Title: En Pénitence chez les Jésuites: Correspondance d'un lycéen
Author: Pierre-Paul Brucker
Release date: July 23, 2022 [eBook #68591]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: Pierre Téqui
Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
PAUL KER
CORRESPONDANCE D’UN LYCÉEN
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
PIERRE TÉQUI, LIBRAIRE-ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
1910
Tous droits réservés.
Ceci n’est pas un roman : c’est une histoire vécue.
Je n’ai pas été élevé sur les genoux de la Compagnie de Jésus. C’est l’Université qui s’est appliquée la première à dégrossir ma jeune intelligence et à la former. Je lui sais gré de ses louables intentions. Mais la vérité m’oblige à dire que, si je vaux quelque chose, ce n’est pas à elle que je le dois. Je l’ai, bien qu’involontairement, quittée d’assez bonne heure pour avoir le temps de faire peau neuve sous une autre influence. Les pages qu’on va lire marquent les diverses phases de mon évolution.
Elles sont d’un jeune homme qui dit, au jour le jour, ce qu’il a senti, ce qu’il a vu, et qui le dit sans arrière-pensée. J’aurais pu leur donner un tour moins juvénile, les corriger : je les aurais gâtées. Je les livre au public telles que je les ai retrouvées, un peu jaunies déjà par l’âge, dans des tiroirs longtemps oubliés. A une époque où le mot d’ordre est de courir sus aux Jésuites, ce témoignage primesautier d’un lycéen devenu leur élève pourra, sinon guérir les aveugles volontaires — miracle difficile — du moins ouvrir quelques yeux qui cherchent sincèrement la lumière.
Il y a de par le monde des égarés intelligents qui, après avoir reçu chez les Jésuites, quelquefois pour l’amour de Dieu, le pain du corps et celui de l’âme, le leur ont, depuis, vilainement craché au visage. J’en appelle à ceux-là : ils ne sont pas sujets à caution. Qu’ils soient francs, et je les défie de me taxer d’exagération ou de mensonge.
Néanmoins, on est tellement habitué dans certains milieux à regarder les Jésuites, qu’on n’a d’ailleurs jamais vus de près, comme des êtres à part, ténébreux, insaisissables, essentiellement retors et louches, que je ne me flatte pas outre mesure d’être cru sur parole. On dira que je suis un jésuite masqué. Il ne me restera qu’une ressource : c’est de répondre à ces incrédules : « Allez, une bonne fois, y voir vous-mêmes. »
Il s’en trouvera peut-être qui auront assez de courage et de loyauté pour faire cet essai, quand les Jésuites seront rentrés chez eux — ce qui ne peut tarder bien longtemps, s’il est vrai, comme on le dit volontiers, qu’étant sortis par les portes, ils ont l’habitude de rentrer par les fenêtres.
En Pénitence chez les Jésuites
1er octobre 187…
Mon cher Louis,
Je t’annonce une nouvelle que tu ne voudras pas croire. J’y crois à peine moi-même… Hélas !
Tu me connais de longue date et tu sais que, si je ne suis pas un mauvais cœur, sans me vanter, je n’ai jamais été un modèle de travail, de discipline et de sérieux. Ah, le sérieux ! Voilà un mot qui m’horripile ! On me le répète le matin, on me le répète le soir, on me le fait manger à toutes les sauces : j’en étouffe. Que diable ! Je ne suis pas un bénédictin pour sécher sur des bouquins savants, ni un chartreux pour moisir en cellule et me nourrir de silence, d’eau claire et de pénitence. Je vais avoir seize ans ; j’ai dans les veines du sang qui bout, dans la cervelle quelques idées pas plus sottes que d’autres, dans le cœur… Ma foi, est-ce qu’on sait, à nos âges, ce qu’on a dans le cœur ? Tout, par le désir ; en réalité, rien, rien que le vide, la faim, la soif d’un idéal qui est dans les étoiles, à des milliers de lieues… Oh ! j’en pleurerais une journée !
Mais tout cela ne t’apprend pas la chose étonnante, stupéfiante. La voici toute crue. Mon père vient de me déclarer qu’il me retire du lycée pour me mettre chez les Jésuites.
Tu as bien entendu : CHEZ LES JÉSUITES. En pénitence, naturellement.
A première vue, ça paraît monstrueux, n’est-ce pas ? A la seconde, à la troisième, à la vingtième fois, c’est toujours pire. A la fin, c’est comme dans les romans, tu sais ? — un tel saisissement de douleur inattendue que, ne pouvant pleurer, on se met à rire, comme à Charenton.
J’en suis là, mon ami. Je n’ai fait aucune objection à mon père : ce qu’il veut, je sais qu’il le veut. Ma mère le regarde, me regarde et ne dit rien : je vois qu’elle attend l’œuvre du temps.
A demain. Plains-moi.
Ton malheureux ami,
Paul.
2 octobre.
Mon cher Louis,
La nuit porte conseil, dit-on : je ne m’en aperçois guère. J’en ai passé une horrible. Un cauchemar continu. Sur mon estomac je sentais les deux larges pieds d’un Jésuite, énorme comme un saint Christophe, qui avec la hampe pointue de sa lourde croix de procession me fouillait le cœur. Un autre m’étranglait avec un immense chapelet, roulé en forme de serpent autour de mon cou. Un troisième me grillait les pieds, comme au temps de l’Inquisition, pendant qu’une douzaine d’autres, jeunes et vieux, avec des grimaces de démon, dansaient autour de mon lit une sarabande insensée.
Il paraît que j’ai crié au secours : ma mère est venue et, me trouvant la tête en feu, m’a mis des compresses qui ont peu à peu calmé la fièvre. Alors j’ai dormi tranquillement jusqu’à dix heures du matin. Au déjeuner, mon père me dit : « Tu as eu trop d’appétit hier soir ; le régime des Jésuites te fera du bien : ils mangent peu au souper. C’est de l’hygiène bien comprise. »
Remarque, mon ami, comme les résolutions arrêtées d’un homme changent ses opinions. Mon père n’aime pas plus que moi les Jésuites et, s’il les connaît, c’est par ouï-dire, sans être sûr de rien. Néanmoins, depuis qu’il a résolu de me livrer à eux, tu vas voir qu’il leur prêtera toutes les qualités qu’il désire trouver chez eux pour ma correction. Il entre dans l’aveuglement incurable — et moi, par le fait, j’entre dans la fatalité…
J’ai été interrompu dans ma chambre. Deux coups discrets à la porte. C’était ma sœur Jeanne, qui a ton âge, un an de plus que moi. Elle m’embrassa plus fort que d’habitude, en m’appelant son petit Paul. Cela me mit en défiance :
« C’est maman qui t’envoie ?
— Non, c’est moi qui viens te consoler.
— Vrai ?
— Vrai. »
Une petite larme perla au coin de ses yeux parfaitement limpides. Mon cœur fit un bond. Après un silence :
« Tu as gros cœur, dit-elle, de ne pas rentrer au lycée ?
— Oui, répondis-je péniblement.
— Tu avais là des amis ?
— Plusieurs, un surtout : je lui écrivais, quand tu es entrée.
— Celui-là, je le connais ; il est bon. Mais, les autres, l’étaient-ils tous ? »
Je la regardai avec quelque surprise : elle ne m’avait jamais encore fait cette question. Elle la répéta de sa voix la plus douce, et son œil scrutateur plongeait au fond du mien : il fallut répondre :
« Bons… comme moi », fis-je un peu troublé. « Pourquoi cette question ?
— Parce que, s’ils avaient été tout à fait bons, notre père n’aurait pas eu besoin de chercher pour toi un autre milieu. C’est leur faute, si l’on t’envoie chez les Jésuites.
— Mes amis actuels valent peut-être bien ceux que j’aurai.
— Peut-être est le vrai mot ; car nous n’en savons rien encore, ni toi ni moi. Tu vas en faire l’expérience, mon petit Paul, dans quelques jours : si elle réussit, tu seras moins malheureux.
— Et si elle ne réussit pas ?
— Tu reviendras.
— Mais les élèves ne sont pas tout, repris-je. Il y a surtout les maîtres, que j’ai la tentation d’en voyer promener à tous les…
— Chut ! Les connais-tu ?
— Je les vois d’ici :
Si je te chantais le reste, tu serais édifiée sur leur compte.
— Mal édifiée, j’imagine. Chanson n’est pas raison. Il faut voir avant de juger.
— Jeanne, je te trouve aujourd’hui extraordinairement raisonnable.
— C’est que je souhaite très vivement, cher petit frère, que tu le sois toi-même, et que tu prennes du bon côté l’épreuve à laquelle tu vas être soumis. Dis, le veux-tu, pour faire plaisir à ta grande sœur qui t’aime bien ? Me promets-tu d’accepter franchement ta situation, de ne pas donner du chagrin à maman et à moi, et d’être sage chez les Jésuites ? »
Qu’aurais-tu fait à ma place, mon ami ? Je n’en sais rien. Moi, j’ai le cœur bête. Je me suis jeté en pleurant dans les bras de ma grande sœur Jeanne et je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu.
A ce propos, je vais te faire une confidence. Vois-tu, moi, avec le tempérament que j’ai, je ne me marierai jamais. La raison, c’est que, si j’avais une femme revêche, je la battrais comme plâtre, jusqu’à extinction ; si j’en avais une comme ma sœur Jeanne, elle m’enroulerait autour de son petit doigt, et alors, adieu toute dignité ! Or, je tiens à ma dignité.
Il est vrai que j’aime follement ma sœur Jeanne, bien qu’élevée chez des nonnes par la volonté de ma sainte femme de mère, que mon père n’a jamais osé contrarier. Elle m’a empêché de faire plus d’une sottise, depuis que j’en suis capable. Ça vaut un peu de reconnaissance et je tiendrai la parole donnée : s’ensuivra que pourra.
Nous partons après-demain pour la jésuitière. J’en ai froid dans le dos. Tu sauras dans quelques jours mes premières impressions.
Adieu, mon ami ; sois plus heureux que moi.
Paul.
H., le 7 octobre.
Mon cher ami,
Eh bien, j’y suis : c’est invraisemblable et pourtant vrai. Mais ce qui te paraîtra tout à fait drôle, comme à moi, c’est que — je ne sais comment te dire cela — je ne m’y trouve qu’à moitié mal. J’en suis furieux : j’espérais autre chose. Ces Jésuites ne sont pas si noirs que je croyais et je n’en ai pas vu un qui ait des pieds de bouc. Quant à leurs élèves, dame !… Tu sais que je n’oublierai jamais les camarades du lycée, et toi, d’abord, tu es hors de pair. Ceux-ci ont une tournure différente.
Mais commençons par le commencement. Mon nouveau professeur, entre autres conseils, nous a recommandé hier de ne jamais torcher nos lettres, quel qu’en soit le destinataire, par respect pour nous-mêmes et pour notre belle langue française. Je vais m’appliquer sans me torturer, comme il nous disait encore. Tu vois que je deviens docile.
Donc, il y a trois jours, mon père conduisit le malheureux mouton à la boucherie. Une belle boucherie, ma foi, et bien achalandée, à ce que j’ai vu depuis. Un long frater en redingote noire nous ouvrit, avec un sourire qui disait clairement : « Encore un de pris au piège ! » Vaste parloir très gai, sans nul doute pour narguer la tristesse des rares et courtes entrevues de famille, avec des bustes de grands hommes et des tableaux d’honneur pour les petits enfants sages… Mais en voilà un pour la rhétorique ! C’est là-dessus que j’ai à me faire afficher pour le plaisir de ma sœur ? Tout est prévu : les fiches blanches sont déjà prêtes dans leurs coulisses en ferblanterie dorée, qu’ils veulent faire passer pour de l’or.
Arrive le Père Recteur, comme qui dirait le proviseur de l’endroit, un bel homme, air et tenue graves, rien d’administratif. Quand mon père me présenta à lui, son regard s’épanouit. Il me prit la main et, la sentant un peu trembler, il me baisa au front, comme un innocent :
« Soyez le bienvenu, mon enfant, dit-il. Nous tâcherons de faire de vous, si vous le voulez bien, un élève meilleur encore que vous ne l’êtes déjà. »
Rouerie jésuitique, pensai-je. Il sait parfaitement que je suis une manière de cancre : mon père le lui a écrit et va le répéter devant moi. C’est en effet ce qui eut lieu.
Quand l’abatage fut fini, le Père Recteur dit simplement :
« Monsieur, le passé est passé ; personne ici ne le reprochera à votre fils. Il aura la réputation qu’il va se faire par ses actes, et je suis sûr qu’elle sera bonne : n’est-ce pas, Paul ? »
Ce ton et cette confiance dans ma bonne volonté future m’entrèrent dans le cœur, malgré moi. Je répondis, sans trop hésiter :
« Oui, monsieur.
— Dites mon Père », reprit-il en souriant : « c’est le nom qu’on donne ici aux maîtres et qu’ils tâchent de mériter. »
Je répétai docilement : « Oui, mon Père, » — et je sentis que le filet m’envahissait.
On me présenta ensuite au Père Préfet (c’est le censeur) : il me plut moins que l’autre. Celui-ci personnifie le règlement : je m’en passerais volontiers. Pourtant il fut aimable et nous promena par tout l’établissement, nous expliquant tous les détails qui pouvaient nous intéresser, sans le fastidieux boniment auquel je m’attendais.
La boîte n’est vraiment pas vilaine. Il y a de l’air et du jour partout, même dans les sous-sols, où se trouvent les réfectoires. Les classes, les études sont spacieuses, les murs peints en couleur claire. La monotonie des longs corridors est égayée par des statues, par de jolies gravures historiques, militaires, artistiques, qui en font de véritables galeries. Dortoirs d’une propreté irréprochable, cirés, hauts et larges, avec des lavabos et des sommiers perfectionnés. Mais pas d’alcôves : les lits, à distance convenable, sont en vue les uns des autres. Le Père Préfet nous dit : « C’est pour apprendre aux enfants à se respecter, et l’air circule plus librement. » J’aurais préféré un coin fermé, pour pouvoir pleurer à mon aise » Mais il faut bien se plier. D’ailleurs, depuis trois jours que je fais comme tout le monde, l’habitude vient.
Je sens qu’elle viendra pour bien d’autres choses, dont je n’avais pas idée jusqu’à présent. C’est comme si j’avais changé de pays. A plus tard le reste. Je te serre la main.
Ton ami toujours,
Paul.
9 octobre.
Mon cher Louis,
Ta lettre de condoléance, qui m’a tortillé le cœur, me prouve que je n’ai pas encore le pied aussi marin que je croyais. Oui, c’est l’exil ; oui, c’est une vie nouvelle à apprendre ; oui, c’est rude par moments. Mais déjà je n’ose plus trop parler de mon malheur. Pourquoi ? Écoute la suite de mes débuts.
Quand on m’eut indiqué ma place à l’étude et au dortoir, mon père me dit que j’aurais mauvaise grâce à ne pas être satisfait, qu’il l’était, lui, pleinement, et qu’il comptait sur moi. Après quoi, il m’embrassa et partit. La dernière amarre était coupée ; je revins du parloir le cœur serré à m’étouffer, et je lus devant moi, en l’air, écrite avec des lettres de feu, la terrible inscription du Dante :
[1] Laissez toute espérance, vous qui entrez !
La portion d’enfer où l’on me conduisit d’abord, ce fut la cour de récréation. Une quinzaine d’élèves déjà rentrés y causaient entre eux, groupés autour d’un surveillant en soutane. J’eus un frisson, en me rappelant comment j’avais été accueilli, lors de mon entrée au lycée, par mes camarades de cinquième : la connaissance s’était faite à coups de poing et à coups de pied, aussi généreusement donnés que vivement rendus, et je ne fus sauvé d’une déconfiture complète que par l’intervention compatissante d’un vieux camarade dont tu sais le nom. Je t’en reste reconnaissant. Ici, qu’allait-il m’advenir, à moi lycéen ?
Le surveillant s’avança :
« Paul Ker, élève de rhétorique », lui dit le Père Préfet, qui m’accompagnait. « Ayez soin de lui ; ce sera un de vos bons élèves. »
Le surveillant me tendit la main et me mena au groupe :
« Un nouveau rhétoricien », dit-il. « Qui se charge de le piloter ?
— Moi, moi », répondirent deux des plus jeunes, qui me prirent chacun sous un bras, sans façons. « Allons faire un tour de promenade. Tu sais, nous en sommes aussi, de la rhéto : une classe de bons enfants, tu vas voir, et un chic professeur. Tu ne t’ennuieras pas. »
J’étais ahuri de cet accueil inattendu, mais me laissai aller.
« D’où viens-tu ? » me dit l’un.
— De tel endroit.
— Un collège de prêtres ?
— Non, de laïques.
— Alors, tu seras mieux ici.
— Es-tu fort ? » demanda l’autre.
— Ça dépend. »
Et nous voilà partis à causer, à tort et à travers, de nos études, de nos espérances, de nos craintes pour l’avenir, comme si nous nous étions toujours connus. De temps à autre, l’un des deux se détachait pour aller serrer la main d’un nouvel arrivant, qu’il amenait ensuite avec lui. En moins d’une heure, j’avais fait vingt-cinq connaissances et j’étais de la famille.
J’ai entendu parler quelquefois de l’esprit de corps qui règne chez les Jésuites : si leurs élèves l’entendent de cette façon-là, je ne m’en plaindrai point. Tu conviendras qu’elle est plus encourageante que celle de mes anciens camarades de cinquième.
Le soir de la rentrée, je soupai bien, je ne dormis pas mal, et comme on se leva tard, ce premier jour scolaire, et que le soleil entrait à flots joyeux par les grandes fenêtres, je faillis oublier que j’étais en prison.
Dans la matinée, messe du Saint-Esprit et sermon. J’avais un peu désappris mes prières et me suis trouvé dépaysé dans un milieu qui me parut assez dévot, trop dévot. Il y a là un point noir, qui m’inquiète : les Jésuites respecteront-ils ma liberté de conscience ?
Ce soir-là et le lendemain matin, compositions de passage. J’ai trimé comme un nègre. Tu comprends que mon honneur est engagé à ce que, n’ayant pas été tout à fait dernier de classe au lycée, je ne le sois pas ici. J’ai peur que les études ne soient fortes. Si je dois être remercié, je ne voudrais pas l’être pour crime de bêtise.
Adieu, Louis.
Ton ami,
Paul.
10 octobre.
Mon cher Louis,
Je suis définitivement reçu en rhétorique ; c’est un gros pavé de moins sur le cœur. J’avais une peur bleue de descendre en humanités : outre l’humiliation, cette dégringolade eût amené un changement de division et la perte de mes premiers camarades, qui, décidément, sont de braves garçons.
Ils ne m’ont pas trompé en me disant que j’aurais un chic professeur. Chic, il l’est, d’abord, parce qu’il a bien voulu me garder dans sa classe. Il faut que je te raconte, puisque je veux te raconter tout, comment la chose s’est faite.
Il y a ici, et, paraît-il, dans tous les collèges des Jésuites, un usage qui n’a rien de correspondant au lycée et qui suffirait à mettre un abîme entre mes anciens professeurs et ceux-ci. Chaque jour, pendant l’étude de onze heures à midi, le corridor qui longe les salles d’étude se transforme en salle des pas-perdus. Les professeurs viennent frapper à la porte et, par l’entremise de l’élève portier, gros personnage aimable et discret, appellent tour à tour leurs élèves, surtout les plus faibles, et, tout en arpentant avec eux le parquet, revoient les copies, font rendre compte des fautes, donnent des conseils appropriés à chacun, quelquefois un reproche qui, fulminé en pleine classe, aurait été trop mortifiant, et puis les renvoient à leur travail, joyeux ou contrits, toujours encouragés à mieux faire.
Le lendemain de nos compositions de passage, assis à mon pupitre, j’observais depuis quelque temps ce va-et-vient, et cherchais à en lire la signification sur la physionomie diversement émue de ceux qui rentraient, quand on vint aussi m’appeler. Mon professeur était là, qui me demanda tout d’abord si je ne m’ennuyais pas trop, puis si j’étais un travailleur. Comme, à cette dernière question, je répondais d’un ton que ma conscience rendait assez mal assuré, il me dit :
« Je ne sais si, dans vos deux compositions de passage, vous avez donné tout ce que vous pouviez. La composition française témoigne d’une certaine facilité : les deux autres sont faibles. »
Je me crus perdu ; il le vit dans mes yeux, qui durent se troubler. Son regard se fixa sur moi durant quelques secondes, comme pour sonder mes dispositions ; puis il me demanda :
« Seriez-vous content de rester en rhétorique ? »
Deux grosses larmes répondirent pour moi.
« Et si je vous garde, me promettez-vous de ne pas m’en faire repentir ?
— Oui, mon Père.
— Eh bien, mon enfant, vous resterez avec moi. J’accepte votre parole : souvenez-vous que c’est une parole d’honneur. »
Je le remerciai, comme tu penses bien. Il m’indiqua les défauts et les lacunes de mes compositions, me dit sur quoi devait porter mon effort et me promit, à son tour, de m’aider dans la mesure de ma bonne volonté.
Ai-je besoin d’ajouter que je revins à ma place heureux, disposé à tout et conquis ? Avec ces procédés-là, renouvelés de ma sœur Jeanne, on fera de moi ce qu’on voudra. C’est vrai que j’ai le cœur bête… Mais je suis bien content, tout de même, d’être en rhéto.
N’ayant vu que les classes du lycée, tu ne te figures pas ce qu’est la mienne. Je ne veux pas établir de comparaison ; tu la feras tout seul.
D’abord, notre professeur parle et nous écoutons. Cela me paraît maintenant élémentaire ; mais tu sais ce qui en était, l’an dernier, quand notre pauvre professeur de seconde, myope plus ou moins volontaire, parlait des heures durant à nos dos, tandis que nous jouions sur le banc au piquet ou à l’écarté. Mon professeur n’est même pas licencié, dit-on ; c’est, évidemment, parce qu’il n’a pas voulu l’être, car il est de force à en remontrer à n’importe qui. Mais ce qui me charme, c’est qu’avec toute sa science, dans tout ce qu’il dit, il n’y a pas un mot pour faire valoir sa personne, mais, au contraire, une évidente et constante préoccupation de se faire parfaitement comprendre, de nous introduire au cœur des choses, de nous y intéresser. On sent que nous ne sommes pas là pour lui créer un auditoire, mais qu’il y est pour nous instruire, et que, dans ce but, il met en œuvre toutes les ressources de son esprit, sa profonde connaissance des jeunes gens et une méthode rigoureuse. Quand il a fini de parler, vient le tour des élèves. La classe est divisée en deux camps, où chaque élève a son numéro d’ordre selon son mérite. Quand l’un d’entre nous est désigné par le professeur pour répéter la leçon qu’on vient d’entendre, avec lui se lève dans le camp opposé son émule, qui l’écoute attentivement, guette la moindre erreur, et, dès qu’elle se produit, la relève vigoureusement. A son tour, il est invité à parler et devra se garantir contre les mêmes corrections. Quelquefois, au défaut de l’émule, c’est un autre soldat du camp adverse qui reprend, toujours avec permission du professeur. Lorsque, parfois, un malheureux laisse échapper une bourde trop forte, vingt doigts indignés se lèvent pour demander à la redresser. D’autres fois, il y a reprise à faux ; alors la riposte ne se fait pas attendre, suivie souvent d’une contre-riposte et d’un véritable feu croisé d’artillerie littéraire, auquel un geste du maître impose silence, pour dire de quel côté est le bon droit et la vérité.
On me dit que ce système d’émulation, pratiqué chez les grands avec une modération relative, est poussé dans les classes inférieures à un degré où l’animation touche à la férocité, et je n’ai pas de peine à le croire, quand, à certains beaux jours où les fenêtres sont ouvertes, j’entends les cris de victoire que lancent, au fort d’une bataille sur la grammaire latine ou grecque, nos cadets de cinquième ou de sixième. La première fois, j’avais cru à une petite révolution !
Le fait est qu’on ne dort pas en classe, et qu’à ce fourbissage l’esprit le plus rouillé peut gagner un certain lustre. Espérons que je n’arrive pas trop tard.
Adieu, Louis. C’est ma dernière lettre un peu longue ; demain on commence à piocher en règle.
Ton ami,
Paul.
15 octobre.
Mon cher Louis,
Mais oui, je suis bavard, très bavard, et pas seulement avec toi. La preuve, c’est que je viens de m’entendre proclamer solennellement par le P. Préfet, du haut de la chaire d’étude, devant toute la division, qui admirait jusqu’à présent ma sagesse exemplaire, un premier Æ de conduite, pour avoir dit trois mots… par jour à mon voisin. Mais tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un Æ. Voici :
Les notes de semaine, ici, sont une affaire d’État. On en tremble huit jours d’avance, et même de plus loin, quand il s’agit de sorties ; car n’a pas de sorties qui veut, il faut qu’elles soient méritées. Tout ici se paye, le bien par des faveurs, le mal par des privations. Cela peut devenir désagréable ; mais, au fond, c’est justice.
Or, chaque semaine, on a droit à quatre notes : deux d’application, pour l’étude et pour la classe ; deux de conduite, pour l’ordre général et pour la classe. Elles s’expriment, non point par des chiffres, mais par des lettres ; il paraît que c’est moins brutal et plus commode. A, c’est très bien ; E, bien ; I, médiocre ; O, mal ; U, la porte. Mais, par miséricorde pour la pauvre nature humaine, et pour qu’on ne dégringole pas trop vite la redoutable échelle, on a jésuitiquement (morale relâchée !) inventé des échelons intermédiaires par voie de combinaison : Æ, presque très bien ; EI, passable ; IO, presque mal ; OU, le seuil de la porte. Les deux dernières notes OU, U, ne se voient jamais ; les quatre A représentent la perfection — et la sortie de faveur tous les quinze jours.
Je commence par une chute ; c’est humiliant. Par bonheur, on me dit que le premier Æ se pardonne, s’il est réparé durant les trois semaines suivantes par une série d’A sans mélange[2].
[2] On voit que les Jésuites ont appliqué la loi Bérenger avant qu’elle fût votée.
On avait mis ce voisin d’étude à côté de moi pour aider ma bonne volonté ; mais je lui ai demandé un peu trop souvent ses bons conseils, et s’il n’était pas connu pour un roc de vertu, je l’aurais entraîné dans mon malheur. Cela demande réforme. Il s’appelle Jean et mérite toute ton estime. C’est l’un des deux qui m’ont piloté le premier jour, un congréganiste… Tu me demandes ce que c’est qu’un congréganiste ? Attends que je le sache moi-même ; je ne puis pas te dire tout à la fois.
Ton ami,
Paul.
20 octobre.
Chère sainte Jeanne,
Au reçu de cette lettre, que tu ne montreras pas à maman, tu iras dans la remise qui touche au pigeonnier. Tout dans le fond, à droite, en cherchant un peu, tu trouveras une pierre assez large en forme de dalle. Tu la soulèveras doucement, pour ne pas te faire mal, et, dessous, dans une boîte, tu verras un certain nombre de petits volumes bleus à cinq sous. Ne les ouvre pas, chérie : c’est du poison, fabriqué par un serpent à tête de singe, nommé Voltaire. Je serais au désespoir qu’ils te fissent la centième partie du mal qu’ils m’ont fait. Tu les prendras et tu les brûleras avec soin, pour qu’il n’en survive pas un feuillet. Avant de partir pour les Jésuites, j’avais détruit tous mes autres sales bouquins ; ceux-là, qui m’avaient beaucoup amusé, parce qu’ils renferment un esprit du diable, j’ai eu la faiblesse de les réserver pour les prochaines vacances. Mais je n’en veux plus ; tu vas savoir pourquoi.
J’ai trouvé ici un camarade qui s’appelle Jean, comme tu t’appelles Jeanne. C’est un fait exprès, évidemment, et ce qui le prouve, c’est qu’il te ressemble trait pour trait, j’entends au moral. Il est dévot, mais bon dévot, un dévot aimable, joyeux, franc comme l’or et pur comme de l’eau de roche. Je ne l’ai pas confessé, mais ces choses-là se voient. Le fait est qu’il m’a charmé et que, rien qu’à me voir en sa compagnie, je me sens devenir meilleur.
L’autre jour, durant une promenade où je me trouvais avec lui et un de ses amis, la conversation tomba sur ce Voltaire. On discuta ses mérites. Jean accorda tout ce que je voulus pour sa gloire littéraire, mais fut intraitable sur son impiété hypocrite et immorale. Je lui demandai ce qu’il penserait d’un jeune homme de notre âge qui se plairait à ses œuvres ; il me répondit qu’il le plaindrait et qu’en tout cas, il ne voudrait à aucun prix de son amitié. J’objectai :
« Mais tu ne les as jamais lues !
— Dieu merci, non ; mais je sais de bonne source qu’elles sont l’arsenal où tous les ennemis de la religion cherchent leurs armes, et qu’elles sont condamnées par l’Église. Pour un catholique, cela suffit. »
Et voilà. Comme je tiens médiocrement au titre de païen et beaucoup, en revanche, à l’amitié de Jean, flûte soit de Voltaire !
Je sais, d’ailleurs, que Jean, avec toute son intransigeance, a raison quant au fond.
Si pourtant ma commission te causait de la peine, sœur chérie, il faudrait me le dire : on pourrait s’arranger pour sauver ces pauvres papiers… Mais je suis trop sûr et trop content de te faire plaisir. Tu vois que je commence à tenir la promesse que tu m’as extorquée. Pourvu que ça ne me mène pas trop loin ! Parce que Jean et toi vous êtes deux perfections, il ne s’ensuit pas que je doive en être une troisième. Ne prie pas trop pour moi : je t’aime assez sans cela.
Ton Popol.
22 octobre.
Mon cher Louis,
Tu me demandes, par manière de mauvaise plaisanterie, si j’ai endossé la soutane. Non, je porte une veste marine à col de velours, avec deux superbes rangées de boutons dorés — uniforme très simple, de bon goût et plus commode que ta tunique, mais pas assez long pour justifier le titre de jésuite.
Et pourtant, mon bon, tu sauras qu’à certains moments cette veste marine me fait l’effet de la robe de Nessus, cette robe empoisonnée qui entrait dans la peau du malheureux Hercule et qu’il ne pouvait plus arracher à la fin qu’avec des lambeaux de sa chair. Ce n’est pas qu’on me torture ici. On exige l’ordre, le silence, la discipline, la bonne tenue partout ; mais on l’exige paternellement, et les élèves auraient mauvaise grâce à regimber contre une autorité qui s’impose par la simple force de la raison et du devoir.
Mais qu’est-ce que le devoir ? Là, mon ami, est le hoc, le tournant décisif, le cap des tempêtes. Y a-t-il pour moi un devoir en dehors du devoir chrétien ? Et le devoir chrétien est-il divisible ? Peut-on en prendre et en laisser — ou est-ce un bloc qu’il faut charger tout entier sur ses épaules ?
Au lycée, jamais ces idées-là ne m’ont préoccupé. J’allais au hasard de l’impression, du caprice, comme une barque mal gouvernée, chassant devant la brise, évitant les gros écueils, traînant sur les bas-fonds. Cette vie sans but et sans règle commence à me peser singulièrement. Tout autour de moi j’ai des camarades qui, certes, n’ont rien à m’envier et dont plusieurs me dépassent de beaucoup par l’éducation, la fortune, l’intelligence : je les vois obéir avec une simplicité d’enfant à toutes les exigences du règlement, travailler avec conscience et entrain, toujours maîtres d’eux-mêmes, toujours joyeux, comme s’ils n’avaient rien à regretter ou à désirer. Et pourtant ils ont leurs passions, mes passions ! Il y a des moments exceptionnels où elles se trahissent par l’effort qu’ils s’imposent pour les maintenir.
Ce spectacle me remue parfois profondément, et je suis bien obligé de m’avouer à moi-même qu’ils ont seuls la plénitude de la vie, la clef du bonheur intime, tandis que mes facultés se meuvent dans le vide, comme les longs bras d’un moulin à vent qui n’a rien à broyer. Où mes camarades prennent-ils ce courage du devoir joyeux ?
Toujours à toi,
Paul.
23 octobre.
Mon cher ami,
J’ai la réponse à la grave question qui terminait ma dernière lettre : je la tiens du P. X***, qui est l’aumônier de la division des grands. Je te dirai tout. Tu n’es pas un bigot, oh ! non ; mais tu n’es pas non plus un impie. Moi, en ce moment, je serais bien embarrassé de me définir… Une bouteille à encre !
Voyons, que je reprenne le fil de mon récit. Donc, hier, dans l’état d’âme pénible où je t’ai dit que j’étais, je fus appelé pour la première fois chez le Père X***. Mes voisins, les anciens, y étaient allés l’un après l’autre, dès les premiers jours, — « pour se remonter l’horloge », me disait l’un d’entre eux. La chose se fait très simplement. Quand l’élève facteur passe dans l’étude (car il y a un service postal organisé pour la correspondance des élèves avec les maîtres), on glisse dans sa boîte un billet, par lequel on demande à être appelé. Il n’y a que les aumôniers et les supérieurs qu’on ait le droit d’aller voir dans leur chambre.
J’entrai assez inquiet, comme tu peux le penser, et parfaitement résolu à ne pas me laisser confesser. A ma grande surprise, il ne fut pas question de cela. Le Père m’accueillit comme avaient fait et le Père Recteur et mon professeur, avec une gravité simple, affectueuse, mais laissant percer davantage le prêtre. Il s’informa très aimablement de ma santé, de mes difficultés d’acclimatation, de mes succès, me demanda si j’avais trouvé de bons amis et si j’étais bien avec tous mes maîtres, m’encouragea en quelques mots paternellement fermes à continuer de remplir mon devoir en jeune homme raisonnable et chrétien.
Je ne sais comment je me laissai aller à lui dire que je voulais bien être raisonnable, mais que, d’être chrétien, cela me gênait davantage. Cet aveu me valut encore un de ces regards déconcertants, comme ils en ont tous, qui font penser qu’ils vous lisent au fond de l’âme. Je dus rougir un peu :
« Vous croyez donc, mon fils, qu’il y a bien loin d’un garçon raisonnable à un bon chrétien ?
— Je le crains.
— C’est une erreur : il n’y a qu’un pas, et ce pas, vous le ferez, s’il n’est pas fait, parce que vous me semblez homme à marcher droit. D’autres, parmi vos camarades, l’ont fait avant vous et ne sont aujourd’hui parfaitement raisonnables que parce qu’ils sont résolument chrétiens.
— Je vois bien de qui vous parlez ; ils m’étonnent assez, tous les jours. On dirait que rien ne leur coûte ni ne leur pèse. Comment font-ils ?
— Mon enfant, ils aiment leur devoir parce qu’ils aiment le bon Dieu et qu’ils prient.
— Je ne sais pas prier et je ne connais guère le bon Dieu.
— Est-ce que vous n’avez pas fait votre première communion ?
— Mais si ; je l’ai même bien faite : je m’en souviens quelquefois à la chapelle.
— Et vous étiez heureux, en ce temps-là ?
— Comme je ne l’ai plus jamais été depuis.
— Il dépend de vous, mon cher enfant, que ce passé redevienne le présent. Mais, écoutez-moi bien : ce changement doit se faire dans la pleine liberté de votre raison et de votre cœur. Vous êtes d’âge à réfléchir et à vous déterminer, non point par pur sentiment, mais par conviction raisonnée. Dans quelques jours, la retraite annuelle de rentrée vous fournira l’occasion de vous étudier, de chercher ce qui vous manque et de faire en connaissance de cause votre choix libre et définitif. Jusque-là, soyez simplement raisonnable ; si vous ne pouvez encore prier, je le ferai pour vous. Et s’il vous arrive des ennuis, revenez causer avec moi. Est-ce convenu ? »
Je le promis, sans peine, et il me sembla que je sortais le cœur plus léger, quoique sans absolution.
Mais j’attends cette terrible retraite.
Ton ami,
Paul.
27 octobre.
Je tremble sous le grand coutelas d’un Barbe-Bleue nouveau genre, et si quelqu’un ne vient à mon secours, je suis un homme fini ! Mais ne viens pas, toi ; tu n’y gagnerais que d’être immolée de la même arme. Elle ne respecte, dit-on, ni l’âge ni le sexe, ni rien ni personne. Celui qui la brandit est un Jésuite, et il commence demain ses lugubres opérations au collège sous forme d’une Retraite.
Comprends-tu cela ? Vois-tu ton petit frère, le potache, écoutant dans un profond recueillement, durant trois longs jours, une bonne douzaine de sermons, d’une heure chacun, sur la mort, l’enfer et autres sujets tout aussi récréatifs, qui lui reviendront la nuit en cauchemars effroyables ?
Mais cela, ce n’est pas le pire. Le vois-tu obligé, pour faire comme tout le monde, d’aller se jeter aux pieds du Père Barbe-Bleue et de lui raconter par le menu toutes ses petites fredaines, voire même les grosses, s’il y en avait par hasard, et de s’en repentir à fond, et de lui promettre, dorénavant, de s’encapuchonner dans la pratique de toutes les vertus ? Qui sait ? Il va peut-être m’ordonner, sous peine d’éternelle damnation, de prendre le froc pour l’expiation de mes péchés et pour le salut de mon âme noire ! Tout est possible, et je ne me sens rien moins que rassuré.
Mais peut-être ai-je tort. Jean ton semblable se moque de moi, lorsque je lui parle de mes craintes, et me répond : « Eh bien, quoi ? Tu te confesseras : ce sera l’affaire d’un quart d’heure, au plus, et après tu seras heureux pour des années. » J’ai quelquefois envie de le croire sur parole. Qu’en penses-tu, petite sœur ? Car, il faut bien que je te le confesse avant de me confesser à ce Père missionnaire, depuis que je vois tant de gens heureux autour de moi, je me trouve par moments le plus malheureux des hommes de ne pas leur ressembler, parce que je sens très bien qu’ils sont dans le vrai et moi dans la… crotte.
Chère petite sœur, tu es une bonne âme. Je t’ai écrit l’autre jour ne ne pas trop prier pour moi ; j’étais un sot. Durant ces trois jours, va te mettre le plus souvent que tu pourras devant la Vierge dont je t’ai fait cadeau et demande-lui pour moi, à deux genoux, tout ce que ton cœur aimant et pur t’inspirera. Ce ne sera jamais trop.
Cette lettre-ci, tu peux la montrer à maman. Qu’elle prie avec toi pour son mauvais garnement de Paul, afin qu’il se… convertisse. Le mot est lâché, il me soulage. Je vous ai souvent fait de la peine ; je voudrais mériter votre pardon.
Aimez-moi encore un peu.
Votre Paul.
1er novembre.
A quoi sert de vous écrire séparément, puisque, d’après l’aveu de Jeanne, vous me trahissez l’une à l’autre, à qui mieux mieux ? Où vais-je désormais porter mes secrets ?
J’en ai un bon à vous dire, aujourd’hui, et tellement extraordinaire que vous ne voudriez peut-être pas y croire, si un autre vous le disait ; mais moi, vous le savez, je ne mens pas : c’est ma seule vertu.
Écoutez une histoire : elle ne sera pas longue.
Il y avait une fois une grosse chenille qui faisait peur à voir, tant elle était laide et lourde et velue et goulue. Un beau soir, elle se mit en chrysalide, c’est-à-dire dans une espèce de boîte à métamorphoses. Elle y resta trois jours. Et, le quatrième jour, devinez ce qui en sortit…
Un gros papillon, pensez-vous ?
Nenni. Il en est sorti un Jésuite.
J’ai jeté bas le vieil homme, qui était une loque ; on m’a revêtu d’un habit neuf, immaculé, et je le garderai tel, s’il plaît à Dieu.
Vous avez bien prié, maman ; tu as bien prié, Jeanne. Je vous en remercie et je suis bien heureux, de mon bonheur et du vôtre. Embrassez-vous pour moi. Je regrette de ne pouvoir glisser mes deux joues entre vos deux bouches ; mais vous viendrez me voir, pour voir si vous me reconnaîtrez.
Dieu soit béni !
Votre Paul, qui vous aime dix mille fois.
Le redouté P. Barbe-Bleue, à qui je me suis confessé, a été pour moi bon comme du pain frais. Tu feras bien, Jeanne, de le retenir d’avance pour quand tu commettras ton premier gros péché. C’est un homme qui ne paye pas de mine, qui est voûté, qui n’a pas de voix, qui tousse et qui prise ; mais il a le Saint-Esprit. Il se nomme le P. X…
3 novembre.
Cher enfant bien aimé,
Oui, que Dieu soit béni ! Tu ne sauras jamais combien ce mot, et ta lettre, et la nouvelle de ta conversion m’ont fait de plaisir et de bien. Il me semble que le bon Dieu t’a donné à moi une seconde fois. Et c’est un peu la vérité, puisque l’ancien Paul a disparu et que mon Paul d’aujourd’hui n’a plus gardé de son passé que son cœur filial, épuré et transfiguré par l’innocence reconquise, par l’amour de son Créateur et par la volonté de lui être désormais fidèle à travers tout.
Je ne te dirai pas, Paul, le nombre des larmes que m’a coûté ton âme et je ne t’en reparlerai plus jamais : qu’importe maintenant ? Elles sont mille fois rachetées par celles de ce matin, les plus douces de ma vie. Te voilà mon vrai fils ! Merci.
Après déjeuner, j’ai donné ta lettre à ton père. Il l’a ouverte avec empressement, comme toujours. Je l’observais. A mesure qu’il lisait, son front s’est plissé. A un moment, sans doute quand il t’a vu sorti de la chrysalide sous la forme d’un jésuite, il a eu comme un soubresaut. Mais il a continué jusqu’au bout, m’a rendu la lettre et s’est mis à se promener de long en large, sans rien dire. Seulement il était devenu très pâle.
Je lui demandai : « Etes-vous malade ?
— Non.
— Ou fâché ?
— De quoi ?
— De cette lettre.
— Elle m’a donné un coup ; mais… » Il hésitait.
— « Vous donnez tort à Paul ?
— Non, mais je veux voir la suite. »
Tu es donc averti, mon cher enfant : on jugera ton changement sur les effets qu’il produira dans ta conduite. Moi, je n’ai pas d’inquiétude : je sais ce que vaut ton cœur et ce que peut la grâce du bon Dieu. Mais défie-toi de deux écueils également dangereux, la présomption et le découragement ; prie, prie beaucoup, demande conseil et sois un homme.
Je t’embrasse et te bénis maternellement : c’est tout dire, n’est-il pas vrai, mon Paul ?
Ta mère.
Je ne peux pas t’écrire raisonnablement cette fois, mon petit frère : je suis folle de joie, folle de toi. Si tu étais là, je te mangerais comme du pain frais. Oh ! que je suis heureuse de te savoir maintenant tout à fait heureux, parce que tu vas devenir tout à fait bon ! si cela te coûte un peu au commencement, à cause de l’habitude que tu n’as pas encore, nous t’en dédommagerons bien, va, maman et moi, par notre affection, et nous t’aiderons de nos prières. Je ne prierai plus que pour toi — et pour papa : car il faudra que lui aussi se convertisse.
Tu parlais de pardon pour le passé. Quelle drôle d’idée ! Est-ce qu’on songe encore à ça ?
Je t’embrasse dix millions de fois.
Jeanne.
7 novembre.
Mon cher ami,
Je te sais infiniment gré de prendre au sérieux le travail d’évolution qui s’opère en moi depuis trois semaines. Il y a des choses dont il ne faut pas rire. Moi-même, dans l’ancien temps, je n’ai pas toujours compris ce respect nécessaire des secrets de l’âme : je le regrette aujourd’hui. Ce qui vient de se passer dans la mienne m’a guéri à tout jamais, je l’espère, de l’envie de plaisanter autrui.
Cette retraite dont j’avais tant peur, m’a retourné. Ce que j’étais avant, tu le sais mieux que personne ; tu as connu, pour les avoir partagés plus d’une fois, mes rêves, mes légèretés d’esprit, mes faiblesses de cœur. Mais tu ne savais pas tout : il y a des replis de conscience où l’on ose à peine regarder soi-même et qu’on n’ouvre jamais au regard d’un ami, même du meilleur, surtout du meilleur, par crainte de déchoir dans son estime.
Grâce à ma mère et à ma sœur, je n’avais pas perdu la foi ; mais je suis bien obligé d’avouer que, dans la pratique, ce résidu me gênait peu. Au lycée (je ne t’apprends rien), nos professeurs les plus honorables respectaient surtout l’incrédulité de leurs élèves et se gardaient soigneusement de prononcer le nom de Dieu. Le pauvre aumônier qui, dans la semaine, nous faisait par ordre une heure de religion et, le dimanche, un quart d’heure de sermon, n’était guère écouté. Tu te rappelles comment, un certain jour de fête où il dépassait les quinze minutes réglementaires, un frottement de pieds général le fit descendre de chaire. A Pâques, toujours par ordre, on allait le voir ; mais c’était pour lui dire poliment qu’on n’avait rien à lui dire ; et j’entends encore les stupides quolibets de tel de nos condisciples sur ceux d’entre nous qui, pour le plaisir des calotins, allaient se faire plaquer sur la langue un pain à cacheter gratuit.
Hélas ! que n’ai-je pas entendu en ce genre et dans tous les genres, durant ces récréations mornes, où, par petits groupes fermés, sous l’œil indifférent des pions relégués à l’autre bout de la cour, nous devisions sans contrainte aucune dans les bons coins !… Oh ! ces conversations ! Que de fois je les ai maudites depuis trois jours !
Les élèves des jésuites sont-ils tous irréprochables sur ce dernier point ? Sont-ils une collection d’anges ? Je ne voudrais pas l’affirmer. Mais ce qui ne souffre pas le moindre doute, c’est que les conversations honnêtes, qui étaient l’exception au lycée de Z…, sont ici la règle. Je n’ai pas entendu un mauvais propos depuis le jour de mon arrivée. Ce respect général de la décence m’a extraordinairement frappé. Quand j’ai voulu en chercher la cause, il a bien fallu me l’avouer : les langues sont chastes, parce que les cœurs aussi le sont ou du moins le veulent être. J’ai longuement réfléchi là-dessus et sur bien d’autres choses.
Le prédicateur de la retraite a été le contre-pied de ce que je craignais. Je m’attendais à de la mise en scène, à des coups de tonnerre ou de tam-tam, à des effets oratoires dans le genre terrible, évocations de démons et de damnés, apostrophes à faire trembler les vitraux. Rien de tout cela n’est venu. Avec un ton de raison calme et parfaitement convaincu, mais pénétré du désir partout visible de nous éclairer, il nous a exposé le grand mystère de notre destinée en ce monde, le malheur de perdre son âme immortelle, le devoir et le bonheur de servir Dieu.
Ce n’est pas plus malin que cela. Mais j’ai appris là du neuf, mon ami, et j’ai regretté que tu n’y fusses pas pour l’entendre : tu aurais conclu avec moi qu’en y pensant sérieusement, il faut être fou pour ne pas être chrétien. Je te traduis la chose un peu rudement : mais c’est la vérité vraie. Et de cette vérité j’ai, avec l’aide du Père missionnaire, tiré pour moi les conséquences pratiques : je me suis confessé, j’ai communié et je serai désormais chrétien, non pas à demi, mais à fond.
J’ose espérer, mon cher Louis, que je n’expierai pas ce changement par la perte de ton amitié, qui, malgré nos erreurs communes, me reste précieuse. Tu n’es qu’un égaré, comme je l’ai été, et tu vaux mieux que je ne valais encore il y a trois jours.
Quant à mes autres amis du lycée, ils penseront et diront de moi ce qui leur plaira : leur opinion là-dessus est à présent le dernier de mes soucis. Je leur souhaite d’être aussi heureux que je le suis.
Ce souhait, mon cher Louis, s’adresse tout d’abord à toi.
Adieu, mon ami.
Paul.
15 novembre.
Mon cher ami,
Merci pour ta franchise. Il est bien convenu que cette qualité inestimable reste la loi fondamentale de notre amitié. Je vais te rendre la pareille.
Comme il sied à un futur avocat, tu plaides en faveur de ma conversion les circonstances atténuantes : permets-moi de répondre sans ambages que
Il y a de ta part une erreur absolue, quand tu supposes que les Jésuites ont exercé une pression savante sur mon imagination ou ma conscience. Tu dois savoir que je ne suis pas de caractère à l’admettre : on m’a toujours dit que je possédais un naturel d’âne rétif, qui recule quand on veut le faire avancer contre son idée. A vrai dire, je m’attendais à cette pression, tout disposé à me garer contre ; mais on n’a employé pour me convertir ni force ni ruse.
Avant la retraite, j’avais reçu de mes nouveaux maîtres ou de mes condisciples divers avis, très rares d’ailleurs et parfaitement courtois, provoqués par mon ignorance des usages de la maison ; mais je n’ai eu à subir ni un reproche, ni une menace, ni une sollicitation quelconque, relativement aux pratiques religieuses. Pères et élèves ont eu pour moi de bons procédés, qui tendaient à me rendre la vie de collège moins désagréable et le devoir plus facile : voudrais-tu qu’ils eussent fait le contraire ? Et de quel droit affirmes-tu qu’il se cachait là-dessous une conspiration machiavélique contre ma naïveté de débutant ? Il faudrait des preuves. S’il en existait, sois sûr que ma défiance première les aurait aperçues.
Quant à la retraite, je t’ai dit comment les choses se sont passées. Je n’ai subi ni enjôlement ni emballement. Je suis simplement revenu, par raison et par conviction réfléchie, à la foi de mon enfance et aux obligations de mon baptême. En d’autres termes, je suis rentré dans le devoir intégral — et je m’en trouve fort bien. Jamais je n’ai été plus gai, plus heureux de vivre, de travailler et d’obéir. Mes journées passent avec une rapidité qui n’a de comparable que celle de mes nuits ; je n’ai plus le loisir de broyer du noir, ni d’entreprendre des voyages dans la lune. Je me sens dans le réel et dans le bien, et je ne désire rien au delà pour le moment.
Après cela, mon cher, je ne t’en veux pas de me faire sentir le contre-coup de tes préjugés : il y a trop peu de temps que je les partageais encore. Seulement, entre nous deux, il existe à présent une grave différence. J’ai le droit de dire comme César, avec une variante : « Je suis venu, j’ai vu et j’ai été vaincu. » Toi, tu n’as pas vu.
Je ne prétends pas faire le procès de l’éducation morale qu’on reçoit, que j’ai reçue au lycée de Z. Mais, puisque tu en entreprends l’apologie, parlons-en un peu, sans complaisance ni animosité, comme dit le profond Tacite — un brave homme qui a toute mon estime.
En dehors de quelques phrases pompeusement banales, que nous applaudissions à grands coups de talon aux distributions de prix (on y applaudit tout, parce que c’est la fin), as-tu souvent constaté chez nos communs éducateurs la préoccupation de faire de nous, je ne dis pas des chrétiens — on n’y songeait guère — mais des hommes de bien ? Le proviseur s’inquiétait surtout de sauvegarder la réputation du bahut contre nos révélations indiscrètes et contre les plaintes de nos familles, écho des nôtres, sur la soupe. Parmi nos professeurs, les moins mauvais étaient protestants ou juifs ; les autres, pour la plupart, francs-maçons ou athées. Peut-être, en cherchant bien dans la pénombre des emplois modestes, aurait-on découvert un ou deux honnêtes cléricaux, dont la grande préoccupation allait à ne pas être connus pour tels. Je n’en sais qu’un, M. P***, auquel son talent hors ligne a fait pardonner ses convictions catholiques franchement affichées : mais, dès qu’on a pu se passer de lui, il est parti. Quant aux malheureux pions, ils nous donnaient généralement l’exemple du plus parfait débraillé, et nous connaissions les rigolades qu’ils se payaient en ville.
Il est vrai qu’on nous faisait marcher au son du tambour et au pas, comme à la caserne. Cet agréable exercice, poussé avec persévérance et conviction pendant huit ou dix ans, suffit-il pour apprendre à marcher droit plus tard dans le chemin de la vie ? On avait l’air de le croire ; mais il m’est venu là-dessus des doutes sérieux.
Tu me diras que, si quelque chose manquait encore à notre vertu, on nous fournissait l’occasion d’y suppléer entre nous par le frottement mutuel : car, ainsi que du choc des idées jaillit la vérité, ainsi du contact des passions doit jaillir la moralité. Belle théorie, que nous acceptions de confiance, sans y rien comprendre : que nous importait en pratique ? Par le fait, c’est une blague. L’expérience m’a, hélas ! appris que certaines passions, et non les meilleures, au lieu de se détruire au frottement, se combinent et s’ajoutent : ce qui s’ensuit, tu le sais comme moi.
Ici l’on a, je crois, la prétention de faire, aussi bien qu’ailleurs, des savants ; mais il n’est pas besoin d’y avoir passé huit jours pour s’apercevoir qu’avant tout on veut former, comme on disait au grand siècle, des honnêtes gens. La loi du respect, si peu connue où tu es, et le sens chrétien du devoir, dont la notion même n’est pas admise au lycée, dominent tout dans ce collège et donnent au système d’éducation une puissance moralisatrice à laquelle un esprit droit ne saurait longtemps résister.
Je me flatte peut-être en me décernant une place parmi ces esprits-là : le fait est que je ne résiste plus et n’en ai même nulle envie. En ce moment, mon ami, je ressemble à un de ces appartements longtemps fermés, sombres et froids, dont les fenêtres viennent de s’ouvrir toutes grandes au soleil levant : le flot de lumière entre, éclaire tout, réchauffe tout, assainit tout, et, en même temps, l’âcre odeur des recoins poussiéreux ou moisis se fond insensiblement dans la délicieuse fraîcheur des parfums printaniers.
Si je continuais, je ferais des vers — dont tu te moquerais. Tu n’es qu’un profane !
Et cependant il pleut. C’est même à cette circonstance fâcheuse que tu dois cette longue missive : la promenade n’étant pas possible, nous avons étude libre, c’est-à-dire que chacun fait ce qu’il veut, en silence, à son pupitre. Cela me prive du plaisir de causer durant deux ou trois heures de marche avec Jean ; mais je me suis bien dédommagé avec toi.
Ne sois pas jaloux : il y a dans mon cœur place pour deux.
Ton ami,
Paul.
24 novembre.
Mon cher ami,
Des moules ? Assurément elles ne font pas défaut parmi mes condisciples actuels. Il y en a même deux espèces. L’une, je l’ai déjà rencontrée ailleurs, ce sont les grosses moules, qui ont pour caractéristique et pour excuse la bêtise native. Ce n’est pas leur faute s’ils sont bêtes, et, du moment qu’ils le sont, il leur est difficile de ne pas le laisser paraître quelquefois, malgré tous leurs efforts, en vertu de l’impitoyable dicton lorrain :
Ceux que je vois sont forts en chair, hauts en couleur, avec des yeux ronds qui s’étonnent de tout, avec des jambes et des bras balourds qu’ils ne savent où fourrer. Ils sont incapables d’éviter le moindre casse-cou et de parer le plus innocent des horions. Pas méchants, sauf quand ils se mettent en colère contre un de leurs semblables ; car alors ce sont des moutons enragés, c’est-à-dire ce qu’il y a de pire au monde et de plus amusant à regarder. Mais généralement ils ont bon caractère : ce sont des nullités qui ne demandent pas mieux que de passer inaperçues et qui, de fait, ne comptent pas dans une division — si ce n’est, hélas ! à table… Comme ils ne gênent personne, on ne les taquine pas, et leur éducation se poursuit sans encombre, s’achèvera sans bruit et se couronnera vraisemblablement par un bon petit mariage chrétien. Ils seront d’excellents pères de famille, maires de leur commune, et de très fermes soutiens de la bonne cause. C’est ce qu’on nous dit pour nous empêcher parfois de leur former le caractère en les houspillant.
La seconde espèce se voit plus rarement au lycée : ce sont les petites moules, les moules fines, gentilles, délicates, anges ou demoiselles, qu’on a peur de casser en les heurtant et qui ont peur elles-mêmes de se fêler en remuant trop vivement. Enfants de bonnes familles plus ou moins aristocratiques, élevés doucement, tendrement, par des femmes, chétifs de santé, habitués dès l’enfance à toutes les attentions et à tous les ménagements. Timides et gauches, ils se réfugient volontiers dans le règlement, parce qu’il les protège, et s’accrochent instinctivement aux soutanes des surveillants par ressouvenir des jupes maternelles. Ce sont les innocents de la division : on ne les qualifie pas plus durement, parce qu’ils tiennent assez souvent la tête des classes et que les élèves gardent toujours le respect de la supériorité intellectuelle. Mais en récréation, où l’intelligence compte beaucoup moins que les aptitudes physiques, malheur aux innocents qui se font tirer l’oreille pour prendre part au jeu, ou qui, par maladresse, font perdre leur camp ! On se charge alors, par charité pure, de leur administrer verbo et opere une trempe fraternelle qui, à la longue, ne peut manquer de produire sur leur tempérament un effet salutaire : car avec des gens intelligents il y a toujours de la ressource. Les surveillants regardent faire, du coin de l’œil, et n’interviennent qu’au moment où le dégourdissage menace de tourner en abus de la force.
Les petites moules, dans leur timidité maladive, sont du moins simples, modestes, bons enfants en général : je les préfère cent fois à l’exécrable engeance des poseurs avec leur taille toujours cambrée et leur cou d’oie emprisonné à l’anglaise dans un immense carcan de gélatine, suant la pommade et la morgue par tous les pores de leur précieuse personne. Ils sont, Dieu merci ! peu nombreux et n’ont pas même assez d’esprit pour voir combien ils sont ridicules. Je me rappelle avoir lu quelque part qu’on cesserait d’être bête, si l’on pouvait arriver à croire qu’on l’est. Ces poseurs n’en sont pas encore là : ils se tiennent pour des gens de valeur, parce qu’ils se croient des gens comme il faut, et ils écrasent de leur pitié les pauvres mortels qui se piquent, non pas d’être à la mode du jour, mais de préparer sérieusement leur avenir, et qui, dans cet avenir, voient autre chose que des courses, des chasses ou des parties de plaisir. Les pauvres sots ! On la leur rend avec usure, leur pitié… Mais ça ne les changera pas.
Quelques-uns pourtant ne manquent pas de moyens : ceux-là constituent, dans le genre poseur, l’espèce des pédants. Il y a ici un rhétoricien qui en est le type achevé. Parce qu’il a trois poils au menton, il joue l’oracle perpétuel : il a tout vu, tout lu. Du haut de ses quatre pieds six pouces, il juge souverainement les hommes et les œuvres, surtout les plus modernes, qu’il connaît à fond pour en avoir entendu parler pendant les vacances. Il a un oncle qui est académicien — de province, mais en attendant mieux — et dès lors on conçoit que le neveu ne peut pas être un esprit ordinaire. Il semble bien l’entendre ainsi : que faire à cela ? Notre professeur, qui le connaît bien, ne manque pas les occasions de le rappeler à la modestie et au bon sens : le petit bonhomme baisse son nez retroussé, puis, l’orage fini, le redresse plus impertinent que jamais. Est-ce de l’orgueil ? Je croirais plutôt que c’est une manie, provenant d’un culte exagéré pour le grand homme son oncle. Nous l’avons baptisé lui-même le grand homme : il fait semblant d’en être flatté, mais ça le vexe, et, ce qui vaut mieux, ça l’oblige quelquefois à se taire.
Si tu es un peu surpris de tous ces méchants portraits, je te dirai que nous étudions en ce moment La Bruyère, pour lequel je m’avoue un petit faible. Et, comme mes vieilles habitudes de caricaturiste se trouvent contrariées par le règlement des Jésuites, je me rattrape comme je puis, sous le beau prétexte d’amour de l’art.
C’est peut-être mal.
Quoi qu’il en soit, après avoir lu ce qui précède, je t’entends crier vertueusement au scandale : « Quoi ! Chez les bons Pères, on admet ces défauts-là ? On tolère des petites et des grosses moules, des poseurs et des pédants ? Cela renverse toutes les idées courantes sur la réputation éducatrice des Jésuites. »
C’est exactement ce que, dans mon indignation de néophyte, j’ai objecté à mon sage ami Jean. Il m’a répondu : « Mon gros (c’est sa façon de m’appeler, quand il va me dire des choses aimables), ça me fait de la peine de te voir si borné. Trouve donc moyen de rallonger un peu ton nez pour reculer tes horizons.
— Merci.
— Il n’y a pas de quoi. Mais, dis-moi, quand tu es entré ici, étais-tu parfait ?
— Dame ! non. Je ne le suis même pas encore.
— Ah ! Habemus confitentem reum. Et pourquoi t’y a-t-on amené ?
— Maison de correction.
— Et si, après ton entrée, voyant que tu n’étais point parfait, on t’avait, pour te corriger, fourré sommairement à la porte ?
— Tu n’aurais pas en ce moment le plaisir délicat de me faire poser.
— Soyons sérieux. Aurait-on bien fait ?
— On aurait eu grand tort, parce que je ne me serais jamais consolé de perdre tes salutaires leçons, soutenues par de si admirables exemples.
— Vil flatteur ! Ça remonte bien plus haut que moi. Il faut remercier tes maîtres et les miens, dont l’indulgence t’a fait crédit du temps nécessaire à ton amélioration et dont le dévouement patient, vigilant, inconfusible, travaille sans relâche, sans même que tu t’en aperçoives, à achever en toi l’œuvre commencée par ta bonne volonté avec l’aide de Dieu. Comprends-tu ?
— Jean, l’un de nous deux est une bête… et ce n’est pas toi ! Voici ma patte. Merci. »
Paul.
5 décembre.
Mon cher Louis,
Ce que tu réclames de mon prétendu talent d’observation est un vrai travail ! Tu ne songes pas que mes lettres sont le meilleur de mon repos, mais à condition que ma plume ait la bride sur le cou, comme celle de la marquise (sans comparaison). Si tu veux m’obliger à prendre le petit pas et la route pavée, je préférerais faire du grec, qui, sous la baguette magique de mon professeur, commence à perdre pour moi son horrifique laideur de langue morte. Sais-tu que Démosthène est un fier lutteur et Homère un bonhomme incomparable, et qu’on gagne à les connaître tous deux ?
Mais, puisque tu y tiens, je vais essayer de te décrire le mécanisme de ma jésuitière, pour autant que je l’ai vu fonctionner depuis près de trois mois.
Ab Jove principium. Le Jupiter, ici, ce n’est pas le P. Recteur, du moins pour les élèves. Il représente pour eux presque une divinité cachée, quelque chose comme l’antique Destin, qui se contente de régler souverainement la marche des choses, mais n’exécute pas lui-même ses arrêts. C’est le P. Préfet qui tonne et qui rayonne, qui fait la pluie et le beau temps, qui puise dans les deux tonneaux olympiens et distribue avec équité le sucre des récompenses et le poivre sec des châtiments. Le P. Recteur se réserve seulement le droit de grâce et les faveurs plus insignes ; il préside les séances solennelles à la grande salle, attache les croix d’honneur sur la poitrine des premiers de classe, chaque semaine, et donne quelquefois, toujours trop rarement, des congés supplémentaires.
Essentiellement bon prince, il s’en faut pourtant que ce soit un roi fainéant. Il voit tout, par ses yeux ou par ceux d’autrui ; il sait tout (par son petit doigt, dit-on aux gosses), jusqu’à stupéfier quelquefois tel coupable qui se croyait profondément ignoré. Bref, sans presque paraître, on sent qu’il est l’âme partout présente du collège. Ses décisions sont d’ailleurs sans appel. Quand le P. Préfet ou le F. Portier vous ont répondu que le P. Recteur n’est pas d’avis, tout est dit. J’aime cela, parce qu’on sait à quoi s’en tenir.
Pour en revenir au P. Préfet, il est, contrairement au P. Recteur, l’homme qu’on voit partout. Pas un mouvement d’ensemble ne se fait sans qu’il y préside ou en surveille l’exécution : cela garantit l’ordre général. Mais, de plus, il entre dans les mille détails de la vie journalière, réglant les heures des classes et des leçons d’agrément, les jeux et les bains de pieds, la hauteur des cols de chemise et la couleur des cravates, les arrêts et les retenues. Il est vrai que pour la partie matérielle il se fait aider par le P. Sous-Préfet, mais il garde toute la responsabilité. C’est sa griffe qui, imprimée sur le billet jaune qu’on appelle admittatur, constitue le mot de passe pour obtenir un mouchoir du F. Linger ou une tisane du F. Infirmier, pour être admis en classe sans devoir ou sans leçon le lendemain d’une migraine, pour faire le moindre pas en dehors de sa division. Sans ce précieux papier, on est sûr de rencontrer, juste au coin où on ne l’attendait pas, un impitoyable surveillant général, vulgairement rôdeur, qui vous renvoie d’où vous venez, avec une tartine de pensum ou d’arrêts.
D’après cela, tu vas penser que le P. Préfet inspire aux élèves le sentiment que certain ogre inspirait au petit Poucet et à ses frères ? Pour les cancres, c’est possible ; pour les sages, non. Car il y a chez lui deux hommes absolument différents : l’homme public, qui est souvent obligé de faire figure de bois pour le maintien de la discipline, et l’homme privé, qui, dans l’intimité de sa cellule, peut laisser agir et parler son cœur. J’en ai fait récemment l’expérience. Un des professeurs d’accessoires s’étant plaint que j’avais l’air de ne pas le respecter, le P. Préfet me fit comparaître. Je lui avouai qu’en effet le ton doctoral de ce monsieur et sa manie de friser perpétuellement ses moustaches (c’est un laïc) me donnaient parfois sur les nerfs : de là, quelques sourires mal cachés par moi et quelques paroles qui pouvaient sentir l’impatience. J’en fus quitte pour une semonce paternelle et pour la promesse de surveiller un peu mieux mes nerfs.
Un règlement affiché au parloir avertit les parents que, pour savoir à quoi s’en tenir sur la conduite et les progrès de leur fils, ils doivent s’adresser au P. Recteur ou au P. Préfet. Cela paraît sage ; car eux seuls tiennent en main tous les éléments d’une juste appréciation : notes et compositions, éloges et plaintes des maîtres, explications bonnes ou mauvaises des élèves. L’opinion qu’ils se font ainsi de chacun d’entre nous a de sérieuses chances d’être vraie et complète, surtout chez le P. Recteur, qui contrôle et juge en dernière instance.
Cette suprême garantie de justice, à laquelle chacun est toujours libre de faire appel, est parfaitement appréciée des élèves, et, grâce à elle, la personne sacro-sainte du P. Recteur jouit d’un respect universel. Il vient tout de suite après le bon Dieu, peut-être même avant chez certains : car le bon Dieu est loin, tandis que le P. Recteur est là tout près — et a le bras joliment long !
La suite au prochain temps libre. Tu ne dis pas merci ?
Ton ami,
Paul.
14 décembre.
Mon cher ami,
Hier jeudi, par exception, on nous a donné promenade, parce qu’il pleuvait les jours précédents : on avait oublié que c’est le jour de congé du lycée, ou peut-être n’avait-on pu faire autrement. Comme les belles routes de ce pays se réduisent à un fort petit nombre, il y a eu des rencontres.
D’abord, une division de gosses, futurs premiers communiants sans doute, avec un bon petit air d’innocence encore intacte. Les premiers rangs ont gentiment ôté leur képi devant le P. Surveillant qui nous conduisait ; les suivants ont fait de même et le pion aussi. Nous avons tous rendu le salut. C’était touchant de fraternité et j’ai eu un petit éclair de fierté pour mes anciens condisciples. J’en ai été vite puni.
A trois cents pas plus loin, nous croisons une division de grands comme nous. Aucun ne salua le Père. On passa les uns à côté des autres, en se regardant au blanc des yeux, sans rien se dire. Mais à peine les lycéens eurent-ils dépassé notre dernier rang, où marchait le second surveillant, qu’ils se retournèrent et lancèrent un formidable couac, puis un second, sans que leur pion en prît le moindre souci. C’était grand, n’est-ce pas, et brave !
Plusieurs des nôtres, tout frémissants de colère, crièrent au P. Surveillant : « Mon Père, faut-il cogner ? » J’ai compris qu’il répondait : « Vous leur feriez trop d’honneur. » J’ai trouvé que ce dédain était mérité. On obéit, non sans effort, et l’on se contenta de dauber sur la bonne éducation des potaches.
Si le Père avait permis de cogner, ma foi ! j’aurais cogné comme tout le monde. Je n’ai jamais insulté un prêtre : c’est lâche et bête. Je dois même avouer que j’aurais eu un plaisir tout spécial à faire au pion, de son chapeau, un collier.
L’aventure n’a point fait de tort à nos surveillants, déjà très respectés et très populaires. Ces deux adjectifs, qui ont un peu l’air de jurer ensemble, expriment pourtant la vérité rigoureuse. Cela tient à cette même fermeté, tempérée de bonté, dont je t’ai parlé l’autre jour. Elle n’est pas le partage exclusif de tel de nos maîtres : c’est, avec des nuances, leur caractère commun et la base évidente de tout leur système d’éducation. Jean me dit que leur sévérité sur la discipline vient de saint Ignace leur fondateur, qui a été soldat, et de leurs habitudes de régularité monastique. Quant à la bonté qui s’y mêle, il n’y a point à en chercher la source ailleurs que dans leur cœur de prêtre et dans leur fervent et constant désir de nous rendre meilleurs. Nous sommes la raison même de leur vocation — leur croix et leur joie, disait l’un d’eux — et pour résumer tout, mon cher, on sent qu’ils nous aiment.
Ici, pas la moindre trace de ce formalisme officiel qui se traduit au lycée, dans toutes les grandes circonstances, tristes ou joyeuses, par la froide appellation de jeunes élèves ! L’effet, je t’assure, est tout autre, quand, après une de ces proclamations de notes qui se font en public, devant maîtres, élèves et parents, au jour de la sortie générale du mois, le P. Recteur commence son allocution par ces simples mots : « Mes chers enfants ! » Il n’est pas besoin d’effort pour sentir du premier coup que c’est le père de famille qui va parler, et que toutes ses paroles, éloges, blâmes, conseils, lui seront dictées par l’affection. Aussi elles vont droit aux cœurs, dont elles remuent les meilleures fibres.
Tu devines maintenant que la maxime de l’âne de la Fontaine :
n’a pas grand cours ici et n’y trouve guère d’applications. L’affection appelle l’affection et la bonté engendre le bon esprit. Il existe naturellement des degrés dans la sympathie des élèves pour leurs différents maîtres ; à côté des pères, il y a des oncles ou de simples cousins : mais avec tous, jeunes et vieux, on est à son aise. On ne songe pas à éviter leur rencontre : c’est au contraire une bonne fortune d’en accrocher un par hasard dans un corridor et d’en recevoir un mot aimable. Je dormirais mal, si le soir, en passant devant mon surveillant de dortoir, je ne pouvais lui dire un : Bonsoir, mon Père, et s’il ne me répondait : Bonsoir, mon fils. Il y a deux jours, n’étant pas content de ma tenue en allant au réfectoire, il m’a appelé Ker tout court : j’en ai perdu l’appétit au dîner — et pourtant c’était jour de frites !… Mais sais-tu seulement ce que c’est que nos frites ? Est-ce qu’on songe à vous donner des frites au lycée ? Il y faudrait pour le moins un ou deux décrets ministériels. Tu n’as rien vu, mon cher, et rien mangé de bon !
Il faut dire que notre premier surveillant est la meilleure pâte d’homme qu’on puisse rêver : gros, rond, franc, tout d’une pièce, aimant à rire, sauf quand il s’agit du réglement et des convenances. Aussi n’a-t-il qu’à lever le doigt pour être compris et obéi. Il est prêtre, confesseur très couru de la division voisine, prédicateur très apprécié des élèves et musicien remarquable.
Son collègue est beaucoup plus jeune, notre aîné de quelques années, vif, ardent, un pétard toujours prêt à partir, bon et beau joueur, souple et nerveux : à la tête d’une partie de barres ou de drapeau, il est d’une crânerie superbe avec sa soutane et ses manches retroussées, ses poings en arrêt, son œil fulgurant. Il faut voir comme il enlève son monde à l’assaut d’une position ennemie ! C’est un délire de bravoure, qui, derrière lui, précipite la moitié de la division, et l’autre moitié est vaincue d’avance, à moins d’une lutte absolument désespérée. Nous avons failli déjà le porter en triomphe.
Il s’ingénie de mille manières à varier nos petits plaisirs en cour, en promenade. A la dernière sortie, les élèves dont les parents n’avaient pu venir (j’en étais) sont partis avec lui dès le matin pour une excursion dans la montagne. Musique militaire, composée d’un clairon et de plusieurs mirlitons ; pique-nique près d’une source limpide ; chants et joyeux devis jusqu’à la nuit tombante. L’un de nous s’étant un peu blessé, le surveillant le soigna avec une sollicitude de maman-gâteau. Comment veux-tu qu’on ne s’attache pas du fond de l’âme à des hommes qui identifient ainsi leur vie avec la nôtre ? Et quand ensuite, l’heure venue, le surveillant donne son coup de sonnette qui rappelle au devoir sérieux, ou quand il vous demande, au nom de la règle, un de ces mille petits efforts qui constituent la vie d’écolier, comment veux-tu qu’on le refuse ? Ce serait de l’ingratitude. Pour ma part, lorsqu’il est mon adversaire à la balle au camp, je cale dessus sans scrupule et sans ménagement : c’est le jeu, la bonne guerre. Mais, si j’avais le malheur de lui causer en n’importe quoi la moindre peine, je n’attendrais pas une minute pour lui demander mon pardon.
Voilà pour les surveillants. Avec les professeurs nos relations sont encore plus faciles et plus agréables, du moins quand on appartient, comme je m’en flatte, à la catégorie des travailleurs sérieux. Les surveillants, chargés d’assurer l’ordre et la discipline en récréation, au réfectoire, au dortoir, partout, du matin jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin, ont une tâche complexe et souvent, quoi qu’ils fassent, ingrate : l’homme extérieur échappe plus facilement à l’influence de l’autorité qui veut le former ou le réformer. Le professeur s’adresse à l’intelligence : il a ainsi, avec le rôle brillant, une prise bien autrement puissante sur tout l’homme. L’homme, c’est son style : quand un élève est obligé, tous les jours, pendant un an ou davantage, de livrer par écrit le fond et la forme de sa pensée sur tous les sujets imaginables, il se livre lui-même, avec son fort et son faible. Se sent-on faible, on s’accroche au professeur comme le naufragé à l’unique planche de salut, et alors s’établissent tout naturellement des rapports de secourable condescendance, d’une part, et de reconnaissante confiance, de l’autre.
Cela ne doit pas être gai tous les jours, pour le professeur, si l’on en juge par les efforts inouïs d’ingénieuse patience que nous le voyons dépenser, souvent en pure perte, pour faire entrer des choses rudimentaires dans quelque cerveau rebelle ; car ici, mon ami, on s’occupe de tout le monde, des premiers et des derniers, selon la seule bonne volonté de chacun. C’est donc bien le moins, quand on a la chance de compter parmi les forts, de dédommager quelque peu le pauvre professeur par une tenue et une application sans reproche : nous tâchons de le faire.
Il nous le rend dans ces charmantes réunions académiques, où il convoque régulièrement l’élite de la classe pour quelque travail supplémentaire, pour une lecture intéressante, une causerie littéraire, et qui se terminent quelquefois — voudras-tu le croire ? — par l’épuisement… d’une boîte de dragées, offerte au Père en souvenir du baptême d’un de nos petits frères et qu’il nous offre à son tour. Tu conçois bien que ce n’est pas la dragée qui fait plaisir : c’est de la croquer en famille.
Après cela, tu es libre de m’appeler fanatique. Mais là, entre nous deux, s’il prenait envie demain à mon brave papa de me renvoyer au lycée de Z…, ὦ πόποι! Quelle culbute je ferais ! Celle du petit Vulcain, qui tomba de l’Olympe pendant neuf jours de suite, ne serait rien en comparaison.
Pardonne mon impertinente franchise.
