours des années 1457 et 1458, on vit des bandes d’hommes, de femmes et d’enfants partir des bords du Rhin et s’acheminer bannière en tête vers le sanctuaire de l’Archange. Un auteur contemporain, Jacques du Clercq, nous a laissé une description intéressante de ces manifestations religieuses: «Environ le caresme et après Pasques, l’an 1458, écrit-il dans ses _Mémoires_, grande multitude d’Alemans et de Brabanssons et d’aultres pays, tant hommes que femmes et enfans en très-grand nombre, par plusieurs fois passèrent par le pays d’Artois, et les pays d’environ, et alloient en pélerinage au Mont-Saint-Micquel, et disoient que c’estoit par miracles que monsieur saint Micquel avoit fait en leur pays: entre aultres choses ils racomptoient que ung homme mourut soudainement en battant son enfant, parce que l’enfant vouloit aller au Mont-Saint-Micquel: ils disoient que monsieur saint Micquel le avoit fait mourir; aulcuns disoient aussy que communément cette volonté leur venoit et ne sçavoient pourquoy sinon que nullement ne pourroient avoir repos, par nuit, qu’ils n’euissent volonté de aller visiter le saint lieu du Mont-Saint-Micquel, _et en y passa des milliers par plusieurs fois_.» Les savants d’outre-Rhin s’en émurent et plusieurs écrivirent pour empêcher ces «migrations» lointaines et ces pèlerinages entrepris sous la neige, malgré les difficultés de la route et les rigueurs de l’hiver. Comme toutes les grandes manifestations religieuses, celle-ci fut signalée par des prodiges éclatants. Le 15 octobre, veille de la dédicace du mont Tombe, une femme du diocèse de Rennes fut surprise par la marée et ensevelie sous les flots; mais, disent les annalistes, «il plut au glorieux Arcange saint Michel la prendre sous sa protection et bien que la mer l’environnast de ses ondes de tous costez,» elle n’en fut pas atteinte, et, quand les eaux se furent retirées, un laboureur d’un village voisin «la porta en sa maison, fit allumer un (grand) feu et la mit reschauffer auprès;» peu à peu, «par la charité de ce bon homme,» elle «recouvra ses forces, commença à parler et à raconter ses désastres.» Des hommes dignes de foi, «Thomas Verel, inquisiteur, Jean Naudet, Jean Fouchier et Estienne de la Porte,» docteurs en théologie, ayant examiné ce prodige, n’hésitèrent pas à le classer parmi les miracles sans nombre opérés par l’intercession de l’Archange. Parfois, disait-on, une clarté surnaturelle environnait la cime de la montagne, et saint Michel apparaissait dans les airs sous la forme d’un guerrier. Enfin, comme le rapporte Jacques du Clercq, un homme des environs de Liège fut puni de mort dans les circonstances suivantes: son fils s’était réuni à trois autres petits pèlerins qui venaient au mont Tombe, il courut à sa poursuite et le saisit par les cheveux en disant: «Retourne, au nom du diable.» Cet homme, observe un écrivain, prenait un mauvais «advocat,» car il ne pouvait rien espérer du démon, «l’ennemy de l’Arcange» aux inspirations duquel son fils correspondait. «A peine avait-il proféré les dernières syllabes de ce blasphème exécrable, qu’il tomba roide mort par terre et ne dit oncques depuis un seul mot.» Tous ces signes de la protection de saint Michel entretenaient et augmentaient la confiance des populations; aussi, d’après les anciens chroniqueurs, le nombre des pèlerins était si considérable qu’on ne pouvait pas même compter les enfants qui visitaient chaque année le Mont-Saint-Michel. En 1462, le successeur de Charles VII, Louis XI, accomplit son premier pèlerinage au sanctuaire de l’Archange; il était environné de toute la pompe royale et fit son entrée dans la ville à la tête d’une brillante escorte; il donna aux religieux six cents écus d’or, et, de retour à Paris, il envoya pour l’église une statue de saint Michel et une chaîne qu’il avait portée pendant son exil. Le même souverain permit «d’ajouter le chef de la maison de France aux armoiries» du monastère. D’après Jean de Troyes, Louis XI fit un autre voyage au Mont-Saint-Michel en 1467: «Et avecques lui fist mener quantité de son artillerie, et si aloient avecques lui grant nombre de ses gens de guerre.» Toutes ces manifestations solennelles nous montrent quelle était après la guerre de cent ans la renommée du pèlerinage national de la France; cependant Louis XI devait ajouter une nouvelle gloire à la cité de l’Archange. Les ordres militaires du moyen âge avaient eu pour saint Michel une dévotion spéciale; quelques-uns même l’avaient choisi pour chef et protecteur, par exemple, en Portugal. Les chevaliers l’invoquaient sur le champ de bataille, et reconnaissaient en lui l’Archange guerrier; ils aimaient aussi à reposer sous sa garde en attendant l’heure du jugement suprême: ainsi dans les caveaux de Rhodes, l’image de saint Michel est plusieurs fois représentée avec ses attributs de gardien des sépulcres, de conducteur et de peseur des âmes. Depuis longtemps, Louis XI avait résolu, de son côté, d’établir un _Ordre de chevalerie_ pour honorer le patron de la France et perpétuer le souvenir des glorieux événements dont le mont Tombe avait été le théâtre pendant la guerre de cent ans. Il mit son projet à exécution en 1469, au château d’Amboise (fig. 95). Le Mont-Saint-Michel servit pour ainsi dire de berceau à cet ordre fameux dont chaque membre devait être un type de bravoure, un modèle de distinction et un exemple de dévouement. Cette noble origine est clairement indiquée dans les lettres patentes écrites à la date du 1ᵉʳ août 1469; le roi s’exprime en ces termes: «Loys, par la grâce de Dieu roy de France, sçavoir faisons à tous, presens et advenir, que pour la très parfaicte et singulière amour qu’avons au noble Ordre et estat de Chevalerie, dont par ardente affection, désirons l’honneur et augmentation; à ce que selon nostre entier désir, la saincte foy catholique, l’estat de nostre mère saincte Église, et la prospérité la chose publicque, soyent tenuz, gardées et defendues, ainsi qu’il appartient; Nous à la gloire et louenge de Dieu nostre créateur tout puissant et révérence de sa glorieuse Mere, _et commémoration et honneur de Monsieur sainct Michel Archange, premier Chevalier_, qui pour la querelle de Dieu victorieusement batailla contre le Dragon, ancien ennemy de nature humaine, et le trébucha du ciel; _et qui son lieu et oratoire, appelé le Mont Sainct Michel, a tousiours seurement gardé, préservé et défendu, sans estre pris, subjugué ne mis és mains des anciens_ ennemis de nostre Royaume: _et afin que touts les bons, haults et nobles couraiges soyent esmeuz et incitez à œuvres vertueuses_, le premier jour du mois d’Aoust, l’an de grace mil quatre cens soixante neuf, et de nostre règne le IX, en nostre Chastel d’Amboyse, avons constitué, créé, prins et ordonné, et par ces présentes constituons, créons, prenons et ordonnons, un Ordre et fraternité de Chevalerie, ou aimable Compagnie de certain nombre de Chevaliers: lequel Ordre nous voulons estre nommé _l’Ordre de sainct Michel_, en et soubs la forme, condition, statuts, ordonnances, et articles cy après escripts.» Les premiers statuts, au nombre de soixante-six, renferment des détails intéressants sur la constitution intime de l’ordre militaire de Saint-Michel. Les membres, qui ne devaient pas être plus de trente-six, étaient choisis parmi les «gentilshommes de nom et d’armes, sans reproche,» vaillants, prud’hommes et vertueux. Avant d’être élu, il fallait renoncer à toute dignité semblable; toutefois les empereurs, rois et ducs pouvaient appartenir aux ordres dont ils étaient chefs, avec l’autorisation des souverains de la nouvelle chevalerie, c’est-à-dire de Louis XI et de ses successeurs. Après d’amples informations, le monarque choisit quinze chevaliers, tous hommes de «bons sens, vaillance, preud’hommie et autres grandes et louables vertus;» savoir: Charles, duc de Guyenne, frère du roi, Jean, duc de Bourbonnais et d’Auvergne, cousin du roi, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol et connétable de France, André de Laval, maréchal de France, Jean, comte de Sancerre, Louis de Beaumont, seigneur de la Forêt et du Plessis-Macé, Jean d’Estouteville, seigneur de Torcy, Louis de Laval, seigneur de Châtillon, Louis de Bourbon, comte de Roussillon, [Illustration: Fig. 95.--Réception d’un chevalier de l’ordre de Saint-Michel, créé par Louis XI, au château d’Amboise le 1ᵉʳ août 1469. Fac-simile d’une miniature des _Statuts de l’Ordre_, daté du Plessis-les-Tours, ms. du seizième siècle. Bibl. de M. Ambr. Firmin-Didot.] amiral de France, Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, grand maître d’hôtel de France, Jean d’Armagnac, comte de Comminges, maréchal de France et gouverneur du Dauphiné, Georges de la Trémouille, seigneur de Craon, Gilbert de Chabannes, seigneur de Courton, sénéchal de Guyenne, Louis, seigneur de Crussol, sénéchal de Poitou, et Tanneguy-du-Châtel, gouverneur des pays de Roussillon et de Sardaigne. Pour notifier à un chevalier son admission dans l’ordre de Saint-Michel, le roi lui envoyait «un collier d’or, fait (de) coquilles lacées l’une avec l’autre, d’un double (lacs), assises sur (chaînettes) ou mailles d’or, au milieu duquel sur un roc (pendait) un imaige d’or de Monsieur sainct Michel,» avec la devise: «_Immensi tremor Oceani_,» il est la terreur du vaste Océan: «Pour dompter la terreur des démons et de l’onde, «Qui nous peut plus ayder que cet Archange au monde!» Le souverain et les chevaliers de l’Ordre devaient porter ce collier à découvert sur leur poitrine, sous peine de faire dire une messe et de donner une aumône de sept «solz six deniers tournoiz;» cependant, à l’armée, en voyage, dans leurs maisons ou à la chasse, ils pouvaient porter une simple médaille de saint Michel attachée à une chaîne d’or, ou à un cordonnet de soie noire; mais ils ne devaient jamais quitter ce dernier insigne, même dans les plus grands dangers et pour sauver leur vie. Le grand collier était du poids de deux cents écus d’or, sans pierres précieuses ni ornements superflus (fig. 96); il appartenait à l’Ordre et il était remis au trésorier après la mort de chaque membre. La fraternité la plus cordiale régnait entre le souverain et les chevaliers; ils se prêtaient un mutuel appui, et travaillaient ensemble au maintien de la paix et à la prospérité du royaume; avant d’entreprendre une guerre, ils prenaient conseil de leurs frères, et, s’ils étaient Français, ils ne s’engageaient point au service d’un autre prince et ne faisaient jamais de longs voyages sans la permission du roi; d’autre part, les membres étrangers ne devaient pas prendre les armes contre la France, sinon dans les cas exceptionnels où ils ne pouvaient s’en dispenser; alors tout chevalier qui faisait un confrère prisonnier de guerre, lui rendait la liberté. Le roi, de son côté, s’engageait à protéger les membres de l’ordre, à les maintenir dans leurs privilèges, et à n’entreprendre aucune guerre, ni aucune affaire importante sans avoir leur avis, sauf dans les circonstances où il fallait agir en secret et sans retard. Il était défendu sous la foi du serment de révéler les entreprises sur lesquelles le souverain avait consulté les chevaliers. [Illustration: Fig. 96 et 97.--Collier de l’ordre de Saint-Michel et médaille de pèlerin de Notre-Dame de Boulogne, portant sur le revers le collier de l’ordre de Saint-Michel, disposé selon la prescription des statuts royaux de 1469.] Tout membre convaincu d’hérésie, de trahison ou de lâcheté, devait être dépouillé de ses insignes et rayé de la liste des frères; parfois même, il était condamné à la peine capitale. Nous en avons un exemple frappant dans la personne du connétable de Saint-Pol: comme il s’était rendu coupable du crime de lèse-majesté, il fut condamné à mort et amené au palais du Parlement. Au moment où il entrait, dit Philippe de Commines, le chancelier lui adressa ces paroles: «Monseigneur de Saint-Pol, vous avez été par cy-devant, et jusqu’à présent réputé le plus ferme et le plus constant chevalier de ce royaume, et puis donc que tel avez été jusqu’à maintenant, il est encore mieux requis que jamais que ayez meilleure constance que oncques vous eutes.» On lui enleva ensuite le collier de Saint-Michel dont il était décoré, et on lui lut la sentence qui le déclarait «crimineux» et le condamnait à mort: «Dieu soit loué, répondit le connétable; véez bien dure sentence; je lui supplie et requiers qu’il me donne la grace de le bien connoitre aujourd’huy.» Au contraire, tout chevalier fidèle à ses engagements était environné d’honneur pendant sa vie, et, à sa mort, le dernier frère reçu dans l’Ordre faisait chanter vingt messes et donnait six écus d’or en aumône pour le repos de son âme. Les articles XIX et XX sont conçus en ces termes: «_Pour la très singulière confiance et dévotion qu’avons à Monsieur saint Michel_, premier chevalier, qui pour la querelle de Dieu victorieusement batailla, et qui son lieu et oratoire à tousiours gardé et défendu, sans estre prins ne subjugué des anciens ennemis de la couronne de France, et est invincible; Et soubs le nom et tiltre duquel est par Nous ce présent Ordre fondé et institué: Nous avons institué et ordonné, que tous divins services, et autres cérémonies Ecclésiastiques, biens faicts et fondations qu’entendrons faire, et qui se feront, tant par Nous, que par nos successeurs Souverains de l’Ordre, et les frères et Chevaliers d’iceluy, se feront, célébrèront et emploiront au lieu et Église du Mont sainct Michel: lequel lieu nous élisons et ordonnons, tant pour les choses dessusdites, qu’autres; ainsi qu’après sera déclaré.... Au cueur de ladicte Église, seront ordonnez sièges, ausquels seront le Souverain et lesdicts Chevaliers de l’Ordre, quand ilz seront illec rassemblez: et au-dessus desdicts sièges, contre le mur, premièrement dessus le siège du Souverain, sera mis et affiché l’escu de ses armes, et dessus son heaulme et timbre, et subséquemment de chacun desdicts chevaliers, en gardant l’ordre de préférence.» Les assemblées générales où se traitaient les plus graves intérêts de l’ordre devaient se tenir le jour de la fête de saint Michel. La veille, tous les membres se présentaient devant le souverain à l’heure des vêpres, et allaient ensemble à l’Église revêtus de manteaux de damas blanc traînant à terre, «brodez» d’or, avec des coquilles «d’or» et lacs d’amour en broderie et «fourrez d’hermines,» la tête couverte d’un chaperon [Illustration: Fig. 98.--Chapitre de l’ordre de Saint-Michel, tenu par le roi Henri II, en 1548. Fac-simile d’une gravure des _Statuts de l’ordre de Saint-Michel_, édition de 1725, appartenant à M. Ed. Corroyer.] de velours cramoisi «à longue cornette.» Le jour de la solennité ils assistaient à la messe, et, à l’offertoire, ils donnaient une pièce d’or; ensuite ils dînaient avec le roi; le soir, ils se rendaient de nouveau à l’église pour entendre les vêpres; mais ils portaient alors un manteau noir et un chaperon de même couleur, excepté le roi qui était vêtu d’un manteau violet. Les vêpres étaient suivies de l’office des morts. Le lendemain, à la messe, tous les chevaliers offraient un cierge d’une livre, auquel leurs armes étaient attachées; le jour suivant une autre messe était chantée en l’honneur de la sainte Vierge; mais chaque membre pouvait y assister sans le costume de l’ordre. D’après les premiers statuts, le nombre des officiers était de quatre seulement: le chancelier qui devait être prêtre, le greffier, le trésorier et le héraut nommé _Mont-Saint-Michel_. Ce dernier, qu’on appelait aussi «roy d’armes,» devait être «homme prudent et de bonne renommée, souffisant et expert;» il portait un émail comme signe de distinction et jouissait d’une pension de douze cents francs. Sa charge consistait à porter les lettres du souverain aux frères de l’ordre, à signifier les trépas des membres défunts et à notifier les nominations faites dans les assemblées générales; il avait aussi l’obligation de s’enquérir «des prouesses» et hauts faits du souverain et des chevaliers. A la messe solennelle, le jour de l’assemblée générale, ces officiers portaient «des robes longues de camelot de soye blanc, fourrez de menu ver, et des chaperons d’escarlate.» Le 22 décembre 1476 Louis XI créa un prévôt ou maître des cérémonies, et le chargea d’établir à Paris une collégiale «pour célébrer, chanter et dire l’office divin, et faire les prières condignes à obtenir la très bénigne grâce de Dieu nostre Saulveur et Rédempteur, au moyen de la très vertueuse intercession de (Monseigneur) sainct Michel, qui continuellement sans intermission» a conduit les affaires du royaume. A cette occasion vingt-six articles furent ajoutés aux premiers statuts. Enfin, le 24 du même mois, la fondation de cette collégiale fut résolue pour dix chanoines, un doyen et un chantre, huit chapelains, six enfants de chœur, un maître, deux clercs, trois huissiers, un receveur et un contrôleur; les offices devaient se célébrer dans l’église Saint-Michel du Palais. Alexandre VI approuva et loua le projet de Louis XI; mais, contrairement à l’assertion de plusieurs historiens, la chapelle du Palais ne servit pas de lieu de réunion pour les chevaliers de Saint-Michel. Pendant de longues années, le nouvel ordre militaire jouit d’une haute réputation. Non seulement les souverains de France; mais les [Illustration: Fig. 99.--Martin de Bellay, seigneur de Langey, prête serment de chevalier de Saint-Michel en 1555, dans la chapelle de Vincennes. Le cardinal de Lorraine tient le livre des Évangiles. Fac-simile d’une gravure des _Statuts de l’Ordre de Saint-Michel_, édition de 1725, appartenant à M. Ed. Corroyer.] rois d’Espagne et d’Angleterre, de Suède et de Danemarck, les princes, les guerriers et les savants les plus illustres ambitionnèrent le titre de chevalier de Saint-Michel. Cinq rois de France: François Iᵉʳ, Henri II, Charles IX, Henri III, et Louis XIV modifièrent les règlements de 1469. François Iᵉʳ remplaça «le double lacs» du collier par «une cordelière» [Illustration: _Comme le Roy donne l’accollade et fait les Chevaliers de Sᵗ Michel le jour qui precede la Ceremonie de l’ordre du Sᵗ Esprit._ Fig. 100.--Fac-simile de la gravure d’Ab. Bosse.] en mémoire d’Anne de Bretagne, qui l’en avait prié avant de mourir. Ce prince, dit Brantôme, était très zélé pour son ordre et un jour il fit une réprimande à un chevalier, qui, étant prisonnier de guerre, avait caché ses insignes pour n’être pas condamné à une forte rançon. Henri II introduisit des modifications dans l’habillement des chevaliers. D’après les ordonnances de ce prince, les simples frères devaient porter «le manteau de toile d’argent brodé à l’entour de sa devise, savoir trois croissans d’argent entrelassez de trophées semez de langues et de flammes de feu, avec le chaperon de velours rouge cramoisi couvert de la même broderie;» le chancelier avait un manteau de velours blanc et un chaperon de velours cramoisi; le prévôt et maître des cérémonies, le trésorier, le greffier et le héraut portaient un manteau de satin blanc et un chaperon de satin cramoisi, avec une chaîne d’or au bout de laquelle pendait une coquille «d’or.» Charles IX ordonna de limiter à cinquante le nombre des frères [Illustration: Fig. 101.--Armoiries de Gabriel de Rochechouart, marquis de Mortemar, créé chevalier de l’ordre du Saint-Esprit par Louis XIII, à Fontainebleau, le 14 mai 1633. Ces armoiries sont entourées des deux colliers réunis.] que François II avait beaucoup trop multipliés, au détriment de la chevalerie et malgré la défense des statuts. Henri III ayant créé l’ordre du Saint-Esprit, le fondit pour ainsi dire avec celui de Saint-Michel. En effet, tous les membres de l’ordre du Saint-Esprit prenaient l’ordre de Saint-Michel la veille de leur réception (fig. 100); ils faisaient entourer leurs armes des deux colliers réunis et s’appelaient «les chevaliers des ordres du roi (fig. 101).» Enfin, Louis XIV ajouta treize articles aux statuts rédigés par ses prédécesseurs, et défendit de porter à plus de cent le nombre des chevaliers, parmi lesquels devaient être six prêtres âgés au moins de trente ans. D’après l’article IX, «aucun des confrères» ne pouvait se dispenser de porter la croix de l’ordre; elle avait la «forme et la figure» de la croix du Saint-Esprit; mais elle devait être moitié plus petite. La colombe était remplacée par l’image en émail de saint Michel, que les chevaliers portaient en écharpe avec un ruban noir. Plus tard, par tolérance, ils attachèrent cette croix avec un ruban bleu «à la boutonnière du just-au-corps.» Telle est la constitution de cet ordre fameux, qui dut son origine à l’héroïsme des défenseurs du mont Tombe, et à la confiance de nos pères envers le saint Archange. Si le fondateur céda, en l’instituant, aux vues d’une politique humaine, les statuts qu’il rédigea n’en respirent pas moins un attachement sincère à la foi catholique et un amour ardent pour la prospérité, l’honneur et la dignité de la France. Les chevaliers ne marchèrent pas tous sur les traces des d’Estouteville, mais la plupart se montrèrent dignes des marques de distinction et des privilèges dont le souverain les gratifia; fiers d’être enrôlés sous l’étendard de saint Michel, ils honorèrent dans leur céleste patron l’ange des batailles ou le prince de la lumière, le type de la bravoure ou le protecteur des sciences et des lettres; on compta parmi eux des guerriers et des savants. Cet ordre, malgré des siècles de gloire, ne trouva pas grâce aux yeux de la révolution; rétabli sous Louis XVIII et Charles X, il fut aboli de nouveau, et, depuis la mort de son dernier représentant, monsieur de Mortemar, il partage le sort des grandes et nobles institutions du moyen âge. VII. APOGÉE DU CULTE DE SAINT-MICHEL. Bien des fois, dans l’histoire du culte de saint Michel, un fait remarquable a dû frapper le lecteur: dans les circonstances solennelles, au moment où se formait notre unité nationale, dans les dangers extrêmes et à l’heure du triomphe, la dévotion des Français prenait comme un nouvel élan, la confiance grandissait, de nombreuses caravanes s’acheminaient vers le mont Tombe, des confréries s’établissaient, des temples et des autels s’élevaient sous le vocable de l’Archange. Après la guerre de cent ans, la France venait d’échapper au plus grand des périls et sa victoire était complète; aussi, jamais le nom de saint Michel ne fut environné de plus d’honneur; jamais son culte ne fut plus populaire, ni plus universel. Non seulement en France, mais chez toutes les nations chrétiennes, à Byzance et à Moscou, des princes et des guerriers, des familles illustres, des magistrats, des prêtres, des artistes portaient le nom de Michel; la fête de l’Archange était une date célèbre que l’on choisissait [Illustration: Fig. 102.--Méreau (face et revers) de la corporation des pâtissiers-oublieurs. Quinzième siècle.] pour tenir des cours plénières, pour rendre la justice, contracter des obligations, élire un nouveau domicile ou entreprendre une affaire importante; à côté de l’ordre militaire de Saint-Michel, plusieurs corporations ouvrières, les ajusteurs de balances, les chapeliers, les étuvistes, les boulangers, les pâtissiers-oublieurs et plusieurs autres prirent saint Michel comme patron; dans la ville d’Argentan, les tanneurs se placèrent sous la protection de l’Archange qui avait, dans leur pensée «tanné la peau du diable» quand il le précipita du haut des cieux. Ces corporations, surtout à Paris, gravaient sur les méreaux l’image du saint patron (fig. 102), célébraient sa fête avec pompe, et devaient envoyer tous les ans une députation en pèlerinage au mont Tombe. Mais avant tous ces patronages, presque sur la ligne de la chevalerie, nous devons placer les nombreuses confréries qui s’établirent sur divers points de la France, spécialement dans la province de Normandie, sous le nom bien connu de _Charités_. Ces pieuses associations, qui existent encore en certaines paroisses, ont pour but l’ensevelissement des morts, et reconnaissent pour patron l’Archange, gardien des sépultures, conducteur et peseur des âmes (fig. 103). Il est curieux et instructif à la fois d’en étudier la nature, afin de bien comprendre quelle était alors l’influence du culte de saint Michel. Bernay, Menneval et quelques autres paroisses du diocèse d’Évreux ont probablement servi de berceau à ces confréries, dont l’origine semble remonter à une peste qui ravagea le pays en 1080. Comme la plupart des habitants avaient pris la fuite pour échapper au terrible fléau, un petit groupe de personnes de toutes les classes de la société se réunit pour inhumer les morts, et forma une association sous le vocable de saint Michel. D’après un manuscrit du seizième siècle, voici quels étaient les règlements de la _Charité_ de Menneval, fondée par «J. Planquette, esquevin, J. Bolquier, prévost, et J. Dumoutier.» Quiconque voulait «bénignement» faire partie de ladite Charité, soit homme ou femme, devait être «puissant de corps pour gaigner sa vie» et n’avoir encouru aucune excommunication; de plus il payait dix deniers tournois au moment de la réception, et autant aux deux principales fêtes de saint Pierre et à la Saint-Michel. Ces mêmes jours de solennité, on chantait une messe «à diacre et sous-diacre» pour le «salut de l’âme des frères et bienfaiteurs tant vifs que trépassés.» L’association était gouvernée par un échevin, un prévôt et treize frères ou servants, tous gens «prudhommes et loyaux.» A chacune des trois fêtes désignées, les treize frères ou officiers, portant des torches de cire du poids de deux livres, allaient «quérir» l’échevin, le conduisaient à l’église pour les premières vêpres et la messe, et le ramenaient à son hôtel, après la fin de la cérémonie; ils pouvaient en cette circonstance «porter croix, campenelle et bannière de la frairie par toutes les paroisses.» Le _placebo_ et le _dirige_ de l’office des morts devaient être chantés par sept chapelains; on pouvait cependant se contenter d’un seul dans les cas extraordinaires, par exemple dans les grandes mortalités. Le luminaire pour les trépassés était de quatre gros cierges de trois livres, qui brûlaient autour du corps, et de deux autres d’une livre pour l’autel. Si un frère servant «allait de vie à trépas,» il était accompagné de sa demeure à l’église et de l’église au cimetière par deux officiers portant des torches du poids de trois livres; si le défunt avait rempli les charges de prévôt ou d’échevin, quatre torches devaient être allumées en son honneur pendant le service. Tous les frères ou officiers servants étaient tenus «de lever le corps de son hostel» pour le porter à l’église, où l’on «célébrait une messe solennelle [Illustration: Fig. 103.--Saint Michel, peseur des âmes. Un homme ayant été transporté en esprit au tribunal de Dieu, voit, grâce à l’intervention de la sainte Vierge, le poids des bonnes actions l’emporter sur celui des mauvaises. D’après un ms. du quinzième siècle, peint en camaïeu: _Les Miracles de Notre-Dame_, nº 9199, à la Bibl. nat.] à diacre et sous-diacre.» Le même jour, chaque membre faisait dire pour le frère défunt une messe basse aux frais de la Charité, et treize pains étaient distribués à treize pauvres devant la fosse du cimetière. A toutes les fêtes, la confrérie plaçait sur l’autel deux cierges d’une livre, et deux torches de trois livres étaient tenues par des officiers «à la lévation du corps de Nostre Seigneur Jesus Christ;» les frères servants donnaient aussi «le pain benoist» à toute l’assistance, et un clerc était spécialement chargé de servir le prêtre à l’autel. Si un membre était «ladre et séparé de la compagnie,» les frères avec «la croix, campenelle et bannière,» l’accompagnaient jusqu’au lieu où le curé de la paroisse devait le conduire. Les infirmes qui ne pouvaient plus gagner leur vie sans mendier, et demandaient des secours à la confrérie, recevaient «six blancs par semaine.» Ceux qui avaient failli à leur devoir étaient condamnés à une amende: «les chapelains payaient cinq deniers tournois» et «les frères serviteurs cinq deniers.» Dans les temps de grande mortalité, quand le service de la charité devenait trop difficile et trop «grevable,» les frères ou officiers pouvaient s’adjoindre des aides. Quatre ou six serviteurs restaient le dimanche à la table de la recette pour régler après la messe les intérêts de la Charité, et accueillir les nouveaux frères qui demandaient à entrer dans la confrérie. Outre les divers ornements d’église, l’association possédait un drap mortuaire chargé au milieu d’une croix blanche. Sur la bannière on représentait l’image de l’Archange gardien des sépultures et conducteur des âmes. Le costume des frères se composait ordinairement d’une soutanelle assez longue, d’une ceinture noire à frange blanche, d’un rabat en mousseline, et d’un chaperon qui fut transformé plus tard en barrette conique; ce chaperon portait, bordés sur le devant, le nom de la paroisse et la date de l’institution. Sur une écharpe placée en sautoir, on voyait l’image de saint Michel terrassant le démon. Dans toutes les confréries on admettait des membres honoraires, qui prenaient part aux frais et assistaient aux réunions des frères serviteurs, sans partager leurs modestes et pénibles fonctions; ainsi, dans la commune des Chambrais les chefs de la famille de Broglie ont toujours compté parmi les membres honoraires de la Charité. Plusieurs de ces confréries avaient également un dignitaire appelé _roi_; son emploi consistait surtout à présider les réunions générales, à servir de guide aux pèlerins que l’association députait au Mont-Saint-Michel; au bout d’un an, il devenait prévôt, puis l’année suivante échevin, et ensuite il rentrait parmi les simples frères; son costume et celui des deux autres frères dignitaires, se distinguait par la richesse et les couleurs; il portait, comme le prévôt et l’échevin, un bâton historié, surmonté d’une petite niche, tandis que les officiers servants n’avaient à la main que des torches allumées. Un ou deux frères avaient le titre de sonneurs et convoquaient les membres à la réunion; dans les enterrements, ils étaient vêtus d’une dalmatique et agitaient une clochette pour inviter les fidèles à la prière. D’autres associations non moins florissantes s’étaient établies dans le but d’honorer l’Archange et de favoriser les pèlerinages au Mont-Saint-Michel. Leur nombre se multiplia au quinzième siècle, mais pour en trouver l’origine, il faut remonter plus haut dans le moyen âge. Dès l’année 1210, d’après le frère Jacques du Breul, le roi Philippe-Auguste «fonda la confrérie de saint Michel l’Ange, du Mont de la mer, en l’église Saint-Michel près le palais, à Paris, pour les pèlerins et pèlerines» qui avaient fait le «voyage» du mont Tombe. Quelques-unes de ces confréries possédaient des hôtels, où l’on hébergeait gratuitement les pèlerins de passage à Paris; on y distribuait aussi des secours aux enfants et aux pauvres qui n’avaient pas les ressources nécessaires pour aller visiter le Mont-Saint-Michel, Saint-Jacques de Compostelle, ou tout autre sanctuaire vénéré. Le nombre de ces pieux voyageurs devint si considérable au quinzième siècle que le seul hôpital de la confrérie de _Saint Jacques aux pélerins_, à Paris, en hébergea 16,690 en moins d’un an; et, comme nous l’apprend une requête de la même époque, 36 à 40 «povres pelerins et austres povres» logeaient chaque nuit dans cet hôpital, qui se trouvait par là «moult chargé et en grande nécessité de liz, de couvertures et de draps.» En certaines contrées où ces confréries n’existaient pas, des quêtes étaient faites pour venir en aide aux pèlerins du Mont-Saint-Michel; dans les paroisses où elles étaient établies, comme à Bernay, Menneval, Argentan, les confrères possédaient leur chapelle, et même leur sacristie particulière; ils avaient leur jour de fête et de réjouissance. Par exemple, à Moulins-sur-Orne, si célèbre par sa confrérie de saint Michel, la solennité de l’Archange est suivie d’une véritable fête de famille; après les vêpres, tous les assistants chantent le cantique traditionnel, et le soir les associés donnent un repas auquel 60 à 80 personnes prennent part chaque année. Le Mont-Saint-Michel était le centre et le foyer de toutes ces œuvres, tandis que le glorieux Archange en était l’inspirateur, le chef et le patron. Les diverses confréries devaient envoyer des pèlerins au Mont, et plusieurs n’admettaient jamais un nouveau membre, s’il n’avait auparavant visité le sanctuaire de saint Michel (fig. 104). D’après le livre des _Us_ de Saint-Firmin, l’une des villes les plus anciennes et les plus célèbres du Pas-de-Calais, Montreuil-sur-Mer, possédait de temps immémorial une confrérie de célibataires dont la plupart accomplissaient chaque année le pèlerinage du Mont-Saint-Michel au péril de la mer; avant le départ, ils recevaient la bénédiction du curé et se munissaient auprès du «mayeur» d’un laissez-passer collectif; ils vivaient en route de quêtes et d’aumônes, et arrivaient au terme de leur voyage le quinze octobre, veille de la fête du saint patron; tous passaient la nuit en prière, communiaient le lendemain et revenaient chargés de coquilles, mendiant toujours leur pain et portant, selon l’usage, le bourdon et la bannière des pèlerins. A l’arrivée, le curé de l’église Saint-Michel et les habitants de la ville allaient à leur rencontre et les recevaient «avec force démonstrations de joie et de piété.» Cette coutume n’est point particulière au moyen âge; nous la retrouvons dans les siècles derniers et même au dix-neuvième siècle. Plusieurs paroisses du diocèse de Séez en offrent une preuve évidente: pour être reçu dans les confréries d’Almenesches, de Silly-en-Gouffern, de Sai, de Moulins, de Sarceaux, il fallait avoir visité le Mont-Saint-Michel, et s’être nourri avant le départ de la divine Eucharistie, afin d’accomplir en état de grâce cet acte religieux. Saint Michel, ange médecin et protecteur des agonisants, fut aussi l’objet d’un culte spécial, surtout à Liège et en certaines villes de la Flandre, où l’on fonda des confréries sous son patronage, pour venir en aide aux malades. A cette heure suprême, où l’âme est sur le point de paraître devant son juge, nos pères voulaient se concilier la faveur du puissant et redoutable Archange; ils ne l’oubliaient pas même dans leurs testaments. Louis Raoul Bachelier légua, en 1459, trente sous tournois de revenu pour entretenir dans l’église de «Nismes» deux cierges d’une demi-livre, qui devaient brûler le jour de la fête de saint Michel; le frère de Louis XI, Charles de Valois, duc de [Illustration: Fig. 104.--Pèlerinage de la confrérie de Camembert (Orne) au Mont-Saint-Michel en 1772. Tableau de l’église de Camembert. D’après une photographie de M. Gatry, vicaire de Vimoutiers.] Guyenne, comte de Saintonge et seigneur de la Rochelle, a laissé ces belles paroles dans son testament de 1472: «(Nous) commettons (notre âme) à la Vierge glorieuse, qui des pécheurs, jusques icy, nous confessons estre advocate, et qui non sans cause est dite du Rédempteur de l’humain genre, et Roy de gloire, Mère très débonnaire; à Monsieur saint Michel, et toute la cour du Paradis céleste, afin que par leurs prières, elle monte ès saints lieux, pour régner avec eux: si leur prions et requerrons, et très dévotement les supplions qu’ils me soient en aide.» Les magistrats honoraient en saint Michel l’ange justicier, les écoliers reconnaissaient en lui le prince de la lumière et le protecteur des lettres; les artistes lui bâtissaient des temples et des autels, le peignaient sur la toile et lui élevaient des statues, les poètes le chantaient, les orateurs célébraient sa gloire et sa puissance, les princes et les derniers enfants du peuple s’agenouillaient ensemble pour le prier; saint Michel avait sa place dans les fêtes de famille; il paraissait partout, sur le théâtre, dans les réunions publiques, en particulier dans les processions solennelles; il fallut même parfois écarter son image, pour empêcher des manifestations indiscrètes, et arrêter l’élan d’un enthousiasme pas assez réfléchi. Il est bon de rappeler certains traits, pour faire mieux comprendre cette époque, glorieuse par-dessus toutes dans l’histoire de saint Michel (V. _Le Mistere du siege d’Orleans_). Nos pères ignoraient les jouissances raffinées que notre siècle matérialiste et sensuel demande aux exhibitions du théâtre; pour se procurer des délassements, ils aimaient à reproduire les vérités de la religion dans des scènes naïves, parfois bizarres, mais dont l’honnêteté n’avait jamais à rougir. Souvent l’archange saint Michel, vainqueur de Satan et gardien des âmes, jouait un rôle important dans ces représentations symboliques. D’après les vieux historiens de Paris, les pâtissiers de cette ville célébraient la fête de saint Michel, leur protecteur, par une procession qui attirait un grand nombre de curieux. Ils se rendaient en pompe à la chapelle de l’Archange, dans l’église Saint-Barthélemy. Les uns étaient habillés en diables, les autres en anges, et au milieu de la troupe on voyait saint Michel agitant une grande balance et traînant après lui un démon enchaîné, qui s’efforçait de molester les passants, menaçait les uns, frappait les autres et faisait à tous des niches plus ou moins ridicules. Anges et diables étaient à cheval, accompagnés de tambours et suivis à distance par des prêtres qui portaient le pain bénit. Des drames analogues se jouaient au Mont-Saint-Michel, «en présence de ces foules immenses qui, à certains jours privilégiés, encombraient les abords de l’abbaye (E. de Beaurepaire, _Les miracles du Mont-Saint-Michel_).» La procession que le roi René institua en 1462, dans la ville d’Aix, offrait une scène non moins singulière, appelée _Le jeu des diables_ ou _La lutte de la petite âme_. Des démons revêtus de costumes aux emblèmes satiriques et la tête surmontée de longues cornes se pressaient autour d’un enfant qui représentait la petite âme. Cet enfant portait un gilet blanc, symbole de l’innocence, et tenait à la main une grande croix qu’il serrait sur sa poitrine (fig. 105). D’abord, à l’aspect du signe de [Illustration: Fig. 105.--_Le jeu des diables ou la lutte de la petite âme_; groupe de la procession instituée à Aix en 1462, par le roi René. D’après A. Millin.] notre salut, les démons prenaient la fuite, mais ils ranimaient bientôt leur courage et se précipitaient une seconde fois sur la petite âme; ils n’osaient pourtant pas l’approcher de trop près, et, se tenant à distance, ils essayaient de l’enlever avec des bâtons fourchus; furieux de ne pouvoir réussir, ils n’écoutaient plus que leur colère et redoublaient d’efforts pour s’emparer de leur victime. La petite âme allait succomber, quand saint Michel, vêtu de coton blanc, ayant des ailes dorées et la tête environnée d’une auréole céleste, apparaissait tout à coup et se jetait au milieu de la mêlée, aussitôt il était assailli par les démons, et recevait des coups innombrables sur son dos, qu’il avait prudemment rembourré d’un épais coussin. Les diables désespérés, n’en pouvant plus de lassitude, renonçaient à leur dessein et prenaient la fuite en faisant d’horribles grimaces. Alors le nouveau Michel, comme s’il avait triomphé de Lucifer en personne, poussait un cri de victoire et sautait à plusieurs reprises, pour témoigner sa joie d’avoir sauvé la pauvre petite âme des griffes du démon. Afin de compléter cet aperçu général, il faut arrêter les yeux sur la cité de l’Archange. En 1470, un an après l’institution de la chevalerie, Louis XI visita le Mont-Saint-Michel, et, au témoignage d’Hélyot, il y tint la première assemblée de l’ordre, dans la salle des Chevaliers. Un autre chroniqueur, Jean de Troyes, parlant de ce voyage, s’exprime ainsi: «Le roi, qui estoit à Amboise, s’en partit et ala au Mont Sainct Michel en pèlerinage. Et après icelluy fait et accomply,» il inspecta Tombelaine, Avranches, Coutances, Caen, et plusieurs autres places de Normandie. Deux ans plus tard, Louis XI revint au Mont avec une brillante escorte. A son passage dans la ville d’Alençon, il faillit être écrasé par la chute d’une pierre qui se détacha d’un mur; aussitôt, disent les historiens, le roi fit un grand signe de croix, se mit à genoux en témoignage de sa reconnaissance et baisa la terre. Quelques jours après, il était dans la basilique de Saint-Michel, et suspendait auprès du crucifix la pierre qui était tombée à ses pieds dans la ville d’Alençon. Jean de Troyes nous apprend que dans le cours de l’année 1474 les Anglais menacèrent de faire une descente sur les côtes de Normandie, peut-être pour tenter la prise du Mont-Saint-Michel: «le roy, dit-il, fut au service la veille de Noël en l’église Nostre-Dame de Paris. Le lendemain de Noël qui estoit le jour Sainct Estienne, le roy eut des nouvelles que les Anglois estoient en armes en grant nombre sur mer, et estoient vers les parties du Mont Sainct Michel. Et incontinent fist monter à cheval et envoyer en Normandie les archiers par lui mis de sus sa nouvelle garde, nommée la garde de monsieur le Dauphin.» A cette époque, les armoiries du Mont étaient chargées de coquilles sans nombre, avec le chef de la maison de France (fig. 106); l’abbaye jouissait de nombreux privilèges que Louis XI confirma par ses lettres de 1477, en abolissant toutes les taxes qui pesaient sur les religieux; mais pour servir ses vues politiques, le monarque se réserva le droit de faire garder le château par un officier de son choix; il construisit [Illustration: Fig. 106.--Armoiries de l’Abbaye, sous le règne de Louis XI.] même des cachots à l’ouest du mont Tombe. Il prouvait par là que sa piété envers l’Archange n’était pas sans mélange d’intérêt personnel. Cependant l’institution de l’ordre militaire fut suivie de plusieurs années glorieuses pour l’histoire de saint Michel. Le chevalier de cette époque passait pour le vrai type de la bravoure française, et, dans les circonstances périlleuses, il figurait toujours au premier rang; pour lui, reculer sur un champ de bataille était un acte de félonie que rien ne pouvait excuser; sa vaillante épée était au service de Dieu, de l’Église, de la veuve et de l’orphelin. D’autre part, l’ancienne abbaye, avant d’accepter le régime de la _commande_ et de se soumettre à une juridiction étrangère, jetait un vif éclat et montrait que la vie n’était pas épuisée dans son sein. Plusieurs religieux se livrèrent à l’étude avec ardeur. Il faut rapporter à cette époque le manuscrit intitulé: _Varia ad historiam Montis Sancti Michaelis_. Ce volume, orné de longues lettres gothiques, est l’œuvre d’un moine du Mont-Saint-Michel. La vérité historique n’y est pas toujours respectée avec assez de scrupule; cependant nous y trouvons plusieurs détails qui méritent d’être rapportés. L’auteur raconte en style naïf la légende «du benoist archange, Monseigneur saint Michiel;» puis il cite les «oroisons aux angels de paradis, et premièrement à l’ange qui de nous est garde.» A la fin de son ouvrage, le moine bénédictin nous a laissé des pièces de poésie remarquables à la fois par l’onction de la piété et les grâces du langage; par exemple qui ne serait touché en lisant cette prière au Sauveur et à la Vierge? «Doulz Jhésus Crist, doulz créateur «En qui j’ay toute m’espérance, «Doulz roy, doulz Dieu, doulz Sauveur, «Qui n’as ne fin ne commensance, «Doucement me donne t’amour, «Et de ta gloire cognoissance, «Et m’ottroy par ta douceur «Vraie confession et repentance..... «Sainte Marie, dame, royne, genitrix, «Glorieuse pucelle, porte de paradis, «Se vous onqs oytes par la vostre merci «La voix d’un pécheur qui vous criast merci... «Si vraiment com Dieu prist en vous chair et sans, «A trestous mes besoings me soiez vous aidant...» Tandis que le trouvère exerçait sa verve dans le silence du cloître, la crosse était portée par des hommes dont les brillantes qualités contribuaient à faire aimer et vénérer le principal sanctuaire de l’archange saint Michel. Le cardinal d’Estouteville était mort à Rome, en 1482. Après lui, les quatre neveux du capitaine de Baternay, André de Laure, Guillaume de Lamps, Guérin de Laure et Jean de Lamps gouvernèrent successivement le monastère à titre d’abbés réguliers. André de Laure, originaire du Dauphiné se distinguait par l’étendue de son savoir et la noblesse de sa naissance; de plus il avait pour lui la faveur de son oncle, le comte du Boschage de Baternay, chambellan du roi et successeur de Jean d’Estouteville dans la charge de capitaine du Mont. Les religieux, qui désiraient vivement élire eux-mêmes leur abbé et recouvrer les droits qu’on leur avait enlevés lors de l’élection du cardinal d’Estouteville, se réunirent en chapitre dès qu’ils apprirent la mort de ce dernier; ils procédèrent au vote sous la présidence de Guillaume le Maire, prieur claustral de l’abbaye, et portèrent leurs suffrages sur André de Laure. Ils espéraient avec raison que le comte de Baternay ferait ratifier cette élection. Le nombre des moines était alors de 25. Le nouvel abbé, qui possédait le prieuré de Pontorson et remplissait les charges d’archidiacre et de chantre du monastère, ne voulut renoncer à ces titres qu’après avoir reçu les lettres du roi et s’être assuré que son élection ne serait pas invalidée. André de Laure était docteur en l’un et l’autre droit; cependant il passa une partie de son temps à Paris pour se livrer à l’étude. Vers la fin de sa vie, il résida plus régulièrement dans son abbaye où il mourut le 25 mars 1499. Les bénédictins l’inhumèrent dans la chapelle de la Sainte-Trinité, devant l’autel du Sauveur qu’il avait lui-même érigé et qui fut dédié depuis à Notre-Dame de Pitié. Malgré ses longs séjours à la capitale, André de Laure ne négligea pas les intérêts de son monastère dont il augmenta les revenus; il mit en particulier tous ses soins à orner la basilique de l’Archange. D’après dom Huynes, il enrichit les chapelles de vitraux, dans lesquels «il fit peindre ses armes, celles du cardinal d’Estouteville, comme aussy l’histoire de la fondation du Mont et le sacre des roys de France. Plusieurs depuis ce temps là ont adjousté leurs armes à ces vitres.» Guillaume de Lamps est resté célèbre parmi les abbés qui travaillèrent le plus à la gloire de saint Michel, et ses historiens disent qu’il brilla comme un «astre luisant,» à l’aurore du seizième siècle. Nous lui devons une partie duchœur, le grand escalier, la plate-forme appelée Mirande ou Saut-Gautier, une partie du logis abbatial, l’aumônerie, la grande citerne, le pont qui unit l’église et le quatrième étage du logis; il acheta des vases précieux et fit bâtir la chapelle qui touche le jardin de l’abbé. Pendant les onze années de sa prélature, de 1499 à 1510, il n’employa pas moins de quatre-vingts ouvriers pour les travaux du monastère et de ses dépendances. En 1509 la foudre renversa la flèche, fondit les cloches, et exerça de grands ravages dans la basilique; c’était la dixième fois que le Mont-Saint-Michel devenait [Illustration: Fig. 107.--Tombeau de Guillaume de Lamps. D’après un design de M. de Rothemont; ms nº 4902 de la Bibl. nat. Dix-huitième siècle.] la proie des flammes. Guillaume de Lamps était occupé à réparer ce désastre, et déjà il avait construit, dans le transept du midi, le pilier décoré de ses armes, quand la mort vint le ravir à l’affection des religieux, le premier mars 1510. Il fut enterré dans la chapelle du rond-point, dédiée à la bienheureuse Vierge, du côté de l’évangile (fig. 107). Guérin de Laure, cousin de Guillaume de Lamps et frère d’André de Laure, dut en partie son élévation à la faveur du comte de Baternay, [Illustration: Fig. 108.--Monument de Jean de Lamps. D’après un dessin de M. de Rothemont; ms. nº 4902, de la Bibl. nat. Dix-huitième siècle.] capitaine du Mont, et à la recommandation du roi Louis XII, qui engagea ses «chers et bien amez» religieux à le choisir pour abbé à cause de ses «bonnes mœurs, vertus et honnesteté,» et pour la «seureté et bonne confidence» que le monarque avait «en sa personne.» Il gouverna l’abbaye l’espace de trois ans et mourut au château de Brion en 1513. Il reçut la sépulture à côté de son prédécesseur, dans la chapelle de la Vierge. Jean de Lamps, frère de Guillaume de Lamps, montra une grande sagesse dans l’administration du monastère et donna aux religieux l’exemple de toutes les vertus; il continua la construction du chœur, fit placer aux voûtes les armes de France et de l’abbaye, et acheva la basilique, [Illustration: Fig. 109.--Sceau de Jean de Lamps, abbé du Mont-Saint-Michel en 1520. Archives nationales.] c’est-à-dire le dernier chef-d’œuvre que l’art chrétien ait produit au Mont-Saint-Michel en l’honneur de l’Archange. Il mourut le 4 décembre 1523 et fut enterré dans la chapelle de la Vierge Marie, du côté de l’épître. «Pour tesmoigner leur reconnoissance en son endroict, dit dom Louis de Camps, et en conserver plus longtemps la mémoire, (les religieux) firent poser son effigie sur un pilier, comme on voit encore à présent (fig. 108). Ce qui n’a esté accordé à d’autre qu’à luy, et à la vérité est une chose assez remarquable; car si après luy nous n’avons eu aucun abbé, qui ait porté l’habit de Saint-Benoist; au moins, nous pouvons dire qu’iceluy nous est resté qui le porte jour et nuit en peinture. Ses armes se voient en divers endroits de l’église.» Pendant ces prélatures qui terminent la troisième période de l’histoire de saint Michel, le culte de l’Archange avait atteint son apogée; les pèlerinages se succédaient sans interruption; un grand nombre de seigneurs firent à l’abbaye des donations en terre et en argent; le souverain pontife approuva par un bref solennel l’ordre des chevaliers; François Iᵉʳ, marchant sur les traces de ses ancêtres, fit un pèlerinage au Mont avec plusieurs personnages de la cour. Un historien rapporte que l’abbé Jean de Lamps reçut le monarque «avec tous les devoirs et plus grande soubmission qu’il put, allant processionnellement au-devant en habits pontificaux, imprimant par sa modestie des tendresses de dévotion au cœur du roy.» La basilique avec son abside merveilleuse et sa flèche élégante était achevée; sur le sommet dominait la statue de l’Archange, dont l’épée flamboyante menaçait les ennemis de la France et le pied foulait le dragon infernal; le règne de la chevalerie avait commencé et les enfants de saint Benoît se montraient toujours les dignes gardiens du sanctuaire de saint Michel. [Illustration: Fig. 110.--Fac-simile d’un cul-de-lampe des _Statuts de l’Ordre de Saint-Michel_. 