Title: Ellénore, Volume I
Author: Sophie Gay
Release date: February 12, 2006 [eBook #17757]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
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1864
C'est sous le Consulat, à un dîner chez la marquise de Condorcet, où se trouvaient plusieurs des personnes des plus remarquables de ce temps, que je vis pour la première fois la belle madame Mansley, cette spirituelle Ellénore qu'un homme justement célèbre a choisie pour l'héroïne d'un roman qui, sauf quelques voiles très-diaphanes, montre avec confiance la vérité des caractères plutôt que celle des faits. Le portrait qu'a tracé Adolphe d'Ellénore, écrit sous l'influence d'un sentiment intéressé, est bien celui qu'il a vu, mais non pas celui qui la ferait reconnaître par ses parents et par ses amis. L'amour n'est pas sujet à voir juste; celui d'Adolphe, qui éprouvait également le besoin de se vanter et de se décrier, devait louer et blâmer à faux la cause de toutes ses inconséquences de coeur; mais qui oserait médire des illusions qui ont produit un si charmant ouvrage!
J'étais ravie de me rencontrer avec cette femme dont j'entendais parler chaque jour d'une si différente manière. Pour les uns, c'était une personne d'un grand caractère, dont l'âme noble, l'esprit indépendant et le ton austère étaient l'objet d'une admiration respectueuse. Pour les autres, c'était une femme bizarre, passionnée, orgueilleuse, inconséquente, prude et légère, conciliant une extrême sévérité de principes avec la situation la plus équivoque. Son caractère et ses qualités variaient en raison du plus ou moins d'occasions qu'on avait eues de la connaître et de se l'expliquer.
Pour cette masse d'indifférents qui classent les femmes par rang et non par espèce, madame Mansley était tout simplement la maîtresse du comte de Savernon. Pour les gens distingués dont elle aimait à s'entourer, c'était l'amie dévouée à qui M. de Savernon devait la conservation de sa fortune et de sa vie; car elle s'était exposée au danger de périr sur l'échafaud pour obtenir des rois de la Terreur les passeports, ensuite les certificats de résidence qui avaient assuré la liberté et l'existence de toute la famille de M. de Savernon. En reconnaissance du sentiment auquel il devait son bonheur et celui de tous ceux qui lui étaient chers, M. de Savernon consacrait sa vie à Ellénore. On savait que l'opposition de madame la marquise de Savernon au divorce demandé par son mari était le seul obstacle au mariage de ce dernier avec madame Mansley, et cet avenir de mariage suffisait aux gens que les avantages d'une bonne maison et d'une société agréable captivent avant tout. D'ailleurs, à cette époque, on n'était pas rigide, ou, pour mieux dire l'indulgence se portait alors sur le mérite et les agréments, comme elle se porte aujourd'hui sur l'argent et l'égoïsme.
Les talents, les célébrités, les gens distingués de toutes les classes, échappés comme par miracle à la faux révolutionnaire, se réunissaient alors avec une joie mêlée de regrets, comme ces naufragés qui pleurent et s'embrassent après avoir vu périr le vaisseau qui portait leur fortune. La misère et la mort, ces deux niveaux dont aucune vanité ne saurait altérer la justesse, avaient établi une véritable égalité à côté de cette égalité fictive, prétexte du plus féroce despotisme. Le génie, l'esprit, le courage, le savoir, allaient de pair avec tout ce qui restait de nos anciennes illustrations. Le gentilhomme le plus entiché de ses vieux préjugés saisissait avec empressement l'occasion d'y être infidèle en se rapprochant du plébéien éloquent, ou de l'artiste spirituel auquel il devait sa sortie de prison.
La reconnaissance était encore plus facile envers la femme qui l'avait méritée par un dévouement héroïque… Quel moraliste sévère, quel Solon des convenances aurait osé blâmer, dans ces temps de troubles, l'homme qui payait de son nom et de sa fortune l'asile offert, sous peine de mort, par la femme généreuse qui recueillait un proscrit? Il paraissait si simple alors de préférer ses affections à des titres perdus, à des usages violés, à des seigneuries sous les scellés! Passer de douces heures près de la personne qui venait de vous sauver la vie, était le bonheur suprême de ce temps de résurrection; et je le demande à ceux qui ont recouvré depuis leurs châteaux, leurs honneurs et leurs titres, le retour de tous ces biens leur a-t-il jamais procuré d'aussi pures jouissances?
A ce dîner, où chaque convive tenait plus ou moins à l'histoire moderne, je me trouvai placée entre deux hommes de caractère, d'esprit et d'opinions très-opposés, mais que leur vif désir de briller dans la conversation rendaient tous deux fort aimables. C'était le vicomte de Ségur et Marie Chénier, l'auteur de Charles IX; en face se trouvaient Garat l'idéologue, son neveu Maillat Garat, le chevalier de Panat, Benjamin Constant, l'abbé Siéyès, madame Talma et le comte de Savernon. Les deux derniers occupaient les places d'honneur auprès de la maîtresse de la maison.
Au milieu de ces spirituels convives on remarquait une figure angélique, c'était celle de la fille de madame de Condorcet, de cette ravissante Eliza[1] qui, à peine dans l'âge de l'adolescence, avait déjà la taille et les traits réguliers d'une statue grecque.
[Note 1: Elle a épousé depuis M. O'Connor.]
Je ne saurais peindre l'étonnement, la curiosité, le plaisir que j'éprouvais à voir, à écouter tant de gens dont les réputations offraient de si piquants contrastes. D'abord terrifiée par le nom de Chénier, je gardai un silence observateur. Sans doute mon regard craintif trahissait ma pensée, car Chénier quitta un moment son air dédaigneux, et m'adressa la parole de la manière la plus gracieuse. Il me fit l'éloge de mon mari, auquel, ajouta-t-il, il avait été assez heureux pour rendre un léger service.
Ce léger service n'était rien moins que celui de l'avoir fait sortir de la Conciergerie, la veille du jour où il devait être conduit au tribunal révolutionnaire.
Je ne sais ce qui me frappa le plus des manières aristocratiques du citoyen Chénier, ou de la gaieté républicaine du vicomte de Ségur. Le premier avait fait tant de sacrifices à l'égalité, qu'on ne s'attendait pas à le voir prendre autant de soins de tenir à distance ceux qui auraient pu le traiter d'égal, et l'on ne s'attendait pas davantage à entendre le vicomte de Ségur rire de sa misère, et s'amuser si franchement des ridicules des bourreaux qu'il avait bravés.
J'avais vu souvent le vicomte chez madame de Courcelles, vieille femme d'esprit, dont j'habitais la maison. Elle et moi lui avions souvent prêché la prudence, mais inutilement. L'aspect même de la fatale charrette qu'il rencontrait en venant nous voir ne l'empêchait pas de faire des épigrammes beaucoup trop plaisantes sur les membres du comité de Salut public, sur les orateurs des sections, enfin sur les autorités féroces et burlesques qui régnaient alors. Il poussait l'audace jusqu'à conserver sa coiffure poudrée, ses ailes de pigeon, son habit ordinaire, sa tournure, ses manières de l'ancien régime et jusqu'au langage enfantin et aux locutions étranges qu'il avait mises à la mode aux soupers de la reine.
Ce courage, le moins utile sans doute, lui donnait un singulier avantage sur l'homme qu'une faiblesse inexplicable avait jeté au milieu d'une bande de terroristes, et cela sans partager leurs principes politiques ni leurs fureurs sanguinaires; faiblesse inexplicable qui a donné à Chénier toutes les apparences d'une infâme complicité, et qui a fourni à la calomnie tous les instruments du long martyre qui a désolé et abrégé son existence.
J'avais connu dans mon enfance le père de Marie et d'André Chénier; j'étais en conséquence prévenue très-favorablement pour ce dernier et très-mal pour l'autre. L'idée de lui devoir de la reconnaissance m'était pénible. Aussi fus-je très-contente d'apprendre la part qu'avait eue madame Mansley dans la sortie de prison de mon mari. C'est elle qui avait prié Benjamin Constant d'intéresser le député au sort du jeune prisonnier. C'est elle qui avait obtenu qu'on signât sa mise en liberté un jour plus tôt. Ce jour gagné, c'était la vie.
Le dîner se passa en discussions politiques, en sarcasmes amers, de la part de Chénier, contre l'esprit superficiel et la vieille frivolité des gens de l'ancienne cour; en moqueries très-gaies, de la part du vicomte, sur les vertus civiques des fiers républicains, qui mouraient de peur les uns des autres; en plaisanteries douces, fines et malignes, de Benjamin Constant, sur les prétentions, les ridicules des vieux marquis de l'OEil-de-Boeuf et des jeunes Romains du Directoire; en phrases conciliantes, de la part de Garat, dont le républicanisme se disposait dès lors à tous les sacrifices qu'il a faits depuis au règne de l'empereur.
Cette réunion de toutes personnes qui se détestaient réciproquement, et qui faisaient tant de frais pour se plaire, prouve à quel point l'esprit avait alors de puissance, et comment on pouvait mettre de côté les opinions et les antipathies pour jouir sans entraves de tous les charmes de la conversation. Le caractère et la position de la maîtresse de la maison aidait à cette singulière harmonie: également fière de sa naissance, de son titre aboli et des opinions libérales qui avaient ajouté à la célébrité de son mari, aimant la Révolution dont il avait été le prôneur, abhorrant la Terreur dont il avait été la victime, mêlant le regret des anciens préjugés à l'enthousiasme des idées nouvelles, la marquise de Condorcet s'arrangeait fort bien de toutes les opinions, et les plus opposées trouvaient chez elle un point de contact; de là vient qu'elle protégeait tous les partis et pouvait les mettre en présence sans danger. De plus elle était belle, et l'homme le plus orgueilleux de son caractère politique ne se trouve jamais humilié de le soumettre aux volontés d'une jolie femme.
Dans cette conversation, à la fois grave et plaisante, tous les aparté étaient médisants et cruels. J'en donnerai pour exemple la réponse que me fit le vicomte de Ségur au reproche que je lui adressai de ne pas dissimuler sa malveillance pour Chénier; enfin, de le haïr si haut.
—Moi le haïr! dit-il en souriant, pas le moins du monde, et pourvu qu'il veuille bien ne point fraterniser avec moi; car vous savez ce qu'il en coûte pour…
Je ne permis pas au vicomte d'achever, tant cette plaisanterie me parut atroce. Je me retournai brusquement du côté de Chénier, craignant qu'il ne l'eût entendue. Ce mouvement fit présumer que les fadeurs du vieux courtisan m'impatientaient; il m'en fit compliment comme d'une preuve de bon goût; et il me fallut alors défendre M. de Ségur contre les épigrammes toujours piquantes et souvent injustes du républicain sur les ridicules courageux d'un gentilhomme.
En sortant de table, mon mari me conduisit vers madame Mansley, qu'il appelait sa belle libératrice. J'étais accoutumée à ces sortes de présentations, car M. G… ayant été emprisonné et délivré sept fois pendant le règne de la Terreur, j'étais tenue à la reconnaissance envers toutes les personnes qui avaient plus ou moins concouru à sa délivrance.
J'adressai quelques remercîments à madame Mansley; elle y répondit avec une grâce affectueuse qui contrastait singulièrement avec son regard fier et son attitude imposante. Cette bienveillance inespérée aurait dû m'encourager; mais encore sous l'impression du ton sévère et des manières graves de madame Mansley, je me retirai en balbutiant quelques mots polis.
A l'attitude, au ton, au regard austère d'Ellénore, on devinait qu'elle voulait commander l'estime en dépit de tout, et l'on ne pouvait l'approcher sans subir l'effet de cette volonté absolue. C'était la condition première de toute relation avec elle, et comme on n'exige jamais que ce qui peut être contesté, cette volonté embarrassait d'abord les aspirants à l'amitié d'Ellénore. Mais ils ne tardaient pas à s'y soumettre volontairement.
Madame Mansley étant intimement liée avec la marquise de Condorcet; je la rencontrais sans cesse chez elle, et je ressentis bientôt l'influence qu'exerçait le caractère d'Ellénore sur les personnes dont elle désirait captiver l'estime et l'affection. Mon admiration passionnée pour tout ce qui s'élève au-dessus de sa situation, pour tout ce qui reste noble et estimable, en dépit des arrêts du monde et des entraves de la société, lui répondaient de mon empressement à la défendre contre les attaques de la médisance. Elles se renouvelaient souvent, car on est d'ordinaire sans indulgence pour ce qu'on ne comprend pas.
Un jour, entre autres, j'eus à plaider pour madame Mansley contre trois femmes d'autant plus sévères que, placées comme on dit aujourd'hui au plus haut de l'échelle sociale, elles avaient à se défendre d'une réputation de galanterie assez bien fondée. Les raisons qu'elles mettaient en avant, appuyées sur la morale et les convenances, étaient pour la plupart irrécusables. Je n'étais pas encore dans le secret des torts, des qualités éminentes et des malheurs d'Ellénore. Cependant je parlai avec tant de conviction de son mérite, du caractère noble, des sentiments distingués qui lui attiraient l'estime des personnes les plus supérieures en tous genres; je citai, à l'appui de cette assertion, tant de noms honorés et célèbres, que j'obtins une sorte de triomphe sur la malveillance des trois Euménides de salon, acharnées à la réputation de la belle Ellénore.
Un de ses habitués, témoin de cette petite scène, la lui rapporta, en exagérant mon dévouement pour elle. Cette circonstance, quoique de très-peu d'importance, décida de son amitié pour moi. A dater de ce moment, elle ne perdit pas une occasion d'employer le crédit de ses amis puissants, en faveur de mes parents émigrés. Je lui dus la rentrée en France de mon oncle, le marquis de B…, brave officier de l'armée de Condé; et ce fut avec un vrai plaisir que je la retrouvai à Londres, lors du voyage que je fis après la mort de mon père. Le hasard m'avait fait retenir un appartement dans la même maison qu'elle habitait dans Grosvenor-street. C'est là, à la suite de charmantes soirées passées avec plusieurs personnes distinguées de France et d'Angleterre, qu'Ellénore me raconta son histoire.
—J'ai toujours été calomniée, me dit-elle; ma situation m'accuse, je mourrai sans être connue, et l'idée d'être confondue, dans l'opinion des gens qui m'ont seulement entrevue, avec les femmes qu'ils ont le droit de mépriser, m'afflige au dernier point. C'est une faiblesse, sans doute, ajouta-t-elle, l'estime de mes amis devrait me suffire; mais celle-là même a besoin d'être soutenue par de bons témoignages pour me survivre. Vous qui vous amusez à écrire des malheurs imaginaires, promettez-moi de publier un jour le récit véridique de ceux qui m'ont conduite, à travers tant d'événements étranges, à la place que j'occupe. Hélas! je ne saurais la définir, cette place, car je ne crois pas qu'il en existe de semblable dans l'état de société où nous vivons. Mais au milieu de cette foule d'égoïstes, de cours légers, d'esprits méchants, dédaigneux, il se trouve parfois une âme pure et généreuse qui tient compte des bonnes actions, des sentiments élevés dans les situations les plus périlleuses de la vie morale, qui pardonnent à l'inexpérience de tomber dans les piéges de la séduction, à l'abandon d'accepter l'asile offert par une protection intéressée; enfin, un être assez juste, assez éclairé pour ne pas confondre la faiblesse et la corruption, le vice et le malheur. Celui-là ne lira pas sans attendrissement mon histoire… Jurez-moi de l'écrire telle que je vous la dirai, telle que Dieu la sait, ajouta Ellénore en levant les yeux au ciel. Cette promesse m'assurera une mort tranquille; me la faites-vous?
—Oui, répondis-je en lui prenant la main; puisse le serment que je fais de vous obéir rendre la paix à votre noble coeur; puisse l'ardent désir de vous peindre avec tous les agréments, toutes les qualités dont le ciel vous a douée, me donner le talent qui me manque! Dictez et j'écrirai.
J'offre aujourd'hui à mes lecteurs le résultat de cette promesse.
De puissantes considérations m'ont empêchée jusqu'à présent de publier cette histoire, dont les principaux noms seulement sont changés. Je la crois profitable aux personnes qui, nées pour la vertu, sont prêtes à accepter une situation à laquelle leur caractère ne pourra jamais se soumettre; et profitable aussi à celles qui, dupe des apparences, ont trop souvent tort de pousser la sévérité jusqu'à l'injustice.
Le père d'Ellénore, officier distingué d'un régiment irlandais, commandé autrefois par le duc de…, que nous nommerons le duc de Montévreux, s'étant vu contraint de se réfugier en France par suite des troubles de son pays, vint s'établir à Boulogne avec sa femme et ses enfants. Une modique fortune, encore diminuée par les sacrifices que le capitaine Mansley avait faits à son parti lui donnait à peine les moyens de soutenir honorablement sa famille. Un vieux nègre, dévoué aux intérêts de son maître, l'avait suivi dans l'exil, et son zèle infatigable secondait si bien son habileté, qu'il faisait à lui seul le service des quatre domestiques que son maître avait été forcé de renvoyer en Irlande.
Après avoir fait le métier de valet de chambre le matin, Zaméo devenait cuisinier, puis à peine avait-il servi le dîner, qu'il conduisait les enfants à la promenade, et revenait ensuite soigner le capitaine Mansley que la goutte retenait sur son canapé. Il était le modèle des serviteurs, et même des amis; car loin de profiter de la liberté que le capitaine lui avait donnée et des offres avantageuses qui lui avaient été faites par de riches maîtres, il était resté fidèle au sien, en dépit du malheur.
Le soir, pour mieux dissimuler les fatigues de sa journée, et distraire les trois petites filles du capitaine de l'impression qu'elles ressentaient en voyant souffrir leur père et pleurer leur mère, il leur chantait des airs créoles, et leur apprenait la danse de son pays. Ellénore, plus jeune que ses soeurs, était la plus adroite à singer les mines du vieux nègre, aussi avait-il pour elle une admiration passionnée qui la lui faisait vanter sans cesse. On ne restait pas cinq minutes avec lui sans lui entendre parler d'Ellénore; ses traits si fins, ses joues roses, ses beaux cheveux blonds, ses grâces enfantines, ses espiègleries surtout étaient un continuel sujet d'éloges. On ne pouvait les entendre sans éprouver le désir de connaître l'enfant qui les inspirait; et c'est à cette exaltation singulière qu'on peut attribuer la curiosité, et par suite l'intérêt que la duchesse de Montévreux prit à Ellénore.
La duchesse revenait de Londres, où les plaisirs de la brillante saison l'avaient retenue deux mois; les suites d'une traversée fatigante la forcèrent de se reposer quelques jours à Boulogne avant de se rendre à Paris. Une femme de chambre anglaise qu'elle ramenait à sa suite, rencontra Zaméo sur les bords de la mer servant de gouvernante aux enfants du capitaine. A leur mise, elle a bientôt reconnu de petits compatriotes, elle s'approche de Zaméo, le questionne sur les jolis enfants qui lui sont confiés; voit Ellénore, écoute tout ce qu'il lui en dit, et revient conter à sa maîtresse la rencontre qu'elle a faite des charmantes petites filles et de leur étrange bonne.
La duchesse veut aussi les voir; elle propose à son mari de venir se promener du côté où les enfants du capitaine Mansley sont tous les soirs; mais à peine a-t-elle prononcé ce nom, que le duc de Montévreux s'écrie:
—Quoi! mon vieux camarade serait-il ici? je veux l'aller voir à l'instant même; ce bon Edwin, que j'aurai de joie à l'embrasser!
En disant ces mots, le duc se dispose à sortir et fait demander le maître de l'hôtel pour s'informer de la demeure du capitaine, bien décidé à s'y faire conduire sur-le-champ.
De quel sentiment douloureux son âme fut affectée en retrouvant dans un si triste état de fortune le brave militaire qui l'avait si souvent accueilli pendant ses fréquents voyages en Irlande, et qui, bien que sous ses ordres, l'avait dans plus d'une affaire périlleuse aidé de ses conseils et de son bras. La vue de ces trois enfants, qui seuls conservaient dans l'élégante simplicité de leur mise une sorte de luxe, contrastant avec l'aspect d'une chambre mal meublée, la profonde douleur empreinte sur le visage de leur mère, cet accablement qu'une noble résignation avait peine à dissimuler, inspirèrent au duc de Montévreux un sincère désir d'améliorer la position de son vieux compagnon d'armes; mais le caractère du capitaine ne rendait pas ce projet facile, il fallait avant tout ménager sa fierté. M. de Montévreux y parvint en montrant pour Ellénore une admiration, une tendresse extrêmes; il venait la prendre chaque matin pour la mener à la promenade avec sa femme. La duchesse semblait partager l'attachement de son mari pour cette jolie enfant, et tous deux l'avaient adoptée de fait, avant d'avoir proposé au capitaine de leur confier le soin de son éducation.
Cette proposition faite avec le ton d'une prière et accompagnée de tout ce qui pouvait la rendre séduisante, fut l'objet de plusieurs discussions entre le père et la mère d'Ellénore; tous deux s'accordaient sur le sentiment généreux qui avait dicté la proposition, ils ne doutaient pas de l'exactitude religieuse avec laquelle les protecteurs d'Ellénore rempliraient la promesse de la bien élever et de la rendre heureuse. Mais la prévision maternelle redoutait pour Ellénore les habitudes d'une existence de luxe et de dissipation, et les graves inconvénients qui en résulteraient si de nouveaux malheurs l'obligeaient à reprendre un jour la vie de privations à laquelle son enfance commençait à s'accoutumer. Les plus sages réflexions, le sentiment le plus vif combattirent vainement contre l'intérêt d'Ellénore, et l'avenir brillant que son père entrevoyait pour elle dans l'affection protectrice d'une des plus grandes dames de la cour de France.
Il fut décidé qu'Ellénore suivrait la duchesse de Montévreux à Paris, et c'est le coeur déchiré de regrets que la pauvre mère adressa à celle-ci des paroles de reconnaissance sur le sort futur de son enfant chéri.
En voyant pleurer sa mère, Ellénore pleura aussi. L'instinct de la nature faillit l'emporter sur tous les calculs d'intérêt et même de générosité; elle ne voulait plus quitter sa famille; elle ne voulait pas surtout causer tant de chagrin au pauvre Zaméo, dont les sanglots se faisaient entendre à travers la chambre qui les séparait; mais la vue d'un beau carrosse attelée de six chevaux et d'une poupée charmante déjà installé sur l'un des coussins de la voiture, triomphèrent de la résistance d'Ellénore; elle se laissa porter par son père sur les genoux de la duchesse, qui la serra contre son coeur, en répétant le serment de remplacer sa mère; et le capitaine, rassuré par cette promesse solennelle, passa sa main sur ses yeux, puis, surmontant un moment de faiblesse il donna lui-même aux postillons l'ordre de marcher.
Il y avait toute une destinée dans ce mot:
—Partez!
A l'âge de cinq ans, il n'est point de souvenir douloureux qui résiste à l'attrait du moindre plaisir, et celui d'un voyage qui offre à chaque instant un aspect nouveau, et des incidents comiques devaient agir puissamment sur la jeune imagination d'Ellénore; la vivacité de ses impressions, la manière naïve et piquante dont elle les peignait dans son langage enfantin, charmèrent les ennuis de la route. La duchesse de Montévreux, plus que jamais ravie de trouver tant de plaisir dans une bonne action, redoubla de tendresse pour Ellénore, et voulut qu'elle fût traitée de même que ses propres enfants. La femme de chambre anglaise, que son éducation faisait distinguer dans la maison, fut chargée de donner ses soins à la gentille protégée, de surveiller ses leçons; et c'est entourée de tous les prestiges du luxe, comblée de toutes les préférences qu'on accorde aux favoris, qu'Ellénore grandit et embellit sous les yeux de Madame de Montévreux, la chérissant comme on chérit une mère, et s'en croyant aimée de même.
Mais si l'amour maternel n'est pas toujours à l'abri des atteintes de la vanité; si des femmes encore belles s'alarment quelquefois de l'admiration qu'inspirent les jeunes attraits de leurs filles, pouvait-on s'attendre à plus de résignation de la part d'une noble protectrice, accoutumée à se voir dans son salon l'unique objet de tous les hommages.
Cependant la duchesse de Montévreux était naturellement généreuse et bonne; placée au niveau ou au-dessus de la plupart des gens qu'elle voyait, son amour-propre avait toujours joui d'un parfait repos, et elle ne se doutait pas elle-même du changement qui pourrait résulter en elle du premier trouble jeté dans ce sentiment si implacable. Blasée sur le plaisir de briller, elle aimait par-dessus tout à plaire, et la préférence générale et particulière qu'elle s'était acquise par ses grâces et par son esprit devenait à ses yeux une propriété qu'on ne pouvait lui ravir sans crime.
Au milieu des adorateurs qui composaient sa cour, le marquis de Croixville se faisait distinguer: c'était un homme beau, spirituel, dont le caractère original et indépendant bravait tous les usages du monde et de la cour avec un succès inexplicable. Il avait obtenu la permission de paraître à Versailles, coiffé comme personne ne l'était alors, les cheveux bouclés et sans poudre; et cela sous le prétexte d'un excès de chaleur à la tête qui la rendait fumante lorsqu'elle était poudrée et qui l'obligeait à se la mettre dans l'eau plusieurs fois par jour. Ce privilége accordé parut au marquis un droit à beaucoup d'autres. L'on doit mettre en première ligne celui qu'il s'arrogea de dire tout ce qui lui passait par la tête, faveur insigne qu'on n'accorde en France qu'à l'esprit et à la gaieté.
On peut juger de la hardiesse des réparties du marquis de Croixville par sa réponse à la reine, lorsque le plaisantant sur la réputation qu'il avait de rançonner cruellement les villes et villages que sa bravoure lui soumettait, elle lui dit:
—Allons, soyez franc, avouez-nous combien vous a valu votre dernière campagne?
—Très-peu de chose, madame, répondit le marquis irrité de l'indiscrétion de la demande.
—Mais encore, je veux le savoir.
—Presque rien, madame, la dot d'une archiduchesse.
Une telle impertinence, dite par un autre, l'eût envoyé coucher à la
Bastille; mais il était convenu de tout passer au marquis de Croixville.
La reine lui tourna le dos pour unique vengeance, et bientôt une
nouvelle preuve d'audace de la part du marquis fit oublier celle-ci.
Tout en blâmant cet excès d'indulgence, il faut reconnaître qu'on n'en est jamais coupable qu'envers les personnes dont la malice est rachetée par de la bonté et un véritable mérite.
Dans un autre temps et sous un autre régime, M. de Croixville aurait pu jouer un grand rôle, car sa bravoure, son esprit, son activité, sa décision, sa générosité le faisaient adorer des soldats et des officiers qu'il commandait, et ces mêmes qualités, appliquées aux affaires d'État, en auraient pu faire un grand ministre; mais, à cette époque, les hautes capacités, neutralisées par la prévision d'une révolution inévitable, et par l'impossibilité de retarder la chute d'un pouvoir qui se laissait mutiler chaque jour, ne pensaient qu'à oublier dans les plaisirs l'orage qui les menaçait, elles mettaient leur génie à s'amuser; aussi M. de Croixville était-il renommé par tout ce que son imagination créait de plaisirs nouveaux et de magnificences inconnues.
Fils d'un maréchal de France, il avait épousé la fille d'un riche président, femme dont la vertu austère, effrayée des nombreux pêchés commis journellement par son mari, faisait pénitence pour deux, et passait la plus grande partie de sa vie à l'église. On racontait tout bas, peu de temps après ce mariage, une anecdote qui prouve que M. de Croixville portait trop loin la manie de se singulariser. Il avait eu de ce mariage deux filles dont il a surveillé beaucoup l'éducation, au milieu de l'existence la plus dissipée. Toutes deux étaient jolies; l'aînée a été célèbre par son esprit et ses bons mots.
A travers les désordres qui avaient appauvri la santé et la fortune du marquis de Croixville, on lui savait gré de séparer avec respect sa vie mondaine de sa vie de famille. Pour donner une idée de ses goûts dispendieux et généreux, on saura qu'ayant trouvé, à la mort de sa belle-mère, 900,000 fr. cachés derrière une boiserie, ce trésor, joint à ses revenus immenses, ne l'empêcha point de s'endetter en moins de trois ans. Mais ce n'était pas alors comme aujourd'hui, le luxe qui dévorait tant d'or, c'était la magnificence, et rien ne se ressemble moins que ces deux prodigues. L'un se ruine pour lui, la seconde pour les autres. L'un ne veut qu'étonner, humilier, l'autre vise à plaire, à faire illusion sur ce qu'elle offre. Le luxe dit:
—Regardez, mais ne touchez à rien.
—La magnificence dit:
—Tout cela est à vous comme à moi, prenez-en votre part.
La terre du Val-Fleury, appartenant au marquis de Croixville offrait la preuve de la supériorité de la magnificence sur le luxe. Elle contenait deux châteaux: l'un sur l'ancien modèle de nos fiefs féodaux; l'autre sur celui des plus élégants châteaux de l'Angleterre. Chacun des invités choisissait de ces deux habitations celle qu'il préférait. Là ils étaient servis à l'anglaise ou à la française, selon que les allées du parc étaient dessinées par le Nôtre, ou par Bérenger. Le matin, le principal serviteur passait dans tous les appartements, et disait:
Monsieur ou madame, votre intention est-elle de dîner à table ou chez vous?
Si l'on répondait:—Chez moi, il demandait:—Combien serez-vous de personnes? Dès qu'on le lui avait fait connaître, il disait:—Cela suffit, et il se retirait silencieusement.
A l'heure indiquée on voyait arriver un dîner exquis; et sauf plus de recherche qu'à sa propre table, on pouvait s'y croire chez soi et y jouir de tous les agréments d'une société intime et indépendante; cet usage fondé par le beau-père de M. de Croixville a été longtemps conservé par son fils. Immédiatement après le dîner, le chef de l'équipage de chasse se trouvait dans le premier salon, pour dire:
—Ces Messieurs veulent-ils chasser?
Et si une seule personne en témoignait l'intention, un moment après, on entendait les chiens aboyer et les chevaux piaffer; il en était de même pour la chasse à tir.
Quatre valets de chambre musiciens, dirigés par un artiste de l'Opéra, donnaient chaque soir un petit concert, qu'on était libre de fuir ou d'écouter.
Après le souper commençaient les parties de jeu; le châtelain, sans s'en mêler, faisait les appoints à la fin de chaque partie. C'était un valet de chambre caissier qui payait ou recevait à la volonté des joueurs.
Le vieux château français renfermait une immense bibliothèque dont les volumes étaient à la disposition des invités, à la seule condition d'inscrire leur nom à la place du livre qu'ils prenaient. Enfin jamais on n'a porté si loin la liberté hospitalière; mais ce qui doit plus surprendre encore, c'est la religion des convenances qui empêchait d'en abuser; le même jeune seigneur, criblé de dettes, à bout de mensonges pour extorquer de l'argent à un oncle, à un père ou à un tuteur, aurait rougi de ne pas remettre dans les vingt-quatre heures au sac de louis ouvert sur la cheminée, tout l'or qu'il y avait pris, et c'était à qui s'amuserait le plus spirituellement pour payer le président et son gendre de tous leurs frais. Comment le jeune et beau châtelain qui se connaissait si bien en plaisirs, n'aurait-il pas été le héros des plus jolies femmes de la cour.
A toutes les qualités d'un bon gentilhomme, M. de Croixville joignait tous les défauts d'un homme à la mode. Sa naissance, son rang, lui permettaient de certaines liaisons qu'un simple courtisan n'aurait osé former; car dans ce temps de préjugés, les mésalliances se toléraient en raison de la distance qui existait entre l'ami et ses compagnons de débauche, ou entre l'amant protecteur et sa maîtresse bourgeoise. L'amitié du régent pour l'abbé Dubois et l'amour de Louis XV pour madame du Barry, semblaient avoir érigé cet usage en principe.
M. de Croixville, à l'exemple d'un grand seigneur trop populaire en ses amours, se reposait souvent des petits soupers de Mousseaux et des parties de chasse du Raincy, en venant faire sa cour à la reine et en parlant d'amour à la duchesse de Montévreux. Lorsque le marquis, connu par son goût pour les succès faciles, affichait une de ces passions respectueuses qui font ordinairement la gloire des femmes coquettes, il était sûr de la voir accueillie avec reconnaissance; pourtant cet amour était devenu, à l'époque dont nous parlons, un tribut tout d'admiration, qui n'attirait ni dangers, ni remords; les apparences avaient beau compromettre, n'importe, la femme la plus sage bravait la médisance pour captiver le coeur de M. de Croixville, et nulle n'hésitait, pour ainsi dire, à se perdre, en sûreté, pour lui.
Madame de Montévreux était déjà depuis près d'un an l'objet des soins empressés de M. de Croixville, lorsqu'elle s'aperçut de son admiration pour Ellénore qui touchait à sa quinzième année, de la préoccupation qui le dominait tant qu'elle était présente, et de la rêverie où il tombait dès qu'elle quittait le salon, à l'heure où les invités arrivaient; car il n'était pas d'usage alors de rencontrer de jeunes personnes dans le monde, on ne les y menait que peu de mois avant leur mariage, et il fallait être dans l'intimité des maîtres de la maison pour connaître leurs enfants.
C'était au moment consacré à leur coiffure que les femmes recevaient les hommes privilégiés; la présence obligée du coiffeur, celle d'une ou deux femmes de chambre ôtaient à ces visites du matin toute apparence de tête-à-tête et de rendez-vous. On y parlait des plaisirs de la veille, de ceux qu'on se promettait le soir, et l'adorateur le plus dévoué y venait apprendre d'un caprice bienveillant, ou sévère, la joie ou l'ennui de sa journée.
Ellénore assistait ordinairement à la toilette de madame de Montévreux. L'indépendance de son esprit, la manière piquante dont elle raisonnait ou déraisonnait sur les aventures qu'elle était loin de comprendre, amusaient à tel point la duchesse et ses amis, que les visites se prolongeaient souvent par le seul attrait de voir et d'entendre causer la charmante Ellénore.
Ce qui surprenait particulièrement en elle, c'était la véhémence de ses opinions politiques ou littéraires, sa profonde connaissance des sujets sérieux sur lesquels elle répondait, et l'éloquence qu'elle mettait dans la discussion. Cette application d'un esprit si jeune concentré sur des intérêts si graves, prouvait assez le goût d'Ellénore pour l'étude, et la nature forte de son caractère; il y avait dans sa prédilection pour la littérature anglaise, moins d'amour national que d'admiration pour de grand penseurs: nourrie de la lecture de leurs ouvrages, elle y avait puisé les principes d'une philosophie politique, dont on a fait depuis de sanglantes parodies. Sans connaître toute l'infériorité de sa position chez la duchesse de Montévreux, la fierté d'Ellénore accueillait avec avidité tout ce qui tendait à prouver la supériorité du mérite sur les supériorités de convention. L'instinct des protégés leur fait si vite deviner l'appui qui leur manque! ils se sentent de si bonne heure les sujets du caprice, que leur âme inquiète cherche un refuge chez tous les apôtres de l'indépendance.
Habituée à voir sa protectrice applaudir à ses moindres succès, quel fut l'étonnement d'Ellénore en s'apercevant de l'air sombre qui se peignait tout à coup sur les traits de madame de Montévreux, et de cette expression malveillante qui s'augmentait à chacun des éloges que M. de Croixville faisait des grâces de la jeunesse, de l'audacieuse inexpérience d'Ellénore! Celle-ci pensa d'abord qu'elle avait dit, sans s'en douter, quelque chose d'inconvenant; cette idée la rendit confuse, et la fit balbutier en répondant aux tendres flatteries que lui adressait le marquis. Ce trouble fut interprété par madame de Montévreux comme l'effet d'un sentiment qu'Ellénore pouvait ignorer tout en l'éprouvant, mais que la prudence d'une rivale devait empêcher de se développer.
A dater de ce moment, les manières de la duchesse avec Ellénore devinrent moins affectueuses; elle cessa de s'amuser à la parer, à lui choisir elle-même la robe ou le chapeau qui devait l'embellir; elle ne la fit plus monter avec elle dans sa calèche, lorsqu'elle allait se promener au Cours-la-Reine, et elle prit soin de lui donner un maître de dessin dont la leçon avait toujours lieu à l'heure où arrivait le coiffeur.
Pour le malheur d'Ellénore, M. de Croixville avait remarqué son absence, il s'en était plaint à la duchesse; ce reproche maladroit en avait amené de plus vifs et d'aussi bien fondés, et la pauvre enfant, cause innocente de fréquentes scènes de jalousie entre la duchesse et le marquis, s'épuisait en conjectures pour deviner ce qui lui avait fait perdre si subitement les bonnes grâces de sa protectrice.
Enfin, succombant au chagrin de se voir traitée si sévèrement, Ellénore se décide à demander à madame de Montévreux ce qui peut lui attirer ce cruel changement. Les larmes qui baignent son visage en faisant cette question, attendrissent un instant la duchesse; elle répond, en souriant, qu'elle ne sait pas de quel changement Ellénore veut parler, qu'elle n'a rien à lui reprocher, mais que ses manières avec elle devaient nécessairement se ressentir de la différence qu'on mettait entre un enfant et une jeune fille. Madame de Montévreux ajouta encore plusieurs raisons qui avaient pour but de rassurer Ellénore sur l'affection qu'elle lui portait; mais il y avait une contrainte visible dans les expressions amicales de la duchesse, le mot de protection revenait si souvent dans ses phrases arrangées que loin d'en avoir le coeur soulagé, Ellénore sortit de cet entretien plus affligée qu'elle ne l'était; car elle n'espérait plus rien d'une explication.
La bonté dédaigneuse de la duchesse venait de lui révéler cruellement sa condition près d'elle. Toutes ses illusions filiales venaient de s'évanouir, et l'état d'humiliation où la plongeait cette découverte abattit son courage. Elle tomba dans un de ces accès de désespoir qu'on dirait insensés, s'ils n'étaient trop souvent expliqués par de justes pressentiments. Madame de Montévreux ne lui avait adressé que des paroles amicales. Elle n'aurait pu se plaindre d'elle sans paraître ingrate; et cependant Ellénore, sentant son coeur oppressé, s'empressa de sortir pour lui cacher ses larmes.
La crainte d'être questionnée sur la cause de ses pleurs la détermina à descendre dans le jardin pour se livrer sans contrainte à sa tristesse. Assise sur le banc d'une petite allée sombre, elle méditait douloureusement sur le sort qui l'attendait dans ce brillant séjour lorsqu'elle aperçut M. de Croixville à l'autre bout de l'allée. Il s'était arrêté, et la regardait d'un air où la pitié semblait redoubler un vif intérêt.
Ellénore essuie aussitôt ses larmes, se lève et s'efforce de sourire en saluant M. de Croixville, puis elle se dispose à rentrer, mais il l'arrête, et s'excusant de son indiscrétion:
—Pardon, dit-il, vous pleuriez, je n'ai pas le droit de vous questionner; mais l'intérêt que vous inspirez à tout ce qui vous connaît, ne permet pas de vous savoir du chagrin sans s'inquiéter de ce qui le cause; à votre âge on s'afflige pour si peu! je suis certain que si j'étais assez heureux pour mériter votre confiance, je vous prouverais bientôt que vous avez tort de pleurer.
—Cela ne serait pas difficile, répondit Ellénore, car je ne sais vraiment pas d'où me vient cet accès de tristesse.
Ces mots, dits avec une légèreté affectée, n'abusèrent point M. de
Croixville.
—Ainsi, vous ne voulez pas m'avouer ce qui vous fait de la peine, dit-il, eh bien, je le devinerai, et vous ne retirerez d'autre profit de votre défiance que d'avoir offensé un ami, oui, un ami: ce mot vous étonne, vous êtes bien assez jolie, assez aimable pour qu'on soit votre adorateur. Mais mon ambition ne va pas jusque-là; de plus jeunes que moi vous adresseront assez d'hommages passionnés, moi je ne prétends qu'à votre amitié, et à la confiance que vous ne sauriez me refuser, puisque mon attachement pour les maîtres de cette maison m'a mis depuis longtemps dans la confidence de tout ce qui vous regarde. Je ne sais ce qu'on a fait pour vous; mais je sais aussi à combien de respects, de soins vous avez droit, et pour vous donner l'exemple de la confiance je vous dirai que, depuis quelque temps, il me semble voir moins d'affection dans la manière dont on vous traite.
—Ah! monsieur, vous vous trompez, dit Ellénore en détournant la tête pour ne pas laisser voir ses yeux qui se remplissaient de larmes.
—Non, je ne me trompe pas, et votre empressement à justifier ceux qui vous… affligent, dit M. de Croixville, après avoir hésité sur le choix d'une expression qu'il voulait adoucir, votre absence de l'appartement de madame de Montévreux, où je ne vous ai pas rencontrée depuis quinze jours, ce soin qu'on prend de ne plus vous mettre d'aucune de nos promenades, tout cela cache un motif blâmable. Vous n'avez pu vous attirer, par aucun tort, ce changement de conduite à votre égard; il est impardonnable, et malgré votre générosité à le nier, il frappe tout le monde; je respecte trop la noblesse de votre caractère pour insister sur une confidence qui lui coûterait; mais comme on ne peut prévoir les effets de cette malveillance que rien n'autorise, je tiens seulement à vous dire que si elle augmentait d'une manière intolérable, vous avez un ami qui saurait bien vous y soustraire, et cela sans que vous ayez à rougir de sa protection; car en offrant un asile à la fille du brave colonel Mansley, croyez bien que je n'oublierai jamais ce que son honneur eût exigé du mien.
En finissant ces mots, M. de Croixville serra la main d'Ellénore, comme il eût serré celle d'un ami, en s'engageant à lui par une promesse solennelle, et il la quitta sans attendre sa réponse. Il venait d'apercevoir la robe blanche de madame de Montévreux à travers les lilas qui bordaient l'allée. Par un de ces premiers mouvements où la crainte l'emporte sur la prudence, il fit signe à Ellénore de remonter par une allée tournante afin d'éviter la rencontre de la duchesse; mais la fierté d'Ellénore, et plus encore la conscience de sa conduite innocente, ne lui permirent pas de céder à l'avis que lui donnait M. de Croixville: éviter les regards de sa protectrice, c'était se donner un air coupable, et forte du courage qu'elle avait mis à la défendre contre les accusations de son ami, Ellénore passa près d'elle en la saluant respectueusement, et courut se renfermer dans sa chambre pour se livrer à toutes les réflexions que l'offre de M. de Croixville devait faire naître dans une âme orgueilleuse et vivement blessée.
L'idée de se savoir un appui contre la malveillance de madame de Montévreux rendit Ellénore plus calme, elle se promit de supporter avec plus de patience ce qu'elle appelait l'humeur capricieuse de sa bienfaitrice; et elle retourna chez la duchesse aux heures où elle avait l'habitude de s'y rendre.
D'abord elle fut frappée de la familiarité hautaine avec laquelle la duchesse lui parlait devant M. de Croixville, l'appelant à chaque minute pour lui demander son métier à broder, ses soies, son cordonnet, et laissant dix fois tomber son mouchoir pour le faire ramasser par Ellénore; puis, quand vint le coiffeur, la duchesse le renvoya en disant:
—Je ne sortirai point aujourd'hui, j'ai mal à la tête, une longue coiffure me fatiguerait; Ellénore arrangera mes cheveux, et me mettra ma baigneuse[2].
[Note 2: Sorte de bonnet négligé, qui était à la mode en ce temps.]
Enchantée d'être choisie pour soigner sa protectrice, et pour épargner quelque secousse à sa tête malade, Ellénore se met à la coiffer de son mieux, en touchant à peine de ses jolis doigts les cheveux qu'elle boucle.
—C'est bien, dit la duchesse. Maintenant, allez trouver mademoiselle
Adeline; je ne m'habillerai que dans une heure.
Ellénore, pensant qu'on la chargeait d'un ordre pour mademoiselle Adeline, sortit sans faire attention au ton qui avait accompagné les derniers mots de la duchesse.
Quand le mal passe la mesure, il est plus long à comprendre.
—Comme vous la traitez! dit M. de Croixville, quand il fut seul avec la duchesse.
—Je la remets à sa place, répondit-elle, et de la façon la plus douce; car j'entends qu'elle soit mieux traitée qu'aucune des femmes de ma maison. Mais il est temps de reprendre avec elle les manières convenables à son état.
Alors, se faisant le reproche d'avoir laissé prendre à Ellénore de fausses idées sur sa véritable condition, madame de Montévreux fit entendre clairement qu'elle allait lui faire prendre rang parmi ses femmes de chambre, avec le privilége d'être la mieux payée et la mieux logée.
—Oubliez-vous, dit le marquis, que le père de cette jeune fille était l'un des meilleurs officiers qu'ait jamais commandés le duc de Montévreux et que s'il était ici, il ne permettrait pas qu'on traitât ainsi l'enfant du brave Mansley?
—Mais qui vous parle de la maltraiter? reprit la duchesse en haussant les épaules. Ne sera-t-elle pas cent fois mieux chez moi, qu'elle serait chez personne! Je ne puis la surveiller, ni la doter, comme si elle était ma fille, et c'est lui rendre service que de la former au travail. Avec ses dispositions aux manières indépendantes il est bon de lui rappeler qu'elle ne possède rien et n'a droit à rien.
—Qu'à votre protection, madame, car la pauvre enfant ne l'a pas sollicitée; et en l'offrant à sa famille, vous avez pris l'engagement de la lui conserver toute votre vie: que deviendra-t-elle si vous la lui retirez? Sa beauté, son esprit, l'éducation que vous lui avez donnée seront autant de motifs pour conspirer sa perte.
—Sa beauté, son esprit, répéta la duchesse avec amertume, seront beaucoup moins en danger dans mon cabinet de toilette, et mieux gardés par mes femmes que dans mon salon.
—Mais à quoi bon lui avoir donné tous les talents d'une jeune personne comme il faut, si elle doit vivre avec vos femmes de chambre?
—Sans doute, il aurait mieux valu ne lui montrer qu'à coudre, mais il est encore temps de réparer ce tort, et de l'empêcher surtout de se laisser corrompre par les flatteries ridicules dont on enivre déjà son amour-propre. On veut lui persuader qu'elle a tout ce qui lui manque; eh bien, il est de mon devoir de l'éclairer et de la réduire à la seule condition qui lui en convienne.
On devine sans peine tout ce que tenta M. de Croixville, pour détourner la duchesse d'une résolution dont il redoutait les suites; mais chaque mot de sa part aigrissait encore plus l'humeur jalouse de madame de Montévreux et son désir d'humilier sa rivale; enfin, ne pouvant rien gagner sur son esprit, M. de Croixville la quitta fort en colère et en la rendant responsable de tout ce qui pourrait arriver. Malgré ces menaces, la duchesse continua à se faire servir par Ellénore.
Ce manége dura près de quinze jours, sans qu'Ellénore y vit autre chose qu'une fantaisie de malade; elle redoublait ses soins pour sa protectrice, en se félicitant de les lui voir préférer à tous les autres. Mais cette illusion ne pouvait se prolonger, car la duchesse de Montévreux voulait, avant tout, l'humiliation d'Ellénore.
Hélas! rien ne s'y opposait. La mort du commandant Mansley et de sa femme livrait leur pauvre enfant à l'autorité, au caprice de celle qui s'était dite sa bienfaitrice, et l'absence du duc de Montévreux la privait du seul appui qu'elle eût trouvé contre la fureur jalouse de la duchesse.
Un jour, en traversant les antichambres de l'hôtel de Montévreux, M. de Croixville entendit sangloter et rire aux éclats; ces bruits différents venaient de la salle de bain d'un côté, et de l'office de l'autre; les domestiques riaient de ce rire éclatant dont les envieux se servent pour humilier leurs supérieurs; ils mettaient un couvert de plus à leur table en disant:
—C'était bien la peine d'être si fière, de faire si bien la dame, pour finir par dîner avec nous.
Le marquis n'en entendit pas davantage, il courut vers la salle de bains; il y trouva Ellénore fondant en larmes et se désolant de l'absence du duc de Montévreux qui était encore à Londres.
—Ah! s'écria-t-elle, s'il était ici il ne souffrirait pas qu'on traitât aussi indignement la fille de son camarade d'armes, mais je mourrai plutôt de faim que de m'asseoir à la table de ses gens. Non, j'irai travailler, j'irai demander l'aumône s'il le faut, mais je ne resterai pas plus longtemps dans une maison où l'on veut…
—Suivez-moi, interrompit M. de Croixville en s'emparant du bras d'Ellénore; suivez-moi, c'est au nom de votre père que je vous l'ordonne. Je vous jure sur l'honneur de vous mettre en sûreté contre la puissance qui veut vous tyranniser, vous flétrir, et de vous entourer de tout le respect que votre naissance et votre caractère méritent.
—Ah! monsieur, je n'ai plus d'espoir qu'en vous, dit Ellénore en suffoquant de larmes, menez-moi dans un couvent; là je serai la servante; là je supporterai toutes les humiliations qui honorent; mais vivre dans ce monde odieux, y souffrir l'insolence, la protection trompeuse, l'insulte, le mépris; non il vaut mieux mourir.
En parlant ainsi, le regard d'Ellénore prenait une expression farouche, le désespoir seul l'animait.
M. de Croixville frémit en devinant la pensée d'Ellénore, et il l'entraîna dans sa voiture avant qu'elle eût le temps de s'apercevoir de sa démarche, tant elle était préoccupée de l'idée de mettre fin à une existence qu'elle pressentait devoir être trop malheureuse.
—Chez madame Gerbourg, dit le marquis à son valet de pied, et peu de temps après la voiture s'arrêta devant la porte d'une jolie maison dans la rue de Verneuil; le marquis monta d'abord, puis il redescendit accompagné d'une femme âgée et d'un air fort respectable; elle engagea Ellénore à la suivre chez elle, et là l'ayant fait asseoir:
—M. le marquis vient, dit-elle, de m'apprendre mademoiselle, le motif qui vous fait chercher un asile chez moi; avant de nous rendre au Val-Fleury, je vous l'offre de bon coeur, tout en regrettant que mon appartement ne soit pas plus agréable, mais c'est un pied-à-terre que j'habite rarement. Le soin de régir les biens de M. le marquis obligeant mon mari et moi à passer presque toute l'année au château du Val-Fleury.
Alors M. de Croixville recommanda Ellénore à madame Gerbourg dans les termes les plus respectueux pour sa jeune protégée; il dit qu'ayant un petit voyage à faire, ils ne les reverrait toutes deux qu'au Val-Fleury, et les pria de hâter leur départ pour éviter quelque scène de la part de la duchesse de Montévreux, qui serait capable d'un acte de violence si elle découvrait la demeure d'Ellénore.
—Calmez-vous, mon enfant, ajouta-t-il d'un ton paternel en prenant la main d'Ellénore, et croyez que vous êtes encore ici chez l'ami de votre père.
A ces mots il sortit et laissa Ellénore dans l'état d'une personne qui croit rêver, tant elle avait peu réfléchi sur cette démarche qui allait disposer du reste de sa vie.
Madame Gerbourg était la meilleure et la plus crédule des femmes. Le marquis de Croixville lui avait affirmé que la protection qu'il accordait à Ellénore était toute paternelle, elle savait qu'il s'était toujours conduit en bon père envers ses deux filles, qu'il leur avait fait faire à toutes deux de brillants mariages, et elle ne doutait pas de la pureté de ses sentiments pour Ellénore; il lui avait dit la vérité en lui affirmant qu'elle méritait le respect et l'intérêt le plus vif, pourquoi se serait-elle méfiée de la complaisance qu'il exigeait d'elle?
Sans être aussi crédule, Ellénore était trop innocente pour concevoir aucun soupçon alarmant; cependant, lorsqu'elle se vit seule, livrée aux soins d'une personne étrangère, sa tristesse redoubla.
—Que vais-je devenir, pensa-t-elle? Quels seront mes moyens d'existence? Me faudra-t-il retomber encore dans le malheur d'une protection sans cesse reprochée?… Ah! maudite soit cette éducation fastueuse qui ne m'a rien appris d'utile; je ne sais pas même assez bien coudre pour vivre de mon travail.
Alors elle questionnait madame Gerbourg sur les moyens d'apprendre à travailler, afin de n'être bientôt plus à charge à personne.
—Ah! mademoiselle, c'est un projet très-louable, sans doute, répondit madame Gerbourg, mais il est bien difficile à exécuter quand on n'a pas été dressée dès son enfance à ce genre de travail. Si vous saviez le peu que gagne par jour une pauvre brodeuse! Vrai, cela fait pitié. Coudre dix heures de suite sans être sûre de son pain! Mais vous n'en êtes pas là, grâce au ciel M. le marquis, en vous servant de père, sait bien à quoi il s'engage; il ne souffrira pas que la fille d'un brave officier travaille pour vivre; il vous fera un sort dont vous n'aurez point à rougir. Si vous saviez que de familles il fait exister dans les environs de sa terre. Allez, quand vous aurez entendu toutes les bénédictions que lui donnent tous les habitants du village au Val-Fleury, vous ne serez plus inquiète. Vous saurez que tous ceux qu'il protége sont heureux.
Tout cela était dit de bonne foi, car M. Gerbourg était depuis deux ans seulement régisseur de M. de Croixville, et ni lui ni sa femme n'avaient été témoins des plaisirs bruyants dont avait retenti naguère le château confié à leurs soins.
Lorsqu'Ellénore arriva au Val-Fleury, l'aspect de ces bois admirables, de ces prés, agit agréablement sur son imagination, il lui sembla impossible de ne pas se plaire dans une si belle retraite. Le maître n'y était pas encore; mais on s'apercevait aux soins empressés de tous les serviteurs pour Ellénore, qu'il avait donné ses ordres pour qu'elle fût reçue avec les égards les plus respectueux. Un joli appartement dans un corps de logis opposé à celui où logeait M. de Croixville, fut montré à Ellénore comme lui étant destiné; mademoiselle Durand, l'ancienne femme de charge du château, habitait une des chambres de cet appartement; près de là, couchait mademoiselle Augustine, femme de chambre vouée au service d'Ellénore, et madame Gerbourg logeait dans l'étage supérieur.
Se voir traiter avec tant de déférence, se voir la reine d'un séjour si beau, d'une si riante solitude, après avoir souffert l'humiliation, après avoir craint l'abandon, c'était un plaisir au-dessus de la raison d'une enfant de quinze ans. Ellénore en fut ravie, et elle se méfia d'autant moins de son enchantement, que la vanité n'y entrait pour rien, car il n'y avait pas là de gens devant qui elle aurait pu se vanter de son bonheur. C'était une joie causée par la belle nature, par tout ce que l'art peut y ajouter d'agréable, c'était une joie douce et solitaire: celle là paraît toujours pure.
Ellénore avait trouvé dans son appartement une bibliothèque composée des meilleurs livres anglais et français. On savait que la lecture était son occupation favorite. Un ancien écuyer, chargé du haras de M. de Croixville, s'offrit à Ellénore pour lui apprendre à monter à cheval; c'était lui qui avait dressé les plus beaux chevaux du marquis; il choisit celui dont l'allure lui donnait le plus de sécurité pour servir au début d'Ellénore dans cet art difficile. Son intrépidité, son adresse naturelle la mirent bientôt en état de rivaliser avec son maître. Dans le ravissement des progrès rapides de son élève, le bon M. Champré s'écriait:
—Voilà qui me fera honneur auprès de M. le marquis, lui qui aime tant à voir une femme manier un cheval! c'est que mademoiselle galope à faire envie aux meilleurs cavaliers.
Et l'amour-propre d'Ellénore redoubla son audace.
Un matin qu'elle revenait un peu fatiguée de sa leçon équestre, elle trouva dans son antichambre un homme qui l'attendait; c'était un élégant tailleur de Paris qui venait lui prendre mesure pour lui faire un habit de cheval à la mode anglaise; il avait apporté dans la voiture que M. de Croixville avait mise à sa disposition, une malle et des cartons contenant un trousseau de jeune personne et deux jolis chapeaux de paille; voici la lettre qui accompagnait cet envoi:
«J'ai vu à son retour le duc de Montévreux; il était si courroucé de votre départ, que je ne lui en ai pas dit la véritable cause, autrement la duchesse recevrait d'amers reproches. Soyez assez généreuse, ma chère Ellénore, pour la lui laisser ignorer. Il m'a remis une assez modique somme provenant de la succession de votre père; j'en ai employé une partie à l'emplette du petit trousseau que je vous envoie; le reste, placé chez M. Bernardi mon banquier, pourra suffire à votre entretien.
»J'espère aller bientôt vous rejoindre, et vous renouveler l'assurance de mon respectueux attachement et de ma tendresse paternelle.
»Le Marquis de CROIXVILLE.»
Ce billet si peu romanesque, et qui pouvait braver l'indiscrétion du porteur, causa un vif plaisir à Ellénore; plus de chaleur dans les expressions, plus de galanterie dans la forme, l'auraient sans doute effrayée. Ce billet affermit sa confiance, et elle se mit à aimer M. de Croixville de toute l'affection due à un père.
Avec quel plaisir d'enfant elle admira chaque pièce de ce trousseau, dont la simplicité cachait toute la recherche du luxe; comme elle s'amusa à essayer les chapeaux qui lui donnaient l'air d'une gravure anglaise. Ceux qu'elle portait habituellement n'étaient pas moins jolis, il est vrai, mais il lui semblait que ceux-là l'embellissaient davantage. Dans un roman, l'innocence de l'héroïne n'aurait pas manqué de deviner que tant de soins pour la rassurer recélaient quelque intention coupable; mais dans la parfaite ignorance d'Ellénore, elle crut avoir changé de protecteur, et ne soupçonna point qu'on pût médire des bienfaits de M. de Croixville, plus que de ceux du duc de Montévreux.
Trois semaines s'étaient déjà écoulées, lorsqu'elle remarqua un redoublement d'activité dans tous les serviteurs du château; on couvrait d'orangers les marches du perron, on râtissait les allées, on remplaçait les tentures des salons, on remplissait de fleurs les vases des consoles, on ouvrait toutes les grilles; chacun des valets avait revêtu sa grande livrée; enfin tout annonçait l'arrivée du maître. En effet, un courrier parut bientôt, et peu de temps après un carrosse à six chevaux, entouré d'une foule de paysans, franchit les deux grandes cours et vint s'arrêter devant le péristyle du château anglais.
Dans son premier mouvement, Ellénore s'élance hors de sa chambre pour voler à la rencontre du marquis de Croixville, puis elle réfléchit que peut-être il n'est point seul, et que cette démarche pourrait les embarrasser tous deux. Elle rentre chez elle, et s'étonne de l'espèce de bonté qu'elle éprouve. C'est la première fois qu'elle réfléchit sur l'effet que sa présence au château du Val-Fleury peut produire. Mais cette impression pénible est bientôt dissipée par un message de M. de Croixville qui fait prier Ellénore de descendre dans le salon.
Avec plus d'expérience, elle aurait pu s'alarmer du feu qui brilla dans les yeux du marquis lorsqu'il l'aperçut, et de l'émotion qui faisait trembler sa main quand il prit la sienne pour la porter à ses lèvres; mais il avait cinquante ans, et, à cet âge, on paraît vénérable aux yeux d'une fille de quinze ans. Un séducteur? c'est toujours pour elle, dans les livres, comme dans le monde, un très-jeune homme, et tout ce qui a passé trente ans ne lui semble plus dangereux.
Cette illusion devait durer longtemps, car il entrait aussi dans les intérêts de M. de Croixville de la prolonger. Arrivé à la sagesse par l'excès de la folie, il gardait de son mieux le secret de sa vertu. Son amour pour Ellénore, réduit à l'adoration, l'entourait de soins, d'hommages sans jamais exiger de sacrifice. C'était un culte de tous les instants payé par un sourire; un sentiment exclusif que cette seule pensée alimentait:
—Elle n'aime encore personne plus que moi.
Après avoir épuisé tous les genres de plaisirs, celui d'aimer avec innocence, quoique le pis aller des libertins est peut-être plus vif qu'on ne le suppose; inspirer encore la confiance, l'abandon, après avoir si souvent abusé de l'une et de l'autre; se dire: voilà une créature charmante, déshonorée aux yeux du monde, et pour moi seul un ange de candeur et de pureté! Hors de cet asile l'objet du plus outrageant mépris; ici, la vierge adorée d'un temple rendu par elle au culte des vertus! N'est-ce pas un bonheur au-dessus de tous les plaisirs de la débauche? N'est-ce pas revenir au bien par la courbature du mal?
Il faut croire que cette situation bizarre avait un grand charme, car Ellénore m'a souvent répété que cette année passée dans une douce sécurité, seule ou dans la société d'un ami plein d'esprit et de grâce, était le plus riant souvenir de sa vie.
Il venait quelquefois du monde au château. Ces jours-là Ellénore ne quittait pas sa chambre, elle s'était imposé cette privation d'elle-même; sans l'expliquer, elle sentait que sa manière d'être avec M. de Croixville, quoique irréprochable, pouvait paraître étrange aux yeux des gens qui ne la connaissaient point, et elle préférait les éviter.
Cependant un jour qu'elle revenait avec lui et M. Champré, d'une promenade à cheval, ils furent rencontrés dans la grande avenue par plusieurs personnes qui se rendaient au château: c'étaient le marquis de Rosmond, le duc de Lauzun et le vicomte de Ségur, trois joyeux amis de M. de Croixville, habitués comme lui des petits soupers de M. le duc d'Orléans à Paris, et des soirées bachiques du prince de Galles à Londres.
Cette visite inattendue jeta le trouble dans l'esprit de M. de Croixville. La manière dont ces messieurs regardaient Ellénore, l'admiration qu'ils se communiquaient tout haut, enfin leurs sourires malins, lui firent craindre quelque réflexion inconvenante de leur part, et il se décida à leur présenter Ellénore, comme sa pupille, sa fille adoptive, et cela d'un ton si grave, d'un air si digne, qu'il n'y avait pas moyen de prendre cette démarche pour une plaisanterie. Ces messieurs saluèrent Ellénore le plus respectueusement qu'il leur fut possible, puis ils la virent à regret prendre le galop, suivie du vieil écuyer et de deux grooms, impatiente qu'elle était de rentrer chez elle.
—Par ma foi, celle-ci est ravissante, dit le duc de Lauzun, lorsqu'Ellénore fut loin d'eux; voyez un peu ce sournois de Croixville qui ne nous a jamais parlé de ce trésor.
—Vraiment, c'est pour le conserver, dit le vicomte de Ségur; de tous les procédés pour n'être pas… trompé, c'est encore le meilleur; car je suis certainement l'un de ses amis les plus dévoués, eh bien, s'il me donnait ce trésor à garder, je ne répondrais pas de moi.
—Sois tranquille, reprit le duc, on t'épargnera l'épreuve.
Et la conversation s'établit sur ce sujet d'une façon si gaie, que M. de Croixville tenta vainement de faire entendre la vérité; le marquis de Rosmond fut le seul qui se contenta de sourire, il se rappelait avoir vu Ellénore chez la duchesse de Montévreux, et plusieurs raisons lui faisaient croire qu'il était possible qu'elle fût aussi pure que le prétendait son tuteur, bien que celui-ci en parût vivement épris. Dans cette idée, M. de Rosmond prit le parti de M. de Croixville contre ses incrédules amis; et il fit l'éloge de la fierté d'Ellénore. Cette vertu assez rare chez les protégés, se faisait tellement remarquer chez elle qu'on ne pouvait la voir un instant sans en être frappé. Enfin il répéta le bien qu'il en avait entendu dire par des amis de la duchesse de Montévreux, et convertit presque les esprits par cette réflexion:
—Pourquoi ne trouverions-nous pas la vertu ici, quand nous voyons tous les jours le vice en si bonne compagnie!