Ton ami,
Paul.
22 décembre.
Mon cher Louis,
Il vient de m’arriver une histoire désagréable qui aurait pu avoir un dénouement tragique. Je veux te la conter, pour pénitence.
J’ai un faible que tu connais : sans rime ni raison, je fais encore quelquefois des vers. Ce serait une manie bien innocente, vu la qualité de mes produits, si je bornais ma verve soi-disant poétique à des sujets inoffensifs, cantiques, pastorales, ou épopée. Mais, quelque diable sans doute me poussant, il se trouve que mes préférences décidées vont à la satire. Quand je vois certaines gens qui font certaines choses, j’enrage et j’ai envie de mordre, comme un vulgaire toutou. C’est un fort vilain défaut : vais-je m’en corriger, après la leçon que j’ai reçue ? Je le souhaite, mais je crains que ça ne soit dans le sang.
Donc, avant-hier, le petit grand homme dont je t’ai parlé posait, faisait de l’épate, devant quelques illustres membres de la confrérie des grosses moules. Il s’agissait de son poète favori : il est hugolâtre. Je ne déteste pas Victor Hugo : si les poètes sont tous plus ou moins fous, lui, c’est un fou puissant. Ainsi pense notre professeur. Le grand homme de quatre pieds six pouces admet la puissance, mais non la folie, et, au moment où je passais, il déclamait avec un lyrisme tout à fait convaincu la lugubre rencontre de l’âne et du crapaud martyrisé par des gamins. Les autres béaient d’admiration, comme des huîtres à marée montante. Je haussai les épaules : il s’en aperçut et se mordit les lèvres.
Mais je fis mieux, c’est-à-dire plus mal. Rentré à l’étude, j’utilisai un moment de loisir à aiguiser une épigramme qui se terminait par ces deux vers :
Pas bien méchants, n’est-il pas vrai ? Et puis les vers sont des vers : on ne les prend pas à la lettre. Malheureusement ils circulèrent ; un artiste malicieux les aggrava, en y adaptant un air connu, et, à la récréation suivante, quinze élèves le fredonnèrent, l’un après l’autre, au nez de mon grand homme. Au quinzième, il perdit patience, vint droit à moi, qui ne lui disais rien, et essaya de me cracher au visage. Dame ! je répondis du tac au tac — et sa joue claqua. Il cria : « Lâche ! » et esquissa un coup de pied, qui ne réussit point : seconde claque. Alors le pauvret se mit à pleurer. Cela me calma net.
Mais le mal était fait et le feu dans la ruche, je veux dire dans la division. La majorité des élèves, par antipathie pour l’autre, tenaient pour moi : quelques-uns, les oisons, m’en voulaient. J’allais devenir un brandon de discorde, l’auteur d’une guerre civile.
Les deux surveillants, qui, au fond (je m’en doutais bien), n’étaient pas trop fâchés de la leçon donnée au royal dindon, mais qui regrettaient l’esclandre, se consultèrent ; puis le vieux vint me dire : « Paul, je ne veux pas apprécier votre conduite : mon devoir est d’en référer au P. Préfet. » Je voulus me justifier : « Non, fit-il doucement ; ce n’est pas le lieu ni le moment : je crains que vous ne soyez pas encore assez maître de vous pour bien voir les choses. Allez trouver votre Père spirituel : il vous dira ce que vous devez penser et ce que vous devez faire. On n’en parlera qu’après au P. Préfet. »
J’obéis sans difficulté. Le Père spirituel m’écouta, comme toujours, avec attention et bienveillance. Quand j’eus tout loyalement raconté :
« Mon fils, dit-il gravement, êtes-vous fier de ce que vous avez fait ? »
J’avais grande envie de répondre que oui : je ne sais pourquoi je n’en eus pas le courage. Le Père continua :
« Qui de vous deux était le plus fort ? »
Voyant venir le coup, je pris la tangente :
« Pouvais-je me laisser cracher à la figure sans châtier ce bout d’homme rageur ?
— Peut-être que non. Mais à qui la faute, si le bout d’homme rageait ? A sa place, ridiculisé et chansonné publiquement, auriez-vous gardé votre sang-froid ? »
Je répondis par un signe de tête négatif.
« Eh bien, mon fils, de quel droit demandez-vous à d’autres un effort dont vous ne vous sentez pas vous-même capable ?… Cet enfant a eu tort de vous insulter comme il l’a fait ; mais, évidemment, il ne se possédait pas — et il avait été provoqué. » Le Père insista : « Il avait été provoqué. »
Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire et ne pouvais nier qu’il eût raison : sans mon épigramme, rien ne serait arrivé. Je baissai la tête et attendis mon arrêt. Il reprit :
« Vous êtes venu pour savoir mon avis ?
— Oui.
— Et vous voulez que je vous le dise franchement ?
— Oui.
— Eh bien, vous devez à votre condisciple et à toute la division une réparation. »
Et comme je me révoltais :
« Mon fils, je ne vous l’impose pas, je n’en ai pas le droit ; mais je l’attends de votre loyauté de cœur et de votre bon sens. Et pour avoir le courage de demander pardon aux hommes, venez d’abord demander votre pardon à Dieu. »
Ce disant, il m’attira doucement à son prie-Dieu, s’agenouilla à côté de moi devant son pauvre Christ de cuivre et prononça d’une voix où tremblait un peu d’émotion : Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Je te laisse à deviner ce qui suivit.
Le même jour, après la classe du soir, pendant que la division silencieuse entrait dans la cour sur deux rangs, je sortis de ma place et m’avançant vers ma victime, je dis très haut :
« N…, je te fais mes excuses pour les ennuis que je t’ai causés ; je les regrette et te prie, devant tous nos camarades, de me pardonner. »
Il prit la main que je lui tendais et la serra avec une vivacité qui me donna bonne opinion de son cœur : « Merci », dit-il, et un peu plus bas il ajouta : « Pardonne-moi aussi. »
Sur ce dernier mot, que je n’attendais pas, tout ce que j’avais contre lui s’envola ; je l’embrassai franchement, la division applaudit et nous célébrâmes tous ensemble la fin de la guerre civile par une partie de ballon trois fois plus joyeuse que toutes les précédentes.
Le P. Préfet, averti par le Père spirituel, n’eut pas le temps d’intervenir, et, je crois, n’en eut pas de regret : nulle mesure disciplinaire ne pouvait produire un effet aussi rapide et aussi complet. Je me rends fort bien compte que, dans la circonstance, personne autre que mon directeur de conscience n’eût obtenu de mon amour-propre un acte de réparation : devant une sommation officielle, j’aurais cassé, mais non plié.
Tu vois à quoi sert, en dehors même du confessionnal, un Père spirituel. Il est le tampon qui amortit ou prévient les gros accidents, comme dans mon cas ; il est, en tout temps, le médiateur naturel entre les faiblesses du jeune âge et les rigueurs du Code pénal écolier. Les professeurs et surveillants sont des pères, sans doute, mais aussi des maîtres : gants de velours, mains de fer. Lui n’est que père : il n’a que du velours.
Et pourtant — je t’en reparlerai peut-être — ce velours a quelquefois d’assez rudes passes : il le faut, quand on veut être loyal avec soi-même. J’ai dans mon directeur une confiance absolue : il me connaît de fond en comble. Il a été convenu entre nous que je ne lui cacherais rien et qu’il ne me passerait rien : car je veux me faire un caractère, et, sans lui, je n’y arriverais jamais.
Toi, mon bon, qui est-ce qui te rabroue, te relève et te soutient ? Je sais que tu ne hantes pas beaucoup l’aumônier : tu serais mal vu — et un aumônier pour trois ou quatre cents élèves n’a pas le temps de s’occuper beaucoup de chacun. Je te plains ; car je t’assure que c’est bon, par moment, d’avoir son déversoir. Adieu, Louis.
Ton ami,
Paul.
4 janvier.
Mon petit frère chéri,
Je ne veux pas attendre à demain pour te dire, sous le secret de la confession, que papa est revenu ce soir enchanté de toi et de tout ce qu’il a vu et entendu au collège. Quand maman lui a demandé comment il t’avait trouvé, il a répondu : « Pas reconnaissable. C’est maintenant un garçon rangé, parfaitement rangé, et intelligent. Je n’aurais pas cru ! »
Tu juges si maman était contente. Pour allonger son plaisir et le mien, elle a fait parler papa, qui de sa vie ne s’est montré aussi communicatif :
« Est-ce qu’il n’a plus ses petits airs mauvais, vous savez, quand on le contrariait un peu ?
— Rien, plus rien. J’ai essayé deux fois, dans le courant de la sortie, de le taquiner : il n’a pas bronché. Les Jésuites l’ont dompté.
— Il avait peut-être peur de vous ?
— Lui ? Jamais il n’a été aussi affectueux. Il m’a raconté toutes ses petites affaires : il cause très bien. Je l’ai laissé commander notre dîner à l’hôtel : il s’est rappelé tous les plats que j’aime. Et ce qu’il y a de plus fort… Tu sais quelle moue désagréable il nous grimaçait, quand nous avions ici de la tête de veau, dont je raffole et où il ne touchait jamais ? Eh bien, il m’en a fait servir et il en a mangé, tout comme moi, sans l’ombre d’un dégoût. Tout le temps, d’ailleurs, il a été pour moi aux petits soins.
— En quoi faisant ? » demandai-je.
— « Par exemple, pour leur comédie, il s’est ingénié à me trouver la meilleure place, une première, d’où je n’ai perdu ni un mot ni un geste.
— Oh ! » hasardai-je avec intention, « il a fait ça par coquetterie, pour être vu dans son rôle ! »
Cela me valut un regard… Brrr !
— « Tu ne seras jamais qu’une petite sotte. Va le dire à tes Ursulines ! »
Tu te rappelles qu’après ce gros mot-là, il est toujours prudent pour moi de ne pas pousser plus loin mes plaisanteries. Maman se hâta d’intervenir :
« A-t-il bien joué ?
— Je ne devrais pas le dire… Ces jeunes gens, ma foi ! ont un jeu fort naturel, agréable, distingué ; mais il m’a semblé que Paul les dépassait tous, sauf peut-être un seul, Jean X…
— Ils ne font qu’un, » dis-je.
— « En tout cas, ils font une belle paire d’acteurs, mon fils dans le rôle du valet Scapin, Jean dans celui de M. Géronte.
— Vous avez fait connaissance avec ce Jean X…?
— Paul me l’a présenté comme son ami et son mentor : c’est un jeune homme parfait et je souhaite que mon fils lui ressemble. Il paraît que c’est le coq de la division des grands élèves, préfet de je ne sais plus quel département.
— Du département de la Congrégation ?
— Possible. A ce titre, je l’ai entendu débiter au P. Recteur, au nom de tout le collège, un compliment de bonne année fort bien tourné et plein de beaux sentiments. Ces messieurs ont l’air de s’entendre à développer le cœur des jeunes gens.
— Comme les Ursulines.
— Avec une petite différence que le P. Recteur, dans sa réponse, a nettement accentuée : « Vous dites, mes enfants, que vous nous aimez, que vous aimez vos parents, et je vous crois, parce que vous avez le cœur bon. Cela suffit-il ? Pour des femmes peut-être… » Vous entendez, mademoiselle ?… « Pour des hommes, non. Il faut que vous ayez le cœur fort et que votre amour, dépassant le domaine du pur sentiment, s’affirme par l’énergie des actes. » Et il leur a déduit les applications pratiques. Cela m’a fixé sur la manière dont ces messieurs comprennent l’éducation.
— Y avait-il des dames dans l’auditoire ?
— Oui.
— Elles n’ont pas dû être flattées de la différence.
— Oh ! Tu penses bien que ce P. Recteur n’est pas Jésuite pour rien et qu’il a trouvé moyen de dire, par manière de parenthèse, que beaucoup de femmes ont des cœurs d’homme. Et celles qui étaient là n’auront pas manqué de se caser du côté le plus flatteur pour elles.
— Alors, vous avez eu du plaisir ?
— Un peu, surtout lorsque… » Ici, un petit chat dans la gorge.
— « Racontez-nous donc ça, papa. »
Quand le petit chat eut passé : « Eh bien, le matin de la comédie, j’ai assisté à la proclamation solennelle qui termine le trimestre. Les parents sont invités. Il m’avait fait mettre à côté de son professeur, qui est un homme fort aimable. Ces messieurs sont tous très aimables et gens de bonne compagnie. Le Révérend Père m’expliquait les choses, à mesure qu’elles se déroulaient. On proclama d’abord les places obtenues dans chacun des cours : composition de la semaine, travail de la quinzaine (cela s’appelle la diligence), excellence du mois. Le premier vient se présenter au P. Recteur, qui lui attache sur la poitrine une croix d’or ou d’argent et lui donne l’accolade. Le second n’a qu’un ruban, dont la couleur varie avec chaque branche — et celui-là, on le reçoit de la main de quelque professeur. Paul a été décoré de la croix de composition en discours français par le P. Recteur, et grâce à mon aimable voisin le professeur de rhétorique, qui m’a cédé son droit, c’est papa qui a eu l’honneur exceptionnel de fleurir son fils des deux rubans de diligence et d’excellence.
— Sans émotion aucune ? » demanda maman.
— « Je ne dis pas cela.
— Oh ! Papa a le cœur fort, comme tous les hommes. Moi, simple fille, je ne me serais pas gênée pour y aller d’une petite larme au coin de l’œil. C’est bien permis !
— Petite perfide !… Eh bien, oui… Mais c’était la première fois.
— Espérons que ce ne sera pas la dernière. Et après ?
— Après, sont venus les témoignages de bonne tenue et d’application, les bien, les très bien, les parfaitement bien, et j’ai encore eu la faveur de remettre à Paul… Devine quoi, Jeanne.
— Oh ! un bien, tout au plus.
— Ce serait encore trop pour toi… Un parfaitement bien, qui est dans ma valise et que je veux faire encadrer.
— Nous irons prier devant, n’est-ce pas, chaque soir, en pèlerinage ?
— A propos de prière », interjeta maman, « ne l’avez-vous pas trouvé trop… jésuite ?
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, trop… pieux ?
— Trop, non ; assez, oui. Il m’a mené voir la chapelle.
— Ah !
— J’ai admiré les lustres et les vitraux.
— Et lui, qu’a-t-il fait ?
— Lui ? Il m’a offert de l’eau bénite, en entrant, puis s’est mis à genoux, la tête dans ses mains… Je ne sais ce qu’il faisait.
— Il priait pour quelqu’un… qui ne prie pas beaucoup », fis-je. Papa me regarda ; mais moi je regardais Minet, qui faisait des ronrons sur mes genoux. Il se tira d’embarras en disant avec énergie :
— « Allons dîner : ce voyage m’a creusé l’estomac… Mais je n’aurais pas cru !… Ces messieurs ont vraiment le tour de main. »
Je te conte tout cela, mon petit frère, au long et au large, parce que cela m’intéresse énormément et que tu ne seras sans doute pas fâché toi-même de savoir au juste l’impression de papa. Il est gagné, sûrement, et tu verras que tout finira bien.
Après dîner, l’oncle Barnabé est venu. Quand papa lui eut refait son récit avec le même enthousiasme, le brave homme eut le malheur de dire : « Les Jésuites sont des enjôleurs : c’est reconnu. » — « Il est reconnu, répliqua papa de son petit ton des jours maigres, qu’en fait d’éducation, tu n’as jamais eu le sens commun et que tu n’as pas su empêcher ton Ernest de devenir un crétin de première force, malgré les trois lycées où tu l’as mis successivement ». Le pauvre oncle Barnabé n’a pas demandé son reste.
Ton ami Louis a été fort ennuyé de ne pas te trouver ici et m’a chargé de te faire savoir que les Jésuites, qui ne donnent pas de vacances pour le nouvel an[3], sont des esprits chagrins. C’était aussi l’idée de papa, avant la visite qu’il t’a faite. Il n’en a plus parlé, ce soir ; je vois bien pourquoi : si tu avais eu des vacances, il ne t’aurait ni applaudi ni décoré ! Maman et moi, qui n’avons pas eu les mêmes bonheurs, nous penchons à dire comme Louis. Je t’en demande pardon pour tes maîtres, que j’estime tout de même, puisqu’ils te font du bien. Ils doivent avoir des raisons. Mais je prendrai ma revanche aux jours gras.
[3] Ils n’en donnaient pas à la date de ces lettres. Depuis, il paraît qu’on leur a forcé la main.
Je t’embrasse un peu, beaucoup, passionnément.
Ta sœur Jeanne.
Papa nous a fidèlement rapporté la recette de ton Frère cuisinier pour le gâteau de macaroni. Nous l’étudions, maman et moi, avec la vieille Fanchon, en vue des prochaines vacances. Ça ne paraît pas bien extraordinaire, quoi que tu en dises merveille.
10 janvier.
Mon cher papa,
Avez-vous fait bon voyage ? N’avez-vous pas pris de rhume en route ? Je vous reste bien reconnaissant d’avoir bravé l’hiver pour venir de si loin procurer à votre fils quelques bonnes heures — je n’ose pas dire de vie de famille, puisque maman et Jeanne y manquaient — mais de tête à tête et de cœur à cœur filial. Le beau temps est parti avec vous : je l’ai senti le lendemain. Autrefois, je n’aurais pas supporté le vide poignant que laisse après elle une visite comme la vôtre ; aujourd’hui, j’accepte tout, parce que c’est le devoir.
Mais que n’avez-vous pu prolonger votre séjour à H. jusqu’à mon avènement au trône !
— « Quel trône ? »
Dame ! j’y suis monté si inopinément et j’en suis descendu si vite que j’ai eu à peine le temps de m’apercevoir qu’il avait des pieds et des bras dorés et qu’on y est fortement secoué par les porteurs. Quant à mon royaume, je ne l’ai jamais vu et n’en sais même pas le nom : c’était très loin, du côté de l’Orient, patrie des Rois Mages. Voici comment, sans le savoir, vous êtes devenu l’illustre père d’un illustre potentat.
Au dîner de l’Épiphanie, chaque table a tiré son roi : le dixième et dernier morceau de brioche, qui me revenait comme chef de ma section, contenait la fève enviée. Il n’y a pas eu de triche : j’avais fait les parts avec une précision géométrique et surveillé rigoureusement la distribution. Je pris pour reine un garçon qui me déteste et que je n’aime guère, pour figurer les ménages qui ne ressemblent pas au vôtre. Je bus, on but, on cria : Vive le roi ! et Vive la reine ! Puis, les trente monarques furent convoqués autour d’une autre brioche, immense, mystérieusement recouverte d’une serviette, sous laquelle, tour à tour, nos mains tremblantes et fiévreuses plongèrent. Un génie bienfaisant guida la mienne : je ramenai la fève des fèves et je fus le roi des rois.
Les roitelets évincés absorbèrent avec résignation un nouveau petit verre en l’honneur de Sa Majesté Ker Ier. Après quoi, on me mit au front un diadème, tout flamboyant de pierres précieuses et de papier d’or ; sur les épaules un manteau de pourpre qui, jusque-là, couvrait prosaïquement un lit de dortoir ; dans la dextre, un sceptre, redoutable aux méchants, clément aux bons. Puis, on apporta mon trône à brancards ; j’y pris place avec la solennité convenable ; quatre vigoureux gaillards, costumés à la dernière mode du moyen âge, m’enlevèrent comme une plume, et précédé d’un long cortège d’hommes d’armes et de pages, qui blancs, qui noirs, qui bronzés, guidé par l’étoile de Jacob au sommet d’une bonne perche, traînant à ma suite mes trente vassaux princiers, fièrement drapé dans ma grandeur, le poing gauche sur la hanche, l’œil haut, je parus sur le grand perron. Mon nom avait déjà circulé avec la rapidité d’une traînée de poudre ; je fus acclamé comme aurait pu l’être Charlemagne, Napoléon ou tout autre.
Pour ne pas me laisser griser par cette gloire subite : « Sire, me disais-je tout bas, prenez garde ! Le peuple est comme l’Océan, mobile et perfide : méfiez-vous de sa faveur et soyez maître de vous comme de l’univers ! » Ainsi affermi dans l’humilité, je pus savourer à mon aise le plaisir de voguer au-dessus de la houle de mes sujets empressés. On me fit faire le long tour des préaux, des jardins et des corridors, entre deux haies de curieux et de curieuses (car toute la ville y était), dont je recueillais les hommages avec une aimable condescendance.
Tout à coup, les vivats cessèrent et je me trouvai en face du Père Recteur, qu’entourait tout le corps professoral. Je faillis saluer, par habitude, mais me rappelai à temps que le gros personnage ici, pour le quart d’heure, c’était moi. Je m’inclinai simplement, de l’air protecteur qui convenait à ma dignité.
Par dignité encore, je jugeai bon de me taire. Mon grand vizir Joannès-Pacha, que vous connaissez bien, parla pour moi. Il apprit au Père Recteur que j’arrivais en droite ligne des pays où le soleil se lève, à seule fin de lui témoigner ma haute faveur, avec mon estime pour ses éclatantes vertus et ma satisfaction de le voir à la tête d’un jeune peuple si bien discipliné, si intelligent, si parfait. En souvenir de ma visite, je sollicitais de sa bonté paternelle pour eux un congé extraordinaire.
Le Père Recteur, tout confus de l’honneur que lui faisait un si grand prince, offrit à Ma Majesté ses plus humbles actions de grâces et se déclara charmé de pouvoir m’être agréable en accordant ce que je souhaitais. Je le remerciai d’un sourire bienveillant de mes augustes lèvres, tandis que le peuple donnait carrière à un enthousiasme délirant pour son royal bienfaiteur.
Un quart d’heure après, dépouillé de ma couronne, de mon manteau et de mon sceptre, je rentrais dans ma plus simple expression, et feu Joannès-Pacha me disait avec mélancolie :
« Hein ! mon gros sultan de carton, c’est dommage que ça s’arrête là ! A nous deux, nous ferions peut-être le bonheur d’une grande nation.
— Pourquoi pas ?… Mais ce brancard sur ces quatre chameaux du désert a failli me donner le mal de mer ! Non, j’en ai assez de la royauté. »
Le profit le plus clair de ma splendeur d’un jour, ç’a été une bonne demi-journée de patinage dans les fossés de la citadelle, mis gracieusement à la disposition du collège par le commandant de place, qui a son fils en Humanités. Pour glace un miroir, devant nous un espace magnifique, point de faiseurs d’embarras, et, comme bouquet, une conférence pratique, sur le terrain même, par le P. L…, auteur estimé d’un Art de patiner et patineur sans rival. Aussi, on s’en est donné à cœur joie. Mais les jambes au retour ! Aïe !… Des morceaux de bois rhumatisés !
Le lendemain, reprise générale des affaires sérieuses. En rhéto, où l’on n’a pas l’habitude de lambiner, ç’a été vite fait : en un instant, la machine est visitée, graissée, chauffée, le personnel au poste, le coup de sifflet donné et le train en route… vers les vacances de Pâques ! Quelle charmante perspective au bout de ce voyage !
Mais, auparavant, il faudra trimer. Aux élections d’hier pour l’Académie, mon grand vizir a été nommé président à l’unanimité. Je lui sers de vice : il n’en a pas d’autre ! Au travail ordinaire du cours, nous allons joindre la préparation d’une séance littéraire. Y viendrez-vous ? Je le voudrais bien, si la saison le permettait, et, en attendant, je vous embrasse tous trois comme si vous étiez trente-six.
Votre fils Paul,
ancien sultan, vice-président d’Académie.
16 janvier.
Mon cher ami,
Tu me fais dire par ma sœur que les Jésuites sont des esprits chagrins ! Pour le coup, mon bon, je ne reconnais plus ta subtilité ordinaire de jugement : car tu t’es mis, non pas à côté, mais aux antipodes de la vérité.
Si les jésuites ne donnent pas de vacances au nouvel an, c’est, m’a-t-on dit, parce que, dans leur système d’études, le premier semestre est sacré : il représente le grand effort de l’année scolaire et n’admet pas d’interruption notable. Le programme de chaque classe doit être parcouru une première fois tout entier avant Pâques : alors seulement on a mérité quelques jours de repos complet. Après Pâques, on n’a plus qu’à revoir, à parfaire l’œuvre.
Cette méthode semble avoir du bon, et, quoiqu’il soit très doux (je le sais par expérience) de retrouver pour un peu de temps, après ces trois premiers mois d’absence, le nid de famille, je comprends qu’on sacrifie ce plaisir à un intérêt plus sérieux.
D’ailleurs, le sacrifice a eu ses compensations. Donner aux élèves la clef des champs, c’est une excellente recette pour s’épargner la peine de les amuser intra muros ; mais quand on réduit les plaisirs des élèves à sortir, on les habitue à ne voir dans leur collège qu’une cage ou une prison. Les Jésuites ne traitent pas leurs oiseaux ou leurs captifs en condamnés : ils dorent volontiers les barreaux, les agrémentent de quelques verdures et de fleurs, y laissent pénétrer le soleil, la musique et les francs éclats de rires. Je constate qu’ils se donnent presque autant de mal pour nous délasser, à certains jours, qu’aux autres jours pour nous instruire. Et de la sorte ils arrivent à faire, non pas seulement supporter, mais aimer le collège. Tout y gagne : les esprits sont plus libres, les cœurs plus ouverts, par conséquent le travail et le bon ordre mieux garantis, tout l’homme mieux formé.
Preuve :
Dans les lycées, il y a aussi des jeux qui exercent et assouplissent le corps, des leçons d’agrément qui développent les goûts artistiques et constituent de véritables divertissements ; mais je n’ai pas souvenance d’y avoir jamais vu donner par les élèves une séance littéraire ou dramatique. La grande raison de cette absence, je la conçois très bien depuis un mois : c’est que la préparation, avec la bonne volonté des acteurs, réclame une somme extraordinaire de dévouement, de savoir-faire et d’autorité chez le professeur. Or, mon bon, il est certain que ces qualités-là ne courent pas les rues — ni les établissements d’instruction où les maîtres jouissent d’un traitement pour faire leur devoir, sans plus. Tu as compris.
Je sais bien que vous êtes libres d’aller au théâtre, parfois même avec des billets de faveur : j’y suis allé, malheureusement. Mais qu’est-ce qu’on en rapporte pour son perfectionnement intellectuel ou moral ? Dans nos petites soirées dramatiques, on s’amuse peut-être moins, on s’instruit davantage et l’âme n’y perd rien.
Un théâtre de collège, évidemment, ne peut offrir qu’un très modeste reflet des merveilles que savent opérer sur les grandes scènes les machinistes, les costumiers et les décorateurs ; les jeunes artistes qui assument la charge d’intéresser un auditoire plus difficile parfois qu’on ne pense ne songent point à se comparer, même de fort loin, à un Coquelin ; enfin les productions qu’ils ont à interpréter ne constituent pas toujours des chefs-d’œuvre d’art littéraire ou dramatique, et même quand elles sont empruntées aux grands auteurs, d’impitoyables ciseaux leur enlèvent plus d’un élément d’intérêt piquant ou croustillant.
Mais le but n’est pas de fournir aux collégiens ou à leurs familles un équivalent du théâtre où ils ne vont pas. Il s’agit de leur donner, pour une circonstance exceptionnelle, une petite fête joyeuse, honnête, distinguée, qui puisse, selon le précepte antique, les divertir en les instruisant.
Je soupçonne les Pères de ne pas faire grand fond sur l’efficacité de la comédie pour la réforme des défauts de leurs élèves ; ils ont d’autres moyens plus sûrs. Que les pièces n’aient rien d’immoral : cela peut suffire. Si, en outre, elles sont spirituelles et bien interprétées, elles rendront toujours deux services précieux : aux jeunes spectateurs, celui d’affiner leur esprit ; aux acteurs, celui de développer leur talent d’expression.
Mon père t’a certainement parlé de la comédie à laquelle il a assisté, le jour de l’an. Je garde une vive reconnaissance au professeur qui m’a appris là, non sans peine et fatigue, à me présenter correctement devant le public, à dominer le trac, à parler au naturel — toutes choses que j’ignorais et que je suis enchanté de savoir un peu mieux qu’avant. Après la représentation, mon père a bien voulu me dire que mon avenir ne l’inquiétait plus, attendu que sûrement je gagnerais ma vie comme avocat, député ou comédien. Député, je veux bien ; avocat, peut-être encore, si tu ne me fais pas une trop rude concurrence ; mais comédien, merci ! C’est bon au collège, un jour de l’an ou de carnaval. Dulce est desipere in loco, pour mieux travailler après.
La semaine prochaine, grand branle-bas pour la préparation d’une séance solennelle, dont le sujet est encore un mystère impénétré. Elle aura lieu le 29 janvier, fête de saint François de Sales, ancien élève des Jésuites et patron de toutes les Académies des classes supérieures. Nous serons une douzaine de rhétoriciens. Il paraît que les traditions nous obligent à faire très bien : on s’y emploiera de son mieux. La comédie m’a mis en appétit — quoique la future séance ait une bien autre signification. Nous en reparlerons avant ou après, si tu veux.
Adieu.
Ton ami,
Paul.
30 janvier.
Mon cher ami,
Ainsi donc, flafla et temps perdu ! Voilà comme tu as entendu qualifier les séances littéraires des Jésuites. Tu ne dis point par qui : il serait pourtant intéressant de savoir si c’est par des gens qui parlent d’expérience. Ils l’ont peut-être entendu dire à d’autres qui n’en avaient pas vu plus qu’eux !
Du flafla ! C’est un mot d’épicier : on pourrait l’appliquer à tout ce qui ne rapporte pas des écus ou des sous. Mais, mon ami, tout le monde, plus ou moins, dans les grandes circonstances, fait du flafla ! Les banquets, les punchs, les cavalcades et les revues, la musique et les lampions, et les ronflants discours des quarante Immortels, des candidats en tournée, des inaugurateurs de statues ou de chemins de fer, des présidents de sociétés utiles ou inutiles, de congrès savants ou ignorants, de comices agricoles ou de distributions de prix quelconques : tout cela, n’est-ce pas du flafla ? On le trouve bon quand même. Pourquoi ? Parce que ça chauffe l’enthousiasme.
Eh bien, la jeunesse est le bel âge de l’enthousiasme : elle a besoin d’enthousiasme pour élever son âme encore neuve au-dessus des vulgarités de la vie, jusqu’à la région sereine des grandes pensées, des saintes causes et des nobles ambitions. Si dans ces ardeurs juvéniles un peu d’illusion vient se mêler, où est le mal ? Les beaux rêves ne font pas toujours tort à la réalité : je viens d’en avoir la preuve personnelle.
Quand on s’est appliqué pendant trois semaines à entrer dans la peau d’un personnage intéressant, qu’on s’en est approprié les sentiments généreux et qu’on est arrivé enfin à les exprimer dans toute leur énergie ou leur délicatesse, tu ne saurais croire comme on est empoigné ! Je me suis ému pour tout de bon, dans mon rôle, et je garde, après plusieurs jours, la très vive impression des belles choses que j’ai dites. Les mots mêmes reviennent parfois, tout naturellement, dans mes conversations et mes compositions. Chose plus étonnante encore : je m’inspire à moi-même le respect et je ne voudrais pas faire une chose indigne de ce que j’ai été au théâtre, un soldat loyal et chrétien.
Jean, notre président, a été superbe dans le rôle du gouverneur de province : à certains moments, il a enlevé toute la salle. Il était visible, d’ailleurs, que les applaudissements ne s’adressaient pas seulement à la perfection du jeu de l’acteur, mais aussi et surtout à l’élévation des idées et à la noble franchise des sentiments qu’il exprimait. D’où il faut conclure, mon ami, qu’une académie de rhétorique peut devenir une leçon de haute morale et un sérieux moyen d’éducation. C’est déjà quelque chose ; mais il y a plus, je crois.
Je t’ai envoyé notre programme. Un esprit fin comme le tien n’aura pas eu beaucoup de peine à y discerner deux éléments, la littérature et le drame, et à comprendre le but de l’un et de l’autre.
Il paraît qu’ailleurs la partie dramatique est quelquefois absente ou empruntée à un auteur quelconque et sans rapport bien intime avec le sujet, qui souvent même ne comporte pas de mise en scène : elle vient là pour faire passer le reste. Notre professeur n’aime pas ces séances exclusivement littéraires ou critiques : il les appelle une concession fâcheuse à l’esprit d’érudition germanique, qui envahit l’enseignement français, et leur reproche d’ennuyer l’auditoire, jeune et vieux, sans grand profit pour les orateurs.
D’après lui, une séance académique doit être, dans le sens primitif du mot, le chef-d’œuvre, la pièce de maîtrise, où une classe, représentée par l’élite de ses élèves, déploie tout ce qu’elle a de meilleur dans la cervelle et dans le cœur, pour sa propre instruction, pour l’instruction et le plaisir des autres, pour l’honneur des Bonnes Lettres. Donc, avant tout, il faut un sujet capable d’intéresser acteurs et spectateurs, assez riche aussi pour fournir matière à tous les talents. C’est la tâche du professeur de le découvrir, de le distribuer, puis de coordonner, de revoir et de parfaire le travail des élèves.
On s’accorde à dire que notre séance Honneur et Patrie réunissait toutes les conditions de succès. Elle roulait sur l’un des épisodes les plus émouvants que renferme l’histoire de notre vaillante province. Toutes les formes que peuvent revêtir les exercices littéraires dans un cours de rhétorique, y ont trouvé leur place naturelle : la prose française dans le tableau historique, dans les discours du conseil de guerre, dans la lettre en vieux françois, dans le récit poétique de la bataille ; la prose latine, d’ordinaire peu goûtée des dames et des queues de classe, dans les portraits et dans le dialogue nocturne ; la poésie des deux langues dans le chant du barde, dans l’hymne triomphal et l’épilogue à la France. Les lettrés de l’assistance ont pu être satisfaits ; les autres, chez qui l’amour du beau parler ne va pas jusqu’à la passion, n’ont pas dû être trop mécontents : car, sauf peu d’exceptions, nos exercices littéraires n’étaient pas lus, mais parlés, et formaient autant d’épisodes naturels entre les trois actes déclamés que comportait l’action.
Le plan général et les principaux détails de cette séance avaient été préalablement discutés en conseil académique. Les trois plus gros bonnets (j’ai la toque de vice-président) furent invités à fournir, d’après un canevas donné par le professeur, chacun un acte, travaillé à fond : il s’en inspira comme il put et comme il voulut pour la rédaction définitive. Nous eûmes le plaisir d’y retrouver nos idées sous une forme sensiblement perfectionnée, parfois toute nouvelle, et la comparaison avec notre ébauche nous profita. Les devoirs littéraires sont davantage notre œuvre personnelle, quoique plus d’une fois remaniée sur les indications du maître.
En somme, durant ces trois semaines, le travail de la composition et celui de la déclamation nous ont fait remuer bon nombre d’idées que nous ne perdrons plus, et cette gymnastique de l’esprit nous a donné à tous un nouvel entrain pour l’étude. La contagion s’est étendue à toute la classe, fière des compliments que lui a valus son académie, et a gagné les classes de littérature voisines, désireuses de nous imiter ou de nous surpasser. Preuve que nous n’avons pas perdu notre temps.
Tu me demandes à ce propos, non sans malice, je crois, ce que devenait la rhéto, pendant que le professeur avec sa tête de classe préparait cette belle académie. Mais rien n’est plus simple, mon ami : le professeur continuait à faire sa rhéto, et les élèves aussi, tous sans exception. Jamais, en classe, il n’a été question de la séance. Le professeur travaillait double, les académiciens travaillaient double : il a probablement pris un certain nombre d’heures sur le repos de ses nuits, nous en avons pris quelques-unes sur nos récréations et nos congés. Voilà tout le secret : propose-le à ton professeur et dis-moi des nouvelles de l’accueil qu’il y fera !
Non, vois-tu, mon ami Louis — il faut que je te l’avoue — je finirai par devenir féroce pour l’Alma Mater. Ce ne sera pas la faute des Jésuites ; car depuis que je suis à leur école, je n’ai jamais entendu de leur bouche un mot injurieux à l’adresse de cette Université qui les déteste. Et c’est leur faute pourtant, d’une autre manière : car entre leurs procédés d’instruction ou d’éducation et les siens, je découvre tous les jours des contrastes plus violents, qui irritent mon regret de les avoir connus si tard.
Que veux-tu ? Je suis franc.
Ton ami,
Paul.
12 février.
Mon cher ami,
Merci pour tes multiples compliments : je transmettrai à Jean la part qui lui en revient et je suis sûr qu’il t’en sera reconnaissant. Quel bon type et quel brave cœur ! Je voudrais bien qu’il fût ton ami aussi.
Maintenant je m’empresse de répondre compendieusement aux deux aimables questions, par lesquelles tu me prouves ta sollicitude pour mon avenir et pour mon présent. L’avenir, c’est le baccalauréat ; le présent, c’est l’ennui. Procédons par ordre.
1o Tu veux savoir si je ne crains pas que tous ces exercices « extra-classiques » m’empêchent de conquérir à la fin de l’année le parchemin officiel ?
Ta préoccupation, mon ami,
Je suis tellement sûr de me doubler, dans six mois, de cette bienheureuse peau d’âne que… je n’y pense même pas. Dès le premier jour de classe, notre professeur nous a dit : « Mes amis, vos parents tiennent à ce que vous soyez bacheliers ; vous y tenez également, moi de même. Mais, écoutez bien ceci : la meilleure manière, la plus sûre et la plus courte, de préparer son baccalauréat, c’est de ne pas y songer et de songer beaucoup à faire une bonne rhétorique. C’est à moi, selon la direction des supérieurs, de régler votre travail et mon enseignement de façon à concilier tous vos intérêts. Je l’ai fait pour vos devanciers, qui n’ont pas eu à s’en plaindre : je le ferai pour vous. Mais je vous défends formellement à tous, tant que vous êtes, de jamais prononcer devant moi le mot de baccalauréat, pas plus que je ne le prononcerai devant vous, d’ici à Pâques. »
Il a tenu parole et nous aussi. Nous faisons du latin et du grec à loisir et à plaisir ; de la littérature ancienne et moderne, de l’histoire et de la géographie, avec intérêt ; de l’allemand, sans trop rechigner ; des sciences, autant qu’il faut ; tout cela d’après un plan parfaitement ordonné et ponctuellement suivi, sans fatigue et sans inquiétude, sûrs d’arriver, comme si nous voyagions dans un de ces trains d’Angleterre, qui partent, s’arrêtent, repartent, sans un instant de retard et sans un cri. Notre conducteur veille : cela nous suffit, et cette absence de préoccupation favorise bien autrement le bon travail que la sotte fièvre dont on se laisse parfois tourmenter, sans autre profit que des pertes de temps.
Mais, pour te rassurer plus complètement, je dois ajouter que notre professeur a fait ses preuves. L’an dernier, tous ses élèves, moins un, ont été reçus au baccalauréat — et ils avaient fait des thèmes grecs et des vers latins jusqu’à l’avant-veille des examens !
2o Tu désires savoir combien de fois par semaine je m’ennuie en classe ?
Le compte est facile : je ne m’ennuie jamais. Il y a des matières qui me plaisent moins que d’autres : à celles-là je m’intéresse par devoir. Mais l’étude des auteurs classiques, qui t’assomme, est précisément ce que je préfère à tout le reste. Il est vrai qu’elle ne se réduit pas, comme trop souvent chez vous, à une sèche traduction faite par l’élève, maintes fois préparée à l’aide d’un corrigé juxtalinéaire, agrémentée de quelques rares explications du professeur et se traînant ainsi au milieu de l’indifférence générale jusqu’au moment où l’heure sonne. Cela fait songer au macaroni des mendiants napolitains. Tu ne sais pas ? La marchande tire délicatement de sa marmite un de ces succulents petits tuyaux et en met l’extrémité dans la bouche du client, avec défense aux mains d’intervenir ; le client avale, avale à même, les yeux fermés. Quand il en a pour ses deux sous, la bonne femme coupe au ras des lèvres ; le suivant rattrape le bout disponible, et le macaroni continue à se développer uniformément.
Nous avons plus de variété. Le professeur nous explique ou nous fait expliquer par nous, en traduction courante, les auteurs secondaires, historiens et petits poètes : c’est la lecture. Aux grands classiques, orateurs et poètes, qui offrent l’application plus parfaite des règles qu’on étudie en rhétorique, on réserve l’honneur de la prélection. Tu vas saisir par un exemple.
Le programme de rhétorique comprend, pour le premier trimestre, les principes généraux de l’art oratoire et les règles du discours ; pour le second trimestre, les genres d’éloquence. Concurremment avec la théorie, nous étudions la pratique dans Cicéron, Démosthène et Bossuet. Voici comment notre professeur applique la méthode au plaidoyer pro Milone, que tu connais bien.
Il ne commence point par perdre son temps à nous débiter une savante dissertation sur ce chef d’œuvre qui… que… dont… Qu’est-ce que nous en retiendrions à ce moment ? Il vaut bien mieux nous faire assister au procès.
Il ouvre donc son livre et nous lit avec intelligence (ce n’est pas rien !) la première page de l’exorde. Qui est l’orateur ? Qui est le prévenu ? Qui sont les juges ? Où se passe la scène et avec quel appareil ? Dans quel état d’esprit sont les assistants ? La réponse à ces diverses questions fournit déjà une somme considérable de notions utiles sur l’histoire et les institutions romaines, en même temps qu’elle pique la curiosité. Que va dire Cicéron — non pas le vrai Cicéron, dont la peur valut à son client le plaisir d’aller manger de si bon poisson à Marseille — mais le Cicéron de cabinet, en pleine possession de son sang-froid et de son talent ?
Le professeur attaque alors le texte, phrase par phrase, et le fouille à fond, au point de vue du sens et de la valeur de l’expression. Puis il y montre, sous le trouble apparent des idées et l’embarras voulu de la structure, un art profond pour tourner en faveur de la cause tout ce qui semble contre elle et pour faire partager aux juges intimidés l’assurance qu’affecte l’orateur. Tu vois qu’il ne s’agit plus d’une traduction plus ou moins littérale ou d’une simple étude de langue : l’auteur devient le modèle, et la prélection vient à l’appui des principes oratoires. Quant à la sauvegarde nécessaire du principe moral, le professeur aura soin de noter comme il convient les entorses que l’avocat de Milon donne à la vérité des faits.
Une seconde et peut-être une troisième et une quatrième prélection semblables seront consacrées à étudier le reste de l’exorde. Ce ne sera pas trop : car il est l’œuf d’où sortira tout le discours, et il fournira matière à bien d’autres observations intéressantes.
De la réfutation qui suit l’exorde, on extraira un beau modèle de discussion oratoire, à propos du droit de légitime défense en cas d’agression.
La narration de la rencontre de Milon avec Clodius, y compris les antécédents et les suites, amènera une foule de détails sur les mœurs politiques et autres des Romains et mettra de nouveau en lumière l’habileté consommée de ce roi des avocats sans scrupule.
Dans le corps du discours, on choisira quelques modèles d’argumentation et de développement oratoire, auxquels on joindra les endroits les plus pathétiques de la péroraison, et ainsi l’on aura sur l’auteur et sur son œuvre des idées claires, complètes, solides, qu’on pourra désormais formuler en connaissance de cause.
Mais comment retenir une pareille quantité de notions en tout genre ? — On y a pourvu, mon ami. D’abord, il n’est pas défendu de prendre des notes, au moins pour les questions plus difficiles. Puis, après chaque prélection, quelques élèves sont interrogés sur les choses principales qu’ils viennent d’entendre. Le lendemain, avant la prélection du jour, la précédente est répétée tout entière, rapidement, mais à fond, souvent avec addition de nouvelles remarques. Enfin, chaque samedi, il y a revue générale de tout ce qui a été expliqué ainsi pendant la semaine. Il faut bien que l’essentiel finisse par vous rester.
Parallèlement au chef-d’œuvre de l’orateur romain, nous étudions le modèle de l’éloquence grecque, cet immortel discours de la Couronne, moins régulier et moins châtié que la Milonienne, mais la dominant, à mon humble avis, de toute la distance qui sépare la raison de la phrase, l’émotion naturelle de la passion savante, le torrent impétueux du fleuve canalisé, et, somme toute, le génie du talent. Les deux orateurs déploient dans la bataille une habileté merveilleuse ; mais on sent que Démosthène défend son honneur et la patrie, tandis que Cicéron a plutôt l’air de lutter pour un parti politique et pour sa clientèle. Quand le grave consulaire, pour épouvanter les juges, fait sortir des enfers l’ombre de Clodius, on sourit, et cet artifice quelque peu puéril diminue ensuite l’effet grandiose de l’auguste Jupiter qui, du haut des montagnes latines, ouvre enfin les yeux pour voir et punir les crimes du tribun révolutionnaire. Mais lorsque, pour se justifier d’avoir organisé contre l’envahisseur Philippe une résistance impossible et voulu, au défaut de la victoire, sauver du moins l’honneur de la patrie, Démosthène en appelle solennellement aux héros tombés à Marathon, que l’assurance de mourir n’a pas empêchés de faire leur devoir de soldat, je dois avouer qu’il me donne la chair de poule, comme si je voyais passer dans un éclair la charge de Reichshoffen. — « Ah ! les braves gens ! » s’écriait Guillaume ; moi aussi j’ai l’envie de dire : « Ah ! l’éloquent patriote ! »
De Marathon à Rocroi et à « cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés ressemblaient » à ce que tu sais, il n’y a pas loin. Notre professeur ne nous sature pas non plus de belles critiques générales sur Bossuet : il le lit avec nous en classe, nous le fait saisir sur le vif et nous promène à loisir dans les mystères de ses hauteurs et de ses profondeurs.
Nous ne sortons pas de ces splendeurs intellectuelles, quand ensuite nous entrons dans l’étude du Cid, des Horaces, de Polyeucte : Corneille et Bossuet sont de la même famille de grands esprits. Après Corneille vient l’émouvant et séduisant Racine, qui fait mieux comprendre et parfois admirer à ses propres dépens ses modèles grecs, Euripide et Sophocle.
Ne ris pas, mon ami, de cet enthousiasme un peu nouveau chez moi pour les Grecs ! Depuis que je les entends expliquer par un homme qui les connaît et qui, à travers leurs formes encore ingrates pour des élèves, nous fait apprécier cet art à la fois simple et profond qui cherche le beau, non pas dans les effets d’à côté, mais dans la pure expression de la nature idéalisée, comme Phidias dans ses marbres immortels, je suis tenté de mésestime pour les Latins. Mais je ne veux pas être injuste envers eux : ils ont bien profité des Grecs. Virgile se lit après Homère, avec le même plaisir que Racine après les tragiques athéniens. Néanmoins je comprends qu’après avoir lu Virgile une fois, on relise trois fois le bon Homère.
Il y a pourtant un Latin qui me plaît, et beaucoup : mais c’est encore parce qu’il a éminemment l’esprit grec et (passe-moi l’énormité de l’anachronisme) l’esprit français. C’est ce païen d’Horace : non point assurément dans ses gaillardises, mais dans les nobles envolées de ses odes patriotiques ou morales, dans les gracieuses ou touchantes échappées de son imagination de poète et de son brave cœur d’ami, dans ces épîtres et ces satires où le bon sens le plus naturel fait assaut avec la plus franche gaîté, mélange de sel attique et de sel gaulois. Je ne sais pas, mon cher, combien tu admires Nicolas Despréaux : il versifie avec une correction que ne devait guère dépasser sa perruque Louis XIV, et je trouve même qu’il accommode fort proprement les reliefs d’Horace ; mais quand je voudrai faire bien dîner mon esprit, c’est à la table d’Horace que je le mènerai, avec l’espoir secret d’y rencontrer La Fontaine et Molière, ses deux cousins du grand siècle : la fête alors sera complète.
Je ne me doutais pas autrefois de cette parenté si étroite qui relie nos classiques les plus véritablement français à l’antiquité grecque et latine ; je répétais sottement avec mes camarades :
Je blasphémais ce que j’ignorais. Mais j’en suis revenu depuis six mois, et à présent, ignorant un peu moins, j’apprécie mieux et j’admire sincèrement.
Je ne t’ai parlé que des grands classiques : nous ne négligeons pas ceux du second rang. Ils servent à reposer l’esprit, durant les derniers quarts d’heure d’une classe déjà bien remplie. Mais, même pour ceux-là, on ne prend pas le macaroni à la défilade : on choisit le meilleur. Le professeur a d’ailleurs soin de maintenir toujours, par des résumés ou des lectures courantes, les liaisons et les vues d’ensemble.
Et comme il met en cela et dans le reste autant de science et d’esprit que d’entrain, tu comprendras que la classe devienne pour nous un véritable plaisir, un régal intellectuel, et qu’on désire, par ce commerce intime avec les grands écrivains, arriver avec le temps à se façonner sur eux, à les imiter sans les copier, à devenir soi-même quelqu’un : ce qui est le but final des études — et le plus court chemin pour conquérir un baccalauréat honorable.
Si tu trouves cette lettre trop technique, tant pis pour toi ! Tu l’as voulu. D’ailleurs, ma moustache commence à rivaliser de sérieux avec la tienne : c’est dire que j’acquiers le droit de parler gravement de choses graves.
Bien à toi,
Paul.
22 février.
Ma petite sœur grande,
Que c’est vilain à toi d’être tombée malade au moment précis où je t’attendais ! L’as-tu fait exprès ? Si je le savais, je… je garderais le lot que tu as gagné et par-dessus le marché celui de maman, qui, au lieu de venir s’amuser ici avec toi et moi, a préféré faire son carnaval auprès de ton lit, en compagnie sans doute de plusieurs pots de tisane. Comme ça devait être gai pour toutes deux ! Vous n’avez pas de remords ? Il y aurait de quoi, pourtant, car notre carnaval a fort bien réussi. Pour ton châtiment, je vais t’en faire venir l’eau à la bouche. Écoute un peu.
Le premier jour, grandissime représentation d’une comédie de Labiche, les Gobe-mouches. Il ne faudrait pas demander à tes Ursulines de chercher ce titre dans leur répertoire de l’Opéra-Comique ou du Théâtre des Variétés : car, d’abord, elles ne savent peut-être pas ce que c’est qu’un répertoire de théâtre, et puis ce titre n’y est pas. La pièce est de Labiche tout de même, un peu rarrangée, avec suppression de la trop aimable moitié du genre humain à laquelle tu appartiens. Je t’en fais mes excuses ; mais il paraît que ces dames ne se présentent pas convenablement !… Elle a été interprétée par les Anciens Élèves, dont cinq ou six jeunes de vingt à vingt-cinq ans et deux déjà pères de famille, tous acteurs émérites depuis leur temps de rhétorique. Pièce et jeu fort spirituels, quelquefois absolument pouffants. Si tu avais été là, tu serais repartie bossue, à force de rire — et j’étais condamné à n’avoir plus tard qu’un bossu pour beau-frère ! Tu as donc bien fait de rester à Z… avec tes pots de tisane.
Le lendemain, nouveau plaisir, très long, trop long pour certaines personnes, qui sont venues employer trois heures à espérer qu’enfin leur nom sortirait de l’urne et à voir passer devant leur nez des lots superbes.
Hélas ! je suis de ceux-là. En fait de chance aux loteries, je n’ai jamais eu que du guignon ! Tu as un lot, maman en a un, moi rien. Je convoitais pourtant bien — tu ne devinerais jamais quoi, je puis te le donner en mille — un charmant petit ânon vivant : robe grise avec croix noire dans le dos, des yeux doux et clairs, une paire d’oreilles à faire jaunir d’envie notre cousin Ernest, bref, un amour d’ânon, qui représentait la classe de sixième. Il faut savoir que chaque classe se cotise pour fournir son lot. La rhéto a donné la belle édition savante des Œuvres complètes de Corneille et de Racine, un cadeau de grand prix : mais qu’était-ce en comparaison de Brocoli ?
On l’avait amené dans la salle, bien brossé, parfumé, enrubanné. On l’invita poliment à monter les six marches qui le séparaient de la scène : il refusa, par modestie. On le pressa, on le poussa même un peu : mais les honnêtes gens de son espèce, si jeunes qu’ils soient encore, n’aiment pas qu’on violente leur liberté de conscience. Plus ses conducteurs insistaient, plus il résistait. On a du caractère ou on n’en a pas : Brocoli en avait, na ! Mis ainsi par lui au pied du mur, les âniers délibérèrent et parlaient déjà d’enlever le rebelle à force de bras ; mais
Brocoli devina le complot et, profitant du désarroi, soudain, d’un seul bond, il franchit les six marches et se présenta de lui-même, libre et fier, au public. Il eût certainement chanté sa victoire, si les applaudissements ne l’avaient intimidé. On le rattrapa et on le contraignit d’écouter immobile une chanson dont l’air ne lui plut pas : il n’y répondit pas un mot. Il fut néanmoins tiré au sort et échut (admire l’intelligence du hasard !) à un de nos professeurs de musique. Tu devines comme les deux confrères furent applaudis. Mais il faut croire que le pauvre Brocoli avait eu peur de tomber plus mal : car il redescendit l’escalier sans faire de cabriole et sortit les oreilles droites.
A notre grande joie, il n’est pas tout à fait perdu pour nous. Aussitôt après la loterie, nous nous sommes concertés pour le racheter à l’heureux gagnant : on le mettra au vert à la campagne du collège, où il partagera nos ébats, les jours de congé, jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour traîner la carriole des Petites-Sœurs qui viennent chercher les restes de nos repas. Ce sera pour lui une position sociale très honorable et il pourra y gagner tout doucement sa part de… j’allais dire de paradis : mais ce n’est tout de même qu’un baudet ! L’herbe fraîche lui suffira.
Maman a gagné un christ en ivoire, très expressif, monté sur branches d’olivier naturel, un des lots que j’ai vu le plus apprécier durant l’exposition au parloir (j’ai eu l’honneur de compter parmi les collecteurs). Je l’avais désiré pour elle. Il me console de n’avoir pas eu Brocoli, quoique pourtant j’eusse été bien aise de t’offrir le bourriquet en souvenir de ton petit frère !
Toi, tu as gagné une caisse de mandarines : il doit y en avoir pour ton année, à une par jour. Est-ce que tu aimes les mandarines ? Cela m’étonnerait. C’est fade, c’est odorant, c’est… Crois bien, au moins, que je dis cela sans arrière-pensée égoïste.
Aujourd’hui, nous avons été porter aux bons vieux et aux bonnes vieilles de nos Petites-Sœurs leur part du produit de la loterie. Ils nous ont fait une réception de gala. A peine avions-nous franchi la porte cochère que, sous la véranda en face, nous apercevons, rangés sur un seul front, une trentaine de braves gens endimanchés et, à quatre pas en avant, un vénérable tambour, qui salua notre arrivée d’un roulement ému. Quand nous fûmes plus près, il tourna par le flanc gauche et s’engouffra dans la maison, toujours battant ; les trente hommes, défilant derrière lui deux à deux, au pas relatif, nous menèrent à la porte du réfectoire, où ils firent la haie, pendant que nous entrions.
Toute l’antiquité du lieu, dans ses plus beaux atours, nous attendait, debout et souriante, pour lui servir notre dîner : car c’est nous qui l’offrions.
La prière faite, on s’assit. Nous nous disputâmes les tabliers blancs et nous servîmes chaud, sans trop de maladresses, sous la direction des bonnes Sœurs. D’autres coupèrent le pain, la viande, versèrent à boire. Quelques-uns durent s’occuper de remplacer les mains qui avaient trop de peine à atteindre la bouche sans accident. Ce fut très joyeux. Des mercis et des compliments et des tendresses, nous en eûmes à foison. Quelques rares grognons grognèrent bien un peu, sur la quantité ou la qualité des services ; mais les voisins nous disaient : « faites pas attention, monsieur ; c’est une vieille habitude qu’il a : il est plus bête que méchant. » Et l’on riait. A mesure que les estomacs étaient plus satisfaits, les visages le paraissaient aussi et, au dessert, un petit verre aidant, la joie fut parfaite.
Parfaite, non : le dessert me sembla maigre et j’en eus du chagrin pour ces pauvres vieux et vieilles du bon Dieu. Il manquait une caisse de mandarines. Et je me disais : « Ah ! si ma sœur Jeanne était là avec la sienne ! Elle n’en garderait guère pour elle : je la connais. Quel plaisir elle se ferait de faire plaisir à ces braves gens ! Il y en a peut-être parmi eux qui n’ont jamais vu de mandarine et qui n’en verront jamais, tandis qu’elle, qu’est-ce que ça peut lui faire, de manger tous les jours une mandarine pendant un an ? Du mal. Surtout qu’elle est déjà malade !… Et puis ce n’est qu’un lot, un pur don du hasard : elle aurait pu fort bien, comme moi, ne rien gagner du tout… Ah ! si j’avais avec moi la caisse de ma bonne sœur Jeanne ! »
Heureusement, par prudence, je l’avais prise avec moi, pour le cas où tu me donnerais, sur place, la permission tacite de la distribuer en ton nom. Et je l’ai distribuée. Il y en avait trois cents ; ils étaient trois cents vieux : donc trois cents bénédictions, que je t’envoie. Ça te guérira, mignonne !
Si pourtant tu tenais à être dédommagée, je m’engage à te les rembourser en trois cents baisers, échelonnés sur un espace de quarante ans — est-ce assez long ? — afin qu’il t’en reste quelques-uns, quand tu seras vieille aussi. Donne tes pauvres joues pâlies et maigries, pour que j’y mette les deux premiers, et compte bien.
Vous, maman, guérissez-la vite. Je vous embrasse aussi, avec papa. Ne craignez rien pour votre christ : vous l’aurez.
Votre Popol.
28 février.
Chère maman,
Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ! Parole d’Évangile. J’ai eu tort de l’oublier, en me moquant des pots de tisane de ma petite sœur, et le ciel m’en a châtié. C’est de l’infirmerie que je vous écris. J’ai eu quelques jours de toux et de fièvre, sans danger aucun. A présent, je suis en pleine convalescence, avec des jambes qui flageolent encore et une tête un peu plus vide qu’avant. Le cœur étant resté intact, je cède au besoin de venir vous donner de mes nouvelles.
J’habite une jolie chambre au premier étage : parquet ciré, bon fauteuil Voltaire (c’est peut-être tout ce que je devrai jamais de bon à ce gredin-là, s’il en est l’inventeur !), lit mollet, rideaux blancs, vue très récréative sur les cours où les élèves jouent. La hauteur et l’éloignement amortissent le bruit, mais ne m’empêchent pas de faire sur eux derrière mes rideaux quelques études de mœurs fort intéressantes.
Pour me soigner, j’ai un frère infirmier qui vaut trois honnêtes gens, un saint homme et une Sœur de charité. Après m’avoir consciencieusement exténué par la diète, les purges et la quinine, tout en m’exhortant à la résignation chrétienne, le voilà maintenant qui, pour me rendre des forces, me gave comme s’il voulait convertir ma personne en une terrine de foie gras, selon une progression savante qui aurait de quoi alarmer tout autre estomac que le mien. Entre temps, il me régale de ses meilleurs tours de gobelet et de cartes. Il est très fort dans la partie. Il m’a avoué qu’étant au 1er régiment de cuirassiers, il en savait près de cinq cents et donnait souvent aux chambrées des séances de deux heures consécutives, toujours gratuites, pour empêcher les camarades d’aller boire et jurer dehors. Le prestige que lui donnait son talent lui servit même à en faire confesser plus d’un, et, en effet, il ne devait pas mal placer ses bouts de sermon, si j’en juge par ceux qu’il m’a insinués.
L’autre jour, à la salle de récréation des infirmes, il nous a fait la surprise d’une scène de ventriloquie, un petit dialogue entre deux personnages, dont l’un est au grenier, l’autre à la cave. Vous ne vous figurez pas la stupéfaction comique des gosses, qui cherchaient les voix tantôt au plafond, tantôt sous le plancher : ils étaient ahuris et le saint homme ravi de les amuser. Il y a ici du plaisir à être malade, presque autant que si j’étais soigné par maman.
Je n’ai pas été en classe depuis huit jours, et mon professeur, qui vient me voir fréquemment, ne veut pas encore que je travaille. Vous écrire, ce n’est pas travailler ; mais je suis sûr que vous ne seriez pas contente, si je prolongeais cette première lettre. A bientôt une autre plus longue ! Soyez sans inquiétude.
Je vous embrasse tous.
Votre Paul.
8 mars.
Mon cher ami.
Ne pouvant encore suivre la classe, on m’a permis, au titre exceptionnel de convalescent, d’assister au duel que se sont livré en public, à la grande salle, les deux sections de quatrième, vingt élèves contre vingt, sur la grammaire latine et grecque. Cela s’appelle une concertation. Il y avait longtemps que je désirais en voir une. Je ne regrette point l’heure que j’y ai passée. Voici ce que c’est.
Au lever du rideau, on voit les deux armées rangées en bataille, l’une en face de l’autre, sur deux lignes : dix et dix d’un côté, dix et dix de l’autre. César commande les Romains, Vercingétorix les Gaulois. Au bas de la cantonade, sur la droite le professeur de la première section, sur la gauche celui de la seconde, chacun avec deux petits secrétaires chargés de marquer les points.
Les deux porte-enseigne inclinent devant le P. Recteur l’aigle et le coq, puis vont les planter au fond, dominant le champ clos. On échange un dernier regard de provocation et la bataille commence.
D’abord, ce n’est qu’une escarmouche. Le général romain récite, dans le ton naturel, un passage de ses Commentaires, sans broncher ; le chef gaulois lui donne la réplique en autant de lignes et sans broncher davantage. Beau début et bel exemple. Les deux seconds en font autant. Le troisième Romain hésite un quart de seconde sur un mot : son émule gaulois, prompt comme l’éclair, lui lance le mot à la face et le secrétaire du camp triomphant proclame une victoire aux Gaulois. C’est la première blessure. D’autres suivent, de-ci et de-là, toujours foudroyantes, quelquefois bravement rendues. Quand le premier rang a fini, il passe en demi-tour derrière le second, qui entre en lutte avec le second rang opposé, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les diverses leçons, auteurs et grammaires, soient épuisées et que le P. Préfet, juge du tournoi, ait donné le signal du combat suivant : l’explication latine.
Comme pour les leçons, les deux sections ont préparé les mêmes passages d’auteur. Un Gaulois, désigné par son professeur, lit une phrase indiquée, la dissèque grammaticalement et la traduit ; si l’émule y trouve à reprendre, il corrige et gagne une ou plusieurs victoires. Le Romain est ensuite soumis à la même épreuve, et ainsi des autres. L’épreuve ne se borne d’ailleurs pas au sens du texte : chaque combattant répond en outre à des questions très variées de grammaire, d’étymologie, d’histoire, d’érudition en tout genre. Puis encore vient l’application du texte à des pensées analogues, petits exercices oraux de thème et de version, où le professeur met en œuvre toute son ingéniosité professionnelle pour faire valoir tout ce que l’élève a de forces vives, portées à leur plus haute puissance par le stimulant toujours harcelant de l’émulation.
Je t’assure, mon ami, que c’est un spectacle saisissant. Quand on voit ces gamins de douze ou treize ans, dont pas un n’a envie de rire, s’attaquer, se défendre, s’ingénier à rendre coup pour coup, se prendre parfois corps à corps, s’arracher la victoire pièce à pièce, on oublie qu’il ne s’agit que de grammaire et l’on se passionne avec eux. Il y avait là un pauvre Gaulois, pas grand, pas sot, qui, repris à faux par son émule et condamné à faux par le professeur un peu distrait, se débattit comme un beau petit diable contre tous les deux et, se voyant impuissant à faire triompher la vérité, se mit à fondre en larmes en s’écriant : « Mon Père, vous l’avez dit en classe ». On applaudit : la victime eut permission de s’expliquer et obtint double victoire, ce qui ramena instantanément la sérénité sur son visage.
Après une déclamation française, qui permit aux troupes de reprendre haleine, la lutte reprit sur l’explication grecque. Même méthode, même ardeur, même connaissance très sérieuse de cette belle langue, qui parfois semble si ardue à ceux qui ne l’ont jamais approfondie.
On se demandait avec une curiosité de plus en plus tendue à qui appartiendrait finalement la victoire, jusque-là disputée avec des chances à peu près égales. La fortune allait dire son dernier mot. Le héraut d’armes annonça : Combat à mort… Je frémis jusqu’à la moelle des os ; allaient-ils s’entre-massacrer ? Si jeunes encore !… Il ajouta : sur les verbes irréguliers grecs. Je respirai.
Ces verbes irréguliers grecs sont, de tradition immémoriale, le cauchemar des écoliers. Est-ce à tort ou à raison ? Je ne le discute pas ; mais j’ai constaté que les élèves de quatrième n’ont pas plus peur de cet épouvantail que les moineaux ne redoutent le pacifique mannequin, destiné à les éloigner et devenu leur perchoir. Pourtant, il faut bien admettre que ces malheureux irréguliers présentent quelque difficulté, puisque, dans cette lutte suprême, tant de braves guerriers ont mordu la poussière.
Il est vrai qu’on ne faisait plus de quartier. A peine l’adversaire avait-il bronché qu’on entendait résonner, strident comme une lame d’acier qui fend un casque, le fatal cri : Mort ! Et le vaincu tombait inerte sur sa chaise. De quarante, bientôt il n’en resta sur pied que dix et la grande faucheuse continuait à passer impitoyable.
Ils ne sont plus que quatre, deux de chaque nation. Les questions volent pour surprendre l’adversaire : mais l’adversaire sent qu’un instant de trouble, c’est sa perte, et il fait des efforts héroïques pour garder son sang-froid. A ce moment, le Gaulois numéro deux hésite. On lui a demandé la deuxième personne du singulier de l’optatif aoriste premier passif du verbe δράω; il donne par distraction la première : Mort ! La distraction n’est pas admise sur le champ du carnage.
Vercingétorix reste seul en face de César et de Labiénus ; il serre ses deux poings sous ses bras croisés, et lentement, martelant chaque syllabe, il répond, puis interroge, pâle, mais résolu. César est cramoisi, mais tient bon. Au second tour, son lieutenant tombe. L’auditoire devient haletant. Qui vaincra, Rome ou la Gaule ? L’histoire voudrait que ce fût Rome ; mais l’histoire se corrige avec le temps.
A la troisième reprise, Jules César, qui pourtant jadis mourut en parlant grec, ne trouva pas assez vite je ne sais plus quel impératif : Vercingétorix le lui décocha comme une flèche : Mort !
Et le vainqueur respira profondément, s’essuya le front et faillit fléchir sous le poids de son triomphe : les bravos le soutinrent et, par-dessus les têtes, il envoya dans la salle un léger sourire à sa mère, qui s’était levée comme un ressort, toute radieuse de bonheur.
Un joyeux dialogue donna aux secrétaires le temps de faire le compte des victoires obtenues de part et d’autre. Puis les deux armées reprirent leur position de combat et, au milieu du battement de tous les cœurs, le P. Préfet proclama : « Camp des Romains, 150 victoires ; camp des Gaulois, 165. La victoire finale est aux Gaulois. »
Alors, grave et un peu triste, César prit des mains de son porte-enseigne l’aigle romaine et la remit à Vercingétorix, en disant : « Gloire aux vainqueurs ! » Le Gaulois la reçut avec dignité et, tendant la droite au Romain, il s’écria : « Honneur aux vaincus ! »
Qu’en penses-tu, mon ami ? Est-ce encore du flafla et du temps perdu ? Et si, d’un bout de l’année à l’autre, du haut en bas de l’échelle des classes, chacune vient à son tour subir cette épreuve solennelle, ne crois-tu pas qu’il en reste quelque chose pour l’avancement des études ? Pour ma part, je suis sorti convaincu que, si j’avais eu dans mon jeune temps la chance de servir sous Vercingétorix ou même sous César, je saurais mes verbes irréguliers grecs mieux que je ne les sais — et peut-être toi aussi, n’est-ce pas ?
Dieu ! que je suis bavard pour un convalescent !
Ton ami,
Paul.
15 mars.
Mon cher Louis,
Je reviens de la campagne avec mon professeur : c’est ma première promenade depuis mon malaise. Elle a été délicieuse. L’air était de velours, le soleil assez chaud pour attiédir les poumons sans alourdir la tête ; dans les prés scintillaient des milliers de primevères, dans les arbres les oiseaux chantaient en préparant leur nid, et partout la vue se reposait avec ravissement sur le feuillage encore tendre qui annonce le printemps. Comme Dieu est bon !
Mon professeur l’est aussi : il est venu me chercher à l’infirmerie pour me faire jouir de ces belles choses et pour causer. Nous avons parlé de omni re scibili et de quibusdam aliis,
Je lui ai confié que je songe à me pousser dans la carrière de l’enseignement public. Car j’y songe très sérieusement, mon ami, par pur désir de rendre service à la jeunesse universitaire, qu’on est en train d’abrutir : si je pouvais lui inoculer un peu de vaccin de Jésuite, je suis sûr qu’elle s’en trouverait bien.
Mon professeur m’a encouragé, quoique avec une petite pointe d’incrédulité sur l’efficacité future de mes intentions réformatrices. Pour lui prouver que je ne plaisantais pas, je l’ai prié de me dire ce qu’est au juste le Ratio, dont j’ai entendu parler de divers côtés.
— « C’est tout bonnement le Plan d’études de la Compagnie de Jésus.
— Est-ce un livre sacré ?
— Pour nous Jésuites, oui, puisqu’il fait partie des Règles de notre Institut ; mais chacun peut le lire : on le trouve en librairie. Il n’est pas si gros que le moindre des volumes qu’on a écrits pour le démonétiser : voulez-vous en lire quelques-uns ?
— Grand merci, mon Père ! J’aimerais mieux que vous me donniez en quelques mots, si vous le voulez bien, la quintessence du livre.
— Je serai trop heureux d’apporter ma petite part à l’éducation pédagogique d’un futur Grand Maître de l’Université de France.
— Si je le deviens jamais, je vous ferai décorer.
— Pour mes péchés ?
— Non, comme votre ancien élève.
— J’accepterai peut-être, pour la rareté du fait, sans en devenir plus fier… Vous voulez donc savoir ?…
— En quoi réside le principe fondamental de ce fameux Ratio ?
— Votre Excellence va être servie. Ce principe, très simple, consiste à suivre le développement naturel des facultés pour former peu à peu l’homme parfait. Sans avoir étudié la psychologie…
— Psyché, âme, et logos, discours : discours sur l’âme.
— Parfaitement… vous savez sans doute qu’à titre d’animal raisonnable vous avez reçu de la nature trois facultés supérieures : la mémoire…
— Oui, assez.
— La sensibilité…
— Trop.
— Et le jugement.
— Trop peu.
— Le degré de culture et d’équilibre de ces facultés maîtresses donnera la valeur intellectuelle et les chances probables d’avenir d’un jeune homme au sortir du collège. Les amener par une sage progression au degré le plus élevé qu’il se pourra, c’est la tâche de l’enseignement secondaire.
— Ce que vous dites là, mon Père, me trouble un peu. Ne suis-je pas au collège pour devenir savant, le plus savant possible ?
— Entendons-nous. Le collège n’a pas pour mission de faire de vous un prodige ou un monstre, une encyclopédie vivante ou quelque chose comme un lauréat de concours d’animaux gras dans le domaine de l’esprit : il n’est pas une gaveuse. On est au collège, non pas pour tout apprendre, mais pour se rendre apte à acquérir plus tard la science que réclamera la carrière de chacun.
— J’entrevois le but ; comment l’atteindra-t-on ?
— Comment avez-vous fait, dans votre première enfance, pour arriver à savoir quelque chose ?
— Ma foi, je n’y ai guère pensé. Voyons pourtant. On m’a toujours dit que j’étais fort curieux et fort bavard, demandant le pourquoi de tout et raisonnant à tort et à travers sur tout ce que j’avais vu ou entendu.
— Besoin de connaître et besoin de parler : ce sont précisément les deux grands moyens naturels d’instruction. Entendez-vous dans ces hautes branches ce vaste et long bourdonnement ? Il y a là des milliers d’abeilles qui recueillent la poussière des premières fleurs ; chacune va déposer son butin dans les alvéoles où il se transforme en miel, et grâce à toutes les petites ouvrières qui parcourent ainsi la plaine et la montagne, la ruche se remplit d’un trésor délicieux. Ainsi votre jeune esprit s’est primitivement enrichi d’idées que vos yeux, vos oreilles, tous vos sens vous amenaient de partout : votre mémoire les a retenues et, avec l’aide de votre jugement naissant, dirigé et souvent rectifié par votre entourage, les a combinées, transformées et réunies en un premier fonds, qui comprenait toutes les connaissances usuelles dont un enfant est capable.
A l’école primaire, par un procédé analogue, vous avez élargi votre petit horizon et augmenté votre bagage d’idées, grâce aux livres élémentaires d’histoire, de géographie, de sciences naturelles, et aux leçons de choses. On y a ajouté certaines notions pratiques de calcul, de dessin, de musique et autres, dont l’ensemble, couronné par l’enseignement religieux, aurait pu suffire à faire de vous avec le temps un honnête ouvrier, un petit commerçant, un travailleur de la terre…
— Oh ! je voulais être pâtissier.
— Pour manger des gâteaux ?
— Oui, et plus tard général, pour battre les Prussiens.
— C’était mieux.
— Ce n’est qu’à dix ou onze ans que j’ai eu l’idée de devenir savant et d’aller au collège.
— C’est le bel âge pour y entrer, celui que le Ratio suppose aux débutants de sixième : car il ne parle pas des classes de robette, septième, huitième, neuvième.
— Elles existent pourtant chez les Pères.
— Parce que trop de parents sont pressés de se décharger du soin de leur charmante, mais souvent difficile progéniture, et qu’ils sont prématurément épouvantés par le spectre de la limite d’âge pour les grandes écoles. D’autres familles n’ont pas à leur portée l’institution primaire qui leur conviendrait — et ne veulent pas des petits collèges de l’Université.
— Vous regrettez ces entrées précoces au collège ?
— Oui, parce qu’elles nous prennent des hommes qui pourraient mieux faire que de servir de bonnes d’enfants ; non, parce que beaucoup de ces enfants, exclus de chez nous, seraient moins bien préparés ailleurs et quelquefois trop exposés. Il y a des maux nécessaires. Mais, de toute façon, la formation secondaire ne commence régulièrement qu’après ces petites classes préparatoires et comprend trois cours : la Grammaire — c’est la base de l’édifice ; les Lettres — c’est le corps principal ; la Philosophie — c’est le couronnement.
Le Cours de grammaire va de la sixième à la fin de la troisième : il continuera de développer chez l’enfant la mémoire, en appliquant son besoin d’apprendre et de parler à l’étude progressive du latin et du grec, tout en faisant appel à son jugement dans une foule d’exercices variés, oraux ou écrits, qui éveillent, assouplissent et fortifient le talent naturel.
— J’ai entendu dire que, durant ces années de grammaire, on perd un temps précieux, qui serait plus utilement employé à d’autres études ?
— Lesquelles ? Les sciences mathématiques et physiques peut-être ? L’immense majorité des enfants n’en est pas encore capable, à cet âge, et, en leur imposant avant le temps ces études abstraites, on risque de dessécher à fond leur esprit ou (cela s’est vu) de les crétiniser.
— Mais les langues vivantes ne produiraient-elles pas le même effet de culture intellectuelle que le latin et le grec, avec des avantages en plus pour la vie pratique ?
— Laissons pour le moment de côté les avantages pratiques : nous pourrons y revenir. Au point de vue spécial de la formation littéraire, le seul qui nous occupe, aucune langue moderne ne saurait remplacer pour nous les deux vieilles langues classiques. On pourrait en donner plusieurs raisons : une seule suffit — la raison historique. Par suite de la profonde influence que la civilisation gréco-romaine a exercée, d’abord sur nos ancêtres gaulois et francs, puis durant de longs siècles sur les générations chrétiennes qui ont suivi, la langue française, la pensée française, le goût et l’esprit français sont restés tellement pénétrés de l’esprit des deux peuples classiques que vouloir le leur enlever, ce serait vouloir enlever à un arbre sa sève, à un corps vivant le meilleur de son sang. Et, à la place, que pourrait-on bien nous inoculer ? De l’anglais ou de l’allemand ?… Vous avez entendu parler de cette opération nouvelle qui consiste à infuser à un anémique le sang tout chaud d’un animal, bœuf, bouc ou autre ?
