The Project Gutenberg eBook of Pile et face

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Title: Pile et face

Author: Lucien Biart

Release date: March 19, 2006 [eBook #18014]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

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PILE ET FACE

PAR
LUCIEN BIART

                                PARIS
                     J. HETZEL ET Cie, ÉDITEURS
                          TROISIÈME ÉDITION

A TOI

MON CHER LOYNEL
EN TÉMOIGNAGE D'UNE AMITIÉ DE VINGT ANS.
LUCIEN BIART

PREMIÈRE FARTIE

I

LE MARQUIS DE LA TAILLADE.

René-Alexis Baudoin, comte de Valonne et marquis de La Taillade, naquit en 1796 d'un père ruiné par la Révolution. Sa mère mourut deux ans plus tard en lui donnant une sœur, et, en 1804, les deux enfants, devenus orphelins, héritaient chacun de huit cents francs de rente.

La nature est spirituelle comme une Célimène à notre égard; elle se moque avec malice de nos distinctions sociales. Alexis de La Taillade, qui ne comptait parmi ses ancêtres que ducs, comtes et marquis, fut, dès son bas âge, un rustre des mieux réussis. On eût en vain cherché la race chez ce butor trapu, gauche, au front étroit, à la bouche niaise, au rire bruyant. Certes, ce n'était pas un méchant garçon qu'Alexis, mais une de ces organisations dont le moral et le physique sont à l'unisson, un de ces êtres nés pour l'engrais, comme notre espèce en compte par milliers. Aujourd'hui que les immortels principes de 89 ont remis chaque chose à sa place, on rit de certaines phrases autrefois consacrées, et la noblesse elle-même sait que les belles épaules ne sont pas toujours duchesses, les jolies jambes marquises, les grands pieds plébéiens.

A vingt et un ans, après une série d'aventures qui désolèrent plus d'une fois le vieux chevalier de Saint-Louis qui s'était chargé de la tutelle des deux enfants, Alexis, ne se sentant de disposition pour aucune carrière, consentit à suivre celle des armes. Son instruction, en dépit des sacrifices de son brave tuteur, n'atteignait pas jusqu'à l'orthographe. Sans 89, le jeune homme eût peut-être été d'emblée maréchal de France, comme plusieurs de ses ancêtres. On lui affirma que le fameux bâton reposait au fond de la giberne dont on lui fit hommage; il le crut et l'y chercha vainement pendant un quart de siècle. Cependant il ne maudit pas trop les réformes amenées par la grande Révolution; car, dès son entrée au service, il reconnut que ses camarades et ses chefs attachaient plus d'importance que lui-même à ses titres, ce qui l'aida à vivre selon ses goûts, c'est-à-dire dans une complète oisiveté. Je me trompe, il devint très-fort au piquet et acquit un talent hors ligne dans l'art de préparer une absinthe, talent qui lui valut ses premiers galons.

Vers 1834, Alexis passa sergent-major à l'ancienneté. Il avait alors trente-huit ans, une face écarlate, des cheveux gris, des yeux atones, des dents usées par le tuyau d'une pipe noire qu'il ne retirait d'entre ses lèvres qu'à l'heure des repas,—en un mot, toutes les allures d'un de ces hommes que l'on qualifie de dur-à-cuire, et dont l'intelligence, comme une fille de bonne maison, ne fait jamais parler d'elle.

Bien que le rire entr'ouvrît rarement la vaste bouche du sergent, ses collègues le tenaient pour un joyeux compagnon, bon enfant et pas fier. La ration journalière d'absinthe de ce descendant des croisés variait de dix à quinze verres. Entre le douzième et le treizième, sa langue se déliait un peu, et il donnait son opinion sur le gouvernement avec des demi-mots et des clignements de paupières que ses interlocuteurs feignaient de comprendre. Au quatorzième, le sergent parlait de ses amours, qui n'avaient rien de commun avec le chef-d'œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, bien qu'il y fût question d'une Virginie. Enfin, à la quinzième rasade, Alexis devenait insupportable, répétant d'un ton sinistre les fines plaisanteries qui ont cours dans l'armée sur les mercantis, ces idiots qui payent les uniformes en temps de paix, qu'on rançonne en temps de guerre, et qui ruinent et déshonorent la France comme est prêt à le jurer le moindre porte-épée.

Comment l'idée de marier son frère, qu'elle ne connaissait pas, germa-t-elle dans l'esprit de Mlle Louise de La Taillade? Comment surtout cette excellente personne réussit-elle à mener à bien cette rude entreprise? Toujours est-il qu'un matin, dans la petite ville de Houdan, vers onze heures, au milieu d'une salle ornée du buste de Louis-Philippe, devant un maire ceint d'une écharpe, René-Alexis Baudoin, comte de Valonne, marquis de La Taillade et autres lieux, épousa Mlle Eugénie de Varangue, angélique créature qui, en somme, méritait un meilleur sort.

Mlle de La Taillade avait alors trente-six ans. Vive, spirituelle sans méchanceté, avec un bouche aux dents éclatantes, de grands yeux noirs et doux, elle était, par bonheur pour elle, l'antipode de son cher frère, élevée chez son tuteur, puis dans un couvent, elle fut ensuite adoptée par une parente éloignée, vénérable chanoinesse qui la prit en affection. Sa jeunesse s'écoula calme et paisible, au milieu de vieux amis qui fréquentaient le salon de sa nouvelle tutrice. Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, la jeune fille, gaie comme le printemps, demeura convaincue que la vie consistait, selon la saison, à préparer des confitures ou des conserves, à faire ses pâques, à confectionner des layettes pour les enfants pauvres, à broder le soir près d'une table de jeu, à entendre raconter les splendeurs de la cour de Marie-Antoinette ou les catastrophes de la Révolution. Cette existence, qui ressemblait au bonheur, fut subitement troublée. Sans y rien comprendre, Mlle de La Taillade s'éprit d'une façon sérieuse des grâces d'un procureur du roi, le seul homme au-dessous de la cinquantaine qui visitât la chanoinesse. Le grave fonctionnaire, accoutumé à lire dans les consciences, et qui aimait à causer avec la jeune fille, ne se douta jamais de la chaste passion qu'il avait inspirée. Elle n'avait pas de dot et par conséquent pas de sexe,—du moins pour un procureur du roi pris en dehors de ses fonctions.

Les Françaises, si vives, si spirituelles, ne se laissent-elles pas persuader un peu trop facilement qu'elles sont les femmes les plus séduisantes de la terre? On épouse une Anglaise pour son teint, une Allemande pour ses yeux bleus, une Espagnole pour sa désinvolture, une Russe pour on ne sait quoi. Les Françaises, si elles souhaitent devenir mères de famille, doivent encadrer leurs qualités morales ou physiques d'un certain nombre de billets de banque et payer comptant leur mari. Si encore, pour le prix qu'elles y mettent, elles obtenaient des époux de premier choix, on s'expliquerait à la rigueur la chevaleresque coutume de la dot. Mais non, en échange de leur beauté, de leur innocence, de leurs illusions, de leur argent, les mieux partagées se voient pourvues d'un mari blasé, qu'elles traitent plus tard en conséquence. De là nos mœurs qui, tout en valant mieux que leur réputation, ne valent certes pas grand'chose. Après le mariage, les Françaises sont à n'en pas douter les plus séduisantes des femmes; avant, ce sont les Français qui sont séduisants, puisqu'on les achète. Nous rions des Américains, qui mesurent les sentiments au poids des dollars, sans nous apercevoir que nous-mêmes nous faisons intervenir les napoléons dans l'unique contrat d'où frère Jonathan les a bannis,—le contrat de mariage. Nous vendons nos filles, et nous nous étonnons ensuite qu'elles se donnent, comme s'il n'était pas de règle de récolter ce qu'on a semé.

