Title: Trois femmes
Author: Pierre Mille
Release date: June 9, 2023 [eBook #70954]
Language: French
Original publication: France: Calmann-Lévy
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
PIERRE MILLE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Il a été tiré de cet ouvrage
CINQ CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS
tous numérotés.
No
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright, 1920, by Calmann-Lévy.
— Mon père est là ? demanda Berthe Wilden, quand elle vit la porte s’ouvrir devant elle.
— Monsieur Fauli ? répondit la servante. Bien sûr, il n’est pas sorti de toute la journée.
« C’est vrai, songea Berthe. Je n’avais pas pensé que c’est aujourd’hui samedi. Père sort le moins possible ce jour-là. » Par un retour sur elle-même, elle éprouva un remords d’avoir oublié si vite, depuis son mariage, les habitudes religieuses de son enfance.
Elle ouvrit elle-même la porte du cabinet de travail. Le vieux Fauli était assis, inoccupé en apparence, devant son bureau. Le jour, tout près de mourir à cette heure, montrait, fortement accusé par la lumière qui tombait de la fenêtre, le profil ferme et net d’un vieux patriarche : des sourcils touffus, une lèvre épaisse sous la grande barbe blanche, un nez fort et busqué, élargi aux narines :
— Simcha, dit-il, ma Simcha !
Il lui donnait son nom secret, le nom oriental et réservé que les gentils ne connaissent pas, gardé précieusement pour la famille, et que Berthe n’entendait jamais prononcer sans un certain malaise, comme s’il eût contrarié son désir d’oublier des traditions pour lesquelles il lui semblait avoir perdu toute sympathie.
— Père, dit-elle nettement, je viens te parler de mon mari.
Il fronça les sourcils. Jacques Wilden n’était pas un gendre selon son cœur. Berthe précipita ses paroles.
— C’est parce que les Américains n’achètent plus, dit-elle. On ne pouvait pas prévoir ça, le commerce des tableaux allait si bien ! Mais, pour soutenir les prix, il faut acheter, acheter toujours, et depuis six mois on ne vend plus rien.
Elle s’arrêta, n’osant encore dire le reste. Le vieux Fauli haussa les épaules. Des siècles de négoce, de spéculation, de persécution, ont habitué sa race à supporter la mauvaise fortune avec une sorte d’indifférence paisible. A manier héréditairement l’argent de façon régulière on apprend ce qu’ignorent les hommes issus, comme presque tous les Français de sang, de souche paysanne : que cet argent n’est qu’un signe, un symbole qui n’a pas de valeur par soi-même, mais par les possibilités d’échange et de combinaison qu’il permet. Et si l’on n’a pas toujours dans l’esprit ce principe fondamental : « Toutes les affaires sont mauvaises, quelques-unes deviennent bonnes », on perd courage à la première mauvaise affaire ! Mais aujourd’hui la vie est trop facile en France. Quand on compte déjà trois ou quatre générations d’aïeux qui n’ont pas connu l’âpreté de la lutte pour la vie chez les barbares méchants de Russie et de Pologne, ou, ce qui vaut mieux encore, les simples et gaies populations d’Alsace, on n’est plus bon vraiment qu’à se laisser fondre dans la masse nationale, à devenir un fonctionnaire sans responsabilité ou un politicien si on est d’intelligence moyenne ; un homme de lettres, un savant, un artiste quand on a le cerveau bien fait et une sensibilité suffisante. Mais, pour le commerce, c’est fini : on ne peut plus, on n’est plus digne !
Jacques Wilden n’était plus digne. C’était le jugement sans appel du vieux Fauli. Il prononça sentencieusement :
— Les commerces de luxe, ce sont ceux où on gagne ce qu’on veut sur la marchandise, petite fille, et aussi ceux qui s’engorgent le plus vite. On a toujours besoin de farine ou de coton. En temps de crise, les gens en achètent moins, mais ils en achètent tout de même, tandis qu’on ne peut plus leur vendre de tableaux. C’est le contraire, à ce moment : il faut avoir pris ses précautions, garnir ses poches, et acheter !
Il est peut-être bon de faire observer ici que, quelques années plus tard, pendant et après la guerre, les maximes de M. Fauli recevaient le plus éclatant démenti : les commerces de luxe bénéficièrent de la gêne universelle. Ceci tend à prouver qu’il n’y a pas plus de principes sans exception dans les affaires que dans les arts et la morale.
Berthe fondit en larmes.
— Ce n’est pas un conseil que je te demande, père. Il est trop tard : Jacques va être mis en faillite !
— Eh bien ?
Il allait ajouter, avec sa précision d’homme d’affaires : « Qu’importe ! C’est une solution. » Mais il rencontra le regard désespéré de sa fille, il eut pitié. Et puis, il ne fallait pas qu’elle eût porté jamais le nom d’un failli. Il demanda d’une voix lente, parce qu’il regardait déjà plus loin que l’immédiate question d’argent, et réfléchissait à des conséquences plus lointaines, à des combinaisons définitives :
— Combien…
— 170.000, dit Berthe, à voix basse.
Fauli eut un petit choc intérieur et haleta. C’était une somme ! Puis son regard se dirigea vers un calendrier accroché à la muraille, et qui cachait le tableau enluminé destiné à indiquer aux fidèles l’endroit vers lequel ils doivent se tourner pour la prière ; car il observait rigoureusement, malgré d’innombrables difficultés, à Paris comme jadis en Alsace, les rites de sa religion. Il songeait : « C’est une mitzvah, il faut obéir. » Ce mot signifie à la fois un commandement et une bonne action, car la religion juive, dans son rude formalisme, ne fait guère de différence. Il attira Berthe vers lui, l’assit sur ses genoux, comme lorsqu’elle était petite fille, et l’embrassa.
— Ma petite Simcha ! dit-il.
Elle lui rendit son baiser passionnément.
— O père, murmura-t-elle, que tu es bon !
Il répondit gravement :
— Je paierai, oui. Mais crois-tu que je sois si riche ? Il faut du temps, je prendrai des arrangements, j’étagerai les échéances. Seulement, c’est à une condition.
— Ah ! dit Berthe, qu’importent les conditions ! Tout ce que tu voudras.
Elle s’attendait à voir son père exiger que Jacques lui laissât surveiller ses affaires, contrôler ses opérations, et considérait déjà, en femme énergique et raisonnable, les avantages de la combinaison. Mais Fauli continua :
— Mon enfant, je vais te faire beaucoup de peine ; il faudra divorcer.
— Divorcer ! mais j’aime Jacques, père, je l’aime plus que jamais.
— Réfléchis, insista le vieillard. Tu es de mon sang, tu dois comprendre. Je paierai pour que ma fille ne porte pas le nom d’un failli, c’est entendu. Mais si tu ne divorces pas, ton mari aura fait dans six mois d’autres sottises que je ne pourrai plus payer, et que je ne paierai pas ! Wilden manque de chuzbah !
La chuzbah, c’est l’esprit d’entreprise, l’audace, ou même l’aplomb, tout ce qui sert à réussir. Le vieux Fauli ne voulait plus d’un gendre qui n’avait pas cette qualité, aussi nécessaire à un homme de nos jours que le courage militaire ou les muscles à un chevalier du moyen âge. Le divorce n’était pas non plus pour lui une institution neuve, peut-être antisociale, en tout cas de réputation douteuse : sa loi ne l’a jamais entouré de difficultés légales, elle n’y a jamais vu que la rupture naturelle d’un contrat naturel. Enfin, il se considérait comme un homme juste et confondait habituellement la justice avec la théorie des compensations et, pour ainsi dire, de l’expiation. Quand il avait monté la première marche d’un escalier du pied droit, il redescendait cet escalier en partant du pied gauche. Cette attention à mettre de l’équilibre dans les plus petites choses est recommandée dans les livres des vieux écrivains fromm, c’est-à-dire pieux, comme une excellente méthode pour parvenir à ne former que des résolutions d’une absolue sagesse. Il paierait donc les dettes de son gendre parce qu’il aimait sa fille, et obligerait sa fille à divorcer parce qu’il n’aimait pas son gendre. Les choses lui semblaient ainsi parfaitement arrangées.
Mais Berthe, maintenant, pleurait à chaudes larmes. Fauli, pour quelques instants, se sentit attendri. Il avait raison, il était sûr d’avoir raison : la prudence humaine imposait le divorce. Pourtant, causer une peine si rude à son enfant unique, à cette grande fille qui était sa seule affection au monde ! Et puis, il savait qu’on ne convertit pas un blessé, du premier coup, à l’idée d’une amputation. Il affecta d’hésiter :
— Enfin, nous verrons. Je t’ai dit de réfléchir, de parler à Jacques. Qu’il vienne me voir, qu’il m’apporte ses livres, nous causerons. Du reste, demain je lui enverrai une note, cela vaudra mieux.
Il répugnait à prendre une plume le jour du sabbat. La nuit, durant cette conversation, était presque entièrement venue. Sa fille, pour lui donner de la lumière, allongea la main vers le commutateur électrique. Subitement, comme paralysée par une injonction venue des profondeurs de son inconscient, elle la laissa retomber. Fauli eut dans les yeux un éclair de satisfaction.
— Sonne la goyé, petite, dit-il doucement.
On ne doit pas allumer de feu un samedi, et c’est pourquoi il est nécessaire d’avoir des serviteurs appartenant à une autre religion, qui puissent rendre aux fidèles l’indispensable service de frotter une allumette ou d’appuyer sur le bouton d’un commutateur. Berthe s’était rappelée à temps, devant son père, l’antique interdiction rituelle. La joie de Fauli en fut si grande que, malgré l’embarras d’argent qu’il allait s’imposer, il se prit à sourire.
— O père, dit Berthe, espérant profiter de cet instant de faiblesse, attends un peu pour le divorce : nous nous aimons tant ! Si tu savais…
La figure de Fauli se raidit de nouveau.
— Simcha, dit-il, ce que j’ai dit est dit. Va, petite.
Certaines volontés s’imposent si puissamment qu’elles suppriment toute réflexion, toute résistance immédiate chez ceux qu’elles violentent. Ce ne fut qu’en voiture, comme elle rentrait chez elle, que Berthe sentit l’horreur du dilemme où l’enfermait son père. Jacques, énervé par l’attente, avec cette figure froide et fermée qu’ont les hommes dans l’inquiétude, lui cria :
— Eh bien ?
— Nous sommes perdus, mon ami, perdus, dit-elle.
Et tandis qu’elle lui répétait la conversation qu’elle venait d’avoir, de ses yeux pleins de larmes elle regardait son mari, elle admirait sur son visage et dans les mouvements de son corps tout ce qui le lui avait fait aimer : une grâce un peu frêle, des cheveux châtains, des traits où les caractères orientaux s’étaient atténués presque au point de disparaître. Son nom même trahissait ce lent travail d’assimilation qui s’était exercé sur les siens, avant lui. Un siècle auparavant, il se fût appelé Jacob Wildenberg. Il était maintenant Jacques Wilden, un Parisien pareil aux meilleurs Parisiens, élégant, voluptueux, très intelligent et amolli. Oui, son père avait raison, il n’était plus taillé pour la lutte. Mais de cela même qu’elle était fière, c’était pour tout cela qu’elle l’avait voulu, qu’elle l’avait pris. Elle cria :
— Mon chéri, je ne puis pas te perdre. Je ne veux pas.
A mesure qu’elle avait parlé, les traits de Jacques Wilden avaient repris une telle insouciance, un air d’ironie si détachée qu’elle eut peur.
— Tu consentirais ? fit-elle.
— Évidemment, dit-il, c’est embêtant, c’est tyrannique… Il se mêle de ce qui ne le regarde pas… Mais enfin, s’il n’y a pas moyen de faire autrement…
— Oh ! cria-t-elle, épouvantée.
— Qu’est-ce qui nous empêche de divorcer, et de se remarier une fois l’affaire faite, continua-t-il. C’est une opération à terme. Elle est excellente.
C’était un plan de souplesse, d’astuce et presque de traîtrise, l’idée de malice d’un homme qui, des lois, d’où qu’elles viennent, ne prend plus rien au sérieux. Mais Berthe aimait. Elle réfléchit seulement :
— Jusqu’au terme, mon aimé, comment ferons-nous ?
— Bête ! fit légèrement son mari.
C’est ainsi que s’engagea la lutte entre M. Fauli et son gendre. Toutefois elle eut des suites imprévues.
Le lendemain Fauli s’en fut dîner, comme tous les dimanches, rue Denfert-Rochereau, chez son beau-frère Fischer, l’astronome. Il lui dit en entrant — c’était une petite manifestation qu’il manquait rarement :
— Bonjour, Jacob !
Non seulement pour les feuilles qui mentionnent quelquefois ses travaux, et pour ses confrères du monde entier qui lisent ses communications, mais pour sa femme et ses enfants, le prénom de Fischer est James. Il n’importe : pour le vieux Fauli, ce sera toujours Jacob. Il y tient : James, selon lui, est une concession assez plate faite au Goïm, et il ne saurait l’approuver, pas plus que bien d’autres choses dans la maison. Son beau-frère et sa sœur ne pratiquent plus depuis longtemps. Leurs garçons, toutefois, ont été circoncis, mais par un médecin, et qui même était un gentil ; et ainsi, pensait Fauli, cela ne compte point : car les cérémonies du rituel et le caractère religieux de celui qui les accomplit, autant que l’acte même, sont indispensables pour faire de la circoncision une chose qui vaille, qui consacre la progéniture des fils d’Israël à Jéhovah ; à défaut de ces formules solennelles il n’y a plus là qu’une simple opération chirurgicale. Et, bien entendu, le ménage Fischer ne se souciait nullement de respecter à sa table les prescriptions du Deutéronome et du Lévitique, précisées, aggravées par le Talmud. Pour que Fauli n’en fût pas réduit à jeûner presque complètement quand il venait chez elle, madame Fischer lui faisait régulièrement la grâce d’un rôti de bœuf provenant de l’étal d’un boucher de la rue d’Hauteville, réputé pour ne donner à sa clientèle que de la viande saignée selon les règles, les entrailles de l’animal ayant été inspectées par le rabbin sacrificateur. Mais, sans doute pour affirmer leur parfaite libération religieuse, le plat d’entrée chez les Fischer était, de fondation, chaque dimanche, des nouilles au jambon. C’est alors que l’on pouvait distinguer par quels progressifs degrés la vieille foi s’évanouit dans les familles israélites transplantées dans notre sceptique Occident. Fauli repoussait d’un signe ce mets impur, et pour se donner une contenance en même temps que pour apaiser son appétit, attirait vers lui un ravier de hors-d’œuvre orthodoxes, placé tout exprès à sa portée. La cousine Gonzalès-Herrera — encore une sœur de Fauli — plus désaffectée, mais non pas entièrement, écartait avec soin, du bout de sa fourchette, les petits carrés de la viande interdite, et, croyant de la sorte rendre un suffisant hommage aux principes, portait sans remords à sa bouche ces longs filaments de pâte, imprégnés de la graisse abominable. C’était elle qui choquait le plus son frère. Il préférait encore la calleuse indifférence de son gendre Wildenberg, dit Wilden, de son beau-frère Fischer et de madame Fischer, qui, sans souci des injonctions mosaïques, engloutissaient impavidement les nouilles, le jambon, et la graisse.
Mais il était reconnaissant à sa fille Berthe — dans ce milieu elle était Berthe, et non plus Simcha — de s’abstenir en sa présence (il savait bien, hélas, que loin de ses yeux elle se comportait différemment) de toute infraction à ces antiques lois qui contribuèrent si longtemps, et selon lui salutairement, à séparer des chrétiens les fils de Juda, les empêchèrent, malgré leur petit nombre, d’être absorbés par eux, préservèrent la pureté de la race, firent leurs familles fortes et unies. Fauli croyait fermement à la mission des juifs sur la terre. Et, au bout du compte, tous ceux qui étaient là, sauf les chrétiens, — il y en avait un ou deux — y croyaient également, bien qu’ils ne s’entendissent point sur ce qu’est cette mission.
Chose étrange, Fauli, bien qu’il souffrît parfois de l’antisémitisme des chrétiens et qu’il leur en voulût de cet antisémitisme, n’éprouvait nulle antipathie à l’égard du christianisme. « En quoi cette religion nous gêne-t-elle, pensait-il, puisque, seule de toutes les autres religions au monde peut-être, la vieille foi de Moïse se refuse depuis des centaines d’années à toute propagande parmi les gentils, puisqu’elle est arrivée pratiquement à considérer que pour faire un juif il ne suffit pas d’obéir à l’ancien testament et au Talmud, et qu’il faut encore être juif de race ? » Homme d’affaires avant tout, il résumait ainsi son opinion : « Il faut des juifs et il faut des chrétiens. Ils se complètent ; et je consens même à admettre qu’il faut plus de chrétiens que de juifs. C’est le malheur de la Pologne de compter trop de fils d’Israël : ils se nuisent les uns aux autres, et ils nuisent aux chrétiens. Mais, si je reconnais bien volontiers que tout juif doit avoir ses chrétiens, pourquoi les chrétiens ne comprennent-ils pas que chacun d’eux devrait avoir son juif ? Si nous étions restés en Espagne, s’il y avait des juifs au Canada, ces pays-là ne seraient pas où ils en sont. Nous sommes comme le sel dans la soupe. »
Il y avait une autre raison que Fauli ne se donnait point : c’est que, resté profondément religieux, il respectait dans le christianisme, dans le catholicisme surtout, une religion dont l’enseignement, les dogmes, tout un ensemble enfin de réactions sentimentales chez ses fidèles, en présence des problèmes de la vie et de la mort, rapprochaient ceux-ci de sa propre attitude. Il ne se le disait point parce qu’il n’y réfléchissait pas. Mais c’était là l’opinion nettement exprimée d’un homme mal fait, laid et brun comme un Maure, aux beaux yeux limpides d’illuminé, qui s’appelait Lévy, tout simplement, le docteur Abraham Lévy, et tomba, en cure-dents, après le dîner. Ce petit praticien, médecin dans le quartier du Cherche-Midi, encore plus fromm, plus pieux que Fauli lui-même, ne niait point que la stricte observance des rites, qu’il persistait à s’imposer, avait nui à sa carrière, l’avait laissé, à la fin de ses jours, un pauvre homme. Comment se faire connaître, se créer des relations indispensables, lorsqu’on ne peut manger à la table d’un chrétien, entrer même dans un restaurant qui n’est pas kosher ? Et cependant il recrutait presque toute sa clientèle dans les congrégations religieuses — surtout les couvents de femmes qui se trouvent en si grand nombre entre la rue du Cherche-Midi et la rue de Babylone. Ces pieuses filles n’avaient confiance qu’en lui, et le vénéraient. A quelque chose de commun et d’indicible elles et lui s’étaient reconnus. « Elles sont si bonnes ! disait-il. Voici quelques mois, comme j’allais partir en voyage, je passe chez les sœurs du Saint-Sacrement. J’avais mis dans la poche de mon veston mes phylactères, les bandelettes dont il convient de se couvrir pour la prière du matin. Quand j’ai tiré mon carnet pour écrire une ordonnance, ces phylactères sont tombées sans que je m’en pusse apercevoir. Elles m’ont bien manqué : par bonheur j’ai pu m’en procurer d’autres à Carpentras… Et cela fait que, maintenant, j’en ai trois ; celles-ci, celles que j’avais perdues, et que les bonnes sœurs m’ont rendues, et d’autres encore, et si belles ! Ce sont les sœurs qui les ont brodées en mon absence, sur le même modèle, avec les lettres hébraïques, toutes les formules sacrées ; elles me les ont données en disant : « Il y avait si longtemps que nous cherchions ce qui pourrait vous faire plaisir, docteur !… » Ah ! comme je m’entends bien avec elles, comme on se comprend ! Ce serait dommage, si elles n’existaient pas, et je soupçonne qu’elles pensent que ce serait dommage, si je n’étais pas ce que je suis. »
Par contre, James Fischer et sa femme se déclaraient violemment anticléricaux, ce qui choquait Jacques Wilden et sa femme, aux yeux de qui cette attitude paraissait un regrettable défaut de correction mondaine. C’était là un point sur lequel le mari et la femme marquaient le plus complet accord. Ils se seraient crus amoindris s’ils n’eussent pénétré dans la société des Français, des vrais Français, qui sont nés catholiques et le sont restés, en somme, beaucoup plus qu’ils ne s’en doutent, même quand ils se figurent être devenus indifférents. Les Wilden se sentaient bien plus fiers de recevoir un chrétien que de leurs plus belles relations et de leurs plus brillantes alliances dans le monde juif. C’est pourquoi ils fréquentaient, le plus qu’il se peut, des journalistes, des artistes et des gens de lettres, en évitant toutefois ceux qui appartiennent à leur confession : car cette espèce d’hommes va partout, et ils espéraient un jour, par l’entremise de leur amitié, atteindre jusqu’à la vraie société française, la seule qu’ils estimassent digne de ce nom, l’aristocratie titrée, conservatrice et catholique.
Les Fischer se trouvaient exempts de ce souci. Avec pas mal de Français de race ils entretenaient des relations cordiales, assez fermement établies. Le trait d’union ici avait été la science. C’est par là qu’on peut distinguer qu’elle est en elle-même une religion ; des liens invisibles mais très forts rattachent ceux qui s’y adonnent. D’homme de science à homme de science on a besoin l’un de l’autre, et l’on ne se demande pourtant rien, que d’apporter une petite pierre, chacun son tour, à l’édifice commun. Ce n’est point qu’il n’y ait des compétitions, des jalousies, une lutte assez âpre et mesquine pour les places. Depuis que le régime napoléonien a caporalisé la France, son personnel scientifique souffre comme les autres d’une hiérarchisation des activités qui implique un regrettable défaut d’indépendance dans la libre recherche. Il arrive alors que par mauvaise humeur et déception on incrimine l’intrigue juive d’une part, ou bien au contraire l’influence des « cléricaux » qu’on soupçonne être restée puissante dans certains milieux officiels, dans les Académies, jusque dans les bureaux des ministères. Mais assez vite on se retrouve, on se fréquente, parce que, malgré les froissements superficiels, on ne peut s’empêcher d’apprécier réciproquement le travail accompli. Et cependant Fischer était anticlérical ! Il l’était âprement, avec combativité, de façon agressive. Sa conception matérialiste l’y avait porté, mais surtout il avait repris, si l’on peut dire, le chemin de Damas, à l’envers, au moment de l’affaire Dreyfus. Il s’était toujours cru, issu comme Fauli de souche alsacienne, un Français de France comme les autres. Il n’avait jamais rien mis au-dessus de ce pays : il n’avait jamais pensé à classer d’un côté, en France, les juifs tels que lui, et à part, et bien plus haut, les autres. Il se considérait comme admis dans la communauté non seulement à titre personnel, mais comme race. Et voici qu’il découvrait que cela n’était point !
De l’exaspération politique et sociale qu’avait éprouvée alors la nation tout entière il avait gardé un souvenir toujours amer, toujours cuisant, pour la double raison qu’il était sensible jusqu’à la susceptibilité — en cela il était plus juif qu’il ne le croyait lui-même — et que d’ailleurs sa profession l’entraînait aux idées générales. De là à détester le principal groupe qui s’était heurté au sien dans cette affaire, il n’y avait qu’un pas, qu’il avait franchi d’un esprit délibéré. Il en voulait au christianisme, et particulièrement, en France, aux catholiques, d’être en apparence un des éléments prépondérants de l’antisémitisme ; il espérait, de l’affaiblissement de l’esprit catholique, l’affaiblissement puis la disparition du sentiment public excité contre ses frères et lui-même. Aussi des juifs comme Fauli lui semblaient-ils non seulement un anachronisme, mais un danger. Il s’enorgueillissait, en effet, de l’incrédulité presque générale des Israélites français. Là-dessus ses plaisanteries n’étaient pas toujours de bon goût : « Voilà ce que c’est, disait-il, de n’avoir qu’un Dieu au lieu de trois : on le perd plus aisément ! » Malgré qu’il eût dans l’esprit, sinon de la distinction, du moins de la probité, pourtant il comprenait, il approuvait presque, tout en le jugeant stupide, le petit fourreur de sa femme, un Juif émigré de Pologne, qui se délectait aux insanités de Léo Taxil sur les crimes des papes, les grossesses successives de la Vierge, l’inconduite de Jésus. Pour s’exprimer différemment, leur profonde rancune avait la même cause.
Fauli, après le dîner, put échanger quelques mots avec son gendre Wilden. Celui-ci fut d’une déférence et d’une hypocrisie délicieuses. Le mot « divorce » ne fut point prononcé. Le père Fauli parla seulement des « conditions » qu’il mettait à son concours financier, et Jacques se contenta de s’incliner, avec une décence résignée du meilleur goût. Puis l’on prit rendez-vous pour le lendemain afin d’examiner les comptes, échanger les signatures nécessaires, si toutefois Wilden n’avait pas essayé de dissimuler sa véritable situation. Cette conversation ne dura qu’un instant. Nul, excepté Berthe, qui suivait du regard les deux hommes avec une impatience quelque peu anxieuse, ne put s’apercevoir qu’ils venaient de traiter une si grosse affaire, et si singulière. Se replongeant dans le groupe des femmes, qui le jugeaient charmant, Jacques se mit à parler peinture. C’était son métier, puisqu’il en vendait ; et il en parlait comme il convient aujourd’hui, pour la seule chose qui intéresse : le plus ou moins de chances qu’a l’œuvre d’un artiste d’atteindre quelque plus-value dans un délai suffisamment rapproché.
— Vous connaissez Schœnebaum, dit-il, le gros marchand de la rue Bersier, celui qui détient aujourd’hui tous les Cézanne qui en valent la peine, et qui garde en magasin Clarens, Mennevaux, Larive, la crème des cubistes, pour s’en débarrasser au bon moment. Savez-vous l’origine de sa fortune ? Il me l’a contée un jour que je l’étais allé voir dans la villa qu’il vient de se faire construire entre Orgeval et Villennes, dans un des plus beaux paysages des environs de Paris. Une haute falaise aussi abrupte que le mur d’une forteresse. On est là comme en ballon, dans la lumière et dans l’air pur. Et de l’autre côté vers le couchant, les lignes de la terre s’adoucissent, elles se déroulent, s’abaissent, se creusent pour garder un vieux village, tout tassé, engourdi dans cette grande coquille. Un village français : la chose la plus exquise !
Et tous ceux qui étaient là firent « oui » de la tête. Ils se sentaient fiers, sincèrement, de ce pays ; ils en étaient de toute leur volonté, de tout leur choix, de toute la rigueur qu’on prétendait mettre à ce qu’ils n’en fussent point.
— Et derrière, c’est la forêt, continua Wilden. A cette époque, le commencement du printemps, les arbres en étaient encore roux, mais tachetés par les bourgeons de points verts et jaunes. Elle ronronnait sous le vent, elle faisait le gros dos. Une énorme panthère caressante.
» Il m’a montré tout ça, Schœnebaum. Nous avions tenu le carnet à la Bourse, dix ans auparavant, quand nous étions petits commis, et ça lui faisait plaisir de me prouver qu’il est arrivé, lui ! Il m’a montré aussi sa collection particulière, qu’il a cachée là : des Monticelli de la première manière, un groupe d’hommes, entre autres, dont l’un tient un couteau, extraordinaire, et des Daumier !
» Le tour du propriétaire était terminé. Je m’allongeai sur une chaise longue, sous le péristyle, pour jouir encore du soleil et du paysage, pour ne pas les quitter si vite. Schœnebaum s’assit à mes côtés et sourit d’un air avantageux.
» — C’est un placement, fit-il, un bon petit placement, à une heure de Paris. Les terrains prendront de la valeur. Et puis, ça n’est pas des tableaux, ça c’est du vrai, ça me repose. Depuis dix ans que j’en vends, des tableaux !
» Moi aussi, j’en vends, depuis dix ans ! Et je ne me suis pas encore fait bâtir une maison de campagne, avec une terrasse sur la Seine, un bois, et une ferme — il y a une ferme ! — Je ne pus me défendre de lui en faire la remarque, en lui rappelant le temps où nous gagnions tous les deux cinquante francs par mois chez le père Meyer.
» — Ça sert, tout de même, répondit Schœnebaum, sentencieusement. Il avait du bon, le père Meyer, c’est lui qui m’a mis sur la voie. Tu te rappelles, ce qu’il disait : « Il n’y a pas de mauvaises valeurs… »
— … « Il n’y a que des valeurs trop chères, continuai-je, citant de mémoire. La plus mauvaise valeur, c’est le Kerkennah… »
— … « Mais si vous voulez m’en donner à cinq centimes par titre, je suis preneur ! » acheva Schœnebaum. Eh bien, continua-t-il, moi, j’ai réfléchi. Je me suis dit : « C’est tout de même comme ça qu’il a fait sa fortune, le père Meyer. Seulement, à la Bourse, il faut de gros capitaux. Et puis, à la Bourse, il y a un cours ; on ne peut pas acheter au-dessous du cours, et ça limite l’initiative. Alors, j’ai réfléchi, je te dis, et je me suis mis dans les tableaux, les dessins, les estampes ; j’ai loué cette boutique de la rue Bersier, entre le boulevard et l’avenue de l’Opéra.
» — Mais qu’est-ce que tu y connaissais, aux tableaux, aux dessins, à toutes ces choses-là ?…
» — Rien… Il n’y a pas besoin. C’est la même chose que pour les vieux habits et les valeurs, et tout le reste : il faut acheter bon marché, voilà tout, et attendre. J’ai attendu. C’est dur. Deux ou trois ans, j’ai attendu. Je faisais de petites affaires, je marchais pour les empereurs de la profession, j’entreposais. Mais j’avais confiance ; je me disais : « Il faut que ça vienne, ça ne peut pas ne pas venir ! » Et un jour, Wilden, c’est venu ! C’est venu sous la forme d’une bonne vieille petite dame. J’étais sur le pas de ma porte et je l’ai vue arriver, la petite dame, du bout de la rue Bersier, descendue de Montmartre, sûrement, à pied. Elle trottinait, trottinait, et le gros carton à dessins qu’elle portait dans la main droite faisait dévier sa vieille taille toute plate, parce qu’il était trop lourd. Ce sont les inspirations du commerce : je n’ai pas hésité un instant, tu entends bien, pas un instant ! Je suis allé au-devant d’elle, et je lui ai dit :
» — Vous avez des dessins à vendre, madame ? »
» J’avais bien vu qu’elle regardait les magasins de tous les confrères, sans oser entrer, sans pouvoir se décider. Elle prit un air tout effarouché, parce qu’elle ne s’attendait pas qu’on lui parlât dans la rue, et tout de suite, de ce qu’elle venait faire. Elle resta un instant sans répondre, mais en souriant, en saluant par révérences : une vieille petite dame bien polie. Moi, pendant ce temps-là, je la regardais, j’étudiais : « Pas un bijou… Elle est en deuil. Ça ne prouve rien… Mais le chapeau est une forme d’il y a deux ans, sur lequel elle a rattaché un crêpe. Et le corsage : c’est un corsage qu’on lui a donné, et qu’elle a rétréci elle-même. Elle a besoin d’argent. Tout le monde a besoin d’argent ; mais celle-là est pressée. » Enfin elle ouvrit la bouche :
» — Oui, monsieur, oui… Ce sont des dessins de mon pauvre mari, rehaussés avec de la couleur. Oh ! il y tenait, il y tenait, de son vivant, et ses amis lui en disaient beaucoup de bien. J’en ai retrouvé tout un tas au fond d’une malle : alors j’ai mis dans ce carton ceux qui m’ont eu l’air le plus fini… Monsieur Dayez, il s’appelait, mon mari. Vous connaissez, peut-être ?
» — Dayez ? fis-je. Non, madame.
» Mais si, je connaissais ! On se mettait sur les dessins de Dayez ! Il ne manquait, pour que ça fît les gros prix, tout à fait les gros prix, qu’il y en eût assez. Car, n’est-ce pas, pour une dizaine, ce n’est pas la peine de faire ce qu’il faut : la publicité, les rachats, tout le jeu. Ça coûte ! Et voilà que la veuve tombait dans ma rue Bersier avec son gros carton ! Il fallait voir. Je la fis entrer dans mon magasin, et je vis ! Il y avait là, cent quarante dessins, cent quarante Dayez ! des miracles, mon cher, des miracles ! Ceux qui s’étaient rencontrés déjà dans les ventes étaient à cent piques au-dessous : des dessins donnés à des amis, et on ne donne jamais le dessus du panier, bien entendu.
» La veuve larmoyait. Elle avait de pauvres yeux tout rouges, tout gonflés, des narines humides. Son mouchoir était trempé. Je crus d’abord que c’était par vrai chagrin, ou pour m’attendrir. Mais elle me dit au contraire, en manière d’excuse :
» — Je vous demande pardon, c’est la grippe. Et je pleure, monsieur, je coule… Ma pauvre tête ! Je ne me connais plus de migraine.
» Elle faisait toujours ses révérences, et demanda :
» — Qu’est-ce que vous pouvez me donner de ces dessins, monsieur ?
» Je fis comme on fait toujours. Je refermai le carton et je dis :
» — Ça ne m’intéresse pas… Qu’est-ce que vous en demandez, vous, madame ?
» — Mon mari, fit-elle, les vendait cinquante francs… Et je vis qu’elle avait calculé son affaire sur ce prix-là, qu’elle avait rêvé, comme d’une chose presque impossible, comme d’un bonheur presque au-dessus de la réalité, cette somme de sept cents francs.
» — Cinquante francs, dis-je froidement : mais il y a combien de temps ? C’est démodé, cet art-là ! Et puis, on vend un dessin, un seul, cinquante francs, mais toute une collection ? Voulez-vous quatre cents ?
» Nous conclûmes à cinq cents. Je la vis sourire, en serrant les lèvres ; en général, les marchands achètent à un tiers, un tiers à peine du prix demandé.
» — J’en ai encore, dit-elle. Si vous voulez, je vous les apporterai.
» — J’irai vous voir, répondis-je.
