The Project Gutenberg eBook of Considerations politiques sur les coups d'estat

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Title: Considerations politiques sur les coups d'estat

Author: Gabriel Naudé

Release date: January 28, 2023 [eBook #69887]
Most recently updated: October 19, 2024

Language: French

Original publication: "Sur la copie de Rome"

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONSIDERATIONS POLITIQUES SUR LES COUPS D'ESTAT ***

CONSIDERATIONS
POLITIQUES
SUR LES
COUPS D’ESTAT.

Par Gabriel Naudé, Parisien.

Sur la Copie de Rome.

M DC LXVII.

AU LECTEUR.

Ce livre n’ayant esté composé que pour la satisfaction d’un particulier, on n’en fit imprimer que 12 exemplaires, qui n’ont paru que dans fort peu de Cabinets où ils ont toujours tenu le premier rang entre les pieces curieuses ; mais comme le hazard m’en a donné une copie, j’ay cru que je n’obligerois pas peu le public en luy donnant un thresor qui n’estoit possedé que de fort peu de personnes ; cela joint au merite de l’auteur & à celuy de l’ouvrage, à qui on faisoit tort de ne les pas faire connoistre, m’ont obligé à le mettre sous la presse, & à inserer à la fin de chaque page la traduction Françoise des citations Greques, Latines & Italiennes qui sont dans le corps du livre, afin de faire connoistre le merite de l’œuvre à plus de personnes, & donner au livre la seule perfection qui sembloit y manquer ; ceux qui le liront admireront ce Traité & me sçauront bon gré de leur avoir fait part d’une piece si rare. Adieu.

Ce livre n’a pas esté composé pour plaire à tout le monde, si l’Auteur en eust eu le dessein, il ne l’auroit pas écrit du stile de Montagne & de Charon, dont il sçait bien que beaucoup de personnes se rebuttent à cause du grand nombre des citations Latines. Mais comme il ne s’est mis à le faire que par obeïssance, il a esté obligé de coucher sur le papier les mêmes discours, & de rapporter les mêmes autoritez dont il s’estoit servy en parlant à son Eminence. Aussi n’est-ce pas pour rendre cet ouvrage public qu’il a esté mis sous la presse ; elle n’a roulé que par le commandement, & pour la satisfaction de ce grand Prelat, qui n’a ses lectures agréables que dans la facilité des livres imprimez : Et qui pour cette cause a voulu faire tirer une douzaine d’exemplaires de celuy-cy, au lieu des copies manuscrites qu’il en faudroit faire. Je sçay bien que ce nombre est trop petit pour permettre que ce livre soit veu d’autant de personnes que le Prince de Balzac & le Ministre de Sillion. Mais comme les choses qu’il traitte sont beaucoup plus importantes, il est aussi fort à propos qu’elles ne soient pas si communes. Et en un mot l’Auteur n’a eu autre but que la satisfaction de son Eminence, tant pour composer, que pour publier cet ouvrage.

A l’Auteur.

L’un s’émerveillera de vous voir en jeunesse
Déja tout posseder, ce que l’antiquité,
Se travaillant sans fin dans son infinité,
A peine a sceu tirer des Tresors de sagesse.
Un autre admirera l’heroïque hardiesse,
Dont voulant rétablir icy la liberté,
Vous combatés si bien contre la fausseté,
Même dedans la place où elle est la Maitresse.
Bref, dans vostre discours chacun admirera
Une diversité des merveilles qu’il a ;
Mais voicy celle-là qu’entre autres j’ay trouvée :
C’est que sçachant si bien le naturel des Grands,
Leur maxime & leurs Coups, vous soyez si long-temps
Resté dans une vie innocente & privée.

Jac. Bouchard, à Rome.

 

A MONSEIGNEUR, L’EMINENTISSIME
CARDINAL
DE BAGNI,
mon tres-bon & tres-honoré
Maistre.

[1]Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat dare pondus idonea sumo :
Secreti loquimur, tibi nunc, hortante camœna,
Excutienda damus præcordia.

(Pers. Sat. 5.)

[1] Je n’ay point essayé d’enfler mes ouvrages de sornettes boufies qui ne font que de la fumée. Je vous parle confidemment, & la muse me sollicite de vous découvrir le fond de mon ame.

Monseigneur,

Puis que vous estes maintenant à Rome, joüissant des honneurs qui servent de recompense à vos merites, & vivant dans le repos que les fonctions publiques heureusement exercées en sept Gouvernemens, une Vice-legation, & deux Nonciatures vous y ont acquis : je n’ay pas cru pouvoir mieux employer le loisir duquel vostre bien-veillance & vostre bonté extraordinaire m’y font pareillement joüir, qu’en vous entretenant des plus relevées Maximes de la Politique, & de ces grandes affaires d’Estat, en la conduite desquelles V. E. a tellement fait remarquer sa prudence, que les plus grands Genies qui gouvernent presentement toute l’Europe, en sont demeurez remplis d’étonnement, & n’ont jamais mieux reüssi aux deliberations & entreprises les plus difficiles, que lors qu’ils les ont maniées suivant les bons & genereux avis qu’il vous a pleu de leur en donner, Adeò

[2]Nil desperandum Teucro duce & auspice Teucro !

(Horat. l. 1. carm. Ode 7.)

[2] Aussi ne faut-il point desesperer, puisque Teucer marche à la teste, il ne faut rien craindre aussi sous le bonheur de sa conduite.

Chapitre I.
Objections que l’on peut faire contre ce discours avec les Réponses necessaires.

Mais à grand peine, Monseigneur, ay-je tracé les premieres lignes de ce Discours, que je me treuve renfermé entre deux puissantes difficultez, capables à mon avis d’empécher toute autre personne qui auroit moins de courage & d’affection que moy, de passer outre, & de glacer le sang des plus échauffez à la recherche de ces Resolutions, non moins perilleuses que extraordinaires. Car si le judicieux Poëte Horace (Ode 1. lib. 2.) disoit ingenûment à son amy Pollio, qui vouloit écrire l’histoire des guerres civiles arrivées de son temps,

[3]Periculosæ plenum opus aleæ
Tractas, & incedis per ignes
Suppositos cineri doloso.

[3] Vostre ouvrage est perilleux, & vous marchez sur des feux cachés sous une cendre trompeuse.

Quel bon succés peut-on attendre de cette mienne entreprise beaucoup plus difficile & temeraire : veu que pour ne rien dire du danger qu’il y a de vouloir déchiffrer les actions des Princes, & faire voir à nud ce qu’ils s’efforcent tous les jours de voiler avec mille sortes d’artifices ; il y en a encore deux autres de non moindre consequence ; l’un desquels je puis en quelque façon apprehender pour ce qui regarde & touche vostre personne ; comme aussi rencontrer l’autre en ce qui concerne la mienne.

Et pour ce qui est du premier je dirois volontiers avec le Poëte qui a si bien traitté la Philosophie dans ses beaux vers, qu’il est maintenant le seul & unique soustien de sa secte :

[4]Illud in his rebus vereor, ne forte rearis,
Impia te rationis inire elementa, viamque
Indugredi sceleris.

(Lucret. lib. 1.)

[4] J’apprehende que de ce pas il ne vous viene en l’esprit que vous estes dans les elemens de l’impieté, & que vous entrez dans la voie du crime.

Au moins devrois-je craindre à bon droit de blesser les oreilles de V. E., d’effaroucher ses yeux, & de troubler la douceur & facilité de sa nature, aussi-bien que le repos & l’intégrité de sa conscience, par le recit de tant de fourbes, de tromperies, violences & autres semblables actions injustes (comme elles semblent de premier abord) & tyranniques, qu’il me faudra cy-aprés deduire, expliquer & defendre.

Que si Enée, l’un des plus resolus Capitaines de l’antiquité, fut tellement émeu de commiseration au seul recit qu’il luy falloit faire devant la Reyne de Carthage, du sac & des ruïnes de la Ville de Troye qu’il ne le put commencer que par ces paroles :

[5]Quanquam animus meminisse horret, luctuque refugit.

(Virgil. Æn. 2.)

[5] Bien que mon ame ait horreur de s’en souvenir, & qu’elle s’éloigne de tout son pouvoir de la seule pensée d’un deuil si sensible.

Et si un certain Empereur qui n’a toutefois pû éviter le surnom de Cruel, dit un jour au Prevost, qui luy faisoit signer la condamnation de deux pauvres miserables : [6]Utinam nescirem literas : (Senec. lib. 2. de clem.) Ne pourriez-vous pas souhaitter avec plus de raison de n’avoir jamais veu ce discours ; puis qu’il ne vous doit entretenir que de ce qui est le moins convenable à vostre grande humanité, candeur & bien-veillance ? Et puis ne ferois-je pas beaucoup mieux de suivre le conseil de Salomon, [7]coram Rege tuo noli videri sapiens, & vivre dans la continuation des estudes esquelles j’ay esté nourri dés ma jeunesse, que de paroistre devant vous avec ces conceptions extravagantes, comme Diognotus fit avec les siennes devant Alexandre, pour se faire estimer un grand Ingenieur & Architecte ? veu principalement que je puis apprehender d’avoir pareille issuë de ce raisonnement, qu’eut le Grammairien Phormion de celuy de l’art militaire qu’il fit devant Annibal, estimé le premier Capitaine de son temps ? [8]Omnes siquidem videmur nobis saperdæ, festivi, belli, quum simus copreæ. (Varro.)

[6] Pleût à Dieu que je n’eusse aucune connoissance des lettres.

[7] Ne veuille pas faire le sage devant ton Roy.

[8] Veu même qu’il nous semble à tous que nous sommes sages, plaisans & beaux, quoique nous ne soyons que des boufons.

Et à la verité quand je viens à considerer le peu de moyens que j’ay pour me bien acquiter de cette entreprise, qui est la seconde difficulté, que j’ay presque envie de ne point passer outre & de m’en déporter entierement ; afin de ne point encourir la censure que Phœbus donna en pareille rencontre à son fils dans le Poëte,

[9]Magna petis, Phaëton, & quæ non viribus ipsis
Munera conveniunt.

(Ovid. in Met.)

[9] Tu demandes des choses grandes, Phaëton, & des dons qui ne sont pas proportionnés à tes forces.

Aussi fit-il une cheute memorable pour s’estre approché trop prés du Soleil ; & plusieurs qui n’avoient pas moins de temerité ont signalé leur perte par la trop grande hardiesse de leur entreprise. Et moy qui suis encore tout nouveau en ces exercices,

[10]Ense velut nudo parmaque inglorius alba.

(Virgil. Æn. 9.)

[10] Comme portant une épée à la main avec une rondache blanche, pour ne m’estre point encore signalé dans le peril.

Oseray-je bien me mesler de ces sacrifices, plus cachez que ceux de la Déesse Eleusine, sans y estre initié ? Avec quelle asseurance pourray-je entrer dans le fond de ces affaires, penetrer les cabinets des Grands, passer au sanctuaire où se forment tous ces hardis desseins, sans avoir eu l’addresse & la communication de ceux qui les conduisent ? Certes je pardonnerois volontiers à celuy qui me voyant en cette resolution, jugeroit incontinent, que ce seroit violenter la nature, laquelle ne passe jamais si promptement d’une extremité à l’autre ; ou pour en parler plus moderément, que ce seroit avec beaucoup plus de hardiesse que de raison, vouloir singler sur les plus hautes mers sans Boussole, & s’engager dans un labyrinthe de ruses, & de subtilitez infinies, sans avoir en main le filet de cette science pour s’en déveloper avec le succés d’une issuë favorable. Et ce d’autant plus volontiers qu’il n’en est pas icy, comme de ceux qui envisagent avec beaucoup moins de difficulté le Soleil, qu’ils sont plus éloignez de sa face ; ou bien comme de ces peintres, dont ceux qui ont la veuë courte, font d’ordinaire les plus excellens Tableaux : mais plustost que cette Prudence Politique est semblable au Prothée, duquel il nous est impossible d’avoir aucune connoissance certaine, qu’aprés estre descendus [11]in secreta senis, & avoir contemplé d’un œil fixe & asseuré, tous ses divers mouvemens, figures & metamorphoses, au moyen desquelles

[11] Dans les secrets de ce vieillard.

[12]Fit subito sus horridus, atraque Tigris,
Squammosusque Draco, & fulva cervice Leæna.

(Virgil. in Georg. IV.)

[12] Tout d’un coup il vous presente l’horreur d’un sanglier, il se couvre de la peau noire d’un tygre, des écailles d’un dragon, & du poil roux d’une lionne.

Toutefois comme le jeune Aristée ne fut point détourné par les grandes difficultez que luy proposoit Arethuse, d’entreprendre son voyage, & d’obtenir en suite toute sorte de contentement : Aussi les precedentes n’auront pas plus de force en mon endroit, & mille autres davantage ne me pourroient empescher, qu’aprés m’estre avisé du conseil que donne Pline le jeune, [13]tutius per plana, sed humilius & depressius iter ; frequentior currentibus quàm reptantibus lapsus ; sed & his non labentibus nulla laus, illis nonnulla laus etiamsi labantur, je ne fournisse entierement la carriere du dessein que je me suis proposé.

[13] Les chemins unis sont bien plus assurez, mais aussy plus bas & plus ravalez ; ceux qui courent tombent bien plus souvent que ceux qui marchent bellement ; mais ceux-cy ne remportent aucune loüange quoi qu’ils ne tombent pas, au lieu que ceux-là en acquierent en quelque façon encore bien qu’ils tombent.

C’est pourquoy, Monseigneur, pour répondre aux deux difficultez que je me suis faites cy-dessus ; & à celle qui regarde V. E. premierement, il ne faut point apprehender que cette doctrine heurte tant soit peu vostre pieté, ou trouble aucunement le repos & l’integrité de vostre conscience, comme il semble de premier abord, que ces trois vers de Lucrece le veüillent persuader : le Soleil épand sa lumiere sur les choses les plus viles & abjectes sans en estre gasté ou noircy,

[14]Nec quia forte lutum radiis ferit, est ideo ipse
Fœdus ; non sordet lumen quum sordida tangit.

(Paling. in Scorp.)

[14] Bien que de ses rayons il puisse toucher de la bouë, il n’en est pas pour cela soüillé ; la lumiere ne se soüille point quand elle touche des choses sales.

Les Theologiens ne sont pas moins religieux pour sçavoir en quoy consistent les heresies ; ny les Medecins moins preud’hommes, pour connoistre la force & la composition de tous les venins. Les habitudes de l’entendement sont distinguées de celles de la volonté, & les premieres appartiennent aux sciences, & sont toujours loüables, les secondes regardent les actions morales, qui peuvent estre bonnes ou mauvaises. Tritheme & Pererius ont monstré qu’il estoit expedient qu’il y eust des Magiciens, & que l’on sceust au vray le moyen d’invoquer les demons, pour convaincre par l’apparition d’iceux l’incredulité des Athées : Les soldats vont d’ordinaire aux exercices pour apprendre à bien manier la picque, & à tirer du mousquet ; afin de pouvoir avec plus d’artifice & d’industrie, tuër les hommes & détruire leurs semblables : mais ils ne s’en servent neanmoins que contre les ennemis de leur Prince, ou de la patrie : Les meilleurs Chirurgiens n’estudient autre chose qu’à pouvoir dextrement couper bras & jambes, & ce pour le salut des malades,

[15]Truncantur & artus,
Ut liceat reliquis securum degere membris.

(Claud. 2. in Eutrop.)

[15] On coupe certains membres, afin de garantir les autres par le retranchement de ceux-là.

Pourquoy doncque sera-t-il defendu à un grand Politique, de sçavoir hausser ou baisser, produire ou resserrer, condamner ou absoudre, faire vivre ou mourir, ceux qu’il jugera expedient de traitter de la sorte, pour le bien & le repos de son Estat.

Beaucoup tiennent que le Prince bien sage & avisé, doit non seulement commander selon les loix ; mais encore aux loix même si la necessité le requiert. Pour garder justice aux choses grandes, dit Charon, il faut quelquefois s’en détourner aux choses petites, & pour faire droit en gros, il est permis de faire tort en détail.

Que si l’on m’objecte qu’il n’est pas toutefois à propos de discourir de ces choses, & que c’est proprement mettre [16]gladium ancipitem in manu stulti, que de les enseigner ; je répondray à cela, que les méchans peuvent abuser de tout ce qu’il y a de meilleur en ce monde, & faire comme les mouches bastardes & frelons, qui convertissent les plus belles fleurs en amertume : Les Heretiques trouvent les fondemens de leur impieté dans la Sainte Ecriture : Les Paracelsistes abusent du texte d’Hippocrate pour établir leurs songes : Les Avocats citent le Code & les Pandectes, pour defendre les plus coupables ; & neanmoins l’on n’a jamais songé à supprimer ces Livres : l’épée peut aussi-tost offenser que defendre, le vin aussi-tost enyvrer que nourir, les remedes aussi-tost tuër que guerir ; & personne toutefois n’a encore dit que leur usage ne fust tres-necessaire. C’est une loy commune à toutes les choses, qu’estant instituées à bonne fin, l’on en abuse bien souvent : la Nature ne produit pas les venins pour servir aux poisons, & à faire mourir les hommes, parce qu’en ce faisant elle se détruiroit elle-même : mais c’est nostre propre malice qui les convertit en cet usage, [17]Terra quidem nobis malorum remedium genuit, nos illud vitæ fecimus venenum. (Plin. lib. 18. cap. 1.)

[16] Une épée à deux tranchans entre les mains d’un fol.

[17] La terre nous a bien produit des remedes pour soulager nos maux ; mais nous les avons convertis en poison pour nous oster la vie.

Mais il faut encore passer outre, & dire que la malice & la depravation des hommes est si grande, & les moyens desquels ils se servent pour venir à bout de leurs desseins si hardis & dangereux, que de vouloir parler de la Politique suivant qu’elle se traitte & exerce aujourd’huy, sans rien dire de ces Coups d’Estat, c’est proprement ignorer la Pedie, & le moyen qu’enseigne Aristote dans ses Analytiques, pour parler de toutes choses à propos, & suivant les principes & demonstrations qui leur sont propres & essentielles, [18]est enim pædiæ inscitia nescire, quorum oporteat quærere demonstrationem, quorum verò non oporteat : comme il dit en sa Metaphysique. C’est pourquoy Lipse & Charon, bien qu’ils ne fussent pas des Timons & Mysantropes, ont voulu traitter de cette partie, pour ne point laisser leurs ouvrages imparfaits : Et le même Aristote qui n’avoit pas accoustumé de rien faire [19]ἀπαιδεύτως, lors qu’il a traitté de la Politique & des gouvernemens opposez à la Monarchie, Aristocratie & Democratie, qui sont la tyrannie, l’olygarchie & l’ochlocratie, il donne aussi-bien les preceptes de ces trois vicieux que des legitimes. En quoy il a esté suivi par Saint Thomas en ses Commentaires, où aprés avoir blasmé & dissuadé par toutes raisons possibles la domination tyrannique, il donne neanmoins les avis & les regles communes pour l’établir, au cas que quelqu’un soit si méchant que de le vouloir faire. Et qu’ainsi ne soit, voila ses propres mots tirez du Commentaire sur le cinquiéme des Politiques texte XI. [20]Ad salvationem tyrannidis, expedit excellentes in potentia vel divitiis interficere, quia tales per potentiam quam habent possunt insurgere contra Tyrannum. Iterum expedit interficere sapientes, tales enim per sapientiam suam possunt invenire vias ad expellendam tyrannidem, nec scholas, nec alias congregationes, per quas contingit vacare circa sapientiam permittendum est, sapientes enim ad magna inclinantur, & ideò magnanimi sunt, & tales de facili insurgunt. Ad salvandam tyrannidem oportet quod Tyrannus procuret, ut subditi imponant sibi invicem crimina & turbent se ipsos, ut amicus amicum, & populus contra divites, & divites inter se dissentiant, sic enim minus poterunt insurgere propter eorum divisionem : oportet etiam subditos facere pauperes, sic enim minus poterunt insurgere contra Tyrannum. Procuranda sunt vectigalia, hoc est exactiones multæ, magnæ, sic enim cito poterunt depauperari subditi. Tyrannus debet procurare bella inter subditos, vel etiam extraneos, ita ut non possint vacare ad aliquid tractandum contra tyrannum. Regnum salvatur per amicos, tyrannus autem ad salvandam tyrannidem non debet confidere amicis. Et au texte suivant qui est le XII, voila comme il enseigne l’hypocrisie & la simulation : [21]Expedit tyranno ad salvandam tyrannidem, quod non appareat subditis sævus seu crudelis, nam si appareat sævus reddit se odiosum ; ex hoc autem facilius insurgunt in eum : sed debet se reddere reverendum propter excellentiam alicujus boni excellentis, reverentia enim debetur bono excellenti ; & si non habeat bonum illud excellens, debet simulare se habere illud. Tyrannus debet se reddere talem, ut videatur subditis ipsos excellere in aliquo bono excellenti, in quo ipsi deficiunt, ex quo eum revereantur. Si non habeat virtutes secundum veritatem, faciat ut opinentur ipsum habere eas.

[18] Car c’est ignorer la pedie, que de ne sçavoir pas de quelles choses il faut ou ne faut pas chercher la demonstration.

[19] Sans en estre bien informé.

[20] Pour le maintien de la tyrannie, il faut faire mourir les plus puissans & les plus riches, parce que de telles gens se peuvent soulever contre le Tyran par le moyen de l’autorité qu’ils ont. Il est aussi necessaire de se defaire des grands esprits & des hommes sçavans, parce qu’ils peuvent trouver, par leur science, le moyen de ruïner la tyrannie ; il ne faut pas même qu’il y ait des écoles, ni autres congregations par le moyen desquelles on puisse apprendre les sciences, car les gens sçavans ont de l’inclination pour les choses grandes, & sont par consequent courageux & magnanimes, & de tels hommes se soulevent facilement contre les Tyrans. Pour maintenir la tyrannie, il faut que le Tyran fasse en sorte que ses sujets s’accusent les uns les autres, & se troublent eux-mêmes, que l’ami persecute l’ami, & qu’il y ait de la dissension entre le menu peuple & les riches, & de la discorde entre les opulens. Car en ce faisant ils auront moins de moyen de se soulever à cause de leur division. Il faut aussi rendre pauvres les sujets, afin qu’il leur soit d’autant plus difficile de se soulever contre le Tyran. Il faut établir des subsides, c’est à dire des grandes exactions & en grand nombre, car c’est le moyen de rendre bientost pauvres les sujets. Le Tyran doit aussi susciter des guerres parmy ses sujets, & même parmy les étrangers, afin qu’ils ne puissent negotier aucune chose contre lui. Les Royaumes se maintienent par le moyen des amis, mais un Tyran ne se doit fier à personne pour se conserver en la tyrannie.

[21] Il ne faut pas qu’un Tyran, pour se maintenir dans la tyrannie, paroisse à ses sujets estre cruel, car s’il leur paroît tel il se rend odieux, ce qui les peut plus facilement faire soulever contre lui : mais il se doit rendre venerable pour l’excellence de quelque eminente vertu, car on doit toute sorte de respect à la vertu ; & s’il n’a pas cette qualité excellente il doit faire semblant qu’il la possede. Le Tyran se doit rendre tel, qu’il semble à ses sujets qu’il possede quelque eminente vertu qui leur manque, & pour laquelle ils lui portent respect. S’il n’a point de vertus en effet ; qu’il fasse en sorte qu’ils croient qu’il en ait.

Voila certes des preceptes bien estranges en la bouche d’un Saint, & qui ne different en rien de ceux de Machiavel & de Cardan, mais qui se peuvent toutefois sauver par ces deux raisons assez probables & legitimes. La premiere est, que ces maximes estant ainsi declarées & éventées, les sujets peuvent plus facilement reconnoistre quand les deportemens de leurs Princes tendent à établir une Domination Tyrannique ; & consequemment y donner ordre : tout de même que les mariniers se peuvent plus facilement retirer à l’abry, lors qu’ils ont preveu l’orage & la tempeste, par les signes que les routiers & pilotages leur en fournissent. La seconde, parce qu’un Tyran qui veut sans conseil & avis establir sa domination,

[22]Cuncta ferit, dum cuncta timet grassatur in omnes,
Ut se posse putent.

(Claudian.)

[22] Frape tout & n’épargne personne, & quand il craint le plus, c’est pour lors qu’il attaque tout le monde, afin qu’on croie qu’il est bien puissant.

& ressemble quelquefois au loup, lequel estant entré dans la bergerie, & pouvant se rassasier & appaiser sa faim sur une seule brebis, ne laisse pourtant d’égorger toutes les autres ; où au contraire s’il y procede avec jugement, & suivant les preceptes de ceux qui sont plus avisez & moins passionnez que luy, il se contentera peut-estre d’abatre comme Tarquin les testes des pavots plus élevez, ou comme Thrasibule & Periandre les esprits qui paroissent par dessus les autres ; & ainsi le mal qui ne se peut éviter le rendra beaucoup plus doux & supportable.

D’ailleurs il ne faut pas craindre que le narré de tous ces tragiques accidens puisse offenser les oreilles de V. E. ou troubler tant soit peu la douceur & facilité de vostre nature. L’entiere connoissance que vous vous estes acquise des affaires Politiques, la longue pratique & experience que vous avez de la Cour des plus grands Monarques, où ces Machiavellismes sont assez frequens, ne permettent pas que l’on vous prenne pour apprenty à les connoistre. Et puis, encore que la justice, & la clemence soient deux vertus bien sortables à un grand homme ; il n’est pas toutefois à propos qu’il ait pareille inclination à la misericorde : Seneque en donne cette raison, en son traitté de la Clemence, (lib. 2. c. 5.) [23]Quemadmodum, dit-il, Religio deos colit, superstitio violat, clementiam mansuetudinemque omnes boni præstabunt, misericordiam autem vitabunt ; est enim vitium pusilli animi ad speciem alienorum malorum subsidentis. Or ce seroit un crime de penser qu’il y eût rien en V. E. de vil, rempant & abject, d’autant que s’il est vray, comme dit le même, que [24]nihil æque hominem quàm magnus animus decet ; avec combien plus de raison, cet esprit fort se doit-il rencontrer en V. E. pour accompagner dignement, & rehausser cette grande dignité qu’elle soustient, non seulement de Prince de l’Eglise, mais encore de principal conseiller de sa Sainteté, & quasi de tous les plus puissans Princes d’Europe ; [25]Magnam enim fortunam magnus animus decet, qui nisi se ad illam extulit, & altior stetit ; illam quoque infra terram deducit ; au moins fait-il qu’elle en est administrée avec beaucoup moins d’autorité & de reputation. Ainsi voyons nous dans les histoires que le Roy Epiphanes, pour avoir méprisé sa dignité, & ne s’estre pas gouverné en Roy, fut surnommé l’Insensé : & que Ramire d’Arragon, qui n’avoit quitté toutes les façons de faire des Moines, en sortant du Convent pour prendre la Couronne, fut grandement mocqué & méprisé de tous ses Courtisans. Nostre temps même nous fournit les exemples d’un Roy de la grande Bretagne, lequel [26]è stato schernito & besseggiato per haver voluto comporte libri & fare del letterato ; (Tassoni lib. 7. cap. 4.) & de Henry III, tant chanté & remarqué dans nos Histoires modernes, lequel pour avoir vescu parmy les Moines, & dans un excés de devotion mal reglée, abandonnant son Sceptre & le Gouvernement de son Estat, donna sujet au Pape Sixte V, de dire : Ce bon Roy fait tout ce qu’il peut pour estre Moine, & moy j’ay fait tout ce que j’ay pû pour ne l’estre point. Et pour ce un des meilleurs avis que donna jamais Monsieur de Villeroy à Henry le Grand, qui avoit vescu en soldat & carrabin pendant les guerres qui se firent à son advenement à la Couronne, fut, lors qu’il luy dit, qu’un Prince qui n’estoit pas jaloux des respects de sa Majesté, en permettoit l’offense & le mépris. Que les Roy ses predecesseurs dans les plus grandes confusions avoient toujours fait les Roys : qu’il estoit temps qu’il parlast, écrivist & commandast en Roy. Mais à quoy bon chercher des exemples chez les Princes étrangers, puis que l’histoire de ceux qui ont gouverné la Ville où se treuve à present V. E. nous represente deux Souverains Pontifes, qui pour n’avoir accompagné cette grandeur de leur dignité supreme avec celle de l’esprit, servent encore de fables & de sujet de médisance, & de risée à la posterité : la grande pieté & religion qu’ils portoient empreinte sur leur face n’ayant pas eu le pouvoir d’empescher, que Masson ne dit du premier, qui fut Celestin cinquiéme, [27]Vir fuit simplex, nec eruditus, & qui humana negotia ne capere quidem posset. (in Episcop. Rom.) Et Paul Jove du second, en parlant d’une certaine sorte de poisson, qui estoit beaucoup encherie pendant son Pontificat : [28]Merluceo plebeio admodum pisci, Hadrianus sextus sicuti in Republica administranda hebetis ingenii, vel depravati judicii, ita in esculentis insulsissimi gustus, supra mediocre pretium ridente toto foro Piscatorio jam fecerat. (Libr. de piscib. Rom.) En quoy neanmoins il s’est monstré beaucoup plus retenu & moderé, que Pierre Martyr, non l’Heretique de Florence, mais le Protonotaire Apostolique natif d’une petite bourgade du Duché de Milan, lequel avoit dit en parlant de l’élection de ce même Pape : [29]Cardinalibus hoc loco accidit quod in fabulis de Pardo ac Leone super Agno raptando scribitur ; sortibus illis strenuè se dilacerantibus, quodcumque quadrupes iners aliud prædæ se dominum fecit. De maniere qu’il faut éviter les grandes charges, ou les administrer avec une force & generosité d’esprit si relevée par dessus le commun, qu’elle soit capable de donner envie à la Fortune de la seconder, & favoriser en toutes ses entreprises : la Maxime estant tres-asseurée, que quiconque apporte ce principe & fondement, qu’il faut bien souvent avoir de la nature ([30]bona enim mens, nec emitur, nec comparatur, dit Seneque) à la conduite de son bonheur, il ne peut manquer d’estre le propre ouvrier & createur de sa fortune ; [31]Sapiens pol ipse fingit Fortunam sibi. (Plaut. in Trinum.) Alexandre se propose-t-il, quoyque jeune & tres-mal fourny d’argent & de soldats, de subjuguer les Perses, & de passer jusques aux Indes, il en vient à bout. Cesar entreprend-il de gouverner seul cette grande Republique qui commandoit à toutes les autres, il en treuve le moyen. Deux Pastres Romulus & Tammerlan ont-ils volonté de fonder deux puissans Empires, ils l’executent ; Mahomet se veut-il faire de Marchand Prophete, & de Prophete Souverain d’une troisiéme partie du Monde, il luy reüssit : Et quel pensez-vous, Monseigneur, avoir esté le principal ressort qui a causé tous ces merveilleux effets, nul autre en verité, sinon celuy que Juvenal nous enseigne de toujours mettre & placer entre les premiers de nos souhaits avec son [32]fortem posse animum. (Satyr. 10.) Or de vouloir maintenant specifier quelles sont les parties qui bastissent, & composent ce fort esprit, ce seroit vouloir enchasser un discours dans un autre, & faire comme Montaigne, qui suit plustost les caprices de sa phantaisie, que les titres de ses Essais. Il suffit pour le present de dire, que l’une des premieres & plus necessaires pieces, est de penser souvent à ce dire de Seneque : [33]O quam contempta res est homo, nisi supra humana se erexerit : (In proœm. nat. quæst.) C’est à dire, s’il n’envisage d’un œil ferme & asseuré, & quasi comme estant sur le dongeon de quelque haute tour, tout ce Monde, se le presentant comme un theatre assez mal ordonné, & remply de beaucoup de confusion, où les uns jouënt des comedies, les autres des tragedies, & où il luy est permis d’intervenir [34]tanquam Deus aliquis ex machina, toutes fois & quantes qu’il en aura la volonté, ou que les diverses occasions luy pourront persuader de ce faire. Que si par avanture, Monseigneur, il vous semble extraordinaire, & hors de saison de mon âge, & peut-estre aussi de la bien-seance de ma condition, que je me fasse si resolu en ces matieres fort chatoüilleuses & delicates d’elles-mêmes, & beaucoup plus encore en la bouche d’un jeune homme, lequel est appellé par Horace, (de Arte Poët.) [35]Utilium tardus provisor, & n’a pas accoustumé de s’adonner à des estudes si serieuses & importantes,

[36]Quæque decent longa decoctam ætate senectam.

[23] Ainsy comme la religion revere les Dieux, & que la superstition les offense, tous les gens de bien embrasseront la clemence & la douceur ; mais ils éviteront la compassion. Car c’est une marque d’un cœur bas, & d’un esprit foible, de se laisser toucher aux maux que l’on voit souffrir aux autres.

[24] Qu’il n’y a rien qui soit si bienseant à un homme qu’un grand courage.

[25] Car pour ménager une grande fortune il faut un grand esprit, & tel que s’il ne s’est élevé jusques à elle & ne s’est placé au dessus, il la renverse & la met plus bas que la terre.

[26] A esté méprisé & moqué pour avoir voulu composer des livres, & faire l’homme de lettres.

[27] Ce fut un homme simple, sans erudition, & qui ne pouvoit pas même comprendre les affaires humaines.

[28] Adrien sixiéme qui avoit le goust insipide pour toutes sortes de viandes aussi-bien que l’esprit hebeté, & le jugement depravé pour l’administration de la Republique, avoit déja mis un prix excessif au Merlus, qui est un poisson assés commun, ce qui attira la risée de tout le marché aux poissons.

[29] Il arriva en ce rencontre aux Cardinaux ce que la fable raconte du Leopard & du Lion sur l’enlevement d’un agneau ; que pendant que ces deux genereux animaux se déchiroient en disputant vaillamment à qui auroit la proye, une autre beste à quatre pieds, des plus brutes & lâches, s’en rendit la maitresse.

[30] Car on ne peut acheter l’esprit, ni l’acquerir par aucune autre voie.

[31] En verité l’homme sage se fabrique sa fortune lui-même.

[32] Demandés un fort esprit qui soit gueri des craintes de la mort.

[33] O que l’homme est une chose méprisable, s’il ne s’éleve au dessus des choses humaines.

[34] Comme quelque divinité qui sort d’une machine.

[35] Negligent aux choses qui lui sont utiles.

[36] Et qui convienent à la vieillesse consumée dans l’âge.

Je puis premierement répondre à V. E. que l’âge auquel je me treuve, n’est aucunement disproportionné à la matiere & au sujet que je traitte. Le Poëte qui a le premier proféré ces deux beaux vers,

[37]Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
Prima fugit, subeunt morbi tristisque senectus.

(Virgil. 3. Georg.)

[37] Le meilleur de nos jours passe & fuit le premier : les maux marchent ensuite & la triste vieillesse.

passeroit à un besoin pour garend & caution de mon dire, puis qu’il luy donne une si belle epithete ; sur lequel Seneque voulant glosser à sa mode, [38]Quare optima ? dit-il, quia juvenes possumus facilem animum, & adhuc tractabilem ad meliora convertere ; quia hoc tempus idoneum est laboribus, idoneum agitandis per studia ingeniis. (Epist. 108.) Et si beaucoup de personnes ont executé plusieurs belles entreprises, auparavant la fleur de leur âge ; pourquoy me sera-t-il defendu de les suivre de loin, & de produire sinon des actions genereuses & relevées, au moins quelques fortes & hardies conceptions ? Veu principalement que je me suis toujours efforcé d’acquerir certaines dispositions d’esprit, qui ne m’y doivent pas estre maintenant inutiles. Car il est vray que j’ay cultivé les Muses sans les trop caresser ; & me suis assez plû aux estudes sans trop m’y engager : j’ay passé par la Philosophie Scholastique sans devenir Eristique, & par celle des plus vieux & modernes sans me partialiser,

[39]Nullius addictus jurare in verba magistri.

[38] Pourquoy le meilleur ? pource que nous pouvons beaucoup apprendre en nostre jeunesse, & faire tourner nostre ame encore facile & traitable du costé de la vertu ; parce que ce temps-là est le plus propre à supporter la peine, à exercer l’esprit dans l’estude & le corps dans le travail.

[39] Ne m’estant point obligé par serment, de suivre l’opinion d’aucun maistre.

Seneque m’a plus servi qu’Aristote ; Plutarque que Platon : Juvenal & Horace qu’Homere & Virgile : Montaigne & Charon que tous les precedens. Je n’ay pas eu la pratique du Monde, pour découvrir par effet les ruses & méchancetez qui s’y commettent, mais j’en ay toutefois veu une grande partie dans les Histoires, Satyres & Tragedies. Le Pedantisme a bien pû gagner quelque chose pendant sept ou huit ans que j’ay demeuré dans les Colleges, sur mon corps & façons de faire exterieures, mais je me puis vanter asseurément qu’il n’a rien empieté sur mon esprit. La Nature, Dieu mercy, ne luy a pas esté marastre, elle luy a donné une bonne base & fondement, la lecture de divers Auteurs l’a beaucoup aidé, mais celle du Livre de S. Anthoine luy a fourny ce qu’il a de meilleur. En suite de quoy je ne croy pas que V. E. puisse treuver mauvais qu’estant tout plein de zele & de bonne affection à son service, j’employe ces pensées qui me sont particulieres, pour honnestement le divertir : sans avoir dessein de rencontrer quelque Agamemnon, lequel me dise comme à ce jeune homme de Petrone qui venoit faire une longue declamation, [40]Adolescens, quoniam sermonem habes non publici saporis, & quod rarissimum est amas bonam mentem, non fraudabere arte secreta : (Init. Satyr.) Et je n’estime pas aussi de manquer d’occasion pour faire valoir mon petit talent dans la vie contemplative, à laquelle j’ay voüé & destiné tout le reste de la mienne, sans me vouloir empescher & empestrer dans l’active, sinon autant que le service de V. E. à laquelle j’ay fait le premier vœu d’obeïr, m’y pourroit engager.

