Title: Le père Huc et ses critiques
Author: Henri d' Orléans
Release date: December 20, 2024 [eBook #74950]
Language: French
Original publication: Paris: Calmann Lévy
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
PAR
HENRI-PH. D’ORLÉANS
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1893
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
SIX MOIS AUX INDES | 1 vol. |
UNE EXCURSION EN INDO-CHINE | broch. |
DE PARIS AU TONKIN PAR TERRE | broch. |
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
PARIS. — IMPRIMERIE CHAIX. — 11698-3-93. — (Encre Lorilleux).
LE PÈRE HUC
ET SES CRITIQUES[1]
[1] Cette partie jusqu’au chapitre IV a été publiée dans la Revue française (octobre 1891).
Vers le milieu de l’année 1844, deux missionnaires français de l’ordre des Lazaristes, les Pères Huc et Gabet, quittaient les Eaux noires[2] « dans le désir d’aller à la source des superstitions qui dominent les peuples de la haute Asie ». Sans autre escorte qu’un lama mogol, Samdadchiemba, les Pères s’engageaient dans le pays des Ordoss, traversaient le désert d’Alachan, franchissaient la Grande Muraille et allaient faire au monastère de Kounboum un séjour de trois mois pendant lesquels ils étudiaient le thibétain. Leurs connaissances en langue mogole leur permettaient alors de se faire passer pour des lamas et de se joindre à une grande caravane se rendant à Lhaça. Ils contournaient le Koukou Nor, traversaient les monts qui s’élèvent au sud du Tsaï-dam, parcouraient les hauts plateaux du nord du Thibet et enfin, le 29 janvier 1846, après « dix-huit mois de lutte contre des souffrances et des fatigues sans nombre », ils atteignaient le but de leur voyage en entrant à Lhaça. Ils n’étaient pourtant pas au bout de leurs peines : les autorités chinoises, ayant conçu des soupçons à leur sujet, les forçaient à quitter Lhaça quarante-six jours après leur arrivée dans cette ville. Il fallut se remettre en route, traverser de nouveau le Thibet, mais cette fois de l’ouest à l’est, puis l’empire chinois pour retrouver la côte du Pacifique à Macao, au commencement d’octobre 1846.
[2] A cinq ou six journées au nord de Pékin.
Ce fut seulement cinq ans plus tard, en 1851, que l’abbé Huc publia, en deux volumes, le récit circonstancié de son long voyage[3].
[3] Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, deux volumes in-12. — Dès 1847, les Annales de la Propagation de la Foi avaient donné une lettre de l’abbé Huc à l’abbé Étienne, supérieur général de la Congrégation des Missions, datée du 20 décembre 1846. C’est un résumé du voyage jusqu’à l’arrivée à Lhaça. En 1848, le même recueil publia un rapport du Père Gabet sur le séjour à Lhaça.
Cet ouvrage n’eut en France qu’un médiocre retentissement. L’auteur était un simple missionnaire, peu connu jusque-là, ignorant l’art de la réclame. Les lecteurs, de leur côté, n’ayant qu’une idée très vague des contrées parcourues par le voyageur, ne se rendaient pas compte des difficultés qu’il avait rencontrées et qu’on l’accusait souvent d’avoir exagérées à dessein. D’ailleurs, le peu d’importance attaché alors chez nous aux découvertes géographiques fut cause aussi que beaucoup d’esprits sérieux ne lurent pas le livre du Père Huc. Le succès qu’il obtint fut d’un tout autre genre que celui auquel l’auteur aurait pu prétendre. Son récit fut regardé comme « amusant ». On dédaigna ce qu’il renfermait d’instructif et surtout de vrai, pour n’y remarquer que ce qui paraissait extraordinaire. Dans les histoires, parfois étonnantes, qu’il racontait, on vit de pures créations d’imagination ; l’ouvrage fut donné en lecture aux enfants, comme on leur sert aujourd’hui du Jules Verne. Un évêque, missionnaire pourtant, nous dit l’écrivain anglais Yule, alla un jour jusqu’à s’excuser d’avoir sur sa table un pareil roman.
Le récit du Père Huc pouvait sembler parfois invraisemblable ; mais le public avait-il le droit d’émettre à son égard un jugement aussi affirmatif ? Il est permis d’en douter. On ne peut, en ces matières, s’en fier uniquement aux apparences. Ce qui est indispensable pour apprécier la véracité d’un voyageur, quand son autorité n’est pas déjà établie, c’est le contrôle des autres voyageurs qui sont venus après lui.
Ce contrôle manqua pendant vingt ans au missionnaire lazariste. Ce fut seulement en 1870 que, le premier après Huc, le général Prjevalsky (alors simple capitaine d’état-major) traversa les Ordoss et l’Alachan et longea le Koukou Nor. Après avoir franchi le Tsaï-dam, le voyageur russe se trouva malheureusement à court d’argent et ne put ou n’osa continuer sa route vers Lhaça. Peut-être éprouva-t-il quelque dépit de ne pas atteindre là où deux missionnaires étaient allés. Toujours est-il qu’à son retour il mit une persistance presque systématique à dénigrer leur récit. Ayant les connaissances scientifiques qui leur manquaient, il croit que son avis décidera du plus ou moins de créance qu’il faut leur donner et il déclare que, en général, à partir du Koukou Nor, tout ce qu’avance le Père Huc est entièrement faux. « J’en ai eu souvent la preuve », ajoute-t-il. Souvent peut-être, mais longtemps non ; car Prjevalsky, après le Koukou Nor, ne s’est pas avancé assez loin sur la route de Huc pour pouvoir contrôler beaucoup de ses observations[4].
[4] Depuis Prjevalsky, d’autres voyageurs ont, d’un côté ou d’un autre, fait une partie de la route de Huc. Ils n’ont parlé du missionnaire ni en bien ni en mal et se sont tus à son égard.
En dépit des réponses faites à Prjevalsky par des savants anglais comme MM. Ney-Elias, Yule, et d’autres, soit dans des rapports à la Société de géographie royale, soit dans des préfaces, les critiques adressées par le voyageur russe au récit du Père Huc n’en ont pas moins été acceptées par beaucoup de géographes. Tissu d’erreurs pour les uns, simple roman pour les autres, l’œuvre du missionnaire, pour la plupart, ne semble pas mériter qu’on y attache une grande importance.
Quand nous sommes partis pour le Thibet, le sentiment d’admiration que nous inspirait le voyageur ne s’étendait pas nécessairement à son récit ; mais nous n’avions aucun parti pris. Nous emportâmes le livre parce qu’il ne nous semblait pas permis de négliger aucun document, de quelque valeur qu’il pût paraître, relatif à cette contrée si peu connue. Six mois après notre départ, nous avions dépassé dans l’Asie centrale la limite atteinte par les voyageurs russes et anglais ; nous n’avions plus d’autres renseignements fournis par des Européens que ceux contenus dans le récit du missionnaire. Désormais nous eûmes constamment sous les yeux les Souvenirs de voyage en Tartarie et au Thibet que nous portions dans la sacoche attachée à notre selle.
Nous avons alors mené la vie du Père Huc. Nous avons traversé les mêmes déserts, souffrant des mêmes fatigues et des mêmes privations ; nous avons vécu au milieu des mêmes populations, ici buvant une tasse de lait sous une tente noire de Si-Fan, conversant là avec un kaloun (ministre) de Lhaça, ayant ailleurs un lama mogol pour interprète. Partout et toujours nous avons été surpris de l’exactitude du missionnaire français, de la fidélité de ses peintures, de la précision qu’il apporte dans les moindres détails. Nous avons trouvé en lui un voyageur ayant beaucoup regardé, beaucoup vu et en témoignant avec une grande sincérité. Il est difficile d’admettre cette exactitude dans diverses parties de l’ouvrage, sans l’admettre pour l’œuvre entière. Aussi beaucoup de reproches adressés aux récits de Huc étaient-ils faits pour nous étonner. Revenu en France, j’ai examiné ces critiques une à une, j’ai cherché ce qu’elles avaient de vrai et de non fondé. Tout bien considéré, il m’a semblé qu’on n’avait pas encore rendu au Père Huc la justice qui lui était due. Je ne cherche pas ici à imposer une opinion qui nous est peut-être personnelle ; mais notre dernier voyage nous donnant, plus qu’à d’autres, le droit de parler de celui du missionnaire, j’ai cru pouvoir soumettre mes observations au lecteur. Je lui demanderai seulement de vouloir bien me suivre avec attention dans un sujet parfois un peu aride, et, ayant été indulgent dans la lecture, de rester impartial dans le jugement.
Prjevalsky a commencé par contester le fait même du voyage du missionnaire. Dans un banquet à Ourga, il affirme que le Père Huc n’a jamais été à Lhaça. A Fou-Ma-Fan dans l’Alachan, il dit au roi mogol que Huc et Gabet, missionnaires catholiques français, trompaient le monde en prétendant qu’ils avaient réellement réussi à pénétrer dans la ville de Lhaça et à y demeurer deux mois[5].
[5] Lettre du Père Dedekens, rapportant le témoignage de monseigneur de Vos, évêque des Ortous, simple missionnaire lors du passage du général russe.
Dans une lettre adressée au ministre de Russie à Pékin, datée de Dyn-Joan-In, dans l’Alachan, le 17 (29) juin 1873, il dit encore[6] :
[6] Proceeding of R. G. S. XVIII, page 82.
« Dans le Koukou Nor et dans le Dsaï-Dam, on se rappelle parfaitement la grande caravane dont Huc prétend avoir fait partie, et j’ai été un peu surpris que personne n’ait gardé le moindre souvenir des étrangers qu’elle comptait dans ses rangs. Huc affirme de plus qu’il a passé huit mois à Goumboum (il écrit Kounboun, mais ce devrait être Kounboum, comme on le verra plus bas)[7], et cependant j’ai vu beaucoup de lamas qui avaient habité ce temple depuis trente ou quarante ans, mais tous m’ont donné l’assurance formelle qu’il n’y avait jamais eu d’étrangers parmi eux. D’autre part cependant, à Ninghia et dans l’Alachan, on se souvenait parfaitement de la présence de deux Français vingt-cinq ans auparavant. »
[7] Je ne relève pas l’observation relative au nom de cette lamaserie : je reviendrai plus loin sur ce sujet. Notons aussi que le Père Huc ne dit pas être resté huit, mais seulement trois mois à Kounboum.
Cette première critique de Prjevalsky sur l’ensemble même du voyage se réfute facilement et c’est sans doute ce qui nous explique que le voyageur russe ne revienne pas sur ce point dans ses écrits postérieurs.