» Elle me donna son adresse, et j’eus le courage d’attendre un mois avant d’aller chez elle : il ne faut jamais avoir l’air de désirer une affaire. Et pendant ce temps-là, j’avais vendu trois de ces dessins vingt-huit mille francs ! Le jour où je gravis les hauteurs de Montmartre, j’avais de la reconnaissance pour cette vieille, en vérité ; j’étais ému. Je me rappelais ses petites mines bien honnêtes, ses révérences, et même son rhume de cerveau. En passant devant une pharmacie anglaise, un sentiment de générosité me poussa à faire l’emplette d’un de ces vaporisateurs qui servent à injecter dans les narines je ne sais quelle drogue adoucissante. J’en eus pour mes cent sous. Je trouvai la veuve qui déjeunait, à midi, d’un œuf à la coque et d’une tasse de café au lait. Et quel logement : un loyer de trois cents francs par an ! Elle me montra ce qu’elle possédait encore, me dit-elle, de l’œuvre de Dayez : eh bien, elle avait mal choisi ce qu’elle m’avait apporté, elle avait choisi à son goût ; ce qui lui restait était bien meilleur. Une centaine de pièces de premier ordre. J’en proposai deux mille francs, et elle me sauta au cou. Alors, je lui offris cette petite chose que j’avais prise chez le pharmacien, je lui en expliquai l’usage, je lui dis que j’avais pensé à elle, et que ça coupait le mal comme avec la main. Ses yeux se remplirent de larmes, de vraies larmes, cette fois. Elle murmura : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Ces vieilles femmes, il n’y a plus personne qui s’inquiète d’elles, elles ne sont pas gâtées, les plus petites attentions les touchent. Elle me prit les mains, elle les baisa. Je vis qu’elle cherchait, elle aussi, quelque chose à me donner, en retour. Et à la fin, se décidant, elle alla chercher dans une commode, au-dessous de son linge, une dizaine d’autres dessins.
» — Il y avait aussi ceux-là, me dit-elle. Ce sont ceux que mon mari aimait tout à fait. J’avais voulu les garder en souvenir de lui, mais prenez-les. Oh ! Je vous en prie, prenez-les !
» Et je les ai emportés pour lui faire plaisir ! Mon vieux, j’ai fait près d’un million, avec les dessins de Dayez. Ils ont été mon crédit, mon fonds. C’est avec eux que j’ai pu partir pour les grandes affaires.
— Mais la veuve, demanda le petit docteur Lévy, — il n’était pas comme les autres, dans toute cette histoire, il ne s’était intéressé qu’à la veuve : sans doute, il n’avait pas compris. — Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— C’est peut-être le plus beau de l’affaire, expliqua Wilden. Schœnebaum m’a dit qu’elle habite maintenant une maisonnette à Clamart, avec un jardin grand comme un mouchoir de poche par derrière. Ça ne coûte pas plus cher qu’une chambre à Paris… Et un bienfait n’est jamais perdu : chaque automne, elle envoie à Schœnebaum ses dernières roses, et un panier de poires de son unique poirier.
Le petit docteur Lévy rougit, voulut dire quelque chose, balbutia, se laissa couper la parole par madame Gonzalès-Herrera, qui trouvait l’aventure adorable, et quelques instants plus tard, s’évada silencieusement. Son grand cœur charitable lui pesait dans la poitrine. Plus que cela, il souffrait dans cet immense appétit de justice, dans cet instinct de revendication qui, au cours des siècles, a fleuri comme une plante douloureuse dans l’âme d’Israël persécuté. Pour Fauli, il haussait les épaules. C’était ça que son gendre croyait le commerce, le grand commerce, les grandes affaires ! C’était son idéal, c’était sa jalousie de ressembler à ce Schœnebaum, de réussir un coup comme le sien, en roulant une pauvre femme ou un pauvre diable ! Non, non, ce n’était plus un juif, ce n’était plus un vrai juif. Son beau-frère Fischer, que Fauli regardait avec méfiance, l’était resté bien davantage, il fallait lui rendre cette justice. Fischer faisait tous les jours la même chose, avec rigueur, avec acharnement. Il avait conservé de l’ardeur, de la générosité. Bien moins riche que Fauli, il était donnant, quand il s’enthousiasmait d’une œuvre ou d’une cause. Mais lui, ce Wilden, trois générations déjà de juifs parisiens dans sa famille l’avaient aveuli, énervé, rendu semblable à la masse des Parisiens. Fauli ne disait pas à tous les Français ; il avait longtemps fréquenté la province, au temps où il organisait ses usines de Picardie, il méprisait sa timidité, sa mesquinerie en affaires, mais rendait hommage à son honnêteté, à sa volonté âpre et patiente, à la rigidité de mœurs de sa bourgeoisie. Wilden n’était plus bon que pour le plaisir, il attendait la fortune de la chance, du hasard. Il n’était rien, rien, rien ! Et ce néant était le mari de sa fille. Sa décision de s’en débarrasser, même malgré elle, s’enracina. Il fut à cet égard, quand il reçut son gendre le lendemain, aussi net et tranchant qu’un coup de serpe : il lâcherait les cent soixante-dix mille, mais pas avant d’avoir vu commencer la procédure de l’instance en divorce. Jacques ne protesta que juste ce qu’il fallut pour montrer de la délicatesse. Il put même, sans en avoir l’air, réserver l’avenir. « De quel droit, demanda-t-il, avec une indignation qu’il sut maintenir dans les bornes de la déférence, voulez-vous séparer deux cœurs qui s’aiment ? Cela est immoral ! » Toutefois Fauli, quel que fût son degré bien supérieur de subtilité, ne soupçonna rien : sa clairvoyance, ainsi qu’il arrive même à de plus grands génies, se laissa momentanément obscurcir par la violence de ses espoirs.
Dans ces circonstances il regretta plus vivement encore que de coutume la perte de la mère de Berthe, bien qu’elle ne lui eût donné que cet enfant, une fille ! Madame Fauli avait été pour lui une épouse selon Dieu, elle avait toutes les vertus et tous les dévouements. Et combien ce dévouement lui eût été utile à cette heure ! Il ne cessait d’y penser. C’est à elle que les convenances eussent imposé le pénible devoir d’accomplir le tour de la parenté et des amis les plus intimes pour annoncer la grande et regrettable nouvelle : « Hélas ! vous en savez peut-être déjà quelque chose, il vaut mieux en parler franchement : notre pauvre Berthe est obligée de demander le divorce ! » Et les femmes s’entendent, beaucoup mieux que les hommes, à dire là-dessus ce qu’il faut dire, accusant par des sous-entendus, bien plus que par des imputations directes, l’indignité du conjoint coupable. Enfin, puisqu’elle n’était plus, il se résigna mélancoliquement à la mission qui lui incombait, car Berthe avait déclaré fort nettement sa décision de ne pas bouger. Fischer accueillit l’information qui lui fut dispensée avec une sorte d’indifférence allègre. Selon lui, d’après les fortes paroles du conventionnel François de Nantes, « le divorce est le Dieu tutélaire de l’hymen ». Il est de plus une conquête de la France démocratique, et une institution qui embête les cléricaux. Il ne lui était donc pas désagréable, pour ces motifs de valeur générale, que sa nièce en fît usage.
Madame Fischer fut moins enthousiaste. Wilden, comme à presque toutes les femmes, lui était sympathique. De plus, n’aimant point les nouveaux visages, elle prévoyait qu’il était inévitable que Berthe se remariât, à moins qu’on ne consentît à l’abandonner aux aventures : le monde, bourgeois au meilleur sens du terme, où vivaient les Fischer l’eût difficilement supporté. Juifs et chrétiens y avaient encore le respect de certaines conventions ; les ménages y sont ordinairement unis, les scandales rares. Ainsi la chose serait mal vue par son entourage, dont elle partageait l’antique morale : les écarts d’un mari sont un malheur sur lequel sa femme doit fermer les yeux le plus longtemps possible. Fauli lui paraissait donc avoir pris une décision imprudente. Était-il du moins bien sûr du consentement de sa fille ? N’avait-il pas à craindre une réconciliation qui le brouillerait avec elle ? Sans rien connaître des intrigues en cours, elle distinguait, on le voit, l’avenir de plus loin que cet homme d’affaires, qui se croyait si fort. Mais Fauli lui ferma la bouche d’un mot : « Wilden ruinerait Berthe ! Tu ne sais pas ce que je sais ; dans un an, le ménage serait sur la paille. » Il n’en dit pas plus, mais cela suffit : madame Fischer accepta la solution. Seulement, bondissant avec une rapidité féminine aux conséquences les plus éloignées : « Qui prendra la place de Jacques ? Tu ne vas pas laisser ta fille comme ça, veuve sans l’être, n’ayant pas d’enfant, ni même, du moins c’est ce que tu espères, le souvenir d’un mari à regretter ? Et à son âge, et sachant de l’amour tout ce qu’en peut avoir appris une femme ? » D’ailleurs cette pensée, qui ne lui apparut qu’au moment où elle la formulait, l’amusa plutôt, lui fit entrevoir ce divorce d’un œil plus favorable : il faudrait chercher « quelqu’un » pour Berthe, cela devenait intéressant.
Fauli trancha ces projets, ébauchés dans un éclair, en répliquant d’un air assuré :
— Ne t’inquiète pas de ça, j’y pourvoirai !
La vérité est qu’il n’y avait jamais songé encore. Il était père ; dans son hostilité contre son gendre entrait une part de jalousie paternelle. Et il n’avait pas réfléchi qu’en effet il faudrait bien un jour remplacer ce gendre par un autre.
Cependant cette hypothèse, qu’il ne pouvait s’empêcher de reconnaître légitime, ne manqua pas de le préoccuper. Il était clair qu’il faudrait de nouveau un mari à sa fille, d’autant plus que lui, Fauli, ne voulait pas mourir sans avoir bercé ses petits-enfants sur ses genoux : c’est encore là une des injonctions de l’Éternel. Mais qui, alors, qui ? Cherchant dans ses relations, il ne découvrait personne qui méritât le bonheur d’être l’époux de sa fille, et l’avantage, également incontestable, d’hériter de lui. Ce n’est point qu’il désirât que Berthe acquît par son mariage une fortune égale aux biens qu’elle posséderait un jour. Il se pourrait que ce souci « d’un bel établissement » pour les filles et les fils soit moins général dans la bourgeoisie israélite que dans la chrétienne. La vénération que nourrissaient encore leurs plus proches aïeux pour les études théologiques, le respect qu’ils éprouvaient pour ceux qui s’y livrent, fussent-ils pauvres et dénués de tout, se sont transformés chez leurs descendants en un culte assez désintéressé de l’intelligence, du talent, du succès, de quelque sorte qu’ils soient et où qu’ils apparaissent : Israël, par la fatalité même des persécutions, est une démocratie !
Donc Fauli, en réfléchissant, estima d’abord qu’en effet sa sœur pourrait lui être de quelque secours. Puis il secoua la tête. Par un hasard détestable, et en vérité peu ordinaire, il ne se trouvait, dans les relations des Fischer, autant qu’il s’en pouvait souvenir, aucun jeune juif en âge d’épouser sa fille. Cependant il se promit d’interroger le ménage : sa sœur lui avait semblé là-dessus toute prête à des suggestions, ou à des enquêtes. Rien n’était donc perdu. Et de nouveau il se répéta, pour chasser ce souci importun : « Nous avons le temps ! »
C’est sur ces entrefaites qu’il reçut la visite de Baër, le grand violoniste et compositeur Uriel Élisée Baër. Ce musicien sémite, long, pâle, maigre, parfaitement laid et de physionomie captivante, penche perpétuellement sur son épaule droite, comme s’il eût tenu encore son instrument, une tête aux cheveux trop longs, mais magnifique d’expression passionnée. Venu pauvre, affreusement pauvre et totalement ignoré, vingt ans auparavant, du fond de sa Pologne, il avait à cette heure la notoriété la plus éclatante, presque la vraie gloire, et une assez belle fortune. Comme la plupart de ses coreligionnaires, Fischer avait un goût instinctif de la musique, et appréciait de plus en Baër les deux qualités qu’il estime le plus au monde : une volonté indomptable à faire toujours la même chose, dans le même sens, jusqu’à ce qu’il ait réussi ; et une ardeur désintéressée qui sans cesse le pousse à s’occuper du sort des juifs de Russie et de Pologne, dont il n’a pas oublié l’atroce situation, jadis partagée par lui. C’est cela surtout qui l’avait mis en rapports avec Fauli. Et pourtant « désaffecté » de sa religion autant qu’on peut l’être, autant que Wilden ou les Fischer eux-mêmes, ingénument francisé, avec cette plasticité de sa race qu’il reconnaissait sans consentir à la blâmer. Chez lui, il y a un côté pour l’apostolat sémite, un côté pour le Français. Il s’imagine savoir pourquoi, trouvant la chose toute naturelle. Il est Français parce que c’est en France que, pour la première fois, il a connu le bonheur, la liberté, et qu’on l’a traité en homme comme les autres hommes. Et il reste juif parce qu’il y a des juifs malheureux.
Il venait encore une fois solliciter la signature de Fauli pour une nouvelle protestation en faveur des juifs de Lithuanie. Fauli l’inscrivit sans discuter à côté de celle du compositeur Uriel Élisée Baër.
— C’est un nom plus connu que le mien, dit-il en souriant.
Baër fut touché. Il était encore assez jeune pour être sensible à la flatterie, et l’aimait.
— Cher monsieur Baër, interrogea Fauli sans aucune transition, vous n’avez jamais songé à vous remarier ?
Baër était veuf, depuis quinze ans, d’une petite Française qu’il avait très légalement épousée à la mairie du IVe, au moment de sa plus grande misère. Une ouvrière, un de ces jolis êtres instinctifs qui fleurissent par milliers dans nos quartiers populeux. Elle l’avait soutenu, nourri de son travail, et puis était morte d’épuisement, de tuberculose, juste à l’heure où l’aube commençait de luire. Uriel gardait le culte sentimental de cette humble Parisienne, adroite et brave. Ses sens et son cœur conservant le goût de cette affection si sincère, il se disait que, après bien d’autres expériences, il n’avait jamais rien rencontré qui la valût. Il se souvenait du jour où, dans leur chambre du vieux Marais, ils venaient d’atteindre la limite du dénuement. Ce logis dévasté n’était plus guère meublé que de son indestructible espoir à lui, de sa présence à elle.
— Qu’est-ce que ça fait, Angélique, qu’est-ce que ça fait ! dit-il. Ebstein m’a juré qu’il me ferait avoir une audition au Beaumarchais. Tu sais, ce grand journal ?… Quand j’aurai eu mon audition…
On ne voyait plus rien, dans la pièce, que la boîte à violon, une table en sapin couverte de cartonnages coloriés, une chaise de paille, un vieux fauteuil doublé d’une molesquine déchirée, et le lit, qui avait pris un air très pauvre et bien vilain depuis qu’Uriel avait retiré par pleines poignées, pour la vendre, la laine du matelas. Il aurait bien aussi vendu le fauteuil, s’il en eût valu la peine. Mais Baër ne l’avait payé jadis que cinq francs à son coreligionnaire, le brocanteur de la rue des Jardins-Saint-Paul, et il connaissait assez les principes du commerce pour savoir que, par conséquent, il n’en retirerait pas quarante sous ; et puis Angélique s’y asseyait quand elle se sentait le dos par trop fatigué d’avoir collé durant des heures, penchée sur la table, ses éventails à quatre sous la douzaine : de ces petites choses de carton qui représentent un pierrot lunaire, ou bien une danseuse, ou bien une bergère Watteau.
Uriel ajouta d’un air triste :
— Je ne puis pas vendre le violon, mais l’habit noir ?
Jusqu’à l’âge de seize ans il n’avait jamais parlé que l’Yiddisch, le patois des juifs de l’Europe orientale, où l’allemand se mêle de quelques mots hébreux ; et sa bouche, accoutumée à ce langage, zézayait un peu en prononçant le français.
Angélique répondit, tout son courage et tout son bon sens de petite Parisienne au bout des dents :
— On ne peut pas vendre l’habit. Avec quoi jouerais-tu du violon ?
Cette parole était profonde. L’habit noir est l’uniforme nécessaire d’un musicien, un instrument de travail presque au même titre que son véritable instrument. Mais Uriel éclata de rire franchement, malgré sa misère, à cause de la bizarrerie de cette phrase, qui ramassait d’une manière si imprévue une si grande vérité. La race dont il descend a gardé, à travers ses tribulations, un sens très vif et libre du comique des choses, qui vient peut-être de son étonnante énergie, de sa conviction enracinée que toute lutte fermement conduite finit en triomphe…
Angélique poursuivit :
— Garde l’habit. Quand on a un habit, on peut jouer dans les orchestres des cafés.
— Jamais ! répondit Uriel d’une voix sèche. Je t’ai dit de ne jamais me parler de ça.
Il savait qu’il était un artiste. Il savait aussi qu’il y a des abîmes d’où l’artiste le plus vigoureux du monde ne sort pas, des tâches qu’il doit toujours refuser. Il faut savoir passer à côté du pain qui s’offre pour avoir l’or et la gloire, plus tard. Angélique avait plus de résignation et de simplicité, mais n’était ni de sa race, ni de son art : elle ne pouvait pas comprendre. Pour se faire pardonner sa dureté, et surtout l’oublier lui-même par un plaisir, Uriel, se penchant, l’embrassa dans le cou, près de l’oreille. Puis il dit :
— Je vais aller voir Ebstein pour savoir où nous en sommes, de cette affaire d’audition au Beaumarchais !
Dans la rue, le souvenir des cheveux d’Angélique, couleur d’espoir et d’or, et qui sentaient l’amour et la jeunesse, le poursuivit longtemps. Uriel avait toujours une petite surprise à constater que c’étaient de vrais cheveux ! Les femmes mariées, dans les familles juives de son pays, portent perruque, ayant eu la tête rasée dès le jour de leurs noces. Et Angélique était sa femme légitime ; il l’avait épousée, non pas, il est vrai, à la synagogue, sous le dais sacré, mais à la mairie, tout simplement. Il lui devait ça, puisqu’elle l’avait aidé à vivre depuis des années ; et elle était jolie, et il l’aimait, et elle était sa propriété, la chair de sa chair. Cependant elle ne s’était pas coupé les cheveux, et c’était une infidèle ! Uriel s’émerveillait à certains jours, avec un peu de remords, de tous les changements qui s’étaient opérés si vite en lui. Telle est la puissance de la douceur française ! On n’avait rien exigé, de lui-même il avait oublié sa famille, ses mœurs et sa foi. Il arrivait pourtant qu’au crépuscule, quand il s’exerçait sur son violon, dans la petite chambre, il se souvenait tout à coup : « Mais c’est le moment de la mincha, la prière de cette heure. » Il se souvenait, et ne disait pas la mincha ; et il se sentait d’un autre peuple, presque d’une autre religion et d’une autre race, le soir, devant Angélique couchée, dont les yeux lui disaient : « Viens ! »
Quand il reparut, quelques heures plus tard, il avait les yeux brillants de joie.
— C’est jeudi prochain, dit-il, jeudi prochain, l’audition au Beaumarchais ; tout est arrangé.
Son esprit se précipitait tout entier vers un grand et magnifique espoir. On allait savoir ce qu’il valait ! Et il était sûr de ce qu’il valait. Il avait entendu les autres et ce n’était pas la même chose ; il ferait comprendre, il ferait aimer ce qu’il aimait ; il y avait des espaces musicaux où personne n’était allé encore, et où il conduirait les âmes, par des chemins sublimes, des chemins impossibles, excepté pour lui.
Angélique interrogea :
— Et vivre, jusqu’à jeudi ?
Il eut un geste d’insouciance. On vivrait. Est-ce qu’on meurt ? On vivrait jusqu’à jeudi. On vivrait ensuite une éternité, une joyeuse, somptueuse, glorieuse éternité. Il prit son violon… La petite Angélique ne comprit pas tout ce qui était beau, ni pourquoi c’était beau, mais elle sentit que c’était beau, jusqu’au fond de son âme. Et elle dit tranquillement :
— On vivra, bien sûr.
On vécut. Le jeudi, pour deux heures, elle lui trouva une chemise parfaitement blanche, un nœud immaculé, et l’odeur du fer chaud qu’elle passa sur l’habit lui fut délicieuse. Ebstein vint chercher Uriel, qui emporta son violon comme il eût soulevé le monde avec son ciel, ses monts, ses forêts et l’océan.
Il revint la tête dans les nues. Il aurait pu éclairer la chambre avec ses yeux, tant ils jetaient de lumière, il ne sentait plus le sol sous ses pas.
— Je suis célèbre, dit-il, je suis célèbre ! Je ne savais pas quel artiste je suis, je ne savais pas ce que c’est que de sentir l’âme de cinq cents personnes qui vit en vous, vient jusque sur les cordes du violon vous dire : « Oui, c’est cela ! c’est cela ! Il ne peut en être autrement. Tu es dans notre crâne et nous sommes dans le tien ! » Esdaile, le grand compositeur Esdaile, m’a embrassé. Il m’a dit : « Mon enfant, je suis content pour vous. Mais ce n’est rien. Je suis content pour moi comme je ne l’ai jamais été ! » Il a une tête de lion, Esdaile, c’est un lion !
Il répéta encore :
— Je suis grand, je suis célèbre. Je suis Uriel Élisée Baër, le grand violoniste : Uriel Élisée Baër !
Il voyait ce nom prononcé dans toutes les langues de l’univers, télégraphié, illustré, sonore à couvrir, dans les journaux du monde entier, les bruits des guerres, des morts ou des naissances royales, des fortunes et des calamités publiques.
— Et le cachet ? demanda Angélique.
— Le cachet ? Quel cachet ? fit-il étonné.
— Oui, combien t’a-t-on payé ?
— Mais, dit-il, il n’a pas été question de cachet. On ne m’en a pas parlé, je n’en ai pas parlé, je n’ai même pas songé à en parler puisque c’était au Beaumarchais. J’ai joué pour me faire connaître. C’est de la publicité, de la magnifique publicité, pour laquelle j’aurais dû payer, au contraire. Et la preuve, c’est qu’après-demain je joue chez le duc d’Argens. Oui ! chez le duc d’Argens. Angélique ! qu’est-ce que tu as, ma petite Angélique ?
Angélique avait passé des nuits sur ses éventails, elle était à bout de forces. Maintenant elle sanglotait, la tête au milieu de ses pinceaux à colle.
— Mais puisque je joue après-demain chez le duc d’Argens ! fit Uriel, convaincu.
En lui-même, il pensait :
— Elle est folle ! Je suis célèbre, et elle pleure ! C’est à n’y rien comprendre.
— Nous n’avons plus rien, Uriel, dit Angélique, plus rien. Pense !
— Tout s’arrangera, répondit-il, je suis célèbre : tout s’arrangera. Après-demain, je joue chez le duc d’Argens, je te dis !
— Il y aura un cachet ? dit Angélique, têtue, mais rattachée à l’espoir naissant.
— Naturellement ! affirma Uriel.
Angélique soupira. Elle avait la terreur, non pas de la misère même et des dettes, mais du mépris qu’inspirent au petit peuple de Paris, aux voisins redoutables, ceux qui ont des dettes. Elle était très courageuse dans la pauvreté, très faible devant les humiliations.
Uriel revint assez tard de sa soirée chez le duc d’Argens, plus calme que lors de son audition au Beaumarchais, et plus fier encore, plus assuré dans la conscience de son talent. S’il avait moins de reconnaissance et d’estime pour son public, il s’admirait peut-être davantage.
— J’ai eu encore plus de succès, dit-il, je ne croyais pas ça possible, mais j’ai eu encore plus de succès ! Pas du même genre tout à fait qu’au Beaumarchais : ils sont curieux, ces gens du mondel Ils saisissent des nuances très délicates, ils s’enthousiasment pour des détails, et l’ensemble, la vérité dans l’ensemble, je crois qu’ils s’en inquiètent très peu… Seulement, ajouta-t-il, comme ils savent complimenter !
Il y avait en même temps, au fond de ses paroles, un embarras qu’Angélique devina très vite.
— On ne t’a rien donné ? cria-t-elle.
— Non, avoua-t-il, penaud. On n’était convenu de rien, l’autre jour, et je n’ai pas osé interroger le duc… J’ai essayé. Je te jure que j’ai essayé. Mais jamais la conversation avec lui n’a pu arriver au point. Il est si parfaitement duc ! Il parle si bien d’autre chose… Et puis il m’a présenté au baron de Gegenthal, le grand banquier, l’homme le plus riche du monde. Il a lui-même fixé, pour ainsi dire, le jour où je jouerai chez le baron. La semaine prochaine, Angélique, je joue chez le baron. Alors…
Angélique, d’un revers de main furieux, balaya les petits éventails : les dames Watteau, les danseuses, les pierrots lunaires couvrirent le plancher de leur infortune. Le pot de colle de pâte, renversé, laissa sur la table une coulée blanchâtre.
— C’est inutile que je travaille, cria-t-elle, puisque tu n’es bon à rien. Allons chacun de notre côté, ça vaudra mieux !
Uriel, le lendemain, sortit de bonne heure. Il revint vers midi, posant vingt-deux francs au milieu des cartonnages, rétablis en longue rangée, et accrus : la brave Angélique s’était remise au travail.
— C’est une avance sur le cachet ? fit-elle.
— Une avance ! cria Uriel humilié, ça, une avance pour notre grande gloire, pour l’hôtel à Paris, pour l’automobile, pour le palais en Italie, pour tout ce que nous aurons ! Non. Mais j’ai été voir Ebstein.
— Tu lui as demandé de l’argent ?
— Je ne suis pas un schnorrer ! dit-il.
Uriel venait d’employer sans le vouloir, dans son indignation, un mot de sa langue natale. Le schnorrer est un mendiant professionnel, remplissant une fonction quasi sociale et religieuse ; et Baër considérait qu’il ne peut exister que tels mendiants, parce qu’on ne doit jamais faire qu’une seule chose, toute sa vie. Tel était un des plus vigoureux principes qu’il avait reçus de ses ancêtres : une fois qu’on a pris un métier, on le garde ! Lui, Uriel, était musicien, donc il ne pouvait pas être schnorrer.
— Non, continua-t-il. Mais Ebstein avait reçu un tableau d’un ami, en échange d’un service. Il m’a dit d’essayer de le vendre. J’ai couru les marchands et vendu le tableau pour quatre-vingt-seize francs… Ebstein m’en a laissé vingt-deux.
Il conclut d’un air de justice :
— Il a été très bien, Ebstein, très bien ! De commission, ça ne valait pas plus.
Ce mélange d’abnégation, d’ambition poussée jusqu’à la chimère, d’insouciance aux réalités de la vie, avec de brusques retours de sens commercial, déroutait toujours Angélique, mais elle n’en admirait Uriel que davantage. Elle le vit partir pour l’hôtel du baron avec un renouveau de confiance passionnée.
Les heures furent longues, mais elle les peupla de rêves magnifiques. Elle voyait des repas éclairés de lumières roses, sur des nappes épaissies de fleurs ; des routes où une voiture l’enlevait, d’un mouvement rapide et voluptueux comme un vol ; des pays inconnus où l’air est tiède, où des pauvres la saluaient, parce qu’elle était riche… Et elle entendit enfin, sur le roide escalier de bois, le pas d’Uriel.
— Eh bien ?…
Elle n’acheva pas. Uriel s’était jeté en travers du lit. Il pleurait à chaudes larmes, il étouffait ses sanglots dans les couvertures.
— Uriel, dit Angélique, Uriel, mon petit !
Quand les hommes ont du chagrin, les femmes les plus amoureuses ne sont plus que des mères. Elle avait pris la tête d’Uriel dans ses mains, et la baisait doucement, doucement…
— Mon Uriel !
— C’est fini, Angélique, dit Baër, c’est fini. Je ne jouerai plus que dans les cafés, dans les casinos, dans les rues. Tu ne sais pas… Ce n’était pas des hommes qui étaient là, ce soir, c’était des millions, des sacs de millions. Et il y en avait tant, vois-tu, tant que je croyais presque connaître, dont je sentais si bien que leurs aïeux, leurs pères, eux-mêmes peut-être sont sortis du même affreux pays d’où je viens… J’ai joué l’Esclave, de Borodine, tu sais, la grande plainte ? On l’entend qui passe avec le vent, sur la terre plate, la terre de marais et de bouleaux. On voit les maisons de pauvres, faites de troncs d’arbres, avec leur poêle, et les petits enfants qui vont aux beth-hamidrash, nos écoles… Et quand j’ai eu fini, le baron est venu à moi. Il avait les larmes aux yeux, il m’a embrassé comme le bon Esdaile, et il m’a dit :
— « Vous êtes sublime, sublime ! Votre avenir est fait, monsieur Baër, votre avenir est fait, je m’en charge. »
— Eh bien ? dit Angélique.
— Oui, dit Baër, j’attendais le geste de cet homme plein d’or. Mais il a continué :
« — Votre avenir est fait, je m’en charge ; je vais vous faire avoir une audition au Beaumarchais ! »
Et Baër s’était remis à sangloter, en travers du lit. Angélique pleurait à côté de lui.
— Voyez-vous, répondit candidement Baër, qui revivait tous ces souvenirs, et se trouvait à cent lieues d’imaginer que Fauli eût une idée de derrière la tête, voyez-vous, il me semble que, si je me remarie, je n’épouserai jamais qu’une Française.
— Vous ! cria brutalement Fauli, vous ! mais vous êtes fou, mon garçon !
— Vous m’interrogez, je vous réponds… C’est qu’il y a des choses qui vous gagnent, dans ce pays, on ne sait comment, et c’est par les femmes qu’on les sent, c’est à travers elles qu’on se met à aimer ce pays. Alors plus tard, on continue… Je ne sais pas bien m’expliquer, ce n’est pas mon métier. Il me semble seulement que ces femmes d’une autre race nous donnent ce que nous n’avons pas. On a besoin de se compléter, de se finir. Nous sommes des sauvages, tout de même, quand nous arrivons de là-bas… Je crois que c’est ça : nos juives nous ressemblent trop, c’est pour ça qu’elles ne me tentent pas, je suppose. Et puis quoi ! Une chrétienne, c’est la conquête. Et difficile ! J’en ai eu, des Françaises, j’en ai eu. Pour un jour ou pour six mois. Mais pas une n’a eu l’idée que je pourrais faire un mari : un juif, vous comprenez ! Et c’est cela qui serait beau, pourtant, c’est cela qui serait la suprême satisfaction, la preuve de l’égalité acquise entre nous et eux. Quelquefois, je me dis qu’une de mes élèves…
Dans ces conditions, Baër n’intéressait plus du tout Fauli. Il l’indignait et l’inquiétait.
— Vous parlez comme un artiste, fit-il impatiemment, vous n’avez pas le sens commun ! Vous croyez que le mariage, ce n’est que l’association durable d’un homme et d’une femme. C’est ça, oui, c’est ça : mais c’est aussi le contact de deux familles. Allez voir un peu si une famille juive accepte facilement un chrétien, et si la famille chrétienne n’est pas sans cesse choquée par le juif. Non, non, ce n’est pas possible ! Il y a des exemples : presque tous sont funestes.
Et bourrelé tout à coup d’une inquiétude qu’il repoussait avec horreur :
— Et les juives, pensez-vous qu’elles épouseraient volontiers un chrétien ?
— Encore bien plus. Toutes les femmes veulent monter, et elles ne peuvent monter qu’au point de vue mondain. Épouser un chrétien, pour elles, alors, c’est monter. Il n’y a pas à dire…
Cette conversation laissa Fauli profondément rêveur. S’il en avait été temps encore, il se fût peut-être décidé à garder Jacques Wilden pour gendre. Mais il était trop tard. Le procès était en cours, et c’était une habitude enracinée, chez cet homme inflexible, de toujours vouloir aller jusqu’au bout d’une entreprise, une fois commencée.
On ne vit jamais une instance en divorce suivre son cours d’une façon plus calme et régulière : il n’en faut donner qu’une preuve. Personne, au Palais, même parmi les jeunes stagiaires dont c’est l’unique besogne de publier certains petits échos dans certaines petites feuilles, ne put se douter qu’il y avait dans cette affaire une combinaison, des dessous anormaux, et par conséquent une intéressante possibilité de scandale. Ce fut le silence, le silence absolu, honorable et plat, entretenu, au lieu d’en être troublé, par les actes judiciaires indispensables. L’impression générale fut qu’il s’agissait d’une rupture entre gens très bien élevés. Les gens bien élevés sont ceux qui savent tout faire sans qu’il y ait jamais de quoi rire ; et ceci fut avantageux à Jacques Wilden, dont les amis constatèrent une fois de plus qu’il avait véritablement du tact, ainsi qu’à l’excellente réputation de M. Fauli et de mademoiselle Fauli, ci-devant épouse de M. Jacques Wilden. Tous se montrèrent parfaits.
Bien entendu, ce divorce devait être prononcé aux torts du mari : à quoi M. Jacques Wildenberg, dit Wilden, s’était prêté de la meilleure grâce du monde. Il avait même déclaré qu’il se mettait à la disposition de la partie adverse pour laisser constater contre lui le flagrant délit d’adultère, où et comme on voudrait. Rien ne lui eût paru plus amusant. Mais son avocat parvint à l’en dissuader. Ce procédé, dit-il, a quelque chose de grossier qui n’est plus dans nos mœurs. Son défaut d’élégance répugne à nos délicatesses contemporaines et d’ailleurs il est absolument inutile de se pousser à cette extrémité. Il suffit que le mari abandonne à l’indiscrétion de sa femme quelques lettres de nature à ne laisser aucun doute sur un écart de conduite constituant une injure grave à l’égard de celle-ci. Me Silversmith, en homme d’affaires expérimenté, gardait toujours à cette intention, par devers lui, un jeu de correspondances qu’il est facile de faire copier par une personne d’une bonne volonté si grande qu’elle avoue ensuite, dès que cela est nécessaire, toutes les inconvenances que révèlent ces lettres. « Si vous voulez y jeter un coup d’œil, ajouta-t-il, vous verrez qu’elles ne sont pas trop mal écrites.
— Ne vous mettez pas en peine, répondit Jacques, je puis m’épargner ces frais : rien ne m’est plus aisé que de vous fournir tout ce qu’il faut !