1725.] [Illustration] CHAPITRE IV SAINT MICHEL ET LE MONT-SAINT-MICHEL DANS LES TEMPS MODERNES. I. LE MONT-SAINT-MICHEL PENDANT LES GUERRES DE RELIGION. Lorsque Jean de Lamps descendit dans la tombe, l’abbaye fut soumise au régime de la _commende_ et une ère nouvelle commença pour le Mont-Saint-Michel; d’un autre côté, l’Église venait de lancer ses foudres contre Luther, et, avec la grande hérésie des temps modernes, le culte de l’Archange revêtait un nouveau caractère. Le paganisme ancien avait disparu et les Anglais ne conservaient plus sur notre territoire que la ville de Calais; mais d’autres luttes ni moins acharnées, ni moins dangereuses, les guerres de religion s’annonçaient menaçantes. Saint Michel devait prendre part à ces combats, et mériter le titre de vainqueur de l’_hérésie_ que les siècles lui décernèrent, surtout depuis la défaite des Albigeois et des autres précurseurs de Luther et de Calvin. Il ne sera pas sans intérêt de voir l’Archange aux prises avec cet ennemi toujours vaincu, mais toujours vivant, toujours irréconciliable, avec cet antique serpent qu’il chassa du ciel et combattit dans la synagogue, au sein de l’Église et chez les nations chrétiennes, qu’il poursuit sans cesse et sur lequel il remportera une victoire décisive, au dernier jour, quand Dieu aura complété le nombre des élus. Le Mont-Saint-Michel devait être encore le principal théâtre de ce nouveau combat. Depuis son origine, l’abbaye eut souvent à lutter contre les ennemis de l’Église et de la France, ou à défendre ses intérêts contre les empiétements des seigneurs féodaux; mais elle conserva toujours son indépendance, et, pendant plus de cinq siècles, la règle primitive fut observée sans modifications importantes. A l’intérieur, les religieux partageaient la journée entre la prière, l’étude et le service des pèlerins. De temps en temps des fêtes de famille venaient rompre l’uniformité de la vie habituelle. Quand un moine avait cinquante ans de profession religieuse, on célébrait son _jubilé_. Il était conduit au chapitre où l’abbé le relevait de ses fonctions; ensuite tous les bénédictins l’accompagnaient devant le maître-autel de la basilique. Le chantre entonnait le répons de saint Michel, et, après l’oraison, le président du chapitre offrait de l’eau bénite au frère _jubilé_, montait avec lui les degrés de l’autel et lui donnait le baiser de paix. Le reste de la journée se passait en pieuses réjouissances. Les principaux mystères de la religion étaient représentés sous des formes sensibles. A Pâques, un des moines figurait Notre-Seigneur ressuscité; il était vêtu d’une aube marquée de gouttelettes de sang; une longue barbe descendait sur sa poitrine, un diadème ornait son front, et il portait une croix à la main; à l’heure des matines, il passait dans le chœur devant tous les religieux, au moment où les jeunes frères qui jouaient le rôle des _anges_ chantaient l’hymne de la résurrection. Les liens de fraternité qui unissaient tous les moines ne se brisaient point à la mort. Plusieurs fois l’an, des services funèbres étaient célébrés pour les morts, et chaque jour trois prêtres offraient le sacrifice de la messe dans la chapelle des Trente-Cierges aux intentions des bienfaiteurs défunts. A l’extérieur, le Mont-Saint-Michel formait une association intime avec plus de soixante abbayes et un grand nombre de prieurés, dont plusieurs étaient sous la dépendance de l’abbé. Celui-ci devait être élu par le suffrage des moines et choisi dans une maison de l’ordre de Saint-Benoît; en vertu d’un privilège accordé à Richard Toustin, il avait le droit de porter la mitre et l’anneau; de plus il était ordinairement archidiacre du diocèse d’Avranches. Sauf de rares exceptions, tous s’étaient fait un bonheur de vivre parmi les religieux comme des pères de famille au milieu de leurs enfants. Quelques-uns même, à l’exemple de Pierre le Roy, avaient employé les moments de loisir à enseigner aux jeunes frères les sciences profanes et les arts libéraux. Au moment où cette union devenait plus nécessaire, pour se prémunir contre les dissensions qui allaient éclater au sein de l’Église de France, les gardiens du sanctuaire de Saint-Michel furent contraints de renoncer au privilège d’élire leur abbé; bien plus, on les soumit au régime de la _commende_ dont ils étaient exempts aux termes du concordat passé entre Léon X et François Iᵉʳ. A la mort de Jean de Lamps, en 1523, les religieux essayèrent en vain de lui donner un successeur; la cour de France rendit tous leurs efforts inutiles, et, malgré leurs vives réclamations, le roi fit agréer en 1524 la nomination de Jean le Veneur, évêque de Lisieux, grand aumônier du royaume et cardinal de la sainte Église romaine. «Ainsy, dit dom Louis de Camps, cette sainte et dévote maison fut mise en _commende_ et abandonnée à la discrétion d’une domination estrangère.» François Iᵉʳ avait fait le pèlerinage du Mont; cependant il ne comprenait pas encore la nécessité de recourir au puissant Archange et de protéger son sanctuaire. Il ne tarda pas à être instruit à l’école du malheur. Le désastre de Pavie avec ses tristes conséquences ne suivit que d’un an l’élection de Jean le Veneur; aussitôt la France, menacée d’une nouvelle invasion implora son céleste défenseur; le roi lui-même, après avoir été captif sur un sol étranger, voulut donner une preuve de sa confiance envers le protecteur du royaume: il fit remplacer la salamandre qui était sur ses armes par la coquille de Saint-Michel. De son côté Gabriel du Puys acheva les fortifications du mont Tombe, en élevant la fameuse tour qui porte son nom (fig. 111), et il prémunit la place contre les surprises du dehors; en même temps des pèlerins nombreux visitaient la basilique de Saint-Michel; de ce nombre furent les chanoines de Bayeux, qui, à leur retour, emportèrent différents objets confiés à la garde des bénédictins. Après la mort du lieutenant, Guillaume du Solier, qui reçut la sépulture dans la chapelle Sainte-Anne-du-Circuit, le roi nomma le sieur d’Estouteville d’Aussebosc capitaine du château à la place d’Imbert de Baternay. Le monarque travailla aussi avec zèle à la réforme de l’ordre militaire de Saint-Michel. On rapporte qu’il fut excité par une fine allusion de Raphaël à recourir au belliqueux Archange, afin d’arrêter le progrès de l’hérésie. Comme on faisait des tentatives pour attirer le grand artiste à la cour de France, celui-ci refusa, mais il envoya au souverain le tableau du Louvre, qui représente la victoire de saint Michel sur le dragon infernal, ou le triomphe du défenseur de la vérité sur le prince de l’erreur. Malgré tout, François Iᵉʳ ne rendit pas aux Bénédictins le droit de choisir leur abbé; car à la mort de Jean le Veneur, en 1543, Jacques d’Annebault, cardinal du titre de Sainte-Suzanne, évêque de Lisieux et grand-maître de la chapelle royale, prit possession de l’abbaye en vertu des bulles qu’il avait reçues de Rome le 18 août 1539. Il séjourna quelque temps parmi les religieux; mais il quitta bientôt la vie du cloître pour retourner à la cour. Il mourut en 1558, et, l’année suivante, le roi choisit pour lui succéder François le Roux d’Anort, qui porta la crosse jusqu’à l’année 1570. Les événements se précipitaient et la France, divisée par des haines profondes, était à la veille d’une grande catastrophe. A mesure que l’hérésie devenait plus menaçante, la confiance envers le glorieux Archange grandissait dans le cœur des véritables Français. Grâce aux dons généreux des pèlerins, les moines élevèrent dans la basilique du Mont un maître-autel couvert de lames d’argent du prix de dix mille livres. A la même époque, le roi Henri II présida dans la ville de Lyon une assemblée de l’ordre de Saint-Michel (fig. 98). Rien ne fut négligé pour donner à cette réunion toute la pompe que les circonstances réclamaient. «La veille de Saint-Michel, dit un auteur, le roy assista à vespres, et célébra le chapitre des chevaliers de l’ordre, qui n’avoit de longtemps esté fait en France. Par ainsy Sa Majesté fut oüyr les vespres en l’ordre qui s’ensuit: après les Suisses, leurs tabourins et fiffres sonnans, et les cent gentilshommes avec leurs haches, marchoit premièrement l’Huissier de l’Ordre, vestu d’une robe longue de satin blanc, et d’un chaperon à bourrelet, comme les advocats de Paris, lequel estoit de satin cramoisi rouge, la cornette autour du col et le chaperon estendu derrière et attaché sur les espaules, portant une grosse masse d’argent doré, le dessus fait avec les armories du roy couronnées; après luy le Hérault de l’Ordre, le Greffier et le Maistre des Cérémonies, [Illustration: Fig. 111.--Tour ou bastillon Gabriel.--Restauration.] tous d’un pareil accoustrement, chacun sa coquille _d’or_ pendante au col, et tous au devant de M. le cardinal de Guise, qui marchoit en ce rang comme Chancelier de l’Ordre, vestu par dessus son roquet d’un manteau rond de veloux blanc attaché sur l’espaule droite, et rebrassé sur l’autre, son chaperon de veloux cramoisi rouge; les Chevaliers de l’Ordre venoient suivamment, deux à deux, suivant leur rang et qualité, avec chacun son manteau rond pendant jusques à terre, tout de drap d’argent, attaché et rebrassé semblablement comme dessus, tout autour un rang de riche broderie de croissans se joignans oppositement dessus et dessous, à l’imitation d’une nuë, à force rais et flammes d’or entre lesdits croissans, et au dessous un autre rang de l’Ordre, de semblable riche broderie, le chaperon de veloux cramoisi, bordé pareillement de belle broderie de l’Ordre, tout l’accoustrement de dessous de veloux ou satin blanc, et estoient en nombre de dix-huit, Messeigneurs de Vendosme et de Guise les derniers: Puis venoit Sa Majesté, vestu de mesme les autres, excepté que son accoustrement estoit enrichi davantage de merveilleusement grosses perles, et quelque frange d’or tout autour de son manteau; Messeigneurs les Cardinaux de Bourbon, Vendosme, Lorraine, et Ferrare, revestus de leurs roquets et grandes chapes de Cardinal de camelot rouge: Tous lesquels en cette pompe entrèrent au chœur de la grande Église Saint Jean bien en ordre et richement tapissée: Sa Majesté se mit à la place du Doien, les autres selon leur rang, laissans les places de leurs compagnons absens vuides: Et au dessus de chaque place estoient attachées les armoiries et noms des Princes absens, et des présens seulement les armes. Auprès du grand Autel fut dressé un parquet haut élevé, et richement paré, pour la Reine et les Dames. Le samedy matin, _jour de Saint Michel_, le Roy et les Chevaliers de l’Ordre furent ouïr la grande Messe en pareil ordre que du soir; mais avec si _grande foule de peuple_, qu’à peine pouvoient-ils passer: Et la grande solemnité fut à l’offerte, en observant les anciennes cérémonies belles à voir. Au sortir de là ils vinrent tous disner ensemble dans la grande salle du logis du Roy, la table de Sa Majesté au milieu; puis ils continuèrent les Vespres dudit jour, vestus toutesfois de grandes robes de deüil, le chaperon à bourrelet et tout le reste de leur vestement de drap noir, le Roy semblablement, mais d’écarlate violette, célébrant la mémoire de leurs Compagnons trespassez. Le jour suivant, qui fut Dimanche, ils furent aussy ouïr la grande Messe comme le jour précédent et en habit du soir; où au sortir _Sa Majesté toucha les malades_, puis disnèrent encore ensemble.» (_Statuts de l’Ordre de Saint-Michel._) La fraternité qui régnait entre les chevaliers de Saint-Michel contrastait singulièrement avec la division qui désolait la France. Les dévots serviteurs de l’Archange avaient besoin de fidélité, d’union et de dévouement, pour soutenir les intérêts de l’Église et de l’État; car, bientôt après, la guerre éclata et couvrit le royaume de sang et de ruines. Le prince de Condé se mit à la tête des hérétiques et se déclara l’ennemi juré de Charles IX, son souverain, et de tous les catholiques de France. Comme en toutes les calamités publiques, les regards se portèrent aussitôt vers le prince de la milice céleste. Paris donna l’exemple. Le 29 septembre 1568, jour de la fête de saint Michel, on fit dans la capitale une procession solennelle pour implorer la protection de l’Archange vainqueur de Satan; la cour, plusieurs évêques, les ordres religieux, une foule innombrable de fidèles assistaient à cette pieuse cérémonie; au milieu des rangs pressés de la multitude, on portait les reliques insignes de toutes les églises de la ville. Jamais Paris n’avait organisé une manifestation plus imposante en l’honneur de saint Michel. L’année suivante, les ennemis furent taillés en pièce à Jarnac et à Moncontour, et, en 1570, la paix fut signée à Saint-Germain. De son côté le mont Tombe recevait chaque jour de nombreux pèlerins. Ceux-ci venaient, à la suite de l’évêque et des chanoines d’Avranches, déposer leurs trésors sous la garde des moines; ceux-là priaient le saint Archange de les protéger contre les attaques des hérétiques, et de les délivrer des embûches du démon; d’autres imploraient des grâces surnaturelles ou demandaient la santé du corps. Le roi de France, Charles IX, voulut se mêler à cette foule de pieux visiteurs, et, en 1561, un an après avoir reçu le titre de chevalier, il vint en pèlerinage au Mont avec son frère, le prince Henri. Le 3 avril 1565, il modifia, comme nous l’avons dit, certains articles des statuts primitifs, et réduisit le nombre des frères à cinquante. D’après les manuscrits du temps, et au témoignage des autorités les plus graves citées par S. Prévost, Feuardent et dom Huynes, cette époque fut signalée par des faits miraculeux. Bientôt les pèlerinages allaient devenir plus difficiles et plus périlleux, à cause des attaques continuelles qui devaient être dirigées contre le Mont. En 1570, François le Roux se démit de sa charge en faveur de l’évêque de Coutances, Arthur de Cossé-Brissac. Pendant que ce dernier vidait ses démêlés avec Jean de Grimouville, prieur claustral, et le parlement de Normandie, les disciples de Calvin, nommés huguenots, levaient de nouveau l’étendard de la révolte et dévastaient une partie des campagnes. En l’année 1576, le Mont-Saint-Michel embrassa contre eux le parti de la ligue et résolut de leur opposer une vigoureuse résistance. Alors, comme au temps de la guerre des Anglais, la cité de l’Archange devint le boulevard de la France en Normandie, et l’épée victorieuse des chevaliers repoussa les attaques des calvinistes. Au mois de juillet de l’année 1577 une bande de huguenots, conduits par le sieur «du Touchet,» s’approchèrent du Mont à la faveur de la nuit. Sur les huit heures du matin, vingt-cinq d’entre eux placèrent des armes sous la selle de leurs chevaux et pénétrèrent dans la place déguisés en pèlerins; les autres, cachés sur la rive d’Ardevon, attendaient le moment favorable pour voler au secours de leurs compagnons d’armes. Les huguenots, après avoir entendu la messe et visité le monastère, se réunirent sur le Saut-Gautier, et, de là, se répandirent dans la ville pour accomplir leur dessein. Au signal donné, ils désarmèrent les soldats, en tuèrent un qui refusait de rendre son épée, et frappèrent plusieurs moines et pèlerins. Jean Le Mansel, secrétaire de l’abbaye, reçut un coup de sabre sur la tête. En même temps le sieur «du Touchet sortit de son embuscade avec ses cavaliers et se dirigea au galop vers les portes de la ville.» Déjà les calvinistes criaient: «ville gaignée, ville gaignée.» Les habitants étaient dans la consternation et n’avaient d’espoir que dans la protection de Saint-Michel. Le lendemain on vit apparaître à la tête d’une poignée de soldats Louis de la Moricière, seigneur de Vicques, et enseigne du maréchal de Matignon. Il triompha des huguenots, les fit sortir de la ville et rentra dans la forteresse au milieu des acclamations des Montois qui le regardaient comme un libérateur. En récompense d’un tel service, le roi de France, Henri III, le nomma capitaine du Mont, à la place de René de Baternay et lui donna le titre de _gouverneur_ du château. Le brave officier repoussa pendant dix ans les attaques réitérées des calvinistes. En 1589, le sieur de Montgommery accompagné des capitaines Corboson et La Coudraye, surprit la ville et la livra au pillage; mais tous ses efforts échouèrent devant la résistance de la citadelle dont il ne put jamais s’emparer. Le gouverneur alors absent du Mont-Saint-Michel, accourut en toute hâte et pénétra dans la place par une entrée secrète; il rallia autour de lui une poignée de braves, fit une vigoureuse sortie contre les huguenots et les rejeta loin des remparts. L’année suivante, le héros chrétien mourut au siège de Pontorson victime d’une lâche perfidie. Les moines transportèrent sa glorieuse dépouille dans la basilique de Saint-Michel, et, après lui avoir rendu tous les honneurs funèbres, ils l’inhumèrent dans la chapelle Sainte-Anne, où reposaient déjà plusieurs guerriers célèbres. Au-dessus de la tombe on suspendit «la lance, le guidon, le casque et la rondache» dont l’illustre capitaine se servait dans les combats. Sa digne épouse, Esther de Tessier, mourut trente ans plus tard et reçut la sépulture à l’ombre du même autel. Leur fils, Jacques de la Moricière, doyen de la cathédrale de Bayeux, donna quarante-cinq livres de rente au monastère pour une fondation de trois messes annuelles; l’une devait être chantée en l’honneur des saints anges, le 23ᵉ jour de juillet; à la procession tous les moines portaient un cierge de cire blanche, afin de témoigner leur reconnaissance «à Dieu, à la Vierge et à saint Michel» qui s’étaient servi de l’épée du bon et pieux gouverneur, pour délivrer la ville de l’oppression des huguenots. Louis de la Moricière fut remplacé par le sieur de Boissuzé. Les calvinistes occupaient alors une partie de l’Avranchin, et le Mont-Saint-Michel leur offrait seul une sérieuse résistance. Pendant plusieurs années, ils employèrent tour à tour la force et la ruse pour s’emparer de cette place, mais toujours ils furent pris dans les pièges qu’ils tendaient eux-mêmes aux catholiques. Dom Huynes raconte en ces termes une des tentatives de Montgommery: «Les huguenots tenant une grande partie de cette province de Normandie sous leur puissance et particulièrement les villes et chasteaux des environs de ce Mont, dressoient des embusches pour envahir ce sainct lieu. Et dès aussy tost qu’ils pouvoient attraper quelqu’un de cette place le tuoient sur le champ ou le réservoient pour le mener au gibet. Il arriva un jour en autres qu’ils prirent un soldat et luy ayant desjà mis la corde au col luy dirent que s’il vouloit sauver sa vie qu’il leur promit de leur livrer cette abbaye, et que de plus ils lui donneroient une bonne somme de deniers. Cet homme bien content de ne finir sitost ses jours, et alléché de l’argent qu’ils luy promettoient, dit qu’il le feroit et convint avec eux des moyens de mettre cette promesse à exécution, qui furent que le soldat reviendroit en ce Mont, espiroit sans faire semblant de rien la commodité de les introduire secrettement en cette abbaye et leur assigneroit le jour qu’il jugeroit plus commode pour cet effect. Le soldat leur ayant promis de n’y manquer, ils luy donnèrent cent escus, et, bien résolu de jouer son coup, revint où il fut receu du capitaine de ce Mont et des soldats, sans aucun soupçon, puis se mit en devoir d’exécuter sa promesse. Pour donc la mettre à chef, il advertit quelques jours après ces huguenots de venir le vingt-neufiesme de septembre, à huict heures du soir, jour de dimanche et de la dédicace des esglises Sainct-Michel, qu’ils montassent le long des degrez de la Fontaiyne Sainct-Aubert; qu’estant là au pied de l’édifice, il se trouveroit en la plus basse sale de dessous le cloistre, ou se mettant dans la roue il en esleveroit quelques-uns des leurs qui par après luy ayderoient en grand silence à monter les autres. Ainsi par cet artifice, ce Mont estoit vendu. Mais ce soldat considérant le mal dont il alloit estre cause, fut marry de sa lascheté et advertit le capitaine de tout ce qui se passoit. Iceluy luy pardonna et se résolut avec tous ses soldats et autres aydes de passer tous ses ennemys au fil de l’espée. Quant à eux ne sçachant le changement de volonté de cet homme, et se réjouissans de ce que le temps sembloit favoriser leur dessein, tout l’air estant ce jour là rempli d’espaisses vapeurs (comme nous voyons arriver souvent), qui empeschoit qu’on les put veoir venants de Courteil jusques sur ce rocher, ne manquèrent de se trouver au lieu assigné à l’heure prescrite. Alors le soldat faisant semblant qu’il estoit encore pour eux, se mit dans la roue et commença de les enlever l’un après l’autre, puis deux soldats de cette place les recevoient à bras ouverts, les conduisant jusques dans la sale qui est dessous le refectoire, où ils leur faisoient boire plein un verre de vin pour leur donner bon courage, mais les menant par après dans le corps de garde, ils les transperçoient à jour, se comportans ainsy consécutivement envers tous. Sourdeval, Montgomery et Chaseguey, conducteurs de cette canaille, s’esmerveillans de ce qu’ils n’entendoient aucun tumulte, y en ayant desjà tant de montez, demandoient impatiemment qu’on leur jettast un religieux par les fenestres afin de connoistre par ce signe si tout alloit bien pour eux, ce qui poussa les soldats de céans desjà tout acharnez de tuer un prisonnier de guerre qu’ils avoient depuis quelques jours, lequel ils revestirent d’un habit de religieux, puis luy firent une couronne et le jettèrent à ces ennemys. Mais entrant en soupçon si c’estoit un religieux, Montgomery voulant sçavoir la vérité, donna le mot du gué à un de ses plus fidelles soldats et le fit monter devant luy; estant monté en haut et ne voyant personne des siens, il ne manqua de s’escrier: trahison! trahison! et de ce cry les ennemys prenant l’espouvante descendirent au plus fort du rocher, se sauvèrent le mieux qu’ils purent, laissant quatre vingt dix huict soldats de leur compagnie, lesquels on enterra dans les grèves à quinze pas des poulins.» Cette tentative eut lieu en 1591. Le Mont-Saint-Michel triomphait des ennemis de l’Église; mais la discipline religieuse s’affaiblissait au milieu du tumulte des armées. Le cardinal de Joyeuse, qui porta le titre d’abbé de 1588 à 1615, ne fut pas aimé des bénédictins; en retour, il parut insensible aux intérêts du monastère et négligea les réparations même les plus urgentes. En 1594, un onzième incendie allumé par le feu du ciel renversa la flèche et fondit les cloches. Le sieur de Brévent, gouverneur de l’abbaye, et Jean de Surtainville élevèrent la tour massive qui existe aujourd’hui; mais cette belle «pyramide» qui «estoit, au dire des annalistes, l’une des plus hautes du royaume,» ne fut pas reconstruite et l’on ne vit plus l’image de l’Archange dominer sur le pinacle de l’édifice. La trahison se joignit encore aux horreurs de la guerre et de l’incendie. Jacques de Boissuzé, jaloux de voir le sieur Vaulouet nommé à sa place capitaine du château, jura de tirer une vengeance éclatante et tourna ses armes contre la cité de saint Michel. Après plusieurs tentatives il pénétra dans la ville en 1595; mais il ne put se rendre maître de la citadelle, et quelque temps après il fut tué par les habitants du Mont. Un an plus tard, le marquis de Belle-Isle voulut se faire ouvrir les portes de la forteresse, en sa qualité de gouverneur de la Basse-Normandie, et, «aussy, disait-il, pour prier l’Archange saint Michel.» Henri de la Touche, frère et lieutenant du capitaine Julien de Quéroland, qui venait de succéder au sieur de Vaulouet, sortit du corps de garde et alla représenter au marquis de Belle-Isle, qu’il n’était pas prudent de pénétrer dans l’intérieur du château avec sa suite nombreuse. Il fut convenu que cinq hommes seulement le suivraient. Julien de Quéroland, gentilhomme breton aussi loyal que brave, reçut le traître avec tous les honneurs possibles, sans soupçonner sa perfidie; mais comme tout le monde entrait malgré les conventions, le caporal de garde ferma la porte. Le sieur de Belle-Isle dit alors que si sa suite n’entrait pas il allait sortir. Aussitôt, par ordre du capitaine, la porte fut ouverte de nouveau. Le traître mit la main à l’épée, se précipita sur le caporal et le tua; puis, se tournant vers Henri de la Touche, il l’étendit mort sur le pavé. Ceux de sa suite armés de pistolets et d’épées attaquèrent le sieur de Quéroland, massacrèrent sept hommes de la garnison et s’emparèrent du corps de garde; mais le capitaine rallia ses hommes et revint au combat. Le marquis de Belle-Isle tomba mort, et parmi ses gens les uns furent tués ou blessés, et les autres prirent la fuite. Le brave de Quéroland restait maître de la ville. Les annalistes disent qu’il reçut dans le combat «dix-huit coups tant d’espée que de pistolet.» Après avoir triomphé d’un traître, il périt victime d’un infâme complot. Un jour, il était sorti de la place et chevauchait sur les grèves suivi de son valet; celui-ci soudoyé par la famille de Belle-Isle, s’approcha de lui, le tua d’un coup de pistolet et prit la fuite à toute bride. Le héros breton fut inhumé avec son frère dans la basilique de l’Archange auprès de la tour. Les mêmes scènes se reproduisaient dans le reste de la France, et partout saint Michel était vénéré comme le vainqueur de l’hérésie; il suffira d’en citer un exemple. Avallon, perchée à la cime de son rocher de granit, était au pouvoir de la Ligue. Dans la nuit du 28 au 29 septembre 1591, les assiégeants y pénétrèrent après avoir pratiqué une large brèche dans le mur d’enceinte. Ils croyaient la ville prise, quand le maire et le syndic accoururent à la tête des habitants et les repoussèrent avec vigueur. Ce triomphe, coïncidant avec la fête de saint Michel, fut attribué à la protection du glorieux Archange, et, l’année suivante, les magistrats de la ville, de concert avec les chanoines de Saint-Lazare, arrêtèrent que l’on ferait en l’honneur du prince de la milice céleste une procession générale à laquelle assisteraient les habitants d’Avallon «jusqu’aux escoliers, deux à deux, honestement vestus, ayant chacun ung cierge ardent, accompagnés et conduits par le principal du collège et ses subalternes;» et tout celà, disaient-ils, parce que «l’Archange, monsieur saint Michel,» les avait protégés contre les efforts de «Sathan,» et s’était montré sur la «braîche» de la place pour en défendre l’entrée «aux hérétiques» et à leurs suppôts; de même que jadis, au «temps de Jehanne la Pucelle,» il parut sur le pont d’Orléans et préserva la ville contre les attaques des Anglais. Toutes ces luttes ajoutèrent plus d’une page émouvante à l’histoire de saint Michel. D’un autre côté, la perfidie et la cruauté des huguenots n’arrêtèrent pas complètement les manifestations religieuses. Les rois de France, il est vrai, ne visitaient plus le sanctuaire national depuis la mort de Charles IX; mais ils favorisaient la dévotion du peuple envers le saint Archange: par lettres patentes de 1585, 1588 et 1601, Henri III et Henri IV confirmèrent les privilèges de la confrérie établie dans la capitale pour les pèlerins du Mont-Saint-Michel. Cependant l’abbaye était en décadence. François de Joyeuse avait réduit à treize le nombre des religieux et plusieurs articles de la règle primitive étaient tombés en désuétude; mais l’Archange veillait à l’honneur de son sanctuaire et l’on vit bientôt se lever des jours plus calmes et plus prospères. II. SAINT MICHEL ET LE SIÈCLE DE LOUIS XIV. Le dix-septième siècle était à son aurore. La vérité avait triomphé de l’erreur. Louis XIII, dit le Juste, siégeait sur le trône de France. Quelle place le glorieux Archange devait-il occuper dans la pensée des fidèles, au milieu de ce grand siècle, qui fut comme une halte entre les guerres religieuses et les horribles scènes de la révolution? Saint Michel resta sur le trône que la piété de nos pères lui avait élevé, immédiatement au-dessous du Sauveur et de sa divine Mère; les sciences et les arts, l’éloquence, la poésie, la peinture, l’architecture publièrent à l’envi sa puissance et sa gloire; des paroisses érigèrent en son honneur de nouvelles confréries; le titre de chevalier fut regardé comme la récompense de la bravoure et du _savoir_; de nombreux pèlerins fréquentèrent les chemins montois, et plusieurs d’entre eux furent témoins des merveilles que le ciel ne cessait d’opérer dans la vieille basilique du mont Tombe. Toutefois, les beaux jours du moyen âge ne devaient plus refleurir. Sous Louis XIII, saint Michel perdit son titre de premier patron du royaume; peu à peu la popularité de son nom diminua; la magistrature, l’armée, les écoles, les corporations se choisirent des protecteurs particuliers; les protestants ne crurent pas mieux faire pour se débarrasser d’un tel ennemi que de nier son existence personnelle, et Bossuet, le plus grand génie des temps modernes, dut prendre la défense du prince de la milice céleste. Le principal sanctuaire de l’Archange inaugura cette ère nouvelle par une réforme que l’affaiblissement de la discipline avait rendue nécessaire. En 1615, Louis XIII choisit pour remplacer François de Joyeuse un descendant de la maison de Guise, Henri de Lorraine. A la demande du souverain Pontife, l’administration de l’abbaye fut confiée au général de l’Oratoire de France, Pierre de Bérulle, qui devait être honoré plus tard du titre de cardinal (fig. 112). Aussitôt un prêtre de cette congrégation, appelé Jacques Gastaud, se rendit au Mont-Saint-Michel, et travailla de concert avec le duc de Guise à réparer les bâtiments qui tombaient en ruine, et à ramener les moines à la stricte observance des règles de saint Benoît. Pour consolider à l’ouest de la montagne les [Illustration: Fig. 112.--Portrait du cardinal Pierre de Bérulle, fondateur de la congrégation de l’Oratoire. D’après la gravure de B. Audran, conservée au collège des oratoriens à Juilly.] constructions de Robert de Torigni, il éleva le contre-fort marqué aux armes de l’abbé. L’année suivante, il fit orner le chœur de la basilique et achever les lambris de la nef. La réforme des moines offrit de plus grandes difficultés. D’après les historiens du temps, la princesse de Guise, mère du jeune Henri de Lorraine, apprit avec peine que plusieurs pèlerins du Mont parlaient «en mauvaise part» de l’abbé commendataire et des religieux; elle n’omit rien pour faire accepter à ces derniers un prieur d’un autre monastère. Ils y consentirent, et reçurent successivement dom Noël Georges et dom Henri du Pont. Ce remède n’étant pas proportionné à l’étendue du mal, il fallut songer à une réforme complète. Des tentatives furent faites pour introduire au Mont-Saint-Michel des prêtres de l’Oratoire, ou des bénédictins anglais de Saint-Malo; elles échouèrent devant l’opposition des religieux. Alors un des membres de la congrégation de Saint-Maur, Anselme Rolle, alla secrètement étudier la situation de [Illustration: Fig. 113.--Sceau de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Dix-septième siècle. Archives nationales.] l’abbaye. Dom Martène rapporte, dans l’histoire manuscrite de son ordre, que ce bon religieux passa la nuit dans l’église du mont Tombe et fut favorisé d’une vision céleste: un personnage mystérieux lui apparut et lui dit: «Votre voyage ne sera pas inutile, vous réussirez dans votre entreprise et Dieu sera servi sur cette montagne par les bénédictins de Saint-Maur.» En effet, après de longs pourparlers, douze religieux de cette congrégation s’établirent au Mont-Saint-Michel, le 27 octobre 1622. Ainsi, grâce au duc de Guise et à sa noble épouse, l’antique abbaye, fondée par Richard Iᵉʳ, en 966, voyait naître une ère nouvelle, 656 ans après l’arrivée des premiers enfants de saint Benoît. La ferveur des anciens jours allait revivre, et des années de prospérité s’annonçaient pour la cité de l’Archange. On attribua une large part au chef de la milice céleste dans cette œuvre de rénovation; aussi, quand la petite colonie arriva au Mont, conduite par l’évêque d’Avranches, elle monta directement à l’église et entonna «un respond de saint Michel,» immédiatement après le chant du _Veni Creator_. Le même jour et au même moment, dit dom Huynes, le duc de Guise «deffit l’armée navale des impies et rebelles Rochelois,» et sa victoire «bien marquée sur les tablettes du Mont» fut attribuée à l’archange saint Michel, protecteur de la France, qui voulut de la sorte témoigner le «grand contentement qu’il recevoit de cette nouvelle réforme sur ce rocher esleu et choisy par luy pour estre réclamé et invoqué de toutes les nations ennemyes des heretiques.» A la mort de l’illustre gentilhomme, l’héritier de son nom, Henri de Lorraine, renonça pour toujours à ses droits sur l’abbaye du Mont-Saint-Michel, [Illustration: Fig. 114.--Cachet d’Étienne de Hautefeuille, abbé commendataire 1689.] et en 1644, le souverain Pontife ratifia l’élection de Jacques de Souvré, chevalier de Malte et commandeur de Valence. Il était, disent les chroniqueurs, «homme de grande vertu et prudence,» il aima ses religieux et soutint leurs intérêts avec énergie contre Jacques de Montgommery, seigneur de Lorges, et Roger d’Aumont, évêque d’Avranches. En 1670, la crosse passa aux mains d’Étienne Le Bailly de Hautefeuille, chevalier de Malte et commandeur de Villedieu (fig. 114). Il sut gagner l’affection des religieux par l’aménité de son caractère; mais sa prélature n’eut rien de remarquable. Il mourut à Paris, le 4 mars 1703, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Parmi les prieurs qui gouvernèrent le Mont, pendant l’absence des commendataires, un certain nombre, comme Charles de Malleville, Augustin Moynet, brillèrent par l’éclat de leurs vertus; Placide de Sarcus, Bède de Fiesque, Dominique Huillard, Pierre Terrien et Joseph Aubrée travaillèrent à la restauration de l’abbaye; d’autres, à l’exemple de Michel Pirou et de Maieul Hazon, rétablirent les hautes études et restituèrent au mont Tombe une partie de son ancienne réputation. Il existait pour les religieux des chaires de rhétorique, de philosophie et de théologie. Dom Hunault professa la rhétorique avec succès; dom Pirou commença en 1633 un cours de philosophie, et les RR. PP. Jérôme d’Harancourt et Philibert Tesson enseignèrent la théologie à «quinze profès de la congrégation.» De 1635 à 1640, dom Huynes, natif du diocèse de Beauvais, écrivit dans son style naïf l’_Histoire générale du Mont-Saint-Michel_. Elle fut annotée et complétée par Louis de Camps et Étienne Jobart. En 1647, un autre bénédictin du même monastère, Thomas le Roy, commença le livre des _Curieuses recherches du Mont-Saint-Michel_ depuis l’an 709 jusqu’au 24 février 1648. Le plus sérieux de ces annalistes, dom Huynes, mérite l’éloge que lui décerne M. E. de Robillard de Beaurepaire: il est «consciencieux jusqu’au scrupule, exact jusqu’à la minutie et d’une absolue sincérité.» Comme Guillaume de Saint-Pair, il a composé son ouvrage pour répondre à la juste curiosité des pèlerins: «Si vous désirez en faire la lecture, leur dit-il dans sa préface, vous pourez voir apertement quel est et a esté de tout temps ce Mont-Saint-Michel, en quel estime les fidelles l’ont eu, ce qui s’y est faict et passé et combien ce rocher est agréable aux anges, mais particulièrement à l’Archange st Michel, lequel vous veille un jour présenter devant le Throsne du Roy des roys pour jouir à jamais avec luy de la présence de Dieu.» A chaque page, le pieux auteur nous donne des preuves de sa dévotion envers les saints anges et spécialement envers le prince de la milice céleste; il leur demande avant tout de guider sa plume et de ne pas permettre qu’il s’écarte jamais de la vérité: «Soyez, je vous prie, o esprits célestes, conducteurs de cette mienne entreprise et gardez tellement mon esprit et ma plume qu’en tout ce que j’escriroy, je ne m’esloigne nullement de la vérité.» Les constructions de cette époque n’ont plus la grandeur, ni la beauté des édifices du moyen age. Il faut l’attribuer en grande partie à la décadence de l’art au dix-septième et surtout au dix-huitième siècle. Dom Placide Sarcus bâtit sur la tour Gabrielle un moulin dont il existe encore des traces; le sanctuaire fut enrichi de vases et d’ornements précieux; Jacques de Souvré donna pour la chapelle de l’Archange un tableau d’une grande valeur; de concert avec le prieur dom Moynet, il fit exécuter des travaux importants pour isoler l’abbaye de toute communication avec la place dont il avait été nommé capitaine et gouverneur. Quelques moines s’occupèrent avec succès de la culture des arts, et laissèrent des œuvres qui n’étaient pas sans mérite. Si nous en croyons Louis de Camps, l’écusson du monastère portait toujours: «d’argent chargé de coquilles saint Michel de sable sans nombre, au chef d’azur à trois fleurs de lys d’or.» D’après un manuscrit fort curieux [Illustration: Fig. 115.--Armoiries de l’abbaye au seizième et au dix-septième siècle.] _sur les Monuments des abbayes de Bayeux et d’Avranches_, les armoiries définitivement arrêtées se lisaient ainsi: «de _sable_ à dix coquilles, ou navets d’_argent_ posées 4, 3, 2, 1, au chef d’azur chargé de trois fleurs de lys d’or, surmonté d’une mitre et d’une crosse d’or.» Des archéologues distingués veulent, au contraire, que l’émail soit d’_argent_ et les coquilles de _sable_ (fig. 115). Dans le cours du dix-septième siècle, plusieurs pèlerins visitèrent le Mont-Saint-Michel. L’un des plus célèbres, Charles de Gonzague, donna pour l’autel un tableau qui représentait la «cheute du démon.» L’an 1631, dit dom Huynes, «Henri de Bourbon, prince de Condé, lors la première personne de ce royaume de France après le roy, et Monsieur frère unique de Sa Majesté» allèrent au Mont et y passèrent la nuit pour entendre la messe le lendemain, avant leur départ. Le vénérable père Montfort visita aussi le sanctuaire du mont Tombe et plaça ses grands travaux sous la protection de l’Archange. Dom Louis de Camps et dom Étienne Jobart nous fournissent des détails curieux sur les pèlerinages de cette époque. En 1644, il arriva au Mont une compagnie d’Argentan, composée de cent vingt hommes «avec quatre bons tambours.» Deux ans plus tard, trente-cinq femmes de la ville de Beaugé, en Anjou, exécutèrent à pied le voyage du mont Tombe. L’une d’elles marchait en tête, portant un guidon d’une main et de l’autre un chapelet. «Un petit garçon de 10 à 12 ans leur battoit la caisse.» Elles entrèrent dans l’église deux à deux, se confessèrent, reçurent la sainte communion et accomplirent leurs dévotions à saint Michel. Au sortir de la ville, elles rencontrèrent une procession de cent vingt hommes de leur paroisse; ceux-ci les firent passer entre leurs rangs et gravirent à leur tour la pente de la montagne. L’année suivante, cinquante jeunes gens, «dont le capitaine, le lieutenant et le porte-enseigne estoient de fort honnestes gentilshommes,» arrivèrent du diocèse de Séez et se trouvèrent au Mont avec quarante pèlerins d’une paroisse du Mans. Le lendemain une compagnie de cinquante-cinq hommes, aussi du diocèse du Mans, firent leur entrée dans la ville avec bannière déployée et «tambour battant.» Deux mois après, les villes de Bayeux et de Vire envoyaient au Mont plus de deux cents pèlerins, dont plusieurs appartenaient aux premières familles du pays. Au dire des annalistes, l’année 1663 vit se renouveler les grandes manifestations du moyen âge. Dans une seule semaine, les moines reçurent «deux compagnies dont la moindre estoit de six cents personnes. En l’une il y avait plus de quatre cents chevaux.» Monsieur de Montausier, gouverneur de Normandie, vint à la même époque prier devant l’autel de l’Archange. Les religieux lui firent une brillante réception, et l’invitèrent à s’asseoir à leur table. Deux ans plus tard, le duc de Mazarin, lieutenant du roi pour la province de Bretagne, fut accueilli avec les mêmes signes de distinction. La communauté, «revêtue en froc,» l’attendait au bas du Saut-Gautier; le R. P. prieur, accompagné de deux chantres en chappe et de deux acolytes en aube, présenta de l’eau bénite au duc et lui fit «une harangue.» Avant de quitter ses hôtes, le pieux gentilhomme se confessa et s’assit à la table sainte. Les pèlerins devaient quitter leurs armes à l’entrée de la ville; les chevaliers de Saint-Michel et les princes du sang avaient seuls le privilège de franchir les portes du château l’épée au côté. Cet usage occasionna souvent de fâcheuses collisions. Un jour, Henri de la Vieuville, commandeur de Savigny, voulut traverser le poste des gardes sans se soumettre à la loi commune; les bourgeois de la ville lui fermèrent le passage; aussitôt le jeune cavalier dégaîna et dit avec colère: «On me laisse pénétrer ainsi dans le Louvre;» puis, il donna sur un portier plusieurs coups de plat de sabre. «Après quoi, dit une chronique, il se fit un grand tumulte à la porte, et peu s’en fallut qu’on ne le canardât. Mais bien lui en prit que cela arriva de bon matin et que les cervaulx de nos bourgeois n’estoient point encore eschauffez du cyldre de Normandie.» Alors comme au moyen âge, la puissante protection de l’Archange se manifesta par des prodiges éclatants. Dans un fléau qui décima la ville de Pontorson, la rue saint Michel fut seule épargnée. Une famille du diocèse de Coutances reçut par l’entremise de l’Archange une grâce signalée. Au milieu d’un incendie des enfants furent trouvés sains et saufs sous les débris d’une maison; ils racontèrent qu’un ange au visage radieux était venu les secourir et les avait arrachés à la mort. Tous ces faits merveilleux furent contrôlés avec soin par les moines et relatés dans les annales de l’abbaye. La dévotion envers le glorieux Archange n’était pas éteinte dans la maison de France. Au commencement du dix-septième siècle, Mˡˡᵉ Marie de Montpensier, comtesse de Mortain, fit bâtir sur le rocher qui domine cette ville un oratoire dédié à saint Michel. Au milieu des désordres qui accompagnèrent la minorité de Louis XIV, la reine mère, Anne d’Autriche, fit vœu d’élever un autel en l’honneur de l’Archange et le pieux fondateur de Saint-Sulpice, M. Olier, composa pour elle cette formule de consécration: «Abîmée dans mon néant, et prosternée aux pieds de votre auguste et sacrée majesté, honteuse dans la vue de mes péchés de paraître devant vous, ô mon Dieu, je reconnais la juste vengeance de votre sainte colère irritée contre moi et contre mon État; et je me présente toutefois devant vous au souvenir des saintes paroles que vous dîtes autrefois à un prophète: J’aurai pitié de lui et je lui pardonnerai, à cause que je le vois humilié en ma présence. En cette confiance, ô mon Dieu, j’ose vous faire vœu d’ériger un autel à votre gloire, sous le titre de saint Michel et de tous les Anges; et, sous leur intercession, y faire célébrer solennellement, tous les premiers mardis des mois, le très saint sacrifice de la messe, où je me trouverai, s’il plaît à votre divine bonté de m’y souffrir, quand les affaires importantes du royaume me le pourront permettre, afin d’obtenir la paix de l’Église et de l’État. Glorieux saint Michel, prince de la milice du ciel, et général des armées de Dieu, je vous reconnais tout-puissant par lui sur les royaumes et les États. Je me soumets à vous avec toute ma cour, mon État et ma famille, afin de vivre sous votre protection, et je me renouvelle, autant qu’il est en moi, dans la piété de tous mes prédécesseurs, qui vous ont toujours regardé comme leur _défenseur particulier_. Donc, par l’amour que vous avez pour cet État, assujettissez-le tout à Dieu et à ceux qui le représentent.» Bientôt la paix succéda aux horreurs de la guerre civile et le règne glorieux de Louis XIV fit oublier les mesquines rivalités de la Fronde. Le jeune roi reçut le collier de Saint-Michel en 1643 et le porta soixante-douze ans. Le 12 janvier 1665, il entreprit la réforme de l’Ordre. Dans ce but, il réduisit à cent le nombre des chevaliers, et ordonna de les choisir parmi les hommes de naissance et de mérite; de plus, il joignit treize articles aux statuts primitifs. Le sceau de l’ordre était perdu. Le marquis de Torcy fit exécuter plusieurs dessins, et les proposa au monarque; «Sa Majesté choisit celuy qui avoit esté fait d’après le fameux tableau de Raphaël (fig. 116).» Louis XIV voulut aussi favoriser les pèlerinages du Mont-Saint-Michel, et, par ses lettres patentes du 15 janvier 1669, il confirma les privilèges de la confrérie dont le siège était à Paris, et lui donna l’autorisation de nommer tous les ans, à la manière accoutumée, deux maîtres et administrateurs, qui devaient avoir fait le voyage du Mont-Saint-Michel. A cette époque nos rois et les princes du sang étaient encore jaloux de «rendre le pain bénit à cette confrérie.» Les pèlerins, de leur côté, avaient conservé l’habitude de faire prier pour les confrères décédés dans le cours de l’année; à cette intention une grand’messe était célébrée dans la chapelle du palais le dimanche qui suivait la fête de saint Michel, et une messe basse était dite, le lendemain, ainsi que les seconds dimanches de chaque mois. [Illustration: Fig. 116.--Sceau et contre-sceau de la chevalerie de Saint-Michel, exécutés sous Louis XIV.] Au point de vue stratégique, l’abbaye-forteresse eut son importance sous ce règne, comme sous les précédents. En 1661, Louis XIV envoya au Mont trente soldats dont dix étaient pour le fort de Tombelaine; mais comme cette garnison imposait à la ville des charges trop onéreuses, l’abbé de Souvré réduisit à cinq le nombre des soldats; c’est pourquoi, dit dom Louis de Camps, les religieux lui souhaitèrent «toute prospérité en ce monde et la gloire en la vie éternelle.» Cependant, comme la guerre devenait de plus en plus imminente avec les Anglais, le sieur de la Chastière, qui espérait, selon l’expression d’Étienne Jobart, «monter sur la roue de la Fortune,» et rendre sa personne «plus considérable,» fit venir au Mont-Saint-Michel une compagnie de piétons. Ils s’installèrent dans la ville et le château, le 10 janvier 1666. Mais ce capitaine se rendit odieux par ses vexations, au point que les moines invoquèrent solennellement contre lui l’assistance «du glorieux Archange saint Michel.» Il mourut peu de temps après, et, le 13 juillet 1667, l’abbé commendataire, Jacques de Souvré, obtint le titre de gouverneur. Cette nouvelle fut accueillie avec reconnaissance par les habitants du Mont, «lesquels, dit dom Jobart, en feirent des feux de joye avec les salvades et descharges de l’artillerie tant de la ville que du chasteau, ce qui fut encore réitéré avec joye et allégresse le 25 du mesme mois, jour de saint Jacques, apostre, patron de M. nostre abbé et gouverneur.» Maieul Hazon, prieur claustral, fut chargé de la garde du mont Tombe en qualité de lieutenant; il divisa toute la bourgeoisie en six escouades de 9 à 10 hommes, et les chargea de veiller tour à tour aux portes de la ville, et de fournir trois hommes pour garder le château avec les portiers de l’abbaye. Tel était le Mont-Saint-Michel sous le règne de Louis XIV. A cette époque fameuse dans l’histoire, la cité de l’Archange apparut encore «orgueilleuse et fière» selon la belle expression de Mᵐᵉ de Sévigné. La vieille basilique fut, comme au moyen âge, le centre et le foyer de la dévotion des peuples envers le prince de la milice céleste. Plusieurs pèlerins, après avoir visité le sanctuaire du mont Tombe, élevèrent des chapelles ou des autels en l’honneur du saint Archange; d’autres établirent des confréries ou firent de pieuses fondations. La paroisse du Sap, dans le diocèse de Séez, nous en offre un exemple remarquable. En 1688, plusieurs bourgeois de cette localité, entreprirent un voyage au sanctuaire «du bienheureux Archange saint Michel par esprit de dévotion,» afin d’obtenir sa puissante protection «pendant et après le cours de leur vie.» De retour au Sap, ils fondèrent «à l’honneur de Dieu, sous les auspices et intercession» du glorieux Archange, «une messe solennelle à diacre, sous-diacre et chappiers.» Elle devait être célébrée tous les ans et à perpétuité le jour de la fête de saint Michel, «le 16 octobre.» Cette messe était précédée d’une procession où l’on chantait les litanies de tous les saints anges; elle se [Illustration: Fig 117.--Médaille (face et revers) des membres de la confrérie de Saint-Michel à Joseph-Bourg.] [Illustration: Fig. 118.--Bourdon des processions solennelles (face et revers) de la confrérie électorale de Saint-Michel, pour les agonisants, érigée premièrement à Joseph-Bourg, en Bavière. 1693.] terminait par le chant du _Libera_ et la récitation du _Pater_ pour les fondateurs défunts, leurs parents et leurs amis. La solennité était annoncée par quatorze coups de cloche, suivis du carillon. Pour cette fondation annuelle, les bourgeois du Sap versèrent entre les mains de Jean Lesage, trésorier, la somme de cinquante livres. Les membres de la confrérie devaient choisir tous les ans l’un d’entre eux pour «roy,» à charge de présenter à la messe du 16 octobre un pain à bénir, avec deux cierges blancs. Le roi veillait aussi à l’exécution des règlements et poursuivait les membres qui voulaient s’y soustraire. Les autres confréries n’étaient pas moins prospères. Un ouvrage intéressant, l’_Explication de l’institution des règles et des usages de la confrérie électorale de Saint-Michel archange_, nous fournit des détails curieux sur l’association érigée en 1693 pour les _agonisants_ à Joseph-Bourg en Bavière. Le but de l’œuvre était d’imiter la douceur et l’humilité de Jésus-Christ en se dévouant au service des agonisants et des défunts. La devise était le cri de guerre de saint Michel: _Quis ut Deus!_ L’esprit dont les confrères devaient donner l’exemple, était exprimé par quatre lettres: F. P. P. F.: _force_, _piété_, _persévérance_, _fidélité_. Un archichapelain, un prédicateur et deux autres prêtres administraient la confrérie. Chaque membre devait porter la médaille qu’il recevait le jour de son entrée dans l’association (fig. 117). Le costume variait selon les circonstances: il y avait l’habit _solennel_, l’habit _ordinaire_, l’habit de _pénitence_, l’habit de _funérailles_, l’habit de _pèlerinage_ (fig. 114 à 129). Chacun de ces costumes était accompagné d’une croix particulière comme marque distinctive: la croix _double_ pour l’habit solennel, la croix _simple_ pour l’habit ordinaire, la croix _recroisée_ pour l’habit de pénitence, la croix _orbée_ pour l’habit de funérailles, la croix _en sautoir_ pour l’habit de pèlerinage. Tous les confrères portaient le bourdon à la main (fig. 118). Cette pieuse association s’établit à Freisengen, à Bonne, à Cologne, à Liège et en plusieurs autres localités; elle était très florissante au commencement du dix-huitième siècle, et, en 1706, elle recruta trois cent quatre-vingt-quinze membres dans la seule cité de Lille. Elle comptait alors cent mille affiliés. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, le culte de saint Michel trouva des contradicteurs à cette époque. Des catholiques, par exemple à Malines, avancèrent hardiment que le chef des anges en sa qualité de pur esprit ne pouvait être représenté sous des formes sensibles, et [Illustration: Fig. 119.--Pièces d’un habit de confrère.] [Illustration: Fig. 120.--L’habit solennel.] [Illustration: Fig. 121.--L’habit ordinaire.] [Illustration: Fig. 122.--L’habit de pénitence.] qu’il n’était pas permis de porter son image en procession; d’autres, parmi les protestants, osèrent nier l’existence personnelle de saint Michel, malgré l’enseignement unanime de l’Écriture sainte, de la tradition et de la théologie. Bossuet dans son langage énergique vengea le nom et la gloire du saint Archange: «Il ne faut point hésiter, dit-il, à reconnaître saint Michel pour défenseur de l’Église, comme il l’étoit de l’ancien peuple, après le témoignage de saint Jean... conforme à celui de Daniel... Les protestants qui par une grossière imagination [Illustration: Fig. 123.--L’habit de funérailles.] [Illustration: Fig. 124.--L’habit de pèlerin.] croient toujours ôter à Dieu tout ce qu’ils donnent à ses saints et à ses anges dans l’accomplissement de ses ouvrages, veulent que saint Michel soit dans l’Apocalypse Jésus-Christ même, le prince des anges, et apparemment dans Daniel le Verbe conçu éternellement dans le sein de Dieu; mais ne prendront-ils jamais le droit esprit de l’Écriture?» Les disciples de Luther et de Calvin essayèrent de faire disparaître l’Archange en le confondant avec le Fils de Dieu. Les disciples de Voltaire et de Rousseau devaient nier à la fois la divinité de Jésus-Christ et l’existence de saint Michel. III. LA DÉCADENCE ET LA CATASTROPHE DE LA RÉVOLUTION. A la fin du siècle de Louis XIV, la France conservait encore son prestige et occupait le premier rang parmi les nations chrétiennes; cependant les nuages s’amoncelaient à l’horizon et des symptômes alarmants faisaient craindre une grande catastrophe; les dissidences religieuses, les passions politiques, et le débordement des mœurs grandissaient de jour en jour et menaçaient d’engloutir l’Église et l’État dans un commun naufrage. L’abbaye du Mont-Saint-Michel ne fut pas la dernière à ressentir les effets de ces commotions violentes; et telle fut toujours sa destinée dans le cours des siècles. Comme monument national, elle a été soumise à toutes les vicissitudes dont la trame souvent mystérieuse compose l’histoire de notre pays; comme centre de la dévotion à saint Michel, elle a éprouvé le contre-coup de toutes les luttes que le paganisme, l’hérésie et l’impiété ont dirigées contre l’Église. Nous allons donc assister à une décadence dans ce siècle où le sensualisme, comme une plaie hideuse, va s’étendre sur nos provinces et envahir une grande partie du monde civilisé. De distance en distance, nous verrons la cité de l’Archange jeter un dernier éclat; mais, partageant enfin le sort de la France, elle disparaîtra pour un temps sous le flot de la révolution. De 1703 à 1719, l’abbé commendataire qui avait succédé à Étienne le Bailly de Hautefeuille, s’appelait Jean Frédéric Karq. Il était né à Bamberg, en 1648. Jeune encore, il mérita la confiance de son évêque et reçut le titre de doyen de Munich; il entra plus tard dans les conseils intimes de l’électeur de Bavière, et fut nommé grand chancelier de l’électeur de Cologne. Ses brillantes qualités et sa haute noblesse lui valurent le titre «d’abbé très illustre.» A l’exemple de ses prédécesseurs, il laissa aux religieux du Mont l’entière administration du monastère et se montra pour eux d’une bonté vraiment paternelle; mais il ne veilla pas aux intérêts de son abbaye et ne signala sa prélature par aucun acte important. Une lettre datée du 8 avril 1706, et écrite à Mabillon par le prieur Julien Doyte, nous révèle la véritable situation du Mont-Saint-Michel à cette époque. Mabillon avait demandé le dessin de l’abbaye avec les renseignements qui pouvaient lui servir pour ses _Annales_. Julien Doyte lui écrivit à peu près en ces termes: «Je ne sais si j’ai répondu à la lettre que Votre Révérence m’a fait l’honneur de m’adresser au sujet de notre monastère. Dans le doute où je suis, j’aime mieux lui écrire deux fois que de manquer à une. Je dois lui avoir dit que j’ai cherché le dessin de notre abbaye fait par nos pères; mais inutilement.» Il avouait ensuite qu’il n’avait personne assez habile pour refaire ce travail; ce qu’il regrettait vivement, parce que le Mont-Saint-Michel méritait sans contredit de figurer à la première place dans l’œuvre du savant bénédictin. Il ajoutait plusieurs détails dont voici les principaux: «La fontaine de Saint-Aubert est au bas d’un grand escalier qui descend au pied de notre bâtiment sur la grève. Elle se trouvait autrefois renfermée dans une tour que la mer a détruite; c’est un grand puits élevé de quinze à vingt pieds de la grève. Au premier étage de la Merveille sont de grandes salles voûtées; au deuxième étage est le réfectoire, la cuisine, la salle des chevaliers, au bout de laquelle est l’escalier qui descend à la fontaine de Saint-Aubert; au troisième étage, est un dortoir avec le cloître; au quatrième étage, un deuxième dortoir, au-dessus du premier, et surmonté lui-même d’un cinquième étage, où est la _classe_ d’un bout et de l’autre un grenier.» A ces renseignements curieux, Julien Doyte en ajoutait d’autres qui n’ont pas moins de valeur: «Du côté du midi, dit-il, on a joint à ce bâtiment un autre petit corps de logis qui ne commence qu’au deuxième étage, c’est-à-dire au plain-pied du réfectoire. Il y a quatre étages; le premier sert de lavoir, le deuxième est la chambre des hôtes; les autres n’occupent qu’une petite partie du bout du dortoir joignant le cloître, parce que, s’ils s’étendaient tout le long du dortoir, ils en déroberaient le jour et les _cellules_ en seraient inutiles; ils en occupent trois qui ne servent de rien. Le troisième étage est une chambre commune et le quatrième, la bibliothèque. Il n’y a qu’une espace de six à sept pieds entre le rond-point de l’église et ce petit corps de logis qui sert d’entrée au monastère.» Julien Doyte terminait sa lettre en s’excusant de ne pouvoir contribuer à l’œuvre de Mabillon: «Il seroit trop juste, ajoutait-il, que notre monastère contribuast à la gravure des planches, et si j’en avois eu la nouvelle quand notre premier procureur étoit à Paris, je l’aurois chargé de donner quelque chose à votre révérence; mais il me seroit plus facile de tirer de l’eau de notre rocher que de l’argent de nos officiers. Et en vérité, quand ils le voudraient, ils ne le pourraient pas à présent; la _misère_ est si grande que cela passe l’imagination (Bibl. Nat., f. fr., n. 19,652).» Il faut conclure de cette lettre que le niveau des études avait déjà baissé au Mont-Saint-Michel. Outre que le frère Doyte lui-même n’était pas familier avec la langue française, il ne se trouvait pas dans le monastère un homme capable de fournir à Mabillon le dessin qu’il [Illustration: Fig. 125.