The Project Gutenberg eBook of Nos frères farouches

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Title: Nos frères farouches

Ragotte, Les Philippe

Author: Jules Renard

Release date: January 13, 2024 [eBook #72702]

Language: French

Original publication: Paris: Gallimard

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOS FRÈRES FAROUCHES ***

JULES RENARD

NOS FRÈRES
FAROUCHES

nrf
5e Édition

GALLIMARD

Copyright by Librairie Gallimard, Paris

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

RAGOTTE

RAGOTTE

I
MŒURS DE RAGOTTE

Elle est si naturelle que, d’abord, elle a l’air un peu simple. Il faut longtemps la regarder pour la voir.

A l’école.

Elle est allée à l’école huit mois, chez ce vieil ours de Varneau.

On payait trente sous par mois et, en hiver, chaque élève apportait le matin sa bûche.

Il y avait deux partis en classe : les écriveux et ceux qui n’écrivaient pas. Ses sœurs ont eu le temps d’apprendre. Comme elle était l’aînée, elle a dû tout de suite se mettre au ménage avec sa mère, et elle n’a rien appris.

Elle connaît la lettre P, la lettre J et la lettre L, parce que ces lettres lui ont servi à marquer le linge de ses petits, qui s’appellent Paul, Joseph et Lucienne. Elle reconnaît aussi le chiffre 5, on ne sait pas pourquoi.

Elle ne peut rendre la monnaie que sur dix sous. Par exemple, si on lui achète un sou de lait, elle redoit neuf sous. A partir de dix sous, elle s’embrouille, et elle aime mieux dire :

— Vous me paierez une autre fois !

Elle se passe bien d’écrire, mais elle regrette encore de ne pas savoir lire. On a beau lui faire lentement la lecture d’une lettre, elle se méfie. Si elle savait, elle pourrait lire la lettre à son aise, la relire toute seule, en cachette, souvent.

— J’ai soixante ans, madame, dit-elle à Gloriette, c’est trop tard ; si j’en avais vingt de moins, je vous ferais une prière, je vous prierais de m’apprendre à lire !

Elle observe Mademoiselle penchée sur sa table de travail.

— Je viens voir, dit-elle, si vous ne vous trompez pas dans vos écritures !

Et elle ajoute, fine, haussant les épaules pour se moquer d’elle-même :

— C’est bien à moi !…

Quand son homme, Philippe, est absorbé par la lecture du Petit Parisien, elle a envie de lui arracher le journal et de le jeter au feu.

— Qu’est-ce qu’il trouve donc de si curieux là-dessus ?

Si elle reçoit une lettre à son nom, ce qui ne lui arrive presque jamais, elle l’apporte à Philippe.

— Ah ! mon Dieu ! fait-elle, troublée, dépêche-toi !

— Tu as le temps, peut-être ! répond Philippe.

— Écoute, dit Ragotte, tu vas me la lire d’abord une première fois, vite, pour que je sache si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle. Ensuite, tu me la liras une deuxième fois, sans te presser, pour que je comprenne, comme il faut, ce qu’ils me veulent.

Elle ne sait pas encore que le timbre des lettres est à deux sous.

Elle explique ainsi ce que fait un employé de bureau :

— Toute la journée, dit-elle, il écrit dans une chambre.

Louée.

A douze ans, elle était déjà en maître, c’est-à-dire au service des autres, chez une vieille dame ayant les moyens, mais si avare qu’elle ne pouvait pas garder une servante.

A l’arrivée de Ragotte, les voisines se dirent :

— Elle est fraîche, cette petite-là ! Elle n’aura pas longtemps sa bonne mine !

La vieille dame taillait elle-même la soupe pour qu’elle fût claire de pain.

— Quand on ne travaille pas beaucoup, disait-elle, on n’a pas besoin de beaucoup manger.

Jamais on ne veillait. Hiver comme été, il fallait se coucher à la nuit tombante et ne pas user de chandelle.

Dès que la vieille dormait, Ragotte allait prendre le pain dans l’arche et se coupait une tranche mince sur toute la longueur de la miche. Elle mangeait sous ses draps, sans bruit, au risque de s’étouffer, et sans plaisir, parce que, demain, la vieille s’apercevrait sûrement de quelque chose.

La vieille ne s’aperçut de rien, et Ragotte, contente de gagner quelques sous, qu’elle devait donner à sa mère, ne se plaignait pas.

Au bout de trois mois, sa mère, la voyant maigrir, la retira à cause des voisines, par fierté.

*
*  *

Elle dit à propos de tout ce qui a précédé sa naissance :

— En ce temps-là, je n’étais pas faite !

— Quand mon père se fâchait, il me disait : « Si tu n’es pas contente, passe par où les maçons n’ont pas maçonné. »

— Qu’est-ce qu’il voulait dire ?

— Par la porte !

— De mon temps, les jeunes filles rentraient toutes à la tombée de la nuit.

Mariée.

— Ce n’était pas pour ma beauté, dit Ragotte, ce n’était pas non plus pour ma fortune, mais à l’âge de me marier, j’en avais cinq autour de moi ! Le premier m’a fait la cour trois ans. Las de m’attendre, il s’est marié avec une autre ; puis, une fois veuf, il m’a redemandée. Je ne voulais pas. Quand il était trop près de moi, j’avais de l’ennui. Il me disait :

« Si votre mariage avec Philippe manque, vous me donnerez sa place et je lui rembourserai tous ses frais. »

J’ai mieux aimé Philippe.

— Vous ne regrettez rien ?

— Ma foi non, dit-elle, après avoir un peu hésité parce que Philippe est là.

— Quand je pense, dit tout de même Ragotte, que je pouvais choisir entre cinq garçons, et que j’ai choisi le plus laid !

— Quand je pense, dit Philippe, que je connaissais trois filles et que j’ai pris la plus vieille !

— Et ce n’était pas malin de ta part, répond Ragotte ; si j’avais été un homme, je n’aurais jamais voulu d’une femme plus âgée que moi !

— Regardez-le, dit-elle, il ne voit plus clair !

C’est qu’en effet il plisse et ferme presque les yeux à force de rire.

Elle s’est mariée en sabots ; elle avait acheté des souliers neufs, mais par crainte de les salir, elle ne voulait les mettre que pour faire son entrée à l’église. Arrivée sous le porche, elle voit que sa mère, qui devait les porter à la main, ne les a pas.

— Et mes souliers, maman ?

— Ha, ma fille, je les ai oubliés ; ils sont sous l’armoire, mon enfant !

Il fallut bien aller jusqu’au chœur avec les sabots qui tapaient le moins possible sur les dalles.

— Tout s’est passé comme il faut la première nuit ?

— Oh ! oui, dit Ragotte, Philippe avait une chemise bien propre.

Elle était encore si jeune de caractère qu’elle n’a pas pu, tout de suite, s’empêcher de faire la partie avec les filles du village. Elle ne s’arrêtait que lorsqu’une voisine de ses amies lui criait :

— Attention ! voilà ton homme !

Nouvelle mariée, elle habitait la même maison, c’est-à-dire la même pièce que son beau-père. Cela ne devenait gênant que lorsqu’elle accouchait ; mais le beau-père sortait par discrétion. Et puis Ragotte n’était pas longue. Personne ne mettait moins de temps qu’elle.

— Mon beau-père ne m’adressait pas la parole. Philippe croyait qu’il boudait par ma faute et m’en voulait. Il aimait beaucoup son père. Moi aussi, je l’aimais, le pauvre vieux, seulement, je n’étais pas bicheuse, et je ne savais pas le mignoter à sa suffisance.

Amour.

Elle aime Philippe, mais comment oser dire qu’elle l’aime d’amour ?

Quel nom faut-il que je donne au sentiment qui les tient liés ?

Elle l’aime : cela signifie qu’elle le préfère à tous. Elle a perdu sa mère, Philippe lui restait. Elle perd son petit Joseph, Philippe reste. Ses autres enfants peuvent mourir, Philippe vivant, elle ne sera pas inconsolable.

Elle dit : « Pourvu que je l’aie ! » comme elle dirait : « Tant qu’on a du pain, on ne meurt pas de faim ! »

Elle se passerait de tout, sauf de Philippe, et, pour cette raison, elle l’appelle, sans se creuser la tête : « Mon principal ! »

Philippe l’appelle bonnement : la vieille demoiselle !

— Aujourd’hui, dit-elle, il aime mieux se faire lécher par son chien que par moi ; mais qu’il ne vienne pas ensuite mettre sa figure contre la mienne, je n’ai pas besoin qu’il me rende les bicheries du chien !

— A cause de son nez, je le reconnaîtrais entre cent cochons.

Philippe a le nez un peu déformé.

En ménage.

— Moi aussi, madame Gloriette, j’étais ambitieuse ! J’ai voulu longtemps mettre des chaussettes à mes petits. Ils possédaient tous trois chacun leur paire. Je la lavais le soir, pour la faire sécher la nuit, et j’en coiffais les chenets. Un matin, j’ai retrouvé les chaussettes mangées par les grillons. Je me suis rendu compte, ce jour-là, que mes petits marcheraient aussi bien pieds nus.

— Quand un petit commence à pouvoir rester assis sur ses fesses, madame, ça prouve qu’il n’a pas le cul trop rond.

Philippe ne lui donne jamais un sou. Il fait sa vie de son côté, elle fait la sienne du sien. Loin de se plaindre, elle blâme certaines femmes :

— Il y en a, dit-elle, qui gardent le porte-monnaie et qui ne remettent de l’argent à leur homme que vingt sous par vingt sous. Moi, je ne pourrais pas.

Toutefois, elle pense qu’à la rigueur la femme peut vivre sur son homme, et même le mari sur sa femme : c’est compagne et compagnon ! Mais un père et une mère ne doivent pas rester à la charge de leurs enfants. Dès qu’elle ne pourra plus, aidée de son principal ou seule, faire sa vie, elle voudra mourir.

— Dans un ménage, dit-elle, quand il pleut sur l’un, il fait mou sur l’autre.

Ce qui veut dire que, si l’un gagne des sous, l’autre en profite.

Elle ne dépense pas dix francs par an à son entretien, et dans les vieilles culottes qu’on passe à Philippe et qu’il use, elle trouve encore de bonnes pièces pour se faire des chaussons tout neufs.

Elle n’a pas adopté le pantalon des femmes ; on ne marche à l’aise que si les cuisses se touchent.

Toujours propre, décente et modeste dans sa tenue, il faut qu’il fasse bien chaud pour qu’elle dénoue et relève sur le cou les brides de son bonnet blanc. C’est presque du libertinage.

Ce qui l’a flattée, un jour qu’elle s’achetait un petit manteau pour une noce, c’est que Tapin, le marchand de nouveautés, ait dit, en lui mettant sur le dos la première jaquette venue :

— Vous êtes bien plaisante à habiller !

Comme Tapin faisait miroiter un caraco de satinette :

— Oh ! non ! non ! dit-elle, c’est trop victorieux pour moi !

— Un homme peut rester au lit quand il est malade, une femme pas. Une femme n’a jamais le temps de s’écouter.

— Une femme doit manger moins qu’un homme.

Jadis, on mêlait des pommes de terre à la farine du pain. Ragotte a mangé de ce pain-là, et elle fait la grimace au souvenir du morceau de pomme de terre froide qu’on sentait tout à coup sous la dent.

Elle a été longue à s’habituer au pain de monsieur, qui est le pain blanc. Elle aime toujours le pain de ménage, et parfois elle fait avec sa cousine, qui cuit encore elle-même, des échanges au goût et au profit de chacune.

Elle est allée, ce matin, au marché de la ville, et elle dit :

— Autrefois, il y avait un boucher ; aujourd’hui, il y en a cinq ! Le monde devient carnassier.

— Autrefois, il fallait courir jusqu’à la ville acheter deux sous de sel. On prenait ses précautions le dimanche. Aujourd’hui, pour notre argent, ils nous apportent tout à la maison.

— Manger ! Est-ce drôle que tout le monde s’enferme dans les maisons, à la même heure, pour faire la même chose !

Ils mangent, Philippe, Ragotte, le Paul, à une petite table où ne peut tenir que la grande écuelle commune.

— Vous êtes bien là, dit Gloriette, serrés coude à coude.

— Oui, madame, répond Ragotte, on se donne appétit les uns aux autres.

— En veux-tu, toi, du pain ? lui demande Philippe.

— Je ne peux pas déjeuner sans ça !

— Est-ce que je sais, moi ?

Habile à avaler sa soupe proprement et nettement, elle n’aime pas les tables mal torchées.

— Vous avez déjà fini votre soupe, Ragotte ?

— Oh ! madame, quand on l’attaque à pleine cuiller, ça va vite.

— C’est bien propre, Philippe, une toile cirée comme celle de madame. Il n’en faudrait pas grand sur notre petite table ! si un jour, à la ville, tu en voyais un morceau ?…

— Mange donc ! lui dit Philippe.

Elle se chauffe mal, si elle ne voit pas le feu ; elle aime les beaux feux de bois dont la braise ardente fait pleurer des larmes cuites ; mais elle trouve que rien ne vaut le gentil feu d’une paire de sabots qu’elle a portés, qu’elle brûle quand ils ne sont plus mettables, et qu’elle regarde flamber, toute songeuse.

Le son du cor de chasse l’émeut au point qu’elle ose dire à Philippe :

— Pourquoi n’as-tu jamais appris à flûter comme ça ?

Il y avait à la cuisine un reste de gâteau.

— Avez-vous mangé ce gâteau ? dit Gloriette.

— Non, madame, je n’ai fait que laver la vaisselle.

Elle dit à Gloriette qui surveille du bœuf à la mode :

— Votre fricot sent si bon que je mangerais bien mon pain sec à côté.

— Avez-vous goûté à votre pot de confitures ?

— Oh ! non, madame !

— Qu’est-ce que vous attendez ?

— Toute seule, j’aurais honte ; il me viendra peut-être de la compagnie !

Quelquefois, la bouchère, dont elle a élevé un des petits, lui fait présent d’un morceau de viande. Cette générosité cause à Ragotte plus d’embarras que de plaisir. Elle montre la viande à Gloriette :

— Voilà, madame, un brave goûter ! Mais je ne sais pas le faire cuire ; vous allez bien m’expliquer, dites ?

C’est malheureux de ne pas être dame ! Elle mangerait de la crème au chocolat tous les jours.

— Un rien me suffit pour ma nourriture, mais quand j’ai quelque chose de bon, je me laisse faire comme les autres.

— Toute la journée et toute la vie, dit-elle, on ne travaille que pour la gueule !

Le rocking-chair.

Philippe, qui désherbe, accroupi, les oignons du jardin, reçoit une motte de terre sur le dos. Il ne sait pas d’abord d’où ça lui tombe, mais il aperçoit Ragotte dans le rocking-chair. Elle lui sourit avec tendresse.

— Regarde comme je me balance ! dit-elle.

Philippe hausse les épaules.

Il a tort.

Il faut voir Ragotte dans cette petite voiture sans roue. Elle s’amuse comme une fillette, émerveillée par cette nouvelle invention des hommes qui ne savent plus quoi imaginer.

*
*  *

— Madame, dites, pour une pièce de trois francs, on aurait bien un bon fauteuil ?

Elle a pris d’abord le tub pour un ciel de lit et elle finit par trouver que ces boules, que le monsieur appelle des haltères, pourraient servir à écraser le sel.

C’est une des dernières paysannes qui ne veulent pas accepter certains progrès et qui s’arrêtent et se baissent n’importe où.

— Quand je suis allée à Moulins, chez une cousine, comme j’avais un petit besoin, elle m’a mise dans une chambre, oui, toute seule, dans une vraie chambre ! Oh ! que j’avais peur ! je serais morte si on était entré.

Il lui arrive de se croire si seule au monde qu’elle se mouche dans ses doigts.

Gloriette a mis, par jeu, sa voilette sur la figure de Ragotte. Ça lui va comme à une dame et Philippe dit en riant :

— Elle se conserverait bien derrière ce petit grillage !

Elle vient s’asseoir dans la cuisine de Gloriette pour causer et faire la dame.

Si Gloriette lui offre un reste, Ragotte apporte une assiette et dit :

— Mon assiette est peut-être trop creuse, mais vous n’êtes pas obligée de la remplir. On met bien un veau dans une grange !

Gloriette lui passe un vieux plateau de bois où c’est l’habitude de mincer le lard et de hacher le persil.

— Prenez-le, Ragotte, il ne me sert plus, et si vous n’aviez pas été là, je le jetais au feu.

— Ne faites jamais ça, madame, je le jetterai bien moi-même.

— On souffre, madame, quand on voit les riches jeter quelque chose.

— Oh ! madame, vous pensez donc toujours à moi ?

Elle dit à Gloriette qui compte sa monnaie :

— Vous en avez des jolis sous ! Il n’y a que ça qui débêtit le monde !

Elle croit que nous sommes très riches, et si quelqu’un lui disait que nous avons au moins mille francs, ça ne l’étonnerait pas.

Gloriette lui donne tant d’affaires que Ragotte finit par dire :

— Vous m’affriandez, madame, et vous m’avez rendue difficile : je ne pourrais plus maintenant redevenir malheureuse.

Elle regarde si ses hommes, Philippe et le Paul, viennent sur la route.

Son profil semble dessiné par un petit gars de l’école primaire. Le cordon du tablier la divise en deux boules d’égale grosseur.

Lasse d’attendre, elle fait, tout haut, cette réflexion :

— Le goûter est prêt, les goûteux ne viennent pas. Si le goûter n’était pas prêt, les goûteux seraient déjà là.

Elle revient de chercher à la ferme un double de noix qu’elle apporte dans un sac et le sac est plein de bruit.

— Oui, dit Ragotte, les noix causent dans le sac et ça distrait le mendiant.

Elle dit de sa sœur qui est avare :

— Elle ne donnerait pas l’eau où a cuit l’œuf !

Elle dit d’un riche orgueilleux, qui vient de se ruiner :

— Il était si fier qu’il ne pouvait pas marcher ! Aujourd’hui, il marche sur ses plumeaux.

Il faut savoir, pour comprendre, que Ragotte est une habile plumeuse d’oies vivantes, et que les ailes d’une oie ainsi plumée pendent, mal soutenues, et traînent par terre.

Jaunette.

Les mains jointes sur le ventre, Ragotte va chercher la vache au pré. Elle y va lentement, comme si elle priait, mais prier ce serait déjà trop penser ; elle ne pense à rien.

Elle ouvre la barrière et prend la rouette qu’elle a cachée au pied de la haie, ce matin, en amenant la vache.

Elle appelle : « Jaunette ! Jaunette ! »

Jaunette, qui mangeait, lève sa lourde tête, et c’est étonnant qu’elle ne dise point :

— Tiens ! voilà Ragotte !

Jaunette ne bouge pas.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Ragotte casse une branche de noisetier garnie de feuilles fraîches et la lui montre de loin.

— Faut-il que j’aille te chercher ? Tu ne voudrais peut-être pas !

Mais Jaunette a vu et hésite à peine. Elle s’ébranle et vient toute seule. Elle arrive, le ventre rond, les cuisses écartées sur le pis. Elle apporte le pis pesant à Ragotte, qui le soulage, matin et soir, comme par amitié.

D’un coup de langue, Jaunette attrape les feuilles du noisetier, et Ragotte lui dit :

— Vieille gourmande !

C’est le seul défaut qu’elle lui connaisse, la gourmandise.

Elle le lui reproche, sans malice, comme une parente pauvre peut se permettre de le faire à une parente plus pauvre.

Jaunette s’arrête à chaque pas pour donner des coups de langue rapides à l’herbe de la route. Elle suit le fossé et passe si près du bord que Ragotte tremble. Parfois, un sabot de Jaunette glisse, mais, grâce au ballonnement de son ventre énorme, elle s’équilibre.

Il semble à Ragotte que c’est elle-même qui porte le pis fragile et plein de lait, et elle se raidit de peur d’en perdre une goutte.

Elle dit d’une vache maigre : « Le feu prendrait après ! »

Jaunette conviendrait à un malheureux qui n’aurait pas d’herbe pour la nourrir et qui la mènerait sur les chemins.

Quand elle sort du pré, elle est déjà saoule, et elle mange, le long du mur, comme si elle crevait de faim. Sa mâchoire laborieuse ne refuse rien ; elle mange même où les moutons, qui salissent l’herbe, viennent de passer.

Ragotte, campée derrière elle, est une laide et bonne petite sorcière, qui aura tout à l’heure la puissance de faire jaillir, du bout de sa baguette, une source blanche.

Comme elles ne rentrent pas, Philippe, étonné, ouvre la porte, sort sur la route, et les voit arrêtées. Jaunette, de ses gros yeux troubles, regarde devant elle, et Ragotte regarde à terre.

— Qu’est-ce que tu rumines donc là ? dit Philippe.

— J’attends Jaunette, dit Ragotte ; je ne sais pas à quoi elle pense.

Elle tire la vache (Philippe, qui sait tout faire, n’a jamais su tirer les vaches), une tétine en chaque main, et d’un mouvement alternatif et doux : une, deux ! une, deux ! Tandis que, matin et soir, Ragotte sonne ainsi l’angélus, Jaunette mange encore au râtelier, et, pour payer sa nourriture, elle accorde son lait et ne donne pas de coup de pied dans le seau à traire.

— Si c’était un âne, Ragotte, vous monteriez dessus !

— Oh ! non, dit-elle, il aurait vite fait de faire poulain !

Ce qui veut dire qu’elle serait bientôt par terre, entre les quatre pattes de l’âne.

*
*  *

Parfois, quelle importance ! Toutes ces idées qu’elle a en tête ! Le mal qu’elle se donne derrière la volaille ! Ce poulet qui ne grossit pas plus qu’une pierre dans un trou ! Et cette poule qu’elle traite de créature comme si elle voulait la perdre à jamais dans l’estime du monde !

Laveuse.

Mais la grosse affaire, dans la vie de Ragotte, a toujours été le lavement du linge des autres.

Ce qui lui va le mieux, c’est d’aller à la rivière et d’en revenir. Pour qu’elle ait son air le plus naturel, il faut qu’elle soit en laveuse. Sa brouette devant ou sa hotte sur le dos, sa boîte sous un bras, le tapoir et la planche à laver sous l’autre, la mettent à l’aise et lui servent de contenance.

Elle s’adapte si bien à sa brouette qu’elles iraient toutes deux à la promenade, s’il arrivait à Ragotte de se promener. Et Ragotte est tellement lasse, des fois, quand elle revient de la rivière, qu’elle a l’air d’être ramenée par la brouette.

Une laveuse qui n’est pas nourrie a droit à une chopine de vin par jour. Gloriette ne le savait pas et Ragotte ne disait rien. Comme Ragotte lave le linge depuis neuf ans, Gloriette apprend, par hasard, qu’elle lui doit presque une barrique.

— Pourquoi ne réclamiez-vous pas ?

— Oh ! moi, madame, je n’aime pas le vin.

— Vous savez bien, madame Gloriette, ce que c’est qu’un homme qui a bu !… Ou plutôt, non, vous ne le savez pas ! Et quand il boit, que la femme se saoule de travail, si elle veut !

Elle n’a pas le temps, le jour de la lessive, de faire à goûter pour ses hommes. Philippe ne mange que de l’ail.

C’est moi, le monsieur, qui en profite, à la chasse, quand j’ai le vent.

Ses enfants.

Elle reçoit, un matin, par le facteur, la photographie de sa fille, placée à Paris.

