Title: Le parfum de la Dame Noire
Physiologie humoristique de l'amour Africain
Author: Louis Sonolet
Paul Bourgette
Release date: March 4, 2023 [eBook #70202]
Language: French
Original publication: France: La renaissance du livre
Credits: Gaëlle Vutron (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
LOUIS SONOLET
PHYSIOLOGIE HUMORISTIQUE DE L’AMOUR AFRICAIN
Publiée d’après le manuscrit original de
PAUL BOURGETTE
LA RENAISSANCE DU LIVRE
78, Bd Saint-Michel, 78 — PARIS
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Copyright by La Renaissance du Livre, Paris 1911.
A
MES BONS CAMARADES
D’AFRIQUE OCCIDENTALE
Hommage d’un hôte reconnaissant,
L. S.
LE PARFUM DE LA DAME NOIRE
Chacun sait que l’Afrique occidentale est un pays chaud. Je le constatais une fois de plus par une journée de marche en Haute-Guinée, sur les bords du Tinkisso. Foulant entre les verdures basses la terre d’un sentier semé de roches, mes porteurs s’égrenaient en une longue théorie déguenillée et silencieuse, tandis qu’Adda, ma femme noire, se prélassait dans un hamac porté par quatre vigoureux Malinkés. Autour de nous, la brousse s’étendait discrète et comme morte. Mais, en arrivant dans un fond bien protégé contre les ardeurs du soleil, nous aperçûmes, à l’ombre d’un grand fromager, une case isolée et d’aspect aussi confortable que permet de l’espérer, en pays nègre, la relativité de cet adjectif. Je fus assez surpris de voir un Blanc sortir de cette case et s’avancer vers nous, car nulle présence d’Européen ne m’avait été signalée dans le pays.
Il avait cet aspect qui nous moule tous là-bas d’après un type unique, à la façon des gaufres : casque colonial, complet kaki copieusement usagé, barbe inculte. Son regard nous fixait, plein d’acuité scrutatrice. Ce solitaire se présenta avec l’aisance familière accoutumée en pareil cas :
— Paul Bourgette, prospecteur.
Le prospecteur est un personnage assez répandu dans ces régions qui joignent à la fertilité de leur sol des richesses minières dont la plupart restent encore à découvrir. Cette découverte est confiée à l’homme avisé et subtil qu’est le prospecteur. L’action qu’il y dépense est infiniment plus rémunératrice que toutes celles dont ses rapports amènent l’émission. Je fis, comme on pense, excellent accueil à M. Bourgette. Il m’invita à déjeuner, et ce fut en déchiquetant un quartier de biche que je perçus de sa bouche des détails sensationnels sur son étrange personnalité.
Je lui avais demandé :
— Quelle prospection faites-vous ?
On juge de mon ahurissement quand il me répliqua sans broncher :
— La prospection des femmes.
Il savoura quelques instants la jouissance que lui procuraient mes yeux arrondis et mes lèvres en hiatus, puis il entra dans la voie des explications.
— Par prospection des femmes, dit-il, j’entends leur étude méthodique, leur observation patiente, leur analyse sagace. Tel que vous me voyez, mon cher camarade, je suis né avec une vocation : celle de la psychologie féminine et des expériences de cœur. J’aurais pu être Claude Larcher ou Priola. Il m’eût admirablement convenu de disséquer des âmes de maîtresses du meilleur monde, comme ce Paul Bourget dont mon nom semble un diminutif sans prétention. Mais une telle carrière n’est pas à la portée de n’importe qui. Ma famille, mon cher camarade, était pauvre, et, pour ma part, je n’ai jamais pu voir dans l’argent qu’une chose qu’on dépense et non qu’on gagne. Or, l’amour est le plus coûteux de tous les sports. S’il prend tout le temps d’un homme, il est indispensable que celui-ci ait des rentes. Supposez don Juan venant au monde sans fortune : nous n’aurions certainement pas eu les « mille et trois ». D’un côté, je suis sincère. Je n’aurais pour rien au monde étalé dans un livre des cœurs de Parisiennes élégantes sans les avoir tenus pantelants sous mon scalpel. Rien ne me répugne davantage que le procédé de M. Pierre Wolf qui confère à ses ingénues bourgeoises, faute de documents, des sentiments de filles de brasserie. Alors, puisque je n’étais pas reçu chez les duchesses et que je ne pouvais m’offrir le luxe d’une carrière sentimentale à Paris, comment faire ?
— Oui, répétai-je, comment faire ?
— Me transplanter tout bonnement et plonger mes racines en pleine nature, loin de la vie raffinée et coûteuse. Des terres neuves venaient de s’ouvrir en Afrique occidentale. On pouvait y vivre pour presque rien d’une saine existence primitive. Ce terrain n’en valait-il pas un autre pour mes expériences ? L’amour chez nous est devenu une denrée rare et quintessenciée, qui se distribue de façon avare : chez les Noirs, il coule à pleins bords pour tous. C’était donc là qu’il me fallait aller. Je suis parti, et voilà deux ans que je poursuis ma prospection, à la façon d’un nomade. Je vis comme les peuples pasteurs. N’est-ce pas un excellent moyen de faire renaître sans cesse l’heure du berger ? J’ai parcouru ainsi le Sénégal, le Soudan, le Dahomey, la Côte d’Ivoire et bien d’autres pays encore.
— Cette manière toute spéciale de voyager ne vous fatigue pas ?
— Au contraire. Les arrêts fréquents et toujours agréables me font trouver plus court le chemin.
— Mais n’est-ce point monotone à la longue, ces expériences ?
— Pas pour un observateur, ni pour un véritable chercheur de nouveauté. Sous une apparence plus simple, plus naïve et plus crue, c’est bien la même chose qu’en Europe, allez. J’ai là un manuscrit où j’ai consigné un certain nombre de principes généraux, d’axiomes, d’anecdotes typiques, de souvenirs personnels ou rapportés par d’autres, de faits cliniques, comme dit doctement M. Paul Bourget. Seulement, moi, ma clinique est gaie, et ce ne sont pas précisément des malades qu’il y a dans les lits. Eh bien, la conclusion de mes travaux est celle-ci : ce que nous trouvons d’étrange ou d’abracadabrant dans l’amour africain n’est que l’embryon, admirablement instructif et explicatif, de ce qui se passe chez nous. Sous tant de conceptions barbares et effarantes, ce sont nos sentiments et nos idées que nous retrouvons à l’état brut. C’est comme un schéma d’humanité.
— Pouvez-vous me donner connaissance de ce manuscrit ?
L’étrange prospecteur fit la moue.
— Non, dit-il enfin, il vaut mieux tenir ces choses-là secrètes tant qu’elles ne sont pas publiées.
J’étais assez vexé de ce manque de confiance. A ce moment même, Adda, mon épouse au teint de nuit, fit son entrée dans la case et adressa à mon hôte son plus gracieux sourire. Il l’enveloppa d’un regard approbateur.
— Vous avez une belle mousso, me dit-il. De quelle race est-elle ?
— Sarrakholé, fis-je.
Il bondit, puis leva les bras au ciel, dans un état d’agitation extraordinaire.
— Une Sarrakholé ! s’écria-t-il. La seule race que je n’ai pas expérimentée ! Oui, mon cher camarade, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu rencontrer de femme sarrakholé. Sur ce sujet-là, je n’en sais pas plus que les autres, et assurément beaucoup moins que vous. Et je serais si heureux de combler cette lacune humiliante ! Une Sarrakholé ! Voilà donc enfin une Sarrakholé !
Durant toute l’heure que je passai encore auprès de lui, le galant prospecteur me parut nerveux, préoccupé, troublé. Enfin, quand il me vit sur le point de plier bagage, il me déclara tout net :
— Vous savez de quels sacrifices un collectionneur est capable pour se procurer la pièce qui lui manque. Eh bien ! je suis ce collectionneur. Laissez-moi votre Sarrakholé et je vous donne en échange mon manuscrit dont vous ferez ce que voudrez.
Je commençais à me lasser d’Adda, qui s’était mise depuis quelque temps à fumer la pipe avec exagération, s’obstinait à fourrer de l’huile rance dans son couscous et avait contracté la fâcheuse habitude de se graisser les cheveux au beurre de karité, la brousse ne lui fournissant pas d’autre onguent pour sa toilette. J’acceptai donc le marché qui m’était proposé, et voilà comment il m’est permis d’offrir aujourd’hui au public le Parfum de la dame noire.
Axiome. — Chez les Noirs, l’amour n’est pas un sentiment. Ce n’est qu’une fonction.
Oui, si étrange que cela puisse paraître, le nègre du Soudan ou du Dahomey ignore l’amour passion comme l’amour goût. Les inclinations venues du cœur ou de la tête lui sont aussi étrangères que l’usage du rince-bouche et des formes pour la chaussure. Dans les tamtams, ces bals noirs, on ne flirte pas, on ne se fait pas la cour, à l’instar de nos bals blancs. Jamais vous ne verrez un Bambara prodiguer à sa mousso ces mots qui sont un des plus suaves miels de l’existence : « Ma chérie, mon aimée, mon adorée, mon coco. » Le Noir prend femme comme il achète un cheval. Ce sont exclusivement des considérations d’ordre économique qui le guident dans son choix. (Pas mal de Blancs, d’ailleurs, sont nègres en ce point.) Il suppute soigneusement les frais à exposer — car il lui faut payer une dot. Il examine les avantages à retirer de l’affaire.
Celle qu’il convoite sera-t-elle assez robuste pour exécuter tous les travaux domestiques qu’il va lui imposer ? A-t-elle de beaux boubous (vêtements de corps) et des bijoux d’or en quantité satisfaisante ? Mais surtout, oh ! surtout, lui donnera-t-elle beaucoup d’enfants ? Car, loin de représenter une source de dépenses, l’enfant est considéré là-bas comme un capital, le seul vraiment productif. Un négrillon s’estime à la façon d’un veau ou d’un agneau, mais beaucoup plus cher. Du haut du ciel, ta demeure dernière, monsieur Piot, tu dois être content ! En France, l’amour se refuse à engendrer. Dans la France noire, il n’existe que pour ça, et, comme disait Napoléon à Mme de Staël : « La femme la plus considérée est celle qui fait le plus d’enfants. »
Il arrive pourtant qu’avec son incommensurable vanité, le Noir se laisse influencer par l’éclat de certaines femmes, surtout de celles qui sont à peu près hors de sa portée : les Blanches. Un jour, je vis mon boy fidèle Sidi Coulibali plongé dans la muette contemplation d’un catalogue de la Samaritaine. Il ne pouvait détacher ses yeux d’une des vignettes réclame : une jeune personne à la ligne svelte, aux yeux largement fendus, qui arborait un complet-tailleur d’été, dernière création de la maison. Au-dessous de l’image, le prix s’étalait en chiffres d’imposant format : 39 fr. 95. De son doigt cirageux, mon brave nègre me montra ces chiffres.
— Alors, fit-il tout songeur, y en a moyen dans ton pays avoir beau femme bien habillée comme ça pour 39 francs ?
— Parfaitement.
— Moi faire venir un tout de suite.
— Oh ! tu sais, avec l’emballage, le transport, tu en auras au moins pour deux cents francs.
— Alors, moussié, moi y a pas acheter. Moi y marier avec femme noire.
D’où vient cette absence de sentiment dans l’amour tel qu’on le pratique dans ces pays de soleil ?
Tout simplement du degré rudimentaire de civilisation et de la trop grande distance entre la condition de l’homme et celle de la femme. L’amour sentimental constitue un raffinement, un progrès des mœurs, une humanité supérieure. C’est ainsi un échange délicieux, impossible entre un maître omnipotent et une créature passive qu’on traite depuis des siècles en esclave et en bête de somme. Privé de tout l’adorable superflu de l’amour, le fils de Cham en est réduit au grossier nécessaire, à ce qu’on nous permettra d’appeler l’amour geste.
Mais, sans doute par un juste système de compensation, chez lui, le geste en question — ce geste auguste de semeur — se produit pendant une durée prolongée tout à fait anormale pour nous autres, Blancs. Au joyeux nègre qui entonne, le soir, la voluptueuse complainte, il arrive de s’endormir dans son agréable situation et d’attendre jusqu’au réveil du matin le triomphant épanouissement final.
Infériorité ou avantage ?
Je laisse ce point délicat à l’appréciation de mes lectrices. Ce qui est certain, c’est que, du Sénégal au golfe du Bénin, on se livre à une prodigieuse consommation de stimulants. Hommes et femmes mâchonnent toute la journée des noix de kola auxquelles ils attachent un grand pouvoir aphrodisiaque. Ces « kolas » constituent dans toute l’Afrique occidentale le cadeau par excellence, cadeau aussi agréable à donner qu’à recevoir, puisqu’on se permet ainsi l’aumône d’un peu d’amour.
Corollaire. — Chez les peuples civilisés, l’amour s’exprime d’abord par des mots. Le Noir, lui, n’en connaît que les gestes.
Ainsi, quand une jeune fille nous plaît, nous le lui apprenons par des mots choisis, éloquents, persuasifs. Cela s’appelle une déclaration. Un Bambara ou un Agni se fait comprendre de façon bien plus rapide et bien plus directe. Il va droit au but et met, de but en blanc, mais en Noire, le doigt sur les points visés. Pour lui, la chanson d’amour devient une chanson de geste, ce qui ne veut pas dire qu’il accomplisse chaque fois des exploits de paladin. Au fond, ces primitifs nous donnent une excellente leçon de modernisme par l’économie de temps à laquelle ils arrivent. La fin n’est-elle pas identiquement la même ? Toute parole d’amour qui ne conduit pas au geste correspondant n’est que leurre et vanité, de même que tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve. Alors, pourquoi n’en pas éviter la dépense ? Chacune sait, d’ailleurs, que, dans ce domaine éminemment privé, il y a des silences et des soupirs qui valent toutes les conversations. C’est absolument l’avis des séducteurs noirs qui, sans s’attarder à la cour, passent de suite au jardin et commencent aussitôt leur cueillette.
Peut-on formellement dire cependant que le sentiment est toujours et inévitablement absent des tendresses noires ? Ce serait excessif. Comme une seule fleur pique parfois son éclat de pourpre ou d’or parmi des lieues carrées de brousse, on voit paraître de loin en loin, parmi ces humanités rudes et grossières, un élan passionné, une abdication de l’être pour un autre être, qui paraissent ressembler beaucoup à ce que nous nommons l’amour. Des amants meurent l’un pour l’autre. Des femmes se sacrifient à leur mari. (Ajoutons de suite que le contraire ne s’est jamais produit.) Mais ce sont là des faits assez rares pour être immédiatement consacrés par la légende et transmis de génération en génération. Ces héros étonnent d’ailleurs plus qu’ils n’enthousiasment. L’opinion publique se prononce contre eux et les considère comme fous ou dangereux. Ils restent comme de mauvais exemples.
Et puis, ce que nous sommes tentés de prendre pour une manifestation de l’amour n’est la plupart du temps que de la soumission poussée au paroxysme du dévouement d’esclave. Ce n’est pas pour l’époux bien-aimé que la pauvre dame noire se sacrifie, c’est pour le maître. Au fond de l’idylle nègre, il y a toujours plus ou moins la domination du mâle.
A l’appui de l’aptitude de ces enfants du soleil à l’amour passion, on pourrait citer l’histoire de ce sergent de tirailleurs sénégalais qui s’éprit d’une jeune Ouolof atteinte de la maladie du sommeil et soignée au village de ségrégation de Saint-Louis. La belle jouissant d’une certaine liberté, ils se voyaient tous les jours et échangeaient évidemment mieux que des promesses. Un jour, le militaire fut désigné pour Konakry, et sa conquête, oubliant son mal, sa famille et la consigne du docquetor, s’embarqua subrepticement sur le même navire que son amant, en se glissant dans la cale à la façon d’une couleuvre. On la découvrit avant le départ, et ce fut fort heureux, car peut-être la maladie du sommeil est-elle contagieuse et l’on frémit à l’idée d’une troupe de braves soldats au service de la France terrassés en face de l’ennemi par un funeste Morphée. Des personnes à l’imagination lyrique ont vu dans cette aventure touchante une réédition de celle de la Belle au bois dormant avec le Prince charmant, de la Walkyrie avec Siegfried. C’est faire trop d’honneur à ces modestes héros. Tout s’explique par l’autorité masculine et le prestige de l’uniforme. Le reste n’est que conte à nous faire nous-mêmes dormir debout.
A notre contact journalier, le Noir arrivera-t-il à une conception de l’amour voisine de la nôtre ? Peut-être vaut-il mieux ne pas le lui souhaiter. Dès maintenant, en singes expérimentés, de malins indigènes vivant dans l’entourage des Européens se donnent volontiers de grands airs de sentiment, mais c’est généralement pour en tirer bénéfice. Un jeune administrateur reçut dernièrement de son boy une lettre éplorée lui demandant deux cents francs pour épouser la beauté noire de ses pensées.
« Si toi pas donner, suppliait l’amoureux, moi y en a chagrin beaucoup, moi y en a mourir. »
Apitoyé, le fonctionnaire donna les deux billets bleus. Le lendemain, trois officiers, cinq fonctionnaires civils et quatre commerçants recevaient de leur boy un message identique. Inutile de dire qu’ils ne se laissèrent pas faire et que l’organisateur du coup fut mis à la porte. Mais l’histoire n’est-elle pas d’une jolie philosophie ? Elle prouve que les peuples vaincus et domestiqués par nous ont beau s’incliner devant le brutal étalage de notre force, ils n’en prennent pas moins leur revanche en exploitant nos bons sentiments qu’ils considèrent comme des faiblesses.
Observation fondamentale. — La femme noire ne sait ni se refuser ni se faire désirer. Elle ignore en amour la coquetterie.
Si l’amour en Afrique occidentale est totalement dépourvu de fantaisie, c’est en grande partie en raison de l’inaptitude des femmes à l’exercer dans toute sa plénitude. Mais avant de chercher la raison de cette infériorité, il convient de citer celles des femmes habitant le pays qui sauvent les bonnes traditions chères à Vénus. Il y en a trois catégories faciles à distinguer par la couleur : 1o les femmes blanches ; 2o les femmes bleues ; 3o les femmes oranges.
1o Les femmes blanches. — Ce sont les Européennes, les vaillantes exportatrices d’amour, qui apportent sur les marchés tropicaux leur stock inépuisable de caresses expérimentées et qui remplissent, grâce à la prodigalité cigalière des coloniaux, plusieurs bas de laine ou de soie, suivant la richesse de leur garde-robe. On les rencontre généralement dans les villes de la côte, à Dakar, à Saint-Louis, à Konakry, à Porto-Novo, parfois dans l’intérieur, à Kayes ou à Bamako. On en a vu même faire la brousse, comme leurs sœurs parisiennes font le trottoir. De simples péripatéticiennes qu’elles étaient, elles se sont élevées au rôle émouvant de globe-trotteuses.
L’une d’elle me raconta un jour avec fierté qu’elle avait rendu les plus grands services à la colonisation.
— Avec mon petit lieutenant, disait-elle, j’ai été jusque chez les Bakoués, de terribles cannibales de la Côte d’Ivoire. Eh bien, c’est en me voyant qu’ils ont compris pour la première fois que les toubabs (blancs) avaient des femmes comme eux et que ce n’étaient pas de mauvais génies venus pour leur enlever les leurs. Tout de suite, on s’en est fait des amis. Je jouissais d’une popularité extraordinaire dans le pays. Les indigènes faisaient des lieues et des lieues et se munissaient de présents pour venir me contempler. Ce sont les plus beaux succès de ma carrière. Les maris disaient à leurs femmes : « Si toi y a faire bon couscous, moi y a mener voir Mme Toubab du lieutenant. »
Qu’eût pensé M. Jaurès de ce nouveau moyen de pénétration pacifique ?
Ces hardies pionnières du baiser ont eu généralement une existence assez agitée. Elles ont connu les rudes travaux dans les ports, les villes cosmopolites, à Marseille, Anvers, New-York, et même à Tanger et Casablanca. Elles restent beaucoup chez elles et reçoivent énormément. La position horizontale est si naturelle aux colonies ! Certaines chantent dans des cafés-concerts d’architecture et d’installation plutôt simplettes. D’autres se contentent de faire chanter leurs adorateurs imprudents.
A ces talents professionnels éprouvés, il faut joindre quelques talents d’amateurs choisis parmi les épouses légitimes des fonctionnaires et des colons (car, quoi qu’on en dise, il y a des colons). Si l’adultère est rare en Afrique occidentale, il y est singulièrement facilité par la familiarité et le sans-façon des rapports sociaux. Dans ces régions nouvellement conquises, les femmes sont en si petit nombre qu’elles prennent souvent le parti de vivre en homme. Il arrive alors que les conversations, les passe-temps, les distractions rappellent plutôt le café que le salon. « Oh ! moi, vous savez, je suis un garçon » est une phrase que l’on entend à tout bout de champ et une raison suffisante de rappeler éloquemment à celle qui la prononce à quel point elle se trompe.
2o Les femmes bleues. — Ce sont les Mauresques, les jolies et délicates Mauresques qui suivent les caravanes et qu’on rencontre dans les centres commerçants. Leur couleur naturelle est bistre clair. Mais, vêtues des pieds à la tête de toile de Guinée gros bleu, elles sont aussi bleues de visage à cause de l’indigo dont elles cernent abondamment leurs yeux en amandes, et bleues de jambes et de bras, parce que leurs robes et leurs voiles au drapé biblique déteignent perpétuellement sur leur peau mate.
Telles quelles, elles sont fort désirables. Mais leur conquête est presque aussi ardue que celles de leur ingrat pays de Mauritanie. Ici, plus de pénétration pacifique. Avec elles, violence fait mieux que douceur.
Le pis, c’est qu’elles ont contre la violence même des moyens de résistance invincibles. Sentent-elles devenu inévitable le moment du viol, elles suivent les principes en usage dans le génie militaire en barricadant leur personne même de façon tout intime à l’aide de terre humide et de sable mouillé. Cela fait une sorte de barrage assez peu engageant, enlevant l’espoir de tout accès au bonheur et décourageant d’autant plus l’agresseur le plus audacieux que la farouche enfant du bled y a perfidement mêlé quelques coquillages coupants. Ceux-ci jouent le rôle de chevaux de frise. Rien à faire, si ce n’est de rester bleu comme la dame.
Remarquez que cette défense acharnée est toute de principe et uniquement en vue de la galerie. Tâchez de mettre les femmes bleues dans l’impossibilité de l’organiser, par exemple en les faisant brusquement empoigner par quatre hommes et un caporal. Elle se prêteront alors très volontiers à en voir et à en faire de toutes les couleurs. Que de Parisiennes les imiteraient et éprouveraient même un vif plaisir à se trouver dans ce cas de force majeure ! Il est fâcheux que les femmes bleues soient presque aussi difficiles à saisir que l’oiseau du même nom, car elles ont l’attrait étrange et savoureux d’un fruit de la brousse.
3o Les femmes oranges. — Ce sont les femmes touareg, à la peau dorée. Leur teint ressemble à celui des oranges mûries par le grand soleil. Avec leur nez fin, leur bouche voluptueuse et leurs cheveux lisses, tombant en tresses luisantes autour du visage mince, elles rappellent invinciblement les Bohémiennes. Qui sait si la Esméralda, qu’on traitait de fille d’Égypte, n’était pas tout simplement d’origine touareg ? En amour, ces belles nomades vibrent comme la lumière qui les dore. Elle sentent bon le laitage et sur leur peau hâlée courent toujours quelques grains de sable rapportés de leur tente de peau de chameau.
Henri IV aurait adoré ce genre-là.
Maintenant, passons à la teinte de fond, la teinte noire. Hélas ! qu’elle soit de race ouolof, malinké, soussou ou appolonienne, qu’elle ait vu le jour au Soudan ou en Guinée, la Noire n’a été que fort médiocrement douée par le dieu de l’amour. Cette infériorité tient surtout à quatre causes que nous allons analyser.
1o La passivité du sujet. — La Noire est complètement dépourvue d’initiative amoureuse. Elle ignore l’offensive, mère de beaux résultats, et tous les petits manèges de la coquetterie sentimentale. Sarcey déclarait que le théâtre est l’art des préparations, et l’on en peut dire autant de l’amour. Voilà un art que ne possédera pas, de longtemps, la négresse d’Afrique occidentale. Elle consent et ne provoque pas. Elle cède docilement à la mèche qui flambe, mais ne sait pas allumer le feu. Aussi, la manière dont on invite là-bas une femme à l’amour manque-t-elle absolument d’élans de tendresse. Cela ressemble au « Préparez-vous à partir au galop » d’un maître de manège. Et pourtant, on rencontre des corps admirables, des peaux du satin le plus délicat au toucher, des seins qu’on dirait impeccablement sculptés dans l’ébène le plus pur. Mais, depuis si longtemps aux yeux de ces filles du soleil déshéritées, l’homme incarne le maître, le vainqueur, le tyran ; qu’elles le laissent faire à sa guise, sans intervenir jamais, sans montrer ni joie ni tristesse, pauvres chairs lasses.
Classification. — En appliquant le langage de la mécanique à l’amour, on peut dire qu’il existe deux catégories de maîtresses : les dynamiques, c’est-à-dire celles qui savent arriver à l’état de mouvement ; et les statiques, c’est-à-dire celles qui s’immobilisent dans l’état d’inertie. La femme noire est éminemment statique.
2o Une particularité physique. — Ici, il faut appeler à mon aide toutes les ressources de l’euphémisme. Au plus intime, au plus mystérieux d’elles-mêmes, les femmes de tous pays possèdent une sorte de commutateur, présent de la nature. C’est lui, ce diabolique commutateur, qui donne le signal de la « bonne tempête », comme disait Verlaine. Eh bien, depuis des siècles, les nègres d’Afrique occidentale ont adopté la barbare coutume de supprimer à leurs compagnes cet aimable détail. C’est une extension stupide de la circoncision au beau sexe. L’opération dite excision a lieu vers l’âge de dix ans, et c’est traditionnellement la femme du forgeron, la noumoumousso, qui s’en charge. Assimiler pareil objet à une enclume !
La raison de cette mutilation, ni Noir, ni Blanc ne saurait la dire. « Nos pères le faisaient ! » telle est la seule réponse que j’aie obtenue des Toucouleurs comme des Foulahs, des Bambaras comme des Dahoméens. Peut-être trouverait-on des motifs plausibles dans l’égoïsme de mâle du Noir, dans sa crainte d’être trompé. Le plus étrange, c’est que les femmes tiennent absolument à être excisées, comme les fillettes de chez nous crient pour avoir les oreilles percées.
— Pas coupée ? Vous n’y pensez pas, ma chère. Pour qui allez-vous passer !
On a vu des snobinettes qui, par hasard, avaient passé indemnes l’âge de l’excision se précipiter chez la noumoumousso et se faire opérer, au péril de leur vie. Ah ! la mode, où diable va-t-elle se nicher ! Et pourtant, lugete veneres ! Ces belles formes ne tressailleront plus au contact enivré de l’amour.
Pauvres petites noiraudes injustement frustrées, elles n’ont plus de commutateur !
3o L’odor di femina. — Ceci n’existe qu’à l’égard du Blanc, le Noir possédant un nerf olfactif autrement façonné que le nôtre. Trop souvent les beautés noires dégagent un parfum naturel des plus pénétrant, si pénétrant parfois qu’il conduit le postulant à leurs faveurs droit à un découragement irrémédiable et à un ridicule dénouement. Susceptible de degrés et de nuances, ce parfum va d’un discret relent de cuir de Russie à un intense dégagement d’huile rance. A cette odeur naturelle, il faut ajouter une odeur artificielle, celle du beurre de karité, avec lequel les moins distinguées de ces dames oignent leur chevelure, luisante comme un haut-de-forme au sortir du coup de fer. Alors se produit l’effet — effet trop souvent contraire, hélas ! — exprimé par Baudelaire dans ces vers :
4o La déchéance précoce. — Les négresses se fanent et se déforment avec une incroyable rapidité. En très peu d’années, leur figure se tire, leurs yeux perdent cet éclat humide qui en faisait le charme, leurs hanches s’épaississent, mais surtout, oh ! surtout, leur poitrine, cette fière poitrine de marbre noir, descend en flasque avalanche d’ombre, au point d’évoquer les plus navrantes comparaisons. Comme on connaît les seins on les honore. Blancs ou noirs, les hommes, en trouvant méconnaissables ceux qu’ils ont connus plus orgueilleux, cessent peu galamment de les honorer. La cause de cet affaissement lamentable ? La maternité, et surtout l’allaitement, qui dure là-bas beaucoup plus longtemps que chez nous. Qui sait ? M. Brieux n’aurait peut-être pas écrit les Remplaçantes, s’il avait eu l’occasion de rencontrer quelques mères nourrices en Afrique occidentale. Et comme je comprends que, sans se laisser persuader, nos Parisiennes prêchent pour leur sein !
Telles sont les tares amoureuses des dames de couleur. Est-ce à dire que toutes, sans exception, ignorent l’art d’aimer et de se faire aimer ? Non, mais cet art est chez elle l’apanage d’une élite, élite de race ou élite de caste. C’est ainsi que la race peulh, d’origine asiatique et aryenne, fournit quelques sujets assez bien doués. Voilà pour l’élite de race. En ce qui concerne l’élite de caste, je citerai les petites féticheuses du Dahomey — Éliacines dessalées, élevées dans le temple — qui révèlent dans des tamtams fort expressifs une science approfondie du baiser et de l’étreinte. Ah ! elles le connaissent, celles-là, l’art des préparations ! Je citerai également les princesses royales du Dahomey, vieil État depuis longtemps en progrès sur les peuplades environnantes. Parmi leurs prérogatives les moins discutées, ces princesses comptent celle de prendre les amants qu’elles veulent, et autant qu’elles en veulent. Cléopâtre au Centre-Afrique ! Catherine de Russie sous les tropiques ! Et ceci revient à répéter ce que nous disions tout à l’heure : le sentiment aussi bien que l’éducation de la luxure implique un pas en avant dans l’évolution de l’humanité. Là, comme dans notre société démocratique mal débarbouillée de ces origines, il faut l’étape.