—Soit, dit le vicomte de Ségur, mais puisque nous voilà d'accord sur la chasteté de la belle, ajouta-t-il en s'adressant au marquis de Croixville, il ne faut plus nous la cacher. Allons, sois bon châtelain, fais-nous dîner avec elle.
—Vous n'y pensez pas, mes amis, répondit le marquis; lui laisser entendre votre conversation érotique! autant vaudrait vous le livrer tout de suite, grand Dieu!
—Cela vaudrait mieux sans doute; mais comme cela te coûterait trop, nous voulons bien nous conformer à ton caprice, et je jure au nom de tous, que ta pupille sera traitée avec tous les égards que pourrait réclamer feue Lucrèce; oui, dût-elle se moquer de nous, elle sera l'objet de notre profond respect.
—Je le crois sans peine, reprit M. de Croixville, car c'est un sentiment qu'elle inspire généralement, et puisque vous me répondez de vous, je veux bien l'engager à faire les honneurs du château aujourd'hui; mais elle me refusera, j'en suis sûr, le monde lui déplaît; elle se retire chez elle chaque fois que j'en reçois; et je n'ai jamais eu la pensée de contraindre sa volonté.
—La contraindre! fi donc! il faut simplement lui démontrer qu'en se cachant ainsi à nos yeux, elle donne à son séjour ici un air de mystère qui prête aux conjectures, et qu'en se montrant tout bonnement comme la pupille du marquis de Croixville, elle a droit à tous les respects, par cela même qu'elle lui appartient.
—Voyez un peu, dit M. de Rosmond en montrant le duc, tout ce que la curiosité peut lui faire dire de raisonnable!
Cet entretien fit naître beaucoup de réflexions dans l'esprit de M. de Croixville, il savait ses bons amis capables des plus méchants tours pour lui ravir ce qu'ils appelaient son trésor; il connaissait aussi cette espèce d'honneur commun aux brigands et aux roués de cour, qui consiste à ne pas trahir la confiance d'un camarade, et il pensait qu'il valait mieux s'en fier à la loyauté du complice, que de s'exposer aux ruses de l'ami. En conséquence, il se rendit chez Ellénore; c'était la première fois qu'elle le recevait dans son appartement.
—Vous êtes bien aimable de quitter vos amis pour venir près de moi, dit-elle en allant vers lui. Madame Durand m'apprend que ces messieurs doivent passer plusieurs jours au château, et j'aurais été très-malheureuse de rester tout ce temps sans vous voir.
—C'est justement pour éviter cette privation plus cruelle pour moi que pour vous, que je viens vous prier de m'aider à recevoir mes amis, chère Ellénore; il savent ce que vous êtes pour moi, et ils s'étonneraient peut-être que la fille adoptive de M. de Croixville ne fît point les honneurs du château de son père. En disant ces mots, le visage du marquis peignait une émotion pénible.
—Quoi, mon ami (c'est le nom qu'Ellénore lui donnait), vous exigez…
—Je n'exige rien, mon enfant, reprit-il, et sans des considérations qui vous intéressent particulièrement, je n'insisterais pas sur cette demande; mais la vie monotone que vous menez ici, la réclusion que vous vous imposez quand nous ne sommes pas seuls, doivent finir par vous ennuyer; peut-être rêvez-vous déjà une autre existence? et c'est pour vous mettre à même de la choisir que je…
—Moi! penser à vous quitter! interrompit Ellénore; changer d'existence, quand par vos soins la mienne est si heureuse! Payer vos bienfaits, votre amitié par la plus sotte ingratitude! Ah! vous ne le pensez pas!
Et les yeux d'Ellénore se remplirent de larmes.
Alors, le nuage qui obscurcissait le front de M. de Croixville s'éclaircit; la joie la plus enivrante brilla dans ses yeux.
—Est-il bien vrai, s'écria-t-il en prenant la main d'Ellénore, mon bonheur pourrait vous suffire? Mais non, je ne dois pas accepter un si grand sacrifice; et le marquis, redoublant de générosité à mesure que son coeur se rassurait: j'hésite depuis longtemps, ajouta-t-il, à traiter ce sujet avec vous; mais puisque vous m'en fournissez l'occasion par un dévouement si noble, je veux au moins que vous sachiez que votre affection seule vous lie à moi; qu'en acceptant le titre de tuteur, j'ai dû en remplir les devoirs et que vous avez chez mon banquier trois cent mille francs pour le mari que vous choisirez.
—Je vous rends grâce de cette nouvelle preuve de bonté, dit Ellénore simplement; mais je n'en saurais profiter. Sans avoir une grande connaissance du monde, je sais qu'il sera toujours sévère pour moi, car le malheur m'a réduite à un éclat qu'il ne pardonne pas. Ma fuite de chez la duchesse de Montévreux ne peut être justifiée que par une accusation de ma part. Je n'aurai jamais ce tort envers celle que j'ai appelée pendant dix ans ma protectrice. Ainsi je vivrai sous le poids d'un mépris injuste, mais ce mépris, que mon orgueil peut seul braver, je ne le ferai partager à personne. Vous qui savez si je le mérite, vous serez mon appui, mon défenseur, l'unique affection de ma vie.
—Chère Ellénore, ma fille, s'écria le marquis en la serrant sur son coeur, oui, tu peux disposer de moi, de tout ce que je possède, rien ne saurait acquitter le bien que ces paroles me font. Blasé sur tout, fatigué de plaisirs, d'intrigues, d'ambition, je me trouvais seul au milieu de la foule. Tu viens de me créer un monde, un ciel où tu seras mon ange consolateur. Ah! béni soit le jour où je t'ai consacré ma vie!
Une telle exaltation dépassait un peu la portée des épanchements paternels; mais ces expressions passionnées n'étaient accompagnées d'aucune caresse, et comme elles ne faisaient naître aucun trouble, Ellénore y répondit par tous les témoignages d'une sainte reconnaissance.
Fort de l'épreuve qu'il venait de tenter, M. de Croixville apprit gaiement à ses amis qu'ils auraient l'honneur de dîner avec sa pupille; mais il fut convenu entre eux qu'au moindre mot que désapprouverait le marquis on se lèverait de table, et qu'ils perdraient pour toujours le plaisir de voir Ellénore. Cette loi fut observée sans peine, car il y avait une austérité naturelle dans les manières et l'esprit d'Ellénore, qui, sans imposer la gêne, interdisait toute plaisanterie familière.
Un peu avant l'heure du dîner, Ellénore s'établit dans le grand salon, ayant pour contenance une broderie qu'elle regardait à peine. M. de Croixville arriva bientôt, suivi de ses amis, dont le nombre s'était augmenté de l'abbé Sièyés et du chevalier de Panat; tous furent très étonnés de la manière simple et polie dont Ellénore les accueillit après que le maître de la maison les lui eût présentés. Il est vrai que la présence de madame Gerbourg, qui faisait là les fonctions de dame de compagnie, sauvait Ellénore de l'embarras qu'elle eût éprouvé en se trouvant seule de femme avec tous ces messieurs.
Rien n'est tel que d'avoir passé sa première jeunesse parmi des gens distingués. Non-seulement on en reçoit des leçons d'une politesse facile quoique très-sagement calculée, mais on en prend involontairement les manières, le ton, et ce je ne sais quoi de naturel, d'élégant et même d'imposant qui ne s'acquiert que parmi eux; c'est une espèce de franc-maçonnerie qui aide à se reconnaître. Le rang, la fortune, le malheur, ont beau séparer, lorsque ce lien de l'éducation existe entre deux personnes, il les rapproche toujours.
Cependant Ellénore éprouva quelque trouble en reconnaissant dans le marquis de Rosmond un des courtisans de madame de Montévreux; mais elle s'efforça de le dissimuler, et salua M. de Rosmond de manière à lui prouver qu'elle se rappelait fort bien l'avoir vu chez la duchesse.
Le duc de Lauzun et le chevalier de Panat, ayant été les premiers à offrir leur main à Ellénore pour passer dans la salle à manger, se trouvèrent naturellement placés tous deux près d'elle à table. Ils commençaient à lui adresser les plus gracieuses flatteries, lorsque M. de Croixville mit la conversation sur les grands intérêts du jour, sur la future assemblée des notables, le changement de ministres, et la prépondérance qu'il accordait au gouvernement anglais sur le gouvernement français, etc., etc. En traitant ces sujets sérieux, il savait intéresser Ellénore et lui donner l'occasion de montrer la supériorité de son esprit. Tant que la question fut générale, elle garda un modeste silence; mais le vicomte de Ségur ayant accusé M. de Croixville d'anglomanie, Ellénore se crut en droit de défendre son tuteur et elle plaida sa cause avec tant d'éloquence, elle déploya une connaissance si exacte de la constitution anglaise et des intérêts politiques qui agitaient la France en ce moment, que chacun, émerveillé de voir cette question grave si bien traitée par une jeune fille, l'écouta avec admiration.
Quand on a parlé longtemps de choses sérieuses, la conversation a peine à revenir aux propos frivoles, et l'on ne saurait nier l'influence qu'un premier entretien a souvent sur l'estime qu'on prend les uns pour les autres. Votre regard tombe-t-il pour la première fois sur un homme, dans le moment où une bonne nouvelle l'animant, il dit mille folies pour amuser ses amis: le voilà à jamais établi dans votre esprit comme un rieur imperturbable, vous vous reprocheriez de l'aborder autrement que par une plaisanterie, et jusqu'à ce que vous l'ayez vu au désespoir, vous aurez la même opinion de lui. Eh bien, il en est de même du sérieux: quand vous avez reçu d'une personne une impression grave, il ne vous est plus permis de la traiter légèrement, vous la ménagez, car vous savez qu'elle vous juge.
En venant au Val-Fleury, dans ce lieu si renommé pour les plaisirs les plus extravagants, ces messieurs ne croyaient pas y retrouver le bon ton et la conversation des salons d'élite; mais ces manières, ce ton, cette conversation, imposés par une jeune fille dont la candeur et l'audace contractaient si singulièrement avec la situation la plus équivoque, leur parurent très-piquants. La routine du libertinage doit être aussi ennuyeuse qu'une autre, et ce qui sort des lieux communs de la vie plaît toujours aux gens d'esprit. Le duc de Lauzun, qui en avait plus qu'un autre, devina que pour séduire Ellénore il fallait rivaliser d'attentions délicates avec M. de Croixville. Le vicomte de Ségur, ayant observé son principal défaut, flatta sa fierté par des marques de déférence; le chevalier de Panat servit son goût pour la discussion, en la contrariant sur tous les points avec malice. M. de Rosmond, absorbé dans sa contemplation, était le seul qui ne formât point de projets sur Ellénore. Tour à tour étonné, ravi, il ne cherchait point à expliquer ce qui paraissait incompréhensible dans le caractère et la position d'Ellénore; il se laissait aller aux charmes qu'elle inspirait, comme on s'abandonne au courant d'une eau pure, sans savoir où l'on abordera.
M. de Rosmond était un des hommes les plus agréables de tous ceux qu'on remarquait à la cour de France et à celle du roi d'Angleterre, car il tenait également à ces deux cours comme descendant d'une des nobles familles dont le chef avait pris part à l'expédition de Guillaume le Conquérant. Elevé moitié à Londres et moitié à Paris, il avait toute la légèreté, la grâce des manières françaises, unies à ce goût sévère, à ces airs mélancoliques qui rendaient alors les jeunes gens de Londres les modèles de tous nos héros de roman. Ce qui le distinguait particulièrement, c'étaient de grands yeux bleus dont il jouait à merveille. Aussi, très-confiant dans la puissance de son regard, il s'épargnait les flatteries d'usage, les réticences, et ces demi-mots d'une clarté désespérante, qui sont les précurseurs obligés d'un aveu. Dès qu'il avait un intérêt à plaire, sa physionomie prenait une expression mélancolique qui donnait à la moins sensible des femmes l'envie de le consoler. On se sentait attiré vers lui comme par l'effet d'une fascination; et si le magnétisme avait été généralement plus en crédit dans ce temps, on l'aurait sans doute accusé d'en faire abus pour séduire et entraîner.
Ellénore subit, comme tant d'autres le trouble attaché à ce regard magnétique. C'était, pensa-t-elle, le malaise que font éprouver les gens qui écoutent avec esprit, sans mêler un mot à la conversation; leur silence oppresse, impatiente, on voudrait les voir s'éloigner; et s'ils partent, on s'aperçoit bientôt qu'on ne parlait que pour eux.
Ce premier jour se passa ainsi que le désirait M. de Croixville; ceux qui suivirent s'écoulèrent de même, la matinée consacrée aux plaisirs de la chasse, qu'Ellénore suivait quelquefois à cheval; le soir les uns jouaient au billard pendant que les autres causaient ou prenaient le thé, mode anglaise adoptée par M. de Croixville, qu'on accusait à bon droit de trop d'anglomanie. Aussi avait-il les écuries les mieux tenues de France.
Après avoir fait et servi le thé en véritable miss, Ellénore se retirait. Le moment où l'on apportait la table de jeu était ordinairement le signal de son départ.
—Maudit soit l'empressé, dit un soir M. de Rosmond en voyant le valet de chambre apprêter la table de reversis!
Cette exclamation, la seule qu'elle eût encore entendue sortir de la bouche de M. de Rosmond, fit sourire Ellénore: elle se retourna involontairement de son côté, et toute honteuse de l'avoir compris, elle imagina de lui donner le change en disant:
—Maudire les gens qui font leur devoir! savez-vous bien, monsieur, que cela est mal.
Un regard qui voulait dire:
—Je n'ai pas besoin de me justifier, fut la seule réponse de M.
Rosmond.
Puis, se rapprochant du canapé où Ellénore était assise:
—Enfin, vous daignez donc m'adresser la parole! ajouta-il avec une sorte d'amertume. Eh bien, j'en suis fâché, me voilà traité comme tout le monde.
Le duc de Lauzun, qui survint, dispensa Ellénore de répondre à M. de Rosmond, et lui rendit service, car ce peu de mots l'avaient jetée dans un trouble extrême.
Craignant de le laisser apercevoir, elle se retira avant que le reversis fût commencé.
Dès qu'elle se trouva seule, elle se reprocha de n'avoir pas répondu à M. de Rosmond cent choses qui lui venaient alors à l'esprit, et dont pas une ne s'était présentée quand il l'aurait fallu. Rester interdite, c'était donner de l'importance à une plaisanterie; la présence du duc de Lauzun devait au contraire l'encourager à répondre; enfin, elle se blâmait pour se rassurer, et se promettait bien de réparer sa gaucherie:
—De quel droit, pensait-elle, ce monsieur, qui ne me dit jamais rien, exige-t-il que je lui parle? Il a un certain air d'intérêt pour moi qui ressemble à de la pitié; cela m'offense et me déplaît. Oui, la gêne que j'éprouve en sa présence est le signe d'un mauvais sentiment de sa part; c'est comme une de ces puissances ennemies dont la superstition des Irlandais fait des démons familiers; mais je ne suis plus sous l'influence de ces vieilles traditions, et je saurai m'affranchir d'un empire imaginaire.
Combattre un fantôme, c'est y croire, et toutes les préoccupations sont dangereuses à l'âge d'Ellénore. Malgré ce qu'elle s'était dit de raisonnable, elle était si sûre de rougir en revoyant M. de Rosmond, qu'elle prétexta un léger mal de tête pour se dispenser de suivre le lendemain la chasse. Mais cette excuse ayant donné l'alarme, M. de Croixville fit prier madame Gerbourg de venir soigner Ellénore; la chasse fut contremandée, et un courrier reçut l'ordre de se tenir prêt pour aller à Paris chercher le fameux docteur Petit, si la souffrance d'Ellénore augmentait.
Confuse de donner tant d'inquiétude pour un mal de son invention, elle se décida à accepter la promenade en calèche que M. de Croixville lui proposa pour dissiper sa migraine. Quand elle parut avec madame Gerbourg dans le salon, chacun s'empressa de lui témoigner le chagrin, la terreur, le désespoir que son indisposition avait causés; excepté M. de Rosmond pourtant qui se contenta de la saluer avec respect, puis de la regarder assez de temps pour se convaincre qu'elle n'était pas sérieusement malade.
Cela n'est pas fort poli, pensa Ellénore; mais tant mieux, cette manière d'être n'oblige à aucuns frais de ma part; je préfère tout ce qui nous éloigne l'un de l'autre.
Et la pauvre enfant se croyait de bonne foi.
—Le ciel se couvre, dit M. de Rosmond en montant à cheval, je crois que nous aurons de l'orage.
—Quelle idée! dit le vicomte de Ségur, il fait un temps admirable.
—N'importe, reprit-il, si ces dames le permettent, je mettrai mon manteau dans la calèche.
On se moqua de la précaution; mais lorsqu'on fut à deux lieues du château, la pluie tomba avec abondance. Pendant qu'on relève à la hâte la capote de la voiture, M. de Rosmond descend de cheval, s'élance dans la calèche et entoure Ellénore du manteau qu'il a fait apporter, avant qu'elle ait eu le temps de l'accepter ou non. Ce despotime de soins impose à sa volonté.
Elle est touchée de la prévoyance dont elle est l'objet, et n'ose s'avouer le frémissement qu'elle a éprouvé lorsque la main de Frédérik a rencontré son bras en voulant le couvrir du manteau. L'orage augmente; M. de Croixville défend qu'on cherche un abri sous les arbres, car ils attirent la foudre; une chaumière est à quelque distance, on va s'y réfugier.
Deux enfants presque nus y gardent une petite fille au maillot emprisonnée dans un fauteuil de paille, car c'est l'heure où le père et la mère sont aux champs. Tout dans l'intérieur de cette cabane atteste la plus profonde misère; Ellénore regrette de n'avoir point pris sa bourse, M. de Rosmond, qui la devine, glisse la sienne sous le traversin du grabat qui meuble le fond de la chaumière. Ellénore l'a vu. Pendant ce temps, M. de Croixville questionne le plus âgé des petits garçons sur le nom de son père; et voilà un orage qui vaut le bonheur à cette pauvre famille.
De retour au château, on trouve de grands feux allumés pour sécher les promeneurs. Un courrier qui vient de Paris apporte des lettres à M. de Croixville; on le voit pâlir en les lisant; ce n'est rien moins que la nouvelle de l'exil de M. le duc d'Orléans à Villers-Cotterêts qu'on lui apprend, et tous les détails de la séance du parlement où M. Duval d'Espreménil s'était emporté contre la cour et ses édits. Les conseillers Fretteau, Sabatier, de Cabre et M. le duc d'Orléans, ayant soutenu vivement son opposition à la volonté royale, venaient d'être exilés à la grande colère de la populace.
Chacun se décida à partir le soir-même pour Paris.
M. de Rosmond, curieux de voir l'impression que ces nouvelles produisent sur Ellénore, fixe ses yeux sur elle. Il la voit calme, mais son regard brille, son attitude est fière; elle prévoit des événements funestes, de prochaines révolutions, des dangers à braver; son caractère romanesque et courageux s'en réjouit en secret; là où les grandes vertus peuvent agir, les convenances disparaissent. Elle est sûre de sa place le jour du péril, elle s'enorgueillit d'avance du dévouement dont elle se sent capable.
Alors il s'engage une discussion politique dans laquelle le vicomte de Ségur dit que le roi ne pouvait s'étonner de toutes les insultes qu'on lui faisait, car il avait donné sa démission le jour où il avait convoqué l'Assemblée des notables. M. de Croixville, imbu des idées anglaises, soutint au contraire que le roi ne pouvait se maintenir qu'en accordant au peuple encore plus de liberté qu'il n'en demandait; chacun défendait son opinion par des mots piquants et des prédictions effrayantes, la terreur de l'avenir était le seul sentiment unanime; et nous savons si cette terreur était fondée!
—Oui, tout cela est fort menaçant, interrompit le duc de Lauzun, mais il faut bien en prendre son parti; d'ailleurs, vous prierez pour nous, ajouta-t-il en se tournant vers Ellénore, car si l'anglomanie s'empare de nous comme de l'ami Croixville, Dieu sait jusqu'où cela nous mènera; ils ont une manière brutale de traiter leur roi dans ce pays-là. N'importe, si vous faites des voeux pour nous, et que le ciel me ressemble, il vous accordera tout ce que vous voudrez.
—Pendant que vous y serez, dit le vicomte de Ségur, demandez-lui de morigéner un peu ces charmants révoltés qui font du patriotisme à nos dépens. Ils ne se doutent pas de ce que nous coûteront leurs belles phrases.
—Demandez-lui mieux que tout cela, dit à voix basse, M. de Rosmond à
Ellénore.
—Eh quoi, s'il vous plaît?…
—Mon retour.
Puis, il s'éloigna pour rejoindre M. de Croixville et ses amis, qui allaient monter en voiture.
Le coup d'État imaginé par la cour pour intimider le parlement et les partisans du duc d'Orléans n'eut qu'un effet momentané. L'esprit d'indépendance et même de révolte y puisa de nouvelles forces. Les brochures politiques, les pamphlets abondèrent. La liberté de tout dire, enivrait les écrivains, les orateurs de salons et de cafés.
«L'Assemblée des notables, disaient-ils, nous régénère; elle réveille le patriotisme dans les coeurs, elle montre l'énergie du Français, l'empire de la raison et le progrès des lumières; elle va créer un esprit national qui sera le flambeau et le frein de l'autorité: la France n'avait que des sujets, elle aura enfin des citoyens, et l'opinion publique sera à jamais la reine des rois.»
M. de Croixville écrivit à Ellénore qu'il allait revenir passer le reste de l'automne au Val-Fleury, et peut-être tout l'hiver, tant le séjour de Paris devenait insupportable par ses agitations et les discussions violentes auxquelles on ne pouvait échapper, si raisonnable que l'on fût.
«Je serais parti dès aujourd'hui pour aller vous rejoindre, écrivait-il, sans ce fou de Rosmond, qui s'est pris de querelle avec un proche parent du marquis de V…, et cela à propos de deux grands personnages dont l'un est accusé d'avoir fait exiler l'autre. Rosmond a pris parti pour la victime; il s'est dit des deux parts une foule de choses très-piquantes; ils m'ont choisi pour témoin, honneur dont je me serais fort bien passé, car, de quelque façon que se termine l'affaire, on en parlera à la cour, à la ville, et elle sera blâmée des deux côtés et des deux partis.»
On ne saurait peindre l'inquiétude où cette nouvelle jeta Ellénore, et sa profonde douleur en découvrant l'intérêt qu'elle portait à M. de Rosmond. Que de vains efforts elle fit pour chasser de son imagination le tableau sanglant qui s'y présentait sans cesse.
—Oh! mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi donc cette terreur qui m'agite, ces larmes que je verse malgré moi?
Pendant cinq jours que dura cette anxiété, Ellénore prit à peine quelque repos. Désirant et redoutant les nouvelles de Paris, elle ouvrait le journal en tremblant, puis elle allait s'asseoir dans l'avenue, et restait des heures entières à écouter le bruit des voitures qui passaient sur la grande route, dans l'espoir d'en voir une se diriger du côté du château.
Enfin elle ne se trompe point. C'est bien celle du marquis. Oui, elle reconnaît ses gens, sa livrée.
Mais elle ne peut distinguer s'il est seul ou non dans sa voiture.
Elle s'en approche; en l'apercevant, les postillons s'arrêtent; M. de
Croixville descend de voiture et vient embrasser Ellénore; il est frappé
de l'altération de ses traits.
—Vous avez été malade, dit-il avec l'accent de la plus vive inquiétude.
Et la pauvre Ellénore, ne sachant comment expliquer ce qu'elle éprouve, répond qu'en effet elle a beaucoup souffert.
Alors, touchée de l'intérêt que le marquis ressent pour elle, son coeur en éprouve du soulagement. Être aimée est un si grand bonheur, qu'on en ressent la joie, même à travers les plus vives peines.
Cependant, M. de Croixville ne s'occupe que d'Ellénore, il l'accable de questions et redouble son anxiété en ne disant pas un mot du marquis de Rosmond. Ce silence est interprété de la manière la plus sinistre; Ellénore se sent prête à se trouver mal, lorsqu'en entrant dans le château le marquis dit à ses gens de préparer l'appartement de M. de Rosmond, d'envoyer chercher le chirurgien de la ville voisine pour venir panser son bras.
—Le pauvre homme ne sera ici que dans cinq ou six heures, ajouta-t-il, bien qu'il soit parti fort longtemps avant moi; mais nous l'avons forcé à ne pas aller trop vite pour éviter les cahots de la voiture. Ségur est avec lui, et l'empêchera de faire quelque imprudence.
—Il est donc blessé? demanda Ellénore, en respirant plus librement et d'un air presque joyeux.
—Oui, vraiment, il a failli avoir l'épaule cassée; mais j'ai peur que son adversaire n'en soit pas quitte à si bon marché, aussi n'avons-nous point perdu de temps pour emmener avec nous Frédérik, car si le malheur voulait que cet enragé d'officier des gardes mourût, Dieu sait ce que sa compagnie et sa famille feraient contre le héros et les témoins de ce duel.
Après avoir échappé à un grand chagrin, on est bien fort contre un moindre. Ellénore se réjouit presque de la blessure de Frédérik: c'était un si bon prétexte pour le traiter mieux qu'un autre! Mais quand elle le vit arriver pâle, les traits contractés par la souffrance, elle eut peine à retenir ses larmes, malgré la grâce qu'il mit à lui sourire, et à se féliciter le plus gaiement possible du malheur qui lui valait une si douce hospitalité.
—Si vous m'en croyez, mon cher Frédérik, dit le vicomte de Ségur, vous irez vous mettre au lit tout de suite; le voyage a dû vous fatiguer, et le docteur a recommandé le repos avant tout.
—Grand merci, répond Frédérik, je ne connais qu'un mal qui tue, c'est l'ennui, et je n'irai pas m'y exposer quand je suis si heureux de me trouver ici, ajouta-t-il en regardant Ellénore.
—Il n'a pas le sens commun, vous dis-je, on l'a saigné pour la seconde fois ce matin, et il veut faire l'intrépide. Ayez pitié de sa sottise, mademoiselle, et ordonnez-lui de s'aller coucher; vrai, c'est un acte d'humanité.
—Nous vous en prions, dit Ellénore, d'une voix timide; et M. Rosmond céda à cette faible instance.
Après qu'il se fût retiré, la conversation tombe sur lui.
—Voilà un vrai triomphe, s'écria le vicomte de Ségur, car c'est bien l'être le plus entêté…
—Et qui ne doute de rien, dit M. de Croixville: on a beau lui dire que les têtes sont montées, qu'il faut être prudent, que c'est compromettre ses amis et sa vie que de se battre avec l'enfant gâté d'une famille en crédit, qui lui fera payer cher sa victoire; il n'écoute rien; le voilà bien avancé maintenant. Je suis sûr que l'ordre de l'arrêter est déjà donné; aussi faut-il le déterminer au plus vite à aller rejoindre sa famille en Angleterre.
—Sans doute, il n'a rien de mieux à faire, reprit le vicomte, il a passablement de dettes. Lord D…, son oncle, les paiera: avec son nom et ses espérances de fortune, il trouvera à faire quelque brillant mariage dont il viendra se consoler à Paris avec la petite Adeline, si elle est encore jolie l'année prochaine, car l'Opéra-Comique les use singulièrement.
—Plus j'y réfléchis, plus je pense qu'il faut le décider le plus tôt possible à faire ce voyage.
—Ce ne sera pas difficile: il aime tant l'Angleterre!
Ellénore n'en entendit pas davantage; cela suffisait pour fixer son plan de conduite et l'affermir dans la résolution de surmonter le sentiment dont elle se craignait atteinte. Rien ne vit sans espoir, pensa-t-elle, et comme la position de M. de Rosmond et la mienne ne permettent aucune alliance entre nous, ce que je ressens pour lui ne saurait durer. Forte de cette idée, elle se promit d'éviter les occasions de trahir son secret.
Mais tous les masques ont une expression exagérée, celui qu'on pose sur son coeur comme celui qui cache le visage. Ellénore crut mieux dissimuler sa préférence en traitant mal M. de Rosmond; elle cessa tout à coup de lui donner les preuves d'intérêt que sa blessure réclamait. Il s'aperçut de ce changement et n'en fit point de reproches. Tant de résignation aurait dû éclairer Ellénore sur le peu de succès de sa ruse; mais elle avait trop d'esprit pour avoir tant de finesse: elle prit tout simplement le silence de Frédérik pour de l'indifférence, et pleura de dépit d'avoir supposé un moment qu'elle en était aimée.
Le plus grand piége d'un amour naissant est dans la croyance d'aimer seul; car, où serait le danger de nourrir un sentiment non partagé? Dans cette sécurité, on s'y livre comme à un doux rêve, et le premier mot tendre qui vient frapper au coeur, le trouve sans défense.
Moins Ellénore obtenait de sa raison, plus elle affectait de froideur. Si bien qu'il s'était établi entre elle et M. de Rosmond une sorte de ton amer qui donnait à leurs moindres discussions un air de querelle. Il semblait que le regret de n'être pas d'accord sur un point, les portât à se contrarier sur tous les autres.
Lorsque ces discussions avaient pour sujet la politique ou la littérature, les témoins s'amusaient de l'éloquence ou des folies que la colère fournissait aux divers champions; mais un jour, la conversation s'étant portée sur la puissance des femmes en France, M. de Ségur prétendit qu'elles n'en exerçaient que par leurs charmes, M. de Croixville que par leur caractère, et M. de Rosmond que par leur position dans le monde.
—Placez, disait-il, la femme la plus supérieure dans une situation équivoque, et si elle n'est pas protégée par un pouvoir quelconque, vous verrez qu'elle a moins d'influence que la plus pauvre paysanne dans son ménage.
A ces mots, Ellénore se sentit rougir et pâlir dans la même minute; mais s'imposant le calme de la fierté:
—Si le malheur d'une situation, quelquefois méconnue, ôte de l'empire, il peut laisser l'indépendance, dit-elle; et c'est assez pour commander l'estime.
—Vous devenez trop sérieux, dit M. de Croixville, et comme le dîner était à sa fin, on se leva de table.
—Allons voir les préparatifs de la fête, dit M. de Ségur.
—De quelle fête? demanda Ellénore.
—Mais de la vôtre, madame, répondit Frédérik, en affectant d'appuyer sur le dernier mot.
—Dites donc de la mienne, dit le marquis, car n'est-ce pas demain l'anniversaire de sa naissance?
—Quoi, dit Ellénore avec embarras, vous voudriez fêter ce malheureux jour, j'en serais bien fâchée!
—Je ne veux rien, reprit M. de Croixville; mais madame Gerbourg a su, je ne sais comment, que vous étiez née le 15 de ce mois, elle l'a dit à plusieurs personnes, cela s'est répandu dans le village, et tous ceux qui vous doivent de la reconnaissance m'ont demandé la permission de vous offrir un bouquet, et de danser ensuite dans le parc; ne leur refusez pas ce plaisir, ajouta-t-il en baisant la main d'Ellénore.
—Diable, n'allez pas les contrarier, dit M. de Ségur, ils seraient capable d'en prendre de l'humeur et de mettre le feu au château; depuis le triomphe des idées républicaines, j'ai un grand respect pour les plaisirs populaires.
—S'il y a peine de mort pour empêcher de faire cette fête, il faudra bien la subir, dit Ellénore en souriant.
—Oui, croyez-moi, reprit le vicomte, résignez-vous de bonne grâce à nos hommages; moi, je vais caresser ma muse pour en obtenir quelques couplets dignes de vous. Toi qui peins comme un Raphaël, ajouta-t-il en s'adressant à Frédérik, tu devrais bien nous faire un transparent; ce serait se montrer favorablement aux habitants du Val-Fleury; les Normands aiment les beaux-arts.
—Sans doute, peindre Vénus et Mars couronnés par l'Amour sous un pommier du pays, ce serait une touchante allégorie, reprit M. de Rosmond avec ironie; c'est dommage que je n'aie aucune disposition pour ce genre épique.
—Encore! dit Ellénore d'un ton de reproche, mais assez bas pour n'être entendue que de Frédérik.
—Oui, toujours, reprit-il avec une sorte de rage, tant que je ne pourrai pas me faire entendre autrement; mais accordez-moi un moment d'entretien, un seul, et vous verrez que ce Frédérik que vous trouvez détestable, insultant, est votre meilleur ami.
—Vous, mon ami? Oubliez-vous donc…
—Ah! pour injurier ainsi, il faut adorer ou haïr, vous le savez bien. Mais c'est votre intérêt seul qui me guide. Il faut que je vous parle, il faut que vous sachiez…
—Je ne veux rien savoir, dit Ellénore en se levant pour s'éloigner de
Frédérik.
—C'est de votre honneur dont il s'agit, et vous m'entendrez, dit-il d'un ton impérieux; car M. de Ségur avait été rejoindre M. de Croixville sur la terrasse, aux premiers mots dits tout bas par Frédérik, imaginant qu'il cherchait, par quelques phrases polies, à réparer ses brusqueries, et M. de Rosmond ne craignait pas d'être entendu d'eux.
Ellénore s'arrêta comme frappée d'étonnement: elle jeta sur M. de Rosmond un regard où le doute et l'orgueil se combattaient. Il le comprit.
—Oui, de votre honneur, répéta-t-il d'une voix émue, et croyez-moi, il faut qu'il me soit bien cher, pour oser vous déplaire ainsi.
En ce moment, M. de Croixville, suivi de plusieurs personnes, vint prendre le bras d'Ellénore pour la conduire dans le parc.
Le lendemain, comme on disposait tout pour la chasse à courre, qui devait être le premier plaisir de cette journée, on vit arriver au grand galop un charmant équipage anglais, fort rare alors. C'était le duc d'O… rappelé d'exil, qui venait, suivi de ses intimes, surprendre le marquis de Croixville, et partager les joies de la fête champêtre dont le duc de Lauzun lui avait parlé.
L'arrivée de ce grand personnage eût été fort agréable à M. de Croixville dans toute autre circonstance, car c'était bien l'Altesse la moins gênante et la plus enjouée; mais le recevoir le jour où l'on fêtait Ellénore, ne pouvoir soustraire cette jolie personne aux regards libertins du prince, aux propos, aux conjectures que devait faire naître la présence d'une jeune personne presque seule au milieu des gens de la cour les plus renommés pour leurs goûts licencieux, voilà ce qui causait d'autant plus de peine à M. de Croixville qu'il fallait la dissimuler.
Ellénore n'était pas encore sortie de son appartement quand on vint lui annoncer l'arrivée du prince. Elle s'en réjouit d'abord en pensant que la fête serait sans doute remise, et qu'elle pourrait passer toute cette journée seule chez elle. Mais déjà plusieurs plaisanteries du prince sur la charmante Irlandaise que le châtelain renfermait dans le donjon du Val-Fleury, comme du temps des croisades, ne permettaient pas au marquis d'éviter à Ellénore l'embarras de paraître aux yeux des nouveaux arrivés. C'est ce qu'il lui fit dire par madame Gerbourg, en la conjurant de céder à sa prière, et en la rassurant de son mieux sur la manière dont elle serait traitée par ses nobles amis.
Placée entre l'obligation de braver audacieusement les regards curieux et malins du prince, ou la crainte de lui laisser perdre ou conserver d'elle une mauvaise idée, que sa vue pouvait détruire, Ellénore se décida pour le parti le plus courageux; mais elle se réserva le droit de ne descendre dans le salon que pour l'heure du dîner, désirant rester le moins de temps possible sous le poids d'une observation si pénible à supporter.
L'entretien demandé par Frédérik ne pouvait avoir lieu, il le comprendrait bien; mais que l'idée de cet entretien causait de trouble à Ellénore! Sans en deviner complétement le motif, sa position dans le monde le lui faisait pressentir, sa raison lui révélait qu'il n'y a rien de bon à attendre des événements quand on est mal posée pour les braver.
Malgré les craintes, les contrariétés qu'elle éprouvait, elle mit à se parer plus de soin qu'à l'ordinaire. L'instinct des femmes les dirige à merveille sur le choix de la parure la plus convenable à l'effet qu'elles veulent produire. Sont-elles en train de minauder, un petit bonnet posé de côté sur des cheveux à peine bouclés, un négligé élégant, qui indique sans les montrer leurs formes gracieuses, s'harmonisent parfaitement avec des attitudes coquettes et des inflexions quasi tendres. Veulent-elles imposer le respect et l'admiration, leur parure est simple, noble et sévère.
Ellénore avait mis une robe de moire blanche à demi décolletée; ses beaux cheveux, séparés par le milieu, retombaient sur ses épaules en boucles d'or, et donnaient à l'expression noble et pure de son visage quelque chose d'angélique; une écharpe de gaze bleue lui servait de ceinture. En la voyant ainsi vêtue, en voyant sa démarche noble, son regard fier et l'absence complète de ces petites mines avec lesquelles les jolies femmes, et quelquefois les plus laides, encouragent si bien la galanterie, on se sentait porté naturellement à respecter Ellénore.
M. le duc d'O… lui-même, dominé par ce charme impérieux, lui adressa la parole dans les termes les plus réservés; et cependant, peu de minutes avant qu'elle lui fût présentée, il en avait parlé d'un ton fort léger, et il s'était promis de lui faire sa cour assez cavalièrement, pour dépiter, disait-il, celui qu'il appelait l'heureux propriétaire.
Le prince était grand, bien fait et ne manquait pas d'esprit; il était surtout très-gracieux avec les femmes, et d'une coquetterie fort piquante près de celles qui lui donnaient le temps de l'employer; mais les succès faciles, les orgies réitérées, et par-dessus tout cela une femme honnête et jalouse, une maîtresse dévote et bel-esprit, le rendaient envieux d'une liaison intime et de bon goût, où les plaisirs de l'amour pourraient s'allier à une chaste élégance; car la pruderie, le pédantisme ou l'impudicité sont également ennemis des longs et doux attachements.
Malgré la pureté des liens qui existaient entre le marquis de Croixville et sa pupille, malgré les discours et le bon maintien d'Ellénore, le prince ne fit point un doute sur la culpabilité de cette liaison, et comme il avait la loyauté facile des mauvais sujets, celle qui consiste à déclarer franchement ses coupables intentions, il dit en voyant Ellénore à l'autre bout du salon:
—J'ai toujours eu un grand respect pour l'hospitalité, mais je t'en préviens, Croixville, il ne tient qu'à cette jolie personne de me faire commettre une méchante action.
—J'espère qu'elle vous en ôtera l'idée, monseigneur, répondit le marquis.
—Voilà une sécurité bien présomptueuse.
—C'est qu'elle n'est pas fondée sur mon mérite.
—Ah! tu la crois invulnérable, c'est dans l'ordre, nous sommes tous de même avant la preuve.
—Non vraiment, Monseigneur, je sais que la plus sage peut faillir, surtout quand le séducteur vous ressemble, et c'est pourquoi je supplie Votre Altesse d'épargner celle-là.
—Tant d'humilité me charme et m'évite sans doute un revers, car si ce que m'a dit Lauzun est vrai, c'est une belle Arsène dans toute sa fierté, et tu es…
—Le charbonnier qui l'a recueillie, voilà tout, interrompit M. de
Croixville en prenant un air modeste.
—Hypocrite! dit le prince en riant, enlever une créature charmante, la soumettre en lui faisant croire qu'on la protége; lui laisser toute l'audace de la vertu en la formant au vice; n'est-ce pas la bonne fortune la plus piquante que puisse ambitionner un roué tel que toi? Mais le monde n'est pas digne d'un si bel exemple; je le connais, il ne sera content qu'après avoir détruit un si rare édifice; et si tu dois le voir s'écrouler, que t'importe celui qui lui portera les premiers coups.
En finissant ces mots, le prince se leva pour offrir la main à Ellénore, car on venait d'annoncer que le dîner était servi; en passant près de M. de Rosmond, elle l'entendit qui disait au vicomte de Ségur:
—Je n'en répondrais pas, la vanité est si puissante sur le coeur des femmes!
Un regard courroucé lui apprit qu'Ellénore l'avait entendu. Mais bientôt vaincue par l'expression douloureuse empreinte sur les traits de Frédérik, elle le regarda moins sévèrement; puis, touchée du sentiment de jalousie qu'il ne pouvait dissimuler, elle affecta de répondre tout haut aux choses tendres que le prince lui adressait à voix basse, même à celles qu'elle ne connaissait point; car Son Altesse la supposant plus expérimentée, lui adressait souvent des apologues, des métaphores dont elle demandait l'explication avec une audacieuse naïveté qui semblait aux uns la preuve irrécusable de la plus complète innocence, et aux autres le sublime de la ruse. Lorsque la voix qui nous parle laisse le coeur calme, l'esprit a toutes ses facultés; aussi Ellénore répondit-elle sans peine et d'une manière à la fois digne et plaisante aux agaceries du prince.
On s'étonnera sans doute de la retenue du duc d'O… avec une jeune personne que sa présence chez le marquis de Croixville, livrait naturellement à des suppositions fort encourageantes. Il est vrai que madame Gerbourg, faisant près d'elle les fonctions de gouvernante ou plutôt de dame de compagnie, était là pour rendre plus décente la présence d'Ellénore au milieu des amis de M. de Croixville; mais l'air capable de madame Gerbourg n'aurait pas obtenu le moindre sacrifice de la gaieté de ces messieurs. Le regard imposant, les manières si simplement chastes d'Ellénore agissaient bien davantage sur l'esprit des plus hardis. Ils riaient de leur soumission à ce qu'ils appelaient sa pruderie enfantine. Mais ils en ressentaient une secrète influence qui leur ôtait involontairement toute idée de la blesser. Cet effet difficile à croire, peut être attesté par tout ce qui reste de personnes ayant connu Ellénore. Jamais on n'a vu tant obtenir dans une position où l'on n'avait nul droit de rien exiger.
La rivalité, cette Euménide qui porte souvent au crime et toujours à la malignité les femmes les plus douces, n'a pas une moins mauvaise influence sur les hommes. Il n'est point d'affection qui les arrête: leur premier soin est de détruire toute illusion flatteuse sur le compte du préféré, fût-il leur meilleur ami. Dénoncer ses défauts, mettre en lumière ses ridicules, est un devoir de la part des aspirants à son bonheur. Aussi le duc d'O… ne manqua-t-il pas de mettre la conversation sur ce qu'il appelait les extravagances du marquis de Croixville.
—Je suis sûr que vous ne le connaissez pas, dit-il à Ellénore.
Alors il raconta plusieurs traits d'originalité du marquis de Croixville, et rit de sa manière d'établir surtout des paris, manie copiée des Anglais qui lui coûtait beaucoup d'argent à Londres et lui en rapportait beaucoup plus à Paris.
—Que pensez-vous, ajouta le prince, d'un homme assez fou pour s'exposer à se couper la gorge à propos de trois lapins? oui, trois lapins! Ne va-t-il pas s'imaginer un beau jour de parier contre le vicomte de W… qu'il n'y avait pas dans la société un homme aussi grand que trois lapins mis au bout l'un de l'autre! Le pari accepté et fixé à une somme considérable, chacun tombe d'accord que le comte d'Egmont, le veuf de cette adorable fille du maréchal de Richelieu, est l'homme de tous ceux de la cour ayant la taille la plus élevée. Sa gravité, sa position sociale rendait très-difficile de lui demander à établir le parallèle. Tout autre aurait payé le pari plutôt que d'aller proposer à un tel personnage de se laisser mesurer avec trois lapins; mais Croixville, qui ne doute de rien, s'y est si bien pris, que ce géant de comte d'Egmont a bien voulu se prêter à l'épreuve, et que le pauvre vicomte de W… en a été pour son argent. Voilà à peu près l'histoire la plus honnête que nous puissions vous raconter de lui, ajouta le prince en s'adressant à Ellénore. Les autres trahissent trop le colonel des hussards.
—Et leur colonel général, dit M. de Croixville, car je pourrais bien répondre au récit de mes folies passées, par le récit des folies présentes de Votre Altesse et de celles de ses joyeux amis; mais on m'accuserait d'envie et l'on n'aurait pas tort.
Ellénore s'apercevant qu'il y avait un fond d'aigreur dans toutes ces plaisanteries, pria ces messieurs de lui garder le secret de leurs aventures, et lança au baron de Besenval une de ces questions sur les événements du jour, dont la réponse devait fixer l'attention générale.
Cependant le prince, surpris de rencontrer dans une si jeune fille tant de candeur, de présence d'esprit et d'audace, tant d'ignorance et d'instruction, tant de franchise dans les discours et de retenue dans les manières, se trouve presque ridicule de n'oser aborder le sujet qui l'intéresse; il veut surmonter cette timidité inexplicable, et dit bas à Ellénore en montrant M. de Croixville:
—Quoi! vous avez la prétention de n'aimer jamais que lui?
—Pourquoi pas, reprit Ellénore, n'aime-t-on pas toujours son ami, son père?
—Oui, d'une amitié calme, raisonnable; mais il surviendra quelqu'un que vous aimerez autrement… et je voudrais… que…
—C'est possible, mais je vous affirme bien que ce ne sera jamais un prince du sang, dit Ellénore avec fierté.
—Bah! qui sait? les croyez-vous donc incapables d'aimer?
—Non, mais j'ai trop d'orgueil pour me contenter d'un amour protecteur.
Celui qu'il faut appeler Monseigneur ne sera jamais mon maître.
—Sans doute, mais votre esclave?
—S'il pouvait l'être, je le mépriserais. Je hais tout ce qui rampe.
—Même aux pieds d'une jolie femme?
—C'est surtout cette galanterie de serf, dont on se vante en France, que je vois dans vos livres, dans vos comédies, qui me paraît aussi dégradante pour les hommes que peu flatteuse pour les femmes. Encore, si c'était le garant d'un dévouement à toute épreuve! mais on entend raconter chaque jour des traits indignes d'égoïsme, d'insensibilité et de perfidie de la part de ces îlotes amoureux.
—Je comprends, dit le prince en fixant son regard sur le marquis de Rosmond. Vous préférez un de ces esprits indépendants qui ne feraient pas le sacrifice d'un caprice, d'un travers, à la femme qu'ils aiment; qui sont entêtés dans leurs volontés, amers dans la discussion, injurieux en amour, et féroces dans leur jalousie. Prenez-y garde, au moins: dire qu'il faut être ainsi pour vous plaire, c'est un aveu.
A ce mot, la rougeur qui couvrait le front d'Ellénore, fit sourire le prince et frémir M. de Rosmond. C'était la première émotion qui se peignait sur le visage d'Ellénore depuis que durait cet entretien. Ne pouvant entendre ce qu'ils se disaient, Frédérik présuma qu'un mot tendre du prince venait de jeter le trouble dans le coeur d'Ellénore, et il lui adressa la parole sans avoir rien de particulier à lui dire, uniquement pour interrompre la conversation qui le mettait au supplice.
Sa voix fit tressaillir Ellénore, elle tourna vers M. de Croixville, un regard suppliant, comme pour l'engager à rendre la conversation générale et assez intéressante pour empêcher le prince de continuer celle qui la jetait dans un embarras visible. M. de Croixville, qui ne souffrait pas moins qu'elle des propos galants que lui adressait le prince, eut recours au moyen le plus infaillible de captiver son attention. Il parla de l'affaire du collier; une discussion très-vive s'engagea entre le chevalier de R… et le baron de Besenval sur le compte de madame de Lamotte. Le baron prit parti pour la reine avant que personne l'eût accusée; il s'emporta au point de dire que l'on découvrirait bientôt par quelle odieuse intrigue on était parvenu à compromettre le nom de la reine dans cette affaire. Chaque mot du baron, chaque réplique du chevalier de R…, faisait trembler M. de Croixville, et il commençait à prendre autant de peine pour rompre cette conversation, qu'il en avait pris pour l'amener, lorsque le prince, qui l'écoutait sans y mêler une parole, tenta d'y faire diversion en questionnant le marquis de Rosmond sur son projet de quitter bientôt la France.
—Moi, quitter la partie quand le jeu se gâte? Non, vraiment, dit le marquis, je ne suis pas homme à céder sans combattre. Alors le prince émit plusieurs opinions qui furent toutes contrariées par Frédérik; enfin Ellénore, s'apercevant du malaise qu'éprouvait M. de Croixville, n'attendit pas que le dessert fût entièrement servi pour se retirer; alors le prince se récria avec tant de chaleur contre l'usage anglais; il s'engagea si solennellement à maintenir les convives dans l'état de raison qu'exige la présence d'une femme digne de respect, que M. de Croixville lui-même joignit ses instances à celles du prince pour qu'Ellénore restât, et qu'il fallut y céder.
Au même instant où Ellénore reprit sa place, Frédérik quitta la sienne, en prétextant une vive douleur à son bras.
—Vous ne soignez pas bien ce pauvre Rosmond, dit le prince à M. de Croixville; il est changé à faire peur! et si vous n'y prenez garde, sa blessure lui jouera quelque mauvais tour, on le voit rougir et pâlir dix fois par minute.
—Il serait bientôt guéri, dit le duc de Lauzun, si, comme autrefois, les belles châtelaines pansaient les blessures de nos preux chevaliers.
Cette plaisanterie troubla à un tel point Ellénore que le duc craignit de l'avoir offensée, et tenta de réparer sa maladresse par les compliments les plus flatteurs. Mais Ellénore ne les entendit pas. Effrayée de ce qu'elle éprouvait, et en cherchant de bonne foi la cause, elle rêvait comme si elle eût été seule. Le bruit des boîtes, des fusées qui annonçaient le commencement de la fête la sortirent de cette léthargie. On se leva de table pour voir les illuminations et pour se rendre dans la salle de verdure, où devait se tirer la loterie. M. de Croixville avait imaginé cette parodie des grandeurs de Louis XIV. Tous les numéros étaient gagnants, Ellénore était la Fortune de ce jeu bienfaisant; c'est elle qui distribuait les lots, et des bénédictions sans nombre tombaient sur sa partialité généreuse.
Cette fête avait attiré tous les châtelains des environs; plusieurs d'eux étaient déjà venus saluer le marquis de Croixville. Mais leurs femmes affectaient de se tenir à l'écart pour éviter de se rencontrer avec Ellénore. Celles qui hasardaient de causer avec le marquis pour le complimenter sur l'élégance de son bal champêtre, s'interrompaient tout à coup en voyant s'approcher Ellénore, et s'éloignaient aussitôt d'elle avec les signes du mépris le plus insultant.
Une conscience pure rend peu susceptible; ces manières parurent tout simplement impolies à Ellénore; elle avait souvent entendu la duchesse de Montévreux critiquer l'insolence du premier rang envers le second, du second envers le troisième, et de celui-ci envers tous les autres, et elle se comprenait humblement dans les victimes de cette malveillance réciproque.
La fête se prolongea fort avant dans la nuit et se termina par un souper auquel Ellénore ne voulut point assister. Résolution dont M. de Croixville lui sut un gré infini; car le prince, toujours plus ravi de la beauté et des gracieuses brusqueries d'Ellénore, ne l'avait pas quittée d'un instant; il avait maudit tout haut l'obligation de repartir le lendemain matin pour se rendre à Versailles et assister à la séance des notables. Jamais la politique ne lui avait paru plus fastidieuse; tout cela était évidemment adressé à Ellénore et devait lui prouver le désir qu'avait le prince de la revoir bientôt. Il espérait que tant de respect dans sa galanterie, tant de timidité dans ses aveux, toucheraient Ellénore et la détermineraient à rester; mais elle persista dans sa volonté; et dès qu'elle se fut retirée, les rires bruyants des convives lui apprirent qu'ils se consolaient joyeusement de son absence.
Le prince avoua de nouveau ses torts envers l'hospitalité, et déclara tout net à M. de Croixville qu'il eût à bien défendre sa conquête, parce qu'il était décidé à l'attaquer par tous les moyens que le ciel mettait en sa puissance.
—Je devrais me croire déjà vaincu et m'incliner devant Votre Altesse, répondit M. de Croixville, mais je ne suis pas le seul dont il faille triompher en cette circonstance, et sans nulle fatuité de ma part, je crois Ellénore à l'abri de toutes vos séductions. Oh! c'est une étrange personne!
—Voilà bien la présomption la plus conjugale! En vérité, mon cher Croixville, tu as dû faire un excellent mari. Quoi! parce que cette charmante personne s'est enfuie pour toi et avec toi de chez la duchesse de Montévreux, tu crois qu'elle ne peut plus faire d'autre folie?
—Je n'ai pas une si ridicule assurance; mais je connais la fierté d'Ellénore.
—Et tu penses qu'elle lui tient lieu de vertu? Eh bien, nous verrons.
M. de Rosmond écoutait ce dialogue avec une attention profonde, lorsque le maître de la maison demanda pour prix de ses soins à divertir ses hôtes qu'il ne fût plus question d'Ellénore.
—C'est exiger beaucoup, dit le prince, mais il faut t'accorder quelque chose en retour du plaisir que nous te devons de connaître une si jolie femme. D'ailleurs la pensée est libre, et je ne te le cache pas, désormais, celle de t'enlever ce trésor m'occupera jour et nuit.
—Ah! monseigneur, point de violence!
—Fi donc! c'est la ressource de ceux qui ne peuvent se faire aimer. Grâce au ciel nous n'en sommes pas réduits à cette extrémité. Allons, te voilà bien averti, défends-toi, et n'en parlons plus.
La conversation changea de sujet et devint beaucoup trop animée pour la redire. Les vins qui se succédèrent achevèrent de mettre les convives non pas tout à fait dans l'ivresse, mais dans cet état où la confiance va jusqu'à l'indiscrétion, et l'abandon jusqu'à la familiarité.
M. de Croixville et le marquis de Rosmond, qui était rentré dans la salle après le départ d'Ellénore, conservèrent seuls toute leur raison. La blessure de celui-ci lui servit de prétexte pour se refuser aux nombreuses libations qui commençaient à troubler l'esprit des plus intrépides buveurs. Ce même prétexte lui servit encore pour s'exempter d'aller le lendemain matin reconduire le prince jusqu'à Paris. Il fut convenu qu'il viendrait les rejoindre très-doucement dans sa voiture. Mais le souper fini, M. de Croixville, redoutant quelque démarche audacieuse de la part de ses hôtes, veilla, ainsi que plusieurs de ses gens, jusqu'au moment du départ. M. de Rosmond ne se coucha pas non plus. Tous deux veillèrent, sans s'en douter, pour la même cause.
Après avoir passé un habit de voyage, le marquis de Rosmond descendit dans la cour du château pour saluer le prince et partir en même temps que tous ceux qui l'accompagnaient. En effet, les équipages étant avancés, et le prince venant de s'élancer dans le sien, M. de Rosmond monta dans sa calèche en donnant l'ordre au postillon d'aller au pas pendant quelque temps pour qu'il pût s'habituer par degrés au mouvement de la voiture. Mais tous les carrosses, les cavaliers et les piqueurs ayant quitté la longue avenue du château pour prendre la grande route, M. de Rosmond dit à son postillon de retourner au château, qu'il y avait oublié son portefeuille; et bientôt il se trouva dans le petit salon où venait de descendre Ellénore.
En voyant entrer M. de Rosmond, le premier mouvement d'Ellénore fut de se lever pour sortir du salon. Mais le marquis la retint en la conjurant de l'écouter au nom de tout ce qu'elle se devait à elle-même.
—Vous allez me trouver bien téméraire, dit-il, mais quand il s'agit de votre sort, de votre honneur, je puis braver la crainte de vous déplaire.
—Que voulez-vous dire, monsieur, quel ton solennel! répondit Ellénore avec une sorte d'effroi.
—Je veux dire, répondit Frédérik en s'asseyant près d'Ellénore, que vous ignorez sans doute la place que vous occupez ici.
—Hélas! non, je le sais, c'est celle d'une protégée, et malgré tous les soins de M. de Croixville à me faire croire que tant de bontés acquittent à peine le bonheur qu'il éprouve à me servir de père, je me sens quelquefois humiliée de tout lui devoir. C'est mal, c'est ingrat de ma part, j'en conviens, mais la fierté de mon caractère l'emporte sur ma reconnaissance; je devrais bénir sa protection, eh bien, je sens qu'elle me pèse.
—Que serait-ce donc si vous saviez le nom qu'on lui donne?
—Qui oserait la calomnier? demanda Ellénore en se sentant pâlir.
—Ceux qui ne comprendront jamais, qu'on vous voie tous les jours sans vous adorer… et qu'on vous ait en sa puissance… sans être le plus heureux des hommes.
—Quelle horreur! s'écria Ellénore. Quoi, l'on pousserait la méchanceté jusqu'à supposer qu'un homme de l'âge de M. de Croixville, que le père de deux filles mariées pût vouloir séduire la fille d'un de ses vieux compagnons d'armes? C'est impossible.
—Cela est pourtant; et je n'en veux pour preuve que l'accueil dont vous avez souffert hier, et les airs méprisants que la comtesse de B… et la marquise de L… ne vous ont point épargnés…
—Quoi! il se pourrait?… dit Ellénore d'une voix étouffée.
—Avez-vous pu vous tromper sur leurs sourires moqueurs, sur leurs manières dédaigneuses? Chacun de leurs gestes, chacune de leurs démarches ne disaient-elles pas: «Que nous veut cette femme? Ne sait-elle pas que l'héroïne d'une semblable fête a bien assez du plaisir d'y présider sans prétendre à la gloire de nous en faire les honneurs, et que dans le monde, on ne saurait tolérer le mélange des femmes comme il faut avec celles qui ont mis toute considération de côté, et qu'enfin… la maîtresse du marquis de Croixville ne peut?…»
—La maîtresse de M. de Croixville! répéta Ellénore, tremblante d'indignation. Quoi! elles auraient pensé?… Ce nom flétrissant serait sorti de leur bouche?
—Je l'ai entendu.
—Et vous ne vous êtes point récrié contre cette atroce calomnie?… Vous m'avez laissé insulter, dégrader, honnir!… Et vous prétendez m'aimer!… Que ferait de plus la haine, la vengeance?… Ah! je le vois, votre lâche coeur partage les infâmes soupçons de ces femmes!… Vous venez éprouver mon courage à braver l'insulte… Vous venez lire dans l'élan de ma colère si je mérite ou non l'estime que vous me marchandez… Sortez, monsieur! épargnez-moi des avis qui me blessent; laissez-moi tout au malheur qui me poursuit; n'ajoutez pas l'insulte, le mépris, à toutes les tortures que…
A ces mots, Ellénore, anéantie sous le poids de tant de sentiments pénibles, retomba sur son fauteuil presque inanimée.
—Pardon! pardon! s'écria Frédérik en se jetant aux pieds d'Ellénore; pardon de trop vous aimer pour vous laisser plus longtemps dans l'erreur qui vous perd; mais il fallait vous éclairer pour vous sauver; et je n'ai écouté que votre intérêt seul. Vous m'en punirez, je m'y attends. N'importe!… que je vous rende l'honneur, l'estime qu'on se croit en droit de vous refuser, et j'aurai dans votre bonheur de quoi braver votre injustice.
—O mon Dieu! dit Ellénore en fondant en larmes? quelle infâme calomnie!… Ainsi, la protection la plus pure, la plus paternelle!… Ah! si M. de Croixville savait quel nom l'on donne à cette protection!…
—Il le sait, interrompit Frédérik, et en voici la preuve.
En disant ces mots, M. de Rosmond présentait à Ellénore une lettre du duc d'O… au duc de Lauzun, qui finissait ainsi:
«Tenez-vous prêt pour que nous puissions partir de bonne heure; je suis très-impatient de connaître la nouvelle maîtresse de Croixville; on la dit charmante et digne d'être l'héroïne d'un roman commencé avec tant d'éclat.»
—Ce billet, ajouta M. de Rosmond, a été oublié et laissé tout ouvert sur une table par le duc de Lauzun. Ces dernières lignes ayant frappé mes yeux, je m'en suis emparé pendant que, resté seul dans son salon, j'attendais que le duc eût fini de s'habiller. A cette heure, j'ai senti la même indignation qui vous accable en ce moment, et je me suis juré de vous venger de tant d'insultes… Ainsi donc, ordonnez, disposez de moi.
Mais Ellénore, dans un accablement profond, gardait le silence du désespoir… Frédérik n'osait le rompre. En cette circonstance, un mot tendre devenait une offense. Enfin, les yeux fixés sur ces lignes diffamantes, et respirant à peine, Ellénore dit d'une voix tremblante:
—Déshonorée… sans être coupable! perdue à jamais!… et cela, ajoute-t-elle en posant la main sur son coeur, quand je me sens là tous les nobles sentiments qui manquent à mes juges… Et je vivrais parmi ces méchants frivoles… ces traîtres sans pitié… Non! s'écria-t-elle, ranimée par l'excès de l'indignation, non, je ne serai pas plus longtemps exposée à leurs coups!… Puisque tout ce que j'ai cru bon, honnête, m'a trompé; puisque tant de protections généreuses n'avaient pour but que de me plonger dans la servitude ou la corruption, je n'ai plus de refuge qu'en Dieu; lui seul sait si je mérite le mépris dont on m'accable… Mais que devenir?.. Quel parti prendre?
—Vous fier à moi… dit Frédérik d'un ton pénétré. Ah! croyez qu'il faut vous honorer puisque tout ce qu'il y a d'honorable au monde pour vous éclairer ainsi sur votre situation, pour vous livrer à une douleur si vive. Croyez bien que je n'aurais pas eu ce barbare courage si vous ne deviez pas trouver dans mon dévouement pour vous la réparation d'une telle injure…
—Non, dit Ellénore en voulant s'éloigner;… non, maintenant toute protection me fait horreur.
—Quoi! même celle d'un mari pour sa femme!…
A ces mots Ellénore resta interdite, elle crut avoir mal entendu: un si grand dévouement lui semblait impossible de la part de cet homme, qui lui avait à peine laissé deviner son amour. Elle retomba sur son siége, accablée sous le poids d'une sensation indéfinissable, car elle appartenait autant au désespoir qu'à la joie. Frédérik, sans chercher à profiter de cette émotion pour l'accroître, demanda d'un air humble si l'offre de sa main était acceptée.
—Non, répondit Ellénore; c'est impossible!.. songez à votre rang.
—Il n'y en aura bientôt plus.
—A votre fortune.
—Si les affaires continuent à marcher de même, nous serons tous bientôt aussi pauvres les uns que les autres.
—Au monde.
—C'est un bavard qui est toujours du parti des gens heureux.
—A votre famille!..
—Ah! vraiment, celle qui habite l'Angleterre voit tous les jours des mariages bien moins raisonnables, et les parents que j'ai en France sont trop occupés à défendre leurs titres et leurs biens pour s'inquiéter de mes actions. Grâce au ciel, ajouta Frédérik en baisant respectueusement la main d'Ellénore, j'ai toute l'indépendance qui permet d'être heureux, et quand rien ne s'oppose à mon bonheur… au vôtre… j'espère… serez-vous notre unique obstacle?