Il avait donc produit une correspondance qui jetait la plus aveuglante lumière sur la nature de sa culpabilité, sur le lieu du crime, un petit rez-de-chaussée du côté du boulevard Haussmann, et sur la date de ce crime, prouvée postérieure à son mariage par les quittances de loyer. Il alla jusqu’à permettre qu’une enquête privée découvrît assez facilement le nom de sa complice, qui pourrait être appelée en témoignage. C’était, ajouta-t-il, une aimable fille à qui cela ne nuirait en rien. Enfin Berthe fut mise au courant, le plus délicatement qu’il se put : qui veut la fin veut les moyens. D’ailleurs les empressements de Jacques à son égard lui devaient être un sûr garant de l’insignifiance de toute cette affaire. Et Berthe, en effet, ne marqua point d’indignation, ni trop de répugnance. Elle était comme toutes les femmes, dont l’éducation, depuis des siècles innombrables, eut pour effet de les persuader qu’elles sont essentiellement différentes des hommes, qu’elles n’ont ni les mêmes devoirs, ni les mêmes droits, et ne peuvent commettre les mêmes péchés. Berthe aurait considéré comme l’acte le plus vil, et la pire ignominie, de tromper son mari par hasard, sans amour, en cinq minutes, avec un homme qu’elle ne connaissait pas ; et elle eût, au contraire, envisagé une liaison sérieuse, avec un amant de son choix, comme une chose assez naturelle. Mais, inversement, elle eût profondément souffert d’apprendre que Jacques avait une maîtresse, et l’aimait, tandis qu’une aventure, une passade avec une fille, lui paraissait un événement tout à fait négligeable. Rien, si l’on y réfléchit, ne justifie cette manière de voir, et c’est pour cela qu’il la faut ranger parmi les conceptions morales : la morale, ce sont les règles de conduite auxquelles on obéit sans savoir pourquoi. Elles vous apparaissent comme des injonctions venues du dehors, peut-être d’en haut, en tout cas comme des ordres dictés par une société impérieuse.
M. Fauli avait, d’ailleurs, admirablement arrangé les choses : à la date prévue pour le constat de flagrant délit, les créanciers de M. Jacques Wilden devaient recevoir le tiers de leur créance ; après l’échec des préliminaires de conciliation, un autre tiers ; enfin, après le prononcé du divorce, le reliquat. Et comme le ménage, après les délais légaux indispensables, comptait se remarier, Jacques n’avait fait aucune opposition à ce règlement de comptes.
Le jour des préliminaires de conciliation fut délicieux. A neuf heures et demie du matin, Berthe sortit à pied de chez M. Fauli, son père, rue de Provence, et rencontra son mari qui l’attendait, en fiacre, au coin de la place de l’Opéra et de la rue Auber. Elle se jeta sur les coussins comme un petit moineau qui ne sait pas encore bien voler, et retrouve son nid après une grande aventure, une rue traversée pour la première fois d’un coup d’aile hésitant, des caniveaux ardus, toutes sortes d’effrayants obstacles. Elle n’avait pas couru, elle avait marché bien sagement ; pourtant son cœur palpitait. Elle tint à en donner la preuve, et son corset était très bas. Mais, en même temps, elle dit à Jacques, d’un air un peu dédaigneux :
— Pourquoi n’as-tu pas pris un taxi-auto ?
Cette phrase suffirait à prouver que les événements sont déjà bien anciens. A cette époque reculée, il y avait déjà des taxi-autos : mais ils étaient rares, et tenus encore pour objets de luxe. Cette question impliquait donc chez Berthe des idées de grandeur qui ne lui seraient pas venues du temps qu’ils étaient mariés. Alors elle était économe des deniers du ménage. Mais depuis qu’ils ne vivaient plus ensemble, elle ne regardait pas à la dépense, parce que la dépense ne la regardait plus : il serait bien temps après leurs secondes noces ! Pour le moment, on était en vacances. Jacques se souvenait encore, avec un petit étonnement malin, que Berthe n’avait pas hésité un instant, l’avant-veille, à exposer à la pluie une ravissante petite paire de souliers jaunes qu’elle soignait, du temps de leur vie conjugale, comme la prunelle de ses yeux. Les jolis souliers jaunes étaient devenus, en se mouillant, couleur de papier d’emballage, et, une fois secs, couleur de marron d’Inde, avec de petites gerçures. Mais Berthe s’était contentée de dire :
— Ça m’en fera une autre paire pour la campagne !
Or, elle avait dit cela parce que, déjà une fois depuis leur séparation, ils étaient allés, un soir d’orage, dîner sur les bords d’un étang, près de Versailles, sous des charmilles épaisses, à la bonne heure, je veux dire après la mort du soleil, mais avant la minute indiscrète où les sublimes enfantillages de l’astre des nuits divinisent la nature ; et elle avait gâté là une autre paire de souliers jaunes. Jacques comprit parfaitement l’allusion relative au taxi-auto, et répondit :
— Nous irions trop vite. La convocation chez monsieur Aubriot, au Palais de Justice, n’est qu’à dix heures. Et alors…
Il l’avait embrassée très légèrement, une fois sur la nuque, à cet endroit où les cheveux des femmes n’ont plus l’air que d’une sorte de pelage court, d’une fourrure fine et odorante, une autre fois au coin de la bouche ; et maintenant il regardait. C’est le devoir d’un homme, s’il sait vraiment jouir de toutes ces petites délices de l’amour, qui sont les plus grandes, de bien regarder à ce moment-là. Et s’il voit deux yeux qui se ferment à demi, ou complètement, et une petite onde qui part du menton et va rejoindre le coin des lèvres, alors il peut être très fier, très heureux, et même très ivre, s’il est assez jeune et heureusement encore assez naïf pour s’enivrer de ces choses-là. C’est qu’on l’aime, c’est qu’il est désiré. Jacques distingua les deux beaux yeux bruns qui se fermaient, le frisson du menton pâle… et Berthe ne dit plus rien jusqu’au pont du Châtelet, mais lui non plus. Alors, il fit arrêter la voiture.
— Il n’est pas convenable, dit-il sérieusement, que nous entrions ensemble !
Ce fut donc séparément qu’ils parvinrent à la porte de M. le juge Aubriot, commis aux préliminaires de conciliation. Ce magistrat était la proie de deux soucis fort différents, quoique de leur nature inséparables : l’agacement qu’il éprouvait d’avoir à procéder, vis-à-vis de ces deux candidats au divorce, à une formalité que sa vieille expérience lui faisait prévoir inutile, et la préoccupation de dire cependant, à propos de cette formalité, des choses intelligentes. Ces scrupules honorables sont la caractéristique aujourd’hui de la plupart des Français de la bourgeoisie : ils ne croient plus à l’efficacité de leur profession ; pourtant ils seraient désolés s’ils ne l’exerçaient avec élégance.
Berthe Fauli, épouse Wildenberg — mais on dit Wilden — arriva la première, et s’assit dans le fauteuil que M. Aubriot lui indiqua, avec un soin délicat des plis de sa jupe, mais aussi avec une décence vraie qui donna d’elle la meilleure impression.
« C’est une petite femme très honnête », songea ce magistrat.
Jacques ne lui fit pas non plus mauvaise impression.
« C’est un très joli homme, pensa-t-il, un peu faible, paresseux, pas méchant ; et sa femme est assez jolie pour qu’il l’aime encore. C’est donc elle qui boude, et elle est trop jeune et trop sincère pour bouder longtemps. Ou alors… »
Il ne se formula pas sa pensée à lui-même, mais il était trop vieux magistrat pour ne pas savoir qu’il y a des divorces qui sont des affaires. M. Aubriot réserva son opinion.
Il débuta par les choses qu’on dit toujours parce qu’il faut les dire. Elles font partie du rituel : que si la loi a rendu ces préliminaires de conciliation obligatoires, c’est que, bien souvent, on a vu des époux, qui se croyaient séparés par les différends les plus douloureux, les torts les moins pardonnables, s’apercevoir qu’un sentiment d’indestructible affection subsiste au fond de leur cœur ; que le premier amour, chez une femme, laisse des souvenirs profonds, qu’il en connaissait, comme magistrat ayant reçu bien des confidences, des preuves fort touchantes ; enfin que, malgré tout, dans le monde des gens bien élevés, le divorce inflige encore, à ceux qui y ont recours, une diminution du statut social.
— Vous êtes, madame, ajouta-t-il, retrouvant, à s’échauffer, un plaisir qui lui inspira de la galanterie, vous êtes charmante. Vous êtes, de plus, cela se voit tout aussitôt, une très honnête femme. Vous ne divorcez pas pour courir à d’autres amours ou à de tristes aventures. J’en suis convaincu, je n’ai qu’à vous regarder. Oubliez donc une injure qui est grave, à la vérité, selon la loi ; mais si légère, selon les faiblesses masculines ! Votre mari, j’en suis persuadé, la regrette aujourd’hui profondément.
Berthe avait l’air très ému, et elle l’était, en effet, à la surface de ses sentiments. Car toutes les femmes sont émues lorsqu’on leur parle avec gravité. Le sens des mots n’y est pour rien, c’est une action que produit sur elles, presque toujours, le son d’une voix mâle. C’est aussi que, les hommes n’employant jamais les arguments à quoi elles pensent, elles ne trouvent plus rien à dire. Et alors, si elles ne se mettent pas en colère, elles demeurent troublées. De plus, comme Berthe aimait son mari, et que justement elle considérait, comme le disait M. Aubriot, que la faute de Jacques n’avait aucune importance, elle ne trouvait rien à répondre. Voilà pourquoi son pied gauche s’agita fort nerveusement. Puis elle regarda son mari. Mais il était aussi embarrassé qu’elle. Cependant, il se crut obligé de dire :
— Certainement, je regrette… le hasard, les relations, les entraînements… Quelquefois, dans les affaires !
Jacques bafouillait. Il n’y avait pas de doute possible, il bafouillait horriblement. En même temps il regardait sa femme d’un air inquiet, comme pour dire : « Ne cède pas ! Moi, qu’est-ce que tu veux que je réponde ? »
Elle eut alors une si jolie envie de rire que sa figure très fraîche en prit l’aspect le plus triste et même le plus furieux. Elle en profita pour dire :
— Monsieur, mes sentiments pour monsieur Wilden sont exactement ceux que j’avais en pénétrant dans ce cabinet !
Ce n’était pas un mensonge, et Jacques, à son tour, par une réaction inévitable, faillit perdre la contrition apparente qu’il avait assumée. Berthe s’en aperçut, et brusqua sa sortie avec un grand tact.
La phrase ambiguë qu’elle avait prononcée n’avait pas échappé au magistrat. Il en prononça une autre :
— Madame, fit-il, vous jouez un jeu bien dangereux !
Ce fut comme une petite flèche qui lui entra dans le cœur. Un jeu dangereux ? Que voulait-il dire ? Mais déjà elle s’était reprise, et s’échappait. D’ailleurs M. Aubriot n’avait eu que l’ombre très légère d’un soupçon, et il se crut obligé de dire à Jacques Wilden, après le départ de sa femme :
— Voilà, monsieur, les tristes conséquences de votre légèreté !
— Croyez à ma reconnaissance, répondit Jacques, qui fut très digne, vous avez fait ce que vous avez pu !
Les deux parties se retrouvèrent sur le même pont du Châtelet, suivant leurs conventions, mais, cette fois, Jacques appela une automobile de place, et Berthe sourit : elle comprenait vers quel but maintenant on allait se hâter. Mais elle ne distingua que vaguement l’adresse donnée au chauffeur. Ils demeuraient enlacés, une volupté superflue leur venait encore de la rapidité de la course. L’automobile s’arrêta devant la porte d’un petit rez-de-chaussée, rue de la Bienfaisance.
— Mais, Jacques, fit Berthe, est-ce que ce n’est pas ici… la personne, voyons c’était là ?
— Oui, répondit Jacques, avec un front d’airain. Je l’avais loué pour trois mois. Et tu comprends…
— Ah ! dit-elle, scandalisée, suffoquée, amoureuse aussi, emportée par un grand élan, c’est mal, c’est drôle, c’est choquant, c’est fort, c’est… O Jacques, mon Jacques !
Et elle entra.
Une façon si aisée et dédaigneuse, qui tournait à la galanterie, d’envisager la rupture de l’union légale et de bafouer le code, emplit Berthe d’une singulière allégresse. Elle savourait tous les plaisirs de l’aventure, de l’adultère, et son complice était un charmant garçon qu’elle considérait comme son mari, qui en fait l’était toujours, et dont elle avait décidé qu’il le redeviendrait bientôt, n’ayant été que « suspendu » pour quelques semaines. Parfois il lui arrivait de dire à Jacques : « Le plus drôle, c’est qu’il faudra nous remarier aussi à la synagogue ! » En effet les formalités du divorce, devant le rabbin, sont les plus simples du monde ; si bien que, dans ce moment que les tribunaux, plus lents, n’avaient pas encore dénoué le lien civil qui les attachait l’un à l’autre, Berthe n’était déjà plus, aux yeux de l’Éternel, l’épouse de Jacques Wilden.
Depuis les premiers jours de son mariage elle avait vécu dans l’indifférence des pratiques de sa religion, et, après dix-huit années passées chez son père dans leur observance minutieuse, cela lui avait paru agréable et commode. Elle apprenait maintenant à traiter la loi française avec une légèreté au moins égale, à n’en prendre que ce qui peut servir, à rejeter le reste : cela était amusant. Jamais donc elle ne se montra plus gaie qu’après l’échec de ces préliminaires de conciliation ; il faut avouer qu’elle en avait quelques motifs. M. Fauli ne faillit point à l’observer, les occasions ne lui en manquèrent point : Berthe habitait maintenant chez lui, avait repris sa chambre de jeune fille, prenait ses repas en face de son père, à qui aucune de ses attitudes ne pouvait échapper. Il devait naturellement paraître assez étrange à celui-ci qu’elle acceptât si facilement, avec plus que de l’insouciance, un sort qui bien peu de jours auparavant l’avait paru plonger dans le désespoir. Cependant il ne dit rien, ne posa aucune question. Il conclut seulement qu’il y avait là un mystère à débrouiller, et mit sa confiance, toujours imperturbable, dans sa perspicacité et dans ce que le commun des mortels appelle la chance, mais à quoi il donnait un autre nom. La chance, pour lui, ne consiste que dans les imprudences que commet l’adversaire : or il n’était pas loin de considérer à présent sa fille comme un adversaire. En tout cas il prit toutes ses précautions, joua désormais contre elle autant que contre son gendre.
En même temps il se prenait à songer sérieusement à un plus lointain avenir. Sa sœur, au bout du compte, avait raison. Ce n’était pas tout que de faire divorcer Berthe ; il était nécessaire — et il le voyait à cette heure mieux que jamais — de lui donner rapidement un nouveau mari. En vérité c’était bien dommage que Baër ne semblât point avoir remarqué sa fille. Mais ne pouvait-on y remédier ? Il connaissait Baër, ses impulsions soudaines, le brusque élan de ses enthousiasmes : cet homme ardent, en passion perpétuelle, et absorbé par sa passion, pouvait fort bien n’avoir point pensé à Berthe parce que, l’ayant cent fois rencontrée, il ne l’avait point vue ! Il fallait la lui montrer. Donc Fauli, sans trop insister, sans dévoiler ses plans, tout en permettant qu’on les soupçonnât, conseilla paisiblement à sa sœur Fischer d’inviter le compositeur à dîner, faisant comprendre que cette invitation, venant de lui, serait bien accueillie.
Madame Fischer ne demandait pas mieux que d’accepter la suggestion. Baër était bon à faire voir, il faisait honneur. Il était bon à entendre, aussi. C’est un devoir agréable pour une maîtresse de maison de dire à un musicien de cette valeur : « N’allez-vous pas nous jouer quelque chose ?… » Même, dans son empressement, elle alla beaucoup plus loin que ne l’aurait désiré son frère. Baër fut prié à dîner un dimanche, mais le dîner de ce dimanche-là fut une bien plus grande affaire que Fauli ne l’avait prévu. Une partie de la famille en fut exclue, n’étant invitée cette fois que pour la soirée, afin de faire place aux relations les plus brillantes du ménage, et principalement celles qui n’étaient point israélites : ceci en vertu du principe que le meilleur moyen de faire honneur à un juif distingué, c’est de lui montrer des chrétiens. Il faut dire encore qu’on n’est point fâché de prouver aux chrétiens qu’il existe des juifs de talent ; même, on l’espère, de génie. En présence de M. Abel Lemartrois de l’Académie Française et de l’Académie des Sciences, une des gloires de l’astronomie contemporaine, assis à la droite de la maîtresse de maison, madame Fischer s’estimait heureuse de pouvoir étaler à sa gauche M. Uriel Élisée Baër, professeur au Conservatoire, et auteur de la Symphonie Galicienne, dont il paraît qu’elle est un chef-d’œuvre. Et voilà aussi comment, à table, Berthe trouva à sa droite Uriel Élisée Baër, en effet, mais à sa gauche M. de Fresquienne-Austreberte, sous-préfet d’Eure-et-Cher, ancien attaché au cabinet de M. Combes alors que celui-ci était président du Conseil, resté fort bien en cour, et selon toute apparence en bonne voie d’obtenir une préfecture. M. de Fresquienne-Austreberte pourrait porter le titre de comte, mais il s’en garde. Le père a fait partie, en fort bonne place, du personnel diplomatique du second Empire, mais le fils affecte de l’avoir oublié, et tout le monde l’imite. Élevé chez les jésuites de Boulogne, puis d’Angleterre, il éprouve aujourd’hui contre eux, contre les principes qu’ils lui voulurent inculquer, une haine excessive, comme beaucoup de sentiments sincères. Par surcroît, fort intelligent, il est ambitieux. Il demeure convaincu, sur quoi pourtant il garde le silence, que les Parisiens, presque tous devenus réactionnaires, sont des imbéciles, dignement représentés par leur presse : Paris a donné le suffrage universel à la France, et perdu toute influence à partir du jour qu’il le lui a donné, mais ne s’en doute pas. Voilà pourquoi il gémit, murmure, clabaude, ne dit et ne fait que des sottises. Une majorité de paysans gouverne désormais la France, en vertu de la loi du nombre. Ces paysans tiennent à leur propriété ; et par conséquent demeurent aussi éloignés du socialisme qu’un prêtre qui vit de l’autel répugne à l’hérésie. D’autre part ils détestent ce qui reste de grands propriétaires en France, encore bien plus les congrégations, qui tendent à reconstituer cette grande propriété ; ils se méfient traditionnellement du curé. Pourtant ils aiment les gouvernements forts, les gouvernements à poigne : par tradition aussi, et à condition que ce gouvernement n’use de la poigne qu’en leur faveur, c’est-à-dire fasse marcher les administrations qui les embêtent quand ils veulent faire quelque chose, mais par elles-mêmes, depuis que s’en est allé Napoléon qui les créa, ne font rien, ou le moins possible. Voilà toute la politique, le reste n’est que parade pour la galerie. Après avoir renié les maximes des maîtres de son enfance, et sans doute par conséquence, M. de Fresquienne-Austreberte a radicalement abjuré les opinions de sa caste pour devenir un radical. Mais ce renégat continue en somme à faire ce que faisaient ses ancêtres : voulant commander, il en prend les moyens. Donc il est devenu l’agent subtilement impérieux de cette domination des ruraux qui, en France, est le secret de la comédie. Un secret qu’il cache : on ne réussit une politique, il le sait, qu’en n’en révélant point les mobiles réels et profonds. Avec cela il est homme du monde, et aristocrate jusqu’au bout des ongles. Quand il aura été suffisamment préfet, il retrouvera son titre en retournant sans doute à la carrière diplomatique. Il y aura plus de succès encore que son père, ayant vu plus d’hommes, et difficiles à manier.
Ce praticien adroit et fort était assez au courant des choses pour savoir que Berthe, fille unique en instance de divorce, aurait à la mort de Fauli une belle fortune. Lui-même avait pris grand soin de ne se point marier encore ; il attendait d’avoir augmenté sa valeur, c’est-à-dire de passer préfet. D’ailleurs Berthe, qui est ordinairement jolie, était ce jour-là parfaitement bien : blonde, assez grande, elle avait cet éclat de carnation qui sauve, chez les filles de sa race, quelques erreurs de construction. L’enveloppe, chez elle, valait mieux que la charpente, et c’est tout ce que demandent la plupart des hommes. Il y avait, dans son apparence, des promesses de volupté qui n’étaient point mensongères, et ce goût de plaire au maître, de le servir, qu’elle tient de son sang oriental. M. de Fresquienne-Austreberte n’eut point à s’efforcer pour lui faire croire qu’il la jugeait charmante, et Berthe, de son côté, entreprit sa conquête. Elle ignorait avoir affaire à un homme redoutable qui ne se laissait séduire que s’il le voulait bien ; mais cela n’en valut que mieux.
Pour Baër, à l’inverse, il ne sait parler que de ce qui l’intéresse ; et c’est toujours ou de musique, ou des souffrances de ses coreligionnaires de Pologne et de Russie. Alors il est incorrect, mais éloquent et tumultueux. Même en dehors de son art, il se montre sensible et d’une intelligence inculte, mais fort vive. Cette intelligence lui découvre pêle-mêle des points de vue originaux, des idées fortes, avec des choses que tout l’univers connaît depuis le commencement du monde, et qui lui semblent toutes neuves ; il n’a pas de méthode pour aller rapidement à l’inconnu en le dégageant du connu ; toutefois, dans les incroyables détours personnels qu’il est forcé d’accomplir pour parvenir au but, il lui arrive de rencontrer cet inconnu, et de l’exprimer de façon originale. Ce don, chez Baër, lui est commun avec la plupart des vrais artistes. Ce musicien de talent est aussi, comme eux, magnifiquement sensuel. Mais n’ayant point appris à exprimer cette sensualité avec un minimum de décence mondaine, n’en ayant pas eu le temps, il demeure assez délicat, le sachant, pour se taire. Cette fois il voyait bien Berthe, elle n’était séparée de lui que d’une largeur l’assiette ; il la trouvait parfaitement belle, il la dévorait du regard, mais en silence, appartenant à la déplorable catégorie des mâles qui ne savent rien dire aux femmes, sinon : « Je te veux ! » en ajoutant sérieusement : « Tu verras ce que je ferai pour toi ! » — et sans savoir qu’ainsi ils n’ont pas assez l’air de se sortir d’eux-mêmes pour se rendre agréables, surtout en présence d’autres humains qui les écoutent : car il arrive que, dans le tête-à-tête, ils retrouvent quelque avantage.
Baër se contenta de se renfermer dans un silence plein de jalousie boudeuse à l’égard de M. Fresquienne-Austreberte. Celui-ci lui adressa quelques mots d’une courtoisie flatteuse et méditée : il ne répondit point.
Cela ne faisait pas le jeu de M. Fauli. Il mit donc la conversation, à l’heure où elle pouvait devenir générale, sur l’antisémitisme, comptant que Baër allait rebondir sur cette question, et que l’autre voisin de Berthe, obligé de prendre part au débat, abandonnerait ses entretiens un peu trop particuliers avec elle. D’ailleurs c’est un fait assez remarquable, alors qu’entre eux ils parlent fort rarement des problèmes généraux qui les concernent, que les juifs ne se peuvent empêcher de les aborder aussitôt qu’ils se trouvent en présence de chrétiens. Il y a peut-être là du courage, il y a aussi le besoin ingénu de demander : « Mais qu’est-ce que nous avons fait, qu’est-ce que vous nous reprochez ? » M. de Fresquienne-Austreberte s’attendait donc à l’événement. Il avait sa réponse toute prête, et comme dictée : ce n’était point la première fois qu’il la récitait. Il n’était pas fâché, au surplus, de faire sa profession de foi devant Berthe qui bientôt, il le savait, ne serait plus madame Wilden.
— L’antisémitisme en France, dit-il, bien qu’on veuille en sa faveur ressusciter de vieux préjugés, n’est qu’en apparence une guerre de race. C’est une affaire sociale, et d’un caractère bien superficiel ! La vérité est qu’on en veut aux juifs du rôle qu’ils jouent dans la vie politique depuis l’institution du régime actuel. Tant qu’ils n’ont fait que donner l’exemple de la fortune, on les a laissés bien tranquilles : mais nous sommes un peuple qui a toujours recherché les places, et depuis quarante ans les juifs y sont entrés — jusque dans l’armée elle-même que nous considérions comme une chasse réservée. C’est cela qui exaspère les Français. Si les réactionnaires — et le mouvement antisémite est un mouvement réactionnaire — étaient moins bêtes, ils se rendraient compte que cette nouveauté qui les irrite est de leur faute. Après la chute de l’Ordre Moral, eux et ce qu’on est convenu d’appeler les cléricaux ont boudé le gouvernement républicain ; ils se sont toujours efforcés soit de le détruire, soit de le trahir. Où diable voulez-vous qu’alors ce gouvernement allât chercher ses fonctionnaires, sinon parmi les juifs et les protestants ! Aujourd’hui, bien que ces réactionnaires n’aient que ce qu’ils méritent, ils ne voudront jamais l’avouer. Le seul résultat de leur campagne est du reste de prêter quelque vigueur aux attaques contre le capitalisme, puisqu’on ne saurait faire de distinction, en bonne logique, entre le capital juif et le capital chrétien : ceux qui n’ont rien, ou peu de choses, ne l’admettront jamais. Si bien que, chez nous, les antisémites n’ont d’importance qu’en tant qu’alliés inconscients du socialisme, dont ils seraient les premières victimes. Par bonheur pour eux le socialisme en France n’existe pas, et n’existera probablement jamais d’une manière sérieuse. Mais voilà pourquoi la position de ces antisémites est ridicule.
Ce petit discours était de nature à flatter à la fois M. Fischer et M. Fauli ; et il fut d’autant mieux accueilli que les non-juifs présents se sentirent satisfaits que son auteur eût su louvoyer entre certains écueils. Mais Baër tout à coup éclata : Ce n’était pas ça, l’antisémitisme ! Il n’existait pas en France chez les chrétiens, ou si peu que cela ne valait pas la peine d’en parler. Il le savait bien, lui qui vivait dans ce pays, heureux, libre, et l’égal de n’importe qui. Il n’y avait d’antisémitisme que l’antisémitisme des juifs ! Des juifs qui ne pensent plus à leurs frères persécutés, qui hochent la tête quand on les adjure de les défendre ou de les secourir, qui songent, égoïstement : « Nous sommes bien, ici, nous ! On nous embête, mais on nous supporte. Même on nous admet. Ne faisons point parler de nous inutilement, c’est le plus sage — et puis, ces gens de là-bas n’ont plus rien de commun avec nous ! » Là-dessus, à part de rares exceptions, déclara Baër, il n’y avait de générosité que chez les Français de race, surtout chez les socialistes, dont M. de Fresquienne-Austreberte venait de soutenir qu’ils n’existent pas.
— C’est justement pour ça qu’ils peuvent s’offrir le luxe d’avoir l’air généreux, répondit le sous-préfet avec un doux cynisme ; ne comptant pas, ils peuvent dire ce qui leur plaît. C’est l’avantage éternel des oppositions…
Cela fit rire : on aime entendre traiter avec légèreté ce que l’on n’est point sans craindre. Toutefois Berthe resta choquée de la sortie du compositeur. Elle aussi n’aimait point qu’on vînt rappeler qu’il y avait des gens de sa race ailleurs qu’en France. Ce malencontreux internationalisme lui paraissait une tare, non point politique — cela lui eût été bien égal ! — mais mondaine, chose plus grave. Elle préférait l’oublier et gardait l’impression de se montrer de la sorte plus uniquement française : parler des juifs des autres pays dans ce pays, c’est en effet rappeler à celui-ci qu’on est juif : et pour quoi faire ?… Dans la soirée le pauvre Baër joua de toute son âme, et fut sublime. Il en eut le sentiment ; cela lui inspira du courage, il souhaita se rapprocher de Berthe. A cette heure, il en eût fait sa maîtresse sur-le-champ, et sa femme dans les trois jours. Comme il arrive, ayant été applaudi, ayant ému, il se croyait maître en toutes choses, capable d’imposer sa volonté ; et sa propre musique, exaspérant ses nerfs, avait exalté ses désirs. Mais Berthe l’évita. Quand les Fischer demandèrent en grâce au musicien de revenir à leur jour, le plus souvent possible, elle ne broncha pas, prit un air incroyablement lointain. Et quand la même invitation fut adressée à M. de Fresquienne-Austreberte, elle lui fit comme un sourire de complicité. C’est que Baër, aimant la volupté, n’avait pas l’art de la solliciter. Son rival avait le mérite de faire croire au plaisir sans même se donner la peine de le promettre. Enfin, de manières et d’origine, malgré tout son mérite, Baër était au-dessous d’elle ; l’autre lui semblait au-dessus : c’est une distinction à laquelle toutes les femmes, dans leur âpre désir de s’élever, et elles ne peuvent s’élever que par l’homme, sont infiniment sensibles.
… M. Abel Lemartrois, l’éminent astronome, avait paru, au cours du dîner, et dans les heures qui suivirent, s’abstenir soigneusement de briller ; et, plus particulièrement, au cours de la discussion sur le rôle d’Israël dans la société française contemporaine, il s’était contenté de prononcer quelques phrases d’une obscurité cimmérienne. D’ailleurs, en dehors de sa science, il n’a guère que les idées les plus simples. Étant sorti vers minuit en même temps que M. de Fresquienne-Austreberte, il prit le coude à son compagnon, dans un mouvement naturel de sympathie et satisfaction, aspira voluptueusement l’air nocturne, et lui dit :
— Ces gens sont charmants. Charmants !… Comment cela se fait-il que cela paraisse si bon de se retrouver entre soi ?
M. de Fresquienne-Austreberte a pour principe de ne jamais dire de mal de personne, à moins d’utilité pour lui personnelle et directe. Il répondit seulement, comme s’il continuait de suivre sa pensée :
— … Voyez-vous, je leur ai dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas de question de race entre eux et nous : il y en a une, j’ai un peu arrangé les choses. Et ça ne finira… Écoutez bien, ça ne finira que le jour où il y aura deux cent mille Chinois en France. Il naît dans ce pays si peu de monde que ce jour-là est peut-être plus proche qu’on ne croit ; et alors juifs et Français se réconcilieront sur le dos des nouveaux venus, comme en Amérique. La voilà, la solution de la question juive, la voilà : c’est la seule !
Berthe Fauli était pareille à la plupart des femmes : elle avait beaucoup d’ordre dans ses armoires, presque autant dans son esprit, qui était toujours lucide, et classait les choses, les gens, les devoirs et les droits par catégories, mais aucun dans ses papiers. Et ceci amena, comme on va le voir, un événement assez dramatique, car personne jamais ne s’inquiète de ce qu’il y a dans les armoires d’une femme ou dans son esprit. Pourvu qu’elle soit habillée de façon distinguée, et parle de façon qu’elle n’ennuie pas, tout est dit, on ne lui en demande pas davantage ; tandis que si, par hasard, il lui échoit des affaires sérieuses et surtout des papiers concernant ces affaires, tous les hommes veulent s’en occuper, sous prétexte qu’elle n’y entend rien.
Voilà pourquoi M. Fauli demanda un jour à Berthe où en était l’instance en divorce Fauli contre Wildenberg. Il voyait fréquemment l’avocat ; c’était lui, en somme, qui menait la procédure ; mais il voulait savoir ce que sa fille en connaissait. Berthe avait, sur la manière de constituer un dossier, des idées très simples : elle mettait toutes les communications de l’avocat et de l’avoué avec ses autres lettres, dans un buvard en maroquin, et le buvard dans le tiroir d’un chiffonnier. Ce tiroir fermant à clef, comme elle gardait la clef sur elle, il lui semblait avoir fait tout ce qu’exigent la prudence la plus raffinée, la méthode la plus exacte. Sans penser plus loin, elle ouvrit donc devant son père le tiroir d’abord, le buvard ensuite.
Il y avait des notes de couturière, puis la copie de la requête en divorce, puis encore des factures de couturière, puis une lettre de Jacques : « Mon petit ami… » Et M. Fauli regardait par-dessus son épaule ! C’est une chose admirable que le sang-froid des femmes dans tous les événements où leur cœur et les intérêts de leur vie amoureuse sont engagés ; leur présence d’esprit et leur intrépidité sont en raison inverse de leur maladresse habituelle devant un danger physique, une voiture qui les frôle ou la menace d’un coup. Les lèvres de Berthe devinrent toutes blanches, elle eut subitement dans la bouche l’impression d’une insupportable amertume : la peur, la vraie peur, a un goût amer ; ce n’est pas une imagination ! Pourtant, elle n’eut pas un geste qui la pût trahir. Elle ferma le buvard, le remit dans le tiroir, dont elle tourna la clef, et dit tranquillement :
— Le reste est chez l’avocat. J’irai le chercher.
Le vieux Fauli demeura magnifiquement impassible et digne de sa fille. Tout debout, mais avec ses yeux de vieillard qui distinguaient bien mieux l’écriture de loin que de près, avait-il vu, et qu’avait-il vu ? Berthe n’en put rien savoir. Il répondit seulement :
— Ne te presse pas, petite !
Et il attendit quelques jours pour lui dire :
— Je crois que c’est le moment de passer chez maître Roux. Il t’attend ce matin et il a quelque chose à te dire.
Berthe n’allait jamais chez Me Silvain Roux, l’avocat qui lui avait été désigné par son père, sans une secrète inquiétude. Par une opposition qui n’étonnera que les esprits superficiels, car les causes en sont assez faciles à saisir, tandis que Jacques Wilden, complètement libéré de toute croyance religieuse, s’était adressé à un avocat de sa race, Me Silversmith, un raisonnement tout contraire de M. Fauli l’avait conduit à remettre cette affaire, comme il faisait du reste de son contentieux, entre les mains d’un avocat de souche chrétienne, issu d’une vieille famille de magistrats. Tous deux étaient restés parfaitement conséquents avec eux-mêmes, ils avaient chacun les meilleurs motifs à donner de leur décision. Jacques vivait dans un milieu où, en apparence, les préjugés de race ont disparu. Il n’y avait dans sa manière de vivre, dans sa façon de concevoir ses devoirs et ses droits sociaux, enfin dans tout ce qu’on est convenu d’appeler la moralité, aucune différence entre lui et ceux qu’il rencontrait dans les affaires, au cercle, et à dîner dans les maisons où il fréquente. Il n’y voyait que des gens qui pensaient ne croire à rien. Mais il sentait vaguement qu’entre lui et un homme de sa race devait malgré tout subsister un lien de plus, et, puisque, dans son divorce, il y avait une combinaison, que le génie de cette combinaison serait mieux saisi par Silversmith que par tout autre.