Mais cette étape, il existe des femmes qui l’ont accomplie, et celles-ci ne sont point dépourvues de séduction ni de connaissances en amour. Elles comptent même généralement beaucoup de connaissances mâles, étant essentiellement aptes à se partager en tranches, comme la plupart de ces savoureux fruits exotiques qui vous fondent dans la bouche ainsi qu’un rafraîchissant baiser. Si vous voulez admirer quelques lots choisis de ces créatures en train de monter tout à la fois dans l’échelle des races et sur celle du petit dieu Cupidon, allez à Saint-Louis, à la sortie de la messe. Vous verrez nombre d’élégantes au teint café au lait et aux cheveux crépus dont le masque reproduit, en les affinant, le nez épaté et les grosses lèvres des marchandes bougnoules accroupies devant leurs calebasses au marché de Guet’n-dar. Ce sont les mulâtresses. Elles arborent des toilettes tapageuses et de grands coquins de chapeaux aux plumes multicolores poignardant l’azur. On leur donne en ville le joli nom de signardes (de señora).
Les Noirs ne les aiment pas, et elles ne les aiment pas davantage, ne leur pardonnant pas d’avoir joué un rôle si important dans leur ascendance. Je ne sais plus quel poète descriptif du XVIIIe siècle nous apprend avec le plus grand sérieux que le mulet rougirait d’entendre nommer son père. Si une mulâtresse pouvait rougir, ce serait précisément dans une occasion semblable. A condition d’éviter soigneusement avec elles ce sujet de conversation, elles se montrent des plus aimables. C’est un petit café toujours chaud dans lequel il est fort appétissant de désaltérer sa soif de caresses. Les mulâtresses ont gardé les beaux grands yeux de négresse, mais elles y mêlent quelque chose de vivant, d’audacieux, de provocant qui dit qu’elles ne sont plus esclaves. Ces yeux flambent et font flamber. Certains de ces produits mixtes poussent le dédain de la race noire et la prétention à l’européanisme jusqu’à être blondes. Mais oui, pour surprenant que cela paraisse, il s’en trouve de blondes comme les blés. Nous savons, d’ailleurs, qu’il existe du blé noir.
Conseils aux voyageurs. — En somme, quand vous irez au pays des Noires, tâchez de tomber sur une blanche, une orange ou une bleue. A leur défaut, nous recommandons le mélange. Chacun sait qu’il n’y a rien de tel pour vous griser.
Ce chapitre sera bref, pour l’excellente raison que le Noir d’Afrique occidentale ignore totalement cet interprète divin de l’amour : le baiser. Il paraît même fort peu disposé à l’apprendre, car depuis que nous nous sommes mêlés à lui et que nous lui montrons le bon exemple, il n’a pas fait le moindre progrès. Ce barbare ne se sert prosaïquement de sa bouche que pour boire et manger. Sur ce point, je me permets de trouver en défaut la théorie de Darwin. S’il est vrai que la fonction développe l’organe, comment les lèvres des nègres, qui n’embrassent jamais, sont-elles considérablement plus développées que les nôtres, à nous Européens qui embrassons à bouche que veux-tu ?
A la science de répondre.
Observation fondamentale. — Le Noir, à l’instar de l’éléphant, ne cache qu’une chose de son être physique : ses amours.
Le reste lui importe peu. En Guinée, pays où il est d’usage de se vêtir, tous les indigènes se mettent nus comme le crâne de M. Caillaux, dès qu’arrive la tornade, afin de ne pas mouiller leurs vêtements, soigneusement protégés en tas par une large feuille de palmier. Comme impudeurs plus particulièrement caractéristiques ou pittoresques, citons la sobre élégance de tenue des Bobos, qui se limite à une ficelle autour des reins jouant sur le devant un rôle curieux de tuteur, et aussi celle des dames youabous qui arborent un petit bouquet de feuilles vertes côté face et un autre plus grand, naturellement, côté pile. Les Djédjés du Dahomey ont adopté pour tout costume une sorte d’étui protecteur en bois de la plus flagrante incongruité. Moins pudiques encore (ce qui déroute toutes nos idées sur la réserve féminine), leurs épouses, comme les peintres impressionnistes, s’en tiennent à la nature.
D’une manière générale, d’ailleurs, les négresses d’Afrique n’éprouvent aucune honte à montrer dans leur intégralité leurs charmes les plus suggestifs. C’est, là-bas, le fait le plus constant de la vie journalière que la rencontre de naïades de bronze lavant tranquillement sans la moindre gêne, dans le fleuve ou le marigot, des corps à la plastique irréprochable.
Mais la même naïade si parfaitement insoucieuse de sa nudité ne consentira jamais à se laisser connaître, dans le sens biblique du mot, devant témoins, ni même dans le voisinage de gens qui pourraient la voir, l’épier. Les offres d’argent les plus magnifiques ne viendront pas à bout de son scrupule inattendu. On ne tirera pas d’elle davantage une simple promesse, si celle-ci peut frapper quelque oreille proche.
Mieux encore, même dans la plus absolue solitude, cette pseudo-Lucrèce au beurre noir ne prononcera pas le « oui » réjouissant qu’on attend d’elle. Mais rassurez-vous, le « non » dûment accentué est d’excellent augure et annonce une très prochaine reddition. En revanche, n’en déplaise à la sagesse des nations, qui ne dit mot ne consent pas. Ah ! ce n’est pas seulement chez nous que la femme est illogique et déroutante.
Voyageur qui t’en vas au pas dolent de ton cheval ou qui uses tes souliers sur la terre rouge, si tu te sens la chair aiguillonnée par le brûlant soleil des tropiques, fais ton profit de cette observation toujours vérifiée. Si à ta mimique expressive et engageante, à l’exhibition opportune d’une pièce d’argent conforme au tarif local, la belle fille aux seins orgueilleux que tu as croisée a répondu par un décisif geste de refus, réjouis-toi, tu touches à la réalisation de ton souhait impatient. Soudain tu vas voir disparaître celle que tu as provoquée au jeu d’amour. Ne t’inquiète pas. Elle est là, dans quelque case abandonnée où elle s’est glissée avec la rapidité d’une souris, et elle t’attend.
L’homme n’a pas moins besoin de solitude pour célébrer le culte farouchement occulte dont il honore les appas de sa mousso. Il goûte peu les allusions à son intimité conjugale, à ses aventures féminines. Mais il est autre chose que les Noirs des deux sexes cachent avec une extraordinaire vigilance. Osons le dire. C’est la satisfaction des besoins les plus vulgaires mais aussi les plus tyranniques de notre pauvre humanité. A ce propos, je vous dois une histoire dont l’intérêt psychologique fera passer, j’espère, l’apparente gauloiserie.
Par un beau soir, à l’heure du couchant, je rencontrai sur la plage de Grand-Bassam une jeune négresse, de cette race courte et boulotte qu’on appelle là-bas les « Popotes ». Je liai conversation, mais, après m’avoir d’abord accueilli d’un sourire, elle me fit comprendre par gestes qu’elle était pressée et, d’une main autoritaire, elle me montra la direction opposée à celle que nous suivions. Je n’en continuai pas moins mon chemin. Une vieille qui venait derrière nous m’accosta et répéta le geste de la Popote, ce geste qui voulait dire : « Va-t’en de l’autre côté. » Puis ce fut le tour d’une autre promeneuse, de deux, de trois, de dix, la même indication de la patte noire, à chaque fois plus impérative, plus nerveuse, plus brutale, bientôt même chargée d’indignation et de courroux. Ma curiosité commençait à être piquée, surtout en voyant toutes ces sombres passantes se diriger vers un même coin isolé de la plage. « Que vont-elles faire là ? me disais-je. Peut-être offrir quelque sacrifice, célébrer quelque incantation. A coup sûr, les galantes occasions ne manqueront pas. » Quelle déception ! Bientôt, dans l’ombre montante du soir, je distinguai un étrange aréopage : vingt femmes, au moins, accroupies en cercle, et qui, toutes, se levèrent à mon approche, le poing menaçant, le visage bouleversé, la bouche pleine d’insultes et de malédictions.
Hélas ! pauvre coureur d’aventures, j’étais tombé sur l’emplacement choisi par les dames de Grand-Bassam pour apporter le modeste tribut de leurs incommodités à la grande mer purificatrice.
Bien qu’il ne figure pas sur les statistiques officielles, l’amour représente un des commerces les plus florissants de nos colonies d’Afrique occidentale. Ce commerce y est essentiellement d’importation française. Nous nous trouvons en présence d’un cas particulier, d’une loi générale, qui se peut formuler ainsi :
Règle. — La civilisation a pour premier effet de faire payer plus ou moins cher ce qu’on trouvait auparavant pour rien. C’est ainsi que l’amour, en devenant un objet de trafic dans les régions tropicales occupées par l’Européen, descend au rang humiliant de denrée coloniale.
C’est fatal. Partout où s’arrête le casque blanc du colonisateur, la professionnelle apparaît, l’Aspasie noire se révèle, le fameux Nigra sum sed formosa prend la forme d’une carte à payer. Femmes, sexe cupide et âpre aux écus, quand donc cesserons-nous de nous servir en pâture à votre avidité financière ! Ça commence par un caporal, incendié de désir, qui offre dix sous à une petite moricaude pour avoir plus vite raison de sa résistance. Ça continue par le fonctionnaire malencontreusement somptueux, qui gâte les prix en se collant une pièce de cinq francs sous l’arcade sourcilière pour décider la mousso de ses pensées. Dès lors, les tarifs se régularisent. Un prix courant s’établit. Une caste de vendeuses s’organise. Par notre faute, par notre imprudence, par notre vice, la garbo est née. Quelques mois ont suffi pour faire franchir à ces candides sauvagesses les étapes qui séparent la proie innocente de la mérétrice avisée, l’esclave de la commerçante, la marchandise de la marchande. Et c’est là un raccourci de ton évolution, ô femme moderne ! Et c’est ton histoire, ô humanité !
Tout naturellement, notre plus vieille colonie d’Afrique, le Sénégal, a offert à la garbo son premier champ d’éclosion. Celle-ci y trouve un élément fécond de recrutement dans la mulâtresse, la souple et langoureuse mulâtresse au teint de café au lait, création de l’homme et non pas de Dieu, inquiétante, déroutante et frelatée comme tous les mélanges, dangereuse héritière des instincts sournois du Noir et des vices raffinés de l’Européen.
A Saint-Louis, si vous vous sentez trop vivement émoustillé par les ardeurs provocantes du climat, on ne manquera pas de vous dire :
— Prenez une mulâtresse, et de préférence une ancienne élève des sœurs.
Qu’est-ce à dire ? Est-ce que, par hasard, ces saintes filles inculqueraient aux négrillonnes confiées à leurs soins des conseils de perdition ? Bien au contraire, et si vous voulez être édifié sur ce point, vous n’avez qu’à passer devant les fenêtres de la classe où elles dispensent leur humble savoir aux petites mulottes. Par des jalousies soigneusement closes aux rayons du brûlant soleil, une sorte de mélopée arrivera jusqu’à vous, psalmodiée en mesure, rythmiquement scandée par des voix fraîches.
« Pas-sez-vo-tre-che-min. — Je-ne-suis-pas-cel-le-que-vous-croyez. — En-vé-ri-té-je-vous-le-dis-je-ne-man-ge-pas-de-ce-pain-là… »
Que signifient ces paroles d’allure évangélique ? C’est tout simplement la leçon qui permettra à ces demoiselles d’en donner une et de répondre vertement et imperturbablement aux audacieux débauchés qui ne manqueront pas, quelque jour prochain, de leur faire des propositions malhonnêtes sur le pont Faidherbe ou dans les ruelles de Guet’n-dar. Mais ce n’est pas là une défense à arrêter un hussard. Aussi, le soleil s’obstinant à précipiter le flux de votre sang dans vos artères et à tendre vos nerfs comme des cordes de violon, vous emboîtez fébrilement le pas à la première mulâtresse qui passe. Sa taille se cambre à souhait dans l’ample robe de mousseline blanche à petits bouquets de couleur, son déhanchement promet. Et voilà qu’une voix au timbre enfantin se met à dévider :
— Pas-sez-vo-tre-che-min. — Je-ne-suis-pas-cel-le-que-vous-croyez. — En-vé-ri-té-je-vous-le-dis-je-ne-man-ge-pas-de-ce-pain-là.
En même temps, un regard oblique et énigmatique vous frappe au cœur et une bouche lippue découvre, en souriant, deux rangées de dents à l’émail neigeux. Vous demeurez interdit… Réjouissez-vous donc. On accepte vos hommages, heureux homme ! Et c’est une fois de plus l’affirmation éclatante de l’illogisme féminin, de cet angoissant illogisme qui nous vaut de la part des Blanches tant d’affreux doutes et d’éternels tourments, et qui se manifeste chez les Noires avec une si rassurante clarté et cette simplicité ingénue voisine de l’innocence.
Faut-il donc accuser les religieuses du Sénégal d’enseignement pervertisseur ? Non, certes, et nous venons de voir, au contraire, de quelles touchantes précautions elles arment leurs élèves contre les œuvres de Satan. Des précautions, notre amateur de Brunes et demie fera bien d’en prendre lui aussi, notamment celles dont M. Brieux, déjà nommé, s’est fait l’apôtre et le héraut. Mulâtresse ou négresse, les hétaïres de Saint-Louis disposent d’une clientèle nombreuse, variée, souvent même avariée. Si celles qui pratiquent la religion catholique s’enorgueillissent d’un chiffre d’affaires plus imposant que les autres, c’est uniquement parce qu’elles possèdent à peu près la langue française. Et les langues, ça rapproche toujours.
De même que notre élan colonisateur s’est étendu des rives du Sénégal à celles du Niger et du Tchad, la garbo a pris son vol amoureux jusqu’aux coins les plus reculés du Soudan et du Dahomey. Il y a des garbos toucouleurs, bambaras, malinkés, foulahs, ébriés, nagos, appoloniennes, etc. Mais toutes ces garbos se ressemblent par un caractère particulier qui n’est pas sans nous surprendre.
Pascal a dit : « vérité en deçà, erreur au delà ! » Et Montesquieu : « La considération change d’objets avec les climats. » Il est vrai qu’en Espagne un contrebandier jouit de toute l’estime de ses concitoyens, qu’en Corse un bandit se voit honoré de tous les respects et qu’en France, depuis quelque temps, les pickpockets récoltent au théâtre et dans le roman un unanime élan de sympathie. En Afrique occidentale, nous assistons à un phénomène à peu près analogue.
Principe. — Pour la dame noire, le commerce de l’amour est aussi honorable qu’un autre. La profession d’hétaïre n’implique aucune déchéance, mais constitue, au contraire, un métier peu considéré, à vrai dire, mais aussi avouable que celui de blanchisseuse ou de vendeuse au marché.
Que la garbo ne rougisse pas de son état, cela n’est pas pour nous étonner outre mesure. Mais il est étrange de la voir s’enorgueillir de particularités plutôt humiliantes tenant à cet état. A Paris et dans toutes les villes, la police astreint les prêtresses de la Vénus populaire à une visite hebdomadaire et à un poinçonnage sur une carte dénommée brême par l’argot des faubourgs. La brême, c’est la terreur des irrégulières, c’est l’aveu cynique de la dégradation, le certificat du métier honteux. C’est le signe détesté d’une étroite dépendance vis-à-vis des argousins et comme un brutal genou de mouchard pesant sur toutes ces gorges de femmes toujours prêtes à s’offrir. Dans plusieurs de nos villes d’Afrique française, à Kayes notamment, les garbos sont également munies de brêmes. Mais ne croyez pas qu’elles en ressentent la moindre offense. Au contraire, elles s’en font un motif de fierté, un titre incontestable à la confiance de leurs clients et à l’estime épanoui de leurs concitoyens. Il faut les voir, un air d’honnête satisfaction animant leur visage d’encre, tandis qu’elles exhibent des plis de leur boubou le carré de carton vert troué de petits ronds symétriques :
— Tu sais moi y en a pas sale mousso… Moi y en a gagné carte, bon carte pour moussié… Gouverneur y a donné moi. Toi y a mirer.
Et la carte passe sous les regards respectueux, admiratifs presque, des indigènes. Elle circule parmi les mains noires gesticulantes ; elle fait s’arrondir les yeux blancs. Car tous ces braves gens bambaras, peulhs ou sonraïs, sont pleins d’une considération innée pour le cébé, c’est-à-dire pour tout papier officiel, pour tout acte, carte, certificat, brevet qui émane de l’administration. Ils ont l’âme fonctionnaire. Et la garbo est comme eux. Elle s’imagine qu’avec sa carte imprimée, signée, poinçonnée, elle est quelque chose dans le gouvernement des toubabs (blancs). Elle se prend de bonne foi pour une petite fonctionnaire à la Capus. Et, en somme, elle ne se trompe pas tant que cela, si l’on se rappelle ce que nous avons posé comme principe de début ! Pour le Noir, l’amour n’est pas un sentiment, mais une fonction.
Il faut la voir encore, l’impénitente et indiscrète Aspasie d’ébène, quand elle revient de son obligatoire visite hebdomadaire au dispensaire du médecin de l’assistance indigène. A qui veut l’entendre, elle répète avec un gros rire de complet bonheur :
« Docquetor a dit : « Aïssata, y a bon. »
C’est la conscience du devoir accompli.
Mais où Aïssata ne rit plus du tout, c’est quand surgit quelque concurrence déloyale, quand une effrontée, une impertinente non patentée se mêle d’avoir pour les hommes de ces complaisances rétribuées qu’elle considère comme son monopole à elle, la fonctionnaire, à elle que le gouverneur a honorée d’un cébé. Un peu plus, elle se dirait garbo par privilège royal. Pourtant, elle pratique des idées éminemment modernes sur la protection du travail des femmes et elle se défend contre les empiètements d’autrui avec la rigueur farouche d’un syndicat.
Écoutez plutôt les doléances que je recueillis des lèvres vénales de Fatimata, gloire de la galanterie officielle en la bonne ville de Bamako. Comme la belle Mme X… ou Y…, la beauté à réputation dont toute cité provinciale s’enorgueillit, Fatimata n’est plus très jeune. Elle a acquis de l’expérience et un sentiment un peu chatouilleux de ses droits. Je la rencontrai un jour, le visage plus sombre qu’à l’ordinaire (ce qui n’est pas peu dire), les regards fulminant d’éclairs indignés. J’aime à confesser les femmes :
— Hé ! Fatimata, qu’y a-t-il ?
— Y a pas bon, moussié, y a pas bon du tout. Moi y en a trouver gouverneur tout suite.
— Diable !
— Moi plaindre à lui beaucoup. Si même chose continuer, moi y a bientôt plus pouvoir dominiquer (manger).
— Et qu’est-ce qui t’empêchera de manger, Fatimata ?
— C’est les moussos qui ont marié avec toubabs. Mauvais moussos, moussié ! Moi, y a fait garbo. Pourquoi y a fait garbo, moussié ? Parce qu’y a pas mari ni grand frère, ni personne pour donner dominiquer. Moi, pour avoir argent, faut faire garbo. Autrement amoul (pas d’argent). Eux, les femmes qui ont marié avec toubabs, ils ont argent, boubous, eau-Cologne, kolas et tout. Alors pourquoi ils vont faire toc toc à la porte des autres toubabs pendant la sieste ? Pourquoi ils font sigui (se couchent) dans leur case ? Pourquoi ils font même chose garbo ? Après, quand moi viens faire toc toc, tout le monde ils disent : « Fatimata, y a pas bon ! » Alors moi amoul dimanchi (pas de cadeau). Moi y a foutue, moussié ! Moi y a trouver gouverneur !
Ainsi, sous toutes les latitudes, c’est la même histoire. En Afrique aussi bien qu’à Paris, chez les Noires comme chez les Blanches, la professionnelle de l’amour poursuit de sa haine inextinguible la femme mariée en qui elle voit une rivale heureuse, une concurrente odieusement avantagée. A l’ombre des fromagers immenses et des dioubalés aux cheveux fauves, on retrouve cette affirmation chère à nos impures : « Les femmes mariées, c’est pire que les autres ! » Rien de nouveau sous le grand soleil. Quant à Fatimata, elle n’alla pas, comme bien on le pense, demander audience au gouverneur. Elle prit un parti plus raisonnable, en égayant de ses charmes la sieste de quelque célibataire qui avait échappé, espérons-le, aux étreintes des perfides adultères.
Au pays noir, l’heure de la sieste, c’est l’heure du berger, d’un berger qui n’a plus rien à garder, ni préjugés, ni répugnances, ni vêtements. C’est le moment où chez l’Européen la bête prend sa revanche sur l’ange, où le sentiment se tait, lardé et réduit au silence par les aiguillons de la chair, où deux races oublient tout ce qui les sépare pour ne plus voir que ce qui les rapproche. Il est une heure de l’après-midi. Une chaleur étouffante tombe en nappes de plomb sur la terre calcinée. Au dehors, pas un bruit, pas un mouvement, pas une ombre : une étonnante impression de silence et d’immobilité sous une aveuglante lumière. Dans sa case de banco (boue séchée), bien close contre les ardeurs de la fournaise, le colonial, étendu sur son lit Picot, somnole sans rêves.
Soudain, il entend gratter discrètement à sa porte.
— Qui est là ?
Une voix de femme susurre imperceptiblement :
— C’est moi, Dado.
Ah ! c’est Dado, la providence des siestes, Dado qui, chaque après-midi, se glisse entre les cases des blancs, furtive, silencieuse et grave. Mon Dieu, elle tombe bien !
— Entre ! fait sans bouger le colonial.
Lentement, dans la pénombre de la case, elle retire son boubou, son pagne. La voilà nue, statue de bronze à l’attitude nonchalante, ses larges hanches ceintes de plusieurs rangées tintinnabulantes de gros grains de verroterie. Toujours muette, elle s’insinue souplement sous la moustiquaire. Et comme jadis pour les amours des dieux, une buée blanche, aspect de la mousseline dans le demi-jour, dissimule l’accouplement disparate du descendant de Japhet et de la fille de Cham.
D’aucuns ne peuvent s’empêcher de trouver cet accouplement anormal et peu désirable. Il y a des Blancs qui éprouvent un éloignement invincible à l’égard de la négresse. « Ce n’est pas une femme, vous disent-ils, c’est une femelle. » Ceux-là sont, d’ailleurs, assez rares, et on ne les rencontre que parmi les cérébraux et sentimentaux renforcés. La plupart des coloniaux arrivent à s’abstraire suffisamment de leur mentalité d’Européen pour accueillir bénévolement les visites de marchandes d’amour à la face couleur de poix. Chez l’homme moderne, malgré la force de la civilisation, de l’être moral, des préjugés, les instincts demeurent encore plus puissants que les sentiments et les idées. Nous résumerons cette importante observation dans la formule suivante :
Avant d’être homme, on est mâle.
D’ailleurs la pauvre garbo n’y met aucun amour-propre. Elle ne se vexe nullement des refus et se garde bien d’insister. Elle passe chez vous à la façon de l’employé du gaz qui vient voir si votre compteur marche bien, ou de l’homme de chez Dufayel qui demande à toucher. Si vous la renvoyez, elle n’en conserve pas moins le sourire, et viendra le lendemain tâter encore le terrain. Si vous lui faites comprendre que vous êtes las de ses charmes et que vous êtes assoiffé de nouveau, elle partira de son pas de gazelle légère et silencieuse et reviendra quelques minutes après, accompagnée d’une collègue qu’elle vous recommandera chaleureusement.
— Y en a très bon mousso, moussié !
Puis elle ira attendre dans quelque coin ombreux à proximité de votre case que vous ayez mené à bonne fin votre amoureuse entreprise. Car il s’agit de toucher sa part sur les cent sous ou les trois francs dont vous allez récompenser le zèle de la bailleuse de volupté qu’elle vient de vous présenter. Au pays noir, c’est un usage consacré. Ces dames dichotomisent à la façon de nos grands chirurgiens. Seulement, il y a cette différence essentielle que ce n’est pas l’opérateur qui reçoit l’argent, mais bien l’opérée.
Je vois que vous allez me demander : « A quelle race appartiennent plus particulièrement les garbos ? » A toutes, monsieur. Car aucune race ne se peut prévaloir de l’honneur de fournir seule à l’homme ces dispensatrices de plaisir qui font à la fois de leur corps un trottoir roulant et une tirelire (tirelire que nous appellerons, si vous le voulez bien, le tronc des riches). L’hétaïre vient de partout, fleurit partout. Ne l’observons-nous point en Europe et ne pouvons-nous dire en toute sûreté :
Celle qui vend l’amour ne peut se rattacher qu’à un groupe ethnique : l’humanité.
Est-ce parce que l’amour est aveugle ? Il est d’expérience courante et d’observation journalière qu’il lui faut un guide qui dirige ses pas maladroits vers l’objet aimé, le mette en rapport avec lui, aplanisse les difficultés de la route, et finalement le fasse toucher au but. En amour comme en affaires, on ne peut que difficilement se passer d’intermédiaire. Dans l’antiquité, cet intermédiaire était représenté par la nourrice traditionnelle chargée du service des postes et télégraphes entre sa jeune maîtresse et ses galants. En Espagne, c’est la duègne. Dans le théâtre de Molière, ce sont les valets et les femmes d’intrigue. Enfin, il existe un intermédiaire plus répandu et plus à la portée de tout le monde, auquel on a donné le nom malsonnant d’entremetteur. Et pourtant, ce nom est encore un euphémisme. Car, lorsqu’il s’agit d’amours vénales, le personnage assez peu considéré dont nous parlons est désigné dans l’opinion populaire par un terme devant lequel ne reculent ni Rabelais ni Mathurin Régnier, mais que je n’infligerai certes pas aux oreilles de mes lectrices. Qu’il me suffise de dire que ce terme, emprunté au vocabulaire de la pisciculture, exprime une profondeur vraiment sous-marine de mépris.
J’ai une réelle peine à constater qu’en pays nègre, c’est à cette classe justement honnie et grossièrement baptisée qu’appartiennent les intermédiaires d’amour. Ici, pas de nourrices, pas de confidents et, d’une manière générale, pas de femmes pour tenir le rôle. D’où cette première observation d’ordre général :
Dans les amours d’Afrique, l’intermédiaire est toujours un homme.
Certainement cela est fâcheux pour la pudeur des belles défaillantes. Mais on comprendra combien vite se calme cette pudeur, si l’on songe que l’intermédiaire en question est généralement pour elles l’ami le plus intime, auquel elles ne cachent rien de leurs équipées, qui les provoque même et en tient un compte des mieux ordonné. Il est, d’ailleurs, d’une discrétion exemplaire qui garantit expressément le succès de son exploitation. Avec son profond instinct de dissimulation, ce Noir comprend qu’en amour plus qu’ailleurs, la langue est la pire et la meilleure des choses.
C’est le plus souvent un boy, votre propre boy.
Ce jeune domestique indigène est associé à toutes les manifestations de la vie coloniale. Il tient tout à la fois du valet de chambre, du blanchisseur, du cuisinier et du page. Il sert aussi, à l’occasion, à distraire les hôtes de passage. Au temps de la conquête du Soudan, une plaisanterie classique quand on traitait à table le camarade nouvellement arrivé de France, consistait à appuyer du doigt sur le nombril proéminent du boy occupé à servir, le torse nu, cependant qu’un compère faisait adroitement résonner sous la table le sonnerie d’un timbre. Il existe une autre mystification traditionnelle, toujours à l’adresse du camarade fraîchement débarqué, et qui se pratique également pendant les repas. L’un des convives lance une phrase remarquable par la forme ou le fond, et le boy souligne alors d’un air entendu : « comme dit M. de Tocqueville » ou « suivant la formule de Maurice Barrès ». Tête du nouveau camarade qui ne devine pas, d’abord, qu’on a seriné ces quelques mots au candide serviteur, sans qu’il en ait compris plus qu’un perroquet. Le boy, pour l’Européen dans la brousse, c’est le nègre-tender, comme aurait dit le brave général Poilloüe de Saint-Mars. Si vous ne savez pas toujours où il est, il sait, lui, où vous êtes et, en quelque endroit que Vous vous teniez, il ne manque jamais de vous retrouver à cette heure du soir où il doit vous apporter képi ou chapeau, pour le troquer contre le casque devenu inutile. C’est là une de ses sacramentelles attributions.
Héritier imprévu de Scapin, ce ténébreux valet de brousse en assume de plus délicates, notamment celle de procurer à son maître et aux amis de son maître des moussos de choix. Généralement, il ne s’en tire pas trop mal, car le bon boy est, par essence, un malin, un débrouillard, un qui connaît manière, comme on dit là-bas. Grand coureur de tamtams, plus don Juan encore que Leporello, il peut se vanter d’immenses relations dans le monde féminin. Toutes les cases indigènes lui sont connues et ouvertes. Partout, il fait figure d’ami, d’autorité, de protecteur. Aussi vous pouvez jeter votre dévolu où bon vous semble.
— Boy, tu connais cette mousso ?
Infailliblement et même s’il n’en a pas la moindre idée, il vous répondra sans broncher.
— Moi y a bien connaître.
Car le Noir connaît tout ce qu’on lui demande. Il ne consentira jamais à rester court devant une question. Et le voilà parti au village, après avoir revêtu celle de ses tenues de sortie qui lui vaut le plus de considération : casque usé provenant de vos largesses, tunique d’officier anglais achetée au marché en un jour d’opulence, vieux pantalon kaki, épave de votre garde-robe. Les souliers et la canne achèvent d’en faire un personnage.
