The Project Gutenberg eBook of La vie d'Ernest Psichari

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Title: La vie d'Ernest Psichari

Author: Henri Massis

Release date: February 1, 2004 [eBook #11046]
Most recently updated: December 23, 2020

Language: French

Credits: Credits: Joris Van Dael, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE D'ERNEST PSICHARI ***







LA VIE D'ERNEST PSICHARI


Par Henri Massis

NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Les renvois numériques [1] à [41] réfèrent aux notes à la fin du livre. Les renvois alphabétiques [a] à [f], dans l'édition originale, étaient des renvois au bas de page. Dans ce texte, ces notes ont été placées à la fin du paragraphe ou le renvoi apparait.

JE VOIS LE PETIT-FILS DE RENAN.—QUE FAIT-IL? —IL EST PAR TERRE LES BRAS EN CROIX, AVEC LE COEUR ARRACHÉ ET SA FIGURE EST COMME CELLE D'UN ANGE. IL A LE SIGNE SUR LUI DU TROUPEAU DE SAINT DOMINIQUE.—TU VOIS SON CORPS, MAIS SON AME, DIS-NOUS, OU EST-ELLE?—SAINT DOMINIQUE L'ENVELOPPE DANS SON GRAND MANTEAU AVEC LES AUTRES TONDUS.—PAUL CLAUDEL.

Voici nos destinées et voici notre chef. Cette vie, soudain rompue dans sa course rapide et dont la plénitude incomparable semble vouloir restreindre la brièveté tragique, ce n'est point seulement la biographie d'un jeune homme qui chercha ses modèles parmi les héros et les saints, c'est l'histoire exemplaire de notre âge, c'est, fraternellement soufferte, partagée, vécue, la Passion de toute une jeunesse, avec elle accomplie dans le sang de la plus belle mort.

De sa génération, Ernest Psichari connut toutes les fièvres, tous les troubles, puis les espérances, le fier redressement, la mission. Il prit sa part de ce sombre tourment et de cette volonté grandiose: il voulut tout éprouver en son coeur. Mais ce coeur était si sérieux et si brûlé de flamme qu'il jetait sa lumière sur nos destins: il nous éclairait en se consumant. C'est notre jeunesse qui s'exaltait en lui. Toujours en avance sur ses compagnons, Psichari courait pour montrer la voie: et certains ne comprirent qu'en mourant avec lui vers quel terme glorieux il les voulait mener.

Sa vie ne fut qu'une lutte spirituelle, un combat d'âme, mais ce combat était celui-là même qui se livrait dans l'âme de toute une race. Retracer son histoire qui est la préfiguration de la nôtre, c'est prendre un exemplaire sublime parmi les innombrables vies qui se sont sacrifiées pour la France et pour Dieu.

Il fut notre modèle: il continuera de nous enseigner et de nous secourir. Ce jeune homme ivre de sacrifice, la France chrétienne peut l'invoquer dans ses prières: il n'a vécu que pour elle, il lui avait voué son esprit et son coeur; il lui a donné sa chair juvénile. Ce héros grave et tendre, qui vit dans la Lumière qu'il avait douloureusement désirée, ne cessera point de nous être fraternel.

On se souvient quelle stupeur ce fut parmi nos aînés, quand on vit le petit-fils de Renan, le fils de Jean Psichari1, abandonner ses cours de Sorbonne pour élire la carrière des armes, mener une action française dans la brousse africaine, exalter par ses livres et par ses gestes les vertus de la guerre. Dès l'abord, certains lettrés ne trouvèrent dans cet enthousiasme qu'une manière de dilettantisme, le dégoût d'une intelligence gorgée de paradoxes audacieux et qui jouissait de l'extrême barbarie comme d'autres de l'extrême civilisation. Sous la prose fluide, chantante et harmonieuse de Terres de Soleil et de Sommeil (1908) où ce «revenant nouveau venu» célébrait la vie fruste et primitive du désert, ils ne voulurent entendre qu'un écho de l'enchanteur: ils s'y plurent comme à un «mystérieux recommencement».

Elle était pourtant bien opposante, la volonté de ce jeune soldat, et l'Appel des Armes (1912) le signifia avec violence. Ce qu'il voulait de toute son énergie tendue, c'était prendre contre son père le parti de ses pères,—formule saisissante où se résume l'accablante obligation de notre jeunesse. Et déjà il pensait: «Une, deux générations peuvent oublier la Loi, se rendre coupables de tous les abandons, de toutes les ingratitudes. Mais il faut bien, à l'heure marquée, que la chaîne soit reprise et que la petite lampe vacillante brille de nouveau dans la maison2

Cette heure lui semblait être venue. Comme tous ceux de son âge, Psichari en avait la certitude: «Notre génération, nous écrivait-il, notre génération—celle de ceux qui ont commencé leur vie d'homme avec le siècle—est importante. C'est en elle que sont venus tous les espoirs, et nous le savons. C'est d'elle que dépend le salut de la France, donc celui du monde et de la civilisation. Tout se joue sur nos têtes. Il me semble que les jeunes sentent obscurément qu'ils verront de grandes choses, que de grandes choses se feront par eux. Ils ne seront pas des amateurs ni des sceptiques. Ils ne seront pas des touristes à travers la vie. Ils savent ce qu'on attend d'eux3.» Et parce qu'il prenait une conscience nette de l'événement qui dominerait nos vies, nous trouvions à méditer sur l'aventure de cet officier, fils d'intellectuels. Ne nous avait-il pas déjà donné sujet de l'envier, ce soldat au grand coeur qui réalisait tout ce que nous souhaitions de posséder: goût de l'action, désir du rêve... Et dans cette lente reprise de nous-mêmes que nous accomplissions, nous exaltions cette vie déjà si pleine, si riche de témoignages, qui nous faisait oublier la laideur et les misères où nous nous agitions, pour nous découvrir les vertus qui seules donnent du prix à l'existence. Lorsque Psichari nous revenait des continents perdus, les yeux lavés par les horizons libres de l'Afrique, c'est à ce solitaire que nous demandions le mot de nos destinées, c'est lui que nous interrogions sur nous-mêmes, c'est de cet exilé que nous attendions les paroles qui élèvent et qui fortifient. C'est ainsi qu'il nous avait restitué le sens des vertus et de la gloire des armes4. Nous devions à son exemple une certaine tension de l'âme qui nous avait aidés à rejeter les piperies d'un enseignement meurtrier. Mais, sous cette fièvre de l'action, nous sentions que se débattait une plus grande misère, ce mal inconnu qui nous laissait désemparés devant la vie, ce désir éperdu que la vérité et la pureté ne fussent point que de vains mots.

N'était-il pas notre frère, celui-là qui se montre, à vingt ans,«sans défense contre le mal, sans protection contre les sophismes, errant sans conviction dans les jardins empoisonnés du vice, mais en malade et poursuivi par d'obscurs remords, chargé de l'affreuse dérision d'une vie engagée dans le désordre des sentiments et des pensées». Quelle mystérieuse préférence nous faisait lever les yeux sur ce jeune homme qui suivait pourtant une route oblique? Celui qui avait une fois rencontré son regard, «ce regard pur, allant droit devant soi, ce regard de toute clarté», celui-là découvrait qu'Ernest Psichari avait une âme et qu'il «était né pour croire et pour espérer, qu'il avait une âme qui n'était pas faite pour le doute, ni pour le blasphème, ni pour la colère». Nous sentions qu'il ne se plaisait point comme tant d'autres à son mal. Il ne disait point: «Je suis perverti, mais qu'y faire?» Tout était en lui d'une telle ardeur, d'une telle violence droite, qu'un jour viendrait où cette passion se porterait vers l'unique objet de toute recherche et qu'elle voudrait la force, la noblesse et la candeur avec une pareille exigence, avec un semblable emportement. Nous devinions dans quelles erreurs sa jeunesse avait séjourné, mais tout nous avertissait qu'il n'était pas fait pour le sacrilège: chaque étape était utile à son coeur.

LA VOIX QUI NOUS INVITE A LA PÉNITENCE SE PLAIT A SE FAIRE ENTENDRE DANS LE DÉSERT.—BOSSUET. JE L'ATTIRERAI A LA SOLITUDE ET JE PARLERAI A SON COEUR—OSÉE, II, 14.

Parce qu'il savait déjà que «de grandes choses se font par l'Afrique, qu'il pouvait tout exiger d'elle et tout par elle exiger de lui», Ernest Psichari partit pour la Mauritanie au début de 1910. C'est sur les routes du désert où, jadis, fuyant les tristesses du monde, il avait versé son sang le meilleur d'adolescent qu'il retournait pour monter, cette fois, vers de plus pures grandeurs5.

Notre imagination, séduite par tant d'héroïsme juvénile et par cette grâce belliqueuse, le suivait à travers les larges horizons de l'Adrar. Il nous écrivait: «C'est un des derniers pays où l'on fasse encore oeuvre de soldat, où l'on vive militairement.... C'est une terre toute chaude encore du sang français.» Et nous apprenions qu'au sud de Tichitt, dans les dunes d'Aouker, il avait, avec ses méharistes, glorieusement capturé une bande de dissidents maures6. Mais bien peu eussent deviné que c'était poussé par un obscur désir de pardon, pour remonter à sa source, pour se racheter de bien des misères, pour retrouver la vérité non possédée, mais désirée, qu'il s'était enfoncé dans les solitudes sahariennes et que la vie d'action intense de ce héros n'était qu'une manière de «vie purgative» que Dieu imposait à une âme qu'il s'était réservée.

A l'exemple des Saints, voici un homme qui fuit le tumulte des hommes pour devenir attentif à son âme. La nature saharienne extrêmement épurée, débarrassée de toute surcharge, vêtue de recueillement et de silence, va agir en quelque sorte sur lui à la façon d'un cloître. Ici les facilités, les expédients, toutes les complaisances du monde ne jouent plus, mais répugnent et déçoivent. Seul dans le grand vent des plaines, au bout de la terre, au bout de la vie, «là où les soucis sont hauts, là où l'on marche tout auprès de l'éternité», il va apprendre un autre langage. C'est que là, suivant les paroles du Docteur, «on apprend à dire non, à dire je ne puis plus, à payer le monde de négatives sèches et vigoureuses. On ne veut plus plaire, on se déplaît à soi-même...» L'homme n'a plus que Dieu pour s'affliger en sa présence, pour lui dire du fond de son coeur: «Seul et invisible témoin de mes sanglots et de mes regrets, ah! écoutez la voix de mes larmes.» De ce combat spirituel, «aussi brutal que la bataille d'hommes», et qui se joua parmi ses risques sur un coin perdu de l'Afrique, Psichari nous a laissé le récit dans ce Voyage du Centurion qu'on vient pieusement de nous découvrir7. Ce livre, marqué de l'inspiration divine et dont la rédaction «n'aura été qu'une longue prière» indéfiniment reprise, c'est lui qu'il nous faut interroger a pour connaître les longues préparations de l'oeuvre de Dieu dans un coeur qu'il devait bientôt habiter. De l'aveu d'Ernest Psichari lui-même, le Voyage du Centurion prétend montrer comment la Grâce, dans la vie frugale et saine des brousses sahariennes, prépare ses propres voies. «Le désert, écrivait-il à M. Trogan, le désert est une terre bénie. Notre-Seigneur y est allé; des centaines de religieux y ont conquis la sainteté. Je voudrais dire que les Thébaïdes existent encore et qu'il ne manque que d'âmes attentives pour y recueillir la voix de Dieu.—Ces études, écrites pour la plupart en Mauritanie, ont, à défaut d'autorité doctrinale, la sincérité d'une confession. Ce sont simplement les pensées d'un homme qui, pendant de longues années, a passionnément cherché la Vérité et qu'il a eu le bonheur, pour quelques pauvres instants de bonne volonté, de la retrouver8».