--Armoiries du Mont en 1733. Écu semé de coquilles avec un chef de France timbré d’une mître et d’une crosse, embrassé par deux palmes. Archives nationales.] désirait; toutefois, il existait encore une classe reléguée au dernier étage, à côté du grenier. Nous voyons aussi combien est fausse l’idée que plusieurs écrivains modernes se sont faite de la richesse des moines du Mont-Saint-Michel. Les revenus de l’abbaye, il est vrai, atteignaient encore le chiffre de quarante à cinquante mille livres; mais il fallait en défalquer vingt-sept mille pour le titulaire de la commende, plus douze à quatorze mille pour les charges annuelles. Si l’on ajoute à cela les vexations de tout genre, les difficultés avec les fermiers, les procès ruineux, on comprendra que la modicité des ressources fut plutôt un écueil pour les religieux que le faste et l’opulence. De 1721 à 1766, un homme, issu d’une illustre famille, Charles-Maurice de Broglie, quatrième fils de Victor-Maurice de Broglie, maréchal de France, porta le titre de commendataire du Mont-Saint-Michel, et en perçut la mense abbatiale. Sa prélature, l’une des plus longues de cette histoire, est loin d’être l’une des plus riches en souvenirs pour le culte de l’Archange. Louis XV sembla marcher d’abord sur les traces de ses glorieux ancêtres. Il reçut le collier de l’Ordre le 1ᵉʳ septembre 1715; l’année suivante, il chargea le maréchal d’Estrées de présider en son nom les assemblées générales et d’user de toute son autorité pour réformer les abus, faire observer les règlements et veiller à l’honneur de la chevalerie; en 1722, il fit à l’église de Reims un présent digne de la magnificence royale: «C’est, dit Piganiol, un soleil d’argent doré, du poids de cent-vingt-cinq marcs;» il est soutenu par deux anges: l’un, qui est saint Michel _protecteur_ de la France, offre à Dieu l’épée royale, et l’autre lui présente la couronne. Au milieu s’élève un socle, auquel sont agrafés deux cartouches, ornés des armes de France et remplis par l’inscription suivante: «Louis XV, roi de France et de Navarre, couronné à Reims en la XIIIᵉ année de son âge et la VIIIᵉ de son règne, le XXV d’octobre 1722, par Armand-Jules de Rohan, archevêque, duc de cette ville, premier pair de France, fit au jour de son sacre ce don à l’église de Reims.» Le monarque parut aussi s’intéresser au Mont-Saint-Michel. Par ordre de Sa Majesté, le sieur de Caux, ingénieur en chef sur les côtes de Normandie, fut chargé en 1731, de faire le devis des réparations que nécessitait l’état des remparts. Ce devis atteignit la somme de 37,146 livres que l’on préleva «sur tous les habitants taillables des trois généralités de la Province.» Louis XV commit une faute regrettable en ouvrant de nouveau la prison qui était restée fermée pendant une partie du règne précédent. Au mois d’août 1745, Victor de la Castagne, connu sous le nom de Dubourg, fut enfermé dans une cage de fer. Il appartenait à une famille catholique de la ville d’Espalion en Rouergue, et avait reçu dans sa jeunesse une éducation solide et brillante; mais il s’affilia plus tard à des intrigues politiques, trahit la cause qu’il devait défendre, et mit sa plume au service des cours étrangères. Retiré à Francfort, il composa des libelles diffamatoires, et les répandit à profusion sous le titre du _Mandarin_ et de _l’Espion chinois_. Voltaire lui-même, dans ses _remarques_ sur les _mensonges imprimés_, le compte parmi ces pauvres scribes en robe de chambre et sans bonnet de nuit, sans meubles et sans feu, qui compilent et qui altèrent des gazettes. Pendant son séjour au Mont, il fut traité par les moines avec la plus grande humanité; le sous-prieur le visita souvent et usa de son influence pour obtenir sa liberté; afin de le préserver du froid et de l’humidité, il lui procura une robe de calmande avec un gilet d’étoffe, et fit couvrir sa cage de larges planches de bois. Dubourg fut insensible à toutes ces marques de charité et ferma son cœur au repentir. Dans son désespoir, il refusait de prendre toute nourriture, et les religieux, pour l’empêcher de mourir de faim, lui faisaient avaler du bouillon «par force avec un entonnoir.» Il mourut dans un accès de folie furieuse, la nuit du 26 au 27 août 1746. Nous voyons par là ce qu’il faut penser du roman inventé et accrédité par un certain nombre [Illustration: Fig. 126.--Cachet de Ch. Maurice de Broglie, abbé commendataire du Mont-Saint-Michel. 1765. Archives nationales.] d’auteurs modernes. Pour jeter l’odieux sur le règne de Louis XIV, ces écrivains ont avancé que Dubourg, «protestant hollandais,» homme de mérite et «patriote inflexible,» fut victime de la tyrannie du grand roi. Afin de rendre le tableau plus émouvant, ils ont imaginé une lettre touchante écrite par le prisonnier à son épouse et à ses enfants «chéris» peu de jours avant sa mort; puis, comme dernier trait, ils ont dépeint le malheureux expirant sur la paille, épuisé par cinq années de souffrances, et «dévoré par les rats.» Or, nous l’avons vu, Victor de la Castagne était né d’une famille catholique française; comme preuve de son patriotisme, il avait vendu sa plume aux ennemis de la France; interné au Mont plus de trente ans après la mort de Louis XIV, il y mourut au bout d’une année de détention, non point dévoré par les rats, mais emporté par un accès de désespoir et de folie; de plus, il est certain qu’il ne fut jamais marié. En 1776, le nombre des prisonniers s’élevait à dix-huit, dont trois s’évadèrent à la faveur d’un incendie qui éclata dans le château. L’année précédente, le trop célèbre Loménie de Brienne avait été nommé à la commende du Mont-Saint-Michel, après la mort de Charles-Maurice de Broglie; mais, trois ans plus tard, il échangea son abbaye pour le riche monastère de Froidmont, au diocèse de Beauvais. Malgré ces épreuves, l’abbaye «_royale_» de Saint-Michel, comme elle s’appelait alors, attirait toujours une multitude considérable de pèlerins et un chroniqueur a pu dire en plein dix-huitième siècle: «Le Mont-Saint-Michel est un des plus fameux pèlerinages de la France, particulièrement pour les gens de basse naissance, qui y vont par troupes en été.» Au mois de mai 1777, le comte d’Artois, qui devait ceindre la couronne sous le nom de Charles X, et quelques mois après le duc de Chartres, qui fut plus tard Louis-Philippe, visitèrent le Mont dans un voyage qu’ils faisaient en Normandie et en Bretagne. Le comte d’Artois ordonna la démolition de la fameuse cage, et le duc de Chartres lui donna le premier coup de hache. Ces deux princes furent les derniers qui courbèrent le front devant l’autel de l’Archange, avant la grande _catastrophe_. Des confréries et des corporations avaient encore saint Michel pour patron spécial; mais le nombre en diminuait peu à peu à mesure que la révolution approchait. Les boulangers invoquaient déjà saint Honoré; cependant ils n’oubliaient point leur premier chef. Ceux des Andelys, par exemple, avaient toujours saint Michel pour patron. L’ordre institué par Louis XI comptait parmi ses membres des hommes de mérite; néanmoins l’esprit chevaleresque diminuait de plus en plus, et désormais le collier était donné de préférence aux hommes qui se distinguaient par leur savoir. Quelques confréries prirent des mesures pour se maintenir dans leur ferveur primitive. Le 24 mai 1767, au retour d’un pèlerinage au Mont-Saint-Michel, les membres de la confrérie de Vimoutiers, au nombre de vingt-deux, s’engagèrent entre autres choses à assister avec leur costume aux processions du saint sacrement «sous peine de 12 sols,» à éviter dans les réunions toute parole blessante «sous peine de 4 sols,» à faire dire chacun une messe pour les frères défunts, à tenir leur «pique bien propre et sans rouille sous peine de 2 sols,» et enfin à ne pas faire servir les ornements de la compagnie à des usages profanes «sous peine de 12 sols.» En 1787, le cardinal Louis-Joseph de Montmorency-Laval, évêque de Metz et grand aumônier de France, reçut la commende du Mont-Saint-Michel, dont il prit possession le 2 mai de l’année suivante. Cet illustre rejeton d’une des plus anciennes familles du royaume devait clore la liste des abbés, qui, pendant plus de huit siècles, gouvernèrent le Mont-Saint-Michel. Il serait difficile de trouver dans l’histoire profane une série d’hommes plus célèbres, plus influents, et, sauf de rares exceptions, plus vertueux et plus fidèles à leurs devoirs. Un passé si glorieux ne devait pas protéger l’abbaye royale contre les envahissements et la barbarie de la Révolution. Dès l’année 1790, le prieur, dom Maurice, comparut devant les officiers d’Avranches pour se conformer à un édit de l’Assemblée nationale, et donner l’inventaire de tous les biens meubles et immeubles que possédait le monastère. Le 12 octobre de l’année suivante, 1791, les représentants du district d’Avranches vinrent avec une voiture «chercher les trésors, diamants, rubis et une partie des ossements de plusieurs saints qui étaient au Mont-Saint-Michel.» Le même jour, le procureur-syndic fit enlever les «calices, coupe, saint ciboire et soleil, avec trois mitres et ce qui était précieux sans aucune réserve.» Le 21 et le 22 novembre, on fit descendre la sonnerie de la tour, excepté le timbre de sauvetage et la grosse cloche qui porte le nom de l’abbé Jean-Frédéric Karq. Les habitants de Beauvoir échangèrent deux de ces cloches pour les leurs; les habitants de Genets s’emparèrent des autres, le 22 décembre 1791. La veille, deux commissaires d’Avranches avaient emporté «tous les titres et papiers du chartrier et tous les ornements de la sacristie.» La ruine était complète. Les beaux manuscrits du moyen âge, achetés à grands frais et copiés avec soin, gisaient pêle-mêle dans une salle du district, et les ossements des saints étaient dispersés ou détruits. Le chef de saint Aubert lui-même n’échappa point au pillage, et la montagne, que le bienheureux pontife avait choisie pour le lieu de son repos, se vit dépouillée de son plus précieux trésor. (_Livre blanc de la Commune du Mont-Saint-Michel._) Ces désastres n’étaient que le prélude de scènes plus tristes et plus sauvages. La convention enferma dans le château trois cents prêtres dont la plupart étaient trop avancés en âge pour être déportés. Ils furent traités avec la dernière barbarie. Non seulement ils étaient privés de la nourriture nécessaire pour le soutien d’une vie chancelante et épuisée par la souffrance; mais on voulut aussi leur enlever la consolation suprême que le captif trouve dans la prière. D’après un ordre émané de l’autorité supérieure, le comité républicain s’empara de tous les bréviaires des prisonniers, à l’exception d’un seul qui échappa aux perquisitions les plus minutieuses; encore celui-ci fut-il rongé par les rats pendant la nuit. Les membres de la commission ne montrèrent pas moins d’ignorance que de cruauté. Ayant mis la main sur un Homère imprimé en grec, ils jugèrent que l’Iliade était un livre de prières et que la gravure du poète placée au frontispice devait être l’image d’un saint; en conséquence, ils se saisirent du volume. D’autres, non moins avisés, prenaient saint Michel pour le génie de la liberté; ce qui, paraît-il, les empêcha de détruire sa statue en quelques localités. Le casque de l’Archange leur semblait être le bonnet phrygien; la balance et l’épée représentaient à leurs yeux la justice et la force du peuple; le dragon palpitant sous les pieds du céleste vainqueur était pour eux le symbole et l’image de la tyrannie, c’est-à-dire de la royauté. Parmi les nobles victimes entassées au Mont-Saint-Michel figuraient le curé d’Avranches, nommé Pierre Cousin, Guillaume David, Georges Durel, Jacques Antoine Joubert, Osouf, prêtre de Cametours, et Denys, grand chantre de la cathédrale d’Avranches. Dans un seul jour la gendarmerie de Coutances conduisit cinquante et un ecclésiastiques au Mont-Saint-Michel. La cité de l’Archange portait alors le nom dérisoire de _Mont-Libre_, et le drapeau rouge fut arboré sur une tour qui prit le nom de _Tour de la Liberté_. Le 21 novembre 1793, les Vendéens marchèrent sur Granville. «Un détachement de cavalerie se porta au Mont-Saint-Michel et délivra les prêtres qu’on avait entassés dans la forteresse; ils avaient eu tant à souffrir que la plupart se trouvèrent hors d’état de suivre leurs libérateurs.» Les Vendéens, que le _Livre de la commune du Mont_ appelle «des brigands,» détruisirent l’arbre «chéri» de la liberté, s’emparèrent des clefs de la ville et couchèrent au Mont. Le lendemain et les deux jours suivants, ils enclouèrent les canons après avoir jeté les boulets dans les grèves, abattirent les pavillons et les emportèrent, à l’exception du drapeau rouge. Le départ des Vendéens laissa le Mont-Saint-Michel au pouvoir de la Révolution. Il est difficile de se figurer quel spectacle offrit dès lors cette cité autrefois si brillante. Des mains sacrilèges avaient pillé le trésor de la basilique; le cloître, habité naguère par les enfants de saint Benoît, servit d’asile aux débris de nos guerres civiles; la cité des reliques et des livres était transformée en _prison_ d’État; les louanges de Dieu ne retentissaient plus sous les voûtes de la basilique; les prêtres et les religieux qui avaient habité le Mont depuis la prélature du cardinal de Montmorency, étaient morts ou dispersés. De ce nombre étaient J. B. Mazier, curé de la paroisse, et Pierre-François Morilland, son vicaire; dom François Maurice, prieur de l’abbaye, et son frère; Michel Pichonnier, sous-prieur, et les religieux Lamy, Suhard et La Tour, dom Carton, cellérier, dom Dufour, ancien professeur de théologie, et quelques autres qui nous sont inconnus. Désormais la catastrophe semblait irrémédiable, et l’œil, en plongeant dans l’avenir, ne pouvait entrevoir le jour de la restauration; cependant tout espoir n’était pas éteint au fond des cœurs, et saint Michel veillait toujours sur son moutier et sur la France. De 1793 à 1863, c’est-à-dire pendant une captivité de 70 ans, plus de quatorze mille détenus gémirent dans la prison du Mont-Saint-Michel. La cité radieuse du moyen âge offrait l’aspect d’un cadavre mutilé; les trois dernières travées de la nef romane et la belle façade de Robert de Torigni étaient remplacées par le portail grec, «dont le seul mérite est de rendre complet le cours d’architecture, qu’on peut suivre au Mont-Saint-Michel.» Au sommet de l’édifice que dominait autrefois l’image de l’Archange, le Directoire fit placer un télégraphe pour correspondre à la ligne de Brest à Paris. La milice, qui faisait la garde sur la côte, fermait l’entrée de la ville aux visiteurs et isolait les malheureux captifs de toute communication avec le dehors. Cette surveillance devint encore plus active après le décret de 1799. L’administration centrale de la Manche, irritée d’apprendre que Jacques des Touches avait été délivré de la prison de Coutances, ordonna d’employer «des précautions multiples et journalières» afin d’empêcher l’évasion «de plusieurs chouans détenus» dans les cachots du «Mont-Libre.» Napoléon ne montra ni plus de respect pour l’abbaye, ni plus de goût pour les chefs-d’œuvre du génie chrétien. En vertu d’un décret du 6 juin, publié le 12 du même mois et signé par le comte Daru, ministre secrétaire d’État, l’empereur ordonna de conserver «la _maison de force_» du Mont-Saint-Michel; en même temps il enjoignit au département de se charger des frais de réparation et d’y consacrer immédiatement une somme de 20,000 francs. En 1814, monsieur Demons, curé de Cherbourg, se munit d’une lettre du sous-préfet d’Avranches et d’un laisser-passer du maire de la ville, et se présenta au concierge du château, qui le reçut avec politesse et lui permit de visiter la prison. Le nombre des détenus s’élevait alors à deux cents; les hommes travaillaient dans la salle des chevaliers et les femmes dans le réfectoire des moines; leur occupation principale était «la filature du coton.» On avait vendu les fameuses stalles du chœur et la basilique était dépouillée de ses ornements les plus précieux. Monsieur Demons sortit l’âme brisée de douleur et les yeux mouillés de larmes. L’avénement de Louis XVIII sur le trône de France laissait espérer des jours meilleurs pour le sanctuaire où tant de rois étaient venus placer leur couronne sous la protection de l’Archange; mais le monarque n’imita pas ses ancêtres, et, cédant aux vues d’une politique toute humaine, il infligea une nouvelle flétrissure à l’ancienne abbaye. En vertu d’un décret donné au «château des Tuileries,» le 2 avril 1817, et publié le 6 du même mois avec la signature de Laîné, ministre de l’intérieur, secrétaire d’État, le Mont-Saint-Michel fut constitué «maison de force» pour les individus «des deux sexes» condamnés à la peine des travaux forcés. Le même décret portait que le Mont serait pareillement affecté «aux condamnés à la déportation,» jusqu’à leur départ pour une destination définitive. L’ordonnance royale prescrivait en même temps d’installer de nouveaux ateliers dans l’abbaye, afin de procurer du travail aux prisonniers. Des religieuses connues pour leur dévouement, les Filles de la Sagesse [Illustration: Fig. 127.--Incendie du Mont-Saint-Michel, le 23 octobre 1834. Dessin de M. H. Scott, d’après un croquis du temps.] de Saint-Laurent-sur-Sèvre, furent chargées du soin des malades et des infirmes. L’administration générale du Mont-Saint-Michel fut confiée à des directeurs dont un certain nombre négligèrent les réparations les plus urgentes, ou mutilèrent les plus belles parties de la Merveille et de la basilique. La nef romane avec plusieurs chapelles, le réfectoire, le cellier, l’aumônerie furent divisées en deux ou trois étages, pour servir de salle à manger, de dortoirs et d’ateliers; la sacristie actuelle était alors une cuisine et le bras du transept que les pèlerins ont décoré de bannières et d’oriflammes, fut longtemps encombré de malheureux captifs qui traînaient aux pieds de lourdes chaînes de fer. Il n’est pas sans utilité de parcourir la liste des prisonniers qui ont été détenus à cette époque au Mont-Saint-Michel. Les nombreuses victimes de 1793 furent remplacées par Chastenaix, le Moine et la Houssaye, chefs de l’armée royaliste. Le pamphlétaire Babœuf, le sabotier Mathurin Bruno, qui se disait Louis XVII, fils du roi martyr, et Le Carpentier, conventionnel et régicide, subirent tour à tour les rigueurs de la captivité. Bientôt Colombat, Blanqui, Stuble et Barbès expièrent dans les cellules du château le sang répandu sur les barricades de Juillet. Quel singulier contraste dans ces destinées et quelle étrange vicissitude dans ces phases de nos révolutions! Le Mont-Saint-Michel subit un désastre d’une autre nature. En 1834, un incendie se déclara dans la nef de l’église, sur le minuit; bientôt le feu détruisit les ateliers «de chapeaux» et gagna la toiture. Des flammèches emportées par le vent tombaient dans la ville et jusque sur les grèves. Pendant cette nuit lugubre, le directeur de la maison centrale, le curé de la ville, la garnison, les détenus eux-mêmes rivalisèrent de zèle et de dévouement (fig. 127). L’aumônier, monsieur l’abbé Le Court, montra tant «d’habileté, de sang-froid et de courage,» qu’il parvint à circonscrire le foyer de l’incendie. Sa belle conduite lui mérita la croix d’honneur. IV. LA RESTAURATION DU MONT-SAINT-MICHEL. L’accident de 1834 fut comme le signal d’une résurrection. Les ruines amoncelées par l’incendie nécessitèrent une restauration matérielle, et celle-ci fut le prélude de la restauration religieuse. Le gouvernement fit reconstruire les trois derniers piliers de la nef romane, du côté du Midi. Un artiste breton, M. Barré, orna d’un bas-relief le tympan de la porte ogivale, qui donne sur le Saut-Gautier. Ce bas-relief représente _la Vision de saint Aubert_. L’Archange au visage sévère et aux ailes déployées apparaît au pontife et lui fait à la tête une profonde cicatrice. Ce travail a été beaucoup vanté, mais il ne paraît point mériter sa réputation; l’artiste n’a pas assez tenu compte de la vérité historique; la pose de l’Archange est trop raide et son geste un peu risqué. Un prisonnier sculpta le maître-autel de la basilique d’après un dessin de M. Théberg, architecte. Celui-ci, de concert avec M. Marquet, employa les ressources dont il disposait à faire les réparations les plus nécessaires dans l’église et le château. L’heure fixée par la Providence était sonnée. La prison fut supprimée par un décret du 20 octobre 1863, et les détenus quittèrent bientôt le Mont-Saint-Michel pour aller reprendre leurs fers à Beaulieu et à Fontevrault; ensuite l’abbaye fut cédée à l’administration des domaines, qui, par un bail en date du 31 mars 1865, loua les bâtiments à Mgr Bravard, évêque de Coutances et Avranches; enfin au mois d’avril de l’année 1867, une colonie de religieux de Saint-Edme partait de Pontigny et venait prendre possession du Mont-Saint-Michel. Quelques années à peine se sont écoulées depuis cette restauration religieuse, et déjà la cité de l’Archange n’a plus le même aspect; les métiers qui encombraient les bâtiments, les étages qui déshonoraient l’église et la Merveille, sont enlevés; partout l’ordre se rétablit, les ruines disparaissent et la montagne se transforme. Aujourd’hui, comme autrefois, la mère de Dieu et le prince de la milice céleste prennent possession de cette basilique où la piété de nos pères aimait à les invoquer. Depuis 1868, une statue de la Vierge remplace [Illustration: Fig. 128.--Porte du roi en 1835; d’après un dessin du _Charivari_.] dans la crypte des Gros-Piliers l’ancienne image de Notre-Dame-sous-Terre; en même temps le transept nord de l’église a son autel dédié à l’Archange, et sert de chapelle pour les pèlerinages. Par un décret du maréchal de Mac-Mahon, en date du 20 avril 1874, la propriété domaniale de l’abbaye du Mont-Saint-Michel est affectée au service des monuments, pour en assurer la conservation. Depuis ce jour les travaux de restauration se continuent sous la direction d’un habile architecte attaché à la commission des monuments historiques. La vaste plate-forme qui regarde la mer à l’ouest de la montagne, avait beaucoup souffert des injures du temps, et menaçait de s’affaisser du côté de l’hôtellerie. Un solide contre-fort a prévenu ce malheur. Le [Illustration: Fig. 129.--Vue du Mont-Saint-Michel en 1845; d’après une lithographie de _L’Artiste_.] pavé de la même plate-forme a été réparé dans le courant de l’année 1875. La tradition rapportait que sous les dalles, à la place des dernières travées de l’église, reposaient d’illustres personnages parmi lesquels on citait Ranulphe de Baveux, Bernard le Vénérable, Geoffroy, Robert de Torigni, Martin, Raoul de Villedieu, Richard Toustin, Guillaume du Château, Geoffroy de Servon. Les historiens ne s’étaient pas trompés. Sous les moellons de pierre, devant le nouveau portail, on a trouvé les restes vénérables de plusieurs moines avec des débris d’ornements. Bientôt les fouilles ont mis à nu les fondations de l’église primitive, et il a été facile de reconnaître la base des colonnes qui soutenaient la tour de l’Horloge, l’ancien portail, et la tour des Livres. Là, sous les degrés de la porte principale, on a découvert, le 30 août 1875, un sarcophage contenant le corps d’un abbé revêtu de ses ornements pontificaux, «noircis et comme brûlés par le temps:» à sa droite se trouvait une crosse en bois surmontée d’une volute de plomb, et sur le crâne était placé un disque en métal, avec les inscriptions suivantes: «Ici repose Robert de Torigni, abbé de ce lieu.» «Il a gouverné ce monastère l’espace de trente-deux ans et en a vécu quatre-vingts.» A côté, dans un autre cercueil de bois réduit en poussière, on a aussi découvert les ossements d’un abbé, avec la volute en plomb d’une crosse et une plaque de même métal portant cette inscription: «Ici repose Martin _de Furmendeio_, abbé de ce lieu.» Au milieu des disques de plomb, une main s’appuie sur une croix pattée à branches égales et s’étend pour bénir. Il est impossible d’en douter, nous sommes en présence des restes glorieux de Robert du Mont et de Martin, son successeur (fig. 130). La commission des monuments historiques continuera, nous l’espérons, l’œuvre qu’elle a entreprise, et pour laquelle elle a su choisir un homme à la hauteur d’une tâche qui demande tant de connaissances, d’habileté et de persévérance. Si la _restauration matérielle_ a déjà procuré d’heureux résultats, que dire des fruits abondants que la _restauration religieuse_ a produits dans le court espace de douze à treize ans? L’orphelinat qui occupe l’ancienne caserne, auprès de la tour Gabrielle, donne un asile sûr à une trentaine de petits enfants confiés aux soins maternels des religieuses de la Miséricorde, et offre tous les charmes de la solitude aux dames qui veulent se recueillir dans la retraite, loin de l’agitation du monde. L’Archange, protecteur de l’Église et de la France, conducteur et peseur des âmes, est honoré de nouveau sous les titres que nos pères lui donnaient. Une confrérie a été instituée sous son nom dans le but d’appeler la protection du ciel sur l’Église, le souverain pontife et la France, d’obtenir la grâce d’une bonne mort et de hâter la délivrance des âmes du Purgatoire. L’immortel Pie IX, non content de l’approuver, l’a enrichie des faveurs les plus précieuses, et déjà, grâce au dévouement des zélateurs et des zélatrices, elle compte ses membres par milliers et se répand chaque jour dans toutes les contrées du monde catholique. Le mois d’octobre de l’année 1875 a vu éclore sous les ailes de l’Archange une œuvre destinée à faire revivre les «_alumnats_» du moyen âge: une école apostolique a été ouverte sous la direction du R. P. Robert. Le nombre des petits apôtres était de douze d’abord; il est aujourd’hui de dix-sept; il augmentera encore et les disciples de saint Michel travailleront un jour à répandre le culte de leur céleste protecteur et à faire connaître les gloires de la sainte montagne, sur laquelle ils auront passé les plus belles années de leur vie. [Illustration: Fig. 130.--Aspect de la grande plate-forme à l’ouest, en 1875, lors de la découverte du tombeau de Robert de Torigni.] Le culte de saint Michel n’était pas entièrement aboli depuis les jours néfastes de la Révolution; il avait survécu à tous nos désastres, et la dévotion envers le grand Archange vivait toujours dans le cœur des véritables Français; elle s’était même plus d’une fois manifestée dans les heures d’angoisses et dans les calamités, comme au milieu des joies et des réjouissances publiques. «En 1820, après l’assassinat du duc de Berry, dit M. de Badts de Cugnac, de toutes parts des neuvaines furent faites en l’honneur de saint Michel. Le 29 septembre, jour même de la fête de l’Archange, naissait le duc de Bordeaux, appelé l’enfant du miracle.» En mémoire de cet événement on fit frapper une médaille qui représente sur un lit d’une forme antique, une femme offrant à l’amour de la France son enfant éclairé d’un rayon du ciel; à ses côtés est le buste du duc de Berry; la face porte: «Dieu nous l’a donné.»--«Nos cœurs et nos bras, sont à lui;» le revers, sur lequel on lit la date du 29 septembre, présente l’image de l’archange saint Michel terrassant le diable, sous la figure d’un monstre moitié homme, moitié dragon. Ici, Lucifer personnifie la révolution armée du poignard de Louvel d’une main et portant de l’autre une torche incendiaire; son céleste vainqueur, l’ange tutélaire de la France, tient le bouclier crucifère et manie le glaive flamboyant (fig. 132). La Restauration avait même essayé de faire revivre l’ancienne chevalerie. En 1816, Louis XVIII rappela que l’ordre de Saint-Michel était spécialement destiné à servir de récompense et d’encouragement aux Français, qui se distingueraient dans les lettres, les sciences et les arts, ou par des découvertes, des ouvrages et des entreprises utiles à l’État. Le 30 mai 1825, il y eut à Reims une réception solennelle après le sacre de Charles X, et le 29 septembre de l’année suivante le chapitre général fut convoqué; mais à partir de la révolution de Juillet, l’ordre n’a plus existé que de nom, et son dernier représentant est mort depuis quelques années. Chez les autres nations, le nom de saint Michel n’a jamais été non plus complètement livré à l’oubli. La Bavière conserve toujours l’ordre du _Mérite_, fondé par Joseph Clément sous le patronage de l’Archange, pour soutenir la religion catholique, défendre l’honneur de Dieu et secourir les défenseurs de la patrie. En vertu d’un décret publié le 30 mai 1877, la reine d’Angleterre autorise l’admission de membres extraordinaires dans les ordres de Saint-Michel et Saint-Georges; elle nomme en même temps le prince de Galles grand-croix et le duc de Cambridge grand maître et principal chancelier. Les mahométans connaissent aussi le nom du puissant Archange et lui attribuent la fonction de secrétaire de la Divinité. L’Allemagne possède des confréries érigées sous le vocable de saint Michel, et la capitale de l’Autriche vient d’envoyer aux obsèques de Pie IX une députation prise parmi les membres de l’une de ces pieuses associations; l’immortel pontife s’est toujours montré lui-même le dévot serviteur de l’Archange, et le seul ornement de sa chambre mortuaire était une pendule surmontée d’une statuette du vainqueur de Satan, avec une croix et quelques cierges. [Illustration: Fig. 131.--Petite médaille d’argent frappée à la naissance du duc de Bordeaux.] [Illustration: Fig. 132.--Médaille commémorative (face et revers) de la naissance du duc de Bordeaux.] [Illustration: Fig. 133.--Autre médaille frappée à la naissance du duc de Bordeaux.] Enfin, nos généreux missionnaires, à l’exemple de saint François Xavier, placent leurs travaux sous la protection de l’ange vainqueur du paganisme; ils propagent son culte en Afrique, en Asie, en Amérique, en Océanie; partout ils dressent des autels en son honneur, dans les remparts d’Alger comme sur les montagnes du Nouveau-Monde; partout ils l’appellent à leur secours dans les circonstances difficiles: En ce moment, écrivait au mois de septembre 1868 un missionnaire des îles Gambier, «nous faisons une neuvaine à saint Michel, le glorieux protecteur de nos missions, pour demander la cessation du fléau,» qui désole le pays. Aujourd’hui comme autrefois, le triomphe de l’Archange et le développement de son culte semblent attachés, en partie du moins, à la destinée du mont Tombe; aussi l’aurore de la résurrection fut saluée avec bonheur et l’année 1865 vit s’ouvrir de nouveau l’ère des grands pèlerinages. Comme au temps d’Aubert, Avranches donna l’exemple; les trois paroisses de la ville arrivèrent au Mont le 17 mai: «cette procession, dit un historien, eut un cachet particulier: elle fut une réparation éclatante des profanations impies de la fin du dernier siècle, en reportant quelques-unes des saintes reliques que des mains fidèles étaient parvenues à soustraire au pillage de la Terreur.» L’année suivante, le souverain pontife accorda pour dix ans une indulgence plénière annuelle à tous ceux qui visiteraient le sanctuaire de l’Archange et rempliraient les conditions accoutumées. La bénédiction de Pie IX porta ses fruits; des pèlerins nombreux accoururent de tous les points de la France. La fête du Iᵉʳ août réunit dans la basilique un archevêque, trois évêques, l’abbé de Bricquebec, plusieurs prêtres et un grand concours de fidèles. Le 24 septembre 1867, monseigneur Bravard, accompagné de l’évêque préconisé de Gap, «d’une centaine de prêtres et de trois cents autres pèlerins,» venait déposer dans le trésor de l’Église les reliques et les souvenirs que Pie IX avait accordés au sanctuaire de l’Archange. Le 16 octobre de la même année, l’anniversaire de la dédicace fut célébré avec une pompe exceptionnelle. Au défilé de la procession, huit petits orphelins, en soutane et en barrettes blanches, ouvraient la marche; venaient ensuite cent cinquante prêtres, le R. P. abbé de la Trappe, l’évêque préconisé de Gap, l’évêque de Coutances en habits pontificaux, les évêques de Bayeux, d’Évreux et d’Orléans; l’archevêque de Rouen précédé de la croix métropolitaine et revêtu de ses insignes fermait la marche. Son Éminence, le cardinal de Bonnechose, monseigneur Dupanloup et monseigneur Bravard prirent la parole en ce beau jour et rappelèrent à la foule attentive l’origine, les péripéties et la restauration du Mont-Saint-Michel. La campagne de 1870 fut comme le dernier signal du réveil. L’évêque de Coutances et Avranches s’engagea par un vœu solennel à élever un monument à la gloire de l’Archange, si son diocèse était préservé de l’invasion prussienne; l’ennemi vint sur les limites de la Manche, mais il n’y pénétra pas. Fidèle à sa promesse, monseigneur Bravard fit élever dans son église cathédrale une statue de saint Michel terrassant le dragon. Depuis cette époque les grands pèlerinages n’ont été interrompus que pendant les mois d’hiver. Dans le cours de l’année 1873, trois fois la ville de Laval a envoyé «un essaim nombreux de fidèles à la sainte basilique. Ils étaient plus de sept cents au premier départ, la poitrine ornée de la croix de Pie IX, et du coquillage traditionnel. Douze détonations annonçaient leur entrée dans l’enceinte des remparts.» Versailles, Vitré, Dol, Paris, Rouen et plusieurs autres villes de France eurent aussi leur manifestation solennelle. Dans la seule journée du 18 septembre, plus de quatre mille pèlerins remplirent les nefs de l’église. Le samedi 20 septembre 1873 fut le jour des zouaves pontificaux. Ils vinrent en grand nombre avec leur brave général, le baron de Charette, retremper sur l’autel de l’Archange l’épée qu’ils avaient si vaillamment portée pour la cause de l’Église et de la France. Des contrées éloignées ont envoyé de pieuses caravanes au Mont-Saint-Michel; les pèlerins de Niort et de Poitiers y sont venus sous la conduite du R. P. Briant; l’Angleterre, l’Italie et d’autres nations voisines ont été représentées dans la basilique du mont Tombe. Grâce à la générosité de ces pieux visiteurs, la chapelle du pèlerinage, qui occupe le transept nord, a été pavoisée de bannières et d’oriflammes aux couleurs variées. Le sanctuaire, la chapelle de Notre-Dame-des-Anges, et la crypte des Gros-Piliers ont été enrichis d’ornements précieux; des lampes brûlent jour et nuit devant l’autel de la Vierge et la statue de l’Archange; des épées et des croix d’honneur sont suspendues en ex-voto aux murs de l’église. Un autel couvert de lames d’argent et de pierres précieuses occupe le fond du sanctuaire où des pèlerins viennent s’agenouiller chaque jour. Le trésor placé dans une chapelle du rond-point reçoit tous les ans de nouvelles reliques, et bientôt, il faut l’espérer, les derniers vestiges de la catastrophe auront disparu. V. LE COURONNEMENT DE SAINT MICHEL ARCHANGE. Le triomphe de l’Archange n’était pas complet. Le souverain Pontife accorde parfois aux sanctuaires les plus vénérés du monde catholique une faveur d’un prix inestimable; il couronne l’image que les pèlerins entourent de respect, et devant laquelle ils se prosternent pour prier. Depuis 1873, la chapelle de l’Archange possédait une statue représentant la victoire de saint Michel sur le dragon infernal; mais cette image n’avait pas obtenu les honneurs du _couronnement solennel_. L’heure paraissait favorable. Le glorieux pontife, qui occupait la chaire de Pierre, désirait voir la dévotion au prince de la milice céleste prendre de nouvelles racines dans les âmes, et, le 16 septembre 1874, il avait publié par l’organe du cardinal Patrizzi l’_invito sacro_ dont voici la traduction: «Nous devons certainement vénérer toute supériorité angélique; mais il faut honorer avec une grande dévotion celui qui, dans ces hautes sphères, mérita d’être le chef de la milice céleste. Bien que l’Église catholique vénère, exalte et prie tous les bienheureux anges du Seigneur, elle a toujours voulu distinguer entre eux, en honneur et affection, le glorieux archange saint Michel, que les saintes Écritures et les saints Pères nous désignent comme le principal défenseur des droits divins contre le premier rebelle et les autres anges coupables, qui eurent le malheur de le suivre dans sa révolte. Rome, qui a toujours donné l’exemple de la vraie piété à l’Univers catholique, a témoigné, en tous temps, le plus grand respect et la plus grande dévotion à l’invincible archange saint Michel; car non seulement elle éleva à Dieu, en l’honneur et sous le vocable de saint Michel, plusieurs temples qui sont à la fois des monuments de confiance et d’actions de grâces, mais encore elle établit deux fêtes solennelles en l’honneur du bienheureux Archange, et celle que nous allons célébrer le 29 septembre est une des fêtes de précepte de l’Église romaine. Par la volonté du saint-père, et, selon l’usage établi depuis quinze ans, nous ordonnons un triduum pour obtenir, par l’intercession des saints Anges, la force et le courage contre les puissances des ténèbres, auxquelles, par une longue suite de vicissitudes malheureuses, il est maintenant permis de se déchaîner plus que jamais, pour éprouver et exercer les bons et pour le malheur de toute la famille humaine..... La solennité de la fête anniversaire de l’archange saint Michel, qui, en soutenant les droits de Dieu, vainquit Lucifer et dissipa ses malins artifices, nous fournit un motif de mentionner les autres moyens infernaux dont on se sert aujourd’hui pour séduire et perdre les âmes par la lecture des mauvais livres, et particulièrement par les mauvais journaux, dans lesquels on insinue des maximes contraires à la religion et à la morale, et où, en mille manières, on tente de combattre l’Église de Jésus-Christ. Rappelez-vous, ô Fidèles, la lettre que le saint-père voulut bien nous adresser à ce propos, en date du 30 juin 1871, et que nous publiâmes alors. Dans cette lettre, la lecture de ces journaux est défendue sous peine de péché grave, comme étant extrêmement dangereuse pour les âmes, à cause du péril prochain qu’il y a de se pervertir..... Sacrifiez donc, ô fidèles, à un strict devoir de conscience chrétienne, toute espèce de curiosité ou de prétendue nécessité qui vous pousse à lire les journaux, et avec cette maxime vaillante par laquelle le grand Archange renversa jadis Satan: _Quis ut Deus!_ préférez l’observance de la loi à toute satisfaction et ne vous exposez jamais au danger fatal de vous perdre éternellement.» Au mois de mai de l’année suivante, le R. P. Robert prenait le chemin de Rome avec le supérieur général des religieux de Saint-Edme, le T. R. P. Boyer. Les deux missionnaires remirent entre les mains de Pie IX un album contenant les principales vues du Mont-Saint-Michel, et préparèrent la grande œuvre qu’ils méditaient de concert avec monseigneur l’évêque de Coutances et Avranches. Ensuite ils traversèrent l’Italie méridionale pour aller faire un pèlerinage au monte Gargano. Ainsi se sont perpétuées d’âge en âge les relations de fraternité, qui, dès l’origine, unissaient les deux principaux sanctuaires de l’Archange. Quelques semaines plus tard, monseigneur l’évêque adressait au souverain pontife la supplique suivante: «Très Saint Père, «Jean-Pierre, évêque de Coutances et Avranches, humblement prosterné aux pieds de Votre Sainteté, la supplie avec instance de daigner, par un privilège spécial, décorer d’une couronne d’or la statue d’argent de l’Archange saint Michel, vénérée dans l’église du mont Tombe, au péril de la mer, et élevée par sa piété avec le concours des fidèles de son diocèse. Cette montagne, très saint Père, consacrée par l’apparition du glorieux Archange, illustrée par des prodiges et des miracles pendant plus de treize siècles, enrichie par vos prédécesseurs d’indulgences et de privilèges nombreux, est aujourd’hui visitée par une foule innombrable de pèlerins venus de tous les pays de l’Europe, afin de solliciter la force de Dieu et la grâce du salut. Elle recouvrera son ancienne splendeur, et verra se ranimer de plus en plus dans son sanctuaire la piété des fidèles envers le chef de la milice céleste, si Votre Sainteté, accueillant favorablement nos vœux les plus ardents, veut bien daigner, de sa très auguste main, orner la dite statue d’une couronne d’or.» La supplique de monseigneur l’évêque de Coutances et Avranches a reçu de Pie IX un accueil favorable. Dans l’audience du 23 juin 1875, l’auguste pontife a décerné les _honneurs du couronnement_ à l’image vénérée qui représente la victoire de saint Michel sur les puissances de l’abîme. A cette nouvelle, la France catholique a tressailli; des voix nombreuses se sont élevées dans la presse pour applaudir à la décision de Pie IX; parmi les serviteurs de l’Archange, les uns se sont empressés d’offrir leur concours pour organiser la fête, les autres ont fourni l’or, l’argent et les pierres précieuses qui devaient entrer dans la confection des couronnes; le souverain pontife lui-même, malgré son extrême indigence, a envoyé la première offrande, et son exemple, comme toujours, a suscité de généreux sacrifices. Depuis l’officier et la dame opulente, jusqu’à l’humble paysan et à la pauvre servante, des milliers de personnes de toute condition ont voulu contribuer à une œuvre à la fois si patriotique et si chrétienne; grâce à de tels dévouements que la foi seule peut inspirer, la croix [Illustration: Fig. 134.--Couronne exécutée par Th. Venturini, orfèvre italien.] [Illustration: Fig. 135.--Couronne exécutée par M. Mellerio, orfèvre à Paris.] d’honneur gagnée sur le champ de bataille, l’épingle d’or soustraite à un luxe superflu, et l’obole prélevée sur un modique salaire, sont unies et fondues ensemble pour orner le front de saint Michel, l’archange guerrier, le conducteur et le peseur des âmes. Les deux couronnes, exécutées en style différent, se complètent et s’harmonisent pour exprimer une même idée sous des formes diverses, le triomphe du prince de la milice céleste. L’une d’elle enrichie d’une pierre précieuse donnée par le souverain pontife, est l’œuvre d’un artiste italien, Thémistocle Venturini; elle peut être appelée la _couronne de l’Église_ (fig. 134). Autour du bandeau, sur un fond d’or, circulent deux motifs d’ornementation alternés, qui présentent une guirlande de feuilles et de fleurs faites de pierres précieuses enchaînées avec symétrie; huit volutes partent du même bandeau, forment une courbe et s’unissent pour soutenir l’univers symbolisé par un globe enlacé d’une zone, qui est l’image de l’amour du Créateur; au-dessus, domine la croix ou le signe de la rédemption de l’univers déchu; sur la zone qui adhère fortement au globe du monde, on lit le nom de l’Archange: «_Quis ut Deus!_» Deux autres emblèmes, les feuilles de chêne et les lis de la guirlande, figurent, dans la pensée de l’artiste, la force et la pureté de saint Michel, c’est-à-dire les armes avec lesquelles il a terrassé le dragon infernal. L’autre couronne, celle de _la France_, est le travail d’un orfèvre de Paris, M. Mellerio (fig. 135). En voici le symbolisme. La base se compose d’un bandeau de lignes sévères affectant au centre la forme anguleuse de la visière d’un casque de chevalier du moyen âge armé de toutes pièces pour le combat; de chaque côté des tempes ressort une pointe saillante comme on en voit sur certains boucliers: ces deux pointes peuvent représenter la force invincible dont Dieu a revêtu le prince de la milice céleste. Au milieu du bandeau se lit le «_Quis ut Deus!_» le cri de guerre de l’Archange, dont chaque lettre est couverte de grenats foncés, qui se détachent sur un fond d’or poli et s’unissent, derrière la tête, aux armes de Pie IX. A droite et à gauche, figurent deux écussons, celui de saint Aubert, fondateur de la première basilique, et celui de l’évêque actuel de Coutances et Avranches, monseigneur Abel Germain. Autour du même bandeau, se déroule une inscription latine, qui rappelle le jour et l’année du couronnement. Un cartouche en forme de bouclier se voit également au centre de la partie intérieure qui pose sur le front; il est décoré du monogramme de saint Michel et de l’écusson armorial de l’abbaye, composé de dix coquilles d’argent et de trois fleurs de lis d’or. Le sommet de la couronne représente la victoire du glorieux Archange. Au centre, le sujet du combat livré au ciel est figuré par une croix en diamant avec un cœur en rubis incrustés dans une grande topaze jaune entourée d’une auréole de brillants; c’est le mystère de l’incarnation du Verbe, ses anéantissements, ses humiliations, ses souffrances. Enivré par la sublimité de sa nature, Lucifer refuse d’adorer le Verbe dans cet état d’abaissement, et pousse le cri de la révolte; aussitôt saint Michel ravit la lumière à son ennemi vaincu et l’emporte entre ses grandes ailes. Pour interpréter la lumière, l’artiste s’est servi d’une aigue-marine provenant d’un ancien diadème de la reine Amélie; ronde à sa base, cette pierre précieuse se termine en pointe comme la flamme surmontant la tête d’un génie; une ligne de grenats en arrête les contours et représente le feu sur lequel le trône de Dieu repose dans la vision d’Ézéchiel. De ce foyer lumineux partent en affectant la forme d’aigrette, des rayons en topazes, en améthystes et en aigues-marines. Il est dit de Lucifer au livre d’Ézéchiel: «Vous étiez ce chérubin qui étendait ses ailes et protégeait les autres, je vous ai établi sur la montagne sainte de Dieu, et vous avez marché au milieu des pierres brûlantes.» C’est pourquoi le glorieux saint Michel, devenu après sa victoire le chef de la milice céleste, protège pour ainsi dire de ses grandes ailes les neuf chœurs des anges, qui ont combattu sous ses ordres. Ils sont représentés entre des arceaux d’améthystes tout autour de la couronne, selon le rang que leur assigne l’Écriture. Les ailes qui planent au-dessus ne sont pas en repos, mais déployées, pour désigner la lutte continuelle du belliqueux Archange, et afin de s’harmoniser avec la statue qui représente saint Michel tenant l’épée flamboyante d’une main et de l’autre le bouclier crucifère, et foulant sous ses pieds le dragon infernal. Les régions éthérées où habitent les esprits bienheureux sont figurées par des rayons en diamant à travers lesquels se dessinent des arcs-en-ciel, avec les noms des neuf chœurs angéliques tracés en lettres émaillées. Pie IX, après avoir offert un bijou pour la couronne de l’Archange, ouvrit les trésors spirituels de l’Église en faveur des pèlerins qui prendraient part à la solennité; le 28 juillet 1876, il adressa le bref suivant à monseigneur l’évêque de Coutances et Avranches: «Vénérable Frère, salut et bénédiction apostolique. «Vous avez eu à cœur de nous informer que dans le cours de cette année, en un jour que vous fixeriez ultérieurement, vous aviez l’intention de couronner d’un diadème d’or la statue de l’archange saint Michel, que les fidèles honorent d’un culte tout spécial et visitent souvent sur ce Mont de votre diocèse de Coutances, qui porte le nom même de l’Archange. Vous exprimez à cette occasion un désir ardent de nous voir ouvrir les célestes trésors de l’Église dont le Très-Haut a daigné nous faire dispensateur. Comme nous voulons que les fidèles puissent trouver dans cette solennité de nouveaux secours pour mériter la béatitude éternelle, nous avons tenu à exaucer vos vœux. Aussi, à tous et à chacun des fidèles de l’un et de l’autre sexe, qui, vraiment contrits, confessés et nourris de la sainte communion, visiteront avec dévotion, le jour du couronnement, l’église et la statue de l’Archange saint Michel, et adresseront à Dieu, dans ce sanctuaire, de ferventes prières pour la concorde des princes chrétiens, l’extirpation des hérésies, la conversion des pécheurs et l’exaltation de notre sainte Mère l’Église, nous accordons miséricordieusement dans le Seigneur l’indulgence plénière et la rémission de tous leurs péchés. Cette indulgence pourra être appliquée, par voie de suffrages, aux âmes des fidèles qui ont quitté cette vie, unies à Dieu par la charité.» La cérémonie solennelle était fixée d’abord au 4 juillet 1876, et Mᵍʳ Mermillod, le noble exilé de Genève, devait y prendre la parole; mais des circonstances imprévues ont fait remettre le couronnement au 3 juillet de l’année suivante. Le 9 avril 1877, Mᵍʳ Germain annonçait ce grand jour dans une _Lettre pastorale_, qui restera l’un des plus beaux monuments à la gloire de saint Michel. Sa Grandeur s’exprimait en ces termes: «Deux ans déjà se sont écoulés depuis le jour où notre digne prédécesseur déposait aux pieds de l’immortel Pie IX un de ses vœux les plus ardents: celui de voir décerner les honneurs du solennel couronnement à la statue de l’archange saint Michel, vénérée dans la _basilique du mont Tombe au péril de la mer_. Toujours attentif aux besoins de ses enfants, l’auguste vicaire de Jésus-Christ daignait accorder, quelques jours plus tard, cette faveur qui fut la suprême consolation de votre évêque et la joie de ses derniers jours sur la terre. Il ne devait pas assister, hélas! à cette grande fête que son cœur avait préparée avec tant d’amour. La faveur est à peine connue que la piété envers le protecteur séculaire de l’Église et du pays se manifeste de toutes parts. Pie IX offre lui-même le premier fleuron de cette couronne à laquelle tous veulent apporter leur joyau. De nobles chrétiennes sacrifient leurs bijoux et leurs parures; la pauvre veuve envoie son denier; l’artisan, le fruit de son travail. Le zèle, ce n’est pas assez dire, l’enthousiasme devient universel, et dans cette croisade merveilleuse éclatent des actions sublimes, des dévouements simples, mais d’une simplicité vraiment héroïque. Des administrateurs relèvent le prix de leur offrande par ce commentaire expressif: «Le jour où l’on pourra dire _Gallia pœnitens et devota_, la victoire sera gagnée; saint Michel aura vaincu.» Un officier supérieur écrit: «Je donne ma croix d’honneur à saint Michel; je l’ai méritée sur le champ de bataille. Puisse le prince des milices célestes me défendre et me protéger au dernier combat!» Une pauvre servante offre une croix en disant les larmes dans la voix et dans les yeux: «c’est tout ce qui me reste de ma mère; c’est sa croix de mariage qu’elle me remit en mourant. J’en fais le sacrifice à saint Michel pour qu’il obtienne la guérison et le salut de la France.» En quelques mois la charité catholique, cette charité qui ne connaît pas la défaillance, fait hommage au glorieux Archange d’une double et précieuse couronne: oui précieuse; car aucun don n’y a manqué, ni celui de la foi, ni celui du cœur; car la noblesse et l’obscurité, le travail et la bravoure se sont donné la main pour la tresser. Le jour du triomphe était impatiemment attendu, quand tout à coup nous apprenons que le couronnement de Notre-Dame de Lourdes va coïncider avec celui de saint Michel. La reine des Anges devait l’emporter sur son premier sujet, tout-saint, tout-puissant et tout-glorieux qu’il fût. Et, bien qu’il en coûtât à l’ardeur de nos désirs, nous avons dû remettre la solennité à des jours plus favorables. Nous attendions d’ailleurs l’exécution de la loi qui avait autorisé le prolongement du chemin de fer jusqu’à la célèbre Montagne. Mais les délais se multipliant, nous ne pouvons attendre davantage. Pour nous, en effet, le couronnement est plus qu’un besoin, c’est un devoir, devoir de piété envers le grand Archange, devoir de reconnaissance et de justice envers les généreux chrétiens qui ont offert les fleurons de sa couronne et qui ont le droit d’exiger qu’elle brille enfin sur son front. Aussi est-ce dans la joie de notre âme que nous venons aujourd’hui vous convier, et avec vous tous les cœurs dévoués à saint Michel, au solennel couronnement de sa statue, que nous avons fixé de concert avec l’illustre métropolitain de notre Normandie au _mardi trois juillet prochain_. Laissez-nous vous le dire avec toute la sincérité d’une conviction profonde: Jamais couronnement ne fut plus justifié que celui-là. Si la couronne, en effet, est l’emblème de la victoire, qui donc la mérite mieux que le prince de la milice céleste? La victoire qu’il a remportée sur Lucifer n’est-elle pas la grande victoire, celle qui nous apparaît comme le prélude et le résumé de toutes les autres.» Enfin l’heure marquée dans les décrets de la Providence était sonnée. Mais comment décrire les fêtes splendides dont la France entière a paru étonnée? La merveille de l’Occident était, le trois juillet, la merveille du monde; le palais des Anges représentait le ciel descendu sur la terre. L’immensité des grèves, la mer grondant dans le lointain, les foules innombrables accourues de toutes parts, la pourpre romaine se détachant à côté de la bure du villageois, les constructions aériennes du moyen âge en face d’un horizon sans limites, les hymnes et les cantiques répétés par mille voix, redits par mille échos; voilà un spectacle que le pinceau le plus habile ne saurait retracer. Il n’est pas possible d’imaginer un temple plus beau, plus vaste et mieux disposé pour une manifestation religieuse. Un million d’hommes pourraient se mouvoir à l’aise sur la plage quand les flots n’entourent pas la montagne; la voûte des cieux, avec la lumière tempérée du soleil, offre ici un aspect d’une majesté sans égale; la basilique domine au-dessus des bastions, des tours, des remparts et des maisons de la ville, et forme un autel immense suspendu entre le ciel et la terre. A tous ces ornements de la nature et de l’art, des personnes habiles avaient ajouté de riches décorations en rapport avec la circonstance actuelle et avec l’histoire à jamais glorieuse du Mont-Saint-Michel. Abbés, moines, chevaliers d’autrefois, prélats illustres de nos jours, amis et restaurateurs du sanctuaire de l’Archange, tous étaient là, présents du moins par le souvenir, tous assistaient à cette fête de famille et célébraient le triomphe de l’Archange. Deux avenues, partant du littoral et se prolongeant sur les grèves jusqu’à l’entrée de la ville, formaient deux haies d’oriflammes marquées au chiffre de saint Michel, et de banderolles agitées par le souffle du vent (fig. 136); des mâts placés de distance en distance portaient [Illustration: Fig. 136.