Lucienne est en toilette : elle a des boucles d’oreilles, une chaîne de montre, et sa tête bouffe, toute frisée exprès.

Ragotte regarde longuement le portrait et finit par dire :

— Pauvre petite malheureuse !

Lucienne arrive ce soir, et, comme elle restera quelques jours, Ragotte lui achète du fil blanc, du fil noir et du coton à repriser les bas. Elle choisit le coton le moins gros qu’elle trouve.

— Lucienne, dit-elle, doit être habituée à de la délicatesse, là-bas. Regardez donc, madame, si ce coton est assez fin ?

— Oui, dit Gloriette ; vous avez une bonne idée, et Lucienne sera contente.

— Elle ne va peut-être pas s’en apercevoir, dit Ragotte.

Philippe revient seul de la gare. Ragotte pâlit. Elle n’ose point le questionner, et Philippe ne prend pas la peine de dire que sa fille s’est arrêtée, en haut du village, chez une cousine.

— Quand j’ai vu, dit Ragotte à Lucienne, que ton père ne te ramenait pas, ça m’a farfouillé partout.

Lucienne se moque d’elle, avale sa soupe, trop fatiguée pour s’attendrir, se couche et s’endort.

— Venez donc voir, madame, dit Ragotte à Gloriette, comme ma gamine repose bien !

*
*  *

RAGOTTE

Puisque tu ne fais rien, tu devrais me repriser ma manche.

LUCIENNE

Je reprise trop mal.

RAGOTTE

Tu repriserais toujours mieux que moi.

LUCIENNE

Non, je ne sais pas. Il fallait me faire apprendre le métier de couturière.

RAGOTTE

Tu me le dis souvent !

LUCIENNE

Si j’avais un métier, n’importe lequel, je ne serais pas en place chez les autres.

RAGOTTE

Nous ne pouvions pas te payer un apprentissage !

LUCIENNE

Alors, fais ta reprise toi-même !

*
*  *

Comme elle est toute à ses tristes pensées, sa fille se met sur son trente-et-un pour aller à la ville. Lucienne s’habille à la façon d’une demoiselle de Paris et elle a des gants. Elle passe devant Ragotte, lui fait, comme elle a vu faire dans les gares, un petit signe de la main, et dit :

— Point de commissions ?

Ragotte ne répond pas. Appuyée au tas de fagots, douloureuse et mâchonnante, elle regarde s’éloigner l’étrangère sortie d’elle.

— Ma fille n’est pas mauvaise, au fond, dit-elle, mais elle a le parlement dur.

— Et puis, que voulez-vous, c’est ma viande !

La glace.

Elle n’avait qu’une glace comme la main pour se regarder, une de ces glaces ovales, à couvercle de bois blanc, que les garçons mettent dans leur poche, dès qu’ils se croient jolis.

Ragotte laissait la sienne pendue au mur.

Gloriette lui dit :

— Vous avez beau être petite, cette glace est encore trop petite.

— Oh ! madame, dit Ragotte, elle me suffit. Je l’ai depuis notre mariage. Pourvu que je voie que mon bonnet n’est pas de travers, je me passe de mirer le reste. Je ne suis pas si belle !

— Il faudra tout de même que je vous en paie une neuve, dit Gloriette.

Or, ce soir, comme Ragotte vient de laver, elle trouve à la place de l’autre une grande glace carrée, à bords vernis comme ceux d’un tableau, où elle peut se voir presque tout entière.

Elle se rappelle aussitôt la promesse de Gloriette, mais, par timidité et respect, elle fait l’étonnée.

— Je me demande, dit-elle, qui diable a mis cette glace à cet endroit-là ? Est-ce que, par hasard, ce serait toi, Philippe ?

— Oh ! non, dit Philippe qui ne sait rien et qui ne se dérange pas de son travail pour une glace.

— Je savais bien, dit Ragotte, que c’était encore la dame !

— Non, ce n’est pas la dame, dit Lucienne avec brusquerie ; c’est moi !

— C’est toi ! dit Ragotte stupéfaite.

— Oui, moi. Je l’ai achetée ce matin à un bazar ambulant.

— Toi, répète Ragotte.

LUCIENNE

Et voilà comme tu me remercies !

RAGOTTE

Pourquoi donc que tu m’as acheté une glace ?

LUCIENNE

Parce que j’avais de l’argent de trop.

RAGOTTE

Ma pauvre fille ! tu ne m’as pas habituée. J’aurais parié gros que c’était la dame ou mon vieux.

LUCIENNE

Tu penses à papa, tu penses à la dame, tu ne penses pas à ta fille ; c’est comme ça qu’on se trompe !

RAGOTTE

Oh ! je me trompais pour mon vieux, mais, pour la dame, je ne me trompais pas de beaucoup.

*
*  *

Ragotte n’a pu s’acheter une lampe qu’à l’âge de cinquante-cinq ans.

Elle se sert de la lampe sans l’abat-jour qui est au grenier.

— Il me gênait, dit-elle.

Jusqu’à soixante ans, elle n’a connu que le lit de plumes, la couette. Pour la première fois de sa vie, elle va coucher sur un matelas.

D’un lit où le paresseux s’attarde, elle dit :

— Voilà un lit bien emblavé !

Elle s’étonne que, depuis quelques jours (pour quelques jours, seulement), je me lève le matin à six heures, et elle dit que je ne profite plus de ce que je suis monsieur.

— Quand on est chez les autres, dit-elle, on est toujours à terme.

Elle regarde le collier de cuir rouge que la petite chienne de luxe porte au cou.

— Ah ! fine garce, lui dit-elle, que tu es heureuse ! on ne m’en a jamais mis un pareil, à moi !

*
*  *

On ne peut pas lui faire dire qu’elle est de la même pâte que nous. Il faut qu’il y ait des dames habillées comme Mme Gloriette et des paysannes mises comme Ragotte.

GLORIETTE

Mais si vous deveniez riche ?

RAGOTTE

Ça ne se peut pas.

GLORIETTE

Si quelqu’un vous offrait une belle robe ?

RAGOTTE

Est-ce que je saurais la porter ?

GLORIETTE

Si on vous avait appris ?

RAGOTTE

J’ai la tête trop dure.

GLORIETTE

Si, par un hasard de naissance, vous étiez ce que je suis, et si j’étais ce que vous êtes ?

RAGOTTE

Moi à votre place, madame, et vous à la mienne ! oh ! oh !

GLORIETTE

Enfin, je suppose.

RAGOTTE

Ce ne serait pas juste.

*
*  *

Le Paul lui reproche de n’avoir pas recousu un bouton de chemise.

— Je ne suis pas ma maîtresse, dit Ragotte. J’ai mon ouvrage ; il faut que je fasse d’abord ce qu’on me commande.

Elle dit « ce qu’on me commande » avec du respect pour qui commande, une joie grave d’être commandée, la certitude de bien obéir.

— J’écris un mot à Lucienne, Ragotte ! Qu’est-ce qu’il faut lui dire de votre part ?

— Dites-lui, madame, qu’on ne fait pas toujours comme on veut.

Malade.

A peine au lit, elle crie. Le mal commence par les dents, usées jusqu’aux racines, et gagne les oreilles.

Elle ne peut pas rester couchée. Elle se lève et va mettre sa tête brûlante sur le feu qui s’éteint dans la cheminée.

Comme elle souffre, Philippe est presque tendre. Il supporte qu’elle l’empêche de dormir. Il regarde les poutres du plafond et dit parfois à Ragotte :

— Et ta gueule ?

Ragotte répond par un grognement de douleur.

Philippe, pour la calmer, raconte l’histoire d’une de ses dents.

Un jour qu’il se plaignait d’avoir mal, le forgeron lui dit :

— Mets-toi là, près de mon enclume !

Philippe se place. Le forgeron noue à la dent malade le bout d’une ficelle et à l’enclume l’autre bout, puis il passe un fer rouge devant la figure de Philippe.

— Mon recul a fait sauter ma dent, dit Philippe, et je serais tombé à coups de poing sur le maréchal, s’il ne m’avait tenu en respect avec son fer rouge. Je n’avais plus mal, mais, d’abord, je me suis cru aveugle et longtemps j’ai cligné de l’œil.

Cette histoire ne faisant pas d’effet, Ragotte, enragée, dit à Philippe :

— Jaguille-moi avec ton couteau !

Philippe, affectueux, glisse la pointe du couteau entre deux dents, pousse et tourne. Ça craque. Ragotte hurle comme si on lui ouvrait la cervelle, mais la dent ne cède pas.

Ragotte se décide à la faire arracher en ville par le médecin, pour quarante sous.

Au retour, sa bouche pisse le sang sur la route.

Elle dit gaiement à Philippe qu’elle fait rire :

— Je l’ai vue ; c’était une fameuse dent ! Ça ne m’étonne pas qu’elle tenait si bien ; il y en avait plus long d’emmanché dans ma gueule que dehors.

Elle dit à Gloriette, qui est de retour :

— J’étais contente de savoir que vous reveniez de Paris ; je pensais : nous allons nous raconter, avec la dame, nos maladies de l’hiver.

Elle commence :

— Moi, j’avais mal à la tête et une forte fièvre. J’ai d’abord pris de l’herbe, une espèce d’herbe amère, de la centaurée. Elle m’a bien fait. Ensuite, j’ai avalé tous les cachets du médecin. Je n’avais encore jamais pris de médecine. Ça me mettait le feu au ventre. Il fallait à chaque instant courir au puits, boire une tasse d’eau fraîche.

— D’eau glacée, Ragotte, de neige fondue ? Vous étiez folle !

— Ça me calmait.

— Pour mieux vous brûler ensuite ! Et aujourd’hui, comment êtes-vous ?

— La fièvre tombe, mais j’ai toujours mal à la tête. C’est le sang.

— Il faut revoir le médecin.

— Oh ! pour quoi faire ?

— Madame a raison, dit Philippe, bourru et prévenant. Demain je retournerai le chercher et il t’ordonnera de la nouvelle denrée.

Elle souffre des reins, et, pour ne pas briser son lit dans la journée, elle se couche sur l’arche au pain.

L’arche est trop courte, bien que Ragotte ne soit pas longue. Il faut qu’elle se replie en chien. Tout ce qu’on peut obtenir, c’est qu’elle mette un oreiller sous sa tête et un mouchoir dessus, parce que les mouches la dévorent.

Autrefois, elle avait des verrues, mais elle les a guéries avec une pommade qu’elle écartait avant le lever et après le coucher du soleil.

Elle se rappelle exactement de la date de son retour d’âge.

— J’ai vu pour la dernière fois, dit-elle, le jour de la première communion de mon petit Joseph.

Les deux souvenirs sont casés l’un vers l’autre dans sa tête et ne se font pas tort.

Dans la solitude, elle a de quoi occuper sa pensée. Elle sait des histoires que nous ne savons pas et qu’elle ne raconte à personne. Elle sait que tel jour, derrière les fagots, le gendarme a tapiné la femme du corroyeur.

Souvent, elle m’agace, assise sur une marche de l’escalier. Elle cause ! elle cause, à voix basse pour ne pas me déranger, et de son bavardage un murmure monte jusqu’à ma fenêtre et trouble l’air, comme la balle d’avoine s’échappe du tarare.

Religion.

GLORIETTE

Pourquoi n’allez-vous presque plus à la messe ?

RAGOTTE

Oh ! la messe…

GLORIETTE

C’est pour nous faire plaisir ? Ma pauvre Ragotte, vous nous jugez mal ; vous êtes libre.

RAGOTTE

Je le sais bien, madame.

GLORIETTE

Vous auriez tort de vous gêner, allez vite à la messe.

RAGOTTE

Je vous remercie, madame, je n’irai pas aujourd’hui. Il faudrait m’habiller.

GLORIETTE

Vous avez le temps.

RAGOTTE

L’église est trop loin.

GLORIETTE

Peu importe que la messe soit commencée.

— Laisse-la, dis-je à Gloriette, tu ne peux pourtant pas, une païenne comme toi, forcer Ragotte…

— Je t’assure, dit Gloriette, qu’elle se prive de la messe parce qu’elle s’imagine que ça nous est agréable.

RAGOTTE

Non, madame, je reste de ma volonté.

GLORIETTE

Vous n’avez donc plus de religion ?

RAGOTTE

Si, madame, et vendredi, soyez tranquille, j’observerai le jeûne.

GLORIETTE

Ah ! vous jeûnez tous les vendredis ?

RAGOTTE

Le Vendredi-Saint seulement, celui de la semaine qui vient.

GLORIETTE

Qu’est-ce que vous mangerez, ce jour-là ?

RAGOTTE

De la tourte à l’huile.

GLORIETTE

La tourte est permise ?

RAGOTTE

Oui, mais je n’y mettrai pas d’œuf.

GLORIETTE

L’œuf est défendu ?

RAGOTTE

Un jaune d’œuf, et on serait en état de péché.

GLORIETTE

Et Philippe, jeûnera-t-il ?

RAGOTTE

Comme moi ; nous ne ferons pas deux cuisines.

GLORIETTE

Il aime la tourte ?

RAGOTTE

Oh ! la tourte à l’huile ! il va se bourrer.

GLORIETTE

Et s’il demande un œuf ?

RAGOTTE

Il n’en aura pas.

— Aimez-vous les juifs, Ragotte ?

— Je ne sais pas ce que c’est, je n’en ai jamais vu.

— Tenez ! En voilà un.

— Ce monsieur-là ?

— Oui, c’est un juif, un ami venu passer huit jours à la campagne. Que faut-il en faire ?

— Si c’est un bon homme, il faut le garder, si c’est un mauvais homme, il faut le renvoyer.

Le juif part ce soir, mais c’est une coïncidence ; il avait fini sa semaine.

— Croyez-vous au paradis, Ragotte ?

— Ma foi, oui, monsieur.

— Espérez-vous y aller ?

— Je n’ai point fait de mal.

— Pensez-vous que Philippe ira ?

— Pourquoi non ?

— Écoutez, Ragotte, aimeriez-vous mieux être toute seule au paradis qu’avec Philippe en enfer ?

— Oh ! l’enfer, dit Ragotte, je n’y crois guère.

— Au purgatoire, si vous préférez ?

— J’aimerais mieux être avec lui n’importe où.

Puis elle reprend, par pudeur :

— Ce n’est pas qu’il tienne à moi et que je tienne à lui, mais il y a trop longtemps que nous sommes l’un près de l’autre, ça ne serait plus la peine de se quitter.

— Et Mme Gloriette, est-ce qu’il vous paraît possible qu’elle aille au paradis ?

— Oh ! si elle n’y allait pas, personne n’irait.

— Et moi, Ragotte ?

— Oui, monsieur, dit-elle, se dépêchant de le dire.

— Moi aussi ! Mais vous oubliez, Ragotte, que ni madame, ni monsieur, ni les enfants, ne mettent les pieds à l’église, que…

Soudain, je m’aperçois que les yeux de Ragotte s’emplissent de larmes. C’est sa manière, à elle, de me faire comprendre que je devrais bien la laisser tranquille.

GLORIETTE

C’est l’Ascension, Ragotte, il ne faut pas manquer la messe, ce jour-là ; voyons, allez-y.

RAGOTTE

Ma foi non, madame.

GLORIETTE

Alors, vous n’irez plus ?

RAGOTTE

Guère.

GLORIETTE

Mais, ma pauvre Ragotte, vous vous fermez les portes du paradis !

RAGOTTE

Oh ! madame, vous m’avez dit un jour que j’irais. Je suis bien sûre d’y aller.

D’ailleurs, ce n’est pas à Dieu qu’elle croit le plus :

— Si une poule demande à couver à la Saint-Jean, laissez-la une nuit dehors avant qu’elle couve.

— Pourquoi, Ragotte ?

— Parce que le maître de la maison mourrait dans l’année.

— Il faut mettre treize œufs sous une poule.

— A cause du chiffre treize ?

— Oh ! non, madame ! Non, non… mais la poule serait trop grosse pour douze œufs et trop petite pour quatorze.

Quand une oie couve et qu’il tonne, il faut appeler les petits dans la coquille.

— Parce que ?

— Je ne sais pas, on dit qu’il faut les appeler.

En mars, on prépare des petits paquets d’avoine et on les fait bénir, puis on les distribue aux vaches pour qu’elles vêlent bien. Philippe arrange les paquets. Que Ragotte les porte à bénir, si elle veut !

Avant de se coucher, on va voir avec une lanterne les bêtes à l’écurie. On y va tous les soirs, sauf la veille de Noël, parce que, la veille de Noël, les bêtes causent.

Un veau qui tette mal, Ragotte le traite de feignant, mais elle l’excuse si c’est en pleine lune, parce qu’en pleine lune, un veau a de la paresse à téter.

— Ça n’y fait peut-être rien, dit-elle.

Mais peut-être que Ragotte a raison, que nous subissons tous, à notre manière, l’influence de la lune, et que la page écrite en lune dure ne vaut pas la page écrite en lune tendre.

La corneille prisonnière fait trop la vie dans sa cage, il va encore arriver quelque chose !

Justement, le petit Joseph vient de mourir, à Paris.

II
LA MORT DU PETIT JOSEPH

L’infirmière dit à Gloriette :

— Votre petit jeune homme ne va pas.

— Perdu ?

— Bien malade !

Et le médecin :

— C’est une méningite ! Il peut vivre encore huit jours ou trois semaines. Trois semaines, ça m’étonnerait. Prévenez la famille.

J’écris à Philippe et lui conseille de venir à Paris.

— Triste voyage ! dit-il en arrivant.

Il va tout de suite à l’hôpital avec sa fille Lucienne et ne trouve pas Joseph si mal.

— Il vous a reconnu, Philippe ?

— Oh ! et même de loin ! Il faisait : bou ! bou ! avec ses lèvres. Je lui ai dit : « Tu veux donc m’embrasser ? » Il a répondu : « Oui. » Je me suis penché, et, comme mon pied glissait, il m’a dit : « Tu vas tomber ! » Il a voulu boire, Lucienne soutenait le verre par le fond. Je disais à Joseph : « Tu en as assez ! » C’était pour rire, non pour lui refuser son lait. Il répondait : « Ma foi, je bois tout ! » Et il a tout bu ; preuve qu’il va mieux.

— Ne vous faites pas d’illusion !

— Oh ! je ne m’en fais pas beaucoup ; son mieux, c’est peut-être son pire.

— Dès qu’un grand médecin comme le sien a parlé !…

— Quelquefois, les médecins se trompent, dit Philippe.

— Pas quand ils affirment qu’il n’y a rien à faire.

— Ah !

— J’admire les grands médecins, dit Gloriette émue.

La barbe de Philippe et ses rides se brouillent et sa figure a bientôt l’air d’une souche trempée.

— Vous avez pu, Philippe, vous assurer par vous-même que Joseph est bien soigné à cet hôpital ?

— Oui, mais il y a de l’eau qui lui coule du front et le mouille jusqu’à l’estomac.

— C’est l’eau de la glace qu’on lui met sur la tête pour endormir le mal. Vous ne trouveriez pas de glace à la campagne.

— Non ; il serait mieux tout de même si quelqu’un restait près de lui.

— L’infirmière ne bouge pas, Philippe ! Elle va d’un malade à l’autre. Elle ne quitte la salle que pour déjeuner, et elle n’a que ce moment de repos. C’est dur, le métier des infirmières ; elles travaillent de sept heures du matin à sept heures du soir.

— Joseph n’aurait pas d’infirmière chez nous, répond Philippe, mais moi, la Ragotte ou le Paul, on ne le laisserait pas seul, on serait toujours là pour le recouvrir s’il se découvrait et pour lui donner quelque chose, quand il demanderait à boire, ou n’importe.

— Ce n’est pas de soif que Joseph mourra, Philippe. Que dites-vous de l’hôpital ? Vous n’en aviez pas encore vu ?

— Non.

— Il vous a semblé bien tenu, hein ? propre, tout luisant !

— C’est assez convenable.

— Depuis combien d’années Joseph est-il à notre service ?

— Ce serait la septième.

— Sept ans, déjà ! Espérons qu’il n’aura pas été bien malheureux chez nous.

— Il ne se plaignait pas trop, dit Philippe.

L’infirmière est jolie, blonde, douce et grave ; elle ne s’attarde pas aux malades qui plaisantent. Elle donne avec le même sérieux le verre de lait et la bouteille à pipi. Malgré son métier, elle reste si bien femme que Gloriette, à sa vue, ne manque pas de dire :

— Comme je la comprends ! Moi aussi, j’aimerais être garde-malade.

Le petit Joseph n’a presque pas de fièvre et il divague. Il divague poliment, d’un air raisonnable. Il a reconnu son père et ne se rappelle plus sa visite. Il semble qu’on lui ait asséné un coup de marteau sur le crâne, non pour le tuer, mais pour l’étourdir. Il grimace et ne souffre pas. Ses mains sont glacées, l’une blanche, l’autre violette. Elles se cherchent, mais si la blanche fait, à elle seule, plus de la moitié du chemin, la violette bouge à peine.

— Vous m’emmenez ? me dit-il.

— Oui, bientôt.

— Oh ! je peux marcher, allons ! dépêchons-nous !

Il s’efforce de remuer ses jambes inertes.

— On m’a monté ici sur un brancard, dit-il, mais, pour redescendre, je les aiderai et je tiendrai le bout du brancard.

Il voit au mur des ronds de soleil et s’écrie :

— Oh ! des brioches !

— Hier, dit-il, un vieux était très malade. Il a demandé le bon Dieu. Il est là, dans l’armoire, le bon Dieu.

L’interne l’a questionné.

— Buvez-vous quelquefois ?

— Non.

— Jamais ?

— Non, non.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Moi ?

— Oui, vous, dans la vie ?

— Je suis domestique.

— Servez-vous aux repas ?

— Oui.

— En débarrassant la table, vous prenez la goutte ?

— Il n’y a pas de goutte chez nous ! répond le petit Joseph avec force.

Les autres malades nous observent et se disent sans doute :

— C’est lui, ce n’est pas moi, qui va mourir.

— Bonsoir, petit !

— Vous partez ?

— Oui, nous reviendrons.

— Et moi, je reste ?

Va-t-il pleurer ? Quand je me retourne, ses yeux s’amusent déjà aux brioches qui s’arrondissent sur le plâtre blanc.

— Là-bas, on les habille, me dit Philippe ; est-ce qu’on va l’habiller ?

— Je ne crois pas. Nous lui donnerons un drap, avec un oreiller, et il sera mieux dans un drap propre que dans ses effets qui ne l’étaient plus.

— Là-bas, on les habille, répète Philippe.

— Ici, non. Chaque pays a ses habitudes. Paris a les siennes. Il faut les respecter.

— Oui, mais je ne veux pas qu’on jaguille Joseph.

— Comment ?

— Je ne veux pas qu’on le jaguille ! Vous, qui connaissez les médecins, défendez-leur de le jaguiller. Je sais qu’à l’hôpital ils jaguillent les morts, si on ne dit rien. Ils ont jaguillé la fille de Rolin. Moi, je ne veux pas : Défendez !

Il parle ainsi, têtu et sombre, parce qu’il se souvient d’en avoir presque jaguillé un lui-même à la ferme des Corneille. Un domestique était mort subitement. La Compagnie d’Assurances exigea l’autopsie, et le médecin fit l’opération avec l’aide de Philippe, renommé pour son adresse à égorger les porcs. Philippe, quoique habitué au sang, ne trouva pas que c’était de l’ouvrage bien agréable.