Note a: (retour) Nous le suivrons continûment et, pour retracer cette préparation intérieure de la vie chrétienne d'Ernest Psichari, nous ne ferons guère que le citer et le paraphraser.

E. Psichari n'avait pas voulu employer la forme autobiographique par un scrupule de véracité. Il pensait qu'il est impossible de percevoir et de noter, avec leur exacte valeur, tous les détails de l'action divine qui prépare et accomplit une conversion; et, par un scrupule d'humilité, il lui répugnait de parler de lui-même.

Mais s'il convenait à E. Psichari de se tenir dans l'ombre, c'est, au contraire, un devoir pour nous d'essayer de faire connaître son âme et ce que Dieu a fait en elle, en sorte que, par l'exemple de sa vie, il continue après sa mort l'oeuvre d'apostolat à quoi il s'était voué.

Mais une chose, dès l'abord, nous frappe dans la confession de ce soldat qui, «sous le double airain de la solitude et du silence», marche avec confiance vers son but, c'est qu'avant de songer à son propre salut, avant de s'apitoyer sur sa misère, avant de prier pour lui-même, c'est pour la France qu'il prie, pour la France abandonnée et douloureuse. C'est pour elle que son âme débordante de charité demande grâce, c'est pour la servir plus fidèlement qu'il appelle cette foi dont elle est d'élection le royaume, c'est pour remplir plus exactement son mandat qu'il veut l'ordre de l'Église, cette Église qu'on voit penchée sur la France tout au long de son histoire.

Un jour qu'il était de passage à Port-Étienne, Psichari avait montré à un de ses compagnons—un jeune guerrier de l'Adrar—la magnifique installation de télégraphie sans fil, si inattendue dans ce pauvre bled saharien.

—Tu vois, lui dit-il, en lui montrant l'immense moteur qui ronflait, les Maures sont fous de vouloir résister à des gens aussi riches et aussi puissants que les Français.

Le Maure resta un moment silencieux, puis répondit gravement:

—Oui, vous autres Français, vous avez le Royaume de la Terre, mais nous, Maures, nous avons le Royaume du Ciel9

«Voilà une idée que les Maures ne devraient pas avoir, écrivait alors Psichari à Mgr Jalabert, et c'est un peu nous qui la leur avons donnée.» Et il ajoutait, en envoyant son offrande pour la construction de la cathédrale de Dakar10:

«Depuis six ans que j'ai fait connaissance avec les Musulmans d'Afrique, je me suis rendu compte de la folie de certains modernes qui veulent séparer la race française et la religion qui l'a faite ce qu'elle est et d'où vient toute sa grandeur. Auprès de gens aussi portés à la méditation métaphysique que les Musulmans du Sahara, cette erreur peut avoir de funestes conséquences. J'en ai acquis la conviction. Nous ne paraîtrons grands auprès d'eux qu'autant qu'ils connaîtront la grandeur de notre religion. Nous ne nous imposerons à eux qu'autant que la puissance de notre foi s'imposera à leur regard. Certes, nous n'avons plus des âmes de croisés et ce n'est pas à la pensée d'aller combattre l'Infidèle qu'un officier désigné pour le Tchad ou l'Adrar va se réjouir. Pourtant j'ai vu des camarades qui, dans leurs conversations avec les Maures, souriaient des choses divines et faisaient profession d'athéisme. Ils ne se rendaient pas compte de combien ils faisaient reculer notre cause et combien, en abaissant leur religion, ils abaissaient leur race même. Car, pour le Maure, France et Chrétienté ne font qu'un. Ne nous appellent-ils pas «Nazaréens» plus volontiers que «Français»? Et c'est une chose étrange que ce soit eux qui viennent sur ce point nous éclairer nous-mêmes et nous donner une leçon.»

C'est qu'à ce vrai soldat, rien ne paraît beau que la fidélité. Et une pensée de très loin vient à lui: «Pourquoi donc, s'il est un soldat de fidélité, pourquoi tant d'abandons qu'il a consentis, tant de reniements dont il est coupable? Pourquoi, s'il déteste le progrès infidèle, rejette-t-il Rome qui est la pierre de toute fidélité? Et s'il regarde l'épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il les yeux de l'immuable Croix? Si absurde est cette infidélité, s'avouait-il à lui-même, que «je n'ose même la confesser devant les Maures et je leur dis: «Nous croyons!...» Ah! oui, ma lâcheté devant eux me fait comprendre combien, malgré moi et à mon insu, Jésus me lie!»

Ainsi ce missionnaire n'entendait point n'apporter avec ses armes que les bienfaits d'une race matériellement puissante. La France n'avait point que des routes à frayer, des camps à bâtir, des villes à construire dans ces terres mauritaniennes où elle essayait de s'installer par la force. Elle portait avec elle une âme, un principe spirituel et cela même qui fait son éternité. Pour lui, il n'en doutait point. Aussi bien «il avait la certitude de n'être pas le véritable héritier de cette dignité française qu'il savait désormais être surtout une dignité chrétienne». Il se rendait maintenant compte qu'«il ne pouvait en aucune façon parler pour la France dont il portait le nom jusqu'aux extrémités de la terre». «Heureux, s'écrie-t-il, ceux qui n'ont pas la charge d'être les envoyés de toute une nation! Heureux ceux qui ne portent pas le poids d'une patrie sur leurs épaules! Lui, il ne connaîtra pas de repos qu'il n'ait retrouvé le visage de la terre natale et la signification de son nom béni.»

Ainsi peut-on dire que la France déposa dans cette âme le premier désir de Dieu. La première prière qui monta sur la bouche de son serviteur, c'est elle qui l'a suscitée. Ce n'est que plus tard que le problème du salut individuel se posa pour cet homme d'action. La première fois que Psichari pense à Dieu, c'est en pensant à l'armée. Pour l'instant il se dit: «Si je sers loyalement l'Eglise et sa fille aînée la France, n'aurai-je pas fait tout mon devoir? Vis-à-vis de l'Église, l'indifférence n'est pas possible. Celui qui n'est pas pour moi est contre moi. Et je prends parti de toute mon âme 11

Voilà où en était Ernest Psichari au début de 1911. Tout en désirant la lumière surnaturelle de la Grâce, tout en la demandant de toutes ses forces, il était loin encore de la vie et de la vérité chrétiennes 12. C'est à peu près l'état d'âme que traduisent quelques pages de l'Appel des armes qu'il terminait alors, et qu'une critique trop pressée de conclure devait prendre pour un témoignage décisif 13. Son oeil n'était pas encore assez fort pour se tourner au dedans de lui-même: il n'allait que plus tard parvenir à son coeur et il lui fallait attendre et souffrir pour connaître la gloire de Celui qui de Sa Main sanglante devait venir le chercher pour le conduire vers elle.

En France, Ernest Psichari avait laissé un ami qui, lui aussi, avait dès l'abord cherché son âme dans la vanité de la pensée humaine, mais à qui la vérité, un jour, s'était donnée par la Grâce. Et cette voix fraternelle venait le presser dans sa solitude: «Nous avons prié pour toi du haut de la sainte montagne (la Salette). Il me semble qu'elle pleure sur toi, cette Vierge si belle, et qu'elle te veut. Ne l'écouteras-tu point?»

Pourtant son esprit ne restait pas inactif. La vérité, il la voulait avec violence. Saisi par la noble ivresse de l'intelligence, il demandait, d'abord, «que Jésus-Christ fût vraiment le Verbe incarné, que l'Église fût de toute certitude la gardienne infaillible de la Vérité, que Marie fût en toute réalité la Reine du Ciel». L'impatience de connaître grandissait en lui. Il apercevait bien le bel équilibre de la raison chrétienne, mais le secret des choses essentielles demeurait toujours étranger à son coeur. Et il confiait à l'ami qui le secourait de ses prières l'incertitude où il se désolait. Dès l'abord, il s'empressait de reconnaître:

Tout essai de libération du catholicisme est une absurdité, puisque, bon gré, mal gré, nous sommes chrétiens, et une méchanceté, puisque tout ce que nous avons de beau et de grand en nos coeurs nous vient du catholicisme. Nous n'effacerons pas vingt siècles d'histoire, précédés de toute une éternité; et comme la science a été fondée par des croyants, notre morale, en ce qu'elle a de noble et d'élevé, vient aussi de cette grande et unique source du christianisme, de l'abandon duquel découle la fausse morale, comme aussi la fausse science.

Mais aussitôt il ajoutait:

Avec tout cela, je n'ai pas la foi. Je suis, si je puis dire cette chose absurde, un catholique sans la foi. Je pensais à moi et assez tristement en lisant cette belle page 14: «Il semble qu'en ce temps la vérité soit trop forte pour les âmes...» et je me demandais si tu pouvais bien me tenir rigueur de mon impiété. Il me semble pourtant que je déteste les gens que tu détestes et que j'aime ceux que tu aimes et que je ne diffère guère de toi qu'en ce que la grâce ne m'a pas touché. La grâce! Voilà le mystère des mystères. Tu vas me dire de ne pas tomber dans l'erreur janséniste et que l'homme est libre et qu'il peut par ses oeuvres sinon forcer, du moins provoquer la grâce (je ne sais pas si je dis bien). Mais non, je sens qu'arrivé au tournant où je suis, il n'y a plus rien à faire qu'à, attendre. «Abêtissez-Vous», me dit Pascal, mais c'est impossible: on ne peut pas plus s'abêtir que se donner de l'intelligence. Vais-je lire, apprendre? Mais les disciples d'Emmaüs n'ont pas cru après l'enseignement du Christ. «Deum quem in Scripturae Sanctae expositione non cognoverant, in panis fractione cognoscunt», dit saint Grégoire, dans une phrase qui me fait rêver infiniment. Et nullement semblable à l'aveugle qui ne demande pas la guérison, j'appelle à grands cris le Dieu qui ne veut pas venir 15...

