The Project Gutenberg eBook of La vie secrète

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Title: La vie secrète

Author: Édouard Estaunié

Release date: December 4, 2024 [eBook #74839]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE SECRÈTE ***

ÉDOUARD ESTAUNIÉ

LA
VIE SECRÈTE

PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

1909
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

DU MÊME AUTEUR

L’Empreinte (couronné par l’Académie française), 8e édit., 1 vol. in-16
3 50
Le Ferment, 3e édit., 1 vol. in-16
3 50
« Bonne Dame », 1 vol. in-16
3 50
Un Simple, 1 vol. in-16
3 50
L’Épave, 1 vol. in-16
3 50
Impressions de Hollande. Petits Maîtres, 1 vol. in-16 avec deux gravures
3 50

IL A ÉTÉ IMPRIMÉ
15 exemplaires numérotés sur papier de Hollande Van Gelder.

Published first October nineteen hundred and eight. Privilege of Copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five by Perrin and Co.

A Maître ABEL NATHAN
en témoignage d’une vieille et toujours fidèle amitié.

LA VIE SECRÈTE

LIVRE PREMIER
LES HABITANTS

I

Mlle Noémi Peyrolles de Saint-Puy arrêta Dorothée qui allait emporter les assiettes.

— Attends, j’ai fini : inutile de faire deux voyages.

Elle prit ensuite une pêche qu’elle pela du bout des doigts, car lorsqu’elle mangeait seule, elle n’usait pas du service à dessert.

La salle à manger, petite, était tapissée d’un papier où l’on voyait des feuillages touffus s’entrecroiser sur un plumetis noir. En face de Mlle Peyrolles il y avait un Christ en plâtre, étendu sur une planchette cirée, et une horloge suisse dont les poids taillés en pomme de pin servaient de villégiature aux mouches. Deux gravures, la Fuite en Égypte, d’après Mignard et la Mort de l’aïeul, ornaient les panneaux de côté. Un buffet, une porte vitrée sur le jardin, complétaient la décoration sèche de la pièce.

Mlle Peyrolles mordit à même la pêche. Dorothée, qui avait abandonné sa pile d’assiettes, passa machinalement un coin de son tablier sur le buffet. Comme elle frottait avec vigueur, la porcelaine trembla dans l’intérieur du meuble, et ce bruit aigre se mêla aux sifflements que faisait Mlle Peyrolles en aspirant le jus du fruit.

C’était le soir. Devant la porte, des lauriers en pot dressaient leurs panaches roses sans qu’aucune de leurs feuilles bougeât. De même, au delà du jardin, les ormes de la route somnolaient, immobiles, accablés par la chaleur torride.

— Allons, dit Mlle Peyrolles, l’orage ne sera pas encore pour aujourd’hui.

Elle remit sa serviette dans les plis, la glissa dans un rouleau, puis fit un signe de croix et récita les grâces.

— Faut-il ouvrir le salon pour « ces messieurs » ? interrogea Dorothée quand Mlle Peyrolles eut dit amen à haute voix.

— Non, ma salle de billard est plus fraîche. Dépêche-toi : souvent ils viennent avant huit heures.

La voix, impérieuse et masculine, fit sonner l’adjectif possessif.

Mlle Peyrolles se leva. Malgré l’âge mûr, elle avait conservé une taille élancée. Elle épingla un chapeau rond sur son chignon et se rendit au jardin qui, réparti en étages, descendait vers la route.

— Où est donc passé Jean ? reprit-elle, dès qu’elle fut sur la terrasse.

— Il est à la mare avec Petiton, pour remplir la comporte.

— J’avais pourtant bien dit qu’on mît une réserve d’eau à l’ombre ! Celle de la mare sera trop chaude !

Et mécontente que l’arrosage du soir ne fût point commencé, elle attendit le retour des jardiniers.

Elle allait et venait, regardant la plaine de Revel qui s’étalait, comme un tapis, dans l’or du couchant ; mais, dédaignant la beauté de la terre, elle ne songeait qu’à la sécheresse.

— Quelle année ! murmura-t-elle.

Elle avait hérité de son père l’amour passionné des champs et, riche, ne cessait d’en acheter de nouveaux, sans jouir jamais de son revenu.

Les anciens de Montaigut avaient connu jadis le vieux Peyrolles simple paysan. Il labourait lui-même et chaque samedi portait ses volailles au marché de Revel. Resté veuf avec deux enfants, un garçon et une fille, il avait hésité longtemps avant de leur faire donner une éducation. Si humble qu’il affectât de paraître, cependant, il nourrissait déjà le projet d’être le premier du pays. L’ambition l’emporta sur l’avarice. Mlle Peyrolles fut envoyée dans un couvent de Toulouse, son frère, au collège de Revel. Tous deux grandirent. Quand ils revinrent, le père continuait de labourer, mais, en dépit de la dépense, la métairie avait doublé. La chance d’ailleurs lui souriait. Un oncle Peyrolles, usurier à Caussade, mourut sans testament : il ramassa l’héritage. Puis ce fut un cousin, marchand de vin au bas pays. Les bourgeois des environs commençaient à penser que Noémi Peyrolles serait un beau parti. Seul, Oscar, le garçon, trompait les espérances du vieux. Il se galvaudait à Revel avec des traînées de Toulouse, jouait au cercle, et faisait des dettes dans les cafés. Un beau jour, il disparut sans qu’on sût à quel propos et l’on n’en parla plus.

Alors le rêve du père Peyrolles se découvrit. Il acheta une maison dans le haut de Montaigut, loua ses métairies et se contenta désormais de surveiller ses bordiers. Il devint maire. Souvent il parcourait la campagne, le dos très droit, la démarche lente et balancée comme s’il suivait encore la charrue, et il éprouvait une jouissance d’orgueil infinie à compter, le long des sentiers, les sillons qui étaient à lui. Par un reste d’habitudes anciennes, quand il apercevait un caillou bien rond, il le rapportait dans son sac pour empierrer le jardin. Parfois aussi, il revenait avec de grosses branches mortes trouvées dans les chemins creux.

Ce fut lui qui résolut d’ajouter à son nom celui de Saint-Puy, afin de se distinguer des autres Peyrolles qui n’avaient pas réussi. Il disait à sa fille : « Ce sera bon pour tes enfants », mais il tremblait qu’elle se mariât. Par bonheur, aucun parti ne plut à Mlle Peyrolles. L’exemple de son frère Oscar lui avait appris aussi à redouter les gaspillages des hommes. Quand son père mourut, elle eut un grand chagrin, puis, autant par goût que pour respecter la mémoire du défunt, continua son œuvre.

Ainsi, depuis le retour du couvent, elle vivait là, s’absentait rarement. Dévote, elle choisissait de préférence l’Avent ou le Carême pour ses voyages à Toulouse. Entre deux visites au notaire, elle profitait du sermon. Avec le temps, elle avait oublié les débuts de sa fortune. La métairie ne lui rappelait rien ; en revanche, elle bâtissait des annexes au « château ». Sa façon de faire le bien était autoritaire et si elle enseignait le catéchisme aux illettrés, elle tenait à une place réservée dans l’église et négociait avec l’Archevêché, à chaque changement de curé.

Un bruit de barres qui tombaient sur le sol tira Mlle Peyrolles de sa rêverie. Petiton et Jean ramenaient la « comporte ».

— Vous arroserez encore avec de l’eau tiède, dit Mlle Peyrolles sèchement.

Attentive, ensuite, elle surveilla le travail.

— Encore un héliotrope qui meurt !… L’été prochain, il faudra semer des sauges… Non, rien sur les passeroses… Si la chaleur persiste, je ne sais ce qui restera. Hâtez-vous, je tiens à ce que tout soit fini quand « ces messieurs » viendront.

A l’annonce de « ces messieurs » les deux paysans firent un signe entendu. Pour les gens de Montaigut, le whist de Mlle Peyrolles fixait le jeudi, comme la messe marque les dimanches.

Tout à coup, Dorothée accourut.

— Mademoiselle ! les voici !…

— Ah ! mon Dieu !… Comme ils sont en avance !…

Ils étaient deux.

M. Lethois, petit homme à cheveux gris coupés ras, paraissait avoir soixante ans. Insignifiant, il avait des traits réguliers et des gestes affectés. Il était venu à Montaigut sans raison connue. En son temps, cette installation d’un Parisien avait intrigué violemment ; puis, les pires curiosités s’émoussant à la longue, on n’y avait plus pensé. Il habitait, au bas de la côte, une maison louée à l’année, se faisait servir par une femme de journée et ne possédait aucune attache avec la terre. Pas d’autre distraction pourtant que d’errer à travers champs. M. Lethois surveillait donc les cultures comme s’il y était intéressé. Souvent aussi, il ramassait des insectes.

A l’inverse de son compagnon, M. l’abbé Taffin avait les joues pleines, le nez gai et le sourire constant d’un chérubin. Bien qu’il professât une dévotion très vive pour sainte Letgarde, patronne de Montaigut, il passait pour manquer d’assiduité aux conférences. Mlle Peyrolles disait parfois qu’il avait de la modération dans le zèle. M. Lethois l’accusait d’être libéral. Tous s’accordaient à le trouver candide.

— Nous vous dérangeons, dit-il, voyant Mlle Peyrolles monter en hâte à leur rencontre.

— Pas le moins du monde. On arrosait mes fleurs : c’est presque terminé.

Tous deux se récrièrent :

— Achevez !

— Nous attendrons.

— C’est la bonne heure pour les plantes.

— Quelle chaleur !

— Alors, dit Mlle Peyrolles arrivée près d’eux, asseyons-nous ici ; j’aime bien surveiller mes gens pendant qu’ils travaillent.

Elle donna l’exemple et s’installa sur l’appui de la terrasse, car il n’y avait pas de bancs. Chacun de « ces messieurs » l’imita. M. l’abbé Taffin se mit à droite, M. Lethois choisit la gauche ; alignés de la sorte, recueillis et graves, ils semblaient des officiants.

L’office ici allait être le whist ; whist régulier auquel le temps avait donné des formes fixes et l’importance d’une fonction sociale. Tous trois se rencontraient plusieurs fois le jour et n’avaient rien à se dire ; aucune raison de sympathie particulière ne les rapprochait ; mais, seuls dans ce village à ne point travailler la terre, ils étaient aussi les seuls à constituer la « société ». Chaque jeudi les ramenait donc à cette place avec le même cérémonial, ces phrases inutiles et courtoises, cette manière solennelle d’entrer, et, durant l’été, cette station préalable au jardin.

Le silence, comme la voix, a des nuances subtiles. Tout de suite, Mlle Peyrolles eut l’intuition d’un embarras dans celui qui, ce soir-là, succédait à l’accomplissement des premiers rites.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle à M. Lethois, vous ne semblez pas dans votre assiette.

— Ah ! s’écria M. Taffin, vous le voyez, Mademoiselle s’en aperçoit aussi !

— Bah ! répliqua M. Lethois qui avait rougi, un peu de nervosité… L’approche de l’orage. Voyez !

Et allongeant sa canne, il désigna un ver-luisant qui brillait sous une feuille.

Mécontente de la défaite, Mlle Peyrolles haussa les épaules :

— Il est là tous les jours !

— Pas si tôt…

— N’importe ! on jurerait qu’il vous est arrivé quelque chose.

— Absolument rien… sinon que je suis repris par mes douleurs.

Depuis quelque temps, en effet, M. Lethois ressentait des élancements en coup de fouet dans la jambe : il en manifestait parfois de l’inquiétude.

— Si ce n’est que cela ! repartit Mlle Peyrolles à demi rassurée.

M. Lethois eut un sourire aigre :

— Cela me suffit.

— Aussi, pourquoi ne pas consulter ? glissa M. Taffin.

Depuis qu’il s’était fait soigner par le docteur Pontillac, à Revel, son estomac était parfait.

— Ne me parlez pas de médecins, fit Mlle Peyrolles, ils donnent des noms aux maladies, mais on se remet parce qu’on doit se remettre : c’est tout.

A son tour, elle cita ses migraines, disparues depuis qu’elle avait renoncé aux remèdes. Une détente suivit. Ils parlaient avec volubilité, recommençant l’histoire cent fois contée de leurs misères physiques : se remémorer les souffrances passées invite à jouir en parvenu de la santé présente.

Mais un bruit de sabots traînant sur le gravier leur fit baisser la voix. Les jardiniers remontaient, l’arrosage terminé. M. Lethois qui avait quitté l’appui de la terrasse, se tourna vers eux :

— Eh bien ! Jean, parions qu’avant huit jours, si le temps continue, on ne trouvera plus une branche verte en dehors du château.

— Faites excuse, M. Lethois, M. Servin en trouvera aussi chez lui, quand il viendra.

Mlle Peyrolles leva la tête brusquement :

— Savez-vous quand il s’installe ?

Le vieux Jean eut un rire sournois.

— Ça se pourrait bien que ça soit pour demain : en tous cas, y me préviendra pour sûr, puisque je fais son manège.

Et soulevant leur coiffe, les deux hommes passèrent. Un instant, on suivit leur marche lourde, puis le calme reprit, un calme infiniment triste qui semblait monter d’en bas, gagner peu à peu le jardin solitaire, les plantes immobiles et, par delà le village, l’énorme plateau qu’on pressentait sans le voir.

— C’était cela sans doute que vous ne vouliez pas me dire ? reprit enfin Mlle Peyrolles d’une voix nerveuse.

M. Lethois fit un geste de protestation. Le curé sourit :

— Bah ! signe de vacances !

Tous trois, maintenant, songeaient à Jude Servin.

— En tous cas, répliqua Mlle Peyrolles sèchement, Montaigut fait là une jolie acquisition. Ce Servin est une canaille !

M. Lethois se retourna vivement :

— L’avez-vous jamais vu ?

— Dieu m’en préserve !

— Êtes-vous entrée seulement dans son usine ?

— Jamais ! D’ailleurs, avant six mois, la faillite est certaine.

— Et voilà comme on écrit l’histoire !

Le curé soupira :

— Sans me permettre de le juger, je dois dire que M. Servin m’a donné cent francs, le jour où il vint pour louer la maison. C’est un bel acte de charité.

— Il ferait mieux de ne pas troubler la cervelle de ses ouvriers avec ses théories abominables, riposta Mlle Peyrolles.

— Si vous en êtes là !… commença M. Lethois.

— Vous ne les approuvez pas, j’imagine ?…

— Non ! mais à vous voir dans un pareil état et pour si peu de chose, je me demande… moi qui comptais vous annoncer…

Il avait commencé sa phrase avec l’air résolu de l’homme qui coupe les ponts derrière lui ; soudain sa voix mollit, traîna ; il n’acheva pas.

— Ah ! vous aussi, vous aviez une nouvelle ?

Le buste dressé, Mlle Peyrolles avait pris une expression agressive.

M. Taffin avança la tête, inquiet.

— S’agirait-il de votre mariage ? fit-il avec un rire forcé.

M. Lethois qui avait gagné l’extrémité de la terrasse revint lentement sur ses pas.

— Pas tout à fait.

— Alors ?…

— Tout de même, je crains presque d’avoir commis une bêtise.

— Encore faut-il vous expliquer !

— Eh bien, voilà ! J’ai invité Mlle Wimereux à passer une quinzaine chez moi. Elle aussi arrive demain.

Il ajouta, effrayé par l’effet produit, et s’efforçant de plaisanter pour cacher son inquiétude :

— Comme vous le disiez tout à l’heure, c’est signe de vacances.

Il y eut un moment de stupeur. Devenue écarlate, Mlle Peyrolles semblait chercher des mots qui ne venaient pas. Effaré, M. Taffin regardait tour à tour Mlle Peyrolles et Lethois. Celui-ci, les yeux baissés, souriait d’un air contraint.

— Cette fille vient chez vous ?

Résigné, M. Lethois fit un signe d’assentiment, puis se mit à tracer avec sa canne des cercles sur le sable.

— Vous plaisantez, n’est-ce-pas ?

— Je ne plaisante pas.

— Et… elle accepte ?

— Pourquoi pas ? je ne suis plus d’âge à compromettre personne.

Mlle Peyrolles eut un geste coupant :

— Jolies mœurs !

— Ah ! permettez, s’écria M. Lethois exaspéré soudain par cette mercuriale, elle a le droit, je pense, de venir si ça lui plaît… D’ailleurs, j’ai connu son père.

— Un père qui la valait !

— Un savant !… qui, de plus, était, vous l’oubliez, membre de l’Institut.

— Triste savant ! Que Dieu ait son âme !

S’adressant à l’abbé Taffin, Mlle Peyrolles acheva d’une voix sifflante :

— Vous ne remerciez pas ? Voilà pourtant une belle recrue pour la paroisse !

Celui-ci ploya les épaules sous la rafale :

— Excusez-moi ! bégaya-t-il, je ne sais plus bien ; serait-ce la même avec qui l’abbé Salomon eut des ennuis ?

Stupéfaits, M. Lethois et Mlle Peyrolles s’étaient tournés vers lui :

— Vous en êtes là !

— Rêvez-vous ?

Furieuse, Mlle Peyrolles jeta :

— La même, parfaitement ! la fille de ce Wimereux abominable, révolutionnaire, athée, que les libres penseurs ont enfoui avec tant de tapage, et dont les œuvres, Dieu merci, sont déjà oubliées ! La même, venue à Saint-Julia, après la mort de son père, trop heureuse de trouver là intacte la masure des grands-parents, pour y cacher sa ruine ! Toujours ardent, l’abbé Salomon songe que c’est une âme à sauver, va dès l’arrivée lui faire une visite de politesse : non seulement elle l’accueille avec des sottises, mais, parce que les fournisseurs refusent du crédit, c’est lui qu’elle en accuse !

M. Lethois interrompit :

— C’était exact !

— Allons donc ! Propos de folle ou d’hystérique ! Au surplus, elle est restée, n’est-ce pas ? puisque vous l’invitez !

Et, revenant au curé :

— Si le sort de l’abbé Salomon vous tente, à votre service : elle ne demande qu’à recommencer !

— Oh ! soupira M. Taffin à mi-voix, je ne la crois pas si redoutable ! Je ne lui ai rien trouvé d’effrayant, quand elle est venue chez moi me prier d’intervenir auprès d’un confrère qui avait agi, je le crains, au moins imprudemment…

Mlle Peyrolles eut un sursaut :

— De mieux en mieux : le souvenir vous revient et c’est pour la défendre !

— Je ne défends personne, je tâche d’expliquer…

— Expliquer est joli !

— Que voulez-vous ? nous ne sommes plus au temps où l’on doit couper les oreilles à ceux qui nous attaquent : saint Pierre seul en eut le droit, encore le Christ était-il là pour réparer le dommage !

Un silence effaré suivit. A la lueur d’un éclair, leurs âmes venaient de montrer des replis insoupçonnés. Tout à coup, l’idée les effleurait qu’ils ne se connaissaient pas.

— C’est bien, dit enfin Mlle Peyrolles, je n’insiste pas : vous recevrez cette personne s’il vous plaît ; quant à moi…

— Je crois que nous oublions le whist, fit l’abbé sans lui laisser le temps d’achever.

— En effet, glissa M. Lethois.

Les traits de Mlle Peyrolles exprimèrent un indicible dédain :

— Ce serait dommage pour si peu.

Et se levant :

— Dorothée ! cria-t-elle, nous voici : tu peux servir le thé.

Elle se dirigea ensuite vers le billard : tous deux la suivirent, silencieux. La nuit était venue. Au-dessus de leurs têtes, un jardin de rêve apparaissait où des allées sablées d’étoiles contournaient des pelouses couleur d’argent, mais ils ne songeaient pas à le regarder.


Sensation délicieuse : quand on a cru sa quiétude compromise, retrouver à la même place et pareils les objets auxquels cette quiétude semble immuablement liée. Rien qu’à voir la lampe allumée, la table prête, le panier des jetons, les cartes dans leur boîte, il sembla qu’après ce trouble passager, la vie reprît son cours paisible.

Tout de suite, M. Lethois s’installa.

Plus cérémonieux, l’abbé Taffin dit doucement :

— Après vous, Mademoiselle.

Avec un geste identique, Mlle Peyrolles et lui ramenèrent leurs jupes pour s’asseoir ; puis les jeux s’ordonnèrent dans les mains ; une voix annonça :

— Sept de cœur.

— Trois d’atout, dit l’autre.

— Au mort à jouer, reprit la troisième.

Et la soirée coula, pareille aux précédentes. De temps à autre, M. Lethois reprochait à l’abbé Taffin ses erreurs ; celui-ci ripostait, ayant une stratégie à lui qu’il estimait certaine. Après les parties, tous ramassaient les levées pour les examiner, et chacun reconstituant la bataille, raisonnait sur les possibles avec le sérieux d’un stratège qui corrige Waterloo ou suggère des variantes à Austerlitz. Hors ces débats puérils, quels sujets les auraient pu tenter ? Les récoltes ? ils connaissaient les moindres incidents survenus dans les fermes et l’état de chaque champ. La politique ? ne l’auraient-ils pas ignorée, elle les eût divisés : Mlle Peyrolles tenant pour la royauté qu’elle n’avait jamais connue, l’abbé Taffin s’en référant, sans plus s’expliquer, aux instructions du Saint-Père, M. Lethois prônant la république de 48, bien qu’il votât régulièrement pour le candidat conservateur.

Le travail de la terre, à force de courber les hommes vers le sol, leur rapetisse la taille ; de même, il semblait que leurs âmes, habituées par la solitude à regarder en bas, se fussent recroquevillées. Tous trois ainsi, prêtre, vieille fille, vieux garçon, étaient sans foyer, mais aucun n’en souffrait. Tous trois, réfugiés sur la berge, regardaient passer le grand fleuve de tendresse qui fertilise les cœurs, sans qu’un désir leur fût jamais venu d’y tremper les lèvres. Semblablement, on aurait pu trouver parmi eux ces dégradations religieuses qui, superposées comme les couleurs du prisme, se fondent en une pensée moyenne : M. Lethois, libre penseur dont l’indépendance n’allait pas jusqu’à manquer la messe du dimanche ; M. Taffin, âme évangélique et détachée ; Mlle Peyrolles, prête à immoler sur l’autel d’un culte intolérant ceux qui ne partageaient pas la moindre de ses opinions. Aucun d’eux cependant ne paraissait curieux de l’au-delà ; entre le paradis attendu et ce whist bourgeois, aucun n’eût hésité.

Quand enfin des coups grêles tintèrent sous le globe de verre qui recouvrait la pendule, M. Taffin, qui allait jeter une carte, parut stupéfait :

— Eh quoi ? déjà dix heures ?

— Dix heures ! répéta M. Lethois.

Ponctuels jusque dans leurs plaisirs, ils déposèrent leurs jeux.

— Voilà qui nous apprend à commencer si tard ! dit à son tour Mlle Peyrolles, se levant.

Elle prit la lampe, car Dorothée étant couchée à cette heure tardive, c’était toujours elle qui se chargeait d’éclairer « ces messieurs ».

Des adieux suivirent, stéréotypés, où seule une nuance de froideur rappelait le mécontentement de Mlle Peyrolles. Une seconde, la lampe projeta des lueurs rouges en avant des deux hommes qui sortaient. La porte battit. Tout rentra dans l’ombre. La fête était finie…

Dehors, par-devant les maisons fermées, des chars abandonnés dressaient leurs brancards vers le ciel avec des gestes de fantômes. Un cri de grillon, pareil au bruit d’une vrille mal graissée, traversait le silence pesant.

— Eh bien ? dit lentement M. Lethois.

— Eh bien ? répondit le curé.

Ils n’ajoutaient rien, certains de communier dans la même inquiétude.

— J’ignore vos raisons, reprit enfin le curé presque à voix basse, mais j’ai grand’peur qu’en invitant Mlle Wimereux vous ayez beaucoup fâché notre amie. Qui sait même si jeudi…

M. Lethois fit un geste nerveux :

— Croyez bien que mes raisons sont impérieuses !

— Je ne vous demande rien.

— Bah ! Mlle Peyrolles est ainsi. Il n’est pas jusqu’à Servin dont elle ne puisse accepter le voisinage !

Le curé parut se recueillir, puis d’un ton détaché :

— On assure pourtant que c’est un homme instruit. Quelqu’un ne m’a-t-il pas dit qu’il parlait l’allemand comme le français ?

— Il faut bien ; voyez-vous qu’un commerçant sérieux ignore les langues étrangères ?

— Alors vous pensez ?…

— J’en suis certain.

Leurs respirations étaient plus courtes que d’ordinaire. On aurait dit qu’une émotion se cachait derrière les phrases banales.

Ils devaient se quitter là, M. Lethois descendant vers le vallon, le curé au contraire allant au presbytère, dans le haut du pays.

— Quand on songe qu’en ce moment des Parisiens s’ennuient au théâtre ! soupira encore M. Lethois.

— Pauvres gens ! ils ignorent que la nuit est faite pour dormir !

— Est-ce bien sûr ?

La question jetée au hasard avait dans l’ombre une sonorité bizarre. M. l’abbé Taffin rougit :

— Vous avez raison, on ne sait pas…

Et « ces messieurs », s’étant serré la main, se séparèrent.

II

Très lentement, M. Lethois descendit le chemin raide qui mène à la grand’route. A chacun de ses pas, de petits cailloux dévalaient sur la pente avec un bruit de cliquetis qui résonnait comme si l’air désœuvré s’amusait à le grossir. Arrivé ensuite sur la grand’route, il tourna la tête et s’arrêta.

L’abbé Taffin avait disparu. Dans Montaigut, rien que des maisons barricadées : une seule lumière au-dessus de la terrasse Peyrolles — la châtelaine sans doute s’attardait à ses prières — partout le silence poignant des demeures humaines qui, la nuit, avec leurs faces blafardes et leurs ouvertures pareilles à des yeux sans regard, se taisent comme des mortes.

Assuré d’être seul, M. Lethois fit encore deux pas et s’arrêta de nouveau.

De part et d’autre, la chaussée fuyait sous le dôme obscur des grands ormes, barre phosphorescente engainée dans le noir. Tout près, deux masures s’adossaient à un talus. L’une d’elles, grange à bétail plutôt que logis d’homme, abritait Le Pêcheur, braconnier qui l’été pillait le pays et l’hiver se terrait Dieu sait où, en prison le plus souvent. Devant l’autre pendait une enseigne : « Tabacs-Liqueurs ». Entre les deux, un figuier avançait sa tête curieuse. Le vallon, qui pourtant commençait là, ne se distinguait pas.

M. Lethois eut un petit frisson. Était-ce lui-même ou le paysage qui avait changé ? Ces bâtisses, ce figuier tordu, le fût des ormes lui suggéraient une crainte vague. L’air aussi semblait plein de mouvements inexplicables. On eût dit que partout des êtres cachés respiraient. Instinctivement, M. Lethois scruta les fourrés proches, puis s’interrogea :

— Qu’est-ce qui me prend ce soir ?… Si j’allais être malade ?

D’où seraient venus sans cela le tremblement de ses doigts, ce fracas qui emplissait ses oreilles, cette vibration de tout son être, indéfinissable et douloureuse ? Cependant, il eut beau s’examiner, il se découvrait dispos. Autre chose le troublait, qu’il ne discernait pas mais qu’il devinait proche.

Soudain une plainte traversa l’air. Il eut un sursaut. Il s’emporta ensuite contre lui-même. Quoi ! une telle panique pour une tôle qui grince !

Poussée par un souffle de brise, l’enseigne, en effet, venait de se mettre en branle. Au fur et à mesure qu’elle oscillait, le bruit des tourillons s’amortit, devint très faible, mourut enfin. Pour mieux se rassurer, M. Lethois, l’oreille tendue, s’efforça de la suivre des yeux. Quand le silence eut repris, il continua d’écouter, stupéfait : la nuit parlait…

Voix étrange de la nuit, voix multiple qui est à la fois partout et nulle part… C’était dans l’espace un tressaillement sourd, une polyphonie sans rythme, faite de vols d’insectes et de mouvements d’herbes. Tout bruissait. L’espace était plein de frôlements, de frissons, de chuchotements si bas qu’on les surprenait à peine. Par instant, des grillons stridaient ou bien un moustique rôdait, zézayant sa note aiguë. Cachés dans les bas fonds, des crapauds égrenaient leurs cris mélancoliques. On eût dit que, l’homme dormant, la terre prenait l’éveil et commençait à vivre. Certains sons, pour être perçus, exigent la volonté d’entendre. Depuis combien d’années M. Lethois avait-il passé là, sans rien soupçonner de cette vie ? Ce soir, elle l’éblouissait, universelle et anonyme, si proche qu’il en était enveloppé, si lointaine qu’il n’aurait pu en déterminer le siège ou lui donner un nom.

D’un geste irraisonné, il étendit les bras : ses dents claquèrent. Il eut peur.

Peur… à quel propos ? La peur ne se justifie pas : elle est, cela suffit.

C’était une peur physique, qui le rendait également incapable de raisonner et de fuir, une peur lâche que lui jetait peut-être la seule obscurité et qui s’adressait à tout, à ce ciel clair où des milliers d’êtres s’agitent sans qu’on les voie, à ces mondes que recèle une motte de terre ou une écorce d’arbre, à l’invisible qui double le visible. Certains soirs, l’ombre, — rien que l’ombre ! — suffit à jeter l’épouvante. Qu’est-ce, si l’ombre vit !

Sans même réfléchir, M. Lethois examina la route, y cherchant l’imprévu qui devait y rôder ; il blêmit. Là-bas, vers Revel, une forme humaine se détachait sur le sol… Cela ne dura qu’une seconde à peine : la vision aussi s’évanouit…

Alors, haletant, il avança au milieu de la chaussée, en pleine lumière. Bien qu’il ne vît plus rien, il était certain qu’on venait à lui, car il entendait encore des pas.

— Eh ! là-bas ! l’homme !

L’homme de nouveau émergea de l’ombre. Il continuait de marcher d’une allure décidée.

— Eh ! là-bas !

L’homme leva la tête. Vingt mètres à peine le séparaient de M. Lethois. C’était peut-être un chemineau ; à coup sûr il n’était pas de Montaigut ni du pays.

— Holà !

— Ma foi, Monsieur, c’est une chance de rencontrer quelqu’un dans ce pays désert. Pourriez-vous me dire si j’approche de Montaigut ?

— C’est à Montaigut que vous allez ?

Mis en défiance, malgré la politesse de l’abord, M. Lethois s’efforçait de découvrir les traits de l’arrivant. Grâce au chapeau à bords larges et plats, ceux-ci restaient cachés. La voix en revanche était très jeune, un peu tremblante.

— A Montaigut, en effet…

— Si vous comptez y coucher, impossible ; il n’y a pas d’auberge ici.

— Aussi n’est-ce pas une auberge que je cherche.

L’inconnu regarda autour de lui :

— Au fait, une ruelle à droite près d’un grand mur, une église à flèche un peu plus haut, la porte après le mur… C’est bien cela ; tous mes regrets, Monsieur, pour vous avoir dérangé : je m’y retrouve.

Il allait repartir. M. Lethois l’arrêta encore.

— Je vous demande pardon, vous devez vous tromper, il n’y a de ce côté que la maison de mon amie, Mlle Peyrolles. Je ne suppose pas…

— Supposez, Monsieur, ce sera plus simple.

M. Lethois eut peine à retenir un geste de stupéfaction :

— Vous ignorez sans doute qu’à cette heure, Mlle Peyrolles est couchée.

— Tant mieux !

— Sa domestique également.

— Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Mais alors, que venez-vous faire ici ?

L’inconnu s’inclina, légèrement railleur :

— Ici, Monsieur, vous me permettrez de vous dire que cela ne vous regarde pas. Au plaisir de vous revoir !

Et tournant vers la ruelle, il disparut dans l’ombre.

Puis un calme profond : la mystérieuse vie de la nuit, un instant troublée par cette présence humaine, a reparu ; de nouveau des souffles courent dans l’espace ; par bouffées les genêts épandent leur odeur sucrée ; tout près, une feuille se détache et tombe en tournoyant — M. Lethois n’entend plus rien. Les yeux sur la ruelle, il n’a plus qu’une pensée, expliquer cette chose inexplicable que le hasard lui livre : un inconnu, à pareille heure, allant chez Mlle Peyrolles !

Très vite, des hypothèses se succédèrent. Il imaginait les plus probables, les soupesait, et peu à peu un sourire singulier erra sur ses lèvres. Ce n’était pas qu’il crût à l’idée qui s’imposait à lui ; tout de même, il ne lui déplaisait pas que cela fût.

— Un amant !

M. Lethois hocha la tête. Après tout, l’âge mûr en tient pour la jeunesse ; celui-ci était jeune, il avait des manières, elle aurait pu choisir plus mal… Il répéta :

— Son amant !

Il eut ensuite un rire friand. Quelle revanche contre l’éternelle piété de Mlle Peyrolles et cette intransigeance qui, ce soir même, avaient failli gâter le whist !

Pourtant des objections surgissaient, très graves.

L’homme n’était ni du pays ni de Toulouse, cela se reconnaissait à l’accent. Dès lors, où avaient-ils pu se rencontrer ? D’autre part, s’il était cela, comment ignorait-il le chemin et pourquoi livrer au premier venu le nom de sa maîtresse ?

Perplexe, M. Lethois répondait :

— Ne peuvent-ils s’être aimés à Toulouse ? S’il vient ici pour la première fois, s’il n’y doit plus revenir, quelle imprudence y avait-il à la nommer ?

De plus en plus, cependant, l’absurdité de la supposition éclatait. Alors, un débiteur ? On ne choisit pas la nuit pour liquider sa dette. Un parent ? Ne fût-ce que par inadvertance, Mlle Peyrolles l’aurait nommé.

Ainsi, durant des années, on surveille un être, on fréquente chez lui. Pas la moindre contraction de visage qu’on ne croie pouvoir interpréter en lui. Cet être a d’ailleurs l’existence la plus claire, la plus limpide. Ne le voudrait-il pas, qu’il y serait contraint, enveloppé qu’il est par des commérages perspicaces et l’envie d’alentour. Il semble donc que rien de lui n’a échappé, qu’on le connaît sans réserve… On ne sait rien.

Épouvanté par l’abîme entrevu, M. Lethois jeta :

— Si l’essentiel était ce qu’on ne voit pas ?

Et redressant son corps maigre, comme s’il voulait défier la foule dont le murmure emplissait l’ombre :

— J’ai bien une vie cachée, moi !

Depuis vingt ans, en effet, on apercevait aussi un Lethois désœuvré, qui promenait le long des chemins sa flânerie sans but. De ce Lethois quelconque, l’abbé Taffin raillait les opinions et Mlle Peyrolles la tournure. Qui eût jamais songé à lui attribuer d’autres soucis que celui de vivre confortablement et sans gêne ? Cela seul surprenait que, n’ayant ni terres à gérer ni masure au soleil, il ne succombât point à l’ennui quotidien.

Or depuis vingt ans, chaque nuit, ce même Lethois, rentré chez lui, en devenait un autre. Chaque nuit le trouvait assis devant des notes manuscrites ou errant devant des tables d’essai, si absorbé par un labeur inconnu de tous qu’il en oubliait l’univers et lui-même.

Que ce fût là une vie cachée, que le secret en fût la condition première, il n’en pouvait douter. En cette minute même, la simple idée qu’un autre aurait pu la surprendre, le terrifiait. Depuis vingt ans, quelles ruses d’avare pour détourner les soupçons ! Quelle surveillance de ses moindres gestes ! Seulement, voici qu’en face de cet éden, d’autres s’ouvraient, semblables : ce que M. Lethois avait cru son privilège devenait un bien commun. Mlle Peyrolles, M. Taffin, le vieux Jean, chacun peut-être avait son éden inaccessible !…

— Moi, parbleu, c’est naturel ! mais les autres !…

Une jalousie le mordit au cœur : il fendit l’air d’un coup de canne.

— Imbécile ! je déraille… Allons-nous-en.

Il avait oublié ses frayeurs, l’imprévu de la rencontre faite ; à son tour, il ne songeait plus qu’à sa propre manie. Abandonnant la route, il prit un sentier raide et descendit, cette fois, vers sa maison. O stupeur ! devant celle-ci aussi, une ombre rôdait !…

Attentive, elle allait et venait devant le perron, scrutait avec une attention de policier les moindres fentes par où pouvait sourdre la lumière ; et cela dura longtemps, cinq minutes peut-être… Lasse enfin de sa recherche vaine, elle abandonna les marches, puis rapidement s’enfuit vers Montaigut. En passant, elle frôla presque M. Lethois qui venait de se blottir dans un buisson.

— La Blanchotte !

C’était une métayère de Mlle Peyrolles. Avare, taciturne, elle habitait près de Saint-Félix avec son mari et sa fille : on ne la voyait jamais à Montaigut.

Atterré, M. Lethois fit un geste de rage :

— Ah ! connaître qui l’envoie !

Car un autre, c’était sûr, l’envoyait là ; un autre devait payer cet espionnage, incompréhensible sans cela. Était-ce même le premier soir où l’on tentait de surprendre des secrets soupçonnés ?

Les jambes de M. Lethois vacillèrent. Il eut un éclat de rire sardonique :

— Suis-je bête ? Pour qui travaillerait la Blanchotte sinon pour sa maîtresse ?

Mlle Peyrolles seule, peut-être en vue de se défendre, avait pu payer cette femme : et la preuve… c’est qu’au lieu de retourner à Saint-Félix, la Blanchotte remontait tout de suite à Montaigut : après l’expédition, le rapport !

M. Lethois serra les poings :

— Garce !

D’un bond il atteignit ensuite sa porte et s’enferma.

De longues minutes suivirent.

M. Lethois aspirait l’air tiède. Des relents de poussière et par instant un goût de drogues pharmaceutiques se mêlaient à l’écœurante senteur du couloir qui tenait lieu d’entrée, mais parce qu’elles lui étaient familières, ces odeurs lui semblaient douces. Ici du moins nul bruit insolite, rien que le silence de la demeure, un silence adorable et sans rides, tel qu’en évoque la vue d’un lac sur les hauteurs.

Quand on s’éveille après un cauchemar, on éprouve une jouissance délicieuse à se dire : « Ce n’est pas vrai ». Pareillement, M. Lethois songeait : « J’ai dû rêver ! » Tout ici était à sa place. Il n’y avait qu’à étendre la main droite pour trouver les allumettes ; à gauche, le bougeoir attendait sur une chaise ; comme d’habitude, la carafe et le verre d’eau étaient derrière. Ah ! la bonne chose que de rentrer au port !

Enfin une allumette grinça sur le frottoir : M. Lethois venait de se décider à faire de la lumière.

— Onze heures et quart ! Quel retard ! murmura-t-il en consultant sa montre.

Le bougeoir en main, il gravit l’escalier. Arrivé au galetas, il tira de sa poche des clés, ouvrit un cadenas, poussa une porte : son paradis était devant lui, inaccessible à tous, tel que ni la Blanchotte ni personne n’auraient pu jamais l’imaginer !…


C’était un galetas obscur et très bas. Des chevrons bombés sous la charge des tuiles en zébraient le ciel. A terre, une poutre énorme rasait le sol. Au centre, un poinçon vertical projetait en tous sens des bras qui allaient joindre le faîtage avec un air farouche.

Mais des tables éparses frappaient surtout le regard. Il y en avait de toutes formes, de toutes les origines. Certaines ayant perdu un pied s’accolaient à l’entrait pour ne pas trébucher. D’autres, jadis vernies, étalaient, comme un ulcère, des corrosions d’acide. D’autres, délaissées, s’effaçaient sous une couche de détritus sans couleur. Sur chacune reposait un appareil semblable, sorte de tréteau qui supportait des galettes noires horizontales. Au-dessous du tréteau, on voyait une écuelle pleine d’eau ; à côté, des débris de bouteille, de la terre, des herbes fanées et du grain.

Près de la porte, à droite, un paquet de glaise sur une planche faisait une tache rouge.

L’ensemble était à la fois grotesque et effrayant, mystérieux et sale. Cela ressemblait à l’antre d’un potier fou ou d’un maniaque en mal de sorcellerie. L’air qu’on respirait dans ce galetas était lourd de miasmes inquiétants. La puanteur de pharmacie qui avait envahi le rez-de-chaussée venait d’ici. Les lucarnes étaient closes ; la chaleur régnait, torride.

La main tendue en avant du bougeoir, tâtant du pied le sol pour éviter la poutre, M. Lethois avança jusqu’à une table. Ses yeux riaient. Il ne semblait pas s’apercevoir de la température ni de l’odeur.

Ayant déposé le bougeoir, il jeta encore un coup d’œil circulaire sur l’ensemble pour s’assurer que tout était en ordre et, très grave, se pencha.

Qui l’aurait ensuite surpris là, l’aurait-il reconnu ? Est-ce bien le même Lethois qui d’une main légère a retiré la vitre posée sur une des galettes ? Quelle curiosité passionnée fait trembler ses lèvres minces ? Quelle fièvre sur ses traits ! Il compte :

— Un… deux… trois… quatre…

A mesure que le nombre grossit, on dirait qu’il voit moins bien ou que l’opération est plus ardue. Peu à peu, son front s’abaisse, arrive presque à toucher la galette noire ; toujours les chiffres se succèdent, réguliers :

— Vingt-sept, vingt-huit…

Tout à coup c’est fini. M. Lethois s’est redressé ; il a pris dans sa poche un carnet maculé ; d’une écriture légèrement tremblée, il y trace le tableau suivant :

Fourmilière
Verre blanc
Verre violet
En regard, dans chaque colonne, il inscrit :
No 7
0
39

Et vite, il reprend le bougeoir, passe à la table voisine. L’heure presse : il n’a que le temps, s’il veut achever dans les délais fixés…

Le paradis de M. Lethois est peuplé de fourmis : dans chaque fourmilière, M. Lethois va compter ses fourmis !…

Une fourmilière… des fourmis… voilà donc le secret ! Penchez-vous sur ces tréteaux. Chaque galette est une cité sous verre. Ici la porte, fortifiée. Une gorge resserrée sépare le vestibule de l’antichambre qu’un lourd pilier achève de protéger. Puis c’est une salle énorme, une façon de place publique où se concentre la vie sociale. De loin en loin, des colonnes la soutiennent, polies et rondes, comme si un compas avait servi à les tracer. Enfin, tout à l’arrière, les magasins que défendent de nouveaux couloirs étroits… Des fourmis naissent là, vont, viennent, travaillent, s’entraident, se disputent, meurent. Grâce au vitrage, pas un de leurs actes qui échappe : il suffit d’être patient et de regarder. Depuis vingt ans, M. Lethois regarde !

Regard obstiné du chercheur qu’absorbe peu à peu un intérêt unique ; regard de myope qui, après avoir volontairement limité l’horizon au plus proche, s’efforce, en guise de revanche, d’y découvrir jusqu’à l’infiniment petit. A coup sûr M. Lethois ignorait la législation française, à peine apprenait-il par ouï-dire qu’un ministère était tombé ; volontiers, il eût réduit la constitution à l’existence du Sénat, de la Chambre et des conseils municipaux. Par contre, de chacune de ses fourmilières, et dans le détail, il savait l’architecture, le régime, les révolutions, les mœurs. Par un phénomène singulier, il semblait que devant lui le grand monde eût disparu pour n’être plus qu’un reflet de ces autres minuscules. Il y avait des heures certainement où, synthétisant ses connaissances, M. Lethois n’apercevait dans l’humanité qu’une vaste fourmilière d’ordre inférieur et mal construite. Et quelles surprises au cours de ce labeur ! Quels rêves inattendus y succédant !

Ce soir-là encore, à peine le dernier chiffre relevé, M. Lethois alla ouvrir la lucarne, mit au grand air sa tête nue ; des pensées contradictoires tourbillonnaient dans sa cervelle ; il crut approcher d’un abîme.

L’expérience achevée était très simple.

Depuis onze jours, il couvrait à demi chaque fourmilière avec un verre violet. Celles-ci étaient dès lors divisées en deux parties placées, l’une sous une vitre blanche, l’autre sous une vitre presque opaque. Or, toujours, les fourmis qui fuient d’instinct la lumière, s’étaient réfugiées sous la vitre blanche. D’où cette conclusion nécessaire : la vitre blanche éclaire moins une fourmi que la vitre opaque ; l’œil d’une fourmi perçoit des rayons que l’œil de l’homme ne perçoit pas ; le monde visible diffère pour chaque espèce.

Tout d’abord, cela n’avait pas étonné M. Lethois ; il avait accueilli le fait en lui-même. Il aurait appris avec un égal détachement qu’une fleur est rouge ou bleue. Les constats scientifiques sont, par essence, indifférents. Mais voici que, regardant le ciel, il formulait ce même constat en l’appliquant à la pratique immédiate :

« Ainsi, ce qui est la nuit pour moi est peut-être le jour pour mes fourmis. »

Humanisée à ce point, l’abstraction devenait étrangement révolutionnaire. Plus il creusait, plus elle l’épouvantait. Il s’efforça d’imaginer les apparences inconnues illusionnant chaque catégorie d’êtres : mais comment y parvenir ? On rêve d’une couleur à l’aide uniquement de couleurs déjà vues : et pourquoi limiter l’incertitude aux couleurs ? Que les corps émettent des radiations perceptibles pour quelques-uns seulement, le contour aussi doit changer suivant l’œil qui observe.

« Ceci n’est pas absurde : chaque particule de matière, sous l’effort d’un agent mal défini, projette des ions, c’est-à-dire sans cesse un peu d’elle-même. »

Et, grisé par sa logique, M. Lethois poussait encore au delà :

« Puisque tout varie, la science — ma science — n’est peut-être qu’un catalogue d’apparences. Point de réalité, mais une vision relative. Nul moyen de confronter l’une avec l’autre. L’erreur est à la base, indiscernable et organique. Cette observation même sur laquelle je m’appuie… »

Une révolte interrompit ce délire. Tout pouvait chanceler, hormis l’œuvre de M. Lethois ! Au même instant des coups s’égrenèrent dans l’air lointain. L’horloge de l’église sonnait à Montaigut.

M. Lethois revint à lui.

— Minuit ! déjà !… Au fait, c’est aujourd’hui qu’arrive Mlle Wimereux.

Cette pensée désagréable acheva de chasser les autres. En tout temps, changer ses habitudes lui avait répugné. C’était bien pis cette fois : il faudrait ranger la maison, s’occuper des repas, surveiller sa tenue…

— Tout cela, pour rien peut-être !…

Alors, violemment, il referma la lucarne et s’étant résigné à ne point prolonger une rêverie vaine, il partit.

Revenu sur le palier, il dut comme à l’arrivée poser à terre le bougeoir afin de fermer la porte. Il avait déjà glissé le cadenas dans les crochets, introduisait la clé dans l’entrée, quand il s’interrompit, stupéfait. La lumière qu’il regardait machinalement venait de s’envelopper de brume. Puis cette brume épaissit. Progressivement, la flamme pâlissait… pâlissait… Bientôt, elle cessa d’être distincte, et la brume, à son tour, devint épaisse comme une fumée d’usine. Elle semblait maintenant envahir l’escalier, lécher les murailles, s’étaler, toujours plus sombre. Soudain, plus rien : le noir…

M. Lethois porta les mains à son front. En vérité, il ne rêvait pas ; il n’était pas halluciné ; il se sentait vivre, remuer, agir…

Une minute passa, longue comme un siècle. Le noir demeurait absolu, sans vibration, tout uni, un noir qui donnait la sensation d’étouffer au fond d’un gouffre, inexprimable…

S’efforçant de dominer son angoisse, M. Lethois dit à voix haute :

— Est-ce que par hasard le vent aurait éteint la bougie ?

Et se baissant, il tendit la main vers elle. Mais, chose étrange, à mesure qu’il cherchait, il avait l’intuition de ne plus percevoir ni la direction ni la distance. C’était comme s’il avait flotté dans un espace mort.

Une exclamation suivit. Son poignet venait de rencontrer la flamme. Quelque chose ensuite roula sur les marches, — le bougeoir sans doute, renversé dans le tressaillement causé par la brûlure.

Figé d’horreur, M. Lethois écouta le cliquetis de la bobèche qui se brisait. Puisque la lumière était là, et flambait, était-ce donc lui qui ne la voyait pas ? Avec un geste d’égarement, il releva ses mains tremblantes, se frotta les paupières. En même temps, pris de vertige, il mesurait ce cataclysme inique, monstrueux : plus d’observations, plus de travail, et l’œuvre avortant au moment d’être achevée !

Puis, subitement, il chercha la rampe, la suivit. Il avait pu se tromper, la bougie avait dû subir une transformation inconnue. Dehors, au contraire, les étoiles n’avaient pas disparu : il allait dehors pour vérifier qu’elles y étaient toujours.

Ah ! les voir ! Dix ans de sa vie, pour les voir comme tout à l’heure !

Déjà il avait gagné l’entrée, chassait les verrous, tirait à lui le vantail. C’est ouvert. Est-il bien sûr que ce le soit ? Dans le noir, on ne sait plus. Allons, encore un pas, encore un autre… Cette fois M. Lethois est bien sorti, cela se sent à l’air humide, à l’odeur qui monte des feuillées. Il lève la tête, il a beau regarder : les étoiles ne sont plus là ! Aveugle ! il est aveugle !

Un grand cri retentit :

— Au secours ! au…

Roulant sur le sol, M. Lethois venait de perdre connaissance.

III

— Ah ! vous m’avez fait une jolie peur !

Agenouillé, l’abbé Taffin cessa de battre l’air avec son tricorne en guise d’éventail au-dessus de M. Lethois. Celui-ci, les yeux fermés, commençait de respirer à longs intervalles. A chaque coup, sa poitrine velue se gonflait comme un soufflet.

— M’entendez-vous ? reprit M. Taffin. Je vous dis que vous m’avez fait une jolie peur ! Où avez-vous mal ? Je crois que vous devez être sauf : quant aux voleurs, nous verrons plus tard. Aidez-moi d’abord à vous relever…

Pareil au boulanger qui tire la pâte, il s’efforça ensuite de redresser le buste de M. Lethois, mais le corps retombait, inerte et mou. Alors, découragé, M. Taffin essuya son front où perlaient de larges gouttes :

— Soit ! attendons encore…

M. Lethois, qui avait poussé un grand soupir, reprit son immobilité.

Il éprouvait une renaissance délicieuse. L’air lui arrivait librement aux poumons. Une seule chose le troublait : cette voix lointaine qui s’obstinait à le persécuter avec des mots dont le sens lui échappait. Où était-il, d’ailleurs, et pourquoi tant de légèreté dans ses membres ? Il lui aurait suffi, pour s’envoler, d’étendre les bras. Toutefois, ce geste aussi aurait pu détruire la bonne chaleur qu’il sentait fuser le long de ses artères, et cela, il ne le voulait pas. Il ne voulait pas non plus ouvrir les yeux. Cela encore répondait à une nécessité mystérieuse autant qu’inéluctable.

Soudain, il songea :

— Comme j’ai la tête lourde !

En même temps, et bien qu’il n’eût pas remué, son bien-être aérien diminua. Il le sentait fuir comme l’eau fuit d’un vase par une imperceptible fêlure. A mesure, un autre désir l’obligeait à lutter contre lui-même. Regarder le ciel !… le regarder une seconde, furtivement, à la manière des enfants qui trichent à colin maillard. Enfin une tension de tout le corps, suivie d’un allégement imprévu, divin : M. Lethois murmure :

— Des étoiles !

L’abbé Taffin eut une exclamation joyeuse :

— Le Seigneur soit loué ! il parle !…

M. Lethois répéta, extasié :

— Des étoiles !

Volupté sans nom, il les voyait ! Il aurait voulu les embrasser pour les remercier d’être redevenues visibles. Toujours sans bouger, il s’en remplissait les yeux, s’enivrait de les retrouver toutes. Ainsi, elles étaient là, graines mystérieuses que chaque nuit sème sans qu’on sache jamais quelle récolte lèvera ; elles étaient là, innombrables et luisantes. Seulement, pourquoi le brouillard du matin pâlissait-il leur éclat ?

— Déjà la brume, hélas !

— Bon ! va-t-il se mettre à délirer !

Au fait, quelqu’un parlait à côté de lui, venait de prendre sa main. Avec un grand effort M. Lethois tourna la tête :

— Vous !

M. Taffin sourit gaiement :

— Moi-même ! mais commençons par le plus pressé : vous n’êtes pas blessé ?

— Blessé ?… je ne crois pas.

— C’est une chance. Dans ce cas, le vol ne sera que demi mal.

— Le vol ? Est-ce qu’on est entré dans la maison ?

Effaré, M. Lethois venait de se dresser. Le galetas, il s’en souvenait maintenant, était resté ouvert.

— Parbleu ! imaginez-vous que j’aie trouvé pour des prunes votre porte entrebâillée, la lumière éteinte, et vous sans connaissance en travers du chemin ? Combien étaient-ils ? Comment ont-ils pu vous surprendre ? Avez-vous vu leurs têtes ?

M. Taffin s’exprimait avec volubilité, partagé entre le désir de vérifier tout de suite les dégâts et celui de retrouver ces voleurs qu’il supposait.

— Au surplus, tâchez de vous lever ; nous allons bien savoir…

M. Lethois eut un soupir de soulagement.

— Vous n’y êtes pas : j’étais un peu malade, j’ai voulu sortir, je suis tombé, et voilà…

— Êtes-vous fou ? Je n’ai pas rêvé pourtant, c’est bien vous qui criiez au secours tout à l’heure ?

— Je ne suis pas fou, je ne délire pas… et d’abord quelle heure est-il ?

— Minuit un quart, la demie peut-être.

— Alors, cette brume…

— Malheureux ! il n’y en a pas !

Pour la seconde fois, M. Lethois regarda le ciel : une buée grise amincissait les étoiles. Il baissa les yeux : autour de tous les objets proches, la même buée grise flottait. La vue était revenue, mais il ne voyait plus comme les autres.

Il étouffa un gémissement.

— Mon ami !

Attendri par ce désespoir sans cause connue, M. Taffin venait d’étreindre M. Lethois.

— Remettez-vous, ce n’est rien, c’est la réaction des nerfs !

Il dit encore :

— Si vous en avez la force, relevez-vous. Après, tout ira bien, je vous le promets !…

En même temps, il avait saisi M. Lethois, l’obligeait à se mettre debout.

— Là ! voilà qui est mieux !… Ah ! prenez garde !…

M. Lethois avait chancelé ; sans l’appui du prêtre, il serait tombé. Un instant, ils demeurèrent accolés l’un à l’autre, et d’être ainsi, perdus en pleine nuit sur ce chemin, loin de tout secours, tous deux avaient l’intuition d’un indicible naufrage, comme si plus jamais ils ne devaient retrouver leur vie coutumière ou l’abri d’un logis.

L’abbé Taffin reprit :

— Essayons maintenant de rentrer chez vous, ou plutôt, non, attendez-moi, je vais faire de la lumière et voir d’abord ce qu’il en est.

Mais à ces mots, M. Lethois se détacha du prêtre, courut vers la porte et se retournant farouche :

— Je ne veux pas qu’on entre !

En effet si le prêtre entrait, obsédé par l’hypothèse du vol, il ne manquerait pas de monter jusqu’au galetas resté ouvert.

— Il faudra bien pourtant…

— Jamais !

Nerveusement, M. Lethois avait saisi la poignée du battant. Un grand bruit retentit. Obéissant à l’impulsion reçue, le battant venait de se fermer.

— Complet ! s’écria M. Taffin, j’ai entendu la clé tomber à l’intérieur.

— Mes clés ?

Machinalement, M. Lethois tâtait ses poches.

— C’est vrai : mes clés sont là-haut. Nous sommes dehors.

Il s’efforça de sourire, mais tous deux éprouvaient une lassitude sans bornes. Cet incident bête achevait leur déroute.

M. Taffin ne put réprimer son humeur.

— Faute d’un serrurier pour forcer la serrure, nous n’avons plus le choix. Puisqu’il faut que vous couchiez quelque part, prenez mon bras et grimpons au presbytère… si nous pouvons.

Un pli barrait son front. On devinait qu’avant de s’arrêter à ce parti, — le seul acceptable pourtant, — il avait lutté contre lui-même. Peut-être appréhendait-il seulement les difficultés de la route ; peut-être aussi lui déplaisait-il d’introduire à pareille heure un étranger chez lui.

M. Lethois, le dos collé à la porte, déclara d’une voix basse :

— Je ne pourrai pas.

Mais cette fois M. Taffin s’emporta :

— Assez d’enfantillage ! obéissez !

Il prit le bras de Lethois. Tous deux, à pas lents, commencèrent de gravir la pente qui mène à Montaigut.

Montée de calvaire. M. Lethois haletait. L’abbé, de son côté, avait tiré son mouchoir et s’épongeait. Après chaque arrêt, M. Lethois disait : « Quand vous voudrez » et repartait en gémissant. Qu’était d’ailleurs son malaise physique devant cette sensation précise, abominable, et qui persistait : ne plus voir ! Qu’il regardât les objets proches ou l’horizon, ou encore le ciel, toujours la brume demeurait. Il disait « la brume », faute de pouvoir définir cet indéfinissable, mollissant les contours sans altérer leur netteté. Il se rappelait avoir vu ainsi des herbes au fond d’un étang et le cœur à cette image lui tournait, comme si vraiment il se penchait encore sur une eau très profonde.

— La grand’route, dit l’abbé Taffin. Allons ! on s’en tirera quand même !

M. Lethois tressaillit ; il reconnaissait la maison du Pêcheur, le débit Fouasse, le figuier qui les sépare.

Tout à l’heure, il avait passé là : un enchaînement de faits tragiques l’y ramenait, mais lequel ? il ne savait plus.

— Avant d’aller plus loin, répondit-il, j’ai besoin de me rendre compte… Et d’abord, vous… oui vous, pourquoi vous ai-je retrouvé près de moi ?

— Ah ! mon ami, trêve d’explications. D’ailleurs ce fut providentiel. Vers onze heures, j’entends la Blanchotte qui m’appelle…

— La Blanchotte !

— Elle venait me chercher pour sa fille, soi-disant très malade. Naturellement, la fille n’avait rien ou peu de chose. Plutôt que de quérir le médecin, cette vieille avare préférait me faire courir gratis. Même, sachant que c’était jeudi, elle a commencé par réveiller Mlle Peyrolles. N’ayant pas vu de lumière chez vous, elle nous croyait encore au whist. Bref, je rentrais, je vous entends crier, je me précipite et voilà. Êtes-vous content ?

— Si c’était vrai !

— Vous en doutez ? Recommenceriez-vous à divaguer ?

Un à un, M. Lethois pesait les termes de cette explication si simple. La certitude que son secret était hors de danger rafraîchit son énergie.

— C’est bien, merci.

Et ils gagnèrent le raidillon qui longe le jardin Peyrolles. On approchait enfin du presbytère.

Par un singulier revirement, maintenant qu’ils arrivaient au but, c’était l’abbé Taffin qui ralentissait l’allure. Enfoncé dans une méditation profonde, il avait cessé de surveiller M. Lethois.

— A propos, dit-il, je dois vous en prévenir, je n’ai pas de chambre prête, naturellement, et Cadette est couchée. Le mieux sera donc que vous preniez mon lit. N’eût-on qu’une courtepointe, l’essentiel est de s’étendre.

— Eh bien ! et vous ?

— Oh ! moi, je m’installerai sur un fauteuil, en bas.

M. Lethois haussa les épaules :

— C’est absurde !

— Pardon, repartit M. Taffin d’un ton sec, c’est moi qui vous soigne, c’est donc moi qui commande.

— Je ne suis plus malade.

— Au contraire…

Justement M. Lethois trébuchait. Sans le prêtre, il serait tombé. Ses traits se contractèrent.

— Si seulement j’y voyais ! dit-il sourdement.

— Je vais allumer, répliqua M. Taffin ouvrant la porte du presbytère. Attendez-moi.

Il disparut avec une hâte fébrile, se dirigeant vers le cabinet de travail. Mais, au lieu d’obéir, M. Lethois suivit, les mains tendues pour ne point se heurter.

M. Taffin achevait de régler sa lampe quand, se voyant rejoint, il eut un geste de colère :

— Que faites-vous ? allez-vous-en !

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas ici que vous allez coucher. Montons en haut, tout de suite !

En même temps, une angoisse crispait la bouche du prêtre ; de son corps, il semblait protéger la table.

— Ah ! non, pas en haut ! je n’en puis plus, je reste !

Et se laissant tomber sur un fauteuil, près de la cheminée, M. Lethois regarda la lampe : elle aussi flottait dans une brume claire.

Comprenant qu’il serait inutile de s’obstiner, M. Taffin eut un mouvement d’épaules découragé.

— Soit, murmura-t-il entre ses dents, puisque vous y tenez, nous attendrons donc ensemble.

Il s’installa dans le second fauteuil, à l’autre bout de la cheminée. L’ombre épaisse de son corps couvrait ainsi M. Lethois. L’abat-jour était baissé. Il n’y avait que la table qui fût illuminée, mais M. Lethois ne pouvait plus l’apercevoir. Tous deux ensuite, suivant le mot du prêtre, attendirent.

Ce qu’ils attendaient ? ils n’auraient su le dire : quelqu’un peut-être qui était tout près d’eux et qui certainement allait paraître. Il y a ainsi des instants où l’âme la moins affinée entend le pas de la destinée. Ils avaient oublié l’heure, l’étrangeté de leur réunion, et encore leur présence mutuelle. A les voir, on aurait pu les prendre pour un vieux couple paisible qui, surpris par le sommeil, a prolongé la soirée outre mesure. L’abbé Taffin, les mains croisées sur sa robe, contemplait les dessins du paravent, devant le foyer. M. Lethois, les bras étendus sur les accoudoirs et les yeux clos, semblait dormir. Rien non plus, dans la pièce, ne laissait pressentir un drame. C’était une pièce propre, presque riche. Devant la fenêtre, la table de travail recouverte d’un tapis sombre, à gauche de celle-ci, une bibliothèque sculptée dans un goût campagnard et cossu ; derrière M. Lethois, une console vernie, décorée de plaques en porcelaine peinte. Évidemment, l’abbé Taffin avait groupé là les cadeaux de ses paroissiennes de Toulouse — alors qu’il y était vicaire — mais on ne songeait pas au disparate. Était-ce d’ailleurs le souvenir de ces paroissiennes, ou les bibelots installés çà et là, menus cadres, calendriers à tirette enrubannée, il y avait dans l’atmosphère un air de tendresse. S’il est vrai que chaque être éclaire de sa propre lumière le décor où il vit, on eût juré que l’homme vivant ici devait aimer. Il n’était pas jusqu’aux pots de géranium placés devant une statue de sainte Letgarde qui ne semblassent mêler à la piété un vague parfum d’amour.

Soudain, M. Lethois parut s’éveiller et se leva :

— Je vous demande pardon si je déplace la lampe, dit-il : je ne sais ce que j’ai, elle me fatigue horriblement la vue.

Tout en parlant, il se dirigeait de nouveau vers la table.

Comme mû par un ressort, M. Taffin se leva aussi.

— Je vous en prie ! commença-t-il…

Surpris de son accent, M. Lethois l’interrompit :

— Rassurez-vous, je ne casserai rien.

— Vous n’y êtes pas. Je veux dire simplement qu’il y a sur ma table des choses… confidentielles.

M. Lethois s’empara de la lampe. Il eut un sourire d’ironie amère :

— Je ne suis pas curieux, mais le voudrais-je que ce serait inutile !

Instinctivement, pour vérifier ce dire désespérant, il avait abaissé les yeux vers un cahier placé en évidence. L’abbé Taffin saisit celui-ci.

— Cela moins que tout le reste ! fit-il d’une voix brève.

Sans paraître remarquer le geste, M. Lethois alla déposer la lampe sur une console, à l’autre bout de la pièce, puis revint s’asseoir et acheva :

— Maintenant que ma vie est perdue, un trésor serait là, je n’y toucherais pas.

— Vous dites ?

— Je dis ce qui est.

— Ce n’est pas sérieux ?

M. Lethois haussa les épaules.

— Rien de brutal comme un fait. Je vous répète que ma vie est perdue. Ceci dit, mettez vos papiers sous clef, laissez-les où ils sont, c’est très indifférent… ma joie me suffit.

Un lourd silence s’établit. Seul, le réveil-matin, sur la cheminée, battait la chamade. On eût dit que, pareille à une scie, sa machine entaillait le temps et faisait tomber des secondes.

Ils se retrouvaient comme auparavant, presque dans la même attitude. Rien n’avait changé, rien sinon que leurs cœurs tressaillaient follement.

— Je vous en supplie, dit M. Taffin, expliquez-vous !

Il avait employé, sans y songer, la phrase qui lui servait dans les cas graves, au confessionnal.

M. Lethois fit le geste harassé d’un homme qui laisse tomber son fardeau.

— Rien de plus simple. J’étais chez moi ; je regardais une lumière ; j’ai cessé de la voir : j’étais aveugle ; c’est tout.

— Aveugle ! mais vous voyez, pourtant !

— Si voir à travers un brouillard, si voir chaque objet noyé dans la fumée, s’appelle encore voir, en effet, j’y vois encore.

— Ah ! s’écria l’abbé Taffin, vous m’aviez fait peur !

— Que vous faut-il !

— Dieu merci, nous sommes loin de compte. Il s’agit d’un étourdissement, d’une congestion peut-être ; en tout cas, rien qui ne se remette. Dans vingt-quatre heures, il n’y paraîtra plus.

Et, presque gaiement, l’abbé Taffin acheva :

— Le Seigneur vous avertit : c’est bon signe. Il ne prévient que lorsqu’il n’est pas pressé.

M. Lethois haussa les épaules :

— J’étais sûr que vous ne comprendriez pas.

Et le silence recommença, silence d’attente où flottait la frayeur de choses inexprimées. En apparence, ils avaient tout dit. L’un et l’autre connaissaient la série matérielle des faits. Puisqu’il s’agissait d’une simple alerte, plus vite M. Lethois prendrait du repos, plus prompte serait la guérison. M. Lethois pourtant ne bougeait pas. L’abbé Taffin, non plus, ne songeait pas à l’emmener.

— J’avais autrefois un ami, à Paris, reprit brusquement M. Lethois. Il était de mon âge. Nous avions mêmes dispositions, mêmes goûts, le même genre de vie. Il était épris de sciences naturelles et travaillait dans un laboratoire… On n’imagine pas à quel degré un homme peut aimer une science ! Pour s’en douter, il faut avoir éprouvé soi-même l’anxiété de la recherche, ces désespoirs comiques parce qu’une hypothèse longtemps caressée chavire, surtout l’ivresse du fait nouveau… Un fait nouveau, ce n’est rien en soi-même. Pendant des années quelquefois on passe devant lui, on le regarde, il ne paraît pas. Tout d’un coup, à une minute déterminée, sans raison plausible, on s’écrie : « Suis-je bête ! » et on l’aperçoit ! Ce rien est devenu énorme, c’est un éblouissement…

Peu à peu la voix de M. Lethois était devenue frémissante. Il eut conscience qu’il allait s’emporter et s’interrompant :

— Je vous demande pardon, je tâche de vous expliquer…

— Allez toujours, murmura M. Taffin qui écoutait les yeux baissés.

— Donc, mon ami était ainsi. Il s’occupait des fourmis. Tous les goûts sont dans la nature. Il avait celui-là. Vous souriez comme si c’était absurde ! Avez-vous jamais examiné une fourmi ? Vous êtes-vous jamais donné la peine de surveiller son travail ? Non, n’est-ce pas. Vous autres, curés, ne vous occupez que des hommes et n’admettez qu’eux dans votre paradis. Eh bien ! je vous déclare, moi, que s’il fallait choisir entre l’humanité et une fourmilière, j’hésiterais. Je ne parle pas de certaines espèces abâtardies, esclavagistes et militaires ; mais les autres, presque les plus communes, les Lasius flavus, par exemple…

Le visage de M. Lethois s’enflamma.

— Ah ! celles-là ! elles ont beau posséder, tout comme Mlle Peyrolles, troupeaux et basse-cour, ce ne sont pas elles qui toléreraient la misère dans leur ville ! En vérité, il faut s’être penché sur leurs maisons, avoir deviné leur vie, pour comprendre l’étonnant pouvoir que donne à ces infiniment petits une harmonie sociale. Cela vous remet des hommes ! Et quelle architecture ! Des colonnes superbes, partout de l’air, une propreté de phalanstère hollandais… Vous ne souriez plus ? Vous ignoriez ?… C’est qu’aussi pour découvrir cela, il est nécessaire de rester immobile, attentif, patient : surtout, il faut avoir des yeux !… Ah ! des yeux que rien ne lasse, qui voient net, qui puissent, durant des heures, suivre sans fatigue une tache rouge sur un dos noir ! Il faut des yeux, vous dis-je ! Sans des yeux, que voulez-vous que je devienne !

— Vous ! c’était vous !…

Stupéfait de s’être trahi dans son exaltation, M. Lethois fendit l’air d’un geste farouche.

— Parfaitement c’est moi… tant pis… il n’y a plus à y revenir. Chacun n’est-il pas libre d’organiser sa vie comme il lui plaît ? C’est moi. Je ne suis pas l’imbécile que vous croyez. Je suis un savant : un savant tel qu’à cette heure, il n’y a pas en Europe deux hommes qui me vaillent ! Toutes mes heures de liberté, depuis vingt ans, je les donne à un travail unique, colossal… Encore six mois, moins peut-être, ce travail s’achevait : j’étais célèbre, riche…

Et comme il saisissait une inquiétude sur le visage du prêtre :

— Riche ! je le répète, car lorsqu’on sait s’y prendre, l’Académie des sciences honore les vrais savants ; elle a des prix pour ceux qui le méritent et grâce à mes précautions, j’étais certain d’obtenir… qui sait… le prix Nobel, cent mille francs peut-être ! Tout à coup, cet accident bête, la machine qui se détraque, et c’est fini… fini…

Sa voix se brisa :

— Ah ! voir encore pendant six mois ! Six mois ! qu’est-ce que six mois dans une vie ?

Il retomba épuisé. Il avait oublié l’aveu de son secret, la présence de l’abbé Taffin. Il n’était plus qu’un naufragé qui sombre en vue du port. L’eau déjà monte à sa bouche ; il sait qu’il va mourir et, malgré qu’il le sache, sa dernière convulsion est encore un appel !

— Vous, c’était vous !…

L’abbé Taffin, les mains jointes, anéanti comme au spectacle d’un cataclysme, contemplait M. Lethois. En même temps et parce que celui-ci avait employé de grands mots : « travail unique, fortune, gloire », il se sentait un peu incrédule, partagé entre un immense étonnement et la peur vague qu’un retour de délire ne fût mêlé à ce récit.

— Pardonnez-moi, reprit-il, ce que vous me racontez là est si extraordinaire, tellement inattendu… que j’ai peine à rassembler mes idées. Je voudrais aussi vous rassurer, dire comme auparavant que vous vous effrayez à tort, que ce ne sera rien, et voici que je n’ose plus ; je crains de me tromper, je deviens pareil à vous… Pourquoi n’ai-je à vous offrir, hélas ! que des motifs d’espoir auxquels vous ne croyez plus !

Une ardeur contenue anima son visage. Il acheva :

— C’est votre châtiment : le ciel refuse de consoler ceux qui ne regardent que la terre, et pourtant, c’est le ciel seul qui ne trompe jamais !

— Ah ! s’écria M. Lethois, des phrases de prêtre !

— Ce n’est pas le prêtre qui parle.

M. Lethois partit d’un rire glacé :

— On ne se partage pas. Depuis une heure, nous sommes là qui échangeons des propos sans parvenir à donner aux mots le même sens !

— Vous vous trompez, riposta M. Taffin d’une voix tremblante : si vous aviez connu mon existence de prêtre, si vous soupçonniez une seconde les abîmes de désespoir où mon cœur a cru se noyer…

Il s’interrompit, puis avec un geste navré où transparaissait toute l’amertume du souvenir évoqué :

— Où en serais-je, grand Dieu ! si je n’avais pas eu ce refuge que vous niez !

Ils se regardèrent. Était-ce bien eux qui avaient vécu côte à côte et cru se connaître ? Une autre vie, affleurant à leurs fronts, venait de les transfigurer. Il ne restait rien du Lethois humble et ridicule, de l’abbé jovial, moins soucieux d’au-delà que de bonne chère. Il n’y avait plus là deux êtres de chair et d’os : rien que deux âmes, ayant, au choc de la détresse, laissé tomber leurs vêtements et se montrant à nu.

— Écoutez, reprit l’abbé Taffin, cette histoire ne sera pas de trop. Écoutez à votre tour, pour en tirer la morale, et — qui le sait ? — votre salut ! J’arrivais ici. Il y a trois ans de cela. Trois ans ! Comme cela passe ! Je revois le temps qu’il faisait. Nous étions venus en carriole découverte depuis Revel. Partout de la neige ; le vent soufflait ; la route, glacée comme un miroir… J’entre. Il y avait dans cette maison des caisses, du froid, un bruit de bise. Cadette me suivait, soufflant dans ses doigts gourds. Bien des fois, auparavant, j’avais senti ce qu’il y a de terrible dans l’isolement de la prêtrise, mais ce jour-là… Ah ! ce jour-là devant cette cheminée vide, dans cette pièce sans meubles, ayant à mes côtés cette servante qui ne m’était rien et parlait de me lâcher pour retourner à Toulouse, oui, ce jour-là, j’eus un de ces désespoirs tels qu’on les compte dans une vie d’homme. Je me demandais si je n’avais pas été la victime d’un jeu abominable, s’il existait un ciel pour justifier de pareils sacrifices ; je doutais de Dieu même ! Je vous jure que, si jamais j’eus aussi la tentation du suicide, ce fut bien à cette heure. J’étais fou de la pire des folies, la folie qui se tait !

La voix du prêtre, si claire d’ordinaire, s’était voilée et frémissait. On n’aurait pu deviner si c’était de l’émoi d’un pareil aveu ou d’horreur pour ces souvenirs.

— Alors, je dis à Cadette : « Partez ! restez ! faites ce qu’il vous plaira ! Ma première visite doit être pour l’église : j’y vais ». Je traverse la rue qui est là ; j’arrive à la porte. Il y avait encore sur un des battants une affiche manuscrite posée par mon prédécesseur. Je lus en titre : « Paroisse de Sainte Letgarde… » Et tout à coup, une idée me vint, ridicule. Dans les grandes crises, on n’imagine pas combien la raison devient puérile. J’ignorais qui est Sainte Letgarde ; elle ne figure pas à l’ordo. Son culte est de tradition purement locale. Je pensai donc : « Celle-là doit être sans fidèles, elle a des loisirs ; elle m’écoutera !… » Alors, à peine entré, au lieu d’aller, comme j’aurais dû, au maître autel, je cherche son autel, je m’agenouille…

L’abbé Taffin cessa de marcher :

— Ici commence le miracle : à peine étais-je prosterné qu’une douceur me réchauffe, me rassure, me sauve… Ce que Dieu tant de fois m’avait refusé, ma sainte tout de suite me le donnait ! Imaginez qu’un affamé rencontre sur la route une femme admirablement belle et que demandant une aumône, il s’entende répondre : « Ma fortune ne suffit pas ; me voici tout entière ! » Je sais bien que j’emploie là des images profanes, sacrilèges ; mais comment exprimer la résurrection morale qui suivit ? Mes paroissiens s’étonnent de mon culte passionné pour Sainte Letgarde : puis-je dire de quelle crise elle m’a guéri ? La vérité est que j’aime comme jamais homme n’a aimé ; j’aime, vous entendez bien ? j’aime une Sainte ! Sa présence adorée m’enveloppe. Je la sens à toute heure écarter de moi les doutes ; elle peuple la solitude où mon cœur défaillait. Quelles joies approchent de la mienne ? Pour elle, je donnerais tout ; elle est ma bien-aimée, mon refuge que rien ne peut atteindre, puisque la mort même m’emportera vers elle !

M. Lethois, qui avait écouté stupéfait, secoua la tête avec mépris :

— Je ne vois rien de commun entre ces rêveries et mon œuvre.

Les yeux de M. Taffin s’enflammèrent :

— Il y a que vous et moi, ayant dû choisir un soutien supérieur…

— Un abîme nous sépare !

— Nous sommes pareils, sans famille, sans racines nous attachant au sol…

— Si nous étions pareils, nous irions au même but !