— Défendez, monsieur, défendez !

— Je ferai votre commission.

— Je n’ai plus rien à faire ici, je m’en vas, dit-il à Lucienne.

Il s’assure qu’il a dans sa poche le livret de caisse d’épargne et le porte-monnaie du petit.

— Vous savez que vos autres enfants ont droit à la moitié de cette somme ?

Philippe ne répond pas. Il boutonne étroitement sa veste et son pardessus, se coiffe d’aplomb, et dit à sa fille, d’un ton autoritaire :

— Je pars, je l’ai vu, ça suffit ; mais toi, tu restes. Tu iras à l’hôpital tous les jours, et tous les jours tu écriras pour donner de ses nouvelles. N’y manque pas ; tu m’écoutes ?

J’avais dit à Philippe :

— Vous êtes un homme, vous ! un homme s’en tire, mais Ragotte n’est qu’une pauvre vieille maman ; soutenez-la !

Philippe nous télégraphie de là-bas :

« Ragotte pas malade, mais ennuyée. »

Après Philippe, c’est le Paul qui vient voir son frère Joseph une dernière fois. Il a voulu partir à toute force. Il arrive à la gare de Lyon, au milieu de la nuit, et il attend que l’heure soit convenable pour sonner à la porte du concierge.

Il se présente avec une petite cravate-plastron de couleur printanière, où brille une épingle dorée, et dès les premières paroles, il pleure, comme une grosse pomme cuite fendue.

Le Paul ne veut pas s’y connaître moins qu’un autre.

— Oh ! pour moi, il est perdu ! dit-il.

Joseph aura été deux fois à l’hôpital. La première fois, Ragotte criait :

— Il n’en sortira plus !

Nous l’avons réprimandée ferme. Joseph est sorti.

— Je regrette mes paroles de défiance, a dit Ragotte. Oh ! je n’aurai plus peur de l’hôpital, et si mon petit y retourne, je me tiendrai tranquille.

Le petit Joseph y est retourné, et, cette fois, il y reste.

Lucienne et le Paul ont du chagrin, mais surtout de la mauvaise humeur. « Ça m’agace ! » dit Lucienne. Ils gémissent en bougonnant.

— Ce n’était pourtant guère difficile à voir, que la fin approchait !

— A quoi ça sert d’envoyer une dépêche ? Il est mort, il est mort !

Le Paul dit à Lucienne :

— Naturellement, je reste à Paris jusqu’à demain. Il faut bien que j’achète une couronne !

Et Lucienne dit :

— Inutile de faire tant de frais ! C’est déjà gentil de l’emmener. Et tu sais qu’on ne les habille pas, ici ; tâche de garder ça pour toi et de ne pas raconter chez nous qu’on l’a mis dans le cercueil sans l’habiller.

— Je ne suis pas si bête que tu crois, répond le Paul.

— Non, dit Lucienne, mais tu n’as guère souvent la main à la poche, quand il s’agit de payer ! Si tu me remboursais ! tu t’imagines que ça ne coûte rien, le Métro ?

Ils disent : « Je l’ai vu ; il est tel qu’hier ; la mort ne l’a pas changé ! »

C’était bien la peine !

— Pour l’emmener, disent-ils, on paiera avec ses économies. C’est son argent. Il faut que l’argent qu’il a gagné lui profite.

— Cet argent, dis-je, profitera surtout au patron de ce monsieur noir qui vient de nous faire ses offres.

— Vous avez raison, mais si Joseph pouvait parler, il dirait comme nous.

C’est Philippe qui reçoit la dépêche au village. Il la lit et pleure d’abord, seul, tout son saoul. Il garde la dépêche dans sa poche plus d’une heure.

Ragotte est au coin du feu avec une voisine, la Chalude. Philippe, sans donner la dépêche à Ragotte, puisqu’elle ne sait pas lire, sans même la lui montrer, l’embrasse, ce qu’il ne faisait plus depuis des années.

Ragotte comprend et pleure dans son tablier.

La Chalude, ayant deviné, pleure aussi.

Il y avait beaucoup de monde à l’enterrement. Ragotte a dit :

— Nous avons beau être pauvres, nous ne sommes pas mal regardés !

Elle aura bien du plaisir à se rappeler toutes les personnes qui se sont dérangées.

Mais Philippe n’y était pas. Au dernier moment, il a refusé de mettre une chemise. Il a dit, d’une voix sourde :

« Non, je n’irai pas ! » Et il est allé se coucher sur la paille, près de Jaunette.

Le monde marchait, silencieux sauf la Chalude, courbé contre le vent qui balayait la route. La Chalude, qui ne parle pas vite, mais qui finit tout de même par dire ce qu’elle veut, déclarait à Lucienne :

— Il y a juste treize ans que, à la même époque, au mois de mars, votre frère aîné est mort. J’ai bonne mémoire, je ne me trompe pas. Et quand votre frère aîné est mort, il y avait juste treize ans que votre grand-père était déjà mort. Vous verrez que, dans treize ans, il y aura encore quelque chose pour vous.

A l’église, M. le curé en donna pour ses vingt-cinq francs, mais il n’était pas rasé, ce que tous remarquèrent.

On a vraiment bien pleuré le petit Joseph. Je ne l’ai jamais vu pleurer lui-même, et c’est la première fois qu’il faisait pleurer les autres.

Quelques jours encore, il continue de vivre pour ceux qui ne savent pas.

— Et votre petit jeune homme, on ne le voit plus ; qu’est-ce qu’il devient ?

— Mort.

— Oh ! pardon ! si j’avais su, je ne vous aurais pas demandé de ses nouvelles.

Il venait de faire une folie.

Souvent invité aux noces de son village, où il ne pouvait que regarder les danseurs, il prenait, cet hiver, sans le dire à personne, des leçons de danse. Il avait acheté d’un coup pour cinquante francs de cachets.

Il en laisse trois ou quatre.

Le chagrin de Ragotte.

Quand le petit Joseph venait la voir, il était câlin avec elle. Il ne lui flanquait jamais rien dans les jambes. Il ne partait pas sans lui glisser, au moment de l’adieu, sur ses gages à lui, une pièce d’argent pour sa cachette, et comme Ragotte voulait la rendre, il lui tenait la main fermée jusqu’à l’arrivée du train.

Le petit Joseph lui revient trop fort à la pensée ; elle dit à Gloriette :

— Oh ! si vous saviez, madame, comme on se sent puni !

— Puni de quoi, Ragotte ?

— Oh ! madame ! Oh ! madame !

Elle ne saurait pas le dire au juste… peut-être d’avoir oublié que le malheur nous guette à chaque instant, et qu’il faut toujours vivre en inquiétude.

Elle dit à propos des leçons que la vie nous donne :

— Il faut être pris pour être appris.

Et à propos du petit Joseph :

— Tant qu’on ne passe pas par là, on ne passe pas serré.

Tous les matins, elle pleure en tapotant le lit avec la petite fourche usée et jaunie.

— Il aurait été si content de me voir un matelas !

Elle a gardé son réveil-matin, dont elle aime entendre le tic-tac, mais s’il s’arrête, elle n’ose pas le remonter et elle appelle Philippe pour qu’il le remette en vie.

Son ouvrage fini, elle pense à Joseph et ça lui fait mal. Elle y pense trop et ça l’endort. Elle baisse la tête plus bas, un peu plus bas, jusqu’à ce qu’elle la relève avec brusquerie, comme si elle venait de heurter du front la pierre du petit.

L’après-midi, elle s’assied au pied de la croix qui est à l’ombre, devant la porte.

Elle y raccommode, elle y rêve et elle y dort.

Comme le bas de la croix était vermoulu, on l’a scié, et la croix, replantée, se trouve à la taille de Ragotte. Debout, elle pourrait coller son oreille à la niche vide entre les deux bras et dire :

— J’ai cru qu’on me parlait !

Mais, assise, elle semble porter la croix sur son dos et se reposer là, n’en pouvant plus de fatigue et de misère.

Depuis longtemps, elle ne croyait plus à l’enfer, et, depuis la mort du petit Joseph, elle cesse même de croire au paradis.

A quoi bon ?

Elle sait que Joseph est là-bas, au cimetière. Elle profite du dimanche pour aller le voir. Elle ne prie pas. Elle aime mieux pleurer. Elle lui parle à voix haute et elle lui dit, pour qu’il entende :

— Oh ! pauvre petit Joseph, tu étais si bon pour moi !

Elle viendra prochainement à côté de lui, mais elle n’espère pas le retrouver plus tard au ciel.

Y a-t-il seulement un ciel ?

Est-ce que Mme Gloriette, si savante, croit au ciel ?

Puisque madame n’y croit pas, comment Ragotte y croirait-elle ?

Il n’y a point de ciel ; il y a, dans le cimetière, le corps du petit Joseph, et il y a, dans l’armoire de Ragotte, le linge qu’il a laissé, et qu’elle déplie et replie (oh ! que c’est dur !), en criant de chagrin.

Elle résume ainsi sa vie, hochant la tête :

— J’ai enduré bien du mal !

Elle dit encore qu’elle a versé des larmes pour faire marcher un moulin.

Elle n’oserait point aller voir sa fille à Paris.

— Votre voyage, dit Gloriette, lui ferait plaisir.

— Je ne pourrais pas rester où la chose s’est passée.

— Mais votre fille n’habite pas ce quartier-là, et vous ne sauriez à quel endroit votre petit Joseph a pu mourir. Paris est grand !

— C’est égal, dit Ragotte, ce serait toujours le même pays.

Elle n’a plus de goût à la cuisine.

Elle fait un œuf au vin, donne l’œuf à Philippe et ne garde que le reste du vin. Elle y sauce son pain et tâche que ça dure longtemps, pour que Philippe voie bien qu’elle mange et qu’il ne la gronde pas.

— La mort de Joseph l’a bien changée, dit Philippe à Gloriette, mais où elle a été le plus abattue, c’est quand vos petits poulets n’ont pas réussi.

Elle n’irait plus à la ville pour son plaisir, elle n’irait que pour un enterrement.

Elle a de moins en moins d’agrément à aller à la rivière et à porter sur son bras les lourds draps mouillés.

— Est-ce qu’on fera la lessive demain, madame Gloriette ?

— Comme tous les lundis, Ragotte, depuis neuf ans.

— Faut-il acheter du savon ?

— Naturellement.

— Et des cristaux ?

— S’il n’y en a plus.

— J’apporterai les cristaux avec le savon ?

— Mais oui, Ragotte, par la même occasion ! Qu’est-ce que vous avez ?

Elle se lève, ce matin, pour aller faire le lit du Paul qui n’est pas marié et qui couche dans une petite maison bâtie par lui.

Comme elle ne revient pas, Philippe va voir.

Elle était chez la Chalude, assise et causant.

Philippe la laisse bavarder et dit, le visage dur :

— Sacrées femmes !

Un autre jour, à midi, à une heure, elle n’est pas là.

Philippe mange ce qu’il trouve, et va de porte en porte demander si quelqu’un a vu Ragotte ? Personne ! Philippe n’ose pas interroger trop de monde ; l’inquiétude le gagne. Il retourne à la maison, et s’assied près de l’arche, la tête dans les mains.

Le soir, Ragotte rentre comme si elle venait de sortir.

Philippe la regarde et d’abord il ne peut pas parler.

— Qu’est-ce que tu as ? dit Ragotte.

PHILIPPE

Où étais-tu ?

RAGOTTE

Je faisais la vaisselle chez Mme Lerrin, c’est aujourd’hui la Pentecôte. Elle régale du monde, comme tous les ans, tu le sais bien.

PHILIPPE

Une autre fois, tu ne feras pas mal de prévenir.

RAGOTTE

Pourquoi ?

PHILIPPE

Parce que.

RAGOTTE

Tu me cherchais donc ?

PHILIPPE

Moi ! je n’ai pas bougé.

RAGOTTE

On dirait que tes yeux sont rouges.

PHILIPPE

Je dormais sur l’arche.

RAGOTTE

Tiens, tiens, voyez-vous ce que c’est ! Ça me fait plaisir de t’avoir désolé un petit peu.

Et, pour la première fois, depuis la mort du petit Joseph, Ragotte sourit.

— Tu ne pourrais plus vivre, mon pauvre vieux, sans ta vieille demoiselle !

Philippe hausse les épaules.

Ragotte retombe dans l’ennui.

Elle passe toute une soirée à chercher son dé et ses lunettes.

Elle va dehors ; au milieu de la cour, elle oublie ce qu’elle veut, s’arrête, rentre chez elle et s’assied jusqu’à ce que ça lui revienne.

Elle n’y est plus. Il fait nuit, quand nous revenons de promenade, et elle nous dit, les mains sur le ventre :

— Faut-il une lampe ?

Et si on lui dit : « Ragotte, allumez le feu ! » elle répond d’une voix funèbre : « Il est donc mort ? »

Elle a remué toute la nuit comme quatre pois dans un pot.

Elle voudrait si sincèrement être morte qu’elle n’a presque plus peur de l’orage.

Elle perd la mémoire. Les mots ne sortent que syllabe par syllabe, déformés, comme d’une bouche d’enfant.

Elle ne dit pas rapetisser, mais rapetitzir un corsage.

Elle n’est plus bonne qu’à s’endormir près du feu et à le laisser s’éteindre.

La cendre l’attire.

Va-t-elle bientôt mourir ? Nous attendons.

— On meurt, dit-elle depuis que le Paul est soldat, quand on reçoit la feuille de route. Dès qu’elle arrive, il n’y a plus moyen de reculer : il faut qu’on parte !

La feuille de route n’est pas encore venue.

Ragotte se remet à vivre pour le mariage de Lucienne.

III
LUCIENNE

Il faut que Ragotte s’achète un bonnet de dame qu’elle ne mettra que le jour de la noce. Son Paul se mariera-t-il à temps pour que le bonnet puisse servir encore ?

Le gendre, Marius, vient demain pour la première fois. Va-t-il coucher ?

— Conseillez-moi, madame, dit-elle à Gloriette. Je ferai tout ce que vous voudrez. Quand je ne saurai plus, je vous demanderai. Vous me servirez de mère.

Ragotte trouve enfin ce qu’elle fera à Marius pour son dîner :

Après la soupe, elle cassera des œufs.

Elle lui prépare aussi un bonnet de coton.

— On n’est pas à la ville, dit-elle, avec son petit orgueil modeste ; moi non plus, je ne serais pas embarrassée de bien faire, si j’avais tout ce qu’il faut.

RAGOTTE

Oh ! les parents de ton futur ne vont pas venir, c’est trop loin.

LUCIENNE

Tu crois ça, toi ! parce que tu n’oses pas monter en chemin de fer, tu t’imagines que les autres ont peur de se déranger. Tâche plutôt de retourner ton bas de laine. Dans le pays de Marius, ils font la noce trois jours !

Et Lucienne ne cesse de jeter des choses dans les jambes de Ragotte.

— Tu n’es pas capable de cirer mes souliers, jamais tu ne me réveilleras à l’heure !

— Lucienne a tort, dit Gloriette à Philippe, de parler durement à sa mère.

— Ma foi ! madame, répond Philippe, je ne dis rien parce qu’elle ne me dit rien ! Si elle me parlait comme ça, à moi, j’aurais vite fait de la rembarrer !

— Je lui passe tout, dit Ragotte, parce qu’elle va s’en aller, comme l’autre.

— Quel autre ?… Ah !

— Jamais mon petit Joseph ne me faisait d’affront ; il était trop bien montré par ses maîtres. Un jour qu’il avait faim d’un œuf cuit dans la cendre, je lui sers l’œuf sur notre petite table. Il le mange et met les coquilles comme il faut, à côté de lui, et il veut ramasser les mies de pain par terre. Je lui dis : « Laisse donc ! ne te salis pas les mains. Ton frère et ta sœur ne prennent point les mêmes précautions, et ce n’est pas près que tu sois aussi malpropre qu’eux ! »

Mais Ragotte se précipite : Voilà une corbeille d’œufs et la farine pour les brioches !

— Ce qu’ils nous font trotter, dit-elle, ces deux saloperies !

C’est ainsi qu’elle appelle les fiancés.

La famille de Marius Carol arrive du Midi, le père, la mère et un frère soldat, lequel rapporte des manœuvres une colique qui n’est pas dans une musette.

Ils ont voyagé toute la nuit et personne ne les attendait à la gare.

Philippe comptait sur Lucienne qui comptait sur le Paul qui n’y pensait plus.

Les Carol sont chargés de paquets. On ne s’élance pas pour les débarrasser. Ragotte est assise dans un coin de la cour et plume des poulets. Philippe cloue des draps et du feuillage aux murs de la grange où se fera la noce.

— Philippe, dis-je, c’est peut-être le moment de saluer votre nouvelle famille !

— Oui, monsieur.

— Dérangez-vous ! Allez donc !

Il faut que je le pousse et que je lui prenne son marteau des mains. Ragotte se décide à se lever.

Le Centre et le Midi s’abordent et mêlent leurs accents.

M. Carol corrige un peu le sien, mais Philippe garde son patois de tous les jours.

M. Carol est habillé à la mode de son pays. Le gilet laisse voir une ceinture de flanelle bleue. Sous un large feutre, il a le port sans modestie de là-bas. Il appartient aux ponts et chaussées. Mme Carol peut passer pour une Arlésienne, à cause de son bonnet. Par comparaison, les Philippe semblent ternes. La vieille culotte de Philippe reste ouverte. Ragotte se tient comme une pauvre servante effarée.

— Ah ! moi, dit Philippe, je retourne à mon travail.

Les Carol demeurent plantés au milieu de la cour.

Venant du Midi, ils ont apporté un panier de raisin. Ragotte l’expose tout de suite au soleil, sur un banc. Les guêpes ne tardent pas à bourdonner. Ragotte, les mains croisées, médite et se demande si elle ne devrait pas écarter un journal dessus.

— Vous avez toute la peine, monsieur Philippe, vous plaît-il qu’on vous aide ?

La surprise empêche Philippe de répondre. Ce monsieur saurait-il planter un clou ?

Le soldat a une idée : deux guirlandes, parties des quatre coins, se croiseraient sous les voûtes de la grange ! Mais c’est une idée que nous avons eue déjà, Philippe et moi. Aucun succès. Silence.

M. Carol insiste et offre encore un coup de main.

— Pas besoin, dit Philippe.

— Allez plutôt faire un tour, dis-je, voir le jardin.

Ils répondent : « Ce sera très joli, cette grange ! » et ils s’éloignent.

— Nous sommes un peu dépaysés, avoue M. Carol. Quand on ne connaît pas l’endroit !

Mme Carol ne sait où se tenir. Elle répète, parmi les casseroles et les volailles de Ragotte :

— Je vous gêne, je vous gêne !

— Oh ! je ne fais pas attention à vous, dit Ragotte.

— Ma bru a l’air doux, dit M. Carol à Gloriette.

Ce n’est pas le moment de soutenir le contraire.

— Elle fera de Marius ce qu’elle voudra, ajoute M. Carol. Ce n’est pas un homme qu’elle épouse, mais un « moutonne ».

Ragotte ne leur a rien préparé. Elle pensait qu’ils ne devaient manger que le jour de la noce.

— Ils ne se connaissent seulement pas, dans leur famille, dit Philippe. Les enfants disent vous au père et à la mère !

Marius pouvait choisir là-bas entre dix demoiselles qui avaient toutes une position, et l’une d’elles possédait plus de vingt mille francs ! Mais Marius a préféré Lucienne pauvre.

M. et Mme Carol n’ont pas fait d’objection.

— Épouse-la, petit !

— Lucienne est une fille raisonnable et ordonnée, dit Gloriette.

— Et honnête, dis-je.

— N’est-ce pas ? dit Mme Carol, inquiète.

— Oui, madame.

— Écoute, dit Mme Carol à M. Carol, monsieur affirme que Lucienne est honnête.

— Ah !

— Très honnête, à fond, dans tous les sens.

— Combien a-t-elle fait de places ?

— Cinq ou six.

— Et vous croyez que…?

— J’en suis sûr, dis-je, comme si je le savais.

— Où est leur maison ? me demandent M. et Mme Carol.

— La maison des Philippe ? c’est la nôtre. Vous voyez qu’ils vivent chez nous, ils y sont installés.

— Ils ont une maison à eux ?

— Non.

— Une maison natale, de famille ; on a une maison.

— Ils en avaient une, elle est vendue.

— Tiens !

— Elle était toute petite et vieille ; elle tombait. Ils l’ont vendue plus cher qu’elle ne valait, à un voisin riche. Une belle occasion !

— Où habiteront-ils plus tard, une fois vieux ?

— Encore chez nous.

— Et si vous leur manquiez ?

— Ce n’est pas probable.

— C’est possible.

— A notre mort ?

— Pardon !… s’ils vous quittaient de force, d’eux-mêmes ?

— Dame ! ils chercheraient ailleurs. On trouve toujours de quoi se loger.

— Pas de maison à eux ! répète M. Carol.

— C’est drôle ! dit Mme Carol.

Ils se regardent, un peu humiliés et dédaigneux ; car ils possèdent, là-bas, maison à eux, cheval et voiture, avec une vigne, et ils vendent même du vin aux amis.

Leur grand air ne trouble point Philippe.

— Supposons, m’explique-t-il, que je sois allé chez eux ! Moi aussi, je me serais nippé pour l’occasion, et j’aurais dit, comme ces gens-là, que nous sommes propriétaires. Mais je ne crois pas ce qu’ils racontent, et je suis à peu près sûr qu’ils n’ont rien.

Et il refuse de savoir le nom de leur pays.

PHILIPPE

Nous viendrons vous voir samedi.

LE CURÉ

Quelle cérémonie désirez-vous ?

PHILIPPE

Ce n’est pas la peine de dépenser tant d’argent !

LE CURÉ

Je ne dis jamais de messe le samedi. Je ne peux que vous donner une bénédiction.

PHILIPPE

Oh ! ça suffit bien ?

LE CURÉ

Ça suffit. Il y a une bénédiction de trente francs et une autre de neuf francs et quelques centimes.

PHILIPPE

J’aime mieux celle de neuf francs.

MONSIEUR LE CURÉ

Et quelques centimes. Elle sera aussi bonne.

— Ce qui m’embête le plus, dit Philippe, c’est de prendre Lucienne par l’aile pour la mener à la mairie. Mais je la lâcherai sur la route jusqu’à l’église. Deux kilomètres, ah ! non ! Elle marchera bien toute seule.

Le jour du mariage, dès cinq heures du matin, il passe sa chemise propre et travaille aux préparatifs.

C’est dans l’écurie de Jaunette que Ragotte se débarbouille et met son bonnet noir neuf.

Le parrain de la mariée porte au côté gauche un énorme bouquet blanc, avec de larges rubans qui volent.

Le Midi n’en revient pas. Il n’a jamais rien vu de plus ridicule.

— On me paierait cinquante francs, me dit M. Carol, que je ne voudrais pas être à la place de cet homme !

— Il serait bien fier ! me dit Philippe.

Alexandrine, l’aînée des sœurs de Ragotte, n’est pas venue ; on espérait encore la trouver au banc familial de l’église. Point. Il paraît qu’il fallait, selon la mode, lui faire deux visites, la première pour annoncer le mariage, la deuxième pour fixer la date.

— C’est vrai que je lui ai manqué, dit Ragotte, soumise. Mais elle croit que je suis libre de mon corps. Elle cherche toujours des manières et on ne peut pas la décrotter.