—Oui je le serai, cet obstacle que vous redoutez, s'écria Ellénore avec véhémence, car je vous aime trop pour accepter un si grand sacrifice. Songez que déjà flétrie par les calomnies de la duchesse de Montévreux, perdue de réputation par mon séjour ici, je suis pour jamais exilée de la société où vous devez vivre; qu'innocente victime des mépris les plus insultants, je ne puis souffrir que vous les partagiez, que j'ai besoin de vous voir honoré, de vous voir heureux pour me consoler des malheurs qui me poursuivent. Hélas! votre estime est peut-être la seule qui me reste au monde, je veux la conserver au prix de mon bonheur même.
—Ah! s'il est vrai que ce bonheur dépende de moi, vous me laisserez l'accomplir en dépit de toutes ces vaines considérations, dit Frédérik avec feu.
—Non, vous dis-je, interrompit Ellénore en se levant, je me rendrais digne de la honte dont on m'accable, si je pouvais consentir à en voir votre nom souillé, si j'acceptais votre dévouement généreux; mais si votre honneur m'impose ce sacrifice, il m'est permis, je pense, d'implorer sans crime les secours d'un ami. Vous le voyez, je ne puis rester plus longtemps chez le marquis de Croixville; protégez mon départ. La mort de mon père ne me laisse plus d'espérance que dans la pitié de ma soeur… Pourvu que son mari consente à me recevoir! ajouta Ellénore en fondant en larmes. Pourvu que le bruit de mon déshonneur ne soit point arrivé jusqu'à ce brave officier!…
—Il vous accueillera, ou je le tue, s'écria M. de Rosmond avec indignation; mais le temps presse, et si vous devez quitter ce château, il faut que ce soit cette nuit même avant le retour du marquis. Une voiture de poste se trouvera vers minuit à la petite porte du parc qui donne dans la foret. Un ancien serviteur à moi, qui m'a suivi ici, et que je laisserai dans le village, vous accompagnera où vous voudrez. N'emmenez que votre femme de chambre. Puisque vous l'ordonnez, je ne vous suivrai pas, j'attendrai qu'un mot de vous m'autorise à aller vous protéger, vous défendre, et mettre à vos pieds ma fortune et ma vie.
—Adieu, dit Ellénore, jurez-moi de rester à Paris, de vous y montrer assez de temps pour me justifier des nouvelles calomnies que fera naître cette seconde fuite. Une lettre de moi va instruire M. de Croixville des motifs de mon départ, en lui laissant ignorer à qui je dois la connaissance de ma honteuse situation chez lui… J'accepte le secours que vous m'offrez pour me rendre chez ma soeur, à Boulogne. Là, le ciel décidera de mon sort; mais quels que soient les nouveaux malheurs qui m'attendent, croyez que je n'oublierai jamais le noble dévouement dont je reçois la preuve aujourd'hui… Adieu… séparons-nous pour toujours, partez à l'instant même… par grâce… par amour, obéissez-moi…
Puis, retirant avec violence sa main que pressait Frédérik, Ellénore s'enfuit en disant:
—Oh! mon Dieu, combien il faut l'aimer!…
Un quart d'heure après cet adieu, le bruit d'une voiture apprit à Ellénore le départ de M. de Rosmond. Elle disposa tout pour le sien. Mademoiselle Augustine alarmée des pleurs qui couvraient le beau visage de sa maîtresse crut pouvoir lui demander si elle avait reçu quelque nouvelle inquiétante sur sa famille, et lui fournit ainsi le prétexte qu'elle cherchait pour motiver son brusque départ. C'était, lui répondit-elle, dans la nécessité d'aller donner ses soins à une soeur malade, qu'elle s'éloignait pour quelques jours dans l'absence et à l'insu du marquis de Croixville, se promettant d'être de retour au Val-Fleury, avant qu'il y revînt lui-même. Mademoiselle Augustine, en femme de chambre bien apprise, eut l'air de croire tout ce que disait sa maîtresse, et s'occupa de préparer le peu d'objets qu'elle devait emporter.
Lorsque dix heures sonnèrent, Ellénore se mit à écrire à M. de
Croixville la lettre suivante:
«Monsieur le marquis,
»Je vous quitte en pleurant, et pourtant vous m'avez déshonorée… Cette protection que je croyais si sainte, si paternelle; cette affection que vous ne m'avez jamais donné l'occasion de suspecter; qui m'étaient si nécessaires, si douces; il me faut les maudire… c'est à elles que je dois le mépris outrageant dont j'ai déjà subi l'effet sans en deviner la cause. Vous seul savez si je les mérite, ces mépris; vous seul savez, monsieur, si, en acceptant vos bienfaits et un asile chez vous, je n'ai pas cru me mettre à l'abri de tout danger. Hélas! telle était mon inexpérience, ma confiance en votre loyauté, que je n'ai pas eu l'idée qu'on pût calomnier vos sentiments pour moi, qu'on pût me soupçonner d'être votre maîtresse!
»Mon âge, mon ignorance du monde, expliquent assez mon aveuglement à cet égard; mais vous, monsieur, vous qui connaissiez l'abîme où vous m'alliez plonger, vous qui saviez qu'une vie innocente, que la pureté du coeur ne suffissent pas pour combattre les apparences d'une conduite coupable; vous qui saviez à quel point les jugements du monde sont irrévocables, vous m'avez immolée sans pitié à ses préventions cruelles, à ses jugements prévaricateurs. Et c'est la fille d'un brave militaire, comme vous, d'un officier qui a succombé aux suites d'honorables blessures, c'est à l'enfant dont son épée aurait vengé la honte que vous prépariez cet avenir d'humiliations et de douleurs!… Mais, je vous pardonne; car, en me faisant perdre l'estime générale, vous m'avez conservé la vôtre et la mienne. Cela me suffira pour vivre et mourir honnêtement.
»Je retourne dans cette famille dont je n'aurais jamais dû m'éloigner; je vais chez ma soeur, je vais vivre près d'elle, à moins que son mari, pauvre et noble officier irlandais, ne me repousse comme indigne de leur patronage. Alors je n'aurai plus de refuge que dans l'hospitalité de quelque maison religieuse; n'importe, tout sera préférable à la situation honteuse dont je m'affranchis aujourd'hui. Adieu, réparez vos torts envers moi en respectant ma résolution; ne cherchez point à me revoir; mais ne craignez pas que le mal que vous m'avez fait me rende ingrate pour l'attachement que vous me portez… Je ne le comprends pas… mais il m'est consolant d'y croire. Ah! gardez-le moi!… il me coûte assez cher!
Elle attendit que les gens du château fussent retirés pour aller déposer cette lettre sur la table de M. de Croixville. En traversant les grands appartements du marquis pour se rendre dans la bibliothèque, où il se tenait ordinairement, elle se sentit oppressée par l'idée de quitter ces lieux si beaux, où elle avait passé des moments si agréables, dont le souvenir ne lui causait aucun remords. Mais aujourd'hui qu'elle était éclairée sur le danger d'y être, sur celui d'y rester, il fallait le fuir, il fallait se livrer au hasard, peut-être plus périlleux encore, de chercher un asile, d'affronter la misère; car la modique rente dont Ellénore avait hérité à la mort de son père, suffisait à peine à ses premiers besoins; et l'abondance, le luxe de la maison où elle avait été élevée, devaient lui rendre la privation des soins recherchés plus pénible qu'à une autre. Cependant, elle n'hésita pas à braver les inquiétudes du plus effrayant avenir plutôt que d'accepter volontairement une existence douce, mais déshonorante.
—Jamais, disait-elle en contemplant tous les objets d'art qui décoraient cette belle habitation, jamais je ne reverrai ces beaux tableaux, ces livres auxquels j'ai dû tant d'heures délicieuses; et cet ami, ce bienfaiteur que le ciel même semblait m'ordonner de chérir, je ne le verrai plus!.. Sa protection me perdait, disent-ils, quel autre donc me sera secourable? La même calomnie ne peut-elle m'atteindre? Ne puis-je, dans l'abandon où je suis, sans expérience pour me guider, sans famille pour me défendre, ne puis-je tomber au pouvoir de quelque misérable traître… de quelque… Ah! si je croyais…
Et dans son désespoir, Ellénore s'avança vers une petite pièce attenante au cabinet de M. de Croixville, dont il avait fait une espèce d'arsenal en y rassemblant une collection d'armes de toutes les époques. Il en avait souvent fait admirer à Ellénore les plus précieuses et particulièrement un petit poignard ciselé, dont la lame rentrait par l'effet d'un ressort dans le manche, et qui pouvait se cacher facilement sous un vêtement de femme. La tradition voulait qu'il eût appartenu à Valentine de Milan. Ellénore s'en empara et traça avec la pointe de son poignard, sur la boiserie où il était appendu, ce peu de mots: Pris par Ellénore.
Munie de ce moyen de défense, bien décidée à l'essayer sur elle-même, si l'honneur ou le désespoir l'y forçait, elle se sentit plus calme, et regagna sa chambre d'un pas ferme.
Mademoiselle Augustine l'y attendait. Toutes deux sortirent du château sans faire le moindre bruit. Le chien, gardien du parc, loin d'aboyer contre elles, se mit à les suivre en animal fidèle qui sait ce qu'il doit à ses maîtres.
—Entendez-vous quelqu'un, disait Ellénore en voyant Augustine regarder sans cesse de tous côtés?
—Non, mademoiselle, répondit la femme de chambre avec embarras; c'est que je connais la surveillance de M. Hubert, et j'ai peur qu'il ne nous ait vues sortir.
—Eh bien, marchons assez vite pour être à la petite porte avant lui.
En parlant ainsi, Ellénore doublait le pas, et mademoiselle Augustine, feignant d'avoir peine à la suivre, restait à une assez grande distance d'elle. Déjà le hennissement des chevaux avait averti Ellénore de l'exactitude de Frédérik, de son empressement à protéger sa fuite. Elle allait se servir du passe-partout qui ouvrait les grilles du parc, lorsque le vieil intendant du château sortit tout à coup du massif de noisetiers qui masquait la petite porte.
—Pardon, mademoiselle, dit l'intendant à Ellénore; mais, sans le consentement de M. le marquis, je ne saurais…
—Ne craignez rien, interrompit vivement Ellénore; la lettre que je viens de déposer sur le bureau de M. de Croixville, lui explique le motif qui me force à quitter en ce moment le Val-Fleury. Laissez-moi partir; il ne vous en fera aucun reproche.
—C'est possible, mademoiselle; mais les recommandations de M. le marquis ne me permettent pas…
—Ouvrez cette porte, dit Ellénore impérativement à M. Hubert, qui s'était emparé de la clef au moment où la surprise l'avait fait tomber de la main d'Ellénore. Ouvrez, ou vous serez cruellement puni de votre résistance.
—J'ai l'ordre de vous garder ici, madame, d'empêcher que vous ne courriez aucun danger, et je mourrai plutôt que de vous voir ainsi exposer au milieu de la nuit, et presque seule à traverser la forêt.
—Et moi aussi je mourrai plutôt que de revenir sur mes pas, dit Ellénore à haute voix, voulant être entendue de l'autre côté du mur. Ne me réduisez pas, bon Hubert, à demander du secours contre la violence. Songez que vous appelleriez vainement à votre aide tous les gens du château; que j'ai juré à Dieu d'en sortir morte ou vive cette nuit même; et que dussé-je avoir recours à l'autorité, je saurai bien vous contraindre à me laisser partir.
—Ah! nous n'avons pas peur du bailli vraiment; il fera et dira tout ce que nous voudrons.
—C'est ce que nous allons voir, dit le valet de chambre de M. de Rosmond en descendant du mur qu'il venait d'escalader; va lui demander main-forte, ajouta-t-il en repoussant Hubert et en saisissant la clef que tenait l'intendant.
Alors il ouvre la porte; Ellénore s'élance dans le carrosse dont la portière est ouverte, Augustine y monte aussi, après avoir jeté sur le pauvre Hubert un regard qui semblait dire:
—J'ai fait ce que j'ai pu, ce n'est pas ma faute.
Et les chevaux partent au galop.
Un pressentiment funeste frappe l'esprit d'Ellénore; un avenir affreux lui apparaît, et des larmes, des sanglots s'échappent de son sein. Elle demande grâce au ciel pour les crimes qu'elle n'a point commis; enfin, son désespoir fait pitié à mademoiselle Augustine. Celle-ci voudrait la calmer, et dit, sans le savoir, tout ce qui doit accroître la douleur d'Ellénore. Elle lui vante la bonté de M. de Croixville, l'amour qu'il a pour elle et qui lui fera tout pardonner; elle l'engage à retourner près de lui, à ne pas le sacrifier à un plus jeune qui la trompera sans doute, et ne lui fera pas un si beau sort. Ellénore ne la laisse parler ainsi que pour se mieux convaincre de la vérité des avis de M. de Rosmond. Elle rougit à chaque mot qui lui prouve les rapports que les gens de toutes les conditions lui supposent avec le marquis de Croixville.
Elle maudit l'impossibilité de jamais s'en justifier, puisque les gens qui l'approchaient de plus près, ceux que sa conduite aurait dû éclairer, abusés par sa situation, par sa seule présence chez le marquis, se croient le droit de la traiter en courtisane. Mais son esprit abattu par tant d'injures, d'injustice, repousse l'idée de profiter des honteux avantages attachés aux vices qu'on lui prête, à la classe où on la jette. Elle sent que sa nature se refuse à la destinée qu'on lui impose. Elle sent que si nul appui ne la protége contre sa propre faiblesse, contre les jugements du monde, son caractère sera digne de l'estime, et finira par l'obtenir. Cette pensée ranime son courage; et lorsqu'elle arrive à Boulogne, elle est tellement résignée à la vie modeste et monotone qui l'attend chez sa soeur, qu'elle rêve au moyen d'y ajouter quelque aisance par son travail. Sa connaissance parfaite des deux langues anglaise et française lui permet de traduire les romans qui paraissent à Londres et à Paris.
Rien n'a plus de prix à ses propres yeux que la certitude d'échapper à la dépendance par le travail. Ellénore se voit un moyen d'échapper à la misère, à l'ennui; elle commence à défier le sort… Mais la voiture s'arrête; elle est à Boulogne, devant la porte de la maison habitée par sa soeur… Son coeur bat en pensant qu'elle va se trouver, enfin, près d'une amie, qu'elle va embrasser ce qui lui reste de toute sa famille… Hélas! vaine espérance, madame S… s'est embarquée, il y a deux jours pour rejoindre son mari, à Calcutta.
A la nouvelle du départ de sa soeur, Ellénore reste anéantie. On dirait que cette dernière protection lui étant ravie, elle n'a plus qu'à mourir. Les yeux fixes, la bouche muette, elle ne pense pas même au parti qu'elle doit prendre. Le postillon demande en vain où il doit la conduire, elle ne l'entend pas, et Maurice la voyant hors d'état de parler, commande au postillon d'aller à l'hôtel de France; là il choisit un joli appartement pour Ellénore et sa femme de chambre. Tous deux l'aident à y monter, car elle se soutient à peine. Après les avoir installées, Maurice les quitte pour aller payer les chevaux de poste; mais il ne revient plus de la journée.
Mademoiselle Augustine explique très-bien les premiers moments de cette absence; elle engage sa maîtresse à prendre quelque repos pour être en état de retourner au Val-Fleury; car elle ne doute pas qu'Ellénore en ait le projet. Pendant qu'elle s'étend sur la bonté du marquis de Croixville, et sur la certitude qu'elle a de l'indulgence dont il fera preuve pour ce qu'elle appelle une folie de jeunesse, elle déshabille sa maîtresse et la force de se mettre au lit; Ellénore lui obéit machinalement; ses membres, fatigués par le voyage, s'engourdissent; les forces de son cerveau, épuisées par tant de pensées déchirantes, elle s'assoupit. Mademoiselle Augustine profite de ce moment pour se faire servir dans sa chambre un très-bon souper, puis elle s'endort elle-même en rêvant au plaisir de se retrouver incessamment dans le château où elle menait une si douce vie.
Des soupirs, des sanglots la réveillèrent avant le jour. C'était la malheureuse Ellénore, dont l'accablement avait fait place au désespoir; mademoiselle Augustine, plus étonnée que touchée de cet accès de douleur, tenta de l'apaiser par tous les lieux communs à sa portée. Cherchant à deviner, à travers les plaintes les mots incohérents qui échappaient à sa maîtresse, quels sont ses projets, ses ressources, et ce qu'elle va tenter pour sortir d'une position si déplorable, elle ne cessait de lui répéter:
—Croyez-moi, mademoiselle, retournons chez M. le marquis.
—Jamais! jamais! s'écriait Ellénore.
—Pourtant si M. Maurice ne revient pas, que deviendrons-nous?… Je pense bien que mademoiselle n'est pas partie sans argent… M. le marquis de Croixville est bien trop généreux pour l'en laisser manquer; mais on en dépense beaucoup dans les auberges, et sans avoir compté avec mademoiselle, je suis trop sûre qu'en restant quelque temps ici elle verra bientôt la fin de…
—Vous avez raison, interrompit Ellénore, ramenée au positif de son malheur par les réflexions de sa femme de chambre; il faut quitter sur-le-champ cet hôtel garni, et me trouver deux petites chambres meublées dans une maison simple et un quartier retiré; ce que j'ai économisé sur ma pension m'aidera à vivre jusqu'au retour de ma soeur.
—Quoi! vous pensez à rester ici, seule, sans autres ressources que la petite rente dont vous avez hérité de votre père? s'écria mademoiselle Augustine en devenant plus familière à mesure que l'infortune d'Ellénore lui apparaissait plus clairement. Et que voulez-vous faire avec ces mille francs de pension? Il n'y a pas là de quoi payer seulement votre loyer.
—N'importe… je me résignerai à tout… n'en est-il pas de plus pauvres encore?
—Sans doute, mais ceux-là n'ont pas été, comme vous, habitués à coucher sur la plume, à manger dans de la vaisselle plate, à rouler en carrosse. Ah! je voudrais bien vous y voir, dans une petite chambre, au cinquième, travaillant jour et nuit pour gagner quelques sous!…
—Vous m'y verrez.
—Ma foi non; car je n'ai pas envie de vous voir dans un grenier. Si vous êtes dans la folle intention de sacrifier votre jeunesse, votre gentillesse dont vous tiriez déjà un si bon parti, à je ne sais quelle idée que je ne comprends pas, tant pis pour vous! Quand M. le marquis m'a mise à votre service, je lui ai promis de vous soigner de mon mieux, et vous êtes là pour dire que je lui ai tenu parole. Ce n'est pas ma faute si vous l'avez quitté; mais je me suis dit comme ça: si elle p'ante là un si brave homme, c'est qu'elle en trouve un plus jeune et plus riche, et je ne risque rien de la suivre…
—Taisez-vous! dit Ellénore, à qui l'indignation avait rendu toute sa force. Écrivez-là le reçu de ce qui vous est dû, j'aurai j'espère, de quoi l'acquitter; partez ensuite, et que je ne vous revoie jamais.
—Comme il vous plaira, répondit mademoiselle Augustine, intimidée par le ton noble d'Ellénore: aussi bien vous ne me devez rien que les frais de mon retour à Paris; l'intendant de M. le marquis m'ayant soldée la veille de notre départ du Val-Fleury; car, Dieu sait si tout ce qui vous approchait n'était pas traité avec des égards!… des soins!… Allez, mademoiselle, ce n'est pas pour vous fâcher, mais je vous le prédis, vous regretterez plus d'une fois le château du Val-Fleury, et son maître, et tous ses domestiques, qui vous servaient comme si vous aviez été une princesse.
—Votre compte? demanda vivement Ellénore.
Et mademoiselle Augustine, apercevant sur une table du papier et des plumes, se mit à écrire un reçu de cent cinquante francs. Ellénore la paya sans dire mot, bien que cette somme fît un grand vide dans sa pauvre bourse.
—Ce n'est pas tout, dit mademoiselle Augustine, il faut aussi vous rendre compte de vos effets, de ceux que vous avez laissés au château comme de ceux qui sont ici.
—C'est inutile.
—Non pas vraiment; si cela est inutile pour vous, cela ne l'est pas pour moi. Je ne veux pas qu'on me croie capable de rien détourner. C'est bien assez, ma foi, d'avoir trempé dans une équipée comme celle-ci. Vous croyez peut-être que c'est une bonne recommandation de s'être enfuie comme ça au milieu de la nuit avec une jeune fille, et dans la voiture d'un beau marquis encore…
—Sortez! sortez, vous dis-je! s'écriait Ellénore avec emportement.
—Je ne sortirai qu'avec un bon certificat comme quoi vous attesterez que je vous ai servie depuis dix-huit mois avec fidélité, zèle et intelligence, ainsi qu'il y a sur celui de la dernière maîtresse que j'ai servie.
—Je ne saurais attester que votre impertinence; vous êtes payée, vous n'avez pas le droit d'en exiger davantage; laissez-moi, ou je ne réponds pas de ce que la colère…
—Mon Dieu! ne faites pas tant de train pour si peu de chose; on s'en passera de votre certificat, aussi bien, il ne m'aurait pas servi à grand'chose. Ce n'est déjà pas un si fameux honneur que de sortir de chez une demoiselle de votre genre…
Un mouvement d'Ellénore empêcha mademoiselle Augustine de rien ajouter à cette dernière insulte; elle sortit de la chambre en fermant la porte avec violence. Puis elle se mit à continuer les propos diffamatoires qu'on l'avait forcée d'interrompre.
Attiré par le bruit des déclamations de cette méchante fille, l'aubergiste accourt, s'informe de ce qui cause son ressentiment bavard.
—Ce n'est rien, dit-elle, fort radoucie par le plaisir de médire de sa maîtresse… J'ai fait une sottise et je la paie aujourd'hui. En m'attachant à cette petite fille qui est descendue hier chez vous, je croyais avoir trouvé la pie au nid, et pas du tout; il arrive que c'est une vraie folle, qui s'amuse à quitter une bonne, une excellente condition: un homme riche d'un âge raisonnable, pour courir après un blanc-bec qui lui donne tout ce qu'il faut pour s'enfuir et puis qui la laisse là pour revenir. Vous comprenez qu'on ne peut pas s'associer à une extravagante qui sera bientôt dans la misère.
—Comment donc! s'écria l'aubergiste, il faudrait être un imbécile pour se laisser duper par ces aventurières qui finissent toujours, quelque argent qu'on leur ait donné, par en devoir à tout le monde. Je vous remercie, mademoiselle de m'avoir prévenu. Diable! moi qui lui ai donné mon plus bel appartement, et qui m'apprêtais à lui servir un dîner des plus soignés! Où en serais-je! vrai Dieu! qui me rembourserait de tous mes frais? Ah! je connais ces dames-là, et je vais prendre mes précautions avec celle-ci, comme j'ai fait avec les autres. Tant fourni, tant payé.
—C'est le plus sûr, reprit mademoiselle Augustine, ravie de l'idée que l'aubergiste va la venger des mépris d'Ellénore.
En effet, celui-ci monte chez elle, frappe trois coups à la porte et n'attend pas qu'on lui dise d'entrer pour se présenter brusquement devant Ellénore.
—Pardon, si je vous dérange, madame, dit-il en regardant le peu de bagages répandus çà et là sur les meubles; mais il faut que je m'entende d'abord avec madame, sur les… arrangements à prendre… relativement à…
—C'est ce que je désirais, monsieur, dit Ellénore en venant au secours de l'embarras qu'éprouvait l'aubergiste à lui adresser quelque chose de désagréable, sorte d'embarras auquel peu de personnes échappaient avec elle, malgré les préventions qui les dominaient, et qui semblait un hommage involontaire rendu à la présence réelle d'une dignité légitime; je ne puis rester dans cet appartement, ajouta-t-elle, une simple chambre me suffira, faites-la-moi donner, et dites à une de vos servantes de venir m'aider à y transporter mes effets.
—Cela ne sera pas long, pensa l'aubergiste.
Puis, voulant s'instruire des projets et de l'état d'Ellénore, il lui demanda si elle comptait faire un long séjour chez lui.
—Je l'ignore, répondit-elle.
—Sans doute madame attend quelqu'un?
—Personne.
—Quoi! pas même une femme de chambre pour la servir?
—Je n'en ai plus besoin.
—Si c'est ainsi, madame… ferait peut-être mieux de choisir un logement… plus à sa convenance dans quelque maison voisine… Voici la saison de Londres qui arrive; mon hôtel ne va pas désemplir… L'affluence des étrangers fait nécessairement hausser les prix… Dame! il faut bien tirer parti des circonstances, et il se pourrait que forcé de céder la chambre qu'occuperait madame… elle…
—J'entends… vous préférez que je ne loge point chez vous, reprit Ellénore, pâle de l'affront qu'elle recevait. Eh bien, trouvez-moi pour cet argent une chambre garnie dans une maison honnête, et je m'y rendrai sur-le-champ.
En parlant ainsi, elle jeta cinq louis sur la table.
A la vue de cet or, l'aubergiste s'inclina respectueusement; mais ayant remarqué combien peu il en restait dans la bourse, il se releva plus décidé que jamais à se défaire d'une pratique inutile à sa fortune, et il sortit pour aller hâter son départ de chez lui.
Dès qu'Ellénore fut seule, elle s'arma de toute sa fierté pour braver noblement la misère qui l'attendait, se représentant avec une sorte de satisfaction amère tout ce qu'elle allait endurer de privations, de souffrances, qui toutes seraient autant de preuves de sa pureté; mais si elle trouvait tant de forces pour repousser les terreurs d'un avenir misérable, elle succombait à la pensée d'être sans défense contre les apparences du passé, contre les préventions naturelles que son ignorante confiance avait dû faire naître.
—C'en est fait, pensa-t-elle, l'opinion est établie. Rien ne saurait la redresser. Ne le vois-je pas aux insultes de ces subalternes? S'ils osent m'humilier ainsi, s'ils n'ont pas même pour moi la pitié que les malheureux inspirent, c'est qu'ils me supposent indigne de tout intérêt, c'est qu'ils me croient abandonnée pour jamais au malheur, à la pauvreté qui suivent la dégradation. Frédérik lui-même subit l'effet de cette horrible prévention. J'entends d'ici les femmes qui l'entourent, et leurs propos moqueurs sur son dévouement pour la petite femme de chambre de la duchesse de Montévreux, pour la maîtresse du marquis de Croixville! Comment résisterait-il à de semblables discours? Comment la vérité qu'il sait, lui, se ferait-elle jour à travers tant de calomnies probables? Non, l'évidence même ne peut rien contre des fables si bien accréditées. On me croit indigne d'un amour honnête. Le sien ne pouvait me rester! Que deviendrai-je? grand Dieu! sans espoir d'être aimée? Sans nul soutien sur cette terre?… Aurai-je la patience, la religion qu'il faut pour me résigner à cette existence flétrie, abandonnée?…
Et la malheureuse Ellénore, absorbée dans cette sombre délibération, dans cette incertitude où sa vie courait une si triste chance, ne s'apercevait pas de la présence de l'aubergiste qui venait de rentrer suivi d'une jeune servante à qui il ordonnait de rassembler, dans une grande corbeille, les différents effets d'Ellénore, et lui disait de les porter dans la mansarde qu'il venait de louer chez sa voisine.
—Vous serez fort bien là, ajouta-t-il en s'adressant à Ellénore. La fenêtre donne sur des jardins. C'est un peu haut, mais en bon air. Il a fallu payer la nourriture pour huit jours d'avance, ce qui m'a obligé de retrancher beaucoup sur le prix de la chambre; mais que voulez-vous, la confiance ne se commande pas, et quand on est sans entourage, sans malles, ni meubles qui servent de garanties, il faut bien s'attendre à ce qu'on y regardera de près.
En cet instant, mademoiselle Augustine arriva pour réclamer une robe de soie et plusieurs objets à elle qui se trouvaient parmi ceux de sa maîtresse. Pendant qu'elle bouleversait tout dans la corbeille pour trier ce qui lui appartenait, un valet de l'hôtel vint prévenir son maître qu'une voiture à quatre chevaux venait d'entrer dans la cour et lui dit de descendre pour recevoir ces étrangers.
—Vous le voyez, mademoiselle, dit l'aubergiste à Ellénore, il faut que je livre à l'instant même cet appartement. Je n'ai pas de temps à perdre; j'entends ma femme qui monte et conduit les nouveaux arrivés ici. Allons! allons! point de simagrées, il faut sortir sur-le-champ.
Ellénore se lève, les yeux égarés, dans l'attitude du désespoir. Elle obéit à la voix qui la chasse sans savoir où elle va, lorsqu'une autre voix s'écrie avec toute l'autorité de la colère:
—Qui parle de faire sortir d'ici la marquise de Rosmond?…
A ces accents qui ont retenti au coeur d'Ellénore, elle tombe inanimée dans les bras de Frédérik.
Lorsqu'Ellénore revint à elle, son premier regard se porta sur Frédérik; il était assis près du lit où on l'avait couchée. Elle fut frappée de l'anxiété peinte sur les traits du marquis, et non moins étonnée de sentir son bras serré par un inconnu; c'était le chirurgien qui venait de la saigner; car les émotions diverses et multipliées qui l'agitaient depuis vingt-quatre heures, avaient fini par lui causer de telles suffocations et une fièvre si violente, qu'il avait fallu lui tirer du sang.
—Voilà le pouls qui se calme, dit le médecin; la respiration devient plus libre. Soyez tranquille, dans peu elle sera rétablie. A son âge, les atteintes du mal sont vives, mais la guérison est prompte. Il faut seulement la veiller avec soin, empêcher qu'on ne fasse du bruit près d'elle. Mademoiselle, ajouta le docteur en parlant à une femme de chambre qui se trouvait là, si madame la marquise désirait boire, vous lui donneriez une cuillerée de cette potion. J'espère qu'une autre saignée ne sera point nécessaire. Au reste, si les spasmes revenaient, n'hésitez pas à m'envoyer chercher.
Puis le médecin se retira, reconduit jusqu'à l'antichambre par M. de Rosmond, qui le questionna de nouveau sur l'état d'Ellénore, et en reçut les réponses les plus rassurantes.
Pendant ce temps, plongée dans la vague d'un doux rêve, Ellénore laissait errer sa pensée au hasard, sans chercher à la guider par aucun souvenir; elle sentait un bien-être qu'elle craignait de perdre par le moindre mouvement, par la moindre réflexion. Heureuse de ce qu'elle éprouvait, elle ne cherchait pas à rien comprendre. Le retour de Frédérik près d'elle, sans la sortir de cette rêverie délicieuse, lui fit l'effet d'une apparition accordée par le ciel à ses voeux. Elle le contempla avec amour mais sans oser lui adresser une parole, car elle frémissait de voir au premier son s'évanouir le prestige qui la ravissait.
Frédérik, de son côté, n'osait troubler par un seul mot le calme si nécessaire au retour d'Ellénore à la vie! car elle était restée plusieurs heures en danger, et l'idée de la perdre, d'être peut-être la cause de sa mort, avait porté l'amour de Frédérik au plus haut point d'exaltation.
—Dormez, lui disait-il, dormez, je vous en conjure; c'est ma vie que je vous demande, ajouta-t-il à voix basse et d'un ton suppliant.
Et la malade, cédant à cette prière autant qu'à sa faiblesse physique, ferma les yeux en signe d'obéissance; bientôt un sommeil réparateur vint calmer ses souffrances sans interrompre son doux rêve.
Ce repos de quelques heures suffit pour ranimer Ellénore et la rendre à ses souvenirs. Mais des idées confuses revenaient à son esprit sans qu'elle pût les expliquer.
—Qui êtes-vous? demanda-t-elle à la femme qui la veillait, qui vous a chargée de me soigner? car je m'en souviens, c'est vous qui me donniez à boire la nuit passée; qui vous a mise là?
—C'est M. le marquis, madame. Je lui ai été recommandée par la maîtresse de l'hôtel, qui me connaît depuis longtemps; mais monsieur m'a ordonné d'aller l'avertir dès que madame la marquise serait réveillée, et je cours lui…
—Qui cela? M. le marquis!… interrompit vivement Ellénore.
Mais mademoiselle Rosalie était déjà dehors de la chambre, où elle rentra quelques moments après, suivie de M. de Rosmond.
—Faites savoir au docteur que madame la marquise peut le recevoir, dit Frédérik à la femme de chambre, en appuyant avec intention sur ce titre de marquise qui excita chez Ellénore un mouvement de surprise.—Par grâce, ne me démentez point, ajouta-t-il, lorsqu'il fut seul avec Ellénore; laissez-moi porter quelques jours d'avance le titre que vous ne pouvez me refuser.
—Comment?… il se pourrait!… Mais non… vous m'abusez… s'écria
Ellénore tremblante d'émotion.
—Au nom du ciel! ayez confiance en moi, interrompit Frédérik; ne vous perdez pas à plaisir. Songez qu'aujourd'hui votre honneur est le mien, et qu'il ne vous est plus permis de le compromettre.
Frederick suppliait comme on ordonne, et toute l'énergie du caractère d'Ellénore faiblissait devant cette autorité à la fois tendre et farouche, protectrice et menaçante.
—Vous n'êtes pas en état, dit-il, de vous porter secours; laissez-en le soin à un ami dévoué, que vous serez libre de traiter aussi mal qu'il vous plaira dès qu'il vous aura mise à l'abri des insultes de ces misérables. Mais voici le docteur. Ne dites rien qui lui fasse douter…
—Je ne veux pas le voir, dit Ellénore, n'osant croire à ce qu'elle entendait. Je ne suis plus malade.
—Voilà bien le propos d'une convalescente! dit le docteur en s'approchant du lit d'Ellénore. En effet, voilà un pouls qui promet une prompte guérison; mais il ne faut pas faire d'imprudence, il y a encore beaucoup de faiblesse, et madame la marquise doit garder le lit toute cette journée pour éviter une rechute.
—Elle sera docile, s'empressa de répondre M. de Rosmond; elle sait tout le prix que j'attache à sa soumission. Elle ne voudra pas m'affliger en se révoltant contre tant de motifs raisonnables, impérieux même.
Un regard d'Ellénore promit la soumission qu'exigeait Frédérik; elle ne fut pas moins complaisante pour les avis du médecin, et s'engagea à faire tout ce qu'il prescrivait, craignant de lui donner, par la moindre contrariété, une occasion de prolonger sa visite.
Dès qu'il fut parti, Frédérik s'assit près du lit d'Ellénore en disant:
—Je vous dois l'explication de tout ce qui vous surprend en ce moment, à commencer par ma présence ici. Écoutez-moi avec bonté, et vous verrez ensuite si mes projets méritent d'être approuvés.
»En revenant de Val-Fleury, mon premier soin fut d'ordonner à Maurice de tout disposer pour votre départ secret. Je me rendis ensuite chez le duc de Lauzun; je le trouvai occupé à m'écrire pour me prévenir de plusieurs dénonciations qui m'accusaient d'insulte envers la cour, et pour m'annoncer que l'ordre de me conduire à la Bastille avait dû être signé le matin même, car ce maudit duel m'a fait pour ennemis les gens les plus puissants auprès du roi.
»Lauzun me pressa de partir sur-le-champ pour l'Angleterre. L'idée d'être plus près de vous à Londres qu'à Paris, me détermina sans peine à suivre son conseil. Je revins chez moi prendre de l'argent, écrire à mon banquier et je me mis en route pour Calais; j'étais déjà à trente lieues de Paris lorsque je rencontrai Maurice qui venait à franc étrier m'apprendre l'embarras où vous plongeait le départ de votre soeur et son séjour dans l'Inde. Au lieu d'aller à Calais, je me dirigeai sur Boulogne, et conduit par Maurice dans l'hôtel où il vous avait laissée, je suis arrivé au moment même où, accablée sous les insultes de cette vile servante et de cet animal d'aubergiste, vous alliez quitter cet appartement. Je n'ai pu résister au désir de confondre ces misérables, au plaisir de changer tout à coup leur insolence en respect, leur effronterie en crainte. Mon nom seul a suffi pour les faire rentrer dans la poussière. Ah! gardez-le ce nom, par reconnaissance pour les ennuis dont il vous délivre, et par amour pour moi.
—Non, je ne saurais l'usurper, dit Ellénore.
—Et qui vous empêche de le porter toujours? Ma famille d'Angleterre est puissante, il est vrai; elle rêve pour moi un mariage qui serve son ambition. Mais, suis-je forcé de me sacrifier à ses vues orgueilleuses? Non, mon caractère, mon amour tout s'y oppose. Je veux bien, par égard pour leurs vieux préjugés, prendre tout le temps qu'il faudra employer, tous les ménagements nécessaires pour l'amener à approuver mon choix; mais comme il est irrévocable, elle finira par souffrir ce qu'elle ne peut empêcher. Mon plan est tout tracé. Dès que vous serez rétablie, je vous conduirai dans quelque jolie cottage aux environs de Richmond; là, un prêtre nous mariera, assisté par quelques amis qui seront nos témoins; là, je serai le plus heureux des hommes; là, si tu le veux, nous oublierons et la terre et tout ce qui l'agite pour nous enivrer d'un bonheur éternel.
—Ah! c'en est trop pour ma raison, s'écria Ellénore; à l'aspect de tant de félicité, comment penser à ce qu'elle vous coûte… et pourtant…
—Plus de scrupules barbares, interrompit Frédérik, plus de générosité cruelle; je ne puis vivre sans toi, confie ta destinée à mon amour, et tu verras si je suis digne de te posséder!
La confiance est la faiblesse des âmes nobles. Ellénore n'hésita pas à croire aux promesses de Frédérik, elle insista seulement sur les sacrifices qu'il lui faisait présentement et sur les reproches qu'il lui ferait peut-être un jour de les avoir acceptés. On devine la chaleur que M. de Rosmond mit à la rassurer sur ce sujet et le succès qu'il obtint contre les scrupules de cette âme naïve et fière, mais passionnée.
Elle promit de se conformer aux projets de M. de Rosmond, d'autant plus qu'ils n'étaient qu'honorables pour elle; mais se rappelant le danger qui menaçait Frédérik, elle s'écria tout à coup.
—Je veux partir, et partir ce soir même; allez vous informer de l'heure à laquelle le paquebot met à la voile. Si l'ordre de vous arrêter, arrivait! Ah! mon Dieu!.. Il ne faut pas rester un jour de plus ici.
—Y pensez-vous, Ellénore? A peine revenue à la vie, vous voulez braver la fatigue d'une traversée.
—Je me sens mieux, vous dis-je.
—Mais vous ne savez donc pas que je vous ai tenue tout un jour là, mourante, étouffée par le sang, dévorée par la fièvre; que sans le secours du médecin, j'allais vous voir expirer… Et il n'est point de considération au monde qui puisse me faire consentir à vous revoir dans un pareil danger.
—C'était la surprise, la douleur, la joie; maintenant je suis calme, je n'ai plus qu'une crainte, qu'une idée, celle de votre sûreté. Ne me rendez pas tous mes maux, en vous exposant plus longtemps; songez que si l'on venait vous arrêter en ce moment, on me tuerait avant que de vous arracher d'ici, de vous traîner en prison. Par pitié pour moi, embarquez-vous à l'instant même, s'il est possible, ou j'irai moi-même prier le capitaine de m'emmener.
—Gardez-vous en, chère Ellénore, ce serait trahir le motif de ma fuite que de vous exposer à partir, faible comme vous l'êtes et si peu remise des souffrances dont plusieurs personnes ont été témoins. Je partirai, puisque vous l'exigez: mais je resterai à Douvres jusqu'à ce que vous soyez en état de venir m'y rejoindre. L'ancien passeport que j'ai rapporté de Londres il y à trois mois me suffira pour y retourner; j'y joindrai ces mots: avec la marquise de Rosmond et une femme de chambre, et je préviendrai de la cause qui vous empêche de m'accompagner, afin qu'on ne mette pas d'obstacle à votre départ d'ici.
Au nom de sa sûreté personnelle, Frédérik était bien sûr de voir céder Ellénore à tout ce qu'il exigerait de sa prudence. Elle insista seulement pour qu'il s'embarquât au plus vite.
Pendant qu'il prenait tous les soins nécessaires pour assurer son passage, Ellénore se faisait servir un bouillon et quelque boisson cordiale pour ranimer ses forces. Elle donnait des ordres à mademoiselle Rosalie, qui déjà séduite par l'intérêt qu'inspirait Ellénore, lui obéissait aveuglément et se conformait sans peine à la recommandation faite par le marquis de Rosmond, de ne la point contrarier. Elle était encore terrifiée de la manière dont le marquis avait traité le maître d'hôtel à propos de ses procédés envers Ellénore, et de sa colère en chassant l'insolente Augustine.
Frédérik revint bientôt dire adieu à Ellénore; il avait tant de peine à la quitter qu'elle eut besoin de le menacer de partir elle-même pour le déterminer à se rendre à bord du paquebot.
Il y était déjà depuis plus d'un quart d'heure, sans qu'on pensât à mettre à la voile. C'était, disait-on, une dépêche du gouvernement qui se faisait attendre. Frédérik impatienté de ce retard, ouvrit le livre dont il s'était muni contre l'ennui de la traversée, et se mit à lire assis au bout du pont. Enfin le signal retentit, et le paquebot quitta le port. Le vent était favorable, mais il était froid, et l'on se disputait le peu d'abri dû à la grande voile.
—Faites-lui respirer le grand air, crièrent plusieurs voix. On étouffe dans la cabine.
Et personne ne s'inquiétait de celle qui se trouvait mal, d'abord parce que rien n'est si ordinaire que d'être fort souffrant pendant cette traversée, et puis parce que le mal de mer rend très-personnel. A peine si quelques regards se tournaient vers le petit escalier d'où sortait une pauvre femme, pâle comme la mort, et soutenue par deux matelots qui la déposèrent sur des ballots de laine.
—Elle est ma foi très-jolie dit un jeune anglais, en s'adressant à son ami.
A cette exclamation, Frédérik lève les yeux, les porte sur la femme qui excite l'admiration de l'étranger et reconnaît Ellénore.
A travers les plus tendres reproches sur l'imprudence d'Ellénore, Frédérik ne put dissimuler sa joie de la voir tout risquer pour le suivre. En amour, les preuves de dévouement ne se paient jamais trop cher, lors même que l'objet aimé en est la victime. C'est une des férocités de ce beau sentiment.
Ellénore était si heureuse, un avenir si doux venait de remplacer l'idée d'un avenir si déplorable, qu'elle ne fut pas longtemps à recouvrer ses forces. Mais comme une situation fausse entraîne toujours à sa suite des inconvénients graves et quelquefois périlleux, elle eut à surmonter des difficultés qu'elle n'avait pas prévues et qui la jetèrent dans un grand trouble.
D'abord en débarquant le soir à Douvres, Maurice courut aussitôt vers le meilleur hôtel de la ville avec l'ordre d'y retenir un logement pour lord et lady Rosmond. On sait que dans les moeurs anglaises, quelle que soit l'étendue de leur appartement, nobles ou bourgeois, pauvres ou riches, le mari et la femme n'habitent jamais nuitamment que la même chambre.
En arrivant à l'auberge, Ellénore, à peine remise de ses souffrances et des fatigues de la journée, aurait dû se mettre au lit; mais cette pudeur secrète qui avertit les femmes les plus aveugles sur un danger qu'elles ignorent lui fit résister aux instances très-raisonnables de Frédérik, et elle s'étendit sur un canapé, en prétendant qu'elle était aussi bien que dans son lit. On servit à souper; Frédérick en fit les honneurs avec une grâce, une vivacité qui décelaient sa joie. Il ne cessait de remercier le ciel du bonheur d'être là, seul près d'Ellénore, à l'abri des persécutions, des obstacles qu'ils auraient eut à braver en France; loin des importuns, des envieux et des gendarmes; enfin il était tout à son amour, et cet amour, il en parlait avec tant d'éloquence, et de passion, qu'un tel délire pouvaient être contagieux.
En voyant dans les yeux d'Ellénore le reflet du feu qui l'animait, et ce trouble divin que fait naître dans une jeune âme les premiers transports qu'elle inspire, Frédérik ne doute point de son triomphe. Mais avare des moments enchanteurs qui le précèdent, il veut les prolonger le plus possible. Cette délicatesse peut-être calculée augmente la confiance d'Ellénore: elle s'abandonne au plaisir d'avouer son amour à celui qui sera bientôt son époux. Elle revient sur chacun des mouvements de son coeur qui auraient dû le rassurer sur la crainte de n'être pas aimé. Elle lui rappelle ces émotions involontaires qui couvraient son front d'une rougeur subite, et trahissaient à chaque instant le secret de son coeur; enfin elle tomba dans ce charmant bavardage de l'amour où l'on s'apprend ce qu'on sait, où l'on se répète, sans craindre d'ennuyer, où tous les récits sont intéressants, les pensées ingénieuses, les mots éloquents parce qu'ils disent: Je vous aime.
Mais entendre de pareils aveux sans en perdre la raison était un effort plus qu'humain; Frédérik, ivre d'espérance et d'amour, se jette aux pieds d'Ellénore. Ce n'est pas un amant qui veut la séduire, dit-il, c'est un époux qui réclame ses droits… Ellénore, frappée tout à coup d'une vive terreur, le repousse en s'écriant:
—Oh! mon Dieu!… lui aussi me trompait!… Il ne veut que mon déshonneur!… Et des larmes abondantes couvrent le visage d'Ellénore. Mais, reprenant aussitôt courage, elle déclare à M. de Rosmond qu'il n'est pas de puissance au monde qui puisse la faire survivre à sa honte.
—Votre estime est le seul bien qui me reste, ajoute-t-elle avec toute l'énergie de son caractère. Je vous jure de l'emporter au tombeau. Si trompée par vos serments, livrée à vous sans autre défense que mon désespoir, vous abusez de ma confiance, voilà qui me préservera de toute offense, voilà qui saura me soustraire à votre lâcheté.
En parlant ainsi, Ellénore menaçait de se frapper d'un poignard, de cette arme dont elle s'était emparée en quittant le château de M. de Croixville.
A cette vue, Frédérik, tremblant, ne pense plus qu'à rendre Ellénore à sa première sécurité, car il la connaissait assez pour être certain de la vérité de sa menace. Mais il lui promet en vain toute la soumission qu'elle a droit d'exiger. Il ne peut obtenir d'elle de continuer ensemble leur voyage.
—Partez cette nuit même, partez à l'instant, dit-elle, allez choisir la retraite où vous voulez que nous allions cacher notre bonheur. Et quand vous aurez tout disposé pour notre union, vous m'enverrez Maurice, et je courrai vous rejoindre. D'ici là, ne nous voyons pas.
Frédérik tenta de nouveau de changer quelque chose à cette sévère résolution; il prodigua les serments pour l'avenir, les reproches, les regrets de s'être laissé entraîner un instant par l'excès de son amour. Il demanda pardon, les larmes aux yeux; tout fut inutile. Ellénore resta d'autant plus immuable dans sa volonté, qu'elle était fondée sur un sentiment d'honneur, et qu'un instinct secret l'avertissait qu'en le trahissant elle perdrait son empire.
Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion sans pouvoir jamais obtenir d'Ellénore que ces mots:
—Cet amour qui est ma vie… l'échanger contre votre mépris?… non, jamais… plutôt mourir.
Et cela dit avec le ton calme et absolu qui persuade, parce qu'il est l'accent de la vérité; Frédérik, convaincu de l'impossibilité de réussir auprès d'Ellénore par l'attrait seul de la séduction, se résigna à suivre le plan tracé par elle. Pressé d'atteindre à son but, il sonna Maurice, lui commanda de faire atteler des chevaux à sa voiture, et une heure après ils étaient tous deux sur la route de Londres.
Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre le départ de Frédérik et le retour de Maurice à Douvres, Ellénore se sentit accablée d'une tristesse invincible. L'espérance du bonheur prochain qui l'attendait, l'idée de revoir bientôt Frédérik, de lui appartenir sans crainte, sans remords, ces rayons d'une félicité divine étaient assombris par une foule de nuages que l'esprit d'Ellénore s'efforçait en vain de chasser. Le souvenir de la terreur que lui avait causé l'amour de Frédérik, la défiance qui était résultée de cette scène presque tragique, livraient son coeur à des pressentiments douloureux. Le reproche des sacrifices qu'elle acceptait de Frédérik empoisonnait le plaisir de lui voir tout immoler à leur amour: elle s'accusait d'intérêt personnel. Livrée à la réflexion par l'absence, elle raisonnait sa situation, et cette lueur de raison suffit pour lui montrer l'avenir sous des couleurs funèbres.
Une lettre de lord Rosmond vint dissiper ces tristes pensées; il mandait à Ellénore que tout secondait ses voeux: un joli cottage sur les bords de la Tamise était prêt à la recevoir. Un vénérable ecclésiastique était prêt à les bénir. Les actes étaient dressés chez le notaire du lieu; enfin, rien ne s'opposait plus à ce que lady Rosmond vînt mettre le comble au bonheur de son mari.
Tout en lisant et relisant cette lettre, qui lui prouvait avec quelle impatience elle était attendue, Ellénore se disposait à aller rejoindre sur-le-champ Frédérik; Maurice venait de l'avertir que tout était prêt, qu'elle pouvait descendre. Elle traversait le vestibule de l'hôtel pour gagner le perron, au bas duquel sa voiture de poste l'attendait, lorsqu'elle entendit une voix s'écrier:
—Eh! mais je ne me trompe pas!… C'est bien elle! Comment se fait-il que j'aie le bonheur de vous rencontrer ici?
—Je vais… à Londres… rejoindre ma soeur…, dit Ellénore au jeune comte Charles de Norbelle, avec l'embarras et la gaucherie d'une personne qui n'est point habituée à mentir.
—Et Croixville, qu'en avez-vous fait? Comment a-t-il pu se décider à vous laisser voyager ainsi seule? Je ne reconnais pas là sa prudence.
—Il est resté à Paris.
—Tant mieux, il vous surveillera moins, et l'on pourra vous voir. Où loge votre soeur à Londres?…
—Ma soeur… ne reçoit… absolument personne, monsieur le comte, reprit Ellénore en rougissant.
—Ah! je comprends; ce jaloux de Croixville veut vous confiner à Londres comme au Val-Fleury; mais ce n'est pas si facile. Pour rester inconnue, il ne faut pas être si jolie. Ah! malgré tous ses soins et votre docilité à lui obéir, je saurai bientôt…
—Les postillons s'impatientent, madame, interrompit Maurice, et comme les étrangers sont en plus grand nombre que les chevaux de poste, il ne faut pas laisser prendre les nôtres.
—Ah! te voilà, Maurice, dit le comte de Norbelle, ton maître est donc ici?
—Non, monsieur.
—Où est-il?
—A Paris, il m'envoie à Londres porter des papiers à sa famille, et je profite de la permission que madame veut bien me donner de monter sur le siége de sa voiture. Allons, allons, mademoiselle Rosalie, ajouta Maurice en se tournant vers la femme de chambre, ne perdons pas de temps.
A ces mots, Ellénore profita de l'attention que le comte de Norbelle portait à Maurice pour s'élancer dans la voiture, et les chevaux partirent précipitamment, laissant le jeune comte Charles préoccupé d'une foule de suppositions plus outrageantes les unes que les autres sur les vrais motifs qui attiraient Ellénore en Angleterre.
Au milieu d'une grande prairie, bordée par la Tamise, s'élevait une de ces petites maisons en briques avec des volets verts, que les Anglais appellent cottage. Celui-là était entouré de fleurs, d'arbustes odorants qui bravaient les brises d'automne. Une simple haie séparait le petit jardin de la campagne et de la route. C'était un de ces endroits où le voyageur dit en passant:
—Comme on doit être heureux ici!
Ellénore admirait ce site charmant, cette élégante retraite, en se disant: «Je voudrais que ce fût là,» lorsque la voiture s'arrêta justement à la porte grillée, de la jolie petite maison rouge.
Si Frédérik s'était trouvé là pour la recevoir, la joie d'Ellénore eût été complète; mais un domestique anglais vint dire que mylord ayant été obligé de se rendre à Londres pour affaires, sa seigneurie l'avait chargé de recevoir milady et de la conduire dans l'appartement qui lui était destiné.
L'intérieur de ce cottage était en parfaite harmonie avec son extérieur élégant et simple. Au rez-de-chaussée, un joli parloir, dont les meubles étaient couverts en toile de l'Inde fort à la mode à cette époque; de l'autre côté, une salle à manger et un petit appartement; au premier étage, deux chambres à coucher avec deux cabinets de travail et de toilette; plus haut, les logements des domestiques; voilà de quoi se composait cette modeste habitation, qui réalisait tous les voeux d'Ellénore.
La chambre de milady, ainsi que Georges la nommait, rassemblait tout ce qui pouvait être nécessaire et agréable à la femme la plus recherchée. Des vases, des coupes remplis de fleurs, donnaient un air de fête à ce petit appartement. Sur un canapé, qui séparait les deux fenêtres, on voyait une robe de taffetas blanc garnie de dentelles, un bouquet d'oeillets blancs mêlé de jasmin; sur la cheminée se trouvait une boîte en forme d'écrin, recouverte en maroquin rouge, sur laquelle on avait imprimé en or les armes de la famille de Rosmond.
A la vue de cet écrin, Ellénore éprouva un sentiment pénible.
—Je n'accepte sa main, pensa-t-elle, qu'à la condition de vivre près de lui, non-seulement sans éclat, sans rien ajouter à ses dépenses habituelles, mais avec la ferme résolution de mettre dans sa maison plus d'ordre et plus d'économie. N'est-ce pas la seule dot que je lui apporte? et il voudrait s'appauvrir encore en me comblant de dons fastueux! Non, je ne le souffrirai pas.
En se parlant ainsi, Ellénore saisit l'écrin dans l'intention de le porter dans le cabinet de Frédérik. Elle s'étonne de le trouver si léger, la crainte qu'on eût dérobé les bijoux qu'il devait contenir le lui fait ouvrir; et son coeur bat de joie en apercevant à la place des riches chatons de brillants que renferment ordinairement un écrin, la parure virginale d'une jeune mariée; un rameau de fleurs d'oranger.
A côté de ce bouquet, il y avait une lettre conçue en peu de mots, dans laquelle Frédérik disait à Ellénore qu'il viendrait la pendre le soir même à onze heures pour la conduire à la chapelle de Ham…, où le prêtre et les témoins les précéderaient tous deux. «C'est là, ajoutait-il, que le ciel recevra nos serments; c'est là où j'acquerrai le droit de vous consacrer ma vie!» Et en post scriptum: «Je serai accompagné de la respectable miss Harriette Rosmond, la seule de mes parentes à qui je pouvais me confier.»
Ce n'était plus un songe, ce bonheur qu'Ellénore n'eût osé désirer, il allait s'accomplir… Cette vie qu'elle rêvait, cette vie douce et pure, fruit de l'amour chaste allait être la sienne… Tant de félicité lui semblait impossible; elle éprouvait cette sorte d'effroi qu'inspire un bonheur trop parfait. Quelque chose nous avertit qu'il n'est pas de ce monde et que, plus il nous approche des cieux, plus sera cruel le retour sur la terre.
Avec quelle innocente coquetterie Ellénore revêtit cette jolie robe blanche, choisie, commandée par Frédérik sur un modèle dérobé furtivement par mademoiselle Rosalie, et confié à son maître. Combien Ellénore était charmée de se trouver belle. «Je lui plairai ainsi,» pensait-elle; et, fière de cette idée, elle se mirait avec complaisance; elle s'abandonnait à cette présomption délirante qui ne dure qu'un instant, celui qui précède l'abdication. Une fois soumises aux lois d'un amant ou d'un mari, les femmes deviennent si humbles!
Lorsqu'Ellénore fut habillée, et que sa femme de chambre l'eut quittée, elle attacha elle-même le rameau de fleurs d'oranger sur ses beaux cheveux blonds; puis voulant cacher cette parure virginale aux yeux des gens de la maison qui la croyaient déjà mariée, elle jeta sur sa coiffure un voile de dentelle noire, et cacha sa jolie taille sous une pelisse de même couleur. Ce ne fut pas sans éprouver une impression pénible qu'elle couvrit de ce deuil sa robe nuptiale; mais les convenances l'ordonnaient, et elle fit taire ses idées superstitieuses.
Dans quel trouble divin Ellénore passa cette heure d'attente!… Comme son coeur battait au moindre bruit… Oppressée par l'espoir comme on l'est par la crainte, sa respiration s'arrêtait tout à coup; alors elle se créait une inquiétude pour ne pas succomber à sa joie.
—Si je l'attendais en vain, se disait-elle… Si, retenu par sa famille, il se voyait contraint à m'abandonner… si quelque obstacle imprévu s'opposait à notre union…
Et des larmes venaient attrister ce visage tout à l'heure si radieux; et puis souriant de son malheur imaginaire, Ellénore revenait à toutes les émotions, à tous les enchantements de l'espérance. Assise près d'une fenêtre ouverte, elle ne s'aperçoit point du froid de la nuit; l'aboiement d'un chien, le vol d'un oiseau nocturne la font tressaillir. Son oreille, à force de guetter le bruit d'une voiture, croit l'entendre; mais bientôt le calme parfait d'une nuit à la campagne détruit son illusion, son tremblement s'apaise. Elle se promet de ne plus écouter pour ne plus s'agiter vainement; mais le moyen de penser à autre chose qu'au roulement de cette voiture, n'est-ce pas le signal qui doit lui annoncer tous les biens de la vie?
Enfin, un bourdonnement se fait entendre; il augmente, et, plus de doute, une berline s'arrête à la porte, M. de Rosmond en descend précipitamment pour venir chercher Ellénore; il la trouve tellement émue qu'elle a peine à se soutenir; il la presse sur son coeur et l'entraîne vers le perron; il la soutient pour monter en voiture et la présente à sa vieille cousine, en réclamant toutes ses bontés pour elle. Ellénore voudrait lui adresser quelques compliments, mais un trouble invincible l'empêche de parler, une palpitation violente la suffoque,… ses yeux se ferment malgré elle… Miss Harriette, qui la voit immobile, s'écrie avec emphase:
—Elle se trouve mal… pauvre petite… je le crois bien, vraiment! une telle solennité!… on succomberait à moins; et en parlant ainsi elle sortait de sa poche trois flacons de différents sels qu'elle s'obstinait à faire respirer à Ellénore, malgré que celle-ci ranimée par le grand air, lui dit qu'elle était parfaitement remise de son émotion; mais une chose aussi simple ne pouvait entrer dans l'esprit de miss Harriette Rosmond, il lui fallait de l'extraordinaire, du merveilleux, surtout.
C'était une de ces vieilles filles romanesques, assez communes en Angleterre; un composé du caractère de la Bélise, de Molière, et de la Tante Aurore, de l'Opéra-Comique, se croyant toujours adorée, et toujours trahie par la raison que la moindre politesse de la part d'un jeune homme lui paraissait une déclaration d'amour; qu'elle bâtissait sur cet échafaudage un palais enchanté; qu'elle s'y logeait auprès de son idéal, y recevait en imagination tous les serments dont les amants passionnés sont prodigues, et, qu'enfin, emportée par son exaltation, elle allait ordinairement jusqu'à lui faire offrir de sanctifier leur amour mutuel par les saints noeuds du mariage.
Alors l'innocent héros de ce roman, surpris d'une proposition qu'il n'avait point provoquée, l'éludait le plus poliment possible; mais tous ses soins à dissimuler ce que son refus avait de désobligeant ne faisaient que redoubler le ressentiment de la vieille miss. Elle criait à la trahison, et prenait des airs de victime qui amusaient d'autant plus ses amis qu'ils savaient la consolation près du désespoir. Trente ans de cet exercice de coeur ne l'avaient point courbaturée, et lorsque miss Harriette Rosmond ne trouvait pas dans ses propres aventures l'emploi de sa sensibilité, elle la reportait sur les êtres dont le caractère et la situation romanesques lui promettaient le plaisir de prendre part à des secrets importants et à des événements étranges.
Frédérik connaissant le faible de sa cousine, et étant certain de la flatter en lui offrant de protéger une jeune personne, belle, honnête, calomniée et abandonnée, c'est-à-dire dans toutes les conditions exigées pour être l'héroïne d'un roman, il n'avait pas hésité à confier à miss Harriette son amour pour Ellénore, et à lui dire comment, n'ayant pu vaincre sa vertu, il s'était décidé à braver les préjugés de sa famille en l'épousant secrètement.
—Je n'ai pas craint d'être blâmé de ma noble cousine, avait-il ajouté d'un ton solennel; elle sait trop ce que vaut un amour véritable pour s'étonner de m'y voir tout sacrifier.
Ensuite, traçant la peinture de la vie mystérieuse et champêtre qu'il allait mener dans son cottage près de sa bien-aimée, il transporta en idée la vieille miss dans le paradis qu'elle avait si souvent rêvé, et il obtint sans peine d'elle de venir présider au bonheur qu'elle n'avait pu atteindre.
Ellénore se félicita d'être patronnée dans la grande solennité qui allait s'accomplir par une femme d'un âge respectable, et attachée à la famille du marquis de Rosmond. Encouragée par cette présence, elle s'offrit avec plus d'assurance aux regards des témoins qui l'attendaient dans la sacristie attenant à la chapelle de Ham…; là on lui fit signer son nom sur deux registres; Frédérik en fit autant, puis ils vinrent s'agenouiller tous deux devant l'autel, et le prêtre catholique commença la cérémonie; elle se passa dans le recueillement convenable et s'acheva au grand regret de miss Harriette Rosmond, sans le moindre événement dont on pût tirer quelque présage. Seulement, après avoir présenté les témoins à ces dames, les leur avoir nommés, lord Rosmond ayant ordonné de faire avancer la voiture de milady, le cocher ne se trouva point. Imaginant que ses maîtres resteraient longtemps dans la chapelle, il était allé boire à la taverne du village. Ce contre-temps parut contrarier Frédérik outre mesure. Il dépêcha Maurice pour arracher, par tous les moyens possibles, le cocher aux délices du porter, et se livra, en le revoyant, à une si vive colère contre ce malheureux, qu'Ellénore en fut effrayée. Elle s'étonna de ne pas trouver Frédérik plus indulgent dans sa félicité, et s'affligea de voir un tel excès de violence flétrir les joies du plus beau moment de sa vie; il faut si peu de chose pour gâter un bonheur!
On accuse l'amour d'être aveugle; hélas! il ne l'est pas encore assez! J'en appelle à toutes les personnes sincères avec elles-mêmes. Combien de fois n'ont-elles pas maudit l'amour trop clairvoyant qui leur laissait découvrir un sentiment d'égoïsme, une joie brutale dans les transports qu'elles faisaient naître. Pour séduire, on prend facilement les qualités, les goûts, jusqu'aux manières de l'objet aimé; mais cette hypocrisie commune à toutes les ambitions survit rarement au succès. Le bonheur rend à soi-même; aussi faut-il être vraiment aimable pour le paraître au comble de la félicité.
Malgré tous les enchantements de sa nouvelle situation, Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'amour de Frédérik était plus violent que tendre et que, tourmenté par une inquiétude dont elle ne devinait pas la cause, son humeur, tantôt sombre, tantôt gaie jusqu'à la folie, lui inspirait une sorte d'effroi qu'elle ne pouvait s'expliquer.
Frédérik passait une partie de ses journées à Londres. Ellénore consacrait ce temps aux soins de sa maison, à la lecture des ouvrages que préférait lord Rosmond.
