Title: Quatre mois de l'expédition de Garibaldi en Sicilie et Italie
Author: Durand-Brager
Release date: June 28, 2004 [eBook #12751]
Most recently updated: December 15, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders
Europe, http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliotheque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
On a beaucoup parlé de Garibaldi et de ses volontaires; les journaux ont retenti pendant quatre mois des événements qui se sont accomplis en Sicile et en Italie. Pour les uns, le célèbre Niçois est un aventurier, un écumeur de mer, un Walker de la pire espèce; ses compagnons un amas de bandits, de flibustiers, rebut de la société des quatre parties du monde. Pour les autres, l'ancien défenseur de Rome est un héros, une figure prise dans le livre de Plutarque, presque un nouveau Messie entouré d'une phalange de martyrs et de libérateurs. Mais il y a un point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est sur l'intégrité et le désintéressement de l'ermite de Caprera.
J'aurais pu, comme un autre, essayer une monographie de Garibaldi que j'ai connu dans la Plata, à l'époque où il commençait la vie aventureuse qui l'a mené jusqu'à la conquête d'un royaume; et aborder à ce propos les considérations historiques et politiques auxquelles on est naturellement si enclin à se laisser entraîner: j'avais aussi ma petite brochure dans la tête et ma petite solution dans la poche. Mais je me suis rappelé heureusement à temps le vers du Bonhomme, et me suis souvenu que je ne devais avoir d'autres couleurs que celles de ma palette.
Je me suis donc résigné à écrire les faits dont j'ai été témoin, comme je les aurais dessinés, cherchant à reproduire leur côté pittoresque sans blesser personne. Peut-être ces simples esquisses recueillies à la hâte par un artiste qui depuis vingt ans a assisté, soit comme correspondant de nos premières feuilles, soit comme peintre officiel de la marine, à tous les grands événements contemporains, auront-elles leur enseignement et leur utilité. C'est tout ce que j'espère, tout ce que je désire pour ce petit livre.
Marsala est une jolie petite ville, coquettement assise sur les plages fertiles qui s'étendent de Trapani à Girgenti. Fortifiée jadis, comme presque toutes les villes de la Sicile, elle a conservé ses murs et ses remparts moyen âge; mais, débordant sa ceinture, elle a fini par s'étendre en dehors des anciens fossés. Le faubourg, qui relie la ville au port, est presque moderne. Il y a un siècle, environ, le port de Marsala était à peu près sûr, et des navires d'un fort tonnage pouvaient y venir chercher abri. L'indifférence du gouvernement l'a laissé combler presque entièrement, et des bateaux d'une centaine de tonneaux ont, de nos jours, de la peine à y mouiller. La jetée qui le ferme est elle-même dans le plus triste état, et chaque nouvelle tempête enlève une partie de ses enrochements. Il y a presque un kilomètre du port à la ville. On a construit sur les quais de vastes magasins et d'importants établissements qui appartiennent, en grande partie, aux Anglais. C'est là que se fabriquent les vins de Marsala. Une seule maison sicilienne, la maison Florio, représente le commerce italien. Sur la gauche s'élève le Monte di Trapani, couronné par son ancien château et sa vieille ville, séjour de la colonie albanaise, dont les membres ont continué de vivre entre eux et pour eux, sans jamais se mêler ou s'allier au reste de la population.
Rien n'est gai comme l'aspect de cette petite ville lorsqu'on la découvre par une belle matinée. Une vapeur bleuâtre l'entoure du côté de la campagne et fait ressortir la couleur chaude et transparente à la fois des murailles et des tours, tandis que le soleil dore les plages de sable et resplendit sur les façades blanches et roses des maisons.
Tel était le tableau qu'on pouvait contempler le 11 mai dernier avec les premières lueurs du jour.
Une corvette de guerre anglaise reposait tranquillement sur ses ancres presque à l'entrée du port et en face des établissements de ses nationaux. Quelques rares habitants, se rendant à leurs affaires, commençaient à circuler sur les quais, et observaient curieusement les manoeuvres de deux ou trois vapeurs dont on apercevait au loin les fumées dans la direction de l'île de Favignano. C'était la croisière napolitaine qui surveillait la côte sud de Sicile, et qui, la veille, avait passé une partie de la journée stoppée devant Marsala.
Quelques bateaux de pêche rentraient au port, et s'empressaient de débarquer le butin de la nuit. Certes, personne, dans la ville, ne se doutait des événements que cette journée apportait.
Il était environ six heures lorsque deux nouveaux vapeurs parurent à perte de vue dans le sud. Ils avaient l'air de faire route sur Malte. Mais, après avoir laissé sur bâbord les croiseurs napolitains, ils mirent ostensiblement le cap sur Marsala. Il y a dans les ports de Sicile, comme dans toutes les villes maritimes de France, une population de flâneurs, de rentiers, de marins ou d'officiers en retraite, qui n'a d'autre occupation que de guetter l'arrivée de tout navire ou bateau qui se dirige vers le port. Il y a aussi partout un point du littoral qui leur sert de rendez-vous, semblable à la célèbre Pointe-des-Blagueurs de Brest. A Marsala, ce centre de conversations est situé à l'entrée du môle, et près d'une petite maison blanche qui sert de corps de garde aux douaniers. Cet emplacement n'est pas à l'abri du vent, les jours de grande brise et de tempête. Les vagues s'y égarent même quelquefois au milieu des flâneurs. Mais on se réfugie de son mieux contre la face de la maisonnette la moins exposée aux rafales et aux coups de mer, et l'on est toujours certain de trouver là à qui parler. Aussitôt qu'il fut avéré que les deux vapeurs manoeuvraient bien pour donner dans le port, on vit donc la foule se diriger vers cet endroit, et les conversations prirent leur train.
Les deux navires grossissaient à vue d'oeil. Leurs ponts paraissaient couverts d'un nombreux équipage. Ils étaient sans pavillon, et semblaient se soucier aussi peu des vapeurs napolitains que de la corvette anglaise mouillée dans la rade. On put même bientôt distinguer des uniformes rouges montés sur les tambours des bâtiments. En ce moment, la corvette anglaise commença à faire des signaux qui demeurèrent sans réponse. Les commentaires allaient de plus belle à la Pointe-des-Blagueurs. Qu'est-ce que cela signifie? D'où viennent ces bateaux? Que veulent-ils? Les fortes têtes de l'endroit savaient peut-être qu'il était question quelque part d'une expédition du général Garibaldi; mais une prudence naturelle aux profonds politiques les empêchait de se communiquer trop haut leurs conjectures à cet égard; ils étaient en tout cas bien loin de supposer que la descente projetée vint se faire dans leur petite ville, à la barbe des bâtiments de guerre napolitains, et au milieu de gens qui n'avaient rien fait pour être privés de leur calme et de leur sieste dans le milieu du jour; car, il ne faut pas se le dissimuler, si le gouvernement napolitain était détesté à Marsala, comme dans toute la Sicile, il n'en est pas moins vrai qu'à part quelques exaltés, personne ne se serait avisé d'y faire une révolution, et c'est seulement dans les grands centres, comme Palerme, Messine, Catane, etc., que pouvaient se rencontrer quelques hommes d'action.
Cependant une certaine émotion vint bientôt se manifester parmi les curieux. Un gros padre capucin, ancien marin peut-être, venait de faire remarquer que les croiseurs napolitains paraissaient pousser leurs feux et avaient changé de direction. Les deux navires inconnus s'étaient sans doute aperçu aussi de cette manoeuvre, car ils s'empanachaient d'une manière splendide, et l'un d'eux, meilleur marcheur sans doute, prenait les devants, et n'était plus qu'à deux milles environ de l'entrée du port. Quoique la corvette anglaise n'eût obtenu aucune réponse à ses signaux, il est probable qu'elle avait reconnu de quoi il s'agissait, car sa hune de misaine, ses passerelles et son gaillard d'avant étaient couverts de matelots et d'officiers observant avec intérêt la marche des deux bâtiments. Une embarcation avait même été armée le long du bord, et se tenait prête à pousser. En ce moment, un officier napolitain et quelques soldats arrivaient aussi à l'entrée du môle, car Marsala possédait un commandant supérieur et une garnison composée d'une centaine d'infirmes ou de soldats; le nom ne fait rien à l'affaire. Des groupes nombreux commençaient à paraître à la porte de la ville du côté de la plage. Les fenêtres se garnissaient, une sourde rumeur se répandait partout, et le premier des deux navires signalés doublait à peine la lanterne du môle, qu'une panique folle s'empara de la foule de femmes et d'enfants qui, insensiblement, avaient rejoint les curieux. Ce fut une fuite générale. On pressentait le danger sans le deviner. Bientôt le bâtiment fut dans le port, et il fut aisé de lire sur son arrière: Piemonte. Une embarcation s'en détacha en même temps que les ancres tombaient; elle poussa à terre. Quelques mots furent échangés avec des matelots du quai, et, aussitôt, comme par enchantement, les bateaux s'armèrent de toutes parts, et se dirigèrent à force de rames vers le Piemonte. C'était le débarquement qui commençait. L'opération marchait lestement lorsque le second navire donna lui-même dans le port. Mais il avait trop serré la jetée, et il s'échoua à une centaine de mètres par le travers du fanal. C'était le Lombardo. Au lieu de stopper, sa machine continua à marcher, et il se hâla un peu plus en dedans en labourant le gravier et la vase.
Il n'eut donc pas besoin de mouiller, et commença aussi son débarquement. De leur côté, les croiseurs napolitains arrivaient grand train. On voyait facilement qu'ils étaient en branle-bas de combat, les hommes aux pièces et parés à faire feu. Un premier boulet vint mourir à quelques mètres du fanal. Un second, passant par-dessus la jetée, se noya dans le port. Ce fut le signal du sauve-qui-peut. Les orateurs de la Pointe jugèrent que leur rôle était fini. On dit même que leur retraite manqua de décorum. Les guerriers napolitains pensèrent qu'il valait mieux en cette occurrence être dedans que dehors les murailles. Quant au padre il retroussa rapidement sa casaque, et se rappelant que l'Église devait avoir horreur du sang, il devança la foule qui ne s'attardait guère cependant à franchir la distance qui la séparait des magasins du port derrière lesquels elle trouva un abri. La fumée de ces deux coups de canon courait encore comme une vapeur blanche sur l'azur de la mer, lorsque l'embarcation anglaise, débordant la corvette, se dirigea rapidement vers le vapeur napolitain qui paraissait commander aux autres. Le feu cessa. Pendant ce temps le débarquement continuait, et ce ne fut qu'après un temps assez long, lorsque l'embarcation anglaise retourna à son bord, que la canonnade recommença, et qu'une grêle de boulets vint tomber sur le Lombardo, dans le port, et sur la route qui mène à la ville.
C'était trop tard. Garibaldi était à terre. Les volontaires du Piemonte se formaient en bataille à l'abri des magasins. Ceux du Lombardo commençaient à se masser sur la plage. Au premier boulet ils s'abritèrent eux-mêmes où ils purent. Somme toute, deux heures tout au plus après leur entrée dans le port, tout le monde était à terre, sain et sauf. La seule perte que les volontaires eurent à subir fut celle d'un caniche embarqué sur le Lombardo. Il fut coupé par un boulet au moment où il se disposait à suivre le mouvement de l'équipage et des volontaires.
Quelques instants après les événements dont nous venons de parler, la petite armée libératrice faisait son entrée dans Marsala. La garnison, ni le gouverneur ne s'obstinèrent à se faire tuer. L'une mit bas les armes, l'autre se rendit avec enthousiasme. Les habitants ouvraient de grands yeux; quelques-uns criaient: Viva la liberta! c'était le plus petit nombre; d'autres, plus avisés, le pensaient peut-être, mais le gardaient pour eux. On a si vite commis une imprudence, et les événements changent si vite de face du soir au lendemain!
Quelques magasins restaient ouverts, et ces malheureux soldats de Garibaldi, exténués par une navigation de huit jours, entassés sur leurs navires comme des harengs dans une caque, cherchaient partout quelques vivres frais, quelque autre boisson que l'eau croupie et saumâtre du bord. C'était à qui se détendrait les bras et les jambes pour s'assurer qu'il ne les avait pas perdus à bord dans l'engourdissement causé par l'agglomération de tant d'hommes sur le pont des navires.
Cependant, avant l'entrée de Garibaldi dans Marsala, le télégraphe avait signalé à Trapani l'arrivée de deux bâtiments sans pavillon, puis leur entrée dans le port, puis le commencement du débarquement des volontaires. Il s'était arrêté là.
A peine dans la ville et en vrais volontaires, les Garibaldiens s'étaient immédiatement répandus partout. L'employé du télégraphe avait décampé au plus vite, laissant son collègue de Trapani lui faire, mais en vain, force signaux. Dans les volontaires, il y a généralement un peu de tout. Il fallait un agent télégraphique: on en trouva un immédiatement. Lire la dépêche commencée, fut pour lui peu de chose; traduire celle de Trapani ne fut pas plus difficile.
Mais que répondre? On fut immédiatement consulter un chef; les uns disent que ce fut le général Garibaldi lui-même. Toujours est-il que l'on donna l'ordre à l'employé télégraphique improvisé de signaler à Trapani: «Fausse alerte. Les navires qui débarquent contiennent des recrues anglaises se rendant à Malte.» Il était urgent, en effet, de dérouter, ne fût-ce que pour quelques heures, les autorités militaires de Trapani qui pouvaient lancer immédiatement sur les flancs de la petite colonne libératrice un corps de troupes de deux ou trois mille hommes.
La réponse de Trapani ne fut pas longue: en l'adoucissant beaucoup, on peut la traduire ainsi: «Vous êtes un imbécile de vous être trompé.»
Le peu de temps que les volontaires séjournèrent à Marsala dut être laborieusement employé. Changement de municipalité; organisation de la garde civique; nomination d'un gouverneur; commission d'approvisionnement et d'habillement; inspection des vivres et des munitions de chaque homme, etc. Il fallait pourvoir à tout cela. Des pavillons aux couleurs nationales furent improvisés et arborés partout. Les étoffes rouges de la ville mises en réquisition servirent à confectionner dans les vingt-quatre heures autant de chemises de laine que possible.
Le soir même, suivant les ordres du général, une avant-garde se lançait sur Calatafimi, en passant par Rambingallo, Saleni et Vita. Le reste de l'armée devait partir le lendemain matin de bonne heure et faire étape à Rambingallo.
La nuit fut bruyante dans Marsala. Cette ville, si calme, si tranquille, dont les habitants rentraient ordinairement chez eux à la nuit tombante, abandonnant leurs rues et leurs places à des multitudes de rats de catégories variées, dut se trouver complétement abasourdie en entendant les pas des Garibaldiens et le bruit de leurs sabres rebondissant sur les dalles de pierre qui pavent toutes les cités italiennes.
Quelques cris de Viva Garibaldi! s'échappant de fenêtres discrètes, venaient de temps en temps se joindre aux chants des volontaires. Mais l'on eût toujours été fort embarrassé de dire précisément d'où ils partaient. Quant aux couronnes de fleurs et aux bouquets dont on accablait la petite armée libératrice, ils n'ont, je crois, jamais existé que dans l'imagination des conteurs. C'eût été trop oser. Les agents du seigneur Maniscalco (lisez sbires), étaient trop redoutés dans toute la Sicile pour que l'enfant la plus légère et la plus inconséquente se permît une démonstration aussi sympathique à l'endroit de la liberté nationale.
C'était un Croquemitaine en habit noir, que ce Maniscalco. Il savait tout ce qui se passait non-seulement en public, mais encore dans l'intérieur des familles et jusque dans les couvents. Nous le retrouverons d'ailleurs à Palerme, et nous aurons occasion d'en parler longuement.
Les Garibaldiens passèrent donc cette première nuit comme ils purent, les uns dans les églises métamorphosées pour l'instant en casernes de passage, les autres dans les maisons; beaucoup restèrent dans les rues. Sous le beau ciel de la Sicile, ce n'étaient pas les plus mal partagés. Le matin du 12, vers trois heures, les premiers éveillés parmi les habitants purent les voir capeler leurs petites sacoches, essuyer leurs fusils, ternis par l'humidité qui, même dans les plus beaux jours, règne sur le littoral de la mer, puis s'acheminer vers la porte de Calatafimi où les compagnies se reformèrent, attendant l'ordre du départ. A quatre heures, le mouvement commençait, et les érudits de la bande pouvaient s'écrier comme César: Alea jacta est! Les colonels Bixio, Orsini, Türr, Carini, etc., marchaient en tête de leurs régiments ou plutôt de leurs petits bataillons. L'artillerie se composait de deux ou trois pièces assez mal outillées, encore plus mal attelées; les munitions étaient rares, presque nulles. Quant à la cavalerie, une douzaine de chevaux, dont les cavaliers portaient le nom de guides, en représentaient l'effectif.
La voilà donc en route, cette intrépide colonne, et pendant qu'elle s'avance ainsi pêle-mêle, flanquée de quelques éclaireurs qui ne se préoccupent guère d'une rencontre avec l'armée napolitaine, regardons-la défiler, et observons-en l'ensemble et les types particuliers. Pour l'ensemble, c'est une poignée d'hommes déterminés, des fusils de tous modèles, de l'entrain et de la gaieté, le bagage du Juif errant moins les cinq sous, des costumes dont la variété ferait envie au parterre le plus émaillé, et dont l'originalité exciterait la verve de Callot ou d'Hogarth.
Quant aux types, ils ne sont pas moins curieux: Ici, c'est un Hongrois, à la taille élevée, aux larges épaules et à la démarche de Madgyar. Il porte en se jouant son escopette aussi facilement qu'une femme fait manoeuvrer son ombrelle. Derrière lui s'avance un blond Anglais; mais sa figure, pour être rasée comme celle d'un bon bourgeois, n'en respire pas moins ce courage froid et calme que rien ne pourra troubler. Celui-là porte un peu son fusil comme un promeneur fait de sa canne; la baïonnette, attachée par un bout de ficelle, bat la breloque avec un petit sac de voyage. En vrai fils d'Albion, il n'a pas oublié une gourde à la panse rebondie. On peut parier que ce n'est pas de l'eau qu'elle contient.
Puis voici un compatriote. Ils sont rares encore. Celui-là chante avec insouciance le Sire de Framboisy, et, si on fouillait dans un sac de toile accroché sur son épaule, on y trouverait, j'en suis sûr, quelque poule assassinée traîtreusement, car il est peu probable que les plumes accusatrices qui se faufilent à travers les coutures de ce havre-sac soient le commencement d'un édredon. Son armement se compose d'une carabine, qui ressemble terriblement à celles de nos chasseurs à pied, et d'un énorme bâton, complice de bien des forfaits et dont la vue seule doit faire frémir la volaille. Qui vient après lui? Un enfant. Il a seize ans, tout au plus. C'est un petit Niçois, entraîné par l'amour de la gloire ou de la liberté, comme vous voudrez, et qui vient essayer ses forces dans les hasards de cette guerre aventureuse. Le pauvre garçon a déjà bien de la peine à supporter le poids de ses bibelots et de son lourd fusil de munition. Courage! Il arrivera comme les autres, peut-être même avant. Les gardes mobiles de France étaient aussi, pour la plupart, des enfants. Mais quel est ce nouveau costume étonné de son entourage? Quoi, un cordelier! Dieu me pardonne! c'est celui de la Pointe-aux-Blagueurs. Son capuchon, rejeté militairement sur le dos; laisse apercevoir une encolure d'Hercule. Sa face barbue semble celle d'un zouave ou d'un Arabe. Sa cotte est retroussée jusqu'aux hanches au moyen d'une corde; dans cette ceinture improvisée passe un pistolet dont le canon défierait en longueur une canardière; et ses jambes mises ainsi à nu font saillir des muscles dont la vigueur doit résister merveilleusement à la fatigue et aux marches forcées. Sa croix en sautoir, probablement par un reste d'habitude, se balance de droite à gauche, étonnée de la récente désinvolture de son maître; un foulard quelque peu troué sert de képi, et complète l'équipement. C'est sans doute l'uniforme des aumôniers de l'armée: honni soit qui mal y pense! Mais que vient faire ce pantalon garance dans ce pêle-mêle? Parle-t-il français? non. C'est un Toscan; car ce bon duc de Toscane, séduit par la couleur brillante des pantalons de notre armée, en avait, comme feu le roi de Naples, affublé les jambes de ses troupes. Puis, passent quelques Suisses, deux ou trois Allemands, puis des Lombards; puis surtout des Romains en grand nombre, vieux compagnons de Garibaldi, débris des défenseurs de Rome.
Enfin, la colonne est presque passée, lorsque apparaît une guérilla bizarre. C'est le noyau des volontaires siciliens autour desquels vont se grouper tous les picchiotti de la montagne. Le musée d'artillerie, dans sa collection, ne possède rien de plus curieux que les engins auxquels ils sont accrochés. Armes d'autrefois, exhumées on ne sait d'où, calibres à chevrotines ou à biscaïens; il serait difficile de dire de quelques-uns de ces instruments s'ils partent par la culasse ou par le bout du canon. Ce sont de ces vieux tromblons dans lesquels on pourrait facilement loger toute une grappe de raisin, tout un paquet de mitraille, ou ces petites carabines, au canon de cuivre, chères aux voleurs de grands chemins. Il y a encore nombre de stylets et de couteaux corses ou catalans. Les costumes sont comme les armes: des vestes de velours et des guenilles. Des figures que l'on n'aimerait pas à rencontrer au coin d'un bois. On dirait presque la bande de Fra Diavolo. Quelques femmes les accompagnent et, petit à petit, les quittent pour s'en retourner vers la ville en leur donnant de ces poignées de main qui disent à elles seules plus que tous les discours.
Tout ce monde chemine, marche, aux rayons du soleil levant, et la colonne, semblable à un long serpent bariolé, commence à gravir les contre-forts des montagnes qui s'élèvent dans l'intérieur de la Sicile.
Cette première marche fut peut-être l'une des plus pénibles du commencement de la campagne. Un soleil brûlant, beaucoup de poussière, peu ou presque pas d'eau; pour des hommes encore engourdis par leur séjour forcé à bord, c'était dur. Enfin, on arriva sans encombre à Rambingallo.
Rambingallo est une petite ville ou, pour mieux dire, un misérable bourg qui offre peu de ressources pour une armée en marche. Aussi n'y fit-on qu'une courte halte; on repartait le soir même pour Saleni, où l'on entrait le 14 au matin. Il y eut là séjour nécessaire pour organiser plus militairement la petite armée, et pour laisser le temps aux traînards de rallier.
Jusque-là, la colonne n'avait été inquiétée que par des bruits ou de fausses nouvelles apportées par des espions empressés: les Napolitains sont ici; les royaux sont là; ils sont devant vous, sur votre flanc, etc. Somme toute, on ne les voyait nulle part.
Mais le général Garibaldi, mieux informé, savait qu'un corps de troupes détaché de Palerme s'avançait à marches forcées, et qu'il devait le rencontrer quelque part comme à Vita, Calatafimi ou Alcamo. Ce corps possédait de l'artillerie, et même un peu de cavalerie.
A Saleni, le rôle de chaque chef et de chaque corps fut bien spécifié. Les munitions furent partagées aussi également que possible. Un corps de chasseurs fut organisé; Menotti, le fils de Garibaldi, en prit le commandement, ainsi que d'une réserve destinée à protéger les quelques chariots de bagages et de munitions appartenant à l'armée libératrice. Quant à la caisse, elle se défendait toute seule: elle était vide. Plusieurs soldats napolitains déserteurs avaient rejoint dans la soirée du 14, et avaient donné des renseignements précis sur la position des troupes royales qui attendaient les libérateurs à Calatafimi, non pas les bras ouverts, mais dans de fortes positions militaires.
On devait donc prévoir une première et sérieuse affaire pour le lendemain. De ce combat allait dépendre sans doute tout le succès de cette aventureuse expédition. Pour les Napolitains, la défaite, c'était le désarroi, le découragement et la désertion. Pour les Garibaldiens, la victoire, c'était presque la certitude du succès dans tout le reste de la Sicile. Mais aussi pour eux, la défaite, c'était le danger d'une fuite dans les montagnes, autant dire la mort! Aussi, dans la petite armée de Garibaldi, n'y avait-il qu'une devise: «Vaincre ou mourir.» Les picchiotti seuls n'étaient pas aussi décidés, et ils songeaient sans doute à la retraite plutôt qu'à la mort ou à la victoire; mais ils se taisaient et attendaient.
Le 15, au matin, l'armée garibaldienne, partie de bonne heure de Saleni, arrivait à Vita qu'elle trouvait abandonnée par les troupes napolitaines. Ces dernières occupaient, à la sortie du village, une suite de collines allongées, aboutissant à Calafatimi.
Cette chaîne présente sept positions dominantes, successives. La route se déroule à leurs pieds; elle n'est, de fait, qu'un véritable défilé entre les collines dont nous parlons, à droite, et les hautes montagnes qui, sur la gauche, suivent la même direction. Seulement, ces dernières, quoique fort élevées, descendent par une pente presque insensible vers la plaine, de sorte que les sommets, trop éloignés du lieu de l'action, ne pouvaient servir de positions militaires. Une petite rivière, qui arrive obliquement à la route, venait la rejoindre à la hauteur du premier mamelon, et un moulin, qui se trouvait à cet endroit, était fortement occupé par un détachement de l'armée napolitaine. La route de Trapani à Palerme court aux pieds des montagnes de gauche, paraissant et disparaissant dans les plis du terrain.
A peine sortie de Vita, l'avant-garde de Garibaldi, dont les tirailleurs s'étaient déployés sur une petite colline à la droite du village, en face des positions ennemies, s'engagea vigoureusement avec les tirailleurs napolitains abrités par des plantations et embusqués dans un hameau situé entre les deux collines, au fond d'un ravin qui se prolonge jusqu'aux montagnes qui encadrent l'horizon.
Vivement ramenés par les tirailleurs garibaldiens, ceux de l'armée royale ne tardèrent pas à regagner le sommet du premier mamelon, poursuivis, la baïonnette dans les reins, par leurs adversaires. Le colonel Orsini mettait en batterie à ce moment, à cheval sur la route de Calatafimi et à l'entrée du ravin, deux pièces de campagne battant cette route et le moulin.
Arrivés presque au sommet du premier mamelon, les tirailleurs de Garibaldi durent s'arrêter pour reprendre haleine et attendre des renforts qui leur arrivaient au pas de course. Couchés à terre, au milieu des aloès et des cactus, ils laissèrent passer un instant la grêle de boulets que leur envoyait l'artillerie napolitaine. Mais, à peine rejoints par quelques compagnies, ils reprennent l'offensive, abordent à la baïonnette les lignes ennemies, dont l'artillerie se hâte de battre en retraite, tirant par sections, et se dirigeant vers le sommet du deuxième mamelon où sont massées d'autres troupes. L'infanterie résiste mieux, mais bientôt elle suit l'exemple de l'artillerie, et prend position en tirailleurs sur le versant de ce deuxième mamelon. On voit à ce moment de fortes réserves dans la direction de Calatafimi; elles se hâtent de rejoindre les troupes engagées.
D'autres renforts arrivent aux Garibaldiens qui abordent le deuxième mamelon et l'enlèvent comme le premier. Une petite maison, située au sommet, est immédiatement convertie en ambulance et occupée par les chirurgiens de l'armée libératrice.
Un nouveau repos de quelques minutes était devenu nécessaire; six compagnies qui n'avaient pas encore été engagées furent formées en deux colonnes d'attaque, et se lancèrent résolûment sur la troisième position. L'armée royale tint un instant; mais, débordée par les tirailleurs garibaldiens et attaquée par le bataillon de chasseurs génois qu'entraîne intrépidement son commandant Menotti, elle se met en pleine retraite, cherchant à se rallier sur le quatrième mamelon qui lui servait de base d'opérations. Elle y masse son artillerie et attend l'ennemi. Efforts inutiles. Les volontaires ont engagé toute leur armée. C'est une légion d'enragés qui tuent sans s'arrêter, glissent sous le canon, et débusquent successivement les royaux des trois autres positions. Menotti, un drapeau à la main, se précipite au milieu des masses napolitaines jusqu'à ce que, blessé au poignet, il soit obligé de céder cet honneur à un officier de marine qui fut tué quelques instants après. Ce n'est plus une retraite, c'est une déroute complète. Vainement le général Landi, qui commande les royaux, cherche à les rallier. Traversant à la débandade Calatafimi, où les picchiotti, embusqués dans tous les coins, leur font éprouver de grandes pertes, les fuyards se précipitent vers Alcamo, où les attendent encore des volontaires descendus de la montagne. Les malheureux sont obligés, pour fuir ce nouveau danger, de continuer leur retraite vers Palerme, en abandonnant morts, blessés, bagages, et une grande quantité d'armes, couvrant la route de cadavres, car les balles des picchiotti les atteignent partout.
Les volontaires campèrent sur le champ de bataille, et cette première victoire leur tint lieu de tout ce qui leur manquait en vivres et en secours. En somme, les Napolitains s'étaient bien battus, quoi qu'on ait pu en dire, et l'armée de Garibaldi avait montré ce qu'elle pouvait faire, ce que l'on devait attendre de gens déterminés et animés d'une haine profonde contre la tyrannie. Les picchiotti n'avaient pas été brillants, sauf ceux d'Alcamo. Ils n'avaient pas tenu au feu malgré leurs chefs et quelques prêtres qui, payant de leurs personnes, cherchèrent vainement à les enlever. Ils tiraient à distance, mais il était impossible de les faire aborder l'ennemi et soutenir son choc lorsqu'il s'avançait. A cette affaire, les troupes royales avaient un effectif de quatre à cinq mille hommes, et l'armée libératrice comptait environ mille huit cents baïonnettes.
Le lendemain matin, 16, Garibaldi entrait à Calatafimi, où les blessés avaient été déjà transportés dans la nuit; et, vers l'après-midi, l'avant-garde marchait sur Alcamo, où l'armée la rejoignait le lendemain 17.
En arrivant à Alcamo, un triste spectacle attendait les volontaires. Les picchiotti suivant leurs moeurs et leurs usages sauvages, avaient ramassé les corps des Napolitains tués la veille, et les avaient jetés dans un champ pour les voir manger par les chiens et les oiseaux de proie. Leurs factionnaires veillaient ce charnier, de peur que quelque âme charitable ne vînt les ensevelir. Il fallut l'arrivée du général Garibaldi pour réprimer cet acte de féroce barbarie, et faire donner la sépulture à ces malheureux. «Certes, disait un picchiotti, le général Garibaldi a raison, mais il ne sait pas tout ce que nous avons souffert de cette race maudite; nous ne rendons que barbarie pour barbarie.» Il est triste de penser qu'il disait peut-être la vérité.
C'est à Alcamo que le mouvement révolutionnaire commença véritablement à se dessiner. De nombreux messagers arrivaient à tout moment au général Garibaldi, lui promettant des secours, et lui apportant l'assurance d'un concours sympathique et vigoureux. Partout les anciennes autorités étaient chassées et remplacées par les hommes du mouvement. Les gens de Maniscalco s'éclipsaient, et, avec eux, disparaissait une partie de cette crainte et de cette torpeur qui pesaient sur toutes les classes siciliennes. Le clergé, vigoureusement lancé dans la voie des réformes, employait son ascendant pour entraîner les populations et les disposer à l'action. Quelle différence, déjà, entre ce que l'on appelait la poignée d'aventuriers débarqués à Marsala et les volontaires victorieux de Calatafimi! Ainsi marchent toutes choses: le succès avait transformé les flibustiers de Marsala en armée nationale.
Ce fut aussi à Alcamo qu'un semblant d'intendance commença à s'organiser. Le service des vivres y gagna. Quant à celui des finances, il resta le même jusqu'à Palerme, et même longtemps après la prise de cette ville. Qui ne connaît cette heureuse lithographie de Raffet qu'accompagne cet adage: «Avec du fer et du pain on peut aller en Chine?» Garibaldi disait: «Avec du fer et du pain on conquiert sa liberté!» Et, le premier, il donnait, comme toujours et partout, l'exemple d'un désintéressement sans bornes et d'une sobriété à toute épreuve. D'ailleurs, l'argent eût servi à peu de chose: il n'y avait rien à acheter.
Un événement assez curieux s'était passé à Calatafimi, au moment de l'entrée de Garibaldi. Un jeune cordelier, à la figure intelligente et enthousiaste, s'était élancé vers le général, et, en lui donnant l'accolade, lui avait tenu à peu près ce langage: «Frère, tu es le sauveur de l'Italie, tu es le Messie de la liberté; mais cette liberté, tu nous l'apportes flétrie d'une excommunication. Tu es chrétien, nous sommes chrétiens, tu nous commandes: pourquoi rester sous le coup de cette bulle? Attends un instant. J'entre à l'église, je vais préparer ce qu'il faut, et, là, devant Dieu et les hommes, je te releverai de cet anathème maladroit, et rendrai à Dieu ce qui est à Dieu.» Aussitôt dit aussitôt fait. Le padre Pantaleone (c'était son nom) entre à l'église; Garibaldi continue son chemin; mais, rejoint bientôt par celui qui devait être plus tard son aumônier particulier, il se laissa faire, et le diable lancé à ses trousses fut exorcisé par le cordelier.
On peut dire bien des choses à propos de cette anecdote; quant à moi, je n'en garantis que la scrupuleuse véracité.
Le 18, la petite armée, bien réorganisée, arrivait à Rena, après une rude étape, en passant par Valguarnero et Partenico. Sur toute la route, des bandes de volontaires descendant des montagnes avaient rallié la colonne; mais Garibaldi leur avait enjoint de se tenir sur les flancs ou en arrière. Il craignait avec raison le désordre que pourraient apporter dans une attaque l'inexpérience et souvent même la frayeur de ces soldats improvisés. Il avait promptement jugé leur valeur, et les regardait dans une action comme un embarras plutôt que comme une aide. Cependant leur présence autour de l'armée garantissait de toute surprise, et leur feu pouvait gêner et même embarrasser les tentatives de l'armée royale. Leurs tirailleurs éclairaient de fait toute la marche. On passa la journée du 19 à Rena, et, dans l'après-midi, les picchiotti, soutenus par quelques avant-postes de l'armée régulière, attaquèrent Ensiti évacué incontinent par une petite arrière-garde napolitaine qui l'occupait.
Plus on avançait, et plus on rencontrait de sympathies pour la cause libérale. Les picchiotti commençaient à se réunir en grand nombre et à marcher moins isolément. Une partie fut enrégimentée tant bien que mal, et choisit pour colonel Roselino Pilo, qui devait le surlendemain payer de sa vie l'honneur que lui faisaient ses compatriotes. On leur assigna leurs postes de combat à l'avant-garde et à l'arrière-garde.