Le violoneux les attend à la sortie de la messe et, tout de suite, il se met à jouer le même air sur ces paroles différentes :

« Le marié dit :

— Je la tiens ! je la tiens ! je la tiens !

La mariée dit :

— Il est pris, il est pris, l’hébété ! »

Sans compter les douzaines de brioches, il y a deux sortes de galettes : la galette aux bretelles, qui se compose de semoule et de bandes de croûte croisées par-dessus, comme des bretelles, et la galette aux herbes, dite au mal de jambe.

Par dépit, les Carol s’amusent entre eux, et un mot de là-bas, qu’ils prononcent avec l’accent, les fait éclater de rire.

Le musicien n’a qu’un œil et qu’une dent ; ce n’est pas compliqué.

Il passe pour avoir gagné plus de cent mille francs avec son violon.

Il ne change d’air que s’il change de place.

Quand il ne joue pas, il mange. Il parle peu et méprise les danseurs, sauf moi qui ai dû danser beaucoup dans ma jeunesse.

— Vous devez être musicien, dit-il.

— Non.

— Oh ! ça se voit.

— Vous trouvez ? Peut-être.

Mais non ! Mais non ! Toujours mentir !

Le branle.

Deux jeunes hommes, fariniers au moulin, qui ne sont pas de la noce, dansent une espèce de bourrée, moins tapageuse que la vraie et qu’on appelle le branle.

C’est grave et lent. Ce doit être ancien comme la plus vieille maison du village. Ils dansent avec des sabots. On écoute le son fin du bois sur le carrelage et les sabots caressent du nez la brique rouge. Les deux hommes dansent presque sur place et ne sourient pas. C’est plutôt une occupation qu’un plaisir ; par moments, on dirait des prêtres. Gloriette s’approche du plus jeune et lui dit de ne pas fumer à cause des robes des jeunes filles. Il jette sa cigarette et continue, les mains derrière le dos. Son vis-à-vis, plus lourd, plisse le front, comme si vraiment il travaillait de la tête. Ils se sentent, sous les regards, une fierté pudique. Bientôt, ils disparaissent et ne tardent pas à revenir. Ils ont cru convenable de s’acheter chacun une paire d’espadrilles.

Ce n’est plus ça du tout.

Le lendemain de la noce, on attend les mariés pour s’asseoir à table.

— C’est Lucienne qui nous a mis en retard, dit Marius.

— Naturellement, dit-elle, toujours de ma faute !

En signe de victoire, Marius porte le chapeau sur l’oreille.

— Préférez-vous, Lucienne, hier à aujourd’hui, ou aujourd’hui à hier ?

— Ça m’est égal, je me trouvais bien hier, je me trouve bien aujourd’hui.

Marius dévore, le nez dans son assiette, et ne dit mot.

Qu’est-ce qu’il se demande ?

Mélanie, une des sœurs de Ragotte, étant de noce le premier jour, sa petite fille garde la vache et n’en est que le lendemain.

Elle arrive toute joyeuse, dans sa toilette fraîche.

— A mon tour ! s’écrie-t-elle, à mon tour !

Mais la noce est finie, et si la petite, dont les yeux brillent, se bourre de bons restes, il faut qu’elle s’amuse toute seule à une table de grandes personnes déjà éteintes.

Le garçon d’honneur fait, pour la cuisinière, une quête dans une assiette, puis il laisse tomber l’assiette et la casse. Le nombre de morceaux indique le nombre d’années que la demoiselle d’honneur doit attendre pour se marier.

Comme Lucienne a vingt-quatre ans et qu’on lui demande tout bas l’âge de cette demoiselle d’honneur, elle répond, le plus haut qu’elle peut :

— Trente ans !

Ragotte aussi danse, oh ! pas le jour, non, le lendemain de la noce.

Elle a été, autrefois, une bonne danseuse. Elle dansait toute seule, sur la route, jusqu’à en perdre ses chaussons, et, de retour à la maison, elle était battue ! messieurs, qu’elle était battue !

C’est Michel qui la tire par le bras et la décide.

Aussitôt, on fait cercle pour voir Ragotte danser une bourrée au mariage de sa fille ; on regarde, silencieux comme à l’instant le plus grave d’une cérémonie. Ragotte relève un peu sa jupe du bout des doigts. Les jambes ne fléchissent guère, les pieds quittent à peine le sol ; le corps ne se balance pas ; seule, la tête s’incline à droite et à gauche.

Ragotte, très pâle, sourit d’abord. Tout à coup, elle s’arrête, laisse Michel en plan et s’éloigne, courbée, comme si sa tête se cachait. Nous devinons ce qu’elle a. Elle vient de se rappeler subitement la mort du petit Joseph. Elle pleure de chagrin et de repentir et nous tourne longtemps le dos.

Les Carol finissent par se trouver mal à l’aise.

Ils partent ce soir, avant la dislocation de la noce.

La Chalude leur dit :

— Quoi ! vous partez si tôt ?

— Eh oui ! on ne nous regarde pas !

Le Midi s’en va un peu vite, ce qui ne l’empêche pas d’être ému.

M. Carol s’avance vers Gloriette, la main tendue.

— Mais nous vous accompagnons jusqu’à la gare !

— Ça ne fait rien, madame, je veux vous dire quelques mots à cette place ! Je tiens à vous remercier de votre accueil, de vos…

Il ne trouve plus, il pleure, il ne se reprend que pour nous faire promettre d’aller les voir.

— Une dépêche, dit-il, et nous serons à la gare ! avec le cheval. Et soyez tranquille, il connaît le chemin !

Nous avons beau promettre, il nous invite encore. J’affirme que nous irons, et, tout de suite inquiet, il rectifie :

— Oh ! ce n’est pas aussi bien là-bas qu’ici, mais nous vous recevrons de notre mieux. Et vous, monsieur Philippe, je vous invite également ; il faudra venir.

— Je ne dis pas non.

Le train va partir. On voit, collée à la vitre, la joue de Mme Carol qui pleure comme si la pluie tombait dans le wagon. Ils agitent des mouchoirs : Adieu ! adieu !

— Ma foi, ce n’est pas trop tôt, répond Philippe.

Il est mécontent.

Il juge que le beau-père n’a pas été convenable. M. Carol avait promis, par lettre, de payer la moitié des frais. Le jour du mariage, il fait dire par Lucienne qu’il paiera sa part, celle de sa femme et celle du soldat. L’heure venue de régler, il demande une note. Comme elle n’est pas prête, il offre cinquante francs.

— Ça ne faisait pas mon compte, me dit Philippe.

— Mais vous les avez pris.

— Oui.

— En disant : « C’est trop ! »

— Je voulais même lui rendre sur son billet de cinquante francs.

— Pourquoi ? puisque vous dites qu’il vous devait davantage.

— Précisément ! Je lui disais : « C’est trop ! » parce que je voulais lui montrer que ce n’était pas assez.

— Ça me paraît bien délicat, Philippe.

— Enfin, voilà ce que je voulais.

RAGOTTE

Je suis bien contente, ma Lucienne, que tu sois établie. Quand l’ennui me prendra, j’irai vers toi, à Paris.

LUCIENNE

Ne te mets pas cette idée-là dans la tête ! Reste où tu es. A Paris, tu ne serais pas capable de gagner ta vie !… C’est tout ce que tu me donnes ?

RAGOTTE

Je t’ai donné six cuillers, six fourchettes et six assiettes.

LUCIENNE

Donne-moi encore des assiettes.

RAGOTTE

Je ne peux pas.

LUCIENNE

Oh ! ce que tu es intéressée !

RAGOTTE

Et le Paul !

PAUL

Oui, et moi ! Qu’est-ce qu’il me restera pour ma part ? Si tu veux tout prendre, je vas bien t’arrêter !

Le Paul surveille en effet les caisses et Philippe, qui les cloue, s’écrie :

— Qu’on ne m’apporte plus rien ! je ne les déclouerai pas !

Lucienne boude.

— Soignez votre caractère, lui dit Gloriette.

— Mon caractère est bon, dit Lucienne, pincée.

— C’est votre avis, monsieur Marius ?

— Oh ! répond Marius, je n’ai pas encore regardé.

— Ah ! que le temps me dure, dit Philippe. Depuis ce matin, clouer leurs caisses, et les haricots de votre jardin qui attendent !

— D’un côté, dit-il, ça me fait de la peine de voir Lucienne partir, mais, de l’autre, je n’en suis pas fâché !

Ragotte dit doucement à Lucienne :

— Tu as beau être mariée, ce n’est pas une raison pour te mettre en colère.

— Personne ne se connaît, lui dit-elle, tant que les caractères ne sont pas l’un devant l’autre, et il faut toujours en rabattre.

— Tu vas sentir, Lucienne, le pou te piquer derrière l’oreille ! Il n’y a rien de mieux qu’un homme pour tenir une femme droite ! J’en ai vu que le mariage a bien réduites.

— Un mariage, ce n’est pas comme un marché de bœufs !

Au moment de l’adieu, Philippe dit tout de même à Marius et à Lucienne :

— Comme vous n’êtes pas riches, on pourra vous envoyer, à l’automne, un sac de pommes de terre.

— Tu feras bien ! dit Lucienne.

Les Philippe ont reçu, au premier jour de l’an, une carte des jeunes mariés, ce qu’on appelle une carte de visite, avec les noms imprimés au milieu :

Monsieur et Madame Marius Carol.

Pas un mot de plus, mais c’était assez, et Ragotte a dit :

— Il ne leur manque rien !

IV
LE PAUL

Le Paul entre furieux chez Ragotte.

A l’autre maintenant !

PAUL

Pourquoi ne m’as-tu pas apporté ma soupe ce matin ?

RAGOTTE

Je ne savais pas si tu travaillais aujourd’hui.

PAUL

Tu sais bien quand on boit, tu ne sais pas quand on travaille !

RAGOTTE

Tu ne m’avais pas dit où tu travaillerais.

PAUL

Au canal, sur le port ; c’est malin à deviner !

RAGOTTE

A quelle pile ? Il faut toujours chercher. Les empileurs se moquent de moi. Ils rechignent à ma question : « Avez-vous vu le Paul ? » Et je drogue de pile en pile. Mais ta soupe est prête, tu peux l’avaler.

PAUL

Je n’en veux plus, de ta soupe.

RAGOTTE

Laisse-la, mon garçon.

PAUL

Et je te défends de me la faire, demain et les autres jours. Je te défends, je te défends !

RAGOTTE

Ce n’est pas la peine de tant le répéter, j’ai compris.

PAUL

J’en trouverai à l’auberge.

RAGOTTE

Tu es libre ; tu verras ce que ça coûte.

PAUL

J’ai de quoi payer et ce sera meilleur.

RAGOTTE

Puisque tu ne mangeras plus chez moi, je ne balaierai plus ta maison où tu couches ; ferme ta porte.

PAUL

Elle est fermée.

RAGOTTE

Ote la clef.

PAUL

Je l’ai dans ma poche.

RAGOTTE

C’est fini entre nous, mais quand tu auras besoin d’un morceau de pain…

— J’ai plus les moyens que toi, dit Paul, déjà dehors.

— Il m’a jeté ça dans les jambes, dit Ragotte, parce que je l’avais piqué net.

Elle tourne autour de la maison de Paul, et regarde par la fenêtre. Elle a vu aujourd’hui, sur sa table, un pain entamé, un reste de fromage et un litre vide ; ce qui prouve qu’il ne prend point tous ses repas à l’auberge, comme il l’avait dit, et qu’il est embarrassé.

Le Paul, qu’elle agace, ferme les volets quand il va à son travail.

Elle se réjouit d’abord de ne plus avoir à faire de cuisine, même pour Philippe qui mangera souvent ce qu’il aime le mieux, du pain avec un cornichon à la croque-au-sel.

— Ragotte et le Paul, dit Philippe, se sont tiré les oreilles, mais ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre. Ils se cherchent déjà.

— Pense qu’il fait sa soupe lui-même ! dit Ragotte.

— Ne faut-il pas qu’il apprenne ? répond Philippe.

— Oh ! toi, tu es dur, mais une mère ! Je me rappelle, madame, que, la veille de faire le Paul, j’allais encore laver à la rivière ! Quel ingrat ! On voit des enfants si bien élevés.

— Il fallait, dit Philippe, élever ton Paul comme ceux de madame !

— On n’est pas tout seul pour donner des conseils, réplique Ragotte.

Philippe se tait.

— Il vous reviendra, dit Gloriette, après la leçon.

— Il sent qu’il a mal fait, madame, et il n’ose plus reparaître, ici, devant vous. Oh ! moi, à sa place, j’aurais honte, je ne reviendrais pas.

— Puisqu’on ne se connaît plus, dit Philippe, il ne faut rien prendre au jardin de Paul.

C’est leur voisine, la Chalude, qui en profite ; elle ne laisse pas perdre les choux et les carottes.

— Vous a-t-il dit quelque chose ? lui demande Ragotte.

— Non.

— Il ne vous parle point de moi ?

— Oh ! non.

— En mal, comme de juste ?

— En rien du tout, ma pauvre Ragotte. Il se débarrasse bien de vous ! Il est comme les autres enfants.

Ainsi, ce n’était pas assez de la mort du petit Joseph, il faut que Ragotte souffre par les vivants.

Le petit Joseph au cimetière, sa fille Lucienne mariée, le Paul fâché, elle n’a plus que son principal. Elle va s’asseoir près de lui et le regarde désherber les oignons. Toute l’année de la naissance du Paul lui revient. Il y a trente ans, jour pour jour, qu’elle le poussait au monde. La moisson était bien en avance, comparée à celle d’aujourd’hui.

— Quand ils sont petits, dit-elle, avec un coup de pied d’un côté, une tape de l’autre, on les remet droits ; quand ils sont grands, il n’y a plus de prise.

Cependant, elle lui prépare, comme d’habitude, sa chemise de la semaine ; il ne vient pas la chercher.

— Ne t’en occupe donc plus, dit Philippe. Tu ne l’as pas vu, tout à l’heure, sortir de sa maison avec une belle culotte blanche ?

— Il se croit propre dans sa pouillerie, cet individu-là ! dit Ragotte mortifiée.

Elle sait, par la Chalude, qu’il ne prend jamais la peine de faire son lit et qu’un fromage blanc lui dure une semaine !

Le Paul va partir pour ses vingt-huit jours.

Viendra-t-il leur dire au revoir ? Jusqu’à présent, il évite le père comme la mère, et chaque fois qu’il rencontre Philippe, il se gare. Enfin, la veille du départ, Philippe le rattrape sur la route :

— Tu n’as besoin de rien ?

PAUL

Pourquoi t’inquiètes-tu de ça ?

PHILIPPE

Si tu n’avais pas d’argent, je t’en donnerais.

PAUL

J’ai de l’argent.

PHILIPPE

Tu feras peut-être les manœuvres !

PAUL

Je ferai ce qu’on me fera faire.

Un peu après, Ragotte, n’y tenant plus, va dans sa maison qui est ouverte.

— Comme tu pars, dit-elle, je viens voir si tes affaires sont prêtes.

— Je ne les ai pas regardées.

— Si tu veux que je te les prépare ?

— Ce n’est pas le moment.

— Il n’imagine pas, ajoute Ragotte, le plaisir qu’il pouvait me faire en me commandant quelque chose. Il m’aurait dit seulement : « Fais mon lit ! » Mais rien ! Comme je ne voulais pas lui montrer ma peine, j’ai tourné mon cul et je suis sortie.

Le soir, ils font une dernière tentative.

— Montes-tu là-haut ? dit Ragotte.

— Monte, si tu veux, toi, répond Philippe.

— Comment faut-il que je lui tourne ça ?

— Offre-lui les cent sous, mais ne le force pas. S’il les refuse, rapporte-les.

Ragotte n’a pas la peine d’aller jusqu’au bout ; elle aperçoit une voiture à âne qui emmène le Paul. C’était donc ce soir qu’il devait partir, et non demain matin ? Dès que Paul a disparu sans un regard en arrière, Ragotte n’est pas longue à remettre à Philippe la pièce de cent sous.

Il ne s’agissait peut-être que d’une course ! La nuit elle se dresse et entend un bruit de souliers qui approchent.

— C’est le Paul ! c’est le Paul !

Non, il est bien parti, comme un orphelin.

Philippe la console doucement.

— Es-tu sûre, à présent, dit-il, que ton Paul se f… de toi ?

Elle pleure ; ses yeux ne débouffissent pas.

— Il faut pleurer les morts et les vivants, dit-elle.

Comme si elle avait peur de ce qu’elle vient de dire, elle rectifie :

— C’est moins dur tout de même de pleurer les vivants. Un jour ou l’autre, on peut les revoir.

La femme Merlin, dont le fils fait aussi ses vingt-huit jours, dit malignement à Ragotte :

— Avez-vous des nouvelles de Paul ?

— Non, dit Ragotte, je n’en ai point, mais je n’en attendais pas.

— Oh ! moi, dit la femme Merlin, j’en ai d’Émile. Il nous a écrit, et il marque sur sa lettre qu’il nous récrira encore !

Ragotte lave le linge qu’elle trouve dans la maison du Paul.

— Tu en as de la complaisance ! dit Philippe.

— Ce n’est pas à cause de Paul, c’est à cause du linge qui s’abîmerait. La culotte était raide de boue et dressait les oreilles comme le diable ! Je ne pouvais pas la laisser dans un pareil état ; oh ! ça sera fini, je ne toucherai plus à rien.

— Mais Ragotte, lui dit Gloriette, ce paquet de linge était dans la maison.

— Oui, madame !

— Et la clef ?

— Je l’ai.

— Il vous l’a donc rendue ?

— Oh ! non, il a fait comme c’est l’habitude chez nous. Le dernier qui sort ferme la porte à clef, met la clef sur le rebord de la fenêtre, au coin, et pousse simplement les volets. Il ne les accroche pas. On le sait, on n’a qu’à ouvrir les volets et à prendre la clef.

Pas une carte postale !

Qui la préviendra s’il arrive malheur au Paul ? Va-t-elle, comme on dit, apprendre sa mort avant sa maladie ? Comment finira cette brouille ? Après ses vingt-huit jours, le Paul se remettra-t-il à la petite table de Ragotte, oublieux et affamé comme s’il revenait d’une guerre lointaine ? C’est possible, mais il a une tête !

Les quatre semaines passées, il est de retour et il ne vient pas la voir ; c’était pourtant une bonne occasion !

Ragotte sait que, parti enrhumé, il a fait les manœuvres enrhumé et qu’il rentre avec son rhume.

Elle avait dit : « Oh ! je n’irai pas laver son linge des vingt-huit jours ! S’il me le donne, je le laverai de bon cœur, mais s’il attend que j’aille chercher le linge !… »

Et comme il ne l’apporte pas, elle va le prendre. Elle trouve le Paul au lit, la figure contre le mur.

— Tu es donc malade ?

— Oui.

— As-tu besoin de quelque chose ?

— Non.

— Si je te faisais un verre de vin chaud ?

— Je n’en veux point.

Il ne se retourne même pas. Ni bonjour, ni bonsoir !

— Laissez-le, Ragotte, dit Gloriette, indignée. Vous finiriez par avoir tort, et vous vous faites du mal pour un mauvais gars qui ne le mérite plus.

— Vous dites vrai, madame ! S’il arrive du malheur, je n’aurai rien à me reprocher.

Elle ne dit pas que, le Paul ne lui montrant que le dos, elle a pris le paquet de linge des vingt-huit jours. Elle le lave et l’écarte sur la haie du jardin de Paul. Il le ramassera, s’il veut.

Le Paul est malade pour de bon et le rhume lui donne la fièvre. Il ne peut même plus bouger, parce qu’un vésicatoire le fait souffrir depuis seize heures. Ragotte, avertie par la Chalude, va le revoir et lui pose les mêmes questions.

— Tu n’as besoin de rien ?

— Non.

— Faut-il que j’allume le feu ?

— Ce n’est pas la peine.

— Mais, ajoute Ragotte, il dit ça bien doucement ! Il ne se fâche pas, et il ne se tourne plus exprès de l’autre côté !

Gloriette y monte.

— Un vésicatoire, Paul, se garde huit heures au plus ! Où l’avez-vous pris ?

— Chez le pharmacien.

— Sans ordonnance ?

— Je n’ai pas vu le médecin.

— Qui vous l’a posé ?

— Le pharmacien.

— Sans explication ?

— Il m’a dit de coller à la place, quand je l’ôterais, du papier sur de l’huile.

— Avez-vous du papier ?

Le Paul montre un vieux papier de soie qui enveloppait des bougies.

— Et de l’huile ?

— Je n’en ai pas.

— Qui vous enlèvera votre vésicatoire ?

— Moi.

— Oui, vous ! comme un pauvre abandonné, au risque d’une blessure. Écoutez, Paul ! on essaiera de l’ôter légèrement, puis on mettra un cataplasme de farine de lin, dont la toile aura bouilli, et on percera la peau ensuite. Nous allons vous soigner, Ragotte et moi ; je vais chercher Ragotte.

Paul répond par un grognement.

— Paul, laissez-vous soigner par Ragotte ! Il ne faut plus être fâché. Elle a ses travers, comme toutes les vieilles mamans, mais vous êtes le seul garçon qui lui reste, et elle vous aime de tout son cœur. Vous ne devez pas lui faire plus longtemps de la peine. Je la ramènerai avec moi.

— Je veux bien, dit Paul.

Il le souffle d’un râle, plutôt qu’il ne le dit, à cause de son rhume. Gloriette voit remuer le drap sur la poitrine. Il pleure ; c’est d’émotion ou le vésicatoire tire trop.

Le Paul laisse traîner, au bord de sa cheminée, toute une histoire d’amour en cartes postales.

Sur l’une d’elles, Ragotte lirait, si elle savait lire, et Gloriette, si elle était curieuse :

« Trouve-z-en donc une plus jolie que celle-là ! Et on dit que je lui ressemble ! »

Sur une autre :

« Je t’aime autant de loin que de près. »

Sur celle-ci, une petite femme à sa toilette n’est vêtue que de ses bas et de sa chemise transparente. On voit le bout des seins et on devine le reste. L’expéditrice a crayonné aux pieds de la belle : « Admire et comprends ! »

Sur celle-là s’épanouit une rose jaune, et, sous le nom de cette rose que l’imprimeur appelle Infidélité, il est écrit à l’encre noire naturelle :

« On s’en a douté ! »

Gloriette reparaît, suivie de Ragotte, et lève le vésicatoire.

— La Chalude les arrache d’un seul coup, dit Ragotte qui tremble.

— Avec la peau ?

— Ah ! dame ! vient ce qui vient.

— Je ne vous ai pas fait mal ? dit Gloriette.

— Non, madame, je n’ai rien senti.

— Ragotte restera près de vous.

— Oh ! madame ! oh ! madame ! dit tout bas Ragotte, les mains jointes, que vous me rendez donc service ! Il y a un mois que je ne dormais plus !

Elle s’installe chez le Paul. Il ne dit rien, et elle parle trop.

— Oh ! que ça doit cuire, un vésicatoire ! Tu en as, du courage ! Moi, je ne pourrais pas le supporter, je crierais.

Paul va perdre patience, lui dire de se taire, ou sauter à bas du lit et la mettre à la porte. Mais il n’a plus d’humeur.

— Il se rend, dit Ragotte, je savais bien qu’il se rendrait à vous, madame Gloriette. Il s’est rendu. Il cause, il a causé ce matin.