La politique commençant dès lors à occuper tous les esprits, Ellénore en faisait une étude particulière pour être en état d'en causer avec son mari. Miss Harriette était seule admise chez ce jeune ménage, encore était-il défendu à Ellénore de lui rendre ses visites, bien qu'elle demeurât à un quart de mille de son cousin. Frédérik motivait cette défense sur la crainte de voir lady Rosmond rencontrer chez miss Harriette quelques membres de sa famille. Il était de la plus haute importance, disait-il, de ne pas leur laisser soupçonner son mariage, avant la mort d'un vieil oncle dont il attendait une immense fortune, à la condition d'épouser la femme qu'il lui destinait, et cet oncle ne manquerait pas de le déshériter s'il venait à savoir qu'au mépris de sa volonté, son neveu avait fait un mariage d'inclination.
Ellénore soumise au moindre désir de son mari vivait dans la réclusion sans se plaindre, heureuse de passer sa journée à attendre Frédérik et sa soirée près de lui. Mais Ellénore avait été vue quelquefois se promenant avec M. de Rosmond, elle était trop belle pour n'être point remarquée, même des paysans. Le bruit se répandit bientôt qu'un gentleman renfermait la plus jolie personne du monde dans ce petit cottage entouré d'accacias, et les châtelains des environs dirigèrent bientôt leurs promenades de ce côté.
Frédérik, instruit par Maurice de la quantité de chasseurs qui venaient se reposer tous les matins sous les fenêtres de milady, prit pour prétexte la mauvaise saison qui durait encore pour supplier Ellénore de ne pas sortir de son appartement, et de ne pas s'exposer au froid dans l'état où elle se trouvait. Elle allait être mère et les ordres impérieux de Frédérik lui paraissaient dictés par le plus tendre intérêt; d'ailleurs, il n'était pas de sacrifice qu'il ne lui fût doux de faire dans l'espoir de s'assurer le nouveau bonheur qui lui était promis.
Un soir, lord Rosmond revint de Londres dans une grande agitation qu'il s'efforçait en vain de dissimuler.
—Je ne savais pas, dit-il en entrant chez Ellénore d'un ton qui voulait paraître insouciant, que le comte Charles de Norbelle eût l'honneur d'être de vos amis.
—Je l'ai vu quelquefois chez la duchesse de Montévreux, répondit
Ellénore.
—Ah! rassemblez mieux vos souvenirs, reprit Frédérik avec ironie. Vous l'avez vu ailleurs aussi, du moins il s'en vante.
—Je l'ai revu à Douvres, il est vrai; il se trouvait à la porte de l'hôtel de Londres, au moment où j'allais le quitter et monter en voiture.
—Et cette rencontre vous a si peu frappée, que vous n'avez pas cru devoir m'en parler?
—C'est parce qu'elle m'a été désagréable, monsieur, et qu'elle pouvait vous inquiéter pour notre secret que je me suis décidée à ne vous en rien dire.
—Vous auriez dû exiger de lui la même discrétion.
—Je croyais n'avoir rien à redouter de son bavardage, ayant refusé de le recevoir chez ma soeur à Londres, où, poussée par ses questions, je lui dis que j'allais loger.
—Ah! vraiment, un homme de coeur ne se décourage pas pour si peu de chose. Un refus de ce genre, fait avec toute la grâce dont une jolie femme ne se départ jamais est juste ce qu'il faut pour redoubler le zèle d'un adorateur. Aussi votre refus a-t-il produit tout l'effet que vous en deviez attendre.
—Ah! Frédérik… est-ce bien vous qui me parlez ainsi!… vous!… me soupçonner!…
—Je sais bien que vous me prouverez que j'ai tort… c'est dans l'ordre; mais l'évidence est là pour me donner raison; tenez… lisez ceci.
A ces mots, Frédérik jeta un papier sur la table à ouvrage d'Ellénore. C'était un billet du comte Charles de Norbelle à milord Bor…; ce billet finissait ainsi:
«J'ai enfin découvert la retraite champêtre où ce rusé de Rosmond renferme la charmante Ellénore. La pauvre enfant n'a fait que changer de prison et de geôlier. Il serait bien temps que quelque chevalier s'armât pour sa délivrance. Ne le pensez-vous pas? Si j'avais pu me douter de ce qu'elle méditait, lorsque je l'ai rencontrée, l'an passé, à Douvres, je l'aurais ravie à son triste sort. Mais il est encore temps de la rendre à la société, et je vous propose de nous réunir pour accomplir cette bonne oeuvre.»
—Voilà une coalition assez glorieuse, je pense, et qui doit vous flatter, dit M. de Rosmond en s'efforçant de sourire.
—C'est sans doute une plaisanterie de M. de Norbelle, qui ne mérite pas l'humeur qu'elle vous donne, et lors même qu'il voudrait s'amuser de ce projet ridicule, vous savez s'il serait déconcerté.
—Non, ma foi, je n'en sais rien, j'en ai vu de plus spirituels que moi trompés à faire plaisir, quand ce ne serait que ce cher marquis de Croixville.
—Oh! mon Dieu! s'écria Ellénore, ai-je donc mérité cette injure? Et des larmes inondèrent son visage.
—Pardon, dit Frédérik, ému par l'accent douloureux d'Ellénore, je vous afflige, mais je vous l'ai dit, l'idée d'être trahi me trouble la raison, me rend barbare; ce mystère que vous m'avez fait de cette rencontre, la certitude que le comte de Norbelle se promène sans cesse aux environs de cette retraite, a dû m'inspirer des soupçons… j'ai pensé…
—Eh bien, quittons cette maison,… conduisez-moi là où vous me croirez à l'abri de le rencontrer, lui, ou tout autre, interrompit Ellénore, et vous verrez si j'hésite à vous suivre.
—Ah! vraiment, qu'importe le lieu où vous iriez l'attendre, ne serait-il pas toujours certain de le découvrir?… Pour peu qu'il vous suppose touchée des peines qu'il prend pour vous apercevoir, pensez-vous qu'il ne vous donne pas bientôt la preuve de son zèle à vous suivre? Non, ce n'est pas à nous qu'on en apprend dans ce genre d'escrime; tout dépend de la femme pour laquelle on entreprend tant de hauts faits; elle seule les encourage ou les déjoue; aussi n'ai-je pas la prétention de déconcerter les projets de M. de Norbelle. Je suis tout au contraire dans la ferme résolution de n'y apporter aucun obstacle.
—Frédérik… s'écria Ellénore, se peut-il que l'orgueil vous égare au point de me parler ainsi?… pour vous faire un droit de la situation où vous m'avez prise, des apparences qui m'accusaient, oubliez-vous que je suis arrivée pure dans cette chapelle, où vous m'avez donné votre nom? Pensez-vous que ce nom qui m'honore, ce nom qui va parer votre enfant, je veuille le souiller par une trahison? Ah! vous me connaissez trop pour m'en croire capable; vous savez trop bien que si je pouvais cesser de vous aimer, la fierté seule suffirait pour me conserver chaste; mais je vous aime; et ce qui m'afflige le plus dans l'insulte que vous me faites, c'est que vous n'en doutez pas.
Ces derniers mots d'Ellénore parurent jeter un grand trouble dans l'esprit de M. de Rosmond; il y répondit par des dénégations faibles, des assurances vagues, et toutes les tendres humilités d'un faux repentir. C'était un moyen infaillible d'amener la conciliation; mais ce raccommodement, gâté par une arrière-pensée d'un côté et une rancune invincible de l'autre, laissa dans le coeur d'Ellénore une impression douloureuse, dont son imagination fit un pressentiment.
En amour, le premier sentiment qu'on se cache est un anneau de rompu dans la chaîne; on la rattache en vain, la suture s'en voit toujours, et puis l'on sait qu'elle peut se rompre.
Le refus, fait par lord Rosmond de quitter la vallée de Ham… rendit Ellénore prisonnière, tant elle craignait de rencontrer le comte Charles ou quelqu'un de ses amis. Elle n'osait même pas s'approcher de la fenêtre; car plus elle vivait cachée, plus ces messieurs faisaient d'efforts pour l'apercevoir; se promenant sans cesse autour du cottage, questionnant les domestiques, ils avaient plus d'une fois tenté de les séduire à prix d'argent pour obtenir d'eux la permission de se promener un instant dans les serres du jardin; mais l'incorruptible Maurice donnait à ses camarades l'exemple d'une discrétion à toute épreuve; il éconduisait tout le monde, même les gens d'affaires. Miss Harriette, à qui les fréquentes promenades des jeunes seigneurs attirés par le plaisir de voir Ellénore, donnaient des espérances pour son propre compte, grondait souvent Maurice de tout ce qu'il faisait et disait pour empêcher ces charmants curieux de pénétrer dans le cottage. Mais il était trop bien payé de sa surveillance pour s'en relâcher un instant.
Un jour M. de Ham…, riche banquier de Londres, envoya un de ses premiers commis pour remettre à miss Ellénore Mansley, une lettre importante. Maurice lui répondit qu'elle n'y était point, et qu'il fallait attendre le retour de mylord. En vain, le commis affirma qu'il était dans le secret de la présence de miss Mansley dans le cottage, en vain répéta-t-il qu'il était très-essentiel qu'elle signât la procuration dont il était porteur, Maurice fut inflexible. Il fallut se résigner à attendre l'heure où lord Rosmond revenait pour dîner, ou pour souper, selon qu'il s'amusait plus ou moins à Londres.
Il arriva vers les six heures, et s'enferma aussitôt dans son cabinet avec le commis, en ordonnant à ses gens de ne point avertir milady de son retour; après avoir congédié l'homme d'affaires, Frédérik passa chez Ellénore, et lui dit.
—Je vous apporte une triste et bonne nouvelle… ce pauvre marquis de
Croixville!…
—Eh! mon Dieu… qu'avez-vous à m'apprendre?
—Calmez-vous, ma chère Ellénore, songez à l'état où vous êtes, et qu'il ne faut pas vous abandonner à de trop vives émotions.
—Vous m'effrayez… quel malheur lui est-il donc arrivé?…
—Vraiment, en vous voyant aussi tremblante, j'hésite à vous le dire.
—Parlez, Frédérik… je vous en supplie! quel malheur l'a frappé?…
—Eh bien!… c'est le dernier…
—Il est mort! s'écria Ellénore en pâlissant.
—Oui, mort subitement…
—Et en maudissant Ellénore! s'écria-t-elle en sanglotant.
—Je ne le pense pas, reprend Frédérik. Ses dispositions en votre faveur en doivent ôter l'idée. La preuve en est dans la lettre que m'écrit M. Bernardi, son notaire et le mien.
Et voyant qu'Ellénore est trop absorbée dans sa douleur pour prendre connaissance de cette lettre, Frédérik se met à la lire tout haut.
«Monsieur le marquis,
»On m'assure que vous seul savez dans quel endroit s'est retirée mademoiselle Ellénore Mansley, après avoir quitté le château de M. le marquis de Croixville. Si cela est, veuillez avoir la bonté de faire parvenir à cette demoiselle la nouvelle de la mort du marquis de Croixville, qui a succombé, la semaine dernière, à une attaque d'apoplexie. Faites savoir à ladite demoiselle qu'elle est propriétaire d'une somme de trois cent mille francs, déposée chez moi, il y a un an, en son nom, somme dont M. de Croixville avait déclaré être le simple gérant, et qui doit être remise à sa mort entre les mains de la demoiselle Mansley. Ci-joint une procuration en bonne forme pour toucher cette somme et la remettre à qui de droit.
»J'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.
***.»
—C'est se conduire en bon gentilhomme, dit Frédérik; il ne pouvait s'abuser sur le tort qu'il vous avait fait; il a voulu le réparer en assurant votre indépendance. Cela lui fait honneur… Malgré tous ses travers, c'était un homme d'un grand mérite et qui sera regretté… Mais c'est aussi trop le pleurer, ajouta-t-il en essuyant les larmes d'Ellénore; allons! signez cette procuration, qu'il faut renvoyer sur-le-champ à M. Bernardi.
—Moi accepter ses bienfaits quand je l'ai peut-être affligé mortellement!…
—Ce n'est point un bienfait, reprit Frédérik d'un ton imposant, c'est une dette, et la plus sacrée de toutes celles que l'on puisse contracter. Celui qui vous avait perdue à votre insu ne devait-il pas vous mettre à l'abri de la dégradation qu'entraîne la misère? Devait-il exposer la fierté de votre caractère à fléchir devant la nécessité? Non, il a fait son devoir; il a conservé ses droits de père, tels que vous l'en aviez revêtu; il a doté sa fille, et vous ne pouvez vous soustraire à sa générosité sans offenser sa mémoire.
—Je ferai ce que vous déciderez, dit Ellénore…, mais souffrez mes regrets… Je l'aimais tant avant de savoir les noms odieux qu'on donnait à sa tendresse pour moi… à ses soins… si bons… si paternels. Ah! je le sens, aujourd'hui qu'il n'est plus… mon coeur lui conservait un attachement que sa perfidie n'avait pu détruire… Oui, il était plus malheureux que coupable, je le sens aux pleurs que sa mort me coûte…
Frédérik eut besoin d'employer tout l'ascendant que l'amour lui donnait sur Ellénore pour calmer sa douleur. Il se chargea du soin de répondre à son notaire pour l'engager à faire passer les fonds d'Ellénore à M. Ham…, banquier à Londres. Lorsqu'il fallut signer la procuration, Frédérik recommanda vivement à Ellénore de ne mettre au bas que ses noms de famille, en disant que le dépôt ayant été fait en son nom de demoiselle, il ne fallait pas y joindre celui de marquise de Rosmond. Ellénore obéit sans faire nulle observation. La somme déposée chez M. Bernardi fut bientôt confiée à M. Ham…, qui la plaça dans de si heureuses opérations qu'il en doubla en peu d'années le capital.
Ellénore devint mère, sa joie d'avoir un fils fut troublée par le sacrifice qu'on lui imposa de ne pas le nourrir de son lait. La révolution française venait d'éclater, M. de Rosmond prévoyait la nécessité de partir d'un moment à l'autre pour aller défendre les parents et les biens qu'il avait en France. Ellénore ne voulait pas que nul obstacle l'empêchât de le suivre. Le petit Frédérik fut donc confié à une bonne nourrice et resta sous les yeux de sa mère.
Il ne fallait rien moins que les horribles nouvelles qui se succédaient pour empoisonner un bonheur aussi doux; mais chaque jour apprenait à M. de Rosmond le pillage du château d'un ami, d'un parent, la mort violente de quelque malheureux soupçonné d'aristocratie; c'était à qui se sauverait de cette terre de liberté, où l'on commençait à arrêter tout le monde. M. de Rosmond, occupé à recevoir tout le monde ou à guider les amis qui venaient se réfugier à Londres, y était presque sans cesse, et Ellénore se voyait réduite à la société de miss Harriette et à ses phrases emphatiques sur les aventures, les rencontres romanesques qu'amèneraient sans doute de si grands événements.
Bien que le mariage d'Ellénore dût la rassurer sur son sort à venir, elle ne se vit pas sans quelque plaisir assez riche pour ne rien coûter à son mari; et elle bénit le souvenir de cet ami qui avait cherché à réparer le tort qu'il lui avait fait, en lui assurant une honnête indépendance. La dignité du caractère d'Ellénore rendait ce bienfait inappréciable; mais elle s'étonna d'en voir M. de Rosmond encore plus heureux qu'elle. Il dit même à propos de cet héritage plusieurs mots sur la liberté mutuelle qui résultait de l'argent dans toutes les associations, qui frappèrent désagréablement Ellénore; elle le trouva trop satisfait de savoir qu'avec ce modique revenu elle pourrait se passer de lui. En amour, tout désir d'affranchissement est une injure.
L'humeur de Frédérik devenait chaque jour plus sombre; mais Ellénore n'en accusait que les tristes nouvelles qui se succédaient. Les biens que la famille Rosmond avait en France venaient d'être saisis par des créanciers patriotes. Le père de Frédérik avait succombé au chagrin de se voir ruiné, et son fils se trouvait réduit à une faible somme placée chez son banquier à Londres. Il fallait se résigner à des économies, insupportables à M. de Rosmond. Ellénore allait être la plus riche du ménage, et c'était avec de tendres instances qu'elle conjurait Frédérik de disposer du peu qu'elle possédait pour l'employer comme il le désirait. Mais une telle somme était insuffisante à maintenir le luxe de M. de Rosmond. Dans son dépit, il se reprochait tout haut de n'avoir point profité de la révolution, qui ôtait à la cour de France tout moyen de sévir contre lui, et de la protection alors toute-puissante du duc d'Orléans, pour aller défendre ses biens, vendre et réaliser sa fortune, et la placer en Angleterre. Tous ces reproches semblaient dire: «Sans le sot attachement qui m'a retenu ici, je serais encore riche.»
L'idée d'être utile à Frédérik dans ces temps de troubles rendait Ellénore patiente à supporter tout ce que le malheur lui faisait dire d'injurieux; et puis elle croyait tant lui devoir, que rien ne pouvait lasser sa reconnaissance.
Une année se passa dans cette anxiété. Un jour, M. de Rosmond revint de Londres, l'air radieux, le regard animé. Ellénore s'empressa de lui demander quelle heureuse nouvelle le mettait en si bonne disposition.
—Quelles bonnes nouvelles? Ah! mon Dieu! répondit-il, elles sont plus mauvaises que jamais: les Français deviennent fous; le duc d'Orléans lui-même est effrayé de leur démence; il craint de l'avoir trop encouragée, c'est pour cela qu'il vient d'arriver à Londres chargé d'une mission qui déguise un exil. C'est une guerre à mort entre lui et la reine, dont tous deux seront peut-être victimes, tant les esprits sont révoltés; cela fait frémir pour l'avenir, et l'on doit s'estimer heureux de n'être pas témoin d'un spectacle si menaçant.
—Pourtant votre joie ne vient pas de là, dit Ellénore en portant sur
Frédérik un regard soupçonneux.
—Aussi n'en ai-je point, reprit-il, et je ne sais ce qui peut vous donner l'idée…
—Je me suis donc trompée, dit Ellénore sans perdre de vue Frédérik.
—D'autant plus trompée, répliqua M. de Rosmond, qu'à toute la peine que les affaires de France causent, il faut que je joigne le regret de vous quitter pour quelques jours.
—Vous éloigner d'ici? demanda vivement Ellénore. Iriez-vous à Paris? grand Dieu!
—Non, vraiment, je ne suis pas si fou, c'est bien assez de leur laisser mes biens sans leur donner ma tête; mais moins il reste de fortune, plus il faut en prendre soin, et c'est pour m'assurer le recouvrement d'une somme assez considérable que je me vois forcé de partir demain matin pour Édimbourg.
—Et votre absence durera…
—Quinze jours, tout au plus.
—Quinze mortels jours!…
—Peut-être moins si l'affaire qui me force d'aller là se termine promptement; ma chère Ellénore ne peut douter de mon empressement à revenir près d'elle.
Alors Frédérik somma Maurice pour lui ordonner de tout préparer pour son départ.
—Faudra-t-il prendre le grand nécessaire en bois d'ébène ou le petit en acajou? demanda Maurice.
—Le grand, et tu n'oublieras pas le coffret émaillé.
Or, ce coffret émaillé contenait les ordres, les plaques en diamants que lord Rosmond ne prenait jamais que pour aller à la cour. Ellénore en fit la remarque; ce qui parut embarrasser Frédérik; mais il dit que ce coffret renfermait encore d'autres bijoux qu'il voulait déposer chez son banquier, pour plus de sûreté.
Cet incident, si peu important en apparence, jeta l'inquiétude dans l'esprit d'Ellénore. Il lui vint pour la première fois à l'idée que Frédérik ne lui disait pas la vérité; elle cessa de le questionner de peur de l'entraîner dans quelqu'autre mensonge, et se contenta de se dire:
—C'est un mystère que je ne dois pas pénétrer.
Le lendemain matin, en recevant les adieux de Frédérik, Ellénore fondit en larmes.
—Ah! c'est faire trop d'honneur à une si courte absence, s'écria M. de
Rosmond en voyant la douleur qu'Ellénore tentait en vain de surmonter.
—C'est vrai, dit-elle, je dois vous paraître ridicule, mais j'ai l'âme pénétrée de tristesse comme à l'approche d'un grand malheur.
—Cependant je ne vous laisse pas seule, ma cousine m'a promis de venir s'installer ici pendant mon absence; elle vous tiendra compagnie. Je sais bien qu'elle n'est pas toujours amusante et qu'il faut avoir un complice pour rire de ses bizarreries, de ses grandes phrases; mais vous les retiendrez pour me les écrire, cela vous distraira: sans compter que votre enfant vous occupe du matin au soir. Allez, vous aurez à peine le temps de penser à moi.
Ellénore sourit tristement à cette espèce de reproche, et pensa qu'il était inutile de s'en justifier. En ce moment, Maurice vint apporter à son maître un portefeuille rempli de banknotes. Ellénore s'étonna de le voir se munir d'une somme aussi forte pour entreprendre un si petit voyage; mais elle n'en fit point tout haut l'observation. Cette richesse présente ne s'accordait pas avec ce que M. de Rosmond lui avait dit peu de jours avant, de la gêne qu'il éprouvait depuis qu'il ne recevait plus aucuns fonds de France; tout, jusqu'au brillant équipage venu pour le prendre, lui paraissait étrange et la plongeait dans des suppositions qui se détruisaient l'une par l'autre. Mais ce qui la frappa le plus désagréablement, ce fut la manière dont M. de Rosmond repoussa les caresses du petit Frédérik, qui s'attachait à sa jambe comme pour l'empêcher de partir. L'enfant était caressant jusqu'à l'importunité, il est vrai, mais l'impatience de son père, la violence qu'il mit à l'éloigner de lui, à ordonner à la nourrice d'emporter son enfant, révoltèrent le coeur d'Ellénore.
—Il faut que ce voyage vous donne bien de l'humeur, dit-elle, pour traiter ainsi ce pauvre petit?
—C'est qu'il est insupportable, lorsqu'on a quelque chose d'important à faire, d'être ainsi obsédé, reprit M. de Rosmond; ah! vous l'aurez bientôt consolé de ce chagrin. Adieu, ajouta-t-il en s'approchant d'Ellénore pour l'embrasser; mais sa tendresse maternelle était blessée, elle accueillit froidement Frédérik.
—Au nom du ciel, ne me quittez point ainsi, dit-il d'un accent pénétré. Ne me gardez point rancune… Croyez qu'en vous affligeant, je suis plus à plaindre que vous… que la nécessité seule… que je vous aime plus que tout… que je n'aimerai jamais personne autant que ma chère Ellénore… que son amour est ma vie, et que si elle pouvait jamais se donner à un autre… Mais je délire, ajouta-t-il en s'efforçant de se calmer; pardonnez-moi de vous dire tant d'extravagances… C'est le regret de vous quitter qui me fait perdre la tête… Soyez indulgente.
Sans mieux comprendre ce retour de tendresse que le mouvement de dureté qui l'avait précédé, Ellénore tendit sa main à Frédérik, serra affectueusement la sienne, et le suivit en silence jusqu'à sa voiture.
Ellénore était encore sous le poids des réflexions qu'elle amassait l'une sur l'autre pour expliquer la conduite de Frédérik, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée de miss Harriette; elle eut peine à contenir un signe d'impatience en voyant troubler sitôt sa solitude; mais elle se dit: «elle me parlera de lui», et elle se rendit dans le salon où elle trouva la vieille miss entourée de malles, de cartons, comme si elle avait dû passer des années au cottage, Ellénore ne put s'empêcher de lui en faire la remarque, et miss Harriette répondit qu'elle ne marchait jamais sans tout ce qu'elle possédait de robes; on ne sait pas ce qui peut arriver ajouta-t-elle; vous avez beau vous obstiner à ne recevoir personne, vous verrez qu'il surviendra une circonstance, un hasard qui vous forcera à rompre ce voeu ridicule, et puis, qui peut être à l'abri d'une rencontre?
—Moi, dit Ellénore, moi qui ne sors jamais, et dont les promenades ne vont pas au delà de mon jardin!
—Ah! c'est s'emprisonner trop volontairement! et je ne vous promets pas, ma chère cousine, de me conformer aussi scrupuleusement aux recommandations de Frédérik. D'ailleurs, cette manière de se cacher à tous les yeux n'est bonne qu'à exciter la curiosité; je lui en ai donné la preuve en lui montrant les lettres qu'on m'adresse de tous côtés pour savoir de moi, s'il n'y a pas moyen de pénétrer dans ce charmant cottage, d'y rendre ses hommages, à la beauté qu'on y renferme? quels sont les jours où il va à Londres? les heures où vous êtes seule? enfin cent questions de ce genre qui révèlent assez les sentiments de ceux qui les font, sentiments que les difficultés exaltent, et qui finiront par éclater d'une façon terrible.
—Je crains peu ces passions imaginaires, reprit en souriant Ellénore, et ne crois point à l'amour qui n'est point encouragé.
—Malheureuse enfant! s'écria miss Harriette d'un ton tragique, combien cette confiance peut vous être fatale! Heureusement pour vous, Frédérik ne la partage point, et son humeur jalouse vous garantira toujours des pièges de la séduction.
—Vous l'avez donc vu souvent très-jaloux?… demanda Ellénore avec trouble.
—Jaloux jusqu'à la cruauté, reprit miss Harriette, sans penser à l'effet que devait produire ce qu'elle disait de son cousin sur l'esprit d'Ellénore; d'abord, dans son enfance, c'était un vrai diable, il se mettait dans des accès de colère à faire trembler son gouverneur. Un jour il a manqué tuer son frère cadet, parce que, étant malade, on avait donné au pauvre petit plus de joujoux qu'à lui. Que voulez-vous, il est né jaloux. La petite Fanny en sait quelque chose, et je connais certaine lady qui… Mais il ne faut pas tout dire. Le fait est que la passion entraîne avec elle bien des inconvénients. Et miss Harriette, continuant sur ce ton, raconta plusieurs aventures de Frédérik qui ne prouvaient pas en faveur de sa bonté ni de sa constance.
Le désir de raconter entraîne souvent les vieux parents dans ces sortes de délations; ils parlent des défauts des gens qu'ils ont élevés, comme s'ils s'en étaient corrigés; et le ciel sait si l'on se corrige! Ellénore écouta avec avidité les moindres détails qui lui révélaient le caractère de Frédérik, et depuis ramena souvent miss Harriette sur le sujet de cet entretien. Pourtant, elle n'en sortait jamais que l'âme attristée; mais elle avait entendu répéter cent fois le nom de celui qu'elle aimait, et elle consentait à payer ce plaisir par le chagrin de voir mutiler son idole.
Miss Harriette ne fut pas longtemps sans remarquer la quantité de promeneurs qui passaient et repassaient journellement devant la porte du cottage; aussi prenait-elle le soin de se parer et de se mettre à sa fenêtre en dépit du froid ou de la chaleur, tant qu'elle avait la chance de voir passer quelqu'élégant cavalier. Enfin, elle crut s'apercevoir qu'elle était reconnue de celui qui lui plaisait le mieux; il venait de lui faire un salut très-gracieux, elle y avait répondu par une révérence et un regard pudique fort encourageant; aussi le cavalier ne tarda-t-il point à revenir tout seul sur la colline qui dominait la prairie entourant le cottage. Cette prairie était entrecoupée de haies vives, que le cavalier s'amusait à faire franchir d'un saut à son cheval, à la grande émotion de miss Harriette, qui jetait un cri d'effroi à chaque bond du coursier. Il n'y avait plus qu'une haie à sauter, lorsque le cheval mal lancé ou trop retenu dans son élan, s'embarrassa les pieds dans les épines et tomba sous la fenêtre d'où miss Harriette contemplait cet exercice équestre.
Elle crie, elle appelle tous les gens de la maison pour voler au secours du malheureux qu'elle suppose être mourant de sa chute; elle les conduit elle-même près de lui, leur ordonne de le porter dans la maison, on le dépose sur le canapé du parloir; comme il paraît évanoui, et que son visage déchiré par les épines de la haie est couvert en partie de sang, miss Harriette ne confie qu'à elle le soin d'étancher ce sang précieux. Elle baignait d'eau le front du blessé, lorsqu'Ellénore, attirée par le bruit de l'événement, arrive et reconnaît le comte Charles de Norbelle.
Dans son premier mouvement, elle va refermer la porte et remonter dans sa chambre; mais miss Harriette dont la main posée sur le coeur du blessé, en sent redoubler les battements, s'écrie: Il se meurt!… Voilà les convulsions qui le prennent! Oh! mon Dieu! coure vite chercher le docteur!…
Ellénore, effrayée par ces exclamations, s'approche du canapé, et, voyant le comte immobile et ensanglanté, répète l'ordre d'aller chercher du secours au village voisin; mais le souvenir des soupçons de Frédérik à propos de M. de Norbelle revenant tout à coup à son esprit, elle sort de la chambre sous prétexte de presser le départ du domestique chargé de courir après le chirurgien, et elle laisse le blessé livré aux tendres soins de miss Harriette.
Il avait espéré mieux; et, voyant que le temps se passait sans ramener près de lui Ellénore, il se décide à sortir de cet évanouissement, et à ne pas attendre la visite du chirurgien, qui aurait constaté qu'il n'avait aucune blessure grave; il se contente de demander à la vieille miss la permission de venir la remercier de ses bons soins dès qu'il sera rétabli de cette chute, ce qu'elle lui accorde avec reconnaissance; puis il veut à toute force se traîner en boitant jusqu'à la grille où l'on avait attaché son cheval; en vain miss Harriette se récrie sur le danger de remonter sur ce même cheval, qui avait failli tuer son maître, sur la souffrance qu'il aurait à braver pendant la route avant d'être à Londres. Le comte de Norbelle, feignant de surmonter toutes les douleurs pour ne pas prolonger l'embarras qu'il cause, enfourche péniblement son cheval, glisse deux guinées dans la main du palefrenier qui tenait la bride, et s'éloigne en jetant sur miss Harriette un regard qui voulait dire: «à bientôt.»
—Vous avez été fort peu charitable pour cet intéressant jeune homme, dit miss Harriette en entrant chez Ellénore.
—C'est que je le connais, répondit-elle, et que j'ai des raisons de croire que sa chute a été volontaire.
—Quelle idée! risquer de se casser bras et jambes par caprice!
—Non pas par caprice, mais pour avoir un prétexte d'entrer ici.
—Quand cela serait! comment ne pas être touchée d'un pareil dévouement: risquer sa vie pour apercevoir celle qu'on aime! Ah! que d'excuses porte avec elle une si noble audace!
—Je ne soupçonne pas le comte de Norbelle de tant d'héroïsme; c'est tout simplement une vive curiosité qui l'a engagé à cette comédie.
—Peut-être avait-il un motif moins vulgaire pour désirer pénétrer dans cette maison, dit miss Harriette avec un air moitié fat et moitié mystérieux. Et moi aussi je le connais, ajouta-t-elle en se rengorgeant, non par son nom, car j'étais loin de me douter que ce beau jeune homme qui venait chaque jour se promener dans la prairie sous mes fenêtres fût cet élégant comte de Norbelle, dont les amours avec la belle madame V… ont fait tant de bruit cet hiver à Paris. Maintenant que je sais tous les égards qu'il mérite, je ne manquerai pas à lui témoigner combien…
—Ah! par grâce, chère miss, interrompit Ellénore, ne l'attirez point ici, ce serait déplaire souverainement à Frédérik.
—Auraient-ils eu quelque vive querelle ensemble? Seraient-ils ennemis?
—Je ne sais, mais Frédérik a de puissants motifs pour ne le point recevoir. D'ailleurs, vous n'ignorez pas la complète solitude où il veut que je vive et les raisons impérieuses qui nous obligent à ne communiquer avec aucune personne de la cour de France ou de celle de Londres.
—Croyez que j'ai pour les secrets une discrétion à toute épreuve, mais quand cette discrétion peut s'accorder avec les intérêts d'un sentiment irréprochable, il est inutile, que dis-je, il est coupable de répondre par le dédain, l'insensibilité, aux preuves d'un dévouement si honorable pour celle qui l'inspire. Vous êtes bien la maîtresse d'en agir selon vos préventions, mais chacun a ses devoirs, et celui qui ordonne de reconnaître certains égards n'est pas moins indispensable qu'un autre.
Ellénore, voyant qu'elle n'avait rien à attendre de la raison de miss Harriette, eut recours à la prière, et la conjura d'attendre qu'elle fût retournée chez elle pour recevoir le comte de Norbelle.
—D'ailleurs, plus vous lui portez intérêt, ajouta-t-elle, plus vous devez craindre ce qui pourrait résulter d'une rencontre entre lui et Frédérik.
—Quoi! vous pensez qu'ils en viendraient à se mesurer ensemble? dit la vieille folle, fière de l'idée que deux hommes se battraient pour elle! Ah! vous me faites frémir! Comptez que je mettrai tous mes soins à éviter cette catastrophe, et que mon cousin n'aura pas l'occasion de satisfaire son injuste haine!
Ellénore ignorait que c'était flatter la manie de miss Harriette que de lui donner l'espérance d'être l'objet ou le témoin d'un événement tragique. Elle pensa en avoir dit assez pour la déterminer à ne plus avoir aucun rapport avec le comte de Norbelle; rien n'était plus facile que de lui faire dire lorsqu'il reviendrait au cottage, que ces dames n'étaient point visibles; mais ce n'est pas ainsi qu'en agissent les héroïnes de romans, et miss Harriette crut plus convenable de tracer ces mots sur un papier ambré:
«On me défend de vous recevoir, devinez s'il se peut la cause de cette cruelle rigueur, et croyez que personne ne s'en afflige plus que la malheureuse Harriette.»
Ravie de ce pathos sentimental, elle chargea le berger, dont les moutons paissaient dans la prairie, de remettre son billet au beau cavalier qu'il avait aidé à secourir peu de jours avant. Ce service, richement payé, fut rendu avec exactitude. Le comte Charles, devinant l'illusion que se faisait la vieille miss, se promit d'en profiter pour arriver jusqu'à Ellénore, et il écrivit au crayon sur un des feuillets de son agenda:
«Il n'est pas de pouvoir au monde qui m'empêche de porter à vos pieds l'hommage de ma reconnaissance; dussiez-vous me laisser passer la nuit sous vos fenêtres sans me donner la consolation de vous entretenir un moment, l'aurore m'y trouvera, et ma constance à attendre un mot, un regard de celle qu'on ne peut voir sans l'adorer, vous apprendra ce que je n'ose dire.»
Il n'en fallait pas davantage pour mettre le comble au délire d'une tête aussi folle.
—Enfin, s'écria miss Harriette en pressant sur ses lèvres ces lignes, dont les caractères s'effaçaient sous ses baisers, enfin j'ai trouvé celui qui devait répondre à tout ce que mon coeur a de passion, de tendresse, celui qui comprend ainsi que moi ce que l'amour exige, celui que nul obstacle n'arrête! Béni soit le malheur qui nous a réunis, ce malheur qui lui a démontré tout à coup les trésors de sensibilité que renferme mon âme! Et je sacrifierais le bonheur de me consacrer à un tel amour! je repousserais les voeux d'un homme aussi adorable, par déférence pour l'antipathie d'un parent! Non, il y va de ma destinée; j'ai trop longtemps attendu la félicité qui m'est offerte en ce jour, je ne l'immolerai pas au caprice de mon cousin.
Alors la vieille miss, cherchant à concilier ses projets romanesques avec la crainte de provoquer quelque acte de violence de la part de Frédérik, se décida d'abord à ne mettre personne dans sa confidence, puis à descendre dans le jardin au milieu de la nuit, et à se munir d'une des clefs qui ouvraient la porte donnant sur les prés; car la haie qui entourait l'enclos était si large et si touffue qu'on ne pouvait la franchir sans beaucoup de difficultés.
Pendant que cette intrigue singulière se tramait, Ellénore, renfermée dans sa chambre, méditait sur une lettre de Frédérik qui lui annonçait son prochain retour sans en préciser l'instant. Il régnait dans cette lettre une sorte de contrainte mêlée à des assurances d'amour, à des promesses de dévouement pour l'avenir, quels que fussent les événements qui pourraient jeter le trouble dans le lien qui les unissait. C'étaient des serments inutiles, des prévisions effrayantes, des contradictions difficiles à expliquer, dont l'esprit d'Ellénore s'épuisait en vain à chercher la cause. Mais elle allait revoir Frédérik, elle allait lire dans ses yeux ce qu'il lui fallait croire, et il n'est point de craintes vagues, de pressentiments funestes dont la joie d'un retour ne triomphe.
En s'embarquant dans la plus ridicule aventure, le comte Charles n'avait pas prévu les difficultés d'un rendez-vous nocturne avec une femme vieille et laide dont il fallait ménager l'amour-propre, sous peine de s'en faire une ennemie dangereuse. Mais il fallait vaincre cette difficulté pour arriver à son but; et le comte n'hésita point à l'affronter. D'ailleurs le comique de la situation lui promettait des récits amusants dont ses amis riraient de bon coeur, et cela maintenait son courage. Il était trop certain que sa belle ne le ferait pas attendre et peut-être pas languir; aussi avait-il préparé un moyen sûr d'interrompre l'entretien. A un signal convenu, un de ses gens vêtu en gentleman, devait faire du bruit, s'avancer vers la petite porte, enfin donner la crainte d'une surprise qui ternirait pour jamais un honneur si longtemps conservé sans tache. Le comte avait de plus un grand intérêt à faire parvenir à Ellénore un avis important; cet avis était contenu dans une lettre, et il fallait qu'il le donnât lui-même à Ellénore, car personne ne se serait chargé de la remettre.
—Est-ce vous, Charles? dit miss Harriette, en entendant marcher de l'autre côté de la haie.
—Oui, ouvrez.
Et la sensible miss tira le verrou, et tourna la clef d'une main tremblante. M. de Norbelle poussa la porte, et se jetant aux pieds de miss Harriette:
—Merci mille fois de cette preuve de confiance, dit-il à voix basse. Mais se relevant aussitôt: allons vers la maison, ajouta-t-il, car ici l'on pourrait nous entendre. Je crois avoir été suivi par un homme, qui m'avait tout l'air d'être un espion de…
—Y pensez-vous? grand Dieu! Aller près de la maison, sous les fenêtres de ma cousine, qui passe une partie de ses nuits à lire ou à pleurer, car la pauvre femme est, depuis l'absence de Frédérik, dans une tristesse…
—Il la rend malheureuse, n'est-ce pas?
—Non, vraiment, mais il faut si peu de chose pour jeter l'alarme dans un coeur bien épris! Si vous saviez comme mon coeur bat!…
—Et le mien donc!… pour s'affliger ainsi, elle est jalouse sans doute?
—Je ne pense pas qu'elle ait sujet de l'être; mais est-il besoin de voir les preuves de la trahison pour la redouter? la crainte n'est-elle pas inhérente à l'amour, et tenez, dans ce moment même, où votre dévouement, où la démarche que vous avez exigée de ma faiblesse devraient ne me laisser aucun doute, j'éprouve le besoin d'être rassurée par de nouveaux serments…
—Des serments, s'écria le comte; ah! nul ne me coûtera pour vous rendre la sécurité! pour vous prouver l'excès de…
—Assez, assez, interrompit miss Harriette, en repoussant la main qui s'emparait de la sienne, n'abusez pas de l'avantage que vous donne une coupable imprudence; en me livrant à la loyauté d'un chevalier français, j'ai cru ne courir aucun risque.
—Et vous ne vous êtes pas trompée. Le ciel me confonde, si, malgré tout ce que je vois de séduisant, j'ai jamais eu la pensée d'outrager tant de charmes! Ne sais-je pas bien ce qu'on doit à l'illustre parente des Rosmond, et comment son noble cousin vengerait l'honneur de sa cousine si quelqu'un osait l'attaquer; car Frédérik est violent, n'est-ce pas?
—Violent à l'excès.
—Despote même; c'est lui qui exige d'Ellénore de vivre ainsi renfermée?
—Non-seulement renfermée, mais il soustrait les lettres qu'on lui écrit, et lui fait des scènes à propos des gens qui passent sous ses fenêtres.
Et voilà pourquoi aucun de mes billets ne lui est parvenu, pensa le comte. Puis il dit:
—Vraiment, il pousse la démence jusque-là?
—S'il venait à savoir qu'un homme a pénétré la nuit dans ce jardin, il tuerait Ellénore.
—Grand Dieu! s'écria le comte Charles en pâlissant, je ne veux pas rester un moment de plus ici, si j'allais être cause…. ah! j'en mourrais de…. et pourtant je dois….
—Restez, interrompit miss Harriette en s'emparant à son tour de la main du comte; nous n'avons nulle surprise à craindre de la part de Frédérik, il est à Édimbourg encore pour quelque temps; et j'avoue que la générosité de votre conduite envers moi me fait désirer son retour; car il est de certains intérêts qu'un tiers seul peut traiter. Vous comprenez, ajouta miss Harriette en baissant les yeux et en serrant tendrement la main qu'elle tenait.
Mais le comte, uniquement occupé du malheur que sa présence la nuit au cottage pouvait attirer sur Ellénore, redoubla de questions sur ce sujet.
—Oui, il est trop vrai, répondit miss Harriette quand la jalousie l'égare, Frédérik ne se possède plus. Ah! c'est que nous sommes passionnés dans notre famille, et que moi-même je ne répondrais point de ne pas me porter à quelque crime si j'avais là sous les yeux la preuve que celui à qui je livre mon honneur et ma vie, répond à tant de sacrifices par la plus infâme perfidie!
—Et, vous aussi, loin de blâmer, d'adoucir sa violence, vous l'approuvez, c'est fort mal, mais qu'en pense Ellénore? s'en plaint-elle quelquefois?
—Jamais.
—Ne la croyez-vous pas un peu lasse de la vie qu'elle mène et de cette tyrannie jalouse que l'on a peine à comprendre, car s'il en faut croire certain bruit, M. de Rosmond serait trop infidèle pour avoir le droit d'être jaloux?
—Hélas! l'un n'empêche pas l'autre, dit en soupirant miss Harriette, c'est un tort qui n'appartient qu'à notre sexe; mais j'espère que mon Charles ne me donnera jamais l'occasion de lui pardonner un tel forfait, ajouta-t-elle en minaudant.
—Quels sont les jours, les heures où votre cousin se rend habituellement à Londres?
—Vous êtes certain de le trouver ici, presque tous matins vers midi; mais, plus tard, il monte à cheval et va souvent dîner en ville. Le plus sûr serait de lui écrire un mot pour lui demander un rendez-vous. Voulez-vous que je le prévienne?
—Non vraiment, gardez-vous-en bien, dit le comte avec effroi; ce serait nous perdre.
—Par quelle raison? Ce que vous avez à lui demander ne peut que lui faire honneur.
—Sans doute, mais des raisons… que je ne puis encore vous confier m'obligent à différer. Il faut avant tout que vous me teniez au courant des démarches de votre cousin, que vous m'instruisiez de son retour, des projets qu'il médite; il faut que je puisse vous voir avec plus de sécurité, ajouta avec vivacité le comte, car cet homme qui s'obstinait tout à l'heure à me suivre m'inspire des soupçons, et je ne veux pas que mon bonheur vous coûte le moindre désagrément… Nous ne sommes pas en sûreté dans ce jardin, dont la clôture est trop basse pour nous soustraire aux regards des passants; ne vous serait-il pas possible de me recevoir plus secrètement?
Et le comte adressait cette prière du ton le plus tendre.
—Quoi… vous exigeriez?… reprit-elle en balbutiant.
—Je n'exige pas, je supplie; mais dans la maison, à cette heure où tout dort, je serais moins exposé à une surprise.
—Songez donc ce qu'on penserait si…
—Qu'importe, au point où nous en sommes!…
—Cruel, comme vous abusez de votre empire!… Dois-je en croire vos serments, puis-je me fier à vous?
—Comme à votre ange gardien…
—Mais, faut-il l'avouer? c'est moi que je redoute; oui, Charles, c'est ce coeur trop faible… pour résister aux élans de votre passion, ce coeur dont les battements vous révèlent mon délire…
En parlant ainsi, miss Harriette pressait la main du comte sur son sein, tandis qu'il la soulevait de l'autre main pour l'entraîner dans la maison. La tête languissamment appuyée sur l'épaule de son Charles, elle se laissait doucement entraîner vers les marches du perron.
Tout à coup, le bruit d'une fenêtre qu'on ouvre et celui d'une sonnette se firent entendre, alors M. de Norbelle se débarrasse à la hâte du charmant fardeau qu'il soutenait, il s'enfuit précipitamment du jardin, court rejoindre son cheval dans la prairie, et s'éloigne au plus vite en ne pouvant s'empêcher de rire de la manière un peu brusque dont il a déposé sur le sable sa divine conquête.
Un moment avant, mademoiselle Rosalie était venue réveiller sa maîtresse pour lui dire qu'un homme avait été aperçu par Tom dans le jardin, et qu'il était allé appeler ses camarades pour être en force contre le voleur. Ellénore, effrayée, avait passé un peignoir, et, croyant entendre parler sous sa fenêtre, elle s'était décidée à l'ouvrir; mais pendant qu'elle poussait les volets, les causeurs s'étaient évadés. Chacun des domestiques, armé de fusils, de bâtons, de flambeaux, de lanternes, cherchait à découvrir le bandit qui n'avait pas eu le temps de refermer la petite porte du jardin. Toute la maison était en émoi, et la pauvre Ellénore pressentant quelque nouveau chagrin par suite de cet esclandre nocturne, faisait de sincères voeux pour qu'on trouvât le coupable.
En cet instant, le roulement d'une voiture fit trembler les vitres.
—C'est Frédérik, s'écrie Ellénore. Elle veut se lever de la place où elle est assise pour courir au-devant de lui… Son émotion l'en empêche… La porte s'ouvre avec violence, et M. de Rosmond, la colère dans les yeux, tremblant, pâle de rage, court vers Ellénore, s'empare de son bras comme pour l'empêcher de fuir, et s'écrie:
—Misérable! c'est donc ainsi que tu me trompes, que tu reconnais ce que j'ai fait pour toi?
—Au nom du ciel, Frédérik, ne me jugez pas sans m'entendre… Je ne suis pas coupable…
—Assez mentir, je ne t'écoute plus.
—Un homme a été vu cette nuit ici, c'est vrai, on le cherche, attendez qu'on le découvre, et vous saurez alors…
—Tu sais bien qu'il a fui à temps qu'il est à l'abri de toutes recherches…
—Je ne l'ai pas vu, je le jure…
—Je l'ai bien reconnu, moi, ce beau comte de Norbelle! les lumières de ma voiture m'ont permis d'admirer son front radieux, son air triomphant.
—Quoi! c'était lui? s'écria Ellénore.
—Ah! tu feins de l'ignorer, tu penses m'abuser encore en niant lâchement ta perfidie, quand je te vois tremblante pour lui, quand je te surprends dans tout le désordre du crime, encore souillée des caresses de ton amant!… Fuis, malheureuse! infâme créature! va-t'en, va rejoindre celui que tu quittes, va lui demander secours contre moi, car, je le sens, le besoin de la vengeance ne s'arrêtera pas à lui!…
—Frédérik, calmez-vous! Évitez-vous un remords éternel!
—Ah! tu crains pour sa vie! mais il te pleurera aussi, lui… cria M. de Rosmond avec l'accent furieux. Alors, dans son délire, il saisit le stylet qui est sur la table d'Ellénore et la frappe au sein. Son sang jaillit, Ellénore tombe sans mouvement.
—Que faites-vous? O ciel! s'écrie miss Harriette, qui accourt. Elle est innocente, je vous le jure sur l'honneur.
Et elle arrache le poignard du sein d'Ellénore, et elle appelle au secours… Mais la pauvre blessée, reprenant ses esprits, lui fait signe de se taire. Puis elle conjure Rosalie et miss Harriette de ne laisser pénétrer personne dans sa chambre.
—Si je meurs, dit-elle d'une voix affaiblie, que l'on ignore la main qui m'a frappée, et si le ciel veut que je survive à tant d'injustices, eh bien, vos soins me suffiront.
En parlant ainsi, elle faisait baigner d'eau sa plaie par Rosalie, puis elle pria miss Harriette de faire de la charpie pour couvrir sa blessure… Et Frédérik, pâle, immobile, respirant à peine, fixait un regard stupide sur ce qui se passait. Ce que venait de dire miss Harriette, sans porter la conviction dans son âme, avait eu sur lui l'effet d'une assertion vraie, dont la puissance agit en dépit du raisonnement. La vue du sang qu'il faisait couler le glaçait d'effroi; la terreur avait fait place au délire. Croyant à chaque instant voir les yeux d'Ellénore se fermer pour toujours, il semblait attendre ce moment fatal pour se frapper lui-même, et le bourreau inspirait plus de pitié que la victime.
Après être parvenue à arrêter le sang qui sortait de la blessure, miss Harriette dit à Rosalie de l'aider à porter Ellénore dans son lit, car l'état de faiblesse où elle se trouvait ne lui permettait pas de faire aucun mouvement. Frédérik, voyant la peine qu'elles avaient à la soulever, s'élança machinalement vers Ellénore qui ne comprenait pas qu'on pût passer si vite de la férocité à la commisération.
—Rosalie, dit-il, qu'on aille vite chercher un chirurgien.
—Je vous défends de me quitter, dit Ellénore à mademoiselle Rosalie.
Je ne veux voir personne. C'est la seule grâce que je vous demande,
Frédérik. A ce prix, je vous pardonne. Autrement, je le jure, le
chirurgien arrivera trop tard.
—Ellénore, Ellénore! s'écria Frédérik en tombant à genoux; je suis un monstre, un traître, un assassin indigne de pardon. Accuse-moi, fais-moi subir le sort que je mérite… Venge-toi d'un malheureux trop coupable pour croire à la vertu, trop passionné pour résister à sa fureur jalouse… Venge-toi, te dis-je… cela calmera mes remords.
—J'aime mieux pardonner, dit Ellénore en pressant la main de Frédérik, cette main teinte de son sang.
—Mon Dieu! que faut-il faire pour mériter tant de clémence?
—Ne plus douter de moi, reprit Ellénore; et ses forces étant épuisées par tant d'émotions différentes, elle perdit connaissance.
Ellénore s'obstina à ne pas voir de chirurgien et à se guérir par le seul secours de l'eau, remède efficace, rarement employé à cette époque et dont on fait un grand usage aujourd'hui pour cicatriser les blessures. La sienne n'était pas aussi profonde que l'on avait présumé à la violence de l'hémorragie qui en était résultée, et elle se referma bientôt.
D'abord Frédérik parut très-joyeux d'avoir frappé d'une main tremblante; car miss Harriette, dans sa loyauté chevaleresque, n'avait pas hésité à lui raconter comment elle était seule l'héroïne de l'aventure nocturne qui avait attiré le comte de Norbelle au cottage; elle affirma de plus que le comte Charles ne tarderait pas à venir lui-même donner explication de ce mystère par une proposition qui serait sans doute accueillie favorablement de toute la famille Rosmond.
A ce récit, Frédérik avait souri de pitié en devinant la manière ingénieuse dont M. de Norbelle s'était servi du ridicule de miss Harriette pour arriver jusqu'à Ellénore. Mais il lui fut prouvé que celle-ci ignorait complétement le rendez-vous donné par sa cousine, et les projets insensés de cette vieille fille.
La suite de cette explication devait nécessairement ramener le calme dans l'esprit de Frédérik et Ellénore s'étonna de le voir encore plus soucieux que de coutume; pourtant, il ne se plaignait plus de sa fortune; il semblait qu'une main invisible lui prodiguât toutes les choses dont il déplorait la privation. Ses projets d'économie étaient abandonnés. Il revenait souvent de Londres avec de nouveaux chevaux plus beaux l'un que l'autre, tout en lui annonçait un surcroît d'élégance. Mais cette prospérité inexplicable, loin de le mettre en bonne humeur ne pouvait triompher de la préoccupation pénible empreinte sur son front. Plusieurs fois, Ellénore l'avait questionné sur la cause du tourment qu'il cherchait à dissimuler: il avait toujours répondu que ce prétendu tourment était une vision de l'esprit d'Ellénore, réponse qui, sans la rassurer, lui imposa la loi de ne plus le questionner.
Un matin Frédérik arriva très-ému et dit:
—Il faut que je vous quitte encore, chère Ellénore; le duc d'Orléans, las d'attendre son rappel à Paris, se décide à y retourner; il prétend être certain d'un accueil excellent de la part du peuple; ce qui obligera la cour à le bien recevoir, en dépit de toute rancune. S'il faut en croire les gens bien instruits, le duc touche au moment de récolter le fruit de ses concessions démocratiques; sa popularité est telle, que sans M. de La Fayette et ses vieilles idées de monarchie constitutionnelle, on porterait en triomphe demain le duc d'Orléans. C'est sans doute pour profiter de l'enthousiasme qu'il inspire que le prince retourne en hâte à Paris. Il désire que je l'y accompagne; et vous devinez, ma chère, ce qui peut résulter d'avantageux pour moi de cette faveur.
—J'avoue que le danger de vous trouver en France dans ces moments de trouble, est la seule idée qui me frappe, dit Ellénore avec tristesse.
—Ce danger très-réel pour les ennemis du prince n'existe pas pour ses amis. Rassurez-vous donc; d'ailleurs, le passe-port que j'emporte me donnera toujours les moyens de revenir dès que je jugerai prudent de quitter la partie; mais avant d'en venir là, il faut profiter de la chance. La fortune, comme toutes les femmes, se venge des dédains, et c'est mériter sa colère que de ne pas saisir les bonnes occasions qu'elle vous offre… n'êtes-vous pas de cet avis? ajouta Frédérik, en voyant Ellénore absorbée dans ses réflexions.
—Oui…, vous avez… raison, reprit-elle, sans trop savoir ce qu'elle disait… D'ailleurs vous seul… pouvez juger de la nécessité de ce voyage… Mais vous n'exigez pas que je m'en réjouisse! n'est-ce pas? Si du moins je pouvais vous suivre!…
—Ce serait une folie, conduire une femme au milieu d'un tel désordre, vous m'en feriez bientôt vous-même le reproche.
—Jamais je ne vous reprocherai de m'associer à vos dangers. Mais il vous convient mieux d'aller à Paris sans moi, que votre volonté soit faite, dit Ellénore, en se levant pour aller cacher ses larmes.
Frédérik ne tenta point de la retenir; ces adieux, embarrassants pour lui et pénibles pour Ellénore, il était content de les abréger; aussi s'empressa-t-il de retourner à Londres sans même embrasser son enfant.
Cette nouvelle séparation plongea Ellénore dans une tristesse profonde, que l'absence de lettres devait encore augmenter. D'abord elle chercha à s'expliquer le silence de Frédérik par les nombreuses occupations qui devaient prendre tous ses moments; puis le raisonnement cédant à l'inquiétude, elle se figura Frédérik exposé à toute la fureur d'un peuple en démence ou gémissant au fond d'une prison; elle supplia miss Harriette d'aller aux informations près des émigrés français de sa connaissance, pour savoir en détail ce qui se passait à Paris, et si l'un deux avait quelque nouvelle de lord Rosmond.
Miss Harriette, encore très-offensée de la manière dont son cousin avait refusé de croire aux intentions matrimoniales du comte de Norbelle, n'avait pas paru depuis longtemps au cottage, mais Ellénore réclamait son secours dans une circonstance qui pouvait amener quelque événement, et elle n'hésita pas à se rendre à Londres, chez un de ses vieux parents qu'elle supposait au courant de ce que faisait en France M. de Rosmond. En effet, elle sut par lui que Frédérik se portait fort bien, et que, tout dévoué au duc d'Orléans, il partageait ses plaisirs et ses succès politiques.
Cette réponse, quoique fort rassurante sur le sort de M. de Rosmond, n'était pas de nature à rendre le calme à Ellénore. Elle ne fit que changer d'inquiétude, et passer d'une idée pénible à la plus cruelle de toutes: celle de n'être plus aimée!
Ellénore, si ferme, si noblement résignée dans le malheur, était sans force contre les tourments de l'incertitude. Décidée à sortir de celle où la tenait le silence de Frédérik, elle forma le projet d'aller elle-même en France chercher l'explication de l'abandon où il la laissait. En vain les gens de sa maison, dévoués aux intérêts de leur maître, et chargés par lui d'empêcher Ellénore de s'éloigner du cottage, s'opposèrent-ils de toute leur puissance à son départ. Elle témoigna tant d'inquiétude sur la vie de lord Rosmond, elle affirma si impérieusement qu'elle le savait en danger, que rien ne pouvait l'empêcher de voler à son secours, et joignit à ces assurances celle de payer si généreusement le serviteur qui consentirait à la suivre, qu'elle triompha de toute résistance.
Elle partit munie d'une somme plus que suffisante pour les frais de son voyage.
Arrivée à Calais avec son enfant, un domestique et Rosalie, il lui fallut subir toutes les vexations imaginées par les autorités patriotiques pour entraver la marche des voyageurs. On s'obstinait à ne la pas croire Anglaise parce qu'elle parlait français sans le moindre accent étranger. C'était, disait l'un, la femme de quelque émigré qui venait sous un faux nom conspirer en France. C'était, disait l'autre, un agent secret de l'Angleterre; enfin, elle risquait d'être renvoyée à Douvres, avec son domestique qu'on ne voulait pas laisser entrer en France; lorsqu'un bonhomme, comme il s'en trouvait souvent parmi les plus forcenés, touché des persécutions dont on menaçait la belle voyageuse, s'offrit pour lui servir de caution, et même de guide jusqu'à Amiens, où il se rendait pour affaires.
La proposition acceptée des deux côtés, Ellénore se remit en route; seulement, tourmentée par une agitation qui brûlait son sang, elle fut prise d'un violent accès de fièvre qui l'obligea de s'arrêter un jour entier à Amiens. Le lendemain se trouvant un peu mieux, elle voulut se lever pour prendre des forces et elle vint s'asseoir près d'une fenêtre donnant sur la cour de l'auberge. Tout en méditant sur la triste cause de son voyage, elle donnait quelque attention au mouvement perpétuel des gens de la maison, occupés à charger la voiture des partants, à décharger celle des arrivants; c'était une agitation, un changement d'objets dont les yeux s'amusaient en dépit de la langueur de l'esprit.
Tout à coup, Ellénore voit entrer un courrier au grand galop; il fait ranger de côté une calèche et une chaise de poste qui attendaient des voyageurs. A la peine qu'il prend pour que la porte d'entrée soit libre, à l'embarras qu'il fait, elle pressent l'arrivée de quelque grand équipage. En effet, une berline à six chevaux entre avec fracas dans la cour; elle croit reconnaître la livrée du domestique qui est sur le siége, c'est bien celle des Rosmond. Le coeur lui bat en pensant que Frédérik est peut-être dans cette voiture. Elle se lève, se met à la fenêtre pour mieux voir qui va sortir de la berline. La portière s'ouvre; mais deux femmes seules en descendent. Aux saluts multipliés du maître de l'hôtel, à son empressement à les conduire dans son plus bel appartement, Ellénore devine que l'une d'elles est une grande dame, et l'autre une demoiselle de compagnie. La livrée qu'elle a reconnue lui fait présumer que ce peut être une parente de Frédérik. Elle envoie mademoiselle Rosalie s'informer du nom de la personne qui vient d'arriver, et dont elle n'a pu distinguer le visage caché sous une dentelle noire. Mademoiselle Rosalie remonte bientôt, et dit en riant:
—C'est sans doute une erreur; les gens de l'hôtel auront confondu les noms: ils s'obstinent à me répondre que la dame qui vient d'arriver est lady Caroline, la femme de lord Frédérik Rosmond. J'ai beau leur soutenir qu'ils se trompent que ce nom est celui de ma maîtresse; ils ne m'écoutent pas.
—Allez prier le maître de la maison de venir me parler, dit en tremblant Ellénore; puis se remettant d'une impression pénible, elle attendit avec calme la visite de l'aubergiste. Il avait tant d'ordres à donner, tant de pas à faire pour se rendre aux exigences de ses hôtes nombreux, qu'il fut longtemps avant de se rendre chez Ellénore. Enfin, il entra; elle hésita un moment à le questionner, comme si elle avait peur de sa réponse; mais, surmontant un sentiment de crainte qu'elle se reprochait, elle lui demanda le nom de la dame qui venait d'arriver en berline à six chevaux.
—C'est lady…. lady…. Caroline… Caroline… Ah! voilà que j'ai oublié ce nom, ajouta l'aubergiste en se frappant le front… mais c'est quelqu'un de conséquent à en juger par sa suite.
—Je crois la reconnaître, reprit Ellénore avec embarras. Ne pourriez-vous me faire donner son nom par écrit?
—Rien de si facile, vraiment; c'est toujours pour nous une bonne aubaine quand des amis se rencontrent chez nous, cela les engage souvent à y rester quelques jours de plus.
—Eh bien, voyez à me faire savoir le nom de cette dame le plus tôt possible, interrompit Ellénore avec impatience.
—Ah! mon Dieu! que je suis bête! reprend l'aubergiste. C'est l'excès du travail qui me fait perdre la tête. J'oubliais que j'ai là, dans ma poche, de quoi répondre merveilleusement à ce que madame désire. On vient de me remettre le passe-port de cette milady pour le faire visiter à la mairie. Vous y verrez ses prénoms, comme dans un acte de mariage.
—Donnez, donnez, dit vivement Ellénore, en avançant la main pour prendre le papier que lui présentait l'aubergiste. Mais à peine eût-elle jeté les yeux dessus le passe-port que la pâleur de la mort couvrit son visage. Elle resta anéantie.
—Pardon, dit le maître de l'hôtel, si je presse madame; mais il faut que les passe-ports soient soumis à l'autorité aussitôt l'arrivée des voyageurs, autrement on nous fait des difficultés qui n'en finissent pas. Si madame voulait bien me rendre ce papier?
En parlant ainsi, il retira doucement le passe-port de la main d'Ellénore; puis, sans comprendre ni vouloir rompre le silence qu'elle gardait, il sortit.
Ellénore resta longtemps immobile, comme foudroyée par le coup qui venait de la frapper… Enfin, ces mots à peine articulés sortirent de sa bouche:
—Lady… Caroline…, femme légitime… de lord Frédérik Rosmond…, âgée de vingt-neuf ans!!!
Et moi… qui suis-je donc?… et mon enfant!… Oh! malheur à celui qui nous plonge tous deux… dans l'infamie! Mais non, c'est impossible, un songe affreux m'abuse… Lady Caroline Rosmond… non… j'ai mal lu… moi seul suis sa femme… la mère de son fils… il n'aime que moi… Et en finissant ces mots, Ellénore tomba suffoquée par l'excès du désespoir qu'elle s'efforçait de combattre.
Après avoir lu le passe-port de lady Caroline de Rosmond, cette preuve irrécusable de la trahison de Frédérik, Ellénore, revenue du spasme convulsif qui lui avait ôté quelques moments l'usage de ses sens, chercha vainement à douter de son malheur. Plus elle interrogeait le passé, plus il la confirmait dans la triste vérité qu'elle s'obstinait à se nier.
Cependant elle veut acquérir à tout prix la certitude de l'infâme conduite de Frédérik; elle va jusqu'à se résigner à voir cette lady Caroline Rosmond, à apprendre de sa bouche même par quels moyens lord Rosmond est parvenu à lui cacher les liens qui l'enchaînaient à une autre. Elle veut savoir laquelle des deux est la victime… Elle veut braver l'horreur d'une explication dont elle prévoit trop que la honte doit rejaillir sur elle seule. Mais que lui importe une humiliation de plus!