Une heure et demie après, — car il prend son temps, — vous le voyez revenir escorté d’une négresse au dandinement paresseux, fier comme s’il venait de faire une conquête. De honte, il n’en éprouve trace. Car dans le pays le rôle dont il s’acquitte n’est nullement déshonorant, tout comme le métier de garbo. Le boy fait son travail, et voilà tout. C’est tout juste s’il ne demande pas que son maître mentionne ces services si particulièrement spéciaux sur le certificat qu’il lui remettra au moment de rentrer en France. Regardez avec quel air sérieux d’autorité, de composition, il marche à côté de celle que vous allez honorer de vos faveurs. On dirait d’un garde municipal conduisant une prévenue de luxe à l’audience. Mais tout à coup vous poussez un cri de surprise :
— Qu’est-ce que c’est que cette mousso ?
Ce n’est pas du tout ce que vous avez demandé. Le boy essaye de s’expliquer, patauge, finalement laisse passer l’orage sans souffler mot. Il a tout bonnement amené une amie à lui, une associée avec qui il est entendu qu’il partage le dimanchi espéré de votre générosité. Toujours la dichotomie ! Si vous persistez dans votre colère, il ira vous cueillir d’autres fleurs d’ombre, et jusqu’à ce que vous soyez satisfait, il vous les amènera à domicile. Car c’est un des grands avantages de l’amour africain de se porter toujours à domicile.
La galanterie y est à forme ambulante.
En Europe, on court après l’amour ; en Afrique, on l’attend dans son lit.
Le boy réalise ainsi de petits bénéfices d’occasion qu’il ajoute à ses revenus ordinaires. Grâce à eux, il s’offrira les emplettes dont il rêve : un accordéon, un jeu de loto, une trompe de bicyclette. On le verra trôner au restaurant pour Noirs qu’un industriel avisé a eu l’idée de monter et qui ne reste ouvert que les huit premiers jours du mois, parce que le reste du temps la clientèle n’a plus le sou. Il y déjeunera somptueusement pour 3fr,75, avec une serviette, s’il vous plaît. Il criera d’un ton impérieux :
— La suite !
Et il tancera d’importance le boy qui le sert :
— Veux-tu te dépêcher, Moussa, sale nègre !
Ah ! il est bon d’avoir des amies !
A défaut de boy, l’amateur de beauté noire s’adressera au garde de cercle. Celui-ci n’est pas, comme vous pourriez le croire, un chasseur de club élégant, mais bien une sorte de gendarme indigène. A cheval sur la discipline, il est prêt à toutes les consignes. Mais il y met un peu trop de brutalité. Il racole les moussos à la façon d’un sergent recruteur et les ramène tremblantes comme des brebis qu’on pousse à l’abattoir. Et puis, il est plus gêné par les scrupules que le boy. Il lui arrive de se retrancher derrière la dignité de sa fonction. Les épithètes malsonnantes l’inquiètent. Un jour, j’en entendis un déclarer imperturbablement :
— Femme à moi garbo, mais moi pas…
Et il prononça un mot qui nous rappela une espèce connue de groseilles.
Dans les villes, dans certaines villes tout au moins, la police assure un service de ravitaillement et de croisement sélectionné qui est au-dessus de tout éloge. Son personnel pratique méthodiquement la recherche de la femme, mais ce n’est pas à des fins judiciaires. Il tire un heureux parti de cette recherche de la femme, mais c’est en la combinant avec le principe moderne de la commission. Que voulez-vous ? le gouvernement paye mal. Le voyageur qui arrive dans une de ces cités privilégiées et qui veut s’y créer des relations aussi intimes que rapides n’a pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Qu’il aille trouver le commissaire de police nègre ou l’un de ses agents et qu’il fasse miroiter aux gros yeux ronds de ce coloured fonctionnaire un modeste backchich de vingt sous. Aussitôt, les gros yeux se ferment lentement, pour vous montrer qu’on a compris. Et une heure après, l’agent vous apparaît sous un jour enchanteur nouveau jusqu’au paradoxe, en vous servant galamment à domicile une Aphrodite qu’on dirait éclose de l’écume de goudron. Le plus beau, c’est que les livraisons sont garanties. Votre Vénus est sans risque. Vive la police, monsieur !
Et quelle plaisante opposition, s’il vous plaît ?
Chez les Blancs, la police persécute Les impures. Chez les Nègres, elle les protège.
Ah ! monsieur le Préfet de police, quelle popularité serait la vôtre si vous empruntiez aux régions tropicales ce bienfaisant système ! Quel concert d’éloges chez les hygiénistes ! Quels remerciements des pères et mères de famille ! Quel enthousiasme dans la population tout entière ! Du coup, vos agents se trouveraient relevés dans l’opinion. On ne leur crierait plus : « Mort aux vaches ! » mais « Bravo toro ! » comme dans les corridas grisées de sympathie passionnée. L’âge d’or remplacerait l’âge du mercure. Et personne n’oserait dire que l’agent ne fait pas le bonheur.
Arrivons à la dernière catégorie d’intermédiaires : les amateurs. On en trouve à foison dans le monde noir, d’abord parce que le client invite à la paresse et ensuite parce que la femme a conservé une nature d’esclave qui la dispose à subir le joug et les exigences du premier venu. Nos gentlemen en casquette des boulevards extérieurs trouveraient là un recrutement merveilleux ! C’est avec tous les regrets d’un cœur voué à l’admiration de l’autre sexe que je trace cet aphorisme :
On a pu supprimer la traite des Noirs. On n’empêchera jamais la traite des Noires.
Ce qu’un nègre murmure dans les rues ensoleillées à l’oreille de l’Européen dépasse en crudité et en cynisme les propositions les plus graveleuses du Napolitain au voyageur. Il met à votre entière disposition sa sœur, sa fille, sa femme, et autre chose aussi que je n’ose vous dire. J’en ai même entendu un offrir « madame toubab ». Une Blanche, rien que ça !
Tombouctou est par excellente le centre où fleurit ce genre d’individus qu’afin de ne pas user de terme incongru, nous dénommerons les hommes de communication. Si nous empruntons cette expression au langage du service en campagne, c’est qu’à Tombouctou, ceux dont nous parlons ont adopté une organisation et une hiérarchie toutes militaires. C’est une reproduction fortuite mais exacte de l’Armée du salut. Le nouveau venu qui flâne sur un des marchés de la perle du Soudan ou aux environs de la mosquée de Djingerey-ber se voit immanquablement accosté par un éphèbe long et grêle qui lui débite cette phrase stupéfiante :
— Moi y a bien connaître mousso, moussié. Moi caporal…
Et il ajoute le mot que nous prenons si fort le soin d’éviter. Un instant après, nouvel éphèbe, nouvelles offres, nouvel étalage de grade :
— Moi sergent…
S’il ne quitte la place, le voyageur verra arriver à leur tour le lieutenant et le capitaine, le plus gros bonnet de la corporation. En raison du grade supérieur et incontesté de celui-ci, c’est à lui que le nouveau venu donnera la préférence. Les jeunes hommes de communication de Tombouctou procèdent tous de la même manière. Ils amènent, le soir, à leur client de rencontre, une femme sonraï généralement et à dessein peu désirable. Le toubab se récrie, déclare qu’il lui faut mieux que ça et renvoie la négresse. Mais l’éphèbe demeure et déclare sans l’ombre d’embarras :
— Tu sais, moussié, moi y a même chose femme.
Les hommes de communication de ce pays donnent à leurs collègues parisiens un admirable exemple non seulement d’organisation hiérarchisée, mais d’étroite solidarité. Durant mon séjour à Tombouctou, le commandant de région fit empoigner et mettre à l’ombre une dizaine de ces stipendiés de l’amour. Le lendemain, deux troupes de leurs collègues se promenaient par la ville, l’allure agressive, la mine indignée. Ils avaient arboré des bonnets blancs sur lesquels on lisait, pour l’une des troupes : Je m’en fous ! et pour l’autre : Ça m’est égal ! Énergiquement appréhendés par les tirailleurs, les « Je m’en fous ! » furent parqués au fort Bonnier, qui avait besoin de sérieux travaux de terrassement. Disciples inconscients des citoyens Pataud et Bousquet, les « Ça m’est égal » réclamèrent leur part dans le sort cruel infligé à leurs camarades. On les envoya piocher la terre du fort Hugueny. Afin d’empêcher les captifs de prendre la poudre d’escampette, le commandant les fit mettre nus comme la Vérité. Mais le cadi vint réclamer au nom des convenances. Car la nudité n’est permise qu’aux bilakoros (enfants non circoncis) et il y a un âge canonique où le noir est tenu par le Coran d’aller vêtu. S’inclinant devant la pudeur mahométane, le commandant accorda une légère bande de toile.
Soyez sûrs que la leçon, pour être bonne, ne découragea pas les adolescents pervers qui ont élevé le proxénétisme à la hauteur d’une institution. Leur aplomb est incommensurable. Les offres les plus abracadabrantes sortent de leurs lèvres noires comme le péché. Je me souviens que l’un d’eux vint carrément et à voix haute nous faire des propositions qu’il jugeait particulièrement alléchantes, un jour que je passais avec un fonctionnaire et sa jeune femme. Rebuté et quelque peu bousculé par nous, le vaurien ne perdit pas espoir de réussir, et se tournant vers notre compagne, il lui demanda, tout un infini de candeur dans ses yeux blancs :
— Et toi, madame, veux-tu un artilleur ?
Un artilleur ? Pourquoi un artilleur plutôt qu’un fantassin ? Mystère et prestige des armes spéciales !
Vous connaissez la mésaventure de Jean-Jacques avec la Zulietta. Vous savez comment ce piètre amoureux offensa par omission la courtisane vénitienne. Hélas ! cette abstention forcée fait en tous pays bien des déçues. Sous toutes les latitudes, l’amour peut perdre la parole momentanément ou pour toujours. En Afrique, comme ailleurs, il y a des âges où le rôle de coq expose à des déboires. Même la menace pèse plus lourdement sur le nègre, car au jeu d’amour un Blanc vaut plusieurs Noirs. Mais le nègre accepte difficilement sa déchéance. Il tient à continuer. Et c’est alors qu’il fait appel aux artifices, qu’il demande aux adjuvants de toutes espèces de lui rendre sa voix et le paradis perdus.
J’ai déjà dit à quelle extraordinaire consommation de noix de kola se livrent les indigènes de l’Ouest africain. C’est le stimulant le plus connu, le plus répandu, le plus populaire. Sur cinq Noirs que vous rencontrez, quatre mâchonnent lentement le fruit accélérateur, le regard indolent noyé d’extase paisible. Pas de cadeaux, pas de cérémonies, d’actes importants de la vie sans kola. Pour contracter mariage, kola. Pour offrir dans un palabre, kola. Pour donner en pourboire, kola. C’est un érotisme tranquille et familial présidant à l’existence journalière sous la forme d’une friandise. C’est aussi un sujet inépuisable d’allusions et de plaisanteries.
Sur les marchés, où une foule nonchalante stationne autour de corbeilles pleines de petites choses blanches, rouges, noires, brunes, les visages d’encre des vendeuses accroupies sourient de tout le blanc de leurs yeux et de leurs dents, tandis qu’elles interpellent fort impudiquement l’Européen qui passe.
— Moussié, y en manger bon kola. Madame à toi y en aura content.
Mais voilà qu’un jour d’infortune le kola perd son effet régénérateur. Fort dépité, le Noir s’aperçoit qu’il lui faut une aide plus énergique pour sonner avec assurance la diane de l’amour. Alors, il se rend, la mine basse, chez le souhaha (sorcier), à qui il expose sa réserve involontaire et son désir de se voir rappeler à l’activité. Un sorcier ne se trouve jamais plus à court qu’un médecin. Celui-là ordonnera inévitablement l’emploi souverain du gris-gris. Le gris-gris est une sorte d’amulette contenue dans un minuscule sachet de cuir le plus souvent attaché par un long cordon autour du cou et retombant sur l’abdomen. Chez les marabouts, sorciers et féticheurs, on peut se procurer moyennant finance tout un stock de gris-gris contre la maladie, les coups de fusil, la mort du bétail ou la stérilité des femmes, au choix de l’acheteur. Celui qui nous occupe ici, le gris-gris contre la fuite des capacités amoureuses, se présente généralement sous la forme d’un corps dur : pierre d’une certaine forme, tige de bois ou de fer douée d’un pouvoir surnaturel à la suite de consécrations, de prières, de récitations du Coran. Muni de son précieux talisman, notre consulteur de sorcier s’en va tout ragaillardi, tout pénétré d’espérance. Mahomet n’a-t-il pas promis la résurrection au croyant fidèle ? Et ce qu’il attend de la mansuétude divine, lui, le pauvre déshérité d’amour, n’est qu’une petite résurrection toute partielle.
Maxime à méditer. — C’est toujours des puissances d’en haut que la créature en détresse attend son relèvement.
Merveilleux pouvoir de la foi, suggestion de la croyance au fond des âmes simples, confiance invincible des êtres primitifs dans les forces du surnaturel ! Il arrivera plus d’une fois que, par son seul effet moral, le gris-gris réalisera l’effet miraculeux du « Lazare, lève-toi ! » Plus souvent, hélas ! à l’exemple de celui qui a invoqué son secours, il restera sans résultat. Que faire alors ? Employer les grands moyens, c’est-à-dire sacrifier une poule blanche, tandis que le féticheur prononce des paroles sacramentelles (la bonne poule, n’est-ce pas, fait souvent le bon coq), ou bien déposer une calebasse de maïs et de coton au pied de l’arbre appelé diala et tourner autour en agitant une daba (sorte de boyau) et en jurant de donner le nom de l’arbre au premier enfant dont on sera capable d’être le père, ou encore boire le nasigui des Bambaras obtenu par la macération d’écorce de balansa dans l’eau qui a servi à laver une planchette portant un verset du Coran tracé au pinceau (planche de saut s’il en est). Disons tout de suite que ces grands moyens ne conduisent généralement qu’à une assez piteuse fin.
Le singulier, c’est que ces pratiques s’accomplissent au grand jour, avec la plus indiscrète publicité. On ne trouve chez les Noirs ni nos exigences d’amour-propre, ni nos coquetteries de virilité, ni notre tyrannique souci des convenances. Celui d’entre eux que la nature marâtre réduit ainsi à une cruelle abstinence de chevalier de Malte n’en éprouve point de honte et ne fait aucune façon pour l’avouer. Sa disgrâce lui apparaît comme un de ces maux qui accablent normalement l’humanité, mal qui, pas plus que les autres, ne doit être tenu secret. C’est un disciple de M. Brieux qui s’ignore.
Aussi n’hésite-t-il pas à faire part de la perte douloureuse qu’il vient d’éprouver à ses amis et connaissances, qui l’en plaignent en conscience. L’usage le plus fondé et le plus suivi veut même que lesdits amis et connaissances l’assistent dans l’exécution des prescriptions bizarres qui doivent lui rendre sa verdeur. Ils le font avec le plus grand sérieux et un air d’affliction où l’on reconnaît l’indice certain d’une nature polie. On croirait voir des gens qui suivent un enterrement. De ces considérations, nous pouvons tirer l’aphorisme suivant, qui n’est pas précisément à l’honneur de notre civilisation :
Ce que nous appelons décence n’est le plus souvent qu’un masque inventé par le respect humain et qui s’oppose au bienfaisant exercice de la solidarité humaine.
Les mœurs d’Afrique occidentale fournissent à ma thèse une foule d’arguments. Mais je ne leur veux emprunter qu’un second exemple. Il arrive fréquemment qu’un nouveau marié jouissant de ses prérogatives amoureuses se sent néanmoins inquiet, timide au moment de consommer dans toute sa réalité l’union conjugale. Sait-on jamais avec ces sonkourous (jeunes filles) ! C’est gauche, maladroit, inexpérimenté. Et puis le mari n’a pas en lui-même une indémontable confiance. Tout le monde ne possède pas la puissance d’un bélier de guerre défonçant une clôture. Bien des citoyens de France ou de Navarre déchantent à cette heure critique, restent sur de vaines tentatives et implorent désespérément l’aide de l’avenir pour réparer leur lamentable fiasco. Plus pratique, moins garotté par les préjugés, le nègre réclame tout simplement et tout crânement l’aide de ses parents et amis. Le clan pénètre dans la case nuptiale, uni et docile à la voix de celui qui l’appelle, comme s’il s’agissait de perpétrer quelque vendetta corse. Il s’agit seulement d’un service corsé. Tous ces beaux-frères, cousins et oncles à la mode de Bretagne se ruent sur la victime, c’est-à-dire la jeune mariée. L’un lui empoigne le bras, un autre la jambe, un troisième la bâillonne de sa grosse patte noire. Pendant ce temps, le galant époux accomplit aussi commodément que possible ses devoirs, sans s’inquiéter le moins du monde des impressions de Madame. J’ai dit cependant que le Noir était pudique. Sans doute, mais ici l’importance sacramentelle de la situation et surtout l’esprit de la famille sauvent tout. La famille entière profitera du petit être qu’on attend, du capital humain qu’il présente : il est donc naturel qu’elle prête une main secourable à son engendrement. C’est une coopérative de production. On voit souvent de vieux maris user ainsi de bonnes volontés auxiliaires. Et personne ne se choque dans le pays de cette forme imprévue d’assistance publique.
Enfin, quand tous les moyens ont été épuisés, quand ni le gris-gris, ni la poule blanche, ni le nasigui, n’ont permis à l’espoir de relever la tête, alors notre jeûneur d’amour tourne les yeux vers celui dont il connaît les capacités tout en les redoutant, vers l’homme qui lui inspire une considération mêlée de méfiance, vers le Blanc. Il se dit que « toubab y en a malin », et qu’on trouve chez lui des médicaments pour toutes sortes d’infirmités. Un beau matin, après avoir longtemps hésité, il revêt son boubou des dimanches, coiffe son plus beau bonnet de velours grenat, prend son parapluie, et le voilà parti chez le docquetor, celui qui dispense libéralement aux indigènes le pica (ipéca) et l’eau de réputation (iodure de potassium). C’est ainsi qu’un médecin des troupes coloniales vit arriver un vieux chef des environs de Bamako. Le visage ordinairement jovial de l’homme portait les traces d’une obsédante préoccupation.
— Eh bien, Abdoulaye, quoi de neuf ? demanda le médecin.
— Ma docquetor, moi y en a marié, mois dernier, avec petit mousso.
— Voyez-vous ça ! Vieux passionné ! et ta nouvelle femme est jolie ?
Abdoulaye secoua d’un air consterné sa tête, où les cheveux blancs produisaient l’effet d’une mousse neigeuse sur de la crème au chocolat.
— Oui, ma docquetor, y en a jolie, beaucoup jolie…
Puis, se prenant à pleines mains les pectoraux :
— Petit mousso y en a dur là, yen a dur, dur, dur, mais moi…
La phrase s’acheva dans une confidence scabreuse susurrée à l’oreille. Après quoi, Abdoulaye exposa sa requête avec des phrases embarrassées et filandreuses qui eussent fait souhaiter l’aide d’un démêloir. L’homme de l’art finit par comprendre, mais, comme bien on pense, il refusa net tout aphrodisiaque. En vain, le Géronte noir insista : il dut s’en aller les mains vides. Mais en traversant la place du marché, une idée lumineuse lui vint tout d’un coup. Pourquoi n’irait-il pas aussi bien demander un remède au commerçant toubab ? « Commerçant il y en a presque aussi malin que docquetor. » Justement, une vaste boutique s’ouvre devant lui où l’on débite pêle-mêle des bouteilles de pernod et des paires de bottes, des colliers de verroterie et de la quinine. Abdoulaye s’approche du comptoir et aborde discrètement le patron qui, en casque et manches de chemise, examine des échantillons de caoutchouc. Nouvel exposé pâteux de sa triste situation. Le commerçant l’écoute sans broncher, puis, quand le vieux chef a enfin terminé, il dit simplement :
— J’ai ton affaire.
Au pays noir, un commerçant ne se laisse pas prendre de court plus qu’un sorcier. Il sait toujours découvrir au fond de sa boutique tout ce qu’on lui demande. Sans hésiter, celui-ci saisit sur une de ses étagères un flacon soigneusement empaqueté, étiqueté, ficelé. Quel est ce philtre régénérateur ? Sans doute quelques nouvelles dragées d’Hercule, fruit des veilles d’un pharmacien compatissant aux angoisses des amants à la retraite. Eh bien ! non, ce sont tout simplement des pilules Pink, un rossignol qui attend la poire.
— Pour toi ce ne sera que vingt-cinq francs, déclare imperturbablement l’homme au casque.
Le cœur battant d’espoir, le crédule Abdoulaye allonge ses cinq pièces de cent sous. Mais le plus piquant (ou pinkant) de l’histoire, c’est qu’il revint trois jours après à la boutique, son large visage noir illuminé au point de ressembler à une nuit de 14 juillet.
— Y a bon, moussié, dit-il au tant scrupuleux commerçant, en lui secouant la main et en riant jusqu’aux oreilles. Moi y a content beaucoup. Médicament y a bon, petit mousso y a bon. Lui gagner petit, pour sûr. Moi faire cadeau toi beau mouton.
Et des gens oseront soutenir qu’il n’y a pas que la foi qui sauve[1] !
[1] Cette phrase me dispense de dire que je n’ai pas touché un sou des pilules Pink.
Moralité. — C’est la confiance en la victoire qui donne la victoire. La confiance fait la force principale des vieux maris et des jeunes armées.
Nous avons vu tout à l’heure un Noir vanter les charmes d’une de ses épouses. A-t-il donc, ce Noir, la notion de la beauté féminine ? Se fait-il de cette beauté une conception juste et précise ? Répondons de suite par l’axiome suivant :
Le nègre, dans son appréciation du physique féminin, n’est guidé par aucune notion d’ordre esthétique. Il n’en juge qu’au point de vue utilitaire.
Ainsi, un Bambara ou un Ébrié qui veut prendre femme ne s’arrêtera pas au dessin des traits ni à l’harmonie des formes. Il verra seulement si l’objet de son choix a les hanches larges, indice d’une maternité qu’il espère gigognesque ; si les bras sont suffisamment solides et musclés pour manier, l’existence durant, le lourd pilon à couscous ; si les reins sont assez souples pour supporter le lourd travail des lougans (terrains de culture). L’âge lui importe peu, du moment où cet âge laisse intact l’espoir des enfants à venir. Souvent même, une veuve ou une divorcée se verra particulièrement appréciée pour avoir donné d’incontestables preuves de fécondité et pour traîner après elle toute une marmaille barbouillée de blanc. (Car si les petits enfants de chez nous sont barbouillés de noir, les petits Noirs, eux, en raison de la couleur de leur nourriture, sont barbouillés de blanc.) Combien de veuves et de divorcées au teint de lis et de rose verraient avec transport s’acclimater en France les traditions matrimoniales des villages africains !
Mais pourtant, me direz-vous, le vieux chef Abdoulaye avait pris une épouse jeune et jolie dont il célébrait la poitrine d’acier. Sans doute, et il n’est point seul à cueillir ainsi des primeurs de choix. Presque tous les Noirs riches en font autant. Et cette cueillette a lieu généralement dans un âge assez avancé, car il est rare que le nègre connaisse l’opulence au cours de ses années de jeunesse. Mon ami Mademba, fama (roi) des États de Sansanding, qui court sur soixante-seize ans, charme ses dernières années en épousant, presque coup sur coup, les plus séduisantes de ses jeunes administrées. Mais Mademba est un civilisé qui a passé presque toute son existence au milieu des fonctionnaires français, chez lequel la mentalité indigène s’est fortement transformée et à qui l’on prête ce propos audacieusement paradoxal :
— Nous autres, Européens… »
Et c’est cela, parbleu ! Ce Noir émule du Vert-Galant est arrivé à considérer la femme du point de vue européen. Il voit en elle le plus délicieux des luxes. La mousso, objet de luxe ! Comment le pauvre bougnoul, qui vit misérablement dans sa case de banco, pourrait-il arriver à une conception aussi radicalement contraire à ses habitudes et à ses traditions ? Et voilà pourquoi la beauté, don superflu qui ne rapporte pas (nous supposons notre mousso honnête, mossieu !), représente si peu de chose aux yeux de son seigneur et maître. Mais qu’il s’enrichisse, qu’il vieillisse. Instruit par l’expérience, servi par l’argent, il appréciera à leur valeur et saura goûter comme il sied les traits menus, les épidermes satinés et les seins aux pointes triomphantes. Il sera plus épris de ses nouvelles épouses oisives qu’il ne l’a jamais été de celles qui travaillaient pour lui jadis.
Ceci revient à dire que, pour sa notion de la beauté féminine, la mentalité nègre varie du jeune au vieux et du pauvre au riche. Cela n’est pas pour nous surprendre et ne nous change guère de ce que nous voyons tous les jours. Un paysan de nos campagnes ne fait-il pas passer la force et la santé de la femme avant la finesse de ses traits et l’élégance de sa démarche ? Et n’est-ce point l’amateur grisonnant, vieilli sous le harnais, qui sait dénicher les plus jolis oiseaux de passage du boulevard ? Il y a longtemps, du reste, que les choses se passent ainsi, et les amours d’un vieux monsieur d’autrefois, nommé le roi David, avec certaine petite Sulamite ont donné naissance à une histoire connue de tous. De ces diverses considérations, nous tirerons hardiment la maxime suivante :
La conception de la beauté féminine vient aux Blancs de leur éducation et de ce que la femme est considérée chez eux comme un objet d’agrément. Chez les Noirs, au contraire, où la femme représente un être de rapport et un instrument de travail, on n’arrivera à la même conception que par la civilisation ou l’expérience. La conscience de la beauté est un présent du progrès.
Existe-t-il néanmoins chez les peuplades d’Afrique quelques règles, quelques canons de beauté ? Bien vagues et presque toujours inspirés par des traditions utilitaires, au rebours de toute notion d’esthétique. On sait avec quelle fâcheuse rapidité s’effondre cette gorge des négresses, jadis si orgueilleuse. Tout naturellement, on pense qu’elles multiplient leurs efforts pour arrêter cette funèbre cascade. Erreur ! l’élégance suprême pour une mère de famille consiste, là-bas, à exhiber des seins qui donnent envie de se baisser pour les ramasser.
Afin d’arriver plus rapidement à ce brillant résultat, elles les humilient comme des coupables, les oppriment comme des captifs, les aplatissent comme des galettes, les écrasent comme des raisins mûrs, en nouant aussi serré que possible leur pagne sur ces infortunés. D’autres femmes se servent de leur ceinture comme d’un tuteur : elles lui font remplir, elles, le service imprévu de rouleau compresseur. Avec ce régime barbare de l’aplatissement à outrance, les provocants jumeaux d’ébène qui savaient si bien se tenir dans le monde semblent avoir perdu jusqu’au souvenir de leur rotondité. Et il y a là un motif de fierté, un étalage de vanité ! Un peu plus, la dame noire dirait comme Cornélie, mère des Gracques, en montrant les navrantes flascités de sa poitrine : « Voilà mes joyaux. » La raison de cette invraisemblable coquetterie ? Toujours la même : l’importance primordiale donnée à la fonction de reproduction. Ces gorges qui s’épandent comme un flot d’encre sont l’évidente preuve qu’on a mis au monde, qu’on a nourri beaucoup d’enfants. Aussi une femme de vingt-cinq ans usera-t-elle de tous les moyens pour exhiber la poitrine piteusement décadente d’une grand’mère. Touchante ambition, sans doute, mais je crois que les apôtres de la repopulation obtiendront difficilement des Françaises cette héroïque affirmation d’orgueil maternel.
Si l’on découvre chez les Noirs, au point de vue des formes féminines, le moindre soupçon d’idéal, il se limite à cette simple donnée qui dérive évidemment de la conception utilitaire dont j’ai parlé : la femme doit de préférence être grasse et fortement membrée. Maigries et anémiées par un climat contre lequel on ne savait pas encore lutter, les premières femmes blanches qui vinrent en Afrique n’obtinrent aucun succès de beauté auprès des indigènes. Cette opinion désavantageuse nous a été conservée par une légende qu’on se raconte en Guinée et que je vais à mon tour vous narrer.
Un jour, — il y a très longtemps de cela, — le grand fétiche Mahou s’ennuyait à périr s’il n’eût été immortel. Il ne savait qu’imaginer pour se distraire. Les sacrifices des hommes lui donnaient la migraine, les prières l’obsédaient comme un bavardage de vieilles femmes. Mais soudain une idée lui vint, idée cocasse et plaisante qui le rasséréna. Il fit assembler toutes les femmes de la terre et il leur cria : « Allez toutes vous tremper dans le marigot voisin. Vous en sortirez blanches comme l’aile du pélican. Je suis las d’avoir sans cesse sous les yeux des créatures plus noires que la nuit. » Car, en ces temps reculés, la race blanche n’existait pas encore, et les Noirs peuplaient seuls la terre. Les femmes firent comme il l’avait ordonné. Elles prirent toutes ensemble leur course vers l’onde claire qui coulait tout proche. Mais les maigres, étant moins lourdes, couraient plus vite. Elles arrivèrent les premières au marigot et s’y plongèrent des pieds à la tête. L’eau était si haute et elles s’y trémoussaient si fort que cela faisait : « Flouc ! flouc ! flouc ! » tant et si bien que le marigot déborda et que le flot se répandit à travers la brousse. Alors on put voir que les femmes maigres étaient devenues plus blanches que l’aile du pélican. A ce moment, les femmes grasses arrivaient tout essoufflées de leur course. Elles voulurent aussi se tremper des pieds à la tête dans le marigot, mais, par l’affluence des femmes maigres et par l’inondation qui s’en était suivie, le niveau de l’eau avait baissé, baissé. C’est tout juste si elle formait une mince nappe au ras de terre. Quand on l’agitait, elle ne faisait plus qu’un tout petit bruit : « Flac ! flac ! flac ! » Les femmes grasses ne purent s’y mouiller que la plante des pieds et la paume des mains. Celles-ci devinrent aussitôt plus claires que le reste de leur peau. Mais les pauvres attardées n’en purent obtenir davantage, et il leur fallut rester plus noires que la nuit. Elles s’en consolèrent, en se disant qu’elles étaient plus grasses que les femmes blanches, que leurs membres étaient plus forts et que les hommes les trouveraient plus belles.
