Title: Vingt jours en Tunisie
Author: Paul Arène
Release date: March 3, 2025 [eBook #75517]
Language: French
Original publication: Paris: Alphonse Lemerre, 1884
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
VINGT JOURS
EN TUNISIE
(Août 1882)
DU MÊME AUTEUR
Nouvelles et Contes
Théâtre en vers :
3069. — ABBEVILLE. — TYP. ET STÉR. A. RETAUX.
PAUL ARÈNE
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
MDCCCLXXXIV
A MON FRERE
JULES ARÈNE
VICE-CONSUL DE FRANCE
à SOUSSE
VINGT JOURS EN TUNISIE
— … Les théâtres ne rouvrent pas encore, j’ai quinze ou vingt jours devant moi, je viens d’apprendre que la Goulette est à trente-six heures du fort Saint-Jean, et je m’en vais en Tunisie.
— Bonne idée, au mois d’août !
— Le mois du Ramadan…
— Oui ! avec quarante-deux degrés à l’ombre.
Là-dessus, Marius, qui connaît les États barbaresques pour y avoir placé d’innombrables pelotes de fil au tambour, m’emmena chez un chapelier et me fit acheter un casque blanc en moelle de sureau.
— Maintenant, tu peux marcher. Coiffé comme cela, on se fiche du soleil et l’on est respecté des Arabes.
En attendant, ce casque m’a fort rendu service dans une suprême partie de pêche organisée pour solenniser mes adieux par le brave Rabastoul, un vieil ami à Marius et à moi qui, bien plus loin que Montredon, sur l’aride côte marseillaise, possède un cabanon croulant et délicieusement solitaire.
Une après-midi presque africain déjà, tant à cause de l’enragé soleil que des étonnantes histoires turques dont nous régale Rabastoul.
— « … Oui, disait-il, vous vous plairez là-bas, très certainement, chez ces braves Turcs de Tunisie ! De tout temps nous avons eu en Provence comme qui dirait un faible pour les Turcs. »
Rabastoul se tut, préoccupé qu’il était de donner le suprême tour de main à la bouillabaisse ; et, pendant un moment, — sous l’abri de roseaux secs où s’entortille une courge en fleurs, dans cette calanque perdue dont le sable est si blanc et l’eau si claire qu’on y voit circuler la dorade, et les oursins avec les langoustes se promener au fond — un silence régna, troublé seulement par les pétarades des pommes de pins s’enflammant, le murmure de la marmite et le glou-glou des rochers creux qui s’emplissent et se dégorgent au lent va-et-vient de la mer.
Puis, quand la bouillabaisse fut à point, et tandis que, dans un nuage de safran, sur la coquille de grande nacre qui sert de plat chez nos pêcheurs, les tranches molles et bien taillées s’imbibaient d’un jus couleur d’or, Rabastoul, s’étant servi avec discrétion les deux moitiés d’une rascasse, recommença, sans perdre un coup de dents ni une lampée de vin, à nous exposer ses idées :
— « … Les Turcs ? de braves gens, en Alger surtout. On fut longtemps amis avec eux, puis, un beau jour, on s’est brouillé. Toujours des histoires de femmes ! »
Et comme je contestais son point de vue historique, lui faisant remarquer qu’après tout les femmes avaient été pour peu de chose dans le coup d’éventail de 1830, dans la déclaration de guerre, le bombardement d’Alger et la prise de la Smala :
— « Il s’agit bien, s’écria Rabastoul, de votre Abd-el-Kader et de Louis-Philippe ? C’est de nous autres que je parle, de nous autres les Provençaux ; et nous avions, de Mounègue jusqu’à Marseille, rompu la paille avec les Turcs pour notre compte, des années et des années avant que votre Louis-Philippe et Abd-el-Kader fussent nés. »
Il y avait, près de l’endroit où nous déjeunions, un puits recouvert d’une tourelle, au bord des flots, presque en pleine grève, d’une eau bonne à boire cependant, et supérieure, tant le seau la remontait glacée, pour y mettre le vin fraîchir.
— « Vous voyez ce puits ? continua Rabastoul, c’est un vieux puits. Des tuiles manquent à son toit que le mistral a épointé, et les pierres en sont rongées par l’air marin et le clair de lune.
Dans les anciens, très anciens temps, ce puits était l’unique puits d’un village qui existait alors et qui n’existe plus sur le coqueluchon du Cap.
De sorte que chaque soir, à la bonne du jour, quand le soleil couchant fait souffler la brise du large, les femmes et les filles descendaient remplir leur cruche au puits et causer autour de choses ou d’autres.
Mais voilà : les Turcs, qui sont des malins, connaissaient cette habitude ; et tous les mois, tous les deux mois, selon les besoins, ils envoyaient une tartane avec des pirates qui, arrivant sans mener bruit, se tenaient cachés tant qu’il fallait, tranquilles leur mât abattu, là-bas derrière cette îlette, et ensuite l’heure venue, se précipitaient vers le puits, poignard aux dents et en poussant des cris sauvages, crevaient les cruches à grands coups de pied, et emportaient femmes et filles par delà le golfe du Lion dans des capitales barbaresques.
Ceux du village, un peu froissés les premières fois, ne se fâchaient plus maintenant ; vous allez comprendre pour quoi.
D’abord, chacun savait que là-bas les Provençales n’étaient pas à plaindre. Bien traitées, bien nourries, parfumées à l’essence de rose, et habillées de colliers en or, souvent on les nommait sultanes. Tout cela, comme on peut penser, flattait l’amour-propre des familles. Sans compter que, de temps en temps, quand une occasion se présentait, elles écrivaient de belles lettres avec de l’argent turc dedans pour consoler parents ou maris en leur permettant de vivre bourgeois. Ils s’achetaient alors des olivettes et des vignes. Une fille enlevée, assez jolie, c’était quasiment la fortune…
Et d’autres avantages encore !
Par exemple, si une jeunesse un peu trop coureuse avait, comme une cavale débridée, laissé tomber un fer en route, et que son galant refusât de le ramasser :
— C’est bien, Tistet, j’irai au puits.
— Va au puits, Myette…
Et elle allait au puits, pécaïre ! et les Turcs étaient bien contents.
De même pour les demoiselles sans dot, les veuves qui ne renoncent pas, et les ménagères mal en ménage.
A cette bienheureuse époque on ne connaissait par ici ni femmes séparées ni vieilles filles. Le monde vivait dans le contentement et la concorde. Pas besoin d’huissiers, de juges de paix ou de notaires ! Ces honnêtes brigands de Turcs étaient chargés d’arranger tout.
Bientôt le puits devint célèbre. Toujours quelque femme, quelque fillette rôdait autour, s’attardant, espérant les Turcs. Même à la fin, pour simplifier, les Turcs avaient la politesse d’annoncer leurs coups huit jours à l’avance en hissant à la cime d’un pin le terrible drapeau vert et rouge surmonté d’une tranche de pastèque, qui est le croissant comme chacun sait.
Ce fut alors une vraie foire. Voulez-vous des filles ? en voilà des filles ! Il en venait d’un peu partout, la cruche au bras, sous prétexte de chercher de l’eau. Il en venait de la plaine et de la montagne : d’Arles avec le ruban flottant qui fait si bien contre les joues brunes ; de Nice avec le petit chapeau plat pareil à un champignon blanc ; et des Avignonnaises coiffées de la catalane, et des Marseillaises qui toujours rient, le front encadré de frisons noirs dessous le bonnet en coquille. Ils n’avaient plus assez de barques, les Turcs ! Les Turcs ne savaient plus où donner de la tête.
En ce monde, tout s’use, hélas ! les fils les plus longs ont un bout, et il arriva un moment où l’affaire se gâta. Entre nous, il y eut de la faute des Turcs.
Jamais on ne leur avait rien dit, bien loin de là : tous amis, tous frères. Chacun se faisait un plaisir d’offrir la tournée de muscat quand ils passaient devant une bastide.
Que voulez-vous ? Les gredins abusèrent !
Un jour — ils n’étaient pas venus depuis longtemps — un jour, sur le bleu de la mer, on distingua des voiles blanches :
Les Turcs ! ce doit être les Turcs !…
Grand remue-ménage là-haut. Les plus pressées sautent sur la cruche et dégringolent du côté du puits.
C’étaient bien les Turcs, en effet. Seulement, pour cette fois-là, les Turcs ne venaient pas chercher des femmes. Au contraire ! Il y avait chez eux un trop-plein, et l’idée leur était poussée de nous rapporter en une fois toutes les vieilles, celles qu’ils avaient enlevées vingt ans, trente ans auparavant. Vous voyez d’ici le cadeau !
Ah ! mes amis de Dieu, ce fut une belle bataille. Mon saint homme d’oncle n’avait que cent ans alors qu’il me la raconta. Sitôt qu’on sut de quoi il retournait, avec des fusils et des haches tout le village descendit. On en tua des Turcs et des Turcs ! Le puits fut comblé de corps sans têtes ; et il y avait sur le sable tant de têtes coupées et de turbans que la plage, disent les anciens, ressemblait à un champ de citrouilles. Les Turcs durent se rembarquer, ramenant au pays d’où ils étaient venus leur chargement de vieilles femmes. Et même à partir de ce moment, plus jamais on n’a revu de Turcs !
Comme souvenir de l’événement, le puits garde encore aujourd’hui le nom de Puits des Sarrazines.
— Parce que, conclut Marius en soulignant d’un verre de vin la fin du récit et de la bouillabaisse, parce que, du temps des arrière-grands-pères, les Turcs, quand ils allaient sur mer, s’appelaient plutôt Sarrazins.
Le cadran des Accoules marquait six heures du soir. Quelques minutes après, non sans un certain chatouillement intérieur d’orgueil, tempéré, à vrai dire, par de vagues appréhensions de mal de mer, je m’accoudais, dominant les quais et la fourmilière des nouveaux ports, à l’arrière de la Ville de Naples, qui soufflait la vapeur par toutes les bouches de sa machine et carillonnait le départ.
Adieu Marius, adieu Marseille !
Marius n’est déjà plus qu’un point noir. Marseille, au contraire, à mesure que le navire s’éloigne et prend du champ, Marseille avec sa forêt de mâts, ses clochers, ses tours, semble grandir et se hausser sur l’eau. Des collines, invisibles jusque-là, apparaissent derrière les maisons ; et, comme le soleil va plongeant, les longues jetées régulières barrent la mer bleue de lignes rouges. Puis, plus vite qu’elle n’avait grandi, la ville se fit petite ; lointaine déjà, je ne la distinguais plus qu’avec peine, quand, subitement, comme derrière un rideau qu’on tire, elle disparut au tournant d’un cap.
Premier repas à bord, charmant et tout parfumé de sensations nouvelles, dans une de ces magnifiques salles à manger de la Compagnie générale transatlantique, dressées au-dessus du pont comme un château d’arrière, et dont le toit, qui forme terrasse, sert de promenoir aux passagers. Des lustres, un piano, des tapis, des lambris de marbre, avec — ce qui vaut mieux pour l’appétit — l’air de la mer et de la lumière circulant partout librement. Le commandant Baudin, qui préside, prodigue à sa voisine, novice comme moi en fait de navigation et tout enthousiasmée, une foule de renseignements dont je fais sournoisement mon profit. Peu à peu les langues se délient. Tandis qu’à droite un jeune Tunisien me parle de Paris où il vient de passer trois semaines ; tandis qu’à gauche un brave Marseillais, ancien capitaine caboteur, maintenant « retiré dans le commerce », me donne son adresse et me charge de le renseigner à mon retour, puisque je compte aller jusque-là, sur le prix que valent les cornes et onglons à Kairouan ; en face de moi, dans l’encadrement, pas plus grand que la portière des wagons, d’une fenêtre ouverte, le roulis me montre alternativement un pan de ciel bleu, une lieue de mer et les rocs blancs et nus qui sont la côte de Provence. Ce jeu de cache-cache entre l’azur uni du ciel et l’azur pailleté de la mer, ces crêtes dentelées qui, de trois secondes en trois secondes, ont l’air de venir regarder dans votre assiette, produisent d’abord un effet quelque peu troublant ; mais à la fin l’estomac s’y habitue.
Quand on remonte sur le promenoir, les côtes ont disparu et la nuit tombe. La nuit, voilà qui m’inquiète ! Aussi est-ce avec un peu de vague à l’âme qu’après une heure ou deux passées à contempler les flots et les étoiles, après un thé somnolent où la plupart des convives manquent, je regagne ma cabine et mon lit.
Elle est confortable, la cabine, on n’est pas trop mal dans ce lit. Sur la lampe, qui m’éclaire de l’extérieur et que défend un grillage, j’ai rabattu les deux petits battants en cuivre pareils aux volets d’un triptyque ; mais un rayon de lune arrive par la lentille du hublot. La mer, avec son large bercement, amène vite un sommeil léger, transparent, au travers duquel, entendant l’hélice ronfler, je rêve confusément de rouets monstrueux et de gigantesques nourrices.
Des bruits me réveillent, il est onze heures.
— Bien le bonjour ! me crie le négociant en cornes et onglons, qui sort de la cabine d’à côté ; tout de même sans nous en apercevoir, nous avons déjà fait la moitié du voyage.
L’après-midi est longue, et le spectacle, au milieu de cet immuable rond bleu, finirait par devenir monotone, bien que les flots varient d’aspect suivant que le soleil monte ou que le vent change, tantôt immobiles et lourds, tantôt s’éclaboussant de bulles d’or, puis agités, frisés, neigeux, rebroussés en claires poussières où jouent des reflets d’arc-en-ciel. Mais il y a les surprises du voyage : un mât à l’extrême horizon, une fumée entrevue, un verdier émigrant, sorti on ne sait d’où, qui vient se reposer sur les vergues, un goëland qui plane rasant l’eau et, retourné d’un subit coup d’aile, montre son ventre blanc, s’argente et se fait invisible au milieu des blancheurs d’écume. Et les marsouins ! Oh les marsouins ! Ils ont d’abord cabriolé au large, et, navigateur sans expérience, je les prenais pour de gros thons. Ensuite ils se sont rapprochés, faisant mine de vouloir défier en vitesse la Ville de Naples.
Tout le monde, afin de mieux voir, était passé sur le gaillard d’avant. Vous vous figurez peut-être le marsouin comme un poisson ondoyant et souple, pareil à ces dauphins classiques qu’on sculpte aux bas-reliefs des fontaines ? Pas du tout : rigides et taillés droit comme un cuirassé, la queue en V, le nez en groin, ils sont trois qui courent sous la proue sans qu’on voie frémir leurs nageoires. De temps en temps ils sautent hors de l’eau, d’un saut balourd, tout d’une pièce. A la fin pourtant ils se fatiguent à filer ainsi tant de nœuds. Un d’eux lâche pied, si j’ose m’exprimer ainsi, aussitôt un autre l’imite. Le troisième, par pur amour-propre, persiste quelques instants encore ; mais à son tour il plonge et disparaît, au moment précis où la cloche du bord sonnant pour le dîner semble annoncer la fin de la lutte et la victoire du paquebot.
Le soleil tombait, et ses rayons horizontaux éclairaient au loin, sur notre gauche, les côtes sauvages de Sardaigne.
— Demain matin, me dit le commandant, si vous êtes sur le pont de bonne heure, vous pourrez voir l’Afrique se lever.
Le lendemain, un matelot pieds nus est en train d’éponger le pont. Je lui demande :
— Qu’aperçoit-on là-bas dans la brume ?
Il me répond :
— C’est la terre en grand.
Des hauteurs arrondies, boisées de myrtes bas qui prolongent jusque dans la mer leur tapis de verdure sombre ; çà et là, des traces de culture, un carré rougeâtre… Voilà donc l’Afrique ! J’avais rêvé d’un abord plus farouche cette vieille terre, mère des monstres. Il fait d’ailleurs très frais, et je cherche le soleil. Maintenant la Ville de Naples suit les côtes, sa proue tournée vers l’Orient. Quelques points blancs qui sont des marabouts, des lignes blanches qui sont des villes. On nomme Bizerte, Porto-Farina. Puis nous doublons une pointe, et un village m’apparaît en l’air, au milieu d’oliviers, avec des toits plats, des coupoles, le tout d’un éclat vif et doux, dans la gaie lumière du matin, comme de la neige teintée d’un peu de rose.
Ce village est Sidi-bou-Saïd, et ce cap est le cap Carthage. Plus loin et plus bas, au ras de l’eau bleue, des bastions, un minaret, un clocher : la Goulette ; et derrière, Tunis, qu’il faut deviner au fond de son lac.
J’essaye de débarquer, non sans peine ! car la Tunisie n’a pas de ports et les navires sont obligés de mouiller l’ancre en rade assez loin du rivage. Le passager qui veut se faire conduire à terre devient alors la proie de bateliers braillards et bariolés qui, avant même que l’escalier mobile fût descendu, avant que la Ville de Naples fût arrêtée, accrochaient à ses flancs leurs embarcations, criant comme des sourds et se disputant la bonne place à coups de rames, au risque de chavirer dans les derniers remous de l’hélice. Un fonctionnaire malpropre et digne, avec la redingote à innombrables boutons et la chechia timbrée d’un ornement en cuivre repoussé — insigne des administrations beylicales — qui représente un croissant entre deux drapeaux, tapait dans le tas, à tour de bras, pour mettre un peu d’ordre. La politique du bâton a quelque chose qui d’abord répugne à notre délicatesse française, et pourtant, il faut bien le dire, sans le bâton de l’homme en redingote, nous serions tous encore à bord.
Je me trouve assis dans une barque à côté d’une jeune femme, d’une modiste, missionnaire du chiffon et du ruban fripé, qui vient prêcher à Tunis la bonne nouvelle de nos élégances. En proie aux mélancolies du premier exil, elle contemple avec un dégoût mêlé d’effroi, touchant ses genoux, sur le banc transversal où les rameurs s’accotent, un orteil monstrueux, l’orteil nu d’un nègre. Près du nègre, les pieds nus toujours, rament un vieil Arabe et un garçonnet de quinze ans. Très brun, il a des yeux bleu clair et de beaux cheveux blonds frisés. « Pauvre petit ! » soupire la modiste. Enfant de l’amour et du hasard, né à Malte de quelque matelot anglais, l’ardent soleil n’a pu lui noircir que la peau.
Détails frivoles, si l’on veut, et indignes d’être enregistrés par un voyageur qui se respecte. Mais qu’y faire ? C’est ainsi que d’abord la Tunisie s’est révélée à moi, avec la bizarrerie de ses procédés administratifs et son curieux mélange de races.
Nous voici enfin dans la Goulette, large canal gorgé d’eau noire qui joint la mer au lac et sert de port. La Goulette a pour garde les murs blancs d’un fort armé d’énormes canons en fonte, soigneusement passés au goudron, mais de forme antique et paradoxale, qui doivent pour le moins remonter aux temps de Charles-Quint et du corsaire Barberousse. En verrons-nous de ces inutiles canons, dans notre voyage ! La côte tunisienne en est toute hérissée.
On nous débarque ; il s’agit de payer au chef des rameurs le prix de cette courte traversée. « Dites que vous êtes passager de troisième classe », me souffle à l’oreille le marchand de cornes et onglons. « Pourquoi ? — Vous verrez. » Un peu par loyauté, beaucoup par vanité française, car la modiste est toujours là, je déclare ma qualité de voyageur en première. C’est 3 francs ! Pour le même voyage, fait sur le même banc, sur le même bateau, le prudent Marseillais, grâce à un petit mensonge, s’en tire moyennant 50 centimes. Il m’explique qu’en Tunisie marchandise et travail n’ont pas de prix bien arrêté. Un couffin de dattes, un panier de figues vaudront indifféremment une piastre si vous avez le gousset garni, ou deux caroubes, c’est-à-dire moins de deux sous, si vos habits montrent la corde. Le tout en conscience, sans que le marchand pense à mal, par une vague conception de communisme oriental et de fraternité musulmane qui veut que, tout étant à tous, les plus riches payent pour les plus pauvres.
Ayant laissé mon bagage à bord, je ne fais que passer devant la douane, où un nègre, — toujours des nègres ! — un nègre en magnifique turban de soie fouille et retourne de ses mains couleur de charbon une malle de femme pleine de chemisettes brodées.
Le soleil, supportable en mer, semble s’être fait brûlant tout à coup. Un pont-levis, enjambant le canal, traversé, je me réfugie dans un café, sur une placette qu’ombragent des arbres assez verts alignés à l’européenne, et où un maigre filet d’eau pleure dans une vasque en simili-bronze. Il est onze heures du matin à peine, et le commissaire du bord a affiché le départ pour six heures du soir. Mais les bateliers et manœuvres indigènes n’auront pas terminé leur besogne de sitôt, exténués qu’ils sont par le jeûne du Ramadan. J’aurais donc tout le temps d’aller jusqu’à Tunis. Mais on est bien ici à regarder la foule et son agitation paresseuse, cohue de burnous blancs et de dalmatiques à ramages que traversent un âne, un chameau, une chiourme de forçats balayeurs joyeux et bien portants malgré leurs bruyantes entraves, un soldat du bey triste et mal nourri, des Mauresques voilées, des Juives coquettes et grasses dans leur original et troublant costume de ville, une grande carrossa délabrée que mène un cocher tout en or, ou une corvée de troupiers français vêtus de toile blanche et portant des gamelles.
Au résumé, sur un fond de couleur locale, on sent trop ici le voisinage de la cour mi-européenne du Bardo, de nos casernes et du port. Ce n’est qu’un à-peu-près d’Orient, l’Orient frelaté des Échelles.
Il sera sage de réserver ma fraîcheur d’impressions pour l’Orient presque intact, encore endormi, que cache là-bas le cap Bon, couché en travers de l’immense rade éblouissante où la Ville de Naples fait sa vapeur, mouillée un peu en avant des cuirassés de notre flotte de guerre, et que sillonnent quelques speronares légers et une tartane adriatique dont la voile brune porte, visible au loin dans l’air transparent, l’image barbare d’un saint.
Vains projets ! J’ai manqué le bateau : je l’ai manqué, parce que, dans ce pays étrange et nouveau, dans cette émotion de l’arrivée, on perd comme en un rêve le sentiment du temps et de l’heure ; parce que le soleil, en tournant, m’a chassé de la table que j’occupais ; parce que la flânerie est douce à travers l’imprévu des rues de la Goulette ; parce que je me suis arrêté plus longtemps qu’il n’aurait fallu, inconscient, le dos dans un coin d’ombre, à contempler, avec ses murs blanchis à la chaux, son escalier de pierre sans rampe où une femme est assise, son puits en faïence et son figuier, une cour de maison si blanche qu’elle en paraissait légèrement bleue, comme si dans la claire atmosphère un peu de l’azur du ciel s’était dissous et flottait ; parce que, ô contraste ! j’ai fait la découverte originale de ce que l’Orient peut contenir de comique en m’égarant dans l’arsenal encombré d’une invraisemblable artillerie, où la flotte de la Régence est représentée par une chaloupe en train de pourrir sur son chantier, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un amiral pour elle seule ; parce que j’ai suivi un jeune eunuque noir, une serviette d’avocat sous le bras, correct et grave sous sa redingote, se dirigeant à grandes enjambées vers le mignon palais d’été que le bey Mohammed s’est bâti au milieu de l’eau ; parce que j’ai voulu dîner, séduit par la beauté du paysage et aussi par une assiette d’énormes crevettes rouges dix fois grandes comme les nôtres, sur la terrasse d’un restaurant en vue de la mer ; parce que le batelier mal blanchi qui devait me prendre et m’avertir de l’heure est arrivé en retard, abominablement gris d’absinthe et de vin de palme ; parce que cela était écrit, et pour une foule de raisons encore !
D’ailleurs, tout s’arrangera pour le mieux. Des passagers m’ont vu ; ils pourront rassurer le commandant et certifier que je ne suis point mort. Mes malles sont dans ma cabine ; on songera certainement à les déposer à Sousse, où j’arriverai par le prochain bateau, c’est-à-dire dans trois jours.
En attendant, j’ai trouvé tout de suite ici pour passer ma nuit une installation originale. C’est la coutume à Tunis, parmi les gens riches, de venir, quand ils en ont le temps, à la Goulette respirer la brise de mer. Beaucoup de négociants y possèdent un pied-à-terre ; ceux qui ne sont pas propriétaires ont la ressource de louer pour la saison dans l’établissement des bains une cabine que chacun meuble à sa guise. Un aimable Maugrabin, à qui on me présente, veut bien me céder la sienne pour un soir. Je serai à souhait dans cette baraque en bois, sur ce divan couvert de tapis dont la bigarrure violente me dépayse et me charme. La fenêtre donne sur la mer et une trappe pratiquée dans le plancher permet de descendre jusqu’à l’eau salée que j’entends clapoter entre les pilotis, sous ma couchette. La lumière éteinte, la chambre éclairée vaguement par le reflet de la mer et des étoiles, sommeillant à moitié, je me figure voir la trappe se soulever, tandis que des sirènes africaines, des sirènes noires, se dressent en riant sur leur queue écaillée pour regarder l’étranger dormir.
Au réveil, mon premier soin est d’ouvrir la trappe ; et cela m’amuse d’aller au bain comme un bon bourgeois irait à sa cave.
Le voyage est plaisant de la Goulette à Tunis, par ce chemin de fer improvisé, sorte de tramway à vapeur primitif et commode, avec ses lourds wagons disgracieux mais ouverts au grand air et munis de plates-formes où l’on circule. A gauche, la lagune aux bords sablonneux peuplés d’oiseaux d’eau ; à droite, des coteaux bas sur lesquels de nuages promènent leurs ombres, plantés d’oliviers trapus au feuillage dur et qui ne s’argente pas au vent comme nos oliviers de Provence. Derrière nous, la Goulette, ligne mince et blanche entre le lac et la mer.
A Tunis, où sans que la locomotive s’essouffle, on arrive en une demi-heure, j’ai tout de suite trouvé le bon endroit pour voir la population défiler. C’est une petite place entourée d’arcades, dans l’ombre d’une haute porte à créneaux, très historiée, que décore une inscription arabe gravée sur le marbre : Bab-el-Bahr, la porte Marine.
Un pittoresque fort mêlé ! Deux grandes maisons à l’italienne, le toit couronné de balustres, la façade superposant les colonnes fines de deux loggias ; à côté, une maison mauresque aux murailles nues, portant, collée à ses parois comme un gigantesque nid d’hirondelle, la grille ventrue d’un moucharabi. Sous les arcades, une sorte de boutique qui est la Bourse, et, me tirant l’œil par son enseigne en français et l’antithèse de deux mots hurlant de se rencontrer : la Pharmacie carthaginoise !
On dirait que le vieux Tunis tout entier, Européens, Maltais, Arabes et Juifs, se vide par cette unique porte. Voici l’Orient pacifique : un indigène à turban vert, le nez chaussé de grandes lunettes rondes ; jambe de ci, jambe de là, sur une selle en belle tapisserie, et tranquille comme à son comptoir, il s’en va doucement, Allah sait où, au trot de sa mule. Quelque négociant ! car on trouverait, en y regardant, pas mal d’épicerie au fond de ces âmes barbaresques. Seulement, fils heureux d’un pays de lumière, ils éprouvent le besoin de s’habiller de couleurs tendres pour piler leur poivre et débiter leur cannelle.
Et voici l’Orient guerrier ! Un vulgaire banc de bois peint en vert sépare le café où je me suis assis d’un autre établissement qui se trouve être un poste de soldats ; un homme trop brun, à barbe grise, à figure de doux forban en sort, grignotant des gâteaux. Il a une veste brodée et trois poignards démesurés, gaine d’argent, manche d’ivoire, dans une ceinture de soie. C’est, paraît-il, le chef de la police ; à son air férocement débonnaire, j’eusse parié pour le bourreau.
Achetons, avant d’entreprendre notre promenade, un de ces bouquets à l’odeur délicieuse, mi-naturels, mi-artificiels, faits de corolles de jasmin enfilées sur des fibres de palmier, et que l’on vend enveloppés d’une fraîche feuille de vigne. Les gens d’ici, riches ou pauvres, bourgeois ou soldats, ce voleur qui passe et les zaptiés qui l’emmènent, portent tous un de ces bouquets sur l’oreille, un peu penché, à portée des narines. Mais je n’ai pas de turban, et, malgré mon envie, je n’ose pas faire comme eux.
Maintenant, au hasard de la découverte !