Le Russe semblait oublier alors que c’est grâce à leur déguisement et à leur connaissance du mogol que Huc et Gabet avaient pu se joindre à la grande caravane ; ils passaient pour des lamas. Il n’est donc pas étonnant qu’on n’ait pas gardé le souvenir de ces deux étrangers.
Depuis le passage de Prjevalsky, différents missionnaires belges ont été à Kounboum ; ils y ont même séjourné, ayant la facilité de causer en mogol avec les lamas.
« Nos missionnaires, m’écrit l’un d’eux, ont interrogé à Kounboum les lamas sur Huc et Gabet ; ces noms leur sont inconnus, mais ils se rappellent les deux lamas de l’Occident qui ont passé là quelques mois pour apprendre le thibétain. Mais, ajoute mon correspondant, il n’y a plus que quelques vieillards qui s’en souviennent[8]. »
[8] Lettre du Père Dedekens, ancien missionnaire belge au Kansou.
Nous avons encore le témoignage de Samdadchiemba, le domestique de Huc.
« J’ai parlé au domestique du Père Huc en 1881 à San-la-Ho, au pays des Ortous ; son vrai nom est Sandadchiubo (il vit encore à la ville mogole de Borrobalgassen aux Ortous). C’est un brave chrétien, et souvent les missionnaires belges l’ont questionné dans l’intention de lui arracher des contradictions ; jamais on n’a réussi à lui faire nier quoi que ce soit que Huc ait écrit, ou qu’il ait dit avoir vu à Lhaça ou en route : personne ne doute que le Mogol parle vrai ; quel intérêt aurait-il à défendre Huc mort, lui qui vit chez nous, missionnaires, aux frais de la mission ? » (Lettre du Père Dedekens.)
Dans le village d’El-Chi-San-Fou en Mongolie, Prjevalsky a lui-même rencontré Samdadchiemba : « Il nous a raconté plusieurs de ses aventures, dit le Russe, et décrit les différents endroits que traverse la route. » Ce passage, observe Yule[9], ne donne aucunement à entendre que les récits de Samdadchiemba ne fussent pas d’accord avec ceux de Huc.
[9] Mongolie et pays des Tangoutes, par Prjevalsky. — Introduction par Yule. — Note p. XVI.
Le témoignage de Samdadchiemba ferait-il défaut, que le récit même du Père Huc, précédé des lettres écrites de Macao par les Pères Huc et Gabet au supérieur des missions[10], suffirait à établir la réalité de son voyage. A le lire, on voit immédiatement que ce n’est pas et que ce ne peut être inventé. Il parle avec une simplicité, et je dirai même, si l’expression n’était pas prise quelquefois en mauvaise part, une naïveté, qui ne peuvent se rencontrer dans des œuvres créées ou écrites d’après des on-dit, ou les notes d’un auteur. Les descriptions sont si justes, si vivantes, si vraies, qu’on ne peut même les supposer faites d’imagination. Le Père Huc a parfois vu avec les yeux d’un Méridional, mais il a bien vu et surtout a bien dit ce qu’il a vu.
Ce n’est pas tout ; nous apportons nous-même un témoignage probant du séjour que fit Huc à Lhaça. Les premiers voyageurs européens depuis Huc, nous avons pu établir des rapports suivis avec les autorités thibétaines. Après un mois de trop longues discussions, nous nous étions fait des amis parmi elles ; en attendant une réponse nous permettant de continuer notre route à travers le Thibet, nous nous entretenions avec les chefs, leur parlant de la France et leur demandant des renseignements sur Lhaça. Or un jour qu’ils nous disaient les dangers que la présence des voyageurs européens à Lhaça ferait naître pour ceux-ci comme pour les autorités thibétaines elles-mêmes, un vieux lama ajoutait :
« Il y a beaucoup d’années, il est venu parmi nous deux lamas mogols ; ils furent très bien reçus, visitèrent la ville, entrèrent dans les lamasseries ; mais au bout de quelque temps, on découvrit que c’étaient des hommes d’Occident, déguisés en lamas ; les chefs eurent peur qu’on ne leur fît un mauvais parti et ils durent s’en aller. »
Celte allusion ne peut assurément s’appliquer qu’aux Pères Huc et Gabet ; à Lhaça même, on conserve donc encore le souvenir de leur passage.
La réalité du voyage me paraissant suffisamment établie, il me reste à examiner la sincérité du récit.
C’est encore à Prjevalsky qu’il faut recourir ici. Nous allons passer en revue les unes après les autres les critiques qu’il adresse à Huc.
1o Dans la lettre citée plus haut, le Russe dit :
« Dans la contrée du Koukou Nor, Huc décrit un passage difficile à traverser ; il parle de douze bras du Boukhaïn-Gol, tandis qu’en fait cette rivière n’a en tout qu’un lit au point où la route du Thibet la traverse et ce lit n’a que quinze sagènes de large et de un à deux pieds de profondeur. »
Il répétait ensuite cette critique dans son ouvrage Mongolie et pays des Tangoutes, page 230.
« Après avoir traversé plusieurs petites rivières, nous rencontrâmes enfin le plus considérable des affluents du lac, le Boukhaïn-Gol, qui sort des montagnes du Nan-Chan, et a, suivant les Mongols, une longueur de quatre cents verstes. Dans son cours inférieur, au point où passe la route du Thibet, cette rivière est large d’environ cinquante sagènes, et partout guéable. Sa profondeur en certains endroits ne dépasse pas deux pieds et n’est jamais importante. Grand donc fut notre étonnement en nous rappelant la description que fait le Père Huc, de ce Boukhaïn-Gol et de sa terrible traversée des douze bras du fleuve avec la caravane qui se rendait à Lhaça. Le missionnaire nous raconte que tous ses compagnons estimèrent que leur passage s’était effectué avec beaucoup de chance, car un seul homme s’était cassé la jambe, et deux yaks seulement s’étaient noyés. Cependant, il n’existe qu’un seul bras au point où passe la route du Thibet ; encore n’est-il rempli qu’à l’époque des pluies. La rivière est toujours si basse qu’à peine un lièvre pourrait s’y noyer ; un pareil accident est inadmissible pour un animal aussi grand et aussi fort que le yak. Au mois de mars de l’année suivante nous séjournâmes un mois entier sur les rives du Boukhaïn-Gol que nous traversions souvent dix fois pendant une seule excursion de chasse et M. de Piltzoff et moi nous plaisantions souvent du récit écrit par le Père Huc. »
Ces plaisanteries n’avaient peut-être pas beaucoup de raison d’être. Prjevalsky, qui, il est vrai, en était alors à son premier voyage, semble ignorer de quelle manière, dans ces contrées, le lit d’une rivière peut se changer en vingt ans. S’il vivait encore, il trouverait avec raison très déplacées les plaisanteries que nous pourrions faire sur la prétendue largeur du Tarim[11] en amont d’Abdallah. Le lit du Boukhaïn-Gol n’eût-il pas subi de modifications, qu’on pourrait encore excuser le missionnaire.
[11] Fleuve que nous avons descendu jusqu’au Lob-Nor et que nous avons trouvé beaucoup moins large que du temps où Prjevalsky le visita.
Peut-être a-t-il fait une erreur de nom. — On a droit au surplus d’être plus sévère avec celui qui prétend enseigner l’exactitude aux autres ; or, dans ce cas particulier, Prjevalsky écrit en juin 1873 que le lit de cette rivière au point où on la traversait n’avait que quinze sagènes de large, et deux ans plus tard, à propos du même cours d’eau, il parle de cinquante sagènes.
Nous avons déjà vu (à propos de la durée du séjour du missionnaire à Kounboum) que Prjevalsky n’a pas la mémoire des chiffres.
2o Prjevalsky, même lettre :
« Immédiatement après avoir passé le Boukhaïn-Gol, on atteint la haute chaîne des monts au sud du Koukou Nor, dont Huc ne fait pas même mention. »
On peut supposer que Huc s’est engagé dans ces collines plus à l’ouest que Prjevalsky, puisque le missionnaire ne passa le Boukhaïn-Gol que six jours après son départ de Koukou Nor. C’est quelques jours après avoir traversé cette rivière que Huc rentre dans la région montagneuse nommée par Prjevalsky, Monts du sud du Koukou Kor… Huc ne fait pas de relevé géographique, mais dit ce qu’il voit. Du reste si Prjevalsky avait examiné son texte avec impartialité, il eût trouvé (p. 108) à propos du Toulain-Gol (que Prjevalsky place dans cette chaîne) la mention de « Collines rocheuses ». Huc n’insiste pas, mais c’est suffisant.
3o (Même lettre) :
« Il (Huc) ne parle pas du Baïan-Gol, ou rivière Tsaï-Dam, qui est vingt-deux fois plus large que le Boukhaïn-Gol et dont le passage, quand elle est non gelée (comme ce devait être quand il la traversa) est très difficile. »
Ici, Prjevalsky, qui, nous l’espérons pour lui, a fait ses critiques de souvenir, est trompé par sa mémoire ; Huc dit en effet (p. 209) :
« Le 15 novembre, nous quittâmes les magnifiques plaines du Koukou Nor, et arrivâmes chez les Mogols du Tsaï-Dam. A peine avions-nous franchi la rivière du même nom que le pays change d’aspect brusquement. »
Cette critique se trouve simplement réfutée par le fait.
4o Prjevalsky écrivait encore en 1875 :
« Huc dépeint la contrée du Tsaï-Dam comme une steppe aride, tandis qu’en réalité c’est un marais salé, couvert partout de roseaux de cinq à sept pieds de hauteur. »
Ici, je me contenterai de citer la description de Huc et celle de Prjevalsky lui-même dans son récit définitif :
(Huc, t. II, p. 209). « Le 15 novembre, nous quittâmes les magnifiques plaines de Koukou Nor et nous arrivâmes chez les Mongols de Tsaï-Dam. Aussitôt après avoir traversé la rivière de ce nom, le pays change brusquement d’aspect. La nature est triste et sauvage ; le terrain aride et pierreux semble porter avec peine quelques broussailles desséchées et imprégnées de salpêtre. La teinte morose et mélancolique semble avoir influé sur le caractère des habitants qui ont tous l’air d’avoir le spleen. Ils parlent très peu, et leur langage est si rude et si guttural que les Mongols étrangers ont souvent de la peine à les comprendre. Le sel gemme et le borax abondent sur ce sol aride, et presque entièrement dépourvu de bons pâturages. On pratique des creux de deux ou trois pieds de profondeurs, et le sel s’y rassemble, se cristallise, et se purifie de lui-même, sans que les hommes aient le moins du monde à s’en occuper.