— Justement ! le vôtre vous échappe : changez de foi et venez à la mienne : plus on monte haut, mieux on est à l’abri.

M. Lethois partit d’un rire sec :

— L’abri est trop étrange, merci. Savez-vous à quoi je pensais en vous écoutant ? Je trouvais qu’un amant parlant de sa maîtresse n’eût pas mieux dit. Vous aimez votre sainte comme on aime une femme !

L’abbé Taffin pâlit :

— Vous en parlez en aveugle !

— Ah ! vous êtes cruel !

— Moins que vous !

Ils s’examinèrent, éperdus. Après avoir été un instant si proches, leurs cœurs venaient de s’éloigner brusquement. Si pareille d’ailleurs est la détresse humaine que, croyant parler pour eux seuls, ils allaient résumer désormais le conflit le plus grave où se débat la conscience du monde.

— J’avais cru comprendre que votre malheur venait d’une déception plus profonde, reprit l’abbé Taffin avec un dédain qu’il ne cachait point : je vois qu’il n’en est rien. Vous regrettez moins la vie de l’âme que vos menues besognes. Autant l’une eût été difficile à ranimer, autant les autres se remplacent aisément.

M. Lethois riposta :

— Voulez-vous dire qu’en dehors de vos lyrismes pieux, il n’est point de travail qui élève la pensée, et vous flattiez-vous de me faire partager vos visions ?

— Mes visions ont le mérite de ne jamais tromper. Qui votre science a-t-elle sauvé ?

— La science ne sauve pas : il lui suffit d’être la vérité.

— Ce n’est pas une raison pour qu’elle suffise à l’homme.

— Qu’elle lui suffise ou non, reprit M. Lethois avec violence, elle va son chemin !

— Et que vaudront ses résultats demain ?

— Demain, où en sera votre ivresse ?

— Dieu ne change pas !

— Dieu même est hypothèse !

— Malheureux ! prenez garde en blasphémant d’attirer sa colère !

— Prenez garde qu’au moindre souffle de réalité, c’en soit fait de vos rêves !

Encore un coup, leurs ripostes se croisaient, frémissantes. Ils se défiaient du regard.

L’abbé Taffin fit un grand geste et jeta :

— Je ne crains rien !

Comme éclairé par une seconde vue, M. Lethois répéta :

— Un souffle suffirait… Savez-vous seulement si votre Sainte a existé ?

— Taisez-vous !

— Vous voyez bien !

— Je vois… je vois que tous les hommes se valent, s’ingéniant à faire souffrir les autres quand ils souffrent eux-mêmes.

Et cette fois, tels des coureurs harassés, ils se retrouvèrent au point de départ. Du heurt de ces deux âmes, du rayonnement de ces deux vies secrètes, il ne restait que cela : une conscience plus aiguë de la souffrance.

La lampe avait baissé. Leurs visages avaient des bouffissures, ces pâleurs que donne l’insomnie. Ils frissonnaient ainsi que des voyageurs qui attendent, la nuit, dans une gare.

Désolé d’avoir livré son secret pour rien, M. Lethois se leva.

— Encore la brume ! murmura-t-il, jetant les yeux vers la fenêtre.

L’abbé Taffin qui avait suivi le mouvement de M. Lethois, aperçut une clarté blafarde à travers les carreaux.

— Serait-ce l’aube, déjà ?

Il alla vers la table, fit glisser pêle-mêle dans le tiroir tous les papiers qui encombraient celle-ci, puis ouvrit la croisée. Aussitôt un grand souffle d’air froid pénétra ; la flamme de la lampe oscilla. Attirés par la fraîcheur, les deux hommes se penchèrent au dehors et, la tête baignée dans l’air délicieux, regardèrent.

Spectacle ineffable : le jour venait.

Tout près d’eux, c’était la nuit, tapie le long des murailles, collée aux contreforts de l’église, ou rampant sur les cailloux du chemin : mais, dès le début de la plaine, une pénombre cendrée glissait à ras de terre, s’étalait sur les champs et les routes, comme un tapis de laine. Çà et là, de longs rouleaux de vapeur stationnaient près des fossés, avant que de partir pour les longs voyages dans l’espace. Puis, plus loin, la cendre s’éclaircissait, laissait transparaître des myriades d’arbres grêles. Enfin, à l’horizon, la Montagne noire, pareille à un récif, émergeait de la mer mouvante des ombres, puis le ciel… un ciel auquel la ligne nette des sommets donnait un recul prodigieux, un ciel vert, plus limpide qu’une eau de torrent, aussi vaste que l’océan : ce ciel, porte du matin, dont aucune bouche humaine n’a rendu la splendeur, mais que les mourants attendent, avant de mourir, pour le voir une dernière fois !

L’abbé Taffin joignit les mains.

— L’aube !… c’est l’aube !

Déjà, des rais d’or fusaient. Le vert devenait rose, le rose se muait en azur. Partout de longues craquelures brisaient la vapeur matinale, découvrant des verdures, des toits. Les couleurs étaient lustrées, la terre paraissait neuve. Ah ! cette enfance divine du jour qui approche, les mains chargées d’inconnu ! Comme à la contempler seulement, l’homme sent la vie légère ! Plus tard, l’angoisse reviendra, et la fatigue et le découragement morne ; en ce moment, il n’y a plus que le délice d’apercevoir la lumière et le besoin de se mettre à genoux pour la remercier d’être là !

— L’aube…

Instinctivement, lui aussi, M. Lethois parcourait d’un regard peureux la brume qui roulait sur la plaine, et celle encore qui baignait la montagne. Brume réelle ou imaginaire ? Hélas ! comment le savoir ? Où commençait la trahison des yeux ? A quel signe distinguer le mirage de la réalité ? Timide, il scrutait ce flottement universel sous lequel le sol disparaissait, sans oser aborder la vraie lumière ni le vrai ciel. Tout à coup, il étouffa un cri : là-bas, à l’horizon, plus de contours indécis, plus de lignes déformées : les bois se détachaient avec une admirable netteté, l’azur avec une pureté sans égal.

— Qu’y a-t-il ? s’écria M. Taffin.

M. Lethois, transfiguré, balbutia :

— L’aube que je ne croyais plus voir…

— Vous la voyez ?

— Je vois !

Une émotion poignante les bouleversa.

— Ah ! mon ami, que je suis heureux !

L’abbé Taffin ouvrit les bras. Oubliée leur terrible dispute, fini le cauchemar de cette nuit, où chacun avait révélé ses intimes secrets ; en eux comme au dehors, c’était un réveil ineffable.

En se détachant de l’étreinte de son ami, M. Lethois fut surpris de retrouver l’abbé Taffin pareil à autrefois ; de même l’abbé Taffin reconnut à peine M. Lethois. Tous deux avaient déjà repris le masque journalier. Ce fut avec une voix autre que M. Lethois murmura ensuite :

— A propos, puisque ce mauvais rêve est oublié, vous oublierez aussi, n’est-ce pas, ce que j’ai pu vous dire ?

Semblablement, l’abbé Taffin retrouva son accent jovial et son sourire d’homme heureux pour répliquer :

— Soyez tranquille, je garderai vos confidences, puisque vous ignorez les miennes !

Il ajouta :

— Maintenant, vous devriez vous reposer. Il est trop tard pour se coucher, mais en restant sur ce fauteuil, peut-être arriverez-vous à dormir.

— Volontiers.

Une dernière fois, M. Lethois rendit grâce à la féerie qui incendiait les crêtes.

— Que c’est beau, la lumière ! fit-il en quittant la fenêtre.

— La journée sera plus torride qu’hier, répondit de même M. Taffin.

Il venait de prendre son bréviaire, sans quitter sa place, comme s’il adorait la nature elle-même. Il commença ensuite :

« In nomine Patris et Filii… »

La course folle du réveil-matin scanda le souffle régulier de M. Lethois. Au loin, un coq chantait.

Le soleil parut.

IV

Cinq heures…

Des bruits de basse-cour, des hirondelles qui passent avec un vol de flèche ; un chien aboie quelque part, dans une ferme…

Cinq heures : comme il fait bon ! En face du château, la glycine empoussiérée qui pend aux fenêtres de Dominique agite ses grappes sous la brise. Un géranium rouge, sur le chambranle, incline ses pompons pour saluer chaque souffle, puis se redresse, jaloux des parfums qui passent ; et ces parfums, à leur tour, s’évaporent, venus on ne sait d’où, capiteux, discrets… Est-ce l’odeur triste des menthes, l’odeur fraîche des absinthes, l’odeur sauvage des arbouses, l’odeur sucrée des genets ? Il y a de tout dans ce bouquet invisible que l’aube a cueilli et promène, des fleurs de la plaine et des fougères de montagne, de l’eau du torrent et des gouttes de rosée : cependant que la lumière, ingénue et sereine, se lève, ayant la beauté chaste de l’enfance et l’attrait du baiser.

Déjà le soleil a plaqué sur un coin de l’église un beau triangle d’or. Les angélus commencent. Un bourdon velu tourne sur lui-même à la manière d’un derviche. C’est le matin…

Au troisième coup de l’angélus, la forge s’ouvrit et Dominique parut, les manches troussées pour le travail, la pipe au bec. Avec sa barbe de fleuve jaunie par le tabac et son bonnet sur l’oreille, il ressemblait aux patriarches qui veillent à la porte des cathédrales anciennes.

Presque au même instant, un volet s’entrebâilla en face, à l’étage du château.

Dorothée avança la tête.

— Bonjour, dit-elle.

Dominique salua d’un signe, sans ôter sa coiffe.

— Ça va ? reprit Dorothée.

— Ça va, répondit-il, laconique.

— Toujours beau temps ?

— Oui.

— Pécaïre !

Elle s’effaça pour reparaître à la croisée suivante. L’un après l’autre, les contrevents roulaient sur leurs gonds. Dominique, impassible, continuait de tirer des bouffées.

— Sans les courants d’air, on étoufferait, dit Dorothée parvenue à la dernière fenêtre.

— Oui, dit encore Dominique.

Et il regarda la façade, longuement, comme il la regardait tous les matins, depuis son enfance. Il l’avait vue décrépite, jadis, et sans pignon. Il avait vu aussi le vieux Peyrolles en rajeunir les moellons, devenir noble, mourir… Tandis que la masure se muait en château, lui était resté pareil dans sa forge où l’on ferrait encore les bœufs dans le travail à la manière antique. Ruminant ces choses, il nourrissait des pensées ironiques, qu’il ne disait à personne.

« Ah ! ce n’est pas moi qui aurais changé mon nom ni surtout laissé perdre mon gosse ; car enfin on a beau n’en plus parler, le gars du père Peyrolles… »

— Encore un gond que vous avez réparé et qui ne veut pas tourner !

Dorothée, poursuivant sa tournée, ouvrait maintenant le rez-de-chaussée.

Dominique dut interrompre sa rêverie.

— Mettez-y du pétrole, répliqua-t-il sans s’émouvoir.

— C’est votre marchandise qui ne vaut rien !

— Une autre fois, vous vous occuperez vous-même de surveiller mes commandes…

Il éprouvait une hostilité sournoise à l’égard de cette domestique qui avait pris le ton de Mlle Peyrolles et traitait en maîtresse les fournisseurs. Ayant ensuite craché par terre, il s’apprêtait à rentrer dans la forge, quand un bruit de marche rapide détourna son attention.

— Tiens ! fit-il, voilà Cadette.

— Mademoiselle Cadette ?

Vivement Dorothée se pencha pour mieux voir. Cadette, en effet, arrivait à grands pas, venant du presbytère.

Elle était vêtue de noir. Un foulard de soie noire cachait son bonnet à tuyaux, et son visage, dans ce cadre, devenait couleur de cuivre.

Dès qu’elle eut aperçu Dominique, elle lui fit des signes.

— C’est vous que je viens chercher ! Une serrure à ouvrir…

Dorothée salua.

— Déjà levée, Mademoiselle ?

— Ah ! Dieu ! ne m’en parlez pas ! il en arrive, des affaires…

Et sans attendre la réponse de Dominique, Cadette approcha de la fenêtre.

— Figurez-vous…

— C’est chez le curé, la serrure ? interrompit Dominique impatienté.

— Tout à l’heure ! jeta Cadette sans tourner la tête.

— Parfait, dès lors qu’il n’y a pas de presse, j’irai quand j’aurai le temps…

— Figurez-vous, ma chère, que M. Lethois a couché à la cure, reprenait Cadette sans plus s’occuper du forgeron ; quand je dis couché, je me trompe. Ni M. le curé, ni lui, n’ont quitté le salon. M. Lethois, hier soir, aurait perdu sa clef — c’est même pour cela qu’on réclame Dominique — et il a une figure ! M. Lethois perdant sa clef ! Voyez-vous cela ?

Dorothée qui écoutait avidement, murmura :

— Hier soir aussi, j’avais cru remarquer…

Mais elle s’interrompit, dressa l’oreille :

— Entrez donc… cela vaudra mieux.

— C’est que…

— Je vais ouvrir.

A pas de loup, Dorothée se rendit au vestibule, et très doucement, avec des précautions infinies pour ne pas réveiller Mademoiselle, tourna le pêne. Un rais de lumière pénétra par la porte entrebâillée, posant une barre d’or sur les carreaux.

— Prenez garde, dit Cadette qui avait rejoint le perron, je crois que vous perdez une lettre.

Elle montrait une enveloppe à terre, tout près de la jupe de Dorothée.

Celle-ci ramassa le papier :

— Une lettre ?

Intriguée, elle la tournait dans ses doigts.

— Ce n’est pas pour moi ; c’est pour Mademoiselle… et pas de timbre… Qui a bien pu apporter cela ?

— Quelqu’un sans doute… hier soir…

S’approchant sur la pointe du pied, Cadette s’était glissée dans le vestibule.

— Impossible ! hier soir était le jour de ces Messieurs. Mademoiselle, qui surveille tout, l’aurait aperçue quand elle les a reconduits.

— Alors, ce matin…

— Ou cette nuit…

— Voyons l’écriture.

Cadette mit ses lunettes.

— Regardez : « Hôtel de la Lune » c’est marqué.

— Mademoiselle n’y connaît personne.

— Cependant, ça en vient.

Elles se regardaient. Elles avaient l’intuition de tenir en main la clef d’événements insolites. Très naturellement, Cadette leva ensuite l’enveloppe et s’efforça d’en déchiffrer le contenu par transparence.

— Cette fois, je ne me trompe pas, Mademoiselle est levée et va m’appeler, interrompit Dorothée, sauvez-vous !

— Si vous appreniez quelque chose…

— Je vous le dirais.

— Au revoir !

Ayant mis un doigt sur ses lèvres pour recommander encore la discrétion, Dorothée fit disparaître la lettre dans sa poche, remit tout en place, et monta.

— Est-ce toi, Dorothée ? interrogea Mlle Peyrolles enfermée dans sa chambre.

— Oui, j’apportais…

— Plus tard : je m’habille… Va d’abord t’occuper des châssis.

Était-ce l’impression des récits de Cadette, Dorothée crut aussi trouver dans l’accent de cet ordre habituel quelque chose d’anormal. Ce matin, décidément, de l’imprévu rôdait dans l’air. Elle obéit pourtant, descendit au jardin : mais là, comme elle levait la tête, elle eut un nouvel étonnement. Elle venait de surprendre derrière le rideau de vitrage Mademoiselle prête de pied en cap et qui guettait. « Pourquoi désire-t-elle se débarrasser de moi ? » songea Dorothée. La silhouette s’effaça. Satisfaite probablement de savoir la domestique loin d’elle, Mlle Peyrolles était retournée près de son secrétaire. Depuis longtemps déjà elle relisait des notes de fournisseurs et des correspondances…


L’idée lui en était venue, irrésistiblement, à l’aube.

Après le départ de ces « Messieurs », le silence revenu, les prières dites, la lumière éteinte, étendue dans son lit, elle avait fermé les yeux. Le plus souvent elle s’endormait tout de suite, comme les enfants. Elle avait, en effet, cette sérénité bien portante que donne la certitude de toujours agir suivant la règle. Même, ce sommeil régulier lui semblait dû. Elle en jouissait à heures fixes, n’y souffrant pas plus de retards que dans le payement des fermages. Ce soir-là cependant, il n’était pas venu au rendez-vous. En revanche, elle s’était sentie énervée, également incapable de trouver une place reposante et de garder l’immobilité.

Mécontente, elle s’était efforcée d’abord de ne penser à rien. Elle écoutait simplement les bruits d’alentour : un trottinement de souris au-dessus du plafond, des craquements du parquet travaillé par la sécheresse, un ver logé dans le bois du lit et qui tournait sa vrille… bruits de la maison, la nuit, si différents des bruits de la terre, où ce n’est plus la vie qui tressaille mais la lente décomposition de ce que l’homme a rassemblé.

Un instant Mlle Peyrolles crut distinguer des pas dans la rue et pensa : « Comment peut-il encore y avoir des gens dehors, si tard ! »

Illusion, d’ailleurs, car presqu’aussitôt cela s’éteignit. Quand on est très attentif, l’imagination crée ainsi des fictions dont elle est dupe.

Soudain Mlle Peyrolles s’était dressée : un coup violent venait de retentir à la porte. Sans même se vêtir, elle courut à l’une des fenêtres qui donnaient sur la rue :

— Qui est là ?

C’était la Blanchotte, demandant le curé.

— Ces messieurs sont partis. Allez à la cure !

Et elle était revenue, irritée par cette alerte, tremblant d’une peur inexplicable et niaise.

Elle se recoucha. Elle songeait maintenant à « ces Messieurs ». Comme il arrive durant les insomnies, ses idées couraient d’un point à l’autre sans lien, mais prodigieusement nettes. Elle revit la dispute, l’adieu glacial, et les deux hommes qui s’éloignaient dans la nuit claire. Jamais elle n’avait eu si bien conscience du peu de place qu’ils occupaient dans ses affections. Ils étaient une distraction à défaut d’autres. Elle s’était faite à les voir, comme on se fait aux meubles laids. Lequel d’entre eux, d’ailleurs, se serait soucié de lui plaire ? Le curé venait, parce qu’il est de tradition qu’un curé aille au château. M. Lethois ne s’occupait que de lui-même. L’un obéissait aux suggestions de sa prudence, l’autre à son égoïsme. Quel mensonge que la vie !

Sans remarquer l’inconséquence, elle leur en voulut violemment de cette indifférence.

« Si je mourais, qui songerait à me regretter ? »

Et un grand froid intérieur la glaça. Personne pour l’aimer ; pas de famille ; une fortune inutile qui attisait seulement les jalousies. Sa piété et le train absorbant des pratiques religieuses avaient pu masquer l’ennui des heures vides, mais non remplir celles-ci. Étaient-ce donc les fous qui avaient raison ?

Aussitôt, par un brusque détour, le souvenir d’un de ces fous lui revint. Elle se rappela son frère…

Mlle Peyrolles eut un sursaut, comme si vraiment ce frère venait d’entrer, et avec lui, tout le passé tragique.

Il venait d’entrer, expliquait au vieux Peyrolles qu’ayant un fils depuis le matin, il voulait en honnête homme épouser la mère et reconnaître l’enfant. Le père criait : « Jamais ! » Puis deux ripostes brèves : — Est-ce parce qu’elle est pauvre ou parce qu’elle fut ma maîtresse ? — Les deux raisons sont bonnes. — Elle viendra ici ou je pars avec elle : choisis ! — Va-t’en !

Après, un grand trou d’ombre… A dix jours d’intervalle arrivaient des sommations et une lettre éperdue. Celui qu’on avait chassé était mort subitement : l’enfant restait sans nom ; les survivants restaient sans pain. Impitoyable, le vieux Peyrolles n’avait pas pleuré, il n’avait pas porté le deuil ; il s’était tu. Silence monstrueux qui tuait une seconde fois le mort, contre lequel, pourtant, Mlle Peyrolles n’avait pas protesté.

En vérité, elle non plus n’avait pu comprendre ce coup de folie pour une gueuse. Dans ce débat, toutes ses croyances, tous ses instincts de ménagère économe et correcte l’avaient jetée du côté du père. Comme lui, elle avait éprouvé un soulagement à penser que l’intrus ne violerait pas la forteresse familiale. Ce dénoûment tragique lui semblait providentiel et bienfaisant. Cependant quelle obscure pitié l’avait poussée le jour même à jeter à la poste un mandat de vingt-cinq francs pour cette gueuse et son mioche ?…

Encore les pensées de Mlle Peyrolles tournèrent. Elle se demanda : « Où est le bien ? »

L’acte de son frère était condamné par les seules règles de vie qu’elle respectât. En refusant l’enfant, c’était l’intégrité de la famille, le fondement légal de toute société qu’on défendait. Cependant, si le drame avait recommencé aujourd’hui, était-il certain qu’elle eût agi de même ?

Elle fit un geste de colère, appuya la tête sur l’oreiller :

— Dormons ! il faut dormir…

Mais à partir de là, un mot flotta dans la pénombre : l’enfant.

Avoir un enfant ! Être aimée par un enfant ! Sans l’enfant à quoi bon posséder une maison, des champs, tant d’argent ? Parce qu’elle ne connaîtrait jamais cette joie, elle se découvrait isolée affreusement. C’était à la fois une douleur d’âme aiguë et un malaise de son corps stérile. Après avoir gardé cette virginité que les saintes offrent au Christ comme la plus belle des parures, loin de goûter la paix promise, elle redoutait d’être dupe. Obstinément aussi, elle songeait à ce neveu qu’ils avaient écarté.

Un homme, maintenant. Il devait avoir vingt-trois ans. A qui ressemblait-il ? Dire qu’elle ne l’avait jamais vu, ne le verrait jamais ! Pas même une photographie, rien qui pût aider à imaginer son visage, ni surtout à découvrir son âme !

Dehors, l’aube arrivait. L’un après l’autre, elle rendait visibles les meubles de la chambre : d’abord la table, puis un siège, auprès de la cheminée, un secrétaire. Chacun en reparaissant avait l’air satisfait du voyageur qui, après une absence, reprend place au foyer. Quatre heures sonnèrent.

Épuisée, Mlle Peyrolles quitta son lit.

— C’est la chaleur qui m’empêche de dormir…

Et elle ouvrit la fenêtre. C’était presque au même instant que le curé et M. Lethois avaient ouvert celle du presbytère et contemplé le ciel. Par un hasard singulier, le soleil levant réunissait ainsi, dans une communion mystique, ces trois âmes si diverses. Toutefois, absorbée par ses regrets, Mlle Peyrolles ne songea point à bénir la lumière.

Après un bref regard jeté sur l’horizon, elle acheva de se vêtir, fit tourner la clef du secrétaire et prenant un paquet qu’enveloppait du papier bleu, dénoua la ficelle qui le liait. Des feuillets s’étalèrent devant elle.

Tout ce qu’elle savait de « l’enfant » était contenu là ; car entraînée par la force des événements, elle avait continué d’écrire là-bas ! En se penchant sur ces papiers, la plupart jaunis par le temps, avait-elle l’espoir d’y découvrir des traits nouveaux ? N’obéissait-elle pas plutôt à cet instinct qui, lorsqu’on souffre trop, veut qu’on déchire encore la blessure ? Elle ne raisonnait pas, mais fébrile, tourna les pages. Le passé, une fois de plus, se déroula…

D’abord une lettre d’orthographe incertaine ; celle-là même qui avait fait surgir à nouveau, devant l’égoïste sécurité de Mlle Peyrolles, le drame à demi oublié :

Mademoiselle, il n’y a plus rien dans ma mansarde. Ni charbon, ni pain. Ce ne serait rien si j’étais seule, mais mon fils — votre neveu — pleure de faim…

Énervée, Mlle Peyrolles replia la feuille, sans poursuivre. Elle se rappelait trop cette requête où la mourante sommait la famille de s’acquitter de ses charges. Quand la mort est proche, la vérité s’exprime en cris farouches et dédaigne les faux-fuyants. Plus de plaintes, aucun appel à la pitié ; mais un droit qui s’affirme, supérieur aux hypocrisies de la loi et aux sophismes sociaux. L’enfant est à vous, à vous de le faire vivre !… Si bien que le mois suivant, Mlle Peyrolles n’avait pas hésité et acquittait les frais d’orphelinat.

L’orphelinat ! fabrique sinistre de déshérités ou de malfaiteurs, où l’on engrange la provision de chair à souffrance et ce trop-plein d’humanité dont il est bon de faire épargne, car les morts d’adultes profitent mieux.

L’enfant était resté là sept ans. Justement trois lettres suivaient, avec l’en-tête de la maison, décorées de dentelles et de fleurs à couleurs criardes, toutes trois répétant la même dictée, destinées à rappeler les subsides attendus et navrantes de bêtise :

Ma chère bienfaitrice, en vous remerciant de votre grande bonté, je prie Dieu de vous accorder une bonne année et le paradis…

Inutile encore de relire ; le gaufrage et les bouquets coloriés changeaient seuls à chaque millésime. Aucune indication à tirer de ces caractères tremblés qu’emprisonnaient à grand’peine deux raies tracées d’avance au crayon.

Ensuite des factures, des relevés d’examen et de places, enfin une enveloppe : Mlle Peyrolles a trouvé ce qu’elle cherche.

Madame, je sais depuis une heure à qui je dois d’avoir fait des études comme un riche, d’être bachelier, ce qui est peu, et en état de conquérir une situation, ce qui est tout. Il n’y a donc pas de ma faute si j’ai tardé si longtemps à vous exprimer ma reconnaissance. Je vous dois tout, excepté ce que vous ne pouviez sans doute me donner, excepté ce que les enfants dont l’état civil est pareil au mien, ne peuvent avoir. En apprenant à la fois l’étendue de ma dette et ma condition, j’ai senti que ma vie commençait et que je devenais homme…

Ici, s’achevait la page. L’écriture était haute, d’allure ferme, avec des lignes montantes. Mlle Peyrolles attendit un instant avant de poursuivre.

Avec quel frémissement, jadis, elle avait lu cela pour la première fois ! Lorsqu’après la mort du vieux Peyrolles, devenue maîtresse des revenus, elle s’était décidée à envoyer l’enfant dans un collège, elle n’avait obéi en vérité qu’à l’orgueil. A tant faire que d’élever un mioche par charité, une Peyrolles doit y mettre le prix. Plus tard, elle avait éprouvé une jouissance d’amour-propre à recevoir les notes adressées par le directeur du collège, mais cette jouissance était de même ordre que celle donnée par un placement bien choisi. Si enfin elle avait exigé qu’on tût son nom à l’intéressé, ç’avait été moins par délicatesse que par crainte d’indiscrétion. Elle ne se souciait pas que le bruit en revînt à Montaigut.

Tout à coup, au reçu de cette lettre, une émotion l’avait bouleversée. Ce n’est pas impunément qu’on fait un homme. Elle pouvait récuser les liens de chair l’attachant à cet être : il restait qu’elle avait payé pour qu’il sût penser ainsi, fièrement et noblement, et que, par suite, il était sien.

Le feuillet tourna.

Je ne souhaite à personne le désespoir qui a suivi ces découvertes. C’est aussi une chose cruelle qu’au moment où j’ai l’occasion de reconnaître vos bienfaits, je ne puisse le faire sans risquer de vous blesser par le rappel d’une parenté qui vous déplaît, ou de condamner deux mémoires que je viens d’apprendre à bénir. Dès aujourd’hui j’ai pu trouver de quoi vivre en poursuivant mes études. M. Bertin veut bien me garder dans son collège en qualité de surveillant. Non seulement votre œuvre est achevée, mais avant quelques années, j’espère sinon m’acquitter, — il y a des bontés que rien n’efface, — du moins reconstituer entre vos mains au profit d’autres déshérités le capital que vous m’avez si généreusement avancé…

Un peu plus bas, une signature : Marc, quatre lettres dont aucun nom de famille ne corrige l’orgueil solitaire.

Mlle Peyrolles laissa tomber la lettre. Ce matin-là, sa lecture, au lieu d’exciter en elle de la colère, lui donnait au contraire une impression de déroute. Dire que tout son désir appelait un enfant et que, cet enfant, elle l’avait écarté ; car, elle en avait la certitude, il aurait suffi de lui répondre : Viens ! il serait accouru. Vision bienheureuse ! Elle imaginait cette arrivée, la vieille maison rayonnant de vie neuve et sans cesse près de soi un être qui vous doit tout. Pas besoin d’authentiquer une parenté pour être aimée : que Marc fût ou non son neveu, cela l’empêchait-il d’être pour toujours le fils de son âme ?

— Mademoiselle !

Surprise d’attendre si longtemps Mlle Peyrolles, Dorothée appelait depuis le jardin.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Le premier coup de la messe est sonné !

— C’est bon, je descends…

Avec une sorte de rudesse, Mlle Peyrolles repoussa les papiers et les remit en place. Au choc du réel, elle venait de retrouver tout à coup ses révoltes anciennes. Bon pour les heures d’insomnie de parer un inconnu de toutes les qualités qu’on lui souhaite. Songer qu’il avait cru se libérer d’une telle dette en restituant de l’argent !

Elle murmura :

— Je divague : oublier la messe !

Elle mit ensuite son chapeau, acheva rapidement d’ajuster sa toilette. Elle se sentait encore étourdie, les jambes flageolantes, les yeux brûlés par le manque de sommeil. Rien qu’à prendre ainsi le cycle normal de ses occupations, elle avait conscience pourtant de ressaisir son équilibre. Il y a dans la régularité une force latente. Il suffit d’agir aux mêmes heures et de la même façon pour devenir une loi vivante et paraître, moins qu’un autre, exposé aux coups du hasard.

Quand elle arriva au jardin, cette impression d’équilibre retrouvé se fortifia encore. La chaleur torride qui recommençait symbolisait à sa manière la poursuite de l’ordre de choses établi. Écartées les pensées de cette nuit de fièvre : tout était en place, elle-même redevenue pareille, raisonnable et placide.

— Mademoiselle a bien dormi ? interrogea Dorothée.

— Assez bien. C’est le second coup qui commence ?

— Oui ; lorsqu’à la fin du premier, j’ai vu que Mademoiselle restait là-haut, j’ai bien pensé qu’elle avait dû ne pas l’entendre.

— Alors, je pars. Tu me rejoindras quand tu auras achevé.

Elle rentra dans le vestibule, prit son paroissien sur la console. Dorothée la rejoignit.

— Au fait ! tout à l’heure, j’ai trouvé une lettre pour Mademoiselle.

— Une lettre ? Le facteur est donc passé ?

Dorothée affecta de fouiller longuement dans ses poches.

— Je ne crois pas ; d’ailleurs l’enveloppe n’a pas de timbre.

— Donne donc ! interrompit Mlle Peyrolles, impatiente à l’idée de manquer le début de la messe.

— Voilà.

Dorothée tendit le pli froissé.

— Un prospectus, sans doute, dit Mlle Peyrolles.

Et distraitement, elle regarda l’adresse.

— Ah ! Mon Dieu ! qu’avez-vous ?

Pâle comme un cierge, Mlle Peyrolles venait de chanceler, mais déjà, héroïque, elle se redressait :

— Rien !

— Cependant…

— Rien, te dis-je !

Une seconde, elle examina encore l’adresse, la dévora du regard, puis brusquement faisant tête à la curiosité de cette fille glissa l’enveloppe dans le paroissien.

— Je sais ce que c’est : hâte-toi, nous serons en retard.

Et elle sourit.

Elle souriait, tenant en main cette petite chose qui allait bouleverser certainement sa vie, cette petite chose que dans ses pires audaces elle n’avait jamais espérée et qui était là, pourtant, alourdissant les feuillets de son livre au point qu’elle ne savait plus si elle pouvait marcher : une lettre de Lui, peut-être apportée par Lui !

— Mais va-t’en donc ! qu’as-tu à me surveiller ?

Cette fois Dorothée recula ; la porte s’ouvrit ; Mlle Peyrolles sortit sans retourner la tête.

Elle s’en allait, automatique et raide. Où allait-elle ? elle l’ignorait. Elle voulait d’abord se garer des yeux trop clairvoyants, des maisons, des hommes, de tous les vivants qui espionnent. En même temps, un mot qu’elle épelait machinalement vacillait devant elle : Marc !

Puis ses idées tourbillonnèrent.

— Le voir !

Ainsi, à l’heure même où elle songeait à lui, où elle désespérait de jamais le connaître, il était venu ! C’était lui, sans doute, dont elle avait entendu le pas, si tard, dans la rue. En se mettant à la fenêtre, elle aurait pu l’apercevoir ! Et à cette pensée, une joie physique la souleva. Le monde extérieur disparut. Elle aurait voulu aussi interroger les pierres, les pavés, pour savoir si le passant tardif était bien lui !

— Bonjour, Mademoiselle.

Dominique, à demi gouailleur, salue la châtelaine qui se rend à ses mômeries du matin.

— A propos, Dominique, n’auriez-vous pas vu passer quelqu’un ?

— Si fait.

— Qui était-ce ?

— Cadette.

— Merci.

Folle ! si ç’avait été Lui, Dominique aurait-il pu le savoir ?

Ah ! lire ce papier qui, à travers les feuilles du paroissien, la consumait ! Lire tout de suite pour échapper à l’attente qui transforme les minutes en jours… mais où se réfugier ?

Et tout à coup, elle se rendit compte que si elle suivait d’instinct le chemin de l’église, c’est que l’église était ce refuge. A l’église, elle avait sa place réservée dans une chapelle ; à l’église, elle serait isolée de la nef, des fidèles, de Dorothée même qui s’installait toujours auprès des bénitiers. L’église seule est lieu propice, asile obscur où l’on peut, sans se trahir, cacher son visage, pleurer de joie, étouffer des sanglots…

Alors, elle dut se vaincre pour ne pas y courir. Quand elle atteignit le porche, elle croyait avoir marché depuis des heures. Quand elle entra, son angoisse s’exaspéra. Au nom de la prudence, il fallait accomplir paisiblement les rites, tremper son doigt dans l’eau bénite, se signer avec une révérence devant le maître autel, s’agenouiller avec lenteur, recueillie… Enfin, tout est fini : elle est au port ; elle peut rouvrir le paroissien, elle déchire l’enveloppe, elle lit !

Madame, traversant une crise grave de ma vie, il m’a semblé possible de recourir à vous. J’ignore s’il vous plaira de me recevoir. J’attends à Revel votre décision. Quelle qu’elle soit, vous pouvez être assurée de ma reconnaissance et de mes profonds sentiments.

Marc.

Stupeur ! il n’y a rien autre : c’est tout ce qu’il a trouvé !

Mlle Peyrolles regarda autour d’elle. L’église était d’un vide affreux. Au-dessus de l’autel, la statue de sainte Letgarde, repeinte à neuf, avait l’air d’une idole vilaine. L’abbé Taffin, engoncé dans une chasuble délabrée, récitait le confiteor d’un ton distrait. Une désolation régnait. Dieu même semblait absent.

Mlle Peyrolles remit le feuillet dans l’enveloppe, celle-ci dans le paroissien et s’effondra sur son prie-dieu. Elle éprouvait une sorte de relâchement dans sa pensée surmenée. Elle n’analysait pas la déception que lui avait donnée cette chose lue, il lui suffisait de savoir qu’elle n’avait plus à la lire.

Cependant peu à peu les phrases s’ordonnaient dans sa mémoire. Déjà elle les savait par cœur.

« Madame, traversant une crise grave… »

Et ce fut une autre sensation encore mal définie mais plus douloureuse. On aurait dit que ces termes vagues, volontairement obscurs, étaient calculés pour surprendre sa pitié ou contraindre sa décision. Les formules de politesse recouvraient mal le rendez-vous d’affaires. Cela ressemblait à une manœuvre basse ; le sens même avait un air distant qui tuait la confiance. Brusquement, elle songea :

« Si je ne répondais pas ? »

En même temps, une montée de désespoir lui serra le cœur : de toute son âme, elle souhaitait n’avoir jamais connu l’existence de cet être dont l’ingratitude la déchirait. Ne pas répondre, ne pas le voir, évidemment c’était cela le bon sens. S’il était venu, d’ailleurs, que lui aurait-elle dit ? Comme elle comprenait qu’en désirant le ramener auprès d’elle, elle avait désiré l’impossible. Tout dans la présence de Marc l’aurait embarrassée. Elle n’aurait pu le traiter en visiteur étranger, elle ne voulait pas le traiter en parent. Quelle sorte d’âme aussi était la sienne ? Était-il seulement religieux ? Il suffisait de vouloir préciser la rencontre qui s’offrait pour que mille questions surgissent, en désordre, insolubles, car Mlle Peyrolles ne savait rien, pas même s’il était grand ou petit, brun ou blond, ni quelle carrière il avait prise, ni quelle conduite il menait.

Ainsi, dès qu’elle songeait à lui, elle se noyait dans la nuit et cette nuit allait rester ! Une occasion unique avait surgi, la certitude s’offrait, il n’y avait qu’un signe à faire ; pour une crainte imaginée, parce qu’une lettre écrite en hâte ou dans la fièvre ne disait pas ce que Mlle Peyrolles avait espéré, l’occasion allait passer, le signe ne serait pas fait ! Quelle absurdité !

L’enfant de chœur agita la clochette. Un instant sa voix fluette s’unit à celle de l’abbé Taffin pour réciter le Sanctus. Un silence profond s’établit, transformant la grange qu’était l’église en un lieu sublime où la Passion recommençait.

Prosternée, Mlle Peyrolles murmura :

— C’est impossible, il faut le voir… lui parler…

Aussitôt une allégresse la bouleversa. Tous ses doutes s’évanouissaient. Après avoir consulté sa raison, elle s’apercevait qu’il n’y avait eu là qu’une manœuvre hypocrite et le besoin de trouver un prétexte pour justifier ce que son cœur avait déjà décidé.

Elle avait oublié l’abbé Taffin qui officiait, Dorothée qui somnolait au bas de la nef ; elle ne songeait pas que cette arrivée de Marc allait révolutionner Montaigut, peut-être ressusciter les racontars d’autrefois. Elle, si prude en temps ordinaire, était devenue sans scrupules. Dieu ! que cette messe était longue ! Encore un jour ensuite, avant la réunion ! Il faut avoir savouré l’anxiété d’attendre pour connaître le prix du temps. Si, du moins, la prière avait pu l’occuper ! mais en vain se condamnait-elle à lire le paroissien, les mots dansaient ; cela seul sortait des oraisons que demain, ce soir, il serait là. Et nulle appréhension : on trouve simple que le rêve se réalise, simple encore que la vie accepte d’être conforme à nos désirs.

De guerre lasse et pour calmer tant d’exaltation, Mlle Peyrolles voulut examiner l’abbé Taffin.

Plus pâle que de coutume, sans que rien cependant décelât les émotions de sa nuit, celui-ci entamait les dernières oraisons. Mais pour la première fois Mlle Peyrolles remarqua sa placidité et ce sourire qui semblait l’affiche d’une âme niaise. En vérité, ce prêtre avait trop le geste méticuleux, la componction béate. Ce pouvait être un saint homme, un confesseur expert pour le gros de la conduite ; jamais il n’eût compris l’émoi dont Mlle Peyrolles vibrait, ni sa passion nourrie dans le silence pour un inconnu qui allait venir.

— Benedicat vos omnipotens…

La main de M. Taffin bénit les chaises vides : l’office était achevé.

Une minute encore, Mlle Peyrolles s’efforça de rester sur son prie-dieu, puis elle se leva et descendit la nef.

La lumière y entrait à flots. Arrivant à travers chaque verrière par grands jets distincts, elle allait s’écraser en face sur la muraille puis, rebondissant, éclaboussait l’espace d’une vapeur de poussières illuminées.

— Va prévenir Jean qu’il attelle, dit Mlle Peyrolles à Dorothée agenouillée comme d’habitude auprès du bénitier. Il faut qu’il aille à Revel, tout de suite…

Ce qui suivit devait, plus tard, lui laisser le souvenir d’événements étrangers à sa vie.

Elle avait à peine quitté l’église que M. Taffin la rejoignait, ayant lui aussi omis de réciter ses grâces.

— Figurez-vous, Mademoiselle… mais qu’avez-vous ? comme vous êtes pâle !

— Une nuit mauvaise… rien de sérieux.

— J’espère que ce n’est pas la soirée d’hier ?

Et absorbé par ses propres soucis :

— … Donc figurez-vous que M. Lethois n’a pu rentrer chez lui. Une série d’incidents ! sa clé perdue, sa porte fermée… il a dû coucher au presbytère… Et Cadette maintenant qui vient me dire que Dominique ne veut pas entendre parler de crocheter la serrure avant ce soir ! Comprenez-vous ces gens qui refusent le travail quand… Je vous assure que vous semblez malade : on jurerait que vous avez de la fièvre !

— Moi ? Je n’ai jamais été si bien portante ! Au surplus, avez-vous des commissions pour Revel ? J’y envoie Jean, dans un instant.

— Merci, je n’ai besoin de rien.

— Alors, au revoir.

— Vous rentrez ? Écoutez donc… Dominique…

— Excusez-moi : je suis pressée.

Folie singulière, dans sa hâte elle n’avait oublié qu’une chose : écrire la réponse qu’on doit porter à Marc ! Mais comment l’écrire ? Par quel mot débuter ? « Monsieur… » Cette appellation glaçait. « Mon cher neveu… » Impossible de traiter ainsi celui qu’elle a toujours refusé d’accepter comme tel. « Mon cher Marc… » invitait à s’enquérir des raisons motivant une telle bienveillance. Revanche de la logique : Mlle Peyrolles n’a jamais imaginé qu’il y eût un désaccord entre sa conduite et sa tendresse : dès le début, la contradiction éclate. Que sera-ce tout à l’heure quand ils seront face à face ?

Il faut se décider, pourtant. Jean, dans l’antichambre, s’enquiert auprès de Dorothée :

— Les bêtes s’agacent. Quand partons-nous ?

— Est-ce que je le sais ! Mademoiselle est dans la salle. Allez le lui demander.

Soudain, Mlle Peyrolles s’est levée. Sa décision est prise. Quand on peut marcher droit au but, inutile de se réfugier dans les détours. Ce qui ne s’écrit pas, peut se dire.

— Dorothée ! je pars.

— Mademoiselle s’en va ?

— Mon ombrelle ! vite !

L’ombrelle n’est pas là : on la cherche partout. Dorothée suffoquée vire, tournoie, ne découvre rien.

— Enfin, la voici !

C’est Mlle Peyrolles qui l’a trouvée. Elle s’élance vers le break :

— Allez, Jean.

Les chevaux s’ébrouent.

— J’oubliais ! j’aurai quelqu’un à déjeuner. On couchera sans doute.

Et cette fois, le départ suit. Mlle Peyrolles ne regarde plus Dorothée que cet ordre imprévu a achevé de bouleverser. A peine aperçoit-elle l’abbé Taffin et M. Lethois, tous deux chez Dominique, et qui, en dépit de leur discussion avec le forgeron, tournent la tête, attirés par le bruit.

Une seconde, les regards de ces trois êtres se rencontrent, s’interrogent. On dirait qu’ils devinent. Là où d’autres n’apercevraient que des habitants en train d’échanger un salut, durant l’espace d’un éclair, ils ont vu trois étrangers isolés dans leurs secrets.

Déjà Mlle Peyrolles a détourné les yeux ; la voiture disparaît.

M. Lethois reprend :

— Il faut que cette plaisanterie finisse !

M. Taffin soupire :

— Dominique, décidez-vous !

Et la vie reprend son cours, cette vie plate, uniforme, grise, qui s’étale comme une mer sur les courants profonds : masque impassible, comique, qui donne à l’humanité sa figure, mais derrière lequel les cœurs battent et la tragédie gronde…

LIVRE II
LES ARRIVANTS

I

Jude Servin entra en coup de vent :

— Tiens, fit-il, voilà ce qu’on trouve dans le courrier.

Il riait mais, à travers sa gaîté, on devinait de l’énervement.

Le vieux Clerc cessa de compulser le registre sur lequel il additionnait avec application.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il.

— Lis.

Jude jeta un papier sur la table et se mit à marcher dans l’étroit cabinet qui servait à la fois de bureau pour Clerc et d’antichambre pour les gens désireux de parler au « patron ».

Clerc ajusta ses lunettes et, dépliant le papier, l’examina. C’était un billet composé avec des caractères découpés dans un journal et qu’on avait collés en les assemblant avec soin. Il disait :

« Un homme prévenu en vaut deux. Prenez garde au dépôt. Le bois brûle aisément. »

Clerc relut deux fois, pesant les mots.

— Vous n’avez trouvé aucune indication sur l’enveloppe ?

— Aucune. Cela vient de Revel naturellement.

Clerc répéta :

— Naturellement…

Il enleva ensuite ses lunettes comme il les avait mises, avec méthode, et réfléchit.

Le grondement de l’usine en marche remplissait la pièce, mais ils y étaient si bien accoutumés qu’ils ne le percevaient pas. A côté de Clerc, par la fenêtre ouverte, on apercevait les ateliers. Trois corps distincts encadraient une cour très vaste. C’était, au fond, la scierie, à droite la galerie de montage, à gauche celle du vernissage. Isolé dans un angle, sans ouvertures apparentes, se dressait le dépôt des bois, celui dont parlait le billet.

Les murailles en briques et les toitures vitrées flambaient sous le soleil matinal. Cela donnait l’impression d’une ville neuve encore inhabitée et réduite à loger des machines en attendant qu’elle trouve des habitants.

Clerc, accablé, soupira :

— Après la grève, l’incendie… c’est complet.

— La grève ! qui parle d’une grève ?

— Mais tout le monde ! Il n’est question que d’elle ! Hier encore, au café, le garçon m’a dit : « Eh bien ! il paraît qu’au 14 juillet, ça ronflera chez vous ? »

Jude haussa les épaules :

— Tu seras bien toujours le même !

Et arpentant la petite pièce, les mains aux poches :

— Tout le monde en parle !… Parbleu ! tout le monde la désire, excepté ceux que cela concerne ! Laisse clabauder : j’ai foi dans mon étoile ; surtout, j’ai foi dans mes idées !

— Et moi, je dis que vous avez tort, répondit Clerc d’une voix sourde. Bonnes pour les hurluberlus de Paris qui vous ont monté la tête, vos idées ! Lorsqu’il y aura de la casse, aucun ne viendra y voir. Quant à vos ouvriers, ils valent les autres : des noceurs et des ivrognes. Tenez, cela me fait rire ! en leur donnant la part aux bénéfices, des retraites, et tout le tremblement, vous vous imaginez vous faire aimer ! Soyez sûr qu’en touchant leur argent, ils pensent simplement que vous avez dû rudement les voler pour en arriver là. L’incendie, la grève, tout est possible… tout ! et encore autre chose !

Il parlait sans colère, mais une conviction têtue luisait dans ses yeux, et l’on sentait que rien au monde ne pourrait la lui arracher. Jude, qui s’était arrêté pour écouter, sourit :

— Alors pourquoi m’avoir suivi quand je suis venu ?

— Pourquoi ?… oui pourquoi ?… je me le demande.

Il souriait aussi. Leurs pensées venaient de quitter brusquement l’usine pour remonter au lointain passé.

En effet, comment Clerc aurait-il pu quitter l’enfant qu’il avait élevé ? Depuis cinquante ans bientôt, il n’avait jamais eu d’autre toit que celui des Servin. Entré d’abord comme simple domestique, il y était devenu tour à tour une façon d’intendant, puis un ministre indispensable, presque un parent adopté, enfin l’âme même de la maison, car, devenu orphelin, Jude n’y avait plus trouvé que lui.

Tout, d’ailleurs, était contraste entre eux. Au physique, Clerc, cassé par l’âge, des cheveux blancs hérissés sur la nuque, le crâne luisant, les joues flasques ; Jude avec un air d’assurance, des cheveux bruns, le front volontaire, la bouche sensuelle ; au moral, Clerc, homme d’autrefois, amoureux de l’ordre établi et estimant que les castes sociales sanctionnent avec équité des degrés divers dans la moralité ; Jude toujours en attente d’une révolution qui donnera au monde la justice dont il manque.

Leur gaîté ne dura qu’un instant.

— En attendant, reprit Clerc, il y a cela…

— A tout hasard, préviens Doré. J’entends que désormais aucun ouvrier ne pénètre au dépôt sans être accompagné, mais il n’y aura rien parce qu’il n’y a jamais rien eu, sinon une menace d’imbécile.

— Ou un avis donné à bon escient.

— Dont je profite !

La porte s’ouvrit : une femme parut au seuil.

— Eh bien, quoi ? s’écria Clerc, on ne frappe plus avant d’entrer ? Qu’est-ce que vous demandez ?

A la vue d’une étrangère, il avait saisi le billet pour le faire disparaître.

La femme répondit d’une voix sans timbre :

— Je voudrais parler à M. Servin.

— C’est moi : qu’y a-t-il ? dit celui-ci.

Elle répéta, sans avancer :

— Je voudrais vous parler.

— Soit : dépêchez-vous ; ce matin, je suis pressé.

Puis, comme elle montrait Clerc, embarrassée :

— Si cela concerne l’usine, il n’est pas de trop.

Alors, lentement, elle acheva d’entrer dans le bureau, referma soigneusement la porte derrière elle, et avançant encore :

— Je suis Madame Pastre, dit-elle gravement.

Dressée au milieu de la pièce, la taille rigide, les mains tremblantes, elle semblait à la fois misérable et tragique. Ce n’était pas une paysanne, en dépit du madras qui la coiffait à la vieille mode, ni une bourgeoise bien qu’un mantelet de soie recouvrît ses épaules. Une mendiante, peut-être, ou une folle… Jude, une seconde, soupçonna un lien possible entre cette apparition et l’avertissement anonyme qui venait de les troubler. A y regarder mieux, il ne vit plus qu’un être quelconque, acculé par la détresse et en quête de pain.

— Vous cherchez de l’ouvrage ? demanda-t-il sans hésiter.

Elle acquiesça d’un signe de tête. Il fit un geste de lassitude.

— Je n’y puis rien. On n’embauche plus avant l’hiver. Revenez dans trois mois.

La femme eut un frémissement à peine perceptible.

— Alors, il n’y a pas d’ouvrage ici, même pour Mme Pastre ?…

— Ni pour vous, ni pour une autre.

Et Jude se tourna vers Clerc, affectant ainsi de le prendre à témoin. Il s’étonnait de cette insistance à répéter un nom ignoré, comme si ce nom avait dû suffire à déterminer son consentement.

— Il faudra bien pourtant que vous m’en procuriez, maintenant que je suis dans la misère !

— Vous figurez-vous par hasard que je sois chargé de faire vivre tous ceux qui ne trouvent pas leur vie ailleurs ?

Jude n’avait pu retenir un mouvement d’irritation. Il conclut :

— Dans trois mois, pas avant. Allez !

Mais, au lieu d’obéir, la femme avança d’un pas. Un orage de colère ravageait son visage.

— Je vous dis qu’on n’a pas le droit de chasser d’ici Mme Pastre !… Mme Pastre que vous avez ruinée !…

— Oh ! Madame, interrompit Jude, croyant cette fois qu’elle était vraiment folle, c’est m’accorder beaucoup d’honneur quand je n’ai même pas celui de vous connaître.

Stupéfaite, elle avait cru d’abord qu’il se moquait. Des sons inarticulés s’étranglèrent ensuite dans sa gorge :

— Ainsi, vous ne savez pas qui est Mme Pastre ? Vous n’avez jamais vu la maison Pastre, sur les allées ? Jamais on ne vous a dit que la maison Pastre, la première, a fabriqué des fauteuils ? Pourtant, sans le grand-père Pastre, qui donc à Revel aurait eu cette idée ? Demandez ! Tout le monde vous le dira, l’idée est à nous ! Rien qu’à nous ! A Toulouse, partout, on n’appelait cela que le fauteuil Pastre, et si d’autres y travaillaient, c’est qu’il y avait place pour chacun. Mais voilà qu’à votre tour, en un seul hiver, vous fabriquez plus que tout Revel en deux ans ! Et pas de gendarmes pour empêcher cela ! On est libre, paraît-il, de copier le métier des autres ! On vole votre bien, la loi ne dit rien. Ah ! elle est jolie, la loi ! D’où venez-vous ? Vous n’êtes même pas du pays. C’est pour des étrangers qu’on me jette à la rue. Depuis hier, il n’y a plus de maison Pastre : les meubles, le bois, tout est vendu ! L’huissier n’a rien laissé !

Et serrant les poings :

— Dieu de Dieu ! il faut pourtant que je mange !

Bien que sa voix montât, chaque incise était couverte par le bruit des machines lointaines ; on eût dit que, d’avance, l’usine triomphante étouffait cette réclamation vaine.

Jude, maintenant, se rappelait avoir passé parfois devant une maison Pastre, sur le boulevard de la Barque. Il n’avait pas remarqué d’ailleurs qu’elle eût fermé. Il attendit que Mme Pastre eût terminé, puis froidement :

— Vous venez, chère Madame, de me raconter une histoire très intéressante, mais en quoi me regarde-t-elle ? Est-ce ma faute si, après avoir fait concurrence à d’autres maisons, après avoir aidé peut-être à les ruiner, vous devez liquider à votre tour ? Vous n’avez pas la prétention, je pense, de supprimer la liberté du commerce ou ses accidents ? Je ne suppose pas, non plus, qu’autrefois vous vous soyez crue obligée d’embaucher tous les gens dignes d’intérêt qui frappaient à votre porte ?

Mme Pastre interrompit, farouche :

— Chez nous, il n’y avait pas d’ouvriers ! La famille suffisait.

— La famille ! J’en ai deux cents à faire vivre !

Jude s’anima soudain :

— Cela vous étonne, vous n’aviez oublié que cela ! Deux cents familles, six cents bouches peut-être à qui je fournis le pain ! six cents êtres qui, avant moi, crevaient de misère, et qui aujourd’hui touchent leur semaine grasse ! Je draine les commandes, je ruine des fabriques en chambre : possible ! mais qu’est cela devant la vie que j’entretiens ? Si cela vous gêne, vendez autre chose, n’importe quoi, des légumes, du linge, des habits… Puisque mes ouvriers ont de l’argent, cet argent vous reviendra. Quant à faire de l’usine un hospice de passage pour malchanceux, non ! Toute insistance est superflue. Je ne vous embaucherai pas pour le moment. Faites-moi donc le plaisir d’attendre et si vous y tenez, repassez dans trois mois.

Écrasée sous le flot de ces paroles raisonnables, Mme Pastre venait de baisser la tête. Jusqu’au bout, elle avait espéré un revirement, quelque chose d’imprévu et de miraculeux qui sans doute détruirait l’injustice dont elle était victime.

— Ainsi, vous refusez ? dit-elle enfin.

— Évidemment.

Un nouveau frisson la secoua tout entière :

— Dieu de Dieu !

Puis sa robe noire tournoya. Elle s’en allait. Pris de pitié, Jude la rejoignit.

— Si vous voulez un peu d’argent… murmura-t-il.

— Je ne mendie pas.

Ce fut le dernier mot. La porte se ferma.

Immobile, Jude la regarda longuement, espérant peut-être, sans se l’avouer, qu’elle allait se rouvrir. Il sentait en même temps le regard de Clerc fixé sur lui, mais ne voulait point se retourner de peur de le rencontrer.

— Entendu, dit-il enfin, préviens Doré. Moi, je pars pour ma tournée des ateliers.

Il sortit à son tour, sans que Clerc fît un signe pour le retenir. Il éprouvait maintenant un malaise indéfinissable, comme s’il eût commis une mauvaise action. En vain s’assurait-il qu’il avait agi pour la bonne règle, qu’il est fou de vouloir supprimer les lois de la concurrence, que l’intérêt du plus grand nombre domine celui de l’individu, un doute l’assaillait. Si son œuvre, en fin de compte, ne devait aboutir qu’à un déplacement de misère ? Le souvenir des bruits de grève, trop étrangement persistants, traversait aussi sa pensée. Mais, à peine dans la cour, il aperçut les bâtiments abreuvés de lumière, bourdonnants et paisibles :

— Bah ! murmura-t-il, à quoi bon scruter l’avenir ? le présent suffit.

Et tout entier à ce présent, il ne songea plus qu’à la visite qu’il allait commencer : celle-là, du moins, ne laissait aucune place aux possibles décevants ni aux soupçons invérifiables…


Un bruit d’acier qui vibre à la volée et de bois qu’on déchire. Partout des planches glissent, d’un mouvement très doux, sur un bâti de métal. A fin de course, elles tressaillent, gémissent, halètent et, à mesure, des pièces tombent, arrachées par des dents invisibles, accoudoirs, bâtis de tables, montants de chaises. Grâce aux baies ouvertes, chaque établi se détache sur un fond vert de campagne. Les hommes, la taille inclinée, ont l’air de chasseurs à l’affût. Une fumée de poussière monte ; on respire du feu ; c’est la scierie.

Le contremaître accourut.

— Rien de particulier ?

— Rien. Une lame à remplacer, ce matin : c’est tout.

— A quelle machine ?

— Au trois.

— Allons-y.

Ils gagnèrent l’établi et suivirent un instant le travail de l’ouvrier.

— Ote-toi de là et regarde, dit Jude avec brusquerie. Les mains doivent être là et là.

Il avait pris une planche, la poussait. Celle-ci courut d’un jet. Le copeau s’abattit.

— Comme cela, on ne casse pas les lames et pas d’accidents à craindre.

L’ouvrier murmura, vexé :

— Oh ! les accidents !…

— Je les paye ; c’est entendu, mais je ne rends pas les doigts coupés.

Déjà l’ouvrier, revenu à sa place, faisait glisser une autre planche.

— Il y est, cette fois ! dit le contremaître.

— Tant mieux.

Et sans s’attarder plus, Jude passa au montage.

Là, plus de machines : rien que le heurt des marteaux qui s’abattent, manœuvrés à pleine main, et enfoncent dans le bois les longs clous d’assemblage. Dès l’entrée, Jude fut satisfait. Tout paraissait en ordre. Cela se reconnaissait à la marche des formes, sereine et régulière. Du fond de l’atelier, on les voyait venir, pendues au transporteur. Elles allaient d’un établi à l’autre, recevaient à chaque arrêt une pièce nouvelle, devenaient à mesure une chose reconnaissable, et cela donnait l’idée d’une création en marche, une création qui aurait borné son effort à jeter inlassablement au pied d’un monte-charge des squelettes de fauteuils ou de chaises.

— Combien de formes, hier ? demanda Jude à l’homme chargé du monte-charge.

— Cent vingt-six.

— Et tes douleurs dans le bras ?… elles vont toujours ?

L’homme sourit. Il s’appelait Brugnet. C’était un pauvre diable, impropre aux travaux rudes. Il avait fini par accepter ce poste, reconnaissant de n’être pas jeté dehors.

Il balbutia :

— C’est le jet du marteau qui me tuait : maintenant, je suis d’aplomb.

— Je sais. Tout va bien ici ?

Brugnet hésita une seconde.

— Pour sûr… tout doit aller.

Il avait dit cela, comme chaque jour, désireux avant tout de satisfaire « le patron ». Cependant, Jude eut l’intuition qu’on lui cachait quelque chose.

— Est-ce que par hasard…

Au fait, à quoi bon questionner cet homme ? C’était dangereux et inutile.

— Allons, tu es comme les autres, prêt à faire une bêtise si l’occasion s’en présente.

Brugnet n’eut pas le loisir de répondre. Pressé, Jude gagnait maintenant l’escalier et montait à l’habillage.

Justement, Cottron, le contremaître, dégringolait les marches, exaspéré. A la vue du patron, il cria :

— Ça tombe bien ! J’allais vous prévenir, j’ai donné ses huit jours à Gouraille.

— A quel propos ?

— Ça ne pouvait durer. Il bousille : hier encore, deux dossiers à refaire.

— Où sont-ils ?

— On les a démontés.

— Vous savez bien que c’est interdit. Je tiens à contrôler moi-même.

Gagné par la colère de Cottron, Jude passa devant celui-ci, traversa l’atelier, alla droit à Gouraille.

En marchant, il apercevait une forêt de baguettes et de tiges souples dont chacune semblait se débattre avant de s’enrouler autour des formes, mais il n’en regardait aucune. Bien que le décor avec des branches courbes soit essentiel, — il donne aux meubles de Revel leur aspect de terroir, — tout entier au souci des incidents possibles, Jude ne se souciait plus de le vérifier.

— Voici que tu ne sais plus habiller ? dit-il en arrivant devant Gouraille.

Gouraille lança vers Cottron un regard oblique.

— Quand on veut tuer son chien…

— Suffit. On t’a donné tes huit jours pour l’atelier. Tu ne quitteras pas l’usine, mais lundi, tu descendras aux formes.

Furieux d’être désavoué, Cottron interrompit :

— Si vous aviez vu les dossiers !

— Il fallait ne pas les démonter. J’entends qu’on observe mes ordres, les contremaîtres comme les autres !

Gouraille répéta, s’obstinant dans sa formule :

— Quand on veut tuer son chien…

— Après tout, conclut Cottron, cela vous concerne. Tant pis s’il survient du grabuge.

— Que signifie ?…

— Rien.

Puis affectant l’indifférence :

— Il y a aussi Bouchut qui demande à vous parler. Bouchut ! avance à l’ordre !

— Présent ! répondit une voix forte.

On vit ensuite un ouvrier s’approcher lentement.

— Excusez, M. Servin, fit-il en saluant, c’est moi Bouchut, qui suis chargé de m’entendre avec vous, rapport aux autres.

Étonné par ce début insolite, Jude répliqua sèchement :

— Tu viens au nom des autres ?

— Si ça ne vous gêne pas, M. Servin.

— Est-ce, en tout cas, si pressé que tu ne puisses attendre la sortie pour m’en faire part ?

Bouchut insista :

— C’est rapport aux autres, M. Servin.

— Soit. Descends avec moi.

— A votre gré.

Ils traversèrent de nouveau l’atelier. Jude marchait le premier, le cœur tout à coup serré par une inquiétude hostile : l’ouvrier suivait, gardant une allure gauche qu’accentuait sa carrure puissante.

— Eh bien, dit Jude arrivé dans la cour, de quoi s’agit-il ?

— Voilà, répondit Bouchut, faudrait régler vos embauchages.

Il y eut un bref silence durant lequel chacun, observant l’autre, s’efforçait de lire à l’avance les paroles qui allaient venir, puis Jude reprit, tranquillement :

— Explique-toi, je ne comprends pas.

Bouchut baissa la tête comme s’il craignait d’être troublé dans son exposition par le regard de Jude.

— C’est très simple… On reconnaît que vous faites votre possible pour qu’on n’ait pas à se plaindre… Tout de même, si on ne demande pas mieux que de vous ficher la paix, on ne peut pas non plus se laisser causer du tort. Or, l’année dernière, on a touché du bénéfice, pas beaucoup… Ainsi moi, j’ai eu pour ma part 79 francs, exactement. Enfin, si peu que ce soit, ça aide à compenser la retraite, les assurances, toutes ces machines par lesquelles vous êtes libre de vous rattraper. Mais pour que cela dure, il est clair qu’on ne doit pas embaucher tous les jours. Il y a déjà vingt-trois nouveaux cette année. A chacun qui vient, c’est autant de moins pour nous, exactement comme si on retirait 79 francs aux camarades, sans même les consulter, et ça, M. Servin, je suis chargé de vous le dire, ça n’est plus possible !

— Tu veux maintenant m’interdire les embauchages ?

Bouchut, acquiesçant, résuma :

— Nous autres, pourvu qu’on ait son dû, nous ne réclamons rien.

Jude, qui avait écouté attentivement, eut un sourire d’ironie.

— Cela n’a pas le sens commun.

— Si j’en parle, fit Bouchut se redressant, c’est que les camarades…

— Tâche d’abord de juger par toi-même : cela vaudra mieux.

Et mettant familièrement sa main sur le bras de Bouchut :

— La chose, comme tu l’as dit, est très simple. Plus il y a de commandes, plus il y a de bénéfices, c’est clair. Si les commandes sont telles que le personnel ne puisse y suffire, il faut donc ou renoncer à ces commandes, ce qui est renoncer à l’accroissement des bénéfices, ou se mettre en mesure de les exécuter, c’est-à-dire embaucher. A chaque embauchage, ce n’est pas de l’argent que je vous prends, mais vos parts que j’accrois : as-tu compris ?

Bouchut se recueillit ; puis, têtu :

— Je vois très bien que lorsqu’on embauche, c’est du bénéfice pour vous — cela, parbleu, nous le savions, — mais je vois bien aussi que, ce bénéfice, on le fait sur notre dos. Ce n’est pas une raison, parce que vous parlez bien, pour se laisser flouer. A chaque nouveau qui entre, c’est 79 francs qu’on prendra dans nos poches.

Jude laissa retomber sa main, découragé.

— Dire que c’est toi le plus fort, et que tu en es là !

Une flamme s’alluma dans les yeux de Bouchut :

— Il est possible que je sois un imbécile : je sais compter. J’entends que ce qui est à moi n’aille pas dans la bourse d’un autre ; voilà !

— Si tu préfères que cela n’aille à personne, tu n’as qu’à le dire. Il m’a plu d’accorder la part aux bénéfices : il peut me plaire de ne plus la donner.

— Vous oseriez…

— Qui peut me l’interdire ?

Les ripostes venaient de partir, malgré eux, déroutant leurs projets de prudence. Ils n’étaient plus ni Servin ni Bouchut, mais le patron et l’ouvrier, c’est-à-dire deux êtres séparés par le fossé béant des intérêts, n’utilisant ni la même langue, ni la même logique.

Tout de suite Jude se ressaisit, et redevenu maître de son énervement :

— Écoute encore, dit-il, et tâche une dernière fois de me suivre. Peut-être saisiras-tu mieux des faits que des raisonnements. Je suis riche. Je n’ai pas besoin d’argent. J’aurais pu, je puis encore boucler la maison, si le désir me venait d’aller passer ailleurs ma fantaisie. Rien ne m’obligeait donc à monter l’usine. En la montant, j’y ai gagné de vivre dans un pays qui me déplaît, de m’encombrer de soucis et de courir des risques. Si donc j’ai fait cela, ce n’est pas pour moi, mais pour vous !

Il surprit dans les yeux de Bouchut une lueur d’incrédulité et s’emporta.

— Parbleu oui ! pour vous ! Qu’est-ce que j’avais à craindre en continuant de vivre tranquille comme auparavant ? On a beau prédire la révolution sociale, le monde tel qu’il est aujourd’hui durera bien autant que moi ! Pour vous seuls, j’ai bâti cela, anéanti la concurrence, suscité contre moi la haine de toute une région… Or, ce matin, tout à l’heure, une femme s’est présentée ici. Cette femme, jadis, fabriquait des fauteuils, pareils aux nôtres ; elle avait eu une maison à elle, du travail, l’aisance : tout a disparu grâce à nous, et elle venait me dire : « Embauchez-moi ; on n’a pas le droit de dépouiller quelqu’un de son bien et de se refuser ensuite à le nourrir ! » Elle me l’a dit, entends-tu bien ? et j’écoutais, sachant que c’est vrai, certain d’être l’auteur de sa débâcle. Pourtant j’ai répondu non. N’ayant besoin de personne en ce moment, j’aurais fait une aumône et je ne me reconnais pas le droit de la faire à vos dépens !

A mesure qu’il avançait dans ce récit, on sentait qu’il voulait moins encore convaincre Bouchut que satisfaire à l’impérieux besoin qu’éprouve la conscience de discuter au grand jour les actes dont elle doute. Il acheva :

— Crois-tu maintenant que je puisse, par caprice ou pour un gain problématique, compromettre vos parts ?

Bouchut avait écouté, très attentif. En effet, c’étaient là des actes, de ces choses claires par elles-mêmes et qui satisfont l’esprit, sans risque de surprise.

— Je n’y contredis pas…

Cependant ses calculs aussi étaient précis, irréfutables.

— N’empêche que depuis un an il y a eu vingt-trois embauchages et qu’à 79 francs par tête, cela représente…

— Inutile de répéter !

— Alors… vous acceptez ?

— Je refuse.

— C’est le dernier mot ?

— Le dernier.

— Pourtant, les camarades…

— Si des camarades sont mécontents, la caisse leur est ouverte : on paiera les huit jours.

Le buste de Bouchut oscilla soudain, comme un chêne sous la tempête.

— Et si tous, demain, partaient sans les attendre ?

— Des menaces ?

— Non, pas de menaces… Pourtant, croyez-moi, M. Servin, on ne peut pas toujours trimer comme une brute. Que voulez-vous que ça nous fiche, vos grands mots et vos airs socialeux, si, au bout du compte, vous n’accueillez même pas une demande si simple. Quand vous serez député, ce n’est pas nous, n’est-ce pas, qui palperons le traitement ?…

La voix coupante de Jude interrompit net la tirade :

— Tais-toi ! Je crois que tu es gris.

Furieux, Bouchut ferma les poings.

— Je ne suis pas saoul.

Mais déjà la main de Jude s’abattait sur l’épaule du colosse.

— Rentre ! Tu es gris ! te dis-je : si tu n’as pas bu, tu es saoul de paroles !

En même temps, presque sans effort, il le ramenait vers l’atelier. Une colère blanche le soulevait. A la moindre résistance, il aurait écrasé l’homme.

Bouchut gronda :

— Soit ! on sait ce qu’on voulait savoir.

Il répliqua :

— Tant mieux ! chacun voit ainsi ce qu’il doit faire.

Puis frémissant, il traversa la cour. Maintenant que Bouchut était remonté, sa fureur faisait place à la conscience du danger révélé. Un désir animal de faire face à celui-ci l’étourdissait ; s’il n’aurait pu dire encore par quels moyens, il savait en revanche que, dût l’usine en mourir, pied à pied, il allait résister, résisterait jusqu’à la mort !

En le voyant rentrer, Clerc eut un geste de surprise :

— Déjà fini ?

— Viens, il y a du nouveau.

Il traversa le bureau. Arrivé dans la pièce où il travaillait d’habitude, il se tourna ensuite vers Clerc.

— Ferme la porte.

— C’est grave ?

— Ferme donc !

Clerc obéit.

— Écoute.

Posément, Jude commença son récit. Il parlait avec lenteur, trouvant dans cet effort même, le moyen de retrouver le sang-froid nécessaire. Les menaces de Bouchut et son obstination à réclamer une chose absurde l’avaient d’ailleurs moins exaspéré que l’accusation, pressentie plutôt que formulée, de spéculer sur les retraites.

Quand il eut achevé, il alla vers la fenêtre, écarta le rideau et affecta de regarder l’allée vide qui passe devant l’usine. Clerc, devenu livide, restait muet.

— Eh bien ! reprit Jude au bout d’un instant, tu ne dis rien ?

— Parce qu’il n’y a rien à dire. Quand un arbre est de mauvaise race, on a beau le tailler, il donne toujours son fruit.

Jude haussa les épaules.

— Des rengaines !

— Aujourd’hui c’est la mise en demeure, demain…

— Ils réfléchiront.

— C’est réfléchi : demain la grève !

— Qu’ils essayent ! On verra qui est le maître !

— En admettant que ce soit vous, — ce qui n’est pas certain, — en serons-nous plus avancés ?

Clerc s’était redressé. Ses lèvres tremblèrent. Il éprouvait le désir aigu de vider son âme.

— Tenez, reprit-il, vous m’amusez avec vos illusions. Très joli de s’attendrir sur le sort de l’ouvrier, d’en faire un affamé de justice qui ne guette qu’une occasion favorable pour adorer le patron ! La vérité, je la connais, et je vais vous la dire. Ce qu’on leur donne leur est dû. Ce qu’ils n’ont pas leur est volé. A plat devant vous, comme des brutes ; sitôt sortis, bavant la haine et enragés d’envie. Des brutes, vous dis-je, qui ne respectent que la force ! L’autre jour, j’en écoutais un par hasard. Il parlait d’une de ses places : il en avait des larmes dans la voix. Au moins, là, songez-donc ! le contremaître était un gendarme retraité qui, ne sachant rien du métier, n’avait pour office que de coller des amendes à tort et à travers ! Allez, après cela, leur faire de la douceur et les traiter en beaux messieurs !

Jude, abandonnant la fenêtre, se retourna :

— Est-ce que tu deviens fou ?

Il fit un geste comme pour déblayer un horizon importun :

— Au surplus, mettons, — ce que je ne crois pas et ce que tu ignores, — mettons que ces gens soient tels : suis-je le premier qui emploie des ouvriers ? La grève est risque de métier, le moindre en vérité. Les autres étaient pires et je m’en accommode.

— Les autres ?

— Allons donc ! oublierais-tu la femme qui était là, tout à l’heure ?

— Je n’en ai pas parlé !

— L’attitude a suffi : c’est tout, vraiment, si parce qu’elle est ruinée, tu ne me traites pas de malfaiteur ! Comme si j’avais le pouvoir de renverser le cours des événements !

— On a toujours celui de renoncer !

— Merci, le conseil est imprévu.

— Il est le seul bon ! C’est un crime, quand on est, comme vous, libre de rester tranquille, c’est un crime de ruiner des gens pour son plaisir !

Il y eut un arrêt brusque, puis Clerc s’effondra sur sa chaise, balbutiant :

— Pardon… quand il s’agit de vous, je crois toujours que vous êtes, comme autrefois, trop jeune pour vous passer de moi…

— Bah ! répondit Jude tristement, tôt ou tard, cette heure devait sonner…

Et il se remit à marcher, le cœur étrangement lourd, plus accablé par cette dispute que par tous les dangers qui menaçaient son œuvre.

— Aussi bien, reprit-il après un long silence, j’ai réfléchi. Quoiqu’on tente, pour aboutir on doit passer outre aux sentimentalités vaines. Il est possible que je ruine le petit commerce d’alentour. J’estime néanmoins que la vie de mes deux cents ouvriers n’est pas achetée trop cher par la suppression de dix ou douze petits ateliers qui végétaient. Il est possible aussi que mes deux cents ouvriers soient assez fous pour tenter de détruire un organisme qui les sauve. J’en doute cependant. La preuve en est qu’à midi tu iras trouver cette femme Pastre ; annonce-lui que j’ai changé d’avis et que je l’embauche à partir de demain : huit francs par jour, le taux des hommes…

Doutant d’avoir entendu, Clerc s’était levé :

— Embaucher cette femme ! Après ce qu’a dit Bouchut !

Jude sourit, dédaigneux :

— Précisément : c’est le moyen de fixer tout le monde.

Il approcha de la porte :

— Sans rancune, mon pauvre Clerc ! Puisque je devais m’installer ce soir à Montaigut, autant m’occuper tout de suite du départ. Tu es maître de la boîte.

Il sortit ensuite sans attendre la réponse.

II

Dehors, il y avait des odeurs fraîches, un air limpide. Pareil à l’eau d’un lac, le calme des champs déferlait sur les bords de la ville. Jude ralentit le pas et respira.

— Comme il fait bon ! murmura-t-il.

Il éprouvait le bien-être qui succède aux longues courses. En abandonnant Clerc, il croyait avoir du même coup abandonné jusqu’au souvenir de leur dissentiment, l’usine, ses inquiétudes.

Devant lui, l’avenue de la Gare s’allongeait, plantée d’acacias minces dont l’ombre clairsemée s’éparpillait à terre. Un peu au delà, le massif profond des platanes qui décorent le boulevard de la République formait une cathédrale d’ombre. Un cliquetis de feuilles entrechoquant leurs glaçures y bruissait. Pas un être : seul, un chien sans maître flairait un tas d’ordures. La chaleur régnait, torride, telle qu’on en rencontre seulement aux approches du vent d’autan.

Jude répéta :

— Comme il fait bon !

Il ajouta :

— Il est heureux que j’aille ce soir à Montaigut. J’ai besoin de respirer.

Et se dirigeant vers le boulevard, il commença de longer le grand mur de l’usine.

Tout en marchant, il regardait celui-ci avec la sécurité que donne la vue d’une chose bien à soi. Il imaginait aussi la cour qui était derrière, les bâtiments alignés, les ateliers, le dépôt. L’usine tout entière était devant sa pensée : mais il n’éprouvait aucun plaisir à ce jeu. Son œuvre, cette fois, avait pris un air hostile. Quand le mur s’arrêta, il ne s’en aperçut pas et continua de songer.