[40] Jeune homme, parce que vos discours ont un agrément particulier, & que vous avez de la passion pour les bons esprits, ce qui est tres-rare, vous ne manquerés pas d’avoir de talens particuliers.

Reste doncques maintenant à voir, si je n’outrepasse point les bornes de ma capacité, en voulant traitter de ces choses autant éloignées semble-t-il de ma connoissance, que le jour l’est de la nuit ; qui est la derniere difficulté que je me suis proposé cy-dessus de resoudre. Et à cela je pourrois répondre brievement, que la difficulté seroit bientost vuidée, si l’on en vouloit passer par cet arrest de Seneque, [41]Paucis ad bonam mentem opus est literis. Mais pour en specifier quelque chose davantage, j’avoüe ingenûment que je n’ay point tant de presomption, & de bonne opinion de moy-même que de penser gagner le prix en cette course, où je suis encore tout nouveau. Neanmoins puis que suivant le dire du Poëte, (Horat. 1. Ep. 1.)

[42]Est aliquid prodire tenus, si non datur ultra ;

[41] Un bon esprit n’a pas besoin de beaucoup de lettres.

[42] C’est toujours faire quelque progrés, si on ne peut pas passer outre.

je feray quelque petit effort, & marcheray jusques à ce que je sois las ou hors du droit chemin, alors je me reposeray, & attandray quelque nouvelle connoissance ou instruction pour passer plus outre. Le bon homme Aratus qui n’entendoit pas grand’chose en l’Astrologie, fit toutefois un beau Livre de ses Phenomenes ; Celse qui n’estoit que pur Grammairien, a nonobstant composé un livre de grande importance en Medecine : Dioscoride estoit soldat, Macer Senateur, & tous deux ont fort bien écrit des plantes ; Hippodamus même de simple architecte & masson devint grand Politique, & auteur d’une Republique mentionnée par Aristote. Aussi j’ay toujours esté de cette opinion, que quiconque a tant soit peu de naturel & d’acquis par les estudes, il peut inferer & deduire de cinq ou six bons principes, toutes sortes de conclusions, comme Pline dit, que les Peintres anciens faisoient leurs plus belles pieces par le meslange de quatre ou cinq sortes de couleurs seulement. On peut aussi ajouster, que les sciences semblent estre comme enchainées, & cadenacées les unes avec les autres, & avoir une telle correspondance, que qui en possede une, possede aussi toutes celles qui luy sont subalternes. Et de plus que le siecle où nous sommes, semble beaucoup favoriser ce dessein, puis que l’on peut à peu prés sçavoir & découvrir tous les plus grands secrets des Monarchies, les intrigues des cours, les cabales des factieux, les pretextes & motifs particuliers, & en un mot, [43]quid Rex in aurem Reginæ dixerit, Quid Juno fabulata sit cum Jove, (Plaut.) par le moyen de tant de relations, memoires, discours, instructions, libelles, manifestes, pasquins, & semblables pieces secrettes, qui sortent tous les jours en lumiere, & qui sont en effet capables de mieux & plus facilement former, dégourdir, & deniaiser les esprits, que toutes les actions qui se pratiquent ordinairement és Cours des Princes, dont nous ne pouvons qu’à grand’peine connoistre l’importance, faute d’avoir penetré dans leurs causes, & divers mouvemens. Bref pour finir en peu de mots ce qui concerne le particulier de ma personne,

[44]Quod Cato, quod Curius sanctissima nomina quondam
Senserunt, non quid vulgus, plebsque inscia dicat,
Mente agito, atque mihi propono exempla bonorum.

(Paling. in Tauro.)

[43] Ce que le Roy a dit en secret à la Reine, & les discours que Junon a tenus à Jupiter.

[44] Je ne pense point à ce que pourra dire le vulgaire, & la populace ignorante, mais je medite sur les sentimens qu’ont eu jadis Caton & Curius, dont les noms sont en grande veneration, & me propose toujours l’exemple des gens de bien.

Il est bien vray que ce dessein estant un des plus relevez que l’on puisse choisir en toute la Politique, il en sera d’autant plus difficile ; mais aussi me fait-il esperer que la fin en sera plus glorieuse ; pour moy je me suis toujours plû de dire avec Properce,

[45]Magnum inter ascendo, sed dat mihi gloria vires ;
Non juvat ex facili lecta corona jugo.

[45] J’entreprens quelque chose de grand & qui surpasse ma portée, mais la gloire que j’espere y acquerir me donne des forces pour le faire ; je n’aime point les couronnes qu’on remporte sans peine.

Et au pire aller, aux choses grandes l’oser est honorable, aux perilleuses l’entreprise est hardie, aux hautes & relevées, la cheute glorieuse ; aux grandes mers si la route n’est heureuse, le naufrage est celebre : J’ébauche, un autre achevera ; j’ouvre la lyce, un autre touchera le but ; je sonne la trompette, un autre gagnera le prix, il y a assez de personnes en ce monde qui ne peuvent marcher que sur les chemins tracez par ceux qui les ont precedé ; le nombre des esprits, qui travaillent tous les jours à imiter les autres est assez grand, sans que je captive encore le mien sous cet esclavage : & puis que tous les Auteurs qui traittent de la Politique, ne mettent point de fin à leurs discours ordinaires de la Religion, Justice, Clemence, Liberalité, & autres semblables vertus du Prince, ou du Ministre, il vaut mieux que je m’écarte un peu, pour n’estre atteint de cette contagion, ny envelopé d’une telle foule ; & que pour n’arriver des derniers, je passe par un nouveau chemin, qui ne soit point fréquenté par le [46]servum pecus d’Horace, ny entrecoupé de ces grands Fangears & Marais relentis, où il y a si long-temps que

[47]Veterem in limo Ranæ cecinere querelam.

[46] Les esclaves, ou gens de basse condition.

[47] Les grenouilles ont chanté leurs vieilles plaintes dans la bouë.

Or entre tous les points de la Politique, je ne voy pas qu’il y en ait un moins agité & moins rebatu, ny pareillement plus digne de l’estre que celuy des secrets, ou pour mieux dire des Coups d’Estat, car ce qu’en a dit Clapmarius en son traitté [48]de Arcanis Imperiorum, ne peut fournir une exception valable, puis que n’ayant pas seulement conceu ce que signifioit le titre de son livre, il n’y a parlé que de ce que les autres Ecrivains avoient déja dit & repeté mille fois auparavant, touchant les regles generales de l’administration des Estats & Empires. Et d’autant que cette matiere est si nouvelle, & relevée par dessus les communs sentimens des Politiques, qu’elle n’a presque encore esté effleurée par aucun d’eux, comme l’a remarqué Bodin au sixiéme de sa Methode en ces mots : [49]Multi multa graviter & copiosè de ferendis moribus, de sanandis populis, de Principe instituendo, de legibus stabiliendis, leviter tamen de statu, nihil de conversionibus Imperiorum, & iis quæ Aristoteles Principum σοφίσματα, seu κρύφια Tacitus Imperii Arcana vocat, ne attigerunt quidem : Je marcheray toujours la bride en main, & apporteray toute la precaution, modestie, & retenuë possible, pour assaisonner & temperer ces discours, desquels on peut encore mieux dire, que Platon ne faisoit de ceux de Theologie, οὑτοί γε οἱ λόγοι χαλεποί, [50]difficiles & cum discrimine hi sermones. (Libr. de Repub.) Cardan & Campanelle font passer pour un precepte d’importance, que pour bien traitter, ou presenter quelque sujet, il en faut concevoir une parfaite idée, & y transmuer, s’il est possible, tout son esprit, & toute son imagination ; d’où l’on voit souvent arriver, que ceux des Comediens qui sont le mieux pourveus de cette faculté imaginative joüent aussi toujours mieux leurs personnages. L’on dit en France, que Dubartas auparavant que de faire cette belle description du Cheval où il a si bien rencontré, s’enfermoit quelquefois dans une chambre, & se mettant à quatre pattes souffloit, hennissoit, gambadoit, tiroit des ruades, alloit l’amble, le trot, le galot, à courbette, & taschoit par toutes sortes de moyens à bien contrefaire le Cheval. Agrippa même avouë, que lors qu’il voulut composer sa declamation contre les sciences, il s’imagina d’estre comme un Chien qui abayoit à toutes sortes de personnes ; & lors qu’il voulut écrire de la Pyrotechnie, ou des feux d’artifice, il se persuadoit d’estre changé en un Dragon, qui souffloit le feu, & le souphre par la gueule, les yeux, les oreilles & les narines. Pour moy lors que je traitteray ou écriray de quelque sujet absolument bon & profitable, je seray bien-aise de me servir de ces imaginations ; mais en cette matiere qui est si panchante vers l’injustice, je ne m’imagineray jamais d’estre quelque Neron, ou Busiris, pour mieux treuver les moyens de perdre & d’exterminer le genre humain. Ce me sera assez de ne pas encourir le blasme & la censure, que Neron donnoit aux Politiques & Conseillers de son temps, [51]quod tanquam in Platonis Republica, non tanquam in Romuli fæce sententiam dicerent. Et si je sçavois que le peu que j’en diray pust causer quelque abus & desordre plus grand que celuy qui est aujourd’huy en pratique entre les Princes, je jetterois tout maintenant la plume & le papier dans le feu, & ferois vœu d’eternel silence, pour ne me point acquerir la loüange d’un homme fin & rusé dans les speculations Politiques, en perdant celle d’homme de bien, de laquelle seule je veux faire capital, & me vanter tout le reste de ma vie.

[48] Des secrets des Empires.

[49] Plusieurs ont traité au fond & fort amplement de l’établissement des mœurs, de la guerison des peuples, de l’institution des Princes, & de l’affermissement des loix ; mais ils ont passé fort legerement sur les affaires d’Estat, & n’ont rien dit des revolutions des Empires, & de ce qu’Aristote appelle sophismes ou secrets des Princes ; & Tacite, secrets de l’Empire.

[50] Ces discours sont fort difficiles & dangereux.

[51] Qu’ils donnoient leur avis ou opinoient comme s’ils estoient dans la Republique de Platon, & non parmy la populace abjecte & basse de Romulus.

Chapitre II.
Quels sont proprement les Coups d’Estat, & de combien de sortes.

Mais pour ne pas demeurer toujours en ces prefaces, & parler enfin du sujet pour lequel elles sont faites, ce grand homme Juste Lipse traitant en ses Politiques de la prudence, il la definit en peu de mots, un choix & triage des choses qui sont à fuïr, ou à desirer ; & aprés en avoir amplement discouru comme on la prend d’ordinaire dans les Ecoles, c’est à dire pour une vertu morale, qui n’a pour objet que la consideration du bien ; il vient en suite à parler d’une autre prudence, laquelle il appelle meslée, parce qu’elle n’est pas si pure, si saine & entiere que la precedente ; participant un peu des fraudes & des stratagemes qui s’exercent ordinairement dans les Cours des Princes, & au maniement des plus importantes affaires du Gouvernement : Aussi s’efforce-t-il de monstrer par son eloquence, que telle sorte de Prudence doit estre estimée honneste, & qu’elle peut estre pratiquée comme legitime, & permise. Aprés quoy il la definit assez judicieusement, [52]Argutum consilium à virtute, aut legibus devium, Regni Regisque bono ; & de là passant à ses especes & differences, il en constitue trois principales : la premiere desquelles, que l’on peut appeller une fraude ou tromperie legere, fort petite, & de nulle consideration, comprend sous soy la défiance, & la dissimulation ; la seconde qui retient encore quelque chose de la vertu, moins toutefois que la precedente, a pour ses parties, [53]conciliationem & deceptionem, c’est à dire le moyen de s’acquerir l’amitié & le service des uns, & de leurer, decevoir, & tromper les autres, par fausses promesses, mensonges, presens & autres biais, & moyens, s’il faut ainsi dire, de contrebande, & plutost necessaires que permis ou honnestes. Quant à la derniere, il dit qu’elle s’éloigne totalement de la vertu & des loix, se plongeant bien avant dans la malice, & que les deux bases, & fondemens plus asseurez sont la perfidie & l’injustice.

[52] Un conseil fin & artificieux qui s’écarte un peu des loix & de la vertu, pour le bien du Roy & du Royaume.

[53] La conciliation & la deception.

Il me semble toutefois, que pour chercher particulierement la nature de ces secrets d’Estat, & enfoncer tout d’un coup la pointe de nostre discours jusques à ce qui leur est propre & essentiel, nous devons considerer la Prudence comme une vertu morale & politique, laquelle n’a autre but que de rechercher les divers biais, & les meilleures & plus faciles inventions de traitter & faire reüssir les affaires que l’homme se propose. D’où il s’ensuit pareillement que comme ces affaires & divers moyens ne peuvent estre que de deux sortes, les uns faciles & ordinaires, les autres extraordinaires, fascheux & difficiles ; aussi ne doit-on établir que deux sortes de prudence : la premiere ordinaire & facile, qui chemine suivant le train commun sans exceder les loix & coustumes du païs : la seconde extraordinaire, plus rigoureuse, severe & difficile. La premiere comprend toutes les parties de prudence, desquelles les Philosophes ont accoustumé de parler en leurs traittez moraux, & outre plus ces trois premieres mentionées cy-dessus, & que Juste Lipse attribue seulement à la prudence meslée & frauduleuse. Parce que, à dire vray, si on considere bien leur nature & la necessité qu’ont les Politiques de s’en servir, on ne peut à bon droit soupçonner qu’elles soient injustes, vicieuses ou deshonnestes. Ce que pour mieux comprendre, il faut sçavoir comme dit Charon, (Lib. 3. c. 2.) que la justice, vertu & probité du Souverain, chemine un peu autrement que celle des particuliers ; elle a ses alleures plus larges & plus libres à cause de la grande, pesante & dangereuse charge qu’il porte, c’est pourquoy il luy convient marcher d’un pas qui peut sembler aux autres detraqué & déreglé, mais qui luy est necessaire, loyal, & legitime ; il luy faut quelquefois esquiver & gauchir, mesler la prudence avec la justice, & comme l’on dit, [54]cum vulpe junctum vulpinari : C’est en quoy consiste la pedie de bien gouverner. Les Agens, Nonces, Ambassadeurs, Legats sont envoyez, & pour épier les actions des Princes étrangers, & pour dissimuler, couvrir, & déguiser celles de leurs Maistres. Louys XI, le plus sage & avisé de nos Roys, tenoit pour Maxime principale de son Gouvernement, que [55]qui nescit dissimulare nescit regnare ; & l’Empereur Tibere, [56]nullam ex virtutibus suis magis quàm dissimulationem diligebat. Ne voit-on pas que la plus grande vertu qui regne aujourd’huy en Cour, est de se défier de tout le monde, & dissimuler avec un chacun, puis que les simples & ouverts, ne sont en nulle façon propres à ce mestier de gouverner, & trahissent bien souvent eux & leur Estat. Or non seulement ces deux parties de se défier & dissimuler à propos, qui consistent en l’omission, sont necessaires aux Princes ; mais il est encore souventefois requis de passer outre, & de venir à l’action & commission, comme par exemple de gagner quelque avantage, ou venir à bout de son dessein par moyens couverts, equivoques, & subtilitez ; affiner par belles paroles, lettres, ambassades ; faisant & obtenant par subtils moyens, ce que la difficulté du temps & des affaires empesche de pouvoir autrement obtenir ; [57]& si rectà portum tenere nequeas, idipsum mutata velificatione assequi. (Cicero lib. 11. ad Lentul.) Il est pareillement besoin de faire & dresser des pratiques & intelligences secretes, attirer finement les cœurs & affections des Officiers, serviteurs, & confidens des autres Princes & Seigneurs étrangers, ou de ses propres sujets ; ce que Ciceron appelle au premier des Offices, [58]conciliare sibi animos hominum & ad usus suos adjungere. A quoy faire doncques établir une prudence particuliere & meslée, de laquelle ces actions dépendent particulierement, comme fait Juste Lipse, puis qu’elles se peuvent rapporter à l’ordinaire, & que telles ruses sont tous les jours enseignées par les Politiques, inserées dans leurs raisonnemens, persuadées par les Ministres, & pratiquées sans aucun soupçon d’injustice, comme estant les principales regles & maximes pour bien policer & administrer les Estats & Empires. Aussi ne meritent-elles d’estre appellées secrets de Gouvernement, Coups d’Estat, & [59]Arcana Imperiorum, comme celles qui pour estre comprises sous cette derniere sorte de prudence extraordinaire, qui donne le branle aux affaires plus fascheuses & difficiles, meritent particulierement & privativement à toutes autres, d’estre appellées Arcana Imperiorum, puis que c’est le seul titre que non seulement moy, mais tous les bons Auteurs qui ont écrit auparavant moy leur ont donné.

[54] Renarder, ou user de finesse, avec le renard.

[55] Qui ne sçait pas dissimuler ne sçait pas aussi regner.

[56] De toutes les vertus qu’il possedoit il n’y en avoit point qu’il aimast plus que la dissimulation.

[57] Et si on ne peut aller tout droit au port, y arriver en louvoyant & en changeant de cours.

[58] S’acquerir les cœurs des hommes, & les employer à son usage.

[59] Secrets des Empires.

Et en cela certainement nous pouvons remarquer la faute de beaucoup de Politiques, & principalement de Clapmarius, lequel voulant faire un gros Livre de Arcanis Imperiorum, & les reduire sous quelques preceptes generaux, il dit premierement, que les secrets d’Estat ne sont rien autre chose que les divers moyens, raisons & conseils desquels les Princes se servent pour maintenir leur Autorité, & l’estat du public, sans toutefois transgresser le droit commun, ou donner aucun soupçon de fraude & d’injustice. Ce qu’ayant presupposé comme bien étably & veritable, il les divise en deux sortes, & dit que les premiers se doivent appeller secrets d’Empire, ou de Republiques, lesquels à raison des trois sortes de Gouvernemens il subdivise encore en six autres manieres, d’autant, par exemple, que l’Estat Monarchique doit avoir de certains moyens & raisons particulieres pour se donner de garde d’estre commandé par plusieurs qui le reduiroient en Aristocratie ; d’autres pour obvier au Gouvernement d’une populace & ne se changer en Democratiques : & ainsi ces deux derniers doivent faire en sorte de ne point devenir Monarchiques, ou de ne point tomber en quelque autre forme de Gouvernement qui leur soit opposé. Les seconds sont ceux qu’il nomme & qualifie du titre de secret de domination, lesquels ceux qui commandent sont obligez de pratiquer pour se conserver en leur autorité soit Monarchique, populaire ou Aristocratique. Ce qu’il confirme par une curieuse enumeration de tous ces moyens, suivant qu’il les a pû remarquer dedans Tite Live, Saluste, Amarcellin, & beaucoup d’Auteurs, lesquels semblent demeurer tous d’accord de la signification de ces mots, de la même façon que Clapmarius s’en est servy en tout son livre. Or cela me feroit aucunement redouter l’indignation de tous ces grands personnages, si je m’emancipois sans leur avoir demandé permission, de leur dire qu’usurpant ce mot de secrets d’Estat, selon qu’il a esté exposé cy-dessus, ils semblent s’éloigner de sa signification, & ne pas bien comprendre la nature de la chose ; estant certain que ces dictions Latines, [60]secretum & arcanum, desquels ils se servent pour l’exprimer, ne doivent point estre attribuez aux preceptes & maximes d’une science, laquelle est commune, entenduë & pratiquée par un chacun : mais seulement à ce que pour quelque raison ne doit estre ny connu ny divulgué, parce que suivant que remarque le Poëte Marbodæus,

[61]Non secreta manent, quorum fit conscia turba.

(Libr. de Gem.)

[60] Secret & caché.

[61] Les choses qu’on communique à plusieurs personnes, ne demeurent pas secretes.

[62] Secret.

Aussi apprenons nous des Grammairiens, que ce mot [62]d’arcanum, peut estre derivé ab [63]arce, soit comme est d’avis Festus Pompeius, que les Augures eussent coustume d’y faire un certain sacrifice, qu’ils vouloient éloigner de la connoissance du peuple, ou parce que toutes choses secretes & de consequence sont mieux gardées [64]in arce, qu’en autre lieu. Ceux qui le tirent [65]ab arca semblent aussi ne se pas éloigner de la même opinion, & les bons Auteurs ne se sont jamais servis de ces deux mots qu’en pareille signification. Virgile,

[66]Longius & volvens fatorum arcana movebo.

(Æneid. 1.)

[63] Forteresse.

[64] Dans une forteresse.

[65] Coffre.

[66] Et je vous raconteray plus au long le secret des fatalités.

& en un autre lieu :

[67]Te colere, arcanos etiam tibi credere sensus.

[67] T’honorer & te confier les plus secretes pensées & passions de mon cœur.

Horace,

[68]Secretumque teges & vino tortus & irâ.

[68] Le vin ni la colere ne te doivent pas faire reveler le secret qu’on t’aura confié.

Et pour finir par celle de Lucain, n’a-t-il pas dit en parlant de la source du Nil, qui estoit totalement inconnuë aux Egyptiens mêmes,

[69]Arcanum natura caput non protulit ulli,
Nec licuit populis parvum te Nile videre,
Amovitque sinus, & Gentes maluit ortus
Mirari quam nosse tuos.

[69] La nature n’a découvert à personne ta source, ô Nil, & il n’y a point de peuple qui ait pû te voir en ton commencement : elle a éloigné tes replis, & a mieux aimé faire admirer ton origine aux nations, que de la leur faire connoître.

Je remarqueray toutefois comme en passant, que l’on peut tirer un beau parallele entre ce fleuve du Nil & les secrets d’Estat. Car tout ainsi que les peuples plus voisins de sa source en tiroient mille commoditez sans avoir aucune connoissance de son origine ; ainsi faut-il que les peuples admirent les heureux effets de ces Coups de Maistre sans pourtant rien connoistre de leurs causes & divers ressorts. Or aprés avoir monstré que ces Ecrivains ont corrompu les mots, nous pouvons encore dire qu’ils ont pareillement depravé la nature de la chose, veu qu’ils nous proposent des preceptes generaux & des maximes universelles, fondées sur la justice & droit de Souveraineté, & par consequent permises & pratiquées tous les jours, au veu & sceu de tout le monde ; lesquels neanmoins ils estiment estre des secrets d’Estat. Aussi ne prenoient-ils pas garde qu’il y a une grande difference entre ceux-là, & ceux dont nous voulons parler ; puis que un chacun est fait sçavant, & rendu capable des premiers, pour si peu d’estude qu’il veüille faire dans les Auteurs qui en ont traitté ; où au contraire ceux dont il est maintenant question, naissent dans les plus retirez cabinets des Princes, & ne se traittent ny deliberent en plein Senat, ou au milieu d’une Cour de Parlement ; mais entre deux ou trois des plus avisez & plus confidens Ministres qu’ait un Prince. Et en effet, nous voyons qu’Auguste, lors qu’il eut dessein, aprés avoir gagné la bataille Actiaque, & appaisé les guerres civiles & étrangeres, de quitter le titre d’Empereur, & de rendre la liberté à sa patrie ; il n’en communiqua pas au Senat, quoy qu’il l’eust augmenté de six cens Senateurs ; ny à son Conseil particulier, qui estoit composé de vingt personnes les plus doctes & judicieuses qu’il avoit pû choisir ; mais il proposa & remit toute cette affaire au jugement de ses deux principaux Amis, Ministres, & Confidens, Mecenas & Agrippa, [70]quibuscum Imperii arcana communicare solebat, dit Dion. (Libr. 53.) Et si nous voulons remonter jusques à ce grand homme qui luy avoit resigné sa fortune entre les mains, Jules Cesar ; nous trouverons dans Suetone [71]in Julio, qu’il n’avoit que Quintus Pædius, & Cornelius Balbus, avec lesquels il communiquoit τὰ μυσικάτατα, c’est à dire ce qu’il avoit de plus secret & caché dans l’ame. Les Lacedemoniens qui augmenterent beaucoup leur Estat aprés la Victoire de Lisandre, établirent bien un conseil de trente personnes pour gouverner les affaires de leur Republique, mais non contens de ce, ils choisirent douze des plus judicieux & avisez de leurs Citoyens, pour estre comme les Oracles qui devoient par leur réponse conclure les Coups d’Estat. Les Venitiens font aujourd’huy de même avec leurs six Procureurs de Saint Marc ; & il n’y a aucun Souverain tant foible soit-il & de peu de consideration, qui soit si mal avisé, que de remettre au jugement du public ce qui à peine demeure assez secret dans l’oreille d’un Ministre ou Favori. C’est ce qui a fait dire à Cassiodore, [72]Arduum nimis est Principis meruisse secretum, (Libr. 8. Epist. 10.) & en un autre lieu, où il parle d’un Conseiller secret de Theodoric, [73]Tecum pacis certa, tecum belli dubia conferebat, & quod apud sapientes Reges singulare munus est, ille sollicitus ad omnia, tecum pectoris pandebat arcana. (Lib. 8. Epist. 9.) Eust-il pas fait beau voir, que Charles IX eust deliberé de faire la Saint Barthelemy avec tous les Conseillers de son Parlement, & que Henry III eust conclu la mort de Messieurs de Guise au milieu de son Conseil ? Je croy certes qu’ils y eussent aussi-bien reüssi, comme à vouloir prendre les lievres au son du tambour, ou les oiseaux avec des sonnettes. Et de plus je demanderois volontiers à ces Messieurs, si tant est qu’ils appellent les regles communes de regir & gouverner les Royaumes, [74]Arcana Imperiorum, quel nom ils pourront donner à ces secrets meslez d’un peu de severité, & sujets à la prudence extraordinaire, desquels nous venons maintenant de parler. Car de les appeller comme fait Clapmarius aprés Tacite, [75]Flagitia Imperiorum, c’est plustost remarquer ceux qui sont faits en consideration d’un bien particulier, & par quelque Tyran, que beaucoup d’autres qui se font pour l’interest public, & avec toute l’equité que l’on peut apporter en ces grandes entreprises, qui toutefois ne peuvent jamais estre si bien circonstanciées, qu’elles ne soient toujours accompagnées de quelque espece d’injustice, & sujettes par consequent au blasme & à la calomnie.

[70] Auxquels il avoit accoustumé de communiquer les secrets de l’Empire.

[71] Sur Julius.

[72] C’est par trop difficile d’avoir merité d’estre introduit dans le secret du Prince.

[73] Il conferoit avec toy des choses certaines de la paix & des douteuses de la guerre, &, ce qui est une faveur singuliere d’un Roy sage & prudent, comme il avoit soin de tout, il te reveloit les plus secretes pensées de son cœur.

[74] Les secrets des Empires.

[75] Fourberies des Empires.

Ces mots estant ainsi expliquez, il nous faut passer à la nature de la chose qu’ils signifient : Or pour la bien penetrer & comprendre, il est besoin d’en tirer la recherche de plus haut, & monstrer comme en la Monastique ou gouvernement d’un seul, & en l’œconomie ou administration d’une famille, qui sont les deux pivots de la Politique, il y a de certaines ruses, détours, & stratagemes, desquels beaucoup se sont servis, & se servent encore tous les jours pour venir à bout de leurs pretensions. Charon en son livre de la Sagesse, Cardan en ses œuvres intitulées [76]Proxeneta, de utilitate capienda ex adversis, & de sapientia ; Machiavel en ses discours sur T. Live, & en son Prince, en ont donné assez amplement les preceptes. Pour moy ce me sera assez d’en rapporter quelques exemples ; aprés avoir toutefois observé qu’encore que Juste Lipse (Civil. doctr. lib. 4. c. 13.) ait dit du dernier, [77]Ab illo facile obtinebimus, nec maculonem Italum tam districtè damnandum (qui misera qua non manu hodie vapulat), & esse quandam, ut vir sanctus ait, καλὴν καὶ ἐπαινετὴν πανουργίαν, honestam atque laudabilem calliditatem, (Basil. in Proverb.) & que Gaspar Schioppius ait fait un petit livre en sa defense ; on luy peut neanmoins sçavoir mauvais gré, de ce que

[78]Floribus Austrum
Perditus, & liquidis immisit fontibus Apros.

(Virg. Bucol. Ecl. 2.)

[76] Le Courtier, ou moyenneur, du profit qu’on peut tirer des infortunes, & de la sagesse.

[77] Nous obtiendrons facilement de luy, que ce broüillon d’Italien n’est pas tant à blâmer, quoy que les plus chetifs se mêlent de le condamner aujourd’huy ; & qu’il y a de certaines ruses loüables & honnestes, comme dit le saint homme.

[78] Il a malheureusement jetté un vent furieux dans les fleurs, & des sangliers dans les fontaines pour en troubler les clairs ruisseaux.

Ayant le premier franchi le pas, rompu la glace, & profané, s’il faut ainsi dire, par ses écrits, ce dont les plus judicieux se servoient comme de moyens tres-cachez & puissans pour faire mieux reüssir leurs entreprises. Aussi ferois-je conscience d’ajouster quelque chose à ce qu’il en a dit, si les susnommez & beaucoup d’autres Politiques ne m’avoient devancé, & donné quand & quand sujet de dire en cette matiere, ce que Juvenal disoit de la Poësie.

[79]Stulta est clementia, cum tot ubique
Vatibus occurras, perituræ parcere chartæ.

(Satyr. 1.)

[79] C’est une sotte clemence d’épargner le papier perissable, puisque tu te rencontres si souvent en tant de lieux parmy les poëtes.

Or entre les secrets de la Monastique, je ne pense pas qu’il y en ait de plus relevez, eu égard à leur fin, que ceux qui ont esté pratiquez par certaines personnes, qui pour se distinguer du reste des hommes, ont voulu établir parmy eux quelque opinion de leur divinité. Ainsi voyons nous que Salmonée avoit fait élever un pont d’airain, sur lequel faisant rouler son carrosse attelé de puissans chevaux, & dardant d’un costé & d’autre des feux d’artifice, il s’imaginoit de bien contrefaire le foudre & les tonnerres de Jupiter, d’où le Poëte a pris occasion de dire,

[80]Vidi & crudeles dantem Salmonea pœnas,
Dum flammas Jovis, & sonitus imitatur Olympi.

(Virg. Æn. 6.)

[80] J’y vis aussi Salmonée qui soufroit d’étranges peines pour avoir imité les flammes de Jupiter Olympien, & pour avoir contrefait le bruit de ses foudres.

Psaphon, qui n’estoit pas moins ambitieux que le precedent, nourrissoit grande quantité de Pies, Merles, Jais, Perroquets & autres oiseaux semblables, & aprés leur avoir bien appris à prononcer ces paroles, Psaphon est Dieu, il les mettoit en liberté, afin que ceux qui entendoient tant & de si extraordinaires témoins de sa divinité, fussent plus facilement portez à la croire. Ainsi Heraclides le Pontique avoit commandé à un de ses plus affidez serviteurs, de cacher sous ses vestemens aprés qu’il seroit decedé, une grande Couleuvre, qu’il nourrissoit dés long-temps auparavant à ce dessein, afin que cet animal éveillé par le bruit que l’on feroit, portant son corps en terre, s’élançast au milieu des pleureurs, & donnast sujet à la populace de croire, que Heraclite avoit esté deïfié. Pour Empedocle il y proceda avec plus de courage & de generosité, comme il estoit bien-seant à un Philosophe ; car estant assez âgé & comblé de gloire & d’honneur, il se precipita volontairement dans les souspiraux & volcans du mont Ætna en Sicile, pour faire croire son ravissement au Ciel, ne plus ne moins que Romulus établit l’opinion du sien, en se noyant dans les Marests des Chevres,

[81]Deus immortalis haberi
Dum cupit Empedocles, ardentem frigidus Æthnam
Insiluit.

(Horat. de arte Poët.)

[81] Empedocle, voulant qu’on le tinst pour un Dieu immortel, se jetta froidement dans les flammes du mont Ætna.

Les Athées, qui trouvent à glosser sur tous les passages de la sainte Ecriture, tiennent que celuy-cy du Deuteronome, (cap. 34.) [82]non cognovit homo sepulchrum ejus usque in præsentem Diem, se doit entendre de la même sorte, & que Moyse s’ensevelit en quelque precipice ou abysme, pour estre puis aprés élevé dans les cieux par les Israëlites ; au lieu qu’ils devroient plûtost croire, & demeurer d’accord avec les Chrestiens, qu’il cacha veritablement son corps, pour empescher les Juifs de l’idolatrer aprés sa mort, connoissant fort bien qu’ils estoient portez non moins de leur naturel, que par la hantise qu’ils avoient eu avec les Egyptiens, à adorer tous ceux desquels ils avoient receu quelque bien, ou de qui ils croyoient que la vertu estoit singuliere & extraordinaire. L’on peut faire encore le même jugement de ce que Diogenes Laërce rapporte de la Cuisse d’or de Pythagore, puis que Plutarque en la vie de Numa dit ouvertement que ce fut une feinte & stratageme de ce Philosophe, pour établir aussi-bien que les autres l’opinion de sa divinité. Mais ce que fit Hercules fut beaucoup plus ingenieux ; car estant fort versé en Astrologie, témoin les Fables de sa vie qui luy font porter le Ciel avec Atlas, il choisit justement l’heure & le temps de l’apparition d’une grande Comete, pour se mettre sur le bucher ardant, où il vouloit finir ses jours, afin que ce nouveau feu du Ciel assistast comme témoin, & fist croire de luy ce que les Romains par aprés vouloient persuader de leurs Empereurs, au moyen de l’aigle qui s’envoloit du milieu des flammes, comme pour porter l’ame du defunct entre les bras de Jupiter. Beaucoup d’autres, qui estoient plus modestes & retenus en leurs desseins, se sont contentez de nous donner à connoistre le soin que les Dieux prenoient de leurs personnes, par la continuelle assistance de quelque Genie, ou particuliere divinité ; comme firent entre les Anciens Socrate, Plotin, Porphyre, Brutus, Sylla, & Apollonius, pour ne rien dire de tous les Legislateurs ; & parmy les modernes Pic de la Mirandole, Cecco d’Ascoli, Hermolaus, Savonarole, Niphus, Postel, Cardan, & Campanelle, qui se vantent tous d’en avoir eu & de leur avoir parlé, sans toutefois qu’on les puisse accuser d’avoir pratiqué les ceremonies Theurgiques, du livre faussement attribué à Virgile [83]de videndo Genio ; ou les mentionnées par Arbatel dans je ne sçay quel fatras de semblables Livres, que l’on a grand tort de publier sous le nom d’Agrippa. Aussi pour moy j’aimerois beaucoup mieux établir la verité de ces Histoires, sur la merveilleuse force des contractions d’esprit fort bien expliquées par Marsile Ficin & Jordanus Brunus, desquels aussi Palingenius en trois ou quatre endroits de son Zodiaque ne semble pas se beaucoup éloigner. Si nous n’aimons encore mieux dire que tous ces Messieurs ont joüé de l’imposture, & ont voulu imiter les fables de Numa, Zamolxis, & Minos, ou plustost celles que les Rabins & Cabalistes (Reuchlin. libr. de Cabala.) ont plaisamment forgées sur les Patriarches du Vieil Testament, & nous voulant faire croire de bonne foy, qu’Adam avoit esté gouverné par son Ange Raziel, Sem par Jophiel, Abraham par Frza-d-Kiel, Isaac par Raphaël, Jacob par Piel, & Moyse par Mittaron,

[84]Sed credat Judæus apella,
Non ego.

[82] L’homme n’a point connu son sepulchre jusques à ce jourd’huy.

[83] Du moyen de voir les Genies.

[84] Mais que le Juif circoncis le croye, & non pas moy.

Quoy que c’en soit, on peut remarquer dans les Historiens, que ces ruses n’ont pas toujours esté inutiles, puis que Scipion les ayant judicieusement pratiquées il s’acquit la reputation d’un grand homme de bien parmy les Romains, & fut envoyé conquester les Espagnes n’ayant encore atteint l’âge de XXIV ans ; Mais voyez aussi de quelle façon T. Live (Libr. 6.) en parle : [85]Fuit Scipio non tantùm veris artibus mirabilis, sed arte quoque quadam adinventa in ostentationem composita, pleraque apud multitudinem, aut per nocturnas visas species, aut veluti divinitus mente monita agens. Ainsi en ont fait beaucoup de Princes & particuliers, & quand leur esprit n’a pas esté capable de ces finesses & inventions si relevées, ils se sont contentez de donner par quelques autres, le plus de lustre & de splendeur à leurs actions qu’il leur a esté possible. C’est pourquoy Tacite a dit que Vespasien estoit, [86]omnium quæ diceret atque ageret arte quadam ostentator, (Annal. lib. 3.) & Corbulo nous est representé dans le même, [87]super experientiam sapientiamque, etiam specie inanium validus ; & ce avec grande raison, puis que comme il dit en un autre endroit, [88]Principibus omnia ad famam dirigenda, veu que suivant la remarque de Cardan, [89]Æstimatio & opinio rerum humanarum Reginæ sunt. (Lib. 3. de utilit.)

[85] Scipion ne se faisoit pas seulement admirer par les veritables arts & sciences qu’il possedoit, mais aussi par un certain artifice qu’il avoit trouvé & dont il se servoit fort utilement à se faire paroistre ; & faisoit plusieurs choses devant le peuple ou par le moyen des visions qu’il disoit avoir euës de nuit, ou comme s’il en avoit esté divinement averti & qu’on le luy eût inspiré du ciel.

[86] Fort artificieux à donner du lustre à tout ce qu’il faisoit & à tout ce qu’il disoit.

[87] Considerable par la belle apparence dont il sçavoit colorer même les choses vaines, outre l’experience & la sagesse qu’il avoit.

[88] Les Princes doivent gouverner, & avoir soin de tout, pour leur propre renommée.

[89] L’estime & l’opinion sont les Reines de toutes les choses humaines.

L’on pourroit encore faire beaucoup plus de remarques sur ce qui touche le gouvernement particulier des hommes ; mais parce que cette matiere n’est pas moins triviale que de peu de consequence, je m’en remettray à ce qu’en a dit Cardan au livre cité un peu auparavant ; & passeray aux secrets de l’œconomie, ou reglement & administration des familles, entre lesquels je me contenteray de remarquer seulement & pour exemple, quelques-uns de ceux qui ont esté pratiquez pour reprimer, & comme parer aux mauvais tours que joüent les femmes à leurs maris,

[90]Dum avidæ affectant implere voraginis antrum.