Louise de La Taillade apprit à l'improviste le mariage de celui qu'elle aimait. Elle assista défaillante à la bénédiction nuptiale et rentra chez sa tante en proie à une fièvre cérébrale. La force de ses dix-huit ans triompha de la maladie et la condamna à vivre. Sa convalescence fut longue; enfin elle surmonta les douleurs de cette crise dont nul ne connut jamais la cause, et résolut de rester fille. A la mort de la chanoinesse, qui lui laissa quinze cents livres de rente, Mlle Louise dépassait déjà la trentaine; elle alla vivre successivement chez des parents éloignés, et acquit ainsi une triste expérience du monde. Blessée par l'orgueil des uns, indignée de la servilité des autres, rebutée par la sottise de tous, elle revint un beau jour frapper à la porte de son ancien tuteur, établi à Houdan. Là, prenant d'elle-même le titre de vieille fille, elle se consacra tout entière à l'ami qui avait veillé sur son enfance, et lui rendit avec usure les soins qu'elle et son frère en avaient reçus. Sur les conseils du prévoyant vieillard, Mlle de La Taillade plaça son petit capital en viager, ce qui lui produisit trois mille livres de rente. Elle commençait à croire qu'on peut vivre heureux en ce monde, lorsqu'elle perdit son tuteur, qui lui légua la maison qu'il habitait.

Ce nouveau chagrin la jeta dans la dévotion; mais son esprit était trop juste pour qu'elle devînt jamais une bigote. Elle possédait dans Catherine, l'ancienne servante de la chanoinesse, une femme de chambre, une cuisinière, un économe et une jardinière, car la petite maison, derrière sa façade de briques, cachait un splendide jardin. Grâce à cet intendant femelle, Mademoiselle put vivre confortablement avec la moitié de son revenu, dont les pauvres de Houdan absorbèrent l'autre moitié. Il fallait voir les bonnets de coton mettre à l'air les chevelures incultes lorsque Mademoiselle se rendait à la promenade ou à l'église, légère, souriant de ce beau sourire mélancolique qui montrait ses dents toujours blanches, et saluant de la tête et du regard pauvres et riches, vieillards et enfants. Elle était de toutes les fêtes de famille; le maire, le notaire, le curé, le receveur des contributions, ces autocrates des petites villes, la consultaient. Quant aux jeunes gens des deux sexes, ils raffolaient de Mademoiselle, qui pourtant ne cherchait jamais à les marier.

Un mariage! y songer d'abord, le caresser, le préparer, le mûrir, le voir tomber à plat, le relever et enfin le conclure: c'est là le rêve de toute femme oisive qui a dépassé la quarantaine, et Mademoiselle, malgré sa sagesse, ne devait pas échapper à la loi commune. Elle avait vécu éloignée de son frère, et son tuteur, le seul homme qui connût à fond le sergent, évitait de le nommer ou répétait qu'il ne fallait pas plus songer à ce garçon que s'il n'eût jamais existé. Un matin, pour la première fois de sa vie, Mademoiselle reçut une lettre de M. Alexis de La Taillade, lettre fort bien tournée, ma foi, d'une écriture aussi irréprochable que l'orthographe, et dont le véritable auteur était un jeune caporal, bachelier ès lettres. Cette missive, pleine de cœur, se terminait par un post-scriptum, où M. de La Taillade priait incidemment sa sœur de lui prêter une centaine de francs. Ce fut les larmes aux yeux que la bonne Mademoiselle porta elle-même au bureau de poste la lettre chargée qu'elle envoyait à son frère. Une correspondance assez suivie s'établit, et, de plus en plus convaincue que M. de La Taillade avait été calomnié ou méconnu, Mademoiselle choisit son amie, Eugénie de Varangue, pour réparer les injustices du sort à l'égard du pauvre sergent, et se prépara ainsi des remords éternels.

Appelé à Houdan par sa sœur qu'il croyait riche, Alexis renonça au service et accourut accompagné de son secrétaire. La vue de son cher frère désappointa grandement Mademoiselle.

«Le fond chez lui vaut mieux que la forme», se dit-elle en songeant aux lettres si bien tournées qu'elle avait reçues.

Au bout de huit jours, toutes ses illusions étaient envolées; mais comment rompre l'union projetée? Eugénie de Varangue devint donc marquise de La Taillade.

Mademoiselle ne désespéra pas d'abord de l'avenir et tenta de transformer son frère en gentilhomme campagnard. Elle eût voulu lui voir conquérir peu à peu ce qu'elle avait su s'assurer à elle-même, une grande considération. Elle dut renoncer bien vite à ce rêve. Dès le lendemain du départ de son ami le caporal, que l'expiration de son congé forçait à rejoindre son régiment, Alexis alla s'attabler au Soleil d'or. Un mois plus tard, il tutoyait le cabaretier, qui accueillait sa noble pratique en lui frappant sur le ventre.

Une fois convaincue de l'inutilité de ses efforts, Mademoiselle tenta de débarrasser au plus vite son logis et la ville du soudard qu'elle y avait attiré. Elle se heurta contre un obstacle inattendu. Eugénie, élevée loin du monde par une grand'mère dévote, s'était éprise de son mari, dans lequel son imagination lui montrait un héros victime de la jalousie de ses chefs. Ne sachant rien refuser à son noble époux, la pauvre femme, enceinte de six mois, marcha vers une ruine imminente. Mademoiselle, tout en déplorant la faiblesse de son amie, respecta quelque temps cet amour. Mais à mesure que la grossesse d'Eugénie se dessina, elle songea plus sérieusement à la petite créature qui allait naître et sentit s'éveiller en elle de véritables instincts de maternité. Devant les désordres croissants de son frère, elle considéra une plus longue condescendance comme une lâcheté et résolut de précipiter les événements.

La tâche était difficile; car de tous les maux que l'on peut infliger à son prochain, le mariage est le plus irréparable. Mademoiselle ne trouva qu'une solution au problème qu'elle voulait résoudre:—renvoyer son noble frère au régiment. Mais comment s'y prendre, comment surtout vaincre l'opposition d'Eugénie? Catherine, confidente des préoccupations de sa maîtresse, proposait de temps à autre de pousser M. de La Taillade dans le puits, à l'heure à laquelle, par suite de ses habitudes de caserne, il se bichonnait à grande eau dans le jardin. On se hâterait de lui porter secours… mais trop tard. La brave fille, large d'épaules et plantée sur des poteaux, offrait encore de provoquer l'ex-militaire et de l'assommer; elle répondait du résultat, et peut-être n'avait-elle pas tort. C'était le dévouement incarné que cette servante de la vieille roche, qui, depuis quinze ans qu'elle servait Mademoiselle, caressait le rêve de lui sauver la vie. Taillée comme un cuirassier, Catherine méprisait trop la vigueur tant vantée des hommes pour les aimer. Si Mademoiselle n'avait pas repoussé avec indignation l'offre héroïque de sa femme de chambre, M. de La Taillade aurait, contre toutes les règles, mélangé son absinthe d'eau de puits.

Un soir, Mademoiselle, après avoir embrassé sa belle-sœur, envoya Catherine se reposer et attendit, sur le seuil de la maison qu'ils habitaient en commun, le retour de son frère. Le matin même, elle avait réalisé une somme de deux mille francs, ses économies de vingt ans. Vers minuit, le pas lourd et régulier de l'ex-fantassin résonna au bout de la rue. Bientôt il pénétra dans le corridor sur lequel s'ouvraient le salon et la salle à manger, sans paraître surpris le moins du monde de trouver la porte ouverte. M. de La Taillade nageait dans la satisfaction et l'admiration de lui-même; il avait endormi, le verre en main, deux chasseurs d'Afrique et vidé à lui seul une bouteille de cognac.

«J'ai à vous parler, mon frère», dit Mademoiselle en touchant du doigt le bras de l'ivrogne.

Celui-ci fit volte-face, s'appuya contre la muraille, afin d'assurer son équilibre, porta la main ouverte à la hauteur de son front et sourit d'un air aimable.

«J'aurais choisi un autre instant pour vous entretenir, reprit Mademoiselle avec un dégoût visible, s'il en était un où l'on pût vous trouver à jeun.»

L'ex-sergent devint sérieux, posa galamment une main sur son cœur et cria d'une voix caverneuse:

«Présentez… arme!»

Puis, reprenant son sourire, il fit un mouvement d'épaules comme pour remonter son sac absent, et se pressa de nouveau contre la muraille.