--La foule des pèlerins se rendant au Mont-Saint-Michel pour assister aux fêtes du couronnement de la statue de l’Archange.] les armes des fiers chevaliers qui défendirent le Mont sous la conduite du brave d’Estouteville et illustrèrent de leurs exploits cette plage, que foule aujourd’hui le pied du pèlerin et du touriste. Sur les remparts où flotta le drapeau rouge, c’est-à-dire le symbole de la haine et de la barbarie, s’élevait un autel où le Dieu d’amour et de vérité allait être immolé en présence d’une grande multitude de fidèles et de prêtres. Des oriflammes richement décorées et déroulant dans leurs plis les armes du souverain pontife, des cardinaux et des évêques, projetaient leur ombre sur l’autel et formaient comme une enceinte sacrée. L’orphelinat, les maisons, l’église, la ville entière était parée avec goût; la verdure, les fleurs et les banderolles fixées aux murailles et suspendues aux fenêtres semblaient rajeunir la vieille cité montoise. L’abbaye offrait un spectacle d’un autre genre. A l’entrée du Mont, les armes des chevaliers rappelaient les preux d’autrefois qui combattaient pour l’honneur de Dieu et de la France; les armes de Pie IX, les noms des Aubert, des Maynard, des Hildebert, des Robert de Torigni, des Raoul de Villedieu, des Pierre le Roy, des d’Estouteville, les écussons de Mᵍʳ Bravard et de Mᵍʳ Germain encadrés dans des cartouches et disposés comme un imposant cortège depuis la façade du donjon jusqu’aux degrés supérieurs du grand escalier, représentaient l’histoire religieuse du Mont-Saint-Michel, son origine, ses gloires, ses luttes, sa restauration; au sommet de la montagne, ce n’était plus les chevaliers, ni les prélats, ni les moines, mais les anges du paradis qui apparaissaient. L’entrée de la basilique était bien, comme on l’a dit, le vestibule du ciel et il appartenait aux esprits bienheureux d’y introduire les pèlerins de la terre; aussi le chiffre de saint Michel et le nom des neuf chœurs angéliques se voyaient là sur des boucliers, au milieu des guirlandes de roses et de mousse. Le prince de la milice céleste dominait encore sur la tour de la basilique, planant pour ainsi dire dans les airs, armé d’une grande épée flamboyante d’une main et défiant de l’autre les fureurs de la tempête. Si tel était le rempart des chevaliers, l’abbaye des moines, le vestibule des anges, quel ne devait pas être le sanctuaire du Roi du ciel? Entrons avec respect. La vieille nef romane avec son austère grandeur, l’abside ogivale avec l’élégance et la pureté de ses lignes, les arcs triomphaux, les gracieuses fenêtres du rond-point, les chapiteaux fleuris et les colonnettes élancées forment un ensemble d’une beauté ravissante. Mais pour le jour solennel, la basilique entière était parée d’un vêtement de fête. Les murailles rembrunies par le temps étaient tapissées de bannières aux couleurs variées; des armes de prélats et des écussons de chevaliers décoraient avec les armoiries du monastère les arceaux de l’abside, les robustes piliers de la nef et le mur de la façade, du côté de l’ouest; des banderolles ornées de mille dessins tombaient des fenêtres ou descendaient de la voûte, laissant voir dans leurs plis des chiffres, des inscriptions, des fleurs et des personnages; par exemple, les anges de la Passion et de la Prière. Dans la chapelle de l’Archange, plus richement parée que le reste de l’édifice, au milieu des cierges, des lampes, des oriflammes, des diadèmes, des épées et des croix d’honneur, la statue de saint Michel se dressait sur son piédestal, attendant la couronne qu’une main vénérable devait déposer sur son front. De tels préparatifs annonçaient de grandes et pieuses cérémonies, qui devaient se renouveler pendant onze jours consécutifs. Le 30 juin, s’ouvrait le _triduum_ solennel prescrit par Mᵍʳ Germain. Déjà les pèlerins, attirés sans doute par une curiosité légitime, mais conduits surtout par l’élan d’une piété généreuse, arrivaient de tous côtés pour participer aux premières grâces que le ciel allait répandre sur la cité de saint Michel; déjà les louanges du glorieux Archange retentissaient sous les voûtes de l’église; chaque jour l’auguste sacrifice de la messe était célébré avec pompe, la procession se déroulait sous les cloîtres et dans les cryptes, et des voix autorisées enseignaient à la foule les grandeurs, la puissance et la mission du prince de la milice céleste, expliquaient la signification du couronnement solennel ou montraient le mont Tombe comme l’image de l’Église toujours inébranlable au milieu des combats. Le lundi, veille du couronnement, eut lieu la réception générale des prélats, vers les six heures du soir; les cloches sonnaient à toute volée. La procession réunie à l’entrée de l’orphelinat se mit en marche au chant du _Benedictus_ et se dirigea vers la basilique; devant la porte, sur la belle plate-forme du sud, le T. R. P. Boyer souhaita la bienvenue à Son Éminence Mᵍʳ de Bonnechose et aux prélats qui l’accompagnaient. Le soir de cette belle journée se termina par une procession aux flambeaux. Au moyen d’un réflecteur très puissant, on inonda tout à coup de lumière le sommet de la montagne, qui se détacha comme un géant au milieu des ombres de la nuit, ou comme un astre sur le fond noir du firmament (fig. 137). Alors un étrange spectacle s’offrit aux regards des pèlerins. Au-dessus des remparts, de la ville et de l’abbaye où s’agitaient mille oriflammes et mille banderolles semblables à des êtres fantastiques, au sommet de la tour ruisselante de lumière, la statue de l’Archange figurait une apparition céleste et rappelait cette «clarté de saint Michel» dont les anciens annalistes nous ont laissé la description. En même temps, la procession sortait de la basilique, se déroulait sur les plates-formes, dans les chemins de ronde, sur les remparts et dans les rues de la ville, puis se répandait sur les grèves au moment où les flots approchaient et mêlaient leur murmure au chant de la multitude. Les vieilles murailles de la ville et les maisons accrochées au flanc de la montagne semblaient recevoir un reflet de ces âges où la foi de nos pères brillait dans tout l’éclat de sa pureté virginale. «Cette nuit fut comme la veillée d’armes lumineuse des pèlerins de saint Michel,» ou plutôt, du 2 au 3 juillet 1877, il n’y eut pas de nuit pour la cité de l’Archange. Après la procession il était minuit, et aussitôt commencèrent les messes qui se continuèrent jusqu’à une heure du soir à tous les autels de la basilique et de la crypte. L’aurore du grand jour fut saluée par la voix majestueuse de la cloche et les joyeux accords de la musique militaire. De toutes parts les pèlerins arrivaient par milliers; les chemins de Pontorson, de Courtils, d’Avranches et de Genêts étaient couverts de longues files de voitures et de piétons. La joie brillait sur tous les visages. Déjà l’enthousiasme était à son comble. A la messe solennelle célébrée par monseigneur l’évêque de Vannes, les élèves du grand séminaire de Coutances, qui étaient présents à la cérémonie avec le supérieur et les directeurs, «exécutèrent les chants liturgiques avec un talent remarquable.» Après l’évangile, Son Éminence le cardinal de Rouen prit la parole devant un auditoire ému et recueilli, et développa ces deux pensées: «Pourquoi venons-nous ici glorifier et honorer saint Michel? Et qu’est-ce que saint Michel demande de nous?» Immédiatement après, le révérendissime père abbé de Mondaye alla célébrer le sacrifice de la messe sur l’autel dressé au-dessus des grèves, afin de satisfaire la piété des nombreux pèlerins, qui ne pouvaient pénétrer dans l’enceinte de l’église. Il était beau alors d’entendre le _Credo_ de cette foule innombrable succéder au _Credo_ de la basilique! C’était la voix [Illustration: Fig. 137.--Illumination du Mont-Saint-Michel dans la nuit du 2 au 3 juillet 1877.] de la terre qui répondait à la voix du ciel, le chant de l’homme qui servait d’écho au chant de l’ange. Les deux messes étant terminées, les prélats montèrent ensemble à l’autel pendant que les séminaristes chantaient un cantique à saint Michel; ils se rangèrent en hémicycle autour du prince de l’église qui représentait le souverain pontife, et tous, d’un même cœur, d’une même voix, donnèrent la bénédiction papale aux fidèles qui ne pouvaient plus contenir leur émotion ni retenir leurs larmes (fig. 138). Pendant la cérémonie, la musique du 70ᵉ de ligne et celle de Pontorson alternaient avec le chœur des séminaristes de Coutances. Le beau cantique au Sacré-Cœur: _Pitié, mon Dieu_, et le chant favori de la vieille Armorique: _Catholique et Breton toujours_, retentirent à plusieurs reprises sous les voûtes de l’église et dans les rues de la cité. Le moment solennel était arrivé. Il était trois heures. L’âme de ces belles fêtes, Mᵍʳ Germain, évêque du diocèse, monta en chaire. L’auditoire était digne de l’orateur. Onze prélats occupaient les sièges qu’on leur avait préparés dans le sanctuaire. Son Éminence Mᵍʳ le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, Mᵍʳ Bécel, évêque de Vannes, Mᵍʳ Hugonin, évêque de Bayeux, Mᵍʳ Guilbert, évêque de Gap, Mᵍʳ Grolleau, évêque d’Évreux, Mᵍʳ Chaulet d’Outremont, évêque du Mans, Mᵍʳ Lecoq, évêque de Luçon, Mᵍʳ Le Hardy du Marais, évêque de Laval, Mᵍʳ Guynemer de la Haillandière, ancien évêque de Vincennes, les RR. PP. abbés de l’abbaye de Mondaye et de l’abbaye de Notre-Dame de Grâce à Briquebec, plus de douze cents prêtres, des sénateurs, des députés, des magistrats, des officiers, plusieurs descendants des preux d’autrefois, une grande multitude de fidèles remplissaient la basilique et couvraient les plates-formes de l’ouest et du sud. A cette vue Mᵍʳ Germain ne put retenir l’enthousiasme qui débordait de son âme. Il s’écria d’une voix forte: «Il y a douze siècles environ, de pieux messagers, envoyés par saint Aubert au célèbre mont Gorgan, rentraient dans leur pays après une marche triomphale à travers la France et l’Italie. Ils rapportaient avec eux de précieuses reliques et signalaient pour ainsi dire chaque pas par d’éclatants prodiges. A quelque distance de ce roc, au rapport des anciens chroniqueurs, une femme aveugle se précipite à leur rencontre, implorant sa guérison. Tout à coup ses yeux s’ouvrent à la lumière, et, dans le transport de l’admiration et de l’extase, elle s’écrie: Qu’il fait beau voir! Son accent dut être sublime, sa parole saisissante. Aussi le cri de cette femme est devenu un nom. Ce village que vous apercevez d’ici, Beauveoir, est un monument destiné à redire aux générations qui passent et la foi d’un grand cœur et la puissance de saint Michel. Qu’il fait beau voir! Tel est le cri qu’arrache en ce moment à mon âme émue, à mes lèvres frémissantes, le spectacle imposant, disons le mot, unique au monde, qui se déroule aujourd’hui sous nos regards. [Illustration: Fig. 138.--Aspect de la plage, au moment de la bénédiction solennelle donnée par Son Éminence le cardinal de Bonnechose et les prélats qui assistaient aux fêtes du couronnement.] Oui qu’il fait fait beau voir au sommet de cette montagne, assis sur son trône séculaire, l’Archange glorieux et vénéré! Qu’il fait beau voir à ses pieds, en ce jour d’éclatante manifestation, le passé qui ressuscite et renaît tout entier! Qu’il fait beau voir l’Église qui nous apparaît ici dans la splendeur harmonieuse de sa variété magnifique et de son admirable unité! Illustres cardinaux, qui veniez, dans les siècles de foi, respirer l’air du ciel sur cette cîme sacrée, vous revivez dans le prélat éminent, enfant de cette province dont il est devenu le gouverneur spirituel, dans le prince dont la dignité fait notre gloire, la bonté notre joie, la vertu notre admiration! Anges des églises de Normandie et de Bretagne, pontifes du Maine et de la Vendée, vous tous enfin qui du nord et du midi, conduisiez naguère vos fidèles à ce béni sanctuaire, je vous salue dans vos dignes successeurs! A votre vue, je m’écrie avec le prophète: Que tes tabernacles sont beaux, ô Jacob, tes pavillons merveilleux, ô Israël! Qu’il fait beau voir la France, notre chère et bien-aimée France, représentée à cette fête par tant d’hommes à l’esprit élevé, au cœur noble et généreux, aux vertus chrétiennes et traditionnelles, la France debout, aujourd’hui comme autrefois, dans la sincérité de sa foi, la vivacité de son espérance, et l’ardeur de sa prière! Qu’il fait beau voir surtout cette multitude aux convictions robustes, à la confiance profonde, à l’amour ardent et enthousiaste!» Après cet exorde, l’orateur développa ces deux pensées parfaitement adaptées à la circonstance: «Qui allons-nous couronner? Et quelle couronne devons-nous lui offrir?» A la suite du discours qui fit sur l’auditoire une vive impression, toute l’assistance se mit en marche pour la procession solennelle du couronnement. En tête flottaient les bannières aux riches couleurs, ornées d’inscriptions ou enrichies d’emblèmes en rapport avec le triomphe de l’archange saint Michel: c’était l’étendard de la vierge de Chartres, le drapeau du Sacré-Cœur abritant un petit groupe de héros de Mentana, de Patay et de Loigny, la bannière d’Alsace-Lorraine avec celle des cercles catholiques; un blessé de Castelfidardo tenait l’épée de Lamoricière, accompagné du prêtre qui fut témoin des derniers instants du brave général; les deux couronnes étaient portées par des diacres; le clergé d’Avranches suivait, avec le chef auguste de saint Aubert (fig. 139). Venaient ensuite plusieurs centaines de prêtres en habit de chœur. Un officier supérieur en grand uniforme, monsieur du Couëdic, portait la bannière de saint Michel, dont les cordons étaient tenus par le comte de Beaumont et le capitaine Chaumeil. Les prélats fermaient la marche de la procession. Sous la présidence de Mᵍʳ l’archevêque [Illustration: Fig. 139.--Procession solennelle du couronnement.] de Rouen, une deuxième procession s’organisa sur la plate-forme de l’abbaye, et cette dernière fut bientôt suivie à son tour d’une troisième conduite par Mᵍʳ Germain. On ne pouvait rien concevoir de plus grandiose. Quand les trois cortèges eurent achevé le tour de la montagne, des milliers de pèlerins restèrent sur la plage aux pieds des remparts; d’autres, en grand nombre, accompagnèrent Son Éminence sur la plate-forme; plusieurs prêtres vêtus de surplis et les enfants de chœur en camail rouge remplirent les galeries de l’église. Mᵍʳ Germain, escorté de deux vicaires généraux, monsieur Bizon, supérieur du grand-séminaire, et le R. P. Durel, monta sur le sommet de la tour. Aussitôt un silence profond se fit dans l’immense assemblée. Toutes les têtes s’inclinèrent pour recevoir la bénédiction des prélats. Ensuite, pendant que le vénérable métropolitain couronnait l’image de la basilique, Mᵍʳ de Coutances déposa un diadème sur la statue, qui semblait, [Illustration: Fig. 140.--Bateaux pavoisés remplis de pèlerins faisant une procession autour de la montagne.] en ce moment, dominer la France et le monde chrétien. L’enthousiasme, jusque-là contenu, déborda de tous les cœurs; les applaudissements éclatèrent sur tous les points de la montagne et les acclamations sortirent de toutes les poitrines à la fois: «Vive saint Michel! vive la France! vive Pie IX!» L’Archange avait reçu, avec une couronne de pierres précieuses, une couronne de louange, de confiance et d’amour. Une fête de nuit termina le trois juillet. Des feux de bengale illuminaient la plage et le Mont de leur lumière aux nuances variées; des flammes en forme de serpent s’élevaient de terre et tombaient bientôt aux pieds de saint Michel, vainqueur du dragon infernal; des fusées sillonnaient le ciel, éclataient tout à coup et semaient dans l’espace une nuée d’étoiles d’or et d’argent. Soudain, l’Archange apparut lui-même au milieu d’une gerbe de feu, qui l’enveloppait comme un vêtement d’honneur et une auréole de gloire. Le lendemain et tous les jours de l’octave la fête se continua, et l’on vit au Mont-Saint-Michel plusieurs petites caravanes de pèlerins. Le jour de la clôture, la mer entoura le Mont de ses flots et permit d’offrir aux étrangers un spectacle unique peut-être au monde. Quatorze bateaux pavoisés d’oriflammes reliées entre elles par des guirlandes de mousse, furent transformés pour ainsi dire en autant de sanctuaires, qui flottaient sur les eaux (fig. 140). Plusieurs prêtres descendirent dans ces barques avec une partie des fidèles, et firent une procession autour de la montagne. Il ne manquait rien désormais au triomphe de saint Michel. Des hommes de toutes les classes, de tous les rangs de la société, les éléments eux-mêmes avaient prêté leur concours pour fêter l’Ange tutélaire de l’Église et de la France. [Illustration: Fig. 141.--Saint Michel remet dans le fourreau l’épée de la justice divine en présence du mystère de l’Incarnation, que l’ange Gabriel annonce à Marie, mère de Dieu. Fresque de l’église N.-D. de Lorette, à Paris, peinte par Orsel. Dix-neuvième siècle.] CONCLUSION Esquisser à longs traits l’histoire de saint Michel, en évitant les détails trop fastidieux; montrer l’influence religieuse et sociale de l’Archange au sein des sociétés chrétiennes, sur les princes, les évêques, les prêtres et les moines, sur les guerriers, les magistrats, les savants, les artistes et les hommes du peuple; citer à l’appui de chaque assertion des faits empruntés le plus souvent au Mont-Saint-Michel, où le chef des milices célestes a, pour ainsi dire, élu domicile; faire ressortir les principaux caractères du culte de l’Archange au moment où il apparaît chez les différentes nations; en suivre le développement, la décadence, les phases diverses; voilà le but que s’est proposé l’auteur de ce modeste travail. Comme on a pu le remarquer, le nom de saint Michel a été populaire à plusieurs titres; dans l’antiquité, au moyen âge, dans les temps modernes, cet ange mystérieux, que Daniel appelait le «prince» de la nation élue, a toujours été nommé le protecteur de la Synagogue et de l’Église, le vainqueur du paganisme et de l’hérésie, le gardien des sépultures, le conducteur et le peseur des âmes, notre auxiliaire dans la tentation, le défenseur des monastères, des écoles et des asiles ouverts au repentir, le prince de l’air, le modèle de la chevalerie, et le bras de la France, le patron spécial de plusieurs confréries ou corporations ouvrières et marchandes, de telle église, de telle cité, particulièrement des places fortes, et, parfois, l’ange justicier, l’ange médecin. Cependant, si nous voulons y réfléchir, il est facile de voir que ces aspects divers d’un même culte se ramènent à un seul et unique fondement: saint Michel, l’ange des bons combats, est l’heureux contradicteur de Satan, le prince des ténèbres, l’ennemi juré de Dieu et des hommes; le nom seul de l’Archange est une belle et grande leçon de métaphysique et de morale: «Qui est semblable à Dieu!» Un autre fait non moins important a été mis en évidence. Tous les peuples qui ont connu saint Michel l’ont honoré d’un culte spécial; l’Église grecque et l’Église latine, les chrétiens d’Orient et ceux d’Occident, les empereurs de Byzance et de Moscou, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Irlande, l’Espagne et la France ont rivalisé de zèle pour élever des autels et bâtir des temples sous le vocable du prince de la milice céleste; mais, depuis les premières années du huitième siècle, le Mont-Saint-Michel au péril de la mer a été le foyer de cette dévotion universelle et le centre de ce mouvement imprimé au monde catholique. La France surtout, dans les jours de détresse et au moment du triomphe, a constamment fixé les yeux sur cette montagne, d’où semblait lui venir le secours du ciel, et vers laquelle devaient monter ses hymnes d’action de grâces. A l’heure actuelle, une grave question se présente d’elle-même à l’esprit: le culte de saint Michel pourra-t-il jamais recouvrer son ancienne splendeur? De l’aveu de tout le monde, le nom de l’Archange est moins populaire depuis plusieurs siècles au sein de l’Église, et une décadence sensible s’est fait remarquer dans son culte, même après nos dernières manifestations religieuses. Il ne faut pas s’en étonner. La foi s’est affaiblie, la croyance au démon sapée dans sa base par le rationalisme moderne est chancelante dans les âmes; on ne croit plus guère à Satan, à ses pièges, à son enfer, et partant, on n’éprouve plus la nécessité de recourir à son céleste vainqueur. Ce nom, d’ailleurs, est désormais trop vulgaire pour nos oreilles délicates; ces grandes balances sont bien terribles pour un siècle devenu vieux, triste et sceptique, ayant surtout besoin de miséricorde et ne se trouvant pas à l’aise sous la garde d’un ange justicier, défenseur et vengeur des droits de Dieu. Les hommes n’ont plus de goût que pour les plaisirs, et rarement leurs pensées se portent vers les joies de la vie future; ils sont rongés par la plaie hideuse de l’indifférence, et pour eux tout ce qui dépasse les limites de la matière est incertain ou de peu [Illustration: LE JUGEMENT D’UNE AME Miniature d’un _Livre d’heures_ ms. du XVᵉ. siècle Bibl. de M. Ambr. F. Didot] d’importance. A cette société, à ces hommes, ne parlez pas d’un pur esprit, protecteur du peuple élu, soldat de la vérité, conducteur et peseur des âmes; ils ne vous comprendront pas, ou, s’ils vous écoutent à cause de leur attrait pour la nouveauté, ils retomberont bientôt dans leur molle et froide apathie; à ces hommes incapables du dévouement chevaleresque des anciens preux, ne proposez pas comme modèle l’ange des batailles, le défenseur du faible et de l’opprimé. Il ne faut pas non plus espérer qu’ils puissent se réunir par milliers, parcourir à pied sur la neige des provinces entières, aller de porte en porte mendier leur pain de chaque jour et se rendre au mont Tombe couverts du sombre habit des pénitents. Nos mœurs ne s’opposent pas moins à ces pèlerinages, où l’on voyait les confrères de différentes associations franchir de longues distances, le bourdon à la main, arriver au Mont-Saint-Michel musique en tête et chercher des délassements à leur fatigue dans des jeux innocents. Devons-nous conclure que le culte de saint Michel n’est plus en rapport avec les exigences de notre temps? Loin de nous cette pensée. Plus que jamais, au contraire, les âmes généreuses, les esprits décidés à la lutte doivent étudier, invoquer, imiter ce glorieux et puissant Archange, qui continue et continuera jusqu’à la fin des siècles à combattre le génie du mal et le porte-drapeau de la révolution. Du reste, la grande cérémonie du 3 juillet 1877 nous permet d’entrevoir une résurrection dont le jour n’est peut-être pas très éloigné. Pour hâter ce nouveau triomphe et placer notre cause entre les mains de l’ange conducteur et peseur des âmes, levons les yeux vers le ciel et disons avec Sophronius: «O vous, prince et ministre trois fois saint de la milice sacrée, Michel, coryphée des anges, très digne de tout culte, de toute louange, de toute vénération, faites pénétrer dans mon âme l’éclat de votre lumière; affermissez mon cœur agité au milieu des flots de cette vie; arrachez mon esprit au goût des choses d’ici-bas, élevez-le jusqu’à la contemplation de la sagesse céleste; soutenez mes pieds débiles afin que je ne quitte point la voie qui conduit au ciel; mes actions exhalent une odeur de mort et ne respirent que la corruption, versez sur elles un baume salutaire. Je vous invoque de nouveau, je vous invoque par votre nom, ô vous, Michel; je vous en conjure par mes supplications les plus ardentes, quand j’aurai atteint le terme de ma carrière, montrez-vous à moi joyeux et rayonnant de paix; arrachez-moi à l’enfer, à ses étroits et obscurs cachots, et placez-moi dans les tabernacles éternels.» P.-M. BRIN. [Illustration: Fig. 142.--Saint Michel peseur des âmes. D’après une miniature du _Psautier_ de saint Louis, ms. du treizième siècle. Bibl. de l’Arsenal.] TROISIÈME PARTIE DESCRIPTION DU MONT-SAINT-MICHEL [Illustration] INTRODUCTION Le majestueux rocher qui s’élève au milieu des grèves immenses, bornées du nord au sud par les côtes de la Normandie et de la Bretagne et au nord-ouest par la mer, fut nommé le Mont-Saint-Michel dès le huitième siècle. L’obscurité qui couvre ses origines historiques est trop profonde pour que les récits des annalistes anciens et modernes puissent être rappelés, même à l’état de légendes. Il ne reste sur l’antique rocher aucune construction remontant plus haut que le onzième siècle et, par conséquent, aucune preuve de l’existence d’édifices qui y auraient été élevés antérieurement à cette époque. Cependant, comme il est intéressant de conserver les anciennes traditions, nous redirons d’après elles que saint Aubert, évêque d’Avranches, averti par plusieurs songes miraculeux, fonda en 708 la première église élevée à saint Michel sur le rocher du mont de Tombe qui se nomma dès lors le Mont-Saint-Michel. Ce premier oratoire avait la forme d’une grotte et pouvait contenir environ cent personnes à l’exemple de celui que saint Michel, toujours suivant la légende, aurait creusé lui-même dans le roc du mont Gargan. Après avoir consacré sa chapelle en 709, saint Aubert établit un collège de douze clercs ou chanoines. Le modeste monastère acquit bientôt une grande célébrité qui ne fit que s’accroître jusqu’au dizième siècle. A la fin du même siècle, Richard-sans-Peur, fils de Guillaume Longue-Épée et petit-fils de Rollon, remplaça les successeurs des chanoines de saint Aubert par des religieux bénédictins, et dans les premières années du onzième siècle, en 1020, Richard II, duc de Normandie, fonda l’église dont il reste encore aujourd’hui les transepts et quatre travées de la nef. Nous entrons maintenant dans le domaine des faits historiques dont les preuves sont fournies par les monuments eux-mêmes qui subsistent encore presque tout entiers, et qui sont les documents lapidaires de l’histoire du Mont-Saint-Michel et les magnifiques témoignages de sa grandeur passée. Il existe encore en France, si riche en monuments de toute nature et de toute époque, un grand nombre d’églises, de monastères, de châteaux forts ou même de villes fortifiées d’origine ancienne. Ces édifices isolés présentent, par leurs dispositions, leurs détails, des sujets d’études du plus haut intérêt; mais aucun d’eux ne dépasse en grandeur et en beauté ceux du Mont-Saint-Michel, qui peuvent être considérés comme les plus beaux exemples de l’architecture religieuse, monastique et militaire de notre pays. Ils présentent surtout cette curieuse particularité qu’ils semblent avoir été construits tout exprès, non seulement pour le plaisir des yeux des artistes et pour servir de but aux recherches des savants, mais encore cette particularité, disons-nous, qu’ils forment, par leur réunion sur un seul point, comme le résumé, la synthèse de notre architecture, et parce qu’ils marquent nettement, par l’effet de cette réunion qui rend les comparaisons plus faciles, les diverses étapes de notre civilisation et, par suite, les progrès de notre art national. En effet, on trouve au Mont-Saint-Michel tous les spécimens de l’architecture française. Il faut comprendre par _architecture française_ non pas seulement l’architecture dite de Louis XIII, qu’on considère trop souvent comme synonyme, mais bien celle qui prend naissance au commencement du moyen âge; celle qui est la continuation des traditions antiques que le temps, le climat, les mœurs ont modifiée et que le génie national s’est assimilée; celle enfin qui a créé les monuments innombrables qui couvrent notre sol et qui sont les manifestations les plus éclatantes de l’art français. Ces différentes époques sont représentées au Mont-Saint-Michel depuis le onzième jusqu’au dix-huitième siècle par les bâtiments de l’abbaye ou les fortifications qui l’entourent; cependant les parties les plus considérables sont celles qui furent élevées du onzième siècle à la fin du quinzième. Ce sont les plus beaux types de l’architecture ogivale ou plutôt de l’architecture française qu’on appelle, ironiquement peut-être et à coup sûr injustement: _architecture gothique_. Nous profitons de cette circonstance, espérant qu’on nous pardonnera cette digression, pour protester contre cette _épithète_, relativement moderne, qui englobe sans façon toute une période, des plus curieuses à étudier, de notre histoire dans une sorte d’état de barbarie qu’il faudrait couvrir d’un voile sombre. Gothique, dans ce sens, voudrait dire: qui est barbare, sans goût et par conséquent sans art. Or, qu’y a-t-il de moins barbares et au contraire de plus avancés en sciences et en art que les architectes des onzième, douzième et treizième, quatorzième et quinzième siècles qui ont construit ces magnifiques monuments du moyen âge, qui les ont ornés de si riches sculptures et d’une si belle statuaire rappelant, notamment à Reims, les plus belles productions de l’art grec le plus raffiné. Un maître dont le monde des sciences et des arts doit déplorer la perte, Viollet-le-Duc, a dit dans ses impérissables ouvrages auxquels les savants, les artistes et surtout les architectes doivent rendre un juste tribut d’hommages, quelle a été la force de production de cet art et sa force expansive. Ce n’est pas un art barbare, _gothique_, qui possède cette force et cette puissance vitales; c’est un art complet qui fut créé par notre génie national et auquel doit rester le nom d’_art français_ qu’il mérite si bien et dont le Mont-Saint-Michel est une des plus superbes expressions. * * * * * Pour étudier sérieusement ces édifices considérables réunis en aussi grand nombre en s’étageant sur les rampes inégales du rocher, des renseignements techniques sont des plus utiles. Ils sont indispensables, même si l’on veut se rendre exactement compte de la forme des divers bâtiments, des détails de leur structure, de leur orientation et de leur groupement autour du point culminant où s’élève l’église. Afin de pouvoir décrire clairement des monuments d’époques si diverses qui se pénètrent en se superposant, et arriver à diriger sûrement notre lecteur dans les détours d’un labyrinthe aussi compliqué, nous avons cru devoir commencer par l’église. Ce mode de procéder, s’il intervertit les détails de la description quant à la topographie du Mont, nous a semblé être le plus rationnel et le plus sérieusement utile. Il nous permettra d’étudier méthodiquement, et surtout,--ce qui est à notre avis le point important,--de suivre chronologiquement la construction de la basilique, des bâtiments de l’abbaye et des remparts. Il nous fera voir sans confusion les transformations et les restaurations dont ces édifices ont été l’objet, ainsi que les mutilations et les vicissitudes de toute nature qu’ils ont subies depuis leur fondation jusqu’à nos jours. D’ailleurs, dans l’ordre spirituel aussi bien que dans la forme matérielle, l’église a toujours été le centre et pour ainsi dire le cœur de l’abbaye. C’est, du Mont, la construction la plus ancienne; c’est autour d’elle que sont venus successivement se grouper les divers bâtiments et la ville elle-même, composant naturellement une base majestueuse à l’antique sanctuaire de saint Michel, et formant dans leur réunion étagée un magnifique ensemble, aussi admirable par le pittoresque de sa situation que par la hardiesse de sa conception et la grandiose beauté de ses détails. Après avoir vu l’abbaye, nous reviendrons sur les remparts, que nous ne faisons que parcourir en arrivant, et nous les étudierons en suivant le même ordre chronologique pour la description de leurs constructions respectives. Nous avons cru nécessaire de produire les plans des principales zones de l’abbaye. En donnant l’idée juste de la superposition des bâtiments, de leur groupement et de leurs formes à des niveaux différents, ils aideront le lecteur à se conduire dans le dédale de leurs innombrables divisions. [Illustration] CHAPITRE Iᴱᴿ L’ÉGLISE I DESCRIPTION DES PLANS Après avoir franchi l’escalier fortifié commandé par le châtelet qui est la véritable porte de l’Abbaye, on entre dans la salle des Gardes, au niveau de laquelle a été tracé le plan de la première zone (fig. 143). En sortant de la salle des Gardes par la porte sud, on se trouve dans la cour de l’église et, après avoir monté une première rampe, on est au niveau de la seconde zone indiquée par le plan suivant (fig. 144). Enfin, après avoir gravi le grand escalier longeant les bâtiments abbatiaux et le côté sud de l’Église, on arrive à la plate-forme du sud, dite du _Saut-Gaultier_, au sommet du rocher, troisième et dernière zone (fig. 145). Voir ci-après les plans (figures 143 à 145) et leurs légendes explicatives. [Illustration: Fig. 143.--Plan au niveau de la salle des Gardes (D), de l’aumônerie (J) et du cellier (K). A. Tour Claudine; remparts.--B. Première enceinte fortifiée, ou barbacane, défendant l’entrée de l’abbaye.--B´. Ruine du grand Degré.--C. Châtelet; au-dessous, escalier commandé par le châtelet, et montant à la salle des Gardes.--D. Salle des Gardes (Belle-Chaise).--E. Tour Perrine.--F. Procure et bailliverie de l’abbaye.--G. Logis abbatial.--G´. Logements de l’abbaye.--G´´. Chapelle Sainte-Catherine.--H. Cour de l’église et escalier montant à l’église haute.--I. Cour de la Merveille; entre Belle-Chaise et la Merveille.--J. Salle de l’aumônerie (Merveille).--J´. Ruines d’un fourneau (Merveille).--K. Cellier (Merveille).--L. Anciens bâtiments abbatiaux; Cuisines (fin du onzième siècle).--M. Galerie ou crypte de l’Aquilon (Roger II).--N. Substructions de l’hôtellerie (Robert de Torigni).--O. Passages communiquant avec l’hôtellerie.--P. et P´. Prisons (au-dessous du P´ cachots dit des Deux-Jumeaux).--Q. Soubassements de la chapelle Saint-Étienne.--R. Ruines de l’ancien poulain (Robert de Torigni).--S. Poulain moderne.--T. Murs de soutènement, construits en 1862 ou 1863.--U. Jardins, terrasses et chemins de ronde.--V. Masse du rocher.] [Illustration: Fig. 144.--Plan au niveau de l’église basse (A), du réfectoire (K), de la salle des Chevaliers (L). A. Église basse ou crypte, dite des Gros-Piliers.--B. Chapelle sous le transsept nord.--B’. Chapelle sous le transsept sud (Saint-Martin).--C. Substruction de la nef romane.--C’. et C. Charnier ou cimetière des religieux.--C’’. Soubassements romans (sous la plate-forme dite du Saut-Gaultier).--D. Ancienne citerne.--E. Anciens bâtiments abbatiaux (réfectoire, fin du onzième siècle).--F. Ancien cloître ou promenoir (Roger II).--G. Passages communiquant avec l’hôtellerie.--H. Hôtellerie (Robert de Torigni).--I. Dépendances de l’hôtellerie (Robert de Torigni).--J. Chapelle Saint-Étienne.--K. Réfectoire (Merveille).--K’. Tour des Corbins (Merveille).--L. Salle des Chevaliers (Merveille).--M. Chapelle (Merveille).--N. Salle des Officiers ou du Gouvernement (Belle-Chaise).--O. Tour Perrine.--P. Crénelage du châtelet.--Q. Cour de la Merveille.--R. Escalier montant de la cour de la Merveille à la terrasse S.--S. Terrasse de l’abside.--T. Cour de l’église.--U. Pont fortifié faisant communiquer l’église basse avec le logis abbatial.--V. Logis abbatial.--X. Logements de l’abbaye.--Y. Citernes (quinzième siècle).--Y’. Citerne (seizième siècle).--Z. Escalier montant des souterrains à l’église haute.--Z’. Masse du rocher.] [Illustration: Fig. 145.--Plan au niveau de l’église haute (A), du cloître (L), et du dortoir (K). A. Église haute.--A’. Chœur.--A’’. Transsept nord et sud.--Vestiges découverts en 1875 sous le dallage de la grande plate-forme: B. B. B. Les trois premières travées de la nef romane (détruites en 1776); C. et C’. Tour en avant du portail roman (Robert de Torigni); C’’. Porche entre les deux tours (Robert de Torigni); D. Tombeaux de Robert de Torigni et de D. Martin de Furmendeio (?); E. Ancien parvis; F. Emplacement de la salle dite de Souvré (salle du chapitre; ancien dortoir).--G. Anciens bâtiments abbatiaux (Dortoir, fin du onzième siècle).--G’. Sacristie actuelle (ancien dortoir).--H. Plate-forme de Saut-Gaultier (entrée latérale sud de l’église).--I. Ruines de l’hôtellerie (Robert de Torigni).--J. Infirmeries.--K. Dortoir (les divisions ont été faites par les directeurs de la prison).--K’. Tour des Corbins.--L. Cloître.--L’. Chartrier.--L’’. Entrée de la salle du chapitre (projeté et commencé au treizième siècle).--M. Bibliothèque (partie des anciens bâtiments abbatiaux, treizième siècle).--N. Logis abbatial.--O. Logements de l’abbaye.--P. Cour de la Merveille.--P’. Terrasse de l’abside.--Q. Cour de l’église et escalier montant au Saut-Gaultier.--R. Cuisines (actuelles) des religieux.] II (XIᵉ ET XIIᵉ SIÈCLES) Si l’on en croit les traditions, l’église qui couronne le rocher aurait été élevée sur les ruines de l’oratoire érigé par saint Aubert au huitième siècle et de l’église construite au dixième siècle par Richard, petit-fils de Rollon. Il ne subsiste aucun vestige des édifices du huitième et du dixième siècle; mais il existe encore, de l’église romane fondée en 1020, par le duc de Normandie Richard II, les transsepts et la plus grande partie de la nef. Cette église fut commencée en 1020 par Hildebert II, quatrième abbé du Mont, de 1017 à 1023, que Richard II chargea du détail des travaux. C’est à Hildebert II qu’il faut attribuer les vastes substructions de l’église romane qui, principalement du côté occidental, ont des proportions gigantesques. Cette partie du Mont-Saint-Michel est des plus intéressantes à étudier; elle démontre la grandeur et la hardiesse de l’_architecte_ Hildebert. Au lieu de saper la crête de la montagne et surtout pour ne rien enlever à la majesté du piédestal, il forma un vaste plateau, dont le centre affleurant l’extrémité du rocher, et les côtés reposant sur des murs et des piles, reliés par des voûtes, forment un soubassement d’une solidité parfaite. Cette immense construction est admirable de tous points: d’abord par la grandeur de la conception et ensuite par les efforts qu’il a fallu faire pour la réaliser au milieu d’obstacles de toute nature résultant de la situation même, de la difficulté d’approvisionnement des matériaux et des moyens restreints pour les mettre en œuvre. La figure 146 (coupe transversale du Mont-Saint-Michel), montre les constructions romanes entourées des bâtiments qui se sont successivement groupés autour d’elles à différentes époques. Elle fait voir, sous les transsepts nord et sud, les cryptes ou chapelles basses, qui n’ont pas été creusées dans le roc comme on l’a dit, mais qui ont été ménagées et bâties dans l’espace existant entre la déclivité de la montagne et le plateau construit par Hildebert. Les substructions romanes de l’est ont disparu et ont été recouvertes [Illustration: Fig. 146.--Coupe transversale du Mont-Saint-Michel (du nord au sud).] par celles du quinzième siècle, lors de la reconstruction du chœur agrandi. Il ne nous est rien resté des dispositions du chœur primitif; mais il est permis de supposer que son plan devait être, avec des dimensions moindres, le même que celui de l’église abbatiale de Cerisy-la-Forêt (Manche), bâtie, comme l’église du Mont-Saint-Michel, au commencement du onzième siècle, par l’arrière-petit-fils de Rollon, Richard II, duc de Normandie. La figure 147 donne le plan de l’église après son achèvement, en 1135, et des bâtiments abbatiaux à la même époque. Les lignes ponctuées indiquent: _Au nord_, l’emplacement du cloître et du réfectoire du treizième siècle (Merveille); _A l’est_, la silhouette du chœur reconstruit au quinzième siècle; Et _à l’ouest_, les constructions faites par Robert de Torigni, de 1154 à 1186. L’église, commencée en 1020, fut achevée vers 1135 par Bernard du Bec, treizième abbé du Mont, de 1131 à 1149. Ce vaste édifice, élevé sur le plateau artificiel construit par Hildebert [Illustration: Fig. 147.--Plan de l’église et des bâtiments abbatiaux, en 1145. A. Nef de l’église.--A’. Parvis en avant du portail roman.--B. Clocher central.--C. Transsept nord.--D. Transsept sud.--E. Chœur.--F. Anciens bâtiments abbatiaux du onzième siècle, dont il reste la partie F’.--G. Constructions de Roger II, joignant le collatéral nord (galeries de l’Aquilon, du promenoir et de l’ancien dortoir, ce dernier détruit à la fin du dix-huitième siècle).--G’. Constructions de Roger II (à l’est des bâtiments abbatiaux du onzième siècle), devenues les annexes sud de la Merveille depuis le treizième siècle.--H. Escalier descendant au charnier, ou cimetière des religieux.] avait alors la forme d’une croix latine, figurée par la nef composée de sept travées, par les deux transsepts, et enfin par le chœur. Il subsiste de l’église romane: quatre travées de la nef; les piliers triomphaux qui supportaient le clocher roman, ou du moins celui que Bernard du Bec éleva dans les premières années du douzième siècle; les deux transsepts; les deux chapelles semi-circulaires pratiquées dans les faces est des transsepts, et enfin les amorces du chœur ruiné en 1421. III NEF La nef de l’église se composait de sept travées, dont les trois premières ont été détruites en 1776. (Voir fig. 148, le plan et la légende explicative.) Après sa mutilation, la nef fut fermée, vers 1780, par une façade construite selon la _mode_ de ce temps, mais dont l’architecture hybride fait d’autant plus regretter la suppression de la nef et du portail anciens. Le portail ancien était précédé d’un parvis, établi sur les substructions romanes soutenues par de puissants contreforts. Les travaux de restauration, entrepris depuis 1873 par les soins de la Commission des Monuments historiques, ont nécessité, en 1875, des fouilles sous le dallage de la grande plate-forme de l’ouest, lesquelles ont fait découvrir les fondations des trois premières travées. Le plan, fig. 148, constate ces découvertes, qui prouvent _incontestablement_ que la nef ancienne comprenait sept travées. Ce plan, fig. 148, indique également: les constructions faites en avant du portail ancien, par Robert de Torigni; le tombeau de cet abbé et celui de son successeur dom Martin.--Les fondations des trois travées détruites, ainsi que les bases des tours de Robert, sont actuellement recouvertes par le nouveau dallage de la grande plate-forme. Le vaisseau antérieur est formé de trois parties, c’est-à-dire d’une grande nef et de deux collatéraux, relativement étroits. Ainsi que la plupart des églises construites au commencement du onzième siècle, et [Illustration: Fig. 148.--Plan de l’église.--Nef actuelle.--Découvertes faites en 1875. A. Chœur (reconstruit au quinzième siècle).--B. Transsepts (constructions romanes, onzième siècle).--C. Nef (constructions romanes, onzième siècle).--D. Fondations des trois travées détruites (constructions romanes, onzième siècle).--E. Fondations des tours et du porche, construits par Robert de Torigni (douzième siècle).--F. Tombeau de Robert de Torigni (douzième siècle).--F’. Détails du tombeau de Robert de Torigni (douzième siècle).--G. Tombeau de dom Martin de Furmendeio (douzième siècle).--H. Tombeaux vides (onzième siècle).--I. Vestiges du dallage du parvis ancien (douzième siècle).--J. Ruines de la salle dite de Souvré (ancien dortoir).--J’. Vestiges du dallage de la salle de Souvré.--K. Plate-forme dite du Saut-Gaultier.--L. Cloître (treizième siècle).--Ruines des escaliers descendant au charnier des religieux (onzième siècle).--N. Façade (reconstruite en 1780).--O. Anciens bâtiments abbatiaux (fin du onzième siècle).] notamment en Normandie, la nef centrale était couverte par une charpente apparente. Les bas-côtés seuls sont voûtés par des arcs-doubleaux, latéraux et transversaux, dont les intervalles sont remplis par des voûtes d’arêtes. Les détails de la construction sont du reste indiqués par les coupes (fig. 149 et 150). La couverture en charpente apparente de la grande nef a été détruite par les nombreux incendies qui ont causé tant de dommages à l’abbaye, et ses derniers vestiges ont dû disparaître pendant l’embrasement de 1834; cependant les détails de la structure de la partie supérieure de la nef, où aboutissent les colonnes dont on retrouve encore les tronçons calcinés sous la voûte moderne, permettraient, sinon de donner exactement la forme primitive de cette couverture, tout au moins de la reconstruire selon les données archéologiques (fig. 149). Les fouilles qui furent pratiquées en 1875 sous la grande plate-forme et à l’entrée actuelle de la nef, ont fait découvrir dans le bas-côté nord (en M du plan, fig. 148) les passages et les ruines de l’escalier descendant de la nef au charnier, ou cimetière des religieux. Un passage et un escalier plus larges existent également au sud, longeant la chapelle Saint-Étienne. Les communications entre l’église haute et les souterrains ont été interceptées par la construction de la façade actuelle de la nef, réduite à quatre travées. Il serait possible de les rétablir si la restauration générale de l’abbaye était entreprise, ce qu’il est permis d’espérer. A l’intersection de la nef et des transsepts s’élèvent les piliers triomphaux construits en 1058 par Radulphe de Beaumont, lesquels soutenaient le clocher, réédifié plusieurs fois depuis les premières années du douzième siècle, complètement détruit à la fin du seizième siècle et remplacé, malheureusement, en 1602 par le massif pavillon carré qui existe encore aujourd’hui. De ces quatre piliers, deux sont restés à peu près droits, ainsi que les arcs-doubleaux qui les relient; mais les deux piliers joignant le chœur ont beaucoup souffert de l’écroulement de 1421. Ils sont disloqués, déversés, et n’ont pu être maintenus que par la construction du chœur du quinzième siècle, dont les arcs de la première travée sont venus les arc-bouter. Les transsepts et leurs chapelles basses ont conservé les dispositions anciennes, sauf pourtant la charpente apparente supérieure, remplacée par une voûte enduite sans caractère, et la façade du transsept nord, laquelle a été modifiée au treizième siècle par la construction du cloître (Merveille). La grande verrière septentrionale, divisée par de larges meneaux, a remplacé les fenêtres romanes, qui existent encore dans les faces sud et ouest du transsept sud. Les chapelles semi-circulaires, pratiquées dans le côté est des transsepts, ont été bouchées; il serait facile de leur rendre, intérieurement, l’aspect roman qu’elles ont en grande partie, et principalement au sud, conservé extérieurement. Le chœur roman a complètement disparu après l’écroulement de 1421. Il devait se terminer par une abside circulaire voûtée en cul-de-four; ses bas-côtés et son vaisseau central étaient sans nul doute voûtés et couverts par une charpente apparente comme celle de la nef. Sauf la tradition, il ne nous est resté aucun vestige de sa forme originelle; toutefois son analogie avec l’église abbatiale de Cerisy-la-Forêt, construite en même temps et sous les mêmes auspices, ainsi que les dispositions identiques de ces deux édifices, bien que leurs proportions soient différentes, fournissent des indications à l’aide desquelles on peut, dans un but purement spéculatif d’ailleurs, essayer de reconstituer ce chœur (voir fig. 147). IV CHŒUR (XVᵉ ET XVIᵉ SIÈCLES) Le chœur actuel s’éleva de 1450 à 1521 sur l’emplacement agrandi du chœur roman ruiné en 1421. Bien qu’il soit bâti tout en granit fort dur, ainsi que les autres bâtiments du Mont, il est très délicatement ouvragé, et il présente un très bel exemple des édifices construits pendant les derniers temps de l’architecture ogivale. Par son plan, ses proportions et son style, ce chœur diffère absolument de la nef et des transsepts romans. Ainsi que le dit dom Jean Huynes, on voulait, au quinzième siècle, rebâtir entièrement l’église selon la même ordonnée que le chœur nouveau; ce projet a reçu un commencement [Illustration: Fig. 149.--Nef.--Coupe transversale sur A-B.--État actuel.] d’exécution, et les intentions des constructeurs du chœur sont nettement accusées. Cette préméditation est très marquée dans l’ensemble de ces constructions, et notamment dans les angles formés par le chœur et les transsepts. Sur ces points, les arcs-boutants, soutenant réellement la [Illustration: Fig. 150.--Coupe longitudinale sur C-D.--État actuel.] poussée des voûtes du chœur, s’entre-croisent avec ceux des transsepts projetés; ces derniers arcs-boutants, sans raison d’être et sans effet actuellement, n’ont été partiellement bâtis et amorcés qu’en prévision de la reconstruction ultérieure des transsepts, suivant le plan nouveau. Il faut remarquer l’ingénieuse disposition de ce triforium, contournant les points d’appui sur lesquels il est _encorbellé_, afin de leur laisser toute la force nécessaire, en formant à la base des grandes fenêtres et des contreforts un arrangement architectural d’un très heureux effet. (Voir la coupe, fig. 151.) La construction du chœur du quinzième siècle, de formes et de dimensions si différentes du reste de l’église, a enlevé à l’édifice le caractère de grand style résultant de son unité; mais, par une comparaison des plus intéressantes à faire et que fait naître le rapprochement des deux parties bien distinctes du même édifice, elle permet d’étudier notre architecture française dans ses manifestations les plus caractéristiques. L’une, la nef, est l’expression de l’art national naissant, simple, naïf même, mais fort, indiquant déjà le puissant essor qu’il prendra et faisant pressentir les œuvres magnifiques qu’il enfantera pendant plusieurs siècles. L’autre, le chœur, est le produit de cet art arrivé à son plus grand développement, savant, riche, raffiné et penchant déjà vers le _maniéré_, indice certain de sa décadence prochaine. Quoi qu’il en soit, ce chœur n’en est pas moins une œuvre très remarquable; la conception en est grande, et son exécution est un véritable chef-d’œuvre du genre. La précision et la régularité des détails du plan démontrent qu’une science et une habileté consommées ont présidé aux opérations géométriques de sa plantation. La perfection de la taille du granit, la netteté des moulures, des sculptures les plus fines et les plus compliquées, indiquent que les plus grands soins ont été apportés à leur difficile exécution. Aussi la conservation du chœur est-elle presque complète, sauf quelques fleurons des pinacles et diverses parties de balustrade renversées, qui existent encore et peuvent être reposés à leurs places respectives. La différence de niveau entre l’église haute et le sol extérieur a nécessité la construction de soubassements considérables; ils ont formé la crypte ou église basse, laquelle reproduit avec une simplicité robuste et soutient les dispositions du chœur, sauf en ce qui concerne les chapelles latérales de la première travée que le rocher ne permettait pas d’établir, et celles de la seconde travée, qui sont remplacées par des _citernes_ ménagées lors de la construction dans la hauteur des substructions. La [Illustration: Fig. 151.