[90] Quand elles veulent remplir le trou de leur goufre insatiable.

A propos de quoy il me souvient d’en avoir leu un dans les contes facetieux de Bouchet, ou de Chaudiere, qui passera maintenant pour serieux, comme estant beaucoup plus propre à corriger ces humeurs gaillardes, que celuy de la Mule qui fut huit jours sans boire, dont parle Cardan en son livre [91]de sapientia. Certain Medecin, disent-ils, ayant eu avis que sa femme pour quelquefois se desennuyer

[92]Intrabat calidum veteri Centone lupanar,

(Juvenal.)

[91] De la sagesse.

[92] Elle entroit dans le lieu infame qui fumoit de l’ardeur des impudiques débauches sur les vieux tapis de diverses couleurs.

& qu’elle avoit même pris heure au lendemain pour luy joüer à fausse compagnie, il ne s’en émeut point, & n’en fit aucun semblant ; mais sur la minuit, & lors que sa femme ne songeoit à rien moins, il se réveille en sursaut feignant que les voleurs estoient dedans sa chambre, met la main à ses armes, tire deux ou trois coups de pistolet, crie au meurtre, à l’aide, frappe de son épée sur les tables & chenets, bref il fait tout ce qu’il peut pour mettre la terreur & l’épouvante en sa maison ; le matin tout estant appaisé il ne manque de taster le poux à sa femme, lequel il feint de trouver grandement alteré & oppressé à cause de la peur qu’elle avoit euë, & pour ce il luy fait tirer dix ou douze onces de sang, & cette evacuation ayant amené une petite émotion, il commence de s’épouvanter comme si c’eust esté quelque grosse fievre, fait redoubler sept ou huit bonnes saignées, par aprés vient à la raser, ventouser, & purger magistralement ; ce qu’il reïtera si souvent, qu’il la fit demeurer plus de six mois au lict, sans avoir esté malade, pendant lequel temps il eut tout loisir de rompre ses pratiques & connoissances, de luy diminuer son enbonpoint vermeil & attrayant, & sur tout de tellement refroidir, matter, & adoucir la ferveur, & les humeurs picquantes & acrimonieuses de son temperament, qu’il assoupit en elle ce feu plus inextinguible que celuy de la pierre Asbestos,

[93]Qui nulla moritur, nullaque extingitur arte.

(Trigault.)

[93] Qu’on ne peut éteindre ny faire mourir par aucun artifice.

Mais le secret que pratiquerent les peuples de la Chine, pour remedier au même desordre qui s’estoit glissé dans leurs familles, fut beaucoup plus gentil & industrieux. Car ils ordonnerent & établirent pour une des premieres Loix du Royaume, que toute la bonne grace des femmes, ne dépendroit doresnavant que de la petitesse de leurs pieds ; & que celles-là seroient jugées les plus belles, qui les auroient plus petits & mignons : ce qui ne fut pas plûtost publié, que toutes les Meres sans regarder à la consequence, commencerent de resserrer, estressir, & si bien envelopper les pieds de leurs filles qu’elles ne pouvoient plus sortir de la maison ny se soustenir droites, que sur les bras de deux ou trois servantes. Ainsi cette figure artificielle ayant passé en conformation naturelle, aussi-bien que celle des Macrocephales dont parle Hippocrates, les Chinois ont insensiblement arresté & fixé le Mercure que leurs femmes avoient dans les pieds, les faisant ressembler à la Tortuë nommée par les Poëtes,

[94]Tardigrada, & domi porta,
Sub pedibus Veneris Cous quam finxit Apelles.

[94] Marchant lentement & portant sa maison, laquelle Apelles natif de l’isle de Coos a peinte & placée sous les pieds de Venus.

Ils ont empesché par ce moyen, qu’elles n’allassent plus à la promenade des bons hommes, & à leurs passe-temps accoustumez : De même que les Dames Venitiennes sont forcées de garder la maison plus souvent qu’elles ne voudroient, par l’usage & les incommoditez nompareilles de leurs grands patins. Mais l’histoire rapportée par Mocquet est bien plus étrange, & sent beaucoup mieux son Coup d’Estat ; car il dit avoir appris, & veu mêmement pratiquer entre les Caribes, peuples barbares & farouches, qu’arrivant la mort du mary pour quelque cause que ce soit, la femme est contrainte sous peine de demeurer infame, abandonnée, & mocquée de tous ses amis & parents, de se faire aussi mourir, & d’allumer un grand feu au milieu duquel elle se precipite avec autant de pompe & de réjoüissance, comme si elle estoit au jour de ses nopces ; de quoy ledit Mocquet s’étonnant fort, & en demandant la cause, on luy répondit que cela avoit esté sagement étably, pour remedier à la grande malice & lubricité des femmes de ce païs, qui avoient accoustumé devant la publication de cette loy, d’empoisonner leurs maris, lors qu’elles en estoient lasses ou qu’elles avoient envie d’en épouser quelque autre plus robuste & gaillard,

[95]Quique suo melius nervum tendebat Ulysse.

[95] Et qui fût plus vigoureux que son Ulysse.

Or si ce remede estoit bien proportionné à la nature de ceux qui l’avoient ordonné ; celuy que pratiqua Denys Tyran de Syracuse pour empescher les assemblées & banquets qui se faisoient de nuit, n’estoit pas aussi trop éloigné de la sienne : car sans témoigner qu’elles luy dépleussent, ou monstrer qu’il craignist qu’on ne les fist à dessein de conspirer contre son Estat, il se contenta d’introduire peu à peu l’impunité pour toutes les voleries & larcins qui se commettoient de nuit, les tournant plûtost en risée, & donnant la hardiesse par cette tolerance à tous les mauvais garçons de ladite Ville, de si mal traitter ceux qu’ils rencontroient la nuit par les ruës, que personne ne pouvoit sortir de sa maison aprés le Soleil couché qu’il ne se mist au hazard d’estre dévalisé, ou de perdre la vie par cette sorte de voleurs. Venons maintenant à quelques autres moins serieux & par consequent aussi moins fascheux & dangereux, en ce qui estoit de leur pratique ; Les Republiques de Grece voulant par regle de Police faire manger le poisson frais & à bon marché à leurs sujets, ils n’eurent point recours à quelque tariffe particuliere, de laquelle peut-estre que les ἰχθυοπώλαι, ou poissonniers (comme nous les appellons) auroient eu raison de se plaindre ; mais en se servant de l’avis que le Poëte Comique Alexis dit leur avoir esté proposé par Aristonique, ils defendirent sous grieve peine ausdits Marchands de poisson, de se pouvoir seoir dans le marché ny en vendant leurs marchandises, [96]ut ii standi tædio lassitudineque confecti, quàm recentissimos venderent. Ainsi les Romains defendoient aux Prestres de Jupiter de jamais monter à Cheval, ne, comme dit Festus Pompeius, [97]si longius urbe discederent, sacra negligerentur ; & pour moy j’ose dire, que si l’on vouloit remedier à la grande confusion qu’apporte le nombre excessif des carosses dans la Ville de Paris, il ne faudroit que confisquer ceux que l’on trouveroit par les ruës avec moins de cinq personnes dedans, puis qu’au moyen de cette ordonnance, ceux qui y vont tous les jours seuls, prendroient la housse, & les autres qui ne pourroient augmenter leur famille de trois ou quatre personnes, se resoudroient facilement de la diminuer de trois ou quatre bouches inutiles telles que seroient pour lors celles d’un cocher & de deux chevaux.

[96] Afin que lassés & ennuyés de se tenir debout ils les vendissent tout fraix.

[97] De peur qu’ils ne s’éloignassent par trop de la ville, & qu’ainsy le service divin fust negligé ou discontinué.

Il seroit facile d’augmenter le nombre de semblables exemples & secrets d’œconomie ; si les precedens ne pouvoient facilement nous faire juger des autres, & nous tracer le chemin pour passer de ce second degré au troisiéme, qui est celuy de la Politique & du Gouvernement des peuples, sous l’administration d’un seul, ou de plusieurs. Or est-il qu’en ce qui regarde celui-cy, pour ne rien laisser à dire de tout ce qui peut servir à son éclaircissement, nous pouvons remarquer trois choses, c’est à sçavoir la science generale de l’établissement & conservation des Estats & Empires pour la premiere ; laquelle science ne comprend pas seulement la traditive de Platon & d’Aristote, mais encore tout ce que Ciceron en son Livre des loix, Xenophon en son Prince, Plutarque en ses preceptes, Isocrate, Synesius, & les autres Auteurs ont jugé devoir estre entendu & pratiqué par ceux qui gouvernent : Aussi est-il vray qu’elle consiste en certaines regles approuvées & receuës universellement d’un chacun, comme par exemple que les choses n’arrivent pas fortuïtement ny necessairement, qu’il y a un Dieu premier Auteur de toutes choses, qui en a le soin, & qui a étably la recompense du Paradis pour les bons, & les peines des enfers pour les méchans : Que les uns doivent commander, & les autres obeïr : Qu’il est du devoir d’un homme de bien de defendre l’honneur de son Dieu, de son Roy, & de sa patrie envers tous & contre tous : Que la principale force du Prince gist en l’amour & union de ses sujets : Qu’il a droit de faire des levées d’argent sur eux pour subvenir aux necessitez de la guerre, & de l’estat de sa Maison : & ainsi des autres que Marnix, Ammirato, Paruta, Remigio, Fiorentino, Zinaro, Malvezzi & Botero ont fort bien expliquées dans leurs discours & raisonnemens Politiques.

La seconde est proprement ce que les François appellent, Maximes d’Estat, & les Italiens, [98]Ragion di stato, quoyque Botero ait compris sous ce terme toutes les trois differences que nous voulons établir, disant, que la [99]Ragione di stato, è notitia di mezzi atti à fundare, conservare, e ampliare un Dominio, en quoy il n’a pas si bien rencontré à mon jugement, que ceux qui la definissent, [100]excessum juris communis propter bonum commune, d’autant que cette derniere definition estant plus speciale, particuliere & determinée, l’on peut au moyen d’icelle distinguer, entre ces premieres regles de la fondation des Empires, lesquelles sont établies sur les loix & conformes à la raison ; & ces secondes que Clapmarius appelle mal à propos, [101]Arcana Imperiorum, & nous avec plus de raison, Maximes d’Estat ; puis qu’elles ne peuvent estre legitimes par le droit des Gens, civil ou naturel ; mais seulement par la consideration du bien, & de l’utilité publique, qui passe assez souvent par dessus celles du particulier. Ainsi voyons nous que l’Empereur Claudius ne pouvant par les loix de sa patrie prendre à femme sa niepce charnelle Julia Agrippina fille de Germanicus son frere, il eut recours aux loix d’Estat, pour fonder son evidente contradiction aux loix ordinaires & l’épousa, [102]ne fœmina expertæ fœcunditatis, dit Tacite, integra juventa, claritudinem Cæsarum in aliam domum transferret. (Libr. 12.) C’est à dire, de crainte que cette femme venant à se marier en quelque grande maison, le sang des Cesars ne s’étendist en d’autres familles, & ne produisist une multitude de Princes & Princesses, qui auroient eu avec le temps quelque pretension à l’Empire, & en suite occasion de troubler le repos public. Tibere pour cette même raison ne vouloit donner un mary à Agrippina veuve de Germanicus, & mere de celle dont nous venons de parler, bien qu’elle luy en demandast un avec pleurs & remonstrances, appuyées sur des raisons si puissantes & legitimes, qu’on ne pouvoit luy refuser sans commettre une injustice, laquelle neanmoins estoit legitimée par la loy de l’Estat, puis que Tibere n’ignoroit point [103]quantum ex Republica peteretur, (Tac. lib. 4. Annal.) c’est à dire de quelle consequence ce mariage estoit, & que les enfans qui en proviendroient, estant arriere-neveux d’Auguste la Republique Romaine tomberoit quelque jour en des grands troubles & partialitez, à cause des divers pretendans à la succession de l’Empire. Aucune loy ne permet pareillement, que nous procurions du mal & du desavantage, à celuy qui ne nous en a jamais fait ; & neanmoins cette maxime d’Estat rapportée par Tite Live, (Lib. 2. dec. 5.) [104]id agendum ne omnium rerum jus ac potestas ad unum populum perveniat, nous oblige de donner secours à nos Voisins contre ceux qui ne nous ont jamais offensé, de crainte que leur ruine ne serve d’un échelon pour haster la nostre, & que tous nos compagnons, estant devorez par ces nouveaux Cyclopes, nous n’en attendions autre grace que celle qui fut donnée à Ulysse, d’estre reservé pour satisfaire à leur derniere faim. C’est le pretexte duquel se servirent les Etoliens pour obtenir secours du Roy Antiochus, & Demetrius Roy des Illyriens pour exciter Philippes Roy de Macedoine & pere de Perseus à prendre les armes contre les Romains. C’est encore la raison pourquoy ce grand homme d’Estat Cosme de Medicis, n’eut rien tant à cœur, que d’empescher Milan de tomber sous l’autorité des Venitiens, lors que la race des Vicomtes & Ducs de Milan fut éteinte : & Henry le Grand ayant sceu que le Duc de Savoye avoit failly à surprendre Geneve, il dit tout haut, que si son coup eust reüssi, il l’auroit assiegé dedans dés le lendemain. Mais neanmoins quand le Roy d’Espagne a voulu envahir les Estats du même Duc, la France en vertu de la susdite Maxime, est allée puissamment au secours : Et c’est elle aussi qui a fourny d’excuse legitime aux alliances d’Alexandre Sixiéme & de François Premier avec le Grand Seigneur ; de pretexte aux traittez secrets de l’Espagnol avec les Huguenots de France ; & de passeport à tant de troupes que nous avons fait glisser de temps en temps non moins en la Valteline qu’en Hollande, bien qu’en apparence contre les regles sinon de la religion, au moins de la pieté commune & de nostre conscience. Bref sans cette consideration l’on n’auroit pas rompu tant de ligues dans Guicciardin ; Charles V n’auroit pas abandonné les Venitiens au Turc ; Charles VIII n’eust pas esté si promptement chassé d’Italie ; Paul V n’eust pas joüy si facilement du Duché de Ferrare ; ny le Pape qui siege à present de celuy d’Urbin : Tant de Princes ne desireroient pas la restitution du Palatinat, ny tant de prosperité au Roy de Suede, ny que Casal demeurast au Duc de Mantouë, si ce n’estoit pour borner en vertu de cette maxime, l’ambition demesurée de certains peuples, qui voudroient pratiquer sur les Princes voisins, ce que les riches Bourgeois pratiquent sur les pauvres,

[105]O si angulus ille
Parvulus accedat qui nunc denormat agellum.

(Horat. 2. lib. serm.)

[98] Raison d’Estat.

[99] Raison d’Estat est la connoissance ou science des moyens propres à poser les fondemens d’une Seigneurie, à la conserver & à l’agrandir.

[100] Excés du droit commun à cause du bien public.

[101] Secrets des Empires.

[102] Afin que cette femme dont la fecondité estoit reconnuë, & qui estoit en la fleur de son âge, ne portast en une autre maison l’illustre tige des Cesars.

[103] Combien il y alloit de l’interest de la Republique.

[104] Il faut faire cela afin que toute l’autorité ne viene point entre les mains d’un seul peuple.

[105] O, si nous pouvions faire approcher ce petit coin, qui defigure maintenant nostre terre, & la rend inégale.

Ajoustons encore que le droit de guerre ne permet point, que ceux-là soient en aucune façon outragez, qui mettent les armes bas pour implorer la misericorde du vainqueur ; & neanmoins lors que la quantité des prisonniers est si grande qu’on ne les peut facilement garder, nourrir & mettre en lieu de seureté, ou que ceux de leur party ne les veulent racheter, il est permis de les mettre tous bas par Maxime, d’autant qu’ils pourroient affamer une armée, la tenir en défiance, favoriser les entreprises de leurs compagnons, & causer mille autres difficultez. Et pour cette raison Alde Manuce (Discorso 3.) a creu, de pouvoir legitimement excuser Hannibal, de ce que en partant d’Italie il fit tuer au temple de la Deesse Junon tous les captifs Romains qui ne le voulurent pas suivre ; encore qu’eu égard à cette action & à quelques autres, Valere Maxime ait dit de luy, [106]Hannibal cujus majore ex parte virtus sævitia constabat. On peut encore rapporter à semblables maximes, les façons de faire, ou coustumes particulieres de certains peuples en ce qui est de leur gouvernement ; comme par exemple celle de nostre Loy Salique, si religieusement observée touchant la succession des Masles à la Couronne & l’exclusion des femmes, au moyen de laquelle le Royaume fut preservé pendant la Ligue de l’invasion des Espagnols : les bons & fideles François ayant protesté de nullité contre toutes les poursuites étrangeres, & donné congé à ces beaux Corrivaux par le texte formel de la Loy,

[107]Francorum Regni successor masculus esto.

[106] Hannibal dont la vertu consistoit pour la plus grande partie en cruauté.

[107] Que le successeur du Royaume de France soit mâle.

De même nature est aux Chinois la loy qui defend sur peine de mort l’entrée de leur Païs aux étrangers ; au Grand Turc la coustume de faire mourir tous ses parens ; au Roy d’Ormus de les aveugler ; à l’Ethiopien de les enfermer sur le plus haut coupeau d’une montagne inaccessible ; l’Ostracisme aux Atheniens ; la Matze aux peuples de Valaiz en Allemagne ; le Conseil des Discoles aux Luquois ; le Lac Orfane à Venise ; l’Inquisition en Espagne & en Italie, & autres semblables loix & façons de faire particulieres à chaque nation, qui n’ont toutes pour fondement autre droit que celuy de l’Estat, & neanmoins sont tres-religieusement observées, comme estant du tout necessaires à la manutention & conservation des Estats qui les pratiquent.

Finalement la derniere chose que nous avons dit cy-dessus devoir estre considerée en la Politique, est celle des Coups d’Estat, qui peuvent marcher sous la même definition que nous avons déja donnée aux Maximes & à la raison d’Estat, [108]ut sint excessus juris communis propter bonum commune, ou pour m’étendre un peu davantage en François, des actions hardies & extraordinaires que les Princes sont contraints d’executer aux affaires difficiles & comme desesperées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ny forme de justice, hazardant l’interest du particulier, pour le bien du public. Mais pour les mieux distinguer des Maximes, nous pouvons encore ajouster, qu’en ce qui se fait par Maximes, les causes, raisons, manifestes, declarations, & toutes les formes & façons de legitimer une action, precedent les effets & les operations, où au contraire és Coups d’Estat on void plustost tomber le tonnerre qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées, [109]ante ferit quam flamma micet, les matines s’y disent auparavant qu’on les sonne, l’execution precede la sentence ; tout s’y fait à la Judaique ; l’on y est pris [110]de Gallico sur le vert & sans y songer ; tel reçoit le coup qui le pensoit donner, tel y meurt qui pensoit bien estre en seureté, tel en patit qui n’y songeoit pas, tout s’y fait de nuit, à l’obscur, & parmy les brouillars & tenebres, la Deesse Laverne y preside, la premiere grace qu’on luy demande est,

[111]Da fallere, da sanctum justumque videri,
Noctem peccatis, & fraudibus objice nubem.

(Horat.)

[108] Qu’elles sont un excés du droit commun, à cause du bien public.

[109] Il frape avant que d’éclater.

[110] Selon le proverbe François.

[111] Fai qu’on se trompe & que je paroisse juste & saint, couvre mes pechés d’une nuit & mes fraudes d’une nuée.

Ils ont toutefois cela de bon que la même justice & equité s’y rencontre que nous avons dit estre dans les Maximes & raisons d’Estat ; mais en celles-là il est permis de les publier avant le coup, & la principale regle de ceux-cy est de les tenir cachées jusques à la fin. Et qu’ainsi ne soit les executions notables du Comte de S. Paul sous Louys XI, du Maréchal de Biron sous Henry IV, du Comte d’Essex sous Isabelle Reyne d’Angleterre, du Marquis d’Ancre sous le Roy à present regnant, des deux freres sous Henry III, de Majon sous Guillaume premier Roy de Sicile, de David Riccio sous Marie Stuart Reine d’Escosse, de Spurius Melius Chevalier Romain sous Ahala Servilius Colonel de la Cavallerie Romaine, & de Seianus & Plautian sous divers Empereurs ont esté toutes aussi legitimes & necessaires les unes que les autres, & toutefois les trois premieres doivent estre rapportées aux Maximes & raisons d’Estat, parce que le procés fut instruit auparavant l’execution ; & toutes les autres aux secrets & Coups d’Estat, parce que le Procés ne fut fait qu’en suite de l’execution. Nous y pouvons aussi apporter cette difference, que quand bien les formalitez auroient precedé l’execution, si neanmoins la religion y est grandement profanée, comme lors que les Venitiens disent, [112]somo Venetiani, dopo Chrestiani ; qu’un Prince Chrestien appelle le Turc à son secours ; que Henry VIII fit revolter son Royaume contre le saint Siege ; que le Duc de Saxe fomenta l’Heresie de Luther, que Charles de Bourbon prit Rome & fut cause de la prison du Pape & de la mort de trois Cardinaux : ou que l’affaire est du tout extraordinaire & de tres-grande consequence pour le bien & le mal qui en peut arriver ; alors on se peut encore servir du terme de Coup d’Estat, comme on pourra juger par le denombrement suivant de quelques-uns, qui ont esté pratiquez, non par des Turcs infideles ou Canibales ; mais par des Princes Chrestiens, tels qu’ont esté pour ne point flater ny épargner nostre Nation, les Roys de France, entre lesquels Clovis premier Roy Chrestien, en commit de si étranges, & de si éloignez de toute sorte de justice, que je ne sçay pas quelle pensée a eu le bon homme Savaron, de faire un livre de sa sainteté : Charles VII se contenta de pratiquer celuy de Jeanne la Pucelle ; Louys XI viola la foy donnée au Connestable, trompoit un chacun, sous le voile de Religion, & se servoit du Prevost l’Hermite pour faire mourir beaucoup de personnes sans aucune forme de procés ; François I fut cause de la descente du Turc en Italie, & ne voulut observer le traitté fait à Madrit ; Charles IX fit faire cette memorable execution de la Saint Barthelemy, & fit assassiner secretement Lignerolles & Bussy ; Henry III se défit de Messieurs de Guise ; Henry IV fit la Ligue offensive & defensive avec les Hollandois, pour ne rien dire de sa conversion à la Foy Catholique ; & Louys le Juste, duquel toutes les actions sont des miracles, & les Coups d’Estat des effets de sa justice, en a pratiqué deux notables en la mort du Marquis d’Ancre, & au secours des Valtelins. Pour les Venitiens s’il est vray qu’ils tiennent la maxime rapportée cy-dessus, il faut avoüer qu’ils demeurent plongez dans un continuel Machiavelisme, afin de passer sous silence beaucoup d’autres qu’ils commettent tous les jours : Les Florentins en se réjoüissant de la captivité de S. Louys en la terre Sainte, ne commirent pas un secret d’Estat ; mais une action tres-blasmable & honteuse, [113]e nota, dit le Villani, che quando questa novella venne in Firenze signoreggiando, Gibellini ne fecero festa à grandi fallo. Entre les Papes on peut remarquer la prison de Celestin, le poison d’Alexandre sixiéme, l’assassinat intenté & non parfait du fra Paulo, comme preuves tres-certaines, qu’ils ne dépoüillent pas toute leur humanité lors de l’élection. Charles d’Anjou Roy de Sicile fit decapiter Conradin & Frederic d’Austriche : Pierre d’Arragon autorisa les Vespres Sicilienes. Alphonse Roy de Naples, & Alexandre sixiéme eurent recours à Bajazet contre les forces de nostre Charles VIII : Henry VIII fit revolter l’Angleterre contre le saint Siege ; Charles V ne tint conte d’infeoder le Milanois au Duc d’Orleans, comme il avoit promis lors qu’il passa par la France ; le même pouvant ruiner les Protestans, il s’en servit pour nous faire la guerre, & les appella ses bandes noires ; il détourna ce que l’Allemagne avoit contribué pour la guerre du Turc à ruiner François premier, sa haine contre le Roy d’Angleterre à cause de sa tante fit roidir Rome contre Henry VIII, & donna occasion par ce moyen au schisme qui en survint, aprés lequel il se ligua avec luy, & le fit armer contre le Royaume de France : son Lieutenant Charles de Bourbon prit Rome, & y établit une telle persecution contre les Ecclesiastiques, [114]che non vi era Huomo che havesse ardire, di andar per la via in habito di chierico, ò di frate : (Il dialogo di Charonte.) Bref il se fit de son temps, & par son commandement un tel carnage d’hommes aux Indes, & païs nouvellement découverts, qu’il ne s’en est jamais fait un pareil. Philippes second ne voulut jamais permettre que le Pape se meslast de l’affaire de Portugal ; & fit pendre tous les soldats François, qui allerent au secours de Dom Antonio ; & qui ne sçait par quels moyens il traversa la reduction à l’Eglise de Henry IV & sa reconciliation avec le saint Siege, il le peut apprendre du Cardinal d’Ossat, qui a fort bien enregistré dans ses lettres tous les artifices qui furent lors pratiquez contre nostre Monarchie. Or ces exemples tirez de l’Histoire de dix ou douze Princes seulement, estant en si grand nombre, je croy qu’ils pourront aussi servir de preuve tres-veritable, pour monstrer, qu’encore que les écrits de Machiavel soient defendus, sa doctrine toutefois ne laisse pas d’estre pratiquée, par ceux même qui en autorisent la censure & la defense.

[112] Nous sommes Venitiens, & puis Chrestiens.

[113] Et remarquez que quand cette nouvelle vint à Florence, les Gibellins en firent une grande réjoüissance, mais mal à propos.

[114] Qu’il n’y avoit homme qui osast entreprendre d’aller par la ruë en habit de Clerc ou de religieux.

Mais d’autant qu’aprés avoir amplement discouru sur la definition des Coups d’Estat, il est aussi fort à propos de considerer quelle division l’on en peut faire ; il semble que la premiere & plus legitime est, de les diviser en secrets d’Estat justes & injustes, c’est à dire en Royaux & Tyranniques ; & que l’on peut rapporter aux premiers la mort de Plautian, de Seianus, du Mareschal d’Ancre, comme aux seconds celle de Remus & de Conradin.

Mais outre cette division, que je croy devoir estre suivie comme la principale, on peut encore les diviser en ceux qui concernent le bien public, & les autres qui ne regardent que l’interest particulier de ceux qui les entreprennent. Hannibal voulant pratiquer les premiers, commanda qu’on fist mourir ce prisonnier Romain, lequel en sa presence avoit combatu & surmonté un Elephant, [115]dicens eum indignum vita qui cogi potuerat cum bestiis decertare ; bien qu’il soit plus vray-semblable, comme a judicieusement remarqué Sarisberiensis, [116]eum noluisse captivum inauditi triumphi gloria illustrari, & infamari bestias, quarum virtute terrorem orbi incusserat. (Polycrat. cap. 2. lib. 1.) Et les Eliens, peuples de la Grece, ayant fait venir le sculpteur Phidias de la Ville d’Athenes, pour leur faire la statuë d’un Jupiter Olympien, comme ils virent que cette statuë estoit merveilleusement bien faite, & que, s’ils laissoient retourner Phidias à Athenes où il estoit rappellé, il y en pourroit faire quelque autre qui terniroit la gloire de celle-là ; ils l’accuserent de sacrilege, & luy ayant coupé les deux mains le renvoyerent en tel estat ; [117]nec puduit illos Jovem debere sacrilegio, dit Seneque : & le pauvre Phidias, [118]talem fecit Jovem, ut hoc ejus opus Elii ultimum esse vellent. Quant à ceux des particuliers ils ont esté pratiquez par tous les Legislateurs & nouveaux Prophetes, comme nous dirons cy-aprés.

[115] Disant que celuy qu’on avoit pû contraindre ou obliger à se battre contre une beste estoit indigne de vivre.

[116] Qu’il ne voulut pas qu’un prisonnier fust honoré de la gloire d’un triomphe inouï, & que les bestes, par la vertu desquelles il avoit donné de la terreur à tout le monde, fussent ainsy diffamées.

[117] Et ils n’eurent pas honte de devoir Jupiter à un sacrilege.

[118] Fit un tel Jupiter que les Eliens voulurent que ce fust son dernier ouvrage.

De plus on peut aussi les diviser en fortuits ou casuels, comme lors que Colomb persuada à certains habitans du nouveau monde, qu’il leur osteroit la Lune (qui se devoit bien-tost eclipser) s’ils ne luy fournissoient des vivres en abondance ; & en ceux qui sont premeditez, & que l’on entreprend aprés une meure deliberation, pour le bien evident que l’on juge en pouvoir avenir, tels que sont presque tous ceux desquels nous avons parlé.

Il y en a pareillement de simples qui se terminent par un seul coup, comme la mort de Seianus, & de composez qui pour lors sont ou suivis, ou precedez de quelques autres. Precedez, comme la saint Barthelemy de la mort de Lignerolle, des nopces du Roy de Navarre, & de la blessure de l’Admiral ; Suivis, comme l’execution du Mareschal d’Ancre, de celle de Travail, de sa femme la Marquise, & de l’exil de la Reine Mere.

De plus il y en a qui se font par les Princes, quand la necessité & la conjoncture des affaires le requierent ainsi, comme sont ceux desquels nous pretendons de parler seulement en ce discours ; & d’autres qui s’executent par leurs ministres, lesquels se servent bien souvent de l’Autorité de leurs Maistres pour conclure beaucoup d’affaires, soit pour leur utilité particuliere ou celle du public, sans neanmoins que le Prince en puisse connoistre les premiers ressorts ou mouvemens ; ainsi voyons nous que l’avancement de Postel sous François I, fut un petit Coup d’Estat du Chancelier Poyet ; que le mauvais rapport, que l’on fit du Philosophe Bigot au même Roy, en fut un de Castellan Evesque de Mascon ; & de nos jours la mort de Reboul, la prison de l’Abbé du Bois, le Chapeau rouge de Monsieur le Cardinal d’Ossat, ont esté attribuez à Monsieur de Villeroy ; ne plus ne moins que celuy de du Perron à Monsieur de Sully, & l’execution de Travail à Monsieur de Luynes. Mais parce qu’il seroit trop long & peut-estre ennuyeux, de rapporter icy toutes les divisions que l’on peut faire sur cette matiere, & que d’ailleurs elles sont presque inutiles & superfluës, je me contenteray des precedentes, & laisseray la liberté à un chacun d’en introduire & inventer telles autres que bon luy semblera.

Chapitre III.
Avec quelles precautions & en quelles occasions on doit pratiquer les Coups d’Estat.

Je viens maintenant à ce qui est de plus essentiel à ce discours, & puis que les bons & sages Medecins n’ordonnent jamais les remedes dangereux & violens, sans prescrire quand & quand toutes les precautions moyennant lesquelles on s’en peut legitimement servir ; il faut aussi que je fasse le même en cette occasion, & je le feray d’autant plus volontiers, que ces Coups d’Estat sont comme un glaive duquel on peut user & abuser, comme la lance de Telephe qui peut blesser & guerir, comme cette Diane d’Ephese qui avoit deux faces, l’une triste & l’autre joyeuse ; bref comme ces medailles de l’invention des Heretiques, qui portent la face d’un Pape & d’un diable sous mêmes contours & lineamens ; ou bien comme ces tableaux qui representent la mort & la vie, suivant qu’on les regarde d’un costé ou d’autre ; joint que c’est le propre de quelque Timon seulement, de dresser des gibets pour occasioner les hommes de s’y pendre ; & que pour moy je defere trop à la nature, & aux regles de l’humanité qu’elle nous prescrit, pour rapporter ces histoires afin qu’on les pratique mal à propos,

[119]Tam felix utinam, quàm pectore candidus essem :
Extat adhuc nemo saucius ore meo.

[119] Plût à Dieu que je fusse aussi heureux que j’ay le cœur sincere. Il n’y a encore personne que ma bouche ait blessé.

C’est pourquoy voulant prescrire les regles que l’on doit observer pour s’en servir avec honneur, justice, utilité, & bien-seance, j’auray recours à celles qu’en donne Charon (lib. 3. cap. 2.) & mettray pour la premiere, que ce soit à la defensive & non à l’offensive, à se conserver, & non à s’agrandir, à se preserver des tromperies, méchancetez, & entreprises ou surprises dommageables, & non à en faire. Le monde est plein d’artifices & de malices : [120]Per fraudem & dolum Regna evertuntur, dit Aristote, tu servari per eadem nefas esse vis, ajouste Lipse ; il est permis de joüer à fin contre fin, & auprés du Renard, contrefaire le Renard : Les loix nous pardonnent les delits que la force nous oblige de commettre : [121]Insitum est unicuique animanti, dit Saluste, ut se vitamque tueatur ; & au rapport de Ciceron (3. de offic.) [122]communis utilitatis derelictio contra naturam est, & pour lors il est besoin de biaiser quelquefois, de s’accommoder au temps & aux personnes, de mesler le fiel avec le miel, d’appliquer le cautere où les corrosifs ne font rien, le fer, où le cautere n’a point de puissance, & bien souvent le feu où le fer manque.

[120] On renverse les royaumes, par le moyen des fraudes & des finesses ; & tu veux qu’il soit defendu de les conserver par les mêmes moyens.

[121] C’est de la nature de tous les animaux qu’ils se defendent & leur vie aussi.

[122] L’abandon de l’utilité commune est contre la nature.

La seconde, que ce soit pour la necessité, ou evidente & importante utilité publique de l’Estat, ou du Prince, à laquelle il faut courir ; c’est une obligation necessaire & indispensable, c’est toujours estre en son devoir que de procurer le bien public, [123]semper officio fungitur, dit Ciceron (ibid.) utilitati hominum consulens & societati. Cette loy si commune & qui devroit estre la principale regle de toutes les actions des Princes, [124]Salus populi suprema lex esto, les absout de beaucoup de petites circonstances & formalitez, ausquelles la justice les oblige : Aussi sont-ils maistres des loix pour les allonger ou accourcir, confirmer ou abolir, non pas suivant ce que bon leur semble ; mais selon ce que la raison & l’utilité publique le permettent : l’honneur du Prince, l’amour de la patrie, le salut du peuple equipollent bien à quelques petites fautes & injustices ; & nous appliquerons encore le dire du Prophete, si toutefois il se peut faire sans rien profaner : [125]Expedit ut unus Homo moriatur pro populo, ne tota gens pereat.

[123] Celuy qui pourvoit au bien & à la societé des hommes fait toujours son devoir.

[124] Que la conservation du peuple soit la souveraine loy.

[125] Il est necessaire qu’un homme meure pour le peuple, afin que toute la nation ne perisse pas.

La troisiéme, que l’on marche plûtost en ces affaires au petit pas qu’au galop, puisque

[126]Nulla unquam de morte hominis cunctatio longa est.

(Claudien.)

& que l’on n’en fasse pas mestier & marchandise, crainte que le trop frequent usage n’attire aprés soy l’injustice. L’experience nous apprend, que tout ce qui est émerveillable & extraordinaire, ne se monstre pas tous les jours : les Cometes n’apparoissent que de siecles en siecles : les monstres, les deluges, les incendies du Vesuve, les tremblemens de terre, n’arrivent que fort rarement, & cette rareté donne un lustre & une couleur à beaucoup de choses, qui le perdent soudain que l’on en use trop frequemment,

[127]Vilia sunt nobis, quæcunque prioribus annis
Vidimus, & sordet quicquid spectavimus olim.

[126] Il n’y a jamais de retardement qui soit long quand il est question de faire mourir un homme.

[127] Nous méprisons tout ce que nous avons veu les années passées, & estimons comme de la bouë tout ce que nous ayons déja veu.

J’ajouste que si le Prince se tient dans la retenuë de ces pratiques, il ne pourra facilement en estre blasmé, ny ne passera à cette occasion pour tyran, perfide, ou barbare, d’autant que l’on ne doit proprement donner ces qualitez, qu’à ceux qui en ont contracté les habitudes, & ces habitudes dépendent d’un grand nombre d’actions souventefois repetées, [128]habitus est actus multoties repetitus, tout ainsi que la ligne est une suite de points, la superficie une multiplication de lignes, l’induction un amas de plusieurs preuves, & le syllogisme un entre-las de diverses propositions.

[128] L’habitude est un acte reïteré par plusieurs fois.

La quatriéme, que l’on choisisse toujours les moyens les plus doux & faciles, & que l’on prenne garde au precepte que donne Claudien à l’Empereur Honorius,

[129]Metii satiabere pœnis ?
Triste rigor nimius.

(de 4. Consul.)

[129] Te contenteras-tu de la punition de Metius ? C’est une chose triste que la trop grande rigueur.

Il n’appartient qu’à des tyrans de dire, [130]sentiat se mori, & qu’à des diables de se plaire aux tourmens des hommes ; il ne faut pas imiter en ces actions les chevaux des Courses Olympiques, lesquels on ne pouvoit plus retenir lors qu’une fois ils avoient pris carriere, il y faut proceder en juge, & non comme partie ; en Medecin, & non pas en bourreau ; en homme retenu, prudent, sage, & discret, & non pas en colere, vindicatif & abandonné à des passions extraordinaires & violentes : cette belle vertu de Clemence,

[131]Quæ docet ut pœnis hominum, vel sanguine pasci,
Turpe ferumque putes.

[130] Qu’il se sente mourir.