Il n’en était pas de même de M. Fauli, qui prétend avoir des vues plus profondes. Son principe est de ne se servir des gens de sa race que lorsque cela devient véritablement indispensable, et dans les affaires, où ils sont supérieurs et associés par un intérêt commun ; mais pour tout le reste, et surtout en matière confidentielle, il est préférable, au contraire, de ne s’adresser qu’à des personnes qu’on a des chances de ne pas rencontrer trop souvent. De plus, on les intéresse de la sorte à sa propre fortune, on crée des liens nombreux et solides, on se rend utile, on se les attache ; et Fauli savait bien qu’il leur montrait ainsi ses vertus, qui étaient réelles : sa probité rigoureuse, son intelligence droite, la confiance qu’on pouvait avoir dans sa parole une fois donnée, et sa générosité. Voilà pourquoi il avait choisi Me Silvain Roux, non pas un autre.
Il avait eu un autre motif encore de l’adopter pour son avocat ordinaire : c’est que Me Roux ne s’était fait inscrire qu’assez tard à Paris, après avoir d’abord plaidé dans une grande ville de l’Est où les usages du barreau sont restés d’une excessive austérité — de la sorte rien dans ses mœurs professionnelles ne s’était relâché. Il avait encore cet étonnant préjugé qu’une affaire ne se doit plaider que s’il y a vraiment des chances de la gagner, tandis qu’à Paris, ville où l’on ne garde plus guère, en toutes choses, que le sens du plaisir, on pardonne presque tout, depuis longtemps déjà, à un défenseur qui sait amuser, même en perdant sa cause ; et il n’en conserve pas moins l’oreille du tribunal. N’est-ce pas l’essentiel ? Mais dans l’espèce, pour parler comme ces gens de loi, le choix de Me Roux avait eu pour Berthe un inconvénient que M. Fauli, depuis ces derniers jours, commençait à soupçonner : c’est qu’elle ne pouvait avouer à cet avocat que son intention, en demandant le divorce contre son mari, était d’obtenir cent soixante-dix mille francs de son père et de se remarier ensuite avec le même prétendu débauché dont elle déclarait ne point pouvoir supporter l’inconduite.
Me Silvain Roux avait déjà, en effet, quelque répugnance à se charger d’une cause où il s’agissait d’obtenir la dissolution d’un mariage, non point pour les raisons alléguées devant le tribunal et qui étaient celles qu’admet la loi, conservatrice plus ou moins intelligente d’une certaine sorte de morale sexuelle, mais tout simplement parce que M. Fauli craignait que son gendre ne commît de nouvelles sottises commerciales. Cela lui paraissait déjà un peu violent ; et s’il avait su qu’il allait aider non pas M. Fauli, son véritable client, à se débarrasser de son gendre, mais M. Jacques Wilden, son adversaire, à rouler M. Fauli, il aurait refusé net. C’est pourquoi Berthe, devant Me Roux, craignait toujours que son secret ne lui échappât. Elle arriva donc chez lui avec la petite inquiétude qui lui était habituelle.
— Madame, dit l’avocat, assez gravement, je vous ai priée de venir parce qu’il vient de se découvrir un fait douloureux pour vous, mais de nature à augmenter les chances que vous avez d’obtenir gain de cause devant la justice. Il faut que je vous le répète, après monsieur Aubriot, le magistrat chargé des préliminaires de conciliation : vous avez joué, votre mari et vous, un jeu assez dangereux. Vous pensiez ne tromper que le tribunal : on va bien souvent plus loin qu’on ne croit ; il y a toujours du péril à feindre, dans des matières qui ne supportent que la vérité… Connaissez-vous la personne avec qui monsieur Wilden a entretenu des relations ?
— J’ai vu son nom, je crois : Madeleine Mercier, une fille quelconque. Vous savez bien que ceci n’a aucune importance.
— Mademoiselle Madeleine Mercier est ici, madame. Elle attend à côté. Voulez-vous la voir ?
Il paraissait, il avait toujours paru à Berthe Fauli qu’un abîme la séparerait éternellement de cette personne sans préjugés, prise au hasard, lui avait-on dit, pour jouer un rôle dans la comédie juridique où elle s’était engagée gaiement, peut-être inconsidérément, et parce que rien dans la vie ne lui avait jamais paru sérieux, excepté son amour. Elle fut choquée.
— Moi ? dit-elle. Vraiment, monsieur…
— Il faut qu’elle vous parle, continua l’avocat. Il y a des choses que vous ne savez pas.
… Une femme entra, dont Berthe ne vit d’abord que les yeux bruns, tendres, timides, humides, brûlants, ces yeux de flamme et d’incorruptible candeur que gardent les femmes chez qui le besoin d’aimer anéantit presque l’intelligence. Ils avaient quelque chose de si éloquent, de si fort, de si déchiré, qu’il fallait un instant pour s’en détourner et distinguer le reste : la bouche un peu large, le nez bien droit, triste et voluptueux, qui partageait deux joues trop maigres, et sur les cheveux couleur d’acajou, lourds, somptueux, pareils à un incendie qui s’éteint, un de ces chapeaux un peu maladroits, mais encore charmants, comme en savent seules faire les Parisiennes pauvres qui, ayant eu du moins le bonheur de n’être pas bien nées, savent se servir de leurs doigts. Et le reste était tout ordinaire et modeste, sauf pour une fourrure qu’on avait mise malgré la saison qui s’avançait, parce que c’était ce qu’on avait de plus beau, pour se faire honneur.
Berthe la regardait avec le pressentiment d’une méprise, et peut-être déjà d’une perfidie ; mais elle n’en éprouvait encore que de l’énervement. Elle n’aurait pas voulu que cette femme fût là, et fût ce qu’elle était, voilà tout. Madeleine Mercier, qui s’était assise près de l’avocat, comme pour se mettre à l’abri, dit peureusement :
— Madame, je vous demande pardon. Ah ! comme je vous demande pardon ! Mais je ne savais pas que monsieur Wilden fût marié.
— Je le suppose, fit Berthe sèchement. Il n’avait pas à vous raconter son histoire.
— Non, madame, répondit Madeleine. Il m’en avait raconté une autre. C’était il y a longtemps, quand il venait tous les jours chez Primrose, la maison de copies à la machine à écrire, où je travaillais, et il m’attendait le soir… quelquefois aussi à midi, pour déjeuner.
— Il y a longtemps ? interrogea Berthe effrayée. Qu’est-ce que vous appelez longtemps ?
— Il y aura six mois, le 27 mai !
Les femmes savent toujours ces dates-là ! La copiste avait répondu passionnément, parce que ça lui rappelait des choses, et encore des choses, une infinité de souvenirs délicieux ou amers. Six mois ! Et Berthe et Jacques étaient encore mariés, six mois auparavant ! Ainsi son mari avait eu un caprice, plus qu’un caprice, presque une liaison ! Mais alors, s’il avait aimé cette fille, pourquoi l’avoir sacrifiée, pourquoi s’être amusé à livrer son nom aux gens de justice ? Berthe devina la décision légère d’un homme qui avait voulu se débarrasser d’une chaîne, sans s’arrêter à la cruauté du moyen, ou plutôt parce que cette cruauté lui avait paru plaisante. Ah ! s’il avait eu vraiment, à côté de son foyer, un autre foyer, une seconde épouse, elle en eût souffert, et pourtant un instinct de résignation, issu d’une obéissance passive à des traditions antiques, le lui eût peut-être fait pardonner. Mais ça ! Cette méchanceté d’inconscient et de débile, et ce mensonge qu’il avait fait ! Berthe cria :
— Il m’avait dit qu’on vous avait payée, pour… pour la chose ?…
— Moi, madame, dit l’amoureuse, moi, payée ? Oh ! Je l’ai aimé, voilà tout. Payée ! Pas même une paire de gants.
Elle fondit en larmes. Alors Berthe se mit à pleurer aussi. Et elles furent toutes deux, un instant, comme Lia et Rachel, pour avoir aimé le même homme.
Subitement, au plus profond de la pensée de Berthe, germa un soupçon atroce, poignant, dont elle frissonna. Cette fille était jolie, elle était plus jeune qu’elle, et voluptueuse, faite pour l’amour. Jacques prétendait l’avoir sacrifiée, insouciamment, pour se débarrasser d’une liaison qui commençait à l’importuner. Voilà ce qui apparaissait, pour le moment. Il avait agi avec sa légèreté habituelle, son mépris coutumier de tout ce qui le gênait, des lois, de la morale. Mais d’abord il l’avait trompée, elle, Berthe. Six mois, il y avait six mois que cette liaison durait ! Elle avait débuté alors que Berthe se sentait encore en plein bonheur, se croyant uniquement aimée. Et n’y avait-il pas, ne pouvait-il y avoir, quelque chose de plus redoutable. Est-ce que c’était fini, réellement fini, entre cette fille et Jacques ! Est-ce que ça n’avait pas continué ?… Non, non, ce n’était pas possible ! Elle voulut savoir, à tout prix :
— Il vous avait dit, au moins, il vous avait dit qu’il se servirait de vos lettres ?
— Non, madame, il ne m’a jamais prévenue. Je n’ai su qu’après, par l’avocat, qui avait été averti, je ne sais comment…
Berthe, sourdement, soupçonna son père. Madeleine Mercier continua :
— Alors, je lui ai fait des reproches. Ça me faisait tant de mal, ça me paraissait si vilain, qu’il ait fait lire comme ça devant le monde, et par des avocats, par des juges, des choses qui étaient pour lui seul. Mais il a ri. Il a dit : « Puisque c’est pour un divorce ! Nous serons — je vous demande pardon, madame ! — nous serons bien plus tranquilles après. » Mais l’avocat m’a donné à penser qu’il y avait peut-être des combinaisons pas bien droites, pas ordinaires, dans ce divorce, que peut-être vous étiez restés bien ensemble, et que vous n’aviez l’air brouillés que pour les juges. Ça m’a fâchée ! Ah ! ça m’a fâchée ! Et quand on m’a dit alors : « Voulez-vous voir cette dame, et lui raconter ? » j’ai accepté. Je voulais vous dire : « Vous croyez qu’il se moque de moi, il se moque de vous. » Seulement, madame, ce n’est pas la même chose quand on voit les personnes… C’est un homme qui a du goût pour les femmes, voilà tout.
Berthe admira intérieurement comme elle connaissait Jacques : un homme qui avait « du goût » pour les femmes, et qui ne les aimait pas vraiment. Mais sa jalousie s’en accrut.
— Alors, poursuivit Madeleine Mercier, je comprends maintenant qu’il se moque de nous deux. Il se moque de tout. Il ne sera jamais fidèle, ce n’est pas dans sa nature.
Berthe crut sentir tomber sa colère contre la complice. De quoi était-elle responsable ? Cette fille venait de le dire, avec son bon sens de petite Française : Jacques ne serait jamais fidèle à aucune femme. Il était trop cynique, trop superficiel, trop porté au plaisir, et faible, et sans frein. Si ce n’avait été celle-là, c’eût été une autre. Mais lui ! Une nausée lui monta aux lèvres.
— Revenez me voir, dit-elle à Madeleine Mercier. Après-demain. Voici mon adresse : c’est chez mon père. Je crois que j’aurai quelque chose à vous dire.
Elle avait pensé : « Je confesserai Jacques, je le forcerai à tout avouer. Et puis je lui dirai que c’est fini entre nous, sérieusement ; — je serai très calme ; — et qu’il peut faire ce qu’il voudra. S’il veut garder cette fille ! Après tout, on ne peut épouser sa complice : et d’ailleurs, celle-là n’est pas une femme qu’il puisse épouser. »
Berthe ne se doutait pas que dans ce dernier mot brûlait encore sa jalousie, par conséquent son amour. Elle devait revoir Jacques le lendemain, elle le revit. Il arriva au rendez-vous charmant, gai, « en dehors », à son habitude. Et comme il allait l’embrasser à travers sa voilette :
— Si nous parlions un peu de mademoiselle Mercier, dit-elle froidement.
— Madeleine ?… fit Jacques.
Rien ne blesse davantage un homme que de prononcer devant lui le nom d’une femme au moment où il se trouve devant une autre, et qu’il désire. Or, à cette heure, Jacques désirait très sincèrement Berthe. Plus tard, un autre jour, il désirerait aussi sincèrement Madeleine. Mais pas aujourd’hui : il était trop inconscient pour être perfide à ses propres yeux.
— Je sais tout, dit Berthe. Je sais tout, tout, tout ! J’ai vu mon avocat, j’ai vu cette femme. Et vous la voyez toujours. A qui mentez-vous ? Qui trompez-vous ? C’est moi, moi, pas elle, puisque je dois redevenir votre femme légitime. Et vous vouliez la garder comme maîtresse, vous l’avez gardée comme maîtresse. Vous ne l’avez même pas préparée à une rupture possible !
— Pourquoi faire ? demanda Jacques, naïvement.
Il avait dans l’esprit que la « rupture », c’est du romantisme. Quand on veut se séparer, on ne se voit plus, tout simplement. Et quand il s’agit d’une femme telle que Madeleine Mercier, on est « gentil ». Il comptait bien être gentil, aussitôt que le père Fauli aurait fini d’arranger les choses : c’était même pour ça que jusqu’à présent il ne l’avait pas quittée, étant encore « gêné ». Après elle, mon Dieu… tous les hommes ont leurs fantaisies. Mais Berthe, comme femme légitime, pour beaucoup de raisons qui n’étaient pas toutes d’ordre matériel, lui convenait. Jacques ne dit pas tout cela ; la première partie seulement. Il avait jeté sa cigarette, mais le mince tube de papier continua de brûler dans une soucoupe de porcelaine ; l’odeur du tabac d’Orient montait avec la fumée, comme un parfum qui brûle dans une cassolette. Et il se pencha pour embrasser Berthe dans le cou, à une place qu’il connaissait bien, qu’il aimait… Elle bondit loin de ses bras.
— Alors, alors, tu ne l’as pas prévenue, tu l’as gardée. Tu attends… tu attends d’en trouver une autre, n’est-ce pas, en plus de moi ! Lâche, lâche ! Tu es le plus lâche, le plus indigne des hommes. Un enfant ! Un enfant qui ment pour ne pas faire ses devoirs. Et ici, n’est-ce pas, ici tu as continué de la recevoir, dans la même chambre, dans les mêmes draps ? Ah ! tu me dégoûtes, tu me dégoûtes ! Va-t’en !
Jacques ne bougea pas. Il était décontenancé, profondément ennuyé, parce qu’il n’aimait pas les scènes. Il se trouvait ridicule, étant « pincé », il était déçu dans l’espoir qu’il attendait de la minute présente. Mais il ne sentait rien de la légitimité de ces reproches. Un enfant, comme avait dit Berthe, et qui se demande impatiemment : « Quand est-ce que ce sera fini ? » Nul remords.
— C’est vrai, dit Berthe, tu es chez toi. Adieu !
Elle partit, sans un mot de plus. Sa décision était prise. Demain, elle dirait à cette Madeleine Mercier : « Il vous plaît ? Eh bien, gardez-le ! » Et elle, Berthe, referait sa vie. Il y avait Baër, si elle en voulait. Il y avait l’autre, s’il voulait d’elle. Mais Jacques ! Non, non, plus jamais !
Le lendemain Madeleine Mercier sonnait chez M. Fauli, à l’heure dite. Spectacle dramatique et neuf éternellement que celui de deux femmes qui se regardent avant de s’affronter. Berthe portait une robe d’intérieur, mais l’orient d’un collier de perles éclairait sa chair lumineuse, au-dessus d’un corsage échancré assez bas. Mademoiselle Mercier apparaissait plus frêle, mais plus jeune. Aussi jolie, plus jolie ? Berthe éluda cette question. Et le chapeau n’était pas mal, après tout : seulement, comme il était peu fait pour le reste de cette médiocre toilette, pour cette blouse à vingt-neuf francs, qui ne s’accordait même pas avec la jupe. Et ce chapeau même était fixé par ces épingles de pacotille que certains restaurants de Montmartre donnaient alors gratuitement aux soupeuses : sans doute le souvenir d’une soirée passée avec Jacques. Toutes deux se jugèrent d’un coup d’œil, l’une avec orgueil, l’autre avec une âpre inquiétude. Berthe était comme née dans ce qu’elle portait ; — sa rivale, en voie d’apprendre une élégance qui lui demeurait encore étrangère, le sentit amèrement. Pourtant elle dit avec simplicité :
— Vous m’aviez demandé de venir, madame…
— Pauvre petite ! fit Berthe.
Cela ne voulait rien dire, cela ne signifiait rien. Et voici que le cœur de la dactylographe fut à l’instant gonflé d’un sentiment éperdu d’espoir et de reconnaissance ! C’était le ton, sans doute : les femmes peuvent mettre tant de choses dans des paroles qui n’ont aucun sens précis. Mais il y avait autre chose encore : cette dame, une femme mariée, la femme légitime de Jacques, à qui elle avait pris son mari, en deux rencontres n’avait pas encore proféré une parole violente. Elle, Madeleine, savait bien qu’elle aurait injurié d’abord, à sa place, beaucoup crié, quitte à pleurer ensuite de compassion si la grâce était descendue. Cette victoire de volonté, de raisonnement, de raffinement vers la compréhension et la pitié, l’étonnait en l’attendrissant. Pour exprimer toutes ces nuances, elle n’avait pas de mots, et, en ayant cherché, trouva seulement, abaissée au-dessous d’elle-même :
— Oh ! oui, oui. Je sais bien que je n’ai pas votre éducation…
Ce fut pour Berthe un instant d’ivresse sauvage. Jacques venait, dans son esprit, de descendre au niveau de celle qui le réclamait. Cette petite fille de rien lui avait suffi ! Il avait pu vivre avec elle. Eh bien, il pouvait la garder ! Ah ! comme la résignation allait lui être facile !
— Pauvre petite ! répéta-t-elle plus sincèrement, pauvre petite !
Et elle songea : « Maintenant, je vais lui dire, bien clairement, que Jacques n’est plus rien pour moi… Et si j’y ajoutais quelques conseils de toilette, comme ce serait joli ! »
Mademoiselle Mercier, pressentant ce qu’elle allait dire, levait déjà les yeux humblement, avec gratitude. Dans ce mouvement ingénu, un souffle passa sur ses cheveux, et Berthe reconnut l’odeur qui s’en exhala, une odeur presque imperceptible, évanescente. C’était hier, pas plus tard qu’hier, presque à la même heure : la cigarette de Jacques, dont la fumée montait toute droite. Et ses cheveux, à elle, devaient être encore imprégnés de cette même odeur, ils l’avaient été au cours de leurs deux années de vie commune et amoureuse. Cela représentait de longues heures à deux, des heures de familiarité, de confidences, de caresses : bien plus que de caresses : de tranquillité silencieuse, heureuse, sous le même toit. Tout à coup elle éclata de rire, frénétiquement :
— Et vous croyez, cria-t-elle brutalement, qu’il pourrait vous garder, même si je voulais vous le rendre. Mais regardez-vous donc ! Regardez ça, ça et ça ! Écoutez-vous parler, jugez-vous ! Ah ! mademoiselle Mercier unie à monsieur Jacques Wilden pour autre chose que deux douzaines de coucheries, c’est trop drôle, en vérité c’est trop drôle !
Madeleine avait fondu en larmes :
— Et c’est tout, madame, c’est tout ce que vous avez à me dire ?…
— Pas autre chose ! cria Berthe, furieusement.
Quand mademoiselle Mercier fut partie, Berthe écrivit ces simples mots sur une carte-lettre : « Samedi, comme d’habitude. » Et elle descendit pour jeter elle-même cette carte à la poste : il ne fallait pas que la femme de chambre de M. Fauli sût qu’elle écrivait encore à M. Jacques Wilden.
Toutefois, le dimanche suivant, elle se montra, chez les Fischer, charmante avec Baër, et fort réservée à l’égard de M. de Fresquienne-Austreberte. Celui-ci affecta de ne pas même s’en apercevoir. Mais Baër fut enchanté. Il passait communément de la distraction à l’exaltation ; deux semaines plus tard, il était fou d’amour.
Le divorce fut prononcé au profit de Berthe Fauli, épouse Wildenberg, sans que son mari opposât d’autre défense que celle qu’exigeaient la procédure et le respect des formes légales nécessaires. L’avocat même de Jacques Wilden prit soin, dans sa courte plaidoirie, de rendre hommage aux vertus domestiques et à la pureté de mœurs de madame Wilden au cours du mariage, à la correction de son attitude depuis la rupture ; et cela, en vérité, était imposé par les circonstances de la cause. M. Jacques Wilden, puisqu’il comptait convoler en secondes noces avec la même Berthe Fauli, ne pouvait l’épouser qu’irréprochable ; et comme Berthe l’aimait toujours, pensait-il, comme elle le lui avait prouvé depuis la découverte des petites légèretés qu’il avait commises, peu lui importait qu’on mît, au contraire, quelque rigueur dans les appréciations portées contre lui devant le tribunal. Il fut cependant assez surpris par leur sévérité. Qu’on l’accusât d’avoir trompé sa femme, la chose était d’avance convenue ; s’il ne l’eût trompée, il n’y aurait pas eu de divorce ; mais on s’attacha à démontrer bien clairement qu’il manquait à un degré tout à fait exceptionnel, inusité, en vérité inquiétant, de délicatesse morale et de toutes les qualités de fonds qui rendent un homme digne de la confiance d’une femme.
« Voilà qui est de trop, songeait-il. Ce sont des impertinences ! Cet avocat vraiment n’avait pas besoin de tout cela pour enlever une affaire qu’on ne lui dispute point ; il oublie les règles du jeu. C’est un tour du père Fauli, j’en suis bien sûr. Mais qu’est-ce qu’il y gagne ? Berthe n’assistait pas à l’audience ! »
Berthe n’assistait pas à l’audience, il est vrai, et Jacques ne se trompait pas en supposant que M. Fauli avait fourni à l’avocat la plupart des traits dont celui-ci avait percé son adversaire. Mais il ignorait que ces imputations amères et justes, auxquelles la solennité d’un discours suivi n’avait prêté qu’une couleur à la fois naïve et pompeuse, sa femme les avait entendu répéter bien des fois avec une douceur pénétrante, une modération perfide, au cours de ses conversations avec son défenseur, et qu’elle en savait à cette heure bien plus encore que l’avocat. Jacques ne lui était pas encore indifférent, elle s’en était rendu compte ; cependant, si elle lui demeurait encore attachée, ce n’était que par une sorte de perversité, ou si l’on veut, pour ne point lâcher de si grands mots, d’amusement sensuel, et aussi par un reste d’habitude : elle ne l’admirait plus, elle se sentait de jour en jour plus persuadée, parce qu’elle en avait conscience elle-même, et qu’on ne cessait de le lui répéter, qu’elle lui était supérieure. Il n’avait ni sa fermeté d’esprit, ni son inébranlable solidité de jugement, ni cette espèce de propreté morale à quoi les femmes tiennent comme à la propreté parfumée de leur linge ou de leur lit ; mais elles peuvent, en voyage, et pour jouir d’un beau paysage, coucher dans des draps d’hôtel, ne pas s’en plaindre, y éprouver même une sorte de plaisir, en songeant qu’elles ont mieux. Berthe éprouvait maintenant, à l’égard de son mari, cette sorte de sympathie indulgente et délibérée ; elle savourait l’orgueil d’être tout à fait sûre qu’il ne la valait pas, et elle le prenait, au lieu de se donner. C’était une grande volupté parmi beaucoup d’autres, telles que le secret des rencontres, la précipitation des confidences quand on ne s’était pas vu depuis quelques jours, la complicité d’un projet qui ne pouvait s’avouer, et celle enfin dont il est décent de ne rien dire, — mais aussi la plus dangereuse ! Certains moralistes prétendent qu’elle est contraire au vœu de la nature ; il est en tout cas certain qu’elle est un défi aux traditions, et c’est presque la même chose.
Berthe déjeunait chaque jour avec son père ; mais, le lendemain du divorce, elle vit, en pénétrant dans la salle à manger, que les choses avaient un air de fête. Il avait semblé au vieux Fauli que sa fille, désormais, lui était toute reconquise ; il la sentait davantage à lui. Il se pencha derrière elle pour l’embrasser.
— Ma petite Simcha ! répéta-t-il.
Ce nom secret s’harmonisait avec les choses : avec l’odeur légère de la carpe cuite à la juive, merveille gastronomique importée des profondeurs de la Russie jusqu’en Alsace, et dont la tradition à Paris s’est encore maintenue dans quelques familles ; avec les hachis de mouton entourés de fritures délicates que d’autres exilés, chassés d’Espagne jusqu’en Orient, ont sans doute empruntés à la cuisine turque ; avec les würst, soigneusement composés de la chair des bœufs abattus selon les rites ; et de la cuisine Berthe sentait venir le parfum des kougel. Elle distingua la forme spéciale des raviers destinés à contenir le beurre : car ce serait une abomination sans exemple qu’un vase ayant contenu du beurre servît ensuite à un autre aliment, et seuls les infidèles osent mélanger le beurre avec la viande rôtie. Ces antiques prescriptions devenues inexplicables, le vieux Fauli continuait de les respecter, et c’était pourtant un des amers regrets de sa vie de se trouver toujours, malgré tous ses efforts, en état de péché, en état d’impureté : il y a tant de devoirs qui sont devenus incompatibles avec la vie en Occident ! Comment concilier avec les prescriptions de la loi les obligations des affaires, qui vous imposent trop souvent la nécessité de se nourrir, au restaurant, de mets impurs dans des vases ayant servi à des infidèles ? Fauli péchait en soupirant ; mais il n’aimait pas qu’on fît allusion à ces manquements, qu’il essayait de réparer par des aumônes et des cérémonies expiatoires. Bien des exigences rituelles d’ailleurs paraissaient dures à ses goûts ; il avait toujours souhaité connaître, comme les autres Alsaciens, la saveur de la crème mélangée au café noir à la fin du déjeuner ; mais les injonctions traditionnelles sont rigoureuses : ce n’est que six heures après le principal repas que le lait peut être uni à un autre aliment. Fauli s’était résigné ; il ne prenait pas de crème avec son café ; de même que, le samedi, il attendait, pour fumer, comme avaient fait son père, son grand-père et tous ses ancêtres depuis deux siècles, qu’au ciel apparussent les trois premières étoiles.
Mais Fauli, cette fois, s’était trompé. Il espérait que Berthe, après avoir ri de ces minuties pieuses vers sa quinzième année, à cet âge où, parce qu’on commence à juger, on juge avec injustice, allait se retrouver attachée par mille liens, mille souvenirs, à une infinité d’êtres vivants ou disparus : tout ce qu’on nomme « les siens ». Depuis ces quelques jours, depuis qu’elle traversait une crise si grave de son existence, n’éprouvait-elle pas une joie pacifiée à se réfugier dans son enfance, à se rappeler les jours où, toute petite, lors de la fête qui commémorait le passage du désert dans la terre de Chanaan, elle édifiait sur le balcon un abri de feuillage ! Et le repas sacré où l’on prépare, pour le prophète Élisée, sa chaise, son couvert et son verre bien rempli, laissant la porte ouverte afin qu’il puisse entrer ! Car le prophète Élisée n’est pas mort : il a été enlevé vivant au ciel ; rien n’empêche, par conséquent, qu’il revienne quand il le veut sur la terre, avec sa forme humaine, sa science, et sa bonté.
Il n’en fut rien. A cette heure, après ces secousses, Berthe se sentait détachée de sa jeunesse autant que de son mariage. Elle était une autre, une autre ! Et libre enfin, absolument libre, indépendante ! La légende d’Élisée ? Eh bien, c’était une très belle légende, mais si lointaine, si lointaine ! Agréable, touchante, et indifférente. Un motif à émotion esthétique, un sujet pour un tableau, comme les Pèlerins d’Emmaüs ou l’Enlèvement d’Europe. Elle pensait à autre chose. Le déjeuner fini, elle attendit à peine quelques instants pour « revoir » son chapeau devant la glace. Fauli la regarda, de son œil puissant et clair, mais aujourd’hui mélancolique.
— Tu sors aujourd’hui, petite, demanda-t-il. Reviens-tu dîner ?
— Non, père, fit-elle. J’ai des amies à voir, des courses, et puis…
Elle se sentit une petite morsure au cœur parce qu’elle allait être obligée de mentir. Jacques l’avait invitée à dîner, lui aussi, pour célébrer la décision du tribunal.
— C’est bien, ma Simcha, c’est bien, dit Fauli, l’interrompant. Ne rentre pas trop tard ; la femme de chambre t’attendra.
Elle lui fut reconnaissante de sa discrétion, reconnaissante comme s’il avait su. Et peut-être, en effet, savait-il : c’était un homme qui réfléchissait beaucoup, et, dans ses méditations, il approchait souvent de la vérité. Quelque chose lui disait qu’il était battu : mais il ne pouvait encore se douter à quel point.
Divorcés de la veille et craignant les regards publics, Berthe et Jacques allèrent dîner dans une île du Bois de Boulogne ; car le souvenir de leurs lectures enfantines porte la plupart des civilisés à croire que les îles toujours sont désertes. Au penchant d’une route ombragée, où ne passaient que de rares automobiles et des cyclistes qui ne voient jamais rien que leur guidon, un sentier presque invisible descend jusqu’à un embarcadère de poupée, sur la rive d’un lac dessiné par un ingénieur sentimental pour que l’image en soit aimable comme une romance un peu vieillotte. Au son d’une clochette qui tinte pour rire, un nocher très moderne part d’une île mystérieuse, mais éclairée à la lumière électrique, et dont le Robinson a construit un chalet, sans doute pour convertir les cannibales à un autre genre de nourriture. Mais la nuit est magicienne, la nuit avait tout changé, elle avait tout grandi. Quatre pieds d’eau font une onde immense : on ne voit pas ce qu’il y a dessous, et elle reflète le ciel, et elle tremble, et elle vit. Il n’y a rien plus que l’eau qui soit pareil à l’amour : uniforme, diverse, agitée, et, sans jamais un événement, si puissante que les yeux ne peuvent s’en détourner. Plus loin, des canaux séparaient d’autres îles, pleines d’arbres noirs qui parfois semblaient avancer, parfois reculer au hasard des nuages qui voilaient la lune ou la dévoilaient ; et sur la gauche les reflets d’un autre lieu de plaisir multipliés à l’infini dans les vaguelettes, semblaient l’éclat à la fois frémissant et figé d’un feu d’artifice perpétuel. Au clair de lune, dans l’île, sous de grands peupliers, un pensionnat de petites filles dansait ; surveillées par des personnes austères, il le faut croire, bien que laïques, et qui venaient de les faire dîner sur l’herbe, ces vierges pauvres tournaient en rond ; mais un orchestre de tziganes, à quelques pas, destiné à éveiller des sentiments peu chastes, les dispensait de chanter. Leurs yeux brillaient, on sentait dans leurs mouvements puérils de la curiosité, des presciences confuses, et presque du désir.
… Jacques avait retenu un des rares cabinets du premier étage. Des heures coulèrent. Jamais celle qu’il continuait à nommer sa femme ne lui avait paru plus désirable, jamais elle ne semblait s’être donnée plus pleinement. Il ouvrit la fenêtre, et la musique des tziganes se fit tout à coup plus bruyante, pareille à l’irruption d’un vent trop fort. Quand il se retourna, Berthe, devant la glace, remettait son chapeau.
— Tu pars, dit-il, tu pars… Mais nous n’avons encore rien dit de sérieux. Il faut que nous causions, mon enfant. Tu ne veux donc pas savoir quand seront les noces ?
Berthe tourna vers lui des yeux devenus subitement clairs et froids.
— Les noces ? dit-elle. Mon ami, vous n’êtes plus mon mari, vous ne le serez plus. Mais consolez-vous, pensez que vous avez été mon amant. Seulement… c’est une sottise que vous avez faite d’avoir été mon amant, voyez-vous, si vous vouliez me garder : un amant, cela se quitte. Adieu, Jacques !
— Berthe ! cria Jacques Wilden.
— Non, je vous assure, comme amant, vous m’avez trop fait oublier que j’étais une honnête femme pour redevenir mon mari…
— Berthe, cria Jacques, tu ne me dis pas tout. Il y en a… il y en a un autre !
— Pourquoi pas ? répondit-elle froidement. J’ai été à bonne école… Allons, soyez gentil, maintenant : laissez-moi partir seule.
Il se peut que, durant les dix-huit mois qui suivirent, Berthe Fauli ne soit point demeurée insensible à la passion d’Uriel Élisée Baër. En tout cas, depuis qu’ils ne se voient plus, la musique de ce compositeur a pris quelquefois des accents pessimistes et déchirants. Mais elle est aujourd’hui madame de Fresquienne-Austreberte, et préfète de la Basse-Vendée. La carrière de son mari continue de s’annoncer brillante.
Ces vers, d’un poète anglais contemporain, mademoiselle Mangin les transporte en français, sans autre souci que d’en rendre fidèlement la signification, et sans s’y intéresser pourtant. C’est de l’amour, une musicale et délicieuse effusion d’amour : et qu’y a-t-il de commun entre elle et ce sentiment, ou cet instinct ? Elle reproduirait aussi froidement, avec une indifférence égale, un texte de Rawlinson sur la civilisation assyrienne. Cela lui paraîtrait aussi lointain, aussi nul. Depuis treize ans que, dans cette grande salle de travail de la Bibliothèque de la rue de Richelieu, elle traduit, copie, résume, accomplit sa modeste besogne d’obscure servante de l’érudition, à tant la page, elle n’a éprouvé ni une révolte, ni un enthousiasme : elle gagne sa vie ; il lui suffit de gagner sa vie. Ce n’est pas si facile.