» Le borax se recueille dans de petits réservoirs qui en sont entièrement remplis. Les Thibétains en emportent dans leur pays pour le vendre aux orfèvres qui s’en servent pour faciliter la fusion des métaux.
» Nous nous arrêtâmes pendant deux jours dans le pays des Tsaï-Dam. »
(Prjevalsky, p. 233). « La chaîne méridionale sert de ligne de démarcation accusée entre les steppes fertiles du lac Bleu et les déserts qui s’étendent dans le Tsaï-Dam et le Thibet. Effectivement, le versant septentrional de cette chaîne rappelle en tout les monts du Han-Sou ; il est couvert d’arbustes, de petits bois, bien arrosé et abondant en prairies. Au contraire, le versant du sud porte le cachet mongol ; ses pentes sont argileuses, en grande partie dénudées ou couvertes de genévriers arborescents ; les lits des rivières y sont desséchés et les pâturages n’existent pas. Tout annonce le désert qui se déploie au midi de ces montagnes et rappelle celui de l’Alachan.
» Sur un sol argileux et salin croît seulement le dirisson et le caldium gracile, la nitraria scholeri et l’on aperçoit des antilopes, ce qui dénote toujours une contrée des plus sauvages. On remarque ici le lac salé de Dalaï-Dabassou dont la circonférence a une quarantaine de verstes. D’excellents dépôts de sel y sont accumulés et forment une couche d’un pied d’épaisseur ; près des rivages, elle ne dépasse pas un pouce. Le sel est expédié à Donkir, et un fonctionnaire mongol est spécialement préposé à la surveillance de l’exploitation.
» La plaine déserte dans laquelle s’étale ce lac salé a une largeur de trente verstes et se déploie au loin vers l’est. »
Comme on le voit, entre ces deux descriptions, il y a peu de différence. Le voyageur russe oubliait sa première lettre, lorsqu’il parlait ainsi en 1875, ou plutôt, il avait voulu, en 1873, faire allusion à une autre partie du Tsaï-Dam, peut-être la région septentrionale ; car dans les lignes que nous citons, on cherche en vain la mention de ces fameux roseaux dont l’omission est reprochée au missionnaire.
5o Ce qu’il (Huc) dit des gaz du Burkan-Boudda est douteux.
Prjevalsky, même lettre et livre, note p. 246 et 247 :
« Dans ses Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, le Père Huc assure que l’on constate dans cette chaîne la présence d’un dégagement d’acide carbonique et raconte les souffrances que ce gaz fit endurer à toute sa caravane pendant le passage dans ces montagnes. Nous lisons le même récit dans la traduction de l’itinéraire chinois de Si-Ning à Lhaça (Bulletin de la Société impériale de géographie, 1873, ch. IX, p. 298 et 305). Dans vingt-trois localités de cette route, dit-il, on constate le Tchjan-tzi, c’est-à-dire des émanations nuisibles. Or, nous avons passé quatre-vingts jours sur le plateau du Thibet septentrional, et nulle part nous ne nous sommes aperçus de la présence de l’acide carbonique.
» Le malaise que l’on éprouve pendant l’ascension tient à la raréfaction de l’air sur une pareille altitude. C’est aussi la cause pour laquelle il est si difficile d’y faire du feu. Si, en effet, il existait là des dégagements d’acide carbonique, comment les bestiaux, ainsi que les bandes d’animaux sauvages pourraient-ils séjourner dans ces montagnes ? »
Reportons-nous au passage de Huc, t. II, p. 221 :
« La montagne Bourhan-Boudda présente cette particularité assez remarquable, c’est que ce gaz délétère ne se trouve que sur la partie qui regarde l’Est et le Nord ; de l’autre côté, l’air est pur et facilement respirable, il paraît que ces vapeurs pestilentielles ne sont autre chose que du gaz acide carbonique. Les attachés à l’ambassade nous dirent que lorsqu’il faisait du vent, les vapeurs se faisaient à peine sentir, mais qu’elles étaient très dangereuses lorsque le temps était calme et serein. Le gaz acide carbonique étant, comme on sait, plus pesant que l’air atmosphérique, doit se condenser à la surface du sol et y demeurer fixé jusqu’à ce qu’une grande agitation de l’air vienne le mettre en mouvement, le disséminer dans l’atmosphère et neutraliser ses effets. Quand nous franchîmes le Bourhan-Boudda, le temps était assez calme. Nous remarquâmes que lorsque nous nous couchions par terre, nous respirions avec beaucoup plus de difficultés. Si, au contraire, nous montions à cheval, l’influence du gaz se faisait à peine sentir. La présence de l’acide carbonique était cause qu’il était très difficile d’allumer du feu ; les argols brûlaient sans flamme et répandaient beaucoup de fumée.
» Maintenant, dire de quelle manière se formait ce gaz, d’où il venait, c’est ce qui nous est impossible. Nous ajouterons seulement, pour ceux qui aiment à chercher des explications dans les noms mêmes des choses, que Bourhan-Boudda signifie « cuisine de Bourhan ». Bourhan est, comme on sait, synonyme de Boudda. »
A première vue, il semble probable que les souffrances dont parle Huc tiennent à la raréfaction de l’air ; nous savons combien elle est pénible ; elle peut aller jusqu’à occasionner la mort (nous en avons eu un exemple dans notre voyage).
Comme nous le verrons plus loin, il est bien possible que Prjevalsky n’ait pas suivi exactement la même route que Huc. Dans les montagnes du Thibet, on trouve des sources chaudes, des émanations sulfureuses, des geysers ; pourquoi n’y aurait-il pas aussi, dans des contrées d’origine volcanique, des dégagements d’acide carbonique ?
N’oublions pas, d’ailleurs, que Huc n’a pas de connaissances scientifiques ; il a traduit le mot chinois T’on-tch’i (T’on, terre, et tch’i, exhalation) ou plutôt, ton tch’i (ton, empoisonné, et tch’i, vapeur) et cherche à lui donner une explication.
Les gens du Lob Nor nous ont signalé le même phénomène dans certains passages de l’Atltyn-Tagh : une exhalation mauvaise sortant de terre, et tuant bêtes et gens.
6o Il (Huc) représente l’ascension des monts Chouga comme très raide, tandis que la chaîne a des versants faibles et propres à recevoir des rails d’un chemin de fer.
Reportons-nous encore au récit de Huc :
« Le mont Chouga, dit-il, étant peu escarpé du côté que nous gravissions, nous pûmes arriver au sommet au moment où l’aube commençait à blanchir. »
Ce qui rend la marche des missionnaires pénible, c’est une tourmente de neige dans laquelle ils sont pris.
7o Prjevalsky. Note, page 282 :
« Le col du Baïan-Khara-Oula est une montée douce et peu élevée, il est même possible de l’éviter en se dirigeant le long de la vallée de la Naptchitaï-Oulan-Mouren, comme nous le fîmes. Cependant le Père Huc dans sa narration dépeint le Baïan-Khara-Oula comme un massif présentant des difficultés presque insurmontables ; il assure qu’en certains endroits, il fut forcé de s’accrocher à la queue de son cheval, et de le frapper à coups de fouet pour le décider à gravir l’escarpement. » (Huc, Souvenir d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, pages 220-223.)
Huc ne parle pas de difficultés insurmontables : il désigne le Bayen-Kharat sous le nom de : « fameuse chaîne de montagnes qui se prolongent du Sud-Est au Nord-Ouest entre le Hoang-Ho et le Kincha-Kiang ». Il se souvient probablement de l’expression d’un voyageur chinois[12] :
[12] Cet ouvrage a été traduit par un missionnaire belge : Description de la Chine occidentale (mœurs et histoire), par un voyageur. Traduit du chinois par M. Gueluy, missionnaire.
« Non loin de la source du fleuve Hoang-Ho, on trouve le mont Bayen-Kharat ; le terrain y est très élevé et cette montagne n’a pas d’égale en hauteur ni au nord ni au sud. »
Comme pour les monts Chouga, Huc dit que la neige qui couvre la montagne rend la marche difficile.
« Nous nous mîmes donc, ajoute Huc, à escalader ces montagnes de neige, quelquefois à cheval, souvent à pied. Dans ce dernier cas, nous faisions passer devant nos animaux, et nous nous cramponnions à leur queue. »
Mais ce fait n’a rien au surplus qui indique une montée très difficile ; c’est un mode de marche souvent employé par les montagnards ; étant fatigués, nous ou nos hommes nous nous sommes fait traîner souvent par nos chevaux, même sur une route facile.
A propos des monts Bayen-Kharat on peut, du reste, se demander si Prjevalsky parlait de la même chaîne et du même passage que Huc. Les auteurs européens, pas plus que les chinois, ne sont d’accord sur la limite à laquelle la chaîne de ce nom doit cesser de le porter.
8o Prjevalsky, même lettre :
« Huc parle seulement d’avoir franchi le Mouroussou (c’est-à-dire le Yang-tse-Kiang supérieur) ; cependant la route de Lhaça longe les rives du Mouroussou jusqu’aux sources de ce fleuve dans le massif des Tan-la, sur une distance d’environ trois cent vingt kilomètres. »
Huc, serions-nous en droit de dire, aurait très bien pu, après avoir traversé le Mouroussou, en suivre la rive ; mais dans ce cas, en narrateur fidèle, il nous eût averti de sa route et du moment où il quittait la vallée du grand fleuve. Nous avons mieux à répondre. Prjevalsky parle de la route de Lhaça, il n’a pu approcher de cette ville, sans quoi les nombreux caravaniers lui auraient appris qu’il n’y a pas la route, mais bien de nombreuses routes de Lhaça. Les cartes de M. Dutreuil de Rhins, faites d’après les documents chinois des Thaï-Tsing, l’itinéraire communiqué par M. Devéria, ceux traduits en russe par M. Chechmaref, par M. Ouspenski, les notes des pundits, etc., nous montrent plusieurs gués sur le haut Mouroussou (au moins 5). Chacun suppose au moins un chemin différent ; d’un seul de ces gués se détachent jusqu’à trois routes pour Lhaça[13]. Évidemment nombre de ces itinéraires se rejoignent plus ou moins loin avant la ville sainte. En dehors de ceux qui sont suivis habituellement, une caravane peut modifier le sien selon la saison ; elle tient compte de la pluie ou de la neige, de la sécheresse et des autres conditions de température.
[13] Itinéraire de la Chine, par le Père Palladins.