Mademoiselle eut un instant d'hésitation; elle craignait de n'être pas comprise de cet homme à l'œil hébété qui la regardait fixement. Combien elle se trompait, et qu'elle aurait eu tort d'attendre jusqu'au lendemain! Si le corps du soudard était alourdi, l'instinct de la bête veillait. L'ex-sergent cessa de sourire quand sa sœur l'engagea à retourner à Paris, à ne jamais reparaître à Houdan. Les jambes de M. de La Taillade furent saisies d'une sorte de tremblement lorsqu'il sentit tomber dans sa main un sac plein d'or qui représentait un nombre incalculable de verres d'absinthe. Il fut pris alors d'un hoquet d'attendrissement, et bâilla de façon à inquiéter une personne plus expérimentée que Mademoiselle sur les suites possibles de ces spasmes. Mais ce descendant des croisés, comme il sut garder sa dignité! Pas une plainte, pas un remercîment, pas un regret ne s'échappa de sa bouche; il ne nomma même pas la pauvre Eugénie. Non, aussitôt qu'il eut compris, il pivota sur la jambe gauche avec une régularité prussienne; puis, d'un pas lent, mesuré, majestueux, vrai miracle d'équilibre, il se dirigea vers l'hôtel du Soleil d'or en bourrant cette pipe noire qui semblait éternelle. Une heure plus tard, une lourde diligence ébranlait de la base au faîte les maisons situées dans la grande rue; les vitres tremblaient, le cornet du conducteur résonnait, et les fers de quatre chevaux semaient la route d'étincelles. Mademoiselle, qui avait épié ce départ, vit reluire sur l'impériale le foyer de la pipe noire. Elle regagna alors sa chambre et songea à l'avenir.

Le lendemain il fallut expliquer à la pauvre délaissée le départ de son mari. Mademoiselle ne savait pas mentir et porta de rudes coups au cœur d'Eugénie, qui, dans le premier moment, ne parla de rien moins que d'aller rejoindre M. de La Taillade. Le monde est plein de ces dévouements sérieux, aveugles, absolus, et, pour se dispenser de les imiter, on qualifie d'esprits faibles ceux qui s'en montrent capables. Mademoiselle ne pensait pas ainsi; les inquiétudes naïves, les regrets touchants de sa belle-sœur la firent pleurer, car elle s'accusait. Mais garder plus longtemps dans la maison l'incorrigible ivrogne, c'eût été marcher volontairement à la misère. D'ailleurs, puisque personne ne se préoccupait de l'enfant qui allait naître, il devenait nécessaire que Mademoiselle y songeât.

La réputation de M. de La Taillade était déjà si bien établie à Houdan, qu'on l'accusa d'une commune voix d'avoir abandonné sa femme. Les hum, hum! sonores de Catherine, lorsqu'on traitait ce sujet devant elle, en disaient plus que la robuste servante ne semblait le croire elle-même, M. de La Taillade fut pourtant regretté; oui, regretté par cinq ou six habitués du Soleil d'or, qui, bien qu'élevés à une école de province, n'étaient pas indignes de trinquer avec le buveur émérite qu'aucun d'eux n'avait pu vaincre et qui payait si généreusement l'écot.

Peu à peu le calme renaquit dans la petite maison de la grande rue. Mademoiselle s'occupa tout d'abord de mettre de l'ordre dans les affaires de sa belle-sœur. On vendit la ferme qui constituait la dot d'Eugénie, on paya les dettes contractées par M. de La Taillade, et une somme de 15,000 francs fut, par les soins du notaire, placée sur première hypothèque. Les deux belles-sœurs continuèrent à vivre ensemble, et Catherine trouva le moyen de ne rien retrancher à la part des pauvres.

Un soir, grâce à l'active servante qui paraissait avoir perdu la tête, l'habitation de Mademoiselle se trouva soudain envahie par vingt commères, plus expérimentées les unes que les autres dans l'art de mettre un enfant au monde. Le salon ressemblait à une ruche en émoi; on allait, on venait, on bourdonnait, tantôt bruyamment, tantôt à voix basse, selon qu'une porte s'ouvrait ou se fermait. Le docteur Fontaine, son bonnet grec sur le coin de l'oreille, sa cravate blanche nouée de travers, ses lunettes d'or sur le front, se promenait de long en large et dédaignait de répondre aux matrones qui s'aventuraient à lui glisser un avis sur l'infaillibilité de tel ou tel remède. Le cas était grave: Mme de La Taillade, en proie depuis trois jours aux douleurs les plus violentes, gisait épuisée dans une chambre voisine.

A un gémissement de la patiente, le docteur disparut. On écouta, et l'on entendit battre le balancier de l'horloge qui ornait la salle à manger. Un cri d'angoisse, douloureux, désespéré comme celui d'une femme qu'on assassine, retentit. Les matrones se pressèrent les unes contre les autres. Mais tout à coup les vagissements d'un enfant dilatèrent les poitrines, et les conversations interrompues, reprirent leur cours. Le docteur marchait, parlait, interpellait Catherine, et l'enfant criait toujours. Soudain il se tut; la vieille horloge, avec un vacarme qui laissait croire que ses rouages allaient se détraquer, s'apprêta à sonner l'heure. Une, deux… trois… En ce moment, la porte s'ouvrit et le médecin apparut.

«Est-ce un garçon? cria-t-on d'une seule voix.

—C'est un orphelin, répondit le docteur d'un ton ému; priez pour Mme de
La Taillade, qui vient de mourir.»

Durant un jour et une nuit, Mademoiselle demeura près du lit de la morte, pleurant en silence. Elle voulut ensevelir elle-même le corps de sa belle-sœur et l'accompagner au cimetière. Le soleil rayonnait, les pommiers semaient la terre de leurs fleurs blanches, et les oiseaux, plus hardis que de coutume, venaient presque sous les pieds glaner des matériaux pour construire leur nid. Mademoiselle s'agenouilla sur la terre molle; le jour lui semblait terne, les rayons sans éclat, le chant des oiseaux plaintif. Elle songea à son père, à sa mère, à la chanoinesse, à son tuteur, à son amie endormis à jamais, et la vie lui apparut comme un désert où il ne restait que le souvenir funèbre de ceux qu'elle avait aimés. Enfin Catherine parvint à l'entraîner et la ramena au logis. Là, Mademoiselle trouva une lettre de son frère; le soudard demandait de l'argent avec une orthographe qui, cette fois, était bien la sienne. Il donnait son adresse à Paris, «chez Mme Blanche Taupin, marchande de vin et de liqueurs, à l'enseigne du Cœur-Enflammé

Par bonheur, le nouveau-né que Catherine venait d'apporter sur ses bras robustes poussa un cri.

«Pauvre petit, il s'appellera Gaston, comme mon père, dit Mademoiselle, qui l'embrassa.»

Puis, après un instant de silence, elle ajouta:

«Je dois vivre pour lui, car il est bien orphelin.»

II

GASTON FAIT SES PREMIÈRES DENTS.

Insensible aux tristes événements qui signalèrent son entrée dans le monde, le nouveau-né fit d'abord peu de bruit. Dix fois dans les vingt-quatre heures, il s'éveillait pour se coller au sein de Françoise, jeune femme du village de Maulette, choisie pour allaiter le dernier des La Taillade. Il fallait voir les effarements de Mademoiselle lorsque la nourrice, chargée du précieux marmot, se transportait d'une chambre à une autre.

«Vous marchez trop vite, criait Catherine.

—Attendez qu'on écarte cette chaise, ajoutait Mademoiselle.

—Prenez garde à la porte!»

La porte était grande ouverte, la chaise ne gênait en rien, et Françoise haussait bravement les épaules.

«Mais je sais comment ça se manie; j'en ai déjà eu deux, répétait en vain la Normande.»

Ni Mademoiselle ni Catherine ne voulaient reconnaître cette expérience de la nourrice, qui, par bonheur pour le poupon, prit le parti de laisser dire et d'agir à sa guise.

«Monsieur crie, dépêchez-vous! disait Catherine aux heures de la toilette.

—Ça leur forme les poumons, répondait Françoise avec calme.

—Il a peut-être faim?