[131] Qui enseigne à estimer sale & cruël, de se repaitre des tourmens & du sang des humains.

est toujours plus estimée que la rigueur & severité ; la masse d’Hercules, disent les Poëtes, luy avoit esté donnée pour vaincre les Geans, punir les tyrans, & exterminer les monstres, & neanmoins elle estoit faite de la fourche d’un olivier, en symbole de paix & de tranquillité ; l’on peut souventefois remedier à un grand arbre qui s’en va mourant, en taillant seulement quelques-unes de ses branches ; & une simple seignée faite à propos, rompt bien souvent le cours à de grandes maladies ; bref il faut imiter les bons Chirurgiens qui commencent toujours par les operations les plus faciles à supporter ; & les Juifs qui donnoient certains breuvages aux condamnez à mort pour leur oster les sentimens, & la douleur du supplice ; la seule teste de Seianus devoit contenter Tibere ; Hannibal pouvoit bien rendre tous ses captifs inutiles à la guerre sans les tuer ; le Sac de Rome eut esté moins odieux, si l’on eust porté plus de respect aux temples & à leurs ministres ; & le Marquis d’Ancre n’eut pas esté moins justement puny, quand on ne l’eust point traisné & dechiré. [132]Illos crudeles vocabo, dit Seneque (de clem. cap. 4.) qui puniendi causam habent, modum non habent.

[132] J’appelleray ceux-là cruëls qui ont des raisons de punir, mais qui ne peuvent suivre de regles, & qui n’ont point de moderation.

La cinquiéme, que pour justifier ces actions, & diminuer le blâme qu’elles ont accoustumé d’apporter quand & soy, lors que les Princes se trouvent reduits & necessitez de les prattiquer, ils ne les fassent qu’à regret, & en souspirant, comme le pere qui fait cauteriser ou couper un membre à son enfant pour luy sauver la vie, ou luy arracher une dent pour avoir du repos ; c’est ce que le Poëte Claudien n’oublie pas en la description qu’il fait d’un bon Prince :

[133]Sit piger ad pœnas Princeps, ad præmia velox,
Quique dolet quoties cogitur esse ferox.

[133] Que le Prince soit lent au chastiment & prompt aux recompenses ; & qu’il ait du regret quand il est contraint à estre severe & rigoureux.

Il faut doncques retarder, ou au moins ne precipiter ces executions, les mascher & ruminer souvent dans son esprit, s’imaginer tous les moyens possibles pour les gauchir & éviter si faire se peut, si non pour les adoucir & faciliter ; & en un mot ne s’y point resoudre, qu’avec autant de difficulté que feroit un homme attaqué sur mer par la tempeste, à sacrifier tout son bien à la fureur de cet Element, ou un malade à se voir couper la jambe.

Aussi n’est-ce pas mon intention de finir icy le nombre de ces precautions par quelqu’une, que l’on puisse croire estre la derniere de celles qu’il y faut observer : l’ajouste qui voudra à ses écrits, pour moy je ne la mettray jamais aux miens, n’estimant pas raisonnable, de prescrire des fins & des limites à la clemence & humanité ; qu’elle étende ses bornes si loing qu’elle voudra, elles me sembleront toujours trop courtes & resserrées. Quand on n’a point peur que son cheval bronche on luy peut lascher la bride asseurément ; lors que le vent est bon on peut deployer toutes les voiles ; on ne doit borner les vertus que par les vices qui leur sont contraires, & tant qu’elles s’en éloignent assez pour n’y point tomber, on n’a que faire de les retenir. Il est bien vray qu’elles n’ont pas leur carriere si franche au sujet que nous traitons maintenant, comme en beaucoup d’autres, mais aussi sera-ce assez que le Prince qui ne peut estre du tout bon, le soit à demy, & que celuy qui par une raison superieure ne peut estre du tout juste, ne soit pas aussi du tout cruel, injuste & meschant. Mais quand bien nous n’aurions que ces cinq regles & precautions, je croy, qu’elles sont suffisantes de faire juger à ceux qui auront tant soit peu d’esprit & d’inclination au bien, ce qui sera de la raison, & encore que je ne les eusse point specifiées, la discretion toutefois & le jugement des hommes sages ne permettent pas qu’ils les puissent ignorer, veu que

[134]Quid faciat, quid non, homini prudentia monstrat.

(Paling. in Virgine.)

[134] La Prudence montre à l’homme ce qu’il doit ou ce qu’il ne doit pas faire.

Aussi est-ce bien mon intention que de toutes les Histoires que j’ay rapportées cy-dessus & que je cotteray encore dans la suite de ce discours, celles-là passent seulement pour legitimes, lesquelles estant appliquées à ces cinq regles ou à celles de la prudence en general, se rencontreront conformes à ce qui sera du droit & de la raison.

Mais toutes les maximes & precautions susdites ne servant que pour nous rendre mieux instruits & disposez à l’execution de ces Coups d’Estat, il faut maintenant voir en quelles rencontres & occasions on les peut pratiquer. Charon sans faire semblant de rien en propose 4 ou 5 dans son livre de la sagesse (l. 3. c. 2.) mais brievement [135]à la sfugita, & faisant comme les Scythes qui décochent leurs meilleures fléches lors qu’ils semblent fuïr le plus fort. Je les étendray davantage par raisons & exemples, & y en ajouteray beaucoup d’autres, qui serviront comme de titres, ausquels on pourra rapporter celles qui se rencontreront aprés dans les Auteurs & Historiens.

[135] A la dérobée.

Or entre ces occasions il n’y a point de doute qu’on doit faire marcher les premieres, quoy qu’elles soient à mon avis les plus injustes, celles qui se rencontrent en l’établissement & nouvelle erection ou changement des Royaumes & Principautez : Et pour parler premierement de l’erection, si nous considerons quels ont esté les commencemens de toutes les Monarchies, nous trouverons toujours qu’elles ont commencé par quelques-unes de ces inventions & supercheries, en faisant marcher la Religion & les miracles en teste d’une longue suite de barbaries & de cruautez. C’est Tite Live (l. 4. decad. 1.) qui en a le premier fait la remarque : [136]Datur, dit-il, hæc venia antiquitati, ut miscendo humana divinis, primordia urbium augustiora faciat. Ce que nous montrerons cy-aprés estre tres-veritable, mais pour cette heure, il nous faut demeurer dans le general, & commencer nostre preuve par l’établissement des quatre premieres & plus grandes Monarchies du monde. Cette tant renommée Reyne Semiramis qui fonda l’Empire des Assyriens, fut assez industrieuse pour persuader à ses peuples, qu’ayant esté exposée en son enfance, les oiseaux avoient eu le soin de la nourrir, luy apportant la becquée comme ils ont coustume de faire à leurs petits : & voulant encore confirmer cette fable par les dernieres actions de sa vie, elle ordonna qu’on feroit courir le bruit aprés sa mort qu’elle avoit esté convertie en pigeon, & qu’elle s’estoit envolée, avec une grande quantité d’oiseaux qui l’estoient venu querir jusques dans sa chambre. Elle eut encore la resolution de feindre & changer son sexe, & de femme qu’elle estoit devenir masle, joüant le personnage de son fils Ninus, & le contrefaisant en toutes ses actions : & pour mieux venir à bout de cette entreprise, elle s’avisa d’introduire une nouvelle sorte de vestemens parmy le peuple, qui estoient grandement favorables à couvrir & cacher ce qui pouvoit le plus facilement la faire reconnoistre pour femme. [137]Brachia enim ac crura velamentis, caput tiara tegit, & ne novo habitu aliquid occultare videretur, eodem ornatu populum vestiri jubet, quem morem vestis exinde gens universa tenet, & par ce moyen, [138]primis initiis sexum mentita, puer credita est. (Just. initio.) Cyrus qui établit la Monarchie des Perses, voulut aussi s’autoriser par la vigne que son grand pere Astyages avoit veu naistre [139]ex naturalibus filiæ, cujus palmite omnis Asia obumbrabatur ; & du songe que luy-même eut lors qu’il prit les armes, & qu’il choisit un esclave pour compagnon de toutes ses entreprises ; mais il faisoit encore mieux valoir l’opinion qu’une chienne l’avoit nourry & alaité dans les bois, où il avoit esté exposé par Harpago, jusques à ce qu’un Pasteur l’ayant rencontré fortuitement, il le porta à sa femme, & le fit soigneusement nourrir dans sa maison. Pour Alexandre & Romulus, comme leurs desseins estoient plus relevez, aussi jugerent-ils qu’il estoit necessaire de prattiquer davantage & de beaucoup plus puissans stratagemes. C’est pourquoy encore qu’ils commençassent aussi-bien que les precedens par celuy de leur origine, ils le porterent toutefois le plus haut qu’il se pouvoit faire, d’où Sidonius a eu occasion de dire,

[140]Magnus Alexander, nec non Romanus habentur
Concepti serpente Deo.

[136] On permet à l’Antiquité qu’en mélant des choses humaines parmy les divines, elle rende plus augustes les commencemens des villes.

[137] Car elle couvrit ses bras & ses jambes d’une robe, & la teste d’un turban ; & afin qu’elle ne semblast pas cacher quelque chose sous ce nouvel habit, elle ordonna que tout son peuple en prist de semblables, laquelle mode ce peuple garde encore.

[138] Au commencement s’estant travestie elle fut prise pour un garçon.

[139] De sa fille, dont l’ombre des sarmens couvroit toute l’Asie.

[140] Le grand Alexandre & le Romain sont estimés avoir esté conceus d’un serpent & d’un Dieu.

Car pour Alexandre il fit croire que Jupiter avoit accoustumé de venir voir & de se réjouïr avec sa mere Olympias sous la figure d’un serpent, & que lors qu’il vint au monde, la Déesse Diane assista si assiduement aux couches de ladite Olympias, qu’elle ne songea pas à secourir le temple qu’elle avoit en Ephese, lequel dans cet intervalle fut entierement consommé, par un fortuït embrasement. Quoy plus, afin de mieux établir l’opinion de sa divinité dans la croyance de ses sujets, il disposa les Prestres de Jupiter Ammon en Egypte, [141]ut ingredientem templum statim ut Ammonis filium salutarent ; (Justin. l. 11.) & pour mieux joüer encore son personnage, [142]Rogat num omnes patris sui interfectores sit ultus, respondent patrem ejus, nec posse interfici, nec mori ; il en vint même aux effets, commandant à Parmenion de démolir tous les temples, & d’abolir les honneurs que les peuples de l’Orient rendoient à Jason, [143]ne cujusquam nomen in Oriente venerabilius quam Alexandri esset. Ajoustons à cela que certains captifs luy ayant donné la connoissance du remede dont on se pouvoit servir contre les fléches empoisonnées des Indiens, il fit croire auparavant que de le publier, que Dieu le luy avoit revelé en songe. Mais cette insatiable cupidité l’ayant conduit jusques à se faire adorer, il reconnut enfin par les remonstrances de Callisthenes, par l’obstination des Lacedemoniens, & par les blessures qu’il recevoit tous les jours en combatant, que toutes ses forces ne seroient jamais suffisantes pour pouvoir établir cette nouvelle Apotheose, & qu’il faut une plus grande fortune pour gagner une petite place dans le ciel, que pour dompter icy bas & dominer toute la terre. Que si l’on veut ajouster à ces histoires celles de la mort de son Pere Philippe, de laquelle il fut consentant avec sa mere Olympias, & celle aussi de Clytus, qu’il tua de sa propre main, parce qu’il s’estoit acquis trop d’autorité entre les soldats, l’on trouvera qu’Alexandre pratiquoit en secret ce que Cesar a fait depuis tout ouvertement, [144]si violandum est jus, regnandi causa. Quant à Romulus, il se mit en credit par les histoires du Dieu Mars, qui pratiquoit familierement avec sa mere Rhea ; par celle de la Louve qui le nourrit ; par la tromperie des Vautours, la mort de son frere, l’Asile qu’il établit à Rome, le ravissement des Sabines, le meurtre de Tatius qu’il laissa impuny, & finalement par la mort en se noyant dans des marests, pour faire croire que son corps avoit esté enlevé dans les cieux, puis qu’on ne le pouvoit trouver en terre. Or si l’on ajouste à ces Coups d’Estat de Romulus, ceux que Numa Pompilius son successeur prattiqua au moyen de sa nymphe Egerie, & des superstitions qu’il établit pendant son Regne, il sera facile en suite de juger,

[145]Quibus auspiciis illa inclita Roma
Imperium Terris animos æquavit Olympo.

(Virgil.)

[141] Que dés qu’il entreroit au temple ils le salüassent comme le fils de Jupiter Ammon.

[142] Il demanda s’il ne s’estoit pas vengé de tous les meurtriers de son pere, & ils répondirent que son pere ne pouvoit ni estre tué ni mourir.

[143] Afin qu’il n’y eût point de nom en Orient plus venerable que celuy d’Alexandre.

[144] S’il faut violer le droit, c’est pour regner.

[145] Par quelle fortune cette fameuse Rome, a maistrisé toute la terre, & a porté son ambition aussi haut que l’Olympe.

Il est encore à propos de remarquer, que tout ainsi que cette domination Monarchique ne s’estoit pû établir sans beaucoup de ruses & de tromperies, il n’en fallut aussi gueres moins pour la détruire, lors que les Tarquins estant chassez de Rome à cause du violement de Lucresse, on changea l’Estat d’un Royaume en celuy d’une Republique. Car nous y pouvons premierement remarquer la folie simulée de Junius Brutus, sa cheute feinte, son baston de sureau presenté à l’oracle, & en suite l’execution qu’il fit faire de ses deux fils, tant parce qu’ils estoient amys des Tarquins, & accusez de les avoir voulu remettre dans la ville, qu’aussi parce que l’education qu’ils avoient receuë durant l’Estat Monarchique, estoit directement contraire à celuy qu’il vouloit établir : & pour couronner toutes ces actions par quelque grand Coup d’Estat, & par un vray [146]arcanum Imperii, il fit chasser de Rome Tarquinius Collatinus, quoy qu’il fust mary de Lucresse, qu’il eust esté son compagnon au Consulat, & qu’il n’eust pas moins contribué que luy à la ruine des Tarquins : car quoy qu’il prist pour pretexte que le nom des Tarquins estoit devenu si odieux aux Romains, qu’ils ne pouvoient pas même le souffrir en la personne de leurs amis ; son principal but neanmoins estoit de ne laisser aucun reste de ceux qu’il avoit poussez jusques à la derniere extremité, & aussi de ne partager la gloire de cette action avec une personne dont luy-même avoüoit & publioit le merite : [147]Meminimus, fatemur, ejecisti Reges, absolve beneficium tuum, aufer hinc regium nomen. (ap. Liv. l. 2.) Que si nous voulions examiner toutes les autres Monarchies & tous les Estats qui sont inferieurs à ces quatre, nous pourrions emplir un gros volume de semblables histoires. C’est pourquoy ce sera assez pour la derniere preuve de nostre maxime, d’examiner ce que pratiqua Mahomet, à l’établissement non moins de sa Religion, que de l’Empire lequel est aujourd’huy le plus puissant du monde. Certes comme tous les grands esprits (Postellus & alii) ont toujours eu l’industrie de prendre avantage des plus signalées disgraces qui leur sont arrivées, cettuy-cy pareillement voulut faire de même ; de façon que voyant qu’il estoit fort sujet à tomber du haut mal, il s’avisa de faire croire à ses amis que les plus violens paroxismes de son epilepsie, estoient autant d’extases & de signes de l’esprit de Dieu qui descendoit en luy ; il leur persuada aussi qu’un pigeon blanc qui venoit manger des grains de bled dans son oreille, estoit l’Ange Gabriel qui luy venoit annoncer de la part du même Dieu ce qu’il avoit à faire : En suite de cela il se servit du Moine Sergius pour composer un Alcoran, qu’il feignoit luy estre dicté de la propre bouche de Dieu ; finalement il attira un fameux Astrologue pour disposer les peuples par les predictions qu’il faisoit du changement d’Estat qui devoit arriver, & de la nouvelle loy qu’un grand Prophete devoit établir, à recevoir plus facilement la sienne lors qu’il viendroit à la publier. Mais s’estant une fois apperceu que son Secretaire Abdala Ben-salon, contre lequel il s’estoit picqué à tort, commençoit à découvrir & publier telles impostures, il l’égorgea un soir dans sa maison, & fit mettre le feu aux quatre coins, avec intention de persuader le lendemain au peuple que cela estoit arrivé par le feu du Ciel, & pour chastier ledit Secretaire qui s’estoit efforcé de changer & corrompre quelques passages de l’Alcoran. Ce n’estoit pas toutefois à cette finesse que devoient aboutir toutes les autres, il en falloit encore une qui achevast le mystere, & ce fut qu’il persuada au plus fidelle de ses domestiques, de descendre au fond d’un puits qui estoit proche d’un grand chemin, afin de crier lors qu’il passeroit en compagnie d’une grande multitude de peuple qui le suivoit ordinairement, Mahomet est le bien-aymé de Dieu, Mahomet est le bien-aymé de Dieu : & cela estant arrivé de la façon qu’il avoit proposé, il remercia soudain la divine bonté d’un témoignage si remarquable, & pria tout le peuple qui le suivoit de combler à l’heure même ce puits, & de bastir au dessus une petite Mosquée pour marque d’un tel miracle. Et par cette invention ce pauvre domestique fut incontinent assommé, & ensevely sous une gresle de cailloux, qui luy osterent bien le moyen de jamais découvrir la fausseté de ce miracle,

[148]Excepit sed terra sonum, calamique loquaces.

(Petron. in Epigram.)

[146] Secret d’Empire.

[147] Il nous en souvient, nous le confessons, tu as chassé les Roys, paracheve cette bonne action, & oste d’icy le nom royal.

[148] Mais la terre & les plumes babillardes en receurent le son.

La seconde occasion que l’on peut avoir de pratiquer ces coups fourrez, est la conservation, ou rétablissement, & restauration des Estats & Principautez, lors que par quelque malheur ou par la seule longueur du temps, qui mine & consomme toutes choses, ils commencent à pancher vers leur ruine, & à menacer d’une prochaine cheute, si bien-tost l’on n’y donne ordre. Et certes d’autant plus que toutes les choses ayment leur conservation, & sont obligées de maintenir autant qu’il est possible les principes de leur estre, ou au moins de leur bien estre ; je me persuade aussi qu’il est alors permis, voire même necessaire que ce qui a servy à les établir, serve aussi à les maintenir. J’ajouste encore que si l’opinion d’Ovide est veritable,

[149]Non minor est virtus quàm quærere parta tueri :
Casus inest illic, hic erit artis opus,

[149] Il n’y a pas moins de vertu à conserver qu’à aquerir du bien : en celui-cy il y a de la fortune, mais celui-là est une œuvre de l’industrie.

on doit raisonnablement conclure, que ces Coups d’Estat sont plus necessaires pour la conservation & manutention des Monarchies, que pour leur établissement ; au moins seront-ils plus justes, puis que auparavant qu’un Estat soit formé & dressé, il n’y a nulle necessité de l’établir ; tant s’en faut, c’est le plus souvent un coup de hazard, ou l’effet de la puissance & ambition de quelque particulier ; mais au contraire quand il est étably & policé, l’on est en suite obligé de le maintenir. Or puis qu’il ne seroit pas à propos de ressembler à ces vagabonds & Cingaristes,

[150]Quos aliena juvant, propriis habitare molestum.

[150] Qui se plaisant chés autruy, ne sçauroient demeurer dans leur propre maison.

aprés avoir tiré tant de preuves & d’exemples des Histoires étrangeres, il ne sera pas comme je croy hors de propos de feüilleter un peu la nostre, puis qu’elle peut nous en fournir d’aussi remarquables que celles des Grecs & des Romains. Et à la verité quand je considere ce que fit Clovis nostre premier Roy Chrestien, il faut avoüer que je n’ay encore rien veu de semblable en toute l’antiquité. Car la Gaule se trouvant divisée lorsqu’il vint à la Couronne en quatre diverses nations, dont le Visigoth possedoit la Gascogne, le Bourguignon estoit Maistre du Lionnois, les Romains commandoient à Soissons & à toutes ses appartenances, & les François qui pour lors estoient encore presque tous Payens, gouvernoient le demeurant : Il luy prit envie de reünir & rassembler ces quatre pieces separées sous son Empire, comme Esculape fit les membres d’Hippolyte. Et pour ce faire, considerant que la Religion Payenne commençoit insensiblement à vieillir, & à se diminuer, aprés avoir gagné la bataille de Tolbiac sur un Prince Allemand, il prit resolution de se faire Chrestien, & de se concilier par ce moyen la bienveillance non seulement de la Reyne Clothilde sa femme, mais encore de beaucoup de Prelats, & de tout le commun peuple de la France. Surquoy je dois remarquer comme en passant, qu’encore qu’il me seroit plus seant de rapporter les premiers motifs d’un changement si remarquable à quelque sainte inspiration, octroyée au Roy Clovis par les prieres de la bonne Reyne Clothilde, & que je ferois mieux d’interpreter toutes ces choses douteuses en bien ; il faut neanmoins que je me range icy du costé des Politiques, qui seuls ont le privilege de les interpreter en mal, ou au moins d’y remarquer quelque ruse & stratageme, afin de demeurer toujours du costé des plus fins, & d’aiguiser l’esprit de ceux qu’ils instruisent par le recit de ces actions remarquables & judicieuses à la verité, mais qui ne sont fondées le plus souvent que sur de vaines conjectures, & sur des soupçons qui ne donnent & ne peuvent en aucune façon prejudicier à la verité de l’Histoire. Continuant doncques à parler de cette conversion de Clovis suivant les sentiments de Pasquier, & de quelques autres Politiques, nous dirons que l’Escu descendu du Ciel, les miracles du Sacre, & l’Auriflamb, dont Paul Emile ne dit mot, furent de petits Coups d’Estat pour autoriser le changement de Religion, duquel il se vouloit servir comme d’une puissante machine pour ruiner tous les petits Princes qui estoient ses voisins. Et en effet il commença par le Romain, contre lequel la haine commune des nations étrangeres combatoit, puis par le Visigoth & Bourguignon, sous ombre qu’ils estoient Arriens, & ensuite il entreprit les Princes Ragnacaire, Cacarie, Sigebert & son fils, descendans de Clodion, qui occupoient encore quelques petits échantillons de la France ; & il les fit tous frauduleusement assassiner, sans autre pretexte que pour eviter le ressentiment qu’ils pourroient avoir un jour du tort que leur avoit fait Merové son ayeul. Et aprés cela je laisse à juger comme j’ay déja fait cy-dessus, quelle raison a pû avoir Monsieur Savaron de faire un livre afin de prouver & établir la sainteté de Clovis. Pour moy je croy que la meilleure preuve qu’il nous en pouvoit donner, estoit de luy faire dire comme fit un certain Poëte à Scipion,

[151]Si fas cædendo cælestia scandere cuiquam,
Mi soli Cæli maxima porta patet.

[151] Si par des meurtres on peut monter au ciel, la porte n’en est ouverte qu’à moy seul.

Neanmoins comme la sagesse des hommes n’est que pure folie devant Dieu, il arriva que ses successeurs se laissant conduire par les Maires du Palais comme des bufles par le nez, le Royaume aprés avoir changé de diverses mains, aboutit finalement à Pepin rejetton de la famille de Clodion, comme il est fort bien expliqué par Pasquier ; & ainsi Clovis augmenta à la verité, & unit le Royaume de France, mais il ne put toutefois le conserver long-temps à sa maison, ny à ceux qui en sont descendus. La France doncques ayant esté reünie de la sorte par Clovis, & un peu aprés baucoup augmentée par Charlemagne, elle se conserva long-temps en un estat assez florissant, jusques à ce que les Anglois sortant de leur nid, ils y apporterent la guerre, & la continuerent si obstinément, qu’en estant presque devenus maistres, il fut necessaire sous Charles VII, d’avoir recours à quelque Coup d’Estat pour les en chasser : ce fut doncques à celuy de Jeanne la Pucelle, lequel est avoüé pour tel par Juste Lipse en ses Politiques, & par quelques autres Historiens étrangers, mais particulierement par deux des nostres, sçavoir du Bellay Langey en son art militaire, & par du Haillan en son Histoire, pour ne citer icy beaucoup d’autres Ecrivains de moindre consideration. Or ce Coup d’Estat ayant si heureusement reüssi que chacun sçait, & la Pucelle n’ayant esté brulée qu’en effigie, nos affaires commencerent un peu aprés à s’empirer, tant par les guerres precedentes, que par celles qui vinrent ensuite, & la France devint comme ces corps cachectiques & mal sains qui ne respirent que par industrie, & ne se soustiennent que par la vertu des remedes : car elle ne s’est depuis ce temps là maintenuë que par le moyen des stratagemes pratiquez par Louïs XI, François I, Charles IX, & par ceux encore qui leur ont succedé, desquels je ne diray rien presentement, puis que toutes nos Histoires en sont pleines, & qu’il y aura lieu cy-aprés de rapporter ceux qui me sembleront les plus remarquables.

La troisiéme raison qui peut legitimer ces Coups d’Estat, est lors qu’il s’agit d’affoiblir ou casser certains droits, privileges, franchises & exemptions dont joüissent quelques sujets au prejudice & diminution de l’autorité du Prince ; comme lors que Charles V, voulant ruiner le droit de l’élection, & asseurer l’Empire à sa famille, se servit pour cet effet des predications de Luther, & luy donna tout loisir d’établir sa doctrine, afin que sa predication prenant pied en Allemagne, la division se glissast parmy les Princes Electeurs, & qu’il eust le moyen de les ruiner plus facilement, lors qu’il les voudroit entreprendre. C’est ce que Monsieur le Duc de Nevers a si bien remarqué dans le Discours qu’il fit imprimer en l’an 1590, sur la condition des affaires de l’Estat, dedié au Pape Sixte cinquiéme, que je ne puis moins faire que de rapporter icy les propres termes dont il s’est servy. Le pretexte de la Religion, dit-il, n’est pas une chose nouvelle, & beaucoup de grands Princes s’en sont servis pour cuider parvenir à leur but. Je veux cotter la guerre que Charles V fit contre les Princes Protestans de la secte de Luther, car il ne l’eust jamais entrepris, s’il n’eust eu intention de rendre hereditaire à la Maison d’Austriche la Couronne Imperiale ; partant il s’attaqua aux Princes Electeurs de l’Empire pour les ruiner & abolir cette élection. Car si le zele de l’honneur de Dieu, & le desir de soustenir la sainte Religion Catholique eust dominé son esprit, il n’eust retardé depuis l’an 1519, qu’il fut éleu Empereur, jusques en l’année 1549, à prendre les armes pour éteindre, comme il luy eust esté lors fort aisé à faire, l’heresie que Luther commença d’allumer dés l’an 1526 en Allemagne, sans attendre qu’elle eust embrasé la plus grande region de l’Europe : mais parce qu’il estimoit que telle nouveauté luy pourroit apporter commodité plus que dommage ; tant à l’endroit du Pape que des Princes de Germanie, à cause de la division que cette heresie engendroit parmy eux, specialement entre les Princes seculiers & les autres, voire aussi parmy les simples laics, il la laissa augmenter jusques à ce qu’elle eust produit l’effet qu’il avoit projetté ; & lors il suscita le Pape Paul troisiéme pour faire la guerre aux Protestans sous pretexte de Religion, mais en intention de les exterminer & rendre l’Empire hereditaire à sa Maison. Cela fut aussi remarqué par François premier en son Apologie de l’an 1537. L’Empereur sous couleur de la Religion armé de la ligue des Catholiques, veut opprimer l’autre, & se faire le chemin à la Monarchie : C’estoit à la verité une grande ruse conceuë de longue-main, avec beaucoup de jugement & de prudence. Mais Philippe second en pratiqua une autre, de laquelle l’effet fut bien plus prompt & asseuré, quoy qu’en chose de moindre consequence, puis qu’elle n’avoit autre but que d’abolir les privileges octroyez autrefois au Royaume d’Arragon, qui estoient en effet si avantageux, & si courageusement maintenus par ce peuple, que les Roys d’Espagne ne se pouvoient pas vanter de leur commander absolument : voyant doncques qu’il se presentoit une belle occasion de les ruiner, sur ce que Antonio Perez son Secretaire d’Estat & leur compatriote, aprés avoir rompu les prisons de Castille s’estoit retiré en Arragon, pour asseurer sa vie sous la faveur des Privileges octroyez à ce Royaume : il jugea que c’estoit un beau pretexte pour se tirer une telle épine du pied : c’est pourquoy ayant sous main pratiqué les Jesuites afin qu’ils excitassent le peuple à prendre les armes, & à defendre les privileges & libertez du païs, luy de son costé met ensemble une grosse armée, & fait mine de vouloir combattre celle des Arragonois ; sur ces entrefaites les Jesuites commencent à joüer leur jeu, & à chanter la palinodie, remonstrant au peuple que veritablement le Roy avoit la raison de son costé, que ses forces estoient trop puissantes, les leurs trop foibles pour attendre le hazard de quelque rencontre, aprés laquelle il n’y auroit point de pardon ; bref ils font si bien que la peur & l’étonnement se glissent dans le cœur des Arragonois, leur armée se dissipe, chacun s’étonne, s’enfuit, se cache, & cependant l’armée du Roy d’Espagne passe outre, entre dedans Sarragosse, y bastit une Citadelle, demolit les maisons principales, fait mourir les uns, bannit les autres ; & n’oublie rien pour ruiner & dompter entierement cette Province, laquelle est maintenant plus sujette & soumise au Roy d’Espagne qu’aucune autre.

Au contraire lors qu’il faut établir quelque loy notable, quelque reglement ou arrest de consequence, il est bon de se servir des mêmes moyens, & d’avoir recours à ces maximes ; & qu’ainsi ne soit nous en avons tant d’exemples pratiquez par les Romains, & autres peuples estimez des plus sages, qu’il n’est pas même bien-seant d’en douter : Y a-t-il rien de plus cruël que de decimer toute une legion, pour la fuite ou lascheté de quelques soldats particuliers ? & neanmoins cette loy fut établie & soigneusement observée par les Romains, afin de tenir tous les soldats en leur devoir par la terreur de ces supplices. Et les mêmes Romains, voulant empescher les attentats que les esclaves domestiques pouvoient faire sur la vie de leurs Maistres, ils ordonnerent, que lors qu’un tel delit auroit esté commis en quelque maison, tous les esclaves qui s’y rencontreroient seroient égorgez aux funerailles de leur Maistre ; & cette loy fut si religieusement observée, que Pedanius Prefect de la ville ayant esté tué par un de ses esclaves, il y en eut 400 de compte fait qui furent executez, nonobstant les intercessions que fit pour eux tout le peuple de Rome, & nonobstant même l’avis de quelques Senateurs, ausquels Cassius s’opposa ouvertement, & avec tant de raisons, que l’opinion contraire, quoy que jugée totalement inhumaine, fut suivie, comme il est rapporté par Tacite. (l. 4. Annal.) Aussi est-ce le precepte de Ciceron, (1. Officior.) que [152]ita probanda est mansuetudo atque clementia, ut Reipublicæ causa adhibeatur severitas, sine qua administrari civitas non potest. Les Perses avoient anciennement étably cette loy pour asseurer la vie de leur Prince, que quiconque entreprenoit sur elle, n’estoit pas seulement puny en sa personne, mais en celle de tous ses parens, que l’on faisoit mourir du même supplice, comme on le remarque particulierement de Bessus ; & Fernand Pinto dit avoir esté en un Royaume, où il vit pratiquer la même coustume, sur plus de cinquante ou soixante personnes, qui estoient toutes parentes d’un jeune Page, lequel en l’âge de dix ou douze ans avoit bien eu la hardiesse de tuër son Roy. Le grand Tamerlan ayant sceu qu’un soldat de son armée avoit beu une chopine de laict sans l’avoir voulu payer, il le fit éventrer en presence de tous ses compagnons, afin de les tenir par cet exemple si extraordinaire, dans l’obeïssance de ses commandemens. Les crimes de fausse monoye & d’heresie n’estoient pas plus griefs il y a cent ans qu’à cette heure, & neanmoins en ce temps-là, les Faux Monoyeurs estoient bouillis tout vifs dans de l’huile, & les Heretiques brulez, le tout non à autre fin, que pour imprimer la terreur de ces supplices, és esprits de ceux que la simple defense du Prince n’estoit pas suffisante de retenir en leur devoir, [153]& sic multorum saluti potiùs quàm libidini consulendum. (Salust. ad Cæsar.)

[152] Il faut user de douceur & de clemence en la temperant de quelque severité pour le bien public, sans laquelle on ne sçauroit gouverner une ville.

[153] Et ainsy il faut plustost pourvoir au salut de plusieurs, qu’à leur appetit particulier.

Une autre occasion de demeurer roide en l’execution de ces maximes, est lors qu’il est necessaire de ruiner quelque puissance, laquelle pour estre trop grande, nombreuse, ou étenduë en divers lieux, on ne peut pas facilement abatre par les voyes ordinaires,

[154]Cùm illam
Defendat numerus, junctæque umbone phalanges.

[154] Parce qu’elle est defenduë par des troupes nombreuses & par des regimens armés.

Et quoy qu’il fut grandement à desirer que l’on pust en venir toujours aussi facilement à bout, que les Roys d’Espagne ont fait des Morisques & Marans, qu’ils chasserent par deux fois de leurs Royaumes, jusques au nombre de plus de deux cens quarante mille familles, & ce en vertu d’un simple Edict & Commandement : Neanmoins parce que toutes les affaires ne sont pas semblables en leurs circonstances, ny les maladies accompagnées de mêmes symptomes ou accidens ; aussi faut-il bien souvent changer de remedes, & en pratiquer quelquefois de plus violens les uns que les autres,

[155]Ulcera possessis altè suffusa medullis,
Non leviore manu, ferro curantur & igne ;
Ad vivum penetrant flammæ, quo funditus humor
Defluat, & vacuis corrupto sanguine venis
Arescat fons ille mali.

(Claudian. 3. in Eutrop.)

[155] On guerit par le fer & le feu, & non par quelque remede doux, les ulceres qui se sont attachés au plus profond des mouëlles ; les flammes penetrant jusques au vif, font entierement evacuer l’humeur peccante, & tarir ensuite la cause du mal, ayant tiré tout ce qu’il y avoit de mauvais sang dans les veines.

La main basse que Mithridates fit faire en un seul jour sur quarante mille Citoyens Romains épandus en divers endroits de l’Asie, estoit un des Coups d’Estat dont je pretens parler. Comme aussi les Vespres Sicilienes, autorisées par Pierre Roy d’Arragon, & subtilement tramées par Prochyte grand Seigneur du païs, lequel déguisé en Cordelier noüa si bien la partie, qu’un jour de Pasques ou de Pentecoste de l’an M CC LXXXII, lors qu’on sonnoit le premier coup des vespres, les Siciliens massacrerent tous les François qui estoient dans leur Isle, sans même pardonner aux femmes ny aux petits enfans. Pareille histoire se passa encore il n’y a pas vingt ans dans l’Isle de Magna, où les habitans de la ville de Corme, se delivrerent par un semblable moyen, & en une seule nuit d’une armée de trente mille hommes, qui y avoit esté envoyée par Arcomat Lieutenant du Roy de Perse. Mais puis que nous avons dans nostre Histoire de France l’exemple de la Saint Barthelemy, qui est un des plus signalez que l’on puisse trouver en aucune autre, il nous y faut particulierement arrester, pour la considerer suivant toutes ses principales circonstances. Elle fut doncques entreprise par la Reyne Catherine de Medicis, offensée de la mort du Capitaine Charry ; par Monsieur de Guise, qui vouloit venger l’assassinat de son Pere, commis par Poltrot à la sollicitation de l’Amiral & des Protestans ; & par le Roy Charles & le Duc d’Anjou ; le premier se voulant vanger de la retraite que lesdits Protestans luy firent faire plus viste qu’il ne vouloit de Meaux à Paris, & tous deux pensant de pouvoir par ce moyen ruiner les Huguenots, qui avoient esté cause de tous les troubles & massacres survenus pendant l’espace de trente ou quarante ans en ce Royaume. L’affaire fut concertée fort long-temps, & avec une telle resolution de la tenir secrete, que Lignerolles Gentilhomme du Duc d’Anjou, ayant témoigné au Roy, encore bien que couvertement, d’en sçavoir quelque chose, il fut incontinent aprés dépesché, par un duel que le Roy même sous main luy suscita. Le lieu choisi pour y attirer tous les plus riches & autorisez d’entre les Huguenots fut Paris. L’occasion fut prise sur la réjoüissance des noces entre le Roy de Navarre, qui estoit de la Religion, & la Reyne Marguerite. La blessure de l’Amiral causée par le Duc de Guise son ancien ennemy, fut le commencement de la tragedie : les moyens de l’executer en faisant venir douze cens Arquebusiers, & les compagnies des Suisses à Paris furent mêmement approuvez par l’Amiral, sur la croyance qu’il eut que c’estoit pour le defendre contre la Maison de Lorraine : bref tout fut si bien disposé, que l’on ne manque en chose quelconque sinon en l’execution, à laquelle si on eust procedé rigoureusement il faut avoüer que c’eust esté le plus hardy Coup d’Estat, & le plus subtilement conduit, que l’on ait jamais pratiqué en France ou en autre lieu. Certes pour moy, encore que la Saint Barthelemy soit à cette heure également condamnée par les Protestans & par les Catholiques, & que Monsieur de Thou nous ait rapporté l’opinion que son pere & luy en avoient par ces vers de Stace,

[156]Occidat illa dies ævo, neu postera credant
Sæcula ; nos certè taceamus, & obruta multa
Nocte, tegi propriæ patiamur crimina gentis.

[156] Qu’il ne se parle jamais plus de ce jour, & que les siecles avenir ne croyent point qu’il ait esté ; & pour nous gardons le silence & couvrons les crimes de nostre propre nation, les ensevelissant dans des profondes tenebres.