Il évoquait le jour déjà lointain où, conduit par un hasard d’excursion, il avait débarqué dans Revel. A l’emplacement de l’usine, il y avait des terrains vagues ; de part et d’autre, la plaine s’étalait, rase et nue, telle un feuillet blanc qui demande à servir. Lui, dans ce temps-là, nourrissait des projets. Riche, il sentait confusément que sa richesse devait servir aux déshérités sur lesquels son dilettantisme oisif s’attendrissait. Épris de théories sociales, il trouvait utile et désirable d’en vérifier la valeur par une expérience. Donc, plus tard, il comptait édifier une fabrique modèle et y tenter un essai loyal de l’accord proclamé possible entre le patron et l’ouvrier. En revanche, où se dresserait la fabrique, quelles en seraient les lois, l’industrie ? Il l’ignorait. Ce rêve, en cela pareil à tous les rêves, demeurait vague.

Ce jour-là, tout à coup, la minute décisive avait sonné : et justement, c’était à cet angle de boulevard. Un homme, assis devant sa maison, menuisait un siège. Un gamin, près de lui, passait de la couleur sur un autre terminé. Le garçon d’hôtel qui accompagnait Jude désigna le groupe et dit : « Chacun ici fabrique des fauteuils. C’est une spécialité. Il est malheureux qu’on ne la connaisse pas : cela se vendrait comme du pain. » Alors, examinant cet homme et ce gamin si paisiblement appliqués à leur tâche légère, ces meubles si clairs sous leur toilette de vernis, Jude avait eu l’intuition que lui aussi allait faire cela. Aucune complexité dans le travail ; point d’efforts épuisant l’homme, du bois salubre à manier, une clientèle neuve, une ville sans usine, la chance lui offrait tout. Sa décision fut prise sans débat. Le regret de Paris ne l’effleura même pas. Dans certains cas, on se jette sans effroi dans l’inconnu. Il suffit de l’avoir attendu longtemps pour l’accueillir avec aisance.

Un sourire ironique plissa les lèvres de Jude. En revoyant cette heure, il revoyait aussi un étranger qui était lui-même.

Vision singulière d’un autre Servin plein d’audace et de conviction juvénile, trouvant également simple que l’humanité fût spontanément bonne et l’usine difficile à édifier. Il se mêlait de la naïveté fervente à son sentiment du devoir. Sans doute, en projetant d’établir une Salente ouvrière, il avait voulu avant tout expérimenter des théories chères ; cependant, à mesure que les murs montaient, radieux et neufs, il avait songé moins à ces théories qu’au plaisir de manier des hommes ; et quand les satisfactions du début s’étaient émoussées, quand, à l’épreuve, il avait fallu reconnaître que l’ouvrier réclame des règles fermes ou travaille mal, les illusions étaient restées. Deux ans avaient dû passer avant que la fêlure survînt dans le cristal. Aujourd’hui seulement et pour la première fois, la petite cloche joyeuse ne tintait plus. Il doutait.

Une à une, Jude repassa les paroles du vieux Clerc : il s’en dégageait un accent de vérité poignante.

L’ouvrier se dit affamé de justice : Jude croyait avoir été juste et Bouchut, au nom de tous, déclarait n’apercevoir entre Servin et les autres patrons que des différences d’habileté !

A Paris, on avait dit à Jude : « Il suffit de rendre solidaires le capital et le travail pour qu’aussitôt les conflits perdent leur raison d’exister. » Il avait établi un partage équitable et progressif des bénéfices. Cependant le conflit apparaissait tout proche ! Et quels arguments pour l’écarter ? Tout à l’heure, devant Bouchut, Jude avait eu la sensation aiguë qu’il existe deux logiques. L’une et l’autre, il est vrai, utilisaient les mêmes mots, mais ces mots, pareils à des boîtes closes, enfermaient sous leur extérieur identique des pensées différentes. Les théoriciens supposent une humanité fabriquée à la grosse et, se prenant pour type, raisonnent d’après eux-mêmes : que le mécanisme rationnel varie avec les catégories sociales, la spéculation n’est plus que puérile.

— Si c’était la clé de l’énigme ? des âmes, des mentalités contradictoires ?…

Et, ployant sous le faix d’un brusque découragement, Jude eut l’impression d’enfoncer dans la nuit. Des regrets lui venaient de sa vie d’autrefois. Il tenta d’imaginer ce qu’elle serait, à la même heure, s’il n’avait pas quitté Paris. Plus de grève en perspective, plus de maison Pastre… A Paris, rien que la joie d’exister et cette griserie d’aimer que jettent les pavés, la lumière fine, l’air léger. Sans la femme, quelle solitude ! C’était cela dont il souffrait peut-être : au lieu de se consacrer à des chimères, il aurait dû aimer ! L’amour seul représente la règle. Qui s’écarte de lui s’égare et souffre.

Puis les yeux de Jude tombèrent sur deux gamins qui, noirs de crasse, jouaient au bouchon près du trottoir. Bien que déguenillés, sordides, faméliques, se moquaient-ils assez de la misère ! Qu’importait à ceux-là, — les vrais intéressés pourtant ! — la question sociale et ces problèmes du lendemain auxquels il avait eu la bêtise de sacrifier son existence !

— Eh quoi ! fit tout à coup une voix, ce joli jeu vous intéresse-t-il au point de ne plus reconnaître les amis ?

Assis à la terrasse du café Casse, tête nue, gilet ouvert, un gros homme s’arcboutait avec les mains pour mieux s’étaler sur le banc et saluait du regard.

— Allons, venez plutôt me tenir une compagnie !

Se soulevant ensuite avec peine, le docteur Pontillac avança une chaise.

— Ma foi, j’accepte, dit Jude, presque heureux d’être arraché à sa rêverie : aujourd’hui, je me suis donné congé, car je m’installe à Montaigut… Quoi de neuf ?

Pontillac but une gorgée, gravement.

— Il y a que le sieur Servin daigne s’arrêter au café Casse. Si cela ne vous suffit pas, vous êtes difficile.

— Vous devriez ajouter qu’il fait très chaud !

— La chaleur est tellement de règle qu’on n’y pense plus.

Profilée sur les lauriers roses étiques qui limitaient la terrasse, la tête du médecin riait, pareille à celle d’un faune.

— Pourriez-vous me dire aussi si l’ennui est un effet de température ? reprit Jude.

Le front de Pontillac fit un saut brusque vers les hauteurs :

— A quel propos ?

— A propos de rien : le plaisir de philosopher… c’est un sport de vacances.

Il y eut un bref intervalle comme si, avant de répondre, Pontillac eût voulu réfléchir.

— Mon cher, vous demanderez cela aux gens de Montaigut.

— Il faudrait les connaître et je les connais peu ou mal.

— C’est votre tort. A la campagne, il importe plus de choisir ses voisins que de choisir sa maison. Je crains que vous n’ayez oublié ce sage précepte.

Jude, à son tour, prit le verre qu’avait apporté le garçon, but quelques gorgées lentes, puis répliqua, placide :

— Vous m’effrayez. L’idée ne me serait pas venue que le petit homme qui a nom Lethois, et que je rencontre assez souvent, pût être redoutable.

— Il y a d’autres notables à Montaigut.

— Un curé auquel je donne largement… pour ses pauvres.

— … Et une femme.

Un gros rire secouait Pontillac ; on y devinait la joie de satisfaire peut-être une rancune.

— J’ai l’honneur, poursuivit-il, de soigner Mlle Peyrolles de Saint-Puy. C’est une personne charmante : du moins, je souhaite que vous puissiez la trouver telle.

— On dirait que vous en doutez ?

— Non, car elle est mûre, pieuse, intransigeante et légitimiste.

— C’est beaucoup.

Au même instant, le roulement d’une voiture leur fit tourner la tête.

— Quand on parle du loup… dit Pontillac.

Et devenu grave, affectant le respect, il leva son chapeau.

Un équipage passait dans la rue de Castres. Jude entrevit une forme raide qu’encadrait une ombrelle blanche. Immobile, hypnotisée par l’attente, tout entière à la minute prochaine qui allait enfin la mettre face à face avec Marc, Mlle Peyrolles regardait devant elle sans voir. Elle ne s’aperçut pas qu’on la saluait.

Pontillac répéta :

— C’est elle.

— A vrai dire, répliqua Jude désappointé, je n’ai bien vu que mon jardinier qui, paraît-il, lui sert aussi de cocher. C’est toujours un lien.

— Bah ! vous avez le temps de faire connaissance ! Si jamais vous vous embêtez entre la vertu de Mlle Peyrolles, l’effarement de ce Lethois qui ignore pourquoi il est sur terre, et les projets de pèlerinage de ce curé que Lourdes inquiète comme une concurrence, je consens à ne plus soigner personne. Mais, pourquoi Mlle Peyrolles vient-elle aujourd’hui à Revel ?

Pensif, le médecin avait tiré sa montre.

— Ce n’est pas l’heure du train de Toulouse ; il n’y a pas sermon à l’église, pas de marché… Bizarre !

Ironique, Jude répliqua :

— Mlle Peyrolles vient acheter une pelote de fil pour raccommoder son bas : les menus faits contribuent à la grande histoire.

Les sourcils de Pontillac se rapprochèrent : l’arc épais de leurs poils traça au bas du front une barre d’addition :

— Si vous étiez raisonnable, vous sauriez qu’il n’y a pas de menus faits ni de petites choses. Le mensonge étant la base de tout état social, chacun de nous a pour règle de dissimuler ce qui lui tient le plus à cœur. On habille son être moral pour les raisons qui obligent à vêtir le corps ; et, de même qu’il faut regarder aux ongles pour deviner si celui-ci est propre, on doit creuser le détail pour découvrir si l’âme est nette.

Les yeux perçants du médecin semblèrent fouiller le visage de Jude ; bonhomme, il acheva :

— Croyez-vous, par exemple, qu’un certain Servin s’attarde pour des prunes à contempler des gamins qui jouent au bouchon, ou vienne, sans raisons secrètes, perdre son temps dans ce café ?

Il y eut une minute de silence embarrassé.

— J’ai trouvé ! reprit-il.

Jude affecta de railler :

— Vous savez pourquoi je viens au café ?

— Je sais maintenant pourquoi Mlle Peyrolles a quitté Montaigut.

— Et cette raison ?…

— Très simple, évidente. Mlle Wimereux s’installe aujourd’hui chez Lethois — encore une chose à creuser, d’ailleurs ; on n’invite pas les gens sans motif. — Donc Mlle Peyrolles s’éloigne. Lorsque le roi d’Italie va dans une capitale, il est de règle que le nonce manifeste son humeur en prenant le large.

— Vous dites : Mlle Wimereux ?

— Oui, la fille du philosophe, de ce fou candide qui, sous prétexte d’assurer le bonheur des sociétés futures, organisait la destruction de celle-ci. Au surplus, le système doit vous aller.

— Ainsi, murmura Jude, la fille du grand Wimereux habite ce pays…

Pontillac frappa du poing sur la table :

— Et moi qui m’imaginais que, si vous grimpiez à Montaigut, c’était en vue de la consoler !

Jude répliqua sèchement :

— J’ignore en quoi Mlle Wimereux a besoin de consolations, encore plus celles que je pourrais lui offrir.

— Si vous souhaitez d’être renseigné…

— Merci.

— Tant pis : Mlle Wimereux peut vous être indifférente, elle m’intéresse, moi.

De nouveau, les yeux du médecin brillaient : on devinait que l’ignorance de Jude venait de l’irriter, comme fait une erreur du partner en cours de jeu.

— Elle est un de ces cas dont je parlais tout à l’heure et qu’on pénètre par l’examen de ces riens dont vous faites fi. Du vivant de son père, Mlle Wimereux dut avoir une existence agréable : logement à l’Institut, traitement gras alimentant la maison, amitiés toutes chaudes. Le parfum d’encens qui remplit la demeure d’un homme célèbre, finit toujours par griser les assistants. En bon anarchiste, d’ailleurs, le grand Wimereux, comme vous dites, devait s’accommoder fort proprement du régime budgétaire et de l’Académie…

Jude interrompit, énervé :

— Vous vous trompez, je ne l’ai pas connu, mais il vivait, c’est de notoriété publique, très simplement. Il n’a jamais logé à l’Institut, et il est mort dans la misère.

— J’y arrive. Le père mort, plus d’amis, plus d’argent, plus d’encens. A Paris, le lâchage est une opération naturelle et spontanée. C’est un postulat de vie. Je ne prétends pas qu’il soit moins fréquent en province, mais il y est de nécessité moins impérieuse.

Pontillac toussa ensuite, dans l’attente d’une observation qui ne vint pas.

— Donc, Mlle Wimereux, réduite à rien, s’installa dans Saint-Julia, et la voilà du jour au lendemain isolée, sans autres ressources qu’un millier de francs par an, une bicoque familiale, et la gloire paternelle. Je passe tout de suite sur l’hostilité des voisins, de vagues débats avec le curé, et les tracasseries sans importance par quoi l’on s’efforce ici d’inculquer aux nouveaux venus les préjugés auxquels on tient… La voici, dis-je, réduite à se consoler avec des souvenirs et quelques théories. Très jolies, les théories quand on discute devant une table garnie : imaginez Marc Aurèle à la place d’Épictète et vous m’en conterez des nouvelles ! Tant que se prolongèrent les difficultés du début, je me figure aisément que Mlle Wimereux sut trouver une aide factice dans le bagage verbal qui était le plus clair de son lot. En revanche, la paix rétablie, quelle débandade ! Croyez-moi, si secret que soit resté ce drame, c’est alors que le deuil de Wimereux a commencé, le vrai. L’un après l’autre, dans le silence de la maison, sa fille a dû peser ces principes dont elle était si fière et, n’ayant plus à les défendre, s’apercevoir qu’ils n’existaient pas. Fort heureusement la Providence, qui pense à tout, lui amène un confident. Je cesse de la plaindre.

Jude, qui malgré lui s’était laissé prendre par ce récit, fit un haut-le-corps :

— Vous êtes trop bon. En quoi suis-je désigné pour le rôle ?

De nouveau les yeux du médecin eurent une lueur railleuse :

— Mais, mon cher, tout simplement parce que souffrant du même mal, vous devez, mieux que personne, savoir comment il se traite.

Jude repoussa d’un coup sec le verre qui était devant lui.

— Libre à votre philosophie de s’égarer sur Mlle Wimereux : je lui saurai gré de m’oublier.

— Soit. Puisque cela vous gêne, je retire ce que j’ai dit.

Et faisant un plongeon vers la table, Pontillac affecta d’en contempler le marbre. Un instant, on entendit le rire des deux gamins tout proches qui s’obstinaient à leur jeu.

— Une chose m’étonne, murmura enfin Jude, c’est que possédant une pareille faculté d’analyse ou de curiosité, vous acceptiez de vivre dans ce pays, loin de tout ce qui peut la satisfaire.

Pontillac releva la tête :

— On n’est pas maître de sa vie, fit-il brièvement. Au surplus, les spectacles auxquels j’assiste, me suffisent.

— Je ne comprends pas.

— Si petit soit-il, l’homme est partout le même ; où qu’on l’observe, dès qu’on ouvre la boîte où tourneboulent ses pensées, on y retrouve la même certitude indéracinable que l’univers pivote autour de son effort. C’est touchant et risible. Vous, par exemple…

— Je vous ai déjà prié de me laisser à part !

— Précisément : plus intelligent que la moyenne et par suite plus convaincu de l’importance de vos actions, vous ne tolérez même pas qu’un spectateur détaché, tel que moi, s’avise de les examiner. Je vous vois encore débarquer ici, muni de cette admirable inconscience que donnent la jeunesse et l’argent. Vous aviez vos malles bourrées de littérature, — j’entends celle de Wimereux et ses pareils — et tel un gosse qui s’amuse avec un revolver chargé sans soupçonner le danger qu’il fait courir, vous terrorisiez les bonnes gens. Avez-vous alors douté que l’univers eût les yeux tournés sur votre essai de république manufacturière ? Non. Sur trente millions de Français, cinquante mille à peine connaissent Revel de nom. Qu’importe ! Vous étiez au centre, vous aussi, au centre de l’humanité et du temps. Avant vous, rien. Après vous, l’éden obligatoire.

Voyant que Jude allait protester, il eut un sourire sardonique :

— Là donc ! ce que j’en dis n’est point pour vous blesser mais plutôt par acte d’amitié. En effet, ce qui distingue un homme intelligent d’un autre, c’est justement sa promptitude à se lasser du jeu. Cependant, si vous avez renoncé à l’antienne du début, l’office continue, et prenez garde que, sous prétexte de renoncer à des sottises, vous en recommenciez de pires ! Lesquelles ? je ne sais pas. L’ingéniosité de l’animal humain est à cet égard sans limites. Peut-être, après avoir joué au patron libertaire, deviendrez-vous féroce. Il y a aussi la forme sentimentale : quérir une âme sœur, piquer une tête dans le bleu et achever sa noyade en plein ménage : et cela aussi est très possible, je m’offre même à vous y aider. Il n’y a qu’une chose que vous ne ferez pas, hélas ! car elle est raisonnable : vous persuader que prendre au sérieux les autres et soi-même, est parfaitement stupide. Vous manquez de mépris. En cela, nous différons. Et là-dessus, mon cher, il est temps de retourner à mes malades : le plaisir de philosopher, comme vous dites, ne saurait être éternel.

Il s’était levé. Jude le regarda, stupéfait. L’homme qui venait ainsi de creuser à vif dans son âme, pouvait-il être le même que le médecin boulot, ventripotent et vulgaire, qui en ce moment soldait l’addition ?

Le compte réglé, Pontillac se tourna une dernière fois vers Jude :

— A défaut de Mlle Peyrolles, offrez mes souvenirs à Mlle Wimereux, quand vous serez à Montaigut.

Alors, obéissant à une sorte d’impulsion irraisonnée, Jude reprit :

— Que vous est-il arrivé pour que vous en soyez là ?

Mais Pontillac était déjà loin : sans doute il ne s’était pas soucié d’entendre la question. Jude ne put que le suivre des yeux. Pour les gamins qui étaient là, pour les passants quelconques, c’était toujours le docteur Pontillac, c’est-à-dire le médecin rencontré tous les jours, car il avait repris sa marche habituelle, son air de flânerie, et encore cette façon ecclésiastique de pencher la tête en souriant ; pour Jude, ce n’était plus qu’un cœur désenchanté dérobant son mystère — une tragédie peut-être — sous un cœur de façade. Étrange révélation d’une vie enfouie en quelque sorte dans les profondeurs de la vie ! Sait-on jamais, en effet, quelle âme s’abrite derrière l’âme qu’on voit ? Il fit un geste de lassitude :

— Sais-je seulement si je connais la mienne ?

Et désorienté, il se levait pour reprendre sa promenade quand un homme surgit à côté de lui :

— Enfin ! Monsieur, je vous retrouve !

— Qu’est-ce encore ? A-t-on volé mes fleurs à Montaigut ?

C’était Jean, le cocher de Mlle Peyrolles.

— Il s’agit bien de cela ! Vite, venez ! Mademoiselle vous attend !…

— Mlle Peyrolles ?

Sans lui laisser le temps de se reconnaître, Jean avait saisi Jude et l’entraînait :

— Allons d’abord ! En route je vous expliquerai…

Aventure imprévue et pourtant bien simple : celui que Mlle Peyrolles était venue chercher n’était plus à l’hôtel…

— Elle venait donc chercher quelqu’un ? interrompit Jude qu’une curiosité contagieuse avait saisi tout à coup.

— Oui, un étranger, je ne sais qui… Sorti, envolé !…

Après la première stupeur, quelqu’un enfin avait suggéré : « Il doit être à l’usine Servin ». Aussitôt Mlle Peyrolles, blême, s’était retournée vers Jean : « Va l’y chercher ! il me le faut ! » Mais, à l’usine, personne…

— Heureusement je vous aperçois : vous lui direz vous-même…

Emporté par son récit, Jean courait. Deux minutes suffirent pour descendre la rue du Cap-Martel. Arrivés à l’angle de la rue de Vaur, ils aperçurent l’hôtel et sur le trottoir une forme immobile.

— C’est elle ; voyez comme elle attend !

La phrase était à peine achevée, que Mlle Peyrolles se mit en marche, elle aussi, allant droit à un jeune homme qui venait de paraître à l’autre extrémité de la rue.

Jude et Jean, d’un mouvement pareil, précipitèrent l’allure. Mlle Peyrolles continuait de s’éloigner. Visiblement, elle avait la démarche lourde et un air d’égarement. Elle s’arrêta enfin, parut dominer son émoi, et d’une voix à peine distincte :

— Je vous demande pardon, dit-elle au nouvel arrivant, n’êtes-vous pas… je suis Mademoiselle Peyrolles…

Il y eut un imperceptible intervalle avant que la réponse vînt.

— Dans ce cas, ma tante, je voudrais bien vous embrasser.

Et devant Jude et Jean, témoins stupéfaits, Mlle Peyrolles pour la première fois étreignit son neveu.

III

Marc, s’arrachant à l’étreinte, murmura le premier :

— Pourquoi vous êtes-vous dérangée ? je comptais…

Elle l’interrompit :

— Partons d’abord. Tu es installé ici ?

— Oui.

— Va régler ton compte, prends ta valise, je t’attends.

— Mais…

— Dépêche-toi, la voiture est prête.

Il parut hésiter, rougit :

— Comme il vous plaira, dit-il enfin.

Ni l’un ni l’autre n’avaient conscience qu’on les regardait. Leur émotion les isolait du monde. De même, ils ne calculaient plus leurs décisions. C’était sans le vouloir que Marc après avoir écrit « Madame » disait « Ma tante » ; sans le vouloir aussi qu’elle avait adopté le tutoyement familial. Ils avaient imaginé de mille façons cette rencontre, s’étaient torturé l’esprit pour arrêter d’avance les mots qui sauvegarderaient le mieux leur dignité ; soudain, une force irrésistible substituait des cris vrais aux formules apprêtées. Un miracle avait comblé l’abîme, ils s’étaient trouvés les bras unis.

Mlle Peyrolles répéta :

— Dépêche-toi.

Il répliqua :

— Soyez tranquille, le bagage est mince, ce ne sera pas long.

Puis elle sentit que le vide se faisait autour d’elle : Marc venait de s’éloigner.

— Excusez mon indiscrétion, dit Jude se décidant à aborder Mlle Peyrolles. Sur les instances de Jean qui, je le vois, nous sert un peu l’un et l’autre, j’avais accepté de l’accompagner pour vous offrir mes services. Je devine qu’ils ne sont plus seulement inutiles mais gênants.

Elle tressaillit, arrachée à son rêve. Elle ne trouvait d’ailleurs pas étrange que Servin qui lui était odieux, lui adressât la parole.

— En effet, balbutia-t-elle, je n’ai plus besoin de personne ; on vous a dérangé bien à tort.

Et se tournant vers Jean :

— Fais sortir la voiture ; nous retournons à Montaigut.

Jude reprit avec une raillerie légère :

— J’espère être moins importun lorsque j’irai vous présenter mes hommages à titre de voisin.

Elle dit encore :

— Certainement.

Et il s’éloigna, sentant qu’elle était attentive uniquement à guetter le retour de Marc.

Elle songeait : « Comme il tarde ! » mais un bien-être l’inondait. Il lui semblait que, si elle avait marché, au moindre effort, son corps aurait pris le vol. D’ailleurs, elle ne raisonnait pas cette ivresse. Le vrai bonheur, comme l’air respirable, n’a pas de goût. On meurt de ne l’avoir point : il est naturel d’en vivre.

Marc reparut, un petit sac à la main. Il était suivi par M. Fages, patron de l’hôtel. La nouvelle que le voyageur du 9 partait avec Mlle Peyrolles avait bouleversé la maison. Des passants arrêtés au coin de la rue de Vaur regardaient aussi, intrigués.

— Monte vite, dit Mlle Peyrolles, déjà installée dans le break.

— Ai-je été si long ? demanda Marc, grimpant lestement sans user du marchepied.

La portière se ferma d’un coup sec.

— Allez, Jean !

Les chevaux sentirent les rênes. L’ombrelle de Mlle Peyrolles vacilla comme un fanion. Une bonne qui s’était glissée dans la remise avança la tête pour mieux voir. M. Fages saluait.

Mlle Peyrolles dit :

— Il vaut mieux rentrer tout de suite chez nous.

Marc inclina la tête.

— En effet, cela vaut mieux.

Et ce fut le départ. Désormais, ils marchaient vers le but assigné. L’ignorance met à l’entrée des voies douloureuses le même décor qu’aux triomphales. Aucun pressentiment n’assombrissait le présent : en revanche, la surprise d’être là face à face les bouleversait et, libres de s’épancher à loisir, ils n’avaient plus qu’un désir : rester ainsi et se taire.


Il y eut d’abord un long silence.

Mlle Peyrolles se demandait : « Est-ce bien moi qui tout à l’heure ai passé là ? » Elle revoyait son arrivée à l’hôtel, le coup reçu au cœur quand M. Fages avait répondu : « Le voyageur du 9 ? Justement il vient de demander l’adresse de l’usine Servin » — comme si Marc pouvait connaître ce Jude Servin ! — puis l’attente… Ah ! l’attente ! avoir encore le cerveau tenaillé, n’être plus que de la chair qu’un effleurement déchire et ignorer si l’on vit, tant l’âme est projetée vers ce qui n’est pas !… Soudain, plus d’angoisse, un repos infiniment doux. Marc était là : elle pouvait le voir, lui parler. Pourtant, elle détournait les yeux, préférait prendre à témoin la campagne, de peur qu’au seul bruit de la voix tant de bonheur s’évanouît !

Et Marc aussi regardait les champs…

Il était venu à tout hasard, sans espoir, parce que dans certains cas, la nécessité impose sa loi et l’impossible doit être tenté ; il était venu, et jugeant de l’avenir par le passé, s’était attendu à une entrevue douloureuse. Devant cet accueil, devenu timide, il s’interrogeait : « Que faut-il dire ? » et s’imaginant vivre un rêve, avait peur de s’éveiller au premier mot.

Ce fut Mlle Peyrolles qui le prononça, ce mot, indifférent, banal, ainsi qu’ils viennent aux lèvres lorsque le cœur est trop plein.

— Quelle triste récolte !

— Est-elle donc si mauvaise ? répliqua Marc machinalement.

— Comment, ne le vois-tu pas ? tout est brûlé.

— J’ai si peu l’habitude !

Et tous deux se mirent à contempler la plaine.

Elle s’étalait à l’infini, piétinée çà et là par des régiments de maïs qui, la tête casquée de crinières flottantes, semblaient attendre l’ordre de marche ; d’autres fois, envahie par la lèpre des chaumes, pareille à un immense étang dont l’eau croupie se décompose. Elle s’étalait, impassible, palpitant d’une vie formidable et cachée, et de la sentir ainsi proche, d’être noyés dans sa paix, ils éprouvaient un soulagement. Ils l’auraient voulue toujours présente, invisible témoin dont l’intrusion suffisait à excuser leur silence.

Brusquement, par delà le hérissement de peupliers maigres qui jalonnaient le fossé, des cimes se découpèrent sur l’horizon de lumière.

Mlle Peyrolles reprit :

— Les Pyrénées… signe de vent d’autan.

— Les Pyrénées, c’est vrai… répéta Marc.

Radieuses, elles escaladaient le ciel. Isolé vers la gauche, le Canigou se détachait au milieu des terres, tel un gros chapeau jeté là par un pic désireux de chauffer sa tête à l’aise. Et tous ces monts, comme la plaine, paraissaient uniquement occupés de surveiller cette petite chose roulante qui s’en allait sur une route, emportant Mlle Peyrolles et Marc vers l’inconnu. De même, les arbres, les buissons, les fermes, et encore les deux carrés blancs des tours de l’église qui planaient au-dessus de Revel pareils à des cerfs-volants, tous les yeux immobiles de la terre avaient l’air de les suivre, si bien que, gênés à leur tour, ils se décidèrent, osant enfin s’examiner.

Une surprise…

Jusqu’alors, ils ne s’étaient point vus ; ils ne connaissaient que leurs voix. Combien différents de leur attente, les visages qu’ils aperçurent !

Marc était le portrait de son père : même taille, même façon de pencher le buste en avant, presque mêmes gestes, bien que chez lui le modelé des chairs fût plus affiné, la bouche plus sérieuse ; son front énergique devait aussi parfois s’éclairer d’ironie.

De même, quel rapport entre l’élan qui avait jeté Mlle Peyrolles dans les bras de Marc, et ce masque impérieux de vieille fille que l’on devinait alternativement dévoré par une obstination têtue et des volontés orgueilleuses ?

Ainsi rappelé à la réalité, Marc eut l’intuition qu’il profitait d’un attendrissement passager. Sa loyauté se révolta :

— Ma tante… commença-t-il.

Mlle Peyrolles frémit : pour la première fois, elle venait de se rendre compte également qu’il avait le son de voix du mort.

— Ma tante, avant tout, voulez-vous me permettre de vous expliquer…

— Inutile, je ne veux pas savoir encore pourquoi tu viens.

— Cependant…

Elle répéta :

— Inutile.

Puis, comme il voulait poursuivre :

— Il est entendu que tu as quelque chose à me demander, que tu es venu pour cela. Nous nous en occuperons demain : en ce moment, jouissons du présent.

Il balbutia :

— Je m’attendais si peu !…

— Raison de plus. Savons-nous ce que l’avenir nous réserve ?

En même temps, la main de Mlle Peyrolles chercha celle de Marc. La voiture continuait d’avancer sur la route déserte. Derrière, un rouleau de poussière soulevée les isolait du monde.

— Je crois rêver !

— Et moi donc !

Et le silence recommença, délicieux, reposant.

De nouveau, ils contemplaient la plaine, mais ils n’avaient plus besoin de sa présence. Il leur semblait qu’au cours de ces phrases inachevées, leur bonheur venait de conquérir la sécurité qui lui manquait. Rien ne le menaçait plus… jusqu’à demain.

Une joie de saveur inconnue les étourdit. Par elle, Marc qui n’avait jamais eu de famille, et Mlle Peyrolles qui n’avait jamais aimé, sentaient leur cœur martelé et, pareil à du métal neuf, bouillonner sous la gangue. A certains instants, baissant les paupières, ils avaient conscience qu’elle allait s’échapper ; puis, rassurés, ils aspiraient l’odeur lourde de la terre et s’imaginaient renaître.

Le soleil maintenant tombait d’aplomb sur les champs. Une sorte de stupeur immobilisait les arbres, les haies, les tiges d’herbe. Seuls, les ormes de la route, valseurs en tunique verte, tournoyaient au passage.

Marc se penchant vers le siège aperçut la flèche de Montaigut.

— Nous approchons, dit Mlle Peyrolles qui avait surpris son mouvement.

Elle ajouta :

— Pourquoi n’as-tu pas frappé hier soir ? j’aurais ouvert.

Il eut un sourire léger :

— Je n’osais pas… il y avait des témoins.

— Tu as rencontré quelqu’un ?

— Oui.

— Quelqu’un du pays ?

— Probablement… je ne sais pas.

Une contrariété passagère effleura Mlle Peyrolles.

— Bah ! c’est très indifférent !

On arrivait. Au bruit de l’équipage, la vieille Fouasse sortit du bureau de tabac. Des poules s’enfuirent en gloussant. Partout, des ombres courtes, serrées contre les murs, accentuaient d’un trait vif la lumière aveuglante.

— Arrête au jardin, dit Mlle Peyrolles à Jean.

Il obéit. Elle descendit la première. Marc suivit. Ayant ensuite ouvert la porte, elle se retourna vers lui :

— Entre.

— Voulez-vous prendre mon bras ?

— Volontiers ; la montée est pénible.

Lentement ils gravirent l’escarpement. Les genêts frôlés jetaient derrière eux des clochettes d’or. Un arôme puissant s’exhalait des platebandes surchauffées. Tandis que Mlle Peyrolles éprouvait une infinie douceur à s’appuyer sur Marc, celui-ci ne voyait que la maison qui avait l’air de l’appeler. Ils parvinrent enfin à la dernière terrasse. La salle à manger était ouverte, la nappe mise.

— Me voici donc chez vous ! dit Marc.

Mlle Peyrolles répondit :

— Tu es chez toi.

Après le voyage, l’accueil de la maison qui scellait leur union en biffant le passé. Il y a des heures où l’âme échappe à la réalité et croit effacer parce qu’elle oublie. Ils oubliaient ainsi qu’avec eux un tiers venait d’entrer, implacable, qui, à chaque mot, obligerait l’autrefois à revivre et, prenant sa revanche, détruirait ce bonheur dont ils l’avaient exclu…

Un intermède suivit.

C’est d’abord Dorothée. Au bruit de l’arrivée, elle est accourue, débarrasse Mademoiselle, s’agite, se lamente…

« Le déjeuner attend ; une demi-heure de retard ! On a omis des commissions ; il faudra que Jean retourne à Revel… »

A chaque incise, elle se tourne vers Marc et, sous prétexte de le prendre à témoin, le dévisage.

— C’est bon, dit Mlle Peyrolles, sers quand tu voudras, ce que tu pourras.

— Tout de suite ?

— Si tu y tiens… Ah ! tu prépareras aussi la chambre bleue.

— La chambre bleue ?

Du coup, Dorothée chancelle. Depuis que le frère de Mademoiselle a disparu, cette chambre qui était sa chambre n’a plus servi.

— Eh bien ? interrompt sèchement Mlle Peyrolles. N’as-tu pas entendu ? Va, nous sommes pressés.

Et revenant à Marc :

— Au fait, tu dois avoir très faim.

Nouvelle surprise de Dorothée : Mlle Peyrolles tutoye ce convive sans nom.

— Mais va donc ! répète Mlle Peyrolles.

Puis le déjeuner.

Il paraît interminable, Dorothée toujours présente guette sournoisement. Alors des propos vagues, longuement espacés. Tous deux se font l’effet de paysans attablés et qui s’attardent sur leur assiette pour mieux jouir du festin.

— Prends de cette omelette, dit Mlle Peyrolles : c’est la spécialité de Dorothée.

Elle vante ses volailles, ses légumes.

— Tout vient de chez moi : je n’achète rien au marché.

Marc ne boit que de l’eau.

— Quoi ! pas de vin ? Est-ce avec cela qu’on arrive à se bien porter ? Si tu en buvais, tu aurais une autre mine.

Et une discussion qui traîne ; on compare les régimes, l’hygiène d’hier et les prescriptions à la mode. Enfin le dessert est achevé. Le café chante.

— Cela suffit, dit Mlle Peyrolles que la lenteur calculée de Dorothée exaspère : tu peux t’en aller.

Dorothée fait un dernier tour de table. Ne faut-il pas vérifier si rien ne manque, ni cuillers, ni sucrier, ni verres à liqueur ?

— Si Mademoiselle a besoin de moi, elle sonnera.

— C’est cela. Que personne surtout ne vienne nous déranger !

— Soyez tranquille : du moment que Mademoiselle est occupée…

La porte retombe ; le tête à tête éperdûment désiré commence. Désormais, plus rien entre eux ; ils peuvent parler ; ils sont seuls.

Alors une anxiété religieuse. Tous deux ont levé la tête et s’examinent. Avant même de parler, leurs lèvres tremblent. Que va leur apporter cet entretien dont ils ne voient plus que les dangers ? Depuis des années, Mlle Peyrolles a désiré cette minute ineffable ; depuis le matin, Marc a découvert un paradis inespéré. Est-ce la désillusion qui doit suivre ou bien leurs âmes déjà rapprochées vont-elles se fondre et à présent détruire dans son creuset tout ce que l’autrefois y accumula de préventions ?

Encore ils se regardent ; vacillant d’inquiétude, leurs yeux semblent chercher à l’entour on ne sait quel soutien miraculeux ; puis brusquement Mlle Peyrolles s’accoude à la table :

— Écoute-moi d’abord…

Autour d’eux maintenant régnait un calme profond. On aurait dit que pareille à Marc la maison entière se penchait pour entendre. Seul un essaim de mouches bourdonnait dans la pénombre. Impassible, le battant marquait la mesure à l’horloge du chalet suisse.

— Écoute-moi…

En même temps les yeux de Mlle Peyrolles s’abaissèrent, une pâleur mate envahit son visage ; sa voix s’altéra.

— Souvent tu as dû me juger avec sévérité. En ce moment, tu dois te demander comment, si je t’aimais, j’ai pu t’abandonner ; crois bien que, s’il y eut de ma faute, j’ai subi aussi des nécessités indépendantes de mon désir. T’expliquer cela d’ailleurs serait très long, pénible, inutile… La vérité, la seule qui importe est que pas un jour je n’ai cessé de penser à toi. Quand par ta volonté une coupure s’est faite entre nous, il m’a semblé que tu mourais. J’ai cru devenir folle. J’aurais voulu aller te prendre, te convaincre, t’obliger à me demander pardon. Tu es là… te voici… Dieu merci ! le cauchemar est terminé. Mais tout à l’heure, tu as voulu me dire ce qui t’amène : j’ai refusé, je refuse encore. Il y a dix ans que j’espère cette heure. Je ne veux pas, non, je ne veux pas la gâter…

Accoudé lui aussi, Marc avait écouté sans l’interrompre. Il répondit doucement :

— Vous ne pouvez soupçonner le bonheur que me donne votre accueil. Depuis que je suis ici, j’ai l’impression d’être enveloppé, baigné par une tendresse qui s’échappe des murailles, des meubles, de ce qui m’entoure. Je me demande si je vis. Une joie sourde m’étouffe. J’ai peur de ne pouvoir vous montrer ma reconnaissance…

Les yeux de Mlle Peyrolles brillèrent :

— Prouve-la-moi en me parlant à cœur ouvert.

— De quoi ?

— De tout.

— Par où commencer ?

— Et d’abord que fais-tu ?

— Je suis médecin.

— Médecin !

Elle joignit les mains. Ainsi, par son effort, isolé du monde, sans famille, sans ressources, il avait conquis sa place et tête haute était rentré dans cette société dont elle l’imaginait exclu. Elle avait peur de rêver.

— Mais pour en arriver là ?

— J’ai travaillé, naturellement.

— Il a fallu te rendre libre, trouver du temps, de l’argent ?…

— J’ai fait comme j’ai pu.

— Ta lettre parlait d’un certain Bertin qui voulait te garder. Serait-ce lui qui t’a aidé ?

— Lui !

Un sourire crispa les lèvres de Marc. Mlle Peyrolles reprit, haletante :

— Alors, qu’étaient-ce que ce Bertin, son collège ? Je marche en aveugle… Explique-toi.

Marc se recueillit. Aperçu à distance et soumis au raccourci du temps, ce que voulait connaître Mlle Peyrolles s’éclairait d’une lueur bouffonne et sinistre.

Unique, la maison Bertin ! La discipline ? les classes y alternaient avec des balayages obligatoires, des surveillances à la cuisine et des promenades au marché ; on appelait cela méthode anglo-saxonne. Les élèves ? une collection d’êtres réunissant toutes les tares qui peuvent peser sur l’enfance, celui-ci ayant son père à Thouars, d’autres leur mère inscrite au Gotha du demi-monde, chacun sans parents avouables ou avoués et l’ensemble constituant ce que M. Bertin nommait gravement la clientèle étrangère. Le Directeur, enfin…

— Non, vraiment, murmura Marc, M. Bertin n’était pas ce que vous imaginez. Pour le décrire, je ne trouve pas les mots exacts.

Pourtant, avec quelle netteté il évoquait l’homme ! Il revoyait son crâne chauve, sa face socratique, son ventre ballottant : l’air d’un concierge de bonne maison qui a des accointances avec la police ou d’un proxénète devenu conseiller municipal après fortune faite. Quant à être un bienfaiteur !…

Marc reprit :

— Si M. Bertin m’offrit de rester chez lui, c’est qu’il avait besoin d’un pion discret. Ne tenant à personne, je donnais, à ce point de vue spécial, toutes garanties. Il avait coutume de répéter : « Ce qu’on est seul à savoir, n’existe pas. » En guise de surveillance, j’eus donc pour consigne d’ignorer ; moyennant quoi, j’obtenais la nourriture et le logement. Un pactole quand on n’a rien !

— Encore devais-tu te vêtir ?

— C’est à quoi servaient les répétitions. Pas faciles à trouver, hélas.

Une expression d’orgueil anima le regard de Marc. Ah ! cette chasse où le gibier se dérobe, parce que les titres font défaut, parce que la redingote est usée, parce qu’on manque de relations ou de répondants, comme il la revivait encore avec ses affres journalières ! A elle, il devait son énergie, et aussi l’insouciance du lendemain, un vague fatalisme, l’habitude enfin de n’accueillir le malheur qu’en hôte de passage.

— Non, pas faciles à trouver… Je me rappelle qu’au début, j’allais m’installer sur le trottoir devant un bureau de tabac. Un homme bien mis entrait-il, j’entrais aussi. J’allumais une cigarette, toujours la même, et je passais l’allumoir. Quelquefois, on répondait : « Merci ». C’était un moyen de lier conversation. J’ai trouvé ainsi mes deux premiers élèves.

Mlle Peyrolles dit à voix basse :

— Tu as fait cela !

Elle commençait un voyage féerique. La réalité dépassait toute attente. Elle avait souhaité Marc : il était là. Elle l’avait désiré courageux : elle le découvrait héroïque. Elle l’avait craint déclassé : par droit de conquête, il s’était fait son égal !

Marc termina :

— Après cela, d’ailleurs, tout a marché sans peine. La vie est une drôle de voiture. Le démarrage obtenu, ses roues tournent d’elles-mêmes.

— Dire que tu étais dans la gêne, et que tu m’oubliais !

— Cela valait mieux.

— Pourquoi ?

Ils s’arrêtèrent, interdits ; dans la musique de confidences qui les grisait, une note fausse venait d’interrompre la phrase en pleine mélodie.

Ce ne fut qu’une impression passagère. Déjà Marc reprenait :

— Mais vous… parlons de vous !

— Oh moi !…

Elle sourit.

— Je pensais à toi.

Il ne s’étonna pas. Depuis qu’il était là, il ne cherchait plus la raison des choses, mais se laissait conduire, certain de trouver la joie sur son chemin.

Elle poursuivit :

— Quand on est très seule, on se réfugie dans l’impossible. J’imaginais parfois que tu allais venir, ou que tu entrais, tout à coup, pour me demander je ne sais quoi.

— Et me voici !

— Te voilà. Je suis heureuse.

— Merci.

Les mêmes mots revenaient. Ils parlaient à mi-voix, emportés hors d’eux-mêmes et du temps.

Marc recommença :

— Comme ce pays doit sembler triste, quand on y est seul !

Oubliant qu’elle avait la première parlé de solitude, elle haussa les épaules :

— Tu te trompes, je suis très entourée : on vient me voir souvent : le curé, des voisins aussi, M. Lethois…

Il continua :

— Jude Servin ?

— Ah ! tu connais…

Et soudain une douleur aiguë mordit le cœur de Mlle Peyrolles. Elle venait de se rappeler que, le matin, Marc avait dû se rendre à l’usine. C’était donc vrai ! Marc était peut-être l’ami de cet homme !

Elle n’avait point bougé, mais son visage, tout à l’heure enfiévré par la joie, était devenu de marbre. Pour la seconde fois, une lézarde apparaissait dans le palais de félicité.

Surpris qu’elle n’eût pas continué, Marc répliqua :

— Non, je ne le connais pas ; mais j’ai beaucoup entendu parler de son essai d’usine modèle. Ce matin même, pour tromper mon impatience, j’avais tenté de visiter celle-ci. Au surplus quel mal y aurait-il à le connaître ?

Mlle Peyrolles soupira :

— Tu m’as fait peur !

— Seriez-vous donc brouillés ?

— Je n’aime pas ses opinions.

Il sourit.

— Si l’on se refusait à voir les hommes dont on ne partage pas les sentiments, le monde deviendrait une prison cellulaire. Il faut être infaillible, d’ailleurs, pour avoir le droit de condamner les autres.

— Il y a des vérités tellement claires ! des vérités divines…

— Mieux vaudrait peut-être la vérité sans épithète.

— Que fais-tu de l’Évangile ?

— L’Évangile est un livre.

— Infaillible !

— Oh ! ma tante, il faudrait avoir, comme moi, vu de près les malheureux qui luttent, pour sentir qu’il n’est pas de notions justes et claires dont on ne puisse, à une heure déterminée, douter avec sincérité. Combien de certitudes s’en vont au choc des aventures !

A mesure qu’il parlait, Mlle Peyrolles l’avait examiné avec une angoisse grandissante.

— N’auriez-vous que ce grief contre Servin ?

— Non, autre chose ! il y a autre chose encore… je voulais te demander…

Mais la voix de Mlle Peyrolles s’éteignit. Au moment de poursuivre elle n’osait plus. Un pressentiment l’assurait que si elle parlait, leurs cœurs allaient s’éloigner à jamais. Pourtant comment retenir la question qui lui brûle les lèvres ? Elle croyait avoir confessé Marc : elle ne savait rien encore. Elle connaissait ses succès, sa vie extérieure ; de son âme, de son être moral, de ses convictions religieuses, pas un mot : qu’importe qu’il soit médecin si, pareil à la plupart, il a cessé de pratiquer ses devoirs, — savant, si la science malfaisante l’a rendu athée ?

Soudain elle se dressa et courut vers la porte :

— On nous écoute !

Puis ouvrant brusquement, elle eut un cri à la vue de Dorothée :

— Que fais-tu là ? Je t’avais défendu de revenir !

Celle-ci, très rouge, balbutia :

— Mademoiselle, c’est M. Lethois…

— Je n’y suis pour personne !

Une colère emportait Mlle Peyrolles. Elle éprouvait un besoin physique de détendre sur une autre son cœur tendu à se rompre.

— C’est bien ce que j’ai dit, mais il ne veut rien entendre !

Et faisant demi-tour, Dorothée conclut :

— Il demande qu’on lui prête les journaux. Paraît que sans eux, mamzelle Wimereux s’embêterait chez lui !

— Ce qu’il voudra, pourvu que nous soyons tranquilles !

— Vous avez dit Wimereux ? interrogea Marc se levant.

— Mais va-t’en donc ! jeta Mlle Peyrolles devenue blême.

Elle chassait Dorothée, fit claquer la porte, et se retournant vers Marc :

— Wimereux, oui… en quoi ce nom t’intéresse-t-il ?

— Le grand Wimereux était aussi de ce pays.

— Il est mort, Dieu merci !

— Ses œuvres vivent.

— Tu les as lues ?

— Passionnément !

— Alors les injures qu’il a vomies contre l’Église…

Tragique, Mlle Peyrolles interrompit sa phrase, et, parce que Marc allait de nouveau répondre, cria :

— Tais-toi ! tu es fou… tu ne sais plus…

Puis elle approcha de la fenêtre, l’ouvrit au grand large et repoussa les volets. Une lumière inonda la pièce. On entendait le sifflement oppressé de leurs respirations et toujours la cadence allègre de l’horloge.

Une seconde, Mlle Peyrolles contempla l’étendue morne, par delà le jardin. Il lui semblait que, devant elle, la plaine s’emplissait d’ombre et devenait un trou sans fond. Qu’allaient-ils devenir, maintenant qu’elle devinait !

Marc, comprenant qu’elle eût préféré le voir mentir, dit humblement :

— Pardonnez-moi, je regrette de vous avoir blessée, mais après tout, j’ai poussé comme j’ai pu. Si les sauvageons de ma sorte n’avaient pas le droit de penser à leur guise, que leur resterait-il ?

Et tous deux, baissant la tête, sentirent passer le froid des souvenirs. Comme un vent de désastre, le passé venait d’entrer.

— On étouffe ici, dit Mlle Peyrolles, après un silence.

— Voulez-vous que nous sortions ? répondit Marc.

Peut-être imaginaient-ils qu’à fuir la maison, ils fuiraient aussi l’hôte redoutable qui était en eux. Déjà le présent ne comptait plus. Leur bonheur était fini.

Sans ajouter un mot, Mlle Peyrolles se dirigea vers le jardin.

IV

Au même instant, à l’extérieur de la maison, M. Lethois attend le retour de Dorothée : il frappe le rebord du perron avec le bout ferré de sa canne et semble un de ces chemineaux qui, vingt fois par jour, viennent à la même place attendre le sou dont la charité parcimonieuse de la châtelaine les gratifie indistinctement. En même temps son ombre, démesurément allongée, dégringole vers les pavés comme si, avant de gravir les degrés, il avait laissé d’abord tomber un peu de lui.

Tout à coup, Dorothée reparaît, des journaux en main :

— Tenez ! prenez ceux-là !

— Ainsi elle s’obstine à ne pas me recevoir ?

— Je vous répète qu’elle est très occupée.

— Mais si j’entrais pour lui expliquer…

— Ah ! elle a bien autre chose en tête ! Et puis, si je devais jaser…

Si Dorothée devait jaser, que ne dirait-elle pas à Cadette, à Dominique qui est là, planté devant sa forge, à tout le monde enfin, sauf à M. Lethois !

Un gros coup sourd résonne : la maison se ferme.

Hébété, M. Lethois ne bouge point. Alternativement il regarde cette porte barricadée et les papiers jetés par Dorothée. Il avait pris le prétexte des journaux pour approcher de Mlle Peyrolles et se faire pardonner la venue de Mlle Wimereux : plus de doute devant cette fin brutale de non-recevoir, la brouille est assurée…

— Eh donc ! M. Lethois, votre serrure marche-t-elle à cette heure ?

Dominique, goguenardant, interpellait M. Lethois. Celui-ci maintenant repartait sans mot dire. Son ombre avait tourné pour le précéder cette fois, et il la contemplait, ayant l’air d’être guidé par elle.

Presqu’aussitôt une autre ombre la rejoignit.

— Ah ! vous voilà, fit M. Lethois d’un ton rogue, après avoir reconnu l’abbé Taffin.

Celui-ci répondit, pressé :

— N’avez-vous pas vu le facteur ?

— Vous comptiez sur une lettre ?

— Non… c’est-à-dire… enfin, il paraît que, décidément, c’est sérieux chez la Blanchotte. On m’y réclame encore, et comme je ne reviendrai pas avant la nuit, j’aurais aimé…

— Le diable emporte la Blanchotte et toutes les femmes ! interrompit M. Lethois, je ne peux vous suivre : allez votre train et moi le mien.

— Seriez-vous toujours souffrant ?

— Je vais très bien : d’ailleurs le contraire importerait peu. Personne ici, n’est-ce pas, ne s’occupe de moi ?

— Quoi qu’il en soit, il est heureux que votre amie arrive ce soir. Au moins, vous ne coucherez pas seul dans la maison. Excusez-moi si je me hâte. J’ai peur de rentrer très tard !

Et l’abbé reprit son pas accéléré pour descendre le raidillon. A chaque enjambée, la soutane lui battait le mollet et renvoyait la lumière comme un miroir.

Plus lentement, M. Lethois entama la même descente, mais, ébloui par le soleil, il était obligé de tâter le sol avec prudence, avant d’y assurer le pied.

— L’heure de boire un coup, pas vrai ? M. Lethois…

Encore Jean qui remonte et salue.

— En v’là un temps pour les arrivées !

— Quelles arrivées ?

— Té, M. Servin ! Ce qu’il est pressé de venir ! Bon sang de bon sang ! il attendrait une femme que ça ne serait pas pis.

Une rage empourpra la face de M. Lethois.

— Tout le monde aujourd’hui est donc en train d’en attendre !

Et fouaillant l’air d’un coup de canne, il passa.

Lui aussi attendait cette Wimereux dont la venue ne pouvait tarder. Avant une heure, elle serait là : adieu ensuite le chez soi ; il faudrait se contraindre à des politesses bêtes, jouer la comédie de l’accueil, installer cette étrangère dans la maison… et tout cela pour obtenir quoi ? rien…

M. Lethois frissonna :

— Ah ! j’ai fait là une jolie besogne !

Dédoublé, devenu en quelque manière le spectateur de ses actes, il éprouvait le besoin de se crier des injures :

— Jolie besogne ! Tu seras roulé !

L’opération, de loin, lui avait semblé géniale. Le père ayant été de l’Institut, la fille devait avoir conservé des amis. Donc, il suffirait d’attirer celle-ci, de la lier sans dire gare dans le filet de la reconnaissance, pour être en droit d’exiger au bon moment un appui nécessaire et faire pousser ainsi sa candidature au prix Nobel convoité. De près, que restait-il d’un si beau plan ? Au premier mot, Thérèse, il en était certain, répondrait : « Je ne connais plus personne ! » ou bien « Si j’avais tant d’amis ils m’auraient gardée près d’eux. » A l’avance M. Lethois devinait le geste accompagnant cette défaite à la fois stupide et irréfutable. Il en serait pour la dépense et une rupture avec Mlle Peyrolles.

Il répéta, furieux :

— Roulé ! Parfaitement ! je serai roulé !

Et il aurait voulu se battre, trouver on ne sait quel prétexte pour être absent. Il n’admettait pas d’avoir risqué son repos sans compensation. Si Thérèse Wimereux avait paru en ce moment, il aurait été capable de lui poser des conditions et, suivant la réponse, de la renvoyer tout de suite, brutalement. En même temps, comme il atteignait la route il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil anxieux du côté de Saint-Julia. Il s’attendait à découvrir déjà l’intruse et ce lui fut un soulagement de constater, si loin qu’on pouvait voir, que tout était désert. Seul, un homme en blouse bleue approchait à grands pas. Une main sur la sacoche noire qui lui battait le flanc, de l’autre il balançait un gros bâton, à la manière d’une bielle. C’était le facteur.

— Des lettres ? cria M. Lethois dès qu’il fut à portée.

— Je crois que oui.

— Pour qui ?

— On va voir.

— Vous savez que M. Servin s’installe ici ? A partir de demain, votre sac sera plein.

— Bah ! ce n’est que les imprimés qui gênent. Justement, je croyais en avoir ; mais non, c’est bien des lettres… pour M. Taffin.

— Il est en balade ; donnez, je les lui remettrai.

— C’est pas de refus.

Le facteur tendit deux enveloppes. L’une, grande et lourde, était pareille à un faire-part. L’autre, petite et mince, se devinait bourrée de papier pelure.

— Rien pour moi ? reprit M. Lethois s’en emparant.

— Oh ! vous ! vous êtes un bon client ! Si on n’en avait que des pareils, le métier serait fameux !

— En effet, on ne m’écrit pas, à moi !

Et, les deux lettres en main, M. Lethois abandonna le facteur.

Un sourire sardonique tordit sa face. C’était vrai que personne au monde ne s’intéressait à lui, qu’il pouvait devenir fou, disparaître sans que nul y prît garde. Parce qu’il était solitaire, chacun — le facteur aussi bien que les autres — le proclamait heureux. Pourtant, quel drame au fond de lui !

Sans doute, depuis sa sortie du presbytère, pas une fois il n’avait consenti à se remémorer les affres de la nuit ; il les avait abolies de sa mémoire. N’importe, même disparues, elles l’enveloppaient d’épouvante. Ah ! les autres pouvaient avoir une famille, des malades, des usines ; qu’étaient ces niaiseries devant sa peur d’un ennemi qui, après avoir frappé un premier coup dans l’ombre, guette à nouveau l’heure propice et peut-être voudra recommencer !

M. Lethois, ayant relevé ses lunettes, examina la première des lettres que le facteur lui avait confiées :

— Le cachet de l’archevêché…

Il regarda la seconde :

— Un timbre étranger… cela vient d’Allemagne… L’abbé convertirait-il des hérétiques ?

Et, glissant les deux plis dans sa poche, il sourit encore. Jamais la vanité des existences qui n’étaient pas la sienne ne lui était apparue à ce degré. Il n’imaginait pas que de pareils chiffons pussent, eux aussi, provoquer des catastrophes ; après avoir, la veille, soupçonné que tous les êtres sont animés par une vie secrète, il oubliait que, du même coup, cette vie doit être pour chacun l’origine des pires désastres.

Mais, subitement, le sourire de M. Lethois s’effaça. Lentement d’abord, une brûlure venait de courir le long de sa jambe droite. Soudain, cette brûlure s’étendait, faisait place à une onde fulgurante : puis, une douleur atroce, la sensation que la moelle de l’os est pincée par des griffes, que le cœur va cesser de battre… enfin la terre qui disparaît, fauchée par une trombe, l’impossibilité de se tenir debout, peut-être même de vivre… Galvanisé par une de ces volontés folles que souffle l’horreur de la mort, M. Lethois jeta un cri rauque, traversa la route et, franchissant le fossé, alla crouler de tout son long sur un tertre.

Il y avait là un triangle de verdure enserré dans la jonction des chemins de Saint-Félix et de Revel. Quatre ormeaux et une croix de mission plantée en 1853 le décoraient. Persécutés par le vent d’autan, les ormeaux, d’ailleurs, ne donnaient qu’une ombre rare. Des sillons de terre sèche séparaient en îlots les touffes de gazon. La croix aussi, que la municipalité n’entretenait plus, était lépreuse.

Anéanti, M. Lethois avait fermé les yeux. Il n’était pas évanoui, comme la veille au seuil de sa maison. De même, il se rendait compte que la douleur suppliciante passait déjà et percevait tous les bruits. Alentour, des moineaux voletaient en pépiant. Les cigales stridaient. Parfois une feuille tombait, ou des branches, tout à coup, s’emplissaient de murmures parce qu’un souffle les faisait respirer. Des gens passèrent tout près…

Quels gens ?… Pour le savoir, il aurait suffi à M. Lethois de lever la tête, mais il n’y songeait point, pas plus que les promeneurs — Marc et Mlle Peyrolles — ne songeaient à regarder ce chemineau cuvant sur un talus sa fatigue ou son vin. Après l’avoir frôlé presque, ils s’éloignèrent et, longuement encore, M. Lethois écouta le rythme de leur marche, sans bouger.

Il se demandait uniquement :

« Quand je rouvrirai les yeux, verrai-je encore la lumière, ou bien cela va-t-il recommencer ? »

Angoisse sans nom : comme après la première crise, il eût souhaité de toute son âme vérifier cela, mais de toute son âme aussi il repoussait l’échéance de cette vérification sans appel. Qui sait même s’il ne serait pas resté ainsi jusqu’au soir, les paupières closes, s’il n’avait senti enfin sur sa main gauche le trottis infime d’un être vivant !…

Ce fut un choc brusque :

— Une fourmi !

Aussitôt il se redressa. Puis sans seulement réfléchir qu’il voyait, sans un regard non plus pour le ciel qui, tel un passant furtif, semblait fuir en rasant les collines, ivre de curiosité, il se pencha vers l’herbe, eut une nouvelle exclamation :

— Des militaires !

Et l’univers, une fois de plus, s’effaça.

C’étaient bien des fourmis qui stationnaient au milieu d’une clairière de terre sèche, en rangs serrés, manifestement anxieuses. Un éclaireur, détaché en avant de la troupe, se dirigeait vers la route de Saint-Félix. Deux messagers approchaient de l’arrière. Rien qu’à inspecter leur allure, M. Lethois avait compris qu’il tombait en pleine guerre : tout de suite, il chercha l’ennemi.

Malgré que la forêt de graminées parût déserte, il fouilla du regard les touffes. Glissant ici sous les branches lourdes, ailleurs profitant de l’ombre, là d’un sentier tracé par l’eau, il allait en quête de forteresse et, à mesure, devant son rêve, ce coin de pré devenait une jungle inextricable, lui-même pareil à un aéronaute.

Enfin, à quinze centimètres environ de la première troupe, une seconde se découvrit, puis une troisième. Ainsi réparties, elles dessinaient une ligne de marche circulaire nettement orientée vers un centre, à l’angle sud de la croix. Des courriers multiples suppléant au télégraphe reliaient ces unités.

Bien que chaque mouvement lui fût douloureux, M. Lethois s’accroupit pour mieux voir.

Tout à coup, d’un orifice masqué par des brindilles, presque au milieu du cercle, quatre fourmis noires sortirent, puis deux autres.

Elles avançaient, la mâchoire ouverte, les antennes dressées, héroïques, décidées à briser l’anneau terrible enfermant la Cité.

M. Lethois ne put s’empêcher de crier :

— Attention, mes enfants !

Mais déjà les corps réunis en pelote s’étaient confondus, s’étreignaient. Une fourmi noire roula, décapitée. De nouvelles accouraient. Puis, brusquement, la bataille s’évanouit ; assiégeants et assiégés s’effacèrent derrière un écran noir : M. Lethois ne vit plus rien…

D’abord il lui sembla qu’il s’enfonçait dans une eau profonde. Il coulait à pic et suffoquait. Ensuite, comme cette chute vertigineuse se prolongeait, il eut la sensation qu’entraîné par le frottement de l’onde, il tournait sur lui-même. Plus il virait, plus l’épouvante lui venait d’un écrasement final, quelque part, quand la chute cesserait ou quand il atteindrait un fond qui ne venait pas…

Cela dura très peu, vingt secondes peut-être ; après quoi, la lumière reparut, tout reprit sa place : le vertige était passé.

Claquant des dents, M. Lethois se redressa et de nouveau contempla l’horizon.

La plaine n’avait pas changé : elle s’étalait toujours sereine ; même ciel clair, mêmes transparences dans les fonds. Seulement les objets étaient devenus plus roses, — un rose doux qui était moins une couleur qu’un reflet d’autres couleurs, celles-là invisibles ou très lointaines.

M. Lethois poussa un grand soupir. Cela n’avait duré que l’intervalle d’un éclair, soit ! Qu’importe la durée du temps. Cela recommençait !

Une fureur ensuite le souleva. On eût dit qu’il voulait prendre cela au collet pour l’obliger à montrer son visage.

— Que m’est-il arrivé, en somme, la nuit dernière ? Une congestion !

Sur ce point, aucun doute : M. Taffin l’avait reconnue, lui-même s’en rendait compte. Or, à concentrer outre mesure l’attention sur un point, surtout si l’on garde en même temps une position anormale, on risque de provoquer des rechutes. Donc, bien que cela fût revenu, les yeux étaient hors de cause !

Cependant, une congestion est un phénomène mécanique qui vient brusquement et ne disparaît qu’avec lenteur. Cela n’avait laissé aucune trace. Dès lors, la congestion n’expliquait rien : il y avait autre chose ! Et le cercle d’angoisse se referma.

Autre chose… les yeux, qui sait ! Ne plus voir, quel effroi ! Sans les yeux, plus d’expériences, plus de lectures ; ces carnets même, sur lesquels M. Lethois avait marqué jalousement avec des signes secrets le résultat de sa prodigieuse enquête, ces carnets devenaient inutiles ! Ah ! il était bien temps de flâner sur les talus ! C’était rédiger qu’il fallait, rédiger tout de suite, ce soir, et demain, et tant qu’un peu de lumière impressionnerait encore sa rétine !

En même temps, M. Lethois tira un carnet de sa poche, l’ouvrit :

— La dernière fois peut-être que j’ai l’occasion d’inscrire ce que je vois !

Le crayon hésita une seconde dans sa main. Celle-ci s’affermit. Il écrivit ensuite :

« 22/7 1907. 4 h. 25 s.

« Sept détachements de fourmis sanguines. Orientation Sud-Sud-Ouest. Quatre messagers. Vérifié sortie de quatre fourmis noires, puis deux autres. Un mort. L’attaque générale… »

Ici, sans fermer le carnet, M. Lethois dut s’incliner pour connaître la suite.

La bataille était finie. L’armée pillait.

Pillage méthodique, sans férocité superflue ; nettoyage de commerçant plutôt qu’œuvre de corsaire. Tandis qu’aux abords de la place prise, des soldats se croisaient par centaines, une garde installée à chaque porte surveillait les expulsions et repoussait à l’intérieur tout vaincu qui tentait d’emporter une chrysalide. Vers la droite, un régiment commençait le transport des dépouilles conquises. Plus loin, dans un maquis d’herbe courte, trois assiégés ayant réussi à sauver leur bien venaient d’être rejoints et luttaient désespérément.

Émerveillé, M. Lethois partit d’un rire sonore. A contempler cette tragédie, hors du temps, loin des hommes, pareil à Dieu, il éprouvait un tel oubli de la vie qu’il serait demeuré là sans doute jusqu’à la nuit si la sensation physique d’un regard posé sur lui n’eût interrompu cette extase. Au même instant, une pensée importune acheva de l’éveiller : Mlle Wimereux !

Il cria sans lever la tête :

— Serait-ce vous, enfin ?…

Ce fut une voix d’homme qui répondit :

— En effet, je suis là.

Jude Servin, arrivé depuis une heure à Montaigut et déjà désœuvré, s’approchait curieux :

— Que diable fabriquez-vous, ainsi couché dans les fossés ?

— Ce que je fais ?

Le visage de M. Lethois se ferma.

— Des choses qui n’intéressent personne… J’attends quelqu’un.

— Drôle de façon d’attendre une jolie femme !

— Ah ! vous savez ?

En même temps M. Lethois avait tiré sa montre :

— Six heures et demie déjà ! Comment ne l’ai-je pas vue encore !

Il fit un effort pour dominer la douleur que lui donnait la courbature, et se levant :

— Excusez-moi, continua-t-il ; peut-être a-t-elle passé sans que je la voie : il faut que je m’enquière…

— Décidément, vous avez une manière à vous d’accueillir vos invités !

— La manière que je peux…

Et déjà M. Lethois remontait vers le bureau de tabac pour s’informer quand un grand corps, surgi de la haie, lui barra le chemin encore une fois. Reconnaissant le Pêcheur, M. Lethois fit un geste de dégoût :

— A qui en as-tu, pochard !

— De quoi ? pochard ! J’ai bien le droit, si c’est mon goût, de l’attendre aussi pour lui servir un accueil de Président ? Sûr qu’elle connaissait ma gueule avant la vôtre !

Puis, butés soudain, l’un petit, ratatiné dans son veston de rentier et si faible qu’un souffle aurait pu l’enlever, l’autre musculeux, déguenillé, plus solidement accroché au sol que l’ormeau près duquel il se tenait, les deux hommes se toisèrent.

Pris d’une jalousie animale pour ce sans feu ni lieu dont la santé ne servait à personne, M. Lethois jeta enfin d’une voix sifflante :

— Jolie connaissance qu’elle a fait là !…

Au lieu de s’emporter, le Pêcheur sourit :

— C’est selon…

Puis familier tout à coup :

— Moi, voyez-vous, la première heure que je l’ai vue, ça n’a pas été long, on s’est compris… Les braves gens, ça se reconnaît à la figure ! Paraît qu’à ce moment le curé Salomon avait défendu de lui rien vendre ; alors, je lui offre une carpe pêchée dans le presbytère : affaire de rigoler, quoi ! Elle l’a payée double, sûr comme je vous le dis ! et avec ça elle m’a f… de ces mots… Ah ! de ces mots !… Parole d’honneur, si après cela j’avais été riche, je ne me serais plus saoulé !

M. Lethois qui avait la haine de l’irrégulier, interrompit encore le Pêcheur :

— Cela prouve qu’elle ne savait pas qui tu étais !

— Avec ça qu’elle s’est gênée pour le savoir !

— On ne fraye pas avec les voleurs !

— Voleur ! voyez-vous ça !…

Une gaieté convulsive secouait le Pêcheur ; puis se ravisant tout à coup, il regarda fixement M. Lethois :

— D’abord vous, est-ce que je m’occupe de vos affaires ? Est-ce que je cherche, moi, ce que vous manigancez depuis des temps sur les chemins et pourquoi, dès que vous vous croyez seul, vous sacquez des fourmis ?

— Malheureux ! que dis-tu ?

— Et là derrière, poursuivit le Pêcheur, dans la bicoque au père Peyrolles, croyez-vous que la bourgeoise aussi m’épate quand elle reçoit son jeune homme ? Allez ! une fois en chemise, pas de différence entre moi et le pape ! Voleur ! On vous en donnera, des faisans, quand la chasse est fermée ! C’est-y moi qui les mange ou les gens chics ?

— Eh bien, Pêcheur, on racontera donc toujours des bêtises ?

D’un bond le Pêcheur se retourna :

— N… de Dieu, Mademoiselle, nous qui vous attendions par la grande route !

Stupéfait, M. Lethois répéta :

— En effet, nous vous attendions…

Thérèse Wimereux qui débouchait d’un sentier sourit gaiement :

— Pendant ce temps, je viens par la traverse : voilà !

— Mais votre bagage, la voiture ?…

— Ce soir, le courrier apportera tout. Je suis comme vous, Pêcheur, je ne tiens pas aux chemins battus.

Le Pêcheur, sous la caresse de cette voix, eut un frisson :

— Vous savez, on était là, histoire de vous dire bonjour !

Thérèse sourit encore :

— Je sais, je sais…

— Allons, interrompit M. Lethois, inutile de vous laisser compromettre plus longtemps.

Elle répliqua, rieuse :

— Ce n’est pas de mon âge. D’ailleurs, je viens chez vous.

— N’importe, vous avez de singuliers amis.

— Des amis de la première heure…

Et s’adressant au Pêcheur :

— Merci ! on vous reverra ?

Planté au milieu du chemin, celui-ci ne répondit pas. Il la regarda prendre le bras de M. Lethois, se diriger avec celui-ci vers le raccourci qui menait au terme du voyage. Quand elle fut sur le point de disparaître seulement, il eut un rire béat et jeta dans l’air un baiser.

Au même instant, et pressentant peut-être cette caresse lointaine, Thérèse Wimereux disait :

— En vérité, il me semble que la nature s’est mise en fête pour m’accueillir ce soir : voyez si tout est beau !

Près de la croix, Jude Servin qui n’avait pas bougé examinait aussi l’inconnue qui s’éloignait et se demandait :

« Quelle femme peut bien être la fille d’un Wimereux ? »

Comme s’il importe de savoir d’où vient la destinée et même où elle nous mène !

V

— Voyez si tout est beau !

En effet, de partout, des maïs échevelés, des collines molles, de la plaine bleue, un parfum de joie montait.

Thérèse reprit :

— Comment aussi vous remercier ? Grâce à vous, je m’évade. Vous n’imaginez pas ce qu’est vivre sur une hauteur et faire, chaque jour, le tour de l’horizon en dix minutes. Ici, au moins, la montagne empêche la terre d’être trop grande ! On se sent moins petit ; presque chez soi…

Elle parlait d’une voix légère, avec des inflexions qui donnaient envie de l’entendre moins pour le sens des mots que pour leur musique. Une grâce émanait de sa robe noire et de sa démarche. Bien qu’elle n’eût aucune coquetterie, elle avait cette élégance subtile qui s’attache à certaines.

M. Lethois balbutia :

— Je n’avais pas cru vous offrir autant de plaisirs.

— Songez que depuis deux ans je ne suis jamais sortie de Saint-Julia ! Vous rappelez-vous ma surprise quand vous êtes venu, il y a six mois ? Je vois encore Mélanie m’annoncer que vous êtes là : « Prenez garde, Mademoiselle, c’est un monsieur qu’on ne connaît pas ! » Pauvre Mélanie ! depuis que nous sommes là-haut, tout inconnu est à ses yeux un ennemi ou un ami intéressé ! Comme elle se trompait, cette fois…

M. Lethois, devenu rouge, dit entre ses dents :

— En effet, elle se trompait…

— Et puis, voici que, tout de suite, vous avez parlé de mon père. Un homme, dans ce pays, l’avait donc compris, admiré !… Il y en avait un, et c’était vous !

— Je crois que j’aperçois la femme de ménage, interrompit M. Lethois. Elle a beau me servir depuis longtemps, je ne lui laisse pas les clés. Aussi le dîner sera-t-il en retard.

— Tant pis, car j’ai très faim.

— Attendez-vous aussi à maigre chère : une chère de vieux garçon…

— Tout ce qu’il faut pour une vieille fille.

M. Lethois enveloppa Thérèse d’un coup d’œil rapide :

— Oh !… vieille !…

Était-ce parce qu’il ne l’avait aperçue que dans le décor noir de Saint-Julia ? il ne se rappelait pas qu’elle fût si jeune. De loin également il avait disposé d’elle comme d’un être sans consistance : tout à coup, il la découvrait libre d’allure, énergique, un peu hautaine. Un geste sec marqua sa déception.

— Enfin, dit-il en abandonnant le bras de Thérèse, vous serez indulgente.

Il alla ensuite ouvrir la porte, fit entrer la femme de ménage.

— Le mieux, reprit-il quand il fut revenu près de Thérèse, serait d’attendre dehors qu’on nous appelât, à moins que vous ne préfériez faire connaissance de votre chambre.

— De grâce, restons ici…

— En ce cas, il y a des fauteuils à l’entrée…

— C’est cela, je vais les prendre.

Il la laissa faire ; une telle fatigue l’accablait qu’il en oubliait la politesse. Même, à peine installé sur le siège, devant les marches de l’entrée, il ferma les yeux, et comme Thérèse murmurait encore :

— Quelle féerie !

— A votre aise, répondit-il, la vue n’en coûte rien.

Puis ils se turent, lui réfléchissant avec désespoir au trouble installé désormais dans ses habitudes, elle absorbée tout entière par la magnificence du soir.

Le jour maintenant s’éteignait par petits coups, sans qu’on saisît l’instant précis où le machiniste invisible baissait les flammes de la rampe. Il y avait des minutes où l’on sentait que les choses restaient pareilles, les toits rouges, les murs dorés ; soudain le rouge avait pâli, l’or était devenu livide, et l’on ne savait à quel moment c’était venu. Fluide, l’ombre se répandait dans les creux, léchait le pied des collines ainsi qu’une berge, gagnait sournoisement les sillons. Et peu à peu, après avoir seulement baigné les troncs, voici qu’elle couvrait le sol, coulait sa masse puissante sur les champs disparus, se haussait vers les branches ; une seconde, la plaine ne fut plus qu’un grand lac où flottaient des bouquets ; une seconde encore, le lac devint mer. La montagne s’effaça ; après elle, le ciel. Enfin le noir qui s’étend, un océan de noir au fond duquel Thérèse elle-même se sent noyée, si bien que découvrant les premières étoiles, il lui semble tout à coup voir passer un navire là-haut, sur la surface, seulement reconnaissable à ses fanaux.

— A propos, reprit M. Lethois qui suivait le cours de ses pensées, je vous demanderai encore de ne pas limiter au dîner votre indulgence. Ici les choses, en temps normal, ne vont qu’à demi. Or, vous tombez à un mauvais moment.

Thérèse tressaillit : après ce long silence, le bruit d’une voix l’avait surprise péniblement.

— Serait-ce que je vous gêne ? commença-t-elle.

— Non, mais j’ai été un peu malade, ces jours-ci : je le suis encore.

— Malade ?

— Oh ! rien ou du moins peu de chose…

M. Lethois soupira :

— Qu’y faire ? La vie est ainsi, on arrête des projets, on organise son lendemain : crac, le lendemain vous échappe et les projets sont à l’eau.

— Vous aviez des projets ?

Étonnée, Thérèse l’interrogeait du regard. Voyant qu’il ne répondait pas, elle poursuivit :

— Pour rien au monde, je ne voudrais être une cause d’ennui. Pourquoi, si c’est ainsi, n’avoir pas dit que je ferais mieux de remettre ma venue à plus tard ?

— Je m’explique mal, interrompit M. Lethois avec vivacité. Je voulais dire… enfin pardonnez-moi si je vous parais parfois un peu bizarre, préoccupé… Ce soir, par exemple, je devrai vous quitter tout de suite après le dîner. De même, il y a la maison. Elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire très vieille, incommode, abandonnée. C’est tout juste si nous avons pu rendre le rez-de-chaussée habitable. On ne peut monter au premier, l’escalier est en ruines. Gardez-vous de l’aborder… Et le service ! Quelle confiance avoir, je vous le demande, dans une domestique qui vient à la vapeur, fait le nécessaire à la diable et n’a cure que de m’espionner ! Celle-là aussi vous débitera des romans : n’écoutez pas…

De plus en plus surprise, Thérèse dit simplement :

— Je ne comprends pas bien.

Mais tandis qu’elle parlait, la femme de ménage venait d’approcher à pas de loup :

— Ça y est : le plat est sur la table.

M. Lethois se leva brusquement :

— Allons, fit-il, l’attente a été moins longue que je ne le craignais. J’espère que vous avez toujours faim ?

— Certainement.

— Je vous montre la route.

Il gravit les marches pour rentrer. Thérèse suivit. Un vague serrement de cœur tuait sa joie. Après ces avertissements embrouillés, il lui semblait déjà n’être plus là qu’en passant, comme dans une auberge.