—Allons donc, il vient de boire; il est gris, au contraire.

—Il fait la grimace, il souffre.

—C'est des petites coliques qu'ils ont tous, les chérubins; ça passe en leur frottant le dos, comme aux chats.»

Françoise n'était jamais embarrassée pour répondre, et sa logique dépitait Catherine, qui n'en courait pas moins préparer à la nourrice un excellent plat dont l'enfant devait profiter.

Le baptême de Gaston se célébra sans bruit, autant que la chose est possible dans une ville de quatre mille âmes. Mademoiselle choisit pour compère son plus vieil ami, le docteur Fontaine, qui, si sa science eût été doublée d'un grain de savoir-faire, se serait enrichi à Houdan. Mais le bon médecin, véritable original, n'oubliait que les services qu'il rendait, excellente condition pour rester pauvre, aussi bien en Normandie qu'ailleurs. Toujours prêt à se mettre en route sur une jument qui n'avait plus d'âge, il visitait les châteaux, les fermes et les chaumières, semant d'une main ce qu'il récoltait de l'autre. C'était un homme de quarante ans, gros, court, pensif, à l'œil doux, au front développé, la tête sans cesse préoccupée de réformes sociales, et croyant au progrès. Plein d'admiration pour les merveilles du monde physique, le docteur refusait d'en faire honneur au hasard.

«Je suis un esprit fort, disait-il quelquefois en souriant, car je crois non-seulement en Dieu, mais encore à l'immortalité de l'âme.»

Au résumé, il riait avec Voltaire, s'attendrissait avec Rousseau, leur préférait Bayle, et, bien que philosophe, pratiquait la tolérance et vivait en paix avec son curé.

Mademoiselle, qui se croyait inconsolable, reprit insensiblement goût à la vie. Ce qu'elle avait d'abord considéré comme une tâche, comme un devoir sérieux, devint une douce occupation, un plaisir, puis une source de jouissances. Du matin au soir elle rôdait autour du berceau, le penchait, le redressait, taillait, rognait, cousait des bavettes ou des béguins, et jamais son activité ne fut mise à plus rude épreuve. On suffisait à peine aux soins nécessités par ce bambin moins bruyant que la grande horloge, mais qu'il ne fallait perdre de vue ni jour ni nuit. Peu à peu ses yeux perdirent cette expression vague qui ferait croire que les nouveau-nés contemplent encore les merveilles d'un monde inconnu. Comme un oiseau privé soudain de sa liberté meurt faute de pouvoir oublier le buisson natal, combien de babies succombent l'œil fixé sur cette patrie perdue qu'ils regrettent sans doute, jusqu'à l'heure où le sourire maternel les éblouit de son rayon! Gaston, grâce à sa tante, triompha de l'épreuve, se tourna vaillamment vers la vie, et commença à suivre la marche de la lumière, dès qu'on déplaçait une lampe ou une bougie. Catherine, émerveillée, raconta partout ce prodige, et Mademoiselle sentit se réveiller en elle l'orgueil héréditaire en songeant que ce petit être si intelligent était un La Taillade. Françoise déclarait en vain que tous les fieux de cet âge en font autant, Mademoiselle n'en voulait rien croire. Ce n'est pas que la nourrice n'eût aussi l'orgueil de son poupon; mais elle le plaçait dans le poids qu'il pouvait avoir, et offrait sans cesse de gager qu'avant six mois il serait plus lourd que l'enfant si vanté de la Claude.

Que faisons-nous de nos grâces en grandissant? Au dire des mères,—personnes généralement bien informées,—il n'existe pas de bambin au-dessous de dix ans qui ne soit un prodige à plusieurs points de vue. Beauté, esprit, mémoire, raison, ils ont tout, ces lutins roses, ces monstres toujours trop vifs, trop ardents, trop grands pour leur âge.

«Il est extraordinaire, madame; songez qu'il n'aura six ans que la semaine prochaine.

—Et ma fille, elle surprend tous ceux qui l'entendent; son père n'en revient pas.

—L'autre jour, M. Martinet avouait n'avoir jamais vu le pareil de
Jules, et vous le connaissez M. Martinet,—un homme sérieux.

—Croiriez-vous que Laure, qui sait à peine lire, met l'orthographe, c'est-à-dire qu'elle m'épouvante.»

Réjouissons-nous; la génération qui va nous succéder sera composée d'êtres beaux, supérieurs, idéals. Mais, hélas! n'est-ce pas un leurre? n'avons-nous pas tous été charmants lorsque nous étions petits, et ces bonshommes qui passent là, devant nous, bêtes, laids, méchants, vicieux, hargneux, jaloux, tarés, blasés, n'auraient-ils pas été aussi des prodiges? N'approfondissons pas; les grâces divines de l'enfance ne peuvent se nier, elles séduisent jusqu'aux indifférents, et Gaston en montrait chaque jour une nouvelle. A quatre mois, il tendait ses bras vers Mademoiselle ou vers Catherine aussitôt qu'il les apercevait, et les comblait ainsi d'une joie ineffable. Elle méritait bien cette gentillesse, car jamais véritable mère ne témoigna plus d'affection à un enfant. Mademoiselle, dans son abnégation, demeurait immobile des heures entières, de crainte d'éveiller le poupon endormi sur ses genoux. Elle oubliait alors le passé pour ne songer qu'à l'avenir, et Dieu sait les rêves d'or que son imagination faisait planer au-dessus de la tête de son neveu!

Gaston grandit sans autre accident que la rougeole. Il apprit à lire de bonne heure, dans le livre de messe de sa tante, excité par les images dont il voulait déchiffrer les légendes. Il était d'une bonne santé, vif, nerveux, intelligent, et gâté à l'excès. Ses traits fins, ses yeux bleus, ses cheveux bouclés, rappelaient sa mère à ceux qui l'avaient connue enfant. Le docteur blâmait souvent la condescendance de Mademoiselle pour le bambin, dont il craignait qu'on n'altérât l'excellent naturel. L'enfant se plaçait entre ses genoux pour l'écouter sermonner; puis, comme péroraison, l'amenait à confectionner des bateaux en papier, art dans lequel son parrain déclarait lui-même avec complaisance n'avoir jamais connu de rival.

La vieille horloge, qui avait sonné à la fois l'heure de la naissance du petit garçon et celle de la mort de sa mère, exerçait sur lui une singulière fascination. Françoise, pour apaiser les colères de l'enfant, l'amenait près de l'espèce de cercueil au fond duquel le balancier se démenait avec un entrain diabolique. Aussitôt qu'il put marcher, Gaston se dirigea de lui-même vers la salle à manger; il s'arrêtait sur le seuil, et, la bouche entr'ouverte, regardait les aiguilles courir sur les chiffres noirs. Quelquefois la tempête produite par la sonnerie se déchaînait à l'improviste, et alors il fuyait éperdu. L'âge le rendit plus brave; peu à peu il osa affronter le vacarme qui précédait l'annonce de l'heure, et le tic-tac du balancier devint sa musique de prédilection.

Un jour, Mademoiselle reçut une lettre de M. de La Taillade, qui vivait heureux à Paris et demandait de l'argent. Il annonçait en outre son prochain mariage avec Mme veuve Blanche Taupin, propriétaire de l'établissement du Cœur-Enflammé, et offrait à sa sœur de lui amener sa nouvelle épouse. Le soudard oubliait de s'informer de son fils, oubli qui n'affligea personne.

Oh! le temps, il nous échappe, il fuit, il n'est plus! Nous marchons en avant, dépensant les heures qui s'amoncellent derrière nous. Tout à coup un souvenir nous traverse l'esprit, nous faisons volte-face: comme l'horizon a changé! On croyait que c'était hier, et c'était il y a dix ans. On devient pensif devant ce passé qui a été nous, qui est mort et qui ne reviendra plus. On doute, on croit se tromper, on regarde autour de soi. Les enfants sont devenus des hommes, les hommes des vieillards; les vieillards, où sont-ils? D'autres êtres qui n'existaient pas hier les remplacent aujourd'hui. Quoi! c'était il y a dix ans! On se tâte, on s'examine, l'œil est moins sûr, les cheveux sont moins épais, les lèvres moins rouges, et ces plis qui sillonnent le front, quelle main les a formés? On montait, voilà qu'on descend, et l'on n'y songeait pas. Que d'angoisses, que de joies, que de douleurs, que d'espérances enfouies dans cette ombre qui est une moitié de notre vie! Ah! pourquoi s'être retourné? Et pourtant, on s'attarde à contempler ces ténèbres d'où la mémoire fait jaillir maintes étincelles, dont la plus brillante, par un phénomène singulier, n'est pas toujours celle des jours heureux.