Non seulement du Koukou Nor à Lhaça il y a plusieurs routes, mais un travail plus approfondi montrerait que le plus souvent les caravanes ne suivent pas la rive du Mouroussou ; c’est du moins la conclusion qui semble indiquée par les travaux de M. Dutreuil de Rhins. Cette comparaison des cartes et des itinéraires est ici inutile ; qu’il suffise au lecteur de savoir que les routes allant à Lhaça sont nombreuses, que, par conséquent, dans cette partie des hauts plateaux on n’a guère le droit de reprocher au Père Huc l’omission de tel ou tel fait géographique, lorsqu’on n’est pas bien sûr de l’itinéraire qu’il a suivi.
D’ailleurs, si Huc avait commis quelque omission. Prjevalsky serait certes un des voyageurs le moins en droit de lui en faire un reproche. Il arrive plus d’une fois au Russe de changer ou de supprimer des noms déjà connus, et cela volontairement, pour donner un caractère de découverte à certaines parties de son itinéraire.
« Cette suppression (des données acquises avant Prjevalsky) est admissible sur la carte d’un itinéraire quand celui-ci est éloigné de toutes données acquises antérieurement, mais non quand ces données sont très rapprochées de l’itinéraire, et même devraient s’y trouver si on en supprimait ou on changeait le nom. » (Dutreuil de Rhins en parlant des cartes de Prjevalsky).
C’est au Mouroussou que s’arrêtent les critiques géographiques adressées par Prjevalsky au Père Huc. Le voyageur russe, n’ayant que trois cents roubles d’argent, n’osa pousser plus loin. Peut-être regretta-t-il, quelques années plus tard, lorsqu’il atteignit la frontière du Thibet, et arriva à douze jours de Lhaça, de n’avoir pas été plus hardi dans son premier voyage ; peut-être alors rendit-il justice au mérite des deux missionnaires français ! Quoi qu’il en soit, il ne les attaqua plus.
En somme, pour qui les examine sérieusement, ces critiques grandissent le Père Huc au lieu de le diminuer. Dans l’insistance que met le voyageur russe à trouver le missionnaire dans l’erreur, on sent une pointe de jalousie ; c’est chez Prjevalsky, le sentiment d’une grande œuvre accomplie par un autre sur son propre terrain, le regret de n’avoir pu en faire autant ; deux simples missionnaires ont fait mieux que l’officier ; il ne peut le leur pardonner. Il n’ose plus discuter la réalité même du voyage comme dans les premiers temps, mais il s’attaque à l’importance du résultat au point de vue des connaissances données sur un pays inconnu. Pendant quelque temps il a voyagé dans les mêmes contrées que Huc ; le Russe ne semble alors préoccupé que de tourner, de parti-pris, tout ce qu’il voit contre le missionnaire. Pour cela, tout moyen lui est bon ; il ne craint pas de se contredire lui-même, de dénaturer le texte de son prédécesseur, de feindre d’en oublier une partie ; malgré ces procédés, il arrive à peine à montrer que Huc pas plus qu’un autre voyageur n’a été infaillible. Il ne le diminue pas, mais il se diminue lui-même ; il fait tort à sa propre réputation de voyageur sérieux et savant. En parlant de Huc il est partial ; il a bien soin de ne pas dire lorsqu’il se trouve d’accord avec lui et encore moins lorsqu’il lui fait des emprunts. D’autres ont fait pour le général russe la comparaison entre son œuvre et celle de Huc et c’est au savant M. Ney Élias que nous empruntons la conclusion suivante :
« Des routes faites par les voyageurs précédents, celle de Huc coïncide avec celle du capitaine Prjevalsky plus qu’aucune autre dont j’aie entendu parler et, en dépit des critiques précédentes plutôt sévères, on doit après avoir fait certaines réserves pour des différences d’oreilles, de circonstances de voyage, regarder le récit précédent (de Prjevalsky) comme une confirmation plutôt qu’autre chose de son (Huc) récit. »
Nous venons d’examiner dans les criliques adressées par Prjevalsky au Père Huc celles qui sont relatives à la géographie. D’autres ont pour objet les connaissances linguistiques du missionnaire ; Prjevalsky prétend corriger l’orthographe de certains de ses noms propres ; le genre de reproche a en lui-même si peu de raison d’être que j’ai hésité à le citer. Le lecteur voudra ne chercher le motif qui m’en fait parler, que dans désir de rester impartial dans toute cette discussion.
L’orthographe des noms géographiques, surtout lorsqu’il s’agit d’une langue connue de fort peu de gens, est sujette à bien des modifications. Elle varie pour ainsi dire avec chaque voyageur. Mais entre deux narrateurs écrivant le nom d’une même localité, celui qui a séjourné longtemps dans la contrée, qui a vécu avec ses habitants et qui a parlé leur langue de manière à se faire passer pour l’un d’eux, offre assurément plus de garantie que celui qui s’est servi d’un interprète. Entre les orthographes données par Huc et celles de Prjevalsky il me semble donc au premier abord qu’on doit choisir celle de Huc. Je n’ai cependant pas voulu me contenter ici de ce que le bon sens semblait indiquer ; j’ai préféré consulter des missionnaires parlant mogol, et ayant habité le Kan-Sou. Ils se chargent dans les lignes suivantes de répondre à Prjevalsky.
Prjevalsky, même lettre :
« Huc affirme, de plus, qu’il a passé huit mois à Gounboum, il écrit Kounboum, mais ce devrait être Kou-Boum. »
Lettre du Père Dedekens :
« Il est certain qu’on écrit Kou, boum ; mais une règle de grammaire permet l’intercalation d’un n après Kou ou Ghou. C’est donc écrit Kou Boum et prononcé Koun-boum. — Koun-boum ne signifie pas, comme on l’a dit, cent mille images, mais : pyramide, sépulcre, mausolée où reposent les restes d’un grand personnage. »
Notes sur le Koukou Nor, par le Père Guéluy, page 25 :
« Nous écrivons Kounboum d’après le chinois : M. Huc a peut-être fait de même. Nous n’avons entendu prononcer le nom que par les Mogols, ils disent non pas Goumboum, ni Kouboum, mais bien Kounboum, si l’on s’en rapporte à l’oreille. Pour élucider la question, il faudrait voir le mot écrit en tangout. Les Mogols peuvent très mal prononcer le tangout, comme M. Prjevalsky peut mal écrire le chinois et le mogol. »
Huc écrivait comme il entendait.
Prjevalsky (page 80). « A Elchi-san-Fou, nous avons trouvé Samdadchiemba l’ancien compagnon de Huc. Son vrai nom est : Seng-teng-chimta. »
Je me contenterai de renvoyer à la lettre du Père Dedekens, citée plus haut.
« Son vrai nom est Samdadchimba… lui qui vit chez nos missionnaires aux frais de la mission[14]. »
[14] Il ne faut pas oublier que les missionnaires, dans cette partie de la mission s’entretiennent en mogol avec leurs chrétiens.
Le voyageur russe était sujet, comme un autre, à de nombreuses erreurs involontaires relatives à la linguistique ou à la géographie. Il ne nous appartient pas de les relever ici, on pourrait nous accuser d’être poussé par un sentiment de jalousie analogue à celui que nous lui reprochons ; nous nous contenterons de mettre sous les yeux du lecteur quelques notes d’un missionnaire déjà cité, le Père Guéluy. Il verra que tout voyageur, quelque savant qu’il puisse être, doit montrer beaucoup de réserve dans les critiques qu’il fait à ceux qui l’ont précédé.
(Page 72). « Tch’ao-T’sang chen, cette lamaserie s’appelle aussi Tch’oui-poutsoung. (Prjevalsky : Tcheï-bsen). »
(Page 80). « Tchong-kar est le titre du roi des Eleuthes : ce mot signifie main orientale. L’orthographe du mot, d’après le chinois, est Tchounggar, qu’on prononce également Dzoungar. La Chine occidentale fait mention d’un royaume de Dzoungar fondé aux environs de Koui-hoa-teh’eng. Nous venons de traverser ce royaume, il est situé sur la rive droite du Hoang-hô dans le pays des Ortous. Le roi a sa résidence à cent cinquante lieues ouest de Hokéou au Toto-hoten. Là, aussi, le royaume justifie son nom, étant par rapport aux autres pays des Ortous, à l’est et non pas à l’ouest, comme l’a écrit, par erreur, Prjevalsky. »
(Page 82). « On distingue encore le Si-Fan ou Pè-Fan et He-Fan (pé-blanc hé-noir), M. Prjevalsky prétend, au moins pour le dernier, que cette distinction repose sur la couleur des feutres dont les indigènes enveloppent leurs tentes. C’est une erreur. Les Chinois accolent volontiers l’épithète de noir à celle de voleur, brigand (hé tsaï). »
(Page 84). « Doukou houen, ce mot est formé de trois caractères chinois exactement reproduits pour la prononciation. Le mot mogol serait-il Douk goun ? M. Prjevalsky écrit Dungan, que nous prononcerions Doungan.
» De même il écrit Nimbi le nom de la ville que nous nommons Nien-pé, d’après les Chinois. »
[15] Cette partie jusqu’à la fin a été publiée par le T’oung Pao (mai 1893).
L’autorité que ses connaissances scientifiques et ses nombreux voyages dans les pays parcourus par le Père Huc donnent à Prjevalsky pour critiquer les récits du missionnaire, le soin avec lequel le Russe cherche à le trouver dans l’erreur, nous ont amené à consacrer la première partie de ce travail à l’examen de ces critiques. Nous avons démontré que la plupart des reproches faits par Prjevalsky au Père Huc ne sont pas fondés, et que les autres sont sans importance.
Si les récits du Père Huc, au point de vue de la géographie, ne sont pas ceux d’un savant, ils ne sont pas non plus d’un ignorant. Ils sont l’œuvre d’un homme sincère ayant beaucoup regardé et disant simplement ce qu’il a vu.
Nous allons maintenant examiner jusqu’à quel point le Père Huc s’est laissé entraîner par son imagination dans certains de ses récits, et voir si son ouvrage mérite la qualification de roman qu’on lui a souvent donnée. Notre tâche sera difficile, je l’avoue ; Huc raconte des faits extraordinaires qu’au premier abord il semble difficile d’admettre. Nous les passerons en revue exposant le pour et le contre, demandant encore au lecteur la plus grande impartialité.
Ces faits sont de deux sortes : ceux dont le Père nous dit avoir été témoin et ceux qu’il nous raconte par ouï-dire.
Dans la première catégorie nous rangeons la légende du fameux arbre à feuilles inscrites qui a tant intrigué le monde religieux et dont l’existence a été pendant si longtemps contestée.
Huc, t. II, page 113. « On l’a appelé Koun boum ; de deux mots thibétains qui veulent dire dix mille images. Ce nombre fait allusion à l’arbre qui, suivant la légende, naquit de la chevelure de Tsong-Kaba et qui porte un caractère thibétain sur chacune de ses feuilles.