— Vaguement.
— C’est, paraît-il, une invention merveilleuse : les anémiques reprennent à vue d’œil des couleurs et des forces ; seulement, dit-on, il y en a qui donnent des coups de corne et ont envie de brouter l’herbe tendre. Si l’on vous infusait à haute dose du deutsch ou de l’english, mon pauvre Paul, vous ne connaîtriez bientôt plus que la boxe et la choucroute. Pour rester Français, il faut rester Gréco-Romain.
— Permettez, mon Père ! Ne pourrais-je pas me contenter de me former sur les modèles français ? Ils ont quelque valeur et soutiennent même parfois la comparaison avec les anciens, sans trop de désavantage — si j’en crois les affirmations de mon docte professeur de Rhétorique.
— C’est parce qu’ils ont de la valeur, inconséquent jeune homme, qu’on vous les fait étudier, et aussi pour vous montrer à quoi l’on arrive, avec du talent, par l’étude des anciens : car c’est à Rome et à Athènes que se sont formés nos trois premiers siècles littéraires, laissant en héritage au dix-neuvième un riche fonds d’œuvres saines et une belle langue. Le jeune siècle a voulu mieux faire : il le pouvait, s’il était resté fidèle au premier plan du romantisme, qui, à la forme antique, débarrassée de certaines entraves accessoires, rêvait d’unir l’inspiration nationale et chrétienne. Au lieu de cela, grisé par l’esprit novateur, il a, comme le fils prodigue, jeté son héritage aux quatre vents du ciel, dans les régions de la licence sans frein et sans pudeur, d’où il est revenu en loques.
— Mon père, vous êtes impitoyable.
— Je ne crois pas être injuste, mon fils : car j’admets de très honorables exceptions, comme vous le verrez dans la suite de notre cours de littérature. Mais je dois maintenir que, étudiée seule, la littérature française offrirait un champ d’étude trop restreint par le nombre des chefs-d’œuvre et trop peu sûr pour les principes. Nous devons l’étudier, l’aimer plus que toute autre, contribuer à sa gloire, si nous le pouvons, mais aussi suppléer à ses lacunes et nous garantir contre ses défauts, comme l’artiste, en travaillant dans le marbre ou sur la toile, a sans cesse devant les yeux l’idéal que lui tracent les règles de son art. Or, depuis que le monde est monde, il n’a point existé de forme littéraire ou artistique plus parfaite que la forme grecque, et vous connaissez les deux vers d’Horace :
Traduisez librement.
— Aux Grecs le génie, aux Grecs le beau parler, avec l’unique passion de la gloire.
— Fort bien. Après les Romains, qui nous ont d’abord transmis l’idéal grec, tel qu’ils se l’étaient assimilé, toutes les nations modernes, depuis des siècles, sont allées et vont encore apprendre à Athènes ou du moins à Rome, son héritière la plus directe, les secrets de la beauté littéraire comme de la beauté artistique. Il en sera ainsi longtemps encore, parce que l’idéal grec n’est pas le fruit du caprice ou du convenu, mais un type parfaitement raisonné et admirablement conforme à l’immortelle nature.
— Vous, savez, mon Père, que vous prêchez un converti.
— Oui… mais aussi un convalescent, qui ne doit pas être encore de force à soutenir un sermon trop long. Tenons-nous-en là, s’il vous plaît.
— En attendant la suite pour bientôt, n’est-ce pas, mon Père ?
— Si vous êtes sage.
— Je le serai, pour cette raison et pour plusieurs autres.
— Nous sommes d’ailleurs arrivés et j’aperçois le Père Ministre, qui vient à notre rencontre. »
Le Père Ministre est tout bonnement mon Père spirituel, que tu connais déjà. Sous sa forme ministérielle, les élèves n’ont guère avec lui de relations directes. C’est pourtant un gros personnage : il est le second du Père Recteur, pour tout ce qui regarde l’ordre général de la maison, et j’ai vu le Père Préfet lui-même venir, sa barrette à la main, lui demander la permission, un jour qu’il était fatigué, de prolonger le lendemain son sommeil jusqu’à cinq heures. C’est le Père Ministre qui gouverne la sacristie, la cuisine, les travaux intérieurs et tous les services domestiques, par le moyen des Frères coadjuteurs et du personnel salarié. Il a toutes les clefs, y compris celles de l’office et de la cave.
A ma vue, ses entrailles deux fois paternelles s’émurent de compassion et, pour me rendre plus vite mes jambes et mes couleurs, il nous offrit un petit verre de derrière les fagots avec un excellent biscuit de Reims. Nous prîmes les deux au grand air, sur une table champêtre, fort joyeusement, et pour terminer la soirée, pendant que mon professeur disait son bréviaire dans une avenue, le Père Ministre voulut bien perdre sur moi une partie d’échecs. Il s’en vengea en nous ramenant au collège dans sa carriole, pour nous épargner la route à pied.
Bonne journée. Je t’en souhaite beaucoup de semblables, mon cher Louis, sans grande chance de réalisation : car tes professeurs ont à promener leurs jeunes héritiers, et le lycée n’a pas de Père Ministre.
Demain, je rentre en classe. Quel bonheur !
Ton ami,
Paul.
26 mars.
Mon cher Louis,
Puisque ma pédagogie te plaît et que tu en redemandes, voici la suite.
Nous étions en promenade de congé à la campagne du collège ; mes camarades jouaient aux barres sur l’herbe avec une frénésie que j’aurais volontiers partagée ; mais un reste de faiblesse me clouait sur un siège rustique au pied d’un arbre, et je regardais. Mon excellent professeur vint à passer, et m’apercevant :
« Vous ne ressemblez pas mal, dit-il, à ce brave Romain qui, mollement étendu à l’ombre, pendant que les autres travaillaient à quelques pas de là, disait : « Que je voudrais que ce que je fais s’appelât travailler ! »
— Je voudrais bien faire mieux : mes jambes ne veulent pas. Mon Père, si j’osais… si vous aviez peut-être le temps…
— De quoi ? Dites toujours.
— D’achever la conférence de la semaine dernière ? J’ai été sage.
— Avez-vous la tête plus solide que les jambes ?
— Je le crois.
— Alors, venez faire un tour de barque sur la rivière.
— Oh ! le plaisir ! Merci, mon Père. »
Et nous voilà installés sur la jolie chaloupe des Pères, mon professeur aux rames, qu’il manie avec la dextérité moelleuse d’un vieux canotier, moi au gouvernail, gouvernant comme je pouvais, en novice. Quand nous eûmes doublé le barrage, non sans quelques irrégularités dues à mon peu d’adresse, mais chaque fois redressées par un maître coup d’aviron du Père, il commanda : « Laissez aller ! » Et notre esquif se mit à glisser légèrement, sans la moindre secousse, au fil de l’eau tranquille, pendant que le calme de l’air était à peine troublé par le feuillage frétillant des peupliers du bord et quelquefois par les clameurs toujours plus lointaines des joueurs de barres.
Après avoir savouré quelques minutes ce délicieux abandon, le Père dit : « Maintenant causons. Où en étions-nous restés, l’autre jour ?
— A l’entrée du Cours de Lettres.
— Par conséquent sur un terrain qui vous est familier : cela nous dispensera des longueurs. Je n’ai plus à vous apprendre ce qu’on fait dans les deux classes qui composent ce cours : les Humanités et la Rhétorique.
— On y fait de la poésie et de l’éloquence, et il est expressément défendu, non pas d’y préparer son baccalauréat, mais d’en parler.
— Très juste, attendu qu’il se prépare tout seul.
— Avec le coup de pouce du professeur.
— Sans doute, et suivant un axiome bien connu : Qui peut le plus, peut le moins. Dans les classes inférieures, les élèves se sont bravement nourris de la moelle substantifique des trois grammaires, française, latine et grecque, et ont acquis, par le commerce journalier avec les auteurs faciles et par maint exercice pratique, une sérieuse connaissance des langues classiques. Leur mémoire s’est développée complètement et déjà quelque peu meublée ; leur jugement et leur goût littéraire a commencé à s’éveiller.
Maintenant, l’étude plus intime des poètes et des orateurs, jointe à celle des préceptes de littérature et d’éloquence, appuyée de nombreuses compositions sagement graduées, narrations, poésies, discours, académies, va donner son expansion naturelle à cette sensibilité délicate, qui est le don de s’émouvoir et d’émouvoir autrui, en face du vrai, du beau et du bien. Ainsi comprises et sérieusement employées, ces deux belles années du Cours de Lettres apprendront au jeune homme à bien penser, à bien sentir et à bien rendre, ce qui constitue le grand art de bien dire… selon quel auteur ?
— Selon M. le comte de Buffon, qui ne plaisante jamais.
— Bien. Voilà donc heureusement achevée l’éducation littéraire de notre rhétoricien de seize ans. Le moment est venu pour lui…
— De se faire refuser au baccalauréat pour insuffisance en Mathématiques.
— C’est une absurdité qui se voit ; mais ce n’est pas la faute du Ratio ni des Jésuites. Si Messieurs du Conseil supérieur de l’Instruction publique avaient un peu plus de sens commun, ils comprendraient que les progrès de la science moderne n’ont pas modifié la nature de l’esprit humain et que l’enseignement scientifique, tout comme l’enseignement littéraire, doit suivre la marche des années et des facultés. L’enfant est de bonne heure capable de faire du calcul pratique, mais longtemps il ne peut faire que cela. Qu’on y ajoute ensuite peu à peu l’étude élémentaire des sciences naturelles et physiques, qui réclament surtout de la mémoire, et, durant le Cours de Lettres, quelques notions plus étendues de mathématiques : c’est assez. Exiger que les humanistes et les rhétoriciens mènent de front les Lettres et les Sciences et qu’ils y réussissent tous sans distinction, c’est vouloir passer le niveau sur toutes les intelligences et décréter la capacité universelle, comme nos pères de 93 décrétaient la victoire. C’est de la folie pure. La grande majorité des élèves peut arriver à ce degré de culture littéraire qui fait les gens bien élevés, les esprits distingués : les mathématiciens seront toujours l’infime minorité, au collège comme dans la vie pratique. Voilà ce que l’Université refuse de comprendre, pour le grand malheur de notre enseignement.
— Ah ! mon Père, que vous dites vrai ! Combien de fois j’ai maudit ces vieux bonzes de l’Académie des Sciences, qui veulent absolument me fourrer dans la tête leur algèbre et leur trigonométrie, pour m’aider à faire plus tard de la littérature ou du droit ! Si on les obligeait à passer un examen de grec ou de vers latins, qu’en penseraient-ils et comment s’en tireraient-ils ?
— Fort mal sans doute. Mais que voulez-vous ? Les éminents spécialistes qui fabriquent les programmes officiels sont nos maîtres et ils ont chacun son dada. Pendant que les professeurs de Facultés ou de l’École Normale (section des sciences) et les ingénieurs de toute provenance prétendent vous saturer de sciences mathématiques, physiques et naturelles depuis la tendre enfance jusqu’à l’abrutissement final, d’autre part les docteurs ès lettres voudraient former tous ces pauvres collégiens à leur image et, à cet effet, les bourrer de syntaxe raffinée, de critique savante et d’érudition germanique. De leur côté, les hommes d’affaires, les économistes, se passeraient volontiers de la haute éducation intellectuelle et demandent que le collège mette surtout leurs fils à même de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, dans le commerce et l’industrie, en leur apprenant les langues qui servent aux communications internationales, la mécanique, la chimie, tous les arts utiles. On veut satisfaire tout le monde ; les réformes succèdent aux réformes, les programmes s’entassent sur les programmes, et le but primitif, rationnel des études secondaires est renvoyé aux vieilles lunes. Si vous étiez déjà Grand Maître de l’Université, que feriez-vous ?
— Une chose très simple : je vous demanderais conseil, mon Père.
— La bonne malice ! Vous ne m’embarrassez guère. Des anciens collèges de Jésuites il est sorti des poètes et des orateurs, des écrivains et des savants, des magistrats et des artistes, des ingénieurs et des généraux, des hommes d’affaires et des hommes d’État, en nombre et de qualité respectable. Tout cela, ils ne le sont pas devenus au collège ; mais le collège les y a préparés par la solide éducation classique dont je viens de parler.
Ainsi arrivés sans hâte et sans surmenage au terme de leurs études littéraires, maîtres désormais de leurs facultés et de leurs instruments de culture intellectuelle, ils étaient en mesure de s’assimiler les abstractions de la Philosophie et les aridités des Sciences pures. Dans ce labeur austère, qui n’est pas fait pour des enfants, le jugement et la raison prenaient leur trempe définitive ; l’homme intelligent se complétait et enfin se trouvait apte aux études spéciales, réclamées par la carrière où Dieu et les circonstances l’appelaient.
— Ah ! l’heureux temps ! Reviendra-t-il ?
— C’est bien douteux, mon ami. Nous vivons dans un siècle de machines à vapeur, d’électricité et de fièvre de l’argent. Le temps lui-même est devenu de l’argent : Time is money. On ne s’inquiète plus comme jadis de bien faire : on veut faire vite, et beaucoup, et grand.
— Où pensez-vous, mon Père, que cela mènera ?
— Dites-moi, mon ami : si nous laissions aller indéfiniment notre bateau à la dérive, où nous mènerait-il ?
— Dame ! chez messieurs les requins, naturellement.
— Ou peut-être, moyennant beaucoup de chance, chez messieurs les Yankees du Nouveau-Monde, qui, à défaut d’idéal littéraire, ont dans la cervelle une table de multiplication et à la place du cœur un dollar neuf… Garde à vous, timonier : il y a un banc. Barre à tribord ! »
Quand nous fûmes remis à flot : « Oui, continua le Père, l’enseignement français, l’esprit français, va se matérialisant de plus en plus : c’est le grand danger de l’avenir, monsieur le Ministre. Veillez-y !
— Quel remède, mon Père ?
— Lorsqu’on se voit embarqué dans un mauvais courant, il n’y a qu’un moyen de salut : il faut rebrousser chemin… comme nous allons faire nous-mêmes au prochain tournant.
— Déjà ?
— Il est quatre heures : je me ferais conscience de vous priver du petit goûter qui vous attend à la campagne.
— Mon Père, je goûte fort bien ici, en votre compagnie. Si ce n’est que cela !…
— Vos jambes réclament du fortifiant pour être bientôt à même de suivre le bataillon de Rhéto : vous savez que je n’aime pas les traînards. D’ailleurs, la brise a fraîchi : profitons-en pour remonter à la voile. Ce sera moins dur et nous permettra de continuer la conversation sur le ton grave… Barre à bâbord ! Doucement à la côte… Stop ! »
Dresser le mât, fixer les cordes, déployer notre aile d’hirondelle, ce fut l’affaire d’un instant. La manœuvre étant devenue plus délicate, je cédai la place au Père, qui, la barre d’une main, la corde voilière de l’autre, prit le vent, vira de bord, et la nacelle fila triomphalement contre le courant avec un petit clapotis fort gracieux.
« Votre Excellence, reprit le Père, m’autoriserait-elle à lui demander pourquoi je la vois songeuse ?
— J’avouerai humblement à Votre Révérence que ses dernières paroles sur l’expulsion probable, dans un avenir plus ou moins prochain, de l’idéal français par la matière américaine, me trouble et m’afflige. Il me semble que, si elle se réalisait, ce serait la ruine, non pas seulement de l’esprit français, mais de la France elle-même. On lit partout et vous nous dites que si notre patrie, malgré ses humiliations et ses fautes, tient encore la tête des nations civilisées, c’est par son génie littéraire, son esprit essentiellement hostile au banal et au grossier, sa langue d’une clarté, d’une souplesse et d’une distinction unique. Est-il possible, mon Père, que tout cela soit perdu sans retour ?
— J’aime à vous voir ce beau chagrin et cette ardeur patriotique. Eh bien, non, jeune homme, tant qu’il restera des jeunes gens épris du beau idéal comme vous, et des maîtres…
— Comme vous, mon Père.
— … résolus, comme moi et beaucoup d’autres, par vocation et par conviction, à défendre jusqu’à la dernière cartouche la citadelle de notre éducation nationale, tout n’est pas perdu et le retour aux bonnes traditions, au bon sens, reste possible. Il y a des choses qu’on ne tue pas facilement et qui, lorsqu’on les croit mortes, se relèvent très vivantes : l’âme française, esprit et cœur, est de celles-là.
— Vous me rassurez. Mais que pensez-vous, mon Père, de l’utilité pratique des langues étrangères ?
— Elles sont indispensables aux grands industriels, aux voyageurs de profession, à certains savants et, en cas de guerre, aux officiers : mais combien de gens n’en ont que faire ? C’est une manie de croire que personne ne peut plus s’en passer.
— C’est vrai. Alors vous les supprimeriez ?
— N’allons pas trop vite. Il est certain (l’expérience l’a démontré) qu’un élève intelligent et travailleur peut trouver au collège le moyen d’apprendre à lire l’allemand ou l’anglais, même à le parler un peu, sans faire tort à ses études, pourvu qu’il ait la bosse des langues, de bons professeurs et que ses loisirs ne soient pas absorbés par le dessin, la musique, l’escrime et autres arts d’agrément. Un ou plusieurs séjours à l’étranger, en vacances ou au sortir du collège, lui donneront ensuite facilement l’usage courant de la langue choisie. Mais vouloir imposer à l’ensemble des élèves, médiocres ou bons, l’obligation d’étudier à la fois les trois langues classiques et encore une langue moderne, c’est, à mon sens, une aberration. Ils y gagneront de n’en savoir aucune.
— On supprimera le grec.
— Je le crains ; car ce pauvre grec est depuis quelques années la bête noire, le bouc émissaire coupable de tous les péchés et de tous les insuccès de la gent écolière. Quelques-uns, les buses, n’y perdront pas grand’chose : mais cette suppression serait un vrai malheur pour le développement général de l’esprit français, qui, vous le savez, dérive bien plus des Grecs que des Romains.
— Croyez-vous que le latin demeurera ?
— Oui, il fait trop intimement corps avec notre langue et aussi avec nos études de carrière, le droit, la médecine, les sciences. Je ne parle pas de la théologie, dont nos réformateurs se soucient comme un poisson d’une pomme. Qui sait même si certains d’entre eux, les sectaires, quand ils parlent de supprimer le latin, n’y voient pas surtout la langue de l’Église et des sciences sacrées ? Si ceux-là deviennent jamais les maîtres de la France, il faut s’attendre à toutes les ruines.
— Dieu nous en préserve ! Mais pratiquement, mon Père, comment organiseriez-vous l’enseignement des langues étrangères ?
— Vous poussez votre pointe : c’est fort bien, Excellence. Je vous répondrai que tout dépend de vous.
— De moi ?
— Oui, quand vous serez chargé du portefeuille de l’Instruction publique.
— J’en suis loin ; mais quand j’y serai, que devrai-je faire ?
— Supprimer pour les épreuves du baccalauréat le caractère obligatoire des langues vivantes et les réserver pour l’entrée des grandes Écoles civiles ou militaires, commerciales ou savantes. Par le fait, leur étude ne viendrait plus encombrer inutilement le programme classique dans les collèges et pourrait être réservée aux seuls élèves de bonne volonté, assez intelligents pour en profiter, comme il se pratiquait, d’ailleurs, il y a peu d’années. Rien n’empêcherait de leur en tenir compte au baccalauréat, à titre d’épreuve facultative, telle qu’il en existe déjà pour d’autres examens.
— Parfait. Ah ! que ne suis-je Ministre ! Je crois bien que j’abuserais de ma position pour appliquer du même coup le système facultatif à ces affreuses mathématiques. Pourquoi pas ? Serait-ce contraire au Ratio ?
— Ah ! jeunesse subversive ! Vous ne laisseriez rien debout… Ce qui est essentiellement contraire au Ratio, mon ami, vous devez le voir assez maintenant, c’est la manie de surcharger les programmes et de multiplier les épreuves jusqu’à étouffer les intelligences, au lieu de leur donner largement l’air et le champ nécessaires pour se développer selon une progression naturelle. Le jour où l’Université aura assez de bon sens et d’abnégation pour reconnaître qu’elle fait fausse route et pour revenir à une méthode plus rationnelle, ce sera pour elle chose facile d’y adapter ses programmes d’examen, de manière à sauvegarder tous les intérêts.
— Ne ferait-elle pas bien d’appeler dans ses conseils quelques bons Pères Jésuites pour l’aider ?
— Ce serait la meilleure preuve d’une conversion radicale. Travaillez-y.
— Vous pouvez compter sur moi, mon Père.
— Dieu vous le rende, Excellence ! Mais en attendant que vous ayez charge de gouverner le vaisseau de l’Instruction publique avec un équipage de Jésuites, venez reprendre votre poste à la barre : je vais carguer la voile et ramer pour rentrer au port. J’entends la cloche du goûter. »
Te voilà renseigné, mon cher Louis, plus longuement peut-être que tu ne désirais, sur les études chez les Jésuites et sur leurs idées de corps enseignant. Si tu veux en savoir davantage, prépare ton questionnaire pour les vacances de Pâques. D’ici là, bonsoir ! Tu n’auras plus de mes nouvelles qu’en esprit.
Il faut que je rapporte en vacances un premier prix d’examen, un témoignage de satisfaction parfaite et trois décorations !!! C’est beaucoup d’ouvrage à la fois, pour le peu de temps qui me reste. Au revoir !
Ton dévoué,
Paul.
5 avril.
Chère maman,
Rien qu’un mot, parce que j’ai à rattraper le temps perdu par mon indisposition et à donner un dernier coup de collier pour gagner mes œufs de Pâques.
Le grand jour des proclamations semestrielles est dimanche. Le lendemain, dès avant l’aurore, on prend le train de plaisir… Ah ! oui, il n’a jamais si bien mérité son nom. Je ne suis pas malheureux au collège, certes ; mais y pensez-vous, petite mère ? Voilà six mois que je ne vous ai embrassée. Est-ce possible ? Reconnaîtrez-vous encore votre grand vaurien de fils ? On dit qu’une mère s’y reconnaît toujours, même quand tout le monde s’y trompe : j’ai envie de me déguiser, pour voir si c’est vrai. Mais j’ai tellement changé que, pour les gens qui ne m’ont pas vu depuis mon départ du lycée de Z…, je suis tout déguisé.
J’arrive donc lundi. Je bavarde avec vous jusqu’au lendemain matin — à quelle heure ? Dieu seul peut le savoir !… Vu le stock que j’ai à écouler, je ne réponds pas d’en finir, pour le plus gros seulement, avant le surlendemain. Mais enfin il y aura un moment où il faudra bien dire :
Pardon ! j’allais vous parler latin. Cela signifie en français de famille : « Tais ton bec, pie ; embrasse tout le monde et va te coucher. » Je tais mon bec, j’embrasse tout le monde, six fois au plus, je vais me coucher et je m’en donne vingt-quatre heures d’horloge, en rêvant que je dors dans mon berceau d’innocent, sous l’œil d’une maman qui m’aime comme en ce temps-là et que moi j’aime bien plus qu’alors.
Le lendemain, on revoit les amis. C’est à cause d’eux, ma chère maman, que je vous écris ce mot. Louis ne me gêne aucunement : il sait où j’en suis. Mes autres camarades du lycée le savent peut-être aussi et voudront probablement me tâter, pour voir si je suis solide sur mes étriers ou si je ne suis qu’un trembleur, un de ces pauvres sacristains qu’on démonte avec un sourire de pitié ou une arlequinade. Ne vous y fiez pas, mes gentils enfants, et gardez vos distances : mon cheval rue.
J’avais résolu de rentrer à Z… en paladin Roland et de pourfendre sans merci tous les mécréants qui se permettraient d’avoir l’air de me regarder de travers : mon Père spirituel m’en a dissuadé et m’a fait promettre, au contraire, d’être avenant, prévenant, charmant, voire même, si je pouvais, séduisant. Commission peu facile, n’est-ce pas ? Je l’ai pourtant acceptée, non point par goût, mais par raison et par devoir.
Oui, chère mère, par devoir, et parce qu’ayant nettement conscience d’avoir été pour quelque chose dans les aberrations de mes pauvres camarades, je veux réparer le mal que j’ai pu leur faire. Je ne les prêcherai pas, sinon d’exemple. Je désire leur montrer en chair et en os un jésuite de robe courte que cette qualité n’empêche pas d’être un garçon bien élevé, un joyeux compagnon et un ami très sûr, d’autant plus sûr qu’il sera désormais intraitable sur certaines plaisanteries, certains sujets de conversation et certaines frasques de jeunesse.
Je vous prie donc, chère maman, de les inviter comme autrefois à nos petites parties de plaisir, que nous tâcherons, si vous le voulez bien, de rendre encore plus amusantes. S’ils y viennent, tant mieux ! Et si, après, ils y reviennent, ce sera mieux encore : ce sera la preuve qu’ils n’ont pas trop peur d’un converti et qu’ils pourront, avec le temps, l’un ou l’autre, songer à faire comme lui. Quel bonheur alors pour moi !
Mon mot s’est allongé plus que je ne voulais, comme toujours. Cependant je dois, avant de finir, vous communiquer encore une triste nouvelle. Votre fils, trouvant que sa mère ne lui suffit plus, s’en est donné une autre, qui, tout invraisemblable que la chose paraît à première vue, est encore meilleure que vous. C’est une très grande et très illustre dame, qui a bien voulu m’adopter à tout jamais, par acte solennel passé devant témoins, au pied de l’autel, samedi dernier, en la fête de l’Annonciation de la sainte Vierge, patronne des congréganistes et désormais la mienne.
Pauvre maman, mon nouveau titre vous cause-t-il beaucoup de chagrin ? J’espère que non. Il m’a été accordé comme une force et comme un stimulant : il m’aidera à bien lutter et à vaincre.
A bientôt ! Mais que c’est loin encore !
Paul,
enfant de la sainte Vierge et de maman.
25 avril.
Mon cher Paul,
Comme tout est vide ici, depuis que tu n’y es plus ! Tu avais apporté la joie, la vie, le soleil : il ne reste plus rien de tout cela. Tu serais mort, que la maison n’aurait pas un air plus désolé. Maman n’arrive pas à sourire, malgré la peine qu’elle se donne, et semble n’avoir pas dormi depuis six semaines. Papa, ces deux jours-ci, a été absolument morne à table. Il s’est promené des heures seul au jardin, tirant et cirant fiévreusement sa moustache, cherchant des yeux, tous les quarts d’heure, là-bas au loin, par-delà le petit mur, quelque chose ou quelqu’un qu’il ne découvrait pas ; puis faisant une caresse à ton chien fidèle, qui le suivait tête baissée ; rentrant au salon pour donner un coup de pied au pauvre Minet, qui a eu le mauvais goût d’exprimer par des ronrons sa joie de ne plus se voir la queue arrachée par son ennemi mortel ; puis encore allumant cigarette sur cigarette pour réduire en fumée son chagrin. A un moment, j’étais assise dans un coin, lui dans un autre, quand arrive M. Legrand :
« Bonjour, Legrand, dit papa. Tu vas bien ?
— Merci. Et toi ?
— C’est embêtant d’avoir des enfants comme ça !
— Comme Jeanne ?… Bonjour, Jeanne.
— Bonjour, monsieur Legrand.
— Non, comme mon fils Paul.
— Il est malade ?
— Lui ? De l’appétit pour quatre et de la santé pour six.
— C’est le travail qui cloche ?
— Il tient la tête de sa classe.
— La conduite alors ?
— Rangé comme une religieuse.
— Je donne ma langue aux chiens… Il ne vous aime pas, peut-être ?
— Je voudrais qu’il nous aimât un peu moins, parce qu’on aurait au moins un prétexte pour se mettre de mauvaise humeur, et on n’aurait pas l’air si bête devant les gens, quand il n’est plus là !
— Ah ! j’y suis : tu es malheureux d’être trop heureux. Eh bien, mon ami, je connais des papas qui changeraient volontiers avec toi. Tu es gâté par le sort.
— Je le sais bien, pardi, et c’est ce qui me chiffonne : on a l’air d’une femme sensible ! Parlons d’autre chose… Et toi, petite, va porter ailleurs tes yeux rouges : ils nous gênent ici. »
Je ne demandais pas mieux, et j’ai été encore pleurer, comme une sotte, dans la chambre de sainte maman, que j’ai trouvée à genoux.
Oui, Paul, je suis une sotte ! Car si tu es devenu si bon qu’on ne te reconnaît plus, ne devrais-je pas en être cent fois joyeuse ? Et puisque c’est le collège qui t’a fait ce que tu es, devrais-je regretter ta rentrée ? Je veux donc prendre mon cœur à deux mains pour causer avec toi sérieusement.
D’abord, du fin fond de mon âme, je te remercie du bonheur que ta venue et ton séjour ici ont donné à nos parents. Ce qu’a été pour eux ce bonheur, tu peux en juger par le chagrin qui a suivi ton départ. Je pensais bien, d’après tes lettres, que tu serais bon, aimable, pas trop difficile : mais tu as été parfait. Pas un mot désagréable pour personne, pas un retour de vivacité, pas la moindre exigence. La bonne Fanchon n’en revenait pas et avait fini par s’en inquiéter : « Ben sûr qu’on lui a fait un mal, à M. Paul, qu’y ne veut pas dire ! Y ne se plaint pus de rien, d’à présent, et tout ce qu’on lui z’y fait, bon ou mauvais, c’est toujours bon. Je l’ons ben vu le jour du macaroni ! Je l’avions, pour sûr, préparé du meilleur que j’pouvions, ben baigné, ben cuit et ben frit, avec des œufs frais et de la bonne râpure de gruyère, tout selon le papier du cher frère ; maugré ça, y ne valiont pas c’tit de son collège. Mais c’est point à mi qu’il l’a dit ; y m’en a remarciée, au contraire, l’pauv’chéri ! Vrai, il est tout à l’envers d’avant. » Et elle s’essuyait les yeux, du coin de son tablier.
De fait, le passé est à cent lieues. Je t’ai bien observé — pardonne-le-moi : c’était pour clouer le bec à l’oncle Barnabé, qui s’est encore avisé, l’autre jour, devant maman et moi (il ne l’aurait pas dit devant papa), de prétendre que les Jésuites, étant des hypocrites, comme chacun sait, ne peuvent faire de leurs élèves que des hypocrites. On voit sans peine que tu n’es plus, comme autrefois, tout en dehors, tout en l’air : tu es maître de toi, maintenant, et tu ne t’abandonnes qu’autant que tu veux. Mais tes bonnes façons, tes petites prévenances, tes taquineries même, tout ce que tu dis et tout ce que tu fais a un air si naturel, si simple et si franc qu’on ne peut s’y tromper. Ce ne sont pas seulement tes manières qui ont changé, c’est tout l’homme, et tu es devenu bien vraiment le meilleur des fils et des frères. N’en sois pas trop fier, n’est-ce pas ? Le mérite en revient d’abord au bon Dieu et à tes Pères.
Faut-il que je dise tout ? Oui, je ne saurais le garder pour moi. Tous ceux qui t’ont vu à Z… ont fait sur toi les mêmes remarques. Si tu avais pu entendre les compliments qu’on est venu faire à maman, dimanche, au sortir de la messe, sur ta tenue à l’église, et toute la semaine sur ta parfaite politesse, ta mine ouverte et franche, ta conversation réservée dans les visites que tu as dû faire !
Quant à l’effet produit sur tes anciens camarades, tu en auras sans doute des nouvelles par Louis. Il nous a raconté hier qu’ils ont été ahuris de te trouver à la fois si sérieux (tu devines ce qu’ils entendent par ce mot) et si bon enfant. Nous avons su par lui comme tu as gentiment remis en place ce grand niais de G… qui voulait plaisanter sur le confessionnal :
« Est-ce que tu y vas ? lui as-tu demandé.
— Non.
— Alors comment sais-tu ce qui s’y passe ? Moi j’y vais, et je sais qu’on en sort plus propre et plus léger. Fais-en donc l’essai et tu pourras en parler. »
Il paraît que ce malheureux a baissé le nez et que les autres sont devenus songeurs. Tu verras qu’ils se confesseront.
Mais moi aussi, Paul, tu m’as fait faire des réflexions. Je ne suis pas tout à fait une païenne, assurément ; je crois que j’aime le bon Dieu et la sainte Vierge. Mais je devrais être plus solidement pieuse, moins fière, moins coquette, plus charitable.
J’aime bien nos parents : ils sont si bons ! Mais suis-je assez bonne à leur égard ? J’ai encore bien souvent mes humeurs et mes sots caprices, et alors je ne sais pas me retenir de leur faire de la peine. Je vois bien qu’ils ne m’en gardent pas rancune : ils en souffrent pourtant.
Je voudrais être sérieuse, forte et bonne comme toi : je le deviendrais peut-être, si tu m’y aidais. Dis, mon Paul, le veux-tu ? Jusqu’à présent, je t’ai appelé mon petit frère : mais te voilà congréganiste de la sainte Vierge et presque un homme. Les rôles doivent changer. Tu seras désormais, si tu le veux, mon grand frère, et moi je serai ta petite sœur, que tu conseilleras, que tu gronderas et qu’ainsi tu rendras meilleure. Je ne t’en aimerai pas moins, crois-le bien, — ni plus, parce qu’il n’y a pas de plus possible.
A bientôt de tes nouvelles, mon grand frère bien-aimé !
Ta petite sœur.
31 avril.
Ma très chère fille en Jésus-Christ,
C’est avec une édification ineffable que mes yeux ont lu et que mon âme a goûté les paroles de votre dernière lettre. Oui, ma fille, ces paroles édifiantes m’ont grandement édifié, parce qu’elles portent avec elles une grande édification. Et cette édification est grande, parce que (j’ose le proclamer bien haut) elle n’est pas petite. Et elle n’est pas petite, parce que (entendez bien cet axiome, qui est de la plus haute importance), quand il s’agit de la perfection d’une âme, rien n’est petit.
Or donc, ma fille, puisqu’il vous plaît de faire appel à ma très humble personne et à ma longue expérience des choses spirituelles, j’y consens. Et pour coopérer efficacement à vos saintes aspirations, je compte, pour aujourd’hui, me borner à vous résumer succinctement, en trente ou quarante pages, les vingt-six raisons pour lesquelles, tout en me donnant grande édification, votre âme me paraît encore assez loin de l’état de perfection, et ensuite les trente-trois moyens que vous aurez à employer, d’abord successivement, puis tous à la fois, pour arriver à cet heureux état par le plus court chemin, dans quinze à vingt ans — ou davantage.
J’ai l’intime conviction, fondée sur une infusion personnnelle des sept dons du Saint-Esprit, que votre pauvre âme abattue prendra son essor vers les sublimes hauteurs de la perfection, dès qu’elle aura seulement trempé le bout de son bec (car on sait indubitablement, par les imageries de la rue Saint-Sulpice, que toutes les âmes, étant des colombes, ont un bec), dès, dis-je, que la vôtre aura trempé son bec dans la source cristalline de ma direction spirituelle. Car ma méthode, sans me vanter, se distingue de toutes les autres par sa simplicité, sa brièveté, sa lumineuse précision, comme vous le fait déjà subodorer ce modeste préambule, que j’aurais pu faire plus long de beaucoup.
Et maintenant, comme dit le grand Bossuet, passons plus outre…
Veux-tu passer outre, ma petite sœur, et exiges-tu que le robinet mystique fonctionne ainsi jusqu’au bout des quarante pages ?
Si oui, je te préviens que j’entends être payé de ma peine, à tant la ligne, vu que, pour faire ce métier-là gratis, j’aimerais mieux casser des cailloux sur une grande route, à cinquante centimes par jour, — ou préparer un baccalauréat en plus du mien.
Sans rire, Jeanne, quelle idée de vouloir prendre ton petit frère pour ton père spirituel ! En me moquant un peu de toi, je ne fais que te rendre la pareille.
Je ne dis rien des compliments invraisemblables que les bonnes dames de Z…, en quête d’un sujet de conversation nouveau, sont venues faire à maman sur mon dos : j’espère bien que maman et papa sont trop avisés pour donner dans le piège. Ils savent à quoi s’en tenir. Quant à toi, ma petite sœur, ta perspicacité d’espionne (le joli rôle que tu jouais là !) a été singulièrement égarée par le sentiment fraternel. Si je t’ai apparu si parfait, c’est que tu avais d’avance grande envie de me trouver conforme à tes rêves. Mais rêve et réalité, c’est deux.
Dans la réalité, Jeanne, pour te parler franc, je sais très bien ce que je vaux et mieux encore ce que je ne vaux pas. Tu m’ouvres ta conscience, pauvre chérie, avec une candeur et un abandon qui m’ont profondément ému : veux-tu un aperçu de la mienne ? Écoute.
J’ai si longtemps vécu en païen dans ce malheureux lycée que ma prière se réduit ordinairement à deux mots : « Pardon, mon Dieu, et pitié ! » Je me confesse et je communie par devoir, par besoin. Je trouve dans les sacrements la force, celle du bœuf qui trace laborieusement le sillon de chaque jour ; mais bien rarement j’y goûte ces divines douceurs qui font oublier le terre à terre et le poids de soi-même. Quelquefois, le croirais-tu ? je me prends d’envie pour les alouettes que je vois monter si joyeuses dans le ciel pur en chantant leur alléluia… Sentimentalité, n’est-ce pas, et vaine ambition ! Cependant, Jeanne, tu sais mieux que moi combien ces douceurs rafraîchissent le cœur desséché et facilitent le rude chemin du devoir. Mais c’est une rosée bienfaisante que je ne mérite pas, à cause de ces éruptions trop fréquentes encore de mon orgueil, de mon égoïsme, de ma méchanceté naturelle, de tout ce fond mauvais qui reste incrusté dans mon être depuis ma conversion.
Converti ! Le suis-je ? Tu me félicites d’être maître de moi et tu me crois fort ! Hélas ! bonne petite sœur, toi qui as toujours vécu pure et calme sous l’aile des anges visibles et invisibles, tu ne peux savoir tout ce qui bout dans les veines d’un garçon de seize ans qui a vu le mal de près et dont l’âme a gardé des cicatrices encore fraîches. Je ne tiens debout qu’avec l’appui constant de mon directeur et grâce à l’encouragement journalier des amitiés sûres qui m’entourent. Il se passera du temps avant que je puisse marcher sans béquilles, avec la seule grâce de Dieu : comment veux-tu donc que j’aide les autres à marcher ?
Peut-être as-tu pensé, Jeanne, que je pourrais te faire bénéficier, par ricochet, de la direction nette et ferme qu’on me donne ici ? Mais ce qui me convient ne saurait te convenir. Tu es quelque chose comme une rose blanche, à peine agrémentée de trois ou quatre petites épines, juste ce qu’il en faut pour sauver le proverbe. Moi, je suis un buisson de houx ! Cela ne se traite pas de même façon.
Pourtant je ne voudrais pas te faire de la peine, ma chère bonne Jeanne, et nous pourrions nous entendre, moyennant un amendement à ta proposition. En somme, tu veux rendre nos relations plus sérieuses, plus utiles à notre bien mutuel : je signe cela des deux mains. Mais qu’importe à ce noble but l’épithète que nous nous donnerons ? Ne sommes-nous pas assez grands, pas assez raisonnables tous deux, pour qu’il n’y ait plus ni petite sœur ni petit frère ? Restons simplement frère et sœur.
Tu m’aideras comme tu l’as toujours fait ; je t’aiderai, si je puis, et nous tâcherons de nous rendre meilleurs l’un l’autre en nous disant à l’occasion nos petites vérités et en priant beaucoup, toi pour moi et moi pour toi.
Nous commencerons tout de suite, si tu veux, par faire un bon mois de Marie en vue de notre perfection commune. Au collège, il a été inauguré, aujourd’hui même, par un beau salut à la chapelle. Le soir, petits et grands élèves se sont rangés aux pieds de la Vierge, brillamment illuminée, qui domine nos cours de récréation, et là nous avons lancé, à plein cœur et à pleine voix, dans la nuit qui tombait, un Magnificat qui a dû faire plaisir aux anges et peut-être à tout le quartier, un bon kilomètre à la ronde.
Dans notre étude, contre le mur en face, nous avons élevé, à grands frais de vieilles caisses, de papier peint et de génie, un véritable monument, une grotte de Lourdes. Sur le rocher se dresse majestueuse la basilique, fidèlement reproduite en carton d’après les dessins d’un artiste fameux, M. Paul Ker. Dans le bas, le gave impétueux roule en silence, sur un lit de sable et de cailloux naturels, ses flots de cristal tortillé. Au milieu s’ouvre la grotte miraculeuse, dominée par l’Immaculée Conception, qui sourit à Bernadette et à une soixantaine de moutons blancs, figurant notre division. Tout autour, des sapins, des fougères, des fleurs, témoignages volontaires de notre dévouement filial à la Reine du lieu. Sur le devant enfin, un petit panier doublé de satin rose, où viennent tomber les billets anonymes, dans lesquels chacun, selon l’inspiration de son cœur, présente à Marie ses requêtes et les petits actes de vertu pratiqués journellement en son honneur. Tu auras ta bonne part dans les miens.
Ces manifestations pieuses, qui jadis m’auraient fait hausser les épaules, me plaisent aujourd’hui singulièrement et forment un stimulant très sérieux à ma bonne volonté. Je sais fort bien qu’elles ne sont pas la religion, qu’elles ne sont même pas toute la piété, qu’elles demandent des esprits simples et droits ; mais j’ai été si longtemps un esprit orgueilleux et frondeur que j’éprouve maintenant une vraie jouissance, et comme l’âcre plaisir d’une vengeance satisfaite, à me faire petit et naïf devant le Maître qui m’a rendu ses grâces et devant sa douce Mère, qui m’a ramené à lui et qui veut bien aussi m’adopter pour fils. Demande à Marie pour moi, Jeanne, de garder jusqu’au bout de ma vie une âme d’enfant et de ne jamais en rougir.
J’embrasse ta belle âme de sœur.
Ton frère spirituel,
Paul.
3 mai.
Mon frère.
Que tu es bon ! Tu as beau me plaisanter et te calomnier, va, une sœur ne s’y méprend guère. Ta lettre vaut bien pour moi quatre sermons de M. l’aumônier des Ursulines, qui est un saint homme et mon confesseur ordinaire. Je ne prétends pas que tu prennes sa place au confessionnal : comment ferais-tu pour m’absoudre ? Mais j’ai besoin comme toi d’une amitié jeune et sûre, pour m’aider à traduire en actes les sages conseils de mon père spirituel et de mes parents. Toi tu as pour cela ton impeccable ami Jean, ton second ange gardien : je n’ai personne. Parmi les jeunes filles que je vois, il n’y en a pas une à qui je voulusse parler de mes défauts : elle irait en rire avec les autres, et je n’en vaudrais pas mieux.
Ta réponse, Paul, me montre le fond de ton âme droite et de ton cœur aussi fort que tendre : j’ai toute confiance en toi, j’accepte sans réserve les conditions que tu poses et je compte définitivement que tu me prêteras désormais ta force, ta franchise et ta bonté pour m’aider à marcher dans le devoir toujours, comme toi et avec toi. La Reine des anges, dont nous sommes tous deux les enfants, bénira nos bons désirs et nos efforts : je l’en prierai tous les jours de son beau mois et après.
Quant aux piquants du buisson de houx, ils ne m’effrayent guère et ne m’empêchent pas de t’embrasser mille fois.
Ta sœur,
Jeanne.
5 mai.
Mon cher Paul,
Je n’y tiens plus : il faut que je te vide mon cœur. Il est plein, non pas d’amertume ni d’angoisse, mais d’un sentiment indéfinissable, poignant, mélange de l’une et de l’autre.
Tu es donc sorcier ? Je me croyais pourtant préparé par ta chère correspondance à trouver en toi des changements considérables ; mais il ne reste rien de mon ancien ami, rien que son amitié. Oh ! ce n’est pas un reproche, Paul : si tu es changé, tu ne l’es pas à ton désavantage. Mais cet abîme qui nous sépare, ce contraste loyal qui existe entre nos deux âmes, tandis que nos cœurs, je le sens bien, restent aussi fraternels qu’autrefois, me torture.
Ta première vue m’avait seulement un peu saisi, étonné. Je pouvais mettre cette impression sur le compte des effets naturels de l’âge : en six mois, le physique d’un jeune homme peut se modifier beaucoup. Mais en t’écoutant parler, en observant surtout ton attitude si réservée et pourtant si franchement cordiale à l’égard de nos camarades communs, en constatant sur les points délicats cette intransigeance si aimable et si calme, il m’a bien fallu convenir qu’il s’est opéré chez toi une réaction profonde, et ma surprise est devenue de la stupéfaction, une stupéfaction obsédante.
Je n’ai pas seul éprouvé cette impression : tous nos copains l’ont exprimée devant moi. Quelques-uns, par habitude, ont essayé d’en blaguer : cela n’a pas pris sur les autres, qui m’ont paru plutôt préoccupés de ta conversion. Ils savent que tu n’appartiens pas au troupeau des sots. L’un d’eux a dit carrément : « Il vaut mieux que nous. » Et il avait raison : tu vaux incontestablement mieux que nous tous, bien mieux que moi. Tu es dans le vrai : nous sommes, non pas dans le faux, — car chez nous il serait inutile de chercher un principe ferme de conduite, — nous sommes dans les hasards du lâchez-tout ! Où va le vent, nous allons.
Moi, je ne veux plus de cette situation équivoque, intolérable. Tes lettres ont depuis longtemps remué ce qui peut rester en moi de sentiments honnêtes (j’emploie un terme large). C’est en vain que j’ai essayé parfois de couvrir ce travail intime sous de mauvaises plaisanteries qui n’ont pas trompé ta clairvoyance. J’en suis arrivé à ce même état où, naguère, tu te sentais le plus malheureux des hommes de ne pas ressembler à tes bons amis de là-bas, et je me rends parfaitement compte, à mon tour, qu’il n’existera plus pour moi de repos jusqu’au jour où mon âme sera libre comme la tienne.
Pour en arriver là, mon cher Paul, que dois-je faire ? S’il faut que j’aille te retrouver chez les Jésuites, j’irai : vus à travers toi, ils ne m’effrayent plus. Parle, conseille-moi : ta réponse sera pour moi parole d’Évangile.
Ton pauvre ami,
Louis.
7 mai.
Mon bien cher ami,
Le jour où Dieu m’a fait la grâce de m’accueillir comme l’enfant prodigue repentant, a été, après celui de ma première communion, le plus heureux de ma vie : ta conversion sera le troisième. Merci, mon cher Louis, de la bonne nouvelle qui m’annonce enfin que ce jour approche. Que de fois déjà, depuis six mois, sans te le dire, j’ai demandé à la douce Mère du Sauveur que rien ne nous séparât plus ! Me voilà exaucé : encore une fois, et du fond de mon affection pour toi, merci.
Tu me demandes : « Que faire ? » Mais tu sais bien par où j’ai passé pour rentrer en grâce avec mon Père, qui est le tien aussi. Il faut te mettre à deux genoux, te frapper la poitrine et dire : « Mon Père, j’ai péché contre le ciel et contre vous : je ne suis plus digne d’être appelé votre fils. » Le Père te relèvera, te pressera sur son cœur, mêlera ses larmes aux tiennes, et tu seras encore son fils — et mon frère. Ce n’est pas difficile : on le voit après coup, lorsque les clartés de la divine miséricorde ont dissipé les fumées d’orgueil ou de défiance que l’ennemi avait excitées entre l’âme coupable et son juge. Ce juge, ce père se fait représenter ici-bas par un juge humain qui est encore un père. Cœur de Dieu, cœur de prêtre, c’est tout un. N’aie pas peur.
Papa viendra me voir à la Pentecôte : c’est la première communion du collège. Ah ! si tu pouvais l’accompagner, passer ici tes deux jours de congé, t’aboucher avec mon directeur et régler avec lui ton petit compte ! Ce ne serait pas long et j’aurais l’immense joie d’assister à ton second baptême. Demande-le à ta bonne maman : j’ai quelque raison de croire qu’elle m’aime un peu et que l’assurance de nous faire un grand plaisir à tous deux sera plus forte que sa crainte des Jésuites. Dis-lui de ma part qu’ils ne te mangeront pas.
En attendant, mon cher Louis, prends confiance. J’ai lu quelque part que le désir sincère de la conversion est déjà une conversion et que la miséricorde vient au-devant de ceux qui la cherchent. Je vais redoubler mes prières pour hâter, si je puis, le moment de ta liberté. Mais, de ton côté, prie la Mère de miséricorde, Marie : elle te fera moins peur que ton juge, elle te présentera à lui et t’obtiendra le courage qu’il faut pour conquérir la joie du cœur par la pureté.
Adieu fraternel, et au revoir bientôt, je l’espère !
Ton ami plus que jamais,
Paul.
10 mai.
Mon cher Paul,
Victoire sur toute la ligne ! J’irai te voir à la Pentecôte. Avertis ton Père spirituel et confesse-moi d’avance à lui, pour que j’aie moins à dire et qu’il ne soit pas trop méchant.
Ton papa est enchanté de ne pas voyager tout seul. Il m’a dit : « Tu verras ce collège, mon ami, et tu m’en diras des nouvelles ! »
Nos deux mamans sont enchantées de procurer à leurs fistons réunis un peu de bon temps. Elles ne se doutent pas du vrai but, au moins la mienne. Pour la tienne, je n’en répondrais pas : elle a du jésuite !
Quant à ta sœur Jeanne, c’est une petite impertinente. Elle avait assisté au conseil de famille, où le voyage a été décidé. Ne voilà-t-il pas qu’à table, étant assise près de moi, elle me demande tout à coup, de son air le plus naturel, si c’était pour aller faire mes pâques ? Comme je ne m’attendais pas à cette boutade, j’ai piqué un soleil et bafouillé : elle s’est mise à rire de toutes ses dents. On ne se défie jamais assez de ces créatures-là. Mais, tant pis ! J’accepte toutes les humiliations et elles n’empêcheront pas que le plus enchanté, dans cette histoire, c’est encore Bibi.
Tu as eu là, mon ami, une riche idée ; je t’en remercie. Elle arrange tout et coupe court à tous les faux-fuyants. Je suis dans le sac et bien content d’y être. Donc, à quinze jours ! Ils vont me paraître interminables. Pour les raccourcir, je me propose de potasser d’arrache-pied mon bachot…
Je m’aperçois un peu tard que mon langage n’est pas aussi châtié que le tien, qui m’avait déjà frappé durant ces vacances. A réformer avec le reste.
Ton professeur a une manière originale de vous préparer au baccalauréat ; je suis curieux de savoir où vous en êtes après vos six mois de rhétorique classique, et comment vous employez le petit semestre réservé au chauffage. Dis-le-moi. Les observations du grand réformateur futur de l’Université de France m’intéressent beaucoup ; ne crains pas les détails.
Je tâche de prier et je n’ai pas trop la frousse (ah ! l’incorrigible potache !) ; puisque tu en es sorti, j’en sortirai. Mais prie ferme pour moi ; j’y compte.
Ton humble et reconnaissant ami,
Louis.
13 mai.
Mon trop humble et reconnaissant ami,
Au reçu de ta lettre, je n’ai fait qu’un bond chez le P. X… pour lui annoncer ta prochaine arrivée et lui crayonner ton portrait au naturel. Je ne t’ai pas flatté ; mais l’impérieux devoir de la franchise m’a pourtant forcé à dire de toi un peu de bien. Je sais que tu diras toujours assez de mal. Quant à l’accueil que le Père te réserve, ne te mets point martel en tête. Il y a le premier regard, le coup de feu plongeant, qu’il n’est pas possible d’éviter ; il faut bien qu’on s’aborde par un bout. Mais ce ne sera qu’un éclair, immédiatement effacé par un de ces bons sourires qui font l’effet d’un rayon de soleil printanier. Encore une fois, n’aie pas peur. Tu seras reçu comme je l’ai été, à bras ouverts, et tu verras comme il fait bon s’y jeter avec toutes ses misères.
Moi aussi, je vais trouver longs ces quinze jours, et, par contre, je déplore d’avance la rapidité avec laquelle passeront les deux jours de congé. Mais il faut se faire une raison. Avec l’âge on finit par entrevoir que la vie doit être autre chose qu’une série de plaisirs variés. Travaillons, disait encore en mourant je ne sais plus quel César du vieux temps : c’est un beau mot pour un païen, et qui fournit une belle devise, même pour les chrétiens qui ne sont pas empereurs.
En ce moment, chez nous, la préparation du baccalauréat bat son plein. Je vois maintenant, plus que jamais, combien la méthode de notre professeur est pratique et sage. Tu veux savoir ce que m’ont appris mes six mois de rhétorique vieux jeu ?
D’abord, je crois avoir appris quelque peu à écrire en français. Le travail que j’ai fait pour y arriver ne ressemble pas, je le dis tout de suite, au travail contre nature auquel nous a condamnés, l’an passé, notre professeur de seconde. Tu te rappelles qu’il nous parlait au moins deux fois par jour de son diplôme d’agrégé ; il ne voyait rien au delà et couchait avec. Dès le lendemain de la rentrée, quand nous ne savions pas encore mettre sur pied une phrase correcte, cet enragé de critique littéraire nous imposa comme devoir ce qu’il appelait solennellement une dissertation. Ne connaissant pas ce dont nous avions à parler, nous achetâmes des bouquins (il y en avait un de lui) où le devoir se trouvait tout fait, et nous employâmes toute notre ingéniosité à accommoder le plat de manière à laisser croire au bonhomme qu’il sortait de notre cuisine — ou de la sienne. Et ce fut ainsi toute l’année. A la fin, nous avions acquis une incontestable dextérité à fabriquer des dissertations avec des découpures ; en outre, nous possédions un choix assez riche de formules banales pour louer convenablement des auteurs ou des œuvres que nous connaissions à peine de nom. Mais si, hors de là, l’un d’entre nous était de force à mettre une idée personnelle en français lisible, il ne le devait pas à l’agrégé, ni à ses dissertations.
Ici, on ne nous apprend pas à écrire comme si nous aspirions tous à l’agrégation ès lettres : on veut que la plume entre nos mains puisse devenir un instrument universel. Durant le premier semestre, nous avons fait au moins quarante à cinquante compositions françaises, deux par semaine, sur tous les sujets et dans tous les genres possibles : discours historiques ou autres, harangues et plaidoyers, lettres, tableaux, portraits, dialogues… La variété des situations, des idées, du ton et du style écartait l’ennui, tenait l’esprit en haleine, fournissait aux talents spéciaux l’occasion de se montrer, enfin nous exerçait à tous les développements. Aussi, amour-propre à part, je me crois personnellement en mesure d’écrire une page raisonnable sur n’importe quel sujet de ma taille. C’est un résultat qui, tu l’avoueras, dépasse notablement celui d’un vulgaire chauffage pour le baccalauréat et qui, après le baccalauréat, gardera son prix.
Quant à cette critique littéraire qui fait la matière habituelle de la composition française au baccalauréat, je te dirai, mon ami, qu’elle ne me préoccupe guère. Les auteurs classiques sur lesquels elle pourra tomber, grecs, latins et français, nous les avons étudiés à fond, comme je te l’ai expliqué : donc les éléments d’une bonne critique ne nous manquent point. La répétition générale par pays et par genres, que nous faisons durant ces derniers mois, achèvera de nous donner les idées d’ensemble et nous permettra les comparaisons, si chères, paraît-il, à nombre d’examinateurs. Pour nous familiariser avec la forme spéciale au genre, étant donnée la souplesse de style acquise par les exercices précédents, quelques applications bien choisies pourront suffire.
Voilà pour la composition française. En version latine, nous sommes forts comme des Turcs, et même davantage. Nous en avons fait deux par semaine, selon une progression croissante de difficulté : d’abord les historiens faciles ; puis les poètes, pas commodes quelquefois ; pour le dernier trimestre, le profond et abrupt Tacite, les traités oratoires et philosophiques du copieux Cicéron, les savants casse-cou du sage et subtil Sénèque. D’ailleurs, nous avons eu chaque jour, dans la prélection du professeur, un exercice incomparable de traduction, et je mets en fait qu’après avoir fouillé avec lui dans tous les sens, pendant six mois, les meilleurs endroits des bons auteurs, un élève de quelque intelligence ne restera jamais coi devant un texte latin ou grec, quand il ne l’aurait pas vu de sa vie.
Aussi, pour la préparation des auteurs inscrits au programme, on ne juge pas utile, dans cette maison, de recourir aux corrigés, si indispensables au lycée : ils sont même formellement interdits. Quelquefois, pour nous faire connaître ou nous rappeler l’ensemble d’une œuvre, le professeur nous en lira une traduction rapide, que nous suivrons sur le texte : ce sera tout.
Depuis Pâques, nous donnons aux matières de pure mémoire le temps que réclame leur répétition générale ; mais tous les loisirs qu’elles nous laissent sont consacrés, comme auparavant, à l’étude des trois langues classiques par la prélection et la version, par la composition française et latine, par le thème grec…
Hé ! oui, mon ami, le thème grec ! La « réaction profonde » que tu as découverte chez moi, l’autre jour, va plus loin encore que tu ne pensais : elle va jusqu’à cet épouvantail qu’on nomme le thème grec. Le premier qu’il m’a fallu élaborer ici, m’a fait suer d’ahan. Mais il m’a rendu un gros service : il m’a prouvé victorieusement que je ne savais pas un mot de grammaire. Aussi je fus classé dans les derniers : je ne l’ai dit à personne, mais j’en ai été tellement vexé que, trois mois après, je savais ma grammaire et je constatais que mes progrès dans l’intelligence des auteurs suivaient exactement mes progrès en thème grec. Aujourd’hui je compte parmi les hellénistes de la classe et je lis Homère pour mon plaisir.
La difficulté du grec, mon bon, gît tout entière dans l’imagination, l’ignorance et la paresse — et rien que là : c’est ma conviction irréductible.
Je t’entends venir : « Et les vers latins ? » — Nous en faisons encore, quoique un peu moins qu’avant Pâques, et même en pensum. L’autre jour, pendant que le professeur parlait, un impertinent moineau vint se mettre sur l’appui d’une fenêtre ouverte, regarda dans la classe et se mit à parler aussi à sa façon. Cela me fit rire. Le Père s’interrompit pour me demander la cause de ma gaieté soudaine : « Mon Père, c’est ce moineau-là, qui répondait oui, oui, à tout ce que vous disiez. » Là-dessus, rire général, que le Père partagea. Puis il me dit solennellement : « Paul Ker, en punition du désordre que vous venez de causer, vous me ferez pour ce soir un distique sur le moineau. Et qu’il soit bon ! — J’y tâcherai, mon Père. » Voici ce que j’apportai :
Pour les profanes :
Le distique et le quatrain eurent l’honneur d’une lecture publique — et d’un oui, oui unanime, durant l’un des repos de cinq minutes que le Père nous accorde entre deux heures de classe. Je n’en suis pas plus fier, car c’était un simple jeu.
Peut-être vais-je t’étonner, cette fois, en sens contraire de tout à l’heure. Autant je crois le thème indispensable pour savoir honnêtement son grec et son latin, — parce qu’il est la forme élémentaire de la composition personnelle et que, sans la composition personnelle, écrite ou orale, il me paraît impossible de se rendre un compte exact de l’esprit et des difficultés d’une langue morte ou vivante, — autant je suis disposé à admettre que le vers latin, comme le vers français, et plus que lui, pourrait sans grand inconvénient être réservé à une élite. Je sais fort bien (on nous l’a dit) que c’est un exercice très efficace de gymnastique intellectuelle, d’avoir à changer vingt fois un mot ou un tour de phrase pour que, tout en restant correct, juste et poétique, il s’adapte en outre au moule inflexible du mètre. Je tiens qu’une bonne pièce de vers, sans solécisme, sans cheville ni vulgarité, constitue un tour de force extraordinairement méritoire et honorable pour ceux qui le réussissent, à notre âge. Mais les tours de force ne s’imposent pas, et quand on n’a pas de quoi y réussir, il me paraîtrait sage de n’y pas perdre son temps.
Qu’on fasse donc du thème grec pour arriver plus vite à la connaissance restreinte qui nous est demandée de cette langue ; pour le latin, qui nous touche de plus près, qu’au thème on joigne la narration et le discours : rien de plus raisonnable. Mais qu’on réserve la poésie latine et française aux privilégiés que leur astre en naissant a formés poètes — et qu’on laisse les pauvres gens, pour qui Phébus est sourd et Pégase rétif, à leur métier de nature ! Ils comprendront un peu moins bien les beautés de forme des poètes, mais y trouveront encore assez d’autres mérites.
Je finis. Pour varier nos plaisirs et combattre l’ennui des répétitions, notre professeur a eu l’attention de garder pour ce dernier semestre quelques œuvres plus piquantes, d’Horace, d’Aristophane, de Molière, du dix-huitième et du dix-neuvième siècle ; en sorte que nos classes de littérature sont à la fois bien remplies et intéressantes. Par ces chaleurs, c’est aussi précieux que nécessaire.
Nos autres cours : histoire, langues, mathématiques, ne chôment pas non plus, et le feu sacré est périodiquement attisé par les colles hebdomadaires, sans préjudice des sabbatines… Mais t’ai-je dit ce que sont nos sabbatines ? Je ne pense pas. Je te parlerai de la prochaine, à laquelle je suis personnellement intéressé. Pour cette fois, j’ai déjà trop causé. Bonsoir, mon cher Louis.
Ton propre baccalauréat va peut-être souffrir quelque peu des soucis que te donnera ta grande affaire. Mais le bon Dieu saura bien te dédommager après.
Tout à toi,
Paul.
22 mai.
Mon cher,
J’ai promis de te parler de ma sabbatine : j’ai eu tort, car c’est te condamner à entendre des redites. Mais tu le veux, soit satisfait.
Sabbatine vient du mot sabbatum, samedi. Ce jour-là, durant la seconde partie de la classe du matin, dame Éloquence et dame Littérature se transportent l’une chez l’autre, alternativement. Là, sous la présidence du P. Recteur ou du P. Préfet, devant tous les rhétoriciens et les humanistes, quelques élèves, pris dans les divers rangs d’une des deux classes, montent sur l’estrade et font valoir, du mieux qu’ils peuvent, un travail de leur façon, quelquefois amendé par le professeur, d’autres fois présenté à l’état natif. Les lectures sont assez souvent variées d’une déclamation, ne serait-ce que pour donner occasion à tous les talents de se produire : celui de déclamateur est parfois solitaire.
Quand on veut prêter à cet exercice d’assouplissement une forme particulièrement intéressante, surtout en rhétorique, on en fait une joute oratoire. Toujours, comme tu vois, l’humeur batailleuse des soldats de Loyola ! Tantôt c’est un procès avec réquisitoire, plaidoirie pour et contre, résumé des débats et sentence motivée ; tantôt une discussion réglée, sur un sujet littéraire ou autre, bien choisi, entre personnages fictifs ou réels. Cette fois, la rhétorique a débattu, arguments en main, la controverse très actuelle entre les partisans respectifs des Lettres et des Sciences, au point de vue spécial de l’enseignement secondaire dans les collèges.
J’ai eu l’honneur de plaider pour les Lettres : tu n’en seras pas surpris, car tu connais mes préférences. Mais je n’y ai pas mis de passion et crois avoir été modéré. Tu conçois que je me suis largement inspiré de mes deux conversations pédagogiques avec mon professeur. Les arguments pour et contre avaient, à l’avance, fait le sujet de deux devoirs contradictoires et d’une discussion générale en classe, à la suite de laquelle on avait désigné les deux champions du tournoi. Jean se dévoua à défendre les Sciences, évidemment par vertu pure et sans conviction, me laissant le beau rôle et acceptant d’avance la défaite. La veille de la sabbatine, le professeur avait entendu la lecture des deux plaidoyers, donné son avis et déclaré aux orateurs que, le lendemain, du haut des Pyramides, quarante siècles les contempleraient. Avoue que c’était intimidant : j’ai failli en perdre une demi-heure de sommeil, chose énorme pour moi.
Le lendemain, pour comble d’honneur et de terreur, le fauteuil du président de cette lutte pyramidale était occupé, non point par le P. Recteur, mais par le P. Provincial de Champagne, arrivé la veille au soir pour la visite annuelle du collège. C’est, chez les Jésuites, le grand supérieur qui vient immédiatement après leur Général, comme les évêques ou les archevêques après le Pape. Notre professeur, pour nous rassurer, nous dit que le P. Provincial étant le père des autres Pères, se trouvait naturellement notre grand-papa et, par suite, ne pouvait qu’être très bienveillant pour nous. De fait, après le petit compliment d’usage qu’on lui adressa, il nous dit un mot si encourageant que nous ne songeâmes plus qu’à justifier le moins mal possible son attente et à lui donner bonne opinion de la Rhéto.
Le défenseur des Sciences ouvrit le feu. Il démontra ou du moins essaya de démontrer qu’elles sont de beaucoup supérieures aux Lettres par leur but, par leur puissance éducatrice, par leur utilité.
« Leur but est de développer principalement la raison. Or, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, celle qui l’élève non seulement au-dessus de l’animal, mais au-dessus de ses semblables, quand ils se laissent guider par les rêves de l’imagination ou les caprices de la sensibilité. » Ce fut un beau pathos, où l’orateur fit preuve d’assez fortes études… littéraires.
« Quant à la puissance éducatrice des Sciences, elle consiste dans l’habitude du raisonnement, qui, pratiqué de bonne heure et avec persévérance, donne à l’esprit cette justesse, cette pénétration, cette trempe solide qui a fait un Blaise Pascal.
« Sans doute, les Sciences ne développent guère l’imagination et point du tout la sensibilité ; mais ces deux facultés ne procurent que de vaines jouissances et contribuent bien plus souvent au malheur des hommes qu’à leur bonheur. Les Sciences préparent à la vie pratique, positive ; elles mènent quelquefois aux situations brillantes et influentes, toujours aux situations utiles. »
Conclusion : « Le savant n’a rien à envier au lettré et il semble désirable que, pour le bonheur de l’humanité, l’enseignement scientifique prenne dans les collèges une place prépondérante. »
Cette conclusion parut tellement audacieuse que, malgré le talent incontesté de l’honorable préopinant, elle ne fut que faiblement applaudie.
Je pris à mon tour la parole et dis, en substance, ce qui suit :
« Le grand avantage que les Lettres me semblent avoir sur les Sciences, c’est de former l’homme tout entier, en cultivant toutes ses facultés nobles, dans l’ordre naturel de leur éclosion et de leur développement.
« L’enfant ne commence point par raisonner : il regarde, prend des idées, les case dans sa mémoire ; le jugement et le raisonnement ne viennent qu’après. Vouloir lui imposer dès l’abord le travail de l’étude scientifique, c’est risquer de dessécher son esprit et de faire éclater son petit cerveau. On cite Pascal, mathématicien et inventeur à douze ans ! Pascal fut un de ces prodiges qui, par leur nature exceptionnelle, confirment précisément la règle générale. D’ailleurs sa précocité en mathématiques ne lui a guère porté bonheur, puisqu’à vingt-six ans il se trouva, comme plus d’un polytechnicien de nos jours, réduit à une impuissance intellectuelle qui l’empêcha de rien achever, sauf ses Provinciales, où la littérature tient beaucoup plus de place que la raison.
« Sans doute, la raison est la faculté maîtresse de l’homme, et nous l’admettons si bien qu’au faîte de l’enseignement littéraire nous posons la philosophie, qui est, je crois, la science du raisonnement. Mais nous ne mettons pas la charrue avant les bœufs : nous attendons que les années et l’habitude du travail intellectuel nous aient rendus aptes aux études abstraites.
« Il ne faut pas croire, du reste, que l’enseignement littéraire laisse dormir la faculté de raisonner : il la met sans cesse en œuvre, avec l’imagination et la sensibilité, dans ces exercices de lecture, de traduction, d’analyse, de composition personnelle, qui remplissent les années de grammaire et de littérature. Est-ce que les règles de syntaxe ne sont pas des lois, des formules, des théorèmes, qui sollicitent sans relâche le jugement de l’élève pour ses devoirs classiques ? Une version est-elle autre chose qu’un problème ? Un discours n’exige-t-il pas, avec la convenance du style, la logique dans les idées ?
« Mais la raison ne fait pas seule la grandeur de l’esprit humain : à côté du vrai, il y a le beau et le bien, qui font le charme et le but supérieur de notre vie. Les Sciences ne connaissent pas le beau et le bien ; les Lettres ont pour mission spéciale de disposer les jeunes esprits à comprendre, à admirer, à mettre en œuvre l’un et l’autre. A cet effet, la Providence semble avoir créé exprès un instrument merveilleux, cette double littérature d’Athènes et de Rome, double et une, qui, de l’aveu de tous les siècles, offre dans ses chefs-d’œuvre variés une perfection voisine de l’idéal. A cette école se sont formés, non pas seulement notre idiome national, mais encore cet esprit net et vif, délicat et fin, simple et distingué, qui se nomme dans le monde entier l’esprit français et qui semble avoir une sorte d’affinité naturelle avec tout ce qui porte la marque du beau et du bien.
« L’enseignement scientifique, essentiellement étroit, positif, exclusif, peut convenir au génie utilitaire d’autres nations, pour qui les intérêts matériels priment tout : notre idéal est plus élevé, et nous tenons que l’enseignement classique seul prépare des hommes complets, des esprits vraiment supérieurs et des Français de France. »
Cette fois (je le dis sans fierté), les applaudissements éclatèrent franchement, conduits par mon adversaire.
Le R. P. Provincial commença par le féliciter d’avoir défendu avec entrain et habileté une thèse ingrate, dont il ne devait pas désirer bien vivement le triomphe. « De fait, ajouta-t-il, si on vous avait appliqué, depuis votre sixième, le programme scientifique que proposait votre conclusion, nous aurions perdu aujourd’hui un plaidoyer bien écrit et plus tard peut-être un bon orateur, pour gagner, qui sait ? un médiocre savant. » On applaudit. Il continua :
« Dieu me garde, mes enfants, de condamner les Sciences et de déprécier les savants : j’ose même espérer que plus d’un parmi vous est appelé à se distinguer dans la carrière scientifique. Mais je dis appelé ; car n’est pas mathémacien ou physicien qui veut, pas plus que poète ou orateur. Je vous laisse entrevoir par là, mes amis, le vice radical de ces programmes nouveaux, qui viennent périodiquement bouleverser et fausser notre enseignement, sous prétexte de mieux l’adapter aux besoins modernes. On veut forcer la nature, forcer le talent : on oublie que la nature a ses lois et que le talent est un don de Dieu seul.
« Le devoir des éducateurs ressemble à celui d’une mère attentive, qui aide sans impatience les premiers pas de son enfant et l’amène peu à peu à marcher, puis à courir, enfin à se diriger librement. C’est ce que fait, comme l’a dit excellemment le second orateur (salue, mon ami !), la vieille méthode classique : son mérite capital est de favoriser le développement progressif des dons naturels, tout en réservant l’avenir. Talents et vocations ne se manifestent pas toujours dès les premières années d’études : en les préjugeant trop tôt et en vous assignant d’une façon absolue avant l’âge votre future carrière, sans être assurés du succès et des vues de la Providence, vos parents et vos maîtres s’exposeraient à vous rendre malheureux.
« Rien n’est perdu, tout est profit, dans les études grammaticales et littéraires qui, avec la mesure convenable, mais secondaire, de sciences mathématiques et autres, charment ici vos loisirs studieux. Lorsque vous en aurez heureusement atteint le terme, votre esprit sera comme une machine parfaitement construite et montée, prête à se mouvoir dans toutes les directions. Il restera encore devant vous du travail, des études spéciales de philosophie, de sciences, de droit, de médecine, de guerre, d’industrie, de diplomatie : le champ est vaste. C’est parfois encore une rude traversée à entreprendre avant d’aborder au rivage souhaité ; mais préparés solidement et armés de courage, vous pourrez, en lançant votre barque sur la haute mer, dire aussi avec confiance, comme ces hardis marins chrétiens : A Dieu va ! Et vous arriverez. Vous conquerrez votre belle place au soleil et vous ferez profiter vos semblables, votre famille et la patrie des dons que vous avez reçus d’en haut pour votre bien et le leur. Sans avoir été des utilitaires, vous serez des hommes utiles, parce que vous serez des hommes bien élevés, dans toute l’extension du mot. Je vous le souhaite de tout cœur et je l’attends de votre bonne volonté.
« Je félicite en particulier le défenseur des Lettres, dont j’ai admiré l’esprit lucide et pratique (ici j’ai pudiquement rougi, pendant que mon professeur, sans doute, riait sous cape du compliment que je lui volais) ; mais je remercie les deux orateurs du plaisir délicat qu’ils nous ont donné. »
Après la séance, nous allâmes remercier à notre tour le R. Père, qui nous réitéra sa satisfaction et nous offrit un joli souvenir.
Sur ce, je m’empresse de me taire, dans l’attente impatiente de ta visite. C’est dans moins de huit jours. Quelle joie ce sera de nous sentir tout à fait frères ! Je continue à prier de toute mon âme pour qu’il n’y ait aucun nuage à ce bonheur.
Ton ami à toujours,
Paul.
2 juin.
Ma sœur,
Finie la fête, mais non le plaisir. C’est l’énorme différence qu’il y a entre les réjouissances ordinaires, où tout est pour les yeux et les nerfs, et ces bonnes fêtes du bon Dieu, où le cœur a la grosse part et dont le meilleur reste encore longtemps au fond de l’âme, comme un excès de sucre, servi par toi, au fond de la tasse de thé. Ma comparaison est d’un vulgaire gourmand ; mais c’est tout de même ça.
Cette fois, la rosée est descendue et j’ai délicieusement pleuré. Je n’ai pas été le seul. Louis est allé à la sainte table avec moi, à la suite des radieux petits premiers communiants et, revenu à sa place, il a mis les yeux dans son mouchoir durant une demi-heure. Quand nous nous sommes retrouvés au parloir, il s’est jeté à mon cou et m’a dit, encore tout ému : « Merci, Paul, merci ! » Papa, que la communion de Louis a fort embarrassé, aurait bien voulu se fourrer dans un trou : mais il n’y en avait point. Il se contenta de se moucher très fort, et, ensuite, alla voir dehors si l’heure de sa montre concordait avec celle de la grande horloge du collège, pour ne pas manquer le train du surlendemain !… Ah ! qu’on est drôle, Jeanne, quand on n’a pas le cœur en place !… Ce pauvre papa !… Il n’existe pas dans le royaume de France et de Navarre un homme plus honnête et plus loyal ; c’est un esprit ouvert et cultivé ; et le voilà réduit à des subterfuges enfantins, qui, j’en suis persuadé, l’humilient profondément, pour se mentir à lui-même, pour étouffer des sentiments qu’il sait bons et pour se rendre finalement malheureux par peur d’un acte tout simple, qui mettrait sa conduite d’accord avec ses sentiments et ses désirs secrets !
Ces pénibles petitesses, que je connais pour y avoir passé, je voudrais bien les épargner à notre brave père. Il est en route pour conquérir avec la pleine vérité la vraie joie du cœur : c’est à nous deux, Jeanne, de lui raccourcir le chemin. Comment ? Le prêcher ne servirait pas à grand’chose : il se rebifferait. Aimons-le bien, montrons-lui par notre conduite irréprochable à quoi servent la religion et la piété, prions et espérons. Mon confesseur veut bien dire quelquefois pour la conversion de papa une messe que je lui sers ; j’y communie et nous prions ensemble. Unis tes prières aux nôtres, Jeanne, avec sainte maman, et tâche, à cette intention, de casser encore de temps en temps une des petites épines de ta rose, pendant que je rognerai les vilains piquants de mon houx. Moins nous aurons de défauts, plus nous aurons de chances d’être exaucés.