Mademoiselle se livrait à ces réflexions alors que Gaston accomplissait sa septième année. «Déjà!» disait-elle; elle n'y pouvait croire et secouait la tête avec mélancolie. A cette époque, sur les instances du docteur, le petit garçon fut placé sous la surveillance d'une brave et honnête dame qui, en même temps que la civilité puérile et honnête, enseignait aux principaux enfants de la ville à distinguer un substantif d'un adverbe. Le jour où il fut conduit pour la première fois à l'école resta gravé dans l'esprit de Gaston. Dès la veille, il vit pleurer sa tante, qui ne se décidait qu'à contre-cœur à se séparer de lui, même pour quelques heures. Catherine, silencieuse, embrassait à chaque instant son favori, qui alla se coucher assez inquiet, se demandant si l'école où son parrain voulait le mener n'était pas en réalité un antre d'ogre. Le matin arrivé, deux heures se perdirent en pourparlers; enfin on se mit en route. Le soir, Gaston rentra enchanté: il avait jeté les fondements de plusieurs amitiés et négocié l'échange d'une toupie contre cinq billes, dont une de marbre.

Quelques mois plus tard, le docteur, en diplomate habile, prononça le mot collége. Mademoiselle, qui s'effrayait de voir Gaston grandir, imposait alors silence à son vieil ami.

«Il faut s'accoutumer à regarder l'avenir en face, disait celui-ci, c'est pour eux, non pour soi, qu'on élève les enfants, et nous l'oublions trop dans notre beau pays de France. Lorsque la société, grâce au progrès…

—Le progrès sera la suppression de vos affreux colléges.

—Ou du moins la suppression des méthodes vicieuses qu'on y suit par routine, reprenait le docteur. Le progrès…»

Et une fois sur ce thème, je ne sais qui eût pu l'arrêter. La belle âme que celle du docteur Fontaine! Les hommes devenaient bons, sages, dignes et libres dans ses utopies; la veuve était protégée, l'enfance instruite, et les jeunes gens, robustes et sains, épousaient vaillamment les jeunes filles sans dot. Comme sa vieille jument jaune avait raison de hennir lorsqu'elle passait, selon sa fantaisie, d'un bord à l'autre de la route, portant son maître toujours absorbé dans la recherche des nouvelles perfections dont il voulait doter le monde futur! Les bêtes ne le sont pas tant qu'on pense, et si la jument hennissait, c'était sans doute par orgueil de sentir sur son dos ce fardeau aussi rare sur une selle que partout ailleurs: un homme de bien.

Heureux, content, choyé, Gaston atteignit sa huitième année. A cette date, on vit souvent Mademoiselle en conférence avec son notaire. Le soir, elle s'oubliait pensive près du lit de son neveu, qu'elle embrassait de temps à autre, tout en prenant garde de ne pas l'éveiller.

«Chère tante, dit-il une nuit qu'elle le croyait endormi, pourquoi pleures-tu?

—Je songe à ton avenir, répondit Mademoiselle, qui souleva l'enfant pour le presser contre son cœur.

—Vas-tu donc m'envoyer au collége, ainsi que le demande mon parrain?

—Pas encore; mais il faudra nous y résoudre; tu n'es pas riche et tu dois apprendre à travailler.

—Je veux bien travailler; ce que je ne veux pas, c'est te quitter. Tu es riche, toi!

—Hélas! non, cher petit, murmura Mademoiselle, dont les larmes recommencèrent à couler.

—Et c'est pour cela que tu pleures? Ris donc, va! lorsque je serai grand, je saurai bien gagner de l'argent pour toi et pour Catherine.»

Et, prenant la main de Mademoiselle entre les siennes, l'enfant se rendormit.

Catherine, sans connaître le docteur Pangloss, était presque de son avis. Que lui manquait-il? la maison était assez vaste pour occuper son activité, et, après Mademoiselle, Gaston ne chérissait personne autant que la vieille servante. L'été, elle conduisait son favori chez Françoise, à Maulette, où Petit-Pierre, gars de la plus belle venue, s'évertuait à compléter l'éducation de son frère de lait. Il l'entraînait au grenier, parmi les bottes de foin; à l'étable, où Jeannette, tout en ruminant, contemplait d'un air pensif les deux amis. Puis on visitait le poulailler pour chercher des œufs, et enfin on revenait dans l'enclos pour grimper aux arbres. Le docteur approuvait ces exercices hygiéniques. Parfois, les jours de vacances, il prenait son filleul en croupe et lui exposait, entre deux visites, quelques-unes de ses théories sur les sociétés de l'avenir.

«Il y a donc des gens méchants? demanda un jour Gaston.

—Non, répondit le docteur, il n'y a que des ignorants qu'il faut plaindre; le mal, sur la terre, vient de l'ignorance.

—Catherine ne sait pas lire, mon parrain, et tout le monde la trouve bonne.»

Le docteur sourit et pinça le bout de l'oreille de l'enfant.

«Tu me comprendras plus tard», dit-il.

Ces jours d'excursion, Mademoiselle se rendait au-devant de son ami et de son neveu, vers l'heure présumée de leur retour. Gaston était le premier à l'apercevoir, tantôt assise au bord d'un fossé, tantôt cheminant sur la route, un livre à la main, abritée sous une vaste ombrelle. Si le docteur eût alors écouté son compagnon, la vieille jument aurait pris le galop pour rejoindre plus vite la chère promeneuse. Quelquefois Gaston, impatienté de la lente allure de la bête, se laissait glisser à terre et s'élançait pour tomber hors d'haleine entre les bras de Mademoiselle, qui le grondait de sa course folle, tout en l'embrassant. Le docteur arrivait à son tour, et les trois amis regagnaient la ville, salués par les piétons et les cavaliers. On faisait halte pour voir le soleil disparaître derrière les murailles de l'ancien château et embraser ses créneaux de lueurs rouges.

«Le progrès…» commençait le docteur.

Mais il était bientôt interrompu par une consultation en plein air. Du fond d'une charrette dont une fermière coiffée d'un grand bonnet, à la jupe rayée, au fichu croisé, guidait la haridelle, sortaient cinq ou six gars perdus dans leurs cols de chemise. Dociles aux ordres de la matrone, l'un montrait sa langue, l'autre un genou endommagé par une chute, un troisième une blessure honorablement acquise dans une lutte avec un de ses pareils. Gaston, parti en avant, cueillait des pâquerettes et des boutons d'or, regardait les cousins diaphanes danser sur l'eau des fossés, les bourdons s'enfuir effarés, les pies sautiller dans les prés humides. Le ciel s'incendiait vers le couchant, on entendait mugir, au fond des chemins creux, les bestiaux qui regagnaient l'étable et que gourmandait une voix d'enfant. De la masse sombre des taillis, bordés de tanaisie aux fleurons d'or, de mûriers sauvages et de fines bruyères, sortaient, comme des apparitions fantastiques, de vieilles femmes courbées sous un fardeau de bois mort. Un paysan, assis sur un cheval de labour, traînait une herse aux dents polies, et la mèche bruyante de son fouet décapitait au passage une grappe de gaillet ou la tige cotonneuse d'un bouillon-blanc. La nuit venait, lente, paisible, majestueuse, rétrécissant peu à peu l'horizon. Les grillons faisaient bruire l'air imprégné de senteurs balsamiques; de légères vapeurs montaient du sol, s'irisant sous un dernier rayon; on eût dit qu'une main invisible agitait une de ces étoffes chatoyantes dont l'œil veut en vain préciser la couleur. La nature, comme recueillie, apaisait ses voix tumultueuses, et le grand silence des solitudes semblait descendre avec l'ombre sur la plaine déserte. Mais bientôt le cri moqueur d'un coucou s'élevait du fond d'un bois, et les grenouilles préludaient au loin à leur monotone concert. Une cloche d'église tintait à l'improviste; la brise emportait les notes vibrantes et les semait sur la vallée. A ce signal, des chauves-souris échappées de la vieille tour commençaient leur chasse nocturne; des vers luisants allumaient leurs fanaux dans l'herbe; les trembles frémissaient. Toujours ému par la grandeur et l'harmonie solennelle de ces couchers du soleil, le docteur s'arrêtait, l'âme rêveuse, l'oreille charmée, l'œil fixé sur le ciel où brillaient les étoiles, et secouait sa tête grise en murmurant: «Spinoza s'est trompé: il y a un Dieu.»