Dans l'excès du malheur, on sent parfois quelque volupté à l'accroître volontairement; l'espoir d'y succomber explique cette folie. Ellénore se flatte qu'elle ne pourra, sans mourir, voir lady Caroline s'indigner aux questions qu'elle va lui faire sur ses droits à porter le nom de Rosmond, et elle prie le ciel d'amonceler tant de coups sur sa tête qu'elle en reste anéantie à jamais.
C'est, exaltée par cette horrible pensée, qu'elle sort de son appartement pour descendre dans celui de lady Caroline. Sans réfléchir à l'inconvenance de se présenter ainsi, seule, les cheveux épars, et dans le désordre d'une personne qu'une nouvelle foudroyante vient de mettre au désespoir, elle va sonner à la porte de lady Caroline, lorsqu'un valet de l'hôtel monte à la hâte l'escalier pour remettre, dit-il, une lettre à la dame anglaise.
—Ah! par grâce, laissez-moi voir l'adresse, s'écrie Ellénore. Le valet la lui montre sans se dessaisir de la lettre, car l'air égaré d'Ellénore lui fait redouter quelque tentative extraordinaire. Mais bientôt sa crainte se change en pitié, car Ellénore, pâle, chancelante, s'appuie en vain sur la rampe; elle sent ses jambes fléchir, et tombe assise sur les marches de l'escalier. Là, un torrent de larmes vient soulager l'oppression qui l'étouffe.
—Plus de doute, s'écrie-t-elle… je suis perdue…
Et le domestique, touché de l'état de douleur où il voit Ellénore, veut ouvrir la porte de milady pour demander du secours; mais Ellénore frémit à la pensée de recevoir les soins de sa rivale; elle reprend courage, et supplie le domestique de n'appeler personne, mais de l'aider seulement à remonter chez elle. Là, un calme trompeur s'empare d'elle; elle raisonne sa situation; elle se demande si son courage peut braver la fatalité qui la poursuit, si elle se sent la force de vivre innocente et déshonorée.
—Non, s'écrie-t-elle, puisque le ciel ne m'a donné ni la méfiance qui sauve de la trahison, ni la résignation qui fait supporter les soupçons, c'est qu'il me permet de m'en affranchir par…
En ce moment, le petit Frédérik, qui revenait de la promenade, accourt pour embrasser sa mère, et pour lui montrer les joujoux qu'une belle dame lui a donnés.
A la vue de son enfant, Ellénore repousse avec horreur l'idée inspirée par son désespoir; elle sent qu'un devoir sacré lui commande de vivre.
—Ah! je souffrirai tout pour toi, s'écrie-t-elle en pressant l'enfant sur son sein; je vivrai pour t'apprendre à connaître ta mère, à la défendre, à la justifier… toi seul m'honoreras sur cette terre. Eh bien, ton estime me suffira… tu seras ma consolation… mon honneur… Oui, mon honneur, car tu sauras venger mon offense et la tienne. Puis, passant tout à coup d'une exaltation de tendresse aux emportements d'une trop juste indignation, elle ordonne à Frédérik de haïr son père; de grandir en force, en courage, pour le frapper de sa propre main, pour le ravir à jamais aux embrassements d'une rivale, de celle qui seule a le droit de porter son nom; enfin, elle délire.
Rosalie cherche à la calmer en lui racontant comment une dame qui se promenait sur les remparts, s'est écriée en anglais: «Oh! le bel enfant,» puis s'est approchée d'une boutique de joujoux qui captivait l'admiration du petit Frédérik, et lui a dit de choisir tous ceux qui lui plairaient.
—Vous pensez bien, madame, ajouta la bonne, qu'il ne s'est pas fait prier pour obéir, il a pris tout ce qui était sous sa main. Cette charrette, ce polichinelle, ces soldats de plomb et…
—Comment était cette femme? interrompt vivement Ellénore.
—Mais assez belle, seulement un peu trop grasse.
—Un laquais la suivait sans doute, quelle livrée portait-il?
—Il était en habit bourgeois. On dit que, maintenant en France, on insulte les domestiques quand ils portent le moindre galon.
—Et vous n'avez pas demandé le nom de cette femme qui faisait tant de caresses à Frédérik?
—Je n'aurais pas osé, vraiment. Mais c'est facile à savoir, car lorsqu'elle est remontée en voiture, j'ai entendu son domestique qui disait au cocher, à l'hôtel de Londres, et je crois bien qu'elle demeure ici.
—C'est elle, s'écria Ellénore, c'est elle, je le sens à ma rage; et s'emparant des joujoux que tenait l'enfant, elle les lance par la fenêtre, Frédérik jette les hauts cris en se voyant arracher le polichinelle qui faisait sa joie. Les rires des cochers qui sont dans la cour se joignent aux cris de l'enfant, aux imprécations de la mère. Rosalie effrayée de l'état violent où elle voit sa maîtresse, et craignant que Frédérik n'en soit victime, l'emporte dans ses bras et sort précipitamment de la chambre.
La solitude calme les plus vifs emportements. La douleur qui les cause n'en est pas moins aiguë; mais la colère a besoin de témoins. Dès qu'Ellénore fut livrée à elle-même, son éclatant désespoir devint sombre et silencieux. Il semblait avoir passé de son coeur dans son imagination; elle formait une foule de projets plus insensés l'un que l'autre; le plus cruel, celui qui revenait sans cesse à son esprit, était d'aller chez cette lady Rosmond, apprendre d'elle-même comment lord Rosmond était parvenu à la tromper sur son premier mariage; car fût-il nul d'après les lois, il avait été consacré par un prêtre, les témoins de cet acte religieux ne pouvaient se refuser à l'attester. Et les voisins du cottage qu'habitait Ellénore parlaient si souvent du beau lord Rosmond et de sa femme que le bruit de leur union avait dû transpirer.
Peut-être cette lady Caroline était-elle la seule victime des ruses de Frédérik; peut-être, en trahissant Ellénore, restait-il le père légitime de son enfant. Ah! combien cet espoir la rendait indulgente! que son amour maternel satisfait lui ferait supporter courageusement l'infidélité d'un perfide! Mais comment se flatter encore! comment éclaircir ce doute, hélas! bien faible? Lady Caroline seule pouvait le détruire ou le confirmer complétement; et lors même qu'offensée des questions d'Ellénore elle se refuserait à y répondre, la vérité se ferait jour à travers son indignation.
En se donnant toutes ces raisons pour s'autoriser à une démarche à la fois si audacieuse et si humble, elle ne s'avouait pas la plus déterminante: ce sentiment vindicatif qui porte à jeter le trouble dans le coeur de l'ennemie qui vous ravit le bonheur. Dévoiler à lady Caroline l'infamie de lord Rosmond, lui montrer le désespoir, les tortures où conduisait sa trahison, en faire une prophétie effrayante, était une de ces consolations féroces que l'amour offensé se refuse rarement; car si cet égoïsme à deux, comme l'appelle un penseur, est parfois dévoué, il n'est jamais généreux.
—Non, s'écrie Ellénore, en marchant à grands pas dans sa chambre, non, il ne jouira pas en paix des profits d'un crime aussi lâche. Le monde en sera juge; cette femme qui le croit noble, loyal; cette nouvelle dupe qui le pare de toutes les vertus que je lui supposais, sera désabusée. Elle saura jusqu'où son coeur endurci, son esprit infernal, peuvent pousser la perfidie; qui sait l'effet d'une telle découverte?… Ah! si sa colère allait me venger… si, l'abandonnant à son tour, elle l'accablait de son mépris… de sa haine… il me tuera dans sa rage… Ah! que cette mort serait préférable à celle qui me tue de minute en minute!
Alors, Ellénore, s'obstinant dans son malheureux dessein, pense à se faire demander par sa rivale l'entretien qu'elle-même désire. Elle écrit ces mots à la hâte:
«Milady,
»Il existe entre nous un secret important. Voulez-vous l'apprendre?
»Lady Ellénore Rosmond.»
Elle sonne un domestique, le charge de remettre ce billet à lady
Caroline Rosmond, et attend avec anxiété la réponse.
Effrayée des suites de sa démarche, elle voudrait courir après le domestique, lui arracher le billet des mains mais il n'est plus temps. Il revient lui dire que la dame anglaise est en ce moment avec les autorités de la ville qui veulent s'assurer qu'elle n'est point un agent de Pitt et Cobourg; que l'on visite ses malles, ses papiers, qu'elle ne saurait écrire un mot sans paraître suspecte; mais qu'elle s'empressera de recevoir lady Ellénore, dès que ces messieurs la laisseront libre.
—Elle n'a rien dit de plus? demande Ellénore.
—Rien, madame.
—Elle ne vous a fait aucune question sur moi?
—Non, madame.
—Oh! sans doute, elle me croit une parente de lord Rosmond, pensa Ellénore, et elle recommanda au domestique de venir la prévenir, lorsque lady Caroline serait visible.
Dans l'attente d'une semblable entrevue, en proie à toutes les craintes, aux suppositions les plus douloureuses, aux sentiments les plus déchirants, on aura peine à s'imaginer la pensée qui vint tout à coup dominer les autres dans l'esprit d'Ellénore. Cette pensée toute féminine, sera seule comprise par les personnes de bonne foi avec elles-mêmes, qui ont souvent reconnu l'empire des petites idées sur les grandes passions, et qui savent à quel point les vanités du coeur peuvent se mêler aux plus impétueux mouvements de l'âme. Enfin, Ellénore pensa à paraître avec tous ses avantages aux yeux de sa rivale.
Elle fit appeler sa femme de chambre pour lui apprêter une robe élégante quoique simple. Celle-ci, étonnée de ce projet de parure chez sa maîtresse dont le visage est encore empreint des marques d'un profond désespoir, se fait répéter l'ordre; mais elle n'en doute plus en voyant Ellénore ôter le peigne qui retient ses cheveux pour les faire natter de nouveau, et réparer le désordre de sa coiffure. L'aspect de cette jeune femme pâle comme la mort, le regard éteint, les joues sillonnées de larmes, s'efforçant de paraître belle, ajustant avec goût les draperies de son corsage de mousseline, renouant plusieurs fois la torsade qui lui sert de ceinture pour que les plis de sa longue tunique tombent avec plus de grâce et marquent mieux l'élégance de sa taille, ces soins, pris dans le silence du désespoir, ressemblaient à ceux qu'on prend en Italie pour parer le cadavre d'une jeune fille. En effet, c'était la parure funèbre d'une jeune femme morte au bonheur; c'était cette pureté de traits, cet ensemble noble, quoique inanimé, qui fait dire en voyant passer la jeune fille sur son cercueil:
—Ah! mon Dieu! qu'elle était belle!
Ellénore déplorait l'inutilité de sa peine à cacher sous de vains ornements les dévastations qu'opèrent en un instant les convulsions du désespoir. Elle s'affligeait de se montrer ainsi abattue, flétrie par les larmes, aux regards de celle qui lui enlevait plus que la vie, et dans l'excès d'humilité où plonge le malheur, elle ne s'apercevait pas du charme puissant que cette langueur divine répandait sur toute sa personne. Elle ignorait que les jolis visages, frais, enjoués, s'enlaidissent à la moindre contrariété, mais que les traits nobles, les fronts sérieux s'embellissent sous la pâleur du désespoir.
A mesure que sa toilette s'achevait et que le moment de se rendre chez lady Caroline approchait, elle perdait de son courage à subir cette cruelle entrevue; s'étonnant de l'avoir provoquée, elle cherchait un moyen de l'éluder. Puis se livrant de nouveau à toute l'indignation que lui avait inspirée ce projet, elle se décidait à l'accomplir, comme on se décide au suicide, sans s'inquiéter de ce qui doit en résulter.
D'abord, elle se promettait de se présenter avec tout le calme d'une sécurité feinte; puis, cédant à l'impétuosité de ses sentiments, elle accusait Frédérik, menaçait sa complice et s'abandonnait à toute la violence du sentiment qui la dominait; s'excitant, se blâmant tour à tour, elle n'avait pu encore obtenir d'elle de raisonner sur sa situation, de s'en tenir à un éclaircissement qui la sortit des tortures de l'incertitude, d'éviter enfin l'aigreur, les récriminations qui ne pouvaient que nuire à sa cause et à l'intérêt que sa position, ses malheurs devaient inspirer, lorsqu'on vint l'avertir que lady Caroline était prête à la recevoir.
On lui eût annoncé que l'échafaud l'attendait, qu'elle n'aurait pas éprouvé un plus grand saisissement. Mais il n'y avait plus à délibérer: le caractère d'Ellénore lui rendait un acte de faiblesse plus difficile qu'une résolution pénible, et elle n'hésita pas à suivre le domestique qui devait la conduire jusqu'à la porte du salon de lady Caroline.
—Qui dois-je avoir l'honneur d'annoncer? demanda le valet de chambre.
—Lady Rosmond, répondit fièrement Ellénore. Et ce nom, prononcé à haute voix, ne parut causer aucune surprise à lady Caroline. Elle se leva aussi vivement que son embonpoint le lui permettait, salua Ellénore en l'engageant à prendre place sur un canapé, en face de la bergère où elle vint se rasseoir:
—J'ignorais, dit-elle avec un sourire qui voulait être gracieux, que le hasard me ferait trouver ici une parente de lord Frédérik, et je me félicite beaucoup de cette agréable rencontre. Comment se peut-il qu'il ne m'ait jamais parlé du bonheur qu'il a de posséder une si jolie cousine? Qu'il ait tant tardé à me procurer le plaisir de la connaître? Ah! je lui en ferai de vifs reproches.
Et lady Caroline voyant qu'Ellénore ne s'empressait point de lui répondre, ajoutait une foule de lieux communs polis à sa première phrase pour lui donner le temps de se remettre et de vaincre l'émotion qui lui semblait être l'effet d'une extrême timidité. Mais Ellénore l'écoutait à peine, tant sa vue lui faisait éprouver de sensations diverses. La première fut douce, car en examinant ce visage grossièrement régulier, ces grands yeux sans regard, ces lèvres épaisses, ce teint rouge, cette taille colossale, elle se dit: «Il ne peut l'aimer,» et cette pensée la jeta pour un moment dans une de ces joies d'amour, qui ne font trêve à la douleur que pour la rendre ensuite plus poignante. Hélas! la réflexion devait bientôt lui prouver que si les infidélités permettent l'espoir d'un retour, l'intérêt et la vanité ne sont pas sujets à l'inconstance.
C'est donc pour la fortune de cette femme qu'il devient parjure, faussaire, infâme!… pensa-t-elle, et le sentiment d'un mépris amer vint glacer sa colère; elle se sentit fière de son rôle de victime, et forte de son innocence, elle s'enhardit à répondre à lady Caroline.
—Je ne suis point parente de lord Frédérik Rosmond, madame, et pourtant je lui appartiens d'assez près.
—Je ne comprends pas, madame; le nom que vous portez m'a fait
naturellement supposer que vous étiez la femme d'un cousin de lord
Frédérik, car je connais son frère, et je sais qu'il n'est pas marié.
Expliquez-moi, je vous prie, comment?…
—Oserai-je vous demander, madame, à quelle époque lord Frédérik a eu l'honneur de vous épouser? interrompit Ellénore en fixant ses yeux sur lady Caroline, comme sur le juge qui va prononcer une sentence de mort.
—Mais, il y a bientôt six mois, répondit lady Caroline, en considérant l'effet sinistre de ce peu de mots sur le visage d'Ellénore.
—C'était en Écosse, n'est-ce pas?
—Oui, madame, et les fêtes données à cette occasion à Édimbourg ont été si brillantes, que le bruit en est sans doute venu jusqu'à vous. Mais vous paraissez souffrante; si vous preniez quelques gouttes d'éther?
En disant cela, la grosse lady se levait pour offrir un flacon à Ellénore; et celle-ci, touchée des soins qu'elle en recevait, de la manière affectueuse dont elle la traitait, concevait la noble idée de lui épargner le coup qui devait détruire à jamais sa confiance en celui dont elle se croyait aimée; en cet homme traître, bigame, et assez lâche pour s'être mis, sans doute, à l'abri de la loi par un acte illusoire.
Pendant que l'indignation et la générosité se combattaient dans l'âme d'Ellénore, pendant qu'elle succombait tour à tour au désir de se venger en portant le trouble dans cette union inique, adultère aux yeux du Créateur, et au sentiment noble, à l'exaltation du bien qui l'entraînaient à choisir le plus beau rôle, à ne souiller par aucune méchante action sa conscience de victime, enfin à porter sans tache sa robe de martyre, lady Caroline s'efforçait de deviner la cause de rabattement profond où elle voyait Ellénore, et qui pouvait être cette femme douée de tout ce qu'on envie, et dont la vue excitait sa pitié? Excepté la vérité, toutes les suppositions se présentaient à son esprit, l'identité du nom ne l'éclairait même pas sur la conduite de lord Frédérik, tant l'énormité de son crime lui paraissait improbable. Inquiète de l'oppression qui semblait suffoquer Ellénore, et commençant à se douter qu'un profond chagrin pouvait seul la plonger dans cet état de stupeur, elle essaya de l'en tirer en lui parlant de son fils; elle vanta la beauté, la gentillesse de ce charmant enfant, et s'étendit particulièrement sur la pensée qu'il n'était point de douleur qui ne fût consolable par le bonheur d'être mère, et mère d'un enfant si adorable.
Cette réflexion, que lady Caroline supposait devoir rendre Ellénore à des sentiments plus doux, produisit l'effet contraire. L'idée du sacrifice personnel qu'elle était au moment de s'imposer, céda tout à coup à celle du sort qui menaçait son fils. Le désespoir maternel l'emportant sur toute considération, elle s'écria:
—Cet enfant?… c'est le sien.
—Que voulez-vous dire!
—C'est le sien, vous dis-je, c'est l'héritier légitime de lord Rosmond.
—Qu'entends-je? l'héritier de lord Rosmond? c'est impossible.
—Cela est vrai, je vous le jure sur ce qu'il y a de plus sacré au monde, sur l'honneur, cet enfant est le fils de lord Frédérik!
—Cela se peut, dit lady Caroline avec un sourire amer; mais un enfant légitime?…
—Oui, madame, c'est le fruit d'un mariage que j'ai dû croire légal et irrévocable, car il s'est fait devant témoins, dans une église et par un prêtre. Miss Harriette Rosmond, la cousine de lord Frédérik, peut l'attester, elle y assistait. Cet engagement, pris au nom du ciel, ne peut être violé impunément. Je ne puis laisser dépouiller mon fils de ses droits. Il faut que la loi le protège contre l'abandon de son père. Il faut que la loi décide entre nous; que l'une de nous deux soit la maîtresse d'un roué, la victime d'un infâme suborneur… ou la femme du plus méprisable lord de l'Angleterre.
—La décision n'est pas douteuse, s'écria lady Caroline en se levant pourpre de colère. Apprenez, mademoiselle, qu'on ne se joue pas d'une famille comme la mienne, que j'ai un père, un frère, pour qui tout le sang d'un faussaire ne suffirait pas à laver la moindre tache faite à notre nom. Perdez l'espoir de m'intimider par vos menaces, par vos aventures romanesques. Je vous plains d'avoir été dupe des serments d'un jeune lord qui s'est amusé, comme tant d'autres, avant de se marier. Je vous promets de l'intéresser à votre enfant, de l'engager à lui faire un sort, car les fautes du passé doivent se payer, et je consens à…
—C'en est assez, madame, mon fils n'aura jamais besoin de vous, ni de son père… Quelle que soit la valeur de l'acte qui m'a livrée à lord Rosmond, je resterai, plus que lui, digne du nom qu'il porte. J'aurais fait mieux encore, sans cet enfant qui excite votre pitié; oui, si j'étais la seule victime de ce monstre de perfidie, j'épargnerais son honneur aussi généreusement qu'il a lâchement compromis le mien. J'hésiterais à divulguer son infamie par égard pour vous, madame, qui m'avez montré de l'intérêt, pour vous, qu'il a déjà trompée, qu'il trompera sans cesse; car si son amour pour moi était faux, il n'a pas un seul sentiment vrai dans l'âme. Oh! vous découvrirez bientôt dans quel but il m'a sacrifiée à vous, ou plutôt à votre fortune; vous gémirez, mais trop tard, d'avoir été complice de son crime, d'avoir satisfait son ambition, sa cupidité à prix d'or: car, ne vous abusez pas, c'est cela seul qu'il aime en vous, c'est…
—Taisez-vous, mademoiselle, interrompit lady Caroline, d'un ton théâtral, en se redressant fièrement, pour faire croire que l'indignation l'emportait sur l'inquiétude; qu'elle avait une confiance fondée sur trop de preuves évidentes pour soupçonner la bonne foi de son mari, et pour le laisser injurier par une maîtresse abandonnée. Cessez d'injurier l'homme que j'aime, celui dont je m'honore de porter le nom, continua lady Caroline; ne me contraignez pas à réclamer le secours de mes gens pour me délivrer de votre présence. (Et, en parlant ainsi, elle portait la main sur le cordon d'une sonnette.) Vous avez demandé à pénétrer ici sous prétexte de me révéler un secret important. Est-ce à une aventure de jeunesse, à une de ces intrigues qui précèdent les mariages de tous nos jeunes lords, que vous donnez le nom de secret important? En vérité, ce serait risible.
—Riez-en donc, madame, interrompit Ellénore avec amertume, car c'est pour vous apprendre que j'étais la femme de lord Rosmond avant qu'il vous connût, et qu'il existe assez de témoins de cet acte solennel pour en soutenir l'authenticité devant tous les juges de l'Angleterre, que je suis venue chez vous; c'est pour vous dire qu'il y va de la légitimité de mon fils, et que je ne puis sans crime abandonner sa cause.
—Faites tout ce qu'il vous plaira pour rendre votre histoire plus intéressante, reprit vivement lady Caroline; ameutez tous les avocats de Londres pour amuser le public de vos réclamations amoureuses, le scandale en retombera sur vous, oui, sur vous seule. On sait ce que c'est que la rage des maîtresses quand leurs amants se marient, et personne ne prend leurs injures au sérieux.
—Oui, quand ce sont des maîtresses, des femmes dégradées par le vice, des misérables qui pleurent dans leur amant la dupe qui les paie. Mais les plaintes d'une honnête femme, indignement trompée, d'une mère qui réclame l'appui de la justice contre un acte qui lui ravit le nom et le rang de son enfant, se feront écouter, madame; des preuves irrécusables jetteront un jour affreux sur la conduite de lord Rosmond. Sa double trahison sera démontrée; et s'il est impossible que la loi protège un tel excès d'infamie… qu'il tremble!
—Sans doute, il tremblerait s'il devait être jugé par un tribunal révolutionnaire, dit lady Caroline, avec mépris; car on sait ce qu'une dénonciation produit en France par le temps où nous sommes; mais, grâce au ciel, ce n'est point à des juges français que nous aurions affaire, et toutes vos délations seront sans nul effet à Londres.
—Mes délations!… s'écria Ellénore indignée; mes délations!… confondre les réclamations d'une épouse, d'une mère, avec les viles dénonciations de ces monstres d'ingratitude et d'envie, qui traînent sur l'échafaud ceux qu'ils n'oseraient combattre!… Ah! cette insulte les dépasse toutes, et je ne saurais souffrir plus longtemps d'être traitée ainsi.
En ce moment, plusieurs voix se firent entendre; des jurements, des menaces, le bruit de plusieurs crosses de fusils retombant avec violence sur les carreaux de marbre de l'antichambre, annoncèrent la présence de la force armée.
—Ce n'est pas vrai, s'écria l'aubergiste; je vous en réponds, citoyen municipal, elle n'est pas suspecte, j'ai vu son passe-port avant de l'envoyer à la mairie: c'est une excellente patriote anglaise.
—Ah! il est bon là, avec sa patriote anglaise, dit en riant l'agent municipal. Allons, ouvre cette porte, ou ces gaillards-là t'en éviteront la peine, ajouta-t-il en montrant le piquet de garde nationale qui l'assistait.
L'aubergiste ouvrit, et le salon se remplit aussitôt de la foule des brailleurs en carmagnole qui suivaient d'ordinaire les autorités républicaines dans leurs expéditions révolutionnaires. A cet aspect effrayant, lady Caroline resta interdite.
Ellénore qui s'apprêtait à sortir du salon, rentra d'un air calme, décidée à partager les dangers qui menaçaient sa rivale, plutôt que de lui laisser soupçonner un instant qu'elle s'en réjouissait.
—Que vas-tu faire à Paris, citoyenne d'Albion? car dès cette époque le peuple et ses agens tutoyaient tout le monde, usage que la Convention érigea en loi peu de temps après.
—Que vas-tu faire? demanda l'agent qui portait la parole avec une importance comique.
—Oui, répéta un choeur de voix rauques, que vas-tu faire à Paris?
—Belle demande, dit en ricanant un citoyen coiffé d'un bonnet à poil, elle y va faire les commissions de ses bons amis Pitt et Cobourg.
—Ah! c'est là pourquoi t'as passé la Manche, ma grosse mère, interrompit le plaisant de la troupe. Fallait pas te déranger pour ça. Il y a bien assez à Paris de ces coquins d'insulaires qui font de la contrebande à nos dépens, qui soudoient nos ennemis. Il n'y a pas besoin que les femelles s'en mêlent. Ah! tu viens ici tout doucettement conspirer contre la République? Qu'on l'arrête!…
—Avant de rien précipiter, reprit l'agent municipal, sachons ce qui en est; procédons légalement. Donne-nous tes papiers, citoyenne!
—Mes papiers, répéta lady Caroline d'une voix tremblante, mais je n'avais… que mon… passe-port… et je l'ai confié à l'aubergiste pour le faire… viser…; on ne l'a pas encore rendu…
—Le voilà, s'écria le maître d'hôtel en accourant tout essoufflé; le voilà! Je viens de le chercher à la mairie, il est en règle, et l'on ne saurait vous inquiéter, milady.
—Ah! tu crois ça, toi, dit l'orateur; tu crois que les passe-ports disent tous les projets, les intrigues des voyageurs, n'est-ce pas; tu crois qu'on va trouver là, écrit au bas de la pancarte. «Une telle, aristocrate émigrée, se rendant à Paris pour renverser la constitution, ramener la tyrannie et livrer la France aux Autrichiens;» Ah! tu es bon enfant! toi…
—Ce passe-port est barbouillé d'anglais à n'y rien comprendre, dit le municipal, en cherchant à deviner les mots qu'il ne pouvait traduire: «Femme de haut et puissant seigneur le marquis de Rosmond.» Qu'est-ce que cela veut dire? ton mari n'est donc pas un mylord, demanda le municipal en se retournant du côté de lady Caroline?
—Si, monsieur, il est pair de France et pair d'Angleterre.
—Ah! la bonne farce, dit l'agent en riant aux éclats, c'est un lord moitié fil, moitié coton. On n'en voit pas souvent comme ça.
—C'est vrai, reprit lady Caroline, pâle de frayeur; mais la famille de lord Rosmond est d'origine française, lui-même est né à Paris…
—Pourquoi, s'il a l'honneur d'être Français, reprit le municipal, porte-t-il un titre étranger? C'est un aristocrate…
Et tous de crier:
—C'est un aristocrate!
—Lui, l'ami du duc!… du citoyen Égalité! c'est un whig, c'est un vrai patriote… N'est-ce pas, madame? dit la pauvre lady en s'adressant à Ellénore, et oubliant tout ce qui venait de se passer entre elles pour invoquer un témoignage en faveur de lord Rosmond.
—J'affirme que lord Rosmond est depuis longtemps l'ami du ci-devant duc d'Orléans, dit Ellénore d'un ton ferme, et que son voyage à Paris n'avait d'autre but que d'aller recueillir l'héritage de sa mère, morte il y a peu de mois, dans une province de France.
—Ah! tu le connais aussi, toi, citoyenne; eh bien, tu vas nous dire où il est; mais d'abord, continua l'agent, il faut savoir à qui l'on parle; ton nom? tes qualités?…
—Tenez, citoyen, tout cela est dit là dedans, interrompit l'aubergiste en présentant au municipal le passe-port d'Ellénore.
—Imbécile, tu me donnes toujours le même. Est-ce que tu perds la tête?
—Non, citoyen, je sais bien ce que je fais. Ce passe-port-ci est celui de la petite dame. C'est sans doute une parente de l'autre, puisqu'elles ont le même nom.
—Passe pour le même nom, reprit le municipal; mais pour le même mari, c'est un peu trop fort.
—Le même mari, répéta le plaisant: ah! le petit scélérat, il lui en faut de toutes les espèces, des sultanes et des psychés.
—Je ne me trompe pas, ce sont bien les mêmes titres, les mêmes prénoms, et l'un de ces deux passe-ports est faux.
—Pardi! c'est celui de la grosse milady, s'écrièrent plusieurs voix. Voyez-la, comme elle tremble! Elle sent bien que son compte est bon… A la lanterne! la faussaire! A la lanterne!
Et plusieurs des criards s'avançaient pour s'emparer de lady Caroline, qui, mourante de peur, ne trouvait pas un mot à dire pour sa défense.
—Arrêtez, s'écria Ellénore, en se précipitant devant lady Caroline comme pour lui servir de bouclier contre la fureur des jacobins qui la menaçaient, arrêtez, cette femme n'est point coupable, son passe-port est vrai; les signatures en font foi, j'en jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré au monde; elle ne conspire pas. Ce qu'elle vous a dit est la vérité même, épargnez-la; sinon vous commettrez un crime.
Intimidés par l'audacieux dévouement d'Ellénore, les plus animés hésitent; ils subissent involontairement l'effet que produit d'ordinaire une action généreuse, même sur ceux qui en seraient les moins capables. Ils éprouvent cette sorte d'étonnement admiratif qui sauva mademoiselle de Sombreuil.
Et puis Ellénore est si belle en ce moment! L'idée de risquer sa vie, pour sauver la femme qui lui ravit à jamais son bonheur, l'enflamme, la divinise à ses propres yeux; la fièvre d'une noble vengeance brille dans ses regards. Son attitude est fière, dédaigneuse, tout en elle révèle une exaltation sublime; un mépris de la mort qui désarme souvent les hommes les plus féroces. On l'écoute, on l'admire… on la croit… et pourtant ce qu'elle affirme est impossible à prouver.
—Sacrebleu, dit l'orateur du groupe de mutins, v'là une gaillarde qui a du toupet. Ça m'a l'air d'une brave femme, citoyens, laissons-la s'expliquer.
—Oui, qu'elle s'explique, dit le municipal en reparaissant à la place que la frayeur lui avait fait céder aux mutins, et s'apprêtant à poursuivre son interrogatoire. Si le passe-port de cette femme est bon, ajoute-t-il en s'adressant à Ellénore, si elle est bien réellement la femme de ce lord Rosmond comme ce papier l'affirme, qui êtes-vous?… toi… (puis se reprenant), oui, qui es-tu?
—Je suis madame de Rosmond, ainsi que mon passe-port le constate, répond lady Caroline.
—Mais ton Rosmond à toi… quel est-il?…
La réponse d'Ellénore allait décider du sort de deux personnes. L'accusation de bigamie, fondée ou non, allait faire arrêter lord Frédérik et lady Caroline. Ellénore hésite. La vérité, qu'elle n'a jamais trahie, s'offre à elle, mais sanglante, une double sentence à la main. Elle la repousse. Les patriotes s'impatientent, murmurent, et répètent d'un ton menaçant:
—Allons, parle! Ton Rosmond, quel est-il?
—Le cousin germain de l'autre, répond-elle d'une voix assurée; né comme lui, la même année, dans la même ville.
—Tiens! ce hasard! dit le plaisant de la troupe; on n'en voit comme ça que dans les comédies. Elle croit que nous sommes à la Gaieté. C'est pour sauver sa bonne amie qu'elle invente cette histoire.
—Tout de même, c'est possible, dit l'agent. Il faut s'assurer du fait.
—Eh bien, gardez-moi en prison, reprit Ellénore, jusqu'à ce que vos doutes soient éclaircis, mais laissez cette femme libre.
—Ce sera tout le contraire, citoyenne, dit le municipal en souriant. Celle-ci restera en surveillance ici, jusqu'au moment où elle se fera réclamer par une autorité compétente. Quant à toi, tu es Française, comme on voit bien à ton parler, tu peux continuer ta route, mais à la condition de nous instruire de ce que tu vas faire à Paris, de l'hôtel où tu comptes descendre, et du nom du député qui peut te servir de caution.
—S'il faut subir tant de vexations pour voyager en France, dans ce pays où l'on se bat pour la liberté, j'aime mieux retourner à Londres, dit Ellénore, espérant que sa résistance lui attirera un malheur qui fera diversion à celui qui la tuait.
—Sais-tu bien, qu'avec ces manières-là, tu te feras coffrer, ma petite? dit le municipal, espérant intimider Ellénore, et ne comprenant rien à la manière dont elle semblait défier son autorité; mais nous avons assez de mauvaises têtes ici, tu peux retourner d'où tu viens; je vais apostiller ton passe-port pour qu'on te laisse te rembarquer à Calais.
—C'est ça, crièrent les autres, qu'elle retourne à son bifteck; mais pas avant d'avoir laissé visiter ses papiers.
—C'est juste, dit l'un, et si l'on trouve dans sa malle quelque lettre suspecte… elle verra…
—Ce soin me regarde, dit le municipal d'un ton impérieux; allez, mes amis, fiez-vous à moi… Je vais me rendre avec mon adjoint dans l'appartement de la citoyenne. Tu nous y conduiras, ajouta-t-il en s'adressant à l'aubergiste, et vous pouvez être sûrs que j'accomplirai mon devoir… Mais qui donc fait tant de bruit?
—J'entrerai, vous dis-je, criait à tue-tête un homme qui voulait se faire jour à travers le groupe de sans-culottes qui bouchait la porte. J'entrerai, mille bombes! il faut que je lui parle.
—A qui?
—A ma maîtresse.
—Va-t'en au diable!
—J'ai quelque chose d'important à…
—L'autorité est là; on ne la dérange pas… Ah! tu pousses… tu veux entrer de force… Attends, attends… nous allons te…
—Pas de violences, mes amis, pas de violence! cria le municipal, c'est sans doute moi qu'on demande, le maire ne peut se passer de moi… Laissez entrer cet homme… liberté pour tous…
—Oui, liberté pour tous! répétèrent les patriotes.
—Que veux-tu, mon garçon?
—Je veux remettre cette lettre à la femme de mon maître, à lady
Rosmond, que voilà, dit le domestique en montrant lady Caroline.
A ces mots, Ellénore tombe anéantie sur un siége qui se trouvait là, en prononçant d'une voix défaillante le nom de Maurice.
Lord Rosmond, effrayé de ce qui se passait à Paris depuis le 20 juin, depuis ce jour de démence populaire où l'émeute, pénétrant jusque dans les salons des Tuileries, vint poser le bonnet rouge sur la tête du roi de France, avait prévu les dangers auxquels s'exposait une femme étrangère, voyageant seule et n'ayant pour la protéger que ses domestiques, espèce de serviteurs fort insolents, parlant à peine le français, et dont les manières aristocratiques étaient capables de soulever toute la populace régnante contre leur maîtresse. Il s'était servi de son crédit auprès de M. de Condorcet, alors président de l'assemblée nationale, pour obtenir un laissez-passer, revêtu d'attestations civiques et de toutes les signatures des puissances du jour, afin d'autoriser lady Caroline de Rosmond à retourner à Londres, où d'urgentes affaires de famille la rappelaient en hâte. Muni de cette pièce importante, lord Rosmond avait dépêché Maurice au-devant de lady Caroline pour la sortir d'embarras, si elle éprouvait quelque difficulté sur sa route, et pour l'engager à retourner sur ses pas. Dans une lettre jointe au certificat de civisme, lord Rosmond lui promettait d'aller la rejoindre sous peu de jours, lui laissant entendre, sans l'articuler, que l'état de fermentation où se trouvait Paris, et les dénonciations fréquentes dirigées contre l'ex-duc Égalité, que l'on accusait d'être du comité autrichien, ne permettaient pas aux amis du ci-devant prince, de rester près de lui sans danger.
Dès que Maurice eut remis à l'agent municipal le laissez-passer où la signature du maire de Paris, du célèbre Pétion dominait toutes les autres, l'agent souleva respectueusement sa casquette, et dit, en montrant ce grand nom à sa suite:
—Vous le voyez, citoyens, la commune de Paris répond des sentiments, des faits et gestes de la citoyenne; qu'elle aille donc où bon lui semblera, elle peut compter sur notre protection; car, si nous sommes rigoureux envers les suspects, nous sommes tout zèle pour les amis de la liberté et pour les alliés qui la respectent.
—Mais l'autre, l'autre femme! s'écrièrent les sans-culottes, désolés de voir une proie leur échapper. Vas-tu la laisser aller, aussi, comme celle-là?
—Elle qui n'a qu'un passe-port suspect, dit l'un.
—Elle qui regimbait contre l'autorité, et qui fait la chattemite, là, dans son coin, pour nous faire oublier ses injures, ajouta-t-il en montrant Ellénore, qui, assise près de l'embrasure d'une fenêtre, était à moitié cachée par le groupe des patriotes.
Alors l'attention générale se portant sur Ellénore
Maurice tourna ses regards vers elle, et s'écria involontairement:
—Ciel! madame!
Et il resta pétrifié. En vain lady Caroline lui ordonnait de faire mettre des chevaux de poste à sa voiture, le suppliait de ne pas perdre un instant pour hâter son départ, car la terreur qu'elle venait de ressentir, et dont ses membres tremblaient encore, la rendait impatiente de quitter Amiens et de se soustraire à la tyrannie des autorités françaises. Maurice, abasourdi par la surprise de voir là Ellénore, cette belle victime des trahisons de son maître, cette femme dont il avait exécuté les ordres pendant trois ans avec tant de zèle, de respect, de la voir là en face de sa rivale, les traits abattus par la douleur, les regards fixes, la bouche souriant de ce sourire amer qui peint à la fois l'indignation et le mépris, Maurice n'entendait rien.
—Procédons à la visite domiciliaire, dit le municipal.
—Oui, oui, montons chez elle! cria le choeur des assistants.
—Chez qui? demanda Maurice, chez madame?…
—Et qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'on visite ses papiers? Est-ce que tu as peur qu'on y trouve de tes lettres? dit le plaisant.
—Non, mais madame… est une bonne citoyenne, et je ne souffrirai pas qu'on la traite comme…
—Tu ne souffriras pas! interrompit un bonnet à poil. Je vas commencer par te jeter par la fenêtre, et puis nous verrons ensuite…
—Pas de violence! répéta l'agent; écoutez la loi. Tu connais donc la citoyenne, puisque tu prends si chaudement son parti?
—Oui, je la connais, dit bravement Maurice, et je vous répète que c'est une brave femme, une bonne patriote qui n'est pas suspecte.
—Eh bien, puisque tu en sais si long, tu nous diras s'il est vrai qu'elle s'appelle Rosmond, comme l'autre citoyenne?
Maurice hésita un moment; puis réfléchissant que ce nom devait être sur le passe-port d'Ellénore, il répondit d'un ton ferme:
—Oui, citoyen.
—Est-il vrai qu'elle soit la femme d'un cousin germain de ton maître?
—Oui, oui, répéta vivement Maurice devinant le mensonge généreux d'Ellénore, et trop heureux de le consolider. Le mari de madame est aussi… un lord Rosmond… un cousin germain de celui-ci…
—Et pourquoi envoie-t-il sa femme à Paris?
—Sans doute pour… parce que…
En parlant ainsi, le regard de Maurice semblait implorer d'Ellénore un motif quelconque à donner à son voyage; mais la voyant garder le silence, il finit par dire:
—Ma foi, je n'en sais rien. Tout ce que je puis affirmer, c'est que la citoyenne mérite toutes sortes d'égards… qu'elle paraît… malade… et que l'on ne doit pas la faire souffrir davantage, en la chicanant sur un tas de formalités qu'elle ne connaît point.
—Cela ne te regarde pas, dit l'agent; ce n'est pas de toi que nous apprendrons ce que nous devons faire. Puis, se retournant vers l'aubergiste: Allons marche et mène-nous chez la citoyenne; elle va nous suivre pour être témoin de la visite, car nous ne sommes pas des voleurs, et le premier qui enlève le moindre objet!… sacrebleu! son affaire sera bientôt faite… Allons, debout, citoyenne!
—Pardon, citoyen municipal, dit l'aubergiste tout en émoi, on m'apprend qu'une voiture à six chevaux entre dans la cour; c'est un ambassadeur, dit-il, il faut que j'aille le recevoir, mais ce garçon de l'hôtel va vous conduire. Eh bien, où est-il donc? ajoute l'aubergiste en voyant que son domestique était parti, il s'est bien pressé de redescendre… je vais vous l'envoyer.
—Ah! tu crois que nous sommes faits pour t'attendre? C'est bien plutôt ton ambassadeur qui attendra, s'écria le chef des patriotes.
Et tous, animés du même esprit, se jettèrent sur l'aubergiste pour le contraindre à monter l'escalier. Le malheureux, effrayé de se voir entre les mains de ces énergumènes, jetait des cris affreux qui se mêlaient à leurs voix menaçantes. Tous les habitants de l'hôtel sortaient de leurs appartements pour voir ce qui se passait; les valets de l'hôtel couraient au secours de leur maître. C'était un bruit infernal, qui se calma, comme par enchantement, à la voix douce et paisible d'un homme dont le sang-froid avait déjà bravé plus d'une émeute.
S'étant informé du sujet de ce vacarme, il avait demandé à parler à l'agent municipal.
—Qui es-tu, pour déranger ainsi l'autorité? lui avait-on répondu.
—Monsieur est ministre de France en Angleterre, envoyé par l'assemblée nationale à Londres, d'où il rapporte de bonnes nouvelles, dit à haute voix le secrétaire de l'ambassadeur.
—Ah! c'est différent, répliqua le sans-culotte, c'est un patriote de l'assemblée, laissons-le passer.
Et chacun se retira pour faire place à M. de Talleyrand.
Cette scène se passait sur le palier du grand escalier, où deux hommes en bonnet à poil, ayant pris chacun un bras d'Ellénore, la traînaient vers les degrés qui conduisaient à l'étage supérieur.
—Où menez-vous madame? demanda M. de Talleyrand.
—Chez moi, où l'on va faire une visite domiciliaire, répondit Ellénore en se tournant vers M. de Talleyrand qui, jusque-là, n'avait pu voir son visage.
—Vous ici? dit-il avec surprise.
—Ah! monseigneur, dit tout bas Maurice qui s'était glissé derrière l'évêque d'Autun, protégez-la; sinon ces gens-là lui feront un mauvais parti.
—Ton maître n'est donc pas là?
—Non, monseigneur, je suis tout seul pour la défendre.
—Laissez madame libre, dit l'envoyé de France au municipal, je me rends caution d'elle auprès de vous et de M. le maire d'Amiens; elle est incapable d'avoir rien fait pour mériter les traitements qu'on réserve aux ennemis de l'État. Ainsi, je la mets sous votre sauvegarde.
—Il a raison, s'écrièrent plusieurs voix. Nous empêcherons bien qu'on lui fasse du mal.
Et les mêmes qui sévissaient un moment avant avec le plus de fureur contre la pauvre Ellénore, s'érigeaient ses protecteurs, et juraient de mourir pour la défendre. Pendant ce temps, elle cherchait à rassembler ses forces pour remercier M. de Talleyrand.
Il répondit aux remercîments d'Ellénore par un de ces mots gracieux que lui seul savait dire, puis il lui exprima tous ses regrets de ne pouvoir rester plus longtemps près d'elle, étant contraint de repartir sur-le-champ pour aller rendre compte de sa mission au ministre des relations extérieures.
—Je suis d'autant plus fâché de vous quitter si vite, que vous m'auriez expliqué beaucoup de choses que je ne comprends pas, et qui redoublent encore l'intérêt qu'on vous porte, ajouta-t-il en serrant doucement la main d'Ellénore.
Puis il la salua respectueusement, aux acclamations du troupeau patriotique à qui les gens de M. de Talleyrand venaient de proposer de boire à sa santé au cabaret voisin, et qui criaient de toute la force de leurs poumons:
—Vive l'envoyé de France! vive la brave citoyenne! vive l'avocat du peuple! vive le ministre français! vive le ci-devant calotin!
Au milieu des hommages bruyants de cette troupe de soi-disant patriotes, Ellénore avait trouvé moyen de prier Maurice de venir lui parler avant de retourner près de son maître.
—Je n'en aurai pas le temps, avait-il répondu avec embarras.
Mais Ellénore ayant insisté en disant:
—Je vous attends avec dix guinées!
Maurice avait fait un signe qui ne laissait nul doute sur son consentement.
Maurice était, comme la plupart des valets de chambre, confident des mauvais sujets. Sans cesse indignés des méchantes actions dont ils sont les zélés complices, hasardant parfois de vertueuses représentations, des craintes secourables, ordinairement mal accueillies, et dont ils expient le tort par une soumission sans bornes; partagés entre l'audace et la peur, la malice et la pitié, l'intérêt et le remords, tour à tour pleins de zèle pour le bourreau et la victime, ils sont susceptibles des meilleurs comme des plus mauvais sentiments.
Maurice n'avait pu être au service d'Ellénore pendant trois ans sans apprécier ses qualités aimables, son caractère noble et juste; car l'on se trompe fort lorsqu'on croit échapper à l'observation de ses domestiques. Le moins intelligent sait toujours à quoi s'en tenir sur la valeur réelle de ses maîtres. Maurice ressentait une estime profonde, un véritable attachement pour Ellénore, ce qui ne l'avait point empêché d'aider son maître à la tromper et à la perdre aux yeux du monde; sorte de faiblesse qui se trouve souvent ailleurs que chez les valets. Il aurait désiré apporter quelque adoucissement aux peines d'Ellénore en lui peignant son maître moins coupable qu'il ne l'était; mais il n'y avait pas moyen de justifier sa conduite. Aussi fallait-il la double séduction des prières d'Ellénore et de l'intérêt pécuniaire pour décider Maurice à subir l'interrogatoire qui l'attendait.
Lorsqu'il entra chez Ellénore, le petit Frédérik était sur les genoux de sa mère, il la caressait, il jouait avec les boucles de ses longs cheveux, et cherchait à s'attirer son attention par une foule de gentillesses. Mais Ellénore n'y prenait pas garde. On pourrait dire qu'à force de penser à lui, elle ne le voyait plus. Cet enfant était, dans cet instant même, l'objet d'une grande décision. C'était le devoir qui contraignait sa mère à supporter la vie, à dévorer les humiliations les plus cruelles et les moins méritées; enfin à concentrer tous ses sentiments, toutes ses espérances dans cet être que le monde appellerait le fruit de son déshonneur. Mais avant de se résigner à fuir pour jamais le souvenir de celui qui la vouait à un malheur éternel, elle voulait connaître toute l'étendue de son crime envers elle. C'était, pensait-elle, un moyen d'éteindre ses regrets: le tableau de tant de trahison, de bassesse, devait inspirer un vif dégoût à un coeur aussi loyal que le sien, et elle espérait voir son amour étouffé sous le poids du mépris.
Maurice la trouva dans le calme qui suit d'ordinaire une résolution solennelle.
—Approchez, lui dit-elle d'une voix oppressée et en remettant le petit Frédérik à sa bonne qui l'emmena aussitôt, ne craignez point mes récriminations. Je sais combien vous êtes dévoué à votre maître, vous avez dû lui obéir, je ne vous en fais point de reproches; en voulant m'éclairer sur ce qui se tramait contre moi, vous vous seriez perdu sans me sauver; mais aujourd'hui que rien ne peut ajouter à l'horreur de ma situation, dites-moi, depuis quelle époque lord Rosmond a-t-il contracté son mariage avec lady Caroline? Quant à celui dont vous avez été témoin dans la chapelle de Ham…, qu'il soit légal ou non, je suis décidée à n'en jamais réclamer la validité; car, malgré l'intérêt de mon fils, comme je ne pourrais faire valoir ses droits qu'en déshonorant son père, qu'en le livrant au sort des plus vils criminels, je préfère tout à cette honteuse vengeance. Ainsi, parlez sans crainte de nuire à votre maître; je laisse au ciel le soin de le punir.
—Sans doute, madame, mon maître a de grands torts avec madame, dit Maurice en tournant son chapeau dans ses mains, et d'un ton qui décelait son embarras… Mais je puis affirmer à madame que je ne les ai connus que lors de notre voyage à Édimbourg. Jusque-là, j'étais, comme madame, dans la ferme croyance que mylord était son mari devant l'Église, et je ne saurais peindre mon étonnement, je dirai plus, ma vraie peine, lorsque mylord, forcé de me confier les apprêts de son futur mariage avec lady Caroline, m'a avoué que la cérémonie de la chapelle n'avait été imaginée que pour vaincre vos scrupules, et que le prêtre, le notaire, les témoins, tout cela étaient des complaisants déguisés; qu'enfin, il était libre de faire un mariage indispensable à l'état de ses affaires. Vous saurez, madame, que, dans ses fréquents voyages à Londres, mylord avait perdu au jeu de fortes sommes qu'il était obligé de payer dans un court délai, sous peine d'un grand déshonneur, à ce qu'il prétendait du moins.
»Je le vis rentrer un matin dans un état de désespoir tel, que je le crus fou. Il brisait ce qui se trouvait sous sa main, il parlait de se tuer, puis tout à coup il fondait en larmes, en s'écriant: pauvre Ellénore!… Pardon, madame, mais je vous répète ses propres paroles… allons, puisqu'il le faut, disait-il, puisqu'il n'est pas d'autre moyen d'échapper à leur mépris à tous, de tenir ma parole, de sauver l'honneur de mon nom… obéissons à ma famille… Alors, il se mit à écrire quelques lignes qu'il cacheta et m'ordonna de porter chez mylord, son oncle, puis il se jeta sur son lit tout habillé; il n'y resta pas longtemps sans voir arriver son oncle et son cousin, avec lesquels il était brouillé depuis trois mois, et qui venaient se réconcilier avec lui, en récompense de son consentement au riche mariage qu'ils voulaient lui imposer.
»Toute la fortune des Rosmond était attachée à cette alliance, disaient-ils, mais le seul avantage qui avait déterminé mon maître, c'était les 50,000 livres sterl. comptant que lui apportait lady Caroline, et la faculté de satisfaire avec une partie de cette somme à ses dettes d'honneur. Il mit pour toute condition à ce mariage, qu'il se ferait sur-le-champ, et au château du père de lady Caroline, dans ce château perdu au milieu des montagnes de l'Ecosse; il lui était permis de croire que ce qu'on y ferait ne serait jamais connu du reste de la terre, et mon maître s'était flatté que ce qu'il disait être un affreux sacrifice fait à la nécessité, serait longtemps ignoré de la femme… qu'il… aimait…
A ce mot, Ellénore fit un mouvement d'indignation qui, loin d'intimider
Maurice, lui donna le courage de répéter:
—Oui, madame, qu'il aimait tendrement… et qu'il aime encore plus que jamais.
—Ce n'est point sur ses sentiments que je vous questionne, dit Ellénore avec dignité, sa conduite les révèle assez; c'est uniquement sur les faits qui l'ont amené à l'action la plus infâme et que je veux connaître.
—Eh! madame, il ne fallait pas moins que la crainte d'être chassé de tous les salons de Londres, d'être traité de banqueroutier, pour le décider à partir pour l'Écosse. J'ai cru qu'il ne pourrait jamais s'y résigner, lorsque nous sommes retournés au cottage… Quand il a revu madame… et le petit Frédérik… Mais ce n'est pas cela que je veux dire, ajouta Maurice, en se dépitant contre sa sensibilité; ce que je puis affirmer, c'est qu'avant d'entrer au cottage, mylord m'avait fait jurer la plus grande discrétion sur le motif de son voyage en Écosse, et qu'il avait accompagné cette recommandation de menaces effrayantes. Bien entendu que je devais être aussi discret au château de L… qu'au cottage. Pour en être plus certain, mylord me confia tout ce que sa situation avait de périlleux, les scènes cruelles qui auraient lieu le jour où vous seriez désabusée, et le désespoir où il tomberait s'il lui fallait renoncer à vous.
«Tout se passa, à Édimbourg, si vite, que l'entrevue, les accords, la noce, s'accomplirent en quinze jours! Dès le seizième, mylord prétexta une affaire importante pour se rendre à Londres, où il paya ses créanciers, et s'empressa de revenir au cottage avant de passer en France…»
—Assez, interrompit Ellénore, en sentant tous ses membres saisis d'un frisson mortel, assez; je m'obstinais, malgré l'évidence, à douter encore; je ne pouvais croire à tant de perfidie. Vous venez de me prouver ce que j'aurais eu honte de supposer. Je vous en remercie, ajouta-t-elle en montrant à Maurice la bourse qui était sur la table, et qu'il prit sans hésiter. Allez raconter à votre maître, continua-t-elle, le hasard qui m'a tout appris. Dites-lui que sa lâcheté n'a rien à craindre de mon ressentiment, et que je ne mets d'autre prix à ma générosité, que la certitude de ne le revoir de ma vie.
Alors Ellénore sonna sa femme de chambre, et Maurice sortit en levant les yeux au ciel, comme pour lui demander pardon d'avoir aidé à désespérer une femme si adorable.
Peu d'instants après le départ de Maurice, un grand bruit de chevaux et de postillons annonça celui de lady Caroline. Elle retournait à Londres; ce qui décida Ellénore à prendre une autre route; la protection de M. de Talleyrand lui avait acquis celle du maire d'Amiens, elle en obtint sans peine l'autorisation de se rendre en Belgique, et elle partit le soir même pour Bruxelles. Cette détermination, qui l'éloignait plus sûrement de lord Rosmond, était la seule qu'elle pût prendre dans le trouble où était son esprit.
Ce fut un bienfait pour elle, que l'obligation de passer une nuit entière en voiture, livrée à toutes les réflexions que sa triste situation devait faire naître. La fatigue est d'un grand secours dans les chagrins, et l'insomnie qu'elle cause est moins pénible que celle dont le repos ne peut triompher.
Ellénore, franchissant l'espace sans que nul objet, nul autre bruit que celui d'un roulement monotone, dérangeât sa rêverie, les yeux fixés sur les deux étoiles, éprouvait cette sorte de calme inséparable du plaisir de se trouver, pour ainsi dire, en tête-à-tête avec l'immensité. Quelle que soit l'énormité des maux qui vous accablent, la fatalité, la multiplicité des événements qui vous frappent, on se trouve un si petit personnage sur cette grande terre, un être si imperceptible auprès de toutes ces splendeurs du ciel, qu'il en résulte un véritable désintéressement pour soi-même. On pense au peu que l'on est, au peu que l'on dure, et l'on perd toute idée de se révolter contre un destin immuable.
La vue de son enfant endormi sur les genoux de sa bonne, troublait parfois la résignation d'Ellénore, elle maudissait celui qui lui avait donné la vie pour le livrer à tous les chagrins, les dégoûts, dont on abreuve l'existence d'un enfant illégitime. Mais plus le sort qui le menaçait effrayait son coeur de mère, plus elle se pénétrait de la sainteté de ses devoirs. Son bonheur personnel était pour jamais détruit; elle le sentait; toutes tentatives pour le ressaisir devenaient inutiles.
—Eh bien, du fond de cette tombe où la trahison m'a précipitée, pensait-elle, veillons à l'existence, à l'éducation de ce pauvre enfant, que sa vie remplace la mienne. Oublions-nous complétement pour ne penser qu'à lui. Jetons un crêpe funèbre sur le passé. Oui, prions pour le repos de notre âme, comme si elle était déjà dans l'éternité!
Ce deuil d'elle-même, accepté franchement, devait rendre à Ellénore la raison et le courage. Fière de sa propre estime, elle se promit de supporter avec calme toutes les injustices, les insultes même que sa situation, si honteuse en apparence, pourrait lui attirer; elle se promit, surtout, de ne point aggraver le malheur de cette situation par de vains efforts pour en expliquer l'innocence. C'était s'épargner un grand supplice, celui de voir l'impuissance de la vérité sur des esprits prévenus, abusés, et trop flattés peut-être, d'une erreur qui leur donnait le droit de traiter avec mépris une femme dont la beauté, jointe à tant d'autres dons, inspiraient l'envie.
Ellénore, arrivée à Dunkerque, trouva un bâtiment prêt à faire voile pour Ostende; le négociant qui en était propriétaire consentit à prendre des passagers. Ellénore fut du nombre.
Avant de s'embarquer, elle écrivit à son banquier de lui faire passer des fonds à Bruxelles, sous le nom de madame Mansley, se réservant de lui confier plus tard ce qui l'obligeait à reprendre le nom qu'elle tenait de son père.
Ellénore descendit à Bruxelles, dans un modeste hôtel, près du Parc, évitant tout ce qui avoisinait l'élégant hôtel de Bellevue, alors le rendez-vous de toutes les élégances de l'émigration. Puis dès qu'elle fut moins souffrante, elle chercha un petit appartement dans quelque maison retirée pour y vivre solitaire. Elle fut rencontrée un matin par le prince de P…, excellent homme, gros, court et enjoué, ayant plutôt l'air d'un riche fermier de la Beauce que d'un prince de la cour de Louis XVI, et que son âge mûr n'empêchait pas d'aimer les jolies femmes et d'être fort galant auprès d'elles; mais d'un caractère noble, généreux, sans prétentions embarrassantes, et toujours prêt à accepter l'amitié qu'on lui offrait pour prix de son amour. Le prince de P… avait vu Ellénore s'élever chez la duchesse de Montévreux et s'était toujours vivement intéressé à elle. Plus d'une fois, depuis que la duchesse avait contraint Ellénore à fuir de chez elle pour se soustraire à la domesticité dont on la menaçait, le prince avait pris le parti de la pauvre fugitive contre sa fausse protectrice; et ce procédé courageux lui attirait souvent force épigrammes. On le traitait de bonhomme, injure la plus sanglante d'une société où la malice, la finesse étaient seules en crédit.
Le prince de P… aborda Ellénore avec tant de bienveillance, il la questionna sur son sort avec un intérêt si sincère, un ton si paternel, qu'elle céda au plaisir de lui confier ses peines, et lui promit de le revoir le lendemain, ainsi qu'il l'en priait, et de lui raconter les tristes motifs qui la déterminaient à quitter l'Angleterre pour se réfugier à Bruxelles.
Le prince répondit à sa confiance en lui racontant comment il avait échappé, par la vitesse de son cheval, aux agents du comité de surveillance qui le poursuivaient pour le conduire en prison et de là à l'échafaud. A cette époque trop dramatique, chacun était le héros d'une aventure intéressante. Mais le prince convint que les malheurs d'Ellénore dépassaient en fatalité tous ceux des échappés de la Révolution.
Il faut avoir subi la torture d'un tourment humiliant, solitaire, dont la plainte amère, ne pouvant s'exhaler, maintient le coeur sous une oppression mortelle, pour se faire une idée du soulagement qu'éprouva Ellénore en faisant le récit de l'événement aussi malheureux qu'étrange de son faux mariage à un véritable ami, dont la loyauté croyait à la sienne.
Après avoir écouté Ellénore en l'interrompant sans cesse par des exclamations peu flatteuses pour M. de Croixville, et pour lord Rosmond, le prince dit en soupirant:
—La situation est fâcheuse… Les apparences sont telles qu'on aura bien de la peine à faire triompher la vérité; mais enfin, pour n'être pas probable, elle n'en est pas moins vraie? J'ai vu quelquefois le monde la deviner. Il n'est pas toujours si aveugle, si injuste qu'on le dit!
—Ah! juste ou non, comme je suis destinée à le fuir toute ma vie, reprit Ellénore, peu m'importent ses jugements; si flétrissants qu'ils puissent être pour moi, votre estime, cher prince, me donnera la force de les braver. Vous m'accorderez quelques-uns des moments que la politique et les plaisirs vous laisseront de libres; et la consolation de vous attendre, d'espérer causer avec vous de ceux que j'aime encore, malgré tout le mal qu'ils m'ont fait, me distraira de ce désir de mourir, qui me poursuit toujours en dépit du remords qu'il m'inspire.
—Se laisser mourir pour faire plaisir aux ennemis qu'on gêne, ah! c'est une complaisance très-coupable, et que je vous défends d'avoir. Plus la position est difficile, moins on doit se laisser abattre. Le bon Dieu vous donne un enfant pour jouer avec lui, un vieil ami pour pleurer avec vous; cela vous suffira, j'espère, pour attendre un meilleur temps. Maintenant il faut nous occuper de vous caser ici le mieux possible. Je pardonne à Croixville son enlèvement et le tort qu'il vous a fait, en considération de l'indépendance que vous assure votre part dans son héritage; la première des conditions pour être honoré ici-bas, mon enfant, c'est de ne rien coûter à personne; dès que le monde est rassuré sur la crainte d'avoir à se dévouer pécuniairement pour un malheureux, il y prend intérêt, il l'observe avec soin et lui accorde bientôt la considération qu'il mérite; maintenez-vous dans la sage résolution de ne vivre que pour votre enfant; oubliez son traître de père et vous trouverez encore assez d'amis pour vous apprécier et pour vous rendre l'existence agréable.
—Je ne compte que sur vous, dit Ellénore en tendant la main au prince, votre amitié, vos conseils soutiendront mon courage; et lorsque j'aurai à subir les mépris de gens moins innocents que moi, je penserai qu'il y a une âme noble, compatissante, dont je suis connue, qui sait si je mérite tant d'outrages, et dont l'estime me venge. Grâce à vous, cher prince, je ne me croirai pas une pauvre abandonnée de tous.
Le prince de P…, répondit par la protection la plus désintéressée, la plus courageuse, à la confiance d'Ellénore; il lui trouva dès le lendemain un joli appartement convenablement meublé, dans la maison d'une vieille et honnête femme de sa connaissance, qui n'hésita pas à loger madame Mansley sur la recommandation du prince de P… Il la présenta comme étant la veuve d'un officier mort à Paris dans les dernières émeutes. Sa robe noire et le chapeau de même couleur qu'elle portait ne démentaient point le deuil auquel cette supposition la condamnait. Ce deuil si douloureusement empreint dans son âme, devait longtemps se montrer sur ses vêtements.
L'appartement d'Ellénore était au rez-de-chaussée, donnant sur un petit jardin où son enfant pourrait jouer en prenant l'air, ce qui la dispenserait de le mener souvent au Parc, et lui éviterait l'ennui de rencontrer les gens qu'elle fuyait. Guidée par ses habitudes plus que par sa pensée, elle s'arrangea, dans sa nouvelle retraite, avec toute la simplicité et le bon goût qui lui étaient naturels.
Malgré ses souvenirs amers, sa profonde douleur, elle jouissait, dans cet asile, des bienfaits d'une parfaite résignation; car elle avait consulté le prince de P… sur ce qu'elle pouvait tenter contre lord Rosmond en faveur de son fils, et le prince lui ayant prouvé qu'il résulterait de ses réclamations beaucoup de scandale et point de succès, elle s'était promis de subir son sort comme un arrêt du ciel. C'est déjà moins souffrir d'une situation malheureuse que de perdre toute idée d'en sortir.