Louis a fait son affaire avec une rondeur qui m’a enchanté. Dès le soir de son arrivée, je l’ai présenté à mon confesseur : ils n’ont pas eu de peine à s’entendre. Je le savais d’avance. Quand il est sorti au bout d’une demi-heure, il rayonnait et m’a dit avec un gros soupir de soulagement : « C’est fini, et bien fini ! Ton confesseur est un charmant homme : je veux le revoir avant de partir. »
Le lendemain dimanche, les cérémonies de la première communion l’ont vivement impressionné. Il y a de quoi. Je voudrais que tu viennes un jour voir notre chapelle avec sa décoration des grandes fêtes, ses fleurs et ses lumières, ses chants pieux, ses cinquante enfants de chœur, dont je vais être bientôt.
A ce propos, on m’a raconté, l’autre jour, qu’avant la dernière rentrée le proviseur du lycée voisin, ne voulant négliger aucun moyen de combattre la concurrence, désastreuse pour lui, des Pères jésuites, avait annoncé par circulaire aux parents que ledit lycée aurait aussi désormais son bataillon sacré pour rehausser l’éclat des offices religieux. Cela, c’est de la naïveté à trente-six carats : le bonhomme oublie que l’habit ne fait pas le moine et il ne se doute pas que, pour servir à l’autel comme on le fait ici, outre une formation presque aussi difficile que l’exercice militaire, il faut la foi et quelque chose de la piété des anges : deux marchandises rares parmi les lycéens. Moi, j’ai eu le temps de m’habituer à cette splendeur : j’en jouis et ne m’en étonne plus.
Mais la cérémonie de la première communion a son charme spécial, unique, venant du grand acte qui en fait l’objet, des souvenirs qu’elle réveille, du spectacle des petits qui en sont les héros. L’innocence, la piété, la joie douce et profonde qui transparaissaient de leur âme par leurs yeux et qui mettaient sur le visage des moins agréables un reflet surnaturel, semblaient se communiquer à tous les assistants, parents et indifférents, sous forme d’une émotion irrésistible. Durant tous ces longs offices, mais surtout au moment suprême de la première union de ces jeunes âmes avec leur Créateur, ce n’était plus un simple mot poétique, c’était une réalité sensible que ce beau vers, si bien chanté par mon surveillant :
Qu’il fait bon, ma sœur, dans ces moments-là, sentir qu’on n’est plus un étranger, comme je l’étais à mon arrivée ici, mais qu’on est de la famille du bon Dieu avec ces enfants si purs et leurs pieux parents ! Qu’il fait bon renouveler avec eux, et cette fois pour toujours, ces belles promesses que j’ai formulées jadis et trop vite oubliées ! Et comme cela réconforte ! J’ai pris là du courage pour six mois.
Quant à papa, je ne l’ai pas vu pendant la cérémonie ; mais il a été très remué. Ici les enfants ne sortent que le lendemain de leur première communion ; le jour même, on ne veut pas que la moindre parcelle de leur bonheur intime se dissipe au contact des distractions profanes : ils retrouveront toujours assez tôt le monde et ses vulgarités. A midi, ils ont l’honneur exceptionnel de manger à la table des Pères, qui leur font grande fête ; le reste du temps que les offices ne prennent pas, ils le passent en famille, choyés comme des benjamins, respectés comme des chérubins. Toutes les portes leur sont ouvertes, comme tous les cœurs. En nous promenant aussi dans le collège, nous en rencontrâmes plusieurs : papa les saluait instinctivement, ne pouvait se lasser de les regarder et ajoutait : « Sont-ils heureux ! » Espérons qu’il ne s’en tiendra pas là. Je crois qu’il a du plomb dans l’aile.
Louis, en prenant congé de notre commun directeur, lui a dit avec émotion : « Mon Père, ce n’est pas adieu que je vous dis, c’est au revoir. Priez pour que je revienne autrement que comme une brebis égarée. » Il est parti heureux par avance de la joie que son changement va donner à sa mère et bien résolu à demeurer fidèle. Il m’a demandé de l’aider, comme toi : c’est humiliant, vu la mince vertu que je me connais. Mais à force d’aider les autres, j’arriverai peut-être à me hisser jusqu’à leur hauteur. Prie pour moi, ma bonne Jeanne.
Ton frère qui ne t’aime pas… à moitié,
Paul.
6 juin.
Mon cher Paul,
On voit que vous profitez des modèles de diplomatie que vous avez sous les yeux, chez les Révérends Pères, et des leçons que vous en recevez ! Votre petite conspiration avec mon fils Louis a été fort bien machinée. Elle devait réussir, parce que je suis trop naïve pour me défier de vous.
Vous trouveriez peut-être qu’elle a même réussi au delà de vos espérances, si vous pouviez voir Louis, tel qu’il est depuis son retour ; car il vous imite maintenant trait pour trait. D’abord, il a voulu avoir dans sa chambre, en face de la porte d’entrée, un grand Christ bien en vue ; puis, sur la cheminée, une belle Vierge, à la place d’une Nymphe en négligé, qu’il a failli faire passer par la fenêtre et que j’ai eu bien de la peine à sauver comme souvenir offert jadis à son pauvre père. Aux murs il a fallu suspendre un Ange gardien et un saint Joseph, avec son patron et le vôtre. Une vraie chapelle. Il m’a demandé de dire ensemble notre prière du soir et je l’entends réciter très exactement celle du matin tout seul. Le jeudi, jour de congé, au lieu de faire comme autrefois sa grasse matinée, il va à la messe, et il a exhumé du fond de sa bibliothèque son paroissien de première communion, qu’il ne quitte pas des yeux pendant les offices du dimanche.
Avec ses anciens camarades il reste bon enfant, comme vous ; mais eux sont visiblement gênés ; on dirait des gens qui ont peur d’attraper sur les doigts. Il faut que Louis leur ait carrément notifié les conditions auxquelles il met désormais son amitié.
Vous me l’avez complètement changé. Mais c’est moi qui ai le plus gagné à ce changement, et je viens, mon cher Paul, vous en remercier du fond de mon âme. Sans être un démon en famille, Louis n’était pas un ange autrefois : il l’est aujourd’hui. Vous m’avez rendu mon fils. Je prie Dieu de vous en récompenser, vous et les bons Pères qui ont fait de vous un apôtre.
Je ne les connais pas : après ce que j’ai vu, je suis toute disposée à leur donner mon estime. Bien plus, si j’étais libre de mes actes, Louis vous suivrait à la rentrée prochaine. Mais, veuve et infirme, je dépends avec mon fils des volontés d’un tuteur qui entend gouverner les études de son pupille.
Vous prierez, mon bon Paul, afin que Dieu garde à ce pauvre enfant tout son courage. Il m’a dit que vous consentiez à être désormais, mieux encore que dans le passé, son frère : j’en serai infiniment heureuse, pour lui d’abord, parce qu’il persévérera plus sûrement dans le droit chemin, et ensuite pour moi-même, parce que cela me donnera quelque droit à vous appeler aussi mon fils et à vous aimer comme tel, sans faire tort à votre bonne et sainte maman qui ne sera pas jalouse, j’espère.
Adieu, mon second fils, et encore mille mercis !
Adèle X.
18 juin.
Mes chers tous,
J’ai l’agrément de vous apprendre que nous sommes entrés aujourd’hui dans la période désirée de la moisson, moisson de lauriers et de gloire, dont le résultat sera proclamé solennellement dans quelque six semaines, à la grande joie des écoliers, des papas, des mamans… Faut-il ajouter encore quelqu’un, Jeanne ? — « Oh ! peux-tu le demander ? »… et des sœurs, quand on a la chance d’en avoir une comme la mienne. J’espère bien recueillir assez de couronnes pour vous donner à chacun le plaisir de m’en déposer une ou deux sur le front : vous l’avez bien mérité, et ce plaisir-là vaudra plus pour votre Paul que tous les prix possibles.
Donc, ce matin, messe avec douze enfants de chœur, dite par le R. P. Recteur. Chant du Veni Creator, pour appeler les lumières spéciales du Saint-Esprit sur les concurrents de la grande lutte qui se prépare. Je ne sais ce qu’ont éprouvé les autres : moi, j’avoue que cet appel solennel à l’intervention d’En-haut m’a saisi. J’ai vu d’un seul coup, sans avoir besoin d’aucune explication, l’importance du travail auquel nous étions conviés. En même temps, à la réflexion (car je commence à réfléchir), j’ai été frappé de voir comment les Pères, avec les moyens les plus simples, mais pris à la bonne source, celle du surnaturel, savent élever les choses au-dessus de la conception vulgaire et hausser les volontés, sans effort apparent, au niveau du but fixé.
Après le surnaturel, les moyens naturels. Au sortir de la chapelle, réunion à la grande salle, où le P. Préfet, devant tout le corps professoral, nous explique le mécanisme savant et la discipline rigoureuse des compositions pour les prix. Des précautions minutieuses sont prises pour la double sauvegarde du sérieux et du secret. Les textes sont fournis ou du moins approuvés par le P. Préfet des études ; la moindre infraction à la plus absolue loyauté du concours expose à l’exclusion ; l’attribution des prix ne se fait point par le professeur ordinaire, mais par trois correcteurs étrangers à la classe, qui ne connaissent personne et que personne ne connaît : elle ne devient définitive qu’après avoir reçu le visa du même P. Préfet.
Tout cela vous impressionne, et ce n’est pas sans quelque frissonnement qu’arrivé en classe, on trempe dans l’encre sa meilleure plume, pour la faire courir sur le papier pendant plusieurs heures, sans se donner le temps de souffler. Tout au plus, en tournant une page pleine, se permet-on un rapide coup d’œil sur les concurrents, pour voir de quel train ils vont, et l’on se hâte de reprendre la course au clocher. Bientôt toutes les têtes ont l’air d’appartenir à de jeunes coqs courroucés. Au bout de trois heures, le professeur avertit qu’il n’en reste plus qu’une, et le train passe de l’express au rapide et du rapide à l’éclair. C’est toujours à la fin que se présentent les meilleures idées ! On voudrait casser les aiguilles de cette maudite horloge qui avancent toujours… « Encore cinq minutes », dit le professeur, qui regarde toute cette fièvre avec un sourire calme et satisfait. La machine va éclater : il est temps qu’on arrive au bout. — « Secrétaires, recueillez les copies… » Ouf !
Nous aurons douze fois le même plaisir, sauf pour quelques matières accessoires, qui ne demandent que deux heures de travail ; mais en revanche, on nous accorde six heures pour les grandissimes compositions qui décident des prix d’honneur.
Après une matinée aussi bien remplie, vous jugez de quoi l’on reste capable, lorsque après la récréation de midi on rentre à l’étude. Notre salle est fraîche, heureusement, car depuis quinze jours le soleil tape. Au bout d’un quart d’heure, mon voisin de gauche dort les poings fermés devant son histoire ouverte : je veille à ce que son petit péché de fragilité humaine n’éclate pas en un ronflement scandaleux. Mon voisin de droite a demandé permission de recoudre sa cravate et la visière de sa casquette, contre lesquelles il s’escrime de son mieux en se piquant les doigts — excellent moyen d’empêcher le sommeil ! Moi cependant, j’en ai trouvé un meilleur encore : c’est de vous écrire, à tort et à travers.
Mais quand trois heures sonneront, au revoir, mon petit papa, ma petite maman et ma grande sœur Jeanne ! Bibi va se jeter à l’eau, pour y trouver de quoi vivre et travailler encore demain.
Si vous saviez quelle eau ! C’est à donner envie de se faire truite ou brochet. Une dérivation de la rivière qui baigne notre ville, courante, limpide, large et pas mal profonde en dehors du ponton. Ne vous effrayez pas, maman : on ne permet de sortir dans la rivière qu’aux nageurs éprouvés, comme moi, et il y a une barque avec un sauveteur sûr, qui n’a encore laissé couler à fond qu’un homme. Mais cet homme, un domestique, venait de dîner et avait attrapé une congestion : je n’ai rien à craindre de ce côté-là ; car je digère à mesure, comme les moineaux, et d’ailleurs, on est déjà à trois bonnes heures du dîner, quand on arrive au bord de l’eau. Cependant, il y a quelquefois de l’imprévu… Maman, ne lisez pas l’alinéa suivant : il est pour les messieurs seuls.
L’autre jour, la seconde division prenait son bain. Un élève de troisième, garçon de quinze ans, nommé B…, pique une tête. Le P. Surveillant, debout sur une poutre du ponton, avait suivi le mouvement. Ne voyant pas l’élève remonter après le temps normal, il commence à déboutonner sa soutane, les yeux fixés sur l’endroit du plongeon. Une demi-minute se passe : rien ne reparaît sur l’eau. Alors, prompt comme l’éclair, il jette là sa robe, plonge et va ramasser au fond l’artiste, qui ne bougeait plus et buvait la rivière à tire-larigot. L’eau n’étant pas assez profonde pour sa taille, il avait butté du front contre le gravier. Par bonheur, il n’était qu’étourdi et revint très vite à résipiscence. Mais vous vous figurez l’ovation qu’on fit au P. Surveillant et le respect spécial que sa crânerie lui valut dans tout le collège[4].
[4] Il vit encore. Nos soldats l’ont connu missionnaire en Chine, toujours aussi brave que modeste.
Quand on a fini de prendre ses ébats aquatiques, il n’est plus question de la fatigue du matin ; mais l’on se demande, la main sur l’estomac : « Est-ce que j’ai dîné ? » Aussi le petit pain affriolant qu’on nous octroie au sortir de l’eau, quoique de taille raisonnable, serait-il hors de proportion avec mon appétit de loup, si mes hautes fonctions de panetier, chargé avec un autre de la distribution régimentaire, ne m’autorisaient à m’en adjuger un second. Est-ce un péché de gourmandise, Jeanne ? Il y a ici une jeune personne de ton âge qui en commet un, tous les jours : elle achète pour son frère, qui est externe et goûte au collège, un pain au lait de premier choix, à charge pour lui d’en rapporter un des nôtres, qu’elle croque à son souper. Quand tu viendras me voir, nous partagerons gratis.
Ainsi rafraîchis, quelquefois même un peu refroidis, on sent le besoin de ranimer la chaleur vitale par un salutaire exercice. La campagne du collège nous offre l’embarras du choix. Chaque division a sa vaste cour de gazon, émaillée de fleurs champêtres… qu’on ne respecte pas longtemps. On peut à l’aise y courir, sauter, culbuter ; mais défense, de par les convenances et le F. Linger, de s’y rouler autrement que par accident. Aussitôt qu’on est arrivé sur le terrain, les vestes vont dans un coin ou s’accrochent quelque part ; on s’affuble d’un chapeau de quatre sous contre le soleil, et vite on organise une de ces grandes batailles, où l’adresse et la vigueur des bras et des jarrets tiennent lieu de poudre et d’armes. Quelques élégants préfèrent le tennis ; d’autres se livrent aux plaisirs du billard, du croquet ou des boules. Les forts, les biceps s’en donnent à cœur-joie au gymnase : barre fixe, trapèze, échelles, cordes, passe-rivière, pas-volant, tremplin, etc. Il y en a pour tous les goûts.
Vers le coucher du soleil, on soupe joyeusement dans un réfectoire à charpente rustique, où parfois les hirondelles et les moineaux viennent nous faire, à travers les éclaircies du toit, une visite effarée ; puis, à la fraîche, on retourne paisiblement en ville, jouissant de la brise du soir et abrégeant la longueur du chemin par ces causeries intimes qui empruntent un charme délicieux au calme de la fin du jour.
Au collège, on se rafraîchit encore d’un gobelet d’eau claire à la fontaine, on dit bonsoir aux amis, on fait sa prière et l’on s’empresse de regagner son portefeuille, dans lequel on dort jusqu’au matin comme ne dort pas un président de République.
Voilà, cher papa, chère maman, chère Jeanne, une de mes journées. Quand je la récapitule, je me demande comment j’ai mérité d’être si heureux : car je le suis, autant que je puis l’être sans vous. Durant tout ce jour, j’ai fait ce que je devais ; je n’ai causé de peine volontaire à personne, j’ai donné un seul coup de pied — et encore, c’est à un chien ! Je me suis couché le cœur léger, en paix avec Dieu et avec moi-même. Demain, je retrouverai avec un nouveau plaisir ma besogne, mes amis, mes maîtres, et le bon Dieu, qui me fait tous ces cadeaux. Sainte maman et Jeanne, aidez-moi à le remercier.
Je vous remercie vous-mêmes, tous trois, de la part qui vous en revient et je vous embrasse douze fois, avec le treizième à qui m’aime le mieux. Disputez-vous.
Votre Paul.
20 juin.
Mon cher frère,
Je suis enchanté de la joie intime que tu éprouves à contenter en toutes choses le bon Dieu et ta mère. Tu as trouvé là une formule très complète et très simple, du moins en théorie : à la pratique, tu verras ce qu’il faut pour la réaliser.
En attendant, puisque tu me demandes un bon avis, je t’en donnerai un dont j’ai personnellement expérimenté l’utilité : Ne t’emballe pas, mon cher Louis ; n’exagère pas, même dans le bien. On attribue aux Jésuites une grande prudence : ils l’ont certainement en spiritualité. Je ne ferai que te répéter ce que m’a dit vingt fois notre P. Spirituel, en te disant à mon tour : Sois pieux, mais sans ostentation ; sois aimable, mais sincèrement ; sois ferme sur les principes, mais indulgent pour les personnes.
A moi, le devoir chrétien est relativement facile, dans le milieu où je vis ; mais ton entourage ne ressemble pas au mien. Tu as, braqués sur toi, une foule d’yeux défiants ou malveillants, ardents à chercher le défaut de ta cuirasse, c’est-à-dire une contradiction quelconque entre ta conduite et ta profession de foi chrétienne. Au gré de certaines gens, tout homme qui se pose en converti devrait, du jour au lendemain, être un saint à miracles : sinon il ne sera qu’un tartufe, bon à jeter aux chiens. Il ne faut pas donner de prétexte à cette injure inique. Soyons des saints, mais restons simples. Je dirai plus : restons ce que nous étions, avec le mal en moins, et nous ferons du bien à nous-mêmes et aux autres.
Ta visite, mon cher Louis, demeure dans ma pensée comme un beau rêve, mais un rêve qui n’est pas disparu pour toujours. A la prochaine rentrée, ton tuteur, qui n’a pas l’âme méchante, se rendra aux excellentes raisons que nous lui donnerons, avec l’aide de Dieu, et te renverra ici avec moi.
Tu y retrouveras Jean. Pardonne-lui de n’avoir pu que l’entrevoir : un jour de grande fête comme celui de la première communion, le cérémoniaire porte le ciel sur ses épaules et n’est pas abordable aux humains ; le lendemain, il se reposait en famille.
Je ne suis pas surpris que tu aies gardé bonne opinion de ma division, après l’avoir vue à l’église et en cour.
A propos de nos jeux, tu me poses une question délicate : « Amusent-ils tout le monde ? » Je te réponds carrément : Non. Moi-même, il y en a qui m’assomment : ce sont les jeux où l’on ne remue pas. Ils sont rares, Dieu merci, et bornés à l’époque des grandes chaleurs ou aux jours de pluie. Les autres m’amusent, en raison de l’exercice qu’ils donnent et de l’adresse qu’ils développent, d’aucuns beaucoup, d’aucuns moins, quelques-uns énormément, jusqu’à en rêver la nuit, comme un bambin de son polichinelle. Que veux-tu ? Après ces longues sessions à l’étude ou en classe, j’ai un impérieux besoin de me fouetter le sang et le jeu n’est pas pour moi une vertu.
Mais j’avoue humblement que je ne suis pas tout le monde. Il y a dans le courant contraire, d’abord les moules, dont je t’ai parlé, qui englobent tous les poltrons et tous les maladroits ; puis les philosophes, que les exercices du corps humilient, qui voudraient ne vivre que par l’esprit et ne se divertir qu’à la conversation péripatétique. On la leur permet aux petites récréations. Ils sont une demi-douzaine, quantité négligeable, qui se promènent gravement, trois en avant, trois à reculons, sur la lisière de la cour ; le milieu appartient toujours aux joueurs, qui se font, de temps à autre, un plaisir innocent de leur envoyer dans les jambes un ballon, pour les rappeler au sentiment des choses d’ici-bas. Aux autres récréations, après quelques minutes de liberté, un coup de sonnette annonce l’ouverture de la lice et les promeneurs se fondent dans le grand tout, un peu maussades au début, mais entraînés bientôt par le mouvement général et par le naturel de l’âge.
Je t’ai dit autrefois, mon cher Louis, l’énorme différence qui existe entre les conversations de ce collège et celles du lycée de Z… Si elles sont très généralement chastes ici, elles le doivent, après la piété, principalement au jeu.
Entre collégiens les sujets de conversation n’abondent pas. Les événements extérieurs n’arrivent jusqu’à nous que par des échos affaiblis, et nous n’avons pas le droit d’arborer une cocarde politique. Les choses de famille n’intéressent guère en dehors de nous que quelque ami intime. Quant à notre train de vie journalier… Tu connais le tortillard qui serpente si paisiblement, avec son panachon de fumée gros comme une bouffée de cigarette, à travers la banlieue de notre ville natale. On part, on stoppe, on repart, on restoppe. Durant une heure de cahotement, on a le loisir d’admirer trois bouquets d’arbres, deux clochers, un ruisseau à sec, une pie et six corbeaux qui vous saluent de leur aimable concert, et puis quoi ? Une vaste plaine où le trèfle alterne uniformément avec le blé, et la patate avec la betterave. Voilà une image approximative de l’intérêt que présente, au point de vue de la conversation, le roulement uniforme de notre vie ordinaire. De temps à autre seulement, un incident plus sérieux, une modification du règlement, une visite de personnage important, une fête, une sortie, un simple canard viennent égayer cette monotonie et fournir matière au caquetage. Rares sont les élèves, même parmi les meilleurs, qui aiment à causer études, sciences ou littérature d’une façon suivie : c’est bon pour les longues promenades, où le grand air permet de parler de choses sérieuses sans se fatiguer la tête. Restent la pluie et le beau temps ; mais le sujet est vite épuisé. Quand il pleut :
« Sale temps !
— C’est parce qu’il y a congé demain, comme toujours. »
Et c’est tout. Le beau temps, on n’en parle jamais ; on le prend comme un dû.
Alors, de quoi parler entre jeunes gens qui ont déjà vu un coin du monde et qui se trouvent à la veille de voir le reste ? La tentation est obvie : salons, bals, théâtre, plaisirs permis et non permis… Un farceur lance un premier mot risqué, le voisin renchérit, un troisième complète ; tout le monde rit, les uns par malice, les autres par faiblesse, et la coupe passe et repasse, enivrante et funeste. Nous avons connu cela, hélas !
Or, le jeu coupe court à cette tentation, et voilà, bien au-dessus de la vulgaire et pourtant très réelle raison d’hygiène, la grande raison de moralité, pour laquelle les Pères tiennent si fort à nous faire jouer. Les élèves qui veulent être francs, s’en rendent très bien compte ; s’ils ne jouent pas tous les jours par plaisir, ils jouent par sentiment d’un devoir supérieur, analogue à celui qui leur fait accepter tel travail parfois pénible. Les deux obligations sont mises par nos maîtres sur la même ligne, et presque chaque samedi, à la proclamation des notes, le P. Préfet prononce la phrase redoutée : « Un tel, un I, ou un II. Ne joue pas en récréation. » Voici à l’appui une petite histoire authentique. Un bon garçon, fils unique d’une maman faible et par conséquent douillet, était allé trouver le P. Préfet pour lui dire qu’au collège ecclésiastique d’où il sortait, on lui avait permis de passer à prier devant le Saint-Sacrement le temps que les autres perdaient à se divertir. Il demandait à continuer. Le P. Préfet voulut savoir le fin mot de cette rare piété. L’élève finit par lui avouer qu’il ne savait pas jouer :
« Eh bien, mon enfant, vous apprendrez. Le jeu vous dégourdira, et vous ferez plus de plaisir au bon Dieu par là que par de longues visites au Saint-Sacrement. Piété bien ordonnée commence par la victoire sur soi-même.
— Mon Père, je ne peux pas.
— Avez-vous essayé ?
— Non.
— Faites-le, mon enfant ; puis vous reviendrez me voir. »
Dès le lendemain, il revenait :
« Mon Père, je ne peux pas jouer.
— Pourquoi ?
— Cela m’ennuie à mourir.
— On ne meurt pas de cet ennui-là. Vous vous habituerez. Allons, un peu de bonne volonté encore ! »
Deux jours après, maman arrive au parloir et renouvelle auprès du P. Préfet la demande pieuse, s’étonnant qu’on ne favorise pas davantage ces élans d’un jeune cœur vers Dieu. Le P. Préfet sourit :
« Madame, nous favorisons la piété pratique, en particulier celle de l’obéissance au règlement.
— Mais, mon fils ne peut pas jouer.
— Est-il malade ou infirme ?
— Non : le jeu l’ennuie à mourir.
— Il me l’avait déjà dit.
— Et vous ne l’avez pas cru, mon Père ?
— Pardon, madame ; mais il est indispensable que les jeunes gens de son âge apprennent à faire, pour leur bien et pour la formation de leur caractère, certaines choses qui les ennuient, sans danger d’ailleurs pour leur santé.
— Oh ! je ne me résoudrai jamais à contrarier mon enfant, et si vous ne pouvez pas le dispenser de jouer…
— Eh bien, madame ?
— … je serai obligée de le retirer.
— Madame, le portier va sonner le F. Linger, qui, dans un instant, viendra prendre vos ordres pour faire les paquets de votre enfant. Je vous offre mes respects, madame, et vous souhaite bon voyage. »
La dame n’avait pas compté sur une solution si prompte, ni si radicale ; mais il était trop tard pour reculer et elle emmena son chéri. Trois semaines après, tous deux revenaient assez penauds, elle demandant qu’on voulût bien reprendre son fils résolu à tout, le fils promettant de jouer comme tout le monde. Aujourd’hui, il surveille une division dans le même collège et applique des notes salées aux élèves que le jeu ennuie.
Si tu racontes ce trait à nos amis du lycée, ils crieront à la tyrannie, à l’abrutissement : « Qu’on essaye un peu de nous imposer cette balançoire-là ! » On ne l’essayera pas, faute de deux éléments indispensables de réussite : la bonne volonté des élèves et le savoir-faire des maîtres. Le cas ci-dessus est une exception. Les Pères savent très bien que le plaisir au jeu ne se commande pas : mais ce plaisir, ils s’ingénient à le provoquer par un ensemble de moyens pratiques. Ils ont leurs livres de jeux qu’ils étudient, leurs traditions qu’ils se transmettent. Ils intéressent directement les élèves à l’organisation du matériel et au maintien des règles par la création de questeurs, de chefs de camp et autres dignitaires, toujours fiers de leur charge et respectés. Ils s’ingénient à varier ces divertissements selon les saisons et les autres circonstances, afin de prévenir la satiété. Ils ne leur ménagent pas les encouragements de tout genre. Ils y prennent de leur personne une part active, et l’on pourrait dire de maint surveillant, dans des luttes mémorables, que
J’en aurais encore long à te raconter sur ce sujet, qui, je l’avoue, me passionnerait facilement : mais voilà déjà trop longtemps que je bavarde. Plus tard, je te décrirai une de nos fêtes de jeux.
Adieu, mon frère Louis ! Tiens bon, et quand tu te sentiras sur le point d’enfoncer, regarde l’étoile de la mer : Marie ne te laissera pas périr.
Paul.
27 juin.
Mon frère le houx,
Je t’envoie pour la Saint-Paul un écrin, le plus joli que j’ai pu trouver : toutes mes économies y ont passé, mais je ne regrette que d’en avoir eu si peu ! Sur le dessus, tes initiales en argent. A l’intérieur, ton portrait authentique : une miniature, peinte sur émail par une artiste dont le talent, hélas ! n’égale pas le bon vouloir. Si j’avais pu, j’aurais mis sur mes pinceaux, en guise de couleurs, toute mon âme. C’est un houx en fleur, pris sur nature, avec toutes ses feuilles dehors. Seulement, pour garder au portrait sa vérité historique actuelle, j’ai dû remplacer chacun des piquants par une petite perle.
Au-dessus, dans un nuage brillant, Marie présente l’Enfant-Dieu, qui ouvre ses deux petits bras vers l’arbuste avec un sourire de complaisance. Dans le coin, à l’ombre du houx, une pauvre rose blanche, sur sa tige encore armée de plusieurs épines (il n’en est tombé que deux ou trois), implore timidement un reflet du divin sourire.
Faut-il t’expliquer l’apologue ? Je préfère m’en remettre à ta perspicacité naturelle. Quant à ta modestie, elle s’en tirera comme elle pourra : je ne suis pas chargée de la sauver du naufrage, surtout en un jour de fête comme celui-ci, où l’on a le droit de tout dire et de tout faire aux gens qu’on aime bien.
Et je t’aime de mieux en mieux, mon grand frère, à mesure que, grâce à ton affectueuse influence, je deviens plus sérieuse, à mesure aussi que je vois la conduite de Dieu sur toi. Je le remercie tous les jours de t’avoir retiré des dangers que tu courais ici, pour te mener dans un port sûr.
Papa l’indiscret, qui vient lire par-dessus mon épaule ce que je t’écris, me charge de te souhaiter joyeuse fête et s’étonne que, cette année, contrairement à toutes tes vieilles habitudes, tu ne lui aies pas encore manifesté tes préférences, pour le cadeau qu’il te fait toujours à cette date. Demande ce que tu voudras : tu auras le double… Pas vrai, petit papa ?… Il me tire l’oreille : c’est une façon de dire oui.
Je prie pour toi et je t’embrasse une immensité de fois.
Ta sœur,
Jeanne.
— Quels vœux de fête, mon cher Paul, attends-tu de ta mère ? Selon les idées courantes, je devrais te souhaiter santé, talents, succès, chances d’un bel avenir : mais tout cela, Dieu te l’a donné. Il t’a donné mieux encore : la volonté de bien faire et l’intime joie de la bonne conscience. Il ne me reste à te souhaiter, mon enfant, qu’une profonde reconnaissance pour tout ce que tu as reçu et un ardent désir de le faire fructifier pour la gloire de ton divin Bienfaiteur, pour ton propre bonheur et pour la consolation de ceux qui t’aiment. Ces sentiments sont déjà dans ton cœur, grâce à la direction nouvelle que ta vie a prise, depuis bientôt un an : je demande tous les jours au bon Dieu de les y développer et de parfaire en toi son œuvre.
Je sais bien qu’en faisant cette prière, je fais de l’égoïsme, puisque ton bonheur sera le mien : mais c’est de l’égoïsme bien naturel et, je pense, permis, puisque la mère et l’enfant ne font qu’un.
Ton père et moi, mon cher Paul, nous sommes contents et même un peu fiers de toi. Je te dis cela en grande confidence, non pas pour t’enorgueillir — l’orgueil est la chose du monde la plus vilaine et la plus sotte — mais pour t’encourager à monter encore.
Quant à Jeanne, il est certain que ton changement si complet et ton affection si fraternellement sérieuse ont eu sur son caractère la plus heureuse influence. Elle ne veut pas faire moins que toi. Sur sa jolie miniature, la petite rose blanche n’a perdu que deux ou trois épines : mais j’ai compté mieux qu’elle et puis te dire, en toute vérité, qu’elle en a cassé bien davantage. Ce qui lui en reste, n’est presque plus rien : tu pourras le constater bientôt de tes yeux.
Dans un mois nous serons bien près de nous revoir — et alors pour longtemps. Quelle joie, sans aucun mélange cette fois !… Je me trompe, hélas ! Ton père, pourtant si bon, n’est pas encore tout à fait à l’unisson de nos âmes. C’est un dernier nuage dans notre beau ciel de famille : mais les nuages ne durent pas toujours et papa ne résistera plus bien longtemps, je crois, à la grâce qui le sollicite. Ses anciens préjugés contre la religion et les prêtres sont bien ébranlés. Continue à prier pour lui, mon enfant.
Ta mère qui t’aime et te bénit.
30 juin.
Ma chère Jeanne,
Ton écrin est un bijou, ta miniature un petit chef-d’œuvre, et toi, tu es la fine fleur des sœurs aimables.
Je te pardonne d’avoir chaperonné mes piquants : tu ne pouvais pas décemment présenter à Notre-Dame et à son divin Fils un bouquet de houx armé en guerre. Mais qui me dit qu’un beau jour ces malheureuses pointes ne vont pas se décoiffer et reparaître dans tout leur désagrément natif ? Je porte envie à la petite rose symbolique, si modestement blottie dans le coin du tableau : au moins les épines qu’elle a perdues (et je suis sûr que, pour t’humilier dans la circonstance, tu en as recollé quelques-unes qui n’avaient plus le droit d’y être) ne repousseront pas.
Vous faites bien, ma chère Jeanne et ma chère maman, de continuer à prier pour ma conversion. Tout ce que vous m’offrez pour ma fête m’est infiniment précieux : mais rien ne me prouve mieux votre véritable amour que vos prières. Pour elles surtout, merci de tout cœur.
Tu diras à papa qu’en ne lui demandant pas de cadeau, j’ai voulu me punir de mon égoïste empressement d’autrefois à réclamer une chose qui ne m’était pas due. Ce n’est pas que je sois sans désir : j’en ai un très vif, très sérieux, mais que je me réserve de lui exprimer, quand j’aurai conquis mon diplôme. Prie-le d’attendre jusque-là et remercie-le bien pour moi de sa bonté plus que paternelle.
Ce diplôme commence à miroiter de plus en plus près devant nos yeux. Nous travaillons comme des nègres, et le soleil se mettant aussi de la partie, ça chauffe dur. Dans cette manière de fournaise, on accueille avec bonheur toute occasion de se rafraîchir un peu le corps et l’esprit : les Pères nous en ont procuré une charmante, hier dimanche, savoir le dîner des Charges. Voici ce que c’est.
Il faut vous dire que, dans cette vaste et savante organisation du collège, à côté du personnel dirigeant, enseignant et servant, une part d’action est réservée aux élèves. On nous intéresse directement à la bonne marche et à l’honneur de notre classe, de notre division, de toute la maison, par les fonctions variées qu’on nous attribue et dont les titulaires sont généralement très fiers, vu le mérite qu’elles supposent. Car n’y arrive pas qui veut. Les intrigues ne sont pas de mise. Il faut de bonnes notes, l’estime générale et du savoir-faire pour être nommé : il les faut encore pour être maintenu. Et ainsi les charges, récompense du mérite, deviennent un stimulant perpétuel, en même temps qu’elles développent le sens pratique et l’esprit d’initiative.
En tête apparaît, comme l’aurore avant le jour, la gracieuse compagnie des enfants de chœur. Ils sont une cinquantaine, pris dans toutes les classes, depuis les petits naviculaires de dix ou onze ans jusqu’au philosophe barbu qui tient le claquoir de cérémoniaire, en passant par les acolytes, qui accompagnent le prêtre, et par les thuriféraires et les céroféraires, qui portent l’encensoir et la torche à couronne de brillants. Le Père qui les dirige s’entend parfois appeler l’Apôtre des Gentils, parce que le physique de son bataillon sacré, non moins que son ministère à l’autel, rappelle ou doit rappeler les neuf chœurs angéliques ; mais la preuve qu’il n’est pas indispensable d’avoir la figure d’un ange pour en exercer la fonction, c’est que je l’exerce — et je ne suis pas le plus laid de la troupe ! Nous sommes tous beaux avec nos soutanes rouges à longue traîne, nos blanches aubes en dentelle, nos larges ceintures à broderies d’or ou d’argent, et le public pieux qui assiste en foule à nos grands offices ne se lasse pas, dit-on, d’admirer nos figures, j’entends les dessins variés d’après lesquels se font nos graves évolutions. Papa les a vues, au salut de la première communion, et a déclaré que, grâce à la précision des mouvements et à la modestie de notre tenue, ces exercices contribuent singulièrement à la solennité des cérémonies, sans nuire au recueillement général. C’est que les enfants de chœur se sentent à la fois sous le regard de Dieu et de l’assistance.
Une autre partie importante du service de la chapelle revient à une seconde confrérie, qui s’appelle la tribune et comprend les chanteurs de toute voix, ténors et basses, alti et soprani. Ils s’appliquent de leur mieux, les jours solennels, à interpréter les messes en musique et les morceaux à grand effet des maîtres de l’art chrétien. Et c’est justice de dire que cet ensemble de voix jeunes et diversement fraîches, renforcées quelquefois par les tons plus mâles d’artistes étrangers, fait vibrer le cœur d’émotions délicieuses et pures, qui l’élèvent tout naturellement vers le trône où Dieu attend nos hommages.
Dans un ordre de choses moins sublime, les musiciens concourent à rehausser l’agrément de nos fêtes littéraires, dramatiques ou récréatives, et constituent, par ce double emploi, un corps éminemment utile au bien public. Ils ont à leur tête un directeur qui, avec son bâton d’ébène garni d’argent et l’incroyable jeu de son intelligente physionomie, m’a toujours paru l’un des types les plus expressifs de la puissance d’un homme sur ses semblables. Cela vous fait rire ? Venez donc le voir à la grande salle, un jour où il tient au bout de son bâton trente instrumentistes et une quarantaine de chanteurs. C’est un spectacle unique.
Il est là, debout sur son escabeau, d’où son regard domine l’ensemble et pénètre dans tous les coins. Devant lui, sur un pupitre, les partitions. Au début du morceau, le bâton va et vient avec la calme régularité d’un pendule ; la tête suit en dodelinant les oscillations, tandis que la main gauche étendue contient le flot qui voudrait monter. L’andantino se déroule à ravir et finit par se perdre en un point d’orgue, que le bras et le bâton du Père semblent vouloir pousser jusqu’au ciel. Tout à coup bras et bâton s’abattent comme la foudre et fauchent l’air à droite et à gauche, enlevant dans un élan grandiose le chœur et l’orchestre. Tant que dure cette furia, ses yeux lancent des éclairs, tous les muscles de son visage sont en mouvement, toutes les voix et tous les instruments ont passé dans ses nerfs. Et cependant il se possède admirablement. Malheur au distrait qui sort, une seconde seulement, de la mesure ou du ton : l’oreille du maître a saisi la faute, son œil courroucé a jeté une flamme, et si le coupable est à portée du bâton, le châtiment tombe — sans rompre la mesure. Un instant après, d’un chut en sourdine, il calme la tempête sonore ; bâton, tête et physionomie conduisent doucement la symphonie jusqu’au rinforzando final, où l’allure vive reprend, puis s’arrête net sur un coup sec du bâton, qui donne le signal des applaudissements. De ces derniers, une grosse part va au directeur : il le devine et salue en souriant. C’est d’ailleurs l’homme le plus joyeux du collège, toujours de bonne humeur, toujours chantant, toujours « caracolant ». Il est compositeur estimé, sans que son talent fasse le moindre tort à sa modestie. Dernièrement, dans une revue d’art, après un éloge enthousiaste d’une de ses messes en musique, un critique naïf s’écriait : « Et dire qu’un artiste de cette valeur est simple surveillant dans un collège de jésuites ! » Quand le père lut cette phrase, il dit en riant à ceux qui l’entouraient : « Oui, et encore sans traitement ! »
Il paraît qu’autrefois la tribune se complétait par une fanfare, dont les éclats sonores égayaient les fêtes de famille, procession des rois, réjouissances du carnaval, la Sainte-Cécile, les excursions. Mais le baccalauréat, cet ennemi juré des bonnes vieilles traditions, a emporté celle-là comme les autres. La fanfare prenait du temps et n’était d’aucune utilité pour la grande besogne, qui est de développer chez les jeunes gens l’esprit scientifique et positif. La jeunesse, aujourd’hui, doit apprendre à se délasser en changeant de travail : c’est cela seul qui fait des hommes intelligents. Pauvres nous !… Il ne reste, comme souvenir lointain de la fanfare, qu’une douzaine de tapins et de clairons, qui tapent et soufflent consciencieusement, dans les rares occasions où ils paraissent. Ils sont de la fête aujourd’hui et nous régaleront de leurs meilleurs airs.
A propos de musique, Jeanne, tu sauras que, toujours à cause du baccalauréat, j’ai provisoirement remisé mon stradivarius, non sans lui donner une larme poétique. Mais ne crains rien et continue à travailler ton piano : nous reprendrons en vacances les duos qui plaisaient tant jadis à papa et à maman. J’aime dix fois mieux ces petits concerts de famille que de courir les soirées : j’aurai été si longtemps privé de vous !
La suppression des fanfarons n’a heureusement pas entraîné celle des artistes dramatiques. Ils forment une branche secondaire de l’illustre compagnie des académiciens.
Après les enfants de chœur, il n’y a rien de plus respectable que Messieurs de l’Académie. Les uns et les autres sont triés sur le volet et doivent, pour leur entrée, apporter comme quartier de noblesse le diplôme de congréganiste. Les premiers sont la religion, les seconds la science : sur eux comme sur deux colonnes inébranlables repose tout l’édifice de notre éducation. Vous savez d’ailleurs que ce corps savant comprend l’élite intellectuelle des classes supérieures et qu’à certains grands jours elles donnent chacune, devant un auditoire select, un spécimen solennel de leurs travaux. Je les louerais davantage, si mon titre de vice-président de l’Académie de rhétorique ne m’obligeait à quelque réserve.
Voilà donc les trois grandes confréries, chargées des services d’ordre général et supérieur. Après viennent les services d’ordre spécial. Ne parlons pas des petits fonctionnaires de passage qui n’ont pas droit à la chaise curule, je veux dire à une place au banquet des charges. Prenons les gros bonnets.
D’abord, il convient de signaler le type de l’exactitude, l’horloge vivante, l’homme-cloche, le réglementaire. Il est le commencement et la fin de tout ; rien ne bouge sans lui ; quand il commande, tout obéit. Élèves et moineaux le connaissent également. Il sonne les huit : le jeu cesse. Il sonne les trois : les rangs se forment et les pierrots viennent se percher sur les murs des cours abandonnées. Il sonne le coup bref de la fin : le silence se fait, les divisions s’ébranlent pour se rendre où le devoir les appelle, et les pierrots s’emparent du terrain pour picorer les miettes du goûter. N’est-ce pas admirable ?
Chaque étude a ses deux édiles — nom emprunté aux dignitaires romains, chargés de la surveillance des édifices publics. Ils veillent, selon les instructions du P. Surveillant, à l’intégrité et à la bonne tenue du matériel, à l’aération, à l’éclairage, à la distribution réglementaire des articles de bureau, à la décoration des statues, crèches, mois de Marie. Ce sont des personnages considérables et enviés, surtout par les mauvais temps : car, ces jours-là, ils ont toujours quelque honnête prétexte pour passer la récréation au sec ou au chaud dans leur domaine, dont ils ont la clef.
A côté d’eux fonctionnent les bibliothécaires, les facteurs, les portiers, tous hommes de confiance dans leur département respectif. Afin pourtant que la routine n’ait pas le temps de mordre sur leur conscience, on les change tous les trois mois.
Chaque division, partout où elle se transporte en corps, au collège et en promenade, suit docilement ses chefs de rangs, hommes calmes et graves, qui toujours
Elle a, en outre, toute une tribu de questeurs, ainsi dénommés par analogie avec les magistrats romains de ce nom, à qui incombait la perception des deniers publics. Les grands questeurs tiennent boutique ouverte à certaines heures et nous vendent (pour rien, disent-ils) mille objets d’usage courant pour la classe, pour l’étude, pour les jeux, voire même un doigt de choco, une fois par jour. S’ils nous volent de moitié, ils ont pour excuse que tous les profits de la questure sont consacrés, sans y suffire, à nos divertissements. On les croit et on paye, en se donnant pour fiche de consolation de les appeler enfants d’Israël. Ils se vengent en frappant de cinq centimes d’amende tout objet égaré par négligence ou distraction, qu’ils ramassent : c’est le côté moralisateur de leur emploi.
D’autres questeurs font l’office de bras droit auprès du directeur de musique, des professeurs de dessin, des maîtres d’escrime ou de gymnastique. Moi, pour l’instant, ma réputation de joueur m’a fait nommer questeur des jeux, avec mon ami Jean pour collègue. Ce n’est pas une sinécure. Nos occupations sont aussi variées que les jeux eux-mêmes, qui changent sans cesse. Tout veut être préparé de loin, pour qu’un jeu nouveau, dès qu’il est annoncé, puisse être bien lancé du premier coup. Il faut que chaque joueur ait à point nommé son instrument en bon état, avec son nom ou son numéro et un solide crochet pour le retrouver le lendemain. Il faut des balles et des boules, des poteaux et des drapeaux, des lignes et des dessins de couleur sur le sol, que sais-je ? La récréation finie, il faut ranger, vérifier, réparer surtout et songer à la récréation suivante. Comme prix de ses sueurs, outre les petites avanies des inévitables mécontents, on récolte… le plaisir d’être quelque chose, parfois un compliment ou un merci, et, enfin, le dîner des charges.
Donc, au sortir d’un bain délicieux, on s’est rendu dans le grand réfectoire-hangar de notre villa. Sur l’estrade, la table d’honneur était présidée par le R. P. Recteur en personne ; il avait à ses côtés le P. Préfet, les Directeurs des diverses corporations et les Pères Surveillants. Dans le bas nous étions cent cinquante élèves. Du service je dirai seulement qu’il fut de première classe ; hors-d’œuvre, volaille, gâteau fourré, vin fin. Ne demandez pas si nous y fîmes honneur. Mais vous ne verrez certainement de votre vie une réunion d’une gaîté plus franche, plus cordiale et (pourquoi ne l’ajouterais-je pas ?) plus distinguée. Le R. P. Recteur, dans son petit toast, voulut bien nous dire que nous représentions tous les dévouements et tous les talents, le cœur et l’esprit du collège. Si modeste qu’on soit, ces amabilités-là vous font plaisir à entendre… pour les camarades.
On ne tarda pas, du reste, à lui prouver qu’il ne se trompait pas trop sur notre compte. L’un après l’autre, tous les corps de métier, par l’organe d’un ou de plusieurs artistes, vinrent chanter en vers gracieux leur mérite et leur reconnaissance. Les couplets se succédèrent durant une heure, saupoudrés tantôt de sucre et tantôt de sel. Coups d’encensoir délicats, gentils coups de patte, portraits anonymes transparents, boutades et fusées, toutes les formes de la bonne plaisanterie, rien n’y manqua : ce fut un second régal, plus fin que le premier.
Pour finir, la tribune résuma dans un chœur brillant les joies de ce jour et le précieux souvenir qu’il laisserait à tous les cœurs. Le toit ne s’écroula pas sous nos applaudissements, mais il en trembla, et notre enthousiasme eut besoin de toute la bienfaisante fraîcheur du soir pour rentrer peu à peu dans les bornes de la modération.
C’est la dernière fête de ce genre dont nous aurons joui. La fin de l’année approche : j’en suis triste. Pourquoi cette contradiction ? Vous le devinez. Je vous aime bien ; mais j’aime aussi mon collège. On dit qu’un malheur n’arrive jamais seul : pourquoi ne peut-on avoir aussi plusieurs bonheurs à la fois ?
Je vous embrasse tous avec tendresse.
Votre Paul.
2 juillet.
Mon cher Paul,
J’ai bien médité le bon avis par lequel tu me mets en garde contre l’emballement et l’exagération. Tu es un homme sage, et je veux me conformer exactement à ta fraternelle direction. Sois remercié et continue à me servir de garde-fou : j’en ai besoin. Mon âme s’épure peu à peu en s’élevant : mais la montée est rude et je sens parfois encore que le précipice n’est pas loin. Je me confesse et je communie.
Il se passe ici des histoires drôles que je vais te raconter. Je n’ai plus les mêmes raisons qu’autrefois de jeter le voile d’un charitable silence sur les méfaits de notre bahut : je n’en suis plus que pour la forme.
Avant-hier, la section des moyens, composée des classes de troisième et de seconde, allait en promenade, sous la conduite d’un maître d’études que sans doute elle n’aimait ou n’estimait pas. Arrivés à mi-côte de la Haute-Butte, que tu connais bien, on fit halte pour se délasser sur la bruyère.
Le maître, assis sur un tronc renversé, regardait tranquillement la ville qui s’étendait à ses pieds, quand tout à coup il se sent frappé dans le creux du dos. Il bondit, se retourne et, cette fois, reçoit sur toute sa devanture une mitraillade de mottes de gazon et de trognons de souche, qui partaient de derrière les buissons. Il veut haranguer ses assaillants invisibles ; mais à peine a-t-il ouvert la bouche qu’il entend une formidable clameur : A mort, le pion ! Et de partout il voit déboucher ses vingt-cinq ou trente garnements, avec des brassées de projectiles, qu’ils font pleuvoir sur lui en hurlant comme des sauvages.
Il préféra épargner un plus grand crime à ces jeunes égarés et, s’armant d’un beau désespoir, il descendit rapidement la côte, trop rapidement même, — car il dut se ramasser, lui et son chapeau, dans un perfide fossé qui coupe le bas de la pente un peu trop brusquement. Vainqueurs dès le premier choc, les féroces gamins dégringolèrent derrière le pauvre homme et lui firent une conduite de Grenoble, en continuant à le bombarder avec tout ce qui leur tombait sous la main, jusqu’à l’entrée de la ville. Là, satisfaits de leur vengeance et calmés par l’humiliation de leur tyran, ils se rangèrent d’eux-mêmes et revinrent au lycée comme une troupe innocente de paisibles agneaux.
Le proviseur, informé de l’aventure, entra dans une violente colère, non pas contre les mutins, mais contre le malheureux pion qui n’avait pas su faire respecter son autorité et qui mettait son supérieur dans le plus cruel des embarras. Car enfin, toute la ville allait le savoir ! Il faudrait punir et, pour pouvoir punir, faire une enquête qui grossirait encore le scandale ! « J’en référerai au ministre, monsieur ; mais je vous engage, de votre côté, à solliciter votre déplacement : vous vous êtes rendu impossible ici. »
Entre élèves, on connaît les meneurs de l’affaire : ce sont deux lurons de seconde, qui, paraît-il, en cas d’interrogatoire, ont leur réponse toute prête. Dernièrement, je ne sais plus à quel propos, leur professeur, qui passe pour avoir des opinions très avancées, leur a déclaré du haut de sa chaire que, dans toute l’histoire sacrée, il ne connaissait que trois personnages intéressants : Satan, Caïn et Judas, tous trois victimes d’une injuste fatalité et d’un despotisme aveugle. Les petits humanistes diront pour leur défense qu’ils se jugeaient victimés par leur despote et qu’ils ont voulu se rendre intéressants en le lapidant. On leur accordera les circonstances atténuantes : ils en seront quittes pour une admonestation paternelle, quelques-uns peut-être pour une privation de sortie. Quant au pion,
son compte est clair : il ira se faire oublier dans quelque trou, à l’autre bout de la France.
Au professeur on ne dira rien, parce qu’en histoire les opinions sont libres, — sans compter que l’histoire sacrée, c’est de la simple légende.
On m’a cité une autre déclaration, faite par le professeur de philosophie au cours de morale : « Ah ! mes amis, je ne vous conseille pas de vous livrer au libertinage : tout au contraire ; car il n’est pas moral. Mais il faut avouer qu’au point de vue esthétique le libertinage a des charmes. » Tu vois d’ici le beau sujet de conversation pour les élèves de ce monsieur et l’heureux prétexte que leur fournira, dès la prochaine sortie, le point de vue esthétique. Quelques-uns d’ailleurs, les premiers de classe, trouveront dès dimanche prochain une occasion toute naturelle pour leurs études pratiques sur la matière en question : ils sont invités par la municipalité à la représentation d’une pièce qu’on dit… légère. La forte tête du cours, j’allais dire le coq de ce fumier, qui pose pour n’admettre en fait de religion que l’existence d’un principe créateur, se vante tout haut d’avoir naguère, dans les murs même d’un autre lycée, ébauché un roman que son renvoi était venu interrompre malencontreusement.
Les romans, les journaux à feuilletons corsés, les journaux pour rire, toujours interdits, circulent plus que jamais, sous l’œil tolérant des maîtres. Il faut bien divertir un peu ceux qui savent et déniaiser les autres ! Le souci de l’âme n’existe pas : Qu’est-ce que c’est que ça, l’âme ? Où est-elle ? Qui l’a vue ? Invention des prêtres, comme la confession.
Dans la classe de Rhétorique, il y a un brave homme, professeur de langues et bon professeur, mais sans autorité, qu’on ne lapide pas : on lui fait pire. Voulant nous rendre la langue allemande plus agréable moyennant des leçons de choses, il avait apporté un tableau qui représentait divers objets en couleurs. Pendant qu’il le tenait devant lui et nous l’expliquait, des malins trouvèrent spirituel d’y lancer des flèches trempées dans l’encre. Il déclara qu’il n’en apporterait plus. Le lendemain, craignant d’avoir montré trop d’humeur et nous croyant peut-être repentants, il arriva en classe avec un autre tableau : le bombardement reprit de plus belle et le bonhomme dut plier bagage en gémissant.
Cela, c’est stupide, à tout point de vue : ce qui s’est passé ce matin, est dégoûtant. En entrant au lycée, deux externes virent devant la porte du concierge une petite assiette avec un reste de haricots pour le chat : ils eurent l’abominable idée de la prendre avec eux, et au bon moment, ils en versèrent le contenu dans le chapeau du même professeur, qui ne s’aperçut de la farce qu’après s’être coiffé. On dit que les deux coupables vont être renvoyés : ils ne l’auront pas volé !
Toutes ces misères, je pouvais en rire autrefois, avec plus ou moins de conscience du mal que je faisais : aujourd’hui que le bandeau est tombé de mes yeux, elles m’affligent et m’humilient pour mes pauvres camarades.
Prions pour eux, mon ami. Prie pour moi.
Ton frère,
Louis.
P.-S. — Je serais curieux de savoir ce que les Jésuites feraient dans des cas pareils à ceux que je viens de te raconter. Renseigne-toi.
5 juillet.
Mon cher Louis,
Je me suis renseigné, suivant ton désir, et voici ce qu’on m’a raconté comme un fait absolument historique.
Il y a quelques années, le P. Surveillant d’une division de grands élèves à l’école de *** en soupçonna un d’avoir introduit dans la maison un livre dangereux : il observa de près le suspect et finit par saisir dans son pupitre un de ces imprimés que le règlement interdit sous peine formelle d’exclusion. La faute était flagrante : le coupable fut rendu à sa famille.
Mais il laissait à l’école des amis que son renvoi irrita : ils se le témoignèrent mutuellement, les têtes s’échauffèrent peu à peu et une petite révolte s’organisa. A l’étude, on piqua une muette, c’est-à-dire qu’on ne répondit pas à la prière dite par le Surveillant. Quand il entrait ou sortait, un murmure sourd grondait à travers la salle et les pieds frottaient contre le plancher. En récréation, sur son passage, des groupes scandaient à mi-voix les trois syllabes de son nom sur l’air des Lampions.
Le Recteur de l’école fut averti : il ordonna au P. Surveillant de lui désigner trois des plus coupables. Ils furent immédiatement renvoyés chez eux. Les restants tinrent bon et continuèrent leurs petites manifestations : trois autres partirent, puis encore trois, et ainsi de suite durant plusieurs jours. La folie gagna presque toute la division. Les journaux s’en émurent et le ministère de l’Instruction publique, alors bienveillant, offrit main-forte au P. Recteur : celui-ci le remercia de ses bonnes intentions, mais se borna à poursuivre le système des éliminations par petits paquets.
Cependant le P. Surveillant, désolé de toutes ces exécutions qu’il se reprochait d’avoir provoquées, conjura son Supérieur de le sacrifier au bien commun : « Le bien commun, mon cher Père, répondit le Supérieur, c’est le respect de l’autorité : dussé-je vider la maison, vous resterez à votre poste. »
Il en partit plus de trente et le calme se fit. Sur les instances des parents et moyennant amende honorable, la moitié des exclus, les moins coupables, obtinrent plus tard de rentrer à l’école. La leçon fut comprise.
On m’a cité d’autres faits analogues, moins graves, mais prouvant tous que chez les Jésuites l’autorité ne capitule pas devant la révolte. Leurs élèves le savent. Le fait cité remonte à une époque où la population de cette école, fondée depuis peu, était encore assez mêlée et ne provenait pas exclusivement de collèges ecclésiastiques. Ici, on vient de renvoyer pour la même faute, introduction clandestine d’un livre, un élève et ses deux complices : personne n’a bougé.
Quant à l’émeute et aux saletés que tu me décris, elles semblent chez nous en dehors du possible. Une classe ou même une division pourront bien, dans un moment d’oubli ou de surexcitation, abuser de la faiblesse d’un maître ou de leur propre supériorité numérique pour se payer, aux dépens de l’ordre, un peu de bon temps, voire même un petit chahut ! mais il y a certaines convenances que les plus mauvais élèves n’outrepasseront jamais, parce qu’ils gardent toujours un fonds de respect pour l’autorité, même quand elle ne sait pas se faire suffisamment respecter par elle-même.
Les causes ? J’en vois deux que je t’ai déjà précédemment signalées : elles m’ont frappé dès les premiers jours après mon arrivée dans ce collège.
C’est, tout d’abord, le caractère essentiellement paternel de l’autorité. Ce caractère n’exclut point la fermeté, ni même parfois la sévérité : mais, comme le soleil voilé trahit sa présence derrière le nuage que ses rayons pénètrent et blanchissent, ainsi, derrière le châtiment nécessaire, on sent toujours la bonté, qui n’a en vue que le bien du coupable et, par suite, ne laisse point de place à une rancune sérieuse ou à des projets de vengeance. D’ailleurs, les punitions, en général, ne se voient ici qu’à l’état d’exception. Il en faut chez les petits, pour leur inspirer cette salutaire crainte du maître qui est le commencement de la sagesse, comme nous le chantons chaque dimanche aux vêpres. Mais à mesure qu’on monte vers les hauteurs où siègent la noblesse de cœur et la raison pure (j’entends la Rhéto et la Philo), la crainte disparaît ou, du moins, change de nature. Elle devient filiale. Chez les grands, il n’est plus question de punir : la punition la plus sensible, c’est le mécontentement du maître ou un reproche public.
Au début de cette année, nous avions un condisciple assez intelligent, pas méchant, mais qui, par suite d’une longue habitude de nonchaloir, était toujours en faute et traînait lamentablement à la queue. Le Père ne le punissait jamais : en revanche, il ne perdait pas une occasion de l’humilier devant nous et l’appelait notre déshonneur. La pointe finit par entrer. Un beau jour, en sortant de classe, le malheureux dit au professeur en pleurant : « Mon Père, donnez-moi toutes les punitions que vous voudrez ; mais ne me méprisez pas comme ça ! — Allons, dit le Père : je vois avec plaisir que le bois n’est pas encore tout à fait sec. Je ne vous mépriserai plus ; mais donnez-moi un peu plus souvent occasion de vous estimer. » De ce jour, l’élève devint bon.
Un autre de nos camarades, pas plus méchant que celui-ci, mais très jeune et très étourdi, écoutait peu et remuait beaucoup. Une première, puis une seconde fois, sans se fâcher, le Père le rappela à l’ordre ; la troisième fois, il lui infligea cinq minutes d’arrêts. Le bonhomme, peu habitué par ses autres maîtres à recevoir des paquets si minces, se mit à rire et se frotta les mains sous la table, en se disant que, pour si peu, il n’y avait point à se gêner. Le professeur feignit de n’avoir rien vu ; mais, un instant après, comme l’étourdi avait encore le nez au vent, il l’apostropha : « Un tel, je vous croyais plus intelligent que cela. — Pourquoi ? — Vous n’avez pas compris tout à l’heure que les cinq minutes d’arrêts étaient un avertissement paternel ? Puisqu’elles n’ont pas suffi, vous en ferez trois heures, et ne m’obligez plus à m’interrompre pour vous punir. » Depuis, une ou deux fois encore, il eut à fulminer l’avertissement : il le faisait, sans mot dire, en montrant ses cinq doigts, et c’était assez. Le jeune homme s’est rangé comme tous les autres.
Dans un des cours inférieurs où la classe est coupée d’une petite récréation au grand air, voici le truc ingénieux que le professeur emploie pour tenir en respect quelques petits écervelés. Il écrit au tableau, bien en vue de tous, le mot RÉCRÉATION. Un gamin s’oublie-t-il, le Père l’envoie effacer, selon la gravité de la faute, une ou plusieurs lettres : on devine les angoisses et les efforts de sagesse que provoque chaque nouvelle suppression. Quelquefois, par commisération pour les innocents, il leur accorde, en récompense d’une bonne note, la faveur de rétablir une lettre ; mais si, à l’heure réglementaire, le tableau est vide, on ne va pas en récréation. Le professeur n’a pas besoin de tirer la morale : les enfants le font. Les coupables ne sont pas fiers et les autres se chargent, après la classe, de leur inculquer la contrition avec le ferme propos de s’amender.
L’autre cause, bien plus profonde et plus générale, qui s’oppose chez les Jésuites aux manifestations de mauvais esprit contre les maîtres et contre la règle, c’est le sentiment chrétien, qui voit dans le maître le représentant de Dieu et dans la règle la volonté de Dieu. Du moment qu’on croit en Dieu et qu’on reconnaît en lui, selon la pure doctrine chrétienne, le principe de toute autorité terrestre, l’obéissance devient d’une simplicité extraordinaire :
« Dieu veut que j’obéisse à mes parents ; or, mes parents délèguent leur autorité à mes maîtres : donc je dois obéissance à mes maîtres. » Ce raisonnement est à la portée d’un marmot de huitième, comme il garde toute sa force pour le plus grave des philosophes, qu’il soit élève des Jésuites ou de l’Université.
Dans les collèges ecclésiastiques, l’habit même des maîtres rappelle sans cesse aux élèves ce caractère surnaturel de leur autorité : c’est, je crois, un avantage appréciable sur le frac et la jaquette, qui ne confèrent pas le même prestige.
Mais les Jésuites ont encore une supériorité : c’est l’exemple de leur obéissance religieuse. L’autre soir, quinze ou vingt Pères prenaient leur récréation dans le jardin contigu à notre cour. Par une porte restée ouverte, nous les regardions se promener et deviser très joyeusement, quand un coup de cloche annonça la fin de l’exercice. A l’instant, toutes les bouches se turent et chacun de son côté reprit modestement le chemin de la maison. Mon voisin, qui les suivait curieusement des yeux, s’écria : « C’est épatant : plus un qui dise un mot ! — Tiens ! reprit un autre ; s’ils ne le faisaient pas, ils n’auraient pas le droit de nous le demander. » La conclusion était excessive ; mais tu vois le fond du raisonnement.
Un élève, ancien potache comme moi, qui a encore quelquefois des retours du vieil homme, me racontait que, mécontent d’un acte de sévérité de son professeur, il avait comploté avec deux autres une protestation publique. Il devait, aussitôt après la prière du commencement, prendre son paquet de livre des deux mains et le jeter bruyamment sur le plancher ; les deux complices en feraient autant, et cela serait d’un effet… oh ! mais d’un effet ! Ce que ça vexerait le petit Père !
— « Eh bien, ton effet a-t-il réussi ?
— Hé ! non. Au moment de soulever mes livres, je l’ai regardé qui finissait sa prière, et quand je l’ai vu faire son grand signe de croix, gravement et modestement comme toujours, j’ai senti que j’allais commettre une stupidité ; je me suis tranquillement assis comme tout le monde et, après la classe, j’ai été lui faire ma confession.
— A la bonne heure ! Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
— Il s’est mis à rire, m’a donné une poignée de main et m’a dit :
« Mauvaise tête et bon cœur ! Allez, je vous pardonne. »
— Et maintenant ?
— Maintenant, si l’un de mes voisins voulait recommencer le coup du paquet de livres, je l’étranglerais net. »
Je te cite là deux faits de minime importance. Si tu voulais te rendre compte plus à fond de l’impression irrésistible que produit le spectacle des vertus religieuses de nos maîtres, il faudrait les suivre durant une de leurs journées. On y arrive à peu près, sans même pénétrer dans le sanctuaire de la communauté, en rapprochant les détails qui paraissent au dehors et qui font deviner le reste.
A quatre heures du matin, la porte de mon dortoir (je couche tout près) s’ouvre doucement ; un Frère armé d’une lanterne sourde approche à pas de loup, pour ne pas nous réveiller, de l’alcôve où dort le P. Surveillant et lui glisse à travers le rideau un Benedicamus Domino. Le Père répond, quelquefois avec un demi-soupir bien naturel : Deo gratias. Il se lève, s’habille, se débarbouille, à petit bruit, se met à genoux devant son lit et prie pour les jeunes paresseux qui continuent à ronfler autour de lui. Une heure après, il sonne notre réveil et son labeur commence.
Homme intelligent, il passera des heures et des heures à regarder des plumes trotter sur le papier et des bouches énormes bâiller sur des livres, à réprimer du regard ou du geste un manquement au bon ordre, à donner des permissions de sortir. Homme sérieux, il s’occupera de mille bagatelles de lingerie, d’infirmerie, de cuisine, fera jouer les enfants et jouera avec eux comme s’il y trouvait énormément de plaisir, les accompagnera en promenade, aux bains, n’importe où, et finalement, le soir, les ramènera au dortoir, où il attendra qu’ils soient tous enfournés dans leur dodo pour en faire autant, non sans avoir dit encore ses diverses prières, ayant peut-être dîné sur le pouce et oublié de souper, fatigué, moulu, mais content d’avoir derrière lui une journée bien remplie et devant lui (ce n’est pas sûr pourtant) une nuit tranquille, qui lui permettra de reprendre au matin son collier de dévouement.
Le professeur, de son côté, s’est levé à la même heure, peut-être plus tôt, parce que, la veille, une occupation imprévue l’aura empêché de corriger ses douze dernières copies. Après son heure d’oraison, il va dire sa messe, que nous avons l’honneur de servir à tour de rôle. Il y met sa demi-heure, comme le veut la règle, et l’on voit, à toute sa manière, que c’est pour lui le pain de la journée. Quand je sors de là, je sens que moi-même j’emporte, avec sa bénédiction, un morceau de sa provision.
Dans la matinée, deux heures et demie de classe : je t’ai dit ce qu’il y dépense de soins et d’efforts. Par manière de repos, entre onze heures et midi, il appelle ses élèves, un à un, pour causer avec eux de tout ce qui les intéresse et compléter son enseignement par quelques bons conseils personnels.
Voilà, je pense, un homme qui a bien gagné son dîner ! Je ne saurais te dire si ce dîner ressemble à ceux de Lucullus ou de Sardanapale ; car je n’ai pas mes entrées libres à la cuisine et jamais je n’ai entendu un jésuite parler de ce qu’il avait ou n’avait pas mangé. Leur ordinaire ne semble pas les préoccuper beaucoup ; quant à l’extraordinaire, s’ils en ont un, je douterais volontiers qu’il mérite suffisamment ce nom.
Après un peu de récréation en commun, on remonte en chaire pour un temps plus ou moins long, qui va jusqu’à deux heures ou deux heures et demie dans les cours inférieurs. Dans les cours supérieurs, ce sont les Pères Surveillants qui enseignent les matières accessoires, pour rompre la monotonie énervante de leurs fonctions habituelles. Quant aux professeurs de littérature ou de philosophie, on ne les voit guère promener les loisirs qu’ils peuvent avoir : ils les emploient, dans le secret de leur cellule, à la préparation de leur cours et à la patiente correction de nos devoirs. Cette seconde besogne surtout, de l’aveu du nôtre, est parfois rude. Je le crois sans peine, en constatant le soin qu’il met à annoter pratiquement nos chefs-d’œuvre d’apprentis et l’exactitude parfaite avec laquelle il nous en rend compte, aux premiers de la classe jusqu’au dernier, sans y manquer un seul jour. Mais aussi, quel merveilleux stimulant pour tous !
Cela, c’est le quotidien. Mais que de tâches supplémentaires viennent s’y greffer dans le courant de l’année ! Compositions, examens, concertations, sabbatines, académies, séances récréatives, pièces et fêtes à la grande salle, que sais-je encore ?
Mais de plus, en dehors de ces travaux scolaires, les Pères n’oublient pas qu’ils sont prêtres et qu’ils appartiennent à un ordre apostolique. Leur zèle des âmes fait encore trouver aux plus occupés, à certains jours, le temps d’aller exercer le ministère sacré en ville ou à la campagne, de s’employer activement aux œuvres de charité, d’écrire pour les simples et pour les savants.
Au collège même, bon nombre d’entre eux prêchent, confessent, dirigent les consciences. Chaque division a ses trois confesseurs attitrés, auxquels chaque élève est libre d’aller porter, quand il veut, ses ennuis, ses misères et ses difficultés, et tu peux croire qu’à certains jours, étant donné le besoin naturel d’expansion que crée la vie renfermée de pensionnaire, cet emploi de Père spirituel n’est pas une sinécure. Je connais tel directeur qui, en dehors de ses occupations journalières, passe régulièrement deux heures à son bureau de consolation.
Que dire encore ? Leur famille, c’est nous ; leur avenir, c’est nous ; le but de toute leur vie, vie de dévouement et d’abnégation, c’est nous.
Tout cet ensemble place l’autorité de nos maîtres religieux à une hauteur où des laïcs, même chrétiens, ne sauraient prétendre et qui écrase à plat tes maîtres sans Dieu ni foi. Et comment veux-tu qu’on fasse des émeutes contre de pareils hommes ? Elles sont un non-sens.
Ce qu’il fallait démontrer.
Ton ami,
Paul.
10 juillet.
Mon cher Louis,
Nous venons de célébrer les fêtes du P. Recteur. Si tu me demandes le nom de son patron, je te dirai qu’il n’est même pas encore canonisé ; mais peu importe ! Ce n’est pas le patron qu’on fête, c’est le Supérieur, à l’époque la plus commode et pendant trois jours, dont un dimanche. Fête joyeuse et très variée, d’où se dégage d’une façon intense l’esprit de famille que les Pères s’appliquent si constamment à développer chez leurs élèves.
C’est du moins ce qui m’a le plus vivement frappé en observant les anciens. Une soixantaine avaient, selon la tradition, préludé aux réjouissances par une retraite de trois jours à notre campagne, voulant profiter de l’occasion pour se retremper, sous la direction d’un de leurs anciens maîtres, dans le courage et l’amour du devoir chrétien.
Le samedi soir, ils vinrent en grand nombre applaudir une des plus belles tragédies du P. Longhaye, Jean de La Valette. Les grands rôles étaient tenus par quelques jeunes anciens, les autres par des élèves. Cette collaboration, d’un effet très heureux pour le naturel de la représentation, entrait aussi dans le caractère général des fêtes : c’étaient les petits frères et les grands frères qui réunissaient leurs talents pour mieux fêter le Père commun.
Dès le matin du dimanche, malgré la sainteté du jour, le collège s’agitait comme une fourmilière. Des oriflammes aux mille couleurs battaient joyeusement au vent à toutes les fenêtres intérieures, tandis qu’au sommet du pavillon central, le long du paratonnerre, les larges plis du drapeau national ondoyaient majestueusement et apprenaient à toute la ville que l’école des Jésuites était en liesse.
A dix heures, une messe rassemblait dans une même pensée de foi les anciens et leurs cadets. Après l’Évangile, le P. Recteur adressa aux aînés quelques mots de bienvenue ; puis, au milieu d’un silence ému, il proclama les noms des défunts de l’année. Ils étaient douze, une longue série d’enfants, de jeunes gens, de pères de famille, plusieurs arrachés subitement à une vie pleine d’espérances, un seul notoirement dans des circonstances inquiétantes pour son avenir éternel : « Il faut se tenir prêt : qui d’entre les assistants était sûr de ne pas inscrire son nom sur la prochaine liste ? » Chacun fait ses réflexions intimes ; on prie pour ceux qui nous ont précédés dans l’au-delà et ensuite pour la grande famille des survivants. Aux prières se mêle le chant des vieux cantiques familiers. C’est un plaisir d’entendre, aussitôt que la tribune a lancé le premier vers, les mâles voix des anciens reprendre la suite, avec un entrain qui stimule les plus jeunes et produit de la sorte un concert d’une harmonieuse variété, symbole de l’union des âmes.
Au sortir de la chapelle, c’est la grande scène des reconnaissances : « Tiens, c’est toi ? — Tiens, un tel ! D’où sors-tu ? Je te croyais au Tonkin. — J’en reviens. Et toi, que fais-tu ? — Je plante des choux, le seul métier indépendant, et je tâche de bien élever mes quatre gamins. »
« Ohé, mon capitaine ! Comment vas-tu ? — Pas mal. J’attends la croix pour le 14 juillet. — Toujours veinard, comme au temps où tu nous flibustais les trois décorations ! Il ne restait jamais rien pour les autres. — Parce que certains autres n’en voulaient pas. — C’est une insinuation ? — Pas mal fondée. — Il est vrai que j’ai été un fichu paresseux : je m’en repens, un peu tard. Mais mon fils travaille : s’il bronchait… » Un geste énergique achève la phrase.
« Mon Révérend Père, enchanté de vous retrouver jeune et joyeux comme il y a quinze ans. — Vous, êtes-vous triste ? — Dieu merci, je n’ai pas de quoi : une femme charmante, une belle-mère comme on n’en voit plus, des bébés gentils à croquer et la conscience d’être à peu près un honnête chrétien. — Toujours conseiller général ? — Oui, et dans les bonnes eaux. — Bravo, mon ami ! Je vous reconnais. »
Et ainsi de suite. Ils sont là cent cinquante à deux cents, venus de près et de loin, civils et militaires, imberbes et barbus, de tout âge et de toute mine, qui s’interpellent, s’embrassent, se taquinent, se disent des choses sérieuses et plaisantes, se rappellent les vieux souvenirs, sont redevenus collégiens. Il y en a qui veulent montrer à leurs fils, déjà élèves, la place qu’ils occupaient autrefois en classe ou à l’étude. Tel tient à savoir qui a hérité de son numéro et surtout à dire bonjour au vieux F. linger-modèle, qui lui restaura jadis sa première culotte. Un autre grimpe aux combles pour faire une visite émue à certain local peu meublé, avec un œil-de-bœuf garni de solides barreaux, où jadis, à la suite d’une escapade plus corsée, il trouva dans la solitude son chemin de Damas. Tel autre, ancien réglementaire, sollicite avec instance la faveur de sonner aujourd’hui la cloche du dîner. D’autres, nous voyant jouer au ballon, viennent nous apprendre comment on fait des « chandelles » de quinze à vingt mètres de haut. Des groupes se forment autour des Pères connus, où l’on demande des nouvelles des absents et l’on se raconte mille historiettes du temps passé. Nous les entendons répéter souvent la même conclusion : « Ah ! c’était le bon temps ! » Et, ma foi, ils le disent d’un ton si convaincu qu’on est tenté de les croire sur parole.
Mais voilà les clairons et les tambours qui viennent se ranger sur deux lignes, à l’entrée de la salle du banquet. On nous case à nos tables respectives : quand c’est fait, tambours et clairons résonnent et nous applaudissons le R. P. Recteur, qui entre, escorté des gros bonnets de la table d’honneur et suivi de la foule des anciens, qui prennent place par ordre de promotions, les plus vieux au haut bout, les plus jeunes plus près de nous. Alors la cloche sonne ; le P. Ministre, grand organisateur du banquet, dit le Benedicite, auquel répondent comme un seul homme plusieurs centaines de voix ; après quoi, le P. Recteur prononce le solennel Deo gratias et les langues vont leur train. Non pas les langues seules, mais aussi les fourchettes : le P. Ministre a bien fait les choses.
Et le diapason monte, monte. D’un bout à l’autre de l’immense salle, c’est bientôt le plus joyeux et le plus assourdissant des brouhahas, qu’on aurait pu comparer à l’antique confusion de Babel, si tous ces gens qui parlent à la fois (pardon du calembour !) ne s’entendaient parfaitement.