--Coupe du chœur sur l’axe longitudinal.] citerne du sud comprend deux travées et celle du nord une seule (voir en Y, plan fig. 144). Les piliers ronds et trapus, sans chapiteaux, reçoivent en pénétration les retombées de la voûte et sont, naturellement, les bases des piles du chœur. Un pont fortifié, jadis crénelé, et qui est encore muni de ses mâchicoulis, franchit la cour de l’église et met l’église basse en communication avec le logis abbatial. Le chœur se compose d’une nef centrale, terminée à l’est par une abside à pans coupés, enveloppée d’un bas-côté autour duquel s’étendent et rayonnent les chapelles latérales et absidales. Les chapelles du côté nord sont plus étroites que celles du côté sud et de formes différentes de celles-ci. Cette dissemblance, voulue par l’architecte, s’explique par la proximité des bâtiments annexes de la Merveille, lesquels auraient été entamés par le collatéral nord si cette partie de l’église eût été absolument semblable à celle du sud. Un escalier, ménagé dans l’épaisseur d’un contrefort au sud et couronné par un élégant clocheton, prend naissance dans l’église basse, qu’elle met en communication avec l’église haute, monte au-dessus des chapelles et aboutit au comble supérieur en franchissant sur un escalier,--appelé très justement l’_escalier de dentelle_ et supporté par un des arcs-boutants supérieurs,--l’espace compris entre le contrefort du bas-côté et la balustrade surmontant la corniche du chœur. Indépendamment de la reconstruction de son chœur, que nous venons de décrire, et sans parler encore des mutilations qu’elle a subies, l’église a été agrandie et modifiée, notamment à la fin du douzième siècle, par l’édification des tours en avant de sa façade à l’ouest, et, au treizième siècle, par la construction du portail latéral sud, s’ouvrant sur la plate-forme du sud, dite du _Saut-Gaultier_. A cette dernière époque (vers 1230), les substructions au sud de la nef subirent quelques changements par la construction de la chapelle Saint-Étienne ainsi que du bâtiment s’élevant au-dessus d’elle et qui s’étend des soubassements du Saut-Gaultier à l’hôtellerie, bâtie par Robert de Torigni à la fin du siècle précédent, et avec laquelle ils se reliaient par des escaliers et des passages. [Illustration] CHAPITRE II BATIMENTS ABBATIAUX A LA FIN DU XIᵉ SIECLE I TRAVAUX DE ROGER II (XIIᵉ SIÈCLE) A la fin du onzième siècle, les bâtiments abbatiaux étaient situés au nord de l’église. Ils s’étendaient de l’ouest à l’est et comprenaient les lieux réguliers, c’est-à-dire: le cloître, le réfectoire, le dortoir et le chapitre, ainsi que les habitations contenant les cuisines, l’infirmerie, les logements des hôtes, ceux des serviteurs, et plus bas les magasins. Il subsiste quelques parties--_authentiques_--des constructions de ce temps, notamment le bâtiment formé de trois étages, restes des lieux réguliers de l’abbaye au onzième siècle. Les autres parties romanes ont disparu au treizième siècle, absorbées par la Merveille. Les constructions romanes souffrirent beaucoup de la chute de la nef, en 1103. Roger II, dès les premiers temps de son gouvernement abbatial, les répara et les agrandit à l’est en élevant, au sud de la Merveille, les constructions dont il reste encore quatre travées ainsi que la plus grande partie de la façade. Après l’incendie de 1112, Roger II répara de nouveau les bâtiments abbatiaux; il les modifia et les augmenta encore en construisant le bâtiment--_au septentrion_--joignant le collatéral nord de la nef et contenant les galeries superposées de l’_Aquilon_, du _promenoir_ (ou cloître au douzième siècle), au-dessus desquelles il rétablit le _dortoir_[1]. Nous avons trouvé dans l’ouvrage de M. de Gerville les indications suivantes sur l’œuvre de Roger II, renseignements qui concordent, sur ce point, avec les écrits de dom Jean Huynes et les _documents lapidaires_ dont nous constatons l’existence: «Roger (Roger II) au nord éleva de fond en comble le dortoir et le réfectoire[2].....»--«Roger (Roger II) restaura les toitures de l’église incendiée; il répara les dommages causés par l’incendie, refit en pierre les voûtes du cloître, qui auparavant étaient en bois, et au pied du Mont il établit des écuries voûtées[3].» Si, par ce qui précède, on peut déterminer la part qui revient à Roger II dans les constructions de l’abbaye, on peut affirmer aussi que les bâtiments du _septentrion_ et ceux appelés la _Merveille_, également au _septentrion_, existant encore tous les deux et formant deux constructions bien distinctes, ne sont ni du même temps ni du même auteur, et qu’ils ne peuvent être confondus sans commettre une grave erreur. Il est possible que les constructions de Roger II aient été achevées,--ainsi que le dit dom Jean Huynes,--«depuis les fondements jusques au coupeau», de 1112, date de l’incendie, à 1122, époque où Roger quitta l’abbaye; mais il est difficile d’admettre que les immenses bâtiments de la _Merveille_ aient pu être élevés en aussi peu de temps, c’est-à-dire en moins de dix ans! D’ailleurs, les abbés successeurs de Roger: Richard de Mère, Bernard du Bec, dit le Vénérable, Geoffroy, Richard de la Mouche et Robert de Torigni même, qui fit exécuter de si grands travaux à l’ouest et au sud de l’église, n’ont laissé aucune trace de constructions faites ou ajoutées par eux aux bâtiments du nord. Il en eût été tout autrement si la _Merveille_ eût existé alors. Aussi, à partir du treizième siècle, les historiens du Mont-Saint-Michel font-ils mention de la grande œuvre commencée en 1203 par Jourdain, continuée et achevée par ses successeurs. II TRAVAUX DE ROBERT DE TORIGNI (XIIᵉ SIÈCLE) Robert de Torigni fut élu abbé du Mont-Saint-Michel en 1154 et, à son arrivée à l’abbaye, il trouva, bâtis par Roger II depuis 1122, les _Bâtiments du nord_ que divers auteurs lui attribuent. Deux années après son élection, espace de temps pendant lequel il était matériellement impossible que ces _Bâtiments du nord_ eussent pu être construits, Robert érigea à la vierge Marie un autel, que Hugues, archevêque de Rouen, consacra le 16 juin 1156. Cet autel avait été élevé dans la crypte du nord ou de l’Aquilon,--_crypta Aquilonali_. Cette dénomination doit s’appliquer à la crypte ou galerie de l’Aquilon et non à la crypte ou chapelle basse sous le transsept nord, laquelle était peut-être placée sous le vocable de saint Symphorien ou d’un autre saint vénéré par les religieux, comme la chapelle basse sous le transsept sud était dédiée à saint Martin. La chapelle basse sous le chœur étant consacrée à la Vierge, il ne pouvait exister une chapelle immédiatement voisine placée sous le même vocable. Il faut remarquer, du reste, qu’à cette époque, les chapelles des transsepts et du chœur communiquaient entre elles, et que cet état n’a été modifié que par la reconstruction du chœur au quinzième siècle. La crypte ou galerie de l’Aquilon n’était pas du tout, en 1156, un passage banal comme de nos jours. C’était au contraire un lieu retiré, placé sous le promenoir ou cloître[4], à l’extrémité ouest des bâtiments au _septentrion_ élevés par Roger II[5]. Cette galerie communiquait par un degré intérieur avec le cloître supérieur, dont elle était le complément; elle était précédée au nord d’une terrasse-préau d’où, dominant les jardins et les chemins de ronde, l’on voit la mer; elle était très favorablement disposée pour le recueillement, la méditation et la prière. Il était tout naturel qu’on y érigeât un autel à la Vierge, pour laquelle les Bénédictins avaient une dévotion particulière, et c’est, sans aucun doute, ce même autel que Robert de Torigni fit consacrer en 1156, deux ans après son élection, par Hugues, archevêque de Rouen. En 1154, lorsque Robert de Torigni fut appelé au gouvernement du Mont, par le suffrage unanime des moines, rétablissant l’ordre et la paix parmi les membres de l’abbaye divisés par des compétitions et des querelles depuis plusieurs années, le monastère comptait quarante religieux. Le nouvel abbé en porta le nombre à soixante «afin», dit dom Jean Huynes, «par ce moyen satisfaire aysément aux dévotions des pèlerins et que le service divin y fut faict honorablement». Il modifia alors la destination des bâtiments abbatiaux qui, à cette époque, existaient seulement au nord; il les agrandit en les étendant à l’ouest et au sud de la basilique romane. Au nord, il transforma en dortoirs l’hôtellerie et l’infirmerie, et reporta ces dernières au midi en les séparant complètement des logements réguliers, bien que de nombreuses communications existassent entre les divers services du monastère. Suivant les historiens du Mont, le _four_ de l’abbaye se trouvait à l’ouest dans les constructions de Robert de Torigni et, selon leurs appréciations, cette partie des bâtiments s’appelait: le _Plomb du four_. Nous avons vainement cherché la raison de cette résignation hasardée, et parmi les découvertes que nous avons faites, déterminant positivement les travaux de Robert de Torigni, nous n’avons trouvé aucune trace de _four_. Nous croyons qu’au lieu de _Plomb du four_ il est plus juste de dire _Plomb du fond_,--_plomb_, synonyme de couverture, et _du fond_, indiquant la partie extrême des bâtiments.--Du reste, en l’absence des vestiges qui seuls pourraient fournir des preuves sérieuses, il suffit d’examiner la disposition des lieux pour être convaincu que le _four_ de l’abbaye n’était pas où on l’a supposé; on peut également, par ce même examen, se rendre compte des difficultés énormes qu’il eût fallu vaincre presque journellement pour faire monter à plus de 70 mètres de hauteur les matières nécessaires à la confection du pain. Il était si simple d’ailleurs de le faire où on le fait encore aujourd’hui, c’est-à-dire dans les magasins situés au pied du rocher, au sud-ouest, d’où il était monté, ainsi que toutes les autres provisions de l’abbaye, dans les bâtiments de l’hôtellerie, à l’étage inférieur duquel Robert avait ménagé un plan incliné ou _poulain_. De 1180 à 1185, Robert de Torigni, continuant ses travaux, refit la voûte du passage communiquant, du nord au sud, du promenoir à l’infirmerie, en s’appuyant sur les murs (romans) parallèles à la façade romane, et il prolongea cette voûte jusqu’à l’extrémité du promenoir. Au-dessus de cette voûte il construisit les deux tours reliées par un porche en avant, et joignant la façade romane, il refit le parvis, dont on voit les vestiges du dallage, couvrant ses nouvelles constructions à l’ouest. Il faut remarquer que les fondations des tours sont insuffisantes; elles ne sont pas liées avec la façade romane; les faces est et ouest s’appuyaient sur le mur de façade et sur le mur parallèle (romans), mais les faces latérales nord et sud n’ont pas été fondées et portaient uniquement sur la voûte transversale, sans que celle-ci eût été renfoncée même par un arc-doubleau. Les vices de construction, qui expliquent le peu de durée des deux tours et du porche intermédiaire, se remarquent également dans les bâtiments de l’ouest et principalement dans les ruines de ceux du midi. En 1618, la façade de l’ouest fléchissant, on dut la soutenir par un énorme contrefort qui, mal combiné pour contre-buter effectivement les poussées intérieures, ne fit que retarder la ruine sans parvenir à l’arrêter. Le bâtiment du midi (l’hôtellerie), composé de trois étages voûtés, avait ses murs et surtout ses contreforts trop faibles; ils s’écrasèrent sous la charge et la poussée des voûtes et s’écroulèrent en 1817[6]. Les constructions que Robert de Torigni éleva de 1154 à 1186, que nous avons détaillées et que nous résumons, sont donc: 1º l’hôtellerie et l’infirmerie au sud; 2º les bâtiments à l’ouest entourant les substructions romanes, et 3º les deux tours reliées par un porche en avant de la façade romane. On voit par la description que nous avons faite, en produisant à l’appui les preuves les plus authentiques, que les travaux de Robert de Torigni ont eu une importance considérable pour le monastère, que sa sage administration avait placé dans une situation prospère. Ces travaux architectoniques ne le cèdent en rien du reste aux œuvres théologiques, littéraires et scientifiques dont il enrichit l’abbaye, qu’il avait rendue célèbre tout en lui donnant, pendant les trente-deux années qu’il la gouverna, les plus beaux exemples de toutes les vertus. Aussi l’époque de Robert de Torigni doit-elle être considérée comme une des périodes les plus grandes et les plus brillantes de l’histoire du Mont-Saint-Michel. [Illustration: Fig. 152.--Armoiries qui étaient sur la première porte d’entrée du Mont-Saint-Michel. D’après un dessin de M. Rottremont; ms nº 4902 à la Bibliothèque nationale XVIIIᵉ siècle.] [Illustration] CHAPITRE III LA MERVEILLE (XIIIᵉ SIECLE) I ORIGINE DE LA MERVEILLE Les constructions gigantesques s’élevant au nord du Mont-Saint-Michel furent appelées dès leur origine: _la Merveille_. «Les grands bâtiments, qui donnent sur la pleine mer au nord, peuvent passer pour le plus bel exemple que nous possédions de l’architecture religieuse et militaire au moyen âge; aussi les a-t-on nommés de tout temps la Merveille[7].» Cette immense construction se compose de trois étages: celui inférieur comprenant l’aumônerie et le cellier; celui intermédiaire, le réfectoire et la salle des Chevaliers; celui supérieur, le dortoir et le cloître. Il faut remarquer qu’elle est formée de deux bâtiments juxtaposés et réunis, orientés de l’est à l’ouest, et contenant en hauteur: celui de l’est, l’aumônerie, le réfectoire, le dortoir, et celui de l’ouest, le cellier, la salle des Chevaliers et le cloître. La Merveille date des premières années du treizième siècle. Elle fut commencée vers 1203 (ou 1204) par Jourdain[8], à qui le roi de France Philippe II envoya «une grande somme de deniers» pour réparer les désastres de l’incendie allumé en 1203 par les Bretons, conduits par leur duc Guy de Touars; sa construction, continuée par les abbés successeurs de Jourdain, fut achevée en 1228. Ces superbes bâtiments, construits entièrement en granit, furent élevés d’un jet hardi, sur un plan savamment et puissamment conçu sous l’inspiration de Jourdain et que les successeurs de cet abbé suivirent religieusement jusqu’à la fin. Il faut rendre hommage à cette œuvre grandiose, et l’admirer, en songeant aux efforts énormes qu’il a fallu faire pour la réaliser aussi rapidement (c’est-à-dire en vingt-cinq ans), au sommet d’un rocher escarpé, séparé du continent par la mer ou une grève mobile et dangereuse, cette situation augmentant les difficultés du transport des matériaux qui provenaient des carrières de la côte, d’où les religieux tiraient le granit nécessaire à leurs travaux. Une partie de ces matériaux, fort peu importante du reste, était extraite de la base du rocher même; mais si la traversée de la grève était évitée, il existait néanmoins de grands obstacles pour les mettre en œuvre après les avoir montés au pied de la Merveille, dont la base est à plus de 50 mètres au-dessus du niveau de la mer. Bien que des différences se remarquent dans la forme des contreforts extérieurs, différences résultant des dispositions intérieures des salles, il n’en est pas moins certain que les deux bâtiments composant la Merveille ont été combinés et construits en même temps. Il suffit, pour en être convaincu, d’étudier leurs dispositions générales, surtout l’arrangement particulier de l’escalier ménagé dans l’épaisseur du contrefort, au point de jonction de ces deux bâtiments et couronné par une tourelle octogonale; cet escalier prend naissance dans l’aumônerie, dessert la salle des Chevaliers à l’ouest, et aboutit au dortoir, à l’est, puis au crénelage au-dessus, au nord. Presque tous les historiens modernes du Mont-Saint-Michel, affirment que la Merveille fut élevée par Roger II, au commencement du douzième siècle. L’un d’eux la fait même remonter au onzième siècle. Nous avons vu quelle était la nature des ouvrages exécutés dans l’abbaye du temps de Roger II et quels sont ceux dont il fut l’auteur; nous pensons d’ailleurs avoir démontré péremptoirement qu’il n’est pas possible d’attribuer à cet abbé la _Merveille_, élevée un siècle plus tard, ce que nous croyons avoir prouvé en déterminant les diverses époques de sa construction. Dom J. Huynes, dans son _Histoire générale_[9], donne sur l’origine de la Merveille d’intéressantes indications: «L’an mil cent quatre-vingt-six, le vingt-quatriesme du moys de Juin, Robert de Torigni estant mort, les religieux esleurent, environ treize mois après, Martin, religieux de ce mont, pour estre leur seiziesme abbé, lequel gouverna honorablement ce monastère, ne dissipant aucune chose mais ostant quelques biens d’iceluy des mains de ceux qui s’en estoient emparez depuis la mort de son prédécesseur. «Estant mort l’an mil cent nonante ou nonante et un, le dix neufiesme de febvrier, les religieux l’enterrèrent en cette église et eslurent pour luy succéder le douziesme du moys de mars ensuivant Jourdain, un d’entre eux, et fut le dix-septiesme abbé de cette abbaye, laquelle il gouverna tousiours prudemment et y fut demeuré fort content si les Bretons, conduits par Guy de Touars, leur duc, n’eussent mis le feu en ce Mont et brûlé la ville et le monastère..... Le roy de France Philippe second, qui lors conquit cette province sur Jean sans Terre, roy des Anglois, fut fort marry de cet incendie et, pour réparer la faute de Guy de Touars, il envoya une grande somme de deniers à cet abbé Jourdain qui, sous la faveur du dit roy, fit recouvrir l’église et les bastimens du monastère, lesquels il ne put faire parachever, la mort se venant saisir de luy l’an mil deux cents douze le sixiesme jour d’aoust». Le texte latin cité (en note) par le même auteur[10] est plus explicite et constate les travaux considérables commencés par Jourdain: «Le 6 août 1212 mourut Jourdain, abbé du Mont; son corps fut enterré à Tombelaine (ou Tombelene). De son temps, l’église fut brûlée par les Bretons; c’est lui qui en refit la toiture et consacra à la construction de la tour et du réfectoire, du dortoir et du cellier, les deniers qu’il devait à la libéralité de Philippe, roi de France, qui, à cette époque, chassa les Anglais de Normandie.» Selon dom Mabillon, le monastère fut reconstruit après l’incendie allumé par les Bretons[11]. L’incendie allumé par Guy de Touars en 1203 détruisit les toitures de l’église, ne laissant debout que les murs et les parties voûtées. Les bâtiments, ainsi que les galeries voûtées de l’Aquilon et du promenoir ou cloître, élevés par Roger II au commencement du siècle précédent, furent seuls préservés; le reste des bâtiments abbatiaux, qui s’étendaient alors au nord de l’église, fut détruit, sauf les murs. Jourdain, riche des libéralités de Philippe-Auguste, les reconstruisit en suivant les traditions bénédictines, mais sur un plan beaucoup plus grand, et, si l’on en croit la légende, pour la satisfaction de ses goûts fastueux, ce qui ne saurait lui être reproché, en admettant l’exactitude du fait, puisqu’ils ont produit un magnifique ouvrage qui fait encore l’admiration des temps modernes. La figure 25, de la deuxième partie de ce volume, reproduit la vue d’ensemble de la face nord du Mont-Saint-Michel. Elle montre la façade septentrionale de la Merveille et ses chemins de ronde au pied; à droite du dessin s’étendent les constructions de Roger II et de Robert de Torigni; au-dessus, l’église avec sa nef romane réduite à quatre travées, son lourd clocher moderne et son chœur du quinzième siècle; à gauche, sur les escarpements du rocher, les remparts, au-dessus desquels se voient l’entrée de l’abbaye et quelques maisons de la ville; au bas du rocher, la chapelle Saint-Aubert; vers le milieu, les ruines de la tour fortifiée qui renfermait la fontaine Saint-Aubert; sur les rampes du rocher, les vestiges de l’escalier montant aux chemins de ronde. Dès 1203 ou 1204, Jourdain commença la construction de la Merveille; il fit élever la salle de l’aumônerie, le cellier, le réfectoire (au-dessous de l’aumônerie), inachevé à sa mort, arrivée le 6 août 1212. Son successeur, Raoul des Isles (1212-1218), continua ses travaux: «Radulphe, second du nom, surnommé des Isles, religieux de ce Mont, ayant esté esleu pour luy succéder, continua de faire réparer les édifices, entre autres le grand réfectoire (auquel son prédécesseur avoit desja commencé à faire travailler) qu’il fit faire presque tout de neuf....» Raoul des Isles mourut en 1218 et Thomas des Chambres (1218-1225) lui succéda; c’est à ce dernier abbé qu’il faut attribuer la salle dite des Chevaliers et le dortoir. Le cloître fut commencé par lui et achevé, vers 1228, par son successeur, Radulphe ou Raoul de Villedieu: «Incontinant après la mort de Thomas des Chambres, les religieux esleurent Radulphe de Villedieu, l’un d’entre eux, pour luy succéder, lequel fit faire tous ces beaux piliers du cloistre et toutes les figures qu’on voit au-dessus avec cinquante huict roses toute diverses. Mais ce qui est de plus admirable, c’est qu’on voit là du costé de l’occident sainct François, patriarche des Frères Mineurs, représenté selon la forme et la figure que l’abbé Joachin l’avoit faict peindre dans Saint-Marc de Venise auparavant que ce sainct eût fondé son ordre. Au costé de cette image en bosse le dit abbé Radulphe fit mettre les paroles suivantes que nous y voyons encore: _S. Franciscus canonizatus fuit anno Domini..... M.CC.XXVIII quo claustrum istud perfectum anno Domini._ C’est-à-dire: «Sᵗ François a esté canonizé l’an de Notre Seigneur mil deux cens vingt huict, auquel an de Notre-Seigneur ce cloistre a esté parfaict[12].» La Merveille fut donc achevée en 1228 par Raoul de Villedieu. Quelques autres travaux y furent faits ou commencés par Richard II, surnommé Tustin, qui fut élu en 1236, après la mort de Raoul de Villedieu[13]. On voit encore dans le cloître, sur le côté extérieur de la galerie de l’ouest, une porte à triple arcature[14]; c’est l’entrée du chapitre, lequel fut seulement commencé par Richard Tustin. L’état de ruine des substructions joignant la salle des Chevaliers et le cellier au-dessous ne permet pas de déterminer si les salles indiquées par le texte latin furent bâties, puis détruites, ou si elles ne reçurent qu’un commencement d’exécution. Richard Tustin fit de son temps des travaux importants sur d’autres points de l’abbaye. Ces citations et ces notes donnent les preuves les plus certaines que l’abbaye, dans sa plus grande partie, sauf l’église et les salles voûtées au nord, fut reconstruite dans les premières années du treizième siècle. Elles attestent que les superbes bâtiments formant l’ensemble de la _Merveille_, debout tout entiers[15], furent conçus par Jourdain, commencés par lui en 1203 ou 1204, continués sur ses plans scrupuleusement suivis par ses successeurs, et achevés en 1228. Enfin, elles démontrent qu’il est impossible, après un examen sérieux, de les confondre avec les bâtiments infiniment plus modestes qui nous ont été également conservés et qui sont les témoins authentiques des travaux faits par Roger II dans le siècle précédent. A défaut de tous ces précieux renseignements, l’_architecture_ de ces divers édifices fournirait seule les documents, _parlants_ pour ainsi dire, les plus sûrs et les plus incontestables pour rétablir les dates de leurs constructions respectives. Il suffit de comparer les dispositions architecturales des galeries de l’Aquilon et du promenoir avec celles des salles de la Merveille et d’en étudier les détails architectoniques, pour être convaincu que ces diverses constructions n’ont pas été élevées à la même époque. L’examen de ces détails, ajouté à tout ce qui précède, prouve surabondamment que les salles superposées de l’Aquilon et du promenoir sont du douzième siècle et que la Merveille tout entière est du treizième siècle. D’ailleurs, les caractères de l’architecture sont absolument différents dans ces divers bâtiments. Autant les constructions de Roger, lourdes, massives et presque grossières, se ressentent des difficultés et des luttes de toute nature au milieu desquelles elles ont été élevées, et sont le reflet des temps troublés où elles ont pris naissance, autant celles de Jourdain sont grandes, hardies et, alliant la force à la beauté, forment un admirable ensemble, créé, grâce aux largesses royales de Philippe-Auguste, pendant la période de prospérité où l’art du moyen âge avait pris un puissant développement et nous a légué un des plus magnifiques exemples de l’architecture française. II BATIMENTS DE LA MERVEILLE La Merveille est, comme on l’a vu plus haut, formée de deux bâtiments juxtaposés s’élevant au nord de l’église et orientés de l’est à l’ouest. Les figures 52 et 55, coupes transversales de ces deux parties, montrent leur position par rapport à l’église et suivant la déclivité du rocher; elles montrent également les détails de la structure des salles superposées. La figure 55 est la coupe transversale faite sur une des travées du bâtiment vers l’est, qui se compose: de l’aumônerie; du réfectoire, au fond duquel est la vaste cheminée à double foyer dont on voit les souches au-dessus du comble; du dortoir supposé restauré et recouvert de sa charpente apparente en berceau. La figure 52 donne la coupe transversale du bâtiment vers l’ouest, qui est formé du cellier, de la salle des Chevaliers et du cloître au-dessus, couronné par le pignon ouest du dortoir. Les divers étages de la Merveille doivent être l’objet d’une description particulière que nous croyons utile de faire dans l’ordre où ils ont été bâtis. L’aumônerie à l’est et le cellier à l’ouest, formant l’étage inférieur, sont les premiers ouvrages de Jourdain, commencés par lui vers 1203 ou 1204, suivant un plan savamment conçu, ainsi que le prouve la construction de ces deux salles basses, prévoyant par la disposition des piles inférieures, la superposition, sur ces piles, des colonnes supportant les voûtes des deux salles hautes; le réfectoire à l’est et la salle des Chevaliers à l’ouest. III AUMONERIE L’aumônerie, ou salle des Aumônes, est composée de deux nefs. Les voûtes d’arêtes, de forme ogivale, reposent sur une épine de fortes colonnes dont la base et le chapiteau sont carrés. Elle est éclairée par huit fenêtres étroites à voussures profondes, percées entre les contreforts, deux à l’est et six au nord, divisées par un linteau dans la hauteur, largement évasées à l’intérieur de la salle et munies d’un banc en pierre dans l’ébrasement. La porte s’ouvre au sud sur une petite cour; sous le porche qui la précède se trouve l’entrée de l’escalier renfermé dans la tour, dite des Corbins, qui cantonne l’angle sud-est de la Merveille. Cet escalier aboutit au dortoir et au chéneau du comble vers le sud, après avoir donné accès, à mi-hauteur, au crénelage de la courtine du châtelet. Pendant le cours des études faites en 1872 pour la Commission des Monuments historiques, nous avons découvert, près de la porte d’entrée du sud, les débris d’un fourneau, et, au milieu des débris d’argile calcinée, quelques morceaux d’une coulée de métal blanc couvert d’oxyde vert, indiquant un alliage où le cuivre existe en assez grande quantité. Ce sont peut-être les restes d’un métal préparé pour la fabrication de cloches ou des monnaies _obsidionales_, que les abbés du Mont furent autorisés à émettre, sous le règne de Charles VII, pendant les guerres des Anglais. A l’extrémité de la salle de l’Aumônerie, vers l’ouest, une ouverture la fait communiquer à niveau avec le cellier. Cette baie à double feuillure présente une disposition particulière permettant de la clore par deux vantaux superposés, qui, vers l’aumônerie, étaient maintenus fortement fermés chacun par une traverse, engagée d’un côté dans une mortaise pratiquée sur un des pieds-droits, et de l’autre dans la muraille où, au moment de l’ouverture des vantaux, elle était logée, de toute la largeur de la porte, dans une ouverture carrée pratiquée à cet effet. A droite de la double porte se trouve l’entrée de l’escalier ménagé dans l’épaisseur du contrefort, au point de jonction des deux bâtiments est et ouest. Cet escalier monte à la salle des Chevaliers, au dortoir, et aboutit au crénelage du nord au-dessus du dortoir. IV CELLIER Le cellier est formé de trois nefs dont les voûtes d’arêtes, ogivales et très aiguës dans les deux nefs latérales, reposent sur des piles carrées supportant les colonnes de la salle des Chevaliers au-dessus. Il est éclairé par cinq étroites fenêtres en ogive percées entre les contreforts. Vers l’ouest, une grande porte s’ouvre sur les terrasses et jardins en contre-bas, et devait établir la communication entre le cellier et la salle bâtie, et détruite ou simplement amorcée par Richard Tustin dans la seconde moitié du treizième siècle. A droite de la porte, un escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur conduit à la salle des Chevaliers au-dessus. S’il fallait en croire les légendes, le cellier aurait été l’_écurie des chevaliers de Saint-Michel_. Il est certain qu’il existait au douzième siècle des écuries au pied du Mont, «_ad Montis radicem_»; mais les bâtiments qui les contenaient ayant été brûlés en 1203 et remplacés vers cette époque par les constructions de la Merveille, les écuries furent reportées alors dans les _fanils_ ou magasins de l’abbaye, au pied de la montagne au sud-ouest. Les nouvelles constructions de Jourdain étaient inaccessibles aux chevaux et, d’ailleurs, ces salles, et le cellier principalement, très convenablement disposées pour leurs destinations et très fraîches pour la conservation des provisions de l’abbaye, eussent été mortelles pour les chevaux. Il faut remarquer que l’ordre de Saint-Michel fut fondé par Louis XI en 1469, et qu’à cette époque la Merveille et les bâtiments formant l’entrée de l’abbaye,--comprenant Belle-Chaise, élevée par Richard Tustin, au treizième siècle, et le châtelet, bâti par Pierre Le Roy, dans les premières années du quinzième siècle,--étaient construits déjà, tels qu’ils existent encore, avec leurs nombreux et raides escaliers. Alors, comme aujourd’hui, il était impossible de faire monter les chevaux par ces escaliers, et surtout de les faire descendre par le même chemin. Dans la deuxième travée, vers l’ouest et sous une des fenêtres, il a été ménagé une porte basse, qui s’ouvrait sur un pont-levis établi entre deux contreforts et dont on voit encore l’arc qui le soutenait lorsqu’il était baissé. Ce pont-levis, disposé en saillie sur la face du mur, de façon à échapper le talus de la base, servait à monter, au moyen d’une roue placée à l’intérieur du cellier, l’eau provenant de la fontaine Saint-Aubert, au bas du rocher, et qu’on emmagasinait dans le cellier pour les besoins de l’abbaye. Le cellier a été appelé Montgommerie ou Montgommery, depuis la tentative infructueuse faite par ce partisan, en 1591, pour s’emparer par surprise du Mont-Saint-Michel. Nous trouvons dans un des manuscrits de dom Jean Huynes de curieux détails sur les tentatives faites par les Huguenots, pendant les guerres de la Ligue, pour s’emparer de l’abbaye. Un des épisodes les plus intéressants de ces faits de guerre, dont les détails concernent particulièrement le cellier, a été reproduit dans la deuxième partie de ce volume, p. 325 à 327. V RÉFECTOIRE Le réfectoire, commencé par Jourdain et achevé par son successeur Raoul des Isles, vers 1215, est sans contredit la plus belle salle de la Merveille. Il se compose d’une double nef dont les voûtes formées par des arcs-doubleaux, des arcs-ogives ornés à leur jonction d’une rosette sculptée, retombent sur une épine de colonnes fondées sur celles de l’aumônerie. Les proportions de cette salle sont des plus heureuses et, en raison de la simplicité des détails de l’architecture, l’effet général est très grand. La figure 57 représente le réfectoire supposé restauré; elle en donne une idée exacte par la vue perspective qui complète les détails techniques du plan et de la coupe. Le réfectoire est éclairé par neuf grandes fenêtres: six au nord, deux à l’est et une au sud, vers la tour des Corbins; contenues dans les arcades formées par les piles latérales des nefs, les arcs et les dosserets des voûtes, elles s’élèvent dans toute la hauteur du vaisseau, et sont divisées par un meneau supportant un linteau intermédiaire; elles sont munies d’un banc en pierre à leurs bases. Dans la partie latérale nord, au-dessous d’une des fenêtres, dont le glacis inférieur est plus relevé que les autres au-dessus du sol, des latrines sont établies très ingénieusement ainsi que les deux entrées, _discrètes_, pratiquées obliquement dans l’épaisseur des murs. La coupe (fig. 52) montre la structure des latrines, leur couverture en dalles, dont on retrouve les amorces parfaitement visibles sur les faces latérales des contreforts, entre lesquelles les latrines ont été établies. Elle fait voir également, au-dessus de cette couverture, l’arrangement de la fenêtre que l’on a prise pour la _chaire du lecteur_, suivant les appréciations des auteurs de nos jours, dont l’opinion n’est pas admissible après qu’on a examiné sérieusement les détails de la construction. A l’extrémité du réfectoire, vers l’ouest, sur le mur qui le sépare de la salle contiguë des Chevaliers, se trouve une gigantesque cheminée à deux foyers, dont les souches couronnent le pignon ouest du dortoir. Une autre cheminée, dont on voit encore les vestiges, avait été faite sur le côté sud, probablement au point où se tenaient l’abbé ou les hôtes de distinction. Il n’existe pas, comme dans un grand nombre de réfectoires du même temps, de chaire bâtie en pierre; elle devait être en bois et elle a été détruite, comme tout le mobilier ancien de l’abbaye. Les degrés qui partent de l’entrée du réfectoire montent au dortoir, au cloître et à l’église, et ont été construits, vers 1650, par l’agent du prince Henry de Lorraine, Pierre Beraud, sieur de Brouhé, «faisant pour cet effect percer une voûte». Avant cette époque, on accédait de l’église, du cloître et du dortoir au réfectoire, par deux voies détournées: l’une par l’église haute où l’escalier, ménagé dans un des contreforts au sud du chœur, arrive à l’église basse dont la porte latérale nord s’ouvre en face de l’entrée du réfectoire; l’autre par le degré descendant du passage, près de la porte latérale nord de la nef, au promenoir où, après l’avoir traversé, on trouve à droite un autre passage, longeant la salle des Chevaliers et aboutissant à l’entrée du réfectoire. VI SALLE DES CHEVALIERS La salle dite des Chevaliers fut commencée vers 1215 par Raoul des Isles, mort en 1218. Thomas des Chambres, qui lui succéda, la termina vers 1220. Elle ne prit le nom de _salle des Chevaliers_ qu’après l’institution de l’Ordre de Saint-Michel, fondé par Louis XI en 1469; c’était auparavant la salle des assemblées générales ou celle du chapitre de l’abbaye. Selon M. Viollet-le-Duc, cette salle était probablement, au treizième siècle, le dortoir de la garnison. Quoi qu’il en soit, les dispositions générales de la salle des Chevaliers indiquent qu’elle était destinée à des réunions nombreuses. Ce qui le prouve, ce sont, indépendamment de ses vastes proportions, les trois latrines établies spécialement et uniquement pour le service de cette salle; deux sont placées au nord, en dehors, entre les contreforts reliés par des arcs. Elles sont précédées chacune d’un petit retrait, communiquant avec la salle, éclairé par deux rangs de fines arcatures trilobées. Une troisième latrine, qui n’est autre que celle des anciens bâtiments abbatiaux du onzième siècle et qui a été utilisée par les constructeurs du treizième siècle, se trouve dans l’angle sud-ouest. On y accède par une petite porte en pan coupé et un passage ménagé dans l’épaisseur du mur ouest. La salle des Chevaliers est formée de quatre nefs d’inégales largeurs; les deux premières rangées de colonnes, vers le nord, reposent sur les piles du cellier; la troisième rangée est fondée sur le rocher. Les voûtes, composées d’arcs-doubleaux, d’arcs-ogives, ornés à leur point de rencontre d’une clé sculptée, retombent sur des colonnes à bases octogonales très finement taillées; les chapiteaux, très richement et très vigoureusement sculptés, sont surmontés, comme ceux du réfectoire, de tailloirs circulaires à profils hauts profondément refouillés, qui ont tous les caractères particuliers des édifices normands du treizième siècle. Deux grandes cheminées existent sur le mur de face nord; leurs larges manteaux pyramidaux montent jusqu’à la voûte où leurs sommets sont très heureusement mariés avec elle. Les conduits de ces cheminées s’élèvent au dehors, sur une série d’encorbellements ingénieusement combinés avec les contreforts dont ils surmontent les amortissements, et leurs souches couronnent le mur latéral nord du cloître. La salle est éclairée, au nord, par des fenêtres de formes différentes, et à l’ouest par une grande baie, actuellement vitrée en partie, qui devait communiquer avec les constructions élevées, ou seulement commencées, par Richard Tustin vers 1260, et maintenant détruites. A l’est, une petite porte donne accès à l’escalier partant de l’aumônerie et aboutissant au dortoir et au crénelage nord. Sur le bas-côté sud, joignant les substructions romanes du transsept nord, un passage latéral, élevé de deux mètres au-dessus du sol de la salle, fait communiquer le réfectoire avec les autres parties de l’abbaye, notamment avec l’église, le promenoir ou ancien cloître et les souterrains à l’ouest. Un degré, aujourd’hui détruit, permettait de descendre directement du promenoir dans la salle. Dans l’angle intérieur nord-ouest, à côté de l’escalier descendant au cellier, se trouve l’entrée du chartrier, bâti sur l’angle extérieur nord-ouest de la Merveille. Le chartrier se compose de trois petites salles superposées, dont la première seule est voûtée; une vis de Saint-Gilles les fait communiquer intérieurement entre elles et le deuxième étage aboutit à la galerie ouest du cloître. La salle des Chevaliers et le réfectoire sont actuellement les plus beaux vaisseaux de la Merveille, auxquels s’ajoutera le dortoir, après sa restauration, qu’on peut espérer prochaine. Leurs grandes proportions, leur beauté simple et forte, leurs dispositions ingénieusement originales et particulières au Mont-Saint-Michel,--principalement en ce qui concerne la salle des Chevaliers et le dortoir,--font de ces diverses salles une suite d’exemples extrêmement curieux, qui peuvent être considérés comme des spécimens les plus particulièrement intéressants de notre architecture nationale au douzième siècle. Voir la coupe transversale, fig. 52, et la vue perspective, fig. 58, prise dans la deuxième travée de la deuxième nef à l’ouest. VII DORTOIR Thomas des Chambres, en même temps qu’il achevait la salle des Chevaliers, fit construire le dortoir qu’il termina avant sa mort (1225). Le dortoir est une vaste salle élevée au-dessus du réfectoire dont elle a les dimensions générales; mais, au lieu d’être, comme celui-ci, voûtée en pierre et en deux parties, elle était couverte en charpente, d’une seule volée. La preuve de cette disposition primitive se voit dans le pignon ouest, debout tout entier; le formeret en pierre, qui supportait le lambris cintré, existe encore et atteste la forme ancienne. Le berceau lambrissé de la voûte en bois était en plein-cintre, soutenu par des poutres, des poinçons apparents et ornés, au droit de chaque contrefort. Le dortoir est éclairé, au nord et au sud, par une série de petites fenêtres longues et étroites, affectant la forme de meurtrières; elles sont ébrasées à l’extérieur et leurs couronnements semblent être, par leur forme particulière en nids d’abeille, une réminiscence de l’art oriental, entrevu par les croisés français pendant leurs expéditions en Palestine. A l’intérieur, ces fenêtres, ébrasées de même qu’au dehors, sont encadrées par des colonnettes supportant des arcatures courantes, surmontées d’une corniche saillante, sur laquelle venaient s’appuyer les fermes apparentes et le berceau lambrissé. A l’est, deux grandes fenêtres, d’où la vue est magnifique, éclairaient et ornaient l’extrémité orientale du dortoir. Dans l’angle sud-est, une porte étroite donne accès à l’escalier en vis (contenu dans la tour des Corbins) qui, partant du porche précédant l’aumônerie, arrive au dortoir après avoir desservi le châtelet, ainsi qu’à la galerie supérieure du comble, au sud, et se termine par une élégante pyramide octogonale couronnant ladite tour des Corbins. A l’ouest, la porte principale du dortoir s’ouvre sur la galerie est du cloître; une autre porte latérale s’ouvre du même côté et conduit à l’église, par la galerie sud du cloître longeant le transsept nord. Vers l’angle sud-ouest, une porte fait communiquer le dortoir avec la bibliothèque adjacente au sud, et avec le cloître, par la petite porte de l’ouest. Dans l’angle opposé, au nord-ouest, débouche l’escalier en vis (ménagé dans l’épaisseur du contrefort, au point de jonction des deux bâtiments de la Merveille), lequel, ayant son point de départ dans l’aumônerie, monte à la salle des Chevaliers, au dortoir, et aboutit, au-dessus, au crénelage du nord, dont on voit les amorces sur un des côtés de la tourelle couronnant l’escalier. Dans la face sud, à peu près au milieu, se trouve une grande niche, comprenant deux arcatures, prévue et bâtie dès l’origine, ainsi que le prouvent tous les détails de la construction. C’est là que se plaçaient les lampes, formées par des trous creusés dans une pierre et disposées de façon à recevoir une mèche, ou bien une boule de cire (pourvue également d’une mèche) dont le déchet permettait d’apprécier, _à l’estime_, l’heure qu’il était; ou, enfin, tout autre luminaire qui, selon la règle de Saint-Benoît, devait brûler toute la nuit dans le dortoir: «_Candela jugiter in eadem cella ardeat usque mane_[16].» Suivant cette même règle, les moines devaient coucher seuls et tout vêtus,--_vestiti dormiant_[17]--sur des lits séparés et, autant que possible, dans une même salle: _Monachi singuli per singula lecta dormiant si potest fieri, omnes in uno loco dormiant_[18].» Aussi les dispositions prises par les premiers constructeurs déterminent-elles très nettement que le dortoir fut, au treizième siècle, établi selon les usages réguliers des Bénédictins. A cette époque, «en général, les dortoirs n’étaient pas plafonnés (ou voûtés) et la charpente était apparente[19].» Au quinzième siècle, contrairement à l’ancienne règle, le dortoir fut divisé en cellules, suivant les ordres que Pierre Le Roy, avant son départ pour ses longs voyages, donna au prieur claustral de l’abbaye, dom Nicolas de Vandastin. Le comble du dortoir fut incendié plusieurs fois. En 1300, la foudre tomba sur l’église, dont les toits furent brûlés, ainsi que ceux du dortoir. Guillaume du Château répara le dommage pendant le temps qu’il gouverna l’abbaye. En 1374, le feu du ciel incendia encore l’église et le dortoir, plusieurs logements du monastère et presque toutes les maisons de la ville; Geoffroy de Servon commença la restauration du dortoir, laquelle fut achevée en 1391, par Pierre Le Roy, qui reconstruisit la pyramide de la tour octogonale du réfectoire, dite Tour des Corbins. «Le temple..... orné, il passa au logis du monastère, et là il fit rebastir le haut de la tour du réfectoire, qui estoit tombé depuis peu.» Depuis cette époque (fin du quatorzième siècle) jusqu’au commencement du seizième siècle, le dortoir ainsi que les bâtiments du monastère furent soigneusement entretenus; mais, sous les abbés commendataires, on cessa de bâtir et même de restaurer. Il fallut plusieurs arrêts du parlement de Normandie pour contraindre les abbés à faire les réparations nécessaires. Au milieu de luttes de toute nature qui troublèrent l’abbaye, un relâchement si profond se produisit dans les mœurs des moines, qu’ils furent remplacés, en 1622, par les religieux de la Congrégation de Saint-Maur; malheureusement, les nouveaux habitants du Mont-Saint-Michel mutilèrent le dortoir. En 1629 on divisa en deux, dans la hauteur, cette magnifique salle, en établissant de nouvelles cellules et, sous prétexte de les mieux éclairer, on élargit les ébrasements intérieurs des fenêtres, en sapant les colonnettes qui les encadraient et les arcatures qui les couronnaient. La transformation de l’abbaye en prison, profanant l’église et les lieux réguliers, augmenta les mutilations ruineuses. Comme les autres salles du monastère indignement habitées, le dortoir fut divisé en deux étages de chambres pour les prisonniers et surmonté d’un grenier; sur la face nord, on construisit des latrines _immondes_ qui, heureusement, tombent en ruines. La toiture actuelle est moderne; on voit au-dessus du _formeret_ dont nous parlons plus haut, sur la face interne du pignon ouest, les _filets_ saillants destinés à empêcher l’infiltration des eaux pluviales entre le mur et la couverture; ils déterminent sûrement la forme primitive du pignon et du comble anciens. Les salles de la Merveille, sauf le cellier et les galeries intérieures du cloître, devaient être pavées en carreaux de terre cuite, coloriée et émaillée, dont nous avons recueilli des débris dans les fouilles qui ont été faites sur divers points de l’abbaye. Le comble du dortoir était couvert en tuiles vernissées, jaunes et noires; nous avons également trouvé quelques morceaux de ces tuiles dans les ruines du degré descendant à la fontaine Saint-Aubert. VIII CLOÎTRE Le cloître, commencé par Thomas des Chambres, fut achevé par Raoul de Villedieu en 1228, selon dom Jean Huynes. La forme générale du Cloître est un quadrilatère irrégulier, composé de quatre galeries, qui entourent le préau découvert, ou aire du cloître (voir le plan, en L fig. 145). La galerie du sud communique avec l’église et les anciens bâtiments abbatiaux du onzième siècle, au sud-ouest, restaurés et modifiés au douzième siècle par Roger II. Celle de l’est se relie avec le dortoir, la bibliothèque, et avec le réfectoire au-dessous. Celle du nord a vue sur la pleine mer, par de petites fenêtres basses, percées dans le mur de face nord, entre les contreforts. Enfin, celle de l’ouest devait conduire au chapitre, projeté par Richard Tustin. De ce chapitre, Richard ne fit que la porte qui s’ouvre sur la galerie ouest et rappelle, par sa composition générale, l’entrée de la salle capitulaire de Saint-Georges de Boscherville. A l’angle de cette dernière galerie vers le nord, angle nord-ouest de la [Illustration: Fig. 153.--Plan de l’angle nord-est du cloître.] Merveille, la petite porte, pratiquée dans une des arcatures latérales, accède à l’une des salles du chartrier, reliées à la salle des Chevaliers par un escalier intérieur. Nous trouvons, dans un ouvrage très justement célèbre[20], des détails aussi exacts qu’intéressants sur la structure du cloître: «Le cloître de l’abbaye du Mont-Saint-Michel en mer est l’un des plus curieux et des plus complets parmi ceux que nous possédons en France..... L’arcature se compose de deux rangées de colonnettes se chevauchant, ainsi que l’indique le détail de l’angle du plan (fig. 153). Des archivoltes en tiers-point portent sur les colonnettes de A en B, de B en C, à l’extérieur, de D en E, de E en F, à l’intérieur, etc.; les triangles entre les archivoltes et les arcs diagonaux sont remplis comme [Illustration: Fig. 154.--Coupe transversale des galeries sur O-P. de la fig. 153.--Restauration.] des triangles de voûtes ordinaires. Il est évident que ce système de colonnettes posées en herse est plus capable de résister à la poussée et au mouvement d’une charpente que le mode de colonnes jumelles, car les arcs diagonaux AD, AE, EB, etc., opposent une double résistance à ces poussées, étrésillonnent la construction et rendent les deux rangs de colonnettes solidaires. D’ailleurs, il n’est pas besoin de dire qu’un poids reposant sur trois pieds est plus stable que s’il repose sur deux ou sur quatre. Or, la galerie du cloître de l’abbaye du Mont-Saint-Michel n’est qu’une suite de trépieds... Les profils de l’ornementation rappellent la véritable architecture normande du treizième siècle. Les chapiteaux, suivant la méthode anglo-normande, sont simplement tournés, sans feuillage ni crochets autour de la corbeille; seuls les chapiteaux de l’arcature adossée à la muraille sont ornés de crochets bâtards. Les écoinçons entre les archivoltes de l’intérieur des galeries présentent de belles rosaces sculptées en creux, des figures, l’agneau surmonté d’un dais; puis, au-dessus des arcs, une frise d’enroulements ou de petites rosaces d’un beau travail. Entre les naissances des arcs diagonaux des petites voûtes sont sculptés des crochets. Ce cloître était complètement peint, du moins à l’intérieur et dans les deux rangs de colonnettes..... Les galeries ont été couvertes primitivement par une charpente lambrissée (fig. 155).» Dans la galerie sud, sur le côté longeant le transsept nord (fig. 155), dont la façade a été reconstruite par Raoul de Villedieu en même temps que le cloître, se trouve le _lavatorium_. «C’est à cette fontaine, nommée _lavatorium_, qu’ils (les moines) devaient se laver les pieds à l’époque de certaines cérémonies: _Omnes debent lavare pedes in claustro_.» Elle servait en outre à laver les corps des frères qui avaient cessé de vivre; pendant cette opération, tous les religieux se rangeaient autour (ou au-devant) du _lavatorium_, dans le même ordre qu’au chœur, pour y réciter des prières. _Règle de Saint-Benoît._»[21] Le _lavatorium_ se trouvait ordinairement dans le voisinage du réfectoire, celui-ci joignant le cloître; mais au Mont-Saint-Michel, où la déclivité de la montagne ne permettait pas d’étendre les bâtiments en les faisant communiquer à niveau l’un de l’autre, il a fallu superposer les salles et changer les dispositions habituelles des lieux réguliers bénédictins. Au lieu d’être placé, selon la coutume, soit dans l’un des angles du préau, soit dans l’une des façades du cloître, le _lavatorium_ fut, au Mont-Saint-Michel, établi autant que possible à proximité du réfectoire, dans la galerie sud du cloître, sur la face extérieure du transsept nord de l’église; la base de cette façade forme deux travées, reliées aux contreforts saillants par des arcatures en pendentifs arrondis. Le _lavatorium_ se compose dans chaque travée (C et C’) d’un double [Illustration: Fig. 155.--Plan du _lavatorium_.] banc, dont le plus élevé servait de siège. Chaque double banc peut contenir six places, soit pour les deux, douze sièges, disposés intentionnellement, sans nul doute, en souvenir des douze apôtres (fig. 155). Des rigoles, visibles sur la partie haute des bancs supérieurs, amenaient l’eau à une fontaine, munie d’un petit bassin, en D, D’, ménagée dans la partie basse de chaque banc inférieur (fig. 156). Les dispositions du _lavatorium_ permettaient aux religieux de faire leurs ablutions obligatoires et d’accomplir mutuellement les cérémonies du _lavement des pieds_, qui, selon la règle bénédictine, devaient se faire dans le cloître, non seulement le Jeudi saint, mais aussi le jeudi de chaque semaine. «Dans les grands froids, lorsque l’eau de la fontaine située dans le cloître était gelée, ils allaient au dortoir pour se laver les pieds et les mains avec de l’eau chaude qu’on y portait pour ce service[22].» A l’intérieur des galeries, les motifs de sculpture décorant les écoinçons sont tous différents les uns des autres; les frises mêmes, bien que [Illustration: Fig. 156.--Cloître.--Coupe du _lavatorium_.] se renfermant dans un profil courant, sont très riches, très variées, et toute cette sculpture, composée avec la plus extrême habileté, est exécutée dans la plus grande perfection (fig. 157 à 162). [Illustration: Fig. 157 à 162.