Ils arrivèrent dans la salle à manger au moment où la femme de ménage allumait la lampe.

— Ouf ! dit M. Lethois que ces quelques pas avaient épuisé, il fait bon rentrer chez soi.

Et il s’assit aussitôt, déplia sa serviette ; grâce à ce qu’il avait dit, il avait conscience d’avoir reconquis une partie de son indépendance.

A pénétrer dans cette pièce, Thérèse au contraire sentit son malaise s’accentuer. Ici point de meubles ou presque : la cheminée servant de desserte, des chaises de paille qui avaient dû traîner longuement de logis en logis avant d’échouer dans celui-ci, la tenture grêlée de salpêtre. Avant tout, l’odeur obsédait, acide et fade.

— Ne faites pas attention à ma vaisselle, dit M. Lethois passant le plat, le contenu vaudra mieux, je l’espère.

Elles aussi, les assiettes étaient dépareillées. De même le ruolz avait noirci. Tous les objets criaient l’abandon, le manque de soin, surtout la gêne — cette gêne des campagnes qui équivaut aux détresses des villes, mais jugée moins redoutable parce qu’on la voit moins.

Subitement Thérèse crut deviner l’énigme cachée sous les réticences de son hôte.

— Eh quoi ! demanda-t-elle décontenancée en voyant que M. Lethois repoussait le plat sans y toucher, serai-je seule à manger ?

M. Lethois, tête basse, fit un geste de lassitude.

— Je vous ai prévenue, je me sens malade.

— C’est donc sérieux ?

— A mon âge, tout peut le devenir.

— Avez-vous consulté ?

— Inutile : d’ailleurs je ne crois pas aux médecins.

Encore Thérèse hésita ; au moment de dire ce qu’elle avait sur les lèvres, elle n’osait plus. Résolue enfin, elle regarda M. Lethois :

— Savez-vous à quoi je pense ? j’ai peur, en étant venue ainsi, au premier signal, d’avoir été… indiscrète. Pourquoi ne pas l’avouer, si c’est exact ?

Il fit « non » d’un signe de tête.

— Ne craignez pas de me blesser : il y a tant de choses qu’on devine… pour les avoir connues soi-même.

— Vous ne devinez pas ! riposta M. Lethois sèchement.

Il prit ensuite la carafe, se versa un grand verre d’eau, le but avidement, et sans qu’on pût saisir s’il parlait avec ironie ou pour exprimer un sentiment vrai :

— Vous êtes la jeunesse. Ce voisinage suffira pour me remettre !

Des voix l’interrompirent. Le courrier de Saint-Julia apportait les bagages de Thérèse. La femme de ménage les recevait. Puis l’homme approchait de la fenêtre :

— Quand faudra-t-il vous reprendre, Mademoiselle ?

M. Lethois répondit pour Thérèse :

— On vous préviendra. Bonsoir.

— Bonsoir…

Le pas de l’homme s’éloigna, tout de suite mangé par l’obscurité qui s’étendait. Thérèse et M. Lethois s’efforcèrent de le suivre. Ce bruit qui mourait semblait rendre tangible la solitude que la fin du jour avait faite.

— Ah ! murmura M. Lethois, ne dirait-on pas qu’on est dans un désert ? A Paris, jadis, vous n’imaginiez pas une pareille tranquillité !

En même temps qu’il glissait le nom de Paris, il avait levé les yeux vers Thérèse.

Celle-ci murmura :

— Je ne me souviens plus de Paris.

— Pourtant vous y avez laissé des amis, des relations ?

— J’y ai laissé mon bonheur… et des indifférents.

— Vous ne me ferez pas croire…

La femme de ménage rentrait :

— Qu’attendez-vous pour enlever le couvert ? s’écria M. Lethois, furieux d’être troublé au moment de risquer la demande qui seule lui tenait au cœur. Vous voyez bien que nous restons là !

Mais le charme était rompu. Quand la femme de ménage eut ramené contre son corsage la pile d’assiettes, plongé ses gros doigts dans les verres assemblés et chassé d’un coup de pied la porte entrebâillée pour disparaître ensuite, ni M. Lethois ni Thérèse ne songèrent plus à reprendre le sujet commencé. En revanche, l’air semblait plus lourd, le désordre des choses plus irrémédiable.

— Voici bientôt huit ans que cette femme est à mon service, reprit amèrement M. Lethois, et je compte moins pour elle que la moindre de ses volailles !

Thérèse tressaillit :

— Peut-être jugez-vous trop sur des apparences : tel que l’on accuse d’indifférence, n’a souvent contre lui qu’un manque de manières.

— Ce n’est pas cela : le malheur est d’être seul et vieux garçon.

Un sourire sarcastique crispa les lèvres de M. Lethois ; il leva les yeux au plafond et parut oublier Thérèse.

— Vieux garçon !… Évidemment, j’aurais pu me marier : après tout, je n’étais ni mieux ni plus mal que bien d’autres. J’aurais pu encore installer ici une femme à demeure. La moitié de ceux qui auraient crié au scandale en ont fait autant lorsqu’ils étaient jeunes. Mais non, j’avais des choses en tête, je voulais être libre… Est-on bête quand on est bien portant ! Aujourd’hui, c’est la fin : je sens que j’arrive au bout. Vous verrez que je crèverai seul !…

Il s’interrompit, s’apercevant que Thérèse examinait les murs :

— Vous regardez le décor final ? Joli spectacle ! On l’a nettoyé aujourd’hui en votre honneur ; même on s’y est mis à deux, et Dieu sait si tout a été saccagé. Ça ne l’a pas rendu plus beau, et il pue comme avant.

C’était vrai qu’ici une désolation tombait sur les épaules, et que Thérèse aurait voulu chasser cette odeur dont il parlait ! mais dans ce milieu singulier où la propreté même avait l’air d’un accident, devant ce vieillard dont elle ne parvenait pas à suivre la logique secrète, elle était prise de peur ; elle n’aurait pu répondre.

M. Lethois poursuivit :

— Si encore cela servait à quelque chose ! Non : les embêtements, la maladie, la stupide incohérence de la mécanique humaine s’unissent pour détruire le peu qu’on escompte. On combine son existence d’une certaine manière ; on établit d’avance la part du feu : va te promener, le feu dévore d’abord ce qu’on lui a lâché, puis tranquillement le reste. Pourquoi ? on ne sait pas. Le mal physique est une chose absurde. L’heure où il vient semble toujours choisie par un pantin malfaisant pour créer le maximum de gêne. Si bien que la vie n’est pas seulement insupportable à vivre ; elle vous quitte par parcelles, à des minutes soigneusement choisies et qui rendent sa perte insupportable.

— Quelle déception peut vous rendre à ce point désabusé ? dit Thérèse à mi voix.

Il riposta, comme éveillé en sursaut :

— Je vous ai dit déjà que vous ne pouviez me comprendre. Au surplus, au point de vue qui m’intéresse, les femmes ne courent point les mêmes risques.

— C’est peut-être que, plus que les hommes, elles se dévouent.

— Se dévouer !

Un rire strident découvrit les dents de M. Lethois.

— Vous êtes candide ! Voyez-vous quelqu’un qui vaille la peine d’un effort ? et s’il existe, à quoi bon ? Nous roulons tous dans le même train. Il n’y a que les fous pour s’imaginer capables de sauver leur voisin quand tout le wagon culbute.

Cette fois, il s’arrêta ; il semblait à bout de souffle. Thérèse le regarda. Elle ne reconnaissait plus dans cet homme bouleversé par une sorte de furie intérieure celui qu’elle avait reçu à Saint-Julia. Était-ce bien lui qu’elle avait pris pour un disciple ému de Wimereux, lui dont elle avait accepté l’offre amicale, le même enfin qui tout à l’heure l’attendait sur la route et l’accueillait paternellement ?

— Il est vrai, dit-elle après une courte hésitation, que chacun traîne son fardeau. Moi aussi, j’ai connu des heures où ma raison chavirait ; il m’a semblé parfois, surtout depuis que je suis seule, que je ne distinguais plus le mal du bien, le juste de l’injuste. Sans les leçons de mon père, qu’aurais-je fait ?

— C’est bien cela : des leçons vous ont suffi. Les femmes s’enivrent avec des phrases.

— Il y a des phrases qui font de la vie.

— Laissons à la nature ce privilège qui est sa manie.

— Mon père a façonné des âmes !

— Votre père n’était qu’un philosophe.

— Moi qui pensais que vous l’aviez compris !…

— Comprendre !… encore un mot.

Tous deux, stupéfaits, avaient repoussé leurs chaises. On eût dit que la table les chassait. Leurs visages cessèrent d’être visibles. La lumière de la lampe, tassée sous l’abat-jour, formait seule une tache ronde isolée dans le noir.

— Et pourtant, dit Thérèse, dès qu’on ne comprend plus, quel malaise ! Tout à l’heure, par exemple, quand vous parliez, je me demandais pourquoi, ayant ces théories, vous avez souhaité que je vinsse. Seriez-vous illogique ou dois-je penser qu’en cédant à vos instances, je sers un projet ignoré ?

— Quel projet ? Je n’ai pas de projets…

— En ce cas, expliquez-moi…

— Vous oubliez qu’il se fait tard. Je ne puis veiller. Remettons à demain la métaphysique, si elle vous amuse.

— Celle-ci m’inquiète.

— Raison de plus pour ne pas vous y perdre. Ce serait trop long. Venez plutôt dans votre chambre…

Celle-ci était en face. Quand ils y entrèrent, la lampe eut un sursaut à cause du courant d’air. On avait dû, en effet, laisser la fenêtre ouverte pour chasser l’odeur persistante de moisi.

— N’allumez pas, dit Thérèse, voyant que M. Lethois approchait de la cheminée : il faudrait fermer et il fait bon respirer !

— Comme il vous plaira.

M. Lethois inspecta d’un coup d’œil circulaire l’arrangement des meubles.

— J’espère, fit-il, que vous ne manquerez de rien.

— Je serai parfaitement.

— Vous permettez donc que je vous dise bonsoir ?

— Bonsoir, merci, et… sans rancune.

— Demain, d’ailleurs, je compte aussi vous expliquer…

— Pourquoi pas tout de suite ?

M. Lethois eut une suprême hésitation, mais redevenu la proie de l’inexplicable gêne qui l’avait arrêté toute cette soirée :

— Non, décidément.

Et tirant à lui la porte, il répéta :

— Demain.


Alors, demeurée seule, Thérèse approcha de la fenêtre.

Elle s’étonnait d’être là, dans cette chambre inconnue, si loin de ses habitudes et de son milieu. Elle n’était pas moins surprise de le trouver naturel, comme si un pouvoir supérieur l’avait décidé pour son bien. Pourquoi, au moment des offres de M. Lethois, avait-elle accepté sans hésiter ? Pourquoi cette joie d’évasion, lorsqu’aujourd’hui elle était venue à travers champs, et encore maintenant, après cet accueil que tant de réticences auraient dû rendre inquiétant ? Pourquoi, surtout, une telle anxiété à la pensée de ce demain qui sans doute serait pareil à tous les autres ?

Derrière la cloison, M. Lethois jalonnait le logis de son pas de souris. Thérèse suivit les étapes de cette tournée du soir : fermeture des volets, inspection des clôtures d’autant plus nécessaire que la solitude est plus grande. Ainsi faisait également Mélanie à Saint-Julia. Quelle différence entre les deux maisons, celle-ci indifférente comme un passant de rencontre, l’autre peuplée de souvenirs : et pourtant, d’où venait que, ce soir, Thérèse, détachée des deux, les mettait au même rang ?

Le bruit que faisait M. Lethois diminua, s’éteignit tout à fait…

— Sans doute, il a été se coucher, songea Thérèse.

Les coudes au chambranle, sans bouger, elle continua de regarder la nuit. Peu à peu, l’envie lui venait de crier à l’ombre sans visage : « Demain ? que sera demain ? » Ah ! l’étrange sensation ! Depuis trois années qu’elle habitait ce pays, jamais elle n’avait émis l’hypothèse d’un changement dans sa vie. Depuis trois ans, pétrifiée dans le passé, détachée du présent, elle s’était contentée de suivre fidèlement les préceptes paternels. « Tu vois la route, lève-toi et marche », avait écrit Wimereux dans son testament ; docile, elle s’était levée, marchait vers l’idéal désigné. Ainsi, elle accueillait chaque jour en hôte régulier et dépourvu de surprises. Elle avait souhaité parfois moins de calme et plus de joie, elle n’avait jamais escompté l’imprévu. Tout à coup, voici que, sans raison valable, son cœur sonnait un hallali d’inconnu.

« Demain ? que sera demain ?… »

Elle tenta de réagir.

— Qu’ai-je donc ? Je n’attends rien cependant, ni personne…

Attendre : c’était le mot. Tout en elle attendait. Il y avait au fond de son cœur des appels à quelqu’un qui va passer. « Ne vous éloignez pas ! Je suis là ! » Et elle aurait voulu fouiller l’obscurité, créer du grand jour, par miracle, pour apercevoir ce passant mystérieux.

Bouleversée, mais quand même raisonnable, elle se débattit.

— C’est ridicule.

Ridicule, en effet. Qui songeait à elle, ici ? Lethois dormait. Il y avait bien le Pêcheur… Elle ferma les yeux et sourit. Non, le Pêcheur, maintenant, relevait des collets…

A cet instant, de l’autre côté du perron d’entrée, des volets grincèrent. Un rectangle lumineux se projeta sur le sol.

— Tiens, M. Lethois ne dort donc pas ?

Sans doute, après avoir poussé les contrevents, il s’était recouché : car aucune ombre ne maculait le tapis clair ainsi jeté par la fenêtre.

— S’il ne dort pas, à quoi pense-t-il ?

Et, de nouveau, la hantise recommença.

Tour à tour, Thérèse regardait la tache médiocre faite par la lumière projetée et l’ombre énorme ; et elle imaginait aussi que deux vies étaient devant elle, l’une mesquine qui traînait à terre, l’autre mystérieuse comme la nuit même.

Illusion ou réalité, un bruit de pas glissa au loin.

— Me suis-je trompée ?

C’étaient bien des pas. Là-bas, quelqu’un marchait. Ah ! cette marche de l’inconnu que les ténèbres cachent et qui, pourtant, s’approche peut-être les mains chargées de promesses ! Saisie d’un fol espoir, Thérèse tendit les bras. Elle tremblait de peur, parce que ce marcheur venait ; s’il se fût éloigné, son cœur aurait cessé de battre.

Des minutes s’écoulèrent. Une voix partit de la route :

— Lethois !

En même temps, l’inconnu pénétra dans le rectangle lumineux. Thérèse se rejeta en arrière, violemment. C’était un prêtre.

Un court dialogue suivit entre l’abbé Taffin approché de la fenêtre et M. Lethois, toujours invisible.

— Comment ! travailler après une nuit comme la dernière ! Vous êtes fou !

— Fichez-moi la paix ! je sais ce que je dois faire.

— En tous cas, ne comptez plus sur moi pour vous récolter sur les chemins. Je n’ai pas encore dîné. Cette Blanchotte demeure vraiment loin !

— Est-ce que sa fille était seulement malade ?

— Une bronchite grave. J’ai dû faire appeler Pontillac. Il viendra demain matin.

— Dites-lui, si vous le voyez, de passer aussi chez moi.

— Entendu.

— Bon appétit.

— Adieu.

Le prêtre repartait.

— A propos, cria M. Lethois, j’ai quelque chose pour vous : attrapez !

Un paquet blanc vola dans l’air. L’abbé Taffin s’en saisit fébrilement.

— C’est de l’archevêché, fit-il, je reconnais cela aux dimensions de l’enveloppe. Et… rien autre ?…

Sa voix tremblait.

— Rien.

— Cette fois, je file.

— A demain.

Accablée, Thérèse laissa tomber sa tête dans ses mains. Il lui semblait avoir plané pendant une heure, ivre d’espace, à travers des mondes lumineux : tout à coup, les ailes brisées, elle se retrouvait au point de départ. Elle avait rêvé du lendemain : ce lendemain, comme les autres lui apporterait le même lot d’heures vides, la nostalgie du souvenir, et puis vieillir encore, pareille à ce Lethois dont l’amertume l’avait blessée, mourir seule enfin dans un décor pareil à celui-ci…

Redevenue épave, elle eut envie de sangloter.

Ce ne fut qu’une faiblesse passagère. De même qu’elle s’était raidie auparavant contre l’inexplicable ivresse, elle se révoltait déjà contre ce découragement lâche quand un cri traversa la nuit : telle un rappel de destinée, la voix de Lethois clamait :

— L’abbé ! J’ai oublié ! il y a une autre lettre !…

Trop tard : M. Taffin ne pouvait plus entendre.

— L’abbé ! L’abbé !

— Ah ! songea Thérèse, celui-là désespère aussi, qui le sait ! et pourtant sa lettre est arrivée !

Elle eut un frisson égoïste. Il lui semblait que pour elle également la lettre était écrite et que la remise seule en était différée.

Las d’appeler en vain, M. Lethois se tut. Le silence démesuré nivela l’horizon. Tout s’évanouissait submergé par une paix divine.


Puis ce fut la nuit, la grande nuit qui s’abat sur la terre et confond dans son obscurité les douleurs de tous les hommes…

Rien n’avait changé dans Montaigut, rien sinon que quelques êtres y étaient venus ; et cependant, parce que Marc était là, Mlle Peyrolles enfermée dans sa chambre ne dormait pas ; parce que Thérèse Wimereux lui avait parlé, quelque part, sous une haie, un vagabond sans feu ni lieu rêvait éveillé.

— A l’usine, que se passera-t-il demain ? songeait Jude Servin.

— Comment lui expliquer demain pourquoi je suis ici ? disait Marc épouvanté.

Thérèse se rappelant les réticences de son hôte s’interrogeait aussi :

— Qu’a-t-il donc à m’apprendre demain ?

Ainsi pour tous, arrivants et habitants, l’angoisse commençait. Deux seulement, paraissant échapper à cette attente inexplicable de l’heure prochaine, ne s’étaient pas couchés et, comme mus par des volontés parallèles, s’étaient assis, chacun dans sa maison, devant une table pour travailler.

« Histoire anecdotique des mœurs, coutumes et habitudes propres aux diverses espèces connues sous le nom générique de Fourmis », avait écrit M. Lethois en tête d’un grand feuillet.

« Histoire de sainte Letgarde. Chap. XIV. Comment sainte Letgarde devint ermite », annonçait le titre inscrit par M. Taffin sur le cahier si soigneusement dérobé, le matin, à la vue de M. Lethois.

Tout à la joie de leur vie secrète, ceux-là du moins espéraient-ils ignorer les affres de demain ? Hélas ! qui eût scruté leur cœur s’y serait heurté de même à un trouble impérieux comme un présage :

— Serai-je aveugle avant de terminer ? se demandait M. Lethois.

— Pourquoi la lettre annoncée n’est-elle pas arrivée ? se répétait M. Taffin.

INTERMÈDE

MANUSCRIT DE M. LETHOIS

HISTOIRE ANECDOTIQUE DES MŒURS, COUTUMES ET HABITUDES PROPRES AUX DIVERSES ESPÈCES CONNUES SOUS LE NOM GÉNÉRIQUE DE « FOURMIS ».

Par M. Hyacinthe Joachim Lethois, naturaliste.

INTRODUCTION

Obéissant à une nécessité cruelle, je me décide à exposer sommairement les faits remarquables et singuliers qu’il m’a été donné de découvrir au cours d’une carrière consacrée tout entière à l’observation de la nature. L’épuisement de ma santé pouvait seul me conduire à une pareille extrémité. Après avoir sacrifié au travail les plaisirs qui font l’ornement de la vie, j’ai dû enfin reconnaître que si l’abnégation du savant est sans limites, ses forces physiques en ont une. Les miennes menacent de m’abandonner. Il est déplorable que la nature frappe avec une égale indifférence les existences inutiles et celles qui sont précieuses. Plutôt que de perdre le fruit d’un long effort, j’accepte de restreindre mon ambition légitime. Je laisserai donc à d’autres la gloire de tirer les conséquences et je compte que, dans ses jugements, la postérité se montrera équitable, reportant au véritable initiateur le mérite des œuvres qui suivront celle-ci.

L’importance du sujet que je traite ne saurait échapper à un esprit réfléchi. Que j’aie pu, pour y apporter quelques lumières, renoncer aux agréments de la société et même à ceux du mariage, suffirait déjà, sans que j’insiste, à la faire pressentir. Mais il y a plus, et j’ose dire que cette étude, en dehors de son aspect pittoresque et curieux, importe à la conduite et au bonheur de l’humanité.

Je ne crois pas qu’un historien sérieux puisse se permettre d’examiner la tactique d’Alexandre et, d’une manière générale, les guerres diverses dont l’univers prétend conserver la mémoire, sans avoir suivi au préalable, au moins une fois, l’une de ces expéditions qui déciment journellement, et j’ajouterai, si malheureusement, les nations confondues sous le nom vulgaire de fourmi (Formica). Je n’hésite pas non plus à affirmer que si les législateurs de l’antiquité avaient connu ce que je suis en état d’exposer au sujet du gouvernement des fourmis, le cours du monde aurait changé. Chacun sait, en effet, que les diverses peuplades des fourmis sont groupées en société et que le problème de la Constitution passe au premier plan de leurs préoccupations.

N’étant pas stratège de profession, je n’insisterai pas sur le premier point : je croirais au contraire trahir mon mandat d’électeur et de citoyen libre si je ne profitais de cette introduction pour m’étendre sur le second. On me pardonnera cette exception unique à une règle que je compte m’imposer au cours de mon ouvrage et qui est de m’en tenir à l’exposé tout sec de mes observations.

Deux tendances divergentes paraissent avoir orienté de tout temps les sociologues formicistes : je les qualifierai de pastorale et de militaire. La première fait reposer la prospérité des États sur la pratique d’une paix laborieuse mais féconde ; la seconde met son idéal dans une barbarie soldatesque et rémunératrice.

Ces tendances ayant persisté jusqu’à nos jours, il est possible d’étudier sur le vif deux manières gouvernementales si dissemblables qu’on doit les qualifier d’antinomiques. Bien que la plume d’un Bossuet soit ici nécessaire, celle d’un modeste naturaliste suffira, je l’espère, pour les décrire et faire comprendre à la fois tant de grandeur mêlée à tant d’abaissement.

Vu par un beau jour d’été, quel plus noble spectacle que celui d’un royaume de fourmis agricoles ! Combien de fois, penché sur l’habitat de coupe-feuilles[1] n’ai-je pas senti mon cœur consolé des tristesses dues à la solitude ! Se pourrait-il enfin qu’un observateur fût assez dénué de perspicacité pour ne point y reconnaître les marques d’une civilisation parvenue à l’apogée ?

[1] Dans cette Introduction, je m’efforcerai d’éviter l’emploi de termes scientifiques. Mon but est, en effet, de convaincre des esprits encore superficiels que des mots barbares pourraient décourager.

Disons, pour les savants, que la fourmi coupe-feuille appartient au genre Atta. On en compte dix-neuf espèces sur la surface du globe.

La fourmi coupe-feuille est fort répandue en Europe et en Palestine.

Aux portes de la capitale, parfois au-dessus d’elle, le regard est attiré de prime abord par une place que les naturalistes appellent disque et qui par ses dimensions prodigieuses, son parfait nivellement et sa forme circulaire propre aux décorations monumentales, rappelle les plus célèbres places de nos capitales. Je n’hésiterai pas à la dénommer Champ de mai, tant parce qu’elle sert aux populations de lieu de réjouissance qu’en raison de sa destination. C’est là, en effet, que se donnent les jeux et que sont étendus au soleil les grains et fourrages atteints par l’humidité dans les greniers.

De cette place partent un grand nombre de routes généralement droites. Bien que destinées à l’usage de modestes piétons, elles semblent préparées pour la circulation de nombreux véhicules. En les comparant à nos routes nationales, je ne crains pas de faire tort à ces dernières. Je ne saurais non plus trop recommander l’exemple de leur entretien à MM. les ingénieurs des Ponts et Chaussées, car cet entretien est proprement incomparable.

Entre ces routes, de vastes champs servent à la récolte. Des pâturages sont réservés aux pucerons ; les portions plus fertiles reçoivent les semailles.

Voilà pour l’extérieur.

De la ville même, je ne dirai que peu de chose, car elle est souterraine. Mentionnons toutefois que plusieurs auteurs considérables, après examen, ont dû reconnaître que l’art de la maçonnerie et le style des architectures y supposent le concours d’artistes consommés[2]. Sans doute les piliers et colonnes affectent une forme assez monotone ; mais les architectes formicistes ne seraient-ils pas fondés à formuler le même reproche à notre égard ? N’oublions pas que les Grecs avec tout leur esprit n’ont pu trouver que trois types de chapiteaux et que ces types depuis lors ne furent jamais modifiés. Ils figurent encore intacts à la mairie de Revel.

[2] Cf. Mackook, Fourmis agricoles du Texas.

J’ai hâte de passer à la vie des citoyens.

Ici, ce n’est plus un simple crayon qu’il faudrait tracer pour être exact ; et pourtant n’est-il pas plus difficile de la montrer dans ses phases multiples que de résumer l’activité de New-York ?

A toutes les heures et en chaque saison, mille tableaux s’offrent aux yeux charmés. Ce sont, le long des routes, les travailleurs qui vont aux champs ou en reviennent. Une double file ininterrompue s’échelonne ; chacun salue, caresse au passage l’ami qu’il reconnaît. Aucune confusion : bien qu’il n’y ait pas d’agents de police, tous respectent le règlement et conservent la droite.

Plus loin, une scène charmante. On a invité les ouvriers les plus jeunes à monter sur un arbre. Répandus sur les branches, réjouis par l’agrément du jour et la conscience d’être utiles, ils détachent les graines, tandis que sur le sol leurs compagnons moins agiles mais plus robustes chargent la récolte qui semble tomber du ciel et l’emportent à la ville ou vers un silo proche.

Ailleurs encore, un berger surveille, paisible, des pucerons qu’une enceinte de terre sèche retient prisonniers dans leur parc.

Ainsi, partout, l’image d’une vie active, sociable et sans ennuis. Aux rudes labeurs succèdent les plaisirs. J’ai vu de jeunes reines quitter leur palais pour le Champ de mai et se livrer à des joutes, cependant qu’autour d’elles les spectateurs arrêtés jouissaient de la beauté du soir et les remerciaient pour un délassement si aimable. Tous les genres d’occupation, que dis-je ! la science même, sont entourés d’égards : malgré quoi une égalité parfaite subsiste entre chacun. Les décorations et autres marques honorifiques sont proscrites. Qu’une fourmi ait découvert le secret d’empêcher la germination des graines dans les greniers, est prodigieux : cependant aucun monument ne perpétue la mémoire de ce bienfaiteur illustre. Enfin tel est l’attrait d’une telle république, que des étrangers n’hésitent pas à lui offrir gratuitement leur travail, sollicitant pour unique récompense l’honneur de compter parmi ses citoyens.

Voilà, résumé, et j’oserai dire défiguré par le récit, l’état remarquable enfanté par une Constitution bien faite.

Abordons maintenant les catégories militaires.

Hélas ! ma plume hésite et recule, épouvantée. Trop souvent et malgré l’impassibilité nécessaire au savant consciencieux, il m’est arrivé de détourner la tête devant ce spectacle où la stupidité le dispute à la sauvagerie. Trop souvent, j’eus l’occasion d’assister aux exploits de ces fourmis dites sanguines (formica sanguinea), que j’inclinerais à croire ainsi nommées moins à cause de leur couleur qu’en signe de réprobation universelle pour leurs mœurs exécrables.

Cessant brusquement de vaquer à leurs travaux champêtres, elles se groupent en régiments et partent pour la guerre de conquête. Que de fois je les vis ensuite revenir, chargées de dépouilles, ramenant leurs tristes prisonniers, fières du butin qui les a dédommagées !

« Imprudentes ! aurais-je voulu crier, comment ignorez-vous que cet apprentissage de gloire qui vous enivre est le premier degré de l’escalier qui conduit à la ruine ? Songez à vos aînés, les Polyergues, les Anergates ! Un temps viendra, il est proche peut-être, où, comme eux, vous étant accoutumées à tirer vos seules ressources de la violence, vous délaisserez aussi le travail sacré. Le combat fini, vous appellerez des esclaves pour vous porter, des esclaves pour vous nourrir. On vous verra, à votre tour, mourir de faim faute de serviteurs, impuissantes malgré vos armes et, pareilles à ces Stromgylognatus dont la faiblesse vous semble ridicule, devenir le jouet de vos victimes ! »

Mais il faut aller au delà ; laissons de côté ces peuples dont les mœurs conservent, malgré tout, une allure martiale propre à retenir la sympathie et plongeons au fond de l’abîme, chez l’Anergate

Sages de la Grèce, austères législateurs de Rome, que n’avez-vous contemplé ces restes d’un empire régi par les lois que vous avez données à l’Univers ? Ici l’esclave est devenu maître de la cité, le maître famélique en est réduit à mendier sa nourriture, les barbares conquis sont vainqueurs à leur tour. L’art est abandonné : partout une incurie bestiale, l’imbécillité, la ruine !

N’insistons pas : il est des peintures que le naturaliste a le devoir d’étudier en détail, mais qui, placées sous les yeux du vulgaire, risqueraient d’abaisser les âmes inutilement. J’estime d’ailleurs en avoir dit assez pour faire comprendre ma pensée et suggérer la juste horreur que doit inspirer aux esprits sans préjugés le régime qui enfante de telles ignominies.

Convaincus par un examen si profitable, revenons donc à la constitution pastorale et essayons d’en définir les caractères, puisqu’aussi bien c’est à les imiter que nous sommes incités.

Ces caractères peuvent se résumer assez exactement dans les cinq propositions suivantes :

1o Dans les gouvernements formicistes perfectionnés, et malgré une étude attentive, je n’ai jamais constaté l’existence d’un Parlement ;

2o A aucun degré, on n’y voit se manifester une force publique ;

3o Dans les cas assez fréquents où l’un des citoyens prétend se soustraire au travail qui lui incombe, le soin de le ramener par force, s’il est besoin, au sentiment du devoir, est abandonné à ses voisins immédiats. Ceux-ci ne manquent d’ailleurs jamais d’intervenir en vertu de leur libre initiative ;

4o La religion nationale est l’objet du respect universel, mais il semble que les cérémonies du culte soient laissées à la bonne volonté individuelle, sans qu’elles troublent jamais l’exécution des lois.

(Je rappelle pour ceux qui pourraient l’ignorer que la religion généralement adoptée par ces peuplades est la religion des ancêtres. Elle consiste en funérailles et en honneurs divers rendus au lieu spécial où sont déposés les morts.)

5o Enfin la propriété n’est pas garantie et les larves elles-mêmes sont élevées par des fonctionnaires reconnus particulièrement aptes à ce genre de soin[3].

[3] Il existe un sixième caractère spécifique, mais qui est commun à toutes les constitutions formicistes et par suite sans intérêt pour le point de vue spécial dont je m’occupe. J’ai le regret de constater, en effet, que toutes ces intéressantes petites bêtes pratiquent sans exception le communisme et paraissent s’en trouver agréablement. Cette doctrine que réprouvent la morale et le bon sens, serait donc susceptible de s’adapter à des formes de civilisation supérieure. C’est un fait inquiétant.

Ainsi, il apparaît nettement, d’après ce qui précède, qu’un état si voisin de la perfection pourrait se définir par ces courtes sentences :

Il n’y a pas de lois.

Il n’y a pas de religion.

Il n’y a pas de propriété.

C’est un état proprement anarchique, de même que celui résultant de la constitution militaire aboutit à l’autocratie aggravée par les maux dégradants de l’esclavage.

Si hardie que soit ma conclusion, je déduis de ces prémisses que l’anarchie est le terme vers lequel progresseront malheureusement les nations civilisées : je dis, malheureusement, car n’étant pas moi-même père de famille ou propriétaire, je conçois cependant que plusieurs révolutions violentes seront nécessaires pour vaincre les répugnances d’un chacun à résigner des privilèges séculaires. Au surplus, dût mon audace avancer l’heure de ces révolutions, je ne me reconnaîtrais pas le droit de taire un constat scientifique d’une pareille importance.

On objectera : « Comment un homme paisible peut-il admettre que l’ordre soit réalisable sans le secours de cette triple égide : la loi, la religion et la propriété ? Ne voyez-vous pas qu’il suffit d’affaiblir la police pour multiplier le crime ? Qui n’a reconnu l’influence bienfaisante qu’exerce la religion sur les bonnes mœurs ? Le plus ardent désir de ceux qui ne possèdent rien, n’est-il pas enfin d’acquérir, même par des moyens déshonnêtes, le bien qui leur fait défaut ? »

Je répondrai que les raisons les meilleures ne peuvent tenir une seconde contre un fait patent, susceptible d’être vérifié par le naturaliste le moins habile et non pas seulement par moi qui ai la prétention d’avoir des yeux fort exercés.

Qu’est-ce d’ailleurs que des raisons ? C’est une chose vraiment irritante que d’entendre les journalistes, les avocats, et d’une manière générale tous les hommes dont la profession est de bavarder, élever leurs divagations à la hauteur d’un principe intangible. Oseront-ils prétendre qu’ils savent ce qu’ils disent, quand ils ignorent ce qu’ils voient ? Et ceci me ramène au cœur de mon sujet. En effet, ce qu’un être humain voit rouge, est noir pour une fourmi. Je répète que le fait seul est palpable : hors de lui, on ne trouve que propos niais et bruit sans conséquence.

Si par contre l’on demande d’où vient qu’en l’état anarchique les peuples formicistes donnent l’exemple d’un bonheur presque parfait, je répondrai que je n’en sais absolument rien. Il me paraît toutefois que cela peut être attribué à un sentiment spécial, probablement assez puissant, et que les économistes nomment solidarité. Chaque citoyen, lorsqu’il travaille pour la communauté, paraît avoir le sentiment qu’il opère en réalité pour lui-même. Je n’ai relevé, au cours de mes innombrables vérifications, aucune de ces manifestations de mauvaise humeur que trop souvent je remarque parmi mes compatriotes lorsqu’ils s’acquittent des prestations. De même, chaque citoyen paraît avoir acquis d’une manière que j’ignore, peut-être par atavisme, la conviction que s’entraider rend l’ouvrage plus facile. De là, une obligeance naturelle, bien éloignée de cette indifférence que les hommes pratiquent sous forme de politesse. Enfin cette bonne volonté générale paraît s’étendre même à des actes étrangers au progrès de la communauté. C’est ainsi que j’ai vu fréquemment une fourmi s’adresser à une compagne pour se faire aider dans sa toilette. Il y a là un genre de service que, pour ma part, je me refuserais obstinément à rendre à mes voisins : il n’en est que plus digne de remarque.

J’avais l’intention de toucher encore dans cette introduction à divers points également importants. Après avoir esquissé le dessin des constitutions formicistes, je voulais montrer que, pour ces intéressantes petites bêtes, l’amour, fonction physique naturellement compliquée de poésie, sait allier le respect des convenances aux splendeurs de l’été ; comment la jeune fourmi apprend la pratique des vertus domestiques ; comment certains actes, heureusement isolés, prouvent qu’elle profite mal parfois d’un si noble enseignement. Mais il est temps d’aborder l’essentiel.

Je n’ajouterai qu’un mot.

On peut craindre qu’ayant vécu si longtemps parmi les fourmis et entraîné par une prédilection légitime, je sois tenté d’embellir la vérité. Une telle supposition ne serait pas seulement blessante, mais injurieuse. Quand un homme tel que moi sacrifie sa vie à la science, on doit croire qu’il connaît son devoir de savant. Je n’hésite pas à reconnaître cependant que, persuadé de l’incontestable supériorité de la fourmi sur l’homme, j’ai regretté quelquefois de n’être pas le libre citoyen d’une de ces belles cités dont j’ai parlé plus haut. Si quelque chose devait me consoler d’être à la fin de mon existence, ce serait l’espoir de me réveiller plus tard dans un paradis d’où l’humanité serait exclue, au profit de ces nobles insectes.

CHAPITRE I
LANGAGE DES FOURMIS

Observation L. 23 mai 1873. 10 h. 20 matin.

Un Lasius niger rencontre…

LIVRE III
LA NUIT COMMENCE

I

Le lendemain, quand le jour parut, le ciel était chargé de nuées, la plaine gisait comme morte sous un fardeau de brumes. Tout près, Montaigut semblait un amas de décombres.

A peine levé, Jude Servin regarda la pendule.

Sept heures… le moment où les ouvriers rentraient à l’usine, où Mme Pastre, guidée par un contremaître, allait prendre sa nouvelle place à l’atelier des formes.

A cette pensée une onde d’inquiétude serra la gorge de Jude.

— Après, murmura-t-il, qu’arrivera-t-il ?

Et tout à coup, il regretta de ne plus dormir, tandis qu’un besoin physique de marcher pour s’étourdir le saisissait. Rien de plus qu’hier ne justifiait une telle appréhension : seul, le fait d’être loin des machines rendait ce sentiment si impérieux. A distance, on a du loisir pour raisonner, ce qui donne l’illusion de mieux voir.

Résolu de ne point céder à des suggestions décevantes, Jude tenta de se rassurer :

— Bah ! s’il y a quelque chose, je le saurai toujours à temps… Clerc enverra des nouvelles…

D’ailleurs, les menaces de Bouchut pouvaient-elles être sérieuses ? Tant de fois on se heurte à des résolutions d’apparence irrévocable, soufflées par la colère et qui s’envolent avec elle ! L’embauchage de Mme Pastre avait dû aussi passer inaperçu. Enfin, que servirait de bâtir pour la Justice, de fonder sur le Droit, si cette Justice et ce bon Droit ne devaient défendre l’œuvre ?

Jude répéta :

— La Justice… Le Droit…

Mais, chose étrange, ces mots sonnaient creux dans sa conscience. La vie montre rarement de la justice, et qui est assez sûr de soi pour affirmer un droit ?

Jude, d’autre part, avait cru pénétrer l’âme de ses ouvriers, établir entre eux et lui une communion d’idéal : hier encore, il aurait pu dire lesquels dans le nombre étaient inoffensifs, lesquels au contraire prêts à tout compromettre, y compris leur gagne-pain… Soudain, parce qu’il était loin, un brouillard confondait pêle-mêle meneurs et menés, pour y substituer une masse uniforme indéchiffrable. On lit parfois sous un front : on ne lit plus dans une foule.

— Je déraisonne, dit encore Jude qui frissonnait.

Et pour vaincre l’obsession, il se mit à sa toilette, s’absorba dans cette série fastidieuse d’actes mécaniques qui, chaque matin, ponctue la vie.

Quand il eut achevé, une demi-heure à peine avait passé. Alors, il s’effraya de son désœuvrement.

« Une sottise, cet abandon de l’usine ! Comment remplir le vide de cette journée d’attente qui commençait ? »

Car déjà, il attendait ! Tout en lui, malgré les raisonnements, affirmait qu’avant midi — au plus tard vers le soir — Clerc apparaîtrait pour l’emmener. En même temps, il avait soif de grand air et de marche, soif de présences humaines. A examiner d’autres visages hantés par d’autres soucis, on parvient à oublier quelquefois l’angoisse que soi-même on porte sur ses traits. Las de sa maison, sans un regard pour le jardin, il sortit.

D’abord, il remonta vers l’église. La cloche, sonnant la messe, égrenait ses coups grêles sur le village désert. Partout des portes barricadées ; le travail de la terre avait vidé les maisons et Jude désespérant de rencontrer personne, allait poursuivre, quand un bruit de pas enfin lui fit tourner la tête. Justement, l’abbé Taffin sortait du presbytère pour se diriger vers la sacristie.

Une exclamation suivit :

— M. Servin ! ici !…

— Vous le voyez.

— On m’avait bien parlé de votre arrivée prochaine, mais j’ignorais…

— Il y a des nouvelles plus importantes.

— Non… non ! vous n’imaginez pas…

Le visage du prêtre s’empourpra.

— … Je pourrai donc aller vous voir !

— Quand il vous plaira.

— Vous ne savez pas…

De nouveau une rougeur faisait flamber les joues du prêtre. Peut-être cependant serait-il reparti sans achever si Jude, heureux de cette diversion momentanée, n’avait demandé machinalement :

— Qu’est-ce que je ne sais pas ?

— … Avec quelle impatience je vous attendais !

— Moi ?

— Oui, vous… Pourquoi ? C’est un secret… un secret qu’il faudra bien vous confier quand l’heure sera venue… Mais, d’abord, est-il bien vrai, comme on me l’a dit, que vous sachiez l’allemand ?

Abasourdi, Jude répéta :

— L’allemand ? en effet, je lis cette langue… Quel rapport ?

— J’ai compté sur vous pour me traduire un texte.

— Si ce n’est que cela, donnez-le-moi !

— Hélas ! si je le pouvais !

M. Taffin eut un soupir douloureux :

— … La lettre que j’attends n’est pas encore venue, mais elle viendra, j’en suis sûr ! Elle viendra aujourd’hui, ou demain, qui sait ! Ah ! vous êtes heureux ! vous ignorez, vous, ce qu’une attente peut causer de souffrances !

— Je n’ignore pas… dit Jude, amèrement.

— Imaginez, poursuivait M. Taffin, tout entier à son propre souci, ou plutôt non, n’imaginez rien : la vérité est si simple ! Aussi bien faudrait-il vous l’apprendre demain… Depuis que je suis ici, je fais un livre… oh ! peu de chose !… un pauvre curé de campagne comme moi ne saurait pas…

— Vous écrivez ?

— Un mémoire historique, de simples notes, rien… Encore me gardai-je d’en parler. La peur du ridicule… C’est sot, n’est-ce pas ?… N’importe, je vous en supplie, ne me trahissez pas… Et voilà qu’il y a une quinzaine environ, je lis dans le journal qu’un certain professeur Heimath, de Tubingue, a découvert des documents admirables, précisément sur le sujet que je traite… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Il est possible que je sois bien naïf : je lui ai écrit… Oui, j’ai écrit à cet homme pour qu’il me communique sa trouvaille ; depuis lors, j’attends…

Encore une fois, Jude tressaillit :

— Attendre… c’est la vie.

— J’attends, répéta M. Taffin, me demandant si ce savant de là-bas voudra bien me répondre, me demandant surtout quels peuvent être des documents si importants que mon journal a cru nécessaire d’annoncer leur découverte…

Une extraordinaire anxiété faisait vibrer la voix du prêtre. Moins absorbé, Jude aurait découvert sans doute d’étranges réticences dans ce récit, mais il se contenta de sourire :

— Allons, dit-il, ce sont là plaisirs de prince. Quand le grimoire viendra, apportez-le… si je suis encore là.

— Si vous êtes ?…

— Il est possible que je reparte avant peu. Je ne me sens pas habitué à la paresse et j’ai toujours peur…

Jude s’interrompit brusquement :

— Quelqu’un !

Il avait cru entendre des pas. Était-ce déjà Clerc ou l’envoyé de l’usine ? Un effroi lui avait glacé la moelle. L’oreille tendue, il écouta.

— Je me suis trompé, dit-il enfin, avec un involontaire soulagement.

M. Taffin sourit aussi d’un air contraint :

— En tous cas, Mlle Peyrolles va venir pour la messe. Je crains d’être rappelé à l’ordre… A bientôt ! peut-être à tout à l’heure…

Il gravit ensuite les marches du porche.

— Oh ! dit encore Jude, ou l’on m’étonnera fort, ou Mlle Peyrolles se dispensera de la messe ce matin. La présence de son neveu la prive de loisirs.

Tranquille, M. Taffin qui appuyait déjà sur le pêne, répliqua :

— Elle n’a pas de neveu.

— Elle en a un.

— Impossible !

— Impossible ou non, cela est, puisque je l’ai vu et aurais pu lui parler !

Cette fois, M. Taffin avait lâché la serrure pour se retourner vers Servin. Une telle stupeur se lisait dans ses yeux que Jude en fut mis en gaîté. L’idée qu’après avoir dirigé trois ans la conscience de Mlle Peyrolles, il en était encore à connaître l’existence de ce neveu, venait d’épouvanter le prêtre. Il songeait :

« Y aurait-il donc des choses que même la plus croyante cache à son confesseur ? »

— Bah ! fit Jude comme s’il devinait la pensée de M. Taffin, pourquoi vous émouvoir d’un secret d’autrui ; n’avez-vous pas le vôtre ?

— En effet… répondit M. Taffin d’une voix éteinte.

Puis il s’effaça dans l’ombre de la nef et Jude, que cette rencontre avait distrait un instant, se sentit de nouveau rouler dans les ténèbres. Le vent s’était levé. La désolation de la place morte semblait accrue par la disparition du prêtre. Absorbé lui aussi par son mal secret, Jude se remit en marche.

Malgré la certitude que Montaigut était désert, à chaque détour de ruelle, il interrogeait maintenant l’espace, comme s’il se fût attendu à y trouver un messager de l’usine. Lorsqu’il atteignit la route, apercevant une voiture qui arrivait de Revel, il eut un frémissement :

— Clerc, peut-être !…

Les moindres apparences semblent s’adapter à nos angoisses. A mesure que cette voiture approchait, Jude croyait mieux distinguer la silhouette redoutée : Clerc seul avait cette manière de tenir le fouet, ces épaules rondes… quant au véhicule, break de louage, son signalement importait peu.

Cependant, trottinant d’une allure paisible, l’attelage rejoignait Jude ; et Pontillac, ayant levé la tête, criait le premier depuis son siège :

— Que diable faites-vous là ? vous avez l’air de me regarder comme un miracle !

Ce n’était que le médecin…

— Excusez-moi, dit Jude avec un soupir de délivrance, je ne vous reconnaissais pas… mais vous-même, où allez-vous donc à pareille heure ?

Pontillac, après avoir ramassé les rênes, les jeta autour du fouet et descendant :

— Tournée du mercredi, à Montaigut, Saint-Julia et Saint-Félix… expliqua-t-il. Eh ! mère Fouasse ! me voici… chez qui suis-je attendu ?

Puis aucune réponse ne venant du bureau de tabac, il abandonna Jude et pénétra dans le débit.

Un colloque suivit que Jude n’arrivait pas à entendre, mais où les noms propres sonnaient distinctement :

— La fille de la Blanchotte !… Comment ! Lethois !…

— Comprenez-vous ?… Lethois que l’abbé Taffin trouve malade ! continua Pontillac reparaissant au dehors.

— Lethois ! répéta Jude. Ce doit être une erreur, je l’ai vu hier encore qui se promenait ici.

— Une idée de cet animal de curé !… Je parierais qu’il soigne aussi la fille de la Blanchotte !… Enfin, puisqu’il y tient, va pour Lethois : je commencerai par lui. M’accompagnez-vous ? c’est à deux pas.

— Merci.

Hâtivement le médecin remonta sur le siège, fit virer la voiture. Il allait repartir lorsqu’un sourire méchant crispa ses lèvres :

— A propos, vous a-t-on annoncé qu’il y a du nouveau dans votre usine ?

— Du nouveau ! s’écria Jude en pâlissant.

— Évidemment ! depuis ce matin elle marche sans vous et ne s’en trouve pas plus mal ! A bientôt !

La voiture s’éloigna, laissant Jude frappé de stupeur.

Maintenant qu’il comprenait, une colère blanche le secouait contre cet homme qui, mieux informé peut-être que la plupart, avait joué de son anxiété. Puis, sa pensée virant, la joie même de Pontillac lui sembla grosse de présages. Plus de doutes : la grève allait éclater, à moins qu’elle ne fût déjà chose accomplie ; et comme foudroyé, les yeux à l’horizon, Jude recommença d’attendre…

Des minutes passèrent, d’une lenteur douloureuse. La voiture du médecin arrêtée devant la maison de Lethois était restée visible. Autour de Jude, tout se taisait, hormis un essaim de mouches qui bourdonnaient exaspérées.

Soudain, un bruit de foulée, le han d’un être à bout de souffle : un homme arrivant de Montaigut bondit sur la route.

Jude étouffe un cri :

— Lethois !

Était-ce bien Lethois, ce spectre qui galopait avec des yeux fous et des gestes détraqués, allant vers Saint-Julia ? Était-ce lui qui, un peu plus, heurtait Jude, puis reculait, tournait bride et, pareil à une bête chassée, disparaissait ?…

— Lethois ! Pontillac !

Appels vains : déjà le spectre est évanoui. Alors, saisi de pitié, Jude encore appelle :

— Pontillac ! Docteur !

Puis, craignant de n’être pas entendu, il court, lui aussi, vers la maison de Lethois.

Justement Pontillac est sur le seuil. Absorbé probablement par un bavardage avec la domestique, il ne s’est aperçu de rien.

— Docteur !

Enfin Pontillac a compris : il fait signe à Jude de s’approcher.

Brièvement, Jude raconte ce qu’il a vu ; l’homme en délire, sa fuite…

— Sacredieu ! dit Pontillac, serait-il devenu fou ? Vous n’avez pourtant rien remarqué ce matin, vous ?

Et dégageant la porte, il découvre Thérèse Wimereux.

— Attendez-moi tous deux : je vais le rejoindre.

Mais avant de partir à la recherche de Lethois qui a quitté la maison depuis l’aube, il ne résiste pas au plaisir d’une nouvelle ironie :

— Au fait, vous ne vous connaissez que de réputation. Mlle Wimereux, la fille du grand Wimereux… M. Jude Servin, industriel socialiste… vous êtes faits pour vous comprendre et même vous consoler… à tout à l’heure !


L’imprévu est arrivé, très différent de celui que Jude attendait, et tandis que Pontillac s’éloigne, répétant : « A tout à l’heure, je reviendrai… » Thérèse et Jude, interdits, se regardent : un trouble les étreint, si profond qu’ils en oublient Pontillac, Lethois, l’usine et jusqu’au lieu même de cette rencontre inattendue.

II

Ce fut Thérèse qui la première osa se décider :

— Entrez, Monsieur ; puisqu’il n’y a plus qu’à attendre, vous serez mieux au jardin.

— En vérité, je crains d’être indiscret.

— Nullement.

Très calme, Thérèse invitait Jude à la suivre. Il s’inclina et, dirigé par elle, traversa la maison.

Le jardin parut. Prairie ou taillis ? on n’aurait su. Il y avait eu là jadis des allées, à droite aussi des chênes jalonnaient une haie ; mais les allées avaient sombré sous l’invasion des plantes, la haie se confondait avec les branches neuves. Çà et là seulement des passeroses dressant leurs lampions au bout de hampes géométriques mettaient sur ce désordre un air de fête foraine.

— Espérons qu’ils vont revenir tous deux, reprit Thérèse. C’est absurde peut-être, mais je me sens affreusement inquiète.

Jude hocha la tête :

— Rassurez-vous : il est possible que j’aie mal vu.

— Non, hier soir déjà, M. Lethois se plaignait d’être souffrant. J’éprouve un remords aigu de ne pas avoir insisté sur ce sujet.

— Il est possible aussi qu’il y ait eu à ma rencontre une raison fort simple qui nous échappe. Tant de faits, en apparence inexplicables, s’expliquent aisément !

— Le ciel vous entende !

Et ils commencèrent de marcher dans une allée — la seule restée intacte — qui longeait la maison. Ils s’efforçaient de ne penser qu’à Lethois, mais déjà leurs âmes étaient ailleurs et involontairement ils cherchaient à s’observer.

— Y a-t-il longtemps que vous étiez chez lui ? demanda enfin Jude pour rompre le silence.

— Seulement depuis hier.

— Mais… vous êtes de ce pays ?

— De Paris, comme vous.

— Et vous y êtes installée ?…

— Depuis trois ans.

Jude, surpris, acheva :

— Toujours comme moi.

Un pli barra le front de Thérèse :

— C’est sans doute à ces coïncidences que nous sommes redevables de la plaisanterie du docteur. N’ayant pas d’habileté pour déchiffrer les rébus, j’avoue que je n’avais pas compris.

Jude répliqua vivement :

— Pontillac est un original. Ce qu’il dit est sans importance.

Il poursuivit, après une courte pause :

— Que j’aie souhaité profiter, pour vous connaître, de l’occasion d’un voisinage fortuit, j’aurais tort de le nier. Encore, en ce moment — je serai franc — ne puis-je dire si c’était vous que je désirais approcher ou le grand souvenir que vous représentez. Il y a des cultes que l’on aime à vivifier au contact du réel.

— Alors… vous aussi ? interrompit Thérèse, incertaine.

Son visage s’était fermé. Pour la seconde fois depuis hier, on lui parlait ainsi de son père. Tant de sympathies succédant à tant d’hostilités provoquaient sa défiance.

— Je ne vous apprends rien, n’est-ce pas, reprit Jude, en disant que ma génération a subi violemment l’empreinte des idées de votre père. J’ai fait comme les autres.

Malgré la sincérité de l’accent, les yeux clairs de Thérèse demeurèrent incrédules.

— Comme les autres aussi, j’ai changé. L’âge venant, on s’aperçoit qu’une part notable des convictions de la jeunesse résulte d’un entraînement de milieu. Jadis je me serais battu pour des opinions que je ne raisonnais pas ; aujourd’hui, je suis tenté de les récuser toutes par excès de critique. Cela prouve simplement que les années rendent sceptique.

L’aveu qui aurait blessé Thérèse à une autre heure désarma sa défiance.

— Un scepticisme dont vos ouvriers, dit-on, ne méprisent pas les avantages, répliqua-t-elle avec un sourire léger.

Ce fut au tour de Jude d’avoir un geste d’impatience.

— Ne parlons pas de mes ouvriers.

Et un silence suivit.

— Comme Pontillac tarde à revenir ! dit encore Thérèse.

S’apercevant ensuite qu’ils s’étaient arrêtés, elle se remit en marche. De nouveau, ils tentèrent de revenir au seul sujet qui devait les inquiéter, mais plus fort que leurs volontés, le souci de se mieux connaître les entraînait. A la dérobée, Thérèse osa regarder Jude. Impression inattendue, devant cet inconnu elle éprouvait la même sécurité qu’en prenant un livre familier et qui de lui-même va s’ouvrir à la page préférée. Jusque-là aussi, elle n’avait pas songé à remarquer que, seul parmi tous les êtres rencontrés dans ce pays, il n’avait pas l’accent.

De Thérèse à ce moment, Jude n’apercevait que la main, car il restait les yeux baissés. Il y a des mains qui parlent. Après avoir attiré le regard de Jude, celle-ci le retint. Elle suggérait le désir de la prendre pour y poser les lèvres. Jude aurait voulu s’en emparer, imaginant qu’à ce contact il deviendrait subitement très heureux et satisfait.

— Quelle singulière chose ! on dirait que vous regrettez ce que vous avez fait, reprit soudain Thérèse, sans réfléchir à ce qu’il y avait d’insolite à renouer la conversation au point précis où tous deux l’avaient abandonnée tout à l’heure.

Jude tressaillit, puis affectant l’indifférence :

— Non, dit-il enfin.

Très franche, elle riposta :

— Vous en avez l’air.

Jude haussa les épaules :

— Après tout, c’est possible.

— Certain.

— Je ne sais pas.

Cette fois, le regard de Jude avait fui. Il revint ensuite à la main de Thérèse, cette petite main devenue frémissante et qui semblait vouloir communiquer sa force.

Thérèse s’efforça de sourire :

— Savez-vous que le docteur était peut-être moins original que nous l’avons pensé ?

— Je vous en prie, laissons de côté sa stupide plaisanterie.

— Stupide, en effet. Je n’ai la prétention de consoler personne. Et pourtant…

— Pourtant ? répéta Jude.

Sans y prendre garde, ils s’étaient mis à parler d’une voix plus sourde : avant même d’y songer, ils avaient déjà le maintien de gens qu’absorbe une confidence.

Thérèse reprit :

— Mon père avait coutume de dire que le plus clair de nos souffrances tient à l’ignorance des causes et qu’il suffit presque d’en parler pour savoir comment les guérir.

Il répliqua d’un ton acerbe :

— Je n’ai rien à guérir ; je ne me plains pas. Quand je suis venu tenter ici une expérience, je n’avais pas la prétention de m’embarquer dans une idylle et cette tentative même supposait le doute. Si je découvre, après essai, que l’ouvrier reste l’ennemi irréconciliable, il n’y a qu’à me répondre : « Tant mieux ! vous souhaitiez d’être éclairé, vous l’êtes, restez-en là ! »

— Prenez garde ! murmura Thérèse doucement, vous êtes injuste.

— Injuste ?

— Ou vous allez l’être : on l’est toujours quand on devient violent.

— Je devine, vous imaginez, vous aussi, les ouvriers d’après les conceptions simplistes des philosophes en chambre. Peut-être même en avez-vous approché quelques-uns ? Il devait en exister un lot chez votre père, chaque dimanche, et vous revoyez ceux-là, timides, naïfs, quêtant la bonne parole comme une semence, ne se plaignant jamais du patron qui les hait, mais glissant au bon moment le mot qui les fera plaindre : vous les revoyez, auréolés d’une ignorance qui s’affiche candide, étalant au besoin une vilenie bien choisie pour donner l’illusion d’un sauvetage… Moi aussi, je les ai connus, ceux-là, les pires ! De jolis fauves apprivoisés qui, sous couleur de socialisme, forçaient les portes interdites et avec une admirable sûreté d’instinct guettaient l’occasion de s’embourgeoiser aux dépens de l’imbécile qui les accueille ! Mais les autres, les vrais, en avez-vous jamais vu ? Je vous répète qu’il faut avoir vécu à l’usine, près d’eux, pour savoir ce qu’ils sont, ce qu’ils valent…

A mesure qu’il parlait, le jardin avait disparu ; il se retrouvait dans l’usine dont il parlait, devant ces êtres pour lesquels il avait sacrifié sa vie et qui en récompense allaient sacrifier son œuvre. Tout à coup, la lumière de la tourmente venait de déchirer la nue : pareil à Clerc, là où il avait découvert si longtemps des victimes de l’erreur sociale, il n’apercevait plus que des unités hostiles, la foule inepte pour qui la force est l’argument suprême.

Il eut une sorte de haut-le-corps où se mélangeaient du dégoût, de la colère, et une atroce déception :

— Des gens d’une autre race, d’une autre langue, sournois et féroces, rebelles à toute direction comme aux suggestions de leur intérêt, voilà donc avec quoi j’ai tenté de refaire un âge d’or ! On n’est vraiment pas plus naïf !

Thérèse le regarda, prise de pitié.

— Comme vous souffrez ! répliqua-t-elle simplement. Si vous aviez cru ce que vous dites, vous ne vous seriez jamais décidé à tenter l’entreprise.

Il eut un rire forcé :

— En vérité, parlons plutôt de Pontillac. Lethois l’aurait-il égaré à sa suite ?

— Vous riez, dit encore Thérèse tristement, comme on rit dans la tourmente.

— Faut-il vous répéter que je n’éprouve aucun chagrin ?

— Ne le dites pas : rien qu’au son de votre voix, à la façon dont vous me regardez, je devine que votre âme est à vif. Si vous étiez seul, vous crieriez de douleur !

Jude pâlit.

— Et après ? Supposons que vous deviniez juste : votre clairvoyance ira-t-elle jusqu’à trouver le remède à un mal qui n’en comporte pas ?

— Il y a toujours des remèdes : affirmer qu’il n’y en a pas est une manière de s’excuser quand on se refuse à les prendre.

La réponse de Thérèse avait sonné comme un défi. Les lèvres tremblantes, Jude s’arrêta :

— Alors, essayez donc ce miracle d’effacer ce qui est, pour ressusciter ce qui n’est plus ! C’est vrai que jadis je suis venu, ivre de théories, convaincu que l’argent et la bonne volonté suffiraient pour les réaliser. Quelles illusions ! En ce temps-là j’aurais voulu ouvrir les bras, appeler à moi tous les va-nu-pieds, les meurt-la-faim, l’écume des routes, chemineaux, galvaudeux, sans-travail et repris de justice ! J’approuvais leurs révoltes, leurs vices. Je leur étais reconnaissant de n’être que féroces ; je leur criais : « Arrivez donc ! plus de haines ! Vivons en hommes libres ! Faisons lever une aube de justice telle qu’en la voyant chacun voudra marcher vers elle ! » Parfaitement, je disais cela, je le pensais !… Je n’avais oublié que la réalité. J’imaginais des martyrs là où il n’y a peut-être que des malfaiteurs !

Les yeux de Thérèse s’enflammèrent :

— En êtes-vous bien sûr ?

A son tour, entraînée par une ardeur mystérieuse, elle se redressait :

— Oui, je vous le demande, êtes-vous bien sûr d’avoir tenu vos engagements et réalisé cette justice que vous aviez promise ? Je ne suis qu’une ignorante. Je ne sais rien non plus de ce que vous avez fait ; et pourtant, tout à l’heure déjà, vous avez prononcé des mots qui m’ont troublée. Ils sont, disiez-vous, rebelles à toute direction. Faut-il donc, pour vous être agréable, abdiquer sa volonté, et vous croyez-vous à ce point infaillible que vous osiez imposer à chacun la règle qui vous plaît ? Ils sont envieux, méchants et lâches : soit. Depuis combien de temps les avez-vous accueillis, et vous flattiez-vous d’abolir en une heure la trace d’une vie d’asservissement ? Ce serait vraiment trop commode s’il suffisait d’un geste généreux pour faire renaître sur terre l’équité qui n’y est plus !

Il voulut l’interrompre : elle l’arrêta du geste.

— Savez-vous encore si cette heure de crise, le doute qui vous étreint, le danger qui vous menace ne seront pas votre salut ? Je dis bien : le salut pour votre œuvre et pour vous-même ! Tant de fois on s’arrête après un premier effort. Parce qu’il a coûté beaucoup et laisse après lui une immense fatigue, aisément on déclare l’entreprise achevée ; cependant on n’a donné qu’un coup de pioche, on n’a même pas achevé de détruire, et tout est à bâtir !

Railleur, Jude eut une exclamation :

— Peste ! que vous faut-il ? Allez-vous m’offrir, maintenant qu’ils voudraient me chasser, de leur rendre les clés sur un plat d’or en leur disant merci ?

— Pourquoi non ? Je ne suis qu’une ignorante, mais il est des choses que je sais pour les avoir vécues. Je sais qu’il ne suffit pas de décréter une règle pour observer la loi qu’elle doit traduire ; je sais qu’on peut être rassuré par une conviction, lutter pour elle et tout à coup s’apercevoir qu’elle s’évanouit au premier souffle de tempête…

— On peut être sincère et se tromper !

— On peut adhérer à des formules et ignorer l’esprit qui les anime.

— Je vous cite des actes !

— Je vous donne un exemple.

— Lequel ?

— Le mien !

Les mains de Thérèse s’étaient crispées ; cependant elle continuait de couvrir de son regard clair cet homme, hier encore inconnu d’elle, auquel, avec une sorte de joie farouche, elle acceptait de livrer sa pensée la plus secrète :

— Écoutez bien : dans ma vie je n’ai jamais eu qu’un respect, mon père, qu’un amour infini et sans limites, lui toujours. Je ne crois pas l’avoir quitté un jour pendant sa vie : mort, il reste présent.

Elle s’interrompit :

— Mon Dieu ! que ce passé est douloureux à rappeler et comme j’en suis loin ! Je travaillais près de lui, pour lui. Mon âme était en quelque sorte fondue dans la sienne. Nous en étions arrivés à ne plus nous parler parce que nous savions d’avance ce que nous allions dire. Il n’était pas seulement mon orgueil, il était ma conscience. Je jugeais mes moindres actes à travers lui. Je confrontais mes pensées avec les siennes. J’aimais ce qu’il aimait : je haïssais comme lui. Il lui arrivait de m’appeler en riant : « Mon cher disciple » et c’était exact : j’aurais, je crois, accepté le martyre pour défendre la foi qu’il avait su me donner. Chair et esprit, j’étais donc sienne et cependant…

Thérèse baissa la tête. Elle semblait s’adresser maintenant à ce père qu’elle évoquait :

— Cependant l’heure est venue où, me trouvant seule, en butte aux hostilités du dehors et aux suggestions lâches de ma propre conscience, j’ai cru — vous entendez bien — j’ai cru qu’il s’était trompé ! Ah ! l’abominable crise ! Brusquement, tout s’effondra. Ce qu’il m’avait appris, ce que j’avais accepté comme une religion sacrée, mon respect, tout, vous dis-je, fut effacé. En moins de trois jours, j’étais devenue l’épave qui roule au hasard du flot et va se perdre dans la mer !

Elle fit une courte pause.

— Vous aussi ! murmura Jude.

— Moi aussi, j’ai nié le remède ; moi aussi, j’ai nié le salut. Or me voici redevenue pareille, plus forte et sauvée ! Ce salut auquel je ne croyais pas est venu par la voie la plus imprévue, la plus humble au gré des hommes… Près de moi, il y avait une servante illettrée, crédule, dévote, mais admirablement droite. La droiture de l’âme tient lieu de toute science. Parce qu’elle m’aimait, elle seule avait deviné, surveillait les progrès du désastre, et c’est elle que j’ai trouvée devant moi, à la minute suprême où vaincue j’allais céder. « Fais ce que tu voudras, dit-elle, mais relis d’abord ! » Et je dus relire le testament où mon père avait, quelques jours avant sa mort, résumé pour moi la foi de sa vie. Je relus… Quand je vous affirmais qu’on peut avoir observé dix ans la lettre sans pénétrer l’esprit ! Certes, je connaissais ce testament, j’en savais les phrases par cœur ; à cette minute seulement, j’ai compris ! Tout auparavant n’avait été chez moi qu’instinct et habitude. J’avais dormi, bercée par des mots. La tempête en soufflant venait de chasser les mots : je m’éveillai dans la lumière !

Elle se tut. Autour d’eux, le bourdonnement qui peuple l’air semblait suspendu. Abrités par la maison et le rideau des arbres, ils étaient à mille lieues du monde environnant, et justement parce que ce lieu était secret, peut-être aussi parce que leurs âmes se découvraient sous le couvert de métaphysiques vaines, ils éprouvaient une langueur singulière à rester ainsi côte à côte.

Jude répondit enfin, avec un geste las :

— C’était une crise de sentiments. Je lutte contre des faits.

— Ce sont aussi des faits qui vous sauveront.

— C’est-à-dire le hasard…

— Non, vos actes.

De nouveau, ils retombèrent dans le mutisme délicieux qui, plus que les paroles, faisait descendre sur eux un apaisement.

Soudain, un tintement de grelots grésilla sur la route.

— Pontillac !

— Lethois !

La maladie de celui-ci, leur inquiétude initiale, cela même pour quoi ils avaient été réunis et attendaient, ils avaient donc tout oublié !

D’un mouvement prompt, Jude saisit la main que Thérèse ne lui avait pas offerte.

— Amis, n’est-ce pas ?

Thérèse ne répondit pas, mais la main ne fit aucun effort pour se dérober.

— Adieu !

— Vous partez ?

Les yeux de Jude exprimèrent une lassitude découragée.

— Ah ! dit-il, que m’importent ces gens ! Je ne serais bon à rien ici, tandis que chez moi…

— Chez vous ?

— Quelqu’un attend peut-être mon retour avec l’annonce d’une grève !

— La grève ! En êtes-vous là !

— Rassurez-vous : je n’ai pas peur.

— Si j’avais su !…

— Vous auriez parlé de même et vous auriez bien fait.

Rapidement il rejoignit l’entrée, traversa la maison. On eût dit qu’il s’évadait. Thérèse, elle, n’avait pas bougé. Cette grève possible venait de la remplir d’effroi tout à coup, comme si, avec l’œuvre de Servin, quelque chose d’elle-même eût menacé de sombrer. Échappée au présent, elle attendit ensuite. Elle imaginait, devant l’usine en ruines, le désespoir de cet homme qu’elle ne connaissait pas une heure auparavant, qu’elle ne reverrait peut-être jamais plus ; et parce qu’elle était impuissante à l’empêcher, elle se sentait écrasée d’amertume. Elle aurait donné dix ans de sa vie pour écarter un pareil avenir. Cependant des voix s’élevaient, une voiture arrivait… Lethois sans doute qu’on ramène… Et s’arrachant à l’étrange rêverie elle quitta le jardin.

Dehors, Jude venait de rencontrer Pontillac qui rentrait sans Lethois.

— Compliments ! criait le médecin, vous avez une façon à vous de semer les gêneurs.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que vous excellez dans le récit de drames imaginaires, et que j’y fus pris comme un sot. Êtes-vous au moins satisfait du petit entretien que ma naïveté vous procura ?

Et comme Jude continuait son chemin sans répondre, Pontillac tout à coup éclatait de rire :

— L’imbécile ! aurait-il déjà reçu le coup de foudre ?

III

Des gens qui appellent, une voix qui hèle :

— Lethois ! Pontillac !…

Puis de nouveau l’espace vide, des fossés, des champs…

Haletant, M. Lethois continua de courir.

Impression déconcertante, à chaque pas il appréhendait d’enfoncer dans un sol mou et, à la rencontre de ce sol, chaque fois aussi il butait comme s’il se fût heurté contre une marche. N’importe ! il allait, fuyant les hommes, le village, sa maison ; il allait, pareil à une locomotive culbutée hors des rails et que la pesanteur entraîne, tandis que les roues tournent à vide, emballées et grinçantes. Cependant, à mesure, son corps devenait quelque chose de rigide et de lourd qu’il parvenait moins à mouvoir. Ainsi, dans les cauchemars, on se sent incapable de bouger, bien que poursuivi par des assassins…

Mais voici que sur la route une voiture encore paraissait, la voix de Pontillac appelait :

— Lethois ! où êtes-vous ? Lethois !…

Ce n’est donc pas assez d’être traqué chez soi par une étrangère : faudra-t-il l’être au dehors ? Et M. Lethois reprend son élan, coupe à travers les maïs…

Être seul !… Il ne faut pas qu’on lui parle, il ne veut pas non plus penser, savoir d’où il vient, où il va : il voudrait s’évader hors du monde, n’être plus lui…

Soudain, l’arrêt… Il semble qu’un ressort vient de casser dans l’être. M. Lethois verrait une automobile se diriger sur lui qu’il n’arriverait pas à se détourner. Ses jambes flageolent. Les objets dansent. On dirait que la mort vient. Désormais, M. Lethois n’avancera plus : immobile en plein champ, il est devenu statue ou plutôt le frère de ces tristes saules tordus et noirs qui, alentour, jalonnent les clôtures…

C’était dans un grand chaume, juste au sommet de la côte qui va vers Saint-Julia. Un peu plus bas, on apercevait la flèche rouge de Montaigut, quelques toits, puis la plaine et la Montagne noire tendue au delà comme un rideau.

Derrière M. Lethois, presque contre son dos, une haie d’aubépine dressait sa muraille verte.

Effaré, M. Lethois réfléchit, se rappela sa nuit et poussa un cri sourd :

— Si je ne meurs pas, je deviens fou…

Fou ! Il se revit la veille au soir, tranquille, les idées nettes, en train d’écrire d’une main alerte cette phrase : « Un lasius niger suivant le tracé rouge… » quand soudain se penchant vers son carnet il n’avait plus aperçu de tracé rouge !

Fou ! il fallait qu’il le fût devenu à cet instant, puisque sachant pertinemment avoir marqué sur son dessin deux traits seulement, l’un rouge et l’autre vert, il en avait découvert quatre, parfaitement distincts et tous les quatre verts !

Alors, terrassé, M. Lethois s’était levé et, la lampe à la main, avait approché de la glace.

— Voyons ! je n’ai pourtant pas la figure d’un aliéné !

Avidement ensuite, il avait cherché son image. Comme son bras tremblait, imprimant des secousses à la lampe, cette image tremblait aussi et restait floue.

D’abord, il n’avait aperçu rien d’extraordinaire. Les yeux qu’il avait vus étaient bien des yeux qu’il connaissait, des yeux de myope proéminents et ternes, à peine rendus brillants par la terreur du moment. Mais voici que peu à peu, à mesure qu’il s’efforçait de les mieux analyser, M. Lethois avait remarqué entre eux une vague dissymétrie. L’écart, au début insaisissable, allait en grandissant. En même temps, M. Lethois éprouvait une difficulté singulière à prolonger son examen. Tout à coup, l’homme qu’il observait avait cessé de regarder droit, il louchait, ensuite ses yeux eux-mêmes se dédoublaient… Vision de cauchemar… Ivre d’horreur, M. Lethois avait soufflé la lampe.

Une furie avait suivi. A demi inconscient, M. Lethois fermait la croisée, arrachait ses vêtements, se blottissait au fond du lit, puis, claquant des dents, la raison en dérive, attendait le jour…

Que lui apporterait celui-là ? Serait-ce enfin le retour à la vie commune, ou encore une course à travers un monde peuplé de fantômes ?

Des prières, toute la nuit, étaient montées à ses lèvres. O lumière ! joie divine dont lui seul était capable d’apprécier le bienfait ! Pouvoir se baigner à nouveau dans l’air où tout se voit, où chaque image est claire, chaque forme immuable ! Tant d’années il avait méconnu ce miracle qu’est une lueur dans le ciel : on se lève, on agit, on va dormir sans même songer qu’il a fait jour et que le jour parti pourrait ne jamais revenir… Si, las d’être à son poste, le soleil venait à déserter ?

Mais l’aube était revenue. Déjà des coqs chantaient. M. Lethois ne bougeait pas. Il aurait voulu rester toujours inerte. Il ne se serait jamais levé si la sonnerie de la messe ne lui avait rappelé la lettre de M. Taffin, oubliée dans sa poche, et qu’il fallait remettre.

Enfin il s’était décidé à tourner la tête vers la croisée, en avait regardé les barreaux qui grillageaient l’horizon gris.

Soudain, comme les traits du carnet, comme les yeux dans la glace, le grillage s’était doublé : le prestige recommençait !

Ensuite, un trou de mémoire…

En ce moment même où il s’efforçait de reconstituer le drame, M. Lethois ne se heurtait plus qu’à la nuit noire.

Il s’était habillé ; il avait dû s’échapper de la maison ensorcelée ; il se rappelait aussi avoir jeté une lettre sous la porte du presbytère. Après, il avait entendu un homme appeler : enfin, il se retrouvait là, divaguant, se demandant s’il allait devenir fou ou bien si la mort était là !…

La mort !… Une sueur froide perla sur ses tempes. Jamais, jusqu’à ce moment, il ne l’avait admise pour lui. Elle était, à ses yeux, un phénomène naturel réservé au voisin. Il lui était arrivé souvent de dire : « Un tel est mort : c’est bien heureux pour lui » ou bien encore « Il est mort : quel débarras ! » Mais qu’une heure sonnât où lui-même passerait par les affres de l’agonie, c’était là une chose qu’il écartait systématiquement : semblablement on se refuse à imaginer certaines tortures ou des accidents, parce qu’il ne sert à rien d’y penser et qu’au surplus rien n’est moins sûr.

Or, depuis qu’une force l’avait arrêté en pleine course, même depuis l’instant où il réfléchissait ainsi, une menace planait sur lui dont il n’aurait pu dire le nom ni définir la nature. Ce n’était plus seulement sa pensée qui défaillait : c’était la vie qui semblait s’effacer. Il ressentait un vertige, une inexprimable angoisse de départ, quelque chose enfin d’atroce comme si l’univers allait disparaître et l’air manquer à ses poumons. Allait-il succomber là, tout seul ? Il devait y avoir quelque part un être, un Dieu, pour arrêter l’agression abominable ! Il n’était pas possible que la vie, — ce bonheur que représente la vie, fût-on aveugle, aliéné ou paralytique ! — lui fût enlevée sans que rien s’y opposât. Ah ! réveiller la terre ! Comment personne n’accourait-il à son secours ? Il aurait voulu ameuter Montaigut, lancer des pierres aux vitres des maisons lointaines. Un appel s’étrangla dans sa gorge :

— A l’aide ! Holà ! Quelqu’un !

Il eut ensuite un hurlement de bête :

— Par ici ! au secours !

Un cri répondit. En même temps, débouchant de la haie, un gendarme parut.

— Tenez-le bien ! Qu’il n’échappe pas !

— Quoi ? Que voulez-vous dire ? s’écria M. Lethois que cette présence humaine remettait de sa peur.

— Je vous demande si vous l’avez vu.

— Qui ?

— Le Pêcheur, sacredieu !

— Ah ! bien, si vous croyez que je pensais à lui !