— Qu’est-ce qu’il vous disait ?

— Il m’a demandé si le lait qui était sur le feu ne tournerait pas. Oh ! c’est un bon cœur, mais une vilaine femme le perd.

— Quelle femme ?

— Je ne veux pas vous parler de cette femme ! je vous manquerais de respect ! Enfin, il cause ! Je ne tiens plus à ce qu’il prenne ses repas chez moi. Au contraire, je suis débarrassée. Qu’il mange où ça lui plaît, pourvu qu’il cause. Je tiendrai sa maison propre s’il cause, et je laverai son linge, mais qu’il cause !

C’est la fin et tous y trouvent leur compte. Ragotte danserait ; Gloriette se félicite d’ôter un vésicatoire sans blêmir.

Philippe seul resterait longtemps à l’écart, si Ragotte n’avait tout à coup une bonne idée.

Elle porte ce matin la soupe au Paul et lui demande de ses nouvelles.

— Ça va bien, dit Paul ; me prêterais-tu vingt sous ?

— Oh ! oui, mon garçon ; pour quoi faire ?

— Pour aller à la ville par le train. J’ai de l’argent chez le patron, près de cent francs, mais j’aime mieux ne pas les réclamer avant la fin du mois.

— Je n’ai pas, dit Ragotte, les vingt sous dans ma poche, je cours les chercher.

Elle les avait sur elle, mais c’est à ce moment que lui vint son idée.

Elle trouve Philippe au jardin. Il a bon cœur, lui aussi, comme le Paul, et il est encore plus têtu ; et il ne le reverrait pas sans un prétexte.

— Le Paul a besoin de vingt sous, dit Ragotte ; ça ne se refuse pas, porte-les-lui donc.

— Tu ne peux pas les porter toi-même ?

— Est-ce que j’ai le temps ?

— Prends-le.

— Non. La dame m’appelle, il faut que je monte tout de suite. Porte les vingt sous au garçon. Le train passe à neuf heures et demie ; ça presse, va vite !

Philippe, mal gracieux et ému, se dépêche d’y aller.

— Je mentais, dit Ragotte à Gloriette, vous ne m’appeliez pas. Ce sera pour une autre fois. N’ayez jamais peur de me déranger. Ça me fait tant plaisir de vous être utile à quelque chose.

Le Paul reviendra-t-il prendre ses repas chez Ragotte ? Personne n’y compte plus.

Il revient tout seul, un jour que sa chemise est mouillée et que son feu ne marche pas. Il entre chez son père et sa mère, qui ne disent rien, de peur de le faire sauver, et il s’assied en bougonnant, le dos à la cheminée où pétille un fagot.

Comme c’est l’heure de manger, Ragotte pousse devant lui, sur la petite table, une assiette, un verre, le pain et le plat qui fume.

Le Paul se sert, d’abord de loin, puis il s’approche un peu.

V
RAGOTTE ET LE PAUVRE

— On sonne, Ragotte !

— Oui, madame, dit Ragotte, qui va, sans se presser, ouvrir la porte de la cour.

Elle l’entr’ouvre et dit :

— Madame, c’est un pauvre.

— Attendez, répond Gloriette, je vous jetterai deux sous par la fenêtre dans un morceau de papier.

Ragotte dit : « Bien, madame ! » et elle attend avec le pauvre. Il ressemble à tous les pauvres de la route. On peut le croire, à volonté, très misérable, ou se méfier et dire qu’il est au moins millionnaire.

LE PAUVRE

Bonjour, madame Ragotte, vous me reconnaissez ?

RAGOTTE

Oui, je vous reconnaissais par vos pieds sous la porte ; vous êtes déjà venu plusieurs fois.

LE PAUVRE

Je viens tous les ans. Ils ne sont pas partis, vos maîtres ?

RAGOTTE

Non.

LE PAUVRE

Ah ! j’avais peur. L’année dernière, je suis passé trop tard.

RAGOTTE

Je me rappelle.

LE PAUVRE

Ils étaient rentrés à Paris ; j’ai fait une visite pour rien.

RAGOTTE

Les maîtres partis, il n’y a plus que moi et mon vieux !…

LE PAUVRE

Monsieur Philippe ?

RAGOTTE

Oh ! monsieur Philippe !… un joli monsieur !… Et ce n’est pas nous qui pouvons donner.

LE PAUVRE

Naturellement.

RAGOTTE

Nous ne sommes guère plus riches que vous.

LE PAUVRE

Oh ! je comprends ! Je n’avais qu’à me dépêcher l’année dernière comme cette année. J’ai pris le plus court… Ah !… madame votre maîtresse vient de jeter quelque chose.

RAGOTTE

Je n’ai pas entendu ; vous avez l’oreille fine.

LE PAUVRE

L’habitude ! Tenez, là, au milieu de la cour ; c’est blanc.

RAGOTTE

Mme Gloriette donne toujours, et je parie qu’il y a deux sous et non un petit sou dans le papier.

LE PAUVRE

Oui, ça se sent au doigt.

RAGOTTE

Madame ne trompe personne.

LE PAUVRE

Merci, madame Ragotte ! (A la fenêtre) Merci, madame !

RAGOTTE

Vous avez un fameux porte-monnaie.

LE PAUVRE

Il a du fond ; s’il était plein ! Je n’y serre pas mes sous devant tout le monde, c’est mal vu ; mais, avec vous, je ne me gêne pas.

RAGOTTE

Vous préférez les sous au pain ?

LE PAUVRE

Le pain est lourd à porter ; on ne peut pas tout manger à la fois.

RAGOTTE

Vous aimeriez mieux de la brioche ?

LE PAUVRE

De temps en temps, mais je n’ai pas la peine de refuser des friandises.

RAGOTTE

Si vous étiez venu plus tôt, moi, je vous aurais bourré de galette. J’ai marié ma fille Lucienne, cet été.

LE PAUVRE

Je vous fais mes compliments.

RAGOTTE

Et bien mariée, avec un jeune homme de Paris, un chauffeur qui voyage dans le premier wagon du train et qui gagne de bonnes journées. La noce a duré trois jours.

LE PAUVRE

Je ne pouvais pas prévoir. Vous avez plusieurs enfants ?

RAGOTTE

Deux : ma fille et mon aîné, le Paul ; j’ai perdu le plus jeune cet hiver.

LE PAUVRE

Excusez-moi.

RAGOTTE

Oh ! ce n’est pas vous qui me faites pleurer. En mariant ma fille, je riais et je pleurais ; tout ça éreinte, tout ça vieillit. Je ne me porte plus comme autrefois ; le mal me prend, me tient une journée au lit et me lâche ensuite ; mais on s’use, on s’approche de la fin.

LE PAUVRE

Vous ne fatiguez pas beaucoup, ici ?

RAGOTTE

Oh ! non, je soigne les bêtes et je lave le linge. L’hiver, nous restons seuls, tranquilles, trop ; ça paraît long et vide.

LE PAUVRE

C’est gentil, ce coin-là, ce lierre !

RAGOTTE

On va le couper, il attire les rats.

LE PAUVRE

Ils sont convenables avec vous ?

RAGOTTE

Qui ? Les maîtres ?… Il n’y a pas à se plaindre.

LE PAUVRE

Allons, tant mieux ! Au revoir, madame Ragotte. Meilleure santé ! A l’année prochaine !

RAGOTTE

Vers la même époque, fin septembre ?

LE PAUVRE

Au plus tard, pour ne pas les manquer. C’est agréable de connaître, pas trop loin de la grande route, une maison sûre comme la vôtre.

VI
LE VERRE D’EAU

Par une forte chaleur de juillet, assis à l’ombre, je bois un verre d’eau de notre puits. Philippe me regarde avec une bienveillance respectueuse.

— C’est agréable, dit-il, de voir comme vous buvez ça !

— Oui, j’aime cette eau pure ; et vous ?

— Moi, je préfère le vin.

— C’est bon, Philippe, un verre de vin, quand on apporte la bouteille de la cave ; c’est moins frais qu’un verre d’eau qui sort du puits.

— Oui, monsieur, cette eau-là est fraîche.

— Elle coupe !

— Elle serait plutôt trop fraîche.

— Vous n’en buvez jamais.

— Je peux tout de même dire qu’elle est froide.

— Vous l’avez goûtée ?

— Non, mais je l’ai touchée, monsieur.

— Comment ça ?

— Je suis descendu dans le puits.

— Quand, Philippe ?

— Ce matin.

— Ah !…

— Philippe, dis-je, après une nouvelle gorgée plus petite que les autres, pourquoi êtes-vous descendu ?

— Pour voir s’il restait de l’eau en suffisance, et si le puits n’avait pas besoin d’être nettoyé, si je ne trouverais pas de saletés au fond.

— Au fond du puits ?

— Oui, monsieur. Le puits n’a plus guère d’eau. D’ici trois ou quatre jours, elle manquera, à moins qu’il ne tombe une forte averse. Pour le nettoyage, comme il faudrait vider le puits, on peut attendre.

— Le fond est propre ?

— Assez.

— Dites-moi, Philippe, comment avez-vous fait pour descendre ?

— Il n’y a qu’un moyen : j’ai mis la grande échelle dans le puits.

— Et vous êtes descendu très bas ?

— Le plus bas possible.

— Plus bas que le seau quand la corde est toute développée ?

— La corde et un bout de la chaîne.

— Jusqu’au dernier échelon ?

— Jusqu’à l’eau seulement ; les derniers échelons trempaient sous l’eau.

— Et après ?

— Pour m’assurer qu’il n’y avait pas un dépôt de matières, de feuilles mortes, j’ai tâté, remué l’eau.

— Avec quoi ?

— Avec ma main. C’était glacé ! Je n’aurais pas voulu y entrer après ma soupe.

— Y entrer, Philippe ?

— M’y baigner, quoi ! l’estomac plein de nourriture.

— Vous ne plongiez que la main ?

— La main, le bras, le coude, afin de mieux barboter.

— L’eau vous éclaboussait, vous mouillait !

— J’avais retroussé mes manches ; le reste, la culotte, les sabots, ça ne craint rien, ça sèche vite.

— Les sabots, mais les chaussons ?

— Je n’en mets point.

— Les chaussettes ?

— J’avais les pieds nus.

— Vous ne trouvez pas, Philippe, qu’il fait lourd ?

— Au contraire, je trouverais, moi, monsieur, que le temps s’est rafraîchi.

— Philippe ?

— Monsieur !

— Je ne comprends pas bien. Expliquez-moi : Où étaient-ils, vos pieds nus ?

— Dans mes sabots.

— Et vos sabots ?

— Sur l’échelle, monsieur.

— Sur quel échelon de l’échelle ?

— Sur le plus près de l’eau.

— Cet échelon touchait à l’eau, hein, Philippe ? Il nageait dessus ?

— Il ne pouvait pas, monsieur. Un morceau de bois libre nage, un échelon reste pris à l’échelle.

— J’entends, Philippe, et je veux dire que l’eau du puits, de notre puits, n’est-ce pas ?…

— De votre puits.

— Que cette eau, que la surface de cette eau, l’échelon de l’échelle et vos pieds nus dans vos sabots, ne faisaient qu’un.

— Si vous voulez !

— Je vous demande.

— Oui, monsieur ! Moi, je ne m’occupais que de ma main, sans m’occuper de mes pieds.

— Quelle chaleur, Philippe !

— En effet, vous paraissez avoir chaud ! Vous suez du front.

— Je n’ai jamais eu aussi chaud.

— Vous ne finissez pas votre verre ?

— Si, si.

— Ça vous fait peut-être mal ?

— Non, non, je boirai tout, Philippe, et vous, prenez un verre de vin. Nous trinquerons.

LES PHILIPPE

LES PHILIPPE

Philippe habite la maison qu’habitait son père et c’est peut-être la plus vieille du village. Son toit de chaume moussu et rapiécé qui descend jusqu’à terre, sa porte basse, sa petite croisée qui ne s’ouvre pas, lui donnent l’air d’avoir au moins deux cents ans. Mme Philippe en est honteuse.

— Faut-il être pauvre, dit-elle, pour la laisser dans cet état !

— Moi je trouve, lui dis-je, votre maison très bien.

— Quand on touche le mur, dit-elle, le plâtre vient avec les doigts.

— Personne ne t’empêche, dit Philippe, de boucher les trous avec des numéros du Petit Parisien.

— Je ne réclame pas une maison de riches, dit-elle, je ne demande que la propreté, et si j’avais quatre sous d’économies, la bicoque serait réparée demain.

— Ne faites pas ça, madame Philippe ; je vous assure que votre maison est admirable.

— Elle ne tient plus debout.

— Ne t’inquiète pas, dit Philippe, elle est assez solide pour t’enterrer.

— En me tombant sur la tête, dit Mme Philippe, que sa réponse fait rire seule.

— Ne craignez rien, dis-je, et ne méprisez pas votre maison. Vous auriez tort ; elle a beaucoup de valeur. Songez que c’est un héritage de vos ancêtres, et puisque vous avez le culte des morts, gardez avec respect tout ce qui vous vient d’eux. Votre maison, c’est un souvenir du vieux temps, une relique sacrée.

— Je ne vous dis pas le contraire, répond Mme Philippe déjà flattée.

— A votre place, je me garderais d’y changer une pierre. Je la préfère aux maisons neuves : oui, oui, au point de vue pittoresque et instructif, je l’aime mieux qu’un château moderne, parce que cette bonne vieille maison nous rappelle le passé et que, sans elle, nous ne saurions plus comment étaient bâties les maisons de nos pères.

— Tu entends ? dit Philippe, presque toujours de mon avis contre sa femme.

— C’est vrai, dit-elle retournée, qu’il faudrait aller loin pour voir une maison comme la nôtre, et que, dans tout le pays, elle n’a pas sa pareille. Entrez donc, s’il vous plaît !

Ce qui frappe d’abord dès le seuil, c’est le lit de bois aussi large que long sur ses pieds sans roulettes. J’imagine qu’il a dû passer par la cheminée. La porte était trop étroite.

— Il se démonte, me dit Philippe.

Mme Philippe ne le tire jamais. Une fois collé au mur, il y est resté. Comme elle n’a pas le bras long, elle se sert d’une fourche pour écarter les draps et border le lit du côté du mur.

— Dans l’ancien temps, dit Philippe, il y avait, au-dessus du lit, un dais carré de planches porté par quatre quenouilles, et, tout autour, s’accrochaient des rideaux jaunes à bordure verte.

— Des rideaux de grosse laine tissée sur de la toile, dit Mme Philippe. On appelait ça du poulangis ; c’était inusable.

— On n’en voyait pas la fin, dit Philippe, on les pendait, et on ne les dépendait plus. Ils renfermaient le lit. On ne les ouvrait que pour y entrer, comme à la comédie, et quand le père montait se coucher, il disait : « Bonsoir, mes enfants, je vas à la comédie ! »

— Cette espèce de rideaux n’existe plus, dit Mme Philippe. La dame du château les a détruits. Elle les achetait pour faire des tentures.

— Mon père lui a vendu les siens cinquante francs, dit Philippe. C’est bien payé. Ils n’en valaient pas vingt.

— Nous avons, dit Mme Philippe, encore un lit de cette taille-là sur le grenier.

— Pourquoi ne l’utilisez-vous pas ? A votre âge, vous seriez mieux chacun dans votre lit.

— Que Philippe couche, s’il veut, dans un lit à part, répond Mme Philippe. Moi, je couche dans le mien.

— Dans le tien ! C’est le mien aussi, dit Philippe.

— C’est le lit de nos noces, dit-elle.

— Et vous croyez que vous dormiriez mal dans un autre lit ?

— Je n’y dormirais pas à ma main, dit-elle.

— Et vous, Philippe ?

— Jamais je ne découche.

Il ne s’agit pas d’affection et de fidélité. Ils couchent une première nuit ensemble et voilà une habitude prise pour la vie. L’un et l’autre ne quitteront le lit commun qu’à la mort.

Ils ne se servent pas de leurs oreillers. Ils les posent la nuit sur une chaise, parce que ces oreillers doivent rester le jour sur le lit, pleins et durs, blancs et frais à l’œil.

— Ça fait joli et il ne faut pas, me dit Mme Philippe, que le monde les voie fripés.

— Cachez-les sous la couverture, personne ne les verra.

— C’est la mode de les laisser dessus.

— C’est cependant si naturel, quand on a un oreiller de le mettre sous sa tête !

— On le place sous la tête, dit Philippe, dans le cercueil. Les héritiers laissent toujours un oreiller au mort.

— Mais ils donnent n’importe lequel, dit Mme Philippe, ils ne sont pas obligés de faire cadeau du meilleur.

Les Philippe couchent sur une paillasse et un lit de plume. Ils ne connaissent pas le matelas. La laine et le crin valent trop cher, et ils ont pour rien la plume de leurs oies.

— J’ai souvent vu, dis-je, sur la route des oies si déplumées qu’elles faisaient de la peine. Je les croyais malades.

— Elles étaient déplumées exprès, dit Philippe, seulement elles l’étaient trop. Il ne faut pas ôter les plumes qui maintiennent l’aile, sans quoi l’aile pend et fatigue la bête.

— Elle doit souffrir et crier, quand on la plume ainsi vivante ?

— On attend, dit Mme Philippe, que la plume soit mûre et se détache toute seule. C’est le moment de la récolter. On la récolte trois fois par an.

— Une ménagère habile ne se trompe pas d’époque, dit Philippe, et elle ne laisse pas perdre une plume. On prétend même qu’une fille n’est bonne à marier que lorsqu’elle saute sept fois un ruisseau pour ramasser une plume.

— C’est une gracieuse légende.

— Oh ! répond Philippe, c’est une blague.

Philippe couche sur le bord et Mme Philippe au fond.

— Est-ce que vous mettez une chemise de nuit ?

— Celle du jour n’est donc pas bonne ? dit Philippe.

Elle est tellement bonne qu’elle dure au moins une semaine et quelquefois deux. Je ne suis pas sûr que Mme Philippe ôte son jupon. A quoi ça l’avancerait-il de tant se déshabiller ? Il y a belle heure qu’ils ne se couchent que pour dormir. Ils dorment d’ailleurs dans le lit de plume comme dans deux nids séparés. Ils y enfoncent chacun de leur côté. Ils y reposent sans remuer, à l’étouffée ; ils y soufflent et ils y suent, et le matin, quand ils ouvrent la porte, ça sent la lessive.

— Rêvez-vous, Philippe ?

— Rarement, dit-il, et je n’aime guère ça, on dort mal.

Il croit qu’on ne peut faire que des rêves désagréables. Quant à Mme Philippe, elle ne rêve jamais.

— Ou si je rêve, dit-elle, je ne m’en aperçois pas.

— De sorte que vous ne savez pas ce que c’est qu’un rêve ?

— Non.

— Je te l’ai expliqué, dit Philippe.

— Tu m’expliques ce qui se passe dans ta tête, et moi je te réponds qu’il ne se passe rien de même dans la mienne ; alors ?

En échange, c’est toujours elle qui se lève la première.

— A quelle heure ?

— Ça dépend de la saison.

— L’été ?

— L’été, ce n’est pas l’heure qui me règle, c’est le soleil.

— Malgré les volets ?

— Jamais je ne les ferme, dit-elle, j’aurais peur du tout noir, et j’aime être réveillée par le soleil. Il habite là-bas juste en face de la fenêtre, et aussitôt qu’il sort de sa boîte, il vient jouer sur mon nez.

Philippe a fait bâtir une grange près de la maison et la grange neuve est bien mieux que la vieille maison qui menace ruine. D’abord on ne voit pas clair à l’intérieur de cette maison. Il faudrait remplacer la porte pleine par une porte fenêtre ; mais on en parlera une autre fois. Ce qui presse, c’est le toit de chaume : il s’affaisse et s’éboulera si on ne change la grosse poutre du milieu.

— Il n’y a plus à reculer, se dit Philippe.

Il achète une poutre et la charroie devant la porte de sa maison, et c’est tout ce qu’il peut faire pour le moment. Il la mettra sur le toit, plus tard, quand il aura de quoi payer une couverture de paille. La poutre reste par terre, à la pluie, au soleil, dans l’herbe, et les gamins s’amusent à courir dessus, quand ils sortent de classe.

Philippe n’a pas de métier spécial ; il sait seulement tout faire. Il sait conduire un cheval, panser le bétail, tuer un cochon, faucher, moissonner, fagoter et mesurer et empiler du bois sur le petit port du canal, jeter l’épervier, cultiver un jardin. Il sait faire le serrurier, le couvreur et le maçon. Mais, quelque travail qu’on lui commande, il ne l’accepte qu’après avoir réfléchi. Je crains toujours un refus.

— Philippe, pourriez-vous réparer cette cheminée qui finira par tomber sur la tête de quelqu’un ?

Philippe regarde longtemps la cheminée, calcule ce qu’il faudrait d’échelles, de briques, de mortier, et dit :

— Oh ! ma foi, monsieur, c’est possible.

— Philippe, voulez-vous planter là une pointe ?

Il observe l’endroit du mur que je désigne, la pointe, le marteau.

— Par Dieu ! dit-il, tout de même il y aurait moyen.

Je suis venu au monde avec mes deux bras, dit Philippe.

A leur mariage, ils avaient, sa femme et lui, quatre bras. Chaque nouvel enfant ajoute les deux siens. Si personne de la famille ne s’estropie, ils ne manqueront jamais de bras, et ils risquent seulement d’avoir trop de bouches.

Le jour de son mariage, Philippe rit comme jamais il n’avait ri, et il mangea de quatorze plats. Il fit danser toutes les femmes du village, et les plus vieilles même durent virer à son bras, secouées ainsi que de maigres épouvantails par un temps d’orage.

Au contraire, Mme Philippe, muette et sans appétit, resta assise.

Elle ne comprenait pas les mots plaisants, elle rentrait une épingle, elle rejetait en arrière sa plante grimpante. Tantôt, les doigts croisés, elle songeait qu’il faudrait dès demain se mettre à l’ouvrage et nettoyer ; tantôt elle regardait avec résignation son mari, comme une bête estropiée tourne les yeux vers le monde.

Enfin, ils se couchèrent. D’abord, tout alla bien. Mme Philippe, coite, ne bougeait pas, seulement préoccupée de rendre à Philippe, coup pour coup, les baisers qu’il lui appliquait.

Mais quand elle bêla, sursautante, comme le mouton qu’on avait saigné hier :

— Ah ! crie si tu veux, mâtine ! lui dit Philippe, il y a trop de jours que j’attends, je ne peux plus durer.

Tandis qu’il caressait la mariée d’une main légère, d’une main pesante il lui fermait la bouche.

Qu’avez-vous donc à la main ?

— Je me suis coupé un morceau du poignet, dit Philippe.

Il souffre moins qu’il ne s’étonne. Il a pu jusqu’ici couper avec sa serpe, sans une égratignure, des arbres durs, gros comme la cuisse. Or, il veut ce matin couper une mince petite baguette. Il faut croire qu’il vise mal et qu’il y met trop de force. Il manque la baguette et sa serpe lui entaille le poignet jusqu’à l’os. La blessure se cicatrisera, mais elle bâille bien grand. La baguette, restée au bois, l’a échappée belle.

— Je crois qu’il le fait exprès, dit sa femme. A chaque instant, il lui arrive des tours pareils.