Je ne craindray point toutefois de dire que ce fut une action tres-juste, & tres-remarquable, & dont la cause estoit plus que legitime, quoy que les effets en ayent esté bien dangereux & extraordinaires. C’est une grande lascheté ce me semble à tant d’Historiens François d’avoir abandonné la cause du Roy Charles IX, & de n’avoir monstré le juste sujet qu’il avoit eu de se défaire de l’Amiral & de ses complices : on luy avoit fait son procés quelques années auparavant, & ce fameux arrest estoit intervenu en suite, qui fut traduit en huit langues, & intimé ou signifié, si l’on peut ainsi dire, à toutes ses troupes ; on avoit donné un second arrest en explication du premier, & tous les Protestans avoient esté si souvent declarez criminels de leze Majesté, qu’il y avoit un grand sujet de loüer cette action, comme le seul remede aux guerres qui ont esté depuis ce temps-là, & qui suivront peut-estre jusques à la fin de nostre Monarchie, si l’on n’eust point manqué à l’axiome de Cardan, qui dit : [157]Nunquam tentabis, ut non perficias. (in Proxen.) Il falloit imiter les Chirurgiens experts, qui pendant que la veine est ouverte, tirent du sang jusques aux defaillances, pour nettoyer les corps cacochymes de leurs mauvaises humeurs. Ce n’est rien de bien partir si l’on ne fournit la carriere : le prix est au bout de la lice, & la fin regle toujours le commencement. On me pourra toutefois objecter qu’il y a trois circonstances à cette action qui la rendent extremement odieuse à la posterité. La premiere que le procedé n’en a pas esté legitime, la seconde que l’effusion de sang y a esté trop grande, & la derniere que beaucoup d’innocens ont esté envelopez avec les coupables. Mais pour y satisfaire je répondray à ce qui est de la premiere, qu’il faut entendre là-dessus nos Theologiens lors qu’ils traittent [158]de fide Hæreticis servanda, & cependant je diray de mon chef, que les Huguenots nous l’ayant rompuë plusieurs fois, & s’estant efforcez de surprendre le Roy Charles, à Meaux & ailleurs, on pouvoit bien leur rendre la pareille ; & puis ne lisons nous pas dans Platon (5. de Rep.) que ceux qui commandent, c’est à dire les Souverains, peuvent quelquefois fourber & mentir quand il en doit arriver un bien notable à leurs sujets ? Or pouvoit-il arriver un plus grand bien à la France, que celuy de la ruine totale des Protestans ? Certes ils nous la baillerent si belle par leur peu de jugement, que c’eust presque esté une pareille faute à nous de les manquer, comme à l’Amiral de s’estre venu enfermer avec toute la fleur de son party, dans la plus grande ville & la plus ennemie qu’il pust avoir, sans se défier de la Reyne mere, à laquelle il avoit tué Charry, de ceux de Lorraine desquels il avoit fait assassiner le Pere, & du Roy qu’il avoit fait galloper depuis Meaux jusques à Paris. Ne sçavoit-il pas que sa Religion estant haïe aux personnes mêmement les plus douces & traitables, elle ne pouvoit estre qu’abominée & detestée en la sienne, & en celle de tant de coupejarets desquels il estoit ordinairement accompagné ? D’ailleurs le bruit qu’on fit courir en même temps qu’ils avoient entrepris de nous traitter comme on les traitta incontinent aprés leur dessein découvert, ne pouvoit-il pas estre veritable ? beaucoup le tiennent pour tres-asseuré, & pour moy j’estime qu’excepté les Politiques, chacun le peut tenir pour constant. Quant à ce qui est de l’effusion de sang qu’on dit y avoir esté prodigieuse, elle n’égaloit pas celle des journées de Coutras, de Saint Denys, de Moncontour, ny tant d’autres tuëries, desquelles ils avoient esté cause. Et quiconque lira dans les Histoires, que les habitans de Cesarée tuërent quatre-vingts mille Juifs en un jour ; qu’il en mourut un million deux cens quarante mille en sept ans dans la Judée ; que Cesar se vante dans Pline d’avoir fait mourir un million cent nonante & deux mille hommes en ses guerres étrangeres ; & Pompée encore davantage ; que Quintus Fabius envoya des Colonies en l’autre monde, de 100000 Gaulois, Caius Marius de 200000 Cimbres, Charles Martel de 300000 Theutons ; que 2000 Chevaliers Romains, & 300 Senateurs, furent immolez à la passion du Triumvirat, quatre legions entieres à celle de Sylla, 40000 Romains à celle de Mithridate ; que Sempronius Gracchus ruina 300 villes en Espagne, & les Espagnols toutes celles du Nouveau monde, avec plus de 7 ou 8 millions d’habitans : Qui considerera, dis-je, toutes ces sanglantes tragedies, une bonne partie desquelles se trouve enregistrée dans le traitté de la Constance de Juste Lipse, il aura assez de quoy s’étonner parmy tant de barbaries, & de croire aussi que celle de la Saint Barthelemy n’a pas esté des plus grandes, quoy qu’elle fust une des plus justes & necessaires. Pour la troisiéme difficulté elle semble assez considerable, veu que beaucoup de Catholiques furent enveloppez dans la même tempeste, & servirent de curée à la vengeance de leurs ennemis ; mais il ne faut que la maxime de Crassus dans Tacite (Annal. 14.) pour luy fournir en deux mots de réponse, [159]habet aliquid ex iniquo omne magnum exemplum, quod contra singulos utilitate publica rependit. D’où vient doncques que cette action, puis qu’elle estoit si legitime & raisonnable, a neanmoins esté & est encore tellement blâmée & décriée ; pour moy, j’en attribue la premiere cause à ce qu’elle n’a esté faite qu’à demy, car les Huguenots qui sont restez, auroient mauvaise grace de l’approuver, & beaucoup de Catholiques qui voient bien qu’elle n’a de rien servy, ne se peuvent empescher de dire, qu’on se pouvoit bien passer de l’entreprendre, puis que l’on ne la vouloit pas achever ; où au contraire si l’on eust fait main basse sur tous les Heretiques, il n’en resteroit maintenant aucun au moins en France pour la blâmer, & les Catholiques pareillement n’auroient pas sujet de le faire, voyant le grand repos & le grand bien qu’elle leur auroit apporté. La seconde raison est, que suivant le dire du Poëte,

[160]Segnius irritant animos demissa per aures,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.

[157] Il ne faut jamais rien entreprendre si on ne le veut achever.

[158] De la foy qu’on doit tenir aux heretiques.

[159] Tout grand exemple a quelque chose d’injuste, qui est recompensé envers les particuliers par l’utilité publique qu’il procure.

[160] Ce qu’on dit doucement à l’oreille irrite bien plus lentement les esprits, que ce qu’on voit d’un œil fidelle.

Aussi voyons nous qu’on ne parle pas en si mauvais termes de cette execution en Italie & aux autres Royaumes étrangers, comme l’on fait en France, où elle a esté faite, au milieu de Paris, & en presence d’un million de personnes ; & qu’ainsi ne soit les Polonois, qui en receurent l’histoire & le narré particulier, de la part même des plus seditieux & depitez Ministres, pendant que l’Evêque de Valence briguoit leurs suffrages pour l’élection de Henry III, ne firent pas grande difficulté de les luy accorder, parce qu’ils sçavoient bien, qu’il ne faut pas juger du naturel d’un Prince, sur le seul pied de quelque action extraordinaire & violente, à laquelle il aura esté forcé par de tres-justes & puissantes raisons d’Estat. J’ajouste que cette action n’est pas encore beaucoup éloignée de nostre memoire ; Que la pluspart de nos Histoires ont esté faites depuis ce temps-là par des Huguenots, & enfin que nous en avons la description si ample, & si particuliere dans les Memoires de Charles IX, l’Histoire de Beze, les Martyrologes, & beaucoup d’autres livres composez à dessein par les Protestans, pour condamner cette action, que rien n’y estant oublié de tout ce qui la peut rendre blâmable & odieuse, il ne se peut pas faire aussi, que ceux qui entendent la deposition de ces témoins corrompus, ne soient de leur opinion ; quoy que tous ceux qui la dépoüillent de ces petites circonstances, & qui en veulent juger sans passion, soient d’un sentiment contraire. Au reste personne ne peut nier, qu’il ne soit mort tant de factieux, & de personnes de commandement à la journée de la Saint Barthelemy, que depuis ce temps-là les Huguenots n’ont pû faire des armées d’eux-mêmes ; & que ce coup n’ait rompu toutes les intelligences, toutes les cabales & menées qu’ils avoient tant au dedans qu’au dehors du Royaume, & qu’enfin ce n’ait esté peu de chose de tous leurs plus grands efforts, lors qu’ils n’ont point esté soustenus par les broüilleries & seditions des Catholiques. Il est vray aussi comme quelques Politiques ont remarqué, que la même journée a esté cause d’un mal, duquel on ne se pouvoit jamais douter, car toutes les villes qui firent la Saint Barthelemy, & qui tuerent les Huguenots pour obeïr au Roy, & chercher les moyens de mettre le Royaume en paix, ont esté les premieres à commencer la ligue, sur ce qu’elles craignoient, & non sans raison, que le Roy de Navarre, qui estoit Huguenot, venant à la Couronne, il n’en voulust faire quelque ressentiment ; & par ce moyen l’on peut dire que la Saint Barthelemy, pour n’avoir pas esté executée comme il falloit, non seulement n’appaisa pas la guerre au sujet de laquelle elle avoit esté faite, mais en excita une autre encore plus dangereuse.

De plus lors qu’il est question d’autoriser un homme, & l’affaire dont il se mesle, de mettre en credit quelque Prince, de gagner quelqu’un, ou de le porter & encourager à quelque resolution importante ; je croy que pour venir plus facilement à bout de ces choses on peut y mesler les stratagemes & les ruses d’Estat. Ainsi voyons nous que tous les Anciens Legislateurs voulant autoriser, affermir, & bien fonder les loix qu’ils donnoient à leurs peuples, ils n’ont point eu de meilleur moyen de le faire, qu’en publiant & faisant croire avec toute l’industrie possible qu’ils les avoient receües de quelque Divinité, Zoroastre d’Oromasis, Trismegiste de Mercure, Zamolxis de Vesta, Charondas de Saturne, Minos de Jupiter, Lycurgue d’Apollon, Draco & Solon de Minerve, Numa de la Nymphe Egerie, Mahomet de l’Ange Gabriel ; & Moyse, qui a esté le plus sage de tous, nous décrit en l’Exode comme il receut la sienne immediatement de Dieu. En consideration de quoy combien que le Regne des Juifs soit entierement ruïné & aboly, [161]mansit tamen, dit Campanella (in aphorism. Polit.) religio Mosaïca cum superstitione in Hebræis & Mahumetanis, & cum reformatione præclarissima in Christianis. C’est comme je croy, ce qui a donné sujet à Cardan de conseiller aux Princes, qui pour estre peu avantagez de naissance ou dépourveus d’argent, de Partisans, de forces militaires, & de soldats, ne peuvent gouverner leurs Estats avec assez de splendeur & d’autorité, de s’appuyer de la Religion, comme firent autrefois & fort heureusement David, Numa, & Vespasien. Philippe II Roy d’Espagne ayant esté un des plus sages Princes de son temps, s’avisa aussi d’une fort belle ruse pour autoriser de bonne heure son fils parmy les peuples à qui il devoit un jour commander. Car il fit un Edict qui estoit grandement prejudiciable à ses sujets, faisant courir le bruit qu’il le vouloit publier & verifier de jour à autre, de quoy le peuple commence à murmurer & à se plaindre ; luy neanmoins persiste en sa resolution, laquelle est pareillement suivie des plaintes redoublées de son peuple : enfin le bruit en vient aux oreilles de l’Infant, qui promet d’assister le peuple, & d’empescher par tous moyens possibles que cet Edict ne soit publié, menaçant à cet effet ceux qui voudroient entreprendre de l’executer, & n’oubliant rien de ce qui pouvoit découvrir l’affection qu’il avoit à delivrer le peuple de cette oppression : de maniere que le Roy Philippe venant à rachever son jeu, & à ne plus parler de l’Edict, chacun s’imagina que l’opposition du jeune Prince avoit esté la seule cause de le faire supprimer ; & par cette invention son Pere luy fit gagner un empire dans le cœur & dans l’affection des Espagnols, qui estoit beaucoup plus asseuré, que celuy qu’il avoit sur les Espagnes : [162]longe enim valentior est amor ad obtinendum quod velis, quàm timor, dit Pline le jeune. (8. epist.) Bref si nous prenons garde aux moyens que l’on pratiqua pour convertir Henry IV à la Religion Catholique, & pour l’y confirmer, nous trouverons que ç’a esté une action conduite avec beaucoup d’esprit & d’industrie. Car encore que nous la devions tenir pour tres-veritable & asseurée, comme en effet tant de témoignages qu’il en a rendus tout le temps de sa vie, ne permettent pas à personne de pouvoir douter qu’elle ne fust telle. Si toutefois nous voulons nous donner cette liberté de la considerer en Politique, nous pouvons facilement y remarquer trois choses, sçavoir les motifs de sa conversion, qui ne furent autres que l’obstinée resistance de Monsieur du Maine, lequel pour cette occasion est qualifié dans les memoires de Tavanes, seul auteur aprés Dieu de la conversion de Henry IV, & la verité est qu’il n’avoit tenu qu’à luy de traiter tres-avantageusement, lors que sa Majesté n’estoit encore convertie : Mais soit que Dieu eust fortifié son zele, ou que les esperances mondaines l’eussent charmé, il se reduisit comme dit l’Italien al verde, & ne faisant rien pour soy, il fit beaucoup pour la France. On met aussi entre les motifs de cette conversion le conseil donné au Roy par Monsieur de Sully, l’un des principaux & des mieux sensez Huguenots de son armée, que la Couronne de France valoit bien la peine d’entendre une Messe. Pour ce qui est des circonstances de la conversion, il s’y en passa deux fort remarquables ; la premiere que le Roy fut instruit & catechisé non par quelque Theologien bigot ou superstitieux qui luy eust peut-estre rendu l’entrée de nos Eglises semblable à ces portiques & vestibules, de qui le Poëte a dit,

[163]Centauri in foribus stabulant, scyllæque biformes.

[161] Toutefois la religion Mosaïque est restée avec superstition parmy les Juifs & les Mahometans, & avec une tres-belle reformation parmy les Chrestiens.

[162] Car l’amour est infiniment plus puissant que la crainte, pour nous faire obtenir quelque chose.

[163] Il y a des Centaures aux Portes, & des Scylles à deux formes.

Mais par René Benoist Docteur en Theologie, & Curé de la paroisse de S. Eustache, lequel, si l’on en peut juger suivant le commun bruit, & ce qui se passa à l’article de sa mort, n’estoit ny Catholique trop zelé, ny Huguenot obstiné. D’où vient que maniant dextrement la conscience du Roy, & de la même sorte qu’il avoit fait celle de ses Paroissiens, pendant l’espace de 25 ou 30 ans, il luy fit seulement comprendre les principaux Mysteres, ne luy exaggerant point beaucoup de petites ceremonies & traditions, & conduit plûtost cette conversion en homme avisé & en Politique, que non pas en scrupuleux & superstitieux Theologien. La seconde chose notable fut l’Histoire de la possedée Marthe Brossier, laquelle à dire vray n’estoit qu’une pure feinte, entreprise par quelques zelez Catholiques, & appuyée par un bon Cardinal, afin que le Diable duquel on feignoit qu’elle fust possedée venant à estre chassé par la vertu du S. Sacrement, le Roy eust occasion de croire la presence réelle en l’Eucharistie, de laquelle presence ou pour mieux dire transsubstantiation, on ne tenoit pas qu’il fust entierement persuadé. Mais luy qui ne se laissoit pas facilement surprendre, voulut qu’auparavant que d’en venir aux exorcismes, les Medecins & Chirurgiens fussent appellez pour en dire leur avis, lequel ayant esté conceu en ces termes rapportez par Monsieur Marescot, dans le petit livret qu’il a composé sur cette Histoire : [164]Naturalia multa, ficta plurima, à dæmone nulla. Cette pauvre possedée, aprés avoir découvert l’ignorance & la bestise de tous les bigots de Paris, fut menacée du fouët, si elle n’en sortoit bien-tost. C’est pourquoy certain Abbé la mena à Rome, d’où Monsieur le Cardinal d’Ossat la fit si promptement chasser, qu’elle n’eust pas le loisir d’y surprendre personne. La derniere chose que l’on peut remarquer en cette conversion, est ce qui se passa en suite. Sur quoy le Politique qui doit faire son profit & tirer instruction des moindres syllabes & remarques des Historiens, pourra faire reflexion sur ce que répondit un païsan au même Roy Henry IV, que la poche sent toujours le hareng, comme il l’interrogeoit sans se faire connoistre de ce que l’on disoit parmy le peuple de sa conversion : Et aussi que le Mareschal de Biron estant fasché du refus qu’on luy avoit fait du Gouvernement de Bourg en Bresse, dit à quelqu’un de ses amys, que s’il avoit esté Huguenot on ne luy auroit pas refusé ; c’est de Cayet (Hist. sept.) que je tiens ces deux remarques, lesquelles neanmoins, excepté le Politique, personne ne doit estimer vraysemblables, puis qu’elles sont démenties par beaucoup d’autres, qui leur sont directement opposées.

[164] Beaucoup de choses naturelles, quantité de feintes, & aucune de la part du Demon.

Finalement la loy des contraires qui se doivent traitter sous même genre nous oblige de ranger encore icy les occasions qui se peuvent presenter, de borner ou ruiner la trop grande puissance de celuy qui en voudroit abuser au prejudice de l’Estat, ou qui par le grand nombre de ses partisans, & la cabale de ses correspondances, s’est rendu redoutable au Souverain ; voire même s’il faut le dépécher secretement, sans passer par toutes les formalitez d’une justice reglée, on le peut faire, pourveu neanmoins qu’il soit coupable, & qu’il ait merité une mort publique, s’il eust esté possible de le chastier de telle sorte. La raison sur laquelle Charron fait rouler cette maxime, est que en cela il n’y a rien que la forme violée, & que le Prince estant maistre des formalitez, il s’en peut aussi dispenser suivant qu’il le juge à propos. Chez les Romains, lors que quelqu’un s’efforçoit d’obtenir un office sans le consentement du peuple, ou qu’il donnoit le moindre soupçon d’aspirer à la Royauté, on le punissoit de mort lege Valeria, c’est à dire le plutost que l’on pouvoit, & sans forme de justice, à laquelle on songeoit seulement aprés l’execution. Le fameux Juris Consulte Ulpian passe encore plus outre quand il dit, que [165]si forte latro manifestus, vel seditio prærupta, factioque cruenta, vel alia justa causa moram non recipiant, non pœnæ festinatione, sed præveniendi periculi causa punire permittit, deinde scribere : telles furent les executions de Parmenion & Philotas par Alexandre ; de Plautian & de Seianus chez les Romains, de Guillaume Mason en Sicile, de Messieurs de Guise & du Mareschal d’Ancre sous le regne de deux de nos Roys, & du Colonel des Lansquenets dans Pavie, auquel Antonio de Leve fit donner un boüillon alteré, parce qu’il y fomentoit le trouble & la sedition. Or quoy que ces actions ne puissent estre legitimées, que par une necessité extraordinaire & absolüe, & qu’il y ait de l’injustice & de la barbarie à les pratiquer trop souvent ; les Espagnols neanmoins ont trouvé moyen de les accommoder à leurs consciences, & de surmonter beaucoup de difficultez en les prattiquant. Car ils donnent des juges cachez & secrets à celuy qu’ils estiment criminel d’Estat, ils instruisent son procés, le condamnent, & cherchent aprés de faire mettre leur sentence en execution par tous moyens possibles. Antoine Rincon Espagnol & par consequent sujet de Charles V, ne pouvant demeurer en seureté à son païs se retire vers François I, & est envoyé par luy à Constantinople, pour traitter d’une alliance avec Soliman : l’Empereur qui prevoyoit bien le dommage que luy pouvoit apporter cette Ambassade, fait tuer Rincon & Cesar Fregose son Collegue, comme ils descendoient sur le Po pour aller à Venise, par l’entremise d’Alfonse d’Avalos son Lieutenant au Milanois ; de quoy tant s’en faut que ledit Empereur s’estimast coupable, que même un de nos Evêques a bien voulu plaider pour son innocence, [166]Rinco exul Hispanus, & Francisci apud Solymannum legatione functus, non injuria fortasse, Fregosus præter jus cæsus videbatur. (Belcar. lib. 22.) André Doria ayant quitté le party du Roy de France, & pris celuy de l’Empereur, sous la faveur duquel il tenoit la ville de Genes comme en esclavage, Louys Fieschy Citoyen de la même ville, entreprend avec l’assistance de Henry II, & de Pierre Louys Farnese Duc de Parme & de Plaisance, de la mettre en liberté : il tuë d’abord Jannetin Doria & se noie par hazard, lors que l’entreprise estoit à peine commencée : Que fait l’Empereur Charles V ? sur cet incident il fait resoudre en son Conseil secret, que Pierre Louys est criminel de leze Majesté, & envoye les ordres en même temps à Doria de le faire assassiner, & à Gonzague Gouverneur de Milan de se saisir de la ville de Plaisance ; ce qui fut ponctuellement executé suivant le projet qu’il en avoit donné : & quoy qu’il ait fait le possible pour témoigner qu’il n’avoit eu aucune part en cette execution, tous les Historiens neanmoins écrivent le contraire, & le distique rapporté par Noël des Comptes nous apprend assez ce que l’on en croyoit dés ce temps-là :

[167]Cæsaris injussu cecidit Farnesius Heros,
Sed data sunt jussu præmia sicariis.

[165] Si par fortune un larron manifeste, ou une sedition dangereuse, & une faction sanglante, ou quelque autre juste cause, ne demandent aucun retardement, il est permis de punir, non pas pour haster la punition, mais pour prevenir le danger ; & puis écrire ou faire les formalités du procés.

[166] Il sembloit que Rincon banni d’Espagne, & Ambassadeur de François vers Soliman, n’avoit pas esté tué à tort, ni Fregose tout à fait contre le droit.

[167] Le Heros Farnese fut assassiné sans que l’Empereur l’eût commandé, mais les meurtriers furent recompensez par son ordre.

Quoy plus, le Cardinal George de Hongrie ne fut-il pas sententié de la même façon, & executé encore avec plus d’inhumanité par Ferdinand d’Austriche, sur la crainte qu’il eut que ledit Cardinal ne recherchast l’assistance du Turc, pour commander toujours dans la Transilvanie ? Et n’avons nous pas veu depuis quatre ans seulement, que le Walstein a esté assassiné dans Egra, par les secretes menées du Comte d’Ognate, qui estoit pour lors Ambassadeur du Roy d’Espagne auprés de l’Empereur ? & que le Bourgmestre la Ruelle a esté traitté de la même sorte dans la ville de Liege par le Comte de Warfuzée, suivant les Ordres que le Marquis d’Aytone Gouverneur des armes du Païs-bas luy en avoit donnez, avec des formalitez si precises, que celles de le faire mourir bien confessé & resigné à la volonté de Dieu, n’y estoient pas oubliées, pour valider davantage cette action, & la rendre semblable à une sentence criminelle legitimement rendue & executée ? Bref cette maniere de justice est tellement en usage dans les Maisons d’Austriche & d’Espagne, que le pere même ne voulut pas en exempter son propre fils, lors qu’il jugea qu’il estoit moins expedient pour le bien de son Royaume de le laisser vivre, que de le faire mourir. [168]Cætera enim maleficia tunc persequare cum facta sunt, hoc nisi provideris ne accidat, ubi evenit, frustra judicia explores, comme disoit fort bien Caton en discourant de la conjuration de Catilina dans Saluste. Et pleust à Dieu que ce grand Empereur Charles V, qui avoit tant fait d’autres Coups d’Estat, ne fust point demeuré court en celuy qu’il falloit pratiquer sur la personne de Luther, lors qu’il comparut à la Conference d’Ausbourg ! nous ne serions pas maintenant contraints de dire avec le Poëte Lucian,

[169]Heu quantum terræ potuit Pelagique parari,
Hoc quem civiles fuderunt sanguine dextræ.

[168] Poursuivez la punition des autres crimes quand on les a commis, mais pour celuy-cy, si vous ne le prevenez avant sa naissance, quand il est arrivé en vain recherchez-vous d’en faire justice.

[169] Helas ! quelle grande étendue de terre & de mer auroit-on pû acquerir par ce sang que les guerres civiles ont fait verser.

Et nous n’aurions pas éprouvé combien ce vers de Lucrece estoit veritable,

[170]Religio peperit scelerata atque impia facta.

[170] La religion a produit des actions méchantes & impies.

Car pour ne rien dire de l’Allemagne, & des autres païs étrangers, l’on a verifié (Bodin & autres) que depuis les premiers tumultes excitez par les Calvinistes jusques au regne de Henry IV, les pretendus Reformez nous ont livré cinq batailles tres-cruelles & sanglantes, & ont esté cause de la mort d’un million de personnes, des surprises de 300 villes, d’une dépense de 150 millions pour le seul payement de la gendarmerie, & que neuf villes, 400 villages, 20000 eglises, 2000 Monasteres, & 10000 Maisons ont esté tout à fait bruslées ou razées. A quoy si l’on joint ce qui s’est passé dans les dernieres guerres contre le Roy d’à present, je m’asseure que l’on pourra bastir un spectacle d’horreur, capable d’émouvoir à compassion les cœurs les plus inhumains, & de tirer encore cette exclamation de la bouche des plus retenus,

[171]Tantum religio potuit suadere malorum
Horribili super aspectu mortalibus instans !

[171] La religion a-t-elle pû conseiller tant de maux, qui servent maintenant d’un triste spectacle aux mortels !

Or d’autant que personne n’a encore fait de reflexion sur cette Histoire de Luther, je diray en passant que l’on fit trois grandes fautes, à mon avis, lors qu’il commença de publier ses heresies : la premiere d’avoir permis qu’il passast de la correction des mœurs à celle de la doctrine, puisque la plus commune est toujours la meilleure, qu’il est tres-dangereux d’y rien changer & peu utile, que ce n’est pas à un particulier de le faire, & enfin qu’un Royaume Chrestien bien policé ne doit jamais recevoir d’autres nouveautez en la religion, que celles que les Papes ou Conciles ont accoustumé d’y introduire de temps en temps pour s’accommoder au besoin que l’Eglise en peut avoir, laquelle Eglise doit estre la seule regle de la sainte Ecriture & de nostre foy, comme les Conciles le sont de l’Eglise, & entre les Conciles celuy-là qui a esté celebré le dernier doit estre preferé à tous les precedens. La seconde fut, que Luther estant venu de bonne foy à Ausbourg pour conferer & s’accorder, s’il estoit possible, avec les Catholiques, le Cardinal Cayetan devoit accepter les offres qu’il fit de ne plus rien dire, ny écrire en la matiere dont il s’agissoit, pourveu que reciproquement on imposast silence à Ecchius, Cochleus, Sylvester Prierias, & autres ses adversaires : & non pas le presser de se dédire en public, & de chanter la palinodie de tout ce qu’il avoit dit & presché, avec tant d’ardeur & de vehemence. Aprés quoy la troisiéme faute fut de n’avoir pas eu recours à un Coup d’Estat lors que l’on vit qu’il prenoit le frain aux dents, & qu’il regimboit à bon escient contre le zele indiscret du Legat. Car il luy falloit jetter quelque os en bouche, ou luy cadenasser la langue en mettant dessus un Aigle, puisque les Bœufs & les Syrenes, que l’on employoit à même fin au temps passé, ne sont plus en usage, c’est à dire qu’il le falloit gagner par quelque bon benefice ou pension, comme l’on a fait du depuis beaucoup des plus doctes & autorisez Ministres. Ferrier avoit bien entrepris il n’y a pas trente ans, d’aller soûtenir dans la ville de Rome que le Pape estoit l’Antichrist ; & toutefois la Reine Mere n’eut pas grande peine à luy faire quitter son party, pour se ranger au nostre : Et Monsieur le Cardinal de Richelieu fut-il jamais venu à bout de tant de glorieuses entreprises contre les Huguenots, s’il ne se fust servy bien à propos des finances du Roy, pour gagner tous leurs meilleurs Capitaines ? tant ce dire d’Horace est veritable :

[172]Aurum per medios ire satellites
Et perrumpere amat saxa, potentius
Ictu fulmineo.

(Ode 16. l. 3.)

[172] L’or passe au travers des gardes & brise les rochers avec un plus violent effort que le tonnerre.

Que si l’on ne pouvoit venir à bout de Luther par ce moyen-là, il falloit en pratiquer un autre, & faire en sorte de le mettre en lieu de seureté, comme l’on a fait depuis peu l’Abbé du Bois & le Benedictin Barnese ; ou passer outre, & l’expedier sourdement, comme l’on dit que Catherine de Medicis, fit un signalé Magicien ; ou publiquement & par forme de justice, comme les Peres du Concile de Constance avoient fait Jean Huz & Hierôme de Prague : quoy qu’à dire vray les premiers moyens estoient plus à propos, puis qu’ils estoient les plus doux, faciles & couverts, & qu’ils pouvoient plus asseurément produire l’effet que l’on en esperoit ; ce que ne pouvoient pas faire les derniers, qui eussent peut-estre aigry l’esprit du Duc de Saxe, & confirmé davantage les Sectateurs de Luther en leurs fausses opinions ; ce que disoit un ancien des Chrestiens, [173]Sanguis Martyrum semen Christianorum, se pouvant aussi dire de tous ceux qui ont une fois commencé à maintenir des opinions qu’ils se persuadent estre veritables. Et en effet Henry II, pensant étouffer par ce genre de supplice, non l’heresie, mais les occasions que pourroient avoir un jour les Princes étrangers de le traverser par le moyen des Calvinistes, comme il avoit broüillé & traversé l’Empereur en assistant les Lutheriens d’Allemagne, il se trompa de telle sorte que le nombre des Heretiques croissant tous les jours davantage, ils broüillerent enfin la France sous Charles neuf de la façon que chacun sçait ; & Henry troisiéme ne pouvant moins faire que de s’appuyer de leurs forces, cela échauffa tellement la melancolie & le zele indiscret du Jacobin, qu’il n’apprehenda point de perdre sa vie pour luy oster la sienne. Le docte Mathematicien Regiomontanus ayant esté appellé d’Allemagne à Rome pour servir à la reformation du Calendrier, il y mourut lors qu’il estoit au plus fort de son travail, & si l’on en veut croire ses amis, & la plus grande part des Heretiques, ce fut par un Coup d’Estat de Gregoire XIII, qui aima mieux joüer du gobelet, que de voir son dessein & le travail des plus habiles Astronomes de l’Italie non seulement retardé, mais entierement renversé par les oppositions d’un si docte personnage : Mais il est tres-certain, que la mort de Regiomontanus ne doit aucunement flestrir l’innocence d’un si bon & si genereux Pape, puis que ce fut plustost un crime des enfans de George Trapezonze, lesquels faschez de sa mort, & croyant que Regiomontanus en estoit cause, pour avoir trop librement remarqué une infinité de fautes dans la traduction Latine de l’Almageste de Ptolomée faite par ledit Trapezonze, ils se resolurent enfin de luy rendre la pareille & de le traitter plutost à la Grecque qu’à la Romaine. Si les Venitiens eussent esté aussi innocens de la mort de leur Citoyen Lauredan, que le Pape de celle de Regiomontanus, Bodin (l. 6.) n’auroit pas remarqué dans sa methode qu’il ne vescut guere, aprés avoir appaisé par sa seule presence, une furieuse sedition des gens de la Marine, acharnez contre la populace, aprés que tous les Magistrats & les forces même de la ville assemblées, n’y avoient pû donner ordre. Peut-estre craignoient-ils qu’ayant reconnu quel estoit son pouvoir, & quel empire il avoit sur les sujets de la Republique, il ne luy prist envie de se rendre maistre absolu de leur Estat ; Peut-estre aussi le firent-ils par jalousie & emulation, comme Aristote dit que les Argonautes ne voulurent point d’Hercule en leur compagnie, crainte que toute la gloire d’une si belle entreprise ne fust attribuée à sa seule valeur & vertu :

[174]Urit in fulgore suo qui prægravat artes
Infra se positas.

(Horat. Ep. l. 2. ep. 1.)

[173] Le sang des Martyrs est la semence des Chrestiens.

[174] Car celuy de qui la valeur ternit la gloire de toutes autres entreprises que des sienes, attire l’envie par l’éclat de ses glorieuses actions.

Et le même ajouste que les Ephesiens bannirent leur Prince Hermodorus, parce qu’il estoit trop homme de bien. C’est la raison qui fit établir l’Ostracisme à Athenes, & qui obligea Scipion & Hannibal à faire mourir deux braves soldats leurs prisonniers. Mais si le stratageme estoit vray duquel on dit que les Venitiens se servirent il n’y a pas long-temps, lors qu’ils firent courir le bruit que le Duc d’Ossone vouloit entreprendre sur leur ville, je croy que ç’a esté un des plus judicieux dont nous ayons encore parlé ; aussi leur estoit-il tres-important de le faire, pour obliger l’Ambassadeur d’un des plus grands Princes de l’Europe, à quitter ses prattiques qui n’alloient à rien moins qu’à la ruine de leur Estat, & le forcer en suite à une honneste retraite. C’est ainsi qu’il faut reserver ces grands remedes pour les maladies perilleuses, & pour s’en servir comme Horace dit qu’il faut faire des Dieux, que l’on introduit aux tragedies, pour achever & finir ce dont les hommes ne peuvent plus venir à bout.

[175]Nec Deus intersit nisi dignus vindice nodus
Adfuerit.

(De arte poëtica ad Pis.)

[175] Il ne faut point qu’un Dieu s’entre-mêle dans l’action, si quelque incident n’y met un nœud qui ne se puisse défaire par un autre moyen.

Ou comme les Mariniers font de l’ancre double, qu’ils ne jettent en mer qu’aprés avoir perdu toute autre asseurance. Et à la verité si un Conseiller ou Ministre proposoit, à toutes les difficultez qui se presentent, d’en sortir par quelqu’un de ces expediens, il ne le faudroit pas tenir pour moins sot & méchant, que seroit le Chirurgien qui voudroit guerir chaque blessure en brûlant ou coupant le membre qui l’auroit receuë, [176]extremis siquidem malis extrema remedia adhibenda sunt. J’ajouste que si le même Conseiller abuse de ces remedes pour appuyer ses interests, ou donner plus de champ à ses passions, outre qu’il trahit le service de son Maistre, il se rend encore coupable devant Dieu, & devant les hommes, du mal qu’il entreprend de faire ; & le Souverain même, quand il en use autrement que le bien du public ou le sien, qui n’en est pas separé, le requiert, il fait plûtost ce qui est de la passion & de l’ambition d’un Tyran, que l’office d’un Roy. Ainsi voyons nous que la Reyne Catherine de Medicis, [177]quam exitio patriæ natam Mathematici dixerant, ne pouvant souffrir d’estre mariée à un fils de Roy sans estre Reyne, employa l’artifice d’un Montecuculi pour se delivrer du seul obstacle qu’elle en avoit, en la personne de l’aisné de son mary. [178]Adfinitatem enim nuper cum Clemente contractam, tanto sceleri causam dedisse postea compertum, quamvis inscio marito ; verùm illo mortuo, cum frater proximus esset ut in regnum paternum succederet, omissa indagandæ rei cura est, & suppressa veritas, comme a fort bien remarqué Monsieur de Thou dans l’original de son Histoire. Elle entreprit en suite la protection des Huguenots par lettres & avis secrets, pour contrecarrer la puissance du Connestable & de Monsieur de Guise, à l’assassinat duquel arrivé devant Orleans, les memoires de Tavanes disent qu’elle se vanta d’avoir eu part, comme elle eut encore du depuis à celuy de l’Amiral ; sans toutefois qu’elle eust d’autres motifs pour joüer toutes ces sanglantes tragedies, que le seul desir de contenter son ambition, de regner sous le nom de ses enfans, & de maintenir l’inimitié entre ceux, de qui l’autorité portoit trop d’ombrage à la sienne.

[176] Car il ne faut employer les extrêmes remedes qu’aux extrêmes maladies.

[177] Dont les Mathematiciens avoient dit qu’elle estoit née pour la ruine de la patrie.

[178] Car on remarqua puis aprés que l’alliance qui avoit esté contractée peu de temps auparavant avec Clement, avoit fourni l’occasion d’une si grande méchanceté, quoi qu’à l’insceu de son mary : mais quand il fut mort, son frere estant le plus proche qui pût succeder au royaume du pere, on negligea d’en faire la recherche, & la verité fut par ce moyen supprimée.

Chapitre IV.
De quelles opinions faut-il estre persuadé pour entreprendre des Coups d’Estat.

Ce n’est pas assez d’avoir monstré les occasions que l’on peut avoir d’entreprendre ces stratagemes, si nous ne passons plus outre, & que nous ne declarions aussi de quelles notions & persuasions il faut estre persuadé, pour les executer avec hardiesse, & en venir à bout heureusement. Et bien que ce titre semble plûtost appartenir aux qualitez & conditions du Ministre qui les peut conseiller, je ne lairray toutefois de coucher icy les principales, puis que ce sont des maximes tres-certaines, universelles & infaillibles, que non seulement les conseillers, mais les Princes & toutes personnes de bon sens & de jugement doivent suivre & observer en toutes les affaires qui leur peuvent survenir ; & au defaut desquelles les raisonnemens que l’on fait en matiere d’Estat, sont bien souvent cornus, estropiez, & plus semblables à des contes de vieilles, & de gens grossiers & mechaniques, qu’à des discours de personnes sages & experimentées aux affaires du monde.

Boëce ce grand Conseiller d’Estat du Roy Theodoric, nous fournira la premiere, qu’il exprime en ces termes au livre de la consolation : [179]Constat æterna positumque lege est, in mundo constans genitum esse nihil ; à quoy s’accorde pareillement Saint Hierôme lors qu’il dit en ses epistres, [180]omnia orta occidunt & aucta senescunt : Les Poëtes aussi ont esté de ce même sentiment.

[181]Immortale nihil mundi compage tenetur,
Non Urbes, non Regna hominum, non aurea Roma.

[179] C’est un axiome fondé sur une loy eternelle, qu’il n’y a rien d’engendré au monde qui ne soit sujet à quelque changement.

[180] Il n’y a rien qui prenne naissance qui ne meure & tout ce qui prend accroissement vieillit.

[181] Il n’y a rien d’immortel dans le monde, non pas même les villes, ny les royaumes des humains, ny Rome qui estoit si opulente.