C’est une bizarre et particulière émotion que de se savoir citoyen pour un jour de cette fabuleuse Thunes, dont rêvaient comme d’une Mecque bohème les tire-laine du vieux Paris. Et, de fait, il y a du vieux Paris, il y a quelque chose d’un moyen âge transporté sous le ciel africain, dans cet enchevêtrement labyrinthique de rues tournant court et d’impasses, de longs couloirs coupés d’arcades où l’ombre et le soleil vont par tranches et se suivent sans se mêler, comme le vinaigre et l’huile dans l’unique burette d’un pauvre homme. Portes basses et murs aveugles ; fenêtres en garde-manger où des houris, invisibles et qui vous voient, arrosent un pot d’œillets ou de basilic ; puis, au sortir de ce silence, brusquement, avec un bruit d’écluse qui s’ouvrirait tout à coup, les souks arabes ou juifs, — car je ne suis pas encore assez ferré pour distinguer dans tout cela, — marchés couverts aux voûtes basses, aux piliers enrubannés de jaune et de rouge, et, dessous, des brodeurs, des selliers, des tisseurs, des marchands de fruits, de parfums et d’épices. Le souk du Bey, avec ses boutiques régulières en bois découpé, jadis marché aux esclaves, est aujourd’hui habité par des Juifs qui vendent des tapis, des étoffes, ou bien fabriquent des calottes rouges foulées, feutrées, tondues au ciseau et pressées dans des pressoirs à vis, sous le regard du passant. Voici le souk aux vieux habits ; un bric-à-brac des Mille et une Nuits, une foule hurlante de gens à faces de pirates qui se poussent, les bras levés, offrant aux amateurs des djebas, des kmesas, des sourias, toutes sortes de costumes bariolés et de radieuses guenilles. Parmi le vacarme, mendiant et quêtant à la porte d’odorantes gargotes qui ont leur fourneau de terre sur la rue, un santon se promène en habit de pénitent bleu avec des amulettes au cou. Il est roux, fanatique et jeune, il me fait penser à Jésus-Christ.
Comment me retrouvai-je en plein soleil sur un chemin jaune et brûlé longeant une pente que surmontent les murs effrités de la kasbah ? Au-dessous, va dégringolant en cascade blanche le faubourg arabe de Bab-el-Djzira.
Décidément Allah me gâte et Tunis fait des frais pour moi ! J’entends des chants, des cris rythmés, des lamentations sur-aiguës. Je gravis un talus en glaise sèche, et comme il se trouve de plain-pied avec l’étage supérieur des maisons qui y sont adossées, je puis, passant de terrasse en terrasse et me donnant le plaisir nouveau d’une promenade sur les toits, arriver jusqu’à l’endroit d’où part l’étrange et mystérieuse symphonie. Dans une étroite cour, une vingtaine de femmes se lamentent, avec des salutations réglées et de grands gestes, devant une porte ouverte d’où sortent les pieds raidis d’un cadavre. Deux d’entre elles soutiennent par-dessous les bras une vieille femme échevelée. C’est une cérémonie de funérailles. Je jette un regard et me retire, ne voulant pas troubler d’une indiscrète curiosité ces bons musulmans dans leur deuil. D’ailleurs, de tous côtés les chiens aboient, et un teinturier en train d’étendre au soleil, sous les remparts, de longues pièces de cotonnade bleue, vocifère de loin, à l’adresse du sacrilége roumi que je suis, les plus épouvantables injures.
Montons toujours ; le soleil pique, et voici justement, oasis rêvée, un petit square aménagé à l’européenne autour du bassin où arrivent, sortant de l’aqueduc en grosse gerbe bouillonnante, les eaux fraîches et vierges du Zaghouan. La fontaine déborde et chante, un arbre fait ombre, des gamins noirs et nus se baignent ingénument dans le bassin.
Une porte en fer à cheval, gardée par de pacifiques douaniers élevant un mouton et des poules, ouvre sur la campagne. Mais des monticules pelés interceptent la vue ; je veux jouir du paysage et me décide à pénétrer dans la kasbah. Nos soldats y campent. Ces grands murs en pisé, lézardés fort pittoresquement, ont le ton et l’aspect de ruines romaines. Sous la voûte en arabesque d’un marabout écroulé, mangent deux chevaux d’officiers. Une large voie en plan incliné conduit sur des dessus de casemates se prolongeant en bastion où poussent des herbes et des ronces.
Enfin, la Tunisie m’apparaît : des minarets, des terrasses, des coupoles ; le Bardo, solitaire au milieu d’une plaine triste coupée d’un aqueduc et semée de petits cubes blancs ; à nos pieds, dans l’étendue déserte, entre des plages basses et rouges, la Sebkha desséchée, incrustée de sel, a l’éclat blanc et mat d’un grand plat d’argent non poli.
J’essaie de regagner l’hôtel. Encore des souks, encore des ruelles ! et des routes sombres, de douteux passages bordés de cabarets maltais et d’habitations juives, où de grasses filles d’Israël, penchées derrière les volets de leurs fenêtres ou debout à l’entrée d’un couloir revêtu de faïences bleues, ont des regards d’une bienveillance troublante. Puis, tout à coup, c’est un morceau de rue de village où le coq chante, un jardin avec des dattiers qui regardent par-dessus le mur, des bananiers aux feuilles molles, effiloquées, laissant pendre une fleur énorme, violette et rouge, au bout du régime à moitié formé.
Évidemment je m’égare ; mais dans cette lumière douce, cette fraîcheur, ce silencieux va-et-vient d’ombres blanches, puisse mon égarement longtemps durer !
Hélas ! voici du bruit, de la poussière, une insupportable chaleur : c’est le progrès, la civilisation, la ville européenne nouvelle, et l’hôtel de Paris où, compensation insuffisante, la cloche sonne l’heure du déjeuner… Car il paraît, chose invraisemblable, que j’ai fait cette course folle en moins de deux heures.
Que devenir l’après-midi ? Je ne voudrais pas recommencer ma promenade ; on gâte une sensation en insistant trop. D’un autre côté, ce grand hôtel froid, d’un cosmopolitisme décoloré, et qui ressemble à tous les hôtels du monde, est un triste séjour pour un affamé d’Orient. Si je faisais la sieste ? Mais ne fait pas la sieste qui veut, et je n’ai pas encore appris à faire la sieste.
Tandis que je prends ma demi-tasse, — à l’européenne, ô rougeur ! — sous les arcades poussiéreuses d’un café neuf, peuplé de garçons rasés, et qui affiche pour toute originalité d’avoir sa terrasse assiégée par une quinzaine de cicerones décrotteurs, de douze à quinze ans, plus ou moins juifs ou nègres, et d’employer en guise de chasseur un officier tunisien lamentable et poli dont on garde le sabre au comptoir quand il va en course, quelqu’un s’approche et me salue. Je reconnais Dario, l’ami Dario Attia, le jeune Tunisien de la Ville de Naples, qui me croyait à Sousse depuis deux jours et se montre affectueusement ravi de ma mésaventure. Remuant et fin, d’une aimable et vive intelligence, mélange d’Italien et d’Asiatique, car sa mère est des environs de Naples et son grand-père venait d’Alep, quelque peu Israélite aussi, autant qu’on peut l’induire de son profil très pur et de son regard noir, mais Israélite sans fanatisme, Dario présente un fort sympathique spécimen de la fusion des races en Tunisie, et de ce métal de Corinthe que l’on appelle un Levantin.
Dario trouve tout de suite l’emploi de la journée. N’est-ce pas fête ? C’est fête, en effet ; tout à l’heure, je me le rappelle, j’ai failli assister à une grand’messe, étant entré, — comme je suivais, sans penser à mal, un groupe de Maltaises brunes, à mâchoire solide, à pommettes saillantes, belles sous leur cape de satin noir, quoique d’une beauté un peu masculine, — dans une église d’aspect très catholique à l’intérieur, mais précédée, en guise de parvis, d’une petite cour mauresque où les fidèles, en attendant l’heure, marchandaient des souvenirs de Jérusalem, menus objets en nacre et en bois d’olivier familièrement étalés sur le pavé. C’est fête ! Or un Tunisien qui se respecte va, les fêtes et le dimanche, à Hammam-Lif, quand il ne va pas à la Goulette. Dario Attia me donne, d’ailleurs, à entendre que le patriotisme au besoin me ferait un devoir d’opter pour Hammam-Lif. Le chemin de fer de la Goulette, sommairement construit par les Anglais, a été acheté, comme on sait, par une Compagnie italienne, la Compagnie Rubbatino. Aussi les employés affectent-ils de ne parler que l’italien et les affiches sont-elles exclusivement rédigées dans la langue du Dante, ce qui ne laisse pas que d’être gênant et même quelque peu vexatoire. Mais la ligne de Hammam-Lif est française ; et, comme lieu de plaisir et de bain de mer dominical, Hammam-Lif commence à faire une sérieuse concurrence à la Goulette. Les amis des Français vont à Hammam-Lif de préférence : Vivent la France et Hammam-Lif !
Nous trouvons à la gare une foule endimanchée qui attend. Sauf quelques chechias, quelques turbans, la note éclatante d’un costume juif, on pourrait se croire un jour d’été à une gare de banlieue. Le train contourne d’abord le lac, puis il suit la mer et vous dépose en plein sable, sur une plage, au pied de montagnes arrondies, couvertes de myrtes ras et se creusant en vallons agréables. Quelques maisons, un café maure, un dar-el-Bey transformé en caserne, et l’établissement des bains que je commets l’imprudence de visiter. Les étuves souterraines où jaillissent des sources d’eau, bouillantes et fumantes, datent du temps des Romains. Mais si les constructions paraissent romaines, les puces qui y pullulent sont certainement d’importation arabe ; seule la puce arabe peut donner ainsi la sensation d’une aiguille de fin acier s’enfonçant soudain dans la chair. Ces puces maigres et nerveuses m’empêcheront longtemps d’oublier ma visite aux thermes d’Hammam-Lif.
J’ai pourtant essayé de les noyer. On se baigne là-bas, le long de la plage, joyeusement, comme en famille ; puis on mange et boit sur le sable, mets quelconques et boissons tièdes que vend un mercanti, à l’ombre de cabanes improvisées. L’installation est encore assez primitive ; mais le sable fin descend sous l’eau à très douce pente ; le paysage, entre la montagne et la mer, avec cet horizon de caps pareils à des îles, rappelle, par la grandeur et l’intimité, le golfe de Naples et le golfe de Juan. Sans même compter les eaux thermales, Tunis, aisément, peut se faire là, pour remplacer la Goulette envahie et devenue ville, un vrai paradis de baigneurs.
Le soir, de six à sept heures, tout le monde se promène sur la Marine, qui est une superbe et large allée filant droit de la porte Bab-el-Bahr au lac et aux Docks. A l’entrée, sont les constructions neuves de la colonie européenne, de grands hôtels et des cafés, la Compagnie transatlantique, la poste, les consulats, le palais du résident français, une église. Mais les maisons s’abaissent peu à peu, et l’on est bientôt dans une espèce de campagne çà et là bordée de bicoques et de débits, quelque chose, moins les villas somptueuses et les platanes, comme ce Prado de Marseille que je parcourais il y a quatre jours. La ressemblance est même frappante, à cause de cette colline excoriée, portant à son faîte les constructions blanches d’un petit fort, flanqué d’un marabout, qui ne sont pas sans rappeler la chapelle et le fort de Notre-Dame-de-la-Garde. Quelques haies en roseaux, bordant la route, ajoutent à l’illusion. Et c’est là, sans doute, ce qui a inspiré cette enseigne touchante : Café Provençal, posée à l’entrée d’une rustique guinguette où, toute l’après-midi, de braves gens, exilés comme moi de Sisteron ou de Barbantane, jouent aux boules dans la poussière en se rafraîchissant de limonades et de sirops.
Derrière les grilles de l’Entrepôt se profilent les mâtures des petits bateaux plats qui naviguent de Tunis à la Goulette. Tournant à gauche et franchissant la ligne du chemin de fer, que ne défend aucune barrière, je me suis trouvé au bord du lac. Dans la nuit tombante, des voiles se voyaient encore. Le ciel et l’eau, d’un même ton, étaient d’un violet gris plein de mélancolie. La plage, faite de détritus innommés, exhalait une odeur de sentine et d’égout ; et, au lieu des flamants roses dont parlent les voyageurs, des milliers de chauves-souris, avec des cris aigus, voletaient de leur vol palpitant d’oiseaux blessés.
Et c’est en me pressant que j’ai repris le chemin de Tunis, qui m’est subitement apparu noir sur fond d’or, avec ses remparts, ses minarets et ses dômes, comme toutes les cités barbaresques regardées au soleil couchant.
Il y avait musique et foule sur la Marine.
Je n’ai pas voulu me laisser entraîner aux délices du Tunis nocturne dont j’ai, d’ailleurs, entrevu en plein jour les ruelles mystérieuses et grouillantes. J’ai même refusé d’entrer dans les brasseries nouvelles, où l’on boit à l’instar de Paris une bière exécrable, servie par des Hébé de douteuse fraîcheur, débarquées la veille de Marseille ou d’Alger.
Le Giardino Paradiso me tente un instant : on y joue la comédie en italien, au fond d’une longue cour que recouvre une treille, de sorte que les spectateurs ont sur la tête un plafond de feuilles vertes et de raisins ambrés. Mais je m’aperçois avec terreur que la pièce, Il Gobbo alla corte, n’est autre chose qu’une adaptation du Bossu. Je ne suis pas venu à Tunis pour y retrouver Lagardère !
Enfin, le dieu du hasard et des voyages, prenant en pitié mon destin, me fait découvrir un café grec, un peu de couleur locale. Une jeune femme, vêtue de rouge et portant la calotte ionienne reluisante d’or, secoue nonchalamment un tambour de basque et chante des couplets à la fois très rythmés et très mélancoliques. Ce n’est point précisément la musique grecque comme je l’avais rêvée. Les Turcs, depuis Orphée, ont malheureusement passé par là. Je n’en veux d’autre preuve que l’air de profonde satisfaction avec lequel l’auditoire, tout musulman, écoute, en respirant ses petits bouquets de jasmin et en se chatouillant la plante des pieds. La chanteuse n’est pas seule. Un violoniste maigre et noir, coiffé du fez grec en forme de pot à fleurs, un vieillard à grand nez, à moustaches de pallikare, grattant sur ses genoux une guitare à gros ventre, constituent l’orchestre. Après chaque chanson, un long entr’acte silencieux et désolé. Les spectateurs sont alors comme s’ils n’existaient plus. La femme joue avec le chien. Le violon et la guitare, les yeux levés au ciel, se perdent en rêveries, immobiles sur leur estrade, derrière une table portant pour tout ornement un bocal où circulent, tristes aussi, deux poissons rouges. Puis la femme renvoie le chien, secoue les plaques en cuivre de son tambour, pousse une note gutturale, et le concert recommence.
A minuit, j’écoutais encore, envahi de je ne sais quelle paresseuse extase, et regardant, pendant les intervalles de silence, une vue photographique de l’Acropole d’Athènes accrochée au mur.
On n’échappe pas à sa destinée ! Il était écrit qu’après Tunis je verrais Carthage. Voici comment la chose s’est faite. M. Cambon, notre ministre résident, à qui, me rappelant des relations déjà lointaines, j’ai cru devoir faire visite, m’invite ce matin à déjeuner dans son palais de la Marsa. Il se rappelle, lui aussi, que nous nous sommes un peu connus, dans les environs du Luxembourg, au temps de la verte jeunesse. De sorte que, par une rencontre imprévue, nous pourrons, après vingt ans, en pays barbaresque, causer des amis d’autrefois morts ou dispersés, et redire quelques-uns des sonnets printaniers que Mérat et Valade publiaient alors.
J’ai tout mon temps : le bateau qui doit me recueillir, arrivé de tantôt, ne repartira que ce soir à six heures. Seulement, cette fois, il ne s’agit pas de le manquer. Ayant transporté mon quartier général à la Goulette, je loue, et la précaution n’est pas inutile, un carrossa pour la journée. Quelles aventures a dû traverser ce carrosse, — car c’en fut un ! — avant de devenir carrossa et de s’échouer ainsi au fin fond de la Tunisie ? De fort grand air quoique délabré, roussi par le soleil, terni par la poussière, on dirait d’un vieux gentilhomme en guenilles. Il a des poignées ciselées où reste encore un peu d’argent, et des petits singes musiciens exécutent un concert galant sur le vernis écaillé de la portière. Hélas ! Mais il faut savoir prendre son parti des choses : pour visiter Carthage dans ce carrosse de Cendrillon, j’aurai, au lieu du cocher poudré que réclamerait l’harmonie, un effronté Maltais de treize ans, les pieds nus, brun comme une caroube, et qu’un invisible petit bonnet garantit seul du grand soleil. Détail charmant : la rosse blanche qui nous traîne a le bout de sa queue teinte en rouge vif.
Voilà donc Carthage ! ce grand coteau pelé, fouillé, plâtreux, couleur de ruine, où poussent des chardons et des fenouils, où, parmi l’herbe sèche, à des fragments de marbre et de mosaïque se mêlent les crottins menus, luisants et noirs des maigres moutons que garde là-bas un pâtre en guenilles. Comme on côtoie le bord, j’entrevois sous l’eau des quais noyés, des restants de môle, de grands murs, des talus de pierre qui furent des escaliers, débris de ville pareils à un éboulement de falaise. Avec les citernes, c’est à peu près tout ce qui reste de la Carthage romaine, car, de la Carthage punique, les ruines mêmes ont péri.
Les plus grandes citernes, situées vers le lac et que remplissait l’aqueduc, sont habitées, paraît-il, et devenues un village arabe. Je me contenterai, puisque aussi bien nous passons tout à côté, de visiter les plus petites sans doute alimentées jadis par les eaux pluviales et dont on aperçoit le sommet des voûtes affleurant le sol, près d’un petit fort tunisien perché sur l’escarpement de la côte. Bien qu’aucun dallage ou terrassement ne les recouvre, il fait frais à l’intérieur des citernes. De ces immenses réservoirs carrés, souterrains dont l’enfilade se perd dans la nuit, les uns sont obstrués de ronces, de figuiers sauvages, et laissent voir, par leur plafond crevé, des trous de ciel bleu ; d’autres conservent un peu d’eau croupissante avec des reflets irisés qui palpitent sur leurs parois. Des couples de pigeons viennent y boire ; au dehors, les cigales chantent et l’on entend le bruit tout voisin de la mer. Les bassins, à mesure que j’avance, sont de moins en moins ruinés, les couloirs plus sombres ; et j’éprouve une terreur à la Robinson en heurtant, près d’un orifice mystérieux plein de sonorités et de ténèbres, des seaux, des cordes humides, un tonneau et un entonnoir.
Mon Maltais, qui attend à l’entrée en fumant sa cigarette au soleil, m’explique que ces cordes, ces seaux, ce tonneau et cet entonnoir appartiennent aux Pères blancs de la chapelle de Saint-Louis perchée en haut de la colline. Il ajoute qu’ils ont un musée. Un musée ? Des étiquettes sur de vieilles pierres ? Non ! je n’irai pas voir les Pères blancs, je n’irai pas voir leur musée.
Il se fait temps, d’ailleurs, de gagner la Marsa.
La Marsa est aujourd’hui pour Tunis, comme elle l’était pour Carthage, la banlieue aristocratique, l’endroit préféré des élégantes villégiatures. Un bouquet de cyprès, arbres de Grèce et d’Asie, rappelle çà et là le souvenir des conquérants turcs. Mon conducteur nomme en passant des villas de beys, de pachas et de kasnadars. C’est un de ces palais que le ministre de France habite l’été.
Nous entrons : un vaste jardin où des lauriers-roses s’étiolent ; une cour revêtue de faïence, recouverte d’un grillage en fer qui laisse voir sur le bleu du ciel des hirondelles perchées et les roses d’un rosier grimpant, au tronc noir et noueux comme celui d’une vigne centenaire. M. Cambon m’attend en haut d’un escalier superbe que décorent deux lions de l’école de Canova et qui devraient être en brioche.
On se reconnaît, on déjeune en causant des choses de France et de jadis, sous un de ces jolis plafonds arabes travaillés en gâteau de miel que les ouvriers d’ici ne savent plus faire ; puis on va fumer sur la terrasse, assis à l’ombre, regardant la mer bleue jusqu’à l’horizon et les ricochets du soleil dans l’eau. Tout à coup, notre béatitude est troublée : des gémissements plaintifs, grinçants, monotones, déchirent l’air. Encore l’envers du progrès ! C’est la noria perfectionnée installée depuis peu chez un seigneur du voisinage qui moud cruellement, dans l’ennui des après-midi, cette insupportable musique. Combien me semble préférable le vieux système carthaginois dont j’ai pu admirer quelques spécimens sur la route : l’outre énorme, noire, pareille à un redoutable dieu phallique, qui, silencieuse, puise l’eau et la dégorge au lent va-et-vient d’un chameau.
Il paraît que j’ai passé auprès du Cothon sans le remarquer. Ce petit port intérieur est, d’après M. Cambon qui l’a un peu découvert, le seul vestige appréciable à l’œil nu de la Carthage primitive. Je promets et me promets de lui rendre visite au retour.
C’est maintenant une lagune ronde, reluisante et blanche de sel, dans une ceinture de cactus. Tout autour, à l’endroit où sont les cactus, se rangeaient jadis les galères de la République. Au milieu, on voit encore la petite île où étaient les bureaux du capitaine de port Hamilcar. Je me rappelle avec stupeur la description démesurée que Flaubert en donne dans Salammbô. Mais les rêves de l’art ne sont pas la réalité ; et tant mieux que Flaubert ait vu Carthage avec ses yeux grossissants de taureau de Normandie.
On frappe : « Qui va là ? » La porte s’ouvre ; et, par l’entrebâillement, m’apparaît un Maure souriant, noblement enturbané, qui porte la main à son cœur, à sa bouche, et me fait signe qu’il est temps de me lever.
La porte se referme et je suis de nouveau dans l’ombre. Mais cette vision a suffi, et, subitement, me reviennent, — vagues dans leurs contours et colorés pourtant des plus vives couleurs comme certains souvenirs de rêve, — tous les détails de ces vingt dernières heures : notre départ de la Goulette à la nuit ; l’avant du paquebot se peuplant d’une pittoresque cohue d’Arabes étendus en travers du pont, la tête sous le burnous, les pieds nus tournés vers les étoiles, et de tribus juives installées par groupes, pour manger et dormir, sur des nattes et des tapis ; Sousse, vue du large au soleil levant, dans ses remparts carrés que dentellent de fins créneaux, élégante, farouche et blanche, d’aspect curieusement barbaresque, et se montrant tout à la fois, avec le dessin de son enceinte, de ses maisons et de ses murs, comme les Antioche et les Jérusalem d’une miniature moyen âge, ou comme une boîte à joujoux dont on aurait enlevé le couvercle ; mon débarquement sur l’estacade fourmillante de soldats français et d’indigènes, mais où personne ne m’attend ; ma flânerie le long du môle ; le marché en plein air où l’on vend des poissons blancs, des poissons aiguilles, des castagnores bariolées, des chiens de mer noirs et chagrinés, des thons qu’on débite au couteau par larges tranches rouges, et aussi d’énormes tortues à bec d’aigle pleurant le sang de leurs yeux crevés, sentant la mer qu’elles ne voient pas et ramant dans le sable désespérément avec des mouvements maladroits de phoque ; et ces hommes demi-nus dans l’eau qui taquinent le poulpe tapi entre les pierres, pêchent la crevette et récoltent, pour en amorcer leurs nasses, de fraîches algues transparentes, tandis que, près de là, quelques paysans en burnous, gros bonnets de la haute ville ou des villages, tâtent, retournent, grattent de l’ongle et font sonner, à l’aide d’un bâton promené sur la paroi intérieure, de grandes jarres à l’huile, de forme antique, provenant de l’île de Djerba. Puis l’entrée en ville par la porte Marine, dans une épaisse poussière qui sent le musc et parsemée de queues de poissons et d’arêtes ; mon arrivée au consulat, où les deux janissaires Mahmoud et Younès m’ont reconnu à l’air de famille et m’ont serré la main avec de graves saluts ; les embrassades fraternelles ; le déjeuner succinct et la sieste imposée, car, ici, paraît-il, le soleil, pire qu’à Tunis, n’admettrait guère qu’un nouveau débarqué se promenât par les rues entre dix et cinq heures.
— Sortons-nous ?
— Un peu de patience, nous avons le temps d’ici à ce soir.
D’ailleurs nos voisins, gens fort aimables qui ont bien voulu m’improviser une installation, viennent, pendant que je m’habillais, de m’envoyer une tasse d’exquis café maure ; je leur dois ma première visite.
Ce sont de vieux Français établis à Sousse depuis quatre générations. Me voilà tout de suite leur ami. En rien de temps, je connais l’histoire de la famille. Ils s’appellent d’un nom très provençal, étant venus de la Pène, petit village aux environs de Marseille, pour faire le commerce de l’huile. D’abord, on logeait au fondouk, sorte de caravansérail, de vaste auberge sans cuisine où les étrangers se cantonnaient, et c’est là que les enfants et les arrière-petits-enfants naquirent. Plus tard, on put bâtir une maison, s’acheter une campagne. La maison est belle, plutôt française que mauresque, un peu mauresque cependant, — il y a là une délicate nuance, — avec ses murs, blancs de chaux à l’extérieur, à l’intérieur revêtus de faïences, sa citerne au coin de la petite cour dallée, et les arceaux de sa galerie où se dessine un peu, mais si peu ! le caractéristique fer à cheval des architectures orientales. « Nous irons un matin jusqu’à notre campagne, du côté de l’oued Laya, sur la route de Kairouan. C’était charmant avant l’insurrection ; il y avait un moulin d’huile, des centaines de pieds d’oliviers, des champs qu’on faisait cultiver par les Arabes des villages qui venaient s’installer là, pour la durée du travail, avec leurs tentes. Et le verger ! Oh ! le verger ! des pêchers, des poiriers, du raisin, des grenadiers, des roses, — ici un verger ne va pas sans roses, — et puis des herbages (traduisez légumes), des herbages tant qu’on en voulait, grâce à un puits intarissable qu’une source souterraine alimente. Mais l’insurrection a brûlé, coupé, saccagé tout cela… » A travers les descriptions et les regrets, je devine un idéal de cabanon, un rêve marseillais réalisé en terre d’exil par l’aïeul.
Le fils de la maison, grand garçon souriant et doux, d’un flegme déjà levantin, me raconte à ce propos ses belles peurs d’il y a deux ans, quand les dissidents, par groupes de huit ou de dix, venaient galoper jusque sous les remparts où se promenaient pour toute défense une centaine de soldats tunisiens aussi peu belliqueux que des juifs. Un jour, dans la haute ville, un Marocain fanatique avait poignardé un Maltais en criant la guerre sainte. Ce jour-là on redouta un massacre, on poussa les grands verrous de la porte donnant sur la rue, et les enfants ne sortirent point.
C’est le grand souvenir !
A part cela, ils avaient toujours vécu d’une vie monotone comme celle des vieilles provinces, dans leur cercle de famille patriarcalement resserré.
Le père, qui a pour coiffure, lorsqu’il sort, la chechia rouge, et qui garde chez lui la petite calotte blanche tricotée à jour qu’on porte sous la chechia, me parle des choses antérieures à l’arrivée des Français comme d’un temps vague et lointain. Vous diriez des gens subitement réveillés et un peu endormis encore.
Je me laisserais aisément conquérir aux douceurs de la vie soussaine dans ce grand salon meublé d’un sopha et de fauteuils Empire, dont la majesté surannée contraste assez bizarrement avec les tapis aux vives couleurs, les encoignures en bois découpé et les briques bariolées des murs reluisant sous le demi-jour des étroites fenêtres grillées qui s’ouvrent là-haut près du plafond.
Il y a dans l’air un parfum qui m’est inconnu ; et ce parfum d’un pays nouveau me pénètre délicieusement, comme l’âme même des choses.
Quand j’ai fait mine de partir, la petite Hersilie, la Papouna, comme l’appelle sa vieille nourrice italienne et sourde, Hersilie qui, seule en un coin, sans rien dire, couvait l’étranger de ses grands yeux noirs, a voulu tout à coup, malgré sa mère, grimper sur mes genoux et mettre un brin de henné à ma boutonnière. Je vois une fleur frêle et grise et je reconnais l’odeur qui, depuis un instant, m’enivrait. C’est avec le henné que les femmes arabes et juives se rougissent les ongles ; l’eau, en effet, est toute rouge dans le verre où trempe la fleur.