Et elle raconte qu’une autre fois il vient de nettoyer un coin de la grange afin d’y battre du blé. Le sol est net comme une table. Philippe grimpe en haut, par l’échelle, pour descendre une gerbe. Sa fourche mal piquée cède et il tombe, en arrière, dans la grange. On le relève avec trois trous à la tête, trois trous qui faisaient une grosse bosse.

Je vois que Philippe, qui écoute sa femme, s’apprête à rire.

— Oui, monsieur, dit-elle, imaginez-vous qu’il tombe juste à la place qu’il avait si proprement balayée !

A ces mots, Philippe éclate de rire.

Mais Mme Philippe, qui est une femme courte et ronde, ne rit pas. Elle agite ses petits bras de lézard et me dit :

— Entendez-moi, monsieur ; après chacune de ses bêtises, il reste des semaines sans travailler. Il est temps que ça finisse et je lui promets que, s’il recommence à faire le braque, je lui jette un pot d’eau bouillante à la figure !

C’était un beau canard à queue bouclée, gras et de riches couleurs, et qui portait son bec, comme une large barbe, au milieu du visage. Chacun se réjouissait de le manger, mais personne ne voulait le tuer. La servante même, qui le tenait par les pattes, faisait des grimaces. Heureusement, Philippe travaillait non loin de là, au jardin ; il vit notre embarras et dit :

— Apportez-le-moi.

Je prévoyais la scène. J’avais envie d’aller ailleurs. Je me forçais à rester. La servante tendit à Philippe le couperet de cuisine. Après en avoir tâté du doigt le tranchant, il préféra sa serpe. Il appliqua sur une bûche plate le ventre du canard. La tête dépassait un peu, ahurie, presque immobile.

— Attachez-lui la tête avec une ficelle, dit la servante. Je tiendrai le bout, sans quoi il va retirer la tête.

— Il n’aura pas le temps, dit Philippe.

Et d’un seul coup de serpe, tandis que nous fermions les yeux, il fit voler la tête du canard.

Puis il l’éleva en l’air et le laissa saigner.

Le canard décapité battait de l’aile et, d’un effort spasmodique, dressait son cou rouge et ruisselant.

Il avait la vie dure.

Et bientôt il rendit par le cou et non par le bec (son bec était là-bas, au pied du mur), les dernières graines avalées.

— Il démange, dit Philippe retourné à son travail.

Le canard mollissait. Toutefois, ses plumes se gardèrent longtemps chaudes.

On félicita Philippe.

— C’est à croire, lui dis-je, que vous avez pris des leçons de Deibler.

Il répondit gravement :

— Jamais personne ne m’a montré.

— Et ça ne vous fait pas quelque petite chose ?

— De tuer un canard, non, dit Philippe. Peut-être que si c’était une autre bête !… Mais les canards, j’en tuerai tant qu’on voudra.

Philippe et Mme Philippe ne sont jamais venus à Paris et Mme Philippe n’a pas envie d’y venir.

— Pourquoi ?

— Parce que, dit-elle, si j’avais soif dans les rues, comment donc que je ferais pour boire un coup d’eau ?

Au contraire, Philippe voudrait bien voir Paris.

Il a même failli le voir. En ce temps-là, il était domestique chez le fermier Corneille qui lui dit :

— Je ne peux pas m’absenter cette semaine. Tu vas prendre ma place et accompagner le toucheur qui mène nos bœufs au marché de la Villette.

Déjà on avait embarqué les bœufs, et Philippe, qui portait une veste sous sa blouse, montait dans un wagon à bestiaux, à côté du toucheur. Il était content, il riait, il parlait fort, lorsqu’accourut le fermier Corneille :

— J’ai réfléchi, dit-il, je peux aller à Paris.

— Alors, moi, dit Philippe, je reste ?

— Naturellement, dit le fermier Corneille. Nous n’avons droit qu’à deux places dans le wagon à bestiaux. Et d’ailleurs, quand je ne suis plus à la ferme, personne, excepté toi, n’est capable de la garder.

Philippe s’en retourna, déçu d’une part et flatté de l’autre.

Le ménage Philippe travaille dans le jardin. Philippe relève et noue les poireaux. Il leur fait, dit-il, les chignons. Mme Philippe, à genoux, allume en plein air la lessiveuse avec du papier et des bûchettes et elle écoute si le feu pétille. Elle dit bientôt :

— Je crois qu’il commence à faire la vie.

— Venez, leur dis-je, prendre une tasse de café.

Comme s’ils étaient sourds, il faut que je les appelle une seconde fois. Ils ont bien entendu et s’observent de loin. Puis, sans que je sache quel signe les a mis d’accord, ils quittent ensemble leur ouvrage, et, préoccupés d’arriver ensemble, ils s’approchent d’un même pas, les yeux baissés.

— Sucrez-vous.

Mme Philippe, la première, pince des doigts un morceau de sucre qu’elle pose avec précaution dans sa tasse.

— Sucre-moi aussi, dit Philippe.

— N’es-tu pas capable de te sucrer tout seul ? dit Mme Philippe qui me regarde.

— J’ai les mains trop sales, dit Philippe.

Mme Philippe pince un autre bout de sucre et le met sur la table.

— Le laisses-tu là ? dit Philippe.

— Faut-il donc, dit-elle, que je l’apporte jusque dans ta tasse ?

— On finit ce qu’on commence, dit-il.

Ils font ces manières autant par gêne que pour se taquiner. Et c’est encore Mme Philippe qui, la première, remue son café et se brûle les lèvres à la tasse fumante. Non qu’elle soit effrontée, mais elle veut prouver à Philippe qu’elle a moins peur que lui du monsieur.

Qu’avez-vous mangé, hier, Mme Philippe ?

— Notre reste de lapin maigre.

— Pourquoi maigre ?

— Parce que nous ne l’engraissons pas avant de le tuer. Il reviendrait trop cher. Depuis trois jours, nous vivons dessus à six personnes. Je l’avais coupé en dix-huit morceaux. J’en ai fait cuire six dimanche avec des oignons, six lundi avec des carottes et six hier avec des pommes de terre.

— Et plus on allait, meilleur c’était, dit Philippe.

— Mais vous en aviez chacun gros comme une noix ?

— Regardez ce goulu-là, dit Mme Philippe ; il s’en donnait mal au ventre.

Philippe rit selon son habitude. C’est-à-dire qu’il ouvre la bouche comme s’il riait et que sa peau cuite fait des plis serrés autour de ses yeux. On n’est pas sûr qu’il rit. Les yeux clairs tranquillisent par leur gaieté puérile, mais la bouche, qui bâille inutilement, trouble un peu. Et quand cette bouche se ferme, la figure de Philippe cesse de vivre. Elle ressemble à une motte de terre dont sa barbe serait l’herbe sèche.

Les Philippe peuvent s’offrir un lapin maigre par an ; mais il leur arriva une fois, en 1876, de si bien manger qu’ils ne l’oublieront jamais. Ils recevaient la visite d’un cousin éloigné, et Mme Philippe eut l’idée de le fêter par un repas où elle ne ménagerait rien.

Elle alla consulter Mme Loriot, la cuisinière du château.

— Je veux, dit-elle, faire à notre cousin une soupe qui le régale. Enseignez-moi une soupe.

— Quelle soupe ? dit Mme Loriot.

— Une soupe comme la vôtre, une soupe de riches.

— Oh ! moi, je connais tant d’espèces de soupes, dit Mme Loriot, que je vous engage à faire un pot-au-feu. C’est ce qu’il y a de meilleur et de moins difficile.

— Faudra-t-il mettre du pain dedans ? dit Mme Philippe.

— A votre place, dit Mme Loriot, j’y mettrais du vermicelle. C’est plus distingué.

Mme Philippe courut s’approvisionner, et, rentrée chez elle, vida un plein sac de vermicelle dans son pot, avec le bœuf et les légumes.

Et, le soir, elle servit d’abord le bouillon où chacun put déjà goûter quelques brins de vermicelle qui excitèrent l’appétit.

Puis elle servit les légumes et le gros du vermicelle.

Et elle servit enfin la viande de bœuf et le reste du vermicelle qui s’y était collé comme par un jour d’orage.

Mme Corneille fut une fermière économe, et il ne lui arriva qu’une fois dans sa vie d’offrir quelque chose à un de ses domestiques. Il faisait chaud, chaud, ce jour-là ; jamais peut-être il n’avait fait si chaud. Inoccupée et à l’ombre sur sa porte, elle regardait Philippe, alors domestique chez les Corneille, barbouiller de vert une charrue. Coiffé d’un vieux petit chapeau déteint, sans forme, et qui n’était pas de paille, il suait, il fondait, il gouttait. La peau de sa figure devenait rose tendre. Juste sous le soleil, il travaillait tête basse et, observé par sa maîtresse, il écartait la couleur comme un vrai peintre.

Mme Corneille, quoique dure pour les autres et pour elle, ne put se retenir.

— Venez boire un coup, Philippe, dit-elle bourrue.

Philippe ne prit pas le temps de s’étonner. Il vint, comme s’il obéissait à un ordre, et entra derrière Mme Corneille, après avoir quitté ses sabots. Mme Corneille tira du seau une bouteille qui rafraîchissait et elle emplit un verre.

— Avalez, dit-elle, à peine moins impérieuse que si elle eût donné de l’ouvrage.

Philippe but sans cérémonie, comme un trou dans une terre sèche, et brusquement il ôta de sa bouche le verre encore à moitié plein. Il frissonnait, les lèvres rétrécies, toussant et sourcillant.

— On croirait que vous grimacez, dit Mme Corneille. N’est-il pas bon ?

— Si, si, Maîtresse, dit Philippe qui tâchait de rire.

— Vous dites si, comme vous diriez non. Le vin aurait-il un goût ?

— Non, non, Maîtresse.

— Cette fois, vous dites non, comme vous diriez oui, fit Mme Corneille, du ton qu’elle prenait quand les choses allaient se gâter. Puisque notre vin n’a pas de goût, il vous déplaît donc ? J’aime mieux le savoir. J’irai vous en chercher du meilleur.

— Pour ne pas mentir, Maîtresse, il a un petit goût suret, mais c’est plutôt agréable, dit Philippe mal à l’aise.

Il vida le verre, mit ses sabots et retourna colorier sa charrue au soleil.

— Et après, dis-je à Philippe qui hésitait, finissez. Pourquoi, en buvant, faisiez-vous la moue ?

— Parce que, dit Philippe, la maîtresse m’avait versé, au lieu du vin, du vinaigre.

— Du vinaigre ! Ah ! ah ! mon pauvre vieux Philippe !

— Oui, de ce vinaigre rouge qu’elle fabriquait et qui emportait la mâchoire.

— Et vous ne disiez rien !

— Je n’osais pas.

— Ce n’était qu’une erreur de Mme Corneille.

— Je ne savais pas.

— Comment ? Supposiez-vous qu’elle vous attrapait ?

— Qu’est-ce que je devais croire ? Aujourd’hui même je me le demande. J’étais fort embarrassé. Je me disais : « Si la maîtresse ne le fait pas exprès, faut-il la mortifier, pour une fois qu’elle est gracieuse avec un domestique ? et si elle le fait exprès, si elle s’amuse, faut-il l’empêcher de rire ? » Et, dans le doute, je me taisais.

— Mme Corneille s’est aperçue de la méprise ?

— Elle ne m’en a point parlé.

— Vous pouviez lui raconter l’histoire plus tard. Elle aurait ri.

— Elle ne riait guère, dit Philippe, et elle n’aimait pas avoir tort. Chaque fois que le mot me venait au bout de la langue, je ravalais ma langue.

— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez eu le courage de boire le verre tout entier.

— C’était moins mauvais à la deuxième moitié.

— Cela vous brûlait ?

— Ça piquait un peu l’estomac. Comme la maîtresse regardait ailleurs, j’ai couru m’éteindre avec un pot d’eau fraîche. Les gencives m’ont écumé toute la nuit. Mais le vinaigre est sain. D’abord on est malade, et puis on se trouve fortifié. Je n’y pense plus.

— Peut-être que votre ancienne maîtresse y pense toujours. A votre place, je voudrais en avoir le cœur net.

— Un monsieur comme vous peut-il se mettre à la place d’un domestique ?

— Accordez-moi, Philippe, que vous avez de la bonté de reste !

— Je ne dis pas le contraire.

En semaine, Philippe ne va pas à l’auberge, et le soleil seul cuit ses joues ; mais chaque dimanche, après vêpres, le vin achève de les cuire. Non que Philippe se saoule ; il boit avec mesure, pour se récompenser, et il fait durer le plaisir. Ce n’est que très tard qu’il éprouve une espèce de joie enfantine et bruyante qu’il connaît bien. Aussitôt, il s’arrête de boire et quitte l’auberge. Sur la route, il exagère un peu son ivresse ; il s’amuse à gesticuler, à briser sa ligne de marche et il ne perd pas la tête quand arrive une voiture. Puis, dès qu’il aperçoit une maison, il s’inquiète. « Qu’est-ce que le monsieur dira ? »

Il rentrait heureux et je vais gâter sa journée.

Il devine que je le guette de la terrasse du jardin, où j’ai l’habitude de respirer l’air du soir, et il faut qu’il passe devant moi, pour rejoindre sa femme déjà couchée. Il hésite, immobile à la porte du jardin, et je l’entends souffler.

Enfin, résolu, il pousse la porte : son ombre frôle la mienne ; il lève son chapeau d’un geste humble et court, à peine visible, et murmure : « Bonsoir ! » Et il tâche de bien suivre le milieu de l’allée, de peur d’écraser une fraise.

C’est l’heure où le coucou chante avec sa voix de poterie brute.

Demain matin, Philippe se lèvera encore plus tôt que d’ordinaire, il travaillera avec repentir, taciturne et le nez bas, comme pour enterrer l’odeur de vin restée à son haleine.

Le soir, sa soupe mangée chez lui, dans l’obscurité, Philippe vient souvent respirer le frais à côté de moi. Il apporte sa chaise, s’installe à califourchon, sort ses pieds lourds de fatigue et les met sur ses sabots, à l’air. Il bourre à moitié sa pipe et la tend à son petit garçon, Joseph, qui court l’allumer lui-même au feu de notre cuisine et qui tire les premières bouffées. C’est ainsi que le petit Joseph s’apprend à fumer, puis il va s’asseoir dans un coin, et il bâille jusqu’à ce que le goût du tabac ne lui fasse plus mal au cœur.

Tantôt j’interroge Philippe et il me questionne à son tour, par exemple, sur les étoiles. Je récite tout ce que je sais d’elles, et il me dit que le petit Joseph les connaît aussi bien et qu’il a déjà du plaisir à regarder le ciel.

— Où est-elle, gars, la Grande-Ourse ? lui dit-il. Indique voir au monsieur ?

Le petit Joseph, sans se lever de son coin, sans ôter les mains de ses poches, remue à peine la tête, lance au ciel un coup d’œil qui s’arrête à la visière de sa casquette et dit :

— La Grande-Ourse, elle est droit là.

Tantôt nous préférons nous taire, immobiles et mystérieux. Je ne distingue presque plus Philippe et le petit Joseph, car la nuit, profitant de ce qu’on bavardait, s’est glissée entre nous, comme une chatte, et nos voix, comme des rats peureux, restent dans leurs cachettes de silence.

Le petit Joseph n’ira plus à l’école, parce qu’il en sait assez long, et il a profité hier de la grande louée de Lormes pour se louer. Il gardera les moutons du fermier Corneille. Il est nourri et blanchi. On lui donne cent francs par an et les sabots.

Il couchera dans la paille, près de ses moutons, et il sera debout avec eux dès trois heures du matin.

— Je me suis loué du premier coup, dit-il avec fierté.

Il portait un flocon de laine à sa casquette, ce qui signifiait : « Je me loue comme berger. » Ceux qui veulent se louer comme moissonneurs ont un épi de blé à la bouche. Les charretiers mettent un fouet à leur cou. Les autres domestiques se recommandent par une feuille de chêne, une plume de volaille ou une fleur.

Joseph arrivait à peine sur le champ de foire que le fermier Corneille l’attrapa :

— Combien, petit ?

Joseph ne dit pas deux prix. Il dit : « Cent francs », et le fermier le retint. Et comme Joseph oubliait de jeter par terre, la laine de sa casquette, on l’arrêtait encore. Il se serait loué vingt fois pour une et chacun voulait l’avoir parce qu’il était doux de figure. Il s’amusait bien en se promenant. Au retour, il eut de la tristesse, mais son père, Philippe, le consola :

— Écoute donc, bête, tu seras heureux comme un prince ; tu auras un chien ; tu partageras avec lui ton pain et ton fromage, et il ne voudra suivre que toi.

— Oui, dit Joseph, et je l’appellerai Papillon !

Et Joseph connaît maintenant le plaisir d’avoir de l’argent à soi, dans sa poche. Il ne dépense jamais rien. Un sou de gagné, c’est un sou d’économisé. Il connaît le plaisir d’avoir un chien docile qui ramène les moutons lambins, et les serre de près, sans les mordre, et le plaisir d’avoir un fouet. Il fouaille de bons coups qui cassent les oreilles et retentissent par le village. La mèche usée, il s’assied au bord du fossé, quitte un sabot, une chaussette, noue le fouet à son orteil, et, la jambe raide, il se tresse, les doigts fréquemment mouillés, une longue mèche de chanvre neuf.

Il se trouve plus heureux que son frère Gabriel qui s’est loué l’année dernière. Non que les maîtres de Gabriel soient méchants ; ils ne lui rendent pas exprès la vie dure, mais il faut qu’aux époques de labour il se lève chaque matin à deux heures. Il va chercher les bœufs au pré, pour qu’on les attelle à la charrue.

La nuit est noire et le pré loin. Gabriel traverse d’abord avec assurance le village endormi, mais, aussitôt qu’il a dépassé l’auberge, la peur le prend. Ses yeux, pleins de sommeil, distinguent mal, à droite et à gauche, le fossé, les arbres immobiles, le canal muet, la rivière chuchoteuse et, de temps en temps, une borne sur la route. Mais ce qui l’impressionne le plus, c’est, quand il arrive au pré, d’ouvrir la barrière grinçante.

Le voilà seul dans les herbes où son pied tâtonne. Il perd la tête, il tombe à genoux et demande à Dieu pardon de ses péchés. Sa prière ardente et brève lui redonne du courage. Il devine que les bœufs sont cette blancheur là-bas. Il les écoute se dresser et respirer bruyamment, et il s’approche d’eux, les bras tendus.

— Holà ! Rossignol ! dit-il d’une voix faussée, où es-tu ?

Ce n’est pas Rossignol ! c’est Chauvin qu’il touche le premier. Il le reconnaît à son poil usé au flanc gauche par le timon. Le poil de Rossignol s’use au flanc droit. Et Gabriel reconnaît aussi les cornes de Chauvin. Celles de Rossignol sont égales et Chauvin n’en a qu’une tout entière ; l’autre est cassée et le bout manque.

Dès que Gabriel tient la plus longue dans sa main, il lui semble qu’il se réveille, que les ténèbres se dissipent et qu’il n’a jamais eu peur, et il serre fortement la corne. Chauvin s’ébranle d’un pas de laboureur ; Rossignol marche derrière avec docilité et les deux bœufs ramènent Gabriel au village.

A leur âge, me dit Philippe, j’étais loué depuis longtemps. Je me rappelle que la première fois que j’ai couché avec mes moutons, je ne savais pas où faire mon lit. J’ai mis une botte de paille dans le râtelier pour y dormir. Quand je me suis réveillé le matin, les barreaux tâtaient mes côtes. Il ne restait plus un brin de paille sous moi. Les moutons m’avaient mangé mon lit. Et je me rappelle que la nuit suivante, il faisait un gros orage. J’avais peur tout seul. Je me suis levé pour aller près de mon chien qui dormait sous un chariot dans la cour : c’était une compagnie.

En ce temps-là, les petits bergers et les petits porchers étaient traités dur. On ne leur donnait que du pain.

— Rien avec ?

— Rien que l’eau de leur soupe.

— Pas de salé ?

— Ni salé, ni légumes, ni un œuf, ni un morceau de fromage. Je vous le dis : rien que du pain. Avant d’aller au champ, ils coupaient au pain commun ce qu’il leur fallait pour la journée et c’était fini. Demandez aux fermiers Corneille qui se sont retirés et qui vivent de leurs rentes. Mme Corneille défendait au berger et au porcher de rester là, quand les autres domestiques se mettaient à table ; on aurait pu passer en cachette, aux gamins, un peu de fricot !

— Quels avares, que ces Corneille !

— Ils avaient raison, dit Philippe. C’est de cette manière-là qu’ils sont devenus riches. Aujourd’hui, nos gamins ont de la chance. Ils se louent mieux que les autres domestiques. On les recherche parce qu’ils sont commodes. Une ferme a toujours besoin de deux servantes, d’une forte fille pour les gros ouvrages et d’une plus jeune pour l’aider. Mais celle-ci, on la remplace avec avantage par un gamin. Il peut faire tout ce qu’elle fait. Il peut encore porter la soupe au loin dans les champs, et il ne craint pas les ouvrages malpropres. Il faut un lit à une fille, à un gamin il ne faut que de la paille. Aussi, on les paye de plus en plus cher, on les soigne comme des hommes.

C’est pourquoi la rage de se louer tient le dernier des Philippe à son tour, le petit Émile, qui n’a pas dix ans. Elle le tenait déjà l’année passée, et son père a dû le calotter. Elle le reprend plus fort cette année, mais Philippe refuse.

— Non, lui dit-il, quand je dis non, c’est non.

Quelque espérance reste au cœur d’Émile. Il obtient la permission d’aller voir, au moins, les autres se louer.

Il ne peut durer ce matin au lit. Enfin, son père se lève ; ils partent et personne n’arrive avant eux sur la place où se fait la louée. Par jeu, Émile met à sa bouche une feuille de chêne en signe qu’il est à louer. Comme son père lui dit de l’ôter, il la mange. Il regarde venir les voitures pleines de monde et les bandes de domestiques qui tiennent la largeur d’une route. Tous ne sont pas des environs. Il en est qui viennent de loin. Émile observe de préférence les gamins de son âge qui circulent librement à la recherche d’un maître. Il ne fait pas attention aux colporteurs qui vendent des ceintures, des chaînes de montre et des porte-monnaies. Les femmes se mêlent, à part, aux filles qui veulent être servantes. On se dévisage, on attend des offres, on cause peu ou plutôt, tournant sur pied, on se récrie. Parfois, un groupe se détache et entre à l’auberge.

Tout à coup, un fermier passe devant Émile et s’arrête.

— Est-il loué, ce petit gars-là, dit-il ?

Émile, malade d’émotion, baisse la tête. Philippe répond pour lui :

— Non, il n’est pas loué et il n’est pas à louer.

Le fermier s’éloigne. Les lèvres d’Émile tremblent, grimacent et il se met à pleurer. On rit de son chagrin, autour de lui, moi le premier.

— Écoute, lui dis-je, si tu veux, je te loue à mon service. J’achèterai un cochon, et chaque jour, après la classe, tu viendras le prendre pour le mener au champ. Tiens, mets dans ton porte-monnaie tes quarante sous d’arrhes.

Émile croit que je me moque de lui comme les autres. Il se détourne, chine plus fort et du pied râpe la terre.

Philippe agacé le secoue.

— Si tu ne te tais pas, dit-il, je vas te flanquer une paire de calottes. Au moins tu sauras pourquoi tu pleures. Et si tu veux rester, reste, moi je rentre.