--Détails de la sculpture des tympans des arcatures du cloître.] En face des portes, le Christ est représenté, selon les coutumes monastiques: à l’est, en regard de la porte principale du dortoir, et à l’ouest vis-à-vis de l’entrée du chapitre--projeté--dont la porte seule a été construite. Au sud, un peu à droite de la porte conduisant à l’église, le Christ est sur un trône, formé par une fine colonnette avec son chapiteau fleuri, et accompagné de deux figures. La partie haute de l’écoinçon est ornée de trois galbes, très délicatement sculptés, formant dais au-dessus du Christ et des personnages latéraux; l’état de mutilation de ce dernier bas-relief ne permet pas de déterminer exactement, sauf la figure du Christ bénissant, le sujet de la composition; mais ce qui le rend particulièrement intéressant, ce sont les noms gravés de chaque côté des têtes, ou plutôt de la place qu’elles occupaient. Ce sont, selon toutes les probabilités, les noms des auteurs des charmantes sculptures du cloître; en commençant par la gauche du spectateur, _dextre_ de l’inscription: maître Roger[23], dom Garin[24], maître Jehan; trois artistes émérites, dont deux étaient laïques et le troisième religieux. (Voir fig. 61.) Les colonnettes et les chapiteaux qui sont à l’extérieur des galeries sont en _granitelle_[25]; les unes et les autres ont été tournés et polis. Les arcades extérieures, sur l’aire du cloître, sculptées à l’intérieur, sont en pierre de Caen; c’est le seul endroit de l’abbaye où la pierre calcaire ait été employée. Malgré son peu de dureté et les refouillements extrêmes des moulures des arcs, cette pierre, relativement tendre, a résisté au vent salin, sauf pourtant dans une partie des faces est et nord, où les vents du sud-ouest, venant du large, l’ont profondément altérée. L’aire du cloître forme, dans une grande partie de son étendue, la couverture de la salle des Chevaliers; elle était garnie de plomb, et les pentes ménagées transversalement renvoyaient les eaux pluviales au dehors par des canaux qui traversent les galeries nord du cloître et aboutissent à des gargouilles placées sur les contreforts extérieurs de la face nord. A partir du quinzième siècle, l’eau était recueillie et envoyée dans la citerne du bas-côté nord du chœur reconstruit après l’écroulement de 1421, et commencé, vers 1450, par le cardinal Guillaume d’Estouteville. Actuellement, le plomb a disparu, et l’enduit qui recouvre l’aire est insuffisant pour empêcher l’eau de s’infiltrer au travers des voûtes de la salle des Chevaliers, où elle entretient une humidité dangereuse. Du reste, l’état général du cloître est loin d’être rassurant; les galeries intérieures ont été disloquées par les constructions maladroites que les directeurs de la prison, afin d’augmenter le nombre des logements des détenus, avaient élevées lourdement sur les frêles colonnettes, sans prendre le soin d’augmenter la force des points d’appui; les bois du comble sont pourris, et toute la toiture menace de s’effondrer; les façades, nord et sud surtout, sont déversées, et nous avons dû les faire étayer et élever des petits murs provisoires en briques entre les piles diagonales, afin d’en arrêter l’écroulement menaçant. Enfin, il faudrait craindre la ruine complète du cloître, s’il n’était bientôt l’objet de promptes restaurations que nous avons l’espoir de commencer bientôt, grâce à la sollicitude constante dont la Commission des Monuments historiques entoure les édifices confiés à sa garde[26]. IX FAÇADES ET DÉFENSES EXTÉRIEURES DE LA MERVEILLE Les façades est et nord de la Merveille sont d’une mâle beauté, en raison de leur extrême simplicité; elles présentent l’image de la force et de la grandeur; leur aspect, particulièrement du côté de la pleine mer, au nord, est des plus imposants. Ces immenses murailles, construites en granit, ainsi que tous les bâtiments de l’Abbaye, percées de fenêtres de formes diverses, selon les salles qu’elles éclairent, sont renforcées extérieurement, au droit des poussées des voûtes intérieures, par de puissants contreforts qui ajoutent encore à l’effet général par la vigueur de leurs reliefs. Les deux bâtiments constituant la Merveille ont leurs détails de construction extérieurs différents, résultant des diverses dispositions intérieures; mais ils n’en forment pas moins un magnifique ensemble d’un effet prodigieux, qui sera encore augmenté, notamment pour le bâtiment vers l’est, lorsqu’on lui restituera son crénelage détruit et qu’on aura rétabli, dans sa forme primitive, le comble qui le couronnait. Indépendamment de ses formidables façades, qui peuvent être considérées comme de véritables fortifications, la Merveille était défendue, au nord, par une muraille crénelée se reliant aux remparts. Cette muraille est flanquée d’une tour également crénelée qui servait de place d’armes aux chemins de ronde s’étendant vers l’ouest, où ils couronnaient les crêtes des rochers et se reliaient par des détours aux soubassements des ouvrages de l’ouest. Au milieu, à la hauteur de l’angle nord-ouest de la Merveille, un petit châtelet, aujourd’hui détruit, défendait le passage du degré, fort raide, fermé de murs crénelés, qui descendait à la fontaine Saint-Aubert. [Illustration: Fig. 163.--Armoiries de la ville de Bruxelles.] [Illustration] CHAPITRE IV BATIMENTS ABBATIAUX ET BATIMENTS FORMANT L’ENTREE DE L’ABBAYE I Il ne nous est rien resté des dispositions primitives de l’entrée de l’abbaye; toutefois la position des bâtiments des onzième et douzième siècles, s’étendant de l’est à l’ouest au nord de l’église, étant déterminée, la porte devait être, selon toute probabilité, à l’extrémité de ces bâtiments vers l’est, à peu près au point où se trouve la tour des Corbins. Les rampes qui y conduisaient n’étaient alors défendues, ainsi que la petite ville au pied de l’abbaye, que par des palissades, établies aux endroits les plus facilement accessibles. On ne trouve aucune trace d’ouvrages fortifiés qui soient antérieurs à la seconde moitié du treizième siècle: «Jusqu’alors, si les couvents étaient entourés d’enceintes, c’étaient plutôt des clôtures rurales que des murailles propres à résister à une attaque à main armée; mais la plupart des monastères que l’on bâtit au treizième siècle perdent leur caractère purement agricole pour devenir des _villæ_ fortifiées, ou même de véritables forteresses, quand la situation le permet. Les abbayes de l’ordre de Cîteaux, érigées dans des vallées creuses, ne permettaient guère l’application d’un système défensif qui eût quelque valeur; mais celles qui appartenaient à d’autres règles de l’ordre bénédictin, construites souvent sur des penchants de coteaux ou même des lieux escarpés, s’entourent de défenses établies de façon à pouvoir soutenir un siège en règle, ou au moins se mettre à l’abri d’un coup de main[27].» L’abbaye du Mont-Saint-Michel présente bien nettement le caractère d’un établissement à la fois religieux et militaire. Au treizième siècle, les abbés, seigneurs féodaux, avaient des goûts plus militaires que religieux; aussi leurs constructions se ressentent-elles des idées du temps, où la vie militaire, brillante et glorieuse, avait pris sur la vie religieuse, modeste et humble, une influence considérable, qui s’est manifestée, dès cette époque, dans l’architecture monastique. Richard II, surnommé Tustin, offre un exemple des abbés de ce temps. Seigneur féodal et abbé, élu en 1236, il accorde, comme don de joyeux avénement, divers privilèges à ses vassaux de Donville, Breville, Coudeville, etc.; il manifeste sa puissance en élevant les remparts, dont il reste encore la tour du nord et des vestiges des courtines au nord et à l’est; il satisfait ses goûts fastueux[28] en construisant à l’est le superbe bâtiment nommé Belle-Chaise, au sud le nouveau logis abbatial avec ses dépendances, et en commençant le chapitre, à l’ouest de la Merveille. La Merveille, érigée au commencement du treizième siècle, changea complètement le monastère et ses abords. Les nouveaux bâtiments, élevés au sud et à l’est de l’église, au treizième et au quatorzième siècle, formèrent la nouvelle entrée de l’abbaye. Cette entrée fut encore considérablement modifiée, de la fin du quatorzième siècle aux premières années du quinzième, par la construction du châtelet de la porte, des nombreux degrés et des ouvrages défensifs extérieurs qui existent encore aujourd’hui. Ces constructions nouvelles avaient supprimé la plus grande partie des bâtiments abbatiaux des onzième et douzième siècles, et, comme elles ne contenaient que les lieux réguliers et leurs divers services, il était indispensable de remplacer les habitations détruites par de nouveaux logis pour l’abbé, ses officiers et ses hôtes. * * * * * Les bâtiments abbatiaux et leurs dépendances, commencés par Richard en 1250, furent continués, notamment au quatorzième siècle, par Nicolas le Vitrier et Geoffroy de Servon, les abbés qui succédèrent immédiatement à Richard, du treizième au quatorzième siècle, s’étant beaucoup plus occupés des travaux nécessités par les nouvelles fortifications de la place que des aménagements intérieurs de l’abbaye. Les logements de l’abbaye s’étendaient alors au sud de l’église jusqu’à la hauteur de la façade ouest du transsept sud, et se composaient de plusieurs bâtiments dont un surtout, le logis abbatial, a un très grand aspect. Pierre Le Roy acheva ces bâtiments vers la fin du quatorzième siècle, «excepté la chapelle dite de Sainte-Catherine, laquelle fut faicte du temps de son prédécesseur, Geoffroy de Servon. Une partie, à sçavoir ce qui se voit depuis la Perrine jusques à Bailliverie, il la destina pour la demeure des religieux infirmes. En l’autre partie il y fit loger le baillif ou procureur du monastère et s’y logea aussy.» A l’angle nord-ouest du logis abbatial sur la cour de l’église, on voit les restes de la voûte d’un pont et la rainure de sa herse. Ce pont reliait le logis abbatial aux chapelles basses du chœur de l’église romane; il fut ruiné, en même temps que l’ancien chœur roman, en 1421. Un nouveau pont, dont le parapet crénelé est supporté par des mâchicoulis richement moulurés, a été construit plus bas, dans la même cour, par le cardinal Guillaume d’Estouteville, en même temps que le nouveau chœur, commencé en 1450. Ce passage aérien, à niveau des chapelles de la crypte, ou église basse, et de l’un des étages du logis abbatial, met en communication, par l’église basse, les bâtiments du sud avec ceux de la Merveille au nord. La seconde moitié du quinzième siècle fut consacrée par les abbés à la reconstruction du chœur. Dans les premières années du seizième siècle, Guillaume de Lamps, tout en continuant la grande œuvre commencée par Guillaume d’Estouteville, fit faire des travaux importants aux bâtiments de l’abbaye en les augmentant vers l’ouest, depuis la chapelle Sainte-Catherine, qui formait alors l’extrémité occidentale des logis, jusqu’au Saut-Gaultier. «Il (Guillaume de Lamps) fit faire le Saut-Gaultier, ainsi nommé _parce que tel fut le plaisir de cet abbé_; la galerie qui est joignante, le logis qui est au bout de la galerie jusques à la chapelle Sainte-Catherine, qu’on voit maintenant sans autel, où est un degré au dedans par lequel on monte de cette chapelle au haut de l’édifice. Et fit couvrir de plomb ce logis et le suivant, qui est dessus la chapelle Sainte-Catherine, jusques au degré qui est devant la cisterne du Solier, qu’on diroit qu’ils auroient estez faicts au mesme temps: il fit faire l’aumosnerie et la cisterne qu’on y voit.» L’un des continuateurs de dom J. Huynes nous fournit, sur les travaux de Guillaume de Lamps, les renseignements suivants, qui diffèrent sur quelques points des indications données par dom Jean Huynes, mais qui les complètent par plusieurs détails intéressants: «Il (Guillaume de Lamps) fit abattre les degrez par lesquels on montoit depuis le corps-de-garde jusques dans l’église et les murailles qui estoient à costé, et fit faire au lieu ce grand et spacieux escallier qui se voit à présent, cette belle platte-forme, vulgairement appelée le Saut-Gaultier, la galerie et le logis abbatial qu’il fit couvrir de plomb; il fit dresser le pont par lequel on passe du logis en l’église de plain-pied à prendre du quatriesme estage dudit logis. De plus, il fit faire l’aumosnerie et la grande cisterne qui est auprès, contenant plus de douze cents tonneaux; auparavant il n’y avoit là qu’un cimetière où on enterroit les moynes. Il fit aussy parachever la cisterne du dessous le thrésor, nommée du Solier, proche laquelle, où estoit autrefois la chapelle Saint-Martin, il fit faire le moulin à chevaux qui est une pièce fort rare pour sa façon et grandeur.» La construction du bâtiment joignant le collatéral sud de l’église et le transsept, ainsi que celle du grand escalier, ont profondément modifié cette partie de l’abbaye. Jusqu’à la fin du quinzième siècle, le degré montant de la cour de l’église à la plate-forme en avant de la porte latérale sud existait sur ce point seulement; il établissait les communications nécessaires entre l’église haute et les substructions de l’ouest, où se trouvait le charnier ou cimetière des religieux, précédé de la chapelle mortuaire, dite des _Trente-Cierges_ (sous le Saut-Gaultier, là où est aujourd’hui la grande roue), dont l’entrée se trouvait à l’est de la plate-forme du midi, au pied des bas-côtés sud de l’église. Des vestiges des dispositions anciennes de ce côté de l’abbaye, avant la construction du grand degré actuel, existent encore et sont visibles dans quelques parties des souterrains au midi. Depuis le commencement du seizième siècle jusqu’à nos jours, et après les incendies de 1564 et de 1594 qui causèrent de si grands dommages, les logis de l’abbaye ont subi des modifications importantes, particulièrement en ce qui concerne leurs couronnements, ce dont on peut se rendre compte en comparant l’état actuel de la face sud avec le projet de sa restauration. II BELLE-CHAISE C’est à Richard Tustin que l’on doit la construction de _Belle-Chaire_ ou _Belle-Chaise_, à l’est de l’église. Ce bâtiment se compose de deux salles superposées, entre lesquelles, dans la partie est de la salle des Gardes, a été ménagée une chambre pour le logement des portiers. Au treizième siècle, l’entrée de l’abbaye se trouvait sur la face nord de Belle-Chaise, sur laquelle s’ouvre une magnifique porte composée de pieds-droits, ornés chacun de trois colonnettes, qui supportent les voussures de forme ogivale. Les bases, les chapiteaux sculptés simplement et surmontés de tailloirs circulaires, ainsi que les profils des moulures profondément refouillées, affectent les formes caractéristiques de l’architecture normande du treizième siècle. Le tympan de la porte, soutenu par un arc en segment appareillé, est décoré de trois arcatures aveugles, dont les écoinçons sont ornés de trèfles gravés. La porte était fermée par deux vantaux, intérieur et extérieur; de ce dernier vantail on voit encore, scellés sur les pieds-droits latéraux, les colliers en fer embrassant les montants, avec lesquels les deux vantaux pivotaient en s’ouvrant extérieurement. On devait arriver à la porte par des rampes ou un degré; elle devait aussi être précédée d’un ouvrage défensif se reliant aux remparts que Richard Tustin éleva, en même temps que Belle-Chaise, au nord et à l’est du Mont. La porte de l’abbaye s’ouvre au nord sur la salle des Gardes, d’où l’on ne peut pénétrer dans la cour de l’église, au sud, et dans celle de la Merveille, au nord, qu’en traversant cette salle, dont l’accès pouvait être facilement défendu. C’était dans la salle des Gardes que les arrivants devaient déposer leurs armes, avant d’entrer dans les bâtiments du monastère, à moins d’être dispensés de cette obligation par la permission spéciale du prieur de l’abbaye: «Adhæret huic portæ domus prima custodiarum, ubi ab ingressuris, si qua habeant arma, deponuntur, nisi ea retinere permittat monasterii prior, qui arcis prorector est[29].» Geoffroy de Servon[30] obtint ce privilège en 1364 et en 1365, par lettres patentes du roi Charles V, afin de préserver l’abbaye à une époque où, les pèlerinages étant très fréquents et très nombreux, l’ennemi pouvait, sous les habits du pèlerin, s’introduire dans la place et tenter de s’en emparer. La salle des Gardes est voûtée et son architecture, simple et sévère, est conforme à sa destination; elle est éclairée à l’est par une fenêtre surmontée d’un oculus. Dans la deuxième travée au sud, une petite porte s’ouvre sur un escalier, pratiqué dans l’épaisseur du mur, qui monte à un des étages de la tour Perrine, à la chambre des Portiers et, par des détours, à la grande salle au-dessus. Dans la troisième travée au sud se trouve le passage oblique conduisant à la cour de l’église. La salle des Gardes a été modifiée au quinzième siècle par Pierre Le Roy qui, après la construction du châtelet et de la courtine adjacente, perça une porte et une poterne dans la face nord sur la cour de la Merveille, nouvelle entrée du bâtiment projeté dont la courtine était la façade à l’est. Cet abbé construisit aussi la grande cheminée en face de la porte d’entrée de la salle des Gardes. Au-dessus se trouve la grande salle, dite du Gouvernement, qui servait de lieu de réunion aux officiers de la garnison; elle communique avec la salle des Gardes par un petit escalier intérieur et détourné, avec la tour Perrine, l’église basse et les bâtiments abbatiaux. Elle est éclairée [Illustration: Fig. 164.--Tour Perrine.--Façade sud et coupe.] au nord et au sud par des fenêtres géminées dont une, au sud, a été bouchée à moitié par la tour Perrine, accolée à Belle-Chaise sans aucune liaison. Sur la face est s’ouvrent quatre fenêtres longues et étroites, encadrées extérieurement par des colonnettes supportant des arcatures reproduites intérieurement. On voit à l’extrémité ouest les soubassements de la chapelle absidale du chœur du quinzième siècle, lequel, bâti après Belle-Chaise, est venu la pénétrer pour se fonder sur le rocher qui forme une partie du sol de la salle. Pierre Le Roy, un des plus grands abbés du Mont, fit faire de son temps de nombreux travaux sur plusieurs points du monastère; il modifia l’entrée de l’abbaye et compléta ses défenses extérieures. Il fit construire la tour carrée: «De l’autre côté de Belle-Chaise joignant icelle il fit bastir la tour quarrée qu’on nomme la Perrine, nom dérivé de cet abbé Pierre, et, tant dans cette tour que dans le dongeon, il y fit accomoder plusieurs petites chambres pour la demeure de ses soldats, car il estoit aussy capitaine de ce Mont.» III TOUR PERRINE La tour, appelée Perrine, du nom de son auteur et parrain, Pierre Le Roy, fut élevée pendant les dernières années du quatorzième siècle, dans l’angle rentrant des bâtiments construits vers 1250 par Richard Tustin; sa face ouest est soudée avec les bâtiments abbatiaux, mais sa face nord est simplement accolée au côté sud de Belle-Chaise sans s’y relier (fig. 164). IV CHATELET Dans les premières années du quinzième siècle, Pierre Le Roy construisit le châtelet et la courtine, reliant cet ouvrage à la Merveille par la tour des Corbins: «Et depuis cette tour (tour des Corbins) jusques à Belle-Chaise fit bastir la muraille qu’on y voit. Auprès d’icelle il fit faire le dongeon au-dessus des degrez en entrant dans le corps-de-garde[31].» Il construisit également la barbacane, formant l’avancée du châtelet et de la porte de l’abbaye, ainsi que le grand degré au nord et l’escalier au sud. Le châtelet (dongeon) fut élevé en avant de la face extérieure nord de Belle-Chaise, sur laquelle il s’appuie sans liaison, laissant entre celle-ci et sa face sud un espace vide, large mâchicoulis protégeant la porte nord, devenue la seconde porte intérieure depuis la construction du châtelet. Il se compose d’un bâtiment carré, flanqué, aux angles de la face nord, par deux tourelles encorbellées reposant sur des contreforts, et qui semblent être, par leurs formes générales, deux immenses bombardes dressées sur leurs culasses. Entre les piédestaux de ces tourelles s’ouvre la porte,--où monte l’escalier conduisant à la salle des Gardes,--qui était défendue par une herse[32] manœuvrée de l’intérieur au premier étage du châtelet et par trois mâchicoulis disposés entre les sommets des tourelles sous leur crénelage supérieur. Le châtelet contient d’abord, au-dessus de la voûte rampante de l’escalier, un réduit ménagé entre cette voûte et le plancher de la première chambre (à niveau de la cour de la Merveille) pour le service de la meurtrière percée au-dessus de la porte, puis trois étages de chambres éclairées à l’est et au nord par d’étroites fenêtres; l’unique chambre de chaque étage communiquant avec les tourelles servant de guettes est munie d’une cheminée dont la haute souche s’élève au-dessus du comble. Un escalier, en saillie sur la cour de la Merveille, dessert les deux derniers étages (le premier étant au niveau de la cour de la Merveille et de la salle des Gardes) et se termine au crénelage supérieur, couronnant le châtelet, relié à la Merveille par la courtine, également crénelée, qui aboutit à la tour des Corbins. La muraille ou courtine, reliant la Merveille au châtelet et bâtie en même temps que ce dernier, présente intérieurement sur la cour de la Merveille les amorces d’un bâtiment projeté, dont la porte et la poterne seules, sur la face nord de Belle-Chaise, donnant sur la cour de la Merveille dont elles devaient former l’entrée, ont été terminées. Cette construction n’a pas été continuée, ainsi que le prouve l’état des formerets de la partie inférieure, qui devait être voûtée. Le châtelet et la courtine sont admirablement construits en granit; leurs assises, en bandes grises et roses alternées dans la hauteur du premier étage (du châtelet seulement), ainsi que les profils des moulures, sont taillées avec la plus grande perfection. Aussi leur conservation est-elle parfaite, et, sauf la reconstruction nécessaire du comble, en partie ruiné, ils peuvent être remis dans leur état primitif par des travaux peu importants. V BARBACANE DU CHATELET La barbacane, enveloppant le châtelet à l’est et au nord, constitue une première ligne de défense dont le crénelage est desservi par un petit escalier. Une échauguette crénelée est établie sur l’angle sud-est, près de la porte sud; elle est munie d’une cheminée, de mâchicoulis, et servait de refuge aux gens d’armes, gardiens des deux portes de la barbacane. «Devant la porte des abbayes on établissait quelquefois des constructions militaires avancées, de manière à rendre plus difficile l’approche des assaillants, comme on l’aurait fait devant une place de guerre: c’étaient des barbacanes... qui, en cas d’attaque, devaient donner le temps de se mettre en défense et de fermer les portes. On voyait un exemple remarquable de ces premiers travaux militaires à Saint-Jean-des-Vignes, à Soissons (barbacane de forme rectangulaire ayant une grande analogie avec celle du Mont...) Ces constructions avancées,--_barbacanes_,--qu’on établissait au moyen âge en avant d’une place, équivalaient aux travaux qu’on nomme _tête de pont_, _demi-lune_ (ou _ravelin_) dans les fortifications modernes[33].» VI GRAND DEGRÉ ET ESCALIER DU SUD On arrive à la barbacane par deux escaliers; l’un, au nord, est le grand degré, très large, dont l’emmarchement, très doux, est la continuation des rampes de la rue de la ville, aboutissant aux défenses extérieures du château. Le grand degré est établi parallèlement au rempart de l’ouest; une première porte fortifiée existait au bas des marches; une seconde porte barrait le passage à moitié de la hauteur, sur un palier où une petite poterne, au niveau du palier, communiquant avec un corps-de-garde, ménagé dans la partie basse de la tour Claudine, permettait aux gens d’armes de se porter sur le degré au premier signal. Enfin on arrivait à une troisième porte, donnant entrée dans la barbacane. L’escalier du sud est moins important; il établissait les communications nécessaires entre la barbacane, le dehors, par une poterne, pratiquée au pied de l’escalier, et les chemins de ronde extérieurs de l’abbaye au sud. Les deux portes du grand degré et les deux entrées nord et sud de la barbacane étaient fermées chacune par un seul vantail,--occupant toute la largeur des ouvertures,--qui se mouvait horizontalement et se manœuvrait par un système particulier, qui s’explique, du reste, par la situation exceptionnelle du Mont-Saint-Michel, dont les bâtiments ainsi que les ouvrages se superposent et ne se relient entre eux que par une série de degrés et de rampes de toutes natures. Les vantaux des portes pivotaient sur leurs axes horizontaux reposant sur les pieds-droits saillants, établis de chaque côté intérieur des portes; ils s’ouvraient parallèlement à la pente de l’emmarchement et, à la moindre alerte, ils pouvaient se baisser très rapidement, entraînés par le propre poids de la partie inférieure garnie de lourdes ferrures; ils étaient maintenus fermés par des verrous, fixés latéralement sur le côté intérieur des vantaux, et dont on voit encore les gâches scellées dans les pieds-droits des portes. Les vantaux fermés opposaient une grande résistance aux attaques extérieures, parce que, étant soutenus par les feuillures latérales et les marches à l’intérieur, dans le sens de la poussée, ils ne pouvaient être enfoncés ou relevés qu’après de longs efforts et défiaient ainsi toute surprise. Les moyens ingénieux mis en œuvre pour défendre les approches de la barbacane du châtelet, ainsi que les obstacles accumulés sur les degrés qui aboutissent à ses portes, permettaient de retenir l’assaillant et de déjouer les tentatives qu’il pouvait faire pour s’emparer, par une attaque de vive force, des ouvrages extérieurs de la porte de l’abbaye-forteresse. Aussi, grâce à ses défenseurs et surtout à ses abbés, constructeurs habiles autant que gardiens vigilants, dont l’œuvre militaire compléta les défenses naturelles qui la rendaient inexpugnable, l’abbaye eut-elle le glorieux et rare honneur de résister victorieusement, aussi bien aux assauts furieux des Anglais qu’aux ruses perfides des Huguenots, et de n’avoir jamais été la proie des ennemis de la France. [Illustration: Fig. 165.--Armoiries de Louis, baron d’Estissac, gouverneur de la Rochelle, du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge, nommé chevalier de Saint-Michel le 31 mai 1562.] [Illustration] CHAPITRE V REMPARTS I DÉFENSES DE L’ABBAYE ET REMPARTS DE LA VILLE Jusqu’à la fin du douzième siècle et même dans les premières années du treizième, l’abbaye n’avait pas d’ouvrages défensifs proprement dits. Elle n’était défendue que par les escarpements du rocher sur lequel elle est bâtie ou par quelques palissades protégeant les points les plus accessibles. A partir du treizième siècle, les abbayes, particulièrement celles de l’ordre de Saint-Benoît, deviennent de véritables forteresses, capables de soutenir un siège. Les abbés, seigneurs féodaux, unissant la puissance religieuse à la force militaire, fortifient leurs monastères pour défendre leurs vies et leurs biens et les mettre à l’abri des désastres qui, au Mont-Saint-Michel, avaient signalé le commencement du treizième siècle. L’abbaye du Mont-Saint-Michel offre un des exemples de cette transformation. Après l’incendie de 1203, devenue vassale du domaine royal, Jourdain et ses successeurs établirent les lieux réguliers dans les magnifiques bâtiments formant la Merveille, qui constitue à elle seule une formidable défense. Cependant le monastère fut entouré, vers le nord, d’une muraille crénelée couronnant les crêtes du rocher jusques aux points inaccessibles à l’ouest; de cette muraille, un degré, renfermé dans des murs également crénelés, dont il reste encore les ruines, descendait jusqu’à la fontaine Saint-Aubert, laquelle était contenue dans une tour pour la préserver de la mer, et qui fut alors fortifiée pour la défendre des hommes. La tour de la fontaine Saint-Aubert était l’un des points stratégiques importants de la place, non seulement parce qu’elle permettait à la place assiégée de se ravitailler par la mer,--ce qui se produisit plusieurs fois pendant les guerres contre les Anglais en 1423 et 1424,--mais encore parce que la tour fortifiée renfermait l’unique fontaine d’eau douce de l’abbaye, situation qui dura jusqu’en 1450, époque à laquelle, en reconstituant le chœur de l’église, écroulée en 1421, on établit des citernes dans les collatéraux inférieurs de ce nouveau chœur. Richard Tustin continua l’œuvre de ses devanciers, et indépendamment de la tour de la fontaine qu’il construisit, il éleva vers 1250 le grand bâtiment nommé Belle-Chaise et commença le nouveau logis abbatial et ses dépendances qui s’étendirent alors au sud de l’église. Il fit construire en même temps la tour du Nord qui formait le saillant des murailles du nord et assurait la défense des ouvrages avancés de l’abbaye dont il avait refait l’entrée, c’est-à-dire Belle-Chaise. De 1260 à la fin du quatorzième siècle, les abbés continuèrent les travaux du logis abbatial, reconstruisirent les magasins de l’abbaye établis dès le douzième siècle au sud-ouest, qui devinrent alors un poste avancé relié à l’abbaye par des chemins de ronde, achevèrent les murailles de la ville,--dont l’entrée était alors au sud-est vers Avranches,--en étendant le front est de la place vers le sud, et reliant ses murs aux escarpements du rocher sur lequel s’élèvent les nouveaux bâtiments abbatiaux. En 1386, Pierre Le Roy fut appelé à gouverner l’abbaye. Ce fut l’un des plus illustres abbés du Mont et l’un de ceux qui contribuèrent le plus aux travaux militaires de l’abbaye. Après avoir restauré l’abbaye dont plusieurs parties avaient été ruinées par des incendies, il compléta les défenses à l’est en élevant la tour Perrine. Il construisit à l’ouest de Belle-Chaise, dans les premières années du quinzième siècle, le châtelet qui commande l’entrée de l’abbaye, et relia cet ouvrage à la Merveille par une solide courtine qui montre intérieurement les amorces de constructions projetées. [Illustration: Fig. 166.--Vue du Mont-Saint-Michel (d’après la gravure de J. Peeters).--G. Mérian, 1657.] Il construisit également, en avant du châtelet, la barbacane avec son grand degré au nord et son petit degré au sud. Il modifia en même temps les remparts des côtés nord et ouest en élevant une tour nommée la Claudine, joignant l’angle nord-est à la Merveille, et le saillant nord-ouest surmonté d’une échauguette, établissant ainsi, avec la tour du Nord, des communications indépendantes les unes des autres. Dès le commencement du quinzième siècle, la ville et particulièrement l’abbaye étaient fortifiées aussi complètement que possible et dans toutes les règles de l’art militaire de cette époque; mais cet art militaire faisant, en ces temps de guerre, de très rapides progrès, il devint bientôt nécessaire de modifier et d’accroître le système défensif de la place. La ville ou plutôt les faubourgs de la ville s’étaient agrandis vers le sud; il fallait non seulement défendre la nouvelle ville contre les attaques de ses ennemis, mais encore la préserver des envahissements périodiques de la mer. D’ailleurs, depuis 1415, l’abbaye et la ville étaient menacées par les Anglais qui, après la bataille d’Azincourt, s’étaient emparés de la Normandie et se retranchaient sur Tombelaine,--un îlot voisin, au nord du Mont, dans la baie du Mont-Saint-Michel,--ainsi que sur la côte. Il devint indispensable, afin de mieux se défendre, d’opposer aux attaques des Anglais un front de défense beaucoup plus développé que celui des remparts du quatorzième siècle. Robert Jolivet, abbé du Mont, l’auteur de ce travail considérable, signa son œuvre de ses armoiries, et le bas-relief qui les représente, longtemps abandonné dans l’avancée de la barbacane, a repris sa place originelle sur l’une des courtines de l’enceinte du quinzième siècle. Robert Jolivet vint souder ses nouvelles murailles à l’est sur celles que Guillaume du Château avait élevées dans le siècle précédent et, descendant des escarpements du rocher, défendu par la tour du Nord, jusque sur la grève, il flanqua ses murs d’abord d’une grosse tour formant un saillant considérable destiné à battre les flancs des courtines adjacentes et à défendre le front de l’est, puis il continua l’enceinte au sud en la renforçant de cinq autres tours. La dernière, dite tour du Roi, constitue le saillant sud-ouest de la place, et défend en même temps la porte de la ville. A partir de ce point, les remparts se retournent à angle droit et se relient aux défenses de l’abbaye au sud. A l’exception d’une seule, les tours étaient couvertes et servaient de places d’armes ou d’abris pour les défenseurs des murailles. Les remparts sont formés d’un mur d’une épaisseur de deux mètres environ et de dix mètres de hauteur moyenne; [Illustration: Fig. 167.--Vue du Mont-Saint-Michel, d’après C. Chastillon. Dix-septième siècle.] la base forme un glacis défendu par des mâchicoulis placés au sommet et dont les consoles supportent des parapets découverts et crénelés. Les projectiles lancés du haut du crénelage rebondissaient sur le glacis, tuaient ou blessaient les assaillants qui auraient tenté d’escalader les murs; la sape, qui était ordinairement le moyen employé pour détruire les murailles, ne pouvait être utilement pratiquée ici en raison des mouvements périodiques des marées. Deux poternes furent ménagées sur le front est: l’une, dans la tour Boucle, pouvait être affectée au ravitaillement par la mer; l’autre, dans la courtine voisine, se nommait le _Trou du Chat_, en raison de sa petite dimension et probablement de son analogie avec les petites ouvertures--furtives--pratiquées au bas des portes des habitations rurales pour laisser au chat la liberté de ses allures vagabondes. Cette dernière petite poterne s’ouvrait à la base des murailles à peu près au niveau moyen de la mer, et servait à la sortie comme à la rentrée des rondes qui pouvaient se faire à pied à marée basse ou en bateau pendant le temps de la pleine mer ou des hautes marées. La porte du Roi, l’unique porte de la ville, s’ouvre à l’ouest et donne accès à l’unique rue de la ville; elle était fermée par un vantail et une herse en fer; elle était précédée d’un fossé sur lequel s’abattaient les ponts-levis de la poterne et de la porte principale, destinés aux chariots ou aux cavaliers. Au-dessus des portes était le logis du gardien de la porte ou logis du Roi, le chef de la porte gardant pour le roi. La herse en fer, qui date de 1420, existe encore; elle est restée engagée dans les rainures latérales où elle glissait. Le tympan de la porte est décoré de riches sculptures au milieu desquelles une composition héraldique représente la hiérarchie sociale du moyen âge. Placées sur l’ouvrage fortifié dont elles décorent l’entrée, les _armes pleines_ du roi sont l’image de la puissance royale; les _coquilles_ rappellent l’abbaye vassale du roi de France, et enfin le bandeau _d’azur ondé à deux poissons d’argent posés en double fasce_, c’est la ville du Mont, tout à la fois vassale du roi et de l’abbaye. A l’époque où la porte fut construite, c’est-à-dire de 1415 à 1420, l’artillerie à feu commençait à être employée avec succès dans les sièges; les habiles capitaines du Mont reconnurent bientôt qu’il était important d’éloigner l’assiégant du corps de la place et de couvrir les approches de la porte par un ouvrage plus solide que des palissades en bois. Ils construisirent alors, en avant de la porte, la barbacane (qui existe encore aujourd’hui). [Illustration: Fig. 168.--Vue du Mont-Saint-Michel, d’après N. de Fer. Dix-huitième siècle.] Elle est disposée de façon à laisser fort peu d’espace entre le rocher et la porte de la barbacane. Celle-ci est flanquée d’un redan en quart de cercle, commandant l’entrée et aboutissant au rocher, inaccessible sur ce point. Les murs sont percés d’embrasures pour des _fauconneaux_ ou des _couleuvrines_; le sommet des murs est percé d’_archères_ et de meurtrières pourvues d’une mire circulaire au milieu, pour les _traits à poudre_,--première idée de l’arquebuse,--ou bien pour les _canons à main_, fusil portatif qu’on voit apparaître au commencement du quinzième siècle, notamment au siège d’Arras en 1414, et qui fut employé pendant toute la durée des guerres avec les Anglais. [Illustration: Fig. 169.--Boulevard (ou _Bastillon_) de l’est.--Flanc nord.] Grâce à tous ces ouvrages militaires et surtout au courage de ses défenseurs, le Mont-Saint-Michel résista à tous les efforts des Anglais et soutint victorieusement un long et glorieux siège qui dura de 1423 à 1434. En 1434, les Anglais tentèrent une dernière attaque; mis en déroute par la garnison et les chevaliers défenseurs du Mont, ils abandonnèrent leur artillerie, dont les _bombardes_,--ornant l’entrée de la barbacane, deuxième porte,--sont les curieux spécimens; l’une d’elles, pour sa forme et les détails de sa structure, présente une singulière analogie avec les pièces d’artillerie moderne, surtout avec les énormes canons actuellement en usage dans la marine. Cependant, pendant cette longue période du siège, le monastère fut dans la plus grande détresse, qu’il supporta du reste très courageusement. Les biens étant séquestrés, l’abbaye engagea son argenterie, ses châsses et ses reliquaires, afin de pouvoir nourrir les religieux, les habitants de la ville et la garnison de la place. A toutes ces infortunes de guerre était venu s’ajouter l’écroulement du chœur de l’église de l’abbaye, ce qui fut une perte irréparable et menaça d’entraîner la ruine totale de la basilique. Cet état de choses dura jusqu’à l’époque où les Anglais, après la bataille de Formigny, abandonnèrent la Normandie. Vers 1530, les défenses de l’abbaye, à l’ouest, furent complétées par la construction d’un boulevard ou bastillon à plusieurs étages de feux, nommée _tour Gabriel_, du nom de son auteur _Gabriel du Puy, lieutenant du roy François Iᵉʳ_. A cette même époque on éleva, en avant de la barbacane du quinzième siècle, un petit ouvrage composé d’un corps-de-garde,--destiné aux bourgeois de la ville, auxquels était confiée la garde de la première porte,--et d’un mur percé d’une porte et d’une poterne, se reliant à la courtine de la barbacane et formant aussi l’_avancée_ de la porte de la ville. Les remparts subirent quelques modifications nécessitées par les perfectionnements de l’art de la fortification, notamment la tour saillante, à l’est, qui fut transformée en bastillon (fig. 169). Sous les abbés commendataires, on cessa de bâtir. Le temps des travaux était passé d’ailleurs. Pendant toutes les guerres de la Ligue, les abbés du Mont eurent trop souvent à défendre l’abbaye contre les attaques et les surprises des Huguenots, pour songer à agrandir ses bâtiments; on se borna à faire les réparations les plus nécessaires. De 1632, époque à laquelle les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur prirent possession de l’abbaye, à 1776, il n’est resté traces que de l’établissement d’un moulin à vent sur la plate-forme de la tour Gabriel, en 1617, et d’aménagements intérieurs qui ont malheureusement dégradé certaines parties des édifices, notamment le dortoir. En 1776, au lieu de réparer la nef, on lui enleva trois travées sur les sept dont elle était formée, et, en 1780, on remplaça le portail roman détruit par une façade de style _gréco-romain_, anachronisme flagrant qui balafre la nef romane mutilée. Depuis ce temps, les travaux qui se sont faits n’ont été qu’une trop longue suite de mutilations et de profanations. Aussi passerons-nous rapidement sur cette période malheureuse. En 1864, l’abbaye du Mont-Saint-Michel, cessant d’être une prison, devint propriété domaniale, pour être enfin, dans ces dernières années, affectée au service des Monuments historiques. Les travaux de restauration, commencés en 1872, se poursuivent régulièrement, grâce aux crédits ouverts par le Ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts, et par les soins de la Commission des Monuments historiques. [Illustration: Fig. 170.--Armoiries peintes sur un tableau anciennement placé dans le chœur de l’église du Mont-Saint-Michel.--D’après un dessin de M. de Rothemont; ms. nº 4902 à la Bibliothèque nationale. Dix-huitième siècle.] [Illustration] CHAPITRE VI LA VILLE L’origine du village, ou plutôt,--suivant la tradition séculaire,--de la _ville_ du Mont-Saint-Michel, est fort ancienne, si l’on en croit les chroniqueurs, qui la font remonter au dixième siècle, à l’époque où, les Normands ravageant le pays d’Avranches, quelques familles vinrent se réfugier sur le rocher appelé, dès le huitième siècle, le _Mont-Saint-Michel_. La petite bourgade prospéra sous la protection des Bénédictins établis en 966 par le duc de Normandie, Richard sans Peur. Elle suivit la fortune du monastère, au pied duquel ses maisons s’étaient groupées sur les escarpements du rocher à l’est, qui lui formaient une première défense naturelle contre les envahissements de la mer et les attaques des hommes. Elle s’augmenta successivement, préservée, sur ses parties les plus faibles, par des palissades, et, lors de la reconstruction des bâtiments de l’abbaye, elle fut comme celle-ci, du treizième au quatorzième siècle, entourée de solides murailles[34] formant la première enceinte du monastère. Vers ce même temps, les magasins de l’abbaye, établis dès le douzième siècle au sud-ouest, sur le seul côté du rocher accessible aux chevaux et aux voitures, et qui avaient été incendiés ou détruits comme la ville en 1203, furent reconstruits, fortifiés et devinrent un point stratégique d’une grande importance, aussi bien pour la défense de l’abbaye-forteresse que pour la facilité de ses approvisionnements. Aussi ces magasins--fortifiés--constituèrent-ils dès le treizième siècle, époque à laquelle les bâtiments abbatiaux s’élevèrent à l’est et au sud, un poste avancé, fortement défendu, relié à l’abbaye, dont il formait l’entrée au sud-ouest, par des chemins de ronde, et complètement indépendant d’ailleurs du corps de la place, qui avait elle-même ses propres ouvrages défensifs, protégeant les approches du monastère à l’est. * * * * * La ville, agrandie de 1415 à 1420, qui s’étage au pied de l’abbaye au sud (fig. 171) et sur les escarpements de la montagne à l’est, ne possède qu’une seule entrée s’ouvrant au sud du Mont, sur le flanc ouest de ses remparts du quinzième siècle, dont la porte est précédée d’ouvrages qui en couvrent les approches. Après avoir franchi les passages-défilés de l’_Avancée_ et de la _Barbacane_, on arrive à la porte principale,--_porte du Roi_,--qui donne accès dans la ville. L’unique rue de la petite cité suit à peu près la ligne des murailles, et, de niveau avec l’entrée jusqu’à la hauteur de la tour dite _de la Liberté_, elle s’élève bientôt rapidement, serpente vers le nord sur les rampes du rocher et aboutit, par de grands emmarchements à l’est, au point où se dressait jadis la première porte du _Grand Degré_ montant à la barbacane du châtelet. Quelques ruelles fort étroites, escaladant le roc, grimpent aux jardins en terrasses ou aux maisons les plus élevées et aboutissent, par des détours, aux murs de ronde et à la poterne de l’escalier sud de la barbacane, protégeant l’entrée de l’abbaye. La rue de la Ville est bordée des deux côtés de maisons, dont quelques-unes sont encore telles qu’elles devaient être au moyen âge. Elles n’offrent rien de bien curieux dans leurs détails; pourtant, par leur réunion et leur étagement, elles forment un ensemble pittoresque, dont la figure 172 donne une idée (vue prise dans la partie basse de la rue). De temps immémorial, la ville, qui se compose aujourd’hui d’une soixantaine de maisons, a été habitée par des pêcheurs, excellents marins, rompus à toutes les fatigues de leur rude métier et bravant courageusement [Illustration: Fig. 171.--Vue générale de la façade sud du Mont-Saint-Michel. (restauration).] tous les périls des grèves dangereuses qui n’ont plus de secrets pour eux; mais la plus grande partie des habitations de l’ancienne cité et de la ville nouvelle furent de tout temps, en plus ou moins grand nombre, ce qu’elles sont de nos jours, c’est-à-dire des hôtelleries pour les pèlerins, ou bien des boutiques où se vendaient les images ou _enseignes du benoist arcange Monsieur saint Michel_, et où se débitent encore toutes sortes d’objets de piété. Les boutiques et les marchands d’images, ou de _quiencaillerie_, furent toujours très nombreux au Mont-Saint-Michel, aussi bien dans l’ancienne ville, avant le quinzième siècle, que dans la nouvelle depuis cette époque. Les nombreux pèlerinages avaient fait naître une industrie d’art fort curieuse qui eut une importance considérable au Mont-Saint-Michel, et surtout à Paris. Le sanctuaire dédié à saint Michel fut, dès son origine, visité par un grand nombre de pèlerins. Dès le onzième siècle, le Mont-Saint-Michel était célèbre par les pèlerinages qui s’y accomplissaient. Il le fut surtout au moyen âge, même jusqu’à la fin du dix-septième siècle, et sa renommée s’étendait non seulement par toute la France, mais encore dans plusieurs parties de l’Europe. Une confrérie de _Pèlerins de Saint-Michel du Mont de la Mer_ fut fondée à Paris, dans les premières années du treizième siècle. Déjà, pendant le siècle précédent, il existait, dans l’_Enclos du Palais_, une chapelle dédiée à saint Michel,--celle où fut baptisé Philippe-Auguste.--Après la construction de la Sainte-Chapelle, Philippe le Bel permit à son échanson Galerau de fonder dans la Sainte-Chapelle la _Chapellenie de Saint-Michel_. En 1476, Louis XI fonda dans la chapelle de _Saint-Michel aux Pèlerins_ une collégiale pour l’_Ordre de Saint-Michel_, dont l’établissement fut confirmé par lettres-patentes des rois Charles IX, Henri III et Henri IV. Au moyen âge, les pèlerinages étaient très suivis; ceux de Saint-Michel et de Saint-Jacques de Compostelle étaient les plus particulièrement en honneur et attiraient un nombre considérable de pèlerins. La confrérie de _Saint-Jacques aux Pèlerins_, de Paris, rue Saint-Denis, à côté de la porte de ville, avait, avec sa chapelle, un _hôpital_ destiné à héberger gratuitement, chaque nuit, les pèlerins de passage à Paris, qui se [Illustration: Fig. 172.--Rue de la Ville.] rendaient à Saint-Jacques de Compostelle, au Mont-Saint-Michel et en d’autres lieux vénérés. Presque tous les rois de France, jusqu’à Charles IX, qui fut le dernier monarque qui vint faire ses dévotions à Saint-Michel, se rendirent en pèlerinage au Mont; il faut surtout remarquer: saint Louis, Philippe le Hardi, Philippe le Bel, Charles VI, la reine Marie, femme de Charles VII, Louis XI, Charles VIII et François Iᵉʳ, et la liste des grands personnages qui y vinrent dans les mêmes conditions serait interminable. La dévotion à saint Michel fut de tout temps très vive, et, particulièrement au quatorzième siècle, elle se manifesta par des pèlerinages plus nombreux qu’en d’autres temps, auxquels prirent part des hommes et des femmes de tous rangs et de toutes conditions, et, ce qui est très remarquable, des _enfants_, qui se nommaient _Pastoureaux_. Guidés par leur foi naïve, ils se réunissaient, se rendaient au Mont-Saint-Michel au travers de tous les obstacles, sans aucune crainte, et n’ayant d’autre préoccupation que celle d’arriver et de faire leurs prières au sanctuaire de Saint-Michel. Il faut encore citer parmi ces faits extraordinaires les pèlerins venus d’Allemagne en grand nombre avec leurs femmes et leurs petits enfants, malgré la distance et les dangers des chemins. Dès les premiers temps des pèlerinages au Mont-Saint-Michel, les pèlerins recueillirent dans la baie des coquilles, qu’on nomme encore coquilles Saint-Michel, et qu’ils attachaient à leurs vêtements en souvenir de leurs voyages au Mont. Bientôt on remplaça les coquilles naturelles par des coquilles en plomb ou en étain fondu; on orna ces coquilles d’une image de saint Michel, puis on fondit des médailles ou _enseignes_, et dès les premières années du treizième siècle naquit une industrie d’art qui prit rapidement un développement considérable. Le commerce des _enseignes_ et des _plombs_ de pèlerinage était assez important pour que les rois de France eussent établi de lourds impôts sur la vente de ces objets, et il existait à Paris, au treizième siècle, des fondeurs de plomb et d’étain que les historiens nomment les _biblotiers_: _c’était un faiseur et mouleur de petites images en plomb qui se vendent aux pèlerins et autres_. Les objets de plomb ou d’étain fondu, trouvés dans la Seine à Paris, aux abords des ponts: pont au Change (ancien Grand-Pont), pont Saint-Michel, pont Notre-Dame, démontrent qu’il y avait à Paris, et particulièrement sur le pont au Change, un centre important de fabrication qui devait alimenter les pèlerinages. Ces objets se fabriquaient également au Mont Saint-Michel, ainsi que le prouve un moule en ardoise que nous y avons trouvé l’année dernière. (Voir fig. 71 et 72.) Nous possédons un certain nombre de _plombs_--trouvés dans la Seine à Paris--d’une authenticité incontestable, qui ont été fabriqués à Paris, du treizième au seizième siècle, pour les pèlerinages. Une partie importante de ces objets était particulièrement destinée aux pèlerins du Mont Saint-Michel et de Tombelaine--où la Vierge était vénérée sous le nom de Notre-Dame la Gisante.--Ils se composent d’_ampoules_ ou _sachets_ destinés à renfermer des reliques, de coquilles, de sonnettes et d’anneaux en étain, de colliers, de boutons même, de cornets de pèlerin; enfin, d’images de saint Michel, de médailles de plomb ou d’étain (qui s’appelaient des _enseignes_), qui pouvaient se fixer aux chapeaux ou aux vêtements des pèlerins. Quelques-uns de ces objets ont été fabriqués par les biblotiers, mais la plupart sont l’œuvre d’orfèvres ou dans tous les cas, d’artistes consommés. Toutes ces anciennes images sont toujours composées avec un art extrême, et, si elles sont parfois d’une exécution naïve, elles ont toujours, avec le sentiment décoratif qui leur est particulier, un très grand caractère symbolique, où l’inspiration religieuse domine et dirige l’esprit de l’imagier si elle ne conduit pas toujours heureusement sa main. Elles sont bien dignes d’inspirer nos modernes fabricants d’images, surtout en ce qui concerne saint Michel, qu’ils habillent de vêtements grotesques ou qu’ils affublent d’un costume théâtral--_à la romaine_.--En attendant qu’ils aient cherché et surtout trouvé pour saint Michel un vêtement digne d’un aussi grand personnage, ils devraient tout au moins restituer au séculaire Patron de la France son costume national, c’est-à-dire l’armure française du moyen âge. Les modèles ne manquent pas: nos cathédrales, nos musées, nos bibliothèques, possèdent sur ce sujet des richesses inépuisables. En terminant cette étude faite aussi exactement que possible, qu’il nous soit permis d’exprimer notre admiration pour le célèbre monument dont nous avons essayé de peindre les beautés. Une description fidèle, des dessins exacts, des photographies même, donnent bien une idée des détails des monuments ou du paysage; mais rien ne remplace l’impression de la vue, et, au Mont Saint-Michel en particulier, cette impression est saisissante et ne peut être décrite. Les phénomènes des marées, toujours si curieux à observer partout ailleurs, sont particulièrement étonnants sur ces grèves immenses où l’arrivée de la mer produit une sorte de _mascaret_ de plusieurs lieues de largeur. Rien n’est plus facile d’ailleurs que d’aller au Mont Saint-Michel, de le visiter dans tous ses détails après en avoir fait le tour soit à pied sur les grèves à marée basse, soit en bateau pendant la pleine mer. Cette dernière manière de voir le Mont est à notre avis la meilleure, parce qu’elle permet de s’éloigner un peu de la base du rocher qu’on est forcé de côtoyer à pied. La vue change alors à chaque coup d’aviron pour ainsi dire, et toutes les faces de l’antique abbaye semblent se dérouler et présentent successivement les aspects les plus imposants et les plus grandioses. Il n’est pas de spectacle plus beau et plus instructif pour les touristes et surtout pour les artistes et les savants, sans parler des grands enseignements que tous doivent tirer de l’étude de ces splendides monuments. Aussi, que nos lecteurs nous permettent de leur dire comme conclusion, persuadé que le conseil est excellent: Allez au Mont Saint-Michel et que la vue de toutes ses merveilles vous inspire de belles et grandes œuvres, comme celles qui ont été créées jadis pour l’honneur de notre cher pays. Ed. CORROYER, _architecte_. DOCUMENTS ICONOGRAPHIQUES [Illustration] DOCUMENTS ICONOGRAPHIQUES L’iconographie de saint Michel nous présente une des plus belles pages de l’art chrétien. L’Archange, avec sa noble physionomie, sa fidélité à toute épreuve, sa mâle énergie et son amour de la justice, est le plus beau de tous les types, après ceux du Sauveur et de la Vierge. En lui nous trouvons toutes les grâces de l’adolescence unies à la valeur de l’âge mûr, toute la sévérité d’un juge qui défend les droits de Dieu, tout l’éclat de la lumière dont il est le reflet, toute l’indignation d’une âme généreuse qui a pour mission de combattre l’esprit du mal et le père du mensonge. Son étendard est la croix, en vertu de laquelle il triomphe; son cri de guerre est son nom: «_Michel_, qui est semblable à Dieu;» son arme est le bouclier, la lance et le glaive; son vêtement est le manteau royal et la cuirasse du chevalier; sur son front brille parfois une couronne, ou bien sa chevelure flotte librement sur ses épaules; ses grandes ailes déployées indiquent son action; la balance qu’il tient souvent à la main est le signe de sa mission auprès des âmes; sous ses pieds s’agite le dragon, son implacable ennemi, qu’il combat toujours sans jamais le détruire et dont il triomphera au dernier jour, quand le nombre des élus sera complet. Nous avons fait revivre ce type sublime dans l’ouvrage que nous offrons au public. Les nombreuses gravures que nous publions peuvent se rattacher à cinq groupes principaux: saint Michel, _ange des batailles_; saint Michel, _prince de la lumière_; saint Michel, _conducteur des âmes_; saint Michel, _peseur des âmes_; et les _monuments_ élevés en l’honneur de saint Michel. Saint Michel, en sa qualité de contradicteur de Satan, est toujours en lutte avec ce dernier: tantôt il lui perce la mâchoire inférieure, selon la parole de Job: «_Perforabis maxillam ejus_;» tantôt il le précipite du ciel, à la suite du grand combat décrit dans l’_Apocalypse_; quelquefois il le tient enchaîné, ou il l’attend appuyé sur son bouclier et armé de pied en cap. (Voir la photogravure en frontispice, les chromos des pages 88 et 268 et les figures 2, 3, 7, 9, 10, 12, 13, 40, 71, 72, 177 à 183, et 209 à 212.) Satan est le prince des ténèbres. Saint Michel est le prince de la lumière. Pénétrés de cette pensée, les artistes l’ont souvent représenté le regard fixé sur Dieu, le front environné d’un éclat céleste et les vêtements pour ainsi dire ruisselants de lumière. Les architectes lui ont bâti des temples sur les plus hautes montagnes, et ils ont dressé des autels en son honneur au sommet des tours. Ils auraient voulu le placer dans ces régions supérieures où saint Paul nous représente la lutte des bons anges contre les esprits de ténèbres. De temps en temps ils l’unissent au Verbe incarné, à la Lumière divine descendue sur la terre. Saint Michel est l’ami du Sauveur et le gardien des sanctuaires. (Voir les figures 1, 4, 8, 15, 37, 66, 131 à 133, 184 et 191.) L’ange rebelle est devenu l’ennemi des âmes. Son heureux contradicteur a reçu la mission de les défendre. Il veille sur elles; il les protège, il les guide, il les éclaire; il prend sous sa protection les âmes les plus saintes et les plus pures. La Vierge Marie et Jeanne d’Arc lui sont confiées. Il est l’ange protecteur de l’Église et de la France, c’est-à-dire de la patrie des âmes et de la nation chérie de Dieu. Il est le guide des chevaliers et des pèlerins, le patron des confréries et des associations ouvrières. Après la séparation de l’âme et du corps, il prend soin de notre dépouille mortelle et veille sur notre tombe, c’est pourquoi les artistes l’ont souvent représenté avec les attributs d’un ange gardien. (Voir les figures 5, 11, 14, 18, 34, 44, 92, 94, 95 à 102, 104, 105, 116 à 124, 141, 185 et 186.) Au tribunal de Dieu, Satan réclame sa proie; mais saint Michel est là pour la défendre. Il pèse les bonnes et mauvaises actions; il écarte souvent, du bout de sa lance, un petit diable sournois qui essaie de tricher et de faire incliner vers la terre le plateau de la balance où les péchés sont contenus. La bonne et miséricordieuse Vierge intervient d’ordinaire dans cette pesée des âmes; elle intercède pour le défunt auprès du Juge suprême assis sur son trône. (Voir la chromo de la page 388 et les figures 6, 103, 142, 186, 187, 188 et 207.) Les monuments élevés en l’honneur de saint Michel, depuis l’origine de l’Église, ne sauraient être comptés. Plusieurs sont remarquables par la beauté de l’architecture, la hardiesse du plan, la richesse de l’exécution. En première ligne, nous plaçons la basilique du Mont-Tombe, les églises de Bruxelles et de Bordeaux, la chapelle de Saint-Michel d’Aiguilhe, dans le Velay. Les châteaux forts, les tours, les beffrois dédiés à l’Archange guerrier ne sont ni moins remarquables ni moins nombreux. (Voir les chromos des pages 88 et 268 et les figures 16, 20, 22, 24 à 27, 28, 52 à 61, 70, 143 à 151 et 182.) Nous désirons compléter cette partie de notre ouvrage en mettant sous le regard du lecteur une nouvelle série de gravures. Les documents iconographiques qui suivent sont comme une synthèse de toute la partie artistique de notre travail: ils résument ce que la peinture, la sculpture et l’architecture ont entrepris à la gloire de saint Michel. P.