Patiente, ce matin-là comme la veille, elle court à travers sa tâche, la tête cachée entre les deux murailles de livres qu’elle élève chaque jour contre ses voisins, par une habitude de réserve épeurée prise jadis, quand elle était plus jeune, qu’elle avait honte encore de sa robe trop pauvre, de sa pauvre mine, de sa gorge trop maigre sous sa blouse modeste. Aujourd’hui, elle s’ignore. Elle s’ignore à tel point qu’elle ne regarde pas les autres femmes, qu’elle a pris l’habitude de les considérer comme d’une autre race, d’une autre essence. Elle a d’assez beaux cheveux blonds, mais tordus sans art sous un chapeau disgracieux, des traits qui ne déplairaient point s’ils étaient les traits d’une autre qui penserait à soi, et à ce qu’on pense d’elle. Il y a la beauté, qui est infiniment rare, et il y a l’agrément, dont la plupart des femmes savent s’orner, et qui n’est autre chose que l’expression de leur immense, de leur perpétuel désir de profiter de tout ce qui peut être à leur avantage, de faire de leur mieux pour être bien. C’est ce qu’on nomme la coquetterie, presque une vertu.
Mademoiselle Mangin n’a pas cette vertu : détestable victoire de l’éducation sur la nature ! Fille pauvre, passée du couvent, où on lui enseigna le mépris de son corps — et son âme ductile crut à cet enseignement — à des fonctions d’institutrice où cette négligence et cette austérité sont devenues une affreuse qualité professionnelle, car c’est une qualité qu’on apprécie, pour une institutrice, dans certaines familles, une qualité dont on se félicite et qu’on paie, — Amanda s’est accoutumée à vivre de ce qui, pour presque toutes ses sœurs, serait un motif à ne plus vouloir vivre.
Et la voici, maintenant : on ne la regarde pas, et c’est tout ce qu’elle demande. Elle n’a pas de coquetterie, pas plus que de désirs, pas plus que de regrets. Elle a gardé intacte la plus chaste ignorance d’enfant ; il est seulement des jours où elle se sent plus triste. La tristesse, la vraie tristesse, c’est le sentiment du vide. C’est la nuit quand on ne dort pas. C’est la vie, quand on n’aime pas.
A travers les rayons concentriques des sièges, deux hommes qui se sont levés depuis quelques instants et se préparent à sortir, viennent à elle, sans bruit. La Bibliothèque nationale est le seul lieu de Paris où les Parisiens savent observer la règle du silence presque absolu ; et l’on dirait que la lumière même, unie et grise, se tait dans les nuances assoupies des reliures.
— Eh bien, mademoiselle, mes traductions de poètes anglais, demande le plus jeune, à voix basse, quand me les donnerez-vous ?
— C’est presque fini, monsieur Snyder. Vous aurez le tout après-demain.
Elle répond d’une voix un peu plus vive que de coutume, bien qu’à bouche presque complètement fermée pour assourdir ses paroles, et avec une sorte de hardiesse inusitée, de confiance, saisie du plaisir involontaire, instinctif, qu’on éprouve en présence d’un être vigoureux, quel qu’il soit, animal ou homme, à se rapprocher de lui, comme si l’on pouvait absorber un peu de la force intime qui roule dans ses veines. Celui-là, voici quatre mois qu’elle travaille pour lui ; un jeune homme très convenable, assez riche, qui fait des recherches de critique littéraire étrangère, d’une façon intermittente ; la moitié d’un amateur et la moitié d’un artiste.
— C’est bien, dit-il. Vous m’apporterez cela chez moi, un matin, comme à l’ordinaire.
Il a la voix sûre, paisible et pleine, des gens dont la santé est solide, l’avenir assuré. Et vraiment, n’est-ce pas amusant de vivre, seulement de vivre, de faire ce qu’on veut, de jouer avec les choses, de les prendre, de les palper pour jouir de leur forme, de leurs couleurs, de leur agitation, et voir si les autres hommes qui passent sont en vie comme vous, de la même façon, ce qui serait si extraordinaire ! Snyder n’a point de perversité, mais il s’en croit : c’est qu’il est jeune. Olive Schreiner a écrit : « Les choses ont un côté extérieur qui est joyeux, et une face intérieure qui est solennelle ». De longues années peuvent se passer avant qu’on pénètre jusqu’à cette face intérieure ; il ne l’apercevait pas encore. Peut-être ne la distinguerait-il jamais.
— Je vous félicite, lui dit son compagnon, au moment où ils franchissent les portes de la salle, vous avez fait une conquête.
Le jeune homme se prend à rire. Il est très sincère en protestant qu’il n’en croit rien. D’ailleurs, il n’y aurait pas de quoi se vanter.
— Pouvez-vous me dire, réplique froidement Gautrey, ce que c’est qu’une conquête dont on peut se vanter ? Je serais curieux de vous entendre. Mais faites attention ; vous allez répondre une sottise ou des banalités.
Il est sec, il est ironique, il est méchant. Il exerce une influence singulière sur ceux qui l’approchent. Ce n’est pas un raté, c’est un indifférent à l’action ou à l’œuvre, s’il s’agit de son œuvre. Il aime savoir. Une fois qu’il sait, il se désintéresse. C’est fini, il passe à autre chose. Gautrey n’est pas pauvre, puisqu’il est sobre. Il n’est même pas nihiliste, au sens où on l’entend d’ordinaire, puisqu’il conclut toujours à l’inutilité de rien changer. Il dit : « Je suis catholique, monsieur, et je pratique ! Toutefois, je ne crois pas en Dieu. » C’est un type littéraire appartenant à une littérature périmée. Il paraît, à le décrire, ridiculement désuet. Dans la vie réelle, il continue d’exister. Gautrey connaît son empire sur les jeunes gens, il en jouit.
— Je ne vous comprends pas très bien, fait Snyder, éludant la discussion. Ou plutôt je sais que vous vous trompez. Mademoiselle Mangin fait pour moi des traductions que je lui paie, elle m’apporte toutes les semaines son travail à jour fixe, je lui offre une tasse de thé ; elle n’est plus bien jeune, elle a l’air très doux, très timide, effarouché, ne dit pas grand’chose et se sauve comme une souris. Et encore… c’est joli, une souris !
— Amanda doit avoir dans les trente-cinq ans, dit Gautrey. Moins, peut-être ; au contraire des autres qui se rajeunissent, elle se vieillit… Et quel âge prêtez-vous aux personnes que vous rencontrez dans le monde, dans ce que vous appelez votre monde, et qui vous honorent de leurs faveurs, ô adolescent ! Soyez donc franc vis-à-vis de vous-même, une fois par hasard ! Vous vous trouverez flatté qu’une femme de quarante ans, ou davantage, tombe dans vos bras si elle a un mari ou un amant ; à celle-ci, vous ne daignerez pas dire un mot parce qu’elle est étiquetée vieille fille. Préjugé. Elle n’est pas jolie ? Autre préjugé. Savez-vous ce qu’elle peut donner, vous êtes-vous demandé jamais de quelle nature peut bien être le lien indissoluble et mystérieux qui unit certains hommes à des femmes qui ne valent pas celle-ci ? Faut-il vous répéter ce mot qui traîne partout, qu’on peut quitter une jolie femme, jamais une laide ? Savez-vous seulement ce que c’est que la laideur, sinon une maladie comme la tuberculose, qu’on peut guérir avec des soins, du soleil et du jus de viande. Laide, laide, laide ! Quel mot creux, et vide, et stupide ! De tout ce qui existe au monde, il n’y a que lui qui soit laid… Tenez, ce n’est pas quand il brille à la lumière comme un banal petit morceau de glace que j’admire un diamant. C’est au laboratoire, quand un courant électrique l’enflamme et que cette parcelle de matière luit comme un soleil, brûle à des températures d’enfer et vous laisse aveuglé. Eh bien ! que le diamant soit blanc, pur, transparent, taillé à facettes, ou noir et informe — un diamant de vitrier — peu importe : il brûle ! Pour les femmes, c’est la même chose. Il n’en est pas une, croyez-le bien, pas une, pourvu qu’elle ait la tête, le cœur, et l’âge de son sexe, quel que soit son visage, quel que soit son corps, quelle que soit son apparente damnation terrestre, qui ne puisse brûler d’un incendie total, aveuglant et sublime, si un homme vient à elle, lui prend la main et dit : « Cette femme n’est pas laide, elle n’est qu’endormie ! »
— Vous êtes éloquent, fait Snyder, et je m’imaginerais volontiers que vous croyez ce que vous dites, si je savais que vous pouvez croire à quelque chose. Mais pourquoi n’appliquez-vous pas vos théories vous-même !
Gautrey passe la main sur sa face rude et mal rasée.
— Est-ce que j’ai la tête d’un éveilleur de féminités ? Est-ce que c’est à mon approche que la chrysalide en question frémit, s’émeut, montre qu’elle ne s’est pas entièrement desséchée dans notre tas commun de paperasses ? Vous êtes un brave garçon, mais rudement myope, si vous n’avez pas vu ce qui crève les yeux !
Les deux hommes se sont arrêtés sous le platane géant qui couvre de son ombre le square Louvois tout entier. Quelques minutes encore, sur ce ton romantique et pédant, criant très fort au milieu du meuglement des autos, Gautrey continue, reconstituant à sa manière le caractère de la pauvre fille qui poursuit près d’eux, derrière ces murailles sans fenêtres, son labeur d’animal assujetti ; la montrant honnête, oui, honnête peut-être, extérieurement, mais instruite, mais curieuse ; noyant ses calomnies particulières dans une discussion générale ; violent, cynique. Et puis :
— Vous savez, je vous dis ça comme je vous dirais autre chose.
Et il finit par s’en retourner vers Montmartre, la tête basse, le dos rond, heurtant les gens sans s’excuser, avec un sourire ailleurs, malin et distrait.
— Après tout, c’est bien possible, songe Snyder en s’en allant de son côté ; mais qu’est-ce que cela me fait ?
Cependant l’idée l’amuse.
Chaque semaine, mademoiselle Mangin vient chez lui, apportant son travail, emportant de nouveaux ordres. Il croit et il ne croit pas. Il est vaniteux de lui-même, comme tous les jeunes gens. Mais mademoiselle Mangin existe maintenant à ses yeux, parce qu’on lui en a parlé. En tout cas n’est-ce pas une occasion de se faire la main ? Il n’en est jamais trop. Il se rappelle les jours de sa timide adolescence, où il offrait le bras aux vieilles dames, parce qu’il en avait moins peur que des autres, et qui le trouvaient gentil. La vérité est qu’il a toujours eu de la câlinerie. On le croit bon : il est cajoleur. Les femmes confondent aisément.
Il a des prévenances, il a des attentions pour mademoiselle Mangin. Il s’ingénie à lui laisser supposer qu’elle ne lui est pas indifférente. Il exerce l’art flatteur de paraître se rappeler ce qu’elle lui a dit, la dernière fois. Rien n’est plus rare ; presque jamais un homme ne se souvient des paroles d’une femme, à moins que ce ne soit de lui qu’elle ait parlé…
Quelque temps, Amanda demeure timide, nerveuse, d’une méfiance endurcie. A de certains moments, elle est la souris, la souris effarouchée qu’il a toujours vue. A d’autres, elle lui fait penser à un chat dépaysé, qui cherche la porte pour fuir et regagner les aîtres qu’il connaît. Alors, il sourit bizarrement, il constate que c’est déjà autre chose. Pour elle, dans son trouble et sa timidité, elle n’entend pas très bien le sens de ses paroles, n’en garde d’abord que l’impression caressante que cette voix est aimable. Peu à peu, Amanda s’enhardit à écouter ; une curiosité inconsciente lui vient de savoir comment vit un jeune homme, et bientôt, plus particulièrement, ce jeune homme, le seul qu’elle ait jamais connu, qui ait jamais daigné lui parler ; ce qu’il fait, où il va. La féminité rentre dans son âme par la voie de la curiosité. Elle s’intéresse, comme à des romans merveilleux et légendaires, aux récits d’un bal ou d’un spectacle. Elle voudrait bien voir madame Une Telle « qui est si jolie ». Puis, elle réfléchit : « Il est charmant, il est bien intelligent, mais il ne fait rien. » Elle voudrait lui donner des conseils, mais n’oserait. Et comment dépense-t-il son argent ? L’argent joue un rôle important, un rôle de tous les jours, dans la vie d’Amanda, parce qu’il est difficile à gagner ; cette question lui vient donc aux lèvres. Elle ne se décidera point à la poser, mais elle a une préoccupation dans son existence, un souci heureux, en dehors d’elle-même ; et ainsi elle a changé, sans même s’en apercevoir.
Elle revient ; elle revient toutes les semaines. Ces visites, qui jadis lui apparaissaient une corvée, lui sont devenues très douces ; elle y pense longtemps à l’avance. Maintenant elle parle. Ce qu’elle conte, ce sont les incidents de sa vie médiocre, qu’elle explique, allonge, dramatise. Mais surtout sa conversation retourne perpétuellement vers André Snyder. Elle a besoin de connaître l’emploi de ses heures, elle accomplit les travaux qu’il lui a confiés comme une petite fille qui fait une robe à sa poupée, avec une conviction charmée, heureuse tout le jour quand il a dit : « Merci, miss Anda ! » Ce nom nouveau, qui abrège le sien, dont elle a toujours souffert, elle se le répète, elle en fait un chant qui l’accompagne à travers tout. Cependant André, pénétré des suggestions qui se sont installées dans son esprit, cherche et trouve un sens plus direct à tous ses actes, s’habitue à l’idée d’une expérience. Il s’ingénie à jeter mademoiselle Mangin en confidences, il veut découvrir en elle la trace d’une passion ancienne, une amourette au moins. N’apercevant rien, il la juge réticente ou dissimulée. Il ne peut s’imaginer que jusqu’à cet instant ce cœur est resté stérile comme un désert sans eau.
De son existence actuelle, de son séjour comme gouvernante en Angleterre, elle se souvient à peine. Elle n’a même pas gardé la mémoire de sa quotidienne misère ; il est des pays où la pluie est plus fréquente qu’ailleurs, où le ciel est gris, où le vent souffle toute l’année du nord-ouest ; ceux qui y sont nés n’en souffrent pas. La providence veut qu’ils se figurent qu’il en est ainsi partout ; Amanda n’imaginait pas autre chose que ce qu’elle connaissait.
Si, pourtant ! A mesure que son cœur commence de battre dans cette atmosphère nouvelle, voici qu’elle sent accourir, dans le champ de sa mémoire et de sa sensibilité, des souvenirs évanouis qui ressuscitent, la baignent toute dans leur tiédeur heureuse ! Son enfance, toute son enfance qui jaillit et refleurit. Une vieille maison campagnarde, et l’allégresse des grandes familles. Dans un grand jardin qu’habitent de vieux arbres, une rocaille romantique d’où, perpétuellement, s’épanche un filet d’eau ; et la nuit, en été, Amanda l’entendait jaser, comme si cette cascatelle avait eu des histoires à conter aux étoiles. Et, dans cette rocaille, des grottes, des anfractuosités mystérieuses. Il en est une qui abritait, croyait-on, un vieux crapaud. On ne le voyait point, on savait toutefois qu’il était là ; le soir, dans une ombre émouvante, au fond de ce trou, on distinguait ses yeux : deux points d’or dardés sur des yeux d’enfants qui savouraient leur terreur ; et on l’entendait flûter sa plainte longue et triste, sur deux notes, toujours les mêmes. Alors, le frère aîné disait : « Il appelle sa femelle. » Amanda ne comprenait pas, alors, qu’il fût si mélancolique et délicieux à la fois d’appeler ce qui n’est pas venu, et qui viendra. Et il y avait aussi, dans une de ces anfractuosités, un grand arum, poussé là tout seul. Il penchait vers l’eau ses larges feuilles d’un vert lisse, égal, profond ; en juillet jetait vers l’ombre sourde des arbres, au-dessus de sa tête, une seule fleur, une vaste corolle élargie en cornet, avec un pistil d’or, hérissé de pollen, qui avait l’air vivant… Amanda croit en respirer l’odeur voluptueuse. Et c’est à cette heure seulement qu’elle sait que cette odeur était voluptueuse. Or, il lui semble qu’elle est revenue dans ce jardin, avec quelqu’un qui lui en a ouvert la porte — nul de ses frères ou de ses sœurs — quelqu’un dont elle ne voit pas encore le visage mais qu’elle connaît depuis une éternité, qu’elle a toujours connu, et à qui elle dit : « Viens ! Je vais tout te montrer ; mais tu sais déjà… »
Ces choses, comme elle a envie de les dire ! Elle croit les dire et ne les dit pas. Elle ignore que les paroles qui jaillissent de ses lèvres ne rendent pas sa joie, son émotion à retrouver cette joie. Ce ne sont que de très pauvres paroles, où nul ne peut découvrir le trésor qu’elles contiennent. Enfin, un jour, il lui échappe presque une coquetterie. Le miracle s’est fait, la coquetterie se montre humblement, comme une perce-neige ! Quand elle avait quinze ans, à Valenciennes, la ville qui était près de cette grande maison-là, un marchand à qui elle reportait une paire de gants mal faite — c’étaient les pouces qui étaient trop courts — lui a soutenu qu’ils allaient parfaitement. Alors, Amanda lui a dit : « Mais j’ai des yeux, pourtant ! » — « Oh ! oui, mademoiselle, et de bien beaux ! »
Ses yeux ! Elle est humiliée, terrifiée, d’en avoir parlé ! Comment sont-ils à cette heure ? Elle se les rappelle secs et ternis, brûlés par les longues veilles sous la lampe. Elle ignore qu’ils sont redevenus humides, lumineux, qu’ils ont rajeuni, qu’ils sont, en ce moment, des yeux de jeune femme. Snyder, qui n’a jamais perdu son sang-froid, qui continue de jouer légèrement un jeu léger, ne pense qu’à profiter de l’occasion qui se présente. Il murmure gentiment, à demi par politesse, à demi convaincu :
— Ils sont toujours les mêmes !
Elle attendait si peu le compliment, elle pense si peu le mériter, qu’elle en est choquée comme d’un coup dans la poitrine. Elle ne s’en fâche pas, pauvre créature inoffensive et soumise, on a aussi bien le droit de lui adresser des compliments blessants que de lui dire des choses pénibles. Et puis, voilà qu’elle a envie de croire à ce compliment, qu’elle y croit. Elle est épouvantée et bien heureuse ; elle rougit, elle prononce des mots qui n’ont pas de suite, et s’échappe.
— Si Gautrey avait eu raison ! réfléchit Snyder après son départ.
Il sourit. Et puis il pense à autre chose.
« Il faut que j’aille ce matin chez monsieur André, » songe mademoiselle Mangin, en s’éveillant quelques jours plus tard.
Quelle que soit son affection pour le jeune homme, elle se sent envahie d’une immense lâcheté. C’est que le réveil est pour elle un supplice quotidien ; elle se sent prise d’une fatigue affreuse, les reins broyés, les pieds lourds, comme si toute la nuit, au lieu de reposer, elle eût fait sur des pierres dures une étape écrasante. L’acte le plus simple lui paraît alors impossible, elle s’efforce de dormir encore, sans besoin de sommeil, pour échapper au cauchemar de la tâche du jour. Cette fatigue ne l’inquiète pas, tant elle y est habituée, bien que les plus petits incidents de sa vie lui soient d’ordinaire une cause d’anxiété qui se transforme en une idée fixe. Un jour qu’elle s’est piqué le doigt avec une aiguille, elle a été hantée, durant un mois, par l’idée qu’elle allait avoir le tétanos ; elle n’oserait rester debout sur un balcon, persuadée qu’il s’écroulera certainement si elle y met le pied. Sa mince petite âme s’est recroquevillée dans son humble corps, elle vit pour elle, rien que pour elle, dans un besoin naissant d’avarice, entassant un petit trésor de pièces de vingt francs, avec le sentiment vague que ces parcelles de métal jaune représentent une possibilité d’élargissement de sa propre personne, une partie de sa personne même, la plus brillante et la plus belle. Elle les soigne, elle les polit. Puis, à de certaines époques, elle dilapide ce pécule, s’adressant les plus cruels reproches, incapable pourtant de résister à son vice : les parfums. Deux ou trois fois par an, la solitaire s’enivre d’odeurs, en imprégnant son corps, son lit, sa chambre. Alors, elle ne sort plus, passe quelques jours dans une torpeur insouciante et alanguie…
Enfin, mademoiselle Mangin se lève, lasse et triste. Elle s’habille, selon sa coutume, d’une façon à la fois minutieuse et désordonnée. Les différentes parties de sa toilette n’ont pas pour objet, dans son esprit, d’aller ensemble. Elle les a choisies séparément parce que la couleur lui en a paru séduisante ou la forme agréable, mais sans se préoccuper jamais de l’effet produit : erreur presque fatale chez une femme qui a perdu le courage et jusqu’à l’instinct de se regarder dans un miroir, et se détourne même des glaces qu’elle rencontre dans la rue.
Il n’y a pas loin, de la rue Sainte-Anne, où elle habite, à la rue Taitbout. Elle arrive pourtant accablée. Chaque pas lui a coûté un effort, elle a dû « réfléchir » pour le faire, une chaleur pesante engourdit ses genoux ; il lui semble qu’elle va crouler. C’est le milieu d’avril, un joli printemps, un peu frais, et pourtant la sueur perle sur son front. Quand elle a gravi l’escalier, elle se laisse tomber dans un fauteuil.
Elle a l’impression qu’il fait très chaud, trop chaud. Un feu de bois brûle dans la cheminée, et tandis que ses regards errent sur les braises qui crépitent, une grande langueur lui vient.
— Je suis fatiguée, dit-elle. Je vous demande pardon… Ah ! comme je suis fatiguée.
Snyder n’a pas l’air d’avoir entendu sa plainte.
— Vous êtes partie bien vite, l’autre jour, dit-il. Pourquoi ? Dites un peu pourquoi vous vous en êtes allée comme on s’enfuit ?
— Je ne sais pas… je ne me rappelle pas. Mon Dieu, que le temps est lourd… Voilà vos papiers, monsieur André, dans ce rouleau.
— Est-ce que vous allez être malade, petite miss Anda, demande Snyder gentiment, un peu malade, pour vous faire soigner par vos amis ?
Des amis ? Ce mot la frappe doucement dans sa torpeur. C’est la première fois qu’elle l’entend. Qu’il est singulier, et comme la sonorité en retentit à ses oreilles. Pourtant, elle répond :
— Est-ce que j’ai des amis ?… Oh ! comme il fait chaud ici !… Pouvez-vous ouvrir la fenêtre, un instant ?
André se dirige vers la fenêtre, hésite, l’ouvre enfin, mais baisse le store. C’est à cause du soleil, sans doute.
— Et moi, dit-il, je ne suis donc pas votre ami ? Pourquoi faites-vous semblant d’en douter ? Tenez, vous n’êtes pas franche, vous êtes une grande menteuse ; vous savez beaucoup de choses et vous faites comme si vous ne le saviez pas !
Il lui a pris les deux mains, il les serre, il en caresse doucement les paumes. Cependant, la chaleur paraît à Amanda croître encore. Elle étouffe. « Je vais me trouver mal, pense-t-elle : il faut que je me lève, je vais me trouver mal ! » Et elle sent qu’il lui est impossible même de vouloir se lever. Mais Snyder, parce qu’il sait, lui, qu’il joue un rôle, ne peut croire à sa sincérité. Il n’est pas ému, il a tout son sang-froid, il est simplement curieux ; il s’amuse des naïves adresses qu’il croit deviner.
— Vous savez bien maintenant que nous sommes intimes, que nous n’avons plus rien à nous cacher. Dites, vous voulez bien que je sois votre ami ?
— Oui, oui, dit-elle, sans bien comprendre les mots qu’elle prononce… O mon Dieu, crie-t-elle tout à coup, il faut que je m’en aille. Laissez-moi partir, laissez-moi…
Elle a distingué les yeux du jeune homme près des siens et cache inconsciemment sa figure dans ses mains. Une longue douceur l’envahit, elle ne sent plus la terre sous ses pieds, elle plane dans les nues. Et à ce moment, comme elle attend vraiment la révélation d’un mystère, qu’elle est hors d’elle-même, qui dira pourquoi elle se sent tout à coup pénétrée d’épouvante ? Dans sa profonde et lamentable innocence, elle a peur et jette un grand cri de révolte instinctive, si vrai, si étonné, si virginal, qu’André en est un instant bouleversé.
Elle court au store, elle le lève, les larmes aux yeux, choquée, blessée, et voici qu’aussitôt, sa frayeur s’évanouit ; elle ne connaît plus la cause de son trouble, elle est sans forces. Qu’il la baise seulement au front et elle tombera à ses pieds. Elle a compris son cœur, et son désir…
Or, le store dressé, la lumière est venue, une saine et salutaire lumière de matin printanier, qui rit dans la pièce, mais pâlit ce pâle visage ; et le jeune homme, éclairé par le cri qu’il vient d’entendre, par cette lumière, par toute la vérité des choses, a honte de lui-même et de son jeu. Il sait ; il est sûr, à présent, que depuis des semaines, cette femme est restée ignorante, pudique, sincère ; tandis que lui a menti, pour voir. Dans ce seul instant son âme aussi a changé, mais en sens inverse.
— Je vous en prie, dit-il, pardonnez-moi.
Elle jette sur lui un regard à la fois farouche et suppliant, dont il refuse de saisir la signification et répète : « Laissez-moi… Laissez-moi ! » Pourquoi prononce-t-elle cette phrase ? Le dessus seul de son être a parlé, par habitude, mais au-dessous son cœur a fondu. Elle voudrait être à ses pieds, à ses pieds ! Il s’incline, simplement. Elle ramasse son rouleau de cuir et s’enfuit.
Lui pardonner ! Est-ce qu’elle sait avoir quelque chose à lui pardonner ? O mon Dieu, il l’aime ! Il voulait bien d’elle ! C’est tout ce qu’elle a retenu, l’innocente, et c’est si imprévu, magnifique, extraordinaire, qu’elle en demeure d’abord éblouie. Puis, tout à coup elle étend les bras, les referme sur sa gorge, pour étreindre l’ineffable. C’est donc qu’elle est une femme, une femme ! Il y a quelqu’un qui l’a désirée. Elle est une femme, l’égale des autres qui passent, là, dans la rue ! Que le monde est beau ! Ce ciel bleu pâle, c’est comme une caresse. Il est amoureux de la terre, il la frôle, il la baigne, il la baise de lumière. Ah ! quelle immatérialité spirituelle, joyeuse, caressante, prennent les choses pour ceux qui ont du bonheur ! Sûrement, il y a quelque chose de changé, depuis une heure, ou plutôt tout est changé. L’air adorable… le ciel adorable… Même ses fatigues, sa faiblesse, sa rouillure, sont parties. Elle se sent légère, légère ! Et, subitement, une ivresse : « Peut-être que je suis jolie ! » Justement elle passe devant une glace, elle se dévisage, elle veut se dévisager comme si c’était « une autre ». « Mais oui, je suis jolie ! Pas régulièrement, mais j’ai quelque chose. Puisqu’il veut de moi, il le faut bien ! » Et le fait est qu’elle est transfigurée. Pourtant, elle éprouve un petit doute, elle crie en elle-même : « Mon Dieu, faites que ce soit vrai ! » et, après cet acte de foi, demeure convaincue. Elle veut se ressaisir, s’irriter, avoir du remords, et ne s’en trouve aucun. Elle est heureuse, elle n’est plus seule ; elle vit.
Son grand ennui, d’ordinaire, quand Amanda rentrait chez elle, était qu’il lui fallait passer devant le bureau du notaire, Me Delangle, dont on voit briller les panonceaux au-dessus de la porte cochère. L’étude occupe le premier étage des bâtiments qui ferment la cour, et quand elle doit regagner sa petite chambre du cinquième, le frisson lui vient rien qu’à mettre le pied sur l’escalier. Des clients du notaire, des clercs qui montent ou qui descendent, la regardent sans sympathie, lui donnent le sentiment qu’elle est encombrante et ridicule. Cette fois, Amanda gravit l’escalier d’un pas vif et hardi, souriant intérieurement de ses anciennes chimères. Elle pousse gaiement la porte de sa chambre, regarde et ne se reconnaît plus.
Comment a-t-elle pu vivre là ? Comme tout est petit, mesquin, mal tenu ! Les rideaux, aux fenêtres, ont jauni sur place sans qu’elle songe à les faire laver ; les meubles, qui lui viennent de sa mère, ne sont pas encore trop laids, de vieux meubles en bois de citronnier, à la mode sous Louis XVIII. Mais le tapis a des taches qui se nourrissent de poussière, l’air n’a pas été renouvelé depuis sa toilette du matin. Vraiment, elle a donc perdu le respect d’elle-même pour avoir vécu, sans rougir, dans cette incurie ?
Et une idée lui vient, tout à coup : « Il doit croire que je suis fâchée, que je ne retournerai plus chez lui. Il viendra ici demain, sans doute, il a mon adresse ! Et il verrait cela ! » Elle pousse une chaise près de la fenêtre, décroche les rideaux, lave les vitres, fouille dans une commode, y trouve d’autres rideaux, qu’elle examine soigneusement, avant de les accrocher. La chambre a déjà l’air plus gai, plus propre. Quel dommage qu’on ne puisse changer le papier avant le lendemain ! Du moins, elle promène un plumeau sur les murailles, sur les meubles, en rêvant d’autres réformes, d’un luxe futur à rendre la pièce belle comme une chapelle au mois de Marie. Elle balaye, s’amuse de la poussière soulevée et qui la fait tousser — et plus elle tousse, plus elle rit, en disant tout haut : « Il m’aime ! Il m’aime ! » Elle déplace la commode d’une seule poussée, fait rouler le lit, halette de fatigue et d’enthousiasme.
Puis elle songe : « Il faut que j’aille travailler ! » Mais cette idée lui apparaît dépourvue de sens, vide de son contenu. Il y a l’amour, cela suffit. Qu’est-ce que l’amour ? Elle ne le conçoit que confusément. Elle est sûre seulement que c’est immense, infini, total. « Il m’emmènera… Quand on s’aime, on part ensemble. Un train… Je serai en face de lui et je le regarderai ! »
Amanda contemple encore la pièce, médite, et sort pour acheter des fleurs : « Il m’en donnera plus tard : l’autre jour, il m’en a déjà donné, je n’ai pas compris… Mais moi, je lui offrirai celles-ci ! » Ce sont des roses. Avant de les mettre dans un pot de grès, elle les baise. On dirait que les fleurs aussi ont des lèvres ! Un sentiment nouveau lui vient : l’impatience. L’impatience exquise d’attendre, qui rend les heures longues, mais pleines.
Elle revoit alors la haute salle de la Bibliothèque, circulaire, avec ses tables rayonnantes, sa lumière grise et pacifique. Et une autre image s’associe à celle-là : André ! Il est assis à une de ces tables, il écrit. Et c’est surtout sa main qui lui apparaît nettement, fine et vive, si brillante qu’elle semble éclairer le reste des choses. Il doit être à la Bibliothèque ! Elle met vivement son chapeau et court jusqu’à la rue de Richelieu.
… Non, il n’est pas venu ! Gautrey, qu’elle ne peut s’empêcher d’interroger timidement, comme si tout le monde pouvait deviner son secret, lui répond, en la regardant de côté avec ses méchants yeux, qu’il ne l’a pas vu de la journée. Alors, Amanda se sent faible à mourir, les membres de nouveau rompus. Mais elle se donne de bonnes raisons, recommence à penser au lendemain avec extase, avec des larmes qui lui rafraîchissent le cœur. Demain, il viendra chez elle, un bouquet, une bague dans la main, quelque chose d’insignifiant et de charmant. Car c’est ainsi qu’ils font, elle le sait bien. Le grand coup de bonheur du matin la soutient, lui fait dédaigner le doute. Elle va au Louvre, fait l’acquisition de toute une toilette, presque un trousseau personnel ; et, pour la première fois de sa vie, elle a du goût. Les commis lui ont souri comme à une très jeune femme, lui ont donné des conseils. « Que les gens sont bons et que le monde est beau ! » songe-t-elle le soir en se couchant. Elle sent son corps avec joie, elle l’étreint de ses bras pour le sentir. Elle rêve : « Il ne m’aime pas comme je l’aime. Il en a connu d’autres… Qu’est-ce que ça me fait ? Il faut toujours qu’il y en ait un qui aime plus que l’autre. C’est le plus heureux : celui qui donne le plus, celui qui sert à genoux… Et puis, il me quittera ; je sais que les hommes quittent toujours les femmes. Que m’importe : je saurai !… Mais il me quittera peut-être tout de suite ? Que m’importe encore : je saurai, je saurai ! Ma vie sera remplie pour toujours. Qu’a été toute ma vie, avant cette heure ? Rien, rien, rien… Et maintenant ! Alors, que sera-ce, demain ? Demain !…
Par la fenêtre, elle aperçoit tout un carré de ciel noir velouté, et comme elle s’endort, il lui semble vaguement concevoir que tout ce grand univers, qu’elle avait cru si compliqué, impénétrable, avec ses bois, ses mers, ses monts, ses fleuves qui n’en finissent pas, ses astres qui roulent au plus lointain du ciel, n’est au fond qu’une chose très douce, très simple — immensément tendre — qui veut le bonheur des créatures.