Ainsi son intelligence ne se rebelle point, elle méprise la négation et le doute: elle se fait humble devant la vérité; elle participe déjà de sa tranquille harmonie et de sa juste mesure. Elle se connaît et elle connaît Dieu, et cela devant que la grâce ait purifié son coeur. Mais il fallait qu'il se brisât par le dedans, ce coeur, pour que le saint amour y fût attiré. Quoi de plus touchant que l'humble soumission de cet esprit? Et Dieu pouvait-il tarder à marquer du signe de son élection celui que ses seules forces naturelles poussaient à l'aimer d'un tel désir?

Son âme déjà avait gagné de la confiance, de l'abandon. Plus tard, évoquant ce passé, il dira 16: «Alors je ne croyais à rien, je vivais comme un païen et pourtant je sentais l'irrésistible invasion de la Grâce. Je n'avais pas la foi, mais je savais que je l'aurais.» Car Ernest Psichari avait, dès lors, entrevu la loi de son progrès intérieur et les exigences de Dieu lui étaient claires. De toutes ses forces, il aspirait à la perfection. A cette heure, il le savait: il y a une hiérarchie entre les âmes. «Et d'abord il y a des pensées viles pour les coeurs mauvais. Et puis il y a des pensées belles mais faciles, il y a de pauvres, de misérables satisfactions spirituelles pour ces coeurs qui ignorent profondément le mal, mais ne se nourrissent que de vertus ordinaires.» Et ce soldat, consumé dans le tourment de Dieu, levant les yeux vers le ciel, s'écriait du fond de ses ténèbres: «Quels sont ceux-ci qui s'avancent portant leurs coeurs au-devant d'eux comme des flambeaux? Ce sont les héroïques, les affamés de la vertu, les assoiffés de la justice! Certes ils se sont gardés des chutes grossières. Mais ils jugent que c'est peu. Ils veulent cette pureté essentielle qui est l'entrée dans l'intelligence supérieure. Car tout est lié dans le système intérieur de l'homme et la lumière profonde de ce qui est vrai manquera toujours à qui ne se sera point fait un coeur de cristal.»

Ne semble-t-il pas avoir pressenti la mission que Dieu lui réservait, celui qui souffrant encore du «mal horrible de la terre», désirait de monter à Lui par les voies les plus difficiles et qui ne voulait pour modèles de vie que les plus purs, que les plus héroïques, comme élu, pressé, désigné mystérieusement pour les suivre? Écoutez l'appel de ce coeur pressé par ses sanglots:

«Je sens, dit-il, je sens qu'il y a, par delà les dernières lumières de l'horizon, toutes les âmes des apôtres, des vierges et des martyrs, avec l'innombrable armée des Témoins et des Confesseurs. Tous me font violence, m'enlèvent par la force vers le Ciel supérieur, et je veux de tout mon coeur leur pureté, je veux leur humilité, je veux la chasteté qui les ceint et la piété qui les couronne, je veux leur grâce et leur force. Je ne m'arrêterai pas...»

Et devant cette effusion si brûlante, devant ce désir avide de la possession divine, nous nous demandons comme il se le demandait à lui-même: «N'est-il pas chrétien en quelque manière, cet homme qui désire un certain rejaillissement de l'âme en lui, qui a soif de la vertu surnaturelle, qui désire de vivre avec les anges et non plus avec les bêtes, qui a la volonté de s'élever, de se spiritualiser sans cesse et dont le coeur est si vaste qu'il déborde les limites de la terre... Et n'appartient-il pas déjà au Ciel celui qui en a la mystérieuse préférence?»

Pourtant les mots de la libération n'avaient pas encore retenti. A ce cri pathétique dont le silence du désert avait été brisé: «O mon Dieu, daignez voir cette misère et cette confidence. Ayez pitié de l'homme qui est malade depuis trente ans», nulle voix n'avait répondu. Et le séjour en Mauritanie s'achevait: Psichari allait rentrer en France sans connaître le riche plaisir de la vérité et de sa possession. C'est seulement sur la terre de ses ancêtres que les paroles de rémission devaient être prononcées.

SI QUELQU'UN NE PREND PAS SOIN DES SIENS ET PRINCIPALEMENT DE CEUX DE SA MAISON, IL EST PIRE QU'UN INFIDÈLE—SAINT PAUL

Si l'Afrique avait été le lieu de sa purification et de son attente, Paris réservait à ce soldat d'autres tribulations, par lesquelles Dieu l'éprouverait de définitive façon et lui ferait payer les grâces dont il voulait le combler b. Quand nous revîmes Psichari, à la fin de décembre 1912, il nous confia son angoisse, celle-là même dont notre âme était justement tourmentée. Après trois années de séparation, nos coeurs fraternels se retrouvaient, travaillés d'une pareille souffrance. Nous faisions à la vie la même interrogation pressante, décisive, et nous nous refusions à ce que notre destinée n'eût aucun sens. Nous ne pouvions nous passer d'un absolu moral. Nous avions éprouvé la vanité des doctrines et des belles idées que nos professeurs nous avaient servies à profusion. «Nous cherchions un maître, un maître de vérité», et pour cela, nous étions prêts à changer nos existences, mais non pas pour un système quel qu'il fût ... Par quelle correspondance vraiment divine, ce jeune officier qui revenait de l'Adrar, tout frémissant d'action et revêtu de gloire guerrière, nous confiait-il ce même besoin que nous renoncions à satisfaire dans la raison dépravée des modernes? Tous les deux, sans confesser la foi catholique, nous apercevions déjà, dans la beauté de l'Église, l'éclat de la beauté éternelle. Nous savions qu'il n'y avait qu'elle qui pourrait nous donner la certitude, que rien, dans la vaste et charnelle futilité du temps présent, ne nous la procurerait. Nous savions que l'Église seule était capable de nous refaire. Notre intelligence n'avait rien à opposer à ses dogmes, bien plus, nous étions persuadés que là seulement était la vérité. Nous savions tout cela et pourtant nous ne croyions point, nous demeurions indécis devant le seuil de la maison de Dieu, nous hésitions devant l'affirmation qui est la gloire de l'Église. Et tous deux, nous nous déclarions, cette chose dérisoire, des catholiques sans la grâce. Tel est l'aveu qu'au début de 1913, Ernest Psichari faisait anxieusement à l'ami qui, plus avancé que nous-mêmes dans la foi et dans la vraie science, l'avait assisté par la prière et qui allait le presser, dans cet instant décisif, de se laisser informer «par l'esprit ecclésiastique, qui est le Saint-Esprit».

Note b: (retour) Ici, nous cessons de suivre le Voyage du Centurion, qui, riche d'éclaircissements sur la préparation de la conversion d'Ernest Psichari, s'arrête au seuil de cette étape décisive, et nous reprenons nos souvenirs personnels, aidé de sa correspondance inédite.

Nous avons vu, par ses méditations africaines, à quelle haute ferveur Ernest Psichari avait déjà pu s'élever, et de quelle charité sa contemplation était empreinte. Maintenant, il lui fallait s'établir dans les régions de la prière, accomplir les actes qui engagent et qui libèrent.

Nous voici au point culminant de ce débat où l'enjeu est une âme. Moment unique dont tout le passé ne fut que la préparation secrète et où va naître un homme nouveau qui portera témoignage pour ses ancêtres et pour lui-même de la fidélité reconquise. Dans la dureté du temps présent, parmi les oublis, les reniements et les blasphèmes, dans la plus grande détresse des foyers, la voix du Seigneur à nouveau se fait entendre: «Race incrédule et dépravée, amenez ici votre fils!» Paroles d'indignation légitime dont cet enfant meurtri ne sait comprendre que la tendresse incomparable ... Prodige de la charité qui doucement le ramène vers la maison de son âme ...

Dès l'abord, ce fut pour Ernest Psichari une grande consolation d'apprendre qu'il n'était pas exclu de l'Eglise depuis sa naissance et que le baptême de rite grec qu'il avait reçu était valable.

Mais il se préoccupait de l'impression que sa conversion éventuelle pourrait causer à sa mère. Que de troubles, que d'incertitudes, que d'hésitations encore à l'aube d'une journée qui allait être si belle! Comme il s'afflige, l'inquiet jeune homme:

Il me semble, écrit-il au confident de son âme, il me semble impossible que je continue bien longtemps encore à regarder cette adorable pensée chrétienne en étranger, et je me dis qu'après avoir été aussi délaissé et avoir été privé de tant de sacrements, il ne faut pas s'étonner que la pente soit si dure à monter... Ce qui me désespère, c'est cette vie de Paris où le recueillement est impossible. J'étais infiniment plus près du but en Mauritanie. Mais quel malheur si je repartais là-bas, sans savoir les prières qui m'ont tant manqué pendant ces dernières années. Je crois que si j'étais dans le désert en ce moment mon ignorance me serait positivement insupportable. Et c'est ce qui fait que j'ai tant de hâte de voir enfin la vraie Lumière. Mes lectures 17 sont fiévreuses, désordonnées et je n'en tire pas tout le prix que je devrais. Tous les jours, je me jette sur un livre nouveau, voulant rattraper tout le temps perdu et m'enlisant davantage. Je sais bien maintenant que la prière est ce qu'il y a de mieux, puisque je la commence toujours sans goût et que je ne manque jamais de l'achever dans la joie et la sérénité. Quelle lointaine puissance ont donc ces mots pour agir ainsi sur le coeur le plus dur et le plus fermé 18?

Dieu, qui est «la nourriture des grands», n'allait plus longtemps se refuser à ce coeur affamé. La grâce allait achever sur la terre de France l'oeuvre qu'elle avait commencée et menée si loin dans le désert, ne faisant intervenir qu'au dernier moment,—une fois la préparation du coeur terminée par Dieu seul,—des instruments humains. Psichari n'avait plus qu'à demander à être reçu dans l'Eglise. Sur ces heures décisives, nous possédons un document unique, le journal où une amie fraternelle prit soin de noter les principaux moments de la conversion d'Ernest Psichari. C'est ici le témoignage le plus direct: penchons-nous sur ces feuillets débordants de piété et d'amour.

18 janvier 1913.—J... voit Ernest: il a le langage d'un chrétien.

21.—J... a vu Ernest qui lui a dit qu'il demanderait peut-être bientôt à voir un prêtre.

23.—Visite d'Ernest: il nous paraît troublé. Dimanche, il doit aller à la messe avec J... à la cathédrale 19; il se fait expliquer la lecture de la messe.

Dimanche 26.—Ernest et J... vont ensemble à la grand'messe; ils reviennent grandement émus tous deux. Ernest dit à J... qu'à l'Église il se sent comme chez lui. J..., en effet, a admiré son aisance et sa piété. Il dit aussi: «La confession, c'est un peu difficile, et surtout... le ferme propos.» Déjà, il prie beaucoup et surtout la sainte Vierge. Il est visible que c'est la foi de son baptême qui se réveille et agit. Spontanément, il se décide à aller tous les dimanches à la grand'messe. Le Père Clérissac 20 doit arriver dans huit jours.