-M. BRIN. [Illustration: Fig. 173.--Sou d’or concave. Isaac II, l’Ange, 1185-1195.] [Illustration: Fig. 174.--Pierre gravée du quatrième siècle, formant le sceau de Chrétien, chanoine d’Amiens. 1210.] [Illustration: Fig. 175.--Sou d’or concave. Michel VIII Paléologue. 1261-1282.] [Illustration: Fig. 176.--Sceau du douzième siècle. Bruxelles. Archives nationales.] [Illustration: Fig. 177.--Enseigne (image) en plomb de saint Michel, trouvée au Mont. Treizième siècle.] [Illustration: Fig. 178.--Sceau de l’abbaye du Mont-Saint-Michel au douzième siècle. Le revers est le sceau de Robert de Torigni. Archives nationales.] [Illustration: Fig. 179.--Sceau de la Nation de Picardie, à l’Université de Paris. Quatorzième siècle. Archives nationales.] [Illustration: Fig. 180.--Sceau de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, en 1520. Archives nationales.] [Illustration: Fig. 181.--Moule d’un plomb de pèlerinage. Quatorzième siècle. Collection de M. Alfred Ramé.] [Illustration: Fig. 182.--Statue de l’Archange sur l’église Saint-Michel de Lucques (Toscane), fondée au huitième siècle. La façade est postérieure de plusieurs siècles.] [Illustration: Fig. 183.--Saint Michel et ses anges terrassant le démon. Peint par Cimabue dans l’église Sainte-Croix de Florence. Treizième siècle.] [Illustration: Fig. 184.--Saint Michel, saint Gabriel et saint Raphaël groupés autour de la figure centrale du Sauveur. Peinture grecque du quinzième siècle.] [Illustration: Fig. 185.--Saint Michel avec la Vierge et l’enfant Jésus. Peint à fresque dans l’église Sainte-Croix de Florence. École de Giotto.] [Illustration: Fig. 186.--Saint Michel conducteur des âmes.--Un ange présentant une âme à saint Michel. Miniature du _Livre des Angelz_. Ms. du XVᵉ siècle. Nº 186 à la Bibl. nat.] [Illustration: Fig. 187.--Saint Michel peseur des âmes. Partie centrale du tableau du _Jugement dernier_ peint par Memling, dans l’église Sainte-Marie, à Dantzig. Quinzième siècle.] [Illustration: Fig. 188.--Saint Michel pesant les âmes et terrassant le Dragon. Peint par Luca Signorelli. Église Saint-Grégoire, à Rome. Seizième siècle.] [Illustration: Fig. 189.--Plaque italienne en bronze. Seizième siècle.] [Illustration: Fig. 190.--Plaque allemande en argent repoussé. Seizième siècle.] [Illustration: Fig. 191.--Saint Michel terrassant le démon avec les seules paroles: _Quis ut Deus_. Tableau italien du seizième siècle.] [Illustration: Fig. 192 à 206.--Jetons d’échevinage et monnaies à l’effigie de saint Michel.] [Illustration: Fig. 207.--Saint Michel conducteur et défenseur des âmes. Fragment d’un tableau peint par Mabuse. Seizième siècle.] [Illustration: Fig. 208.--Saint Michel en costume de l’époque de Louis XIV. Sculpture en ivoire du dix-septième siècle.] [Illustration: Fig. 209.--Saint Michel d’après un émail de Limoges signé Laudin. Dix-septième siècle.] [Illustration: Fig. 210.--Plaque en bronze de la fin de la Renaissance italienne.] [Illustration: Fig. 211.--Saint Michel terrassant le Démon. D’après une plaque en faïence émaillée d’Aranda (Espagne). Dix-septième siècle.] [Illustration: Fig. 212.--Saint Michel terrassant le Dragon. D’après une broderie au passé. Dix-huitième siècle.] PIÈCES JUSTIFICATIVES [Illustration] PIÈCES JUSTIFICATIVES L’histoire générale ne comporte pas tous les détails d’une chronique locale; elle se prête encore moins aux longues citations, aux froides nomenclatures et aux discussions sur les points controversés. Il en est ainsi dans l’histoire du culte de saint Michel. Plusieurs assertions demandent des preuves; certains faits ont besoin d’être éclaircis. Le lecteur ne serait pas satisfait, s’il ne trouvait des pièces justificatives à l’appui des opinions que l’auteur émet le premier, ou défend contre des écrivains d’une valeur incontestée. D’autre part, saint Michel avec ses attributs guerriers, sa mission auprès des âmes, ses luttes et ses triomphes, a excité de tous temps l’enthousiasme des poètes. Il a partout sa place d’honneur dans la poésie lyrique, dans le drame et dans l’épopée. Nous avons rapporté plusieurs faits pour démontrer cette assertion; mais il est utile de multiplier les citations, afin de mieux faire ressortir l’influence que saint Michel a exercée dans la littérature et les arts. C’est pourquoi nous publions ici quatorze pièces justificatives ou appendices que nous classons selon l’ordre chronologique, et nous indiquons, quand il y a lieu, les pages qui leur correspondent dans le texte. La première de ces pièces, _La révolte des Anges d’après une tablette chaldéenne_, prouve que la grande lutte engagée entre saint Michel et Lucifer, était connue dès la plus haute antiquité. Dans les pièces II, III, IV, V, VI, IX, X, XI et XII, nous avons des modèles de cette poésie où l’Archange figure tour à tour comme le vainqueur de Satan, le conducteur et le peseur des âmes, le génie tutélaire de l’Église et de la France. Le septième appendice est dû à M. Deschamps de Vadeville: il renferme la liste des chevaliers qui défendaient le Mont-Saint-Michel en 1427, sous la conduite de Louis d’Estouteville. Jusqu’ici, la question de l’atelier monétaire établi au Mont-Saint-Michel n’avait pas été résolue; le huitième appendice comble cette lacune. Enfin, les pièces XIII et XIV nous fournissent des documents précieux sur l’histoire du Mont-Saint-Michel pendant le XVIIIᵉ siècle et à l’époque de la Révolution. I AVANT L’ÈRE CHRÉTIENNE LA RÉVOLTE DES ANGES, D’APRÈS UNE TABLETTE CHALDÉENNE [Page 84.] C’est à M. Talbot que nous empruntons et la traduction de cette tablette et les réflexions qui précèdent cette traduction. Cette description de la révolte des Dieux ou des Anges semble avoir été précédée d’un récit de l’harmonie parfaite qui existait d’abord dans les Cieux. La guerre entre Michel et le Dragon a beaucoup de rapport avec le combat de Bel contre le Dragon qu’une tablette chaldéenne raconte[35]. Et il n’est pas inutile de remarquer que le dragon chaldéen a sept têtes, comme celui dont parle l’Apocalypse. Nous venons de dire que les premières lignes (au moins quatre) de la tablette manquent. 5. «L’Être divin dit trois fois le commencement d’un psaume[36]. 6. Le Dieu des saints cantiques, Seigneur de religion et d’adoration, 7. Établit mille chanteurs et musiciens, et institua un chœur 8. Aux chants duquel des multitudes répondaient..... 9. Avec un bruyant cri de mépris, ils interrompirent son saint cantique, 10. Abîmant, confondant, rendant confus son hymne de louange. 11. Le Dieu de la brillante couronne, avec un désir de réunir ses adhérents, 12. Sonna de la trompette pour éveiller la mort 13. Qui défendit aux dieux rebelles de revenir. 14. Il refusa leur service. Il les éloigna parmi les dieux ses ennemis. 15. A leur place il créa l’humanité. 16. Le premier qui reçut la vie habita seul avec lui. 17. Puisse-t-il leur donner la force pour qu’ils ne négligent pas sa parole, 18. En suivant la voix du Serpent[37], que ses mains ont créé. 19. Et puisse le Dieu de divine (parole) chasser de ses cinq mille ces mauvais mille 20. Qui, au milieu de son chant céleste, ont crié des blasphèmes mauvais. 21. Le dieu Ashur, qui avait vu la malice de ces Dieux qui avaient abandonné leur place 22. Pour se révolter, n’alla pas avec eux[38].» II POÉSIE DES PREMIERS SIÈCLES CHRÉTIENS HYMNE ATTRIBUÉE A SAINT AMBROISE[39] [Page 88.] Mysteriorum signifer Cœlestium, Archangele, Te supplicantes quæssumus Ut nos placatus visites. Ipse cum sanctis Angelis, Cum Justis, cum Apostolis; Illustra locum jugiter, Quo nunc orantes degimus. Castissimorum omnium Doctorum ac Pontificum Pro nobis preces profluas Devotus offer Domino, Hostem repellat ut sævum, Opemque pacis dirigat, Et nostra simul pectora Fides perfecta muniat. Ascendant nostræ protinus Ad thronum voces gloriæ, Mentesque nostras erigat Qui sede splendet fulgidâ. Hic virtus ejus maneat, Hic firma flagret charitas, Hic ad salutis commoda Suis occurrat famulis. Errores omnes auferat, Vagosque sensus corrigat, Et dirigat vestigia Nostra pacis per semitam. Lucis in arce fulgidâ Hæc sacra scribat carmina, Nostraque simul nomina In Libro vitæ conferat. III POÉSIE LATINE DU MOYEN AGE UNE PROSE D’ADAM DE SAINT-VICTOR[40] (XIIᵉ SIÈCLE) [Page 203.] 1. Laus crumpat ex affectu! Psallat chorus in conspectu Supernorum civium! Laus jocunda, laus decora, Quando laudi concanora Puritas est cordium. 2. Michaelem cuncti laudent, Nec ab hujus se defraudent Diei lætitiâ. Felix dies, quâ sanctorum Recensetur Angelorum Solemnis victoria. 3. Draco vetus exturbatur, Et Draconis effugatur Inimica legio. Exturbatus est turbator, Et projectus accusator, A cœli fastigio. 4. Sub tutelâ Michaelis Pax in terrâ, pax in cœlis, Laus et jubilatio. Cum sit potens hic virtute, Pro communi stans salute, Triumphat in prœlio. 5. Suggestor sceleris Pulsus à superis, Per hujus aeris Oberrat spatia. Dolis invigilat, Virus insibilat. Sed hunc annihilat Præsens custodia. 6. Tres distinctæ hierarchiæ Jugi vacant theoriæ, Jugique psalterio. Nec obsistit theoria, Sive jugis harmonia, Jugi ministerio. 7. O quàm miræ charitatis Est supernæ civitatis Ter terna distinctio, Quæ nos amat et tuetur Ut ex nobis restauretur Ejus diminutio! 8. Sicut sunt hominum Diversæ gratiæ, Sic erunt ordinum Distinctæ gloriæ Justis in præmio. Solis est alia Quam lunæ dignitas, Stellarum varia Relucet claritas; Sic resurrectio. 9. Vetus homo novitati, Se terrenus puritati Conformet cœlestium. Coæqualis his futurus, Licet nondum plenè purus, Spe præsumat præmium. 10. Ut ab ipsis adjuvemur, Hos devotè veneremur, Instantes obsequio. Deo nos conciliat Angelisque sociat Sincera devotio. 11. De secretis reticentes Interim cœlestibus, Erigamus puras mentes In cœlum cum manibus, 12. Ut superna nos dignetur Cohæredes curia, Et divina collaudetur Ab utrisque gratia! 13. Capiti sit gloria Membrisque concordia! Amen. IV POÉSIE FRANÇAISE DU MOYEN AGE EXTRAIT DU _ROMAN DU MONT SAINT-MICHEL_[41] (XIIᵉ SIÈCLE) [Page 196.] Ancieine costume esteit Que jà par nuit, en nul endreit, N’osast entrer huem desoz ciel Dedenz l’igliese Seint-Michiel Por nul besong que il éust, Ne clers, ne lais, quels que il fust, De ci qu’à l’ore que chaieit Li orloges qui fors esteit, Qui les matines terminout: Li segreteins lors i entrout. Totes les gardes fors gesoient En lor maison que els aveient: Ce faiseit l’en tout por l’Archangre, Qui i hantout, e li seint angre. Cil qui voleient escouter, Les oeient souvent chanter. Lor chant esteit cleirs e seriz Comme de si seinz esperiz. Apertement les reveeient Mainte feiée, ceu diseient, Li segrestein qui là geseient, Quant guarde et escout s’em perneient. Cil seint espirt molt i chantouent; De lor clartei enluminouent Tote l’igliese, quant veneient. Les compangnes granz i esteient. Entre tant vint au marruglier, Oiant les gardes del mostier, Uns huem (mès ne sei com out non, Ne se s’il fut de la maison) Por demander lor grant folie; Ne leirei pas ne la vos die: Il lor demande que deveit Que el mostier nuls ne geseit, Si cum en altres plusors funt, Où cez chières reliques sunt; Ne n’i leit l’en nul homme entrer Dès qu’il ennoite, por ovrer. Respondent cil: «Par reverence: «Des seinz angles dont grant frequence «I a par nuit espessement; «Si ne porreit nuls veirement «Suffrir veeir cele clarté «Dunt sunt li angle avironné.» --«Par fei! feit-il, empensé ai «Que une noit i veillerai, «Se l’en suffrir le me voleit.» Chascun s’en rist qui s’en oieit; Il quidouent qu’il se joast E que ses diz à gab tornast; Mais puis que virent que’s preiout Et adecertes tot tornout, Quant que lor out primes conté, A lor maistres cil ont mostré. En folie tenu le r’unt: Jà otreiz nul ne l’en ferunt De ceste ovre por nule rien, Trestuit s’en sunt afichié bien; Mais nequedent tant les preia Que par ennui veincuz les a: Otrié ont ceu qu’il requist; Unques dangier nuls ne l’en fist. Toz prof en prof treis jorz juna, Al derraien bien se lava; En l’aserant s’en est entrei Dedens l’igliese, e recutei En un angleit, à une part Où chandele ne ceirge n’art. Endreit prinsomme s’effreia: Quer visions ne veia. De la poor que il en out, Unques une conter n’en sout; Sum chief couvrit, si se mucha, Jus à terre s’acraventa. Aprof iceu el mostier vit Molt grant clarté, si cum il dit; En la clarté vit seint Michiel E la Raïne, ou lui, del ciel, E le portier de paréis, De l’autre part, ceu li fut vis: Le mostier vunt avironnant, Dedenz entor e poralant. De là où ert e se geseit. Seint Michiel ot qui se plengneit A cels qui eirent ovec lui, Que el mostier aveit senti De caroigne odor molt male: De la poor devint cil pale; Esguardé a cele partie Où a la voiz de l’angle oïe. Marriement le vit venir Vers sei, molt tost ne pout fuir. Leiz lui li Angles s’aresta: Cruel vis out, ce li sembla, E vie chose bien semblout. Merci cria, si cum il pout. De sa misere pitié unt Li dui ki o seint Michiel sunt. Ceu est la Mere Jesu-Crist E seint Pierres, si cum cil dist; A seint Michiel preient que ait Merci de cel homme forfait. Fait aveit grant presumpcion, Meis or li preient que pardom Por lor amor de cest li face. Cil se geseit enz en la place. Il lor respont que non fera, Jà cest forfait ne pardonra: As sainz espirz grant tort a fait: Suffrir deivent que peine en ait. Il li dient: «Se vos voleiz, «Se veaus non trueves li donneiz «Tant que as angles ait dreit fait «A qui il a granment forfait.» Seinte Marie pleige en fu, Ceu a-il puis reconnéu. La dame s’est vers lui clinée, Si li a dit comme senée: «Di, colibert, por quei venis «En cest mostier, que i quéis? «Liève tost sus e si t’en eis; «Si faces dreit, iceu te rois, «A seint Michiel, quant tu porras, «Et as angles, qui tort fait as.» Si cum il pout s’est remuez E de l’igliese fors alez Par mie la porte, qu’a trouvée Trestote ouverte et esbaiée; Iluec el porche est arestez, Si se coucha sor les desgrez; Malades est, si se pleigneit, De ses pechiez se repenteit. Li orloges atant sonna: Li segresteins molt tost leva, El mostier veit, si l’a chercié; Esbahi s’est e esmaié Quant il n’en a celui trouvé Qui i esteit le seir entré; Por veir quide qu’il ait robée Toute l’igliese e violée; A ses serjanz s’est tost alez: «Seignors, fait-il, por Deu levez, «E le larrum par tot querez «Qui nos a toz ennuit robez.» Isnelement cil sunt levé, Tot le mostier ont poralé; Al derraien vienent as portes, Qui bien eirent fermes e fortes, Desferment-les, eissu s’en sunt: L’omme malade trouvé unt Iluec devant où se geseit Et à bien prof l’ame traieit. Por lor meistre coru resunt, Isnelement menet li unt. Il veit celui mesaiesié, Prise l’en est molt grant pitié; Demande-lui que il aveit, Con faitement eissuz esteit De l’igliese, qu’aveit éu. Cil li a tot reconnéu, Conté li a sa vision De chief en chief, sanz grant sermon. Quant le jor vit lendemein cler, Se fist très-bien decepliner Devant l’autel apertement, Si que’l virent tote la gent; Dous jorz vesquit, molt a ploré, A toute gent merci crié, A seint Michiel méismement Vers cui s’esteit forfait griement. De cest siècle est al tierz alez: Ge n’espeir pas qu’il seit dampnez. V LES ORIGINES DU THÉATRE FRANÇAIS (XIVᵉ SIÈCLE) REPRÉSENTATIONS DRAMATIQUES DONNÉES A L’ABBAYE DEVANT LES PÈLERINS Guillaume de Saint-Pair avait raconté en un style charmant les miracles du Mont-Saint-Michel; mais ce n’était là qu’une narration, et il fallait un jour en venir à la dramatiser. C’est ce que fit, au quatorzième siècle, un moine inconnu du Mont-Saint-Michel, qui fit jouer son drame «en présence de ces foules immenses qui, à certains jours de fêtes privilégiées, encombraient les abords de l’Abbaye». Le texte de ce drame a été dressé par M. Léopold Delisle et publié par M. de Beaurepaire. «C’est une œuvre incorrecte, inégale et généralement dépourvue d’invention; mais enfin c’est une œuvre théâtrale, et cette transformation de la légende en drame est un fait important à noter.» Le premier miracle (I) n’est qu’un fragment. Une pèlerine au Mont-Saint-Michel a mis au jour un enfant au milieu de la grève, et saint Michel l’a miraculeusement préservée contre le flot montant. Elle quitte avec son mari le Mont où elle a été recueillie, et le poète nous fait assister à ce départ. Le second miracle (II) est plus compliqué, et se rapporte à un serpent merveilleux, qui fut tué grâce à saint Michel. Le troisième (III) est sans doute relatif à l’une de ces visites que saint Michel faisait de temps en temps à sa montagne de prédilection et à celle peut-être qu’a racontée plus haut Guillaume de Saint-Pair. Ce ne sont que des débris, et, si nous les reproduisons ici, c’est à cause de l’intérêt exceptionnel que présentent ces représentations théâtrales à l’usage des pèlerins au Mont. (Voy. E. de Beaurepaire, _Les Miracles du Mont-Saint-Michel_, Avranches, 1862, in-8º. C’est d’après cette publication que nous imprimons notre texte.) I * * * * * SPONSUS RECEDENS A MONTE. Penson d’errer ligièrement, Ainz que la mer retourne en greve. S’il ne va pas empirement, Il n’y a chose qui nous grève... Pour plus aler ysnellement, Cil enfant illec me baillez. (Ipsa tradit puernm.) Pour qu’il est né nouvellement, La venez. Suymes bien taillez, Et si m’avent à le porter Comme à ung asne à porter somme... UXOR SPONSI. Gardez qu’il n’ait le vis couvert: Partant à coup seroit estainct... Portez le en pais, sans haracier: Il en pourroit estre pery. SPONSUS. Fole estes de vous soucier Qu’il ne soit porté bien sery. Nous devon bien Dieu gracier Que nous suymes ceux en lignie. Les moynes, sans falacier, Nous ont fait bonne compagnie. UXOR SPONSI. Sy ont. Quer ils sont gens de bien Misericors et charitables. Prier pour eulx devrion bien, Quer jolis sont et bien metables. * * * * * * * * * * II * * * * * POPULUS. A la place suymes venuz Que desirée avons souvent. A saluer suymes tenuz L’abbé de cy et le couvent, Et puis après, notre message Raconteron sans nul deffault. CONSULTUS POPULI. Sire, vous parlez comme sage, Et ainsi entendre le fault. Après vostre eloquence dicte, Verron bien, si c’est leur plaisir, Que la chose soit reconduyte Avecquez eulx, et s’en saisir Juscquez ad ce point n’est possible Que nous en puysson rien savoir. Cest jouel à qui est sensible Profite plus qu’or ne avoir. Alon d’accort leur presenter, Et par ytant en seron quictez. POPULUS. C’est bien dit: sans nous sermenter De nous en croire aront meritez. Celui qui est sans finement, Dicit abbati. Messeigneurs, vous doint bonne estraine. Si ouyr vous plaist benignement, Le cas vous diron qui nous mene. MAINART, ABBAS MONTIS. Volentiers vous escouteron, Quer vous nous semblez gens honnestes, Par quoi point ne vous doubteron; Quer gens de bien pert que vous estes. A voir à vostre filomie, Ignorer n’en fault nullement. POPULUS. De rien ne vous mentiron mie: Pour nous seroit fait follement. Et vroy qu’au party dont nous sommes. Avoit ung serpent molt cruel, Nagairez, qui femes et hommes Devouroit à perpetuel. Du peuple la communité S’efforça pour le pourchacier. Veant sa grant malignité, A le tuer ou le chacier. La où son retraict il faisoit Sourvint de commun grant faison: Quer toutes fois qu’il lui plaisoit Envenymoit tout de poison. En un maroys trouvé couché Fut dudit peuple habitué Où il avoit été touché Et frapé à mort et tué. MAINART ABBAS. Qui fit cela? POPULUS. Nul ne savoit. Gens y furent de mainte guise. Ydonc si sage n’y aveit De nostre evesque et gens d’église Qui sachent qui avoit frapée Geste beste cruelle et felle. Mais son escu et son espée Lessa sanglans au plus près d’elle. L’evesque n’y sceut qu’aviser, Quant au regart de celle ensaigne, Fors porter pour en delivrer Au Mont de Gargaine en Champaigne. Nous deulx icy les portion En esperant de Dieu la grace; Mes tant plus fort nous allion, Plus eslognion de la place. Ung jouvencel après trouvasmes En chemin qui fut ensement: Que portion nous lui contasmes Qui nous introduyt grandement, Et de faict nous fist retourner, Disant estre l’ange Michel Qui venu est sans séjourner, Pour le serpent, lassus du ciel... * * * * * * * * * * III * * * * * ABBAS. Il est jour, Jennyn. Liève toy Et nous euvre celle fenestre. J’ay le cueur en si grant esmoy Que plus ycy je ne vuyl estre. Pas ne seroit en ma puyssance De dormir ne de reposer: Onc de tel fait n’eu congnoissance. Je n’y saroye que supposer. JENNYN. La fenestre si est ouverte, Il est jour, dont je suys bien aise, Oncques pour gaigne ne pour perte Mon cueur ne fut si mal à l’aise, Comme il a esté ceste nuit. Je ne sçay don ce m’est venu. Je ne vouldroye pas ennuyt Pour rien estre si court tenu. PRIMUS CUSTOS. Depuys que m’alay recoucher, Après la tourmente passée, Laisir n’eusse eu de me moucher, Tant ay esté en grant pencée. Il est jour, dont je remercie Dieu d’estre hors de ceste paine; Mais touttefois bien me soucie D’où vient ceste chose soudaine. SECUNDUS CUSTOS. Je n’ay pas trop grande savance; Mais je vous diray comme indigne, Qu’en cet hostel, à ma cuydance, A quelque chose qui est digne; Aultrement ne se pourroit faire, Selon que puys apercevoir. Monseigneur, alez ceste affaire A nos frères faire assavoir. ABBAS (intrando in ecclesiam). Alon à eulx. Ils sont levez. Ils sont icy dedens l’eglise Vous, gardes, estre y devez; A la garder que nul n’y nuysse. Quer c’est vostre commission De garder l’autel et reliques. De ce faire avez pension: Gardez les myeulx que gens iniques. Dicit fratribus suis. Frères, entendez tous à moy. Une chose sur mon cueur tire Qui le tient en si grant esmoy Qu’à paine je vous saroye dire. Sachez que, quant nous en alasmes. Er soir, pour nous devoir coucher. Nos huys et fenestres fermames, Si bien que nully aproucher N’en povait en nulle manière, Tant estoient fermées bien à point. Puys me couchè, et chacun frere En noz liz très bien et à point. Pas ne dormismes longuement, Qu’il vint une tel fraction Qu’onc ouy ne fut tel tourment, De quoy soit faicte mencion. De ce fusmez tous esvillez: De dormir nous n’avions garde, Et, tous ainsi esmerveillez, Nous levasmes, sans point de tarde, Cuydans qu’aucuns larrons y fussent. L’ostel fut serchié promptement: Et nulz pour serchier que ilz peussent Rien n’y trouverent nullement. Si chercha l’en par les corniers, Et par cotières, et par boutz Sur les trefs, et sur les sabliers, Tant par dehors que par desoubz. Puys que tout ainsi serché fut, Sans y trouver aucune chose, Et qu’on eut fait le mieulx qu’on peult. Chacun après si se repose, En son lit, comme auparavant, Sans point dormir une estincelle, Plus amalvisés que devant Nous avon esté de plus belle. Nous ne savon que ce peult estre, A vous venon conseil querir, En priant le doulz Roi celestre, Qu’il luy plaise nous secourir. Dictez m’en vos oppinions, Et qu’un poy ycy me repose. PRIMUS MONACHUS. Assez sages ne serions A respondre de si grant chose: C’est ung cas ycy mervilleux; Je croy que ce soit ung miracle. Dieu nous en face tous joieux, Et luy plaise que par signacle, Ou par aucune demonstrance, Nous en vuylle faire certains, Pour plus confermer sa creance, Et sans de luy estre lointains. Je lui supli que, de sa grace, S’il lui plaist, ainsi soit parfait. SECUNDUS MONACHUS. Je lui pri que certains nous face Qu’il est à faire de cest fait. Monseigneur, vous estes bien sage, Et avez en vous grant science, Pour pourvoir de vostre courage A cest fait cy, come je pence. Tout ce que vous adviserez, Pour ce cas cy, nous le feron. ABBAS. Mes amis estes et serez: S’or me croiez, nous juneron, Troys jours continuelment, Prians Dieu qu’il luy vieulle plaire A nous donner entendement De ce cas cy qu’il est à faire. Et, si la chose vient de luy, La luy plaise reiterer; Aussi, s’el ne vient de par luy Lui plaise le fait moderer. Et, si le fait est fantaisie, Ne nous souffre plus tourmenter. Chacun de nous ne vouldroit mye * * * * * * * * * * * * * * * VI LES ORIGINES DU THÉATRE FRANÇAIS (XIVᵉ SIÈCLE) MIRACLE DE LA NATIVITÉ DE NOSTRE SEIGNEUR JHESUS CRIST[42] PERSONNAGES: JOSEPH. NOSTRE-DAME. ZEBEL. SALOMÉ. MICHIEL. GABRIEL. SIMÉON. JHESUS. LE LIBRAIRE. PREMIER MAISTRE. DEUXIESME MAISTRE. TROISIESME MAISTRE. QUATRIESME MAISTRE. JOSEPH. Vueillez a moy entendre sa, Marie, doulce amie chiére; Je ne sçay en quelle maniére Avec moy vous puisse mener: Car il nous esconvient aler Jusqu’en la ville où je fui nez, A ce que li treuz paiez Soit de nous, et, a mon semblant, Si près estes d’avoir enfant, Ne sçay qu’en die. NOSTRE DAME. Joseph sire, cuer qui se fie En Dieu ne peut estre periz: Alons y donc. Sains Esperiz Par sa bonté nous conduira, S’il li plaist, et de nous fera Sa voulenté. JOSEPH. Dame, vous dites verité: Or vueille de nous deux commettre; Car je me vueil en chemin mettre Tout maintenant. NOSTRE DAME. Ce seroit grant desavenant, Joseph, puis qu’estes mon espoux, Se je n’aloie avecques vous: Et pour c’yray. JOSEPH. Chiére amie, et je vous menray Tout bellement. NOSTRE DAME. Sire, je suis ja malement Traveillie; querez un lieu Où nous puissons huimais pour Dieu Nous herbergier. JOSEPH. Dame, j’en craing moult le dangier: Car on m’a pour voir raconté Qu’en Bethleem, ceste cité, A tant venu pour voir de gent C’on ne peut trouver pour argent Ou place avoir. NOSTRE DAME. Sire, si vous faut il savoir Où habergie huimais seray: Car je croy que j’enfanteray Encor ennuit. JOSEPH. Hé! m’amie, or ne vous ennuit Tant qu’a celle femme soions Que la voy. Si li demandons S’aucun lieu nous enseignera. Dame, Dieu du ciel qui tout a Creé, vous doint beneiçon! Enseigniez nous une maison, Se vous savez, ou aucun estre Où sanz plus huimais puissons estre. Herbergié, dame. ZEBEL. Sire preudons, foy que doy m’ame, Vous estes venuz mal a point: Car je ne sçay de maison point: Ou il n’ait gent à grant planté, Si qu’enseignier en vérité Ne vous saroie lieu nesun, Se ce n’estoit un lieu commun, Liquelz n’est pas pour vous honnestes: Car la foraine gent leurs bestes Quant il sont venuz au marchié, Sitost qu’il les ont decharchié, Y mettent, sire. NOSTRE DAME. Ha! dame, que Dieu vous gart dire! Y seray je par vous menée? Je sui de traveil si lassée Que ne puis plus. ZEBEL. Dame, oil, sanz faire refus: Vous me samblez de bon affaire Et preste, ce croy, de bien faire. Sçavez vous terme? NOSTRE DAME. Nanil; pour voir le vous afferme, Ma doulce amie. ZEBEL. Dame, ne vous mentiray mie: Vezci le lieu que je disoie. Entrez ens. Dieu vous y doint joie De vostre corps. NOSTRE DAME. Joseph, alez me tost là hors Aucune ventriére amener: Car je senz bien que delivrer D’enfant me fault. JOSEPH. C’y vois de cuer joiant et baut, Sans faire sejour ne détri. Dame, je vous requier et pri Que vous li tenez compagnie, Afin que seule ne soit mie, Tant que reviengne. ZEBEL. Sire preudons, quoy qu’il aviengne, N’en doubtez point, ne la lairay. M’amie, je vous aideray Voulentiers. Comment vous est il? Certes, je crainz moult le peril Où je vous voy. NOSTRE DAME. Bien, dame; pour Dieu, aidiez moy; Vueilliez mon enfant recevoir; Car nulle autre n’y peut pour voir A temps venir. ZEBEL. Je le feray de grant desir. Ha! Dieux! que je voy grans merveilles! Onques mais ne vi les pareilles: Car je tieng un fil né de mere Sanz generacion de pere Corporelle, et par verité La vierge en sa virginité Est demeurée. NOSTRE DAME. Doulce amie, s’il vous agrée, En ces drapiaux envelopez Mon enfant, et puis le metez Ci delez moy. ZEBEL. Voulentiers, dame, par ma foy; Au bien couchier vueil mettre cure. E! enfes, doulce creature, Bien puisses tu ore estre nez Et bons eurs te soit donnez! Car tu es gracieus et doulx Et plaisant sur les enfans touz C’onques en ma vie vi naistre. Tenez, dame, vueillez le mettre De vous bien près. NOSTRE DAME. M’amie, moult en suis engrès; Baillez le sa. JOSEPH. Dame, Dieu vous gart! Il a là Une femme d’enfant enceinte, Et sachiez qu’elle est si atainte Qu’il lui semble bien sanz doubter Que maintenant doie enfanter. Pour ce, dame, je vous requier, S’il vous plaist, venez li aidier Par charité. SALOMÉ. La dame dont m’avez compté, Sire, où fait elle son demour, Respondez me voir par amour, Ne qui est elle? JOSEPH. C’est une jonne damoiselle Qui m’a esté donnée à fame, Qui n’a pas plus de treize ans, dame, Et s’est née de Nazareth. Pour Dieu, mais qu’il ne vous soit lait, Ma chiére amie, à li venez, Si que de l’enfant quant iert nez Serez ventrière. SALOMÉ. Sire, avec vous à lie chiére Yray, puis qu’en avez mestier: Car aussi est ce mon mestier D’enfans noviaux nez recevoir. Alons men tost sans remanoir; N’atarjons point. JOSEPH. Alons, dame: Dieu doint qu’a point Y puissez estre! SALOMÉ. Sire, dites moy en quel estre Vous me menez. JOSEPH. M’amie, assez tost y serez. C’est ci, ce sachiez, qu’est la fame Pour qui je vous amaine, dame. Or entrez ens. SALOMÉ. Diex du ciel vueil estre ceens Par son plaisir! ZEBEL. Salomé, bien puissez venir! Que venez querre? SALOMÉ. On m’a ci amené bonne erre Pour une femme qui travaille, A qui je dois estre la baille De son enfant. ZEBEL. Salomé, pour voir vous créant Que trop à tart vous y venez: Car li enfes si est ja nez Et vezla la mere couchie; Et si sachiez c’onques touchie Ne fu d’omme en nulle manière; Ains est vierge de corps entière: Car je l’ay bien hui esprouvé, Et pour voir telle l’ay trouvé A l’enfanter. SALOMÉ. Tu te feras des gens moquer, M’amie, se plus diz telz moz: Ne porte à femme ja ce loz Qu’elle puist enfant concevoir Sanz congnoissance d’omme avoir: Ce ne peut estre par nature; Ne qu’enfanter puist vierge pure, Ne le dy mie. ZEBEL. Quoyque des autres ne le die, De ceste le tesmoingneray, Qu’après l’enfanter trouvé l’ay Vierge pucelle. SALOMÉ. Certes, c’est chose si nouvelle Que se de mes yeulz ne veoie La dame, et de mes mains touchoie, Je ne croiroie point tel dit; Pour ce maintenant sanz respit L’iray veoir et puis taster. Lasse! j’ai perdu le taster. Lasse! lasse! lasse! mes mains Ay perdu. E! lasse! s’au mains L’une des deux demourast vive, Bien me fust; mais lasse! chetive! Ceste forment me desconforte, Que je voi qu’elle est toute morte: Et ceste ci redevient seiche Aussi comme une vielle meiche. Dieux! or vivray je en mescheance Quant les membres dont ma chevance Par honneur je souloie avoir Pers ainsi. Lasse! Or ne sçay voir Que puisse faire. MICHIEL. Gabriel, pour le cuer reffaire De joie à la vierge bénigne Qui du filz Dieu gist en gesine Nous fault en Bethléem aler Et devant la dame chanter. Or y alons. GABRIEL. Certes, Michiel, c’est bien raisons Que de nous ait aucun soulaz: Car humains par elle des laz A l’ennemi seront hors mis, Et seront fait a Dieu amis; Et dès maintenant leur paix ont Tuit cil qui de bon vouloir sont. Pour c’est li fil Dieu nez en terre. Or y alons, Michiel, bonne erre; Je vous em pri. MICHIEL. Alons sanz plus faire detri, Et chantons pour nous rehaitier. _Rondel._ On doit bien la dame prisier En qui prist par dileccion Dieu le fil incarnacion; Puisqu’a Dieu fist homme appaisier, On doit bien la dame prisier. Car Dieu enfanta sanz brisier De riens sa vierge affeccion, Et pour c’en grant devocion On doit bien la dame prisier En qui prist par dileccion Dieu le filz incarnacion. SALOMÉ. E! Diex pour quelle mesprison Sui-je ainsi laidement batue? Lasse! de forte heure embatue Me sui ceens, au dire voir, Pour enfant mortel recevoir, Quand g’y ay mes deux mains perdu: Dont j’ay le cuer si esperdu, Ne sçay que dire. ZEBEL. Salomé, je me doubt qu’en ire Dieu contre vous meu ne soit Pour aucun pechié qu’en vous voit, Qui par aventure est en vous, Ja soit ce que nous pechons touz, Dont il se veult ore vengier: Car il est juge droiturier. Mais il est si misericors Que qui de soi met pechié hors Et merci li prie humblement Il l’appaise ligiérement: Si que je vous conseil pour bien, M’amie, se vous savez rien Qu’aiez meffait encontre li Que vous li en criez merci: Ce sera sens. SALOMÉ. A ce conseil, Zebel, m’assens; Car il me semble raisonnable: Mais je ne sçay de quoy coulpable Vers li tant soie. GABRIEL. Michiel, bien devons mener joie; Regardez com noble mistere! Vierge est de son createur mere: Car elle l’a vierge enfanté, Et la divine majesté C’est à enfermeté conjointe, Et foy c’est a cuer d’omme adjointe Pour tout ce croire. MICHIEL. Gabriel, c’est parole voire. Dieu c’est fait homs dessous nature Pour ce que soient l’escripture Et tuit li prophete acompli, Et li siéges es cieulx rampli Qui sont touz vuidz. GABRIEL. Ce nous tournera à deduiz, Michiel amis, et à grant gloire. Par amour ors disons encoire Ce rondel qui moult m’atalente: RONDEL. Vierge royal, dame excellente, Sur toutes autres pure et monde, Qui ne vous sert pensée à lente, Vierge royal, dame excellente; Car du fruit avez est à l’ente Qui de nient crea tout le monde; Vierge royal, dame excellente, Sur toutes autres pure et monde. SALOMÉ. E! sire Diex, s’en vous habonde Ne pitié ne misericorde, Je vous pri de moy vous recorde, Et me vueillez estre amiable, Dieu du ciel, pére esperitable: Car se j’ay n’en parler n’en fait Riens, sire, contre vous meffait, Pour quoy vous me punissiez ci, De cuer vous en requier merci Que le me vueillez pardonner, Et me vueillez, sire, donner Par vostre infinie bonté, S’il vous plaist, parfaite santé Dessus mes membres. GABRIEL. Salomé dame, or te remembres, Que pour ce que tu n’as veu Vierge enfanter, ne l’as creu; Ains le vouloies esprouver; Pour ç’a volu Dieux estriver A toy qu’estrivoies à lui, Et t’a envoié cest annuy Qui te doit estre à grant contraire. Or t’avise que Dieu peut faire Plus que vierge faire enfanter, Et, se tu le croiz sanz doubter, Atouche l’enfant seulement, Et tes mains saines vraiement Recouvreras. SALOMÉ. Ha! sire, ne me moquez pas. Qui estes vous? Dites le moy, Si vous plaist, et je vous em proy: Ne vous voi mie. GABRIEL. Je sui un ange, belle amie; Sachez que je te compte voir. Si tes mains veulz saines ravoir, Fai ce qu’ay dit. SALOMÉ. Je le vois touchier sanz respit. Enfes doulz et beneurez, Si voirement com tu es nez De vierge, et ainsi je le croy, Et que mes mains en cette foy Mett sur toy, Dieu par son plaisir, Ains que de ci puisse partir, A sa merci me vueille prendre! Ha! Dieu, bien vous doy graces rendre, Puis que tant m’avez honnouré Que mes mains m’avez restoré, Sire, en santé. ZEBEL. Il est Diex parfaiz en bonté, Salomé, ce pouez savoir. Nous devons espérer pour voir Que cest enfant de par lui vient, Puis qu’après l’enfanter il tient Vierge la mère. SALOMÉ. Voire, et dire qu’il en est pére. Zebel, moult doiz grant joie avoir, Quant tel enfant poz recevoir. Et vous, dame, moult estes digne, Qui gisez de ceste gesine Esmerveillable. NOSTE DAME. A Dieu, le pére esperitable, En soit la gloire atribuée, Quant de sa grace m’est donnée Si grant partie. SALOMÉ. Ja ne quier estre departie De vous, dame, s’il vous agrée, Tant que vous soiez relevée Tout à vostre aise. NOSTRE DAME. Chiére amie, ne vous desplaise, Zebel seule bien me souffist. Alez à celui qui vous fist Qui vous gart l’âme! SALOMÉ. Je m’en vois donques. A Dieu, dame. Puissiez remaindre! * * * * * SIMÉON. Dieu de lassus, fai tes cieulx fraindre: Envoie nous ton filz en terre, Par quoy soit finée la guerre Que tu as à l’umain lignage, Si qu’avoir puissons l’eritage Pour quoy, sire, tu nous formas. Et, sire, longuement nous as Anoncié par tes sains prophètes, Et tant belles promesses faites Du rachat de lignie humaine Que li Sathans en enfer maine! Ysaïes a dit pour voir Qu’une vierge doit concepvoir Et enfanter un vierge fil Qui hors gettera du peril D’enfer le peuple d’Israel, Et ara nom Emanuel. Sire Dieu père, ceste grace Que faire nous doiz, quant sera ce? Ha! Dieux, cil enfes quant venra Ne quant sera ce qu’il naistra. Afin que je veoir le puisse? Je ne cuit pas que ci me truisse Cest enfant que je tant désir. Dieux, te venroit il à plaisir A moi de grâce pourveoir, Tant que cil œil ci de veoir Ycellui soient saoulé, Par qui de mon cuer reveillé Seront il œil? MICHIEL. Gabriel amis, aler vueil, Car il m’est de Dieu conmandé, A Simeon qui demandé Li a un don par grant desir. Ne vous vueilliez de ci partir; Si revenray. GABRIEL. Michiel, ci vous attenderay; Alez au Dieu plaisir, amis: Puisque vous y estes conmis, C’est bien raison. MICHIEL. Paix soit avec toy, Simeon! En ton cuer doiz avoir grant joie Sains Esperiz à toi m’envoie Et te mande, n’en doubte pas, Que ja la mort ne gousteras Si aras veu le Sauveur Du monde: ceste grant honneur Te veult il faire. SIMÉON. Ha! vrai Diex, pere debonnaire, Quant ert ce? Ja sui je si vieulx Qu’à peine puis lever les yeulx Et mon corps sur piez soustenir: Je ne cuiday onques venir A tel vieillesce. MICHIEL. Or aiez cuer plain de leesce. Pour ce que tant l’as désiré Et en ce désir demouré Est devant Dieu ta voix oie, Et ta clamour est essaucie, Si que venuz es à ce point Que le verras; n’en doubtes point. A Dieu te dy. SIMÉON. A! Dieu pére, je vous mercy, Quant en ce siècle tant vivray Qu’à mes deux yeux celui verray Qui sauveur du monde sera; Certes, mon cuer repos n’ara Tant que le voie. * * * * * NOSTRE DAME. Zebel, il est temps que je doye De ceste gesine lever, Et au temple de Dieu aler Pour ma purificacion, Et mon filz en oblacion Porter: c’est droiz. ZEBEL. C’est mon, dame; il a plus d’un mois Que vous acouchates, ce croy, Voire quarante jours, par foy: Bien m’en souvient. NOSTRE DAME. C’est voir, m’amie; il vous convient Que vous m’alliez deux turtres querre Ou deux jeunes coulons bonne erre, Qu’avec moy seront apportez: Mon enfant en ert rachatez Après s’offrande. ZEBEL. Dame, mon cuer se reconmande A faire tout vostre plaisir: Querre les vois de grant desir, Telz que je sçay qu’ils doivent estre. Je ne revenray en cest estre Si les aray. NOSTRE DAME. Or ne faites pas long delay, M’amie chiére. ZEBEL. Dame, revien je tost arriére? Vezci une paire d’oisiaux, Qui sont et gracieux et biaux, Je vous creant. NOSTRE DAME. M’amie, et nous fault mon enfant Couchier en nouviaux drapelez, Touz les plus biaux et les plus nez Que j’ay; et puis si en irons Moi et vous, et le porterons Au temple offrir. ZEBEL. Ainsi le fault pour acomplir De la loy le conmandement. Delivrons-nous, dame, briévement; Il en est heure. * * * * * SIMÉON. Pére des cieulx, moult me demeure Que je voie ton enfant chier, Que tu doiz en terre envoier Pour le sauvement des humains. Haste toy, doulx pére hautains; Romps tes cieulx, euvre paradis. Acomplis ce que m’as promis, Dieu de lassus! GABRIEL. Or tost, Symeon, liéve sus; Aorne toy sanz deporter. Vez ci c’on te vient apporter L’enfant, moult te doit estre bel, Qui sera du peuple Israel Sauveur et sire. SIMÉON. Ha! Dieux, onques mais n’oy dire Chose qui tant me feist joie. Certes tenir ne me pourroie Qu’à l’encontre de li ne voise: Car sa venue moult m’envoise Et rebaudist. ZEBEL. Dame, or veez s’il vous suffist. Vezci votre enfant; couchié l’ay Au miex que je couchier le say, Se m’aist Diex. NOSTRE DAME. Zebel, m’amie, on ne peut miex: Or en alons. * * * * * GABRIEL. Michiel, cy plus ne nous tenons: Alons nostre Dieu convoier, Et pensons de nous avoier D’un biau chant dire. MICHIEL. Je ne vous vueil mie desdire. Mon tresdoulx ami Gabriel; Je vous pri, disons ce rondel: Car de moy joie le cuer emble. _Rondel._ Humble vierge, à qui ne ressamble Personne née, Par droit devez estre honnorée Plus que nulle autre, se me samble, Et miex amée, Humble vierge, à qui ne ressamble Personne née: Car pour vous d’omme et Dieu ensamble Est hui donnée Offrande au temple desirée; Humble vierge, à qui ne ressamble Personne née, Par droit devez estre honnorée. * * * * * SIMÉON. Bien puissiez estre relevée, Dame, qui au temple venez! Ce doulx enfant que vous tenez, Pour Dieu mettez le sur mes bras; Dessus l’autel, n’en doubtez pas, Le porteray. NOSTRE DAME. Voulentiers le vous bailleray. Tenez, sire, je le vous offre: Après vous feray j’une autre offre, Pour li ravoir. ZEBEL. Dame, vez la ci preste, voir, En ce panier. SIMÉON. Dieu, je te doy bien mercier, Qui le mien cuer en paix as mis; Car ainsi com tu m’as promis Par ta parole qui est voire, Je voy le salut et la gloire Qu’a ton peuple as appareillié; S’en ay, sire, le cuer si lié Qu’avis m’est que doie partir. Or fay de mon corps departir, Sire, l’ame quant te plaira, Puis que mon cuer son desir a, Dont tant ay joie. NOSTRE DAME. Zebel, il est temps que je doie Faire m’offrande, ce m’est vis. Bailliez ça ces oisellez vis Et ce cierge aussi alumé, Ainsi qu’il est acoustumé: Pour mon enfant ravoir, au prestre Voulray tout donner, et pour estre Purifiée ZEBEL. Je feray de voulenté lie, Dame, vostre conmandement. Tenez, offrez appertement Au nom de Dieu. NOSTRE DAME. Sire prestre, tenez en lieu De ma purificacion Ce cierge, et en oblacion De mon enfant ces oisiaux ci. Que Dieu par la seue merci Nous vueille aidier! SIMEON. Dame, je tien que nul mestier De purefiement n’avez: Car ce filz qui de vous est nez N’est pas venuz par euvre d’omme; Ainsi est filz de Dieu, c’est la somme, Qui pris a corps et nouvelle ame; Et pour ce je vous di bien, dame, Qu’à l’eure de sa passion, Pour la grant tribulacion, Dame, qu’endurer li verrez, Si tourmentée en cuer serez Que la douleur qu’il souffrera Parmi vostre ame passera, Et sa mort vous sera à mort. Li cuer si me dit et remort Qu’ainsi doit avenir sanz faille. Tenez, dame, je le vous baille. Alez vous ent. NOSTRE DAME. Diex en fera à son talent, Sire; c’est bien raisons et droiz. Par vostre congié je m’en vois; A Dieu vous di. ZABEL. Sire, je vous commant aussi A Dieu le pere. GABRIEL. Or fault que nostre voiz s’appere En chantant, Michiel, doulx amis, Tant que nostre rondel pardis Sera du tout. MICHIEL. Gabriel, mettez soing et coust, Que vostre chant au mien s’assemble. _Rondel._ Car par vous d’omme et Dieu ensamble Est hui donnée Offrande au temple desirée; Humble vierge, à qui ne ressamble Personne née, Par droit devez estre honnorée. * * * * * JOSEPH. Dame, je say qu’acoustumée Est que l’evesque et li provoire Font hui moult grant feste, en memoire Que Dieu noz peres tant ama Que d’Egipte les delivra Hors des mains au roy Pharaon, Par Moyse et par Aaron. En savez rien? NOSTRE DAME. Joseph, sire, il me membre bien Qu’en fait hui feste, en remembrance De ce que Dieux à delivrance Mist tout son peuple hors d’Egipte, Et que la mer où nulz n’abite Passèrent sanz estre moillez, Et l’ost d’Egipte y fut noiez Et tout perdu. JOSEPH. Marie, c’est voir; ainsi fu: Et pour ce de toute Judée A ceste solempnel journée En Jherusalem leur offrande Portent tuit. Ainsi le conmande Dame, la loys. NOSTRE DAME. Sire, c’est bien raison et droiz Que moy et vous donc y alons, Et Jhesu, nostre enfant, menons Avec nous: s’offerrons ensemble. C’est bon à faire, se me semble; Et vous qu’en dites? JOSEPH. Nous n’en pouons, dame, estre quittes Autrement; si que par amour Appareilliez vous sanz demour, Et vous, biau filz: si en irons. Au temple de Dieu vous menrons Hui, se Dieu plaist. JHESUS. Je sui tout prest, sire, s’ous plaist Ma mére et vous. NOSTRE DAME. Oil certes, mon enfant doulx. Alons men, sire. JOSEPH. Or alons, que Dieu nous gart d’ire. Il n’y a pas de ci granment; Nous y serons assez briement. Venez, biau filz. JHESUS. Pere, soiés certains et fiz Que g’y vois moult tres voulentiers. Avançons nous endementiers Que temps avons. NOSTRE DAME. Vezci le temple où nous alons. Biau filz, tout bellement venez; Pour Dieu, de moy près vous tenez. Je vous en pri. JHESUS. Mére, alez; si feray je si: Ne vous doubtez. JOSEPH. Marie dame, or m’escoutez. Ceens ara ja si grant presce, Que maint y seront à destresce: Car gens venront de toutes pars. Ne soions pas d’offrir eschars, Mais dessus cest autel mettons Nostre offrande, et nous en alons Ysnellement. NOSTRE DAME. Sire, je l’accors bonnement: Or, offrez donques sanz delay. J’ay tout prest ce que j’offerray Sur cest autel. JOSEPH. J’ay offert; or faites autel Que j’ay fait, dame. NOSTRE DAME. Joseph, moult voulentiers, par m’ame. Qu’il est raisons. JOSEPH. Par amour, or nous en alons, Puis que noz offrandes sont faites: On verra maishui moult de sectes De gens venir. NOSTRE DAME. Je ne me vueil ci plus tenir. Venez vous en, biau filz Jhesus. E! lasse! qu’est il devenuz? Pas ne le voy? JOSEPH. Avoy, ma doulce amie, avoy! Comment! Jhésus est-il perduz? Haro! je sui touz esperduz! Que n’en voy point. NOSTRE DAME. E! lasse! grant douleur m’espoint. Je ne scay où il est alez. Lasse! lasse! il s’est egarez! Lasse! biau filz, où te querray? Lasse! je croy de dueil morray, Se ne te truis. JOSEPH. Dame, alons tost de huis en huis Demander se nuz l’a veu. Lasse! comme il a deceu, S’il n’est chiez l’un de noz parens! Yssons de ci: parmy ces rens Si l’alons querre. NOSTRE DAME. Pour Dieu, Joseph, alons bonne erre; Sa perte moult me desconforte. Lasse! je sui honnie et morte, S’il n’est trouvez. JOSEPH. Dame, ne vous desconfortez: Car en tant de lieux le querrons, Se Dieu plaist, que le trouverons Encore ennuit. * * * * * JHESUS. Amis, mais qu’il ne vous ennuit, Je vous pri que vous me monstrez Ce livre: assez tost le rarez, Je vous creant. LE LIBRAIRE. Voulentiers; tenez, mon enfant. C’est un livre de prophecies, Et le fist le bon Ysaïes: N’en doubtés point. JHESUS. De par Dieu, en aussi bon point Que le bailliez, le vous rendray: Car de ci ne me mouveray Tant que le vous aie rendu: N’en aiez ja cuer esperdu. _Spiritus Domini super me; eo unxit me, evangelizare pauperibus misit me, sanare contritos corde et predicare captivis remissionem et cecis visum, dimittere confractos in remissionem, predicare annum Domini acceptum et diem retribucionis._ Vostre livre tenez, amis; Je vous le rens entier et sain. Biaux seigneurs, sachiez de certain, Combien que soiez li greigneur Maistre de la loy et docteur, Ne le tenez ja à merveilles, Qu’aujourd’hui est en voz oreilles Ceste prophecie acomplie, Et ceste escripture aemplie Par verité. PREMIER MAISTRE. Seigneurs, avez vous escouté Cest enfant, conme il a leu Et puis conment sur ce meu A sa raison? DEUXIESME MAISTRE. Hé! c’est parole d’enfançon; On la doit mettre en nonchaloir: Il lui semble bien qu’il dit voir; Laissons ester. TROISIESME MAISTRE. Qui le meut ore à repliquer Ainsi contre nous l’escripture? Que Dieux li doint male aventure! Qui peut il estre? QUATRIESME MAISTRE. Je sçay bien qu’il n’ot onques maistre Ne ne hanta onques l’escole; Mais ainsi de nous se rigole Conme un enfant sot et nicet. Ne savez vous pas qui il est? C’est Jhesus, c’on dit qui est filz De Joseph, qui est touz flouriz Ja par viel aage. PREMIER MAISTRE. Il a dit parole trop sage, Et bien l’a sceu appliquier. Enfes, ça vien: je te requier Que tu me dies verité. Dy moy: en quelle auctorité Diz tu de ceste prophecie Qu’elle est hui en nous acomplie? Qui t’a donné ceste science Qu’osé l’as, en plaine audience Devant nous dire? JHESUS. S’enquerre et savoir voulez, sire, Qui m’a donné ceste science. Respondez moy ci en presence De ce que vous demanderay. Se me respondez sanz delay, Mais que ne me mentez de nient Dont ceste science me vient Tantost sarez. PREMIER MAISTRE. Biau sire, et vous response arez: Demandez tost. JHESUS. Je vous demans sanz plus ce mot: Respondez en selon vostre esme. Vint du ciel le Jehan batesme Ou bien des hommes? PREMIER MAISTRE. Seigneurs, oez vous con nous sommes De cest enfant ci argué? Nous serons du peuple hué, Se nous ne li savons respondre. D’une autre part nous fault respondre, Pour prendre advis. DEUXIESME MAISTRE. Je vous diray que j’en devis. Se nous disons que du ciel est, Il est de respondre tout prest: Pourquoy donques ne le creons? Se des hommes est li disons, En verité il semblera, Et respondre aussi le pourra, Que nous cremons le peuple plus Que Dieu: ainsi sommes confus. Qu’en dites-vous? TROISIESME MAISTRE. Que dire n’en sçay, sire doulz, Par le grant Dieu. QUATRIESME MAISTRE. Onques mais je ne fui en lieu Ou l’en trouvast enfant si sage. Il nous fera avoir hontage A touz ensemble. DEUXIESME MAISTRE. Non fera, seigneurs, qu’il me semble Que j’ay responce contre lui Qui luy pourra estre à annui. Alons à li; je la feray. Biau sire, je vous respondray: Le baptesme dont vous parlez, Dont il vient, ce nous demandez; Nous ne savons. JHESUS. Ne je ne vous feray respons Nul aussi, en quelle science J’ay ci dit, en vostre audience, Ce que j’ay dit à touz ensemble. Mais dites moi voir que vous semble. D’un homme qui deux filz avoit: A l’un dit: va t’en bon exploit, Filz, en ma vigne labourer; Et cil li sçot bien refuser Et de son pere se parti; Mais assez tost se repenti Et en la vigne ouvrer ala. Le pere à l’autre filz dit a Aussi qu’au premier avait fait: Le filz respondit tout à fait Que son conmandement feroit Et qu’en sa vigne ouvrer yroit: Toutes voies point n’y ala. Dites moy liquelx des deux a Mieux fait le voloir de son pere: C’est ci une chose legière Pour y respondre. DEUXIESME MAISTRE. Sanz ceste chose plus espondre, Nous disons: celui le fist plus Qui premier ot fait le refus, Et puis ouvra. JHESUS. Aussi sachiez qu’il avenra Pour voir, ains le derrenier jour, Que li publique pecheour Ou regne Dieu seront avant Mis que vous, je le vous creant, Aussi seront les foles fames; Pour ce vous sera grant diffames, Pour ce qu’il ont creu Jehan Entre elles et li publiquan, Et vous ne l’avez pas creu, Ne n’avez repentance eu De vos durtez, c’est chose voire, Quant à lui veez telz gens croire Et vous n’i eustes creance; Pour ce vous sera à grevance; A honte et à confusion A la grant resurreccion De toutes gens. TROISIESME MAISTRE. Il pert bien conme es negligens Et fol, quant nous fais mencion Qu’il soit ja resurreccion N’autre siècle qu’il a icy. Or me respons donc a cecy: Conment ce que diz avenra? Moises dist et conmanda En la loy que s’ome moroit Sanz lignie, se femme avoit, Que son frere si l’espousast, A la fin que il recouvrast En lieu de son frere lignie. Or avons veu qu’il n’a mie Granment, qu’il estoient set frere, Dont li aisné, c’est chose clere, Qui femme avoit, morut sanz hoir. Avint que li secons avoir Convint la dame et l’espousa, Mais sanz lignie trespassa: Ainsi du tiers, du quart, du quint, Du sixiesme et setiesme advint. Touz set celle dame espouserent, Et sanz avoir hoirs trespasserent. La dame après est trespassée. Quant venra à celle journée, Que tu diz que tout ressourdront, A qui sera-el femme adonc? Tuit l’ont eue. JHESUS. Que vous estes gent malostrue Et plains d’erreur, quant à ce point L’Escripture ne savez point, Non faites vous la Dieu vertu! Savoir devez, fol malostru, Qu’à celle resurreccion On n’y espousera pas, non, Ne ne sera l’en espousé; Mais tuit li bon resuscité Seront comme ange en la Dieu gloire. Ne lisez vous, c’est chose voire, Du resuscitement des mors, Que Dieu qui est misericors Si vous a escript à vos yex? «Je suis d’Abraham, dit il, Diex, Dieu d’Isaac et de Jacob.» Estes vous soluz a ce cop? Or aiez en vous ce remors, Qu’il ne se dit pas Dieu des mors, Mais des vivans. * * * * * NOSTRE DAME. E! Diex, or est li mien dueilz granz, Et ce n’est mie sanz raison. Hé! biau filz, par quelle achoison De moy t’es ainsi departiz? Mon cuer à grant doleur partiz, Et me fais plaine de destresce. Lasse! lasse! filz, coment est ce Que de moy es si esloingniez? E! lasse! et que le m’enseigniez, Bonne gent, se le savez point. Il m’est avis que l’en me point Et fiert d’un glaive en chascun membre Quant de mon enfant me remembre, Que ne truis mie. JOSEPH. Par foy, c’est mau fait, doulce amie, De vous ainsi desconforter: Pour Dieu vueilliez vous deporter. Au temple arriére retournons; Espoir que nous l’i trouverons, Et qu’il est là. NOSTRE DAME. Sire, allons où il vous plaira, Pour Dieu et me laissiez en paiz. Pour li ne vueil user jamais Qu’en pleur mes ans. QUATRIESME MAISTRE. Biau maistre, encore te demans Qui est selon ton escient Tout le plus grant conmandement De nostre loy. JHESUS. Je t’en responderay par foy Ce qui n’est pas à getter pueur: «Aime Dieu de trestout ton cueur,» Non pas conme un homme aime famme; Aime l’ainçois de toute t’ame, Et aussi de tout ton pouoir. Li second conmandement voir Est à ce premier ci semblables: C’est que tu soies amiables; Car il dit: «Aime ton prouchain Com toy mesmes»; et de certain En ces deux conmandemens ci Pent toute la loys et aussi Tuit li prophete. QUATRIESME MAISTRE. Ceste response est si honneste, Maistre, qu’à dire sui tenuz Que tu es de par Dieu venuz: Car nul ne peut ce que tu diz Dire, de ce sui je touz fiz, Se premièrement ne venoit De par Dieu, et se Dieu n’estoit Avecques lui. JHESUS. Et pour tout certain je te dy: Qui ne renaist nouvellement Le royaume Dieu nullement Ne peut veoir. QUATRIESME MAISTRE. Conment, maistre, peut donc avoir Viel homme nouvelle naiscence? Je ne croy que nulz ait poissance Telle qu’il se puist mettre ou ventre De sa mère, ne qu’il y rentre Pour naistre enfant. JHESUS. Tu as engin mal entendant. Je te di que nulz n’enterra Ou regne Dieu, qui ne sera Aussi conme maintenant nez, Tout de nouvel regenerez En yave et ou saint esperit: Car savoir doiz sanz contredit Que ce qui de char naist char est, Et ce qui de l’esperit naist Est esperit par autel point. Ne te merveilles donques point S’en ma raison m’as oy mettre Que, pour estre sauf, il fault naistre Tout derrechief. QUATRIESME MAISTRE. Du savoir suis à grant meschief Conment peut c’estre. JHESUS. Conment? Tu tiens siége de maistre Et si es si plain d’ignorance Que tu n’en as pas congnoissance! Se je vous parle en general Des choses qui sont en aval, Qui sont les choses terriennes Et n’i creés, les celestiennes Conment croirez se les vous di? Je ne sçay. Dites moy ceci: Je vous demant à touz ensemble En verité: de qui vous semble Que Crist, qu’a avoir attendez, Par qui devez estre sauvez, Que il soit filz. QUATRIESME MAISTRE. Maistre, il sera filz de David; Se lisons nous. JHESUS. Or gardez bien: que dites vous? Comment seigneur en esperit L’appelle dont David qui dit: _Dixit Domimis Domino meo: Sede a dextris meis, donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum?_ Se David par cette raison Son maistre et son seigneur l’appelle, Conment sera la chose telle Que son fil soit? * * * * * NOSTRE DAME. Ha biau filz, es tu ci endroit? E! lasse! que nous as tu fait? Trop nous as mis en grant dehait. Entre Joseph, ton pere, et moy, Nous t’avons quis trois jours par foy De lieu en lieu, chiez noz parens. Nous ne savions mais par quel sens Nouvelles de toy eussions. Je crois que touz deux mort feussions Se nous ne t’eussions trouvé. Nostre joie avons recouvré, Quant te veons. JHESUS. Pour quoy, mere? quelle achoisons Vous a fait gester si voz pas? Dites moi, ne savez vous pas Qu’es choses qui sont de mon pere Il esconvient que je m’apere Desoremais? JOSEPH. Certes, je ne fu onques mais Si troublez conme j’ay esté Pour toy, biau filz, qu’en verité Nous te cuidions avoir perdu: S’en estions si esperdu, Que nous ne savions que faire Ne ne savions quel part traire Pour toy trouver. JHESUS. Ore c’est fait; laissons ester; Il devoit ainsi avenir. Que pensez vous à devenir? Nous avons assez esté ci. Où irons nous, pour Dieu merci, De ci endroit! NOSTRE DAME. Biau filz, nous en irons tout droit Chiez un mien ami bien prouchain, Qui de vous veoir a grant fain Dessus son lieu. * * * * * PREMIER MAISTRE. Seigneur, je ne tiens pas à jeu Ce que ce garçon dit nous a: Le peuple nous en moquera, J’en sui certains. DEUXIESME MAISTRE. Il me poise que de mes mains Ne li ay batu le visage. Conment l’ont fait dyable si sage, Qu’il nous a touz quatre maté? Par le grant Dieu, j’en ai esté Et sui encore si plain d’ire Qu’il me semble c’om me martire. D’une grant masse. TROISIESME MAISTRE. Il convient que ce dueil se passe. Que dyable y soit! Laissons ester Ce larroncel: alons disner; Je miex n’i voi. QUATRIESME MAISTRE. Sire, de ma part je l’ottroy. Alons touz quatre en ma maison: Je vous donrray à grant foison Rost et pastez, poisson, blanc pain, Et de bon vin de Saint-Pourçain, Trestout pour nient. NOSTRE DAME. Biau filz, aler nous en convient En Nazareth, dont nous venismes: Car, si m’aist ly roy haultismes, Il me tarde moult que j’y soie. Joseph, mettons nous tost à voie, S’il vous agrée. JOSEPH. Dame, mes cuers à el ne bée. Par amours or nous en alons Par chiez noz parens, où avons Quis Jhesu, faire leur savoir Que nous l’avons trouvé pour voir, Et leur montrons. NOSTRE DAME. Joseph, il me plaist bien, alons; Aussi en seront il plus aise, Quant nous saront hors de malaise. Biau filz, par la main me tenez Et avec moi vous en venez En Nazareth. JHESUS. Mère, j’ay cuer et vouloir prest D’ensuir vous où vous irez, Et de faire quanque direz Benignement. JOSEPH. Biau filz, c’est bien dit; alons ment. Que Diex noz meffaiz pardonner Nous vueille, et en la fin donner Des cieulx la gloire! AMEN. VII AU QUINZIÈME SIÈCLE LISTE DES CHEVALIERS QUI DÉFENDIRENT LE MONT SAINT-MICHEL (D’APRÈS LES CHARTES CONTEMPORAINES) [Page 272] Pierre Allart.--_D’or, à trois bandes de gueules._ Guillaume Artur.--_De gueules, à la coquille d’or, au chef d’argent._ Estienne Aubert.--_Paslé d’argent et de gueules de six pièces, au chef d’azur._--Devise: _Stat fortuna domus._ Pierre d’Auxais.--_De sable, à trois besants d’argent, posés deux et un._ Briant d’Auxais.--_De sable, à trois besants d’argent, posés deux et un._ Guillaume Aux Espaules.--_De gueules, à la fleur de lys d’or._--Devise: _Non potest duobus dominis servire._ Pierre Bascon.--_De gueules, à six roses d’argent, posées trois, deux et une._ Richard de Bailleul.--_Mi-parti d’hermines et de gueules._--Devise: _Tacere aut bene dicere._ Guillaume de Beauvoir.--_D’azur, à trois losanges d’argent, posés deux et un._ Robert Bence.--_De gueules, à la fasce d’argent, accompagnée de trois molettes d’éperons d’or, posées deux et une._ Gilles Benoist.--_D’argent, à l’aigle au vol abaissé de sable; becquée et membrée de gueules._ Guillaume Benoist.--_D’argent, à l’aigle au vol abaissé de sable; becquée et membrée de gueules._ Guillaume des Biards.--_D’argent, fretté de sable de six pièces._ Robert de Bordeaulx.--_De gueules, au griffon d’or éployé, accompagné de trois canettes d’argent, posées deux et une._ Guillaume de Bourguenolles.--_D’azur, au lion d’argent, armé et lampassé de gueules; accompagné de trois étoiles d’argent, posées deux et une._ Robert de Brecey.--_Aux deux badelaires d’argent, posés en sautoir._ Thomas de Breuilly.--_D’azur, au chef cousu de gueules; au lion d’or couronné à l’antique, brochant sur le tout._--Devise: _Plus valet quam lucet._ Guillaume, sire de Briqueville de Colombières.--_Paslé d’or et de gueules de six pièces._ Richard, sire de Briqueville-Bretteville.--_D’argent, à six feuilles de chesne de synople, posées trois, deux et une._ Roger, sire de Briqueville-Bretteville.--_D’argent, à six feuilles de chesne de synople, posées trois, deux et une._ Thomas de la Broïse.--_D’azur, à deux fasces d’or, accompagnées de trois molettes d’éperons du même, posées deux et une; au chevron du même brochant sur le tout._ Jean Le Brun.--_Mi-parti d’hermines et d’azur; au lion de l’un en l’autre, couronné, tenant de ses pattes de devant une lance de gueules posée en pal._ Louis de Cantilly.--_De gueules, au chevron d’or, accompagné de trois besants d’argent, posés deux et un; au chef cousu de gueules, chargé d’une croix d’argent._--Devise: _A Cantilly, honneur y gist._ Jean de Carrouges.--_De gueules, aux fleurs de lys sans nombre._ Jean de la Champaigne d’Argouges.--_D’azur, à deux fasces d’or; accompagnées de neuf merlettes d’argent, posées quatre, trois et deux._ Robert Le Charpentier.--_D’argent, à trois canettes de sable, posées deux et une._--Devise: _Dieu m’aide._ Raoul Le Clere.--_D’argent, à la fasce de gueules; accompagnée d’un léopard de même, posé à la dextre de la pointe de l’écu._ Richard de Clinchamp.--_D’argent, au gonfanon de gueules, frangé d’azur, orné de trois pendants de même.--Devise: Pro Deo et rege._ De Combray (le bastard).--_D’azur, à trois lionceaux d’argent, posés deux et un._ Raoulquin de Créquy.--_D’or, au Créquier de gueules._--Devise: _A Créquy, le grand baron, Créquy haut baron, haut renom._ Foulques de Creully.--_D’argent, à trois lionceaux de gueules._ Jean de Criquebeuf.--_D’azur, au bœuf passant, en peine d’argent._ Henri de Crux.--_D’azur, à deux bandes d’or; accompagnées de sept coquilles d’argent, posées deux senestres en chef, trois lignées entre les deux bandes et deux destres en pointe._ Jean Drouart.--_De gueules, à trois membres de griffon d’or, posés deux et un; au chef d’or._ Louis, sire d’Estouteville, capitaine.--_Burelé d’argent et de gueules de dix pièces; au lion morné de sable brochant sur le tout._ Robert d’Estouteville, bastard d’Aussebosc.--_Burelé d’argent et de gueules de dix pièces; au lion morné surmonté d’un lambel, le tout de sable brochant sur le tout._ Françoys Flambart.--_D’azur, à la fasce cinq fois flamminée, accompagnée en chef de deux étoiles, le tout d’or._ Richard Flambart.--_D’azur, à la fasce cinq fois flamminée, accompagnée en chef de deux étoiles, le tout d’or._ Jacques de Folligny.--_Mi-parti d’argent et de gueules, à deux quintefeuilles de gueules et d’argent mises en fasce._ Louis de Folligny.--_Mi-parti d’argent et de gueules, à deux quintefeuilles de gueules et d’argent posées en fasce._ Robert de Fontenay.--_D’argent, à deux lions de sable léopardés, posés l’un au-dessus de l’autre, armés, lampassés et couronnés de gueules._ Jean Gouhier.--_De gueules, à trois roses d’argent, posées deux et une._ Jean de Grainville.--_D’azur, à deux fasces d’argent, accompagnées de six croisettes d’or, posées trois, deux et une._ Henry de Grippel.--_D’azur, à un dextrochère d’argent, tenant un demi-vol du même._ Pierre Le Grys.--_D’argent, à la fasce de gueules._--Devise: _Avec le temps._ Henry Le Grys.--_D’argent, à la fasce de gueules._ Thomas Guérin.--_D’azur, à trois molettes d’éperons d’or, posées deux et une; au chef d’or chargé d’un lion issant de gueules._--Devise: _In trino omnia, et uno._ Charles de Guémené.--_Mi-parti, au premier de gueules, à neuf mascles d’or; au deuxième d’hermines sans nombre._--Devise: _Potius mori quam fœdari._ Jean de Guiton.--_D’azur, à trois angons d’argent, posés deux et un_.--Devise: _Diex aïe._ Du Halay.--_De sable, à deux fasces d’argent; au pal d’or brochant sur le tout._ Guillaume Hamon.--_D’azur, à trois annelets d’or, posés deux et un._--Devise: _Ha mon ami._ Olivier Hamon.--_D’azur, à trois annelets d’or, posés deux et un._ Alain Hamon.--_D’azur, à trois annelets d’or, posés deux et un._ Thomas Le Hartel.--_D’or, à une manche mal taillée de gueules._ Guillaume Hay.--_De sable, au lion morné d’argent._--Devise: _A toga nitesco et ense._ Jean de la Haye d’Aronde.--_D’or, au sautoir d’azur._ Jean de la Haye, baron de Coulonces.--_D’azur, à la fasce d’or, accompagnée de trois besants du même, posés deux et un._ Colin de la Haye-Hue.--_De gueules, à trois losanges d’argent, posés deux et un._ Jean Hérault.--_D’argent, à l’étoile de sable en abyme, accompagnée de trois canettes de mêmes, posées deux et une, becquées et membrées d’or._ Michel Hérault, seigneur de Plomb.--_D’argent, à l’étoile de sable posée en abyme, accompagnée de trois canettes de mêmes, posées deux et une, becquées et membrées d’or._ Bernard du Homme.--_D’azur, au léopard d’argent, accompagné de six besants d’or, posés trois, deux et un._ Robert du Homme.--_D’azur, au léopard d’argent, accompagné de six besants d’or, posés trois, deux et un._ Thomas Houel.--_Paslé d’or et d’azur de six pièces._ Laurens des Longues.--_De gueules, à l’aigle abaissée d’argent._ Alain des Longues.--_De gueules, à l’aigle abaissée d’argent._ Guillaume de la Luzerne.--_D’azur, à la croix ancrée d’or, chargée de cinq coquilles de sable, posées une sur le centre du croisillon et les autres sur le milieu de chaque branche._ Christophe de Manneville.--_De sable, au lion d’argent._ Foulques de Marcilly.--_D’azur, à trois merlettes d’or, posées deux et une._ Louis de la Mare.--_D’argent, à la croix de gueules._ Richard de la Mare.--_D’argent, à la croix de gueules._ Massire.--Cette famille était du Maine. Olivier de Mauny, baron de Thorigny.--_D’azur, au croissant de gueules._--Devise: _Haynault l’ancien. Mauny! Mauny!_ Foulques du Merle.--_De gueules, à trois quintefeuilles d’argent, posées deux et une._--Devise: _Spes mea sola Deus._ Henry Millart.--_D’azur, au croissant d’or, accompagné de trois étoiles du même, posées deux et une._ Radulphe de Mons.--_D’argent, à l’aigle de gueules, becquée et membrée d’or; à la bordure de sable, chargée de douce besants d’argent posés en orle._ Thomas de Monteclerc.--_De gueules, au lion d’or._--Devise: _Majus inter pares._ Charles de la Motte.--_D’argent, au sanglier de sable._ Louis de la Motte.--_D’argent, au sanglier de sable._ Jean de la Motte.--_D’argent, au sanglier de sable._ Robert de la Motte Vigor.--_D’argent, au sanglier de sable; au chef de sable chargé d’une étoile d’argent._ Pierre du Moulin.--_D’argent, à la croix de sable, chargée en son croisillon d’une coquille d’or._ Colas des Moustiers.--_D’argent, à la bande d’azur frettée d’or de huit pièces._--Devise: _Quod opto est immortale._ Antoine Néel.--_D’azur, à trois mains senestres appommées d’argent, posées deux et une; au chef d’or._ De Nocey.--_D’argent, à trois fasces de sable, accompagnées de dix merlettes de même, posées quatre, trois, deux et une._--Devise: _Multa nocent._ Robert de Netret.--_D’azur, au lion d’or; au chef cousu de gueules._--Devise: _Deo ac regi._ Guillaume sire de Notret.--_D’azur, au lion d’or; au chef cousu de gueules._ Estienne d’Orgeval.--_D’or, à deux troncs d’arbres, posés en fasces, écotés et arrachés de sable._ Thomas de la Paluelle.--_D’azur, à trois molettes d’éperons d’argent, posées deux et une._--Devise: _Mihi gloria calcar._ Guillaume des Pas.--_De gueules, au lion d’or._ Jean des Pas.--_De gueules, au lion d’or._ Nicole Payenel.--_D’or, à deux fasces d’azur, accompagnées de neuf merlettes de gueules, posées en orle, quatre, deux et trois._ Jean Payenel, sire de Moyon.--_D’argent, à deux fasces d’azur, accompagnées de neuf merlettes de gueules, posées en orle quatre, deux et trois._ Thomas de Percy.--_De sable, au chef denché d’or._--Devise: _Espérance en Dieu._ Jean Pigace.--_D’argent, à trois comettes de gueules, posées deux et une._ André Pigace.--_D’argent, à trois comettes de gueules, posées deux et une._ Louis Pigace (le bastard).--_De gueules, à trois comettes d’argent, posées deux et une._ Thomas Pirou.--_De synople, à la bande d’argent._ Jean de Pontfoul.--_D’azur, à la fasce d’argent; au chef d’or, chargé de trois molettes d’éperons de gueules rangées en ligne._ Guillaume Le Prestel.--_De gueules, à la croix ancrée d’or._ Yves Priour Vague de Mer (de Boceret Bretagne).--_De gueules, à la fasce d’argent, accompagnée de trois coquilles en chef posées en ligne, et d’un trèfle en pointe, le tout d’argent._ André du Pys.--_D’or, au lion d’azur, armé, lampassé et couronné de gueules._ Louis de Quintin.--_D’argent, au chef de gueules._ Raoul de Regviers.--_D’argent, à six losanges de gueules, posés trois, deux et un._--Devise: _Candore et ardore._ Robert Roussel.--_Paslé d’or et d’azur de six pièces; au chef de gueules chargé de trois merlettes d’argent, posées en ligne._ Nicolas de Rouvencestre.--_D’or, au chef de gueules, chargé de trois aiglettes d’argent posées en ligne._ Guillaume de Saint-Germain.--_De gueules, à trois besants d’argent, posés deux et un._--Devise: _Deo, ecclesiæ et regi obediens et fidelis._ Samson de Saint-Germain.--_De gueules, à trois besants d’argent, posés deux et un._ Guillaume de Sainte-Marie d’Esquilly.--_D’argent, à deux fasces d’azur, accompagnées de six merlettes de gueules, posées trois, deux et une._ Jean de Sainte-Marie d’Esquilly.--_D’argent, à deux fasces d’azur, accompagnées de six merlettes de gueules, posées trois, deux et une._ Jean de Semilly.--_De gueules, à l’écusson d’argent posé en abyme, accompagné de six merlettes du même, rangées en orle._ Robert de Semilly.--_De gueules, à l’écusson d’argent posé en abyme, accompagné de six merlettes du même, rangées en orle._ Hébert Thézart.--_D’or, à la fasce de sable._ De Thorigny (le bastard).--_D’argent, à la croix de gueules._--Devise: _Brevior at clarior._ Jean de Tournebu. IIIᵉ du nom.--_D’argent, à la bande d’azur._ Jean de Tournemine, sire de la Hunaudaye.--_Écartelé d’or et d’azur._ Pierre de Tournemine.--_Écartelé d’or et d’azur, à la traverse d’argent brochant sur le tout._--Devise: _Aultre n’auray._ Robert de Vair.--_D’or, à deux fasces de gueules._ Jean Louvel, sire de Ver.--_De gueules, au léopard d’argent._ Guillaume de Verdun.--_D’or, fretté de sable de six pièces._ Girard Le Viconte.--_D’azur, à trois coquilles d’or, sans oreilles, posées deux et une._--Devise: _Æternæ rerum vires._ Pierre de Viette.--_D’argent, à la bande d’azur, accompagnée de six tourteaux de gueules, posés en orle._ M. DESCHAMPS DE VADEVILLE. VIII AU QUINZIÈME SIÈCLE NOTE SUR L’ATELIER MONÉTAIRE ÉTABLI AU MONT SAINT-MICHEL [Page 257] Parmi les monnaies qui sont mentio[=n]ées le plus fréque[=m]ent dans les actes et les textes du commencement du XVᵉ siècle, on peut citer les _moutons d’or_[43] qui devaient leur nom à l’agneau pascal qu’ils ont pour type, et leur grande reno[=m]ée au titre excellent que saint Louis avait donné aux agnels qu’il fit le premier fabriquer. C’est en effet le _denier d’or à l’agnel_ de Louis IX qui est sans cesse rappelé comme étalon dans les ordonnances de ses successeurs. En général le titre des _moutons d’or_ fut plus respecté par les souverains que celui des autres monnaies, et l’on en changea la figure aussi peu que le permirent les modifications involontaires du style de l’art. Le nom du prince réduit à quelques lettres et relégué dans une place secondaire permettait, à chaque nouveau règne, de produire des imitations très approchées du type accoutumé. Voici la description du _petit mouton_ tel qu’il avait cours sous Charles VI; nous prenons comme exemple une pièce de la collection de M. Rousseau, portant un point secret indiquant le lieu où elle a été frappée. ♱ AGN: DEI: QVI: TOLL: PECAT: MVDI: MIS: NOB: Agneau nimbé tenant une bannière à croix tréflée; sous les pieds de l’agneau K. F. RX. Point sous l’V de _mundi_, vingtième lettre. R ♱ XPC. VINCIT. XPC. REGNAT: XPC. INPERAT. Croix fleuronnée, anglée de quatre fleurs de lys, dans un entourage composé de quatre cintres et de quatre angles; or, poids: 2,54 grammes (Fabrication de Sainte-Menehould, mai 1418.) On conçoit aisément combien un pareil type était fait pour tenter les imitateurs étrangers; aussi vit-on dans plusieurs pays circuler des contrefaçons du _petit mouton français_. [Page 264] On était, dit M. Mantellier[44], à une époque difficile pour la monnaie; en France, les ateliers, privés par la guerre des ressources qui les alimentent, ne subsistaient qu’au moyen des refontes; et indépenda[=m]ent de ses embarras particuliers, le duc de Bourbon tenait aux affaires du roi par des liens trop intimes pour ne pas ressentir en Dombes le contre-coup de cette détresse. Il est peu étonnant, d’ailleurs, que ce prince, qui passa les premières années de sa vie à la guerre contre les Anglais, les dernières dans les intrigues du dauphin, et fut mêlé à tous les évènements d’alors, ait manqué de temps et d’argent pour monnayer. Ces détails historiques rendent compte de la rareté excessive du _mouton d’or_ que nous publions ici et qui constitue une importante acquisition pour la numismatique du xvᵉ siècle. Henri V étant mort le 31 août 1422 et Charles VI le 21 octobre suivant, le jeune Henri VI fut proclamé roi de France le 12 novembre et le duc de Bedford fit frapper monnaie au nom du prince anglais partout où s’étendait son pouvoir. Cependant, en Normandie même, quelques places fortes étaient restées fidèles au dauphin. De ce nombre était le Mont-Saint-Michel, qui ne se rendit jamais aux troupes étrangères. L’atelier monétaire, établi en ce lieu, continuait à frapper au nom de Charles VII, ainsi qu’on le voit par différentes chartes[45]. Il est probable que la pièce suivante, conservée dans la collection de M. Rousseau, a été faite au Mont-Saint-Michel. ♱ AGN. DEI. QVI. TOLL. PCAT. MVDI. MISE. NOBS. Agneau nimbé tenant une bannière surmontée d’une croisette, sous les pieds de l’agneau: K. F. RX; le tout dans un entourage de onze petits cintres. Point sous la dix-huitième lettre. R. ♱ XPC. VINCIT, etc. Croix fleuro[=n]ée, anglée de quatre fleurs de lys, dans un entourage composé de quatre cintres et de quatre angles, à l’extérieur duquel sont placées six fleurs de lys, une croisette et un groupe de trois points. Point sous la dix-huitième lettre. Or; poids: 2,56 grammes. (Fabrication de mai 1423.) Cette monnaie, dont le style est relativement récent, convient parfaitement aux premières années du règne de Charles VII; mais, comme, d’une part, il n’est plus question de la fabrication des _moutons d’or_ après l’ordona[=n]ce du 26 octobre 1428, et que, de l’autre, Charles ne rentra en possession des villes monétaires de la Normandie qu’en 1449, la présence du point sous la dix-huitième lettre, qui est la marque française de Saint-Lô, ne s’expliquerait pas. Il est assez naturel de penser que ce point secret, devenu sans emploi par suite de la spoliation anglaise, fut attribué au lieu qui avait remplacé Saint-Lô dans la liste des ateliers français. Nous voyons, en effet, les officiers royaux, qui avaient exercé leurs fonctions au Mont-Saint-Michel, réclamer, en 1453, contre la nomination de deux gardes de la monnaie de Saint-Lô, faite le 30 juin 1450[46]. A cette époque, cette dernière ville avait abandoné l’_annelet_ sous la seconde lettre, différent des Anglais, pour reprendre le point sous la dix-huitième lettre, et le Mont-Saint-Michel cesse de figurer parmi les villes monétaires. De cette coïncidence il paraît résulter que ces deux ateliers n’ont battu de la monnaie française qu’à l’exclusion l’un de l’autre. Si nos conjectures sont justes, ce _mouton d’or_ aurait été frappé l’année même où Louis d’Estouteville et ses cent dix-neuf gentils-homes, aidés par les religieux de l’abbaye, repoussèrent, avec un courage resté célèbre, les attaques désespérées des Anglais. ADRIEN DE LONGPÉRIER. IX POÉSIE FRANÇAISE DU XVᵉ SIÈCLE UNE PRIÈRE EN VERS A L’ARCHANGE [Page 306] Glorieux saint Michel archange, A vous rens graces et louanges De tout mon cuer, devotement, En vous suppliant humblement, Qu’envers Jhesu Crist, nostre pere, Et Marie, sa fille et mere, Fassiés que pardon me soit fait De ce que puis avoir mefait, Durant tout le cours de ma vie. A jointes mains merci vous prie: Car vous avés la cognoissance Des bonnes ames, et puissance Recevoir et mener en gloire. Si vueillez avoir en memoire Mon ame, quant l’eure viendra Que du cors partir li fauldra: Par vous soit conduite tout droit En Paradis; que Dieu l’ottroit[47]! X PREMIERS MONUMENTS DU THÉATRE FRANÇAIS (XVᵉ SIÈCLE) LE MISTÈRE DU SIÈGE D’ORLÉANS QUI FUT REPRÉSENTÉ DU VIVANT DE JEANNE D’ARC (I) [Page 306] DIEU. Michel ange, entend à moy: Je veuil par toy faire messaige, Pour subvenir au desarroy De France, le noble heritaige. En Barois yras en voyaige, Et feras ce que je te dy. Au plus près d’un petit village Lequel est nommé Dompremy, Qui est situé en la terre Et seigneurie de Vaucouleur, Là trouveras, sans plus enquerre, Une pucelle par honneur. En elle est toute doulceur, Bonne, juste et innocente, Qui m’ayme du parfont du cueur, Honneste, sage et bien prudente. Tu luy diras que je luy mande Qu’en elle sera ma vertu, Et que par elle on entende L’orgueil des François abatu; Et que je me suis consentu Recouvrer le royaulme de France, Et par elle sera debatu Contre les Anglois par oultrance. Premièrement, tu luy diras Que par elle vueil qu’i soit fait, Et de par moy luy commanderas Qu’i soit acomply et parfait. Sy est qu’elle voise de fait Pour lever le siege d’Orleans,[48] Chasser les Anglois à destroit, S’y ne s’en vont incontinant. Puis après, elle le menra Le roy Charles sacrer à Rains. De par moy elle acomplira Et en parviendra à ces fins; Que de ce ne se doubte point: Ma vertu sera avec elle, Pour acomplir de point en point Par icelle jeune pucelle. Dy luy aussi pareillement Qu’elle se veste en habit d’omme; Je luy donray le hardiment, Pour mieulx que le cas se consomme. Puis elle s’en yra en somme Devers Robert de Baudricourt, Pour l’amener en ceste forme Devers le Roy et en sa court. MICHEL ANGE. Mon chier seigneur, en grant coraige Acompliray vostre ordonnance Vers la pucelle bonne et saige; Le cas luy diray en presence, Je y vois, sans nulle difference, Faire vostre commandement. DIEU. Que elle aye bonne fiance, Sans soy esbayr nullement. Pose d’orgues.--Et vient devers la Pucelle gardant les brebiz de son pere et queusant[49] en linge. MICHEL. Jeune pucelle bien eureuse, Le Dieu du ciel vers vous m’envoye, Et ne soyez de rien peureuse: Prenez en vous parfaicte joye Dieu vous mande, c’est chose vraye, Que y vieult estre avecque vous, Où vous soyez en quelque voye; Si n’ayez point doncques de poux[50], Sa voulenté et son plaisir Est que vous aillez à Orleans, Pour en faire Anglois saillir Et lever le siège devant. Se de vous sont contredisant, En armes vous les convaincrez, Ne contre vous ne seront puissans; Mès de tout point les subjugrez. Puis après, y vous conviendra A Rains mener sacrer le Roy, Que ainsi Dieu vous conduira, Et Charles oster hors d’esmoy. Combien qu’il ait beaucoup desroy[51] Et pour le present fort à faire, Dieu le fera paisible en soy, Que il a ouy sa prière. Et au seigneur de Baudricourt, Vous luy direz que y vous maine Incontinent, le chemin court, Que il est vostre cappitaine, Ainsi que c’est chose certaine. Devers le Roy vous menera En abit d’omme, toute seine, Que Dieu toujours vous conduira. LA PUCELLE. Mon bon seigneur, que dictes vous? Vous me faictes trop esbaye: Cecy ne vient point à propoux, En ce je ne sçay que je die. Moy, povre pucelle ravye Des nouvelles que vous me dictes, Sachez, je ne les entend mie, Que y me sont trop auctentiques. Je ne vous pourroye respondre Ainsi, moi, povre bergerete, Vous qui cy me venez semondre. Comme une simple pucelette, Gardant es champs dessus l’erbete Les povres bestes de mon pere, Une jeune simple fillete, Vous dis sont à mon bien contraire. MICHEL ANGE. Jehanne, ne vous en esmayez; Que Dieu l’a ainsi ordonné, Et veut que l’onneur vous ayez Du royaulme, present fortuné, Qui a esté habandonné Par pechié commis des François; Par vous sera roy couronné Et remis en ses nobles drois. PUCELLE. En armes je ne me congnois, Ne m’appartient la congnoissance, Ainsi que vous le povez vois; Et en moy n’est pas la puissance, Ne ne treuve nulle apparence D’aller devers le cappitaine Lui raconter vostre ordonnance: C’est que devers le Roy me maine. MICHEL. Amye, y le fault ainsi Le faire, que Dieu le commande. N’ayez de riens peur ne soucy, Quand de par moy y le vous mande. PUCELLE. La chose, sachez, est si grande Qu’i n’est nul qui le peust pencer, Ne en moy n’est sens qui se tende A savoir cecy propencer. MICHEL. Fille, acomplissez la chose Et Dieu sera avecques vous, Qui vous gardera, comme une rose, De polucion contre tous. Ayez en luy ferme propoux Et le faictes de bon coraige. Y vous aidera, et n’ayez poux De tout dangier et tout dommaige. PUCELLE. A Dieu je vouldroye obeyr Comme je doy et est raison, Et très humblement le servir, A mon povoir sans mesprison; Et tousjours, en toute saison, Vueil estre sa povre servante, Actendant sa vraye maison Lassus ou ciel, où est m’entente. MICHEL. A Dieu, Jehanne, vraye pucelle, Qui est d’icelui bien aymée; Ayez tousjours ferme pensée. De Dieu estre sa pastorelle. PUCELLE. En nom Dieu, je vueil estre celle De le servir, s’i luy agrée. MICHEL. A Dieu, Jehanne, vraye pucelle, Qui est d’icelui bien aymée. PUCELLE. Mon bon seigneur, vostre nouvelle De par moy sera réclamée Au seigneur de ceste contrée, Par la voye que dictes telle. MICHEL. A Dieu, Jehanne vraye pucelle, Qui est d’icelui bien aymée; Ayez toujours ferme pensée De Dieu estre sa pastorelle. Puis s’en part, et y a pose. MICHEL. Pere, j’ay du tout acomply Le vostre messaige humblement, Sans riens avoir mis en oubly, A la pucelle, vrayement; Laquelle, debonnairement De tout son cueur, vous veult servir, Et tout vostre commandement Le vouldra faire et acomplir. DIEU. Le royaulme je remetray sus, Et les anemis confonduz, Par la pucelle ruez jus Et par elle tout convaincuz; Que, dès si qu’elle les aura veuz, En elle sera telle vaillance Que il en seront esperduz. Ou royaulme n’auront plus puissance. Pose. Puis dit: LA PUCELLE. O mon Dieu et mon créateur, Plaise vous moy toujours conduire. Vous estes mon père et seigneur Auquel je ne veuil contredire. XI POÉSIE FRANÇAISE DU XVIᵉ SIÈCLE CANTIQUE DE PÈLERINAGE 1. Je chanteray du Seigneur La grandeur En presence de ses Anges. Son sainct Nom je beniray Et diray Tousjours ses sainctes louanges. 2. Soit que le flambeau du jour De son tour Ait avancé la carrière, Soit qu’il s’en aille levant Ou couchant Il me verra en prière. 3. Les petits chantres aislés Esveillés Seront de la compagnie; Parmi les champs et les bois De leurs voix Accompliront l’armonie. 4. L’air noircy de tourbillons A nos sons Appaisera son orage; Le ciel qui nous entendra Monstrera Les rays de son beau visage. 5. Leve donc mon cueur à toy, O grand Roy, Embrase moy de ta flamme, Afin que nul entretien Que le tien Ne puisse attirer mon ame. 6. Ta majesté, ô grand Dieu, D’aucun lieu Ne sçauroit estre bornée, Et devant toy cent mille ans S’escoulant Ne sont pas une journée. 7. Tu es au plus haut des cieux Glorieux, Tu es au plus bas du monde; Tu balances sur trois doigts Tout le poids De cette machine ronde. 8. Ton esprit penetre tout Jusque au bout, Rien n’est hors de ta presence; Tu es cet œil qui tout voit Et connoit Le fond de la conscience. 9. Le Ciel, qui d’astres reluit Toute nuict, Emprunte de toy sa grace, Et tout l’esclat non-pareil Du soleil N’est qu’un rayon de ta face. 10. Sans efforts ce que tu veux Tu le peux, Et ton vouloir est ta peine; Tu peux effacer ce tout Tout d’un coup Au seul vent de ton haleine. 11. Tu fais cheminer les Roys Sous tes loix Et les princes de la terre Desquels tu romps d’un clein-d’œil Tout l’orgueil Qui est fresle comme verre. 12. Tu nous donnes les moissons Aux saisons Que toy seul fais et disposes; Tu fais largesse et soutiens De tes biens La vie de toutes choses. 13. C’est toi qui d’un riche esmail Sans travail Dore nos belles preries; C’est toi qui donne à ces champs, Tous les ans Leurs gayes tapisseries. 14. Dieu! qui ne voit les bienfaicts Que tu fais A toute humaine nature. Bien qu’il semble homme au dehors En son corps, Il n’en a que la figure. 15. Si tu monstres ton courroux Contre nous, Tout se renverse et chancelle; La terre tremble d’effroy, Hors de soy Devant ta face immortelle. 16. Quand tu lances par les airs Mille esclairs Et les esclats de ta fouldre, Si tu ne les reserrois, Tu mettrois Tout cet univers en poudre. 17. Tu fais de flots escumer Cette mer, Tu la brouilles de nuages. Et puis tu retiens les vens Insolens Pour accoiser ces orages. 18. Toy qui commandes à ces flux Et reflux, Fais qu’aucun mal ne me greve, Et deffend ton pelerin Au chemin Quand il passera la greve. 19. Anges qui donnez les mains Aux humains, Au cours de nostre voyage, Soyez tousjours mon support Jusque au port De ce mien pelerinage. 20. Et toy, reçoy ces accens Dont le sens Est tiré de tes ouvrages. Que tous courbez avec moy Devant toy Te font honneur et hommage. Amen. XII AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE UN CHANT POPULAIRE EN L’HONNEUR DE SAINT-MICHEL [Illustration: _Lent._ Saint Michel, Archange des mers; Votre puissance est sans égale, Ayant renversé Lucifer, Malgré sa fureur infernale; Nous nous prosternons devant vous: Saint Archange, priez pour nous. ] 2. Vous êtes l’ornement des Cieux. Et la gloire vous est acquise, Prince des Esprits glorieux Et le protecteur de l’Église: Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 3. Vous défendez les gens de bien, Et le pauvre, dans l’indigence, Ne manquera jamais de rien, Lorsque vous serez sa défense: Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 4. Vous consolez les Pèlerins, Qui, pour vous rendre leurs hommages, Vous invoquent par les chemins, Afin d’obtenir vos suffrages: Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 5. C’est vous, l’Archange glorieux, Qui portez l’arme de victoire; Nous venons vous offrir nos vœux, Et chanter en votre mémoire: Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 6. Nous n’aurons que vous au moment Que viendra le Juge sévère Pour tenir son grand jugement, Qui puisse adoucir sa colère: Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 7. Lorsqu’à l’article de la mort, Le Diable nous voudra surprendre, Daignez dans ce dernier effort Venir du Ciel pour nous défendre: Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 8. Nous vous prions à jointes mains, Prosternés en votre présence, De nous aider en nos besoins; Soyez, grand Saint, notre défense; Nous avons tous recours à vous, Saint Archange, priez pour nous. 9. O Saint Michel, qui, dans le ciel, Chantez du Très Haut les louanges; Saint Raphaël, saint Gabriel, Anges, Chérubins et Archanges: Priez le Rédempteur pour nous; Anges du Ciel, priez pour nous. XIII AU XVIIIᵉ SIÈCLE UNE LETTRE A MABILLON[52] AU RÉVÉREND PÈRE DOM JAN MABILLON, RELIGIEUX DE L’ABBAYE DE SAINT GERMAIN DES PREZ, A PARIS. [Page 346] Du Mont Saint Michel ce 8 avril 1706 P. C. Mon révérend pere, Je ne scais si j’ay fait response à la lettre que votre révérence m’a fait l’honneur de m’escrire au sujet de notre monastère dont elle veut faire tirer des planches. Dans le doutte où je suis, j’aymes mieux luy escrire deux foys que de manquer à une, je dois luy avoir escrit que j’avois cherché le dessein de notre monastère fait par nos pères, mais inutilement. Monsieur notre intendant me la demande avecq instance: je fus dans la mesme peine à son égard que je suis au votre. Si j’avois icy quelqu’un capable d’en faire un dessein exact, je le ferois faire mais je n’ay personne; il mériteroit plus qu’aucun autre, sans contredit, une place dans vos annales, mais j’aimerois autant ou peut-être mieux ne l’y point mettre du tout s’il n’y est bien fait et si tout n’y est bien marqué. La fontaine de Saint Aubert est au bas d’un grand escalier qui descend du pied de notre batiment, sur la grève, elle est sur la grève mesme tout joignant le rocher, elle étoit autrefoys renfermée dans une tour que la mer a renversé, et a penetré dans la ditte fontaine qui est ordinairement salée quand la mer y pénètre, c’est un grand puis elevé de quinze à vingt pieds de la grève. Le bout de notre dortoir donne à l’orient et règne au nord et au midi. Le batiment a près de deux cents pieds de long. Dans le premier étage sont de grandes sales voutées sans avoir que de très petites ouvertures et en petit nombre à cause qu’il est en manière de forteresses; du bout de l’orient sont le réfectoir au deuxième étage, la cuisine, la sale des chevaliers, au bout de laquelle est cet escalier qui descend à la fontaine de Saint Aubert; au troisième étage c’est un dortoir avecq le cloistre, qui est au dessus de la sale des chevaliers, et qui n’a aucun étage au dessus; au quatrième étage un deuxieme dortoir au dessus du premier, et un cinquieme étage au dessus où est la classe d’un bout, et de l’autre un grenier. Du côté du midy on a joint à ce batiment un autre petit corps de logis qui ne comance qu’au deuxieme étage, c’est à dire au plain pié du réfectoir. Il y a quatre étages; le premier sert de lavoir, le deuxieme c’est la chambre des hostes; les deux autres étages n’occupent qu’une petite partie du bout du dortoir joignant le cloitre, parceque s’il s’étendoit tout le long du dortoir il en déroberoit tout le jour et les cellules en seroient inutiles, il en occupe trois qui ne servent de rien. Le troisième étage est une chambre commune, et le quatrieme la bibliotheque; il n’y a qu’un espace de six à sept pieds entre le ron point de l’eglise et ce petit corps de logis, qui sert d’entrée au monastère. Je ne connois point de petite montaigne à l’oposite de _Tombelaine_. Tombelaine est un rocher, au nord du notre; à un gros quart de lieüe, on y conte une demi lieüe. C’est un diminutif de tombe, la notre s’apelle le mont de tombe [in monte tombe]. L’autre s’apelle Tombelaino, quasi tombula. Il y a eu des batiments qui ont tous esté razez par ordre de la cour, c’est un prieuré dont le revenu s’estand pour la pluspart dans la paroisse de Bassillé distante de deux lieues dudit Tombelaino, où il y a un fief qui en dépend. Au nord est de Tombelaino, il y a une pointe de terre qui avance en la mer et qui est fort elevé qui s’apelle le pignon butor, mais il n’y a jamais eu ni église ni chapelle. Au nord ouest est la pointe de cancale ces deux pointes font comme un croissant ou une très grande anse; nous sommes dans le milieu de cet anse, car le flux nous entour d’une demi lieu au sud. [sidenote: cancal le mont la grande mer St Michel le pignon butor ] A l’oüest de Tombelaine, il y a une montaigne apellée Montdol, éloigné d’un gros quart de lieu de Dol et d’une demie lieue au plus du rivage de la mer. Je ne scays pas si vous ne voulez point parler de cette montaigne. Il y a un petit prieuré dépendant d’icy dont l’église est sur la montaigne avecq un bourg. Il seroit trop juste que notre monastère contribuast à la gravure de ces planches, et si j’en avois eu la nouvelle dans le temps que notre premier procureur étoit à Paris, je l’aurois chargé de donner quelque chose à votre réverence, mais il me seroit plus facile de tirer de l’eaue de notre rocher que de l’argent de nos officiers et en verité quand ils le voudroient ils ne le pouroient pas à présent. La misère est si grande que cela passe l’imagination. Il y a trois ans que je dois quelque chose a un marchand libraire de Rennes que je n’ay encore pu faire payer. Je suis bien faché de ne pouvoir satisfaire a sa tres juste demande, car on ne peut estre avecq plus de distinction d’estime et de considération que je suis, Mon révérend père, Votre très humble et tres obeissant serviteur et confrere. Frère Julien DOYTE. M. B. XIV PENDANT LA RÉVOLUTION[53] [Page 351] Nous maires et officiers municipaux de la ville du Mont Sᵗ Michel étant occupés à nos affaires communes de laditte ville avons été interrompu par un bruit extraordinaire, qui a fait sortir plusieurs habitants de leurs maisons, et après estre sorty de notre bureau dans la grande rüe, nous avons vu les nommés Thomas Desplancher et Jean Desplancher son frère habitans de cette ville qui se frapoient à coups de poind et de pieds, et se tiroient par les cheveux, et se tretoient indignement par des jurement, et comme lesdits Desplancher sont dans lusages de faire du tapages dans la ville et de troubler journellement le repôs public; pourquoi nous avons ordonné comme de police que lesdits Desplancher garderoient provisoirement prison l’espace de vingt-quatre heures dans les prisons de cette ville, pourquoy nous avons enjoint au sieur Turgot officier de garde de ce jour de commander des soldats en nombre suffisent pour constituer prisonniers lesdits Desplancher; sauf à ordonner plus grande peines s’il y echeit contre les dits Desplancher donné à notre bureau le vingt sept may sur les dix heures et demie du soir mil sept cent quatre-vingt-dix. L’EVATU, _maire_; J. RICHARD, _officier municipal_; BLIN, _officier municipal_; AUQUETIL, _procureur_; L. LEROY, _ptre grefier_. Ledit jour a comparu ledit sieur Turgot officier de garde sur les huit heures du soir le quel nous a déclaré avoir constitué prisonniers lesdits Desplancher au terme de la sentence cy dessus ce qu’il a signé Charles TURGOT. Du jeudi vingt décembre mil sept cent quatre vingt douze nous officiers municipaux soussigné ayant apris que la nouvelle municipalité est constituée, Déclarons nos fonctions municipalle finie et arrestée ce dit jour et an que dessus. F. MOUILLAUD, _Cy dev. officier_; L. LEROY, _Cy dev. maire_; Charles TURGOT, _Cy dev. officier_; HEVAUT, _Cy dev. greffier_. * * * * * L’an mil sept cent quatre vingt treize le deuxième octobre, l’an 2ᵉ de la République française une et indivisible Au Mont Sᵗ Michel S’est présenté en la maison commune le citoyen Oury envoyé de l’assemblée primaire du canton d’Avranches district du dit lieu, section de Saint-Saturnin, lequel nous a apparu 1º du raport et du decret du 23 août dʳ sur la réquisition civique des jeunes citoyens pour la deffense de la patrie, 2º d’une proclamation du citoyen Le Carpentier représentant du peuple envoyé par la Convention nationale dans le département de la Manche; 3º d’une commission à lui adressée par le d. citoyen Le Carpentier au nom du salut public et conformement à l’article 4 du decret de la Convention nationale en date du 16 août dʳ; 4º enfin d’une lettre des citoyens administratieurs de ce district, du 25 de ce mois avec invitation de publier et de donner lecture des pièces ci dessus aux jeunes citoyens âgés de 18 à 25 ans afin qu’ils connoissent leur requisition; de faire aussi un état nominatif de tous ces mèmes jeunes gens et d’en tenir registre, de donner le denombrement exact de la quantité et de la qualité de tous les chevaux autres que ceux servant à l’agriculture et enfin celui de tous les fusils et surtout de ceux de calibre, de tout quoi le d. citoyen Oury nous a demandé acte et a signé après lecture, OURY. L’an mil sept cent quatre vingt traize l’an deux de la République française une et indivisible le traize 8ᵇʳᵉ mil sept cent quatre-vingt-traize il a été aresté par le Conseille generale de la commune apprès avoir antandu le procureur qua dater de ce jour ille est etabli un burau dans le ci-devant presbitaire dans laquelle il serfait un tron à trois clés pour ramasser toutes les laitres qui viendront soit à l’adresse des prestre deténu dans le chateau de cette vil ou a l’adrès du maire ou officiers municipaux ou procureur de la commune pourvu qui soit sust l’adrèse ou dedans pour remaitre à quaques uns de ces prestres detenus, dont le tron ne sera ouvairt que deux fois par semaine savoir le mardi et le vandredi de chaque semaine; il en sera fait un à la porte du chateau paraille dans laquelle tous les praîtres mettront leurs laitres san qu’il an soit pris une par aucun manbre de la commune qua l’ouvairtur du tronc, il est aresté quauquun paquet ni assignat ne seront remis à aucuns de ses refractaire quan présence de la commune; s’il vien du pain, il séra distribué egallement; ille est defandu au consierge de laisser autres qui que se soit plus loing que la porte sou paine daitre punis suivant larresté autre le conseille généralle de la commune, aresté an maison commune le dit jour, mois et an ci-dessus; il est défandu au consierge de quitter sa porte sous peine de pairdre sa pansion à moins qu’il ne se fasse ranplacer par une pairsones capable de le ranplacer et que la municipalité yst consante deux mot rayé nul. J. HEVAUT, _officier_; J. RICHARD, _maire_; Tomas FOUCHÉ; Etienne VIDAL, _procureur_; Julien MENARD; J. BASIRE; Jean GAINARD. * * * * * Du jeudi trente août mil sept cent quatre-vingt-douze, l’an 4ᵐᵉ de la liberté en la maison commune du Mont St Michel s’est présenté devant nous maire et officiers municipaux de la dite ville du Mont St Michel le sʳ Henri Jean Dufour prestre ci-devant religieux bénédictin, lequel a déclaré vouloir sur le champ prester le serment prescrit suivant les loix. Nous susdits officiers municipaux, en reconnaissance de la conduite patriotique du sʳ Dufour an nous bien connue depuis la Révolution, et vû que le sʳ Dufour s’est présenté differentes fois et a offert son serment à la municipalité pourquoi nous n’avons pas crü devoir differ d’avantage à l’admettre à prester son serment ce qu’il a fait dans les termes suivans: je jure d’être fidelle à la Nation à la Loi et au Roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution du Royaume décretée par l’Assemblée nationale constituante aux années 1789, 1790, 1791. Ce qu’il a singné avec nous ce présent proces verbal fait et arrété ce dit jour et an que dessus. Henry-Jean DUFOUR, _cy devant religieux benedictin_; L. LEROY, _maire_; F. MORILLAUD, _officier_; Jean DUVAL; F. HEVAUT, _greffier_. * * * * * Du jeudi quatre octobre mil sept cent quatre vingt douze l’an 4ᵐᵉ de la Liberté et le 1ᵉʳ de Legalité, nous officiers muncipaux du Mont St Michel, extraordinairement assemblé, au domicile du sʳ Henry-Jean Dufour prestre ci devant religieux bénédictin en vertu d’une réquisition de sa part, tendant à prester le serment réquis, pourquoi nous susdits officiers municipaux vû l’infirmité du sʳ Dufour et né pouvant se rendre à la maison commune nous nous sommes expres transporté au lieu de son domicilie pour récévoir son serment léquel la sur le champ proféré dans les termes suivants, je jure de maintenir la liberté et legalité ou de mourir en la deffendant. Ce qu’il a singné avec nous le dit jour et an que dessus. Henry Jean DUFOUR; L. LEROY, _maire_; F. MORILLAUD, _officier_; F. HEVAUT, _p. greffier_; Ch. TURGOT, _officier_. * * * * * Dudit jour jeudi quatre octobre mil sept cent quatre-vingt-douze l’an 4ᵐᵉ de la liberté et 1ᵉʳ de l’egalité, c’est présenté devant nous, officiers municipaux à la commune du Mont-St-Michel, le sʳ Claude Carton prestre ci devant religieux benedictin léquel a déclaré vouloir se conformer à la loi, et prester le serment requis par les décrets de l’assemblée nationalle lequel la main levée l’a proféré sur le champ dans les termes suivants: Je jure de maintenir la liberté et l’egalité ou de mourir en la deffendant. Ce qu’il a singné avec nous lesdit jour et an que dessus. Claude CARTON; L. LEROY; F. MORILLAUD, _officier_; Ch. TURGOT, _officier_; F. HEVAUT, _greffier_. * * * * * Dudit jour jeudi quatre octobre mil sept cent quatre vingt douze l’an 4ᵐᵉ de la liberté et 1ᵉʳ de l’egalité c’est présenté devant nous officiers municipaux à la maison commune du Mont Sᵗ Michel, le sʳ Louis Augustin Pissès prestre ci devant religieux benedictin léquel a déclaré vouloir se conformer à la loi et prester le serment requis par les décrets de l’Assemblée nationale, lequel la main levée la profferé sur le champ dans termes suivants: je jure de maintenir la liberté et legalité ou de mourir en la deffendants, ce qu’il a singné avec nous ce dit jour et an que dessus. Louis Aug. PISSIS, L. LEROY, _maire_; F. MORILLAUD, _officier_; Ch. TURGOT, _officier_; F. HEVAUT, _greffier_. * * * * * Dudit jour jeudi quatre octobre mil sept cent quatre vingt douze, l’an 4ᵐᵉ de la liberté et de legalité c’est présenté devant nous officiers municipaux à la maison commune du Mont St Michel le sʳ Jacque Besnard curé constitutionnel dudit lieu, lequel a déclaré vouloir se conformer à la loi et prester le serment requis par les décrets de lassemblée nationale lequel la main levée la profferé sur le champ dans les termes suivants: je jure de maintenir la liberté et legalité ou de mourir en la deffendants. Ce qu’il a singné avec nous ce dit jour et an que dessus. Jacques BESNARD, _Curé du Mont_; L. LEROY, _maire_; Ch. TURGOT, _officier_; L. HEVAUT, _greffier_; F. MORILLAUD, _of._ * * * * * Nous maire et officiers municipaux de la commune du Mont-St-Michel certifions à qui il appartiendra que le citoyen Nicolas de la Goude prestre originaire de la paroisse de Saint Lo Dourville demeurant depuis plusieurs anée à celle de St Georges de Bohom est maintenant à la maison commune du Mont St Michel, nous lui avons delivré le presant pour lui servir en cas de bezoin, fait ce vingt trois aoust mil sept cent quatre vint treize l’an deux de la République françoise. LA GOUDE, J.; RICHARD, _maire_; Etienne VIDAL, _procureur_. * * * * * Suivant la déclaration que Nicolas de la Goude nous a fait ce dit jour et an que dessus. J. RICHARD, _m._ Nous maire et officiers municipaux de la commune du Mont St Michel soussigné cairtifions que le citoyen Charles le Venard lainé ci-devant prieur de la Mancellière est vivant et existant et habite présantement au chatiau du Mont St Michel en foy de quoi nous lui avons délivré le présent pour lui servir et valloir en cas de besoin en la maison commune ce dix 7ᵇʳᵉ mil sept cent quatre vingt treize, l’an deux de la République françoise une et indivisible. Charles LE VENARD l’ainé; J. RICHARD, _maire_. * * * * * Nous maire et officiers municipaux de la commune du Mont St Michel district d’Avranche département de la Manche en exécution du decret de la Convention nationale du quinze mars dernier certifions acqui il appartiendra que le citoyen Jean Jacques Chatiaux prêtre est vivant et existant demeure au chatau dudit Mont St Michel sans interruption depuis le seize may dairnier presente année 1793 en foy de quoi nous avons delivré le present pour servir et valoir ce que de raison au dit citoyen Chataux, affiche prealablement faite dudit certificat pendant trois jours an la maison commune du Mont St Michel le quinze octobre mil sept cent quatre vingt treize l’an deux de la République une et indivisible. J. RICHARD, _maire_; CHATEAUX; Etienne VIDAL, _procureur_; Jean GAINARD; HEVAUT, _greffier_; J. HAMEL. * * * * * Les derniers ecclesiastique qui étoient detenus dans le chateau du Mont Saint Michel an sont party le vingt un germinal l’an trois de la République francoise une et indivisible. Extrait du registre des délibérations du Conseil general du district d’Avranches du sept octobre 1793, l’an 2 de la République francoise une et indivisible. L’assemblée de Conseil du district d’Avranches vu la pétition de la commune du Mont St Michel en date de ce jour par laquelle elle expose que ses habitants et les pretres detenus dans la ci devant abbaye sont dans un besoin puissant, qu’elle ne peut leur procurer de subsistance dans la campagne, qu’il est difficile pour ne pas dire impossible de s’en procurer au marchert considerant que la position du Mont Saint Michel environné le plus souvant de la mer ne permet pas à ses habitants de sortir librement pour aller aux marché d’Avranche, chef lieu de canton que celui de Pontorson est beaucoup plus à proximité après avoir de nouveau examiné les requisitions adressées jusqu’ici aux communes de ce canton et les avoir conférées le procureur syndic entendû arrété que les requisitions adressées aux communes environnant Pontorson sont revoquées à commencer de jeudi prochain, qu’au lieu de 340 rahiaux de blé requis jusqu’ici pour l’aprovisionnement du marché de Pontorson, il en sera requis quatre cent dix parce que la municipalité veillera à ce que l’excedent vertisse specialement à l’approvisionnement du Mont St Michel qua commencer par le marché du 16 de ce mois les communes denommées au present arresté et portées sur le registre des deliberations contribueront à l’approvisionnement du marché de chaque semaine dans la proportion ditte des deux tiers au moins en fromant seigle et paumelle et l’autre au plus en sarrazin qua cette fois les municipalités seront tenüe sous leur responsabilité d’adresser aux cultivateurs de leurs communes, autres que les fermiers des domaines nationaux et d’émigrés, les requisitions nécessaires pour faire fournir la quantité qui leur est assignée d’en envoyer l’etat delle certifié à la municipalité de Pontorson assez à tems pour qu’elle puisse vérifier ceux qui refuseront de defférer aux requisitions qui leur seront faites et que sur sa denonciation ils soient poursuivis suivants la rigueur de la loi. Signé le Marié présidant et le Maistre pour expédition conforme Carbonnel le Maistre. Délivré un certificat d’existance au citoyen Jean Baptiste Monteuil prêtre originaire de la commune de la Haye du Puit district de Carentan département susdit est vivant et existant, demeure au châtiau du Mont St Michel sans interruption depuis le vingt deux juin. Foy de quoi nous avons délivré le présent pour servir et valoir ce que de raisons au dit citoyen Monteuil affiche prealablement faite dudit certificat pendant trois jours en la maison commune du Mont St Michel. Ce