Au matin, elle s’éveille joyeuse, fait la toilette de sa chambre, puis la sienne, s’agite encore, inquiète et heureuse. Mais les heures passent, et il ne vient pas… Son agitation se fait pleine d’angoisse. Elle n’ose sortir, de peur de le manquer. Les bruits de la cour et de l’escalier la font tressaillir, ouvrir lâchement sa porte, avec une peur d’être surprise. Mais toujours ces bruits s’arrêtent au premier, devant l’étude du notaire. Une fois seulement quelqu’un monte plus haut, les pas s’accusent, atteignent le second. La voilà toute pâle, le cœur lui fait mal. Au troisième ils s’arrêtent… Alors Amanda se prend à sangloter ; et, tandis que ses larmes coulent, ses idées changent et se précisent, pour lui redonner de l’espoir. D’abord, il peut être à la Bibliothèque. Il se peut aussi qu’il n’ait pas osé s’y rendre, qu’il la croie encore fâchée, qu’il soit resté chez lui. Elle court à la rue de Richelieu. Endormie dans sa chaleur lourde et sèche, la salle est presque vide, à cette heure : il n’y est pas. Alors, c’est qu’il est chez lui. Elle prend le chemin de la rue Taitbout. Le soupçon l’étreint maintenant qu’elle a été raillée, trompée. Elle le repousse, et d’ailleurs sa tête perdue est incapable de rien fixer. Elle pense qu’elle va faire une scène, elle pense qu’elle pardonnera bien vite, et puis, tout à coup, l’inquiétude lui vient encore que tout ce qui s’est passé n’a été qu’un jeu atroce ; son cœur se serre d’angoisse.
Devant la porte de Snyder, elle a un instant envie de fuir. Enfin elle sonne ; il ouvre.
Et dès qu’elle le voit, ses craintes anciennes, ses projets, les attitudes qu’elle a décidé de prendre, elle oublie tout. Cet amour infini et chimérique, poussé en vingt-quatre heures dans l’âme et dans les sens de cette femme ignorante des choses les plus simples de la vie et des sexes, dans ce cœur absurde, puéril et chaste, où s’épanouit en même temps un irrésistible et brûlant besoin de caresser, de materniser, ce grand et fol amour ne trouve pour s’exprimer qu’un cri ridicule :
— André ! Tu n’es pas malade ?
Il réprime mal un geste de grande stupeur, s’exaspère silencieusement de l’imprudence qu’il a commise, et contre cette fille qu’il ne comprend plus, qui s’est refusée la veille et qui, maintenant, le tutoie ! Que ce serait bête, que c’est déjà bête, tout cela ! Ainsi, elle a pris au sérieux le rôle qu’il a joué, elle revient, elle se donne, non pas en curieuse, comme il avait cru d’abord, mais simplement, naïvement, avec son imagination et son âme. Et après ? Qu’arriverait-il, après ?
Et, comme elle le regarde, la figure déjà ravagée par son angoisse revenue et grandie, il songe : « Non, c’est absurde, c’est dangereux, ce n’est pas possible ! » Elle n’a pas quitté ses yeux, elle y lit son sort. Pourtant, elle avance encore d’un pas. Il détourne la tête… Alors elle s’affaisse sur une chaise, et sanglote comme devant un mort.
Lui, est toujours debout devant elle. Il sent croître, avec une grande pitié, le remords du crime qu’il a commis. Si bizarre, si perfide que cela fût, il a pourtant désiré cette femme, ou plutôt il a voulu s’en amuser ; il s’est trompé sur le motif qui l’amenait chez lui, sur la nature des sentiments qu’elle éprouvait, croyant perverse cette pauvre fille honnête et solitaire, où l’instinct d’aimer, le désir, eussent dû rester dans l’éternel sommeil. Alors ? Quel sera le plus grand mal, à cette heure ? Il ne sait plus, il hésite, il cherche des paroles.
Mais elle a peur de ce qu’il va dire, quoi que ce soit ! Il ne faut pas qu’il parle, ce serait affreux, s’il parlait ! Et elle lui jette un tel regard qu’il se tait. « Non, non, n’ouvre pas la bouche. A quoi bon ? Que pouvons-nous faire dans ce malheur, à quoi serviraient les mots ? Je croyais que je pourrais te servir, t’aimer. Tu m’as demandé : « Voulez-vous que je sois votre grand ami ! » et je me suis sentie faible à mourir, presque morte. Et, après avoir failli céder à quelque chose que je ne comprenais pas, après t’avoir repoussé d’instinct… Ah ! je suis une misérable folle… je revenais vers toi ; je n’ai plus de pudeur, je n’ai plus de pudeur ! Je suis la dernière des femmes. » Voilà ce qu’elle crie, intérieurement.
Elle pleure, toute pleine de honte parce qu’au milieu de ses remords se glisse un innommable regret et qu’elle se sent déshonorée. Ah ! non ! il ne faut pas qu’il lui fasse la charité de ça ! Ce serait abominable, c’est impossible ! Il aurait horreur de lui-même ensuite, bien plus qu’en ce moment, et il aurait bien plus horreur d’elle. Et elle ! Elle est très ignorante de cette chose-là, mais elle sent qu’on ne saurait s’en laisser faire la charité sans s’avilir. Les femmes qui se vendent, les femmes qui ont l’honneur de pouvoir être achetées, seraient encore au-dessus d’elle !
Elle marche vers la glace, fixe son chapeau de ses deux mains tremblantes, contemple tristement, durant quelques secondes, ses yeux rougis, sa figure dévastée, fanée, vieillie de dix ans durant ce seul matin ; et ce lui est encore une atroce douleur. Ils ne se sont pas dit un mot, cela vaut mieux ainsi… Elle s’en va. Elle s’en va, elle ne reviendra plus jamais, elle le sait bien… O mon Dieu, comment a-t-elle pu être si folle ? Il n’est pas coupable. Elle a pris au sérieux des mots qui ne signifiaient rien, qui ne pouvaient rien signifier. Elle se juge et se condamne. Il n’a jamais songé à l’aimer : c’est elle qui a éprouvé un moment de lâcheté physique, elle ne sait comment ; et lui, c’est un homme…
Amanda s’étonne de souffrir aussi peu… Elle se dit : « Je suis perdue, perdue, et je ne sens rien, je ne souffre pas… » C’est qu’il y a des catastrophes de l’âme qui la broient aussi net, aussi vite qu’une roue de char, vous passant sur la tête, supprime la douleur physique en même temps que la vie ; et tout seulement lui paraît vide : son crâne, la rue et le ciel. Elle a fui au hasard, sa course la mène jusqu’au Pont Royal ; elle s’y arrête, simplement parce qu’elle est brisée et que le parapet lui offre un appui. La Seine roule, jaunie par les pluies printanières, d’un éclat paisible au-dessous d’un peu de brume ; et, sur chaque rive, c’est le mouvement des hommes, leurs voitures, leur tapage de pieds, leur violente agitation, aussi perpétuelle que les remous de ce courant ; et tandis que ce bruit, toujours le même, assourdit ses oreilles, l’écoulement égal et presque muet de cette onde à ses pieds a quelque chose de reposant, d’éternel. Alors, comme elle demeure inerte entre ces deux flux qui ne cessent pas, dans son cerveau foudroyé, dans son être anéanti où tout s’est effacé, sauf la conscience atroce d’un malheur sans rachat, elle sent s’abattre d’un seul coup l’irrésistible appétit de la mort.
Pas une minute, toutefois, elle ne songe à se précipiter dans le fleuve. Elle a pensé, en le contemplant, qu’il lui faut absolument mourir, sans se douter même que c’est l’élan de cette fluidité qui la conseille. Seulement, elle va mourir, c’est aussi sûr que si des juges l’avaient dit, l’ordre vient de plus haut qu’elle, qui ne s’occupe plus que d’obéir. Ce n’est pas pourtant un désir : c’est un besoin. Elle a peur, elle se demande : « Qu’est-ce que c’est que la mort ? » Et voici qu’un démon lui souffle, derrière son épaule, cette formidable interrogation : « Si c’était la suprême volupté ? »
Elle se rappelle, oui, elle se rappelle ! Une confidence étrange, reçue il y a quelques années et à laquelle alors Amanda n’avait pas voulu croire. Elle revenait d’Angleterre en France, avec une compagne du Ladies College de Liverpool, une Hongroise dont le nom était difficile à prononcer et qu’on avait rebaptisée Charity. Charity, parce qu’elle n’avait qu’un rêve, le seul sujet de sa conversation : devenir nurse, soigner des malades contagieux, très gravement atteints, condamnés. Elle avait passé des examens pour ça… Et maintenant, elle allait à Poulo-Condor, au bagne de Poulo-Condor, soigner les forçats, parce qu’il en meurt beaucoup dans cette île, des forçats, et très vite, et hideusement. Des Anglo-Indiens, sur le bateau, s’étonnaient qu’elle eût « déjà » le type des femmes de ces pays d’Extrême-Orient, où elle voulait aller ; avec ses yeux bridés, son petit nez qui s’enfonçait entre ses sourcils pour saillir tout à coup, en boule ronde, au-dessus des lèvres minces, c’était une femme de race jaune qu’elle évoquait, cette Hongroise, une Chinoise de la montagne ou une Thibétaine. Elle ne le niait point, semblait s’en faire gloire :
— Ce sont mes sœurs, disait-elle, je suis une fille des Huns, et les Huns sont venus d’Asie !
Ce portrait suffit à faire comprendre qu’il y a sur la terre des femmes plus belles que Charity. Mais on avait peine alors à s’expliquer pour quelle cause elle n’avait qu’à se montrer pour faire régner autour d’elle une atmosphère de désirs à la fois languides et brûlants. C’était — ah ! comme les mots ici sont trop minces, inexpressifs ! — c’était comme un bloc d’acier chauffé à blanc et caché sous un tas de sable. Elle semblait dévorée de désirs et dévorante, cependant inaccessible. Pas même désireuse d’embellir son apparence : Amanda se souvenait qu’elle était presque aussi insoucieuse qu’elle-même de sa toilette. Charity avait visiblement le mépris de son corps. Mais Amanda, maintenant qu’elle commençait à croire à la réalité du secret formidable qui dévorait sa compagne, rapprochait son mépris de l’amour de celui des enfants pour le lait maternel quand on vient de les sevrer : ils connaissent mieux !
Ce secret, Charity l’avait livré ce jour-là, sur le bateau, avec simplicité, comme elle faisait toutes choses, à titre de renseignement, de simple avis qu’il lui paraissait indispensable de communiquer aux fous qui veulent continuer à vivre.
La grande houle de la Manche, tordue et renvoyée par les rudes anfractuosités de la côte, revenait par le travers du navire en longues lames qui s’enroulaient autour de lui, tels des dragons. Les golfes de la grande île, que la vapeur laissait au nord dans sa course, outraient sous le soleil couchant des lignes rigoureuses : altières falaises calcaires, effondrées dans le détroit, où de trop rares verdures éclataient parmi des teintes de rouille et de craie. Mais c’était un rivage, c’était la terre, et tous à bord — car, même pour une courte traversée, les hommes ne sont jamais, sur les flots mal domptés, que des exilés craintifs — regardaient cette barrière de rochers, rigide et géante, avec une sorte d’intérêt passionné. La fraîcheur salutaire d’un soir d’été tombait sur les épaules. Dans l’ombre survenue, il semblait qu’on sentît davantage la ruée dans les eaux de la tranchante carène de métal, qu’on eût plus clairement conscience de sa vélocité. La force trépidante des machines pénétrait les chairs ; et, sous son irrésistible emprise, même les hommes s’efféminaient. Ils eurent, au même instant, l’impression solennelle et désolante que la vie coule, coule de plus en plus rapide, qu’on est à elle, mais qu’elle n’est pas à nous. Comme il arrive toujours, ce sentiment si poignant ne s’exprima guère que par des phrases banales, des choses qu’on a entendues, qu’on a toujours dites, qu’on répète : « Que les jours, les mois, les ans, paraissaient plus longs, au cours de nos jeunes années ! Comme, à mesure qu’on vieillit, les heures, les mois, les décades se précipitent ! Et que tout devient plus bref à mesure que, hélas ! on a moins de temps à vivre. »
Or, c’est à cet instant que la petite Charity cria, d’une voix désespérée :
— On dit ça, on dit ça, et pourtant, ça dure !
La sonorité farouche de ces paroles avait été telle que personne ne s’y trompa : Ça dure la vie, ça dure ! Et c’était ça qui lui faisait horreur. Elle voulait la mort, elle était l’amante de la mort, l’amante de la seule mort. Et pour… Oh ! c’était évident, pour le plaisir !
On n’osait pas l’interroger, on pensait seulement : « C’est une femme qui a eu un chagrin. Alors elle veut mourir, elle est folle… C’est un malheur qui arrive… Elle est folle ! » Mais elle reprit :
— C’est une chose que vous ne pouvez pas savoir. Moi, je sais ! Je suis déjà morte une fois !
Oui, décidément, elle était folle. Son assurance même confirma cette conviction. Elle continua, de la voix la plus naturelle :
— Je suis morte, il y a six ans, à l’hôpital San-José, dans l’île du Cap-Vert, pas loin de Dakar. Vous savez bien ? De la fièvre jaune. Six ans déjà… O mon Dieu, mon Dieu ! Combien de temps encore avant de retrouver cette heure-là ?…
» S’il y a de la douleur ? Oui, un peu, au commencement. Les maux de tête. Et surtout, pour une femme, la honte, la vilenie des vomissements noirs. Mais on a déjà si fort la fièvre, à ce moment-là, qu’on ne sent plus rien, et les hémorragies finissent par vous plonger dans un demi-néant… Et puis, brusquement, la conscience, la plus claire conscience m’est revenue à l’instant même où j’entendais le médecin dire : « Voilà les accidents nerveux et le hoquet ; elle est perdue ! » Il y avait deux sœurs de charité au chevet de mon lit ; une vieille Espagnole, longue et pâle, mais dont la figure semblait toute illuminée par l’intérieur, comme un globe de lampe, et une jeune négresse qui paraissait à la fois plus curieuse et plus épouvantée de voir mourir, parce qu’elle n’avait pas l’habitude. Et tout à coup, ces deux femmes, oui, les deux, même la vieille, celle qui avait tant de triste expérience, joignirent les mains en criant : « Ah ! la pauvre enfant, la pauvre enfant ! Comme elle souffre ! » C’étaient de grandes ondes qui traversaient mon corps, le tordaient, semblaient lui infliger les plus cruelles tortures, des contractions qui avaient changé mon visage ruisselant de sueur en une chose affreuse. Elles mirent la main devant leurs yeux… Et moi, qui avais perdu la parole, j’aurais voulu leur crier : « Joie ! Joie ! Volupté ! Volupté ! Bonheur ! Bonheur ! » C’était une sensation ineffable, incommensurable, des délices sans fin, des délices de tout, de tout mon corps, de tous mes sens. C’était comme si, avec mon odorat, mon goût, mon toucher, ma vue, mon ouïe et mon sexe, j’éprouvais un spasme comme nulle femme n’en éprouva jamais dans les bras d’aucun homme. Et cela durait, et cela se renouvelait, plus fort, toujours plus fort, tandis que ces frissons, en apparence effroyables, s’acharnaient à me broyer les membres et que la béguine espagnole retenait, d’une main appuyée sur son épaule, sa sœur noire en lui disant : « Priez pour elle ! Mais priez donc pour elle ! Pour que le bon Dieu l’aide à passer ! » Et elles récitèrent les prières des agonisants.
» A la fin, l’Espagnole, qui continuait de me regarder attentivement, s’interrompit pour dire : « C’est fini, elle est morte. Tant mieux pour elle, la pauvre enfant, elle ne souffre plus ! »
« La vérité est que ces délices surhumaines venaient de cesser, après un dernier paroxysme. J’eus un instant l’idée que j’étais comme au-dessus de moi, à me regarder. Puis, je n’eus plus connaissance de rien. Mon cœur était arrêté, mon souffle éteint. Le médecin constata le décès, paraît-il, et les deux religieuses m’ensevelirent. Je suis restée morte vingt heures.
» Vous me considérez sans comprendre. Je vous dis que j’ai été morte, et que suis ressuscitée. Et voilà encore ce que j’ai à vous dire : lors de ma résurrection, il m’a paru que je m’écroulais dans un abîme. Toutes les voluptés sans nom que j’avais ressenties, je les ai payées par autant de supplices sans nom, dans tous mes viscères, mes veines, mes muscles, mon crâne. Et je voyais, j’entendais les religieuses pleurer de joie et crier : « La voilà qui revient ! Santa Virgine, le grand miracle ! Soyez bénie ! » Si elles avaient su, les malheureuses ! Plus tard, j’ai essayé de leur dire, mais elles n’ont rien voulu croire. »
Voilà pourquoi Charity s’en était allée aux lieux où l’on meurt : pour retrouver sa volupté. Elle vivait dans l’espoir de mourir. Qu’est-elle devenue ? A-t-elle obtenu cette grâce ? Amanda l’ignore, mais ce souvenir la hante. Si c’était vrai ?… Si c’était vrai ? Elle n’éprouve plus cette épouvante de la mort qui assombrit les hommes, à l’heure même de leurs plus grandes joies, et demeure éternellement à leurs côtés. Son âme est apaisée, tranquille : elle sait ce qu’elle a à faire.
Pas une minute, toutefois, elle ne songe à se précipiter dans le fleuve. Elle a pensé, en le contemplant, qu’il serait doux, qu’il serait définitif et consolant de mourir, sans se douter même que cette fluidité la conseille. Ce n’est pourtant pas un désir, c’est un besoin. Elle a peur, sa chair tressaille. Elle se dit pourtant : « Il le faut ! Il le faut ! » C’est comme pour se faire arracher une dent : il faut du courage, du raisonnement, pour remplacer une douleur qui dure par un déchirement brutal, mais après lequel on ne sent plus rien. Mais elle ne se jettera pas dans le fleuve. C’est peut-être parce qu’elle le voit : alors elle en a peur. Et elle a peur aussi d’être vue. C’est une pudeur encore : toute sa vie, elle s’est efforcée de passer inaperçue. Et on la verrait, pour ça, pour l’acte le plus grand, le plus terrible de son existence, et on ramasserait très loin, là-bas, au delà de l’horizon, son cadavre affreux et souillé de fange. Non, ce n’est pas possible ! Elle s’empoisonnera, parce qu’il est inutile de faire du bruit, du scandale, et que, dans sa pensée, cela fait moins souffrir. Rien de plus simple, à Paris, que de se procurer n’importe quel poison, mais elle l’ignore. Elle a gardé l’ordonnance d’une mixture de chloroforme et de laudanum. Elle fait renouveler la potion chez un pharmacien, puis chez un autre, et un autre encore. Et la voici maintenant en possession d’un horrible trésor : elle a ce qu’il lui faut pour mourir.
Alors elle revient à cette petite chambre où son intelligence et son cœur ont sommeillé si longtemps avant ces quelques heures d’enthousiasme et d’illusion. Les clercs sont partis, la maison est paisible. Dans la cour, des enfants jouent avec la fille du concierge, tournant en cercle, se tenant par leurs tabliers, chantant sans se lasser le couplet, toujours le même, d’une ronde dont les notes montent jusqu’à elle, telles d’une clochette fêlée :
Cependant, son cœur se serre. L’approche matérielle de l’irrévocable donne un frisson à sa chair. Elle débouche les trois flacons. Ce n’est pas trop mauvais, elle s’en souvient, à cause d’un peu de benjoin qui dissimule l’amertume du laudanum. Le crépuscule tombe. La lampe allumée lutte mal contre le jour mourant et ne donne qu’une fausse lumière. Puisqu’elle a décidé que ce jour, pour elle, serait le dernier, elle ne doit pas dépasser minuit ; et il y a encore des choses à faire ; on ne meurt pas ainsi ! Elle s’exprime à elle-même sa pensée par un mot de femme, un mot qui résumera toujours l’éternelle préoccupation des femmes, qui sont nées pour être mères et ménagères : « Je ne puis pas laisser les choses en désordre ! »
Elle se lève donc, et elle range. Elle range son linge, ses toilettes ; elle déchire des papiers ; elle dispose ses livres, son écritoire, comme si elle devait travailler encore. Et voici qu’elle retrouve ainsi un pauvre album de photographies, les photographies de sa vieille maison de jeunesse, de sa famille. Les voici tous là : sa mère, son père, ses frères, ses sœurs et les amis d’alors, dont quelques-uns sont encore de ce monde. Elle ouvre l’album, elle regarde et, subitement, elle crie tout haut : « Oh ! mon Dieu ! » Des larmes coulent. Ses premières larmes depuis la chose affreuse. Qu’est-ce qu’ils diront, eux ? La vie continuera pour le monde entier et pour eux, quand elle ne sera plus ; elle n’avait pas songé à ça. C’est horrible. On leur annoncera : « Amanda s’est suicidée. » Ce sera dans les journaux. Suicidée ! Pourquoi ? Quel souvenir laissera-t-elle ? Qu’est-ce qu’on croira qu’elle a fait ? Son père et sa mère sont morts, mais les autres ? Ils seront un peu déshonorés de son déshonneur. Et même ceux qui sont morts et qu’elle a tant aimés !… Brusquement, par eux, c’est l’idée de l’autre vie, de ce qu’elle avait appelé « le ciel » dans les prières de son enfance et de sa jeunesse. Est-ce que c’est vrai, qu’il y a cela : le ciel, l’autre vie, la récompense ou la damnation ? Elle l’avait cru et puis elle a douté. Et maintenant, elle y croit de nouveau, elle est sûre que cela doit exister, parce qu’elle est en face de la mort. Alors, elle sera damnée ? Puisque abandonner volontairement la vie, c’est le plus grand péché, le seul qui ne puisse être pardonné ; c’est désespérer de la miséricorde divine. L’enfer n’est rien, elle le connaît, elle croit l’avoir connu depuis ce jour ; il est déjà sur cette terre, celui d’en bas n’a rien à lui apprendre. Mais ne pas les revoir ?
« Et aussi, lui souffle une voix, ne pas revoir André ! Es-tu certaine de le retrouver là où tu iras ? Tu ne dois même pas le souhaiter, tu n’en as pas le droit ! »
Et pourtant, vivre ? Comment vivre encore, vivre toute la vie qui lui reste à vivre ? Est-ce que c’est possible ? Elle ne comprend pas d’abord que de se poser cette seule question la résout. Une fois qu’on la pose, on ne peut plus mourir. André ? Un sourire étrange, surhumain, traverse ses larmes. Elle souffre de lui, par lui, plus cruellement que jamais, et il y a malgré tout elle ne sait quel affreux délice dans cette souffrance. « C’est cela, oui, c’est cela, pense-t-elle, il faut que je vive, à cause de lui. Comment n’avais-je pas compris ! »
Elle détache une bague de son doigt, sa seule bague, la place dans une petite boîte sur laquelle elle met un nom, et commence d’écrire. Elle aime trop André, il faut qu’elle lui parle encore une fois.
« André, pardonnez-moi de vous appeler encore de votre nom, du nom que j’ai déjà prononcé une fois, quand j’étais folle, hélas ! Ce soir, je suis toujours folle. Mais demain, ce sera fini. Et vous n’entendrez plus parler de moi, jamais ! Je le jure et je suis sûre de tenir parole.
» Ne croyez pas que je vais mourir. Vous n’aurez pas ma mort sur la conscience. Oh ! j’ai bien failli mourir : ç’a été ma première idée. Avec du laudanum : j’avais un moyen, un pharmacien m’en avait donné. Et savez-vous une des raisons pour lesquelles je voulais mourir ? C’est que ceux qui s’en vont de la vie ont des droits que n’ont pas ceux qui vivent, et que j’aurais pu vous dire tu, une dernière fois. C’est pour ça que j’ai eu du mal, beaucoup de mal à rester sur terre. Il faut que vous sachiez pourquoi je m’y suis décidée. J’ai pensé que, si je mourais volontairement, je donnerais de l’ennui à mes frères et à mes sœurs, parce qu’ils m’aiment, et que cela leur ferait du tort dans la province où ils vivent. A Paris, ces histoires-là ne font pas de bruit, ça arrive tous les jours, et il y a trop de monde, et le monde a trop d’affaires. Là-bas, dans notre Nord, on en parlerait longtemps. J’ai pensé aussi à l’autre vie, à eux, à mes parents, et à vous surtout, oh ! oui ! à vous ; dans l’autre vie, il faut que je puisse vous retrouver, vous comprenez. Mais il y a autre chose : j’ai pensé que si je mourais et que si, par malheur, il n’y avait rien après, je ne pourrais plus penser à toi ! Réfléchis à cela : je ne pourrais plus penser à toi ! Ce serait affreux. Je vais durer, je vais rester à cause de ça : pour penser à toi tous les jours, tous les jours. Ce sera douloureux, atrocement douloureux, d’abord, mais ce sera toi, encore : que faut-il davantage ?
» Alors, je vais m’en aller très loin, tout simplement, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Je vous dis que j’en ai fait serment. Comme ça, vous n’aurez pas de grands remords à avoir — et n’en ayez pas même de plus petits. — Ce qui a été, il n’y a pas eu de votre faute, c’est moi qui me suis jetée à votre tête, voilà. Je crois bien que je vous aime depuis je ne sais combien de temps, depuis toujours, avant de vous avoir jamais vu. Mais vous n’y êtes pour rien. Il faut donc que je me contente de moi, avec ce qui est à moi : et j’en ai le droit, à condition que je ne vous ennuie pas.
» Je ne regrette rien. Je souffre beaucoup, horriblement, et pourtant, je suis heureuse, ce n’est pas une phrase. Il y a de quoi faire rire : c’est tout à fait comme quand on m’a emmenée, à l’époque où j’étais petite fille, chez un opticien. Je n’avais jamais su que je n’y voyais pas clair, et quand le marchand m’a posé des verres sur les yeux, ç’a été pour moi une révélation : les figures, les meubles, les arbres n’étaient plus les mêmes, les feuilles étaient plus luisantes et l’air plus transparent. J’étais ravie, l’univers avait un autre sens. Il n’était pas plus joli, je voyais un tas de petites vilaines choses dont j’avais toujours ignoré l’existence, mais, malgré tout, j’étais ravie, parce que toutes ces apparences, belles ou laides, c’était la vérité. Eh bien ! depuis hier, j’ai eu aussi une révélation ; j’ai compris qu’on ne vivait que pour aimer, et tout a été changé pour moi. Mon bonheur a duré les quelques heures que j’ai cru en toi. Quelques heures : mais j’ai vécu ! Aux jours d’été, à la campagne, par les lourdes chaleurs de midi, il y a parfois une sorte de brume dorée qui sort de la glèbe, une diffusion du soleil dans l’air. Les heures que j’ai passées avec toi ont mis ce voile de joie entre mon existence d’aujourd’hui et celle que j’ai vécue avant de te connaître. C’est une magie ; elle me fait tout aimer de ce qui me paraissait si nul avant de te connaître.
» Je vous envoie, avec cette lettre, une petite boîte qui contient une bague. La bague est en or, avec trois petites perles. Elle n’a aucune valeur, mais c’est la seule que je possède. Garde-la dans un tiroir, ce n’est pas un bijou d’homme, et plus tard… tiens, pardonne-moi ma sentimentalité, j’ai une idée qui me plaît. Tu te marieras ; j’aurais eu de la peine à aimer ta femme, mais tes enfants, je les adorerais. Eh bien ! promets-moi de donner cette bague à ta fille aînée ; et, si tu peux, fais encore autre chose. J’ai un nom ridicule, mais appelle ta fille Amy… on m’a quelquefois donné ce nom-là… Mais il me semble que je vais encore vous ennuyer, malgré ma promesse. Faites comme vous voudrez. Et pardonnez-moi de vous avoir quelquefois dit « tu », malgré ce que j’ai écrit tout à l’heure. Je ne l’ai pas fait exprès, et je n’ai plus la force de recommencer ma lettre.
» Il y a des enfants qui jouent dans la cour. Je ne sais pas si c’est du bien ou du mal que ça me fait : les deux. Du mal, parce qu’ils chantent, du bien parce que ce sont des enfants. Je n’ai jamais aimé les enfants comme maintenant. Je les aimerai tous, toute ma vie. Je crois que je sais pourquoi, mais ce serait trop long à expliquer.
« … Dites, ce matin, vous avez failli m’embrasser tout de même, et c’est moi qui n’ai pas voulu. J’avais raison. Mais quand vous recevrez cette lettre, faites-le par la pensée, comme je fais, voulez-vous ?… Mon Dieu, comme je t’aime ! Merci. Adieu. »
Ceci s’est passé environ dix ans avant la grande guerre. Amanda, dès le lendemain, était partie pour Cambridge où on lui avait offert, avant ces événements, une place de lectrice au Ladies College. Elle n’avait pas l’air triste. Ceux qui l’ont connue alors disent qu’elle s’habillait mieux qu’auparavant, de façon plus harmonieuse. Elle avait soin de sa personne, elle avait rajeuni, il sortait d’elle, on ne savait pour quelle cause, ni comment, un vaste et perpétuel rayonnement. Sans comprendre — on n’a pas le temps — on songeait : « Comme elle est bonne ! » Amanda ne paraissait pas une vieille fille, mais quelque chose comme une religieuse, ardente et pourtant calme, concentrée dans sa foi qui lui suffit. Elle ne correspondait, en France, qu’avec sa famille, d’une façon égale et tendre.
Quand la guerre éclata, Amanda se remit à lire les journaux français. Un jour, elle apprit la fin d’André : il avait été tué en Champagne, devant la butte de Tahure. Son visage ne changea pas. Il lui sembla, au premier moment, qu’il s’agissait de quelqu’un mort depuis très longtemps, et pour qui elle avait gardé un culte. Depuis dix ans, André était déjà, pour elle, dans l’éternité. Mais c’est à ce moment qu’elle confia son secret à une amie, et c’est ainsi que je l’ai connu.
Seulement, elle s’informa : André n’était plus, elle était donc dégagée de sa promesse. Elle put apprendre qu’il était marié et laissait deux petites filles. Aucune ne s’appelait Amy. « C’est dommage ! » dit-elle pensivement.
Cependant, elle réalisa toutes ses économies, et, durant six mois, les petites filles d’André reçurent d’étranges cadeaux puérils, de petits bijoux, et surtout des bonbons. Ni leur mère, ni elles, ne surent jamais qui les envoyait. L’amie de qui je tiens cette histoire, reprochait souvent à Amanda ces libéralités excessives qui la laisseraient dépourvue dans l’avenir. Elle souriait en disant : « Je n’ai besoin de rien. »
Elle mourut, en effet, très doucement, très naturellement, vers le milieu de l’automne 1917. Il n’y a rien à noter sur ses derniers jours. « C’est bien ! C’est très bien ainsi ! » disait-elle seulement. On ne comprenait pas. Mais l’émanation qui sortait d’elle était devenue plus radieuse encore, et plus poignante.
— Madame Lebeschard reçoit-elle ? interrogea le peintre Marlis.
Il avait des yeux très vifs, câlins, comme habitués à boire amoureusement les paysages, et ses cheveux drus grisonnaient plus que sa barbe, qu’il portait courte, taillée en pointe, à la manière de quelques artistes et de certains Anglais intellectuels.
Le ménage Lebeschard ne possédait qu’une servante. Elle répondit :
— Madame Lebeschard sera bien contente de voir Monsieur.
C’était aussi l’opinion de Marlis. Il avait beaucoup d’affection pour madame Lebeschard, et ne demandait même qu’à en montrer davantage. Mais il en attendait le moment sans impatience, étant de ces hommes qui aiment vraiment les femmes : ayant d’elles le goût sinon profond, du moins naturel et enraciné, ils sont à leur égard capables de désintéressement. Ils éprouvent un plaisir sincère à se trouver à leurs côtés, à les faire parler, à jouir par les yeux de tout ce qu’elles peuvent donner d’honnête plaisir, par l’esprit de tout ce qui, dans leur esprit, est différent de la logique virile. Enfin ils les aiment comme d’autres aiment les enfants : pour une impression de rajeunissement, de rafraîchissement, d’allégresse : ne leur donneraient-elles que cela, ils continuent de cultiver fidèlement leur amitié. Il se peut toutefois qu’il arrive ensuite autre chose. Alors ils ont à leurs yeux l’excuse — si par hasard leur conscience assez large se soucie d’une excuse, ce qui est rare — de n’y avoir été pour rien, ou presque rien. On peut croire que ce sont ceux-là qui remportent dans leur existence les succès les plus difficiles : aux coquettes il suffit de faire sentir qu’elles sont désirables ; parfaitement droites ou plus modestes, les femmes ont besoin de croire qu’il s’agit d’une confiante estime.
Mais de plus, et surtout, peut-être, il y avait une autre chose encore que Marlis savait bien, qu’il savait avec un peu de vanité, et qui s’était traduite dans la façon même dont la servante l’avait accueilli. Pour ce ménage de petits fonctionnaires il était le grand homme, il était l’artiste, celui qui d’ordinaire habite un autre monde et en apporte les nouvelles. Il se sentait supérieur ; cela lui donnait de l’assurance en le disposant à des trahisons éventuelles. M. Lebeschard, rencontré quelques années auparavant, ne l’intéressait pas, n’avait rien pour l’intéresser, et Marlis, s’il n’eût été qu’un homme du monde, n’eût point persisté à fréquenter sa maison. Mais il n’était pas un snob, il était un collectionneur. Ayant découvert un bijou, il revenait assidûment contempler le bijou. Et peu importe que dans un magasin on ne puisse tout acheter, ou même on ne puisse pour l’instant rien acheter : il arrive qu’un jour l’objet désiré soit offert, ou bien qu’on soit plus riche. En tout cas le bijou est là : c’est déjà une joie d’entrer dans la boutique, et de l’avoir sous les yeux.
… Le bijou vint à lui, les mains tendues. Cela le fit sourire, de penser que son bijou avait des mains, et des pieds pour courir à sa rencontre, et des yeux clairs, des yeux humides et clairs pour le regarder tandis qu’il l’admirait. Il trouva des mots pour le dire : c’était un homme qui avait l’habitude. Et puis il croyait ce qu’il disait. Marlis ne s’imaginait point être amoureux, au fait il ne l’était point : mais il songeait : « Je le deviendrai quand on voudra. »
Toutefois quelque chose dans ces regards-là lui annonçait : « Non, ce n’est pas pour aujourd’hui. » Il se résigna fort aisément. Une paresse toute spéciale, une appréhension que ce qui pourrait être fût moins doux ou plus fatigant à porter que ce qu’il possédait — la seule forme de vertu chez ceux qui n’en ont pas — l’empêchaient de s’affliger.
« Et pourtant elle ne peut pas être heureuse », lui soufflait la tentation.