Dimanche 2 février.—Ernest et J... assistent à la messe rue d'Ulm. Ernest est absorbé, peu communicatif. J... revient inquiet.

3 février.—J... arrive avec Ernest vers 11 heures. Le Père Clérissac vers midi. Nous sentons qu'ils se plaisent et se conviennent. Ernest est si simple, si franc, devant le Père... Déjeuner plein d'émotion. Après le déjeuner, le Père emmène Ernest au parc. Leur absence dure deux heures pendant lesquelles nous ne cessons de prier. Tout va se décider. Enfin ils reviennent; et le Père nous expose le programme arrêté qui nous remplit de joie: demain confession, puis confirmation, le plus tôt possible, et dimanche première communion; puis pèlerinage d'action de grâces à Chartres.

Ernest a absolument conquis le Père qui n'a trouvé en lui aucune résistance, «une âme sans un pli, toute pleine de foi.»

Mardi 4 février.—Le Père et Ernest arrivent vers 4 heures. Notre petite chapelle est toute parée; les cierges sont allumés, deux beaux cierges intacts, bénis dimanche. Agenouillé devant la statue de Notre-Dame de la Salette, d'une voix forte—quoique très ému—Ernest Psichari lit la profession de foi de Pie IV et celle de Pie X. Le Père est debout, comme un témoin devant Dieu. J ... et moi écoutons à genoux, tremblants d'émotion. Après cette lecture, nous sortons et la confession commence. Pendant qu'elle dure, nous ne cessons de prier.

Enfin, on nous appelle. Nous trouvons Ernest tout transformé, rayonnant de joie. C'est une heure de béatitude pour tous.—«Vous voyez, nous dit le Père, un homme tout à Dieu»... Et qui est heureux, disons-nous. «Oh! oui, je suis heureux,» s'écrie Ernest, et il n'est pas difficile de le croire.—On sent déjà entre le Père et Ernest une amitié tendre et profonde, sur laquelle Ernest s'appuie avec joie.

Après le départ d'Ernest, le Père nous dit son admiration pour la bonté de Dieu, sa joie de la réparation qui lui est faite, son amour pour cette âme qui n'a pas résisté à Dieu qui est toute loyale et simple.

Mercredi des Cendres, 5 février.—Le Père avec Ernest assistent à la bénédiction des Cendres à la grand'messe pontificale. Ils voient Mgr Gibier et fixent au samedi 8 février la date de la confirmation. Ernest a un air touchant, heureux, tout pénétré de la pensée de Dieu.

Jeudi 6 février.—Nous voyons Ernest avec le Père. Ernest sent déjà qu'on le dira subjugué, suggestionné par quelqu'un. Cela lui paraît bien vil. «Je sentais toujours, dit-il, que si je venais à la foi, ce serait par une action surnaturelle; et comment une influence quelconque pourrait-elle vous faire croire les dogmes catholiques et procurer cette illumination?»

Ernest doit prendre le nom de Paul à la confirmation, en réparation des outrages de Renan à saint Paul.

Mardi 7 février.—Le Père a vu Ernest à Paris. Ernest le ravit par sa droiture et l'ouverture entière de son âme a la foi. Il ne cesse et nous ne cessons de dire avec lui: «Que Dieu est bon et que tout cela est beau!»

Le samedi 8 février, Ernest Psichari fut confirmé par Mgr Gibier, dans la chapelle du petit séminaire de Grandchamp. D'une voix tremblante d'ardeur contenue, il récita le Credo, dont il scanda une à une les syllabes latines. Après la confirmation, l'évêque de Versailles lui demanda son âge. «Vingt-neuf ans! Beaucoup de temps perdu», répondit notre ami. Et s'inclinant filialement sous la bénédiction du prélat, il lui dit pour exprimer le drame qui venait de se jouer entre Dieu et lui: «Monseigneur, il me semble que j'ai une autre âme 21». Le lendemain, Ernest Psichari fit sa première communion à la Chapelle des Soeurs de la Sainte Enfance: puis il partit pour Chartres en pèlerinage. A son retour, il confiait au P. Clérissac: «Je sens que je donnerai à Dieu tout ce qu'il me demandera.»

Tous ceux qui furent alors les témoins de ces événements admirables, tous ont été frappés de la joie qui soudain l'habita. Désormais, E. Psichari vécut en joie: joie libre, fruit de l'amour, de l'amour qui connaît et épouse son objet, et qui trahit tout ce qu'il y a de véritable charité dans une âme. Tout de suite, il posséda cette gaieté du coeur qu'apporte le salut. Dans les yeux, notre frère avait quelque chose de lumineux, de confiant, de tendre, qui décelait l'état de grande liberté intérieure et, comme on l'a noté déjà, d'«innocence enfantine» où il vivait et qui faisait pressentir les grands desseins à quoi Dieu le prédestinait.

Une chose aussi nous causait de l'étonnement: il semblait qu'Ernest Psichari fût entré dans la vie chrétienne de plain-pied, sans préparation, sans apprentissage, sans transition, comme s'il eût été catholique depuis toujours. Cette âme, hier encore ignorante des communications de la sagesse divine, semblait en être soudain remplie et sans intermédiaires. Il savait tout sans avoir rien appris: il inventait ses prières et elles se trouvaient être celles-là même que l'Eglise avait répandues sur les âges. Et dans l'ivresse des retrouvailles, il s'écriait: «Mais quoi, Seigneur, est-ce donc si simple de vous aimer!»

Ce qui frappe, en effet, c'est la plénitude de vie surnaturelle qui surgit en lui. Tout de suite, il s'était tourné vers le Christ et c'est de lui qu'il attendait la vérité et le bonheur. Chaque jour, il communiait et tendait vers la Croix toutes ses puissances 22.

C'est une découverte adorable, écrivait-il au P. Clérissac 23, que celle que je fais en ce moment, c'est une douce et cruelle reconnaissance et il n'est point d'office où je ne verse d'abondantes larmes devant le Maître que j'ai si longtemps crucifié, que la France elle-même crucifie à toute heure. Et encore: J'ai pu m'approcher tous les matins de la Sainte Table et je l'ai fait avec courage, comptant sur la miséricorde de Notre-Seigneur, pour me pardonner les faiblesses qui me rendent si indigne de recevoir son corps et m'en remettant entièrement à elle en toute chose... Je crois bien que c'est lorsqu'on est le plus abattu que l'on doit désirer avec le plus d'amour l'Eucharistie et, quant à moi, c'est à ces heures-là que je me tourne avec le plus de confiance vers le Maître à qui je suis désormais 24.

Nul ne fut plus que Psichari un homme de prière; nul n'en eut davantage le don. Ses travaux d'écrivain, son métier de soldat, tout lui était prétexte d'élévation vers Dieu. Il faut l'avoir vu prier, avoir suivi avec lui le mouvement de la liturgie pour savoir quels étaient l'amour et la force de ses oraisons. Chaque jour, il disait l'office de la Vierge jusqu'au dernier capitule; pas une rubrique qu'il n'ait longuement méditée: il avait même composé pour le Rosaire une suite de proses. Ces élévations, il les commençait dans les larmes, tant la douleur le poignait de ses fautes passées, tant il sentait en lui-même de ruines et de ténèbres, de révoltes et de luttes. Et de chacune d'elles montait cette pensée: «Que puis-je faire pour l'Église qui m'a accueilli au plus fort de ma détresse? Jésus, Marie, je vous supplie de m'éclairer, de me donner la force d'être sans partage au pied de la Croix, uniquement attentif à vos ordres 25.» Et l'oraison s'achevait dans la joie, sous le désir enflammé qu'y répandait l'espérance éternelle. Ainsi, la prière semblait à Psichari le devoir premier, bien plus, «la position normale de la créature qui veut se tenir à sa place sous son Créateur». Être à sa place, se tenir à sa place, voilà le grand souci de ce soldat chrétien.

Mais il savait aussi que la place où la Providence l'avait mis sur la terre était un poste où il devait être un exemple, où les privilèges reçus imposent de lourdes obligations, et il sentait jusqu'au fond de lui-même combien l'engageaient les dons magnifiques qu'elle lui avait réservés. D'où l'impatience que nous lui vîmes de rendre grâces pour tout ce que Dieu lui avait offert. Au reste, nul être n'aimait autant à se donner: car, plus encore que la foi de Pierre, c'était l'amour de Jean qui habitait son coeur.

Et ici, nous pénétrons le secret essentiel de cette âme choisie, la volonté profonde qui dirigea sa destinée, ce qui donne soudain tout son sens et son sublime au drame intérieur que nous résumons. Voilà le point où cette vie se transfigure et prend quelque chose de saint: vingt-neuf années douloureuses n'avaient été souffertes que pour aboutir à cette vocation.

Dès qu'il connut par lui-même les joies de la Lumière, Ernest Psichari n'eut qu'une pensée: donner sa vie pour réparer l'offense que son grand-père avait faite à Dieu. Pour cette oeuvre de réparation, il s'était promis de se consacrer au Seigneur. Il voulait dire la messe, cette messe jadis abandonnée, il voulait se courber devant ce tabernacle délaissé pour les parvis humains, avoir part à ce Calice, être prêtre à tout jamais, reprendre la place, le précepte et le mandat qu'un des siens avait déserté... Et peut-être, et surtout soulager les peines sous lesquelles ce père de sa chair s'affligeait, hâter sa délivrance, lui sacrifier son coeur filial, pour qu'il vît enfin ce Dieu qui avait été le Dieu de leurs pères.

Parmi les hommes, Ernest Psichari rejeta ouvertement les doctrines, les erreurs de Renan; il détesta son oeuvre et sa vie enseignante. Cela n'est un scandale que pour des esprits sans piété véritable. Qu'un fils se désole à l'idée que l'âme de son père soit perdue pour une autre vie, qu'il connaîtra des délices qui lui sont refusées; et, que ce fils mette toute son ardeur à réparer ses torts jusqu'au don absolu de soi, jusqu'à l'holocauste de son âme, et qu'il place son espoir dans la miséricorde de la Bonté Infinie, quoi de plus touchant? Nous atteignons ici le point le plus haut de l'amour. C'est le sang de son coeur que ce jeune homme offre pour réconcilier à Dieu celui qui l'engendra. Quel aïeul fut jamais pleuré de telles larmes! Jamais l'affection filiale ne porta un plus parfait témoignage, jamais la charité ne fut plus magnanime qu'en cette âme de fils; jamais l'espérance ne s'y maintint d'une plus fervente tendresse.

Il faut avoir vu la joie d'E. Psichari lorsqu'un religieux lui assura, un jour, que l'âme de Renan, au moment de paraître devant Dieu, avait peut-être été allégée de ses fautes par la prière de quelque carmélite, par les larmes de quelque contemplatif très humble...