— Alors pourquoi ce boucan ?

— Parce que ça me plaît.

— Tonnerre ! Je parie que vous l’aidiez à f… le camp !

— Tonnerre ! n’est-on plus libre de gueuler dans son champ ?

— Excusez ! si vous êtes le propriétaire, fallait le dire. Vous n’aviez donc pas reconnu l’uniforme ?

— Je n’ai pas le don de voir à travers une haie, répliqua M. Lethois exaspéré.

— Une autre fois, on agitera son képi.

— C’est cela : allez-vous-en !

— Mais le Pêcheur ?…

— Il n’est pas là.

— Il y était.

— Non.

Comme des coups de fouet, cette contradiction achevait de ranimer M. Lethois. Ahuri, le gendarme bougonna entre ses dents :

— Cochon ! il m’a encore filé entre les doigts.

— Qu’est-ce qu’il a encore fait, pour qu’on veuille le pincer ?

— Toujours le même coup ! Dimanche, le maire de Nogaret le paye pour repeupler la mare ; l’animal y consent et tranquille, chaque matin, va jeter des carpes que pieusement il retirait la nuit.

— Ce n’est pas un vol du moment qu’il restituait à mesure ! En tous cas, il est très loin, en bas du village, quelque part enfin, mais pas ici puisqu’on vous y voit.

Le gendarme étouffa un juron :

— Suffit ! chacun en son temps : on retrouvera tout son monde.

— En effet… bonsoir…

Et une joie intime secoua M. Lethois au spectacle de l’homme furieux qui reprenait sa course vaine. Il lui semblait qu’à narguer ainsi la loi humaine, il devenait supérieur à toutes les autres lois, y compris cette loi de mort qui l’épouvantait. Déjà même, il avait l’impression que son corps allait redevenir normal, ses poumons étaient plus libres, il renaissait. Soudain un contact léger, pareil à un glissement de reptile, frôla ses deux mollets. Il voulut reculer, mais ses jambes n’obéirent pas. Quelque chose ensuite se déroula qui fut abominable. Durant l’intervalle d’un éclair, M. Lethois eut conscience d’être suspendu au-dessus du vide, puis d’y plonger. Il était aspiré par le gouffre, croyait en même temps tournoyer. Enfin un choc terrible : ayant perdu l’équilibre, M. Lethois venait de tomber par terre.

— Ça, c’est gentil, dit une voix gouailleuse. Je n’osais pas vous inviter à prendre un siège : mais, vrai ! c’est plus commode pour la conversation.

Rouvrant les yeux, M. Lethois aperçut une tête émergeant du fossé et poussa un cri de stupeur :

— Le Pêcheur !

— Gueulez pas, dit vivement celui-ci, c’est mauvais pour les rhumatismes, et ça fait revenir les gendarmes !

— Qu’ils reviennent ! S’ils t’avaient pincé, je n’en serais pas à ne savoir comment me relever !

— Ah dites donc, soyez sérieux ! c’est pas le moment de conter des blagues.

Déjà, par prudence, le Pêcheur était rentré dans le fourré, mais absorbé par le souci de trouver une meilleure position, M. Lethois venait de rouler sur lui-même pour s’étendre sur le ventre. Sa tête ainsi se rapprocha de celle du Pêcheur, presque à la toucher. Et une accalmie survint.

Loin d’en vouloir au chemineau de l’avoir fait tomber, M. Lethois comprenait que sa chute avait été un heureux accident. La terre sur laquelle il était couché lui donnait de la fraîcheur. La haie l’isolait de tous les regards. Le voisinage même du braconnier était une sécurité en cas d’alerte. Oubliant sa colère, il se tourna vers lui et reprenant le dernier mot qui seul l’avait frappé :

— Des blagues ! murmura-t-il, il n’y a que cela dans l’univers !

— Erreur ! riposta le Pêcheur, enchanté de reprendre le fil, quand ce ne serait que de pouvoir tournebouler à sa fantaisie sur cette sacrée cambuse de terre, la godille vaudrait le voyage !

Il acheva, secoué par un accès de gaieté :

— Cré bon sort ! on voit bien qu’ils ne vous ont jamais collé à l’ombre !

Écrasé par le dégoût du présent, l’âme uniquement occupée de son mal, M. Lethois soupira :

— L’ombre… je connais cela…

— Pas possible ! Alors ce devait être dans les temps.

— Non, tu ne comprends pas.

— Aussi, je me disais…

— Ne dis rien !

Et le Pêcheur se tut.

Soutenant son menton des deux mains, M. Lethois fixait le sol sans le regarder. Des images bizarres roulaient maintenant dans sa cervelle. Il s’imaginait avoir quitté sa maison depuis très longtemps. Après avoir couru pendant des jours, il avait dû s’arrêter pour laisser passer la fatigue. L’endroit était inconnu, inconnu le vagabond étendu près de lui. Tout à l’heure, il faudrait repartir, mais le but du voyage aussi lui était inconnu, et c’était cela sans doute qui lui donnait si violemment l’impression de n’avoir pas avancé…

Le Pêcheur, de son côté, profitait de ce loisir pour étudier de près le visage d’un homme « heureux ». Quelle surprise ! Ce veinard qui jamais n’avait eu de callots sous les doigts, libre de manger du beefsteack et de promener en sécurité sa pelure du dimanche, semblait rongé de chagrin. Tant de tracas se lisaient sur ses traits convulsés qu’on en avait le cœur remué. Incapable de retenir plus longtemps l’expression de sa pitié :

— Ça ne va donc pas, ce matin ? reprit-il enfin très doucement.

M. Lethois se contenta de hausser les épaules. Cherchant d’instinct une consolation à sa portée, le Pêcheur poursuivit :

— Vous faites donc pas de mauvais sang ! Moi, par exemple, j’ai beau savoir que la rousse se carapatte à mon endroit, je continue de rigoler : je rigolerai jusqu’à plus soif.

M. Lethois ricana tristement :

— Alors, tu rigoleras toujours, mais ne rigole pas qui veut !

Sans qu’il s’en aperçût, et bien qu’il eût horreur de la trivialité, il mettait son verbe au diapason de son étrange compagnon.

— Tenez ! M. Lethois, dit vivement le Pêcheur, vous qui avez de la braise, de l’instruction, enfin tout ce qui est nécessaire…

— Eh ! je n’ai rien de ce que je cherche ! riposta rudement celui-ci.

Têtu, le Pêcheur sourit :

— Si ce n’est que cela qui vous embête, je sais où on en trouve.

Il cligna des yeux :

— Ah ! si vous n’étiez pas un bon bougre au fond, à preuve que vous avez rembarré le sergot tout à l’heure, plus souvent que j’aurais cassé la noix ! Enfin, tant pis ! Donc, si ce n’est que des fourmis qui vous manquent, j’en connais, des nids et des nids !…

Un rire découvrit ses dents aiguës.

— Hein ! ça vous la coupe, que j’aie deviné ? C’est qu’on a aussi sa petite surveillance, quasiment les juges ! Des fourmis ! pas plus loin qu’à une portée de fusil, j’en ai encore vu ce matin… un nid ! autant dire une meule !

— Près du chêne Bouglard ? interrompit brusquement M. Lethois, sans même songer cette fois à s’irriter de la curiosité du Pêcheur.

— Juste ! vous connaissez déjà ?… Aussi à gauche, derrière le mur, dans la propriété, — car moi, je ne fais pas comme vous, je me promène dans la propriété, — à gauche, pas loin de l’orme…

— Parbleu ! je me disais bien qu’il devait être là ! Des lasius niger ?

— Ça, vous m’en demandez trop !

— Peut-on y aller maintenant ?

— Sans vous faire tort, vaudrait mieux attendre que le cogne soit disparu.

— Le cogne ?… Attends.

M. Lethois tenta de se redresser ; mais la douleur l’arrêta. Il retomba, découragé.

— J’oubliais… non… merci.

Et le silence recommença.

M. Lethois songeait à l’atroce aventure où il se débattait : le Pêcheur était déçu d’avoir épuisé ses consolations sans calmer ce chagrin. Le bruit de leurs deux respirations s’entrecroisait dans le grand calme du matin : celle du Pêcheur était puissante et espacée comme des coups de soufflet ; celle de Lethois, menue et saccadée comme un tictac de pendule. Au-dessus de la haie, le ciel s’arrondissait en forme de voûte. L’odeur des feuilles, le frisselis d’ailes quand un moineau passait, tous ces riens, dont se compose la vie de l’air, donnaient à l’heure un charme paisible.

— Comment va-t-elle, ce matin ? reprit soudain le Pêcheur, si bas qu’on l’entendit à peine.

— Qui ?

— Celle qui est chez vous.

— Je ne sais pas.

Le Pêcheur soupira et fit une moue gourmande comme s’il croquait un bonbon.

— Je crois que je l’aime, murmura-t-il sourdement.

— Elle a fait là une jolie conquête !

— Ça ne se commande pas.

— Rien ne se commande ici-bas, dit M. Lethois.

Mélancolique, le Pêcheur confirma :

— Rien…

Lethois poursuivit, rêveur :

— On ne sait pas non plus pourquoi les choses arrivent. On ne demande pas à naître et on naît. On voudrait ne pas mourir et on meurt. La vie est une suite d’accidents grotesques.

Les dents blanches du Pêcheur attirèrent son regard.

— Ainsi, par exemple, pourquoi est-ce toi qui es fort et vigoureux ? Tu ne sers à rien. Si j’avais été à ta place…

— A ma place, répliqua le Pêcheur que cette philosophie rendait grave, peut-être bien que vous n’auriez pas bu.

— Évidemment.

— Alors, plus besoin de caboulots ni de bouteilles. Autant se mettre calotin ! et les calotins, c’est de la racaille…

— Possible, mais j’aurais fait de grandes choses !

— Non, M. Lethois.

— Pourquoi ?

— Rapport à la rousse.

— Te figures-tu que j’aurais volé ?

Le Pêcheur haussa les épaules :

— Quand on a le feu aux entrailles et la machine vide, les principes, autant dire de la graine de pissenlit. On souffle : il n’y a plus rien.

— Il y a beau temps que j’ai soufflé sur les principes ! repartit M. Lethois avec un rire sec. Il y a aussi des heures où je voudrais faire sauter l’univers avec de la dynamite, tant je le trouve bête et mal construit. On me croit un bourgeois. Je suis un anarchiste.

— Vous m’étonnez, dit le Pêcheur. Moi, au contraire, je trouve utile qu’il y ait des gendarmes. Si j’étais Fallières, j’en augmenterais le nombre : car, enfin, si je n’ai pas de poignon, je profile du moins comme tout le monde des bois, du fossé, de la route… Qu’est-ce que je deviendrai quand tout le monde aura le droit de pêcher ou de braconner ? Faut aussi être juste : l’hiver, qui me loge à la prison ? C’est pas moi, bien sûr, qui va payer la nourriture ! Un chambardement dont je n’ai rien à tirer, zut !

— Tu es conservateur ?

— Je tiens à ce qui est. Ce n’est pas la même chose.

— Si.

— Non.

M. Lethois que ces propos lassaient, résuma dans une formule son mépris universel :

— La vie me dégoûte.

— Bon Dieu de bon sort, vous n’y connaissez rien !

Les yeux du Pêcheur s’étaient allumés comme une braise :

— Rien de pareil encore à l’agrément de se sentir bon pied, bon œil et de traîner sa godaille ! Être feignant, humer le bon air la nuit, de jour se faire calciner l’échine, rencontrer une garce de temps à autre, par ci par là piquer une cuite, et puis s’en aller à sa fantaisie sans demander permission, un rêve ! Oh ! je comprends, c’est pas reluisant pour un type à redingote : il vous faut aussi des élégies lacrymatoires, des larbins, que sais-je !… Tout de même, la vie est un fameux gâteau puisque chacun, dès qu’il y a mordu, veut s’en empiffrer jusqu’au gosier. Moi, voyez-vous, je me f… d’être pauvre, de la rousse et du tonnerre de Dieu, du moment qu’il reste encore du lapin et de la cerise… Mais regardez-moi donc ça ! rien que ce buisson ! Est-ce assez beau et commode ? Et le soleil ! Paraît que des gens ne le voient que tous les six mois : pauvres bougres, je ne changerais pas avec eux, sûr comme je suis là !

— Tais-toi, cria M. Lethois, ne parle pas de ce que tu vois.

— Parbleu, j’en sais pourtant là-dessus autant que vous ! C’est-y que vous verriez par hasard deux clochers, là où les gueux n’en trouvent qu’un ?

Instinctivement, le Pêcheur avait désigné du doigt la flèche de Montaigut ; instinctivement aussi, le regard de M. Lethois avait suivi la direction. M. Lethois eut une sorte de gémissement :

— En effet, j’en vois bien deux.

— Alors, c’est que vous êtes fou. Il n’y a que le médecin pour soigner ces choses-là.

— Un médecin !

Subitement, M. Lethois venait de se dresser. Le Pêcheur avait raison. C’était un médecin qu’il fallait trouver, tout de suite. Il devait exister une drogue, une poudre, n’importe quoi pour détruire de pareils cauchemars !

— Un médecin ! Tu dis vrai !

— Ça serait-il pour de bon que vous croyez dérailler ? gouailla le Pêcheur interloqué.

M. Lethois fit un effort pour se lever et retomba.

— Ah ! s’écria-t-il, où en découvrir ? Jamais je ne pourrai aller jusqu’à Revel !

— Si ce n’est que la course qui vous embête, interrompit le Pêcheur, croyant toujours à une plaisanterie, vous n’avez qu’à toquer au château. Paraît qu’y s’en trouve un, et un fameux !

— En es-tu sûr ?

— Aussi sûr que je parierais que c’est lui qui s’amène.

— Lui !

Cette fois, les forces décuplées par une frénésie de désir, M. Lethois était parvenu à se mettre debout. La tête virée, l’air égaré, il tourna les yeux vers le point de la côte de Saint-Julia qui seul était visible pour le Pêcheur. Celui-ci ne s’était pas trompé. Un homme, à cent mètres, descendait la route vers Montaigut. Bien qu’il parût comme tout l’horizon visible enveloppé de brouillard, à cause de cela peut-être, M. Lethois le reconnaissait sans hésiter. C’était le même qui, le soir du whist, avait demandé l’adresse de Mlle Peyrolles : même allure, mêmes vêtements !

Marc en effet rentrait. Parti de grand matin pour ne point rencontrer encore Mlle Peyrolles, il revenait, réconforté par la marche au grand air, le cœur résolu et déchiré, ayant désormais autant de hâte à libérer sa conscience qu’il avait mis auparavant d’ardeur à reculer l’échéance.

— Et tu m’assures qu’il est médecin ?

— Quand je vous dis que la châtelaine s’est férue d’un potard !

— Ah ! s’il l’était !… je verrai bien !

Titubant, M. Lethois partait.

— Eh bien, quoi ! on s’en va comme cela, sans dire bonsoir ?

Stupéfait, le Pêcheur avait eu un mouvement de colère. Prudemment, il sortit la tête du fourré et inspecta l’horizon :

— Pas plus de cogne que dans mon œil ; on peut y aller !

Aussitôt il se leva, partit à son tour pour rattraper Lethois :

— Attends, sac à fourmis ! on t’en collera un autre jour, des pucerons !

Déjà M. Lethois atteignait le rebord de la route. Quand le Pêcheur le rejoignit, il venait d’aborder Marc.


Ce fut ensuite une scène rapide, quelque chose de terrible et de très simple, comme il arrive lorsque le sort décide. Devenu tout à coup respectueux et grave, ayant peut-être la conscience mystérieuse que le destin était devant lui, le Pêcheur s’arrêta ; il écoutait sans perdre un mot, sans les comprendre tous…

— Pardon, Monsieur, dit M. Lethois, on me certifie que vous êtes médecin.

— Je le suis en effet, répond Marc sèchement.

— Alors, permettez-moi… consentiriez-vous à me soigner tout de suite ?

Une angoisse brusque du regard accompagne la demande, et cette angoisse est telle que Marc, après avoir hésité, suspend sa marche et examine l’étrange personnage qui le hèle.

— Je vous en supplie… une minute suffira, j’espère : d’ailleurs, je dois être facile à remettre ; sans cela, serais-je ainsi sur les routes ? Avant-hier j’étais encore comme tout le monde et puis…

Ici un mouvement de Marc :

— Vous souffrez des yeux, n’est-ce pas ?

— Non… comment savez-vous ?… j’ai bien eu dans les yeux quelque chose, mais…

— Pourtant n’avez-vous jamais vu double, ou confondu des couleurs, par exemple le vert avec le rouge ?

— Qui vous a dit ?

— Enfin une gêne dans la marche, des douleurs de jambe en coup de fouet, tout à coup…

La voix de M. Lethois s’étrangle.

— Cela aussi.

— En effet, Monsieur, il convient de vous soigner, si vous ne l’avez déjà commencé ; mais veuillez reconnaître que ce n’est pas ici l’endroit.

— C’est donc grave ?

— Grave !… assez pour qu’il n’y ait pas de temps à perdre.

— Au moins, peut-on guérir ?

Les demandes vont en s’éteignant. A chaque mot qui tombe de la bouche de Marc, il semble qu’un peu plus de cendre blêmisse le visage blême de M. Lethois.

Sans qu’il puisse deviner le drame auquel il donne un dénouement, Marc est étreint par une vague pitié :

— Il y a toujours quelque chose à tenter, dit-il évasivement.

— Ah ! monsieur, vous avez l’air de ne pas croire que je suis un homme ! et pourtant j’ai besoin de la vérité, il me la faut !

— Songez, fait encore Marc en éludant la réponse, songez que je ne puis ici vous examiner comme il serait nécessaire, encore moins donner un avis ferme. Je demeure chez Mlle Peyrolles : revenez me trouver… plus tard… cet après-midi par exemple… oui cet après-midi. Moi-même, j’aurai l’esprit plus libre…

— Mais enfin, mes yeux ?… Je veux savoir… dites !… mes yeux ?… Garderai-je mes yeux ?

— Ah !… vos yeux !…

Un geste de découragement avoue le désastre.

Alors, les épaules écrasées, les cheveux se hérissant d’horreur, la bouche tordue, devenu la forme humaine de l’épouvante, M. Lethois commence à reculer :

— Merci, monsieur, cela me suffit…

Puis, tandis que Marc repart sans retourner la tête, une voix dit :

— Nom de D… v’là qu’y se fauche !

Et se jetant vers Lethois, le Pêcheur le reçoit dans ses bras…

IV

— Personne ?

— Non, monsieur.

A la vue de Jean installé sur le seuil comme pour guetter son arrivée, Jude avait eu un battement de cœur.

— Alors qu’est-ce que tu attends ?

— Monsieur avait dit qu’il irait ce matin à Revel.

— Inutile, je ne pars plus. A propos, n’aurais-tu pas aperçu M. Lethois ?

— M. Lethois ?

— Oui, on le cherche… le docteur Pontillac, tout le monde…

Un bruit de voix confus interrompit la phrase. Là-bas sur la route qu’ils ne pouvaient apercevoir, des cris d’appel s’élevaient.

— Qu’est-ce ?

— Des gamins, sans doute…

Le bruit s’éteignit.

— De toute manière, reprit Jude, reste là jusqu’à midi.

— C’est du monde qui doit venir ?

Jude ne répondit pas à la question.

— Je vais travailler : si l’on me demande, tu me trouveras là-haut, dans ma chambre.

Et il monta.


Non, il n’attendait plus personne, ni message de Clerc, ni des nouvelles de l’usine : une rafale venait de substituer aux angoisses d’avenir l’énigme du présent. Plus d’inquiétudes ni de suppositions vaines : rien qu’un intense besoin de recueillement pour discuter avec lui-même l’aventure qui le ramenait ainsi l’âme changée.

Ayant traîné un fauteuil près de la fenêtre, Jude ouvrit celle-ci et se laissa tomber sur le siège. Ensuite le regard flottant, les yeux occupés par la seule perspective du vaste ciel où moutonnaient des nuées grises, il réfléchit.

Depuis qu’il avait quitté Thérèse, c’était la première minute où il pouvait se ressaisir. Tant qu’il avait été près d’elle, dans le jardin, il ne s’était pas aperçu qu’il y eût rien de changé en lui. Au départ aussi, lorsque maître de la main de Thérèse, il l’avait serrée dans les siennes, les mots qui lui étaient montés aux lèvres n’avaient rien eu d’extraordinaire… Mais, dès que Pontillac avait parlé, et encore tandis qu’il rentrait en hâte vers ce logis, comme il avait compris le mensonge d’une telle tranquillité ! En ce moment même et sans ce mensonge, d’où lui seraient venues cette ardeur de vivre et cette fièvre qu’en d’autres temps il eût jugées l’apanage exclusif de la vingtième année ?

Il ne put se tenir d’un peu d’agacement :

— Un élan de jeunesse vraiment tardif !

Puis il haussa les épaules :

— Ce n’est pourtant qu’une femme pareille aux autres !

Pareille aux autres… était-ce bien sûr ? Et malgré lui, il s’efforça de la revoir.

Par une suggestion puérile, quand Pontillac lui avait parlé de Thérèse Wimereux pour la première fois, il avait imaginé une vieille fille d’abord pédant, devenue tour à tour bas bleu au contact d’un monde académique et revêche par suite de l’isolement. Quelle surprise en la voyant paraître, si différente du modèle attendu ! Quelque chose cependant l’étonnait plus encore : c’est qu’en la voyant telle, il n’aurait pu admettre qu’elle fût autre. Sa voix tout de suite lui avait donné l’impression d’une musique familière ; son regard, la sécurité d’un regard déjà connu. Il avait aussi oublié le nom qu’elle portait, et encore que lui-même comptait s’occuper de Lethois. Avant même qu’elle eût parlé, il avait compris qu’il était venu pour elle et devait lui appartenir !

— Si seulement elle était jolie !

Analysant l’image retrouvée, Jude tenta de se débattre contre le prestige. Une chaleur courut dans ses veines. Il sourit.

Jolie ? non. Elle était mieux. Sait-on d’ailleurs pourquoi une femme est désirable ? Parce que celle-ci n’avait aucune coquetterie, parce que tout dans son maintien affirmait le dédain de plaire, peut-être l’avait-elle attiré plus sûrement que tant d’autres dont les grâces ne cherchent qu’à s’offrir. Et continuant de l’imaginer, il découvrit son visage comme il avait admiré sa main.

L’ovale de son front, le ton cendré des cheveux, la courbe des lèvres restées graves encore que souriantes, tout en elle suggérait l’idée d’une beauté moins régulière que vivante. Certaines, à son côté, auraient lutté d’éclat ; auprès d’aucune, Jude n’avait à ce degré perçu la vie. Il se rappelait aussi l’incroyable mobilité des traits, cette passion qui semblait la secouer toute dès qu’elle parlait, et il ne la découvrait pas seulement vivante dans son attitude mais encore dans sa pensée ; il n’était pas jusqu’à cette façon de forcer audacieusement les secrets d’autrui en livrant le sien, qui ne la rendît délicieuse.

— Délicieuse, certes : mais raisonnable !…

Poussé par un goût de revanche contre cet envahissement de lui-même, Jude sourit de nouveau.

Quoi ! parce qu’il parlait des ouvriers sans illusion, elle le trouvait injuste ? Parce qu’il avait avoué sa crainte d’être dupe, elle l’accusait de déserter son œuvre ? Passe encore d’admirer Tolstoï : qui accepterait d’appliquer la non résistance aux conflits de la vie réelle ?

Il résuma :

— Elle a lu trop de livres…

Lui du moins, s’il en lisait encore, n’y croyait plus. Passé, Dieu merci, ce temps où le cliquetis d’une utopie bien dite lui grisait le cerveau. Assez d’idéal ! Le monde est œuvre de réaliste.

L’image de Thérèse, un instant voilée par une pénombre, reparut devant Jude.

Pourtant d’où venait qu’en écoutant les folies qu’elle avait dites, il avait eu aussi l’émoi de la vérité proche ? Évidemment, donner aux ouvriers quelques avantages, leur céder une part minime de son gain, garantir leur vieillesse contre la misère, c’était bien : quelle distance néanmoins entre ces concessions de charité dosée et la vraie collaboration ! Il ne sert de rien d’augmenter un salaire si celui qui touche peut accuser la règle de fantaisie et demeure étranger aux décisions qui la fixent. De même est-ce bien assurer la justice que d’affirmer son bon plaisir comme raison suprême ?

Retour inattendu : voici qu’après avoir été si parfaitement assuré de ses droits, Jude y apercevait quelque chose d’incertain et de sommaire. Il se demandait : « N’ai-je pas eu tort de leur imposer cette Pastre parce que cela me plaît ? » Était-il évident aussi que la participation aux bénéfices fût une garantie stricte de la part de chacun ? Puisque l’idée de partager les pertes était absurde, c’était donc que le partage du gain tire sa force de principes étrangers à la stricte justice…

Ainsi, progressivement, le prêche de Thérèse redevenu pressant accaparait son esprit, comme Thérèse elle-même avait accaparé son cœur. L’enveloppement se poursuivait, irrésistible. En même temps une joie sourde gagnait Jude. Il était emporté vers des mondes nouveaux. Il jugeait misérables ses craintes, il avait oublié Clerc… Brutalement, la réalité le rappela sur terre. On frappait à la porte.

— Monsieur, on vous demande !

Qui pouvait venir, sinon quelqu’un de l’usine ?

Dans un éclair, Jude entrevit l’atelier en révolte, les machines arrêtées. Il dut se raidir.

— C’est bon, j’y vais.

Cette fois, les théories venaient de partir pour rejoindre les rêves. L’image même de Thérèse s’effaça. Il descendit, le cœur figé, escomptant d’avance une catastrophe, résolu à rester plus fort qu’elle.

Au pied de l’escalier, ce n’était que M. Taffin qui attendait, des papiers à la main !…

— Quoi ! vous encore !…

Sans remarquer la rudesse de l’accueil, le prêtre eut un geste d’ivresse :

— Je l’ai ! fit-il d’une voix sourde. Mais d’abord, conduisez-moi. Ici on nous écoute.

En même temps, il désignait Jean dont la silhouette se détachait à l’entrée.

— Soit ! entrez ici, et faites vite : je suis pressé.

C’était le salon. M. Taffin passa le premier. Était-ce la peur ou la joie, il paraissait en proie à une sorte de délire. Sans regarder autour de lui, sans même jeter un coup d’œil au jardin qui souriait derrière les vitres, il répéta :

— Je l’ai !

— Ah ! s’écria Jude qui avait oublié déjà les confidences du prêtre, si vous parlez par énigme, nous n’en sortirons pas !

— Ma lettre ! La lettre d’Allemagne ! Dire que je désespérais et qu’elle est là !

Jude partit d’un rire sardonique :

— Le beau miracle qu’a fait la poste !

Transfiguré par la joie, le prêtre s’était redressé.

— Oh ! ne riez pas ! s’écria-t-il. Dieu n’a pas cessé d’enfanter des merveilles. Si les aveugles ne les reconnaissent pas, c’est qu’ils ne peuvent plus voir. Cela n’empêche pas le surnaturel de baigner notre vie ! Tenez, si je vous interrogeais seulement sur votre matinée, je suis sûr que, pressé de questions, vous reconnaîtriez qu’une volonté souveraine, plus forte que vos courtes volontés, vous a mené où vous ne vouliez pas ! Le voilà, le miracle ! C’est l’action divine, presciente de l’avenir, toujours au guet, qui à l’heure où nous avons du chagrin nous console, ou qui encore, en plein danger, nous met par des voies imprévues le secours à portée !

Interdit, Jude examina M. Taffin pour s’assurer qu’une telle clairvoyance n’était pas le résultat d’un espionnage :

— On vous a dit ce que j’ai fait ce matin ?

Mais M. Taffin n’entendit pas : s’il éprouvait un besoin violent de parler de son bonheur, le reste du monde lui échappait.

— Je vous répète que Dieu est bon ! Six jours d’attente vaine ! Ce matin encore, je m’étais dit : « C’est fini, jamais Heimath n’écrira ! » Et puis, au sortir de la messe, je rentre au presbytère, j’ouvre la porte… que vois-je ? cette enveloppe à terre qui m’attend. Elle est venue le jour même où vous êtes là pour la traduire !… Elle est venue comment ? qui l’a portée ? je ne sais. Le facteur n’est pas passé. Serait-ce quelqu’un de Revel ? Personne à Revel ne soupçonne mon attente. Cadette que j’ai interrogée ne s’est aperçue de rien…

Jude interrompit encore :

— Bref, un message du ciel.

— Vous raillez encore ! Prenez garde : si tant de fois on se heurte à l’inexplicable, c’est que Dieu n’a pas besoin d’anges pour accomplir ses voies. Pour moi, c’est une lettre qui lui sert : pour vous, c’est autre chose, moi peut-être, ou quelqu’un qui va venir !

En même temps, il tirait les feuillets de l’enveloppe : huit pages menues, couvertes de cette écriture allemande où lettres et mots semblent s’unir pour donner à la pensée un visage neutre. Jude allait tendre la main pour les prendre : un bruit de voix l’immobilisa.

— Il faut que je le voie !

— Mais puisqu’il est occupé !

— Ça m’est égal !

Jude jeta, blêmissant :

— Est-ce toi, Clerc ?

La porte s’ouvrit.

A la vue de Clerc, Jude recula comme frappé de la foudre, et se tournant vers le prêtre :

— Décidément, Monsieur l’abbé, vous étiez prophète : j’ai eu tort de railler !

— Je viens, dit Clerc d’une voix frémissante, pour que vous sachiez…

— Pas ici ! Au jardin !… Suis-moi.

M. Taffin eut un geste de détresse :

— Alors ! la traduction ?…

— Ah ! votre traduction !… tout à l’heure… plus tard… Est-ce que je sais ? Vous voyez bien que pour le moment c’est impossible !

Et passant devant le prêtre anéanti, Jude entraîna celui par qui lui arrivait son destin.

M. Taffin tomba sur un siège :

— Dieu ! que me réserve encore cette nouvelle attente !

Il lui semblait que tout son bonheur avait croulé. Il entendit ensuite des graviers qui grinçaient : il tourna la tête. Côte à côte, plus solitaires dans le jardin qu’au fond d’un bois, Clerc et Jude s’éloignaient à pas lents. Maintenant qu’ils étaient libres de s’expliquer, ils n’osaient plus le faire et, eux aussi, se taisaient !


— Qu’as-tu pris pour venir ? demanda enfin Jude, se décidant à aborder l’inévitable.

— J’ai loué une voiture.

Clerc ajouta sourdement, moins pour s’excuser que pour en venir au fait :

— Il y avait urgence.

— L’usine ?

— La femme Pastre.

Le cœur de Jude sauta dans sa poitrine en même temps que, par une sorte de contradiction, ne plus se débattre dans l’inconnu lui donnait un allégement.

— Tant mieux : j’aime les positions nettes.

Clerc reprit :

— Ah ! ça n’a pas traîné ! Elle est entrée ce matin : une heure après, Bouchut arrivait au bureau. Je lui dis que vous êtes parti. Il réplique : « Je m’en f… : si à midi elle rentre, nous sortons et gare à la cambuse ! »

— Tu as répondu ?…

— Que j’irais vous chercher. Là-dessus, on est convenu d’attendre jusqu’à une heure : voilà.

Cette fois, Jude sourit. Décidément le danger vu de près effraye moins. Épouvanté par cette joie singulière, Clerc croisa les bras :

— Vous n’allez pas vous obstiner, j’imagine !

— Que veux-tu dire ?

— Je dis qu’il suffit d’une sottise. Passe d’avoir embauché cette femme, — quand on est exaspéré on ne raisonne plus — mais risquer la maison !

A son tour, Jude contemplait Clerc avec stupeur :

— Aurais-tu promis à Bouchut que je lui donnerai satisfaction ?

— Non.

— Tu as bien fait.

— Prétendez-vous ?…

— Je prétends qu’ils acceptent cette Pastre ou qu’ils partent. A leur choix !

— Une folie !

— Mon droit !

Il y eut un bref silence. Autour d’eux, le calme était si grand qu’on distinguait le froufrou léger des feuilles agitées par la brise. De temps à autre, un moineau s’envolait d’une branche. La tige balancée d’abord sous l’action du poids frêle se tendait, pareille à un arc, puis, comme un projectile, la bête jolie fendait l’air d’un trait vers le but invisible.

Cependant une tempête bouleversait Clerc. Ses yeux flambèrent. Sans y songer, il revint au tutoyement des jours d’enfance :

— Tu n’as pas compris, je crois. Il y va de la grève !

— Inutile d’insister : je sais.

— Ainsi, tu acceptes de sacrifier l’usine ?

— Crois-tu qu’en cédant je la sacrifie moins ?

— Et si Bouchut avait raison ?

— Toi ! c’est toi qui oses l’affirmer !

— Parfaitement : qu’a fait cette étrangère pour pénétrer chez nous ? où sont ses titres ? Elle prétend qu’on l’a ruinée. Facile à dire ! Le savons-nous et comment le prouver ? Au moins, Bouchut, les autres, ont travaillé pour toi. Entre une intrigante et ceux qui remplissent ma caisse, je n’hésite pas. Possible qu’aujourd’hui ils s’occupent de ce qui ne les regarde pas : tant pis ! tu n’avais qu’à les mieux dresser. Quand on a semé la tempête, on prend la récolte comme elle vient, et tu n’as plus le droit…

— J’ai le droit de parler en maître !

Un pli de dédain amincit les lèvres de Clerc ; ses mains tremblèrent.

— Tais-toi donc ! toi, parler en maître ! Depuis le début, pas une réclamation à laquelle tu n’aies souscrit ! Salaires, roulement, ils n’ont eu qu’à parler : tu as tout accordé ! Quand on a ainsi lâché le gouvernail, il faut, pour le reprendre, être plus fort. Sinon, mieux vaut laisser filer la barque au gré de l’équipage !

— Le conseil qu’on me donnait tout à l’heure !

— Qui ? ce prêtre, là-bas ?

— Non, une femme.

— Ah ! il y a une femme dans le jeu ? C’est donc pour cela que tu as voulu partir et que depuis deux jours je ne te reconnais plus ! Une femme ! Dieu de Dieu ! j’aurais dû m’en douter, cela manquait pour achever la fête !

Désarçonné, Clerc avait reculé.

— Trêve de morale, fit Jude d’une voix coupante : ce n’est pas l’heure.

Et il sembla que simplement pour avoir parlé de cette femme, l’abîme qui les séparait fût devenu plus large. Devant sa découverte, Clerc avait conscience de lutter désormais contre un obstacle impossible à vaincre ; Jude au contraire sentait son cœur se serrer comme si, en allant contre les volontés de Thérèse, il achevait de se séparer d’elle !

Soudain Clerc avança de nouveau et saisissant les mains de Jude, le regardant au fond des yeux :

— Pardonne-moi ! je suis un maladroit, je ne sais pas m’exprimer et je t’ai peut-être blessé sans le vouloir… Mais, voyons, tu vas te ressaisir !… Il n’est pas possible que tu aies décidé d’abandonner cette œuvre pour laquelle tu as vécu, et tu ne vas pas assister, impassible, au sac de nos machines !

Jude têtu gronda :

— Qu’ils s’avisent d’y toucher !

— Ils oseront ! j’en suis sûr.

— Ce n’est pas ce que tu disais hier : tu les faisais plus lâches !

— C’est que je ne pensais pas aux jours de grève.

— Pour ceux-là, on a des gendarmes.

— Parlons-en ! cinq hommes contre deux cents ; leur vue seule provoquerait l’émeute ! Tu ne sais pas, te dis-je : tiens ! jadis, tu étais encore tout petit, j’ai assisté, moi, à une grève… Des tisseurs… Pris séparément chacun d’eux était sans doute un brave homme, aimant bien sa femme et ses enfants, et qui n’aurait pas fait de mal à une mouche… Tout le monde d’ailleurs les approuvait. Cela paraît très naturel que des gens qui ont faim réclament du pain à se mettre sous la dent… Et d’abord il n’y eut que des parlottes, des discours, puis des injures, enfin des cris de mort… et voilà qu’autour du tissage les pierres volent : une flamme paraît : tout flambe !… Il y avait dans un des bâtiments un malheureux gardien. Hissé près d’une vitre, sur le toit, il hurlait d’agonie. Tu entends bien ? Tous riaient ! tous ! et l’homme disparut, l’usine aussi !…

La face de Clerc s’était crispée d’épouvante :

— Ah ! elle sera bien avancée, cette Pastre de malheur, quand il n’y aura plus d’atelier pour la recevoir. Qu’elle aille crever ailleurs ! donne-lui de l’argent et qu’elle file à Toulouse, à Paris, n’importe où enfin, où elle ne nous gênera plus !

Mais Jude ne répondait pas. Il écoutait comme en rêve le vieil homme défendre maintenant cette usine — qu’il détestait pourtant ! — et se demandait : « D’où vient que les rôles sont ainsi changés ? »

Puis, ce fut un éblouissement : Jude comprenait. Sa foi était morte. Il ne croyait plus à l’œuvre. Hier encore, il aurait tout sacrifié pour elle ; aujourd’hui, avec la même ardeur il renonçait à la défendre. Finies les illusions et l’utopie magnifique d’une société de braves gens unis par un travail en joie ! Vanité du problème social ! quelle que soit la méthode, qu’on résiste ou qu’on cède, la défaite toujours se retrouve au bout.

Une seconde, pareille à un reproche ironique, cette phrase de Thérèse passa dans la mémoire de Jude : « Aisément, on déclare l’entreprise terminée, on n’a même pas achevé de détruire et tout est à construire. » Mais elle s’effaça comme elle était venue, et submergé par une lassitude infinie, Jude détacha ses mains de celles de Clerc :

— Va, dit-il enfin, et laisse-moi faire.

— Ah ! s’écria Clerc, tu vois bien, tu commences à me croire !

— Oui, je vois comme tu le dis : je vois le dénouement et justement parce que nous sommes impuissants pour l’écarter, parce qu’il sera la résultante de lois plus fortes que toi et moi, je prétends choisir ma route pour arriver à lui.

La voix de Clerc s’éteignit. Cette fois, il avait la certitude que rien au monde n’arrêterait plus le désastre redouté.

— Misère !

Puis il tourna sur lui-même :

— Adieu.

— Tu pars ?

— Ils m’attendent.

— Reste et déjeune avec moi.

— Merci : j’ai dit que je rentrerais avant midi.

— Soit ! Annonce ma venue. Le reste me concerne.

Une suprême hésitation parut sur leurs visages. En cette minute définitive, peut-être songeaient-ils que tout n’était pas dit et que d’autres paroles auraient aidé à détourner l’inévitable : mais leurs lèvres restèrent immobiles. D’un commun accord, ils se dirigèrent vers la maison.

De même qu’à leur venue, ils marchaient côte à côte et sans parler. Jude, les épaules alourdies, laissait pendre sa main et caressait au passage les branches des fusains qui bordaient l’allée. Clerc remarqua la poussière qui recouvrait leurs feuilles et dit avec tranquillité :

— On s’aperçoit ici de la sécheresse.

— Bah ! il va pleuvoir.

— Veux-tu visiter mon installation ? proposa ensuite Jude.

Clerc refusa d’un simple geste, montrant derrière la haie sa voiture gardée par un gamin.

— Alors, passe par ici, c’est plus court.

Une petite porte à claire-voie donnait en effet directement sur la route.

Clerc monta dans le char à bancs, secoua les rênes pour les séparer et partit. Jude rentra dans le jardin.

Il éprouvait du plaisir à marcher, le cerveau délivré, l’âme paisible, parce que la certitude était venue. Ne plus errer dans les ténèbres, ne plus osciller au gré des possibles que l’imagination fait surgir, mais avoir devant soi la bataille, c’est-à-dire le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour sortir des cas désespérés, quel soulagement !

Il songeait : « Demain, quoi qu’il arrive, ma liberté commence. » Et il n’aurait su ce qu’il entendait par là. Le plus souvent, les hommes se consolent avec des mots qu’ils croient définitifs parce qu’ils sont très vagues. Cependant, ayant levé les yeux vers le ciel bienveillant, il était tenté de croire qu’effectivement demain il pourrait s’y mouvoir sans que rien le retînt, à la façon des nuages.

Il songeait encore : « Il est singulier que ce qu’on a le plus redouté soit si facile à supporter. Je n’ai pas de chagrin. » Tant de fois il avait cru sa vie même attachée au succès de son œuvre, et voici qu’au moment de voir celle-ci disparaître, il n’avait que la joie d’être délivré et plus d’ardeur à vivre !

Poussé par ce désir d’activité physique, il s’était remis à descendre l’allée par où Clerc et lui étaient passés tout à l’heure, quand un regard jeté vers le salon le rappela au présent : M. Taffin, la tête collée contre un carreau, n’avait point cessé d’attendre et continuait de guetter son retour.

— Au fait, ce prêtre que j’oubliais !…

Aussitôt, il rebroussa chemin, rentra en coup de vent.

— Vous êtes encore là ?

— Maintenant qu’il est parti, murmura M. Taffin, j’avais pensé que vous consentiriez…

— Toujours votre lettre ?… Alors donnez… vite… Il faut que je retourne tout de suite à l’usine. A défaut du mot à mot, vous saurez du moins l’essentiel.

— Ah ! que vous êtes bon !

Hâtivement Jude s’emparait des feuillets et les parcourait.

— Un bavardage, dit-il enfin.

— Quoi encore ? dit M. Taffin haletant.

— Eh bien, il paraît que votre opinion ne tient pas debout et qu’une certaine Letgarde est vénérée sur les autels sans y avoir aucun titre. Cet Heimath l’a prouvé le premier : après lui, l’abbé Duchesne. Je suppose que cela vous est égal… à moi aussi.

Jude occupé à rentrer les pages dans l’enveloppe ne regardait pas l’abbé Taffin. Surpris de ne recevoir aucune réponse il leva la tête pour demander :

— Êtes-vous content ?

La phrase expira sur ses lèvres.

Spectacle inoubliable : laissant là son chapeau, la lettre que Jude tenait encore en main, M. Taffin venait de se diriger vers la porte. Déjà le jour gris des fenêtres n’éclairait plus que son dos et, au-dessus, le rond blanchâtre d’une tonsure rasée de frais où des gouttes de sueur perlaient, lourdes comme des larmes. Il titubait. Sa main tâtonna, heurtant le bois avant de toucher la serrure. Il sortit enfin. Ses souliers à clous grincèrent sur le carrellement du couloir, puis ce bruit s’accéléra. On eût dit le trot sournois d’un prisonnier qui s’évade. A l’entrée, un grand choc… Jude n’entendit plus rien : et sur la maison, le silence régna désormais — ce silence terrifiant de choses mortes que laisse après lui le destin quand, son œuvre accomplie, il vient de repartir…

V

« Cet Heimath l’a démontré le premier : après lui, l’abbé Duchesne. Cela vous est bien égal… à moi aussi. »

Pareille à une danseuse, la phrase voltait dans le cerveau de M. Taffin. Il regardait à l’intérieur de lui-même ce personnage bizarre qui disait toujours la même chose et qui était vêtu de gazes tantôt emportées par la giration, dressées en tire-bouchon et tordues comme une flamme, tantôt immobiles et raides comme un linceul. A force de regarder, M. Taffin était tenté de suivre lui aussi ce mouvement universel, car progressivement les maisons, les arbres, les nuages entraient dans la danse. Une contagion de sarabande gagnait l’immobile. C’était absurde, vertigineux et fou.

« Cela vous est bien égal… à moi aussi… »

M. Taffin marchait.

En effet, cela lui était tout à fait indifférent que l’univers tournât, que rien ne fût en place, qu’en tout point où une forme s’apercevait dix autres parussent aussitôt. Après tout, qu’y a-t-il de si extraordinaire à voir une forme changer ? Il se passe en une seconde bien d’autres révolutions qu’on ne soupçonne pas.

— Ainsi, moi, par exemple…

A ce moment, M. Taffin porta la main à son chapeau pour saluer l’église devant laquelle il passait. Comme il n’avait pas de chapeau, cette main erra dans le vide, autour du front. Sans s’étonner, il continua de chercher quelque temps et laissa retomber son bras. Au fait, pourquoi saluer cette bâtisse où « une certaine Letgarde était vénérée sans y avoir aucun droit ». On ne pense pas à tout : les habitudes vont moins vite que la vie.

Une habitude aussi le ramenait au presbytère, car il est agréable de rentrer chez soi et cette maison, quoique délabrée, était bien sa maison. En dépit de la Séparation, il en jouissait avec une sécurité de propriétaire : il y avait son fauteuil, sa bibliothèque, sa table de travail…

M. Taffin fit un haut-le-corps. Sa table… Est-ce qu’il avait besoin d’une table, maintenant ?

A cet instant précis, quelqu’un le héla.

— M’sieu le curé !

C’était Jean qui courait après lui.

— M’sieu le curé, vous aviez oublié cela.

Il brandissait le tricorne laissé chez Jude. Du moment qu’on lui rendait son chapeau, M. Taffin n’avait plus besoin d’aller au presbytère. Il se coiffa d’un geste pressé.

— Merci, mon ami.

— Et puis cela… poursuivait Jean.

— Quoi encore ?

Jean tendait aussi la lettre : mais rien que d’apercevoir cette petite chose blanche qui savait si bien tuer une âme, M. Taffin était devenu couleur de terre.

— Encore merci, je ne saurais qu’en faire.

— Pourtant…

— Ce n’est bon qu’à déchirer. Déchire.

— Comme M’sieu le curé voudra.

Maladroit, Jean tordit l’enveloppe puis tira sur les angles. Les feuillets résistèrent. Le papier grinçait. On eût dit un corps vivant qui se débat. Étonné, Jean crispa ses mains. Alors cela se fendit tout à coup avec une coupure nette et un crissement pareil à un soupir.

— Encore ! dit M. Taffin.

Très vite, cette fois, une nuée de petits papiers s’abattit autour de Jean. M. Taffin les regardait tomber. Sur certains d’entre eux des mots entiers apparaissaient, comme si la pensée abominable s’obstinait à survivre. Le dernier débris s’échappa de la main de Jean.

— A vous revoir, M’sieu le curé. C’est pas pour dire, mais vous ne sauriez pas si chaque jour M’sieu Servin est d’humeur pareille à ce matin ?

M. Taffin, qui virait pour s’en aller, répondit à la volée :

— Non, mon ami, je l’ignore.

Son mouvement avait été si rapide que la jupe de la soutane s’arrondit en cloche pour retomber à la manière d’un soufflet qui se vide. Aussitôt les papiers frémirent sur le sol. Quelques-uns sautèrent. M. Taffin eut la sensation que la lettre voulait ressusciter et, saisi de rage, il piétina ces débris. Engoncé dans sa robe, il avait l’air d’un vendangeur dans la comporte. Mais à mesure qu’il s’agitait, d’autres morceaux se levaient en plus grand nombre, gagnés par une vie mystérieuse et toujours renaissante.

— On ne pourra jamais s’en débarrasser ! dit-il à Jean avec une sorte de résignation à l’inéluctable.

Puis sans même donner un regard à ce qui était encore sa maison, ni à l’église où l’heure sonnait tranquille, — n’eût-on pas cru que ce jour était pareil aux autres ? — il repartit.

D’abord, il suivit une ruelle que remplissait une odeur de foin. C’était une ruelle étroite qui tournait en demi-cercle autour de Montaigut et qui était bordée par des granges. Dans chacune de celles-ci, au niveau du premier étage, le mur abattu avait été remplacé par des poutrelles de sorte que le toit soulevé par le foin tassé ressemblait au couvercle d’une boîte trop pleine.

Ensuite des monticules parurent. Dressés en forme de tronc de cône à la sortie du village chacun avait autrefois supporté un moulin. Trois madriers encore debout rappelaient qu’on avait entendu là un froufrou de grandes ailes et le roulis de lourdes meules. Hélas ! combien lointaine cette chanson de richesse ! Les madriers se profilaient comme des gibets.

Après les monticules, une route. Elle filait à mi-côte, au-dessus d’un vallon couleur d’ocre, jusqu’à Roumens.

M. Taffin entra dans la campagne. Des coups sourds résonnaient à ses oreilles. Il les écoutait attentivement et réglait sur eux le rythme de sa marche, à la manière des petits soldats.

La route tourna. Un horizon aride et violent se découvrit. Partout des éperons, des ressauts, un chaos de collines. Pareille à une lave, la coulée des sillons descendait barrer la plaine.

M. Taffin s’arrêta enfin. Il avait très chaud, car le temps était lourd. Pas plus de raisons en somme pour aller à Roumens que pour rentrer à Montaigut.

— Asseyons-nous.

Et il s’assit au bord du chemin, tournant le dos à celui-ci.

Il ne pensait plus à rien ou plutôt, s’il pensait, c’était d’une certaine manière bizarre et tout à fait étrangère à son mode habituel. C’est ainsi que remarquant une touffe d’herbe, il s’avisa pour la première fois qu’elle était fixée par des racines et que tout, ici-bas, ou presque tout, est enchaîné. Tout aussi, ou presque tout, est isolé. Ce saule, par exemple, qui haussait là-bas sa tête ébouriffée et faisait mine de surveiller la plaine ne voyait rien. Vivait-il seulement ? S’il avait une âme, quel supplice que d’être toujours en place, sans rien soupçonner de l’extérieur que l’isolement donné par la certitude d’être seul de son espèce. Chaque brin vert, les moindres buissons souffrent peut-être au même degré que les hommes ! Entraîné par sa rêverie incohérente, M. Taffin commençait de s’attendrir sur toutes ces choses dédaignées parce qu’on ne les regarde pas, quand des mots fusèrent dans son cerveau :

« Heimath, le premier… »

La phrase oubliée venait de rentrer à l’improviste, tel un maître qui met la clé dans la serrure sans se soucier du bruit qu’il fait.

Il y a des façons de tourner la clé qui proclament la possession. M. Taffin frémit. En vain aurait-il voulu chasser l’intruse. Son cœur cessa de battre. La phrase sardonique, s’acheva :

« Après lui, l’abbé Duchesne : cela vous est égal… à moi aussi. »

M. Taffin répondit :

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

Et parce que cette question résumait l’effroyable regret de ce qu’il avait perdu, il sentit que tout à coup la détresse se révélait à lui.

Qu’allait-il devenir, en effet, maintenant qu’Elle n’était plus. Depuis trois ans, il n’avait agi que pour Elle. Il en avait fait sa pensée unique. Sans doute, elle aurait dû rester simplement une Sainte choisie parmi les autres, c’est-à-dire un des innombrables élus qui chantent au ciel devant le Christ. Mais peu à peu il s’était accoutumé à ne plus entendre que sa voix. Occupé d’Elle seule, il avait égaré ses adorations, délaissé le Christ… Pour Elle, il eût effacé Dieu !

Les coudes sur les genoux, les poings devant la bouche, M. Taffin sanglota. Une à une de grosses gouttes perlaient sous ses paupières closes, roulaient toutes chaudes le long de sa main, puis s’écrasaient sur sa soutane, y marquant un cerne de poussière.

Il pensait :

— Avant de la connaître, comme j’étais malheureux !

Et il évoqua le temps où il était vicaire à Toulouse et à Villefranche. On le disait alors consciencieux et austère. Le curé de Toulouse déclarait : « Il manque de souplesse, mais il est vertueux. » Celui de Villefranche rectifiait : « C’est un bon prêtre, mais on croirait parfois qu’il manque de charité ! » Cependant ni l’un ni l’autre n’avaient compris ; car il n’était ni austère, ni vertueux, ni bon prêtre, mais uniquement un pauvre être dont la foi peu sûre ne peut anesthésier la solitude.

Ah ! cette solitude cent fois pire que celle des plantes ! Cette solitude de fonctionnaire sans famille et qui va de famille en famille, témoin d’office à chaque naissance et à chaque deuil, confident des plaisirs d’alcôve et des épouvantes de mort ! Cette solitude où chaque pas provoque le rappel aigu de ce qu’on désire éperdument et de ce qu’on n’aura jamais ! Le matin, réciter des prières payées, ressasser des supplications stéréotypées pour telle intention qui ne vous est de rien ou pour la mémoire de défunts inconnus ; puis, la messe expédiée, entamer la série des corvées du métier : catéchisme que les enfants n’écoutent pas, prône fait de lieux communs copiés dans les recueils, visites aux malades ; parfois suivre, cierge en main, la bière d’un client riche ou encore expédier distraitement la boîte de sapin réservée aux dernières classes, et le soir enfin, harassé, las de parler et de marcher, la gorge sèche, le cerveau vide, rentrer dans l’appartement glacial pour s’y retrouver seul ! Non, M. Taffin n’avait pas menti à M. Lethois : quel suicide n’eût paru préférable à cette agonie lente ?

Or, voici que l’abomination s’était effacée. Plus d’enfer : un éden. Après le désert, l’air qui embaume, des vergers. La Sainte avait paru. S’emparant de la petite flamme vacillante qu’était l’âme de M. Taffin, elle l’avait ranimée. Mon Dieu ! quels délices ! ne plus se donner à tout le monde mais à une seule ! Pareil à une lentille, l’amour ramasse les rayons épars qui ne réchauffent rien et fait surgir un brasier !

Un tremblement secoua M. Taffin.

Ce n’était pas un songe : il avait aimé ! car aimer c’est connaître la fièvre que donne une présence, le jet de toute l’âme vers celle qui repart, le dépouillement de soi une fois qu’elle est partie ! Il avait aimé jusqu’à la volupté, plus ivre de rêves mystiques que des tressaillements de la chair, plus amant que s’il eût serré dans ses bras une femme : il avait aimé au point de ne plus voir que sa vie suivait un cours pareil et de la vivre sans effort, la tête au-dessus des nuées, en plein ciel.

Des détails surgissaient, précis.

Tel soir, tandis qu’il était à sa table, la lune parut. Entouré d’un halo, soulevé comme un ostensoir par un officiant mystérieux, l’astre montait droit au-dessus de la Montagne noire. Et il était d’abord très pâle, tout uni, pareil à une plaque énorme de métal. Mais peu à peu, des ombres avaient modifié son aspect ; des lignes, tracé l’ovale d’un front, l’arc des cils, une bouche ; le halo blond était devenu semblable à des cheveux. Certain que ce visage merveilleux le regardait, M. Taffin avait tendu les bras. D’un geste chaste, la vision ramenait déjà son voile. Quand M. Taffin était revenu à lui, il s’était retrouvé à genoux, adorant un nuage derrière lequel la lune avait passé.

Un autre jour, à l’église, il priait, la tête dans ses mains. Prière exquise et vagabonde : il ne disait que « Je vous aime » et chaque fois avec ces mots croyait prendre une rose dans une corbeille pour la jeter à l’adorée. La paix de la nef ouatait l’air. Le silence était exquis. On percevait le crépitement de l’huile dans la lampe du chœur. Tout à coup, un souffle rafraîchit son épaule. Distinctement, une voix a répondu : « Merci ». Hallucination, c’est bien possible : mais où voit-on qu’il faille une réalité pour enchanter le cœur de l’homme ?

Et c’était encore la joie d’enfantement renouvelée chaque soir, depuis que chaque soir il se faisait historien pour mieux connaître la bien-aimée. C’était cette extase le jetant hors du présent et qui, tour à tour, le transformait en paladin, en reître, en ascète.

Ainsi quel que fût l’heure ou le lieu, depuis deux ans, l’amour, pêcheur vigilant, avait ramassé dans un filet ses actes, jusqu’à ses désirs, pour les traîner au grand soleil du rivage.

Brusquement, visions, ivresses d’amant et joies de saint, tout s’efface. Il n’y a plus rien. Le néant, l’absence…

Une sueur d’agonie couvrit le front de M. Taffin. Il se sentait écroulé au fond d’un trou. Chaque pensée, fossoyeur hâtif, jetait sur lui la pelletée de terre qui est l’adieu des vivants.

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

Allait-il tout à l’heure rentrer au presbytère, dire comme d’habitude le bénédicité, s’attabler, réciter les grâces, puis le bréviaire ?…

En même temps, M. Taffin croyait voir un homme pareil à lui qui s’asseyait devant le repas servi par Cadette, se promenait sur la terrasse, ânonnait des versets, et cet homme qui parlait, mangeait, marchait, lui apparaissait plus effroyablement prisonnier que les touffes d’herbe enracinées près de lui ou les arbres plantés là-bas…

Allait-il encore demain matin se lever à cinq heures, s’impatienter ensuite contre l’enfant de chœur qui arrive en retard ou ne s’est pas débarbouillé, enfin vêtu d’une chasuble monter à l’autel et commencer la messe ?…

M. Taffin s’éveilla en sursaut.

La messe ! il l’avait célébrée ce matin, si paisible ! mais demain, l’oserait-il ? car la messe résume le sacerdoce ; elle est l’attache qui lie régulièrement le prêtre à la communauté ; elle est l’acte suprême qui contraint Dieu. Comment demain, sans la plus horrible profanation, approcher du sacrifice, le désespoir au cœur, un doute sur les lèvres ?

M. Taffin voulut se défendre contre des mots plus forts que ses propres sentiments.

— Je ne doute pas, d’ailleurs…

En effet, il ne songeait pas à discuter l’Évangile, ni la divinité du Christ, ni aucun dogme. Cependant, après avoir si bien confondu son amour et sa foi, pouvait-il promettre qu’une fois à l’autel et voyant au-dessus de lui la statue de sainte Letgarde devenue un simulacre vain, il n’aurait pas la tentation de supposer aussi le tabernacle vide ? Et ce fut une impression de terreur. Il aurait voulu anéantir ce demain que rien ne pouvait empêcher de venir. Il désira passionnément disparaître ou bien encore redevenir un homme pareil à tous les hommes. La soutane lui brûlait le corps. Il blasphémait. N’avoir jamais été prêtre ! Ne plus l’être ! Pourquoi même l’était-il devenu ? Voilà : on naît dans une ferme, les parents sont très pauvres, le gosse plaît au curé et l’on songe qu’il serait facile de ramener un peu d’argent dans la maison. Lui aussi, le gosse, aurait un logement payé par la commune, il pourrait être considéré, dîner chez les gens riches… C’est dit : on l’enverra au séminaire. Que le payement soit fait du meilleur de la vie, que vendre ainsi l’innocent soit un trafic d’esclave, personne pour le crier : quelle pitié !

— Ah bien ! M’sieu le curé, c’est-y que vous êtes aussi venu prendre le frais ?

Frémissant, M. Taffin se retourna et aperçut Dominique. Il rit douloureusement :

— Comme tu le dis, je prends le frais. Tu ne travailles pas ce matin ?

— Si fait. C’est les vaches à Petiton qu’on doit ferrer. Je suis à leur rencontre. Et ça va toujours ?

— Ça va.

Dominique fit juter sa pipe grâce à une série d’aspirations béates.

— Tout de même, si vous aviez un brûle-gueule, ça irait mieux, pas vrai ?

— Je ne crois pas.

— Affaire d’habitude, quoi !

Dominique contempla ensuite les nuages qui, venus de Castres, s’étalaient sur la plaine et donnaient à celle-ci l’aspect d’une soupière fumante. Placide, il n’éprouvait plus le désir de parler. Le contentement d’être à côté d’un autre lui suffisait.

Toujours assis sur l’accotement, M. Taffin retomba dans ses pensées.

— Toi qui as de l’expérience, reprit-il soudain, crois-tu qu’à Toulouse, ou dans une grande ville, un homme sans métier et sans argent pourrait se tirer d’affaires ?

Dominique haussa les épaules.

— S’en aller sans rien dans les doigts, c’est pas des choses à risquer. Y a quelqu’un d’ici qui voudrait quitter ?

— Oui.

— Un imbécile, alors.

— On ne sait pas.

— C’est tout su.

Il se fit un nouveau silence. Dominique reprit après une courte réflexion :

— Ça ne profite déjà pas quand on a de l’argent. Tenez, dans les temps, le fils au vieux Peyrolles avait filé comme cela… Vous ne l’avez pas connu ?

— Mlle Peyrolles a donc un frère ? interrompit M. Taffin sans étonnement, car rien des autres, à ce moment, ne le touchait.

— Sûr ! un gars planté, solide, qui avait de l’éducation, enfin le nécessaire… Faut croire qu’il ne s’entendait pas avec le vieux : tant et si bien qu’il a filé et puis, bernique ! On ne l’a plus revu, il en est mort…

— Marié ?

— Non… peut-être bien… Et puis je m’en f… s’il n’y avait que le mariage pour vous aider dans la débine !

— Ainsi tu crois que, même en cas de nécessité, un homme aurait tort de quitter ?

— Si c’est la nécessité, rien à dire, naturellement. Une supposition : qu’on vous chasse de la cure, faudrait bien décaniller !

— C’est précisément ce que je demandais.

— Seulement, nécessité ou pas, partir serait toujours une bêtise.

A son tour M. Taffin haussa les épaules.

— Enfin ! reprit Dominique, les voilà qui s’amènent !

Du côté de Roumens, des vaches accouplées avaient paru. La tête basse, le mufle protégé par un réseau en cordes, elles avançaient d’un pas rythmé. Petiton marchait devant elles, sans s’occuper d’être suivi. De temps à autre seulement, il levait l’aiguillon, puis le laissait retomber sur le joug. Au bruit sec de ce choc, les bêtes se pressaient d’un imperceptible élan et leur marche reprenait, très lente, grave comme dans une procession.

A cette vue, M. Taffin eut un rictus amer. Quelle distance entre ses pauvres scrupules et l’auguste sérénité de ce paysan ! N’était-ce pas le vrai prêtre, celui-là, par qui viennent à chaque été les dons merveilleux de la terre et le froment pour calmer la vraie faim ?

— C’est-y que le sol est donc si frais ? fit Dominique surpris de voir le curé se lever.

— On ne peut pas toujours rester, dit M. Taffin que chassait l’approche d’une nouvelle présence humaine.

Il repartit. Cette fois, il descendait vers la plaine par un sentier abrupt, fossé plutôt que chemin. Là, du moins, il avait chance de ne rencontrer personne ; peut-être aussi, à marcher indéfiniment par des routes solitaires, espérait-il lasser la voix qui l’escortait. Fragilité du bonheur le plus sûr ! Pas n’est besoin d’un livre ou d’une lettre pour tuer : une phrase avait suffi ! Ah ! pourquoi Servin l’avait-il prononcée et de quel droit !… Et si, par hasard, il avait mal lu ?…

Brusquement M. Taffin s’arrêta de nouveau.

L’idée — folle ! — venait de s’incruster dans son cerveau, l’hypnotisait. Il la contempla, stupéfait.

C’était possible ! Un homme, en hâte, parcourt huit pages, les résume en dix mots. Dix mots ! voilà donc tout ce que M. Taffin connaît, ce pour quoi il se torture ! Or, ceci n’est pas une hypothèse, un traducteur se trompe. Il peut oublier un « peut-être » ou un « non ». Si le génie de la langue lui est hostile, le contresens arrive spontanément. Rien ne prévient de sa venue. Il est d’autant plus redoutable qu’il se prête mieux au mode habituel de penser…

Mais admettons que dans la lecture rien n’ait échappé, que le texte entier soit net, parfaitement clair, exactement compris : comment dans une glose si courte — dix mots ! — tenir compte des réticences, des atténuations, des doutes, de tous ces points d’interrogation prudents qui sont la vraie trame de l’histoire ?

Comme un fleuve qui rompt sa digue, un torrent de joie balayait l’âme du prêtre.

Fou ! qui avait oublié la discipline salutaire apprise en écrivant l’histoire de sainte Letgarde ; fou ! qui dédaigneux des sources s’était contenté d’un récit de seconde main ! Il fallait reprendre l’original, le suivre mot par mot, après cela encore vérifier que rien n’était omis. Cela demanderait du temps, de l’argent… Qu’est-ce que l’argent, le temps, grand Dieu ! si le salut doit suivre.

M. Taffin fit un geste de délire. Il fallait tout cela ! et tout cela était impossible, car la lettre n’était plus ! Lui-même en avait piétiné les morceaux. Et dire qu’aveugle il s’exaspérait alors de ne pouvoir leur arracher cet air de chose vivante, avertissement suprême de l’aimée avant le sacrilège !

Il rit ensuite à la manière d’un insensé :

— Heureusement, il n’y a pas de vent !

Et une montée furieuse suivit. Éperdu, il retournait ramasser à genoux ce que le vent aurait bien voulu lui laisser. Il en était là désormais que sa destinée tenait à un souffle d’air — comme si les souffles qui passent devaient se soucier d’une destinée humaine !

A partir de la route, il courut. Il songeait : « Je me rappelle que Jean était devant la porte : même si le vent avait soufflé, la maison les aurait protégés. » En même temps, il jouissait de l’atmosphère morte, du silence épais. Pas un frisson dans la campagne. Au contraire, à l’approche de Montaigut, on eût dit que le calme se faisait plus lourd et à mesure un espoir miraculeux le soulevait. Enfin, plus que trente mètres, plus que vingt… le presbytère qui paraît… Cadette, les cottes retroussées, un seau vide à la main, est aussi devant la porte, mais sur le sol il n’y a rien, plus rien qu’une flaque d’eau et la trace du lessivage qui a tout emporté !

La gorge étranglée, M. Taffin tendit le bras vers la terre détrempée :

— Est-ce vous Cadette, qui auriez…

— Évidemment ! c’est moi !

— Ainsi, les papiers ?…

— Quels papiers ?

— Une lettre que j’avais déchirée.

— Craindriez-vous que je n’aille lire dans les ordures ?

Alors une frénésie de mâle trompé :

— Il y avait là tout à l’heure des morceaux… de petits morceaux de papier. Ils y étaient quand je suis parti. Je veux qu’on les retrouve. Aidez-moi à les chercher, tout de suite !

— Les chercher ? où ? Puisque je vous dis que j’ai dû jeter au moins dix seaux avant d’enlever le fumier qui était devant chez vous !

— Dieu de Dieu !

M. Taffin a levé les mains ; sa voix tonne. A l’aspect de cet homme à demi fou, maculé de boue, hurlant son désastre, Cadette a un brusque recul et s’efface dans le couloir : la porte bat, le verrou grince. M. Taffin ne trouve plus devant lui qu’une muraille close…

Il recula. Il ne se rendait plus compte de ce qu’il avait dit ou fait. Il ne se souvenait même plus de ce qu’il était venu chercher. Fermant les yeux, il enviait la félicité des plantes. Quel châtiment d’avoir une âme !

Puis ce fut un appétit furieux d’oubli. Il aurait voulu ignorer quel il était et que d’autres hommes pouvaient passer près de lui. Tout était donc fini ! Quand on perd une femme, un ami, encore reste-t-il une tombe. Lui n’avait plus rien, pas même un Dieu ! Car savait-il si Dieu n’est pas chimère, la Trinité un rébus de visionnaire, le sacerdoce un mode barbare de fonctionnarisme traditionnel ? Hier, il eût signé de son sang la réalité de l’aimée tant il avait perçu mille fois sa présence, et l’aimée n’existait pas ! Tout mentait. Le mensonge était dans sa conscience, dans son chagrin. Le néant lui-même devait mentir !

— Ah ! M’sieu le curé, c’est le bon Dieu qui vous envoie !

Livide, M. Taffin ouvrit les yeux. Une forme avait surgi près de lui. La Blanchotte, ivre d’avoir vu agoniser sa fille, sanglotait à son côté.

— Elle est si mal ! voilà maintenant qu’il faut que vous veniez la confesser.

— Moi ?

Il y eut un silence. Un atroce débat déchirait cette âme de prêtre.

— C’est bien, dit-il, j’irai…

Ensuite sa voix s’éteignit, sembla demander pitié :

— Mais pas tout de suite… non vraiment, tout de suite, je ne pourrais pas !…

VI

Ainsi, à la même heure, et sans qu’ils s’en doutassent, en des endroits si proches qu’ils auraient pu s’apercevoir, arrivants et habitants étaient pris tour à tour par la rafale commençante.

Seule, Mlle Peyrolles attendait encore la venue du destin, sans doute parce que seule aussi elle l’avait prévu redoutable. La veille, à force de volonté, elle était parvenue à se réfugier dans l’ivresse du revoir. Ni le désir de Marc d’expliquer sa venue, ni le nom de Thérèse Wimereux, ni de multiples dissonances marquant combien peu ils avaient le même idéal, n’avaient pu troubler cette félicité conquise. Aveugle et sourde, elle était restée obstinément dans la joie du présent. Mais, dès la nuit, quelle revanche !… et le matin, à l’annonce de la sortie de Marc, quelle crainte !

Droite sur la terrasse, Mlle Peyrolles surveillait maintenant la route. Successivement avaient passé devant elle Pontillac dans sa voiture, ce Jude Servin dont le voisinage, un autre jour, l’aurait exaspérée, des paysans qui saluaient, un homme venant de Revel : elle ne les avait pas aperçus. Une seule recherche l’absorbait, recherche éperdue de celui qui aurait dû revenir et qui ne paraissait pas !

Elle savait que si Marc s’était éloigné, c’est qu’il avait eu peur. Hier, à l’arrivée, il aurait parlé sans effort : aujourd’hui, la connaissant, il n’osait plus.

Elle savait aussi que Marc, parce qu’il était loyal, vaincrait sa peur, et c’est pourquoi elle ne doutait pas de l’apercevoir tout à l’heure sur le chemin, revenant vers elle.

Ce que Marc avait à dire, elle ne l’imaginait pas. Elle sentait seulement qu’au miracle de son retour il avait fallu une cause terrifiante. Pour apprendre cette cause, elle eût donné la moitié de ses fermes : pour l’ignorer, peut-être aurait-elle offert sa fortune !

Tout à coup, près de la côte de Saint-Julia, des cris s’élevèrent. Mlle Peyrolles pencha la tête.

Des gens s’agitaient là-bas, formant un groupe noir. Aux appels du Pêcheur, la mère Fouasse, d’autres encore accouraient auprès de M. Lethois évanoui sur la route. Mais Mlle Peyrolles n’eut pas le loisir d’analyser cet attroupement insolite : près du jardin un homme venait de paraître, marchant d’un pas résolu et ferme. Elle reconnut Marc et poussa un cri :

— Lui ! enfin !…

Il arrivait, tout entier à sa volonté inébranlable de dissiper l’équivoque où il vivait depuis la veille : il arrivait, ne se doutant pas plus que Mlle Peyrolles du drame qu’il laissait après lui. A quoi reconnaître d’ailleurs les mots qui brisent une vie ?

Quand, cinq minutes auparavant, Lethois l’avait abordé, Marc n’avait vu là qu’un pauvre homme probablement maniaque et préoccupé de sa souffrance. En répondant à Lethois, il avait cru de même ne prononcer que des phrases vagues, bonnes à décourager cet importun. S’il avait ensuite tourné la tête, il aurait compris combien il se trompait : mais lui non plus n’avait pas le loisir de regarder en arrière. Plus tard seulement il devait se rappeler ces choses, en mesurer la portée !

A la vue de Marc, Mlle Peyrolles abandonna l’appui de la terrasse. Elle descendit vers la petite porte du jardin. Elle éprouvait à la fois une immense joie et de l’effroi. Avant de tourner la clé, elle eut envie de faire un signe de croix. Jamais elle n’avait tant redouté la Providence ; jamais non plus elle n’avait tant désiré qu’il y eût un Dieu. Comme elle tirait le battant, elle crut voir passer un fantôme devant elle : tout le bonheur de sa maison qui s’enfuyait peut-être !… Ce ne fut que l’illusion d’une seconde. Déjà Marc était devant elle.

Ni l’un ni l’autre ne songèrent aux formules banales qui accompagnent normalement le revoir du matin :

— Entre vite, dit Mlle Peyrolles, tu le vois, j’étais inquiète.

— Moi-même, répondit Marc, je me reprochais de vous avoir abandonnée.

Ils sourirent. Ils avaient tous les deux un visage mortellement pâle.

— C’est vrai, reprit Mlle Peyrolles d’un ton léger, tu avais oublié que nous avons encore beaucoup de choses à nous dire ; viens d’abord, nous serons mieux là-haut.

Et se donnant le bras, comme la veille, ils remontèrent. L’heure avait sonné. Tels des condamnés, ils devinaient que rien au monde ne pourrait la retarder. De toutes leurs forces, ils auraient pu souhaiter qu’un incident indépendant de leurs volontés en détournât le cours : tout alentour était paisible, le monde indifférent.

Arrivée au sommet, Mlle Peyrolles s’arrêta encore et montrant l’horizon :

— Il n’est plus comme hier, hélas ! Les Pyrénées ont disparu : le vent a fait rage, cette nuit.

— Je ne m’en suis pas douté, répondit Marc : les champs, ce matin, respiraient une paix de cimetière.

Ils semblaient détachés de ce qu’ils disaient.

— De quel côté es-tu allé ?

— Au hasard… Tenez, je crois bien que j’ai passé là-bas, près de ce chêne.

— C’est Saint-Puy, murmura Mlle Peyrolles ; j’y ai vécu petite fille, du temps de mon père…

Marc acheva d’une voix éteinte :

— … Et du mien !

Alors, cette fois, ils sentirent qu’ils ne pouvaient pas résister. Même sous le couvert de ces propos vides, le mort les entraînait.

— Allons, dit Mlle Peyrolles, devenue blême.


Elle se dirigea vers la salle à manger. Ils s’assirent aux deux bouts de la table. Mais auparavant, Mlle Peyrolles vérifia si la porte donnant sur le couloir était bien fermée. Elle marchait sans bruit. Le tic-tac haletant du chalet suisse avait l’air de remplir la pièce, comme si la seule vie perceptible autour d’eux pouvait être la vie du temps.

— Et… c’est tout ce que tu as fait pendant ta promenade ? reprit Mlle Peyrolles en s’asseyant.

Marc répliqua doucement :

— J’ai aussi réfléchi.

— Ah !…

Mlle Peyrolles n’ajouta rien. Voyant qu’elle ne l’encourageait pas, il poursuivit :

— J’ai réfléchi que je ne pouvais pas… que je n’avais pas le droit de vous taire plus longtemps les motifs de mon voyage.

Mlle Peyrolles appuya les mains contre son cœur :

— Eh bien ! donne-les : c’est très simple, fit-elle d’une voix blanche.

— Ce ne l’est plus.

Il y eut un silence. Tous deux souriaient encore, mais ce sourire figé sur des lèvres d’angoisse faisait penser à des sanglots.

— Je t’en prie, murmura Mlle Peyrolles, ne vois-tu pas que ton silence me fait mal ?

— Par où commencer ? fit Marc avec un geste las.

— Par le plus pénible, si ce doit l’être.

— Il s’agissait d’argent.

— Ah ! si ce n’est que cela !

Le visage de Mlle Peyrolles venait de se détendre.

— N’importe, s’écria Marc, depuis que je vous ai vue, je sens que c’est trop et j’éprouve le besoin de vous en demander pardon. Oui, cela est vrai, j’étais venu poussé par un intérêt d’argent, venu ici comme dans une banque… Comprenez-moi bien : il y a deux jours, hier matin, cette idée pouvait être folle, absurde, et même méchante, elle n’était ni vilaine ni basse. Qu’est-ce que je savais de vous ? Vous étiez ma parente, soit : mais quelle parente ? A vous plus qu’à tout autre, j’attribuais le malheur de ma mère. Plus tard, vous aviez subvenu aux frais de mon éducation : cette charité, car c’en était bien une à vos yeux, ne m’avait donné que du ressentiment. Il s’y était mêlé trop de dédain pour que je ne me souvinsse pas surtout qu’après tout elle m’était due. Que la loi le veuille ou non, je suis de votre sang. Songez un peu au scandale si, devenu vagabond ou voleur, j’avais dû décliner devant le tribunal de Revel mes titres de famille !… Éviter un tel risque valait bien vos sacrifices et voilà ce que je me répétais quand, désireux de justifier ma conduite, je m’étonnais de ne pas vous être reconnaissant, parfois même de vous haïr !…

Mlle Peyrolles ne bougea point : elle écoutait, crucifiée par ce rappel où chaque mot criant la vérité dépouillait le passé des voiles hypocrites.