Cinq heures ! Quelques Européens, quelques officiers, commencent à se répandre dans les rues. Ces derniers descendent du camp où la sieste a dû être tiède sous la tente ; mais le bain de mer accoutumé en paraîtra d’autant plus délicieux, là-bas, derrière le vieux môle. A côté des bains, il y a un café dressé sur pilotis. Si le bateau de Malte est arrivé avec sa provision de neige, ou si la machine à glace établie par un israélite industrieux ne s’est pas une fois de plus détraquée, on pourra boire frais en regardant les flots qu’un dernier rayon éclabousse d’or et que fouette une brise légère.
C’est le plaisir de tous les soirs, lorsqu’on attend l’heure d’avant-dîner, l’heure charmante des terrasses.
Ce matin, — car les jours ressemblent aux jours, et bien qu’ayant l’air de continuer uniment le récit de mon arrivée, je suis ici depuis quarante-huit heures, — ce matin, vue des toits, Sousse était comme un champ de neige. Des dômes ronds, deux minarets, et dans les cours quelques dattiers dont on n’aperçoit que la cime. Puis, le soleil s’étant levé, tout soudain s’est teinté en rose, et des colombes qui paraissaient roses voletaient autour des petits poteaux portant le fil télégraphique qui court vers Kairouan, par-dessus la ville.
Maintenant, Sousse est redevenue blanche ; seulement, derrière ses créneaux en dentelle, le fond d’or uni des couchants d’Afrique a remplacé le vibrant azur matinal. Un vague crépuscule descend. Dans les rues étroites, passent et repassent avec mille cris des bandes pressées d’hirondelles.
Cependant, peu à peu, les terrasses se sont peuplées. Sur leurs parapets bas que des tapis recouvrent, à leurs angles où parfois un maigre figuier pousse, couchées, accoudées, assises les jambes pendantes, se tiennent des groupes de femmes qui causent, respirant la mer. D’aucunes voisinent, font des visites, passent d’une terrasse à l’autre. Le commandant, qui a apporté sa lorgnette, détaille leurs yeux noirs, leur teint brun et pâle, la forme originale de leurs bijoux d’argent et l’amusant bariolage de leurs costumes. « Voulez-vous les voir ? — Non, merci ! je préfère les rêver un peu. » Mon sacrifice n’est pas grand : depuis l’arrivée des Français, depuis que nous avons transformé le haut de l’hôtel en galant observatoire, les femmes arabes se méfient et ne se montrent guère. On en est généralement réduit à lorgner des juives, belles sans doute, mais visibles le jour à l’œil nu.
Cet hôtel est tenu par deux sœurs, deux énigmatiques Bas-Alpins qu’il me semble avoir déjà rencontrés quelque part, au pays peut-être, du côté de Manosque, ou plutôt en 1870 dans une buvette autour d’un camp.
On dîne à sept heures, habitude apportée de France par nos officiers. Je préférerais, si je m’installais ici pour longtemps, adopter l’usage local du souper fait très tard en rentrant, vers dix ou onze heures du soir, de façon à ne pas perdre sottement entre quatre murs l’agréable fraîcheur des premières heures de nuit.
Le dessert dépêché, le moka aspiré brûlant, on allume un cigare, — très sec et très fort comme tous ceux de la régie tunisienne, — et nous voilà recommençant notre éternelle promenade, nous voilà revenant à l’éternelle Marine par l’éternelle porte Bab-el-Bahr éternellement encombrée. Plusieurs fois la journée, le matin et le soir, avec une régularité de marée, Sousse passe et repasse par cette porte. Sans places ni jardins, Sousse étouffe, et sort de ses remparts quand elle veut respirer.
Il y a musique militaire au Bordj, décidément devenu depuis l’occupation française le centre de tous les plaisirs. L’endroit n’est pas trop mal choisi, et je ne sais rien de charmant comme cette placette ronde qui fut un fort, tout au bout de la jetée, en pleine eau bleue, avec sa petite tourelle d’angle, guérite où un fusil ne tiendrait pas debout, mais assez haute, paraît-il, pour une sentinelle accroupie à l’orientale. Tout autour, un rempart bas, coupé de larges créneaux, où sont assis des Arabes, des femmes juives ; de sorte que, entre un turban et une chechia, entre deux casques d’or voilés légèrement de mousseline blanche, on voit les flots luisants et le ciel profond criblé d’étoiles. Quatre ou cinq canons de fer, aussi innocents que rébarbatifs, s’allongent sans ordre, leurs vieux affûts chargés d’une grappe de gamins et le dos tourné à l’embrasure. Tout cela dans l’ombre, l’ombre claire des nuits d’Afrique, mais que fait par comparaison paraître noire la lampe d’un café d’officiers et le petit cercle éblouissant projeté sur les pupitres des musiciens. Un programme illustré, signé A. de Neuville, m’apprend que la musique est celle du 27e bataillon de chasseurs à pied.
La Marine est déjà tout en joie, bruyante et grouillante au bas des remparts qu’argente le reflet des lumières, et par-dessus lesquels palpite doucement, dans les étoiles, l’illumination des minarets. Chaque soir, vers sept heures un quart, au moment précis, disent les vieilles femmes, où il devient impossible de distinguer un fil blanc d’un fil noir, le canon du Ramadan, bourré à éclater, annonce aux croyants la fin du jeûne. Alors on boit, on mange, on fume, et c’est fête jusqu’à l’aurore.
Dans l’ombre, près du bastion, des Maugrabins de toutes couleurs entourent les fourneaux des débitants de viandes grillées. Un petit Maltais parcourt les groupes et vend des graines de melon et des pois chiches passés au four. Sous un toit carré que soutiennent quatre piliers, résonne un orchestre si discret que, même écouté de près, il ne couvre pas l’imperceptible soupir de la mer. Jasmin sur l’oreille, fumant la pipe ou la cigarette et savourant leur épais café, les bons Tunisiens se régalent de cette musique endormie, mais qui se réveille parfois, car voici un rythme rapide et vif, pareil à nos airs de bourrée.
Ici même, hélas ! dans ce coin tout oriental et musulman, on sent l’invasion européenne. Au café grec, généralement à ciel ouvert, mais caché sous une tente pour la circonstance, une chanteuse d’aventure, qu’un virtuose à longs cheveux accompagne sur le piano, détaille, avec des gestes d’Alcazar et d’Eldorado, la chanson nouvelle de l’an dernier. Du dehors, des enfants en burnous, des fillettes en casaquins roses, soulèvent la toile, essayant de voir. Plus loin, retentit le vacarme enragé d’un cirque. Un clown italien, funèbre avec son sarrau blanc constellé de rats en drap noir, un montreur de chiens dressés, une écuyère étique qui, entre chaque exercice de cheval, exécute comme supplément un pas de ballet dans le sable, s’y offrent pour quelques caroubes à l’admiration silencieuse des indigènes et à celle plus expansive de la colonie. Les Arabes sont en nombre, regardant de tous leurs yeux, pendant l’entr’acte, les premières où minaudent plusieurs dames et la loge du général toute reluisante d’officiers… Décidément, la couleur s’en va ! Ainsi, j’imagine, devaient dire les lettrés romains quand, pour récréer les soldats des légions, dans Sousse, — qui s’appelait alors Hadrumetum, — arrivèrent les premiers mimes.
A la sortie, je salue nos voisins qui rentrent un peu inquiets de s’être ainsi attardés. Quand je suis rentré à mon tour, après une assez longue flânerie, la maison ne dormait pas encore, et les fenêtres grandes ouvertes illuminaient la petite cour. Une lampe de cuivre à quatre becs éclairait les murs blancs, les marches émaillées, le plafond en rondins de l’escalier. Le domestique attendait, couché sur un tapis en travers de la porte.
Des amis sont venus, après la musique et le cirque. On a prolongé la soirée, causant, sujet intarissable, de tant de changement dans Sousse : les chercheurs de fortune débarquant par chaque paquebot ; les femmes légères qu’attire l’armée ; les cafés qui s’ouvrent à tous les carrefours, café Républicain, café Parisien, café de la Lune ; les magasins nouveaux ; une maison qui se bâtit ; une photographie qui s’installe.
On a rappelé aussi, avec une nuance de regrets, le temps si rapproché et si lointain où l’on sortait par les rues en robe de chambre et en pantoufles, où ces braves gens ne connaissaient de l’Europe que quelques boulets, souvenirs d’antiques bombardements, et, de temps en temps, un bateau marseillais s’arrêtant au large, vers lequel se dirigeait, semblable à un grand serpent noir, le long chapelet des barriques d’huile.
Il fait étouffant ; le jour se glisse blafard entre les lames des persiennes. J’ouvre ma fenêtre : une chaleur lourde m’arrive, comme si j’avais ouvert la gueule d’un four. En face, — car nous logeons sur l’extrême bord de la ville, — le rempart est rouge, d’un rouge sombre, couleur d’incendie qui s’éteint. De la terrasse, l’horizon apparaît tout proche, la mer métallique, la plaine triste, grise, effacée. Sur un ciel bas, chargé de nuages sans forme et d’une transparence de veilleuse à l’endroit où est caché le soleil, les créneaux des tours se détachent en silhouette dure. C’est le Schilli, m’a dit Mahmoud, le vent du Sud venu du désert. Vent mort, continu, enveloppant, sans rafale ni bruit de feuillage. Sous sa longue et énervante caresse, les palmiers des cours et les oliviers de la plaine se courbent et ne se balancent pas. Le long des mâts consulaires, plus nombreux dans Sousse que les palmiers, les cordes flottent détendues avec un claquement lent et mou. D’une terrasse à l’autre, paresseusement, courent des lignes de poussière d’ocre.
Le hasard, pour ma bienvenue, me réservait cette surprise d’une journée particulièrement africaine.
Il y aurait folie à sortir ; mais une fois les fenêtres closes à l’air et au sable dont il est chargé, la chaleur, pour peu que vous évitiez tout mouvement, est, à l’intérieur, fort supportable.
Mes voisins m’ont rendu ma visite ; on a repris la conversation de l’autre jour, causé politique locale. Tout ce qui se dit, je l’avais déjà lu plus ou moins, ou entendu en France. Mais dans ce cadre oriental les moindres détails prennent une saveur nouvelle. Assimilons-nous au milieu et tâchons d’être, avec ses naïves impressions, quelques heures durant, un bourgeois de Sousse.
Décidément, il faudra faire son deuil de l’Orient héroïque ! La Tunisie, dans ces conversations dont la familiarité m’étonne, tant l’accoutumance en bannit tout charlatanisme de couleur locale et ce romanesque préalable que le plus sincère voyageur apporte toujours bouclé dans un coin de sa valise, la Tunisie se révèle d’abord sous un aspect bonhomme, agricole et provincial. C’est un pays tout petit, très-fertile, et, dans l’endroit où je me trouve, sérieusement et immémorialement cultivé. L’humanité, partout, reste identique à elle-même ; et je serai tout étonné demain de trouver, coiffés de turbans, ces paysans d’Afrique qui, à travers les phrases, m’apparaissent avec la figure tannée et résignée de nos paysans français.
D’ailleurs tous ces Arabes, — et non-seulement les petits propriétaires installés sur la parcelle du sol qu’ils cultivent, mais ceux aussi qui, à travers la plaine, et dans un cercle relativement restreint, mènent l’existence pastorale, — sont timides et doux, accoutumés à se laisser tondre.
Un Bey, dont on m’a conté l’histoire, disait :
« Il est bon que le paysan reste pauvre ; quand il a trop d’argent, il réfléchit et se révolte. »
A la suite d’un fort impôt, ce Bey envoya un espion dans les villages.
« Que font-ils là-bas ?
— Ils pensent, ils ont l’air de calculer en se promenant dans les rues.
— C’est qu’on ne leur a pas assez pris, c’est qu’il leur reste de l’argent ; l’argent seul donne le souci. »
Nouvel impôt.
« Que font-ils ?
— Quelques-uns chantent, d’autres ne chantent pas encore. »
Troisième impôt.
« Et maintenant ?
— Maintenant tout le monde est gai, plus de mines préoccupées.
— Bon ! les voilà tranquilles jusqu’à la prochaine récolte ; c’est ainsi qu’il faut gouverner. »
Admirable façon d’encourager l’agriculture ! Vous en devinez les résultats. Ils cultivent pourtant, ils cultivent encore malgré tout, tant la propriété, même peu sûre, tient son homme. Leur travail, à vrai dire, se réduit à peu de chose : deux labours à l’araire pour les oliviers comme pour le blé, et les réparations indispensables aux relèvements de terre surmontés d’une haie qui séparent les propriétés.
Mon voisin, qui a des idées générales, résume la question en ces termes : « Le paysan tunisien aime trois choses plus qu’Allah : l’argent, l’eau et la justice. L’argent, nos colons, nos soldats surtout en dépensent, ce qui ne contribue pas peu à l’effectueux respect dont les Franzis sont entourés. Le plus pressant et le plus sûr pour s’attacher à jamais les indigènes serait de les désaltérer une fois pour toutes de leur soif dix fois séculaire d’eau et de justice. L’eau reviendra quand il plaira à nos ingénieurs. Pour la justice, c’est plus difficile. Les khalifas, qui remplissent l’office de préfets du bey, ont de mauvaises et fâcheuses habitudes qu’ils ne changeront pas de sitôt. La juridiction consulaire des capitulations n’a plus de raison d’être dans un pays où notre présence constitue une garantie suffisante. Quant aux bureaux arabes, qui s’infiltrent sous le nom de bureaux de renseignements, ils sont peut-être utiles aux frontières, mais on y garde trop la tradition d’Algérie, on y est trop porté à traiter en loup de l’Atlas ces doux moutons bêlants du Sahel tunisien. En attendant mieux, le rachat de la dette nous permettrait, chose énorme, de lever et contrôler l’impôt. Le fisc beylical, très compliqué et très oriental au fond, malgré l’apparence d’organisation européenne dont le pare la commission financière, augmente volontiers les tailles chaque fois qu’il peut, et ses agents subalternes, complices des regrets des khalifas et des rancunes italiennes, ne se gênent guère pour dire que, s’il faut payer toujours davantage, c’est par notre faute et pour subvenir aux frais de notre occupation.
Pourtant à en juger par des détails humbles, le jour se fait peu à peu. Une vieille Arabe qui, deux fois la semaine, lave notre maison à grande eau, n’a plus peur des Français et dit qu’ils ne sont pas méchants. Une femme des tentes, venue l’autre jour pour le marché, racontait que les Français ont beaucoup d’argent, qu’ils ne volent pas, et que, grâce à eux, un homme qu’elle connaît et qui, au début de la campagne, n’avait qu’un chameau pour tout bien, est maintenant riche, très riche.
Par exemple, nos amis particuliers, ce sont les Juifs. Quoique le Tunisien, fort tolérant de sa nature, ne les ait jamais beaucoup maltraités, ils ont considéré l’occupation française comme une délivrance. Très actifs sous leur apparence de fumeurs d’opium et très riches, ils sont presque tous nos protégés. Ils se disent Français fièrement, et volontiers renieraient Abraham pour M. Grévy. Il y a deux petits drapeaux tricolores sur l’enseigne de leurs boucheries, et leurs gamins, en mangeant une tranche de pastèque, dans le chemin de l’école, s’essayent à chanter la Marseillaise. Si nous avions ici un instituteur, officiel ou non, tout ce monde parlerait français avant un an. Notre arrivée semble avoir fortement relevé les Juifs aux yeux des Arabes. Hier, on a invité un Juif dans une maison maure ; on l’a appelé « Sidi-Mouchi » et les femmes se sont montrées. C’est le bruit du jour. Toute la ville ne parle que de cette réception et de Sidi-Mouchi. Chacun s’en étonne, lui plus que les autres.
Les pauvres Arabes d’ailleurs auraient toute raison de respecter les Juifs : à force d’emprunter pour payer l’impôt, ils leur doivent tout. Si les Juifs continuent, d’ici à peu les champs seront dépeuplés et les prisons pleines. Nous voici au mois de la récolte ; toute la cavalerie beylicale, vingt spahis s’il vous plaît, est en campagne pour faire rentrer les créances et emprisonner les gens endettés…
Ceci nous ramène aux Arabes.
— « Êtes-vous allé au Ksar ? Il faudra voir ça. C’est, tout près d’ici, dans l’autre rue, une sorte de cloître fortifié. On y descend par un escalier de vingt marches auquel succède un grand couloir sombre. Tout cela très ancien et très noir, d’aspect byzantin. Au milieu du cloître il y a un puits mystérieux recouvert par une grosse pierre, et, au-dessus du puits, un gigantesque poivrier. Autour, sous les arcades blanches, de petites logettes fermées d’une porte, mais inhabitées. Les Arabes ont grand’peur du Ksar, et, bien qu’on y ait mis le tombeau d’un santon, ils ne s’y hasardent pas la nuit. Les murs en sont barbouillés de henné. Mahmoud, à qui on demande l’explication de ces barbouillages cabalistiques, détourne la conversation ; il finit pourtant par avouer que c’est pour chasser ceux de dessous terre. Toutes les nuits des mounégas, des religieuses blanches, y reviennent en procession ; un chien fantôme rôde autour. Vers le milieu du IVe siècle, cet édifice, — où les savants retrouvent, paraît-il, une tradition du système de fortification phénicien et carthaginois, — fut un couvent de moines-soldats. Sa légende, l’atmosphère de terreur qui flotte autour de ses vieux murs, doivent se rapporter au souvenir de quelque antique massacre.
« Les Arabes sont très superstitieux : les mains peintes en rouge sur leurs portes sont destinées à éloigner les diables. Le poisson, symbole mystique du Christ pour les premiers chrétiens, jouit du même privilége et figure sur tous les bras, en tatouage. Il y a des chevaux, des chameaux qui portent malheur ; on les reconnaît à certaine marque : un creux sous le ventre est signe de mort ; une touffe de poils disposée de certaine façon sous le cou indique que le propriétaire de la bête sera étranglé par le destin. Superstitieux plus que religieux, et même relativement sceptiques, — disant volontiers avec un fin sourire : Allah est grand, Mahomet un peu moins ! — les années de sécheresse, ils font des processions pour obtenir la pluie, et, si la pluie n’arrive pas, alors ils célèbrent une sorte de messe du diable, lisant le Koran au rebours, mettant le burnous à l’envers et tournant le dos à la Mecque… »
Je suis remonté sur mon toit. La nuit était venue, apportant un peu de fraîcheur. De grands nuages noirs, très bas, barraient le ciel et pendaient comme une draperie débordante d’étoiles. Un chat a miaulé là-bas, derrière une maison mauresque dont j’aperçois distinctement dans la nuit claire la terrasse couverte d’herbes folles et la cour à fines arcades. C’est une maison frappée d’un sort ; son seuil est mauvais et a procuré malheur, faillite ou mort à tous ceux qui l’ont habitée. Alors on a muré sa porte et on la laisse tomber en ruines. Il y a ainsi dans Sousse beaucoup de ces maisons abandonnées.
La première semaine, je me levais trop tard, vers six heures. A six heures, le soleil est haut et les femmes reviennent déjà de la lessive et du bain.
Maintenant, voici comment s’arrangent mes journées.
A la première aube, des chants de coqs, un braiement d’âne, les grognements d’un porc maltais me réveillent ; poussant mes volets, j’aperçois en face de moi, si près que je pourrais y toucher de la main, le rempart, son chemin de ronde que soutiennent des arcades pleines, et ses créneaux blancs, dont un rayon colore soudain la tranche en rose.
Au bas, la rue solitaire et poudreuse entre le mur et la maison. C’est d’abord le charbonnier, sorte d’Auvergnat d’Afrique, encapuchonné d’un sac et s’annonçant avec un cri rauque. Puis le marchand de marée, qui promène trois petits poissons blancs au bout d’une ficelle. Puis une carrossa conduite par un cocher nègre, — la carrossa du « Cadi des Juifs », m’a dit Mahmoud, — roulant sans autre bruit que celui des grelots, doucement, dans la poussière molle. Puis trois Juives, les lèvres peintes, les sourcils rejoints d’un trait noir, le bout des doigts rougi jusqu’à la seconde phalange comme si elles avaient écossé des cerneaux. Lentes et grasses, à trois elles tiennent l’en-plein de ma rue.
D’autres suivent, nombreuses ; car cette petite voie étroite et pleine d’ombre est le chemin qu’elles préfèrent pour aller à la mer et en revenir. Les voilà toutes : Kahmouna, Mariem, Daya, Kémisa, Semah, Kaïl, Kouka, Luna, Ziza, Leïla, Messaouda, Marzouka, Sultana, Lala, Schelbia, revêtues de la chemise transparente, serrée ; par-dessus, une tunique en soie voyante qui, arrêtée à la hauteur du caleçon et des hanches, laisse l’œil jouir de tout leur épanouissement, et que retient une ceinture souple, rayée d’argent, avec deux glands, qui, légèrement, se brimbalent. Elles ont encore un bonnet phrygien tout doré d’où retombe un long voile, ce qui fait que, multicolores par devant, elles ressemblent par derrière à de gigantesques toupies blanches. C’est le costume des simples jours ; les jours de fêtes elles ajoutent : des jambières d’argent ou d’or, des babouches encroûtées d’or, et une cuirasse de brocart ornée de broderies en relief luisantes et griffantes comme un corselet d’insecte. Elles vont ainsi lentement, d’une démarche chinoise, traînant dans des sandales que surélèvent des patins de bois leurs pieds nus frottés de henné, et laissant sur leur passage, avec le bruit des éclats de rire et l’éblouissement des vives étoffes, une odeur de musc, de jasmin et de rose.
Oh ! sans penser à mal et sans intentions provocatrices, car ce sont les plus respectables dames de la bourgeoisie israélite. Mais, d’abord, l’Européen s’y trompe et a quelque peine à prendre son parti de leur costume d’une si troublante étrangeté, qui les fait ressembler tout à la fois à des sultanes et à des danseuses de corde.
D’ailleurs, rassurez-vous ; les maris suivent : Haïm, Aroun, Nessim et Brahm, très fiers de la permission nouvelle qu’ils ont de porter le turban ; et, avec les maris, les gamins et les gamines : Bichi, Moumon, Sisi, Kiki, Mardochi, Sloma, tous en costume national, et tous, malgré leurs noms d’oiseaux, graves comme de petits patriarches.
Cependant, les femmes arabes, hermétiquement voilées de leur m’laffah, grand linceul noir ou blanc dont elles s’enveloppent, et portant sur la tête un paquet de linge, glissent le long des murs, fantômes anonymes.
La plage est très animée ; déjà Israël s’y baigne en famille autour des cabines. Plus loin, les femmes arabes, tout à l’heure si bien voilées et maintenant en simple chemisette, procèdent, au bord de la mer, à leurs savonnages quotidiens. Les unes, accroupies, battent la laine dans le sable à l’aide de la raquette d’un cactus, battoir économique et primitif ; d’autres, troussées jusqu’au-dessus du genou, montrant sans vaine pudeur des cuisses dorées de statues, piétinent le linge en dansant et font jaillir l’eau sous leurs pieds nus.
Les types sont très variés. Je voudrais, peintre, croquer en passant cette grande femme à profil de matrone et d’impératrice, avec des cheveux massés et drus, d’un blond brûlé, couleur d’or rouge ou d’épi trop mûr ; et, à côté, la pure Arabe, sans aucun mélange de romain, très ambrée, très fine, qui porte, deux à l’oreille droite, six à l’oreille gauche, comme pour narguer la symétrie, de lourds pendants d’argent pareils à des bracelets, et, au cou, un collier de vieilles monnaies et de coquillages.
Malgré mes airs discrets et distraits, à la fin pourtant ma présence finit par être remarquée. Comme j’approchais du marabout de Sidi-Giafr, qui dresse son dôme non loin de la mer au milieu des dunes, un vieil Arabe s’est mis à crier. Alors trois femmes qui se baignaient sont vivement sorties de l’eau et se sont accroupies sous un haïck, à l’abri des regards de l’Infidèle. Le haïck remuait, et, par-dessous, je les devinais s’habillant. Puis, ce petit tas de linge blanc s’est ouvert, et, comme d’un œuf cassé, j’en ai vu éclore, éclatantes dans leurs habits de soie, une femme bleue, une femme orange, une femme rouge, presque aussitôt entortillées, hélas ! de leur insupportable linceul. Au retour, seulement, lorsque je repassais devant elles, leur voile s’étant soulevé, — oh ! très peu, et sans doute par hasard, — j’aperçus six yeux noirs, trois fronts tatoués d’une fleur sous des boucles frisées, et trois bouches jeunes qui riaient.
En haut de la plage, à l’endroit où commencent les dunes et où des sources, restes probables d’une antique aiguade, viennent affleurer le sol, aussitôt recueillies, il y a un puits rond, un puits à margelles. Des négresses aux dents brillantes, simiesques de profil et d’allure, vaguent autour, sous le soleil. Pour toute coiffure, leurs cheveux crépus, nattés, luisants d’huile ; pour tout costume, une fouta rayée moulant des splendeurs hottentotes. Elles lavent et savonnent debout devant la margelle, ou bien filent assises dans le sable. Celles qui filent tiennent de la main gauche une courte quenouille chargée d’une boule de laine blanche, et, de la main droite, le fuseau. Au lieu du coup de pouce de nos filandières, elles font, avec la paume de la main droite, rouler rapidement le fuseau sur l’avant-bras gauche ; le fuseau s’échappe en tournant, la laine se tord, le fil s’allonge, et rien n’est gracieux comme cette antique façon de filer.
Ces négresses ne sont pas du pays. Esclaves évadées pour la plupart et venues du fin fond des Nigrities, elles exercent à Sousse l’état de blanchisseuses et filent de la laine quand le blanchissage ne donne point. Subissant eux aussi l’attraction de la blancheur, leurs frères et maris se font volontiers gâcheurs de plâtre. Toute l’heureuse et noire colonie habite en commun, dans la ville, une grande maison qui s’appelle Dar-Egmaa.
Mais le soleil pique un peu fort pour un simple voyageur qui n’a pas sur la face la patine de bronze éthiopienne. Je m’assieds un instant dans l’ombre étroite du môle romain. La plage peu à peu devient déserte. Là-bas, dans le ciel bleu, par-dessus les dunes, se dressent des montagnes sœurs, régulières, géométriques, pareilles à deux forts immenses ; derrière, violettes et se voilant de chaude brume, les cimes dentelées du Zaghouan. Dans le sable courent de grosses fourmis noires, hautes sur pattes et bossues. De petits échassiers gris, à collier blanc, voltigent le long de l’eau sur les plantes marines rejetées où le va-et-vient du flot creuse de minuscules falaises… Et ce serait charmant, sans l’insupportable odeur de barége que dégagent au soleil l’algue pourrissant, et ces balles d’alfa qu’on a mis rouir dans la mer.
Bab-el-Bahr, la porte de mer, est à cette heure fort encombrée. Sous l’ogive rouge et verte de sa voûte se presse une foule, hommes et bêtes. — Arri ! Arri !… ce sont les âniers poussant leurs ânes ; — Dja ! les chameliers poussant leurs chameaux. Et tous, âniers et chameliers, ne cessent de crier : — Barra ! Barra ! d’un accent cruellement guttural. Barra ! veut dire : place ! garez-vous ! Seulement personne ne se gare, car les chameaux, comme les ânes, sachant combien les gens du pays ont le coup de bâton facile, mettent une prudente discrétion à ne frôler de trop près ni burnous ni dalmatique brodée.
Il faudrait écrire un poème sur ces bourriquets à museau blanc tatoué d’une fleur, plus petits et plus nerveux que les nôtres, et si naturellement chanteurs qu’on a coutume de leur fendre les naseaux afin que leur voix soit moins sonore.
Voici l’âne d’un marchand d’eau promenant tout le long du jour, des citernes de Sidi-Giafr à la ville, ses quatre amphores de terre blanche bouchées d’un tampon d’alfa. En voici un autre que trique un apprenti boucher : des caillots de sang sur son poil, ployant sous une charge de têtes de moutons qui pendent les yeux grands ouverts, et de viande tremblotante et rose. Mais la plupart arrivent des champs ; ils trottent gaiement sans bridon et portent dans leur double sac en sparterie des bananes, des pastèques, des courges et toutes sortes de produits paysans.