Peu à peu on pénétrait dans la grande rue où Mademoiselle et son compagnon suffisaient à peine à répondre aux bonsoirs qui les accueillaient. Bientôt on apercevait Catherine, installée sur le seuil de la maison, inquiète, comme toujours, de l'absence de sa maîtresse. Le plus souvent, le docteur prenait place à table, et, à l'heure du café, Dieu sait si le monde était réformé et l'humanité heureuse!

«Tu verras tout cela, toi, disait-il en caressant la joue de son filleul, qui luttait contre le sommeil; le progrès…»

A ce mot, Gaston fermait les yeux, croyant les ouvrir, et se trouvait transporté sur la place du marché. L'église, la vieille tour, les deux écussons du notaire et l'énorme rasoir qui servait d'enseigne au coutelier lui apparaissaient noyés dans une lumière éblouissante. Cinq ou six soleils brillaient dans le ciel, et les passants, par la mise et les traits, ressemblaient à Mademoiselle, à Catherine ou au docteur. C'est ainsi que l'enfant voyait en rêve le monde perfectionné de son parrain; aux hommes devenus bons, il ne pouvait prêter une autre forme que celle des êtres dévoués qui ne savaient que lui sourire depuis qu'il était né.

Un soir de l'automne de 1842, un vent furieux, âpre, glacial, ébranlait les maisons de Houdan et présageait le retour de l'hiver. Neuf heures sonnaient; Catherine tricotait près de Mademoiselle; Gaston, établi sur une chaise, lisait à haute voix un conte de Berquin. Le petit garçon interrompait parfois sa lecture pour écouter la bise siffler dans la cheminée ou le bruit de la girouette, qui représentait un chasseur visant un gibier imaginaire. Catherine levait alors les yeux, mais sa maîtresse, perdue dans une rêverie, semblait ne pas s'apercevoir de l'interruption. C'est que, l'âme émue, elle prêtait l'oreille aux plaintes désespérées de la rafale, qui tantôt murmurait avec une voix plaintive et tantôt rugissait comme irritée.

«Catherine, dit Gaston à voix basse en posant son livre sur les genoux de la vieille bonne, qui est le plus fort, le vent ou les arbres?

—Le vent, monsieur Gaston, car il déracine jusqu'aux chênes.

—Comment peut-il être aussi fort, puisqu'on ne le voit pas?

—On ne voit pas Dieu qui pourtant est plus fort que le vent, dit
Catherine en introduisant une de ses longues aiguilles sous sa coiffe.»

L'enfant allait reprendre sa lecture; mais il releva de nouveau la tête:

«Pourquoi le vent fait-il semblant de rire et de pleurer? demanda-t-il; écoute…

—Il pleure lorsqu'il passe sur le cimetière, répondit la Normande, qui se signa.

—Et pourquoi rit-il?»

En ce moment, le marteau de la porte retentit.

Mademoiselle tressaillit; ses yeux inquiets interrogèrent ceux de
Catherine, qui restait bouche béante.

«On dirait…», murmura-t-elle sans pouvoir achever.

Le marteau résonna de nouveau; la servante s'élança: il y eut un grand bruit de voix, puis Catherine reparut précédant M. Alexis de La Taillade et son épouse, la propriétaire du Cœur-Enflammé.

III

LA PROPRIÉTAIRE DU CŒUR-ENFLAMMÉ.

A la vue de son frère, Mademoiselle se rapprocha de Gaston; ses lèvres pâlirent, ses yeux se remplirent de larmes, et son bras droit s'étendit vers la tête bouclée de l'enfant, comme pour le protéger. Le soudard n'avait guère changé depuis son départ. Sa face niaise, bouffie, rugueuse, marbrée de plaques rouges, apparaissait au-dessus d'un col noir éraillé. Il était vêtu d'un pantalon de drap clair et d'une de ces longues redingotes dites à la propriétaire, dont les Allemands perpétuent la mode à Paris. D'une main, il tenait gauchement un chapeau gris, de l'autre la fameuse pipe noire dans le fourneau de laquelle plongeait un de ses doigts. Il salua militairement et demeura immobile, tandis que sa femme s'avançait de quelques pas.

«C'est ton môme? s'écria-t-elle en désignant Gaston, il est gentil.»

La nouvelle marquise de La Taillade, qui pouvait avoir une quarantaine d'années, en représentait au moins cinquante. C'était une grande femme sèche, anguleuse, à la peau jaune, aux yeux de fouine, et dont une dent malvenue entr'ouvrait les lèvres minces. Coiffée d'un de ces bonnets de laine si fort à la mode vers 1840, elle portait, suspendu au bras gauche, l'indispensable cabas d'alors. Drapée dans un châle de laine, étranglée dans une robe d'indienne, chaussée de socques qui la grandissaient encore, elle n'avait rien d'avenant, en dépit du sourire qu'elle ébauchait à l'adresse de sa belle-sœur. En somme, le noble couple, dont l'écusson portait une fleur de lis, ressemblait, à s'y méprendre, à ces chanteurs ambulants dont le type primitif a disparu comme les socques, les bonnets de laine et les cabas.

Tout en continuant la grimace qui lui servait de sourire, Mme de La Taillade se pencha vers Gaston. L'enfant recula et se tapit derrière sa tante, toujours immobile. Mademoiselle sentait son cœur bondir et ne pouvait parler. Elle contemplait son étrange belle-sœur avec une surprise douloureuse, et les deux larmes suspendues à ses cils coulèrent enfin. Devenue écarlate à cette vue, Catherine retroussa ses manches, frotta avec énergie ses bras nus, fit craquer ses doigts, tandis que son regard se promenait de M. de La Taillade à sa femme, puis s'arrêtait sur une énorme paire de pincettes qui reluisait au coin de la cheminée. La brave fille se demandait sans doute si l'heure n'était pas venue de sauver à la fois Mademoiselle et Gaston en assommant d'un seul coup les deux intrus.

Mme de La Taillade s'était avancée d'un pas, ses prunelles, dures et luisantes comme celles des animaux carnassiers, se fixèrent sur la sœur de son mari, qui peu à peu reprenait son sang-froid.

«Embrassez votre père, Gaston, dit Mademoiselle, dont la voix tremblante trahissait l'émotion intérieure.»

L'enfant leva vers sa tante ses grands yeux limpides et se dirigea avec lenteur vers celui qu'on lui ordonnait d'embrasser.

«Bonsoir, monsieur», dit-il en présentant son front.

Le soudard, un moment embarrassé, plaça son chapeau et sa pipe sur le marbre de la cheminée, considéra un instant son fils et lui prit la tête entre ses deux grosses mains.

«Une, deux…, hope-là, mon luron! s'écria-t-il en le soulevant de terre.»

Gaston ainsi suspendu devint pâle.

«Vous me faites mal», murmura-t-il.

M. de La Taillade, interdit du peu de succès de sa gentillesse, le laissa retomber.

«Et moi, mon mignon, ne m'embrasses-tu pas? dit Mme de La Taillade, qui tenta de saisir l'enfant au passage.»

Comme un oiseau qui fuit la griffe d'un chat, Gaston se jeta dans la jupe de Catherine.

«Petit grincheux, ne sais-tu pas que je suis ta maman?

—Ma mère est au ciel, répondit Gaston aussitôt qu'il se vît hors d'atteinte.

—Mais c'est moi qui la remplace», reprit la grande femme.