Partie dans la nuit du 19, l'armée venait s'arrêter le 20 à Piappo ou Misere-Canone. Là, le général Garibaldi eut de nouveaux renseignements sur les opérations de l'armée napolitaine. Elle s'était concentrée aux abords de Palerme, et occupait les crêtes des montagnes voisines. Plusieurs fortes colonnes mobiles, avec de l'artillerie, s'étaient lancées sur la route de Palerme à Trapani et Marsala, ainsi que sur celles de Messine et de Castellamare. On savait aussi qu'il leur était arrivé des renforts et un général envoyé par la cour de Naples. Une nouvelle rencontre était donc imminente, et cette pensée ne fit qu'exalter le courage des Garibaldiens en leur laissant entrevoir un nouveau succès. Le régiment des picchiotti partit le soir même. Il devait marcher sur le flanc de l'armée, qui s'acheminait elle-même vers Palerme. On avançait avec précaution, prenant garde aux surprises. On était déjà arrivé à quelques milles de San-Martino lorsqu'une vive fusillade se fit entendre. C'était un engagement des picchiotti avec l'ennemi. Abordés par les troupes royales, ils plièrent d'abord sous le choc; mais, valeureusement ramenés au feu par leur colonel et quelques officiers dévoués, ils reprirent l'offensive, et, à leur tour, arrêtèrent la marche en avant de la colonne napolitaine. Le combat ne fut plus alors qu'une affaire de tirailleurs qui dura quelques heures, et finit sans résultat de part ni d'autre. Malheureusement, Roselino Pilo fut frappé à mort au milieu de l'engagement. C'était une grande perte, car il était aimé et avait beaucoup d'empire sur ces bandes indisciplinées. Cette affaire de San-Martino eut lieu le 21 dans la matinée.
L'armée libératrice avait fait halte, prête à se porter au secours des picchiotti. Sans doute, pendant ce laps de temps, des nouvelles importantes parvinrent au général Garibaldi; car, faisant volte-face, il revint sur ses pas, et prit l'embranchement de la route de Rena à Parco. Il faisait un temps affreux. La pluie tombait par torrents, et la nuit était tellement obscure, que les hommes se distinguaient à peine eux-mêmes. La route, défoncée, arrêtait à chaque instant la marche de l'artillerie, et les chevaux refusaient d'avancer. Il fallut porter les pièces à dos, laissant les affûts seuls attelés. Les troupes n'avaient pas mangé et étaient harassées par cette longue et pénible étape à travers les montagnes. Dans cette triste nuit, leur persévérance fut mise à une rude épreuve. Enfin, le 22, au petit jour, on arrivait sur le mont Calvaire, et on y prenait le bivouac de grand coeur. La pluie avait cessé; un beau soleil fit bientôt oublier aux volontaires les fatigues de la nuit.
Le mont Calvaire est à environ cinq ou six kilomètres au-dessus de Montreal. Une étroite vallée le sépare des montagnes sur lesquelles est située cette petite ville. Des bois, des jardins et des maisons occupent tout le vallon, et remontent de chaque côté jusqu'à mi-côte. La route royale, qu'avait quittée l'armée garibaldienne, passe du côté de Montreal, tracée dans le flanc des montagnes, à peu près au tiers de leur hauteur. Toute cette route, jusqu'en face le mont Calvaire, était gardée par de grand'gardes napolitaines. Du bivouac, on les voyait distinctement, et la ville paraissait remplie de troupes. Parco est immédiatement au-dessous du mont Calvaire, à deux kilomètres au plus de distance, et la route qui conduit de Palerme à Parco, Piano, etc., se déroule sur le versant de la chaîne de montagnes dont fait partie le mont Calvaire, qu'elle commence à gravir après avoir tourné Parco, passant à mi-hauteur de la montagne. L'armée avait grand besoin de repos, et quoique l'on manquât de bien des choses, on resta au bivouac jusqu'au 23. Vers le soir de ce dernier jour, les avant-postes s'engagèrent avec les grand'gardes napolitaines qui, descendues dans la vallée, avaient commencé à gravir le mont Calvaire. Après une fusillade insignifiante elles se retirèrent, et reprirent leurs premières positions.
Le matin du 24, de bonne heure, à l'instant où l'armée nationale se mettait en mouvement, on aperçut sur la route de Palerme de profondes colonnes s'avançant sur Parco. En même temps on apprenait que les troupes qui étaient à Montreal exécutaient un mouvement tournant par le sommet de la montagne.
On ne tarda pas en effet à apercevoir leurs têtes de colonnes descendant des plateaux élevés qui sont un peu plus loin que Parco, et qui se relient avec le mont Calvaire. L'ennemi menaçait l'aile gauche de Garibaldi: évidemment, son but était de la couper.
Derrière les crêtes d'où descendait l'armée de Montreal se trouve une suite d'autres sommets qui se relient aussi aux premiers. Le général Garibaldi embrassa d'un seul coup d'oeil toute la situation. Ordre fut donné à l'aile gauche de tenir bon jusqu'à la dernière extrémité. Une section de deux pièces placées sur le mont Calvaire, une autre en batterie sur la route, prenaient à revers tout à la fois les colonnes venant de Palerme et celles de Montreal.
L'affaire s'engagea vivement. Pendant ce temps, le général Garibaldi dérobait, grâce aux sinuosités de la montagne, la marche de son centre et de son aile droite, et, tournant la route vers Piano, il les lançait sur le versant des crêtes les plus élevées. Cette manoeuvre fut accomplie au pas gymnastique et avec une rapidité inouïe. Une heure ne s'était pas écoulée depuis le commencement de l'action, que la brigade venue de Montreal, qui attendait, pour aborder franchement l'armée garibaldienne, l'approche des colonnes venant de Palerme, voyait son aile droite compromise, et se trouvait elle-même presque entièrement tournée par le centre et l'aile droite de Garibaldi qui prenaient une position menaçante en arrière de ses lignes. Les Napolitains se hâtèrent alors de se replier, les uns sur Montreal, et les autres sur Palerme. De son côté, l'armée de Garibaldi se dirigeait, par une marche de flanc, sur Piano, où elle arriva à la nuit tombante. Chacun pensait que le général allait profiter de ce premier et important succès pour se porter rapidement en avant. Mais, à la stupéfaction générale, l'artillerie et les bagages reçurent l'ordre de se séparer du corps d'armée, et de filer grand train sur la route de Corleone, battant ainsi ostensiblement en retraite.
Corleone est une petite ville située de l'autre côté des monts Mata-Griffone, à environ quarante à quarante-cinq kilomètres de Piano. Le colonel Orsini, suivant les instructions qu'il avait reçues, se mit immédiatement en marche, pendant que l'armée, à la faveur de la nuit, se dirigeait elle-même sur les forêts de Fienza qu'elle atteignait vers une heure du matin. Garibaldi savait en effet que le général commandant l'armée napolitaine avait réuni toutes ses troupes dans Palerme. La plus grande partie était massée dans la rue de Tolède et au Palazzo-Reale; d'autres étaient renfermées dans la citadelle; deux ou trois bataillons se trouvaient près du mont Pellegrini, et, enfin, une division entière gardait l'entrée de Palerme vers la route de Missilmeri et Abbate. Il fallait tromper cette division, et lui faire abandonner sa position pour suivre un ennemi qui paraissait fuir en désordre. C'était le rôle attribué au colonel Orsini. Garibaldi, de son côté, se dérobant par une marche de nuit dans les profondeurs des forêts de Fienza, tournait le mouvement de la colonne napolitaine de manière à arriver promptement aux positions que l'ennemi abandonnait.
Ce projet, bien conçu, et encore mieux exécuté, réussit complètement. On se rappelle la pompeuse dépêche napolitaine annonçant la fuite en désordre des bandes de brigands, et leur poursuite acharnée par une division royale. Pendant ce temps Garibaldi quittait la forêt de Fienzza le 25, au matin, et entrait à Marinero sans s'inquiéter de la division ennemie qui passait à quelques milles de cette petite ville.
On vit en cette circonstance se produire un fait digne de remarque, et qui se renouvela pendant toute cette guerre. Les habitants montrèrent souvent de la faiblesse et de la tiédeur. Le souvenir des affreux traitements que leur infligeait le gouvernement de Naples, n'était pas fait pour les enhardir; mais ils se bornaient à s'enfermer, à ne pas donner signe de vie, et il n'y a pas eu un traître parmi eux. Un seul homme pouvait compromettre le succès de cette audacieuse manoeuvre. Bien plus, à Palerme, tout le monde savait l'arrivée de Garibaldi pour le 26, et connaissait la porte qu'il devait attaquer. Nul ne pensa à vendre ce projet aux autorités napolitaines qui auraient pu facilement remplacer, par d'autres troupes, les naïfs soldats lancés plus naïvement encore à la poursuite des débris de l'armée libératrice. Ce qui montre combien tout le monde était d'accord pour souhaiter la fin de leur occupation.
Dans la nuit du 25 au 26, l'armée nationale quittait Marinero, et marchait vers Missilmeri qu'elle laissa sur sa droite pour gagner les monts Gibel-Rosso. C'était une bonne position militaire, et d'où l'on pouvait découvrir tout Palerme. Le 26 il y eut une alerte assez vive, mais qui n'eut pas de suites. L'armée passa le restant de la journée à ce bivouac; dans la soirée, une reconnaissance de cavalerie napolitaine vint se heurter contre ses vedettes, et, après avoir échangé quelques coups de feu, se replia sur la ville.
Ce fut là que le général Garibaldi prit ses dernières dispositions et prépara l'attaque de la ville. Les munitions étaient rares; il ne restait plus qu'une dizaine de cartouches par homme. On n'avait plus d'artillerie. L'armée avait bien grossi en nombre, mais les recrues étaient des picchiotti, et l'on avait perdu plus de trois cents hommes parmi les soldats véritables. C'était donc avec seize à dix-sept cents baïonnettes tout au plus qu'on allait attaquer une ville et une citadelle défendues par une garnison de vingt à vingt-deux mille hommes. Quelles que fussent les sympathies des habitants, il n'y avait pas à se faire de grandes illusions sur le concours qu'on en pouvait attendre, au moins dans les premiers moments.
Le 26, dans la nuit, cette poignée d'hommes prenait les armes et descendait impétueusement des monts Gibel-Rosso vers Abbate, traversait ce bourg et arrivait sans coup férir au pont de l'Amiraglio, défendu par un régiment napolitain; le 27, à trois heures du matin, trente-deux hommes et seize guides composant l'avant-garde se jetaient sans hésiter sur les troupes qui gardaient les abords du pont, et les forçaient à en abandonner la défense. L'armée avait été partagée en trois colonnes d'attaque: l'une commandée par Bixio, l'autre par Sertori, celle du centre par le général Garibaldi. A quatre heures, chassant l' ennemi de maison en maison, dans le faubourg, les volontaires arrivèrent à la porte de Palerme au milieu de l'incendie allumé par les fuyards dans chacune des maisons qu'ils étaient forcés d'abandonner. A six heures le faubourg était pris. Il y avait en ce moment environ douze mille hommes au Palazzo-Reale, couvrant le front de la ville. La citadelle, avec cinq mille hommes, défendait la gauche, du côté du mont Pellegrini; deux mille hommes, environ, occupaient le faubourg que venait d'enlever l'armée libératrice. Il y avait bien encore quatre mille hommes, mais ils étaient à la poursuite d'Orsini. En attaquant par ce faubourg, le général Garibaldi avait l'intention d'isoler, par un vigoureux coup de main, la citadelle du Palazzo-Reale, et d'offrir en même temps, par ce seul fait, un point d'appui au mouvement insurrectionnel des habitants. A quelques heures d'intervalle, le colonel Orsini atteignait aussi Palerme, ramenant ses pièces, après avoir dérobé adroitement sa marche à la colonne napolitaine qui le poursuivait, et qui, un beau matin, en se réveillant, n'avait plus su retrouver la piste du gibier qu'elle chassait si maladroitement.
On ne saurait se faire une idée du désarroi dans lequel se trouvait déjà en ce moment l'armée royale, et du découragement que les défaites de Calatafimi et de Parco avaient apporté même parmi les soldats les plus résolus. En voici un exemple: après le passage du pont de l'Amiraglio, un jeune volontaire, nommé Kiossoni, Messinois, et dont le père avait été longtemps vice-consul de France en cette ville, se précipita, suivi seulement de quelques camarades, sur une barricade qui barrait le boulevard, à gauche de la porte de Termini, par laquelle les troupes royales rentraient en désordre. Aucun défenseur n'y paraissait; mais, arrivés au sommet, ils virent de l'autre côté, à une cinquantaine de mètres, deux ou trois compagnies, l'arme au pied, qui, en apercevant les casaques rouges, se débandèrent immédiatement dans toutes les directions, laissant nos volontaires se frotter les yeux pour s'assurer s'ils ne rêvaient pas.
Deux braves soldats napolitains étaient restés seuls cernés dans une des maisons du faubourg, et, brûlant jusqu'à leur dernière cartouche, ils ne mirent bas les armes que sur les instances d'un compatriote, volontaire dans l'armée de Garibaldi; ils furent parfaitement traités, et même fêtés par leurs vainqueurs. Ces pauvres diables, pleurant presque de rage, ne savaient de quelle expression flétrir les compagnons qui les avaient abandonnés lâchement.
L'aspect du faubourg était pitoyable. Partout où passaient les Napolitains arrivaient l'incendie et le pillage. Leur fuite précipitée ne les empêcha pas de commettre dans la ville les atrocités qui avaient désolé le faubourg sur la route de Montreal.
Pendant que les Garibaldiens bousculaient devant eux les troupes royales, s'apprêtant à les suivre dans Palerme, ils furent rejoints par quelques volontaires Palermitains, mais peu nombreux. La plus grande partie des jeunes gens et des hommes d'action avaient été éloignés de la ville ou exilés depuis longtemps par la police de Maniscalco.
Du reste l'expiation commençait déjà pour ses agents. Plusieurs sbires, qui essayaient de fuir pendant l'attaque, furent reconnus et écharpés à côté du Jardin des Plantes.
Un autre, voulant forcer les factionnaires napolitains pour chercher son salut dans la fuite, fut fusillé par les siens qui le prirent pour un transfuge.
Dans une petite et misérable habitation, près du pont de l'Amiraglio, vivait une pauvre famille; le père, forcé par les soldats royaux d'aller leur chercher de l'eau, fut malheureusement atteint d'une balle et tué sur le coup. Un instant après, sa maison était brûlée. Sa femme et ses deux enfants n'ont jamais reparu. Tristes scènes qui pâlissent cependant à côté de celles dont l'intérieur de Palerme va être le théâtre.
Pour bien comprendre la manoeuvre hardie que ne craignait pas de tenter le général Garibaldi, certain qu'il était du courage et de la détermination de ses volontaires, manoeuvre qui devait d'un seul coup lui donner gain de cause vis-à-vis de troupes démoralisées, il faut se rendre compte de la situation topographique de Palerme, ainsi que des positions qu'occupaient les Napolitains.
Jadis entourée de fortifications assez imposantes qui existent encore pour la plupart, la ville a la forme d'un rectangle dont les côtés les plus petits regardent, l'un la mer, et l'autre la campagne dans la direction de Montreal et Parco. Les deux autres, qui ont au moins trois fois le développement des premiers, font face, l'un au mont Pellegrini et aux campagnes de Castellamare, l'autre aux monts Gibel-Rosso et Abbate. C'est de ce dernier côté que l'armée de Garibaldi se présentait devant Palerme. Deux rues principales coupent presque à angle droit l'espace occupé par la ville. L'une, la rue de Tolède, part du bord de la mer, près de la citadelle, et monte jusqu'au Palais-Royal; l'autre vient couper la première à la place des Quatre-Cantons, presque au centre de la ville, et aboutit à la porte qu'attaquait le général Garibaldi. Chacune de ces voies partage Palerme en deux parties égales, soit en longueur, soit en largeur. Les Napolitains ayant leurs forces réunies aux deux extrémités de la rue de Tolède, le Palazzo et la citadelle, allaient donc trouver leurs communications coupées, si Garibaldi pouvait, sans coup férir, s'emparer de l'autre rue. Il avait encore cet avantage, en occupant le centre de la ville, qu'il donnait la facilité à tous les habitants de se replier sur sa ligne d'opérations et de s'y fortifier sans craindre d'être eux-mêmes surpris par les troupes royales et fusillés sans autre forme de procès. De plus, il empêchait, par cette audacieuse manoeuvre, le ravitaillement des troupes et de l'artillerie du Palazzo-Reale, en les isolant de leur base d'opérations qui était la citadelle et surtout l'escadre.
Aussi les troupes garibaldiennes, que nous avons laissées à la porte de Palerme poussant devant elles les troupes royales, et s'arrêtant un instant pour se reformer en épaisse colonne d'attaque, lancèrent-elles bientôt plusieurs compagnies dans l'intérieur de la ville pour nettoyer les petites ruelles qui viennent aboutir à la porte dont on venait de s'emparer; tandis que le gros de l'armée se jetait, tête baissée, dans la grande voie pour gagner au plus vite la place des Quatre-Cantons. Ce mouvement fut si énergiquement exécuté qu'en moins d'une heure la place des Quatre-Cantons, le reste de la rue et la porte qui est à l'extrémité, étaient au pouvoir des volontaires. Vainement les Napolitains avaient essayé de les arrêter en trois ou quatre endroits. Par un choc irrésistible et presque sans tirer un coup de feu, les casaques rouges, chargeant à la baïonnette, les obligeaient à céder la place et à se retirer en désordre vers la citadelle ou vers le Palazzo-Reale. C'est en ce moment que l'escadre napolitaine, qui jusque-là, s'était contentée d'envoyer quelques boulets dans la direction du faubourg attaqué, commençait à prendre une position plus sérieusement offensive, et manoeuvrait pour trouver un mouillage favorable à son tir. Mais deux frégates seulement parvinrent à s'embosser; les autres, soit mauvaise volonté, ce qui est probable, soit impossibilité, manquèrent leur mouvement et restèrent spectatrices des événements. Ces deux navires, parfaitement placés et balayant la rue de Tolède, commencèrent immédiatement sur la ville un feu violent, qu'ils continuèrent même pendant la nuit. La citadelle, de son côté, ne ménageait ni ses bombes ni ses boulets.
Les barricades commencèrent immédiatement. Élevées par des mains habiles, elles prirent en peu d'heures un développement et un relief incroyables. Il faudrait un volume entier pour en expliquer le réseau. La nuit, qui arriva à temps pour seconder les travailleurs, fut bien employée par les deux partis; car les Napolitains, de leur côté, établissaient des retranchements à toutes les issues venant aboutir au Palazzo-Reale et à la citadelle.
Dans cette ville privée de lumière, et où toutes les maisons semblaient abandonnées, on n'entendait alors que le bruit des pinces et des pioches frappant les dalles des rues et quelques coups de feu échangés au hasard de part et d'autre.
De temps en temps, des coups de canon partant de l'escadre, de la citadelle et du Palazzo, jetaient une lueur rapide dans la rue de Tolède et éclairaient sinistrement les travailleurs des deux partis. Sur les deux heures du matin, plusieurs détachements de volontaires commencèrent à s'avancer par les rues latérales dans la direction du Palazzo-Reale, ainsi que vers la place de la Marine et le ministère des finances du côté de la citadelle. Ce ministère était occupé par quatre bataillons.
La fusillade petilla bientôt partout et la canonnade, qui ne tarda pas à s'y joindre, donna à tous ces engagements partiels les proportions d'une vraie bataille. Mais c'était surtout aux abords du Palazzo-Reale que le combat était le plus vif.
Ou tirait à bout portant au milieu des flammes allumées par les bombes et les obus de la citadelle ou de l'escadre. Peu d'habitants apparaissaient pour se joindre aux troupes libérales. Ils ne trouvaient sans doute pas la poire assez mûre. Leurs maisons restaient impitoyablement fermées, sauf celles qu'ouvrait le feu ou la troupe napolitaine; car ces défenseurs de la royauté ne se faisaient faute ni d'aider l'incendie quand ils ne l'allumaient pas eux-mêmes, ni de piller sans scrupule, et la plume se refuse à retracer les actes d'atrocité commis par ces bandes effrénées.
Cependant deux colonnes étaient parties en même temps pour tourner les positions de l'armée royale en l'attaquant par la Porta-Nuova et par la Porta-Maqueda. L'une, commandée par Bixio, l'autre par La Masa. Bixio s'empare d'abord de la caserne des Suisses, puis se porte vers la caserne des Quatro-Venti où il fait prisonniers plusieurs officiers supérieurs et un régiment.
Déconcertées par l'impétuosité de cette attaque, les troupes royales commencèrent à se replier en désordre sur la place du Palais-Royal dont les abords étaient fortement gardés. La place de la Cathédrale, qui est un peu avant celle du Palais-Royal en venant de la mer, devint alors le théâtre d'un combat acharné. Le couvent des Jésuites, à l'angle de la rue de Tolède et de la place de la Cathédrale, occupé par un bataillon de chasseurs à pied, est attaqué et enlevé rapidement.
Le général Lanza, qui commande les troupes du palais, voyant ce couvent pris par les Garibaldiens, fait tirer dessus à obus et l'incendie. Le palais Carini, situé en face, a le même sort.
Les tours de la cathédrale elles-mêmes servent de point de mire à l'artillerie napolitaine.
On voit insensiblement les couleurs nationales apparaître partout. Les fenêtres qui peuvent donner vue sur les troupes royales sont garnies de volontaires qui les déciment par leur feu.
On se bat à la fois au Palais-Royal, à la Cathédrale, dans la rue de Tolède, à la place de la Marine, autour de la citadelle et dans tout le quartier Paperito, où l'incendie, allumé par les bombes de la citadelle et de l'escadre, fait de rapides progrès. Déjà beaucoup de détachements royaux battent en retraite vers la citadelle par la place Caffarello et la place de la Funderia. Ces détachements sont assaillis dans leur fuite par une grêle de balles, qui leur fait perdre beaucoup de monde.
La place des Quatre-Cantons était devenue désormais la base des opérations de Garibaldi. Le général Türr occupait le palais du Sénat. L'état-major de Garibaldi était partout et se multipliait pour faire face aux exigences de la position. On commence à pousser quelques barricades du côté de la place de la Marine, pour attaquer vigoureusement la brigade qui la défend. La fusillade devient très-vive entre le ministère des finances et les coins de rues qui lui font face. Les vaisseaux napolitains continuent un feu terrible, mais plus destructeur que meurtrier. A cinq heures, les troupes campées au palais étaient bien et dûment entourées et coupées. Complétement maître de la partie de la ville comprise entre la Marine et le Palais-Royal, Garibaldi n'avait plus qu'à se fortifier pendant la nuit, et à attendre le lendemain. Palerme tout entier était en insurrection. Les faiseurs de barricades surgissaient de toutes parts.
A six heures du soir, le feu avait molli; mais, sur les sept heures et demie, le bombardement recommençait avec plus de fureur. On se battait à la lueur de l'incendie que les projectiles allumaient de toutes parts.
Pendant la nuit, les barricades se multiplièrent et prirent un relief imposant. Les volontaires se rapprochaient de minute en minute du Palais-Royal, où, de leur côté, les Napolitains se barricadaient de plus en plus. Plusieurs bombes lancées par l'escadre, vinrent tomber au milieu d'eux et causèrent un grand désordre. Le 28, au matin, la position des troupes royales était celle-ci: treize à quatorze mille hommes au Palazzo-Reale, deux ou trois mille hommes à la Marine et plusieurs bataillons dans les prisons et les casernes; le reste dans la citadelle. Dans la journée, ils furent forcés d'abandonner toutes ces positions, sauf celles du Palais-Royal et de la Marine. Le palais Carini était complétement détruit. Tout le quartier qui est à l'est du Palais-Royal brûlait. Le bombardement continuait toujours. De nombreuses bandes de picchiotti descendaient les hauteurs et venaient se mêler aux volontaires. Vers le soir, on ne se battait plus qu'autour du Palais-Royal, que les insurgés commençaient à dominer du sommet des maisons voisines, et entre autres de l'Archevêché. Partout les maisons s'écroulaient sous les bombes et les obus. La nuit, comme celle de la veille, fut employée à se fortifier de part et d'autre. Le lendemain, au lever du jour, plusieurs décrets du général Garibaldi étaient affichés: ils punissaient de mort l'assassinat, le vol et le pillage, organisaient la garde nationale, nommaient une municipalité provisoire, faisaient appel aux enrôlements. A midi, l'attaque du palais recommence avec acharnement; les troupes royales quittent la place de la Marine et se retirent dans la citadelle, abandonnant plusieurs canons. Vers le soir, l'incendie est dans trois ou quatre quartiers de la ville. La nuit se passe sur le qui-vive du côté des Garibaldiens; on s'attend à une attaque résolue de la part des troupes qui reviennent de la poursuite d'Orsini, où elles ont été si bien jouées. En effet, le lendemain matin, elles viennent donner tête baissée sur la ville par la porte Reale, où elles sont reçues par les troupes de Bixio qui les forcent à la retraite. Vers midi, on parle d'armistice, et deux délégués du général Lanza se rendent à bord de l'Hannibal, où se trouvent réunis également le commandant du Vauban et celui d'une frégate américaine. Garibaldi y vient de son côté avec Crispi, le colonel Türr et Menotti. On ne peut s'entendre, et l'entrevue est bientôt terminée. Cependant la convention tacite d'armistice dure toujours.
Le lendemain 31, on annonce une trêve de trois jours.
Plus de trois mille bombes avaient été lancées sur la ville pendant le bombardement. Le temps de l'armistice fut mis à profit par les volontaires de Garibaldi et les habitants de Palerme. Les barricades furent complétées partout; les plus fortes reçurent des canons. Quant aux Napolitains, ils restaient bloqués au Palais-Royal et manquaient totalement de vivres; Garibaldi leur en fit donner. Il fit retirer également, et emporter dans les hôpitaux, tous leurs blessés, et Dieu sait si le nombre en était grand! On apprenait, en même temps, l'arrivée à Marsala d'un fort détachement de volontaires qui venaient grossir l'armée nationale.
Trois ou quatre jours se passèrent ainsi. Garibaldi coupant, taillant administrativement, législativement, militairement, financièrement, et le tout carrément et promptement.
Les décrets se suivaient avec une rapidité inouïe et, certes, on ne peut accuser ses ministres d'avoir occupé des sinécures.
Enfin, le six, le retour du général Letizia, arrivant de Naples, termina les pourparlers et l'armistice provisoire fut remplacé par une capitulation en règle.
Les troupes napolitaines devaient évacuer immédiatement toutes leurs positions de la ville et se retirer dans la citadelle et sur le môle, où leur embarquement aurait lieu avec armes et bagages dans le plus bref délai possible. Les prisonniers civils et militaires encore en leur pouvoir devaient être remis entre les mains du nouveau gouvernement, le jour même où la citadelle terminerait son évacuation. Les troupes campées au Palais-Royal durent donc traverser la ville pour rentrer à la citadelle. Ces douze ou quatorze mille hommes étaient tellement frappés de stupeur et découragés qu'au moment de s'acheminer, ou plutôt de se faufiler dans ce réseau de barricades qui les séparait de la forteresse, ils refusèrent de marcher sans un sauf-conduit et une garde de casaques rouges. Le général Garibaldi souscrivit à leur demande, et on vit cette armée, avec artillerie, cavalerie, génie, etc., défiler tristement au milieu d'une population exaspérée, dont les regards, certes, n'avaient rien de bien rassurant. Une centaine de volontaires formaient l'escorte, protection du reste bien superflue. A peine entrées dans la citadelle, ces troupes y furent consignées rigoureusement. Aussitôt, d'ailleurs, toutes les rues aboutissant à la forteresse furent murées jusqu'à la hauteur du premier et du deuxième étages, et les picchiotti, montagnards, etc., vinrent d'eux-mêmes s'installer autour des remparts, afin d'éviter toute espèce de surprises.
Déjà, depuis plusieurs jours, la cour de Naples prenait ses dispositions pour l'évacuation des troupes de Palerme. On vit mouiller bientôt, sur la rade, une quantité de vapeurs remorquant des transports. Les blessés et les malades partirent les premiers, puis vint le tour du matériel, pêle-mêle avec les hommes. Toutes ces troupes, il faut l'avouer, parurent peu touchées de leur défaite une fois qu'elles se virent sur le pont des bâtiments. Leurs musiques ne cessaient de se faire entendre, et ont les eût prises plutôt pour des conquérants célébrant leur victoire que pour des vaincus forcés, par une poignée d'hommes, d'abandonner une des plus belles provinces de la couronne qu'ils avaient été appelés à défendre. Ainsi vont les choses. Quoi qu'il en soit, l'évacuation marcha grand train, et bientôt devait venir le jour où le pavillon national serait arboré dans toute la Sicile.
Il faut maintenant jeter un coup d'oeil rétrospectif sur tous ces événements, dont la marche rapide nous a fait négliger une foule de faits qui doivent être constatés. Plus de trois cents maisons, brûlées dans le quartier de l'Albergheria par les troupes napolitaines battant en retraite sur le Palazzo-Reale, n'offraient plus, au moment du premier armistice, qu'un amas de décombres encore fumants. On trouvait à chaque instant au milieu de ces débris, des cadavres à moitié calcinés, car les guerriers du roi de Naples avaient égorgé femmes et enfants, et pillé, sans scrupule, tout ce qui leur tombait sous la main. Le couvent des Dominicains blancs fut saccagé, incendié, et les femmes qui s'y étaient réfugiées furent brûlées toutes vives. On repoussait à coups de fusil dans les flammes celles qui cherchaient à s'échapper. Des actes atroces furent commis. En vain, les officiers cherchaient à rappeler leurs soldats aux sentiments de l'honneur militaire. En vain, quelques-uns mirent même le sabre à la main pour empêcher ces infamies. Voyant leurs ordres comme leurs épaulettes méconnus, ils furent obligés d'assister à ces horreurs. Le palais du prince Carini, en face de la cathédrale, fut pillé et brûlé. Les bombes aidant, il n'en restait plus, le 1er juin, que d'informes débris menaçant de crouler dans la rue de Tolède. Les superbes magasins de M. Berlioz, dans la même rue, étaient complétement détruits. Il en était de même du palais du duc Serra di Falco. Un Français, M. Barge, avait cru, en plaçant au-dessus de son magasin nos couleurs nationales, qu'elles empêcheraient sa maison d'être pillée; un officier napolitain donne l'ordre à un clairon de monter enlever le pavillon. Il est lacéré, foulé aux pieds; la porte de la maison enfoncée, et M. Barge, rossé de main de maître avec la hampe même de son pavillon, fut emmené en prison sans autre forme de procès, tandis que, naturellement, sa maison était pillée. Un autre compatriote, M. Furaud, maître de langues, père de six enfants, est assailli dans sa maison, assassiné à coups de baïonnette; quant à ceux-ci, on les a vainement cherchés, ils ont disparu. La demeure du premier commis de la chancellerie fut violée, et les portraits de l'Empereur et de l'Impératrice, qui se trouvaient dans un salon, déchirés à coups de baïonnette. Le couvent de l'Annunziata et presque toutes les maisons de la rue qui mène à la Porta-di-Castro ont été incendiés et pillés. Celui de Santa-Catarina, dans la rue de Tolède, a eu le même sort. On estime à plus de quatre cents le nombre des malheureux qui ont été assassinés ou brûlés. C'est encore en dehors de la Porta-Reale, dans ce beau faubourg rempli de ravissantes habitations de campagne, que s'est exercée à l'incendie et au pillage cette armée de triste mémoire. Ce ne sont ni une ni deux maisons choisies; c'est tout le côté droit du faubourg, en allant à Montreal, dans lequel les Napolitains ont laissé, par l'incendie et le pillage, la trace de leur retraite.
Leur empressement et leur joie, en quittant enfin Palerme, n'ont donc rien qui doive surprendre. Le commandant d'un des transports qui les emmenaient à Naples les a vus compter et énumérer leur butin dans une partie de cartes improvisée le soir sur le gaillard d'avant. Plusieurs de ces héros jouaient vingt piastres sur table, ou, pour mieux dire, sur le pont.
Dans une petite maison qui a voisine le Palazzo-Reale, un infortuné coutelier, ou quincaillier, est assailli à l'instant où il sortait sans armes pour tâcher d'avoir un morceau de pain pour trois enfants qui criaient la faim. A peine dehors, malgré toutes les explications qu'il veut donner, il est saisi, garrotté, et on se dispose à l'entraîner pour le fusiller. Les pauvres enfants arrivent, demandant leur père. Une décharge le jette en bas avec deux de ses enfants; le troisième est tué d'un coup de baïonnette. Assez de ces horreurs, il y en aurait trop à citer. En parcourant ces maisons mutilées, ces décombres sanglants, en voyant, çà et là, les extrémités des cadavres ensevelis sous les ruines, les débris de vêtements, que de drames ne doit-on pas supposer! Et si chacun de ces malheureux pouvait revenir à la vie, quelle longue file de forfaits se dresserait criant vengeance et stigmatisant d'infamie cette armée qui semblait n'avoir pour devise, en ce moment, que pillage et incendie!
Pendant les divers combats qui signalèrent la prise de Palerme, les pertes furent sensibles de part et d'autre. Celles de l'armée royale doivent être portées, au minimum, à deux mille hommes, tués ou blessés; parmi eux se trouvaient plusieurs officiers supérieurs, entre autres le commandant de la gendarmerie, généralement détesté à Palerme, comme tout ce qui tenait à la police, mais auquel il faut cependant rendre cette justice qu'il s'est conduit bravement. Quant aux volontaires, leurs pertes avaient aussi été sensibles. Le brave colonel hongrois Tukery, grièvement blessé à l'attaque du Palazzo-Reale, mourait le 11 juin, après d'atroces souffrances. Carini, dangereusement atteint d'une balle qui lui fracturait le bras presque à la hauteur de l'épaule, au moment où, envoyé par le général Garibaldi, il examinait, sur une barricade, les troupes napolitaines opérant leur retour offensif, était couché pour longtemps sur un lit de douleur. Près de trois cent cinquante soldats étaient tués ou hors de combat.
Plusieurs corps de volontaires s'étaient fait remarquer par l'énergie de leur courage. Les chasseurs des Alpes, à Palerme comme à Calatafimi, firent des prodiges de valeur. A l'attaque du couvent des Benedittini, ils ont été superbes d'entrain et de fermeté. Une seule compagnie de trente-cinq hommes avait eu, depuis son départ de Marsala, vingt-deux tués ou blessés. Il se passa au milieu de ces combats un épisode qui, tout en étant fort original, ne manque pas d'une certaine grandeur.