Donc, pour plaire, mieux vaut être grasse. Là se borne à peu près l’idéal de tous les nègres. Pour les charmer plus sûrement, la Vénus africaine appelle-t-elle au moins à son aide les ressources de la coquetterie ? Oui, à l’exemple de la blonde Cythéréenne modernisée, elle dispose savamment ses cheveux, elle orne, peint et façonne son visage et son corps. Mais, sous le soleil tropical, la conception de la coquetterie est aussi rudimentaire que celle de la beauté, quand elle n’est pas d’une abracadabrante saugrenuité. N’est-il pas surprenant de voir les Popotes se taillader le visage, les Foulbés se suspendre au nez une branche de corail, les dames ébriés se tailler leurs quenottes en dents de scie, et les dames bobos s’insérer dans la lèvre inférieure un lourd silex ? Quant aux coiffures, on s’explique assez mal le goût des élégantes de la Côte d’Ivoire pour la mode des têtes rases conservant çà et là des ronds et des carrés, des losanges, des triangles de cheveux évocateurs d’un tracé de jardin à la française. Et les tatouages ! Certaines beautés du Bénin sont littéralement sculptées sur tout le corps de cicatrices saillantes ornementales. Le voilà bien, monsieur Rodin, le moulage sur nature ! Concluons en constatant que l’éternel féminin est incommensurablement varié dans ses manifestations. Certes, il est banal de déclarer que ce qui signifie beauté en Afrique devient laideur chez nous et que chaque race conçoit l’image idéale de la femme à sa manière. Pourtant, on éprouve quelque surprise à se dire qu’Hélène et Cléopâtre, transportées dans toute la grâce de leur parure sur les rivages du Niger, n’y auraient probablement recueilli aucun hommage.
Quoi ! Tircis et Aminte au pays noir ? Dorante et Chloris passés au jus de réglisse et exécutant des pas de gavotte sous les cocotiers ? Mon Dieu, pas tout à fait, mais sous le brûlant soleil africain comme sous la brise embaumée de Paphos, il est des heures douces où hommes et femmes se rassemblent pour célébrer la vie, la joie et l’amour. En raison du mouvement qu’elle s’y donne, c’est même à ces heures-là que s’épand le plus largement dans l’air le parfum de la dame noire.
Parfois — oh ! seulement chez les races supérieures — la fête n’est pas sans ressembler à nos soirées bourgeoises de thé, musique et petits jeux innocents. Il y a des moments où la tente en peau de chèvre d’un Targui plantée en plein désert rappelle à s’y méprendre le salon d’un M. Choufleury resté chez lui. Mais la composition des groupes d’invités est infiniment plus pittoresque. Ils sont formés de guerriers de grande allure, au visage couvert de ce voile noir qu’on appelle litham, de femmes au teint d’ambre et d’or sous l’édifice de petites tresses raides et luisantes, de jeunes filles aux longs yeux rieurs, au buste gracile hardiment dénudé. Au milieu de l’assistance attentive se tient la joueuse d’amz’ad, sorte de violon à une seule corde, ou bien encore la personne chargée de deviner une énigme.
Car on joue aux énigmes, aux charades, qui sait ? peut-être à « Trois petits pâtés, ma chemise brûle » et à « Je vous passe mon corbillon, qu’y met-on ? » Un des passe-temps les plus goûtés est l’improvisation obligatoire. Celui qu’on met sur la sellette doit immédiatement composer et réciter des vers galants. Je sais bien peu de nos soireux parisiens qui vaudraient un Targui à cet exercice. Une calebasse de lait circule, remplaçant notre thé anodin, notre bénin tilleul, notre médicinale camomille. Seulement, la société est autrement bien choisie que chez nous, car, d’après une opinion des mieux fondée, ces Touareg sont tous d’authentiques descendants des Croisés. Et l’on sait combien il est devenu rare et difficile, même pour les maîtresses de maison les plus aristocratiques, de recevoir chez soi des gens dont les aïeux ont été aux Croisades !
Cette paradoxale réunion mondaine dans le désert s’appelle l’ahal. Mais ce qui en fait le plus grand charme, c’est qu’il est permis d’y flirter, ou plutôt d’y fleureter, car notre joli mot des cours d’amour convient mieux à ces salons nomades que ce vocable britannique sec comme un coup de raquette. Entre le Noir brutal et le Maure jaloux, le Targui représente une nuance curieuse de sentiment et de galanterie. Il est admis chez lui de s’empresser auprès d’une femme, même mariée, de s’instituer son chevalier servant, d’attendre d’elle quelque menu suffrage (le suffrage restreint). Naturellement, on ne s’en tient pas toujours là, et parfois comme dans la suggestive toile qui fit pâmer tant de sensitives à l’un des derniers salons, cela finit par un vertige échevelé. Aucune contrainte n’opprime les charmes féminins. Quoique musulmanes, les dames touareg vont le visage et souvent même le torse découverts. Par un étrange revirement des rôles, ce sont les hommes qui sont rigoureusement voilés. Le litham, qu’ils n’enlèvent jamais, ne laisse voir que leurs ardentes prunelles d’aigle. Quelle cocasse interversion de l’ordre des facteurs dans le célèbre vers de Coppée :
La légende raconte que ces rudes guerriers cachent ainsi leur figure depuis un lointain jour d’opprobre où ils avaient fui devant leurs ennemis. Une femme qui les rencontra arracha le voile qu’elles portaient alors toutes et le lança en signe de mépris à la face de l’un des fuyards. Depuis ce temps, tous les Touareg prennent le voile comme de pieuses carmélites. Tout naturellement, leurs femmes en profitent souvent pour porter la culotte.
Natures fières et décidées, elles ne rappellent en rien l’âme esclave de la Noire. Elles exercent une véritable autorité dans la famille, et parfois même dans les conseils de la tribu. Ah ! ce n’est pas elles qui se laisseraient couper la parole ou tout autre chose.
Les fêtes galantes des Noirs n’offrent pas le cachet imprévu de distinction qu’on trouve dans l’ahal des fils du Sahara. Elles se résument en une bruyante manifestation chorégraphique à laquelle tout le village prend part et qui ne varie guère des rives du Sénégal à celles du Barh-el-Ghazal. C’est le tamtam, l’immuable et bien-aimé tamtam, père des bonds formidables, des contorsions ahurissantes, des grimaces hilarantes, des entrechats frénétiques. Pour Moussa et Fatou, pour Capo et Alouba, il cumule nos joies européennes du bal, du théâtre, du concert, du cercle, du café, du pâtissier et de la musique militaire sur la place. Ajoutez à cela que souvent il constitue en même temps une cérémonie religieuse ou la solennelle mise en scène d’une tradition.
Le tamtam, c’est la synthèse de la vie nègre.
On peut dire qu’une société se traduit au naturel par sa danse favorite. Un menuet évoque à merveille la pompe cérémonieuse et l’étiquette raffinée du XVIIIe siècle. La valse nous révèle l’âme allemande sentimentale et rêveuse. Dans le charleston, l’Amérique se retrouve frappante avec son allure affairée, hâtive, tourbillonnante. Et devant les déhanchements canailles de la « java », qui ne devinerait les mœurs si spéciales des costauds et des gigolettes de Ménilmuche ? Le tamtam n’est pas un miroir moins fidèle du peuple noir. Allons en voir un, voulez-vous ?
Il est cinq heures du soir, dans un village du bord du Niger. Sur la terre rouge, les ombres commencent à s’allonger. L’accablante chaleur tombe un peu. Sur un emplacement découvert, des griots appellent les danseurs à l’assemblée avec les longs tambours, les timbales faites d’une grande calebasse, les flageolets piaillards, parfois aussi les trompes au meuglement sourd. De toutes les cases sortent les longs gaillards au dandinement lent et majestueux flottant dans de luxueux boubous immaculés, les femmes tout enorgueillies des plus belles pièces de leur garde-robe et de l’intégralité de leurs bijoux, et toute la bande des marmots au ventre en pointe tendu comme un tambour, des petits court-tout-nu qui grouillent, courent, gambadent, fourmillent comme un troupeau indiscipliné de ouistitis. Un air d’universel contentement épanouit les ténébreux visages. Les yeux blancs ont perdu leur ordinaire voile d’apathie pour pétiller d’aise et d’impatience. On se rencontre, on se congratule, on échange à perte de vue des phrases de bienvenue qui veulent dire : « Comment va ton père ? Comment va ta mère ? Comment va ton grand frère ? Comment va ta petite sœur ? Comment va ton oncle ? »
Puis, lentement, — tout est lent là-bas ! — le cercle se forme. Presque toujours, il y a un président de tamtam qui ne peut se tenir de palabrer. D’un air bon enfant, il prononce quelques paroles d’ouverture. Suit un moment d’hésitation. Qui est-ce qui va commencer la danse ? Enfin, un audacieux se risque. Tandis que les tambours font rage et que le flageolet déchire l’air de ses cris aigus, il exécute en bonds rythmés, en gambades gigantesques, le tour de l’assistance. Il s’élance ensuite au milieu du cercle, ploie ses longues jambes et ramasse sa haute taille jusqu’à donner l’apparence d’un nain, puis, comme poussé par un ressort, d’un seul coup, il se détend, saute sur place plusieurs fois, se contorsionne, se disloque, grimace, chavire son visage avec des gestes et des grimaces de singe.
Une femme lui succède, et la folle détente de ses jambes nerveuses produit une tumultueuse envolée d’étoffes blanches à rendre jalouse la Loïe Fuller. On applaudit, on bat des mains en mesure. Un chœur barbare accompagne la danse. Au milieu, la danseuse s’enlève et tourbillonne avec la souple légèreté d’une antilope. Il y a, dalleurs, dans ses pas et ses attitudes, quelque chose de brusque, de sauvage, d’animal même, qui prouve que la légèreté n’est pas la grâce. Une mère de famille la rejoint à l’intérieur du cercle, la figure fendue par le rire, son nourrisson lié au dos, suivant l’usage immémorial. Sans se laisser troubler par les entrechats maternels et l’assourdissant tapage, le bébé noir continue à dormir comme si on lui lisait la prose de Mme Delarue-Mardrus. Et voilà comment, à l’occasion, le tamtam peut se transformer en berceuse.
D’autres amateurs s’élancent, gambillent, se trémoussent, virevoltent, se font vis-à-vis en poussant des cris de sirène de navire. Il y a des riches, des pauvres, des jeunes, des vieux, des enfants, des grand’mères, des chiens, des poules. Car le tamtam est un plaisir de toutes les conditions, de tous les âges, de toutes les espèces. Le tamtam, c’est le bastringue pour tous, le gigotage intégral. Souvent, un appel s’élève dans l’assemblée : « Baba ! Baba ! » Baba est un danseur fameux, un farceur qui fait rire tout le monde avec ses mines impayables. Il s’exécute et on se tord. Dans cet assaut de légèreté et de drôlerie, les personnes d’âge mûr brillent tout spécialement et jouissent en général d’une autorité considérable. D’où cette opposition que nous croyons devoir mettre en lumière :
En Europe, les bals font le succès des jeunes. En Afrique, ils sont le triomphe des vieux.
Cela se remarque surtout dans les colonies du sud, au Dahomey et à la Côte d’Ivoire. Là, les pas du tamtam sont difficiles et exécutés suivant un rite traditionnel des plus vigoureux. On ne bondit pas à jambes folles, on ne se lance pas dans un tourbillon éperdu comme au Soudan et en Guinée. La danse en faveur est une sorte de marche rythmique, les genoux joints, les pieds ne quittant pas le sol et avançant par lentes secousses, les bras et les doigts contournés en lents mouvements que règle la mesure. Digne et fortement gourmée dans son rôle de monitrice, une douairière dont la pauvre chair nue évoque le radis noir desséché donne l’exemple des vrais principes et perpétue les gestes classiques. A voir ses genoux soudés l’un à l’autre, ses pieds étiques rivés au sol, on modifie à part soi un vers célèbre, en se disant :
Mais on ne fait pas que danser au tamtam. On y grignote des kolas, on y suce d’inquiétantes pâtisseries, on s’y régale de nauséabondes préparations culinaires, dont l’une surtout, le noir et abominable soumbala, donnerait des crises de dégoût à un égoutier. Le tout est arrosé de dolo (bière indigène), de sirop, de limonade, et, dans le sud, d’affreux gin de traite. Les bavardages et les potins vont leur train. C’est là que les tombeurs de femmes font leurs conquêtes, que les rendez-vous se donnent, que les boys complotent contre les patrons, que les dames sans conduite s’entendent avec les intermédiaires. Il y a des sociétés de tamtam qui donnent des réunions à date régulière, comme il existe à Paris des groupes mondains sous l’invocation de Terpsichore. Les différents tamtams d’une même ville possèdent chacun leur clientèle spéciale. Il y a celui des gens chics et celui des purotins. Une dame noire mariée à un Européen vous déclare avec une impertinente fierté :
— Tu sais, moussié, moi y a faire seulement tamtam avec autres femmes de toubabs. Tamtam y a pas bon avec sales nègres.
Il existe aussi de petits tamtams de jeunes filles, des « sauteries » comme on dirait chez nous. Et le mot est infiniment plus juste en Afrique, si l’on songe à quelle fantastique hauteur atteignent les jarrets des danseuses. Par les belles nuits de lune à l’azur lumineux et calme, le voyageur qui, dans son chaland rustique, descend lentement le cours du Niger entend souvent au loin un bruit de tambourins et de voix chantantes. Peu à peu, les sons se rapprochent. Ils viennent d’un village de pêcheurs bosos, au bord du grand fleuve. Un rassemblement nombreux se perçoit dans l’ombre auprès de la berge. Il entoure et accompagne de ses chants et de ses battements de mains le tamtam des filles du village. Danses de négresses dans la nuit ! Toutes, elles ont arboré la tenue de soirée. En quoi elle consiste ? Frémissez, mères, grand’mères, chaperons et gouvernantes : elle est tout uniquement constituée par une mince bande de toile qu’on nomme limpé. Non, mais voyez-vous la fifille à sa mémère faisant ainsi son entrée dans le monde ! Quelle horreur, monsieur !
Horreur, peut-être, madame, mais horreur sagement économique et qui vous éviterait, j’en suis sûr, bien des scènes, des pleurs et des grincements de dents chez la couturière. J’admire profondément ces demoiselles bosos d’avoir si simplement résolu le difficile problème de la toilette de bal pour les débutantes. Sans compter, comme on dit, que le noir est toujours habillé. Ah ! les parents de ces vierges sages sont d’heureux parents. Et si tranquilles ! J’admire encore ces lestes nymphes du Niger pour l’entrain et le feu de leur danse. Peste ! quels bonds, quels tournoiements, quelles magnifiques cambrures de gorges idéales vers le ciel tout sablé d’or par les étoiles, quels tortillements prometteurs de croupes opulentes ! Chacune exécute à son tour un pas vertigineux qui se termine par une petite comédie d’épuisement : la danseuse se laisse tomber tout de son haut, comme au théâtre, dans les bras de ses compagnes. Savoir tomber avec grâce, quel art utile pour une femme ! On n’insultera jamais une femme qui tombe avec grâce. Méditez cela, mes sœurs de France. Ah ! ces petites noires, que de nuits blanches on passerait à leur demander des leçons.
Il est vrai que parfois elles vont un peu loin, mais leurs intentions demeurent toujours pures. On trouve parmi les féticheuses du Dahomey de jeunes vestales, foncées et ardentes comme du bitume en ébullition, qui entretiennent, à défaut de feu sacré, une agréable excitation chez les témoins de leurs ébats chorégraphiques. Mais on aurait tort d’incriminer leur moralité, car il s’agit ici de cérémonies purement religieuses, n’ayant d’autre but que d’exalter cette fonction de reproduction qui, pour les Noirs comme pour feu M. Piot, revêt un caractère sacré et domine toutes choses. Les mignonnes féticheuses de Porto-Novo et d’Abomey sont tenues de célébrer un culte scabreux renouvelé de plusieurs peuples de l’antiquité et dont l’emblème parlant est l’image démesurément grossie de ce que les bonnes dames de province désignent de cet euphémisme pudibond : « le loup ». Ces suaves prêtresses ont toutes vu le loup, et un loup énorme encore, et elles résolvent cet abracadabrant problème de garder quand même intacte leur virginité. Il est vrai que ledit loup demeure immobile et imposant sur un autel ; c’est bien moins dangereux qu’à l’hôtel.
Dans les tamtams rituels, les féticheuses se livrent à une danse couplée qui n’est pas sans rappeler la mattchiche et le tango et qui leur a laborieusement été inculquée dans le temple. Malgré son goût du positivisme, je crois que notre Université ne pourrait l’introduire dans le programme des lycées de jeunes filles sans avoir à redouter pour les élèves un surmenage spécial.
J’ai vu à Ouidah un de ces croustillants tamtams. Ouidah tire sa principale célébrité de son temple des serpents, mais c’est tout juste si le féticheur préposé à leur service put me montrer un seul de ces reptiles, en m’insinuant que les autres étaient à se promener en ville et qu’ils ne rentraient que pour dîner. Ne croyez pas un mot de cette explication. Personne n’a jamais vu ces serpents Benoîton, et si je ne craignais de passer pour un vil imitateur du grand poète de nos poulaillers nationaux, l’immense Rostand, je dirais que ce sont des serpents à sornettes. Un vieux Noir obèse avait été témoin de ma déconvenue, un notable, à en juger par son panama, son complet à l’européenne, sa chaîne, ses breloques et souliers vernis. C’est, en effet, l’un des plus gros personnages d’Ouidah. Il s’appelle Tovalo Quenum, et il a gagné énormément d’argent lors de la conquête française, à fournir de porteurs et de vivres le corps expéditionnaire du général Dodds. Cet Ouvrard nègre s’approcha de moi et me dit tout cru :
— Moussié, les serpents, c’est tout des blagues. Mais si tu veux venir avec moi, moi te ferai voir joli tamtam cochon.
Il éclata d’un gros rire qui ouvrit toute grande, noire et dévastée, une bouche où une seule canine demeurait, comme en manière de protestation. L’offre était aimable, et puis il faut toujours s’instruire en voyage. Je suivis Tovalo Quenum, très amusé de trouver dans ce cerveau d’homme d’affaires dahoméen les fantaisies graveleuses d’un traitant d’ancien régime. Il envoya quérir Agbahounzo, nom qui veut dire « véranda en fleurs » et qui désigne un des gros bonnets du sacerdoce à Ouidah. Mis au courant par Tovalo Quenum, le vénérable Agbahounzo fit un signe d’assentiment, puis tous deux éclatèrent d’un rire énorme qui me rappela celui des augures.
Bientôt, les petites féticheuses arrivèrent, deux à deux et silencieuses comme des pensionnaires. Elles avaient arboré la grande tenue du tamtam : bandeau d’argent autour de leurs cheveux crépus coupés court, portant en son milieu une plume crânement piquée vers le ciel ; amples guirlandes de colliers en verroterie, en perles blanches, en coquillages, brinqueballant sur les seins d’ébène relevés et fiers comme le front d’un conquérant ; pagne bariolé de rayures aux couleurs vives, drapant sur des hanches au svelte dessin d’amphore ; cascades de bracelets de métal tintinnabulant aux bras et aux jambes. Agbahounzo fit un signe, et la danse commença. Quelle danse !
Au son de deux tambourins sur lesquels des féticheuses s’escrimaient à tour de bras, les Éliacines couleur de poix se prirent deux à deux et commencèrent à se balancer, en faisant chacune à son vis-à-vis des yeux énamourés de chatte au printemps. Puis, d’un mouvement onduleux et lent, elles tournèrent en cadence, en se caressant longuement leur torse gracile et ferme avec une symbolique réciprocité. Elles exagérèrent même un peu ce sport, et il était visible à cette pantomime que l’une des deux figurait un homme tandis que l’autre conservait le rôle de son sexe. C’était une savante démonstration de cet art des préparations dont j’ai déjà déploré l’absence en pays noir et dont je venais, ce jour-là, de découvrir enfin, par la grâce de Tovalo Quenum, un nécessaire conservatoire.
Quand fut close cette phase amoureuse qu’on me permettra d’appeler les préliminaires de l’ouverture, chaque couple fit semblant de s’enlacer avec tendresse. Les regards se fondirent languissamment ; les bouches s’unirent ; les bustes se collèrent l’un à l’autre, et ces inquiétantes ingénues reproduisirent à merveille tous les degrés d’un processus aussi vieux que le monde pour finir par le parfait simulacre d’une fusion dont elles ne se confusionnèrent nullement. C’était l’ange de Victor Hugo rendu avec le réalisme de Chamfort… Et après, quels airs de lassitude, quels regards noyés, quels soupirs ! Oh ! les stupéfiantes petites comédiennes !
Un qui était content, c’était Tovalo Quenum. Riait-il, mon Dieu ! Je vois encore le four noir de sa bouche arrondie en passeboule avec, au milieu, sa dent unique, semblable à une pierre solitaire au milieu d’un édifice détruit. Je le remerciai du divertissement pimenté qu’il avait fait venir pour moi avec la polissonne courtoisie d’un fermier général. Puis, la psychologie réclamant ses droits, j’allai méditer à l’ombre d’un fromager séculaire sur ce que je venais de voir.
Le spectacle avait-il été obscène, comme d’aucuns le pourraient penser ? Non, certes, car ce qui fait l’obscénité, c’est le désir, ou tout au moins la conscience d’être obscène. Or, rien de pareil dans la danse si énergiquement expressive des petites féticheuses. Elles n’y mettaient aucune intention de luxure. Elles accomplissaient un rite, elles célébraient un office de leur culte, et voilà tout. Et ce culte était celui de la génération des êtres, de la vie qui se transmet d’âge en âge et qui donne au monde sa durée, son avenir, son évolution vers des fins meilleures. Il se dansa, à coup sûr, des ballets du genre de ceux d’Ouidah à ces mystères d’Éleusis qui incarnaient l’âme de la Grèce antique. Prêtresses d’une religion de fécondité, les petites dahoméennes naïves ne voient assurément aucune inconvenance à mimer dans tous ses détails l’aimable dialogue créateur. N’est-ce pas notre pudibonderie qui a tort de se scandaliser devant leurs libres jeux ? Question de milieu, à tous points de vue. Mais il me semble que les esprits perspicaces doivent se ranger en chœur à l’aphorisme suivant :
De même que le nu est chaste, le geste de l’amour n’est pas obscène en soi-même. Ce sont la civilisation et nos vices de civilisés qui l’ont rendu tel, en en faisant une chose défendue et honteuse.
Je sais bien que tout le monde n’est pas de mon avis, et ce fut notamment le cas des pères missionnaires qui évangélisèrent la côte du Dahomey au XVIIIe siècle. Témoins effarés des représentations gratuites données par les féticheuses, les bons religieux se dirent : « Il faut chasser loin de ces pauvres gens ces inspirations monstrueuses de l’esprit de fornication. Apprenons-leur à la place quelque gracieux ballet d’Europe. » Et ces maîtres à danser inattendus introduisirent chez les Nagots le tamtam brésilien.
Ce tamtam brésilien que j’ai vu danser, une nuit, à Porto-Novo, est la chose la plus étrange, la plus cocasse, la plus saugrenue du monde. C’est une fête galante, pour le coup, une véritable fête galante d’invention portugaise, avec ses travestissements rococo, ses romances sentimentales, ses entrées de masques et de grotesques. Il n’y manque que Léandre et Colombine, et ils sont remplacés par des nègres et des négresses. L’ahurissant spectacle de voir des anciens sujets de feu Béhanzin grimacer dans les costumes fidèlement copiés sur ceux du carnaval de Venise en son époque glorieuse, de suivre les péripéties d’une corrida mimée par des toréadors du plus beau noir, de regarder défiler et d’entendre roucouler sur le mode suraigu de jeunes personnes aux traits plus difficiles à pénétrer sous leur béret Watteau que la nuit dans laquelle ils se fondent, malgré les lanternes de papier peint qu’elles brandissent en furioso au bout de longues perches ! Quel contraste bouffon de ces rôles précieux à ces gestes brutaux de sauvagesses, de ces copieuses hanches au tangage énergique, à ces robes à ramages évocatrices d’un Lancret qui doivent si fort s’étonner de les contenir ! Ah ! ces marquises dont les mouches tiennent toute la figure ! Dans la nuit chaude, on dirait que l’obscur feuillage des palmiers et des fromagers prend de confuses silhouettes de bosquets taillés à la française.
Et je me demande, médusé, si un flot d’encre ne s’est pas répandu sur une gravure de l’Embarquement pour Cythère, si quelque malin génie n’as pas passé au caviar les rimes poudrées de Verlaine, ou si, dans une catastrophe imprévue de ma bibliothèque, les pages de mon Robinson Crusoë ne se sont pas mêlées à celles de Manon Lescaut.
On dit souvent d’une jalousie poussée à l’extrême qu’elle est une jalousie noire. Encore une locution à changer ! Le Noir ignore en effet complètement la jalousie au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire le tourment causé par la crainte ou la certitude d’être trahi par l’être aimé. Je vois d’ici se froncer les sourcils de nombreux lecteurs. « Pas jaloux, les nègres ! me crieraient ces gens de bonne foi si je pouvais les entendre, mais les hommes très bruns le sont toujours. Vous oubliez cent histoires probantes. Et Othello ? Que faites-vous d’Othello ? » Pardon, monsieur, Othello était un Maure, un de ces hommes très bruns auxquels vous voulez, de si choquante façon, assimiler les nègres. Quant aux histoires qui me démentent, elles viennent d’observateurs superficiels, qui ont attribué à la jalousie des faits provoqués par de tout autres sentiments.
Peut-être aussi va-t-on m’opposer cette ardeur brûlante du climat tropical qui décuple tous les sentiments violents. Ici, je m’inclinerai et je répondrai :
Si le climat d’Afrique est sans influence sur la jalousie des Noirs, il porte au paroxysme celle des Blancs.
Et conformément aux bonnes règles de préséance des races, avant d’étudier le cas des nègres, j’inclinerai ma loupe de psychologue sur l’âme de nos coloniaux.
Est-ce la rareté des femmes blanches qui les rend plus précieuses à qui a la chance d’en avoir une à soi ? Est-ce la convoitise générale provoquée par elles qui incite maris et amants à une surveillance plus étroite ? Toujours est-il que la peur de l’être pousse au cœur des Blancs en pays noir avec la rapidité des herbes dans la brousse. Tel que vous avez connu à Paris mari confiant et plein de libéralisme indulgent vous apparaît sur les bords du Niger ou du Tinkisso sous les espèces rébarbatives d’un Bartholo. On cite un fonctionnaire qui fait aimablement visiter aux gens de passage sa maison, son jardin, son potager, sa basse-cour, mais oublie régulièrement de leur présenter sa femme. Un autre fait garnir d’impénétrables volets toujours en place la véranda de la petite maison où il a logé sa maîtresse amenée de France. Un troisième dissimule chez lui, durant son séjour, une femme qui ne sort jamais et que personne ne connaît. C’est à se demander s’il n’y aura pas bientôt des désenchantées d’Occident, mais comme Pierre Loti n’est plus, il ne pourra se faire leur champion.
Ajoutez que nulle part la scène de jalousie ne fleurit avec autant d’éclat qu’en Afrique occidentale. Les échos s’en répandent rapidement à travers le poste ou la ville, car les murs coloniaux ont encore plus d’oreilles que les autres. Ça distrait la société du lieu. Et, mon Dieu, ça distrait aussi ceux qui se font la scène. C’est si difficile, là-bas, pour un ménage, de se trouver des occupations !
D’où vient, sur la terre du péril noir, cette frayeur inattendue du péril jaune ? Du soleil, d’un peu d’ennui, et surtout de la lassitude, de l’obsession même d’une vie à deux qui n’est pas interrompue et tempérée comme en Europe par les sorties, l’existence du dehors, les obligations mondaines et professionnelles. Il faut joindre à cela les exigences d’un individualisme outrancier. Sous les tropiques, le moi amoureux s’hypertrophie aussi facilement que le moi administratif ou militaire. S’imprégnant inconsciemment de la mentalité ambiante, ne rencontrant pas d’obstacles à l’affirmation de son omnipotence, libéré des contrepoids de la vie française, le mari ou l’amant colonial tranche à son aise du seigneur et maître. Ah ! le féminisme a peu de chances de réussir sous le soleil africain. Les femmes, d’ailleurs, ne font rien pour ça, car elles y ont élevé l’art d’embêter les maris à la hauteur de nos meilleures institutions rénovatrices.
Mais le plus étrange c’est que cette jalousie féroce à l’égard de la Blanche se manifeste dans les amours les plus faciles, les plus vulgaires, les plus vénales. Le colonial refuse de se montrer partageux, même en face de celle qui est le partage même : la vaillante dispensatrice de caresses salariées qui a traversé l’Océan pour se créer dans quelque coin à peu près habitable un petit syndicat d’adorateurs « tous bien gentils ». Une bonne entente serait la sagesse en même temps que l’économie. Mais non, à une époque où rien se fait que par l’association, notre amoureux au casque immaculé entend demeurer seul !
Supposez, par exemple, que Mme Camélia, de Bordeaux, vienne de débarquer à Dakar et se soit installée modestement dans une chambre aux murs crépis de blanc, du haut en bas, tout juste égayés par un vide-poche-chromo offert par les Galeries Sénégalaises et par le dernier portrait de son amant, écarteur aux courses landaises du Bouscat. A l’heure propice de la sieste, notre bouillant colonial vient furtivement faire à la nouvelle venue une première visite, visite de corps, au sens exact du mot.