Et tous ceux-là generalement ne s’en éloignent gueres, qui considerent avec attention, comme ce grand cercle de l’univers depuis qu’il a une fois commencé son cours, n’a point cessé d’emporter & faire rouler quant & soy les Monarchies, les Religions, les sectes, les villes, les hommes, les bestes, arbres, pierres, & generalement tout ce qui se trouve compris & enfermé dans cette grande machine ; les cieux même ne sont pas exempts des changemens ny de corruption. Le premier Empire des Assyriens, celuy des Perses, qui le suivit, ont aussi cessé des premiers ; le Grec & le Romain ne l’ont pas fait plus longue. Ces puissantes familles de Ptolomée, d’Attalus, de Seleucides ne servent plus que de fables,

[182]Miramur periisse homines, monimenta fatiscunt ;
Mors etiam saxis nominibusque venit.

(Rutil. in Itiner.)

[182] Nous nous étonnons de la mort des hommes ; les sepulcres s’ouvrent, car la mort vient attaquer les rochers & les noms.

Cette Isle de Crete où il y avoit cent villes, cette ville de Thebes, où il y avoit cent portes, cette Troye bastie par les mains des Dieux, cette Rome qui triompha de tout le monde, où sont-elles maintenant ? [183]Jam seges est ubi Troia fuit. Il ne faut doncques pas croupir en l’erreur de ces foibles esprits, qui s’imaginent que Rome sera toujours le siege des saints Peres, & Paris celuy des Roys de France. [184]Byzantium illud vides quod sibi placet duplicis imperii sede ? Venetias istas quæ superbiunt mille annorum firmitate ? Veniet illis sua dies, & tu Antvverpia, ocelle urbium, aliquando non eris, disoit judicieusement Lipse. De maniere que cette maxime estant tres-veritable, un bon esprit ne desesperera jamais de pouvoir surmonter toutes les difficultez, qui empescheroient peut-estre quelque autre d’executer ou d’entreprendre ces affaires d’importance. Comme par exemple, s’il est question qu’un Ministre, soit pour le service de Dieu, ou pour celuy de son Maistre, songe aux moyens de ruiner quelque Republique ou Empire, cette maxime generale luy fera croire de premier abord, qu’une telle entreprise n’est pas impossible, puis qu’il n’y en a pas une qui jouïsse du privilege de pouvoir toujours durer & subsister. Et si au contraire, il est question d’en établir quelque autre, il se servira encore du même axiome pour se resoudre à l’entreprendre, & il se persuadera d’en pouvoir venir aussi facilement à bout, comme ont fait les Suisses, les Lucquois, les Hollandois, & ceux de Geneve, non dans les siecles dont nous n’avons plus de memoire, mais dans les deux derniers, & quasi de fraische date. Aussi en est-il de même des Estats, que des hommes, il en meurt & naist bien souvent, les uns sont étouffez en leurs principes, les autres passent un peu plus outre, & prennent force & consistance aux dépens de leurs voisins, beaucoup parviennent même jusques en vieillesse ; mais enfin les forces viennent à leur manquer, ils font place aux autres, & quittent la partie pour ne la pouvoir plus defendre :

[185]Sic omnia verti
Cernimus, atque alias assumere pondera gentes,
Concidere has.

[183] Il croist maintenant du bled là où estoit autrefois Troye.

[184] Vois-tu cette Constantinople qui se flate du siege d’un double empire ? & Venise qui se glorifie d’une fermeté de mille ans ? Leur jour viendra ; & toy Anvers, qui es l’œillet de toutes les villes, le temps viendra que tu ne seras plus.

[185] Ainsi voyons nous bouleverser toutes choses ; ces nations s’affoiblir, & d’autres s’acquerir du pouvoir.

Et alors les premieres maladies les émeuvent, les secondes les ébranlent, les troisiémes les emportent ; Gracchus, Sertorius, Spartacus donnerent le premier Coup à la Romaine ; Sylla, Marius, Pompée, Jules Cæsar la porterent sur le panchant, à deux doigts de sa ruine, & Auguste aprés les furies du Triumvirat l’ensevelit, [186]Urgentibus scilicet Imperii Romani fatis : & de la plus celebre Republique du monde il en fit le plus grand Empire, tout ainsi que des plus grands Empires qui sont aujourd’huy, il s’en fera quelque jour des fameuses Republiques. Mais il faut encore observer que ces changemens, ces revolutions des Estats, cette mort des Empires, ne se fait pas sans entraisner avec soy les Loix, la Religion & les Sectes : s’il n’est toutefois plus veritable de dire, que ces trois principes internes des Estats venant à vieillir & se corrompre, la religion par les heresies ou atheismes ; la justice par la venalité des offices, la faveur des grands, l’autorité des Souverains ; & les Sectes par la liberté qu’un chacun prend d’introduire de nouveaux dogmes, ou de rétablir les anciens, ils font aussi tomber & perir tout ce qui estoit basty dessus, & disposent les affaires à quelque revolte ou changement memorable. Certes si l’on considere bien maintenant, quel est l’Estat de l’Europe, il ne sera pas aussi difficile de juger qu’elle doit bien-tost servir de Theatre où se joüeront beaucoup de semblables tragedies, puis que la pluspart des Estats qu’elle contient ne sont pas beaucoup éloignez de l’âge qui a fait perir tous les autres, & que tant de longues & fascheuses guerres ont fait naistre, & ont augmenté les causes mentionnées cy-dessus, qui peuvent ruiner la justice ; comme le trop grand nombre de Colleges, seminaires, étudians, joints à la facilité d’imprimer & transporter les livres, ont déja bien ébranlé les Sectes & la Religion. Et en effet c’est une chose hors de doute, qu’il s’est fait plus de nouveaux systemes dedans l’Astronomie, que plus de nouveautez se sont introduites dans la Philosophie, Medecine & Theologie, que le nombre des Athées s’est plus fait paroistre depuis l’année 1452, qu’aprés la prise de Constantinople tous les Grecs, & les sciences avec eux se refugierent en Europe, & particulierement en France & en Italie, qu’il ne s’en estoit fait pendant les mille années precedentes. Pour moy je défie les mieux versez en nostre Histoire de France, de m’y monstrer que quelqu’un ait esté accusé d’Atheïsme, auparavant le Regne de François I, surnommé le Restaurateur des lettres, & peut-estre encore seroit-on bien empesché de me montrer le même dans l’Histoire d’Italie, auparavant les caresses que Cosme & Laurens de Medicis firent aux hommes lettrez ; ce fut de même sous le siecle d’Auguste que le Poëte Horace (lib. 1. Ode XXXIV.) disoit de soy-même :

[187]Parcus Deorum cultor, & infrequens,
Insanientis dum sapientiæ
Consultus erro.

[186] Les fatalités de l’Empire Romain estant enfin arrivées.

[187] L’estude que j’ay faite d’une sagesse insensée, m’avoit rendu si peu soigneux d’honorer les Dieux, que je les adorois rarement.

Que Lucrece pensoit bien se concilier la bienveillance de ses lecteurs, en leur disant qu’il les vouloit delivrer des gesnes & des peines que leur donnoit la religion,

[188]Dum relligionum animos vinclis exsolvere pergo.

[188] Pendant que je continue à rompre les liens dont la religion a embarrassé vos esprits.

Et que S. Paul disoit aux Romains, [189]tunc veni cum Deus non erat in vobis. Ce fut enfin sous les Rois Almansor & Miramolin, plus studieux & lettrez que n’avoient esté tous leurs Predecesseurs, que les Aladinistes ou libertins, eurent grande vogue parmy les Arabes : en suite de quoy nous pouvons bien dire avec Seneque, [190]ut rerum omnium sic literarum intemperantia laboramus.

[189] Je suis venu à vous, en un temps qu’il n’y avoit point de Dieu parmy vous.

[190] Nous sommes aussi-bien travaillez de l’intemperance des lettres que de celle de toutes autres choses.

La seconde opinion de laquelle on doit estre persuadé pour bien reüssir aux Coups d’Estat, est de croire qu’il ne faut pas remüer tout le monde pour occasionner les changemens des plus grands Empires, ils arrivent bien souvent sans qu’on y pense, ou au moins sans que l’on fasse de si grands preparatifs. Et comme Archimede remuoit les plus pesans fardeaux, avec trois ou quatre bastons industrieusement joints ensemble, aussi peut-on quelquefois remüer, voire même ruiner ou faire naistre des grandes affaires, par des moyens qui sont presque de nulle consideration. C’est de quoy Ciceron (Philip. 5.) nous avertit lors qu’il dit, [191]quis nesciat, minimis fieri momentis maximas temporum inclinationes ; le monde suivant la doctrine de Moyse a esté fait de rien, & en celle d’Epicure il n’a esté composé que du concours de divers atomes : Et ces grands fleuves qui roulent avec impetuosité presque d’un bout de la terre à l’autre, sont d’ordinaire si petits vers leurs sources qu’un enfant les peut facilement traverser,

[192]Flumina quanta vides parvis è fontibus orta ?

[191] Qui est-ce qui ignore que dans un moment il peut arriver de grands changemens aux temps.

[192] Quelles grandes rivieres ne voit on pas qui prenent leur naissance de fort petites fontaines ?

Il en est de même aux affaires Politiques, une petite flammeche negligée excite bien souvent un grand feu,

[193]Dum neglecta solent incendia sumere vires.

[193] Lors que les embrasemens ont coustume de se renforcer à mesure qu’on les neglige.

Et comme il ne fallut qu’une petite pierre arrachée de la montagne, pour ruiner la grande statue, ou plutost le grand colosse de Nabuchodonosor ; de même une petite chose peut facilement renverser de grandes Monarchies. Qui eust jamais creu que le ravissement de Helene, le violement de Lucrece par Tarquin, & celuy de la fille du Comte Julien par le Roy Roderic, eussent produit des effets si notables tant en Grece, qu’Italie & Espagne ? Mais qui eust jamais pensé que les Etoles & Arcades se fussent acharnez à la guerre pour une hure de Sanglier ; ceux de Carthage & de Bisague pour le fust d’un brigantin ; le Duc de Bourgogne & les Suisses pour un chariot de peaux de Mouton ; les Frisons & les Romains du temps de Drusus pour des cuirs de Bœuf ; & les Pictes & Escossois pour quelques Chiens perdus ? Ou que du temps de Justinian toutes les villes de l’Empire eussent pû se diviser & concevoir une haine mortelle les unes contre les autres, pour le differend des couleurs qui se portoient aux jeux & recreations publiques ? La nature même semble avoir agreable cette façon de proceder, lors qu’elle produit les grands & spacieux Cedres d’un petit germe ; & les Elephans & Balenes, d’un atome s’il faut ainsi dire de semence. C’est en quoy elle s’efforce d’imiter son Createur, qui a coustume de tirer la grandeur de ses actions, de la foiblesse de leurs principes, & de les mener d’un commencement debile au progrez d’une perfection accomplie. Et en effet lors qu’il voulut delivrer son peuple de la captivité de Pharaon, il n’envoya pas quelque Roy, ou quelque Prince, accompagné d’une puissante armée, mais il se servit d’un simple homme [194]impeditioris & tardioris linguæ, qui pascebat oves Jethro soceri sui ; (Exod. 3. & 4.) lors qu’il voulut chastier & épouvanter les Egyptiens, il ne se servit pas du foudre ny du tonnerre, [195]sed immisit tantum ranas, cyniphes & locustas & omne genus muscarum ; lors qu’il fallut delivrer les Philistins, ce fut par les mains de Saül qu’il fit couronner Roy de son peuple, au même temps qu’il ne pensoit qu’à chercher [196]asinas patris sui Cis ; (1 Reg. 11.) ainsi pour combattre Goliath, il choisit David [197]dum ambulabat post gregem patris sui ; (c. 17.) & pour delivrer Bethulie de la persecution d’Holofernes, il n’employa point de puissans & courageux soldats, [198]sed manus fœminæ dejecit eum. (Judith. 9.) Mais puis que ces actions sont autant de miracles, & que nous ne pouvons pas les tirer en consequence, faisons un peu de reflexion sur la grandeur de l’Empire du Turc, & sur les merveilleux progrez que font tous les jours les Lutheriens & Calvinistes, & je m’asseure que l’on sera contraint d’admirer comme le dépit de deux Moines qui n’avoient pour toutes armes que la langue & la plume, ont pû estre cause de si grandes revolutions, & de changemens en la Police & en la Religion si extraordinaires. Aprés quoy il faut avoüer que les Ambassadeurs des Scythes avoient bonne raison de remonstrer à Alexandre, que [199]fortis Leo aliquando minimarum avium pabulum est, ferrum rubigo consumit, & nihil est cui periculum non immineat ab invalido. C’est doncques le devoir du bon Politique, de considerer toutes les moindres circonstances qui se rencontrent aux affaires serieuses & difficiles, pour s’en servir, en les augmentant, & en faisant quelquefois d’une Mouche un Elefant, d’une petite égratignure une grande playe, & d’une étincelle un grand feu ; ou bien en diminuant toutes ces choses suivant qu’il en sera besoin pour favoriser ses intentions. Et à ce propos il me souvient d’un accident peu remarqué qui se passa aux Estats tenus à Paris l’an 1615, lequel neanmoins estoit capable de ruiner la France, & de luy faire changer sa façon de Gouvernement, si l’on n’y eust promptement remedié ; car la Noblesse ayant inseré dans son cahier de remonstrances un article pour faire comprendre le bien qui pouvoit revenir à la France de la cassation du droit annuel, ou pour estre mieux entendu de la Polette, le Tiers Estat qui se croyoit grandement lesé par cette proposition, en coucha un autre dans le sien, par lequel le Roy estoit supplié, de retrancher les pensions qu’il donnoit à beaucoup de Gentilshommes qui ne luy rendoient aucun service ; là-dessus chaque partie commence à s’alterer, & chacun de son costé envoye des deputez pour faire entendre ses raisons ; ils se rencontrent, & en viennent aux injures, les deputez de la Noblesse appellant ceux du Tiers Estat des Rustres, & les menaçant de les traitter à coups d’éperon ; ceux-cy répondent qu’ils n’avoient pas la hardiesse de le faire, & que s’ils y avoient seulement songé, il y avoit 100000 hommes dans Paris, qui en tireroient la raison sur le champ : cependant quelques Magistrats & Ecclesiastiques qui estoient presens à ces discours, jugeant bien des dangereuses consequences qui en pouvoient arriver, vont à bride abbatue au Louvre, avertissent le Roy de ce qui se passe, le prient & conjurent d’y remedier promptement, & font en sorte que Sa Majesté, les Reynes & tous les Princes y interposant leur autorité, defenses furent faites sur peine de la vie, de plus parler de ces deux articles, ny de plus tenir aucun discours de tout ce qui s’estoit passé à leur sujet ; & bien nous prit de ce qu’on y apporta si promptement remede : car si les deputez de la Noblesse eussent passé des paroles aux effets, ceux du Tiers Estat se fussent peut-estre rencontrez si violents, obstinez & vindicatifs, & le peuple de Paris en telle verve & disposition, que toute la Noblesse qui y estoit, eust couru grande risque d’estre sacagée, & peut-estre qu’en suite on eust fait le même par toutes les autres villes du Royaume, qui suivent d’ordinaire l’exemple de la Capitale.

[194] Qui n’avoit pas la langue bien pendue & avoit peine à parler, & qui paissoit les brebis de son beaupere Jethro.

[195] Mais leur envoya des grenoüilles, des sauterelles, des mouches à chien, & toutes autres sortes de mouches.

[196] Les ânesses de Cis son pere.

[197] Lors qu’il alloit aprés le troupeau de son pere.

[198] Mais il fut abbatu par la main d’une femme.

[199] Quelquefois le Lion courageux sert de pasture aux plus petits oiseaux, que la roüillure consume le fer, & qu’il n’y a rien qui ne coure risque d’estre endommagé de la plus foible chose.

Or parce que si cet accident fust arrivé, c’eust esté par le moyen de la populace, laquelle sans juger & connoistre ce qui estoit de la raison, se fust jettée à l’impourveu & à l’étourdie, sur ceux qu’on luy auroit mis les premiers en butte de sa fureur ; il n’est pas hors de propos d’avertir & de mettre pour une troisiéme persuasion, que les meilleurs Coups d’Estat se faisant par son moyen on doit aussi particulierement connoistre, quel est son naturel, & avec combien de hardiesse & d’asseurance on s’en peut servir, & la tourner & disposer à ses desseins. Ceux qui en ont fait la plus entiere & la plus particuliere description, la representent à bon droit comme une beste à plusieurs testes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans conduite, sans esprit, ny jugement. Et en effet si l’on prend garde à sa raison, Palingenius dit, que

[200]Judicium vulgi insulsum, imbecillaque mens est.

(in Piscib.)

[200] Le jugement du commun peuple est toujours sot, & son entendement foible.

Si à ses passions, le même ajouste,

[201]Quod furit atque ferit sævissima bellua vulgus.

(in Sagitt.)

[201] Que la populace est une tres-cruelle beste, & qu’elle devient furieuse & frape le plus souvent.

Si à ses mœurs & façons de faire, [202]Hi vulgi mores, odisse præsentia, ventura cupere, præterita celebrare. Si à toutes ses autres qualitez, Saluste nous la represente, [203]ingenio mobili, seditiosam, discordiosam, cupidam rerum novarum, quieti & otio adversam. Mais moy je passe plus outre, & dis qu’elle est inferieure aux bestes, pire que les bestes, & plus sotte cent fois que les bestes mêmes ; car les bestes n’ayant point l’usage de la raison, elles se laissent conduire à l’instinct que la Nature leur donne pour regle de leur vie, actions, passions & façons de faire, dont elles ne se departent jamais, sinon lors que la méchanceté des hommes les en fait sortir. Là où le peuple (j’entens par ce mot le vulgaire ramassé, la tourbe & lie populaire, gens sous quelque couvert que ce soit de basse, servile, & mechanique condition) estant doüé de la raison ; il en abuse en mille sortes, & devient par son moyen le Theatre où les Orateurs, les Predicateurs, les faux Prophetes, les imposteurs, les rusez politiques, les mutins, les seditieux, les dépitez, les superstitieux, les ambitieux, bref tous ceux qui ont quelque nouveau dessein, representent leurs plus furieuses & sanglantes tragedies. Aussi sçavons nous que cette populace est comparée à une mer sujette à toutes sortes de vents & de tempestes : au Cameleon qui peut recevoir toutes sortes de couleurs excepté la blanche ; & à la sentine & cloaque dans laquelle coulent toutes les ordures de la maison. Ses plus belles parties sont d’estre inconstante & variable, approuver & improuver quelque chose en même temps, courir toujours d’un contraire à l’autre, croire de leger, se mutiner promptement, toujours gronder & murmurer : bref tout ce qu’elle pense n’est que vanité, tout ce qu’elle dit est faux & absurde, ce qu’elle improuve est bon, ce qu’elle approuve mauvais, ce qu’elle louë infame, & tout ce qu’elle fait & entreprend n’est que pure folie. Aussi est-ce ce qui a fait dire à Seneque, (de vita B. cap. 2.) [204]Non tam bene cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus placeant : argumentum pessimi est turba. Et le même ne donne autre avis pour connoistre les bonnes opinions & comme parle le Poëte Satyrique, [205]quid solidum crepet, sinon de ne pas suivre celle du peuple, [206]Sanabimur si modo separemur à cœtu. Que Postel luy persuade que Jesus-Christ n’a sauvé que les hommes, & que sa mere Jeanne doit sauver les femmes, il le croira soudain. Que David George se dise fils de Dieu, il l’adorera. Qu’un tailleur enthousiaste & fanatique contrefasse le Roy dans Munster, & dise que Dieu l’a destiné pour chastier toutes les Puissances de la terre, il luy obeïra & le respectera comme le plus grand Monarque du monde. Que le Pere Domptius luy annonce la venuë de l’Antechrist, qu’il est âgé de dix ans, qu’il a des cornes, il témoignera de s’en effrayer. Que des imposteurs & Charlatans se qualifient freres de la Rose-Croix, il courra aprés eux. Qu’on luy rapporte que Paris doit bien-tost abismer, il s’enfuira. Que tout le monde doit estre submergé, il bastira des Arches & des basteaux de bonne heure pour n’estre pas surpris. Que la mer se doit secher & que des chariots pourront aller de Genes à Jerusalem, il se preparera pour faire le voyage. Qu’on luy conte les fables de Melusine, du sabat des sorcieres, des loups garoux, des lutins, des fées, des Paredres, il les admirera. Que la matrice tourmente quelque pauvre fille, il dira qu’elle est possedée, ou croira à quelque Prestre ignorant ou méchant, qui la fait passer pour telle. Que quelque Alchimiste, Magicien, Astrologue, Lulliste, Cabaliste, commencent un peu à la cajoller, il les prendra pour les plus sçavans, & pour les plus honnestes gens du monde. Qu’un Pierre l’Hermite vienne prescher la croisade, il fera des reliques du poil de son mulet. Qu’on luy dise en riant qu’une Canne ou un Oison sont inspirées du S. Esprit, il le croira serieusement. Que la peste ou la tempeste ruine une province, il en accusera soudain des graisseurs ou Magiciens. Bref si on le trompe & befle aujourd’huy, il se lairra encore surprendre demain, ne faisant jamais profit des rencontres passez, pour se gouverner dans les presentes ou futures ; & en ces choses consistent les principaux signes de sa grande foiblesse & imbecillité. Pour ce qui est de son inconstance, nous en avons un bel exemple dans les Actes des Apostres en ce que les habitans de Lystrie & de Derben, n’eurent pas plutost apperceu S. Paul & S. Barnabé, que [207]levaverunt vocem suam Lycaonicè dicentes ; Dii similes facti hominibus descendunt ad nos ; & vocabant Barnabam Jovem, Paulum quoque Mercurium ; & neanmoins incontinent aprés voila que [208]lapidantes Paulum, traxerunt eum extra civitatem, existimantes mortuum esse. Les Romains adorent le matin Seianus, & le soir

[209]Ducitur unco
Spectandus.

(Juven. Sat. 10.)

[202] Voicy les mœurs du menu peuple, haïr les choses presentes, desirer les futures, & celebrer celles qui sont passées.

[203] D’un naturel inconstant, seditieuse, querelleuse, convoiteuse de choses nouvelles, & ennemie du repos & de la tranquillité.

[204] Les choses humaines n’ont pas tant de bonne fortune, que les plus saines & les meilleures soient agreables au plus grand nombre : La foule est ordinairement une marque du peu de prix que valent les choses.

[205] Qu’est-ce qu’il y a de solide.

[206] Nous serons gueris pourveu que nous nous separions de la foule.

[207] Ils éleverent leur voix & dirent en langue Lycaonienne : Les Dieux sont descendus vers nous sous la forme d’hommes : Et ils appeloient Barnabé Jupiter & Paul Mercure.

[208] Ayant lapidé Paul, ils le traisnerent hors de la ville croyant qu’il fust mort.

[209] Il est traîné avec un croc pour servir de spectacle au peuple.

Les Parisiens en font de même du Marquis d’Ancre, & aprés avoir déchiré la robe du Pere à Jesus Maria, pour en conserver les pieces comme reliques, ils le befflent, & s’en mocquent deux jours aprés. Que s’il entre en colere, ce sera comme le jeune homme de Horace, lequel

[210]Iram
Colligit & ponit temerè, & mutatur in horas.

(ad Pison.)

[210] Se courrouce & s’appaise facilement, & change à toute heure.

S’il rencontre quelque homme d’autorité lors qu’il est en sa plus boüillante mutinerie & sedition, il s’enfuira & abandonnera tout ; s’il se presente quelque gueux temeraire, ou hardy qui luy remette, comme on dit communément, le cœur au ventre, & le feu aux étoupes, il reviendra plus furieux qu’auparavant ; bref nous luy pouvons particulierement attribüer ce que disoit Seneque (de vita B. cap. 28.) de tous les hommes, [211]fluctuat, aliud ex alio comprehendit, petita relinquit, relicta repetit, alternæ inter cupiditatem suam, & pœnitentiam vices sunt. Or d’autant que la force gist toujours de son costé, & que c’est luy qui donne le plus grand branle à tout ce qui se fait d’extraordinaire dans l’Estat, il faut que les Princes ou leurs Ministres s’estudient à le manier & persuader par belles paroles, le seduire & tromper par les apparences, le gagner & tourner à ses desseins par des predicateurs & miracles sous pretexte de sainteté, ou par le moyen des bonnes plumes, en leur faisant faire des livrets clandestins, des manifestes, apologies & declarations artistement composées pour le mener par le nez, & luy faire approuver ou condamner sur l’etiquete du sac tout ce qu’il contient.

[211] Il est toujours en doute, il fait toujours de nouveaux desseins, il quitte ce qu’il avoit demandé, & il redemande aussi-tost ce qu’il vient de quitter : le desir & le repentir commandent chez luy tour à tour, & possedent l’un aprés l’autre la domination de son ame.

Mais comme il n’y a jamais eu que deux moyens capables de maintenir les hommes en leur devoir, sçavoir la rigueur des supplices établis par les anciens legislateurs pour reprimer les crimes, dont les juges pouvoient avoir connoissance ; & la crainte des Dieux & de leur foudre, pour empescher ceux dont par faute de témoins ils ne pouvoient estre suffisamment informez, conformément à ce que dit le Poëte Palingenius : (in Libra.)

[212]Semiferum vulgus frænandum est relligione
Pœnarumque metu, nam fallax atque malignum
Illius ingenium est semper, nec sponte movetur
Ad rectum.

[212] C’est par la religion & par la crainte des supplices, qu’il faut brider la populace à demy sauvage, car son esprit est toujours trompeur & malin, & de soi-même ne se porte point à ce qui est droit.

Aussi les mêmes Legislateurs ont bien reconnu, qu’il n’y avoit rien qui dominast avec plus de violence les esprits des peuples que ce dernier, lequel venant à se trouver en butte de quelque action, il porte soudain toute la poursuite que l’on en peut faire à l’extremité ; la prudence se change en passion, la colere, s’il y en a tant soit peu, se tourne en rage, toute la conduite s’en va en confusion, les biens mêmes & la vie ne se mettent pas en consideration, s’il les faut perdre pour defendre la divinité de quelque dent de singe, d’un bœuf, d’un chat, d’un oignon, ou de quelque autre idole encore plus ridicule, [213]nulla siquidem res efficacius multitudinem movet quàm superstitio. (Q. Curt. l. 4.) Et en effet ç’a toujours esté le premier masque que l’on a donné à toutes les ruses & tromperies pratiques aux trois differences de vie, ausquelles nous avons déja dit, que l’on pouvoit rapporter les Coups d’Estat. Car pour ce qui est de la Monastique, nous avons l’exemple dans S. Hierôme (epist. 13. lib. 2.) de ces vieux moines de la Thebaïde, qui [214]dæmonum contra se pugnantium portenta fingunt, ut apud imperitos & vulgi homines miracula sui faciant & lucra sectentur. A quoy nous pouvons rapporter la tromperie que firent les prestres du Dieu Canopus, pour le rendre superieur au feu qui estoit le Dieu des Perses ; l’invention du Chevalier Romain Monde, pour jouïr de la belle Pauline sous le nom d’Esculape, les visions supposées des Jacobins de Berne, & les fausses apparitions des Cordeliers d’Orleans, qui sont toutes trop communes & triviales pour en faire icy un plus long recit. Que si l’on doute qu’il ne se commette un pareil abus dans l’œconomie, il ne faut que lire ce que Rabby Moses écrit des Prestres de l’Idole Thamuz ou Adonis, qui pour augmenter leurs offrandes, le faisoient bien souvent pleurer sur les iniquitez du peuple, mais avec des larmes de plomb fondu, au moyen d’un feu qu’ils allumoient derriere son image ; & certes il n’y aura plus d’occasion d’en douter, aprés avoir leu dans le dernier Chapitre de Daniel, comme en couvrant de cendres le pavé de la Chapelle de l’Idole Bel, il découvrit que les Prestres avec leurs femmes & enfans venoient enlever de nuict par des conduits sousterrains, tout ce que le pauvre peuple abusé croyoit estre mangé par ce Dieu qu’ils adoroient sous la figure d’un dragon. Finalement pour ce qui est de la Politique, il faut un peu s’y étendre davantage, puis que c’est nostre principal dessein, & montrer en quelle façon les Princes ou leurs Ministres, [215]quibus quæstui sunt capti superstitione animi, (Livius l. 4.) ont bien sceu ménager la Religion, & s’en servir comme du plus facile & plus asseuré moyen, qu’ils eussent pour venir à bout de leurs entreprises plus relevées. Je trouve doncques qu’ils en ont usé en cinq façons principales, sous lesquelles par aprés on en peut rapporter beaucoup d’autres petites. La premiere & la plus commune & ordinaire est celle de tous les Legislateurs & Politiques, qui ont persuadé à leurs peuples, d’avoir la communication des dieux, pour venir plus facilement à bout de ce qu’ils avoient la volonté d’executer : comme nous voyons qu’outre ces anciens que nous avons rapportez cy-dessus, Scipion voulut faire croire qu’il n’entreprenoit rien sans le Conseil de Jupiter Capitolin, Sylla que toutes ses actions estoient favorisées par Apollon de Delphe, duquel il portoit toujours une petite image ; & Sertorius que sa biche luy apportoit les nouvelles de tout ce qui estoit conclu dans le concile des Dieux. Mais pour venir aux Histoires qui nous sont plus voisines, il est certain que par de semblables moyens Jacques Bussularius domina quelque temps à Pavie, Jean de Vicence à Boulogne, & Hierôme Savanarole à Florence, duquel nous avons cette remarque dans Machiavel : (sur T. Liv.) Le peuple de Florence n’est pas beste, auquel neanmoins F. Hierôme Savanarole a bien fait croire qu’il parloit à Dieu. Il n’y a pas plus de soixante ans que Guillaume Postel en voulut faire de même en France, & depuis peu encore Campanelle en la haute Calabre : mais ils n’en purent venir à bout, non plus que les precedens, pour n’avoir pas eu la force en main ; car comme dit Machiavel, cette condition est necessaire à tous ceux qui veulent établir quelque nouvelle Religion. Et en effet ce fut par son moyen que le Sophi Ismaël, ayant par l’avis de Treschel Cuselbas introduit une nouvelle secte en la religion de Mahomet, il usurpa en suite l’Empire de Perse, & il arriva presque en même temps, que l’Hermite Schacoculis, aprés avoir bien joüé son personnage l’espace de sept ans dans un desert, leva enfin le masque, & s’estant declaré autheur d’une nouvelle secte, il s’empara de plusieurs villes, defit le Bascha d’Anatolie, avec Corcut fils de Bajazet, & eut bien passé plus outre, s’il n’eust irrité par le sac d’une caravane le Sophi de Perse, qui le fit tailler en pieces par ses soldats. Lipse met encore avec ceux-cy un certain Calender, qui par une devotion simulée ébranla toute la Natolie, & tint les Turcs en cervelle, jusques à ce qu’il fust défait en une bataille rangée ; & un Ismaël Africain qui prit cette voye pour ravir le sceptre à son maistre le Roy de Maroc.

[213] Il n’y a rien qui fasse agir plus efficacement la populace, que la superstition.

[214] Feignent des monstres & Demons qui se batent contre eux, pour persuader leurs miracles aux idiots & au menu peuple, & pour aquerir du bien.

[215] Qui font leur profit des esprits adonnés à la bigoterie.

La seconde invention de laquelle ont usé les Politiques pour se prevaloir de la religion parmy les peuples, a esté de feindre des miracles, controuver des songes, inventer des visions, & produire des monstres & des prodiges :

[216]Quæ vitæ rationem vertere possent,
Fortunasque omnes magno turbare timore.

[216] Qui pussent changer la façon de vivre, & troubler toutes les fortunes par une grande crainte.

Ainsy voyons nous qu’Alexandre ayant esté avisé par quelque Medecin d’un remede souverain contre les flesches empoisonnées de ses ennemis, il fit croire que Jupiter le luy avoit revelé en songe : & Vespasian attitroit des personnes qui feignoient d’estre aveugles & boiteuses, afin qu’il les guerist en les touchant ; c’est aussi pour cette raison que Clovis accompagna sa conversion de tant de miracles ; que Charles Sept augmenta le credit de Jeanne la Pucelle, & l’Empereur d’apresent celuy du Pere à Jesus Maria ; sous esperance peut-estre de gagner encore quelque bataille non moindre que celle de Prague.

La troisiéme a pour fondement les faux bruits, revelations, & propheties, que l’on fait courir à dessein pour épouvanter le peuple, l’étonner, l’ébranler, ou bien pour le confirmer, enhardir & encourager, suivant que les occasions de faire l’un ou l’autre se presentent. Et à ce propos Postel remarque, que Mahomet entretenoit un fameux Astrologue, qui ne faisoit autre chose que prescher une grande revolution, & un grand changement qui se devoit faire, tant en la religion, qu’en l’Empire, avec une longue suite de toutes sortes de prosperitez, afin de frayer par cette invention le chemin au même Mahomet, & preparer les peuples à recevoir plus volontiers la religion qu’il vouloit introduire, & par même moyen intimider ceux qui ne la voudroient pas approuver, par le soupçon qu’ils pouvoient avoir de combattre contre l’ordre des destinées, en s’opposant à ce nouveau favory du Ciel, celuy-là estant toujours le plus avantagé,

[217]Cui militat æther
Et conjurati veniunt ad classica venti.

[217] Pour qui le ciel combat, & les vents d’un commun accord vienent au son de ses trompettes.

Ce fut par le moyen de ces folles creances que Ferdinand Cortez occupa le Royaume de Mexique, où il fut receu comme s’il eust esté le Topilchin, que tous les devins avoient predit devoir bien-tost arriver. Et François Pizarre dans celuy du Perou, où il entra avec le general applaudissement de tous les peuples, qui le prenoient pour celuy que le Viracoca devoit envoyer pour delivrer leur Roy de la captivité. Charlemagne même penetra bien avant dans l’Espagne au moyen d’une vieille idole, qui comme les devins avoient preveu laissa tomber une grosse clef qu’elle tenoit en la main ; & les Alarbes ou Sarasins venant sous la conduite du Comte Julian, à inonder le même Royaume d’Espagne, on ne tint presque conte de les repousser, parce qu’on avoit veu quelque temps auparavant leurs faces depeintes sur une toile qui fut trouvée dans un vieil Chasteau proche la ville de Tolede, où l’on croyoit qu’elle avoit esté enfermée par quelque grand Prophete. Et j’ose bien dire avec beaucoup d’Historiens, que sans ces belles predictions, Mahomet II n’auroit pas si facilement pris la ville de Constantinople. Mais veut-on un exemple plus remarquable, que celuy qui arriva en l’an M DC XIII, au sujet d’Ascosta Cité principale de l’Isle de Magna, laquelle estant revoltée contre le Sophi, elle fut prise sans beaucoup de difficulté par son Lieutenant Arcomat, & ce en vertu d’une certaine prophetie receuë par tradition entre les citoyens, qui disoit que si cette ville ne se rendoit à Arcomat, elle seroit Arcomatée, c’est à dire que si elle ne se rendoit à Dissipe elle seroit dissipée, encore que si elle eust voulu se defendre, elle n’eust peut-estre pas esté prise, veu qu’au rapport de Garcias ab Horto Medecin Portugais, qui y avoit esté trente ou quarante ans auparavant, elle contenoit cinq lieuës de tour, cinquante mille feux, & rendoit au Sophi quinze millions six cens mille escus chaque année de revenu asseuré. C’est doncques un grand chemin ouvert aux Politiques pour tromper & seduire la sotte populace, que de se servir de ces predictions pour luy faire craindre ou esperer, recevoir ou refuser tout ce que bon luy semblera.

Mais celuy d’avoir des Predicateurs & de se servir d’hommes bien-disans est encore beaucoup plus court & plus asseuré, n’y ayant rien de quoy l’on ne puisse facilement venir à bout par ce stratageme. La force de l’eloquence & d’un parler fardé & industrieux, coule avec tel plaisir dans les oreilles, qu’il faut estre sourd, ou plus fin que Ulysses, pour n’en estre pas charmé ; Aussi est-il vray, que tout ce que les Poëtes ont écrit des douze labeurs d’Hercules, trouve sa mythologie dans les differents effets de l’eloquence, par le moyen de laquelle ce grand homme venoit à bout de toutes sortes de difficultez ; c’est pourquoy les anciens Gaulois eurent bonne raison de le representer avec beaucoup de petites chaisnes d’or qui sortoient de sa bouche, & s’alloient attacher aux oreilles d’une grande multitude de personnes qu’il trainoit ainsi enchainée aprés soy. Ce fut encore par ce moyen que

[218]Sylvestres homines sacer interpresque deorum,
Cædibus & victu fœdo deterruit Orpheus,
Dictus ob hoc lenire Tygres, rabidosque Leones.

(Horat. de Art. poët.)

[218] Le divin Orphée interprete des Dieux a retiré du meurtre & de la barbarie les hommes sauvages ; ce qui luy a donné le bruit d’avoir trouvé l’invention d’adoucir les Tygres & les Lyons furieux.