Un coup de sonnette : silence de mort. Le président des anciens se lève, et, dans un chaleureux discours, nous donne la preuve vivante que l’orateur véritable est un grand cœur servi par une belle parole. Les témoignages de reconnaissance et les promesses de fidélité qu’il adresse en notre nom au premier de nos Pères, réveillent sans peine dans nos poitrines un écho qui éclate en applaudissements. Ils redoublent, quand le P. Recteur, à son tour, nous remercie de notre piété filiale, fait l’éloge de nos aînés et nous invite à leur ressembler un jour. Nous affirmons notre solidarité avec eux en vidant à leur santé une coupe de champagne authentique.
Un poète vient chanter en strophes énergiques l’éternel et toujours impuissant combat de Satan contre Dieu et célèbre d’avance la victoire de l’étendard du Sacré-Cœur, qui sera le nôtre.
Puis, c’est la note joyeuse. Un Père et deux anciens, artistes émérites, nous disent d’une façon charmante des couplets gracieux ou désopilants. Pour finir, la tribune du collège exécute avec entrain et brio un chœur de fête, dont la salle tout entière accompagne le gai refrain. Après quoi, les enfants vont prendre l’air en cour, laissant ces messieurs continuer en liberté leurs joyeux propos, entre le café et la cigarette — deux légumes réservés !
Dans l’intervalle, les gradins de l’amphithéâtre improvisé qui domine notre plus belle cour se sont garnis de spectateurs et de spectatrices. Nous allons prendre nos couleurs, bérets et rubans, avec nos diverses armes de guerre — et nous voilà à notre poste. Le P. Recteur et les invités viennent s’installer aux places réservées et la grrrande fête de jeux commence.
La suite à ce soir.
Paul.
10 juillet bis.
Mon cher Louis,
Voici la suite de ma précédente et la relation promise d’une fête de jeux complète.
A peine la fanfare a-t-elle attaqué sa Marche villageoise qu’on voit s’avancer gravement une ligne de huit aliborons avec leurs cavaliers, précédée de Brocoli, notre Brocoli, qui paraissait fier comme le coursier blanc de l’archange saint Michel et nous faisait au passage les yeux doux, avec des petits sourires de connaissance. Il sentait d’instinct sa supériorité et regardait de haut, lui élève de première division d’un grand collège, ses rustiques confrères, simples bêtes de louage. Il salua fort bien le P. Recteur d’un léger coup de tête qu’on lui avait appris ; les autres firent comme ils purent.
A la course de vitesse, Brocoli, bien nourri, bien stylé, gagna de plusieurs longueurs. Dans la course à la haie, il nous humilia d’abord ; car, parti bon train, il s’arrêta net devant l’obstacle et ses concurrents suivirent tous ce déplorable exemple. On les ramena : même résultat, malgré les coups de bâton qui tombaient sur leur dos comme la grêle sur un toit de zinc. La troisième fois, neuf d’entre nous courant à quelques pas devant eux, exécutèrent le saut pour les enhardir : Brocoli passa le premier, deux autres l’imitèrent, les six derniers refusèrent.
La haie enlevée, il y avait un fossé à sauter. Les élèves firent encore l’office d’entraîneurs. Brocoli, après une seconde d’hésitation, sauta convenablement ; les villageois prouvèrent de nouveau qu’ils n’étaient que de vulgaires baudets, en descendant bêtement un versant du fossé et en remontant non moins bêtement l’autre. Brouillés avec l’idéal !… Le jeune vainqueur reçut en récompense un collier de fleurs orné d’une sonnette argentine, qu’on lui mit au cou, et un morceau de sucre, qu’il croqua sans se faire prier. Pendant qu’on le reconduisait, grands et petits crièrent : « Vive Brocoli ! » Je crois qu’il en fut flatté.
Après les bêtes, les gymnastes de première division, dans une série d’exercices à la barre fixe, au trapèze, au tremplin, sur la planche d’escrime, déployèrent une vigueur et une souplesse qui émerveillèrent toute l’assistance. Il y avait même un Anglais, vrai ou faux, qui ne put s’empêcher de nous rendre justice en nous adressant un énergique « hourra ! » J’ai gagné le prix du saut en longueur, mais l’ai payé d’une écorchure notable au genou… de mon pantalon : la blessure n’est pas trop humiliante. A l’escrime, j’ai décroché un fleuret d’honneur : quand tu voudras, nous pousserons une botte.
Les gosses, en bras de chemise, culotte courte et béret sur l’oreille, vinrent ensuite, munis de baguettes, exécuter des mouvements d’ensemble fort gentils, avec une précision où se reconnaissait la main de leur vieux surveillant barbu, à la voix sonore de commandement. Soudain, au signal convenu, ils ramassent leurs petits boucliers armoriés et leurs gibecières pleines de balles molles, se rangent en deux bataillons devant leur drapeau respectif et se mitraillent avec entrain, au son d’une marche guerrière. Les projectiles se croisent dans l’air et rebondissent sur la tôle retentissante. Peu de coups portent, tant ils sont habiles à couvrir la seule partie légalement vulnérable de leur être, qui va de la ceinture au menton ! De temps à autre, cependant, on voit un mort s’asseoir les bras pendants sur ses talons, devant son bouclier devenu inutile.
Mais voilà qu’on entend dans l’un des camps un coup de sifflet, auquel répond dans l’autre un cri d’alarme : « Au drapeau ! » L’ennemi se consulte des yeux, se serre les coudes, puis fonce en avant : « Sus au drapeau ! » Cependant les autres se sont groupés autour de la loque sublime et la défendent avec désespoir. Les assaillants l’attaquent avec rage. Trois des plus téméraires tombent, au moment même où ils étendent la main pour saisir la hampe ; trois fois l’ennemi recule. Mais, un instant seulement, les munitions manquent aux défenseurs : les assaillants en profitent et le drapeau est enlevé aux cris répétés de : « Victoire aux bleus ! » Et les bleus, réunissant les deux étendards, viennent, leurs boucliers au poing, défiler fièrement devant le P. Recteur, qui les salue, tandis que, par derrière, les rouges, tête baissée, boucliers renversés, la mort dans l’âme, font cortège à leurs vainqueurs d’un jour, mais hélas ! d’un jour qui comptera.
La division des externes prend alors possession du terrain. Elle s’est acquis une renommée au polo, qui consiste à faire passer, avec des bâtons recourbés, une grosse boule de caoutchouc entre deux poteaux dans le camp adverse. On ne se figure pas, à moins de l’avoir vu de ses yeux, l’acharnement avec lequel cette malheureuse boule est disputée, arrachée, lancée, relancée, amenée quelquefois par un coup heureux à un pas de la ligne fatale, puis, par un autre coup d’adresse, renvoyée à l’extrémité opposée. Cela peut durer longtemps, sans se ralentir jamais. La sueur trace des sillons rouges dans la poussière qui noircit les figures ; des mollets nus bleuissent sous des coups qui ne leur étaient pas destinés : la pomme de discorde roule toujours d’un camp à l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, par un manque de vigilance que la vedette coupable payera cher, elle trouve un passage, entre, — et la place est prise. C’est ce qui arriva, après vingt minutes de péripéties palpitantes.
Un jeu analogue fut exécuté ensuite par la seconde division, montée sur ses échasses. Il s’agissait d’attaquer une citadelle, composée de quatre tours et d’un donjon central, que représentaient de grandes quilles. Un camp essayait de les renverser successivement, en poussant dessus une boule que les échasses de l’autre camp devaient empêcher de passer. Ici encore, la lutte fut vive et assez longue.
Pour s’en reposer, les échassiers nous régalèrent de manœuvres savantes, où ils témoignèrent d’une merveilleuse solidité sur leurs jambes de bois : elles semblaient chevillées à leurs jambes naturelles. Tu me demandes s’il y eut des charges de cavalerie ? — Certainement. — A quatre pattes ? — Non, c’est bien plus simple. Pour les exercices de cheval, l’échasse droite devient lance ou carabine, l’échasse gauche fait seule office de monture et prend à volonté le pas, le trot ou le galop. Si le spectacle n’est pas toujours gracieux, il est au moins drôle.
Tout cela fut agréablement coupé par quelques intermèdes plaisants : une chasse au canard avec des planchettes de cinquante centimètres pour semelles ; une course de vitesse avec des bouts de chandelle allumés ; la traditionnelle course au sac ; la brouette à la grenouille, et d’autres, qui amusèrent les petits et les grands enfants.
Le dernier acte de la partie comique était réservé aux chars à deux roues de la première division, qui firent leur entrée en longue file indienne. Ces véhicules sont une réminiscence lointaine des chariots de guerre homériques : dans le brancard, deux hommes-chevaux ; debout sur la plate-forme, les rênes d’une main, son arme de l’autre, le guerrier solidement campé sur ses deux jarrets, mais suivant avec souplesse et prévoyance toutes les arabesques que peut tracer son attelage. Il s’agissait de fracasser d’un coup de bâton, en passant dessous au grand trot, une marmite pleine d’eau. Le danger est pour le suivant, qui arrive généralement à point pour recevoir la douche, à la grande joie des spectateurs — et même à la sienne, car il fait chaud !
Toutes les marmites vidées, on organise une course frénétique à la bague ; tu sais ce que c’est. Puis, enfin, grand carrousel de nos douze chars, commandé par ton serviteur. Ce fut, sans me vanter, un pur chef-d’œuvre. La modestie me défend de t’en donner les preuves par le menu. Tu sauras seulement qu’il comprenait douze figures : le salut de front, les passes, les cercles, le huit, la croix, l’étoile, le moulin, etc., et, pour finir, une charge à fond de train, s’arrêtant net, comme un boulet de canon dans le sable humide, à deux pas des spectateurs. La peur qu’ils ont eue fait qu’ils nous applaudissent à tout rompre.
Restait le bouquet. Tout au bout de l’arène se dressait une forteresse à deux étages : le premier formé par une terrasse qui dépassait le mur d’enceinte, le second par une haute tour crénelée qui dominait le tout. La place était défendue par des diables noirs, aux dents et aux yeux blancs, qui se démenaient, comme leurs frères d’enfer dans un bénitier, et poussaient des cris de gens qu’on assassine. Nos soldats commencèrent par enfoncer les portes à coups de hache et, poussant un seul cri de : Vive la France ! ils entrèrent, firent une décharge générale, puis se ruèrent en avant à la baïonnette. Les moricauds épouvantés se cantonnèrent sur la terrasse et soutinrent là une lutte prolongée. Pendant ce temps, sans être aperçus d’eux, une douzaine de petits chasseurs se glissent derrière la tour, et faisant la courte échelle, escaladent les créneaux et, soudain, se mettent à canarder d’en haut les assiégés. Se voyant pris entre deux feux, les malheureux jettent leurs armes et demandent grâce. Pendant qu’on leur met les menottes, les douze chasseurs forment sur la tour une pyramide humaine ; le plus agile d’entre eux grimpe jusqu’au sommet et là, debout sur les épaules de ses camarades, au grand effroi des dames, il brandit le drapeau vainqueur, que toutes les bouches saluent d’une acclamation enthousiaste.
Une dernière fois, les quatre divisions s’alignent par rangs de quatre sur un côté du champ de manœuvres, les petits en avant avec leurs boucliers, les moyens avec leurs bâtons et leurs échasses, les grands avec leurs fleurets et leurs chars. Tout ce monde défile au pas devant le P. Recteur, qui salue chaque corps d’armée, au milieu des accents d’une musique triomphale. Mais la joyeuse surprise des spectateurs se traduisit par une tempête de bravos, quand on vit un groupe de respectables anciens, emportés par l’ancienne fougue de jeunesse, se hisser sur des échasses ou des chars, emboîter le pas derrière leurs cadets, peut-être leurs fils ou leurs neveux, et défiler avec eux devant l’assemblée, dans un bon ordre relatif, trébuchant parfois et semant la route de quelque béret mal affermi sur leur front chauve.
C’était risible, assurément : dis-moi, mon ami, pourquoi j’ai senti une larme me picoter le coin de l’œil, et pourquoi j’ai crié de toutes les forces de mon âme et de mes poumons : « Vivent les anciens ! » Ils nous répondirent : « Vivent les jeunes ! » Et les deux cris se croisèrent quelque temps, dominés tout à coup par un autre, spontané, unanime, qui résumait toute cette fête : « Vivent les Pères ! »
Je suis sûr que plus d’un ancien dut éprouver un serrement de cœur en disant adieu à ce vieux collège, où il s’était retrouvé si jeune et si bien chez lui, pour rentrer dans le tourbillon des affaires et des soucis quotidiens. Moi, je comprends mieux, maintenant, que les Jésuites soient aimés de leurs élèves, longtemps et toujours.
Dieu ! que nous sommes loin de notre ancien lycée !
Demain, grande excursion pour les jeunes seuls. Lever très matinal, au son du clairon et du tambour ; deux heures en chemin de fer ; messe au pèlerinage de Saint-E…; déjeuner sur l’herbette, dans les ruines du château de M…; promenade sous bois, par classes, avec le professeur (chance !) ; goûter sur les bords de la R…; souper au collège, dodo, rêves dorés et, au réveil, chute lamentable dans la préparation prochaine du baccalauréat. Sic transit gloria mundi.
Adieu, mon frère. Si je t’ai ennuyé, pardonne-moi ; je ne l’ai pas fait exprès.
Ton Paul.
15 juillet.
Mon cher Paul,
Cette fois, la mesure est comble. Écoute, sans préambule, pourquoi, en ce moment, le personnel du lycée est dans la consternation et toute notre bonne ville de Z… dans l’indignation.
Je t’avais dit, l’autre jour, les raisons du dégoût que m’inspiraient mes condisciples de philosophie. Depuis ils ont marché. Un premier scandale, à propos d’une expérience de physique en chambre obscure, avait été étouffé ; mais les abords de la classe continuaient à sentir mauvais. Hier, tout à coup, le bruit se répandit qu’un formidable pot aux roses venait d’être découvert au lycée.
Depuis plusieurs semaines, chaque nuit, quand tout l’établissement dormait, un misérable pion prenait avec lui deux ou trois philosophes, leur ouvrait une petite porte dont il avait la clef, allait avec eux s’amuser en ville, et les ramenait au bout de quelques heures par le même chemin. Le lendemain soir, un autre pion renouvelait ce bel exploit nocturne avec une seconde bande. Puis le premier reprenait la suite, et tous les élèves qui le voulaient, y passaient : après quoi on recommençait le tour. Quelques rhétoriciens plus avancés obtinrent la même faveur.
On s’était juré le secret. Comment fut-il trahi ? Je n’en sais rien. L’affaire cause un énorme tapage. On annonce que le ministre en personne viendra ouvrir une enquête rigoureuse pour établir les responsabilités. Style administratif ; comédie administrative. On sait d’avance comment ça finira : les pions seront déférés au Conseil académique, qui les proclamera coupables d’avoir manqué au devoir professionnel et indignes d’appartenir désormais à l’Université ; les jeunes rôdeurs de nuit que leurs familles n’auront pas encore retirés seront sévèrement admonestés, mais se consoleront avec le joli mot de leur professeur sur les charmes du libertinage au point de vue esthétique.
Pour ce qui me regarde, ma mère a déclaré à mon tuteur qu’elle exigeait mon retrait immédiat de cette porcherie et que je n’y remettrais jamais les pieds. Le pauvre homme est navré de ce qui arrive. Ton père triomphe et va t’écrire.
Je reste avec ma mère et prendrai des répétitions jusqu’aux examens, qui ne sont plus éloignés. L’an prochain, mon frère, j’ai l’espoir que tu ne rentreras pas seul dans ton collège. A quelque chose malheur sera bon !
Ton dévoué,
Louis.
17 juillet.
Mon cher fils,
Pour l’ordinaire, j’abandonne volontiers à ta mère et à ta sœur le soin de te donner de mes nouvelles : ce sont deux fidèles secrétaires. Mais aujourd’hui je revendique mes droits de père de famille pour t’envoyer un mot de profonde satisfaction. Cela va te surprendre, car tu me connais par nature assez peu coutumier des compliments. Mais aussi ceux que je t’apporte ne vont à toi qu’en seconde ligne : ils s’adressent d’abord à d’autres.
Louis t’a appris les faits ignominieux qui viennent de jeter le déshonneur sur notre lycée, sur l’éducation qu’on y donne et malheureusement aussi sur plusieurs familles, jusque alors sans tache. Ce sont des choses profondément regrettables et je les déplore ; car, malgré tout, j’aimais encore l’Université : elle m’a élevé. Même quand une mère n’a pas été ce qu’elle devait être, on ne l’oublie pas. Dans mon jeune temps, d’ailleurs, il ne se passait rien de semblable. On avait encore le respect de soi et de la morale. On nous faisait encore le catéchisme, et il y avait des prêtres, non pas seulement pour confesser ceux qui en sentaient le besoin, mais dans le professorat et même dans l’administration.
En te plaçant au lycée où j’avais fait mes propres études, je ne soupçonnais pas les dangers que tu y courais et j’accusais d’exagération les inquiétudes perpétuelles de ta mère. Si je t’en ai retiré, c’est encore, surtout, parce que tu n’y travaillais pas suffisamment et que tu prenais des façons désagréables : le côté moral m’échappait.
Je me suis trompé et j’ai été trompé[5].
[5] Sans vouloir rendre toute l’Université responsable des faits cités, qui sont rigoureusement historiques, l’auteur croit devoir les appuyer de quelques témoignages plus généraux.
M. Sigwalt, membre du Conseil supérieur, a fait devant la commission Ribot cette déclaration : « La grande masse de nos élèves sont des enfants moralement abandonnés, et je n’exagère rien en affirmant que, quoi qu’on dise, nos élèves ne sont pas moralisés par l’instruction que nous leur donnons. » (Enquête, tome II, p. 148).
M. Rocafort : « Les pions d’autrefois, qu’on appelle maintenant répétiteurs, sont le plus souvent des jeunes gens inaptes à transmettre une éducation qu’ils n’ont pas eux-mêmes. » (II, 650.)
Un de ces répétiteurs, président de l’Association des maîtres répétiteurs, a dit le 1er novembre 1896, dans un banquet présidé par un député : « Le désir le plus vif des répétiteurs serait d’obtenir toutes les semaines un congé de vingt-quatre heures consécutives, de pouvoir de temps en temps vivre de la vie de tout le monde… » Nous supprimons le reste par respect pour nos plus jeunes lecteurs. (L’État éducateur, Auxerre.)
M. d’Haussonville répond à M. Lavisse : « Ni à Louis-le-Grand dont je suivais les cours, ni à Sainte-Barbe où j’ai été interne, personne ne s’occupait peu ou prou de notre éducation et de notre âme. » Et citant un mot de Mirabeau sur les grandes villes : « L’agglomération des hommes engendre la pourriture comme celle des pommes », il continue : « Sainte-Barbe était une agglomération de pommes. Bien peu échappaient à cette pourriture précoce… Il en était et il en sera, je crois, toujours ainsi, là où la surveillance qui doit s’exercer de jour et de nuit, de nuit surtout, sera confiée, non point à des hommes obéissant à une pensée de dévouement moral et religieux, mais à des jeunes gens en mal d’arriver ou à des déclassés en peine de trouver un gagne-pain. Partout où il y aura des pions, les enfants seront des pommes. » (Questions actuelles, 17 janvier 1903.)
« Si j’avais un fils, disait un vieux professeur universitaire, j’aimerais mieux le plonger dans une fosse d’aisance que de le mettre pensionnaire dans un lycée. » (Univers du 15 décembre 1903.)
Mais je me rappelle — en français — certain passage poétique que tu dois connaître en latin, où le vieux Lucrèce dit qu’il est doux d’assister de la terre ferme à la détresse des nautonniers surpris par la tempête. C’est ton cas, mon ami. Tu es sorti juste à temps de cette malheureuse galère, où peut-être ta vertu et l’honneur de ta famille auraient sombré, en compagnie de tes anciens camarades. C’est de ce bonheur que je te félicite, comme je m’en félicite pour moi-même.
Est-ce tout ? Non. Car si tu n’avais fait que changer de maison sans changer de façons, le profit eût été maigre et ma joie aussi. Ma joie maintenant, mon Paul, — je veux te le dire une fois sans détour, — c’est de voir que tu n’as plus rien de commun avec ces précoces gredins et que, devant leurs parents humiliés, tu me donnes le droit de marcher encore la tête haute. De cela je remercie tes maîtres et je te remercie.
Si tu en trouves l’occasion, dis-le-leur de ma part, en attendant que je puisse le faire moi-même de vive voix.
Et toi, mon fils, reste digne d’eux jusqu’au bout et obéis-leur, en tout, comme tu m’obéirais à moi-même… ou au bon Dieu.
Ton père qui t’embrasse.
J’attends ton oncle Barnabé, pour voir comment il déraisonnera encore sur le cas des deux pions. S’il s’avise de prendre leur défense, il peut être assuré que je lui mettrai le nez dans la mélasse. Tant pis pour eux et pour lui !
22 juillet
Mon cher Louis,
Je ne veux pas perdre le temps à faire des commentaires sur ce que tu m’apprends. C’est profondément triste et odieux. Détournons le regard, élevons nos cœurs et remercions Dieu de nous avoir préservés de l’abîme où sont tombés nos pauvres camarades.
On m’écrit de chez moi le résultat de l’enquête ministérielle. Les pions, blâmés et cassés aux gages, ne passeront pourtant pas en cour d’assises, parce que cela causerait trop de tapage. Sur le tas des élèves compromis on en congédiera trois, probablement de malheureux boursiers, moins coupables que d’autres : mais ces autres, il faut les ménager, parce que leurs papas sont influents et ont menacé de faire un esclandre. Mère Université veut bien couvrir leurs peccadilles du manteau de son indulgence, qui est long et large. Les jeunes générations qui montent s’en souviendront, le jour où le professeur de philosophie leur parlera encore des charmes du libertinage au point de vue esthétique.
Mais tout en déplorant le mal qui vient d’arriver, nous avons, je pense, le droit de nous réjouir de l’heureux changement qui en résultera pour toi. Quel plaisir de nous retrouver, l’an prochain, sous le même toit et de mettre en commun nos travaux, nos joies, nos idées et nos amis !
A ce propos, mon cher Louis, je ne puis m’empêcher de songer que la Providence a préparé les choses d’une façon particulièrement attentive pour nous, en permettant que ta conversion s’accomplît ici même et avant cet éclat scandaleux : sans ces deux circonstances, ton admission aurait probablement souffert quelque difficulté. N’aurait-on pas eu peur d’introduire un loup dans la bergerie ? Maintenant, je pourrai certifier aux supérieurs que tu es le plus inoffensif des agneaux. J’espère qu’ils accepteront mon témoignage et ma caution — et je suis sûr que jamais ta conduite ne m’infligera un démenti. Je compte sur toi comme sur moi-même, ou davantage.
Quelqu’un que je plains sincèrement dans cette affaire, c’est le brave abbé X…, l’aumônier. Ma mère, qui l’a vu, m’écrit qu’il en couve une maladie. Le proviseur lui a fait le reproche de n’avoir rien empêché. Je trouve que ce proviseur a du toupet. Il devrait se souvenir qu’il a toujours été le premier à voir dans l’aumônier la bête noire de son établissement et qu’il a entravé de toute manière, sous prétexte de liberté de conscience, l’action du prêtre sur les élèves. Est-ce que l’abbé X… nous connaissait ? Est-ce que nous le connaissions ? Les reproches du proviseur lui retombent à lui-même sur le nez : car, tout injustes qu’ils sont, ils prouvent que le malheureux sait où serait le remède.
J’ai entendu raconter ici que M. Duruy, étant grand-maître de l’Université de France, avait eu un jour la curiosité de voir l’École des Pères de la rue des Postes. Le P. Recteur se fit un plaisir de le mener partout. A mesure que le Ministre examinait les diverses parties de la maison, études et classes, laboratoire de chimie et cabinet de physique, dortoirs et réfectoires, etc., il comparait avec l’Université en disant : « Nous avons mieux… Nous n’avons pas si bien. »
En sortant, on parla de la moralité. Le Ministre demanda au R. Père s’il n’avait pas à s’en plaindre.
« Dans certains cas exceptionnels et isolés, répondit le P. Recteur, oui ; dans l’ensemble, non.
— Comment faites-vous, mon Révérend Père ? Car enfin ces jeunes gens de dix-sept à vingt ans, et vous en avez beaucoup…
— Quatre cents.
— … ils ne sont pas bâtis autrement que les nôtres : ils ont les mêmes passions, contre lesquelles toute leur bonne volonté peut quelquefois échouer.
— Sans doute, Excellence, mais nous avons un moyen.
— Puis-je savoir lequel ?
— Chacun de ces jeunes gens se choisit, parmi les prêtres le plus expérimentés de la maison, un directeur de conscience, à qui, dans les heures mauvaises, il est toujours libre de demander conseil et réconfort, qui le relève et le soutient en toute occasion. C’est ce que nous appelons le Père spirituel.
— Je comprends… Mais là, nous ne pouvons pas lutter avec vous. »
Et l’on ajoute que le ministre partit soucieux. L’Excellence qui est venue à Z… a dû en faire autant, si elle attache quelque prix à la moralité des lycées. Mais du souci au remède, il y a loin, si loin que l’Université ne franchira jamais l’intervalle — aussi longtemps du moins qu’elle se condamnera à ne pas être chrétienne.
J’ai sur ce point comme sur les autres mon plan de réforme : car je ne renonce pas encore à convertir un jour la marâtre qui a commencé mon éducation. Veux-tu que je t’en fasse confidence ? Voici. Tu vas juger si je suis hardi et radical.
Ne pouvant établir dans chaque lycée (ce serait pourtant le plus sûr et le plus court) un groupe de Jésuites, j’y appellerai au moins deux prêtres séculiers, recommandables sous tout rapport, que je chargerai de la direction active et suivie des consciences, avec toute facilité d’exercer leur ministère. Pour compenser leur petit nombre et les aider dans leur laborieuse besogne, j’introduirai la Congrégation !!!
Oui, cette redoutable Congrégation, sur laquelle tant de gens naïfs, depuis le temps de la Restauration, déraisonnent encore à plaisir, absolument comme un aveugle sur les couleurs. Pour t’épargner le malheur de les imiter, je te dirai demain ce que c’est qu’une Congrégation de collège.
Bonsoir, Louis.
Ton dévoué Paul.
23 juillet.
Mon cher ami,
Figure-toi, le soir, dans un long corridor sombre, des gens cachés sous des manteaux noirs, masqués, se glissant à pas de loup, sans mot dire, sans souffle, jusqu’à une porte basse bardée de fer. A travers un petit grillage, ils murmurent quelques syllabes : la poterne s’entre-bâille et ils descendent un escalier en spirale, frappent trois coups symétriques à une seconde porte ferrée et pénètrent enfin dans un souterrain voûté, aux murs absolument nus, sans ouverture vers le dehors, à peine éclairé, où d’autres conspirateurs les attendent déjà, muets comme la mort. Se connaissent-ils ? On ne sait. Que veulent-ils ? Tu vas voir.
Quand tous sont arrivés et comptés, l’un d’eux, un jésuite, s’avance vers une grande table ronde placée au milieu du caveau, et y plante tout droit un poignard… Bigre ! Ça ne te donne pas froid dans le dos ?… C’est une façon de déclarer la séance ouverte. Tous prennent place, et alors, d’une voix sépulcrale, le président invite chacun d’eux à dire ce qu’il a fait pour la bonne cause. La bonne cause, tu le devines bien, c’est le règne de la Compagnie de Loyola, que ces malheureux ont juré, sur le salut de leur âme, de défendre jusqu’à la mort, ad majorem Dei gloriam.
Y es-tu ?
Eh bien, mon ami, tout cela se passe… dans les romans et peut-être dans certaines sociétés secrètes, mais pas au collège. Notre Congrégation n’est pas une société secrète : elle se recrute, se réunit et fonctionne au grand jour, sans avoir rien de sinistre ni dans son but ni dans ses moyens.
Son but général et final est de faire de nous de parfaits chrétiens, en nous encourageant dès le collège à la pratique généreuse de tous nos devoirs et spécialement à la lutte sans merci contre le mal qui est en nous et hors de nous.
Quels moyens emploie-t-elle à cet effet ? Avant tout, naturellement, la piété, non la piété de surface, de bonne femme ou de sainte-nitouche, mais cette piété solide qui va de pair avec l’effort vers le bien. A cette piété elle propose un modèle et un appui pris dans le Ciel : pour les grands, c’est Notre-Dame. En voici les raisons. Reine, elle dispose en notre faveur de la puissance suprême de son Fils ; Vierge, elle est l’idéal réalisé de cette pureté si nécessaire et parfois si difficile, quand on est jeune et tenté ; Mère, elle est la bonté, la miséricorde, l’amour, dont notre cœur a besoin à tous les instants de notre vie.
L’engagement a lieu en public, devant l’autel, par un acte solennel de consécration. Il se réduit à une sorte de contrat chevaleresque, par lequel je me donne librement pour vassal à la Reine des Cieux, qui, en loyale suzeraine, voudra bien, à titre d’échange, me garantir aide et protection dans la grande affaire de mon salut. C’est tout le mystère.
Cependant, il y a un semblant de prétexte à la défiance des ennemis de la Congrégation. Si le chevalier de Notre-Dame restait isolé, il risquerait de succomber dans certaines rencontres et de ne pas trouver l’emploi convenable de sa vaillance. Les chevaliers errants ne sont plus de notre époque et les Jésuites n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour savoir que la grande force, le grand levier qui élève les âmes, dans le petit monde du collège comme dans le monde extérieur, c’est l’association. Voilà le point irritant.
Mais si mon but personnel est essentiellement bon, pourquoi cesserait-il de l’être, si je le poursuis avec d’autres et si je m’entends avec eux, en toute honnêteté, pour l’atteindre plus sûrement et plus complètement ?
Il y a plus de trois siècles qu’un religieux du Collège Romain associa ses élèves pour travailler ensemble, sous l’invocation de Notre-Dame, à leur progrès dans la vertu et la science. Les Papes ne tardèrent pas à encourager les pieuses réunions du même genre et elles se répandirent dans tout l’univers, enrôlant sous l’étendard de la Vierge Immaculée l’élite des chrétiens de tout âge et de tout rang, depuis les enfants des écoles et les simples travailleurs jusqu’aux princes de l’Église et aux têtes couronnées. L’une des premières fut établie dans la capitale de la France, au collège de Clermont, devenu plus tard lycée Louis-le-Grand : elle compta parmi ses membres saint François de Sales et le grand Condé.
Nous autres, chétifs, sommes loin de ces illustres personnages ; mais c’est quelque chose de pouvoir se dire qu’on leur succède. Si l’on n’y gagne pas le droit de s’estimer davantage, on estime du moins davantage la Congrégation.
En somme, nous faisons ce qu’ils faisaient : les règles n’ont pas changé. Pour être admis à l’honneur de la consécration solennelle, il faut avoir, durant plusieurs mois, donné des preuves sérieuses de piété, de travail, de bon esprit, de caractère. Alors on passe devant le Conseil, formé des principaux dignitaires, sous la présidence du P. Directeur. Ils décident à la pluralité des voix si l’épreuve a été, ou non, satisfaisante et suffisante. C’est un moment redoutable : car les condisciples se connaissent bien entre eux et se jugent sévèrement. L’indulgence descend plutôt du Père. Je le sais de bonne source, car…
— « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ? »
— Eh bien, oui, ils m’ont mis du Conseil. C’est ce qui me permet de te parler en connaissance de cause.
Dans ces conditions de recrutement, tu comprendras que la Congrégation renferme l’élite morale de la Division. Mais elle n’est pas un simple reliquaire pour y conserver sous verre ou dans la cire les petits saints : elle doit être aussi un instrument d’éducation générale. A n’être bon que pour soi seul, on risque de ressembler à l’escargot dans sa maison solitaire ou au rat dévot dans son fromage.
Accueillir les nouveaux à la rentrée comme j’ai été accueilli, consoler un camarade en deuil, prendre part à la joie d’un autre, relever un courage abattu, défendre un faible contre un abus de force ou contre ses propres défaillances, placer un conseil opportun, gronder quelquefois, quelquefois arrêter un petit désordre, rappeler les convenances à qui les oublie, entraîner au jeu, favoriser en toute circonstance la gaîté, le bon esprit, la vie de famille au collège : voilà quelques-uns des devoirs d’un bon Congréganiste.
Il est évident que tous ne s’en acquitteront pas avec la même énergie et le même succès ; mais les gens de cœur ne fussent-ils qu’une poignée, ils auront vite fait de prendre la tête de la Division. La fermeté de caractère et la décision de volonté s’imposent toujours, tôt ou tard. Ces braves, on les écoutera, d’ailleurs, d’autant plus volontiers qu’ils comptent généralement parmi les dignitaires et sont les élus de leurs camarades : car les hautes charges de la Congrégation sont conférées par le suffrage universel, honnêtement pratiqué, et les Supérieurs ne se réservent qu’un droit honorifique d’approbation.
Tu vois, sans peine, mon ami, qu’il y a dans cette institution une véritable puissance pour le bien et une digue solide contre les mauvais courants. Si le lycée avait eu sa Congrégation, le scandale récent ne se serait pas produit, les sales propos ne formeraient pas le jeu ordinaire des élèves et peut-être se serait-il trouvé parmi eux quelqu’un pour clore le bec à l’inventeur du libertinage esthétique.
Cet apostolat en famille apporte aux Congréganistes un avantage personnel infiniment précieux pour leur avenir. Il développe à la fois l’esprit d’initiative, le savoir-faire, l’art de se gouverner soi-même en agissant sur les autres ; il devient ainsi pour eux le meilleur apprentissage de l’influence qu’ils seront appelés un jour à exercer sur un terrain plus vaste.
Si j’avais plus de temps à moi, je te dirais comment cet apprentissage se complète par l’apostolat extérieur de la charité, par les relations directes avec le pauvre peuple et aussi par un commencement de participation aux œuvres sociales chrétiennes.
Ne t’étonne pas, mon cher, si tu me trouves si ferré sur cette intéressante question : je n’ai guère fait que de te répéter ce qui nous a été dit si éloquemment par le R. P. Recteur, ce matin même, à notre fête des adieux, dont je veux encore te donner une idée.
Avant de se quitter, les uns pour aller en vacances, les autres pour ne plus revenir, les Congréganistes se réunissent une dernière fois dans leur chère chapelle, témoin de leurs premières promesses à Marie, de tant de ferventes prières, de résolutions généreuses, de cérémonies touchantes qu’ils n’oublieront pas. On chante encore ensemble les louanges de Notre-Dame, on prie, on communie les uns pour les autres, avec une ardeur que double la pensée de la séparation prochaine. A la fin, les partants viennent s’agenouiller au pied de l’autel. L’un d’eux tient, debout, la bannière de Marie ; un autre, au nom de tous, déclare leur volonté de défendre toujours, autant qu’il sera en leur pouvoir, la gloire de Dieu, son divin Cœur, sa Mère et son Église. Puis le Préfet en charge, suivi de ses deux assistants, vient donner acte de leur engagement à ceux qui s’en vont, promet au nom des restants fidélité au commun drapeau et propose de sceller l’union perpétuelle des cœurs par l’union dans la prière. Les deux déclarations, munies de toutes les signatures, sont déposées aux pieds de Marie et conservées ensuite dans les archives de la Congrégation.
Une fois maîtres de leur liberté et lancés dans l’universel tourbillon, tous ceux qui ont promis auront-ils le courage de tenir toujours ? Dieu le sait. Du moins semble-t-il que le souvenir de ce pacte solennel ne pourra manquer, à certains moments, de peser sur le cœur des coupables et finira peut-être, avant qu’il soit trop tard, par y éveiller le remords qui les sauvera. Quant à moi, avec la grâce de Dieu et la protection de l’Immaculée, je désire et j’espère ne passer jamais dans le camp des lâches.
Cette fête, si touchante dans sa pieuse simplicité, m’a pourtant laissé une grande tristesse. Jean revient ici, l’an prochain : je m’en réjouis pour nous deux, toi et moi ; nous formerons avec lui un triumvirat modèle, tu verras. Mais j’avais d’autres amis, qui étaient aussi les siens et qui ne reviendront plus. Nous étions cinq, nous tenant comme les doigts de la main, nous aimant comme si nous n’avions eu qu’une seule âme. Notre lien commun, c’était un même désir d’être bons, purs, généreux pour Dieu et pour nos frères. Sous l’inspiration de notre P. Directeur, nous avions formé entre nous une alliance confidentielle… Oh ! elle n’avait rien de subversif ni de politique !… Ses statuts nous obligeaient à nous avertir mutuellement de nos défauts, à tâcher doucement et discrètement de ramener au devoir certains condisciples empêtrés dans la paresse ou l’indiscipline, à en encourager d’autres qui étaient déjà revenus, à faire respecter toujours et partout, sans fracas et sans forfanterie, trois choses : l’autorité, la charité et la pureté.
Mon bon, tu mesureras quelque jour la distance qui sépare une amitié fondée sur ces bases et d’autres amitiés de collège que tu as connues, que j’ai connues. Tu éprouveras quels sentiments profonds, délicieux et fortifiants elle met dans le cœur, sans le troubler jamais. On voudrait que cela durât toujours. Quand j’ai vu les trois philosophes se relever après leur déclaration de partants, j’ai senti que mon cœur se déchirait et (ne le dis à personne) j’ai pleuré amèrement.
Tu vois, mon cher, que, sans parler des autres raisons, ton entrée au collège est indispensable pour me consoler, si tu m’aimes, et pour reconstituer l’alliance qui va se dissoudre. Arrange-toi en conséquence.
Et pardonne-moi ce bavardage. C’est probablement le dernier avant mes examens : je m’attends à les passer dans huit jours. Bonne chance pour les tiens !
Ton dévoué
Paul.
2 août.
Mon cher Papa,
Le télégraphe vous a déjà appris la grande nouvelle : dame Faculté des Lettres m’a été clémente et m’a proclamé bachelier de Rhétorique avec la mention honorable bien. J’ai failli décrocher la mention supérieure : c’est par ma faute que je l’ai perdue, mais je n’en ai aucun repentir. Voici le fait.
Quand je finissais de répondre aux interrogations sur la littérature, mon examinateur, le même qui avait corrigé mes compositions écrites, voulut bien me dire :
« Vos études littéraires, monsieur, semblent avoir été bonnes : où les avez-vous faites ?
— Au lycée de Z***.
— Ah ! Bien.
— Et en dernier lieu, au collège des jésuites de H***.
— Vous dites ?
— En dernier lieu, au collège des jésuites de H***, où je viens de faire ma Rhétorique. »
Il fronça les sourcils, me toisa, articula un Ah ! très bref, puis ajouta d’un ton pincé :
« Je vous remercie, monsieur. »
Mon affaire était claire : à l’addition des points, il m’en a manqué deux pour avoir droit au très bien. Si j’avais encore été de la boutique, on m’aurait fait l’aumône de ces deux pauvres points ; mais j’ai payé le crime d’avoir déserté et l’honneur d’appartenir à un enseignement rival. Je l’ai un peu regretté pour les Pères, à qui je dois tout : ils avaient mérité un succès plus complet. Quant à moi, il me suffit de savoir qu’ils sont contents de mes efforts : aucune mention ne vaut leur estime, appuyée sur le témoignage que me rend ma conscience d’avoir fait mon devoir.
Et vous, mon cher papa, quand l’examinateur m’a adressé sa demande indiscrète[6], est-ce que vous auriez voulu que votre fils reniât ses nouveaux maîtres ? Je sais bien que non, car je n’ai pas oublié votre dernière lettre. Donc, foin de cette mention très honorable, qui m’aurait déshonoré à vos yeux et aux miens ! Je n’en avais pas besoin, je pense, pour vous convaincre, vous et ma mère, que je n’ai pas perdu mon temps au collège.
[6] En ce temps-là, le livret scolaire n’existait pas et l’Université tenait encore à paraître ignorer la provenance des candidats, pour écarter d’elle plus sûrement tout soupçon de partialité. J’ajouterai que le fait cité, sans être général, n’est cependant pas isolé.
Aussi, mon bien cher papa, je viens en toute confiance et simplicité vous demander maintenant, comme je vous en avais prévenu, la récompense que vous m’avez offerte pour la Saint-Paul. Cependant, si je parle de récompense, n’allez pas croire à un retour offensif de mon égoïsme d’antan. Quoique je ne sois pas devenu insensible, tant s’en faut, à ces petites choses qui flattent le moi et les goûts naturels, j’ai appris chez les Pères à chercher les vraies satisfactions plus haut, dans le devoir accompli pour lui-même et pour Dieu.
D’autre part, j’ai appris également à estimer selon sa valeur, c’est-à-dire au-dessus de tout le reste, la joie d’une âme qui est en paix avec son Créateur.
Cette joie, mon cher papa, je sais que vous ne l’avez point. Vous êtes seul maintenant, dans notre cher petit foyer, si uni par ailleurs, à ne pas l’avoir. J’en souffre plus que je ne saurais vous dire ; nous en souffrons tous, ma bonne douce et sainte mère, votre petite Jeanne… Vous en souffrez vous-même. Oh ! ne dites pas non : quand on a le cœur aussi profondément bon que vous l’avez, on ne fait pas souffrir les êtres qu’on aime le plus au monde sans souffrir soi-même.
Je suis dans la vérité, n’est-ce pas ? Eh bien, mon cher et bon père, si vous pensez que je mérite une récompense des efforts que j’ai essayés, depuis près d’un an, pour vous faire honneur et plaisir, je n’en veux pas d’autre que votre retour à Dieu et à la pratique de vos devoirs religieux.
Les raisons, je ne vous les déduirai pas : ce n’est pas à moi de vous prêcher, et je suis persuadé qu’au fond de vous-même vous les connaissez fort bien. Je me contenterai de prier, comme je le fais depuis longtemps, pour que Dieu éclaire davantage votre intelligence si lucide et fortifie votre volonté si droite, et j’attends la réponse de votre cœur, en vous embrassant mille fois.
Votre Paul.
4 août.
Mon fils,
Je te félicite d’avoir obtenu la mention bien et de n’avoir obtenu que celle-là : si tu avais eu la faiblesse de renier tes maîtres, je t’aurais renié toi-même. Mais tu n’étais pas capable d’une pareille vilenie !
Je suis très content du prix que tu attaches à leur estime et des sentiments de reconnaissance que tu as pour eux : ils les méritent de toute manière, et j’écris aujourd’hui même pour les remercier de tout ce qu’ils ont fait pour la culture de ton intelligence et de ton caractère.
Oui, ta mère et moi nous savons que tu n’as pas perdu ton temps au collège : nous l’avons constaté de nos yeux et par tes lettres. Sois bien rassuré là-dessus : tu as droit à toute notre satisfaction, et, pour ma part, je ne souhaite pas mieux que de te la témoigner d’une façon qui te soit agréable.
La demande très sérieuse que tu m’adresses ne m’a ni fâché ni surpris, venant de toi. Je reconnais tes bonnes intentions, mon cher Paul : elles m’ont touché. Tu sais d’ailleurs que je ne suis pas hostile à la religion : je vais à la messe, les jours de fêtes concordataires. Pour te faire plaisir, j’y conduirai ta mère et ta sœur dimanche prochain, peut-être même les dimanches suivants.
Mais ne m’en demande pas davantage pour l’instant : la poire n’est pas mûre. Et pour te prouver en même temps ma bonne volonté et ma confiance, je te dirai encore ceci, à toi seul : « Je sais que ma situation n’est pas régulière, et j’espère bien ne pas mourir avant de l’avoir régularisée : mais cette opération, je veux la faire librement et loyalement, quand je me sentirai dans les dispositions convenables pour qu’elle ne soit pas un acte de simple complaisance ou, ce qui serait pire, d’hypocrisie. »
Je respecterai ton refus de tout autre cadeau pour ta fête ; mais je tiens à étrenner ton premier diplôme et, me rappelant certains désirs exprimés jadis en conversation, j’ai pensé te donner une triple joie en te chargeant de conduire à Lourdes ta mère et ta sœur. Elles iraient te couronner mardi et partiraient avec toi, le soir même de la distribution des prix. Vous prendriez le chemin des écoliers et une dizaine de jours, que je passerai seul à attendre votre retour. Vous prierez bien pour moi la bonne Vierge, que j’ai toujours un peu aimée.
Est-ce entendu ?… Qui ne dit mot consent. Je t’embrasse, mon cher fils, en attendant.
Papa.
5 août.
Très honorable bachelier et très aimé frère,
Qu’as-tu demandé à papa ? Nous n’en savons rien, ni maman ni moi ; mais nous le devinons. Ta lettre est arrivée le soir, pendant le dîner ; il l’a ouverte aussitôt et nous a lu ton histoire du très bien, manqué par le fait de ce stupide examinateur. Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? Et d’abord, est-ce un homme ? Je lui donne une figure de vieux singe, avec une tomate mûre au bout de la chose qui lui sert de nez : puisqu’il est grincheux et injuste, il ne peut qu’être laid à faire peur. Quant à son cœur, s’il en a un, il doit l’avoir dans l’estomac, à moins que ce ne soit dans ses chaussures : car s’il le portait à la bonne place, est-ce qu’il ne t’aurait pas admiré, quand tu risquais si crânement ta peau d’âne, plutôt que de cacher ton titre d’élève des Jésuites ? Lorsque papa nous a lu ta réponse, je n’ai pu m’empêcher de dire :
« Bravo, petit frère !
— C’est notre vrai Paul, ajouta maman.
— Ce garçon-là sera un homme », compléta papa ému. Puis, à mesure que tu parlais de ta reconnaissance et de ton estime pour les Pères : « Il a raison, intercalait-il, il a raison ! »
Puis : « Ah ! voilà enfin la question du cadeau de fête arriéré ! Qu’est-ce qu’il va me demander ? » Mais après nous avoir lu encore deux lignes, soudain il se tut ; sa mine devint très sérieuse ; à deux ou trois endroits, je vis que ses yeux le picotaient. Quand il eut fini, il plia ta lettre et la mit dans son portefeuille sans un mot.
« Qu’est-ce qu’il vous demande, papa ?
— C’est mon secret. » Et toute la soirée, il resta songeur, préoccupé. Je voulais le soulager du poids qui le gênait : maman me fit signe d’être discrète. De bonne heure, il allégua un peu de fatigue et se retira chez lui, sans doute pour t’écrire avant de se coucher.
Le lendemain, il vint au déjeuner avec une lettre. Il paraissait calme, presque joyeux, comme un homme qui a fait ou qui va faire une bonne action :
« A quelle heure va-t-on à la messe, demain dimanche ? » demanda-t-il tout à coup.
— « Mais comme toujours, à neuf heures », répondit maman, un peu surprise. « Est-ce que vous y venez ?
— Je promets à Paul dans cette lettre de vous y conduire.
— En Te Deum pour son baccalauréat ? » fis-je.
— « Oui. Trouve-moi un livre de messe, pour que je n’aie pas l’air trop dépaysé.
— Voulez-vous son paroissien de première communion ?
— Oui, oui.
— Oh ! que vous me faites plaisir, papa ! » Je l’embrassai, il m’embrassa ; puis, voyant maman essuyer une larme de joie, il l’embrassa aussi et lui demanda, ensuite, si elle se sentait assez forte pour affronter la fatigue d’un voyage :
— « A quel endroit ?
— A Lourdes.
— Avec vous ?
— Pas encore. Avec Paul et Jeanne.
— Oh ! maman, ne refusez pas ! Paul et moi, nous vous soignerons bien et la sainte Vierge ne permettra pas qu’il vous arrive du mal.
— Eh bien, oui. »
Cette fois, je me jetai au cou de maman — et en esprit au tien. Là-dessus, sans perdre une minute, on régla tout pour le double départ, d’ici chez toi et de chez toi à la grotte miraculeuse. Pour le premier trajet, c’est ta sœur qui veille sur maman ; après, tu deviens notre chevalier jusqu’au retour à Z… Quel bonheur ! Je me dis que, si nous n’avons pu faire encore ce pèlerinage désiré, c’est qu’avant de nous accueillir dans son domaine, Marie voulait te voir devenu ce que tu es maintenant. Comme nous allons bien la prier, n’est-ce pas, mon frère, pour tout ce que nous aimons, pour notre pauvre cher papa surtout, qui vient de faire un grand pas vers le bon Dieu !
Nous serons au collège après-demain soir ; mardi matin, nous te couronnons… Combien de fois ? Ce jour-là, nous couchons à Paris, et le lendemain, en route pour les Pyrénées, avec toi. Quel bonheur ! Quel bonheur !
Au revoir, Paul, dans deux jours, qui n’en finiront pas. Je t’embrasse et je te r’embrasse.
Ta sœur,
Jeanne.
Merci, mon Paul, de toutes les joies que tu nous donnes — et de celles que ton cœur de fils aimant et chrétien nous réserve encore. Je serai bien heureuse de jouir avec toi des petites gloires dont Dieu récompense ton travail persévérant et d’aller, sous ta protection, remercier ta bonne Souveraine des grâces que nous lui devons.
Ta mère.
16 août.
Mon cher Louis,
Je ne te décrirai pas ce que j’ai vu à Tours, Poitiers, Bordeaux, Biarritz, Pau et autres lieux célèbres, où nous avons passé : ces belles choses, tu les trouveras toutes imprimées dans de beaux livres. Il y manquera pourtant le charme qu’on éprouve à les visiter en compagnie de personnes intelligentes et aimées.
Ma mère supporte bien le voyage ; ma sœur, joyeuse comme un pinson, est aux petits soins pour maman et pour Bibi. Quant à Bibi, pénétré qu’il est de ses graves devoirs de conducteur responsable, il s’applique à les remplir avec la conscience et le savoir-faire qu’ils réclament. Nous n’avons encore été ni écrasés, ni empoisonnés, ni volés, et n’avons pas manqué un seul train. Sans moi, qui sait tout ce qui aurait déjà pu nous advenir de fâcheux ? Pour sûr, j’en aurai de l’orgueil, si cela dure.
Voilà deux jours que nous sommes à Lourdes. C’est Lourdes que je voudrais te décrire : mais comment faire ? Il y a ici, en dehors des choses qui se voient, tant d’autres que le cœur seul peut sentir, sans pouvoir les exprimer.
Le site n’est pas indigne de la sainteté du lieu. La basilique s’élève d’un jet hardi sur un rocher, à l’ombre d’autres rochers énormes ; en bas, devant la grotte, le gave roule sur un lit rocailleux ses eaux transparentes ; à peu de distance, un vieux château fort veille encore de haut sur la ville qui s’étend au pied de ses murs ; par derrière, au-dessus du premier plan des Pyrénées, sombre et massif, on voit blanchir au loin les sommets où règnent les neiges et les glaces.
Mais ce spectacle, qui se retrouve ailleurs plus grandiose, s’efface devant celui des foules de pèlerins qui affluent ici de tous les coins du monde. Hier soir, jour de l’Assomption, nous avons pris part à une procession de huit mille personnes, qui, descendant de la basilique, cierges en main, se déroula lentement le long des allées sinueuses et remplit peu à peu l’immense jardin, où se dresse la statue de la Vierge couronnée par Pie IX. Tout en marchant, on s’unissait comme on pouvait par petits groupes pour chanter ou prier, sans se préoccuper de l’effet d’ensemble, qui, de loin, pouvait n’être pas agréable. Mais quand toute la procession fut massée autour de la statue, une voix puissante entonna un cantique populaire bien connu, dont le refrain est très simple et très chantant :
Ce fut alors comme une immense vague d’harmonie qui s’éleva dans la nuit, roulant du centre aux extrémités, puis se retournant sur elle-même et portant jusqu’au ciel, dans une variété de tons infinie, l’expression ardente du même amour, de la même confiance, du même saint enthousiasme. Je t’assure, mon ami, que c’était empoignant et je ne sais pas comment il faudrait avoir l’âme faite pour garder son sang-froid devant une pareille manifestation. Ma sœur et moi, nous chantions de tout notre cœur et de toutes nos forces ; entre nous deux, maman priait tout bas et pleurait. Elle pensait (elle nous l’a dit après) que si papa s’était trouvé là, il n’aurait pas résisté à la grâce.
La grâce, mon cher Louis, semble planer sans interruption d’une manière sensible sur ce lieu béni ; elle est dans l’air qu’on respire. Si je n’avais peur de passer pour un affreux hérétique, je dirais que je crois fermement à la présence réelle de Marie à Lourdes.
Cette impression m’a saisi dès notre première visite à la grotte. C’était le crépuscule, presque la nuit, une belle nuit étoilée. En me trouvant tout à coup, au tournant du chemin, en face de la statue blanche qui, dans un creux du rocher, occupe la place même où la Reine des cieux apparut à la petite bergère, j’ai senti qu’elle était encore là, invisible, mais vivante et agissante. Je lui ai parlé, je lui ai dit tout ce que j’avais dans le cœur, je lui ai recommandé tous mes besoins, tous mes vœux, tous mes parents et mes amis, toi et Jean, et il m’a semblé qu’elle m’écoutait et me répondait : « Courage ! Je suis avec toi. »
Chaque fois que j’y reviens, j’éprouve la même impression. Et on ne se lasse pas d’y revenir, et quand on y est, on ne peut pas faire autrement que de prier, de bouche ou de cœur. On est envahi par le recueillement. Sur la vaste plate-forme qui sépare la grotte du gave, j’ai vu deux et trois cents personnes allant et venant dans le plus religieux silence ; si on parlait, ce n’était qu’à voix basse. Il y avait presse pour s’agenouiller tour à tour un instant sur la dalle où Bernadette s’est agenouillée devant la divine apparition ; mais n’importe où, au milieu de la foule ou à l’écart, on voit des gens prier à genoux, étendre les bras en croix, baiser la terre. Tout le monde trouve cela naturel et en fait autant. Les cœurs sont tous à la même hauteur, bien au-dessus des petitesses du respect humain, bien au-dessus de la terre.
Malheureusement, je suis arrivé trop tard pour être brancardier en titre : j’ai pourtant rendu service et vu de mes yeux plusieurs malades sortir guéris de leurs couchettes ou de la piscine. J’ai même assisté à des constatations médicales : pour tout esprit non prévenu, elles ne laissent pas le moindre doute sur l’intervention miraculeuse. Voici seulement un fait. Une brave Flamande de quelque trente-cinq ans, appelée Marie, nous a raconté, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle avait été atteinte depuis quinze ans d’une plaie au bas de la jambe. Treize fois elle était venue demander sa guérison à la « bonne mère », sans jamais l’obtenir. Au contraire, la plaie était devenue si profonde et si douloureuse que, lorsqu’elle parla de faire un quatorzième pèlerinage, ses proches la traitèrent de folle et lui prophétisèrent qu’elle n’arriverait pas vivante à Lourdes. Elle eut alors une inspiration soudaine. Plusieurs de ses parents n’étaient pas chrétiens : « Si j’en reviens guérie, leur dit-elle, me promettez-vous d’aller tous à confesse ? » Ils se mirent à rire aux éclats. Elle insista : « Me le promettez-vous ? — Nous vous le jurons, si vous voulez. — C’est bon : je vous tiens ». Elle partit, arriva à Lourdes, non sans avoir horriblement souffert des cahots de la route, pria devant la grotte, se fit plonger dans la piscine et se trouva instantanément guérie. Sa jambe ne garde même pas la moindre trace du mal : elle l’a montrée devant moi aux médecins et ajoutait naïvement : « Je vais leur écrire tout de suite de se préparer à leur acte de contrition : je les tiens. »
J’ai demandé à Notre-Dame de vouloir bien tout arranger pour que tu rentres avec moi au collège en Philosophie. En attendant, je l’ai priée de soutenir ta bonne volonté et la mienne, et d’épargner à nos vertus encore mal affermies les secousses trop rudes.
Nous ne partons pas encore : il fait si bon ici qu’on voudrait y rester toujours ! Mais mon pauvre papa doit nous attendre avec angoisse : va le voir pour lui faire prendre patience. Ah ! si je pouvais lui rapporter sa guérison spirituelle ! J’espère.
Au revoir, mon cher Louis. Offre mes respects à ta bonne mère.
Ton ami,
Paul.
Je ne suis pas étonné du piteux résultat des examens au lycée : les préoccupations de nos anciens condisciples étaient ailleurs et l’on ne peut courir deux lièvres à la fois. Tu as ton diplôme : c’est le principal.
1er septembre.
Mon cher Paul,
Je vous ferais de la peine, si je n’acceptais pas vos remerciements, si sincères (je le sais) et si affectueux. Je ne commettrai même pas l’acte d’humilité douteuse qui consisterait à vous dire que je ne les mérite pas. J’ai du moins la conscience d’avoir voulu les mériter : c’était mon simple devoir.
Mais pour rester dans la vérité pure, je dois ajouter que vous m’avez rendu ce devoir singulièrement facile et doux. Si tous les élèves vous ressemblaient, un professeur ne gagnerait pas sa part de paradis : il serait payé de ses peines dès ce bas monde.
J’ai donc aussi à vous remercier, mon cher Paul, des satisfactions que vous m’avez données personnellement et du précieux appoint que vous avez apporté à l’entrain général. Vous en avez été récompensé par vos beaux succès de fin d’année, vos sept prix et votre diplôme, et mieux encore par l’assurance intime d’avoir rempli vos obligations filiales à l’égard de Dieu et de vos bons parents.
Hélas ! l’an prochain, vous ne serez plus mon élève ; je n’aurai même pas la joie de vous revoir à la rentrée : car l’obéissance m’appelle à travailler au bien de la jeunesse dans un autre collège, à X., où je dois encore professer la Rhétorique. Ce sera pour moi un sacrifice assez rude, je l’avoue. Mais le jésuite est le voyageur du bon Dieu : sa vocation l’oblige, selon le mot de certain brave Père, à avoir toujours un pied levé et l’autre… en l’air.
Je garderai votre souvenir, mon cher Paul, surtout dans mes prières, et serai heureux d’apprendre que vous serez pour votre futur professeur de Philosophie, le Père X., ce que vous avez été pour moi, un élève modèle. Et si, quelque jour, nous nous rencontrons sur l’un des mille sentiers qui se croisent dans la vie, je veux espérer que vous en éprouverez autant de plaisir que moi-même.
En terminant, je souhaite que les graves études de l’an prochain fassent de vous, avec l’aide de Dieu et de l’éducation chrétienne, un homme complet, digne de réformer l’Université de France ou du moins capable de tenir une belle place parmi les gens de tête et de cœur.
Je suis tout à vous en N.-S.
Votre ancien professeur,
S. J.
8 septembre.
Mon cher enfant,
Je connais Lourdes ; je sais par mon expérience personnelle ce qu’on y éprouve ; après avoir eu le bonheur d’y aller prier déjà trois fois, j’y retournerais volontiers encore. Je ne suis donc pas étonné des joies intimes que vous y avez ressenties et des belles résolutions que vous en avez rapportées : les unes et les autres sont des grâces que vous ne laisserez point stériles, n’est-ce pas ?
Vous avez bien prié la Vierge Immaculée pour l’âme de votre cher papa : ayez confiance en Elle. A l’occasion d’un grand pèlerinage à Lourdes, j’ai été appelé à prêter mon ministère pour les confessions : j’ai constaté là, dans le secret du tribunal de la pénitence, plusieurs miracles de conversion, opérés par la prière à Marie et plus étonnants, à mon sens, que maintes guérisons du corps. Ce miracle se fera pour votre père et semble même déjà commencé, puisqu’il assiste maintenant régulièrement à la messe du dimanche. Continuez, mon cher enfant, avec votre sœur, à fortifier vos prières par tous les témoignages d’une affection vraiment filiale et d’une vertu sans exagération comme sans défaillance. Par là vous forcerez la grâce à descendre sur lui, peut-être bientôt. Je prie toujours avec vous.
Quant à votre brave ami Louis, veuillez lui dire qu’ayant, selon votre désir, plaidé auprès du P. Recteur la cause de son admission en Philosophie, j’ai le plaisir de lui annoncer que j’ai réussi. On ne met plus qu’une condition à son entrée ; mais je n’ose quasi pas vous la transmettre, par crainte de vous humilier… On veut qu’il s’engage à suivre vos exemples et, au besoin, vos bons conseils : s’il accepte, comme il y a lieu de le supposer, vous voilà terriblement engagé vous-même ! Vous sentez-vous de force à porter ce nouveau fardeau ?
Je comprends, mon pauvre Paul, que le scandale donné par vos anciens camarades et la réserve qu’il vous impose dans vos relations avec eux, vous chagrinent. Il y a peut-être une distinction à établir : rompez avec les grands coupables et les impénitents, laissez venir à vous et accueillez avec une bienveillance discrète ceux qui vous témoigneront des regrets sincères. Il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore. A vous deux, vous et Louis, il vous sera peut-être possible d’en sauver quelques-uns et de former un groupe de résistance au mal. Essayez, avec la grâce de Dieu et l’aide de Notre-Dame de Lourdes.
Je lui demande de vous protéger vous-même, mon fils, contre toutes les défaillances et de vous ramener au collège, dans quelques semaines, tel que vous êtes parti ou meilleur encore : je vous envoie dans ce but ma bénédiction et vous embrasse paternellement.
Mes respects à vos parents et mes amitiés à Louis.
Votre dévoué en Notre-Seigneur,
S. J.
12 septembre.
Mon gros,
Ton esprit se résigne-t-il peu à peu à descendre des cimes sacrées et à reprendre contact avec le sol plat des vulgarités profanes ? Il le faudra bien. Mais je regrette que pour t’adoucir la chute, tu n’aies pu venir passer huit jours avec moi au Mont-Dore, à un millier de mètres au-dessus de la mer, presque au fond d’une vallée en pente douce que descend la Dordogne. C’eût été une jolie transition entre Lourdes et ta ville natale.
Je te donne à deviner l’agréable surprise qui m’attendait ici. Imagine-toi que, dès le premier jour, en entrant à l’établissement des bains, je me rencontre face à face avec un monsieur, habillé comme moi de flanelle blanche des pieds à la tête, qui s’arrête et me regarde. Je m’arrête, je le regarde et, plongeant au fond de son vaste capuchon, je reconnais la physionomie souriante du P. X…, notre futur professeur de Philo.
« Vous ici, mon Père ! Qu’y faites-vous ?
— Je prends des bains, je bois de l’eau désagréable, je me gargarise, je me vaporise, je me pulvérise, comme vous sans doute, et je m’ennuie après mes élèves.
— Quelle chance !
— De m’ennuyer après mes élèves ?
— Non, pour moi, de vous rencontrer. Etes-vous ici pour longtemps ?
— Pour quinze jours encore.
— Moi pour une vingtaine. Vous reverrai-je, mon Père ?
— Quand vous voudrez, à l’hôtel des Étrangers.
— Mais c’est une dépendance du nôtre, où je loge avec mes parents.
— Ah ! tant mieux. Voulez-vous me présenter à eux ?
— Tout de suite ?
— Non, après déjeuner : jusque-là j’ai de la besogne.
— Ils seront enchantés de vous voir.
— Est-ce que vous vous promenez beaucoup, Jean ?
— Le médecin me l’ordonne ; mais je ne connais rien dans ce pays et trouve insipide de me promener seul. Mes parents ne sont guère en état de m’accompagner.
— Et vous avez le pied montagnard ?
— Un peu.
— Alors, ce soir, nous pourrions grimper ensemble là-haut, sur le Capucin : cela vous va-t-il ?
— Pouvez-vous le demander, mon Père ? Merci.
— A tout à l’heure, Jean !
— Au revoir, mon Père. »
Tu juges bien si mes parents furent heureux de me confier au Père. Le soir même, nous grimpâmes au Capucin : c’est un immense bloc arrondi, accessible d’un seul côté, tombant de l’autre vertigineusement à pic. Le Père se montra satisfait de mon endurance, à cette première ascension.
Le lendemain, nous allâmes admirer une jolie cascade et prendre des vues. J’appris là du Père un moyen précieux de se désaltérer sans danger, en pleine chaleur, aux sources glaciales des montagnes. Le voici pour ton usage. On puise de l’eau, on y verse un peu de rhum et l’on avale le tout, à petites gorgées, à travers un morceau de sucre qu’on a dans la bouche. C’est un pur nectar, et un raffinement que les vacances seules peuvent excuser.
Le troisième jour, délicieuse flânerie sur le vaste plateau qui domine les bains, véritable tapis de verdure, où le pied se pose sans la moindre fatigue. Au milieu, un ruisseau de cristal, qui, sur un assez long espace, en vertu de la vitesse acquise, va contre mont. Par endroits, des touffes de myrtilles, qu’on croque avec plaisir. Puis des vaches qui, tout en ruminant philosophiquement (dit le Père), vous regardent avec sympathie. Et surtout de l’air, de l’air à pleins poumons, pur, dilatant, vivifiant, aromatisé parfois de la bonne senteur des sapins. Tant qu’on le respire sur les hauteurs, il semble nourrissant et donner des ailes : au retour, quand on s’assied à table, on sent qu’il vous a creusé l’estomac jusqu’au talon. Ma mère est effrayée de ce que je dévore.
Hier enfin, nous croyant suffisamment entraînés, nous avons entrepris l’assaut des grandes hauteurs, en commençant par le Puy-Gros et la Benne. Ces deux têtes, unies par une encolure peu profonde, sont à 1700 mètres, et nues comme un crâne d’académicien ou de sénateur. Vue superbe, quoique assez bornée, sur le fouillis des montagnes et sur la vallée de la Dordogne. Comme on se sent loin du monde, là-haut, et petit devant les œuvres du Créateur ! J’ai mieux compris pourquoi Dieu aime à se faire adorer sur les sommets. En montant, nous avions rencontré une petite bergère, qui, tout en gardant ses vaches, un tricot dans les mains, chantait de tout son cœur l’Ave maris stella, comme à l’église : cette enfant comprenait par instinct que la belle grande nature est le temple du bon Dieu.
Écoute une attention délicate de ce Dieu si bon. Une fois arrivés au sommet du Puy-Gros, nous mourions de soif. Nous avions bien notre gourde de rhum ; mais où trouver de l’eau ? En approchant d’une roche plate qui semblait indiquer le point culminant, ô miracle ! nous la trouvons percée, à la surface, d’une dizaine de cuvettes naturelles ; l’orage de la veille les avait remplies d’une eau admirablement limpide, à laquelle le vent avait conservé toute sa fraîcheur. Nous dîmes notre Benedicite ; puis, mollement couchés sur l’herbette à l’abri du rocher, nous pûmes arroser à plaisir nos provisions de bouche et, après déjeuner, nous nous payâmes un brin de toilette, chacun dans son lavabo fourni par le ciel. Cela ne te fait pas venir l’eau à la bouche ?
Aujourd’hui, repos indispensable pour refaire nos jarrets et pour t’écrire. Mais demain, grandissime excursion au Puy de Sancy, le roi des Monts-Dore, haut de 1886 mètres. Il y aura des ânes pour les amateurs.
Tu vois que, si ma vie n’est pas tout à fait celle d’un sybarite, vu l’exercice qu’elle comporte, je vais pourtant de plaisir en plaisir. C’est au P. X… que je le dois ; mais il prétend que c’est le contraire, et que l’obligé, c’est lui. De fait, à regarder les apparences, on pourrait croire qu’il s’amuse autant que moi : mais bien naïf est qui se fie aux Jésuites ! Ils s’entendent parfaitement à dissimuler leurs vertus — ou du moins à les accommoder à la faiblesse humaine. Le P. X… sait vivre et rire. Mon père, qui est chrétien, mais n’avait jamais vu de jésuite dans l’intimité, disait l’autre jour : « Je ne me les figurais pas comme cela : au moins ils ne rendent pas la religion désagréable ! »
Bref, mon ami, si tu étais ici avec nous, ce serait un idéal de vacances. Hélas ! je te vois là-bas, dans la plaine, dans le marécage, respirant un air à couper au couteau, de la poussière à rendre aveugle, de la fumée à étouffer, buvant une eau empoisonnée par l’industrie moderne, mangeant sans appétit, dormant sans sommeil, traînant sur un affreux pavé le morne boulet de l’ennui. Mon pauvre gros, que ne viens-tu demain au Sancy ! Un âne de plus (je parle de celui que tu aurais l’honneur… non, qui aurait l’honneur de te conduire) ne serait pas d’un mauvais effet dans la caravane.
Mais c’est mal de faire danser ainsi devant toi la pomme de Tantale : pardonne. Cela vient du grand désir que j’aurais de nous récréer tous deux et de te mettre à l’avance en relation avec notre professeur désigné. Tu te tromperais, d’ailleurs, si tu te figurais qu’en cheminant par monts et par vaux, nous ne faisons que rire et plaisanter. Le P. X… est un homme très sérieux, quand il veut, et moi (tu le sais) aussi. Il veut bien me donner un avant-goût des études philosophiques et quelques bons conseils pour me les rendre profitables : tu en auras ta part, quand je te reverrai. Nous avons parlé aussi du collège, de la Congrégation, de toi et de tout ce qu’on peut attendre de ton intelligence, de ton travail, de ta bonne influence. Il compte beaucoup sur tout cela et je lui ai promis en ton nom que tu ne démentirais pas ses espérances.
Un homme averti en vaut deux, mon gros. Quand on a failli remporter une mention très honorable, on est tenu de hausser sa vertu au niveau de sa gloire : diplôme oblige. Moi qui n’ai attrapé qu’un assez bien à cause de ces maudites Mathématiques, j’ai droit à me reposer sur mon passé : toi, il faudra que tu marches en avant, à la tête, en tout. Intelligenti pauca : si je te prêchais trop, tu finirais par me reprocher d’être toujours sur ta nuque, comme un cornac sur celle d’un éléphant… Ne te fâche pas de la comparaison : l’éléphant est un animal très noble et très estimé, non seulement pour ses dents, mais aussi et principalement pour son intelligence.
Ton ami Louis viendra-t-il décidément nous rejoindre ? S’il te ressemble (je dis cela pour faire passer mes autres impertinences), je ne demande pas mieux que de conclure amitié avec lui.
Es-tu content ? Si tu ne l’es pas, tu as tort ; car au fond, tout au fond,
Prie pour moi. Et bonnes vacances !
Jean.
8 octobre.
Mon cher frère,
Voilà toute une semaine déjà de solitude ! Ne me demande pas si j’ai encore le crève-cœur, ni combien de fois je monte dans ta chambre causer avec ton portrait, que j’ai mis là pour te remplacer. Il faut me pardonner cette petite folie : elle m’aide à prendre patience. Car après ces deux mois de vacances, où tu t’es montré si bon, ton départ a terriblement changé ma vie. Mais puisque je te l’ai promis, je veux être raisonnable.
Maman se console en consolant la mère de Louis, qui vient nous voir assez souvent. La pauvre femme ! N’ayant plus son fils, elle n’a plus rien, sinon le plaisir d’en parler avec nous. Son beau-frère lui tient rigueur de ce qu’elle lui a forcé la main pour faire entrer son pupille chez les Pères ; il tremble encore à la seule pensée des désagréments que cet acte de témérité pourrait lui attirer. Il en a fait l’aveu à papa, qui lui a répondu net : « Vous avez peur d’être appelé jésuite ?… C’est un tort. Je me suis aperçu que ça ne tue pas et, croyez-moi, ça vaut mieux que d’être déshonoré par ses enfants. » — « Je vous crois, monsieur Ker », a balbutié le brave homme abasourdi, et il s’est empressé de prendre son chapeau, craignant peut-être que papa ne l’invitât à venir dimanche avec lui à la grand’messe.
Sais-tu qu’il devient tout à fait pieux, notre cher papa ? Sa tenue recueillie à l’église fait l’édification de la paroisse ; le sermon ne lui paraît plus si monotone, ni les cérémonies trop longues. Je pense qu’il ira bientôt à vêpres : il a déjà remarqué que ton paroissien peut servir aussi à chanter les psaumes en latin. Ce paroissien fait des miracles.
Les lettres que madame X… reçoit de Louis débordent d’enthousiasme. Il vante le bon ordre et le régime de la maison, la direction paternellement ferme des maîtres, la facilité de rapport avec les élèves, le respect général des convenances, le sentiment du devoir, l’entrain au travail comme au jeu, l’esprit de famille, et dit qu’on ne peut comparer le collège avec le lycée, parce que c’est tout un autre monde. Aussi il promet à sa mère de lui donner désormais le plus de contentement possible, en ajoutant que, pour cela, il n’aura qu’à regarder… tu devines qui, et à faire comme lui. Là-dessus, tableau de l’estime qui entoure Paul, de la confiance absolue que lui témoignent les Pères, de l’affection qu’il inspire à ses camarades, de l’heureuse influence qu’il exerce même sur les moins traitables. Finalement, après la grâce de Dieu, c’est sur ton amitié qu’il compte pour arriver, avec le temps, à te ressembler un peu. Je sais tout cela par cœur, parce que je l’ai lu trois fois, dans le texte original, et je ne dis pas tout, pour ne pas te couvrir de confusion. Tu comprends que c’est pour nos parents et moi du pain bénit, et qu’on n’en perd pas une miette.
Je veux te remercier encore une fois, mon cher Paul, des avis et des conseils fraternels que tu m’as donnés pendant ces bonnes chères vacances. Les ai-je toujours assez bien reçus, dis ? Si je ne l’ai pas fait (car, malgré tout, je me sens beaucoup trop fière encore), pardonne-moi. Je ne les ai pas oubliés et je m’applique tous les jours à les faire passer dans ma conduite. Mais si tu étais là, tout irait bien mieux.
Tu m’as dit qu’à cause de tes études, maintenant plus sérieuses, tu ne pourrais plus nous écrire aussi longuement que l’an dernier : ce sera une grosse privation. J’aurais tant voulu savoir tout ce que tu fais et vivre ta vie au jour le jour, afin de m’encourager par ton exemple à mieux remplir tous mes devoirs !
Au moins, prions bien l’un pour l’autre, mon vrai frère, et aimons-nous comme le bon Dieu nous aime. Je t’embrasse.
Jeanne.
Ta mère aussi, mon cher Paul, regrette le jeûne auquel nous allons être condamnés tous par la réduction de tes loisirs ; mais ton devoir passe avant notre satisfaction. Remplis-le toujours vaillamment, avec l’aide de Dieu et de Marie !
10 octobre.
Ma bonne Jeanne,
On n’est jamais trahi que par ses amis. J’ai prié Louis de se souvenir qu’un philosophe doit savoir modérer sa langue, s’il ne veut pas risquer de commettre des exagérations toujours regrettables. Qu’il dise du collège tout le bien qu’il en pense : il n’en dira jamais trop. Mais pour ce qui regarde les vertus qu’il m’octroie si libéralement, je proteste contre le verre grossissant à travers lequel son amitié les mesure : quand il m’aura vu quelque temps de plus près, il en rabattra.
De son côté, mon autre ami Jean vient de me jouer un tour encore plus traître. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un préfet de Congrégation chez les Jésuites ?… C’est un élève qu’on place sur le chandelier pour éclairer de ses vertus toute une division. A la chapelle de Congrégation, il préside les réunions sur une estrade, assisté de ses deux assistants. Dans les grandes circonstances, il complimente, au nom de tout le collège, le P. Recteur ou les illustres étrangers qui nous honorent de leur visite. C’est encore à lui qu’on recourt, lorsqu’il s’agit de plaider auprès des Supérieurs, soit une amnistie, soit une faveur exceptionnelle, promenade ou lever de six heures. Si, au prestige que lui donnent tous ces honneurs, il joint certaines qualités personnelles d’intelligence et de caractère, ses condisciples trouveront naturel, en mainte occasion, de lui déférer le rôle délicat d’arbitre des querelles et de redresseur des torts. Mon ami Jean remplissait depuis un an ces multiples devoirs de la préfecture avec une perfection qui ne laissait rien à désirer et, par conséquent, le bien commun semblait demander qu’on ne lui cherchât pas de remplaçant. C’était, je pense, l’avis de tout le Conseil de Congrégation, certainement le mien.