Très satisfait de la conversation de Mme Camélia et des attentions qu’elle a eues pour lui, il revient le lendemain, mais montre un furieux dépit en apprenant qu’il y a déjà quelqu’un de son sexe en train de faire la causette à son tour. Le troisième jour, en recevant le même accueil négatif, il se fâche tout rouge, entre de force et interpelle violemment le causeur. Celui-ci prend d’autant plus mal la chose qu’il est en tenue pour causer avec les dames, mais non avec les hommes. Le quatrième jour, nouvelle rencontre, mais cette fois notre entêté colonial va jusqu’à mettre le gêneur à la porte. Puis, par une conséquence toute naturelle, il offre à la complaisante Bordelaise son cœur, sa bourse et sa protection. A elle ses appointements, ses bénéfices, ses économies !
Donnez-lui seulement six mois, et il sera sérieusement question de mariage. Et voilà comment il se fait que Mme X…, femme d’un distingué fonctionnaire, lance de temps en temps le « Penses-tu, bébé ! » si usité dans certains salons moins distingués et qu’au dire d’une servante renvoyée, Mme Y…, épouse incontestée d’un négociant, porte, tatouée en exergue autour de son ventre satiné, cette inscription évocatrice de notre plus galante troupe d’Algérie : Au rendez-vous des Joyeux.
Oh ! l’insolente et indémontable prétention des coloniaux à aimer seuls des femmes que leur destinée a invinciblement vouées à la pluralité, à l’universalité des amants ! Au cours d’une traversée, j’entendis, un soir, dialoguer sur le pont du paquebot un administrateur du Soudan déjà mûr et un tout jeune adjoint des affaires indigènes nommé de la veille et qui se rendait, pour la première fois, en Afrique occidentale.
— Surtout, disait paternellement l’ancien, si vous êtes désigné pour quelque ville de la côte où il y a des Blanches qui font la noce, gardez-vous bien de prendre celles qui vont déjà avec vos camarades. Vous auriez des histoires épouvantables, des duels…
— Mais, répondait avec sens le néophyte, il ne peut exister d’histoires à propos de professionnelles qui font tranquillement leurs affaires avec le premier venu. Au Quartier Latin, à Montmartre, nous prenions souvent les mêmes femmes entre amis, et ça n’avait aucune importance. On se donnait même des tuyaux sur leurs talents. On se disait : « C’est étonnant comme Marcelle cause bien » ou « Yvonne a vraiment trop mauvaise langue ».
— Peut-être. Mais vous verrez que là-bas ce n’est pas la même chose. On est beaucoup plus strict.
— Alors, comment vais-je faire ? insistait l’adjoint, déjà saisi d’inquiétude. Il y a évidemment dans les villes dont vous parlez beaucoup plus de fonctionnaires que de femmes accueillantes. Elles connaîtront toutes un de mes camarades, si ce n’est deux. Me faudrait-il donc rester vierge et martyr, parce que ces messieurs ont décrété qu’il est interdit de chasser sur les mêmes terres qu’eux ?
— Si vous ne suivez pas mes conseils, vous passerez pour un mauvais camarade.
— Moi, je trouve que ce sont eux, les mauvais camarades, conclut le conscrit avec un soupir de découragement. On pourrait si bien s’arranger !
Et je trouvais à part moi que le conscrit avait parfaitement raison.
Mais il n’y a rien à faire pour modifier cette conception farouchement exclusiviste de l’amour. Tant que les Blanches ne seront pas plus nombreuses en pays noir, il en sera ainsi. Dès que l’une d’elle paraît, transformant tout autour d’elle par sa grâce européenne et le charme de ses toilettes claires, la petite fleur bleue du sentiment éclot aussitôt dans le cœur du colonial, resté presque toujours, malgré les années, ingénu et enthousiaste. Bien loin de se dire que ce sentiment est une denrée rare et précieuse qu’il importe de ne pas gaspiller, il en prodigue à tort et à travers les trésors restés trop longtemps sans emploi. Le plus grave, c’est que la petite fleur bleue cède rapidement la place au fruit empoisonné de la jalousie. La reine de Navarre a dit : « La jalousie éteint l’amour comme les cendres éteignent le feu. » Elle en parlait à son aise, en observatrice d’une cour où les femmes étaient légion.
Au contraire d’elle, nous dirons :
Dans les pays où les femmes sont rares, l’amour allume la jalousie comme le feu allume l’incendie.
C’était ce qui se voyait à l’âge du rapt, où les femmes appartenaient aux hommes les plus forts. Sourde, invisible et inavouée souvent, la lutte pour la femme dure encore dans nos villes coloniales. L’arrivée d’une Blanche fait bondir et se heurter tous les cœurs, comme une pièce de monnaie lancée en plein marché fait accourir, se bousculer et se battre les petits enfants noirs. Naturellement, on en veut à ses voisins, immédiatement transformés en rivaux, on les regarde de travers, on épie leurs façons, on dénombre leurs visites, on s’irrite de leurs plus minces avantages.
Cette méfiance est souvent justifiée. Les voisins, les camarades, les amis, ont une si impérieuse tendance à se montrer entreprenants ! Et il faut compter aussi avec les supérieurs, que leur élévation ne retient pas toujours assez sur le rivage du Tendre. On s’est amusé plus d’une fois, dans les villes, d’entreprises amoureuses conduites sur les propriétés d’autrui par de gros bonnets, et même des bonnets carrés, témoin l’aventure suivante qui court encore le Sénégal sous le nom imprévu « d’histoire du lion ».
Il y avait à Saint-Louis, sous un hangar du palais du Gouvernement, un lion qui s’appelait Ouaraba, comme tous les lions de la vallée du Niger. Pris tout petit et grandi parmi les hommes, il ne montrait aucune méchanceté, se laissait caresser par le premier venu et jouissait dans le monde des fonctionnaires de la meilleure réputation. Sa douceur et son bon caractère avaient fait juger inutile de l’enclore, et il était simplement retenu par une longue chaîne qui lui laissait toute la liberté de ses mouvements. Quiconque venait au Gouvernement ne manquait jamais d’aller faire une visite à Ouaraba.
Les dames s’extasiaient sur sa bonne grâce, son air bonasse, et les plus courageuses s’enhardissaient jusqu’à lui gratter la tête. Certains hommes intrépides allaient même jusqu’à jouer avec lui, bien sûrs de ne courir aucun danger.
De ce nombre était un magistrat qu’on nous permettra de désigner sous le nom purement symbolique de Latoge. Son intégrité était inattaquable, mais la Justice lui paraissant une personne bien sévère, il en taquinait volontiers de plus jeunes et de plus gaies. Or, par un après-midi d’énervante chaleur, Latoge se rendait au Palais de justice, quand il vit se balancer devant lui une taille souple et une croupe onduleuse, moulées de fort excitante façon dans une robe de mousseline blanche. Le tout appartenait à une Blanche des plus capiteuse, que Latoge ne connaissait pas et qu’il diagnostiqua tout à la fois de condition moyenne et de beauté supérieure.
La voyant entrer dans une maison du boulevard Dodds, il s’engagea hardiment à sa suite dans le corridor et saisit, sans plus attendre, sa taille ronde, en promenant ses mains fureteuses au-dessus, mais surtout au-dessous, avec un sans-gêne explorateur qui n’est assurément plus de mise dans des régions déjà ouvertes à la civilisation. La jeune femme se révolte, se débat, pousse des cris de paon. Une lutte acharnée s’engage dans laquelle Latoge a une manche de son veston de toile blanche complètement déchirée et le bras qui se trouve dessous profondément labouré par les ongles de l’adorable furie.
Mais le pis, c’est que du premier étage un sergent d’infanterie coloniale s’élance quatre à quatre et envoie en plein dans le visage du galant magistrat un magnifique coup de poing direct, qui eût mérité les honneurs d’un championnat. C’est l’époux légitime de la belle récalcitrante ! Latoge se sent ensuite secoué comme un prunier, puis jeté sans douceur contre la muraille. Heureusement, le terrible couple s’évapore. L’infortuné coureur d’aventures se retrouve tout seul, la manche pendante, le bras zébré de marques rouges et tout sanguinolent, le visage engourdi et constellé d’ecchymoses multicolores. Impossible de paraître au Palais de justice dans un état pareil !
Que faire ? Rentrer au plus vite chez lui. Mais que dire à sa femme ? En route, tandis que les Noirs regardent passer d’un air effaré, si pitoyable d’aspect, si déplorable de tenue, ce Blanc qu’ils connaissent et respectent, Latoge se creuse la tête sans rien trouver.
Enfin, au moment où il va franchir le seuil de sa demeure, un sourire parcourt son visage tuméfié et bouffi : Euréka !
— Mon Dieu ! s’écrie à sa vue son épouse épouvantée, que t’est-il donc arrivé, Auguste ?
— Ne m’en parle pas, ma bonne amie. En sortant du Gouvernement, j’ai voulu m’amuser un peu avec le lion, comme d’habitude. Et c’est lui qui m’a arrangé comme ça. Regarde un peu ses griffes !
— Malheureux ! Et dire que tu pouvais y rester ! Je savais bien, moi, que cet animal était dangereux. Oh ! mais il ne va plus rester longtemps ici !
De ce jour, la femme du magistrat entreprit une véritable campagne contre le malheureux et innocent Ouaraba, « cette sale bête qui avait failli tuer Auguste ». A force de geindre auprès du gouverneur, elle finit par obtenir gain de cause. Il fut entendu que le lion devenu subitement féroce serait embarqué sur le prochain paquebot à destination de la France. Vous avez pu le voir, par la suite, au jardin des Plantes, solitaire en sa cage, regardant les visiteurs d’un regard triste et doux, comme un poète incompris. Ainsi que tant d’autres ici-bas, c’est une victime de l’amour et des femmes.
La colère du sergent que nous venons de voir à l’œuvre était parfaitement justifiée. Mais les jalousies les plus fantaisistes en font éclater à chaque heure d’infiniment moins légitimes. L’accès éclate à propos de la cour la plus discrète, du flirt le plus anodin, de la fréquentation la moins équivoque. Une jeune femme aimable, une jeune fille un peu coquette suffit à semer le trouble parmi des hommes qui vivaient auparavant en bonne intelligence, à réveiller de vieilles rancunes, à ressusciter des querelles de corps. Et si l’on se croit quelque chance de réussir, même dans l’aventure la moins reluisante, de quel œil inquiet, méfiant, hostile presque, ne surveille-t-on pas les camarades !
Un jour, dans un coin désert de Mauritanie, je sirotais un petit verre, en compagnie d’un jeune sous-lieutenant, dans la boutique d’un mercanti. Tout en nous servant, d’un ton traînard d’authentique native des boulevards extérieurs, Mme Cougoul, la femme du mercanti, nous racontait sa dernière alerte. Les Maures avaient attaqué une nuit sa cabane en planches, et pendant que son mari était parti quérir à toutes jambes la compagnie de tirailleurs, elle avait dû se réfugier toute nue dans sa cage à lapins. Délivrée, on l’avait menée au poste fortifié en compagnie de son mari, et un officier avait mis sa chambre à la disposition du couple. Alors l’émotion, la joie de se voir réunis après le danger, sans doute aussi une subite poussée de crânerie et de fantaisie faubouriennes, avaient immédiatement conduit M. et Mme Cougoul à se donner une mutuelle preuve de leur tendresse. « Qué qu’vous voulez, on était content de s’voir encore du monde. »
Les vêtements de Mme Cougoul manquaient assurément d’ordre et de propreté. Ses cheveux blondasses n’avaient avec le peigne que des rapprochements d’une extrême rareté. Son visage était chiffonné comme chiffon ne l’a jamais été et au point de ne plus offrir la moindre ligne régulière. Mais elle n’avait que vingt-trois ans, et pendant qu’elle nous débitait son histoire croustillante, ses yeux brillaient comme une flamme de soleil sur ces fortifs dont elle éveillait le souvenir. Je vis que mon camarade, le sous-lieutenant, se laissait gagner par l’attrait frelaté du vice crapuleux qui se dégageait de Mme Cougoul. En sortant, je lui dis :
— Savez-vous, mon cher, que Mme Cougoul a l’air de vous trouver très à son goût. Après tout, elle n’est pas si mal que ça.
Il me répondit par le cri du cœur de l’homme qui voudrait bien voir céder son amour-propre devant l’autre amour, le pas propre.
— Enfin, n’est-ce pas ?
— Je crois que vous avez de grandes chances, continuai-je.
— Vous parlez sérieusement ?
— Très sérieusement.
Un sourire d’espoir illumina son visage ; et il m’implora par ce nouveau cri du cœur :
— Alors, je vous en supplie, ne le dites pas aux camarades.
Le Blanc montre-t-il la même jalousie à l’égard de la femme de couleur ? C’est infiniment plus rare. Sans doute, on voit des gens à l’humeur inquiète et persécutrice surveiller étroitement leur mousso et cacher comme un bijou de prix leur diamant noir. Le plus grand nombre laisse à la femme indigène une liberté dont elle mésusera souvent. Faiblesse ? Indifférence, tout simplement. La dame noire est si peu capable d’éveiller l’amour, qu’elle éveille d’autant moins sa résultante directe : la jalousie. « On n’est jaloux que de ce qu’on aime », déclarent les petites ouvrières parisiennes avec des yeux de chatte énamourée. Comment pourrait-on éprouver une jalousie sérieuse à l’égard d’une créature purement physique avec qui l’amour, au sens sentimental du mot, ne saurait être de saison ?
Quant au point de vue charnel, il n’est pas en jeu davantage, et pour cause, la Noire étant presque toujours impuissante à inspirer chez son seigneur et maître européen ce que nous appellerons l’éloquence de la chair. Le jaloux voit sans cesse passer sous ses yeux l’image affolante de la possession par autrui de celle qu’il aime. Je crois que la même vision, appliquée à leur mousso ou à leur diguen, n’arrachera guère de coloniaux à leur chaise longue. Depuis longtemps, ils se sont faits à cette idée, sans en frémir le moins du monde. D’ailleurs, à quoi bon se donner tant de tintouin ? Il y a au moins neuf chances sur dix pour que votre femme noire vous trompe, et il est à peu près impossible de la surveiller. Allez-vous donc la suivre, quand elle vous dit : « Moi y en aller village. » Allez-vous faire espionner vos boys, quand vous n’êtes pas chez vous ? Vous aurez encore bien des chances d’avoir des collaborateurs discrets, car pour tromper, dans ces pays de mœurs primitives, c’est encore bien moins compliqué qu’en France. Tous les coloniaux le savent et s’y résignent sans douleur. En somme, nous pouvons formuler la règle générale suivante :
Les Blancs ne souffrent pas moralement des infidélités de la dame noire. Ils prennent seulement leurs précautions pour n’en pas souffrir physiquement.
Et voilà justement l’originalité du point de vue. En France et dans presque tous les pays, on prend contre l’adultère des précautions avant. Ici, ce sont des précautions après. Elles puisent leur inspiration dans la plus opportune et la plus judicieuse prophylaxie et tiennent au peu de soins que prennent de leur santé ces Bambaras ou ces Nagos, parmi lesquels vous comptez très probablement quelques-uns de ces collaborateurs ignorés dont je parlais tout à l’heure. Toutes les jeunes filles en France passent des examens. Est-ce donc si affreux d’en faire subir un de temps en temps à votre compagne au corps d’ébène ? Et il n’y a rien de tyrannique, il me semble, à infliger à votre boy (le plus probable collaborateur) un petit conseil de révision tout intime, quand toute la jeunesse de France en affronte, chaque année, un bien autrement intimidant.
La vraie jalousie s’en prend non seulement au présent d’une femme, mais à son avenir. Rien de pareil entre le Blanc et la Noire. Non seulement il ne se sent aucune inimitié contre ceux qui mettront à leur cou, lui parti, le collier de jais des bras de sa mousso, mais souvent il la laisse de lui-même à un camarade, tout comme son boy, son cuisinier et ses meubles. Je ne parle pas de ceux qui revendent cyniquement leur femme après un ou deux ans de vie conjugale. La Fatimata ou l’Adda dont le mari européen est à la veille de rentrer en France se réjouit fort de se voir proposer par lui un parti agréable et rémunérateur. Car, dès son entrée dans son prochain ménage, elle touchera une nouvelle dot. Les dernières siestes se passent à accabler de questions le mari qui va partir sur le mari qui va le remplacer : « Est-ce qu’y a donner beaucoup dimanchis ? Est-ce qu’y a déjà marié avec femme noire ? » Le camarade, de son côté, se permet de menues familiarités avec sa future. Quelquefois même, il va plus loin.
C’est ainsi qu’un habitant de Tombouctou, occupé à ses préparatifs de départ, trouva la belle Sonraï qui avait été sa compagne d’Afrique en conversation agitée, sinon criminelle, avec l’ami qui devait être son successeur. Il apostropha violemment l’infidèle :
— Tu pouvais bien attendre que je sois parti, Aoua.
Mais Aoua le regarda de ses longs yeux humides et doux de gazelle craintive, et c’est du ton le plus candide qu’elle lui répliqua :
— Bissimilaï ! Y a pas mon faute. Avant acheter farka (bourriquot), y a toujours essayer farka. Camarade à toi faire même chose. Avant marier avec mousso, y en a essayer mousso.
Maintenant, passons des Blancs aux Noirs, comme au jeu de dames. (Et c’est bien en effet d’un tel jeu s’il s’agit.) Nous avons dit en commençant que les seconds n’étaient pas jaloux. Disons plutôt que leur jalousie repose sur une base toute différente de la nôtre et traduisons notre opinion par la formule suivante :
Pour le Noir, la jalousie n’est qu’une manifestation quelconque du sentiment de la propriété.
En effet, le nègre qui se voit trompé, ou qui croit l’être, ne souffre pas du tout dans son cœur. Comment pourrait-il, en effet, éprouver une souffrance de ce genre, puisque le sentiment ne préside en rien à ses affections féminines et que l’amour se réduit chez lui à l’exercice quasi instinctif de la fonction de reproduction ? Mais sa femme est son esclave, son bien, sa chose, faite pour son usage personnel, pour la satisfaction de ses appétits et nullement pour la distraction de ses voisins, qui n’ont pas comme lui payé une dot. Quand il apprend qu’elle dispense au profit d’un autre des complaisances qui doivent lui être formellement réservées, il fait une tête du genre de celle que vous prenez quand vous retrouvez votre fauteuil d’orchestre occupé ou votre bock absorbé par un quidam. On lui a chipé sa propriété reconnue de tous, dûment payée par lui et sanctionnée par la loi du Prophète. On lui doit donc une réparation, qui tout naturellement sera pécuniaire, le dommage aux propriétés entraînant une indemnité dans toutes les justices du monde. Qu’on l’indemnise et il taira toute rancune contre le séducteur, et même contre sa femme.
Remarquez qu’en fin de compte, il n’y a pas mal de ménages en France et ailleurs qui, en sous-main, fonctionnent régulièrement de cette façon-là et ne s’en portent pas plus mal. Seulement, cela ne s’avoue pas avec la même loyale simplicité. Un Noir ne sera que bien rarement assez fou pour tuer, même en cas de flagrant délit, l’amant de sa femme et sa femme elle-même. La colère est simplement celle d’un propriétaire chatouilleux. — On ne lui a pas brisé le cœur. On a seulement marché sur ses plates-bandes.
Est-ce à dire qu’il ne se fâche pas et qu’il accepte sans récriminations ni violences sa destinée cornue ? Oh ! que non pas, et l’épouse infidèle recevra généralement de son Sganarelle une copieuse volée de manigolo, mot qui désigne tout simplement la trique. Il est rare qu’il se laisse emporter à des actes plus graves. Jamais on ne verra ces sauvages tuer leur femme adultère comme le font si fréquemment les civilisés de chez nous. Sur ce point, la loi de l’homme est indulgente en Afrique occidentale, et c’est tout à fait le pays qu’il eût fallu à M. Paul Hervieu. Le « Tue-la » y paraîtrait profondément ridicule, et même incompréhensible.
Cette modération du nègre est, d’ailleurs parfaitement logique et dérive en droite ligne de sa conception de la femme. Il lui semble aussi fou de mettre à mort son épouse, même infidèle, qu’à nous de détruire nous-mêmes notre capital. Va-t-on, de gaieté de cœur, se priver d’une propriété de rapport, parce qu’elle a été maraudée ou braconnée ? Pas si bête, et le Noir se contente de faire payer l’amende au maraudeur, ce qui est tout bénéfice. Les écarts de la dame ont-ils amené au monde un poupon ? Oh ! alors, le mari trompé se sentira tout à coup rempli de reconnaissance pour son indélicat collaborateur. L’adultère, dans ce cas, devient agréable, et même recherché. Ce n’est pas exagérer que de formuler le principe suivant :
Chez les Blancs, c’est la conception de l’enfant qui donne à l’adultère toute sa gravité et le rend irréparable. Chez les Noirs, au contraire, elle devient une excuse et le plus sûr moyen pour les auteurs du délit de rester dans les meilleurs termes avec le mari.
Que voulez-vous ! Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire ! Et puis, il vaut quatre bœufs ou quinze moutons.
La plupart du temps, l’irritation du Noir contre sa perfide moitié viendra de la peur du ridicule. Les cocus font rire, sous les tropiques comme ailleurs. Le soir, dans les campements, devant les grands feux qui illuminent la brousse, les porteurs et les dioulas (marchands ambulants) se content avec de gros rires des histoires de leurs villages dont les maris trompés font généralement les frais. Au cours de ces Décamérons improvisés, on ne se moque pas moins du jaloux, du jaloux qui sera forcément trompé et qui a la folie de sortir de son repos pour recourir à une vaine surveillance et à d’inutiles précautions. Application inconsciente de la si juste maxime de La Rochefoucauld : « On ne devrait point être jaloux quand on a sujet de l’être. »
Les refrains traditionnels de tamtam raillent aussi le pauvre mari inquiet de sentir son front d’ébène se garnir de ramure : « Homme jaloux, fais rentrer ta femme. — Petit homme jaloux, dès que tu entends le tamtam, tu cours pour voir si ta femme n’est pas au tamtam. — Ta femme sera fatiguée quand la nuit viendra et tu la frapperas. »
Mais voilà qui va paraître plus étrange. Il existe des régions et des circonstances de la vie où le cocuage n’entraîne ni ridicule ni éclats de rire, mais devient, au contraire, une preuve d’honorabilité et une source de légitime orgueil. Vous connaissez la délicieuse histoire de Daphnis se faisant initier à l’amour par une femme mariée, à l’expérience sûre, la capiteuse Lycénion. D’après l’usage le plus antique et le plus consacré, il n’en va pas autrement chez les Balantes et dans l’ombre d’autres peuplades. Les jeunes circoncis choisissent eux-mêmes les épouses considérées qui ont pour mission de leur donner la première leçon d’amour.
Le mari est toujours très flatté du choix et l’honneur en rejaillit sur toute la famille. Le souvenir de cette glorieuse distinction y demeure éclatant et impérissable. C’est un peu comme chez nous, quand une femme a été rosière, reine du lavoir, ou premier prix du Conservatoire. On en parle toute sa vie dans la maison. Un chef acquiert-il quelque réputation, aussitôt une famille entière se rappelle avec fierté que c’est Aïssata, une de ses aïeules, qui, jadis, lui ouvrit, la première, les portes du mystérieux temple d’Amour. Et le chœur des enfants et petits-enfants de demander avec une insistance débordante d’admiration à la vieille dame qui se rengorge :
Quand une case est restée plusieurs années sans qu’un jeune circoncis y soit venu demander la préliminaire séance de gestes et de maintien dont nous parlons, la maîtresse du logis peut se considérer comme une femme définitivement déchue moralement ou physiquement. Elle éprouve la même désillusion douloureuse que Mme Récamier quand celle-ci ne voyait plus les petits ramoneurs se retourner sur elle dans les rues. Et son mari honteux et confus ne tarde pas à prendre une nouvelle épouse qui lui fasse plus d’honneur.
Pour ma part, je ne trouve pas cela si ridicule. N’y a-t-il pas dans cette coutume naïve de races primitives un peu de la conception sacrée que l’antiquité se faisait de l’amour ? N’est-ce pas un moyen infaillible de le faire apparaître en beauté aux yeux ingénus et ravis des débutants ? Rappelons-nous la vulgarité, la grossièreté sale et décevante de nos premières armes. Voilà pourtant ce qu’évitent aux jeunes hommes de leur tribu ces complaisantes négresses dispensatrices d’une initiation douce, maternelle et pleine de sécurité tant au moral qu’au physique. Il me semble que les mères de famille de chez nous n’en peuvent souhaiter de meilleure pour leurs fils, quand ils auront vingt ans.
Mais le libéralisme du Noir en amour ne se borne pas à cette institution que l’Europe peut lui envier. Signalons quelques pratiques du même ordre. Chez les Sérères, le plus jeune frère peut user à son gré de la femme de son aîné, mais la réciproque n’est pas admise. Voilà qui renverse toutes nos idées sur le droit d’aînesse et qu’on pourrait appeler la revanche des cadets. La raison de cette inégalité dans un partage de famille ? Toujours le désir effréné de reproduction, la volonté de voir se multiplier à l’infini les enfants, source de richesse. On suppose que le cadet jouira encore de ses qualités d’étalon, quand l’aîné aura dû leur dire adieu et, somme toute, il vaut mieux que ça se passe en famille.
Chez les Baniounks de la Casamance, la femme peut se marier simultanément avec plusieurs hommes, tant qu’il n’y a pas de dot versée. Que voilà donc une façon pratique de s’arranger entre gens peu fortunés, et je trouve que ces indigènes donnent une excellente leçon aux coloniaux de race blanche dont j’ai exposé plus haut le farouche exclusivisme amoureux. Ces divers époux vivent, d’ailleurs, dans la plus parfaite harmonie. Mais dès que l’un d’eux a versé une dot ou fait quelques frais, par exemple ceux des funérailles des parents, qui sont des frais de ripaille, il demeure seul propriétaire. La fraternelle indivision cesse. Seul, il peut autoriser sa femme à prendre d’autres hommes qui ne sont plus des époux, mais des amants. Riche, il a droit à une femme restreinte à son usage.
Hélas ! il n’en est que trop souvent de même chez nous. La fidélité se paye comme le reste, elle est parfois avide d’argent, et chacun sait que nombre d’adultères commencent au Bon Marché. Ces Baniounks me semblent de merveilleux positivistes en amour. Ils étendent aux femmes cette nécessité inéluctable qui oblige chez nous les gens de bourse modeste à la promiscuité de l’omnibus, tandis que l’opulence se prélasse seule en taxi-auto. Mais l’important, c’est que, commune ou particulière, chacun ait sa voiture.
Dans les verdoyantes montagnes du Fouta-Djallon, en Guinée, les maris tolèrent presque tous à leurs femmes des sigisbées qui les aident dans leurs travaux, les suivent dans leurs déplacements et, à l’exemple des jeunes patriciens de Venise dont ils sont les inconscients imitateurs, reçoivent souvent la plus douce récompense. Chez les Mossis du Soudan et chez les Samos du Dahomey, le mari qui se sent trop vieux permet souvent à sa femme de vivre séparée de lui en compagnie d’un coadjuteur qu’il lui choisit lui-même avec une sollicitude et une largeur d’esprit qu’on ne saurait trop louer.
Avouons de bonne foi que les Gérontes nègres montrent infiniment plus d’esprit que les nôtres et qu’ils n’ont nul besoin d’aller à l’école des maris. Mais l’époux si admirablement tolérant dont nous parlons ne manquera pas de réclamer comme son bien les enfants que mettra au monde l’épouse qu’il a affranchie de la fidélité conjugale. Les bons vieillards de couleur laissent aux jeunes hommes le soin de planter, mais ils gardent pour leurs petits-neveux les fruits des plantations qu’ils ont mises en fermage.
Il est une jalousie dont on ne trouve pas trace chez les Noirs, c’est celle qu’on peut désigner sous le nom de posthume. J’entends par là le sentiment d’irritation ou de dépit que nous éprouvons à savoir que nous avons eu des prédécesseurs dans le cœur ou dans les faveurs intégrales de celle que nous aimons. C’est cette jalousie qui fait crier au second mari d’une personne manquant évidemment de tact et trop souvent disposée à évoquer indiscrètement le souvenir de son numéro un, défunt ou divorcé : « Ah ! zut ! J’en ai assez de ton Dupont ! » Le nègre n’éprouvera jamais semblable mouvement d’humeur. Au contraire, il adorera parler de ses chefs de file en matière conjugale, surtout si ce sont des Blancs. On peut formuler sur ce cas spécial l’observation suivante :
Bien loin d’éprouver un sentiment de jalousie posthume, le Noir tire une très grande fierté des hommes que sa femme a connus avant lui, quand ce sont des personnalités qu’il estime considérables, et il montre avec orgueil les enfants qu’elle a eus d’eux.
Je sais bien que certains Blancs naïvement gobeurs manifestent parfois une présomption du même ordre. L’amour-propre fait son profit du fait d’autrui, même dans les circonstances les plus délicates. Mais l’enthousiasme du bougnoul dépasse toutes les bornes, en matière de succession amoureuse. Je me souviens du visage épanoui et triomphant que je vis à Moussa Taraoré, caporal de tirailleurs sénégalais, un jour qu’il me disait :
— Toi y a vu mousso à moi. Beau mousso, bissimilaï ! Eh bien, moussié, y en a mousso colonel… (il nomma un chef bien connu de nos guerres africaines). Après colonel, y a marié avec moi, Moussa Taraoré. Toi comprends. Moussa Taraoré même chose que colonel ! Mousso à moi gagner petit gourgui (garçon), petit mulot avec colonel. Moi faire voir à toi. Moi content. Toi content aussi.