Et par la même raison Philippe Roy de Macedoine, l’un des grands Politiques qui ait jamais esté, & qui sçavoit fort bien que [219]omnia summa ratione gesta etiam fortuna sequitur, (T. Liv.) ne se soucioit point de combattre ouvertement & à main forte contre les Atheniens, veu qu’il luy estoit plus facile de les surmonter par l’eloquence de Demosthenes, & par les resolutions prejudiciables qu’il faisoit passer au Senat. Pericles s’aidoit pareillement du beau parler d’Ephialte, pour rendre le même Estat des Atheniens du tout populaire ; & c’est pour cette raison que l’on disoit anciennement, que les Orateurs avoient le même pouvoir sur la populace que les vents ont sur la mer. Aprés quoy s’il faut aussi parler de nostre France, ne sçait-on pas que cette fameuse Croisade entreprise avec tant de zele par Godefroy de Boüillon, fut persuadée & concluë par les harangues & predications d’un simple homme surnommé Pierre l’Hermite, comme la seconde par celles de Saint Bernard ; Quoy plus y eut-il jamais un meurtre plus meschant, & plus abominable que celuy de Louys Duc d’Orleans fait l’an 1407, par le Duc de Bourgogne ? Neanmoins il se trouva Maistre Jean Petit Theologien & grand Predicateur, qui le sceut si bien pallier, couvrir & déguiser par les sermons qu’il fit à Paris dans le parvis de Nostre-Dame, que tous ceux qui vouloient par aprés soustenir le party de la Maison d’Orleans estoient tenus par le peuple pour mutins & rebelles ; ce qui les contraignit d’user du même artifice que leur ennemy, & de se mettre sous la protection de ce grand homme de bien Jean Gerson, qui entreprit leur defense, & fit declarer au Concile de Constance la proposition tenuë par Petit, pour heretique & erronée. Mais comme ce Jean Petit avoit esté cause d’un grand mal sous Charles VI, il y eut un frere Richard Cordelier sous Charles VII, qui fut aussi cause d’un grand bien ; car en dix predications de six heures chacune qu’il fit dans Paris, il fit jetter dans des feux allumez tout exprés aux carrefours, tout ce qu’il y avoit de tables, tabliers, cartes, billes, billards, dez, & autres jeux de sort ou de chance, qui portent & violentent les hommes à jurer & blasphemer : mais ce bon homme ne fut pas si-tost sorti de Paris qu’on commença à le mépriser & à le gausser ouvertement, & le peuple retourna avec plus d’application qu’auparavant, à ses divertissemens ordinaires : ne plus ne moins que les metamorphoses étranges, & les conversions, s’il faut ainsi dire, miraculeuses que faisoit, il n’y a pas vingt ans, le Pere Capucin Giacinto da Casale par toutes les villes d’Italie où il preschoit, ne duroient qu’autant de temps que ledit Pere y demeuroit pour y exercer les fonctions de cette charge. Que si nous descendons au regne de François Premier, nous y verrons cette grande & furieuse bataille de Marignan, donnée avec tant d’obstination & d’animosité par les Suisses, qu’ils combattirent deux jours entiers, & se firent presque tous étendre sur la place, sans neanmoins en avoir eu d’autre sujet plus pressant que la Harangue que leur fit le Cardinal de Sion nommé dans Paul Jove (in elog.) [220]Sedunensis Antistes ; car aprés l’avoir entendu haranguer, ils se resolurent de combattre, livrerent la bataille, & contesterent la victoire jusques à la derniere goutte de leur sang. Nous y verrons aussi comme Monluc Evêque de Valance, fut envoyé vers les Venitiens pour legitimer par ses belles paroles, le secours que son Maistre faisoit venir de Turquie pour se defendre contre l’Empereur Charles V, & lors que la S. Barthelemy fut faite, le même Monluc & Pibrac, travaillerent si bien de la plume & de la langue, que cette grande execution ne put détourner, comme nous l’avons déja remarqué, les Polonois, quoy que instruits particulierement de tout ce qui s’y estoit passé par les Calvinistes, de choisir Henry III pour leur Roy, au prejudice de tant d’autres Princes qui n’avoient rien épargné pour venir à bout de leurs pretentions. Ne fut-ce pas aussi une chose remarquable, que le premier siege de la Rochelle, fut mieux soustenu par les continuelles predications de quarante Ministres qui s’y estoient refugiez, que par tous les Capitaines & Soldats dont elle estoit assez bien fournie ? Et du temps que les Parisiens mangeoient les Chiens & les Rats pour n’obeïr pas à un Roy heretique, n’estoit-ce pas Boucher, Rose, Wincestre, & beaucoup d’autres Curez qui les entretenoient en cette resolution ? Certes il est tres-constant que si le Ministre Chamier n’eust esté emporté d’un coup de canon sur les bastions de Montauban, cette ville n’auroit peut-estre pas donné moins de peine à prendre que la Rochelle. Et lors que Campanelle eut dessein de se faire Roy de la haute Calabre, il choisit tres à propos pour compagnon de son entreprise, un frere Denys Pontius, qui s’estoit acquis la reputation du plus eloquent, & du plus persuasif homme qui fust de son temps. Aussi voyons nous dans l’ancien Testament que Dieu voulant delivrer son peuple par le moyen de Moyse, qui n’estoit bon qu’à commander, à cause qu’il estoit begue & homme de fort peu de paroles, il luy enjoignit de se servir de l’eloquence de son frere Aaron. [221]Aaron frater tuus levites, scio quod eloquens sit, loquere ad eum, & pone verba mea in ore ejus, (Exodi cap. 4.) & un peu aprés il repete encore, [222]ecce constitui te Deum Pharaonis, & Aaron frater tuus erit Propheta tuus, tu loqueris ei omnia quæ mandabo tibi, & ille loquetur ad Pharaonem. (cap. 7.) C’est ce que les Payens vrais Singes de nos Mysteres, ont depuis voulu representer par leur Pallas Deesse des sciences & de l’eloquence, laquelle neanmoins estoit armée de la lance, bouclier, & bourguignote, pour monstrer que les armes ne sçauroient beaucoup avancer sans l’eloquence, ny l’eloquence sans les armes. Or d’autant que cette liaison & assemblage de deux si differentes qualitez, ne se peut que fort rarement trouver en une même personne, comme a fort bien monstré Virgile par l’exemple de Drances,

[223]Cui lingua melior, sed frigida bello
Dextra.

[219] La fortune accompagne tout ce qu’on fait avec un grand raisonnement.

[220] Prelat de Sion.

[221] Je sçay que ton frere Aaron le Levite est eloquent, parle à luy, & luy mets mes paroles en sa bouche.

[222] Voicy, je t’ay établi Dieu sur Pharaon, & ton frere Aaron sera ton Prophete ; tu luy diras tout ce que je t’ordonneray, & il le dira lui-même à Pharaon.

[223] Qui a la langue bonne, mais ses mains sont froides au combat.

Cela a esté cause, que les plus grands Capitaines ont toujours observé pour suppléer à ce defaut, d’avoir à leur suite, ou de se joindre d’affection avec quelqu’un assez puissant, pour seconder par l’effort de sa langue celuy de leur épée : Ninus par exemple se servit de Zoroastre, Agamemnon de Nestor, Diomedes d’Ulysse, Pyrrhus de Cynée, Trajan de Pline le Jeune, Theodoric de Cassiodore ; & le même se peut ainsi dire de tous les grands guerriers qui n’ont pas moins que les precedens caressé cette [224]Venus verticordia, & n’ont pareillement ignoré, que

[225]Cultus habet sermo & sapiens mirabile robur,
Imperat affectus varios, animumque gubernat.

[224] Venus qui change & tourne les cœurs où elle veut.

[225] Un discours sage & bien poli a une merveilleuse force, il gouverne l’esprit, & commande sur des passions diverses.

Pour moy je tiens le discours si puissant, que je n’ay rien trouvé jusques à cette heure, qui soit exempt de son empire, c’est luy qui persuade, & qui fait croire les plus fabuleuses religions, qui suscite les guerres les plus iniques, qui donne voile & couleur aux actions les plus noires, qui calme & appaise les seditions les plus violentes, qui excite la rage & la fureur aux ames les plus paisibles ; bref c’est luy qui plante & abat les heresies, qui fait revolter l’Angleterre & convertir le Japon,

[226]Limus ut hic durescit, & hæc ut cera liquescit
Uno eodemque igne.

(Virg. Ecl. 4.)

[226] Tout ainsi qu’un même feu endurcit la bouë & fait fondre la cire.

Et si un Prince avoit douze hommes de telle trempe à sa devotion, je l’estimerois plus fort, & croirois qu’il se feroit mieux obeïr en son Royaume, que s’il y avoit deux puissantes armées. Mais d’autant que l’on se peut servir de l’eloquence en deux façons pour parler ou pour écrire ; il faut encore remarquer que cette seconde partie n’est pas de moindre consequence que la premiere, & j’ose dire qu’elle la surpasse en quelque façon ; car un homme qui parle ne peut estre entendu qu’en un lieu & de 3 ou 4000 hommes tout au plus,

[227]Gaude quod videant oculi te mille loquentem.

[227] Réjouï-toi de ce qu’il y a mille yeux qui te voient parler.

Là où celuy qui escrit peut declarer ses conceptions en tous lieux, & à toutes personnes. J’ajouste que beaucoup de bonnes raisons échapent souvent aux oreilles par la precipitation de la langue, qui ne peuvent si facilement tromper les yeux quand ils repassent plusieurs fois sur une même chose. Et ce que les armes ne peuvent bien souvent obtenir sur les hommes, ceux-cy le gagnent par une simple declaration ou manifeste. C’est pourquoy François I, & Charles cinq ne se faisoient pas moins la guerre avec leurs lettres & apologies, qu’avec les lances & les épées : & nous avons veu de nostre temps, que la querelle du Pape & des Venitiens ; le debat sur le serment de fidelité en Angleterre ; la faveur du Marquis d’Ancre & Messieurs de Luyne en France, la guerre du Palatin en Allemagne, & des Valtelins en Suisse, ont produit une infinité de libelles autant prejudiciables aux uns que favorables aux autres. Ceux qui ont veu les merveilleux effets qu’ont produit la Cassandre & l’Ombre de Henry le Grand contre le Marquis d’Ancre, le Contadin Provençal & l’Hermite du mont Valerien, contre Messieurs de Luyne ; le Mot à l’oreille & la voix publique, contre le Marquis de la Vieuville, [228]l’Admonitio même, & le Mysteria Politica de Jansenius, contre les bons desseins de nostre Roy. Ceux-là dis-je ne peuvent pas douter combien de semblables écrits ont de force. Et Dieu veüille que ceux n’en ayent pas tant contre l’estat present de la France qui sont journellement envoyez de Bruxelles, ou qu’il se trouve des personnes assez capables & affectionnées, pour defendre vigoureusement les interests du Roy contre les mutinez, comme le Pere Paul l’Hermite a courageusement defendu la cause des Venitiens ; & Pibrac & Monluc celle de Charles IX & de Henry III, contre les plus furieuses médisances de tous les Calvinistes.

[228] L’advertissement & les Mysteres Politiques.

Mais aprés avoir amplement discouru de tous ces moyens pour accommoder la Religion aux choses Politiques, il ne faut pas oublier celuy qui a toujours esté le plus en usage, & plus subtilement pratiqué, qui est d’entreprendre sous le pretexte de Religion ce qu’aucun autre ne pourroit rendre valable & legitime. Et en effet le proverbe communément usurpé par les Juifs, [229]in nomine Domini committitur omne malum, ne se trouve pas moins veritable, que le reproche que fit le Pape Leon à l’Empereur Theodose, [230]privatæ causæ pietatis aguntur obtentu, & cupiditatum quisque suarum religionem habet velut pedissequam. De quoy puis que les exemples sont si communs que tous les livres ne sont pleins d’autre chose, je me contenteray, aprés avoir assez parlé de nos François, de m’arrester icy sur les Espagnols & de suivre ponctuellement ce que Mariana le plus fidele de leurs Historiens en a remarqué. Il dit doncques en parlant des premiers Goths, qui occuperent les Espagnes, & des guerres qu’ils faisoient pour se chasser les uns les autres, qu’ils se servoient de la Religion comme d’un pretexte pour regner, & son refrain ordinaire est, [231]optimum fore judicavit religionis prætextum, (l. 6. c. 5.) en parlant du Roy Josenand qui se fit assister des Bourguignons Arriens pour chasser le Roy Suintila ; & lors qu’il est question des Roys de Chintila, [232]cum species religionis obtenderetur ; (c. 6.) comme aussi décrivant en quelle façon Ervigius avoit chassé le Roy Wamba, [233]optimum visum est religionis speciem obtendere ; (c. 7.) & quand deux freres de la Maison d’Arragon [234]violento imperiosi Pontificis mandato (c’estoit Boniface VIII) s’armerent l’un contre l’autre, ce bon Pere remarque fort à propos, qu’il n’y avoit rien de plus inhumain, que de violer ainsi les loix de la nature, [235]sed tanti fides religioque fuere ; (lib. 51. c. 1.) & le même encore parlant de la Navarre, que Ferdinand [236]immensa imperandi ambitione, osta à sa propre Niepce, il ajouste pour excuse, [237]sed species religionis prætexta facto est, & Pontificis jussa. (lib. 25. cap. ult.) Mais parce que ce ne seroit jamais fait de vouloir alleguer tous les endroits où ce brave auteur a fait de semblables remarques, j’attesteray tout son livre entier qui n’est plein d’autre chose ; & passant à Charles V, je produiray contre luy ce que disoit François I, en son apologie de l’an 1537. Charles veut empieter sur les Estats sous couleur de Religion. Et en parlant de la guerre d’Allemagne, l’Empereur sous couleur de religion armé de la ligue des Catholiques, veut opprimer l’autre & se faire le chemin à la Monarchie, Ce qui fut aussi fort bien remarqué par Monsieur de Nevers au passage que nous avons allegué cy-dessus. Finalement lors que le feu Roy Jacques fut appellé à la Couronne d’Angleterre, le Roy d’Espagne se hasta de noüer une étroitte alliance avec luy, le Connestable de Castille y fut envoyé, la relation en a esté imprimée, & Rovida Senateur de Milan appelle cette alliance une œuvre tres-sainte, reconnoist le Roy d’Angleterre pour un tres-saint Prince Chrestien, luy offre de la part du Roy son Maistre toutes ses forces par mer & par terre, & proteste que le Roy d’Espagne le fait [238]divinâ admonitione, divinâ voluntate, divinâ ope, non nisi magno Dei beneficio. Puis doncques que le naturel de la plûpart des Princes est de traitter de la religion en Charlatans, & de s’en servir comme d’une drogue, pour entretenir le credit & la reputation de leur theatre, on ne doit pas, ce me semble, blâmer un Politique, si pour venir à bout de quelque affaire importante, il a recours à la même industrie, bien qu’il soit plus honneste de dire le contraire, & que pour en parler sainement,

[239]Non sunt hæc dicenda palam, prodendaque vulgo,
Quippe hominum plerique mali, plerique scelesti.

(Palingen. in Libra.)

[229] Sous le nom de Dieu on commet toute sorte de mal.

[230] On traite des affaires privées sous le pretexte de la religion, qu’un chacun rend chambriere de ses convoitises.

[231] Il jugea que le pretexte de la religion seroit tres-bon.

[232] Lors qu’on faisoit parade de la religion.

[233] Il fut trouvé fort bon, de faire parade de la religion.

[234] Par un ordre violent qu’un Pape imperieux donna.

[235] Mais la foy & la religion eurent tant de force.

[236] Par l’immense ambition qu’il avoit de commander à tous.

[237] Mais il se couvrit du pretexte de la religion, & des ordres du Pape.

[238] Par un avertissement divin, par la volonté divine, par l’assistance divine, & comme par une grande grace de Dieu.

[239] On ne doit point découvrir ny reveler de telles choses au menu peuple, veu que parmy les hommes il y en a tant de méchants & de scelerats.

Toutes ces maximes neanmoins demeureroient sans lustre, & sans éclat, si elles n’estoient rehaussées, & comme animées d’une autre, qui nous enseigne de les prendre par le bon biais, & de bien choisir l’heure & le temps favorable pour les mettre en execution,

[240]Data tempore prosunt,
Et data non apto tempore multa nocent.

[240] Les choses qu’on applique opportunément, profitent & reüssissent bien ; mais il y en a beaucoup qui sont fort nuisibles, quand elles ne sont pas appliquées en un temps propre.

Et encore n’est-ce pas assez d’avoir acquis cette prudence ordinaire & commune à beaucoup de Politiques, si nous ne passons à une autre encore plus rafinée, & qui est seulement propre aux plus rusez & experimentez Ministres, pour se prevaloir des occasions fortuites, & tirer profit & avantage de ce qui auroit esté negligé de quelque autre, ou qui peut-estre luy auroit porté prejudice. Telle fut l’occasion de cette grande eclipse qui arriva sous l’Empereur Tibere, lors que toutes les legions de Hongrie estoient si fierement revoltées, qu’il n’y avoit quasi aucune apparence de les pouvoir appaiser ; car un autre moins avisé que Drusus eust negligé cette occasion, & n’eust jamais pensé d’en pouvoir tirer quelque avantage ; mais luy voyant que les mutins avoient conceu une grande frayeur de cette obscurité, parce qu’ils n’en sçavoient pas la cause, il prit l’occasion aux cheveux, & les intimida de telle sorte, qu’il vint à bout par cet accident de ce à quoy tous les autres Chefs, & luy-même auparavant desesperoient de pouvoir donner ordre. Tel fut aussi le stratageme duquel le Roy Tullus couvrit ingenieusement la retraitte de Metius Suffetius, voire même en tira un avantage nompareil, faisant courir le bruit & passer parole d’escadron en escadron, qu’il l’avoit envoyé pour surprendre ses ennemis, & leur oster tout moyen de retraite : En suite de quoy je m’étonne bien fort, comme T. Live & Corneille Tacite, qui rapportent ces deux Histoires, se sont contentez d’en tirer des conclusions particulieres, & que le premier ait seulement dit, [241]Stratagema est, quæ in certamine à transfugis nostris perfide fiunt, ea dicere fieri nostro jussu ; & l’autre, [242]In commoto populo sedando, convertenda in sapientiam & occasionem mitigationis, quæ casus obtulit, & quæ populos ille pavet aut observat etiam superstitiosè, veu qu’il falloit tout d’un coup en tirer cette regle generale, [243]quæ casus obtulit in sapientiam vertenda, puis que non seulement aux trahisons, & aux mutineries, mais en toutes autres sortes d’affaires & de rencontres, [244]mos est hominibus, comme dit Cassiodore, occasiones repentinas ad artes ducere. Ainsi lisons nous que Christophle Colomb, aprés avoir supputé le temps auquel une grande eclipse devoit arriver, il menaça certains habitans du nouveau Monde, de convertir la Lune en sang, & de la leur oster entierement, s’ils ne luy fournissoient les rafraischissemens dont il avoit besoin, & qui luy furent incontinent envoyez, dés aussi-tost que l’eclipse commença de paroistre. J’ay remarqué cy-dessus que Ferdinand Cortez fit croire aux habitans de Mexique, qu’il estoit le Dieu Tophilchin, pour entrer plus facilement dans leur Royaume ; & que François Pizarre se servant du même stratageme en la conqueste du Perou, se faisoit nommer le Viracoca. Ce fut encore par ce moyen que Mahomet changea son epilepsie en extase, & que Charles V se servit de l’heresie de Luther, pour diviser & affoiblir les Princes d’Allemagne, qui pouvoient en demeurant unis controller l’autorité qu’il vouloit avoir dans l’Empire, & empescher le projet qu’il avoit dressé d’une Monarchie universelle. Disons encore que le même Empereur, n’ayant plus l’esprit & le jugement assez fort pour gouverner un Estat si grand qu’estoit le sien, & voyant d’ailleurs que la fortune naissante de Henry II, mettoit des bornes à la sienne, se mocquoit de son [245]plus ultra, & faisoit dire aux Pasquinades,

[246]Siste pedem Metis, hæc tibi meta datur.

[241] C’est un stratageme, que de dire, que ce que nos transfuges font perfidement pendant le combat, se fait par nostre ordre.

[242] Pour appaiser l’émotion d’un peuple, il faut tourner en sagesse & en occasion de l’addoucir les choses que le cas fortuit presente, & celles dont ce peuple s’épouvante, ou qu’il observe avec superstition.

[243] Il faut tourner en sagesse les choses que le cas fortuit presente.

[244] Les hommes ont accoutumé de mettre en œuvre & se servir artificieusement des rencontres impreveües.

[245] Plus outre.

[246] Arreste toi à Mets, car c’est là la borne qui t’est donnée.

Il couvrit toutes ces disgraces, du voile de Pieté & de Religion, s’enfermant dans un cloistre, où il eut pareillement la commodité de faire penitence du peché secret, qu’il avoit commis en la naissance d’un fils bastard, qui luy estoit aussi neveu. Ainsi Philippe II, prit sujet de casser tous les Privileges extraordinaires des Arragonois, sur la protection qu’ils voulurent donner à Antonio Perez ; & je trouve entre nos Roys de France que Philippe premier augmenta beaucoup son Royaume, & le delivra s’il faut ainsi dire de la Tutele des Maires du Palais, pendant que tous les Princes de la France, & son Frere même estoient occupez à combattre les Sarrasins, sous la conduite de Godefroy de Boüillon ; & pendant la troisiéme Croisade, on pourroit dire que Philippe Auguste abandonna le Roy Richard d’Angleterre, pour s’en revenir en France broüiller les affaires des Anglois, parce qu’en matiere d’Estat, [247]quædam nisi fallacia vires assumpserint, fidem propositi non inveniunt, laudemque occulto magis tramite quàm via recta petunt. (Val. Max. l. 7. cap. 3.)

[247] Il y a de certaines choses qui ne rencontrent pas la croyance qu’on s’est proposée, si elles n’ont pris des forces par le moyen de quelque tromperie, & qui cherchent plustost la loüange par quelques sentiers cachez que par des voyes droites.

Chapitre V.
Quelles conditions sont requises au Ministre avec qui l’on peut concerter les Coups d’Estat.

L’on me pourra objecter icy que je ne devrois traitter des conditions du Ministre, qu’aprés avoir parlé de celles du Prince, puis que c’est luy qui donne le premier branle & mouvement à tout ce qui est fait dans son Conseil, comme le premier mobile entraine tous les Cieux avec soy, & le Soleil communique sa lumiere à tous les Astres & Planetes : Mais à cela je puis répondre, que les Souverains nous sont donnez ou par succession ou par élection ; or de ces deux moyens le premier suit la nature, à laquelle nous obeïssons ponctuellement, sans restriction ou consideration d’aucune circonstance voire même,

[248]Dum pecudes auro, dum murice vestit Asellos.

[248] Quand il revest d’or les brebis, & les ânes de pourpre.

Et le second dépend des brigues, monopoles, & cabales de ceux qui se trouvent les plus riches, & les plus puissans d’amis, de faveurs, & d’argent, pour satisfaire à leur ambition ; de maniere que ce seroit parler en vray pedant, de proposer ou de penser seulement, que les considerations de la vertu & des merites, puissent avoir lieu parmy un tel desordre. Mais pour ce qui est des Ministres, on en peut philosopher d’autre façon, parce qu’ils dependent absolument du choix que le Prince en peut faire ; luy estant permis, voire même bien-seant & honorable, de trier soigneusement d’entre tous ses amis ou domestiques, celuy qu’il jugera estre le mieux conditionné pour le serieux employ où il le veut mettre, [249]Sapientissimum enim dicunt eum esse cui quod opus sit veniat in mentem, proximè accedere, illum qui alterius bene inventis obtemperet. (Cicero pro Cluentio.) J’ajouste encore qu’outre l’honneur que le Prince reçoit d’une telle election, il en retire une commodité tres-grande, & si considerable, que s’il ne se veut negliger & abandonner luy-même, il est presque necessité de proceder à cette election, Velleius Paterculus ayant remarqué fort à propos, que [250]magna negotia magnis adjutoribus egent, (lib. 2.) & Tacite, que [251]gravissimi Principis labores queis orbem terræ capessit, egent adminiculis. (12. Annal.) Joint que comme dit fort bien Euripides, σοφὸς τύραννος τῶν σοφῶν συνουσίᾳ, [252]princeps fit sapiens sapientum commercio. Et en effet les Histoires nous apprennent, que ceux-là ont toujours esté estimez les plus sages entre les Princes, qui n’ont rien fait de leurs testes, ny sans avis de quelque fidele & asseuré Ministre ; d’où vient qu’Alexandre avoit toujours auprés de soy Clitus & Ephestion : qu’Auguste ne faisoit rien sans l’avis de Mecenas & d’Agrippa ; que Neron fut le meilleur des Empereurs pendant qu’il suivit le conseil de Burrus & de Seneque ; & pour venir à ce qui est plus de nostre connoissance, Charles V & Philippes II, ont eu les Sieurs de Chevres, & Ruy de Gomez pour confidents, tout ainsi que les intimes Conseillers de Charles VII, furent en divers temps le Comte de Dunois, Louvet President de Provence, Tannegui du Chastel, & un Comte de Dammartin. Pour ce qui est de son fils Louys XI, comme il estoit d’un esprit défiant, variable, & toujours trouble, aussi changea-t-il plusieurs fois de serviteurs secrets & affidez, mais neanmoins il en avoit toujours quelqu’un à qui il se communiquoit plus librement qu’aux autres, témoin le Cardinal Ballue, Philippes de Comines, & son Medecin Cottier. Charles VIII en fit de même du Cardinal Brissonet, & son successeur Louys XII, du Cardinal d’Amboise qui le possedoit entierement. Le Roy François I avoit plus de fiance à l’Amiral d’Annebaut qu’à nul autre, & Henry II, au Connestable de Montmorency. Bref nous voyons dans la suite de nos Annales, que les deux freres de Lorraine furent l’appuy de François II, le Cardinal Birague de Charles IX, Monsieur d’Espernon de Henry III, Messieurs de Sully, Villeroy, & Sillery de Henry IV, & Monseigneur le Cardinal de Richelieu de nostre Roy Louys le Juste & le Triomphant.

[249] Car on appelle le plus sage celuy, à qui vient en la pensée tout ce dont il a besoin, & que celui-là en approche de bien prés qui obeït aux bonnes inventions qu’un autre a trouvées.

[250] Les grandes affaires ont besoin de grandes aides.

[251] La plus grande peine qu’un Prince puisse prendre à gouverner le monde, a besoin d’assistance.

[252] Le Prince se rend sage par le commerce qu’il a avec les sages.

Mais cette maxime estant établie comme tres-certaine & veritable, que les Princes doivent avoir quelque Conseiller secret & affidé, les Politiques se trouvent bien en peine à se resoudre, s’ils se doivent contenter d’un seul, ou en avoir plusieurs en égal & pareil degré de confidence. Car si l’on veut agir par raisons & par exemples, Xenophon nous avertira d’un costé, que πολλοὶ βασιλέως ὀφθαλμοὶ καὶ πολλοὰ ὤτα, [253]multi debent esse Regis oculi, & multæ aures, (l. 28. pæd.) & le Triumvirat qui a si heureusement gouverné la France sous Henry IV, fera foy de son dire, quand bien nous n’aurions pas l’exemple d’Auguste & des anciens. D’ailleurs aussi nous sçavons qu’entre plusieurs [254]non voto vivitur uno, & qu’en matiere d’affaires il n’y a rien de plus prejudiciable, ny de plus fascheux que la diversité d’opinions ; que la haine, l’ambition, la vaine gloire ou passions semblables font bien souvent proposer & autoriser, ce qui est directement contraire à la raison, & Tacite remarque fort à propos, que [255]cæde Messalinæ convulsa est Principis domus, orto apud libertos certamine : de sorte que tout ainsi que le grand nombre de Medecins tuë souvent les malades, le trop grand nombre de Conseillers ruine aussi presque toujours les affaires. C’est pourquoy il me semble à propos pour accorder ces deux opinions si differentes, d’user de quelque distinction, & de dire, que si le Prince se juge assez fort, autorisé, judicieux, & capable pour estre au dessus de ses Conseillers & Confidens, il est bon d’en avoir trois ou quatre, parce que aprés qu’ils auront opiné sur quelque incident, il en pourra tirer diverses ouvertures ou moyens, & choisir celuy qu’il estimera plus expedient d’executer : Mais s’il est d’un esprit foible, peu entendu & incapable de choisir le meilleur avis & le faire suivre, il est sans doute plus expedient, qu’il ne se confie qu’à un seul qu’il choisira pour le plus judicieux & mieux conditionné de tous les autres ; parce que s’il se commet à plusieurs, il peut arriver que chacun d’eux aura ses interests particuliers differents, ses intentions diverses, ses desseins tout à fait dissemblables, sur quoy le Prince n’estant pas en estat de les regler, & de leur servir de chef, les brigues & les partis se formeront dans son Conseil, l’ambition s’y coulera, & la jalousie qui la suit d’aussi prés comme elle fait l’amour, la raison n’y fera rien, & la passion y fera tout, le secret en sera banny, & cependant le pauvre Prince sera inquieté d’une étrange façon, il ne sçaura à quoy se resoudre, ny de quel costé se tourner, il servira de fable à son peuple, & de joüet à la passion de ses Ministres. C’est ce qui a esté tres-judicieusement remarqué par Tacite à propos de l’Empereur Galba, [256]quippe hiantes in magna fortuna amicorum cupiditates, ipsa Galbæ facilitas intendebat ; cum apud infirmum & credulum minori metu, & majori præmio peccaretur. Autant en arriva-t-il à l’Empereur Claudius, & de nostre temps à Charles VIII, en ce qui concernoit les affaires de Pise & Siene. Guicciardin fait la même remarque de Clement VII, & les Politiques Italiens ont pris sujet d’en former cet Axiome, [257]Ogni volta che un Principe sarà in mano di più, quando non habbia consiglio e prudenza da se, sarà preda da tutti ; où au contraire s’il ne se fie qu’à un seul Ministre bien conditionné & entretenu suivant les devoirs reciproques de maistre à serviteur, toutes choses en iront beaucoup mieux pour le Prince, son credit luy sera conservé, son autorité maintenuë, sa personne aimée, ses commandemens executez, & tout son Estat en recevra des fruits pareils à ceux que reçoit maintenant la France du sage gouvernement de Monseigneur le Cardinal de Richelieu.

[253] Le Roy doit avoir plusieurs yeux, & plusieurs oreilles.

[254] On n’est pas toujours d’un même sentiment.

[255] Par la mort de Messalina la maison du Prince fut toute bouleversée, à cause de la contestation qui survint entre ses affranchis.

[256] Car la trop grande facilité de Galba augmentoit la convoitise de ses amis, qui baailloient aprés une grande fortune ; veu même que les fautes que l’on commettoit auprés d’un esprit foible & credule comme le sien, estoient suivies de moins d’apprehension, & de plus de recompense.

[257] Toutes les fois qu’un Prince se met entre les mains de plusieurs, s’il n’a du conseil & de la prudence de soy-même, il sera la proye de tous.

Cela donc estant resolu qu’un Prince doit avoir quelque Ministre ou Conseiller secret, fidele, & confident, il faut maintenant voir de quelle façon il le peut choisir, & quelles qualitez il doit rechercher en sa personne ; ou pour mieux dire, de quelle condition il le doit prendre, tant pour ce qui est du corps & des accidens qui le suivent, que de l’esprit. Aprés quoy nous ajousterons aussi ce que doit contribuer le Prince à la satisfaction de son Ministre, & mettrons fin à ce present discours.

Or pour ce qui est du premier point qui nous doit principalement monstrer de quelle qualité, office ou sorte de personnes on peut prendre un Ministre, je m’y trouve aussi empesché que l’estoit Vegece pour resoudre de quel lieu & de quelle condition de personnes on pouvoit choisir un bon soldat. Car comme toutes les affaires ne sont pas semblables, aussi toutes sortes de personnes ne sont pas toujours bonnes à toutes sortes de negociations, non plus que tout bois n’estoit anciennement propre à faire la statue de Mercure. Je diray neanmoins pour vuider ce different, qu’il faut distinguer entre le Ministre de Conseil, & le Ministre d’execution, car encore que l’on leur puisse donner à tous deux cet avertissement rapporté par T. Live, (lib. 24.) [258]magis nullius interest quàm tua, T. Ofacili, non imponi cervicibus tuis onus, sub quo concidas ; il faut neanmoins pour les considerer tous deux en particulier, y apporter aussi des conditions differentes, & dire pour ce qui est du dernier, qu’on ne peut manquer de le tirer d’entre les plus nobles & illustres familles, afin qu’il exerce la charge & le commandement qu’on luy donnera, avec plus d’éclat, de grandeur & d’autorité. Il faut aussi prendre garde qu’il ait l’inclination & la suffisance proportionnée à l’employ auquel il est destiné,

[259]Nec enim loricam poscit Achillis Thersites.

[258] Il t’importe plus qu’à aucun autre, Titus Ofacilius, de ne te charger pas d’un fardeau dont tu puisses estre accablé.

[259] Car un Thersite ne demande pas la cuirasse d’Achilles.

Et comme un Appius ne duisoit aucunement aux affaires populaires, Cleon n’entendoit pas la conduite d’une armée, Philopœmen ne sçavoit nullement commander sur mer, Pericles n’estoit bon que pour gouverner, Diomedes que pour combattre, Ulysse que pour conseiller ; il faut de même tirer avantage de ces diverses inclinations, afin d’appeller à chaque vacation celuy qui pour y avoir du naturel, la peut exercer avec honneur & satisfaction ; autrement ce seroit faire tort à ceux qui sont nez pour commander, de les assujettir aux autres, qui ne sont faits que pour obeïr ; à ceux qui ne sont pas hardis & belliqueux, de leur donner la conduite d’une armée ; & d’employer aux Ambassades ceux qui ne sçavent ny parler ny haranguer ; estant beaucoup plus à propos, comme nous avertit un Ancien, [260]quemque cuique functioni pro indole admovere : mais pour ce qui est du choix d’un Ministre secret, je croy qu’on en peut discourir d’autre façon, & pour resoudre le doute proposé cy-dessus si on le doit tirer d’entre les familles illustres de l’Estat, ou des personnes de mediocre condition ; il me semble qu’on le peut faire de toutes les deux sortes indifferemment, parce que [261]dum nullum fastidiretur genus in quo eniteret virtus, crevit imperium Romanum. (T. Livius lib. 4.) Il y a toutefois ces difficultez du costé des nobles & grands Seigneurs, qu’ils sont enviez des autres, que bien souvent au lieu d’obeïr ils veulent commander, qu’ils conseillent plutost le Prince suivant leur interest particulier, que le bien de l’Estat, qu’ils veulent avancer leurs creatures, & ruiner ceux qui sont contraires à leur cabale ; qu’ils veulent bien souvent entreprendre sur l’autorité de leur Maistre, comme firent les Maires du Palais en France, qu’ils broüillent le Royaume pour se rendre necessaires, qu’ils ne sont jamais contens de ce qu’on leur donne, comme estant toujours au dessous de ce qu’ils pensent avoir merité, soit pour leurs services ou pour la grandeur de leur maison ; bref il me semble qu’en cette occasion, où l’on n’a que faire de la noblesse & dignité des personnes, mais plutost de leur avis, conseil, & jugement, un Marquis, un Duc, un Prince, ne peuvent pas mieux rencontrer que les hommes de mediocre condition, & peuvent causer beaucoup plus de mal ; où au contraire ceux-cy peuvent faire autant de bien, ne coustent pas tant, se rendent plus sujets, plus faciles & traitables, & sont beaucoup moins à craindre. Et à la verité Seneque avoit raison de dire, [262]nulli præclusa est virtus, omnes admittit, nec censum, nec sexum eligit. (in epistol.) A propos de quoy Tacite remarque que les Allemans prenoient même conseil de leurs femmes, [263]nec consilia earum aspernabantur, nec responsa negligebant. (de morib. Germ.) Ce que Plutarque confirme aussi des Lacedemoniens, & beaucoup d’Historiens, des Empereurs Auguste & Justinien ; & Cecilius disoit fort bien dans les Tusculanes de Ciceron, [264]sæpe etiam sub sordido pallio latet sapientia. Ce sont les occasions, l’employ, & les affaires qui la découvrent, & qui la font briller & éclatter. Si l’on n’eust employé Matthieu Paumier Florentin, à l’ambassade de laquelle il s’acquita si dignement, envers le Roy Alphonse, on auroit toujours creu qu’il n’estoit bon qu’à battre le mortier pour faire des medecines & clysteres ; si le Cardinal d’Ossat ne se fust rencontré dans les affaires de la Cour de Rome, on se fust toujours persuadé qu’il n’estoit propre qu’à pedanter dans les Colleges de Paris & à defendre Ramus contre Charpentier. Et le semblable peut-on dire encore des Cardinaux Balue, Ximenes, & du Perron, [265]quorum nobilitas sola fuit atque unica virtus. L’on dit que de toutes tailles bons Levriers, & pourquoy non de toutes sortes de conditions de bons esprits : Cardan estoit Medecin, Bodin Advocat, Charon Theologien, Montagne Gentilhomme, la Nouë Soldat, & le Pere Paul Moine : enfin

[266]Sæpe etiam est olitor verba opportuna locutus.

[260] D’employer chacun à la fonction dont son genie est plus capable.

[261] L’empire Romain s’est toujours augmenté, pendant qu’on n’a point dedaigné ceux où l’on voyoit éclater la vertu, de quelle condition qu’ils fussent.

[262] La vertu n’est inaccessible à personne ; elle reçoit un chacun, & ne fait choix, ny de condition ny de sexe.

[263] Ils ne méprisoient pas leurs conseils, & ne negligeoient pas leurs réponses.

[264] Et souvent aussi il y a de la sagesse cachée sous un vilain manteau.

[265] Qui n’avoient point d’autre noblesse que leur seule vertu.