» Cet arbre existe encore. Au pied de la montagne où est bâtie la lamaserie, et non loin du principal temple bouddhique, est une grande enceinte carrée formée par des murs en briques. Nous entrâmes dans cette vaste cour et nous pûmes examiner à loisir l’arbre merveilleux, dont nous avions déjà aperçu du dehors quelques branches. Nos regards se portèrent d’abord avec une avide curiosité sur les feuilles, et nous fûmes consternés d’étonnement en voyant en effet sur chacune d’elles des caractères thibétains très bien formés ; ils sont d’une couleur verte quelquefois plus foncée, quelquefois plus claire que la feuille elle-même. Notre première pensée fut de soupçonner la supercherie des lamas, mais après avoir tout examiné avec l’attention la plus minutieuse, il nous fut impossible de découvrir la moindre fraude. Les caractères nous parurent faire partie de la feuille, comme les veines et les nervures ; la position qu’ils affectent n’est pas toujours la même ; on en voit tantôt au sommet ou au milieu de la feuille, tantôt à sa base ou sur les côtés ; les feuilles les plus tendres représentent le caractère en rudiment et à moitié formé ; l’écorce du tronc et des branches, à peu près comme celle des platanes, est également chargée de caractères. Si on détache un fragment de vieille écorce, on aperçoit sur la nouvelle les formes indéterminées des caractères qui déjà commencent à germer ; et, chose singulière, ils diffèrent assez souvent de ceux qui étaient par dessus. Nous cherchâmes partout, mais toujours vainement, quelque trace de supercherie ; la sueur nous en montait au front. On sourira sans doute de notre ignorance, mais peu nous importe, pourvu qu’on ne suspecte pas la sincérité de notre relation. L’arbre des dix mille images nous parut très vieux, son tronc, que trois hommes pourraient à peine embrasser, n’a pas plus de huit pieds de hauteur. »
Ainsi le Père Huc a vu lui-même l’arbre, il l’a touché, en a soulevé l’écorce, a examiné les feuilles à loisir et a dû reconnaître l’existence de caractères inscrits. Sa qualité de missionnaire devait pourtant lui donner intérêt à prendre en fraude les lamas. En outre, il n’était pas seul, il avait avec lui le Père Gabet qui ne devait pas être moins prévenu. Enfin sa position dans le couvent de Kounboum lui donnait les moyens de satisfaire sa curiosité. Les deux prêtres regardèrent attentivement, vérifièrent, précisèrent les détails dans leur récit. La minutie qu’ils mettent à une description faite dans les conditions les plus favorables possibles semble devoir être une preuve de plus de l’existence de l’arbre merveilleux.
Maintenant ce témoignage est-il positivement contredit par celui des autres voyageurs qui ont cherché à se renseigner auprès des habitants du pays, ou qui sont même allés jusqu’à Kounboum ? C’est ce qu’il me reste à examiner. Le lecteur ainsi complètement édifié.
Prjevalsky, dont le guide avait autrefois fait partie du couvent de Kounboum, admet l’existence de l’arbre nommé, dit-il, Zan da moto par les Mogols[16]. Cet arbre, ajoute-t-il, appartient évidemment aux essences propres au Kan-Sou, car il vit en plein air et supporte par conséquent les intempéries de ce rude climat. Quant aux caractères, il les attribue à l’ingéniosité des lamas ou à la crédulité des fidèles. En tout cas, ajoute-t-il dans une note, il est peu séant pour le Père Huc d’affirmer que l’alphabet thibétain est écrit sur les feuilles et qu’il a vu le miracle de ses propres yeux.
[16] Page 228.
Le voyageur russe a peut-être de bonnes raisons pour être moins crédule que le missionnaire et trouver son récit peu séant. Il a seulement entendu parler de l’arbre de Kounboum, tandis que Huc y a séjourné trois mois. Son jugement est donc de peu de poids. Mais le suivant est plus intéressant.
En 1883, trois missionnaires belges, en mission au Kan-Sou, les Pères Guéluy, Van Hecke et Van Reeth, partirent de Lan-tchou en septembre, afin de visiter Kounboum, et en particulier de voir ce qu’il y avait de vrai dans la légende de l’arbre mystérieux. M. Guéluy a donné un récit de leur excursion dans une lettre écrite de Soung-chou-tchouang, le 13 décembre 1883, et qui a été reproduite dans le Bulletin hebdomadaire illustré de l’œuvre de la Propagation de la foi, tome XVI, janvier et décembre 1884, pages 314-317.
D’un autre côté, nous devons à l’obligeance du supérieur des missions belges à Sheut la communication des notes inédites du Père Van Hecke ; nous y aurons recours plus loin. Le père Guéluy et ses compagnons ont vu l’arbre ; ils en ont même vu cinq ; quatre sont ensemble dans une première cour ; leurs têtes sont desséchées ; l’écorce est rugueuse, les jeunes branches rappellent celles du cerisier ; les feuilles sont moins rondes que celles du tilleul[17], et ressemblent plutôt à celles de l’abricotier ; ni les feuilles ni l’écorce ne présentent de signes extraordinaires dans les nervures ou les couleurs. Les Pères s’en vont désappointés et désespérant de voir le prodige, lorsque leur domestique, qui a pu causer avec les curieux, les avertit qu’ils ont fait fausse route : « ils ont vu l’endroit primitif et l’arbre qui y végète, mais pour voir le miracle il faut aller dans une autre pagode un peu plus bas… »
[17] A qui Prjevalsky les comparait.
Les missionnaires suivent leur guide, et ayant pénétré dans l’édifice religieux, ils se trouvent en présence d’un arbre, de la même espèce que les quatre déjà vus, mais plus jeune et plus vigoureux. La tête est encore desséchée, et vers le haut on remarque cinq ou six trous dans le tronc sec (de deux à trois centimètres de diamètre). L’arbre porte des caractères sur quelques jeunes branches ; ils sont d’une teinte café-chicorée ; la plupart droits dans le sens de la branche ; quelques-uns transversaux ; la supposition d’incisions doit être écartée ; l’écorce est partout lisse, les caractères ne se voient plus au-dessus de la hauteur moyenne ; telles sont les observations essentielles faites par le père Guéluy ; il ajoute que les parterres de côté renferment chacun trois sujets du même arbre, n’en différant que par la hauteur et par l’absence de caractères.
Un marchand chinois leur donne quelques détails sur la croissance et la floraison de l’arbre sacré, mais, dit-il, « il n’est plus maintenant au même endroit qu’autrefois, il était alors plus haut, à la tour d’argent[18]. »
[18] C’est là qu’avaient d’abord été les missionnaires et qu’ils avaient vu les arbres.
En somme l’existence dans le monastère de Kounboum d’un arbre sacré, d’une essence différente[19] des arbres des environs est le seul point sur lequel les missionnaires belges soient d’accord avec le Père Huc.
[19] Note de M. Van Hecke : J’attribuais l’état maladif et le dépérissement de ces arbres à leur vieillesse, et bien plus encore parce que de pareils arbres ne se rencontrent pas dans les environs et, croissant ici en plein air, souffraient d’habiter un sol étranger.
Sur la disposition des caractères, sur celle des branches, sur l’âge, sur la frondaison, sur la couleur et l’odeur de l’écorce, sur l’époque et la teinte des fleurs, sur la taille et la reproduction de l’arbre, il y a contradiction continuelle entre les deux récits.
« Faut-il en conclure, ajoute le Père Van Hecke[20], que le Père Huc nous a livré la description d’un arbre fictif, quelle utilité en aurait-il tiré quand il pouvait décrire celui que nous avons vu ? Je conclus donc que le Père Huc, ayant passé par Kounboum plus de trente ans avant nous, l’arbre qu’il a vu aura péri et les lamas en ont substitué un autre. Comment ils s’y sont pris pour retenir la dévotion des pèlerins pour le nouvel arbre et comme quoi il y en a maintenant huit de la même espèce, c’est ce que je ne puis m’expliquer. »
[20] Notes manuscrites.
Il est évident que l’arbre n’est plus le même ; quel intérêt aurait eu le Père Huc à raconter autre chose que ce qu’il a constaté, à dire par exemple qu’il y avait un seul arbre s’il en avait vu quatre ? D’ailleurs les lamas, qui craignaient si peu en 1844 de laisser examiner leurs prodiges, permettent à peine aux missionnaires de regarder ; ils ne sont plus sûrs d’eux et se défient ; le prodige n’est plus le même.
Cette opinion était celle d’un vieux lama de Batang qui avait été à Kounboum dans sa jeunesse ; interrogé par monseigneur Biet, il aurait confirmé point par point le dire du Père Huc.
Je ne citerai que pour mention l’opinion d’un autre Chinois (traduit du père Guéluy, p. 72) :
« Ta-eul-cheu (lamaserie de la Tour). Montagne célèbre consacrée à Bouddha ; les Si-Fan donnent à la lamaserie qui y est construite le nom de Koun-boum. Les tuiles en sont toutes parsemées d’or ; le centre en est occupé par une tour d’argent (yin-tha). Cet endroit a été sanctifié par la présence de Tsoung-Kaba qui s’y réfugia autrefois, ce qui le rendit célèbre. Les lamas se partagent en jaunes et rouges ; or Tsoung-Ka-ba fut le premier chef des lamas jaunes. La tradition rapporte qu’à la naissance de Tsoung-ka-ba, les secondines dont il était enveloppé furent enterrées en cet endroit. Il y crût ensuite un ficus religiosa ou arbre de Bouddha. On dit que les feuilles de cet arbre forment en croissant des caractères thibétains ayant la propriété de guérir de toutes sortes de maladies ; quoique les habitants de la lamaserie ne sachent pas la chose autrement que par la tradition, les Mongols et les Si-Fan y ajoutent foi. »
Et plus loin, dans ses notes sur cet ouvrage, le missionnaire ajoute, page 85 :
« Notre auteur chinois, quoique appartenant à un peuple crédule et superstitieux, n’accorde évidemment pas foi à la fable accréditée parmi les lamas. »
Dans la discussion précédente j’ai tenu à mettre sous les yeux du lecteur les différents arguments que j’ai pu trouver pour ou contre l’existence de l’arbre mystérieux de Koun-boum. Je ne prétends pas chercher à donner une explication du fait, ce serait peut-être difficile ; je désire seulement montrer, en invoquant le témoignage des voyageurs les plus compétents sur cette question, que le Père Huc a le droit de demander « qu’on ne suspecte pas la sincérité de sa relation[21] ».