Jamais je n’ai vu pareille expression de bonheur et de fierté. Et pendant qu’il me faisait admirer sa femme, « mousso colonel ! », je pensais à ces ahurissantes paroles d’un vieil opéra. Le chœur s’adresse à un mari dont la nouvelle épouse vient de subir le droit de jambage :
Et, sans doute égaré par la douleur, le pauvre Sganarelle répond :
Et les femmes noires, demanderez-vous peut-être, sont-elles sujettes à la jalousie ? Répondons par un axiome :
Bien loin de craindre des rivales, les négresses les recherchent et vivent avec elles dans la meilleure intelligence.
C’est ainsi qu’un mari qui n’a qu’une seule femme verra celle-ci le supplier sans cesse d’en prendre au moins une autre. Son travail journalier se trouvera diminué d’autant. Elle aura moins de peine à faire le couscous. Quant aux bonnes grâces du seigneur et maître, elle n’y tient guère, c’est un servage de plus, dont elle ne retire ni honneur, ni tendresse, ni plaisir, et dont elle souhaite ardemment se voir soulagée.
« Jamais de partage ! » déclarent nos femmes d’Europe avec des regards indignés.
« Vive le partage ! » clament en chœur leurs sœurs noires.
Chez les Sérères du N’Diankin et du Dioba, les femmes stériles achètent elles-mêmes une jeune remplaçante à l’usage de leur mari. Elles l’épousent, ou du moins accomplissent vis-à-vis d’elles les formalités du mariage, et payent une dot à leurs parents. La nouvelle venue dans la case devient alors leur amie, leur plus fidèle compagne. D’ailleurs, de manière générale, le Noir craint tellement l’effort, qu’il s’arrange toujours pour avoir un suppléant, un aide, un secrétaire. Qui n’a pas son secrétaire en pays noir ? Le boy, le cuisinier, le tire-panka lui-même finissent par en dénicher un, auquel ils confient le plus dur de leur besogne. Tel est le rôle imparti à la nouvelle épouse qu’une femme de couleur procure à son mari. Elle devient la secrétaire de l’ancienne, la petite secrétaire des amours, si j’ose m’exprimer ainsi.
Dans la vie d’une case, il n’y a jamais ni rivalité ni jalousie entre les épouses d’un même homme. Elles s’entendent toujours fort bien, et la plus parfaite discipline règne entre elles. Si elles sont nombreuses, elles se rangent généralement en deux clans, mais c’est toujours pour des raisons d’ordre extérieur et, comme on dit, pour des histoires de femmes. On ne pourrait découvrir de jalousie amoureuse au fond de ces scissions d’ensemble. Ce qui fait que les batailles de dames sont toujours des batailles rangées.
Et voilà pour les maris africains, malgré le grand nombre de leurs épouses, une source de tranquillité et de liberté que les maris d’Europe leur envieront toujours en vain.
Axiome simplificateur. — La jeune fille n’existe pas au pays noir.
Voilà qui paraît incroyable et absurde, mais je m’explique.
Nos sociétés civilisées s’embellissent d’un être charmant qui n’est plus l’enfant et qui n’est pas encore la femme, un être de transition, mélange piquant de pudeur et de coquetterie, d’ignorance et de ruse, de timidité et d’audace, un être qui a un état d’âme spécial, une vie spéciale et jusqu’à une littérature spéciale. On ne trouve rien de comparable dans la société nègre. On n’y connaît pas d’intermédiaire entre la petite fille et la femme. C’est au point que, dans tous les dialectes des peuplades africaines, il n’existe pas de terme pour désigner celle que nous dénommons la jeune fille. Le mot bambara sonkourou ne s’applique qu’à la petite fille.
Chez nous, on reste quelquefois jeune fille toute sa vie. Là-bas, on n’a pas le temps de l’être. Dès qu’une fillette devient nubile, et même avant, elle doit se marier, sous peine d’être couverte de ridicule et de se voir fortement malmenée et traitée de bouche inutile par sa famille. Si les épouseurs se font trop longtemps attendre, la vierge noire devra faire tout son possible pour avoir quand même des enfants, ce qui n’est pas chose très difficile.
Le limpé, cette mince bande de toile blanche, cette courroie de sûreté si fragile, si illusoire, qui est l’apanage exclusif et l’indice parlant de la virginité, pèse aux petites sonkourous avides de devenir femmes comme les jupes courtes et les tresses dans le dos aux pensionnaires de nos climats. Ah ! mes jeunes sœurs de France qui aspirez si ardemment à un mari improbable, que ne prenez-vous votre vol de colombe vers le monde africain, meilleur dispensateur que l’autre : le monde tout court. Le mariage y est obligatoire ! La vieille fille est un être inconnu et inconcevable sous les tropiques. Sainte Catherine n’y aura jamais d’autels.
Qu’on m’excuse de rapporter ici l’expression cynique, l’audacieuse synecdoche des Noirs dont la paillardise prend facilement la partie pour le tout, mais il n’y a pour eux que deux catégories de femmes : celles qui sont cassées et celles qui ne le sont pas. Si un chef de vos amis vous présente une jeune personne, il commencera par vous dire si oui ou non lui y en a cassé calebasse. C’est le terme consacré et traditionnel. La calebasse étant un récipient qui sert à toutes les manipulations domestiques, la comparaison, pour crue qu’elle soit, n’est pas dépourvue de saveur. Cassée ou pas cassée. Être ou ne pas être. Les voies non encore inaugurées étant spécialement prisées en terre d’Afrique, votre conseiller au teint de poix vous dira en parlant d’une jeunesse déjà déniaisée :
— N’y touchez pas, elle est cassée.
Celles qui ne sont pas dans ce cas sont rares, d’autant plus rares que leur innocence leur est lourde comme une incapacité et qu’elles aspirent toutes à jeter par-dessus les moulins (les moulins à café, car il ne s’en trouve pas d’autres dans l’intérieur de l’Afrique) ce limpé saugrenu qui les bride à la façon de cavales impatientes de prendre leur élan.
Si elles font œuvre de mère avant d’avoir trouvé un épouseur, il n’en résultera pas grand émoi dans la case familiale. Le père, quelque peu irrité de n’avoir pas touché la dot qu’il escomptait, donnera peut-être à la jeune dévergondée le nom d’un ruminant femelle, mais vous pouvez être sûr qu’il sera ravi de garder le veau, c’est-à-dire l’enfant, sur lequel il a un droit de propriété absolu et exclusif et qui l’enrichit plus que n’importe quelle autre tête de bétail. Il n’y a que chez les Boudouma des bords du Tchad que les papas se mêlent de faire des façons. Si l’un d’eux s’aperçoit que, malgré le limpé symbolique, la taille de sa fille prend des proportions anormales, il force, comme un simple bourgeois de Scribe, le séducteur à épouser l’imprudente. Si celui-ci jouit d’une trop déplorable réputation et passe pour un galvaudeux qui compromettrait la case en continuant à y avoir ses grandes et petites entrées, le père de famille se contente d’une amende et envoie l’audacieux polisson se faire pendre ailleurs.
Dans ce cas, la règle ancestrale veut que la trop aimable jeune personne s’en aille seule au fond de la brousse mettre au monde le fruit de celui qui a mis en elle toutes ses complaisances. Là, elle se comporte très mal avec ce pauvre petit fruit innocent et le laisse mourir de faim en lui refusant le sein. Voilà, n’est-ce pas, un fait qui déroute toutes nos idées sur la mentalité des Noirs, sur leur conception de l’enfant et de la famille. Mais les Boudouma passent leur vie sur le lac Tchad. Byron et nombre de ses contemporains anglais et français nous ont prouvé péremptoirement que la fréquentation des lacs induisait les cervelles en un étrange état d’esprit, en une exaltation singulière. Et précisément les Boudouma passent auprès des populations environnantes pour des gens bizarres, et même un peu loufoques.
Il est une catégorie de négrillonnes qui gardent leur virginité, s’il se peut, encore moins longtemps que les autres. Ce sont les captives. Propriété du maître au même titre que ses troupeaux, celles-ci n’ont pas de dot à espérer, ni même, en général, de mari à attendre. Au point de vue de l’amour, elles sont res nullius et omnium. Leurs enfants devant revenir de droit au maître, elles peuvent donc s’ébattre sans contrainte et multiplier avec la prodigalité des lapins.
Les bébés aux prunelles de jais qu’on voit sans cesse pendus à leurs mamelles trop vite déchues leur méritent la faveur et souvent les faveurs du chef de case. Elles ne demandent qu’à en avoir le plus tôt possible. Ah ! ce ne sont pas ces jeunes captives-là qui diraient comme celle d’André Chénier :
On se demande en frémissant à quel âge elles ont bien pu commencer.
Ainsi, en pays africain, la jeune fille est un mythe ou plutôt une créature hybride, paradoxale, imprévue, qui ne vaut que par son futur. Elle n’est pas plus dans le milieu social, dans la vie journalière, que n’est le flacon, destiné peut-être à procurer l’ivresse qui dort dans le fond de la boutique où il attend l’acheteur. Tout son rôle, toute sa fonction est d’attendre, d’attendre sans bouger, sans broncher.
L’attente ne peut se prolonger, d’ailleurs, car, dans ce beau pays d’Afrique, tout chemin mène à l’homme.
Si par hasard vous rencontrez cet objet rarissime, une jeune Noire qui n’a pas encore « cassé calebasse », vous serez frappé de son air de biche effarouchée, de sa gaucherie, du sentiment humilié qu’elle paraît avoir de son oisiveté, de son inutilité. Quelle différence avec nos jeunes filles, qui se prodiguent dans le monde, flirtent, dansent, chantent, peignent, jouent du piano, ou, du moins, s’essayent aux gestes exigés par ces différents arts d’agrément ! C’est qu’entre elles et leurs petites sœurs noiraudes, il existe une différence capitale que nous allons exprimer dans un axiome saisissant.
La jeune Blanche est une personne à caser ; la jeune Noire est une personne à casser.
Le mariage nègre est un achat.
En tout pays, se marier n’est pas souvent une affaire d’or ; sous le ciel d’Afrique, c’est obligatoirement une affaire d’argent. Là-bas, pas d’épouse sans dot. Seulement, l’originalité de la coutume, c’est que le pénible devoir de verser la dot, c’est-à-dire le prix d’achat, incombe au fiancé. Voyez d’ici quels déplorables résultats amènerait dans le monde parisien l’adoption d’un pareil système : grève générale des épouseurs, baisse effroyable dans les recettes du théâtre national et matrimonial de l’Opéra-Comique, cessation définitive des relations entre le faubourg Saint-Germain et l’Amérique ! Heureusement, nous n’en sommes pas là !
La condition sine qua non pour un Noir qui veut prendre femme, c’est de payer la famille de celle-ci, comme s’il agissait d’un de ses membres homicidé par imprudence. Directement ou à la faveur d’un détour, de façon manifeste ou déguisée, on ne peut se dispenser de passer à la caisse. Le prix varie de pays à pays. Il y a des cours que nous pourrions presque appeler des cours d’amour. Ces cours se meuvent eux-mêmes entre un maximum et un minimum, suivant que la future peut se parer ou non du titre alléchant de vierge, suivant aussi son degré de jeunesse et d’embonpoint. La femme forte bénéficie d’une surenchère, non seulement chez les peuplades nègres, mais chez les Maures et les Touareg. Ceux-ci soumettent leur fille au gavage dès la huitième année, en vue du mariage. Leur devise pourrait être : « Il faut manger pour être belle. » Féministes de tous les pays, voilez-vous la face devant ce navrant spectacle de la femme vendue au poids et à la livre !
Voulez-vous un aperçu de quelques prix ? Chez les Ouolofs, la dot, très élevée, va de 300 à 800 francs pour une jeune fille authentique. Mais on n’y paye guère au-dessus de 100 francs une veuve ou une divorcée, considérées comme de simples objets d’occasion. Chez les Bambaras, les cours évoluent entre 35~000 et 70~000 cauris, chiffres modestes malgré leur apparence opulente, car il faut mille cauris pour faire une pièce de vingt sous. Peuple égalitaire par excellence et digne de nos admirables institutions républicaines, les Habbés ont adopté pour la dot un prix immuable et traditionnel qui se monte à un captif et deux vaches. C’est ce qu’on peut appeler la vente au bétail.
Il n’est fait aucun rabais pour les veuves et les divorcées. Elles n’en restent pas moins des marchandises de qualité inférieure, des laissées pour compte. Voici pourquoi : tandis que les riches doivent s’acquitter en une seule fois, le lendemain du mariage, les pauvres obtiennent des délais. Seulement, étant donné le goût bien naturel des pères de famille pour la vente au comptant, ces pauvres n’ont à leur disposition que le fretin, les veuves et les divorcées. Ils s’en consolent philosophiquement et acquittent avec régularité leurs payements mensuels, tout comme chez Dufayel.
On paye encore la dot en pièces de guinée, en bouteilles de gin, en têtes de tabac, en objets de parure, et même tout simplement en louage de travail. Avant de cultiver les appas de la fille, on cultive les champs du père. A ce point de vue, les Sombarabous de la Côte d’Ivoire sont les gens les plus positifs et les plus carrés que je connaisse. Quand l’un d’eux se sent le désir de convoler, il se rend dans la famille de sa future, dès que celle-ci compte trois ans d’âge. Le mariage est une chose grave : on ne s’y prépare jamais trop tôt. Si l’on veut bien de lui, notre postulant aide son futur beau-père dans ses travaux champêtres pendant vingt ans : Rien que ça. Devenue femme, la douce fiancée au teint de nuit prend patience de la plus agréable façon en se choisissant un amant. Tous les hommes lui sont permis, hormis celui qu’elle doit épouser. Ce n’est que lorsqu’elle a mis au monde quatre ou cinq enfants que le futur se décide à rompre son bail de fiançailles et à emmener dans sa case sa femme et toute sa marmaille. Il est sûr d’avoir fait un bon choix, puisqu’il a comme on dit au Palais, une provision. Ah ! ces Sombarabous, ils savent bien qu’un bon tiens vaut mieux que deux tu-l’auras !
Vingt ans de fiançailles paraît un joli record. Pourtant, il est battu chez les Mossis, où les filles sont fiancées… avant leur naissance. Dès que se manifestent chez une femme des signes non équivoques de maternité prochaine, l’honnête prévoyant de l’avenir qui aspire à l’honneur de devenir son gendre accourt et achète sans plus attendre le produit espéré. Il en va de même chez nos paysans de Normandie pour les veaux et les poulains à venir. Mais, direz-vous, que fera cet empressé futur si l’enfant attendu est un garçon ? Oh ! il ne se frappera aucunement, car un Noir ne se frappe jamais. Il attendra, tout simplement, que sa future belle-mère se décide à mettre un autre enfant au monde, ce qui ne peut évidemment tarder. Et si c’est encore un garçon ? Eh bien, il attendra encore l’occasion suivante.
La patience nègre est sans limite. On m’a montré un Mossi qui avait vainement versé à quatre reprises le prix de sa future à la même famille et qui finalement avait été récompensé de sa persévérance en se voyant échoir une femme bossue. Il n’en paraissait nullement affecté et affichait, sur son masque couleur de bitume la douce satisfaction de ceux qui n’ont rien à se reprocher.
Ajoutons que cette façon si originale de marier les filles est merveilleusement commode pour les familles peu scrupuleuses qui désirent se procurer de l’argent. On vend cyniquement l’enfant attendue à cinq ou six prétendants différents. Il ne manque pas de gens chez nous qui suivent la même méthode pour leurs droits d’auteur. Quand l’enfant est une fille, cette multiplicité amène généralement du grabuge. Mais on s’en tire presque toujours quand c’est un garçon.
Je vois qu’une question est sur le point d’entr’ouvrir les lèvres roses de mes lectrices : « Que se passe-t-il si la jeune fille mariée ainsi avant sa naissance refuse son consentement ? » Le consentement ! Voilà une chose qui n’a jamais existé dans les mariages africains et que les Noirs, malgré les efforts des féministes de tous les pays, n’arriveront jamais à se mettre dans la tête.
Axiome. — En pays nègre, on ne demande pas plus le consentement d’une fille à marier que nous demandons chez nous le consentement de la maison de rapport, du champ ou de la vache dont nous faisons l’acquisition.
Jamais fille noire n’a songé à transgresser cette règle fondamentale, ou du moins le fait se présenta si rarement, à travers la suite des siècles, qu’on l’a retenu pour en faire une fable pleine des meilleures intentions morales. On me l’a contée, cette fable, en maint endroit, et voici à peu près ce qu’elle dit :
Entre toutes les filles du village, Nénié était la plus belle. Ses yeux avaient le doux éclat du velours et ses seins étaient plus fermes et plus durs que la noix du cocotier. Un jour, son père conduisit auprès d’elle un homme qu’elle ne connaissait pas et lui dit :
— Voilà ton mari.
Et Nénié répondit :
— Il ne sera pas mon mari, parce que j’aime N’ki et que c’est lui seul que je veux pour mari.
Mais son père lui dit :
— Allah ne permettra pas qu’il en soit ainsi.
En effet, la nuit même, Allah fit mourir N’ki. Nénié continua néanmoins à s’obstiner dans son dessein de femme folle et sans discernement.
— Je veux qu’on m’enterre avec N’ki, déclara-t-elle.
On fit comme elle le demandait. Mais le lendemain, la raison lui revint, tandis qu’elle reposait en terre à côté du mort. Comme une hyène était venue gratter la terre où ils étaient ensevelis, elle lui dit :
— Hyène, va dire à mon père que je suis prête à accepter le mari qu’il me donnera.
Et son père la maria à un crapaud. Mais, à quelque temps de là, comme le crapaud avait demandé à Nénié de l’eau chaude pour laver ses pustules, elle en versa sur lui de si bouillante qu’il en mourut. Son père lui dit alors :
— Tu as été assez punie. Tu peux épouser maintenant l’homme que je te destinais.
Et elle lui répondit :
— Tu es un bon père.
Le fabuliste anonyme conclut en disant : « C’est depuis ce jour que les jeunes filles noires ont laissé à leurs parents le soin de leur choisir un mari. » Je comprends en effet que ces pauvres petites moricaudes n’aient pas voulu se mettre dans le cas d’être enterrées vivantes et d’épouser un crapaud. Toute velléité de révolte, en ce genre, est bien finie. Elle passerait pour la pire des monstruosités, et, de mémoire d’ancien, personne n’en a vu d’exemple. D’ailleurs, en fait de mariage, la jeune négresse se voit souvent assigner une destination spéciale, exclusive, à laquelle elle ne peut échapper. C’est ainsi que, chez les Sérères et dans le Kissi, on ne se marie qu’entre cousins. Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?
Dans certaines régions du Soudan, on pratique le mariage à l’essai, mais cela ne se fait guère qu’avec les veuves et les divorcées, objets fort dépréciés. Au Dahomey, la femme à marier est échangée contre la sœur du futur. Conséquence stupéfiante : un homme qui n’a pas de sœur est obligé de rester célibataire. Quand un prétendant va demander la main d’une jeune fille, le père de celle-ci ne manque jamais de l’accueillir par cette question, aussi sacramentelle que boulevardière :
— Et ta sœur ?
Au moins, chez nous, le mariage cherche à se donner un aspect riant. La jeune fille qui se voit conduire à l’autel peut croire sans trop de naïveté qu’elle ne marche pas à la plus cruelle des destinées. Chez les Noirs, on se donne beaucoup moins la peine de dorer la pilule à la jeune mariée.
Dans certaines régions, elle reçoit deux tripotées symboliques autant que soignées, en signe de sujétion, la première de son père, la seconde de son mari. Chez les Ouangarbés du Mossi, un forgeron lui présente aimablement des fers et un fouet sur le seuil de sa case. Ce n’est encore qu’un symbole, moins énergiquement inculqué que l’autre, mais avouez tout de même que ça n’est guère engageant.
Pour nombre de peuplades, les formes du mariage sont plus brutales encore. Elle se réduisent au cérémonial expéditif et imprévu dont se contentait l’âge de pierre et qui tient dans ce seul mot ; le rapt. Bien que fort incivil par essence, l’enlèvement tient lieu d’état civil. Dans certaines régions, il dispense de toutes démarches et constitue à lui seul le fait et la validité du mariage. Dans d’autres, il n’est que l’accomplissement d’un rite ancestral que le signe sensible et traditionnel de l’union qui va se consommer. En un cas comme dans l’autre, la future hurle, se débat, gigote, appelle au secours son père, sa mère, son grand frère, son oncle et toutes ses relations.
Admirons en passant la simple sagesse de ces populations primitives. Par cette coutume séculaire, d’apparence barbare, elles expriment clairement ce que nous savons tous et osons si rarement nous avouer : la fondamentale incompatibilité des sexes, cette incurable hostilité réciproque de l’homme et de la femme qui a donné de tout temps à la vie conjugale l’impertinence d’une gageure et qui faisait dire à Vigny de façon plutôt inquiétante pour l’état de nos mœurs et de notre population :
Dans les pays où le rapt est en usage, le Noir se présente à sa future en ennemi et se voit reçu par elle en ennemi. Qui pourrait dire à quel point nous différons de lui ? Et voilà comment c’est des ténèbres d’Afrique que nous vient la lumière.
Voulez-vous assister à l’un de ces enlèvements ?
Nous sommes à Tombouctou, dans une rue incendiée de soleil cru, entre deux rangées de maisons en terre, à lourde porte, de forme marocaine garnie de ferrures et de larges clous. Soudain, contre une de ces portes s’abat furieusement un flot tumultueux de grands gaillards sonraï en boubous de fête, qui brandissent en vociférant des fusils et des matraques. C’est un marié accompagné de ses amis, de ses garçons d’honneur, qui vient chercher sa future. La porte cède sous la ruée des beaux galants. Une troupe exaspérée d’hommes et de femmes sort avec de grands cris de la maison pour en défendre l’accès. Ce sont les parents et les amis de la mariée.
Une terrible mêlée s’engage. On s’assène de formidables coups de bâton. Tirés à bout portant, les coups de fusil assourdissent, ahurissent, brûlent les sourcils et les cils. On fait feu de la rue, des fenêtres, des terrasses. Si le mari ne tape pas comme un forcené sur son futur beau-père, il est sûr de ne pouvoir recueillir de lui, dans l’avenir, la moindre considération.
La bataille, comme toutes les batailles, peut avoir deux issues. Si la troupe du marié a le dessous, les femmes emmènent précipitamment la mariée dans une autre maison, inconnue de lui, qu’il doit savoir découvrir, et l’assaut recommencera. S’il a, au contraire, mis en déroute la famille et les gardiennes du corps de sa future, il appréhende celle-ci sans douceur, l’entraîne à grand renfort de horions et de bourrades et la fait cacher dans un logis dont sa bande et lui sont seuls à avoir connaissance. Là, il se dit qu’il a fait un assez grand pas dans la vie conjugale pour planter illico un décisif jalon. La jeune épouse se prête généralement de fort mauvaise grâce à cette initiation aussi inconfortable que désordonnée. L’impatient mari risquerait fort de s’attaquer en vain à ces nouvelles bagatelles de la porte si son enfin seuls ! n’avait une trentaine de témoins. Le Noir est mutualiste dans l’âme. La troupe des belliqueux garçons d’honneur fait de son mieux pour soutenir son ami de la voix et du geste et veut bien se charger collectivement, dans cette délicate affaire de famille, du rôle de tuteur ad hoc.
Si le triomphe est au bout, la jeune mariée subjuguée, conquise suivant la règle, doit demeurer avec son seigneur et maître. Dans le cas de tentatives impossibles ou infructueuses, elle fait tous ses efforts pour s’évader. Lorsqu’elle réussit, en dépit de son teint de chicorée, à regagner le seuil paternel plus blanche que la blanche hermine, elle obtient le plus grand succès auprès des siens. Un jour de mariage, cela nous semble étrangement paradoxal, n’est-ce pas ? Mais c’est ainsi. La famille considère ce sauvetage de virginité comme un succès obtenu sur la famille à laquelle elle est en train de s’allier.
Singulier amour-propre, vanité bien ahurissante et saugrenue ! Comme je comprends mieux les races plus barbares où le rapt n’est pas simplement un rite symbolique, mais un moyen pratique et franchement canaille d’esquiver le versement d’une dot. Et voilà qui nous prouve encore combien tout change suivant les latitudes. Chez nous, quand un audacieux enlève une jeune fille, c’est pour s’assurer une belle dot ; au cœur de l’Afrique, en revanche, c’est pour qu’il n’en soit plus question.
Au lendemain du mariage, dans tout le continent noir, la famille de la nouvelle épousée procède à une manifestation réaliste. Elle exhibe sans aucune pudeur et promène parmi ses amis et connaissances le pagne que portait la veille celle qui a quitté pour jamais son limpé de jeune fille. Dame ! le nègre ne se paye pas de mots et il sait, comme disait l’honnête Legouvé, que la voix du sang n’est pas une chimère…
Poète et petit-maître assez curieusement transplanté au Sénégal, le chevalier de Boufflers écrivait en 1786 : « Les femmes nous manquent, car on ne peut pas compter pour des femmes ces figures noires auxquelles on porte ici ce qui ne serait dû qu’aux blanches. »
Tout le monde n’est pas aussi difficile, et la plupart des Européens habitant l’Afrique nouent des unions généralement passagères avec les beautés du cru. L’affaire se conclut sans longueurs ni difficultés. Comme le Noir, le Blanc avide de distractions amoureuses verse une dot qui va de 50 à 200 francs suivant les régions. Quant à l’article 214 du Code civil, lequel dit que le mari est obligé de fournir à sa femme tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, on se met en règle avec lui en promettant à l’élue de son choix une rente mensuelle de 25 francs, avec laquelle il est entendu qu’elle doit se nourrir, s’habiller et subvenir à toutes les nécessités de l’existence. Avouez au moins, monsieur de Boufflers, que ces dames de Versailles étaient plus coûteuses et qu’il arrivait plus souvent de ruiner leur homme, et même leurs hommes.
Surtout n’espère pas, ô sentimental voyageur, faire un mariage d’inclination. Les préliminaires d’alliance regardent uniquement les parents de la future, et les fiançailles se limitent tout simplement à une question de gros sous. Souvent le toubab à marier se voit faire des offres et proposer des partis. Il existe pour ce genre ténébreux d’affaires des courtiers tout à la fois noirs et marrons qui remplacent nos marieuses de France et qui cherchent comme pas mal d’entre elles l’occasion de toucher une petite commission. Quant à la jeune personne dont la destinée se trouve ainsi sur le tapis, elle attend la clôture des débats avec la plus tranquille indifférence. Si vous lui demandez son avis sur la question et quelle opinion elle a de vous, elle vous répondra invariablement :
— Si toi y en a marier avec moi, moi content. Si toi pas marier, moi content aussi.
Oh ! les premiers aveux !
Enfin, la dot est versée, agrémentée de quelques kolas offerts dans la classique calebasse et qui constituent à eux seuls toute la cérémonie nuptiale. Le toubab peut emmener sa femme dans sa case. Pour être devenue conjugale, sa vie journalière ne sera pas aussi complètement modifiée qu’on pourrait se l’imaginer. D’abord, il n’existe pas au monde de femme plus discrète, dans ses allures, que la dame noire. A défaut de nombreux mérites, elle possède cette qualité inappréciable d’avoir toujours l’air de ne pas être là. Bien loin de vouloir, comme ses sœurs de couleur blanche, qu’on s’occupe d’elle sans cesse, elle demande qu’on la laisse à ses habitudes paisibles, à son oisiveté contemplative du néant et à son silence. Qui croirait possible dans toute la gent féminine un si louable effacement ?
Ensuite, faisant là encore preuve de sagesse, l’épouse superlativement brune entend ne rien changer aux conditions de son existence et n’adopter en aucune façon celles de son seigneur et maître étranger. Elle sent confusément qu’il y a trop de siècles et de lieues de distance entre le couscous et les conserves, entre la natte et le lit, entre le tamtam et le bridge, pour éprouver quelque velléité de les franchir. L’Européen marié à une Noire mange seul ou avec ses camarades, sort seul, et, quelque surprenant que paraisse l’usage, couche seul. Sa moitié, qui n’est pas une moitié, mais une toute petite fraction, ne s’associe à sa vie que de loin, à moins que ce ne soit d’aussi près que possible. Elle comprend que ce dernier cas représente son seul devoir, sa seule raison de vivre avec un mari toubab. C’est tout le travail qu’il demande, lui, et c’est en quoi il se rend bien préférable au mari bougnoul.
Aussi, fidèle à son office de tendresse, ne manque-t-elle jamais de se trouver à son poste, prête à obéir au commandement, toutes les fois que son seigneur et maître peut avoir besoin d’elle. Elle a ses heures de service, qui sont celles du lever, de la sieste et du coucher.
En réalité, la femme noire mariée à un Blanc se conduit beaucoup plus en fonctionnaire ponctuelle et docile qu’en épouse.
On la voit souvent faire montre de dévouement, toujours de complaisance et de bonne volonté. Elle se prête sans enthousiasme mais sans révolte à l’éducation amoureuse que certains jobards présomptueux ou aveugles prétendent leur inculquer. Leur réussite ne sera jamais qu’illusoire, car autant essayer d’apprendre la boxe à un caïman. Beaucoup plus strictement docile que sa sœur européenne aux prescriptions de notre Code, la vaillante fille du soleil suit son époux absolument partout. Elle l’accompagne dans ses tournées à travers la brousse, amazone intrépide mais peu fougueuse qui chevauche à l’amble parmi les porteurs, les boys, les gardes de cercle, les tirailleurs, et sait parfois les remercier de leurs services mieux qu’avec un sourire.