Or, il y a trois jours, quand le Conseil s’assembla pour désigner les candidats qu’on propose d’ordinaire aux suffrages des Congréganistes, Jean demanda la parole et dit : « Mon R. Père, j’ai porté le fardeau de la préfecture pendant toute une année : il me semble qu’un changement de titulaire ne pourrait qu’être utile à la Congrégation et à moi-même. Avec votre agrément, je décline donc toute nouvelle candidature à cette charge et je prie les Conseillers de reporter leur voix sur une autre tête. Il ne manque point ici de confrères qui méritent cet honneur aussi bien et mieux que moi. » Le Père n’objecta rien. On vota et je sortis en tête de la liste, évidemment comme ami de Jean. Je protestai de toutes mes forces que je ne me sentais pas à la hauteur de la tâche et que Jean, préfet modèle, avait rendu la place difficile à remplir pour n’importe qui, mais tout à fait impossible pour moi, le dernier venu. Je demandai, en conséquence, que l’on recommençât le vote. Hélas ! je n’y gagnai rien : ils me maintinrent au premier rang et les Congréganistes ratifièrent le choix.
Je suis donc préfet, pour mon malheur et le malheur des autres, et ce misérable Jean, nommé mon premier assistant, se frotte les mains sous mon nez en me disant : « Pincé, mon gros ! Chacun son tour. » Mais je ne me tirerai jamais honorablement d’affaire, si maman et Jeanne ne disent pas tous les jours, et papa le dimanche à la messe, une prière spéciale à mon intention. J’y compte.
Ce n’est pas tout. Le préfet est aussi, de droit, président d’une Conférence établie en première division. Elle a pour but de nous faire faire, autant que notre situation d’élèves pensionnaires le permet, l’apprentissage de la charité et (si le mot n’est pas trop prétentieux) de l’action populaire.
Notre premier moyen de contact avec le pauvre peuple, c’est l’instruction religieuse, que vingt à vingt-cinq enfants d’ouvriers viennent recevoir chez nous, chaque semaine, au temps de la récréation. Dix à douze catéchistes, philosophes ou rhétoriciens, ont chacun leur petit groupe de deux ou trois gamins, dont ils s’ingénient, rarement sans peine, quelquefois avec un succès très consolant, à éclairer l’esprit et à former le cœur. Ils sont aidés dans cette tâche par des leçons de choses sur tableaux coloriés, par de petites conférences sur l’histoire sainte, enfin par une bibliothèque de bons livres.
Les enfants sont ensuite récompensés, selon leur bon vouloir, par des secours que nous allons porter régulièrement à leurs familles, sous la conduite du P. Directeur, toujours pendant les récréations. C’est notre second moyen d’entrer en relations avec les pauvres gens. Nos visites les habituent à voir le prêtre et dissipent leurs préjugés contre l’indifférence des riches et des fils de riches ; ils se soulagent à nous raconter leurs souffrances et se laissent peu à peu, quelques-uns du moins, ramener aux pensées et aux pratiques chrétiennes. Nous-mêmes, nous apprenons là à compatir aux privations d’autrui, en les voyant de près, et à nous priver aussi pour de plus malheureux que nous.
Tu avoueras que c’est une fort belle œuvre ; mais comme toutes les œuvres et comme la guerre, elle a son nerf, qui est l’argent. Il nous en faut beaucoup, parce que ces pauvres gens ont beaucoup de besoins : chez certains règne la misère noire et une détresse à fendre l’âme. Je quête auprès des élèves, tous les dimanches ; mais les bourses des collégiens ne sont pas aussi larges que leurs cœurs et, sans l’aide des bonnes âmes du dehors, nous serions, comme les budgets modernes, en déficit perpétuel.
Papa, maman, Jeanne, vous êtes de bonnes âmes, n’est-il pas vrai ? Or donc, pour faire honneur à ma nouvelle présidence, je te charge, ma sœur, de réclamer à papa, chaque dimanche, au sortir de la messe, le prix de location de mon paroissien, et comme il ne s’agit pas d’un paroissien vulgaire (je parle du livre — et de papa), j’espère un fort minimum. Je l’autorise à le prendre sur mon futur héritage, que je ne souhaite pas de recueillir avant un siècle.
Maman et toi, ma chérie, tâchez de trouver le loisir et la laine nécessaires pour me tricoter, de vos habiles mains, chaque semaine, à l’intention de mes pauvres gamins, quelque petite pièce de vêtement bien chaud pour l’hiver, bas, chausson, gilet, châle, cache-nez, etc. Si tu pouvais débaucher pour le même travail une demi-douzaine d’amies et ramasser n’importe où quelques vieux vêtements encore mettables pour homme, femme ou enfant, je te baiserai sur les deux yeux. Nous faisons une distribution ordinaire à la fin de chaque mois et une extraordinaire en la fête de Noël.
J’ai fini mon boniment et je me félicite d’avance, avec mes petits pauvres, des jolis cadeaux que l’Enfant Jésus, leur frère du ciel, m’enverra par la poste de Z.
Louis, n’étant pas de la Congrégation, ne peut encore aspirer à l’honneur de porter la médaille de catéchiste. Peut-être aussi, grâce à l’éducation du lycée, son instruction religieuse garde-t-elle certaines petites lacunes qui l’exposeraient, sans qu’il s’en rendît compte, à être pour nos enfants un docteur d’hérésie. Mais ce n’est qu’une question de temps. Il a pris position très franchement, dès son arrivée, parmi les meilleurs élèves et commence déjà à faire honneur à ses deux patrons, Jean et moi. Nous l’encourageons de notre mieux.
Ce qui suit, Jeanne, est pour toi seule.
Je te félicite, ma bonne sœur, de prendre si raisonnablement le chagrin de notre séparation. Si tu avais fait autrement, tu aurais doublé le mien ; car, moi aussi, j’ai souffert de la rupture de ces relations si nouvelles, si fraternelles, que le désir de nous rendre mutuellement moins imparfaits avait établies entre nous durant les vacances. Mais chaque chose a son temps, et le bonheur, nous disait hier notre P. Directeur, n’est que là où est le devoir.
Bien loin d’avoir à te reprocher quoi que ce soit, ma chère Jeanne, je te remercie encore des encouragements que j’ai trouvés dans ton affection, ta franchise et tes bons exemples : grâce à tout cela et à nos communions, je puis te déclarer en confidence que ces deux mois, souvent si mauvais, ont passé cette fois pour mon âme sans faute sérieuse et presque sans trouble. Leur souvenir continue à stimuler ma volonté de bien faire.
Tu voudrais participer d’une façon plus complète à ma vie de tous les jours ? Mais tu ne sais donc pas, ma pauvre enfant, que la vie de collège est nécessairement très régulière, je ne veux pas dire monotone ? Aujourd’hui, on se lève, on travaille, on se couche ; le lendemain, on se lève à la même heure ou une demi-heure plus tard, on travaille, on se couche ; le surlendemain, suite du même chapitre, sauf qu’on va prendre l’air durant trois heures à la campagne. Et ainsi toujours. Cet ordinaire n’est varié que par quelques fêtes plus solennelles, religieuses ou profanes, dont le programme, dans ses grandes lignes, ne diffère pas de celui de l’année précédente, consigné sur le registre du P. Préfet. Il m’a dit que cela s’appelait le Coutumier. Les Jésuites sont essentiellement hommes de tradition, en tout, dans l’éducation comme dans l’enseignement : je crois que c’est leur grande force, et ils y tiennent. Ce n’est pas moi, garçon sérieux ou du moins désireux de l’être, qui les en blâmerai. Mais tu vois, pauvre chérie, quel médiocre intérêt il y aurait pour toi à être mêlée aux détails de ma vie journalière.
Ce que tu m’apprends des progrès de papa me comble de joie. Mon paroissien n’est pour rien dans ce miracle : tout vient de notre bonne Mère de Lourdes. Remercions-la bien ensemble, pour qu’elle ne laisse pas son œuvre inachevée.
Moi-même, Jeanne, j’attends beaucoup de tes prières, dont je vais avoir plus besoin que jamais durant cette année de philosophie, si décisive pour mon avenir. C’est, bien entendu, à charge de revanche.
Je t’embrasse comme mon unique sœur.
Ton frère,
Paul.
14 octobre.
Mon cher frère,
J’accours en toute hâte pour te dire que papa et maman acceptent bien volontiers de t’aider à soutenir l’honneur de ta nouvelle présidence et que j’ai déjà racolé deux bonnes amies pour venir travailler avec moi. J’ai envie de fonder un ordre de jeunes filles, qui s’appelleront les Chevalières de l’Aiguille pour les pauvres. Qu’en penses-tu ?
Mais, en retour, je pose une condition. Il faut absolument que tu trouves le temps de me « mêler aux détails de ta vie ». Tes belles raisons contre ne m’ont pas du tout convaincue. Je serai ravie de t’entendre parler de vos fêtes religieuses ou profanes, et même de moins que cela. Ta vie, mon Paul, c’est toi, et tout ce qui est toi m’intéresse.
Si tu ne peux plus nous faire de ces beaux longs récits de l’an dernier, rédige-nous, à tes moments perdus, un petit journal, où tu mettras ce qui te passera par la tête ou par le cœur, tantôt plus, tantôt moins. Tu nous l’enverras de temps en temps, pour que nous ayons quelque chose à sucer dans l’intervalle de tes lettres. Veux-tu, mon frère ? Je t’en prie au nom de la bonne Mère de Lourdes. Tu me feras du bien, et je prierai encore un peu plus, pour que Dieu t’éclaire sur ton avenir.
Ta sœur,
Jeanne.
15 octobre. — Je ne pouvais pas refuser une chose qui m’est demandée au nom de Notre-Dame-de-Lourdes. Et puis, ce que fille veut, Dieu le veut ! Me voilà donc condamné, ma sœur Jeanne, à t’ennuyer : je te plains, mais ce sera ta faute, non la mienne. Je commence mon journal.
Aujourd’hui, classe de deux heures sur le syllogisme.
— Ah ! mon Dieu, quelle est cette bête-là ?
— Ce n’est pas une bête : c’est la forme par excellence du raisonnement déductif, que tu emploies, sans le savoir, plusieurs douzaines de fois par jour ou par heure. En voici le principe très simple : Si une idée C rentre dans une idée B, laquelle rentre elle-même dans l’idée A, il sera prouvé que l’idée C rentre dans l’idée A.
Il ne se peut rien de plus clair et je pense que tu as saisi. Non ? En ce cas, je déduis, par voie d’enthymème, que je perdrais mon temps à te parler de logique formelle : tu n’y verrais que du feu. C’est un peu comme ton frère. On me dit pourtant que la philosophie m’intéressera beaucoup : je ne veux pas en désespérer.
18 octobre. — Première promenade à la maison de campagne, empêchée mercredi dernier par la pluie. Un de ses buts est de remettre en place le cœur des pauvres nouveaux. J’ai pris mon rang avec Louis et un autre philosophe, qui vient du collège de N… Jean s’est emparé de deux rhétoriciens, auxquels il inculque joyeusement les bons principes, et la gaîté.
La campagne est belle, quoique un peu triste avec ses feuillages mourants, que réchauffe en vain le pâle soleil d’automne. Je m’aperçois que ce paysage produit sur mes nouveaux un effet de rêverie silencieuse, que vient heureusement interrompre la cloche du dîner.
Je suis curieux de voir si la philosophie, qui explique tout, nous expliquera l’influence exhilarante, que la perspective d’un petit gala ne manque pas d’exercer instantanément sur un jeune cœur malade. Va-t-elle nous apprendre que le cœur a chez nous une parenté intime avec l’estomac ? Ce serait humiliant. Mais mon appétit de dix-sept ans s’en moque.
Après le dîner, qui fut copieux et gai selon l’usage, on se répandit sur les pelouses et l’on organisa une partie de barres monstre. De temps à autre, naturellement, surgit une bonne dispute pour savoir si un tel est pris ; on crie, on gesticule, on se démène, comme si on voulait se manger le nez. Quand on s’est bien essoufflé à crier (ça fait du bien de crier à son aise, après huit jours de silence, et je comprends les baudets qui s’en donnent à cœur-joie sur les grandes routes), quelqu’un de raisonnable, Jean ou un autre, vient dire : « Assez, assez : ne perdons pas notre temps » — et chacun reprend son poste. Dans les cas graves, on va en appel auprès du P. Surveillant, qui d’ordinaire n’a pas de peine à mettre tout le monde d’accord : au besoin, il s’érige en cour de cassation et tranche d’autorité, et la cause est finie.
Mais voilà le serein qui commence à tomber, on se rhabille, on repart. Adieu, jolie campagne, pour six mois !
22 octobre. — Je sors de la retraite annuelle de rentrée. Provisoirement je garde sous la clef du secret mes impressions et mes résolutions intimes, qui sont consignées dans un portefeuille spécial. Tu sauras seulement, Jeanne, que cette fois, possédant déjà la paix de l’âme, je n’ai plus songé à Barbe-Bleue, avec lequel, du reste, le nouveau P. Prédicateur n’avait pas plus de ressemblance que celui de l’an dernier.
Il a beaucoup insisté, dans ses conférences ou instructions pratiques, sur le devoir qui nous incombe, principalement à nous les grands, de nous préparer dès le collège à l’action et aux luttes futures. J’ai été vivement frappé de ses arguments. Dans une conversation particulière, il a bien voulu me donner quelques explications, a réduit en poudre certaines objections d’égoïsme ou de lâcheté, et m’a dit finalement : « Vous avez beaucoup reçu, il faudra que vous donniez beaucoup. » Cette flèche de Parthe me tracasse.
30 octobre. — Fête du B. Alphonse Rodriguez, patron des bons Frères qui, sous la haute direction du P. Ministre, ont la charge du matériel de la maison. Partout où on les rencontre, endimanchés et radieux, on la leur souhaite bonne et heureuse. Et c’est de grand cœur : car il n’est pas au collège un enfant de huit ans qui songe un instant à les confondre avec des employés ordinaires. Leur tenue toujours modeste et réservée, leur piété que nous admirons souvent à la chapelle, leur dévouement simple et sans défaillance, trahissent à tout moment le religieux, inspiré uniquement dans sa conduite par l’amour de Dieu et du prochain.
Leur prochain, sans doute, ce sont assez ordinairement des élèves bien élevés, qui leur rendent la tâche facile, parfois peut-être agréable ; mais il s’en trouve aussi d’espèce différente : les gommeux, dont un Frère linger ne parvient jamais à contenter les caprices de toilette, ou les sans-souci, qu’il ne réussit pas à tenir propres ; les gourmets et les délicats, toujours à l’affut d’un prétexte pour dauber sur la cuisine et le Frère cuisinier ; les douillets et les grincheux, qui font le supplice perpétuel d’un Frère infirmier… et le reste. Que de patience, d’abnégation et de vertus de toute sorte réclame une pareille vocation ! Tous les élèves, au moins dans leurs bons moments, s’en rendent compte et respectent ces hommes dévoués, qu’un petit nouveau appelait des Pères en redingote.
Mais, avec le même esprit religieux, ils n’ont pas tous les mêmes façons : chacun garde son tempérament. Je ris encore de l’effroi que t’a causé, à première vue, la tête de notre Frère portier. Je ne prétends pas en faire un Adonis ; j’avoue même, entre nous, qu’il a l’air un peu… bouledogue. Mais, en dehors des sévérités nécessaires de sa consigne, c’est un homme charmant et qui s’efforce d’être courtois avec les dames. Tu as pu en juger par son sourire d’adieu !
Le Frère linger est un gros sourire en chair et en os. Il essaie bien parfois de se fâcher, quand on le taquine ; mais on voit trop qu’il le fait par pur devoir de conscience. Son cœur n’a point de rempart et, s’il a une porte, la clef est toujours dessus : que d’anciens pourraient en témoigner ! La plus sensible peine que puissent lui faire les Supérieurs, c’est de lui imposer, dans le cachot voisin de sa lingerie, la garde d’un coupable, avec défense de lui adoucir en quoi que ce soit le carcere duro : le plus malheureux des deux, ce n’est pas le prisonnier.
Je vous ai parlé autrefois du Frère infirmier, guérisseur, convertisseur et prestidigitateur émérite. C’est bien le plus brave homme qu’ait produit la terre d’Alsace, qui en produit tant.
Un type très particulier, c’est le Frère procureur ou économe. On l’a dit juif converti ; mais il paraît qu’on l’a calomnié : il n’entre pas de juif dans la Compagnie et l’on ne voit pas qu’il soit indispensable de descendre d’Abraham pour avoir le génie des affaires. Il avait ce génie avant d’être jésuite : les Pères lui ont donné l’occasion de le développer et il leur a rendu de grands services, à des époques difficiles. On vient le consulter de loin, dit-on, sur des questions épineuses. Je le vois quelquefois à son bureau, pour mes petites affaires ou celles de la questure : je l’ai trouvé toujours très avenant, pas fier du tout, serviable au possible et sachant même parfois assaisonner ses bons services d’un joyeux calembour, bien pardonnable à son aride métier.
Le Frère dépensier, plus jeune, doit être spécialement chargé de tenir éveillés les vieux Frères, pendant la petite partie de domino qui suit leur dîner : il s’en acquitte si bien que sa voix éclatante traverse les murs et vient réveiller jusqu’aux dormeurs de notre étude. On le dit la terreur du marché où il achète nos provisions, à cause de la forte part qu’il réclame dans les profits que voudraient faire sur lui les marchands et les marchandes. Mais il tient à honneur de nous bien servir au réfectoire. Il m’a pris en affection, comme compatriote, et quand, mes jours de lecture, je dîne seul après les autres, il soigne mon verre de vin supplémentaire et mon dessert, puis me raconte des histoires. C’est par lui que je connais si bien les Frères.
Le Frère cuisinier, qu’on voit rarement, a l’air aussi bon que son gâteau de macaroni, qui a fait le désespoir de la pauvre Fanchon. On le surprend parfois, venant contrôler par une porte entre-bâillée le succès de ses plats de choix : son plaisir est de nous engraisser — pour le bon Dieu.
Le Frère chef du personnel domestique semble mener rondement son difficile bataillon. Il ne fait pas bon avec lui laisser tomber une pile d’assiettes : il lance alors au coupable un « malheureux pécheur ! » qui promet de rudes expiations. Mais on est rassuré sur la persistance de ses rancunes, quand on voit avec quelle bonhomie il préside au jeu de boules de ses « grands enfants ». C’est d’ailleurs un maître ouvrier pour tous les travaux que nécessite la tenue d’une si grande maison : peinture, vitrerie, serrurerie, jardinage, décoration, rien ne l’embarrasse — sauf l’introuvable moyen de contenter en même temps tout le monde et son père. Il me l’a dit en confidence.
Le Frère menuisier est un franc Picard de vieille roche. A voir ses traits énergiques, son large dos voûté, sa longue redingote, son haut-de-forme légèrement incliné sur la nuque, sa tabatière à queue de souris et son vaste mouchoir de couleur, on n’est pas surpris d’apprendre que sa naissance remonte encore au siècle dernier. Dans son jeune temps, il a été serpent de sa paroisse, où son instrument, symbole des vanités humaines, se voit encore accroché en ex-voto dans le chœur de l’église. Aujourd’hui il a passé la septantaine et se plaint de ne plus pouvoir soulever tout seul les grosses poutres, qu’il portait jadis comme des plumes ; mais le dimanche, aux vêpres, quand il chante les psaumes avec nous, l’orgue ne peut lutter contre le formidable cuivre de sa voix et doit prendre la mesure qu’elle bat. Nous y sommes faits ; le Père directeur de musique s’en impatiente quelquefois, mais… il est Picard aussi et ne voudrait pas tuer de chagrin son vieux compatriote, en le faisant taire par ordre supérieur. On dit que, depuis trente ans, il ne boit que de l’eau, — pour mourir centenaire, dit-il[7] : mais c’est par pénitence.
[7] Il est mort à 93 ans.
J’aime bien tous ces braves gens et ne me prive pas de causer avec eux, quand j’en trouve l’occasion, surtout avec les anciens. Leur conversation exhale comme un parfum d’humilité joyeuse et de paix divine. L’autre jour, rencontrant le vieux Frère lampiste, un saint homme qui porte le bon Dieu dans ses yeux, je lui demandai des nouvelles de ses lampes : « Elles vont bien », dit-il ; puis, sans transition, avec une simplicité adorable, il ajouta : « Tâchez de mériter la lumière éternelle. » Je répondis simplement aussi : « Priez pour que j’y arrive, mon frère » — et fus payé d’un sourire d’adhésion.
Heureux sont-ils de n’être des savants, mais, en revanche, bons serviteurs de Dieu et des hommes !
1er novembre. — Il est cinq heures du soir. Un temps triste. Du haut des tours de la cathédrale, le gros bourdon, par intervalles réguliers, déverse au loin sur la ville les ondes prolongées du glas funèbre et toutes les cloches des paroisses lui font écho. On dirait, d’une part, la grande voix de la mort proclamant son empire universel et, de l’autre, le concert plaintif des générations déjà mortes, demandant grâce à leur Juge et secours aux vivants.
En revenant de la visite des cimetières, où se pressait une foule pieuse, nous avons remarqué l’attitude pénible, presque honteuse, des habitués de la rue et du cabaret. Le son des cloches, évidemment, leur coupait la gaîté et gênait leur libre pensée. On a beau se dire qu’avec la mort tout finit et refuser de loin les derniers services de l’Église : quand le Jour des Morts ramène cet appel de l’Église à la prière pour les défunts et, du même coup, le souvenir des êtres chéris qu’on a vus partir pour… oui, pour l’autre monde, on se reprend à penser qu’on est tout de même plus qu’un simple chien, et l’on irait peut-être aussi saluer la croix de bois sous laquelle dorment le père et la mère, si l’on n’avait peur du camarade X… qui a une langue du diable… Mais la petite portera une couronne d’immortelles ; ça lui fera plaisir, et ce n’est pas compromettant : on en porte bien aux enterrements civils.
Pauvres gens !
J’ai prié pour tous ces inconnus dont nous avons visité les tombes : ils sont nos frères. Mais j’ai prié davantage pour les défunts qui nous sont chers, pour nos grands-parents, dont j’ai gardé un si tendre souvenir, surtout de bonne maman Julie, qui m’apparaît encore, dans mon imagination d’enfant, comme un portrait vivant de toutes les vertus aimables. Pouvais-je oublier les émotions douloureuses qu’a dû réveiller dans le cœur de nos bons parents la pensée de Gérard, notre aîné, enlevé à leur affection et à la nôtre dans cet âge charmant où les fleurs commencent à faire place aux fruits ? Mais qui sait les déceptions que Dieu lui a épargnées, en le prenant à quinze ans ?
La mort ne m’effraie pas. Je vous ferais de bonne grâce mes adieux dès demain, dès aujourd’hui, si Dieu le voulait. Le P. Prédicateur de la Retraite nous a dit que cette indifférence se manifeste fréquemment à seize ou dix-huit ans, et il en donnait deux raisons, qui sont deux peurs : l’une, c’est la peur de perdre plus tard les chances de salut qu’on a maintenant pour son âme, et l’autre, c’est une peur instinctive du travail, de l’effort, des luttes qu’il faudra subir pour se créer une place dans le monde. Ce serait si simple d’aller en paradis tout de suite et tout droit, sans avoir eu la peine de le conquérir ! — « Oui, concluait le Père ; mais il n’existe pas encore de paradis pour les fainéants. »
Il faudra donc, de toute façon, que je trime, que je bataille et peut-être que je peine rudement pour faire ma trouée. J’y suis résolu. Mais dans quelle voie ? Il se pose là un point d’interrogation qui devient de plus en plus sérieux, à mesure qu’approche le terme de mes études secondaires.
13 novembre : Saint Stanislas Kostka. — J’ai une prédilection pour ce novice jésuite, mort d’amour pour Dieu et Marie, à l’âge que j’ai, après avoir été deux fois communié de la main des anges. Les rudes combats qu’il eut à soutenir pour répondre à l’appel d’en haut m’ont engagé à le choisir comme patron dans la grave question de mon avenir.
20 novembre. — Hier soir, de huit heures à dix heures, la classe de Philosophie et l’Académie de Rhétorique ont eu la grande faveur d’assister, dans le parloir, à la séance de rentrée de l’Association de Saint-X… composée d’anciens élèves du Collège. Au bureau siégeaient, comme président, vice-président et secrétaire, trois jeunes avocats ; aux premières places de l’assistance, on voyait le président d’honneur, assis entre le R. P. Recteur et le P. Directeur de la Conférence ; derrière eux, bon nombre de professeurs, d’associés et nous — rien que des gens d’esprit et de bon esprit !
L’un et l’autre pétillaient dans l’intéressant rapport du secrétaire sur les travaux de l’année précédente. Il nous analysa en quelques pages très vivantes, par petits groupes, les quinze ou vingt discours prononcés par les Associés, dans l’espace de huit mois, sur des sujets variés : questions d’arts et de sciences, d’histoire et de littérature, de droit et de morale, de patriotisme et de charité, surtout d’économie sociale et d’œuvres populaires — coups d’essai pour les débutants, coups de maître pour les vieux et pour certains privilégiés, de ceux chez qui
Plusieurs déjà, après s’être essayés devant l’auditoire bienveillant qui les applaudissait aux réunions intimes du collège, sont allés porter la bonne parole à des assemblées plus difficiles, sur divers points du pays, non sans succès. Ils auront des imitateurs.
Le président d’honneur, ancien élève lui-même et bien connu pour son dévouement actif à toutes les œuvres utiles, félicita vivement la Conférence de tout ce qu’elle a tenté et accompli dans le sens de l’apostolat social chrétien, qui est son but final. Puis il nous dit, avec autant de netteté que de chaleur, en quoi consiste le devoir des jeunes dans le monde actuel. Au tableau saisissant des misères physiques et morales qui rongent la France et des efforts sans relâche que nos ennemis s’imposent pour la ruine des âmes, il opposa l’écœurant spectacle de ces jeunes hommes de dix-huit à vingt ans, qui, riches de toutes les ressources d’une éducation chrétienne et distinguée, ne savent que faire de leur loisir, de leur intelligence et de leurs autres belles qualités ; qui promènent leur ennui et leur mollesse d’amusement en amusement, papillons ou tourtereaux ; qui n’ont aucun goût sérieux, aucun idéal ; qui n’ont rien au cœur en fait de noble ambition, et qui gaspillent leurs plus belles années… à quoi ? à traîner une existence vide, stérile en œuvres, féconde seulement en regrets tardifs et en remords. Et s’adressant à nous : « Ne soyez pas de ceux-là, mes jeunes condisciples, s’écria-t-il ; regardez plutôt ces Conférenciers, vos aînés, et faites ce qu’ils font. Mais pour remplir un jour convenablement votre devoir de jeunes hommes, il faut bien remplir maintenant votre devoir de grands élèves. Vos Pères s’ingénient et se dévouent de toute manière (nul ne le sait mieux que moi) à faire de vous des chrétiens solides et intelligents, aptes à toutes les saintes luttes, comme ils le sont eux-mêmes : répondez à leurs efforts par les vôtres, et qu’un jour la France et l’Église puissent compter sur vous ! »
Quand les acclamations eurent pris fin, le R, P. Recteur demanda la parole. Après avoir remercié l’orateur et les Conférenciers de l’honneur qu’ils font à leurs anciens maîtres, il annonça que, pour fournir aux grands élèves présents une occasion immédiate de se former à l’apostolat de la parole, il leur accorderait volontiers la permission d’assister désormais, chaque quinzaine, aux réunions de l’Association, si nous le désirions et si nos aînés n’y voyaient pas d’inconvénient.
Toutes les mains se levèrent comme une seule et les bravos éclatèrent.
Bonne soirée. J’en suis enchanté, mes amis aussi. Nous ferons quelque chose… et je crois que mes horizons s’ouvrent.
25 novembre : Sainte Catherine. — Voilà une sainte qui humilie singulièrement le sexe fort ! Non contente de tenir tête à un empereur fou furieux, elle a réduit aux abois tout le ramassis des philosophes païens les plus huppés. Pour n’avoir pas devant le public un dessous fatal à leur renom de savants, ceux que son invincible dialectique n’avait pas convertis à la foi, n’eurent pas d’autre ressource que de la faire rouer. Mais elle fit une croix sur la roue — et la roue cassa comme un fil de verre, comme avaient cassé leurs arguments. Il fallut employer la hache pour réduire à l’impuissance la vierge philosophe de dix-huit ans.
Elle valait bien un homme, certes, et je m’explique parfaitement qu’on l’ait instituée patronne des étudiants en philosophie. Le P. Recteur, selon l’usage, nous a octroyé en son honneur une boîte de dragées et une promenade de classe au premier beau jour. Vive donc sainte Catherine !
Je sais bien que les vieilles filles… Mais chut ! Ça brûle.
30 novembre. — Sortie du mois, pour ceux qui ont la chance de n’être pas loin de la maison paternelle ; les autres se résignent à faire, aussi joyeusement que la saison le permet, une excursion de quelques heures dans la montagne. Le grand incident de la nôtre a été la poursuite mouvementée d’une superbe couleuvre, que nous avons rapportée en triomphe : elle sera promenée demain dans les cours comme témoignage de notre intrépidité et, si nous trouvons un naïf, nous la lui ferons avaler.
En hiver, la soirée vient de bonne heure et les parents qui n’ont pas, comme les miens, mille choses à dire à leurs enfants, apprécient peu le tête-à-tête prolongé avec eux dans un salon d’hôtel. Pour leur venir en aide, chaque soir de sortie, une des classes supérieures leur offre une comédie plus ou moins improvisée, mais toujours bien reçue. Les Humanistes nous ont donné les Inconvénients de la grandeur, par le P. du Cerceau, jésuite. On m’avait prié d’y faire un rôle, que j’ai trouvé fort long et fort fatigant : j’ai dû rester immobile et muet, debout, avec une hallebarde sur l’épaule, pendant trois quarts d’heure ! C’est inhumain, et pas plaisant du tout pour le personnage… Dévouement et abnégation !
3 décembre : Saint François-Xavier, qui fut le Paul de la Compagnie de Jésus, comme saint Ignace en fut le Pierre. — La messe nous a été dite par un de ses successeurs, vénérable Père à longue barbe grisonnante, qui portait sur ses traits amaigris et dans sa démarche fatiguée les traces visibles de la souffrance. Il revient de Chine. Il a bien voulu nous faire, à la grande salle, une « simple causerie » sur sa chère mission.
Après quelques données générales sur l’étendue et le gouvernement du Céleste Empire, le Père nous parla de cette civilisation chinoise, cristallisée depuis des siècles et réfractaire à tout progrès. Il nous dépeignit la duplicité insondable des habitants, leur politesse de théâtre, leurs études baroques qui consistent à apprendre un alphabet de quatre-vingt mille caractères, leurs relations de famille, leur cuisine, leur médecine, et à ce dernier propos il nous raconta comment il venait d’échapper à une terrible attaque de choléra, gagnée dans une de ses courses apostoliques en pays perdu. On avait appelé en toute hâte le docteur de l’endroit. Celui-ci examina le malade, fit une grimace peu rassurante, puis ordonna de le frictionner à tour de bras avec des linges chauds, pour rétablir la circulation du sang. Comme l’effet désiré se faisait attendre, il lui râcla le dos jusqu’au vif avec des écailles d’huître : les membres restèrent froids. L’Esculape demanda des épingles et, à l’exemple des anciens bourreaux de martyrs, les insinua sous les ongles du patient : toujours rien. Alors, saisissant une forte aiguille à tricoter, sans crier gare, il la lui plongea net de plusieurs centimètres dans le creux de l’estomac. Du coup, la réaction se fit, le sang circula et le Père fut sauvé. Il ajouta : « En pays civilisé, aucun médecin n’aurait osé m’appliquer ce traitement brutal et j’étais un homme mort, tandis qu’à présent mes forces reviennent peu à peu et, dans quelques semaines, je compte aller reprendre ma besogne interrompue. »
Il nous parla ensuite de la haine héréditaire des Chinois pour tous les Européens, qu’ils appellent les diables d’Occident : c’est le grand obstacle, inventé par le vrai diable, contre la prédication de notre sainte foi. « A ce préjugé invétéré, nous dit le Père, il n’y a qu’un remède : vaincre la haine par l’amour, la défiance par le dévouement. Le Chinois ne manque pas de cœur ; mais il faut atteindre ce cœur et le gagner. Les riches, les puissants et les savants, tous orgueilleux ou corrompus, restent jusqu’ici à peu près inaccessibles à un Évangile qui leur demande l’humilité et la chasteté ; mais l’Évangile a été d’abord annoncé aux pauvres, aux faibles et aux simples. Nous recommençons en Chine l’œuvre du Christ et de ses apôtres auprès des âmes neuves, et cet humble ministère nous apporte de nombreuses consolations. » En preuve, le Père nous raconta quelques faits bien touchants, puis conclut, d’un ton qui vous pénétrait : « Voilà, mes enfants, ce que le missionnaire obtient à force de travail et de peine. Il obtiendrait davantage, s’il était comme les premiers Apôtres, comme François-Xavier, un saint et un faiseur de miracles. Du moins peut-il, comme François-Xavier, donner pour ces millions d’infidèles son dernier souffle de vie, peut-être sa dernière goutte de sang : c’est le double espoir de tous les frères que j’ai laissés là-bas — et c’est le mien. »
Que dirais-tu, Jeanne, si je partais avec le P. Missionnaire ? Pourrais-je rien faire de meilleur ? J’y penserai.
6 décembre. — Ce matin, en me levant, j’ai trouvé dans l’un de mes souliers un délicieux cornet de bonbons fondants, que le grand S. Nicolas y avait laissé tomber, la nuit, en passant devant les lits des enfants sages. Mon voisin de droite, qui pleurniche facilement, a retiré des siens deux oignons, qu’il s’est hâté de dissimuler ; celui de gauche, un farceur, a été gratifié d’une superbe carotte crue, qu’il mangera. Certains étourdis ou paresseux ont retrouvé les verges qui épouvantaient déjà leur enfance, sans la corriger.
Morale : il n’y a pas de petits profits — ni de petites leçons.
8 décembre : Immaculée Conception. — Ma dignité préfectorale m’a valu le grand honneur d’assister à la fête patronale de la Congrégation des Anciens. Ils étaient là cinquante ou soixante en âge d’homme, venus pour renouveler aux pieds de la Vierge Immaculée, par l’organe de leur préfet, la promesse solennelle, non pas de renverser le gouvernement ou de comploter un État clérical dans l’État laïque, mais d’honorer Marie par le fidèle accomplissement de leurs devoirs de chrétien et de Français. Ce fut la résolution que le R. P. Recteur, dans une allocution vibrante, les invita tous à emporter de la sainte Table avec le corps de Notre-Seigneur, qui donnerait à leur bonne volonté la force et la persévérance.
Que ne sont-ils cinquante ou cent mille à donner cet exemple en France ! Elle redeviendrait chrétienne.
25 décembre. — « Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur ! » Pendant que, cette nuit, du haut de la tribune, ce beau cri de reconnaissance invitait élèves et parents, dans la chapelle trop étroite, à saluer l’Enfant-Dieu sur la paille de sa crèche, et que moi, indigne, je le recevais réellement dans mon cœur, oui, j’ai compris mieux que jamais l’immense bienfait d’avoir été arraché, par la vertu de la Rédemption, à la servitude des passions mauvaises. Désormais je suis son esclave, je veux l’être jusqu’à la mort. Je n’ignore pas à quoi cette résolution m’engage ; mais je compte que sa grâce, après m’avoir cherché si bas et ramené de si loin, ne m’abandonnera pas à ma faiblesse naturelle. Gloire à Dieu au plus haut des cieux !
Ces pensées m’ont poursuivi toute la journée. Vingt fois pendant les offices si beaux de la fête, je me suis senti pressé invinciblement de m’offrir au Dieu enfant, moi et tout ce que je puis valoir. Je lui ai tout donné : il fera de moi ce qu’il voudra — ou ce qu’il pourra.
— Le soir, après Vêpres, la Division des Grands a servi à nos vingt enfants pauvres, en l’honneur de l’Enfant Jésus, un goûter des plus alléchants. Au menu traditionnel, composé de choses plus solides, la délicate générosité des élèves avait ajouté quantité de friandises prélevées sur leurs desserts. C’était plaisir de voir avec quel entrain nos jeunes invités faisaient plat net : ils trouvaient tout juste, entre deux bouchées, le temps d’adresser une risette à Messieurs leurs servants. Parfois, tournant et retournant dans leurs mains une orange ou un bout de pâtisserie, ils avaient l’air de se demander : « Ça sera-t-il pour moi ou pour mon petit frère ? » Lutte terrible entre deux amours ! Mais, un instant après, l’amour fraternel l’emportait sur la gourmandise, et l’orange ou la pâtisserie était glissée dans une poche de réserve, pour faire des heureux à la maison. Ces enfants d’ouvrier ont très généralement bon cœur.
Quand les tables sont desservies, un rideau s’ouvre et l’on voit apparaître sur la scène, dans une crèche rustique, un charmant petit Jésus, qui tend les bras en souriant à nos gamins émerveillés. Il est encadré entre deux arbres de Noël. L’un, en guise de pommes de pin, porte à ses branches une ample cueillette de bibelots multicolores, de jolis jouets, de petits objets utiles à des écoliers… et même des saucissons, enroulés dans du papier d’argent. L’autre sapin disparaît sous tout un magasin de lingerie, dont la meilleure part vient des Chevalières de l’Aiguille de Z… Pourquoi le nouvel Ordre n’a-t-il pas délégué au moins sa fondatrice pour jouir de ce beau spectacle et pour recueillir, dans la joie naïve des enfants, la récompense terrestre de sa charité ?
Le tirage au sort de toutes ces charmantes choses est long — pas pour les enfants, mais pour les assistants désintéressés : on le coupe par un peu de musique et des noëls ou des chansonnettes, dont les élèves de bonne volonté font encore les frais.
Le dépouillement fini, les Catéchistes apportent sur la scène des paniers pleins de vêtements neufs ou demi-neufs, offrandes des élèves ou de leurs parents. Chacun de nos petits protégés reçoit un habillement complet, pour lui ou pour quelqu’un des siens, et tous enfin nous quittent, heureux comme des princes, fiers de porter un paquet plus lourd qu’eux, excitant à leur sortie du collège la surprise curieuse des passants et peut-être l’envie de plus d’un.
Cela fait du bien, n’est-il pas vrai, Jeanne ? de faire un peu de bien autour de soi. Je ne le comprends que depuis ma conversion : avant, j’étais un vilain égoïste et, avec cela, toujours mécontent de moi-même et d’autrui.
27 décembre : Saint Jean l’Apôtre. — Double fête : celle de mon ami Jean, que nous avons célébrée ensemble, en communiant à la messe de notre P. Professeur, et celle du P. Professeur lui-même.
A ce dernier j’ai traduit les souhaits et la reconnaissance de la classe de Philo dans un morceau d’éloquence dont la parfaite sincérité faisait le grand mérite : mérite facile d’ailleurs, quand le cœur se met de la partie, et vraiment il en était, car notre professeur actuel a hérité de toute l’affection respectueuse que nous avions pour l’ancien. Nous lui avons offert (c’est le seul cadeau permis) un joli bouquet de chrysanthèmes, qu’il a fait porter à la Vierge de la Congrégation. Sa réponse émue à mon compliment nous a prouvé une fois de plus que, chez nos professeurs, le maître est toujours doublé d’un père — et que l’on calomnie la Philosophie en l’accusant de dessécher le cœur : ni celui du Père ni le nôtre n’en sont réduits là, Dieu merci !
Je lui suis personnellement très obligé de m’avoir réconcilié avec cette respectable dame, dont les allures sévères et la conversation peu variée m’avaient déplu, au commencement. Aujourd’hui je ne la trouve plus que sérieuse, et ce qu’elle dit m’intéresse, parfois même très vivement.
28 décembre : les saints Innocents. — Encore une double fête. A la chapelle, grand déploiement des enfants de chœur. Ils ont pour patron les petites victimes de Bethléem, dont ils rappellent l’innocence par leur aube immaculée et le martyre par leur soutane rouge. Purs comme la neige, fidèles jusqu’au sang : quel magnifique idéal pour de jeunes chrétiens !
Au dîner, le plat de bouillie traditionnel, enguirlandé de sucreries, est servi au plus jeune de chaque division, et l’heureux innocent est condamné à la manger en public, cuillerée par cuillerée, de la main du plus vieux, faisant fonction de bonne d’enfant. S’il s’exécute gaîment, il en est récompensé par les vivats de ses condisciples et par quelques faveurs qu’il obtient pour eux des autorités. Dans la division des petits, on lui rend des honneurs : on l’installe en chaire, à l’étude, et là, coiffé de la birette et armé des besicles du P. Surveillant, il marque des mauvais points aux rieurs et donne des permissions aux sages. Jeux d’enfant, oui, mais bons pour entretenir l’esprit de famille ! Je les introduirai dans mon Université.
30 décembre. — On vient de nous donner en classe les notes détaillées des compositions et des examens du premier trimestre : le résultat général doit être proclamé demain à la grande salle en présence des parents. Ma mère sera satisfaite, celle de Louis aussi : on nous a déclarés tous deux reçus avec une bonne note. J’en suis heureux pour elles. Un insuccès de l’un ou de l’autre aurait jeté un nuage de tristesse sur les trois joyeuses journées que nous allons passer en famille avec nos mamans et Jeanne. Merci, ma bonne Mère du ciel !
3 janvier. — Journées délicieuses en effet, trop vite écoulées. Il n’est pas possible, non, il n’est possible de s’imaginer une mère à la fois plus aimante et plus sage que la mienne. Avec quel art sans artifice elle sait mêler aux témoignages d’affection les bons conseils ! Avec quelle simplicité de dévouement elle s’oubliait elle-même pour rendre le séjour plus agréable à la mère de Louis ! Et comme je l’ai vue prier, à ce salut solennel de fin d’année, pendant le Te Deum d’action de grâces et le Miserere de pénitence ! C’est une vraie sainte, et je n’ai pas à chercher loin quelle intercession m’a obtenu de Dieu miséricorde et amour.
Madame X. a été enchantée de son fils Louis, qu’elle a trouvé de plus en plus changé en mieux, et des RR. Pères, qui lui ont paru fort aimables et distingués : après en avoir eu si longtemps peur, elle est en train de se fanatiser pour eux. Allons, tant mieux ! Elle aura de quoi répondre aux préjugés du pauvre tuteur de Louis.
Jeanne, ma sœur, que je croyais devenue personne grave, s’est amusée comme une petite folle à la comédie où je jouais. Elle prétend que j’y étais drôle à faire mourir de rire : est-ce flatteur pour moi ? En tout cas, elle a conduit la claque, parmi le public féminin qui l’entourait, de façon à me rendre presque honteux… Entre quatre yeux, elle a été plus sage, et nous avons eu ensemble, les deux derniers jours, des conférences utiles. Elle a du bon, ma grande sœur, et je ne serais pas surpris que, dans quelques années, elle soit en état de faire le bonheur d’un mari sérieux — à moins qu’elle n’aille échouer aux Ursulines.
Ce matin elles sont reparties. Les adieux m’ont coûté beaucoup plus qu’à l’ordinaire : j’en ai le cœur malade. Qu’est-ce que cela veut dire ?
7 janvier. — De plus en plus fort… non, de plus en plus faible ! Cette fois, j’ai une flèche dans le cœur… Mais ce que je vais écrire n’est pas pour Jeanne : je ne veux pas faire trotter son imagination.
Comme tout le monde, j’ai ri de certaines petites infirmités qui se manifestent de temps à autre chez des élèves au cœur sensible. Voici, par exemple, un brave garçon, assez peu soucieux jusque-là de sa personne, qui tout à coup se met à soigner ses cheveux, son nœud de cravate, son col et ses manchettes : il se fait beau. Pour qui ? Les malins ont vite fait de le deviner. Son œil, devenu rêveur et doux, s’allume, lorsqu’il voit passer telle division. Alors il cherche dans les rangs, et, quand il a trouvé, ses joues s’animent à leur tour, un mouvement fébrile l’agite et un voisin charitable lui demande : « Es-tu malade ? — Non. — Qu’as-tu donc ? — Rien. » Mais le voilà rouge pivoine : preuve qu’il vient de mentir. Et de fait, il a quelque chose, qui s’appelle vulgairement un… chou.
Vais-je me donner ce ridicule ? Hier à la promenade des Rois, il y avait dans le cortège trois petits pages, qui offraient des dragées. Ils étaient, comme leurs maîtres, deux blancs et un noir. Ce dernier (faut-il que ce soit juste le négrillon !) vint à moi avec sa large coupe d’or, mit de son petit doigt en évidence un bonbon et, me souriant avec ses dents blanches et ses yeux ronds, me dit ingénument : « Prends celui-là : c’est le meilleur. » Je le pris, en répondant avec la même ingénuité : « Merci, petit moricaud. » Nouveau sourire. Quoi de plus innocent ?
Oui, mais ce coquin de sourire, et ces dents blanches, et ces yeux ronds me sont revenus, le soir ; ce matin, ils me reviennent encore, et je n’arrive pas à les chasser. N’est-ce pas bête ?… Espérons que ça passera comme un mal de dents.
12 janvier. — Ça ne passe point. Au contraire. Je l’ai revu en blanc : figure ordinaire, bouche moyenne, nez légèrement retroussé, yeux… La distance m’a empêché d’en distinguer la couleur exacte : je me les figure bleus, naturellement. Il a onze ou douze ans. Bon élève sans doute, puisqu’il porte croix et rubans, comme moi. Je ne sais pas son nom, ne lui ai point parlé et n’ai même pas fait semblant de le reconnaître : il en a paru un peu surpris. Mais je m’en moque, petit ! Va te faire chouter ailleurs : je n’ai pas envie de rire.
Mais non, je n’ai pas envie de rire, pas la moindre envie. Ce gamin-là me tracasse à l’étude, quand j’aurais besoin de travailler, et à la chapelle, quand je veux prier. J’avais eu l’idée de prier pour lui, afin qu’il reste bien sage, bien pur, bien… digne de mon amour, quoi ? Mais je me suis avisé, à temps, qu’il y avait là-dessous un simple prétexte pieux, venant tout droit de l’esprit malin, pour penser à lui, et qu’une pareille prière n’avait pas grande chance d’être prise en considération. Je prie donc pour moi, demandant à Dieu de me délivrer de cette obsession.
18 janvier. — En me confessant, la pensée m’est venue de parler de mon malaise. Mais à quoi bon ? Je sens très nettement que je n’ai pas, jusqu’ici, offensé le bon Dieu, que pour rien au monde je ne voudrais l’offenser, que cette impression bizarre réside uniquement dans ma sensibilité et que ma volonté n’y prend aucune part. C’est une chose que je subis et que mon bon sens désavoue.
Cependant il est certain que, tout en la désavouant très sincèrement, j’y ressens l’amorce du plaisir. Au fond, si ridicule que cela me paraisse, je me trouve… comment dirai-je ?… flatté secrètement d’occuper peut-être une place dans ce petit cœur, et je voudrais bien l’occuper tout seul. Donc amoureux et jaloux !… Eh bien, mon pauvre ami Paul, pour un garçon de dix-sept ans, philosophe et gros bonnet de la division, voilà qui est édifiant !
Comment sortir de là ? J’irais bien à mon recours ordinaire, au Père spirituel, qui par un fait exprès ne m’a pas appelé depuis huit jours. Mais la chose en vaut-elle la peine ? Il me répondra que c’est un enfantillage et se moquera de moi… N’importe, je le verrai demain, pour être tranquille.
20 janvier. — Le Père ne s’est pas moqué de moi : il a même pris la chose tout à fait au sérieux. Quand je lui eus raconté l’origine du mal, le trouble qu’il jette dans mon travail et ma prière, mon impuissance à dominer ces impressions ridicules, il me dit, de son ton le plus grave :
« Mon cher enfant, il n’y a pas de maladie ridicule, ni du corps ni de l’âme. Les plaisanteries ne guériraient pas la votre : il faut la combattre sérieusement.
— Je le veux bien, mon Père : dites-moi comment.
— Par la raison et par la foi. La raison vous fera comprendre que, sous l’apparente futilité de cette petite passion naissante, se cache le danger sérieux d’un amollissement progressif de votre cœur : or, un cœur mou est à la merci des pires tentations, pour le présent et pour l’avenir. Je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage à vous, n’est-ce pas ?
— Non : je sors du lycée.
— La foi vous indiquera les moyens de conjurer le péril et de garantir à votre cœur sa fermeté nécessaire : il faut prier et communier. Je vous permets deux communions par semaine. Ajoutez-y l’observation plus parfaite que jamais de vos devoirs journaliers, pour rester le maître de votre volonté, et fuyez l’occasion : elle fait le larron. Avec cela, mon pauvre enfant, prenez votre mal en patience, jusqu’à ce qu’il plaise au bon Dieu de vous en délivrer.
— Sera-ce long, mon père ?
— J’espère que non. Tout dépendra, non point des efforts violents que vous pourriez être tenté de faire (ils aggraveraient le mal), mais de votre fidélité calme et persévérante dans l’emploi des moyens indiqués. Allez en paix, mon enfant… et revenez. »
En me reconduisant, il me dit encore : « Courage, Paul ! Dieu vous envoie cette petite épreuve pour vous aguerrir : il veut faire de vous un de ses bons soldats. » Je lui ai promis de lutter de mon mieux.
25 janvier. — J’ai religieusement obéi à mon directeur et le calme semble déjà revenir. D’ailleurs, grâce à une période de froid, nous avons beaucoup patiné depuis quelque temps, et cet agréable exercice au grand air a notablement contribué, je crois, à me rafraîchir le tempérament.
2 février. — Ce matin, fête de la Purification de la Sainte Vierge, en présence de tout le collège assemblé à la chapelle, le P. Professeur d’Humanités a prononcé ses grands vœux.
Rien de plus simple que la manière dont la cérémonie s’accomplit. Au moment de la communion du prêtre, pendant que le P. Recteur, tourné vers l’assistance, tient la sainte hostie entre ses doigts, le religieux à genoux lit la formule solennelle qui consomme son pacte avec Dieu et avec la Compagnie de Jésus ; le P. Recteur reçoit cet acte signé et présente au nouveau Profès, en échange de son oblation suprême, le corps de Notre-Seigneur.
Mais la simplicité même de cet acte a quelque chose de saisissant, quand on réfléchit que, dans la pensée du religieux, c’est une donation sans réserve et sans retour de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il a, au service et à la plus grande gloire de Dieu, en même temps qu’une généreuse acceptation de toutes les souffrances que pourra lui imposer sa vocation. Désormais il ne s’appartient plus : il appartient à ses Supérieurs, aux âmes qui auront besoin de lui sur n’importe quelle plage du monde — et aux persécuteurs, qui font rarement défaut aux enfants de saint Ignace. Mais aussi sa récompense est assurée, belle entre les plus belles et hors de toute atteinte.
Ah ! si j’étais appelé !…
A la séance littéraire, que l’Académie de Rhétorique a offerte au Père après la cérémonie, celui-ci occupait selon l’usage la place du P. Recteur. Il nous a parlé avec émotion du bonheur incomparable que donne le sacrifice de soi à Dieu ; puis, à propos du vœu spécial que font les Pères de donner un soin particulier à l’instruction des enfants, il nous exhorta à élever notre respect pour eux et notre bonne volonté à la hauteur surnaturelle d’où descend leur dévouement. Il termina par le gracieux octroi d’un congé.
13 février : Jours gras. — Hier dimanche, grande représentation dramatique, où Louis a fait un brillant début : il y a montré une aisance, un naturel communicatif, qui m’ont agréablement surpris et qui promettent au barreau de Z*** un avocat peu ordinaire. Notre professeur avait déjà remarqué, depuis un mois ou deux, que le brave garçon s’ouvrait et se développait à vue d’œil. Heureux effet du changement d’air et de milieu.
Aujourd’hui lundi, loterie pour nos pauvres. J’ai gagné… enfin !… un rond de serviette. Il y a un commencement à tout.
Mais hélas ! par la même occasion j’ai gagné autre chose encore, dont je me serais facilement passé. Pour tirer les numéros du fond des urnes, n’avait-on pas imaginé de prendre les trois petits pages du cortège des Rois, costumés comme alors ! Mon négrillon était encore là, au beau milieu, montrant ses dents blanches et ses yeux ronds à travers sa figure noire, avec le même sourire. Et ce sourire, je l’ai reçu à bout portant durant trois heures consécutives, étant placé juste en face de lui : car ma voix de premier ténor me valait l’honneur de proclamer les numéros sortants. Cependant je n’ai pas bronché, et quoique la séance m’ait paru interminable, j’ai su garder jusqu’au bout mon apparente indifférence, sous le couvert de ma dignité. Mais cette longue victoire sur moi-même ne va-t-elle pas être suivie d’une fâcheuse réaction ?
Par bonheur, pour la sortie de demain mardi gras, les Pères Surveillants ont organisé, en faveur des grands qui restent, une excursion folle aux sources du B…, l’un des plus jolis points de vue du pays. On se mettra des kilomètres dans les jambes, du bon air dans les poumons, de la gaîté dans le cœur, et la machine se trouvera remontée pour un bout de temps.
Vilain crapaud de négrillon, tout de même !
15 février : Mercredi des Cendres. — Nous venions de faire à l’étude notre prière du matin et je m’apprêtais à donner exceptionnellement à mes membres harassés un petit supplément de repos, quand le P. Préfet est entré, fort grave, et nous a annoncé que dans la nuit, vers onze heures, un de nos condisciples, mon propre voisin de classe, avait été appelé subitement à paraître devant le tribunal de Dieu.
Il ne s’y attendait pas, personne ne s’y attendait. Depuis quelques jours, il souffrait d’humeurs malignes dans les genoux, mais ne gardait même pas le lit. Hier soir, son père était venu le voir à l’infirmerie et l’avait quitté sans inquiétude sérieuse, promettant de revenir aujourd’hui. Jacques avait ensuite pris son repas, fait sa prière et s’était couché comme d’ordinaire. A dix heures et demie, le F. Infirmier, qui dormait dans une alcôve voisine, l’entend respirer avec effort et gémir. Il court auprès de lui, cherche à le ranimer ; mais voyant ses soins inutiles, il appelle en toute hâte le prêtre le plus rapproché, qui a juste le temps nécessaire pour lui faire demander pardon de ses fautes et pour l’absoudre. L’agonie commençait : un quart d’heure après, c’était la fin. Les humeurs froides avaient gagné le cœur.
Jacques passait pour un bon élève et un excellent camarade. Il appartenait à la Congrégation, puissant motif d’espérance pour le salut de son âme. Mais la soudaineté du coup n’en a pas moins jeté la consternation partout, spécialement en première division et en Philosophie. Quand, ce matin, avant la cérémonie des cendres, le P. Recteur a pris pour texte de son allocution la formule liturgique : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière », — le commentaire s’était fait d’avance dans tous les esprits et la conclusion pratique apparaissait très claire :
« Nul n’est sûr du lendemain ; il faut donc bien employer le présent et se tenir toujours prêt à rendre compte de son âme à Dieu… Si l’on y pensait sérieusement, ajouta le Père, oserait-on perdre en bagatelles un temps précieux, qui va peut-être nous échapper tout d’un coup ? »
Cela tombait à pic sur moi et n’a pas manqué son effet. Dans la journée, je suis allé prier auprès du défunt, qui reposait, vêtu de l’uniforme, sur une couche entourée de beaux lis blancs. Son pauvre père était assis tout près, abîmé dans une douleur qui faisait peine ; sa mère, Jacques ne la connaîtra qu’au ciel. Devant ce cadavre de mon condisciple, j’ai renouvelé à Dieu la promesse de donner à ma vie un emploi sérieux.
Et je suis définitivement guéri de ma sotte maladie de cœur.
16 février. — Hier, toute la journée, le silence et l’angoisse ont pesé sur la maison. Pas de jeux ; en cour, on parlait du défunt et, de temps à autre, des regards troublés montaient vers les rideaux de la chambre mortuaire, derrière lesquels on distinguait la rouge lueur des cierges. La nuit a dû paraître longue à plus d’un et les rêves terrifiants n’auront pas manqué. Moi, une fois couché, j’ai dit pour Jacques un De profundis, et puis je l’ai prié de me laisser dormir, parce que j’en avais grand besoin. J’ai très bien dormi.
Ce matin, service funèbre solennel, au milieu d’un émouvant recueillement. Après l’absoute, pendant que la cloche tintait son frémissant adieu, la dépouille mortelle de notre camarade se dirigea vers la gare, précédée des Pères et suivie de tous les élèves, tête nue. Je tenais avec trois autres philosophes les cordons du poêle. Jacques traversa ainsi toute la ville, salué par la respectueuse pitié des habitants. Sur le quai de la gare, on récita encore des prières, nous jetâmes de l’eau bénite sur le cercueil, on le mit dans un fourgon, dessus on plaça la grande croix de violettes qui symbolisait nos regrets et nos espérances ; puis, pendant qu’il s’en allait vers sa dernière demeure, nous reprenions à travers la vie le chemin qui nous conduira tôt ou tard au même terme.
A la classe du soir, le P. Professeur nous dit qu’il y avait dans cette mort, avec ses circonstances imprévues, une leçon voulue de Dieu pour nous et nous engagea à ne pas la laisser passer inutile. Il avait raison et je suis décidé, pour ce qui me regarde, à la mettre à profit. Je veux que ce carême, ouvert si tristement, ne s’achève point sans que j’aie fait de réels progrès dans la lutte contre moi pour Dieu.
7 mars. — Voilà trois semaines que mon journal est resté en panne : mais où prendre le loisir de le faire marcher ? Dès le lendemain du départ de Jacques, le P. Professeur a réuni les fortes têtes de la classe pour la préparation d’une séance de philosophie. Je me suis trouvé du nombre ; car, après avoir quelque temps regimbé contre ces études si arides, j’ai reconnu qu’elles donnent à l’intelligence de nobles satisfactions et j’ai fini par y prendre tout à fait goût. Avec le goût est venu le succès.
La séance a eu lieu aujourd’hui, fête du grand théologien et philosophe saint Thomas d’Aquin. Je suis sûr, Jeanne, que tu ne t’y serais pas ennuyée, tant nous avions fait effort pour mettre les vérités les plus abstraites à la portée des personnes… intelligentes. J’ai vu des dames qui semblaient s’intéresser fort à ce qui se disait sur la scène. Mais peut-être étaient-ce les mamans ou les sœurs des jeunes philosophes, et, dans ce cas, toute conclusion sur la valeur réelle des choses devient sujette à caution. L’amour est aveugle.
Les Ursulines, sans doute, ne t’ont jamais laissée soupçonner que nos arrière-grands-parents, il y a quelques milliers d’années ou de siècles, vivaient sur les cocotiers et y passaient leur temps, entre les repas, à exécuter des gambades et des grimaces muettes, comme en font encore aujourd’hui les singes dans les cages. Mais voilà qu’un beau jour, on ne sait plus à quelle occasion ni à quelle date, les parchemins faisant défaut, l’un d’entre eux s’avisa de parler ; un autre lui répondit dans la même langue (on pense que c’était une langue primitive) et ainsi le singe devint homme.
Ils sont au moins quatre savants notables, de divers pays, qui veulent nous faire gober cela, sur leur parole, sans y être allés voir. Le plus drôle, c’est qu’ils le disent sans rire ! Il est vrai que le plus célèbre des quatre, un M. Darwin, est Anglais — et les Anglais ne rient jamais.
Cependant, il ne passe pas pour le plus mauvais dans cette singerie. D’autres, ses admirateurs, prenant au bond la balle qu’il leur offrait, consciemment ou non, s’en servent pour attaquer le dogme de la création. L’un d’eux, Cari Vogt, l’a confessé en termes cyniques : « Il faut, sans plus de façons, mettre le Créateur à la porte et ne plus laisser la moindre place à l’action d’un tel être ». Mais ce qui est facile à dire, n’est pas toujours aussi facile à faire, et ces aimables descendants du singe, pour remplacer la création, font exécuter à la science des cabrioles et des tours de force extraordinairement réjouissants.
Le singe, leur grand-papa, ne s’est pas fait tout seul : si Dieu ne l’a pas créé, d’où venait-il ? Un Allemand — les Allemands ne doutent de rien, ni surtout d’eux-mêmes — s’est chargé de lui fournir un arbre généalogique très simple. Dieu n’a rien créé : la matière a toujours existé. Or, il y a de cela bien des millions d’années, quelques minuscules poussières, qui se promenaient dans l’espace, se collèrent ensemble, par un effet de circonstances exceptionnelles, deux mots joliment commodes, et constituèrent une petite chose informe, que M. Hæckel appelle une monère et que personne n’a jamais vue nulle part, si ce n’est lui, en rêve de malade. La monère, avec le temps et d’autres circonstances exceptionnelles, se transforma en un être vivant moins rudimentaire, puis en un troisième plus parfait et, au bout de vingt-et-une transformations de ce genre — l’Allemand répond du chiffre — après avoir été successivement larve, ver, lamproie, salamandre, singe inférieur, singe supérieur, arriva à l’humanité intelligente et parlante.
C’est ce qu’on nomme le transformisme, et c’est ce beau système que notre séance avait pour but de réduire à sa juste valeur.
Je ne t’en ferai pas l’analyse détaillée. Tu sauras seulement que Jean, Louis et moi, nous avons eu l’insigne honneur de développer, dans trois dissertations fort bien écrites, tu n’en doutes pas, et fort bien écoutées, la théorie de l’évolution, qui forme la base du système.
La seconde partie comprenait une discussion orale sur cette théorie, entre une douzaine de savants, réunis en Congrès à Paris. Le Congrès, pour l’agrément de nos invités, avait bien voulu se transporter sur notre théâtre, et là, assis autour d’une grande table à tapis vert, ces messieurs ont discuté avec une profondeur, une clarté et une courtoisie qui se rencontrent rarement à de pareilles assemblées. Chose plus rare encore : à la fin, sauf deux ou trois mauvaises têtes, des Anglais ou des Allemands, irréductibles au ridicule, tout le monde se trouva d’accord.
Pour finir, une jolie comédie du P. Delaporte, tout à fait dans le sujet. Les bons transformistes de tout pays, quoique profondément convaincus de l’existence préhistorique de ce fameux anthropopithèque (homme-singe), gémissaient de penser que, dans cette quantité prodigieuse de singes qui peuple les forêts et le monde, son espèce fût demeurée jusqu’ici introuvable. C’était un terrible argument contre leur doctrine et une fâcheuse lacune dans le tissu serré de la science.
Soudain, à travers l’Allemagne, un cri éclate : « Il est retrouvé ! On le montre au Colisée de Munich ! Il joue du violon ! » La nouvelle franchit le Rhin et va mettre en goguette physiologistes, journalistes, artistes et commis-voyageurs de la capitale. Tout ce monde afflue chez l’impresario bavarois, pêle-mêle avec les plus respectés professeurs des Universités germaniques. Ceux-ci triomphent sans aucune modération : « Nous l’avions bien dit ! La science allemande ne se trompe pas ». Les Parisiens, plus accoutumés aux fumisteries humaines, se montrent moins affirmatifs.
Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence. L’anthropopithèque, introduit par son barnum, apparaît sur la scène. Il a un air aussi intelligent qu’un singe peut l’avoir ; il ne parle pas encore, mais il comprend fort bien ce qu’on lui dit. Son maître l’invite à prendre son violon et à jouer au public bienveillant la 4e symphonie de Beethoven : il prend son violon et joue la 4e symphonie de Beethoven, sans partition. Stupéfaction générale, bravos enthousiastes : les professeurs entrent en délire. On crie : « Bis ! Bis ! » Il comprend et recommence le morceau : il semble même qu’il y ait plus d’âme que tout à l’heure dans le jeu de l’étonnant animal — si l’on peut vraiment encore l’appeler un animal !
Mais un des Parisiens conçoit des soupçons : il s’approche par derrière, en tapinois, et lui tâte un mollet. L’artiste répond par un coup d’archet. Le Parisien riposte par un coup de poing, saute sur les tréteaux, et, par un effort soudain, attrape une oreille de l’autre ; il tire, la peau craque et l’on voit apparaître… la tête humaine d’un fumiste caché dessous. L’impresario se défile un peu vivement — et la science allemande aussi.
Avais-je raison de dire que tu ne te serais pas ennuyée ? On a bien ri. L’aventure est d’ailleurs authentique : les bons journaux d’Allemagne en ont fait des gorges chaudes, aux dépens des pauvres professeurs d’Université, qui ont dû jurer, mais un peu tard, qu’on ne les y prendrait plus.
19 mars. — Visite chez les Petites-Sœurs des Pauvres, en l’honneur de saint Joseph, leur grand fournisseur. Le brave tambour de l’année dernière ayant été appelé à faire sa partie dans la musique des Anges, nous avons été reçus par une clarinette et un trombone, qui nous ont conduits gaiement au réfectoire : c’était idyllique comme une noce de village.
Dîner fort joyeux. La caisse de mandarines envoyée par Jeanne a eu le succès qu’elle méritait. Quand j’ai dit qu’elle venait de ma sœur, une bonne vieille qui n’a sans doute pas étudié la propriété des termes, me dit :
« Votre sœur, monsieur, doit être une personne bien convenable.
— En effet.
— Est-ce qu’elle vous ressemble ?
— Oh ! Elle est mieux que moi.
— Vraiment ? Vous êtes pourtant bien convenable aussi, avec votre moustachon brun ! »
L’entretien prenait une tournure scabreuse : mon moustachon n’allait-il pas tourner la tête à la vieille comme à moi le négrillon ? Je crus prudent de prétexter qu’on m’attendait ailleurs.
Après le dîner, nous donnâmes à ces braves gens un beau salut, où chanteurs et enfants de chœur déployèrent tout leur talent, qui n’est pas mince.
Puis, sur un théâtre improvisé avec des tables, on rejoua devant eux, en costumes, deux actes de la pièce de carnaval. Louis fut couvert, non pas d’applaudissements (les bonnes Sœurs les avaient sagement interdits, pour le bon ordre), mais de rires joyeux et d’exclamations admiratives. Quand ce fut fini, il dut rentrer seul en scène pour recueillir les bravos et promettre qu’on reviendrait.
Pauvres bons vieux ! Lorsque nous prîmes congé de la Mère Supérieure, elle nous dit : « Chers messieurs, nous tâchons de rendre la vieillesse aussi douce que possible à nos pensionnaires : mais nous ne pouvons les en guérir. Avec vous seuls ils redeviennent jeunes, et chacune de vos visites les réchauffe comme une journée de beau soleil. Ils en parlent bien longtemps et comptent les jours jusqu’à la suivante. Au lycée, on leur fait aussi la charité des restes de cuisine, comme au collège : mais cela ne vaut jamais un repas servi par vous. Quand vous venez, vous êtes les anges du bon Dieu, et nos vieux enfants le sentent si bien que votre présence suffit pour les rendre moins difficiles et plus pieux. Ils prient volontiers pour leurs jeunes bienfaiteurs ».
25 mars : Annonciation de la sainte Vierge. — Ayant été réélu préfet pour la seconde moitié de l’année, j’ai eu comme tel, ce matin, anniversaire de ma propre réception, la grande joie de servir de parrain à Louis. Il s’était préparé très sérieusement à son acte de consécration et l’a prononcé, je crois, avec les sentiments les plus généreux. Nous lui avons immédiatement donné une place, qui se trouvait libre, parmi les Catéchistes des enfants pauvres : il en est ravi.
Il a déjà bien travaillé, avec Jean et moi, à l’amélioration de plusieurs condisciples. Un ancien élève d’une maison peu recommandable, garçon revêche et entêté, avait résisté à toutes mes avances : Louis l’a retourné en un rien de temps, sans avoir l’air d’y toucher, et l’a rendu souple comme un gant à l’égard de l’autorité. Je devais être son modèle : il devient le mien.
30 mars : Jeudi Saint. — En faisant mes Pâques avec tout le collège, ce matin, j’ai pensé que maman et Jeanne remplissaient leur devoir, à la même heure, et que mon pauvre papa restait seul, enfermé chez lui, bien certainement mal à l’aise, peut-être gémissant dans son cœur de ne pas avoir le peu de courage qu’il faudrait. Mon Dieu, ayez pitié de lui ! Je ne laisserai point passer les petites vacances prochaines sans revenir à la charge : je veux son âme, fallût-il pour elle donner ma vie.
A onze heures, devant les Congréganistes réunis à la chapelle, le P. Recteur, assisté d’un diacre, d’un sous-diacre et des enfants de chœur, a selon l’usage lavé les pieds à douze de nos petits catéchisés. Quoiqu’on leur eût bien expliqué d’avance la signification religieuse de la cérémonie, les pauvres gamins paraissaient tout déconcertés en voyant ce vénérable prêtre s’agenouiller devant eux, leur verser de l’eau sur les pieds, les essuyer et puis les baiser. Ils suivaient tous ces mouvements avec une sorte de curiosité inquiète et se laissaient à peine rassurer par la pièce blanche que chacun recevait ensuite. Leur saisissement ne diminuait guère, pendant que les Pères Directeurs, les dignitaires de Congrégation et leurs propres catéchistes, à la suite du prêtre, venaient aussi leur baiser les pieds. Ce sera certainement un des plus durables souvenirs de leur enfance. Puisse-t-il leur être salutaire !
Le soir, on va par classes adorer le Saint-Sacrement aux tombeaux des églises et chapelles de la ville.
31 mars : Vendredi Saint. — Journée de deuil. Dès le matin, la seule fois de l’année, à moins d’être malade, on déjeune en cour d’un simple morceau de pain ou, si l’on veut, de rien du tout. Les offices, si émouvants dans leur symbolisme funèbre, occupent une bonne partie de la matinée ; dans la soirée, le sermon sur la Passion et le chant douloureux du Stabat entretiennent les souvenirs du Calvaire. Le silence même des cloches et le bruit strident des crécelles qui les remplacent contribuent à tenir l’âme comme courbée sous un poids qu’elle se ferait scrupule de secouer.
Je ne sais si les Juifs se réjouissent en ce jour, où leurs pères ont crucifié Jésus de Nazareth : on pourrait ne pas s’en étonner, puisqu’il était et qu’il reste pour leur nation un imposteur. Mais je ne puis comprendre, si l’on ne m’a pas trompé, le froid égoïsme des protestants, qui, sans compassion pour les souffrances que nos péchés ont coûtées au Sauveur et à sa Mère, songent uniquement aujourd’hui à se réjouir de leur rédemption. Cela seul suffirait à prouver que le protestantisme n’est pas la religion du cœur.
Au lycée, on nous renvoyait dans nos foyers avant le Jeudi Saint. De fait, on ne pouvait pas forcer les élèves juifs ou protestants à célébrer les mystères de la Passion comme nous ; quant à nous, nous avions la liberté de faire notre Semaine Sainte et nos Pâques dans nos paroisses. Mais, hélas ! combien d’entre nous ne pensaient qu’à se venger immédiatement des ennuis d’une longue prison en s’amusant ! Il me semble à présent qu’il y avait là une véritable insulte à l’esprit catholique.
2 avril. Alleluia ! — Le Christ est ressuscité et avec lui la joie des cœurs chrétiens. Tous les visages, naguère encore si tristes, rayonnent aujourd’hui ; tous les chants sont joyeux, à l’église et dans les branches, où se montrent les premières feuilles ; le soleil lui-même paraît plus radieux et plus chaud. Alleluia !
Nos enfants pauvres ont assisté à notre grand’messe, sous ma surveillance. Quelques-uns, peu amateurs de belle musique et d’éloquence, jetaient parfois des regards impatients vers la porte qui conduit au jardin, et pour cause. Des poules mystérieuses avaient déposé dans les plates-bandes, dans les bordures, sous les buissons, des œufs naturels et sucrés ; ils le savaient. La messe finie, on se réunit sur la pelouse autour du P. Directeur : il indique les endroits permis et les endroits défendus, puis donne le signal de l’ouverture de la chasse. On se précipite, on se bouscule, on passe les uns par-dessus les autres et par-dessus les œufs ; à chaque trouvaille, les cris de joie éclatent. Peu à peu les casquettes s’emplissent. Quand les nids sont vides, on revient auprès du Père : il constate si le hasard n’a pas créé des inégalités trop choquantes, et il fait les compensations nécessaires ; puis il rend la liberté à la joyeuse volée d’oiseaux.
Je connais un autre oiseau, assez gros, qui attend avec impatience la journée de demain pour prendre aussi son essor vers un pays et des êtres chéris. Il vous apportera deux croix de premier, un témoignage semestriel avec la mention peroptime (parfaitement bien), une bonne note d’examen, et son cœur de fils et de frère au grand complet. Alleluia !
15 avril. Après la rentrée. — La première chose que j’ai faite, en rentrant au collège, a été d’annoncer à mon Directeur que, sur mes nouvelles instances, mon brave papa m’a enfin promis qu’aux grandes vacances il irait avec moi se confesser à Lourdes. Le Père m’a répondu : « Je dirai dès demain, et de tout mon cœur, une messe d’action de grâces pour cet heureux événement : venez me la servir. Nous prierons en même temps la Vierge Immaculée d’affermir votre père dans ses bonnes dispositions et de vous aider à lui mériter la persévérance par votre propre fidélité. Est-ce convenu ? » — « Amen, mon Père. »
J’ai fait déjà un pacte semblable avec ma sœur Jeanne, qui, de plus, s’est chargée d’entretenir tout doucement le feu sous la cendre, en évitant les coups de tisonnier imprudents.
En ce qui regarde ma personne, je me sens bien résolu avec la grâce de Dieu à poursuivre la lutte contre tout ce qui grouille encore en moi, mais épouvanté aussi, en songeant au peu de temps qui me reste (trois mois à peine !) pour achever la victoire et pour fixer mon avenir.
Que sera mon avenir ? C’est la question troublante. Je veux être soldat : je ne saurais, avec mon tempérament, songer à autre chose. Mais sous quel drapeau ? Je paierai comme tout le monde l’impôt du sang à la patrie ; mais la carrière militaire ne me tente pas : on y est trop passif, trop machine. Restent les luttes de l’intelligence, de la parole, de l’action publique. Serai-je professeur, écrivain, avocat, homme politique ou… jésuite ? Voilà le grave problème que ce dernier trimestre devra résoudre. Que Dieu et Notre-Dame me viennent en aide.
17 avril. — Conversation intime avec Jean. Je veux la conserver telle quelle.
« Mon gros, j’ai à te faire une confidence.
— Quelque mauvaise plaisanterie !
— Est-ce que tu ne trouves pas que nous commençons à passer l’âge des blagues ?
— Tiens ! Tu as un air spécial aujourd’hui. C’est donc sérieux ?
— Très sérieux. Écoute et tais-toi.
— Je fais le mort : parle.
— Nous n’avons plus que trois mois…
— Hélas !
— Tu ne devais pas dire un mot.
— Ce n’est qu’une interjection, arrachée par la douleur.
— Voyons, veux-tu savoir mon secret ?
— Tu as un secret pour moi ?
— Mais non, puisque je veux te le dire.
— Vas-y. (Je me bâillonne avec mon mouchoir.)
— Nous n’avons plus que trois mois pour décider l’emploi futur de notre vie. J’ai beaucoup réfléchi, prié, consulté, et mes idées, que tu soupçonnes peut-être… (je fais un signe répété d’assentiment muet), sont désormais arrêtées. Je ne me sens pas fait pour le monde.
— Le monde est indigne de toi !
— Encore !… (Je m’empresse de remettre mon bâillon.) Ce qu’il pourrait m’offrir ne vaut pas la peine que j’y risque mon âme. Et quel bien y ferais-je ? »
Pour le coup, j’éclate :
« Mais tout le bien que tu voudras, mon ami. N’as-tu pas tout ce qu’il faut, non seulement pour faire bonne figure dans le rang, mais pour être capitaine et général dans l’armée du bien ?