Et l'on avait ajouté: «Qui vous dit que votre grand-père n'est pas sauvé? Dieu seul est capable de juger les consciences. Nul d'entre nous n'a le droit de mettre des limites à la miséricorde du Père céleste. Qui sait si, mystérieusement, en vertu d'une grâce cachée, Renan ne s'est pas réconcilié avec le Maître de ses premières années? Qui sait même, si ce n'est pas lui qui vous suscite aujourd'hui pour réparer les dommages qu'il a pu faire aux âmes 26

Ah! de quelle reconnaissance il embrassait la foi qui permettait un tel espoir... Pour lui, fils de la fidélité, il n'aurait de cesse qu'il n'ait donné son être pour que le père prodigue ne fût point banni de la maison de tous ses désirs 27!

Aussi peut-on assurer qu'Ernest Psichari songeait à se détourner de la voie large du monde pour s'engager dans l'étroit sentier de la perfection. La componction de son coeur, son amour de l'obéissance qu'il tenait d'un esprit tout ensemble militaire et très humble, tout l'y prédestinait. Devant le glaive de l'esprit, devant le glaive de la parole de Dieu, ce soldat tombait à genoux. Le Christ était son chef: il attendait ses ordres. Mais là encore la Providence réservait à Ernest Psichari une suite de grandes épreuves et de poignantes incertitudes, qu'il allait subir d'une âme pleine de paix et d'abandon.

J'attends, écrivait-il, le 16 mars 1914, au P. Clérissac, j'attends simplement que le Seigneur me dise, s'il m'en juge digne: «Lève-toi et viens...» Souvent la certitude de ce qui me sera demandé me pèse; j'ai peur, je ne me sens pas prêt, mais je sais bien aussi qu'il me faudra me rendre et j'entends clairement cette voix intérieure qui me dit l'adorable parole toujours présente: «Alius te cinget et ducet quo tu non vis.» Que la volonté du Seigneur Jésus soit faite et non la mienne.

Dès l'abord, Ernest Psichari ne douta point qu'il ne dût être quelque jour le serviteur de cet ordre de Saint-Dominique, auquel il appartenait déjà de toute son âme et dont la «règle joyeuse» lui convenait si bien 28. Il y avait, en effet, chez ce militaire, une volonté d'apostolat qui l'empêchait d'être purement contemplatif. Dans le premier moment de sa conversion, il avait commencé par réciter l'office bénédictin. «Non, je ne puis continuer, nous avouait-il, je sens que je suis dominicain.» Enfin, c'était un fils de saint Dominique qui l'avait confessé, puis qui l'avait reçu dans le Tiers-Ordre, en septembre 1913, au couvent de Rijckholt, en Hollande. De toute certitude, il pensait qu'il devait à l'intercession de saint Dominique «ce renouvellement de son âme 29».

Aussi bien, quand il voulut entreprendre le récit des choses admirables que le Saint-Esprit avait accomplies dans son coeur, c'est saint Dominique qu'il invoque pour obtenir le véritable esprit de l'Ordre:

Oui, mon ambition est haute, écrivait-il le 30 janvier 1914 à propos du Voyage du Centurion, bien haute pour un ouvrier de la onzième heure qui sans doute devrait se borner à l'humble étude des maîtres. Mais je ne sais quelle force me pousse: il me semble qu'il reste à faire, dans le domaine de la pure littérature, un livre vraiment dominicain, autant que ce livre peut être écrit par un laïc et un écrivain. Pourquoi n'écrirais-je pas ce livre? Le dernier, le plus infime des serviteurs de saint Dominique ne peut-il pas, par une prière continue, obtenir cet esprit de foi et de vérité, et surtout ce véritable esprit d'apostolat qui fait considérer, à chaque phrase que l'on écrit, l'utilité spirituelle plutôt que la vaine beauté de l'art? 30

Mais d'autres soucis allaient traverser cette vie et la détourner pour un instant des hautes préoccupations qui l'agitaient. Son congé achevé, Ernest Psichari avait dû rejoindre son régiment à Cherbourg. Nul ne mettait à son métier plus de ferveur. Entre tous les devoirs du chrétien, c'est le devoir d'état que ce soldat était porté d'instinct à placer le plus haut. Il sentait avec exactitude les lourdes responsabilités qui pèsent sur le plus humble des chefs: il s'y consacrait avec amour. C'est plein d'allégresse qu'il reprit, en juin 1913, le chemin du quartier et qu'il revit ses hommes, ses chevaux, ses canons. Mais, pouvait-il l'oublier, c'était un être nouveau qui revenait parmi les siens. Il ne devait pas s'y sentir étranger. Les régiments, à leur manière, ne sont-ils pas «des couvents d'hommes»? «Même habitude de se donner corps et âme, remarque Vigny qui le premier nota la ressemblance, même besoin de se dévouer; pareils usages de gravité, de retenue et de silence.» Ernest Psichari allait pouvoir y vivre sa double vie de militaire et de chrétien.

J'ai retrouvé à Cherbourg, écrivait-il au P. Clérissac, le milieu sain et réconfortant que j'avais quitté, il y a plus de trois ans, et revu avec joie mes camarades. Ils suivent une belle route bien droite, bien tracée. Ils sont loin de bien des compromissions de l'époque. C'est un grand malheur qu'ils soient aussi loin de la vie de la Grâce. Beaucoup d'entre eux, la plupart, seraient près peut-être de la mériter, s'ils avaient seulement quelques mouvements de bonne volonté. Que notre Divin Maître daigne les éclairer: qu'il me donne aussi la force de montrer le bon exemple, de faire un peu de bien à ces braves gens 31.

Chargé de service et d'occupations de toutes sortes, Psichari se sentit privé de bien des secours. Il se rappelait avec une triste émotion le temps où il pouvait, chaque matin, s'approcher de la Sainte Table et dire tout entier le Diurnal: «Il me faut faire une bien petite place au Bon Dieu, s'écriait-il. Je lui offre du moins tout mon coeur, mes actions et mes pensées, faisant confiance pour le reste à sa divine miséricorde 32

Pourtant son zèle ne restait pas inactif. Dès son arrivée à Cherbourg, Ernest Psichari avait rendu visite au curé de cette paroisse qui porte le nom très doux de Notre-Dame-du-Voeu et lui avait demandé de faire partie de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Pour lui, levé dès l'aube, il montait à cheval, se rendait au quartier, faisait l'instruction des brigadiers sur le tir du 75; puis le soir, dans sa chambre, devant l'Annonciation de Memling, près de la bibliothèque où il avait réuni les Méditations et les Élévations de Bossuet, les Confessions, les oeuvres de saint Jean de la Croix, de sainte Catherine de Sienne et de sainte Mechtilde, il travaillait et il priait. L'écrivain notait, pour nous autres, les mouvements de son coeur sous le doux envahissement de la Lumière; et, à travers les antiennes et les répons de son office, le tertiaire de saint Dominique appelait sur la France et sur son armée quelques-unes des faveurs dont il se sentait indigne.

Psichari goûtait alors une quiétude sans mélange: le bonheur rayonnait dans son être. Parfois, il se demandait: «Que dois-je faire et qu'est-ce que le Bon Dieu veut au juste de moi 33?» Et tranquille, il se répondait à lui-même: «Je l'ignore, mais c'est dans une grande paix et un vrai calme que j'attends la manifestation de sa volonté. L'exact discernement et la vraie force ne seront pas refusés, j'en ai une ferme confiance, pour mon humble prière.»

A l'automne de 1913, Psichari partit pour les manoeuvres du Sud-Ouest. Un jour où son régiment se trouvait au repos, il fit pour un patronage une conférence sur l'Eucharistie et la fréquente communion. Quel ne fut pas son étonnement de reconnaître parmi ses auditeurs quelques-uns des canonniers de sa batterie!

Au reste, beaucoup de consolation et beaucoup de joie lui devaient venir de ce voyage à travers la France. A son retour à Cherbourg, il écrivait à un prêtre 34 qu'il avait rencontré au hasard d'un cantonnement:

Comment ne pas voir que cette terre est bénie entre toutes, qu'elle est et restera toujours la terre de l'humble fidélité et que c'est elle qui portera toujours la plus riche moisson?... J'admire toute cette grâce qui rayonne à travers la terre de France, j'admire qu'après tant d'efforts, après tant de persécutions, la petite lampe vacille encore au fond du temple et qu'elle suffise encore à éclairer le monde.

Une chose surtout l'avait fortifié parmi celles qu'il avait vues: la piété de nos prêtres:

Il faudra, écrit-il, il faudra que je dise, si Dieu m'en donne la force, que notre clergé est admirable, qu'il est pénétré des plus mâles vertus chrétiennes, qu'il est plus grand peut-être qu'il n'a jamais été. Au village comme à la ville, le presbytère est le seul endroit où se réfugie l'intelligence,—car je n'appelle pas de ce nom la pauvre intelligence dépravée des intellectuels,—le seul où il y ait vraiment de la vie, le seul où l'on soit assuré de trouver toujours non seulement des hommes de coeur, mais des hommes ayant la plus fine compréhension de toutes choses, le sens le plus droit, la raison la plus déliée. On dit qu'il n'y a plus de saints aujourd'hui. Ah! si l'Eglise le permettait, je dirais bien qu'il y en a et où ils sont.

Et ces réflexions, par une pente naturelle, le ramenaient à lui-même, à l'atroce destinée de celui qui appartenait à ce clergé admirable, et qui eût dû être le bon prêtre d'une paroisse française. Il se sentait à nouveau travaillé du désir de réparation qui grandissait en son coeur, et j'imagine que c'était là le sujet de ses entretiens à Cherbourg, avec un fidèle ami, cet abbé Bailleul 35 qu'il interrogeait sur son propre avenir. Aussi était-il disposé à écouter avec bienveillance celui qui voyant en lui des marques de vocation certaine, lui parla un jour du sacerdoce. Est-ce à dire que son âme cessait d'entendre l'appel de saint Dominique? Non point; mais la longueur des études théologiques l'effrayait, et surtout la peine que sa décision causerait à sa mère et l'obligation où il serait de vivre loin d'elle, car il l'aimait et l'admirait entre toutes. Enfin, il était pressé de dire la messe—toujours le même désir sublime de reprendre la place abandonnée. Et voici qu'on lui disait: «Votre devoir est avant tout le sacerdoce. Dieu vous veut, provisoirement du moins, parmi les prêtres séculiers.» Dans sa ferveur filiale, Ernest Psichari reçut ce conseil avec un débordement de joie: Oui, être un simple curé de campagne, comme son grand-père l'eût été, vivre dans quelque presbytère très simple de basse Bretagne, retourner fidèlement, minutieusement, sur les voies abandonnées et, d'abord, mettre les pas dans les pas, retrouver la vocation exacte, aller au séminaire...