Dans les milieux indigènes, elle jouit d’une autorité dont elle s’empresse d’abuser dès qu’on la laisse faire et d’une considération surtout apparente, car il s’y mêle une note de réprobation. Il n’y a pas de femme dans le pays qui ne soit prête à prendre sa place, mais, toute jalousie mise à part, l’opinion publique sent bien qu’une union comme la sienne n’est pas très orthodoxe. Dans les saluts obséquieux et le plus souvent intéressés qu’elle recueille sur son passage se cache un peu de ce dédain que la femme de l’ouvrier parisien professe à l’égard de sa sœur mariée à un bourgeois. Ces mariages-là, pensent non sans justesse les simples, c’est trop beau pour être tout à fait propre.
Les journées de l’épouse du toubab se passent à sommeiller sur sa natte, à chantonner des mélodies rudimentaires, à jouer une sorte de pair et impair avec des coquillages sur un rond de sparterie, à grignoter des kolas avec des amies en visite, à procéder à des ablutions et des lavages dictés par l’hygiène la plus rigoureuse. Elle fait salam un nombre considérable de fois par jour, ce qui prouve bien que la religion est pour les femmes une source d’occupation inépuisable et autrement calme que les joies électorales qu’elles espèrent de l’avenir. Elle va potiner avec les autres femmes de toubabs, « madame Commandant, madame Docquetor, madame Sabatigui (capitaine), madame Conoba (dont le mari a un gros ventre) ». Elle pousse jusqu’à la case familiale éblouir du luxe de ses derniers boubous ses grandes et ses petites sœurs et ses père et mère, braves gens aussi discrets et aussi réservés qu’elle, car ils ne font que de très rares apparitions à la case du mari, et c’est toujours la mine chargée de déférence.
Je souhaite à tous mes lecteurs des beaux-parents aussi peu gênants. Peut-être est-ce là l’avantage le plus précieux et le plus rare du mariage africain.
L’épouse sera-t-elle fidèle ? Le plus prudent est assurément de n’y pas compter. Mais vous pouvez être sûr qu’elle pratiquera l’infidélité avec une discrétion et un tact parfaits. Avouez que c’est déjà quelque chose et que, tant qu’à être cocu, il est préférable en somme que cette infortune bénéficie d’une publicité limitée. Que ce soit un Blanc ou un Noir qui vous encorne, jamais vous n’obtiendrez de la pécheresse l’aveu de sa faute. En vain vous la tourmenteriez de questions, en vain même vous lui feriez subir, à l’instar des juges moyenageux, ladite question. Les lèvres demeureront comme scellées à la cire noire. Ce silence va parfois jusqu’à l’héroïsme. J’ai vu à Bamako une femme toucouleur se laisser condamner à un an de prison plutôt que de révéler une série d’escapades amoureuses. Des vols s’étaient commis dans la case de son époux toubab, pendant que celui-ci était en tournée et à l’heure où elle-même se trouvait dehors malgré la défense qu’elle en avait reçue. Pour se justifier, elle n’avait qu’à alléguer ces sorties, mais alors c’était avouer qu’elle allait tous les soirs au village indigène retrouver un amant. Elle se serait plutôt laissée hacher en petits morceaux.
Le très grand nombre des Européens se contente d’une seule épouse noire. Mais la polygamie est contagieuse. Sous l’influence provocante des ambiances, on voit d’exigeants gaillards orner leur intérieur de deux ou trois de ces bronzes vivants. Un colon de Mopti s’est acquis une légitime réputation dans la région de la Bouche du Niger, en affrontant le chiffre fatidique de sept. Moins pusillanime que Barbe-Bleue, il ne songe à en supprimer aucune. La case familiale ne manque pas d’originalité à l’heure du coucher, et elle eût, à coup sûr, attendri feu M. Piot, apôtre de la repopulation, avec ses sept grandes nattes réservées aux mères et les seize petites servant de couches aux enfants.
Le colon polygame ne se montre pas moins bon père que vigoureux époux. Il est plein d’attentions de tout genre pour sa nichée et se garde bien de l’oublier, même dans les rares occasions où il vient un peu respirer l’air de France. Un jour, à la veille de reprendre à Bordeaux le paquebot qui devait le ramener vers son grouillant bercail nigérien, une gentille pensée lui vint : « Si je rapportais un cadeau utile à mes aînés ? » Il y avait tout naturellement des « Nouvelles Galeries » dans la ville. Notre homme s’y rendit et déclara à l’accorte vendeuse en robe noire :
— Je voudrais quatre costumes marins pour mes enfants. Donnez-moi la taille de garçonnets de six ans.
— Vous voulez dire, monsieur, les tailles entre six et dix ans, rectifia la nymphe du rayon.
— Non, non, je connais bien l’âge de mes fils, allez : six ans tous les quatre.
— Mais, monsieur, c’est impossible… songez donc. Leur mère n’a pas pu…
L’acheteur partit d’un rire triomphant :
— Ah ! c’est vrai ! Vous ne pouvez comprendre. C’est que je vais vous dire, mademoiselle, j’ai sept femmes, vous entendez, sept !
La vendeuse reconnut sans peine que c’était un joli chiffre. Eh bien ! croiriez-vous qu’il n’arrive pas, ce chiffre, à contenter le bouillant, l’insatiable, l’indémontable colon. Voilà qui nous prouve mieux que tout combien l’homme est difficile à satisfaire ici-bas. Un jour, l’époux à la septième puissance m’a confié d’un ton grave et pénétré :
— Si je vous disais que, malgré mon sérail, il me manque quelque chose.
— Pas une femme toujours ?
— Si, précisément : une Blanche.
Et ce n’était plus la paillardise qui parlait en lui, c’était le cœur, resté vide, c’était ce besoin d’aimer, au sens supérieur et idéal du mot, qu’on retrouve à l’état naïvement passionné chez tous les coloniaux. Comme en des greniers d’abondance où ne pénètre jamais le soleil, ils tiennent en réserve dans leur âme des trésors de tendresse que leur vie lointaine solitaire et brutale les empêche de dépenser. Aussi, ces trésors vont-ils s’accroissant, prêts à se répandre follement au pied de la première qui en acceptera l’hommage. Ce sont eux qui font du broussard redevenant pour quelques mois parisien une proie si docile pour les ambitieuses, les coquettes ou les cupides. La Blanche que souhaitait si ardemment l’original sept fois marié incarnait une nécessité impérieuse de sa destinée : elle représentait la revanche de l’Amour, avec un grand A, sur les satisfactions animales. C’était la part du sentiment, la part du rêve, dont personne n’arrive à s’affranchir tout à fait ici-bas.
L’union avec la Noire marque un retour partiel à l’état de nature. Mais on ne vit pas toujours isolé dans les terres exotiques. Comment la société mondaine qu’on trouve là-bas à l’état plus ou moins embryonnaire, comment notamment les femmes amenées d’Europe par les fonctionnaires et les commerçants prennent-elles ce réalisme amoureux si dénué de façons et de formes, cette vie à deux si crûment étalée et, pour tant d’yeux de Françaises de France, grossière jusqu’à la bestialité ? Voici une coloniale fleur d’élégance occupée à servir gracieusement le whisky-soda aux hommes qu’elle reçoit en visite. Quelle opinion a-t-elle de leur collage au bitume ?
C’est ici qu’on voit nettement combien la morale est affaire de climat. A mesure que l’amateur de chaînes goudronnées s’éloignera des centres européanisés, qu’il quittera les villes riveraines pour s’enfoncer dans l’intérieur, qu’il s’avancera vers la libre vie de la brousse, il trouvera plus indulgent, puis conciliant, puis finalement approbatif, ce jugement de la galerie mondaine qui, là-bas comme ailleurs, n’est jamais que le reflet de l’opinion féminine. A Dakar, ville moderne, agglomération de Blancs à sept jours de France, cercle étroit et sévère de relations où les vertus se gendarment et où les collets se montent, la vie conjugale avec une Noire paraîtrait une monstruosité. Celui qui s’en rendrait coupable se verrait bien vite expulsé des salons et accablé par les observations de ses supérieurs. A Saint-Louis, vieille cité créole mollement retardataire, où le Ouolof voisine avec le mulâtre et le Blanc, dans les maisons plates crépies d’ocre clair, les rapports momentanés ou durables avec les beautés indigènes jouissent d’une tolérance mitigée, mais nuisent plutôt à la considération de ceux qui s’y laissent glisser. A Kayes, on les accepte à peu près sans restriction. A Bamako, ils sont de règle. A Bandiagara ou à Tombouctou, les trop rares représentantes de la race de Japhet vous disent avec un sourire de très sincère sympathie : « Votre mousso est vraiment charmante. Je voudrais bien la connaître. » Qu’on est loin du mot « guenon » si souvent décoché dans les ports de la côte, par « madame toubab » ! Ainsi nos vaniteuses prétentions, nos puériles distinctions sociales, notre morale étriquée et boiteuse, se fondent dans le creuset de la grande nature.
« Pas de femme ! » est un mot d’ordre contre lequel tout notre être se révolte. Il se comprendrait en Afrique occidentale moins que partout ailleurs. Malgré ça, comme je l’ai dit, la plupart des Européens ayant convolé avec l’élément indigène se retrouvent dans la formule africaine : « Pas d’amour ! » Celle-ci ne s’applique cependant pas de façon absolue. On a vu parfois des coloniaux traiter leur épouse noire en épouse ordinaire et concevoir pour elle un véritable attachement. Aberration singulière, car il n’existe entre les femmes de notre race et leurs sœurs inférieures rien de commun que le sexe. Faute aussi, parce qu’une Aïssata ou une Fatimata mise sur le pied d’une Blanche, prendra vite des allures de tyran et ne manquera pas d’exercer sur l’esprit de son faible maître, devenu sujet, la plus déplorable influence. Osons formuler sans crainte cet axiome un peu brutal :
Pour l’Européen, l’épouse ne peut et ne doit être qu’un meuble.
J’ajoute tout de suite, pour n’être pas taxé de cynisme et d’insensibilité, que ce meuble, toujours commode, est souvent gentil, coquet, agréable à voir, à toucher, à ouvrir. Étant donnés les agréments qu’il procure à l’heure de la sieste, nous l’appellerons « un bonheur du jour ».
Parfois, dans le tiroir de ce bonheur du jour, on découvre un polichinelle. Il prend, en voyant la lumière, cette teinte café au lait qu’au dire des nègres ennemis du mulâtre, Dieu n’a pas voulu faire. Autrefois, le petit mulot, fruit du mariage africain, était pris terriblement au sérieux par son auteur responsable. Celui-ci le faisait élever avec ses autres enfants quand il en avait, l’amenait en France pour étudier dans un lycée et le renvoyait ensuite s’établir bourgeoisement dans une ville du Sénégal, où il ne manquait jamais de créer à l’administration les plus grosses difficultés. Aujourd’hui, le petit café au lait est tout simplement élevé à la bougnoul par sa mère. Son père se contente d’envoyer quelques menus subsides pour sa nourriture et son entretien. Parfois aussi, il trouve plus commode de s’en dispenser. Il y a tant de gens, en Afrique comme en France, qui oublient de payer leur café !
Pour la dame noire, la toilette est avant tout une question de tête.
Je sais bien que, chez les femmes de tous pays, la coquetterie porte souvent à la tête, mais je veux dire ici que l’objet par excellence de la parure féminine en Afrique, c’est le cuir chevelu. Cela fait évidemment un champ assez restreint, et l’on peut dire qu’en ces régions primitives, la mode est vraiment tirée par les cheveux.
L’élégante ne l’est pas moins, car il n’est pas d’opération plus longue, plus difficile, plus compliquée, plus douloureuse souvent que sa coiffure. Celle-ci a lieu seulement tous les quinze jours ou tous les mois, mais elle prend une journée entière, de l’aube au couchant. Ce jour-là est uniquement, entièrement consacré à l’arrangement monumental des cheveux. Il ne faudrait pas parler d’autre chose à la patiente. Vous savez de quel air important et affairé de bonnes dames de province annoncent : « C’est demain le jour de ma lessive. » Eh bien, c’est le même air que vous retrouvez sur la figure grave d’une négresse qui attend la coiffeuse.
Celle-ci jouit d’un grand prestige, mérité, d’ailleurs, par sa surprenante habileté. Son art tient de celui de l’architecte et de celui de l’ingénieur. Il faut la voir lisser et joindre les longues mèches brillantes, les tordre en tresses, les rouler en boule, les édifier en tiare, les distribuer de la façon la plus étrange, la plus abracadabrante souvent, variant d’une race ou d’une région à l’autre. Étendue à plat ventre devant elle, la cliente s’est confiée à ses mains sans réserve et se garde bien de souffler mot, de peur de troubler l’artiste. Elle sait qu’il faut souffrir pour être belle. C’est tout juste si elle se laisse aller par moment à fredonner une petite chanson : « A la doun dé, doumbara kolonté, bé, bé, selan, doum… » Je vous fais grâce du reste. Le grand avantage de la coiffure africaine, c’est qu’elle tient : on ne voit jamais là-bas, comme chez nous, de ces brusques dégringolades de cheveux, voulues ou non. Il en résulte une bien plus grande facilité au point de vue des aventures galantes. Que de Parisiennes se refusent au vœu de leur adorateur fervent par peur de se dépeigner ! Rien de pareil en pays noir, et voilà comment l’art de la coiffure exerce sur les mœurs une influence qu’on ne soupçonne pas.
Et qui pourrait croire aussi qu’il existe des rapports entre ce même art de la coiffure et la cuisine ? De même que celle-ci se fait chez nous à l’huile, au beurre ou à la graisse, les reines de la mode tropicale font accommoder leur système pileux à l’huile, au beurre ou à la graisse. Le beurre extrait du fruit du karité dégage un arome particulièrement pénétrant et agressif. Il rend ce service à la dame noire de l’annoncer partout où elle passe.
Quant à décrire toutes les fantaisies capillaires qui s’érigent au-dessus des fronts d’ébène lisses et purs, il ne faut pas songer à entamer ce chapitre interminable. On trouve là des édifices de toutes sortes, entremêlés d’or, d’ambre, de perles et de corail, des cimiers montés sur fibres végétales et tout à fait évocateurs de ceux de nos dragons, des perruques de clown, des coupoles et des dômes, des jardins à la française, avec massifs et parterres, de gros serpents noirs tordus de façon si menaçante autour des tempes des dames de Tombouctou qu’on se retient d’interroger leurs propriétaires avec le vers célèbre :
L’art de la peinture et de la teinture joue également un rôle important dans la toilette. Au fond, ça ne nous change pas beaucoup de ce que nous voyons chez nous. S’il est un jour où les Parisiennes manient avec un soin particulier leurs crayons de couleur, c’est le jour où elles reçoivent. Les femmes des régions fétichistes ont aussi leur jour, mais il a le caractère religieux : c’est le jour de leur fétiche. On ne s’y livre pas moins à des applications de peinture, mais en se préoccupant davantage des valeurs, car ce sont d’éclatantes applications de blanc, de rouge, de jaune et de vert qui se détachent sur la teinte noire du fond. Au Sénégal, certaines races ne dédaignent pas non plus les oppositions vives de couleur, et puis quelques teintes de pastel passent pour guérir le mal de tête. L’influence du bleu ou du rouge dans la médecine ! Tu n’avais pas trouvé ça, Schaunard !
Le rouge est particulièrement apprécié sous ce soleil qui le fait resplendir. Il n’est pas exagéré de dire que la dame noire fait des pieds et des mains pour en avoir, car tandis que nos coquettes l’emploient pour rehausser l’incarnat défaillant de leurs joues et de leurs lèvres, elle en décore la plante de ses pieds et la face interne de ses mains. Elle use, dans ce but, d’une herbe appelée diabé, qu’on hache menue et qu’on réduit en bouillie. Le jour de l’opération, le spectacle ne manque pas de cocasserie. Pendant des heures, notre élégante reste immobile, les pieds et les mains englués et informes sous un épais enduit verdâtre, comme si elle venait de les tremper dans de la purée de pois. Jusqu’au soir, elle appuiera ses coudes sur quelque objet, la main levée droite vers le ciel, dans l’attitude de l’acheteuse qui attend qu’on lui essaie des gants.
Ces artifices de toilette ont une qualité incontestable, c’est de n’être pas coûteux. On s’en fournit chez dame Nature, et à ce point de vue les habitants des tropiques donnent un excellent exemple à nos exquises gaspilleuses. Mais le comble de la parure économique, c’est encore le tatouage. Quels reproches à faire à une femme qui se fait des colliers, des bracelets, des pendentifs, des dentelles et des guipures avec sa propre peau ? Entre autres avantages, je vois à cette méthode ceux de ne pas cesser de mode et de défier les saisies de l’huissier. Quant à l’effet, il est souvent des plus agréable à l’œil. J’ai rencontré dans le Bénin des femmes tatouées, sculptées des pieds à la tête, dont le corps entièrement nu donnait une réelle impression de tenue recherchée et ornementée. Et puis il en est d’elles comme de ces maisons de rapport qui abîment maintenant Paris de leur masse banale : les moulures, les saillies et la décoration extérieure font un peu passer les moellons.
Qu’on n’aille pas conclure de là que la dame noire est toujours aussi simple que celles de Sparte et qu’elle a l’habitude de se passer de bijoux. Bien au contraire, et nous allons formuler sur ce point un axiome caractéristique.
En général, chez les femmes, les bijoux sont un indice de la richesse. Chez les Noirs, ils constituent cette richesse elle-même.
Je m’explique. L’indigène ignore la capitalisation. La fortune se présente à lui sous deux formes uniques : les troupeaux ou l’or. Mais celui-ci, pour garder sa valeur, n’a pas besoin de conserver l’aspect du lingot. Aussi l’heureuse personne qui en possède le remettra-t-elle au bijoutier, qui le lui rendra sous les espèces de massives parures agrémentées de motifs décoratifs, de rosaces finement ciselées et guillochées. Elle les étalera sur son cou, sa poitrine, ses bras, ses mains, étoiles d’or dans la nuit de sa chair. Des anneaux de prix orneront ses membres. Et comme Bias, elle portera, sa vie durant, toute sa fortune sur elle. Bien mieux, certaines de ses pareilles, généralement moins riches, portent cette fortune au naturel, c’est-à-dire sous la forme de monnaies, dont elles se font des colliers, à la façon de sequins. Elles en mettent aussi dans leurs cheveux, et le voyageur étonné se demande si ce n’est pas là l’affichage cynique d’un tarif.
Des colliers, la dame noire s’en couvre à foison. C’est à tel point que la poitrine de bronze délicieusement gracile des petites féticheuses dahoméennes disparaît totalement sous l’amas des coquillages et des perles. Mais un certain type de ces colliers mérite de nous arrêter. Ce sont ceux que j’appellerai les colliers de dessous. Car il existe là-bas une mode singulière dont on trouvera l’expression dans la formule suivante :
A la façon des coquillages, les négresses d’Afrique dissimulent des perles.
Elles entassent en effet à même la peau, cernant leurs hanches robustes et retenus par elles, tout un système de longs colliers en perles de verre que cache le pagne, ce pagne éternel et classique dans lequel se drape toute la gent féminine des tropiques. Pourquoi cette singulière parure invisible ? Nul ne saurait le dire. Est-ce pour honorer ce ventre auquel est dévolu la fonction, si hautement prisée en ces régions, de la maternité, source de la fortune ? Peut-être pourrait-on voir aussi dans ces verroteries secrètes sans cesse s’entre-choquant et tintinnabulant en un décor des plus intime comme une sorte de signal d’alarme en cas de danger. Mais le Noir manque bien trop de prévoyance pour avoir pris cette précaution à la Bartholo.
Ajoutons, pour être complet, qu’il est une toilette à laquelle la dame noire se livre avec une fréquence presque abusive. On la voit sans cesse remplir d’eau une de ses calebasses spécialement réservée à cet usage, disparaître, puis revenir avec cet air pudique qu’elle sait si bien se donner. N’insistons pas et formulons nettement :
Il y a identité absolue entre la Vénus noire et la Vénus accroupie.
La voix de la dame noire est quelquefois blanche, mais son langage est toujours coloré.
Elle emploie volontiers, en parlant, les images naïves comme tous les peuples primitifs. Autant que ses sœurs de race blanche, elle se laisse aller aux conversations interminables, quand elle en trouve le temps. Mais avec tout le travail que son époux ou son maître fait retomber sur ses épaules lasses, elle manque vraiment de loisir. Il est rare que l’artisan indigène cause, à l’instar des nôtres, lorsqu’il se livre à sa besogne. De même, les lavandières au corps de bronze que l’on rencontre le long des marigots africains jacassent avec beaucoup moins d’animation que nos blanchisseuses. Voici une incontestable supériorité du Noir sur le Blanc : il est arrivé à empêcher les femmes de parler.
Mais les inoccupées, notamment les épouses de toubab, font suffisamment entendre leur ramage lent et musical pour qu’il y ait compensation. C’est surtout entre elles qu’elles trouvent l’occasion d’échanger à l’infini des mots aux syllabes harmonieuses et douces. Ces dames se font des visites tout comme des Parisiennes, et l’on n’y potine pas moins, tout en croquant les noix de kola qui remplacent la classique tasse de thé. Le grand sujet de conversation est le même que chez nos Célimènes d’Europe : la conduite généralement mauvaise des amies et connaissances. Mais ce sujet prend, s’il est possible, encore plus d’ampleur par ce fait qu’en pays noir, il n’est pas nécessaire de se connaître pour se faire des visites. Une femme de bonne réputation se présente délibérément chez n’importe quelle maîtresse de case et lui souhaite la bienvenue. Ce serait un manque absolu de savoir vivre que de ne pas la prier de s’asseoir. Arrivez avec une mousso dans un village totalement inconnu d’elle : une heure après vous la trouverez en train de jaboter de la façon la plus familière avec une commère du pays et de prendre sa part du couscous familial. Puis elles vont ensemble laver leur linge et se baigner au fleuve.
La dame noire est au monde celle qui compte le plus de relations : ce sont surtout des relations d’eau.
Inutile d’ajouter que ces relations d’eau ne sont pas plus solides que celles que nous nouons et dénouons si facilement dans nos stations balnéaires. Mais enfin ça aide toujours à passer le temps.
Il est là-bas une personne notoire, sinon notable, car elle est assez mal considérée, dont la langue est prolixe au point de lui constituer une profession. Par un sentiment très juste de la division du travail, la société noire l’a chargée de parler pour toutes celles qui ne parlent pas. Ne croyez pas qu’il s’agisse, comme chez nous, d’une avocate. J’ai en vue la griotte, cette improvisatrice populaire, cette poétesse qui, moins redoutable que les nôtres, se contente de l’impression qu’elle produit sur son public sans user de celle des typos. C’est elle qui détient les contes de la brousse, les vieilles légendes transmises oralement de génération en génération, seule floraison littéraire des grandes plaines sauvages et silencieuses. Ajoutant parfois des traits nouveaux, elle les répète inlassablement à son auditoire crédule et enfantin, toujours prêt à se laisser emporter mollement sur les ailes d’or de la fiction et du rêve. On trouve à la fois dans ces récits toute la sagesse, toute la malice et toute la fantaisie souvent saugrenue de la race noire. Écoutez, par exemple, cette histoire de paradis perdu aussi originale dans son genre que le poème de Milton. Sa morale n’est pas sans rappeler celle d’un refrain boulevardier fort connu.
« Autrefois, le ciel se trouvait tout près de la terre. On n’avait qu’à le toucher légèrement et il en tombait toute la nourriture que l’on voulait. Il suffisait de se baisser pour en ramasser et les hommes vivaient heureux. Un jour, par pur caprice comme elles en ont toutes, une femme se mit en tête de piler du mil. C’était inutile, puisqu’on n’avait pas besoin de travailler pour manger à sa guise. L’espace lui manquant pour élever son pilon, elle dit au ciel :
« — Soulève-toi un peu.
« Le ciel obéit. Mais, loin d’être satisfaite, elle insista tellement qu’il remonta où il est depuis. Quand on l’appelle maintenant, il reste sourd et ne donne plus rien à manger.
« Sans les femmes, les hommes seraient heureux et ils n’auraient pas à travailler. »
Pauvres femmes ! on leur a fait payer cher leur imprudence, et les Noirs exagèrent terriblement quand, par la voix de la griotte, ils déclarent que ce sont eux qui travaillent. A côté de ces apologues un tantinet moralisateurs, les aèdes populaires des deux sexes conservent et propagent des légendes merveilleuses et touchantes. Elles dégagent souvent un parfum de Mille et une nuits permettant de croire qu’elles ont vu le jour dans les pays d’Orient et qu’elles se sont accommodées peu à peu à la manière noire. L’amour y joue son rôle, mais naturellement il y revêt de suite la forme physique. Quant à l’idée de sacrifice qu’il semble inspirer à la dame noire, il faut l’attribuer à l’instinct de soumission poussé jusqu’à l’héroïsme qui fait le fond de la nature et de l’éducation de celle-ci. Et puis ce sont là des exemples surhumains que le positif bougnoul ne se sent aucune envie de suivre, tels ces paisibles bourgeois du Marais qui applaudissaient jadis au théâtre Buridan, Bussy ou Lagardère. Voulez-vous l’histoire d’une sorte de don Juan nègre, d’un kamélé, c’est-à-dire d’un tombeur de femmes devenu fameux ?
C’étaient deux amis fidèles, tous deux jeunes et beaux. L’un deux avait prêté sa lance à l’autre pour aller combattre, et avec elle celui-ci avait transpercé le roi des ennemis. Quand il revint, les gens de son village le comblèrent de présents, si bien que son ami en devint jaloux et lui demanda d’un ton mécontent :
— Où est ma lance ?
— Ta lance, elle est dans le corps du roi qui s’est enfui.
— Il faut à tout prix que tu me la rapportes.
Le jeune homme se décida à l’aller chercher. Lorsque le jour parut, il était déjà parti de très grand matin, afin que sa fiancée ne le suivît pas. Mais elle l’avait aperçu, elle l’avait suivi. Quand elle le vit prêt à monter à cheval, elle lui cria :
— Arrête ! Prends-moi en croupe pour que j’aille avec toi, car si tu dois mourir, je veux que nous mourions ensemble.
Ils galopèrent tous deux vers le village des ennemis. Ils rencontrèrent, tout auprès, de belles jeunes filles qui se baignaient dans un marigot, et parmi elles se trouvait la fille du roi. Elle se nomma au jeune homme, qui lui dit :
— C’est moi qui ai transpercé le roi, ton père, de ma lance et je reviens la chercher.
Elle lui dit :
— Suis-moi, je vais te la donner.
Alors il laissa sa fiancée en dehors du village et il suivit la fille du roi jusqu’à la case de celui-ci. Elle y entra, prit quantité de lances et les lui tendit en disant :
— Regarde parmi elles si tu trouves celle avec laquelle tu transperças mon père.
La lance ne s’y trouvait pas. Elle en rapporta d’autres jusqu’à trois fois. A la troisième fois, il reconnut son arme et la prit. La jeune fille lui dit alors :
— Prends-moi avec toi. Je me mettrai à crier : Ihou ! ihou ! et je dirai : « Voilà celui qui a transpercé mon père et qui maintenant m’enlève. Au secours ! »
Il la prit en croupe, puis à la sortie du village il retrouva sa fiancée et la plaça sur l’encolure. La fille du roi s’était mise à crier comme elle l’avait dit, simulant un enlèvement par force. Les gens du village montèrent à cheval et atteignirent le hardi cavalier, mais il les repoussa. Ils revinrent pour se saisir de lui au bord du fleuve. Alors, il dit au passeur :
— Vite, vite, fais-moi échapper.
Et le passeur lui répondit :
— Je ne te ferai passer que si tu me donnes l’une des deux jeunes filles que tu emportes sur ton cheval.
Mais le passeur avait une fille. Elle tua son père et fit passer le jeune homme et ses deux compagnes. Puis elle lui dit :
— Emmène-moi aussi, partons !
Il la prit de même sur son cheval. Puis, après avoir chevauché quelque temps, ils allèrent tous les quatre se coucher sous un grand fromager. Et il prit tellement ses ébats amoureux avec les trois jeunes filles qu’il en mourut. Elles se mirent à pleurer sur lui. Alors une jeune fée apparut et leur demanda :
— Qu’avez-vous donc à pleurer ?
— Vois, répondirent-elles, notre mari est mort.
Elle leur demanda encore :
— Si je le ressuscite, sera-t-il à nous quatre ensemble ?
Elles y consentirent. Alors elle l’humecta de salive et il se leva. Elles lui demandèrent aussitôt :
— Laquelle de nous choisis-tu comme maîtresse de ta case ?
A l’heure qu’il est, ils discutent encore sur ce sujet à l’ombre du grand fromager. Jusqu’à présent, on n’a pu savoir laquelle doit être maîtresse de la case. Voilà[2].
[2] Ce conte et le suivant ont été recueillis à Zinder par le capitaine Tilho et l’officier interprète Landeroin.
Qui oserait soutenir que la littérature primitive ne déborde pas de sève ? Le conte qu’on vient de lire contient tout à la fois en substance Don Juan, le Cid, les Quatre Fils Aymon, l’Arlésienne, où l’on meurt également d’amour, mais moins agréablement, sans oublier la légende de la fée Mélusine amoureuse du chevalier Raymondin. Et le pis, c’est que l’histoire n’est pas finie. Les récits africains se terminent souvent comme ladite fée : en queue de poisson. Le conteur s’en tire avec une gouaillerie finale qui satisfait tout le monde en faisant soudain éclater de gros rires sur les faces surprises. Voici pourtant un conte haoussa dont la charpente est parfaite autant que le sujet pathétique. Je gaze les audaces du début, le griot bravant l’honnêteté dans les mots autant que dans sa conduite journalière.
Il y avait une fois un jeune homme qui était fils unique et qui possédait de grandes richesses. Ses parents lui cherchaient une épouse, mais n’en trouvaient pas qui fût à leur gré. Un jour, une vieille femme vint dire à ce jeune homme :
— Il y a dans un village voisin une fille dont les parents sont très riches et qui n’a pas sa pareille. Tu ne peux avoir d’autre femme qu’elle.