Les chameaux, avec un lent roulis, balancent par-dessus les turbans et les chechias leur tête triste et leur long cou orné de pendeloques en bois. Les chameliers, vêtus du sarrau brun qui est l’unique costume des pauvres gens, tiennent leur bête par la queue et se laissent remorquer tout en braillant. Il y a aussi des chamelles à la mamelle maigre et noire, suivies de leurs chamelots déjà compassés, déjà graves, portant déjà dans leur œil rond l’ennui du fardeau et du désert.
Derrière viennent ces moutons de race indigène dont la grosse queue, vraie poche de graisse, étonne d’abord quand on arrive en Tunisie ; puis, dans un bruit argentin de sonnailles, des chèvres jaunes au poil soyeux et long, couleur de cocon non filé, qui font songer à la chèvre d’or des légendes arabo-provençales.
Tout cela monte vers le centre de la ville au milieu d’un flot toujours plus serré de burnous, de ghedrouns et de djebbas, où ne détonnent pas trop quelques rares costumes européens, officiers et bourgeois en veston de flanelle blanche.
C’est en pleine rue que se tient le marché rustique et familier comme une foire de village. Les paysans venus pour vendre leurs denrées sont assis par terre, le long des maisons, ayant chacun devant soi un petit tas de poivrons, de fèves, de tomates, de raisins, de figues d’Europe et de figues de Barbarie, qu’on appelle ici des figues d’Inde. Ils les pèsent avec grand soin dans des romaines primitives, faites d’une planche, de trois bouts de ficelle et d’un bâton encoché au couteau qui remplit l’office de levier. D’autres se promènent, un chapelet de gousses d’ail autour du cou ou bien tenant à la main un lièvre, deux poulets liés par la patte, une perdrix dans une cage, des œufs frais, un jeune hérisson. Résignés et doux, le bouquet de jasmin sur l’oreille, ils attendent l’acheteur sans rien dire, tandis qu’à côté la spéculation mène grand bruit autour de la petite table d’un Juif qui fait le change des caroubes, et du chevalet où les agents du fisc mesurent les grains.
Une chose frappe d’abord : l’absence d’un type général ; partout, au contraire, des traits travaillés, fatigués, divers, une complication de physionomie indiquant le mélange des races et un héritage séculaire de civilisation. Il y a encore autant de latin que d’arabe chez ces pauvres gens, dont la coutume est faite de débris de droit romain. Sous le rouleau de l’islamisme, si lourd qu’il fût, la colonie antique, évidemment, a gardé quelque chose de son puissant relief.
A travers une porte encombrée de bâts, dans une cour ancienne à fines arcades, pleine d’ânes et de mulets piétinant la grasse litière, j’aperçois, — tableau d’un orientalisme imprévu que colore superbement un oblique coup de soleil, — des poules et des coqs picorant, comme ils feraient d’un tas de fumier, la bosse bourrue d’un chameau agenouillé. C’est la cour d’un fondouk dont les trente chambres sont maintenant accaparées par les Maltais, seuls étrangers qui s’accommodent encore de cette existence en commun ; les jours de marché, elle sert aux Arabes paysans pour enfermer leurs bêtes. L’établage coûte une caroube, c’est-à-dire un peu moins d’un sou. C’est encore trop cher, paraît-il ; nombres d’ânes appartenant à des maîtres moins riches ou plus avares stationnent attachés gratis à des anneaux de fer le long du mur de la mosquée, le bout du nez à l’ombre et la croupe au brûlant soleil. Çà et là, des chameaux, un jarret lié, restent immobiles sur trois pattes.
Les bêtes, pécaïre ! ont besoin de s’approvisionner de patience ; car leurs maîtres, une fois le marché fait, ne voudront pas quitter la ville et reprendre, soit par la plage, soit dans les oliviers, le chemin des champs, sans avoir fait au Souk, lieu de délices, paradis de béatitude musulmane, dont toute la semaine ils ont rêvé, une station de quelques heures.
Le souk, ou marché couvert, ne rappelle en rien la magnificence tant vantée des bazars d’Orient. C’est un souk modeste, le souk d’une petite ville à demi paysanne. Un ami, que je rencontre vers les trois heures de l’après-midi, ce qui est pour les gens du pays le moment des affaires, me dissuade de diriger là ma promenade. « Que diantre espérez-vous trouver ? Quelque ruelle en ogive, très sombre, où, par les mille trous de la voûte, quand les toiles d’araignées ne les obstruent point, tombent des barres de soleil. A droite et à gauche, un double rang de logettes d’un mètre carré pratiquées dans l’épaisseur du mur. En arrière un banc de pierre à hauteur d’appui qui court tout le long de la galerie et sert à la fois de comptoir pour les marchandises et de siége pour l’acheteur. Dans ces logettes, des marchands se tiennent, les jambes croisées. Voilà le souk, tous les souks se ressemblent ; seulement, vous avez dû voir beaucoup mieux en ce genre à Tunis. » J’ai envie de répondre que c’est précisément cette simplicité qui me charme. Un Orient éblouissant, brodé, l’Orient des peintres orientalistes et des costumiers d’opéra, me donnerait trop l’impression d’une chose connue d’avance. Ici je me sens vivre en pleine ingénuité musulmane ; je fais partie de la foule : marchands d’herbes ou marchands d’huile, pareils à ceux qui grouillent à l’arrière-plan des Mille et une Nuits, ne voyant passer que de très loin et au-dessus d’eux, aujourd’hui comme il y a douze cents ans, le train chamarré des kalifes.
Les Arabes de la ville haute et des villages, nos Arabes de ce matin, je les retrouve ici reconnaissables à leur air paysan, l’œil triste et doux, la peau tannée. Ils sont couchés, méditent ou dorment, heureux, avant de retourner à la petite maison blanche et basse où les attend une invincible pauvreté, heureux de s’offrir ainsi un avant-goût des joies par Mahomet promises, dans cet endroit frais, plein de bonnes odeurs, de couleurs voyantes, où circulent des femmes voilées.
Les bourgeois de Sousse, les Maures, comme les appelle une ethnographie fantaisiste, viennent au souk également et y passent de longues heures en causeries avec les marchands. Ils ont de belles djebbas brodées qui ressemblent à des dalmatiques, un double gilet aux tons vifs, une chechia toujours neuve, un turban fait de belle étoffe et des babouches en cuir verni qui, lorsqu’on les quitte, et on les quitte pour un rien, laissent voir des bas fins d’une blancheur immaculée. Plus encore que le costume, un teint mat et reposé, une certaine tendance à l’embonpoint indiquent chez eux l’aisance héréditaire et des habitudes de bien vivre.
D’un bout à l’autre du marché, sur le pavé inégal, bossu, creusé à son milieu d’un profond caniveau qui coule plein dans la saison des pluies, circule une foule compacte mêlée d’Arabes et de Juifs. Beaucoup d’aveugles qui vont droit et vite, agitant leur bâton et murmurant je ne sais quoi ; devant eux, respectueusement, les burnous et les djebbas s’écartent. Un beau vieillard à turban rouge me salue : c’est le crieur-public, homme considéré, qui est allé trois fois à la Mecque ; il préside aux encans et proclame dans les carrefours les objets perdus et les bêtes volées. Je reconnais aussi un vieux fou juif pour l’avoir trouvé l’autre soir à minuit tranquillement endormi sur les marches de mon escalier ; on le laisse vaguer librement et s’introduire dans les maisons sans que personne l’inquiète ; mais les gamins lui font des niches, une de ses oreilles est même beaucoup plus longue que l’autre à force d’avoir été tirée. Plus loin, le chapelet aux doigts et familièrement adossé à l’angle d’une boutique, le khalifa, — c’est-à-dire la première autorité beylicale de la ville en l’absence du caïd gouverneur qui ne réside guère, — s’entretient avec un colonel tunisien dont le pantalon de calicot, la tunique de drap à jupon plissé sont les seuls objets qui fassent tache sur ce fond noblement oriental.
Le souk ou les souks, car il y a plusieurs de ces ruelles voûtées s’enchevêtrant l’une dans l’autre et se coupant sans préoccupation de l’angle droit, ne sont pas longs à visiter.
Voici le souk aux « herbages » où les ménagères soussaines s’approvisionnent également de poivre rouge, de henné, de garance, de cassonade et d’un mélange de pois grillés et de raisins secs, régal favori des gamins arabes. Il exhale une bonne odeur de légumes, de fruits mûrs et d’épiceries.
Au souk des Arabes, on vend les babouches jaunes et les tapis de Kairouan, des couvertures de Gafsa, des tromblons damasquinés, des miroirs à dos incrustés de nacre, et aussi pas mal de ces menus objets à paillettes qui viennent de Constantinople et de Paris. Des tailleurs sont en train de tailler, de coudre des costumes, ou bien dévident un écheveau de soie qu’ils retiennent avec l’orteil de leur pied droit.
Le souk des Juifs, noir et tout petit, est habité par deux ou trois brodeurs de ceintures d’or et quatre ou cinq orfèvres à figure d’alchimiste qui, presque sans outils, avec un simple fourneau de terre glaise qu’active une outre servant de soufflet, fabriquent en argent très allié les bouclés d’oreilles, les colliers, les bracelets et les anneaux de pied des élégantes du pays. Ils font aussi commerce de curiosités ; un d’eux me tire précieusement de son coffre-fort, de provenance européenne et décoré d’amours en fonte dorée, tout un rare et précieux bric-à-brac d’un art bizarrement mélangé de raffinement et de barbarie : babouches d’argent relevées en pointe, colliers féminins très anciens, paraît-il, et composés d’un assemblage joyeux à l’œil de perles multicolores, de fragments de verre enfilés, de pièces de monnaie, de coquillages percés d’un trou, de losanges, d’ornements en filigrane où s’incrustent des cabochons rouges, le tout se terminant par une énorme plaque ronde et lourde qui doit pendre entre les seins nus. Ces parures authentiques et longtemps portées conservent une odeur de musc.
Il y a encore, mais à ciel ouvert, dans des ruelles, le marché des vanniers, encombré de tamis, de cages à perdreaux, de corbeilles, et celui des revendeurs : poteries ébréchées, outils hors d’usage, haillons pendants, étoffes déteintes, tout un Orient lamentable dont nos chiffonniers ne voudraient pas.
Autour des souks se concentrent quelques petites industries. Sur un métier primitif, d’habiles ouvriers composent le dessin d’un tapis aux riches nuances et fabriquent ces tissus légers, transparents, en coton ou en soie lamée, dont s’enveloppent les beautés soussaines. Le dernier représentant d’une industrie qui s’en va découpe et colorie les étagères à jours ornées d’arabesques et de fleurs qui, dans les intérieurs devenus peu à peu européens, restent encore comme un souvenir de l’ancienne fantaisie orientale. A côté, la boutique d’un médecin : ici, le médecin ne fait qu’un avec le pharmacien et se tient en boutique ; cette boutique a pour unique ornement une carte de géographie arabe. Celle du barbier, plus luxueuse, est fermée d’un rideau en filet qui laisse voir l’intérieur. Au fond, une glace à cadre sculpté, du plus pur style Louis XV et que je marchanderai un de ces jours. Le long des murs, des rasoirs en panoplie, des miroirs nacrés, des plats à barbe en cuivre, et, — détail qui renverse mes idées à l’endroit de l’horreur que tout bon musulman est censé avoir pour l’imitation de la figure humaine, — quelques gravures d’un Épinal évidemment asiatique ou africain, représentant des soldats turcs et des sultanes à cheval. Tout autour, des bancs où les clients attendent, tandis que dans le grand fauteuil du milieu un gamin de huit ans est en train de se faire raser la tête.
Un café ! mais nous n’y boirons point ; il faut respecter le Ramadan.
J’aurais plutôt envie d’entrer, tant l’aspect est engageant, dans cette mosquée minuscule qui se compose d’un dôme blanc posé sur un cube comme la moitié d’une orange sur un pavé. Une terrasse triangulaire s’en détache et porte à sa pointe un minaret léger en forme de campanile. Ce doit être un tableau bien oriental à la tombée du jour, quand le muezzin apparaît entre ces huit colonnettes blanches.
Pas bien loin de là, car autour des souks les endroits consacrés abondent, une porte s’ouvre dans une haute muraille bleu de ciel, ornée, en violente et barbare peinture, de fleurs fantasques au milieu desquelles on voit un lion rouge portant le drapeau rouge et vert entre ses pattes. C’est la chapelle du protecteur de l’endroit, un « sidi » quelconque qui fait des miracles. Sur le seuil que le soleil brûle, un grand jeune homme en pagne brun, pieds et jambes nus, avec un restant de calotte usée pour seule coiffure, se tient immobile, regardant devant lui d’un regard vague qui ne daigne même pas s’arrêter sur nous. Il aura, me dit-on, fait un mauvais coup, tué ou volé ; mais la porte du marabout est lieu de refuge, et les soldats du bey ne se hasarderaient pas à l’arrêter là.
Est-ce vrai ? Dans le gâchis de juridictions qui caractérise la Tunisie, le fait n’aurait rien d’étonnant. J’ai bien vu hier un autre Arabe, ancien assassin et pour le quart d’heure accusé de vol, dormir, dans l’attente de temps meilleurs, roulé dans son manteau, sur le paillasson d’un consul européen qui le « protége ».
J’essaye un peu chaque jour de prendre l’hygiénique habitude de la sieste.
Mais toute cette après-midi, sous mes fenêtres, des camionneurs indigènes ont chargé de barils d’huile leurs charrettes courtes qu’ils appellent des arabas.
Sans compter l’odeur âcre et rance s’infiltrant à travers les lames des jalousies, c’est un vacarme à rendre fou. Qui donc inventa l’Orient silencieux ? Pour un rien, cheval qui s’ébroue, barrique mal équilibrée qui roule, les gens d’ici ont la rage de brailler ; le tout d’un accent étrange, guttural et dur comme si un peu de carthaginois leur était resté dans la gorge. A la saison de l’huile, c’est pire encore : Sousse ruisselante, assourdie de cris, encombrée de chameaux, d’ânes et de véhicules chargés d’outres, devient pour deux mois inhabitable.
Avec un pareil voisinage, travailler serait aussi difficile que dormir !
Je descends, j’entre chez le voisin, un riche Juif propriétaire d’oliviers et cause de tout ce beau tapage. Grands magasins voûtés recouvrant les citernes à huile, qui sont d’immenses réservoirs en maçonnerie. Sous l’œil du maître, deux vieillards à turban manœuvrent la pompe, doucement, comme s’il s’agissait de tirer l’eau d’un puits. A chaque coup, par une moitié d’outre dont le col sert de robinet, un épais flot d’or se dégorge et tombe avec un bruit amolli dans des mesures en brillant métal. Deux autres vieillards, à tour de rôle, comptent ces mesures en chantant sur un rythme traînant et plaintif une chanson interminable, et puis les versent dans les tonneaux qu’on va mener au quai et qui demain partiront pour Marseille.
La rue éblouit, toute blanche ! Le soleil perpendiculaire laisse le long des maisons, d’un seul côté, à peine un mince trottoir d’ombre. Personne ! Un grand silence à l’heure où nos villes européennes ont coutume de voir ruisseler la vie. Pompéï au clair de lune, avec ses rues étroites, ses maisons basses, sans fenêtres comme celles-ci, ne me parut pas, quand je la visitai, plus profondément endormie.
Sauf deux voies assez larges et relativement modernes, allant l’une de la porte Marine à la porte Neuve, et l’autre, qui lui est perpendiculaire, coupant par le milieu la haute ville dans la direction de la kasbah, Sousse, comme toutes les bourgades barbaresques, n’est qu’un enchevêtrement confus de ruelles et d’impasses en zigzag, compliquées d’arcades et de voûtes. Après huit jours, je ne m’y reconnais pas encore et m’y égare régulièrement.
Peu de rencontres, et toujours les mêmes !
Toujours, devant la maison qu’on bâtit, le même nègre gâcheur de mortier, en train de patauger dans la chaux vive, les pieds entortillés de chiffons, ce qui lui donne l’apparence monstrueuse d’un homme atteint d’éléphantiasis. Toujours, pour me barrer le passage près du même tas d’écorces de pastèques, à l’endroit où des Maltais habitent, le même porc noir, maigre et haut sur pattes. Comme il ne se dérange pas, je le frappe, il grogne, son maître arrive, et, tout en jurant, le réintègre au domicile déserté.
Les portes des maisons arabes restent closes, et le regard n’y pénètre guère ; celles des maisons juives, grandes ouvertes ou entre-bâillées, laissent voir un corridor aux murs reluisants d’émail, et par terre, des femmes, des filles couchées, paquets de chiffons colorés, avec une main ambrée et brune, un pied orné d’un bracelet d’argent qui dépassent.
Les rues sont propres relativement, grâce à la pression énergique exercée sur l’administration beylicale par le consulat français et l’autorité militaire. Le fumier a disparu, sinon la poussière. Çà et là, cependant, une outre vide, souillée de sable et imprégnée d’huile chaude et malodorante, une peau de mouton, de chevreau récemment écorché, recouverte de gros sel et en train de se tanner sous un vol bourdonnant de grosses mouches, rappellent qu’on est en pays musulman.
La promenade ainsi comprise me paraît charmante. C’est la solitude d’une course de nuit avec les agréments du plein jour. On flâne sans être dérangé, et l’on recueille comme en se jouant toutes sortes d’observations délicieusement inutiles.
Voici un moulin d’huile en réparation. Il est construit d’après le même système que dans nos villages provençaux : une meule que fait rouler, dans un bassin où s’écrasent les olives, le chameau ou l’âne attelé ; un pressoir à vis de forme primitive sous lequel, tandis qu’en geignant les hommes poussent à la barre, la pulpe broyée rend son huile à travers le treillis des « escourtins » en sparterie.
Voici un four, pareil lui aussi au four banal de quelque village du Var ou des Alpes. L’Arabe, gravement, y apporte sur une planche, pour les cuire, trois ou quatre pains de froment et d’orge que les femmes ont pétris à la maison ; il y apporte aussi son grain, car ici le moulin et le four fonctionnent sous la même voûte sombre et noire.
Le hasard des ruelles me conduit jusqu’à « la Sofra », une des curiosités de Sousse. C’est au milieu d’une placette, une citerne antique recouverte d’un massif en maçonnerie rond et surélevé, dont le tour se creuse en abreuvoir. Par l’orifice, fait d’un chapiteau corinthien évidé que les cordes ont marqué de profondes stries, un homme tire de l’eau, et le seau qui s’égoutte en remontant éveille sous terre comme un bruit de voix lointaines et mystérieuses. La Sofra inspire un grand respect aux habitants de Sousse, et aussi un peu de terreur. Il court sur elle des légendes où le souvenir des Romains se mêle à des histoires de génies.
Plus bas est une source jaillissante, venant de loin, du côté des Montagnes-Sœurs. Mais le Musulman, qui ne boit guère que de l’eau, en boit beaucoup, et la source ni la Sofra ne sauraient suffire à soulager l’inextinguible soif de la population soussaine. Aussi, longtemps avant que Richard Wallace eût doté Paris de ses fontaines, avait-on ici dans les souks et au coin des rues nombre de fontaines Wallace d’un caractère économique et original. Figurez-vous des réservoirs pratiqués dans l’épaisseur d’un mur et que, chaque matin, les âniers de Sidi-Giafr remplissent. Le canon de cuivre ne laisse point jaillir l’eau : par une combinaison hydrostatique que je laisserai expliquer à plus savant que moi, il faut téter pour qu’elle monte. Il paraît que c’est fort commode ; mais d’abord je ne pouvais comprendre ce que faisaient ces paysans courbés en deux, les mains et la figure collées au mur dans une attitude d’adoration.
Quelquefois ces fontaines ont des proportions monumentales. Près de la mosquée, j’en ai remarqué une assez belle, revêtue de faïences anciennes dans un encadrement de pierre ciselé à la mauresque et portant une inscription destinée sans doute à perpétuer le nom d’un généreux fondateur. Sous la voûte de la porte Bab-el-Garbi, qui s’ouvre du côté de Kairouan, on en rencontre une plus curieuse encore : c’est un sarcophage de marbre où quelques mots latins se déchiffrent. Quand je suis passé, un petit Arabe en manteau bleu, en chechia rouge, crispant ses orteils nus sur deux cailloux superposés, se haussait pour y boire. Le peu d’eau qui reste en ces pays est dû à des travaux d’origine romaine ; un poète verrait un symbole dans cet enfant qui se désaltère à un tombeau.
D’ailleurs, on trouve ici du romain partout ; et, si j’étais archéologue, je choisirais Sousse pour mon paradis. Aux angles des rues et des maisons, des colonnes antiques debout ! Au seuil des portes, des colonnes antiques couchées ! M’étant assis sur un banc de pierre, à un carrefour, un voisin s’est approché de moi et m’a parlé, par gestes, d’un homme très grand, très fort, qui avait des cornes. Je ne comprenais pas ; alors il m’a montré le banc, et je me suis aperçu que ce banc était tout simplement le torse en marbre, à cuirasse magnifiquement ouvragée, d’un guerrier. Au bas de l’escalier d’une école arabe, la dernière marche est formée d’un fragment de corniche du plus précieux travail ; les babouches et les pieds nus des petits épeleurs de Coran ont fini par en user les ornementations délicates.
Quelques résidents qui s’amusent à collectionner m’ont montré maints objets curieux : des pierres gravées, des intailles, une brique carthaginoise portant un rhinocéros en relief, des médailles frappées d’un seul côté représentant des groupes érotiques et satyriques, des monnaies romaines, grecques, du Bas-Empire, puniques, coufiques, marocaines, espagnoles, françaises, génoises, — bref, l’histoire monnayée et l’étonnante fricassée de guerres, d’invasions et de races de cet admirable pays. Le tout découvert autour de la ville ou dans la ville au hasard d’un canal creusé, des fondations d’une maison neuve : car, sauf un commencement de fouilles savantes exécutées, sous le patronage de Napoléon III, alors féru de sa vie de César, du côté de l’ancien port, une si riche mine est encore vierge.
Et moi-même, sans penser à mal, j’ai fait ma trouvaille. Oui ! derrière la kasbah, sous le rempart, à l’endroit où apparaissent quelques restes de constructions antiques, près d’un trou que des Arabes avaient creusé pour y prendre de la pierre à bâtir, j’ai ramassé, au milieu des cailloux et des débris de poterie, un petit cône à pointe arrondie portant encore des traces de peinture rouge. Est-ce un dieu carthaginois ou simplement un bouchon d’amphore ? Je penche pour le dieu et me rappelle cette phrase de Salammbô : « Il y avait à l’entrée, entre une stèle d’or et une stèle d’émeraude, un cône de pierre. Mâtho, en passant à côté, se baisa la main droite. » Dans la joie naïve de ma découverte, j’ai failli me baiser la main droite comme Mâtho.
Maintenant on me soupçonne de donner dans l’archéologie. Mon ami Marteroy, qui voyage dans le Sud, explorant les plateaux d’alfa, m’écrit qu’il m’attend à Maharès, où il y a une voie romaine, des citernes antiques peuplées d’hirondelles, une forteresse bâtie par les chevaliers de Malte, et une admirable porte de mosquée encadrée de carreaux émaillés, vrai chef-d’œuvre de céramique. Des officiers me signalent des aqueducs, des colonnades, des tombeaux et même des alignements de pierres druidiques. Il y a surtout l’amphithéâtre d’El-Djem, comparable, paraît-il, au Colisée, et que je ne saurais me dispenser de visiter. Je dis « oui ! » mais sans conviction. Voyager par ces chaleurs d’août ? Je franchirai peut-être un de ces matins la ceinture de remparts blancs où le Baal dévorateur m’assiége ; seulement ce sera, pèlerinage obligé, pour voir Kairouan la ville sainte, ou, plus près, la côte rocheuse de Monastir, riche en oursins et en clovisses roses, et, puisque Djerba et Gabès sont trop loin, la minuscule oasis d’El-Kantara, où mûrissent la figue et le raisin sous une forêt de dattiers frissonnant au vent de la mer.
— « Montez-vous au camp ? » m’a dit le capitaine Huart.
— « Pourquoi pas ? » ai-je répondu, bien que l’offre, après déjeuner, n’ait rien de tentant. Lui, fait deux fois le jour ce voyage du camp à l’hôtel et de l’hôtel au camp, par le plateau poudreux, brûlé du soleil et par les ruelles chauffées à blanc qui avoisinent la kasbah.
Le capitaine, dont le regard bleu-clair énergique et doux et les moustaches en vieil or où se mêlent des fils d’argent dénoncent l’origine gauloise, est resté blanc comme le lait, malgré son mépris du soleil. Moi, en ma qualité d’homme brun, je suis devenu noir, mais noir pour tout de bon. Il y a là une question d’atavisme : sous notre peau d’hommes du Midi, se cacherait-il un nègre oublié que les rayons africains réveillent ?
Antoine est venu à notre rencontre : c’est un sanglier apprivoisé qui s’entend mieux que personne à faire les honneurs du camp. Nous n’avons qu’à le suivre. Informé sans doute de mon goût nouveau pour l’archéologie, il me conduit tout droit aux « Grosses Pierres », débris d’un cirque que les Romains avaient élevé là, en vue de la mer dont nous regardons l’azur et dont nous respirons avec plaisir la fraîche brise.
Les soldats reposent sous la tente ou bien à l’ombre maigre et trouée des oliviers ; quelques-uns, plus heureux, ont pour abri un grand caroubier au dru feuillage, d’où pendent les caroubes mûres en cette saison et pareilles à de longues lames de bronze. Pour tout bruit, les cigales qui chantent, innombrables. On se croirait seul dans ce campement endormi qui, tout à l’heure, retentira de vibrantes sonneries militaires.
Au milieu des soldats couchés, un vieillard à barbe d’Abraham, superbe sous sa belle djebba bleue, fait couper à coups de hache, par son domestique nègre, le bois mort d’un arbre qui lui appartient. Le camp est établi sur des propriétés particulières, et, pour la première fois, je puis contrôler de près et par mes yeux ce qu’on m’a raconté sur la culture arabe dans la région.
Chez les bons Tunisiens, race agricole où persiste, avec un peu de sang romain, le goût de la propriété morcelée, chaque carré en culture, si petit soit-il, s’entoure, — ce qui fait du pays un vaste échiquier, comme le Bocage ou certains coins de la Normandie, — de hauts relèvements de terre couronnés par une haie vive. Seulement, ici, le relèvement sans gazon ni mousse est triste et sec, et l’aloès aux hampes rigides, les grands figuiers de Barbarie y remplacent plus ou moins agréablement les aubépines et les viornes.
A la saison des pluies, les cases de l’échiquier deviennent par surcroît autant de réservoirs recueillant au pied des arbres, groupés en nombre qui varie suivant la disposition du terrain ou les convenances des partages, cette précieuse eau du ciel dont pas une goutte ne doit être perdue.
Quelquefois même, un tronc centenaire est seul dans son enclos comme au fond d’une coupe.
Partout des travaux d’irrigation, partout des canaux tracés dans la terre rougeâtre et qu’obstruent maintenant les herbes desséchées. Il y a aussi des puits avec le chemin de halage en pente, battu et durci au lent va-et-vient des chameaux. Mais tout cela est, pour le quart d’heure, bouleversé par l’occupation militaire. Le capitaine me dit : — « Avec leurs sacrés petits murs, le pays cultivé n’est qu’une série de redoutes, et notre campagne par ici n’eût pas été commode si on avait voulu s’y défendre pied à pied comme autrefois en Vendée. »
L’après-midi se passe à boire des citronnades, tièdes, hélas ! Antoine ayant eu l’ingénieuse idée de renverser sur le sol de la tente, pour s’y vautrer dans un à peu près de bauge, la gargoulette où l’eau fraîchissait.
Décidément, je ne redescendrai pas à la ville. Antoine, désormais revêtu d’une carapace terreuse et jaune, mais tout frétillant depuis qu’il s’imagine s’être baigné, veut à toute force me conduire chez ses amis les artilleurs. Il passe entre les jambes des chevaux et les roues des canons alignés. Antoine a eu là une idée heureuse ! Les artilleurs m’apprennent que je suis invité à dîner précisément pour ce jour-là, et que ces messieurs doivent attendre à l’appontement avec deux chevaux pour mon frère et moi. Ces messieurs sont le capitaine Courtès, qui est des bords du Rhône et presque mon compatriote ; le lieutenant Courbebaisse, à qui m’a recommandé son cousin Paul Armand, le bon géographe marseillais ; enfin M. Massenet, commandant de la canonnière l’Étendard, que j’aperçois au loin, imperceptible point noir sur le bleu du golfe, à travers la fumée des cuisines de soldats qui s’allument en plein air.