Madame Vannebourg, la propriétaire de la maison qu'habitait Ellénore, avait entendu le prince de P… parler d'elle avec éloge; elle désira profiter du voisinage d'une personne si aimable, et le prince engagea madame Mansley à la recevoir.
—Vous ne pouvez passer toutes vos journées ainsi seule, dit-il à Ellénore; je vois le spleen vous atteindre, et je ne souffrirai pas que vous mouriez, sous mes yeux, des suites du mal qu'on vous a fait. Ce serait trop bien divertir vos bourreaux; il faut oublier leurs infâmes procédés, en accueillant la société, l'affection de quelques amis vrais, dont les soins vous consoleront, ou du moins vous aideront à supporter vos peines.
—Tout à la pitié que je vous inspire, cher prince, vous ne pensez pas à ce que ma position offre de difficultés, à l'impossibilité où je suis de la justifier, à quel point les apparences m'accusent…
—Sans doute, vous ne pouvez aller plaidant à tout venant votre cause, et démontrant à chacun tous vos droits à l'estime; mais ce qui serait inconvenant et sans effet dans votre bouche, est très-bien placé dans la mienne. Je suis un père de famille, malheureusement assez vieux pour ne pas vous compromettre; votre fortune vous met à l'abri de tout soupçon flétrissant à cet égard; car on ne répond à l'amour d'un homme qui n'est ni jeune ni joli que pour de l'argent, et je vous promets d'être cru lorsque je dirai ce que vous valez.
—A quoi bon vous donner cette peine, cher prince, votre amitié me rend aussi heureuse que je puis l'être. La bienveillance de quelques autres n'y ajouterait rien.
—Erreur, s'écria le prince; les grandes résolutions ont cela de bon qu'en ne peut les tenir. Vous aurez beau vous renfermer, quelques personnes finiront par se glisser chez vous, et vous céderez à leur importunité, peut-être aussi un peu à la fatigue de la solitude. Il n'est pas, grâce au ciel, dans la puissance d'une femme de passer sa jeunesse, son existence entière à pleurer la trahison d'un perfide. Vous finirez par écouter les conseils, les consolations de quelques amis; eh bien, laissez-moi donc les choisir. Songez que des premiers que vous verrez, va dépendre le genre de société que vous aurez le reste de vos jours. Ne vous flattez pas de vous plaire au milieu de gens excellents, mais communs, mais ignorants de tout ce que vous avez vu et su chez cette duchesse qui vous a élevée, chez cet aimable Croixville qui s'est fait votre tuteur, faute de mieux. Non, ma chère amie, vous ne pourriez vous accoutumer à des vertus mal habillées, à des braves gens de mauvais ton. C'est le premier des inconvénients attachés à l'honneur de vivre parmi nous autres gens de cour. On souffre beaucoup de nos défauts, on les hait, on les méprise, mais on ne peut se passer de nos manières; c'est donc encore près de nous où vous avez rencontré votre bourreau, que vous trouverez les amis spirituels qui vous rendront justice, qui vous défendront contre les attaques du monde.
—Je ne l'espère pas.
—Et moi, j'en suis certain, reprit le prince, et je vous supplie d'en faire l'épreuve. Vous ne me soupçonnez pas, je pense, de vouloir ajouter à vos peines, en vous exposant à des hommages trop légers, à des amitiés dédaigneuses; je connais votre fierté, je la respecte, mais je veux qu'elle soit connue par d'autres que par moi… L'évidence est ce qui combat le mieux contre la calomnie; le malheur, qui se cache avec tant de précaution, ressemble au crime; il ne faut ni se montrer, ni se soustraire aux yeux du monde, lorsque nul regard ne peut faire rougir. Allons, suivez mes conseils, et croyez que ce sont ceux d'un père.
En parlant ainsi, le prince serra la main d'Ellénore.
—Disposez de moi, dit-elle, en essuyant ses larmes. C'est bien le moins que je suive vos avis pour prix d'une si douce, d'une si sainte protection!
—Merci, dit le prince, je n'abuserai pas de votre docilité; car vous saurez que votre présence ici n'est plus un mystère pour plusieurs de vos anciennes connaissances et qu'elles me tourmentent chaque jour pour vous les présenter. Mais c'est une faveur que j'accorderai seulement aux plus dignes.
—Je m'en fie à votre sagesse.
—Soyez tranquille, ajouta le prince en riant, je commencerai par les plus vieux et les plus laids. A demain.
Bruxelles voyait alors arriver en foule les malheureux que leur rang, leur opinion, leurs titres, contraignaient à fuir la France. La plupart, heureux d'abandonner aux révolutionnaires leur fortune pour conserver la vie, supportaient un état voisin de la misère avec tant de philosophie que leur gaieté même n'en était pas altérée. Soutenus par l'espoir d'une restauration que les plus vieux ne devaient pas voir, ils acceptaient le malaise, les privations présentes, comme on se résigne aux mauvais repas des mauvaises auberges, dans un voyage dont le terme est prochain.
C'était à qui ferait la meilleure plaisanterie sur son dénûment, sur les habitudes burlesques qu'il était forcé de substituer à ses habitudes élégantes; la vanité avait changé d'allure. Fatiguée de magnificence, elle se cachait sous les vêtements d'indienne de la duchesse ruinée, et visait à paraître pauvre, comme elle visait autrefois à paraître riche. C'était une fatuité de misère qui faisait d'autant plus ressortir la grandeur déchue. La jolie marquise, réduite à ranger elle-même sa chambre pendant que son unique servante faisait son déjeuner, se vantait de casser toutes les porcelaines qu'elle essuyait; une autre parlait cuisine en se flattant d'y faire des progrès.
Un jeune seigneur de la feue cour de Versailles remerciait son père et sa mère d'avoir torturé son enfance, en lui faisant apprendre de force à jouer du violon: talent dont il commençait à tirer profit, soit en donnant des leçons, soit en faisant sa partie dans les concerts. Enfin, chacun s'amusait du comique de sa situation pour s'étourdir sur ce qu'elle avait de pénible, et puis aussi pour faire mieux remarquer le contraste de son haut rang, de sa naissance, de sa fortune, avec l'humble condition où la révolution française le réduisait.
Au sein de la plus grande gêne, manquant souvent du nécessaire, les émigrés, fidèles au caractère français, bravaient en riant leur détresse. Les hommes, toujours courageux et légers, consacraient leurs matinées à d'insipides travaux, et leurs soirées à la galanterie, guettant les aventures scandaleuses pour les colporter de mansarde en mansarde, comme autrefois de boudoir en boudoir, et s'efforçant d'être les héros du roman émigré qui faisait alors le plus de bruit.
Les femmes, réduites à une simplicité presque misérable, n'en étaient pas moins occupées du soin de paraître jolies. La nécessité avait beau les contraindre à porter une robe d'indienne, des souliers de peau, un fichu sans dentelle, une pelisse grossière telle qu'on en voit sur le dos des bourgeoises qui vont à pied à Bruxelles; cet attirail, plus modeste, ne décourageait pas leur coquetterie innée. La pelisse mal jointe laissait voir un fichu bien plissé; la robe de toile dessinait la taille de manière à déceler ses contours gracieux; le gros soulier faisait ressortir le petit pied, et l'ensemble de la tournure avait une allure si élégante, qu'elle attirait tous les regards. Découvrir sous ces vêtements communs, sous la capote noire, sous la saye de l'ouvrière, une grande dame de la cour de Versailles, était un plaisir qui avait tout le piquant de ceux d'un bal masqué. Se faire admirer, adorer, sans le secours du luxe et de toutes les recherches qui ajoutent tant à l'effet de la beauté, c'était une gloire digne des plus ambitieuses.
L'on en citait alors trois que leurs divers agréments faisaient nommer du nom classique des trois Grâces: c'étaient mesdames de M… de C… et de Cl… Nous omettons leurs titres par égard pour la modestie de la seule des trois qui reste. Celle-là n'était belle que par sa taille et son grand air, peut-être trop insolent pour un si beau nom; madame de C… était la grâce en personne: sa démarche, ses moindres mouvements avaient un charme indicible. C'était un mélange de vivacité, de langueur, d'indifférence, d'agacerie; c'était une distinction naturelle qui prêtait de la noblesse aux actions les plus ordinaires, et complétait l'ensemble le plus ravissant.
Madame de Cl… était fort aimable, surtout pour l'objet de sa préférence. Elle aimait si bien; son dévouement, à la fois si pudique et si passionné, inspirait tant d'intérêt, qu'on pardonnait à la faiblesse de son coeur, en faveur de son peu de dissimulation à la cacher.
Ce trio enchanteur, qui faisait la consolation de l'exil, était alors fort occupé de l'arrivée à Bruxelles d'une princesse d'un grand nom, que nous voilerons sous celui de Waldemar. Cette princesse, plus fraîche que belle, plus dévouée que séduisante, s'était vue contrainte de quitter la France au moment où l'on commençait à traiter de suspect tout ce qui possédait un nom illustre, ou une grande fortune. Habituée depuis longtemps aux hommages des jeunes gens de la cour, plus amoureux de son crédit que de ses charmes, elle s'entourait de tout ce que l'émigration avait de plus élégant. Pour plus de sûreté, elle s'était fait accompagner à Bruxelles par le comte de Savernon, jeune homme, beau, bien fait, distingué par sa naissance, par de rares qualités, et dont l'esprit léger, moqueur, cachait un coeur capable d'un profond attachement.
Ainsi que la plupart des jeunes gens qui débutent dans la carrière de la galanterie, M. de Savernon se livra avec toutes les joies de l'amour-propre aux agaceries d'une grande dame beaucoup plus âgée que lui, et par cela même décidée à l'enchaîner par tous les moyens qui étaient en sa puissance. Un des plus efficaces était bien certainement la faculté que sa fortune lui donnait de réunir chez elle l'élite de l'émigration, et des nobles étrangers empressés à lui rendre hommage; car, si la révolution française enlevait à la princesse de Waldemar la plus grande partie de ses revenus, des fonds placés en Allemagne lui permettaient de vivre, sinon avec opulence, du moins d'une manière convenable, et lui donnaient, de plus, les moyens de secourir ses amis ruinés. Son excellent coeur ne pouvait se passer d'affection, et, comme ces personnes que le besoin d'aimer tourmente, elle se résignait à sacrifier tout pour obtenir un peu, et ne se plaignait jamais du mauvais marché.
Tant qu'un autre amour ne venait pas troubler cette association inégale, c'était une assez douce condition pour celui qui l'avait acceptée; mais, dès que le trop aimé devenait infidèle, les soupçons, les reproches, les querelles la rendaient bientôt insupportable. Une rupture s'en suivait ordinairement, et l'expérience de cette disgrâce humiliante ne sauvait pas la princesse de Waldemar d'y retomber.
Fière de traîner à son char un homme charmant dont les jeunes femmes enviaient les hommages, elle s'efforçait de rendre sa maison agréable pour l'y retenir et lui ôter toute idée d'aller s'amuser ailleurs. Cela lui réussit jusqu'au moment où, s'apercevant des fréquentes absences du prince de P…, elle lui demanda ce qu'il faisait des soirées qu'il lui consacrait autrefois, et quelle était l'heureuse personne qui l'accaparait au point de lui faire délaisser ses amis.
Le prince s'étendit sur le plaisir d'entendre un reproche si flatteur, et balbutia quelques mots évasifs sur les visites qu'il était obligé de faire à une de ses anciennes connaissances, nouvellement arrivée à Bruxelles.
—Ah! vous faites le mystérieux, dit la princesse, eh bien, cela doublera notre curiosité à savoir le nom, la patrie et les dieux de votre belle, car vous êtes encore bien capable d'une charmante folie.
—Vous me flattez, madame, et je voudrais être digne de…
—Tout cela ne répond pas à la question, mon cher prince, interrompit le vieux duc de R…, vous avez sans doute vos raisons pour être discret; moi, qui n'en ai pas, j'apprendrai à la princesse la cause de l'abandon où vous nous laissez depuis quelque temps; c'est tout bonnement à une fort jolie femme qu'il nous sacrifie.
—Son nom?… dites-nous vite son nom! s'écrièrent plusieurs voix ensemble.
—Son nom! voilà justement le difficile, dit le duc.
—Quoi? vous ne le savez pas?
—Si fait, vraiment; mais c'est qu'on n'est pas encore bien décidé sur celui qu'elle a le droit de porter.
—Est-ce qu'elle est réduite à s'en choisir un?
—Pas précisément; mais un de ces mariages de garnison dont les jeunes officiers se rendent trop souvent coupables, l'a forcée à quitter le nom de l'infidèle pour revenir à son nom de famille.
—Je comprends, dit la princesse, c'est une victime volontaire de l'inconstance de quelque joyeux perfide, et le prince s'établit près d'elle en consolateur.
—Pardon, madame, mais vous ne comprenez pas du tout, reprit le prince d'un ton imposant. La femme dont le duc vous parle n'a aucun rapport avec celles qui donnent le droit de les traiter légèrement. Elle a été indignement trompée, il est vrai, mais son malheur, loin de la dégrader, n'a fait que mettre à l'épreuve ses nobles qualités, et que montrer dans tout son jour sa conduite honorable.
—Ah! s'écria-t-on de toutes parts, le bon prince est amoureux! C'en est fait…. le voilà convaincu de la vertu de son héroïne. Oh! sublime effet de la passion!
—Dieu me garde, dit le vieux duc, de blesser un si beau sentiment! Mais vous conviendrez, du moins, que cette jolie personne n'a pas été inventée pour vous, cher prince, et que deux aventures éclatantes vous réduisent à ne l'adorer qu'en troisième. N'importe, c'est toujours un bon lot; et comme elle est ravissante, elle ne vous restera pas sur les bras le jour où votre amour s'en lassera.
—Mon amour! dit le prince avec colère, elle s'en moquerait bien vraiment, si j'étais assez sot pour en avoir, et le vôtre ne serait pas mieux reçu que le mien, ajouta-t-il en s'adressant aux vieux comme aux jeunes gens qui se trouvaient là. Vous riez, mais si vous connaissiez madame Mansley, vous n'en parleriez pas si cavalièrement, et vous verriez bientôt qu'elle mérite plus d'estime que la plupart des femmes qui en médisent.
C'était bien mal défendre la pauvre Ellénore que d'injurier ainsi tant de personnes à propos d'elle. Ce tort, si commun chez les amis plus passionnés que spirituels, eut son effet ordinaire; chacune des femmes présentes expliqua à sa guise la situation étrange d'Ellénore, et cela dans les termes les plus méprisants. Le prince de P… y répondit par des accès de colère qui s'augmentaient d'autant plus qu'ils excitaient les rires. Enfin, la princesse de Waldemar, voyant qu'il était prêt à suffoquer, demanda grâce pour son ancien ami, et porta la conversation sur les événements politiques, dont la gravité était telle alors, qu'ils captivaient trop douloureusement les esprits pour leur permettre de s'en distraire.
Le prince de P… profita de cette transition pour sortir. M. de Savernon le suivit en lui disant qu'il avait partagé son indignation contre les méchants propos de ces dames, et qu'il voudrait bien avoir l'occasion d'assurer madame Mansley de son estime respectueuse.
—S'il ne dépendait que de moi, cette occasion s'offrirait tout de suite; mais, sauf quelques vieux amis qu'elle m'a permis de lui présenter, elle s'obstine à ne recevoir personne.
—Vous voyez que cette rigueur ne mène à rien, et qu'elle ferait mieux d'accueillir ceux qui peuvent la défendre contre la malveillance et la calomnie.
—Je suis de cet avis; car c'est une personne qu'on ne peut pas raconter; il faut la voir pour se faire une idée du respect qu'elle inspire, en dépit de sa situation; et c'est en admettant chez elle des gens comme il faut, capables de la juger, qu'elle redressera l'opinion de ceux qui la condamnent sur les apparences, et fera taire les méchants propos des pécores qui l'envient, mais je la prêche en vain; j'ai beau lui dire qu'à son âge la solitude mène au spleen, elle me répond que c'est une raison de plus pour qu'elle s'y consacre.
—Et votre amitié souffrirait qu'elle mourût de chagrin pour avoir été trompée par un homme sans foi, sans honneur! Ah! ce serait un crime; et si vous l'aimez en véritable père, il faut en exercer la puissance, et la sauver malgré elle de la mort qu'elle désire, et que l'abandon, l'ennui, amèneraient bientôt.
—Vous avez raison, dit le prince, je vais tâcher de la décidera recevoir quelques personnes.
—Je serai du nombre, n'est-ce pas?
—Rien n'est moins sûr… Vous êtes bien jeune… C'est à peine si elle me trouve assez vieux, moi! il est vrai que votre dévouement pour la princesse vous classe parmi les élégants galériens dont parle Fontenelle, et à qui leur chaîne donne du poids. Mais j'ai peur que cette garantie ne paraisse pas suffisante à madame Mansley. N'importe, je parlerai pour vous. Je vanterai votre attachement pour la princesse, votre raison, surtout. N'allez pas me faire mentir!
—Ne craignez rien, reprit M. de Savernon; ce n'est plus le temps des folies: l'exil rend sage. Comptez sur ma soumission à vos avis. Et ils se séparèrent, l'un très-préoccupé du désir de venger Ellénore, l'autre tout à l'espoir de bientôt la connaître.
Le prince de P… tint parole à son jeune ami; mais, malgré tout ce qu'il dit à Ellénore pour la déterminer à le recevoir, elle s'obstina dans son refus.
—Enfin, que lui manque-t-il donc, pour être admis chez vous? dit le prince. Il a un ton parfait, un nom qui lui impose la retenue, la gravité même; il a de plus des liens qui ne lui permettent pas de se montrer trop galant. Que lui reprochez-vous?
—Son âge, ses agréments…
—Ah! vous avez peur… de vous?
—Non pas, mais du monde, dont la méchanceté contre moi n'a pas besoin de prétexte.
—Et vous pensez l'adoucir en éloignant de chez vous ceux qui pourraient vous défendre? Beau calcul, vraiment! Licencier ses troupes en temps de guerre, ce n'est pas le moyen de gagner des batailles!
—J'ai renoncé à combattre, vous dis-je. Le repos, voilà ma seule ambition, et, pour y parvenir, je ne veux voir que de vieux amis, dont l'affection ne puisse être calomniée.
—Ah! vous croyez que leurs cheveux blancs feront taire la médisance? Vaine espérance, on vous trouvera un goût bizarre, voilà tout. Demandez plutôt à Lauraguais. Il va venir, puisque vous le trouvez assez vieux, assez peu dangereux pour lui permettre de vous faire sa cour, je suis sûr qu'il sera de mon avis.
En effet, le comte de Lauraguais, qui venait d'apporter à Bruxelles des papiers qu'il espérait sauver du séquestre en les déposant chez sa fille, la duchesse de… s'était empressé de rendre visite à madame Mansley.
Connu par la franchise, l'originalité de son esprit, l'indépendance de ses opinions, M. de Lauraguais était un homme malin, instruit, bon et amusant, ne reculant devant aucune vérité; ce qui le faisait passer pour fou. Il disait, en parlant de lui:
—De ma vie je ne fus ce qu'on appelle quelque chose; né à Versailles, je ne devins point courtisan; ami de d'Alembert et de Diderot, je ne fus point encyclopédiste; honoré d'une épître par Voltaire, je restai son admirateur sans devenir son sectaire; admis au cercle constitutionnel, amant passionné de la liberté, je ne fus point terroriste; émigré par force, je n'ai jamais agi contre la France; écrivant toujours et sur tout, je ne suis pas auteur; amoureux de tous les jolis minois des salons et même des coulisses, je n'ai pas été un libertin; seulement, mon amour pour les sciences, les lettres, les arts, le génie et mon dédain de l'argent, m'ont fait donner le nom de fou: c'est le seul qui me restera.
M. de Lauraguais professait un grand mépris pour les arrêts du grand monde, il prétendait que ce tyran ne vous tenait pas compte des sacrifices qu'on lui faisait, et il combattit de tout son esprit la résolution d'Ellénore.
Le chevalier de Pa… chez qui la laideur tenait lieu de vieillesse, et l'esprit de fortune, joignit aux instances du prince de P… et aux épigrammes de M. de Lauraguais, les raisons les plus persuasives et les plus piquantes pour déterminer Ellénore à recevoir M. de Savernon, tout fut inutile.
Le chevalier de P…, dont la gaieté ingénieuse savait toujours trouver le côté consolant d'un revers, se chargea d'annoncer à M. de Savernon le refus tenace de madame Mansley, et ne manqua pas de lui faire sentir tout ce que ce refus avait de flatteur.
Bientôt le petit salon d'Ellénore devint l'asile des penseurs, des bons causeurs que l'émigration réunissait à Bruxelles. Chacun d'eux, surpris de trouver tant d'instruction, d'idées sérieuses et même politiques, dans la jolie tête d'une si jeune femme, ne craignait pas de traiter devant elle les sujets les plus graves, et l'admettait sans complaisance dans toutes les discussions importantes que soulevaient alors tant d'événements déplorables, de révolutions terrifiantes. Son éloquence à plaider la cause de la liberté, en dépit des horreurs dont elle était alors le prétexte, charmait les plus spirituels, ceux dont la haute intelligence ne confond pas l'effet et le principe, et qu'un mauvais résultat ne rend point infidèles à une bonne cause.
—La liberté, leur disait Ellénore, est comme le feu, terrible, dévastateur, mais indispensable aux besoins de la vie; veut-on l'étouffer? il se venge par l'incendie. Vous qui en êtes à moitié consumés, pansez vos blessures, sans vous flatter d'éteindre à jamais ce soleil moral dont un peuple ne peut plus se passer après s'être réchauffé à ses premiers rayons.
Dans ces conversations quotidiennes, il se disait toujours quelque chose de marquant que les causeurs de madame Mansley s'empressaient de citer dans les autres salons, ce qui donnait aux femmes une occasion de médire d'Ellénore, et inspirait aux hommes le plus vif désir d'être admis à ces réunions intimes dont l'esprit était le seul luxe. Ceux qui en étaient exclus par leurs agréments cherchaient par tous les moyens à mériter une exception, et M. de Savernon, plus irrité que tous du refus positif qu'il avait essuyé, ne pensait qu'à vaincre la résolution d'Ellénore; c'était devenu un défi entre sa curiosité et son amour-propre qui devait nécessairement l'amener à son but.
Un philosophe a dit:
«On arrive à ce qu'on veut en y pensant toujours.»
M. de Savernon, pénétré de la vérité de cet axiome, rêvait sans cesse aux moyens de contraindre madame Mansley à le recevoir, et les plus vulgaires lui paraissant les meilleurs, il commença par s'assurer à prix d'argent l'indiscrétion du valet de chambre belge qu'elle avait pris à son service depuis qu'elle était à Bruxelles. Celui-ci ayant peu de choses à raconter sur l'existence monotone de sa maîtresse, parlait de sa générosité, la première des vertus aux yeux d'un serviteur. Puis, quand le comte le questionnait adroitement sur les sentiments qu'il supposait à madame Mansley, Lapierre affirmait dans toute sa bonne foi qu'il ne lui connaissait d'autre amour que celui qu'elle portait à son enfant, et il citait plusieurs traits de sa faiblesse maternelle, qui prouvaient à quel point cette sainte passion régnait seule dans son coeur.
—C'est donc par là qu'elle est vulnérable, pensa M. de Savernon, mais comment l'attaquer? Comment me rendre utile à cet enfant, objet des soins les plus tendres, les plus éclairés, comment le rendre complice de mes projets?…
Et se répétant sans cesse ces questions, Albert de Savernon se rendait chaque matin au Parc, dans l'allée où le petit Frédérik conduit par sa bonne, venait souvent jouer et prendre l'air. Déjà, plusieurs fois, il s'était associé à ses jeux, soit en rattachant le harnais de son cheval de bois, soit en décrochant la balle que Frédérik lançait de toutes ses forces sur les arbres, et qui s'y nichait si bien, qu'il fallait un bras d'homme pour l'en retirer. A toutes ces coquetteries, Albert avait eu l'imprudence de joindre le don de quelques joujoux qui avaient excité une trop vive joie à Frédérik pour qu'il n'en parlât point à sa mère. Il y avait entre autres un petit oiseau chantant par l'effet d'une mécanique, semblable à celle d'une boîte à musique, qui lui causait des transports inimaginables; aussi ne manqua-t-il pas de montrer l'oiseau chanteur à sa mère. Elle voulut savoir qui lui avait donné ce joujou de luxe, trop précieux, disait-elle, pour un enfant de son âge.
—C'est un beau monsieur, dit Frédérik.
Et sa mère, devinant qu'elle n'en apprendrait pas davantage de lui, questionna sa bonne.
—C'est en effet, répondit mademoiselle Rosalie, un beau monsieur, que nous rencontrons presque tous les jours au Parc, à l'heure où madame m'envoie y promener le petit, il a l'air d'aimer beaucoup les enfants, et il trouve Frédérik si gentil qu'il ne passe jamais près de lui sans lui dire: «Bonjour, petit ange,» et sans le caresser; comme il l'a vu pleurer l'autre jour après avoir cassé un de ses joujoux, ce monsieur est venu lui donner des bonbons pour le consoler; puis il lui a promis de lui apporter un joujou pour remplacer l'autre.
—Il ne fallait pas l'accepter, dit Ellénore.
—Ah! madame, un joujou! j'ai pensé que cela n'avait pas de conséquence; et puis, quand une fois ce joli petit bouvreuil a été dans les mains de Frédérik, et qu'il l'a entendu chanter, il aurait été bien impossible de le lui ôter, je vous jure, il aurait fait de beaux cris, vraiment!…
—N'importe, je vous ai déjà dit d'éviter les rencontres, les conversations avec les personnes que vous ne connaissez pas; celle-ci a beau être fort innocente, je ne veux pas qu'elle recommence; lorsque je ne pourrai pas accompagner Frédérik à la promenade, vous le conduirez sous les allées qui bordent le canal; là, il y a moins de monde, et l'enfant jouera tout à son aise.
En conséquence de cet ordre, M. de Savernon perdit pendant quelques jours la trace de Frédérik, mais instruit par Lapierre des nouvelles mesures prises pour éviter sa rencontre, il monta à cheval pour se rendre au château Lacken, et pour revenir en suivant la pelouse qui borde le canal; là, un événement fort vulgaire, et qu'il aurait eu honte de provoquer ou d'imaginer, vint lui offrir l'occasion qu'il cherchait depuis si longtemps.
Mademoiselle Rosalie était une très-honnête fille, d'autant plus sage qu'elle était fort amoureuse d'un certain cousin qui devait l'épouser à son retour de l'armée; mais, comme Rosalie avait un joli visage et toute l'élégance de son état, c'est-à-dire une tenue fort propre, elle faisait des passions. Un jeune, grand et gros brasseur du voisinage en était épris au point de vouloir en faire sa femme, sorte d'honneur dont il s'exagérait tellement la puissance qu'il ne croyait pas qu'on pût le dédaigner; mais l'amour qui fait refuser une couronne rendit Rosalie insensible aux offres du brasseur, et il en fut vivement courroucé.
Dans son état normal, comme on dit aujourd'hui, le courroux du brasseur s'exhalait en injures, en menaces; mais quand trois verres de schnick avaient animé son cerveau, il était capable des excès les plus condamnables.
Il revenait de livrer plusieurs tonnes de bière à un cabaretier des environs de Lacken, lorsqu'il rencontra Rosalie tenant Frédérik par la main, et l'aidant à cueillir des marguerites pour en faire un bouquet. L'occasion était belle; la tête du brasseur Stephens, déjà troublée par les liqueurs bues en l'honneur du marché qu'il venait de conclure, il conçoit l'idée de tenter une dernière fois de séduire Rosalie; mais à ce projet, qui ne pouvait lui attirer qu'un nouveau refus, en succède un autre tout de vengeance.
—Ah! pécore, s'écria-t-il, c'est parce que tu as une bonne place que tu fais la fière; mais tu ne l'auras pas longtemps, va, je vais houspiller ton marmot de manière à ce que l'on ne te le donnera plus à garder, et si tu bronches, je vous flanque tous deux dans le canal.
En parlant ainsi, Stephens avait allongé un si vigoureux coup de poing sur l'épaule de la pauvre Rosalie, qu'elle en était tombée à la renverse. L'enfant qu'elle tenait dans ses bras l'avait suivie dans sa chute; Stephens, égaré, furieux, s'en empare, et s'apprête à le frapper, peut-être même à le lancer dans le canal, lorsqu'un bras ferme lui arrache l'enfant.
—Misérable, crie M. de Savernon en armant un pistolet qu'il portait sur lui dans ces temps de trouble, sauve-toi ou je te tue.
La vue de cette arme dégrise Stephens, il court vers sa voiture, monte sur un de ses chevaux et les met au galop en disant:
—C'est égal, elle se souviendra de moi.
En effet, la pauvre Rosalie, en tombant si brusquement, s'était cassée la clavicule. Ses cris et ceux de Frédérik attirèrent quelques paysans qui aidèrent M. de Savernon à la transporter près de là, dans une petite auberge, où il la confia aux soins de la maîtresse en les payant d'avance généreusement. Il eût été plus simple de transporter tout de suite Rosalie chez madame Mansley; mais Albert préférait ramener seul l'enfant chez sa mère. Ce n'est pas qu'il voulût lui imposer l'obligation de le recevoir, car il était bien décidé à remettre l'enfant à Lapierre, après lui avoir raconté comment il avait été assez heureux pour le sauver de la fureur d'un fou, et dans quel état il avait laissé la bonne de Frédérik; mais il voulait qu'on lui sût gré de sa discrétion.
Tout se passa comme il l'avait imaginé. Madame Mansley, en revoyant son enfant, les yeux encore gonflés de larmes, et amené dans sa chambre par Lapierre, devina qu'il était arrivé quelque accident à sa bonne; et le récit du danger qu'avait couru Frédérik lui causa un tremblement nerveux qui ne s'apaisa qu'après avoir pleuré.
D'abord, elle s'emporta contre Rosalie, qu'elle accusa d'intrigue avec le brasseur; puis, ramenée à la pitié par les assurances de Lapierre, qui répétait avec raison que la pauvre fille était innocente, et que la colère du brasseur le prouvait assez. Ellénore envoya chercher une voiture pour se rendre près de Rosalie, pour ordonner tout ce que son état exigeait et savoir d'elle à qui elles devaient toutes deux tant de reconnaissance.
Frédérik, terrifié par le brasseur, ne voulait plus quitter sa mère, elle l'emmena; lorsqu'ils descendirent à la porte de la petite auberge, Frédérik quitta la main d'Ellénore, courut vers un monsieur qui le prit dans ses bras, et lui rendit ses caresses de l'air le plus joyeux.
La mère de Frédérik rougit en devinant que le sauveur de son enfant était M. de Savernon.
Voir l'être qu'on aime le plus, chérir, caresser une personne que l'on n'a jamais rencontrée, c'est déjà la connaître. Aussi Ellénore éprouvait-elle un embarras extrême dans le choix des mots qu'elle voulait adresser à M. de Savernon, pour lui témoigner sa reconnaissance. Les phrases banales de remercîments obligés lui semblaient trop faibles pour exprimer le sentiment dont elle était pénétrée, et une crainte inexplicable retenait l'élan de son coeur maternel; cette émotion, à la fois tendre et pénible, la rendait si belle, que M. de Savernon n'avait garde de la calmer par une de ces politesses insignifiantes qui auraient rendu à madame Mansley toute sa présence d'esprit. Il se contenta de la saluer respectueusement, après s'être dégagé des petits bras de Frédérik et l'avoir posé à terre.
Le chirurgien, qu'il venait d'amener pour remettre la fracture de la pauvre blessée, mit fin à cet embarras réciproque, en prenant la parole pour rassurer longuement la maîtresse de Rosalie sur son état; il prétendait qu'on pourrait la transporter dès le lendemain chez madame Mansley, où elle serait mieux soignée que dans l'auberge.
—Elle mérite d'autant plus la protection de madame, qu'elle ne s'est attirée d'aucune manière le malheur qui la frappe, dit M. de Savernon, empressé de justifier la jeune fille, à laquelle il devait le bonheur de voir Ellénore.
—Vous voulez qu'elle aussi rende grâce à votre bonté, monsieur, dit madame Mansley, avec un sourire ineffable. Quant à Frédérik, il me semble que je n'ai pas besoin de lui apprendre à vous aimer.
—Il est vrai que nous sommes de vieux amis, reprit Albert en embrassant
Frédérik.
—J'espère que vous continuerez cette bonne amitié, monsieur, et qu'en grandissant il s'en rendra digne. Je sais déjà, grâce à vous, qu'il n'est point ingrat, car il ne touche jamais aux joujoux que vous lui avez donnés sans parler de vous, sans vous adresser des remercîments, comme si vous pouviez l'entendre; aussi est-ce lui qui m'aidera à vous exprimer toute ma reconnaissance.
La réponse à ces mots obligeants n'était pas difficile; mais M. de Savernon était si ému, si préoccupé de cacher son émotion, qu'il ne put articuler que des phrases banales, des paroles sans suite; il n'osa pas même solliciter de madame Mansley la permission de se présenter chez elle, et pourtant Frédérik le tirait par le bras, en lui disant:
—Viens donc avec nous, viens à la maison; tu verras mon beau cheval et ma petite charrette.
—Et de plus, une mère qui n'oubliera jamais ce que vous avez fait pour son enfant, ajouta Ellénore, comme contrainte à cette politesse par la franche invitation du petit Frédérik.
A ces mots, Albert s'inclina respectueusement et se garda bien de lever les yeux sur Ellénore, dans la peur d'y laisser lire sa joie; il fit un effort sur lui-même et surmonta le tremblement qui le saisit en prenant la main de madame Mansley pour la conduire jusqu'à sa voiture. Enfin il s'étudia si bien à la rassurer par une froideur apparente, qu'elle perdit toute idée du danger qu'il y avait pour elle à le recevoir.
Le prince de P… revint le même jour de Bruges, où il avait été voir un grand personnage. Sa première visite fut pour la princesse de Waldemar, la seconde pour Ellénore; il ignorait le péril qu'avait couru le petit Frédérik, et la présence de plusieurs personnes qu'il trouva le soir chez madame Mansley empêcha celle-ci de lui en parler; elle craignait à ce sujet les plaisanteries du chevalier de Pa…, et ne se sentait pas l'aplomb nécessaire pour braver un moment d'embarras. Mais ce qu'elle évitait d'un côté lui arriva d'un autre, et elle se sentit fort troublée en entendant le prince de P… se récrier sur le changement d'humeur qui s'était opéré chez M. de Savernon depuis qu'il l'avait quitté.
—Je l'ai laissé, dit-il, blâmant tout, déplorant avec raison tout ce qui se passe, et s'étonnant qu'on pût se distraire un instant des malheurs qui accablent nous et notre pays. Et je le trouve aujourd'hui gai, plein d'espoir, et prédisant la fin prochaine de l'atroce révolution, qui nous ruine, les succès de l'armée de Condé, et notre prochaine rentrée en France; pourtant les nouvelles de Paris sont affreuses. On s'apprête à juger le roi; Dieu sait quel sort on lui réserve! Jamais nous n'avons eu plus de sujets d'affliction. En vérité je crois qu'Albert a perdu la tête. La princesse de Waldemar surprise, comme moi, de la manière dont il déraisonnait pour nous prouver que nous avions tort d'être malheureux, lui a demandé la cause de ce changement subit dans ses idées. La question a semblé l'embarrasser, et la princesse a paru de son côté fort mécontente de la réponse.
—Elle eût été plus indulgente, dit le chevalier de Pa…, si elle avait cru être pour quelque chose dans la gaieté du comte; mais cette bonne humeur ne venait pas d'elle bien sûrement, et je crois qu'elle avait raison de s'en alarmer.
Pendant que tout cela se disait, Ellénore était au supplice, et pourtant elle n'avait pas la présomption de se croire la seule cause de la joie mal dissimulée qu'on reprochait à M. de Savernon. Mais il y a dans la vérité quelque chose qui agit en dépit de tous les scrupules de la modestie; et elle rougit si visiblement de la réflexion faite par M. de Pa…, que ce dernier sourit avec malice, et se félicita d'avoir à observer les progrès d'un sentiment qui allait sans doute jeter le trouble dans la société de la princesse. Une aventure amoureuse ou scandaleuse était une diversion fort amusante au milieu des ennuis et de la misère de l'émigration. L'esprit moqueur du chevalier de Pa… s'en réjouissait comme d'un bon spectacle.
—Je suis, disait-il, comme ce pauvre diable à qui Grosset donnait un billet d'auteur, au lieu d'argent pour payer son dîner, et qui s'en contentait; j'oublie que j'ai faim en voyant une bonne comédie.
Ce mot avait d'autant plus de force dans la bouche du chevalier, qu'il a laissé la réputation d'un gourmand d'élite.
Le lendemain, M. de Savernon se présenta chez madame Mansley pour s'informer de l'état de Rosalie, qui y avait été transportée le matin même; c'était l'heure où l'on reçoit quelques visites avant le dîner. Le valet de chambre le fit passer dans un salon et alla prévenir sa maîtresse, malgré les instances de M. de Savernon pour empêcher qu'on ne la dérangeât; elle s'empressa de venir le recevoir, ce ne fut pas sans quelque trouble, car elle se rappelait les paroles du prince de P… et elle concevait un pressentiment alarmant.
M. de Savernon aborda Ellénore avec un respect et un sérieux qui la rendirent plus confiante: il parut tout occupé des souffrances de la pauvre blessée et prédit qu'elles cesseraient bientôt, car il l'avait mise entre les mains du plus habile chirurgien de Bruxelles. Puis vint l'éloge du docteur. On passa de là au récit des malheurs de la France, à ce qu'on redoutait pour son avenir; tous les intérêts furent traités, excepté celui qui avait amené Albert. Que de visites se passent ainsi à tout dire, excepté ce qu'on pense!
Malgré le silence gardé par Ellénore et M. de Savernon sur l'accident de Rosalie, la reconnaissance de celle-ci et le bavardage de ses camarades eurent bientôt appris à tous les voisins comment un beau monsieur était venu au secours du petit Frédérik et de sa bonne. L'histoire se répéta, se commenta, et arriva bientôt des domestiques aux maîtres. Dès que le prince de P… la sut, il vint gronder Ellénore de ne lui en avoir pas parlé, et lui dire qu'il amènerait le soir même M. de Savernon qu'elle ne pouvait plus se dispenser de recevoir.
—Je l'ai déjà remercié, répondit Ellénore en baissant les yeux.
—Je pense que vous n'avez pas manqué à lui rendre grâce d'avoir sauvé la vie de votre enfant, car à la façon dont y allait le brasseur, il l'aurait jeté dans le canal; mais des remercîments ordinaires ne suffisent pas pour un tel service; du moins est-ce chez vous qu'il doit les entendre.
—Mais il y est venu, vous dis-je, reprit Ellénore avec impatience.
—Quoi! Albert a été reçu par vous ici, après le refus que vous aviez fait?
—Sans doute.
—Et vous ne m'en avez rien dit?…
—J'ai pensé que vous n'en seriez point étonné en apprenant ce que je lui dois, et que lui-même étant trop généreux pour mettre un prix à l'important service qu'il m'a rendu, respecterait ma résolution de vivre loin du monde, loin des jeunes gens qui en font l'agrément.
—Ah! il est déjà venu ici! et le coquin ne m'a rien dit, s'écria le prince d'un air qui voulait être fin, cela me donne à penser.
—Quoi de plus naturel? M. de Savernon sait bien que je n'oublierai jamais les obligations que son dévouement pour mon fils m'a fait contracter, et il a trop de délicatesse pour s'en faire un droit à violer ma résolution.
—Belle duperie vraiment! J'espère bien qu'il n'est pas assez sot pour seconder ce beau projet de vous laisser mourir d'ennui, je le forcerai à m'accompagner ici demain au soir.
En ce moment, on annonça le chevalier de Pa… et le comte de Lauraguais. On ne parla que de la colère jalouse de l'Orosmane brasseur, dont le gentil Frédérik avait failli être victime, on envia à M. de Savernon le bonheur de l'avoir sauvé, et l'on plaisanta sur la récompense qui devait payer un tel service.
—En vérité, ce ne serait pas trop d'un peu d'amour, dit le chevalier.
—Dites donc d'une grande passion, s'écria M. de Lauraguais; pour qui fera-t-on une folie si ce n'est pour un jeune homme charmant, qui sauve ce qu'une femme a de plus cher au monde?
—Et qui, de plus, est l'amant d'une autre, ajouta le chevalier en souriant.
—Voilà justement ce qui me rend ingrate envers M. de Savernon, impolie, interrompit Ellénore, car si mes amis plaisantent ainsi sur un événement qui devrait simplement les intéresser, que dois-je attendre des gens qui ne me connaissent point, ce qui ne les empêche pas de me juger fort mal.
—Ah! vraiment, pensez-vous refaire les gens du monde, dit M. Lauraguais; les contraindre à prendre ces sortes de choses au sérieux quand vous les voyez chaque jour s'évertuer en plaisanteries, en jeux de mots sur les révolutions les plus sinistres, les crimes les plus atroces. On ne s'aborde jamais sans se demander: «Savez-vous le bon mot de M. de Rivarol ou de madame de C… sur les derniers événements de Paris? C'est ravissant.» Et l'on vous débite une moquerie fort spirituelle dont il faut rire aux éclats, sous peine de passer pour imbécile. En vérité, si quelques braves ne se battaient pas, ne se faisaient pas tuer pour la bonne cause, on aurait une pauvre idée de leur dévouement à la monarchie. La soutenir par des quolibets!
—Que voulez-vous, dit le chevalier, c'est une manière comme une autre, on ne change pas si subitement l'esprit d'une nation. Songez donc que depuis M. de Maurepas, la France s'est gouvernée à coups de chansons, d'épigrammes rimées; et qu'elle a peine à en perdre l'habitude; mais soyez tranquilles, messieurs les jacobins la rendront plus grave.
»En France, disait Saint-Evremond, la mort seule brave le ridicule.
»Eh bien, la terreur et la mort se chargent, à ce qu'il paraît, de rendre les pauvres Français à la raison. Hélas! nous vivrons peut-être encore assez pour les voir sérieux et tristes!
Cette réflexion ayant fourni à Ellénore plusieurs prédictions funestes sur ce qui résulterait de l'inexplicable résignation des Parisiens à subir le joug du comité terroriste qui commençait à régner, la conversation se continua sur ces douloureux intérêts; il ne fut plus question de M. de Savernon, ce qui ne détourna point le prince de P… du projet de l'amener chez madame Mansley dès le lendemain.
En agissant ainsi, le prince n'avait pas l'intention de vouloir distraire Ellénore d'un amour trahi, par ce qu'on appelle dans le monde une liaison de coeur, une amusante coquetterie; il la connaissait incapable de sentiments légers, et désirait seulement composer sa société de personnes assez spirituelles pour la comprendre. Il lui semblait impossible de la connaître sans l'estimer et partant sans le faire estimer: en la forçant à admettre un causeur de plus dans son petit salon, il pensait à se faire un second pour la défendre lorsqu'on l'attaquerait chez la princesse de Waldemar; sorte de plaisir auquel on se livrait souvent, en dépit des airs dédaigneux que prenaient les jolies médisantes et qui s'accordaient mal avec la satire acharnée de tout ce qu'on prétendait avoir été dit ou fait par madame Mansley.
La bonté du prince l'emportait de beaucoup sur son adresse, cette circonstance le prouva; il n'eut pas de peine à déterminer M. de Savernon à l'accompagner chez Ellénore; mais il entoura la présentation d'Albert dans la société de madame Mansley de tant de précautions, de mystères inutiles, qu'il la fit remarquer des gens qui ne s'en seraient pas aperçus, tant cette démarche leur importait peu.
M. de Savernon avait un de ces caractères qu'on ne voit jamais dans les romans, mais assez souvent dans le monde. Incapable de mélancolie, il ressentait les grandes douleurs avec courage, et les peines ordinaires excitait simplement sa mauvaise humeur. Gai, railleur, il était dévoué aux amis dont il se moquait; sa légèreté en parlant d'amour cachait merveilleusement la constance, la profondeur de ses sentiments, et son obstination à les faire accepter. En le voyant si libre d'esprit, si naturellement enjoué, si simple dans ses manières avec elle, Ellénore perdit bientôt la crainte que les soins d'Albert, ses coquetteries pour Frédérik, lui avaient fait un moment concevoir.
—La retraite où je vis, pensa-t-elle, les méchants propos que la société tient sur mon compte l'avaient sans doute encouragé à s'établir en soupirant près de moi; en me connaissant mieux, il a jugé que cette attitude ne serait pas convenable et me forcerait à cesser de le voir; il a préféré m'honorer par une franche amitié que de m'insulter par une coquetterie trop confiante. Je lui en sais bon gré. Sa gaieté me distrait, il amuse mes amis, ce qui me répond de leur constance, et je me trouve à mon aise avec lui, comme avec un frère.
Dans cette sécurité, Ellénore laissait venir Albert passer chaque jour une partie de la soirée chez elle; elle exigeait seulement qu'il ne vînt qu'après le thé servi chez la princesse de Waldemar, heure à laquelle on y faisait ordinairement de la musique. Albert n'était pas, à beaucoup près, aussi mélomane que sa noble amie, et il s'esquivait avec joie pendant le concert d'amateurs pour aller se mêler aux bons causeurs d'Ellénore.
Les discussions avaient un grand attrait pour lui, et il les excitait avec une adresse que tout secondait; car, à cette époque, les sujets les plus différents s'y prêtaient également. Les moeurs, les livres, la philosophie, le théâtre, la jurisprudence, les sciences elles-mêmes; on accusait de tout la révolution française, et chacun prétendait connaître le véritable père de cette furie sanglante. Ellénore seule la disait fille du Temps, et osait prédire qu'après de grands malheurs, elle laisserait de grands bienfaits. Maintenant, cette idée est devenue très-commune. Mais c'était la plus hardie qu'on pût lancer pendant le règne de la Terreur.
Il fallait toute l'éloquence d'Ellénore pour la soutenir et la défendre contre ceux que cette révolution exilait et ruinait. Il fallait plus encore; elle ne pouvait se faire pardonner d'en espérer pour l'avenir qu'en se dépouillant elle-même pour venir au secours des nombreuses victimes de la cause qu'elle plaidait; mais sa générosité muette envers de nobles malheureux la rendait chère à ceux-là même qui blâmaient ses opinions. Madame de Staël avait déjà donné l'exemple des habitudes aristocratiques unies aux opinions les plus libérales; mais dans le temps où elle avait écrit en faveur de la liberté, on ne s'était point encore servi de cet étendard sacré pour mener à la mort l'élite de la nation française. Il fallait un courage des temps antiques pour rester fidèles à un culte dont les desservants faisaient horreur. Ces deux femmes l'ont eu, ce courage héroïque, et quoique séparées l'une et l'autre par tout ce que la société, le hasard des circonstances peuvent réunir d'obstacles entre deux personnes dont les amis ont été souvent les mêmes, elles n'ont cessé de prêcher, chacune de son côté, avec enthousiasme et dans le plus beau langage, la religion politique qui soumet aujourd'hui les nations éclairées.
M. de Savernon était du petit nombre d'hommes qui permettent la supériorité aux femmes, pourvu qu'elle soit accompagnée de bonté dans les sentiments et de simplicité dans les manières. Les victoires qu'Ellénore remportait journellement contre ses spirituels amis sur les sujets les plus graves, excitaient son admiration. Sa conversation était quelque chose de si différent du joli gazouillement des autres femmes, qu'Albert commettait souvent l'imprudence d'en parler devant elles. Alors une nuée d'épigrammes tombait sur lui et sur son engouement aveugle pour la ci-devant maîtresse du lord Rosmond. On l'accablait de questions ironiques sur le progrès qu'il faisait dans le coeur de la belle délaissée; la princesse de Waldemar elle-même, affectait de traiter en riant la prédilection d'Albert pour madame Mansley, et lui demandait d'un ton qui voulait être dédaigneux, si réellement il la trouvait plus jolie que la dernière danseuse française qui venait de débuter au théâtre de Bruxelles. Et toutes ces méchancetés injustes, insolentes, n'excitaient pas seulement l'indignation d'Albert, elles lui inspiraient la ferme résolution de protéger Ellénore contre une malveillance si peu méritée. C'est ainsi que dans une âme noble on fait d'un simple attachement un point d'honneur, et d'un désir coquet une véritable passion.
Ellénore, toujours de bonne foi avec elle-même comme avec les autres, s'avoua bientôt que la préférence gracieuse de M. de Savernon tournait à un sentiment sérieux. Les conséquences fâcheuses qui en pouvaient résulter apparurent toutes à son esprit. Elle résolut de s'y soustraire au prix des sacrifices les plus pénibles. Mais avant d'en venir à éloigner M. de Savernon complétement de chez elle, Ellénore tenta de l'amener peu à peu à y être reçu moins souvent. Elle imagina de faire plusieurs petits voyages dans les environs de Bruxelles, à Malines, à Anvers, à Bruges. C'était pour voir, disait-elle, les monuments gothiques, les beaux tableaux que renferment ces différentes villes. Et tout aussitôt, M. de Savernon se trouvait dévoré du désir de voir aussi toutes ces curiosités. Le prince de P… était forcé de lui rappeler que la princesse de Waldemar serait désolée d'être privée de sa présence pendant des semaines entières, et de le savoir auprès d'une femme dont elle était déjà jalouse, considération qui n'avait pas grand effet sur la raison d'Albert. Alors le prince lui représentait le tort qu'il ferait à Ellénore en confirmant les bruits qui se répandaient déjà sur son amour pour elle.
—Je sais bien qu'ils sont exagérés, et que vous n'avez pas envie d'ajouter au malheur de cette charmante personne en lui attirant la haine d'une rivale qui ne l'épargnerait pas, disait le prince avec sa bonhomie ordinaire; mais les gens du monde jugent si mal cette chère Ellénore, qu'elle doit éviter toute occasion d'exciter leur malice. Ainsi, faites à sa tranquillité le sacrifice que vous n'auriez peut-être pas le courage de faire à l'amour de la princesse. Nous vous en saurons bon gré; moi particulièrement, qui me reproche souvent de lui avoir amené un ennemi aussi dangereux que vous.
—Dangereux! répéta M. de Savernon, elle s'inquiète bien peu de moi, je vous jure, et ne se doute même pas des sots propos qu'on tient sur nous deux; mais puisque vous pensez que c'est les encourager que de la suivre, je resterai ici. Par grâce, vous qui avez le bonheur de l'accompagner, faites qu'elle ne soit pas longtemps absente, et écrivez-moi tous les soirs ce que vous aurez fait dans la journée, car je vais m'ennuyer à périr.
—Voulez-vous bien vous taire! si l'on vous entendait, vous seriez aussi maltraité d'un côté que de l'autre. Allons, faites comme il y a deux mois; vous saviez bien employer votre temps avant de connaître madame Mansley; reprenez vos habitudes mondaines; les petites coquetteries avec nos nobles dames, que, soit dit sans vous offenser, vous ne vous refusiez pas, malgré la mauvaise humeur qu'en témoignait la princesse; enfin, restez l'homme le plus agréable, le plus aimé de notre société de réfugiés, et laissez Ellénore aux soins de ses vieux amis.
Albert ne répondit rien et parut céder aux conseils du prince.
Il apprit un soir, par Frédérik, qu'il partait le lendemain avec sa mère pour aller voir des belles choses.
—Tu viendras aussi, ajouta l'enfant; nous irons chercher des gâteaux en voiture.
—Je ne demanderais pas mieux, dit Albert, en regardant madame Mansley.
—M. de Savernon a affaire ici, interrompit vivement Ellénore; c'est toi qui lui apporteras des gâteaux de Bruges et des coquillages d'Ostende.
—Quoi vous irez aussi à Ostende? s'écria Albert avec dépit; vous allez donc faire le tour du monde?
—Pas précisément, reprit Ellénore en riant, mais j'ai besoin de changer d'air, à ce qu'assure mon docteur, et je vais essayer de celui de la mer.
—Il est très-mauvais pour les poitrines délicates.
—Moi, je compte sur le mouvement, la distraction du voyage, dit le prince; sauf quelques promenades à cheval, madame mène ici une vie trop recluse; elle n'a plus ni sommeil ni appétit; nous allons courir après l'un et l'autre, et nous vous la ramènerons bien portante.
—Quand cela? demanda Albert.
—Quand elle sera fatiguée du voyage et de nous.
—Ah! faites que ce soit bientôt, madame; pensez un peu à ceux que vous laissez ici, et qui vont passer des journées insipides.
—Il a parbleu raison, dit M. de Lauraguais; où voulez-vous que nous retrouvions ces bonnes causeries, ces disputes, même, qui nous forcent chaque soir à employer ce que le bon Dieu nous a donné de raison et d'esprit? Est-ce parmi des gens, très-comme il faut, sans doute, mais qui ne savent que rabâcher sur leur malheur, ou l'oublier pour des intérêts misérables, que nous trouverons à échanger nos idées, à tirer des espérances du sein des événements que nous déplorons tous? Non, il faudra subir le babil moqueur, ou la rage insensée de nos camarades d'infortune, et cela n'est ni utile, ni amusant; revenez donc bien vite.
—Sinon, nous irons vous chercher, interrompit M. de Savernon.
—Oui, pour alimenter les méchants propos dont on m'accable; ce serait bien peu charitable, dit Ellénore en regardant Albert.
Et il baissa les yeux, confus de s'être attiré un reproche dont il ne pouvait se dissimuler la justice. Il garda le silence le reste de la soirée et ne le rompit pas même au moment des adieux. Il aurait cru profaner ses regrets en mêlant quelques mots aux phrases plus ou moins sincères des amis qu'allait quitter Ellénore, et ne craignit pas de lui paraître impoli. Il avait trop la conscience de la peine qu'il éprouvait, pour ne pas se flatter d'être deviné. Les sentiments vrais ont cela de bon qu'on n'est pas obligé d'en faire l'aveu.
Le chevalier de Pa… brûlait d'accompagner Ellénore dans le voyage d'agrément qu'elle allait entreprendre; il en parla au prince qui lui en obtint sans peine la permission. Tous trois partirent avec le petit Frédérik dont la gaieté enfantine charma les fatigues de la route. Après s'être arrêtés dans toutes les villes dont les églises et les tableaux méritaient cet honneur, ils se rendirent à Anvers, dans cette belle patrie de Rubens qu'il dota de ses chefs-d'oeuvre. Impatients de les admirer, ils voulurent commencer par visiter la cathédrale; mais leur cicérone flamand ne le permit pas, il leur fallut arriver par degrés au sommet de l'admiration: on ne leur fit pas grâce du plus petit cadre, et même devant la fameuse descente de croix de Rubens, il leur fallut voir, l'un après l'autre, chacun des battants qui recouvrent le tableau et représentent les beaux portraits chers à un grand peintre, avant d'obtenir qu'on tirât le rideau, dernier obstacle apporté à la curiosité des amateurs.
Ellénore et ses deux amis se livraient à leur enthousiasme pour cette belle tragédie coloriée, ils se communiquaient leurs réflexions admiratrices sur ce chef-d'oeuvre, lorsqu'ils furent interrompus par les voix de plusieurs personnes qui entraient dans la chapelle. Une d'elles s'écria:
—Eh vraiment, je ne me trompe pas, c'est le prince de P… et le chevalier de Pa…
—Vous ici, madame, dit le prince en se retournant; et par quel hasard?
—Mais, par la même raison que vous, je pense, pour venir admirer ces tableaux. M. de Savernon nous a tant répété que nous ne pouvions rester si près de tant de belles choses sans les connaître, que madame de C… et moi nous nous sommes décidées subitement à venir les voir. Mais avec qui êtes-vous là? ajouta la princesse de Waldemar, en apercevant madame Mansley, qui, les yeux fixés sur le tableau de Rubens, en paraissait uniquement occupée.
—Avec madame Mansley, répondit courageusement le prince.
—Comment dites-vous? reprit la princesse en se troublant.
—Avec madame Mansley, vous dis-je, il n'y a rien là de fort étonnant.
—Avec cette maîtresse de Rosmond? cette Irlandaise qu'il a laissée là pour se marier?…
—Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua le prince avec humeur; je suis l'ami de madame Mansley et je n'aime pas à entendre mal parler des gens que j'aime.
En finissant ces mots, le prince salua madame de Waldemar et vint rejoindre Ellénore au moment où M. de Savernon s'avançait vers elle très-timidement, et s'informait des nouvelles de sa santé du ton dont on demande pardon. Ellénore lui répondit par un salut très-froid, et prenant le bras que lui offrait le prince:
—Sortons, dit-elle.
—Non pas, s'il vous plaît, reprit-il, nous sommes ici dans la maison de
Dieu, et vous avez, plus qu'une autre, le droit d'y rester.
—Mais je souffre un peu, je désire rentrer…
—Pour leur donner le plaisir de croire qu'ils nous chassent; que nous ne pouvons braver leurs airs insolents? Ce serait trop les divertir, vraiment!
—N'importe, cette rencontre m'est pénible. Sans la présence de M. de Savernon, j'y aurais été fort indifférente; mais vous comprenez ce que cette présence y ajoute d'embarrassant. Par grâce, consentez à me laisser partir.
Pendant ce court dialogue, la princesse feignait d'étouffer des rires que la sainteté du lieu ne permettait pas de faire éclater. Elle s'était emparée du chevalier de Pa… et l'accablait de questions sur le voyage romanesque de la belle abandonnée. Il y répondait par des plaisanteries mordantes qui avaient le double inconvénient de mal défendre Ellénore et d'attaquer les ridicules de ses ennemis. Puis il laissait entendre que la jalousie pouvait seule inspirer tant de malveillance contre Ellénore, et sa malice ajoutait qu'on avait raison de craindre sa séduction, car on ne pouvait la voir sans l'adorer. Il entamait une autre phrase à l'appui de celle-ci, lorsqu'il vit madame Mansley et le prince franchir la grille de la chapelle; alors, s'interrompant tout à coup, il courut les rejoindre, et bientôt après la calèche qui les avait amenés les ramena à l'hôtel des Trois-Rois.
Le premier soin d'Ellénore, en revenant à son auberge, fut de s'informer si la princesse de Waldemar et sa société n'y étaient pas descendues, car elle était bien décidée à en sortir aussitôt, si le voisinage la condamnait à rencontrer sans cesse la princesse, et surtout M. de Savernon; mais celui-ci ayant prévu la résolution d'Ellénore, avait engagé son amie à descendre aux Armes de l'Empereur.
—N'importe, dit Ellénore, voilà tout l'agrément de mon voyage détruit; et si j'étais seule, je retournerais sur-le-champ à Bruxelles.
—Sans avoir vu ce qui nous reste à voir ici? s'écria M. de Pa… Ah! vous n'y pensez pas!
—Heureusement, dit le prince de P…, qu'elle ne peut raisonnablement nous laisser là, pour s'en aller toute seule, car elle serait assez folle pour céder la place à ces dames; comme si la ville d'Anvers n'était pas assez grande pour les contenir ensemble; mais je veux savoir quel malin esprit leur a inspiré l'idée de venir ici en même temps que nous.
—Eh! vraiment, cela n'est pas difficile à deviner, c'est ce pauvre Albert qui a imaginé cela pour diminuer d'autant les ennuis de notre absence, reprit le chevalier, en portant les yeux sur madame Mansley.
—L'étourdi! il devait bien prévoir ce que ce beau projet lui attirerait de soupçons, de querelles. Ah! tout n'est pas joie dans l'honneur d'être aimé d'une femme jalouse.
—Cela n'est pas même supportable tant qu'on lui est fidèle, dit le chevalier; jugez ce que cela devient, quand on commence à en aimer une autre.
—Je sais bien que vous dites cela uniquement pour m'impatienter, interrompit vivement Ellénore, et que vous ne me faites la déclaration de l'amour qu'il vous plaît de supposer à M. de Savernon, que dans la certitude où vous êtes qu'il ne m'en a jamais parlé; mais cette plaisanterie m'importune et me cause, malgré moi, une sorte d'embarras quand je me trouve avec M. de Savernon. Soyez assez charitable pour me l'épargner.
—Oui, plus de remarques à ce sujet, dit le prince, et agissons comme si personne n'y pensait… J'ai fait retenir une loge au théâtre Allemand. C'est une troupe de chanteurs de Vienne qui parcourt la Belgique en représentant les opéras de Mozart; ils donnent aujourd'hui la Flûte enchantée. On dit que la pièce n'a pas le sens commun, mais que la musique est excellente.
—C'est ce qu'il nous faut, dit M. de Pa…, car je ne vous soupçonne pas de mieux comprendre l'allemand que moi, et ne pas entendre les paroles d'un opéra-comique, c'est une bonne fortune!
Ellénore passa dans sa chambre pour changer de robe, et, malgré l'extrême simplicité de sa parure, l'éclat de son teint, l'arrangement de ses beaux cheveux, la blancheur de ses vêtements, la rendaient remarquable en dépit de son désir d'être inaperçue.
Madame Mansley avait l'habitude de dîner à l'anglaise, c'est-à-dire plus tard que tout le monde; aussi le spectacle était-il commencé lorsqu'elle y arriva. L'effet que produisit son entrée dans la salle aurait flatté la vanité d'une autre, car tous les yeux se fixèrent sur elle, et des signes d'admiration non équivoques dirent assez combien on la trouvait belle. Mais Ellénore en ressentit une confusion pénible, tant elle savait ce que la malveillance fait payer de semblables succès. Cependant Albert en était témoin, et son coeur en battait de joie. Voir approuver sa folie par tout un public d'indifférents, c'est un encouragement dangereux. Tapi dans un coin de la loge de la princesse de Waldemar, il savourait en silence les éloges de ses voisins sur la beauté d'Ellénore, et même les épigrammes des deux femmes qui dépréciaient madame Mansley, pour faire leur cour à la princesse. Mais la personne qui rendait le plus de justice à l'élégante beauté d'Ellénore était celle qui n'en parlait pas. En vain elle entendait dire à la comtesse de M…:
—C'est une fort jolie grisette qui fera très-bien ses affaires avec les princes allemands ou autres; car, pour nos émigrés, ils sont trop pauvres, et je pense qu'elle n'en fait pas grand cas. Ces dames-là savent fort bien calculer et ne font pas de folies gratis.
La princesse devinait, à la noble attitude de madame Mansley, à ses manières simples et dignes, aux soins respectueux des gens qui l'entouraient que ce n'était point une femme capable des actions avilissantes qu'on lui prêtait. La jalousie est si flatteuse! si empressée de reconnaître les agréments, le mérite qu'elle redoute! il ne fallut pas longtemps à madame de Waldemar pour se convaincre de l'importance des sentiments qu'inspirait une personne si distinguée.
Ce n'est point un caprice, pensa-t-elle, Albert l'aime sérieusement; ses soins pour le dissimuler, la peine qu'elle prend de le fuir en sont la preuve; je suis bien malheureuse!
Et tous les avantages attachés à un grand nom, à une belle situation, disparaissaient sous l'humiliante pensée de n'être plus aimée, de se voir préférer une femme que le dédain, le calcul peut-être, rendaient rebelle aux désirs de l'inconstant, et dont les froideurs l'emportaient sur un dévouement sans bornes. Qu'il est affreux de se dire: Si je l'avais rendu malheureux, il m'aimerait encore!