En tête de beaucoup de détachements de volontaires ou d'habitants de Palerme se trouvaient des moines qui, la croix à la main, et payant de leur personne, entraînaient au feu jusqu'aux moins résolus. Le padre Pantaleone, que Garibaldi avait nommé son chapelain à Calatafimi, se trouvait, au moment le plus chaud de l'action, sur la place de la Cathédrale, à l'angle de la rue qui passe devant l'archevêché. Se souciant moins des balles que de l'excommunication, qu'il avait naguère si lestement conjurée, notre moine guerrier, avec sa figure exaltée et intelligente, encourageait bravement son monde et il était facile de lire dans ses yeux que, s'il ne mettait pas les mains à la besogne, ce n'était pas par timidité.
Cependant, malgré le feu soutenu des volontaires, la barricade napolitaine attaquée tenait toujours. Les balles allaient leur train, démolissant, par-ci par-là, quelques jambes, quelques bras, au grand désespoir de notre aumônier qui ne ménageait pas les anathèmes à l'ennemi, chaque fois qu'il voyait tomber un de ses braves volontaires. Le padre Pantaleone portait une grande croix de chêne d'au moins deux mètres de haut et, dans les instants difficiles, il la brandissait vigoureusement au-dessus de sa tête. Las, enfin, de cette fusillade qui n'aboutissait à rien, notre chapelain s'élance, sans souci ni vergogne, tout seul, sur la barricade napolitaine, en grimpe les étages successifs au milieu d'un miserere de balles coniques, puis, arrivé au sommet, se met, dans son langage le plus sympathique, à faire aux soldats de François II un discours approprié à la circonstance: il cherche à leur expliquer brièvement comme quoi cette guerre fratricide est honteuse pour l'humanité, comme quoi Dieu la défend, comment enfin la résistance est inutile puisque Garibaldi est l'ange de la liberté et que le Dieu des armées marche avec lui.
Les soldats royaux, étonnés de cet aplomb et du courage du prédicateur, finissent par laisser leurs cartouches tranquilles et leurs fusils se refroidir. On en était même au plus pathétique du discours, lorsque le capitaine qui commandait s'aperçoit que les Garibaldiens, en gens bien avisés, profitaient insensiblement de la situation et touchaient déjà la barricade. Il saisit une arme, couche en joue le padre Pantaleone qui ne bronche pas et lui envoie à bout portant un coup de fusil qui brûle son froc et lui brise la croix dans les mains. Sans s'émouvoir, le padre en ramasse les morceaux pendant que les Garibaldiens escaladent la barricade. Les soldats se hâtent de décamper et le capitaine est tué. Un volontaire saisit son sabre, le padre Pantaleone attrape le ceinturon, le passe en sautoir, et, se précipitant à la suite des fuyards, il plante le tronçon de sa croix dans le ceinturon du défunt capitaine en s'écriant, de sa plus belle voix: «Allez, allez, sicaires d'un tyran, reporter à votre maître que le padre Pantaleone a mis la croix là où était l'épée.»
C'est le sens sinon le texte de ses paroles, car notre langue est pauvre pour traduire quelques expressions un peu emphatiques du bel idiome italien. Un autre moine, de l'ordre des Cordeliers, fit, sur la place de la Marine et pendant plus de deux heures, le coup de feu avec quatre soldats napolitains embusqués dans une construction commencée presque en face du ministère des finances. Au bout de ce temps, on vit un de ces soldats rallier eu toute hâte un fort peloton qui était au coin du ministère. Le cordelier en conclut que, si les autres ne s'en allaient pas, puisqu'ils ne tiraient plus c'est qu'il devait leur être arrivé des choses graves et que leur position étant fort hasardée, vu la quantité de projectiles qui pleuvaient dru comme grêle, il était de son devoir, à lui, d'aller les trouver pour leur porter les consolations de son ministère. Il posa tranquillement son fusil, rejeta son froc en arrière et traversa la place pour disparaître dans la bâtisse en question. Quelques instants après, on le vit reparaître avec un blessé qu'il portait comme un enfant. Trois fois il fit le même voyage, trois fois il ramena son homme; la dernière fois, à l'instant où il franchissait sa barricade, la même balle qui lui fracassait le bras, tuait roide l'infortuné pour lequel il se dévouait. Sans s'émouvoir, il posa à terre son fardeau, lui récita les prières des morts et s'en fut ensuite à l'ambulance.
Un jeune volontaire vénitien, déjà blessé assez gravement à Calatafimi, se précipite à l'attaque du couvent des Benedittini et s'efforce, à coups de hache, de briser une petite porte latérale pouvant donner accès dans le couvent. Les balles pleuvent sur lui de toutes parts, un obus vient, en ricochant, éclater au-dessus de sa tête et le couvrir de gravats. En vain ses camarades le rappellent. «Je ne suis plus bon qu'à être tué, leur crie-t-il, au moins, en mourant, je rendrai encore un service.» Exaltés par cette intrépidité, deux d'entre eux le rejoignent et cherchent à l'entraîner. En ce moment, un canon de fusil passe par une fenêtre immédiatement au-dessus de la porte et le malheureux reçoit le coup en pleine poitrine. Ses camarades ne rapportent qu'un cadavre.
Dans les rues qui mènent à la Piazza di Bologni, la lutte fut sérieuse. Les soldats royaux, comme partout ailleurs, incendiaient et pillaient. Les malheureux habitants de ce quartier, éperdus d'effroi, essayaient de fuir dans toutes les directions, entraînant femmes et enfants; ce n'étaient partout que gémissements et lamentations. Quelques hommes déterminés se réunissent en armes à l'angle d'une petite impasse, en occupent la maison et s'y barricadent après y avoir donné l'abri à quantité de femmes et d'enfants. Quelques instants après, cette maison est attaquée; mais on s'y défend vigoureusement. Les femmes, reprenant courage, font pleuvoir sur les assaillants une grêle de tuiles, de vases de toutes sortes, enfin ce qui leur tombe sous la main.
Une bombe vient s'abattre sur le toit, entraîne le troisième et le quatrième étages, et, en éclatant, tue et blesse encore plusieurs femmes et des enfants. Quelques moments après, les flammes viennent se joindre aux balles napolitaines.
De huit qu'ils étaient, les assiégés ne comptent plus que cinq hommes, dont un blessé. Cependant, des femmes, des enfants, des vieillards les supplient de ne pas les abandonner. Il faut prendre un parti; le blessé et un de ses camarades grimpent au faîte de l'édifice qui menace ruine; on y hisse, les uns après les autres, les malheureux réfugiés, et, lorsque tous sont à l'abri dans une maison dont l'issue donne sur une rue inoccupée par l'armée royale, les trois braves gens qui continuaient à lutter avec les royaux, battent eux-mêmes en retraite, n'abandonnant qu'une ruine ensanglantée.
Dès le 8 juin, des débarquements de volontaires s'effectuaient un peu partout.
Du 9 au 11, une petite escadre partait de Gênes. Elle se composait de l'Utile, remorquant le Charles and Jane, le premier commandé par le capitaine Molessa, le second par le capitaine Quain; puis venaient le Franklin, capitaine Orrigoni, un des anciens compagnons d'armes de Garibaldi dans la Plata; l'Orregon, capitaine West; le Washington, dont les volontaires étaient commandés par le colonel Baldeseroto. Environ 3,000 hommes étaient répartis sur ces différents navires et c'était le renfort le plus considérable que l'on eût encore reçu. Medici commandait en chef.
Partis à quelques heures d'intervalle, ces navires firent des routes diverses pour atteindre Cagliari où était le rendez-vous général. Tous y arrivèrent heureusement, excepté l'Utile et le bâtiment qu'il remorquait.
Se trouvant dans le N.-E. du cap Corse, à environ douze milles au large, ces deux navires furent approchés par une corvette à vapeur battant pavillon français. Bientôt un canot accosta et un officier, s'exprimant parfaitement en français, vint demander où l'on allait et offrir même la remorque de son bâtiment pour gagner les côtes de Sicile, si telle était la destination des navires. Ces propositions furent accueillies par les volontaires aux cris de Vive la France! vive Garibaldi! Toutefois le capitaine crut devoir refuser la remorque offerte si galamment. Le canot retourne à son bord; mais à peine est-il arrivé qu'un changement à vue s'opère sur la corvette de guerre. Les mantelets des sabords, rapidement abaissés, laissent apercevoir les pièces détapées et l'équipage en branle-bas de combat. Le pavillon français glisse le long de sa drisse et est remplacé par le pavillon napolitain en même temps qu'un coup de canon à boulet signifiait aux deux navires l'ordre de stopper et d'amener leurs pavillons.
L'Utile portait le pavillon piémontais et le Charles and Jane, celui des États-Unis. Les capitaines se refusèrent à amener leurs pavillons, mais ils durent se résigner à se laisser emmener, non sans protester. Quel triste moment eussent passé les marins de la Fulminante (c'est le nom de la corvette napolitaine), si les volontaires avaient pu sauter sur son pont. Faute de mieux, ils leur lancèrent toutes les malédictions que le vocabulaire italien peut offrir. Pendant que la diplomatie s'occupait de cette affaire, les autres bâtiments de l'expédition atteignaient Cagliari, et, de là, mettaient le cap sur Castellamare, dans le golfe de ce nom, où devait s'effectuer leur débarquement. Le 18 juin, en effet, on apprit à Palerme l'arrivée du convoi de Medici. Un navire débarquait ses troupes à Santo-Vito, et les deux autres à Castellamare. Il est aisé de se figurer l'allégresse générale en apprenant l'arrivée à bon port de cette petite division qui, outre trois mille hommes aguerris, apportait encore dix mille fusils et une grande quantité de munitions. Aux illuminations quotidiennes se joignirent immédiatement toutes sortes de concerts en plein vent, des promenades aux flambeaux avec force drapeaux et force Viva la liberta!
Le général Garibaldi était immédiatement monté à cheval pour assister au débarquement de ces renforts.
Mais, vers minuit, au moment où le calme commençait à se faire, grâce à la fatigue des musiciens et à l'enrouement des criards, à l'instant, enfin, où les illuminations commençaient à s'éteindre et les habitants à s'endormir, quelques coups de canon de fort calibre se firent entendre au large et vinrent éclairer de leur lueur sinistre les sommets du mont Pellegrini, ainsi que les mâtures des navires qui étaient sur rade. A la première détonation, chacun dresse l'oreille; à la seconde, on saute de son lit; à la troisième, on est presque habillé, enfin, à la quatrième, les fenêtres et les portes commencent à s'ouvrir, les femmes à trembler et les enfants à piailler. Dans les rues, les factionnaires regardent si leurs amorces sont bien on place et redoublent leurs cris de: Sentinelles, veillez! Les bourgeois se groupent à chaque carrefour, et les suppositions vont leur train. Dans les casernes, les clairons écorchent les airs les plus variés pour appeler aux armes les volontaires. Enfin, au palais, tout le monde s'inquiète, et le commandant, en l'absence du général Garibaldi, commence à envoyer dans toutes les directions des ordonnances à la recherche des nouvelles.
Quelle voix mystérieuse annonce tout dans ces circonstances? On apprend bientôt qu'il n'est arrivé que trois navires à Castellamare. Le quatrième et son remorqueur manquent.
La canonnade devient plus vive, elle semble parfois se rapprocher de l'entrée du port de Palerme.
On sent s'agiter dans l'ombre toute cette ville surprise dans son premier sommeil. Parmi les suppositions, la plus probable est que la croisière napolitaine, après s'être emparée du navire manquant et qu'elle fait semblant de combattre en ce moment, se dirigera vers ceux qui débarquent. Tout le monde court et s'agite. Les postes en armes se dirigent vers le quai. On entend tomber, çà et là, sur les dalles des rues, les baguettes des fusils chargés par des mains encore inexpérimentées. Enfin, de sourds piétinements, venant du côté des casernes, indiquent que les troupes sont en marche. Malheureusement, l'âme de toute l'armée est absente; le général Garibaldi est à Castellamare.
Les décharges continuent toujours, plus multipliées et plus rapprochées. Il est deux heures. L'inquiétude est à son comble. On se voit déjà à la veille d'un nouveau bombardement.
Autour de la citadelle, on a peine à retenir les picchiotti qui veulent se précipiter à l'assaut de ces remparts, dégarnis de leurs engins de guerre, pour se venger sur les troupes napolitaines des événements qu'on suppose se passer au large. Enfin, à deux heures un quart, un canot arrive à force d'avirons sur le quai, et un midshipman qui en débarque prévient que l'on ait à aviser les autorités que le canon que l'on entend est celui d'une frégate britannique qui fait l'exercice au large. Ce trait peint-il assez les Anglais? Entre une et deux heures du matin, à quelques milles à peine d'une ville qui vient de subir les horreurs d'un bombardement et qui, encore tout en émoi, se remet à peine des terreurs du combat et de l'incendie, aller faire branle-bas de combat de nuit et exercice à feu! Et que dire de ces pauvres soldats napolitains enfermés dans la citadelle et non moins inquiets que les habitants de la ville, car ils entendaient du haut de leur bicoque désarmée les imprécations et les cris de vengeance de leurs ennemis!
Que fût-il arrivé si l'on n'eût pu retenir les picchiotti? et, quel qu'eut été le résultat de leur attaque, que de sang pouvait être versé, et pourquoi? Enfin, à trois heures du matin, tout était rentré dans le calme.
Le 20, au matin, le premier détachement des volontaires débarqués arrivait à Palerme à cinq heures environ. C'étaient deux magnifiques bataillons de chasseurs à pied, parfaitement uniformes et bien équipés, armés de carabines rayées et paraissant remplis de gaieté et d'entrain. Le 21 et le 22, le restant des troupes débarquées suivait le mouvement et venait prendre ses casernements en ville.
L'enthousiasme avec lequel chaque nouveau corps arrivant était reçu est indescriptible. Les bouquets et les applaudissements se succédaient sans interruption sur la route qu'il parcourait.
Le corps des guides s'organisait rapidement. Une commission de remonte avait été installée et fonctionnait avec activité. Bientôt leurs deux escadrons furent complets, et on s'occupa de la formation de deux régiments de hussards.
Toutes les statues rappelant l'ancien gouvernement avaient été brisées dès les premiers jours, et leurs débris jetés à la mer. Le 6 juin, un décret du général Garibaldi faisait adopter par la patrie les enfants et les familles des volontaires tués pendant la guerre.
Le 8 et le 9, une forte escadre sarde venait mouiller sur rade, et apportait à Garibaldi un appui moral immense.
On avait appris les événements de Syracuse et de Catane, qui étaient venus encore surexciter l'enthousiasme des habitants de Palerme et des volontaires.
Le 9, on avait connaissance de l'évacuation de Trapani par les troupes royales. La prison d'État du fort de Favignano, sur l'île de ce nom, abandonnée par sa garnison, fut ouverte par les habitants de l'île, qui s'empressèrent de mettre en liberté tous les prisonniers politiques.
On apprenait aussi le pronunciamento de Girgenti, de Caltanisetta, qui avaient chassé les préfets royaux et leurs troupes, organisé leurs gardes nationales et ouvert immédiatement des souscriptions dont ils envoyaient les fonds au dictateur.
Tout allait donc pour le mieux, et l'évacuation, qui continuait grand train, allait amener bientôt la remise de la citadelle. En effet, le 18 au soir, à la nuit tombante, le pavillon napolitain fut amené. Le lendemain matin, vers les neuf heures, les couleurs italiennes étaient hissées en tête du mât de pavillon à la porte d'entrée du fort qui était lui-même remis aux délégués du général Garibaldi, et occupé immédiatement par un poste de chasseurs des Alpes.
Il restait cependant encore vers le môle une certaine quantité de troupes à embarquer; mais à une heure, les derniers hommes rejoignaient les navires, et toute l'escadre napolitaine appareillait. Peu de temps auparavant avait eu lieu la remise des prisonniers palermitains retenus dans le fort depuis le 4 avril. Ces prisonniers, appartenant aux premières familles de la cité, étaient: le prince Antonio Pignatelli, le baron di Calabria, le padre Octavio Lanza, le marquis Santo-Giovanni, le prince Nisciemi, le prince Giardinelli, le baron Rizzo, etc.
Toute la ville s'était donné rendez-vous devant la citadelle pour les recevoir.
Accueillis par des cris frénétiques, les prisonniers furent portés, plutôt qu'escortés, vers les voitures où leurs familles les attendaient. Un long cortège d'équipages, les musiques civiles et militaires de Palerme, des détachements de tous les corps de volontaires et de nombreux picchiotti remplissaient les rues avoisinantes. Dans leur parcours, jusqu'au Palais-Royal, ce ne fut qu'une longue ovation. Les prisonniers étaient littéralement ensevelis sous les fleurs qu'on leur jetait de toutes parts. On dansait, on sautait et on s'embrassait aux abords du cortège, en tête duquel marchait, ou plutôt gambadait, tout le monde a pu le voir, plus d'un grave cordelier à la robe de bure qui envoyait à la fois des bénédictions avec ses mains et des entrechats avec ses pieds. C'était, en un mot, la folie de l'ivresse et un coup d'oeil magique. Pas un cri, pas une figure qui ne fût à l'unisson de l'allégresse commune, et, ce qui est plus remarquable, on n'eut pas à déplorer le plus petit accident dans ce brouhaha et dans cette cohue.
De nombreux déserteurs napolitains restaient en ville, la plus grande partie demandant à être incorporés dans les volontaires.
En résumé, le nombre des morts en ville était de 573; celui des volontaires, de près de 300, et celui des Napolitains, de 5 à 600 tués et 1,500 blessés.
Le chiffre des dégâts dans la ville s'élevait à plus de 30 millions.
Comme on pourrait taxer d'exagération le récit des atrocités commises par les troupes royales, il est bon de citer, entre autres documents, le rapport du vice-amiral anglais Mundy.
«A bord de l'Hannibal, à Palerme, 3 juin.»
«Le vice-amiral Mundy au secrétaire de l'Amirauté.»
«Je vous adresse le rapport suivant sur les dégâts et les morts causés dans la ville par le bombardement. Les ravages sont épouvantables. Tout un quartier, d'une longueur de mille yards sur cent de large, est réduit en cendres. Des familles entières ont été brûlées vivantes avec les bâtiments. Les troupes royales ont commis d'horribles atrocités. Dans d'autres parties de la ville, des couvents, des églises et des édifices isolés ont été détruits par les bombes. On en a lancé onze cents de la citadelle sur la ville, et environ deux cents des navires de guerre, sans compter les boîtes à feu, la mitraille et les boulets.
«L'armistice à été indéfiniment prolongé, et l'on espère que les puissances européennes s'interposeront pour empêcher une plus longue effusion de sang.
«La conduite du général Garibaldi, pendant l'action et depuis la suspension des hostilités, a été noble et généreuse.»
C'est ainsi que le 30, au matin, dans la bonne ville de Palerme, tout le monde se levait, aspirant à pleins poumons l'air de la liberté. Ses cent quatre-vingt-dix mille habitants pouvaient causer de tout impunément, et s'en donner à crier: A bas François II! A bas les Napolitains! sans que le moindre sbire vînt leur mettre la main au collet et les conduire, avec accompagnement de coups de trique, jusque dans de jolis petits cachots bien noirs et bien infects.
Les couleurs italiennes flottaient partout, et, sauf les déserteurs, il ne restait pas en ville, ni dans la citadelle, l'ombre d'un guerrier du roi François II. Bien plus, afin d'effacer jusqu'au souvenir de la domination napolitaine, une quantité innombrable de jeunes patriotes de huit à douze ans,
avaient attaqué, à grands coups de cailloux et de marteau, les deux statues de François II et de son père que, dans un moment d'épanchement, la ville de Palerme avait fait élever sur la promenade de la Marine. En moins d'une heure, elles étaient réduites en morceaux et leurs débris jetés à la mer. On avait seulement conservé les deux têtes, dont l'une, je ne sais si c'est celle du père ou du fils, fut coiffée d'une tête de boeuf à laquelle, bien entendu, on avait eu soin de laisser les cornes. Ces trophées furent promenés par la ville avec grand renfort de fusées et de pétards, et le soir ce fut le prétexte d'une immense promenade aux flambeaux. Triste spectacle pour quelque opinion que ce soit!
A partir de ce bienheureux jour, la ville commença à dépouiller sa parure guerrière. Les dalles, amoncelées en barricades, durent rechercher leur ancienne place et les réintégrer. Quelques-uns des canons qui armaient ces fortifications passagères rentrèrent à l'arsenal, tandis que d'autres, plus modestes, reprirent leur humble état de bornes, car il est bon de noter que plusieurs de ces engins de destruction auraient été bien plus dangereux pour leurs propres artilleurs que pour l'ennemi. Après avoir servi longtemps à amarrer les bateaux sur le port, ils s'étaient vus, une belle après-midi, déterrés et plus ou moins volontairement forcés de reprendre de l'activité. Les malheureux étaient hors d'âge cependant, et, certes, avaient bien mérité les invalides à perpétuité. Il y en avait un qui datait de 1666.
Toute la population, affairée, recommençait à circuler avec plus d'entrain que jamais, pêle-mêle avec les picchiotti et les volontaires garibaldiens. Mais, si le danger du bombardement était passé, si l'on ne craignait plus les balles coniques napolitaines, on n'était pas encore à l'abri de tout danger, et c'est le cas de dire, puisque nous sommes en Sicile, qu'on était presque tombé de Charybde en Scylla.
Les braves volontaires de Garibaldi eux-mêmes y regardaient à deux fois avant de s'aventurer dans les rues ou les places publiques. Il est, en effet, impossible de se figurer le laisser-aller plein de désinvolture et d'insouciance de ces bons picchiotti et montagnards, qui promenaient partout leurs escopettes chargées, amorcées et armées. De quelque côté que l'on se tournât, en avant, en arrière, sur le flanc droit ou sur le flanc gauche, on était toujours sûr d'être regardé en face par une arme à feu quelconque, au chien relevé, à la petite capsule brillant au soleil. Or, comme on connaissait les qualités de ces armes, qui partaient très-volontiers au repos, leur voisinage était peu agréable. A tout instant on entendait, dans les rues, des détonations qui faisaient courir le monde: c'était toujours un picchiotti étourdi qui, ici, venait de casser la jambe à un homme, là, de tuer une femme allaitant son enfant. Les plus adroits se contentaient de blesser les ânes ou de briser les vitres d'un magasin.
Dans la campagne, c'était mieux encore. Une fois l'ennemi parti, chacun aurait rougi de ne pas se montrer armé jusqu'aux dents. Il n'y avait pas jusqu'aux maraîchers qui n'apportassent leurs choux et leurs carottes en compagnie d'une canardière ou deux. Cela a duré longtemps; mais les plus belles choses ont une fin. Sans froisser trop ouvertement et d'un seul coup l'amour de ces braves gens pour leurs armes favorites, on commença par leur signifier qu'ils n'eussent à circuler dans la ville qu'avec leurs chefs particuliers. Un caporal était, au moins, de rigueur. Puis on les engagea à aller promener leurs armes dans les montagnes, où le grand air leur ferait du bien. On ne manqua cependant pas d'offrir, à ceux qui voulaient faire au pays le sacrifice de leur vie, de s'engager dans les troupes régulières, ou dans la légion anglo-sicilienne. Mais c'était une affaire de pure politesse, car fort peu se sentirent pris d'une passion assez belliqueuse pour suivre le nouveau drapeau du pays. N'y avait-il pas là, tout près, avec son grand air et sa liberté, la montagne et les bandes de pillards et de voleurs de grands chemins qui s'organisaient un peu partout, car les troupes royales avaient eu soin de lâcher par monts et par vaux tous les voleurs, galériens et autres gens déclassés qui fourmillaient dans les prisons de Palerme.
Dès le lendemain de l'évacuation, un décret municipal appela toutes les corporations de la ville et toutes les pelles, pioches, brouettes, pinces disponibles, à la destruction de la citadelle. Elle devait être rasée de fond en comble afin d'ôter à tout jamais à une tyrannie quelconque l'envie, l'idée, ou la possibilité d'un nouveau bombardement. C'était quelque chose de curieux que l'entrain, et, en même temps, l'inexpérience qui présidèrent au commencement de ce travail. L'affluence était telle que les travailleurs, agglomérés les uns sur les autres et en masse serrée sur les remparts, ne pouvaient plus bouger. On fut obligé de faire des catégories. Un jour, c'était le tour des cochers de fiacre, de bonne maison, de voitures de louage, etc. Tant pis pour ceux qui voulaient une voiture. A quelque prix que ce fût, on n'eût pas trouvé un véhicule, et les Garibaldiens qui, pas plus que nos turcos, ne dédaignaient le plaisir d'une promenade en carrosse, durent y renoncer et se contenter de leurs jambes. Le lendemain, c'était le tour des congrégations, couvents, etc. Une longue procession de cordeliers, de moines, de dominicains, voire même de prêtres, marchait militairement au son d'une musique bruyante et de tambours fêlés; armés, qui d'une pioche, qui d'une pelle; les petits séminaristes avaient la spécialité des mannequins et des paniers à gravats. Tout cela hurlant: Viva Garibaldi! viva la Italia! viva la liberta! viva ... Il y en avait qui, sur le point de se tromper par la force de l'habitude, n'avaient que le temps d'avaler la fin de la phrase. Les abbés titrés et autres se contentaient de brandir des oriflammes aux couleurs nationales et de jeter des bénédictions à la foule qui, la bouche béante, les regardait défiler.
Un coup de canon annonçait l'ouverture et la fermeture des travaux. Aussitôt la première détonation, un nuage de poussière couronnait la citadelle, et ce n'était plus, aux environs, qu'une avalanche et une pluie de gravats. Cela dura plusieurs jours ainsi. Mais un accident troubla la fête; on ne sait par quel hasard plusieurs bombes enfouies dans les décombres se prirent à éclater, et à tuer ou blesser quelques travailleurs. L'enthousiasme des démolisseurs s'en ressentit et, à l'avenir, des ouvriers seuls procédèrent à cette destruction. A chacun son métier. Mais s'il était facile de démolir, il était moins aisé de réparer. C'est à grand'peine que plusieurs rues commençaient à devenir praticables. De tous côtés il fallait solidifier des édifices menaçant ruine, ou achever la destruction de ceux qui, effondrés complètement, n'offraient plus la possibilité d'aucune réparation. Tels étaient le palais Carini, le couvent des Dominicains, le palais du duc Serra di Falco, les magasins Berlioz, etc. La piazza Marina était devenue impraticable à la hauteur de la rue de Tolède. Les égouts, effondrés, s'étaient transformés en précipices dont il fallait se garer avec soin. Une fois les illuminations éteintes, il n'était pas prudent de se hasarder dans ces parages sous peine de chutes désagréables.
Il existait à Palerme, comme dans tous les grands centres, un vaste dépôt d'enfants trouvés. Il y en avait de grands, de petits, de moyens. Un beau jour, grâce à un officier anglais, tout cela fut embrigadé, embataillonné, et on vit ce diminutif de régiment, gravement armé de balais emmanchés dans des fers de piques, manoeuvrer sur la piazza del Palazzo-Reale, et monter la garde avec aplomb à la porte d'un couvent quelconque dont on avait fait leur caserne. Ces enfants jouaient aussi carrément au militaire qu'ils jouaient, quelques jours avant, à la procession et à servir la messe, et plus d'un de ces bambins, partis avec les brigades expéditionnaires, fit parfaitement la campagne, et se conduisit dans maintes circonstances en troupier fini.
La liberté est pour tout le monde. Aussi, la population mercantile de Palerme en usa-t-elle pour étriller de main de maître ces pauvres volontaires qui, naturellement, affluaient dans tous les établissements publics, les cafés et les restaurants. Presque immédiatement, le prix des consommations doubla. Il en fut de même pour tous les objets nécessaires à la vie et à l'habillement. Quelques décrets cherchèrent à arrêter, mais en vain, cette tendance à la rapacité, naturelle aux boutiquiers de toutes les nations, et les libérateurs garibaldiens furent écorchés avec aussi peu de vergogne que nos troupiers pendant la campagne d'Italie. Le moindre verre d'eau, le moindre grain de mil, étaient une affaire importante. Quelquefois les Garibaldiens se fâchaient; mais il faut leur rendre cette justice, que jamais armée ne souffrit avec plus de modération les exigences de cette race de Banians. Peu de troupes, quelque régulières qu'elles fussent, auraient montré autant de patience et de respect pour la propriété.
De déplorables scènes vinrent aussi, à côté de ces événements héroï-comiques, attrister les honnêtes gens et les véritables patriotes. D'atroces assassinats se commettaient journellement, et, sous le prétexte de détruire les sbires, plus d'une vengeance s'exerçait impunément. A cinq heures du soir, en pleine rue de Tolède, un malheureux était massacré à la porte d'un pharmacien qui lui avait impitoyablement fermé sa boutique au nez. Vainement deux ou trois Garibaldiens essayèrent de le sauver, et allèrent même jusqu'à dégaîner. Menacés dans leur existence par cette cohue meurtrière, ils durent se résigner à laisser massacrer ce malheureux, dont le corps, palpitant encore, fut traîné et précipité à la mer.
—«C'était un sbire, disait-on.—Vous croyez?—On le dit.—Ah!»—C'était fini.
A côté du pont de l'Amiraglio, près du cimetière des suppliciés, là où commencèrent les Vêpres siciliennes, deux hommes, une femme et un enfant, poursuivis par une foule furieuse et avide de sang, furent impitoyablement immolés. Le lendemain, les cadavres de ces infortunés étaient encore à l'endroit où ils avaient péri, à moitié ensevelis sous des moellons et des pavés.—«C'étaient des sbires.—En êtes-vous sûr?—Je crois bien: celui-là était receveur pour les chaises à la petite église de la piazza Marina.»
Sur ladite place, vers les onze heures du soir, à l'instant où les cafés, encore pleins de monde, retentissaient de gaieté, on entend un cri déchirant, un suprême appel à la pitié. Personne ne se dérange. Un gamin venait de crier: «C'est un sbire qu'on écorche.» Le lendemain, au matin, un cadavre était étendu au milieu de la place, la face contre terre, percé de vingt coups de couteau. Quelques femmes, en passant, le poussaient du pied, et toujours: «C'est un sbire!»
A la porta Maqueda, deux agents de l'ancienne police, que l'on savait réfugiés dans une maison, y furent guettés avec une persistance digne de tigres. Le premier qui sortit avait deux enfants et une femme dont il ignorait le sort. L'inquiétude, pour lui, était pire que la mort. A peine dehors, il est assailli, entraîné sur le boulevard; on lui passe une corde au cou, et, quelques instants après, percé de coups de couteau, le crâne brisé à coups de pierres, son cadavre était jeté dans un fossé rempli d'ordures. L'autre se hasarda, vers minuit, à sortir, croyant une évasion possible; il n'avait pas fait un pas qu'un coup de coutelas le clouait contre la porte même, et son cadavre allait rejoindre le premier.
Chaque soir, il fallait enregistrer plusieurs meurtres semblables. Pas un, cependant, ne fut accompli dans une maison ou dans un domicile violé.
Une Française, madame D..., habitant Palerme depuis de longues années, avait recueilli, au moment du bombardement, un agent de Maniscalco dont la vie était menacée. Forcée de chercher un refuge sur le Vauban, elle laissa ce malheureux dans sa maison en lui recommandant de ne pas sortir, sa vie y étant en sûreté. Mais lui aussi était père, et, sans nouvelles de sa femme et de ses enfants, il voulut se hasarder, la nuit venue, à gagner son domicile pour embrasser sa famille.
A mi-chemin, il fut reconnu et massacré. A quelques jours de là, la femme et les enfants vinrent à leur tour chercher asile chez madame D..., alors débarquée du Vauban; Palerme était au pouvoir de l'armée libérale. Deux ou trois jours se passent tranquillement, mais, le quatrième, la malheureuse, allant chercher quelques provisions, est reconnue et, sans un chasseur des Alpes qui dégaîna et prit bravement sa défense, elle était assassinée avec son enfant.
Madame D... était encore sous l'impression de ce triste événement, lorsqu'elle rencontre, dans la rue de Tolède, le général Garibaldi descendant à la Marine avec deux de ses aides de camp. Sans se déconcerter, elle l'aborde et lui dit: «Général, j'ai chez moi la malheureuse femme et les deux enfants d'un sbire assassiné il y a dix jours, et, tout à l'heure, sans un des vôtres, cette malheureuse et ses deux enfants éprouvaient le même sort.
—«Madame, répondit le général, venez au palais dans une heure, je vous écouterai.»
Effectivement, une heure après, madame D..., accompagnée de la femme du sbire et de ses deux enfants, arrivait au Palazzo dont la garde nationale lui refusait impitoyablement l'entrée, lorsque, heureusement, un aide de camp survint et immédiatement l'introduisit auprès du Dictateur.
Pendant le récit de ces horribles détails, le général Garibaldi tenait les yeux fixés sur la pauvre femme dont le dernier enfant, âgé de onze mois, était enveloppé dans un châle qu'elle serrait sur sa poitrine. Après quelques instants, il se dirigea vers elle et, soulevant le châle qui entourait la pauvre petite créature endormie sur le sein de sa mère: «Pauvre femme! dit-il; mais, madame, soyez tranquille, je la prends sous ma protection et je ferai en sorte de réparer, autant qu'il est en mon pouvoir, de tristes événements indépendants de ma volonté.»
Elle resta au palais où on lui donnait deux thari par jour pour pourvoir à ses besoins et, plus tard, le général la fit entrer dans un couvent avec ses deux enfants.
Plusieurs autres malheureuses, qui vinrent aussi se réfugier au Palazzo-Reale, furent traitées de la même manière.
Cependant la partie saine de la population finit par s'émouvoir de ces actes barbares. Des décrets parurent, sévères et fermes. Ce remède fut inefficace. Il fallut une ordonnance aussi inexorable que les actes des septembriseurs palermitains. A partir de ce jour, tout individu convaincu d'avoir frappé d'une arme quelconque qui que ce fût, d'avoir crié haro ou ameuté la population contre quelqu'un, d'avoir arrêté illégalement quelque personne que ce fût, passait de suite devant un conseil de guerre qui, séance tenante, prononçait le jugement, exécutoire dans les dix minutes.
Le jour même où ce décret était affiché, un assassinat avait lieu près du marché: le coupable, arrêté, était passé par les armes à trois heures de l'après-midi, sur la place de la Citadelle.