Nos amis arrivent, amenant mon frère ; Sousse est petit et quelqu’un les a avertis. Tandis que le dîner se prépare, on me présente les hôtes de la batterie : deux caméléons mélancoliques et ridés, deux canards sauvages pour qui un seau d’eau bourbeuse remplace médiocrement le marécage natal ; et un jeune chacal aux yeux gonflés comme s’il avait versé des larmes. Le chacal est triste, en effet ; il a des peines de cœur, la solitude lui pèse. Et c’est pour cela qu’on le tient à l’attache : libre, il affolait de ses sauvages avances toutes les chiennes du camp.
A table maintenant, sous les oliviers, devant la tente, au milieu d’une enceinte improvisée de troncs de cactus énormes comme des troncs de chênes et qui, renversés, sans racines, végètent cependant, égayant leur bois mort de belles feuilles fraîches et jeunes. Le soleil descend dans le ciel rouge. A mesure qu’il disparaît, en face de nous, les remparts de Sousse se colorent des plus délicates teintes violettes. C’est l’heure mélancolique. Tout en faisant honneur à un repas de volaille et de gibier qu’arrosent les vins amers de Sicile, on parle de Paris, de la France, de ce qu’on aime et qui est loin. Puis la nuit tombe, subitement. Les grands lévriers d’Afrique allongés à nos pieds se dressent dans leur haute taille et commencent à rôder inquiets. Le café arrive. Un soldat suspend sur nos têtes à la branche d’un olivier une lanterne arabe dont les mille trous coloriés éclairent d’étincelles un dôme argenté de feuillage…
La même lanterne, portée par le même soldat, va nous conduire hors du camp et jusqu’à la ville, par de vagues chemins, le long du cimetière qui, avec ses talus et ses tombes, prend sous la clarté des étoiles la douceur blanche et poétique d’un grand paysage neigeux.
Que faire de notre soirée ? Le samedi est jour de repos : il n’y a pas de musique militaire au Bordj ; d’un autre côté, les belles Juives, ornement féminin des cafés en plein air de la Marine, ayant allumé leurs lampes dès ce matin, gardent la maison.
Mais les souks sont illuminés, et la ruelle qui y conduit nous attire par de vagues musiques, le bourdonnement doux d’un orchestre arabe. Trois instruments ; la clarinette, la tarabouka de poterie où court la caresse des doigts, et le tambourin nonchalamment secoué, dont les crotales frémissent à peine avec un bruit de feuilles mortes. Tout cela léger comme un souffle, énervant et délicieux comme un chœur lointain de cigales. Sur un air triste, rendu plus triste encore par l’étrangeté paysanne de sa voix de tête, un nègre détaille en strophes très courtes le blason des beautés de la femme ; puis il fait silence, et l’orchestre, qui s’était tu pour l’écouter, scande d’une brève ritournelle chaque repos de sa litanie amoureuse.
Si nous allions voir Karagouz ?
Une première fois, il y a deux jours, l’impresario qui dormait en travers de sa porte a refusé de se déranger pour moi. Mais ce soir, nous sommes avec un officier qui parle un peu d’arabe, de sorte qu’il devient facile de s’entendre.
La salle, noire et sans autre ornement que les toiles d’araignée tombant du plafond en draperies, est une simple boutique de tisserand dont on a appliqué le long des murs le métier démonté. La porte une fois refermée, il y règne une chaleur étouffante. Quelques indigènes ont suivi en se glissant sur nos talons. Du reste, pas de siéges ; nous devrons assister au spectacle debout.
Au fond, dans une cloison en planches, s’ouvre un cadre de mousseline derrière lequel on voit danser la flamme d’une lampe à huile. Par une porte pratiquée sur un des côtés de la cloison, l’homme de Karagouz, à la fois directeur et unique artiste, pénètre mystérieusement dans les coulisses. Il débute, invisible, par un long discours préliminaire, destiné sans doute à expliquer la pièce, et que pour mon malheur je ne comprends point.
Bientôt une silhouette apparaît, noire et se démenant des jambes et des bras sur le fond du cadre éclairé. Mais ce n’est pas encore Karagouz, c’est un habitant de la ville, bourgeois enturbané qui a envie d’un beau poisson et qui en fait la commande à un nègre. Sur ce, Karagouz entre, monstrueux, armé d’impudeur et tout de suite reconnaissable, tant il est pareil à ce Dieu rustique, taillé dans un tronc de figuier, dont les anciens voilaient de verdure aux endroits déserts de leur jardin l’image obscène et consacrée ! Karagouz a surpris la conversation du bourgeois et du nègre. Il déclare que c’est lui, Karagouz, qui mangera le poisson. Et voilà le premier acte.
Au deuxième, Karagouz ne paraît pas. Nous sommes sur mer dans une barque à plusieurs rameurs très ingénieusement ajustée. Le nègre tient la barre. A l’avant, le patron pêcheur jette sa ligne dans ce qui est censé les profondeurs salées. Un thon énorme, l’œil blanc et rond, la gueule ouverte, rôde sous l’eau et flaire l’hameçon. Mais le nègre parle toujours et empêche le poisson de mordre. Interminable discours du patron au nègre, à la suite de quoi le nègre promet de ne plus parler. En effet, il ne parle plus ; mais, autrement que par la bouche, il fait entendre, — à la grande joie de l’auditoire, très sympathique aux grasses facéties de ce Pierrot couleur de suie, — un bruit incongru, retentissant, formidable comme un coup de tonnerre. Le thon, effaré, se sauve aux abîmes. Nouveau discours du patron, accompagné de gesticulations furieuses. Nouveaux serments du nègre, qui jure de rester silencieux de toute façon. Enfin le thon est pris, on le hisse à bord, les rameurs rament, la barque disparaît dans la coulisse, et le deuxième acte finit.
Au troisième acte, le bourgeois arrive, portant sous le bras son poisson qu’il dépose par terre. Il se couche auprès, du côté de la tête ; Karagouz survenant se couche du côté de la queue. Inquiet, le bourgeois surveille Karagouz. Mais Karagouz dort, Karagouz ronfle ; le bourgeois rassuré croit pouvoir s’absenter un instant, et sort, laissant le poisson à la garde des étoiles. Quand il revient, accompagné d’amis qui veulent admirer son achat, Karagouz a enlevé le poisson ; il s’est mis à la place, étendu sur le dos, et vous devinez ce que les bourgeois flairent dans la nuit sombre, en croyant flairer un thon nouvellement pêché. Première bataille, à la suite de laquelle Karagouz reste maître du terrain, non sans avoir, selon ses habitudes, passé l’ennemi vaincu au fil de son étrange épée.
Quatrième acte et deuxième bataille, cette fois-ci avec le nègre, qui veut que Karagouz rende le poisson. Le nègre est tué. Karagouz le traîne devant la porte du bourgeois. Le bourgeois, qui ne tient pas au compromettant voisinage d’un cadavre, traîne à son tour le nègre devant la porte de Karagouz. On trimballe un bon moment ce malheureux nègre. Enfin, on s’arrête à une transaction : le nègre sera placé au milieu de la rue, à égale distance des deux maisons. Karagouz mesure le terrain, avec quelle aune étrange, ô Mahomet ! Mais comme il ne se pique pas de grande suite dans les idées, ou plutôt comme il médite d’autres farces, une fois le bourgeois parti il se substitue au nègre qu’il fait disparaître.
Cinquième et dernier acte. Les femmes prévenues entourent Karagouz qu’elles prennent pour le nègre mort. Elles poussent des you ! you ! plaintifs ; elles entonnent des chants funèbres. Soudain le mort se redresse : ce n’est pas le nègre, c’est Karagouz, c’est l’ennemi ! Moins fort contre les femmes que contre les hommes, Karagouz se voit sur le point de subir le sort d’Orphée. Assailli, déchiré, griffé, mordu au nez et encore ailleurs, l’infortuné reste sur le carreau, gémissant et crachant dans ses mains « prt… prt… prt… » pour oindre ses blessures. Des Juifs arrivent et veulent l’enterrer. Ils le placent sur une litière, et ce sont des lamentations nasillées en hébreu, des amin et des adonaï dont l’imitation très comiquement caricaturée fait beaucoup rire les spectateurs. Déjà le convoi s’est mis en marche quand tout à coup Karagouz se dresse, farouche ! Emporté par son éternelle idée fixe, il déshonore en les poussant vers la coulisse ceux qui venaient l’ensevelir.
Le cadre reste un instant vide ; puis Karagouz réapparaît, mais un Karagouz énorme, idéal, dix fois plus grand que dans la pièce, le Gargantua des Karagouz. Gambadant et gesticulant en vrai polichinelle sémite, il baragouine un chant triomphal. La lampe s’éteint, la farce est jouée !
Toutes les pièces se ressemblent un peu et se terminent invariablement par une bousculade de Juifs venus, selon la tradition qui remonte à Tobie, pour ensevelir Karagouz. Ces Juifs ont de longues houppelandes, des chapeaux et la barbe en pointe. Ils étaient peut-être ainsi autrefois. Mais aujourd’hui les Israélites de Tunis et de Sousse portent le costume oriental, le turban, la djebba brodée et d’élégants souliers vernis traînés en galoche. Plusieurs ont adopté l’habit européen, et, encadrant de favoris leurs grasses et intelligentes figures, ils se donnent sans effort, aux Bourses de Marseille ou de Paris, le type du financier moderne.
On joue plusieurs pièces dans la même soirée. Pour quelques caroubes supplémentaires, nous nous sommes offert le luxe de voir successivement : Karagouz à la maison des fous (car, malgré le respect religieux dont les musulmans entourent les pauvres d’esprit, il y a des maisons de fous en Tunisie), et Karagouz père de famille. Dans cette dernière comédie nous assistons à une scène d’accouchement du naturalisme le plus pur. Rien n’y manque : le lit dressé en hâte, les hauts cris, les encouragements des matrones, et un petit Karagouz qu’on voit naître déjà bruyant, déjà féroce et joyeux, et abondamment pourvu déjà, malgré son jeune âge, de tous les avantages paternels. Ne connaissant pas l’arabe, évidemment bien des finesses ont dû nous échapper. Mais la pantomime suffit à faire suivre les grandes lignes de l’intrigue ; et même un profane comme nous est frappé du talent spécial de l’acteur pour reproduire les bruits extérieurs, les cris de la foule, pour varier son parler, sa voix et son accent suivant l’âge, le sexe et la nationalité du personnage en scène.
Il serait à désirer que quelque traducteur homme d’esprit recueillît et publiât en belle édition le répertoire de Karagouz. Mais où trouvera-t-on ce Nodier orientaliste ?
La série des représentations terminées, l’impresario a bien voulu nous introduire dans ses coulisses, et nous avons pu admirer, en bel ordre tout autour du mur, les pantins et les accessoires découpés, articulés, et fixés au bout de petits bâtons. Ces bâtonnets manœuvrés horizontalement remplacent nos ficelles. L’opérateur, debout sur un tabouret, appuie à plat la silhouette en carton sur la toile éclairée, et les bâtonnets sur sa poitrine. Il a ainsi les deux mains libres et peut faire mouvoir, comme en tricotant, les jambes et les bras de plusieurs marionnettes à la fois. Nous recommandons aux amateurs d’ombres chinoises ce procédé commode et ingénieux.
Agréable surprise : l’agent de la Compagnie transatlantique, — c’est là décidément une fort aimable compagnie, — a mis pour toute la journée de demain sa chaloupe à notre service. On s’en ira par le chemin bleu, un peu plus au sud, jusqu’à Monastir. Ce départ improvisé, à la barbe d’un soleil de feu, prend le charme d’une évasion.
Rendez-vous avec mon frère, le consul et l’aumônier militaire, sur l’appontement, dès la première heure. Mais l’abbé n’est pas là, l’abbé retarde, et nous avons tout loisir en l’attendant de boire plusieurs tasses de café maure, tandis qu’une escouade de pêcheurs tirent un filet immense, barrant la baie, aux mailles duquel des poissons reluisent accrochés. Enfin, un grand rond blanc apparaît dans l’ombre de la porte de mer, et nous reconnaissons le couvre-chef de l’abbé, hygiénique compromis entre le casque en sureau et la coiffure à larges bords qui sied aux ecclésiastiques.
Le ciel est gris clair, ce qui nous change un peu de l’éternel azur. Invisible et présent comme Agrippine aux conseils de Néron, le soleil, sans réussir à nous incommoder, avive de reflets la transparence des nuages.
La traversée ne dure guère que deux heures. A peine le temps de perdre de vue le sablonneux rivage de Sousse, et tout de suite un autre rivage apparaît, solide, relevé en falaise, avec des anfractuosités fraîches où chante la vague.
Trois îles, un cap ; sur le cap, un marabout. Monastir est derrière. Mais on ne trouverait pas assez de fond dans la passe étroite qui sépare le cap d’avec les îles, et force nous est de les doubler. Cette circumnavigation est d’ailleurs pittoresque. L’île la plus avancée en mer nous apparaît déchiquetée, rongée, corrodée, comme si les flots, depuis mille ans, avaient éclaboussé ses rocs de gouttes d’eau-forte. Celle du milieu, large et plate, porte une habitation. La troisième, l’île Tonnara, où fut jadis une madrague, se dresse comme un bloc de grès rouge troué d’autant de grottes qu’une ruche aurait d’alvéoles. Une de ces grottes, — probablement creusées, de main d’homme au beau temps de la piraterie, — a sa légende : on l’appelle « le Bain de la Princesse ». Notre chaloupe la rase de si près que nous voyons à son plafond frissonner les reflets ensoleillés de l’eau.
Ici, comme partout le long de cette côte, depuis les Romains veuve de ses ports, il faut jeter l’ancre à quelques encablures au large. La mer, pénétrée de lumière et transparente sur un fond d’algues et d’éponges, est, autour de la barquette qui vient nous prendre, d’un vert clair et fin à s’y tailler des émeraudes ; un peu plus loin, par nuances insensibles, elle devient d’un bleu intense à faire croire que des contrebandiers ont noyé là une cargaison d’indigo.
Au bord de la mer, des femmes lavent. Monastir est sur la hauteur. Nous y grimpons par quelque chose qui rappelle un sentier, à travers les tombes ruinées de l’éternel cimetière arabe. Les remparts barbouillés de chaux, avec le cou noir des canons qui passe, ont l’air suffisamment rébarbatif ; mais, autour, il y a des maisonnettes à terrasse et de petites bastides musulmanes dans des clos de figuiers d’Europe et de dattiers.
La rue principale est propre et large. On y remarque un certain nombre de belles maisons qui laissent voir par les fenêtres de leur rez-de-chaussée de grands magasins frais et voûtés que portent de forts piliers. Le premier aspect est celui d’une ville commerçante et riche. C’est sans doute à cause de cela et de leur aptitude à gagner l’argent que les gens de Monastir passent pour avares. Il y a des histoires sur eux. Ainsi on raconte que, chez le barbier, les gamins qui se font raser la tête payent en nature avec un œuf. Un marchand ambulant venu de Sousse, ayant voulu introduire la mode de gâteaux nouveaux, se vit chasser, comme corrupteur des mœurs, par la population irritée. Ce sont là, d’ailleurs, méchancetés assez ordinaires entre petites villes rivales.
N’allez pas croire, cependant, que tout pittoresque ait disparu. A peine arrivé, je m’arrête devant un coquet minaret sculpté, ciselé, avec des entrelacs et des quadrillages, et je remarque plusieurs portes arabes, très vieilles, encadrées de fines colonnettes, dont le fer à cheval s’agrémente d’ornements en dents de scie. Le tout taillé librement, à plein ciseau, dans un grès jaunâtre particulier au pays, qui doit être le même que celui où se creusent les grottes de l’île Tonnara. Nous faisons avec mon frère le rêve d’emporter la moins effritée de ces portes et de l’incruster, fantaisie maugrabine, à Sisteron, dans notre cabanon des Oulettes, cubique et blanc comme les maisonnettes d’ici. Cela ne coûterait pas cher, le transport par mer de quelques pierres !
Déjà l’invasion européenne se fait sentir, mais la couleur locale tient bon encore. Dans un café tout neuf, qui n’a de maure que le nom et dont les murs, dans l’attente de nos soldats et de nos colons, se décorent de criardes chromolithographies, nous découvrons derrière un banc un scorpion noir d’assez belle taille. On veut l’écraser ; un paysan s’approche, le réclame en riant, souffle dans le creux de sa main, pose dessus le hideux insecte et l’emporte. Cet agriculteur basané fait partie, paraît-il, d’une confrérie d’Aïssouas. On trouve ici des Aïssouas dans tous les bourgs et villages ; c’est un peu comme les Pénitents en Provence.
Déjeuner chez M. Hirisson, directeur du télégraphe et notre agent consulaire. Après déjeuner, en manière de promenade digestive, nous allons visiter la forteresse sous la direction du fidèle Sala, un Tunisien turco, qui a rapporté de Crimée d’inguérissables rhumatismes, et qui nous précède en boitant, le turban abrité d’un parasol.
Sous la porte, les soldats du Bey, le jasmin à l’oreille, tricotent. Dans la cour carrée, éblouissante de soleil, nous voyons aux grilles d’une fenêtre des têtes tristes de prisonniers. Autour, — car toutes les kasbahs de Tunisie se ressemblent, — règne une terrasse fortifiée où l’on accède, non par des escaliers, mais par une large rampe à pente douce. Des figuiers d’Europe, des grenadiers et des rosiers y poussent, Allah sait comment ! en pleine chaux, s’alignant entre les canons sur l’esplanade maçonnée. Sala exige encore que nous montions à la tour. Sala n’a pas tort : la vue qu’on a du haut de la tour est merveilleuse. A nos pieds, Monastir, blanche et muette, coupée de jardins. D’un côté, la Méditerranée et les îles ; de l’autre, et plus loin que l’horizon, une mer de verdure sombre : l’interminable forêt des oliviers du Sahel.
M. Hirisson est un enragé d’archéologie. Il a chez lui un vrai musée : des dalles tombales romano-chrétiennes du IIIe ou IVe siècle, avec dessins et inscriptions en mosaïque ; puis, toutes sortes de menus objets : des urnes, des coupes en argile, des fioles lacrymales dont le verre s’est admirablement irisé dans le sec terrain de la Byzacène ; que sais-je encore ? des anneaux, des colliers, des aiguilles d’ivoire, et tout un assortiment de ces figurines naïvement impudiques que les dames romaines portaient au cou.
— Prenez, mais, prenez donc ! tout près d’ici, à Lempta, on en découvre tant qu’on veut.
A Lempta, sur l’emplacement de l’ancienne Leptis Minor, M. Hirisson a entrepris des fouilles pour son compte et les conduit avec une ardeur et une intelligence que n’ont pas toujours les savants en mission. Nous pourrions aller jusqu’à Lempta ; la chaleur est presque supportable ; l’ex-turco sait conduire, et le khalifa se fera un plaisir de nous prêter sa carrossa.
Nous voilà chez le khalifa, beau vieillard, souriant et fort, portant le turban vert, une robe de soie rouge, et que nous trouvons dans son salon, en train de rendre la justice. Étrange, ce salon, mi-parti de greffe et d’alhambra, d’où s’exhale une double odeur d’Orient et de patrocine. Des plafonds sculptés, des tapis, des coussins aux vives couleurs ; et, à côté, l’odieuse table en bois noir, un encrier, des registres, et des papiers froissés dans un coin. Ici, les huissiers écrivent leur grimoire de droite à gauche, avec un roseau taillé au lieu de plume, mais ce sont tout de même des huissiers.
Cependant, le khalifa radieux, car il est grand ami de la France, nous offre, — non sans s’excuser, à cause du Ramadan de n’en point boire, — un verre d’orgeat à la mode arabe, très blanc, très frais, très sucré, très parfumé de fleur d’oranger. Je me rappelle avoir bu, dans son atelier de la rue Lepic, une mixture analogue que Ziem, en gourmet orientaliste, fabriquait avec des graines de melon pilées.
La carrossa est prête ; nous y montons avec l’abbé. Un négociant français du pays, qui veut être de la partie, amène un char à bancs où M. Hirisson prend place. Le consul s’est procuré un cheval et fera la fantasia aux portières.
On s’en va trottant par une grève stérile, reluisante de cristaux et bordée d’une écume lourde et saline, le long de chotts ou étangs en chapelets que sépare de la vraie mer un ruban de sable où poussent des palmiers.
Puis, nous tournons à droite pour nous enfoncer dans les cultures. La route se dessine et se rétrécit. Elle court maintenant entre les deux classiques levées de terre rouge que surmonte une haie. Les aloès en fleur dressent dans le ciel d’un bleu éblouissant leurs hampes rigides, pareilles à des candélabres de métal, et les figuiers de Barbarie leurs raquettes couleur de cendre sur la tranche desquelles les nouvelles pousses sont posées comme des papillons d’or.
Près d’une colonne couchée, deux chapiteaux corinthiens, énormes et d’un travail admirable, indiquent qu’il faut s’arrêter. Plus bas, à côté d’un déblai pétri de verre et de poterie, sont des tombes en mosaïque extraites de la veille, dont, au grand désespoir de M. Hirisson, la main sacrilége d’un gamin arabe a, pendant la nuit, avec un caillou pour outil, déchaussé déjà quelques cubes bleus. Dans la tranchée de la fouille, qui a un demi-mètre de profondeur, d’autres tombes, des sols stuqués apparaissent, mêlés à des fragments d’urnes, à des débris de lampes.
En plein dans les champs, émergent des pans de murs, des ruines d’aqueducs et de maisons. Un guerrier en marbre blanc, gigantesque et décapité, reste debout, solitaire, au milieu d’un chaume.
Chacun va à sa fantaisie, improvisant des découvertes. Pour ma part, je gravis un petit monticule conique et tronqué comme un cratère de volcan, qui se trouve être l’amphithéâtre. Le cratère s’évase en coupe. Entre les buissons et les herbes, on reconnaît des restes de couloir, les loges, les gradins. Un groupe de vieux oliviers occupe le rond de l’arène.
Près d’un puits maçonné de pierres antiques, le consul a ramassé un angle de corniche portant en creux profond des lettres latines. L’abbé me montre des lames de verre fondu, un petit lingot de cuivre ou d’or qui fut sans doute une médaille. Tout cela prouve abondamment que Leptis a dû périr dans un incendie.
Nos joies archéologiques épuisées, nous regagnons les voitures en suivant à travers de maigres roseaux le lit, pour le quart d’heure desséché, de l’Oued el-Souk. La ville autrefois bordait ces deux rives jusqu’à la mer. Aujourd’hui encore, comme le nom d’Oued el-Souk l’indique, la tradition y perpétue un marché.
Des Arabes à bonne figure de paysan, des polissons gardeurs de chèvres, tête nue, les cheveux roussis, nous accompagnent, sympathiques et visiblement heureux du plaisir que nous manifestons. Ils cueillent des figues et nous les offrent. Je veux leur donner quelque monnaie, ils la refusent. Mais ils acceptent des cigarettes, qu’ils fumeront ce soir quand le canon du Ramadan aura tonné.
« … Voyez-vous, disait M. Hirisson, rien n’est plus simple que de réussir des fouilles. Seulement, il faut tomber sur les ruines d’une ville qu’aucune autre ville n’ait remplacée ; sans quoi la ville nouvelle est construite avec la démolition de l’ancienne. C’est ainsi que Tunis a fait de Carthage sa carrière à moellons et à chaux, et que Kairouan pour ses mosquées n’a pas laissé pierre sur pierre des temples de Sabra. Les savants devraient tenir compte de ces choses. Leptis par bonheur n’a que Lempta pour proche voisin, et Lempta est un petit village qui n’a jamais trop abusé de la bâtisse… »
Nous arrivons à Lempta vers cinq heures. Les habitants, en paisibles villageois, causent de choses et d’autres à l’entrée du village, dans la fraîche brise de mer qui commence à souffler. Ils nous entourent, nous saluent. Le cheik, maire et riche homme du pays, prévenant, beau parleur, l’œil plein de finesse, manœuvre pour nous accaparer et nous faire seul les honneurs de la localité par lui administrée.
D’abord, il veut nous montrer la maison qu’il habite avec ses deux femmes. A vrai dire, depuis longtemps j’avais fort envie de pénétrer dans un de ces rustiques intérieurs.
Une porte charretière au fond d’une impasse, puis une grande cour commune entourée de petits logis en rez-de-chaussée qu’occupent différents ménages, avec un hangar, un puits dans l’angle, et trois dattiers entre les troncs desquels sont tendues des ficelles où pendent des poulpes en train de sécher. C’est là que le soir on enferme les bestiaux. Nous attendons la clef ; une des femmes, prévenue, l’apporte et nous introduit dans une chambre étroite et toute en longueur, sans fenêtres, mais blanche et reluisante de propreté. Le mur est tapissé de petites assiettes et soucoupes peintes, italiennes ou du pays, au milieu desquelles, à la belle place, brille un plat de Sarreguemines. A gauche, cachée d’un rideau, l’alcôve et son divan recouvert de nattes ; à droite s’alignent, dans un ordre parfait, de grands paquets de laine lavée, des jarres où sont le blé, l’orge et l’huile. Par terre : une quenouille toute garnie, tombée avec son fuseau à côté d’une de ces hautes lampes en poterie verte, ornement obligé des maisons arabes. La femme se tient debout derrière le battant de la porte, un peu dans l’ombre et non voilée. Elle est brune et maigre, vieillie avant l’âge ; elle nous regarde d’un air timide et curieux.
Nous sortons, nous suivons le sable de la plage semée d’éponges et d’os de seiche, ourlée du côté des champs par un tapis d’herbes rampantes, à feuillage gras et menu qu’étoilent de petites fleurs d’un violet bleu très tendre, pareilles aux myosotis et aux véroniques. Cette promenade a un but : notre nouvel ami ne nous tient pas quittes, et il s’agit de visiter son jardin. Des vignes en rangées, aux feuilles solides et drues quoique déjà rougies sur les bords par la sécheresse ; des grenadiers et des dattiers ; des tomates, des laitues, des jasmins, des roses ; un amusant fouillis de fruits, de légumes et de fleurs, au milieu duquel, avec des pierres blanches arrachées aux ruines, le propriétaire se fait bâtir une maison où il compte être heureux et dont il explique le plan, non sans orgueil.
Il serait temps de repartir. Mais nos deux cochers, qui ont sans doute flairé le couscouss des hôtes, déclarent qu’il serait déraisonnable de se mettre en route sans manger. D’un autre côté, bons musulmans, ils ne peuvent, à cause du Ramadan, manger avant sept heures. Ce serait peine perdue que d’essayer de les convaincre. D’ailleurs nos deux gaillards ont eu, au préalable, la précaution de dételer les chevaux.
Peu tentés par la cuisine indigène et comptant dîner à Monastir, nous ne voulons accepter qu’une tasse de moka et des raisins comme apéritifs. On nous conduit près d’une tente en poil de chameau, dressée sur le rivage à l’abri de l’ourlet bas des dunes et au fond de laquelle luit un petit feu. Des nattes ont été étendues sur le sable. Le cheik et quelques seigneurs d’importance s’y installent en notre compagnie. Le reste du village, hommes et enfants, reste à distance.
Raisins exquis, moka parfumé, eau très fraîche dans la gargoulette ; mais cela nous ennuie d’être ainsi seuls à festoyer.
Tout à coup le bruit assourdi d’un coup de canon nous arrive. J’offre un cigare au cheik qui, sans refuser, le pose à côté de lui sur la natte : « C’est le canon de Sousse, en avance de cinq minutes ; il faut attendre le vrai canon, celui de Monastir. » Attendons cinq minutes ! Deuxième coup, plus rapproché, arrivant par-dessus le golfe. Aussitôt les cigares flambent, les petites pipes s’allument, on fait circuler les assiettes de raisins et les tasses. Deux enfants, deux frères, le plus grand s’appuyant sur l’épaule du plus petit, assurés et beaux comme deux jeunes Romains, l’un en toge blanche, l’autre tout de rouge habillé, s’approchent et regardent. Des cris aigus arrivent du côté des maisons ; nos hôtes sourient : « Ce n’est rien, une querelle de femmes !… »
Puis un grand silence à peine accentué d’un frisson de palmier, d’un soupir de vague, tandis que trois flamants roses passent sur le ciel, fuyant l’ombre et la nuit qui déjà enveloppent la mer, et volant éperdus, pattes en arrière, vers l’illumination pourpre du couchant.