C’est pourquoy je n’exclus personne de cette charge, non les étrangers, parce que Tibere [267]subinde res suas quibusdam ignotis mandabat, (Tacit. 4. Annal.) & que Charles V se servit de Granvelle, François I de Trivulse, Henry II de Strozzi, & Charles IX du Cardinal de Birague. Non les jeunes, parce que [268]cani indices ætatis non sapientiæ, & que Ciceron nous avertit, [269]ab eximia virtute progressum ætatis expectari non oportere, (Philip. 5.) témoin les exemples de Josephe, David, Ephestion, & Papyrius. Non les vieux, puis que Moyse par le conseil de son beau-pere Jethro, en choisit LXX pour gouverner avec luy le peuple d’Israël ; & que Louys XI pensa estre accablé par la guerre du bien public, pour n’avoir pas voulu croire aux vieux Conseillers, que son Pere luy avoit laissez. Non les ignorans, puis que, comme dit Seneque, [270]paucis ad bonam mentem opus est literis, & que suivant l’opinion de Thucydides les esprits grossiers sont plus propres à gouverner des peuples, que ceux qui sont plus subtils & épurez ; les grands esprits ayant cela de propre qu’ils sont plus portez à innover qu’à negotier, novandis quàm gerendis rebus aptiora, (Curt. l. 4.) à dépendre qu’à conserver, à poursuivre leur pointe avec obstination qu’à ceder ou s’accommoder à la necessité des affaires, & à traitter enfin avec des Anges ou intelligences, qu’avec des hommes, [271]quod enim celeriter arripiunt, id quum tardè percipi vident discruciantur. (Cic. pro Roscio.) Non les lettrez, veu que [272]Imperator Alexander consiliis togæ & militiæ literatos adhibebat, & maxime eos qui historiam norant, (Lamprid. in eo.) joint que le Cardinal de Richelieu a esté tiré du fond de sa Bibliotheque pour gouverner la France. Non les Philosophes, à cause de Xenophon, Seneque & Plutarque. Non les Medecins, puis que Oribase par ses bons conseils & avis éleva Julien à l’Empire, que Apollophanes estoit chef du Conseil d’Antiochus, qu’Estienne fut envoyé par l’Empereur Justinien à Cosroës, que Jacques Cottier & Olivier le Dain furent des principaux Conseillers de Louys XI, le Pere de Monsieur le Chancelier de l’Hospital de Charles de Bourbon, & Monsieur Miron du Roy Henry III. Non les Moines à cause du Pere Paul de Venise, ny pour finir, telles autres sortes de personnes que ce soit, pourveu qu’elles ayent les conditions que nous expliquerons cy-aprés ; [273]magna enim ingenia sæpe in occulto latent, comme disoit Plaute, (in Capt.) & la Prudence & Sagesse ne fait point choix de personnes, elle habite aussi-bien dans le tonneau de Diogenes, aux écoles, sous un froc, & sous des méchans haillons, que parmy les delices & somptuositez d’un Palais. Tant s’en faut, [274]nescio quomodo factum est, ut semper bonæ mentis soror sit paupertas.

[266] Un jardinier même a dit souvent de bonnes choses.

[267] Commettoit quelquefois l’administration de ses affaires à des gens inconnus.

[268] Les cheveux blancs sont les marques de l’âge, & non de la sagesse.

[269] Qu’il ne faut pas attendre le progrés de l’âge d’une extraordinaire vertu.

[270] Un bon esprit n’a pas besoin de beaucoup de lettres.

[271] Car ils enragent de voir aller lentement ce qu’ils ont entrepris avec precipitation.

[272] L’Empereur Alexandre employoit aux conseils de la robe & de la guerre des hommes lettrez, & particulierement ceux qui sçavoient l’histoire.

[273] Car il arrive souvent que les grands esprits demeurent cachez.

[274] Je ne sçay comment il est arrivé que la pauvreté soit toujours la sœur & la compagne du bon esprit.

Or les conditions que le Ministre doit apporter & contribuer du sien au service de son Prince, ne se peuvent expliquer qu’assez difficilement. C’est ce qui a fait suer tant d’écrivains, ce qui a ouvert la carriere à tant de discours, & ce qui a produit tant de livres sur l’idée, l’exemple & la parfaite description du bon Conseiller, du fidele Ministre, du prudent Politique, & de l’homme d’Estat, quoy que tous ces auteurs ayent plutost ressemblé aux Archers de Diogenes, qui sembloyent tirer au plus loing du but, qu’à Ciceron en son livre de l’Orateur, ou à Xenophon en son Prince. Pour moy qui n’ay pas entrepris comme eux de publier un gros livre de toutes les vertus, sous ombre de trois ou quatre qui sont necessaires à un Ministre, je diray premierement : Que je le veux estre tel en effect qu’il sera en predicament, connu du Prince, & choisi de luy-même par la seule consideration de ses merites, sans autre recommendation que de sa propre vertu, [275]virtute enim ambire oportet non favitoribus. Beaucoup qui viennent sur le theatre du monde pour entrer aux honneurs & confidences, y paroissent bien souvent revestus d’ornemens empruntez, de faveurs, d’amis, d’argent, de sollicitations & poursuites ambitieuses, ils s’y presentent comme la Corneille d’Esope couverts des plumes d’autruy, & font parade de ce qui n’est pas à eux, pour obtenir ce qu’ils ne meritent pas ; mais leur nudité paroist toujours à travers de ces habits, qu’ils n’ont que par emprunt, & qui les expose aussitost à la honte sur le propre Theatre de la gloire. Il faut doncques qu’un homme qui se veut maintenir en credit & en reputation jusques à la fin, entre & penetre dans le credit & la bonne opinion de son Maistre, orné comme l’estoit Hippias Eleus de vestemens faits de sa main, de sçavoir, de prudence, de vertu, de merite, de courage, bref de choses qui soient de son propre creu : il faut que comme le Soleil il produise du dedans la lumiere qu’il éclaire au dehors, de peur qu’il ne ressemble à la Lune, qui n’ayant ce qui la fait luire que par emprunt, monstre bien-tost sa defaillance. Mais parce que ce n’est rien de parler des merites en general, si l’on ne determine en particulier, quelles sont les vertus qui les composent ; je croy qu’on les peut toutes rapporter à trois principales, sçavoir la Force, la Justice, & la Prudence. Sur lesquelles je me veux un peu étendre, pour les expliquer d’une façon moins triviale & commune que celle des écoles.

[275] Car il faut aspirer aux charges par la vertu & non pas par le moyen des fauteurs.

Par la force j’entens certaine trempe & disposition d’esprit toujours égale en soy, ferme, stable, heroïque, capable de tout voir, tout oüir, & tout faire, sans se troubler, se perdre, s’étonner ; laquelle vertu se peut facilement acquerir en faisant des continuelles reflexions sur la condition de nostre nature foible, debile, & sujette à toutes sortes de maladies & d’infirmitez, sur la vanité des pompes & honneurs de ce monde ; sur la foiblesse & imbecillité de nostre esprit ; sur les changemens & revolutions des affaires ; sur les diverses faces & metaschematismes du Ciel & de la terre ; sur la diversité des opinions, des sectes, des religions, sur le peu de durée de toutes choses ; bref sur les grands avantages qu’il y a de fuïr le vice & de suivre la vertu. Aussi est-ce à peu prés comme l’a décrite Juvenal par ces beaux vers de sa X. Satyre.

[276]Fortem posce animum, mortis terrore vacantem,
Qui spatium vitæ extremum inter munera ponat
Naturæ, qui ferre queat quoscunque dolores,
Nesciat irasci, cupiat nihil, & potiores
Herculis ærumnas ducat sævosque labores
Et Venere, & plumis, & cœnis Sardanapali.

[276] Demandez un esprit qui soit gueri des craintes de la mort, qui mette au rang des presens de la Nature le dernier terme de la vie, qui puisse endurer toutes sortes de fatigues, qui ne se fasche point, qui ne desire rien, & qui estime davantage les peines d’Hercule, & ses longs travaux, que les delices, les festins, & les plumes (licts) de Sardanapale.

Monsieur le Chancelier de l’Hospital qui estoit pourveu de cette force d’esprit autant qu’aucun autre de ceux qui l’ont precedé ou suivy, la décrivoit encore plus brievement, quoy qu’en termes beaucoup plus hardis, desquels même il avoit composé sa devise, [277]si fractus illabatur orbis impavidum ferient ruinæ. Arriere doncques de ce Ministere tant d’esprits foibles & effeminez, tant d’ames coüardes & pusillanimes, qui s’épouvantent des premieres difficultez, qui fuyent à la moindre resistance, & qui perdent l’esprit lors qu’on leur parle de quelque grande resolution. Je veux un esprit d’Epictete, de Socrates, d’Epicure, de Seneque, de Brutus, de Caton, & pour me servir d’exemples plus familiers, du Pere Paul, du Cardinal d’Ossat, du President Janin, de V. Eminence, de Ferrier, & de quelques autres de pareille marque. Je veux qu’il ait les bonnes maximes de Philosophie dans la teste non pas sur les levres ; qu’il connoisse la nature en son tout & non pas en quelque partie ; qu’il vive dans le monde comme s’il en estoit dehors, & au dessous du Ciel comme s’il estoit au dessus, afin qu’il ne puisse pas seulement comme les Gaulois apprehender la ruine de cette grande machine, je veux qu’il s’imagine de bonne heure que la Cour est le lieu du monde où il se dit & fait plus de sottises, où les amitiés sont plus capricieuses & interessées, les hommes plus masquez, les maistres moins affectionnez à leurs serviteurs, & la fortune plus folle & aveugle ; afin qu’il s’accoustume aussi de bonne heure à ne se point scandaliser de toutes ces extravagances. Je veux enfin qu’il puisse regarder [278]oculo irretorto ceux qui seront plus riches, & moins dignes de l’estre que luy, qu’il se picque d’une pauvreté genereuse, d’une obstination au bien, d’une liberté Philosophique mais pourtant civile, qu’il ne soit au monde que par accident, à la Cour que par emprunt, & au service d’un Maistre que pour s’en acquiter honnestement. Or quiconque aura cette premiere, universelle, & generale disposition, qui conduit l’homme à une apathie, franchise, & bonté naturelle, il aura par même moyen la fidelité, [279]optimum enim quemque fidelissimum puto, disoit fort bien Pline en parlant à l’Empereur Trajan ; & cette fidelité ne sera pas commune, bridée de certaines circonstances, & assujettie à diverses considerations de nos interests particuliers, des personnes, de la fin des affaires, & de mille autres, mais une fidelité telle que doit avoir un galand homme, pour servir celuy à qui il la promettra envers tous & contre tous, sans exception de lieu, de temps, ny de personnes. C’est ainsi que C. Blosius servoit son amy Tiberius Gracchus, (Valer. Max. lib. 4. cap. 7.) & le Pere du Chancelier de l’Hospital son maistre Charles de Bourbon, duquel se trouvant Medecin & Confident lors de sa disgrace & persecution, il ne l’abandonna jamais, le suivant en habit déguisé, participant à toutes ses infortunes, le secondant en tous ses desseins contre le Roy, contre l’Empereur & contre Rome, les Cardinaux & le Pape même. Action que son fils ce grand Chancelier de France a tellement estimée, qu’il l’a bien voulu placer comme la plus remarquable de sa famille, en teste de son Testament. Il faut doncques qu’un affectionné Ministre soit premierement & principalement garny de fidelité, & que lors qu’il sera besoin de la témoigner, il dise librement,

[280]Huic ego nec rerum metas nec tempora pono,
Obsequium sine fine dedi.

[277] Si le monde se bouleversoit, ses ruïnes me fraperoient, sans que j’en fusse épouventé.

[278] D’un œuil droit & non de travers.

[279] Car j’estime que le plus homme de bien est aussi le plus fidelle.

[280] Je ne mets point icy de bornes, & n’y limite point de temps, j’ay témoigné une obeïssance sans fin.

Il faut aussi qu’il soit dégagé d’ambition, d’avarice, de convoitise & de tout autre desir, que de bien servir son Maistre dans l’estat d’une fortune mediocre, honneste, & capable de le delivrer luy & ses plus proches parens, d’envie & de necessité. Car s’il commence une fois à aller au plus à se vouloir avancer dans les charges & dignitez, il ne se pourra pas faire qu’il ne prefere son bien propre à celuy de son Maistre, & qu’il ne se serve premier que luy ; & cela estant, c’est ouvrir la porte à l’infidelité, perfidie & trahison, il n’y aura plus de secret qu’il ne découvre, plus de conseil qu’il n’évente, plus de resolution qu’il ne declare, plus d’ennemy qu’il ne courtise, bref

[281]Publica privatis postponet commoda rebus.

[281] Il preferera son profit particulier au bien public.

S’il desire la grandeur de son Maistre ce ne sera que pour avancer la sienne, à laquelle s’il ne peut parvenir en le servant avec fidelité, il ne fera point de doute de le deservir, de le vendre & livrer à ses ennemis pour satisfaire à son ambition, ou à son avarice demesurée,

[282]Namque ubi avaritia est habitant ferme omnia ibidem
Flagitia, impietas, perjuria, furta, rapinæ,
Fraudes atque doli, insidiæque & proditiones.

(Paling. in Sagit.)

[282] Car là où est l’avarice, tous les autres vices y habitent aussi, l’impieté, le parjure, le vol, la rapine, les fraudes & tromperies, les embusches & les trahisons.

C’est ce que pratiqua autrefois Stilico, quand pour s’acquerir l’amitié d’Alaric Roy des Gots, & s’appuyer de son secours pour se saisir de l’Empire d’Orient, il fit une paix honteuse avec luy & obligea l’Empereur de luy payer tribut sous le nom de pension ; & Pierre des Vignes Chancelier de Frederic II, fut à bon droit privé de la veuë, pour avoir noüé une intelligence trop secrete avec le Pape Alexandre III, ennemy capital de son Maistre. Ce fut encore pour la même cause que le Cardinal Balue demeura XII ans resserré dans la Tour des Loches sous le Regne de Louys XI, & que le Cardinal du Prat décheut de sa faveur, & fut long-temps en prison pendant celuy de François I. Cette même force & disposition d’esprit defend aussi à nostre Ministre d’estre trop credule ou superstitieux, & bigot : Car bien que [283]credulitas error sit magis quam culpa, & quidem in optimi cujusque mentem facillimè obrepat, (Cic. l. 1. ep. 23.) c’est toutefois le propre d’un homme judicieux & bien sensé, de ne rien croire [284]nisi quod in oculos incurret ; (Senec. de Ira.) au moins Palingenius est d’avis qu’il faut ainsi faire, crainte d’estre trompé, parce que

[285]Qui facilis credit facilis quoque fallitur idem.

[283] La credulité soit plutost une erreur qu’une faute, & qu’elle s’empare facilement des meilleurs naturels.

[284] Que ce qu’il void de ses yeux.

[285] Qui croit facilement se laisse aussi facilement tromper.

Et comme nous avons dit cy-dessus, qu’il y avoit quatre ou cinq moyens d’attraper ou tromper les trop credules & superstitieux, aussi faut-il que celuy qui se mesle de les pratiquer, ne soit pas si sot que de s’y laisser prendre par d’autres qui s’en voudroient servir contre luy-même. Joint qu’à un Ministre qui aura l’esprit assez bas pour le ravaler & soumettre à la creance de tant de fables, impostures, faux miracles, tromperies, & charlataneries qui se font ordinairement, ne pourra pas donner grande esperance de bien reüssir en beaucoup d’affaires où il faut gaillardement enjamber par dessus toutes ces folies. Les souplesses d’Estat, les artifices des Courtisans, les menées & pratiques de quelques avisez Politiques, trompent aisément un homme plongé dans des devotions excessives & superstitieuses. La prediction d’un devin, le croassement d’un corbeau, la rencontre d’un maure, un faux bruit, quelque vau de ville, tromperie, ou superstition, luy feront perdre l’escrime, l’étonneront, & le reduiront à prendre quelque party honteux & deshonneste ; A quoy s’il est tant soit peu porté de sa nature, la superstition sœur germaine de cette grande credulité, l’y plongera tout à fait, & luy ostera si peu de jugement qui luy pouvoit rester. [286]Occentus soricis auditus Fabio Maximo dictaturam, C. Flaminio magisterium equitum deponendi causam præbuit. (Val. Max. l. 1. cap. 10.) Elle luy ravira le repos du corps, & la fermeté, constance, & resolution de l’esprit ; [287]superstitione enim qui est imbutus quiescere nunquam potest : (Cicero de fin. l. 1.) elle l’assujettira à mille terreurs paniques, & luy fera craindre & redouter,

[288]Nihilo metuenda magis, quàm
Quæ pueri in tenebris pavitant, finguntque futura.

[286] Le chant d’une souris fut cause que Fabius Maximus se démit de la Dictature, & Caius Flaminius de la charge de Colonel de la Cavalerie.

[287] Car quiconque est imbu de superstition, il luy est impossible de reposer.

[288] Des choses qui ne sont non plus à craindre que celles dont les enfans ont peur dans les tenebres, & qu’ils s’imaginent devoir arriver.

Elle luy fera commettre plus de pechez qu’il n’en est defendu aux dix commandemens, & se frottant les yeux avec de l’eau benite, ou touchant la chape d’un Prestre, il pensera effacer toutes les mauvaises actions de sa vie : [289]sic errore quodam mentis famulatur impietati ; (Paschas. de virtut.) elle luy fera trouver des scrupules où il n’y en a point, & auparavant que de conclure une affaire, il en voudra parler cent fois à un confesseur. Il luy revelera le conseil de son Prince, le soumettra à sa censure, l’examinera suivant toutes les regles des Casuistes, & à la fin [290]ea quæ Dei sunt audacter excludet, ut sua tantùm admittat ; bref elle le rendra sot, impertinent, stupide, méchant, incapable de rien voir, de rien faire, de rien juger ou examiner à propos, & capable seulement de causer la perte & la ruine totale de quiconque se servira de luy, & la sienne propre, puis que [291]superstitione quisquis illaqueatus est, non potest effugere proximas miserias, ipsa sibi superstitio supplicium est, dum quæ non sunt mala hæc fingit esse talia, & quæ sunt mediocria mala, hæc maxima facit ac lethalia. Il ne faut point tant de mysteres & de ceremonies pour estre homme de bien, Lycurgue fut estimé tel quoy qu’il eust retranché beaucoup de choses superflues & inutiles à la Religion. Le vieux Caton passoit pour le plus vertueux de Rome, encore qu’il se fust mocqué de celuy qui prenoit pour mauvais augure que les souris eussent rongé ses chausses, & qu’il luy eust dit, [292]non esse illud monstrum quod arrosæ sint à soricibus caligæ, sed verè monstrum habendum fuisse si sorices à caligis roderentur. (D. August. de Doct. Christian.) Luculle ne fut estimé impie pour avoir combatu Triganes un jour que le Calendrier Romain marquoit pour malheureux ; ny Claudius pour avoir méprisé les auspices des poulets ; non plus que Lucius Æmilius Paulus pour avoir le premier commencé d’abatre & ruiner les Temples d’Isis & de Serapis. D’où l’on peut conjecturer que la superstition est le vray caractere d’une ame foible, rampante, effeminée, populaire, & de laquelle tout esprit fort, tout homme resolu, tout bon Ministre doit dire, comme faisoit Varron de quelque autre chose qui ne valoit pas mieux,

[293]Apage in directum à domo nostra istam insanitatem.

(in Eumenidib.)

[289] Et ainsi par l’erreur de l’entendement on se rend esclave de l’impieté.

[290] Il rejettera hardiment les choses qui sont de Dieu pour admettre les sienes propres.

[291] Quiconque est enlassé dans la superstition, il ne peut pas éviter les miseres qui luy panchent sur la teste ; sa superstition luy est un supplice, lors qu’il s’imagine mauvaises des choses qui ne le sont pas ; & qu’il fait grands & mortels les maux qui ne sont que mediocres.

[292] Que ce n’estoit pas un prodige que les souris eussent rongé des chausses, mais que c’en seroit veritablement un si des chausses rongeoient des souris.

[293] Chassons de nostre maison cette folie.

La seconde vertu qui doit servir de base & de fondement aux merites & à la bonne renommée de nostre Conseiller, c’est la Justice ; de laquelle si nous voulions expliquer toutes les parties, il la faudroit comparer à une grosse tige qui produit trois branches, dont l’une monte à Dieu, l’autre s’étend vers soy-même, & la tierce vers le prochain ; & chacune desdites branches produit encore divers petits rameaux que je n’expliqueray point en particulier, m’estant assez de prendre les choses en gros, & non en détail. C’est pourquoy je mettray le principal fondement de cette justice à estre homme de bien, à vivre suivant les loix de Dieu & de la Nature, noblement, philosophiquement, avec une integrité sans fard, une vertu sans art, une religion sans crainte, sans scrupule, & une ferme resolution de bien faire, sans autre respect & consideration, que de ce qu’il faut ainsi vivre, pour vivre en homme de bien & d’honneur,

[294]Oderunt peccare boni virtutis amore.

[294] Les gens de bien haïssent le vice pour l’amour de la vertu.

Mais d’autant que cette justice naturelle, universelle, noble & philosophique, est quelquefois hors d’usage & incommode dans la pratique du monde, où [295]veri juris germanæque justitiæ solidam & expressam effigiem nullam tenemus, umbris & imaginibus utimur. Il faudra bien souvent se servir de l’artificielle, particuliere, politique, faite & rapportée au besoin & à la necessité des Polices & Estats, puis qu’elle est assez lâche & assez molle pour s’accommoder comme la regle Lesbienne à la foiblesse humaine & populaire, & aux divers temps, personnes, affaires & accidens : Toutes lesquelles considerations nous obligent bien souvent à plusieurs choses que la justice naturelle rejetteroit & condamneroit absolument. Mais quoy, il faut vivre comme les autres, & parmy tant de corruptions, celuy qui en a le moins doit passer pour le meilleur, [296]beatus qui minimis urgetur ; entre tant de vices on en peut bien quelquefois legitimer un ; & parmy tant de bonnes actions en déguiser quelqu’une. C’est doncques une maxime, que comme entre les lances celles-là sont estimées les meilleures, qui sont les plus souples, aussi entre les Ministres, on doit priser davantage ceux qui sçavent le mieux plier, & s’accommoder aux diverses occurrences, pour venir à bout de leurs desseins, imitant ainsi le Dieu Vertumnus qui disoit dans Properce :

[297]Opportuna mea est cunctis natura figuris,
In quamcunque voles verte decorus ero.

[295] Nous n’avons aucune solide & expresse effigie du vray droit, & de la veritable justice, nous nous servons seulement de leurs ombres.

[296] Bienheureux est celuy qui est travaillé des plus petites.

[297] Ma nature est propre à prendre toutes sortes de figures, donnez moy celle que vous voudrez, je seray beau sous chacune.

Qu’il se souvienne seulement d’observer toujours ces deux preceptes, le premier de conjoindre & assembler autant qu’il luy sera possible l’utilité & l’honnesteté, l’envisageant toujours & la costoyant le plus prés qu’il luy sera possible : l’autre de ne servir jamais d’instrument à la passion de son Maistre, & de ne rien proposer ny conclure, qu’il ne juge luy-même estre necessaire pour la conservation de l’Estat, le bien du peuple, ou le salut du Prince, demeurant à couvert pour ce qui sera du reste sous ce bon avis de Plutarque, Que bien souvent pour faire la justice il ne faut pas tout ce qui est juste. (Livre de la curiosité.)

Enfin la troisiéme & derniere partie qui doit composer & perfectionner nostre Ministre, est la Prudence, Vertu si necessaire à un homme de cette qualité, qu’il ne peut en aucune façon s’en passer, veu que comme nous enseigne Aristote, [298]prudentia & scientia civilis iidem sunt animi habitus, (l. 6. Eth. c. 8.) & qu’au reste elle est si puissante qu’elle seule domine & gouverne les trois temps de nostre vie, [299]dum præsentia ordinat, futura prævidet, præterita recordatur : si universelle qu’elle comprend sous soy toutes les autres vertus, circonstances, & observations que nous pouvons faire icy de la science, modestie, experience, conduitte, retenuë, discretion, & particulierement de ce que les Italiens appellent Segretezza par un terme qui leur est propre. Juvenal (Sat. X.) ayant fort bien dit que

[300]Nullum numen abest si sit prudentia :

[298] La prudence & la science civile sont les mêmes habitudes d’un esprit.

[299] Lors qu’elle ordonne pour le present, prevoit l’avenir & se souvient du passé.

[300] La fortune ne manque jamais là où il y a de la prudence.

Neanmoins comme plusieurs choses sont requises pour former l’or, qui est le Roy des Metaux, la preparation de la matiere, la disposition de la Terre, la chaleur du Soleil, la longueur du temps ; aussi pour former cette Prudence, la Reyne des vertus politiques, l’or des Royaumes, le thresor des Estats, il faut de grandes aides, & des avantages tres-heureux ; la force de l’esprit, la solidité du jugement, la pointe de la raison, la docilité pour apprendre, l’instruction receuë des grands personnages, l’estude des sciences, la connoissance de l’histoire, l’heureuse memoire des choses passées, sont les dispositions pour y parvenir : la saine consultation, la connoissance & consideration des circonstances, la prevoyance des effets, la precaution contre les empeschemens, la prompte expedition, sont les belles actions qu’elle produit ; & enfin le repos des peuples, le salut des Estats, le bien commun des hommes, sont les fruits divins que l’on en recueille. Mais encore n’est-ce rien dire, si nous n’ajoustons quels sont les lignes, par lesquels on peut juger du progrez que quelqu’un aura fait en l’acquisition de ce thresor, & s’il est veritablement assez sage & prudent pour seconder un Prince en l’administration de son Estat. Or entre plusieurs que l’on en peut donner, je proposeray ceux-cy comme les plus ordinaires & communs, sçavoir tenir secret ce qu’il n’est à propos de dire, & parler par necessité plutost que par ambition, ne croire trop promptement ny à toutes sortes de personnes, estre plus prompt à donner ce qui est à soy qu’à demander ce qui appartient à autruy, examiner bien les choses auparavant que d’en juger, ne médire de personne, excuser les fautes, & defendre la renommée d’un chacun, ne mépriser personne, non pas même les moindres : Honorer les hommes selon leurs merites & qualitez, donner plus de loüange à ses compagnons qu’à soy-même, servir & entretenir ses amis, demeurer ferme & constant parmy leurs adversitez, ne changer de dessein & de resolution sans quelque grand sujet, deliberer à loisir & executer gayement & avec diligence, ne s’émerveiller de ce qui est extraordinaire, ny se mocquer de personne, mais sur tout épargner les pauvres & ses amys, n’envier la loüange à ceux qui la meritent, non pas même à ses ennemis, ne parler sans sçavoir, ne donner conseil qu’à ceux qui le demandent, ne faire l’entendu en ce qui n’est pas de sa profession, & ne parler de ce qui en est qu’avec modestie & sans jactance & affectation, comme faisoit Piso, duquel Vell. Paterc. a dit, [301]quæ agenda sunt agit sine ulla ostentatione agendi ; avoir plus d’effets que de paroles, plus de patience que de violence, desirer plutost le bien que le mal à ses ennemis, plutost perdre que plaider, n’estre cause d’aucun trouble ny remuement, finalement aymer Dieu, servir son prochain, & ne souhaitter la mort ny la craindre. Or ce qui m’a fait recueillir tous ces signes si particulierement, c’est parce que le choix d’un Ministre est de si grande importance, que les Princes ont grand interest de ne s’y pas tromper, & encore qu’il ne faille pas esperer de les pouvoir tous rencontrer en un homme, on ne peut toutefois manquer de preferer celuy qui en aura le plus. Et quand le Prince l’aura trouvé, ce sera à faire à luy de le bien maintenir & choier comme un precieux thresor, parce que si la naissance ne luy a donné des couronnes, les couronnes toutefois ne se peuvent passer de luy : si la fortune ne l’a fait Roy, sa suffisance le rend l’oracle des Roys, & tout ce qu’il dira des loix, ses simples paroles passeront pour raisons, ses actions pour exemples, & toute sa vie pour miracle.

[301] Il fait ce qu’il faut faire sans aucune ostentation de ses actions.

Aprés avoir expliqué ce qui est du devoir du Ministre envers le Prince, il nous reste à considerer, comme en passant neanmoins, ce que le Prince doit contribuer de son costé, pour bien traitter avec son Ministre, & parce qu’en matiere de regles & preceptes, j’ay toujours estimé avec Horace, que les plus courts sont les meilleurs,

[302]Quicquid præcipies esto brevis ;

[302] Sois succinct dans tous les preceptes que tu donneras.

Je reduiray tous ceux qui me semblent les plus necessaires en cette occasion à trois principaux, dont le premier sera de le traitter en amy, non pas en serviteur, de parler & conferer avec luy à cœur ouvert, de ne luy rien celer de tout ce qu’il sçaura, de luy ouvrir une entiere confidence, & de traitter avec luy comme il feroit avec soy-même, sans avoir honte de luy declarer sa foiblesse, ignorance, imbecillité ou tel autre defaut qu’il pourra avoir ; Ny aussi son dépit, ses fascheries, coleres, mécontentemens, & semblables passions, qui le pourront tourmenter. Et si je n’ay assez d’autorité pour établir cette maxime, qu’on defere au moins quelque chose à l’avis de Seneque, [303]Cogita, dit-il, an tibi in amicitiam aliquis recipiendus sit, quum placuerit id fieri, toto illum pectore admitte, tam audacter cum illo loquere quàm tecum. C’est ce qu’il avoit encore dit auparavant en beaucoup moins de paroles, [304]tu omnia cum amico delibera, sed de illo prius. Que si l’autorité d’un si grand homme a besoin d’estre appuyée & soustenue par quelques raisons, T. Live nous en fournira une tres-puissante & valable, [305]vult sibi quisque credi, & habita fides ipsam fidem obligat : les experimentez Chymistes tiennent que pour faire de l’or on ne se doit servir que de l’or même,

[306]Nec aliunde quæras auri primordia, in auro
Semina sunt auri, quamvis abstrusa recedant
Longius, & multo nobis quærenda labore.

(Augurel.)

[303] Pense s’il te faut recevoir quelcun en ton amitié, & quand tu l’auras voulu faire, admets l’y de tout ton cœur, & luy parle aussi hardiment qu’à toi-même.

[304] Delibere de toutes choses avec ton amy ; mais delibere premierement d’en avoir un tel qu’il faut.

[305] Un chacun veut qu’on se fie à luy, & la confiance que nous avons en quelcun l’oblige à se confier en nous & à nous estre fidelle.

[306] Ne cherche point ailleurs l’origine de l’or ; l’or contient les semences de l’or, quoi qu’elles nous soient fort cachées, ce qui fait que nous sommes obligés à travailler beaucoup pour les chercher.

Les Lapidaires épreuvent tous les jours, qu’il se faut servir du diamant pour en tailler & preparer un autre ; les Oiseleurs que pour faire bonne chasse il se faut servir de ces oiseaux que Varro appelle, [307]illices & traditores generis sui : Les Philosophes moraux, que l’amour ne se peut acquerir que par une amitié & affection reciproque.

[307] Traitres de ceux de leur espece, & servant à les faire prendre.

Veux-tu mon fils que t’apprenne en peu d’heure
Le beau secret du breuvage amoureux ;
Aime les tiens, tu seras aimé d’eux ;
Il n’y a point de recepte meilleure.

Comment doncques un Prince pourra-t-il trouver de la confidence en quelque amy, s’il ne luy en communique auparavant de son costé, s’il ne luy monstre ce qui sera de son devoir en s’acquittant du sien propre : [308]Si vis me flere, disoit Horace, dolendum est prius tibi. [309]Cur te habebo ut Consulem, si me non habeas ut Senatorem, repliquoit un autre ? Il faut tout ou rien, & jouïr d’une entiere confidence, ou n’en avoir point ; declarer aujourd’huy une affaire, en taire demain une autre, en entamer quelqu’une, & ne la pas achever, garder toujours quelque [310]retentum, & ne pas tout dire, sont des marques de défiance, d’inquietude & d’irresolution, qui font perdre au Ministre la visée pour ce qui est du conseil, & l’affection pour ce qui concerne le service.

[308] Si tu veux que je pleure, il faut que tu t’affliges auparavant.

[309] Pourquoy te traiteray-je comme un Consul, si tu ne me traites pas comme un Senateur.

[310] Chose de retenu.

La seconde chose que le Prince doit observer envers son Ministre, est qu’il le tienne comme amy, & non pas comme flateur, qu’il luy permette de parler & d’opiner librement, d’expliquer & fortifier son opinion, sans le contraindre ou luy sçavoir mauvais gré de ne point condescendre à la sienne, [311]meliora enim vulnera diligentis, quàm oscula blandientis, & puis que comme disoit un brave Conseiller à son Maistre, [312]non potes me simul amico & adulatore uti. Si un Prince veut estre flatté, il a assez de Gentilshommes & Courtisans qui ne cherchent que l’occasion de le faire, sans y employer celuy qui doit estre sa bouche de verité. Et celuy-là ne peut jamais bien reüssir, [313]cujus aures ita formatæ sunt, ut aspera quæ utilia, & nihil nisi jucundum non læsurum accipiant. (Tacit. 3. hist.)

[311] Car les blessures d’un amy sont meilleures que les baisers d’un flateur.

[312] Tu ne peux pas te servir de moy comme amy & flateur tout ensemble.

[313] Dont les oreilles sont formées, à trouver rudes les choses qui sont utiles, & à n’écouter rien que de plaisant, & qui ne peut blesser.

Finalement comme ceux qui demeurent quelque temps au Soleil sont échauffez par sa chaleur ; aussi faut-il que celuy qu’un Prince ou Souverain approche de sa personne, ressente les effets de son pouvoir, & de l’amitié qu’il luy porte par la recompense deüe à ses services ; & quoy que la plus honorable & glorieuse qu’il luy puisse donner, soit de les agréer, & de s’en declarer satisfait, [314]beneficium siquidem est reddere bonitatis verba, (Senec.) & suivant même l’opinion commune,

[315]Principibus placuisse viris non ultima laus est.

[314] Veu que c’est un bienfait, ou une recompense, que de parler en bons termes des services qu’on a reçus.

[315] On ne remporte pas peu de loüange d’avoir plu aux Princes.

Il faut neanmoins passer outre, & pratiquer à son occasion cette belle vertu de la liberalité, en luy subministrant les choses necessaires pour vivre honnestement dans un estat mediocre, & autant éloigné de l’ambition que de la necessité. Philippes II disoit à Ruy Gomes son Confident serviteur, faites mes affaires & je feray les vostres : Il faut que tous les Princes en disent autant à leurs Ministres, s’ils en veulent estre servis avec affection & fidelité, [316]liberalitas enim commune quoddam vinculum est, quo beneficus & beneficio devinctus astringuntur. Et j’estime qu’il seroit encore meilleur de les mettre promptement en repos de ce costé-là, afin que n’ayant plus à la teste cet horrible monstre de pauvreté, ils apportent un esprit entierement libre & dégagé de toutes passions au maniement des affaires, qui seroit le premier fruit de cette liberalité, comme le second d’acquerir beaucoup d’honneur & de recommandation à celuy qui l’auroit pratiquée, d’autant que, selon la remarque d’Aristote, entre tous les Princes vertueux, [317]ii fere diliguntur maximè, qui fama & laude valent liberalitatis ; & le dernier de rendre les personnes entierement liées au service de ceux qui leur font du bien, veu que, suivant le dire d’un Ancien, qui a le premier inventé les bienfaits, il a voulu forger des seps & des menottes, pour enchaisner les hommes, les captiver & traisner aprés soy.

[316] Car la liberalité est un certain lien qui lie le bienfaiteur & celuy qui reçoit le bienfait.

[317] On aime particulierement ceux qui ont le renom & la loüange d’estre les plus liberaux.

Voila, Monseigneur, tout ce que j’avois à dire en cette matiere, de laquelle je n’eusse jamais voulu entreprendre de traitter, si V. Eminence ne me l’eust commandé, & que sa grande bonté & facilité ne m’eussent fait esperer une excuse favorable, de toutes les fautes que je puis y avoir commises. Je sçay qu’elle desiroit d’autres forces que les miennes, une plume plus diserte & eloquente, une erudition plus grande, un jugement plus fort, un esprit plus universel : Mais nous aurions peu de statues de Jupiter s’il n’eust esté permis qu’à Phidias de les faire, & Rome seroit maintenant sans peintures & tableaux, si d’autres n’y avoient travaillé que Michel Ange, & Raphael d’Urbin : les bons ouvriers ne se rencontrent pas si souvent, que l’on se puisse passer des mauvais, ny les grands Politiques, que l’on ne se divertisse quelquefois dans les écrits des moindres, sous le titre desquels s’il plaist à V. Eminence de recouvrir le present discours, elle m’obligera de songer à quelque autre de plus longue haleine ; & j’ose bien me promettre sous la continuation de vostre faveur & bienveillance, que

[318]Illa dies olim veniet (modo stamina
Longa trahat Lachesis) quum te & tua facta canemus
Uberius, nomenque tuum Gangetica tellus,
Et Tartessiaci resonabunt littora ponti.
Ibit Hyperboreas passim tua fama per urbes,
Et per me extremis Libyæ nosceris in oris,
Tunc ego majori Musarum percitus œstro,
Omnibus ostendam, quanto tenearis amore
Justitiæ, sit quanta tibi pietasque fidesque,
Quantum consilio valeas & fortibus ausis,
Quàm sis munificus, quàm clemens, denique per me
Ingenium, moresque tuos mirabitur orbis.
At nunc ista tibi quæ tradimus accipe læto
Interea vultu, & præsentibus annue cœptis.

[318] Le temps viendra un jour (pourveu que la Parque fasse nostre fusée longue) que nous publierons plus amplement les belles actions de vostre personne ; & que vostre nom retentira dans la terre du Gange, & sur les costes de la mer d’Espagne. Vostre nom ira jusques aux villes du Nord, & je vous feray connoistre dans les extremités de la Libye. Alors poussé d’une plus grande veine poëtique, je feray voir à tout le monde combien vous estes amateur de la justice, combien grande est la foy & la pieté dont vous estes orné ; combien vous estes puissant en conseil, & en courageuses entreprises ; combien vous estes liberal, & clement, & enfin je feray que toute la terre admirera vostre esprit & vos mœurs. Mais cependant recevés ce que je vous offre maintenant, & daignés prendre en bonne part & favoriser la presente entreprise.

TABLE
des Chapitres.

Objections que l’on peut faire contre ce discours, avec les réponses necessaires. Chap. I.
pag. 3
Quels sont proprement les Coups d’Estat, & de combien de sortes. Chap. II.
50
Avec quelles precautions, & en quelles occasions on doit prattiquer les Coups d’Estat. Chap. III.
118
De quelles opinions faut-il estre persuadé pour entreprendre des Coups d’Estat. Chap. IV.
213
Quelles conditions sont requises au Ministre avec qui l’on peut concerter les Coups d’Estat. Chap. V.
283

FIN.