Le lendemain, deux autres exemples semblables avaient lieu sur la place de la Marine.
Dès lors, ces scènes de cannibales devinrent plus rares.
L'assassinat de la Bagheria vint encore cependant ensanglanter ces pages de l'histoire de Palerme. Un corps de volontaires siciliens y avait été mis en cantonnement. Leur commandant, jeune homme d'une trentaine d'années qui depuis dix ans sacrifiait sa fortune au bénéfice de la révolution projetée et qui, pendant longtemps, lors des événements révolutionnaires de Sicile, avait commandé ses guérillas dans la montagne, rentrait à son quartier, revenant de Palerme où il avait dîné dans sa famille. Il est abordé par un de ses volontaires qui lui réclame quelque argent. Le commandant lui répond qu'on ne lui doit rien et qu'on ne lui donnera rien. Un instant après, trois coups de feu l'étendaient roide mort. Toute la population palermitaine s'émut vivement de ce nouvel acte de férocité; mais il fallut plusieurs jours pour trouver et arrêter le meurtrier qui fut fusillé sur la piazza de la Bagheria.
On a parlé aussi vaguement, à cette époque, d'une tentative d'assassinat sur la personne même du Dictateur. Ce fait est certainement controuvé.
Les volontaires continuaient à arriver en foule de toutes parts. Ce n'étaient plus les aventuriers sans ressources de Marsala: c'étaient de beaux soldats bien équipés, bien armés. Ils ressemblaient, à s'y méprendre, à des régiments piémontais, dont ils portaient le costume, légèrement modifié. Beaucoup même de leurs officiers se souciaient si peu de laisser paraître leur nationalité qu'ils conservaient l'uniforme, et jusqu'au numéro de leur régiment. Il est probable, ou du moins on doit le supposer, que soldats et officiers avaient fini leur temps ou étaient en disponibilité. Mais ce n'était certainement pas pour infirmités temporaires qu'ils étaient réformés, car les uns comme les autres étaient généralement des gaillards solides. Il ne se passait presque pas de jour sans que quelque convoi d'hommes et d'armes ne débarquât dans le port. Aussi les rues de la ville et les promenades regorgeaient-elles d'uniformes étranges et variés: une douzaine ou deux de zouaves, quelques turcos, des chasseurs d'Afrique, des spahis, des Anglais en assez grande quantité, puis des officiers de toutes les nations de l'Europe. Il finit par y en avoir tant et tant qu'il fallut songer à les utiliser et à les acheminer sur divers points de la Sicile.
Dans beaucoup de localités, bien des choses allaient un peu de travers. On se permettait quelques escapades à l'égard des propriétaires. On ne se privait même pas, à l'occasion, de les tuer, de les brûler et de les piller par-dessus le marché.
Comme il n'y avait plus de police, plus de soldats et presque plus de municipalité, ces espiègleries se commettaient tranquillement et paraissaient devoir rester impunies. Depuis le départ des Napolitains, on avait organisé quelques régiments; on les forma alors en brigades. Le général Türr prit le commandement de la première division, qui devait traverser la Sicile en passant par Girgenti, Caltanisetta, puis gagner Catane. La seconde, commandée par le général Bixio, devait suivre aussi la route de l'intérieur, mais par la montagne. La troisième, sous les ordres du général Medici, devait prendre la route maritime de Palerme à Messine.
Dans les derniers jours de juin, vers les quatre heures du soir, la division du général Türr se formait en bataille sur la place du Palazzo-Reale, où le général Garibaldi la passait en revue, et, vers les sept heures, elle se mettait en marche avec une section de pièces de campagne, une d'obusiers de seize pouces et quelques caissons de munitions; les caissons étaient représentés par de simples charrettes ornées de petits pavillons. Toute cette division avait néanmoins bonne tournure. Un grand laisser-aller dominait, mais on trouvait énormément de bonne volonté. On y remarquait surtout avec plaisir un superbe bataillon de chasseurs à pied piémontais, un bataillon de Suisses ou Bavarois, presque tous déserteurs de l'armée royale, et une belle compagnie de tirailleurs indigènes. Toutes ces troupes avaient une tenue assez régulière en ce qui concernait, du moins, la casaque rouge et le pantalon de toile. Le képi piémontais figurait aussi généralement comme coiffure. Mais, pour le fourniment, c'était une autre affaire. Chacun avait organisé son havre-sac le mieux qu'il avait pu. La grande sacoche en sautoir était le plus généralement employée. On voyait des bidons de toute espèce, des cartouchières de modèles variés, mais le tout arrangé de la manière la plus commode.
Cette division traversa la ville de Palerme et prit la route de Missilmeri, qui devait être sa première étape. A son passage dans les rues, il y eut un vrai moment d'enthousiasme. C'est que l'on comprenait que c'étaient ces volontaires qui allaient décider en définitive du sort de la Sicile. Ils marchaient au-devant des troupes royales, et devaient relever sur leur route le drapeau de l'ordre renversé en plusieurs endroits, et planter les couleurs italiennes sur les derniers points de la Sicile occupés par les troupes napolitaines. Le général Türr, qui les commandait, emportait avec lui toutes les sympathies de la population palermitaine. Malheureusement la maladie devait bientôt l'arracher, pour quelque temps, à sa division. Plusieurs jours après, à la même heure, le général Bixio partait aussi avec sa brigade.
Cette dernière était beaucoup moins forte que celle du général Türr. Elle comptait tout au plus quinze cents hommes, mais presque tous hommes faits et soldats. Il y avait bien, par-ci par-là, quelques dizaines de moines défroqués, portant haut la tête et maniant certes mieux leur fusil qu'ils n'avaient manié le goupillon; mais, en résumé, cette brigade paraissait plus homogène que la division du général Türr. Elle n'avait pas d'artillerie, et possédait seulement quelques guides pour le service d'état-major du général. Sa mission était de réprimer vigoureusement les désordres qu'elle rencontrerait sur son itinéraire et de courir sus, sans miséricorde, aux bandes de malfaiteurs qui se montraient dans beaucoup d'endroits. Le troisième corps, celui de Medici, partait ensuite par la route maritime de Palerme à Messine et devait se réunir, à un endroit donné, avec celui de Bixio.
On avait installé, à Palerme, une fonderie de canons qui fonctionnait déjà admirablement. Une partie des cloches non-seulement de Palerme, mais encore de toutes les villes de la Sicile, avaient été offertes par les églises et les couvents. Il y avait de quoi fondre plus de pièces qu'il n'en aurait fallu à une armée de cent mille hommes, et cependant il en restait encore une telle quantité que, les jours où elles se mettaient en branle et aux grandes fêtes, c'était un vacarme à ne pas s'entendre.
On fut un jour bien étonné en rade. Une embarcation du port, toute simple d'apparence, poussait du débarcadère et se dirigeait vers l'escadre anglaise. Quelques officiers garibaldiens, en chemise de laine rouge, étaient à bord de ce canot qui, bientôt, accostait l'amiral anglais.
Le Dictateur allait faire une visite non officielle, puisque son gouvernement n'était pas reconnu, mais de courtoisie, aux commandants des stations étrangères sur rade. Du vaisseau amiral anglais, il se dirigea vers le Donawerth, puis vers le commandant piémontais qui le salua de dix-sept coups de canon lorsqu'il regagna la terre. Ces visites lui furent rendues avec empressement, mais toujours en écartant le caractère officiel. A cette époque aussi, le Franklin, capitaine Orrigoni, fut envoyé en mission sur la côte Sud. Il devait toucher à Trapani, Marsala, Girgenti, Alicata, Terranova, et pousser jusqu'au cap Passaro. Il était chargé de rapporter les fonds offerts par les provinces, de faire le sauvetage d'un transport napolitain chargé de boulets et de canons, échoué entre Alicata et Terranova. Il devait aussi, à son retour, coopérer, s'il y avait lieu, au sauvetage du Lombardo à bord duquel une corvée de marins et d'officiers du génie maritime avait été envoyée préalablement de Palerme, et enfin y amener les délégués de toutes les villes du littoral.
Il serait trop long d'énumérer tous les décrets et tous les changements de fonctionnaires qui eurent lieu alors. On pataugeait un peu partout, mais on cherchait cependant à faire pour le mieux. L'expérience seule manquait. On n'est pas parfait. Cette armée d'hommes déterminés manquait d'organisateurs. C'est à grand'peine si le service médical avait pu être installé dans les différents corps. Celui de l'intendance était tout à fait incomplet. On procédait, autant que possible, par réquisitions. Elles étaient payées par le trésor municipal; celui de l'armée était trop pauvre. On pouvait tout au plus compter aux volontaires leur mise en campagne: les officiers touchaient environ deux francs par jour, juste de quoi manger; le reste de leurs appointements devait leur être payé en arrérages, lorsque l'état de la caisse le permettrait. Quant au service des hôpitaux et des ambulances, c'était encore, il faut l'avouer, ce qui laissait le plus à désirer. La population palermitaine y mettait peu du sien, et l'empressement était minime pour recevoir les blessés dans les maisons particulières ou leur porter des secours, soit en nature, soit en argent. Déjà mal organisés, les hôpitaux eux-mêmes, accablés par ce surcroît de malades ou de blessés, n'offraient presque aucune ressource aux malheureux qui venaient y chercher des soins et des pansements.
On ne se serait jamais imaginé, certes, à voir l'égoïsme de la population et sa froideur, qu'il s'agissait de leurs sauveurs ou, tout au moins, de leurs libérateurs. Pas un inspecteur, pas un chef de service ne surveillait les hospices ni les blessés à domicile. Ce qui est pire encore, ils étaient le plus généralement oubliés dans la répartition de la paye. Quelques-uns manquaient de tout et la plus grande partie étaient obligés de se contenter de bien peu; heureux encore lorsque le linge ne venait pas faire défaut aux blessés.
La garde nationale avait été organisée dès l'entrée de Garibaldi dans Palerme; mais elle était généralement assez mal vue par lui. Il n'appréciait pas au juste la valeur des services qu'elle pouvait être appelée à rendre dans un moment donné. Le Dictateur disait qu'il lui fallait des soldats et non des avocats. Cependant elle finit par prendre un peu d'importance, car il faut convenir qu'elle montra une grande fermeté en plusieurs circonstances difficiles.
Une affreuse cohue se dirigeait un soir vers la porte du Palazzo-Reale en traversant la place. Des cris de mort et des hurlements de vengeance sortaient de cette foule armée de toutes sortes de choses et éclairée par des torches au reflet rougeâtre et sanglant. Un malheureux, déjà blessé à la tête, était traîné, la corde au cou, par un horrible Quasimodo, espèce de bête féroce, bossue, tortue et bancale.
Les misérables qui entouraient la victime brandissaient à chaque instant sur sa tête des coutelas de toute nature. On entendait, dans cette foule, des sifflements inexplicables, semblables au bruit que ferait une forte fusée en s'élançant dans les airs.
En voyant ce rassemblement à l'aspect sauvage, le poste de la garde nationale prit les armes et, à l'instant où, arrivés vis-à-vis le Palais-Royal, ces massacreurs allaient sans doute immoler leur victime, le chef du poste se jeta résolument, le sabre à la main, sur ceux qui serraient de plus près le pauvre diable; ses soldats en firent autant pour les autres, jouant un peu de la baïonnette par-ci par-là. Eu quelques moments la place était libre; les torches, abandonnées par leurs porteurs, gisaient à terre et les fuyards disparaissaient en toute hâte dans les rues voisines. Bien entendu, la victime était restée aux mains de la garde nationale sans autre mal qu'un coup de baïonnette dans la joue et un coup de couteau dans l'épaule. C'était, du reste, un assez triste personnage, pis qu'un sbire; c'était un traître qui avait vendu ses camarades lors de l'affaire du couvent de la Ganzza. Malgré cela, Garibaldi, le lendemain, lui faisait donner un sauf-conduit et le faisait embarquer sur un bâtiment en partance pour Naples.
Plusieurs histoires de ce genre finirent par faire prendre la garde nationale plus sérieusement par le nouveau gouvernement. Il y avait aussi quelquefois des manifestations.
La manifestation est une chose assez inconnue dans notre pays. C'est une coutume tout italienne. On vous dit le matin: il y aura ce soir manifestation pour tel motif ou contre tel autre. A l'heure dite, vous voyez une longue procession de promeneurs à pied, en voiture, à cheval, qui viennent défiler sous les fenêtres de l'autorité, ou même tout simplement se poser devant elles avec calme, y séjourner quelques instants, puis se retirer comme elle est venue. Quelques vivat s'en mêlent; mais c'est une exception. On fait une manifestation en faveur d'un ministre ou contre un autre. On fait une manifestation pour fêter l'arrivée d'un général ou d'un étranger de distinction. Dans ce cas, les plus huppés des deux sexes, parmi les acteurs, montent dans le salon du noble général ou étranger, lui adressent leurs compliments de bienvenue. Alexandre Dumas, qui était logé au Palazzo-Reale, ne put l'échapper, et fut le héros d'une cérémonie de ce genre. Une foule enthousiaste vint, une après-midi, encombrer brusquement la place vis-à-vis ses fenêtres, et s'égosiller aux cris de Viva Dumas! viva l'Italia! viva Dumas! viva la liberta! viva Garibaldi! viva Dumas! etc.—«Qu'est-ce que Dumas? disait l'un à son voisin.—Je ne sais pas, disait l'autre.—C'est le frère du roi de Naples, ou bien encore c'est un prince circassien accablé de richesses qui vient mettre à la disposition de la liberté sicilienne ses sujets et son vaisseau.» Il va sans dire que la plus grande partie connaissait parfaitement notre illustre romancier; mais, dans la classe vulgaire qui, généralement, ne sait pas lire, en Sicile, il n'est pas étonnant que la majorité ne connût pas, même de nom, l'auteur des Mousquetaires et des Mémoires de Garibaldi. En somme, Dumas se prêta galamment à l'ennui de la réception qui suivit la manifestation. Il trouva de ces paroles qui ne lui font jamais défaut, et renvoya tout le monde content, même les musiciens qui terminèrent la cérémonie par une sérénade, et auxquels il dut, à en juger d'après leurs figures épanouies, distribuer quelques-uns des trésors de Monte-Cristo. Deux ou trois jours après, Dumas quittait Palerme, et faisait route, avec la brigade de Türr, pour Caltanisetta et Girgenti où son yacht devait le reprendre. Ce fut un départ tout militaire. Il y avait là Legray, le photographe, Lockroy, le dessinateur, etc., enfin, une quatorzaine de troupiers finis, plus ou moins moustachus, plus ou moins barbus, le sac au dos, le fusil à deux coups sur l'épaule, et chacun avec un râtelier varié à sa ceinture.
Il était trois heures du matin lorsque cette petite troupe se mit en marche, les voitures et les bagages au centre, trois superbes pointers anglais en éclaireurs, et le pilote du yacht à l'arrière-garde. Mais revenons à Palerme.
Pendant que tous ces événements se passaient, la ville avait repris son animation d'autrefois. Le commerce, qui jamais n'y a brillé beaucoup, avait un certain essor, grâce aux volontaires. On se croyait enfin pour toujours débarrassé des Napolitains. Cependant, une vague inquiétude, causée par les nouvelles de l'intérieur, courait dans les classes élevées. Il ne fallut rien moins que le départ des colonnes mobiles pour calmer un peu certaines craintes, peut-être exagérées, mais certainement motivées par les événements de Modica, Caltanisetta, etc.
Malgré toutes ses préoccupations militaires et les ennuis que lui causaient ses embarras ministériels, le Dictateur n'en trouvait pas moins encore le temps de réunir ses municipalités pour essayer, sinon une réorganisation complète, du moins un attermoiement qui permît d'attendre, avec une certaine tranquillité, une époque plus calme. Le général Orsini, ministre de la guerre, faisait de son côté tout son possible pour organiser et mettre en état quelques batteries d'obusiers de montagne et de pièces de campagne dont l'armée libératrice avait le plus grand besoin. On formait aussi deux régiments de cavalerie, et les remontes avaient fini par produire un assez bon résultat pour espérer que l'on pourrait même dépasser ce chiffre.
Un assez grand nombre de recrues et de nouveaux volontaires arrivant chaque jour, le général Garibaldi ordonna une revue pour le 2 juillet, au pied du mont Pellegrini, sur le Champ-de-Mars.
A cet effet, dès trois heures du matin, toutes les troupes se mirent en marche et se trouvèrent bientôt réunies sur le terrain de manoeuvres. Il est impossible de donner une juste idée de ce spectacle. L'emplacement, par lui-même, est quelque chose de magnifique. D'un côté la mer, de l'autre le mont Pellegrini, avec ses formes majestueuses et ses rochers aux tons violets, que le soleil levant colorait des teintes les plus vives et les plus harmonieuses; du côté de la campagne, la promenade de la Favorita et la fertile vallée de la Conca-d'Oro. Les curieux étaient en petit nombre. On ne se lève pas d'aussi bonne heure à Palerme, et le général Garibaldi, peu désireux d'une nombreuse assistance, avait songé, avant tout, à la santé des soldats en ne les exposant pas aux intolérables chaleurs du milieu de la journée. Parmi les troupes qui défilèrent devant le général on remarquait surtout, à leur belle tenue, les corps toscan et lombard; la légion anglo-sicilienne y était représentée par son bataillon de dépôt. Quant aux recrues, elles n'étaient pas brillantes: il y avait beaucoup d'enfants, un grand nombre même n'étaient pas armées. Telle qu'elle était, cette armée comptait encore douze à treize mille hommes. Le défilé eut lieu aux cris de Viva la liberta! Viva Garibaldi! Viva Vittorio-Emmanuele! Il est à remarquer que ce dernier nom ne venait jamais qu'après celui de Garibaldi.
Le lendemain de cette revue, le général Türr revenait à Palerme, forcé, par la maladie, d'abandonner le commandement de sa division. Il dut s'embarquer immédiatement pour Gênes et aller prendre les eaux que l'état de sa blessure réclamait.
Un nouveau décret du Dictateur venait aussi, à cette époque, confisquer au profit de l'État les biens d'une foule de congrégations religieuses plutôt nuisibles qu'utiles, et dont l'existence devenait un non-sens avec le nouvel état de choses. C'étaient, entre autres, les Jésuites et les congrégations du Saint-Rédempteur. La municipalité vint aussi offrir à Garibaldi, en même temps que ses remerciements, le titre de citoyen de Palerme. Le conseil municipal, dans cette occasion, ne dissimula pas au Dictateur que la population attendait avec une vive impatience le vote de l'annexion; que cette mesure seule ramènerait le calme et la sécurité dans le commerce et l'industrie, en même temps qu'elle permettrait de réprimer vigoureusement les excès qui, dans certains districts, ensanglantaient la révolution sicilienne. Le général se montra très-reconnaissant du droit de cité qu'on lui octroyait, mais, quant à l'annexion, sa réponse, quoique longue, pouvait se résumer en quelques lignes:
«Je suis venu combattre pour l'Italie et non pas pour la Sicile seule, et, tant que l'Italie entière ne sera pas réunie et libre, rien ne sera fait pour une seule de ses parties.» Ce qui n'empêcha pas les mécontents de demander l'annexion plus fort que jamais, et de voir afficher dans quelques rues, sur les portes et fenêtres, de vastes pancartes blanches, portant:—«Votons pour l'annexion et Vittorio-Emmanuele!»
La demande du conseil municipal exprimait-elle sincèrement le voeu de la nation? C'est ce que l'avenir prouvera.
A propos de placards, il en parut un jour un et des plus bizarres. Un monsieur, un avocat, appelait le peuple de Palerme aux armes et à la liberté en invoquant ... l'exemple des Vêpres siciliennes. Le moment était en effet bien choisi pour rappeler un pareil souvenir; c'était une grande preuve de tact et de bon goût! «Montrons-nous, disait-il, les dignes fils des héros qui délivrèrent jadis leur patrie!» Je ne sais si les Palermitains avaient conservé un culte très profond pour ces héros d'un autre âge, mais la proclamation ne fit lever que les épaulés chez tous ceux qui la lurent.
On avait espéré à Naples que la promesse d'une constitution et l'adoption des couleurs italiennes par François II feraient sensation à Palerme et dans la Sicile, et ramèneraient quelques esprits au gouvernement royal. Mais le fort Saint-Elme, à Naples, et les bâtiments de guerre napolitains, saluèrent seuls ces modifications à une politique à jamais repoussée par l'opinion publique. Quant à Palerme et à la Sicile, la nouvelle y passa tout à fait inaperçue; ce ne fut pas cependant la faute du général qui la fit afficher partout; elle reçut le même accueil que la proclamation de l'habile panégyriste des Vêpres siciliennes.
Le moment approchait où l'armée libératrice allait sortir de l'immobilité et reprendre l'offensive. Il était fortement question de l'attaque de Messine sur laquelle convergeaient les colonnes indépendantes. Quatre forts transports à vapeur avaient été achetés par le général Garibaldi et on se disposait à les armer aussi bien que possible. Ils formaient, avec ceux que l'on possédait déjà, une petite escadre pouvant transporter plusieurs milliers d'hommes à la fois. Trois nouveaux bâtiments vinrent encore bientôt l'augmenter. Un matin, la population des quais fut stupéfaite de voir apparaître l'une des plus jolies corvettes de la marine napolitaine, son pavillon à la corne, mais le guidon parlementaire au mât de misaine. Elle approchait toujours, traversait la rade, et venait mouiller jusque dans le port. Quelques instants après, son pavillon était amené et remplacé par les couleurs italiennes. Le général Garibaldi se rendit à bord, et reçut le bâtiment qui lui fut remis par le commandant et la presque totalité des officiers. Quant aux matelots, ils furent débarqués, et la plupart s'en retournèrent à Naples. Un nouvel équipage fut formé immédiatement, un commandant nommé, et le Véloce repartait de suite en croisière, pour revenir, vingt-quatre heures après, avec deux prises napolitaines, l'Elba et le Duc de Calabre. C'était donc un vrai bâtiment de guerre ajouté au matériel naval dont pouvait dès lors disposer le général Garibaldi.
Trois jours après, l'on apprenait l'arrivée de la colonne Medici à Barcelona et la marche en avant du général napolitain Bosco.
C'est à Messine qu'il faut maintenant se transporter au plus vite, cette ville va devenir le théâtre de nombreux et intéressants événements.
Messine, à peine remise du bombardement de 1848, devait ressentir le contre-coup immédiat des événements de Palerme. Plusieurs fois ravagée par la peste et les tremblements de terre, celui de 1783, entre autres, qui fit périr plus de quarante mille personnes, elle est construite en amphithéâtre sur le bord de la mer et à peu près au milieu du détroit qui porte son nom. Cette ville est partagée, dans le sens de sa longueur, par deux grandes voies parallèles au quai du port, la strada Ferdinanda et le Corso. Une quantité d'autres rues coupent ces deux premières à angle droit et viennent aboutir sur le quai. Dès qu'on a traversé le Corso, le sol s'élève rapidement et les rues deviennent presque impraticables aux voitures. C'est là que sont les quartiers des couvents.
Le port, qui est vaste et parfaitement à l'abri, est défendu par une imposante citadelle, pentagone régulier dont chacun des bastions est retranché et fermé à la gorge par une tour maximilienne. Les deux qui sont sur le front de la place en regard du champ de manoeuvres de Terranova sont carrées et munies de canons de gros calibre. Plusieurs ouvrages y ont été ajoutés à diverses époques: entre autres une batterie rasante casematée de vingt-deux pièces, construite en face de la ville sur l'emplacement de l'ancien chemin couvert, et un autre ouvrage allongé en forme de jetée, défendu à son extrémité par une forte batterie qui commande la mer et le détroit.
Au delà de la citadelle, une étroite langue de terre, haute tout au plus de deux ou trois mètres au-dessus du niveau de la mer, et appelée bras de Saint-Renier, se dirige vers l'entrée du port. A son extrémité se trouve un second fort qui porte le nom de San-Salvador. Trois autres occupent les points culminants des collines qui avoisinent la ville. On conçoit dès lors comment les habitants ne pouvaient mettre le nez à leur fenêtre sans apercevoir quelques canons braqués dans leur direction.
Les quais sont magnifiques et bordés de belles constructions malheureusement inachevées ou en ruines. Au beau milieu un affreux Neptune à jambes torses, tenant en laisse deux monstres encore plus laids et plus difformes que lui qu'on décore des noms de Charybde et de Scylla, se pavane sur un socle bizarre; c'est une oeuvre florentine, on la prendrait plus volontiers pour celle de quelque sauvage sculpteur de la Nouvelle-Calédonie. Il y a un beau jardin public appelé la Flora, où l'on fait de la musique. Des églises à chaque pas et autant de couvents que de maisons. Les jours de fête religieuse et même à certaines heures du soir, celle de l'angelus, par exemple, c'est un vacarme de cloches, de pétards et de coups de fusil à étourdir Vulcain et ses Cyclopes. Quant aux rues, elles sont dallées et assez propres au premier abord, mais elles ne supportent guère un examen attentif. La cathédrale possède un baldaquin en pierre dure de la plus grande richesse et d'une exquise élégance. Ce monument fut commencé par le duc Roger et terminé plus tard. La façade, de style ogival, est en marbre et ornée de mosaïques et de bas-reliefs. Elle est malheureusement à moitié détruite.
Une charmante petite fontaine se laisse encore admirer sur la place, mais dans quel état est-elle! C'est à peine si l'on peut en approcher, tant les immondices et le fumier encombrent ses abords. Les marbres disjoints menacent ruine, et les bas-reliefs, ainsi que les gracieuses statuettes de femmes assises qui supportent la vasque supérieure, sont ornés d'une telle croûte de crasse, de boue et de sable, qu'on a peine à en distinguer les contours et la forme.
Elle fut édifiée en 1547 par Fra Giovanni d'Angelo. La place est assez belle, du reste, et ornée de deux statues: l'une en bronze, représentant Charles II à cheval, et l'autre le bon roi Ferdinand. Le Corso et la strada Ferdinanda sont les promenades favorites des habitants. Il y a des quantités de palais, mais ils sentent la misère à dix lieues à la ronde. A part quelques exceptions, lorsque l'oeil vient à plonger dans ces somptueuses habitations, on reste épouvanté de ce qu'on aperçoit à l'intérieur. Une haute chaîne de montagnes, appelée monts Pelore, entoure la ville et va aboutir au Faro.
Depuis le débarquement de Garibaldi à Marsala, les habitants de Messine, quoique non moins exaltés que ceux de Palerme, paraissaient frappés de stupeur. Plus les troupes royales arrivaient en ville, venant de Palerme, Trapani, Girgenti, etc., enfin de partout excepté de Syracuse, et plus on s'empressait de fermer les magasins, d'emballer les marchandises et de les cacher partout où faire se pouvait. On se remémorait avec crainte les horreurs du premier bombardement et on en prévoyait un second pire encore et presque inévitable.
La citadelle et les forts entassaient effectivement canons sur canons, perçaient meurtrières sur meurtrières, blindaient leurs embrasures et couvraient leurs parapets de sacs à terre.
Près de trente mille hommes défendaient ces ouvrages et formaient autour de Messine, sur tous les points dominants des monts Pelore, une suite de postes d'observation dont le télégraphe et le monte Barracone étaient le centre et la base de défense.
Toujours en alerte, toujours sur pied et toujours en tenue de campagne, ces troupes paraissaient décidées et dévouées. Le général Clary, qui commandait en chef, avait l'ordre formel de n'abandonner aucun des points utiles à la défense. On devait donc croire que les colonnes libérales rencontreraient une résistance désespérée. Or les habitants de Messine, en prévision de ces événements, avaient quelques raisons de s'alarmer. Si les soldats royaux paraissaient vouloir défendre leur drapeau un peu mieux qu'à Palerme, on pouvait être certain que la plus grande partie se hâteraient aussi de profiter des moments favorables pour renouveler les scènes de massacre et de pillage qui avaient désolé Palerme et autres lieux. Aussi, tous les magasins restaient-ils, depuis près d'un mois, impitoyablement fermés; les rues presque désertes de jour, étaient, la nuit, entièrement abandonnées. On n'y rencontrait que de longues files de factionnaires tirant à tort et à travers à la moindre alerte, sans beaucoup de souci de l'endroit où leurs balles allaient se loger, ni du mal qu'elles pouvaient faire à des innocents.
A l'approche des colonnes de Garibaldi, la désertion, qui commença parmi les troupes royales, amena un relâchement marqué dans la discipline et, par suite, augmenta les craintes: dans la nuit du 23 au 24 juin, quelques coups de feu, tirés par des sentinelles timorées, donnent l'alarme aux postes de la ville. Plusieurs se mettent en retraite sur la citadelle et, sans autre forme de procès, commencent à piller les maisons. Deux habitations furent complètement saccagées; heureusement les propriétaires, comme la plupart des habitants, étaient absents. Ceux qui le pouvaient passaient la nuit à la campagne où ils se croyaient plus en sûreté que dans la ville. Les consuls, entre autres celui de France, M. Boulard, firent d'énergiques remontrances au général commandant en chef qui répondit qu'il était peiné de ces actes inqualifiables d'indiscipline et de ladronerie, mais que malheureusement les moyens de répression lui manquaient: il promit cependant de faire une enquête; on savait ce que cela voulait dire.
A partir de ce jour, la panique devint générale. Les familles riches affrétèrent, à quelque prix que ce fût, des bâtiments étrangers à bord desquels elles embarquèrent, en toute hâte, meubles et argenterie. Certains commerçants payaient jusqu'à quinze livres par jour rien que le droit de rester à bord des bâtiments sur rade, sans préjudice des autres dépenses; tandis que d'autres, moins riches, ne pouvant retenir des bâtiments de commerce, louaient des bateaux de pêche et des chalands. Les plus pauvres, emportant leurs enfants dans leurs bras et leurs matelas sur le dos, se dirigèrent vers les plages du Paradis, de la Grotta et du Faro qui offrirent ainsi bientôt l'aspect d'une ville improvisée.
Les consuls qui avaient des bâtiments de leur nation sur rade, s'empressèrent aussi d'y transporter les archives de leurs chancelleries. Les autres les évacuèrent sur leur maison de campagne. Le service des messageries impériales lui-même fut obligé de chercher un refuge sur une mahonne installée ad hoc. Quant aux administrations, il n'y en avait autant dire plus. Chacun s'empressait de mettre la clef sous la porte et de décamper sans tambour ni trompette. Le service des postes, seul, tint bon ou à peu près. Chose étrange, il apportait à Messine les édits de Garibaldi que l'on affichait tranquillement, et réciproquement, il remportait à Palerme les décrets et journaux napolitains. Quant aux tribunaux, à la municipalité, etc., un décret du général Garibaldi, publiquement affiché dans les rues de la ville, leur avait enjoint de se rendre à Barcelona, et tout le monde s'était empressé d'obéir, excepté le directeur de la Banque qui avait prétexté la nécessité de sa présence à Messine pour éluder l'ordre du Dictateur.
Les églises elles-mêmes restaient en partie fermées; c'est à peine enfin si l'on pouvait se procurer les objets les plus nécessaires à la vie. Le commerce maritime, de son côté, devenu complètement nul, faisait, des quais une vaste solitude que rien ne venait troubler, sauf les cris des factionnaires et le bruit des marches et contre-marches des soldats, dans lesquels on commençait à avoir si peu de confiance qu'on ne les laissait plus séjourner quarante-huit heures dans le même endroit.
Le 14 juillet, plusieurs bateaux calabrais, ayant à bord des volontaires, débarquaient à un mille et demi de la ville, sur la route de Taormini, et les hommes se répandaient isolément dans la campagne.
Les troupes royales, en observation dans les environs, ne les virent pas ou ne voulurent pas les voir.
Ces volontaires devaient, aussitôt la retraite de l'armée napolitaine sur Messine, se précipiter dans la ville, en barricader les rues et empêcher ainsi la rentrée des troupes royales.
La cité ressemblait à un tombeau. Presque toutes les troupes furent à ce moment dirigées vers la montagne. Des bandes de picchiotti avaient apparu sur les sommets du mont Castellamare et dans les ravins environnants; ils échangeaient même, de temps en temps, des coups de feu avec les avant-postes royaux, qu'ils commençaient à inquiéter chaque jour.
Le général Medici, arrivé depuis plusieurs jours à Barcelona avec sa colonne, publia le 6 juillet une proclamation adressée aux soldats napolitains et dans laquelle il leur représentait leur cause comme perdue et les appelait à la liberté. Il avait avec lui quelque chose comme trois mille hommes. Les troupes royales occupaient Spadafora et le Jesso, séparées par trois ou quatre milles à peine de la brigade de Fabrizzi. On annonça, le 15, le débarquement, du général Cosenz à Olivieri, petite ville située à dix-huit milles de Milazzo et près de Poti. Il avait avec lui, disait-on, huit bateaux à vapeur, dont le Véloce, le tout amenant deux ou trois mille hommes. Le soir même, il faisait sa jonction avec le général Medici.
Le chiffre de l'armée nationale, prête à commencer les opérations, s'élevait donc à environ six mille soldats, sans compter les guérillas. On apprenait, en même temps, l'arrivée à Catane de l'ancienne division du général Türr, commandée alors par le général hongrois Ehber. La colonne de Bixio, arrivée de son côté à San-Placido, ne comptait pas plus de cinq ou six cents hommes.
Pendant ce temps, le corps du général Bosco était parti de Messine le 14, vers trois heures du matin, et s'avançait sur Spadafora en trois colonnes, la première longeant la mer pour donner la main à la garnison de Milazzo, la deuxième suivant la route consulaire, et la troisième se dirigeant sur les derniers contre-forts de la montagne. Cette petite armée comptait quatre bataillons de chasseurs à pied, plusieurs escadrons de chasseurs à cheval et de lanciers, et deux batteries d'artillerie.
Les avant-postes de l'armée libératrice se replièrent devant les troupes royales, prenant position à Linieri et Meri, bourgades à trois milles environ en avant de Barcelona.
Pendant que le général Medici exécutait ce mouvement de feinte retraite, le général Fabrizzi prenait la traverse de Saponara, de manière à gagner, par les Fiumares, les hauteurs d'Antellamare, et de couper de sa base d'opérations la colonne expéditionnaire du général Bosco. Le départ précipité des troupes royales pour la montagne donnait beaucoup de chances à ce mouvement. Chaque pas en avant de l'armée libérale venait augmenter l'appréhension des habitants de Messine. Cependant, il était évident que tant que les bâtiments de guerre étrangers seraient dans le port, entre la ville et la citadelle, et qu'on ne les aurait pas sommés de se retirer ainsi que les bâtiments de commerce, le bombardement ne pourrait avoir lieu.