Pour s’affirmer dans cette conviction, à défaut du mari absent, que d’ailleurs il connaissait bien, il considérait les entours de Thérèse Lebeschard. Beaucoup, hélas ! beaucoup de jolies femmes peuvent vivre dans la laideur et la vulgarité : il suffit que leur sensibilité à l’égard des choses extérieures s’arrête à leur propre apparence, c’est-à-dire à leur toilette. Ce n’était pas le cas pour Thérèse, trop d’indices l’en faisaient certain.
Il était de ces hommes que ne choque point une chaise de paille ou même le bouquet de fleurs d’oranger gardé sous verre qu’on trouve sur la cheminée dans quelques logis des humbles : ces choses sont à leur place, elles parlent un langage éloquent, elles impliquent de la beauté, c’est matière à peinture. Il supportait que les murailles fussent nues, il ne pouvait souffrir qu’elles fussent déshonorées par la contrefaçon industrielle de ce qu’il respectait : et M. Lebeschard avait des tableaux ! Il y avait même, sur un guéridon en faux Boule, une statuette polychrome ! Marlis arrêta sa vue sur le seul objet qu’il aimât, le portrait de l’ancêtre.
C’était une dame décolletée, arrière-grand’mère de madame Lebeschard. Le corps de sa robe, très long à la mode du temps, était tissé d’un satin gris perle, un de ces satins immortels, d’une teinture si consciencieuse, d’une matière si solide qu’on les retrouve parfois encore, au fond de quelques armoires de province, aussi somptueux que voici deux siècles. Des papillons nacrés de blanc translucide, d’émeraude et d’amarante y planaient comme dans un ciel gris, les ailes tendues ; un liseré de dentelle voilait un peu la gorge assez franchement découverte, davantage encore que de nos jours. L’ancêtre n’était plus tout à fait jeune alors qu’elle avait posé pour son portrait : cela se pouvait voir aux coins un peu durs de sa bouche, à l’imperceptible empâtement du cou, que cachait un nœud léger, aérien, en forme de libellule ; et l’on distinguait dans toute sa personne quelque chose de tranquille, de sûr et d’aimable qui faisait penser à madame Lebeschard elle-même : une bourgeoise, non pas une grande dame, une bourgeoise des temps où Chardin, qui ne se croyait qu’un artisan, ne peignait que des bourgeoises : des femmes qui, dans leurs demeures modestes, portaient leurs vertus comme les arbres leurs fruits dans un humble verger ; qui pourtant n’étaient entourées que de choses dignes d’elles, et dont elles n’avaient hérité que pour les transmettre, enrichies de quelques autres, à leur postérité ; jeunes filles allaient à la messe les yeux baissés ; jeunes femmes regardaient toutes choses honnêtement, mais sans rougir et sans fausse pudeur, élevaient des enfants, faisaient leurs confitures ; et vers le moment qu’elles allaient devenir des aïeules, appelaient le peintre pour qu’il commémorât leur maturité dans leur dernière grande toilette, avant le noir et le blanc éternels que la coutume de leur classe imposerait à leur vieillesse : non par fierté d’elles-mêmes, mais pour l’honneur de leur race.
— Elle vous ressemble, fit Marlis à demi-voix, elle vous ressemble.
— Vous me l’avez déjà dit, répliqua Thérèse.
Et elle ajouta ingénument :
— Est-ce que c’est de la bonne peinture ? Je ne m’y connais pas.
— Pourquoi vous en inquiétez-vous ? Pourquoi vous inquiétez-vous d’une chose dont vous ne pouvez juger par vous-même ? Vous aimez ce portrait comme je l’aime, parce qu’il vous ressemble. Cela doit vous suffire… Non, non, ce n’est pas un Chardin, ce n’est même pas d’un bon artiste : tant mieux pour vous, on n’aura jamais ici l’envie de s’en défaire. Seulement… seulement on ne saurait le regarder sans une espèce d’intérêt sentimental, parce qu’il fut fait honnêtement. Honnêtement, comprenez-vous, avec le souci de montrer le modèle comme il était, et pourtant dans ses grands jours, dans sa petite, mais réelle majesté ; avec la volonté aussi de faire agréable et de faire clair, mais de ne point pécher contre les lois du dessin et de la vérité. Ailleurs il serait un tableau quelconque, chez un marchand d’antiquités quelconque ; je m’en soucierais à peine. Ici, il est bien à sa place, parce qu’il est à vous, parce qu’il rappelle que la petite femme nette et douce qui en hérita descend d’une famille où, depuis quatre générations, on a su vivre avec décence.
— J’ai souvent pensé, fit Thérèse avec lenteur, j’ai souvent pensé de la même manière. Mais ce n’était pas pour avoir de l’orgueil, au contraire… Monsieur Lebeschard n’aime pas que j’aime ce portrait, il lui fait des plaisanteries.
— Des plaisanteries ?
— Oh ! rien, dit-elle en rougissant.
Un secret instinct suggérait à Marlis qu’il avait trouvé la fissure. Il insista :
— Pourquoi ne me dites-vous pas… ne me dites-vous pas tout ce qui vous intéresse vraiment ? Pourquoi ne me traitez-vous pas comme un ami, comme l’ami ?
— Mais je vous dis tout ! répliqua-t-elle sans baisser les cils. Tout ce qui en vaut la peine.
Tout ce qui, au contraire, n’en valait pas la peine. C’est ainsi qu’en jugea Marlis. Non, décidément, ce n’était pas encore pour aujourd’hui.
A quelque temps de là, au moment de quitter son bureau, M. Alfred Lebeschard, passant devant la table d’un collègue, aperçut dans une sébile administrative des pains à cacheter. Il y en avait de blancs, il y en avait de rouges, il y en avait de verts, de roses, de violets ; et tout mêlés ensemble, si divers et gais de couleur, si pareils de taille dans leur exiguïté circulaire, ils semblaient de minuscules fleurs coupées touffant dans une corbeille. M. Lebeschard, avec la mine sournoise d’un enfant qui prépare un tour, en choisit un seul, un rose, puis à l’aide d’une paire de ciseaux le sépara en deux moitiés demi-lunaires qu’il enferma soigneusement dans son porte-monnaie.
« Voilà bien longtemps, songeait-il en rentrant chez lui, que je n’ai complété la toilette de l’ancêtre. »
Ce portrait l’embêtait, l’avait toujours embêté depuis les premiers jours de leur mariage. Il ne venait pas de lui, il n’était pas « de son côté ». Dans son cadre d’or terni M. Lebeschard croyait discerner non pas seulement les traits de l’aïeule, mais tous les aïeux de Thérèse Lebeschard née Dumesnil, tout ce qui la faisait différente de lui, tout ce qui l’agaçait dans sa tenue, dans sa manière de concevoir les choses ; il y voyait tous les Dumesnil du passé, et madame Dumesnil sa belle-mère.
Mais voilà justement pourquoi Thérèse Lebeschard tenait à ce portrait ; c’était elle comme elle aurait voulu être, et comme elle ne serait jamais, n’étant qu’une petite bourgeoise dans un siècle où la petite bourgeoise non seulement commence à n’avoir plus sa place, mais ne sait plus bien tenir celle qu’elle garde encore. Car il y fallait de l’abnégation, et l’espèce de générosité, d’élan, d’allégresse, qui naissent des familles nombreuses, comme chez les bateliers de la Volga leurs chants sublimes de l’effort en commun : l’esprit d’abnégation s’est dégradé en esprit de médiocrité ; la générosité, l’élan, l’allégresse ne sont plus. On eût bien étonné M. Lebeschard si on lui eût dit que c’était un malheur, un grand malheur, même pour lui, de n’avoir point d’enfants ; il était bien sûr du contraire : ainsi, venant de loin, venant de haut par comparaison avec son point d’arrivée, Thérèse savait qu’après elle ce serait fini, que de son vivant c’était déjà fini.
Dans ce petit salon où venait d’entrer son mari, cette toile était la seule chose qui parlât de dignité. Tout le reste, c’était ce qu’on trouve dans les ménages d’employés qui n’ont point de passé. Elle s’en apercevait par le sentiment plus que par la raison, d’une façon très vague, et non pas comme il est écrit ici ; tandis que M. Lebeschard ne s’en doutait point, parce qu’il était l’homme de sa situation, et se trouvait bien comme il était, où il était. M. Lebeschard ne méprisait pas sa femme, il ne l’estimait ni ne l’aimait non plus : il ne faisait guère de différence entre elle et une autre. C’était un gros homme que sa profession, son origine et ses entours n’avaient point entraîné du côté de la délicatesse, qui jamais n’avait même songé qu’il pût y avoir du plaisir dans la délicatesse : fort et gai, mais de cette gaîté des adolescents qui volontiers sur les motifs ne sont pas difficiles ; et les adolescents, au surplus, qu’il avait fréquentés l’étaient peut-être encore moins que d’autres.
… Ayant constaté que sa femme n’était pas encore rentrée, M. Lebeschard se frotta les mains, mit une chaise contre le mur, au-dessous du tableau, grimpa sur cette chaise, et, tirant de son porte-monnaie les deux moitiés de pain à cacheter roses, les colla sur la dentelle de la dame, juste à l’endroit où celle-ci dissimulait ce qu’il fallut dissimuler. Ce fut une chose très pitoyable, très choquante et laide à voir, mais qui réjouit M. Lebeschard. D’abord il était enclin, comme certains hommes, à éprouver du plaisir dans la brutalité, et nulle influence n’était venue lui enseigner, quand il en était temps encore, que ce plaisir est bas ; mais surtout cette plaisanterie était la seule qui pût faire sortir Thérèse de son égalité d’humeur, dont il souffrait comme d’un mets toujours le même ; et alors la colère de la femme donnait au mari, durant quelques minutes, un motif à l’espèce d’agacement sourd que lui inspirait parfois l’idée qu’elle existait, et qu’elle était sa femme.
Comme il se faisait tard il alluma l’électricité ; et, pour que l’éclairage tombât mieux contre les meubles, enleva les abat-jour, dès qu’il entendit dans le vestibule les pas de madame Lebeschard. Elle entra :
— Que de lumière ! dit-elle gaîment. Tu es devenu gardien de phare ?
Puis elle distingua, sur la paroi, dans un cadre d’or, l’ancêtre avec son bon sourire, ses yeux clairs, et sa gorge outragée.
— Tu as recommencé ! dit-elle, les larmes subitement aux cils. Tu as recommencé : c’était bon une fois… Non, ce n’était pas bon, même la première fois : c’est stupide, c’est grossier, c’est sale. Mais dix fois ! Et si je ne l’avais pas vu, s’il était venu du monde ? Tu sais que cela me fait de la peine.
Elle ajouta :
— C’est parce que tu sais que j’aurais de la peine, que tu l’as fait !
Cette accusation n’était point tout à fait injuste ; cependant elle surprit M. Lebeschard. Il était de ces gens qu’amusent les petits chagrins d’autrui, parce qu’ils ne s’imaginent pas que ces chagrins soient tout à fait véritables, ne parvenant que difficilement à se figurer que les animaux, les enfants et les femmes ont des sentiments qui comptent. Jamais il ne leur viendrait à l’esprit d’accueillir ces êtres inférieurs sur le même plan que leur propre personne, et de la sorte ils se persuadent que rien de ce qu’éprouvent ceux-ci ne peut être absolument sérieux. Sans doute aussi, n’ayant qu’une sensibilité médiocre, ils n’estiment le prochain qu’à leur propre mesure. M. Lebeschard avait fait une farce, une farce qu’il avait déjà faite, et qui lui plaisait par sa répétition même. Il ne pouvait croire que sa femme fût tout à fait fâchée, tout à fait blessée, et qu’il y eût de quoi. Cependant il savait bien aussi qu’elle avait raison, et que dans le traitement dont il jouissait d’avoir outragé « l’ancêtre » il y avait de sa part quelque rancune, parce que Thérèse savait bien avoir fait un mariage au-dessous de ses origines, et parfois le laissait voir.
Mais il buta contre l’obstacle, volontairement.
— Moi, dit-il, je trouve qu’elle est beaucoup mieux comme ça, la vieille !
Thérèse regardait toujours les deux moitiés de pain à cacheter… Elle se sentait le cœur gros, comme une petite fille dont un gamin méchant a fait exprès de tacher la belle robe. Et c’était cela aussi, par-dessus tout le reste : il se mêlait à son amertume indignée l’horreur de femme et de ménagère qu’elle éprouvait pour les choses abîmées ou en désordre.
— Enlève-les, dit-elle, je t’en prie !
C’est ici que M. Lebeschard aurait dû céder. Il y avait dans cette requête les éléments d’un traité. En faisant lui-même disparaître ces deux souillures malséantes il ne reconnaissait pas ouvertement qu’il avait eu tort, et on ne le lui demandait point. Mais d’autre part, il accomplissait d’un bon cœur apparent la seule chose dont il fut prié, et pouvait signer une paix honorable. Thérèse, qui n’y avait peut-être pas songé, lui offrait en tout cas l’occasion de battre en retraite. Par malheur, manquant d’à-propos, il s’obstina :
— Pourquoi faire ? répondit-il. Puisque je te dis que je trouve que c’est mieux comme ça.
Ainsi, après le premier choc, ils continuaient de s’affronter. Avec la mémoire confuse de mille piqûres lancinantes qu’elle croyait avoir oubliées, qu’elle avait fait tous ses efforts pour oublier, remontait au cœur de Thérèse un flot de désespoir et de haine : « Ce sera toujours la même chose ! Ce sera toujours la même chose ! Je serai toujours malheureuse ! »
— C’est bien ! fit-elle, en serrant les lèvres.
Elle mit une chaise contre le mur et monta dessus, son mouchoir à la main. Mais elle n’atteignait que difficilement la place dont elle voulait arracher les souillures, eut peur de tomber, se raccrocha maladroitement à un coin du cadre. Le clou de suspension, mal fixé dans le plâtras du mur, s’ébranla sous les secousses, et tout s’écroula.
— Ah ! fit-elle, d’un grand cri.
Elle s’était rattrapée à la paroi, et demeurait tremblante.
— Tu ne t’es pas fait de mal ? demanda M. Lebeschard, sachant qu’elle n’en avait point.
Elle ne le regardait pas.
— Le portrait, cria-t-elle, le portrait est crevé !
La toile, rencontrant à faux le dossier de la chaise, s’était déchirée, juste au cou, à l’endroit ou brillait le bel insecte ailé, moiré ; et l’ancêtre gisait, avec un grand trou noir dans sa gorge claire.
— Ce n’est pas moi, dit son mari. Tu me rendras cette justice que ce n’est pas moi !
— Je ne te pardonnerai jamais ! répliqua Thérèse.
Elle sentait qu’elle avait le droit de ne point pardonner : il est dans la nature humaine de ne pas excuser les fautes dont il semble qu’on soit responsable, alors que c’est un autre qui vous les fit commettre.
La mésaventure du tableau ne laissa que de faibles souvenirs dans l’esprit de M. Lebeschard. Ce portrait lui était indifférent, plutôt hostile, et même il s’estimait en somme assez heureux de ne le plus voir, d’autant plus que, selon lui, il n’était nullement responsable de l’accident qui l’en débarrassait. Il le porta dans le vestibule, retourné contre la muraille ainsi qu’il convient pour les toiles qui ont éprouvé un malheur, et, n’y pensant plus, il ne lui entra pas dans la tête que sa femme y pût songer davantage.
Son impression, c’était que la vie conjugale avait repris, qu’elle était la même qu’auparavant, la même qu’elle avait toujours été. Par nature, en effet, il ne se montrait pas difficile sur ce qui peut s’appeler la vie conjugale : ayant des tendances à la confondre avec la vie de ménage. Pourvu que les choses fussent en place, pourvu qu’on respectât ses habitudes et qu’on le laissât parler quand il avait envie de parler, il n’en demandait pas davantage. Se suffisant à lui-même, il exigeait peu de lui : aussi croyait-il qu’il exigeait peu des autres, et devait être, au bout du compte, facile à vivre et bon diable. Si on lui eût affirmé qu’il vivait dans un drame et que, dans ce drame, c’était l’existence même de son ménage et son honneur d’époux qui se jouaient, M. Lebeschard fût tombé des nues : car la scène était muette, et il n’avait pas coutume d’interroger le silence, ni de s’en inquiéter.
Thérèse le détestait. Elle le détestait froidement, résolument, avec la même décision qu’elle avait mise, durant dix ans de mariage, à se dire qu’elle serait une épouse fidèle et qu’elle accepterait son sort comme on doit l’accepter, comme le temps qu’il fait, la fortune qu’on n’a pas et les enfants, si Dieu vous en envoie ; comme le malheur aussi de n’en point avoir, ce qui lui paraissait beaucoup plus pénible. Elle n’avait jamais prononcé, en songeant à elle-même, le grand mot de pureté, ne mettant d’emphase ni dans ses pensées ni dans ses paroles. On lui avait enseigné que la pureté est la vertu des saintes, elle ne se croyait pas une sainte. Mais elle avait toujours gardé un idéal de propreté. Il y a les choses qui se font et les choses qui ne se font pas ; et celles-ci, pour les femmes qui méritent ce nom, étant innombrables, avaient continué de lui paraître horribles.
— … Non, maman, dit Thérèse à madame Dumesnil, on ne peut pas vivre avec cet homme-là !
Ce n’était pas la première fois que sa mère entendait ces paroles. Quand leurs filles sont heureuses les mères ne l’apprennent guère que par le silence, ou par l’impression grandissante qu’elles ont d’être négligées, par mille petites choses, des détails presque insignifiants, pourtant cruels un peu, qui révèlent que la chair de leur chair, et leur fille, c’est-à-dire l’être au monde qu’elles avaient cru rendre le plus semblable à elles-mêmes et modeler à leur image, a cessé de parler comme elles parlaient, de penser comme elles pensaient, pour penser et pour parler comme celui qu’elles aiment. C’est l’inévitable adaptation, la fusion de deux cœurs et de deux existences dans le bonheur conjugal ; et cela ne va point sans souffrance pour celle qui donna son enfant au nouveau venu. Elle est forcée de se souvenir qu’elle l’a donnée, donnée à jamais, sans restrictions, sans conditions. C’est une des crises suprêmes de sa vie. Il en est qui ne peuvent accepter leur sort, et c’est ici la cause, sans doute, des innombrables plaisanteries, des récriminations injurieuses qui furent dirigées, à toutes les époques et dans toutes les littératures, contre les belles-mères. Il ne faudrait pas croire, en effet, que seuls les Français en aient le privilège. Une propriété, la plus chère, a changé de mains, une propriété fut ravie à son premier possesseur naturel : les anciens ne l’ont pas mieux supporté, les primitifs ne le supportent pas mieux que les modernes et les civilisés. Et c’est même une affaire de civilisation, d’éducation, d’empire sur soi assez difficile à conquérir, que d’apprendre à se résigner. Les mères qui se résignent savent qu’elles doivent s’estimer heureuses précisément quand on ne leur dit rien ; que si l’on vient à elles, c’est précisément que cela va mal, et qu’alors elles ont pour devoir de n’avoir pas l’air d’écouter !
De n’avoir pas l’air d’écouter, car bien souvent la plaignante leur en voudrait plus tard d’avoir été entendue. Quelques jours à peine, même parfois quelques heures seulement s’écoulent, et si on lui rappelait sa plainte, la jeune femme ouvrirait des yeux étonnés : elle ne sait plus de quoi il est question. Il faut même éviter en général le périlleux écueil de la tentative de réconciliation : car presque toujours les choses s’arrangent toutes seules, et elles se fussent compliquées si on eût essayé de les arranger. La mère de Thérèse savait tout cela. Elle était d’une époque où les femmes se piquaient par-dessus tout d’avoir « du jugement », mot qui a presque entièrement perdu, pour nos contemporains, le sens qu’elles y attachaient, que d’antiques traditions leur enseignaient à y attacher. Nous l’avons remplacé par celui de « tact » qui n’a pas tout à fait la même signification. Avant tout le tact est chose mondaine : le « jugement » de nos grand’mères comportait le sens de la place qu’il convient de faire à l’autorité morale, dans toutes les affaires qui touchent à la direction de la famille, à l’honneur de la famille. C’était l’esprit de gouvernement : la notion ne s’en est pas affaiblie que dans les familles.
Seulement, cela peut aussi être sérieux. Telle est la grave question qui se pose au moment de ces petites crises conjugales : est-ce une comédie, est-ce vraiment un drame ? Les chances de ce côté sont infiniment moindres, et cependant il est bien rare qu’une longue expérience y soit trompée. Il y a la répétition des plaintes et des griefs, il y a l’appréciation du caractère même du mari, il y a enfin cette intuition qui manque rarement à l’amour maternel.
— … Ma mère, on ne peut pas vivre avec cet homme-là !
Cet homme ! Le mot que les femmes ne prononcent qu’aux instants où leur remontent au cœur la vieille peur, la vieille haine qui habitèrent de toute éternité entre les sexes. Et si laid, si triste, quand les femmes l’appliquent à leur mari ! Cependant la mère de Thérèse l’avait déjà entendu, elle se souvenait peut-être, l’ayant proféré, d’avoir oublié qu’elle l’eût jamais proféré. Mais aujourd’hui elle sentait une rancune plus profonde, elle devinait plus d’amertumes accumulées. Madame Dumesnil ne voulait pas qu’un abîme se fût creusé, infranchissable, entre une fille telle que la sienne et le mari de cette fille. Il ne devait pas y avoir d’abîme infranchissable : il y avait elle, il y avait son influence, il y avait son autorité pour le combler. Pourtant ce furent sa tendresse, sa tristesse, son angoisse qui parlèrent d’abord, en dépit d’elle :
— Ma pauvre enfant, tu ne l’aimes plus ?…
— Mère, répondit Thérèse rudement, vous savez bien que je ne l’ai jamais aimé ! Quand on me l’a fait épouser, j’ai cru que je pourrais l’aimer : c’était ce que vous m’aviez appris. J’avais dix-huit ans, je ne savais que ce que vous m’aviez fait croire : qu’on aime toujours son mari. Mais c’était impossible, mais tout nous séparait, et vous n’avez pu l’ignorer.
— On finit par aimer son devoir ! dit sa mère.
— Non, répliqua Thérèse, on le fait, et ce n’est pas la même chose. Je l’ai fait tout entier, je l’ai fait comme je savais, d’après vous, que je devais le faire : sans paraître montrer que ce n’était que l’accomplissement d’un devoir. Si l’on m’en avait montré de la reconnaissance ! Mais quel est le bien que j’en ai retiré ? Qu’est-ce qui me reste de ces dix ans de jeunesse sacrifiée ? Oh ! maman, maman, il y a des femmes qui sont heureuses !
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda la mère de sa voix la plus sèche.
Elle ne voulait pas s’attendrir.
— Il y a des femmes qui sont heureuses, répétait Thérèse, lamentablement. Je voudrais être heureuse ! Ce n’est pas possible que je ne connaisse pas le bonheur. Je voudrais m’en aller, m’en aller…
— Où ? Où sont tes ressources, où est ton avenir ? Qu’est-ce que tu veux faire dans la vie, et de ta vie ?
— Je veux être heureuse ! dit encore Thérèse, comme un petit enfant douloureux.
Elle se sentit tout à coup attirée par deux bras tremblants, passionnés, desséchés, liée d’une caresse immense, ineffable, comme si ces bras l’eussent enlacée pour la dernière fois, à l’heure de la mort.
— Tu ne voudrais pas me causer ce chagrin-là, d’être heureuse ?… Ma petite ! Ma pauvre petite !
Les larmes maintenant coulaient sans se cacher des deux vieux yeux gris sur les deux vieilles joues. Thérèse embrassa ces joues en sanglotant.
— Maman ! Oh ! maman ! pleurait-elle.
— Il faut prier, dit encore la mère.
— Prier ? fit Thérèse, sans comprendre.
Et elle fut stupéfaite de ne pouvoir comprendre, stupéfaite et comme épouvantée. Elle était d’une piété naturelle et acquise, d’une piété d’enfance, et toutefois n’arrivait pas à concevoir que dans son cas il y eût une possibilité de consolation dans la prière. Elle ne pouvait pas demander par la prière d’aimer son mari puisqu’il lui semblait qu’elle fût incapable de l’aimer, que ce serait horrible de l’aimer, le plus grand malheur ! Et elle ne pouvait pas demander autre chose. Autre chose : quoi ? Toujours le bonheur. Ce qui est défendu.
— Il faut faire tout ce qui se doit, conclut madame Dumesnil, sans insister.
Tout ce qui se doit, c’était l’ensemble, le total de ce qu’elle avait appris à sa fille à respecter et à pratiquer. On impose plus aisément un ensemble qu’une règle plus ou moins définie, portant sur un seul point. Et l’ensemble forme un bloc solide, impénétrable. Il pèse de tout son poids, on ne discute plus. On ne saurait quelle chose discuter.
— Oui, maman ! fit Thérèse avec soumission.
Elle avait retrouvé son obéissance de petite fille, et puis… et puis elle se sentait elle-même si peu capable d’aspirations trop vagues à une réalité. On venait de lui montrer les barrières, mais quoi ? Elle avait toujours su que les barrières existent, et craignait qu’au delà tout soit terrible. Un enfant, dans une cour triste, à qui l’on dit : « C’est là que tu dois t’amuser. » Il s’ennuie : à travers les murs il entend les bruits du dehors, les pulsations de la vie dans les artères d’une grande cité, les chars qui passent allant il ne sait où, mais sans doute vers la joie, vers tout ce qu’il ignore et dont il rêve. Un jour quelqu’un laisse la porte ouverte : cela ne fait qu’accroître sa mélancolie, la doubler du regret que cette porte soit ouverte, car jamais il ne parviendra à trouver en lui-même l’audace de la franchir : il aurait trop peur ! Si par hasard pourtant il avançait de quelques pas, le seul appel d’une voix connue, de la voix qui l’a mis là, là où il est, le ferait bien vite reculer… et il refermerait lui-même la porte. Pour qu’il osât se risquer, s’échapper pour quelques heures ou pour toujours, il faudrait un tentateur, quelqu’un qui murmurât à ses oreilles : « Viens donc, viens ! Moi, je connais les routes, et c’est très beau. »
Les rêves de Thérèse ne lui désignaient pas d’objet ; elle n’apercevait personne pour lui faire franchir la porte.
Ce fut très innocemment qu’elle envoya quelques jours plus tard un tout petit mot à Marlis : « Il est arrivé un accident au tableau, à notre tableau. Vous seriez si gentil de venir voir le malade ! » C’était en toute sincérité une consultation qu’elle demandait, pas autre chose. L’absence du portrait faisait sur la muraille un trou dont elle ne pouvait se consoler, il lui semblait qu’elle était plus seule, toute abandonnée. Il y avait aussi ses instincts, ses habitudes de bonne ménagère. Un meuble brisé, elle l’eût fait porter le jour même chez le petit ébéniste du voisinage. Pour l’accident de l’aïeule, elle ne connaissait pas de médecin : il devait y avoir un médecin.
— Je vous adresserais bien au père Chappuis, lui dit Marlis. C’est le roi des rentoileurs, le magicien de la restauration : il ne donne un coup de pinceau de lui qu’à la dernière extrémité. Mais il serait inabordable. Votre tableau n’est pas d’un maître et vous n’êtes pas un vieux client : je prévois une réception qui vous découragerait. Allez plutôt chez Charlet : il est adroit, il travaille assez vite. Il vous arrangera ça.
— Vous êtes sûr ? demanda Thérèse.
— Mais oui, tout à fait sûr. Dire que la voilà inquiète comme pour un enfant !… Il vous arrangera ça, j’ai vu des toiles plus abîmées. C’est une toute petite opération — un traitement, pas même une opération. Pauvre petite ancêtre ! Elle a été blessée bien près du cœur… Comment est-ce donc arrivé ?
Son intérêt était sincère : la vue d’une toile mutilée le faisait souffrir. Thérèse expliqua. Elle ne dit pour commencer que ce qu’elle avait décidé qu’elle dirait. C’était elle qui avait tiré maladroitement sur le clou de suspension… Et à mesure qu’elle parlait sa rancune lui revenait plus amère, presque aussi neuve. Oui, c’était elle, mais ce n’était pas sa faute !
— C’est monsieur Lebeschard… C’est monsieur Lebeschard.
Elle avoua tout le reste, et ses yeux brillaient de colère, avec une larme aux cils.
— Pauvre petite fille ! dit tout à coup Marlis, pauvre petite fille !
Thérèse éprouva un petit choc de surprise, pas davantage. Elle était un peu choquée que le peintre l’appelât « pauvre petite fille ». Cette familiarité lui sembla inattendue et singulière, elle n’y était point accoutumée. Mais Marlis était lancé, il continua. Enfin il avait la confidence des rancœurs, de la misère intime qui troublaient l’existence de cette jeune femme si simple — si simple et si charmante ! Enfin ils mettaient ensemble le pied sur le même sentier, ce sentier que tant de femmes distinguent tout de suite, ne perdent jamais de vue, et dont celle-ci avait toujours paru ignorer même l’existence. Il dit qu’il était là, lui, pour l’écouter, pour la plaindre, pour la consoler.
— Oui, oui ! faisait vaguement Thérèse.
Marlis n’est pas un homme indélicat, il est aussi très prudent. Comment se fit-il que soudain Thérèse comprit ? Elle comprit et tomba des nues. Marlis ! M. Marlis ! Elle ne s’abandonna point à de grandes gestes ni à de solennelles protestations : elle reparla du portrait, tout bonnement.
— Vous ne m’avez donc pas entendu ? insista le peintre. Vous ne sentez donc pas que je suis votre ami, votre grand ami ?
— Mais oui, répondit-elle, je le sais bien, monsieur Marlis, que vous êtes mon ami, depuis longtemps !
Comme le sens du mot changeait, d’elle à lui ! Il en fut décontenancé. Pour Thérèse, elle n’éprouvait nul trouble, aucune émotion, mais au contraire une grande envie de rire, son premier accès de gaîté depuis des semaines. Marlis ? Voyons, elle le connaissait : il était M. Marlis qui venait, depuis tant d’années, s’asseoir dans ce petit salon et causer agréablement. Et il lui faisait pressentir qu’il souhaitait devenir son amant ! Même les plus honnêtes femmes ont pensé à l’amant, Thérèse y avait pensé : mais précisément comme à l’inconnu, comme à la magie de l’inconnu, à un rêve, à un idéal qui tomberait du ciel et ne ressemblerait à rien de ce qu’elle avait connu jusqu’ici sur la terre : Marlis, qu’elle connaissait, ce vieux Marlis !
Marlis n’était ni vieux, ni jeune : il se trouvait même à l’âge où les hommes sont le plus dangereux ; mais il était « de la maison ». Elle s’était trop habituée à lui. Il n’avait pas prévu cet écueil.
— Allez voir Charlet, dit-il, dépité, allez voir Charlet ! Vous avez bien noté son adresse ?
« Monsieur Marlis, songeait encore Thérèse après son départ. Mon Dieu, que c’est drôle ! »
Un matin, prenant la toile avec elle, elle se fit conduire en fiacre rue de Vaugirard.
Franchissant une porte cochère, elle découvrit un lieu qui lui sembla d’une douceur inattendue.
C’était comme un grand jardin dans lequel, par hasard, il aurait poussé des maisons : légers ateliers de brique et de verre qui tous avaient conservé leurs tonnelles de verdure, avec des glycines, des chèvrefeuilles, des lierres qui retombaient sur une petite porte à claire-voie, peinte en vert, resserrée encore par l’envahissement de ces plantes grimpantes, et portant un numéro. Une ruche de peintres et de sculpteurs ? Un couvent n’aurait pas été plus paisible. On n’entendait rien, sinon tout au bout, à la hauteur des premières feuilles dans les grands arbres, le chant d’un piano qui jouait un air de Grieg, mélancolique, intime comme une mélodie légendaire ; et ce vieux piano même, soigneusement visité par l’accordeur, mais si faible, exténué, n’avait pas plus de sonorité qu’un clavecin. L’existence de Thérèse s’était tout entière écoulée en province quand elle était jeune fille, et, depuis son mariage, dans un de ces milieux parisiens qui sont le plus désespérément dépourvus de couleur et d’harmonie. Elle n’avait aucune idée de ces demeures de la rive gauche, abris d’artistes, à qui la fortune ne sourit pas encore, ou ne sourira plus, mais où le travail patient, l’obligation de ne pas troubler le voisin dans l’exercice d’une profession considérée comme noble, entretiennent une paix singulière, car elle n’est pas celle de la vertu, et nulle règle, nul maître ne l’imposent. Thérèse eut quelque hésitation avant de frapper à la porte qu’on lui avait désignée ; elle était presque émue. Un jeune homme vint ouvrir.
— Monsieur Charlet ? demanda-t-elle.
— C’est moi, madame.
Le restaurateur de tableaux montrait une figure étrangement pâle et très maigre, deux yeux ardents dont les prunelles semblaient avoir emprunté leur couleur à un vieux cadre de chêne où des parcelles d’or resteraient attachées. Il leva un peu, en saluant, une main longue et frêle que la lumière du dehors rendit translucide.
— J’ai apporté ce tableau qui a eu un malheur, un grand malheur ! fit Thérèse. C’est le portrait d’une aïeule. Il est perdu, n’est-ce pas ? On ne peut le réparer ?
— Si, madame, répondit le restaurateur, il n’y a qu’à coller du papier fort du côté de la peinture, en ayant soin de bien rejoindre les morceaux déchirés. Ensuite, du côté de la vieille toile, il faut quelquefois gratter longtemps, arracher le chanvre fil à fil. Après ça, il n’y a plus qu’à remettre une toile neuve… Par bonheur celle-ci est du dix-huitième siècle, elle est préparée avec un enduit minéral rouge : je crois que je pourrai l’enlever d’un coup, et il n’y aura plus qu’à reporter la peinture sur le châssis neuf, en faisant des raccords au pinceau sur les déchirures.
C’est ainsi qu’il expliquait, lent et méticuleux, les procédés de son art fait de minuties précieuses, et tout son atelier, sa personne même, reflétaient des habitudes de scrupule excessif, une propreté passionnée, comme dans un béguinage flamand. Il vivait dans cette lumière du nord, claire et froide, au milieu des tableaux revernis ; et ses traits, ses paroles nettes et mesurées, ressemblaient à ces tableaux.