— Il m’est venu des doutes là-dessus, mon bon, depuis que j’entends des hommes, bien autrement doués que moi, se plaindre que tous leurs efforts n’aboutissent à rien de durable et qu’ils restent ou reviennent toujours à l’état de simple unité.
— Bah ! il ne tiendrait qu’à toi d’être un petit Montalembert.
— Je te délègue mes droits à cet honneur.
— Oh ! moi, je n’ai aucune prétention à m’élever jusque-là : j’ai les ailes bien trop courtes.
— Tu vois comme le sentiment de ton impuissance, moins prouvée cependant que la mienne, te fait reculer ! Je me connais, Paul. Isolé, je perdrai ma vie : pour valoir et pour faire quelque chose avec ce que Dieu m’a donné, il me faut des compagnons d’armes et des chefs sûrs. Je sais où les trouver.
— Au noviciat des Jésuites ?
— Oui.
— Et tes parents ?
— Une lettre vient de m’apporter le consentement que je leur avais demandé aux vacances dernières. Je suis libre de partir dans trois mois, si la retraite de fin d’études, au mois prochain, ne modifie pas mes résolutions. Elle ne les modifiera pas, s’il plaît à Dieu.
— Et tu partiras sans regret ?
— Je n’ai pas dit cela. Mon cœur n’est pas un caillou, tant s’en faut, et il m’en coûtera énormément de quitter ma famille, mes amis, toi… »
Un sanglot me secoua et mes larmes jaillirent. Il me prit la main :
« Mon pauvre Paul, de toute façon nous devions nous séparer, à la fin de cette année, à moins que tu ne m’accompagnes.
— Oh ! je ne suis pas digne.
— J’en avais dit autant au P. Directeur ; il m’a répondu : « L’appel de Dieu étant une pure faveur, personne n’en est digne. Sommes-nous dignes de communier ? Non, et pourtant Dieu nous y convie avec instances. Il est le Maître : quand il appelle, il faut obéir. » Mon cœur me dit depuis longtemps, à n’en plus pouvoir douter, qu’il m’appelle à lui donner tout, tout, tout, et, après mûr examen, ceux qu’il a chargés du soin de mon âme sont du même avis : dès lors, je n’ai pas le droit d’hésiter. S’il t’appelait dans ces conditions, hésiterais-tu ?
— Non.
— Eh bien, mon cher ami, ne me blâme pas…
— Oh ! je n’y songe point.
— Ne me plains pas…
— C’est moi que je plains.
— Et ne te plains pas toi-même : nos deux âmes se sont trop bien comprises, durant ces deux bonnes années, pour que la distance puisse les désunir jamais. Nous resterons frères par le cœur : est-ce dit ? »
Pour toute réponse, je me jetai à son cou en pleurant. Il reprit : « Allons nous consoler tous deux aux pieds de la sainte Vierge et demandons-lui, l’un pour l’autre, courage et persévérance. »
18 avril. — Pour la première fois depuis… toujours, j’ai passé la nuit sans fermer l’œil. La confidence de Jean m’a bouleversé. Je devais pourtant m’y attendre, ou plutôt je m’y attendais, mais pas pour si tôt : j’avais pensé qu’il se déciderait au moment de la retraite de fin d’études et qu’il me laisserait le temps de préparer mon esprit à l’inévitable séparation. Au lieu de cela, c’est tombé sur moi comme un coup de foudre !
Oh ! je sais que sa résolution a été mûrie sagement : il fait tout sagement, comme un vieux jésuite. Depuis bien longtemps, c’est visible à tous les yeux qu’il avait trouvé son chemin et qu’il n’en déviait pas d’une ligne. D’autres bons élèves ont de la piété, de l’ardeur au travail, du bon esprit, mais, à côté de cela, des petites idées personnelles, des rêves vulgaires d’ambition ou de bien-être matériel, rien de généreux ou d’élevé : Jean faisait son devoir sans bruit, ne parlait jamais des plaisirs qu’il se promettait ; et, quand d’autres en parlaient, son visage prenait une légère expression de pitié souriante, et son œil noir, par-dessus nos pauvres préoccupations terrestres, semblait regarder dans le lointain un idéal surnaturel.
Il le voyait en effet et il va l’atteindre. Pour rien au monde, je ne voudrais l’en détourner. J’aime cet ami comme je n’aimerai jamais personne ; car il a été vraiment (comme dit ma sœur) mon second ange gardien, à une époque où tout mon avenir d’ici-bas et d’au-delà se trouvait en jeu. Mais si je l’aime, c’est pour lui d’abord, pour moi après. Qu’il aille où Dieu l’appelle et qu’il soit heureux, parfaitement heureux : c’est mon plus cher désir. J’aurai le courage de dire merci à Dieu pour lui.
Mais la pensée que son départ mettra fin à cette douce intimité journalière de deux ans et que je devrai renoncer à l’espoir de marcher avec lui, la main dans la main, à travers la vie, est dure pour moi, si dure que… j’ai envie de le suivre au noviciat. Cette nuit, je le voyais, me servant d’introducteur dans la carrière religieuse, comme il m’a initié à la vie chrétienne de collégien, m’encourageant encore d’exemple et de conseil, corrigeant au besoin mes échappées par une de ces gronderies fraternelles qu’il donne si bien. Une fois sortis des premières épreuves, nous partagerions les mêmes travaux — car nos goûts et nos aptitudes se ressemblent — et, à l’occasion, l’un de nous compléterait l’autre. Les Supérieurs, qui approuvaient notre amitié au collège et la faisaient servir au bien général, ne la blâmeraient pas au couvent et favoriseraient nos efforts communs au profit des âmes et de la gloire de Dieu. Pourquoi pas ?…
Pourquoi pas ?… Hélas ! Parce qu’il est appelé et que, moi, je ne suis pas sûr de l’être.
Sans aucun doute, moi aussi je veux sauver mon âme ; moi aussi je veux, par reconnaissance et par devoir, travailler pour Dieu, et si Dieu voulait bien me demander le sacrifice sans réserve, je l’offrirais sans hésiter : je l’ai déclaré hier à Jean. Mais mon amitié pour Jean et ma bonne volonté forment-elles deux motifs suffisants pour que je puisse me croire appelé ? Ai-je droit de m’appeler moi-même ?
Cette incertitude est cruelle.
19 avril. — Le P. Directeur m’a rendu un peu de calme et, sans vouloir se prononcer formellement sur le fond de la question, m’a engagé à réfléchir, à prier surtout et à attendre avec confiance la réponse de Dieu.
Je l’ai dit à Jean : il m’a promis de m’aider de tout son cœur à obtenir la lumière d’en haut et, en attendant, m’a fait promettre de ne pas broyer du noir, prétendant que cela ne pouvait servir qu’à mettre le diable en gaîté.
24 avril. — Serait-ce la lumière désirée ? Je viens d’entendre un magnifique discours du comte Albert de Mun, secrétaire général de l’œuvre des Cercles catholiques, sur l’action sociale chrétienne.
Je ne veux pas analyser ce qui a été dit ; mais la personne de l’orateur m’a singulièrement impressionné. Quoiqu’il ne porte plus d’uniforme, sa belle prestance et toute son attitude trahissent encore le brillant officier de cavalerie. Distinction parfaite, parole irréprochablement correcte, geste digne et mesuré. On se sent tantôt charmé, tantôt ému ; le plus souvent les deux effets sont mêlés, et à l’admiration pour l’orateur vient s’ajouter tout naturellement le désir de travailler à la réalisation de son noble but.
A la fin, s’adressant aux jeunes gens d’avenir et de bonne volonté, il s’est écrié : « Voilà l’heure de secouer votre timidité ou votre mollesse. L’avenir de la patrie dépend de vous. Si vous avez le cœur vraiment chrétien et français, armez-vous de foi et de courage, ralliez-vous au drapeau que nous vous présentons et aidez-nous à le porter haut et ferme, pour que le peuple tout entier vienne s’abriter sous ses plis et y retrouve sa force et son bonheur avec son Dieu. »
Ces paroles m’ont vivement saisi et il m’a semblé voir, comme dans un éclair, ma place marquée à l’ombre du drapeau chrétien.
Si je ne puis être jésuite, je serai un homme d’action sociale et catholique.
30 avril. — J’ai voulu attendre quelques jours, avant de faire part à mon directeur des impressions que j’avais rapportées de la conférence de M. de Mun. Elles n’ont pas diminué de vivacité. Je trouve même une certaine jouissance à penser qu’en travaillant au bien moral du peuple, je ferais sous l’habit séculier ce que Jean fera sous l’habit religieux : ce sera quelque chose, et si Dieu s’en contente, il faudra bien que je m’en contente aussi.
Le Père n’a pas, de but en blanc, accepté ces impressions nouvelles comme une indication de la Providence et n’a rien changé à sa direction précédente. Je dois continuer à réfléchir, durant le mois qui nous sépare encore de la retraite, afin de pouvoir alors, en connaissance de cause, sous l’œil de Dieu, peser avec calme les raisons pour et contre, puis prendre mon parti.
Ce mois est celui de Marie : nous allons l’inaugurer tout à l’heure à la chapelle. La Vierge Immaculée m’a si visiblement protégé depuis deux ans que je veux continuer à tout demander et à tout espérer de sa bonté maternelle. Ma mère de la terre et ma sœur Jeanne la prieront aussi pour moi : elles ont déjà obtenu ma conversion, elles m’obtiendront la grâce de répondre jusqu’au bout aux desseins de Dieu sur ma vie.
7 mai. — « Sonnez, clairons ! Battez, tambours ! » Voici le général… « Soldats, garde à vô ! Présentez… échasse ! »
Le général, conduit par le P. Recteur, passe entre les deux rangées de guerriers et va prendre place au haut bout de la cour. Il a bien voulu présider une revue de jeux de la première division[8].
[8] Ce général, un de nos meilleurs, avait ses fils au collège et venait y assister, non seulement à nos séances littéraires, mais à la messe et aux vêpres : série de crimes qu’il paierait cher aujourd’hui ! Il a d’ailleurs terminé sa carrière dans la disgrâce pour avoir, lors d’une circonstance importante, fait trop bien son devoir militaire, sans prendre souci de la politique.
Elle commence par se présenter à lui, sur les échasses, en masse profonde, puis sur deux lignes, puis en escadrons détachés. Tous ces changements de position s’exécutent avec un ensemble qui fait plaisir au vieux soldat. Il approuve et encourage de la voix et du geste.
Les manœuvres qui suivent, d’abord faciles, puis de plus en plus savantes et compliquées, excitent sa franche admiration.
Quand on en vient ensuite aux mains, son œil suit avec animation toutes les péripéties de la lutte, comme si elle lui en rappelait d’autres bien plus sérieuses, auxquelles il a pris une belle part. Les combattants sentent sur eux ce regard d’un brave et se disputent ardemment la victoire. Lorsqu’elle est enfin décidée, le parti vainqueur reçoit avec orgueil les bravos du général.
En un clin d’œil, les cavaliers se transforment en fantassins et, armés de boucliers, évoluent maintenant, sur leurs jarrets exercés, avec une souplesse et une grâce qu’ils ne pouvaient déployer sur leurs jambes de bois.
Mais on attendait avec fièvre le clou de la fête, le grand engagement : un combat de balles au bouclier. Deux camps se forment : une ligne les sépare, gardée par deux juges d’armes, qui déclareront mort, sans rémission, quiconque mettra le pied au-delà ou même dessus. Pendant vingt minutes, les projectiles volent et les combattants disparaissent de part et d’autre, vaincus. Peu à peu leur nombre se réduit : il ne reste plus que les braves à tous crins, sept à huit. J’en étais. Une demi-seconde seulement, j’ai le malheur de découvrir mon flanc : une balle m’atteint tout près du cœur et je tombe. Après moi un autre, puis un autre. Anatole tient bon, seul contre trois : c’est Horace contre les Curiaces.
Il a pris position à quelques pas en retrait de la ligne, pour mieux se garantir des coups obliques : là, ramassé sur un genou derrière son bouclier, il reçoit indifférent les balles qui viennent y mourir et, d’un œil d’aigle, il épie le défaut des boucliers ennemis. A peine en a-t-il entrevu un que sa balle part et fait un homme mort. L’un des deux adversaires encore debout l’atteint au bras droit, mais le bras droit ne compte pas ; l’autre en pleine figure, mais la figure ne compte pas ; son nez saigne, mais le sang ne compte pas. Le second Curiace, à son tour, mord la poussière. Les voici un contre un ; les bravos et les cris de Courage ! les soutiennent. Mais Anatole a pour lui le sang-froid et la promptitude : un éclair fend l’espace et le dernier adversaire (c’est mon ami Louis), touché à l’épaule, jette son bouclier aux pieds de l’invincible.
Anatole, salué de mille acclamations, redresse sa belle taille, encore grandie par cette rude victoire, s’incline, puis court à la fontaine se laver la figure et rafraîchir ses yeux, pochés au beurre noir. Redevenu quasi présentable, on le conduit au général. Celui-ci le félicite et l’embrasse, au milieu des bravos ; puis il nous remercie tous du réconfortant spectacle de discipline et de vaillance, que nous venons de lui donner, et nous invite, pour le premier jour de congé, à venir boire avec lui, dans sa campagne, à la gloire que nos belles qualités promettent à la patrie.
Vive le général ! Vive Anatole !
17 mai. — Le P. Recteur, voulant témoigner aux catéchistes des pauvres et à tous les Congréganistes sa bienveillante satisfaction, nous a accordé, hier, une excursion sous forme de pèlerinage.
Au sortir de la classe du matin, on nous sert un déjeuner dînatoire pour nous donner des jambes ; nous prenons ces dernières à notre cou et nous voilà partis avec notre P. Directeur pour N.-D.-de-T. Un bout de chemin de fer abrège la route et nous permettra de pousser plus loin la promenade à pied.
Quand le train s’arrête, nous gagnons le sanctuaire où l’on vénère l’antique image de la sainte Vierge. Il est modeste, mais bien tenu et recueilli. Nous y sommes seuls. On prend ses places de Congrégation, chaque dignitaire à son rang, et l’on se repose à réciter en deux chœurs le chapelet pour l’heureux succès de la retraite prochaine. Le P. Directeur nous adresse un mot édifiant ; puis on va s’agenouiller devant l’autel privilégié, et le Préfet, au nom de tous, renouvelle à haute voix l’acte de consécration à Marie. Monsieur le curé, arrivé à propos, veut bien nous bénir avec la petite statue miraculeuse. Sur sa proposition, l’un de nous se met à l’harmonium et nous chantons un Magnificat, qui ne tarde pas à attirer tous les gamins et les dévotes des environs. Nous prenons congé de Notre-Dame et de son chapelain, à qui nous laissons une offrande pour l’entretien du sanctuaire.
Et maintenant, à l’assaut de la montagne ! Elle est là devant nous, qui nous provoque et nous fascine : nos jambes partent toutes seules. L’homme a besoin de monter toujours ! Pour modérer la fougue des plus impatients, le Père est obligé de prendre la tête, avec défense de le devancer d’un pas. Mais bientôt la répression devient moins nécessaire : car la montée raidit et les jarrets tendus se sentent davantage. Quelques-uns des moins marcheurs commencent même à traîner la patte. Au bout d’une heure, tout le monde pousse un soupir de soulagement, en mettant le pied sur le petit plateau qui coupe la pente, à quelque distance du sommet.
L’endroit est ravissant. Dans le fond, une haute muraille, provenant d’une entaille faite à la montagne pour donner place à un prieuré aujourd’hui disparu ; des buissons en couronnent le dessus ; de son pied jaillit une source fraîche. A vingt mètres en avant, au bord même de la pente, quelques gros arbres nous offrent, sous leur ombrage déjà touffu, un lieu de repos à souhait, d’où l’œil embrasse au loin la plaine et les collines du versant opposé.
On jouit quelques instants du spectacle ; mais les gens pratiques de la bande, ceux qui ont porté les bagages, rappellent que l’homme ne vit pas seulement de poésie et qu’ils n’ont pas envie de remporter les sacs pleins. A cette objurgation tous les estomacs répondent : « Présent. » On s’attable, c’est-à-dire qu’on s’établit par terre, qui sur une pierre, qui sur une racine, qui sur son mouchoir, chacun selon ses convenances. On attrape un journal du temps passé, qui remplace à la fois l’assiette et la serviette ; le panetier vous apporte du pain, le P. Directeur vous envoie une large tranche d’animal, veau, porc ou poulet, et nos machines à broyer naturelles, actionnées par le grand air, fonctionnent avec un entrain admirable. De temps en temps, un amateur d’esthétique se croit obligé de dire entre deux bouchées, sans d’ailleurs lever les yeux : « Quel joli paysage ! » — « Un peu de moutarde, s’il vous plaît », répond quelqu’un. — « J’ai soif », dit le voisin. Et les boileaux circulent, remplis à mesure par un homme de confiance, qui connaît les têtes et sait ce que chacun peut supporter.
Après le dessert, pendant que le P. Directeur, mis un peu en retard par le service de ses invités, mangeait une suprême tartine de confitures, un branle-bas mystérieux se produit ; on se réunit derrière les arbres et, un instant après on revient, en colonne serrée, deux à deux. Le chef de file donne le signal d’une révérence profonde et lui débite solennellement, en vers pas mal tournés (ils n’étaient pas de moi), d’abord la longue liste de ses vertus paternelles, puis la grandeur et la sincérité de notre amour filial. A certain endroit où l’éloge prenait des promortions quelque peu hyperboliques, le Père eut une légère envie de rire : l’orateur se fâcha et, entre deux rimes, lui déclara net : « Mon Père, ce que je vous dis est sérieux. » Le Père se le tint pour dit et se laissa exécuter jusqu’au bout. Quand ce fut fini, il était tout de même un peu plus ému qu’au commencement, et sa voix tremblait, lorsqu’il nous remercia de cette petite manifestation aussi délicate que spontanée.
On but encore un coup à sa santé et à la nôtre, et l’on se remit en marche à travers les bois, causant, riant, chantant, contents de vivre et de nous sentir un même cœur, un cœur léger comme l’oiselet que notre gaîté faisait envoler, limpide comme le ruisseau qui gazouillait sur les cailloux le long du sentier.
Quand le Père s’aperçut que la route commençait à nous paraître longuette, il nous apprit à fabriquer instantanément, avec une simple cupule de gland, convenablement serrée entre les dernières phalanges de l’index et du médius, un fifre naturel. Nous organisâmes sur place une marche militaire, qui mit en émoi tous les échos endormis de la vallée et nous fit complètement oublier la fatigue.
Une brave fermière, au sortir de la forêt, nous offrit en réconfort un bol de lait délicieux, et bientôt nous reposions nos membres rompus (nous ne le sentîmes qu’alors), sur les banquettes de bois du train, qui nous parurent douces.
En route, Louis me dit à l’oreille :
« Excellence, voilà encore un bon usage à introduire dans votre Université !
— Je n’y manquerai pas, dès qu’elle aura des Congréganistes comme toi. »
21 mai : Pentecôte. — Louis a fêté aujourd’hui avec émotion le premier anniversaire de son retour à Dieu. Dans la journée, au nom de sa mère (je n’ai pas osé leur faire le chagrin de refuser), il m’a prié d’accepter comme souvenir un très beau petit Christ en vieil argent, avec date et signatures gravées au revers. L’excellent cœur ! Dieu ne pouvait pas le laisser dans la voie où il se perdait.
28 mai. — Hier samedi soir, l’Association de St.-X. a clôturé ses réunions de semestre par une conférence de son Président, dont le sujet a très particulièrement intéressé les plus jeunes auditeurs, philosophes et rhétoriciens. C’était « la jeunesse et ses détracteurs. »
Les détracteurs, soit dit en passant, ne venaient guère là que par manière de précaution oratoire : car, en réalité, ce discours, quoique fort discret et fort délicat, renfermait à l’adresse des jeunes moins de compliments que de leçons. C’est précisément ce qui lui donnait sa valeur pratique.
On reproche donc à la jeunesse chrétienne de dix-huit à vingt-cinq ans (il ne s’agit que de celle-là) de ne rien faire pour la cause de Dieu. Formulé d’une façon aussi générale, le reproche paraît excessif : l’orateur n’a pas grand’peine à le prouver, en faisant un rapide tableau des œuvres d’assistance, d’instruction, de moralisation, auxquelles se dévouent nos camarades sur tous les points de la France.
Mais il faut l’avouer — et voici déjà la leçon — parmi ceux qui font quelque chose pour Dieu et le prochain, plusieurs pourraient faire davantage, s’ils avaient moins peur de sacrifier un peu de leur plaisir ou de leur loisir, moins peur aussi de se compromettre franchement pour la bonne cause. Égoïsme et respect humain.
Mais surtout, il y a trop de jeunes gens qui, une fois libérés du collège, ne songent même pas à chercher dans l’action chrétienne, avec un préservatif salutaire, le bon emploi des dons qu’ils ont reçus de Dieu. A qui la faute ?
A leurs familles ? Non ; car, étant ce qu’elles sont d’ordinaire, elles ne pourraient voir qu’avec bonheur et fierté leurs fils se faire les champions dévoués de la religion et de la patrie.
A leurs maîtres ? Non, encore une fois. Par devoir d’état et par amour paternel, ils ont mis tout en œuvre pour développer dans l’esprit de leurs élèves les hautes pensées, dans leur cœur les généreux désirs, et, après le collège, ils sont encore là pour recueillir, diriger et soutenir les bons vouloirs.
« Je sais bien, ajoute l’orateur, que les élèves des Jésuites sont parfois accusés de n’avoir pas d’initiative pour le bien, et l’on en cherche la cause dans cette compression perpétuelle qu’exercerait sur leur caractère l’habitude d’une discipline inflexible. A cette affirmation j’oppose une réponse très simple, par voie de comparaison. Il n’existe pas d’Ordre religieux qui soumette ses membres à une obéissance aussi parfaite que la Compagnie de Jésus : en connaissez-vous un qui soit plus militant ? Fils d’un soldat, les Jésuites sont restés soldats — leurs ennemis le savent bien — et c’est en obéissant qu’ils apprennent à combattre. Jeunes gens qui m’écoutez, faites comme eux. Quand on comprime un ressort de bon acier, on ne l’affaiblit pas : on lui donne le moyen de prouver sa force. »
« Et pour ne pas sortir de la comparaison, savez-vous pourquoi tant d’anciens élèves ne font rien pour la cause de Dieu ? C’est parce que le ressort est détendu et qu’il ne veut plus de compression.
« Le premier danger de cette liberté après laquelle soupire le collégien, c’est la détente, qui ne tardera pas, si l’on n’y veille, à amener le laisser-aller, l’amour égoïste du repos et, par suite, l’inertie pour le bien qui demanderait un effort…
« Le second danger, c’est l’entraînement d’un milieu frivole et corrompu, tels qu’on les trouve dans les grandes villes et dans les petites, sans avoir besoin même de les chercher. Or, s’il ne veut pas se laisser saisir par un de ces mauvais courants qui mènent aux abîmes, le jeune homme, aujourd’hui plus que jamais, n’a qu’une ressource : entrer résolument dans un courant contraire, se faire entraîner au bien, s’associer aux hommes d’action chrétienne. »
Mais j’essaierais en vain de reproduire ce vigoureux discours. J’abrège. Dans sa seconde partie, l’orateur établit que le jeune homme qui prétend faire quelque chose de sérieux pour la cause de Dieu ne doit pas, de propos délibéré, voir dans les œuvres dites de jeunesse le dernier terme de son activité. Instruire des enfants, amuser des patronages ou des cercles, assister les malheureux, sont choses louables, mais insuffisantes. Quand on a du cœur, on regarde plus haut et plus loin ; on ne recule pas (car toutes les nobles ambitions sont permises à nos jeunes ardeurs) devant l’idée d’être un jour un homme d’œuvres comme Hervé-Bazin, un orateur comme Montalembert, un homme d’État comme Garcia Moreno. Ne ferait-on qu’approcher de pareils modèles, ce serait déjà un grand mérite et un grand honneur.
« Mais pour en arriver là, mes amis, il faut vouloir sincèrement, ardemment, persévéramment, deux choses : mettre Dieu dans toute votre vie de jeune homme, afin qu’il vous préserve des amollissements du mal et vous conserve les énergies du bien, — et puis travailler sur vous-mêmes, développer méthodiquement tout ce que Dieu vous a donné d’intelligence, de savoir-faire et de cœur… Bref, il faut former en vous à la fois l’homme de bien et l’homme d’action. A ces deux conditions, vous aurez le droit de compter sur la grâce de Dieu et sur le succès. »
J’ai écouté tout cela avec un intérêt très personnel et, comme à la conférence du comte de Mun, il m’a semblé qu’à défaut de vocation religieuse, un assez vaste champ resterait encore ouvert à mon activité, même si je n’atteignais pas tout à fait Montalembert ou Garcia Moreno !
L’éloquence me souriait ; pour la politique, il faudrait « voir unm peu », comme disait le bon Frère dépensier de l’an passé, quand on lui réclamait un supplément de dessert que ses moyens ne comportaient peut-être pas.
4 juin. — Nos petits pauvres ont fait dimanche dernier leur première communion à la paroisse. Aujourd’hui ils viennent au collège, tout fiers des beaux costumes qu’ils nous doivent et accompagnés de leurs familles. Messieurs leurs Catéchistes les introduisent dans la chapelle, aux places des élèves. Le P. Directeur, après quelques bons avis aux enfants et aux parents, dit la messe d’action de grâces, pendant laquelle plusieurs artistes de bonne volonté charment ces braves gens de leurs plus beaux accords.
Au sortir de la chapelle, devant le portail, le P. Directeur proclame solennellement les places d’excellence pour toute l’année, et chaque enfant, selon son rang, vient recevoir du P. Recteur un souvenir pieux et deux baisers. L’un des gamins que le Père avait oublié d’embrasser, ne manqua pas de revenir à la fin, conduit par sa mère, pour réclamer son dû. La cérémonie se termine par une distribution de dragées, que tous, jeunes et vieux, acceptent avec plaisir, et l’on s’en retourne content, après avoir chaleureusement remercié les Pères et ces Messieurs.
Après vêpres, nos enfants partent pour la campagne, sur deux rangs, sous la conduite du Père et des Catéchistes, escortant une charrette précieuse, qu’il ne ferait pas bon attaquer. Elle porte leur goûter.
Sur l’herbe de la villa, jeux variés, où le problème du rapprochement des classes reçoit une solution facile. Il en est de même au goûter qui suit : les Catéchistes président les tables et font eux-mêmes honneur aux plats avec un appétit aussi démocratique que celui des enfants. Le Président toaste, une fois encore, à la santé de tout le monde ; chacun orne sa boutonnière et sa casquette d’une fleur cueillie au jardin des Pères et l’on reprend gaiement le chemin de la ville.
Avec mon petit toast a expiré ma présidence : elle m’avait valu quelques joies innocentes, sans parler des honneurs. Un Président de catéchisme d’enfants pauvres n’est pas encore un Montalembert ni un Garcia Moreno : mais petit poisson deviendra grand et tout chemin conduit à Rome.
9 juin. — Procession solennelle dans les cours du collège, en l’honneur du Sacré-Cœur. En avant, derrière la croix, marchent sur deux rangées les divisions d’élèves, avec leurs bannières de Congrégation et de classe. Le clergé en ornements d’or et de soie précède immédiatement le dais, sous lequel le P. Recteur porte le Saint-Sacrement, suivi des premiers communiants et des fidèles.
Le cortège s’avance lentement, au milieu de la verdure et des fleurs, des draperies et des écussons, des guirlandes et des oriflammes aux couleurs variées. Chaque division s’est ingéniée à décorer ses frontières et à dresser partout de petits autels pittoresques, où tout, jusqu’aux instruments de jeu, se convertit en hommage au divin Maître qui passe.
Dans la grande cour, dominée par la statue de Notre-Dame, se dresse le reposoir principal. Notre-Seigneur y monte, escorté de ses prêtres, et là, exposé entre les lumières et les fleurs, il appelle à lui toutes les adorations. En bas, les divisions forment un vaste cercle, encadrant les soixante enfants de chœur, qui, selon de savantes figures, balancent leurs encensoirs et jettent des roses effeuillées. Puis le Tantum ergo éclate, chanté par plusieurs centaines de voix et accompagné des sonores accents de la fanfare : vrai chant de triomphe qui vous empoigne au cœur et vous arrache les larmes. Quand le prêtre a récité l’oraison, tous les genoux plient et la bénédiction du Très-Haut descend sur la foule profondément recueillie.
De retour à la chapelle, avant que le tabernacle reprenne le divin prisonnier, toute l’assistance implore sa miséricorde pour son peuple : Parce, Domine, parce populo tuo ! Et pendant que la longue théorie des enfants de chœur et des prêtres s’écoule avec une majestueuse lenteur vers les sacristies, les élèves jettent encore vers le ciel avec un élan superbe le refrain patriotique et chrétien :
Les incrédules et les sectaires peuvent rire de ces manifestations pieuses, renfermées dans les murs d’un collège : ils ne savent pas ce que vaut la prière d’une seule âme qui aime vraiment Dieu, ni combien eux-mêmes pèseront peu devant lui, le jour où il voudra les balayer d’un souffle.
Quant à moi, cette belle fête a augmenté ma confiance en Dieu et affermi ma résolution de le servir comme il voudra que je le serve.
13 juin. — Ce soir, ouverture de la retraite. Je ne la vois pas venir sans anxiété : comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elle doit décider de l’orientation de toute ma vie ? Mais la paix est promise dès ce monde aux hommes de bon vouloir : j’y porterai le mien tout entier et j’espère que tout ira bien. Mon directeur me l’a promis et je compte sur les prières de ceux qui m’aiment.
D’ailleurs, depuis quelques semaines, j’ai beaucoup réfléchi et je pense avoir en main les éléments indispensables d’un bon choix : la grâce de la retraite fera le reste.
18 juin. — C’est fait et réglé : je ne serai pas jésuite.
Oh ! je n’en ai pas pris mon parti sans lutte et sans déchirement de cœur. Le P. Prédicateur nous avait successivement dépeint d’une manière si convaincante le grand devoir du salut éternel, les difficultés qu’un jeune homme rencontre dans le monde d’aujourd’hui, la sublimité du sacrifice de tout soi-même à la gloire de Dieu et au bien des âmes, que j’ai senti renaître en moi le dégoût des choses matérielles et le désir de prendre le chemin à la fois le plus sûr et le plus généreux. Tout ce que le Père nous disait là-dessus, mon esprit le voyait comme réalisé d’avance dans mon ami Jean ; je me figurais son bonheur et je me demandais encore pourquoi je ne le partagerais pas.
Lui-même vint me dire, dès le second jour, que le P. Prédicateur, après avoir entendu l’exposé de ses raisons et de la marche que sa vocation avait suivie, s’était déclaré complètement d’accord avec son directeur. Et le brave garçon rayonnait de joie, à me rendre jaloux.
A mon tour, j’allai demander conseil au Père. Je lui dis ce que j’avais été dans le passé, ma conversion, les idées qui se heurtaient dans ma pauvre tête pour le choix de ma carrière. Je ne lui cachai pas que mon directeur voyait en moi deux obstacles à la vie religieuse : exubérance d’imagination et de sensibilité, besoin impérieux de liberté et de mouvement au dehors. Il me demanda :
« Votre directeur vous connaît-il bien ?
— A fond, depuis bientôt deux ans.
— Quel est son avis relativement à vos aptitudes ?
— Il pense que je suis plutôt fait pour l’action chrétienne dans le monde.
— Et vous, vous êtes-vous déjà senti attiré vers ce but ? »
Je lui racontai l’effet qu’avaient produit sur moi la conférence de M. de Mun et d’autres discours semblables, ajoutant que mes réflexions n’avaient guère affaibli ces impressions. Il me pria de lui apporter par écrit mon élection, c’est à dire, la balance de mes raisons pour et contre la vie religieuse, et pour et contre l’action chrétienne dans le monde. Quand il l’eut bien examinée et que nous eûmes encore discuté certains points de détail, il conclut : « Mon ami, je crois que Dieu ne réclame pas de vous le renoncement dans le cloître, mais le dévouement chrétien dans le monde. Vous y ferez beaucoup pour sa gloire, si vous travaillez loyalement à mettre en œuvre tout ce qu’il vous a donné pour cela. Ne soyez pas mécontent de votre sort : il est méritoire et beau ! »
J’avais bien envie de le croire sur parole ; mais, au moment de renoncer d’une façon irrévocable à cet idéal qui m’avait paru et me paraissait encore si supérieur à tout le reste, je me sentais pris d’un regret amer. J’allai demander à mon Père spirituel si ce regret ne prouvait pas que j’étais peut-être appelé quand même. Il me répondit :
« Mon fils, tout chrétien qui estime à sa véritable valeur la vie religieuse peut avoir le désir d’y être appelé et le regret de ne pas l’être : il en est d’elle comme du martyre sanglant, comme de toute grâce privilégiée que Dieu juge bon de réserver aux âmes de son choix. Votre ami Jean a la meilleure part : vous ne voudriez pas qu’il en fût privé !
— Oh ! mon Père !
— La vôtre est moins belle : cela vous facilitera l’humilité ; mais il n’en est pas de plus belle après la sienne. De plus, les deux se complètent : où ne peut aller un religieux, là peut souvent aller un homme du monde pour faire l’œuvre de Dieu. Jean ne pourra être ni magistrat, ni orateur de réunions populaires, ni député, ni ministre : mais vous, si vous voulez le devenir, qu’est-ce qui vous en empêchera ?
— Mon père, vous tentez mon orgueil ?
— Non, mon ami. Ce que je vous propose, n’est pas une satisfaction d’amour-propre : il faut laisser cette faiblesse aux ambitieux vulgaires et ne garder pour vous que l’ambition du bien. Ce que je tente chez vous, c’est la générosité du jeune homme chrétien, qui ne veut pas marchander à Dieu les intérêts du capital reçu et qui regarde le dévouement à la cause divine comme un devoir. Soyez d’ailleurs persuadé, Paul, que ce devoir vous imposera plus d’une peine, peut-être de rudes sacrifices : Jean sera là pour vous aider de ses prières, de son amitié persévérante et de ses conseils.
— Est-ce votre dernier arrêt, mon Père ?
— C’est, je crois, mon cher enfant, l’arrêt du bon Dieu.
— Je l’accepte comme tel, mon Père, et je vais le lui dire à la chapelle. »
J’ai été à la chapelle, devant le tabernacle, où j’ai pleuré, prié et immolé la victime : j’en suis sorti, non pas joyeux, mais pacifié et résolu. Mon plan de campagne pour l’avenir est établi dans ses lignes essentielles et approuvé par qui de droit : je n’ai plus qu’à marcher.
Jean m’invite à aller passer huit jours chez lui après nos examens : je compte que mes parents n’y feront pas obstacle. Ce sera une douce consolation.
Je garderai longtemps le souvenir des jours trop rapides que je viens de passer dans cette délicieuse solitude. Solitude relative, puisque nous étions une trentaine, écoutant les mêmes instructions, priant ensemble, mangeant ensemble, prenant ensemble nos récréations. Mais après s’être délassés en des parties de vise homériques, on retrouvait avec bonheur son humble cellule de moine, où l’on était vraiment seul avec sa pensée et le bon Dieu. Se sentait-on la tête un peu lourde, on s’en allait sous les ombrages du jardin respirer l’air pur des champs et le parfum des fleurs. Il n’était pas défendu de s’asseoir dans l’herbe avec un livre édifiant, voire même d’écouter les oiseaux qui louaient Dieu. Point de surveillance officielle : on était en famille. Aussi, au déjeuner de clôture, en remerciant au nom de tous le P. Prédicateur et les autres Pères, ai-je pu dire en toute sincérité que nous leur devions quatre jours de paradis.
« Vous allez les payer, » a répondu le Père, et il a expliqué ce mot en nous rappelant que les consolations d’en haut sont un simple prêt, dont Dieu exige le remboursement en actes de vertus et en bons efforts. Nous paierons.
21 juin : fête de saint Louis de Gonzague, jésuite, patron de la jeunesse studieuse. — Monseigneur est venu donner la confirmation aux premiers communiants du collège et présider une séance littéraire, que lui a offerte la classe d’Humanités. Il s’est montré, comme toujours, fort aimable pour les jeunes Académiciens, dont il a loué le beau style et le débit naturel. Il n’a rien dit du fond. C’était presque uniquement de la critique littéraire, très savante assurément ; mais peut-être l’avait-il trouvée trop savante pour des élèves. Peut-être aussi ne fais-je que lui prêter impertinemment mes propres impressions.
29 juin : fête de saint Paul et la mienne. — Le bon Dieu a-t-il voulu me récompenser déjà de mon sacrifice et m’encourager ? En tout cas, qu’il soit mille fois béni !
A la récréation de midi, le portier, d’un air mystérieux, vient m’appeler au parloir, refusant obstinément de me dire le nom du visiteur : « C’est un monsieur. »
Le monsieur était mon père, que je croyais à soixante lieues d’ici. Quand j’entrai, son visage rayonnait ; il jouissait de ma stupéfaction :
« Eh ! bien, tu ne m’attendais pas, hein ?
— Non, papa.
— J’ai voulu te faire une surprise… »
Et il m’embrassa très fort sur une joue.
« Puis te souhaiter une bonne fête… »
Et il m’embrassa plus fort encore sur l’autre joue.
« Puis… Asseyons-nous là… Tu te rappelles ce que tu m’as demandé l’an dernier pour ta fête.
— Parfaitement, papa. Vous m’avez promis qu’aux prochaines vacances…
— Oui, mais…
— Vous reculez ?
— Mais non. J’ai, au contraire, trouvé que c’était trop long de te faire attendre jusque-là.
— Et vous allez vous confesser tout de suite ?
— C’est fait depuis hier et je viens exprès t’en apporter la nouvelle pour ta fête. »
Je me jetai à son cou et, ma foi, nous pleurâmes comme deux fontaines. Quand nous nous fûmes essuyé les yeux, il me dit :
« Qu’est-ce que tu désires encore, Paul ?
— Moi ? Rien, papa. Je n’ai plus rien à désirer.
— Tu ne voudrais pas retourner à Lourdes ?
— Oh ! cela, si. A nous deux ?
— Avec moi, ta mère et ta sœur. Serons-nous trop pour dire merci à la Vierge ?
— A peine assez. Que vous êtes bon !
— C’est Dieu qui est bon, mon fils… Je n’aurais pas cru qu’on pût être si heureux de rentrer en grâce avec lui… Mais j’ai à te remercier, toi aussi, Paul : car, en définitive, c’est toi qui m’as converti.
— Après avoir été moi-même converti par les Pères.
— Aussi je veux leur dire ma reconnaissance. Quand nous aurons causé, tu me feras voir ton directeur. »
L’entrevue fut très cordiale. Papa remercia le Père avec effusion de tout ce qu’il avait bien voulu faire pour nous deux ; puis il parla encore du bonheur intime dont il jouissait, depuis qu’il avait « écoulé son stock de vingt-cinq ans dans les larges manches d’un bon P. Capucin. » Il finit par recommander à ses meilleures prières la persévérance du père et du fils.
Quelle joie pour ma mère et ma sœur ! Merci, mon Dieu, merci !… Cette nouvelle grâce, que je n’osais pas attendre si prompte et si complète, vaut bien de ma part un redoublement de confiance et de dévouement à votre divin Cœur, auquel je me suis donné pour la vie.
4 juillet. — Les fêtes du P. Recteur se sont passées joyeuses, en famille, comme l’an dernier. Pas plus de nuages dans les cœurs que dans le ciel. La pièce où j’avais un rôle assez absorbant, le discours-compliment qui me revenait encore à titre de préfet, les grands jeux Olympiques dont j’étais un des chorèges, ne m’ont guère laissé de loisir pour les raconter.
Et maintenant, ma pauvre Jeanne, il faudra que tu fasses ton deuil de mon journal : les examens sont devant la porte et, plus que jamais, le devoir doit passer avant le plaisir.
Et puis, las ! si tu veux tout savoir : à mesure que les jours me rapprochent de la fin, je me sens envahir par une invincible tristesse. Songe donc qu’avant un mois, je serai ancien et loin de ce collège, dans lequel j’ai passé deux ans d’une vie si calme et si douce, qui ne reviendront plus jamais ! Je t’assure que, par moments, j’ai besoin de toute ma raison et de toute ma volonté pour ne point fléchir sous ce pénible sentiment. Pénible, il faut qu’il le soit beaucoup, puisqu’il résiste même à une pensée, bien agréable pourtant, celle de notre second pèlerinage à Lourdes et des vacances qui suivront…
Allons, soyons homme, et « vive labeur ! »
16 juillet. — Ce matin, à la fête des adieux, au nom de tous les Congréganistes partants, Jean, le plus ancien d’entre nous, a solennellement promis fidélité au drapeau de Marie, Reine du Ciel et de la France. Je l’ai promise avec lui, dans le meilleur fond de mon âme, et s’il plaît à Dieu, je tiendrai parole.
Encore quelques jours, et il faudra dire adieu à cette chapelle de Congrégation, qui est bien véritablement le cœur même du collège, puisque c’est de là que le sang le plus pur se répand dans tous les membres du corps. Je ne la quitterai pas sans émotion ; car, avec plus de raison que personne, je puis m’appliquer les paroles de la Sagesse que le P. Recteur nous a développées : Venerunt mihi omnia bona pariter cum illa. Tous les biens ne sont venus avec la Congrégation, qui m’a fait pour la vie enfant de la sainte Vierge. C’est la sainte Vierge qui m’a soutenu à seize et dix-sept ans dans mes défaillances : elle me soutiendra, j’en ai la confiance, dans la vie de jeune homme où je vais entrer, puis dans l’âge viril et jusqu’au bout, et in hora mortis nostrae. Amen.
31 juillet : fête de saint Ignace, fondateur de la Compagnie de Jésus. — C’est la veille du départ. Demain, les chaînes tombent, le cachot s’ouvre, le soleil succédera au jour sombre et les malheureux captifs pourront désormais jouir à pleins poumons du grand air de la liberté !…
Voilà de jolis mots, bons à dire aux toutous de la petite division, pour qui le dernier terme de la vie et le bonheur parfait, c’est les vacances ! Cette naïveté fait pitié, quand on est philosophe et qu’on va s’en aller pour toujours. Pour moi, ce serait plutôt le dernier jour d’un condamné.
Cependant la journée a été belle et bien remplie. Le matin, communion générale, où nous avons prié de notre mieux, j’en réponds en ce qui me regarde, pour nos Pères. Puis, brillante messe en musique, œuvre toute neuve du P. C., avec panégyrique du saint fondateur par un orateur étranger très fleuri, qui s’est cru tenu de casser une bonne demi-douzaine d’encensoirs sur le nez des Jésuites passés, présents et à venir : Jean le futur novice en riait aux larmes dans son mouchoir. N’a pas qui veut la main légère : il faut voir la bonne intention des gens.
Je ne sais pas quel dîner on a servi au panégyriste pour le payer de ses hyperboles : le nôtre était digne de la bonté des Pères, qu’on accuse parfois de trop bien traiter leurs enfants. Mais puisque nous sommes leurs enfants !… Le reproche ne tient pas debout. Et d’ailleurs, ce n’est pas tous les jours fête de notre grand-grand-père !
A deux heures, distribution solennelle des prix. Le discours obligé sur un sujet de haute pédagogie, cette fois, n’a paru ni trop long ni trop court, ni trop pompeux ni trop familier, et n’a ennuyé personne, par la bonne raison qu’il n’a pas eu lieu. On l’avait heureusement remplacé par un dialogue entre élèves sur les meilleurs plaisirs des vacances. Intéressant et moral… Ces Jésuites !
… jusqu’au dernier jour de l’année, mais dissimulée en tartines si appétissantes qu’elle passe toujours.
J’ai partagé fraternellement avec Jean le prix de sagesse, décerné par le suffrage des élèves avec l’approbation des maîtres, et le prix d’honneur de philosophie. Chacun deux prix, un premier et un second : ce qui faisait pour chacun quatre plaisirs — sans parler de plusieurs autres couronnes que nous avons pu offrir sur l’autel, au grand salut du soir.
A cette cérémonie, nous avons aussi, une dernière fois, côte à côte, adressé ensemble au Dieu de l’Eucharistie, avec nos prières, la fumée de nos encensoirs. Dans quelques années, Jean montera à l’autel, et moi, trop heureux, je lui servirai d’enfant de chœur…
Puis enfin, le soir, j’ai pris mon pauvre gros cœur à deux mains, pour aller dire adieu aux Pères qui avaient été bons pour moi, c’est-à-dire, à tous ceux que je connaissais…
Et demain, je les quitte, mais pas tout entier : car mon cœur est à eux — à la vie, à la mort.
Paul.
Mars 1903.
Le lendemain de cette distribution, je suis parti avec Jean pour subir mes examens : nous avons été reçus le même jour, avec la même mention honorable. Ensuite j’ai passé chez lui une semaine charmante : on m’a traité comme si j’avais été de la famille.
J’y ai vu Marguerite, qui avait quinze ans et ressemblait à son frère comme une goutte d’eau limpide ressemble à une autre goutte d’eau limpide. Elle était trop enfant pour garder mon souvenir : moi, je ne l’ai plus oubliée. Six ans après, quand je fus docteur en droit, je la revis et, sur le bon témoignage que me rendit Jean, ses parents voulurent bien me la donner. Elle est la crème des épouses et des mères, une seconde Jeanne.
Le jour où Marguerite est devenue ma femme, Jeanne devenait celle de Louis, qui est aujourd’hui le premier avoué de X… Elles s’aiment comme deux sœurs ; Louis et moi sommes restés frères.
Dieu a béni ces deux unions en nous envoyant de charmants enfants, qui font notre joie et celle de leurs trop bons grands-parents. Il a prélevé la dîme sur les miens, en m’enlevant mon premier né, retourné au ciel à deux ans ; mais ce cher ange protège de là-haut ses frères et sœurs. J’avais mis les deux suivants dans mon collège, dont le P. Jean, leur oncle, dirigeait les études comme Préfet. L’an dernier, la loi scélérate ayant jeté les Pères à la porte de leurs maisons, mon aîné, qui venait de gagner ses deux diplômes, m’annonça que Dieu l’appelait à les suivre en exil au noviciat. J’en suis fier.
Il me reste trois garçons. Le plus âgé va avoir quinze ans : il continue provisoirement ses études au collège, sous de nouveaux maîtres qui s’attachent à conserver les anciennes traditions de la Compagnie de Jésus. Si l’iniquité triomphe tout à fait et si on leur retire, à eux aussi, le droit d’enseigner, mon fils ira chercher à l’étranger, au bout du monde s’il le faut, auprès des religieux expulsés, l’éducation chrétienne, proscrite en France, et plus tard ses jeunes frères le rejoindront. Aucun d’eux, à aucun prix — je l’ai juré devant Dieu — ne mettra les pieds dans un lycée. Pourquoi ? Ceux qui ont lu ces Lettres le savent : c’est parce que j’y ai passé. L’âme de mes enfants m’est plus chère que tout le reste, plus chère que leur vie et que leur avenir terrestre : je ne la livrerai point, et personne ne me l’arrachera.
Ma situation indépendante me permet de pratiquer ma foi publiquement, à la barbe des sectaires d’en bas et d’en haut. Je suis conseiller général et je serai député. Le gouvernement actuel, qui ne m’inspire pas plus de crainte que d’estime, peut être assuré d’avance que je combattrai de tous mes moyens d’honnête homme sa politique odieuse, qui, sous des prétextes plus hypocrites les uns que les autres, ne sait que tyranniser nos consciences, rançonner nos bourses et humilier notre patriotisme. J’espère ne pas être seul dans cette lutte pro aris et focis.
Quant à l’Université officielle, que ma naïve jeunesse rêvait de convertir, le temps et les événements ont bien changé mes idées. Depuis qu’elle s’est faite la plate complice des projets maçonniques et que, pour assurer son triomphe, elle accepte sans honte l’étranglement de la libre concurrence, la machine n’est plus seulement avariée : elle est malfaisante. Dès que les honnêtes gens seront redevenus les maîtres, ils feront bien de la mettre au rancart et de la remplacer par un système plus conforme aux droits sacrés du citoyen et du père de famille. Je ne demande pas que le monopole passe de la gauche à la droite : je ne veux aucun monopole, ni officiel, ni déguisé. Mais j’entends que la loi m’assure la liberté de faire instruire mes enfants selon mes convictions, par les maîtres de mon choix et sans préjudice pour leur carrière. Hors de là, il n’y aura ni justice ni sécurité.
Récemment, un de ces libéraux de comédie, qui votent toutes les oppressions, clamait à la Chambre : « La liberté est en marche ! » Nous relevons ce mot pour la vraie liberté, la liberté de tous. Oui, malgré toutes les apparences contraires, elle est en marche, et si l’Université prétend lui barrer le chemin, cette liberté-là passera sur le corps de l’Université, qui n’aura que son dû.
« Les pages qui précèdent montrent le beau côté des Collèges de la Compagnie de Jésus : la médaille n’a-t-elle point de revers ? » — Cette objection est toute naturelle. Parmi les lettres que m’a values mon livre, j’en ai choisi une qui la formule nettement, et j’ai prié mon ami et beau-frère, le R. P. Jean, homme de science et de conscience, incomparablement plus compétent que moi dans ces questions, de vouloir bien y répondre. De là ces lettres supplémentaires.
J’en ai ajouté quelques autres sur la question douloureusement actuelle de la suppression des Collèges chrétiens.
Juin 1903.
Monsieur et cher camarade,
Je suis bien fâché de ne pas vous connaître autrement que par votre nom de guerre ; vous devez être ce que nous appelions jadis un bon zig ! En tombant par hasard sur le titre de votre livre, je m’étais dit : « Voyons si c’est mon histoire ! » Car j’ai été aussi en pénitence chez les bons Pères, pour ma correction, dès l’âge de dix ans… et c’était déjà trop tard ! Je vous ai donc dévoré d’un bout à l’autre. Il y a, ma foi, de jolies pages : vous étiez un rhétoricien calé. Et il y en a de touchantes aussi : deux ou trois m’ont fait pleurer comme une vieille bête que je suis. Pardon !
Est-ce mon collège que vous avez voulu peindre ? Certains détails, certains usages locaux me donnent à penser que non. Mais sur l’ensemble des hommes et des choses que vous racontez, il n’y a pas de doute possible. C’est bien un collège de Jésuites, tel que je l’ai connu. Ça ne s’invente pas. Vous me rappelez au vif ma première communion, avec ses ravissements encore vivaces après trente ans passés ; l’âne des Petites-Sœurs (seulement le mien ne valait pas Brocoli et n’a jamais eu l’honneur de paraître sur la scène ; nous l’avions acheté par souscription pour remplacer le vieux qui était mort) ; des amis charmants, qui ont essayé en vain de me convertir ; des professeurs que j’ai gardés dans le cœur et… un P. Préfet que j’ai gardé dessus ; mais ce n’était pas sa faute ! Votre bon gros P. Surveillant, après m’avoir mis à l’ours[9], je ne sais plus pour quelle fredaine, a fini par bénir mon mariage. Un jour aussi, moi, le roi des cancres, j’ai infligé à tout le collège l’humiliation de m’acclamer comme roi des rois. J’étais très fort sur les planches, celles du théâtre (oh ! comique) et celles de l’escrime ; très fort aussi au gymnase et à tous les jeux expansifs. Dans une rencontre historique avec les potaches, j’ai cogné ferme, et pour ce méfait j’ai comparu devant trois inspecteurs, que j’ai désarmés en les faisant rire. J’ai d’ailleurs conscience, pour un coup de poing reçu, de n’en avoir jamais rendu moins de deux, et plus d’une fois, hélas ! j’ai rendu ce que je n’avais point reçu. Se jouait-il au collège une de ces bonnes farces, d’ailleurs inoffensives, que vous avez gardées dans votre sac, la vindicte publique se rabattait d’instinct sur moi, les yeux fermés, et… ne se trompait jamais.
[9] Au cachot.
Je n’ai compté parmi les sages que l’année de ma première communion et peut-être les derniers mois de ma philosophie. Le reste du temps, j’ai fait le désespoir d’excellents professeurs par mon dilettantisme et celui des meilleurs surveillants par mes façons ingouvernables. Un de mes directeurs, je me demande encore par quels moyens surhumains, a réussi deux fois à me sauver d’une exclusion déjà prononcée en haut lieu : je lui ai voué un culte.
Joli portrait, n’est-ce pas ? Il manque à votre galerie. Appelez-moi cancre, braque, rossard, comme vous voudrez. Le fait est que j’ai exercé durant huit ans la vertu des Pères « et ne l’ai point lassée ». Ils ont pu croire jusqu’au dernier moment qu’ils avaient perdu leur peine avec moi.
Eh bien, mon cher camarade, s’ils l’avaient cru, ils se seraient trompés. Écoutez la suite de ma confession.
Malgré ma cancrerie, j’arrivai avec le temps à Polytechnique ; en somme, je n’étais pas tout à fait bête et j’avais pour père un général. Au bout de quelques années, étant encore lieutenant d’artillerie, j’avais malheureusement à mon actif un certain nombre de sottises, dont la dernière en date venait de faire éclore dans ma pauvre cervelle un projet peu banal. Je devais me rendre, le soir même, au mess des officiers, déposer devant eux sur une table un revolver chargé, les prier de dire loyalement s’ils jugeaient mon cas de nature à entacher l’honneur du corps : si oui, je me déclarerais prêt à me casser la tête sur place. La chose ainsi réglée, en attendant l’heure fatale, je me promenais.
Je vins à passer devant le collège des Jésuites, où, jusqu’alors, j’avais évité de mettre les pieds. Cette fois, sans savoir pourquoi ni comment, je me trouvai soudain nez à nez avec le Frère portier, un petit saint homme blond, qui me souriait :
« Que désirez-vous, monsieur ?
— Mais… je ne sais trop. Y a-t-il ici des Pères que je connaisse ?
— Etes-vous du pays, monsieur ?
— Oh ! non, je viens de l’autre bout de la France. Mais je suis un ancien élève des Pères. »
La mine du bon Frère, de souriante, devint radieuse et rougissante de plaisir :
« Oh ! alors, monsieur, vous êtes chez vous. Si vous le voulez bien, prenez ce corridor ; vous verrez la maison et tous les noms sur les portes.
— Parfait, mon Frère. Merci. »
La première porte, c’est la Procure : je n’ai plus besoin d’argent, puisque ce soir… La seconde, c’est le P. Préfet : fuyons !… La troisième, le P. P… Connu.
Toc toc !
« Trééez !
— Bonjour, mon Père.
— Bonjour, mon lieutenant.
— Vous ne me remettez pas ? Un tel, votre ancien élève de X***.
— Vous ici ! »
Une vigoureuse poignée de main. Puis, me regardant bien entre les deux yeux :
« Un peu changé !
— Vous voulez dire décati ?
— Oh !
— Un air de sacripant ?
— Oh ! mon ami.
— Si encore je n’en avais que l’air !
— Mais, mon fils…
— Ah ! mon Père, je ne vous ai guère fait honneur. »
Et vlan ! sans demander permission, je m’écroule sur le coin de son bureau, me cachant la figure et sanglotant à me rompre la poitrine. Le Père alla donner un tour de clef à sa porte ; puis, revenant s’asseoir contre moi, il me passa le bras autour des épaules, comme aurait fait ma mère, et me dit :
« Vous souffrez, mon pauvre ami ?
— Oh ! mon Père, si vous saviez combien je suis malheureux !
— Dites-moi pourquoi : le voulez-vous ?
Si je le voulais ? J’étouffais sous le poids. Il sut tout ; je vidai devant lui jusqu’au plus bas fond toute la hottée de mes dix ans de garnison et terminai par mon projet de suicide héroïque. Il me laissa dire, ensuite me gronda doucement, comme un grand enfant, et, après une heure ou deux, fit enfin rentrer dans mon âme le calme, moyennant une bonne absolution.
Le lendemain, je revins communier à sa messe et nous convînmes, pour réparer mon honneur et celui du régiment, d’un moyen plus raisonnable que le revolver.
Depuis, je le revis quelquefois ; il m’aida à devenir un officier rangé, que je demeurai jusqu’à ma retraite volontaire. Et aujourd’hui — je le dis sans orgueil — l’ancienne « chenille qui faisait peur à voir, tant elle était laide et lourde et velue et goulue », s’est transformée aussi en un « honnête chrétien », qui n’a pas peur de s’entendre appeler jésuite. J’y ai mis plus de temps que vous ; mais aussi je revenais de plus loin. Il faut avoir pitié de moi et prier pour mes vieux péchés.
Comment s’explique mon cas ? Je n’ai jamais songé à reprocher aux Pères mes sottises, pas plus celles de mon temps de collège que les autres. Par tempérament et par éducation de famille, j’avais un caractère essentiellement réfractaire à toute discipline. L’empreinte, la vraie — pas celle de l’imbécile Estaunié — n’avait pas marqué sur ma peau ; elle était entrée quand même, jusqu’au cœur, par une espèce de pouvoir latent, et n’attendait qu’une occasion providentielle pour éclater au jour. Je vois là une réponse toute trouvée aux gens qui vous disent parfois que les élèves des Jésuites « font le plongeon comme les autres ». — Peut-être ; mais ils remontent plus facilement sur l’eau.
Je ne prétends pas, pourtant, qu’ils remontent tous, et toujours. J’en connais qui, au rebours de moi, après avoir bien commencé, ont mal fini. Dans la ville que j’habite, on se montre, parmi nos anciens condisciples, un haut fonctionnaire dont la fringale anticléricale réclame chaque matin un petit déjeuner au calotin, — deux prétendus magistrats, qui font assaut d’injustice et de platitude pour se faire payer leurs complaisances par les puissants du jour, — plusieurs ambitieux qui ont tout renié, drapeau, foi, famille, pour décrocher un siège dans quelqu’une de nos assemblées politiques ou un simple ruban rouge, — des officiers qui ont donné leur nom aux loges pour avancer plus vite, — des hommes d’affaires sans conscience, — des fils de famille qui mériteraient d’être fouettés en place publique, — des bourgeois incorrigiblement égoïstes devant leur devoir social et honteusement trembleurs devant les menaces de la canaille lâche. Ils ne sont pas la majorité, Dieu merci, et ils ne se vantent pas de sortir de nos maisons. Mais ils sont encore trop : je l’entends dire quelquefois autour de moi et j’en gémis.
Vous devriez, à votre si intéressant tableau de l’éducation chez les Jésuites, ajouter un chapitre sur les causes de ces défections. Je vous autorise à faire état de mon histoire.
Et puisque je suis en veine de vous poser des desiderata, ne pourriez-vous, dans ce même chapitre supplémentaire, répondre en quelques mots aux objections suivantes, qui m’ont été faites, après lecture de votre ouvrage, par un jeune professeur de l’Université, savant, honnête, même chrétien, mais pas mal engagé dans le mouvement moderne. Il m’écrivait textuellement :
« Le Ratio des Jésuites pouvait encore servir, il y a trente ou quarante ans, sous l’Empire. Depuis lors, le monde a marché ; il faut, bon gré mal gré, que notre enseignement emboîte le pas à la démocratie moderne.
« D’une part, l’enseignement classique ne peut plus être l’élément principal de l’instruction. L’aristocratie intellectuelle qu’il formait est condamnée ; le réel a détrôné l’idéal. La science désormais sera populaire et positive.
« D’autre part, le sentiment religieux ne peut plus être l’unique principe directeur de l’éducation. Il ne faut plus de sacristains : il faut de bons citoyens. L’enseignement chrétien doit faire sa part à la morale civique et à la science sociale. »
Je tiens à vous déclarer, mon cher camarade, que ces idées ne sont pas les miennes. Je compte sur votre bonne plume pour réduire en poudre l’ennemi que je vous signale. Vous êtes maître ès arts pédagogiques : je ne suis qu’un artilleur en retraite, n’ayant guère l’habitude des combats de l’esprit, mais gardant une affection jalouse pour tout ce qui intéresse l’honneur de mes anciens maîtres.
Défendez-les : je vous en serai reconnaissant comme si vous me défendiez moi-même.
Cordialement à vous,
R.
Des bords de la mer, juillet 1903.
Mon cher Paul,
Ta proposition est venue me surprendre dans la demeure hospitalière, où, par la grâce de M. Combes, j’attends paisiblement la fin de la tourmente. Elle est située sur une falaise rocheuse, au pied de laquelle, en ce moment, les vagues déferlent avec fracas ; mais le roc est solide, et tout ce bruit ne sert qu’à me rappeler la parole de foi du grand-prêtre Joad :
Quand Dieu dira-t-il à nos jacobins son halte-là ? Quand il le voudra. Notre devoir à nous, provisoirement, est celui du soldat toujours attentif, même sous la tente, au coup de clairon qui le rappellera au combat.
Mon poste est marqué d’avance dans les collèges, dès qu’ils se rouvriront à la liberté. J’aime la jeunesse malgré ses défauts, et, au risque de trouver dans le beau métier d’éducateur quelques déceptions, je lui donnerai de grand cœur le reste de ma vie. La déception, d’ailleurs, nous guette plus ou moins, au bout de n’importe quelle entreprise humaine ; mais une mauvaise récolte n’empêche pas le laboureur de reprendre son dur travail dans l’espoir d’une année plus heureuse… Et nous travaillons pour Dieu !
Je ne refuse pas de mettre à profit une partie de mes loisirs forcés pour répondre quelque chose à tes correspondants. Seulement, comme c’est un « devoir de vacances » que tu m’imposes, je prierai ceux qui me liront de n’être pas trop exigeants sur la forme et de me laisser causer. Les médecins me défendent la tension d’esprit.
L’éducation est une œuvre complexe ; elle veut être faite à trois. Il y faut le concours du collège, de la famille et de l’enfant. J’ai connu un garçon de quinze ou seize ans qui, après quelques mois passés chez nous, fut convaincu d’immoralité et rendu à son père. Le pauvre monsieur, en prenant congé du Supérieur, ne put s’empêcher de lui dire avec une certaine amertume : « J’avais espéré que les Jésuites feraient quelque chose de mon fils. » Le fils, qui se trouvait là, reprit vivement : « Père, si tu m’avais mis dans ce collège en cinquième, au lieu de me mettre au lycée, on n’aurait pas besoin maintenant de me chasser. » Le père baissa la tête et partit.
Ce premier cas est heureusement rare : les élèves qui ont passé par les lycées n’entrent généralement chez nous — tu le sais mieux que personne — qu’avec des garanties de bonne volonté qui effacent vite la marque de provenance et les mauvaises impressions d’autrefois.
Mais ton correspondant l’artilleur indique dans sa personne un second cas beaucoup plus fréquent, où notre méthode d’éducation reste impuissante. Lorsque tel enfant nous arrive, à neuf, dix ou onze ans, l’arbuste est déjà noueux et dévié par une première culture mal comprise, en famille. Maintes fois, il n’y a même pas eu de culture ; on a laissé pousser en toute liberté le sauvageon mignon, en lui disant pour toute correction : « Attends, gamin ; au collège, il faudra que tu changes. »
Assurément, il y en a qui changent au collège. Mais parfois aussi, à dix ou onze ans, il peut être déjà tard pour réduire les nœuds ou redresser les difformités ; le sauvageon a pris l’habitude de résister à la main qui veut le plier. Pour comble de malheur, quand il commence à se rectifier et à développer régulièrement sa jeune taille, les vacances arrivent et deux mois de faiblesses déplorables mettent à néant dix longs mois d’efforts. Tout est à refaire à chaque rentrée, et chaque fois avec moins de chances de succès. A qui la faute si, finalement, l’arbre reste ce qu’était l’arbuste ? Je sais des enfants dont l’éducation n’eût pu réussir qu’à une seule condition : c’était de faire préalablement l’éducation de leurs parents. Ils sont de plus en plus rares, aujourd’hui, les pères et les mères qui comprennent leur devoir et qui savent former à leurs fils une âme de chrétien et un caractère d’homme. Le souci du grand nombre s’arrête au diplôme de Sorbonne, au plumet de Saint-Cyr ou à la rapière de Polytechnique. Comme vue d’avenir, c’est court.
Je vais faire un aveu pénible, mais fondé. On jalouse les Jésuites, un peu de partout, « parce qu’ils accaparent l’éducation des enfants nobles et riches. Le fait ainsi formulé n’est pas exact ; on l’a démontré plus d’une fois. Mais admettons un instant que les élèves riches et nobles affluent de préférence chez nous. Il se trouve parmi eux, sans contredit, de bons esprits, de beaux caractères, des hommes de ressource. J’ajoute que, sans tenir le monopole de la distinction, ils en donnent habituellement l’exemple et contribuent ainsi pour une bonne part à l’élévation du niveau général. Mais, il faut bien le dire, c’est aussi dans leurs rangs que se comptent en plus grand nombre les enfants gâtés par une première éducation molle, faible, frivole, et conséquemment les intelligences atrophiées, les volontés sans ressort, les élégantes nullités. Eh bien, si les Jésuites, de gaîté de cœur, accaparent ces éducations-là, j’affirme, sans crainte d’être démenti par les hommes du métier, qu’ils sont bien punis par où ils pèchent ; car ils n’en récoltent ni grande joie au collège, ni grand honneur après.
Le problème s’aggrave singulièrement, lorsque le défaut d’éducation première se complique d’un tempérament difficile. Il n’est si bon cheval de race qui ne devienne vicieux, s’il se refuse au dressage. Encore un cheval peut-il, à la longue, être dompté par la force ; le jeune homme, lui, garde toujours la liberté de mal faire et le fonds de révolte qu’il tient de la chute originelle.
On montre dans les champs une mauvaise herbe qui s’appelle vulgairement herbe de patience. Les Lorrains lui donnent un nom plus significatif, la haine de prêtre (ils entendent le prêtre défroqué, Charbonnel ou Combes). Voici la raison de ces deux noms. Au milieu d’une touffe de racines peu profondes, elle en a une principale, qui s’enfonce tout droit dans la terre et s’amincit peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un filament, à peine perceptible aux doigts. Poursuivez-le à un bon mètre de profondeur et arrachez ce qui reste : six semaines ou six mois après, le mince fil a reparu, la plante scélérate étale de nouveau sa corbeille de feuilles vertes, et vous pouvez renouveler votre essai d’extirpation.
Voilà l’image trop fidèle de ce qui arrive à plus d’un de nos élèves — pas à eux seuls ! Chaque âme d’enfant a son herbe de patience, souvent plusieurs, qu’il faut lui apprendre et lui aider à combattre. Véritable œuvre de patience, capable parfois de désespérer un ange ! On y travaille pourtant, durant des années, soutenu par le devoir au défaut du succès visible, consolé de son impuissance auprès de quelques-uns par la vaillance et les victoires des autres.
Mais, si c’est quelque chose, si c’est beaucoup pour l’avenir moral d’un jeune homme d’avoir pris au collège l’habitude de la lutte contre ses passions naissantes, ce n’est pas tout ; il faut qu’elle se continue après et toujours. Ceux qui reprochent aux écoles chrétiennes les trahisons et les égarements des hommes dont elles avaient instruit la jeunesse, oublient cette condition essentielle.
Quand le jeune philosophe nous a quittés, il donnait les plus belles espérances, et les promesses rassurantes lui coûtaient peu. Mais connaissant trop bien la fragilité de la nature et les ruses de l’ennemi, notre tendresse inquiète, au moment des adieux, lui avait recommandé instamment de veiller, de prier et de s’appuyer. Hélas ! la fascination de la bagatelle obscurcit la notion du bien, dit l’Écriture, et le tourbillon des désirs mauvais bouleverse un cœur jusque-là sans malice. Le Collégien grandi, lancé peut-être trop tôt ou trop seul dans la grande ville, sottement jaloux de son indépendance, fier de sa première moustache et de ses dix-huit ans, se prenant déjà pour un homme, a voulu tout voir et tout savoir ; il a rougi de sa simplicité ; il a dédaigné ces amitiés pures et solides qui sont l’indispensable préservatif de l’adolescence, pour s’en créer de plus agréables qui seront sa perte ; il a voulu marcher sans guide dans la nuit folle de ses rêves désordonnés. La vue du prêtre, d’abord importune, a fini par devenir pour lui un reproche et un remords, dont il s’est irrité. Alors, plus de sacrements, plus de prière, bientôt plus de respect ni de soi ni d’autrui ; par suite, la porte ouverte à tous les égarements. La racine maudite est remontée tout entière et la mauvaise herbe, gagnant de proche en proche, a envahi peu à peu tout le champ de cette âme, qu’elle étouffe.
Les confesseurs connaissent ces lamentables histoires, les ravages et les ruines qu’elles accumulent sur certaines vies, les larmes de sang qu’elles font verser aux mères et, quand ils reviennent plus tard dans le chemin du devoir, aux fils.
D’ailleurs, on aurait tort de croire que nous nous contentons de gémir et que nous abandonnons les jeunes gens, une fois sortis de chez nous, à tous les dangers que leur créent dans le monde les attraits de la liberté, les mauvais amis et les mille sollicitations du vice, comme on abandonnerait des malheureux sans ressource, sur une barque sans défense, au caprice d’une mer furieuse. A Paris et dans maintes grandes villes de province, il nous a été possible de fonder, seuls ou avec d’autres amis dévoués de la jeunesse, ces associations chrétiennes qui sont, pour les jeunes de bonne volonté, autant de ports de refuge contre la tempête, en même temps que des champs d’évolutions et de manœuvres pour la guerre sainte.
Mais il faut que les jeunes gens y viennent et que les parents y tiennent. Nous pouvons intervenir par voie de conseils auprès des uns et des autres, et nous n’y manquons pas ; n’étant pas des gendarmes, nous ne pouvons aller jusqu’à prendre les récalcitrants au collet. Beaucoup nous échappent, pour leur malheur. Est-ce notre faute ? Et si, plus tard, ils tombent au rang des jouisseurs sans honte, des ambitieux sans conscience, des égoïstes sans cœur, de ces traîtres à Dieu et à toutes les choses sacrées qui descendent de Voltaire jusqu’à Trouillot, est-ce la faute de notre éducation ? Non ; car pour devenir ce qu’ils sont devenus, ils ont dû mentir à tous les principes qu’ils avaient reçus de nous, et, s’il faut en croire un aveu public du dernier nommé, cela ne va pas toujours sans peine et sans angoisse : l’ancien élève de Notre-Dame-de-Mont-Roland a mis des années à laver la tache indélébile. Est-il bien sûr d’avoir aujourd’hui les mains propres ?
Dans un livre qui a donné quelques inquiétudes aux familles chrétiennes, parce qu’il représente la vie de collège sous un jour habilement calculé pour rendre toutes les intentions suspectes, un ancien de Dijon a essayé de transformer en robe de Nessus, inévitable et funeste, l’influence que nous exerçons sur nos élèves. Son dénouement est d’un fatalisme qui serait effrayant, s’il n’était absurde. Ceux qui nous connaissent, connaissent aussi la nature de l’empreinte que nous voulions mettre sur les âmes : c’est l’empreinte du salut, signum salutis, et nos cœurs de prêtres et de Pères ne sauraient avoir au monde de chagrin plus cuisant que de la voir effacée chez quelqu’un de nos enfants d’autrefois.
Un autre renégat, un Parisien, dont le nom ne souillera pas ma plume, a voulu se tailler aussi sur le dos de ses maîtres une célébrité facile — ou simplement battre monnaie. Il a inventé une chose immonde qui ne mérite même pas le titre de roman ; ce n’est qu’un long rêve de polisson. Va-t-on nous juger sur ce livre et sur ce malheureux ? Autant vaudrait juger tout le collège des apôtres et l’enseignement du divin Maître sur l’odieux personnage de Judas. Il ne tenait qu’à Judas de rester fidèle aux leçons du Sauveur : il ne l’a pas voulu ; il a abusé du redoutable privilège de sa liberté pour devenir, malgré la grâce que le Maître lui offrait, un fils de perdition. Lui seul est responsable de sa chute et de son châtiment, comme tous les renégats dont il est le père.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner des défections que ton brave officier d’artillerie constate et déplore, dans son entourage, parmi nos anciens élèves ; elles sont inévitables et se reproduisent partout où les hommes sont des hommes et non pas des anges. Il a raison de croire que beaucoup d’entre elles ne sont que passagères, qu’on en revient. Pourtant il ne faut pas oublier que, plus on tombe de haut, plus la chute est lourde et le relèvement difficile. Corruptio optimi pessima.
Il s’est relevé, lui, parce que c’est un cœur de soldat. Les soldats ont parfois les passions violentes, mais avec cela un fonds de loyauté qui leur rend intolérables les situations équivoques : l’ennemi une fois reconnu, ils vont droit dessus.
Bien plus rarement on voit se convertir les ambitieux que grise la vue d’une écharpe ou d’un panache quelconque, sots adorateurs du pouvoir et d’eux-mêmes, — rampants et jaloux, tant qu’ils ne sont rien ou peu de chose, — tyrans insupportables, quand ils ont décroché la timbale. Ceux-là, les coups de foudre et les humiliations inattendues peuvent seuls les ramener quelquefois.
Mais que faudrait-il pour secouer cette masse inerte d’égoïstes, indifférents ou poltrons, qui se cantonnent dans l’enclos de leurs intérêts personnels, se croisent les bras en regardant brûler la maison du voisin pourvu qu’elle ne touche pas à la leur, verrouillent leur porte quand on crie au voleur dans la rue, se déclarent incapables de tout effort pour le salut commun et, voulant se justifier de ne rien faire, s’en vont partout répéter bien haut qu’il n’y a rien à faire ? Voilà les grands coupables du temps présent ; car ils ont en main le salut de la France chrétienne et ils ne veulent pas se donner la peine de la sauver.
Dans la catégorie des ambitieux dévoyés, nos anciens élèves figurent-ils en notable quantité ? Je ne le pense pas. On peut citer deux ou trois ministres, quelques députés, quelques magistrats. En général, le fonctionnarisme tente peu de nos jeunes gens ; ils préfèrent les situations qui permettent de marcher le front haut. Tant que la magistrature et l’armée ont gardé leur prestige traditionnel au-dessus des misérables agitations de la politique de parti, elles étaient les deux buts les plus fréquents des âmes noblement ambitieuses. La suppression de l’inamovibilité, puis les besognes policières et antireligieuses infligées aux magistrats sont venues découronner bientôt cette carrière.
Restait l’armée, la « grande muette », qui était aussi la « grande dévouée » et la « grande respectée », l’image la plus complète de la patrie, l’expression humaine la plus haute du sacrifice. On nous a reproché d’y avoir trop poussé nos élèves et d’avoir par là rendu stériles pour l’action sociale bon nombre de talents. En y regardant de près, on trouverait, je crois, les parents plus coupables du méfait que les maîtres ; mais, cette réserve admise, je rends les armes. Le méfait en question est, chez nous aussi, un défaut de famille, un faible. Beaucoup de jésuites, ayant de se ranger sous le drapeau du Christ, ont servi sous le drapeau de la patrie ; ils en ont gardé l’amour, qui va très bien avec celui de la croix. J’ai peur qu’on ne nous accuse longtemps encore de pousser à l’un et à l’autre. Nous ne sommes pas dreyfusards, non, et nous restons les grenadiers qu’on sait.
Faut-il, à ce propos, nous laver du reproche d’embaucher, d’aucuns disent de débaucher les meilleurs de nos élèves ad majorem Dei gloriam, c’est-à-dire pour la gloire de notre toute-puissante et tout-envahissante Compagnie ? Le cliché, si vieux qu’il soit, est résistant, aussi résistant que la sottise humaine ; il servira encore. Aux gens de bonne foi il suffira de répondre que la Compagnie de Jésus, avec tous les théologiens, exige pour la vocation religieuse l’appel certain de Dieu et la libre acceptation de l’homme. La première question qu’on pose chez nous au candidat novice, est celle-ci : « Quelqu’un, jésuite ou autre, vous a-t-il poussé à venir ici, ou y venez-vous librement ? » S’il y a seulement un doute, on n’entre pas. Quel intérêt, d’ailleurs, la Compagnie pourrait-elle avoir à accueillir dans ses rangs un soldat forcé ? Il lui faut des volontaires, envoyés de Dieu pour faire l’œuvre de Dieu, qui est notre œuvre unique.