Les navires de guerre sur rade étaient alors la frégate à vapeur le Descartes, le Scylla, corvette anglaise à hélice, une corvette autrichienne, enfin, une frégate piémontaise à hélice. Ces quatre navires avaient choisi leur mouillage de telle façon qu'ils interceptaient tout le champ de tir entre la citadelle et la ville. Lors d'un ras de marée, qui eut lieu vers le 10 ou le 11, les corvettes autrichienne et anglaise crurent devoir quitter le port et aller mouiller en rade. Mais, dès le lendemain, à la suite d'une espèce d'invitation officieuse aux autres bâtiments de guerre de suivre l'exemple des deux premiers, la corvette anglaise rentrait dans le port, et reprenait son ancienne place, entre le Descartes et la frégate piémontaise qui était la plus rapprochée de terre.
Il y avait sans cesse, parmi les troupes royales, des alertes du dernier plaisant. Une nuit, sur le monte Barracone, les troupes qui y campaient prirent les armes, et, pendant plus de deux heures, firent, dans toutes les directions, des feux féroces; feux de bataillon, feux de peloton, rien n'y manqua, qu'un ennemi. On croyait, en ville, à une affaire des plus sérieuses.
Une autre nuit, deux bateaux caboteurs autrichiens, chargés de vivres pour la citadelle même, ne purent étaler le courant dans le détroit et se trouvèrent drossés sur la plage entre la citadelle et le fort de la Pointe. Un chemin couvert, longeant cette plage, reliait les deux forteresses et chaque nuit deux ou trois bataillons y restaient de service en prévision d'un débarquement de Garibaldiens.
En voyant ces deux bateaux s'approcher du rivage et bientôt après s'échouer, les guerriers de François II commencent une fusillade d'enfer sur ces malheureuses barques. En vain les matelots leur crient qu'ils sont des amis; en vain leurs propres officiers leur hurlent aux oreilles: Basso et fuoco! quand ils obtiennent à grand'peine que le feu cesse d'un côté, il recommence d'un autre avec plus d'acharnement, et cependant on ne leur rendait pas un seul coup de fusil. Le feu dura plus de deux heures, les balles arrivaient jusqu'à bord des bâtiments de guerre en rade, c'est-à-dire dans une direction diamétralement opposée à celle où se trouvaient les navires suspects. Enfin, le calme se rétablit.
Le lendemain matin, ces deux malheureux bateaux, remorqués par des embarcations qu'on leur avait envoyées, rentraient dans le port, criblés de balles, leur gréement haché, leurs voiles en lambeaux et, ce qui rend cette plaisanterie fort triste, la moitié de leurs équipages tués ou blessés, malgré la précaution qu'ils avaient prise de descendre à fond de cale.
Le 17, au soir, une partie de la colonne de gauche du général Bosco marchait en dépendant sur sa gauche, lorsque ses vedettes rencontrèrent celles de Medici, et engagèrent un feu très-vif. Chaque parti faisant soutenir ses avant-gardes, il s'ensuivit un combat en règle. L'affaire continua assez tard dans la nuit. Les troupes de Bosco se retirèrent vers Milazzo, emmenant quelques prisonniers, dont un capitaine, et laissant sur le terrain pas mal de morts et de blessés. De leur côté, les Garibaldiens avaient fait aussi un assez grand nombre de prisonniers, et ils avaient moins de monde hors de combat. C'est à ce moment même que Garibaldi, quittant brusquement Palerme le 18, s'embarquait sur le City of Alberdeen avec un millier d'hommes et mettait le cap sur Milazzo. Le brave chef de l'armée indépendante avait flairé la poudre et il venait tomber sur le champ de bataille juste à point pour enlever ses volontaires et ajouter la victoire de Milazzo à celles de Calatafimi et de Palerme.
Lors de l'affaire du 17, les troupes napolitaines avaient un grand avantage sur celles de Medici, en ce qu'elles avaient du canon et tiraient à boulets creux sur un ennemi à découvert et sans artillerie. On racontait de différentes manières le commencement de cette petite action. En rapportant toutes les versions, on est certain de rencontrer la véritable.
On disait d'abord qu'un petit convoi, appartenant au corps de Bosco et composé d'une cinquantaine de mulets chargés de farine, avait été attaqué et enlevé dans l'après-midi par quelques avant-postes siciliens. Un détachement napolitain fut envoyé pour le reprendre. De là, bataille.
Suivant d'autres, le général Bosco avait confié à un major un poste important que celui-ci abandonna presque immédiatement. Arrêté par ordre de son général, il fut enfermé dans le château de Milazzo. En vrais soldats napolitains, les royaux commencèrent à s'ameuter et à crier haro sur le général Bosco, exigeant la mise en liberté immédiate de leur major. Mais ce n'était pas le compte du général qui, peu facile à intimider, commença par ramasser quelques troupes d'élite et apaisa rapidement cette mutinerie; puis, prenant en personne le commandement de deux bataillons, s'en alla bravement reprendre le poste abandonné qu'occupaient déjà quelques hommes de Medici. Ne voyant pas motif sérieux pour le garder quand même, il se retira, de sa propre volonté, ou, suivant la version opposée, il fut forcé de l'abandonner. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans cette affaire, les Napolitains eurent quinze hommes tués et cinquante blessés. On leur fit une soixantaine de prisonniers. Les pertes des Siciliens ne furent que de dix hommes tués, trente-cinq blessés et vingt-sept prisonniers.
Ces récits variés s'appliquent-ils à une seule affaire ou à plusieurs? Les deux bulletins de Medici, ci-joints, feraient pencher pour la seconde hypothèse.
«L'ennemi a tenté de tourner mon extrême droite. J'ai envoyé contre lui quatre compagnies. Combat très-vif. L'ennemi, fort de deux mille hommes, avec artillerie et cavalerie, a été repoussé et s'est retiré à Milazzo. Notre perte est de sept morts et divers blessés, celle de l'ennemi est beaucoup plus forte; il a laissé aussi quelques chevaux.
«L'ennemi renouvelle l'attaque avec une plus grande énergie et de plus grandes forces. Le combat dure depuis plus de deux heures avec un feu nourri, continu, vif, imposant. L'ennemi a bombes et canons. Avec des positions bien choisies, il résiste énergiquement. Deux charges des nôtres à la baïonnette décident de la journée.
«L'ennemi se retire à Milazzo; il a souffert de graves pertes en morts et en blessés. Nous avons peu de morts, mais bon nombre de blessés. Nous avons fait quelques prisonniers. L'esprit des volontaires est admirable.
Avant d'en venir au combat de Milazzo, il est nécessaire de donner quelques détails topographiques sur le champ de bataille.
La ville de Milazzo est située à l'entrée d'une presqu'île étroite et plate. A toucher la ville une courte chaîne de collines, sur le premier mamelon de laquelle se trouve le château de Milazzo, s'élève et s'étend jusqu'au bout de la presqu'île sur un développement d'environ deux kilomètres. Tout à fait à l'entrée de la presqu'île, avant la cité, à travers un terrain sablonneux et couvert de roseaux, se faufile une petite rivière sur laquelle est jeté un pont d'une seule arche. Tous les alentours sont obstrués par des roseaux à tiges élevées; au delà, quelques terrains sablonneux, traversés par la route consulaire qui vient aboutir à l'entrée du pont, s'étendent jusqu'aux terres cultivées qui montent en pentes insensibles vers Barcelona. Le pays est couvert de vignobles et les champs sont presque tous entourés de murs de pisé et de terre d'une hauteur moyenne d'un mètre ou un mètre cinquante, sur lesquels croissent d'épais cactus aux épines acérées. Après les engagements du 17 et du 19, les troupes royales occupaient la route consulaire et les positions environnantes, l'artillerie avait pris position sur la route, et, en tête du pont, une fortification passagère, armée de canons, assurait la retraite en cas de besoin.
Les troupes de Medici, dans la plaine en avant de Barcelona, étaient séparées des troupes royales par deux milles environ; mais les tirailleurs étaient à peine à quelques centaines de mètres les uns des autres.
Le 20, vers cinq heures du matin, on entendit sur la droite des Garibaldiens, à la hauteur des avant-postes du centre napolitain, quelques coups de feu dont la fumée se confondait avec les légères vapeurs qui s'exhalaient de la terre. Cette fusillade s'étendit bientôt sur le front d'une partie de l'armée. A cinq heures et demie, la mousqueterie, devenue très-vive, annonçait de part et d'autre un engagement sérieux.
Le feu devint bientôt général. Une affaire décisive était engagée à un mille et demi de Milazzo et sur une étendue de deux milles environ.
La légion anglo-sicilienne, commandée par le colonel anglais Dunn, fut une des premières et des plus sérieusement aux prises avec l'ennemi.
L'armée nationale, privée d'artillerie et obligée de lutter contre des troupes qui avaient choisi d'avance leurs positions, se tenant à couvert et trouvant partout des abris pour ses tirailleurs, avait, dans le principe, un désavantage marqué. Ce n'était que par des prodiges de valeur qu'elle pouvait espérer égaliser les chances du combat. A la suite d'un mouvement en avant très-prononcé qu'elle exécuta rapidement et avec audace, il y eut un temps d'arrêt causé par plusieurs décharges successives de mitraille. Le désordre, se mettant alors de la partie, obligea les libéraux à battre en retraite pour se rallier et sortir de la zone de feu dans laquelle ils s'étaient engagés.
On se reformait lentement. Ces décharges écrasantes avaient serré le coeur des volontaires. Lorsque tout à coup, le cri de: «Voilà Garibaldi!» se répète d'un bout à l'autre des lignes. Un régiment piémontais, arrivant tout frais sur le champ de bataille, se précipite en avant tête baissée, Garibaldi le précède; il est suivi par tout le reste de l'armée qui se reforme comme elle peut en marchant en avant. Le combat se rétablit. La route consulaire abordée à la baïonnette est enlevée et les troupes royales sont rejetées vers le rivage. Mais là, chaque champ est une redoute qu'il faut forcer. Ces diables de haies sont infranchissables. Il faut les abattre à coups de crosse et couper les cactus à coups de sabre. L'ennemi, en fuyant, a abandonné une pièce sur la route, le général Garibaldi, qui en ce moment n'a auprès de lui que Missori et deux ou trois guides, l'aperçoit, et on s'empresse de la jeter dans le fossé, ne pouvant l'emmener; car, au même moment, une dizaine de braves lanciers de l'armée napolitaine faisaient une charge pour tâcher de dégager leur pièce et de la ramener. Après avoir parcouru deux ou trois cents mètres et passé à côté de Garibaldi et de ses compagnons sans y prendre garde, ils revenaient, renonçant à l'espoir de retrouver leur canon, lorsqu'ils aperçurent le général et se précipitèrent, la lance baissée, sur le petit groupe d'hommes qui l'entourait.—Pends-toi, brave Dumas, tu n'étais pas là pour raconter ce combat digne de d'Artagnan!—D'un coup de revers de sabre, le général Garibaldi abat presque la tête du major qui commandait les lanciers. Missori tue le second et le troisième. Les autres s'espadonnent avec les guides. En résumé, huit lanciers et huit chevaux restent sur le carreau et le Dictateur s'élance vers de nouveaux hasards.
Les volontaires avancent toujours avec intrépidité, les Napolitains ne cèdent que pied à pied. Les terrains conquis sont couverts de morts et de blessés parmi lesquels il y a bien plus de volontaires que de soldats royaux. Ou arrive enfin aux roseaux où l'on se bat à bout portant.
Encore refoulés, les Napolitains se précipitent vers l'isthme et le pont, suivis de près par les Garibaldiens. Mais à ce moment, la batterie du pont se démasque et fait pleuvoir sur ceux-ci une grêle de mitraille. C'est là que leurs pertes furent le plus sensibles. Il est impossible d'aller de l'avant sous cette pluie de biscaïens et cependant un plus long temps d'arrêt compromet le succès de la journée. Le Dictateur paraît et, en même temps que le cri de Vive Garibaldi! sort de toutes les bouches, toutes les poitrines s'élancent au feu; la batterie est escaladée, quelques pièces, attelées à la hâte, fuient au galop de leurs chevaux; mais deux canons restent au pouvoir des assaillants. Les uns et les autres arrivent pêle-mêle sur l'isthme. De tous côtés la ville est envahie. Pourchassés dans les rues, les royaux se hâtent de gravir les rampes du château et se réfugient dans la forteresse, aux acclamations des volontaires. Ceux-ci, après l'avoir tournée, attaquent et enlèvent immédiatement deux tours et une demi-lune, en face de la porte principale du château, vers l'intérieur de la presqu'île. Le Véloce était venu aussi prendre sa part du combat et tirait à boulet sur l'armée royale. Un instant le général Garibaldi se rendit à bord; et, au moment où les Napolitains essayaient une sortie du château, plusieurs volées de mitraille lancées par les grosses pièces du bord les arrêtèrent court et les forcèrent à rentrer au plus vite dans la place.
Telle était la situation à cinq heures et demie du soir. Le reste des troupes royales était enfermé et bloqué dans la citadelle de Milazzo, tandis que sur les hauteurs, du côté de Spadafora et du Jesso, on apercevait des colonnes napolitaines s'éloignant en toute hâte dans la direction de Messine.
Le soir, Milazzo était occupée par une division de l'armée sicilienne et toutes les rues, routes et chemins aboutissant à la citadelle, barricadés et défendus par de forts détachements.
Pendant le combat, on avait aperçu au large deux grands navires de guerre croisant sans pavillon. Au premier abord, le chiffre des pertes du côté des Garibaldiens fut estimé à près de 800 hommes hors de combat.
Les Napolitains n'en accusèrent qu'environ 300.
Voici les deux bulletins du quartier général garibaldien:
«Ce matin à six heures commençait un échange de coups de fusil; on crut d'abord à une affaire d'avant-postes, mais ce fut bientôt une mêlée générale. Les royaux avaient de l'artillerie, les nôtres en manquaient. La mêlée fut terrible: les royaux étant à l'abri, les nôtres se battant à découvert. Un moment la position parut difficile; mais au nom magique de Garibaldi, les nôtres s'étant élancés comme des lions, les positions furent enlevées, et, à trois heures vingt-cinq minutes, nos troupes entraient à Milazzo, après s'être emparées de cinq pièces d'artillerie, dont trois conquises pendant le combat, hors des murs, et les deux autres à l'entrée.
«Le vapeur le Véloce canonna le fort, où les royaux se renfermèrent, toujours poursuivis à la baïonnette; ils y sont pressés comme dans un baril d'anchois.
«Les nôtres ont pris ensuite la première porte du fort et un bastion, où notre drapeau flotte sur une tour.
«Nous devons déplorer des pertes graves; celles des royaux sont énormes. On regarde comme certain la reddition du fort et de la colonne entière. A l'instant arrive un renfort pour nous avec des canons rayés. Les soldats de Spadafora se retirent au Jesso.»
«Hier, à six heures du matin, la lutte s'engagea à Milazzo, et elle ne finit qu'à huit heures du soir. La mêlée fut terrible. On combattait sur toute la ligne. Il y eut un grand carnage des bourbonniens qui se battaient avec beaucoup de ténacité, de sorte qu'il fallut gagner du terrain pied à pied sous une pluie de mitraille. Le champ de bataille, couvert de cadavres ennemis et de bagages de toutes sortes, avec cinq canons, fut enfin conquis aux cris de: Vive l'Italie! vive Garibaldi!
«Nos jeunes gens ont rivalisé d'enthousiasme avec les braves de la légion Garibaldi, qui a été la première au combat et la première à courir à la baïonnette pour forcer Milazzo et s'emparer aussi des premier et deuxième réduits de la forteresse, toujours la baïonnette dans les reins des bourbonniens.
«Nos pertes n'ont pas été excessives. La légion Garibaldi a eu quelques hommes légèrement blessés; nos jeunes gens ont aussi un peu souffert, mais les pertes des braves du continent ont été sensibles. D'énormes dommages ont frappé, l'ennemi qui, en fuyant, a été acculé aux redoutes et de là dans le reste de la forteresse. Il a été poursuivi jusque-là, et on a coupé les conduites d'eau.
«Ce matin 21, le héros Bosco s'est présenté au Dictateur et a demandé à sortir avec les honneurs de la guerre. «Non, a répondu Garibaldi, vous sortirez désarmés, si cela vous plaît.»
«Fabrizzi et Interdonato ont marché sur le Jesso par ordre du généralissime. L'ennemi, qui occupait cette position, s'est retiré aussitôt vers Messine.
«Le Dictateur, dans un combat de cavalerie à Milazzo, a d'un revers de son sabre fait sauter le bras et l'épée au major du corps napolitain, qui le poursuivait; après quoi la cavalerie napolitaine a été dispersée et, détruite. Juste punition d'une opiniâtreté fratricide.
«Vive l'Italie! Vive Victor-Emmanuel!»
Le soir même du combat, et malgré l'insuffisance du service d'ambulance, tous les blessés furent relevés, aussi bien ceux des Napolitains que ceux de l'armée libérale, et transportés, partie à Barcelona partie dans les maisons de Milazzo qui étaient restées presque désertes: tous les habitants s'étant réfugiés sur l'extrémité de la presqu'île où se trouvent une grande quantité de villas.
Le consul d'Angleterre s'était empressé de mettre sa maison à la disposition du général Garibaldi et de son état-major. Toute la nuit, la ville fut illuminée par les volontaires. Le premier soin de Garibaldi, après avoir pensé à ses blessés, fut de donner l'ordre au général Fabrizzi et au chef de guérillas Interdonato de marcher avec leurs troupes sur le Jesso, vers les plus proches versants de la ceinture de montagnes qui entoure Messine, pour obliger les troupes qui battaient en retraite de Spadafora à gagner cette ville au plus vite, et inquiéter, par ce mouvement, les troupes royales dans le cas où elles chercheraient à faire une pointe pour dégager le général Bosco.
Le 21 et le 22, on commença, du côté de l'armée nationale, quelques travaux d'attaque contre le château.
Manquant d'artillerie de siége, le général Garibaldi était résolu à procéder par la mine contre les défenses de la place. De son côté, le château envoyait des boulets et de la mitraille partout où il apercevait un assaillant. Le 23, au matin, trois bâtiments de commerce français, le Charles-Martel, la Stella et le Protis, frétés par le gouvernement napolitain, arrivaient sur la rade de Milazzo, chargés de vivres et de munitions pour l'armée royale. Grand fut l'étonnement du premier des capitaines de ces navires, M. de Salvi, commandant le Protis, en débarquant, de se voir conduit au général Garibaldi, quand il croyait rencontrer le général Bosco.
Après avoir expliqué au Dictateur quelle était sa mission, il lui demanda à retourner à son bord pour décider avec les capitaines des deux autres navires ce qu'ils avaient à faire. En ce moment, l'aviso à vapeur de guerre, la Mouette, commandant Boyer, qui se rendait à Messine et devait toucher à Milazzo, mouillait à côté du Protis. Le commandant Boyer s'était à juste titre ému de la fausse position dans laquelle se trouvaient, ces trois bâtiments français. Après avoir convoqué les capitaines et apprenant que le général Garibaldi les laissait entièrement libres de leurs manoeuvres, il les engagea à faire route pour Messine.
M. de Salvi qui, indépendamment du transport qu'effectuait son navire, avait une mission particulière de la cour de Naples, déclara alors au commandant de la Mouette qu'il croyait de son devoir, avant d'appareiller, de faire tout son possible pour communiquer avec le chef de l'armée royale.
Quelques instants après, la Mouette continuait sa route sur Messine et le Charles-Martel et la Stella la suivaient de près. Quant au capitaine du Protis, il se faisait débarquer et retournait chez le général Garibaldi; celui-ci s'empressa de lui donner l'autorisation de se rendre à la citadelle pour accomplir sa mission. Il le chargea même, de son côté, d'un projet de capitulation qu'il devait soumettre au général Bosco. Garibaldi offrait la liberté aux officiers, mais il demandait que les troupes restassent prisonnières de guerre. De plus, il faisait prévenir le commandant de l'armée royale que deux mines étaient assez avancées pour rendre certaine l'ouverture de plusieurs brèches et que, s'il refusait la capitulation, on serait forcé de recourir à ce moyen. M. de Salvi était accompagné d'un clairon avec drapeau blanc et d'un officier, afin de pouvoir, sans encombre, arriver à sa destination. Ce ne fut qu'après deux ou trois appels de clairon que deux officiers napolitains, sortis par la poterne, vinrent s'informer de ce que désirait le parlementaire et, sur son explication, le prièrent d'attendre quelques instants pour qu'ils pussent aller rendre compte de sa demande d'introduction au général Bosco.
Dix minutes après, ils étaient de retour. Le clairon et l'officier devaient rester où ils étaient. On banda les yeux à M. de Salvi et on ne lui enleva son bandeau que dans la chambre même du général Bosco.
La conversation s'engagea en italien. Mais M. de Salvi ayant dit qu'il était Français, le général s'excusa de lui avoir fait bander les yeux, quoique ce fût une des exigences de la guerre. Après avoir accompli sa mission, M. de Salvi fit part au général des propositions de Garibaldi. «C'est impossible, lui répondit Bosco, moi et mes soldats nous tiendrons dans la place, et jusqu'à la dernière extrémité je n'abandonnerai ni ma troupe, ni la forteresse.
«Bien plus, ajouta-t-il, que le général Garibaldi m'indique l'emplacement de sa mine, et j'irai le premier m'y faire tuer à la tête de mes soldats.» En le congédiant, il dit à M. de Salvi que, sans un ordre formel de son gouvernement, il ne rendrait jamais la place.
Le capitaine du Protis fut reconduit les yeux bandés, comme il était venu, jusqu'à l'endroit où il avait laissé son escorte, et vint de suite transmettre au Dictateur la réponse du commandant des troupes royales. Garibaldi, appréciant la fermeté de Bosco et ayant hâte d'en finir afin de pouvoir diriger ses troupes sur Messine et éviter les lenteurs et l'effusion de sang que pouvait entraîner une attaque de vive force, pria M. de Salvi de retourner auprès du général Bosco et de lui porter de nouvelles conditions. Le capitaine accepta avec empressement cette mission conciliatrice; il pria toutefois Garibaldi de lui donner son ultimatum par écrit.
Cette nouvelle tentative n'eut pas plus de succès que la première. Le commandant de la citadelle déclara nettement que sa position n'était pas assez précaire pour l'obliger à accepter de telles propositions, qu'il devait attendre les ordres de son gouvernement, et que, dans tous les cas, et en temps et lieu, si cela était nécessaire, il enverrait lui-même un parlementaire: tout en désirant de grand coeur, comme le général de l'armée nationale, éviter des sacrifices inutiles, il voulait cependant, avant tout, sauvegarder son honneur et celui des troupes que S.M. le roi de Naples avait daigné lui confier.
En descendant du château, M. de Salvi aperçut au large quatre frégates napolitaines courant à toute vapeur sur le port de Milazzo, l'une de ces frégates, le Fulminante, battait pavillon de contre-amiral. Comme cette petite escadre avait le vent debout et que, d'ailleurs, la brise était très-faible, on ne s'aperçut pas au premier moment que le Fulminante avait arboré pavillon parlementaire.
M. de Salvi, prévoyant une attaque napolitaine et sachant son navire mouillé près de terre, par conséquent dans une position dangereuse, se hâta de porter cette dernière réponse au général Garibaldi et de regagner son bord pour pouvoir parer aux éventualités. La vue de l'escadre napolitaine fit accourir sur les remparts toute la garnison du château de Milazzo et ses acclamations suivaient les navires qui avançaient grand train.
De leur côté, les Garibaldiens prenaient les armes; la générale battait partout, et on armait précipitamment trois batteries disposées à tout événement sur les quais, pendant que l'artillerie de campagne venait au galop se ranger sur l'isthme. De plus, le Véloce, que la rupture d'un de ses pistons obligeait à l'inaction et qui, amarré derrière le môle, avait ainsi sa coque abritée du feu de l'ennemi, transportait toute sa batterie sur le même bord, prête à faire feu.
Mais bientôt on distingua le pavillon parlementaire; et un colonel d'état-major, envoyé par le roi de Naples, débarqua à terre et fut reçu par un colonel aide de camp du Dictateur. Après quelques pourparlers et quelques allées et venues, on tomba d'accord sur les articles de la capitulation.
Pendant que ces faits se passaient à terre, la Mouette, qui n'avait fait que toucher à Messine et dont le commandant était inquiet sur le sort du Protis, mouillait de nouveau sur rade à côté de celui-ci. Vers les sept heures, le colonel Anrani, chargé de la capitulation par le roi de Naples, avait une entrevue avec Bosco; la capitulation était définitivement signée, et le Protis appareillait immédiatement pour porter à Messine l'ordre au Charles-Martel, au Brésil, à la Stella, à la Ville de Lyon, etc, de venir embarquer la garnison de Milazzo.
D'après les conditions de la capitulation, les troupes devaient sortir avec armes, bagages et les honneurs de la guerre, mais sans munitions; les pièces de campagne devaient être partagées ainsi que celles de position; quant aux chevaux de la cavalerie, ils restaient à l'armée nationale avec la moitié des mulets.
Le total des troupes enfermées dans la citadelle s'élevait à près de 4,000 hommes d'infanterie, 240 chasseurs à cheval et deux batteries d'artillerie. Il y avait, de plus, 90 blessés et 6 officiers dont 5 amputés.
Le 24, dans la journée, l'embarquement commençait et, le 25, la citadelle était remise à l'armée nationale. Il y eut, dit-on, au dernier moment de l'évacuation, un événement assez curieux. La garnison napolitaine avait emporté, naturellement, les pièces de canon que lui accordait la capitulation. Mais, lorsque la citadelle fut remise, on prévint le général Garibaldi que les pièces qui lui étaient échues en partage avaient été enclouées par les Napolitains avant de partir. Garibaldi, furieux de ce procédé déloyal, se hâta de se rendre de sa personne à bord de l'amiral napolitain et se fit remettre un nombre de pièces égal à celles enclouées.
Avant d'en terminer, pour toujours probablement, avec Milazzo, il faut convenir qu'enfermée dans une citadelle, sans vivres, sans espoir d'être ravitaillée, l'armée royale semblait n'avoir d'autre ressource qu'une capitulation à merci. Cependant, il faut le dire à l'honneur du général Bosco, il n'a pas un seul instant faibli ni démenti son caractère de soldat. Si, comme général, il a fait une singulière manoeuvre en se laissant acculer à la presqu'île de Milazzo, il a racheté cette erreur par un grand courage et une véritable dignité dans sa conduite.
Les rapports entre le Dictateur et le général Bosco sont restés tout le temps dans les termes de haute convenance et de parfaite courtoisie, quoi qu'en aient pu dire certaines versions triviales suggérées par l'exagération des partis.
Quant à la ville de Milazzo elle-même, hélas! il faut encore l'avouer, ses braves habitants n'avaient trouvé rien de plus simple que de décamper en toute hâte. La jeunesse guerrière de cette cité de 12,000 âmes ne fournit pas plus de volontaires à Garibaldi que de renforts au général Bosco. Cependant c'était une des villes citées pour leur royalisme.
Ce qu'il y a de certain, c'est que chacun était déménagé avec armes et bagages, emportant matelas et couvertures. C'est à peine si l'on put trouver de la paille pour les blessés, aussi bien d'un parti que de l'autre. Les quelques citadins retenus par des motifs quelconques dans la ville, refusaient sans honte un verre d'eau aux blessés. Quant au linge et à la charpie confectionnée par les charmantes péninsulaires, la quantité en aurait pu tenir dans une coque de noix. Le pharmacien de l'endroit lui-même avait emballé ses remèdes et ses purgations.
Aussitôt que les événements de Milazzo parvinrent à Messine, il y eut grand mouvement militaire et brouhaha général sur toute la ligne. Les troupes de réserve furent massées en face de la citadelle, sur le champ de manoeuvres de Terranova, pendant que de fortes colonnes s'établissaient sur toutes les hauteurs environnantes. La cavalerie seule était, par ordre supérieur, évacuée en toute hâte, et à force de transports, sur Reggio.
Le 22, les bâtiments de guerre étrangers étaient invités, le plus poliment possible, à aller mouiller partout ailleurs que dans le port, où ils gênaient l'oeuvre probable de destruction de la ville par la citadelle; tandis que les navires de commerce recevaient l'ordre de déguerpir immédiatement sans tambour ni trompette, emportant leur chargement d'habitants émigrés. On vit donc, dès le matin, de longs chapelets de bâtiments de toutes sortes remorqués, qui par des embarcations, qui par de petits vapeurs, gagner les mouillages de la Grotta, du Ringo, du Paradis, etc., et venir, comme en 1848, s'abriter sous les pavillons des vaisseaux de guerre étrangers. Ce fut un spectacle singulièrement, mais aussi tristement pittoresque, que celui de cette ville nomade installée sur la plage de toutes les manières les plus bizarres qu'il soit possible de se figurer. Que l'on s'imagine, en effet, une agglomération compacte de trois ou quatre cents bâtiments de commerce et barques de pêche; autant de bateaux, de canots qu'il pouvait en tenir blottis les uns contre les autres, halés à terre; les uns en bon état, les autres tombant en ruine; ceux-ci bien espalmés, embarcations de luxe, celles-là de vraies arches de Noé, galipotées, goudronnées et sentant le vieux poisson à dix kilomètres à la ronde: tout cela couvert de tentes bariolées plus étranges les unes que les autres. En vérité, on ne saurait avoir idée de cette ville aquatique, qui va servir de refuge à toute une population. A terre, sur la plage, ce sont des gourbis, des profusions de haillons accrochés à toute espèce de choses, des feux qui brûlent pour faire la cuisine, des myriades d'enfants, mâles et femelles, qui gigottent, partie dans le sable, partie dans l'eau, à qui mieux mieux. De toutes parts, des puits creusés dans le sable pour fournir une eau saumâtre à des gens qui meurent de soif. Puis, le long du chemin qui suit la mer, des maisons bondées d'habitants; une route où l'on ne saurait circuler qu'au pas, tant il y a de monde et d'obstacles. Tout cela cause, crie, hurle, boit, mange, sans souci et avec une tranquillité parfaite. N'est-on pas hors de la portée des canons de la citadelle et sous ceux de la France et de l'Angleterre? En rade, c'est encore plus curieux: ici, un vieux prélart de toile cirée, une vieille tente en coutil, jadis les beaux jours du gaillard d'arrière d'un paquebot, abritent une pauvre mais nombreuse famille, entassée pêle-mêle, depuis l'aïeul jusqu'aux arrière-petits-enfants, dans une lourde barque de pêche; là, des tapis de Turquie, des couvertures africaines ou espagnoles étalent, sur le pont d'un brick-goëlette ou d'une belle balancelle catalane, le luxe de leurs brillantes couleurs. Plus loin, un caboteur moins luxueux a désenvergué ses voiles pour mettre à l'abri sa population passagère, et partout un luxe inouï de bibelots de toutes natures, d'ustensiles de toutes sortes, de poteries, de batteries de cuisine, de poêles et de poêlons, de gargoulettes de formes variées, accrochés de ci, de là; des montagnes de matelas s'alignant le soir à la belle étoile, les uns à côté des autres; puis, comme à terre, à bord de chacun de ces bateaux en particulier, un monde d'enfants, glapissant, braillant, gémissant à qui mieux mieux, des mères aux voix criardes et discordantes, des chiens qui aboient, des moutons qui bêlent, et toujours cette inimitable odeur de poisson grillé, d'ail frit, d'oignons sautés, au milieu d'une atmosphère de fumée à vous faire éternuer pendant vingt-quatre heures. C'est à y perdre l'ouïe et l'odorat.
Malheureusement, tout cela est de la triste comédie. Si on rit par ici en regardant, on est tenté de pleurer par là en détournant les yeux; ce sont d'affreuses misères qui, certes, eussent ajouté de graves maladies au fléau de la guerre, si une position aussi hétéroclite eût duré quelques jours de plus. On a vu des embarcations, une entre autres sur laquelle il y avait dix-huit enfants dont le plus âgé n'avait pas douze ans, rester plus de quarante heures sans avoir un morceau de galette ou de biscuit à distribuer à leur population; et, sans la générosité de quelques riches propriétaires des maisons de campagne environnantes, beaucoup de ces malheureux n'eussent certainement pu trouver à soutenir leur existence. Le besoin n'était pas seulement l'effet du manque d'argent, car, même à prix d'or, il était difficile de trouver quelque chose. Beaucoup de ces pauvres gens vivaient au jour le jour avec leurs enfants, n'ayant à se partager qu'une ou deux maigres pommes de terre. Heureusement cette triste situation ne dura qu'une semaine; sans cela, en vérité, et pour empêcher tout ce monde de mourir de faim, il eût fallu forcément, je crois, que les bâtiments de guerre vidassent leur soute à biscuit. Ce qu'il y avait de consolant, c'était de voir qu'en somme, cette population prenait assez philosophiquement son parti et endurait ses privations avec une résignation digne d'un meilleur sort.
Chacun, cependant, abandonna sans le regretter, je crois, les plages hospitalières du Ringo et de la Grotta.
On prétend, est-ce à tort ou à raison? que Messine devait être la rançon de la citadelle de Milazzo. Il est, en effet, permis de penser que le Dictateur avait bien pu sacrifier la satisfaction de faire prisonnier tout le corps du général Bosco à l'avantage d'occuper, sans coup férir, et de sauver d'un bombardement la ville de Messine.
Cette malheureuse cité n'était plus qu'un vaste désert depuis l'évacuation complète du port.
Le 23 et le 24 se passèrent sans encombre. Partout, des soldats allant et venant, en troupe ou isolément, sans avoir trop l'air de savoir ce qu'ils faisaient ou ce qu'ils voulaient faire. Le 25 au matin, les rues désertes retentirent de plusieurs décharges de mousqueterie. Un nombreux rassemblement, composé d'au moins trois personnes placées à un kilomètre environ l'une de l'autre avait provoqué cet accès belliqueux de la part des Napolitains. On voyait, au même instant, les troupes campées à Terranova se diriger en profondes colonnes vers la ville. Les deux forts Gonzague et San-Salvador avaient levé leurs ponts-levis, fermé leurs portes et hissé leurs pavillons. Une multitude de baïonnettes brillaient derrière les embrasures aveuglées de canons. Vers une heure, les postes du Télégraphe et de la Torre étaient enlevés par Interdonato et le général Fabrizzi. Les troupes royales, après une courte résistance, s'étaient repliées sur leur vraie ligne de défense, le mont Barracone et les hauteurs qui s'y rattachent.