C'est ainsi qu'au printemps de 1914, Ernest Psichari fit visite au supérieur du grand séminaire d'Issy. Le parc et la chapelle étaient intacts et tels que Renan les décrit en ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse. Il retrouva la froide charmille janséniste du dix-septième, les longues allées solitaires, et c'est avec une grande émotion qu'il vit ces endroits mêmes où son «malheureux grand-père» avait prié.

Quelques semaines plus tard, M. l'abbé Tanquerey, directeur au grand Séminaire, rencontra le R.P. Janvier et lui dit: «Nous avons reçu la visite du petit-fils de Renan... Il entrera chez vous.» Il semble bien, en effet, que ce pèlerinage à Issy n'ait fait que confirmer Ernest Psichari dans son dessein de se donner à saint Dominique. Toujours est-il que son frémissement intérieur ne s'était pas apaisé:

Ce qui me paraît vraiment insupportable, c'est de continuer cette existence d'oubli et de reniement qui est la mienne, écrivait-il alors 36. Il faudra pourtant un jour que cela change, car Dieu ne se lassera-t-il pas à la fin de tout donner sans rien recevoir?

Le P. Clérissac, à qui Psichari faisait cet aveu, finit, après avoir longuement hésité, par acquérir la certitude que la vocation de ce jeune homme était bien dominicaine. Pour ne rien hâter cependant, il fut convenu qu'Ernest Psichari ne s'engagerait pas immédiatement et qu'il irait d'abord prendre ses grades en théologie à Rome, au Collège Angélique, et comme auditeur libre.


NON TOLLIT GOTHUS QUOD CUSTODIT CHRISTUS, SAINT AUGUSTIN


Mais Dieu, lui, savait déjà la mission qu'il destinait à son enfant et le sacrifice pour lequel, dans sa pitié pour la France, il réserverait ce soldat, fils de Dominique. Bientôt tous les voeux d'Ernest Psichari allaient être exaucés: Dieu lui donnerait sujet de prétendre, de réaliser la double vocation qui partageait son coeur, de s'immoler à la terre de ses pères, de réparer en sauvant. Car le don qu'Ernest Psichari allait offrir pour le service de la Patrie est en même temps un témoignage rendu à Dieu, un holocauste véritable, «librement consenti et consommé en union avec le sacrifice de l'autel 37». Ernest Psichari partit le second jour de la guerre avec le 2^e régiment d'artillerie coloniale. En quittant Cherbourg, il dit à l'abbé Bailleul: «Je vais à cette guerre comme à une croisade, parce que je sens qu'il s'agit de défendre les deux grandes causes à quoi j'ai voué ma vie.»

Le 20 août, il écrit à sa mère 38: «Nous allons certainement à de grandes victoires et je me repens moins que jamais d'avoir toujours désiré la guerre, qui était nécessaire à l'honneur et à la grandeur de la France. Elle est venue à l'heure et de la manière qu'il fallait. Puisse la Providence ne pas nous abandonner dans cette grande et magnifique aventure 39

Le soir du 22 août, à Saint-Vincent-Rossignol 40, après être resté douze heures sous un feu épouvantable, Ernest Psichari fut tué net d'une balle à la tempe. Un témoin de sa mort écrit: «Vers six heures, j'aperçus le lieutenant Psichari sous un arbre, près de ses pièces, soutenant le capitaine Cherrier, blessé. Il se dirigea avec lui vers l'ambulance et le laissa à la porte, pour retourner à sa pièce. À ce moment les Allemands arrivaient à 30 mètres. Le feu cessait et le lieutenant était assez isolé. Je le vis regarder le demi-cercle que les Allemands formaient autour de lui, se pencher soit sur son canon, soit sur un blessé et tomber mortellement frappé. Il tomba sur le canon et glissa à terre.» Ceux qui l'ont vu plus tard ont été frappés du calme de son visage: autour de ses mains était enroulé son chapelet 41 qu'il avait pu saisir.

À trente ans, ayant tout accompli, Dieu l'appelait à la vie et à la gloire. Ernest Psichari y est entré, suivi d'une héroïque milice de jeunes martyrs qui lui ont fait au Ciel la plus belle cohorte qu'il ait jamais conduite.

NOTES ET DOCUMENTS

Note 1: (retour) Grec par son père et tout ensemble «français, latin, breton», par sa mère en qui sont unis le sang catholique des Renan et le sang protestant des Scheffer, Ernest Psichari fut, par ses origines et la gloire de sa famille dans le siècle, profondément mêlé aux événements spirituels de notre propre histoire. Restituer l'atmosphère morale où grandit l'héritier de toutes ces cultures, ce serait du même coup évoquer tout un âge qui se reconnut en Renan comme en celui qui l'avait engendré. Il ne nous appartient point de le faire et nous nous bornerons ici, pour fixer l'imagination, à noter les moments essentiels de la jeunesse d'Ernest Psichari.

Ernest Psichari naquit le 27 septembre 1883. Il fit ses études aux lycées Henri IV et Condorcet. À dix-huit ans, il publiait des vers subtils, à la manière de Verlaine et de Mallarmé qui fut aussi celle d'Ary Renan, son oncle. Par ailleurs, épris de métaphysique, il annotait Spinoza et Bergson.

Après sa licence de philosophie (1902), il partit, en qualité de dispensé, accomplir une année de service militaire.

L'armée lui apparut comme la seule activité où demeure cet idéalisme qu'une culture toute sceptique avait failli corrompre. Dès son arrivée à la caserne, il sentit avec une vivacité extraordinaire qu'il était fait pour vivre là, que c'était là sa vocation. Désormais il eut quelque chose où se prendre, un motif d'agir. Il signe, en 1904, son réengagement au 51e de ligne, à Beauvais. Mais, impatient d'action, le sergent Psichari change d'arme et passe dans l'artillerie coloniale comme simple canonnier. Bien vite, il reçoit les galons de maréchal des logis.

Choisi par le commandant Lenfant, il part en mission pour le Congo. Alors commence la vie héroïque et libre qui réalise tous les rêves de sa jeunesse et donne à son être sa première raison et son premier but.

Auprès d'un chef qu'il aime à la façon d'un père, Psichari va, pendant de longs mois, marcher sous des cieux nouveaux. Ensemble, ils pénètrent la Sangha, parmi les monts sauvages du Yadé, vers cette claire Penndé que nul autre, avant eux, n'avait franchie. Il convoie des troupeaux de boeufs, le long des fleuves; il combat, marche des journées, des nuits entières, s'enivre de solitude et d'action. c

Note c: (retour) C'est au court de cette mission au Congo qu'Ernest Psichari reçut la médaille militaire (1908).

En 1908, il nous revint plein d'enthousiasme. Et il semblait nous dire, ce maréchal des logis, que nous avions connu étudiant en Sorbonne: «Je ne suis plus un jeune bourgeois, occupé des travaux de mon état; je suis un homme en qui ne demeurent plus que des sentiments frustes et primitifs.» Et nous qui le regardions faire, comme nous enviions déjà sa destinée!

Psichari entra alors à l'école de Versailles, d'où il sortit sous-lieutenant en septembre 1909. C'est comme officier qu'il partit, cette fois, pour la Mauritanie: il y devait rester jusqu'en décembre 1912. Voilà le moment où nous avons entrepris de raconter sa vie.

Note 2: (retour) Lettre à M. Henry Bordeaux, à propos de la Maison.

Note 3: (retour) Lettre à Agathon; Cf. Les Jeunes Gens d'Aujourd'hui

À propos de ce livre, Psichari nous écrivait: «Il me semble que tous les traits que vous notez doivent nous mener, un jour, à de la gloire guerrière et, pour tout dire, à une revanche dont nous ne devons jamais détourner nos regards.»

Et, dans la réponse que nous citons, relevons encore ces propos: «Ce serait singulièrement rabaisser la foi patriotique que de la croire fonction de la barbarie et de l'inculture; ce serait aussi vouloir nous ramener au point de l'Allemagne actuelle où tout est sacrifié aux entreprises de la vie pratique.—Quoi que nous fassions, nous mettrons toujours l'intelligence au-dessus de tout... Cela est nécessaire, quand on songe à la haute mission de la race française, à la grande élection qui domine toute son histoire...»

Note 4: (retour) En voici le témoignage. Dès 1912, nous avions noté ce réveil de l'héroïsme et, invoquant déjà l'exemple d'un Psichari, nous écrivions:

«... L'intellectualisme orgueilleux où se réfugièrent nos aînés devait les conduire soit au pessimisme, soit au scepticisme. Ils devaient pratiquement aboutir à l'anarchie idéologique, à toutes les confusions morales. L'affaire Dreyfus, voilà le bilan de cette génération, et c'est en réfléchissant sur le passé qui trouve là son symbole qu'ils ont fait l'aveu de leur désarroi. Parmi la décomposition dreyfusienne, ils ont vu avec effroi que le pacifisme, l'internationalisme étaient la conséquence de leurs doctrines et avec une simplicité douloureuse, malgré l'apparente victoire ils nous disent: «Instruisez-vous par notre défaite. Tout notre rôle aura été de vous montrer le danger et de vous avertir.» d

Note d: (retour) Charles Péguy.

«Et, ô miracle, c'est de ce milieu de l'Affaire que nous vient aujourd'hui la parole la plus hardie qu'ait prononcée jeune homme de notre âge. C'est d'une famille où l'intelligence semblait devoir s'épuiser après avoir donné ses fleurs les plus rares que part le conseil de vertu et de renouvellement. La lampe d'héroïsme qu'on croyait vacillante, c'est le petit-fils de Renan, Ernest Psichari, sous-lieutenant d'artillerie coloniale à Moudjeria (Mauritanie), qui la passe à notre génération.

«Je voudrais que l'on méditât sur l'aventure de ce garçon de vingt-cinq ans qui, abandonnant ses études de Sorbonne, partit à deux reprises pour mener une action française dans la brousse africaine, pour donner à la France un empire dont M. de Mun a dit «que nulle abdication n'empêchera jamais qu'il n'ait été par elle, et par elle seule, arraché à la barbarie». Mais je me contenterai de citer quelques pages que le brigadier Psichari rédigeait en 1908, au retour de la mission qu'il fit au sud du Tchad, sous les ordres du commandant Lenfant. Ce sont là des paroles qu'il faut que l'on connaisse. Puissent-elles déterminer des vocations héroïques! Ecoutez, dès l'abord, ce qu'il dit de l'Afrique:

«Nous y venons pour faire un peu de bien à ces terres maudites. Mais nous y venons aussi pour nous faire du bien à nous-mêmes. L'Afrique est un des derniers refuges de l'énergie nationale, un des derniers endroits où nos meilleurs sentiments peuvent encore s'affirmer, où les dernières consciences fortes ont l'espoir de trouver un champ à leur activité tendue.» Ce noble pays révéla à ce soldat français les vertus de la guerre: «Nous reviendrons, dit-il, à l'opinion du peuple qui est la guerre. De l'extrême barbarie, nous sommes passés à l'extrême civilisation... Mais qui sait si, par un retour fréquent dans l'histoire humaine, nous ne reviendrons pas au point d'où nous sommes partis? ... Il vient une heure où la violence n'est plus de l'injustice, mais le jeu naturel d'une âme forte et trempée comme un acier. Il vient une heure où la bonté même cesse d'être féconde et devient amollissante et lâche. Alors la guerre n'est plus qu'un indicible poème de sang et de beauté.» e

Note e: (retour) Psichari avait rectifié l'excès d'un tel «bellicisme». Mais que ces paroles furent exaltantes pour ceux qui avaient, comme nous, grandi dans l'enseignement pacifiste et humanitaire!.