— Que c’est joli ! que c’est joli, chez vous ! fit Thérèse presque inconsciemment.
C’est parfois une bénédiction qu’un peu d’inexpérience. Quelques-unes de ces toiles eussent fait sourire Marlis ; mais Thérèse jouissait avec ingénuité de ces images qui contaient des histoires.
Placés sur des chevalets épars, les tableaux restaurés illuminaient la pièce.
Il y avait une Nativité d’un primitif italien. Dans une grange assez vaste, qui servait d’étable, on voyait le bœuf et l’âne. Derrière eux un paysage fuyait à perte de vue, avec une rivière, des rochers, des forteresses, des bêtes qui paissaient. La Vierge avait une figure longue, un peu pâle, le nez bien droit ; saint Joseph était un bon vieux, le menton en galoche. Tous deux adoraient l’enfant Jésus, qui suçait son pouce, et le calme était si grand que deux lézards, cramponnés au mur, ne bougeaient pas.
Plus loin, c’était un portrait de l’école de M. Ingres. Une demoiselle, la taille sous les bras, portait du bout de ses doigts, couverts de mitaines trop larges, une toute petite toque, chargée d’une plume d’autruche immense. Ses cheveux s’aplatissaient en bandeaux, elle avait des yeux trop grands, des sourcils qui continuaient l’attache de son nez si hardiment qu’ils évoquaient l’idée de deux arches de pont ; sa pâleur était distinguée ; et l’on demeurait certain, rien qu’à la regarder, que son éducation était accomplie, et qu’elle savait par cœur son catéchisme et ses sous-préfectures.
Il y en avait, il y en avait sur les quatre cimaises. Un mamelouk, debout sur son cheval au galop, brandissait une tête coupée. Une dame en deuil recevait une lettre et mettait la main sur son cœur. Une bergère, des roses dans les cheveux, s’asseyait par terre pieds nus, mais dans une robe de satin de cinquante louis, tandis qu’un bel adolescent, en cravate à la Colin, lui montrait un étourneau. Et toutes ces effigies, lavées, nettoyées, frottées d’un enduit plus transparent que le verre, éclataient, beaucoup plus neuves que le jour où l’artiste avait mis sa signature au bas du tableau.
— Que c’est beau ! fit Thérèse ardemment. Est-ce que c’est de vous ?
Le pauvre restaurateur sourit faiblement. Il aurait bien voulu, lui aussi, écrire son nom sur une toile, mais il était né avec une maladie de cœur qui ne pardonne pas. Il n’avait vécu jusqu à ce jour qu’en prenant soin de lui comme d’un objet fragile, avait pris ce métier parce qu’il n’exige point d’effort ni de vigueur physiques, seulement de la délicatesse, et lui permettait de rester à l’abri dans cet atelier comme une pauvre bête blessée qui se cache et que les dangers de l’extérieur achèveraient. Il avouait tout cela, infiniment timide, et pourtant si confiant. Confiant comme un enfant qui se rapproche instinctivement des femmes, par faiblesse et par besoin de protection.
— Ainsi, dit-elle, vous êtes peintre, et vous ne pouvez plus peindre ! Ils sont si gais les peintres, surtout ceux qui font du paysage : l’un de ceux-là, un ami, me disait…
— Vous avez un ami peintre ? demanda vivement le restaurateur de tableaux.
— Mais oui, fit-elle d’une voix très calme et de ce ton glacé que prennent les femmes pour bien marquer « qu’il n’y a rien » : Marlis : le connaissez-vous ? Il me parle souvent de ses courses à travers champs, du plaisir de saisir un effet de lumière, de la joie qu’il éprouve à trouver la mise en place d’un motif.
— Il a du talent, Marlis !
Et, dans la voix devenue sèche, passa un peu, un rien, de cette jalousie subite qu’éprouvent les hommes timides pour les hardis et les heureux qui savent intéresser et retenir celles qui leur plaisent, jalousie plus variée, plus nuancée, plus puérile aussi que chez la femme, qui comprend et sent plus profondément, d’ordinaire, la jalousie physique : qu’un homme, qui n’a pas de droit sur elle, désapprouve les simples amitiés, les plus innocentes conversations, lui paraît toujours étonnant.
Alors Thérèse fut à la fois surprise et flattée.
— Vous n’êtes pas marié ? demanda-t-elle, sans savoir pourquoi.
Ou plutôt elle commençait à souhaiter des confidences, éprouvant comme une langueur compatissante, une sympathie très douce, et qui lui semblait si peu dangereuse !
— Marié, moi ? Oh ! non… Et je crois bien que vous êtes la première femme qui entre ici depuis que ma mère n’y vient plus, ajouta-t-il en rêvant. On a des clients, en général, mais pas de clientes…
— Votre mère ne vient plus ?
— Depuis deux ans. Elle s’est tuée à me faire vivre. Il paraît que ma vie est un miracle. J’aurais dû mourir tout petit, tout petit : elle m’a sauvé cent fois, et elle y a gagné de mourir avant moi… Quand elle vivait, je sortais encore un peu. Par les beaux jours elle m’accompagnait, me surveillait ; j’ai fait du paysage, j’ai vu des champs, des bois… j’ai mangé des omelettes à la campagne. Aujourd’hui ces omelettes m’apparaissent comme un bonheur impossible, quelque chose comme un voyage en Italie, du rêve, de la beauté. Maintenant que ma mère n’est plus là, j’ai comme peur. C’est elle qui me défendait. Vous ne vous moquez pas ?
Il regardait la bouche un peu frémissante de Thérèse, ses yeux sincères, pleins de lueurs qui ne s’éteignaient que pour se rallumer, et qui parfois s’attendrissaient. Il le savait bien, qu’elle ne se moquait pas, il en était sûr.
— Vous voyez bien, dit-elle, comme répondant à une pensée, que je ne me moque pas. Je m’étonne seulement… Je m’étonne que seul, libre, indépendant, car c’est l’avantage des métiers comme le vôtre, l’indépendance, et ce qui les rend si enviables, vous n’ayez pas rencontré une amie, une petite jeune amie, ou une bonne vieille amie, qui vous rende un peu de ces joies sans scandale…
— Que vous en parlez à votre aise ! C’est très compliqué, tout cela ! Il y a le désir, qu’attendent toutes les femmes comme un hommage dont elles se contentent presque toutes ; il y a l’amour, auquel rêvent peut-être les solitaires comme moi : et l’amitié, la divine amitié se trouve alors perdue dans les complications et les malentendus. Un homme qui a plus de cœur que de sens est un malheureux : les femmes le méprisent…
— Quelle erreur, quelle folie ! protesta Thérèse avec une conviction, une véhémence subite. La plupart des femmes ne cherchent que cela, une amitié…
Ah ! oui, oui, lui soufflait un démon secret, un ami, rien qu’un ami, sans la tromperie définitive et sans le mal : de quoi oublier sa solitude, l’affreuse solitude à deux de son mariage ! Et d’ailleurs elle ne parlait toujours, n’est-ce pas, que généralement. Il n’était question ni d’elle ni de lui : de tout le monde. Mais le restaurateur eut bientôt un gentil sourire, un sourire d’enfant joyeux, un peu malin.
— Eh bien, dit-il, puisque vous êtes si convaincue, essayons… Oh ! c’est une grande prétention, et je vous demande mille fois pardon si elle vous offense. Si je pouvais vous rencontrer, au grand air, devant de jolies choses : pourquoi pas ? C’est vous qui l’avez dit, pourquoi pas ?
— Jeudi, répliqua Thérèse sans y penser, je dois aller déjeuner chez une parente, à Poissy.
C’est ainsi qu’elle fut entraînée. Il lui sembla qu’elle n’avait fait qu’obéir à une innocente association d’idées : on lui parlait campagne, elle avait répondu « Poissy », involontairement. Le restaurateur de tableaux s’empara de l’aveu :
— Si vous vouliez… Vous feriez votre visite pas trop longue et vous me donneriez un peu du reste de votre après-midi : il y a de si beaux paysages, dans cette vallée de la Seine ! Deux heures, deux heures seulement pour vous les montrer et pour me souvenir avec vous, me souvenir du temps où j’étais encore un peintre. Vous voulez ? Dites que vous voulez bien.
Thérèse ne répondit pas.
— Je serai devant l’église de Poissy jeudi à deux heures, décida le restaurateur de tableaux comme si tout était convenu.
Ne pas aller à Poissy était pour Thérèse la chose la plus simple du monde, et la plus droite. Le fait est qu’elle y alla. Elle s’en était donné cent excuses : elle avait bien le temps d’écrire à sa parente pour l’avertir que sa visite était remise ; il valait mieux la prévenir la veille seulement pour que celle-ci n’eût pas la possibilité d’insister… Et la veille, elle avait laissé passer l’heure du courrier.
— Que te voilà rose et fraîche, dit la cousine Brochard en regardant Thérèse, assise en face d’elle à table. Et Thérèse rougit de plaisir.
— C’est que je me trouve toujours mieux le matin, dit-elle. Il paraît que les neurasthéniques ne sont pas comme moi : je les plains, c’est le plus joli moment de la journée, on espère qu’il arrivera des choses. Le soir, on est déçue, ou fatiguée. Alors il faut être une grande dame, et s’arranger pour rester belle aux lumières ; je ne suis pas une grande dame.
La cousine hocha la tête. Elle avait vieilli tout doucement ; les nuits et les jours, les matins et les soirs lui étaient devenus indifférents, égaux. Toutes les heures alors conduisent à la mort…
— Tu es jeune, dit-elle tendrement. Il faut profiter de la jeunesse, mon enfant.
— Ah ! fit Thérèse, profiter de sa jeunesse, ce n’est qu’un mot : le bonheur vient des autres, et ils ne vous le donnent pas. On n’a pas le droit de le chercher, on ne peut pas choisir !
Et en même temps elle se disait : « On ne doit pas chercher le bonheur : mais un instant d’oubli, de consolation sans péché ?… Il est une heure, une heure un quart. S’il était venu ?… Mais il n’est pas venu. C’est impossible, je ne lui ai rien dit. Pourtant, s’il était là, et s’il repartait ? »
Alors elle avoua la vérité, une partie de la vérité, pour ne pas mentir, et tromper cependant.
Elle conta l’histoire du tableau, du tableau gâté qu’elle avait porté chez un restaurateur. Et elle devait écourter sa visite, reprendre le train pour savoir à Paris si le malheur était réparable.
Sa cousine la plaignit, en lui rendant sa liberté.
Et M. Charlet était là, devant l’église ! Elle le reconnut à peine : il avait un feutre noir, une cravate bleue à pois blancs, nouée « à l’artiste », un complet gris, des souliers jaunes, sa figure animée semblait plus jeune, et quand il vit arriver Thérèse il eut un sourire à la fois rapide et soumis, un sourire d’enfant à qui on a promis quelque chose, et qui le reçoit.
Il lui tendit les mains, il voulut lui dire qu’elle était bonne, qu’elle était délicieuse…
— Je retournais à Paris, expliqua Thérèse, simplement.
Il l’accompagna jusqu’à la gare très proche.
— Deux heures, fit-il, je ne vous demande que deux heures : le temps de vous montrer ce beau point de vue d’Orgeval, et je vous ramène à Villennes pour le train de quatre heures et demie.
Thérèse hésitait encore.
Le chauffeur d’une vieille auto de louage, devant la station, reconnut le peintre :
— Bonjour, monsieur Charlet, vous voilà donc revenu dans nos pays ?
Il ouvrait sa portière.
— Non, prononça Charlet, pas aujourd’hui. Nous prendrons l’autobus, madame et moi…
Et cette délicatesse acheva de conquérir Thérèse. Elle eût éprouvé quelque répugnance à partager avec lui une voiture particulière : la promiscuité même de l’autobus la rassurait.
En vingt minutes, la patache grinçante les conduisit au sommet de la butte d’Orgeval. Ils descendirent, et Charlet fit prendre à Thérèse un sentier à travers champs.
— Regardez ! dit-il, tout à coup.
Sous leurs yeux un champ de blés mûrs, entouré de pommiers, s’effondra, d’une coulée si abrupte qu’on le perdait de vue après les premiers épis, qu’on ne pouvait rien distinguer de ce côté du vallon, tandis que l’autre se redressait en pente un peu plus douce, mais surplombé par d’autres collines plus hautes, boisées d’arbres sombres. Toute cette étroite couture de la terre chantait une gloire végétale. Sous le soleil d’été, qui traversait un air humide et scintillant, le vert gorgé d’eau d’une prairie, un vert lumineux, excessif, était une émeraude enchâssée dans le bronze de grands bosquets plus ternes. Mais dans ces bosquets mêmes des centaines de nuances se dégradaient, depuis des bleus profonds, qui creusaient des cavernes d’ombre, jusqu’à des sommets où s’exaltait la joie claire et toute fraîche de leurs jeunes rameaux. Dans cette avalanche de frondaisons un antique village dormait, tellement silencieux que cette œuvre des hommes semblait morte, tandis que la nature insensible frissonnait d’une activité perpétuelle.
— Voilà, dit Charlet à voix presque basse, voilà ! Ça c’est un paysage pour peintres.
— Un paysage pour peintres ? demanda Thérèse, sans comprendre.
— Oui, parce que tout s’y ramasse, tout s’y compose. C’est assez petit, pourtant très grand, divers et varié. C’est un tableau. Un tableau pour nous, comme nous peignons maintenant.
— C’est beau ! fit Thérèse, sérieusement.
— C’est beau… Mais pourtant !… Venez voir encore.
Par d’autres sentiers, ils gagnèrent les crêtes qui dominent la vallée de la Seine.
Une petite chapelle, dont les tuiles ont pris la teinte du vieil or, accuse les premiers plans ; et tout de suite, dans un abîme où la contemplation éperdue s’égare, s’épand une plaine presque sans bornes. Elle est immense, mais on la devine peuplée d’hommes ; des cités, des clochers, des bourgades sèment son pelage diapré de taches blanches et d’éclats cuivreux. Le grand fleuve qui la traverse, paisible, assoupi, d’un gris bleu, semble l’œil de cette large terre majestueuse, où les céréales, mises en gerbes, s’alignent en quinconces réguliers. Mais à l’extrême horizon d’autres collines montent dans un brouillard cendré, d’un bleu intense, avec quelque chose d’apaisé, de féminin, de passionné, comme un autre regard qui serait venu de l’infini et de l’illimité.
— Et ça, dit Charlet, c’est infaisable, parce que c’est encore plus beau, parce que c’est sublime, et parce que c’est… c’est littéraire ! Tout ce qui est trop grand, maintenant, pour nous autres peintres, nous disons que c’est de la littérature ! Et c’est pourtant ce que les vieux peintres mettaient dans leurs fonds : des clochers, des villages, des navires, des ponts et des fleuves… Il y a eu un peintre, cependant, de nos jours, Ségantini, qui a peint l’immensité : mais peut-être que, lui aussi, c’était un littérateur ! Je l’aime avec inquiétude, jalousie et timidité.
C’est ainsi que s’écoulèrent les minutes, puis les heures, Charlet, fidèle au pacte, ne parlant que de son art et de ses souvenirs. Thérèse ne comprenait pas toujours, et s’intéressait parce que cela l’intéressait. Au fond, rien ne l’intéressait qu’elle, Thérèse, sa propre vie, et la vie de l’homme qui marchait à ses côtés ; mais elle était flattée qu’il la prît pour confidente.
La pente rapide d’un chemin ombragé les conduisit à Villennes. Charlet proposa qu’avant de partir on allât goûter à l’Auberge du Sophora.
La guinguette champêtre, adossée à une église romane dont la pierre prenait au soleil couchant une couleur rose pâle, s’abrite sous un vieux cèdre qui lui a donné son nom botanique, bizarre et un peu ridicule. Mais l’arbre géant demeurait sublime au-dessus des têtes ; on dirait qu’il est fait de bronze vivant ; des ramiers sauvages roucoulaient tendrement dans son obscure gravité. Une servante blonde, dont les yeux étaient hardis, apporta la théière, le lait, un chanteau de pain bis, du beurre. Charlet s’occupait des moindres désirs de Thérèse.
« Comme il est doux ! songeait Thérèse émue. Comme il a l’air heureux que je sois un peu gourmande. Il ne pense qu’à moi, non à lui. »
Elle se trompait légèrement. Il avait seulement les câlines manières des enfants fragiles qu’on a toujours entourés de soins méticuleux. Deviennent-ils un instant attentifs à ce qui n’est pas eux, ils témoignent des mêmes soins, par souvenir et par imitation : le froid, le chaud, une jaquette mise ou enlevée, un breuvage trop glacé, un fruit pas assez mûr, ils pensent à tout parce qu’on les accoutuma d’y penser pour leur propre personne. Thérèse en profitait, et ce qui n’était qu’habitude lui paraissait délicatesse. Nul jusqu’ici n’avait eu pour elle ces attentions… Soudainement un rire sonore, un peu voulu, un peu malsonnant, partit de la table voisine. Une belle fille rose et naturellement fraîche, pourtant fardée, à laquelle son voisin parlait dans le cou, levait la tête en arrière pour rire plus fort, montrant deux rangées de dents lumineuses.
— Elle est jolie, dit Thérèse indulgemment.
Et elle avoua :
— Voulez-vous que je vous dise ? C’est une chose pour laquelle nous, les femmes à vertu, les femmes à préjugés, nous envierons toujours les hommes : ces compagnes passagères, qui ne laissent pas de regrets, à qui l’on ne demande pas plus que ce qu’elles donnent.
Charlet secoua la tête.
— Comme vous vous trompez, madame et mon amie, fit-il gentiment. Ces personnes disent tout dans un mot, dans un rire. Il n’y a pas de mystère en elles, donc pas de rêve. Ce sont les coquelicots du bord de la route. Il faut les regarder, non pas les cueillir. Ils se faneraient dans la main.
« Il n’a pas dit un mot de moi, pensa Thérèse, et c’est à moi qu’il compare tout le reste. Mon Dieu ! que la vie pourrait être bonne ! Et pourquoi ne le serait-elle pas, ainsi, rien qu’ainsi ? »
Au retour, dans le train, elle garda un silence dont Charlet ne songea guère à la tirer. Ils savouraient de la douceur. A la gare Saint-Lazare le peintre proposa seulement :
— Je ne vous reconduis pas. C’est vous qui allez me reconduire… N’avez-vous pas dit à votre parente que vous aviez rendez-vous pour voir votre tableau, votre pauvre tableau ? Il ne faut pas mentir.
Ni l’un ni l’autre, en effet, ne pouvaient se résoudre à se quitter. Toutefois, quand ils furent dans l’atelier, un embarras les prit de se retrouver là, justement parce qu’à cette heure ils s’y sentaient plus intimes.
— Voulez-vous que je vous montre encore quelque chose ? demanda-t-il, comme on offre un jouet pour tenter et pour retenir.
Ce fut, parmi les cadres retournés, une peinture assez vaste, dont les couleurs avaient quelque chose de triomphal et de bondissant. Vers des noces voluptueuses, Thétis, couronnée de corail, traînée dans un grand coquillage de nacre par des sirènes, des tritons, des hommes qui finissaient en poissons, aux épaules nues tannées par le soleil et la mer, s’en allait sur des flots d’écume. Elle était nue, et la rondeur grasse de ses genoux, les pointes roses qui fleurissaient sa gorge, étaient comme un aveu de désir, l’offre de toutes les joies surhumaines que peut offrir le corps d’une déesse.
— Ce n’était pas un péché, dans ce temps-là, l’amour ? — murmura Thérèse. Une joie parmi les autres joies ?
— Un péché ? interrogea le peintre sans comprendre.
Il n’avait jamais envisagé l’amour de ce point de vue : c’était pour lui un fait terrible, exceptionnel, d’un autre monde ; non pas un péché.
Il se rapprocha de Thérèse qui sentit dans ses cheveux, sur sa nuque, un petit souffle oppressé. Il lui avait pris les mains, la contemplait profondément, s’emparait d’elle par les yeux, avec plus d’angoisse encore que de désir. L’émotion fut trop forte, il sentit — hélas ! qu’il connaissait bien cette souffrance ! — une aiguille cruelle qui lui traversait le cœur. Puis la couleur revint à ses joues, il fut un homme éperdu de désirs. Mais Thérèse déjà s’était arrachée de ses mains.
— Restez ! supplia-t-il.
— Il est tard, très tard… Il faut que je m’en aille.
— Mais vous reviendrez ?
— Il le faut bien : pour le tableau.
— Ah ! le tableau… Dès demain, après-demain.
— Enfin, bientôt, dit Thérèse.
Elle avait pris la fuite, elle avait parfaitement conscience d’avoir pris la fuite : dernière ressource, et si lâche ! Comment, en si peu de temps ? Une telle emprise d’un homme dont elle ne connaissait rien ? Mais c’était justement la cause de sa faiblesse : elle avait cru entrer dans un nouvel univers ; on est sans force contre ce qu’on ne connaît pas : « Huit jours, se promit-elle seulement. J’attendrai huit jours ; et je reviendrai pour le tableau : n’est-ce pas indispensable ? Naturel et indispensable ? »
Elle n’allait pas plus loin, ne voulait même pas envisager la possibilité d’aller plus loin ; et pourtant voilà que tout à coup, pour la première fois, sa vie lui paraissait pleine, pleine comme son cœur qui éclatait ! Il y aurait dans sa vie quelque chose — un secret, quel mot magique, un secret ! — quelque chose tout à fait différent du reste, de mystérieux, de précieux : il y aurait une amitié. C’était cela, une amitié dans un monde tout neuf, hors de tout ce qui était son ménage, ses entours, son mari, de tout ce qui l’excédait, de tout ce qui lui semblait l’ennui, la fadeur, la brutalité, la médiocrité, le néant. Et personne jamais ne saurait, personne qu’elle et lui. Elle entrerait dans un féerique jardin de confidences et de délicatesses, dont elle seule connaîtrait la porte, dont elle seule aurait la clef. Ce serait délicieux : dans une autre existence, une autre Thérèse, la vraie, qui regarderait l’ancienne à toutes les heures du jour, à toutes les heures tristes, décourageantes ou vides, et lui dirait pour la consoler : « Tout cela n’existe pas, tout cela n’est rien. Encore un peu de temps et je t’emmènerai : tu verras ! »
C’était une romance, rien qu’une romance : les femmes chastes ne se méfient pas des romances, et pourtant c’est par ce détour de sentiment qu’elles se trouvent subitement, sans armes, livrées au démon de la sensualité. L’instinct, le pur instinct, la petite bête sauvage qui dormait en elles s’éveille, bondit, et ne trouve plus d’obstacles : la romance, la naïve et innocente romance les a doucement abattues sans même qu’elles s’en doutent. Elles succombent sur un champ de lys.
Pour Thérèse, la semaine qui coula en épaissit la jonchée, l’odeur en devint plus voluptueuse et plus entêtante. Comment avait-elle trouvé le courage, l’autre jour, de s’arracher à la joie, à l’extase, à la vie ? Elle ne se le demandait pas, elle ne l’avait pas fait exprès. Elle avait fui parce qu’elle était femme. Et maintenant elle ne voulait plus penser à ce qui arriverait plus tard, quoi que ce fût, parce qu’elle était femme. Thérèse ne voyait là nulle contradiction. Elle était heureuse, heureuse ! Elle avait découvert le bonheur, le bonheur tel qu’elle le portait en elle, et ne désirait pas davantage — mais ne se doutait point que, pour garder ce bonheur, elle consentirait avec simplicité, peut-être même sans remords, à tous les sacrifices si quelqu’un exigeait ces sacrifices. En attendant, elle marchait au rythme d’une mélodie sublime qu’elle seule entendait, et qui lui gonflait la poitrine, comme le vent du triomphe le sein des Victoires antiques.
M. Lebeschard fut le seul à ne point s’apercevoir qu’il y eût dans sa femme quelque chose de changé : car Thérèse ne le détestait plus. Elle considérait son mari, non pas avec la résignation contrainte ou l’amer dédain qu’elle avait éprouvés, suivant les moments, à le sentir différent d’elle, sur un plan plus bas, mais avec une sorte d’affection diffuse. Elle l’aimait à cette heure comme elle aimait le reste de l’humanité, les chiens, les chats, les mouches qui bourdonnaient contre la vitre : tout cela était beau et harmonieux. Non, M. Lebeschard ne s’en aperçut point : ce qu’il a d’esprit a toujours été ailleurs. Mais la servante elle-même, étonnée, murmurait : « Madame est bien gaie. » Pour la mère de Thérèse, elle ne dit rien, parce que Thérèse ne lui fit aucune confidence : mais ce fut justement ce qui l’inquiéta.
— Cela va mieux avec ton mari, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, jetant la sonde.
— Oui, maman, répondit sa fille d’un air vague.
— Ces petites crises de ménage s’arrangent toutes seules, je te l’avais bien dit.
— N’est-ce pas, maman…
Et madame Dumesnil hochait la tête.
Le jour arriva, le jour qu’elle s’était fixé, et vers lequel allait son âme ! Dès l’aube elle s’éveilla pour songer : « C’est le jour : c’est le jour ! » puis retomba dans un demi-sommeil languide, plein de rêveries confuses, où elle se voyait sur un océan chimérique, à côté de Thétis, dans la conque de Thétis, conduite vers la joie par des tritons musculeux. M. Lebeschard, avant d’aller au bureau, prit comme tous les matins son café au lait dans la salle à manger. S’il eût été plus subtil ou moins indifférent, à voir sa femme en face de lui, muette, le buste allongé, les yeux ailleurs, le regardant sans le voir, l’ayant supprimé de sa pensée, ou veillant seulement pour savoir quand il serait parti, il eût pensé : « Il y a quelque chose ! » Mais il était aussi loin de Thérèse que Thérèse de lui. Il plia soigneusement son journal pour le terminer dans la rue, et sortit sans prononcer un mot. C’était son habitude quand les choses allaient à sa guise : elles allaient, donc il n’avait rien à dire. C’était son habitude et ce fut son erreur. Peut-être, de sa part, eût-il suffi d’un mot pour rompre le charme, rappeler à sa femme les mille liens qu’avait créés à son insu la vie conjugale : « Cet homme est pourtant ton mari ; entre vous il n’y a rien eu encore de grave, aucun mystère, nulle dissimulation. » Mais il partit…
Alors Thérèse s’habilla. Toute cette longue semaine elle avait médité bien des fois sur la toilette qu’elle ferait, ce matin d’entre les matins : dans de telles occasions la femme la plus simple ne saurait perdre de vue une chose si essentielle. Mais elle s’était juré : « Je lui apparaîtrai telle que la première fois. Il ne faut pas qu’il puisse croire que je me suis souciée de me montrer à lui autrement, et mieux, et dans d’autres intentions que le jour où le hasard m’a menée chez lui. » Elle se l’était juré, et tint parole. Mais il y a cent façons pour une femme de faire la même toilette, de soigner sa coiffure, même d’employer la poudre de riz ; et il y a les gants, les souliers, la voilette, tout ce qui restitue, par sa fraîcheur, de la fraîcheur à l’ensemble. Un jour de bataille, le soldat endosse l’uniforme qu’il portait la veille, mais non pas de la même manière. Tout ce qu’il possède lui semble précieux sachant qu’il marche à la mort. Il en va de même pour une femme qui, pour la première fois, court à l’inconnu de l’amour.
… Tout était achevé ; à son tour Thérèse quitta la maison. Enfin, enfin ! Dans quelques minutes, dans une demi-heure… Elle se hâtait vers la rue de Vaugirard comme les oiseaux volent au nid, sans rien observer, croirait-on, mais par la ligne la plus droite et la plus courte, et ne voyant plus rien qu’un but lumineux. Le ciel lui sembla gai, léger, plus frais et pur qu’il n’avait jamais été depuis son enfance, ses premières années d’enfance, les seules heureuses. Le sol était sec et doux à la fois sous ses talons, elle n’y marchait point, il la portait comme une nuée. Dans la cour du Louvre des pigeons planaient. Avec eux toute son âme passionnée tournoya très haut, elle eût cru pouvoir les suivre, elle n’avait plus de poids. Le bonheur, le bonheur ! C’était ça, le bonheur… Elle allait aimer, on allait l’aimer, elle en était sûre. Qu’est-ce que son cerveau, son cœur, tout son être allait sentir ? Qu’est-ce que c’est qu’un amant ?
Le mot apparut brusquement au fond de sa conscience, prononcé par la petite bête sauvage éveillée en elle. Et Thérèse ne s’arrêta pas, ne retourna point sur ses pas, n’eut même pas un frémissement, une hésitation : ce ne serait pas un amant comme ceux des autres femmes, cela ne ressemblait à rien de ce qui peut arriver aux autres femmes, puisqu’elle était elle et non pas une autre. Ainsi la pudeur, la vertu, la crainte salutaire de l’inconnu, l’horreur du mensonge, le culte enraciné du devoir et de la propreté morale, rien de tout cela ne pouvait plus l’arrêter. Elle n’était pas coupable, non, elle n’était pas coupable. La faute, le crime, ce qui est défendu enfin, c’est le péché, et le péché, c’est le désir ; le péché c’est la sensualité. Thérèse n’éprouvait aucun désir, Thérèse se croyait, à cette heure même encore, dépourvue de toute sensualité. Elle allait seulement, de toute son âme, vers un homme très bon, très doux, infiniment respectueux, plus faible qu’elle — et c’est ce qui la rassurait — un homme qui, différent des autres hommes, ne lui avait rien demandé, ne lui avait pas même pris un baiser, un homme qui était l’idéal justement parce que, le connaissant à peine, elle pouvait se le figurer exactement selon ses souhaits les plus intimes et en apparence les plus innocents. Elle ne se doutait pas qu’elle fût sans force, elle ne se doutait pas qu’il ne dépendait que de lui qu’elle tombât dans ses bras. Sans le savoir, en huit jours, elle s’était effrénée.
Thérèse franchit la porte cochère, pénétra dans cet ermitage paisible, en reconnut tous les traits, les petits toits vitrés, les arbres, les dalles de l’allée, l’odeur du jardin humide, la petite claire-voie peinte en vert, les glycines. Elle tira un verrou qui résista…
Alors, levant les yeux, elle aperçut un petit bout de carton fixé par quatre pointes de tapissier dans la palissade. Cinq mots y étaient écrits :
Fermé pour cause de décès.
Quoi ? quoi ? Quel décès ? Qui donc était mort ? Ce n’était pas ? Non, c’est impossible, ces choses-là ? Ça n’arrive pas comme ça ! Puisqu’elle, Thérèse, vivait. Puisqu’elle avait rattaché toute sa vie à la vie de cet homme, de cet homme dont la porte fermée lui jetait brutalement cette menace absurde, ces mots invraisemblables. C’était un autre, qui était mort. Mais lui, voyons, ne pouvait pas mourir.
Elle courut chez le concierge, à l’entrée de cette rue d’ateliers, de cette villa d’artistes.
— Monsieur Charlet ? dit-elle.
— Le restaurateur de tableaux ? fit le concierge. Il est mort, le pauvre garçon. On l’a trouvé dans son lit, tout froid, l’autre matin.
— Il a souffert, il a appelé, il a crié ? demanda Thérèse, éperdue.
Elle ajouta :
— Il a demandé… quelqu’un ?
Il lui paraissait hors de toute possibilité qu’il ne l’eût pas appelée, elle. Elle qui avait vécu en lui, projeté en lui toutes ses pensées.
— Mais non, madame, mais non, fit l’homme tout étonné. — Puisque je vous dis qu’on l’a trouvé mort. C’est ma femme qui est venue le matin pour faire son ménage. On l’a enterré il y a trois jours. Il disait bien comme ça, souvent, qu’il était condamné. Il avait une maladie qui ne pardonne pas…
Thérèse revint chez elle assommée. Elle ne pleurait pas. Elle ne l’avait pas vu mourir, et l’abîme était trop grand entre ce qu’elle avait conçu, les images qu’elle avait de lui, et cet irréparable, cet à jamais subit de destruction et d’anéantissement. Un rêve, un rêve horrible, et sans plus de réalité dans sa fin déchirante que dans ses commencements chimériques. Tout cela s’était passé dans sa tête, uniquement dans sa tête. Lui-même peut-être n’avait rien su, peut-être s’en était-il allé sans savoir qu’une femme aurait été heureuse, oui, bien heureuse, de recevoir son dernier souffle, d’essuyer sur son front sa dernière sueur. Car s’il y avait eu ça, seulement ça, pour elle ce moment aurait suffi à remplir toute son existence. Mais non, rien, rien ! Et personne jamais ne saurait rien, personne jamais ne pourrait comprendre. C’était si peu de chose. Un inconnu, un petit peintre qu’elle n’avait vu que deux fois. Eh bien ? Que lui était-il ? De quel droit exprimer même un regret ? Il meurt des gens tous les jours.
Elle essaya de parler, pourtant, elle essaya pour prolonger sa douleur, son amour, sa chimère. Elle parla à M. Lebeschard.
C’était le soir, son mari étudiait l’italien, les coudes sur la table, dans la méthode Ollendorff. Il ne savait pas du tout pourquoi. Il n’avait aucune intention de visiter l’Italie, la littérature italienne lui était parfaitement indifférente. Mais il s’occupait, il créait de la sorte une heure où il n’avait besoin de personne, dépensait son besoin d’activité avec lui-même, c’est-à-dire sans contradiction.
— Tu sais, dit Thérèse, monsieur Charlet…
— Monsieur Charlet ?… fit M. Lebeschard, qui chercha, sincèrement.
— Monsieur Charlet, le restaurateur de tableaux, à qui j’avais porté le portrait de l’ancêtre… Je t’en avais parlé, tu te rappelles ?… Figure-toi, il est mort.
— Ah ! répondit M. Lebeschard, se replongeant dans la méthode Ollendorff… Eh bien, qu’est-ce que tu veux que ça me f…
Telle fut l’unique aventure de Thérèse : un chagrin de petite fille, un immense chagrin de petite fille, sans base, sans réalité, sans confidence possible, sans pitié possible de personne, dans un cœur de femme affreusement déchiré.
FIN
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 9828-2-20.