Elles paraissaient disposées à une sérieuse résistance.
A quatre heures de l'après-midi, on vit toutes les hauteurs en face de cette ligne de défense occupées par les guérillas d'Interdonato. Le pavillon national flottait sur plusieurs points de la montagne.
A cinq heures, une longue fusillade, mais de peu de vivacité, s'engagea entre les deux lignes. Elle dura jusqu'au lendemain 26 à deux heures du matin environ. Toutes les hauteurs d'où l'on pouvait apercevoir le combat, étaient couvertes de spectateurs venant assister en curieux à cette petite guerre d'avant-gardes qui leur promettait, pour le lendemain, une belle représentation militaire. Aussi, dès quatre heures du matin, se hâtaient-ils de revenir à leurs places de la veille; mais, quel désenchantement! pas plus de Napolitains que de Garibaldiens. Les forts de terre seuls, avec leur air de mauvaise humeur, gardaient leurs portes fermées et leurs pavillons hauts. A onze heures, arrivaient dans le port de Messine un grand nombre de vapeurs napolitains et de transports. L'armée royale commençait son évacuation.
Inderdonato, la veille au soir, avait attaqué sans ordre ou, plutôt, malgré des ordres contraires. A la fin on s'était entendu. L'armée royale était rentrée en ville pour s'embarquer et les picchiotti s'étaient couchés.
Comme les Napolitains s'étaient massés autour de la citadelle, abandonnant complètement la ville, quelques hommes de la garde civique, bien avisés, étaient rentrés en ville et avaient pris immédiatement possession des postes.
Le même jour, une proclamation invitait les habitants à réintégrer leurs demeures, les assurant qu'un arrangement était conclu et qu'ils pouvaient, sans aucun danger, boire, manger, dormir et se promener de par la ville avec tous les drapeaux et les vivat possibles.
Cependant, le mouvement s'opéra lentement. On ne paraissait pas avoir grande confiance dans la bonne foi de cet armistice. Une seconde proclamation, annonçant l'approche de Medici et son entrée dans la ville pour le lendemain, eut un peu plus de succès. On vit quelques matelas franchir timidement les portes de Messine.
Le 27, au matin, le général Medici, avec sa division, qu'une proclamation du Dictateur avait porté, le jour même de la bataille de Milazzo, à l'ordre du jour de l'armée, faisait son entrée dans la ville et l'on attendait le général Garibaldi dans l'après-midi.
Tout le monde était d'accord, tout le monde s'embrassait. Chacun courait par la ville à ses petites affaires. Les soldats napolitains trottaient gravement par les rues pour acheter leur macaroni. Leurs officiers regardaient et flânaient. Les volontaires ne manquaient pas d'envie d'en faire autant et, aussitôt que faire se put, les fusils en faisceaux et les sacs à terre, ils s'en furent de leur côté, lorgnant aux balcons, clignant de l'oeil aux ruelles et frayant sans rancune avec la soldatesque napolitaine dont les figures, épanouies par la certitude d'une bataille évitée, respiraient le bonheur de se sentir vivre et de reprendre bientôt la route de Naples.
Dans l'après-midi, Garibaldi fit son entrée, aux applaudissements frénétiques de tout le monde; quelques drapeaux commencèrent à se montrer avec froideur. On semblait, dans la ville, avoir beaucoup de peine à s'habituer à l'idée d'être piémontisé à perpétuité et, certes, à ce moment, le roi galant homme n'aurait eu qu'une mesquine ovation.
Presque aussitôt entré à Messine, le Dictateur monta en voiture et se rendit au Faro, à l'entrée du détroit, en passant par le Ringo, le Paradis, la Grotta, etc. Cette course ne fut qu'un immense triomphe, un cri de Viva Garibaldi! depuis la sortie de la ville jusqu'à l'extrême pointe du Faro; et, cependant, il traversait la malheureuse population sur laquelle les souffrances et les privations pesaient depuis quelques jours. Quant à il Re galantuomo, il n'en fut pas plus question que de l'empereur de la Chine, malgré l'air conquérant des officiers piémontais qui accompagnaient le Dictateur. Quand celui-ci rentra en ville, à la nuit faite, ce fut une course aux flambeaux jusqu'à Messine. Toutes les fenêtres, tous les navires, jusqu'au plus petit bateau, s'étaient pavoisés et illuminés de feux de couleurs.
Ce dut être un agréable spectacle pour les troupes napolitaines campées de l'autre côté du détroit à San-Giovanni, au fort d'Alta-Fiumare, à la Torre del Cavallo, etc.
Aussitôt le retour de Garibaldi, deux compagnies de chasseurs des Alpes partaient pour le Faro et, comme le général en chef, étaient conduites jusqu'à leur poste avec force flambeaux et musique.
La trêve ne fut cependant définitivement signée que le 29. Les principaux articles stipulaient:
La remise à Garibaldi des forts situés en dehors de la ville avec leur armement;
L'embarquement, sans obstacle, de tout le personnel et le matériel de l'armée;
La libre circulation en ville, pour leurs provisions, des soldats ou officiers napolitains;
La libre circulation du détroit;
La parfaite égalité, pour les deux pavillons, dans le port de Messine;
Une route, qui traverse le champ de manoeuvres de Terranova, devait servir de ligne de démarcation entre les deux partis;
De chaque côté de cette route, deux lignes de factionnaires gardaient chaque zone;
De plus, dans le cas où les hostilités recommenceraient entre la citadelle, qui restait aux Napolitains, et la ville, la cessation de l'armistice devait être dénoncée au moins quarante-huit heures à l'avance.
Dès le lendemain 30, Messine semblait se réveiller d'un long cauchemar. Les bâtiments de guerre rentraient dans le port. Ceux du commerce les suivaient. La flottille de bateaux emboîtait le pas intrépidement; et, le soir, sur le quai, dans la strada Ferdinanda, au Corso, tout le monde se promenait comme d'habitude à la lueur d'une illumination assez mesquine. Les cafés, rouverts par enchantement, regorgeaient de consommateurs, Garibaldiens et Napolitains pêle-mêle; et, enfin, sur les deux heures chacun rentrait chez soi. Laissons-les dormir.
Pendant que les Garibaldiens se casernaient de leur mieux et partout où ils pouvaient, l'armée royale, entassée vis-à-vis la citadelle, se hâtait d'opérer son évacuation. Tous les vapeurs de guerre napolitains et les transports se mettaient à la besogne. C'est à Reggio que la plus grande partie était transportée. D'autres étaient dirigés sur Scylla et la Bagnara. Le général Clary ne voulait se réserver, dans la citadelle, que le nombre d'hommes strictement nécessaire pour sa défense. Un mois plus tard, à la date du 31 août, il ne restait plus au gouvernement royal que trois points dans toute la Sicile: la citadelle de Messine, celle d'Augusta et la ville de Syracuse.
Laissons donc cette armée gagner avec enthousiasme la terre ferme, et revenons aux Garibaldiens. De grandes mutations avaient eu lieu dans l'armée nationale. Les généraux de brigade Cosenz, Medici, Carini et Bixio avaient été élevés au grade de majors généraux. Le colonel Ehber passait général de brigade. L'armée devait s'appeler désormais armée méridionale. Organisée définitivement, elle se composait de quatre divisions d'infanterie, d'une brigade d'artillerie et d'une brigade de cavalerie. Un appel aux armes avait été fait aussi à la jeunesse messinoise qui n'avait pas mis beaucoup plus d'empressement, pour ne pas dire moins, que celle de Palerme à s'enrôler sous les couleurs piémontaises. Bien plus, beaucoup de Siciliens, de Messinois entre autres, déjà incorporés dans l'armée, ne se gênaient pas pour manifester tout haut leur répugnance à passer dans les Calabres. Il y eut même, à ce sujet, une histoire que l'on peut raconter sans en garantir l'authenticité quoiqu'elle soit parfaitement dans les idées de la population de Messine. Un général ***, ayant appris qu'un bataillon, entre autres, de recrues siciliennes déclarait qu'il ne passerait pas sur le continent, avait fait réunir les hommes et leur avait adressé une allocution dont voici à peu près le résumé:
«Vous êtes de braves enfants de la patrie. Elle vous est reconnaissante, le général Garibaldi aussi et moi de même. Mais voire rôle est de défendre la Sicile, le nôtre d'aller en Italie. Par conséquent, il n'y a pas d'inconvénient à vous déclarer que ceux d'entre vous qui voudront partir volontairement pour partager nos dangers seront seuls appelés à ce service. Les autres resteront dans les dépôts.» Ce bataillon se composait d'environ 350 hommes. Six se déclarèrent prêts à combattre de nouveau pour la liberté et à passer en Calabre. Comme le courage de ces six volontaires faisait honte aux autres, ils ne trouvèrent rien de mieux que de les huer. Les mauvaises langues prétendent que le général, qui n'avait voulu que s'assurer sérieusement du plus ou moins de bonne volonté des hommes du bataillon, avait pris ses précautions. Tous ces héros, au lieu d'être renvoyés chez eux auraient été immédiatement divisés par faibles fractions et incorporés dans d'autres bataillons avec lesquels ils durent marcher bon gré mal gré. Du reste, une grande preuve de la froideur de cette nation pour le métier des armes, c'est la mauvaise humeur générale avec laquelle fut accueilli le décret de la conscription, et l'opposition qu'il souleva dans toutes les villes et campagnes de la Sicile. Le discours que le Dictateur prononça, en faisant ses adieux à Messine, et que l'on trouvera plus loin, vient lui-même attester que c'était avec peine que la jeunesse endossait le baudrier.
Néanmoins, de Palerme à Messine, ce n'était qu'une suite non interrompue de détachements de volontaires accourus de divers points du continent; la plupart de ces détachements étaient très-nombreux et allaient le plus vite possible rejoindre l'armée méridionale.
Presque tous ces convois arrivaient de Gênes, dirigés par Bertani et sous le commandement de leurs officiers particuliers. C'étaient, en grande partie, des soldats et des officiers piémontais, lombards, toscans et florentins, ainsi que quelques Vénitiens, mais en petite quantité. Tous, généralement, étaient assez bien équipés et armés.
Une foule de décrets parurent à Messine dès l'arrivée du Dictateur. Les plus importants furent une suite d'arrêts des plus sévères contre tout attentat à la vie, aux biens ou à la sûreté individuelle de quelque individu que ce fût, y compris tous les employés de l'ancien gouvernement, même les sbires. Presque chacune des infractions à ce décret était justiciable des conseils de guerre, dont le jugement, exécutoire dans les vingt-quatre heures, entraînait la peine capitale. Les autres décrets avaient principalement rapport à la garde nationale, aux finances et aux fournitures des troupes. Il serait trop long de les énumérer.
Dès le lendemain de son arrivée à Messine, le Dictateur, avec la fixité d'idées qui lui est particulière, commençait les préparatifs du débarquement en Calabre. Pour cela, il fallait non-seulement une base d'opérations qui était la Sicile tout entière, mais un point de départ. Messine, devenue une ville neutre, bien que la circulation des pavillons des deux partis y fût autorisée, ne pouvait convenir. De plus, l'ennemi aurait trop facilement su tout ce qui s'y passait. On choisit donc le Faro.
Le Faro est un village situé à l'extrémité d'une pointe de sable à laquelle il a donné son nom et qui, lorsqu'on arrive à Messine par le Nord, se trouve à droite de l'entrée du détroit. Deux étangs d'eau salée, communiquant avec la mer par un canal à moitié comblé, occupent l'entrée et le centre de cette espèce de presqu'île. Ce sont les Anglais qui, lors de leur occupation, ont creusé ce canal pour abriter dans les étangs les nombreuses canonnières qu'ils entretenaient le long de la côte. A l'extrémité du Faro se trouve un fanal construit au centre d'un petit fort carré et casematé. A un kilomètre environ de celui-ci, sur la côte du large en dehors du détroit, existe un fort bastionné qui avait été abandonné avec armes et bagages par les Napolitains le surlendemain de l'affaire de Milazzo. Depuis la tour du Faro jusqu'au village, ce ne sont absolument que des sables au milieu desquels s'efforcent de surgir quelques touffes de cactus et de figuiers de Barbarie. La population est composée presque exclusivement de pilotes du détroit et de pêcheurs d'espadons.
Du Faro à Messine, il existait il y a quelques années des batteries et des tours casematées, les unes très-anciennes, les autres datant de l'occupation anglaise ou même plus modernes; mais tout cela avait fini, faute d'entretien, par tomber en ruines, et il n'y existait pas un canon au moment où se passaient ces événements. La route stratégique elle-même était dans un fort triste état. L'artillerie y fut donc immédiatement dirigée, et immédiatement aussi, fut commencé un ensemble de travaux de fortifications et de batteries, défensives pour le Faro, et offensives pour le détroit.
Chaque jour, plusieurs bataillons s'y rendaient le soir de Messine et le lendemain étaient relevés par d'autres. Ils faisaient, pendant douze heures de jour, l'office de travailleurs et, pendant la nuit, celui de soldats. Car l'ennemi était maître du détroit; ses nombreux vapeurs le sillonnaient en tous sens; puis, les côtes de Calabre étant couvertes de troupes napolitaines, il paraissait chose bien facile, par une nuit obscure, de jeter à terre sur les plages du Faro quelques milliers d'hommes.
Le général Garibaldi allait tous les jours inspecter lui-même les travaux de ces fortifications passagères et il en profitait pour passer en revue les bataillons de garde. Il avait toujours soin d'arriver sur les trois heures ou trois heures et demie du matin, c'est-à-dire à l'heure où les appels avaient lieu. On y vit s'élever d'abord, comme par enchantement, une batterie de huit pièces de trente-deux avec des parapets d'une épaisseur moyenne de dix mètres. C'était la plus rapprochée du fanal.
Un chemin couvert reliait cette batterie à une deuxième de trois pièces de soixante-huit, tirant en barbette. L'espèce de courtine produite par le chemin couvert qui reliait ces deux batteries, était armée elle-même de plusieurs pièces de vingt-quatre, de caronades et de deux obusiers de seize. Puis venait, à l'entrée du village, une troisième batterie; une quatrième fut élevée un peu plus tard à l'entrée du canal et une cinquième vis-à-vis l'église du Faro. Une grosse tour d'origine anglaise, construite près du village, fut armée d'une caronade et d'une superbe coulevrine en bronze portant les armoiries des chevaliers de Malte. Les plates-formes du fort du fanal reçurent elles-mêmes huit pièces de gros calibre. Tout cet ensemble présentait vers le détroit un front assez respectable pour ne pas être à dédaigner.
Ces travaux avaient été commencés primitivement sous la direction d'un officier français. Mais le général Orsini, ayant quitté le ministère de la guerre, vint prendre le commandement en chef de l'artillerie de l'armée méridionale et, en cette qualité, celui du Faro. Il n'eut rien de plus pressé, naturellement, que de trouver mal tout ce qui avait été fait, d'en modifier beaucoup les détails et quelque peu l'ensemble. Il eût peut-être mieux fait de laisser les choses aller leur train et de tâcher de trouver des soldats aux nombreux officiers d'artillerie, sachant tout excepté ce qu'était un canon, qu'il avait amenés de Palerme avec lui. Il y avait, en résumé, de quoi mettre trois officiers par pièce ou peu s'en faut.
Dès le 10 août, la pacifique presqu'île du Faro s'était métamorphosée en camp retranché. Sur la plage, en regard du détroit, s'alignaient trois cents ou trois cent cinquante barques de pêche, future flottille de débarquement. A leur droite, deux batteries de campagne, trophées de Milazzo et de Calatafimi, deux batteries d'obusiers de montagne, provenant de la fonderie de canons improvisée à Palerme, et une section d'obusiers de seize resplendissaient au soleil, abritées en arrière par une forêt de baïonnettes en faisceaux, au milieu desquels se promenaient les factionnaires de chaque bataillon. Tout le village n'était lui-même qu'une vaste caserne où allaient et venaient constamment des convois de vivres et de munitions.
Pendant qu'au Faro tout était aux travaux, au débarquement et à la guerre, dans la bonne ville de Messine, qui avait rêvé pour l'avenir le calme et la tranquillité, rien n'était plus à la paix.
L'inquiétude recommençait à battre en brèche le courage des habitants, et l'appréhension d'un autre bombardement venait de nouveau les empêcher de dormir.
En effet, la cour de Naples, en espérant un instant arrêter diplomatiquement Garibaldi, avait pu s'imaginer qu'en faisant la part du loup elle le rassasierait, et avait projeté l'abandon de la Sicile pour conserver le reste du royaume; mais revenue de son erreur, elle commençait à s'émouvoir singulièrement de ces préparatifs de débarquement et de leur apparence menaçante.
Elle savait que les forces de Garibaldi s'élevaient déjà à plus de vingt mille hommes, véritables soldats, sans compter les non-valeurs et les inutilités. Des forts de la Torre del Cavallo, elle pouvait faire compter les canons de l'aventurier, du brigand auquel, cependant, on donnait le nom de général dans toutes les transactions de Palerme, de Milazzo et de Messine. Elle s'effraya donc à juste titre. Cet effroi gagna naturellement le général Clary, commandant de la citadelle, qui après avoir bien cherché, finit par trouver qu'évidemment les environs de Messine et, par suite, le Faro devaient être soumis aux termes et règlements de l'armistice et qu'en conséquence, l'armée méridionale devait aller faire plus loin ses préparatifs d'envahissement; les batteries qu'on élevait au Faro étant en fait selon lui des ouvrages agressifs contre la libre circulation du détroit et même contre les positions napolitaines des côtes de Calabre. C'était une interprétation libre et surtout large. Aussi, sa vive réclamation fut-elle réfutée encore plus vivement. Il s'en suivit pas mal de pourparlers et pas mal de notes échangées. Comme chacun tenait bon de son côté, il arriva ce qui arrive presque toujours en pareille circonstance, c'est que, de guerre lasse, on en resta là. Les Garibaldiens continuèrent leurs préparatifs, et le général Clary conserva l'avantage de pouvoir les examiner tout à son aise avec sa longue-vue de l'observatoire de la citadelle. Quant aux habitants, ils firent comme le général Clary; ils en prirent leur parti.
Bien des moyens furent employés pour réchauffer la tiédeur belliqueuse des citadins. Un des plus originaux fut, sans contredit, les harangues en plein air renouvelées des Romains d'autrefois. Voilà le Forum, voilà la tribune aux harangues, voilà surtout le grand peuple. Mais hélas! le Forum est une petite place mesquine et froide, et la tribune aux harangues est représentée par des tréteaux de saltimbanque.
Le peuple roi se compose d'une centaine ou deux de particuliers plus ou moins hétéroclites, et le grand orateur est un monsieur en vareuse rouge. Quelquefois, ce dernier était le padre Gavazzi, cordelier défroqué, homme éminemment éloquent, au dire des Siciliens et autres Italiens, je veux dire Piémontais. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il criait beaucoup. Quelques autres fois, c'était le padre Pantaleone, le chapelain de Garibaldi, le cordelier de Calatafimi. Lui aussi ne manquait pas d'une certaine éloquence, et, de plus, il prêchait à l'ombre des voûtes religieuses. C'était dans la cathédrale que ses conférences avaient lieu. Puis, il y eut les manifestations, produit exclusivement indigène.
Ben-Saïa, brave homme s'il en fut jamais, qui, dans toutes les tentatives révolutionnaires de la Sicile, a fait sa partie, sacrifiant à la liberté, son idole, fortune et famille; Ben-Saïa apparaissait sur la strada Ferdinanda, brandissant le drapeau national. Immédiatement la foule l'entourait, vite une démonstration à la cathédrale! Une musique! Celle-ci était vite trouvée. Alors au pas de charge, agitant les chapeaux, les mouchoirs, appelant les dames aux balcons, le cortège s'ébranlait, faisant la pelote de neige tout le long de la route, arrivait comme un torrent à la porte de la cathédrale que le bedeau s'empressait d'ouvrir à deux battants. La foule s'y précipitait, comme un fleuve débordé, ne s'arrêtant qu'à la balustrade du maître-autel. On se hâtait d'allumer tous les lampions et cierges disponibles. Pendant ces préparatifs, la cohue s'agitait tumultueusement dans l'église avec le va-et-vient d'une mer houleuse et un brouhaha à ne pas s'entendre. Puis, éclatait un air de musique, le plus vigoureux possible. Aussitôt après, les casquettes, les mouchoirs, les bras, les jambes reprenaient leur office aux cris répétés cent cinquante fois de: Viva la Italia! Viva la liberta! Viva Garibaldi! Viva Gavazzi! Viva la liberta! Viva Dumas! Viva il Re Galantuomo! etc, etc.
Quand on avait ainsi bien crié, et que tout le monde avait la pépie, la musique détalait, Ben-Saïa la suivait, la foule emboîtait le pas, on faisait le tour par le Corso et insensiblement chacun rentrait chez soi, pendant que le bedeau éteignait ses cierges, refermait précipitamment la porte de son église, et, de peur d'une deuxième cérémonie analogue à celle-ci, se hâtait de mettre la clef sous la porte.
Toutes les manifestations se ressemblaient ou à peu près. Mais elles produisaient peu d'effet sur les sentiments belliqueux. Tout le monde, à Messine, était, sans contredit, partisan de la liberté et las du gouvernement napolitain: on voulait même bien se battre, à la rigueur; seulement on tenait à rester chez soi.
Le contact des royaux et des Garibaldiens n'amenait jamais en ville de rixes ni de vexations réciproques. Mais des consignes mal comprises provoquaient souvent des haro de part et d'autre. Un jour, un canot manoeuvré par un ou deux Garibaldiens, louvoyant pour sortir du port, s'approchait trop du fort San-Salvador dont un factionnaire, le premier venu, lui envoyait un coup de fusil. Naturellement, le bateau se hâtait de se mettre hors de portée. Un instant après, un canot du fort traversait le port pour venir à quai acheter des provisions. Les Garibaldiens, à leur tour, envoyaient aux Napolitains une bordée de malédictions et d'injures, et leur montrant une multitude de poings vigoureux, disposés à taper, les obligeaient de repartir en toute hâte. A la longue, ces taquineries devaient amener et amenèrent des coups de fusil.
Vers le 10, arriva un officier napolitain chargé d'une mission spéciale pour le Dictateur. Il devait, par tous moyens et toutes promesses, tâcher d'obtenir du général l'abandon de ses projets sur le continent. C'est à la même époque que le roi Victor-Emmanuel vint aussi mettre sa lettre dans la balance. Ni l'un ni l'autre ne purent rien obtenir.
L'officier napolitain s'en retourna, enchanté, dit-on, de l'accueil qu'on lui avait fait. Quant au roi Victor-Emmanuel, tout le monde connaît la réponse de Garibaldi.
Au 12, les préparatifs avaient pris des proportions gigantesques. De leur côté, les Napolitains, sur la côte opposée, prenaient leurs mesures, et l'escadre royale avait l'air, sinon l'intention, de vouloir faire bonne garde et empêcher tout débarquement. Elle se composait de six corvettes et de plusieurs petits avisos, ainsi que de quelques canonnières. Ce n'était pas sans une certaine appréhension que beaucoup, même des plus déterminés, parmi les officiers de l'armée méridionale, envisageaient les projets du Dictateur. Malgré la confiance sans bornes qu'on avait en lui et l'espèce de fascination qu'il exerçait sur ses troupes, plus d'un, en réfléchissant à l'opération difficile qui allait être tentée, se prenait d'une inquiétude que tout semblait justifier.
N'était-ce pas bien osé d'essayer le passage d'un détroit occupé par une escadre ennemie, sous le feu croisé de ses bateaux à vapeur et de ses forts, sans autres ressources qu'une quantité de barques qui, au moment de l'action, seraient encombrées de soldats et dont quatre ou cinq à peine portaient de petits pierriers? Sans un seul bâtiment de guerre pour protéger le passage, à peine avait-on deux ou trois petits vapeurs pour servir de remorque. Si l'on ajoute encore à tant de désavantages et de probabilités d'insuccès les obstacles matériels que la violence des courants du détroit et la différence de marche des embarcations devaient apporter à un ordre régulier de débarquement, la confusion inévitable de toute opération militaire nocturne, on avouera qu'à l'idée des entraves qui pouvaient retarder et même faire échouer l'entreprise, chacun avait le droit de craindre pour le premier acte d'un drame dont le dénoûment devait se jouer à Naples.
Quoi qu'il en soit, le général Garibaldi avait commencé, dès le 8, à masser ses troupes dans les environs du Faro. Près de quinze mille hommes y furent campés; au premier ordre, ils devaient se jeter dans les barques et tenter le passage sous la protection des batteries du Faro. La flottille se composait de plus de trois cents bateaux halés à sec sur la plage les uns contre les autres et les équipages bivouaquaient à côté de chaque embarcation. Elle était organisée en plusieurs divisions. L'une d'elles était commandée par un ex-lieutenant de vaisseau de la marine française, M. de Flotte, ancien représentant du peuple, qui, à quelques jours de là, comme Roselino Pilo, devait trouver la mort à la tête de son petit bataillon ou, plutôt, de sa compagnie de marins français. Ce bataillon n'était pas un des éléments les moins curieux de l'armée nationale. Pour servir l'étranger, quelle qu'en fût la cause, aucun de ses membres n'avait mis de côté ni oublié les moeurs traditionnelles et les allures débrouillardes du troupier français. Aussi, appelait-on cette compagnie, le bataillon des croque-poules. Au milieu de ces sables inhospitaliers, lorsque, généralement, presque tout le monde restait sur un appétit féroce, obligé de serrer autant que possible les ceinturons et de grignoter de maigres pitances, le bataillon des croque-poules menait joyeuse vie et faisait bombance. On y mangeait des brochettes d'alouettes, des fricassées de pigeons, voire des rôtis de gibier; on s'y procurait même des plats de douceurs. Aussi c'était à qui aurait des amis et des connaissances parmi les croque-poules; ou y était toujours bien accueilli, et, autour de chaque plat où huit hommes se prélassaient, en se serrant on pouvait facilement trouver deux ou trois places.
L'artillerie de campagne, avec ses approvisionnements et les attelages, était alignée sur la plage, prête à s'embarquer au premier signal sur le City of Aberdeen, le Duc de Calabre, l'Elba et l'Orégon. Une trentaine de grands bateaux plats, disposés pour transporter les chevaux et la cavalerie stationnaient dans le premier étang, où l'embarquement devait être plus facile qu'à la plage. De toutes parts, on était sur le qui-vive, et on attendait incessamment l'ordre de départ. Ou apercevait bien dans le petit golfe, entre la pointe du fort de Pezzo et la Torre del Cavallo, les croiseurs royaux; mais leurs mouvements étaient indécis et pouvaient, avec les bruits qui commençaient à courir, donner lieu à bien des suppositions.
Quelques fusées, lancées par la frégate amirale, attestaient seulement la surveillance supposée attentive des côtes du Faro par l'escadre napolitaine. Le 9, les préparatifs se continuèrent encore plus activement. Mais la nuit s'annonçait sombre et orageuse. Vers les six heures du soir, en effet, le ciel se couvrit de gros nuages, les côtés de Calabre disparaissaient dans des grains multipliés et le tonnerre grondait sourdement sur les hauteurs d'Aspri-Monte. La brise, qui avait fraîchi en même temps, rendait la mer tellement clapoteuse dans le détroit qu'il était peu probable qu'aucune tentative put être essayée avec succès contre la côte italienne. Cependant, à minuit environ, par une obscurité des plus intenses, vingt-cinq barques à peu près poussaient de terre à tout hasard chargées de volontaires, et appareillaient. Elles allaient tenter la fortune d'un premier débarquement: si elles réussissaient, c'était un premier succès, un jalon, un noyau de volontaires et d'officiers, surtout un chef donné aux insurgés de la Calabre.
En trois quarts d'heure, elles traversaient le détroit. Malheureusement, l'obscurité et la force des courants ne leur avaient pas permis de garder leur ordre de marche. Les unes vinrent faire tête sous les forts mêmes de Scylla; d'autres s'échouèrent près de la Torre del Cavallo. Les plus heureuses furent sous-ventées et abordèrent à deux ou trois cents mètres plus loin que le fort d'Alta-Fiumare sur une belle plage de sable où elles purent jeter à terre leurs volontaires.
Deux cents hommes, en tout, débarquèrent. Mais Missori les commande et tous sont déterminés. Aussitôt à terre ils s'élancent isolément dans la montagne. Le lendemain, ils se retrouveront sur Aspri-Monte où ils ne tarderont pas à être rejoints par les bandes calabraises. Presque tous les hommes débarqués sont des guides dont Missori est le colonel.
En essayant de rejoindre le Faro, plusieurs embarcations de la flottille tombèrent en travers de l'escadre napolitaine qui ne souffla mot et les laissa porter sur Messine. L'une d'elles vint même se jeter sur l'avant d'un des bâtiments royaux qui pouvait l'anéantir d'un souffle, mais qui resta sourd, muet et aveugle. Le lendemain 10, une nouvelle tentative eut lieu sous les ordres du commandant de Flotte; on voulait avoir quelques nouvelles des volontaires débarqués la nuit précédente. Il était quatre heures et demie du matin lorsque son embarcation atteignait la côte. Mais à peine l'avant avait-il touché le sable que l'ennemi sortant de mille embuscades, vignes, jardins, trous, maisons, ouvre une vive fusillade sur lui. Deux Garibaldiens tombent grièvement blessés et on est forcé de rétrograder, non sans avoir vigoureusement riposté au feu des royaux qui se hâtent à leur tour de s'abriter en laissant plusieurs des leurs sur le carreau. Cette petite expédition se composait de huit Anglais et huit Français. Dans la nuit du 10 au 11, une autre tentative échoue encore. L'escadre napolitaine s'était rapprochée du Faro et pesait passivement sur les opérations projetées.
Il y avait alors tantôt au Faro, tantôt à Messine, une signora, la comtesse della Torre, jeune et charmante femme, à nature sympathique, dont le costume demi-hongrois et la désinvolture gracieuse et militaire faisaient rêver bon nombre des blessés ou des malades auxquels elle était venue offrir le tribut de ses soins et ses consolations. On en a dit beaucoup de bien, on en a dit du mal. Il n'y a pas de chose, quelque bonne qu'elle soit, qui ne trouve son détracteur. Enfin, quoi qu'en aient dit quelques journaux bien ou mal informés, elle n'en partageait pas moins avec une Française, madame de ***, la direction des dames charitables, en petit nombre, il est vrai, qui prodiguaient leurs soins aux blessés et aux malades dans les hôpitaux.
La journée du 11 se passa à embarquer l'artillerie, les chevaux et les hommes. Les vapeurs bondés de troupes, allumaient les feux à sept heures du soir. Les compagnies de la flottille étaient parées à sauter dans leurs embarcations.
Vienne le signal et tout cela va se mettre en mouvement. Mais, à minuit, arrive un ordre contraire et, dans la matinée du 12, toutes les troupes commençaient à débarquer.
Vers une heure, dans la nuit, on avait entendu une fusillade très-vive et quelques coups de canon près des forts de Scylla et de Pezzo. L'escadre napolitaine étant restée silencieuse, c'était donc à terre que l'on s'était battu. Étaient-ce les volontaires débarqués ou les Calabrais? Le feu cessait vers les deux heures un quart. Il recommençait une heure après et durait jusqu'au petit jour. Au même moment, un petit bateau, chassé par une corvette napolitaine, venait s'abriter sous les feux du Faro, et la corvette, trompée dans sa poursuite, s'arrêtait à portée de canon. C'était un habitant de Reggio qui, à ses risques et périls, venait annoncer que quelques centaines de Calabrais, réunis dans les ravins d'Aspri-Monte, allaient se mettre en marche pour rejoindre les volontaires débarqués l'avant-veille et qui, en ce moment, occupaient les hauteurs de Solano. Le débarquement des troupes et de l'artillerie faisait supposer, naturellement à tout le monde, un changement d'intentions de la part du général Garibaldi. Mais, il faut l'avouer, ce fut à regret que les volontaires, entassés depuis trente-six heures sur les vapeurs, se virent encore une fois jetés sur les sables brûlants du Faro sans savoir quand il leur serait enfin donné de mettre le pied dans les Calabres.
Trois jours après, une frégate sarde arrivait au Faro, et restant sous vapeur, communiquait avec le général Garibaldi. Ensuite elle venait au mouillage dans le port de Messine. C'était le Victor-Emmanuel. Le même soir, un petit aviso partant de Messine touchait aussi au Faro. Ces allées et venues excitaient vivement la curiosité générale. Le lendemain, on apprenait avec étonnement que le général Garibaldi s'était embarqué dans la nuit sur le Washington, dont tout le monde ignorait la destination; et on lisait une proclamation rédigée à peu près en ces termes: «Le général en chef Dictateur, étant obligé de s'absenter momentanément, laisse au général Sertori le commandement des forces de terre et de mer.» Suivait un ordre du jour de ce dernier donnant à l'armée et à la population connaissance de ce décret et ajoutant qu'il espérait qu'en l'absence du Dictateur, chacun s'efforcerait de continuer à faire son devoir. C'est à cette époque que les troubles de Bronte éclatèrent. Plusieurs assassinats et de honteuses scènes de pillage, provoqués par les montagnards, obligèrent d'en venir à une répression énergique. Le général Bixio fut dirigé sur ce point. Il fit saisir une vingtaine des principaux émeutiers qui passèrent immédiatement devant un conseil de guerre et furent fusillés séance tenante. Puis il vint à Taormini rejoindre le corps de Cosenz et la brigade Ehber.
Pendant que ces événements se passaient au Faro, la ville de Messine, métamorphosée en grande caserne, tâchait de faire contre fortune bon coeur en rouvrant ses magasins le plus gaiement possible. Tous les soirs, les musiques militaires circulaient dans la ville; et la strada Ferdinanda, ainsi que le Corso, un peu plus illuminés et embanniérés que dans les premiers jours, avaient presque un air d'allégresse.
Les manifestations continuaient, soit dans les églises, soit sur des places publiques. Les statues de François II et de son père avaient éprouvé le même sort qu'à Palerme. Une fois la nuit arrivée, il n'y avait plus guère que des Garibaldiens dans les rues et, par-ci par-là, quelques soldats napolitains attardés dans leurs provisions, ou quelques officiers dans leurs visites. On organisait activement les nouvelles recrues, et chaque jour des promenades militaires avaient lieu avec armes et bagages. Quelques-uns des corps campés au Faro avaient reçu l'ordre de rentrer en ville.
Cependant la mésintelligence commençait à se mettre pour tout de bon entre les lignes de factionnaires opposées sur le champ de manoeuvres de Terranova. Presque chaque soir, on s'envoyait des gros mots et des coups de fusil.