Et voici ce que lut au fond de lui-même ce fils d'intellectuels: «Dans ma patrie, on aime la guerre et secrètement on la désire. Nous avons toujours fait la guerre. Non pour conquérir une province. Non pour exterminer une nation. Non pour régler un conflit d'intérêts. Ces causes existaient assurément, mais elles étaient peu de chose. En vérité, nous faisions la guerre pour la guerre, sans nulle autre idée, pour l'amour de l'art... Nous la faisions par un naturel besoin de nous dépenser et de nous imposer, parce que c'était notre loi, notre raison secrète, notre foi.»

«Cette foi, ce goût français de l'héroïsme, cet élan qui traverse les pages africaines de Psichari, je l'ai retrouvé, cet été, dans l'âme de maints jeunes hommes; j'ai vu dans leurs yeux briller un secret désir...»

Nous devions, deux années encore, attendre l'événement qui emploierait cette passion ...

Note 5: (retour) Charles Péguy, dans l'épître votive qui termine son Victor Marie, comte Hugo, nous montre Psichari dans une teriba de cent mètres carrés, au milieu du désert, avec ses livres. Sa bibliothèque de campagne, à ce qu'il nous assure, ne comprenait que: les Pensées de Pascal, les Sermons de Bossuet, le Règlement d'artillerie de montagne, la Table de logarithmes de Dupuy, et un exemplaire de Servitude et grandeur militaires auquel Psichari tenait, «parce qu'il composait l'unique bagage littéraire du sous-lieutenant de cavalerie Violet qui sut si bien mourir à Ksar-Teuchane, en Adrar»; plus, cinq petits livres qui n'étaient autres que des cahiers de Péguy lui-même.

Et, dans ce même morceau, Péguy cite cette belle lettre de Psichari, datée de Moudjeria:

«Voici une terre qui est parfaitement romantique et triplement romantique: par sa nature, son aspect physique, par le caractère de ses habitants et par l'action que nous y exerçons encore. Histoire de brigands, assassinats, combats épiques, pillages, sombres intrigues, tout cela fleurit ici comme dans son terrain naturel. Et tout conspire à cette impression. Les aspects du pays, qui ne sont guère jolis, ont cependant une beauté qui leur vient d'un tragique puissant, une beauté sans grâce, mais bizarre et monstrueuse comme un décor du second Faust. «Des plaines sans eau de l'Agan, écrasées de soleil, du montueux Tagant et de ses cirques de rochers noirs, des dunes sans fin de l'Aouker, du noir Assaba, toute vie s'est retirée aujourd'hui et il reste un rude squelette minéral où errent de pauvres tentes en poil de chameau et des troupeaux nomades. Les Maures de ces contrées désolées sont parmi les plus rudes guerriers qui soient au monde. Ils nous l'ont fait sentir plus d'une fois, et nous le feront encore sentir, vraisemblablement. Cette noble et antique race qui se rattache à l'Orient mystique (il y a ici des «Chiites» que les guerres du premier siècle de l'Islam avaient pourtant rejetés et confinés en Perse sur les bords de l'Euphrate) et qui se ramifie vers l'est jusqu'au delà de Tombouctou (les Kounta du Tagant s'échelonnent ainsi jusqu'au nord de la boucle du Niger), présente un échantillon d'humanité extrêmement évolué et où pourtant la simplicité des moeurs est restée grande, où l'ardeur du sang primitif est restée vierge. Ces gens d'esprit très cultivé généralement, retors en politique, habiles dans la discussion, et qui, en religion, vont jusqu'au mysticisme le plus ardent (Cheickh el Ghaswâni dévore en ce moment un traité de mystique arabe sur la «prédestination» que lui a prêté le capitaine commandant le Cercle), ces gens, tout en même temps sont des gueux, vivent de guerres et de rapines, sont fiers comme des mendiants, ardents à l'action, braves et rusés. Jeunesse de coeur et vieillesse d'esprit, voilà la caractéristique générale. «C'est dans ce rude pays que nous avons essayé de nous installer par la force de nos armes, et c'est un des derniers où l'on fasse encore oeuvre de soldat, où l'on vive militairement. Enfin c'est une terre héroïque, pleine pour nous de nobles souvenirs, encore d'hier, toute chaude encore du sang français.»

Note 6: (retour) C'est à propos de ces affaires de Tichitt, qu'Ernest Psichari nous écrivait d'Amijenjer, le 21 février 1912:

«Notre mois de janvier a été occupé par des opérations intéressantes qui se sont déroulées avec une grande rapidité. Il s'agissait d'aller nous montrer à Tichitt, ksar important situé à 200 kilomètres Est de Fort-Coppolani, et dans lequel nous n'avions pas encore mis les pieds. L'intérêt de cette manifestation était d'occuper un des derniers repaires des dissidents de Mauritanie, et leur hôtellerie ordinaire.

«Le 10 décembre, je procédais—dans un coin étonnant de l'Adrar—à l'arrestation d'un chef, quand je reçus par un courrier rapide l'ordre de me rendre au peloton méhariste du Tagant, mon ancien pays. J'y arrivai à la fin de décembre, presque en même temps que le colonel Patey qui venait prendre le commandement de la reconnaissance sur Tichitt.

«Le 2 janvier, nous étions sur la route de Tichitt, marchant d'ailleurs à toute allure, comme le permettait la légèreté de la troupe: rien que des troupes méharistes et cent hommes à pied.

«Le 10, une partie de la reconnaissance (méharistes de l'Adrar, sous les ordres du capitaine Beugnot), part en avant-garde, fait une marche forcée jusqu'à Tichitt, et y tombe le 13 au matin, sur un paquet de dissidents. Sept, parmi lesquels des chefs importants, sont tués. L'ancien sultan de l'Adrar, Sid Ahmed ould Ahmed Aïda, blessé, est fait prisonnier. Gros succès, grand effet moral sur les Maures.

«J'arrivais personnellement à Tichitt le 14, avec le peloton méhariste du Tagant. Le 15, le colonel me donnait le commandement d'un razzi de vingt hommes, avec mission d'aller ramasser des campements dans les dunes du sud de Tichitt. À partir de ce moment, je suis mon maître, et j'en profite pour faire des opérations sinon fructueuses au point de vue général, du moins intéressantes pour moi, parce que je suis en contact avec des marabouts fanatiques que je fais causer.

«Ces mouvements dans les dunes d'Aouker allaient prendre fin quand j'eus le bonheur de tomber sur une bande de dissidents. Je les atteignais, le 21, dans un chaos de rocs très pittoresques, mais rendant le contact très dur. Deux tués et un blessé chez l'ennemi, un tué chez moi, après une journée éreintante, mais honorable.»

C'est, en effet, après cette journée que le lieutenant Ernest Psichari fut cité à l'ordre du jour de l'armée. On trouve un beau récit de ce combat dans l'Appel des Armes, pages 309 et suivantes.

Note 7: (retour) Voir l'Illustration, numéro de Noël 1915. Le Voyage du Centurion vient de paraître en volume à la librairie Conard, avec une préface de Paul Bourget.

Note 8: (retour) Lettre à Ed. Trogan, Le Correspondant, 25 novembre 1914.

Note 9: (retour) Lettre inédite à Mgr Jalabert (1911).—-Cet épisode est rapporté dans le Voyage du Centurion.

Note 10: (retour) C'est à propos de cette démarche, qu'Ernest Psichari écrivait, en 1914, à M. Charles Maurras qui lui avait envoyé son livre l'Action française et la religion catholique:

«En 1911, n'ayant pas la foi que donnent seuls les sacrements, j'écrivais à Mgr Jalabert, évêque de Sénégambie, en véritable enfant de l'Église. Feinte, artifice ou hypocrisie? Nul de ceux qui ont aimé l'Église avant d'y croire ne le dira.»

Note 11: (retour) Lettre inédite à M. Maritain (15 juin 1912).

Note 12: (retour) Lettre à Ed. Trogan (loc. cit.).

Note 13: (retour) Lettres à Mgr Gibier, publiées par l'évêque de Versailles dans l'article qu'il a consacré à la mémoire d'Ernest Psichari (Le Correspondant, 25 novembre 1914).

Ernest Psichari, à propos de son Appel des Armes, dit de ce «pauvre livre» qu'il date «du temps où il attendait sans rien faire pour s'en rendre digne la lumière qui guérit et qui sauve».

La conversion de Psichari ayant eu lieu pendant que son roman paraissait dans l'Opinion, notre ami eut le dessein d'arrêter la publication en volume. Après beaucoup d'hésitation et sur le conseil du P. Clérissac, il consentit à le publier, par un humble souci de vérité et pour «montrer les préparations éloignées de l'oeuvre divine dans une âme encore fermée».

Note 14: (retour) Cf. Maritain, La Science moderne et la raison (Revue de philosophie, 1910).

Note 15: (retour) Lettre inédite à M. Maritain, datée de Zoug (Mauritanie), 15 juin 1912.

Note 16: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac, 8 février 1914.

Note 17: (retour) Psichari lisait particulièrement alors l'Action, de Blondel; et déjà la Vie spirituelle et l'Oraison, la Vie de saint Dominique, le Catéchisme des enfants et surtout le Missel dont il fit une véritable étude.

Note 18: (retour) Lettre inédite à M. Maritain.

Note 19: (retour) À la cathédrale de Versailles.

Note 20: (retour) Le P. Clérissac, des Frères prêcheurs, mort en novembre 1914, quelques jours après avoir appris la fin d'Ernest Psichari.

Note 21: (retour) Cf. Mgr Gibier, art. cité.

Note 22: (retour) Cf. Le Voyage du Centurion: «Maxence n'a d'autre raison pour aller à Dieu que Jésus, ni d'autre raison, ni d'autre moyen. Il ne peut avoir aucune certitude en dehors de Jésus. Et il ne peut avoir d'autre accès à Dieu que Jésus, Dieu lui-même et Homme en même temps.»

Note 23: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac, mercredi des Cendres, 1913.