L'enfant secoua sa jolie tête bouclée et se pressa plus fort contre
Catherine qui, sur un signe de Mademoiselle, disparut avec son favori.

Il y eut un moment de silence. Mme de La Taillade ne cessait de regarder sa belle-sœur; Alexis soufflait dans le tuyau de sa pipe qui crépitait; Mademoiselle, debout, chiffonnait la collerette qu'elle raccommodait quelques minutes auparavant.

«Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, ma chère sœur», dit enfin l'horrible femme d'un ton ironique.

Les joues de Mademoiselle s'empourprèrent, elle courba la tête comme pour éviter le choc d'un projectile et fit un pas vers son frère.

«Puis-je savoir, monsieur, lui dit-elle, ce qui me vaut votre visite?»

Le soudard, embarrassé, souffla plus fort dans sa pipe, ferma un œil, caressa son épaisse moustache, fit un mouvement d'épaules comme pour remonter le sac qu'il avait si longtemps porté, et regarda sa femme d'un air piteux.

«Nous venons chercher le petit, dit celle-ci de sa voix aigre; Alexis ne peut plus vivre sans lui.

—Cette menace de vos dernières lettres est donc sérieuse? s'écria
Mademoiselle.

—Une menace! reprit Mme de La Taillade, dont la dent malencontreuse saillit comme celle d'un dogue, n'est-il pas naturel qu'un enfant vive auprès de son père? Un chérubin, c'est ce qui manque à notre ménage pour qu'il soit parfait. Pas vrai, Alexis?»

Mademoiselle ne regarda même pas sa belle-sœur; elle se rapprocha de son frère, dont les yeux ternes clignotaient, et qui continuait à remonter son sac.

«Sur mon honneur, dit-elle, tout l'argent dont je pouvais disposer vous a été remis, y compris la part qui revenait à votre fils sur la dot de sa mère. Au nom de la pauvre morte, monsieur, ne me causez pas cette affreuse douleur de m'enlever Gaston.

—Là, là, ma chère belle-sœur, s'écria Mme de La Taillade, n'attendrissez pas Alexis; il pleure facilement, ce pauvre chéri, surtout lorsqu'on lui parle de la défunte. Ordonnez qu'on lui serve une goutte de quelque chose, afin qu'il nous laisse en repos, et traitons ensemble cette petite affaire. Je suis un agneau, moi; nous nous entendrons.»

Le regard de Mademoiselle se détourna d'Alexis, qui balançait sa tête comme celle d'un magot chinois, pour se reporter sur l'agneau dont la mise, le type, les gestes, le son de voix étaient bien faits pour surprendre une provinciale élevée par une chanoinesse. Certes, Mademoiselle n'avait jamais soupçonné son frère d'avoir contracté une alliance qui ne fût pas une mésalliance, mais elle se demandait à quelle branche de la famille humaine pouvait appartenir cette créature roide, sèche, vulgaire, et quel charme invisible avait pu amener Alexis à lui donner son nom. Bien que Mademoiselle, autant par esprit que par religion, fût exempte de préjugés, elle sentait une répugnance profonde à débattre avec cette inconnue ce qu'elle considérait comme le but capital de sa vie,—l'avenir et le bonheur de Gaston. Elle surmonta cependant sa répulsion.

«Je veux croire à votre bonté, dit-elle en regardant bien en face Mme de La Taillade; mais, je vous en prie, rassurez-moi d'abord sur les intentions de mon frère au sujet de son fils.»

Blanchote, ainsi que la nommait Alexis, était loin d'être timide; une flamme intérieure éclaira ses prunelles qui, cependant, ne purent soutenir le regard loyal de Mademoiselle. Elle se retourna brusquement vers son mari.

«Hein, chéri, l'aime-t-elle! Bourre donc ta pipe, tu nous agaces à souffler comme ça dans le tuyau.»

Puis elle entr'ouvrit son cabas, fouilla dans la poche de sa robe et finit par se frotter les yeux du revers de sa main.

«Pauvre chérubin, continua-t-elle enfin, n'était son éducation dont il faut s'occuper, Alexis n'aurait jamais songé à vous le reprendre. J'ai voulu le raisonner; bast! vous devez le connaître, il n'est pas facile de le faire démordre d'une idée. «Ça me crève l'âme pour ma sœur, répète-t-il; mais la jeunesse doit s'instruire. Il ne sort pas de là!»

Mademoiselle ne put dissimuler un geste de dégoût; elle n'était pas dupe de cette feinte bonhomie, et l'hypocrisie lui était odieuse. Elle se rapprocha de nouveau de l'ex-sergent, qui, n'osant plus souffler dans sa pipe, tassait son mouchoir au fond de son chapeau et remontait son sac.

«Vous voulez de l'argent, lui dit-elle, et je n'en possède plus. J'ai élevé votre fils sans songer à me mettre en garde contre vos exigences, sans songer qu'un jour vous chercheriez à me l'enlever. Voyons, monsieur, tout sentiment humain ne peut être mort en vous. Emmener Gaston, c'est le livrer à la misère, c'est le plonger de gaieté de cœur dans le bourbier où vos vices vous condamnent à vivre. Ayez pitié de sa jeunesse, si vous n'avez pitié de moi. Il partagera mon pain jusqu'à l'heure de ma mort, il saura porter le nom de nos ancêtres, et je vous jure de lui apprendre à vous respecter.»

Alexis avait reculé de quelques pas; Blanchote vint à son secours.

«Vous y voyez clair, dit-elle, j'aime mieux ça que de chercher midi à quatorze heures. Il dépend de vous de le conserver ce mioche, auquel vous paraissez tenir comme à vos yeux. Prêtez-nous deux mille francs, qui me serviront à m'établir de nouveau, car votre amour de frère a bu jusqu'au comptoir du Cœur-Enflammé. Mais il est dompté; je vous réponds de lui, il ne boira désormais que ce qu'il aura gagné, dût-il tirer la langue d'une aune.

—Je n'ai plus d'argent, répondit Mademoiselle d'un ton navré.

—Allons donc, deux mille balles? vous en avez envoyé plus de dix à votre frère pour son absinthe? Puis, c'est cossu, chez vous, sans vous offenser; ça sent le pain sur la planche. Voilà des meubles et des tapisseries qui se vendraient cher à Paris, je m'y connais. D'ailleurs, vous pouvez emprunter sur la bicoque, je sais qu'elle est à vous.»

Mademoiselle secoua tristement la tête; depuis plus d'un an, afin de satisfaire aux exigences d'Alexis, elle avait hypothéqué la petite maison qu'elle tenait de son tuteur.

«Vous réfléchirez, reprit Mme de La Taillade, qui se drapa dans son châle et dont les socques résonnèrent sur le parquet; nous ne repartirons que demain soir, avec ou sans l'enfant, à votre choix. Viens, chéri; ne vous dérangez pas; Alexis doit connaître les êtres.»

En ce moment Catherine parut, rouge comme la crête d'un coq et armée d'un balai, bien qu'il ne fût guère l'heure de se servir de cet ustensile; Mademoiselle s'était laissé choir sur un fauteuil, elle se redressa brusquement.

«Catherine!» s'écria-t-elle d'une voix impérieuse.

Il était temps; deux secondes de plus, et le balai, manié avec une énergique maladresse, aurait heurté le dos de Blanchote et aplati le chapeau d'Alexis. M. et Mme de La Taillade se retournèrent au cri poussé par Mademoiselle, et, frappés sans doute de l'attitude de la robuste Normande, jugèrent à propos de sortir à reculons, tout en murmurant autre chose que des patenôtres. Catherine suivit pas à pas les deux époux, balayant le parquet derrière eux avec une vigueur pleine de sentiments contenus.