— Encore une fois, je vous demande pardon ; mais si pénible qu’elle nous soit, cette confession est nécessaire. Il faut bien que je vous explique, n’est-ce pas, pourquoi l’idée m’est venue de frapper à votre porte ? Or, si cette idée ne m’assurait pas que j’échapperais à la situation qui me torture, elle me fournissait du moins l’occasion de me replacer sur votre route, et cela, je l’avoue, me décida. Je me disais : « Elle s’est crue débarrassée : après la mère, elle a rayé l’enfant ; en reparaissant, montrons-lui que si la mère est morte, l’enfant se souvient ! » Je m’imaginais aussi entrant dans cette maison et jouissant d’y être, ne fût-ce qu’une heure, par droit de conquête, simplement parce que je suis devenu un homme. Vous le voyez, je ne cache rien : c’était encore la rancune qui me conduisait. Lorsqu’une rédaction de journal m’a procuré les permis nécessaires au voyage, mon cœur n’a pas battu de la seule joie de vous rencontrer. J’étais fou : on le devient quand on est malheureux. Et puis… qu’est-ce que cela fait ?… Je ne vous connaissais pas !

Mlle Peyrolles répéta comme un écho :

— C’est bien vrai, tu ne me connaissais pas !

Comme elle expiait en cette minute tous les calculs qui avaient endormi sa conscience pendant les années qu’il rappelait ! Il lui semblait qu’aucune douleur humaine ne pouvait approcher de son humiliation.

— Enfin, j’arrive… Comment décrire cela ? C’est une autre qui m’accueille, une autre que je ne soupçonnais pas et que j’hésite encore à comprendre. En vous apercevant devant l’hôtel, je ne sais ce qui s’est passé en moi. J’aurais voulu n’être jamais venu, et cependant je n’aurais pas donné cette minute pour une fortune. Ah ! je vous jure que j’ai oublié quel motif m’amenait, aussi le passé, mes volontés mauvaises… J’avais l’impression qu’une chose m’était rendue, qui m’avait toujours manqué. Un instant, lorsque nous étions dans la voiture, je suis parvenu à me ressaisir, mais vous avez deviné, vous m’avez fermé la bouche : « Demain ! » et j’ai répété comme vous : « Demain ! » C’était si bon !

De nouveau le visage de Mlle Peyrolles s’éclaira. Oh ! les mots inespérés, bienfaisants, qui pansaient avec tant de douceur la blessure faite !

Marc continuait toujours :

— Ce bonheur a duré jusqu’au soir. Puis, cette nuit, je me suis retrouvé seul. Le silence est descendu en moi… Quelle chute ! J’avais crocheté votre confiance. Vous aviez cru à un retour d’enfant prodigue. Je n’étais venu que poussé par une nécessité, la plus impérieuse et la plus basse, une nécessité d’argent !

Pour la première fois il s’interrompit. Mais voyant que Mlle Peyrolles allait parler peut-être, il l’arrêta :

— Je vous en prie, laissez-moi achever ! Je voudrais aller d’une traite jusqu’au bout. Vous déciderez ensuite en connaissance de cause… Donc je suis venu poussé par une nécessité d’argent. Après ce que je vous ai dit hier de ma vie, vous devinez que je n’en suis pas encore à thésauriser. Les circonstances ont fait cependant que brusquement j’aie besoin d’une grosse somme…

Il surprit un tressaillement de Mlle Peyrolles, et avec un geste de défense :

— Rassurez-vous, je n’ai ni volé ni joué ! Il s’agit d’un traitement à payer, d’une vie à sauver. Est-ce bien une vie ou deux ? Peu importe ! le fait est là, brutal : j’ai besoin d’emprunter dix mille francs. Si mon gage est d’une mauvaise défaite chez un usurier, il n’en existe pas moins. Je suis médecin d’une compagnie d’assurances. En guise de paiement, celle-ci m’assure sur la vie. Pour ces dix mille francs, je céderai un titre qui vaut le triple. Le bénéfice est sûr. On ne court dans l’aventure qu’un risque dont mon honnêteté est le facteur. Je pourrais, en effet, cesser volontairement mon travail et rendre ainsi le titre caduc. Ce risque, après ce que vous savez, vous effrayera-t-il au point de motiver un refus ? Toute la question est là, et qu’elle soit pour moi atrocement angoissante, que du oui ou du non que vous allez prononcer, dépendent mon sort, mon bonheur, ma vie même, cela, vous ne pouvez en douter ! Ne viens-je pas de vous en fournir la preuve la plus cruelle par cette demande même que j’aurais voulu arrêter dans ma gorge, et que malgré cela, j’ose vous faire ?

Pareille à un bloc de marbre, Mlle Peyrolles ne parut pas s’apercevoir qu’il avait achevé. Ses yeux noirs, détournés de Marc, avaient cherché la muraille et regardaient au delà. N’y avait-il que cela ? Toute la nuit, elle s’était torturée à imaginer ce qui devait les séparer : vice, aventures, déclassement, elle avait tout prévu, tout souffert, excepté cette chose si simple et indifférente : un besoin d’argent !

Donc elle aurait dû crier de joie, prononcer tout de suite le oui libérateur, et pourtant elle demeurait inerte, sans parole, comme si derrière le récit de Marc des réticences s’étaient cachées !

— Est-ce bien tout ? murmura-t-elle enfin, sans se rendre compte pourquoi elle le demandait puisque lui-même venait de l’affirmer.

Marc acquiesça d’un signe de tête.

— Alors, mon enfant, laisse-moi te faire à mon tour des aveux. Pendant que tu voulais me haïr, j’attendais l’occasion de te redevenir utile. Tu as tardé longtemps à t’adresser à moi parce que tu es jeune et que tu te croyais indépendant. Je sais par expérience qu’on ne l’est jamais ici-bas. J’escomptais donc cette heure. Elle est venue. Tant mieux.

Marc joignit les mains :

— Quoi, vous ne me demandez rien autre ? Vous ne vous étonnez pas ?… Comme vous êtes bonne !

Il avait dit : rien autre.

— Ne me remercie pas, mais réponds franchement à ma question. Pourquoi cet argent ? Tu as l’air d’hésiter…

— Après ce qui précède, ce serait bien inutile.

On entendit pendant un bref intervalle la pendule qui battait des coups très sourds. Marc avait baissé la tête.

— Il s’agit de ma femme, dit-il enfin.

— Ta femme !…

Et ils se regardèrent. On eût dit que la foudre venait de creuser entre eux un abîme noir.

— Ainsi, tu es marié !… dit encore Mlle Peyrolles.

Un accent de supplication traversa la voix de Marc :

— Excusez-moi si hier je ne vous en avais pas parlé : en vérité, c’est cela que j’aurais dû dire d’abord. Depuis deux ans, j’aime… j’aime une femme… Nous allions avoir un enfant… nous étions heureux… et tout à coup, la phtisie, l’horrible phtisie qui s’abat… Elle se meurt : elle est perdue si je ne la soigne pas ! Comprenez-vous, maintenant ? Ah ! soyez sûre qu’avant de venir, j’ai frappé à toutes les portes ! Quel calvaire, grand Dieu ! A l’Assistance publique, pas de sanatorium pour femmes ! Dans les institutions privées, un accueil sournois et toujours des refus, car j’ai l’air d’être un monsieur. On en est là ! Il faut être riche pour garder ses poumons, riche pour avoir un enfant et le bonheur de tout le monde ! A l’hôpital, au Parlement, partout, on ne songe qu’aux riches ! Je n’avais plus que vous…

Figée, Mlle Peyrolles reprit obstinément :

— Marié ! depuis quand ?

Elle en revenait là, ayant tout à coup la sensation que Marc lui échappait. Que la veille, aussi, il eût gardé le silence à ce sujet, lui causait une surprise douloureuse. Marc pressentant ce qu’elle pensait, rougit. Il eut honte d’être lâche plus longtemps :

— Je ne suis pas marié.

Les paupières de Mlle Peyrolles vacillèrent, mais elle ne fit pas un geste, n’eut pas de cri ; seulement une atroce haine lui serra le cœur. De toute son âme elle aurait voulu savoir morte la femme dont il parlait.

— Cette fois, vous n’ignorez plus rien.

Il se tut. Un frémissement intime les secouait.

— J’ai souvent imaginé quel prétexte pourrait te ramener ici, soupira Mlle Peyrolles amèrement ; je n’avais jamais songé, je l’avoue, qu’il s’agirait de secourir ta maîtresse.

— Je vous ai dit : ma femme, interrompit Marc animé par une sourde révolte.

Mlle Peyrolles haussa les épaules :

— Oh ! qu’importent les mots !

Un rire méchant passa sur ses lèvres décolorées.

— Qu’elle t’aime ou non, c’est toujours une fille…

Le mot avait jailli, féroce. Marc frémit :

— Je vous en prie : vous avez le pouvoir de la tuer, il est inutile de l’insulter !

Mlle Peyrolles redressa la tête :

— Ne pare donc pas de grands mots ce qui n’en vaut pas la peine ! Je le connais, ton roman. J’ai beau vivre à la campagne, il me semble que je l’ai vu. Une idylle au coin d’un marbre sale de brasserie ; cette fille profitant d’un soir d’attendrissement pour t’exhiber sa vertu défraîchie, et toi, niais, t’exaltant à la pensée d’un sauvetage où tes sens trouvaient leur compte…

Et comme Marc tentait de l’arrêter :

— Inutile ! Je devine aussi ce que tu vas répondre : toi seul l’as séduite. Elle t’a résisté. Et depuis, tu ne sais ce qu’il faut admirer le plus en elle, de son désintéressement ou de son amour. Je connais cela, te dis-je, je l’ai déjà entendu…

Tragique, elle conclut :

— Je me doutais bien que tu ramenais ici une partie du passé, mais tout le passé, à ce point, c’est trop ! Je ne veux pas… non, je ne veux pas !…

— Ce que vous appelez mon roman n’est rien de ce que vous dites, fit Marc d’une voix basse. Vous oubliez que ma jeunesse a manqué de loisirs et plus encore de confortable. Je l’ai connue dans ma maison. Elle était comme moi sans famille, travaillait pour vivre, comme moi. Nos deux efforts étaient pareils, de même notre misère, et vraiment cet amour était naturel, fatal… Rien n’existait en dehors de nous : nous n’avions de comptes à rendre à personne…

— Pas même à Dieu ?

— Dieu ? sais-je seulement s’il faut y croire, et s’il existe ? Pourquoi nous a-t-il ainsi jetés à la seule détresse des sans-famille ? Je vous répète que si les gens de ma sorte n’avaient pas le droit de mettre en commun leur solitude, ce serait par trop injuste ! Pourquoi aussi nous ne sommes pas mariés ? Cela encore est très simple ! Nous étions tellement sûrs l’un de l’autre qu’une signature de maire était bien superflue, tant que l’enfant n’était pas là !

— Là, de même, Dieu ne comptait pas !

— Pour légitimer celui qui va venir, l’église est inutile. A quoi bon doubler les paraphes officiels d’hypocrisies gratuites !

— Malheureux ! tu en es là de ta foi !

— Ah ! laissons de côté mes croyances ! Est-ce que le présent que vous pouvez décider ne suffit pas ?

La voix de Marc s’éteignit dans un sanglot :

— Mais regardez donc ! Rien que d’en parler, mon cœur est déchiré ! Je vous ai trompée, je me suis trompé ! Sans cette menace abominable je ne serais pas venu ; jamais je n’aurais mendié votre aide, ni connu l’ignoble regret qui me vient ! Car enfin, j’étais libre de me taire ! Je n’avais qu’à garder le silence, vous consentiez et nous étions sauvés !

Mlle Peyrolles eut une exclamation étouffée :

— Penser qu’une femme t’a réduit là et que tu as pu songer à lui donner ton nom !

— Joli cadeau ! Père et mère inconnus…

— Possible ! Tu as su pourtant retrouver la filière quand elle devient utile !

— Vous l’aviez bien oubliée, quand elle était gênante !

— J’en appelle au passé !

— N’est-ce pas lui qui nous juge ?

Ils s’étaient levés. Ils criaient : le passé ! En même temps, ils tendaient les poings vers lui, comme s’il venait d’entrer ; et c’était vrai qu’il était là, témoin tragique revenu à vingt ans de distance et sans changement. Était-ce Marc ou son père qui revendiquait ainsi la liberté d’épouser sa maîtresse ? Lequel des deux invoquait ici le droit de l’enfant ? Rien n’avait changé, ni la pièce où ils parlaient, ni le costume noir de Mlle Peyrolles, ni même les personnages : celle-ci à peine blanchie, Marc si pareil au mort qu’il semblait celui-ci rajeuni.

Frémissante, Mlle Peyrolles retomba sur sa chaise. Qu’il y eût dans ce retour une justice souveraine, qu’après avoir tant fait souffrir, elle souffrît à son tour par les mêmes moyens, cela ne la frappait pas. En revanche, de toute son âme elle aurait voulu remonter le cours du temps pour empêcher Marc de s’expliquer.

Et Marc, aussi, demeuré debout, comprenait tout à coup qu’après les mots qu’il avait dits, l’irrémédiable avait passé. Ah ! fou qui, dans une minute d’aberration, pour défendre son orgueil blessé, avait détruit sans retour la chance suprême de salut ! Ainsi, c’était fini : grâce à lui, l’aimée succomberait ! Il fallait rentrer, l’espoir perdu.

— Quelle rançon, murmura-t-il, pour un peu de bonheur, hier !

Puis, sentant que ce bonheur même le chassait :

— Quoi qu’il arrive, je m’en souviendrai pour ne plus vous haïr !

— Que fais-tu ? dit Mlle Peyrolles, voyant qu’il se dirigeait vers la porte.

— Où irais-je…?

— Tu veux partir !

La voix de Mlle Peyrolles subitement venait de changer.

— Et moi ?

— Oh ! vous !… répéta Marc.

— Tu délires ! Il n’est pas possible qu’après être venu, tu veuilles me quitter ? Tu ne commettrais pas ce crime !

— Si je restais, j’en commettrais un autre.

— Marc ! mon enfant ! voyons ! tu ne crois pas à cette absurdité ? Il doit y avoir un moyen, je ne sais quoi pour sortir de cette alternative… Et d’abord, c’est bien vrai que le passé nous jugeait tout à l’heure. Je songe à ton enfance que je n’ai pas surveillée, à ta jeunesse durant laquelle personne n’est resté près de toi pour t’enseigner le respect du bon Dieu. Oui, c’est ma faute si nous en sommes là. Tu vois, je m’accuse la première, je reconnais que tes duretés sont méritées, je te les pardonne… Seulement…

Elle se tordit les mains :

— Seulement, comment veux-tu que j’accepte contre Dieu même ce mariage sans prêtre ? Je me damnerais si je prêtais jamais les mains à un tel sacrilège ! C’est en vain que tu protestes : faire consacrer par les lois un pareil attachement, ne sert qu’à le rendre plus criminel ; cela outrage les mœurs, la religion, cette morale même qui est la règle du premier venu, si humble soit-il !… Encore s’il s’agissait d’une aumône !… On rencontre une malheureuse, on la secourt… c’est bien ! Mais sanctionner le passé de cette fille ! au moment où je t’ouvre ma maison, vouloir que cette fille t’accompagne et dans ces conditions !…

— Vous voyez bien ! dit Marc avec un geste découragé.

— Ah ! je vois que le bonheur est devant nous. Donne-lui l’argent que tu voudras, qu’on la soigne, qu’on la sauve, et puis, qu’après cela tu l’ignores et que tu restes !…

— N’achevez pas !

— Pourquoi ? Sois tranquille, je ne t’importunerais pas de questions : tu serais libre ! entends-tu ? libre… mais je veux te garder, quand même, malgré elle !

Mlle Peyrolles s’était approchée de Marc, et s’efforçant de le ramener vers la table :

— Entre elle et moi, oses-tu hésiter ? Tu quitterais ta maison, une famille, et pour qui, grand Dieu ! une gueuse !…

Marc, épouvanté, ne put réprimer un sursaut de révolte :

— Cette gueuse, comme vous dites, m’a donné plus d’allégresse que l’univers entier : je l’aime !

Elle recula :

— Ne profane pas l’amour : tu ne le connais pas !

— Je l’aime ! répéta Marc.

Un délire l’exaltait :

— Aimer ! qui de nous deux ici profane ce mot ? Savez-vous seulement ce que c’est que d’aimer ?

— Marc, tais-toi !

— J’aime !… Mon Dieu ! pourrais-je expliquer cela devant vous que la vie a condamnée à rester seule ?… Aimer, c’est donner ce qu’on possède et même ce salut dont vous êtes avare ! C’est accepter sans scrupules et dans la joie l’ivresse de l’étreinte ! C’est… Mais non ! vous vous êtes refusé jusqu’au désir ! Dans le spectacle de deux cœurs fondus au même brasier, vous n’imaginez que débauche ! Au geste d’union souveraine, vous répondez par celui qui sépare. L’enfant lui-même, ce miracle ! vous est odieux. Ah ! jamais, non jamais, je n’avais imaginé une vengeance si cruelle !

— Marc !

Suppliante, Mlle Peyrolles lui fermait la bouche. Chaque mot s’enfonçait dans sa chair, la brûlait comme une averse de plomb liquide. Comme il voyait clair ! C’était vrai qu’elle était à jamais isolée dans sa fortune et sa vertu ! Jamais un baiser d’amant ne l’avait fait frémir : jamais elle n’entendrait près d’elle un rire d’enfant. Si celui-ci partait, rien ne l’attacherait plus au monde. Cependant, même pour le retenir, pouvait-elle accepter de sacrifier son âme ?

— Marc ! je t’en conjure, si tu dois t’en aller, que ce ne soit pas sur ces mots atroces !

— Hélas ! s’écria Marc, quels autres pourraient empêcher désormais que nous soyons deux étrangers !

— Depuis hier, j’ai trop souffert par toi !

— Dites que, depuis hier, le passé nous a trop fait souffrir !

— Le passé est chose morte.

— Il revit !

— On l’efface.

— Et le croyant disparu, on le retrouve encore !

Ils parlaient de nouveau avec des gestes de fièvre, inconscients du lieu et de l’heure.

Un coup violent frappé contre la porte les interrompit :

— Mademoiselle, criait Dorothée au dehors, on réclame le médecin.

Mlle Peyrolles jeta :

— Il n’y a pas de médecin ici !

— Vous oubliez que je suis là, interrompit Marc.

— Qui le saurait ?

— N’importe, allons voir.

Déjà il tournait la clé et se précipitait vers l’entrée. Au bout du couloir, sur le seuil, en pleine lumière, Thérèse Wimereux et Jude Servin appelaient d’une voix angoissée :

— Accourez !

— Hâtez-vous !

— Une minute peut tout perdre !

— Il va mourir !

— Vous le voyez, dit Marc, les montrant à Mlle Peyrolles qui le suivait, c’est bien moi qu’on cherchait.

Farouche, Mlle Peyrolles voulut lui barrer le chemin.

— Reste !

En même temps, une colère l’exaspéra, de ce que des inconnus eussent forcé l’entrée de sa maison.

— Et vous ? Que venez-vous faire ? Je ne vous connais pas ! Allez-vous-en !

Marc l’écartant avec douceur, rejoignit Thérèse et Jude Servin :

— N’avez-vous pas compris ? un homme est en danger…

Faisant un effort désespéré, elle suppliait encore :

— Marc !

Mais celui-ci déjà s’était élancé, partait.

— Ah ! s’écria-t-elle, il ne reviendra plus !

Puis, glacée d’épouvante, elle recula, rentra dans son château.


Près du perron, un homme, attiré par le bruit, riait sournoisement :

— Ben ! en voilà un du moins que la famille ne reniera pas ; comme il lui ressemble !

Dominique, à la vue de Marc avait cru voir passer le gars du vieux Peyrolles…

VII

Ils descendirent à grands pas tous les trois. Placé entre Thérèse et Marc, Servin avait l’air de les entraîner. Aucun ne parlait. D’un commun accord, tant que Mlle Peyrolles pouvait encore les apercevoir, ils ne songeaient qu’à s’éloigner.

— M’expliquerez-vous où nous allons, ce qu’il y a ? demanda enfin Marc.

— Nous allons chez Lethois.

— Qu’est-ce que Lethois ?

— Un homme à qui vous avez parlé tout à l’heure, dit Thérèse ; c’est du moins le Pêcheur qui l’affirme.

— Mlle Wimereux qui demeure chez Lethois sait seule ce qui est arrivé, reprit Jude : je n’ai eu qu’un office, la conduire chez votre tante dont elle ignorait la maison.

Thérèse continua :

— Déjà, il n’était pas très bien, ce matin, lorsqu’il est sorti ; mais, après votre rencontre, il s’est trouvé mal, puis il a déliré… D’ailleurs, vous allez voir : c’est le meilleur. Hâtons-nous.

Repris par l’instinct professionnel, Marc demanda encore :

— Y a-t-il ici une pharmacie ?

Jude haussa les épaules :

— Une pharmacie dans ce hameau, vous n’y pensez pas !

— Et s’il y a besoin de remèdes ?

— Rien de plus simple. Je dois partir à l’instant pour Revel : ma voiture les ramènera.

— Vous partez ? interrompit Thérèse.

Jude eut un sourire amer :

— Oui, la grève commence.

Elle pâlit :

— Et… qu’allez-vous faire ?

— Me battre… naturellement.

— Alors… c’est le drame ?

— En effet.

Au frémissement de la voix, il venait de reconnaître combien elle le plaignait ; il lui était reconnaissant de cet émoi et, plus encore, de ce qu’elle s’abstenait d’exprimer sa pitié.

— Hélas ! murmura Thérèse accablée, le drame n’épargne aucun de nous…

— Si, celui-là…

De la main, Jude désignait en avant d’eux l’abbé Taffin qui se dirigeait paisiblement — semblait-il — vers Saint-Félix.

— En êtes-vous sûr ? Tous vivent des tragédies qu’on ne voit pas. L’intrigue change, plus ou moins noble : la souffrance est pareille.

— Toujours inique, dit Marc.

— Toujours salutaire, affirma Thérèse.

— Vous êtes optimiste, fit Jude avec une ironie qu’il ne put réprimer.

— Simplement confiante dans la justice qui régit l’univers.

— Amen : j’aimerais que mes ouvriers vous entendissent.

— Il suffit que vous entendiez.

— Oh ! moi…

Ils avaient continué de marcher. La robe noire de l’abbé Taffin disparut derrière un taillis. En revanche, la maison de Lethois se dressait à leur droite, isolée et maussade.

— Est-ce là que nous allons ? interrogea Marc voyant qu’ils tournaient de ce côté.

Thérèse ne répondit pas. Elle venait d’apercevoir le Pêcheur qui guettait, sur le seuil.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

Les dents blanches du Pêcheur brillèrent dans un sourire.

— Ça roule, cria-t-il.

Il fit le salut militaire :

— Aussi muet qu’un goujon ! il pionce… la casse est écartée.

Marc ne songea pas à s’étonner du personnage.

— J’espère qu’on trouve à Revel un hôpital, reprit-il.

— Oui. Serait-ce que ce sommeil vous alarme ? répliqua Thérèse.

— A tout hasard, il est bon d’être informé.

— Quoi qu’il en soit, dit Servin prenant congé, la voiture sera prête dans un quart d’heure. S’il faut des remèdes, vous le direz ; s’il faut l’emmener, on le prendra. A tout à l’heure !

— Souhaitons que tout s’arrange ! murmura Thérèse.

Puis, revenant au Pêcheur :

— Toi, peux-tu encore attendre ici ? Tu vois comme tu nous sers.

Le Pêcheur acquiesça d’un signe de tête : la simple caresse de cette voix le payait à l’avance, royalement.

— Alors, venez avec moi, poursuivit-elle en s’adressant à Marc.

Tous deux entrèrent dans la maison.

— Doucement ! fit encore Thérèse avant de traverser la salle à manger. C’est à côté.

Marc obéit. Ils marchaient à pas de velours. Thérèse appuya sur le pêne, entr’ouvrit la porte de la chambre :

— Voyez, dit-elle.

Et arrêtés sur le seuil, ils regardèrent.

Étendu sur un fauteuil, face à la fenêtre, les yeux clos, M. Lethois avait l’air de dormir. Une vieille couverture dissimulait ses jambes. Collé au dossier du siège, le buste s’érigeait, d’une extraordinaire maigreur et, malgré le flottement du gilet, si mince qu’il semblait avoir été pressé entre deux planches, comme une plante d’herbier. Mais le visage surtout étonnait, tant il était devenu pareil à de la cire, avec des luisants sur les méplats. En même temps, les ailes du nez s’étaient pincées, la bouche avait perdu son rictus, le front ses rides. On eût dit qu’après d’atroces luttes, la sérénité de l’au-delà venait de descendre sur ce masque torturé ; un air de beauté souveraine, effaçant la niaiserie d’antan, incitait au respect.

Thérèse et Marc échangèrent un coup d’œil. L’un et l’autre venaient de reconnaître l’approche de celle qui ne pardonne pas.

Tout à coup, la main de M. Lethois se leva. Elle monta lourdement pour atteindre la joue et retomba.

Cessant d’hésiter, Thérèse franchit le seuil.

— Souffrez-vous moins ? interrogea-t-elle doucement.

M. Lethois ne rouvrit pas les yeux.

— Ah ! c’est vous… murmura-t-il sans manifester de surprise.

— Oui, je suis de retour.

— Je me demandais…

— Ne vous demandez rien : comme je vous voyais un peu de malaise, j’ai été chercher quelqu’un.

— Quelqu’un ?

— Un ami… Il est là… Voulez-vous qu’il entre ?

Il y eut un silence. Un débat s’agitait dans le cerveau épuisé de M. Lethois.

— Je n’ai point d’ami, conclut-il avec une sorte d’impatience : qui est-ce ?

— Le médecin que vous avez rencontré tout à l’heure.

— Lui !

Brusquement, M. Lethois tenta de se retourner vers la porte.

— Il faut bien pourtant que je vous guérisse ! dit à son tour Marc sur un ton de gaîté feinte. Voyons d’abord le pouls…

Il avait saisi le poignet de M. Lethois, mais celui-ci eut un sursaut :

— Ne me touchez pas !

Très calme, Marc retint la main qui tentait de s’échapper :

— Et d’abord, vous allez m’obéir. J’entends que vous soyez sage. Si vous faites ce que je demande, il ne restera rien de cette alerte.

Thérèse appuya :

— Car ce n’est rien, n’est-ce pas ?

— Rien, s’il consent à être raisonnable.

Experts, les doigts de Marc couraient déjà sur le corps lamentable de Lethois, tâtaient, percutaient, palpaient…

— Bien entendu, nous commencerons par changer d’air ; c’est le plus pressé.

— Jamais !

Cette fois, M. Lethois était parvenu presque à se dresser pour échapper à cet homme dont la voix nette, si tranquille, si certaine aussi d’avoir le dernier mot, achevait d’affoler sa raison chancelante.

— Tout de suite !

— Je ne veux pas.

— Je le veux.

— J’ai des raisons !

— Moi aussi.

— Ah ! Dieu !…

Épuisé, M. Lethois retomba sur le siège et revint à son immobilité sinistre. Il eût semblé inerte si de petites secousses n’avaient soulevé ses épaules à intervalles réguliers. Devenu une simple chose qui ne compte plus dans la main des autres, il pleurait sur lui-même.

— Venez ! dit Thérèse à voix basse.

Elle entraîna Marc dans la salle à manger.

— Que craignez-vous ? reprit-elle quand ils furent seuls.

Marc haussa les épaules :

— Tout.

A son tour, il scruta les yeux de Thérèse :

— Depuis quand cette crise ?

— Une heure, à peine…

— Hier ?

— Hier, il était très calme, se plaignait seulement de malaises qu’il ne précisait pas.

— Et ce matin, il n’a vu personne ? reçu aucune lettre ?

— Vous m’y faites penser : hier, il a parlé d’une lettre… mais c’était pour le curé.

Marc fit un geste d’impatience :

— Comment savoir ! Une fois sur deux, le médecin est inutile, car il n’aperçoit que les apparences. C’est ce qu’on ne voit pas qu’il devrait surtout connaître !

Thérèse répliqua tristement :

— Si on le connaissait, quelle horreur que la vie !

— En attendant, préparez son départ.

— Vous comptez l’emmener à l’hôpital ?

— Il faudra bien, à moins de trouver à Revel un logis confortable.

— Chez M. Servin, peut-être…

— Chez M. Servin ou tout autre : l’état peut s’aggraver subitement. L’essentiel est d’être à portée du secours.

— Il en est là !

A la lueur d’un éclair, Thérèse venait de revoir une heure pareille où elle avait entendu la même phrase à propos de son père agonisant. Ce choc en retour des tristesses passées lui donnait une infinie pitié pour l’étranger dont Marc fixait ainsi l’arrêt.

Elle se raidit contre sa faiblesse :

— Soit, reprit-elle, je vais préparer le départ : on s’entendra toujours en route sur la destination…

Marc avança vers la porte, examina une dernière fois Lethois, puis rassuré par l’apparente tranquillité de celui-ci :

— Je crois utile de l’accompagner. Le temps de prendre mon bagage là-haut et de redescendre… Je serai de retour avant la voiture.

Thérèse acquiesça d’un signe de tête. Sans rien savoir du drame de Marc, elle eut pourtant la peur instinctive qu’il ne restât là-haut comme il disait.

— Vous parti, il me semble que le danger va s’accroître. Hâtez-vous…

— Soyez tranquille : de toutes manières, d’ailleurs, je comptais aussi quitter Montaigut ce matin…

— Eh bien ? demanda le Pêcheur, resté fidèlement sur le seuil.

Thérèse regarda Marc s’éloigner, puis avec un soupir :

— Eh bien ! mon ami, les plans sont changés. Nous allons à Revel.

— Vous allez ?…

Les yeux du Pêcheur s’obscurcirent. Il fronça les sourcils. Il voulait certainement ajouter quelque chose, mais il n’osa pas. Thérèse, sans rien remarquer, poursuivit nerveusement :

— Plus qu’un quart d’heure à exercer ta patience : il faudrait maintenant rentrer auprès de M. Lethois et le surveiller encore, tandis que je m’occuperai du plus pressé, c’est-à-dire du bagage.

Le Pêcheur tourna les talons, pareil à un automate.

Thérèse le vit ensuite pénétrer dans la chambre de M. Lethois, y choisir une chaise, s’asseoir. Il faisait le tout sans bruit, avec ces façons rudes et souples que lui avait données l’habitude de se couler près des viviers ou sous les haies, à l’heure de l’affût. Quand il fut installé, il mit les mains sur ses genoux dans l’attitude d’un roi égyptien. Rien ne bougeait plus au dehors. La lumière grise semblait elle-même se glisser dans la demeure avec des précautions inusitées. Thérèse sourit au Pêcheur qui affectait de ne plus s’occuper d’elle, et disparut.

Très grave, celui-ci songeait :

— Elle part…

Il n’en ressentait pas de chagrin mais un malaise, comme si l’air peu à peu devenait moins respirable.

— Elle part…

Ces petits mots brefs, pareils à deux gouttes d’acide lui mordaient le cœur, y mettant une intolérable brûlure. Bien qu’il fût là, parfaitement tranquille, retenu par l’obligation d’une garde attentive, il avait envie de filer au dehors, sans plus se soucier de Lethois. Après tout, qu’est-ce que ça lui faisait, Lethois ? Pourquoi ne pas partir aussi, du moment que ça lui chantait ? Elle partait bien, elle.

Penser qu’il devait la voir tous les jours pendant une quinzaine… plus peut-être… Tout à coup, à cause de cet imbécile, plus rien, le rêve qui s’envole : parce qu’elle avait dit avec son air tranquille : « Les plans sont changés », elle jugeait le reste réglé et bouclait sa valise ! Cré bon sang !…

Agacé par le visage inerte de Lethois, le Pêcheur leva les yeux vers le plafond. Il y avait là un réseau de lignes noires formé par des craquelures du plâtre bizarrement entrecroisées. Il s’engagea dans ce dédale pour calmer sa fringale de mouvement. Tel un voyageur dans les rues d’une ville inconnue, il cheminait, s’arrêtait, flânait au hasard des carrefours ; et cela dura un temps indéfini, très court ou très long, il n’aurait su. Lorsque l’âme est en travail, elle change de monde et perd son mètre. Ce que nous appelons minute paraît tour à tour insaisissable et démesuré.

Quand il revint à lui, il s’aperçut avec surprise que M. Lethois avait les paupières levées et l’examinait.

— Tiens ? vous ne dormez plus ? Pourquoi que vous n’en disiez rien !

M. Lethois ne répondit pas. Le feu intérieur qui devait le dévorer parut en revanche remonter à ses prunelles.

— Quoi encore ? fit le Pêcheur énervé par ce regard : c’est-y que j’ai une truffe au bout du nez ?

Les yeux de M. Lethois continuèrent de briller silencieusement.

— Zut ! si ça vous embête de causer, c’est votre affaire : moi je ne tiens pas aux parlottes.

Et mettant un coude sur le dossier de sa chaise, le Pêcheur tourna le dos à la lumière.

Inquiet, quoi qu’il en eût dit, il s’obligea cette fois à détailler le mobilier de la chambre. Celui-ci, d’ailleurs, le déconcertait, ne répondant pas à ses conceptions de luxe. Le lit, défait, avait une courtepointe en lambeaux. La table de nuit était maculée de taches de bougie et bancale. Sur la descente de lit, un lion ouvrait bien sa gueule enflammée, mais une maladie avait emporté par grandes plaques la fourrure de la bête, découvrant à ces places une trame de ficelle jaune.

Soudain un appel siffla, très bas, parfaitement distinct.

— Pêcheur !

Celui-ci ne remua pas, résolu à ne pas répondre.

L’appel recommença, impérieux :

— Pêcheur !

— Y vous manque une affaire ?

Un éclair de satisfaction brilla sur la face de Lethois.

— Lève-toi !

Dominé par cet air de volonté, le Pêcheur se leva.

— Ouvre le tiroir… là…

Croyant toujours qu’il s’agissait de trouver un objet qui manquait, le Pêcheur obéit.

M. Lethois ne jeta même pas un regard sur le tiroir ouvert.

— A droite ! dit-il… des carnets…

— A droite ?

— Les vois-tu ?

— Oui… voilà…

— Prends…

Étonné, mais résolu à se plier aux fantaisies du malade, le Pêcheur plongea la main dans le tiroir et en ramena un paquet.

— Après ? demanda-t-il.

— Après…

Un intervalle suivit : il semblait que la pensée de M. Lethois fût devenue incertaine. Ce fut très court.

— Après, garde-les… c’est pour toi.

Interloqué, le Pêcheur attendit une nouvelle explication. Il ne saisissait aucun rapport entre lui-même et ces cahiers.

— Pour toi !… si tu veux… répéta M. Lethois.

Sa voix s’éteignit presque.

— … Ma fortune !…

— Bigre !

Le Pêcheur avait chancelé.

Malgré lui, sa main serra les carnets comme une proie. L’idée qu’entre leurs feuillets gras dormaient les économies de M. Lethois venait de l’éblouir. Pourquoi Lethois les lui donnait, il ne se le demandait pas. Que Lethois aussi pût délirer, peu importait ! Cette révélation suffisait : de l’or, tout l’or de la maison, était dans ces chiffons et il le tenait au bout des doigts.

Il eut un ricanement d’extase :

— Léger, une fortune !

Puis une peur le saisit ; M. Lethois, en effet, agitait de nouveau les lèvres, allait parler…

Quoi ! voulait-il retirer maintenant ce qu’il avait dit ? Pardieu ! trop tard ! On a beau être honnête, l’honnêteté a ses limites : l’aubaine une fois venue, plus moyen de lâcher prise ! Et quelle aubaine ! un magot ignoré de tous, facile à cacher autant qu’à emporter… D’ailleurs l’affaire était conclue…

Déjà le Pêcheur se redressait : au même instant un bruit de pas glissa tout proche : Thérèse rentrée dans la salle à manger ouvrait un placard.

— Elle !…

Subitement paralysée, la main du Pêcheur se détendit : les carnets retombèrent à leur place dans le tiroir.

— Vous aviez autre chose à me demander ? murmura le Pêcheur d’une voix sourde.

Et livide, sans attendre la réponse, il retourna s’asseoir.

De nouveau le silence reprit. Thérèse ayant trouvé ce qu’elle cherchait, ferma le placard et s’éloigna. Un monde d’idées contradictoires roulait dans le cerveau du Pêcheur.

« Voleur… un peu plus, j’allais être un voleur !… »

Était-ce bien sûr, pourtant ? car Lethois et pas un autre, n’est-ce pas ? avait crié : « Prends ! » En ce moment même, il semblait désappointé par ce dénouement imprévu. Alors, pourquoi fermer la bouche devant le gâteau qui s’offre ?

Mais si Lethois délirait ?

Objection bête : on ne sait jamais quand un homme est fou. Bon pour le médicastre de juger si on doit mettre les gens au cabanon. Le Pêcheur, lui, n’avait pas à s’occuper de pareilles distinctions.

Donc, suivre le premier instinct qui était le vrai ? accepter sans faire d’histoires ?… Eh bien, non : il ne pouvait. Quelque chose le clouait sur sa chaise, peut-être de la honte, à coup sûr la certitude qu’elle le chasserait, si elle savait.

Aigus, les yeux de Lethois n’avaient point quitté le Pêcheur. On aurait cru que, prodigieusement lucides, ils ne perdaient aucune de ses pensées.

De nouveau la voix grêle siffla :

— Imbécile !

Le Pêcheur frappa sa cuisse d’un coup de poing :

— Tonnerre ! vous n’allez pas recommencer !

— Puisque je te l’offre…

— Raison de plus.

Un rire mince, pareil au tintement d’un grelot fêlé, secoua M. Lethois.

— Feuillette…

— Non.

— … Il n’y a rien.

— Alors cette fortune ?

— Mon secret.

Le Pêcheur à son tour partit d’un rire convulsif :

— Ah bien ! vous en avez une façon de faire des blagues !

— Écoute… la condition…

Le cou tendu, ressaisi par l’abominable tentation, le Pêcheur ne put se défendre de répondre cette fois :

— Il y a donc une condition ?…

Une seconde, la pensée de M. Lethois parut s’évanouir dans la brume : il leva enfin le doigt vers le plafond :

— Là-haut… des fourmis…

Hébété, le Pêcheur recula sur sa chaise.

Un fou ! parbleu : il avait affaire à un fou ! A défaut de ces propos incohérents où se mélangeaient à dose égale des souvenirs du matin et l’idée fixe d’un trésor, l’attitude, le geste, l’inquiétante fixité des prunelles, tout criait la folie. Et lui, Pêcheur, qui, depuis une demi-heure, s’y laissait prendre, jouait à l’honnêteté ! Mince de grabuge ! Tant d’histoires pour le colloque d’un vieux qui déraille et d’un jobard qui l’écoute !

Frémissant, M. Lethois haleta :

— Pour les soigner, quand je serai parti, cent mille francs !… cent mille après ma mort… avec les carnets !

— Vous dites ?

Tout à coup le Pêcheur s’était relevé. La démence est contagieuse. En vain venait-il de soupçonner qu’un vertige enivrait la cervelle de Lethois. Ces mots : « Cent mille ! » le rejetaient en plein rêve. Il était possible que rien dans tout cela ne fût vrai : il était divin d’y croire, fût-ce la durée d’un éclair…

Lethois répéta strident :

— Cent mille !

— Mais quoi, bon Dieu ! de quoi s’agit-il ?

Au lieu de répondre, M. Lethois dut porter les deux mains à sa gorge. L’effroi d’échouer au port ravagea son visage.

Maintenant qu’il avait décidé de prendre ce vagabond pour confident, ne fallait-il pas qu’il expliquât où était la clé du galetas, comment on doit mettre du miel dans les soucoupes, entretenir la terre fraîche ?…

Terrifié, le Pêcheur s’était penché vers lui, attendait.

Dans un grand effort, M. Lethois essaya de poursuivre : une sorte de hoquet entrecoupé sortit seul de sa gorge.

Alors, une épouvante passa sur son visage : clairement il voyait ses fourmis, — son œuvre ! — abandonnées, perdues… Pour que le Pêcheur s’occupât d’elles, sans hésiter il avait accepté de lui confier ses carnets ; en cas de disparition, le Pêcheur se fût indemnisé en vendant sa gloire : on trafique de science comme d’un titre ! Voici qu’au moment suprême, un agresseur invisible l’empêchait de parler ; aucun mot ne venait plus : l’écroulement…

Un bruit de sonnailles tinta au bout du chemin. La voiture de Servin approchait au grand trot. Thérèse aussi rentrait.

— C’est bon, dit le Pêcheur, je ne sais ce que vous voulez ; mais pour l’argent, on s’en bat l’œil !

La tête de M. Lethois roula sur son bras.

— Qu’arrive-t-il ? s’écria Thérèse.

Le Pêcheur mit sur la poitrine de Lethois la main qu’il avait libre, cette même main qui tout à l’heure, à cause d’elle, avait renoncé au vol abominable.

— Rien, dit-il : avant deux minutes, il rouvrira les yeux, quand ce ne serait que pour vous apercevoir !


Ensuite le départ…

Oscillant entre le Pêcheur et Marc, — enfin de retour — M. Lethois est amené près du break, hissé sur la banquette, calé au milieu de couvertures et d’oreillers. Pas un mot, un silence de funérailles ; on ne sait plus au juste si c’est un vivant ou un cadavre qu’on emmène.

Puis un claquement de fouet. Les chevaux s’ébrouent. Le Pêcheur sent tomber sur lui le sourire amical de Thérèse qui remercie, — est-ce bien elle ou lui qui devrait remercier ? — la voiture s’ébranle, s’en va, et la voici qui roule, emportant désormais pêle-mêle les arrivants, le moribond… Elle roule, lourde de destinées imprévues et de cœurs meurtris. Hier, ce matin encore, tous les êtres qu’elle porte s’ignoraient : la tourmente venue les a blottis dans le même refuge ; ils se serrent, ne souffrant plus qu’à peine de leur propre mal pour communier mieux dans une même pitié. Spectacle merveilleux pour qui sait voir : tant de vies secrètes, tant d’angoisses diverses unies dans un commun oubli pour venir à l’aide d’un pauvre égoïste qui agonise de son égoïsme ! Ainsi les lumières éparses d’une grande ville. Malgré que la rafale souffle, et que beaucoup vacillent, et que d’autres s’éteignent, une clarté monte au ciel, réconfortant au loin ceux qui, las de la route, seraient tentés de ne plus marcher…

Tout à coup, au bord du chemin, presque dans la volute de poussière qu’a laissée la voiture en tournant vers la grande route, une forme noire se dresse, une autre sort de la haie. Deux exclamations se répondent :

— Vous étiez là ! dit M. Taffin.

— Vous ici ! fait Mlle Peyrolles.

A peine reconnaissent-ils leurs voix. Mlle Peyrolles est sans chapeau, M. Taffin sans bréviaire. Mlle Peyrolles, pâle d’ordinaire, a les joues enflammées : M. Taffin a perdu cette fleur qui rosait sa face grasse, il est blafard et ses yeux luisent. En revanche, mus par un même instinct, tous deux regardent la maison de Lethois. Comme elle est calme, avec ses volets clos ! Quelle paix bienheureuse l’enveloppe ! Et une jalousie semblable les étreint. Parce qu’ils n’ont point reconnu Lethois dans la voiture, ils l’imaginent encore établi là-bas, tranquille, occupé de lui-même.

Cependant, devant cette maison, un homme aussi a l’air d’attendre. Inquiet, il scrute l’horizon, piétine, hésite ; enfin il se décide, il est en marche ! C’est le Pêcheur. Pourquoi rester dès lors qu’Elle n’est plus là, et qui le retient ? Son logis ?… un taudis. La rousse ?… ici ou là, facile à dépister. Les fourmis de Lethois ?… un conte idiot. Joie d’être sans feu ni lieu : on gîte où le désir vous pousse, aujourd’hui à Montaigut et demain où l’aimée vous appelle !

— Où va-t-il ? murmure Mlle Peyrolles, lorsqu’il a passé sans même soulever sa coiffe.

— Je l’ignore, réplique M. Taffin.

A mesure qu’elle s’éloigne, la silhouette du Pêcheur apparaît glorieuse sur la perspective de la route. Ses bras se balancent comme des ailes. Au-dessus de lui il n’y a que du ciel et les nuages que le vent chasse.

— A-t-il de la chance ! dit M. Taffin à voix basse.

Un pli d’amertume contracte alors la bouche de Mlle Peyrolles :

— Un heureux de la terre !


Ils en étaient là d’envier aussi ce vagabond !

LIVRE IV
LA TEMPÊTE

I

Dans la rue de Vaur, sous les couverts, sur les boulevards, personne ; un silence de mort. Tous les jours, à cette heure où l’on déjeune, Revel entre en torpeur, mais aujourd’hui le calme qui d’habitude a l’air fleuri d’une sieste, crie la peur. Il paraît que la grève est chez Servin.

Il paraît… Qu’en sait-on ? rien. N’importe, la nouvelle circule, épouvante, exaspère… Que des grèves doivent éclater ici ou là, et même qu’elles soient utiles, ou nécessaires, chacun l’a dit, pensé mille fois. La Dépêche et le Soleil du Midi l’ont imprimé à tout propos. Quotidiennement au café Casse ou chez Gisclard, des joutes s’échangent à ce sujet. Récemment, on y déclarait ainsi néfaste la grève des charpentiers de Paris et louable celle des omnibus, — toujours à Paris — dangereuse celle des mineurs de Carmaux, qui sont près de Revel, et admirable celle des mineurs de Westphalie qui sont très loin ; mais jamais l’idée ne fût venue que Revel dût être contaminé. Et que le danger soit là, venu sans prévenir, tout à coup, qu’il rôde le long des portes barricadées et menace la sécurité coutumière, cela semble intolérable. On se révolte. A quoi songe le Gouvernement s’il laisse faire de pareilles choses ? Où sont les gendarmes ? Surtout va-t-on subir les volontés du gêneur responsable ?

— Servin ! un fou !

On s’insurgeait :

— Qui lui a permis de bâtir son usine ? Un particulier n’a pas le droit pour son plaisir de livrer une ville entière aux risques de la révolution !

Gisclard, les mains aux poches du gilet, se tourna vers le garçon qui essuyait les tables de son café :

— Voilà ! c’est avec de pareils gaillards qu’on tue la République !

Et parce qu’il est utile de tout prévoir :

— Surtout, si les ouvriers viennent, fais payer d’avance.

— Il n’en viendra pas…

— Parbleu ! ils le savent bien, ce n’est pas ici qu’on encouragera leurs désordres ! Sale aventure !

Sale aventure, puisque par une action naturelle de la géographie locale le café Casse, plus proche de l’usine et bien que conservateur, devait absorber la clientèle !

— Après tout, qu’ils détruisent ailleurs le matériel, si ça leur plaît !

Épanoui, rougeaud, la serviette au bras comme aux jours fériés, Casse, de son côté, apprêtait sa terrasse. S’il appréhendait les troubles de la rue, il ne lui déplaisait pas que son établissement fût de toute évidence désigné pour le ralliement de « messieurs les grévistes ». Les revendications sociales ont ceci d’excellent qu’elles s’accompagnent de libations.

— Bonne journée !… Journée grave… songeait-il de la sorte, tandis que devant lui défilaient en cortège ininterrompu les ouvriers se dirigeant vers l’usine.

Il en apparaissait maintenant un peu partout, sortis de la ville un par un comme des gouttes aux flancs d’un vase fêlé. Très vite, d’ailleurs, ces gouttes formaient ruisseau, débordaient les talus, allaient enfin se fondre dans une masse, et l’on eût dit, à voir les flux et reflux animant cette foule, un fleuve qui se gonfle pour renverser sa digue.

En face, de l’autre côté d’une grille, l’usine où rien ne vivait, à part l’horloge.

Au coup d’une heure, comme d’habitude, Jean viendrait ouvrir cette grille. Sans doute, une poussée brutale suivrait, après quoi les machines reprendraient leur cadence, les scies se remettraient à grincer, les courroies à glisser ; et malgré qu’on en ait dit, rien ne serait changé dans l’ordre coutumier des rentrées à moins que…

Jean qui était accoudé à la fenêtre du cabinet de Servin tressaillit violemment :

« Dans dix minutes, pouvait-on savoir ce qui se passerait, puisque Jude n’était pas venu ? »

Il murmura :

— Que fait-il ?

A voir les ouvriers si tranquilles, d’autres auraient pu se méprendre ; lui, Jean, ne s’y trompait pas. Sans pouvoir définir à quels signes il le reconnaissait, il était certain que le drame allait commencer. Sous quelle forme ? Serait-ce un refus d’obéir à l’appel de l’horloge, une ruée soudaine aux machines, le saccage des bâtiments, des violences de personne ? Quelle que fût la méthode, le but serait atteint. La révolte était là. Il suffisait de suivre dans les groupes ces étrangers à mains trop blanches qui déjà circulaient, affairés et très à l’aise ; ceux-là, Jean les reconnaissait pour les avoir aperçus jadis en pareille aventure, professionnels de grève, véritables commis-voyageurs en revendications dont c’est le profit de dépouiller ceux qui luttent, vainqueurs et vaincus…

— Encore un coup, pourquoi ne vient-il pas ?

Jean abandonna la fenêtre. Chaque minute en s’écoulant emportait son espoir. Il s’épongea le front. Était-ce donc trop souhaiter que de vouloir être deux, à l’heure de la bagarre ?

A tout hasard, il avait été chez le maire, puis à la gendarmerie. On l’y avait accueilli avec des airs hostiles. Aux deux endroits, même réponse embarrassée : « Bien sûr, on interviendrait en cas de troubles. Il était superflu de rappeler à l’autorité son devoir élémentaire. Mais, en ce moment, rien n’indiquait, n’est-ce pas, une telle éventualité ? Alors, à quoi bon exaspérer les intéressés en étalant d’avance la force répressive ? » Ainsi chacun se dérobait, faisant place nette devant l’émeute.

Les poings de Jean se crispèrent à ce souvenir :

— Sale peuple !

Il le haïssait, bien qu’il en fût. Il lui en voulait d’être mécontent sans trêve, d’encombrer à tout propos la voie publique, de susciter tour à tour un effroi veule ou une pitié bête ; et il englobait dans ce terme « le peuple » non seulement les meneurs comme Bouchut, les brutes telles que Gouraille, mais encore les contremaîtres, les gens de Revel, le maire pâlissant à la seule annonce du conflit, aussi les gendarmes, la police. Entre tous, cependant, la femme Pastre excitait sa colère. Ah ! celle-là, dès le premier contact, il l’avait devinée ! S’il n’eût tenu qu’à lui, avec quelle volupté il l’eût rejetée à la rue d’où elle venait ! Nul doute que derrière ses prétextes de misère, une combinaison diabolique fût cachée. Dès lors qu’un embauchage devait suffire à provoquer la catastrophe, il devenait trop singulier que celui-là fût le sien…

Il cria :

— Gueuse !

Puis, la notion du temps lui revenant, exaspéré :

— Bon Dieu ! à quoi Jude songe-t-il ?

Des huées arrivèrent du dehors, en guise de réponse. La foule, jusqu’à ce moment silencieuse, s’était mise à gronder.

— Lui !… peut-être.

Aussitôt, il traversa la caisse et sortit dans la cour.

La clameur grandissait.

— Hou ! Hou !

En même temps les rangs tassés s’ouvraient. Dans l’intervalle, une forme noire parut : Mme Pastre.

Elle venait, fidèle au règlement, reprendre devant le métier la place devenue sienne depuis le matin. Hautaine, sourde aux vociférations et aux injures, elle ne semblait pas s’apercevoir du vide qui se formait en avant d’elle, ni soupçonner qu’un péril pût la menacer. Aucun émoi sur ses joues terreuses. Parce qu’elle n’avait pas eu le temps d’acheter le tablier d’usage, elle était vêtue ainsi que la veille. Les mains croisées sous un fichu de soie noire, la taille droite, un sourire aux lèvres, elle paraissait étrangère à ce lieu et à ces gens. On aurait pu la prendre pour une passante : il semblait qu’elle affectât d’être une intruse.

Les yeux de Jean flambèrent.

— Où allez-vous ?

Mme Pastre, arrivée à la grille, passa la main à travers les barreaux pour atteindre la clé.

— Vous le voyez bien, dit-elle sourdement, je veux entrer.

— Ce n’est pas l’heure : faites comme tout le monde, restez dehors.

Un silence venait de s’abattre autour d’eux. On écoutait.

Arrêtée un instant, la main de Mme Pastre repartit vers la clé.

— Vous n’avez pas compris ? reprit Jean.

Cette fois, Mme Pastre recula ; elle jeta ensuite un regard oblique vers l’avenue. On eût dit qu’elle souhaitait tout ensemble prendre la foule à témoin et mesurer son propre danger.

— Où me mettre ? murmura-t-elle.

— Je m’en moque ! dit Jean.

Il avait saisi la clé, s’apprêtait à la mettre en lieu sûr ; une clameur l’arrêta.

— Le voilà !

Enfin, c’était Jude. Dressé sur le siège d’un break chargé de monde, il franchissait le passage à niveau qui barre l’extrémité de l’avenue.

Une ivresse galvanisa la foule :

— Puisqu’il arrive, il va céder !

Incapable, lui aussi, de résister à l’immense joie que lui jetait cette venue, Jean ouvrit la grille. Deux minutes s’écoulèrent. Distinctement, il entendit les grelots des chevaux qui approchaient, puis il lui sembla que les sonnailles devenaient moins nettes. Soudain les poings se levèrent. Des injures volaient :

— Lâche !

— Arrêtez-le !

— Il s’en va !

— Misérable !

Un coup de cloche grêle plana sur le tumulte. L’heure de rentrée sonnait, mais personne, pas même Jean, n’y prenait garde.

— Où va-t-il ? s’exclama Jean.

— Où il va ?

C’était Bouchut qui ripostait.

— Il prend le train et f… le camp !

— Impossible !

— Ses malles sont au complet, y compris une garce.

— Tu mens !

Hissé au-dessus du tablier de la grille, Jean inspecta d’un regard fou l’horizon. Bouchut avait dit vrai pourtant ! La voiture ayant dépassé l’avenue roulait bien vers la gare ; si Jude cessait d’être visible, en revanche, à l’arrière une femme que Jean ne connaissait pas trônait sur la banquette.

— Va-t-on le laisser fuir ? cria Gouraille.

Des voix partirent :

— A la gare ! qu’on le retienne !

Mais Jean déjà sautait à terre :

— Imbéciles ! vous ne le connaissez pas !

L’équipage dépassait aussi la gare, gagnait le boulevard de la Barque. Le détour n’avait été qu’une feinte.

— Entendez-vous ? il va venir ! hurla Jean sur un ton de triomphe.

En même temps, ayant jeté un coup d’œil sur l’horloge, il frémit. Quelle faute d’avoir ainsi laissé passer l’heure ! Et s’approchant du premier rang :

— Eh bien ! reprit-il, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Seule une femme se dirigea vers la cour.

Encore Mme Pastre… Une huée acclama cette entrée. Puis des ricanements : la plaisanterie était bonne ! Inviter ainsi les gens à s’installer d’eux-mêmes dans la boutique, tandis que, malin, le patron se trotte on ne sait où !

Impérieux, le geste rude, Jean répéta :

— Oui ou non, la cloche a-t-elle sonné ?

Il dévisageait les plus proches, Gouraille, Bouchut, Brunet, imposant à tous par son audace ; cependant aucun ne bougeait.

— Dans trois minutes, je ferme : tant pis pour les amendes !

Une voix inconnue s’éleva derrière la foule :

— Des amendes ! c’est pas le jour !

Il riposta :

— Trois minutes : j’ai dit.

La phrase avait sonné, provocatrice. Sentant que dans ce duel, où chaque seconde devait marquer un progrès de la révolte, l’énergie d’un seul allait peut-être mater la résistance de tous, Bouchut sortit du rang :

— Laissez : c’est à moi de lui parler.

Il approcha de Jean qui, très calme en apparence, s’était mis à marcher de long en large, après avoir encore regardé l’horloge.

— Alors le patron ne s’est pas décidé ? demanda-t-il très haut, de manière à être entendu par tous.

Ses yeux étaient posés droit sur ceux de Jean. Il avait une façon de se tenir paisible et simple qui, mieux que tout, marquait la gravité de l’heure.

Jean haussa les épaules :

— Tu sais aussi bien que moi qu’il va venir.

— Il avait annoncé sa réponse pour une heure.

— Possible.

— Ça fait cinq minutes que les camarades posent.

— C’est leur affaire.

— Et si le patron ne voulait pas répondre ?

Un sourire dédaigneux plissa les lèvres de Jean.

— Il a promis.

— Promettre et tenir…

— Ici, quand on promet, on tient.

Le visage de Bouchut exprima une courte hésitation ; parce qu’il était certain de son droit, elle s’effaça presqu’aussitôt.

— Admettons : ce n’est qu’un retard.

Et s’adressant aux ouvriers :

— Allez, vous autres ; moi, je l’attendrai.

— A ton aise.

— Avez-vous compris là-bas ? on rentre.

Des murmures accueillirent l’ordre, mais une poussée imperceptible fit osciller le premier rang. Ce fut ensuite un déclenchement brutal : le flot roulait vers la cour, tandis que Jean, les paupières frémissantes, affectait de continuer sa promenade le long du bâtiment de la caisse. Quelle ivresse, cependant, au fond de lui. Dieu merci, Jude pouvait paraître : l’essentiel était accompli, la foule domptée, toute la foule !… sauf un.

Celui-là, en revanche, Bouchut, n’avait pas bougé. On le devinait ancré au sol. Tout à l’heure, à chaque ouvrier qui passait, il avait jeté un signe amical, comme pour dire : « Sois tranquille, tant que je reste, il n’y a rien de fait. » Maintenant que la rentrée était achevée, il continuait sa faction, immobile, l’air d’un bœuf qui, repu, guette au bout du pré le rappel à l’étable.

La joie de Jean s’éteignit ; il comprit que la rentrée qui semblait achevée ne comptait pas : il fallait que cet homme obéît à son tour !

— Pour toi comme pour les autres, lança-t-il d’une voix nette, ce sera l’amende, naturellement.

Bouchut fit un geste détaché :

— Cause toujours !…

— Les insolences se payent à part.

— Combien ?

— Plus cher que tu ne crois.

— Essaye !

— Une fois… deux fois… tu refuses de monter ?

Bouchut ne remua pas. Les lèvres de Jean devinrent blanches :

— Tout de suite ou jamais : choisis !

Bouchut encore demeura immobile.

— Alors, ouste, viens toucher ton compte et décanille !

— Moi ?

Un sourire gouailleur soulignait la demande. Jean aurait voulu éteindre ce sourire comme on souffle sur une lampe. Fou de colère, il montra l’avenue :

— Décanille, vermine !

— Tu dis ?

Cette fois Bouchut avait sursauté. Il sembla près de se mettre en marche pour broyer le fétu qui l’insultait. Tout de suite, il se ressaisit :

— Connu le truc : ça ne prend pas.

— Ça prendra puisque c’est moi qui commande !

Et Jean saisit le vantail de la grille, le lança. La masse de fer alla heurter le colosse. Celui-ci avança la main, et sans effort apparent, sans quitter non plus sa place, reçut le choc.

— Pour commander, répliqua-t-il, les dents serrées, faudrait d’abord avoir le droit…

— Probable que je l’ai puisque je m’en sers !

— C’est-y que tu es devenu patron ou que la rousse est maîtresse ?

Féroces, les deux hommes se mesuraient des yeux : l’un puissant, massif, lourdaud, l’autre chétif, pareil à une bête rusée ; et sans doute, ce n’étaient là que deux êtres très humbles, deux points perdus dans l’immense humanité : cependant un sculpteur invisible venait de modeler leurs masques, ils résumaient le conflit de deux mondes !

Le regard de Jean céda le premier :

— C’est bon, tu refuses… tu ne perdras rien pour attendre. Finies la paresse et la rhétorique. Si tu crois que Servin…

— Serait-ce déjà la réponse promise ? interrompit Bouchut frémissant.

— Je n’ai pas à le dire : d’ailleurs le voici !

En effet, Jude apparaissait au bout de l’avenue. Il avançait, l’air absent. Était-ce bien le même que, dix minutes auparavant, la foule avait hué ? On aurait dit plutôt un petit commis qui achève sa promenade méridienne et regagne à pas lents un bureau qui l’ennuie.

A sa vue, Jean eut un frisson d’espoir : là où il avait échoué, Jude, lui, devait réussir. Courant à sa rencontre, il cria :

— Tout est sauvé, peut-être : cela ne dépend plus que de vous ! Et d’abord… Mais à qui en as-tu ? tu ne m’entends pas ?

Jude sembla s’éveiller en sursaut, aperçut la cour déserte :

— Partis déjà ? murmura-t-il.

— Rentrés !

— Comment ?

— Peu importe ! Seulement, j’ai mis Bouchut dehors : celui-là, tu vas le chasser… Chasse-le !

— Pourtant, s’il avait raison ?…

— Deviens-tu fou ?

— Non, je me mets à leur place et…

Jude s’interrompit : au moment d’aborder l’action définitive, un invincible dégoût d’agir le submergeait. En même temps, une image passait dans son cerveau : Thérèse, dans le jardin de Lethois et prononçant presque les mêmes mots.

Jean n’eut pas le temps de répliquer. Bouchut approchait aussi.

— Eh bien ? cette réponse ?… demanda-t-il d’une voix rude.

Telles ces poussières dont le contact suffit pour cristalliser un sel, la phrase raidit Jude. Il se retourna hautain :

— Quelle réponse ? Tu n’es plus de l’usine. Va-t’en.

Jean poussa un cri de triomphe :

— As-tu compris ?

Bouchut, au lieu de reculer, avança d’un pas.

— Minute, M. Servin… Paraît que les explications vous écorcheraient la gorge ; faut pourtant qu’on les ait !

— En quoi te regardent-elles ?

— Les camarades…

— Tu n’en as plus.

— J’en suis : je ne suis resté dehors que pour ça ! Congédier la nouvelle ou la grève, faut choisir !

— C’est choisi.

Jude répondait maintenant comme si une voix étrangère à lui-même eût dicté invinciblement les mots qu’il devait dire.

— Alors, c’est la nouvelle qui reste ?

— C’est toi qui pars…

— Compris.

— Où vas-tu ? cria Jean voyant que l’ouvrier se dirigeait vers l’atelier.

Jude retint Jean :

— Laisse donc : plus tard ce serait la même chose.

Et il s’appuya contre la grille. Il songeait avec étonnement : « Comme c’est simple ! » Il avait appréhendé une discussion. Au lieu de cela, un colloque rapide : « Avez-vous changé d’idée ? — Non » : c’était fini, l’avenir était en marche. Il se rappela Mme Pastre : bien qu’elle fût le prétexte du conflit, il ne sentit contre elle aucune haine. Ce qui arrivait là était trop la résultante de forces intimes : l’œuvre mourait parce qu’elle devait mourir et non parce qu’une femme était venue.

Jean, lui aussi, éprouvait un soulagement singulier. Il avait souhaité la bataille : on était vaincu, soit ! Il est délicieux, à une heure donnée, de savoir que la solution est venue et qu’elle est sans appel.

Cinq minutes passèrent. Dans l’usine, les machines continuaient de ronfler ; et parce qu’elles continuaient, une lueur d’espoir les éclaira tous deux. Si Bouchut n’était pas suivi ? Aux échéances désespérées, l’homme est ainsi tenté de croire à l’impossible : il lui semble que le miracle devient la norme.

— Vous devriez rentrer au bureau, murmura Jean. Si l’on vous aperçoit, on pourra croire ce qui n’est pas.

— Tu as raison, dit Jude.

Il fit un mouvement pour partir, mais ce ne fut qu’un simulacre. Il avait conscience que partout ailleurs, il n’aurait pu de même guetter l’inconnu qui allait surgir.

Soudain, il eut une exclamation sourde.

— Entends !

Jean, livide, ne répondit que par un signe de tête.

— La scierie…

Un éclat suraigu venait de fuser dans l’air puis de s’éteindre, évoquant l’image du jet d’eau qui s’arrête. Et le silence s’abattit sur le bâtiment du fond.

— Un accident peut-être… balbutia Jean.

Hypothèse plausible. Là bas, dans l’atelier du montage, les transmissions ne poursuivaient-elles pas leur course allègre ? Du côté des femmes aussi, c’était toujours le même murmure discord que fait le papotage des voix mêlé au maniement des outils.

Encore Jude chancela :

— Les courroies, cette fois…

A leur tour, elles changeaient de vitesse : cela se reconnaissait au ton plus grave. Il y eut un grincement de ferrailles : il ne dura pas. Le rythme reprit régulier, ensuite tout à fait lent. Ainsi la chute molle d’un ballon : la toile devenue lâche s’affaisse d’abord sur le sol, ressaute, retombe, enfin s’étale… Le bâtiment de droite se tut !

Seul le bruit des femmes était encore intact ; mais voici que lui aussi changeait, semblait se mouvoir derrière les murailles, tour à tour plus bruyant et moins clair, traversé d’éclats et d’intervalles muets. Cela faisait songer à une flamme sur laquelle le vent passe. Elle paraît s’éteindre, revit, et la lutte recommence sans qu’on puisse présager qui vaincra du souffle meurtrier ou de la lumière qui veut luire.

— L’usine arrête, dit Jean.

— Déjà !…

— Regardez !

Partout, maintenant, des ouvriers apparaissaient. Pareilles à des blessures, les portes rouvertes laissaient couler de chaque bâtiment le sang noir de la foule. Un linceul de silence avait recouvert les machines ; comme dans les cortèges d’enterrement, on distinguait le grésillement mince du gravier roulant sous les semelles.

Alors, devenu blême, Jude dit à Jean :

— Mets-toi là : il est bon qu’on nous voie rester maîtres chez nous.

Toujours appuyé contre l’un des battants de la grille, il désignait l’autre à Jean qui obéit. Puis, semblables à des statues, ils regardèrent le défilé de ceux qui s’en allaient.

C’étaient, comme à l’entrée, des hommes, des femmes, des apprentis. Certains travaillaient depuis un mois à peine. D’autres embauchés à l’origine n’avaient jamais quitté les établis. Il y en avait que Jude avait sauvés de la misère, d’autres qu’il gardait par pitié. Et il reconnaissait les mauvaises têtes, les imbéciles, les peureux que la vue du patron effare, ceux qui, venus se gîter là par hasard, se résignaient d’avance à reprendre la route, ceux de Revel partant comme pour une fête, aussi les contremaîtres, Brugnet clopinant sous une crise de douleurs : tous passaient, raides, muets, affectant de ne pas le voir. Aucun désordre d’ailleurs. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’une sortie normale : seulement à mesure que ce flot coulait devant lui, Jude imaginait qu’une liqueur chaude s’échappait de ses veines. Il dut se raidir pour demeurer debout.

Bouchut passa le dernier.

Jude et Jean attendirent encore.

— C’est bien tout, dit Jude enfin d’une voix rauque, ferme la grille.

Jean soupira :

— Dommage ! on faisait pourtant du beau travail.

Il allait encore introduire la clé dans la serrure quand le trousseau lui échappa des mains. Au milieu de la cour, là-bas, une retardataire avait paru, faisait signe de ne pas fermer avant qu’elle eût passé.

— Qui est-ce ? demanda Jude.

Mais Jean ne répondit pas. Soulevé tout à coup par une effroyable colère, il courait vers la femme.

Celle-ci épouvantée s’enfuit.

— F… le camp ! chameau !

Jude vit passer devant lui une mantille noire que le vent de la course collait sur des épaules maigres.

Sa vengeance accomplie, Mme Pastre venait de partir, elle aussi, pour se joindre à la grève !

II

Or, tandis qu’atterrés, Jude et Jean regardaient ainsi couler devant eux le sang noir de l’usine, sur Thérèse et sur Marc, une rafale aussi passait.

Dès l’entrée dans la maison de Servin, aidés par le domestique, ils avaient dû monter Lethois dans une chambre du premier étage et prendre d’urgence les mille dispositions que nécessite en tous lieux l’installation d’un malade. En hâte, il avait fallu allumer des réchauds, fouiller les placards à linge, écarter les rideaux de lit pour faciliter l’accès de l’air, fermer ceux des croisées pour atténuer la lumière. Active et silencieuse, Thérèse rôdait sans étonnement à travers les pièces inconnues. A l’arrivée, Servin avait sauté à bas du siège et dit : « Voici les clés, faites comme chez vous ; moi, je ne puis rester. » Thérèse avait répondu : « C’est bien », et depuis s’était sentie chez elle. De même, Servin avait dit au domestique : « Quand on n’aura plus besoin de toi, tu iras chercher le docteur Pontillac. » Thérèse encore avait répliqué : « J’y veillerai », et bien que la venue de Pontillac lui fût désagréable, elle avait tenu parole. Elle trouvait normal et nécessaire que les désirs de Servin fussent exécutés. Elle n’avait pas le loisir de s’apercevoir que cette soumission au maître absent lui causait du plaisir. Marc avait également oublié l’heure, le lieu et lui-même. Seul Lethois restait insensible au milieu de ce bouleversement. Une fois son corps mince glissé sous les couvertures, sa tête blafarde enfouie dans l’oreiller blanc, il avait eu l’air de disparaître.

Enfin, au bout d’une demi-heure, le campement de fortune parut achevé. Marc put dire à Thérèse :

— Laissons-le reposer.

Elle répondit :

— Puisqu’il y a une pièce libre à côté, allons-y.

Et Marc, ayant acquiescé, elle partit la première, se laissa tomber sur un fauteuil au hasard :

— Que d’imprévu ! Je crois vivre un cauchemar.

Cauchemar, en effet, cette succession d’événements qui l’entraînaient vers l’inconnu. Sans Pontillac survenu par hasard, aurait-elle rencontré Servin ? Sans la crise qui terrassait Lethois, eût-elle accepté jamais d’entrer dans cette maison ? Jusqu’à cette minute, avait-elle réfléchi seulement à ce qu’elle ferait ce soir, et qu’elle devrait peut-être s’installer là pour tout à fait ? Pêle-mêle, devant ses yeux, des masques s’agitaient : Pontillac sardonique, Servin douloureux, Mlle Peyrolles retenant son neveu, le Pêcheur veillant sur Lethois, Lethois râlant dans la voiture tandis que Marc mesure la longueur de la route avec la frayeur de n’arriver jamais.

Cauchemar, la randonnée vers Revel, sous le ciel bas et terne, et l’apparition foudroyante d’une foule en clameurs qui la couronne ; cauchemar encore cette oppression de peur qui, une fois Lethois à l’abri, persiste, écrase Thérèse, sans qu’on sache au juste d’où elle vient.

— Bah ! dit Marc avec un geste de lassitude, soyons heureux d’en être là.

Thérèse comprit qu’il avait redouté une catastrophe.

— Où allons-nous ? soupira-t-elle.

Il ne répondit pas et approchant de la fenêtre regarda la campagne. Des nuages crépelés effilochaient leur laine au flanc de la Montagne noire. Au-dessous d’eux, les bois avaient pris un ton de branches mortes.

— Ce doit être ici la bibliothèque de M. Servin, reprit Thérèse, obéissant au désir d’écarter avec des mots la désolation qui l’envahissait.

— Un asile dont il doit regretter la tranquillité.

— En effet, comme il doit la regretter !

Puis le silence que Thérèse avait souhaité chasser s’établit, définitif. Leurs âmes venaient de se quitter pour des mondes éloignés, reliées seulement par un oubli commun de ce Lethois qui les avait réunis.

Aux aguets, Thérèse épiait les bruits lointains. Le roulement d’un char à bancs, un cri d’enfant, un volet que l’on ferme lui donnaient le frisson. En même temps, sur le dos des livres, en face d’elle, se dessinaient des ouvriers aux gestes frénétiques. Elle avait beau s’en défendre, le désir de savoir ce qui arrivait à Servin étouffait progressivement en elle toute autre volonté. Des souvenirs lui revinrent.

Ce même Servin marchait à côté d’elle, dans un jardin. Rien n’était encore survenu, ni la maladie foudroyante de Lethois, ni la grève. Il faisait bon respirer l’odeur des herbes trempées. Quels propos les occupaient ? Thérèse ne le savait plus ; jamais, en revanche, elle n’avait pareillement savouré la paix qui émane, l’été, de la terre agreste.

Ensuite, la maison de Lethois, la veille. Dans la nuit, les branches ont pris l’aspect de petits traits minces tracés à l’aide d’un crayon dur sur du bristol. Tout près, il y a sur le sol un rectangle de lumière projeté par la lampe de Lethois. Thérèse interroge le mystère de l’ombre. L’ombre répond : « C’est lui !… » lui dont le pas sonore approche et qui vient l’emporter loin de ce pays où elle souffre, plus loin encore d’elle-même si lasse de souffrir ! lui, Servin !… si c’était vrai ?

Elle railla :

« Mais un curé parut… »

Puis elle se rappela qu’elle était vieille : trente ans.

Marc, de son côté, était parti en songe pour ce Paris où il avait hâte de rentrer. En avance sur les heures, il regagnait son logis. Quelle amertume d’arriver les mains vides ! Là-haut, sur le palier, une femme s’est avancée, se penche… Depuis le départ, elle guette le retour. « Enfin, c’est toi ! » Ils s’étreignent. Elle ne lui demande pas ce qu’il a fait ni pourquoi il semble découragé. Il est là : cette parente inconnue dont il avait parlé et qu’elle redoute ne l’a point gardé : cela suffit. Mais lui, empoisonnant la douceur de l’étreinte, cherche involontairement les ravages nouveaux. Ah ! l’horrible don que de pouvoir, presque à chaque heure, suivre le mal à la trace ! Les tempes depuis trois jours sont devenues plus creuses, le front plus moite. Dire qu’avec un mensonge, il aurait pu arrêter ce supplice ! Et cette idée bouleverse Marc : il en est temps encore ; quand il a quitté sa tante, celle-ci en guise d’adieu, lui a jeté cette supplication : « Dis-moi seulement que ce n’était qu’une épreuve ! » il n’aurait qu’à revenir… Mais non, une révolte culbute ces regrets et il s’interroge éperdu :

— Est-ce que je ne sais pas aimer puisque je n’ose pas mentir ?

Incapable de retenir plus longtemps l’expression de sa crainte, Thérèse reprit :

— Que croyez-vous qu’il arrive ?

Marc croyant qu’elle parlait de Lethois répondit sans se retourner :

— Comment le saurai-je ?

Il jeta un coup d’œil vers la chambre :

— Puisqu’il repose, il souffre moins : c’est l’essentiel.

— Je ne parle pas de lui, fit Thérèse plus bas ; je songeais…

Elle s’interrompit. Justement parce qu’elle avait le cœur occupé tout entier par un autre, il lui répugnait d’en prononcer le nom.

— Excusez-moi, dit Marc se décidant à la regarder, je ne m’occupais, moi, que du plus proche.

Mots très simples que l’accent suffit à transformer. Tous deux baissèrent ensuite les yeux. Thérèse avait eu l’intuition que son secret n’était déjà plus le sien. Marc venait de deviner que Lethois n’était pas l’ami dont le danger absorbe toute amitié rivale.

Soudain, Thérèse se dressa. Une rumeur lointaine entrait : on aurait dit l’écho d’une huée formidable.

— Si vous n’avez pas besoin de moi, je pars aux nouvelles, dit-elle frémissante.

Marc, très calme, approcha d’elle :

— Vous ne ferez pas cela, dit-il.

— Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas la place d’une femme telle que vous.

— Serait-ce le péril que vous redoutez pour moi ?

— Non.

— Alors qu’est-ce qui vous trouble ?

Il hésitait. Un défi passa dans les yeux de Thérèse :

— Peut-être les convenances ?… Il y a beau jeu depuis ce matin que tous trois les oublions !

— Vous ne seriez d’aucun secours et vous pourriez gêner, répliqua Marc avec douceur.

Et Thérèse pour la seconde fois comprit. Sans qu’elle lui eût rien avoué, cet étranger en était là d’oser déjà la défendre contre elle-même !

Elle fit un geste de colère :

— Gardez-vous de soucis inutiles : je saurai ne pas me compromettre.

— Vous saurez, en effet, ne pas risquer le nom que vous portez dans une bagarre de révoltés qui seraient trop heureux de l’exploiter : cela, j’en suis sûr.

Thérèse, accablée, se rassit :

— En effet, murmura-t-elle, je crois que vous avez raison.