Comme il fait tout à fait noir par les chemins, on est revenu en longeant la plage où flotte un reste de clarté. C’est un voyage plein d’imprévu. Les roues dans l’eau, toujours à la veille d’une culbute, et n’ayant pour nous guider que les genoux des chevaux ruisselants de phosphorescence, nous cheminons à l’aveuglette, moitié trottant, moitié nageant. Peu brave aussitôt qu’il fait nuit, de loin en loin le cocher du khalifa hèle Sala pour se donner du courage. Sala lui-même ne semble pas fort rassuré. A droite, par delà les chotts, comme en pleine mer, brille une lumière. C’est la maisonnette de Sala dans la langue de terre où sont les palmiers. Sala devait y rentrer ce soir, comme tous les soirs, à gué sur son âne ; la femme l’attend : mais il est trop tard, il fait trop noir, Sala couchera à Monastir.
Nous arrivons sous les remparts juste au moment de la fermeture des portes. Les habitants prennent le frais devant leurs maisons, pêle-mêle avec des chameaux couchés qui passent ainsi la nuit au grand air.
Cette fois encore, le hasard nous ménageait une surprise. Là-bas tout à coup, en face des souks, au bout de la ville, éclate un bruit d’instruments. Des torches apparaissent au tournant, et la rue subitement incendiée nous montre une foule qui se presse, les terrasses et les balcons chargés de costumes multicolores, tandis que là-haut, dans le ciel bleu pailleté, la couronne de lampions du minaret brille doucement. C’est un cortége, un mariage. Les pauvres gens d’ici attendent volontiers pour se marier que les figues des haies, ayant achevé de mûrir, fournissent le repas de noces. Au milieu d’un assourdissant vacarme de galoubets, de musettes, de taraboukas, que domine le ronflement continu d’un grand tambour plat, semblable à un van et dont trois cordes tendues augmentent la résonnance, le fiancé s’avance entouré de ses amis, de ses parents, entre deux lignes d’enfants qui, portant chacun une bougie, se tiennent tous ensemble par la main, ce qui fait une pittoresque guirlande de petits turbans et de flammes vacillantes. Le fiancé marche les yeux fermés et ne doit les ouvrir sous aucun prétexte ; la coutume exige qu’il aille ainsi jusqu’à la maison de sa fiancée. Des camarades, pour lui donner courage, brûlent des parfums sous son nez et répandent du café devant ses pas. On prend ici le mariage au sérieux ! Jamais je n’oublierai, dans le flamboiement des couleurs, parmi les cris, les musiques, ce grand jeune homme pâle, maigre, la figure comme morte d’émotion.
A minuit, paraît-il, les femmes accompagneront la fiancée avec des cérémonies analogues. Mais la chaloupe attend depuis six heures, il va bientôt en être dix ; il s’agit de manger un morceau sur le pouce et de sortir de Monastir, presque à quatre pattes, par une poterne basse, écroulée, que nous ouvre à grand renfort de verrous poussés et de chaînes un soldat tunisien endormi.
Au retour, la mer scintillante et blonde, toute en phosphore, brisée par la proue, fouettée par l’hélice, éclabousse de lueurs la chaloupe et nous donne l’illusion de naviguer sous les étoiles dans une tempête de rayons de lune. Nous nous taisons. En effet, à quoi bon parler ? Il me semble que je viens d’assister à une féerie, et qu’entre les enchantements d’aujourd’hui et les réalités de demain, la nuit retombe comme un grand rideau en claire étoffe orientale, lamée d’argent, semée de points d’or.
La tête encore pleine de nos impressions d’hier, on cause en déjeunant mariages tunisiens, — pittoresque des cérémonies, singularité des coutumes — et, comme le comique se mêle à toutes choses, on s’égaie de l’aventure arrivée naguère au vieil Hamouda qui eut deux torts, paraît-il : d’abord de se mettre en colère contre sa jeune femme Aïché, puis de vouloir la répudier, et la répudiant, d’employer la deuxième formule.
Avec la première, où le nom de Mahomet n’est prononcé qu’une fois, il y a moyen de s’arranger : l’époux, si les regrets viennent, peut dès le lendemain, reprendre l’épouse que, la veille, il a renvoyée. Avec la deuxième formule, c’est plus grave : Mahomet y est attesté trois fois, ce qui fait de la chose un serment aussi inviolable que celui des Dieux grecs, alors qu’ils avaient juré par le Styx.
A moins cependant — et c’est là l’originalité de la coutume tunisienne — à moins que la femme se soit remariée dans l’intervalle et qu’un nouveau mari l’ait à son tour répudiée, auquel cas l’ancien a parfaitement le droit de l’épouser encore, sans remords aucun, et comme si elle était veuve.
Hélas ! Hamouda avait employé la deuxième formule, à voix claire, devant témoins, et personne, pas même le marabout de la Zaouia de Sidi-Giafr, personnage des plus vénérés, pas même celui quasi-centenaire, qui garde à Kairouan les portes de la Mosquée peinte où dort le barbier du prophète, dans un tombeau revêtu de brocart, sous la lueur de grands cierges roses, non, personne ne pouvait désormais empêcher que les fatales paroles n’eussent été prononcées, ni faire que ce qui était ne fût pas.
Et pourtant Aïché n’était pas bien coupable. Est-ce un si grand crime, pour qui se sait belle, de laisser la brise écarter les plis de son voile, montrant aux insolents chrétiens, dans cette vision d’une seconde, rapide comme un éclair d’été, qu’on a de grands et beaux yeux noirs en territoire maugrabin, et que les perles de vos dents ne redoutent pas le sourire.
D’ailleurs, un repentir sincère ! Aïché n’osait plus aller au Hammam, gazouillant à l’heure des femmes et bariolé comme une volière, ni monter le soir sur les terrasses, ni se montrer au cimetière où l’on babille en grignotant des gâteaux au sucre et des nougats, dans l’air frais qui vient de la mer, tandis que le soleil couchant colore en rose tendre les murs blanc de chaux des remparts.
Et comme elle pleurait, la pauvre petite Aïché, cheveux épars, roulée dans des tapis, en songeant que bientôt ses parents viendraient la reprendre et qu’il lui faudrait retourner au village, laissant pour celle qu’Hamouda appellerait à lui succéder ses bracelets d’argent, son beau collier d’ambre, sa djebba en soie mi-partie de rouge et de bleu, sa kmedja aux manches transparentes, sa farmla richement brodée, son casque d’or, ses babouches d’or ; sans compter la chambrette à plafond sculpté toute revêtue de faïences aux couleurs vives, la petite cour entourée d’un portique avec un jasmin près du puits, où viennent percher les hirondelles.
Hamouda non plus ne s’amusait guère. Depuis son acte d’énergie inconsidérée, quelque chose positivement lui manquait. Il n’avait goût à rien de bon, Hamouda, ni aux longues stations silencieuses sous les fraîches voûtes du marché couvert quand le soleil flambe par les rues, ni aux grêles et douces musiques qu’on écoute le soir autour des cafés en plein air, ni aux hebdomadaires parties d’échecs en compagnie de quelque autre paisible bourgeois maure, à sa bastide, sous les dattiers, près de l’antique noria qui mélancoliquement, du matin au soir glougloute et grince.
Aussi quand arriva le jour du marché, et que les parents, ayant vendu leur charge de pastèques, se présentèrent avec le petit bourriquet qui devait ramener Aïché, le bon Hamouda eut beau affecter l’impassibilité musulmane, et Aïché se voiler, pour cacher des larmes à fleur de paupières, dans les plis de sa m’laffah de laine blanche, on vit bien que ni l’un ni l’autre n’était joyeux.
Hamouda parla le premier ; l’homme est lâche !
« — Aïché !…
— Seigneur !…
— Tu t’en vas, Aïché ?
— Je m’en vais puisque tu l’as voulu.
— Sans un baiser d’adieu ?
— De quel droit un baiser, tu n’es plus mon mari. »
Néanmoins Aïché — la femme est bonne ! — daigna entr’ouvrir la draperie qui l’enveloppait et tendre aux lèvres de Hamouda une délicieuse petite main rougie de henné autour des ongles ; après quoi elle partit, sans un mot de plus, au pas de son âne.
« — Gentille, se disait Hamouda, très gentille quoique un brin coquette ! mais le moule n’est pas perdu. Au premier jour je me chercherai une autre femme ; voici justement que les figues vont mûrir. Mes invités de cette façon trouveront leur dîner servi le long des haies. »
Et, quand les figues furent mûres, quand, autour de chaque champ, aux raquettes de tous les buissons, apparurent les fruits innombrables pareils à des pelotes de soie jaune où resteraient quelques aiguilles, plein de désirs, presque consolé, alors Hamouda se mit en quête.
Il était riche, vert encore, les fiancées ne lui manquèrent point. Mais quoique une longue expérience, indispensable dans ces pays, lui permît d’induire au simple examen d’un coin de cil ou d’un bout de poignet les beautés cachées d’une femme ; et malgré les renseignements de rusées commères dont c’est le métier, renseignements enthousiastes comparant toujours à un élégant palmier la taille de la personne proposée, et ses seins à un couple de ramiers palpitants et blancs avec des becs roses, rien, ni renseignements poétiquement colorés, ni constatations personnelles, ne peut faire oublier Aïché au bon Hamouda.
Si bien qu’un jour, après une interminable et mystérieuse conversation avec le voisin Mourad, riche marchand d’huiles, Hamouda enfourcha sa mule, et, trottant sous les oliviers, son bouquet de jasmin à l’oreille, gagna le village où Aïché vivait retirée.
— « Aïché !…
— Seigneur !…
— M’aimes-tu encore ?
— Je m’ennuie ici, au village.
— Ne voudrais-tu pas, Aïché, revoir notre petite maison ? Depuis ton départ le vieux jasmin ne fleurit plus et les hirondelles sont tristes.
— Je voudrais revoir la maison, le jasmin et les hirondelles.
— Aïché, les figues vont mûrir, voici la saison des mariages, j’ai trouvé quelqu’un qui t’épousera pour un jour, et puis après te répudiera, afin que nous puissions nous marier encore.
— Et ce quelqu’un est ?…
— Un homme honorable, mon voisin Mourad.
— Mourad le neveu ?
— Non pas, l’oncle. »
Ici Aïché éclata de rire sous son voile.
— « Mais, il est très laid, le voisin Mourad, tout le monde se moquerait de moi. Quant au neveu, je ne dis pas non ; il est jeune, beau cavalier, en somme un mari convenable. »
Vainement Hamouda voulut protester, vainement la famille s’interposa, Aïché s’obstinait de plus en plus, répétant de sa voix câline :
— « Mais qu’est-ce que la chose peut donc vous faire, puisque ce n’est que pour un jour ! »
Il fallut en passer par son caprice et proposer l’affaire à Mourad, le neveu, lequel accepta galamment, promettant au surplus d’être époux d’Aïché le moins longtemps possible et de la répudier au petit jour.
Heureux gredin ! la nuit du mariage, quand ses parents et ses amis le conduisaient à la maison nuptiale, entre deux rangs de torches, avec des musiques, il se laissait faire, impassible, cheminant les yeux fermés, suivant la coutume ; mais un sourire de joyeuse espérance retroussait parfois sa lèvre, que déjà un brin de moustache ombrageait.
Et le matin — pas très matin pourtant, car malgré ses belles promesses, Mourad le neveu ne se pressait guère ! — le matin, sous le moucharabi de la maison d’Aïché, à jour et fleuri d’œillets rouges, devant la porte ornée de clous dessinant des fers à cheval et des croissants, on put voir le bon Hamouda tranquillement assis en habits de noces et qui attendait avec ses témoins.
Voilà certes, avec ce décor lumineux, ces costumes originaux et le dénouement tout trouvé, un superbe sujet d’opérette !
Sousse respire au bord de la mer, Kairouan se rôtit en plaine à 50 ou 60 kilomètres de là. Mais, entre l’Hadrumète des vieux Romains et la capitale des Aglabites bâtie par Okbah-ben-Nafi l’an 55 de l’hégire, entre le port barbaresque et la Mecque maugrabine, se dresse un vaste plateau relevé sur les bords, légèrement creux à son milieu, et dont l’étendue mouvementée représente assez bien le fond d’une immense coupe argileuse gondolée au feu par endroits. D’où, sans compter la grande montée en partant de Sousse et la grande descente aux approches de Kairouan, une série non interrompue de montées et descentes supplémentaires qui ne contribuent pas peu, comme on va le voir, au pittoresque du voyage.
Ce voyage, naguère encore difficile et coûteux, n’a plus aujourd’hui, grâce au gentil joujou qui s’appelle le chemin de fer Decauville, rien de particulièrement héroïque.
Muni de mon autorisation galamment accordée par le colonel Corréard, représentant l’autorité militaire, je me transporte de grand matin tout près des chantiers d’alfa, à la gare, où déjà sont rendus un certain nombre d’officiers et de soldats.
Je prends place, moi cinquième et dos à dos avec un capitaine et un intendant, dans un petit wagonnet ouvert, à roues très basses, qui roule au bas du sol sur de petits rails très rapprochés : quelque chose comme le tramway miniature qui mène de la Porte Maillot au Jardin d’Acclimatation. Seulement, ici la course sera plus longue ; parti à l’aube, nous n’arriverons qu’après midi. Il est vrai qu’on ne fait pas mal de stations en route : au camp de l’oued Laya, à la redoute du col d’El-Onk, à Sidi el-Hani, à l’oued Zeroud… et je ne parle pas des stations accidentelles causées par les déraillements et les rencontres.
Le train réglementaire se compose de trois véhicules qui doivent toujours garder entre eux une distance de 50 mètres, soit un wagonnet pour les officiers, un autre pour les simples soldats et une plate-forme réservée aux bagages, au milieu desquels, jambes croisées, s’installe un Arabe, le chef de la police de Kairouan, venu pour témoigner devant le conseil de guerre dans une affaire d’assassinat. Wagonnets et plate-forme sont traînés chacun par deux chevaux galopant sur le côté de la voie, avec un artilleur en manière de postillon. A l’avant de chaque voiture, se tient un soldat de la ligne, la main sur un frein qu’il est toujours prêt à serrer. La précaution n’a rien d’inutile ; car, aux descentes, on décroche la chaîne d’attelage, et les chevaux continuent à galoper libres, laissant traîner derrière eux, dans un nuage couleur chocolat, la chaîne avec son palonnier, bientôt dépassés d’ailleurs par le wagonnet qui, obéissant à son propre poids, dégringole les pentes d’une vitesse de plus en plus vertigineuse. C’est un peu effrayant d’abord, d’autant qu’en cette saison les rails dilatés se soulèvent bout à bout et font redouter au voyageur novice un déraillement qui semble inévitable. Mais ces « flèches » ne sont pas dangereuses, car elles s’abaissent sous le wagon emporté qui passe, doucement, sans secousse, comme le plus souple des ressorts.
Pour atteindre au plateau qui se trouve de plain-pied avec la kasbah et les remparts du haut de la ville, le chemin de fer contourne Sousse entre le cimetière arabe qu’il écorne légèrement et les dunes blanches où s’adosse la zaouia de Sidi Giafr.
D’abord des oliviers, — de quelque côté que l’on sorte, c’est toujours les oliviers qu’on rencontre, — superbes encore, mais trapus et sentant déjà la montagne. Puis, à mesure que le train file et que les tours de la kasbah s’effacent à l’horizon, les oliviers deviennent plus rares ; leur forêt s’émiette en bouquets, taches d’un vert sombre sur le fond rougeâtre du sol soulevé çà et là par des blocs calcaires ; vers l’oued Laya, les oliviers finissent, et nos soldats campent sous le ciel.
A partir de l’oued Laya, jusqu’à la descente sur Kairouan, ce sera toujours le même plateau nu laissant voir l’argile du sol à travers un feutrage d’herbes sèches. Les buissons du jujubier épineux, les touffes blondes de l’alfa, de grands fenouils et un arbuste bas qui, rôti par le soleil, sert ici de bois de chauffage, y dominent mais pas de très haut, l’humble peuple des graminées. Çà et là, des traces de culture, le carré jaune d’un chaume resté sur pied, ou bien de larges espaces incendiés après moisson à la mode arabe et couverts de cendres d’un noir bleu, du milieu desquelles se dresse, à peine recroquevillée par la course rapide des flammes, la tige d’un artichaut sauvage tout praliné et comme fleuri d’escargots blancs. Ces grappes d’escargots sont les seules fleurs qui réjouissent la tristesse du paysage, et, de même, la graine duveteuse du chardon flottant dans l’air sans brise donne par moments l’illusion d’un papillon qui passerait. Nul parfum. Le soleil, haut déjà, cerne l’horizon de chaudes vapeurs. Au loin chemine lentement la fumée d’un champ qui brûle.
Pourtant toute vie n’est pas absente. A une halte faite, en attendant que les chevaux dételés nous rattrapent, au bas d’une raide et très longue côte, je remarque des fourmis qui processionnent, d’innombrables petits lézards surexcités par le coup de fouet du soleil ; et, mes instincts de collectionneur se réveillant, je capture une mante religieuse d’un vert tendre zébré de brun, portant deux aigrettes au front, mais n’ayant pas les grandes griffes acérées des mantes de nos pays ; de plus, un magnifique saurien mat et rugueux, à large gueule, que nous prenons d’abord pour un caméléon, mais qui n’est pas, hélas ! un caméléon, vu qu’il lui manque une crête au dos et ces yeux mobiles, roulant sur pivot, pareils aux deux moitiés d’une grosse perle percées en leur milieu d’un trou d’aiguille où s’incrusterait un fin diamant noir. Le long de la route, le galop des chevaux et le bruit des roues font lever des tourterelles, des huppes, des vols d’alouettes casquées et des compagnies de perdrix que, du haut de l’air, un faucon guette. Vienne mars, la saison des pluies, et en quelques jours la plaine va se couvrir de fourrages drus et fleuris où le Petit Poucet et ses frères plus grands que lui se perdraient dans des forêts de marguerites.
Le sol est fertile évidemment et peut redevenir riche par la culture. Il l’était bien pour les Romains ! Car, dans ma description, j’allais oublier un trait caractéristique du paysage : partout des débris antiques, ruines de tours, arches d’aqueducs, entrées de citernes. A chaque pas, dans ce pays aujourd’hui désert, on marche sur des cadavres de villes.
Quelques hirondelles annoncent l’approche de l’eau. A notre gauche, en contre-bas, miroite et danse une immense étendue bleue. C’est, — entre le plateau que nous parcourons et les montagnes des Souassi, violettes, transparentes, comme vaporisées, — la grande sebkha de Sidi-el-Hani, desséchée en cette saison. Mais tout près, sur la droite, voici un marabout au bord d’une autre nappe d’un azur moins vague et moins flottant. C’est la chapelle musulmane de Fekira-Fathma et la sebkha Kelibia, lac minuscule. Les poteaux du télégraphe traversent le lac ; tout autour, des troupeaux font au soleil des ombres noires ; au milieu luisent immobiles des milliers de points blancs qui sont des flamants endormis.
Déjeuner de conserves chez un mercanti. Puis nous visitons le camp, les potagers improvisés où déjà des légumes poussent et les maisonnettes dont il faut admirer d’abord le plafond fait de débris de boîtes à biscuits. La boîte à biscuits, dans ce pays privé de bois, joue en architecture militaire un rôle énorme. Quant à la pierre, le camp se trouvant situé sur l’emplacement de ruines romaines, on n’a qu’à égratigner le sol pour la trouver toute taillée ; et deux colonnes de marbre dignes d’un palais forment les angles de façade de la baraque toute neuve où un jeune sous-officier est en train de dresser les comptes de sa compagnie.
Nouveau départ : encore la poussière, encore les montées, encore les descentes, encore les horizons violets, les herbes grises, le sol rouge. Du reste, peu d’incidents. A la redoute d’El-Onck, sous un ricin faisant corbeille devant le corps de garde, se promène une tortue mélancolique. Désœuvrés, les soldats de ce petit poste perdu, en pantalon et blouse de toile, vont à la rage du soleil cueillant des artichauts sauvages.
Nous arrivons sur le bord extrême du plateau, à la lèvre même de la coupe. La grande plaine se découvre, bornée au lointain par les lignes nettes et noblement classiques des monts Zaghouan. Kairouan brille au milieu comme une tache blanche. On dételle les chevaux encore une fois, on lance les wagonnets sur la pente, et, après une dernière et plus vertigineuse dégringolade, le pays soudain tourne au marécage. Mais c’est pour le quart d’heure un marécage brûlé où mille crevasses crient la soif, avec un enchevêtrement d’oued sans eau que les rails franchissent sur des ponts de bois. Il reste pourtant là comme un souvenir de fraîcheur : on ne voit partout que buissons de tamaris et touffes de sauges, parmi lesquels sautillent et vivotent des myriades de maigres petits crapauds.
Kairouan est encore loin, et nous passons une bonne heure, tandis que les chevaux du relais final, sentant l’écurie, galopent furieusement, à suivre d’un regard impatienté le minaret de la grande mosquée seul visible maintenant et qui, selon les dépressions du terrain, semble jouer à cache-cache derrière une ligne de collines basses. Enfin Kairouan tout entier nous apparaît, avec les tours carrées et les dômes, non pas unis comme à Tunis, Monastir et Sousse, mais taillés à côtes de melon, de ses soixante et quinze zaouias ou mosquées.
J’ai la bonne fortune de rencontrer dans la gare même le capitaine Longuet, auquel me recommande par lettre le capitaine Gibault ; et je franchis non sans émotion les murs remarquablement décrépis de la cité sainte, après avoir traversé d’un pied montagnard la chaîne de petites collines qui, si longtemps, nous les cachèrent et dont je m’explique enfin l’étrange formation géologique. Ce sont simplement de séculaires dépôts d’immondices ; les Kairouanais en sont très fiers et n’aimeraient pas qu’on y touchât, les considérant, vu leur importance, comme preuve de noblesse et d’antiquité pour leur ville.
Après quatorze lieues en plaine, la chaleur des rues n’effraye point. Sans vouloir entendre parler de sieste, et pour me libérer au plus tôt de mes devoirs de touriste, je visiterai d’abord cette grande mosquée tant vantée qui est comme une ville dans la ville avec son enceinte de remparts accotés d’épais et lourds contreforts pareils à ceux de nos églises du XIe siècle.
A l’entrée, deux colonnes dont l’énormité m’étonnerait ainsi que le contraste de leurs proportions classiques et de l’originalité tourmentée de l’arc en fer à cheval qu’elles portent, si je n’étais édifié déjà sur la façon dont les farouches conquérants du Maugreb ont compris en architecture l’art d’accommoder les restes.
Le « garçon Marabot », comme l’appelle le spahi du bureau de renseignements que l’on m’a donné pour guide, nous précède, sérieux et la clef au cou, dans l’intérieur de l’édifice. Un enchevêtrement de colonnes que relient des poutres en bois, transversales ; un plafond bas ou plutôt une collection de petits plafonds bizarrement variés et de coupoles, le demi-jour, des nattes qui éteignent le bruit des pas, çà et là quelques formes blanches prosternées. Vue ainsi, la mosquée paraît féerique. Il faut la réflexion pour secouer l’enchantement et s’apercevoir que ces fûts en marbres précieux portent parfois quand ils se trouvent trop courts deux chapiteaux superposés, et que ces chapiteaux dont chacun mériterait une étude à part et dans les ornements desquels l’art grec et romain semble parfois rejoindre le mystérieux art punique, n’ont d’arabe que le badigeon blanc qui en empâte les détails. Ces colonnes furent volées à des ruines, aux ruines de Sabra où il en reste deux encore qui saignèrent quand on voulut les renverser, dit la légende apportant soudainement, comme sur une bouffée d’air de France, le souvenir de Musset, de Versailles, et de trois marches de marbre rose au milieu de ces sauvageries maugrabines. L’ensemble pourtant ne manque pas d’une certaine grandeur barbare, et sent la prodigalité fastueuse du pillard armé, l’improvisation de la conquête. Mais l’Orient pur s’y révèle surtout dans la chaire ciselée curieusement avec une enfantine richesse d’imagination ; et aussi, pour ne rien oublier, dans les grands lustres de bois violemment coloriés, dont les degrés en pyramide portent une infinité de vulgaires lampions en verre débordant d’huile épaisse et mal odorante.
La cour, grand cloître où l’herbe pousse, car la ruine se met dans ce monument fait de ruines ! s’entoure, elle aussi, des mêmes colonnes. Le pavé est tout en débris antiques : frises, rosaces, caissons de plafond. Sur le mur, à côté de la porte étroite qui conduit à l’escalier du minaret, je remarque deux inscriptions latines, l’une scellée la tête en bas et que je n’essaye pas de lire, l’autre parfaitement conservée et portant une dédicace à Nerva.
Située hors des remparts, par delà les vastes citernes à ciel ouvert pleines d’eau croupie où Kairouan s’abreuve, et non loin des tombeaux ruinés des rois Aglabites, la zaouia de Sidi Sahab, barbier du prophète, nous débarbouille fort à propos de cette poussière d’antiquités.
Dans l’avant-cour, — est-ce une relique, un ex-voto ? — le spahi m’indique en passant l’armature en bois d’une de ces logettes drapées où s’enferment les femmes pour voyager à dos de chameau. Puis une porte s’ouvre, et nous voilà dans un vrai palais des Génies, plâtre fouillé, faïence peinte, verni et brodé comme un coffret. C’est bien là la fantaisie fine et l’élégance nerveuse de l’art arabe. Un peu ébloui, je traverse de petites salles entourées de bancs, sans doute des salles d’école, où, par les mille ouvertures de dômes repercés à jour comme une pièce d’orfévrerie, tombe une lumière discrète et fraîche ; et j’arrive dans une cour blanche, reluisante, entourée de sveltes colonnettes, au pavé recouvert de tapis anciens sur lesquels, agenouillés et les mains à plat, des fidèles prient. Le « garçon Marabot » du lieu nous accueille assez maussadement : il est tout jeune, de seize à dix-huit ans, et fanatique. Il réclame la carta, la permission de visiter signée par l’autorité militaire. Nous n’avons pas la carta, mais nous insistons, étant dans la place, pour pénétrer jusqu’à l’endroit où repose le corps du saint. Nous montrons un papier quelconque, on pousse une porte, on soulève les nattes ; nous pouvons faire quelques pas dans l’intérieur de la chapelle et contempler derrière ses grilles le tombeau, voilé d’étoffes de soie brodées d’or, au-dessus duquel sont de gros cierges suspendus et des drapeaux en trophée.
Décidément, il fait chaud dans les rues, plus chaud qu’à Sousse… J’essaye néanmoins, en suivant le côté de l’ombre, d’admirer quelques curieux coins de maison : c’est, vieille déjà, une construction de style étrange, loggia italienne ou souleïaire provençal, aperçue tout à coup dans l’uniformité des bâtisses arabes ; c’est une porte, ancienne aussi, où se reconnaît le coup d’outil de l’ouvrier européen qui la fit, captif ou bien aventurier renégat. Nous traversons le faubourg des Slass, vide à moitié dans ses remparts, car les Slass révoltés boudent encore derrière les déserts salins des sebkhas, là-bas, vers la Tripolitaine. Sur le seuil des maisons, des fillettes aux grands yeux noirs nous regardent, l’air souffreteux, le front tatoué d’une croix. La croix et le poisson, symboles chrétiens, sont en Tunisie un tatouage très commun ; sous la couche de limon musulman que l’invasion a déposée, on retrouve partout ici à fleur de sol, comme les mosaïques à Lempta, la province affolée de théologie, la terre d’Augustin et des grands hérésiarques.
Désespérant de voir en détail les innombrables zaouias ou mosquées de Kairouan, je m’étais décidé à n’en plus visiter aucune ; mais j’ai le malheur de m’arrêter devant une porte au marteau de laquelle sont attachés des petits chiffons multicolores, des brins de laine et de soie. Aussitôt quelques citadins, qui dormaient là roulés dans leurs manteaux, se dressent, m’entourent, m’expliquent que ces chiffons sont autant d’hommages à un santon des plus illustres et que cette porte est la porte d’un lieu extraordinairement saint. Pendant ce temps le « garçon Marabot », qu’on est allé avertir, arrive souriant… et nous entrons pour faire plaisir au brave homme.