[21] Ayant mis en Sicile la dernière main à cet article, j’ai profité de mon séjour dans cette île pour aller visiter à Syracuse la fontaine Cyanée et les célèbres papyrus sauvages. Or comme notre guide, voulant nous donner des explications sur la fabrication du papier chez les anciens, s’était mis à couper en bandes dans le sens de la longueur, le bas de la tige, d’une de ces plantes aquatiques, je fus étonné de remarquer dans les tranches obtenues, en travers des fibres, de petits traits dans lesquels avec un peu de bonne volonté on eût pu retrouver des caractères turcs, sanscrits ou thibétains (on sait que les caractères thibétains comme les sanscrits, dont ils se rapprochent, sont fort simples, n’étant formés souvent que par une simple courbe). — Ce fait observé dans les papyrus me fit songer à l’arbre de Koun-boum. Encore une fois, je n’ai pas assez de renseignements sur ce dernier pour essayer d’en donner une explication. Je désire seulement émettre une supposition. Peut-être pourrait-on accepter le prodige de cet arbre sans faire intervenir de miracle ni de subterfuge ; il est possible que les feuilles et l’écorce portent des signes naturels qui, aux yeux d’un croyant, représenteraient des lettres thibétaines. Les personnes désireuses de pousser plus loin l’étude relative à l’arbre de Koun-boum ne devront pas oublier que chez nous aussi, beaucoup de plantes présentent des particularités auxquelles les gens naïfs rattachent souvent des légendes qui pourraient à juste titre étonner un voyageur, étranger aux coutumes et aux croyances du pays. Supposez qu’à un Chinois ou à un Japonais, n’ayant aucune notion de botanique, on raconte une légende relative à certaines de nos fougères, et qu’ensuite, faisant une section dans la racine de cette plante, on lui montre l’image de l’aigle impérial, n’aura-t-il pas assurément le droit de ressentir une stupéfaction semblable à celle qu’éprouva le Père Huc à la vue de l’arbre mystérieux ?
Il serait peut-être encore bon de rappeler ici cette fleur où l’on retrouve les instruments de la passion, ou ces haricots blancs du Poitou, marqués d’un point rouge, disent les paysans, depuis qu’on a jeté une hostie dans le champ où ils poussaient.
Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette question, mais j’aurais peur de me laisser entraîner hors du cadre que je me suis tracé ; que le lecteur me pardonne de lui avoir fait part des quelques réflexions que m’a suggérées une promenade au milieu des papyrus ; peut-être en le mettant sur la voie d’une explication possible du prodige de Koun-boum, présenteront-elles quelque intérêt aux yeux des gens désireux d’approfondir les miracles ou les faits, soi-disant tels de la religion bouddhique.
Bien que la légende relative à la licorne ne me semble pas se rattacher directement à la matière que nous traitons ici, je crois ne pas devoir la passer sous silence. On peut reprocher au missionnaire, qui, bien qu’observateur, n’a rien du naturaliste, de s’être prononcé trop catégoriquement sur ce sujet. La description qu’il donne de l’animal semble se rapprocher de celle de l’antilope Hodgsonii, maintenant bien connue, mais qui porte deux cornes. C’est l’Orongo des Mongols, le Zo des Thibétains, le snow-antilope des Anglais de l’Inde. Au Thibet, comme en Chine et au Japon, on parle de la Licorne. Un Amban thibétain que nous avons interrogé au sujet du Sérou (Licorne) nous a répondu en avoir vu une tête chez le grand Lama ; pressé de questions, il nous a avoué qu’elle venait de Calcutta (Golghata), et dans sa description nous avons reconnu celle du Rhinocéros. D’un autre côté à Ta-tsien-lou, le Père Giraudot nous a raconté en avoir causé à Yerkalo avec un charpentier, ancien chasseur. Celui-ci aurait dit qu’il avait vu à Tsiamdo une peau de licorne de la taille d’une antilope. En traversant le pays des Kham que Huc semble regarder comme l’habitat du Sérou, non seulement nous n’avons pas vu de peau, mais nous n’en n’avons pas entendu parler. On peut supposer qu’une monstruosité accidentelle dans la disposition des cornes de l’antilope, comme il s’en produit chez nos chevreuils, a donné lieu à la légende de la licorne. (Comparez mon Uranographie chinoise, page 586-588. G. Schlegel.)
Nous allons aborder la deuxième catégorie des prodiges racontés par Huc, ceux qu’il décrit par ouï-dire.
(Huc, t. I, page 321). « Nous allons tous à Rache Tchurin, nous répondit-il avec un accent plein de dévotion.
» — Une grande solennité sans doute vous appelle à la lamaserie ?
» — Oui, demain doit être un grand jour : un lama Bokte fera éclater sa puissance ; il se tuera sans pourtant mourir.
» Nous comprîmes à l’instant le genre de solennité qui mettait ainsi en mouvement les Tartares des Ortous. Un lama devait s’ouvrir le ventre, prendre ses entrailles et les placer devant lui, puis rentrer dans son premier état. Ce spectacle, quelque atroce et quelque dégoûtant qu’il soit, est néanmoins très commun dans les lamaseries de la Tartarie. Le Bokte qui doit faire éclater sa puissance, comme disent les Mongols, se prépare à cet acte formidable par de longs jours de jeûne et de prières. Pendant ce temps il doit s’interdire toute communication avec les hommes et s’imposer le silence le plus absolu. Quand le jour fixé est arrivé, toute la multitude des pèlerins se rend dans la grande cour de la lamaserie, et un grand autel est élevé sur le devant de la porte du temple. Enfin le Bokte paraît. Il s’avance gravement au milieu des acclamations de la foule, va s’asseoir sur l’autel, et détache de sa ceinture un grand coutelas qu’il place sur ses genoux. A ses pieds, de nombreux lamas rangés en cercle commencent les terribles invocations de cette affreuse cérémonie. A mesure que la récitation des prières avance, on voit le Bokte trembler de tous ses membres et entrer graduellement dans des convulsions frénétiques. Les lamas ne gardent bientôt plus de mesures ; leurs voix s’animent, leur chant se précipite en désordre, et la récitation des prières est enfin remplacée par des cris et des hurlements. Alors, le Bokte rejette brusquement l’écharpe dont il est enveloppé, détache sa ceinture, et saisissant le coutelas sacré s’entr’ouvre le ventre dans toute sa longueur. Pendant que le sang coule de toutes parts, la multitude se prosterne devant cet horrible spectacle et on interroge ce frénétique sur les choses cachées, sur les événements à venir, sur la destinée de certains personnages. Le Bokte donne à toutes ces questions des réponses, qui sont regardées comme des oracles par tout le monde.
» Quand la dévote curiosité des nombreux pèlerins se trouve satisfaite, les lamas reprennent avec calme et gravité la récitation de leurs prières. Le Bokte recueille dans sa main droite du sang de sa blessure, le porte à sa bouche, souffle trois fois dessus, et le jette en l’air en poussant une grande clameur. Il passe rapidement la main sur la blessure de son ventre, et tout rentre dans son état primitif sans qu’il lui reste la moindre trace de cette opération diabolique, si ce n’est un extrême abattement. Le Bokte roule de nouveau son écharpe autour de son corps, récite à voix basse une courte prière, puis tout est fini, et chacun se disperse, à l’exception des plus dévots qui vont contempler et adorer l’autel ensanglanté que vient d’abandonner le saint par excellence. »
Que des lamas s’ouvrent le ventre, il n’y a à cela rien d’impossible. L’attitude de ceux qui entourent le Bokte rappelle celle des convulsionnaires au siècle dernier, des derviches tourneurs ou hurleurs en Égypte, de certains fakirs aux Indes. C’est un état physique connu et expliqué, et qui dans les lamaseries n’est pas rare.
« A Ta-tsien-lou, nous racontait monseigneur Biet, dans les processions religieuses, on voit parfois un python (sorcier). Ordinairement, il n’accompagne pas la procession de son plein gré ; il doit être traîné de force, et lorsqu’il entre en convulsions, il faut quatre ou cinq hommes pour le retenir. »
Le sujet qui se trouve dans cet état peut supporter des blessures, que souvent il ne sent même pas. — C’est encore le cas des hystériques et des cataleptiques.
Dans la plupart des religions, le fanatisme peut amener les mêmes horreurs ; il n’est pas rare encore maintenant de voir à Bénarès des fakirs qui ont un ou les deux bras ankylosés, gardant une même position ; d’autres couchent sur un lit de clous ; quelques-uns passent des années sur une terrasse de bambou, ayant à peine un mètre carré ; jadis, lors des grandes processions, les fanatiques se faisaient écraser sous les roues des chars. Tout le monde a vu récemment les Aïssaouas manger du feu, lécher du fer rougi, ou se traverser le bras avec une aiguille.
Ce que nous admettons difficilement, sans toutefois vouloir rien nier, c’est que le « Bokte » ferme et cicatrise sa plaie en soufflant.
Dans le cas dont nous nous occupons, on peut faire deux suppositions.
Ou bien, l’opérateur est de bonne foi, et s’ouvre le ventre réellement ; quelques minutes après, il aura encore la force de remettre ses entrailles en place et de s’éloigner ; il attendra peut-être alors longtemps que sa plaie guérisse. Le lecteur peut s’étonner que je suppose le lama encore capable de replacer ses entrailles et de s’éloigner, une telle énergie est pourtant admissible. Au Japon, où s’ouvrir le ventre (hara-kiri) était une coutume si ordinaire, il n’était pas rare de voir le moribond tremper une plume dans son sang et écrire une pièce de vers.
Au milieu de ce siècle-ci, on se rappelle la mort de ce soldat japonais qui, armé d’un sabre à deux mains, avait tué plusieurs Européens dans les rues de Tokio. Condamné à mort, il obtint la permission de s’ouvrir le ventre. Il avait gardé jusqu’au dernier moment la haine de l’Européen, et sur le point d’expirer, apercevant le consul d’Angleterre qui assistait à ce spectacle, il rassembla encore assez de force pour arracher une partie de ses propres entrailles et les jeter aux pieds de l’Anglais comme la dernière marque de son mépris.
Il se peut aussi (et j’inclinerais à penser que c’est ce qui se passe le plus souvent) que le « Bokte » trompe les assistants, et feigne de s’ouvrir le ventre en crevant une vessie pleine de sang, ou en employant tout autre procédé semblable.