Il eut ensuite un mouvement de pitié :

— D’ailleurs, rassurez-vous, si je craignais quelque chose, j’irais à votre place ; mais il n’y a rien… rien que des cris qui soulagent.

Au même instant, un pas lourd sonna dans l’escalier. Marc se dirigea vivement vers le palier :

— Quelqu’un : prenez garde !

— Pontillac…

— Lui ou un autre.

— Si c’est lui…

Thérèse s’interrompit, puis écartant les derniers scrupules qui l’empêchaient d’exprimer clairement sa pensée :

— Si c’est lui, pas un mot de l’usine, je vous en conjure !

Marc ne répondit que par un signe de main : déjà la porte s’entrebâillait. Pontillac entra.


Le même qu’à Montaigut ; plus essoufflé seulement, car il avait monté vite, et les joues enflammées par la chaleur de serre qui régnait sous les platanes. Le même, avec cette façon de roulis dans la démarche qui donnait l’impression d’une maladresse native et ce geste des bras qui s’ouvrent à tout venant, quitte à n’enserrer que le vide. D’où vint qu’en l’apercevant là, Thérèse eut envie de s’enfuir ?

— Vous, ici ?

— Mon Dieu, oui.

— Je m’attendais à toutes les surprises sauf à celle-ci.

— Pourquoi non ? Nous étions déjà deux pour soigner M. Lethois ; il faut croire que trois ne seront pas de trop puisque je vous ai fait chercher.

— Ah ! chère amie, ne vous excusez pas : on pourrait supposer que je me scandalise !

Puis désignant Marc :

— Pourrais-je avoir l’honneur…

— C’est juste ! Monsieur est un confrère… le neveu de Mlle Peyrolles.

Ici une double stupeur. Thérèse a cherché le nom de Marc et s’aperçoit qu’elle ne connaît pas, même de nom, cet homme qui désormais la connaît toute ! Pontillac, de son côté, dévisage Marc, cherchant à retrouver sur les traits une marque de la parenté surprenante qu’on lui annonce.

— Ah ! le neveu de Mlle Peyrolles… Enchanté, vraiment…

— Je crains qu’il n’y ait pas un instant à perdre, dit Marc énervé par l’air d’enquête et le ton ; voudriez-vous m’accompagner près du malade ?

Il montrait la chambre.

— Après vous…

— Passez donc…

Un bruit de politesses bredouillées à mi-voix, le roulement des pieds qui tapotent le parquet, puis le silence, la pièce de nouveau déserte, et au milieu de celle-ci Thérèse qui n’a point bougé mais se retrouve seule, dans l’attente…


Elle ferma les yeux. Subitement lui venait le désir éperdu de retrouver sa maison et son jardin. Par une contradiction inexplicable, elle n’avait pas été blessée que Marc l’eût devinée ; devant Pontillac qui lui avait amené Servin, artisan responsable du drame qu’elle commençait de vivre, devant Pontillac qui allait rentrer et l’interroger peut-être, elle verrouillait son cœur. Celui-là, rien qu’en y touchant, aurait profané le sentiment sacré qui s’éveillait en elle.

A côté, le chuchotement des deux hommes avait commencé presque aussitôt. D’allure égale, il rappelait le trottis d’un ruisselet dans un pré.

— Que peuvent-ils bien faire ? songea Thérèse machinalement.

Elle avait oublié Lethois. En même temps, elle s’aperçut qu’au fond de toutes ses pensées, dans ses moindres désirs, à travers les soucis et quelle que fût la gravité de l’heure, elle retrouvait Servin. Alors, chancelante, elle alla reprendre sa place au coin de la fenêtre, mit la tête dans ses mains et s’interrogea :

— Est-ce donc vrai que je l’aime ?

Aimer ! mot nouveau qui la ravissait en l’effrayant. Être conquise par un passant déchirait son orgueil ; cependant cet accablement, ce goût subit de solitude, mêlés au besoin d’abdiquer ou de s’absorber dans l’anxiété d’un autre, la rendaient heureuse délicieusement.

— A nous deux maintenant : résumons.

Thérèse s’éveilla en sursaut : Pontillac venait de rentrer et la dévisageait.

— Je suppose, chère amie, que nous ne vous dérangeons pas ?

Elle ne répondit que par un signe vague, puis, désireuse de montrer combien elle était loin de ce qui allait se discuter tourna la tête et contempla distraitement la cime d’un platane.

— Je crois, dit Marc demeuré debout, qu’un résumé est inutile : le cas est évident.

Pontillac fit claquer sa langue d’un air satisfait :

— Évident comme vous dites… Ataxie et début de congestion grave… perspective d’accidents plus graves encore… Qu’y pouvons-nous ? rien : ne pas embêter ce pauvre bougre avec des drogues, — c’est mon système — et le laisser finir en paix.

Thérèse qui avait la sensation d’être séparée des voix par une cloison d’eau, tressaillit au dernier mot et répéta :

— Finir ?

— Tiens, dit Pontillac, vous nous suivez ? Que voulez-vous ! la corde était usée, elle craque… C’est la vie.

Et revenant à Marc :

— Bien votre avis, n’est-ce pas ?

Marc attendit avant de répondre.

— Pas tout à fait…

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ceci : que ce matin le malade se promenait, allait et venait sans gêne apparente ; qu’à neuf heures il causait avec moi, inquiet de sa santé et désireux de me consulter, mais en somme à son aise ; qu’au moment précis enfin où j’ai parlé de ses yeux, et notez-le bien, à ce moment seulement, le visage de cet homme s’est décomposé. D’où résultait son émotion ? Quel ressort caché avais-je atteint sans le savoir ? Je l’ignore, mais il existe. Ne connaissez-vous pas ce secret que je n’ai pu deviner ?

— Vous faites du romantisme, dit simplement Pontillac.

— Non : pas même du roman. J’estime qu’en tout temps, la santé de l’âme commande au corps. Je suis certain que, dans le cas présent, c’est l’âme qui, frappée, entraîne le reste.

— Il faudrait aussi être certain qu’il y a une âme, dit encore Pontillac.

— Ah ! ne jouons pas sur les mots ; vous savez aussi bien que moi que chacun fait deux parts de ses actes : l’une livrée au public, l’autre soigneusement célée. Mettez que ce qu’on ne voit pas soit l’âme et tablons sur ce domaine.

Un sourire aigu crispa la bouche de Pontillac.

— Très simple, mais peu solide… Pour ma part, je me flatte de tout voir et même de le bien voir.

On entendit Thérèse qui interrompait, lointaine :

— La vraie vie est secrète.

Pontillac se retourna vivement :

— Croyez-vous ?

Ses yeux riaient méchamment. Ce fut Marc qui répliqua :

— J’en suis sûr.

— Vous avez tort.

— Je vous défie de m’en donner la preuve.

— Vous plaît-il que nous la demandions à Mlle Wimereux ?

— Je vous saurai gré de me laisser hors du débat, dit Thérèse sèchement.

— Vous le voyez, c’est une manière indirecte de me donner raison.

— Il serait plus simple, reprit Thérèse dont la voix tremblait, d’accepter l’hypothèse et de vérifier ce qu’elle peut valoir pour Lethois.

— Soit : ne nous égarons plus en des rhétoriques vaines et cherchons…

Pontillac eut une sorte de gloussement, tant cette recherche lui paraissait absurde.

— Hormis l’amour de sa cuisinière et le soin de sa personne, quelle manie pouvait bien tournebouler cette pauvre cervelle ?

— Plus bas, dit Marc : il peut entendre.

— Non, décidément je ne trouve pas… Sans doute l’égoïsme est une carapace propre à garantir ce genre de mystère ; je vous déclare…

Un cri de Thérèse l’interrompit. Dehors, les clameurs recommençaient, unifiées par le chant.

Debout, les damnés de la terre !
Debout les forçats de la faim…

Portés par un souffle de colère, les mots s’engouffrèrent dans la pièce. Chaque syllabe arrivait si nette qu’on l’aurait crue prononcée par un homme dans l’escalier.

Foule esclave, debout !
Le monde va changer de base…

Pontillac, se levant, approcha de Thérèse :

— A quoi pensez-vous, chère amie, d’être ainsi bouleversée ?

Il avait en même temps une telle expression dans le regard que Thérèse recula pour aller joindre Marc.

— Décidément, balbutia-t-elle, je crains qu’il ne se passe des choses graves.

— Rassurez-vous. Tant que la voix donne, les bras se reposent. Ils crieront moins tout à l’heure, lorsqu’ils voudront agir.

— Vous annoncez cela pour me faire peur, dit Thérèse éperdue, ou sauriez-vous quelque chose ?

— Non, vraiment, je ne sais rien : je suppose… D’ailleurs nous oublions Lethois…

Ce nom sonna bizarrement. En moins d’une minute ils s’étaient évadés du présent et, parce que des cris anonymes entraient par la fenêtre, réfugiés chacun dans le drame spécial qui seul leur tenait à cœur.

— Oh ! Lethois !… murmura Marc.

Il semblait dire : « A quoi bon ? la cause est entendue puisque vous n’êtes pas plus au courant que nous-mêmes. »

Thérèse haussa les épaules :

— On songe au plus pressé.

Gouailleur, Pontillac répliqua :

— Je croyais que vous n’étiez ici que pour lui !

Faisant ensuite un nouveau pas vers Thérèse :

— Voulez-vous un conseil ?

— Inutile !

— Allez prendre l’air. Servin…

— Ce nom n’a rien à voir ici !

— Il suffit de vous entendre pour être certain du contraire !

L’accent du médecin était devenu âpre. Hardiment, pour mieux nier l’énigme de la vie secrète, Pontillac tentait de la violer.

Thérèse riposta frémissante :

— Il n’est pas question de lui !

— Je pouvais m’y tromper.

— Tant pis, je ne suis pas de celles qui prêtent à ces erreurs !

— De grâce ! supplia Marc.

— Je vous en prie, reprit Thérèse, laissez-moi achever !

Et revenant à Pontillac :

— Aussi bien, s’il faut à tout prix un roman pour vous distraire, j’en ai un à vous offrir.

— Et ce roman ? ricana Pontillac.

— Celui d’un personnage singulier qui, consacrant sa vie à crocheter les secrets d’autrui, met vraiment trop de soin à protéger les siens. Quand vous serez sorti, je vous invite à interroger cet homme étrange. Jetez la sonde au fond de son ironie. Je vous dispense même de revenir ensuite pour nous communiquer les résultats de l’entretien. Nous ne tenons pas à connaître la plaie vive qui, à défaut de vie cachée, le met en fièvre : ceci dit, n’en parlons plus !…

A mesure qu’elle s’exprimait, Pontillac était devenu livide.

— Recevez mon amende honorable, répondit-il d’une voix sourde. J’ignore si je découvrirai tout à l’heure la plaie que vous me signalez ; mais ce que je sais bien, c’est que je me garderai de vous en faire part. Il suffirait qu’un passant touchât par mégarde au dieu régnant pour que vous criiez aux quatre vents ma confidence : merci bien !

Il recula d’un pas :

— Quant à Lethois, il est en trop bonnes mains pour que je sois utile, et tant que Monsieur restera là…

— Vous oubliez que je pars ce soir, dit Marc.

— Ce soir ?… En ce cas, dès votre départ, je me tiendrai prêt à répondre au premier appel. Mes hommages à mademoiselle votre tante…

— Excusez-moi, dit encore Marc, je lui ai déjà fait mes adieux.

— Quoi ! si vite ?… Ce sera donc à moi de lui parler de vous. Avec elle, aucun risque de troubler un roman. C’est une sécurité appréciable pour les prosaïques de ma sorte…

Sans affectation, il avait approché de la porte, tournait le pêne d’une main légère. Il disparut. Il s’en allait, déjà remis de l’alerte, tel qu’on l’avait vu pendant vingt ans, goguenard et paisible, peut-être seulement avec un peu plus de fiel aux lèvres ; mais qu’est cela pour qui a la bouche toujours amère ?

Ni Thérèse ni Marc n’éprouvèrent d’étonnement à se retrouver seuls. Pas une seconde non plus ils ne s’attardèrent à réfléchir. Cette conclusion inattendue coupant court au débat leur paraissait naturelle.

Thérèse regarda Marc.

— Ainsi, dit-elle, vous êtes bien convaincu que sa vie dépend d’un secret ?

— De qui parlez-vous ? du malade ou de… l’autre ?

Elle ne put retenir un geste de reproche :

— Ah ! murmura-t-elle, allez-vous aussi douter que je sois venue pour un seul ?

Elle avança ensuite vers la chambre de Lethois :

— Où allez-vous ? cria Marc.

— L’interroger : c’est le plus simple.

— Inutile : il ne répondra pas.

Mais un sorte d’exaltation transfigurait le visage de Thérèse :

— N’importe ! je trouverai les mots qu’il faut.

Elle ouvrit. Soudain Marc la vit reculer, défaillante. En même temps, un rire d’enfant retentit : M. Lethois, dressé sur l’oreiller, les yeux au ciel, s’extasiait devant les visions de sa fièvre.

Marc se précipita pour fermer :

— Il délire : je l’avais prévu, ce n’est rien…

Thérèse s’écroula sur un siège.

— L’agonie !

— Non.

— J’ai vu !

Elle avait vu sur le drap les mains de Lethois aller et venir comme attelées à des rames. Elle avait vu ce geste fatidique de l’être qui, au moment de quitter la vie, jette, dans un suprême découragement, à travers l’air vide, ces choses vides aussi qui furent ses désirs et ses projets. Ah ! comment n’aurait-elle pas reconnu cela, l’ayant vu faire un jour par son père mourant ! Et devant cela, devant cet innommable installé sans dire gare, tandis qu’elle-même forgeait des rêves fous, une épouvante la chassait. Pareille à Lethois, elle jetait dans un trou noir ses pensées d’amour, le souvenir même de Servin. Seule demeurait la mort bête et toujours victorieuse, barre finale tirée en bas du compte humain, quel qu’en soit le bilan !

Il y eut un grand silence. Thérèse sentit ensuite une main prendre la sienne :

— Tout à l’heure, vous souhaitiez, n’est-ce pas ? d’aller aux nouvelles…

Avait-elle souhaité cela ? Elle ne se le rappelait pas.

— … Il en est temps, continuait Marc doucement : sortez, cela vaudra mieux.

Elle balbutia :

— Je ne puis pas… où irai-je ?

— Au hasard… Obéissez !

Résolu, Marc l’obligeait maintenant à se relever, l’entraînait vers le palier. Anesthésiée par l’effroi de la mort, elle cédait passivement à cette volonté plus forte que la sienne. Quand elle reprit conscience, elle se retrouva sur le boulevard. Des gouttes chaudes commençaient à tomber. Elle en reçut une sur la main. D’autres, après avoir claqué sur les feuilles de platane, rebondissaient, telles des billes sur un parquet sonore.

Oh ! ce frisson que donnent la rue déserte et le ciel culbuté si bas qu’il paraît n’être plus soutenu que par les branches et les toits !

Thérèse jeta en arrière un regard vers la maison qui venait de se refermer. Elle crut deviner qu’elle n’y rentrerait ni plus tard ni jamais. Devant elle aussi, rien que des rues solitaires. Un goût de mort lui vint aux lèvres. Elle eut envie de crier, tant sa détresse l’écrasait.

« Fuir ! s’évader enfin de ces horreurs que la vie oblige à revivre, comme si on ne les savourait pas du premier coup dans leur entière douleur ! »

Mais où trouver un abri puisque désormais la maison de Servin la repousse ?…

Servin… Tout à coup, ce nom que Thérèse avait résolu d’oublier, ce nom qu’elle s’était interdit même de prononcer, est revenu. En vain Thérèse voudrait-elle se révolter contre la suggestion. Quel refuge reste à l’amante sinon l’amant ? Et comprenant soudain, elle repartit.

Elle ne savait même pas s’il serait possible d’accéder à l’usine : elle savait en revanche que si Jude Servin vivait, près de lui, par lui seulement, elle retrouverait le courage de vivre !

III

Pendant ce temps, léger, la hanche balancée à chaque foulée, comme une belle machine que son piston soulève, le Pêcheur allait vers Revel.

Il allait, un sifflotement aux lèvres, la tête sonore et tintant de rêves clairs ; il allait sentant à lui l’espace, la route, le ciel bas, et toutes ces choses dont la plupart des hommes jouissent sans les connaître parce qu’ils ont quelque part une masure vilaine remplie de meubles vilains.

« Alors elle avait compté décaniller sans dire gare : soit, on la retrouverait là-bas ! Pas besoin pour cela de prendre la patache ! »

Et il reniflait l’odeur sucrée des maïs qui ont l’air de flâner par les champs en sirotant leurs cornets remplis d’eau. De temps à autre, quand il apercevait aussi un genêt dans la haie, il étendait le bras, agrippait une branche bien fleurie, puis — crac ! — serrait la main : la tige poisseuse glissait dans sa paume, y laissant une moisson d’or.

Mon Dieu ! qu’on est donc bête à certains jours ! Ces fleurs chatouillaient sa peau plus doucement que des louis. Pas plus que des louis d’ailleurs, il n’aurait été capable de les garder. Un par un, il jetait ensuite dans la poussière les pétales fripés, et cela lui rappelait les temps où le curé baladait le Saint-Sacrement, escorté de gamines en robes blanches et de calotins en file de canards…

Une seule ombre au tableau : la rousse. Aussi quelle bêtise d’embêter le monde pour une farce ? Allait-on maintenant renverser le gouvernement parce que deux ablettes ont crevé ? La rousse… Non, zut ! n’y pensons plus !

Le bâton du Pêcheur fit un moulinet grandiose. De tels soucis ne pouvaient chavirer son bonheur ; de nouveau il savoura celui-ci, à pleines lèvres, comme une liqueur.

C’était un bonheur venu tout à coup et qui hier encore n’existait pas. Sans doute, la veille, le Pêcheur s’était senti content à l’annonce que la donzelle s’installait à Montaigut, mais pour avoir ainsi du feu dans chaque veine et cette coulée de bien-être au long de l’échine, il avait fallu autre chose, une de ces choses extraordinaires qui vous tirent un homme du train de la vie et le jettent d’un bond en paradis. Cette chose datait du matin. Le matin, causant d’homme à homme, face à ce pauvre bougre de Lethois, le Pêcheur avait raisonné son affaire et dit : « Je crois que je l’aime… »

Que de fois, il suffit d’un mot pour rendre proche ce qui semblait irréalisable ou absurde ! La liqueur qui fermente dans l’âme fait sauter le goulot : la bouteille mousse, la chimère vole !

A plein gosier, le Pêcheur lança le cri des paysans qui le soir vont faire la cour aux filles :

— Ah ! oh ! hé hé hé…

Qu’il aimât, ce n’était point douteux. Il avait dit : « Je crois » par politesse ; mais seul à seul, pas besoin de chercher Pékin en Mandchourie. Elle n’était ni ceci ni cela : elle était son type. Or, le type, ça ne se commande pas : on le gobe ou on s’en fiche… Il gobait.

Sensation complexe et merveilleuse pour ce vagabond, voué jusqu’alors aux retroussis hâtifs de cotillons dans un coin de champ. Ce qu’il gobait, c’était moins les traits, la souplesse de la taille, le beau regard si net de Thérèse, c’était un ensemble inexprimable, il ne savait quoi jeté sur elle comme la fleur sur le fruit, peut-être tout simplement l’âme ! Il éprouvait une jouissance à se sentir intimidé devant elle. Volontiers il eût fait des bêtises pour s’entendre réprimander par elle. Parce qu’elle employait des termes justes, de ces termes ordinaires mais qui reluisent ainsi qu’un sou neuf dès qu’on les prononce d’une certaine façon, il se serait mis à genoux, aurait baisé sa robe et demandé qu’elle continuât de parler toujours. En même temps un haut-le-cœur le soulevait au seul souvenir des ruées de brute qui lui avaient servi de gala et le voletis des moineaux l’attendrissait. Il avait envie de se rouler dans l’herbe. Une chenille ayant stoppé sur la route, il se détourna pour ne point l’écraser. Le bonheur lui rendait une enfance comme s’il allait recommencer sa vie !

Il en était là quand un homme, au débouché d’un sentier, sauta sur la route. Le Pêcheur mit la main au-dessus des sourcils en guise de visière pour mieux dévisager ce gêneur, et ayant reconnu le facteur, cria :

— Bonjour, ma vieille !

Tous deux continuèrent de marcher à la rencontre l’un de l’autre. Ils avaient la même façon de lancer en avant leur bâton, un air pareil de chemineaux désintéressés du paysage. Au moment de se croiser, ils s’arrêtèrent d’un commun accord.

— Beau temps, on a de la fraîche, reprit le Pêcheur.

Redressant d’un coup de rein sa sacoche remplie de lettres, le facteur répliqua :

— Qué que tu fiches par ici, feignant !

Il y avait dans son accent du mépris et de l’envie. On a beau se sentir niché dans un budget, il est dur de peiner, tandis que d’autres se promènent à l’aventure.

— Moi ? je vais là d’où tu viens, parbleu, puisqu’on se croise.

— A Revel ?

— Probable.

Le facteur eut un gloussement narquois :

— Où il y a de la caque, le hareng s’y jette.

— Quoi que tu chantes ? interrogea le Pêcheur, le cœur pincé par une vague inquiétude.

— Fais donc pas le malin ! On t’a prévenu.

— De quoi ?

Le facteur, sans répondre, continuait de rire en dedans.

— Dieu de Dieu ! explique ! cria le Pêcheur, approchant violemment.

— Le grabuge a commencé.

— Qué grabuge ?

Un nuage rouge avait passé devant les yeux du Pêcheur.

— Comment ! vrai ? tu ne savais pas ? Ah ! mon vieux, faut voir ça !… un potin !… des gens qui gueulent, parlent de tout f… à bas, et Servin, pendant ce temps, bloqué dans sa cambuse !

La voix du Pêcheur devint rauque :

— Seul, au moins ?

— Ma foi, tu m’en demandes trop : c’est son affaire.

— Cochons !

Déjà le Pêcheur relançait son bâton, partait sans plus se soucier du facteur que de la pluie qui débutait par petites gouttes espacées et fines comme des aiguilles.

— L’avoir flanquée dans ce grabuge !… Cré bon sort !

L’image de la voiture emmenant à la fois Thérèse et Jude Servin l’aveugla. Il voulut courir.

— Mais non, mieux vaut garder l’allure vive. On perd du temps à s’essouffler…

Et le facteur le vit qui semblait se calmer, reprenait ses enjambées régulières, s’éloignait enfin très vite, la tête droite, le pas alerte.

— Cré bon sort !

Le Pêcheur filait maintenant marmonnant ces trois mots comme un marin mâche son tabac :

— Cré bon sort ! fini le cantique à la verdure !

Autant il avait eu de bonheur à suivre à l’aventure la fantaisie de ses rêves, autant il s’effarait des pensées nouvelles que suscitait sa peur. Ce n’était pas, certes ! que l’usine ni Servin l’eussent jamais préoccupé : parvenu, lui, à tirer son épingle du jeu sans rien fiche de ses dix doigts, il avait trop de mépris pour ceux qui triment ! Mais que Servin connaissant le danger eût emmené Thérèse dans sa voiture, que sciemment il l’eût exposée à la bagarre, c’était à rendre fou.

Au surplus, sans même le connaître, le Pêcheur s’était toujours défié de ce poseur de principes, féru de travail… pour les autres et croyant avec sa gueuse d’usine ouvrir un paradis.

— Des paradis comme ça ! un toit sur la ciboule, un outil devant la bedaine et une horloge pour régler le tout, on s’en ferait crever ! Mieux vaut la prison !

Non, il ne l’avait jamais avalé, ce bourgeois qui, sous prétexte de tirer de ses profondes le bonheur universel, gonflait sa pelote. Que de fois, quand on en parlait au café Gisclard, le Pêcheur avait affirmé : « Laissez donc ! c’est comme le gui. Ça fait de l’esbrouffe et ça mange les autres ! » Jamais pourtant, il n’avait éprouvé à l’égard de Servin cette sorte de haine directe et personnelle qui, en ce moment, lui gonflait le cœur. On eût dit qu’à mesure qu’il réfléchissait, il se rendait mieux compte d’avoir été volé. Où ? Comment ? Il n’aurait su. Il le sentait seulement, de cette manière confuse qui est à la fois la plus convaincante et la plus vaine. Il le sentait, et cela suffisait à l’exciter encore comme si, arrivé plus tôt, il avait plus de chance d’obliger le voleur à restituer.

Revel parut. Là-bas, vers la gauche, un panache de fumée marquait l’emplacement de la gare. Des maisons, au delà, pointaient de rose le treillis vert des arbres.

Soudain, le Pêcheur songea :

— Où la découvrir ?

Problème d’apparence insoluble. Comme une ville est grande, dès qu’on y cherche un être ! Thérèse se trouvait-elle, comme avait dit le facteur, bloquée dans la cambuse ? Avait-elle pu se réfugier ailleurs ? Il était possible qu’elle eût accompagné Lethois à l’hôpital, à moins que ce ne fût chez un médecin, Pontillac ou un autre ; possible qu’elle eût poussé jusqu’à Sorrèze ou encore rebroussé chemin pour entrer dans une de ces fermes devant lesquelles le Pêcheur lui-même venait de passer…

Glacé, le Pêcheur ralentit brusquement l’allure. L’une après l’autre, toutes les hypothèses défilaient devant lui, chacune faisant Thérèse plus lointaine. Il était venu avec l’idée de la défendre. Ivre par avance des coups à risquer, il s’était exalté à vouloir la protéger, ce qui est une des premières formes de la possession. Ni la perspective d’être seul contre la meute furieuse des ouvriers, ni l’étrangeté de son intervention n’avaient ralenti son élan. Tout d’un coup, le but qu’il croyait atteindre reculait, s’évanouissait…

Justement, le Pêcheur arrivait au passage à niveau. Le garde achevait de fermer les barrières. Un sifflet retentit. Parti de la gare, un cône de vapeur blanche courut entre les arbres. Le train déferla, remorquant sa cargaison de voyageurs. Le Pêcheur aperçut des visages aux portières. Une femme vêtue de noir agitait son mouchoir en signe d’adieu.

Elle, peut-être… Car cela également n’était-il pas possible qu’elle eût voulu s’en aller à Toulouse ou vers Albi, sans souci de lui qui venait la rejoindre ?

Le Pêcheur franchit la voie.

Au même instant, un cri s’éleva :

— Le Pêcheur !

En face, une bande d’ouvriers, bras dessus, bras dessous, venait de l’apercevoir. En un clin d’œil, il se vit entouré, bousculé :

— Bonne affaire !

— Un de plus !

— Alors, toujours à la coule ?

— Abruti, le Pêcheur ! on vadrouille, nous aussi…

Des casquettes volèrent.

— Vive la grève !

Un gamin réussit à prendre son bras :

— Viens boire un coup !

Ce fut un délire.

— Bravo !

— Qu’on y rince la dalle aux frais de la propagande !

— Et après ça, qu’y reste avec les zigues !

Pâle de fureur, le Pêcheur avait approché de l’accotement, parvenait enfin à s’adosser contre une muraille :

— Avez-vous fini, voyous ?

Tragique, il leva son bâton.

— Dire que ça fait de l’épate, parce que ça rigole un matin sans permission !

Une bordée d’injures suivit :

— Il est ivre !

— Plein comme un foudre !

— Casserole !

— Soulot !

Le bâton toujours levé, le Pêcheur continuait de hurler :

— F… le camp, feignants ! chameaux !

Il vit ensuite la bande reculer, se disjoindre. On ricanait. A quoi bon s’obstiner à entraîner un pochard qui a le vin mauvais ? Lourds et lents, les grévistes s’éloignèrent. Le vide se fit. Le Pêcheur se retrouva seul.

Il ne se rendait pas compte que pour la première fois il avait refusé de boire gratis. Il ne tremblait pas non plus. En revanche le problème demeurait intact : où aller ? Si Thérèse n’était plus là, que servait d’être venu ? Si elle y était, comment trouver sa retraite ?

Des minutes d’incertitude, puis un éclair… Chez Servin, boulevard de la Barque, il doit y avoir Jean ; à défaut de Jean, quelqu’un — quelqu’un qui est informé…

Soit. Mais pour aller boulevard de la Barque, il faudra traverser la ville. Il y a danger de rencontrer la rousse.

Pour la seconde fois, le Pêcheur eut le geste du joueur qui risque sa dernière mise :

— La rousse ! Ah ! s’il fallait s’inquiéter pour si peu !

Il repartit. Il allait au plus court. Ses souliers ferrés sonnaient sur le pavé. Un pressentiment lui soufflait que Thérèse n’avait pas dû quitter Revel. Qui sait même si ce ne serait pas elle qui viendrait ouvrir, quand il frapperait chez Servin ? Déjà son calcul se vérifiait. Personne sous les couverts ; un désert partout ; la rousse était au gîte. Aussi, arrivé sans encombre à la maison cherchée, souleva-t-il joyeusement le marteau. Il attendit ensuite… Point de réponse. Alors, pris d’impatience devant ce battant de chêne qui s’obstinait à rester clos, le Pêcheur saisit le loquet. Volontiers il aurait déraciné la serrure. Mais quoi ? la porte cédait ? C’était donc qu’on n’entendait rien là-haut, ou bien Servin aurait-il décanillé avec tant de hâte qu’il en oublia de fermer ?

Enhardi, le Pêcheur atteignit le premier étage. Il achevait de gravir les marches quand une phrase arrêta son élan :

— Pour Dieu ! faites moins de bruit !

En même temps, un homme avait avancé rapidement, le dévisageait.

— Mince de potin ! C’est-y une heure où les gens dorment ? bougonna le Pêcheur.

Puis reconnaissant Marc :

— Ah ! Monsieur ! vous allez me dire…

Mais Marc, sans l’écouter, l’entraînait dans la bibliothèque :

— Plus bas !…

— Tonnerre ! serait-ce que Mlle Wimereux…

— Non : Lethois ! Lethois qui est là et qui se meurt !

Les jarrets coupés par la nouvelle, le Pêcheur devint blême.

Obéissant à un reste d’habitudes anciennes, il fit ensuite un signe de croix :

— Quand je songe, murmura-t-il, que ce matin, il projetait d’aller avec moi regarder la fourmilière !

Et il ferma les yeux. Il revoyait l’heure exquise, si proche, où, côte à côte sous la haie, M. Lethois et lui causaient en bons amis.

— Une fourmilière ?

Marc, frappé par le mot, fouillait le visage du vagabond avec l’intuition que, parmi ceux qui avaient approché de Lethois, celui-là seul, peut-être, possédait le mot de l’énigme.

— Parle donc ! A quel propos une fourmilière ?

Le Pêcheur ouvrit la bouche pour répondre ; se ravisant ensuite, il haussa les épaules :

— C’était son affaire, probable… pas la mienne.

Marc saisit le bras du Pêcheur :

— Je suis sûr que tu connais son secret !

— Non.

— Il me le faut !

— Pourquoi ?

— J’en ai besoin.

Le Pêcheur eut un rire sournois :

— Possible que ça vaille cher : vous ne l’aurez pas… à moins que…

Se dégageant de l’étreinte, à son tour il plantait droit ses yeux sur ceux de Marc :

— Si Mamzelle Wimereux voulait l’interroger, bien sûr qu’à elle il lui dirait… C’est-y qu’elle n’est plus là ou qu’elle se cache ?

Une riposte brutale interrompit la phrase :

— Elle est partie !

— Vous dites ?

C’était au Pêcheur de s’accrocher au bras de Marc. Sa voix siffla :

— Pour quel endroit ?

— Je l’ignore.

— Bon Dieu de bon sang ! il faut qu’on la retrouve ! Je répète qu’à elle seule il videra son sac. Partie !

Le Pêcheur se tordit les mains :

— Voyons ! s’il est nécessaire que je démusèle pour être renseigné, ça a beau n’être pas propre, tant pis ! Oui, c’est vrai, M. Lethois avait des fourmis et des tas d’écritures, et des cahiers avec des signes en couleurs : paraît que ça vaut des mille et des mille… il me l’a dit ! Là ! êtes-vous content ? Alors à vous de trinquer… Où est-elle allée ?… Vous ne savez toujours pas ? C’est bien sûr ?… Charogne !… Vous devez bien avoir un soupçon, une idée !…

Il s’affolait.

— Je suppose, en effet…

— Vous voyez bien !

— Quand elle sortit, elle se dirigeait vers l’usine.

— Et vous croyez ?

— Qu’elle allait le retrouver : oui, je le crois.

Il y eut un silence effrayant. Bien que Marc n’eût pas nommé Servin, le Pêcheur n’avait pas hésité.

Puis Marc, stupéfait, le vit regagner le palier, disparaître. Un instant, ses souliers frappèrent le bois des marches à gros coups sourds. Ensuite une serrure grinça, les murs tremblèrent… C’était la porte d’entrée qui se fermait à la volée : le Pêcheur venait de s’éloigner à tout jamais de ce lieu maudit où pour la première fois la vérité complète l’avait anéanti !

Il voulut d’abord courir. Ne devait-il pas aller à l’usine puisque c’était là que Thérèse avait décidé de se rendre ? Mais ses jambes flageolaient ; il tâtonna du pied. L’horizon dansait.

— Qu’est-ce que j’ai ? songea-t-il. Vais-je faire comme Lethois ?

Loin de l’effrayer ainsi que tout à l’heure, la perspective de la mort lui sembla douce. Il aperçut un banc, se dirigea vers lui en titubant et s’étendit, les yeux au ciel.

Du vent faisait, après l’averse, égoutter les feuilles mouillées sur son front. Il ne s’en apercevait pas. Il ne voyait pas non plus un pan de firmament bleu écarter la déchirure des nuages, et par celle-ci un rais de soleil s’échapper joyeusement. Son âme en deuil restait avec elle-même. Il souffrait.

Aventure imprévue : ce miséreux qui avait connu toujours la joie de vivre, souri de la misère et promené dans les préaux un cœur immuablement en fête, ce vagabond qui n’ayant jamais rien eu à lui n’avait même pas désiré cependant un toit pour le couvrir, ce galvaudeux, ce meurt-la-faim, découvrait la douleur ! On a froid, on a le ventre creux, on manque de nippes : qu’est cela ? Mais se sentir aplati comme sous une roche, avoir envie de disparaître de manière à ne plus jamais se souvenir qu’on a existé, et puis, inlassablement, comprendre qu’on existe malgré tout et que rien au monde ne peut arrêter ce qui est, quelle torture !

Donc, elle avait voulu aller le retrouver !…

L’image de Servin passa devant le Pêcheur. Un sourire mauvais tordit sa bouche. Rien qu’à les regarder ce matin, il fallait s’en douter. Ils s’aimaient !

Ah ! d’autres, des indifférents, auraient pu assister mille fois à ce départ, ils n’auraient rien deviné ! Lui, n’avait pas hésité : il en avait encore le cœur en morceaux… Ils s’aimaient !

Un frisson de jalousie furieuse secoua le Pêcheur. Si à cet instant Servin eût passé là, il lui aurait sauté à la gorge. Il rêva de circonstances inouïes. Il se voyait allant trouver cet homme dans l’usine, ou encore guettant sa rentrée et, quelle qu’en fût la genèse, l’aventure finissait toujours ainsi : le Pêcheur prenait le cou de l’autre et serrait jusqu’à ce qu’il ne restât plus entre ses doigts qu’une petite fumée insaisissable.

Délire vain : ils s’aimaient…

Brusquement, le Pêcheur se redressa.

— Aussi, le bel oiseau que je fais pour lutter contre la concurrence ! Déguenillé, souillon, poivrot, incapable de débagouler une phrase : allez donc, avec cela, vous aviser d’un festin de roi ! Non ! c’est crevant !

Il éclata d’un rire nerveux :

— Crevant ! je vous dis ! planter ma truffe sur la sienne ! Autant poser un cancrelat sur la mariée !…

Et un désespoir le poignit. Il regrettait de n’avoir jamais été riche, ni savant, ni propriétaire, ni sobre. En une minute, il expiait tout son mépris des lois humaines. Il aurait voulu renaître pour se faire une vie neuve de bourgeois respectable. Maintenant qu’il se rendait compte de sa déchéance, il ne s’étonnait que d’avoir osé penser à cette femme.

— Allons, regarde-toi, mon vieux !

C’était miraculeux déjà qu’elle se fût laissé approcher sans marquer son dédain ! Mais l’aimer !… Comme il l’aimait, pourtant !…

Alors, à ce rappel, il éprouva un tel découragement qu’il sanglota. Son chagrin fusait en larmes tièdes. Il lui semblait qu’il allait se dissoudre sous cette pluie et par elle se mêler à l’eau du ruisseau pour rouler vers l’usine. En même temps, une douceur l’attendrit. Pareille à un vin qu’on décante avec précaution, son âme perdait peu à peu les scories du désir.

Il se rappela sa première rencontre avec Thérèse, puis d’autres. Avec quel battement de cœur chaque semaine il lui apportait ses marchandises, et quelle déception si elle était sortie ! Après s’être désolé de n’être pas Président de la République ou Empereur pour avoir le droit de la posséder, il ne souhaitait plus que d’être l’odeur qu’elle respire, le mouchoir qu’elle tient. Devenir quelque chose d’elle, près d’elle, aurait suffi. En même temps, sa douleur changea. Parce qu’il la découvrait sans remède, il devenait moins désespéré. Vaguement, à travers un brouillard, il entrevoyait la nécessité du sacrifice et que l’oubli pour les autres a pour récompense l’oubli de soi. Ainsi, à distance et simplement pour avoir passé, la beauté morale de Thérèse éveillait cette âme aux splendeurs du devoir.

Le devoir… Mon Dieu ! savait-il au juste ce que c’est ? Il n’avait jamais eu les loisirs ni la sécurité d’esprit qui permettent d’en raisonner. Il n’était ni un philosophe, ni un de ces hommes qui obéissent à des principes ou voient partout la nécessité de se plier à des règles pour s’assurer une place confortable dans une autre vie. Simplement, il apercevait en ce moment que parmi les actes possibles il y en avait quelques-uns de plus particulièrement justes et par suite désirables. Ainsi, il était juste que Thérèse fût libre d’aimer à sa fantaisie et, par conséquent, pût aimer un autre homme que le Pêcheur. Pareillement, il était désirable que lui, Pêcheur, respectât l’exercice de cette liberté. Aimer, parbleu ! c’est quand on a de la chance, aller bras-dessus bras-dessous, la cervelle en fête, boire à la même bouteille et dormir sur la même paillasse ; mais c’est aussi complaire aux fantaisies de la femme qui ne vous veut pas, jeter au besoin son cœur devant elle en guise de tapis pour qu’elle aille vers un autre, si tel est son plaisir… Puisque Thérèse avait choisi Servin, que faire, sinon la regarder de loin et peut-être… oui, peut-être les protéger tous deux ?…

Une révolte suivit cette accalmie. Le Pêcheur eut un rire de gouaille désolée :

— Suis-je assez gourde ?

Ne pas les gêner, soit : mais servir de suisse au cortège de ces noces !

— Allons, ouste, décanillons !…

Fuir ! s’en aller très loin pour ne point faire tache sur ce bonheur dont l’heure allait sonner ! C’était là l’unique solution, aussi la plus aisée. Qui d’ailleurs s’apercevrait du départ du Pêcheur ? Elle-même trouverait-elle un instant pour le regretter ?

— Cependant, si Servin ne l’aimait pas ?…

Dernier doute d’une âme assoiffée de bonheur et qui se débat contre la certitude dont elle va mourir.

— Jobard ! est-ce qu’on peut ne pas l’aimer ?…

Que Servin ne l’eût jamais avoué, que même il adorât Thérèse en aveugle, sans en avoir conscience, c’était possible : cela suffisait-il pour arrêter l’inévitable en marche ?

Cette fois, le Pêcheur se leva. Il avait cessé de résister. Vers toutes ces choses qui l’entouraient et qu’il avait tant connues, les grands platanes, la boutique de Paffard le sellier, le café Casse, les vieux bancs de pierre, les beaux bancs neufs munis de dossiers, il jeta un regard passionné, comme s’il tentait de les faire siennes, puis il lui sembla que chacune disparaissait. Une paix religieuse noya dans son ombre l’âme de ce vagabond devenue temple magnifique. Ivre du sacrifice consommé, il partit.

Tête basse et jambe lourde, il s’en retournait à Montaigut d’abord, ensuite vers Toulouse, ensuite au delà… Il comptait marcher tant que ses pieds pourraient le soutenir, tant qu’il n’aurait pas trouvé un ciel sous lequel on oublie, et des chemins que ne hante plus le souvenir. Adieu les musardises dans les fossés, les jalonnées d’ormes familiers ; à l’avance, il percevait l’effroi des sentiers qui viennent on ne sait d’où, puis s’éloignent sans qu’on ait le désir de savoir où ils vont. Qu’importait cela d’ailleurs, s’il existait un lieu nouveau où jeter son chagrin, une foule où se perdre !

Il atteignit la fontaine des Grâces, sans la voir.

Il ne voyait que le sol et, sur celui-ci, la piste blanche tracée par les piétons. A l’heure où le Pêcheur s’en allait ainsi pour oublier Thérèse, l’idée qu’elle avait passé là soulevait encore son cœur d’une joie triste. Il aurait voulu garder toujours devant lui ce sillon battu par tout le monde, mais qui la lui rappelait.

— As-tu fini !

— Regarde donc où tu marches !

— Tout à l’heure, il était déjà vers la gare, saoul comme une bourrique !

— Ivrogne !

— Idiot !

Encore un heurt violent suivi de bousculade. Le Pêcheur leva la tête. Il aperçut une mer de têtes mouvantes, puis, au-delà, une lumière de phare. Lasse de hurler devant une grille fermée, la grève, — toute la grève — avait déferlé vers le bouchon pour y trouver un mot d’ordre et illuminait !

Réveillé en plein rêve, le Pêcheur ne comprit pas d’abord. Pourquoi ces cris, ce monde ? Ce fut ensuite un éclairement subit, le contact brutal avec la réalité : tous ces gens venaient de l’usine : tous allaient y retourner, se battre, tuer peut-être !… et Thérèse était là !

Bêtise ou démence : un tel danger ménageait la seule femme qu’il eût aimée, et lui, Pêcheur, s’apprêtait à partir !

Il ferma les poings, reculant :

— Gare à qui me touche !

Une envie frénétique s’emparait de lui, tout à coup : écraser au hasard le premier qui approcherait, obliger ainsi toute la foule à lui courir sus et libérer l’usine, ne fût-ce que deux minutes, le temps d’une évasion ! Mais non : un homme seul n’arrête pas le flot qu’un raz chasse vers la rive. Devant lui, d’ailleurs, des rires commençaient. Du moment que le Pêcheur était ivre, libre à lui de crier à sa guise : injures de pochard, propos d’ami…

— F… nous la paix, espèce d’idiot !

— Va cuver ta vendange !

Subitement on le vit tourner bride.

— C’est ça : y devient sage !

— Faut bien que l’on rigole !

Lui maintenant n’écoutait plus, fuyait. Il venait d’oublier sa jalousie, la douleur qui l’avait crucifié. Dès lors qu’elle pourrait avoir besoin d’un aide, il fallait la rejoindre ! Si bien investie que fût l’usine, que les portes en fussent barricadées ou non, il la rejoindrait !…

Ah ! ne point perdre de temps ! arriver tout de suite par un détour aux abords des ateliers maudits où l’aimée devait être prisonnière ! Mais comment atteindre au port ? Par quel miracle les voies interdites à tout le monde seraient-elles accessibles à lui seul ? Souci vain : il n’avait pas prévu non plus qu’à cent mètres du boulevard le passage serait libre, et celui-ci l’était ! Personne sur le chemin : rien que deux flâneurs paisibles, ignorants de l’émeute ou qui le semblaient…

Des flâneurs en ce lieu, à cette heure !… Tandis qu’un millier d’hommes, tout près, se disposent à saccager l’usine, tandis que dans Revel chaque volet se cheville en prévision d’un siège, il y a donc deux êtres capables de se promener insoucieux de la tragédie, inattentifs aux clameurs ! D’où sortaient-ils ? Quelle mentalité de bourgeois folâtre expliquait une pareille imprudence ou tant de niaiserie ?

Tout en courant, le Pêcheur se demandait :

— C’est-y des étrangers, des toqués, des amoureux ?

Il répéta :

— Des amoureux !

Du coup, le souffle lui manqua.

Les silhouettes grandissaient peu à peu. Un homme et une femme. Ils se donnaient le bras. Ils avançaient, parfaitement tranquilles, indifférents au monde extérieur, occupés peut-être du seul retour de la lumière et du ciel bleu. Pas plus qu’ils n’avaient remarqué le Pêcheur en train de courir vers eux, ils ne le virent s’arrêter, puis bondir vers le fossé et s’évanouir dans la haie.

Quand ils arrivèrent près de celle-ci, ils causaient à mi-voix. Duo d’amour ou de crainte ? projets d’avenir ou rêves de fuite ? On ne pouvait entendre, car leurs paroles étaient calmes comme leurs gestes. Livide, ayant envie de mordre la terre pour ne pas crier, le Pêcheur tendit en vain l’oreille. Au-dessus de sa tête, un souffle fit trembler les branches ; puis celles-ci reprirent leur immobilité, les amoureux déjà n’étaient plus là : Thérèse et l’autre avaient passé !…

Il ferma les yeux. Il aurait voulu se les arracher pour arracher avec eux l’abominable vision.

Elle ! à son bras, triomphante, sûre de lui !… Quelle quiétude sur son visage, quelle ardeur contenue dans sa marche ! Un air de bonheur flottait autour des plis de sa robe. Sa taille avait à chaque pas des envolements. Elle était légère, aérienne, divinement heureuse…

Et l’autre !…

Le Pêcheur frémit. Il se retint pour ne pas se lever et l’écraser comme un reptile. Il pensa ensuite : « Pourvu qu’ils ne m’aient pas aperçu ! » Mais, au même instant, la certitude qu’ils étaient trop occupés d’eux-mêmes pour s’occuper de lui excita sa fureur. Il se roula sur le sol. De nouveau des envies de meurtre passaient dans sa cervelle. Puis, il songea que Thérèse était sauvée et ce fut un écrasement. Il avait cru qu’elle avait besoin de lui : il n’en était rien. Plus même de prétexte pour l’approcher. Il n’avait plus qu’à demeurer loin d’elle, inutile, bon à rien.

Alors tout s’effaça, excepté la sensation poignante de ce désastre. Depuis longtemps, semblait-il, l’énorme silence des champs après avoir été troublé par les deux promeneurs s’était refermé sur leur bruit léger, comme l’eau sur le sillage d’une barque. Épuisé, le Pêcheur ne bougeait plus. Il avait cessé de penser. Des menthes écrasées par son corps exhalaient un parfum lourd ; des insectes, çà et là, crissaient. Cela dura très longtemps, un siècle. On eût dit que déjà la terre reprenait l’épave humaine qui l’avait voulu délaisser. C’était la revanche des sillons. Le Pêcheur souhaitait d’enfoncer sous le sol pour vivre dans la nuit ainsi qu’une taupe…

Un cri aigu soudain traversa l’air :

— A mort Servin !

Rapide comme la foudre, le Pêcheur bondit.

— N. de D… on les a reconnus !

Il les aperçut au bout du chemin, tout près de la route de Sorrèze. Ils poursuivaient leur marche paisible, semblaient n’avoir pas entendu…

Une dernière fois, la destinée emporta les révoltes du Pêcheur. Dans le silence de cette âme, la vie secrète brisait ce qui restait d’humanité mauvaise et versait l’héroïsme.

Le Pêcheur dit :

— Allons !

Et de très loin, pareil à un garde fidèle, il suivit ces amants. Ne fallait-il pas les protéger — quand même —  : maintenant que son cœur agonisait par eux, n’était-il pas tout simple qu’il leur donnât sa vie ?…

IV

Un attelage qui s’éloigne, des corps entassés dans un break parmi lesquels Mlle Peyrolles devine plutôt qu’elle n’aperçoit Marc, ensuite un vagabond dont la silhouette s’enlève sur un fond de lumière triomphale et ces mots qui s’échappent de lèvres terrifiées :

— A-t-il de la chance !…

— Un heureux de la terre !…

Puis une immobilité de cadavres, comme si la foudre silencieusement avait frappé ces deux êtres restés là, — les derniers que la tempête laisse à Montaigut — et tout à coup une impression poignante de solitude, le sentiment que l’univers même s’est effondré…

Face à face, M. Taffin et Mlle Peyrolles continuaient de se regarder.

Ils auraient pu se quitter pour reprendre leur marche folle, chercher à nouveau, après cette rencontre de hasard, un autre hasard qui lui procurât l’illusion de l’oubli ; mais parce qu’ils se sentaient seuls, éperdument seuls, à la pensée de se séparer ils auraient crié de terreur.

Il y a mille manières d’être seul. Il n’y a qu’une solitude : celle de la mort.

Or, en cette minute, prêtre écrasé sous le fardeau d’un sacerdoce auquel il ne croit plus, vieille fille portant comme un cercueil le regret de l’enfant qui ne reviendra plus, tous deux étaient pareils et mouraient.

Mort désolante des âmes pour qui le but a disparu. Où étaient désormais le devoir, le bien ? Depuis que la Blanchotte avait demandé à M. Taffin de venir confesser sa fille agonisante, M. Taffin s’était répété cent fois : « Il faut y aller. » Mais une voix criait dans sa conscience : « Comment l’oseras-tu ? » Paralysé par ce dilemme terrifiant, — commettre un sacrilège, ou jouer devant une mourante une comédie abominable — il n’avait pu encore se décider. De même Mlle Peyrolles se disait : « Je ne devais pas céder, à cause de mon salut », et aussitôt ce salut lui apparaissait méprisable, inutile, problématique.

Midi sonnèrent. Un carillon d’angélus s’envola de l’église joyeusement.

Les cloches ont des voix décevantes qui se modèlent sur les cœurs pour parler à leur gré de deuil ou d’espoir. A leur appel, M. Taffin se découvrit et récita les ave. Ainsi, en même temps qu’il sentait sa foi chanceler, il continuait d’obéir machinalement aux rites appris, tant la marque de la prêtrise était creusée dans sa chair ! Au contraire, parce qu’elle avait sacrifié Marc à son propre salut, Mlle Peyrolles s’abstint pour la première fois de prier. A quoi sert la prière si la seule récompense est d’être torturé ? Mlle Peyrolles avait été pieuse jusqu’alors. Elle n’avait jamais manqué d’approcher des sacrements. Pourtant le seul bonheur qu’elle eût souhaité lui était enlevé. Et au rappel de tout ce qu’elle avait fait pour ce Dieu qui la brisait, son cœur se gonfla de révolte. Elle trouva Dieu méchant.

Il fallait qu’il le fût puisqu’en rejetant Marc elle n’avait accompli que sa volonté divine, ou bien les hommes, en interprétant cette volonté, l’avaient dénaturée — mais cela un prêtre seul aurait pu le dire !

A ce moment, les yeux de Mlle Peyrolles qui avaient cessé de voir M. Taffin l’aperçurent de nouveau. Elle eut un cri sourd. Que cette présence et le silence de M. Taffin eussent quelque chose d’incompréhensible et de singulier, elle ne s’en apercevait pas. En revanche, au moment où elle avait besoin d’un prêtre pour éclairer sa conscience, elle le trouvait devant elle. C’était à croire que Dieu avait prévu cette heure et résolu de lui répondre.

— Puisque vous êtes là… commença-t-elle.

Sa voix s’était faite rigide.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?… balbutia M. Taffin éveillé en sursaut.

— Il y a que j’ai besoin de vous… tout de suite…

— C’est qu’en vérité…

Mlle Peyrolles fit un geste rude :

— Je vous en prie, pas de propos inutiles !… Ce n’est pas à vous d’ailleurs que je m’adresse, mais au confesseur.

Les yeux de M. Taffin s’agrandirent d’épouvante :

— Ah ! non ! pas de confession ! Je vous ai entendue samedi : cela suffit. Remettez à plus tard… demain par exemple… après ma messe.

Il avait dit « ma messe » comme auparavant il avait récité l’angélus, pressé par un irrésistible effet de l’habitude ; mais cette fois il eut conscience du désaccord entre les mots et sa pensée. Une honte le submergea et décidé à s’enfuir :

— Je suis pressé !

Farouche, Mlle Peyrolles l’arrêta :

— Pas tant que moi ! Où allez-vous ?

— Au presbytère. Cadette m’attend.

— Vous m’écouterez auparavant !

— Non.

— Il le faut !

Alors une colère saisit M. Taffin ; il s’exaspérait de retomber sans cesse dans cet engrenage de prêtrise. N’avait-il fui la maison de la Blanchotte que pour retrouver à domicile l’obligation de confesser ?

— Je vous ai dit déjà que je me refusais à vous entendre. D’ailleurs je me sens malade…

— Et moi donc ! Regardez ! j’ai la tête en feu, des mains de fièvre…

— Ainsi, vous ne voulez pas me laisser ?

— Je ne vous laisse pas !

— Soit, dit M. Taffin rageusement, je ne puis vous empêcher de m’accompagner ni de parler ; du moins, je rentrerai chez moi !

Et il se mit en marche, à grandes foulées, remontant vers Montaigut.

— Ici ou chez vous, peu m’importe, pourvu que vous m’éclairiez… répliqua Mlle Peyrolles, résolue à l’escorter.

Cinq minutes suffirent pour rejoindre le presbytère.

— Enfin ! s’écrièrent Dorothée et Cadette qui étaient en conciliabule devant la porte.

Mais brutalement Mlle Peyrolles et M. Taffin arrêtèrent le flot :

— Laissez-nous !

— Je ne déjeune pas !

Et M. Taffin s’engouffra dans le couloir. Mlle Peyrolles suivait toujours, obstinément.

Avant d’ouvrir le cabinet de travail, M. Taffin se retourna :

— Il est bien entendu que je ne veux pas vous confesser ?

Mlle Peyrolles haussa les épaules :

— Écoutez-moi d’abord : vous en jugerez après.

— Ah ! murmura-t-il, en être là !

Il s’effaça ensuite pour la laisser passer. On aurait pu croire que c’était par politesse. En réalité, au moment de rentrer pour la première fois, depuis qu’il savait, dans cet asile où sainte Letgarde avait régné, son cœur défaillait.

Une seconde, il se demanda : « Pourquoi ai-je voulu revenir, quand il était si aisé de rester ailleurs ? » puis entraîné par un magnétisme mystérieux, il franchit le seuil et tout de suite, oubliant Mlle Peyrolles, chercha des yeux la Sainte.

Il eut peine à retenir un geste d’effroi. Continuant de sourire au-dessus des géraniums fleuris, la statue le regardait.

— … Pas là ! s’écria-t-il, voyant que Mlle Peyrolles allait s’asseoir au pied de celle-ci.

Et il la ramena vers la table, s’installa lui-même, le dos à la statue. Au moins de cette manière il n’apercevait plus le regard, mais il continuait de le sentir. On eût dit qu’un être vivant s’appuyait sur son épaule, et il en éprouvait un tel malaise qu’il en aurait crié.

Mlle Peyrolles, cependant, au lieu de commencer, croisait ses mains sur sa robe noire et attendait. Tout à l’heure, elle avait obéi à une sorte d’instinct frénétique. En plein air, dans la grande lumière, elle n’avait pas hésité à traiter le prêtre comme un créancier, et volontiers l’aurait sommé de réviser l’arrêt porté sur Marc. Était-ce parce que les volets à demi fermés ne laissaient filtrer qu’un jour de sanctuaire, était-ce encore la présence du Christ au-dessus de la cheminée, ici elle n’osait plus et tremblait.

— Eh bien ? fit M. Taffin énervé par l’attente.

— J’ai besoin d’un avis, dit-elle enfin.

— Sur quoi l’avis ?

La voix de Mlle Peyrolles défaillit :

— J’ai un neveu, murmura-t-elle.

M. Taffin eut un sourire méchant.

— Vous n’aviez pas eu la bonté de m’en informer, dit-il, mais je le savais.

— Un neveu… répéta Mlle Peyrolles.

— Après ?

Mlle Peyrolles s’interrompit :

— Qu’avez-vous ? on dirait que je vous blesse ?

— Non : la Providence vous oblige à réparer vos omissions. Rendons-lui grâce.

— Je vous en prie, ne mêlons pas la Providence où elle n’a que faire. Que mon frère ait ou non reconnu son fils, cela ne concerne personne.

— Alors à quel propos, venez-vous m’en instruire ?

Mlle Peyrolles baissa la tête. Malgré leurs conventions, tous deux maintenant parlaient d’une voix étouffée, comme au confessionnal, et M. Taffin lui-même avait pris l’air d’autorité qui lui était familier lorsqu’il s’adressait à une pénitente.

— Si je vous parle de mon neveu, dit Mlle Peyrolles, c’est que, sans lui, le cas de conscience qui me bouleverse n’aurait pas existé.

M. Taffin ne répondant rien, elle poursuivit :

— Mon neveu s’est amouraché d’une fille. Je crois même qu’il veut l’épouser. Or cette fille est très malade. On pourrait la sauver peut-être en y mettant le prix. Il est venu me prier d’avancer l’argent nécessaire. Pouvais-je accepter ?

Cette fois les mots glissaient, furtifs, honteux de ce qu’ils cachaient. M. Taffin haussa les épaules :

— Pourquoi non ? Cette fille ne vous plaît pas ?

Mlle Peyrolles rougit :

— Je me suis mal exprimée, fit-elle avec effort ; il s’agit d’une « fille ».

— J’entends bien.

— Une fille quelconque, ramassée je ne sais où, et qui, malheureusement, est enceinte.

— Raison de plus pour l’épouser.

Se méprenant à l’expression de Mlle Peyrolles qui n’ayant pas tout dit s’effrayait d’achever, M. Taffin précisa :

— Je ne connais pas deux moyens de réparer ce genre de péché. Vous êtes affiliée à l’œuvre de Saint-François-Régis. Il est excellent de marier les pauvres qui vivent maritalement ; il est élémentaire d’appliquer chez soi le même remède, quand il y a lieu.

— La question du mariage n’est pas en cause, riposta Mlle Peyrolles.

— En vérité, je ne comprends plus.

— Si par malheur ils se marient, ce sera sans prêtre.

Elle attendit ensuite l’arrêt dans une détresse.

— Je saisis cette fois… dit M. Taffin.

Puis, indifférent, comme si les mots qu’il prononçait ne devaient avoir aucune importance :

— Vous avez refusé, j’imagine, de vous prêter à cette combinaison qui doit légaliser leur faute ?

— J’ai refusé.

— Vous avez très bien fait.

Le verdict tomba, léger et cependant si lourd que Mlle Peyrolles parut s’effondrer. Elle avait mis les mains dans les poches de son tablier et tortillait avec l’une d’elles un paquet de clés. On entendit pendant un instant le frottis clair de l’acier.

— C’est tout ? reprit M. Taffin, désireux d’en finir pour retrouver sa solitude.

Mlle Peyrolles ne répondit que par un signe de tête : c’était tout.

— Il n’y avait rien là de si pressé : allez en paix.

Et M. Taffin se leva.

Mlle Peyrolles ne fit aucun mouvement. Elle contemplait celui qui venait de décider si allégrement son malheur. Il était gras, joufflu ; il avait l’air satisfait. Elle se demandait avec stupeur en vertu de quel droit cet étranger lui dictait sa volonté. Suffisait-il donc d’endosser une robe noire pour devenir infaillible ?

Incapable de soupçonner quel travail se faisait dans le cerveau de Mlle Peyrolles, M. Taffin ne s’occupait déjà plus d’elle. Rassemblant son courage, il venait de se retourner pour regarder la statue dont le regard lui avait brûlé les épaules. Duel silencieux des yeux : ceux de la Sainte, fixes et ironiques, ceux de l’homme, agrandis par la peur et suppliants !

— Vous n’avez pas saisi, reprit Mlle Peyrolles d’un ton strident.

— Quoi encore ? s’écria M. Taffin.

Une seconde il avait cru que c’était la Sainte qui parlait.

— La question est moins simple que vous ne paraissez le croire.

— Regretteriez-vous votre décision ?

— Je me demande si elle est conforme à la simple morale.

M. Taffin fit un geste violent :

— Il n’y a pas deux morales !

— Oh ! je n’en suis plus à épiloguer sur des mots ! Avez-vous réfléchi qu’en refusant, je condamne à mort… cette fille et peut-être l’enfant ?

M. Taffin vint se rasseoir brusquement. Il eut soin de déplacer auparavant sa chaise : cette fois, il parlait en face de la statue.

— Ma chère demoiselle, dit-il, dès qu’on discute, on est perdu !

Il fit une pause. Sa voix avait changé. On eût dit qu’au choc de la résistance de Mlle Peyrolles, un être nouveau s’éveillait en lui. La même force qui l’avait contraint le matin à employer des mots de métier l’obligeait tout à coup à combattre cette rébellion. Il lui semblait que, vainqueur de cette âme, il le serait aussi du démon redoutable installé au fond de lui.

— Discuter, reprit-il lentement, voilà le danger ! Dès que le désir est en branle, une armée de sophismes facilite la route. Si on écoute la raison ou plutôt les raisons qu’elle donne, on peut ainsi trouver le vol licite et louable l’assassinat qui profite. Ne protestez pas ! Ne dites pas qu’il y a des cas où l’évidence aveugle et où les faits sont tellement clairs qu’un enfant saisirait. Il n’y a pas d’évidence qui compte, ni de faits auxquels on puisse se fier ; il n’y a qu’une Vérité, et cette Vérité échappe au monde ; elle est le bien de Dieu, qui la communique mais interdit de la comprendre. Que parfois la vérité humaine ait l’air de la combattre, aille jusqu’à l’effacer, c’est possible ! Vous ou moi pouvons nous trouver dans telles circonstances où, après avoir cru sincèrement à l’Évangile, nous croirons de même posséder la preuve matérielle, — je dis bien matérielle — que l’Évangile nous trompe : qu’est-ce que cela prouvera ? rien. Il n’y a qu’une règle bonne, tutélaire, divine, et cette règle est très simple. Elle consiste à répéter jusqu’à extinction de souffle : « Ce que j’imagine comprendre est faux ; ce que je ne comprends plus est vrai. » Moi, par exemple, je crois encore à des choses que ma raison déclare n’exister pas. J’y crois de toute mon âme ; j’y crois parce qu’il faut qu’elles soient. Il le faut : donc elles sont !

En achevant, il avait détourné les yeux de Mlle Peyrolles, regardait de nouveau celle dont maintenant il savait l’existence illusoire, mais que tout son cœur, toute son âme voulaient proclamer quand même réalité vivante.

Mlle Peyrolles qui avait écouté ardemment fit un geste de désespoir, et sans soupçonner quel mot terrible elle prononçait :

— Je ne suis pas une sainte, dit-elle. Il n’y en a plus aujourd’hui : y en a-t-il même jamais eu ?

Il frémit :

— Malheureuse, oseriez-vous douter des miracles de Dieu ?

Mais refusant de le suivre dans ces métaphysiques vaines, prise de vertige, Mlle Peyrolles reprenait déjà :

— Réfléchissez ! Je trouve n’importe où, à Toulouse ou à Revel, une femme qui agonise dans la misère. Une aumône peut la sauver. Faudra-t-il qu’avant de donner mon argent, je m’informe si elle est mariée ou non et dans quelles conditions ? Sauvons-la d’abord. Après… après il sera toujours temps de faire mieux, si l’on peut !

Elle jetait l’argument, cette fois, d’une voix claire, sans se soucier de confession ni de prêtre ; simplement parce qu’il était humain, il lui semblait que grâce à lui la lumière allait revenir, la vie reprendre. Mais en même temps, cela répondait si bien aux raisons de M. Taffin que celui-ci aurait voulu empêcher les mots d’entrer et, une fois entrés, les chasser ainsi qu’on fait d’un oiseau de nuit fourvoyé dans une pièce.

Il eut un ricanement de mépris :

— Que d’intérêt pour une fille !

— De la pitié…

— Une pitié qui vous tient trop à cœur pour être désintéressée !

— Et quand cela serait ?

— Alors, pourquoi de si grands mots ? A tant faire que de sacrifier Dieu, mentir est inutile : dites la vérité !

— C’est très simple : je tiens à mon neveu.

— Et lui, à votre argent !

Elle eut un cri :

— Vous ne le connaissez pas !

— Le connaissez-vous mieux ?

— D’ailleurs, même si c’était vrai, qu’importe ! Je vous dis que je tiens à lui ! Mais tenir à quelqu’un, est-ce que cela peut avoir un sens pour vous qui ne tenez à personne !

— Qui vous l’a dit ?

— Avez-vous jamais eu un père, une sœur, un être enfin auquel toutes vos pensées soient rivées et qui vous ait lié le cœur au point que, lui parti, vous craigniez d’en mourir ?

Elle eut un geste de fierté radieuse :

— Moi, depuis des années, j’avais rêvé de sa présence. J’ai passé des nuits à l’espérer. Je n’en parlais à personne et je ne pensais qu’à lui ! A mon âge, on se sent devenir seule ; les plus égoïstes cherchent quelqu’un auquel passer leur nom, leurs biens. Or, avant de l’avoir vu, je l’avais choisi ; sans le connaître, j’étais certaine qu’il me donnerait le bonheur, la sécurité, la gloriole… Il est venu : c’est mieux. Soirée divine ! Il est médecin. Il a tout, courage, volonté, savoir. Rien ne lui manque. Comme il était fier d’avoir su se passer de moi ! Tandis qu’il parlait, je sentais ma vie se fondre dans la sienne ! Comment ai-je pu dire non quand il m’a demandé ce service ? Je me le demande, je ne sais pas, je trouve cela barbare… Que Dieu l’exige aussi, je me refuse à le croire ! Non, Dieu n’est pas ce que vous dites, ou bien il est pire que l’homme. Un homme, au moins, se laisse attendrir. Lui, on ne le voit pas, on ne sait pas où il est, mais, s’il paraît, ce n’est que pour torturer. D’ailleurs, qui me prouve que vous parliez en son nom ?

— Vous êtes folle !

— Je le suis d’être venue, d’avoir cru que vous alliez non seulement m’absoudre, mais me reprocher d’avoir hésité. Vous ne l’avez pas fait : tant pis ! J’use de mon droit ! Je suis maîtresse de mon argent, et libre de le donner aux miens. Ah ! voici qui vous change ! Je ne parle plus de devoir, moi ! Je prétends qu’aucune loi ne peut me défendre de léguer mon argent à mon parent le plus proche : je vous défie de me l’interdire !

A mesure qu’elle s’exaltait, M. Taffin avait reculé. Chaque phrase, chaque mot tombant sur lui l’arrachait peu à peu au délire initial. Une révolution se faisait encore en lui. Après avoir lutté dans l’unique désir d’affirmer son autorité, il s’apercevait que la crise de Mlle Peyrolles était semblable à la sienne. Mêmes paroles impies, mêmes cris d’appel à une justice qui ne paraît pas. Quel autre mieux que lui, d’ailleurs, savait l’impuissance des hommes à guérir de pareilles blessures ? Dieu seul, dont ils doutaient, aurait pu intervenir, et le miracle n’est plus de ce temps !

— Je ne vous interdis rien, fit-il avec un sourire douloureux : est-ce ma faute si l’Évangile est là ?

— Le Christ n’a pas commandé que je chasse les miens !

— Il a dit : « Que celui qui veut me suivre, abandonne son père et sa mère ! »

— Il n’a jamais abandonné la sienne !

— Il a fait plus : il est mort devant elle !

— C’est inhumain !

— C’est divin ! Et tenez, celle-là même…

Cherchant un autre exemple, entraîné une dernière fois par l’habitude, le prêtre s’était tourné vers la statue de sainte Letgarde :

— Celle-là, plutôt que d’être livrée à l’arien qu’elle aimait, n’a-t-elle pas aussi exposé à la mort ses serviteurs, sa maison et jusqu’à ses parents ?

— Une légende !

— Un exemple !

— Atroce !

— Que Dieu favorisa !…

— C’est faux !

— Vous blasphémez !… Je vous défends…

Soudain, M. Taffin s’interrompit. Dans la glace, il venait de se voir prenant à témoin le plâtre inerte et jetant pour argument suprême le mensonge dont il mourait. Ce fut un écroulement.

— Ne me défendez rien, soupira Mlle Peyrolles. Que pourriez-vous ajouter à ma misère ?

— La misère ? il me semblait la connaître, balbutia M. Taffin écrasé : je ne la connais que depuis une seconde.

Puis, côte à côte, ils se turent, conscients d’avoir touché le fond de l’abîme. Mlle Peyrolles venait de songer : « Je ne crois plus au prêtre ». M. Taffin se demandait : « Comment poursuivre, si le mensonge doit toujours être mon refuge ? » Formidables, des voix retentirent dans le silence de ces deux âmes ; elles disaient, ces voix, que tout ce qu’ils avaient cru, allait mourir et qu’eux-mêmes, désormais, devaient s’éloigner par des routes neuves.

— Alors, dit Mlle Peyrolles, puisque vous ne pouvez me donner d’autre conseil, je m’en vais…

Rien dans ces mots très calmes ne décelait le drame qui s’achevait ; pourtant M. Taffin eut un frémissement.

Mlle Peyrolles reprit :

— Je crois avoir pensé, durant cette heure, plus de choses que dans toute ma vie !

— J’aurais voulu vous être plus secourable, balbutia M. Taffin.

Il y eut une nouvelle pause. Ils continuaient de rester immobiles, en proie à une lassitude désespérée.

Les paupières de M. Taffin battirent :

— Tout à l’heure, commença-t-il, ce que j’ai dit de sainte Letgarde était un…

Mais l’aveu s’étouffa dans sa gorge. D’ailleurs si Mlle Peyrolles devait garder encore la foi, pour un allégement d’une heure, valait-il de risquer ce crime ?

— Décidément, non… allez en paix !

Une dernière déception contracta les traits de Mlle Peyrolles.

— Je me demande à quoi vous êtes bon ! fit-elle âprement.

M. Taffin courba la tête et répéta, presque bas :

— Je me le demande…

En effet, depuis la minute terrible, ce rôle de prêtre, qui avait été le sien pendant si longtemps, lui semblait incompréhensible tandis qu’il pouvait concevoir sans effort l’utilité d’un gendarme, d’un agent-voyer, d’un médecin…

— Adieu, acheva Mlle Peyrolles donnant à ce mot une signification que M. Taffin n’aurait pu soupçonner.

— Adieu !

Et M. Taffin pour la reconduire ouvrit la porte. Mais il recula, le visage décomposé.

Dans la salle, une femme effondrée sur une chaise venait de se dresser en face d’eux. Ils reconnurent la Blanchotte.

Lasse d’attendre en vain le prêtre, elle était revenue au presbytère : depuis une heure, elle sanglotait là, sans autre espoir que de ramener M. Taffin…

V

Tragique, la Blanchotte saisit le bras du prêtre :

— Cette fois, dit-elle, c’est pour les sacrements !

Et parce que M. Taffin s’efforçait, malgré lui d’échapper à l’étreinte :

— Pourquoi que vous ne veniez pas ? Je vous dis qu’elle va mourir !

Des larmes roulaient sur les joues sèches de la femme. Une convulsion tordit sa bouche.

— Quoi qu’on va devenir, Jésus-Dieu ! avec deux bras en moins ! Et c’est la p’tiote !… ma p’tiote !…

Loque misérable, elle ne put achever.

Mlle Peyrolles, inconsciente de ce qui se passait, s’était tournée vers M. Taffin :

— Qu’a-t-elle ?

— Sa fille !… répondit M. Taffin avec un geste de pitié.

Mlle Peyrolles enveloppa d’un regard la Blanchotte puis, sans se rappeler qu’elle était à son service, sans même lui adresser la phrase banale qui est le tribut des indifférents à la souffrance d’autrui, elle passa ; au fond du cœur, elle venait d’envier cette misérable dont la fille pouvait encore guérir, tandis que Marc, lui, ne reviendrait jamais !

— Mademoiselle a fini ? dit Cadette accourue au bruit dans le couloir : elle en a, une chance, de pouvoir déjeuner ! Tandis qu’ici…

En même temps, elle se précipitait devant Mlle Peyrolles pour lui ouvrir la porte. Le ciel gris reparut, accroissant par contraste la pénombre douloureuse du presbytère.

— Oui, je m’en vais… dit Mlle Peyrolles d’une voix absente.

Elle aspira ensuite avec avidité l’air frais qui lui arrivait, car elle se sentait étouffer.

— Oui, je m’en vais…

Et derrière elle, la porte se ferma d’un grand coup sourd, comme si le passé, — tout un passé de bonheur et de vie paisible, — heurtait le fond d’une fosse.

Elle partit, d’un pas rigide. Elle s’en allait, en effet, ainsi que va la branche détachée de l’arbre par une tempête quand l’eau furieuse l’emporte vers la mer ; elle s’en allait, au hasard de l’heure et sans espoir ! Sensation bizarre : l’espace lui paraissait agrandi, les maisons lointaines. Entre elle et les choses d’alentour, une muraille d’air épaisse comme l’horizon était interposée. De même, ses pensées tournoyaient. Si on avait pu lire en elle, on eût été épouvanté. C’était une morte qui marchait !

Arrivée devant l’église, Mlle Peyrolles ne voulut pas se signer suivant sa coutume et détourna la tête. Du coup, ses yeux plongèrent dans la plaine. Un frisson la saisit. Elle crut tomber.

Là-bas, du côté de Castres, un petit panache de vapeur trottinait à travers les arbres. Cela ressemblait à un morceau de nuage qui se promène au ras du sol et d’une allure si lente qu’un enfant aurait couru plus vite.

Hypnotisée, Mlle Peyrolles s’approcha de la terrasse, se pencha. Subitement, son cœur était projeté vers ce train qui, si paisible, devait emmener Marc. Ah ! l’abominable chose ! voir un peu de fumée qui s’éloigne, savoir que nulle force au monde ne pourrait l’arrêter et que Marc fuit avec elle, — Marc ayant oublié déjà celle qu’il abandonne, la maudissant peut-être ! Encore trois minutes, encore deux… puis plus rien…

Le corps tendu vers le vide, Mlle Peyrolles sentit une clameur d’appel arriver dans sa gorge, mais aucun son ne sortit. Anéantie, sans autre conscience que d’avoir perdu Marc une seconde fois, elle cessa d’apercevoir la plaine. Qu’étaient pour elle désormais la terre, les récoltes, ses champs ? Ce train qu’elle ne pouvait suivre, venait de la dépouiller : il ne lui restait rien.

— Est-ce assez étonnant ? dit une voix près d’elle : ce qu’un peu d’eau remet de verdure aux feuilles !

Mlle Peyrolles se redressa, frémissante. Dominique aussi était accoudé à la terrasse : tout à l’heure, dans son trouble, elle ne l’avait pas vu.

— Voyez-vous, Mamzelle, encore une ondée comme ce matin, — pas plus d’une heure, — et le grain du maïs en claquera dans l’épi !

— Il a donc plu ? murmura Mlle Peyrolles.

— Faut croire, puisque vous en êtes encore mouillée !

— Au fait, j’oubliais…

— Compris ! riposta Dominique d’un air entendu. On sait ce qu’on sait.

— Que veux-tu dire ? fit Mlle Peyrolles en pâlissant.

Dominique, toujours la pipe au bec, eut un ricanement. Ses yeux malins scrutaient le visage de la châtelaine.

— J’étais là aussi tout à l’heure…

— Là ?

— Oui, quand il est sorti de chez vous avec des tas de gens… Ah ! celui-là !…

Mlle Peyrolles eut un geste pour l’arrêter, mais déjà il poursuivait :

— Celui-là ! autant dire votre frère Oscar… Votre frère !… Dieu de Dieu ! Y a-t-il longtemps ! et ce que ça nous fait vieux !…

Livide, Mlle Peyrolles, qui aurait souhaité s’enfuir, répéta :

— Mon frère !…

Pouvoir mystérieux des mots. Jamais depuis le jour où le père Peyrolles avait chassé son fils, Mlle Peyrolles n’avait prononcé ces deux-là : et parce que cet homme venait de les dire devant elle, une force l’obligeait à les redire. En même temps, il lui sembla qu’à cet appel le mort reparaissait, non plus humilié ou ironique comme jadis, mais victorieux et célébrant sa revanche.