Mais en ville, une fois le sac à terre et le fusil mis de côté, on continuait à vivre à peu près en bonne intelligence.
Les échos d'alentour se réjouissaient aux sons des airs guerriers que soufflaient à outrance les musiciens de la citadelle, pour charmer les entr'actes des grandes manoeuvres militaires que les soldats du général Clary exécutaient journellement sur la plage entre la citadelle et le fort San-Salvador. L'artillerie attelée y manoeuvrait grand train, à côté des bataillons de chasseurs qui devaient s'estimer heureux qu'on leur eût conservé ce petit espace pour se dégourdir les jambes et ne pas perdre l'habitude du pas gymnastique.
Quand les parades étaient finies, les guerriers mettant bas la veste, endossaient la blouse, et labouraient intrépidement un long chemin couvert ou, plutôt, une longue tranchée qui reliait la citadelle à San-Salvador.
Le lazaret, qui était resté dans les dépendances de la citadelle, avait été converti en hôpital. Mais, si la plus grande partie de cette garnison ne demandait pas mieux que de rester tranquille et de goûter les délices d'une prison forcée, il y en avait d'autres qui, malheureusement, aimaient l'odeur de la poudre et le bruit du fusil, de loin bien entendu, à en juger du moins par leur attitude journalière aussitôt qu'une affaire un peu sérieuse s'engageait.
Le 13, il y eut presque une bataille en règle vers les dix heures du soir. Quelle en fut la cause? Naturellement il est impossible de le savoir. Le fait est qu'une vive fusillade partit de la ligne napolitaine, leurs vedettes se replièrent sur leurs grand'gardes; les grand'gardes sur la citadelle; toujours en tiraillant avec acharnement. Puis, une fois à l'abri dans les chemins couverts, de nombreux cris de: Viva il Re! retentirent pendant plus d'un quart d'heure. Quant aux Garibaldiens, comme il leur était défendu de riposter, aussitôt que l'envie de batailler prenait aux guerriers de la citadelle, ils se retiraient patiemment dans les ruines qui longeaient leur ligne de factionnaires et attendaient que la grêle fût passée. Ce soir-là, cependant, l'alerte, en ville, fut des plus vives. Il y avait concert à la Flora, dans le jardin public de la strada Ferdinanda; par conséquent, il y avait affluence et même une assez grande quantité de dames. Les rues étaient illuminées et les boutiques à peu près ouvertes. De nombreux volontaires et bourgeois flânaient dans les rues; tout cela avait quelque apparence de gaieté, lorsque retentissent tout à coup les premiers coups de fusil. Les volontaires dressent l'oreille, les civils cherchent au plus vite leurs portes, les femmes se trouvent mal, mais suivent leurs maris; les illuminations s'éteignent aux environs des débouchés de la citadelle, les boutiques se ferment à grand fracas, puis la générale bat, les clairons sonnent l'assemblée. Un quart d'heure de ce tohu-bohu s'était à peine écoulé que l'on voyait de fortes colonnes se diriger vers la place de la Cathédrale, la place de la municipalité, les quais, et occuper tous les points par lesquels les Napolitains pouvaient tenter d'entrer en ville. Il faut cependant avouer que, malgré la consigne, quelques rageurs ripostaient de temps à autre et renvoyaient aux royaux coup de feu pour coup de feu.
Une belle corvette à vapeur anglaise, achetée par le général Garibaldi, arrivait sur rade le lendemain, et on procédait immédiatement à son armement. Une autre, plus petite, était attendue.
Le 15, autre bataille, mais cette fois-ci, plus sérieuse et en plein jour.
On ne sait toujours pourquoi ni comment elle commença. Une fusillade s'engagea entre les deux lignes de vedettes. Du reste, tout était à l'orage ce jour-là.
Depuis le matin, on suffoquait de chaleur. Des nuages bronzés s'étaient accumulés sur les monts Pelore. L'air, chargé d'électricité, rendait les plus paisibles d'une humeur massacrante. Positivement l'atmosphère sentait la poudre.
Cette fois-ci, les Garibaldiens plus nerveux que d'habitude, prirent en mauvaise part les galanteries napolitaines.
Les royaux, habitués à faire ces petites guerres sans danger et peu disposés sans doute à se laisser éreinter au nez et à la face de leur citadelle, se replièrent d'un seul bond jusqu'aux tentes de campement où stationnait la grand'garde, à la limite des glacis de la citadelle.
Là, soutenus par cette grand'garde et par une compagnie qui sortait du chemin couvert, ils tinrent un instant pour filer ensuite de plus belle et rentrer dans la place et dans les chemins couverts d'où ils continuèrent leur feu innocent sur les Garibaldiens qui, déjà, avaient cessé le leur. Comme il fallait que la comédie fût complète, le canon vint terminer la représentation par une vingtaine de coups tirés on ne sait contre quoi ni contre qui. Naturellement, tant tués que blessés, il n'y eut personne de mort.
Mais des balles napolitaines étaient arrivées jusqu'à bord des bâtiments de guerre sur rade. La chaloupe de la frégate à vapeur, le Descartes, en ce moment en corvée au bout du quai, près du champ de manoeuvres de Terranova, avait été obligée de s'abriter derrière un chaland chargé de charbon qu'elle remorquait, puis de l'amarrer en toute hâte à quai et de rallier son bord au milieu d'une grêle de biscaïens et de balles dont plusieurs traversèrent les bordages de l'embarcation.
Il y eut des plaintes motivées, auxquelles on répondit par des excuses et par des explications qui n'en étaient pas. L'orage qui vint à éclater et une pluie torrentielle amenèrent la fin des hostilités pour ce jour-là.
Le héros de la bataille fut, sans contredit, un maître Aliboron qui vint, au milieu de la fusillade et de la mitraillade, faire une fugue sur le champ de bataille, secouant ses oreilles et lançant des ruades dans toutes les directions. Ce brave animal, dont les élans de gaieté défiaient les balles et les biscaïens qui pleuvaient autour de lui, après avoir usé sa première ardeur, se mit tranquillement à brouter puis à suivre et regarder curieusement les parlementaires qui se succédèrent après l'affaire. Mais il s'obstina, malheureusement pour lui, à vouloir bivouaquer sur le théâtre de ses lauriers et, dans la nuit, il fut victime d'une seconde fusillade qui s'engagea vers les deux heures du matin.
Le lendemain, les Napolitains plièrent leurs tentes, démolirent un grand bâtiment en planches qui leur servait de magasin, firent rentrer leur grand'garde et reculèrent leur ligne de vedettes jusqu'au milieu de Terranova, ce qui n'empêcha pas la même comédie de se renouveler presque chaque jour avec une mise en scène analogue.
Cependant le temps passait, et à chaque nouveau soleil on se demandait: «Mais où est donc le Dictateur?» Mille bruits et mille versions circulaient. Le général Garibaldi était allé, disait-on, tout simplement à Naples. D'autres le faisaient prendre terre à Salerne avec une armée de volontaires piémontais. L'affaire se compliquait. On se mit alors à ruminer les faits passés.
Presque toute la marine à vapeur est absente. Qui sait où elle est? Personne. On attendait de Palerme deux nouveaux bateaux à vapeur. Où sont-ils? Tout le monde l'ignore. Beaucoup de nouveaux corps de volontaires avaient été concentrés à Milazzo. Que sont-ils devenus? Parbleu! voilà l'histoire: les vapeurs ont embarqué les troupes sans tambours ni musiques; ils sont partis de même, ont attendu au large de Salerne le navire de Garibaldi et on est débarqué.—Chacun répète en ville cette petite historiette et on unit par y croire. Deux jours se passent. On attend toujours avec anxiété l'arrivée d'un navire quelconque qui va, certainement, apporter des nouvelles officielles du débarquement à Salerne et de la marche en avant de l'armée indépendante. Espoir déçu! Rien ne paraît et tout le monde de répéter: Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?
Mais voilà bien une autre histoire. Un petit bateau calabrais annonce à son de trompe à qui veut l'entendre que l'on est allé jusque dans le porte de guerre napolitain de Castellamare, près de Naples, attaquer un vaisseau, le Monarc, en cours d'armement. Évidemment, pour qui connaît le caractère entreprenant et souvent téméraire du Dictateur, ce doit être lui qui a tenté le coup de main. Mais on a échoué tout en tuant le capitaine; seulement si le navire eût été armé, on l'eût enlevé. Ce qui n'empêchait pas que l'on eût été obligé de s'en aller plus vite que l'on n'était venu, etc., etc.
Arrive un capitaine de navire de commerce sarde, tombant tout exprès du ciel à Messine, qui raconte comme quoi il a vu le général Garibaldi, bien vu en personne, à la baie des Orangers, en Sardaigne.—Ce n'est donc pas lui qui était à Castellamare ni à Salerne? répète tout le monde en choeur.—Mais en voici un autre qui prétend aussi l'avoir vu à Cagliari; puis un autre encore qui assure que le général est allé tout tranquillement à Palerme.
Un dernier jure, par la barbe de Mahomet, que toutes ces nouvelles sont erronées et que lui seul sait la vérité; lui qui arrive de l'île de Maddalena, lui qui a vu le Dictateur tranquillement occupé à visiter sa maisonnette de Caprera dans l'île du même nom. «Quand il est débarqué, ajoute-t-il, tous les habitants l'auraient volontiers porté en triomphe jusqu'à son ermitage. Il a eu toutes les peines du monde à éviter cet honneur.»
On écoute, la bouche béante; mais, en revanche, on n'y comprend plus rien. Le général, tout à la fois à Salerne, à Naples, à Caprera, à la baie des Orangers, à Cagliari, à Palerme, c'est de la magie; les plus forts y perdent leur latin, et on renonce, jusqu'à nouvel ordre, à expliquer ce rébus dont l'arrivée seule du Dictateur pourra donner la clef.
Voilà, en effet, qu'un beau matin un vapeur anglais, le Prince Noir, arrive à Messine. Du plus loin qu'on l'aperçoit, on reconnaît sur son pont les uniformes garibaldiens. Le navire entre bientôt dans le port et vient mouiller près du fort San-Salvador. Le général Garibaldi, le général Türr, le colonel Vecchi, le colonel Bordone, etc., sont à bord. Le Dictateur débarque aussitôt, et se rend de suite à bord du Queen of England, sa nouvelle corvette, puis, de là à terre où il est reçu, comme toujours, aux acclamations de tout le monde.
Maintenant, voici les faits dans toute leur vérité: le général était allé effectivement à la baie des Orangers, à la Maddalena, à Caprera, à Cagliari, à Palerme, et à Milazzo.
Sur le point d'entrer sérieusement en campagne et en présence des forces accumulées par le gouvernement napolitain dans les Calabres, le Dictateur voulait, avant de se lancer dans les hasards de la seconde période de cette guerre, réunir tous ses moyens d'action; or depuis quelque temps il attendait des renforts qui n'arrivaient pas et qui, malgré les promesses de Bertani, paraissaient vouloir rester en route; il savait cependant que plusieurs convois avaient quitté Gênes et quelques autres points du littoral piémontais, et devaient se réunir en Sardaigne pour opérer tous ensemble leur débarquement au port de Sicile qui leur serait indiqué.
De longs jours s'étaient passés, et rien n'annonçait leur arrivée. Le Dictateur paraissait inquiet et préoccupé: il avait été prévenu sans doute par des dépêches de Turin qu'il se tramait quelque chose comme d'enlever ces renforts à l'armée méridionale et les envoyer opérer pour leur propre compte un débarquement sur les plages romaines. Ce projet insensé, conçu par je ne sais qui, existait réellement, et c'était juste ce qu'il fallait pour porter à la cause italienne un coup mortel. Cette tentative, sans avoir aucune espèce de chance de réussite, perdait certainement à tout jamais le parti que représentaient le Dictateur et son armée. En face d'événements qui pouvaient tout compromettre, Garibaldi se hâta de gagner la baie des Orangers en Sardaigne, point de rendez-vous des nouveaux volontaires. Que se passa-t-il? on n'en sait rien au juste. Ce qu'il y a de positif, c'est que le général Garibaldi les harangua et les fit rembarquer immédiatement pour Cagliari d'où ils purent être dirigés en toute hâte sur Palerme et Milazzo. Ces nouveaux renforts s'élevaient à près de six mille hommes: c'étaient des troupes tout organisées, il n'y avait qu'à les aligner sur un champ de bataille.
De la baie des Orangers, le général Garibaldi se dirigea sur l'île de la Madeleine, dans les Bouches de Bonifacio, dont il était peu éloigné: il n'avait pas voulu venir aussi près de son ermitage de Caprera sans revoir ces lieux qui lui rappelaient tant de souvenirs d'affection et tant de soucis, de projets et d'inquiétudes. En quelques heures à peine il arrivait avec le Washington au mouillage de la Madeleine en passant par le canal de l'Ours. C'est un des plus ravissants sites que l'on puisse voir, malgré sa sauvagerie et son aridité.
A peine l'arrivée du Dictateur fut-elle connue que la ville entière se précipita au-devant de lui, on l'eût en effet volontiers porté en triomphe jusqu'à sa petite maisonnette.
Il ne sera peut-être pas indifférent de donner quelques détails sur l'habitation de Garibaldi. Que l'on se figure une petite maison carrée, élevée seulement d'un rez-de-chaussée avec trois fenêtres sur chaque côté, une varanda sur la façade et un petit sémaphore rond sur la terrasse, dans lequel on peut à peine se tenir debout. A gauche, en regardant la maison, deux baraques de bois, dont l'une sert de cuisine et que le général habitait pendant que l'on construisait, comme il le disait, son château. Derrière ces deux baraques, un four. Devant la maison, un enclos en pierres sèches fermant un jardin dans lequel poussent à grand'peine cinq ou six figuiers étiques, quelques courges et de maigres légumes qui ont l'air tout étonné d'avoir pu percer la couche de cailloux au travers desquels ils se sont frayé passage. Puis des lichens, des bruyères odorantes et quelques fleurs sauvages aux parfums balsamiques. L'intérieur de la maison se divise en trois ou quatre pièces habitables; deux, les seules occupées, sont à peine meublées. L'une, la salle à manger, possède une chaise; l'autre est la chambre à coucher, sous laquelle se trouve la citerne: elle est par ce fait fort malsaine; cependant le général n'a jamais voulu en habiter d'autre. Dans cette dernière se trouve un lit en fer sans rideaux, une vieille table vermoulue, deux chaises sans dossiers et une ancienne armoire. Chacun de ces meubles est un souvenir de sa mère et de sa femme, morte à la tâche en partageant ses fatigues dans la campagne de Rome. Il y a aussi, appendu au mur, un médaillon contenant des cheveux de cette compagne dévouée, un portrait d'elle, un autre de Vecchi, son aide de camp et son ami, l'historien de l'Italie opprimée qui deviendra plus tard l'historien de l'Italie affranchie, et qui, quoique fort riche, partage depuis longtemps les fatigues du général; ses deux fils sont officiers dans la marine piémontaise. Quant au restant des appartements, peu nombreux, ils servent de débarras et leurs fenêtres sont veuves de presque toutes leurs vitres. On comprend, en voyant cette habitation, qu'elle est souvent solitaire et privée de ses propriétaires.
Mais ce qu'il y a de splendide, c'est la vue dont on jouit de quelque point que ce soit de la propriété. Dans le Nord, la ville de la Maddalena, et les hauteurs couvertes de fortifications qui sont en arrière, les Bouches de Bonifacio, les côtes de Corse; dans l'Est, la mer, l'entrée des Bouches, le feu de Razzoli; dans le Sud, les hautes montagnes de la Sardaigne sur un des contre-forts desquelles apparaît, se découpant en silhouette sur le ciel, l'ours gigantesque formé par un éboulement de rochers et qui a donné son nom au canal qui communique du port de la Maddalena avec la haute mer; dans l'Ouest, encore la Sardaigne, des collines couvertes de pins et de campagnes toujours vertes aux reflets irisés. Il y a de quoi contenter l'amateur de points de vue le plus difficile.
Garibaldi parut éprouver un grand bonheur à faire visiter son maigre manoir à ses compagnons d'armes. Malgré lui, il montra que les propriétaires sont les mêmes partout. Après quelques heures données à ses souvenirs, il repartait en donnant une vigoureuse poignée de main au vieux pâtre et fermier tout à la fois qui sert de garde général à son domaine. Une particularité curieuse et qui étonna singulièrement ceux qui n'avaient pas été initiés à la vie intime du Dictateur à Caprera fut de voir accourir au-devant de lui, aussitôt qu'il parut aux confins de son territoire, une petite vache qui vint recevoir ses caresses avec les démonstrations de la joie la plus vive, mais en regardant fortement de travers et avec méfiance ceux qui accompagnaient le général; elle avait évidemment aussi envie de leur donner des coups de corne qu'elle était contente de caresser son maître. Cet animal, qu'il avait élevé lui-même et nommé Brunettina, obéit à sa voix comme le chien le plus soumis obéirait à son maître. Dans la vie d'un homme comme Garibaldi, le plus petit détail devient intéressant.
En quittant Caprera, Garibaldi se dirigea sur Cagliari pour hâter le départ de ses transports et, de là, sur Palerme, où il ne resta que quelques heures; il fit route ensuite sur Milazzo. Le vapeur anglais le Prince Noir en partait en ce moment pour Messine, et le général fit demander pour lui et sa suite un passage qui lui fut accordé avec empressement.
Quant à l'affaire du Monarc, il va s'en dire que Garibaldi y était tout à fait étranger et que ce coup de main, aussi mal conçu que maladroitement dirigé, avait été tenté non-seulement sans son consentement, mais même contre ses ordres. Certes ceux qui se jetaient, tête baissée, dans une entreprise aussi téméraire montraient un courage digne d'un meilleur succès, mais dans des opérations de ce genre, il faut surtout une direction intelligente et une expérience à toute épreuve. Cette tentative avortée et qui, de part et d'autre, coûta la vie à plusieurs officiers, fut généralement mal vue et hautement désapprouvée.
La première visite du Dictateur à son retour fut pour le Faro, d'où chaque jour et presque chaque nuit on réussissait à jeter de faibles détachements de volontaires sur les côtes de Calabre. Les travaux de fortification avaient été entièrement terminés et presque toute l'escadre dont pouvait disposer le général s'y trouvait alors réunie, elle se composait de:
Le Tukery (ancien Véloce) armé, | portant | 800 | hommes. |
Le Washington | — | 800 | — |
L'Orégon (Belzunce) | — | 300 | — |
Le Calabria (Duc de Calabre) | — | 200 | — |
L'Elba | — | 200 | — |
Le City of Aberdeen | — | 1,200 | — |
Le Torino | — | 1,500 | — |
Le Ferret, armé | — | 200 | — |
L'Anita (Queen of England) armé | — | 1,800 | — |
L'Indipendente, armé | — | 1,700 | — |
Un autre (nom inconnu) armé | — | 800 | — |
C'était donc un total d'à peu près 10,000 hommes sans compter ceux de la flottille, que l'on pouvait débarquer en un seul voyage sur la terre ferme. Quant à la cavalerie et à l'artillerie, elles étaient, comme il a été dit plus haut, destinées à être embarquées sur des bateaux disposés ad hoc et où les précautions les plus grandes étaient prises pour que le débarquement pût s'opérer d'une manière prompte et facile en face de l'ennemi.
Les Napolitains avaient, pendant l'absence du général, évacué les citadelles d'Augusta et de Syracuse. Leurs garnisons avaient été rejoindre en Calabre les armées de Palerme, de Milazzo et de Messine. Chaque soir, de la côte sicilienne on apercevait de l'autre côté du détroit les feux allumés dans la montagne par les volontaires et les insurgés de la Calabre. On en avait, du reste, journellement quelques nouvelles, tantôt par des Calabrais, d'autres fois par des volontaires expédiés par Missori. Ils avaient eu plusieurs engagements avec les Napolitains, et avaient eu deux hommes tués et deux blessés. Ils leur avaient aussi fait éprouver quelques pertes et leur avaient pris plusieurs hommes. Ils restèrent douze jours dans les montagnes et comptaient parmi eux Mario Alberto, le mari de la célèbre miss White et le colonel Massolino, commandant en second. Presque chaque nuit, dans la ville, des déserteurs trouvaient moyen de passer aux Garibaldiens, les généraux de l'armée royale estimaient eux-mêmes à plus de dix mille le nombre des désertions depuis le commencement de la guerre.
Les deux ou trois jours qui suivirent le retour du général Garibaldi virent arriver dans le port même de Messine plusieurs vapeurs chargés de volontaires; en passant à côté du fort San-Salvador, il y avait souvent échange de paroles peu amicales entre les soldats napolitains et les casaques rouges.
Plus que jamais tout fut au débarquement, on recommença à masser les troupes au Faro. A quelque prix que ce fût on enrôlait des matelots partout où l'on en trouvait.
Les deux frégates sardes mouillées dans le port ainsi que la frégate anglaise eurent de nombreux déserteurs, au grand mécontentement de leurs commandants.
Presque chaque jour il y avait des coups de canon échangés du Faro, soit avec les forts de Pezzo, d'Alta-Fiumare ou de la Torre del Cavallo, soit avec l'escadre qui paraissait vouloir prendre une part plus active à la défense des côtes de Calabre; mais ce feu à longue portée avait un résultat à peu près nul; les boulets napolitains tombaient à moitié distance et quelques-uns seulement de ceux du Faro venaient en mourant atteindre de temps à autre leur but. Le 15 août, il y eut aussi une vive alerte. Le Descartes, frégate à vapeur française, ayant, à huit heures du matin, fait une salve pour la fête de l'Empereur, on crut au Faro à un bombardement par la citadelle. La même panique se produisit en ville. Aux deux ou trois premiers coups, tous les habitants se précipitèrent aux portes et aux fenêtres pour étudier avec anxiété l'explosion des projectiles. Toutes les troupes se prirent à courir aux armes. Heureusement quelques personnes mieux avisées, après avoir compté vingt et un coups, jugèrent que ce devait être un salut et tranquillisèrent la foule à laquelle d'ailleurs les nouvelles arrivant du quai rendirent immédiatement sa quiétude du matin. Les bâtiments de guerre étrangers sur rade s'empressèrent aussi, eux, de fêter par des salves et en se pavoisant la fête du souverain français. Les Napolitains seuls, forts et bâtiments de guerre, s'abstinrent de toute politesse. C'était au moins une inconvenance.
Dans le port de Messine on s'occupait activement de l'armement du Queen of England, baptisé l'Anita en l'honneur de la femme de Garibaldi, ainsi que de celui d'un autre vapeur à grande vitesse et à aube, nouvellement acheté aux Anglais. L'escadre napolitaine paraissait inquiète et l'amiral qui la commandait avait demandé des renforts immédiats à Naples, n'ayant pas, disait-il, et cela était vrai, un seul bâtiment à opposer à l'Anita, qui devait porter vingt-deux canons Amstrong, mais qui, de fait, n'était qu'un grand bateau à hélice fort cassé et dont l'échantillon eût permis difficilement la moitié de cette artillerie.
Un nombreux convoi d'armes, débarqué en ce moment à Messine, ainsi que celles apportées par Alexandre Dumas, permirent d'armer avec des carabines de précision plusieurs bataillons de chasseurs qui jusque-là avaient conservé le fusil de munition.
Le 18 août, arrivaient encore plusieurs transports chargés de volontaires piémontais et toscans. Toutes ces troupes, aussitôt débarquées, étaient acheminées sur le Faro où l'armée nationale était concentrée. On apprenait aussi que la brigade Ehber et celle de Bixio marchaient sur Messine et devaient être déjà à Taormini et même plus près. Mais rien n'avait transpiré des projets du général Garibaldi. Toute l'escadre, moins trois ou quatre vapeurs, était mouillée sous les batteries du Faro. On supposait les absents en mission vers Palerme ou Milazzo.
Le 17 au soir, le général Türr avait accompagné Garibaldi dans une reconnaissance sur la route de Taormini. Le 18, tout le monde, excepté les intimes, croyait Garibaldi au Faro, lorsque le 20, au matin, le Béarn, paquebot des messageries impériales, arrive du Levant eu relâche à Messine et annonce qu'il a aperçu en entrant dans le détroit, à quelques milles dans le Sud de Reggio, deux navires dont l'un est à la côte, et qui viennent de débarquer une grande quantité de soldats paraissant Garibaldiens. Il ajoutait qu'au moment de son passage, l'escadre napolitaine s'approchait du lieu du débarquement et que deux corvettes avaient immédiatement ouvert leur feu contre les troupes débarquées et sur le bâtiment échoué. Le point qu'il désignait pour théâtre de cet événement était la Torre delle Armi, au-dessous du village de Mileto.
Grande rumeur dès lors, et bientôt le débarquement officiel de l'armée nationale est annoncé par une proclamation. Le soir, la ville est brillamment illuminée et l'on attend avec une vive impatience les détails qui ne manqueront pas d'arriver le lendemain.
Voici ce qui s'était passé.
Depuis quelques jours, les brigades Bixio et Ehber ne faisaient que marches et contre-marches. Ces brigades avaient accaparé plusieurs grands bateaux sur lesquels avaient même eu lieu quelques préparatifs d'embarquement. Dès le 17, la brigade de Bixio était à Giardini, et celle de Türr à Taormini.
Le 17, dans l'après-midi, deux bateaux à vapeur, le Franklin et le Torino, viennent mouiller à Taormini. Le Franklin, plus près de terre et le Torino plus au large. L'embarquement de la brigade du général Türr commença immédiatement. A cinq heures environ, l'opération était terminée et les deux vapeurs faisaient route de conserve pour Giardini.
Le 18, au matin, on commençait l'embarquement de la brigade Bixio. Vers une heure, le général Garibaldi arrivait et pressait activement le départ. A huit heures du soir, il était terminé. Les deux capitaines des bâtiments avaient dû être provisoirement relevés de leurs commandements. Garibaldi prit celui du Franklin, et Bixio celui du Torino. On appareilla vers les onze heures du soir. Le 19, au petit jour, on était sur la côte de Calabre à la Torre delle Armi, près de Mileto, village situé au sommet d'un mamelon.
Une magnifique plage de sable, où la mer brise à peine, s'étend au loin avec complaisance, offrant toutes facilités au débarquement. Sur la droite, à l'extrémité de la plage, on distingue une église et un peu en arrière, à moitié côte, le télégraphe. Les deux navires ont le cap à terre. Vis-à-vis d'eux, on aperçoit la route royale qui longe la côte et une belle magnanerie dont les plantations vont en s'élevant par étages. L'habitation est au sommet du premier plateau derrière lequel s'élèvent en amphithéâtre une foule de points culminants étages les uns au-dessus des autres.
De Napolitains, pas de traces. Seulement on distingue, à douze milles environ dans le Nord, les fumées de leur escadre. Le Torino marche toujours à grande vitesse et s'échoue; mais le fond est de vase molle et le navire reste horizontal. Le Franklin arrive presque aussitôt; il stoppe à temps et évite le sort du Torino. Immédiatement le débarquement commence sans autre ressource que les embarcations des deux navires. Cependant il s'opéra avec une telle activité, chacun y apporta tant de bonne volonté que, trois heures après, tous les volontaires se trouvaient à terre et les deux brigades étaient organisées et mises en mouvement.
A l'instant où elles venaient de prendre position sur les premières hauteurs en arrière de la plage, tandis que le quartier général s'établissait dans l'habitation de la magnanerie, on vint prévenir le Dictateur que l'escadre napolitaine se dirigeait à toute vapeur vers le lieu du débarquement. Ordre fut donné de suite au Franklin, qui essayait de renflouer le Torino de l'abandonner et d'appareiller à l'instant pour Messine en faisant fausse route. Quant à l'équipage du Torino, il reçut l'ordre d'évacuer le navire. Dans ce moment, une corvette napolitaine, arrivée à portée, commençait à tirer. On voulut mettre le feu au bâtiment; mais ce fut en vain. Les matelots, qui, à ce qu'il paraît, n'étaient pas payés pour se faire tuer, refusèrent obstinément d'armer une embarcation pour retourner à bord. La seconde corvette, aussitôt à portée, ouvrit également son feu, non-seulement sur le Torino, mais encore et surtout sur les colonnes de Garibaldiens qu'elle apercevait à terre. L'ordre fut alors donné aux troupes de descendre dans le ravin derrière les hauteurs sur lesquelles elles étaient campées. Comme on n'avait pas d'artillerie pour répondre au feu de l'escadre, il n'y avait pas d'autre parti à prendre.
Pendant plus d'une heure, les corvettes continuèrent leur canonnade. C'est en ce moment que passa le Béarn.
Une autre corvette napolitaine, restée en arrière, se détacha immédiatement pour lui courir sus. Mais, quand elle eut reconnu, en s'approchant, l'énormité de ce transatlantique et surtout le pavillon français, elle se hâta de rejoindre ses conserves.
Bientôt, les corvettes napolitaines arment des embarcations et les envoient à bord du Torino. Des amarres sont établies et les corvettes essayent aussi, mais en vain, de le désensabler. Ne pouvant y réussir, pas plus que le Franklin, elles finissent par le piller et y mettre le feu.
L'armée passa cette première nuit dans un fiumare, à un mille et demi environ du lieu du débarquement. Quelques volontaires calabrais, accourus incontinent, assurèrent au général Garibaldi qu'il n'y avait, dans les environs, aucune troupe royale. Cependant, on s'éclaira avec soin et on fit bonne garde.
Les deux brigades trouvèrent peu de ressources en approvisionnements. Le 20, à deux heures du matin, on se mettait en route, marchant en colonnes et par sections. La division d'avant-garde se composait du demi-bataillon de droite des chasseurs génois commandés par Menotti; puis venait la première brigade commandée par Bixio, à la tête de laquelle marchait Garibaldi, la brigade Ehber et enfin le deuxième bataillon de chasseurs génois qui servait d'arrière-garde. Le demi-bataillon de gauche de Menotti était déployé en éclaireurs sur le flanc droit de la colonne. Quoiqu'il fit une chaleur atroce, on marchait gaiement et en chantant comme s'il s'agissait simplement d'un changement de garnison. De toutes parts les habitants accouraient, saluant la colonne de mille vivat. On marcha ainsi jusqu'à sept heures du matin, et on prit un moment de repos dans un endroit où la route se dissimule entre deux collines. A onze heures et demie, on arrivait au petit village de San-Lazaro où l'on s'arrêta pour se reposer jusqu'à la nuit tombante. Des grand'gardes avaient été placées assez loin en avant du village, et les volontaires avaient reçu l'ordre de ne pas s'éloigner un instant de leurs faisceaux. A sept heures du soir, la petite armée quittait San-Lazaro, se dirigeant directement sur Reggio. A minuit, on faisait halte, et le général Garibaldi, ayant réuni les généraux et les officiers supérieurs, prenait ses dispositions d'attaque. Il fut décidé qu'on changerait de route, et qu'on prendrait à travers champs vers la montagne. A trois heures du matin, on descendit sur les faubourgs de Reggio, et à trois heures et demie, la fusillade s'engageait avec quelques compagnies napolitaines postées sur la route, qui furent rapidement mises en déroute par deux bataillons garibaldiens et faites presque entièrement prisonnières. Le bataillon de chasseurs génois de Menotti se précipita au pas de course dans les rues du faubourg, appuyé par la première brigade. En un instant, le bataillon napolitain qui l'occupe, quoique embusqué dans les maisons, les vignes et les jardins, est refoulé vers la ville où il se hâte de se réfugier. Les Garibaldiens y entrent pêle-mêle avec lui. Vers midi, le fort de la Marine, situé au bord de la mer et armé de seize pièces de canon de gros calibre, ouvrait ses portes, baissait son pont-levis et se rendait avec armes et bagages sans brûler une amorce.
Ce fort n'était, à proprement parler, qu'une batterie dirigée contre la mer, mais fermée à la gorge par une muraille bien crénelée, percée de plusieurs embrasures armées d'obusiers et de pièces de 12. Le général Garibaldi s'y reposa quelques instants, puis, se mettant à la tête de la deuxième brigade, il fit un mouvement de flanc pour tourner les hauteurs du château. Le général Bixio venait d'être blessé légèrement au bras gauche, il avait eu son cheval tué sous lui et son revolver cassé à sa ceinture par une balle.
Pendant que le général Garibaldi opérait son mouvement tournant, la première brigade se ralliait au fort de la Marine pour commencer l'attaque de la ville.
Le château de Reggio, situé au sommet du mamelon sur lequel la ville s'élève en amphithéâtre, envoyait des volées de canon dans toutes les directions et partout où il pensait pouvoir atteindre les assaillants. La place fut bientôt attaquée par trois points à la fois: la grande rue, les hauteurs en arrière du château et les quais. C'est surtout dans la grande rue que le combat fut le plus vif. Massés sur la place du Dôme, appuyés par une batterie d'artillerie et ayant sur leur droite une petite rue fortement barricadée et conduisant au château, les Napolitains, en bataille sur la place, embusqués sur le perron de la cathédrale et aux fenêtres, s'apprêtaient à faire une vigoureuse résistance. Ils avaient une grande confiance dans leur position, pensant qu'ils ne pouvaient être attaqués que de front et avec un grand désavantage.
Le combat se prolongea effectivement sur ce point jusque vers le soir; mais enfin, vigoureusement abordées à la baïonnette, les troupes royales durent battre en retraite et en désordre sur le château, abandonnant six des huit pièces qui étaient en batterie sur la place.
Vers les dix heures du soir, le bataillon de Menotti attaquait de front une forte barricade barrant le passage qui conduit de la grande rue au château, à deux cents mètres tout au plus de celui-ci et sous un feu plongeant des plus dangereux. Le combat fut long; mais, intrépidement entraînés par Menotti, les chasseurs génois finissent par se précipiter à la baïonnette sur la barricade dont ils s'emparent vers les trois heures du matin, et dans laquelle ils s'établissent pendant que les royaux se replient pas à pas vers le château sans ralentir leur feu. La ville était donc au pouvoir de l'armée nationale. Le reste de la nuit, les canonniers du château continuèrent à envoyer, de ci de là, quelques paquets de mitraille et quelques boulets, mais sans résultat.
Le matin, de bonne heure, l'armée nationale, décidée à en finir, commença ses dispositions d'attaque contre le château. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer le général Vial à proposer l'évacuation. Cette offre fut acceptée immédiatement. C'était le 21, au matin, que se passaient ces événements.