Et il fait semblant de le laisser là. Mais à peine a-t-il le dos tourné qu’Émile le rattrape et se cache dans sa blouse.

Comme j’ai recommandé à Philippe de me prévenir, il me télégraphie : Tuerai cochon samedi. Le temps de passer douze heures en chemin de fer, et me voilà chez les Philippe.

— Il va bien ? dis-je.

— Oui, répond Philippe.

— Où est-il ?

— Dans l’écurie, en liberté.

— Calme ?

— Il se repose depuis deux jours ; je ne lui donne pas à manger, il vaut mieux le tuer à jeun.

— Il est très doux, dit Mme Philippe, je l’ai promené hier dans la cour. Je n’espérais pas le rentrer toute seule. J’en suis venue à bout comme d’un mouton.

— Combien pèse-t-il ?

— Deux cent sept livres.

— C’est un poids.

— C’est raisonnable, dit Philippe, et je crois qu’il sera bon. Je l’ai acheté à un fermier que je connais et qui l’a engraissé avec de l’orge.

— Pourvu qu’il fasse beau demain !

— Le vent tourne au nord, dit Philippe. Il fera sec, et si nous avons la chance qu’il gèle cette nuit, ce sera le meilleur temps pour tuer un cochon.

— Tout est prêt ?

— Oui, j’ai retenu mon voisin Pierre, il n’ira pas travailler au canal et nous aidera.

— Je vous aiderai aussi.

— La voisine et moi, nous ferons le boudin, dit Mme Philippe.

— A quelle heure le réveillerez-vous ?

— Le cochon ?

— Oui.

— Au lever du soleil.

— Bonsoir, dis-je ; allons dormir et prendre des forces.

— Votre arrivée m’a fait plaisir, me dit Philippe. Je suis content de le tuer devant vous.

Le lendemain matin, à sept heures, il frappe à ma porte et je m’habille au clair du soleil qui tombe par la cheminée. Philippe a mis un tablier propre. Il s’assure que son couteau coupe bien. Il a écarté de la paille sur le sol. Tandis que les femmes, Mme Philippe et la voisine, font les effarées, il est grave.

Pierre, les mains dans ses poches, et moi, nous le suivons jusqu’à l’écurie. Il entre seul avec une corde et nous laisse à la porte. Nous écoutons.

J’entends Philippe qui cherche le cochon et lui parle. Le cochon grogne à cette visite, mais il ne marque ni satisfaction ni inquiétude. Pierre, habitué, m’explique ce qui se passe.

— Philippe, dit-il, va lui prendre la patte avec un nœud coulant.

Oh ! oh ! le cochon se fâche. Cette fois il grogne assez fort pour que les chiens, là-bas, lui répondent. Je devine qu’il se sauve et que Philippe l’a manqué.

— Laissez entrer un peu de jour, dit Philippe.

J’ouvre la porte et je la referme vite, parce que j’ai vu brusquement le nez du cochon. Je dis à Pierre, qui sait mieux que moi, de la tenir comme il faut. Mais la chasse dure peu : Philippe accule le cochon dans un coin de l’écurie et, après une courte lutte corps à corps, le maîtrise.

— Ouvrez ! crie-t-il entre les cris désespérés du cochon.

Tous deux sortent de l’écurie. Le cochon a une patte de derrière prise dans la corde que Philippe tient d’une main haute et il est joli à voir, frais et net, comme s’il venait de faire sa toilette. Notre présence et la lumière du jour l’étonnent. Il se précipitait, il s’arrête et cesse de crier. Il fait quelques pas dehors et se croit libre. Il souffle, il flaire déjà des choses. Mais Philippe donne la corde à Pierre, saisit le cochon par les oreilles et le renverse, gigotant et hurlant, sur la paille écartée. Les femmes tendent, celle-ci un linge et le couteau à saigner, celle-là une poêle pour recevoir le sang. Pierre tire la patte et l’immobilise, et moi je vais à droite et à gauche.

Philippe, son couteau dans les dents, s’affermit, pose un genou sur le cochon, et lui tâte sa gorge grasse.

Pierre, qui riait, devient sérieux ; les femmes ne bavardent plus ; le cochon terrassé se débat moins, mais il crie de toutes ses forces et il est assourdissant.

— Approche la poêle, dit Philippe à sa femme.

— Approchez le bassin, dit Mme Philippe à la voisine, j’y viderai ma poêle quand elle sera pleine.

— Je suis honteux, dis-je, il n’y a que moi d’inutile.

— Il faut bien, dit Philippe, quelqu’un pour nous regarder.

Il pique la pointe du couteau à la plaque qu’il marquait du doigt, et il appuie. Il appuie à peine. Le couteau pénètre si aisément qu’il semble que ce soit agréable au cochon. J’attendais des cris redoublés, une fureur suprême. Il ne bouge pas et il ne fait plus que se plaindre.

Philippe tourne la lame. Le sang filtre et bientôt, par l’incision élargie, il coule d’un jet régulier. Il n’éclabousse pas ; il tombe épais comme une tresse rouge ; il est riche comme du sang de héros et doux à l’œil comme du jus de confitures.

Chaque fois que Philippe serre la plaie, sa femme verse le sang de la poêle dans le bassin où la voisine le remue avec ses mains pour éviter qu’il se coagule. Elle rejette les caillots et elle s’amuse, la voisine ! d’un geste lent, elle forme et déforme les plis lourds d’une étoffe écarlate.

Les cris espacés du cochon s’éteignent. Le dernier gémissement rauque pousse dehors le dernier sang. Telle une source saute sur un caillou. La lame fouille encore une gorge flasque qui ne rend plus. Le cochon est vide et Philippe le bouche avec un peu de paille tortillée.

— Vous êtes sûr, Philippe, qu’il est mort ?

On dirait qu’il a eu plus de peur que de mal. La peau reste rose sous les soies. Comment croire que nous l’avons fait souffrir et que c’était à lui, tout ce sang que les femmes portent à la cuisine ? Il va disjoindre ses pattes, se dresser, et de son allure raide, par une série de dures détentes, se projeter en ligne droite, toujours devant.

— Ça arrive, me dit Pierre, et quelquefois ils se sauvent, le feu sur le dos.

Mais Philippe, dont ce n’est pas le jour de plaisanter, lève l’oreille du cochon et me montre dessous un petit œil livide, impressionnant. A ce signe, on peut griller le cochon.

Philippe le recouvre de paille, Pierre l’allume et une prompte fumée nous aveugle ; une odeur de couenne roussie et de corne brûlée ne tarde pas à nous mettre en joie et en appétit. Avec des torches de paille, nous entretenons la flamme et nous la promenons sous les pattes et dans les oreilles.

Pierre ramasse un des sabots que la chaleur a fait éclater et au creux duquel colle un peu de chair blanche et fine.

— Elle est cuite à point, me dit Pierre. Goûtez-y. Les gamins du village se battraient pour l’avoir.

— Ce n’est pas mauvais, dis-je ; ça sent la châtaigne.

— Régalez-vous donc, dit Pierre qui arrache et me jette les quinze autres sabots des quinze autres doigts des quatre pieds du cochon.

Mais je réponds que je ne suis pas un gourmand égoïste et que j’aime mieux les garder pour mes amis de Paris.

Je leur ai fait une visite de nouvel an.

J’avais quitté une campagne touffue, je l’ai retrouvée dégarnie, mais plus verte qu’en octobre, parce que les blés sortent de terre. L’herbe, si longtemps grillée, s’est rafraîchie d’une herbe neuve et courte que les bœufs ne peuvent pas saisir de leurs grosses lèvres. Il a fallu les rentrer à la ferme. On ne voit plus, dans la campagne, les familles de bœufs qui l’habitaient. Seuls, quelques chevaux restent au pré. Ils savent prendre leur nourriture où le bœuf n’attrapait rien. Ils craignent moins le froid et s’habillent l’hiver d’un poil grossier à reflets de velours.

Sauf une espèce de chêne, dont la feuille persiste et ne tombera que pour céder sa place à la feuille nouvelle, tous les arbres ont perdu toutes leurs feuilles.

La haie impénétrable est devenue transparente, et le merle noir ne s’y cache pas sans peine.

Le peuplier porte, à sa pointe, un vieux nid de pies hérissé en tête de loup, comme s’il voulait balayer ces nuages, plus fins que des toiles d’araignées, qui pendent au ciel.

Quant à la pie, elle n’est pas loin. Elle sautille, à pieds joints, par terre, puis de son vol droit et mécanique, elle se dirige vers un arbre. Quelquefois, elle le manque, et ne peut s’arrêter que sur l’arbre voisin. Solitaire et commune, on ne rencontre qu’elle le long de la route. En habit du matin au soir, c’est notre oiseau le plus français.

Toutes les pommes aigres sont cueillies, toutes les noisettes cassées.

La mûre a disparu des ronces agressives.

Les prunelles flétries achèvent de s’égrainer, et comme la gelée a passé dessus, celui qui les aime les trouve délicieuses.

Mais le rouge fruit du rosier sauvage se défend et il mourra le dernier, parce qu’il a un nom rébarbatif et du poil plein le cœur.

A l’entrée du village, je m’étonne qu’il soit si petit. Les maisons que séparaient leurs jardins semblent, ces jardins dépouillés, ne faire qu’une contre l’église. Le château s’est rapproché, ainsi que les fermes éparses, les champs nets, les vignes claires, les bois percés à jour, et d’un point à l’autre de l’horizon borné, la rivière coule toute nue.

Personne dehors. Aucune porte ne s’ouvre à mon passage. Quelques rares cheminées fument. Les autres fument sans doute à l’intérieur.

Enfin, j’arrive chez Philippe et j’ai plaisir à les revoir, lui et sa femme. Il est vêtu comme au mois d’août et il porte seulement sa barbe d’hiver. Ma visite ne le surprend et ne l’émeut que jusqu’à un certain point. Il me donne à toucher sa main fendillée et me dit qu’il n’y a rien de nouveau.

— Point de mort, depuis mon départ ?

— Vous ne voudriez pas, dit-il.

— Non, Philippe, qu’est-ce qu’il y aurait de drôle ?

— Si les gens du pays mouraient comme ça, dit Philippe, il n’en resterait bientôt plus.

— Vous avez raison… Travaillez-vous fort en ce moment ?

— Je bricole, dit Philippe, en attendant qu’il fasse bon bêcher ; je casse des pierres pour mes prestations, je fais des fagots ; j’appointis des pieux de vigne ; je charroie du fumier au jardin et le reste du temps je me chauffe et puis je me couche.

— A quelle heure ?

— J’ai bien du mal à dépasser huit heures. Si j’essaye de lire l’almanach, je m’endors le nez sur le papier.

— Et vous, madame Philippe, après votre ménage, qu’est-ce que vous faites ?

— Vous le voyez, répond Mme Philippe, je tricote une chaussette.

— Toujours la même ?

— Ce serait malheureux, dit-elle.

— Pour qui celle-là ? Pour Joseph ?

— Non, pour Antoine.

— Le soldat. Se plaît-il au régiment ?

— C’est difficile à savoir, répond Mme Philippe. Il n’écrit guère, parce qu’il met trois jours à gagner un timbre, et il n’en écrit pas long à la fois.

— Quand le verrez-vous ?

— Ce soir, peut-être.

— Comment, ce soir ?

— Oui, dans sa dernière lettre il nous annonçait son arrivée pour aujourd’hui, par le train du soir. Il ne nous a pas récrit contre-ordre.

— C’est qu’il va venir. N’allez-vous pas, Philippe, au-devant de lui ?

— Pour quoi faire ?

— Pour le ramener de la gare.

— Il connaît le chemin, dit Philippe. Il s’amènera seul. Il est grand.

— Vous l’auriez embrassé tout chaud.

— Oh ça !

— Quoi ! vous aimez bien votre Antoine.

— Ce n’est pas l’habitude chez nous d’aller à la gare, dit Philippe gêné. D’ailleurs, moi je ne pense pas qu’il vienne ; il serait déjà ici.

Comme Philippe regarde l’horloge et calcule des heures dans sa tête, j’entends un bruit de grelots.

— Écoutez, dis-je, c’est lui.

— En voiture ! ça m’étonnerait, dit Philippe avec calme. Il aurait donc trouvé une occasion !

Mme Philippe se lève et les aiguilles de sa chaussette remuent comme les antennes d’une bête inquiète. Philippe ouvre la porte et va voir.

Ce n’est pas Antoine, c’est un fermier complaisant qui dépose un paquet adressé aux Philippe et que lui a remis un homme de la gare.

Mme Philippe à genoux déficelle le paquet et elle y trouve les effets de civil d’Antoine. Il devait les apporter lui-même s’il venait en permission.

— C’est qu’il ne viendra pas, dit-elle.

— Il y a peut-être, lui dis-je, une lettre dans le paquet ?

— Non, dit-elle.

— Cherchez au fond.

— Rien, dit-elle.

— Vous recevrez sûrement demain un mot par le facteur. Antoine vous expliquera pourquoi il ne vient pas et il vous souhaitera la bonne année.

— C’est probable, dit Philippe.

Mme Philippe secoue et déplie les effets, une culotte, une veste, un chapeau mou, une cravate cordonnée et un peu de linge sale.

— Voilà, dit-elle, toutes les nippes qui l’enveloppaient quand il nous a quittés. On croirait qu’il est mort.

Depuis neuf heures, le village dort dans le silence.

On ne trouverait pas un chien égaré.

Il n’y a plus que la lune dehors. Inutile, elle répand sa lumière blanche dont personne ne profite et perd son temps à n’éclairer que des choses, la rue déserte, les volets fermés.

Mais, à minuit, un verrou pousse une plainte de gorge malade, la porte s’ouvre et Philippe se montre, pieds nus, en chemise et en bonnet de coton. Il bâille, écarte les bras, se rafraîchit au courant d’air et regarde la lune, stupéfait de la voir encore pleine, bien qu’il l’ait toujours vue régulièrement croître et décroître depuis qu’il la connaît.

Il traverse la cour, va jusqu’au petit mur qui contient le fumier, et autant par habitude que par économie, il pisse.

Il ne rentre pas tout de suite et goûte le calme comme un breuvage.

D’ailleurs, on tire un autre verrou, une seconde porte s’ouvre et le maréchal-ferrant, réveillé par une même cause, sort de sa maison. Il a pris son tricot et ses sabots. Ses premiers regards montent vers la lune.

— Est-elle belle !

Il ne dit que cela.

Il pisse.

Bientôt paraissent le meunier, l’aubergiste, et Gagnard, et Fernet, qui se hâtent différemment, selon le besoin.

On croirait qu’ils se sont donné rendez-vous.

Mais non. Ils se lèvent ainsi au milieu des pures nuits d’été. Ils laissent un instant les femmes libres chez elles, et préfèrent pour eux la nature.

Ils se reconnaissent avec plaisir et échangent des paroles rares, d’une sonorité qui les étonne. Ils se gardent de plaisanter ou de songer à mal. Avant d’aller se recoucher, ils s’attendent. Rien ne les presse. Ils aiment peu le lit.

— Le fermier est donc mort, qu’il ne vient pas ?

Jérôme, le plus vieux du village, s’avance appuyé sur une canne. Sa fille a beau lui dire :

— Papa, vous vous enrhumerez ; mettez votre culotte, au moins.

Il s’obstine et périrait plutôt que de s’abandonner à la mollesse.

Les autres lui crient un bonsoir familier.

Très occupé, il ne répond pas.

Il accomplit gravement les moindres actes de la vie, et la lune ne saurait le distraire.

Il a fini. Tous ont fini.

— A demain !

— A aujourd’hui, tu veux dire !

Paresseusement, chacun rentre. Les portes claquent. Le dernier verrou jette un cri de gorge étouffée.

La lune reste toute seule dehors, plus vaine que jamais. Un rêve de linotte troublerait le silence.

Mme Philippe est encore agitée et toute fière, parce qu’elle a reçu la visite de Mme Delange, la riche châtelaine.

— Je vous jure que c’est vrai, me dit-elle.

— Mes félicitations, madame Philippe, et quand avez-vous eu cet honneur ?

— Ce matin ; j’étais occupée à mon ménage, quand tout à coup je vois entrer cette belle dame. Je ne savais où me mettre. Elle me dit : « Bonjour, Mme Philippe ; je vous fais, en passant, une petite visite. » Moi je retrouve ma tête perdue et je lui dis : « Vous êtes bien aimable, Madame. » Et je lui offre une chaise pour s’asseoir. « Non, merci, me dit-elle, je ne suis pas fatiguée. » Elle soufflait cependant fort, mais elle préfère rester debout, elle regarde les murs de la maison, l’horloge, le lit, l’arche, et elle me demande des nouvelles du père et des petits, si l’année sera bonne en foin, en blé, en fruits ; et elle parle, elle parle ; je n’ai pas le temps de lui répondre ; puis ça la reprend, elle me dit au revoir et elle sort.

— Si vite ?

— Comme ça.

— C’est drôle.

— Oui, c’est drôle. Qui donc pouvait imaginer que la dame du château entrerait un matin dans la maison d’une pauvre femme comme moi ?

— Personne, Madame Philippe, et j’ai beau chercher, je ne m’explique pas la cause de cette visite.

— La cause ? Mais Mme Delange me l’a expliquée. Elle voulait me voir, par gentillesse, tout bonnement.

— Vous êtes sûre ?

— Rien ne l’y obligeait, je ne l’invitais pas.

— Vous croyez sérieusement, madame Philippe, que c’était une vraie visite ?

— Et pourquoi pas ? Oh ! une toute petite visite de hasard. J’ai pensé : Mme Delange se promène, il fait beau, elle est de bonne humeur, elle passe devant ma porte ouverte, elle m’aperçoit et se dit : « Tiens, je ne connais pas la cabane des Philippe, je veux voir comment cette brave femme s’arrange chez elle, ça lui fera plaisir. »

— Et vous êtes flattée ?

— Faut-il me désoler parce que cette dame me prouve qu’elle ne me méprise pas ? Mais elle a dû me prendre pour une mal élevée. J’ai oublié de lui demander si elle voulait se rafraîchir. Elle est partie trop brusquement. Si j’avais osé, j’aurais couru après elle.

— Vous dites qu’elle soufflait fort ?

— Oui, elle était rouge de chaleur.

— Dites-moi, madame Philippe, quand elle est entrée, vous n’avez rien remarqué sur la route ?

— Non.

— N’y avait-il pas, sur la route, des bœufs ?

— Quels bœufs ?

— Y en avait-il ?

— Est-ce que je m’amuse à regarder s’il passe des bœufs, sur la route ?

— Vous n’avez jamais peur des bœufs, vous, madame Philippe ?

— Pourquoi diable me posez-vous des questions pareilles ?

— Et savez-vous si la châtelaine en a peur ?

— Je ne sais pas, et je ne tiens pas à le savoir.

— C’est très important, car si Mme Delange, la riche châtelaine, a peur des bœufs, et s’il passait des bœufs sur la route, au moment où elle est entrée dans votre maison, sa visite n’a plus rien qui doive vous étonner, Mme Philippe, ni vous enorgueillir.

— Ah ! vous êtes plus malin que moi, me dit-elle désillusionnée.

— Non, madame Philippe, mais j’ai tout vu ce matin.

Courte, ronde, avec une taille de gerbe, solidement debout sur ses larges pieds d’armoire, elle me dit, d’un air modeste, qu’elle a été la nourrissonne de Mme Corneille.

— Je ne comprends pas, madame Philippe, vous avez presque son âge.

— Tout de même, dit-elle, quand Mme Corneille a sevré sa Pauline, comme son lait ne passait pas, c’est moi qui l’en ai délivrée.

— De quelle manière ?

— En la tétant.

— Quel âge aviez-vous donc ?

— Dix-neuf ans.

— Mais vous étiez encore fille.

— Oui.

— Et Mme Corneille n’avait pas honte ?

— C’est moi qui me suis offerte. D’abord, elle refusait : « Tu n’oserais pas », me dit-elle. « Madame, ai-je dit, je m’offre de bon cœur, et ce n’est pas pour mon plaisir, c’est parce que je vois que vous tomberez malade. » Aussitôt, elle déboutonne son corsage et je m’installe entre ses genoux. Elle s’y est vite habituée. Le matin, au réveil, elle m’appelait : « Viens prendre ta goutte, disait-elle aimablement. » Je n’étais pas longue à la mettre à son aise et elle me remerciait avec ses plus douces paroles.

— C’est agréable, madame Philippe ?

— C’est un travail qui ne donne pas appétit, mais la chère dame souffrait tant ! fallait-il la laisser souffrir ?

— Non, madame Philippe, il ne le fallait pas.

— Je vous assure qu’elle faisait pitié !

— N’aurait-elle pu se servir d’une téterelle ?

— En ce temps-là, ce n’était pas connu.

Elle avait essayé de se téter toute seule avec une pipe, mais rien ne vaut la bouche humaine.

— Et vous étiez une nourrissonne habile ?

— Oui, sans me vanter. Au début, encore demoiselle, je me cachais, par peur des domestiques qui se seraient moqués de moi. Puis la nouvelle s’est répandue que je tétais mieux que personne. Dès qu’une femme était embarrassée, elle m’appelait. Une fois mariée, je n’ai jamais refusé ce service.

— Votre réputation n’a pas empêché Philippe de vous aimer ?

— Au contraire, dit Philippe. Elle était grasse du lait d’autrui, fraîche et blanche, et elle me plaisait beaucoup.

— Eh bien ! vous ne me croirez pas, dit Mme Philippe ; j’ai tété charitablement toutes les femmes du pays qui ont eu besoin de moi, et aucune d’elles n’a voulu me téter ; quand je leur montrais mes seins lourds, elles faisaient la grimace et filaient comme des lapins.

Écoute, dit-elle à Philippe, je ne peux plus durer. Cette nuit je n’ai pas fermé l’œil ; je mordais mon traversin, il faut que ça finisse. Prends ta lime, pour limer ma dent.

— Je ne sais pas limer les dents, répond Philippe.

— Je t’ai vu limer du fer comme un serrurier, dit Mme Philippe et tu ne limerais pas une vieille dent ?

— Puisque tu y tiens, dit Philippe.

— Attrape ta lime, dit-elle résolue.

— Quelle bouche ! dit Philippe, tu manges donc ta soupe avec un sabre ?

— N’aie pas peur, dit-elle habituée à cette plaisanterie, entre ton outil et frotte jusqu’à ce que je te crie : arrête ! Ensuite je mettrai sur ma dent du papier d’argent de chocolat.

— Bâille, dit Philippe.

Ce matin Philippe fauche. Il a posé dans un coin son gilet et, vêtu de sa chemise déboutonnée et de sa culotte qui tient toute seule, coiffé d’un vieux chapeau qui n’est pas de paille malgré la chaleur, il coupe aujourd’hui l’herbe de son pré qu’il trouve assez fleurie.

Philippe est un faucheur expérimenté. Il n’attaque pas le pré avec une ardeur imprudente. Il donne le premier coup de faux dont l’herbe du bord est surprise, sans précipitation, comme il donnera le dernier. Il s’efforce d’abattre l’herbe par coutelées régulières, de raser net le tapis, car le meilleur du foin c’est le pied de la tige, de faire ses andains de la même largeur, et non de finir son ouvrage avant de l’avoir commencé.

Il ne laisse pas un seul gendarme, c’est-à-dire un seul brin d’herbe debout, échappé à la faux.