C’est encore au Japon que je reporte le lecteur, et je le prierai de me suivre au théâtre ; là, plus que dans un autre pays, le spectateur demande l’illusion la plus complète de la réalité. J’ai assisté moi-même à une pièce dont le dénouement était le hara-kiri du héros. Celui-ci venait s’asseoir sur le devant de la scène ; il tirait son sabre qu’il aiguisait sur une pierre et coupait des morceaux de bois pour essayer la lame ; puis il relevait sa robe, mettant son ventre à nu. Il arrêtait la garde du sabre contre un obstacle, pour l’empêcher de glisser ; puis le redressant contre lui, il s’appuyait le ventre sur la pointe. On voyait la lame entrer peu à peu, le sang couler à flot, dégoutter sur ses jambes, ruisseler dans ses mains, s’épandre autour de lui, formant une petite mare. En même temps que son visage pâlissait, il marquait les plus affreuses souffrances, ses yeux se tournaient pour ne montrer que le blanc, et après avoir donné pendant quelques minutes l’illusion de la plus horrible réalité, il tombait au milieu des râles et des hoquets de la mort.
Transportez cet acteur ailleurs que sur des planches, placez-le à une certaine distance de l’assistance, et demandez-lui de jouer son rôle ; personne ne se doutera qu’il y a là une supercherie.
On ne doit pas non plus oublier à quel genre d’assistance les lamas avaient affaire : la plus bête, la plus naïve, la plus crédule.
(Huc, t. I, p. 324). « Nous avons connu un lama qui, au dire de tout le monde, remplissait à volonté un vase d’eau au moyen d’une formule de prière. Nous ne pûmes jamais le résoudre à tenter l’épreuve en notre présence. Il nous disait que n’ayant pas les mêmes croyances que lui, ses tentatives seraient non seulement infructueuses, mais encore l’exposeraient peut-être à de graves dangers. Un jour, il nous récita la prière de son « Siéfa » comme il l’appelait. La formule n’était pas longue, mais il nous fut facile d’y reconnaître une invocation directe à l’assistance du démon : « Je te connais, tu me connais, disait-il. Allons, vieil ami, fais ce que je te demande. Apporte de l’eau et remplis ce vase que je te présente. Remplir un vase d’eau, qu’est-ce que c’est que cela pour ta grande puissance ? Je sais que tu fais payer bien cher un vase d’eau ; mais n’importe ; fais ce que je te demande et remplis ce vase que je te présente. Plus tard, nous compterons ensemble. Au jour fixé, tu prendras tout ce qui te revient.
» Il arrive quelquefois que ces formules demeurent sans effet ; alors la prière se change en imprécations et en injures contre celui qu’on invoquait tout à l’heure. »
Qu’il me soit permis de rapprocher de ce dernier fait dont parle Huc, une histoire assez semblable qui nous a été racontée aux Indes.
Un missionnaire belge jésuite, que nous avons rencontré aux Sonderbands, me disait avoir souvent défié les fakirs, afin de pouvoir les convaincre d’imposture et montrer aux gens trop crédules qu’ils avaient tort de croire en leurs sorciers. — « J’ai pu, me disait le missionnaire, arriver à comprendre bien des tours ; un seul m’a toujours paru incompréhensible, et j’ai évité de le redemander, de peur que les assistants ne riassent de l’impossibilité où j’étais de l’expliquer. — Le sorcier prenait avec la main une poignée de sable ; pressant ce sable au-dessus d’un verre vide, il le remplissait d’eau à mesure que sa main se vidait ; faisant l’inverse, il prenait le verre d’eau et le renversait dans sa main ; celle-ci se trouvait alors remplie de sable. Cette transformation du sable en eau et vice versa rappelle le miracle du verre d’eau dont parle Huc. »
S’ouvrir le ventre d’un coup de couteau et le refermer en recueillant de son propre sang et en soufflant dessus, remplir d’eau un verre vide par le seul effort de sa volonté, ce sont des faits qui doivent sembler au lecteur bien extraordinaires, et pourtant, on ne peut faire au Père Huc ce reproche de les raconter, ni même d’y croire. Dans tous les pays et dans toutes les religions, il se passe parfois des phénomènes que les sens perçoivent, mais que la raison ne peut comprendre. Des prodiges semblables sont assez communs dans l’Inde.
Quiconque a feuilleté des récits de voyage aux Indes et particulièrement des études sur les fakirs et la religion des brahmanes, aura lu la description de prodiges bien autrement inadmissibles que ceux mentionnés par Huc et qui, d’ailleurs, ont déjà été rapprochés de ceux qui nous occupent.
Nombre d’écrivains sérieux, surtout en Angleterre, MM. Crooks, Hugghins, Cox et d’autres, se sont occupés de ces questions. — Nous renvoyons à leurs travaux les lecteurs désireux d’être plus renseignés, il ne nous appartient pas d’aborder une discussion qui nous éloignerait de notre sujet ; nous avons seulement essayé de montrer que le Père Huc ne doit pas être traité de romancier pour avoir raconté des faits de l’ordre de ceux dont nous avons parlé, quelque extraordinaires qu’ils puissent paraître.
Les récits de voyage du Père Huc ne sont donc ni l’œuvre d’un ignorant, ni celle d’un romancier ; ils ont été écrits par un homme qui non seulement a beaucoup vu, mais qui sait aussi reproduire ce qu’il a vu ; c’est que Huc possède au premier degré les qualités qui d’un simple narrateur font un artiste, et alors même qu’il produit les effets de lumière ou de couleur les plus inattendus, il reste simple et naturel ; car, avant tout, il est sincère. Aussi, il attache le lecteur à son récit, l’entraîne à sa suite en se dévoilant entièrement à lui ; il le fait vivre de sa vie, lui fait prendre part à ses conversations, lui laisse ses impressions, grave dans son esprit ses propres souvenirs. Pas plus que Huc, le lecteur n’oubliera l’aspect de la caravane dont faisait partie le missionnaire lorsqu’il quitta le Koukou Nor.
(Huc, page 198). « Les cris plaintifs des chameaux, les grognements des bœufs à long poil, les hennissements des chevaux, les clameurs et les chansons bruyantes des voyageurs, les sifflements aigus que faisaient entendre les lakto pour animer les bêtes de somme, et par-dessus tout, les cloches innombrables qui étaient suspendues au cou des yaks et des chameaux, tout cela produisait un concert immense, indéfinissable, et qui bien loin de fatiguer semblait au contraire donner à tout le monde du courage et de l’énergie. »
Le lecteur croit entendre résonner à ses oreilles le murmure produit par cette masse d’hommes et d’animaux. Et plus loin, lorsque Huc aura traversé le Boukhaïn Gol, on ne pourra s’empêcher de rire avec lui en voyant l’état piteux des animaux de charge à demi emprisonnés dans les glaçons.
(Huc, page 200). « Quand la caravane reprit sa marche accoutumée, elle présentait un aspect vraiment risible : Les hommes et les animaux étaient plus ou moins chargés de glaçons. Les chevaux s’en allaient tristement, et paraissaient fort embarrassés de leur queue qui pendait tout d’une pièce, raide et immobile comme si on l’eût faite de plomb, et non de crins. Les chameaux avaient la longue bourre de leurs jambes chargée de magnifiques glaçons qui se choquaient les uns les autres avec un bruit harmonieux. Cependant, il était visible que ces jolis ornements étaient peu de leur goût, car ils cherchaient de temps en temps à les faire tomber en frappant rudement la terre de leurs pieds. Les bœufs à longs poils étaient de véritables caricatures ; impossible de se figurer rien de plus drôle : ils marchaient les jambes écartées et portaient péniblement un énorme système de stalactites qui leur pendaient sous le ventre jusqu’à terre. Ces pauvres bêtes étaient si informes, et tellement recouvertes de glaçons, qu’il semblait qu’on les eût confits dans du sucre candi. »
A Lhaça, dans la pièce décorée par le missionnaire du nom de cuisine, nous avons envie de donner un coup de main à Samdadchiemba et de l’aider à faire cuire son bœuf pour en réclamer une tranche à notre tour.
(Huc, page 294). « L’heure du dîner étant venue, nous nous mîmes à table, ou plutôt nous demeurâmes accroupis à côté de notre foyer et nous découvrîmes la marmite où bouillait depuis quelques heures une bonne tranche de bœuf grognant. Samdadchiemba, en sa qualité de majordome, la fit monter à la surface du liquide au moyen d’une large spatule en bois, puis la saisit avec ses ongles et la jeta précipitamment sur un bout de planche où il la dépeça en trois portions égales. Chacun mit sa ration dans son écuelle, et à l’aide de quelques petits pains cuits sous la cendre, nous commençâmes tranquillement notre repas, sans trop nous préoccuper des escroqueries des mouchards. »
Mais il ne nous viendra pas à l’idée de suivre le missionnaire sur la « montagne des esprits ». Nous nous sentirons bien dans un bon fauteuil, au coin du feu, pour lire l’exposé des dangers qu’il court :
(Huc, page 423). « Elle (la montagne des esprits Lha-Ri) s’élevait devant nous comme un immense bloc de neige où les yeux n’apercevaient pas un seul arbre, pas un brin d’herbe, pas un point noir, qui vînt rompre l’uniformité de cette blancheur éblouissante. Ainsi qu’il avait été réglé, les bœufs à long poil, suivis de leurs conducteurs, s’avancèrent les premiers, marchant les uns après les autres, puis tous les cavaliers se rangèrent en file sur leur trace, et la longue caravane, semblable à un gigantesque serpent, déroula lentement ses grandes spirales sur les flancs de la montagne. D’abord, la pente fut peu rapide ; mais nous trouvâmes une si affreuse quantité de neige que nous étions menacés à chaque instant d’y demeurer ensevelis. On voyait les bœufs placés à la tête de la colonne avançant par soubresauts, cherchant avec anxiété à droite ou à gauche les endroits les moins périlleux, quelquefois disparaissant tout à fait dans des gouffres et bondissant au milieu de ces amas de neige mouvants, comme de gros marsouins dans les flots de l’océan. Les cavaliers qui fermaient la marche trouvaient un terrain plus solide. Nous avancions pas à pas dans un étroit et profond sillon, entre des murailles de neige qui s’élevaient au niveau de notre poitrine. Les bœufs à long poil faisaient entendre leur sourd grognement, les chevaux haletaient avec grand bruit, et les hommes, afin d’exciter le courage de la caravane, poussaient tous ensemble un cri cadencé semblable à celui des mariniers quand ils virent au cabestan. Peu à peu, la route devint tellement rude et escarpée, que la caravane paraissait comme suspendue à la montagne. Il ne fut plus possible de rester à cheval. Tout le monde descendit, et chacun se cramponnant à la queue de son coursier, on se remit en marche avec une nouvelle ardeur. Le soleil brillait de tout son éclat, dardant ses rayons sur ces vastes entassements de neige, et en faisait jaillir d’innombrables étincelles dont le scintillement éblouissait la vue. Heureusement, nous avions les yeux abrités sous les inappréciables lunettes dont nous avait fait cadeau le Dhéba de Ghiamda. »
Nous le suivrons plus volontiers sous ces grands pins chargés de lichen, où il doit faire si bon se promener et rêver.