La capitulation fut bientôt convenue et signée. La garnison remettait le château et tout son matériel: artillerie, armes, approvisionnements et munitions, au général Garibaldi. Les troupes royales, avec armes et bagages, mais sans munitions, devaient descendre sur le quai qui leur était réservé jusqu'à leur départ. Aussitôt convenu aussitôt fait, et immédiatement les Napolitains gagnèrent l'emplacement où ils devaient attendre leur embarquement, pendant que l'armée nationale, pressée de marcher en avant, commençait son mouvement sur San-Giovanni où, disait-on, deux divisions l'attendaient dans des positions formidables et fortifiées de longue date.
Pendant que Garibaldi attaquait Reggio, le canon grondait partout dans le détroit; les batteries du Faro échangeaient des boulets avec un ou deux navires de l'escadre napolitaine, ainsi qu'avec les forts de Pezzo, de la Torre del Cavallo et d'Alta-Fiumare, à propos d'un débarquement qui avait lieu près de la Bagnara.
Dans la matinée du 21, de très-bonne heure, le général Cosenz était descendu en Calabre, près de Scylla, avec une brigade composée de douze cents hommes environ, un bataillon de chasseurs génois et le bataillon français commandé par de Flotte.
C'est à l'entrée d'un grand fiumare, près d'un petit village, entre Scylla et la Bagnara, que les troupes furent mises à terre. Le bataillon français, débarqué un des premiers, repoussa les quelques troupes napolitaines expédiées de la Bagnara, et bientôt toute la colonne prit la route de Solano, village situé dans la montagne, à cinq heures de marche environ du lieu de débarquement. Elle fut aussitôt assaillie de toutes parts par les royaux, qui occupaient les hauteurs et s'étaient retranchés dans une petite maison blanche où l'on avait établi un avant-poste. Le bataillon français fut envoyé par le général Cosenz pour en débusquer les Napolitains et s'emparer de la hauteur. Ce coup de main, hardiment exécuté, eut un plein succès. Malheureusement le commandant de Flotte fut tué roide d'une balle dans la tête à l'instant où, après avoir blessé deux officiers napolitains, il en faisait prisonnier un troisième.
Les soldats vengèrent terriblement leur chef, auquel le général Garibaldi fit rendre le surlendemain les honneurs militaires dans l'église de Solano. C'est sous une des dalles du choeur que les restes de de Flotte sont déposés et, par ordre du Dictateur, on doit y élever un monument.
Le bataillon français et son commandant furent mis à l'ordre de l'armée, et le capitaine Pogam en prit provisoirement le commandement.
La brigade de Cosenz, aussitôt les Napolitains repoussés, continua son mouvement en laissant Solano sur la gauche, et gagna les hauteurs pour arriver au-dessus de San-Giovanni, tournant ainsi complètement les positions napolitaines qui ne devaient pas tarder à être attaquées de front par le général Garibaldi.
Le 22 au matin, pendant que ce mouvement s'exécutait, un singulier événement se passait au Faro. Une grande frégate napolitaine à hélice, de soixante canons, entrait dans le détroit et venait reconnaître, à petite distance, les batteries du Faro avec lesquelles elle engageait une violente canonnade qui dura plus d'une demi-heure. Quelques instants après, un vapeur à hélice français, rangeant les côtes de Calabre, se présentait aussi à l'entrée du détroit et était reçu à coups de canon par le Faro. Ce ne fut qu'au dix-huitième coup que les canonniers reconnurent leur erreur et cessèrent le feu. Le lendemain 23, au matin, le Prony arrivait sur rade de Messine, et une demande de satisfaction était envoyée au commandant en chef de Messine. A midi, le Descartes appareillait avec le Prony pour aller mouiller sous le Faro et être prêt à agir si pareil événement se renouvelait.
Mais le général Türr, commandant le Faro, s'était hâté de répondre à la réclamation de notre consul à Messine, M. Boulard, et de lui transmettre ses profonds regrets pour l'erreur qui avait eu lieu bien involontairement. Au milieu du feu et sans longue vue, on n'avait pu distinguer le pavillon français, car celui des Napolitains, même à petite distance, permet à peine d'apercevoir les armoiries jaunes frappées sur le blanc du pavillon; en outre, les canonniers étaient sous l'influence de l'indignation causée par la conduite sans précédent de la frégate napolitaine, le Borbone, qui, arrivée dans le détroit sous pavillon français, avait tranquillement reconnu les batteries, pris une position avantageuse pour les attaquer, et commencé un feu meurtrier sur des hommes occupés sans défiance à la regarder. Ce n'est qu'à la deuxième bordée que le pavillon français avait été amené et remplacé par la bannière napolitaine. Sans prendre positivement ce fait pour excuse, le général offrait la plus ample satisfaction au commandant français, tout en flétrissant la conduite du bâtiment de guerre napolitain qui n'avait pas craint, en enfreignant toutes les lois maritimes internationales, d'être la cause de l'exaspération des Garibaldiens; ce qui les avait entraînés, dans leur exaltation, à tirer trop légèrement sur un navire dont ils ne distinguaient pas au juste la nationalité.
Nonobstant, les commandants des trois bâtiments de guerre français sur la rade de Messine, la frégate à vapeur le Descartes, et les avisos le Prony et la Mouette, avaient décidé que pendant que la Mouette se rendrait à Naples pour prévenir l'amiral de ces faits, le Descartes et le Prony iraient mouiller en branle-bas de combat près du Faro, de manière à être à même de repousser par la force une nouvelle agression de ce genre.
En conséquence, à midi, les deux navires s'étaient dirigés sur le Faro, au grand émoi de la population de Messine qui n'avait pas vu sans inquiétude les préparatifs de branle-bas exécutés à bord des bâtiments français. Il paraîtrait qu'une réponse peu convenable d'un autre officier général de l'armée garibaldienne, était venue détruire le bon effet produit par la lettre si convenable et si digne du général Türr, et avait rendu nécessaire cette démonstration de la part des commandants français. A deux heures environ, les deux navires jetaient l'ancre un peu en dedans de l'entrée du détroit, et dans une position où leurs batteries prenaient en enfilade toutes celles du Faro.
Ceci se passait le 23. Vers les six heures du matin, la frégate le Borbone se rapprochait du Faro et recommençait l'attaque des batteries. Pendant près de trois quarts d'heure, le feu fut très-animé des deux côtés; mais enfin la frégate se laissa culer et vint mouiller près de la citadelle où elle débarqua en toute hâte ses blessés.
C'est pendant cette opération que les deux bâtiments de guerre français quittaient eux-mêmes le port pour aller prendre leur position au Faro. Aussitôt qu'ils eurent jeté l'ancre, on vit que le Borbone se dirigeait dans le Sud, tenant le milieu du détroit, accompagné des quatre vapeurs royaux qui composaient en ce moment toute l'escadre. Quelques instants, elle resta stationnaire vis-à-vis Reggio, puis on la vit border ses voiles et laisser porter vent arrière dans le Sud, pour débouquer du détroit où on ne la revit pas, non plus que les bâtiments de guerre napolitains qui marchaient de conserve avec elle. Il était environ cinq heures du soir, au moment où, de l'autre côté du détroit, on apercevait le pavillon national arboré sur le fort de Pezzo.
Il ne restait qu'un petit vapeur de transport à San-Giovanni, ainsi que deux ou trois autres à Reggio, mais sous pavillon parlementaire: c'étaient ceux qui opéraient l'évacuation des troupes. A partir de ce moment, la libre circulation du détroit était donc abandonnée à l'escadre de Garibaldi sans que l'on pût expliquer ni comprendre une semblable détermination de la part de l'officier général qui commandait les forces de mer du roi des Deux-Siciles. Car il est évident qu'il aurait pu encore faire beaucoup de mal aux troupes nationales et appuyer de son feu, non-seulement les forts de Pezzo, Alta-Fiumare, Torre del Cavallo et Scylla, mais encore protéger les divisions de San-Giovanni, balayer la route royale qui suit le bord de la mer et rendre la marche des troupes nationales difficile et longue en les obligeant à prendre par la montagne.
Deux seules raisons peuvent, expliquer ce fait inouï: la première, la mauvaise volonté; la deuxième, c'est que la frégate le Borbone, qui devait se sentir mal à son aise depuis son premier engagement avec le Faro où elle avait abusé du pavillon français, put regarder comme un acte agressif contre elle-même l'appareillage des bâtiments français. Ceux-ci en effet, étant venus mouiller très-près des batteries, pouvaient lui donner à supposer qu'ils étaient peu disposés à souffrir une nouvelle attaque et prêts même à lui demander satisfaction. Dans ce cas, ce qu'elle avait de mieux à faire était évidemment de filer le plus rapidement possible, et c'est ce qu'elle fit.
Le même matin, deux heures environ avant l'affaire du Borbone et des batteries du Faro, un combat d'avant-garde s'engageait sur la terre de Calabre, au-dessous des hauteurs de San-Giovanni, entre les avant-postes napolitains et les avant-gardes du général Garibaldi.
Cette petite action eut lieu au milieu de champs de vigne et d'oliviers; malgré les avantages de leur position, les royaux durent, après une fusillade assez vive, et quoiqu'ils fussent soutenus par plusieurs obusiers qui envoyaient, dans la direction des tirailleurs ennemis, force obus et mitraille, se replier sur leurs positions de San-Giovanni. Le feu cessait vers les neuf heures du matin.
A partir de la même heure, l'armée nationale, au fur et à mesure que les troupes arrivaient, était dirigée par Garibaldi de manière à prolonger, par la droite, la gauche de l'armée napolitaine en contournant, par des sommets plus élevés, les positions militaires occupées par les deux divisions des généraux Melendez et Briganti.
Ces divisions comptaient environ dix mille hommes avec artillerie et cavalerie. Depuis longtemps déjà, cette armée était campée au même endroit et y avait accumulé de grands moyens de résistance. Elle occupait le sommet de deux plateaux, appuyant sa droite à un télégraphe et ayant son front défendu par un profond ravin. De plus, elle tenait sa communication avec le fort de Pezzo.
Pendant que les deux brigades commandées par le Dictateur exécutaient leur mouvement, les troupes de Cosenz qui, après l'affaire de Solano, avaient rapidement continué leur marche, commençaient à montrer leurs éclaireurs sur les sommets des plateaux en arrière de l'armée napolitaine. On aperçut bientôt leurs têtes de colonnes; puis, on vit ces troupes opérer le mouvement contraire à celui du général Garibaldi, c'est-à-dire s'étendre sur sa droite en prolongeant les derrières de l'armée napolitaine de manière à la cerner tout à fait et à lui couper la retraite sur les forts de Pezzo et de Scylla.
Après des efforts inouïs, les artilleurs de l'armée de Garibaldi étaient venus à bout de hisser sur la montagne, à force de bras et par des chemins épouvantables, quatre pièces d'artillerie. Pendant que ces diverses manoeuvres avaient lieu, les royaux demeuraient dans leur camp sans faire un seul mouvement ni défensif ni offensif. Leurs pièces en batterie restaient silencieuses, même en voyant les chasseurs de Menotti venir en éclaireurs jusqu'à deux cents mètres de leur camp. A trois heures de l'après-midi, le tour était fait et les Napolitains complètement isolés et coupés de leur base d'opération et de retraite.
Insensiblement les lignes de l'armée indépendante se resserrèrent. Il n'y avait plus à hésiter pour l'armée royale. Après s'être laissé tranquillement entourer, il fallait prendre un parti, mettre bas les armes ou se frayer une route sanglante au milieu des casaques rouges et racheter ainsi, par un trait de courage, l'ineptie ou la trahison des généraux.
Malheureusement pour elles, là comme presque partout, les troupes royales n'eurent que le courage de leur opinion, et leur profonde horreur pour la bataille leur fit prendre le parti, certes le moins dangereux, de décamper au plus vite et dans toutes les directions, abandonnant armes et bagages, effets et drapeaux.
Ce fut une débandade inouïe, une fuite insensée que rien ne pouvait arrêter.
Toute cette cohue, en pantalons de toile bleue et en vestes, se prit à courir à la fois au grand galop, et à travers champs, qui vers la plage, qui vers la route de Scylla; ceux-ci, prenant une autre direction, se précipitaient comme des grenouilles les uns par dessus les autres dans un fiumare au fond duquel ils arrivaient en pelote compacte et où, pendant qu'ils se cherchaient eux-mêmes dans ce pêle-mêle de bras et de jambes, ils étaient enterrés sous des camarades qui leur tombaient sur la tête; ceux-là, après avoir pris par une traverse et voyant devant eux et sur leur flanc des casaques rouges, se mettaient à tourner comme des lièvres au milieu de ce labyrinthe de baïonnettes bien inoffensives cependant, car ceux qui les portaient avaient pitié de ces malheureux fuyards qui semblaient avoir perdu la raison.
Bientôt la panique gagna le fort de Pezzo.
En voyant leurs camarades de San-Giovanni galoper à en perdre haleine sur la plage, les factionnaires commencèrent par déposer à terre sacs, fusils, sabres, gibernes, etc., puis, s'accrochant par les mains à la magistrale du rempart, ils se laissèrent glisser dans les fossés d'où, gravissant cahin-caha l'escarpe, ils se hâtèrent de se joindre aux ébats fugitifs des héros de San-Giovanni.
Quant à ceux qui étaient dans le fort, les plus pressés firent le saut par les embrasures. Ceux de garde à la porte trouvèrent plus court de l'ouvrir et de détaler par ce chemin, en sorte qu'en quelques minutes il n'y resta plus qu'un Garibaldien stupéfait qui, arrivé là par hasard, ne trouva rien de plus simple que de se nommer gouverneur provisoire et, en cette qualité, de se donner l'ordre de rester en faction à la porte du fort, ordre qu'il exécuta gravement en attendant que quelques autres compagnons vinssent lui permettre d'y placer une garnison. Il va sans dire que quelques paysans ou habitants des environs regardaient cette triste comédie, les mains dans leurs poches et paraissant aussi peu soucieux du désastre des royaux que du succès de l'armée nationale. C'est pénible à dire, mais ce fut ainsi.
En somme, le 23, à cinq heures, les deux rives du détroit appartenaient à l'insurrection, sauf Alta-Fiumare, la Torre del Cavallo et Scylla. L'escadre napolitaine avait disparu et toutes les troupes du Faro, embarquées à la hâte, traversaient en Calabre sous la protection du Véloce qui, à partir de ce moment, remplaçait, pour le compte du Dictateur, la croisière napolitaine évanouie dans le lointain vers le Sud.
Il y eut, dans cette inexplicable affaire de San-Giovanni, appelée aussi affaire du camp de Piala, une manoeuvre parfaitement entendue et encore mieux exécutée par les soldats de l'armée nationale, peu expérimentés cependant.
C'est à peine si le chiffre réuni des deux corps de Garibaldi et de Cosenz s'élevait à quatre mille hommes. Ils attaquaient, sans sourciller, un ennemi fort de plus du double et dans de superbes positions. A quoi donc, là comme dans la marine, attribuer un semblable sauve-qui-peut? Ce qu'il y eut de fâcheux encore pour l'armée royale, c'est que, parmi les troupes de Piala, se retrouvaient bon nombre des officiers de Milazzo qui ne devaient cependant plus servir pendant la guerre. La seule victime de cette affaire fut un pauvre soldat qui, arborant le pavillon parlementaire sur une petite maison blanche vis-à-vis les tirailleurs napolitains, fut tué d'un coup de fusil, ce qui faillit singulièrement embrouiller les choses.
En fait, y eut-il capitulation, oui ou non? Il paraît que oui, puisqu'il y a eu pavillon parlementaire, et puisqu'à la suite de cette capitulation le général Garibaldi laissa ces inoffensifs guerriers se retirer tranquillement par toutes les routes possibles, avec leurs effets personnels mais sans armes ni sacs. Seulement ce qu'il y a de plus positif encore, c'est, que les plus désireux de s'en aller, ceux qui savaient par expérience qu'un coup de feu maladroit entraîne une affaire, même contre la volonté des deux partis opposés, commencèrent bien certainement la déroute avant que les articles de la capitulation ne fussent ni clos ni signés.
Vers les six heures du soir la plage était couverte de fuyards napolitains qui y bivouaquèrent. Quant à la route royale, c'était une longue procession du même genre gagnant en toute hâte la petite ville de Scylla.
Le lendemain matin 24, de bonne heure, et à l'instant où les avant-gardes de l'armée nationale arrivaient à la hauteur des forts d'Alta-Fiumare et de la Torre del Cavallo, ceux-ci arboraient pavillon blanc et demandaient à se rendre aux mêmes conditions que l'armée de San-Giovanni, ce qui leur fut octroyé sans la moindre difficulté.
Le soir, l'armée de Cosenz, celle de Garibaldi, et toutes les troupes du Faro qui ne cessaient de passer d'un bord du détroit à l'autre, campaient autour de Scylla, et la Bagnara, qui est à onze kilomètres plus loin et sur le bord de la mer, était occupée par une avant-garde.
Ce même soir, on put assister à un spectacle splendide. Les deux rives du détroit, complètement illuminées sur toute leur étendue, offraient le tableau le plus magique qu'il soit possible d'imaginer. Il faut avoir vu une semblable féerie pour s'en rendre compte, car il n'est pas possible de la dépeindre.
Le lendemain matin 25, toutes les troupes ayant effectué leur passage, le général Garibaldi organisait une seconde armée sous la dénomination d'armée méridionale.
Elle devait se composer des nouveaux volontaires ainsi que des soldats et officiers de l'armée napolitaine qui venaient en assez grand nombre offrir leurs services.
Quant à la première armée, celle des volontaires de Marsala, Palerme, Milazzo, etc., elle devait conserver le titre d'armée nationale.
Le même jour, et pendant que les armées de l'indépendance marchaient sur la Bagnara, un vaisseau français, l'Impérial, arrivait à Messine pour remplacer le Descartes rappelé en France. Quant au Prony, il restait en station au Faro.
De Scylla, l'armée nationale devait marcher sur Monteleone, en suivant la route royale et en passant par Palmi, Gioja, Nicotera, Mileto et Monteleone. Les environs de celle dernière ville avaient paru favorables aux généraux napolitains pour tenter un dernier effort contre l'armée de Garibaldi.
De la Bagnara à Palmi, la route suivie par l'armée, quoique assez pénible, se fit grand train et sans alerte; presque à chaque pas, on rencontrait des soldats napolitains, sans armes ni bagages, regagnant leurs foyers, insoucieux de l'armée à laquelle ils avaient pu appartenir. Des bandes de Calabrais plus ou moins nombreuses se joignaient aux volontaires dans chaque localité. Le 26 août les troupes indépendantes occupaient Nicotera et toute la ligne jusqu'à Rosarno, ayant une partie de leurs brigades en route de Rosarno, sur Mileto. Le soir on était à Mileto, chassant devant soi quelques compagnies de troupes royales qui n'attendaient comme toujours que l'occasion de plier bagages devant l'ennemi.
On avait appris la veille l'assassinat du général Briganti par ses propres soldats à Mileto; on y trouva la confirmation de cette nouvelle et les détails de ce meurtre.
Le général Briganti s'était enfui de Reggio à la tête de sa brigade pour ne pas capituler avec Garibaldi. Après l'affaire de San-Giovanni, ce général, qui occupait les forts de Pezzo, d'Alta-Fiumare, etc., les avait rendus à l'armée libératrice, et le Dictateur lui avait laissé son cheval et ses armes, ainsi que deux lanciers pour lui servir d'escorte.
Cet officier supérieur partit de suite à franc étrier pour rejoindre à Monteleone l'armée du général Vial. Le 25, il fut arrêté à Mileto par une brigade napolitaine composée du 4e et du 16e de ligne. Des officiers l'entourent, l'injuriant et l'accusant de les avoir trahis et vendus à l'ennemi pour une somme de cinq millions. Le général irrité d'abord, puis reconnaissant que sa vie est en danger au milieu de ces forcenés, chercha par des paroles de persuasion à les faire revenir de l'erreur dans laquelle la passion les entraînait, mais ce fût en vain; à ce même moment arriva un autre officier, un de ces porteurs de nouvelles qu'on voit rarement sur un champ de bataille, mais qui, dans les cafés et les lieux publics, sont toujours ceux qui crient le plus haut et paraissent vouloir manger tout le monde. Quarante mille Autrichiens, affirme-t-il, sont débarqués au Pizzo. Le roi François II est à leur tête, ils marchent déjà pour prendre de flanc l'armée libérale et l'arrêter court dans son mouvement en avant sur Monteleone, Le général resté à cheval cherche alors à ramener à lui les soldats. Il avait à peine commencé à leur parler qu'un sergent, le couchant en joue, lui ordonna de crier vive le Roi. Le général leva son képi, et, l'élevant au-dessus de sa tête, cria vive le Roi, en disant qu'il n'avait pas besoin d'être contraint à cela et que c'était l'expression de son âme. Un coup de feu qui traversa la poitrine de son cheval le fit au même moment rouler dans la poussière.
Le malheureux se releva tout meurtri et couvert du sang de sa monture; il fit appel aux sentiments d'honneur militaire des soldats, mais une décharge de plus de quarante coups de fusil retendit roide mort. Il tomba la face contre terre et le bras droit étendu sur ses assassins comme si, à l'instant où la mort le frappait, il leur eût jeté une malédiction suprême, et voulu les stigmatiser de honte et d'infamie.
Ce pauvre général croyait encore sans doute à l'honneur de cette armée qui, pour se servir de l'expression véhémente d'un officier français spectateur de toutes ces turpitudes, devrait être marquée au bas des reins du stigmate de la lâcheté. Les deux lanciers qui servaient d'escorte au général avaient jugé prudent de tourner bride aussitôt qu'ils avaient vu le guet-apens dans lequel était tombé leur chef. Quant aux officiers qui avaient provoqué ce triste événement, ils étaient restés spectateurs du crime sans chercher à l'empêcher.
Aussitôt que le général Vial eut connaissance de cet assassinat, il partit pour Naples donner sa démission accompagnée de celles de deux autres généraux de brigade. Quant aux quatre ou cinq mille royaux en position à Monteleone, ils allaient traditionnellement se mettre à piller et saccager la ville, lorsque, heureusement, dans la nuit du 26 au 27, le général Sertori arriva avec son état-major et une escorte de guides. Il n'en fallut pas davantage pour faire détaler à force de jambes ces ignobles pillards qui, se débandant dans toutes les directions, regagnaient leurs foyers ou les bandes de chenapans qui commençaient à se montrer dans les montagnes et à faire le métier de détrousseurs de grand chemin.
Le 27, Garibaldi arrivait lui-même à Monteleone, les troupes royales envoyées pour soutenir celles de cette ville et qui se dirigeaient sur Cosenza durent, en apprenant l'occupation, s'arrêter et attendre de nouveaux ordres. A Monteleone, l'armée nationale se mit en rapport direct avec les insurgés de la Basilicate et des terres de Bari. L'insurrection précédait partout l'armée libérale. Le 26, le général Scott expédiait de Salerne une forte colonne dans la direction d'Avelino où l'on avait arboré le drapeau national. Potenza suivit immédiatement le mouvement d'Avelino, les troupes royales en furent chassées par la garde nationale, et une nouvelle municipalité y fut établie le 28. Les Garibaldiens marchaient sur Cosenza le 29, et poussaient leurs avant-gardes jusqu'à cette ville. Le général Caldarchi, qui y commandait la brigade napolitaine, se hâta de parlementer et de quitter la place avec armes et bagages, à condition de ne plus servir pendant la guerre contre les troupes de Garibaldi, de maintenir la plus grande discipline sur la route que suivrait sa brigade en se retirant et de laisser regagner leurs foyers, ou l'armée libérale, à ceux qui en témoigneraient le désir; de plus il devait laisser en ville le matériel et les armes en magasin, il devait encore se retirer sur Salerne, et son itinéraire étant fixé d'avance, il s'engageait à le suivre sans y faire aucun changement.
Le 30, les campagnes au Nord et à l'Est de Potenza envoyaient à l'armée nationale un renfort de près de deux mille volontaires, tous Calabrais, et l'on apprenait le débarquement à la Punta-Palinuro ou à Sala, non loin de Salerne, d'une forte division de l'armée indépendante, commandée par le général Türr. A partir de ce jour, il est bien difficile de pouvoir suivre les mouvements de l'armée libératrice non plus que de celle des Napolitains.
Les premiers s'avancent toujours hardiment sur une ligne de front assez étendue; les seconds, au contraire, battent sans cesse en retraite sans s'inquiéter de ce qui en arrivera. Avec ces deux systèmes si différents, il n'était pas difficile de prévoir que bientôt l'armée nationale serait à Naples. Effectivement, le 4, les volontaires étaient à Potenza et campaient sur la route de Naples et sur celle de Montepillaro.
Les Napolitains avaient établi autour de la ville quelques travaux de fortifications passagères, qu'occupèrent immédiatement les gardes civiques.
Il ne restait plus à cette date dans toutes les provinces de l'Adriatique, la terre d'Otrante, la terre de Bari, la Capitanate, les deux Calabres, les principautés Ultérieure et Citérieure, la Basilicate, un seul soldat ni un magistrat royal; partout les soulèvements étaient aussi rapides qu'instantanés, mais quoi que l'on en dise, les événements s'accomplissaient bien plus aux cris de Viva la liberta! qu'à ceux de Viva il re galantuomo! dont on paraissait aussi peu se soucier que de l'annexion qui était un mot creux, fort peu compris par les Calabrais en général.
Le clergé, de même qu'en Sicile, prenait part ostensiblement à ces manifestations; les capucins, les cordeliers surtout, venaient en aide au mouvement et ne craignaient pas au besoin de jeter leurs bonnets par-dessus leur tête en se faisant soldats pour tout de bon.
A Foggia, le départ des troupes royales fut moins pacifique. En se retirant, priées trop impoliment, à ce qu'il paraît, de décamper, elles se fâchèrent sérieusement et engagèrent avec les soldats citoyens une fusillade qui fit quelques victimes départ et d'autre.
Salerne fut menacée le lendemain 5, par les brigades Bixio, Ehber, Türr, etc. S'attendant à une certaine résistance, l'armée libérale avait établi ses avant-postes sur les bords de la Selle, petite rivière ou plutôt torrent qui descend des montagnes et forme plusieurs embranchements dont le principal longe la route royale de Montefano à Evoli. Dans la nuit, une partie des troupes vint prendre position entre Evoli même et Vicenza, prenant ainsi à revers les royaux qui pouvaient se rencontrer en avant de Salerne: de Vicenza à Salerne, il n'y a que quelques lieues de marche.
Le 6, une brigade napolitaine, venant de la Capitanate qu'elle avait évacuée quelques jours auparavant, descendait de Caglieri à Vicenza, lorsqu'elle rencontra les avant-postes de l'armée indépendante; elle s'empressa de capituler et une partie passa aux Garibaldiens. Le même jour, le gros de l'armée était en vue de Salerne, où elle entrait la nuit et le lendemain matin sans tirer un coup de fusil, et ayant le Dictateur à sa tête.
Le 7, Garibaldi adressait une proclamation à la population napolitaine, dans laquelle on remarquait le passage suivant: «Je le répète, la concorde est le premier besoin de l'Italie, nous accueillerons comme des frères ceux qui ne pensaient pas comme nous à une autre époque, et qui voudraient aujourd'hui sincèrement apporter leur pierre à l'édifice patriotique,» etc., etc.
Enfin le 8, le général Garibaldi, devançant son armée, entrait à Naples avec cinq ou six de ses officiers d'ordonnance ou amis sans s'inquiéter le moins du monde des troupes royales qui occupaient encore les postes de la ville et les forts.
Garibaldi était en voiture, ayant à côté de lui Bertani et un officier; dans une seconde voiture étaient trois ou quatre autres officiers. Son entrée et son parcours dans les rues jusqu'au palais de la Forestiera ne furent qu'un long triomphe, et la garde nationale, qui s'était immédiatement réunie, vint défiler sous les fenêtres du Dictateur et prendre le service du palais.
Deux jours avant, le roi François II, quittant sa capitale, avait pris la route de Capoue, décidé à se renfermer dans Gaëte avec les troupes qui lui resteraient fidèles et à y résister aussi longtemps que faire se pourrait. On sait que cette seconde période de la guerre de l'indépendance a été autrement honorable pour l'armée royale que les honteux désastres qui, depuis Palerme, et surtout depuis Reggio, sont venus s'inscrire sur les pages de l'histoire.
Ici une marche rétrograde est nécessaire pour établir les faits au moment où le Dictateur entrant à Naples réalise la première partie des projets qu'il a annoncés sur l'Italie. En repassant par Salerne, Potenza, Evoli, etc., etc., Cosenza, Monteleone et Scylla, les routes sont couvertes de Garibaldiens en retard ou nouvellement débarqués, de volontaires calabrais accourant du fond de leurs montagnes pour se joindre à l'armée libérale; les populations en émoi, comme dans tous pays le lendemain de révolution, ont organisé partout leurs gardes civiques et leur police provisoire; les magistrats municipaux, remplacés à la hâte, administrent provisoirement au nom du Dictateur aussi bien qu'ils le peuvent, et tâchent, par des réquisitions d'approvisionnements de toute espèce, de suppléer au défaut d'argent qui se fait surtout sentir dans l'armée indépendante.
De toutes parts, les soldats royaux, pas honteux et peu confus, s'en retournent tranquillement dans leurs foyers; une partie de leurs officiers, décidés à servir leur patrie, et plus militaires que leurs soldats, attendent impatiemment une occasion pour reprendre du service et être casés dans l'armée méridionale. On aperçoit partout de nombreux placards, imprimés qui sait où, probablement en Piémont, et sur lesquels se lisent en grosses lettres d'une encre très-noire: Annexion et Victor-Emmanuel! Dans beaucoup d'endroits ces pancartes ont un si maigre succès qu'elles disparaissent promptement. Dans les campagnes, les populations ébouriffées ont aussi, comme partout en pareille circonstance, abandonné leurs champs et laissé leur bétail se promener à l'aventure, pour venir, massés à l'entrée de leurs villages, ou groupés sur les grandes routes, politiquer et se raconter les uns aux autres les batailles les plus incroyables, les nouvelles les plus bizarres qu'on puisse imaginer. Dans les villes, c'est à peu près la même chose, peut-être pis, le soldat citoyen envahit tout; il n'y a plus de boutiquiers, il n'y a plus que des braves tout prêts à se lever comme un seul homme pour la défense de l'ordre et de la liberté attendue depuis si longtemps.
Au Faro, de l'autre côté du détroit, tout paraît triste et désert, plus de ces gais et insouciants volontaires dormant au soleil, chantant à la lune, souffrant toutes les privations sans se plaindre, mangeant ce qu'ils trouvaient, buvant sans sourciller de l'eau saumâtre, prenant enfin tout en patience, pourvu qu'en un temps donné il leur soit permis de verser leur sang pour la liberté de la patrie. A peine quelques canonniers, restés pour le service des batteries, promènent-ils de çà de là, leur ennui et leur chagrin de n'avoir pu suivre leurs camarades. Cette longue plage, qui du Faro s'étend jusqu'à Messine, n'est plus animée que par quelques barques de pécheurs d'espadons qui sillonnent rapidement le détroit. Enfin le calme est redevenu si général que tout le monde, jusqu'aux canons, a l'air de sommeiller.
Seule la citadelle de Messine, persistant à montrer toujours ses longues dents noires à travers les déchiquetures de son parapet, a un tel air de mauvaise humeur que Belzébuth en prendrait les armes. Heureusement les citadins messinois, presque complètement rassurés sur les horreurs d'un bombardement, ne s'effarouchent plus aussi vite et ne craignent même pas de regarder en face la citadelle en affirmant d'un grand air de dédain que si tôt ou tard cette bicoque ne veut pas amener son pavillon, on saura bien, ventre-saint-gris! l'y contraindre. Alors, impitoyablement démolie et rasée, on en labourera le sol, on y sèmera du sel, enfin on en fera une superbe promenade où le sable régnera en maître absolu; ce qui fait qu'à l'avenir, la ville sera certaine de ne plus encourir de châtiments aussi sévères que ceux de 1848.
Les rues de la ville, désertes de soldats nationaux, ont retrouvé leur aspect bourgeois d'autrefois. A peine si quelques gardes civiques s'y promènent à l'aise, en compagnie de leurs fusils.
A Milazzo, tout a repris son cours normal; mais tous les matins et tous les soirs, on voit de nombreux oiseaux de proie planer et s'abattre en battant de l'aile sur un point quelconque des roseaux qui avoisinent l'entrée de l'isthme. Dans l'intérieur de l'île, une grande partie de la population s'imagine toujours que la liberté, c'est le droit pour chacun de faire ce qui lui plaît, de prendre ce que bon lui semble. Exemple les événements de Bronte; aussi tout va-t-il pas mal de travers, et le besoin de gendarmes se fait-il généralement sentir.
Les bandes d'honnêtes bandits qui courent les montagnes rendent les communications assez peu sûres, et les pancartes votant pour Victor-Emmanuel sont à l'ordre du jour, pourvu toutefois que le roi galantuomo agisse comme la liberté, en laissant faire ce qu'on veut. A cette condition, tous les Siciliens consentiront à être Piémontais, c'est-à-dire Italiens, car encore veulent-ils rester Siciliens, avoir, avant tout, leur petit gouvernement à part, leur petit sénat, leurs petits ministres. Ils tiendraient moins à avoir une petite armée.
Somme toute, Palerme a complètement fait disparaître ses barricades; comme Messine, elle a quitté son air guerrier; plus heureuse que sa rivale, aucune citadelle ne l'empêche de dormir. Si Alexandre Dumas n'habite plus le palais, il y a à sa place presque un vice-roi. La garnison piémontaise, assez peu choyée, a été casernée aux Quatro-Venti, où le grand air lui est plus sain que celui de la ville.
A Alcamo, une croix a été élevée sur les victimes de la guerre. A Calatafimi, un cicerone fait déjà sa fortune en racontant aux touristes les détails véridiques du combat de Calatafimi et du débarquement à Marsala. Enfin, depuis que le Lombardo a été renfloué et ramené à Palerme, on se demande si les événements passés ne sont point un rêve, et à la Pointe-aux-Blagueurs, il n'y a pas de jours que l'histoire du débarquement ne soit racontée six fois au moins. Quant au padre capucin dont il est question dans le premier chapitre, les mauvaises langues prétendent qu'après s'être battu comme un Bayard et avoir rossé l'ennemi comme un Duguesclin à Calatafimi, à Parco, à Palerme, à Milazzo, à Reggio et autres lieux; après être entré triomphalement couvert de fleurs et couronné dans la bonne ville de Naples, il est piteusement revenu un beau matin, licencié parle souverain de son choix avec bon nombre de ses frères d'armes!