Cette mosquée, célèbre dans les récits des voyageurs sous le nom de Mosquée des Sabres, n’est pas précisément une mosquée. C’est peut-être une zaouia, peut-être un marabout, peu importe ! D’ailleurs, impossible de déterminer si elle est inachevée ou si elle tombe en ruines. Du dehors, avec ses sept coupoles à côtes, elle fait encore bel effet ; mais à l’intérieur, sous les coupoles, on marche dans un détritus de plâtras et de briques cassées.
Au fond d’un renfoncement sombre, où se dresse une sorte de catafalque en bois sculpté, le « garçon Marabot », à la lueur d’un cierge, nous fait les honneurs d’un étrange musée : des sabres, vrais lingots de fer, lourds et courts, dégrossis à peine, mais couverts d’inscriptions en creux ainsi que leurs poignées et leurs informes fourreaux de bois. Tout est ici gravé, brodé de caractères arabes : le tabouret sur lequel je m’assieds, quatre monstrueux lampadaires attendant aux quatre coins qu’on les allume, jusqu’à un fût de marbre antique couvert de versets du Coran, jusqu’à une pipe gigantesque posée sur le tombeau, le fourneau vaste comme une marmite, le tuyau épais comme le bras. Les bons Kairouanais m’insinuent bravement que cette pipe est la pipe de Mahomet ; et ceci, après bien d’autres choses, éveille en moi le soupçon d’une mystification.
Renseignements pris, c’en est une. Habitués, nous autres races de chrétiens, à l’idée de saints séculairement légendaires, nous ne nous faisons pas aisément à la conception toute musulmane de saints contemporains, voisins et familiers. Or, le saint vénéré ici n’est pas mort depuis fort longtemps et quelques vieillards à Tunis peuvent se rappeler avoir fait avec lui des affaires. Son héritier, fils ou neveu, bâtit le marabout après sa mort et inventa cette admirable spéculation des sabres « écrits » et des pipes. Un peu prophète, un peu poète, au gré de l’inspiration du jour, il improvisait un tas de légendes biscornues qu’il donnait à graver par des forgerons et des menuisiers à gages. Le tout ne signifie pas grand’chose ; mais comme les sabres sont énormes, comme les tabourets, les chandeliers, les tableaux noirs partout suspendus aux murs et les caractères sont énormes, cela suffit pour frapper les imaginations.
Les indigènes admirent ; et plus d’un naïf officier, plus d’un journaliste suivant l’armée, a emporté moyennant un louis ou deux, comme une précieuse relique, de cette ferraille et de cette ébénisterie dans sa malle. Le bonhomme a du reste trouvé un moyen fort ingénieux pour exercer son commerce sans sacrilége. Il fait croire aux Kairouanais, ravis de la bonne farce ainsi jouée à ces chiens d’infidèles, que les sabres vendus reviennent la nuit se remettre dans leurs fourreaux. Et en effet, ils y reviennent ; car les forgerons, une fois l’un parti, ont bientôt fait d’en forger un autre.
Cet illuminé doublé d’un Gaudissart a tout de même prédit l’entrée des Français dans Kairouan. — « Les Français entreront et vous les aimerez ! » dit textuellement une inscription que notre guide nous montre en répétant : — « Franzis !… Franzis !… » L’inscription est authentique ; c’est peut-être à cause d’elle que Kairouan ne s’est pas défendue le jour où, toute la population couvrant les remparts, un cavalier gouailleur vint cogner à la porte du pommeau de sa cravache et cria : — « Cordon, s’il vous plaît ! » et non pas, comme les journaux le racontèrent alors : — « Ouvrez, au nom de la France ! »
Entre nous, le Voyant n’eut pas grand mérite à prédire ; car l’inscription remonte précisément aux environs de 1830, époque où les Français ayant abattu après Alger le bey de Constantine, ennemi héréditaire et pillard par destination des bons et paisibles Tunisiens, il y eut pour nous dans le pays une explosion d’enthousiasme telle que l’armée adopta et conserve depuis la tenue traditionnelle des gardes nationaux du temps de Louis-Philippe.
Hors de la mosquée, dans un bordj abandonné, petit clos ceint de murs croulants, hérissé de chardons et qui a un bourriquot pour locataire, on veut encore me faire admirer trois ancres énormes prises sur saint Louis, paraît-il, et apportées de Carthage à dos de chameau. Mais la pipe m’a rendu sceptique ; ces ancres démesurées, dont la présence au sein du désert étonne, n’ont sans doute pas plus appartenu aux galères de saint Louis que les sabres à ses chevaliers et que la grosse pipe à Mahomet !
On a beau lutter, se défendre, le soleil est le plus fort et la sieste s’impose. Résignons-nous donc à la sieste. Mais il faut auparavant que j’aille présenter mes devoirs au colonel commandant le cercle, et lui faire viser mon permis de retour.
Le colonel de Faucanberge habite le Dar-el-Bey. Comme toutes les kasbah, tous les Dar-el-Bey et toutes les entrées de Dar-el-Bey se ressemblent. A droite et à gauche, quelque chose qui peut être indifféremment corps de garde ou prison : prison plutôt, car les verrous, énormes, se poussent de l’extérieur. Une cour au rez-de-chaussée, avec le puits dans un coin et des niches qui servaient d’étagères, la cour, dans la vie fermée arabe, étant considérée comme un appartement. Au premier étage, une seconde cour plus luxueuse et plus élégante : de fines colonnes de marbre à haut chapiteau y supportent une corniche en bois ciselé sur laquelle s’appuie, — découpant le bleu du ciel à grands carrés, — une grille. Les parois tout autour sont revêtues à mi-hauteur, selon la mode du pays, de vieilles et admirables faïences où se jouent, d’un ton plus doux sous l’émail usé, le jaune, le rouge et le vert. Au-dessus court une frise en plâtre, poème de lumière et d’ombre dont la matière est ennoblie et rendue précieuse par la fantaisie du dessin. Dans le mur, en arrière des colonnes, plusieurs portes mystérieuses conduisent à des réduits étroits, délabrés un peu, mais qui devaient en leur beau temps être dignes des Mille et une Nuits. Ces réduits servaient au logement des femmes. Poussant la porte d’une des chambrettes, le colonel me montre une cinquantaine de jeunes perdrix achetées vivantes à des Arabes et qu’il élève. Rien n’est charmant et rien n’est français comme cette couvée rustique pépiant dans un alhambra. Le pavage est le même que celui de la cour : en briques alternativement blanches et noires. Des carreaux vernissés et peints, à hauteur d’homme, représentent des châteaux d’Orient flanqués de minarets que surmontent des drapeaux. Au-dessus, toujours la corniche en bois sculpté et peint formant étagère, toujours la large frise en plâtre chargée d’inscriptions et d’arabesques, et, de plus en plus riche, le plafond, thème charmant où se donne carrière l’imagination de l’architecte.
La chambre à côté de celle aux perdrix possède une alcôve demeurée telle quelle, avec sa couchette en estrade que recouvrent quelques tapis. Un employé du Trésor, à qui la pièce sert de bureau, me dit avec un fort accent méridional révélant un compatriote : — « Puisque vous êtes fatigué, on va vous laisser seul ici, et vous vous endormirez en contrôlant une découverte esthétique que j’ai faite. — Et quelle est cette découverte ? — Que les constructions arabes, à l’intérieur bien entendu, sont combinées pour être vues de couché… » En effet, une fois sur le dos, regardant à travers le clair tissu qui me défend des moustiques, je comprends le pourquoi de ces appartements étroits et hauts, de ces murs de plus en plus travaillés et riches à mesure qu’ils se rapprochent du plafond, de ce plafond gaufré, doré, aux tons harmonieux et pâlis de cuir de Cordoue et de vieille reliure, s’épanouissant dans la joie de ses arabesques et de ses couleurs ainsi qu’une fleur géométrique renversée.
Je rêve les yeux ouverts… Mon attention se fixe obstinément sur les faïences. Celles-ci du moins ne proviennent pas de l’importation italienne. Que sont-elles ? hispano-arabes peut-être ? peut-être aussi cypriotes. Il faudrait s’informer. Mais ici tout est vague et les gens ont tout désappris. Il n’y a plus qu’un homme à Kairouan qui sache découper, grossièrement d’ailleurs, dans le plâtre, les meneaux contournés de ces fenêtres à jour dont les vitraux de couleur me versent une si douce et si paresseuse lumière… Oui ! il a raison, l’employé du Trésor : c’est de cette façon qu’il faut comprendre l’art arabe, c’est dans cette posture qu’il faut le regarder aux heures endormantes d’après-midi faites pour les voluptés du demi-jour et du demi-sommeil, la sieste, la rêverie !…
… Lorsqu’on me réveille, il est nuit. Allah, qui, certainement, veille sur moi m’a préservé d’un grand danger. Le capitaine Longuet, homme charmant mais fort épris d’art dramatique, voulait pendant mon sommeil organiser une représentation en mon honneur. Car il y a un théâtre à Kairouan, bâti et dirigé par le capitaine, un théâtre en plein air auquel la logique des besoins a donné la disposition des théâtres antiques. Les gradins y sont creusés comme à celui d’Arles dans le terrain rapporté d’une colline artificielle. Par exemple, le rideau se lève au lieu de descendre dans les dessous. Mais les officiers et les soldats, indifférents à l’archéologie, se préoccupent peu du détail. Et les graves bédouins, sans rien comprendre, ne dédaignent pas de venir rire aux joyeuses farces de quelques loustics parisiens qui se font acteurs et actrices entre deux corvées, deux factions, deux marches en colonne. Il paraîtrait que l’ingénue est de garde, ce qui, au fond, me comble de joie ; voir jouer à Kairouan : Une Corneille qui abat des noix, m’eût trop cruellement rappelé mes tristes devoirs de critique.
Je me résigne donc à passer la soirée chez Ernesto, un Italien qui tient le cercle militaire. Et quel remords ce souvenir éveille en moi ! En voyant les quelques pauvres volumes dépareillés qui constituent la bibliothèque des officiers, j’avais promis et je m’étais promis d’envoyer là-bas un ballot de ces livres dont on a de reste à Paris. J’ai oublié cela, sottement, comme on oublie ! Sur le mur il y a un plan curieux de Kairouan dressé par un capitaine du génie. Ce même capitaine a relevé la mosquée du barbier, travail à la fois artistique et très exact, avec chiffres, dessins, estampages, qui sans doute ira s’enfouir inutile et jamais connu dans un carton vert de ministère.
Après dîner, nous sommes montés sur la terrasse. La grande distraction est de s’attarder là en regardant les incendies. Il n’y a pas d’incendie ce soir ; mais dans le ciel, criblé de points d’or et presque tout entier blanc de la blancheur laiteuse des nébuleuses descendent ou plutôt coulent doucement des milliers d’étoiles filantes.
Kairouan luit à nos pieds, au milieu de la plaine noire, avec ses minarets et ses koubas. Pourquoi faut-il que tous ces minarets, toutes ces koubas indiquent des lieux de sépulture ! Et pourquoi la brise m’apporte-t-elle cette odeur de mort et de choux pourris qui, d’après Stendhal, alors qu’à Rome on enterrait encore dans les églises, remplissait, certains soirs d’été, les rues de la Ville Éternelle !
A la porte d’Ernesto, entre les lanternes d’un café qui pousse ses bancs de bois en pleine rue, un conteur récite ses histoires, d’une belle voix grave, avec des gestes pleins d’onction, des inflexions étudiées, frappant de temps en temps dans ses mains pour réveiller l’attention de l’auditoire. J’apprends, non sans tristesse, que ce conteur est surveillé, la corporation, paraît-il, mettant volontiers son éloquence au service du fanatisme musulman ; il a près de lui un surveillant, espion à nous dévoué, qui représente la censure. Çà et là, au fond d’une rue, sous une voûte sombre, s’encadrent, en tableaux très clairs, d’autres cafés peuplés de burnous.
On m’a conduit sur un bastion où, dans une baraque improvisée, de jeunes soldats télégraphistes manœuvrant leur petite lampe essayent de se mettre en communication avec le poste du Zaghouan, deux vers luisants qui se comprennent dans la nuit à travers un espace de trente et quarante lieues.
Puis on s’en retourne en suivant les remparts, l’ombre énorme de la mosquée, et le dédale des ruelles désertes. Des grillons chantent, un chien enfermé aboie furieusement, des chouettes nombreuses comme dans les cimetières nous frôlent de leur vol silencieux. Aucun bruit humain, aucune lumière. Seulement, de loin en loin, quelques portes basses de moulins à blé d’où sort un rayon, où tinte un grelot. Un âne étique tourne la meule ; un homme veille, ensommeillé, la trique à la main, prêt à taper sur l’âne si la meule s’arrête et si le grelot cesse un instant de bercer la ville de son tintement mélancolique.
Il y a un moulin derrière le mur de ma chambre ; jusqu’à l’heure où s’ouvre la porte des rêves j’ai entendu le bruit du grelot.
… Dès l’aube, tous les clairons sonnant la diane, nous repartons pour Sousse…
Le ciel est gris, la plaine est grise. Un courrier passe à cheval, les pieds dans de grands étriers, et coiffé du large chapeau de paille bédouin. On côtoie le campement d’une tribu nomade : un berger regarde passer les wagonnets, son bâton sur le cou, les mains sur le bâton ; autour des tentes en poil de chameau, les femmes rôdent curieuses et craintives ; deux enfants s’enfuient à notre approche parmi les herbes, tout nus, tout noirs et ventrus comme de jeunes moineaux. Plus loin, des chameaux vont au pâturage, en file tranquille. Le soleil se montre un instant, rond et rouge, sans un rayon, gros bloc d’or au ras de la plaine, puis il disparaît dans les nuages.
Il va reparaître tout à l’heure, dorant les tamaris de sa lumière frisante et colorant la masse lointaine des montagnes. En attendant, le train galope, et Kairouan, hier blanche comme argent sous le flamboiement de midi, se montre à nous, pour le coup d’œil d’adieu, pâle et sans couleur sous un voile de brume.
Aspect fugitif, paradoxal, mais dont la tristesse ne messied pas à cette Rome musulmane faite de temples et de tombeaux !
Depuis mon arrivée à Sousse, chaque jour, du haut de la terrasse barbouillée de chaux qui, dans le pays, sert de toit et de promenoir, je regardais d’un œil d’envie là-bas, vers le Sud, à plusieurs lieues, une longue ligne de palmiers droits entre le ciel et la mer, sur une langue de terre si basse qu’ils semblaient par moments, à l’heure où le soleil poudroie, avoir leurs racines dans l’eau bleue.
On m’avait dit : « C’est une oasis. » Et cette idée d’oasis hantait mes rêves. Je ne pouvais décemment quitter la terre d’Afrique avant d’avoir visité au moins une oasis.
Nous partons un matin, l’aumônier toujours prêt, le consul et moi, trottant en carrossa le long d’une superbe route à la mode barbaresque, c’est-à-dire large, capricieuse, se ramifiant comme un fleuve, tracée qu’elle est un peu au hasard par le pied des chameaux, des ânes et des hommes, à travers la forêt d’oliviers centenaires qui, cent kilomètres durant, jusqu’au delà de Medhia, borde d’un ourlet vert la côte du Sahel tunisien. Puis nous quittons les oliviers, nous traversons un « oued », où rôtissent des joncs desséchés au bord d’un restant d’eau croupissante, et des terrains sablonneux, inondés l’hiver, mais couverts maintenant d’herbes salines. En face, la plaine qui flambe et la ligne violette des montagnes ; à gauche, des dunes stériles qui cachent la vue de la mer ; à droite, les oliviers profonds et noirs dont, malgré casques et parasols, on commence à regretter l’ombre.
Heureusement, voici l’oasis !
Mon enthousiasme à l’aspect des premiers dattiers fait sourire l’abbé qui, en sa qualité de militaire, a, du côté de Gabès ou de Gafsa, connu des oasis véritables. Celle-ci, n’ayant guère que deux lieues de tour, est une oasis pour rire, un à peu près, un diminutif d’oasis.
Je voudrais descendre : pas encore ! Au loin, entre les troncs enchevêtrés, la mer luit par mille trous bleus. La carrossa tourne l’oasis, enfonçant dans le sable jusqu’au moyeu des roues, et nous dépose en pleine plage. Bain délicieux, mais sommaire ; car le roi des astres, autour de nos dos nus et sans défense, éclabousse les flots d’innombrables rayons aigus et vibrants comme des flèches. Patience ! l’abri n’est pas loin, et, tandis qu’on se rhabille en hâte, notre jeune cocher maltais a déjà transporté les provisions sous les arbres.
Le système des murs en terre et des haies règne ici comme partout.
Il nous faut donc, l’abbé retroussant sa soutane, emporter l’oasis d’assaut par une brèche où les cactus manquent. Et maintenant, cherchons un endroit propice au déjeuner.
Nous ne sommes pas seuls : à quelques pas, dans un autre jardinet entouré aussi de sa haie, des bourgeois maures, venus de la ville sur leurs bourriquots à nez blanc tatoué d’une fleur, fument silencieusement, un bouquet de jasmin derrière l’oreille. Les bourriquots, laissés au soleil, cherchent leur vie parmi des choses épineuses ; les bourgeois, avec leurs turbans neufs, leurs chechias de fête et leurs dalmatiques brodées, font dans l’ombre un groupe oriental, de couleur brillante et reposée. Plus loin, un Arabe laboure en courant, penché sur son araire primitif que traînent deux bœufs maigres.
La question de l’eau m’inquiète un peu ; en route, le soleil dardait au point de liquéfier l’antique vernis de la voiture, et le champagne ecclésiastique du brave abbé a dû tiédir. Je sais bien, ayant lu ce renseignement dans les livres, que qui dit oasis dit puits : le dattier, pour fructifier, ayant besoin de vivre les pieds dans l’eau et la tête dans la flamme. Ceux-ci, j’en suis certain, ont bien la tête dans la flamme, mais c’est l’eau que je voudrais voir.
Un gamin paraît, tout noir, à moitié nu, portant à deux bras, sans doute en signe d’amitié, une amphore plus haute que lui ; une de ces amphores à fond pointu dont la forme ultra-classique étonne d’abord ceux qui n’ont pas éprouvé combien la disposition en est commode et appropriée pour la planter droit dans le sable tant qu’elle est pleine, ou pour la faire basculer et pencher, en équilibre sur son gros ventre, alors qu’elle commence à se vider.
Nous suivons l’enfant. Un vieux, probablement le père, qui par timidité regardait de loin, vient cette fois à notre rencontre. Il a le sayon brun des pauvres, court, sans manches, ceint d’une corde, qui laisse les bras et les jambes cuire et se durcir au soleil. Avec un bon sourire édenté dans sa barbe grise, il nous montre son petit clos : la cabane en pisé où il serre ses outils, ses légumes ; tout autour, verdissant à l’ombre protectrice des grands dattiers, les grenadiers, les figuiers d’Europe, les vignes, les melons, les tomates ; et, dans un coin, le puits sans margelle, cratère ouvert au ras du sol d’où monte, à travers l’air torride, une éruption de fraîcheur.
Nos victuailles déballées, le vieux puise pour nous de l’eau glacée ; l’enfant apporte une pastèque, des figues, des raisins dans un plat de bois. Et l’on est bien ainsi, assis en rond sur le sable fin, au pied de ces admirables arbres : les uns minces, le tronc gris régulièrement guilloché par les losanges des feuilles coupées, s’élançant droit de terre au milieu d’un bouquet de jeunes palmes ; les autres, trapus, noirs, rugueux, s’enveloppant jusqu’à mi-corps d’un feutrage de radicelles mortes ; mais tous entremêlant à la broderie transparente de leur feuillage de longs et lourds régimes pareils à des grappes d’olives d’or.
Ah ! sans vous, abbé Trihidèz, quelle complète après-midi, quel déjeuner charmant et quelle sieste incomparable ! Mais l’abbé s’accuse, l’abbé est coupable, l’abbé a oublié le café dans la précipitation du départ. Un déjeuner non suivi de café ? en Afrique ? C’est impossible ! Plutôt que de s’y résigner, on renoncera à la sieste, on bravera l’insolation. Au loin, sur la hauteur, le village de Saalin reluit comme une lessive étendue. En voiture ! C’était écrit : on prendra le café à Saalin.
Pur village arabe, Saalin ! Traçant l’unique rue assez large, deux longues murailles blanches qui ressembleraient à la clôture d’un cimetière sans les petites portes basses, en fer à cheval, par où, de loin en loin, une femme se glisse, voilée de la tête aux pieds, mais laissant apercevoir, lorsqu’elle tire le loquet, un bras d’ambre.
Une de ces portes est le café.
Quelques habitués sont là : nous les saluons, ils nous saluent.
Le jour ne vient que par la porte. Entrant tout d’une pièce, il éblouit d’abord plus qu’il n’éclaire ; pourtant l’œil s’habitue assez vite à l’obscurité fraîche du réduit. Le sol troué, bosselé, rugueux, est en terre battue. Les murs, d’un crépi grossier, mais soigneusement blanchi au lait de chaux, font paraître plus noir le plafond en branches d’oliviers mêlées de torchis que, par goût des contrastes pittoresques ou par paresse, on laisse brunir et se culotter.
Dès notre arrivée, un grand sec à barbe blanche s’est mis à gratter des boîtes, à remuer de petites casseroles, à taquiner le charbon et les cendres d’un fourneau d’alchimiste qui luit tout au fond, dans un angle.
Assis sur la maigre estrade commune, dont une natte usée, des fragments de tapis, recouvrent mal les planches vermoulues, nous offrons, non sans échanger des compliments, des salamalecs la main sur le cœur, une tournée générale à l’assistance. Ces messieurs ne refusent point. Seulement il faut à notre tour accepter d’une pastèque qu’on est allé chercher en grande hâte au jardin. De la pastèque sur le café ! Mais, à vrai dire, leur pastèque est parfaite ; et sa pulpe où les dents se glacent, sa pulpe rouge, fondante, incrustée de graines noires, ne paraît pas autrement indigeste qu’un sorbet.
Tout à coup, un grand brouhaha. Très poliment, mon voisin de face me fait signe d’avoir à m’écarter un peu. J’obéis et je m’aperçois que le poteau contre lequel je m’appuyais, — un de ces poteaux qui calent le plafond, — est garni à son pied de carcans et d’entraves. Il y a foule au dehors. Dans le cadre obscurci de la porte se dessine la silhouette d’un fort gaillard lié de cordes. On le pousse, il s’assied à la place que j’abandonne et, tranquillement, se laisse ferrer par le cou.
Un de nos récents amis, un chamelier, messager entre Kairouan et Sousse, et qui, à fréquenter les soldats français, a retenu quelques mots d’un vague sabir, explique avec abondance que l’homme ainsi enchaîné est un voleur, et que, vu la pauvreté du village, le café y sert de prison.
O mœurs férocement patriarcales !
Je demande, par signes bien entendu, s’il est convenable que j’offre une tasse au prisonnier. Tout le monde hoche la tête, le prisonnier s’incline et sourit : il paraît que c’est convenable. De nouveau, le cafetier fourgonne ; de nouveau, les charbons s’allument dans l’ombre, et les dés de marc noir, sucré de cassonade, vont circulant de main en main. Mais le soleil tombe vite en cette saison ; notre Maltais, peureux, attelle, déclarant qu’il ne veut pas voyager la nuit. Allons, du café encore une fois ; et à la santé du voleur ! ce sera la dernière tournée.
Je ne reconnais plus les endroits que nous avons traversés ce matin. Sous les rayons de l’ardent soleil, la réalité des choses semble s’être évaporée. Tout flotte et palpite ; la terre, le ciel, tout se confond dans une atmosphère éblouissante. Autour de nous, des étendues d’un azur extraordinairement tendre et comme imprégné de blancheur, où les arbres se doublent, où les koubas se mirent. Est-ce de l’eau ? Les paysans rient : c’est du sel. En regardant bien, à la place de ce qui paraissait de l’eau, nous distinguons, au ras du sol, le sel qui luit et l’air qui danse.
Sousse, à l’horizon, se dresse immense, suspendue entre terre et ciel ainsi qu’une cité de rêve. Mais à mesure qu’on approche, le relief des terrains, les détails des toits et des tours, puis, dominant le tout, la kasbah, massive et fortement piétée, prennent consistance et se dessinent. Au bas, la mer d’un bleu si réel, après ces flottantes féeries, qu’il nous paraît féroce et dur… Nous arrivons ! Cependant le soleil darde encore, et l’heure de la sieste fait planer son silence au-dessus de Sousse endormie. Rangées en lignes le long des fils du télégraphe, des hirondelles nous regardent passer ; d’autres, plus actives ou plus affamées, mais craignant la grande chaleur, volent avec de petits cris, sans s’écarter, sans en sortir, dans l’ombre étroite qui cerne d’un trait net les remparts.
Un scrupule me vient : en recopiant ces notes écrites, persiennes fermées, suivant l’impression du jour, dans la grande chambre obscure et blanche où l’ardent soleil d’août m’emprisonnait chaque après-midi, je crains de calomnier la Tunisie.
La Tunisie ne reste pas toujours ainsi à l’état de fournaise !
Il arrive un moment où le ciel reluisant et dur, d’un bleu de pierre précieuse, se voile d’humides nuages, où la pluie descend à longs flots sur les champs altérés, les terrasses, ressuscitant les oueds taris, emplissant de nouveau les citernes épuisées, et, du soir au matin, vêtant de fleurs et de verdure les immenses plaines rougeâtres et sèches comme l’amadou.
Les gens en font de tentantes descriptions, dont il serait peut-être bon de tenir compte pour ne pas donner du pays une idée exagérée et fausse. Mais quoi ! les pluies ne commencent qu’aux approches d’octobre, et, Parisien en escapade, je n’ai guère loisir d’attendre jusque-là.
Heureusement, j’ai conservé les lettres que mon frère m’a écrites depuis mon retour en France ; rien ne m’empêche d’en intercaler ici quelques lignes qui, sans que j’aie besoin de mentir ni de raconter ce que je n’ai pu voir, combleront la lacune et rétabliront la vérité des choses.
Une, datée du 20 octobre, dit ceci :
Les raisins touchent à leur fin, les grenades sont mûres et les premières dattes font leur apparition… Sous les oliviers, dans un bas-fond où séjourne l’eau des dernières pluies, j’ai tué un bel étourneau. D’ailleurs, ce coin mouillé servait de hammam à toute une population d’oisillons gazouillante et ébouriffée…
Voilà qui peut sembler rafraîchissant déjà ; en janvier, on aura mieux encore.
Il a plu et venté toute la nuit !
C’est l’hiver printanier d’Afrique que, dans l’intérêt de ton livre projeté, tu aurais dû voir.
Les étourneaux descendent par bandes ; les bois d’oliviers sont peuplés de grives passant prudemment d’une branche à l’autre ; les chardonnerets, les alouettes huppées, les moineaux volettent dans les thyms, la lavande en épis et le gazon jeune et fort qui pousse aux endroits abrités. A l’ombre des figuiers de Barbarie, il y a des scilles, des arums et d’énormes touffes d’asperges sauvages.
J’ai cueilli en rentrant deux rameaux d’amandiers en fleurs. Par-dessus tous les murs, embaumant délicieusement, frissonnent les grelots d’or des cassies.
La campagne se fait vivante. Partout des femmes, des enfants, ramassant les olives qui tombent en grêle sur des draps étendus par terre au pied des arbres, tandis que les hommes gaulent, ou bien, perchés dans les branches, arrachent à même le fruit de leurs dix doigts coiffés, en guise de dés, de bouts de cornes de mouton pareils à des griffes de diable.
Des gamins chantent sur les routes, poussant devant eux l’âne qui porte la récolte.
Les chameaux entrent dans la ville, venant des villages, par longues files, tous chargés d’outres pleines de l’huile nouvelle.
A Sousse, les moulins fonctionnent, colorant les ruisseaux en jaune et empestant les rues de leur âcre odeur.
Les piles (c’est ainsi qu’on appelle les réservoirs à huile) débordent, les tonneaux sont prêts à crever.
Avec tout cela, on sent dans l’air comme un sentiment de détente.
L’indigène n’a plus ce caractère irrité que lui font, pendant les interminables mois de chaleur, l’attente de la pluie et la crainte des sécheresses. Quand vous passez auprès du champ où il travaille, volontiers il s’arrête pour vous saluer d’un amical bonjour.
Les chameaux eux-mêmes ont perdu quelque chose de leur ordinaire impassibilité, et, fantastiques, le cou tendu, avec je ne sais quoi d’un dindon énorme et antédiluvien, poussent d’aimables gloussements…
Telle est Sousse en hiver.