(Huc, p. 500). « Les branches et les troncs de ces grands arbres sont recouverts d’une mousse épaisse qui se prolonge en filaments extrêmement déliés. Quand cette mousse filandreuse est récente, elle est d’une jolie couleur verte ; mais, lorsqu’elle est vieille, elle est noire et ressemble exactement à de longues touffes de cheveux sales et mal peignés. Il n’est rien de monstrueux et de fantastique comme ces vieux pins qui portent un nombre infini de longues chevelures suspendues à leurs branches. »
Écrivain sincère, Huc devient parfois réaliste (s’il convient d’appeler ainsi celui qui dit ce qu’il voit) ; il n’a pas peur de vous faire entrer dans les moindres détails ; il tient à préciser.
Dans l’auberge, il remarque la « grosse lanterne rouge qu’un soldat suspend à une cheville plantée dans le mur » ; ailleurs (p. 460), il rencontre une petite troupe de voyageurs qui présentaient un tableau plein de poésie :
« La marche était ouverte par une femme thibétaine à califourchon sur un grand âne, et portant un tout jeune enfant solidement attaché sur son dos avec de larges lanières en cuir ; elle traînait après elle, par un long licou, un cheval bâté et chargé de deux caisses oblongues qui pendaient symétriquement sur ses flancs. Ces deux caisses servaient de logement à deux enfants dont on apercevait les figures rieuses et épanouies étroitement encadrées dans de petites fenêtres. La différence d’âge de ces deux enfants paraissait peu notable. »
L’âne était grand, l’enfant était attaché avec des lanières de cuir larges ; les caisses étaient oblongues, etc… Il est impossible de se montrer plus scrupuleux sur la précision des détails.
Huc remarque la pierre ficelée sous une des boîtes ; il tire de ce fait une remarque judicieuse :
« Cependant, il fallait qu’ils ne fussent pas tous deux de la même pesanteur ; car pour établir entre eux un juste équilibre, on avait été obligé de ficeler un gros caillou au flanc de l’une de ces caisses. »
Il n’est pas jusqu’au chien qui ne mérite une mention ; trois coups de pinceau de l’artiste suffisent à le peindre :
« Enfin, un énorme chien à poil roux, au regard oblique, et d’une allure pleine de mauvaise humeur, fermait la marche de cette singulière caravane. ».
D’ailleurs, si Huc excelle à peindre les hommes avec qui il vivait et dont il comprenait la langue, il semble s’être entendu aussi avec les animaux, il les a bien regardés, et a su souvent ce qu’ils pensaient. Il nous montre un yak approchant d’un glacier :
(Huc, page 426). « On fit passer les animaux les premiers, d’abord les bœufs et puis les chevaux. Un magnifique bœuf à long poil ouvrit la marche ; il avança gravement jusque sur le bord du plateau ; là, après avoir allongé le cou, flairé un instant la glace, et soufflé par ses larges naseaux quelques épaisses bouffées de vapeur, il appliqua avec courage ses deux pieds de devant sur le glacier et partit à l’instant comme s’il eût été poussé par un ressort. Il descendit les jambes écartées, mais aussi raides et immobiles que si elles avaient été de marbre. Arrivé au bout du glacier, il fit la culbute et se sauva grognant et bondissant à travers des flots de neige. »
En lisant ce récit, n’avons-nous pas partagé la crainte de l’animal, et n’avons-nous pas éprouvé une sorte de soulagement à le voir en bas et hors de danger ?
Le sentiment de plaisir qu’un lecteur quelconque peut trouver à suivre le Père Huc à travers les péripéties de son voyage, personne ne l’éprouve plus vivement que nous. A chaque page de son récit, nous sommes en pays de connaissance, nous admirons des paysages déjà vus, nous assistons à des scènes qui nous sont familières.
Ce sont les yaks pris dans la glace au passage d’une rivière ; les hommes noirs venant saluer en tirant la langue et se grattant l’oreille avant d’offrir une « écharpe de félicité » ; après Tchang-ka, nous compterons le long de la route les rangées de grands obos en marbre blanc venus de loin, ou bien à Ly-tang, nous retrouverons sur les têtes des femmes les mêmes plaques d’argent circulaires que nous avons vues ; partout nous reconnaîtrons les mêmes mandarins chinois arrogants ou ridicules devant leurs inférieurs, humbles, rampants en présence de ceux qu’ils craignent : toujours insupportables.
Et nous serons heureux, si notre témoignage peut contribuer, si peu que ce soit, à accroître la réputation de sincérité qu’a méritée le récit du Père Huc, c’est-à-dire le récit d’un des voyages accomplis en Asie depuis Marco Polo.
Il ne nous reste plus qu’à remercier le lecteur qui a eu la patience de nous suivre jusqu’ici, et à lui donner en le quittant un conseil : c’est, s’il ne connaît pas les récits du Père Huc, de les lire, et s’il les a déjà lus, de les relire, car pour citer les dernières lignes des Souvenirs de voyage en Tartarie et au Thibet :
(Huc, page 514). « Ce n’est pas qu’on manque d’écrits concernant la Chine et les Chinois. Le nombre des ouvrages qui ont paru ces dernières années en France, et surtout en Angleterre, est vraiment prodigieux. Mais il ne suffit pas toujours du zèle de l’écrivain, pour faire connaître des contrées où il n’a jamais mis le pied. Écrire un voyage en Chine après quelques promenades aux factoreries de Canton et aux environs de Macao, c’est peut-être s’exposer beaucoup à parler de choses qu’on ne connaît pas suffisamment.
» Quoiqu’il soit arrivé au savant orientaliste J. Klaproth, de trouver l’archipel Potocki sans sortir de son cabinet, il est en général assez difficile de faire des découvertes dans un pays sans y avoir pénétré. »
Il m’a paru intéressant, à propos du Père Huc de citer ici l’opinion émise par un voyageur qui a récemment visité une partie des contrées jadis parcourues par le missionnaire, M. Rockill.
Dans son intéressant volume, Land of Lamas, je trouve, page 125, à propos du passage du Boukhaïn-Gol :
« Huc nous a laissé dans ses « Souvenirs » (II. 202) un récit très « graphique » quoique peut-être emballé, du danger et de la peine que lui et sa caravane éprouvèrent en passant cette rivière (Boukhaïn-Gol). Le lit avait environ trois quarts de mille de large, où j’y passais, mais le courant n’avait pas plus de quarante pieds de large et deux de profondeur. Il est très probable, quoi qu’il en soit, qu’il y a quarante-cinq ans le lit était beaucoup plus large, comme le sable et le gravier sur la rive gauche le prouvent, et qu’à la saison où Huc traversa la rivière (fin octobre) il y avait beaucoup plus d’eau que lorsque je la vis. Il me fut dit par de nombreux voyageurs à Lusar et à Taukar, que le passage de cette rivière était souvent effectué avec beaucoup de difficulté ; l’un d’eux même m’assura qu’il fut retenu une fois pendant trois jours, essayant de faire passer sa caravane de yaks sur la glace fondue. On doit ces remarques précédentes à la bonne renommée du Père Huc, dont la véracité en cette matière a été contestée par le colonel Prjevalsky et qui a été attaqué si violemment, que plus d’une personne a douté que lui et Gabet aient jamais mis le pied au Thibet, pour ne rien dire de Lhaça.
» Indubitablement, ce fut de mémoire, plusieurs années après que les événements se furent passés, que Huc écrivit son ouvrage, et tandis que jamais, autant que je sache, il n’invente, il embellit souvent comme par exemple, dans le récit cité plus tard, de son passage à travers le Hsiao hsia (la gorge près Hsining)[22]. Quoiqu’il en soit, ses notes sur le peuple, ses habitudes et costumes, sont invaluables et tandis que beaucoup de ses explications, de termes et de coutumes ne sont pas exactes, elles sont, du moins la plus grande partie, généralement acceptées par le peuple du pays auquel elles se rapportent. En somme, son ouvrage ne peut être trop estimé, et s’il avait été convenablement édité et accompagné de notes explicatives, des accusations telles que celles formulées contre lui par le colonel Prjevalsky n’auraient jamais pu s’accréditer dans le public. »
[22] Voyez p. 50. Je suis heureux de trouver ce qui suit dans l’ouvrage du colonel Mark Bell : La grande route commerciale de l’Asie centrale (Soc. Proc. Roy. Geog. XII, 69) : « Prjevaslky a, je pense, jeté trop hâtivement du discrédit sur les ouvrages de ce jésuite (lazariste) de talent, à la compétence des remarques et à l’exactitude des observations duquel je désire rendre hommage toutes les fois que et partout où je pourrais en témoigner.
Page 67, au sujet du monastère de Kounboum :
« Quoique je ne vis le trésor du couvent et les arbres blancs de bois de sandal que plus tard, je les décrirai ici. Dans une petite cour entourée de hautes murailles, se dressent trois arbres d’environ vingt-cinq à trente pieds de haut, un mur plus bas entourant le sol autour de leurs racines. Ce sont les fameux arbres de Kounboum, ou plutôt l’arbre, car celui du centre seulement est très vénéré, parce que sur ses feuilles apparaissent les contours du portrait de Tsong-k’apa. Les arbres sont probablement, comme suppose Kreitner, des lilas (philadelphus coronarius) ; ceux qui sont là sont une seconde croissance, les vieilles souches étant encore visibles.
» Par malheur il n’y avait pas de feuilles sur l’arbre quand je le vis ; et sur l’écorce, qui en beaucoup de places était entournée comme de l’écorce de bouleau ou de cerisier, je ne pus distinguer d’empreinte d’aucune sorte, quoique Huc dise que les images (de lettres thibétaines, non des images de Dieu) étaient visibles sur elle. Les lamas vendent les feuilles, mais celles que j’achetai étaient si abîmées qu’on ne pouvait rien distinguer dessus. J’ai appris pourtant des mahométans que sur les feuilles vertes, ces contours d’images étaient clairement visibles. Il est digne de remarque, que tandis que Huc trouva des lettres de l’alphabet thibétain sur les feuilles de cet arbre fameux, on voit maintenant seulement des images de Tsong-k’apa (ou Bouddha ?). Il serait intéressant d’apprendre la cause de ce changement. »
FIN
INTRODUCTION | |
I. — RÉALITÉ DU VOYAGE DE HUC | |
II. — CRITIQUES GÉOGRAPHIQUES | |
III. — CRITIQUES LINGUISTIQUES | |
IV. — SINCÉRITÉ DU RÉCIT | |
CONCLUSION | |
NOTES |
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