Note 24: (retour) Ernest Psichari ne cessait, dans ses lettres au P. Clérissac, de s'émerveiller des joies de la vie chrétienne: «Que sont, écrit-il le jour de la Sainte-Trinité (1913), que sont les petites misères du corps à côté de ce rayonnement d'espérance qui nous force de tomber à genoux, dès qu'un peu de solitude nous est laissée? Si tout le monde savait ce qu'est la vie d'un chrétien, nous ne verrions plus de ces malheureux qui refusent obstinément le Paradis qui leur est offert. Que ne puis-je leur faire entrevoir et leur montrer mes larmes de joie à chaque fois que je m'approche de mon Dieu!» Et il ajoutait: «Vous m'avez appris, mon bien-aimé Père, qu'il n'y a, comme disait sainte Angèle, qu'un livre à lire: la Croix. Puissé-je maintenant l'écrire, ce même livre, mais au dedans de moi-même, pour réparer tant d'années d'ignorance et mériter les grâces qu'il a plu à Notre Seigneur de m'envoyer.»

Dans l'hiver de 1914, pendant qu'il achevait le Centurion, E. Psichari disait à M. Paul Bourget: «C'est un tremblement que d'écrire en présence de la Très Sainte Trinité.»

Note 25: (retour) Ses lettres de ce temps-là sont pleines de pareils scrupules: «Dites-moi, écrit-il au P. Clérissac, dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour remercier le Bon Dieu; dites-moi comment je peux lui rendre une partie de ce qu'il me donne, car je reçois beaucoup et ne rends rien, de sorte que je ne suis pas loin d'être accablé par le poids de sa miséricorde.»

Note 26: (retour) Le R.P. Janvier.

Note 27: (retour) S'il fallait juger non plus l'oeuvre, mais la personne de Renan, Ernest Psichari n'admettait point qu'on parlât devant lui de son grand-père sans le respect convenable. Et il pensait aussi que sa culpabilité a été sans doute atténuée, dans une mesure que seul Dieu peut connaître, par le fait que, pendant sa jeunesse, aucune forte nourriture cléricale, aucune formation philosophique et théologique vraiment sérieuse ne lui fut donnée.

La théologie dogmatique et la philosophie rationnelle étaient, au début du XIXe siècle, complètement abandonnées par l'enseignement des séminaires. Songeons que Renan n'eut d'autre théodicée que la pauvre «philosophie de Lyon», oeuvre janséniste du XVIIIe siècle; puis on lui fit lire sans discernement Thomas Reid, les Écossais, qu'on mélangeait avec le cartésianisme mitigé du cours. Il n'étudia jamais saint Thomas, dont la scolastique lui apparaît barbare et «enfantine», au regard de la «scolastique cartésienne» qu'enseignaient ses professeurs. Bref, nulle direction philosophique.

Ainsi ses maîtres cartésiens, loin de lui montrer combien la raison est nécessaire à la foi, s'efforcèrent, au contraire, de le convaincre de ce qu'a «d'antichrétien la confiance en la raison». Le jeune clerc était passionné de recherche intellectuelle, et ils lui répondaient: «Tout ce qu'il y a d'essentiel est trouvé», l'empêchant de mettre dans sa foi les légitimes besoins de son intelligence. Cette dangereuse opposition entre la science et la religion, où devait se désespérer tout le siècle, c'est chez eux que Renan, dès l'abord, la rencontre. «Ce n'est pas la science qui sauve les âmes.» Propos juste sans doute, mais mal entendu et qu'il allait retourner contre ceux-là mêmes qui le formulaient.

Privée de l'intelligence qui discerne l'essence et qui maintient l'intégrité, la foi de Renan abandonnée à elle-même et soumise aux caprices instables du sens individuel, était exposée à toutes les aventures. Déjà chancelante, ne trouvant plus rien où se prendre, elle allait dégénérer en un idéalisme de plus en plus imprécis, pour aboutir à cette négation: «Le christianisme n'est peut-être qu'une rêverie.»

Ernest Psichari voyait donc justement dans cette ignorance des grandes disciplines intellectuelles de la science divine, de la vraie philosophie chrétienne, une des causes des erreurs de Renan, atténuant peut-être, dans une certaine mesure, sa responsabilité.

Note 28: (retour) À Paris, le R.P. Janvier avait inscrit Ernest Psichari parmi les membres de la fraternité du Saint-Sacrement.

Note 29: (retour) Lettre au P. Clérissac. Là-dessus la correspondance d'Ernest Psichari abonde en témoignages. Le jour de la Sainte-Trinité, fête particulièrement dominicaine, il écrivait: «J'ai prié avec plus d'ardeur que jamais pour l'Ordre auquel, vous le savez, appartient déjà tout mon coeur.»

Et ailleurs: «Il est de toute certitude que je dois à l'intercession de saint Dominique ce renouvellement de mon âme que j'ai si bien senti, il y a quelques jours. Car il a coïncidé avec le moment où vous m'avez permis, pour mon éternel bonheur, de dire l'office de l'Ordre et de m'unir ainsi à vos prières.»

Et enfin: «Je prie pour l'Ordre dont je désirerais tant être un jour le bien humble et bien indigne serviteur.»

Note 30: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac.—-Chaque page du manuscrit du Voyage du Centurion est surmontée de la croix dominicaine.

Note 31: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac.

Note 32: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac.

Note 33: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac (8 février 1914).

Note 34: (retour) M. l'abbé Tournebise.

Note 35: (retour) M. l'abbé Bailleul, vicaire à l'église de la Sainte-Trinité à Cherbourg.

Note 36: (retour) Lettre inédite au P. Clérissac.

Note 37: (retour) Maritain, La Croix, 19 novembre 1914.

Note 38: (retour) Dans cette même lettre à sa mère, Ernest Psichari écrivait: «Mon commandement, si modeste qu'il soit, me donne les plus grandes satisfactions; j'ai autour de moi une bande de gaillards très fiers de marcher à l'ennemi et très décidés à se conduire en braves gens.»

Note 39: (retour) Quelques mois auparavant, Psichari écrivait, en effet: «Il faut que la France fasse la guerre, si elle veut reprendre complètement sa place dans le monde.»

Note 40: (retour) Près de Neufchâteau (Belgique).

De ce combat du 22 août 1914, l'un des rares survivants, prisonnier en Allemagne, a fait le beau récit que l'on va lire: «Engagés, ce jour-là, avec les 1er et 2e marsouins, dans un pays boisé et insuffisamment exploré par la cavalerie, lancés beaucoup trop en avant pour compter sur aucun secours, cernés dès les premières heures de la journée par un ennemi très supérieur en nombre, nous n'avons pu que vendre chèrement notre vie, et c'est ce que nous avons fait. Des marsouins, quelques-uns ont pu s'échapper, de l'artillerie personne. À sept heures du soir, après être restés douze heures sous un feu épouvantable, il ne restait plus qu'un charnier de notre belle artillerie divisionnaire: les canons étaient hors de service, après avoir consommé toutes les munitions, les chevaux étaient éventrés, la moitié du personnel était hors de combat. Les survivants, à la nuit, étaient faits prisonniers par les Allemands... Les hommes ont été d'une bravoure sans égale; pas un n'a bronché. Alors qu'ils étaient sûrs d'y passer tous, pas un n'a flanché: ils ont servi leurs pièces comme à la manoeuvre.»

Note 41: (retour) Nous possédons sur la mort d'Ernest Psichari plusieurs versions différentes, entre lesquelles il ne nous appartient pas de choisir. Le médecin-major B... la rapporte de manière assez différente:

«Le soir du 22 août, écrit-il, vers six heures, j'étais en train de panser des blessés au poste de secours établi dans la première maison du village de Rossignol. Cette maison, isolée des autres, était au centre même des batteries.

«Je m'entendis appeler par le capitaine Cherrier, commandant le 3e groupe. L'appel était si pressant, que je courus dans le couloir au-devant du capitaine; à ce moment un fantassin allemand que je vis agenouillé de l'autre côté de la route tira, blessant mortellement dans l'ambulance même le capitaine déjà blessé à la jambe. Or, mon infirmier (le canonnier Millot, de la 1re batterie) m'affirme qu'une ou deux minutes avant il venait de voir, sur la route, devant l'ambulance, votre fils soutenant le capitaine: ils étaient entourés, à quelques mètres, par les Allemands qui, à ce moment, sur ce point, arrivaient presque jusqu'à nos pièces. Les munitions épuisées, les servants tués à leur poste, beaucoup de pièces s'étaient tues, c'était l'agonie dernière de notre beau régiment.

«Psichari est tombé à la place même où mon infirmier venait de le voir.

«À cet instant précis le poste de secours prenait feu; je dus mettre mes blessés à l'abri dans la cave: mais si je n'ai pu assister Psichari à ses derniers moments, je puis cependant vous donner la certitude qu'il n'a pas souffert et est mort dans la sérénité absolue de sa foi chrétienne.»

Dans une autre lettre, M. le médecin-major B... revient sur la sérénité du jeune héros à cette minute suprême:

«Mort le soir d'une défaite, Ernest Psichari n'a pas une minute désespéré de la victoire finale, la seule qui compte. Je n'ai pu recueillir de ses propres lèvres l'aveu de cet espoir certain: mais cette foi dans le succès final avec laquelle nous étions tous partis, je l'ai retrouvée le lendemain, intacte, chez tous nos blessés et, certes, ce n'est pas Psichari, chez qui la confiance avait des assises beaucoup plus fermes que chez beaucoup d'autres, qui eût douté, alors que personne ne doutait. Rien n'est donc venu assombrir sa fin de soldat. Ceux qui l'ont vu plus tard ont été frappés du calme de ses traits; autour de ses mains était enroulé un chapelet» f

Note f: (retour) Citée par M. Maurice Barrés (Écho de Paris, 24 décembre).

Un témoin, aujourd'hui prisonnier en Allemagne, écrit:

«Le lieutenant Psichari est mort à mes côtés, ainsi que son capitaine. Nous avons passé un après-midi côte à côte. C'est lui qui commandait la pièce où je me trouvais. Le soir, à cinq heures, en voulant sauver la pièce, il a été fauché par les mitrailleuses.»

Un autre de ses compagnons écrit:

«Au moment de sa chute, Psichari était au pas de gymnastique et souriait. Le lieutenant de Saint-Germain se précipita immédiatement pour le relever, mais déjà il avait cessé de vivre. Il avait été frappé d'une balle à la tempe.»

Ernest Psichari repose maintenant sur le champ de bataille, près de la route de Brévannes à Rossignol, aux côtés du capitaine Cherrier, de l'aspirant Thiébaut, de deux autres officiers et de vingt-cinq de ses canonniers. Tous ont reçu les honneurs militaires.




TABLE DES MATIÈRES




Voici nos destinées...

Parce qu'il savait déjà...

Si l'Afrique avait été le lieu...

Mais Dieu...

Notes et Documents