La princesse de Waldemar, absorbée dans ses tristes réflexions, paraissait occupée du spectacle et regardait obliquement ce qui se passait dans la loge de madame Mansley. Elle en vit sortir le chevalier de Pa… pendant l'entr'acte pour venir la saluer dans la sienne; alors M. de Savernon s'empressa d'offrir sa place au chevalier et profita de ce moment pour aller s'informer des nouvelles d'Ellénore. Cet échange de politesses était fort simple, et M. de Savernon aurait cru faire une lâcheté en manquant à rendre publiquement ses devoirs à une personne chez laquelle il s'honorait d'être admis.
Mais la princesse interpréta différemment cette démarche; elle la mit sur le compte d'une attraction irrésistible, d'un désir trop impérieux pour n'y pas tout sacrifier, même le repos de la femme dont on est adoré, et elle conçut un tel dépit, que, ne pouvant pas se contraindre, elle imagina de se trouver mal. C'était une manière de mettre fin au supplice que lui causait la présence d'Ellénore, et d'éprouver le tendre intérêt d'Albert; mais celui-ci, tout au bonheur de se trouver près de madame Mansley, d'entendre sa voix, de jouir de son esprit, ne s'apercevait pas de la rumeur produite par l'évanouissement de la princesse, qu'on s'empressait de transporter hors de la loge. Ellénore fut obligée de le lui faire remarquer; elle engagea de plus le prince de P… à porter secours à la princesse, ce qui forçait Albert à le suivre. En effet, tous deux coururent au foyer où l'on venait de déposer la malade; à peine Albert fut-il près d'elle, qu'elle ouvrit les yeux et rassura ses amis sur son état; mais, comme elle prétendit souffrir encore trop vivement d'un reste d'oppression, elle fit demander son carrosse, et toutes les personnes qui l'avaient accompagnée au spectacle furent obligées de la reconduire.
—La princesse a pris là un mauvais moyen, dit le chevalier au prince, lorsque celui-ci rentra dans sa loge après avoir reconduit la princesse jusqu'à sa voiture; ce n'est pas en contrariant les gens qu'on les captive. Ce pauvre Albert se divertissait beaucoup ici, et la soirée d'auberge qui va remplacer la fin de celle-ci ne lui rendra pas le plaisir qu'il prenait au spectacle. Voilà comme on rend le joug pénible; on met un ennui à la place d'un plaisir, et l'on s'étonne de voir préférer ce qui amuse.
—Tout cela est fort désagréable, dit le prince en répondant à sa pensée, plus qu'à M. de Pa…, car il prévoyait tout ce que cet évanouissement et les scènes qui en seraient la suite, allaient porter de trouble chez la princesse. Il était impossible qu'Ellénore ne s'avouât pas être la cause de ces querelles; et le prince redoutait de lui voir prendre un parti violent pour calmer toutes ces agitations.
Il ne se trompait point. Ellénore cherchait sérieusement à se soustraire à de nouveaux chagrins, et elle pensait à employer l'amitié du prince pour déterminer M. de Savernon à rompre tous ses rapports de société avec elle. Le soir même, elle retint le prince quelques moments chez elle, après le spectacle, pour lui faire part du service qu'elle attendait de lui.
—Je dirai tout ce que vous voudrez, répondait le prince, mais j'ai peur qu'il n'en résulte le contraire de ce que vous désirez. Albert est fort entêté dans ses sentiments, et s'il apprend que c'est pour tranquilliser la princesse que vous ne voulez plus le voir, il prendra la pauvre femme en horreur et rompra avec elle d'une manière éclatante.
—Comment faire? dit Ellénore, n'est-ce pas assez de subir la honte d'une situation que je n'ai pas méritée sans donner lieu à de nouvelles calomnies sur mon compte? C'est à l'amour que je dois tous mes malheurs, et l'idée d'en inspirer, d'en ressentir, me cause autant d'effroi que de répugnance. Il n'est rien que je ne puisse tenter pour me mettre à l'abri de cet affreux sentiment, source éternelle de larmes, de déshonneur. Grâce au ciel, il a si bien flétri mon âme qu'elle est incapable de l'éprouver de nouveau.
—Belle illusion que vous verrez bientôt s'évanouir, ma chère enfant; mais puisque vous tenez à conserver l'indépendance qui vous coûte assez cher, comptez sur moi pour déterminer Albert à respecter les arrêts de votre prudence. Je lui parlerai au nom de votre intérêt personnel, autrement il ne m'écouterait pas; mais en lui peignant ce que ses soins peuvent ajouter de tourments à tous ceux dont vous souffrez encore, il se fera un point d'honneur, je n'en doute pas, d'obéir à vos ordres.
Cette assurance rendit un peu de calme à Ellénore. Cependant elle insista pour retourner dès le lendemain à Bruxelles. C'était déjà prouver à la princesse combien elle désirait éviter une rencontre semblable à celle de la veille. Il fut convenu avec le prince de P… qu'il irait trouver M. de Savernon le matin, de bonne heure, et qu'après un long entretien, il reviendrait déjeuner avec Ellénore et le chevalier, pendant ce temps, on mettrait les chevaux de poste à la voiture pour les ramener tous trois à Bruxelles.
—Eh bien, dit Ellénore, quand le prince revint de chez Albert, comment avez-vous été accueilli?
—Mais beaucoup mieux que je ne m'y attendais; j'ai été fort content d'Albert. A peine ai-je parlé du tort que ses assiduités pouvaient vous faire, qu'il m'a promis de se conformer à tout ce que vous exigeriez de lui.
—Mais je n'exige rien, dit Ellénore avec un peu d'humeur, il va croire que je fais la Bélise, et que je m'arme contre un amour dont il n'a pas même l'idée. En effet, de quel droit lui défendrais-je de vouloir me plaire, l'a-t-il jamais tenté. C'est la sotte jalousie de cette femme qui me rend ainsi ridicule. Lui avez-vous bien dit, au moins, que ce seul motif m'engageait à l'éloigner de chez moi; que je n'en viendrais pas à cette mesure de prudence, si ma position me permettait de rassurer moi-même la princesse de Waldemar sur les simples rapports qui existent entre M. de Savernon et moi? Enfin, avez-vous pensé à mettre ma fierté à l'abri de leurs moqueries?
—Tranquillisez-vous, ils n'ont vraiment pas envie de rire, ni l'un ni l'autre, de ce que vous leur faites éprouver. Cependant, je dois convenir qu'Albert a montré beaucoup de courage en recevant son congé. Il est vrai de dire que je n'ai pas épargné les bonnes raisons pour lui prouver les scènes qui résulteraient de son entêtement à vous suivre. Il faut croire que mon éloquence l'a persuadé, car il n'a pas fait une objection. Seulement, il m'a questionné sur vos projets, il m'a demandé si l'atroce conduite de lord Rosmond était parvenue à détruire complétement l'affection que vous lui portiez. Sur ce point, je vous ai justifiée de toute faiblesse honteuse. Il est convenu avec moi que la fierté de votre âme s'opposait à l'avilissement d'aimer ce qu'on méprise, et qu'il était impossible à un homme d'honneur de chercher à se faire aimer de vous, sans être décidé à vous consacrer toute son existence. La noblesse, la sagesse de ces idées doivent vous rassurer sur sa résignation; ainsi n'y pensez plus, et croyez que la princesse vous saura bon gré d'avoir aussi nettement découragé les projets de son infidèle.
En écoutant le prince, Ellénore s'étonnait de ne pas partager sa confiance dans la sagesse résignée de M. de Savernon. Les femmes qu'une sotte vanité n'aveugle pas, pèsent si juste la valeur des sentiments qu'elles inspirent! Celui de M. de Savernon pour Ellénore était si soutenu, si discret, si respectueux, qu'on pouvait le supposer très-profond, et, partant, difficile à vaincre. Ellénore en avait pris cette idée presque à son insu.
—Je me suis trompée, pensa-t-elle, tant mieux; il m'oubliera plus facilement, et rien ne troublera la monotonie de ma triste vie.
Ce tant mieux était dicté par la raison d'Ellénore; mais son coeur s'oppressait à l'idée de ne plus se croire aimée comme elle avait craint de l'être. Il est si doux de se savoir le premier intérêt d'une personne distinguée qu'on ne perd pas sans regret une illusion si flatteuse, surtout après avoir été indignement trahie. Il est si naturel de croire avoir perdu tous ces avantages avec son bonheur, que l'amour le moins sympathique est une consolation de coeur et d'amour-propre qu'on a peine à repousser; de là viennent tant d'inconséquences dont on fait des crimes aux femmes pour se donner le plaisir de les en punir plus cruellement.
Pendant le déjeuner, Ellénore ne se mêla point à la conversation. M. de P… raconta plusieurs histoires plaisantes qui ne la firent pas sourire. Il mit la préoccupation d'Ellénore sur le compte de son brusque départ. Il leur restait beaucoup de choses à voir à Anvers, et le chevalier s'interrompait souvent pour dire.
—En vérité, vous êtes bien bonne de hâter ainsi la fin de notre charmant voyage, et cela parce que vous rencontrez ici une femme désolée de n'être pas si jolie que vous; mais vous en trouverez partout de ces femmes-là, et vous feriez bien mieux de n'y pas prendre garde.
Comme sa réflexion ne changeait rien au projet de départ, il ajouta:
—Allons, cédons-leur la place; mais je crois qu'ils n'y resteront pas longtemps, les jaloux et les amoureux ne peuvent se passer de ce qui les tourmente.
Pour toute réponse, Ellénore alla prendre son mantelet et ses gants, et se dirigea avec Frédérik vers la cour de l'auberge, où la voiture les attendait. Comme elle y montait, un valet de l'hôtel lui remit une lettre en disant:
—Madame est priée de ne la décacheter que lorsqu'elle sera seule, et le valet se retira précipitamment.
Au même instant, le prince et le chevalier, qui avaient été mettre leur manteau, prirent place dans la voiture et les postillons partirent au galop.
Ellénore passa tout le temps de la route à supposer ce que pouvait renfermer la petite lettre qu'elle s'était empressée de cacher sous son mantelet. Elle était d'Albert, sans aucun doute, et elle se reprochait de l'avoir presque autorisée en prenant contre lui une résolution définitive. Son impatience de la lire était fort tempérée par la certitude d'y trouver ce qu'elle aurait voulu ignorer toujours.
Ellénore et ses compagnons de voyage devaient s'arrêter à Malines, pour y dîner et visiter quelques monuments. Elle aurait pu profiter des instants qu'elle donnait à sa toilette pour prendre connaissance du billet mystérieux; mais il lui vint à l'idée que si ce billet lui causait une impression désagréable, elle ne saurait pas la dissimuler, et qu'il valait mieux ne pas s'exposer aux questions dont ses amis l'accableraient, s'ils s'apercevaient d'un changement subit dans sa disposition; enfin, elle résista à sa curiosité pour la satisfaire plus à son aise, et se résigna à n'ouvrir la lettre qu'elle tenait que le soir en arrivant à Bruxelles.
La rencontre qu'ils firent à Malines du comte de Lauraguais les y retint plus de temps qu'ils ne comptaient y rester. Le prince de P… les força à s'arrêter pour partager leur dîner, et leur raconter les nouvelles qu'il avait de France. Hélas! elles étaient bien tristes; mais après s'en être désolé convenablement, l'impossibilité de rien tenter contre tant de malheurs en faisait prendre son parti, et chacun s'accordait tacitement pour s'en distraire. Après le récit des plus affreux événements, venait celui des misères de l'émigration, puis des aventures galantes qui mêlaient leur comique aux drames les plus sombres.
—On parle beaucoup de la prochaine rupture de M. de Savernon avec la princesse de Waldemar, dit M. de Lauraguais; ce sont, chaque jour, des scènes à faire la joie des témoins et le supplice des acteurs. A la suite d'une de ces querelles, M. de Savernon a cru pouvoir s'affranchir, il est parti pour faire une tournée en Hollande; mais il n'était pas à un quart de lieu de Bruxelles, qu'il a été rejoint par le carrosse de la princesse. Là, une sorte de réconciliation a eu lieu, à la condition que M. de Savernon continuerait sa route jusqu'à Anvers. La princesse y a consenti, très-décidée à l'y accompagner; elle a écrit à sa dame de compagnie et à la comtesse de Cl… de venir la rejoindre. Vous avez dû les rencontrer tous à Anvers.
—Certainement nous les avons rencontrés… et c'est cela qui…
Un regard d'Ellénore empêcha le prince de continuer. M. de P… mit la conversation sur un autre sujet, et Ellénore regretta de n'avoir point lu la lettre, car elle lui aurait peut-être inspiré une réponse verbale, dont M. de Lauraguais aurait été le messager.
En arrivant le soir chez elle, elle lut ce peu de lignes, qui, bien que non signées, ne laissaient aucun doute sur la main qui les avait écrites:
«Ne croyez pas un mot de ce que vous dira le prince. J'ai dû le tromper pour nous épargner à tous des remontrances inutiles; mais vous tromper! Vous! madame! vous laisser croire que je puis cesser de vous aimer, de vous consacrer toute mon existence, voilà qui est au-dessus de mon courage. Je conçois que cet amour vous importune, malgré mes soins à le dissimuler; mais il ne dépend ni de vous ni de moi, de l'éteindre. Pourquoi vous en alarmer; il ne fait de mal qu'à moi, et je suis heureux d'en souffrir.»
—Plus d'espoir de repos, s'écria Ellénore; je croyais l'avoir trouvé ici. Je pensais qu'en renonçant pour toujours au monde, à ses plaisirs, à ses vanités, on me laisserait tranquille en ma retraite. Mais non, le malheur qui me poursuit veut encore que je m'éloigne du seul lieu où quelques consolations d'amitié m'aidaient à vivre! Il faut partir! il faut mettre entre M. de Savernon et moi tant de distance, tant d'obstacles qu'il perde toute espérance de me voir écouter son amour. Moi, croire encore à l'amour! à la sincérité des serments! cela n'est plus en mon pouvoir, et lui-même ne s'étonnera pas de l'horreur que ce nom d'amour m'inspire. Ah! pour le fuir, pour en être jamais à l'abri, il n'est point de sacrifice dont je ne sois capable!
Ellénore passa la nuit à former différents projets qui avaient tous pour but de se fixer dans un pays assez loin de Bruxelles. Le soin de sa fortune l'appelait à Londres, où son banquier, M. Ham…, lui proposait d'employer ses fonds dans une affaire excellente. C'était d'un grand intérêt pour l'avenir du petit Frédérik. Elle se décida en conséquence à partir secrètement pour Ostende, et à s'embarquer sur le premier paquebot qui passerait en Angleterre. Son plus grand regret était de quitter cet excellent ami, ce prince dont le dévouement pour elle s'augmentait en raison du besoin qu'elle en avait; mais comment lui confier une résolution qu'il aurait sans doute combattue, et lui laisser connaître l'asile qu'elle aurait choisi? Aurait-il la force d'en garder le secret à M. de Savernon? Ce dernier ne devait revenir à Bruxelles que la semaine suivante, et Ellénore voulait partir avant son retour.
Elle fit ses dispositions dans le plus profond mystère, recommanda le secret à ses gens; et après avoir écrit au prince de P… le véritable motif de son départ subit, elle le pria d'en donner pour prétexte une affaire d'intérêt, ou toute autre raison qu'il trouverait convenable, puis elle se rendit à Ostende, pleurant autant de quitter Bruxelles et les amis qu'elle y laissait, que de revenir dans ce même pays où la trahison d'un de ses premiers lords l'avait flétrie d'un sceau ineffaçable.
—Toujours fuir! pensait Ellénore, l'oeil fixé sur les vagues qui l'entraînaient vers Liverpool! toujours sacrifier les consolations que le ciel m'offre à la crainte de nouveaux malheurs, d'une nouvelle honte! Eh quoi! l'épreuve d'une injure non méritée est-elle donc l'appât qui doit en attirer une autre? Ne peut-il se rencontrer au milieu de tant de perversité une âme assez noble, assez éclairée pour comprendre ce que je suis, ce que je souffre!… pour deviner les tortures d'une femme voué au mépris, aux injures des femmes les plus coupables, aux désirs insultants des hommes qui en font leur caprice, et cela quand son coeur est resté pur au sein de la corruption; lorsqu'il brûle de l'amour du bien, de cette ardeur divine qui porte aux nobles sentiments, aux actions louables; enfin, lorsque l'estime de soi-même excite une révolte continuelle contre l'injustice du monde! Ah! que de force le ciel doit à un être ainsi persécuté! quelle main la soutiendra dans cette route périlleuse, où chacun lui jette la pierre…
Absorbée dans ses tristes réflexions, Ellénore ne s'apercevait pas de tous les mouvements qui se faisaient autour d'elle pour se préparer à braver l'orage dont les éclairs annonçaient l'approche. Déjà le roulis agissant sur les passagers leur avait fait quitter le pont; la pluie commençait à tomber. Les matelots cherchaient à mettre à l'abri les ballots, les caisses que l'ouragan pouvait inonder, car le propriétaire de ce bâtiment de commerce s'inquiétait beaucoup plus de ses marchandises que de ses passagers. On forçait les malades à s'enfermer dans la cabine en dépit de leur besoin de respirer. Chacun sait ce que le moindre gros temps, comme l'appellent les marins, produit dans les mers étroites comme la Manche. Les navires y ont toujours le beaupré verticalement en l'air ou sous la vague, ce qui cause une perturbation générale sur tout ce qui subit ce tremblement de mer, et qui fait que, sans être en danger, les malheureux passagers y souffrent le martyre.
Ellénore seule, résistait au mal qui accablait tout l'équipage. Le bruit des flots mugissants, la vue des éclairs qui faisaient tout à coup de cette mer grondante un océan de feu; le trouble, le mouvement, la terreur occasionnés par l'approche de la tempête, la plongeaient dans une sorte de délire féroce qu'éprouvent les êtres persécutés du sort à l'aspect des grands désastres de la nature. Ce n'est pas pour eux seuls, pensent-ils, que le courroux du ciel éclate injustement; ils reprennent leur place dans le malheur commun; ils ne sont plus les parias du désespoir.
Mais Ellénore ne savoura pas longtemps ses idées sinistres; après quelques coups de vent et une ondée, accompagnée d'un roulement de tonnerre, le temps s'éclaircit, et la mer redevint calme.
Le petit Frédérik qui avait dormi paisiblement couché auprès de sa bonne, le peu de temps qu'avait duré l'orage, pleura à son réveil pour voir sa maman. Mais la pauvre Rosalie, en proie au mal de mer, n'était pas en état de le conduire sur le pont. Un monsieur qui se trouvait dans la cabine lui proposa de porter l'enfant à sa mère. Elle y consentit, et il prit Frédérik dans ses bras en lui disant:
—Allons voir maman.
Le monsieur qui portait Frédérik aperçut Ellénore assise sur la banquette du pont, regardant fuir l'orage aussi tranquillement qu'elle l'avait vu venir, et à la même place que la pluie, l'ouragan et les brusques invitations des marins n'avaient pu la déterminer à quitter. La voix de Frédérik la sortit de sa rêverie.
—Où donc est ta bonne? dit-elle, étonnée de le voir dans les bras d'un étranger.
—Elle est trop malade pour en prendre soin, répondit ce dernier, et j'ai pensé qu'il valait mieux qu'il fût près de sa mère que de le laisser pleurer là-bas au milieu de tous les malades.
—Ah! merci de votre extrême bonté, Monsieur, reprit Ellénore en fixant ses yeux sur cet homme obligeant qu'elle croyait avoir déjà vu.
—Madame ne me reconnaît pas, dit-il, c'est tout simple, j'avais bien rarement l'occasion de me présenter devant elle; mais ma femme, qui avait le bonheur de la voir tous les jours, n'oubliera jamais les bontés qu'elle a eues pour elle.
—Monsieur Gerbourg!… s'écria Ellénore, ah! je vous reconnais maintenant; et votre excellente femme, qu'est-elle devenue?
—Hélas! madame, après avoir eu la douleur de perdre notre maître chéri, le marquis de Croixville, la pauvre femme a vu piller son beau château de Val-Fleury; on l'a surprise à sauver quelques-uns des objets qu'il renfermait; on l'a traînée en prison; elle y est tombée si malade, qu'il a fallu la mettre dans un hospice; là, j'ai pu, avec la protection d'une ancienne soeur de charité, emmener furtivement avec moi la pauvre malade dès qu'elle a été en état de se soutenir. Je l'ai confiée à un marchand de mes parents, qui fait tant de bruit avec ses opinions républicaines, que les autorités les plus soupçonneuses n'ont pas l'idée de l'inquiéter; c'est lui qui m'a chargé d'une commission soi-disant pour sa maison de commerce, mais dans le fait pour me donner les moyens de sortir de France, où, comme intendant d'un ci-devant noble, je ne pouvais échapper à la guillotine. Ce brave homme, qui ferait frémir madame, si elle le voyait avec sa carmagnole et son bonnet rouge, chanter à tue-tête dans sa boutique:
Ah! ça ira! ça ira!
Les aristocrates à la lanterne.
Ce brave homme, dis-je, m'a donné l'argent qu'il me fallait pour traverser la France et vivre jusqu'à ce que j'aie pu trouver un emploi dans l'étranger; mais j'ai attendu vainement cet emploi depuis que je suis à Ostende, et mes ressources sont épuisées, ajouta le bon Gerbourg en baissant les yeux, presque honteux d'avouer sa misère. Comme je parle bien l'anglais, continua-t-il, car vous savez, madame, que M. le marquis avait autant d'Anglais que de Français à son service, et qu'il fallait savoir leur commander dans leur langue, je me rends à Londres dans l'espoir d'y gagner ma vie en travaillant au métier le plus vil s'il le faut, mais après les dures épreuves que je viens de subir, rien ne me sera difficile.
—Prenez courage, répondit Ellénore, je parlerai de vous à mon banquier. C'est un homme d'un caractère généreux, obligeant, qui se fera un plaisir de vous être utile, j'en suis sûre.
—Ah! Madame, si je parviens par votre bonté à gagner de quoi m'acquitter avec mon cousin, et à trouver les moyens de faire sortir ma pauvre femme de cet affreux pays où l'on massacre tous ceux qui sont fidèles à leurs devoirs, à leurs affections, je vous devrai plus que la vie, dit M. Gerbourg en essuyant ses yeux.
—Je n'ai pas grand mérite à tenter d'améliorer votre sort, mon cher monsieur Gerbourg; le mien n'est pas moins à plaindre, et vous me serez utile à votre tour. Les affaires qui m'amènent à Londres peuvent m'y retenir longtemps, et comme je veux y vivre dans la retraite, je serai très-heureuse de pouvoir charger un homme tel que vous, aussi probe, aussi intelligent, de suivre mes intérêts auprès de M. Ham..! ne parlez pas de reconnaissance, et croyez que le ciel, en nous faisant rencontrer ici, a voulu nous protéger tous deux.
Ellénore disait vrai, quoiqu'on feignant d'apprécier beaucoup un secours inutile, car M. Ham…, était plus que suffisant à la gestion de sa modique fortune; mais le ciel en lui offrant un malheureux à secourir, une âme loyale, courageuse, dont il fallait ménager la délicatesse, tromper le désespoir, lui envoyait la seule consolation qui puisse agir sur un coeur profondément affligé.
—Pour commencer à employer votre complaisance, dit Ellénore, je vous prie de garder ici mon fils, pendant que je vais aller voir comment se trouve sa bonne. Je pense que mon domestique est aussi malade qu'elle; mais nous voilà au port, tous ces maux-là vont cesser; il est temps que j'arrive, ajouta-t-elle en voyant sa robe baignée par la pluie; et elle laissa M. Gerbourg avec cette joie concentrée qu'on éprouve dans une situation désespérée, loin de tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on connaît, à l'aspect d'une main secourable; qu'elle soit tendue par la charité ou par la pitié, qu'importe? on n'est plus seul avec son malheur, et la misère ne se fait plus sentir aux premières lueurs d'un rayon d'espoir.
Pour payer son passage en Angleterre, le pauvre M. Gerbourg ne vivait que de pain et d'eau depuis plus de quinze jours. Eh bien, en ce moment, il lui semblait posséder tout ce qui lui manquait; il jouait avec le petit Frédérik, le faisait danser sur ses genoux au son d'une vieille chanson anglaise dont il répétait le refrain d'un ton si gaillard, que nul n'aurait soupçonné que ces sons joyeux sortaient d'un estomac affamé.
En ce moment, où les flots calmés à l'approche du port permettaient aux passagers de venir respirer sur le pont, un marchand de gâteaux vint offrir sa marchandise à ceux que le roulis avait débarrassés trop brusquement de leur déjeuner. A peine Frédérik l'aperçut-il, qu'il tendit ses petits bras du côté du patronet en criant de toutes ses forces:
—Un gâteau! un gâteau!
Et Gerbourg en laissa prendre deux à l'enfant, qu'il paya sans regret du prix de la livre de pain qui devait faire son dîner.
Un fois débarqués, les domestiques d'Ellénore, oubliant le mal de mer, reprirent leur service. Mais voulant utiliser M. Gerbourg, elle le chargea de lui chercher d'abord une femme de chambre anglaise. Puis, elle lui remit une somme d'argent plus que suffisante pour payer le premier terme d'une petite maison toute meublée qu'il lui louerait dans le quartier habité par M. Ham… Elle joignit à cette commission plusieurs autres soins à prendre pour qu'il ne manquât rien à son modeste établissement, quand elle arriverait à Londres.
—Il se trouvera bien dans cette maison une petite chambre pour vous, ajouta-t-elle, emparez-vous-en tout de suite pour surveiller les gens par qui vous ferez nettoyer mon appartement. Je me confie à votre adresse à vous faire obéir. Vous n'aurez pas là de quoi déployer vos talents comme au Val-Fleury; mais vous me rendrez doublement service, en m'empêchant d'être dupe dans ces sortes de marchés, et en me procurant le moyen de vous donner asile jusqu'au jour où vous gagnerez ce qui doit vous assurer une bonne existence.
Ainsi Ellénore persuada à M. Gerbourg que ne pouvant se passer de ses services, il était tout simple qu'elle les payât. Le bonhomme partit le soir même pour Londres, après avoir fait un vrai dîner, muni d'argent, et décidé à ne prendre aucun repos avant d'avoir satisfait à toutes les recommandations de celle qu'il nommait sa providence.
Deux jours après, une lettre de M. Gerbourg engageait madame Mansley à se mettre en route pour venir descendre dans Grosvenor-Street, 28, à la porte d'une petite maison n'ayant que deux étages et trois croisées de face, non compris le rez-de-chaussée, consacré au parloir et à la salle à manger. Le premier, composé d'un joli salon et d'un cabinet de travail; au second deux chambres à coucher; dans le fond d'une petite cour la cuisine, au-dessus la chambre de M. Gerbourg, et tout en haut celles des domestiques. Le tout arrangé de la manière la plus simple et la plus confortable.
Ellénore apprit que M. Ham…, averti par M. Gerbourg du projet qu'elle avait d'habiter Londres, avait lui-même présidé au choix et à l'arrangement de la maison qui devait la recevoir. Ainsi, tous deux lui avaient épargné cette tristesse poignante qui s'empare de l'âme en arrivant là où rien ne vous attend. Qui n'a pas éprouvé ce serrement de coeur à son premier pas dans un lieu inconnu et destiné à vous servir longtemps d'habitation; dans ce désert de souvenirs, d'habitudes, où il faut faire connaissance avec les choses comme avec les gens? où tout vous révèle la parfaite indifférence que vous inspirez.
Ce sentiment pénible dont Ellénore avait déjà fait l'apprentissage et qu'elle s'apprêtait à subir de nouveau, fit place aux douces impressions de la reconnaissance. Sauf le luxe de l'ameublement, elle trouva son appartement rangé de même que le sien au Val-Fleury. Une petite bibliothèque, remplie de livres français et anglais, ornait les panneaux de son cabinet d'étude; sa table à écrire était placée de même à portée de ses livres. M. Gerbourg avait été à bien secondé par M. Ham…, dans la parodie de l'appartement occupé par Ellénore, au château du Val-Fleury, qu'en y entrant elle sentit ses yeux mouillés de larmes. Elle avait été si heureuse dans ce beau lieu, qu'en dépit des calomnies et des malheurs que son séjour chez M. de Croixville lui avait attirés, elle ne pouvait se le rappeler sans joie, car aucun des plaisirs qu'elle y avait goûtés ne lui laissait de remords; elle espérait que cette vérité était connue de M. Gerbourg, et croyait en avoir la preuve dans ses soins respectueux pour elle.
Sans doute, l'intérêt, la reconnaissance, pouvait provoquer les soins, le zèle de ce brave homme, mais la considération ne se commande pas, et quel que soit le désir d'en montrer plus qu'on n'en accorde à son bienfaiteur, il y a mille occasions imprévues où le mépris se révèle à travers toutes les flatteries de l'espoir, toute la sainte hypocrisie de la reconnaissance. Le respect qui se mêlait aux prévenances de M. Gerbourg pour madame Mansley, ne permettait pas de douter de son estime pour elle.
Une des attentions qui toucha le plus Ellénore, ce fut de trouver sur sa console un vase rempli des fleurs qu'elle préférait, et près de sa cheminée une petite chaise pour asseoir Frédérik. Il faut s'être trouvé dans les horreurs de l'abandon, pour connaître le prix des moindres soins, du plus léger souvenir; se croire encore la pensée de quelqu'un, c'en est assez pour supporter courageusement tous les maux de la vie.
M. Ham… ne tarda pas à venir offrir ses services à Ellénore. Il l'affermit dans le dessein de rester à Londres, plutôt que d'aller s'établir, comme elle en avait eu l'idée, dans quelque petite ville d'Angleterre. Il lui prouva sans peine qu'il était plus facile de vivre ignorée parmi plus d'un million d'habitants qu'au milieu d'une coterie de provinciaux chez qui tout fait événement. Elle apprit de lui que lord Rosmond ayant dissipé une grande partie de la fortune de lady Caroline, tous deux se voyaient contraints à vivre dans un vieux château qu'elle avait en Écosse, terre assez considérable qui était heureusement substituée; M. Ham… ajouta que les nombreux créanciers que Frédérik avait laissés à Londres ne lui permettaient pas d'y séjourner, et qu'elle ne serait pas exposée à le rencontrer; considération qui l'emporta sur toutes les autres.
A peine installée dans sa nouvelle demeure, madame Mansley reçut la visite de la propriétaire de sa maison, qui, sachant qu'elle avait des rideaux, du linge à faire faire, venait la prier de les confier à une pauvre femme française, qui cousait et brodait fort bien.
—Elle n'est pas née pour travailler ainsi à la journée, dit madame Cramer, c'est facile à voir; mais la révolution de France en ruine bien d'autres vraiment; j'ai pensé que madame serait fort aise de venir au secours d'une ouvrière si fashionable, qui, d'ailleurs, me doit le loyer de la petite chambre qu'elle habite dans la maison où je demeure ici près.
Cette raison expliquait suffisamment le vif intérêt de madame Cramer pour sa pauvre locataire. Ellénore lui promit de faire porter dans la journée même chez sa protégée un paquet de linge de table à ourler.
—Mais quel nom faudra-t-il demander? ajouta-t-elle.
—Madame Desprez, répondit madame Cramer. C'est sans doute un nom d'emprunt; on ne me trompe pas facilement, et je l'ai surprise plus d'une fois ne sachant ce qu'on voulait lui dire lorsqu'on l'appelait ainsi; n'importe, elle finit toujours par répondre au nom de madame Desprez, et l'apprentie qui travaille avec elle le répète à chaque instant comme pour l'y accoutumer.
Madame Cramer ne borna pas là ses recommandations. Elle monta chez mademoiselle Rosalie, pour la supplier de lui remettre l'argent que madame Mansley la chargerait de porter à son ouvrière, lorsque celle-ci aurait fait dire qu'elle avait terminé le linge; car madame Desprez se contentait de gagner bien peu sur son travail, mais elle n'aurait pu se résigner à l'aller reporter elle-même.
Ces détails, communiqués par Rosalie à madame Mansley, lui inspirèrent le désir d'en savoir davantage sur la véritable condition de madame Desprez. La curiosité du coeur est, grâce au ciel, encore plus ardente que celle de l'esprit; l'idée de soulager une grande infortune étant l'unique distraction d'un mal sans remède, les malheureux recherchent avec passion ces sortes de peines dont la générosité triomphe: quand la Providence semble vous abandonner, devenir celle d'une autre victime, c'est retrouver ce qui seul attache à la vie: le bonheur d'être utile.
Dès ce moment, les journées d'Ellénore se partagèrent entre les soins qu'elle donnait à son fils, et ceux qu'elle prenait pour arriver jusqu'à madame Desprez. Déjà plusieurs fois, elle s'était présentée chez l'ouvrière, sous prétexte de lui expliquer elle-même comment elle désirait que fussent tracés les festons de ses garnitures; c'était toujours l'apprentie qui venait recevoir la commande dans le petit vestibule qui précédait la chambre de madame Desprez; c'était elle qui répondait aux questions d'Ellénore, de manière à trahir le respect profond qu'elle portait à sa maîtresse, et la distance qui existait entre elles, malgré tout ce que la misère faisait pour les rapprocher. La crainte d'être indiscrète empêchait Ellénore d'insister. Un jour pourtant, décidée à faire une nouvelle tentative, elle se rendit de bonne heure à la porte de madame Desprez; l'apprentie, qui vint lui ouvrir, avait les yeux rouges, et les joues luisantes de larmes.
—Ah! mon Dieu, que vous est-il arrivé? s'écria Ellénore avec l'accent du plus vif intérêt.
—Rien, madame, répondit l'apprentie en essuyant ses larmes; c'est qu'à force de travailler, madame s'est rendue malade, et je n'ai pu achever l'ouvrage qu'elle avait commencé; je vais vous le rendre, car dans l'état où est madame la…, sans doute elle ne pourra pas de longtemps…
Et les sanglots l'empêchèrent d'achever.
—Calmez-vous, dit Ellénore, en prenant affectueusement la main de cette bonne fille; et gardez cet ouvrage, je n'en ai pas besoin tout de suite. Mais ce que j'exige absolument, c'est que vous me donniez les moyens de secourir votre maîtresse, et cela sans vouloir pénétrer vos secrets; elle est peut-être comme tant d'autres grandes dames de France, réduite en ce moment à travailler pour gagner de quoi se nourrir: mais une telle gêne ne peut durer, la crise qui ruine tant de familles nobles ne saurait être éternelle, et l'époque où l'on fera justice de tant d'infamies, permettra bientôt aux pauvres émigrés de s'acquitter des services que la nécessité les force d'accepter en ce moment. Ainsi donc, n'hésitez pas à m'associer dans vos bons soins pour votre maîtresse. Voici de quoi satisfaire aux premiers soins, ajouta-t-elle en posant une bourse sur la seule chaise qui meublât cette antichambre. Je vais passer chez le docteur J…, qui demeure à côté de chez moi. Il sera ici dans une heure; préparez votre maîtresse à sa visite. Dites-lui qu'il lui est envoyé par un des amis ou des parents que vous lui connaissez. Cherchez aussi quelque moyen de lui expliquer, sans blesser sa fierté, qu'elle a ici une amie qui veille sur elle. Enfin, trompez-la de votre mieux; il y va de sa vie; cela doit l'emporter sur tous les scrupules que peut faire naître un mensonge aussi innocent.
Pour toute réponse, la bonne Victorine baisa le bas du mantelet d'Ellénore, puis elle essuya ses larmes en souriant d'espérance. La voix de la malade, qui se fit entendre, rappela aussitôt Victorine dans la chambre de sa maîtresse.
Madame Mansley se rendit chez le docteur J… qui lui promit de passer chez elle en sortant de chez madame Desprez. Elle apprit de lui que la pauvre femme était malade de fatigue, de chagrin et d'épuisement.
—C'est sans doute, ajouta-t-il, une femme de haute condition; malgré sa difficulté à s'exprimer en anglais, et son désir de rester inconnue, son langage trahit les habitudes d'un haut rang, d'une grande fortune. Elle conserve, au milieu des douleurs de tous genres, cette gaieté de bon goût qui n'abandonne pas les Françaises. On voit que sa pensée dominante est d'échapper à la pitié de ses amis. Sa fièvre l'inquiétait bien moins tout à l'heure que le désir d'apprendre comment j'avais su l'état où elle était, et qui m'avait donné l'idée de lui offrir mes services; je lui ai fait accroire que j'étais chargé par le gouvernement de donner mes soins aux émigrés français, et que les personnes qui les logeaient étaient invitées à me prévenir lorsqu'elles en connaissaient de sérieusement malades.
Alors elle s'est répandue en actions de grâces sur la protection que l'Angleterre accorde à ceux qui lui demandent asile; et elle a consenti à prendre à Apothicary hall les médicaments que je lui ai ordonnés, bien convaincue qu'ils étaient compris dans ceux qu'on donne aux hospices; un mot ajouté par moi à l'ordonnance la maintiendra dans cette illusion.
—Quel âge a-t-elle, demanda Ellénore, vous rappelez-vous ses traits?
Peut-être l'ai-je vue quand j'étais auprès de la duchesse de Montévreux?
—La souffrance altère le visage et fait souvent paraître plus vieux qu'on n'est, elle m'a paru avoir près de quarante ans. Elle a de jolis yeux très-spirituels, une figure distinguée sans être jolie; à en juger par ses bras, je la crois grande et mince; mais une femme au lit, on ne peut deviner la grâce de sa tournure, surtout quand elle est menacée d'étisie.
—D'étisie! Ah! mon Dieu! cher docteur, que faire pour la sauver?
—D'abord, l'empêcher de broder la nuit, et la mieux nourrir le jour, dès que j'aurai triomphé de sa fièvre.
—Si vous voulez m'aider à la tromper, rien ne sera si facile. Pendant que vous lui rendrez la santé, moi je tâcherai d'occuper son esprit; je reçois tous les ouvrages nouveaux qui se publient en France et à Bruxelles, je les lui enverrai, je parlerai d'elle à mes amis émigrés, ils pourront peut-être la secourir, la consoler, cela me fera une occupation; j'en ai besoin pour me distraire.
Le sort de cette noble malade devint en effet une vive préoccupation pour Ellénore. Elle s'appliqua à apprendre son nom comme par hasard, sans paraître y attacher d'importance. Le moindre secret en avait tant à cette époque, qu'on le respectait, sans s'informer s'il en valait la peine. Ellénore, guidée par une intention louable, désirait beaucoup savoir celui de madame Desprez; mais elle ne voulait pas l'apprendre à personne. Elle se crut au moment de voir sa curiosité satisfaite, le jour où M. Ham… lui amena le comte de Lally Tollendal, qu'elle avait connu chez madame de Montévreux dont il était un ancien ami.
M. de Lally tué spirituellement par la réputation de bonhomme que lui avait faite M. de Talleyrand, était de ces bavards inoffensifs, dont la conversation pleine de faits, vide d'idées, amusait ou laissait penser à autre chose, deux mérites rarement réunis. Un peu embarrassé du bruit de son éloquence, comme défenseur de la mémoire de son père, M. de Lally voulait pourtant la soutenir, et il s'était imaginé à cet effet de composer une tragédie de Strafford qu'il lisait volontiers à tous ceux qui se résignaient à l'entendre.
Son style boursoufflé faisait dire au comte de Narbonne: «Cette lecture est la plaie de l'émigration.» Chacun se moquait du bon M. de Lally; un esprit à la mode l'avait appelé le plus gras des hommes sensibles, nom qu'il a conservé à juste titre toute sa vie; mais on l'aimait en dépit des plaisanteries qu'on faisait sur lui, tant ses qualités remportaient sur ses ridicules.
Chaque personne échappée aux prisons de France avait un drame fort intéressant à raconter.
—Et comment avez-vous pu vous arracher des mains de ces bourreaux? était la première question qu'on adressait aux Français nouvellement arrivés à Londres.
M. de Lally s'était plus compromis qu'un autre dans la Révolution; mais la voyant tourner au régicide, il avait sacrifié ses opinions démocratiques à l'intérêt du trône, et s'était permis de donner au roi des conseils qui auraient pu le sauver. Ce fait connu fut aussitôt puni par les héros du 10 août.
M. de Lally raconta à Ellénore comment, traîné dans les prisons de l'Abbaye, et ayant échappé comme par miracle aux massacres du 2 septembre, il avait passé tout son temps de réclusion à composer des plaidoyers en faveur de ses compagnons d'infortune. Le plaisir très-naturel qu'il prenait à parler de lui, et celui qu'on trouvait à écouter tous ces petits faits, ces moindres démarches d'où dépendait la vie du narrateur, ne permirent pas à Ellénore de l'interroger sur les Français qu'il espérait rencontrer en Angleterre. Elle se contenta de l'engager à venir bientôt la voir.
Il lui demanda la permission de lui présenter son ami, M. Malouet, victime ainsi que lui de ses efforts pour sauver la monarchie; c'était un homme grave, d'un caractère plus honnête que vigoureux, qui aurait laissé la réputation d'un homme inébranlable dans ses principes, sans sa docilité à signer la déchéance de cet empereur, dont il disait, le 13 février 1810, au corps législatif: «Il était réservé au grand monarque qui nous gouverne d'arriver au milieu des ruines pour les faire disparaître, de réparer tout ce qui pouvait l'être, et de s'élever au-dessus des lumières et de l'expérience des siècles.»
Mais le même courage qui sait braver la mort, succombe à l'idée de perdre à jamais le pouvoir ou la faveur. Notre histoire moderne offre une foule d'exemples de gens que le couperet de la guillotine n'a point portés à se démentir, et qu'un brevet de préfet ou de chambellan a changés tout à coup de fiers républicains en zélés courtisans.
Madame Mansley insista faiblement sur la retraite où elle vivait, et sur le peu d'agréments que l'ami de M. de Lally trouverait chez elle.
—Il est exilé, malheureux, et vous ne pouvez lui refuser l'hospitalité, dit le comte; d'ailleurs, nous sommes tous deux trop vieux pour vous compromettre. L'ami Ham… le sait bien, ajouta-t-il en riant; autrement, je soupçonne qu'il nous aurait laissés ignorer votre séjour ici.
A ces mots, M. Ham… rougit comme une jeune fille; son embarras frappa Ellénore, et la déconcerta à son tour; mais son trouble avait pour unique cause le regret de voir une amitié si précieuse pour elle, s'altérer, se convertir en ce cruel sentiment qui l'avait déjà rendue si malheureuse!
La présentation de M. Malouet ne se fit point attendre, son ami l'amena le lendemain passer la soirée chez madame Mansley.
—Maintenant que nous vous avons raconté toutes les horreurs burlesques qu'il nous a fallu subir avant de nous réfugier ici, dit M. de Lally, mettez-nous un peu au courant des affaires de Bruxelles. Vous en arrivez, donnez-nous des nouvelles de nos pauvres amis, car dans ce temps de liberté, on n'ose pas écrire aux gens qu'on aime le mieux.
—Je vivais à Bruxelles comme ici, dit Ellénore, presque dans la solitude.
—Je sais que le prince de P… avait le bonheur de vous voir souvent, il devait vous tenir au courant de tout; il aime les histoires romanesques, et, certainement, il ne vous gardait pas le secret de celles dont il était témoin.
Ellénore sourit pour toute réponse, car nier le fait eût été mentir.
—Ah! priez donc madame de nous apprendre ce que devient mon jeune ami, le comte de Savernon. Madame de Cl… a écrit à une de ses amies, qu'il était amoureux fou d'une dame de moyenne vertu qui fait la cruelle pour porter sa passion à l'extrême, c'est-à-dire au mariage, car le comte Albert profite si bien de sa séparation avec sa femme, qu'à son exemple ses amis oublient qu'il est marié, et que ses nouvelles connaissances le croient célibataire.
—Et que pense la princesse de Waldemar de cette belle passion? demanda
M. de Lally; elle doit jeter feu et flammes?
—Je ne suis pas au courant des aventures de ce genre, dit Ellénore en balbutiant; à Bruxelles ainsi qu'à Londres, je voyais fort peu de monde.
—Le prince de P… suffisait bien à votre instruction vraiment, reprend
M. de Lally. Vous écrit-il souvent?
—J'ai reçu ce matin une lettre de lui.
—Tant mieux; vous allez lui répondre. Par grâce pour nous, demandez-lui quelques détails sur la folie de notre cher Albert.
M. Ham… s'apercevant du supplice que cette conversation faisait éprouver à madame Mansley, l'interrompit en disant à ces messieurs:
—Vous exigez beaucoup de la complaisance de madame; mais avant qu'elle vous amuse du récit des événements de Bruxelles, parlez-lui un peu de ce qui se passe ici, dans la colonie parisienne.
—Oui, dit Ellénore, en s'empressant d'adopter le moyen de s'occuper d'autres personnes, je désirerais connaître les noms des derniers Français arrivés à Londres.
—Ce sont de fort beaux noms, répondit M. Malouet. Le malheur a bon goût, il tombe d'ordinaire sur les gens d'esprit. La baronne de S… réunit tous les jours chez elle M. de Talleyrand, M. de Narbonne, M. de Jaucourt, avec M. Fox, le célèbre Burk, Erskine, Sheridan, et plusieurs autres Anglais de marque. De son côté, la marquise de la Châtre préside, près d'ici, à Inniper-Hall, une petite assemblée de réfugiés dont MM. de Montmorency, Lamothe et d'Arblay font partie. A Bury, madame de Genlis, sous son simple nom de Brulart, continue l'éducation de ses élèves, et les laisse danser républicainement au bal de Bury avec les danseurs de toutes classes qui viennent les inviter, ce qui fait dire des bons mots au duc de Liancourt. Ces différentes sociétés se détestent entre elles, c'est dans l'ordre, et les épigrammes réciproques font l'amusement général.
—Ceci est la partie brillante de votre émigration, dit M. Ham… J'en connais une autre plus intéressante, à en juger par ce qui m'est arrivé l'autre jour… mais peut-être vaut-il mieux n'en point parler.
—C'est redoubler notre désir de le savoir, dit Ellénore; je pense que chacun de nous a un mystère de ce genre, et qu'il ne demande qu'à être indiscret. Encouragez-nous par votre exemple.
—Eh bien, donc, vous saurez qu'après une longue promenade faite hier matin, en compagnie de lord Longborough et de M. de Jaucourt, nous nous sommes arrêtés pour faire reposer nos chevaux dans un quartier de Londres fort éloigné du quartier fashionable. Lord Longborough, mourant de soif, nous proposa sans façon d'entrer dans un café qui se trouvait près de là pour y boire un verre de porter.
»Nous y consentîmes avec plaisir; mais à peine assis tous trois à une table, M. de Jaucourt fit un mouvement de surprise qui faillit renverser le plateau qu'on nous apportait.
»—Ah! mon Dieu, que vous arrive-t-il donc? s'écria lord Charles.
»—Rien, c'est que j'ai cru reconnaître dans le garçon qui nous a servi… mais non, je me serai trompé… dit M. de Jaucourt… cela ne se peut pas.
»—Vraiment, rien n'est si facile que de vous convaincre, faisons-nous apporter quelque chose par ce garçon, dis-je; et alors, élevant la voix, je demandai des sandwich; on nous servit aussitôt, mais ce fut le maître qui nous les apporta lui-même, le garçon avait disparu.
»—L'homme qui nous a servis tout à l'heure, n'est-il pas Français? demanda M. de Jaucourt.
»—C'est possible, répondit le maître d'un air important, car ma maison étant le rendez-vous, de tous les étrangers qui vont visiter Greenwich, j'ai le soin d'avoir des garçons de presque tous les pays. C'est plus commode.
»—Mais vous savez leur nom, je pense, comment s'appelle celui-là?
»—Michel, je crois.
»—C'est cela, reprit vivement M. de Jaucourt, il faut que je lui parle.
»—Je vais vous l'envoyer, et le maître alla courir après son garçon.
»Alors nous voulûmes savoir qui M. de Jaucourt avait cru reconnaître dans ce garçon de café.
»—Vous ne voudrez pas me croire, dit-il, mais c'est le duc de L…, je n'en puis douter.
»—Le duc de L… réduit à cette extrémité! s'écria lord Charles; nous ne souffrirons pas qu'il reste plus longtemps dans une taverne.
»—Vous présumez bien, interrompit M. de Jaucourt, qu'il n'est pas facile de rien faire accepter au grand seigneur qui prend ce parti-là plutôt que d'avoir recours à ses compagnons d'infortune ou à ceux qui lui donnent asile. Je parie qu'il m'a reconnu et que nous ne le reverrons pas. En effet, le maître du café est revenu nous dire que Michel était allé à la brasserie pour une commande, et qu'il y resterait longtemps. Cette réponse n'a pas découragé M. de Jaucourt; il nous a priés de l'excuser auprès de madame de Staël, chez laquelle il devait dîner avec nous; puis il s'est installé dans un coin de la porte, à lire les journaux, bien décidé à ne revenir nous rejoindre qu'après avoir offert ses services au duc de L…»
—Eh bien, est-il parvenu à lui parler? demanda Ellénore.
—Sans doute, mais fort tard et fort inutilement; car le duc, quoique très-touché de l'intérêt que le marquis lui témoignait a persisté dans son amour pour l'indépendance et le travail.
«—J'aurais le spleen demain, lui dit-il, s'il me fallait rester un seul jour à la charité de mes protecteurs et les bras croisés, comme j'en vois tant d'autres de nos pauvres émigrés. Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de laisser ignorer à tout ce qui me connaît le parti que j'ai pris; il n'est pas si à plaindre, je vous l'affirme. Le brave homme chez qui je suis est d'une vanité très-facile à vivre. Je lui répète plusieurs fois par jour qu'il a le plus bel établissement de Londres, et il me traite à merveille; je mange avec lui et sa famille. Sans lui avoir confié ma vraie situation, il devine qu'elle exige des égards, il en a, et je veux attendre chez lui la fin de nos malheurs.»
—Et moi aussi, dit Ellénore, je pourrais citer un exemple d'autant de courage, de noblesse et de résignation; mais je me tais pour obéir à la volonté de l'héroïne. Quand on fait tant de sacrifices pour garder le secret de sa détresse, on mérite de le voir respecter par tout le monde.
Pour accorder autant que possible sa curiosité et sa délicatesse, Ellénore chargea M. Gerbourg de veiller sur madame Desprez; elle l'envoya porter à l'apprentie plusieurs objets dont sa maîtresse devait avoir besoin, et lui recommanda de remarquer tout ce qui pourrait l'aider à connaître le rang véritable de madame Desprez. Les perquisitions de M. Gerbourg amenaient toujours quelques découvertes sur d'autres émigrés dont le caractère et la manière de vivre n'offraient pas moins d'intérêt, mais aucun renseignement positif sur madame Desprez. Enfin Ellénore reçut un billet de sa part, où elle lui exprimait sa reconnaissance pour ses bons soins dans les meilleurs termes; mais avec une orthographe fort incorrecte, et une écriture de femme de chambre.
L'apprentie aura écrit sous sa dictée, pensa Ellénore; et elle n'en fut pas plus éclairée.
L'hiver commençait à se faire sentir et redoublait la misère des pauvres réfugiés. Les nouvelles qui arrivaient de Paris étaient chaque jour plus sinistres. L'émigration était partagée entre deux classes fort distinctes: celle qui avait pu sauver assez de fortune pour attendre patiemment la fin de la Révolution ou de la Terreur, et celle qui, forcée de tout sacrifier au salut de sa liberté, de sa vie, avait épuisé ses ressources, et mettait son intelligence à profit pour ne pas mourir de faim. La première conservait sa gaieté, ses habitudes élégantes en dépit des événements; et la seconde, voulant imiter cette légèreté philosophique, s'appliquait à dissimuler sa misère, à y remédier par les moyens les plus étranges. Cette époque fatale a offert tant de preuves du courage, de la dignité, de l'intelligence et de l'inaltérable gaieté du caractère français, que nous croirions faire tort à notre histoire en les passant sous silence.
M. Ham…, que ses relations d'affaires avec les premiers banquiers de Paris mettaient dans la confidence des tribulations de fortune de nos plus grandes familles émigrées, en parlait souvent à Ellénore; et comme elle paraissait s'intéresser vivement au sort de ces exilés dont les noms lui étaient presque tous connus, M. Ham…, pour lui plaire, recherchait les occasions de se mettre en rapport avec eux.
—Il faut absolument que vous me rendiez un service, dit-il un jour à madame Mansley. J'ai à dîner chez moi, après-demain, une de mes parentes qui a épousé un émigré fort aimable; il lui donne en bonheur tout ce qu'elle lui a apporté en argent. Ils ont pour société intime une colonie de vieille noblesse française que je me suis engagé à promener, par ce beau froid, à Windsor, à Kew, et vous devriez venir m'aider à faire les honneurs de nos jardins anglais et de mon dîner. Ils seraient heureux de causer avec une Anglaise qui parle leur langue mieux qu'eux tous, et je ne serais plus embarrassé de savoir comment les recevoir agréablement.
Ellénore refusa le dîner, décidée à se soustraire au monde le plus possible; mais elle promit de diriger la promenade qu'elle faisait faire chaque matin à Frédérik, du côté de Windsor, et de ne point éviter la rencontre des dames françaises que devait y conduire M. Ham…
MM. Malouet et le comte de Lally voulurent être de la partie. Ils accompagnèrent madame Mansley, et tous trois arrivèrent à la ménagerie de Kew au moment où la société parisienne y regardait des kanguroos, nouvellement débarqués.
—Eh! voilà ce cher comte de Lally! s'écria tout à coup une vieille femme, grande, maigre, à la démarche noble quoique vacillante, aux yeux creux, aux lèvres pâles, et aux joues couvertes d'un rouge éclatant. Comment donc êtes-vous parvenu à vous échapper des prisons de ces monstres sanguinaires? ajouta-t-elle.
Puis, sans attendre la réponse du comte:
—Quant à moi, je dois la vie à ma femme de chambre; c'est pour m'avoir forcée de changer de vêtements avec elle, au risque d'être menée à l'échafaud sous mon nom, que je puis jouir du plaisir de vous rencontrer ici.
—Cette femme-là peut compter sur notre reconnaissance à tous, madame la duchesse, elle nous a conservé la plus noble protectrice et la meilleure des amies, répondit M. de Lally.
—Ah! la meilleure des amies! cela vous plaît à dire, car je parlais fort mal de vous et de vos belles idées constitutionnelles, il y a huit jours; mais le comte de Narbonne m'a appris ce matin que vous veniez d'écrire à ces bourreaux de la Convention pour vous charger de la défense du roi, et cela rachète tous vos péchés révolutionnaires.
—Je n'ai fait qu'imiter le dévouement de mon ami Malouet, et j'ai bien peur qu'on n'accepte pas plus l'un que l'autre.
Alors, la duchesse se pencha vers M. de Lally pour lui parler à voix basse. Ellénore devina qu'elle le questionnait sur elle; et redoutant quelques mines peu flatteuses de la part de la duchesse de…, elle prit le bras de M. Malouet et se dirigea vers l'autre côté du parc. Mais la duchesse de…. était trop grande dame pour se montrer dédaigneuse avec personne, et trop bonne pour manquer d'indulgence. Son attachement platonique pour le marquis de L…, dont quarante ans de servage n'avaient pas refroidi la passion, la rendait fort tolérante pour les sentiments romanesques. Elle croyait qu'une femme pouvait être à la fois très-sensible et très-sage. Aussi n'hésita-t-elle point à rejoindre madame Mansley et à lui adresser la parole du ton le plus poli pour lui demander des nouvelles de leur ami commun, le prince de P…
Ellénore, surprise de cette prévenance, y répondit avec grâce et réserve; alors la conversation et la promenade devinrent générales. Le baron de G… et sa fille, mademoiselle Angélique, le chevalier des M…, sa femme, un petit abbé dont on ne prononçait jamais le nom, se joignirent bientôt à la duchesse, et la voyant causer affectueusement avec madame Mansley, ils saluèrent celle-ci avec une politesse marquée. M. Ham… s'étant rapproché d'Ellénore, lui dit en confidence:
—Vous voyez l'air enjoué, les manières dégagées de ces braves gens-là? Eh bien, ils meurent tous de faim, et on ne sait comment les en empêcher. La duchesse qui est là, parée de tant de falbalas, le front incliné sous le poids des rubans et des plumes, est au dernier chaton du collier de diamants que sa femme de chambre lui a sauvé, et qui l'a aidée à vivre depuis qu'elle est ici. Elle se désolait de n'avoir pas assez d'argent pour courir après son vieil ami, le marquis de L…. Séparée de lui depuis huit mois, elle ignorait si la guillotine l'avait épargné, et se livrait à la crainte de ne jamais le revoir, lorsque, prenant l'air un matin à sa fenêtre, elle l'aperçut à la fenêtre d'une maison voisine.
»On peut juger de leur bonheur à se retrouver; aussi ne se plaint-elle jamais de ce qu'elle a perdu. Quant au baron qui est là et à sa fille, on ne sait de quoi ils vivent; et, pourtant, ils ont une tenue fort convenable, et parlent avec tant de mépris des émigrés qui acceptent des secours, qu'on n'ose leur en offrir. La vanité du chevalier poëte est plus commode; on lui persuade facilement que ses vers se vendent un prix fou; il en croit tout de suite l'éditeur qui vient lui en offrir beaucoup d'argent. Quant au petit abbé, il est tout politique, il passe ses jours et ses nuits à rédiger de longs mémoires, des plans pour soulever la Vendée, pour détruire la flotte française et s'emparer d'Anvers. Les ministres paient ses plans sans les lire, ce qui ne le décourage pas: au coin du feu de la comtesse de C… où il fait pendant à son petit singe, il continue à gouverner l'Europe.»
M. Ham… s'interrompit en ce moment pour saluer M. de Calonne, l'abbé Delille, et le comte de Narbonne, qui arrivaient et devaient dîner chez lui.
A peine le chevalier des M….. eut-il aperçu le poëte des jardins, qu'il tira un portefeuille de sa poche et se mit à crayonner des vers avec tous les signes de l'inspiration; il se frappait le front comme pour en faire jaillir les idées. Enfin, il propose à la société de faire halte dans un pavillon du parc où se trouvent plusieurs bancs. On devine son intention; on s'y prête de la meilleure grâce.
—C'est un impromptu, dit-il inspiré par la présence du Virgile français. On écoute et l'on applaudit; ce sont des vers en l'honneur de l'abbé Delille; ils peuvent compter sur tous les suffrages.
—Ah! mon Dieu, que je suis contente du succès de ses vers, s'écria la femme du chevalier. Mon pauvre mari méritait bien cette récompense, car ils lui ont donné assez de peine. Il n'a fait qu'écrire et effacer toute la nuit; j'ai cru qu'il n'en viendrait jamais à bout. Heureusement, à force de temps et de travail, il en est arrivé à son honneur.
Cette exclamation délatrice était de nature à faire rire sur le mérite de l'impromptu; mais la politesse française l'emporta en cette circonstance sur la malignité: personne ne parut avoir fait attention à la grosse bêtise articulée par madame des M…; et elle n'en fut avertie et grondée que dans le tête-à-tête conjugal.
Cette femme, jolie, mais d'une bêtise fabuleuse, était adorée de son mari, ce qui faisait dire au comte de Narbonne, en parlant d'elle:
—Voilà pourtant comme il faut être pour nous rendre amoureux fous!
Aveu très-étrange, sortant de la bouche de l'adorateur en titre de madame de Staël, également célèbre par sa laideur et par son esprit.
Malgré les réflexions pénibles qui ne cessaient d'occuper l'imagination d'Ellénore, ce fut un grand plaisir pour elle de se trouver au milieu d'une société si aimable, et d'entendre encore ce feu roulant de mots spirituels, de plaisanteries de bon goût, de pensées profondes mêlées aux folies les plus amusantes; car la rigueur de ce temps de ruines et de massacres n'avait pas encore altéré le talent, le charme de la conversation qui assuraient aux Français le titre des premiers causeurs de l'Europe. C'est aux discussions politiques, aux disputes d'intérêt, aux injures quotidiennement imprimées, que devait appartenir l'honneur de détruire avec tant d'autres puissances celle de la conversation française.
Le bruit du galop de plusieurs chevaux et du roulement d'une calèche dans les allées du parc de Windsor, vint mettre fin aux compliments peu sincères dont chacun accablait le chevalier des M… sur son impromptu fait à longue et grande peine.
C'était le prince de Galles qui, averti par le colonel Saint-Léger, son ami encore plus que son favori, avait désiré rencontrer, comme par hasard, cette charmante Ellénore, dont le duc d'O… lui avait vanté les charmes et l'esprit original.
A l'aspect du prince, Ellénore veut s'éloigner, elle fait signe à M. de Lally qu'elle va rejoindre sa voiture, mais il s'approche d'elle en disant:
—Pourquoi donc vous en aller quand le prince arrive?
—Je suis un peu souffrante, répond-elle avec embarras, et je désire rentrer chez moi.
—Restez, le grand air vous fera du bien, et puis il ne serait pas poli de s'en aller ainsi au moment où…
M. de Lally fut interrompu par le prince de Galles, qui s'écria, en prenant le bras du petit Frédérik:
—Ah! mon Dieu! le bel enfant!
—C'est celui de madame, s'empressa de répondre M. de Lally, saisissant cette occasion de mettre madame Mansley en rapport avec le prince et espérant la distraire ainsi de l'envie de retourner sur-le-champ à Londres; car, malgré les idées libérales de nos nobles démocrates de ce temps, ils ne pouvaient s'affranchir du prestige attaché à la royauté.
Le prince qui l'approchait ou l'attendait, était, en dépit de leurs airs indépendants, de leurs discours républicains, l'objet d'un vieux culte auquel le moins courtisan restait fidèle. Les habitudes anglaises avaient, à la vérité, rendu les devoirs de ce culte moins dangereux, les cérémonies moins fastidieuses; mais la religion était restée la même: celle qu'on a et qu'on aura toujours pour le pouvoir.
Chaque personne de la société s'était approchée pour saluer le prince. La vieille duchesse qui avait droit à la première politesse, l'attendait avec confiance; mais le prince, les yeux fixés sur Ellénore, saluait collectivement ceux qui se trouvaient là. A un mouvement qu'elle fit pour se retirer, il s'amusa à déconcerter son projet en s'emparant de Frédérik, pour lui montrer, dit-il, les beaux oiseaux qui venaient d'arriver des îles. L'enfant, ravi de les voir de près, et d'entrer dans les cages de ces oiseaux brillants de si riches couleurs et qu'il n'avait pu admirer que de loin, s'attache à la main du prince et le suit sans attendre la permission de sa mère.
On sait à quel point le prince de Galles était renommé pour ses nombreuses galanteries; et que l'honneur de lui plaire exposait à de grands dangers. Cependant il avait formé depuis longtemps une liaison fort peu dissimulée avec mistress Harbert, jeune veuve irlandaise, d'une grande beauté. Le roi se refusant à payer les dettes de son fils tant que cette liaison l'empêcherait de se marier, le prince s'était vu contraint de feindre une rupture, et de consentir à épouser sa cousine, la princesse Caroline de Brunswick. Trois mois devaient s'écouler avant la célébration du mariage, et le prince désirait employer cet intervalle le plus agréablement possible.
Aux compliments qu'il adressa à madame Mansley, à ses attentions marquées pour elle et pour son enfant, on devina bien vite ses projets de séductions. Et chacun devint très-curieux de voir comment ils seraient accueillis.