Je le vois de loin qui avance à petits pas glissés, la jambe droite pliée, la gauche presque tendue et un peu en arrière. Ses sabots, où il a les pieds nus, marquent deux raies parallèles. Il trace un chemin si propre que, tout à l’heure, on passera ce lac d’herbes profondes à pied sec.

La faux coupe de droite à gauche, d’un trait rapide et sûr, puis elle revient, la pointe levée et, du dos, caresse l’herbe suivante qui va tomber.

Tantôt elle siffle, légère, tantôt elle grince et çà et là, par le pré, de grandes herbes frissonnent d’inquiétude, et brusquement elle a le hoquet sur un caillou.

Philippe s’arrête, tâte la lame du doigt et l’affile avec une pierre à aiguiser qui lui pend sous le ventre dans un cornet de bois. Et maintenant il se ferait la barbe !

Vers dix heures, Mme Philippe lui apporte une bouteille d’eau.

Pendant qu’il boit, elle cherche des « puces. » C’est le nom vulgaire d’une graminée, la tremblette, si grêle que ses petites fleurs tremblent toujours, comme des insectes, à peine retenues au bout de leurs tiges trop minces. Mme Philippe en fait un bouquet, parce que la tremblette ne se fane jamais, et que dans un pot, sur la cheminée, elle se conservera gracieuse jusqu’à l’été prochain. C’est la fleur d’hiver des paysannes.

Philippe ayant bien bu, l’estomac gonflé d’eau, rend la bouteille à sa femme qui la cache au frais, par terre, sous le gilet.

Philippe ne se remet pas tout de suite à faucher. Il souffle un peu, appuyé sur la faux, regarde si le temps ne menace pas, si des nuages ne bouchent pas l’horizon, et il se sèche le front avec sa manche de chemise.

Mme Philippe, qui a pris chaud à cueillir seulement un maigre bouquet, s’essuie le visage avec son tablier. Ils restent là, coude à coude, un instant désoccupés.

Oh ! n’espérez rien !

L’odeur du foin ne les grise pas.

Ils ne vont pas, pour vous faire plaisir, se rouler dans l’herbe.

Philippe fut valet de chambre un jour et demi. En ce temps-là, sa femme nourrice lui avait trouvé une place près d’elle.

Le premier jour, on lui donna la permission de se promener et de voir la ville. Il regarda mal et sans étonnement, car il craignait de s’égarer. Toutefois, une boutique de charcuterie l’éblouit.

Le lendemain, Madame lui fit mettre l’habit de service, le tablier, et lui demanda :

— Quel est votre petit nom ?

— Philippe.

— Vous vous appellerez Jean, lui dit-elle.

Et elle commença son éducation.

Il s’agissait d’abord d’épousseter les meubles.

Resté seul, Philippe ne se reconnut pas dans les glaces.

Il s’assit, son plumeau à terre, et demeura perplexe.

Puis, se levant résolu, il prit un des vases de la cheminée, le plus petit, afin de causer moins de dommage, et le laissa tomber.

— Voilà un beau début, Jean, dit Madame accourue.

— Oui, Madame, répondit Philippe, mais ne vous fâchez point, je vais m’en aller.

— Je ne vous chasse pas pour cette maladresse, Jean. Une autre fois, vous ferez attention.

— S’il vous plaît, Madame, dit Philippe, je m’en irai quand même.

— Pourquoi, puisque je vous garde ?

— Me garderez-vous malgré moi ? Je mentais tout à l’heure. J’ai cassé votre pot exprès, par malice, pour me faire renvoyer.

— Encore faut-il que je vous remplace, dit Madame, vous me devez huit jours. C’est l’usage.

— Chez vous, mais chez nous, au pays, dit Philippe, dès que ça ne marche plus, on se quitte, sans tant d’explications. Attrapez votre tablier !

Le soir, il eut la joie de rentrer au village, d’ouvrir sa porte, sa fenêtre, de renifler l’air de son jardin. Il rapprocha les bouts d’un morceau de bois que la flamme avait séparé en deux, et mit à chauffer l’eau de la soupe.

De temps en temps, il souriait et se disait à part lui :

— Qu’elle vienne donc les chercher ici, la dame, ses huit jours !

Philippe, qui me réveille de bonne heure, me dit qu’il s’est levé souvent cette nuit pour la regarder, et qu’à la lumière de sa lanterne elle semblait calme.

Mais ce matin il n’est pas tranquille : il lui donne du foin sec, elle le laisse ; il offre une brassée d’herbe fraîche, et Brunette, d’ordinaire si friande, y touche à peine.

Elle ne lèche plus son veau et reçoit avec impatience ses coups de nez, quand il se dresse sur ses pattes, encore inflexibles, pour téter.

Philippe les sépare et attache le veau loin d’elle. Brunette n’a pas l’air de s’en apercevoir.

L’inquiétude de Philippe nous gagne tous.

Les enfants même veulent se lever.

Le vétérinaire arrive, examine Brunette et la fait sortir de l’écurie. Elle se cogne au mur et bute contre le pas de la porte. Elle tomberait : il faut la rentrer.

— Elle est bien malade ! dit le vétérinaire.

Nous n’osons pas demander ce qu’elle a.

Il craint une fièvre de lait, fatale aux bonnes laitières, et se rappelant toutes celles qu’il a sauvées et qu’on croyait perdues, il vide une fiole sur les reins de Brunette.

— Ce liquide agira comme vésicatoire, dit-il ; j’ignore sa composition exacte : il vient de Paris. Si le mal ne gagne pas le cerveau, elle s’en tirera toute seule ; sinon, j’emploierai la méthode de l’eau glacée. Elle effraie les ignorants, mais je sais à qui je parle.

— Faites, Monsieur, ce qu’il faut.

Brunette, couchée sur sa paille, peut encore supporter le poids de sa tête. Elle cesse de ruminer, elle retient sa respiration pour mieux entendre se qui se passe au fond d’elle.

On l’enveloppe d’une couverture de laine, parce que les cornes et les oreilles se refroidissent.

— Jusqu’à ce que les oreilles baissent, dit Philippe, il y a de l’espoir.

Elle essaye, en vain de se mettre sur ses jambes. Elle souffle fort, par intervalles, de plus en plus espacés. Brusquement, elle laisse tomber sa tête du côté gauche.

— Ça se gâte, dit Philippe accroupi et murmurant des douceurs.

La tête se relève, se rabat de l’autre côté, frappe le bord de la mangeoire, et le choc sourd nous fait crier : oh !

Nous bordons Brunette de tas de paille, pour qu’elle ne s’assomme pas.

Elle tend le cou et les pattes, elle s’allonge de toute sa longueur, comme au pré, par les temps orageux.

Le vétérinaire se décide à la saigner. Il ne s’approche pas trop. Il est aussi savant qu’un autre, mais il passe pour moins hardi. Aux premiers coups du marteau de bois, la lancette glisse sur la veine. Un coup mieux assuré fait jaillir le sang dans le seau d’étain que d’habitude le lait emplit, deux fois chaque jour, jusque qu’au bord.

Puis, du front à la queue de Brunette, nous appliquons des draps mouillés d’eau des puits et fréquemment renouvelés.

Elle ne frissonne même pas.

Philippe la tient ferme par les cornes et empêche la tête de plomb d’aller battre le flanc gauche.

Brunette, comme domptée, ne bouge plus. On ne sait pas si elle va mieux ou si ça s’aggrave.

Dans son coin, le petit veau dort paisible.

Nous sommes tristes, mais la tristesse de Philippe est morne comme celle d’un animal fraternel qui en verrait souffrir un autre.

Sa femme lui apporte sa soupe du matin qu’il mange sans appétit et qu’il n’achève point, car Brunette pousse un soupir énorme et si infect que Philippe lui-même se détourne et dit :

— Mauvais signe !

Il l’observe un instant.

— C’est la fin, dit-il ; elle enfle.

Nous doutons d’abord, mais il dit vrai : elle se gonfle à vue d’œil et ne se dégonfle pas, comme si l’air entré ne pouvait ressortir.

La femme de Philippe demande :

— Elle meurt ?

— Tu ne le vois pas ? répond Philippe durement.

Mme Philippe sort dans la cour et marche un peu.

— Ce n’est pas près que j’aille en chercher une autre, dit Philippe.

— Une autre quoi ?

— Une autre Brunette.

— Vous irez quand je voudrai, dis-je d’une voix de maître qui m’étonne.

Nous tâchons de nous faire croire que l’accident nous irrite plus qu’il ne nous peine et déjà nous affectons de répéter que Brunette est crevée.

Mais, le soir, j’ai rencontré le sonneur de l’église et je ne sais pas ce qui m’a retenu de lui dire :

— Tiens, voilà cent sous, va sonner le glas de quelqu’un qui est mort dans ma maison.

N’importe, dit Philippe, ça revient au même.

— Avec vous, Philippe, tout reviendrait au même. Ce qui importe, c’est le bonheur ; les hommes de ce village sont-ils plus heureux aujourd’hui qu’autrefois ? »

— Les jeunes disent que non.

— Mais vous, Philippe, qui avez connu les vieux et qui entendez les jeunes se plaindre, que dites-vous ?

— Je crois qu’on devrait se trouver plus heureux. On est mieux couché, mieux nourri et on a moins de misère. Moi, je n’ai pas couché dans un lit avant de me marier.

— Vous couchiez avec vos bêtes ?

— Oui, et la paille sèche est préférable aux draps sales. Je ne faisais qu’un somme jusqu’à minuit où les bêtes me réveillaient. Elles ont leurs habitudes ; elles se dressent à minuit pour manger un morceau de foin et j’entendais cliqueter les cornes aux bâtons du râtelier. L’hiver, leur souffle me tenait chaud, mais l’été je couchais souvent dehors, pour garder les bœufs qui passaient la nuit au pré. Un fermier n’aurait pas dormi tranquille, si ses bœufs étaient restés seuls. On abandonnait dans le pré une vieille charrette qui ne servait à rien. On y ajoutait, sur des cerceaux, une toiture de glui, de grosse paille de seigle et c’est là que couchait l’homme de garde.

— Vous étiez bien ?

— Pas mal. C’était pendant la belle saison. Le froid du matin engourdissait un peu.

— Contre quoi gardiez-vous les bœufs ?

— D’abord, il y avait des loups.

— Oh ! Philippe ! des loups dans ce coin de la Nièvre ?

— Il y en avait.

— Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— Je ne sais pas. Et puis les prés n’étaient pas clos comme maintenant, les bœufs pouvaient se sauver. D’ailleurs, le domestique ne gardait pas seulement les bœufs, il devait encore les faire manger. Un bœuf fatigué par le travail mange mal. Il préfère se vautrer dans l’herbe et dormir. Mais l’homme de garde sort de sa charrette et le relève d’un coup de pied. Le bœuf debout se remet à manger. Quelquefois, après une journée de forte chaleur, le domestique passait sa nuit à se promener au frais, de bête en bête. Avant le soleil, il liait les bœufs pour la charrue.

— Il gardait des bœufs, Philippe ; mais qui donc surveillait le domestique ?

— Personne. Cette corvée lui semblait naturelle comme les autres. Si vous commandiez la même à nos jeunes gens, ils refuseraient, ou s’ils acceptaient, au lieu de rester dans la charrette, ils courraient à droite et à gauche dans les fermes voisines, se réchauffer auprès des servantes.

— Mais pourquoi a-t-on supprimé cette garde de nuit ?

— Parce que ce n’est plus la mode.

— Et les fermiers dorment tranquilles ?

— Oui.

— Et les bœufs ?

— Ils se gardent seuls.

— Ils ne s’en portent pas plus mal ?

— Non. La mode aujourd’hui, c’est simplement de faire des visites aux bœufs qui ne travaillent pas et qu’on engraisse à l’herbage. Durant les dernières années de mon service, c’était ma besogne chez les fermiers Corneille. Chaque matin, à quatre heures, j’allais voir les bœufs dans les embauches. Je visitais une partie des prés avant la première soupe, je rentrais, je débarrassais au galop mon écuelle, et je visitais l’autre partie des prés avant midi. Je regardais les bœufs, pièce par pièce, pour m’assurer qu’aucun n’était malade, et je tâtais sur chacun les dépôts de la graisse.

— C’était une besogne fatigante ?

— Pas plus que les autres.

— Jamais il ne vous est arrivé d’accident ?

— Les bœufs me connaissaient. Je ne craignais que la rosée. Elle me montait aux cuisses, et malgré mes bottes, malgré le soleil, je ne pouvais pas avoir les jambes sèches avant midi, l’heure de gagner la table.

— Les Corneille vous soignaient ?

— Mme Corneille nous faisait un pain où elle mettait du seigle, des fèves, des vesces, de tout…

— Excepté du blé ?

— Elle y mettait tout de même un peu de blé, dit Philippe. Il y avait seulement trop d’ivraie enivrante. Au réveil, impossible d’écarquiller les yeux.

— Elle vous donnait beaucoup de viande ?

— Quand un cheval s’était blessé à en crever, on l’abattait et les domestiques mangeaient de la viande quinze jours de suite. Ils avalaient la bête jusqu’au dernier sabot.

— Vous buviez du vin ?

— Jamais. Ils en boivent aujourd’hui.

— Du bon ?

— Assez pour laver la patte d’un chien, assez pour qu’ils disent qu’ils boivent du vin.

— Les fermiers deviennent-ils donc meilleurs ?

— Non, mais les domestiques deviennent plus effrontés. Ils demandent.

— Vous n’osiez pas ?

— Nous n’y pensions pas, dit Philippe.

— Vous ne gagniez qu’une quinzaine de sous par jour, ils gagnent le triple ; vous battiez avec le fléau et vanniez avec un van, ils battent à la machine et vannent avec le tarare ; vous ne preniez de repos qu’aux grandes fêtes, et ils se plaignent !

— Et ils s’écoutent, dit Philippe.

— Peut-être que les besoins augmentent avec l’aisance, et peut-être que tout compté, Philippe, on n’est pas plus heureux aujourd’hui qu’autrefois.

— On le croirait, car des tapées de jeunes quittent le pays et vont à Paris où ils espèrent vivre grassement. Avec de la chance, ils réussissent. Mais ceux qui restent doivent montrer, aujourd’hui comme hier, les qualités de l’âne. S’ils sont sobres et laborieux, ils peuvent faire leur vie et se mettre de côté, pour les vieux jours, du pain sec.

— C’est maigre.

— On ne meurt pas de faim, dit Philippe.

— On en meurt moins vite. Ne pensez-vous pas, Philippe, que le mal vient de ce que les uns ont trop et les autres trop peu ?

— Il faut bien qu’il y ait des riches.

— Pourquoi, Philippe ?

— Parce qu’il y en a toujours eu.

— Pourquoi ne serait-ce pas votre tour d’être riche ? Vos pères étaient pauvres, vous êtes pauvre, et vos fils et les fils de vos fils seront pauvres. Pourquoi ?

— Parce que c’est arrangé comme ça.

— Ce serait autrement, si le hasard l’avait voulu.

— Il n’a pas voulu.

— Contre une telle injustice, vous avez le droit de réclamer.

— On me recevrait !

— Qui sait ?… Criez fort et les riches partageront.

— Ils ne sont pas si bêtes… A leur place…

— Qu’au moins ils donnent leur superflu !

— Dès qu’on donne quelque chose au monde, dit Philippe, de l’argent ou n’importe quoi, le monde tourne mal. Moi, par exemple, je serais vite un homme perdu.

— Vous supporteriez la fortune comme les autres.

— Non, non.

— Pourquoi, Philippe entêté ? Pourquoi ? Pourquoi ?

— Parce que les autres et nous, ce n’est pas la même chose.

Voilà son refrain. Il y a deux races d’hommes, celle des riches et celle des pauvres. Il n’est pas de la race des riches. Quoi de plus clair ? Impossible de le tirer de là.

Qu’il y reste !

Philippe ! Philippe ! il n’y a que le travail qui rende heureux.

— Oui, Monsieur, dit Philippe, qui bêche le jardin. Comme on le crie des fois : Honneur aux travailleurs !

— Certes, vous travaillez, Philippe, mais moi aussi je travaille.

— Vous travaillez, dit-il respectueux, en vous amusant.

— Détrompez-vous, Philippe, j’ai mes tracas, mes devoirs, comme tout le monde. Je travaille par nécessité. Quand il fait du soleil, je préférerais me promener. Je fatigue beaucoup de tête.

— Sûrement, dit Philippe, vous fatiguez plus de tête que moi. Je ne fatigue que de corps.

— Pensez-vous, Philippe, que si la tête va mal, le reste du corps n’en souffre pas ? Le soir, dès que le feu de la lampe me brûle le front et les yeux, je me retiens d’aller me coucher.

— Vous n’y allez pas, dit Philippe, parce que vous ne voulez pas.

— Erreur, Philippe. Il faut que je veille, parce que je ne suis pas matinal, et je tâche de rattraper les heures perdues.

— Restez donc au lit, vous avez le temps de dormir.

— Du tout, du tout, et je donnerais gros pour avoir le courage de me lever matin. Je vous envie, vous êtes sur vos jambes au premier rayon de soleil et cela ne vous fait jamais de peine.

— Nous avons l’habitude, dit Philippe. L’hiver seulement, c’est moins agréable.

— C’est toujours dur pour moi. A midi, ce serait encore trop dur. Vous ne connaissez pas ce supplice.

— Non, Monsieur.

— Et le supplice d’être enfermé, le connaissez-vous ? Libre, vous vivez sainement dehors. Vous prenez de l’exercice, vous faites de l’hygiène sans le savoir. S’il vous fallait demeurer immobile à la maison, trois, quatre, cinq heures de suite, les coudes sur un bureau chargé de livres, vous en auriez vite assez.

— Je crois comme vous, dit Philippe, que cette vie ne me plairait guère.

— Et vous raisonnez juste, brave Philippe. Oh ! je ne demande à personne de me plaindre ! Je veux dire que nous avons chacun nos misères, vous les vôtres et moi les miennes.

— Ce n’est pas la même chose.

— Pourquoi, Philippe, pourquoi ? Vous qui hochez la tête et qui avez le double de mon âge, voulez-vous compter nos cheveux blancs ?

— J’aimerais mieux compter nos billets de banque.

— Mais, mon pauvre Philippe, je me tue à vous expliquer que si j’étais riche comme la dame du château, je travaillerais quand même et qu’on ne travaille pas que pour gagner de l’argent.

— C’est ce que je dis, rien ne vous force à travailler ; votre travail vous désennuie.

— Vous êtes vraiment têtu aujourd’hui. Tout à l’heure, vous aviez l’air de me comprendre. Vous ne me comprenez donc plus ?

— Si, si, Monsieur, dit Philippe. Mais, c’est égal, je changerais bien.

Philippe n’est pas fier et il use tout ce qu’on lui donne. On vient de lui offrir un chapeau de paille d’enfant orné d’un ruban violet sur lequel le mot Neptune est écrit en lettres d’or.

Philippe n’a pas une grosse tête et le chapeau l’abrite bien.

— Il fera mon été, dit-il.

— Vous n’avez qu’à ôter le ruban.

— Il ne me gêne pas.

On peut voir Philippe, qui n’est plus jeune, travailler au jardin sous son chapeau puéril. Le violet du ruban s’éteint peu à peu, mais le nom doré de Neptune persiste au soleil.

En chasse, il me surveille, et chaque fois que je passe une clôture, il accourt et écarte les épines ou les fils de fer armés de pointes.

— Ne vous donnez pas cette peine, lui dis-je. Vous attraperez un chaud et froid, je passerai bien seul.

— Oh ! ce n’est pas de vous que je n’inquiète, dit Philippe, c’est de votre paletot, vous ne prenez aucune précaution. Vous le déchirez à tous les piquants, et comme il doit me revenir un jour, je tâche d’en sauver le plus que je peux.

Le soleil d’août a brûlé l’herbe. On ne peut pas donner aux bêtes le foin de la récolte engrangée. Que leur resterait-il pour l’hiver ?

Et on les laisse au pré.

— Mais elles y jeûnent, Philippe, elles y souffrent.

— On les voit maigrir, dit-il.

— Il n’y a plus un brin d’herbe ; qu’est-ce qu’elles peuvent bien manger ?

— Elles ne mangent pas, répond Philippe, elles embrassent la terre.

Il ne se réjouit jamais d’avance.

— Ça pousse, lui dis-je, voilà les arbres en fleurs.

— Oui, dit Philippe, il y a bien du mal à faire pour la gelée.

Comme il travaille et sue au soleil, dans le jardin, on lui porte un verre de vin. Il l’accepte, mais il demande d’abord un verre d’eau. Il avale le verre d’eau pour la soif, puis le verre de vin pour le plaisir.

Son fils, soldat, n’a pas écrit depuis longtemps. Philippe ne veut pas avoir l’air inquiet. Il cite son propre père qui a été sept années soldat et qui est resté sept années sans écrire. On ne savait plus où il était.

— Il est tout de même revenu, dit Philippe, et quand il est revenu, on l’a repris.

Il se reconnaît malade quand il n’a plus envie de manger que de l’échalote. Dès que sa tête brûle, il dit : « J’ai la fièvre. » Il n’est pas long à guérir parce qu’il n’avait qu’un mal de tête, mais il se croit guéri d’une fièvre.

Il tâte une chemise de soie qui sèche au soleil.

— J’aimerais ça, dit-il.

— Tu oserais en porter ? dit Mme Philippe.

— Oui.

— Tu mettrais une chemise de soie dans ta culotte de paysan ?

— Pourquoi pas ?

— Mais, mon pauvre vieux, ça jurerait avec le reste ; il faut que la queue suive le loup.

— Ah ! tant pis. Pour une fois, dit Philippe, elle resterait en route.

Il prend un bain quand il pêche à l’épervier.

Il est souvent mal culotté, déboutonné, mais il dit que pourvu qu’on ne sente pas le froid de l’air, ça ne fait rien.

Il appelle sa vache Charmante.

— C’est commode, dit-il, quand je me fâche et que je veux l’appeler chameau, j’ai plus vite fait de changer de nom.

Il ne lit les affiches de la mairie que lorsqu’elles se décollent. Tant qu’elles tiennent, il n’a pas besoin de se presser.

Son rire fait de loin le même bruit qu’un sanglot. Il faut voir Philippe pour être sûr qu’il rit.

La sueur du peuple n’est pas un symbole. Philippe en paraît toujours comme verni. Et de nous deux, à la chasse, c’est lui, je le vois bien, que les mouches préfèrent.

Il fait une bourriche, mais comme les oreilles du lièvre dépassent et retombent, elle n’a plus d’œil. Un lièvre tué par Philippe ne peut pas aller à Paris en marquant si mal. Il redresse donc les oreilles et les maintient droites avec une épingle anglaise.

Le soir, rentrant de la chasse, il dit :

— Je ne voudrais pas redéfaire tout le chemin que j’ai fait.

D’une femme grasse, il dit qu’elle a les os bien cachés.

Si le vent souffle fort, il dit que la girouette ne regarde pas à l’ouvrage.

Quand la rivière déborde, il dit : « On voit la mer. »

Il dit d’un épais buisson d’épines qu’on en sort tout diffamé.

A la mort de son frère, qu’il aimait beaucoup, il dit : « Je ne m’y habituerai pas vite. »

Tout arrive, dit-il, la queue du chat est bien venue.

TABLE

Ragotte
Les Philippe

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE TRENTE JUIN MCMXXI
PAR E. ARRAULT ET Cie.

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