Pourquoi ne dirais-je pas une chose qui est de nature à étonner nos persécuteurs autant qu’elle nous console ? Nous sommes chassés de nos anciens collèges, et pourtant la race des volontaires de Dieu n’est pas éteinte et la source de dévouement religieux n’est pas tarie ; sur tous les chemins de l’exil on rencontre en ce moment de jeunes cœurs, épris d’enthousiasme pour la sainte cause outragée, qui vont demander aux proscrits la faveur de partager leurs épreuves et leurs espérances. Le divin Chef qui envoie ces recrues à sa petite Compagnie — c’est le mot de saint Ignace, notre père — ne l’a donc pas rejetée encore, et le jour viendra où, comme jadis les Hébreux, nous chanterons, avec nos frères de tous les ordres, avec l’Église tout entière, le cantique de la délivrance, sur les bords de l’abîme qui aura mis à néant l’orgueil des ennemis de Dieu.
Il y a des catholiques, des prêtres même, qui regrettent parfois ces renoncements et qui osent les appeler des désertions. Il faut les renvoyer à l’Évangile et aux paroles du Maître : Si tu veux être parfait, va-t’en vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi. Le sang des martyrs n’est pas la seule semence des chrétiens ; la vie de l’Église et le rachat du monde sont faits de tous les sacrifices, y compris, en première ligne, celui des attaches terrestres. Notre temps égoïste et jouisseur voudrait supprimer le renoncement religieux comme contraire aux droits de la nature ; en réalité, c’est parce qu’il trouve dans le spectacle des vertus monastiques un reproche perpétuel et sa plus sévère leçon. La leçon n’en demeure que plus nécessaire.
Les chrétiens qui blâment les vocations religieuses comme des désertions, outre l’injure qu’ils font à Dieu, maître absolu de chaque destinée humaine, oublient ce qu’un religieux, longuement formé par une discipline sûre et intelligente, acquiert de puissance pour le bien dans toutes les sphères de l’apostolat. Livré à ses propres forces dans le monde, il eût peut-être été un homme d’action, mais n’eût fait que la besogne d’un seul ; jésuite ou bien membre d’un autre Ordre actif, il formera beaucoup d’hommes, et son talent, fécondé par la grâce d’en haut, portera des fruits dix fois, cent fois, peut-être mille fois plus abondants.
Certains partisans à outrance de l’action sociale ne se bornent pas à nous reprocher ces prétendus accaparements de novices ; ils nous accusent aussi de ne pas donner à nos élèves cet esprit d’initiative qui devrait, dans le champ clos des luttes actuelles, faire de chacun d’eux un héros. Que ne fournissent-ils en même temps, pour atteindre ce but, la recette infaillible !
L’esprit d’initiative est une chose admirable et infiniment souhaitable. Malheureusement, il en est de lui comme l’esprit en général : il ne se donne pas. C’est une sorte de bosse, comme celle des mathématiques ou de la poésie. Qui dit initiative, dit pénétration de l’intelligence, vivacité du tempérament, énergie de la volonté : où se fabriquent ces trois belles qualités ? Je compte, plus tard, dire un mot des moyens d’en développer le germe, quand ce germe existe.
Je n’ajoute qu’une observation. Le nombre des sots est infini, dit l’Écriture : celui des égoïstes n’est pas moindre ; car, pris dans leur réalité dernière, les égoïstes qui préfèrent la jouissance du moment au seul véritable bonheur de la vie future, sont tout bonnement des sots qui se croient malins. Dans cette foule, nos amis ou nos jaloux du bon parti (oui, des jaloux : il paraît que nous en avons encore quelques-uns) prétendent que nous comptons beaucoup de nos anciens élèves. C’est une question de chiffres que je ne me charge pas de trancher : les statistiques sont chose si délicate ! Mais comment se fait-il que nos adversaires du mauvais parti ne se lassent pas de crier à l’invasion noire, celle des jésuites de toute robe, longue et courte, et que, pour l’arrêter, ils n’aient rien vu de plus sûr, rien de plus urgent, que de fermer nos collèges ? On peut tirer la conclusion. Cette haine semble prouver, mieux que toute statistique, auquel des deux camps, celui du bien ou celui du mal, appartient l’ensemble de nos élèves. Ils ne sont donc pas si universellement égoïstes et dénués d’initiative.
Je me garderai, d’ailleurs, de revendiquer à leur profit le monopole de la fidélité aux bons principes. Nous ne sommes pas les seuls éducateurs chrétiens ; d’autres semeurs, réguliers et séculiers, ont jeté sur toute l’étendue de la France les graines vivantes de la moisson future. Ils sont ou seront pourchassés, comme nous, par les ennemis de la foi et de la liberté ; nous n’avons eu que l’honneur d’ouvrir la marche des persécutés et de voir notre nom, qui est celui du Sauveur lui-même, servir de cri de guerre.
Mon cher Paul, depuis que j’ai commencé cette lettre trop longue, les vagues frémissantes ont achevé de se calmer et, par ma fenêtre ouverte, je les vois maintenant se dérouler paisiblement sur la plage unie, comme des nappes de dentelle, bordées de peluche neigeuse. Un grain de sable suffit à Dieu pour fixer son terme à la mer montante et à la tyrannie des Cromwell de tous pays. Attendons et prions.
Tout à toi en Notre-Seigneur,
Jean.
Août 1003.
Mon cher Paul,
Le « jeune professeur savant et honnête » nous fait l’honneur de nous croire les derniers et malheureux tenants du classicisme. Je ne voudrais pas, à ce propos, intervenir, moi millième, dans la brûlante querelle de l’enseignement moderne. Cependant, je dois l’avouer, sa théorie un peu nouvelle sur la nécessité de démocratiser notre enseignement secondaire m’a fait réfléchir, et je me suis demandé si, réellement, il ne faudrait pas chercher là l’inspiration de la campagne qui a été menée, depuis bien des années, contre le classique.
Le classique était, de fait, un enseignement privilégié, aristocratique, non pas qu’il fût réservé exclusivement aux classes dirigeantes, mais parce qu’il menait seul à une culture distinguée et aux carrières libérales. Cela répugnait à l’égalité républicaine. On essaya donc d’abord d’une concurrence par la culture dite moderne, plus à la portée des intelligences démocratiques. Elle fut par décret proclamée équivalente à une culture classique, pour l’entrée aux grandes écoles du gouvernement, mais l’opinion n’admit pas l’équivalence réelle et le préjugé demeurait favorable à l’ancien régime.
Ne pouvant faire monter le moderne à la hauteur de son rival, on se décida à faire descendre le rival. On le chargea de matières étrangères ou accessoires, dont on doubla la valeur aux examens, de façon à écraser le malheureux sous le poids. La grande réforme de l’an passé est venue sanctionner et aggraver cet état de choses. Des quatre sections qui se partagent désormais notre enseignement secondaire, une seule, triste îlot perdu dans la mer immense, sert de refuge au latin-grec ; les trois autres sont des combinaisons variées entre les sciences, les langues vivantes et le latin. Les quatre machines fonctionnent dans chaque établissement, j’allais dire dans chaque fabrique, sur le pied de l’égalité, pour produire un baccalauréat qui ne sera plus ni classique ni moderne, mais le baccalauréat tout court, ouvrant au même titre la porte de toutes les carrières.
M. Chaumié vient de compléter cet admirable outillage par une invention du plus pur esprit démocratique : l’aurait-il empruntée au jeune professeur ? Une circulaire du Grand Maître de l’Université de France autorise les lycées à ouvrir des ateliers, où les élèves qui n’aiment pas le jeu au grand air pourront se délasser à quelque travail manuel, sous la direction de véritables ouvriers. Il proteste d’ailleurs contre toute assimilation avec ce qui se fait dans les écoles professionnelles. Ce sera pour leur seul plaisir que les futurs ingénieurs, officiers, médecins ou avocats, apprendront à manier la scie et le rabot, à fabriquer des chaussures et des chaussettes, des vestes et des culottes, que sait-on encore ? Espérons qu’ils ne feront pas une trop rude concurrence aux gens de métier, qui se plaignaient déjà des orphelins de dom Bosco !
Mais où la pensée démocratique de M. Chaumié touche à l’idylle, c’est lorsque, sans rire, il exprime l’espoir que le contact habituel avec l’ouvrier directeur aidera les élèves à mieux comprendre l’âme populaire. Il aime à croire que pour assurer ce dernier résultat, l’élève pourra aussi allumer sa pipe à la pipe de l’ouvrier, et terminer chaque leçon avec lui sur le zinc par une absinthe fraternelle. Enfin, ne conviendrait-il pas d’inscrire ces ouvriers maîtres sur la liste du personnel enseignant, à côté ou peut-être à la place des inutiles professeurs de littérature ancienne ? Ce serait l’égalité parfaite.
De bons esprits pensent que le nouveau plan d’enseignement nous mène droit à l’égalité dans la nullité. D’autres, au contraire, avec ton « jeune professeur, » s’attendent à voir sortir de ce pot-pourri, le triomphe définitif de la science populaire et positive. Je parie pour ces derniers, si la République dure quelque temps encore. Comme en Amérique, nous aurons des milliardaires qui auront commencé par marcher sans semelles, des fortunes scandaleuses et des faillites colossales, des inventeurs excentriques jusqu’à la démence, des maisons à vingt étages, le droit de lyncher les nègres ou autres personnages déplaisants, et une foule d’autres droits qu’on nous donnera ou que nous prendrons. En revanche, nous emprunterons aux nations restées classiques leurs poètes, leurs écrivains, leurs artistes, leur esprit et leur bon goût, en les payant bien. Elles pourront aussi, à la longue, nous rapprendre le français.
Il fut un temps où certain démocrate assez connu, qui exerça sur les destinées de notre pays une influence considérable, prétendit ressusciter en France la république athénienne. Si Léon Gambetta vivait encore, il ne passerait plus que pour un rêveur. Son rêve avait du bon, pourtant, même au point de vue démocratique. L’histoire nous apprend que les Athéniens, très jaloux de leur liberté civile et politique, n’en étaient pas moins un peuple très cultivé. Ils le devaient précisément à une aristocratie intellectuelle, comme n’en a vu aucune monarchie, pas même celle de Louis XIV. Durant une longue suite d’années, les hommes de génie se succédèrent à Athènes et y entretinrent ce culte de l’idéal religieux, patriotique et artistique, qui valut à la cité le respect de toutes les nations et de tous les siècles. Et pour que la république, avec son passé glorieux, finît par tomber sous la servitude de l’étranger, il fallut que ce triple idéal sombrât d’abord dans la corruption des idées et des mœurs, sous l’action dissolvante de sophistes impies et de rhéteurs vendus. Le Macédonien attend aussi à nos portes.
La France avait hérité d’Athènes, plus encore que de Rome, le sceptre universel de l’esprit ; c’était, après son titre de fille aînée de l’Église, la plus belle partie de notre patrimoine national, plus belle que la gloire de nos armes, tant de fois victorieuses. Mais la démocratie n’a cure de cet inutile privilège ; elle se suffit à elle-même. Le bloc ne s’arrêtera qu’après avoir tout écrasé, pareil à ces rouleaux successifs, aveugles et sourds, qui foulent le gravier de nos routes.
Faut-il nous résigner à cet écrasement ? Ce serait trahir notre cher pays, en même temps que toutes nos traditions ; nous n’y consentirons pas. Dans ces brillantes revues militaires, où chaque nation, si dreyfusarde qu’elle se dise, aime à faire parade de sa force, on regarde quelquefois défiler deux régiments de la même arme. L’un, de formation nouvelle, est précédé d’un drapeau aux couleurs éclatantes, tout neuf ; on le salue avec respect : c’est l’emblème de la patrie. Mais voici le second. La poussière et la poudre ont fané ses couleurs ; les balles ont troué ses plis et l’ont déchiqueté ; on a de la peine à lire encore les noms des victoires qu’il a aidé à gagner : ce n’est plus qu’un lambeau. Oui ; mais quand ce lambeau passe, c’est la gloire qui passe, et les bravos éclatent, unanimes, enthousiastes. Et lorsqu’un de ces glorieux restes semble trop vieux, un drapeau neuf en prend la place à la tête du régiment, mais l’ancien, l’invalide, garde la sienne dans le salon du colonel, à côté du nouveau venu ; et si, en un jour de malheur, le drapeau neuf ne suffit plus à sauver l’honneur de la patrie, la loque sublime reparaîtra sur le champ de bataille pour relever les courages et ramener la victoire.
Expulsés de nos collèges, nous avons emporté avec nous dans l’exil le vieux drapeau déchiré où était inscrit l’amour de la France et des bonnes lettres ; nous le garderons avec un soin jaloux, et quand la liberté de faire le bien nous aura été rendue, nous le rapporterons intact et nous le replanterons au frontispice de nos écoles rouvertes.
« Chimères ! » dites-vous. — « Double chimère ! dira quelqu’un ; car, depuis cinquante ans que vous aviez la liberté de l’enseignement, qu’en avez-vous fait ? Où sont les hommes de valeur que votre méthode a produits ? » Ce reproche, qu’on entend formuler encore quelquefois, nous va au cœur ; car il n’y en a pas de plus injuste et de plus immérité. Je n’y répondrai pas en détail ; d’autres l’ont fait victorieusement. Pour ne pas le laisser passer impuni, je veux indiquer seulement quelques-unes des raisons pour lesquelles l’accusation ne porte pas.
D’abord, cette loi de 1850, qu’on disait si libérale, ne nous donnait qu’un semblant de liberté, puisque l’État gardait pour lui seul le droit de fixer les programmes et de conférer les grades. Ainsi ligotée par les réglements universitaires, quel essor et quel jeu pouvait prendre notre méthode traditionnelle ?
En second lieu, malgré toutes les démonstrations de la bienveillance officielle, nous restions pour l’Université toujours suspects. Sans doute, ceux de nos élèves qu’une ambition plus noble poussait à conquérir dans les sphères supérieures quelque situation brillante, n’avaient rien à craindre de leur provenance cléricale et jésuitique ; mais… il leur fallait beaucoup de talent pour arriver premiers sur les enfants de la maison universitaire.
Je pourrais dire encore que nos collèges, ne participant ni peu ni prou aux millions du budget, eurent à se débattre durant les vingt-cinq premières années contre de multiples embarras matériels. Quand ils allaient être à flot, on inventa l’article 7 et les décrets, qui nous dispersèrent une première fois.
Les vingt années qui suivirent 1880 ont fourni à nos annales des preuves consolantes de la solidarité apostolique et fraternelle qui, dans les grands périls, unit le clergé séculier et régulier. Nombre de prêtres dévoués, mêlés à de vaillants laïques, sont venus remplacer les proscrits et enlever à nos ennemis la satisfaction de voir nos collèges s’effondrer. La plupart, faisant abnégation de leurs idées personnelles, ont compris que l’honneur des nouveaux maîtres et leur succès même auprès des familles réclamaient d’eux la fidélité à nos traditions ; nous en avons connu qui les ont gardées avec une intelligence et une rigueur dignes de toute notre reconnaissance. Quelques-uns, dans de bonnes intentions, ont voulu faire différemment ; ce qui s’en est suivi, les regarde.
Toujours est-il que, reprocher à des éducateurs, placés dans des conditions si précaires, de n’avoir pas opéré une série de prodiges, cela touche à la dérision. Nous sommes sûrs d’en avoir au moins opéré un, qui compte pour plusieurs : nous avons failli faire peur à l’Université ! Si elle trouve que c’est peu de chose, nous ne demandons pas mieux que d’en faire davantage. Qu’elle mette en commun ses libertés, ses privilèges et ses ressources, de façon à rendre la lutte égale : dans vingt ans, le pays jugera.
Si elle croyait devoir refuser le combat, par crainte de trouver en nous des ennemis jurés de la science et du progrès moderne, nous pourrions la rassurer. Peut-être suffirait-il, pour cela, de lui montrer telles de nos anciennes maisons, parfaitement en rapport avec le mouvement scientifique, qui, à son gré, ont plutôt trop de succès, et font aux écoles de l’État sans Dieu une concurrence gênante.
Nous savons que « le monde marche » ; nous sommes prêts à marcher avec lui, non pourtant à l’aveugle. Nous ferons au réel les concessions nécessaires ; mais nous n’admettons point qu’il détrône l’idéal. Notre ambition est de les réconcilier ; la jeune France ne pourra qu’y gagner.
A bientôt, mon cher Paul.
Toujours à toi en Notre-Seigneur.
Jean.
Août 1903.
Mon cher Paul,
J’ai dit qu’entre le vieil enseignement classique et la science moderne, la conciliation est possible ; mais elle serait incceptable et impardonnable, aujourd’hui plus que jamais, si elle devait toucher à la devise même de notre enseignement : Chrétien avant tout ! Ce serait toucher à l’arche sainte.
Le « jeune professeur » part en guerre contre les sacristains. Je me croirais obligé à protester énergiquement, si l’on pouvait supposer que ce mot couvre une intention offensante à l’égard des modestes fonctionnaires à qui incombe le service matériel du culte. Mais, puisque ce monsieur est « même chrétien », son mot représente une simple catachrèse, un abus de langage, et l’on devine son vrai sentiment. Il n’aime pas ces dévots exagérés, chrétiens de surface et de forme, qui font consister toute leur piété et toute la religion en cérémonies extérieures, en airs penchés, en sentences mystiques, en dévotions puériles.
Eh bien, il a raison, au fond. Sans aller jusqu’à voir des Tartufes, là où, souvent, il n’y a que des simples d’esprit, nous n’aimons pas plus que lui ce genre de dévots. Ils n’ont jamais été notre idéal, tant s’en faut ! Les Chrétiens que nous voulons former joignent à l’amour de leur foi l’amour de leurs devoirs, à la piété l’action :
Dans une démocratie, où chaque citoyen est appelé à concourir pour sa part à la direction des affaires et au bien commun, il est naturel, voire indispensable, que les jeunes gens apprennent à remplir leur devoir civique. Mais qu’on se rassure là-dessus. Un bon chrétien est, par le fait, un bon citoyen. Électeur, il vote selon sa conscience bien formée ; élu, il défend le droit et la liberté ; fonctionnaire, il ne connaît pas les pots-de-vin ; juge, il ne s’abaisse pas à rendre des services au lieu d’arrêts ; soldat, il voue son épée à la patrie, non aux politiciens ; industriel ou commerçant, il tient à garder sans tache devant Dieu et devant les hommes l’honneur de sa probité ; patron, il traite ses ouvriers en père de famille ; ouvrier, il rend à son patron le respect et le travail qui lui sont dus ; riche, il soulage toutes les misères qu’il peut ; pauvre, il accepte sans révolte le lot que Dieu lui assigne, en attendant la compensation éternelle. Imagine-t-on, en toute sincérité, un état social plus parfait que celui que régirait une pareille morale ?
Or, cette morale a dix-neuf siècles d’existence. Les démocrates modernes se flattent singulièrement, s’ils croient l’avoir inventée, ou avoir inventé mieux. Des hommes considérables se sont battu les flancs, ont sué, soufflé… pour aboutir à quoi ? A gonfler de phrases creuses leurs Manuels de morale civique et laïque. Qu’on apporte tous ces volumes en un tas : ils ne vaudront pas les dix petites pages d’un catéchisme sur les dix commandements de Dieu. Et le catéchisme, comparé au manuel, a l’immense avantage de fonder ses enseignements sur un principe divin et sur une sanction surnaturelle, qui font absolument défaut à la morale civique et que rien ne remplace.
Le problème social, objet si troublant de la préoccupation universelle, serait bien près de sa solution, si tous ceux qu’il intéresse acceptaient pour base la morale chrétienne. Pour en être convaincu, il suffit de regarder ce qui se passe en Belgique, où, malgré les grondements intermittents des passions mauvaises, odieusement excitées par quelques meneurs, un ministère franchement et énergiquement chrétien réussit, depuis vingt ans, à maintenir la paix et la prospérité dans la liberté. Sur un autre point de l’Europe, en plein pays protestant, un grand parti catholique, solidement campé au cœur même de la représentation nationale, avec ses vingt-deux députés ecclésiastiques, tient en échec le sectarisme, garantit le pouvoir lui-même contre les tentations dangereuses et poursuit, avec une merveilleuse unité de vues et d’efforts, le véritable progrès moral et matériel.
Quel contraste chez nous !… D’où vient la différence ?
Nombre de braves gens, braves en paroles, attribuent toutes nos misères au découragement, à l’indifférence et à l’apathie des catholiques, leurs semblables. C’est s’arrêter à mi-chemin de la vérité. La vérité complète, c’est que nos catholiques ne sont pas des catholiques.
Lorsque nos hommes politiques, électeurs et élus, sauront leur catéchisme et pratiqueront carrément leur foi, comme les catholiques belges et allemands, la France redeviendra un pays heureux, libre et respecté. Jusque-là, l’opposition peut continuer une lutte qui sera de pure parade : le moulin du bloc, qui a le vent pour lui et des ailes puissantes, continuera de tourner et de faire rouler dans la poussière les chevaliers errants qui se battent contre lui si piteusement.
M. le professeur de l’Université doit comprendre maintenant pourquoi le sentiment religieux ne peut cesser d’être chez nous, je ne dis pas le seul, mais le premier principe directeur de l’éducation. Nul éducateur digne de ce titre ne négligera de faire appel aux autres sentiments nobles qui dorment dans le cœur des enfants et dont l’éveil amène parfois de si heureux élans vers le bien : l’honneur, la reconnaissance, le patriotisme… Mais ces mobiles sont purement humains et sujets aux variations : la foi est divine et stable, comme les devoirs qu’elle impose. Et puisque, dans les temps tourmentés où nous vivons, le monde est devenu plus que jamais un champ de bataille et que les mauvais se font assaillants, il faut que les bons se fassent défenseurs. Soldats contre soldats. Or, la Compagnie de Jésus, on le sait, a été fondée par un homme de guerre : elle manquerait à toutes ses traditions, si elle ne cherchait à entraîner au combat, sous la bannière du Christ Rédempteur, les jeunes forces qui viennent s’offrir à sa discipline. On peut compter qu’elle s’y emploiera de son mieux, partout où elle en aura la liberté.
Comment ? En développant chez eux, à l’extérieur et à l’intérieur, ce qu’on appelle volontiers d’un nom nouveau, mais expressif, la combativité. A l’intérieur, la lutte pour la soumission à Dieu ; à l’extérieur, la lutte pour le dévouement à ses frères : toute l’éducation morale et sociale tient dans ces deux simples choses. Je ne les expliquerai pas davantage.
Quant à cette science sociale pour laquelle ton correspondant réclame une place dans l’enseignement chrétien, l’entente ne sera pas difficile. Elle était déjà réalisée dans plus d’un de nos collèges ; elle doit l’être, elle le sera dans tous. Le catéchisme, je l’ai dit, reste la base générale. Dans les classes de philosophie, on discute les divers systèmes d’économie politique et sociale ; l’histoire des institutions apporte aussi le contingent de ses lumières. La théorie se complétera par des lectures spéciales, revues ou livres, et par des conférences où les hommes compétents exposeront les applications pratiques des systèmes et les résultats de l’expérience.
On y ajoutera, dans la mesure du possible, la participation active à certaines œuvres sociales, associations ouvrières, syndicats, patronages. On mettra surtout les jeunes gens en contact avec l’âme populaire, non pas dans les ateliers utopiques de M. Chaumié, mais dans les mansardes où grouillent des enfants affamés que l’assistance publique et laïque oublie. A l’occasion, pour qu’ils n’ignorent pas le revers de la médaille, il sera peut-être bon aussi de mettre les plus robustes d’entre eux en contact avec les pâles apaches, pour la défense de la liberté du culte et pour la protection des premières communiantes de leur paroisse.
La part pourrait être faite plus large à l’éducation sociale si le Grand Maître de l’Université, prenant sa bonne hache de bûcheron, se décidait à élaguer quelque peu l’inextricable forêt des programmes secondaires. Mais il ne faut pas y compter de sitôt : M. Chaumié est trop occupé à boucher les trous que fait, dans l’instruction des enfants du peuple, le féroce élagueur en chef des congréganistes.
Si donc on ne veut pas augmenter, par des préoccupations étrangères, le surmenage qui compromet déjà tant de carrières ambitionnées, il faut borner à ce que je viens de dire la préparation du bon citoyen au collège.
Sa formation pratique doit être réservée en majeure partie pour le temps des études de carrière, alors que le jeune homme, plus conscient de ce qu’il veut et de ce qu’il peut, trouvant d’ailleurs autour de lui les enseignements et les soutiens nécessaires, est en état de faire ses premières armes pour la grande lutte. Soldat quelque peu tremblant d’abord, non pas de peur, mais d’émotion (Cicéron lui-même avouait cette faiblesse, en montant aux rostres, et l’on dit que de vieux généraux n’y résistent pas, au moment du coup de canon qui annonce la bataille) ; il s’aguerrira bien vite, au contact de ses braves compagnons de la Jeunesse catholique ; l’odeur de la poudre finira par le griser, lui aussi, et, devenu homme, fort désormais de son expérience et de sa foi, il mettra son cœur et son talent à servir les plus graves intérêts, sur le terrain où se défont les mauvais ministères et où se font les bonnes lois.
Cela, mon cher Paul, c’est ton histoire. Je souhaite de tout cœur qu’elle s’achève par les plus magnifiques triomphes et que notre chère France trouve, parmi tes condisciples anciens et nouveaux, parmi les élèves de notre enseignement libre tout entier, beaucoup de braves gens pareils à toi. Elle en a besoin.
Ton dévoué en Notre-Seigneur.
Jean.
De Z… le 15 avril 1901.
Mon cher Père Jean,
Vous rappelez-vous le temps déjà lointain où notre commun directeur, pour me consoler du gros chagrin de ne pas vous accompagner au noviciat des Jésuites, me promettait que, dans le tourbillon du monde, je vous trouverais toujours prêt à m’aider de vos prières, de votre amitié et de vos conseils ? Il a été bon prophète. Vos prières, j’en éprouve l’effet tous les jours, sur moi et sur les miens ; votre amitié et vos conseils, j’en vis depuis bientôt trente ans. Comment ferais-je pour m’en passer ? Lorsqu’il m’arrive un embarras sérieux, un de ces embarras auxquels toute la sagesse et le savoir-faire de Marguerite ne peuvent rien, elle me dit, en désespoir de cause : « Écrivez à mon frère. » Et je lui réponds invariablement : « J’y pensais. »
Je viens de relire le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste de tout ordre. Le ton est celui du chef de brigands qui, soutenu de sa bande, vous explique tranquillement, au coin du bois, les honnêtes motifs qui l’obligent à vous décharger du soin de votre bourse ou de votre vie, ou même des deux à la fois. C’est canaille, visiblement ; mais au moins c’est, je ne dirai pas franc, car cela suinte l’hypocrisie sectaire, mais clair et net, par conséquent instructif.
Les pères de famille sont avertis qu’il « n’appartient à personne, pas même aux parents, d’exercer sur un enfant une pression qui soit de nature à compromettre son développement normal de corps ou d’esprit. » Ainsi nous n’avons même plus la liberté du maillot ou de la bretelle, et il faut nous attendre pour nos fils à l’établissement prochain de la gymnastique obligatoire, qui sera certainement laïque et probablement non gratuite !
« Que si quelqu’un, volontairement ou non, risque de causer ce tort peut-être irréparable à des mineurs, c’est à l’État, défenseur de ceux qui ne peuvent se défendre, de prendre, en leur faveur et à temps, des mesures de protection efficaces. » Cela veut dire que, s’il plaît à l’État de mettre la main sur nos fils, depuis le biberon jusqu’au bulletin de vote, il en a le droit. Je ne sais si l’omnipotence officielle s’est jamais affirmée en termes aussi cauteleusement insolents. On peut, d’ailleurs, se demander pourquoi cette omnipotence s’arrête à vingt et un ans : les adorateurs païens du Dieu-État, au temps de Lycurgue et de Dracon, où nos aimables maîtres voudraient nous ramener, la poussaient bien au delà. Cela viendra sans doute.
Un peu effrayé peut-être de sa hardiesse, le rapporteur sent le besoin de se mettre à couvert sous l’autorité de M. Thiers, disant que, « si le père a le droit d’élever l’enfant d’une manière convenable à la sollicitude paternelle, l’État a le droit de le faire élever d’une manière conforme à la constitution du pays. » On voit pourtant la différence des principes posés de part et d’autre : car Thiers fait entre le rôle de l’État et celui du père de famille un partage qui, après entente loyale, pourrait être acceptable. Mais le madré rapporteur se garde bien de nous dire jusqu’où s’étendent les droits de cette « sollicitude paternelle » qu’il cite : il trouve plus simple de les confisquer, sans autre forme de procès, à l’avantage de l’État. Du haut de son infaillibilité laïque et protestante, il déclare « qu’une société démocratique a besoin avant tout d’hommes et de femmes qui acceptent la loi de la liberté et de la responsabilité personnelle, la loi du travail, la loi de la famille. Or la société monastique donne à ses membres (par les trois vœux de religion) un idéal très différent, et nécessairement elle mettra tout en œuvre pour pétrir les enfants à son image et au gré de l’Église. Ils entreront ainsi dans la société du vingtième siècle avec les idées du treizième, incapables comme leurs maîtres de comprendre combien l’idéal laïque de la démocratie est plus humain et plus haut que l’idéal théocratique du moyen âge. »
Donc, mes Révérends Pères de la Compagnie de Jésus et de toutes les Congrégations, faites-en votre deuil : vous êtes radicalement incompatibles avec la démocratie.
Quant au père de famille clérical, M. Buisson ne voit pas de quoi il se plaindrait : « La loi ne lui enlève ni le droit ni le moyen de s’adresser à des maîtres ou à des maîtresses d’une piété insigne et adonnés à toutes les pratiques de la dévotion. Ce qu’elle lui refuse, c’est de patenter en quelque sorte, pour le mettre à sa disposition, un instrument collectif de compression à haute puissance, instrument qu’il jugerait très commode et qu’elle juge très dangereux ! » En effet, on a peine à comprendre l’impertinente prétention de ce papa, qui exige que le gouvernement lui procure des écoles commodes ? Est-ce que les gouvernements et les impôts qu’on leur paye sont faits pour servir au bonheur des contribuables ? C’était bon jadis, au temps de la poule au pot, qui n’est pas près de revenir.
Et pourquoi cet instrument collectif est-il si dangereux ? Là-dessus l’honnête républicain universitaire s’oublie à nous faire des confidences qui ont de quoi épouvanter : « Cette vaste entreprise d’enseignement (congréganiste), dit-il avec un pleur, si elle s’étendait, serait la mort assurée de la République. » La mort de la République serait, qui en doute ? un gros malheur : mais il y a pire. Si elle devenait cléricale !!! C’est pour prévenir cet autre désastre que, « sans toucher à l’idée catholique (tartufes !), on la dépouille d’une armature extérieure qu’elle s’est indûment fabriquée aux dépens de la liberté humaine et dont elle se sert pour écraser des concurrents qui ne peuvent ni ne veulent user des mêmes armes. » A la bonne heure ! Voilà un petit éclair de franchise. Votre tort irrémissible, mes Pères, c’est d’écraser vos concurrents, qui ne peuvent et, par suite, ne veulent pas vous rendre la pareille. Cet hommage forcé doit consoler un peu votre exil.
Il ne me console pas suffisamment, moi, de vous avoir perdu pour mes enfants. D’autant plus que ce monsieur, non content de me détrousser, abuse de sa position pour se moquer de moi : « Ils (les catholiques) réclament, comme une sorte de fonction sociale indispensable, des congréganistes pour leurs malades et pour leurs enfants. On disait naguère : Il faut une religion pour le peuple[10]. Il lui faudrait maintenant des religieux ou des religieuses ! Sans eux, dit-on, il serait impossible aux familles, à l’Église elle-même, d’entretenir un certain type d’éducation très religieuse : privée de cette serre chaude, la jeune plante humaine ne mûrirait plus pour la foi. Il se peut que le catholicisme regrette ce puissant instrument de culture intensive ; mais l’État ne lui prêtant plus main forte pour l’entretenir, il faudra bien qu’il apprenne à s’en passer. »
[10] Voltaire disait mieux : « Il faut aux paysans un joug et du foin. »
Et voilà aussi mon paquet ! Cette fois, il est manifeste qu’on n’en veut pas seulement à la Congrégation, mais au Catholicisme. Tout cela est brutal comme le coup de pied de l’âne. Ces gens-là ont l’intempérance d’un pouvoir qu’ils sentent mal acquis et fragile : ils veulent faire vite et détruire le plus possible, avant de disparaître. Mais le vieux lion catholique n’en mourra pas : il en a vu d’autres !
En attendant, la situation des pères de famille chrétiens devient de plus en plus critique. Avec la Chambre d’un côté, le Sénat de l’autre, nous sommes pris entre deux feux. Encore quelques mois et, si le salut ne nous tombe pas du ciel, nous devrons être solidement organisés pour sauvegarder, à la rentrée d’octobre, l’âme de nos enfants et le peu de liberté qui nous reste. Il n’est pas trop tôt pour y songer dès maintenant.
C’est ce que j’ai exposé au Comité de défense religieuse que je préside. On a été de mon avis et l’on est décidé à faire l’impossible pour amortir le coup, que nous ne pouvons plus détourner. En pratique, cela revient à maintenir, aussi longtemps que la loi le permettra, nos collèges chrétiens : un vœu dans ce sens a été adopté à l’unanimité. Une commission d’études doit présenter, à bref délai, un plan détaillé des voies et moyens : Louis en est le président, moi le rapporteur. Vous ne me refuserez pas d’en être le conseil ? Les combattants de la plaine lèvent tout naturellement les yeux vers la montagne sainte, d’où ils savent que Moïse fera descendre sur eux la lumière et le courage. Je compte sur vous.
Mais j’ai au cœur un autre souci que je veux épancher dans le vôtre. Personnellement, je suis résolu à lutter de toute mon énergie, tant que la liberté gardera un pouce de terrain. J’ose espérer qu’elle aura d’autres défenseurs : mais
Hélas ! je n’ai pas voulu dire à mon Comité tout ce que je pense, par crainte de le décourager avant qu’il ait rien fait. Dans mon for intérieur, je ne crois pas beaucoup à la viabilité de l’enseignement chrétien, mutilé et muselé comme il l’est par la nouvelle loi. Nos dogues ont léché du sang : il leur faudra toute la bête. Quand il ne nous restera que le monopole et le lycée, comment faire ?
Envoyer nos enfants à l’étranger ? Moi, je le ferai ; d’autres, qui en ont les moyens, le feront. Mais ce ne sera jamais qu’un petit nombre. Beaucoup, hélas ! (il y en a déjà des exemples) vous lâcheront, par indifférence religieuse, par peur ou par calcul, surtout si, comme il faut le prévoir, on vote des lois contre les collèges d’exilés volontaires. Alors, quel remède ?
Mon frère, j’attends aussi sur ce second point, pour moi et pour les pères de famille catholiques, les bons avis de votre zèle et de votre expérience.
A vous comme toujours, et un peu plus.
Paul.
D’Écosse, le 10 avril 1901.
Mon cher Paul.
Si M. Buisson savait que le Comité de défense religieuse de Z***, par l’entremise de son clérical président, demande à un jésuite les meilleurs moyens de combattre le seul enseignement qui réponde à la saine raison et à la Déclaration des droits de l’homme, nous risquerions fort de passer tous deux devant la Haute-Cour. Ce serait une répétition en miniature du procès de Montalembert et de Lacordaire. Moi, vu la modeste qualité du personnage que je représente, j’avoue que cela me flatterait, surtout si j’avais chance d’y gagner un bout de prison ; mais toi, époux et père, y penses-tu ? Il est vrai que ma sœur Marguerite ne se tiendrait plus d’orgueil d’avoir un mari condamné à faire des chaussons de lisière pour la liberté de conscience. Et quel magnifique exemple pour tes enfants ! Peut-être aussi, qui sait ? nous aurions des imitateurs, et alors, vive nous ! Car une cause qui n’a pas d’autre ressource pour faire taire ses contradicteurs que de les mettre sous les verrous est une cause perdue.
Mais ce serait trop beau ! Si Dieu nous réserve cet honneur pour plus tard, tant mieux : en attendant, il faut se hâter, comme tu le dis, de préparer les moyens de défense que le despotisme jacobin nous laisse pour sauver du massacre nos chers innocents. Voici là-dessus ma pensée, franche et nette.
Tout d’abord, mon cher ami, je voudrais la guerre, mais une guerre à mort contre les pessimistes et les décourageurs. Ils sont les meilleurs auxiliaires du camp adverse et pires que nos pires ennemis. J’admets qu’on envisage la situation dans toute sa gravité réelle : il faut bien se rendre compte du mal pour pouvoir y proportionner le remède. Mais quand on se trouve en présence de l’incendie qui dévore la maison du voisin et qui tout à l’heure va dévorer la vôtre, à quoi servent les jérémiades et les désespoirs ? Je dirais volontiers à ces poltrons : « Si vous ne savez faire que cela, si vous ne savez mettre ni la main à une pompe ni le pied sur une échelle de sauvetage, si vous n’êtes bons qu’à encombrer le terrain de votre personne affolée ou à distribuer des avis qu’on ne vous demande pas, laissez la place aux travailleurs et allez-vous-en là-bas, avec les femmes, vous lamenter à votre aise ! » On attribue à Napoléon ce mot plaisant, mais profond : « Dix hommes qui parlent font plus de bruit que cent autres qui se taisent. » Dix hommes qui agissent font aussi plus de besogne que cent autres qui gémissent. Nos adversaires le savent à merveille. Ah ! lorsqu’ils voient joindre à l’horizon, pour eux et leur parti, un danger sérieux, ils ne perdent pas leur temps à des paroles oiseuses : ils courent au point menacé, chacun prend le poste qu’on lui assigne, les chefs commandent, les soldats marchent — et ils nous battent à plate couture, quoique nous ayons sur eux l’avantage du nombre et celui de la bonne cause !
Sur le terrain de la politique générale, il semble que la nécessité de l’action et de l’entente, si souvent prouvée par les voix les plus autorisées et par la triste éloquence des faits, commence à être mieux comprise. Le caractère odieusement haineux qu’a pris l’anticléricalisme a eu l’heureux effet de réveiller des indignations endormies, de susciter des hommes d’initiative, de provoquer dans tous les partis honnêtes un mouvement qui, sans être encore l’union, est déjà un ensemble d’efforts convergents. L’ennemi s’en irrite : c’est une preuve qu’il s’en inquiète et un motif d’espérance qu’il ne faut pas négliger de faire valoir contre les pessimistes.
Mais surtout il faut imiter cette action et cette entente sur le terrain plus restreint de l’enseignement libre. Ici j’entre dans le pratique et le précis.
Oui, à tout prix, il faut sauver et maintenir nos collèges chrétiens. Vous le comprenez parfaitement, toi, mon cher Paul, et les autres braves gens de ton Comité, parce que vous êtes des chrétiens convaincus et que vous mettez l’âme de vos enfants au-dessus de tout le reste. Mais nous avons assez vécu, n’est-il pas vrai ? pour savoir que, chez beaucoup de soi-disant catholiques, les convictions religieuses sont à la merci d’un préjugé personnel, d’un intérêt, d’une sollicitation. On ne voudrait pas exposer son fils, oh ! non, jamais, à perdre sa foi et son innocence dans une école sans Dieu, sans religion et sans mœurs ; mais on a entendu dire par des gens comme il faut (étaient-ils bien renseignés ?) que telle maison n’est pas si mauvaise qu’on le prétend ; d’ailleurs l’enfant est une bonne nature, de père en fils, et, par surcroît de prudence, on le surveillera. Pauvres parents naïfs ! Seront-ils à côté de lui pour détourner de son oreille les propos graveleux, de ses yeux les images ou les réalités inconvenantes ? Seront-ils là pour empêcher le venin subtil d’une doctrine matérialiste ou impie de s’insinuer goutte à goutte dans son esprit et son cœur sans défense ? Eux, si pieux dans leur intérieur, comptent-ils pour rien la diminution ou la privation de ces secours religieux, si indispensables au jeune homme, fût-il un ange, pour garder sa vertu ? Mais, par je ne sais quel aveuglement fatal, on s’entête, et quand un ami bien intentionné, qui a d’ailleurs vu les choses de près, insiste sur ces dangers, on le traite volontiers d’homme excessif, si l’on ne va pas jusqu’à le soupçonner, par une injure gratuite, de prêcher pour sa paroisse. D’autres en arrivent à vous dire qu’après tout, il faut bien que la jeunesse se forme à la vie réelle, oubliant que Dieu ne doit pas sa grâce à qui aime le danger et que la pratique de cette maxime facile a préparé à bien des parents d’amers regrets.
Eh bien, mon ami, la première chose à faire, c’est d’ouvrir les yeux aux familles sur la nécessité de l’éducation chrétienne et sur les résultats désastreux de l’enseignement irréligieux, qui tend de plus en plus à devenir obligatoire dans les lycées et collèges de l’État.
Les preuves par les documents et par les faits ne manquent pas. Le rapport Buisson dont tu relèves les faits saillants, et les discours de M. Combes et des énergumènes de l’extrême gauche suffiraient, à eux seuls, pour démontrer aux plus aveugles que ce gouvernement veut tuer chez nous toute éducation religieuse. Il vient de se tenir sous son regard bienveillant, au Collège da France, un congrès auquel ont pris part un bon nombre de professeurs secondaires et d’instituteurs primaires. Or, outre divers autres vœux, ils ont voté que la méthode d’enseignement, dans les écoles et les collèges, soit antidogmatique, positive, critique et susceptible de développer l’esprit de libre recherche. Pour qui sait lire, ceci n’est plus de la neutralité scolaire : c’est du plus pur antichristianisme.
Voilà des choses qu’il faut crier aux oreilles des demi-chrétiens par des conférences répétées et par toutes les voix de la presse, journaux, revues, brochures, tracts populaires. Cette propagande me paraît indispensable pour lutter, non seulement contre l’ignorance ou les défaillances des parents, mais aussi contre la pression officielle et contre les campagnes que nos reptiles ne manqueront pas de mener en faveur des établissements de l’État. Elle sera, en se combinant avec la propagande personnelle, la plus puissante ressource pour assurer le recrutement des élèves.
C’est aux Comités de défense religieuse de l’organiser dans chaque région, selon les besoins. Ils feront appel dans ce but aux Associations amicales des anciens élèves des collèges existants, à la Jeunesse catholique, à toutes les Sociétés analogues. S’il le faut, ils en fonderont d’autres. Pour multiplier les moyens d’action et, du même coup, simplifier les dépenses, il conviendra de réunir les groupements particuliers en une Fédération plus générale. Mais si tu veux m’en croire, mon cher Président, n’attends pas, pour entrer en campagne, que cette Fédération soit fondée ; tu attendrais peut-être longtemps. Quand les groupements régionaux fonctionneront, la Fédération se fera toute seule.
D’ailleurs, il n’y a point de temps à perdre : tu l’avoues toi-même. Donc, mon ami, va de l’avant avec ton Comité, et commence par donner l’exemple en faisant, dans quinze jours ou plus tôt, une conférence écrasante sur le rapport Buisson : je t’applaudis par avance.
Une fois le recrutement des élèves assuré, il faut assurer celui des professeurs. Il serait plus exact de dire que les deux soucis doivent marcher de front, si l’on veut que nos collèges vivent.
La grande raison qui détermine certains parents catholiques à passer par-dessus les dangers moraux de l’enseignement officiel pour lui confier quand même leurs fils, celle du moins qu’ils allèguent quand ils se voient mis au pied au mur, c’est : « Que voulez-vous ? Au lycée, on est sûr de trouver des cours bien faits : les professeurs de l’Université sont toujours des hommes de talent. » On prouverait facilement que cette affirmation si élogieuse, dans ses termes généraux, manque de vérité. L’Université, il est vrai, compte une multitude de licenciés, d’agrégés et de docteurs : mais si le diplôme, pour l’ordinaire, constate le savoir, il ne confère pas nécessairement le talent d’enseigner ni le dévouement professionnel. Dans les comptes rendus de la grande commission d’enquête présidée par M. Ribot, on peut relever les dépositions de plusieurs graves témoins, se plaignant très vivement que beaucoup de professeurs de l’État ne sachent pas faire la classe. Et tout récemment encore, un vétéran de l’École normale supérieure regrettait publiquement de n’avoir jamais reçu d’elle cette formation pratique, indispensable pour l’avancement des enfants. Ce sont là des témoignages fâcheux pour l’Université.
Mais admettons provisoirement qu’elle enseigne toujours bien : il faut que nos collèges fassent aussi bien et mieux qu’elle. Oui, mieux : cela s’est vu et se voit encore. Elle ne détient pas le monopole de l’intelligence. Il existe, en dehors d’elle, des esprits cultivés qui ont pratiqué l’enseignement, et de jeunes travailleurs qui ne le cèdent en rien aux nourrissons de l’Alma Mater ; et comme elle n’exige pas encore, à l’imitation des Japonais d’autrefois, qu’en abordant à ses rivages, les candidats marchent sur la croix pour participer au droit commun des grades qu’elle distribue, on peut obtenir pour les collèges cléricaux des professeurs aussi diplômés que ceux des lycées. Mais, en plus, ces diplômés apporteront chez nous, avec le désir légitime d’une situation honorable, l’intention plus élevée de remplir un devoir de chrétien et un rôle de sauveur d’âmes. C’est dire que leur bon vouloir se prêtera sans peine à la formation technique qu’ils trouveront dans l’observation obligatoire d’une méthode éprouvée, dans les conseils autorisés des directeurs, dans le contrôle habituel dont leur enseignement sera l’objet. C’est dire surtout qu’ils ne marchanderont pas leur dévouement à leur famille scolaire, qu’ils sauront identifier leur propre intérêt avec celui des élèves et qu’ainsi, outre le travail qui mène au succès, ils leur inculqueront les principes qui font l’honnête homme et le chrétien solide.
Dans cette double tâche, ils auront pour collaborateurs des surveillants, dont le choix réclame aussi le plus grand soin. De simples gardiens, des pions, on en trouve toujours ; mais pour garantir le sérieux du travail à l’étude, pour veiller partout à la santé des élèves et à leurs jeux, en même temps qu’à leurs manières, à leur discipline et à leur piété, il faut un rare mélange de qualités et de vertus, la douceur et la fermeté, l’entrain et la possession de soi, par-dessus tout, cet esprit naturel qui fait voir dans les enfants des âmes à former et dans les ennuis du métier une source de mérites pour l’autre vie.
Au-dessus des professeurs et des surveillants, aussi nécessaire que la clef de voûte à une ogive ou que le pilote à la barque, vient le directeur. Responsable de tout, il doit être capable de tout gouverner, par lui-même ou par ses seconds, études et discipline, intérieur et extérieur, maîtres et élèves. Faible ou capricieux, il encouragera le désordre et la paresse ; raide et hautain, il découragera le bon vouloir des enfants et le dévouement de ses auxiliaires. S’il est médiocrement intelligent ou pratique, il ne saura ni donner une bonne impulsion ni redresser une erreur ; s’il est ou se croit très intelligent, il risquera d’imposer trop exclusivement ses idées personnelles et de paralyser toute initiative. Bref, un directeur parfait est l’oiseau rare par excellence : si on le découvrait, il faudrait le payer son poids d’or.
Ce dernier mot, mon cher ami, te fait deviner la conclusion obligée de ce qui précède. Pour avoir un bon personnel, il faut y mettre le prix : c’est logique et inévitable. Si l’on a la chance de tomber sur des hommes capables qui aient les moyens de faire l’œuvre de Dieu pour le pur amour de Dieu, il faut les accepter avec reconnaissance ; mais n’y comptons pas trop. D’ordinaire, les travailleurs de l’esprit ne sont pas riches ; quelques-uns, pour venir à nous, auront à sacrifier une position déjà faite, qui réclamera un dédommagement. D’une façon générale, le souci du lendemain matériel ne favorise pas la liberté d’intelligence ni l’entrain joyeux dont un professeur a besoin pour faire de bonne besogne.
L’intérêt et l’honneur de notre enseignement exigeront donc des sacrifices. Certains collèges trouveront peut-être dès le début, dans le nombre de leurs élèves, les ressources nécessaires pour suffire à toutes leurs charges ; d’autres ne le pourront pas et devront être soutenus. C’est une question de vie ou de mort. Les Comités de défense religieuse, qui comprennent généralement des hommes pratiques et entendus, ne se feront pas d’illusion sur ce point et aviseront à garantir l’avenir, en établissant, sous la forme qui conviendra le mieux au tempérament de leur région, un denier des collèges chrétiens.
J’ai raisonné, jusqu’ici, dans l’hypothèse que la loi (je voulais dire la persécution : mais c’est tout un) respecterait le droit du clergé séculier à l’enseignement. Hélas ! il serait téméraire de l’espérer pour toujours ou même pour longtemps.
Après avoir déclaré que la suppression de l’enseignement congréganiste ne s’étend pas au clergé séculier, le rapport Buisson ajoute ceci : « Et pourtant, ont dit plusieurs membres de la commission, les raisons qui valent contre le religieux valent contre le prêtre… M. Devèze avait même déposé en ce sens un amendement, qu’il a retiré pour se conformer à la méthode de division du travail, proposée par le gouvernement et adoptée par la commission. Il a d’ailleurs été entendu que l’abandon de la disposition relative au clergé séculier n’impliquait nullement, de la part de la commission, un vote de rejet. » On nous donne donc avis que l’exclusion du clergé séculier est simplement partie remise et qu’en temps opportun on reprendra contre lui le travail. Quel joli mot ! Je vois d’ici le boucher qui, fortifié par un bon déjeuner, retrousse sa chemise sur ses bras nus, encore tachés de la besogne du matin, et s’apprête avec satisfaction à abattre ce qui est resté vivant !
Ce sera la deuxième étape. Il faut la prévoir, sans inquiétudes exagérées, et déterminer à l’avance les principes qui devront présider à la nouvelle organisation.
Le premier sera le maintien de nos collèges avec un personnel laïque. Beaucoup d’entre eux comptent déjà bon nombre de professeurs laïques intelligents et dévoués : élèves et parents les acceptent et les respectent. Il serait sage de penser, dès maintenant, à s’en assurer d’autres semblables, pour ne pas être pris au dépourvu par un de ces coups de Jarnac dont nos gouvernants ont la spécialité. Je n’hésite pas à te recommander dans ce but, à toi et à tes amis, le Syndicat des membres de l’enseignement libre[11], fondé à Paris, sous la présidence de M. de Lapparent, pour servir d’intermédiaire entre les établissements catholiques et les professeurs disponibles.
[11] Siège social : 18, rue du Regard, Paris (6e).
Je voudrais aussi que tous les hommes zélés, prêtres ou laïques, qui sont en rapport avec la jeunesse de nos écoles supérieures, usassent de leur influence pour décider des étudiants de bon esprit et de bon vouloir à embrasser la carrière de l’enseignement libre. Des âmes pieuses se font un bonheur de donner à Dieu un missionnaire en pays lointain, que ce soit un fils ou un simple protégé : en présence des dangers qui menacent aujourd’hui en France l’éducation chrétienne, n’auraient-elles pas un mérite égal et plus grand peut-être, à préparer à nos collèges un bon professeur ? L’enseignement offre déjà par lui-même aux facultés de l’homme un emploi honorable et honoré : dans les circonstances actuelles, il devient une forme de la vocation apostolique.
Mais il va de soi que, pour prendre la place de prêtres souvent distingués, toujours dignes, et ne pas laisser déchoir leur œuvre, les nouveaux professeurs devront présenter des garanties très sérieuses, non seulement au point de vue intellectuel (je le laisse de côté), mais encore plus au point de vue moral. N’ayant pour eux ni le prestige du caractère et de l’habit sacerdotal, ni l’expérience que donne le maniement des âmes, ni les habitudes professionnelles de piété, de régularité et d’obéissance, qui facilitent singulièrement au prêtre et au religieux les devoirs de l’enseignement et de la discipline, ils auront plus de peine et devront par suite s’imposer un effort plus énergique pour rester à la hauteur de leur tâche. Ils n’y réussiront qu’à la condition de s’établir franchement et de se maintenir toujours sur le terrain du dévouement surnaturel qui, sans refuser au côté humain de la carrière ses légitimes satisfactions, réserve la meilleure part de soi et de son cœur à l’œuvre de Dieu.
Ce second principe essentiel, les directeurs se feront un devoir strict de le maintenir haut et ferme au-dessus de toute équivoque, comme le drapeau qui domine la bataille, qu’on ne discute pas, qu’on ne déserte pas, mais qu’on suit jusqu’au bout, face à l’ennemi. En acceptant des maîtres laïques, nos collèges ne sauraient devenir laïques dans le sens officiel de ce mot : ils manqueraient leur but et n’auraient plus de raison d’être, s’ils ne demeuraient avant tout chrétiens. Il importe souverainement que l’attitude et toute la façon de faire du personnel dirigeant et enseignant ne prêtent à aucun doute sur ce point vital.
En troisième lieu, il sera bien entendu que l’enseignement de la religion, théorie et pratique, garde la place d’honneur. On peut espérer que la rage des sectaires n’ira pas jusqu’à supprimer les aumôniers dans nos collèges, puisqu’ils n’ont pas osé le faire dans leurs propres établissements. Les Sociétés civiles et les directeurs mettront une extrême sollicitude à choisir pour ce ministère des hommes de savoir et de zèle : car ceux-ci n’auront pas seulement à célébrer les offices divins avec la dignité convenable, mais encore à instruire solidement les élèves de toutes les classes par les catéchismes et les conférences religieuses, à gouverner les consciences par une direction sûre et soutenue, à les former à la piété, à la charité et à toutes les vertus par les prédications, les congrégations, les œuvres.
Tu n’as pas oublié quel prix nos anciens maîtres attachaient à cette partie de l’éducation chrétienne et que de peines ils se donnaient pour former en nous l’homme de foi. En définitive, après le collège, qu’est-ce qui survit des choses savantes qu’on y avait apprises ? Souvent peu. Quand la foi demeure, c’est le meilleur qui a demeuré ; quand elle disparaît, ce qui reste ne vaut plus guère. Si les prêtres qu’on appellera pour servir de pères spirituels à nos enfants croyaient satisfaire au devoir de leur charge sacrée en l’exerçant comme un accessoire, dans les moments de loisir, sans y mettre toute leur étude et tout leur cœur, autant vaudrait — ce que je vais dire te surprendra peut-être — fermer boutique. Je dis boutique, parce qu’un collège chrétien où l’éducation chrétienne serait ainsi traitée, ne mériterait pas d’autre nom.
Ce mot malséant me fournit la transition naturelle à la troisième et dernière étape : institution du monopole et ordre à tous les jeunes Français de fréquenter exclusivement pour leur instruction la boutique officielle.
Je pourrais, comme n’importe qui, prophétiser que nous n’en arriverons jamais là — ou que nous y arriverons bientôt : mais à quoi bon ? C’est là le secret de Dieu et son affaire… Il est évident que toute la maçonnerie se démène dans l’ombre pour étrangler l’enseignement catholique. Nous avons déjà la corde au cou : mais oseront-ils tirer dessus, et s’ils tirent, sont-ils sûrs qu’elle ne leur cassera pas entre les mains ? Personnellement, je ne crois pas le monopole tout près d’être voté par les Chambres. Malgré toutes les hontes que le pays a déjà subies patiemment, il ne semble pas encore mûr pour celle-là : l’injure à la liberté des pères de famille semblerait excessive à beaucoup d’amis du gouvernement et rappellerait trop les despotismes passés, tant bafoués. L’Université elle-même n’est pas unanime à le désirer. Mais je considère que, par suite de vexations administratives ou pour d’autres causes spéciales, un ou plusieurs collèges chrétiens peuvent disparaître et ne laisser d’autre ressource à un certain nombre d’enfants que le lycée. Mettons donc les choses au pire et avisons.
Les pessimistes, naturellement, crieront que, du coup, tout est perdu sans rémission. S’ils étaient capables d’entendre raison, on pourrait leur rappeler que Dieu ne permet jamais un mal absolu. Ce qu’il permet de pire finit toujours par être bon à quelque chose ou à quelqu’un, et s’il le permet, c’est toujours pour de bonnes raisons, dont notre courte vue est un mauvais juge. Mais je préfère leur citer un exemple chez nos voisins.
Le monopole existe dans la protestante Allemagne. L’État y donne seul l’enseignement à tous les degrés, dans les écoles, les gymnases et les académies. Il est vrai que, s’inspirant d’une largeur d’esprit et d’une sagesse politique dont nos jacobins sont incapables, il respecte et protège la liberté de conscience des élèves : l’instruction religieuse, donnée par les ministres de chaque culte, tient dans les programmes officiels une place importante et considérée.
Cependant, pour tout dire, ce système d’apparence si libérale laisse subsister pour les élèves catholiques plus d’un inconvénient. Sur certaines questions historiques ou morales, où leurs convictions ne sont pas d’accord avec les opinions hétérodoxes ou les mœurs faciles du protestantisme, ils entendront peut-être, de la bouche d’un professeur intransigeant, maintes assertions qui demanderont à être rectifiées. De plus, les relations habituelles avec les condisciples protestants peuvent aussi présenter des dangers. Malgré cela, comment se fait-il que ce monopole n’ait pas entamé gravement la vie catholique en Allemagne, qu’il n’ait pas empêché la création de ce centre catholique qui a fait reculer le chancelier de fer et le Kulturkampf ?
La raison principale, je vais la dire très sincèrement : elle renferme pour nous une grave leçon. Un Français peut n’avoir pas grande sympathie pour la nation germanique, et pour l’esprit germanique en général ; mais quoiqu’il pense des Allemands comme Allemands, il doit, s’il veut être loyal, leur rendre justice comme catholiques. La religion, chez nous, est trop souvent affaire de convenance et d’impression : chez eux, elle est affaire de raison et de conviction. La différence tient, en partie, à celle des caractères nationaux ; mais elle provient surtout de ce que l’Allemagne, depuis le seizième siècle, est restée un champ clos, où la grande lutte entre l’Église et la Réforme se poursuit sans trêve et sans relâche, comme en témoignent les controverses récentes autour de la personne de Luther et les ardents combats pour ou contre le rappel des Jésuites. Cet état de guerre prolongé a donné à la foi allemande une trempe virile qui la rend capable de toutes les résistances. Le clergé, formé par des études sérieuses, soit en Allemagne, soit aux écoles célèbres de l’étranger et de Rome même, montre la route, prenant une part active à la vie populaire, et les fidèles, étroitement serrés sous la conduite de leurs pasteurs, marchent comme un seul homme pour la défense de leurs âmes et des âmes de leurs enfants.
Foi solide chez les parents, action énergique du clergé, union de ces deux autorités sur le terrain de l’éducation, c’est aussi ce qui sauvera nos enfants de la contagion des mauvaises doctrines et des mauvais exemples.
En France — car il faut bien me résigner à indiquer la contre-partie — les provinces que leur éloignement soustrait aux influences néfastes du paganisme central, ont gardé pour une bonne part leur foi traditionnelle. Ailleurs, hélas ! quand la foi n’est pas morte, ce n’est plus la rude foi de nos pères : c’est une foi moderne, rabotée, atténuée, assouplie, si souple qu’elle se plie à toutes sortes de faiblesses et de caprices, si peu résistante qu’il suffit des rêveries du premier prétendu savant, Darwin, Renan ou Loisy, pour la faire chanceler. On ne connaît plus la foi, et on la pratique comme on la connaît. Nombre de soi-disant chrétiens réduisent la religion à certains actes extérieurs de piété, réduits eux-mêmes au strict minimum de la communion pascale et de la messe dominicale de l’après-midi. Pour quelques-uns, dogme et morale sont deux compartiments ennemis ; il y en a qui établissent une distinction semblable entre les commandements de Dieu et ceux de l’Église qu’il a investie de son autorité. Certaines familles de vieille race chrétienne ont compris qu’en un temps où la foi est attaquée avec une rage inouïe, où une portion d’élite du peuple de Dieu est traquée et proscrite, où le pape est toujours dans la captivité et l’Église dans le deuil, où la colère divine plane sur un monde de plus en plus pervers, prête à le frapper et nous avec lui, les cœurs catholiques ne peuvent, sans indécence, se livrer aux joies bruyantes ou frivoles, qui seraient à la fois une insulte aux tristesses et aux privations des victimes. Mais, d’autre part, que de concessions faites au monde, au bien-être, à la paresse, à l’ambition, au respect humain, parce qu’on a perdu le sens pratique et peut-être même la vraie notion du devoir, de l’effort, du sacrifice chrétien ! Il y a chez nous un reste d’habitudes chrétiennes, qu’on suit machinalement : il n’y a plus de mœurs chrétiennes.
La première et l’une des plus malheureuses conséquences de cet affaiblissement de la foi, c’est que l’éducation religieuse dans la famille devient tous les jours plus superficielle et plus molle. Quand ses devoirs mondains laissent à la mère le loisir de songer à l’âme de ses enfants, elle leur donne une petite piété sentimentale, comme la sienne, sans motifs raisonnés, parce qu’elle-même ne sait pas son catéchisme à fond. De plus, par crainte de les contrarier, elle leur laisse ignorer pratiquement la grande et indispensable loi du combat contre la mauvaise nature, et ainsi leurs défauts se développent sans contrainte. Parfois le père intervient pour augmenter le mal, en ouvrant devant ces yeux trop curieux de dix ou douze ans, sous prétexte de les habituer de bonne heure à la vie, des spectacles qui souilleront leur imagination sans fortifier leur volonté. L’un et l’autre, père et mère, si facilement inquiets pour le moindre bobo du chéri, oublieront trop souvent de se préoccuper des remèdes spirituels que réclame la santé de sa jeune âme. Ainsi élevé au foyer domestique, comment cet enfant subira-t-il, au lycée, l’épreuve d’un milieu sans foi et sans morale ? Ni sa raison ni son cœur n’y sont préparés, et il est fort à craindre qu’il n’en sorte pas vainqueur.
Donc, avant tout, si les familles chrétiennes veulent rendre la préservation de leurs enfants possible dans les lycées, il faudra qu’elles se préoccupent résolument de leur donner sous le toit paternel une solide instruction religieuse, une piété pratique, l’habitude du devoir même pénible, et, parce que les leçons toutes seules ne profitent guère, l’exemple d’une vie moins commode, moins frivole, plus sérieusement chrétienne.
Viendra le moment fatal où il faudra franchir pour la première fois le seuil de l’établissement officiel. Il est clair que les parents consciencieux ne se résoudront qu’à la dernière extrémité et par nécessité absolue à exposer leurs pauvres innocents aux dangers de l’internat. S’ils ne peuvent les garder chez eux entre les heures de classe, qu’ils tâchent de leur procurer l’hospitalité dans une famille sûre, qui veillera à les preserver de toute influence pernicieuse. Dans plusieurs villes, des maisons de famille, dirigées par des prêtres graves et dévoués, reçoivent déjà des groupes plus ou moins considérables d’élèves, qui ne fréquentent le collège ou le lycée que pour les cours et, le reste du temps, travaillent, prient, se récréent, mangent et dorment sous une surveillance paternelle. On multipliera ces abris pour venir au secours des parents embarrassés : ils rendront aux enfants quelque chose de la famille absente et de l’ancienne éducation du collège.
C’est précisément ce qui se pratique en Allemagne. Là, on ne connaît pas d’internat : tous les élèves des gymnases habitent dans leur famille, ou chez des amis, ou dans des pensions spécialement organisées pour eux. Rien n’empêche de généraliser ce système en France au profit des lycéens catholiques. A une condition pourtant, qui est essentielle : c’est qu’on le complétera, comme en Allemagne, par un ensemble vigoureux de garanties disciplinaires et religieuses, formulées au nom des autorités ecclésiastiques, loyalement acceptées par les parents et les élèves, sauvegardées par une ferme surveillance et par des sanctions efficaces.
Ici le rôle du clergé devient prépondérant. Il devra exercer au dehors, sur les enfants dispersés dans la ville, l’influence que les Pères spirituels exerçaient dans l’intérieur des collèges : leur faciliter d’abord par un service spécial la pratique régulière des sacrements — organiser pour eux des catéchismes et des conférences religieuses, afin d’affermir leur foi contre l’incrédulité ambiante — les grouper en réunions pieuses ou congrégations, pour leur donner la grande force du soutien mutuel — leur fournir d’honnêtes distractions au moyen de cercles ou de patronages — les occuper à des œuvres de moralisation et de charité, pour ouvrir un champ utile à leur besoin d’expansion et pour orienter leur esprit et leur cœur vers l’action sociale. Tout cela, d’ailleurs, existe chez nous en maint endroit et ne demandera que d’être adapté aux circonstances particulières[12].
[12] Si l’on veut se documenter à fond sur cette question et sur beaucoup d’autres qui préoccupent les esprits sérieux, inquiets pour notre avenir social et chrétien, il faut consulter les publications supérieurement actuelles et pratiques de l’Action Populaire, dont les bureaux sont établis à Reims, 5, rue des Trois-Raisinets.
Ainsi préservés, bien encadrés et bien entraînés, les plus faibles prendront du courage : les braves feront des merveilles. Forts de leur union, ils sauront tous faire respecter leurs croyances ; ils deviendront, en dépit de l’Université, de vaillants chrétiens, et peut-être la convertiront-ils, si elle est encore convertissable.
Mais faut-il essayer de la convertir ? Grave question.
Je réponds carrément : Non, si ce n’est comme les catholiques allemands essayent de convertir le protestantisme, en lui prouvant par des actes qu’ils n’ont pas peur de lui et qu’il n’a à attendre d’eux aucune concession de principe.
Des concessions, les catholiques en ont fait assez et trop : elles n’ont eu d’autre effet que de hâter l’étranglement de nos dernières libertés. Dans le cas présent, la seule concession qui leur reste à faire, serait de livrer leurs enfants, pieds et poings liés, à un enseignement corrupteur : ils n’en ont pas le droit. Leur devoir rigoureux est de les encourager, de parole et d’exemple, à observer envers leurs nouveaux maîtres une attitude résolument défensive.
On peut s’attendre à ce que l’Université, ou du moins la partie la plus avancée de l’Université, s’emploiera de tout son pouvoir à effacer la distinction connue entre les deux jeunesses : l’une neutre, c’est-à-dire, en réalité, sans croyance aucune, l’autre franchement croyante. Commencera-t-elle par montrer patte de velours, ou osera-t-elle immédiatement sortir ses griffes ? Dans le premier cas, nos jeunes gens feront bien de se défier des avances tant soit peu louches et, tout en se montrant bons élèves et bons camarades, de se tenir sur une grande réserve.
Dans le second, sans prendre des airs de bravade, ils sauront témoigner que la menace ne les touche pas, de si haut qu’elle puisse venir, et ils avertiront parents ou tuteurs de ce qui se passe. Ceux-ci aviseront sans retard à faire respecter le droit de leurs enfants à un traitement équitable et, si on ne leur rend pas justice, ils en appelleront hardiment à l’opinion publique par la voie de la presse. De même, chaque fois que, dans l’enseignement ou la discipline, il se produira un écart de quelque importance ou un scandale, ils regarderont comme un devoir de crier au loup. Ainsi surveillés de près et sûrs d’être rappelés à l’ordre pour chacun de leurs errements, les professeurs apprendront à s’observer et à observer les convenances de leur charge.
Mais, objecteront certains, ils seront peut-être tentés de prendre leur revanche, quand arrivera le redoutable moment des examens, en refusant le témoignage obligatoire de satisfaction aux élèves cléricaux et en leur fermant, du même coup, l’entrée des carrières de l’État ?
Il sera, je crois, possible de prévenir cet inconvénient. L’Université n’aura aucun intérêt à compromettre aux examens le succès des élèves intelligents et travailleurs, les plus capables, les seuls capables de faire honneur à son enseignement. Que nos jeunes gens donnent l’exemple du travail consciencieux ; qu’ils ne fournissent, de parti pris, à personne, un sérieux sujet de plainte par leur conduite ; que dans les compositions ils enlèvent les meilleures places ; bref, qu’ils forcent l’estime de leurs nouveaux maîtres en même temps que celle de leurs camarades, et ils n’auront rien à craindre pour leurs examens.
Que si, pourtant, l’athéisme officiel, s’obstinant jusqu’au bout dans son abominable entreprise sur la liberté des âmes, prétendait contraindre nos enfants à opter entre les faveurs de l’État et une apostasie, est-il besoin de dire ce que commanderaient le devoir et l’honneur ? Il faudrait répondre par un souverain mépris à ce pouvoir marchandeur de consciences et lui rejeter en plein visage ses infâmes propositions.
A voir comme on traite nos magistrats et nos officiers, trop fiers pour lécher les bottes ou les bottines ministérielles, est-ce que ces carrières sont donc aujourd’hui si enviables ? Il en reste assez d’autres plus sûres et plus indépendantes, le commerce, l’industrie, l’agriculture, où l’intelligence et l’énergie de volonté savent toujours trouver leur emploi et le succès. On y trouve mieux encore : un bonheur tranquille, la liberté de prier Dieu sans crainte des dénonciateurs, mille occasions de rendre service à ses semblables, et aussi, quand leur estime vous a porté aux assemblées électives, le droit de parler haut aux tyranneaux officiels et d’empêcher une partie du mal qu’ils voudraient faire.
Et ne pourrait-on pas dire aujourd’hui qu’en elles réside l’âme de notre pays ? Si cela est, quelle noble ambition pour un jeune homme au cœur bien né que de contribuer pour sa part à moraliser cette âme, afin qu’elle arrive quelque jour à secouer le joug odieux qui pèse sur elle et à reconquérir ses vieilles destinées chrétiennes !
Pourquoi donc les Comités de défense religieuse n’inscriraient-ils pas dans leurs statuts la protection des jeunes chrétiens qui se destinent à ces carrières ? Pourquoi ne profiterait-on pas des facilités qu’offre la loi sur les associations pour fonder des syndicats, ayant pour but spécial de favoriser les agriculteurs, les commerçants et les industriels catholiques par tous les moyens légaux, y compris certaines mesures d’exclusion ? Puisqu’on nous met la paix à des conditions inacceptables, pourquoi la chercher plus longtemps ? Mieux vaut la guerre franche qu’une paix honteuse.
Pardonne-moi : je n’ai pas trouvé le temps d’être plus bref.
Ton frère,
Jean.
FIN
Avant-propos | |||
LETTRES DE RHÉTORIQUE | |||
Oct. | 1-2. |
Arrêt paternel. La grande sœur | |
7. |
Internement : vue d’ensemble du collège | ||
9. |
Entrée en cour : premiers amis | ||
10. |
Classe : aperçu général | ||
15. |
Notes hebdomadaires | ||
20. |
L’ami Jean : premier sacrifice | ||
22-27. |
Troubles sur le devoir chrétien. Visite à l’aumônier | ||
Nov. | 1-3. |
Retraite et conversion | |
7-15. |
Idées nouvelles sur la religion et l’éducation | ||
24. |
Les élèves | ||
Déc. | 5. |
Les supérieurs | |
14. |
Les surveillants et les professeurs | ||
22. |
Le P. Spirituel : faute et réparation | ||
Janv. | 4. |
Visite de papa | |
10. |
Les Rois Mages | ||
16. |
La comédie au collège | ||
30. |
Séance académique | ||
Fév. | 12. |
Les auteurs classiques : lecture et prélection | |
22. |
Les jours gras : loterie et visite aux Petites-Sœurs | ||
28. |
L’infirmerie | ||
Mars. | 8. |
Concertation de la classe de quatrième | |
15-26. |
Le Ratio ou la méthode d’enseignement des Jésuites | ||
Avr. | 5-25. |
Vacances de Pâques | |
31. |
Convention entre frère et sœur pour leur bien mutuel | ||
Mai. | 5-10. |
Consultation d’un ami troublé : le remède | |
13. |
Le baccalauréat et le chauffage | ||
22. |
Sabbatine : Lettres et Sciences | ||
Juin. | 2-6. |
Première Communion. L’ami converti | |
18. |
Compositions pour les prix et bains de rivière | ||
22. |
Les jeux au collège | ||
27. |
Souhaits de fête | ||
30. |
Les charges honorifiques | ||
Juil. | 2. |
Petite émeute au lycée | |
5. |
Discipline du collège : pères et religieux | ||
10-10. |
Fête du P. Recteur : les Anciens, les jeux | ||
15-22. |
Scandale au lycée : impressions et remède | ||
23. |
La Congrégation | ||
Août. | 2-5. |
Le premier diplôme : récompense | |
16. |
Pélerinage à Lourdes | ||
Sept. | 1. |
Lettre du professeur | |
8. |
Lettre du P. Spirituel | ||
12. |
Les vacances d’un ami | ||
Oct. | 8. |
Rentrée en Philosophie | |
10-14. |
Préfet de Congrégation et Président d’œuvre | ||
JOURNAL DE PHILOSOPHIE | |||
Oct. | 15. |
La logique | |
18. |
Congé à la campagne | ||
22. |
Retraite annuelle | ||
30. |
Les Frères jésuites | ||
Nov. | 1. |
La fête des Morts | |
13. |
Saint Stanislas Kostka | ||
20. |
Conférence des Anciens élèves | ||
25. |
Sainte Catherine, patronne des Philosophes | ||
30. |
Sortie du mois et comédie | ||
Déc. | 3. |
Saint François Xavier : causerie d’un missionnaire | |
6. |
Saint Nicolas | ||
8. |
Congrégation des Anciens | ||
25. |
Fête de Noël et des Enfants pauvres | ||
27. |
Fête du professeur | ||
28. |
Les Innocents | ||
30. |
Résultats du premier trimestre | ||
Janv. | 3. |
Fêtes du jour de l’an | |
7-25. |
Maladie de cœur : un chou | ||
Fév. | 5. |
Vœux solennels d’un Père | |
13. |
Réjouissances des jours gras | ||
15-16. |
Mort d’un condisciple | ||
Mars. | 7. |
Séance de Philosophie : le transformisme | |
19. |
Visite aux Petites-Sœurs | ||
25. |
Réception d’un Congréganiste | ||
30-31. |
Jeudi saint et Vendredi saint | ||
Avr. | 2. |
L’Alleluia et les œufs de Pâques | |
15. |
Dernière rentrée : préoccupations d’avenir | ||
17-19. |
Confidence d’un futur novice | ||
24-30. |
Conférence sociale au collège (M. de Mun) | ||
Mai. | 7. |
Revue militaire | |
17. |
Promenade de faveur en montagne | ||
28. |
Conférence des Anciens sur la jeunesse et ses détracteurs | ||
Juin. | 4. |
Adieux aux Enfants pauvres | |
9. |
Procession du Sacré-Cœur | ||
13-18. |
Retraite de fin d’études : vocation décidée | ||
29. |
Conversion de papa | ||
Juil. | 4. |
Fêtes du P. Recteur | |
16. |
Fête des adieux en Congrégation | ||
31. |
Fête de saint Ignace : adieux au collège | ||
Mars | 1903. |
Aujourd’hui | |
Appendice de la seconde édition QUELQUES DIFFICULTÉS | |||
Juin | 1903. |
I. Plongeon et retour au bien après le collège | |
Juillet | 1903. |
II. Causes des défections après le collège | |
Août | 1903. |
III. L’Idéal et le réel dans l’enseignement | |
IV. Le principe religieux et la morale sociale dans l’éducation | |||
Avril | 1904. |
V. Le rapport Buisson sur la suppression de l’enseignement congréganiste | |
VI. Que faire pour sauver l’âme de nos enfants ? |
Paris. — Imp. P. Téqui, 92, rue de Vaugirard.