D'abord le prince tenant Frédérik d'une main, revint sur ses pas pour offrir son bras à Ellénore.
—Pardon, monseigneur, dit-elle en s'inclinant, sans accepter l'honneur qui lui était offert, mais madame la duchesse est là.
—Je vous remercie de me le rappeler, dit le prince, car auprès de vous on oublierait tous ses devoirs.
Alors, se tournant vers la duchesse de…, il la combla de joie en lui accordant la faveur à laquelle son rang et son âge lui donnaient tous les droits.
La conduite d'Ellénore, en cette légère circonstance, fut généralement approuvée, mais plus par M. Ham… que par tout autre. Il était accoutumé à voir le prince triompher si vite des scrupules et des obstacles en tous genres qui s'opposaient à ses désirs, qu'à la seule idée des hommages que Son Altesse pouvait adresser à Ellénore, il s'était senti pâlir d'effroi. Il se livrait au plaisir que lui causait la leçon donnée par Ellénore au prince, lorsque le colonel Saint-Léger lui dit à voix basse:
—Ah! si le prince rencontre de ces manières-là, c'en est fait; il deviendra amoureux à en perdre la tête!
—Vous croyez? demanda M. Ham… avec anxiété.
—Certainement, la nouveauté a un attrait irrésistible. Rencontrer la réserve, la rigueur peut-être, dans une occurrence où on n'a jamais eu le plaisir de combattre, c'est une bonne fortune qui doit captiver le coeur le plus frivole. Vous verrez si je me trompe.
—Si vous connaissiez comme moi tous les motifs qui doivent inspirer à madame Mansley la plus grande terreur pour un sentiment de cette espèce, vous ne…
—Raison de plus vraiment pour en être dominée, interrompit le colonel; à force d'y penser, on cède à ce qu'on craint.
—Quoi, vous avez si mauvaise idée de la vertu des femmes, que vous n'en croyez pas une à l'abri des séductions d'un prince royal?
—Ah! quant à moi, je les crois toutes fort sages, mais le malheur veut que je ne les vois pas toutes telles que je les suppose.
—Il serait possible que le prince de Galles n'eut point essuyé de revers!
—Cela n'est pas probable, j'en conviens, et, sans doute, il en aura sa part comme tout homme aimable; mais depuis que j'ai l'honneur d'être attaché à sa personne, je n'en ai pas vu d'exemple, c'est pour cela que je serais charmé…
—Ah! vous êtes désespérant! s'écria M. Ham…
Au même instant, il sentit qu'on s'emparait de son bras.
C'était Ellénore qui avait profité de la rencontre du prince avec M.
Fox, et de l'entretien qui s'en était suivi pour s'en échapper avec
Frédérik, et venir prier M. Ham… de les conduire en hâte à sa voiture.
L'instinct qui fait si vite deviner aux femmes les sentiments qu'elles inspirent, avait fait pressentir à Ellénore l'empressement que M. Ham… mettrait à la soustraire le plus tôt possible aux coquetteries du prince. En effet, il bénit M. Fox et la nouvelle qui lui avait servi à captiver un moment l'attention du prince, au point de ne pas s'apercevoir du départ d'Ellénore. Il l'aida à monter dans sa calèche, en lui promettant de l'excuser auprès de M. de Lally et de M. de Malouet qu'elle devait ramener, et en se chargeant de les reconduire chez lui où tous devaient dîner. Ellénore revint de cette promenade plus décidée que jamais à fuir toute occasion de se retrouver en si noble compagnie.
Le lendemain de cette promenade, de ce dîner offert de si bonne grâce par M. Ham… à l'élite des réfugiés qui se trouvaient à Londres, la nouvelle de la condamnation de Louis XVI vint les jeter dans la consternation. Encore plus frappés de la violation du pouvoir royal que du jugement inique qui faisait tomber la tête d'un innocent, les émigrés s'abordaient en levant les mains au ciel, mais sans proférer une parole, dans la crainte de maudire cette sanglante parodie devant quelque descendant d'un des bourreaux de Charles 1er. Dans cette affliction profonde, c'était un soulagement que d'en parler avec confiance, et le salon d'Ellénore devenait un asile précieux pour les malheureux Français qui pleuraient sur leur patrie; aussi, chaque jour, M. de Lally ou M. Malouet la suppliaient-ils d'y admettre quelque nouvelle victime de la Révolution. Refuser d'accueillir des proscrits, d'adoucir leur misère, c'était une prudence impitoyable, dont le coeur d'Ellénore n'aurait jamais eu le courage.
Ce même sentiment de fraternité pour tout ce qui souffrait, lui révèle le chagrin que la nouvelle de la mort du roi doit causer à madame Desprez; elle craint que la santé de la pauvre femme, déjà si faible, n'en soit accablée; elle se rend chez elle pour questionner la bonne Victorine sur l'état de sa maîtresse.
Elle entre dans la première pièce où la jeune apprentie travaille habituellement; elle ne l'y voit pas; sa broderie, son dé, sont tombés sur le plancher; tout prouve qu'elle a été interrompue vivement dans son travail par quelque événement.
C'est sans doute sa maîtresse qui se sera trouvée mal, pense Ellénore.
Et elle s'approche doucement de la porte qui sépare ce cabinet de la chambre de madame Desprez.
La porte est entr'ouverte et lui permet de voir que Victorine n'est pas là. Le bruit des pas d'Ellénore sur le plancher mal joint ne fait faire aucun mouvement à la malade. Ellénore la croit profondément endormie; et, poussée par une curiosité irrésistible, elle s'avance vers le lit, et elle a peine à retenir un cri de surprise en reconnaissant dans cette malade la marquise de M… la parente, l'amie la plus intime de la duchesse de Montévreux.
Elle reste un moment immobile, l'esprit envahi par cette pensée: le ciel livre à mes soins l'amie de celle qui m'a perdue, et je puis lui sauver la vie!… Alors, s'apercevant que la marquise de M… est sans connaissance, Ellénore prend le flacon de sels qu'elle portait sur elle, et le lui fait respirer. En cet instant, Victorine accourt suivie du docteur J…
—Sauvez-la, monsieur, sauvez-la, disait la pauvre fille en pleurant; puis apercevant Ellénore, elle s'écrie tout à coup: Ah! mon Dieu! que dira madame?…
—Rien, répond madame Mansley en serrant le bras de Victorine, car elle ne saura jamais que j'ai pénétré ici. En disant ces mots, elle passe dans l'antichambre, avant que les gouttes d'éther administrées par le docteur aient ranimé madame Desprez.
Dès qu'elle voit sa maîtresse revenue à la vie, Victorine la laisse avec le docteur, et vient expliquer à madame Mansley comment les dernières nouvelles arrivées de France avaient jeté madame Desprez dans un si violent désespoir qu'elle en était tombée à la mort.
—Rassurez-vous, mon enfant, le docteur la sortira de cette crise; mais il ne faut pas que le moindre trouble lui rende les convulsions qui l'ont plongée dans ce cruel état. Ainsi, promettez-moi de lui laisser toujours ignorer que je l'ai vue, et joignez-vous toujours à moi pour lui faire accepter les secours dont elle a besoin, sans qu'elle se doute d'où ils viennent. De mon côté, je vous jure de garder son secret, de ne parler d'elle à personne, à condition que vous continuerez à m'associer aux bons soins que vous lui rendez.
—Ah! madame, s'écria Victorine, c'est mettre le comble à vos bontés, car ma maîtresse ne me pardonnerait pas d'avoir laissé entrer quelqu'un ici qui pût la reconnaître.
Le docteur, en sortant, rassura Ellénore sur l'état de la marquise de
M…
—Elle s'était déjà donné la fièvre à force de travail, dit-il; maintenant, c'est à force de chagrin. Mais j'espère que le quinquina lui fera autant de bien cette fois-ci que l'autre. Cependant, il serait bon de la distraire un peu de ses idées noires. La malheureuse femme ne voit personne, et je soupçonne qu'elle n'a pas été accoutumée à une si austère solitude, car si la bonne Victorine suffit à son service, elle ne peut suffire à sa conversation, et, vous le savez, les Françaises vivraient plutôt sans manger que sans causer. Tâchez donc de lui trouver quelque bon causeur qui consente à la croire madame Desprez, à lui parler comme à une simple bourgeoise, tout en la traitant avec les égards dus à une duchesse. Cela ne doit pas être difficile, il ne manque pas ici de pauvres diables aussi comme il faut et aussi pauvres qu'elle.
—J'y penserai, dit Ellénore, mais songez avant tout qu'elle ne veut pas être reconnue.
En rentrant chez elle, madame Mansley apprend qu'un monsieur l'attend dans le salon. Redoutant une entrevue pénible, elle n'ose demander le nom de ce monsieur, et elle est agréablement surprise en reconnaissant le prince de P…
—Quel bonheur! s'écrie-t-elle; vous ici? cher prince.
—Ma foi! cela n'a pas été sans peine, dit le prince, en embrassant paternellement Ellénore. Pendant que la moitié de ces républicains féroces incarcéraient et tuaient notre roi, l'autre moitié nous chassait de la Belgique, et même de la Hollande, où je m'étais réfugié. Enfin, après bien des ennuis, des dangers, j'ai pu m'embarquer pour l'Angleterre, et je me trouve si heureux de vous revoir et d'être en sûreté ici, que j'oublie tout ce que j'ai souffert. D'ailleurs, qui oserait se plaindre de son sort, en pensant à celui qu'on a fait au roi de France et à celui qu'on réserve à sa famille!
Après avoir longtemps déploré les horreurs qui se passaient en France et la mort de tant de gens honorables et célèbres, la conversation se porta naturellement sur les amis qui restaient. Ellénore questionna le prince sur plusieurs personnes qu'il voyait habituellement à Bruxelles, telles que le chevalier de Panat, le comte de Lauraguais; mais elle ne prononça pas le nom de M. de Savernon.
—Vous ne me demandez pas ce que devient Albert, dit le prince, et pourtant il a bien quelque droit à votre intérêt.
—C'est que, vous voyant garder le silence sur lui, j'ai pensé qu'il ne lui était rien arrivé d'extraordinaire.
—Eh bien, vous vous trompez; en l'abandonnant à sa folie, vous lui avez ôté le courage de porter plus longtemps le joug qui lui pesait: il s'en est affranchi.
—Quoi! il aurait rompu avec la princesse de Waldemar!
—Ah! mon Dieu, oui, sans nul égard; et quand je lui en ai fait le reproche, il m'a répondu que votre ascendant sur lui pouvait seul le contraindre à continuer un servage qui lui devenait insupportable, et qu'en dédaignant de le diriger par vos sages conseils, vous l'aviez rendu à son indépendance; qu'il était bien assez pénible de ne pouvoir consacrer sa vie à la femme qu'on aime, sans la soumettre à celle qu'on n'aime plus, et une foule d'autres mauvaises raisons que sa passion lui fait trouver les meilleures du monde.
—Mais où est-il? demanda Ellénore dans un grand trouble.
—Nous n'en savons rien. Lorsque l'armée des patriotes a forcé la princesse à quitter Bruxelles, il l'a conduite jusqu'à la ville d'Allemagne où elle désirait aller attendre le résultat des événements; puis, lorsqu'il l'a vue en sûreté et fort agréablement établie dans le château d'un de ses parents, il l'a laissée en lui écrivant pour adieu que son devoir l'obligeait à se rendre auprès des princes.
—Et savez-vous si effectivement il est auprès d'eux?
—Je sais positivement qu'il n'y est pas, reprit le prince en souriant, mais, du reste, j'ignore ce qu'il est devenu.
»Il parlait sans cesse de retourner en France pour sauver sa fortune, pour revoir son vénérable oncle, pour l'arracher à l'échafaud qui le menaçait.
—Il aura peut-être accompli ce fatal projet, dit Ellénore, il est peut-être prisonnier dans un de ces cachots qu'on ne quitte que pour aller à la mort?
—J'espère que non, dit le prince, en voyant pâlir Ellénore. Son arrestation aurait été mise dans les journaux; mais je recevrai bientôt une lettre qui m'apprendra où il est, je n'en doute pas, et je le saurais déjà s'il n'avait pas craint de me voir instruire la princesse du lieu de sa retraite; il n'a pas tort, car les élégies qui suivent les ruptures sont aussi fastidieuses qu'inutiles, et le mieux est de les éviter.
La visite de M. Ham… interrompit la conversation; il parut charmé de revoir le prince de P… qu'il avait connu lors du premier voyage que le prince avait fait à Londres. Il connaissait l'affection d'Ellénore pour cet excellent ami, et l'idée de le faire servir au dessein qu'il formait, lui rendait sa présence doublement précieuse.
Un Anglais riche pense rarement à s'enrichir encore par la dot de sa femme. Et pour peu qu'il soit courageux, on le voit tout sacrifier sans regrets au bonheur de posséder celle qu'il aime. Cependant M. Ham… ne se dissimulait point les propos médisants, les reproches de famille qu'il aurait à braver en épousant la mère de Frédérik; mais peu lui importait qu'elle fût méconnue, calomniée par le monde, c'était une raison de plus pour lui de se faire son vengeur. M. Ham… doué d'assez d'avantages pour mériter l'attachement d'une personne distinguée, ne se faisait pas d'illusion sur l'espèce de reconnaissance qu'il inspirait à Ellénore; c'était une amitié sans alliage, très-différente de ces amitiés coquettes dont les manières franches, et même un peu brusques, ne sont qu'un prétexte à des familiarités intimes. Aussi M. Ham…, en homme d'esprit judicieux, ne se flattait-il point d'entraîner madame Mansley dans la moindre démarche dont il pût se faire un droit à sa préférence. Il la connaissait déjà assez pour savoir qu'elle ne pouvait être la proie ni du caprice, ni de l'occasion, ni même de toutes les séductions de l'amour-propre. L'attrait d'une existence honnête et honorée devait seule captiver cette âme si fière, et si souvent humiliée. Reprendre dans la société la place qu'on lui contestait, soustraire son fils aux embarras d'une situation difficile, à la défense continuelle d'une réputation calomniée, lui assurer un protecteur, un guide dans ce monde où la première inconséquence décide quelquefois du malheur de toute la vie, étaient les seuls motifs qui pussent déterminer Ellénore à accepter l'offre honorable que M. Ham… se flattait de lui faire agréer.
Tout à l'espérance de voir bientôt réaliser son rêve de bonheur, tout à la joie pure de méditer une bonne action dont la félicité de sa vie entière doit être la récompense, M. Ham… attend avec impatience que les premiers jours du deuil de la mort de Louis XVI soient passés pour demander un moment d'entretien au prince de P…: car, parler d'un intérêt personnel à travers cette tragédie nationale, n'eût pas été convenable. On devine le sujet de cet entretien, et avec quel empressement le prince de P… se chargea de parler le premier à Ellénore d'une proposition qu'il regardait comme le prix dû à ses nobles sentiments et à sa conduite courageuse.
Lorsque le prince, avec le visage rayonnant et la démarche aisée d'un ambassadeur porteur de bonnes paroles, arrive chez Ellénore, il la trouve avec plusieurs personnes, parmi lesquelles était le colonel Saint-Léger.
Il venait de se faire présenter par le comte de Lally Tollendal, en qualité d'envoyé du prince de Galles; Son Altesse priait madame Mansley de vouloir bien lui donner les noms et l'adresse des familles françaises qu'elle savait être nouvellement réfugiées à Londres ou aux environs, afin qu'elle pût s'unir à elle pour les secourir dans leur infortune. Cette prière, venant d'une Altesse Royale, avait toute l'autorité d'un ordre; et d'ailleurs, le motif en était si louable, qu'on ne pouvait se refuser d'y obéir.
Ellénore répondit avec grâce, mais d'un air assez froid, qu'elle se conformerait aux volontés généreuses du prince de Galles; elle pensait qu'en n'ajoutant rien à ce peu de mots, la conversation tomberait, et que le colonel abrégerait sa visite; mais il paraissait décidé à profiter le plus longtemps possible du droit que lui donnait sa présentation, de ne partir qu'avec celui qui l'avait amené.
Personne ne s'abusa sur le vrai motif de cette ambassade; c'était un prétexte choisi par le prince pour établir un rapport indirect entre Ellénore et lui, et il espérait bien que, cette occasion une fois trouvée, de lui écrire ou de la voir, amènerait tout naturellement le succès que d'ordinaire les plus jolies femmes ne lui faisaient pas attendre.
Le colonel Saint-Léger avait la réputation d'un homme fort aimable, dont l'unique défaut était d'aimer le prince de Galles avec trop d'aveuglement, et de ne pas assez le contrarier dans ses caprices; mais il n'entrait aucun vil calcul dans cette faiblesse; sa grande habitude de vivre à la cour lui avait souvent prouvé la vérité de cette maxime française: «Donner des conseils, c'est prendre de la peine pour déplaire.» Et dans la certitude de n'être point écouté, il s'évitait des représentations inutiles. D'ailleurs, la bienfaisance du prince envers les réfugiés français était une réalité encore plus qu'un prétexte, et l'on s'empressait de lui offrir des occasions de la mettre à l'épreuve.
La fierté des émigrés ne rendait pas cette tâche facile. Il fut convenu entre le colonel et madame Mansley qu'ils se réuniraient pour faire la liste des personnes qui méritaient le plus la protection du prince royal; et lorsqu'il fallut inscrire les premiers noms…
—Vraiment je ne serais pas embarrassé de vous en dicter, dit M. de Lally à Ellénore, qui tenait la plume; mais la plupart de ceux que je sais être dans la plus profonde misère sont capables de me démentir. Il n'y a pas de métier auquel ils ne se résignent plutôt que d'accepter des secours. Heureux encore lorsqu'ils choisissent un état inoffensif, car, lorsqu'ils se font arracheurs de dents, comme M. de Basmarais, ou pâtissiers comme M. de F…, ils risquent de devenir bourreaux ou empoisonneurs le plus innocemment du monde.
—Quoi! s'écria-t-on, M. de Basmarais s'est fait dentiste? En êtes-vous bien sûr?
—Vraiment, il n'aurait tenu qu'à moi de mettre son talent à l'épreuve, reprit M. de Lally, je souffrais l'autre jour comme un martyr, le maître de la maison où je loge m'engage à aller consulter une espèce de charlatan français qui fait des cures étonnantes, à l'aide d'un élixir miraculeux, et enlève les dents avec une adresse extrême. Je me rends aussitôt chez cet homme incomparable, et fort heureusement, avant de lui livrer ma tête, je regarde la sienne; malgré l'étonnante perruque blonde qui cache ses cheveux noirs, malgré les lunettes qui dissimulent son regard, je reconnais l'honnête gentilhomme, le châtelain dont la terre était voisine des nôtres, et la peur de tomber dans ses mains ignorantes paralyse aussitôt ma douleur. Il s'obstine à vouloir m'opérer, se flattant de n'être pas reconnu. Je le menace de le saigner de force, car j'ai autant de droits à faire de la chirurgie, que lui à massacrer la mâchoire des malheureux qui viennent le consulter.
»Frappé de la justesse de cette réflexion, il part d'un éclat de rire; j'en fais autant. Mais bientôt, revenant au sérieux de la situation, il me supplie de ne pas nuire à sa renommée en parlant du peu d'études qu'il a faites pour arriver à ce prodigieux talent.
»—Quoi! vraiment, lui dis-je, vous arrachez vous-même les dents à ces pauvres gens?
»—Pourquoi pas? me répondit-il; on se fait un monstre de ces sortes d'opérations, mais rien n'est si simple, c'est l'affaire d'une petite tenaille; et si vous voulez, je vais vous le prouver.
»—Grand merci! lui ai-je répondu; j'aime mieux avoir recours à votre eau miraculeuse, je la crois beaucoup plus innocente que votre petite tenaille.
»Et je me suis emparé de plusieurs bouteilles de cet élixir, dont j'ai eu beaucoup de peine à lui faire accepter le prix marqué dessus, tant il avait la confiance de sa juste valeur. Allez donc proposer à cet homme-là de vivre des bienfaits d'un prince!
Ellénore aurait pu joindre à cet exemple celui de madame Desprez et de beaucoup d'autres; mais, sans dénoncer les pauvres fiers qui désiraient rester inconnus, elle proposa plusieurs moyens de les secourir à leur insu, en gagnant leurs fournisseurs ou les domestiques dévoués qui s'obstinaient à les servir sans gages, et quelquefois sans dîner. On applaudit à toutes les ruses ingénieuses que son coeur lui fournit, pour améliorer le sort de tant de nobles familles, et le colonel Saint-Léger promit de seconder de tout son zèle les intrigues charitables imaginées par la bonté de madame Mansley pour satisfaire la générosité du prince.
M. de Ham…, en voyant s'établir entre le colonel, le prince royal et Ellénore cette complicité de bonnes actions, éprouva un sentiment pénible, et il insista de nouveau auprès du prince de P… pour qu'il fît à Ellénore la proposition que les visites de la veille l'avaient contraint de remettre à un autre moment.
—Soyez tranquille, dit le prince, il n'y a pas de temps de perdu!
—Mais si le prince royal se met en tête de lui plaire?
—Oh! je la connais, et je ne pense pas qu'il y parvienne facilement.
—Ce sont justement les obstacles qu'il y trouvera qui me font frémir. Il est déjà bien assez séduisant par sa personne et par sa position; et pour peu que la contrariété le porte à aimer, à se dévouer comme moi, je suis perdu.
—En tout cas, dit le prince en souriant, il vaudrait mieux que ce fût maintenant que plus tard; mais je ne crois pas que vous ayez rien à craindre de ce côté, ajouta le prince en pensant à son jeune ami, M. de Savernon, dont l'amour lui paraissait beaucoup plus dangereux pour Ellénore que celui du prince de Galles.
Cette pensée lui fit hâter son entretien avec madame Mansley. Il choisit le moment de la matinée où elle ne recevait personne, pour se faire annoncer. Présumant bien qu'il avait à lui parler de choses importantes, elle n'hésita pas à le recevoir.
A la suite d'un court préambule, le prince arrive au sujet qui l'amenait près d'elle, et se félicite à la vue de l'impression agréable qui se peint sur les traits d'Ellénore, en écoutant l'offre honorable que le prince lui faisait au nom de M. Ham….
—Quoi! s'écria-t-elle, je ne suis donc pas un objet de mépris?… on peut donc deviner à travers les malheurs, les humiliations qui m'ont accablée, que je ne les ai pas mérités; que nulle action honteuse ne m'a placée au rang des femmes que la société repousse. Ah! bénie soit l'âme honnête qui a su lire dans la mienne! Je jure de lui conserver toute ma vie la même reconnaissance qu'on a pour Dieu! car lui aussi me rend l'existence, et la seule qu'on chérisse, celle de l'âme. L'idée de son dévouement me consolera de toutes les injustices que le sort me réserve encore. Il me rehausse à mes propres yeux, car le plus cruel des effets de la calomnie, des dédains prolongés, est de vous faire douter de ce que vous valez. J'ai pu être la femme d'un honnête homme, justement honoré de tous ceux qui le connaissent, me dirai-je; et ce souvenir apaisera le sentiment amer qui se révolte souvent en moi contre les coups d'une méchanceté aveugle.
—Cette méchanceté s'adoucira bientôt, dit le prince; la femme du banquier Ham… fera vite oublier la dupe du marquis de Rosmond. L'essentiel est d'être bien placée dans le monde pour y attendre le jour où il doit vous rendre justice.
—Ce jour viendra trop tard pour moi, je le pressens, aussi ne laisserai-je jamais personne s'associer à mon triste sort.
—Quoi! vous refuseriez l'offre de Ham…? vous refuseriez de faire taire les bruits injurieux dont votre position est le prétexte? Ce serait un acte de démence.
—Dont je serai seule victime, reprit Ellénore, et je préfère rester malheureuse, à payer mon bonheur aux dépens de celui d'un mari qui ne m'inspirerait que de la reconnaissance.
—Qu'importe! l'amour viendrait ensuite, et lors même qu'il ne viendrait pas, cela ne serait pas un grand mal. Rien n'est si inutile en ménage.
—Non, j'estime trop M. Ham…, je suis trop touchée de son offre généreuse pour n'y pas répondre avec toute la loyauté de mon caractère; je ne saurais l'aimer, comme il a le désir, le droit d'être aimé, et il mérite une femme moins calomniée, plus tendre et plus dévouée que moi.
—Beau sentiment qui n'a pas le sens commun, s'écria le prince vivement; d'ailleurs il ne s'agit pas de vos inclinations romanesques, ni de votre intérêt personnel. C'est celui de votre fils qu'il faut considérer, et quand vous aurez réfléchi sur les avantages qu'il doit retirer de ce mariage, je suis certain que toutes les belles raisons que vous cherchez pour motiver votre refus s'évanouiront comme un songe.
Alors le prince entra dans les détails de tout ce qui résulterait d'heureux pour Frédérik dans cette union qui replaçait Ellénore au rang dont elle était digne, et insista particulièrement sur l'obligation où son fils ne serait plus d'avoir toujours l'épée à la main pour faire taire les médisants acharnés à la réputation de sa mère.
Le prince parla longtemps sur ce sujet sans qu'Ellénore pensât à l'interrompre. Accablée sous le poids de raisonnements aussi puissants, elle sentait qu'y résister c'était se rendre coupable envers cet enfant dont le bonheur était son unique joie, son premier devoir. A mesure que le prince rendait cette vérité plus évidente à l'esprit d'Ellénore, il la voyait pâlir; de grosses larmes s'échappaient de ses yeux sans qu'elle les sentit couler. Elle semblait abîmée dans le recueillement qui précède un grand sacrifice.
—Je conçois, ajouta le prince, qu'on ait besoin de réfléchir avant de prendre une aussi importante décision, et je ne crains pas de vous laisser tout le temps nécessaire pour la méditer, bien certain que plus vous y penserez, et plus vous trouverez d'excellentes raisons pour assurer à vous et à votre enfant une existence douce et honorable.
En finissant ces mots, le prince de P… serra affectueusement la main d'Ellénore, et sortit.
—Va voir ta mère, dit le prince de P… au petit Frédérik qu'il rencontra au bas de l'escalier, au moment où il venait de laisser Ellénore tout à sa rêverie, va, ta présence et tes caresses feront plus que toute mon éloquence.
Et l'enfant, croyant que sa mère avait quelque chose à lui donner, s'empressa d'aller vers elle.
—Il le faut, pensa Ellénore en le voyant entrer. Que sont mes scrupules, mes voeux pour le repos et l'indépendance, en comparaison du bonheur de cet enfant! Que de justes reproches il serait en droit de m'adresser un jour en le privant d'un guide, d'un appui, s'il se voyait l'objet des dédains, des plaisanteries offensantes de ses camarades de collége, et plus tard, rejeté d'un monde où le malheur de sa naissance est puni comme un crime. Le prince a raison, il ne m'est pas permis d'hésiter à sortir mon fils d'une position honteuse et périlleuse pour conserver une liberté inutile. Qu'importe le plus ou moins d'ennuis attachés à mon existence! n'a-t-elle pas été pour jamais flétrie le jour où la calomnie, la trahison m'ont livrée aux injustes mépris des gens du monde? Puisqu'il n'est plus de bonheur pour moi, que j'assure au moins le tien, ajouta-t-elle en serrant Frédérik contre son coeur.
Cette résolution si louable, Ellénore s'étonna d'éprouver tant de peine à l'accomplir; mais la femme qui a le plus à se plaindre de l'amour ne renonce pas sans regret à la chance d'en souffrir encore. La passion est la vie de certaines âmes: on dirait que Dieu ne les jette sur cette terre de douleurs que pour aimer et pleurer.
Les attentions du prince de Galles pour Ellénore, le soin qu'il prenait de lui envoyer chaque jour les plus belles fleurs des serres royales, les fruits les plus rares, et tout cela sans qu'elle pût les refuser, car le colonel de Saint-Léger les offrait toujours en son nom, toutes ces preuves d'une coquetterie qui prenait les apparences d'un sentiment discret, inspiraient une sorte de crainte à Ellénore, qui ajoutait une raison de plus à toutes celles qu'elle avait déjà de se mettre sous la protection d'un mari.
Cependant Ellénore délibéra encore quelques jours avant de répondre irrévocablement à la proposition de M. Ham… C'était, disait-elle, pour lui laisser à lui-même tout le temps d'y réfléchir, et de la rétracter si les inconvénients attachés à cet excès de dévouement se révélaient à lui en dépit de son amour. Mais en croyant céder à un sentiment généreux, elle obéissait simplement à cette répulsion invincible qu'éprouve toute femme à se donner par raison.
—J'exige de vous une réponse par écrit, avait dit le prince de P… à Ellénore, autrement l'ami Ham… croirait que je prends sur moi de vous engager près de lui plus que vous ne voulez l'être; il est essentiel qu'il sache par vous-même les motifs qui vous déterminent à accepter sa main, et la sorte d'affection que vous lui apporterez en retour d'un attachement sans borne. Il n'a pas l'ambition d'être adoré, je le sais, mais l'homme le plus modeste s'attend souvent à plus qu'on ne lui accorde, et il ne faut pas le laisser dans des illusions que la vie conjugale saurait bientôt détruire. Je vois de grands élémens de bonheur dans cette union, justement parce qu'il n'y a d'amour que d'un côté, et que la sagesse sera de l'autre.
—J'écrirai ma réponse demain matin, dit Ellénore avec résignation; vous aurez ma lettre avant l'heure où vous devez aller dîner chez M. Ham…
En ce moment arrivèrent le petit nombre de personnes qui se réunissaient pour prendre le thé chaque soir chez madame Mansley; il fallut soutenir une conversation moitié sérieuse, moitié frivole, et entièrement étrangère aux idées qui occupaient son esprit.
La présence de M. Ham…, et l'anxiété peinte dans ses yeux, dans son agitation muette, rappelaient seules à Ellénore l'importance de sa situation. Un simple mot d'elle pouvait changer l'inquiétude douloureuse en joie délirante. Mais ce mot, elle ne pouvait obtenir de sa bouche de l'articuler. Un regard presque tendre aurait produit le même effet, mais elle ne pouvait se résoudre à lever les yeux sur celui à qui elle allait consacrer le reste de sa vie. Son coeur loyal se refusait à ces ruses innocentes qui consistent à donner plus d'espérances qu'on n'en peut réaliser.
La contrainte qu'éprouvaient Ellénore et M. Ham… aurait jeté beaucoup de froid sur la conversation, si le prince de P… ne l'avait soutenue par un enjouement qui ne lui était pas ordinaire depuis que les événements l'avaient forcé à s'expatrier. Impatienté de voir Ellénore prendre si peu de pitié du malaise de M. Ham…, de paraître se plaire à prolonger une pénible incertitude, le prince disait en riant une foule de choses aventurées, dans l'idée que cette gaieté sans sujet apparent prouverait à M. Ham… qu'il n'avait pas à redouter une réponse contraire à ses voeux, car la politesse seule aurait suffi pour empêcher le prince de se montrer si joyeux de lui apporter une mauvaise nouvelle.
—Pour être de si bonne humeur, cher prince, dit M. Lally de Tollendal, il faut que vous ayez appris la délivrance de quelques-uns de nos pauvres amis, ne nous en gardez pas le secret, je vous en conjure.
—Hélas! depuis la nouvelle de la sortie de Paris de la maréchale d'Aubeterre et de l'évasion miraculeuse de M. d'Herville, je n'en ai reçu que de fort inquiétantes, répondit le prince. Vous savez qu'après s'être sauvé de la prison de l'Abbaye, déguisé en mendiant, il a passé plusieurs nuits à Paris, caché dans des chantiers, frémissant à chaque voie de bois qu'on y venait chercher et qu'enfin, à la faveur d'un certificat de plusieurs années de services comme postillon chez un Anglais, il est parvenu à passer la frontière. Quand madame de Baleroy, sa belle-mère, l'a vu arriver, elle a pensé mourir de joie. J'apprends aussi que le vicomte de Ch… quitte les belles forêts de l'Amérique pour venir partager nos malheurs; cela est digne de son noble caractère. Dès qu'il sera ici je vous le ferai connaître, et vous m'en remercierez, car c'est un jeune homme un peu rêveur, mais d'un esprit à la fois profond et brillant. Si jamais il lui prend fantaisie d'écrire, je crois qu'il obtiendra de grand succès. Sans compter qu'avec tout cela il a les plus beaux yeux du monde.
»Quant aux lettres de nos malheureux officiers, ajouta le prince de P…, elles ne sont pas consolantes. Le chevalier de Beausire nous écrit «qu'en partant d'En…, avec le duc de Bourbon, il avait 12 livres pour tout argent, qu'il était resté deux mois avec la même chemise, se mettant au lit pour la faire laver quand elle était trop sale. Il ajoute que la misère est au comble dans notre armée, les malades n'y ont pas de quoi se faire soigner, et la mauvaise nourriture donne la dyssenterie aux officiers comme aux soldats.»
»Certes, ce ne sont pas de semblables nouvelles qui me mettent en bonne humeur, continua le prince, mais plus on souffre du malheur de ses amis, plus on se réjouit de la félicité de celui que le ciel favorise, et j'ai dans ce moment l'espoir de voir un homme auquel je porte un grand intérêt, atteindre au sort le plus heureux.
Ces derniers mots furent accompagnés d'un air si fin, que tout le monde les comprit. Les regards se portèrent sur M. Ham…, dont l'amour était peu dissimulé, aussi chacun en observait-il les progrès. L'embarras qu'il éprouva de l'indiscrétion bienveillante du prince changea aussitôt les soupçons en certitude.
—Quoi! vraiment? dit le chevalier de Pa… en fixant ses yeux malins sur Ellénore. Eh bien, j'en serais charmé.
Mais elle, sans lui répondre, sonna pour faire servir le thé; c'était une manière de prouver que ce sujet d'entretien l'importunait; il n'en fut plus question.
Cependant, chacun garda l'idée que la confidence du prince avait dû faire naître. Le chevalier de Pa… en causait tout bas avec M. de Lally dans un coin du salon pendant qu'Ellénore prenait le thé avec les autres personnes qui se trouvaient là, lorsqu'on annonça lord Bor… et le colonel Saint-Léger.
Ces derniers arrivés, après avoir satisfait aux politesses dues à la maîtresse de la maison, voulurent savoir ce qui animait si vivement la conversation du chevalier et de son ami; comme ils n'en faisaient pas mystère, le colonel s'écria:
—Un mariage!… En êtes-vous bien sûrs?
—Autant qu'on peut l'être de ce qu'on voit, dit le chevalier; à en croire le prince P…, les parties intéressées sont d'accord, il n'y a plus que la bénédiction à recevoir.
—La mienne leur manquera toujours, reprit le colonel; condamner une si jolie personne à la chaîne conjugale, à la tyrannie jalouse d'un mari; avec tant d'esprit, d'élévation dans le caractère, la réduire à l'état de bonne femme de ménage, ah! cela crie vengeance, et il se trouvera, je l'espère, quelque bon génie qui l'arrachera à cette horrible destinée.
En parlant ainsi, le colonel se rapprocha de madame Mansley, espérant deviner à quelques mots d'elle ce qu'il devait penser du mariage que le chevalier disait si prochain; mais l'attitude sévère que conservait Ellénore avec M. de Saint-Léger ne l'encourageait pas à lui parler d'événements aussi intimes; et d'ailleurs, le désir d'éviter toute allusion, toute plaisanterie sur un acte dont l'importance la terrifiait, lui avait fait placer la conversation sur un autre sujet.
Cependant le colonel ne veut pas rester dans l'incertitude sur un fait qui ne le surprendrait pas seul. Il s'approche du prince de P…, et se décide à le questionner franchement à propos du futur mariage de madame Mansley.
—Qui vous a donné cette nouvelle? demanda la prince.
—C'est le chevalier de Pa…, il m'a dit la tenir de vous.
—C'est une plaisanterie de sa part, reprend le prince, qui croit plus sage de ne point faire connaître ce mariage au prince de Galles avant qu'il ne soit accompli. Le chevalier aura interprété tout de travers un mot que j'ai dit au hasard, ajoute-t-il; et voilà comme on fait des histoires à plaisir!
—Entre nous, j'avais peine à croire à tant d'aveuglement des deux parts, reprit le colonel en souriant. Elle est trop belle, et lui trop raisonnable pour faire chacun une si grande folie.
Le prince laissa le colonel dans cette assurance, et se retira de bonne heure en disant à voix basse à Ellénore:
—N'oubliez pas la lettre que j'attends demain.
Tout se réunissait pour affermir Ellénore dans la résolution qu'elle avait prise, et qui lui semblait irrévocable; pourtant elle passa la nuit entière à chercher comment elle pourrait refuser la main de M. Ham…, sans mériter d'être blâmée par ses amis, et plus tard par son fils.
Ce ne fut qu'après une longue hésitation qu'elle se mit à écrire cette réponse si désirée, qui allait la lier éternellement à un ami, et la fixer en Angleterre. Bien que la France fût désertée alors par tous ceux qui pouvaient la fuir, l'idée de ne plus y revenir était insupportable à Ellénore; elle prévoyait la chute prochaine de l'atroce gouvernement qui terrifiait alors ce beau pays, et l'espoir de finir ses jours dans la retraite, quoique au milieu de Paris, était une douce pensée qu'elle n'abandonnait pas sans de vifs regrets.
—Mais à quoi bon ajouter à ses peines, se dit-elle, en relatant ainsi l'un après l'autre les sacrifices que le devoir m'impose! l'intérêt de mon fils commande, obéissons.
Alors elle commença sa lettre à M. Ham…; elle avait déjà écrit tout ce que sa franchise et sa reconnaissance lui dictaient; elle cherchait encore les mots les plus propres à adoucir l'aveu qu'elle se croyait obligée de lui faire, lorsqu'elle entendit un grand bruit dans son antichambre.
—On ne peut entrer, criait Germain, madame a défendu sa porte.
Et d'autres voix se mêlant aux cris de Germain, on ne distinguait plus aucun mot; enfin la porte s'ébranle, le domestique fait de vains efforts pour empêcher qu'on ne l'ouvre, il est repoussé par une main vigoureuse jusqu'à l'autre bout de l'antichambre, et madame Mansley voit entrer le comte de Savernon.
La pâleur est sur son front, le délire dans ses yeux; tremblant à la fois de crainte et de colère, il paraît dans tout le désordre d'un homme au désespoir.
A son aspect Ellénore reste interdite, elle n'a pas même la force de s'indigner contre l'audacieux qui viole ainsi son asile, tant l'apparition d'Albert dans ce moment décisif lui semble un obstacle envoyé par Dieu même, pour rompre le lien qu'elle va former.
M. de Savernon, en la voyant ainsi muette d'étonnement et respirant à peine, sent tout à coup s'apaiser la fureur qui l'avait porté à cet acte de violence, il tombe aux genoux d'Ellénore, et la regardant à travers ses larmes:
—Ah! dites que ce n'est pas vrai, s'écria-t-il; dites que jamais un autre… et la douleur l'empêchant de continuer, il cache sa tête entre ses mains, comme honteux de ne pouvoir surmonter son émotion.
—Il le faut… répond Ellénore, d'une voix à peine articulée, et sans faire parade d'un ressentiment qu'elle n'éprouvait pas. Car en pénétrant chez elle contre sa volonté, elle savait qu'Albert obéissait à un sentiment vrai, passionné; et que le traiter avec dédain ou avec courroux, c'était risquer de le porter au délire.
—Non, rien ne peut vous y contraindre… dit-il avec véhémence, à moins que l'amour ne vous…
—L'amour? interrompit Ellénore; je ne peux plus en avoir pour personne.
—S'il est vrai, pourquoi vous marier? pourquoi sacrifier votre liberté? pourquoi me mettre au désespoir?… Savez-vous jusqu'où la crainte de vous voir à un autre peut porter ma rage, le sais-je moi-même!… Depuis que le prince m'a parlé de ce mariage, je n'ai plus ma tête; je sens que je mourrai avant qu'il ne s'accomplisse: oui… je ne reculerai devant aucun tort, aucun malheur, aucun crime pour l'empêcher…
—Est-il possible! s'écria Ellénore, rendue au courage par la menace; vous que je croyais noble, généreux, sensible; vous que j'aurais imploré dans mes peines, comme un appui, un ami consolateur; vous ne pensez qu'à mettre le comble à tous les maux qui m'accablent. Ma position dans le monde m'expose à d'injustes mépris, vous ne voulez pas que j'en sorte: l'amour le plus pur m'a perdue aux yeux du public, vous voulez qu'un amour coupable justifie les humiliations dont on m'abreuve, vous voulez m'enlever ma propre estime… Ah! vous êtes le plus cruel de tous mes ennemis…
—Je ne veux rien que votre pitié, Ellénore! Ah! ne me refusez pas! Songez que dans l'état où me plonge l'idée de ce mariage, vous seule pouvez diriger mes actions; que l'accent de votre voix est le seul qui parvienne à mon coeur; que vous êtes ma folie, ma raison, et que vous seule porterez le remords de ce que je puis tenter dans l'excès de ma douleur.
—Oh! mon Dieu! que faire? disait Ellénore vivement émue; quels conseils dois-je écouter?…
—Ceux de votre coeur. Il est impossible qu'il ne soit pas touché de mon supplice, qu'il ne soit pas effrayé de ma démence. Ah! par grâce, épargnez-nous à tous trois des malheurs irréparables.
—Mais par quels moyens? J'ai donné ma parole au prince, j'ai juré sur la tête de mon fils de me sacrifier à son bonheur… Je me suis enchaînée… je ne saurais…
—Ah! dites un mot, hésitez seulement; et cent obstacles vont naître contre ce fatal projet; des événements imprévus vont vous relever de vos serments, il n'est rien que je ne puisse tenter pour vous affranchir.
—Gardez-vous-en bien, interrompit Ellénore indignée; si l'on peut soupçonner que vous êtes la cause de cette rupture, si vous osez provoquer M. Ham… je ne vous revois de ma vie.
—Ah! vous l'aimez! s'écrie Albert anéanti. Je n'ai plus d'espoir…
—Cette lettre vous apprendra si je cédais à d'autre sentiment qu'à l'amour maternel. En l'écrivant j'étais loin de vous attendre; lisez, ajouta Ellénore en présentant à M. de Savernon la lettre commencée où elle exprimait à M. Ham… le regret qu'elle éprouvait de ne pouvoir répondre à son amour que par l'amitié.
A peine Albert a-t-il jeté les yeux sur ce papier que, rendu à la vie par l'espérance, il jure de se soumettre à tout ce qu'exigera Ellénore, pourvu qu'elle ne le condamne pas à la voir au pouvoir d'un autre. Il lui peint avec une éloquence si persuasive le désir féroce qui s'empare de lui à cette seule idée, son impuissance à combattre les affreux projets que lui dictent le désespoir, la vengeance, qu'effrayée des malheurs qui doivent en résulter, Ellénore promet d'ajourner sa réponse à M. Ham…
Pour prix de cette concession, elle exige que M. de Savernon ne reste pas à Londres; sinon, elle s'en éloignera elle-même, et Albert aura de plus à se reprocher de l'avoir privée de la présence et des consolations de ses amis.
—Qu'exigez-vous, grand Dieu! s'écria-t-il, vous ignorez donc ce que le besoin de vous voir peut me faire faire? J'ai été ingrat, impitoyable pour celle dont l'amour sans bornes aurait dû m'enchaîner. Je me suis fait un droit de l'abandonner en lui avouant sans pitié l'amour qui me dévore, cet amour si différent de la pâle reconnaissance qui m'attachait à elle. Enfin le besoin de vous revoir m'a rendu méchant, barbare; j'ai tout bravé pour n'être qu'à vous, pour vivre de l'air que vous respirez et vous m'ordonnez de partir!
—Elle a bien raison! dit le prince en entrant; j'avais prévu que la folie d'Albert l'amènerait ici, et j'arrive pour vous soutenir dans la résolution que vous avez prise et qu'il veut vous faire abandonner, ajouta le prince en s'adressant à Ellénore. J'ai beaucoup d'amitié pour lui, je le crois très-sincère dans son sentiment pour vous; mais il n'est pas libre…
—Les lois nouvelles vont rompre tous mes liens, interrompit Albert.
—Votre fils a besoin d'un protecteur, madame.
—Je jure de lui servir de père jusqu'au moment où il me sera permis de l'adopter…
—Ce moment n'arrivera pas, reprit le prince d'un ton impérieux, car vous savez, Albert, que le caractère et les principes de madame de Savernon ne lui permettront jamais de consentir à un divorce, et je vous connais trop pour vous croire capable de calomnier sa réputation de sainte, en l'accusant devant un tribunal. D'ailleurs exilés, chacun de votre côté, ayant tous vos biens sous le séquestre, vous ne pouvez réclamer aucune autorité française sans vous exposer à porter tous deux votre tête sur l'échafaud. Soumettez-vous donc, comme nous tous, à votre cruel sort; et n'entraînez pas dans votre malheur cette chère Ellénore à qui le ciel doit tant de réparations. N'empêchez pas l'honnête homme qui a su découvrir ce qu'elle mérite à travers les infâmes calomnies dont on l'accable, de la rendre à la société, aux douceurs de la famille, à la considération qui lui est due. Songez que l'honneur vous défend de l'arracher à une existence que vous ne pouvez lui donner, et que c'est vous mettre au niveau de celui qui l'a indignement trompée pour satisfaire sa passion que de la contraindre à un aussi grand sacrifice.
—C'est juste… dit Albert d'une voix étouffée… que suis-je… en comparaison… de son repos… de tous les biens qu'on lui offre… Qu'importe que je succombe… à mon…
Et les larmes l'empêchèrent d'achever.
Ellénore, plus touchée de l'accablement où elle voit Albert qu'elle ne l'avait été de l'éclat de son désespoir, s'empresse de demander au prince quelques jours encore avant de faire parvenir sa réponse à M. Ham…
—Il ne saurait s'étonner de me voir longtemps réfléchir avant de prendre une décision aussi importante, ajouta-t-elle, et je croirais manquer à l'honneur, à la délicatesse, en ne méditant pas avec conscience sur tous les devoirs que ce grand acte m'impose.
—A quoi bon ces délais, ces prétextes?… C'est sa peine qui vous afflige, dit le prince en montrant Albert… En sera-t-elle moins vive dans quelques jours; lorsque l'habitude de vous revoir, de vous entendre, lui ôtera le peu de raison qui lui reste? Non, il faut trancher net les difficultés que rien ne peut aplanir. Je vais de ce pas chez Ham…, lui dire que vous consentez à l'épouser.
En cet instant, il sortit une exclamation si déchirante du sein d'Albert, qu'Ellénore en tressaillit.
—Ah! je vous en conjure, dit-elle au prince d'un ton suppliant, ne me liez par aucune parole irrévocable!
—Quelle misérable considération peut vous faire hésiter?
—Je ne sais,… mais je crains de ne pouvoir faire le bonheur de M. Ham… Sa générosité envers moi exige que je lui consacre non-seulement toutes mes actions, mais encore toutes mes pensées…
—Eh bien, qui vous en empêche? n'êtes-vous pas touchée de son amour, de ce qu'il lui fait faire pour vous et pour votre fils?
—Ah! je ne l'oublierai de ma vie. Mais plus je lui dois, plus je serais coupable de ne pas le rendre heureux.
—Quel étrange scrupule! N'avez-vous pas tous les dons qu'on recherche dans une femme? N'avez-vous pas cette loyauté de caractère qui doit faire la sécurité de celui qui vous aime? Enfin, n'avez-vous pas le coeur libre?…
—En vérité… je n'en sais rien, répond Ellénore, tremblante et confuse.
A ces mots, Albert se précipite aux pieds d'Ellénore, il les couvre de baisers; puis, se relevant aussitôt, les yeux brillants de larmes de joie:
—Je sais à quoi ce mot divin m'engage, s'écrie-t-il… Adieu, je pars l'âme pénétrée de reconnaissance. Vous ne me reverrez qu'affranchi de tous liens, que digne enfin de posséder Ellénore.
Puis Albert sortit sans vouloir écouter la voix qui le rappelait.
—Arrêtez-le, criait Ellénore, il va se perdre, il va rentrer en France… pour y faire prononcer son divorce… et l'échafaud est là qui l'attend.
—Rassurez-vous, répondit le prince en jetant sur Ellénore un regard de pitié, on ne veut plus mourir quand on se croit aimé!
Et il la laissa en proie à une agitation dont elle avait peine à s'expliquer la cause. Était-ce la pitié, était-ce un sentiment plus tendre qui l'avait émue à l'aspect du désespoir d'Albert? Voilà ce que, dans la bonne foi de son âme, elle ne put résoudre.
Ellénore ne s'était pas trompée sur le projet de M. de Savernon. Le prince de P… eut beaucoup de peine à l'en détourner. Il alléguait la nécessité de chercher à sauver sa fortune et celle de toute sa famille des mains des républicains; mais le prince lui montra une liste des émigrés, nouvellement publiée à Paris. Il lui fit voir que ses noms et prénoms y étaient tracés en toutes lettres, qu'il y avait peine de mort pour tout émigré qui tenterait de rentrer en France, et qu'il fallait autant prendre un pistolet et se brûler la cervelle, que d'aller se livrer ainsi au couperet de la guillotine. Albert, convaincu de cette vérité, avait renoncé à son projet insensé.
Cependant, il devenait chaque jour plus difficile d'expliquer le retard que mettait madame Mansley à répondre à la proposition de M. Ham…, et on commençait à parler de M. de Savernon à propos des raisons qui empêchaient Ellénore de faire un aussi bon mariage.
Elle avait bien fait promettre à Albert d'aller se fixer à Édimbourg, à cette seule condition, elle s'était engagée à ne pas épouser M. Ham… Mais Albert trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour retarder son départ de Londres, et madame Mansley, perdant l'espoir de le voir tenir sa parole, consulta le prince de P… sur le parti qu'elle devait prendre.
—Vous aurez beau prier, menacer, répondit le prince, il vous promettra toujours d'obéir, et n'aura jamais la force de s'éloigner de vous. N'avait-il pas cent raisons de rester en Allemagne, auprès de la princesse? Eh! il n'a pu tenir au désir de vous rejoindre.
—Cependant j'attendais son départ pour instruire M. Ham… de ma résolution.
—C'était fort prudemment agir, car on ne sait pas ce que peut amener entre eux deux cet étrange refus. Mais, je vous le répète, Albert n'aura pas le courage de vous fuir.
—Pourtant il m'a juré de…
—Ah! vraiment! on viole des serments bien plus sacrés! et l'on n'a pas toujours la passion pour excuse. Que pouvez-vous attendre d'un insensé? Je l'ai vainement prêché à Bruxelles pour la même folie; je n'aurais pas plus de succès ici.
—C'est à moi de fuir encore! s'écrie madame Mansley en pleurant, je ne pourrai donc jamais goûter un instant de repos?
—Tant que vous serez jeune et jolie, ces malheurs-là vous poursuivront, ma pauvre amie; mais quel que soit le lieu de votre retraite, Albert le découvrira, il viendra vous y surprendre.
—Non, dit Ellénore avec une expression sinistre, je le choisirai tel, que j'y serai à l'abri de sa présence.
—Songez que vous devez quelque pitié à l'excès de sa passion.
—Ah! le ciel sait que si l'honneur me permettait d'y répondre, je ne le fuirais pas, mais puisqu'il existe entre nous un obstacle invincible il faut nous séparer. Aidez-moi à tenir cette sage résolution, cher prince; éclairez votre ami sur les chagrins, les nouvelles calomnies que doit m'attirer son amour. Démontrez-lui qu'il achève de me perdre; et peut-être, ému de pitié pour des maux si peu mérités, il craindra de les accroître, il me laissera chercher le repos dans l'absence.
Le prince de P…, désolé de voir Ellénore sans cesse réduite à fuir pour se soustraire à de nouveaux malheurs, la prie d'attendre avant de prendre un parti violent, qu'il ait tenté un nouvel effort sur Albert, pour le déterminer à accomplir sa promesse.
A peine le prince est-il sorti, qu'Ellénore s'empresse de s'ôter à elle-même tout moyen de faire échouer le projet qu'elle médite. Elle écrit au ci-devant abbé Sièyes pour réclamer sa protection, comme membre de la convention nationale, et pour le prier de lui adresser, poste restante, à Boulogne, un laisser-passer qui lui permette d'entrer en France et jusqu'à Paris.
Cette ressource de fuir, la seule qui fût à la possession d'Ellénore, on trouvera peut-être qu'elle y a trop souvent recours. Certes, dans un roman où l'on a le choix des moyens, on se garderait bien de revenir au même pour sauver son héroïne; mais, dans la vie réelle, les mêmes dangers ramènent les mêmes actions. D'ailleurs, la fuite est l'unique bouclier des femmes contre les attaques de l'amour, et celles qui ont un sincère désir d'échapper au déshonneur n'ont pas d'autre refuge.
Après une semaine d'attente, Ellénore vit arriver chez elle M. Ham… avec un billet tout ouvert, où se trouvait ce peu de mots:
«M. Ham… est prié de faire savoir à la citoyenne Mansley, que son laisser-passer l'attend à Boulogne, chez le maire de la ville.
—Expliquez-moi ce que veut dire ce billet sans signature, demande M.
Ham…; auriez-vous le dessein de rentrer en France?
—Je voulais le laisser ignorer, répond Ellénore, mais vous tromper m'est impossible.
—Quoi! lorsque la terreur est à son comble, lorsque chaque jour voit tomber la tête d'un de vos amis, vous allez vous offrir volontairement aux poignards des jacobins, et cela quand vous avez ici un asile où les bourreaux de la France ne peuvent vous atteindre… où l'on vous offre, sinon le bonheur, au moins le repos, où la protection la plus sainte vous est assurée.
—Ah! ma vie entière ne suffirait pas à m'acquitter de tant de bienfaits, s'écrie Ellénore, et je ne puis m'en rendre digne qu'en les refusant; mais telle est la fatalité attachée à mon sort, que je ne saurais accepter votre main, ni celle d'un autre; qu'il n'est aucun moyen de me soustraire à l'existence affreuse à laquelle la trahison me condamne. C'est un arrêt du ciel: tout injuste qu'il soit, il doit s'accomplir, mais si votre bonté généreuse ne peut rien contre mon malheur, j'attends tout d'elle pour le bonheur de mon fils. Oui, vous le protégerez, vous m'aiderez à en faire un homme honnête, distingué, et je vous devrai la seule consolation que je puisse goûter sur cette terre maudite. Jurez-moi de l'aimer, et de lui servir de guide…
—Hélas! il ne tenait qu'à vous que je ne fisse encore plus pour lui, dit M. Ham… avec l'accent d'une douleur profonde; mais je respecte votre volonté; peut-être le temps vous éclairera-t-il sur les vrais sentiments que vous inspirez, ajouta-t-il en faisant allusion à un autre amour; alors vous ferez la différence d'une exaltation passagère à un attachement constant, dévoué, et peut-être aussi votre coeur éprouvera-t-il le besoin de le récompenser. D'ici là disposez de moi comme si vous aviez daigné accepter ma fortune et ma vie. Ah! vous me devez bien cette compensation pour le chagrin que vous me faites.
Et M. Ham… détourna la tête, honteux de ne pouvoir surmonter l'émotion qui remplissait ses yeux de larmes.
Ellénore, touchée d'une résignation si noble, y répondit par tout ce que peut dicter l'amitié la plus tendre. Elle parla avec tant de chaleur à M. Ham… de sa résolution d'éviter la présence de M. de Savernon, pour faire taire les méchants bruits qui circulaient déjà sur Albert et sur elle, qu'elle amena presque M. Ham… à approuver son départ pour la France. Elle prétendit n'avoir rien à craindre des chefs terroristes, étant sous la protection du conventionnel qui avait le plus de crédit sur eux; et M. Ham…, sans s'avouer le sentiment qui le dominait, et qui le faisait préférer voir Ellénore exposée à la froide férocité de Robespierre, plutôt qu'à la brûlante séduction d'Albert, finit par lui promettre de favoriser de tous ses moyens le projet qu'elle avait de partir clandestinement avec le petit Frédérik et sa bonne.
—S'il m'arrive malheur, ajoute Ellénore, je vous lègue mon fils, et je mourrai dans la ferme assurance que vous lui servirez de père; me le promettez-vous?
—Je le jure sur l'honneur.
—Eh bien, je n'hésite plus, dit Ellénore en serrant la main de M.
Ham…; mais ce moment est peut-être le dernier qui nous rassemblera.
Ah! que je l'emploie du moins à vous répéter tout ce que la
reconnaissance la plus…
—Soyez heureuse, interrompit M. Ham…, que je devienne votre ami le plus cher, le seul auquel vous aurez jamais recours dans vos malheurs, le tuteur, le guide de votre enfant, et vous serez quitte envers moi.
Huit jours après cet entretien, Ellénore, partie secrètement de Londres sur un bâtiment américain, débarquait à Boulogne. A peine avait-elle le pied sur la rive que les gardes du port l'arrêtèrent et la conduisirent à la mairie avec le petit Frédérik et sa bonne.
Arrivée devant le maire, Ellénore réclama son laisser-passer; il l'avait, en effet, reçu la veille de la part d'un membre du comité de salut public. Le signalement porté dessus se trouvait parfaitement exact, et cette haute protection attira à madame Mansley de grands égards de la part du maire, et la bienveillance des gardes nationales et des sans-culottes qui l'avaient escortée jusqu'à la mairie. Son portefeuille n'en fut pas moins visité; mais comme il ne contenait qu'une traite sur le citoyen Perregaux, on le lui rendit aussitôt en apostillant son passe-port, et rien n'entrava plus sa marche jusqu'à Paris.
Là, son premier soin fut d'aller remercier M. Sièyes de la protection qu'elle lui devait.
—Que venez-vous faire ici? dit-il avec effroi; vous ignorez donc ce qui s'y passe?
—Non, répondit-elle, mais mourir ici ou ailleurs, peu m'importe. Je viens implorer votre appui et vos conseils pour obtenir la rentrée en France d'une famille qui ne peut vivre plus longtemps dans l'exil. Dites, que dois-je faire?
—Rien.
—Mais si vous saviez à quelle misérable existence elle est réduite.
—Cela vaut mieux que la mort.
—Quoi! il n'est donc plus d'espérance de voir finir cet affreux…
—Taisez-vous et attendez, reprit le conventionnel à voix basse, en regardant de tous côtés si quelque porte mal fermée ne l'exposait à être entendu de la chambre voisine. Ceci ne peut durer. Je vais vous donner une lettre de recommandation près d'une femme de mes amies dont les conseils vous seront utiles. D'abord elle vous servira de caution, dans le cas où l'on vous traiterait de suspecte. Puis, elle vous mettra en rapport avec quelques hommes en crédit auprès de nos autorités. Mais ne me citez pas, je vous en conjure. Excepté à madame Talma; ne dites à personne que vous me connaissez. J'ai le plus grand intérêt à me faire oublier en ce moment: et il faut tout celui que je vous porte pour m'avoir fait solliciter votre passe-port dans cet instant de troubles.
Ellénore, surprise de la terreur empreinte sur le visage et dans les discours de l'ex-abbé, lui promit d'agir avec toute la prudence et la discrétion possibles. Elle prit la lettre qu'il avait écrite en sa faveur à madame Talma.
Ellénore s'empressa de se présenter chez cette femme dont on vantait l'esprit, à qui ses idées libérales donnaient le droit de plaider vivement la cause des victimes de la Révolution et de leur rendre d'éminents services.
Madame Talma accueillit Ellénore avec sa grâce accoutumée; elle l'avait souvent entendu louer par le vicomte S…; elle savait par quels événements romanesques elle avait débuté dans la vie, et elle se félicita de pouvoir aider le sort à réparer ses injustices envers une si charmante personne.
Madame Mansley trouva la femme du célèbre tragédien dans cette jolie petite maison de la rue Chantereine, devenue depuis le palais de la gloire du plus grand capitaine de notre siècle. Tout dans cette jolie retraite trahissait les goûts simples et élégants de la maîtresse de la maison.
—C'est ici, lui dit Ellénore, que se réunissent tous les jours l'élite des gens supérieurs qu'a épargnés la faux de la Terreur; c'est ici qu'ils viennent rendre hommage au talent et à l'esprit.
—Vous leur faites ainsi qu'à moi trop d'honneur, répondit madame Talma; ils viennent tout bonnement s'amuser réciproquement de leur conversation spirituelle, et ils ne souffrent point que nulle querelle politique, nulle critique jalouse, trouble la paix, la gaieté qui règnent dans ce salon. Une seule fois il a été profané par la présence du plus féroce des jacobins: Marat, qui se croyait le droit d'entrer partout, là même où il était inconnu ayant appris que l'abbé Sièyes était chez moi, vint apporter un message au député; il ne resta que cinq minutes, après lesquelles un artiste, qui se trouvait là, mit la pelle au feu et brûla des parfums pour purifier l'air qu'avait souillé ce monstre. Sans Charlotte Corday, ajouta madame Talma, cette petite plaisanterie nous aurait envoyés tous à l'échafaud, mais le secret s'en est gardé avec la religion de la peur.
—Hélas! cette peur trop légitime doit paralyser jusqu'à votre obligeance, madame, reprit Ellénore, et c'est être plus qu'indiscrète que d'oser la réclamer en ce moment.
—Ne croyez pas cela; c'est me faire un vrai plaisir à moi et à ces farouches républicains que de leur donner une occasion de manquer à leurs grands principes. La plupart ne font les impitoyables que pour mieux cacher leur désir de réparer les maux qu'ils ont causés, et c'est à nous autres femmes qu'il appartient de leur prouver qu'en nous accordant tout ce que nous voulons, ils n'en restent pas moins incorruptibles.
L'expérience vint bientôt confirmer ce que madame Talma disait avec tant d'esprit et de raison.
Dès que la chute de Robespierre permit de tenter quelques démarches en faveur des émigrés, madame Talma intéressa si bien les citoyens Chénier, Garat, Daunou et autres au succès des pétitions qu'Ellénore confiait à leur crédit, que dans l'espace de six mois elle obtint la radiation de tous les membres de la famille de Savernon, et un peu plus tard la levée du séquestre qui faisait rentrer Albert et les siens en possession d'une partie de leurs biens.
On concevra sans peine qu'un semblable service dut enchaîner madame Mansley à madame Talma par tous les liens de la reconnaissance, et que l'amour de M. de Savernon s'augmenta encore de tout ce qu'il devait au dévouement d'Ellénore. Cet amour dont la constance allait triompher des plus courageuses résolutions, de la plus sincère résistance, ramena bientôt M. de Savernon à Paris.
Madame Talma voulut connaître cet homme pour lequel elle avait, disait-elle en riant, tant intrigué auprès des puissances républicaines. Ellénore le lui présenta; madame Talma le trouva beau, aimable, fort amoureux, et pourtant elle se dit que ces dons précieux ne suffisaient pas pour captiver l'âme forte et poétique de madame Mansley.
—Elle se laisse aimer, pensait-elle, entraînée par un sentiment généreux, elle a cru devoir s'immoler à ce qu'elle inspire. Elle s'imagine être récompensée par le bonheur qu'elle donné; pourvu que cette illusion dure autant que sa vie, pourvu qu'elle ne rencontre jamais celui qui la lui ferait perdre!
En ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le célèbre
Adolphe de Rheinfeld.
___________________________________________________________________ Clichy.—Impr de Maurice Loignon et Cie, rue du Bac-d'Asnières, 12.