Il prit vingt pagnes et les lui envoya par la vieille. La belle fille dit alors :
— Demain, j’irai voir ce jeune homme.
Il possédait une case entourée d’un enclos avec trois grands arbres dans la cour, donnant chacun beaucoup d’ombrage : un shedia, un figuier et un yendi. Sous chacun d’eux, il fit étendre un tapis et mettre du musc, des parfums, de l’essence de rose et cent grosses noix de kola. Lorsque le jour parut, la jeune fille se mit en route, accompagnée de vingt jeunes captives magnifiquement parées, mais elle l’était encore bien mieux. En arrivant devant la porte de la case du jeune homme, elle leur dit d’aller dans le village. Il se leva, ferma la porte et l’étreignit, puis tous deux tombèrent sur le tapis et s’y roulèrent amoureusement. Ensuite il palpa avec ardeur le corps de la belle et le frotta de musc, de parfums et d’eau de rose. Vers le milieu de la matinée, le jeune homme dit :
— Allons sous le figuier, car le soleil nous a atteints.
Ils restèrent enlacés sous le figuier jusqu’à ce que le soleil les eût de nouveau rejoints, puis ils s’en furent sous le yendi, où ils passèrent l’après-midi. Le soir venu, le jeune homme reconduisit sa fiancée à travers le village.
Or, des sorciers avaient dit à son père et à sa mère : « Il ne faut pas que le coucher du soleil trouve votre fils hors du mur d’enceinte. Autrement, il mourra. » Le jeune homme connaissait ces funestes paroles, mais le désir s’était si fort emparé de lui tandis qu’il accompagnait la jeune fille, qu’il les avait momentanément oubliées. Ils sortirent ainsi du village. Soudain, il vit que le soleil tombait et il se rappela la terrible prophétie.
En hâte, il dit à sa fiancée : « Bonne nuit ! » puis il revint en courant. Mais lorsqu’il entra dans le village, il avait perdu la raison, arrachait ses vêtements et se jetait la face contre terre. Son père et sa mère arrivèrent en pleurant.
— Comment, criaient-ils, guérir notre malheureux fils ?
Un marabout leur répondit :
— Creusez une grande fosse. Vous l’emplirez de bois et vous y mettrez le feu. Quand il sera devenu tout à fait rouge, il faudra que l’un de vous deux se jette dedans. Alors, votre fils retrouvera la santé. Sinon, il mourra.
Tous deux déclarèrent qu’ils allaient se jeter dans le feu. Lorsqu’il fut allumé, le père s’élança à toutes jambes. Au moment où il allait tomber dans le brasier, les longues flammes le léchèrent. Il fit un bond de côté et s’écria :
— J’en engendrerai un autre ! Il peut mourir !
— Non, non ! lança la mère. Je n’accepte pas que mon fils meure !
Elle se leva et courut vers le foyer, mais les langues de feu l’ayant touchée, elle dit à son mari :
— Tu as dit vrai ! Nous en engendrerons un autre ! Qu’il meure !
A ce moment, la jeune fille revint et demanda :
— Qu’est-il arrivé ?
On lui répondit :
— Ton fiancé va mourir, à moins que quelqu’un ne se jette dans le feu pour le sauver, pourvu que la personne qui se sacrifiera ainsi soit de condition libre.
Elle se leva et enleva ses amulettes et ses pagnes, ne conservant que son banté[3]. Puis elle marcha à reculons jusqu’à ce qu’elle tombât dans le feu.
[3] Petit pagne porté autour des reins et voilant le haut des cuisses.
Et le jeune homme se leva.
Aussitôt, on combla la fosse et on y laissa le corps de la jeune fille pendant quarante jours. Son fiancé fit alors creuser le sol en cet endroit. Qu’y trouva-t-on ? Une surprise merveilleuse. Une grosse pierre s’était placée entre la victime et le brasier, tandis qu’au-dessus d’elle une autre avait retenu les terres. Entre ces deux pierres, on trouva la jeune fiancée vivante et bien plus belle encore qu’auparavant.
Cette histoire édifiante passe à coup sûr le niveau des imaginations nègres. On y trouve trop de tapis, de musc et d’eau de rose pour qu’elle n’ait pas été rapportée par quelque pèlerin de la Mecque. Nous ne reconnaissons plus au milieu de ces essences le parfum caractéristique de la dame noire. Griots et griottes, et même pieux marabouts ou simples conteurs qu’entourent auprès des feux de campement caravaniers et bergers, tous ceux qui savent animer la morne vie africaine du charme vivant d’un récit tombant des lèvres, nous semblent autrement de chez eux quand ils détaillent avec des mines malignes et papelardes quelque conte grivois comme celui du Lion et de la vieille, curieuse adaptation locale du Lion de la forêt de Bièvre de Rabelais, mystérieusement transporté à travers la brousse. En voulez-vous un plus original, le Mari jaloux, par exemple ?
Il était si jaloux qu’il avait été construire sa case en pleine brousse, seul avec ses deux femmes. Un beau garçon du voisinage se déguisa en femme en se coiffant avec des tresses, s’habillant d’un targui[4] et mettant sur sa tête un wawa[5]. Puis il se rendit chez le jaloux. La femme de celui-ci déclara :
[4] Pagne de femme couvrant les seins.
[5] Pagne posé sur la tête comme un voile.
— C’est ma sœur.
Et le mari étant entré dans la case de sa première femme, mon gaillard alla coucher dans celle de sa prétendue sœur.
Ce jour-là, comme on le pense, ils se levèrent très tard. Dans la matinée, la femme se rendit au puits, laissant son rusé amant couché tout nu dans la case. Par malchance, le jaloux y entra et il put se rendre compte, au premier regard jeté sur ce corps étendu, que ce n’était pas précisément celui d’une femme.
— Hé ! fit-il, voilà donc la fameuse sœur !
Il ajouta :
— Elle mourra aujourd’hui.
Il décrocha son carquois et son arc et alla trouver sa femme. Mais, du plus loin qu’elle l’aperçut avec son arc et ses flèches, elle jeta sa jarre dans le puits, en s’écriant :
— Woyyo ! woyyo ! Je suis perdue !
Son mari lui demanda :
— Qu’as-tu donc ?
— Comme je puisais de l’eau, dit-elle, on m’a appris que toutes mes sœurs venaient de se transformer en hommes.
— Ah ! mais alors, fit le jaloux, celle qui est chez nous est aussi devenue un homme !
Et il s’en retourna tranquillement à sa case.
Est-ce faux ? Est-ce vrai ? Je ne sais pas.
Vous connaissez peut-être l’exquise vieille chanson provençale où Marion soutient à son mari que le galant avec qui il l’a surprise était une de ses camarades et que ce qu’il a pris pour des moustaches,
Le fabliau africain qu’on vient de lire ne lui fait-il pas exactement pendant ? L’éternel féminin est décidément de tous les climats et se retrouve dans l’espace aussi bien que dans le temps.
Les griottes comptent dans leur répertoire ordinaire bon nombre de morceaux scabreux. Leurs romances d’amour ne sont pas moins épicées que leur couscous. Seulement, avec cette pudeur spéciale des négresses dont j’ai parlé, vous ne les entendrez jamais souffler mot en public de leurs amours, à elles. Mon Dieu, quel progrès et quelle délivrance, si toutes nos femmes de lettres prenaient la bonne habitude de les imiter !
La condition de la femme noire consiste à rester toute sa vie en condition.
C’est une esclave. Elle est la pauvre Mme Pile-Toujours, qu’on voit de l’aube au couchant occupée à écraser le mil dans le mortier du ménage. Quand son seigneur et maître monte à cheval, elle doit lui présenter l’étrier, ce qui constitue une façon un peu spéciale de recevoir les honneurs du pied. Elle fait chambre à part, et même case à part. Lorsque Monsieur veut de l’amour, il faut que Madame se dérange. S’il a les moyens de s’offrir plusieurs épouses, il établit entre elles un roulement, soit dit sans comparer à de la peau d’âne la chair noire de ces dames. Celle qui a reçu en dernier lieu l’hommage conjugal est chargée de nourrir le mari et de le servir à table. Dame ! quand on a été à l’honneur, il faut bien être à la peine et savoir réparer les forces qu’on a fait perdre.
L’hommage conjugal expose la dame noire à d’autres devoirs. C’est d’abord celui de mettre un enfant au monde et de l’allaiter pendant trois ans. On voit qu’à notre exemple, les populations africaines sont vraiment portées à exagérer le régime lacté. Comment voulez-vous qu’après trois ans d’un pareil régime une poitrine ne donne pas le lamentable spectacle d’une cascade de bitume capable d’enlever toute envie de cascader ?
Durant cette longue période, la femme ne doit plus compter sur la moindre prévenance de son mari, qui n’entend honorer de ses faveurs que des épouses sèches. Ainsi le veut une tradition inhumaine. Le Noir, à l’exemple du héros de Francillon et à la différence des militaires, ne peut pas souffrir les nourrices. La maman en est réduite à un tête-à-tête prolongé avec son poupon, et encore le mot tête-à-tête me paraît plutôt impropre, car le petit passe presque tout son temps sur l’échine maternelle, où le maintient un pagne solidement noué.
Un symbole, cette mode de porter sa progéniture, pour signifier clairement qu’on en a plein le dos des joies de la famille !
Non content de faire d’elle une perpétuelle couveuse, le nègre exploite sa femme de toutes les façons. Il la revend, la met en gage, l’échange, la prête. Avec l’argent qu’il retire de ces différentes opérations, il se payera d’autres épouses. En Afrique, la femme est une valeur éminemment négociable. Elle rend les services que nous demandons chez nous à la banque et au mont-de-piété. Elle constitue à elle toute seule un véritable mont-de-piété, sans reconnaissance, hélas ! car son cynique époux ne lui a aucune gratitude de son incontestable utilité. Cette utilité est telle qu’il ne fait pas un seul pas sans femmes. Il les entraîne à sa suite dans tous ses déplacements. Le tirailleur se montre un soldat infatigable et modèle, mais il faut que sa mousso le suive. Pas de mousso, pas de lapin. Le Noir ressemble aux palmiers de son pays, qui ne fleurissent qu’auprès de leur femelle. Mais s’il a tant besoin de ses compagnes, c’est beaucoup moins pour les aimer que pour les faire travailler.
Et si vous saviez ce que comporte là-bas de variétés ce que nous appelons chez nous « l’ouvrage de dames » ! Élégantes papoteuses qui vous réunissez, une bande de tapisserie ou de broderie aux doigts, dans quelque salon ou casino, et qui croyez, pour quelques coups d’aiguille, avoir fait œuvre méritoire, voulez-vous avoir une idée des besognes qui vous attendraient si, pour votre malheur et le nôtre, la nature avait coloré du plus beau noir le pigment transparent de votre peau ? Il vous aurait fallu, de l’aube à la nuit, piler le mil, récurer les calebasses, cuisiner, laver, filer, tisser, teindre, modeler de la poterie, fabriquer de l’huile, du savon, du beurre de karité, faire la cueillette du coton, du caoutchouc, de l’indigo, récolter l’or.
Oh ! je sais bien qu’en tous pays, et particulièrement dans les plus avancés en civilisation, les femmes s’entendent admirablement à cette dernière récolte. Elles ont même pour la pratiquer des moyens qui tiennent essentiellement à leur sexe. Mais les travailleuses africaines ne voient pas affluer le précieux métal avec la même facilité et le même agrément que Danaé. Courbées en deux, dans l’eau jusqu’aux hanches, elles l’extraient péniblement des sables aurifères, lavant dans leur calebasse les imperceptibles parcelles étincelantes qu’elles ont recueillies, puis vont les remettre scrupuleusement à leur mari, qui se garde bien d’aider au travail autrement que par sa présence. Il se dit, ce pratique flemmard, que ses femmes sont d’éternelles mineures, et très logiquement il les emploie à un travail de mines. Au fond, elles sont bonnes à tout. Nos modernes championnes du féminisme croient avoir fait faire un grand pas au progrès en décrétant que la femme vaut mieux que l’homme pour exécuter n’importe quel travail. La belle découverte ! Il y a longtemps que les Noirs s’en sont aperçus.
Si seulement ils savaient un peu gré aux pauvres créatures surmenées de tout le mal qu’elles se donnent pour eux ! Autant pour un cheval de fiacre compter sur les remerciements de son cocher. Si l’une d’elles meurt à la peine, le mari ne prendra même pas le deuil, tandis que la veuve est tenue de le porter de la façon la plus rigoureuse. Vous comprenez bien que, dans de telles conditions, les veuves joyeuses sont légion en Afrique occidentale. Aussi a-t-on estimé comme une précaution utile de les obliger à dissimuler quelques temps cette joie sous des apparences affligées.
Une autre façon de remercier, pour le mari, consiste à divorcer, afin de ne pas acquitter la dot qu’il doit, ou de rentrer dans ses débours. Si la femme ne veut pas divorcer, il l’y forcera par de fréquentes distributions d’arguments frappants.
En France, les femmes invoquent le divorce pour ne plus être rossées : chez les Noirs, on les rosse pour leur en suggérer l’idée. Il est vrai que cette méthode n’est pas tout à fait étrangère à certains Européens avides de reprendre leur liberté.
La pauvre dame noire n’est pas plus galamment traitée au chapitre des successions. On la met sur le pied d’une vache. Elle fait partie intégrante du capital. Lorsqu’un homme meurt, ses femmes passent à ses héritiers avec ses troupeaux et ses captifs. Ils peuvent disposer d’elles à leur gré. C’est tout à fait ce qu’on appelle une succession ouverte.
En somme, de même que, pour le Blanc, la femme noire est un meuble, elle est, pour le Noir, un immeuble qu’on achète, qu’on vend, qu’on exploite, qu’on donne à bail, qu’on hypothèque et dont on fait à la fois une propriété d’agrément et de rapport.
Le kamélé, c’est l’amant, le bourreau des cœurs, la terreur des maris. Au pays noir comme ailleurs, il y a des hommes qui sont amants par vocation et qu’Éros a marqués de son signe mystérieux. Généralement, jugeant inutile de se dépenser en de moins douces fatigues, ils s’en tiennent à ce rôle de don Juan et en retirent assez de petits profits pour assurer leur existence. Le kamélé est élégant, il porte des boubous brodés de soie et des calottes richement enjolivées, à moins qu’il n’arbore un chapeau melon ou une casquette, dont il a bien soin de conserver l’étiquette de prix, comme une parure de plus. Quand sa garde-robe est un peu trop démunie, il loue à un de ses camarades, pour une journée, le mirifique feutre à larges bords ou l’éblouissante redingote qui doit assurer sa conquête.
Il a l’allure satisfaite et sûre de soi d’un coq de village et traîne ses babouches avec une nonchalance pleine de fatuité. Ses poches sont pleines de kolas et sa bouche de paroles de miel. Souvent il rehausse son prestige d’accessoires étranges : une cravache, un alpenstock, une lance, une bicyclette. Il ne s’en sépare jamais au cours de ses équipées amoureuses, où ils lui assurent sans doute une chance de plus.
Dernièrement, un kamélé de marque fut traduit devant le tribunal de Kayes comme complice d’un délit d’adultère. C’était un important personnage, chef d’une petite gare voisine. Il avait été pris, la nuit, dans la case de l’épouse légitime d’un honorable habitant du village noir. Ceux qui l’avaient vu entrer avaient remarqué qu’il était armé d’une lance. A quoi bon cet instrument de mort dans une entreprise toute de tendresse ? Assez peu au courant des habitudes bizarres des kamélés, l’administrateur qui présidait le tribunal se le demandait avec une insistance troublée.
— Pourquoi cette lance ? réitérait-il sans cesse au délinquant, qui restait muet, tournant sa casquette brodée dans ses grosses pattes noires et baissant devant le questionneur ses gros yeux humides de chien battu.
A la fin, le président prit le parti de poser au galant chef de gare une question plutôt scabreuse :
— Tu avais donc bien peur de la manquer ?
Généralement célibataire, le kamélé s’adresse par principe à la femme d’autrui. Il se recrute beaucoup parmi les tirailleurs. Ah ! le prestige de l’uniforme est le même sous toutes les latitudes. La Vénus noire se montre pleine de complaisance pour le beau Mars en chéchia. La femme du forgeron s’en laisse facilement conter par les jolis cœurs de la colonne qui passe. Les boys fournissent également des numéros de choix au monde redouté et audacieux des kamélés. Les griots, ou chanteurs populaires, en constituent la catégorie la plus experte. Ils lancent à plein gosier les louanges des belles du village, afin d’obtenir d’elles de l’argent ou, à son défaut, des faveurs toutes spéciales. Si elles ne veulent pas comprendre, ils débitent sur le même air les plus épouvantables accusations à l’adresse des malheureuses. Et voilà comment le chant conduit au chantage.
Le kamélé est-il vraiment un amoureux ? Non, c’est surtout un homme pratique et peu scrupuleux, qui abuse de la passivité de la pauvre Noire pour s’implanter dans sa vie et tirer d’elle tout ce qu’il en peut tirer.
Axiome. — Chez nous, le rôle d’amant est le plus souvent une cause d’embarras. Au pays noir, c’est une situation assise encore plus que couchée.
Mon Dieu, je sais bien que pas mal de gens dans nos pays civilisés occupent ou briguent une place semblable. Mais cela entraîne généralement une certaine déconsidération. Rien de pareil chez les nègres. Le kamélé y est envié et admiré. Seul, le mari trompé, s’inspirant sans doute de l’analogie du nom, le traite avec indignation de chameau. Pourtant, il est assez rare qu’il le connaisse, car le séducteur, en sa qualité de roué plein de flair et d’expérience, opère en catimini, avec énormément de prudence et d’adresse. D’abord, un amant noir est beaucoup moins voyant qu’un blanc. Ensuite, la disposition des cases, leurs entrées démunies de portes, leurs murs bas, leur construction uniforme, favorisent et protègent ses entreprises.
Et puis il pourrait donner des leçons de discrétion à tous les Lovelaces de France et de Navarre. Si le kamélé, à l’image de Fortunio, ne meurt pas pour sa belle sans la nommer, il vit en tous cas sans en souffler mot. Ne pensez pas que ce soit par délicatesse et esprit chevaleresque. C’est tout simplement qu’il craint la correction qui, des bras du mari, s’abattrait sur sa tête, et surtout l’amende suspendue par le juge au-dessus de ses ébats coupables, cette amende qui se paye, comme le reste, en argent, en bétail, ou en toile de Guinée. Il n’y a rien de tel que la peur pour rendre un amant peu compromettant. Mais que nos lectrices n’aillent pas s’imaginer qu’en faisant le bonheur d’un nègre, elles auront la chance de voir leur secret bien gardé. Sous tous les climats, l’homme de couleur qui peut s’enorgueillir des faveurs d’une Blanche ne manque jamais de le proclamer à son de trompe.
Le kamélé est un conspirateur du silence ! Si ce silence n’est pas d’or, c’est que les victimes ne peuvent guère octroyer à leur tombeur que des pièces de vingt ou quarante sous.
L’adultère fleurit parmi les ménages noirs comme les hautes herbes dans la brousse. On trompe là-bas son mari avec une fréquence et une facilité surprenantes. Quelque édifiés que nous soyons sur le grand nombre des maris blancs trompés, nous nous sentons encore protégés par le dieu des amours fidèles, quand nous contemplons l’armée des maris nègres.
Vu la façon légère dont elle est vêtue, la dame noire consomme la douce faute avec une rapidité singulière. La cour est brève. Quelques gestes expressifs suffisent et remplacent avantageusement les protestations, les serments, les épîtres, les vers dont nous autres, civilisés, avons pris la fâcheuse habitude de nous embarrasser. Ce qu’il importe de trouver, c’est l’occasion favorable, c’est-à-dire le silence, l’ombre et le mystère. L’épouse noire coupable est comme la Clélia de la Chartreuse de Parme : il lui faut une nuit non moins noire pour perpétrer une trahison qui l’est encore plus. Dans le monde nègre, l’adultère est toujours honteux, et je trouve encore dans ce fait une preuve de ce simple bon sens, de cette naïve et profonde justesse de vue des enfants de Cham à laquelle j’ai fait déjà de fréquentes allusions.
Chez nous, en somme, ce péché jouit d’une assez bonne presse. On lui trouve facilement des excuses. Il apparaît, celui de la femme surtout, comme un accident curieux, intéressant, souvent sympathique. Volontiers, on lui découvrira de la beauté. Il a été consacré d’une façon éclatante par la littérature, et sans lui, nous serions privés des trois quarts du théâtre français aux XIXe et XXe siècles. Le nègre, en revanche, ne lui accorde pas la moindre indulgence. Bien entendu, il ne peut s’agir de lui-même. L’adultère du mari ne se conçoit même pas dans ces régions où la femme est quasi captive et où, comme dans les poulaillers, il y a un coq pour un nombre indéfini de poules. Seule, l’infidélité de la femme est toujours une faute sans rémission, que ne pardonnent ni le mari, ni l’opinion publique. Cela n’empêche nullement qu’elle se commette avec une magnifique prodigalité.
— Mais, allez-vous me demander, puisque votre pécheresse noire ne sait qu’exceptionnellement goûter dans leur réalité positive les joies de l’amour, pourquoi se mêle-t-elle de tromper avec autant d’intensité son infortuné bougnoul de mari ?
Je vous répondrai d’abord, ô gens pauvres d’expérience, que bien peu de nos Parisiennes encornent leur époux pour la seule recherche du déduit amoureux. J’ajouterai que les raisons spéciales à la dame noire tiennent au peu de cas qu’elle fait de son pauvre corps d’esclave, si vite flétri et déformé, et surtout à sa docilité native, à sa soumission séculaire devant le mâle. Et puis, il n’y a que le premier pas qui compte, car il ne coûte guère. Quand on a commencé d’être adultère avec le premier venu, pour n’importe quelle raison, pourquoi faire d’inutiles et fatigants efforts afin d’éviter une faute qui tient si peu de place, dure si peu de temps et a, au fond, si peu d’importance ?
Rien n’est là pour arrêter les coupables. En somme, leur cas est le contraire de celui de la Madeleine :
Le nègre le sait bien. Aussi tire-t-il de la femme de son voisin tout le profit qu’il peut, à propos des incidents les plus ordinaires, les plus menus de l’existence.
— Fatou, dit Semba, toi y a devoir à moi dix sous.
— Moi sais bien, réplique la pauvre Fatou, mais moi y a pas pouvoir donner.
— Alors moi y aller dire bonjour à toi dans ta case, quand Moussa y en a parti marché.
Le bonjour de Semba n’est pas précisément de ceux qu’on adresse en public, et le nom de Moussa, s’il n’y figure déjà, s’ajoute à l’interminable liste des cocus de tous les temps et de tous les pays.
Si Moussa apprend son malheur, que fera-t-il ? Tuera-t-il Fatou ? Il est bien trop pratique pour cela. Il réclamera tout simplement le plus d’argent possible à Semba. Les magistrats indigènes prendront sa cause en main. Devant eux, Fatou protestera que Semba lui a fait violence, et que, bien loin d’être sa complice, elle est sa victime. Semba a beau protester, cette solution élégante fait trop l’affaire de tout le monde, y compris les juges, qui ne seront pas oubliés, pour que le jugement ne prescrive pas l’amende et l’absolution complète de Fatou. Il me semble que, bien loin de nous moquer de ces primitifs, nous devrions les imiter. Dans nos pays si fiers de leur civilisation, il y a un rôle qui m’a toujours paru vraiment par trop déshérité, c’est celui de mari trompé. On a fait des campagnes en faveur des victimes de toutes espèces, et jamais rien n’a été tenté pour soulager son sort. Ne serait-il pas juste d’établir une compensation, même strictement pécuniaire, qui lui rendrait moins cruels sa peine et le ridicule de sa situation ? Car un cocu noir n’est pas moins un sujet de plaisanterie et de risée qu’un cocu blanc.
Pour s’en rendre compte, il n’est que d’entendre les conversations des porteurs, durant les nuits de campement dans la brousse. Quels éclats de rire autour des feux dont les reflets font luire comme de la cire noire en fusion les visages épanouis, pendant qu’un loustic apprend à l’assemblée comme quoi ce pauvre Tankary ou ce malheureux Gi-gla loge de temps en temps dans sa case, sans le savoir, un hôte qui lui mange son mil sur tige ! « Moi y en a vu » affirme-t-il toujours. Et il n’est jamais démenti. Car Bambaras ou Nagos ne demandent qu’à croire aux infortunes d’autrui et à s’en réjouir, tout comme de simples blancs.
Mais du moins savent-ils diminuer l’ennui de l’époux berné — car il est bien rare qu’il éprouve un sentiment plus cruel — grâce à cette bienheureuse institution de l’indemnité que lui verse le séducteur. Trois pièces de guinée consolent de bien des choses. Par-dessus le marché, la blessure d’amour-propre du cornard trouve un baume dans cette complaisante fiction que sa compagne a été prise de force. Du coup, la coupable se relève. Qui l’aurait cru ? La seule galanterie qui se puisse constater en pays noir émane de la jurisprudence ! Celle-ci n’insulte jamais une femme qui tombe.
Un ménage uni et un peu habile arrive à se procurer ainsi de fort jolis revenus, car il est aisément compréhensible que des maris peu scrupuleux soient les premiers à pousser leurs femmes dans des aventures coupables, pour les surprendre ensuite tout à leur aise en conversation criminelle. Cette petite comédie de société se pratique également dans nos climats, mais il est moins facile de l’y recommencer indéfiniment.
La caractéristique du cocu noir est tout à la fois de faire rire et de faire envie par la grâce de l’amende touchée. Ce ne peut être que des régions tropicales que nous est venue l’expression courante : une veine de cocu.
Il y a donc bien des raisons pour expliquer la fréquence de l’adultère féminin dans ce vaste empire du soleil. Des mauvaises langues affirment que des femmes n’ayant pas l’excuse d’être noires, d’aimables fleurs transplantées d’Europe et épouses légitimes de coloniaux, s’y laissent plus facilement entraîner que dans la mère-patrie. Le désœuvrement, presque obligatoire pour elles, joue alors le rôle du serpent tentateur. Ce point rosse est trop délicat pour que j’insiste. Mais il nous servira à donner à notre conclusion toute sa généralité :
L’adultère trouve un terrain plus favorable que partout ailleurs dans les régions primitives, parce qu’on a davantage le temps de s’y livrer et qu’après tout, c’est une occupation. Il y a même des gens que ça amuse, et les distractions sont si rares dans le pays !
Et maintenant il ne me reste qu’à m’excuser auprès du lecteur pour lui avoir fait respirer aussi longuement le Parfum de la dame noire. Je n’espère pas en avoir fait un adorateur de la Vénus africaine, et mon but sera mieux atteint si, au sortir de cette lecture, il se sent un élan plus ardent et plus conscient vers celles dont la peau blanche est transparente et nacrée comme un rayon d’aube, celles qui sont nos aimées, nos maîtresses et nos épouses. Le monde n’a jamais connu qu’une Ève véritable, et la Noire est à celle-ci ce qu’est l’ombre à la lumière.
Mais l’ombre aussi a sa douceur, surtout aux terres lointaines qu’embrase le soleil. C’est pourquoi nous vous disons quand même adieu avec un peu de regret, petites épouses noires aux grands yeux de gazelle. Il faut vous pardonner votre somnolence de cœur, l’apathie de vos sens et aussi vos ruses, vos infidélités, votre docilité à céder à tous sans révolte comme sans plaisir, parce que vous n’avez jamais été traitées qu’en femelles et que vous êtes faibles et sans défense devant la brutale ruée du mâle. Quand, fallacieusement, vous invoquez le viol pour excuser vos écarts conjugaux, vous ne mentez qu’à demi, car, depuis que le monde est monde, vous n’avez fait que subir des volontés qui ont à jamais paralysé la vôtre. Aussi n’est-il pas étonnant que vous ignoriez l’art divin des baisers et des caresses. Et qui sait si le deuil éternel que vous portez sur votre peau si douce au toucher n’est pas celui de l’amour ?
Pages. | |||
Nécessaire introduction. — Comment je rencontrai Paul Bourgette | |||
Chapitre | I. | — De l’amour | |
— | II. | — Des femmes | |
— | III. | — Du baiser | |
— | IV. | — De la pudeur | |
— | V. | — Des marchandes d’amour | |
— | VI. | — Des intermédiaires | |
— | VII. | — Des artifices | |
— | VIII. | — De la conception de la beauté | |
— | IX. | — Des fêtes galantes | |
— | X. | — De la jalousie. — Côté des Blancs | |
— | XI. | — De la jalousie. — Côté des Noirs | |
— | XII. | — De la jeune fille | |
— | XIII. | — Du mariage | |
— | XIV. | — De la vie en ménage pour l’Européen | |
— | XV. | — De la toilette | |
— | XVI. | — Des caquets de la dame noire | |
— | XVII. | — De la condition de la femme | |
— | XVIII. | — Du kamélé | |
— | XIX. | — De l’adultère | |
Conclusion |
6192-5-31. — CORBEIL. IMPRIMERIE CRÉTÉ.
LES ROMANS DE CONAN DOYLE
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TRADUCTIONS ET ROMANS COLONIAUX
ACHMED ABDULLAH | |
Au Branle des Caravanes | 1 vol. 12 fr. |
CHRISTIAN DE CARTERS | |
Le Maléfice de Java | 1 vol. 12 fr. |
BONNET-GERMÈS | |
L’Ombre du Burnous | 1 vol. 12 fr. |
L’Heure du Moghreb | 1 vol. 12 fr. |
HUGO-WAST | |
Désert de pierre | 1 vol. 12 fr. |
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Dans la Brousse vivante | 1 vol. 12 fr. |
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Avant Adam | 1 vol. 15 fr. |
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LA RENAISSANCE DU LIVRE
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