Et maintenant que nous voilà tant bien que mal en règle avec notre conscience de voyageur, n’oublions pas que le soleil d’août flambe toujours et que le Ramadan dure encore !
Hier soir, avant sept heures, j’ai vu rentrer par la porte de mer le khalifa accompagné d’un tabellion et d’un notable, tous les trois en superbe djebba de soie rouge, souriants, mais avec un air de solennité. Ils étaient allés hors de la ville, sur les dunes, assister au coucher du soleil et accomplir, comme tous les ans, je ne sais quelle cérémonie à la fois astronomique et religieuse. Quelques instants après, bourré à éclater, le canon tonna annonçant la fin du Ramadan et du jeûne.
Ce matin, trois autres coups de canon me réveillent ; monté sur le toit pour voir l’air du temps, j’aperçois de tous côtés, au faîte des minarets, des marabouts et des mosquées, de grands drapeaux ornés du croissant qui flottent dans l’aurore rose.
C’est l’Ayd-Serir, la petite fête, le jour des cadeaux et des friandises, des visites, des embrassades familiales, le jour qui, pour la gent porte-turban, est un peu ce que sont pour nous le premier de l’an et la Noël.
Rien n’est triste d’ordinaire comme les cimetières qui s’étendent, tache blanche chaque jour élargie, aux abords des villes et des villages arabes, sans ombre, sans clôture, se confondant avec les champs cultivés et les bosquets d’oliviers sous lesquels leur lisière indéterminée s’égare ! A un bout, — où l’on ensevelit encore, — les tombes sont neuves, fraîches crépies ; à l’autre extrémité, le blocage grossier se disloque, montrant à fleur de terre des crânes, des débris de squelette. Les turbans de pierre taillée, que le musulman paresseux remplace aujourd’hui par une simple brique posée sur champ, gisent dans les herbes stériles. Tout sent la ruine et l’abandon. Rarement on aperçoit un homme qui prie ou deux femmes, veuves d’un même mari, en train de balayer la poussière d’une dalle.
Mais aujourd’hui la funèbre colline est en joie. Les femmes, ombres blanches et noires, y circulent, nombreuses, ou causent assises en rond. Dans quelques petites enceintes particulières, closes d’un mur si bas et si facile à enjamber qu’on n’y a pas pratiqué de porte, des familles sont réunies ; les pères ont l’habit des grands jours, les enfants vêtus de bleu, de blanc, de rose, se poursuivent et chevauchent le mur… Derrière, comme fond au tableau, une pente d’oliviers, puis les dunes et la mer frissonnant dans la claire lumière matinale.
Les souks sont déserts : marchands absents et volets fermés ! Mon pas sonne sous leurs voûtes sombres où, de loin en loin, par une ouverture que festonnent des toiles d’araignées, descend un rayon perpendiculaire comme un poteau d’or.
Dans les rues, tout le monde s’embrasse, l’œillet ou le jasmin sur l’oreille. Tout le monde a sa djebba de fête, rouge, bleu clair, et brodée ton sur ton sur la poitrine, sur le dos, sur les coutures et autour des manches ; le double gilet : l’un fermé montant jusqu’au cou, l’autre accompagnant en manière de transparent l’ouverture de la djebba, et orné d’un encadrement de boutons serrés, pareils à des grelots ; la ceinture de soie roulée autour du caleçon ; le burnous souple et blanc porté en besace, sans compter le turban neuf et la calotte réjouissante à voir comme un coquelicot frais éclos. Mahmoud le janissaire, que je rencontre, a des souliers vernis, bizarrement agrémentés sur le cou-de-pied de languettes à jour inutiles mais décoratives. Devant la porte de la mosquée, où de gros clous dessinent des arabesques autour de ferrures en forme de croissant, un bel Arabe se met pieds nus et confie ses sandales à un jeune décrotteur maltais. Il suit l’opération évidemment nouvelle pour lui avec un intérêt joyeux qui n’est pas exempt d’inquiétude.
Les plus gentils sont les enfants. Il y a là un tas de fillettes, vraies miniatures de leurs mères, en robe mi-partie, avec des gilets compliqués, une superposition de chemisettes, des bracelets et des colliers, des casques d’or et des barrettes d’où tombe, encadrant les joues brunes, une mentonnière de sequins. A six ou huit ans on ne se voile pas encore : belle occasion, si j’en avais le loisir, pour étudier dans ses détails le costume des femmes arabes ! Les gamins portent des vestes brodées d’or et chargées de galons en cannetille argentée. Leurs pères les mènent par la main ou les promènent sur les bras, très fiers quand on les trouve beaux et qu’on les caresse. Ils leur achètent des joujoux européens, mirlitons, sifflets de bois et trompettes ; quelquefois aussi des joujoux indigènes : une femme des tentes, très jeune, endimanchée, passe ayant sur le dos son poupon lié en paquet ; le poupon tient dans ses petites mains une tarabouka minuscule.
Tout à l’heure, le long des quais, j’ai vu un bateau chargé de petites djebbas, de petits turbans : troupe d’enfants, sans doute une école, partie pour une promenade en mer. Ailleurs sont installées des balançoires tournantes, comme on en voit dans nos fêtes foraines, mais construites barbarement et pareilles à la roue d’une noria primitive dont chaque seau monterait un petit maugrabin au lieu d’eau.
Et puis les pâtissiers, assis jambes croisées, roulant leurs pâtes sur une table basse ; les confituriers ambulants, très entourés, distribuant avec la même cuiller à cinquante bouches ouvertes une becquée de confitures ; les vieilles qui vendent des pains semés de grains d’anis, des macarons et des gâteaux couleur de neige sur lesquels tremble une feuille d’or.
Quel est ce vacarme ? Des nègres en vestes rayées, en caleçon blanc tranchant sur leurs mollets d’ébène, donnent des aubades par la ville. Cinq en tout, mais qui font du bruit comme quarante : un joueur de musette, deux joueurs de tambour de basque et deux autres qui sont armés de bizarres castagnettes doubles, en fer battu, pareilles à une énorme cosse de caroube. Ils m’aperçoivent, accourent, me bloquent dans un coin en m’appelant « Kébir ! » Les nègres à castagnettes viennent sur moi, puis se reculent, esquissant des pas gracieux avec d’effroyables sourires. Ils s’animent de plus en plus, m’assourdissant d’un bruit de casseroles entre-choquées. Les trois autres restent impassibles. A la fin seulement le joueur de musette, patriarche à barbe frisée qui ressemble aux Juifs de Rembrandt, se met à marquer la mesure, dodelinant de la tête et dansant des genoux.
Un homme les suit, porteur d’un grand cabas dans lequel, religieusement, ils versent la moitié de la recette. C’est le collecteur de l’impôt. Ici, le bey remplace l’agence Rollot et prélève un droit sur la musique.
Je donne vingt sous, espérant me délivrer d’eux, à ces enragés musiciens. Imprudente libéralité ! car les voilà qui recommencent.
Par bonheur, j’aperçois un café maure à portée. Les consommateurs, en train de fumer, se dérangent pour me faire place sur leur natte. Un descendant de Mahomet, reconnaissable à son turban vert, mais portant le sarrau des pauvres gens, entre timidement pour boire le verre d’eau fraîche qu’on trouve gratis partout en Tunisie. Je lui offre une tasse de café qu’il accepte, un cigare de la régie beylicale qu’il accepte également, et nous voilà assis côte-à-côte, échangeant par gestes d’obscures pensées et des congratulations vagues, tandis que les colombes familières roucoulent sur la planche d’un petit colombier accroché au mur, et qu’une pendule, horrible objet d’importation italienne, fait mouvoir en haut de son cadran, au va-et-vient de son balancier, les yeux en émail d’une figure de prima-donna.
J’éprouve de l’ennui à l’idée que dans trois jours il me faudra quitter Sousse ; pourtant, je voudrais déjà être parti : cette impression, amère et douce comme certains adieux, jette sur le paysage éclatant un voile de mélancolie. Le hasard lui-même, les rencontres semblent vouloir se mettre au diapason de mon âme ; décidément elle s’attriste en prévision de mon départ la chère cité barbaresque au ciel rose traversé d’oiseaux, où, dans l’enthousiasme de l’arrivée, pour ne pas troubler un ensemble harmonieux et joyeux, je rêvais, adoptant turban et djebba, de m’habiller de couleur tendre…
Hier soir, j’étais monté sur le plateau, derrière les dunes, par la large route sablonneuse et jaune qui s’en va du côté d’Hammamet. Les cigales chantaient, le soleil se coucha, et, dans ce moment d’infinie splendeur qui précède l’arrivée rapide du crépuscule, le Zaghouan, devenu d’une éblouissante transparence, parut se volatiliser et disparaître dans un poudroiement de soleil rouge. J’étais au milieu des ruines d’Hadrumète, sol antique, bouleversé, tombeau d’une ville ensevelie, dont l’écroulement silencieux se continue après des siècles, avec des effondrements ronds où la terre descend d’un bloc entraînant les oliviers centenaires qui continuent à verdoyer au fond de ces fosses. Soudain, je m’arrêtai : un puits énorme, sans margelle, s’ouvrait devant moi. Et, dans le mystère de la nuit tombante, ce puits au fond duquel — reflet du ciel sur l’eau invisible — flottait une lueur, m’effraya. Je n’osai pas aller plus loin, et ne me sentis rassuré qu’en retrouvant la route jaune et en répondant au rauque salut d’un bon Arabe qui rentrait des champs derrière son bourriquot.
A gauche, un enclos blanc en maçonnerie ; tout autour, sous les oliviers, des masses sans forme, un ruisseau de pourpre coagulée, une odeur âcre, et, quand je m’approche, un grand oiseau noir qui s’envole. L’abattoir, à cette heure funèbre, avec ses débris, ses paquets d’entrailles, avait un aspect de champ de massacre. Je m’éloignai vite et pressai le pas, désireux de rentrer à la ville avant la nuit.
Ce matin, nous sommes sortis à sept heures. Un semblant de pluie a réjoui l’air, laissant derrière soi un semblant de brume, de sorte qu’on n’a pas trop chaud à suivre la plage dans la direction de Monastir.
Sous les remparts, autour des jardins semés d’habitations blanches, un Européen, Marseillais sans doute, s’amuse à tirer les petits oiseaux. D’une tente d’Arabes cultivateurs, basse et cachée derrière un talus, un grand chien maigre sort et aboie après nous. Tout en haut, vers le camp, sous la kasbah, passe une musique militaire.
Asseyons-nous dans l’angle d’ombre que projette la chapelle du cimetière chrétien. Devant la porte, en dehors de l’enceinte close de murs, s’alignent des tertres de sable surmontés de petites croix noires, neuves, et fraîchement vernies. Je lis des noms français, des noms paysans, avec cette indication monotone : âgé de vingt ans, de vingt-deux ans, de vingt-trois ans. Ce sont des sépultures de soldats. Devant, une avenue triste, abandonnée, semée de soudes à noire verdure, s’allonge entre les cactus jusqu’à la mer, jusqu’au chemin bleu de la patrie.
Presque tous les jours, rentrant chez moi après déjeuner par les rues de traverse étroites et fraîches, je rencontrais, trottant, avec sa petite ombre qui avait peine à la suivre, une maigre et proprette petite vieille, souriante, l’œil fin et doux, dont la robe noire à pèlerine, usée, rapiécée, et je ne sais quoi dans les tuyaux de tulle du bonnet, avaient quelque chose de lointainement, de très lointainement ecclésiastique.
Je vous présente en sa personne la meilleure Française de Sousse : sœur Joséphine, la Mouniga, comme l’appellent, avec une affectueuse familiarité, les Maltais, les Arabes et les Juifs. Sœur Joséphine habite Sousse depuis plus de quarante ans sans avoir jamais revu la France. « Je suis née dans l’Ariége, me disait-elle l’autre jour, avec un soupir résigné et un fort accent du terroir, mais qu’est-ce que j’irais y faire maintenant, noire et sèche comme je suis ? personne ne me reconnaîtrait plus. » Puis, changeant de conversation et me montrant sur le plat de sa main un peu de viande dans un bout de journal : « Je cours lui porter ça, au pauvre !… il n’y a que moi pour le décider à manger… ici, personne ne sait rien faire… si je venais à lui manquer il serait tout de suite mort. » Le pauvre, c’était le R. Padre Agostino del Reggio di Emilia, franciscain, un homme fort distingué, paraît-il, ami de Cavour et de Cialdini, et qui, d’après la légende soussaine, se serait fait moine à la suite de chagrins d’amour.
Il habite Sousse depuis fort longtemps, lui aussi, disant la messe pour les Maltais catholiques et se bâtissant, à force de sacrifices et d’économies, une petite église dont la croix se dresse fièrement au milieu des croissants de minarets. Elle, la Mouniga, active comme une fourmi d’Europe, tient une espèce d’école où viennent les gamines maltaises et juives. Elle fait aussi un peu de médecine, un peu de pharmacie, et soigne les femmes des Arabes, qui la tiennent en grand respect et lui ouvrent leur maison. C’est elle qui ne s’effrayait pas au moment des troubles. « L’insurrection ? Qu’est-ce qu’ils nous chantent avec l’insurrection ? Qu’on me donne seulement un petit âne et je m’en irai toute seule jusqu’à Gabès. » Et elle y serait allée, sans rien craindre, sur son petit âne, la Mouniga !
Aujourd’hui, j’ai rencontré la Mouniga devant l’église. Elle me montre ses mains vides : « Plus besoin maintenant de lui porter des côtelettes, au pauvre ! » Ses petits yeux luisent, luisent comme si des larmes voulaient couler. « Il est mort ; vous pouvez aller le voir, là dedans, couché sur les dalles ! »
Je suis entré dans l’église, très claire, ayant pour tout décor un tableau, et, sous une cage de verre, un buste d’Ecce homo en robe écarlate. Au fond du chœur, derrière l’autel voilé de noir, quelques galopins de douze ans, distraits et déguenillés, psalmodient sous la direction d’un frate ventru. Au milieu de l’unique nef que le jour extérieur inonde, entre deux rangs de Maltaises agenouillées dont la cape en satin raide cache les visages, un linceul recouvre l’échiquier blanc et noir des dalles ; et, sur le linceul, les mains jointes et liées d’un mouchoir, les pieds nus, un christ de cuivre sur la poitrine, un grand missel ouvert sur le ventre, le R. Padre Agostino est étendu. Sa tête maigre, à barbe blanche, encadrée du capuchon de bure, et qu’aucun coussin ne supporte, laisse voir le noir des narines. Tout autour, des mouches volent dans la lumière joyeuse et se posent sur ses yeux ouverts.
Le Père a voulu être exposé ainsi, enterré sans bière dans son étole aux ors ternis, et la Mouniga, que cela désole, accomplira néanmoins jusqu’au bout les volontés du Père.
C’est sans doute un effet de l’air ambiant, et peut-être ai-je tort de me laisser aller ainsi à des idées de tolérance musulmane ; mais je confesse, — dût pour un tel méfait Voltaire me faire attendre à la porte du paradis des incrédules, — je confesse avoir trouvé quelque grandeur à cet humble roman de la vieille Mouniga et du vieux moine !
Mahmoud fait ma malle, enveloppant avec un religieux respect, soit dans un linge lorsqu’ils sont gros et lourds, soit dans un carton rempli de grains d’avoine lorsqu’ils sont petits et fragiles, les quelques menus objets, — maigre et fantaisiste butin de ma campagne en Byzacène, — devant lesquels j’espère me souvenir là-haut, à Paris.
Cependant, sur un coin de table mes yeux parcouraient machinalement un livre entr’ouvert : les Annales Tunisiennes ; et j’y lisais ceci qu’en 1823, à Tunis, un jeune boulanger sarde se fit aimer d’une musulmane. Surpris et dénoncés, la populace furieuse conduisit les deux amoureux au Bardo. Le boulanger eut le cou coupé ; la femme, cousue dans un sac, fut noyée, et le Maure qui avait servi leur intrigue fut pendu à la porte Bab-el-Souika… En 1823 !
Ceci éveille en moi des regrets, et je m’aperçois, mais trop tard, qu’envahi par la douceur du climat, distrait par la nouveauté et la variété des choses, j’ai, voyageur coupable, négligé complétement ou à peu près ce qui se rapporte au beau sexe. Pas une conquête, pas une aventure, rien dont je puisse me faire gloire au retour, dans un cercle d’amis étonnés, avec un air de mystère.
J’avais pourtant des occasions, tout comme les autres, et même l’autre jour, dans ma déplorable indifférence, j’ai refusé énergiquement d’assister à une représentation d’almées. Entre nous, le jeu n’en valait pas la chandelle, de tels spectacles organisés pour nous tournant immédiatement au cabotinage et perdant la naïveté locale qui en fait l’originalité et la saveur. D’ailleurs, en ce genre, n’avais-je pas vu ce qu’il y a de mieux, avec Aubanel et Mistral, à Beaucaire où, naguère encore, des troupes de saltimbanques tunisiens et turcs venaient exécuter leurs exercices, ni plus ni moins que si la foire était toujours le marché de l’Orient ?
Résumons pourtant les événements de de ces vingts jours. Peut-être, en cherchant bien, trouverons-nous quelque chose qui, embelli et amplifié, pourra paraître d’un suffisant romanesque.
Un riche Juif m’amena une après-midi dans sa maison et m’y régala de liqueurs douces et de frangipanes à l’eau de roses. Notre arrivée surprit les femmes en train de chiffonner, accroupies, des étoffes et des broderies d’or, au milieu d’un salon meublé à l’européenne, avec deux armoires à glace, deux pianos, deux pendules et une grande quantité de fauteuils tout neufs et de chaises, sur lesquels on ne s’assied jamais.
Une fiole à parfums en argent ciselé, posée sur une commode vulgaire, représentait seule et assez maigrement la couleur orientale.
En revanche, tant que notre collation dura, les curieuses Juives surent trouver mille prétextes pour monter et descendre l’escalier sans rampe et tout égayé de faïences qui conduit du salon aux étages supérieurs. La contemplation prolongée de cette échelle de Jacob avec son va-et-vient d’anges femelles aux sourcils rejoints, aux yeux ardents et doux, revêtues, pour comble de tentation ! du paradoxal costume que j’ai déjà eu l’occasion de décrire, me plongea, pourquoi craindrais-je de l’avouer ? dans le plus troublant et le plus agréable des rêves. Mais tout se passa en songeries : je n’y gagnai que le droit de saluer la mère et les filles, quand plus tard je les rencontrais par les rues.
Une autre fois, il me fut donné de voir une jeune Arabe quittant son voile devant moi. C’était chez des amis : une vieille qui venait chaque semaine laver à grande eau, comme c’est la coutume, les carreaux des escaliers et des corridors, avait bien voulu nous montrer sa fille dans tous ses atours. La fille avait quatorze ou quinze ans ; mais, là-bas, une enfant de quatorze ou quinze ans commence à ressembler singulièrement à une femme.
Je pus observer de près et en détail cet amusant costume à peine entrevu entre les plis de la m’laffah blanche ou noire dont les Soussaines s’enveloppent. Mes yeux d’infidèle se régalèrent à contempler les bijoux en argent, — broches, pendants, colliers, bracelets, anneaux de pied, — barbares, compliqués et lourds comme des bijoux d’idole ; la souria, chemisette de crêpe uni à manches transparentes qu’il est de bon ton d’appeler kmedja, la farmla qui est un gilet ouvert chargé de boutons et de broderies, la djebba courte et mi-partie, la douka ou petit casque d’or pareille au bonnet recourbé des dogaresses, et le caleçon, le séroual, moins impudique que celui des Juives, mais encore suffisamment plastique, et les chebrellas au bout élargi, où sont à l’aise les pieds nus frottés de henné. Ajoutez de grands yeux, un teint pâle et mat, cette démarche nonchalante, voluptueusement balancée, où se combinent en un irritant mélange la coquetterie avec le dédain, et certes vous comprendrez, si sa bien-aimée ressemblait à cette fillette-là, que l’infortuné boulanger sarde ait affronté le yatagan.
Aujourd’hui, on ne risquerait plus grand’chose, — tant les mœurs se sont adoucies ! — pas même la trique d’un mari jaloux. C’est pour cela peut-être que les aventures ont si peu d’attrait, depuis qu’elles se résument fatalement pour l’étranger en quelque banale et répugnante entremise.
Je n’ai jamais bien compris l’agrément de ces amours exotiques improvisées. Que dire, même en supposant qu’on sache un peu d’arabe, à des femmes dont toute l’occupation consiste à se peindre les ongles et les yeux, si elles sont riches ; pauvres, à préparer le messous sucré fait de beurre, de dattes et de raisins secs, à laver, à coudre, puis à courir les hammam et les cimetières, à s’entre-visiter par le chemin aérien des terrasses pour causer de mariages, de fiançailles, de querelles conjugales, ou de quelque étoffe nouvelle apportée par un marchand roumi. Leurs grandes disputes, c’est quand le mari a une concubine à la maison, et que, la concubine voulant porter la soie, la femme légitime prétend lui imposer la laine ; leur grande affaire, c’est de mander le médecin maure, afin qu’à l’aide de remèdes mystérieux il réchauffe l’affection maritale toujours, en ces pays de polygamie, légèrement languissante.
A Tunis autrefois (peut-être en est-il de même aujourd’hui), les femmes de la haute classe s’occupaient de vague politique, et, grâce aux complaisances de quelques marchandes à la toilette, poursuivaient de cancanières enquêtes les faits et gestes des Européens.
Mais ici, il n’y a que des créatures enfantines et résignées, que leurs maris méprisent, aussi durs pour elles qu’ils se montrent galants et dépensiers pour la maîtresse du dehors dont elles n’osent même pas être jalouses.
Elle est charmante, certes ! la fille de la vieille laveuse d’escaliers. Avec ses regards inquiets et doux, sa parure aux couleurs voyantes, elle me fait l’effet d’un bel oiseau. Mais, comme le disait un sacripant de ma connaissance qui a sur les femmes d’Orient des idées remarquablement musulmanes, à tant faire que d’aimer ces oiseaux rouges et bleus, il faudrait être le Grand Turc et en avoir sa pleine volière !
Eh bien, non, j’avais tort : cette sèche et blanche Tunisie, après m’avoir empli le cœur de la nostalgie de ses ruines, se fait coquette le dernier jour pour me laisser l’ivresse du regret, comme ces galantes filles d’auberge qui, au cavalier arrivé du soir et repartant pour l’aventure ou la bataille, versent le dernier coup de l’étrier accompagné du dernier regard, qui est inoubliable et qui grise.
Dans ce voyage autour d’une petite ville barbaresque dont, — assiégé que j’étais par l’infernal soleil, et sauf mes pointes hardies à Monastir, à Lempta, à Saalin, à Kairouan, — je n’avais jamais perdu de vue les remparts blancs ou roses, une exploration manquait : celle d’être allé en voyage d’au moins quinze minutes, jusqu’à la kouba de Sidi Giafr et jusqu’aux jardinets verdoyant sous les dunes.
Ayant quelques heures devant moi, j’ai voulu les employer à ce pèlerinage suprême. Tandis que Mahmoud et Younès se chargeaient de faire emporter à bord mon léger bagage, je me suis amusé à suivre les bourriquots qui trottaient vers le marabout et les sources avec leurs amphores vides.
Avant d’arriver au marabout, il y a bien quelques citernes, celles par exemple où lavaient les négresses dont le pittoresque africain m’avait si agréablement surpris le jour de mon débarquement, et d’autres encore réparties entre les indigènes et la troupe. Mais les indigènes ne s’y arrêtent guère ; ils préfèrent faire quelques pas de plus et se fournir à un puits monumental, orné d’une inscription arabe, situé en contre-bas du marabout, non loin de la porte rouge et verte laissant voir une cour où circulent des femmes, et du bloc de maçonnerie barbouillé d’une chaux épaisse figée en stalactites qui est le tombeau du saint homme vénéré là.
Auprès du puits, dont l’eau est douce si près de la mer, un petit café était installé. De bons Tunisiens, prolongeant les fêtes du Ramadan, fumaient, buvaient de l’eau fraîche et du café noir, mangeaient des melons blancs et des pastèques.
J’ai fait le tour du marabout et suis allé voir les jardins, improvisés au pied des grandes dunes, à l’abri d’une digue naturelle constituée par l’amas des sables plus récents. La fertilité y est grande ; quelques gouttes d’eau suffisent pour que, de ce sable aride, salin, brillant comme du verre broyé, sortent les plus magnifiques herbages. Un Arabe se promenait autour des jardins, entre-choquant deux fragments de brique et poussant de temps à autre un cri rauque pour éloigner des vols de moineaux qui venaient piller le millet et le maïs.
Il n’était pas six heures et le soleil oblique déjà jetait sur les dunes, hautes à l’endroit où je me trouvais et se donnant des airs de montagnes, l’ombre géométrique du marabout et de son dôme. Je m’étais étendu, contemplant la mer, sur le sable où verdissent, ensevelis jusqu’à mi-tronc, des mûriers d’Espagne, quelques figuiers sentant le bouc, et une solanée chargée de baies rouges que les Arabes respectent, croyant sa présence favorable à la fécondation du figuier.
Tout à coup un papillon bleu me frôla, le premier et le seul que j’aie vu dans ces climats brûlés, flocon d’azur, morceau de turquoise, pareil à ceux qui voltigent par bandes, dans nos villages, autour des fontaines.
En même temps, je sentis une odeur de fleur ! Et tout de suite j’aperçus la fleur, sorte de lis à double corolle, sans feuillage, dont la neige se confondait avec la blancheur éblouissante du sol. En même temps aussi, dans le mur de la kouba haut et carré comme la tour des chansons de chevalerie, derrière une fenêtre mystérieuse si petite qu’on ne l’avait pas grillée, j’aperçus, brune et pâle sous son bonnet d’or, une jeune femme, le visage nu, qui regardait l’infidèle. Elle se retira précipitamment, se voyant vue ; mais sa curiosité avait duré deux secondes de plus que sa crainte. Je feignis de m’éloigner, elle revint ; et, — ce fut sans doute une illusion, — je crus deviner un geste léger de sa main, un sourire, puis une moue enfantine à l’arrivée de la duègne irritée et ridée qui, elle aussi, me regarda.
Je compris que c’était fini et qu’elle ne se montrerait plus.
Alors, rêvant de croisades et de filles de khalife prisonnières, enviant presque, le dirai-je ? le sort du mitron de Sardaigne, j’allai cueillir le lis des dunes, et ce fut une sensation triste délicieusement quand, de mes doigts plongés dans le sable brûlant, je cassai sa tige glacée…
Nous sommes au large, la nuit tombe. Les terrasses de Sousse paraissent déjà noires, tandis que son enceinte s’avive de reflets ; et Sousse a l’air ainsi, diminuée par la distance, d’un collier d’argent oublié au bord de la mer. Une lumière, une flamme de bougie rose, allumée peut-être par la main d’ambre naguère entrevue, brille dans le marabout de Sidi-Giafr.
La petite flamme s’éteint : plus rien maintenant que le croissant de la lune et une étoile. Elles descendent rapidement. Bientôt l’étoile tremble et s’éclipse ; et la lune, trempant dans la mer sa fine pointe, semble un instant, à fleur d’horizon, une voile latine s’éclairant de quelque illumination féerique.
Puis, c’est l’infini de la nuit, le bruit de l’hélice et des flots roulant sur les flancs du navire, comme si nous remontions dans l’ombre un grand fleuve monstrueusement remué.
Cette nuit passée, puis encore un jour, une nuit encore, et, au second lever de soleil, je me réveillerai en vue de Marseille !
FIN
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Le puits des Sarrazines | |
En mer | |
La Goulette | |
Tunis, Hammam-Lif | |
Carthage. — La Marsa | |
Arrivée à Sousse | |
L’heure des terrasses. — Soirée à la marine | |
Le Schilli. — Un brin de politique | |
La plage | |
Le marché rustique | |
Les souks | |
Au hasard des rues | |
Dîner au camp | |
Karagouz | |
Monastir. — Les ruines de Leptis | |
Noces Maugrabines | |
Voyage à Kairouan | |
Une oasis. — L’après-midi au village | |
Une parenthèse | |
La petite fête | |
Choses tristes | |
Questions de femmes | |
Le lys des sables |
3036. — ABBEVILLE. — TYP. ET STÉR. A. RETAUX.