D’un mouvement convulsif, Mlle Peyrolles mit ses deux mains devant les yeux pour échapper à la vision du spectre. Elle aurait voulu aussi le supplier. C’était vrai qu’il avait le droit de se venger, mais parmi tant de vengeances possibles, celle choisie dépassait la mesure !

Paisible, Dominique reprit :

— Qu’est-ce qu’il est devenu, votre frère ? Il y a comme cela des gens qui s’en vont et qu’on ne revoit jamais plus. En tout cas, c’est son gars…

La voix de Dominique fléchit :

— Moi, j’aurais pas fait comme votre père ! Un gars, songez donc ! Si on savait lorsqu’on est jeune, plutôt que de n’en pas avoir, on se jetterait à l’eau ! A quoi que nous servons, vous et moi, maintenant qu’y aura même plus cinq doigts vivants pour nous fermer les yeux ?

Chaque incise creusait un trou de flamme dans le cœur de Mlle Peyrolles, mais bien qu’elle eût envie de crier sous la douleur, elle ne bougeait pas.

— Ce que j’en dis, acheva Dominique, c’est parce que j’ai connu l’autre temps. J’étais le copain du père Peyrolles dans la classe, pas vrai ? Et, voyez-vous, Mam’zelle, du moment que vous avez repris le gars, faut le garder ! Un gars perdu, ça ne se retrouve pas deux fois !…

La phrase sonna comme un glas d’agonie.

— On a beau vouloir les retenir, il y en a qui s’échappent, murmura Mlle Peyrolles, écrasée sous le verdict.

— Quoi que vous dites ?

— Regarde…

Côte à côte, M. Taffin et la Blanchotte sortaient de l’église. M. Taffin gardait ses bras croisés pour maintenir sous sa pèlerine le sachet pendu à son cou et qui contenait les saintes huiles. La Blanchotte, au contraire, avait les bras ballants, de longs bras maigres qui avaient l’air de faucher l’espace pour en écarter un fantôme. Cependant, une détresse pareille ravageait leurs deux visages. Celui de la femme avait pris une expression cruelle, à force d’inspecter avec une jalousie affreuse toutes ces choses vivantes dont la terre se couvre durant l’été et qui, elles, auraient pu mourir sans que personne en souffrît. Celui du prêtre semblait anesthésié. Comment M. Taffin avait-il accepté d’aller encore mentir devant l’agonisante ? Il marchait avec la conscience d’accomplir une œuvre étrangère au bon sens, certain que sa volonté présente n’avait aucun rapport avec la logique. Mais la vie aussi est inconséquente. On décide un acte, on s’obstine à le réaliser et on se résigne à un autre !

— Bon Dieu ! c’est-y pour ton homme ? clama Dominique allant vers la Blanchotte.

Celle-ci jeta un mot farouche :

— Mon homme ! Si ça se pouvait !… C’est ma p’tiote !

Encore ses bras tracèrent dans le vide un coup de faulx : elle et le prêtre disparurent à l’angle de la ruelle.

— Si maintenant c’est la jeunesse qui décanille ! fit Dominique, que la nouvelle écrasait.

Puis, se retournant vers Mlle Peyrolles, il tendit la main, sembla vouloir montrer la Blanchotte qui n’y était déjà plus :

— Encore une, dit-il d’une voix rude, qui donnerait sa part de paradis pour sauver sa petiote !…

De nouveau, Mlle Peyrolles commença de répéter machinalement : « Encore une qui donnerait… » mais soudain, elle se rendit compte des mots qu’elle prononçait. Un sursaut d’effroi l’éveilla. S’arrachant à l’appui qui la soutenait :

— Chacun pour soi ! garde ce que tu sais…

— Mauvais chien gâche de race ! riposta Dominique, les dents serrées par un brusque mépris, tandis que Mlle Peyrolles reprenait sa marche inconsciente, d’un pas automatique.


Rentrée dans la maison où il n’est plus, où il ne reviendra jamais…

Dorothée qui est accourue se voit repoussée rudement :

— Je ne déjeune pas. Laisse-moi seule !…

Suit une montée fiévreuse. Des portes battent. Enfin le silence…


Affalée sur un siège, dans cette chambre bleue qu’il avait habitée, Mlle Peyrolles écouta d’abord ce silence.

Il ne remplissait pas seulement la demeure. Tel un voleur, il en avait enlevé tous les souvenirs. Les meubles n’avaient pas changé, les mêmes gravures pendaient aux murs, chaque chose était en place et il n’y avait plus là qu’un lieu désert !

Pour échapper à cette impression poignante, Mlle Peyrolles voulut se rappeler Marc. Elle n’aperçut qu’un wagon roulant sur une voie. Aspiré sans effort par deux files de rails luisants et lisses, il s’éloignait, devenait un petit rectangle à l’horizon, s’évanouissait. Elle tenta de recommencer : le cauchemar aussi recommença.

Ah ! fuir cette torture de l’arrachement qu’il renouvelle, aller ailleurs, ne plus penser !… Mais Mlle Peyrolles était inerte. En elle comme alentour, rien n’existait plus que l’hallucination obsédante, ramenant tour à tour, dans un rythme tyrannique, le wagon sans visage et la chambre solitaire.

Elle joignit les mains. Elle aurait désiré prier. La prière affleurant à ses lèvres ne sortit pas. A quoi bon ? Dieu n’avait-il pas répondu déjà par l’entremise de M. Taffin ?

— Je me demande à quoi vous servez ? avait répliqué Mlle Peyrolles.

Et elle se le demandait encore. Un découragement sans bornes l’accablait. Non, personne ne pouvait plus venir à son secours. Ses croyances, l’Évangile, le prêtre, soutiens dérisoires ! Il n’y a d’efficace que ce qui empêche de souffrir. Comme elle souffrait ! Plutôt que de souffrir ainsi, mieux aurait valu, comme la Blanchotte, donner tout de suite sa part de paradis.

— Donner sa part de paradis…

A voix haute, Mlle Peyrolles répétait maintenant la phrase. Tout à l’heure, devant Dominique, cette phrase lui avait fait peur : cette fois, elle osait, pesant les termes, en voir le sens profond. Un travail obscur se faisait dans sa conscience. Tout à coup, un rire désolé crispa sa face. Son cœur sauta. A la lumière de ces mots si simples, elle venait de juger son acte. Elle n’avait chassé Marc que pour jouir d’un paradis dont Marc serait exclu !

Prolonger durant l’éternité le supplice de l’absence, éternellement savoir qu’elle sera séparée de l’aimé, et encore que l’aimé subit ailleurs d’atroces représailles, voilà donc la récompense qu’elle s’était choisie !

Éperdue, elle s’efforça d’imaginer cet éden dont le seul espoir avait suffi pour la déterminer ; elle n’aperçut qu’un jardin burlesque où les saisons devaient être régulières et les fleurs toujours fraîches. C’était quelque chose comme un grand parc où l’on aurait la liberté de se promener sans rencontrer personne, une prison de verdure pareille à la plaine de Revel, mais plus vaste. L’abbé Taffin assurait qu’on y verrait Dieu de temps en temps, mais en quoi cela pouvait-il toucher Mlle Peyrolles de voir cet inconnu ? Puérilité des rêves millénaires ; quelle impuissance à concevoir un bonheur qui remplira le cœur humain ! Et en même temps qu’un dégoût d’éternité la submergeait, Mlle Peyrolles ressentait la colère de l’enfant que des contes ont berné !

— Est-il possible que j’aie cru cela !

Elle songeait encore, pour s’excuser :

— Ce n’est pas le paradis qui m’importait : j’ai eu peur de l’enfer !

Mais l’enfer aussi lui apparaissait changé. Parce qu’elle ne désirait plus le paradis, elle s’effrayait moins d’être ailleurs. L’idée de la douleur physique ne la révoltait plus, pourvu que Marc restât près d’elle.

Elle comprit qu’elle roulait vers un gouffre :

— Pourtant ! je ne puis accepter ainsi d’être damnée !

Et pour affermir sa volonté, elle jeta dans la pièce vide :

— Damnée !… Damnée !…

Défense inutile : le mot avait perdu son prestige. Aucun effroi ne le suivait. En revanche, chaque fois qu’il sonnait, un écho répondait :

— Damnée !… pourquoi ?…

Pourquoi, en effet, cette rigueur injustifiable ? Dieu a bien immolé son Fils pour le rachat des hommes ! La loi suprême exige de livrer même sa vie : où donc est la limite, et si le sacrifice va jusqu’à l’offre du salut, n’en sera-t-il pas meilleur puisque plus grand ?

Il était donc possible qu’en chassant Marc, elle eût méconnu Dieu ! Aveugle, elle avait calculé des risques quand Dieu réclamait un don entier ! et — désastre sans nom — c’était maintenant qu’elle découvrait cela ! Trop tard ! l’heure divine avait passé, l’enfant n’était plus là. Dominique avait bien dit : un gars perdu ne se retrouve pas deux fois !

Subitement, Mlle Peyrolles venait de se dresser. Des sanglots l’étouffaient. Elle regarda la chambre et ne la reconnut pas. Partout, l’inéluctable avait surgi. Les meubles demeurés comme au départ de Marc semblaient dire : « Vois s’il nous aimait déjà !… mais tu l’as laissé partir et c’est fini !… » Le daguerréotype placé sur la cheminée et qui représentait le mort, reprenait : « Tu l’as laissé partir, mon œuvre est accomplie, tu ne me verras plus… », et l’on eût dit qu’en même temps il s’effaçait sous sa buée métallique. Le silence même clamait : « Lui présent, je m’étais enfui ; mais tu m’as rappelé : je ne m’en irai plus ! »

Alors, ivre de détresse, Mlle Peyrolles fit un grand geste pour défier ces choses mortes :

— Eh bien, soit ! il est parti ! il ne reviendra plus ! M’empêcherez-vous d’aller le reprendre ?

Ce fut ensuite une minute de vertige. Sous la poussée de la vie secrète, l’âme rivée jusqu’alors aux chaînes d’autrefois secouait le joug. Des lueurs l’incendiaient. Enfin, le devoir avait paru : n’exiger rien, offrir tout, rejoindre Marc. Puis un ouragan balaya les arguments de M. Taffin, les scrupules, la religion, l’enfer :

— Dorothée ! l’indicateur, vite !

Ah ! ce livre dont les feuillets trop minces se refusent aux doigts ! Quelle obscurité aussi règne dans la chambre !

— Ouvre la fenêtre… Ouvre donc ! au grand large !

Et tandis que Dorothée obéit :

— Voilà… j’ai trouvé… C’est demain matin seulement que je pourrai partir… Descends la grande malle !

— Mademoiselle s’en va ?

— Tu es encore là ! Je te dis de courir au grenier ! Il me faut la malle… tout de suite !

Du geste, elle chassait Dorothée. Une volupté inondait son cœur ressuscité. Demain, elle prendrait donc le train que Marc avait pris tout à l’heure ! Comme la vie est bonne ! Une décision d’une seconde et l’avenir s’éclaire, devient simple, délicieux. Demain, elle partirait !

Elle alla vers la fenêtre, s’accouda au chambranle.

En face d’elle, il y avait seulement la rue avec la forge de Dominique, la rue étriquée entre des murs si vieux qu’ils semblaient n’avoir jamais été jeunes. Apparition d’un passé mort et rappel inutile : Mlle Peyrolles ne voyait plus.

Du pavé aussi, des moindres ouvertures, on eût dit que des voix sortaient — toutes les voix du village morne, exaspéré par cette évasion et s’efforçant de rappeler l’infidèle. Mlle Peyrolles n’entendait pas, non plus.

Emportée par une sorte de délire, elle dit encore :

— Demain !

Et sans doute, Paris devait être un océan de maisons. Avant d’y retrouver Marc dont elle ignorait l’adresse, peut-être faudrait-il errer durant des jours, des semaines… Qu’était cela devant les obstacles déjà renversés ? Elle irait ! Moment triomphal : plus de regrets, même plus de haine pour l’intruse, cause de tout le drame. Pour goûter une pareille ivresse, ce n’est pas trop payer que d’avoir donné l’éternité !

Soudain, un frémissement : comme si Dieu, insulté par cette joie, avait résolu de l’écraser, à l’angle du raidillon, M. Taffin a reparu…

Livide, Mlle Peyrolles recula.

Ce prêtre la poursuivrait-il donc jusqu’à l’heure du départ ? Pourquoi n’est-il pas demeuré là-bas, près de l’agonisante ? Sa place est près des morts puisqu’il ne peut comprendre les vivants !

Mais déjà, M. Taffin, levant la tête, a vu le geste. Tandis qu’il continue de marcher, ses yeux, — des yeux étranges, à la fois égarés et méprisants, — cherchent les yeux de Mlle Peyrolles, les rencontrent, s’y attachent ; et un dialogue muet commence, dialogue d’épouvante où chacun croit livrer son agonie, comme si la vie profonde ne devait pas toujours, et quel que soit le langage, rester le secret inaccessible !

— Pardon, disait M. Taffin, pardon ! je t’ai menti tout à l’heure… ma bien-aimée est morte. Il n’y a jamais eu de sainte Letgarde. Mon cœur est comme vidé ; ma chair est pantelante : je n’aime plus… Dire que tu croyais aimer ! Regarde et compare ton amour à celui dont je meurs !… Ce n’est rien. Depuis que je n’aime plus, je ne crois plus… et pourtant, il a suffi que je revêtisse mon étole, il m’a suffi de toucher à ce sachet où sont les saintes huiles, pour que, malgré mes doutes, ma prêtrise renaquît ! J’ai pu perdre la foi : j’en ai encore assez pour savoir qu’à chaque rite accompli, je commets un sacrilège ! Demain, si je disais la messe, je serais de même certain que Jésus-Christ descend dans mon hostie et certain de profaner son corps !… Ah ! bienheureux ceux qui, vivant du mensonge comme toi, ne sont pas désabusés ! Moi, je ne peux plus poursuivre, je m’en irai… Ce matin, déjà, j’y avais songé, mais j’ai eu peur : désormais, le prêtre que je sens vivre au fond de moi, me fait encore plus peur. C’est décidé, je m’en irai… J’irai me cacher de lui, très loin, où que ce soit, pourvu que je trouve l’oubli que je te souhaite aussi… L’oubli, voilà l’adieu véritable, ton espoir… le mien !…

Et les yeux de Mlle Peyrolles répondaient :

— Se peut-il que j’aie cru à tes défenses puériles ? Va-t’en ! je ne crois plus en toi ni à l’enfer. Je me sais reconquise : je suis libre ! entends-tu bien ? libre !… et je pars ! Adieu les bonheurs inutiles que tu m’as enseignés ! Je ne suis pas comme toi : j’aime ! Et parce que j’aime, tandis que tu n’aimes personne, je voudrais te crier combien je suis heureuse !… Je voudrais…

Mlle Peyrolles n’acheva pas. Pareil à un spectre, M. Taffin venait de dépasser le château. Peut-être avait-il souhaité de faire un signe, un dernier salut ; mais tel était le gouffre de ténèbres où il sombrait qu’il n’aurait pu même agiter les lèvres. L’allure roide, le corps droit comme lorsqu’il distribuait la communion, il continua sa route.

Soulevée par une ivresse de victoire, Mlle Peyrolles se pencha pour le voir jusqu’au bout. Dieu qui avait voulu lui parler, s’était tu. Ce silence chantait le triomphe. La vie libératrice commençait…

A ce moment, Dorothée rentra et d’une voix étranglée :

— Mademoiselle !

— Ah ! que tu m’as fait peur !

— Mademoiselle ! je viens de voir depuis le grenier… là-bas… à Revel !…

— Mais quoi ? parle donc !

— Un feu énorme ! l’incendie !…

Mlle Peyrolles qui ne craignait plus rien à Revel, eut un cri d’allégresse :

— Ce n’est que cela !

Reprise par son ivresse, elle se remit ensuite à la fenêtre. Comme la rue était calme ! Jamais le visage des maisons n’avait paru ainsi confiant.

— Il était inutile de me déranger pour si peu, acheva-t-elle. Retourne chercher la malle et ne t’occupe plus de ce qui se passe là-bas !


Vanité des prévisions humaines : là-bas, l’usine flambait et Marc était resté !

VI

Ce fut, en vérité, une de ces crises inexplicables qui déroutent les prévisions et passent en ouragan. Tout le matin, on était resté très calme, comme un jour de dimanche. Tandis que certains s’entêtaient à stationner devant l’usine, la plupart étaient partis en bandes pour rôder en ville ; beaucoup aussi avaient profité de l’aubaine pour se promener sous les arbres, à l’abri des averses, en gens sages qui connaissent le prix d’un loisir. Une même foi tenace soutenait chacun. On était sûr de son droit, sûr aussi que Servin traiterait sans retard.

Cependant midi avaient sonnés. Point de réponse de Servin, l’usine restait close… Et un premier doute, à peine une légère anxiété, avaient passé. Le patron, par hasard, ne serait-il pas l’homme pratique qu’on prétend ? Faudra-t-il casser la croûte sans qu’il donne signe de vie ni rien savoir de ses intentions ?

Comment, ensuite, sous l’aiguillon de quelles suggestions tous ces êtres, jusque-là dispersés, se retrouvèrent-ils réunis ? Sur quel mot d’ordre les rires, les bavardages, la bonne joie saine furent-ils convertis en un silence gros de menaces ? Ni Bouchut, jusqu’alors accepté pour guide incontesté, ni personne sans doute, n’aurait pu le dire. Il y a, dans la petite autant que dans la grande histoire, des instants décisifs qui échappent à l’analyse. Une demi-heure auparavant, on était tranquille, sans idées, sans volontés, sans un désir commun. Soudain les groupes se fondent, les chansons se taisent, personne n’erre plus, et devant le café Casse un être attend, monstrueux, fait de mille autres tassés épaule contre épaule et vivant d’une vie unique.

Plus de bruit. On tressaille pour un mot, un papier qui vole, le mouvement d’un apprenti, un appel de femme. Ce qu’on attendait ? peut-être encore la réponse de Servin, peut-être le geste qui oriente, peut-être rien. Chaque minute prolongeant l’inaction semblait tendre les nerfs et faire mûrir des haines, en même temps que, pareilles à des épis lourds, les consciences s’offraient à qui oserait les prendre. Ainsi, avant l’orage, l’air est immobile, les parfums s’alourdissent et les feuilles, sur le sol, ont l’air d’appeler le vent qui les emportera.

C’est à ce moment qu’un incident survint, très mince.

Un inconnu gravit les marches du café. Il était maigre, d’aspect grêle, avec des yeux durs, des joues marquées par la petite vérole et un air d’audace qui en imposait. Quoique vêtu d’un bourgeron, il semblait trop propre pour un ouvrier et ses mains frappaient par leur blancheur.

Parce qu’il n’était pas de Revel ni de l’usine, un murmure accueillit son apparition. Bouchut resté dans la foule dit très haut :

— Pas besoin de mouchards ! On fera seuls ses affaires. Pas vrai, vous autres ?

L’homme sans se déconcerter répliqua d’une voix incisive :

— Qui parle ici de mouchard ? Je n’ai pas consulté le patron, moi, avant de pousser au pavé les copains, ce qui est pour le bourgeois une méthode sûre quand il veut les soumettre !

La phrase s’acheva dans une tempête. Aveuglé par la colère, Bouchut fonçait déjà vers l’insulteur. On criait : « Laisse donc ! il est fou ! » et encore : « Il a raison ! qu’il parle ! » Quand Bouchut atteignit le café, l’homme n’était plus là, esquivé on ne sait où.

Alors Bouchut considéra la nappe humaine qui était devant lui. Où que tombât son regard, il rencontrait d’autres regards. Une anxiété si poignante s’en échappait qu’il en trembla. Comment avait-il tant tardé à venir et à parler ? Une volupté physique l’étourdit. Les prophètes ont dû connaître cette ivresse. Enfin un brouillard envahit sa pensée, une force intérieure lui dicta des mots qu’il ne comprenait pas, et transfiguré, tragique, il prononça :

— Camarades, suivez-moi !

Un grand frisson passa dans le silence qui avait repris. Bouchut continua :

— D’abord les voies légales !

Les voies légales, qu’était-ce que cela ?

— Allons au juge de paix !

Une voix risqua — la même que tout à l’heure :

— Encore un bourgeois !

De plus en plus exalté, Bouchut lança :

— C’est la loi !

— La loi s’en occupe donc ?

— Parbleu !

Ce mot qui ne prouvait rien détermina le reste. On serait resté sourd à des raisons : devant ce « parbleu ! » qui affirmait l’existence d’un recours légitime et d’une solution proche, toute résistance s’évanouit. Une femme cria : « Bravo ! » un gamin : « Vive la sociale ! » Çà et là des applaudissements partirent, puis un jet de voix fit osciller la voûte de la cathédrale d’arbres. On entonnait :

Debout, les damnés de la terre !
Debout, les forçats de la faim !

Et, pareille à un fleuve détourné de son lit, la foule couvrit l’espace du côté de la ville. Obéissante, elle allait vers la Loi, inconnue ou mal comprise, mais tutélaire dès lors qu’elle existait.

Tandis que profitant de ce départ Thérèse entraînait Jude hors de l’usine, la chaussée de la rue de Vaur disparut. Les maisons, comme un jour d’inondation, avaient l’air de baigner dans le flot. En avant, Bouchut marchait les bras ballants. Avec sa taille d’hercule, ses bras musclés, son cou de taureau, il symbolisait la force aveugle qui lui servait de cortège, de même qu’après lui ce cortège, avec son déroulement saccadé, ses couplets révolutionnaires et son aboutissement paradoxal, le recours à la Loi, symbolisait la grève.

La maison du juge de paix était située rue du Temple.

Bouchut alla vers la porte, souleva le marteau et frappa un grand coup. En même temps, les plus proches s’arrêtèrent. Cela fit un remous violent : réfléchie au contact du rivage, cette première vague refoulait les suivantes.

Une seconde fois Bouchut souleva le marteau. Le juge prudent était parti !

Tout d’abord, Bouchut ne comprit pas. Simpliste, il n’avait jamais envisagé que la Loi qui se doit à chacun pût leur faire faux-bond. Autour de lui, au contraire, un grognement de colère marqua la stupeur. Presque aussitôt une pierre vola. On entendit le bruit d’un carreau qui se brisait.

Bouchut se retourna, frémissant :

— N… de Dieu ! Voulez-vous qu’on f… les gendarmes à vos trousses ?

Du même coup, il vit la masse qui, un instant retardée, avançait de nouveau. Une épouvante le saisit. Encore un instant, il serait poussé vers la muraille, écrasé contre la maison qui s’obstinait à rester muette ! Toujours sans mesurer ce qu’il disait, il montra l’hôtel de ville dont l’angle apparaissait plus loin, près des couverts :

— C’est bon, le juge n’y est pas : on ira chez le maire !

Et la masse encore suivit, atteignit le cœur de la ville. L’heure était passée où l’on s’inquiète de savoir où l’on va. On allait : c’était tout.

Arrivée terrifiante. Après les rues étroites bordées par des logis qui se haussent comme des digues pour étrangler le passage, subitement l’étal sur la place carrée, très vaste, sans échappées visibles, sur la place où l’on a la sensation d’être à la fois trop au large et mis en cage, tandis qu’au centre, campée sur des arcades, la mairie est pareille à l’usine, pareille à la maison du juge, barricadée et muette…

Tout de suite une odeur de trahison parut rôder sur ce préau. Si l’inconnu avait dit vrai ? Pourquoi Bouchut a-t-il voulu qu’on vînt ici ?

On réclama le maire :

— Topeur ! où est Topeur ?…

— Si Topeur est absent, qu’on le retrouve ! Il faut qu’il vienne !

Il faut : mot qui déjà résumait l’âme.

Cependant, monté sur le perron de la mairie, Bouchut cognait à poings fermés. On ouvrira : il faut qu’on ouvre ! Plutôt que de céder encore, il enfoncera les vantaux !

Enfin une exclamation :

— Le voilà !

Au balcon, par-dessus le drapeau en zinc qui décore la façade, Topeur très pâle venait de se montrer et criait :

— Vive la République !

Cette formule jusqu’à ce jour l’avait tiré de chaque pas difficile. Elle était pratique, n’engageait rien et chauffait l’enthousiasme en le canalisant. Mais, cette fois, nul n’y prit garde. Des hurlements répondirent :

— Vive la sociale !

Topeur s’obstina :

— Vive la République !

— Ouvrez les portes !

Et d’abord pourquoi les avait-on fermées ? La mairie est à tout le monde. Y doit entrer qui veut ! Pareille à un tonnerre, la voix de Bouchut se détacha sur le tumulte :

— On vient pour appliquer la loi !

Penché sur la mer mouvante des têtes, Topeur reprit :

— Citoyens !…

Les mots qui suivirent se dissipèrent dans la tempête. Il dut achever par gestes : c’était entendu, il recevrait les ouvriers, mais pas tous : trois… trois seulement !

Déjà Bouchut avait avisé près de lui deux hommes, au hasard :

— Toi et toi, avec moi…

Et il les entraîna vers l’entrée, disparut avec eux. Il y eut ensuite une accalmie momentanée. Tassée, la foule savourait sa victoire. L’attente recommença…


Dans l’escalier de la mairie, les délégués montent d’un pas lourd. Un petit vieux à figure de sacristain sert de guide. Arrivé au premier, il désigne la salle des mariages :

— C’est là : M. le maire vous y attend.

Excellente, en effet, pour ce genre d’entrevue, cette salle munie d’estrade, avec sortie particulière et devant le maire une grande table pareille à une barricade. Tout de suite Topeur l’avait choisie, estimant que là seulement il pourrait développer en sûreté sa rhétorique d’ancien huissier.

Sans s’étonner de ce que l’endroit avait d’insolite, les trois hommes avancèrent rapidement. Il semblait qu’avant même de commencer, ils eussent hâte d’avoir fini. Bouchut posa ses deux mains sur la table :

— Voilà, dit-il, nous venons savoir les intentions de M. Servin.

Topeur scruta les trois visages sans répondre : il cherchait à mesurer d’avance ce qu’il en devait craindre.

Bouchut reprit, impatient :

— Naturellement, si on s’est mis en grève, c’est qu’on est fixé sur son droit. Tout de même, on est prêt à discuter.

Un sourire bonhomme tordit la bouche de Topeur :

— Ma foi, mes amis, le plus simple serait d’aller le lui dire vous-mêmes, et si c’est un avis que vous souhaitiez…

Bouchut fit un geste rude :

— Non, pas d’avis : l’arbitrage ! Le juge de paix s’est trotté, donc ça vous revient : c’est la loi.

Derrière lui, les deux autres appuyèrent :

— La loi !

— Oh ! la loi !… murmura Topeur, pas tout à fait : c’est même le contraire.

Il avait ôté son lorgnon et relevait la tête comme lorsqu’il avait affaire jadis à des clients récalcitrants.

— Magistrat municipal, organe élu de tous les citoyens, j’ai le devoir étroit de rester neutre.

— Cependant, du moment que le juge…

— Le juge seul peut être arbitre… à condition, bien entendu, que M. Servin soit consentant.

— Mais, puisqu’on vous dit qu’il s’est trotté !

Tous parlaient à la fois.

— Pas de verbiage ! dit Bouchut, imposant silence aux camarades.

Et revenant à Topeur :

— Ce serait donc la loi qui vous empêche d’exécuter la loi ?

— Je n’ai jamais prétendu cela !

— Alors ?…

— J’expose que, légalement, je n’ai pas qualité pour agir. C’est différent.

— Même si l’on vous demandait de convoquer la troupe ?

— Ne confondons pas : la police m’appartient.

— Si bien que la même loi vous interdit de vous occuper de nous, et vous autorise à nous faire crosser ! Compris !

— Mais…

— C’est ce qu’on voulait savoir !

Sans rien ajouter, Bouchut pivota. Les deux autres suivirent.

— Attendez ! cria Topeur, je ne demande qu’à réfléchir !

Ils continuèrent de s’éloigner. Une rage froide les dévorait. Clairement, tout d’un coup, ils avaient perçu que la loi, en laquelle ils avaient mis leur espoir, se moquait d’eux et ne servirait qu’à les combattre. Désormais, plus de palabres : des actes !

Les appels de Topeur s’éteignirent…

Bouchut, descendu le premier, se jeta sur les verrous ; fiévreusement les deux autres firent sauter le loquet. Après avoir éprouvé le désir fou de pénétrer dans la mairie, chacun en éprouvait un autre qui était de secouer sans délai la poussière de ces carreaux hostiles. La porte s’ouvrit. Ils reculèrent pétrifiés. La place était vide !


C’était arrivé brusquement, sans mot d’ordre. Aucun chef n’avait commandé cela. Certains événements sont plus forts que les volontés humaines et entraînent irrésistiblement. Tandis qu’on attendait le retour des délégués, subitement, une nouvelle avait couru en coup de foudre : Servin fermait l’usine !

— L’usine fermée !

— Impossible ! il n’oserait pas !

— Il osera ! c’est fait.

Qu’on fût libre de quitter le travail, cela ne faisait doute pour aucun ; en revanche, que par réciprocité Servin fût maître de tarir la source même du travail, qu’en disparaissant, il pût les rejeter tous aux hasards de la faim, cela était inique, inadmissible !

— Qu’on l’arrête !

— Plutôt que d’accepter, on rouvrira de force !

— C’est cela : rouvrir !

— Elle est à nous !

Impérieuse, l’idée de reprise avait incendié les cerveaux : et la ruée avait suivi. On retournait vers cette usine que Servin prétendait leur voler. Plutôt que de perdre sa tanière, farouche, la bête avait couru de nouveau aux grilles closes, s’était ramassée, bondissait. Par-dessus les maisons terrifiées sa clameur montait : chant de triomphe et de curée…

Hébétés, les trois hommes l’écoutèrent : ils avaient beau ne point comprendre, ils avaient peur.

— Quoi qu’il y a ? dit Bouchut, pressentant, sans pouvoir préciser, qu’une chose atroce se commettait.

— Y nous ont lâchés !… murmuraient les deux autres, hypnotisés par la place vide.

Soudain Bouchut se précipita vers le poids public, gravit les marches quatre à quatre et regarda.

— Là-bas !… cria-t-il, n’osant pas achever sa pensée.

Là-bas, en effet, une lueur venait de paraître, vacillait.

— Quoi ? Tu ne voudrais pas ?

— C’est le feu !

— Je te dis que non.

— Je te dis que c’est sûr !

La lueur maintenant gagnait les nuages. On eût dit un reflet de fournaise. Des étincelles jaillirent en gerbe.

— N… de Dieu !

— La cambuse qui flambe !

— Le gagne-pain !

Alors, immobiles, ces trois êtres qui avaient un instant symbolisé la grève et que la grève avait rejetés, ces trois êtres redevenus pareils à de pauvres petites unités perdues, clamèrent :

— Au secours !

Et la flamme tout d’un coup acheva d’embraser le ciel.

La place restait déserte, la mairie silencieuse.


Après les arrivants, après les habitants, l’usine !…

ÉPILOGUE

Le lendemain, ce fut un soleil radieux qui se leva.

Des fraîcheurs ailées passaient sur Revel, faisant s’incliner les fumerolles qui, çà et là, montaient encore à la place de l’usine. Sous les platanes, le silence qui succède aux grandes crises avait repris. A moins de se heurter en cours de marche au trou noir laissé par les bâtiments incendiés, on n’aurait pu soupçonner qu’une tragédie avait, la veille, troublé cet oasis. Aucun ouvrier ; presque point de passants et ceux-ci allant comme d’habitude à leurs achats ou vers les champs ; dans les rues enfin, la paix morne des jours d’été, quand les gens levés tard trouvent pour bienvenue une lumière de Sahara.

A Montaigut aussi, quelle matinée divine ! C’était enveloppé par l’odeur des genêts, dans une atmosphère baignée de rosée, que M. Taffin avait quitté le presbytère pour commencer son grand voyage.

Personne, cette fois, n’avait paru aux fenêtres du château, pour le regarder. La Blanchotte était au chevet de sa fille, morte peut-être. La route, pareille à un canal abandonné, s’allongeait sans une ride humaine. Les seuls témoins de cette fuite étaient le ciel et, là-bas, vers le sud, les Pyrénées haussant leurs têtes coiffées de dentelle blanche.

Arrivé dans la gare, M. Taffin approcha de l’horaire affiché. Peu lui avait importé, jusqu’alors, la direction à prendre : encore fallait-il connaître l’heure des trains qui allaient passer.

Autour du prêtre, il y avait seulement des banquettes vides et des guichets fermés. A travers les vitres sales, on apercevait aussi la file des rails dormant et deux fourgons noirs, abandonnés.

Indécis, M. Taffin parcourut des yeux la carte du réseau. Les lignes zigzaguaient en tous sens, les unes épaisses et en traits gras, — celles-là dirigées toutes vers des points désignés : Toulouse, Carcassonne, Albi… — les autres formées par des traits minces qui allaient buter contre la marge, sans destination visible, chemins vers l’inconnu…

Où aller ?

Inexplicable retour d’une âme qui cherche en vain sa voie.

La veille, et toute la nuit, M. Taffin avait attendu ce départ. Ce matin, tandis qu’il annonçait à Cadette l’obligation d’un voyage urgent, il était presque joyeux. Le fruit mûr tombé de la branche semble de même reposer à terre sans meurtrissure. Soudain, ce que n’avaient pu faire ni l’abandon de la cure, ni l’omission de la messe, une affiche le produisait : devant ces chiffres et ces noms sans visage, un atroce découragement noyait M. Taffin.

Où aller ? Il ne savait plus… Comme la France est grande !

Il la devinait au delà des limites de la carte, immense et pareille à une lande. Il se voyait lui-même perdu dans cette immensité. De tous côtés l’horizon est semblable, sans repère : et pourtant, il faut marcher ou succomber sur place !

— Ah bien ! M’sieu le curé, ça tombe à pic, dit l’homme d’équipe qui arrivait enfin pour le service. Justement un particulier dans la cour demande quelqu’un de Montaigut… Hé là-bas ! par ici ! y a votre affaire !

Après avoir ainsi hélé au dehors, jovial, il approcha de M. Taffin :

— C’est-y par peur de la révolution que vous venez si en avance ?… Quoi ? Vous ne savez pas ? L’usine Servin… hier… démolie ! flambée ! Ça lui apprendra à celui-là : y n’avait qu’à ne pas récolter la racaille : des tas de va-nu-pieds !…

Puis se retournant vers Marc qui paraissait au seuil :

— C’est le curé du pays. Y vous donnera vos tuyaux.

L’homme sauta lestement par-dessus la plate-forme des bagages, ouvrit une porte et s’éclipsa. M. Taffin, étourdi, n’avait pas eu le loisir de protester.

— Excusez-moi, Monsieur, dit Marc approchant du prêtre, vous êtes bien le curé de Montaigut ?

A tout hasard, il était venu, lui aussi, rôder vers la gare, espérant trouver là mieux qu’ailleurs ce qu’il cherchait. Sur un signe d’assentiment de M. Taffin il poursuivit :

— Il s’agit d’un de vos paroissiens, M. Lethois…

— Lethois ?

— Nous cherchons à connaître ses parents… quelqu’un qui s’intéresse à lui…

— … Pour quoi faire ? interrompit M. Taffin, saisi d’une brusque inquiétude.

— Au fait, peut-être n’avez-vous pas été informé ?… Hier matin, il a supporté une crise grave. On a dû le conduire à Revel. L’après-midi, son état était alarmant et depuis…

— Depuis ?

— Mort, le soir, à dix heures…

Les yeux de M. Taffin s’agrandirent, ses lèvres devinrent blanches :

— Mort ! dit-il, comme un écho.

Il lui semblait qu’une main lourde l’accrochait au collet :

— Mort ! dit-il encore.

Il s’efforça ensuite de sourire et montrant son petit sac posé sur la banquette :

— Vous le voyez, j’allais partir… un voyage nécessaire… Rassurez-vous toutefois, j’irai… oui, j’irai d’abord…

Pourquoi promettre cela, puisque Marc ne le demandait pas ? Cependant il n’aurait pu parler autrement. Il aurait donné une fortune pour ignorer la nouvelle ; maintenant qu’il la connaissait, il lui eût été impossible de s’éloigner sans une visite au mort.

— Où est-ce ? acheva-t-il d’une voix éteinte.

Marc désigna vaguement la direction.

— Là-bas, chez Servin.

— A l’usine ?

— Non, au domicile…

M. Taffin passa la main sur ses yeux. Incapable de soupçonner la cause de l’émotion du prêtre, Marc reprit avec un geste d’impatience :

— Pardonnez-moi d’insister : on n’a aucune indication sur la famille…

— La famille ?

— A défaut, conviendrait-il au moins d’être fixé sur le lieu de naissance, l’âge…

M. Taffin écoutait, anéanti. Pendant trois ans, Lethois et lui avaient pu vivre côte à côte, peut-être même éprouver une amitié sincère, jamais ils n’avaient songé à s’informer de ces choses élémentaires !…

— Quelqu’un… oui… quelqu’un seulement pourra vous renseigner !

— Qui ?

— Mlle Peyrolles.

Bien que ce nom ne dût pas être imprévu dans une telle conversation, ce fut au tour de Marc de balbutier :

— Mlle Peyrolles est à Montaigut, et je n’ai pas le temps d’aller là-bas.

— Vous la connaissez donc ?

— A peine.

— Elle seule, je le répète…

— Impossible : il faut que je parte ! Sans cette mort, j’aurais déjà quitté Revel depuis hier.

M. Taffin tressaillit :

— Seriez-vous par hasard ?…

— Je suis un étranger arrêté ici par des circonstances imprévues et qu’un devoir pressant rappelle.

— Le neveu de Mlle Peyrolles devait aussi partir hier !

Marc ne répondit pas.

Comprenant ce silence qui était un aveu, M. Taffin leva les yeux. Bien qu’il fût toujours décidé à quitter Montaigut, il voulait connaître les traits de celui pour qui Mlle Peyrolles avait failli perdre son âme. A la vue de ce visage ravagé par un chagrin mystérieux, il reçut un choc, comme si Marc, sans parler, l’accusait. Un remords le poignit.

Qu’avait-il fait, cependant, sinon approuver une rupture accomplie ?

— Je crois deviner… commença-t-il.

Il y eut un bref intervalle : puis d’autres mots lui échappèrent, des mots qu’il avait l’air de chercher difficilement, mais qu’une force intérieure lui dictait :

— … Pardonnez-moi de vous en faire part : savez-vous que votre tante est aussi très malheureuse ?

Marc ne parut pas entendre.

— Réfléchissez, appuya encore M. Taffin. Qui sait si vous n’auriez pas raison de remonter là-haut ?

Conseil inattendu dans cette bouche qui hier invoquait l’exemple de sainte Letgarde pour interdire la même réunion ; mais, depuis hier, M. Taffin obéissait à une âme inconnue.

Les traits de Marc trahirent une hésitation. Ce fut très court.

— Laissons cela, murmura-t-il avec un geste évasif : faut-il que je vous conduise chez Servin ?

Et à ce rappel du mort, M. Taffin sentit de nouveau un voile de ténèbres l’envelopper.

— Merci, je connais l’endroit. D’ailleurs, on doit m’attendre…

Il dit « On doit m’attendre » comme il avait dit « J’irai », comme il avait dit encore « Vous devriez monter là-haut » pour obéir à une impulsion intérieure sans raison plausible. Il n’aurait pu parler d’autre manière.

Puis, son bref remords s’effaça. Il reprit son sac sur la banquette, esquissa un salut vers Marc décontenancé, et ne songeant plus qu’à la visite qui s’imposait à lui, se dirigea vers la ville.


D’abord, il marcha d’un pas rapide. Il avait peur de manquer de temps. Que deviendrait-il si, au retour et faute de s’être pressé, il ne trouvait plus de train pour s’évader ?

Il réfléchit ensuite, jugea cette impatience absurde :

« Dans une demi-heure, j’aurai terminé. Après… je monterai au hasard, dans le premier convoi qui passera… »

Ainsi, ce serait au hasard de décider la route ! Cette perspective le soulagea. Désormais, il pouvait s’occuper mieux du mort, être tout à lui.

En fait, on eût dit que jusqu’alors il n’avait pas compris exactement la nouvelle. C’était à cette minute seulement et sur ce chemin de traverse qu’il se rendait compte de son horreur. Lethois ! Lethois qu’il avait vu la veille, Lethois que ce matin il imaginait encore tranquillement couché dans sa maison, Lethois — son ami ! — mort !…

Un brouillard obscurcit les yeux de M. Taffin. Son allure devint lourde…

Il se rappelait la réunion au presbytère. Tous deux, à la croisée, regardaient l’aube. M. Lethois criait : « Avant deux mois, je serai riche ! ma gloire étonnera le monde ! » Deux jours avaient passé et tout était fini. Lethois n’était plus là !

Cependant, Revel n’était pas changé. On ne sentait pas qu’il y eût alentour moins de vie, moins de verdure, moins d’avenir. De même, quand le soleil donne, le vent peut souffler les bougies, la lumière ne varie pas. Lethois aurait pu aussi mépriser la fortune, se terrer au fond d’un trou à la manière des grillons, le cours des choses aurait été semblable. A quoi bon se débattre ? Mort ! tout aboutissait à ce mot : révolte, effort, rêve d’évasion, espoir de liberté…

M. Taffin frissonna. Sa marche ralentit encore.

Ce dénouement lui jetait une terreur physique, comme s’il eût été personnellement visé par la mort sournoise qui avait frappé si près de lui. Le sol sur lequel il avançait lui paraissait vaciller. Le ciel clair, les arbres bienveillants avaient un air irréel. La contenance tranquille que lui-même gardait, bien qu’il fût seul, mentait. Tout mentait aussi dans sa conscience puisque, derrière un insurgé de parade, un autre y soufflait cette panique de la mort et des regrets de ce qu’il allait quitter. Ah ! ce mensonge qui règne en maître au dehors comme en nous, qui fait que la terre s’offre et vous échappe, que les hommes ont un visage où l’on peut lire et une âme qui les divise ! Quel mensonge M. Taffin allait-il faire encore devant le mort ? Oserait-il s’agenouiller pour réciter une prière, quand il savait pertinemment que la prière est inutile ? ou bien se contenterait-il de pleurer tristement, alors qu’une sorte d’indifférence et le seul souci du départ lui glaçaient le cœur ?

Cette fois, M. Taffin avait cessé de marcher. Un désir fou de tourner bride venait de le saisir. Il allait y céder quand une voix l’arrêta :

— Vous n’avez qu’à monter : on traverse la bibliothèque et c’est après, la porte à droite…

Sans qu’il s’en fût aperçu, la maison était devant lui. Assise près de l’entrée, une femme de garde, l’ayant reconnu, lui faisait signe.

Au même instant sortait aussi Pontillac, l’air satisfait d’un homme qui a terminé sa corvée :

— Tiens ! c’est vous qu’on a choisi ?…

Éveillé en sursaut, M. Taffin blêmit :

— Choisi ! moi ! pour quoi faire ?

— Mais pour le garder, naturellement ! Si tant est qu’une robe noire soit nécessaire quand on veut satisfaire à l’opinion, mieux valait que ce fût la vôtre : vous étiez deux amis… Pas drôles, hein, nos métiers ? Bah ! c’est la vie.

Un rictus amer contredisait le geste qui aurait voulu s’afficher insouciant, et le médecin passa ; il semblait dire : « C’est ton tour ! moi, je ne sers plus à rien ici. »

« A vous le tour ! Qu’attendez-vous ? » disait de même le sourire engageant de la femme.

Atterré, M. Taffin tourna les yeux vers la porte béante. Elle aussi avait l’air de l’appeler.

Il défaillit :

— Vous dites, la porte à droite ?

En même temps, il sentait clairement que ce métier dont avait parlé Pontillac le reprenait au collet, l’obligeait à obéir. C’était une emprise irrésistible, telle que nulle puissance humaine n’aurait pu la briser.

Gardant toujours son petit sac à la main, mais ayant déjà l’attitude apaisée de ceux qui ne résistent plus, il s’engouffra dans la maison.


Montée dans l’escalier obscur. Une odeur balsamique régnait. A mesure qu’on approchait du premier, celle-ci, plus fade, prenait à la gorge. Même si l’on avait tout ignoré, rien qu’à respirer dans ce lieu, on eût compris que la mort y avait passé.

Était-ce la pénombre, ce parfum sinistre, ou simplement l’effet d’angoisse que donne aux plus indifférents l’approche de ceux qui ne sont plus ? M. Taffin maintenant avançait avec l’unique sentiment de la menace d’une perdition. Tandis que ses gros souliers battaient le bois des marches avec un bruit de marteau, l’âme aveugle et sourde, incapable de pressentir ce qui allait suivre, il semblait un automate. La minute où le hasard décide est toujours ainsi. On ne voit plus, on a cessé d’espérer. Tout s’efface dans la brume, même la forme humaine qui là-haut s’est penchée et s’efforce de voir le visiteur qui vient !

Soudain, une chose très simple, mais imprévue comme l’éclair dans la nuit. Plus tard, M. Taffin devait en revoir avec une prodigieuse netteté les moindres détails, mais sur l’heure, on aurait pu croire qu’il ne les aperçut pas.

Il entrait dans la bibliothèque.

Là aussi, l’ombre, des volets clos, et toujours l’odeur affreuse…

Tout à coup, une femme paraît. Surpris, M. Taffin balbutie :

— N’est-ce pas ici, Madame, par où il faut passer ?

Mais, la femme, au lieu de répondre, approche. De toutes ses forces, elle cherche dans sa mémoire où elle a vu ce prêtre. Une lueur éclaire enfin son visage. Puis d’une voix sourde :

— Je vous en prie, monsieur le curé, avant d’y entrer, deux mots seulement…

Voyant que M. Taffin hésite, elle dit encore :

— Ne me reconnaissez-vous pas ? C’est moi… la fille de Wimereux… la même qu’il y a trois ans…

En même temps, avec un geste d’involontaire confiance, elle saisit le bras du prêtre, l’entraîne au fond de la pièce, et lui, sentant qu’une fois de plus sa délivrance est retardée, n’éprouve cependant aucune surprise. Il ne se défend pas : même, il ressent un soulagement singulier comme si, brusquement, la visite au mort était devenue superflue et l’horreur du tête-à-tête écartée à jamais…

Cela suffit : parce que Thérèse s’est trouvée là, parce que M. Taffin vient d’accepter de la suivre, la route est changée…


Arrivée à l’angle de la pièce, Thérèse abandonna M. Taffin.

— Excusez-moi, fit-elle d’une voix que l’angoisse étranglait, je devine votre chagrin, je vous demande pardon de le troubler… mais je perds tout sang-froid… Peut-être pourrez-vous…

Un rais de lumière passant par l’intervalle des volets tomba sur sa figure. M. Taffin y lut un tel bouleversement qu’il en frémit.

Elle continuait :

— Depuis cette nuit, M. Servin n’est pas rentré… Savez-vous… ne pourriez-vous m’apprendre ce qu’il est devenu ?

— Servin… balbutia M. Taffin.

Thérèse reprit fiévreusement :

— En traversant Revel, vous avez dû vous renseigner… On vous a dit…

— En effet, on m’a parlé de l’usine… un incendie.

— Et… c’est tout ?

M. Taffin murmura :

— C’est tout.

Et à ce moment seulement, parce que leurs yeux s’accoutumaient à la pénombre, ils se virent, pareils tant l’angoisse creusait leurs traits ! Croyances, passé, mentalité, tout avait pu les séparer : ils n’étaient plus que deux naufragés se retrouvant sur une épave. A ce point de détresse, on ne s’enquiert pas des différences sociales : on se serre l’un contre l’autre, et on jouit d’être vivant.

— Ah ! dit Thérèse, vous aussi, vous ignorez !

Elle se tordit les mains.

— Hélas ! dit encore M. Taffin.

Il ne cherchait pas à comprendre : il devinait que cette femme souffrait autant que lui, et il la plaignait comme il se plaignait lui-même.

Un silence suivit. Par un phénomène inattendu, tous deux avaient oublié le mort qui reposait, solitaire, dans la pièce voisine. La vie qui est toujours la plus forte s’occupe avant tout d’elle-même.

— Vous ne dites rien ? reprit Thérèse. Je le sais, ce n’est ni le lieu, ni le moment… Cependant, j’ai tant besoin d’être rassurée, conseillée !…

— Comment le pourrai-je ! interrompit M. Taffin.

Accablé par l’impuissance qu’il sentait en lui, il se laissa tomber sur un fauteuil.

Thérèse, se pressant près de lui, poursuivit suppliante :

— De grâce ! parlez-moi, éclairez-moi ! Songez que depuis hier, — oui, depuis la catastrophe, — je vis dans un cauchemar ! Je me demande si ce qui arrive est réel. Je ne vois plus où est le bien, où est le mal : et tout se confond dans un commun dégoût de moi-même !…

M. Taffin, la tête enfouie dans les mains, eut un haussement d’épaules douloureux :

— Pour moi aussi, c’est la même chose ! heureusement, pour vous, ce ne sera que l’impression d’un moment…

— Non, vous ne devinez pas !… et tenez, il vaut mieux que j’avoue… Qui sait si cela ne m’aidera pas à sortir de l’impasse où je risque de perdre ma fierté ? Hier, c’est bien certain, je n’étais venue ici que pour soigner ce malheureux. Il était le seul ami que je me connusse dans ce pays. Je crois que je lui étais attachée sincèrement… et cependant depuis qu’il est mort… je ne sais comment exprimer cela… ce n’est pas à lui que je pense, mais à un autre…

Elle eut un frisson de colère contre elle-même.

— Un autre que je connais à peine et qui s’est emparé de moi, comme si l’univers se résumait en lui ! un autre dont l’image m’obsède… Entendez-vous ? rien que d’en parler, je m’aperçois que ma voix change. Je sens que c’est odieux ! Je voudrais m’arracher cette pensée, fût-ce pour respecter le cadavre qui est près de nous… je n’y parviens pas ! Je me méprise, et elle reste !

A mesure qu’elle s’expliquait, elle percevait mieux cette conquête d’elle-même que l’absence de Servin et l’inquiétude avaient réalisée plus sûrement qu’une longue assiduité. Il n’était pas jusqu’à la honte de l’aveu à laquelle ne fût mêlé un sourd plaisir !

— Ma pauvre enfant ! murmura M. Taffin qui écoutait, glacé, vous aimez !…

Elle tressaillit à peine à ce mot :

— Oui, j’aime, si c’est aimer que mourir d’anxiété ! Ah ! ce regard qu’il m’a jeté, lorsqu’il est parti ! Il avait les yeux fous, l’air d’un condamné qu’on entraîne… Mon Dieu ! s’il s’était tué !… Que deviendrai-je s’il meurt ?… Et depuis lors, rien. Je ne sais où il est, ce qu’il fait. Deux fois déjà, j’ai voulu partir à sa recherche. Deux fois, — comment encore justifier cette chose absurde ? — il m’a semblé que je n’en avais pas le droit. C’est comme si j’avais été retenue par celui qui est là. Je sentais qu’en abandonnant l’un, je porterais malheur à l’autre ! Cependant il doit y avoir un moyen d’échapper à cette alternative ! Où est le devoir ? je vous le demande… Sur qui dois-je veiller, sur le vivant ou sur le mort ?…

— Vous aimez… répéta M. Taffin. C’est un malheur atroce… croyez m’en par expérience.

— Quoi ! c’est là ce que vous trouvez ? Quand il y a trois ans, je suis venue vous demander secours, j’étais peut-être moins désespérée : mais en tous cas, il y a trois ans, vous m’aviez consolée, et aujourd’hui…

— Ah ! interrompit encore M. Taffin, vous ne pouvez savoir, vous ne saurez jamais combien aujourd’hui c’est différent ! Il y a trois ans, j’aimais ! Depuis hier, celle que j’aimais a disparu, et Dieu s’en est allé !

Hésitant à comprendre, Thérèse leva les yeux : était-il possible que cet homme, qu’elle avait cru un saint, eût lui-même vécu le roman douloureux d’un amant ? Tout en lui cependant criait l’humble soumission aux règles sacerdotales et l’isolement du chaste dont le cœur a flétri, faute d’avoir battu.

— Je ne vous crois pas, dit-elle enfin.

— Il faut me croire !

M. Taffin fit un geste tranchant.

— Ce n’est pas Lethois qui aurait dû mourir : c’est moi ! J’ai l’air de vivre : je suis un mort !

A ce cri, Thérèse, qui s’était levée, ne put maîtriser une révolte :

— Heureux les vivants ! répliqua-t-elle avec une sorte de résolution farouche.

— Mais plus heureux les morts qui ne pensent pas et n’ont plus à douter ! reprit encore M. Taffin s’obstinant dans son blasphème.

Et pour la seconde fois, Thérèse le regarda, se demandant si c’était un prêtre, ce prêtre qui parlait !

— Moi qui vous appelais à mon aide !

— Je vous répète que j’envie Lethois ! Ne plus bouger, n’être plus le jouet de forces incertaines, mais s’enfoncer dans le néant… quels délices !

De nouveau, il venait de cacher sa tête dans ses mains. Il se sentait incapable de préciser autrement la catastrophe dont il mourait. Il n’aurait pu non plus expliquer pourquoi il en parlait devant cette incroyante, au risque d’un scandale. Elle avait trouvé naturel de le vouloir pour confident : il jugeait maintenant tout simple qu’elle le comprît.

Atterrée, Thérèse, en effet, comprenait, puisqu’elle oubliait son désespoir. La douleur seule détourne de la douleur.

S’inclinant vers le prêtre, elle murmura d’une voix où perçait une infinie pitié :

— En ce cas, peut-être sommes-nous également malheureux ! Il y a des heures où l’on craint de ne pouvoir résister ; et puis, d’autres heures succèdent à celles-là, la souffrance change ou s’efface… et l’on recommence !

— Impossible ! ma décision est prise.

— Hélas ! que peut-on décider, quand une telle nuit obscurcit la pensée ?

Il eut un étonnement, puis doutant qu’elle eût saisi :

— Après ce que j’ai dit, croyez-vous donc que j’oserai rester prêtre ?

— J’en suis sûre !

— Ce matin, savez-vous que je comptais partir pour ne jamais rentrer ?

— Qu’importe ! vous êtes resté.

— Pour mon malheur !

— Pour le bien des malheureux qui ont besoin de vous : cela suffit !

— Et c’est vous qui parlez ! vous, la fille de Wimereux ?

— Pourquoi non ? les lois de la vie ne sont-elles pas identiques pour tous ?

— Des mots !

Les yeux de Thérèse s’éclairèrent.

— Non ! des faits !… Pendant si longtemps, jusqu’à hier peut-être, moi aussi je n’avais vu que l’extérieur, des gestes… mais aujourd’hui comme je comprends que les âmes portent toutes un vêtement ; que derrière la vie qu’on aperçoit, il y en a une autre, secrète, qui nous épouvanterait si par hasard on devait la mettre à nu ! Et tenez ! celui-là même qui repose à côté, s’il parlait, qui sait s’il ne dirait pas qu’il en est mort !

M. Taffin fit une geste incrédule :

— Oh ! lui !…

— Lui comme les autres ! Je vous affirme que le monde est semblable à la mer. A la surface, il y a de petites vagues innombrables qui blanchissent, écument, se battent, disparaissent… mais plus bas, les courants circulent, invisibles, et ce sont eux qui poussent les navires ! Depuis hier, je suis ainsi portée. Moi, je ne sais plus où ils me mènent, si j’obéis à un appétit de bonheur égoïste, ou au désir de secourir autrui, et c’est ce qui m’effraye ! Mais vous ! Oh ! pour vous, je n’ai point de doute ! Quoi que vous soyez devenu, même si par hasard la foi vous échappait, vous devriez rester ! On ne vit pas impunément une vie de dévouement. Imaginez une seconde quelles ont été vos joies jusqu’à ce jour : toutes, même l’amour, sont venues de votre charité, jamais de votre dogme ! Vous êtes le prisonnier du bien que vous avez fait. Croyant ou non, vous resterez !

A mesure qu’elle parlait, M. Taffin avait écouté d’abord avec une curiosité passionnée. Puis, se raidissant, il s’était levé. On eût dit que, de tout son cœur, il tentait de repousser l’assaut de ces phrases impérieuses.

Entraînée par une sorte de divination, Thérèse acheva, montrant la chambre funèbre :

— Et maintenant, venez ! Lui, mieux que moi, saura vous y obliger !

— Je ne peux plus prier !

— Vous le pourrez !… sinon, seriez-vous monté ici ?

Cette fois, M. Taffin ferma les yeux. La lumière projetée dans sa conscience par cette femme lui donnait le vertige. Il était donc possible que, rivé au métier, il le fût par la joie ! possible qu’en n’osant plus partir, il eût obéi au seul instinct de vivre qui est la sauvegarde du bonheur ! Cependant, n’était-il pas vrai aussi qu’à la seule pensée de dire sa messe, un effroi le clouait au sol, vrai encore que le doute une fois entré au cœur, la certitude ne se retrouve plus ?

— D’où peut venir votre assurance ? balbutia-t-il à demi vaincu déjà.

— Vous voyez bien, s’écria Thérèse, déjà vous m’avez crue !

Il y eut une pause. Au moment d’abandonner la cime, M. Taffin embrassait d’un coup d’œil le passé qui se déroulait au loin comme un steppe. Plus près seulement, une oasis apparaissait : mirage décevant, qui en s’évanouissant avait menacé d’entraîner avec lui l’univers. Oui, le passé avait bien été cela, mais il était aussi la récompense quotidienne parce qu’on a consolé des humbles et béni des mourants. Mille fleurs de joie, mystérieuses et menues, en avaient jalonné le chemin, tandis que maintenant l’autre versant ayant paru, on n’apercevait plus que des abîmes… A quoi bon tant d’efforts si la récompense est de changer seulement de ténèbres ?

Puis une vague d’espoir rafraîchit son âme. Tout à coup, il pressentait qu’après l’effroyable tourmente sa vie pouvait encore reprendre désolée, mais sereine autant que jadis : de cette crise ne resteraient qu’une pitié plus humaine, plus de tendresse pour ceux que la douleur terrasse…

Une paix glaciale comme un suaire recouvrit enfin ce cœur qui avait erré si longtemps sans découvrir sa route :

— En effet, soupira M. Taffin d’une voix éteinte, je dois… il faut que je vous croie !…

Il approcha ensuite de la porte que Thérèse allait ouvrir :

— Je vous en prie, oubliez ce que j’ai dit. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait !

Thérèse alors eut un retour cruel sur elle-même :

— Mais moi !…

— Oh vous ! Dieu vous attend… Je suis la preuve qu’il nous mène où il veut et à l’heure qui lui plaît.

Elle ne répondit que par un geste désespéré. Elle allait aussi le suivre : mais il fit signe qu’il voulait entrer seul, et elle resta. Une fois de plus, elle venait de consoler une âme et la sienne demeurait au même point.

— Faut-il donc que je sois toujours abandonnée ! s’écria-t-elle douloureusement.

Une indicible amertume montait à ses lèvres. Elle aurait voulu appeler au secours. En même temps, sa volonté défaillit, car en guise de réponse, l’image de Jude, un instant écartée par le drame, venait de reparaître. Image de désespoir, appel irrésistible et déchirant. « Sans toi, criait-elle maintenant, que vais-je devenir ? » De la rue aussi, des reproches semblaient monter : « Que fais-tu là ? Tu sauves des inconnus, et tu laisses mourir celui qui t’attendait ! »

— Ah ! s’écria encore Thérèse, je suis folle ! Ce sont les vivants qui seuls doivent compter !

Une horreur lui venait, tout à coup, pour la maison de mort, cette pièce vide, tous les faux devoirs auxquels ses scrupules s’étaient attardés. Frissonnante, elle approcha du seuil et certaine, à son tour, d’aller vers la vérité, elle s’élança vers l’escalier.


Dehors, il faisait toujours un clair soleil. De tous côtés dans le ciel, des nuages voletaient très haut, pareils à des oiseaux.

Thérèse traversa d’abord le boulevard ; elle reprit ensuite d’instinct ce même chemin où la veille ils avaient promené, si près l’un de l’autre, si loin de catastrophes qui devaient suivre, leur ivresse d’une heure.

Soudain, un bruit de pas hardis.

— Vous emballez pas, Mam’zelle… C’est moi qui passe.

Elle reconnut le Pêcheur qui courait après elle.

— Ah ! tu m’as fait peur !

En même temps, à sa vue, elle se sentit rassurée, et, chose curieuse, n’eut pas le désir de l’interroger au sujet de Jude.

— C’est-y qu’on peut vous faire un brin de compagnie sans vous gêner ? demanda-t-il d’un ton bizarre. Probable que nous allons au même endroit…

— Je ne vais nulle part.

— Tout juste comme moi.

Très calme en apparence, il régla sa marche sur la sienne. Ils cheminèrent ensemble, sans parler. De part et d’autre, les champs s’étalaient, couverts de maïs qui balançaient leurs crêtes. La terre avait un aspect d’allégresse.

— Voilà, reprit brusquement le Pêcheur ; ça se trouve bien que je vous aie rencontrée.

Il ne dit pas qu’il avait guetté pendant trois heures cette rencontre, surveillant la maison depuis le caboulot où il s’était installé.

— Vous avez bien une minute, pas vrai ? Le ratichon doit être avec le vieux ; personne ne vous réclame…

— Mais… certainement, Pêcheur…

Thérèse avait balbutié. Pourquoi trouvait-elle à celui-là aussi un air changé ?

— Eh bien ? reprit-elle pour se donner contenance.

— Eh bien ! répéta le Pêcheur, paraît que je vous offre mes adieux.

— Tu t’en vas ?

Arrêtée net, Thérèse regarda le Pêcheur. Ce vagabond, certes, ne lui était rien : pourtant à l’annonce qu’il s’éloignait, elle venait d’éprouver un déchirement, comme si le désert s’achevait autour d’elle.

Ardemment, le Pêcheur avait guetté l’expression de Thérèse. Une joie irradia ses traits, puis, tout de suite, il reprit une attitude raide et s’écarta d’un pas : savoir qu’elle le regrettait et se trouver ainsi près d’elle, seuls sur un chemin, c’était trop de risques.

— Bah ! fit-il, une poussée de vadrouille ! Ça m’a déjà pris jadis : ça me reprend. On f… le camp un couple d’années et on revient. La graine a beau girer au vent, finalement elle retourne à son trou.

Thérèse tressaillit encore. Le ton était pareil, le langage semblable à celui des autres jours, pourtant elle ne reconnaissait plus l’homme ni les pensées.

Silencieuse, elle se remit en marche. Le Pêcheur fit de même. Il examinait le ruban de route qui filait devant eux jusqu’à la voie du chemin de fer. Il avait décidé qu’arrivé à celle-ci, il quitterait Thérèse. Chaque pas qu’il faisait diminuait la part de bonheur aigu qui lui restait encore à vivre.

— Ça serait-y de votre compétence d’allonger moins ? fit-il avec brusquerie : j’ai la guibolle lourde.

Thérèse lui obéit, docile.

— Pourquoi t’en vas-tu ? demanda-t-elle sourdement.

Il y eut dans l’air comme un frisson. Le Pêcheur blêmit.

— Une idée.

— Cela me fait de la peine.

La marche du Pêcheur eut un à-coup.

— Peuh ! ça passera… tout passe.

— Je te croyais presque un peu d’affection pour moi.

— Vrai ?

Un cri de fanfare ; ensuite une chute dans la gouaille :

— Rigolo… vous, une dame !… moi, un pète-sous !…

Elle l’interrompit :

— Je t’en prie, ne ris pas ? aujourd’hui entendre un rire me fait mal.

— Pardon… j’oubliais…

Riait-il d’ailleurs ? ses yeux avaient une gravité navrante. Il poursuivit :

— Mais vous serez vite consolée… Si vous croyez que je ne vois pas !

Thérèse trembla.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ?

— Rien. On a des yeux.

La voix du Pêcheur mollit :

— Aussi, Mam’zelle, si j’étais vous…

Une suprême hésitation suspendit la phrase. Il acheva doucement :

— … Si j’étais vous, je peuplerais la cambuse avec des mioches à moi. Faut pas craindre de prendre les raccourcis et quand on s’aime…

— Tu es fou !

— Vous voyez bien !

Tous deux, sans le proposer, venaient de s’arrêter encore. Un flot de sang monta aux joues de Thérèse. A l’appel de ce va-nu-pieds, la passion refoulée dans son cœur achevait de la bouleverser.

Elle répéta :

— Tu es fou ! tu oublies qu’il y a un mort dans la maison.

— Un mort ? belle foutaise ! Parce qu’un bougre sur l’âge vient de boucler son sac, va-t-il falloir qu’on se mette en bannière ? N’y a que la vie qui compte… Le reste…

Il fit claquer sa langue :

— … Le reste, c’est des choses qui ne sont pas.

La même chose que Thérèse avait pensée tout à l’heure, quand elle avait décidé de chercher Jude : presque les mêmes mots.

Cette fois d’ailleurs, le Pêcheur osait enfin la regarder bien en face. Il semblait inconscient de son extraordinaire audace. Bien qu’il eût envie de crier, pas un muscle de sa face ne décelait sa torture.

— Encore un coup, Pêcheur… balbutia Thérèse.

— Laissez donc ! quoi de plus bête que de lanterner ! Vais-je tourner dix fois ma langue avant de me dire : « Pêcheur, la vadrouille recommence ! » Non ! je sens que ça me démange, je tends le jarret et bonsoir la compagnie ! Vous l’aimez… y vous aime… Eh bien, à la bonne franquette ! on le dit et on s’embrasse… d’autant que…

Les mots encore s’arrêtèrent dans sa gorge ; Thérèse cependant n’essayait plus de l’interrompre.

— … D’autant que, maintenant que sa boutique est rissolée, faut bien qu’une autre lui souffle de la rebâtir !

Le bâton du Pécheur pointa l’usine :

— Tenez, il est là-bas ! Je l’y ai vu… L’air d’un charbonnier qui mesure son tas… Mauvaise affaire, un homme qui pleure… Est-ce que j’ai jamais pleuré, moi ? Y vous attend, sûr comme j’existe ! y vous attend pour rebâtir !

Rebâtir ! Le mot sonnait grandiose dans la bouche de cet homme qui n’avait jamais rien possédé. Et Thérèse encore chancela. C’était vrai que Jude devait désespérer, vrai que d’un mot elle pouvait relever ce vaincu. Comme ils seraient forts, à deux, unis, fondus en une seule âme ! Le Pêcheur avait raison : c’était l’heure. La mort ne compte pas : l’usine avait croulé, il fallait rebâtir, tous les deux !

— Pourquoi m’as-tu dit cela ? murmura-t-elle défaillante.

La poitrine du Pêcheur siffla.

— Parce que je ne reviendrai pas… avant longtemps.

Et ils se turent.

Vingt mètres à peine les séparaient de la garde-barrière. Arrivé là, on pouvait à volonté ou regagner l’usine ou filer vers la campagne.

Les yeux du Pêcheur ne quittèrent plus Thérèse. Regard étrange, ardent, qui paraissait vouloir absorber tout entière l’image contemplée. Thérèse gênée détourna la tête.

Soudain elle sentit sur sa main l’emprise de deux lèvres, pareille à une morsure.

— Excusez du peu : c’est mon adieu !

Et le Pêcheur, livide, laissa retomber la main.

Il reculait maintenant, allant vers le passage à niveau, certain que Thérèse, elle, ne le franchirait pas. Il reculait, toujours sans la quitter des yeux, et à mesure sa face se transfigurait, exprimant à la fois une ivresse et de l’infinie désolation.

Une obscure prescience illumina Thérèse. Déjà il atteignait la voie. Héroïque, il jeta :

— Noces et ballades ! Chouette, la vie !

Ensuite il se retourna, partit définitivement et ce fut alors seulement que Thérèse comprit. Le cauchemar était fini. L’homme qui s’en allait là-bas, amoureux magnifique, pour dernière offrande venait de provoquer ses fiançailles.

Plus de rébellion devant la force victorieuse, plus de doutes affaiblissants : elle cédait ! O la beauté de cette heure où l’âme se donne ! La vie qui a précédé ne compte plus. On voit le monde avec des yeux tout neufs, et tant de joie monte qu’on ouvre les bras pour jeter des baisers dans l’espace.

Un cri d’appel, — peut-être un merci — traversa l’air. Mais le Pêcheur ne l’entendit pas. Assuré désormais qu’elle rebâtirait, il avait disparu…


Il rôda tout le jour. Enivrement de vivre.

Il rôda jusqu’au soir.

Il n’allait nulle part. Parce qu’il savait devoir coucher très loin, il s’attardait à se griser du pays où il avait poussé, telle une herbe vivace.

Buissons, garennes, et vous, chaumes dont l’or terni recouvre les vastes champs, maïs dont les houpettes claquent, sentiers cabossés, flaques où dorment les grenouilles, l’auriez-vous reconnu ? Jusqu’à cette heure, pareil aux bêtes qu’il traquait, il n’avait éprouvé ni désir ni chagrin : pour seule raison d’agir, le souci de garer sa peau contre la gerçure du froid ou la cuisson du soleil ; pour seul plaisir, celui de licher du vin sur un coin de table poisseux, tandis qu’alentour les mouches rôdent et l’air pue.

— Chouette, la vie !

Depuis le sacrifice, il vivait splendidement, hors du monde, très au-dessus. Et sans doute, à le voir passer, on l’aurait cru pareil. Il portait toujours des haillons. Il avait encore la barbe défaite, les cheveux en broussaille, l’air galvaudeux et bancroche. Pourtant, à chaque foulée, des ailes battaient sur son dos. Un vêtement de soleil vêtissait son âme. N’ayant rien à donner, il s’était donné lui-même. Il vivait !

Le soir déclina. A droite de la route qui ramenait le Pêcheur vers Montaigut et Toulouse, le ciel devint vert. En face, le soleil descendait en forme de boulet au-dessus d’une barre de brumes. Tout à coup, un nuage pareil à un corbeau piqua du bec sur le globe incandescent. Puis l’astre prit la figure d’un dieu. Il avait des cheveux d’or, des ailes gigantesques, un casque de Walkyrie. Il s’enfonçait dans une mer incandescente. L’horizon devint une fournaise. Tout flambait, même le corbeau noir : et le dieu disparut dans la mer.

Le Pêcheur rit :

— Chouette, la vie !

Il se sentait porter du bonheur plein les bras, et il avait envie de sangloter.

Quand il passa dans Montaigut, il aperçut aussi à la terrasse du château deux silhouettes sombres :

— Le curé et la Peyrolles ! vieille fille et ratichon… Chouette, la vie !

Ceux-là possédaient du pain cuit sur la planche, maison au soleil, des fourchettes à table, mais soupçonnaient-ils le bonheur d’un sans-le-sou qui, aimant une princesse, vient de sacrifier pour elle son amour même ?

Puis il vit son taudis, et il n’eut pas le désir d’y entrer !

Enfin, la route commença, la longue route, déjà livide sous le crépuscule et qui filait à perte de vue, vers des gîtes incertains…


Maintenant, des étoiles pointaient, clouant à la voûte du ciel une draperie d’azur profond. L’ombre, comme une eau sourde, envahissait les sillons silencieusement. Toujours côte à côte sur la terrasse, Mlle Peyrolles et M. Taffin la regardaient monter. Ils ne se parlaient pas.

M. Taffin revoyait en rêve l’étrange journée : son départ à l’aube fraîche, l’annonce terrible l’arrêtant dans la gare, Thérèse lui commandant de rester… Depuis lors, il vivait dans un accablement apaisé. A la rentrée, tout à l’heure, il avait salué son église sans déplaisir ; devant la statue de sainte Letgarde, il n’avait pas pleuré. Résigné à ne plus voir dans le monde qu’un mélange douloureux de réalité et de chimères, il souffrait moins : mais ne faut-il pas toujours souffrir ? Seul, peut-être, Lethois ne souffrait plus, ayant les yeux ouverts au grand mystère !

Mlle Peyrolles, elle, oubliant le récit de la mort de Lethois que M. Taffin venait d’achever, revivait le miracle.

Marc ! ce Marc qu’elle avait voulu joindre, était retrouvé ! Alors qu’elle arrivait, prête à prendre le train pour aller à sa recherche, il avait paru devant elle, libéré par le drame et venu au même train pour rentrer dans Paris ! Dénoûment ineffable ! L’enfant est reconquis, l’enfant va revenir !

— Il est mort, reprit soudain M. Taffin d’une voix blanche, sans qu’on sache au juste quel mal l’a emporté. Je crois que nous le connaissions mal…

Mlle Peyrolles, tout entière à son ivresse intérieure, tressaillit :

— Je ne me connaissais pas non plus, murmura-t-elle. Il me semble que tout a changé autour de moi, que, vous-même, vous n’êtes plus pareil ! Avant de lui donner l’argent, j’étais déjà payée. C’est moi qui ai voulu qu’il se rendît à Paris tout de suite comme il l’avait décidé. Il a promis de m’écrire demain et depuis, je suis heureuse… si heureuse… Je ne me repens pas…

Leurs mots s’enfuyaient vers l’ombre, devenue plus proche.

Elle était pareille, cette ombre, à celle qu’avait contemplée Lethois deux jours auparavant. Comme alors, des grands arbres et des herbes minces, des mottes de terre et des collines, une polyphonie sourdait, disant sa chanson indéchiffrable. Pourtant, quels bouleversements sur ce coin de monde, depuis que la vie secrète y avait passé !

Durant de longs jours, il semble que celle-ci n’existe pas. On voit aussi durant des siècles sur la surface unie du globe des champs paisibles où l’homme laboure, ensemence et récolte : parce que le cycle des saisons y a commandé toujours le même cycle de travaux, ils semblent à l’abri. Soudain, pareille à une chaudière mal close, la terre s’entr’ouvre, un cataclysme bouleverse les sécurités séculaires et une contrée neuve remplace l’ancienne. Ainsi la vie secrète, en silence, travaille le sol sacré des âmes. Longtemps masquée par la vie coutumière, elle éclate, renverse, sauve ou tue.

Révolution des cœurs que nul ne reconnaît plus : tous sont arrachés par elle aux habitudes, aux lois, à la règle. C’est l’heure unique où le Dieu passe, exalte qui lui répond et brise qui lui résiste. Le Pêcheur qui aime devient sublime ; Thérèse, en sauvant qui l’approche, est conquise à son tour ; parce que Mlle Peyrolles s’est sacrifiée, une joie maternelle la ressuscite ; parce que la charité a retenu M. Taffin, la résignation lui est possible. Tous ceux qui se donnent sont élus ! Seul l’égoïsme tue : Lethois en meurt.

La vie secrète ! force redoutable qui règne au plus profond de l’âme pour forger sa destinée, mais que nul n’aperçoit ; car, enfermé dans son drame, chacun méconnaît l’autre. Tous les cœurs sont murés. Les plus proches ne se découvrent pas. Le mystère nous baigne.

— Je ne me repens pas… dit Mlle Peyrolles pour la seconde fois.

— Il y a peut-être dans la conscience une force inconnue qui lui découvre sa route, répliqua M. Taffin songeur.

— A propos, le Pêcheur, ce soir, avait un drôle d’air. Ne croyez-vous pas qu’il vient de faire un mauvais coup ?

— Il était à Revel… peut-être avec les incendiaires !…

— En tous cas, Dieu est juste : ce Servin a récolté ce qu’il mérite !

De plus en plus, l’ombre s’assombrissait. Ayant achevé d’envahir la plaine, elle déferlait sur les coteaux, montait vers Montaigut. On aurait dit qu’elle voulait noyer non seulement ces deux silhouettes falotes accotées à un balustre, mais aussi leurs paroles vaines.

Mlle Peyrolles frissonna sous la fraîcheur humide.

— Quand Marc sera de retour, nous reprendrons le whist… dit-elle encore.

— En attendant, soupira M. Taffin, demain, je dirai la messe pour ce pauvre Lethois…

Et, cette fois, l’ombre ayant terminé sa montée les enveloppa. Ils étaient devenus pareils à des fantômes et cessèrent de s’apercevoir.


Après la vie secrète, c’était la vie qui continuait…

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages.
Livre I. — LES HABITANTS
Livre II. — LES ARRIVANTS
INTERMÈDE
Livre III. — LA NUIT COMMENCE
Livre IV. — LA TEMPÊTE
ÉPILOGUE