La visite de M. de La Taillade, inattendue pour Catherine, n'était qu'un événement trop prévu par Mademoiselle, qui, depuis six mois, vivait sous la menace incessante de se voir enlever Gaston. Pour satisfaire aux exigences, sans cesse renouvelées de son frère, elle avait dû vendre peu à peu ses bijoux, hypothéquer sa maison et consacrer une partie de son revenu à solder l'intérêt de cet emprunt. Insensiblement, la misère s'approchait de l'hospitalière demeure autrefois si riante dans sa médiocrité. Encore un pas, et le hideux spectre allait s'asseoir au foyer glacé et mesurer le pain à ses hôtes. Effrayée, Mademoiselle s'était enfin décidée à se confier au docteur Fontaine. Celui-ci se plaignit avec amertume de n'avoir pas été consulté plus tôt. Il écrivit sur l'heure à M. de La Taillade, lui signifiant qu'il ne devait plus compter sur la faiblesse de sa sœur, réduite au strict nécessaire par ses libéralités passées. Bien que sachant à qui il s'adressait, le brave médecin ne put se défendre, au passage, d'invoquer l'humanité et le progrès, ce soleil du monde futur. D'un autre côté, il rassura son amie sur les suites possibles de cette brusque rupture, et lui démontra qu'Alexis, paresseux et incapable de se suffire à lui-même, se garderait bien de s'embarrasser de son fils.

Mademoiselle, les deux mains étendues sur son visage, était retombée sur son fauteuil. Elle releva la tête au bruit de la porte extérieure qui se refermait avec fracas. Avait-elle rêvé? Non, hélas! elle allait perdre Gaston, car ses ressources épuisées ne lui permettaient plus le moindre sacrifice. Elle se repentit de n'avoir pas retenu son frère, de n'avoir pas cherché à gagner le cœur de cette femme devant laquelle il semblait trembler, et fondit soudain en larmes.

«Bonté du ciel, ma chère maîtresse, s'écria Catherine qui venait de
reparaître, faut-il que je vous voie pleurer! Eux, emmener M. Gaston?
Ah! bien oui, ils ne sont pas de force, allez! Qu'elle y vienne donc, la
Parisienne, et je la coiffe de son cabas!

—Ils veulent de l'argent, ma bonne Catherine, et je possède à peine ce qui nous est indispensable pour vivre.

—Ah, les voleurs! mais ça n'est pas du monde, ces gens-là! Attendez, j'ai cinq cents francs, moi, je vais leur acheter M. Gaston…

—Ils en exigent deux mille, ma pauvre Catherine.»

La brave servante demeura interdite. Pour son esprit naïf, deux mille francs représentaient une de ces sommes fabuleuses dont on parle, mais qu'un souverain seul peut réunir.

«Il faut prévenir le maire, s'écria-t-elle enfin.

—Le maire est impuissant, répliqua Mademoiselle, mon frère a le code pour lui.»

Pour le coup, Catherine cessa de comprendre. Le code, quel était ce personnage plus puissant que M. le maire, et assez injuste pour donner raison à l'ex-sergent contre Mademoiselle? Mais non, la douleur égarait sa maîtresse, et le code, si hardi qu'on le supposât, ne pourrait commettre une énormité qui révolterait tous les honnêtes gens. Qui donc, depuis sa naissance, soignait, entretenait, nourrissait Gaston, et qui donc oserait soutenir qu'il n'était pas la propriété de Mademoiselle? Catherine feignit pourtant de se rendre aux explications de sa maîtresse, tout en se proposant d'éveiller au jour le docteur Fontaine. Par malheur, en ce moment même, le docteur se mettait en selle pour se rendre au château de Pontchartrain.

L'heure avançait; il fallut avoir recours à la prière pour obtenir de Catherine qu'elle allât se reposer, et pour lui arracher la promesse formelle qu'elle accueillerait le lendemain M. et Mme de La Taillade autrement qu'avec son balai.

Demeurée seule, Mademoiselle s'établit près du lit de son neveu. L'enfant dormait d'un sommeil paisible; ses boucles blondes inondaient son oreiller; ses mains croisées soutenaient sa tête. Au dehors, le vent continuait à souffler par rafales; la girouette grinçait, et vingt autres girouettes, comme entraînées par l'exemple, pivotaient à leur tour, changeant sans cesse le point de mire de leurs impassibles chasseurs. L'âme pleine de pensées lugubres, Mademoiselle ne relevait le front que lorsqu'un tourbillon accourait à l'improviste, secouait les fenêtres avec rage, enveloppait la maison, essayait de l'ébranler, et fuyait en sifflant comme un malfaiteur qui appelle à son aide des compagnons invisibles. A ces furieux efforts succédait un silence profond; on entendait alors la respiration de Gaston et le tic-tac de la grande horloge qui comptait dans l'ombre les secondes de l'éternité. Parfois un meuble craquait et faisait tressaillir Mademoiselle, qui prêtait machinalement l'oreille. Ses larmes coulaient encore, et sous son front endolori les idées se pressaient amères et confuses. Gaston allait partir, être malheureux, et elle ne pouvait rien. Elle regardait l'enfant d'un œil voilé, aussi brisée, aussi morne, aussi anéantie que si elle l'eût contemplé mort entre les planches d'un cercueil.

La première lueur du jour la surprit encore accoudée sur le lit de son neveu. A force de penser, son cerveau ne lui présentait plus qu'une image infidèle des choses, et sa raison, fatiguée de chercher une solution introuvable, la demandait au monde surnaturel. Elle songeait qu'à la dernière heure Dieu pourrait intervenir; puis, retombant dans la réalité, elle rêvait de se rendre avec Catherine dans la tour de l'ancien manoir, et de creuser la terre pour trouver les trésors que la rumeur publique prétendait y avoir été enfouis. Parfois aussi elle pressait son front entre ses mains comme pour en faire jaillir un moyen de gagner en une semaine, en un jour, en une heure, un peu de cet or devenu nécessaire pour assurer son bonheur. Hélas! Gaston avait comblé tous les vides de ce cœur créé pour être celui d'une épouse, d'une mère, et que l'indifférence des hommes avait meurtri sans le dessécher.

A la vue du premier rayon qui vint s'implanter comme un javelot d'or dans les rideaux de Gaston, Mademoiselle se leva, les membres engourdis. Elle se rapprocha de la fenêtre et appuya sa tête en feu contre la vitre glacée. Son regard erra dans le jardin. Des oiseaux se querellaient; on les voyait sautiller entre les branches déjà nues des pommiers, tandis que des merles parcouraient magistralement les plates-bandes. Au milieu d'une allée, une petite charrette remplie de cailloux barrait le passage: c'étaient les matériaux que Gaston transportait depuis deux jours, afin d'édifier un château où il devait loger sa tante, Catherine et le docteur. Mademoiselle poussa un soupir et ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut pour regarder au loin, par-dessus les haies, un champ immense qui commençait à jaunir. Le ciel, sans un seul nuage, empruntait au soleil levant de splendides teintes orangées; le sol jonché de feuilles rousses rappelait seul la tourmente de la nuit. Mademoiselle s'enveloppa d'un châle, sortit sans bruit et se rendit au cimetière. Un vieux fossoyeur achevait de creuser une tombe et disparaissait à demi dans le trou béant. Il se redressa au bruit des pas de la visiteuse matinale, qui, si légers qu'ils fussent, faisaient crépiter les feuilles. Elle passa sans le voir. Le sourire qui avait éclairé un instant la face du vieillard s'effaça.

«Il y a du nouveau,» murmura-t-il en branlant la tête.

Il trancha du revers de sa bêche deux ou trois vers qui se tordaient sur la terre brune et reprit sa tâche funèbre, après avoir craché dans ses mains calleuses. La cloche de l'église tinta; en cet instant, Mademoiselle s'agenouillait sur la pierre qui, depuis dix ans, recouvrait la dépouille de la mère de Gaston.

Le soir du même jour, ménageant sa monture fatiguée, le docteur revenait de Pontchartrain. Au moment d'abandonner la grand'route pour s'engager sur un sentier, il entendit le bruit de la diligence de Brest cachée par un taillis, et s'arrêta pour la voir passer. Elle arriva au galop furieux de ses chevaux frais. Le docteur releva ses lunettes; sous l'ombre de la bâche de cuir qui recouvrait l'impériale, il avait cru reconnaître M. de La Taillade et Gaston.

«Je suis fou,» pensa-t-il.

Cependant son cœur battait, et il regardait fuir avec inquiétude le lourd véhicule qui rebondissait sur les pavés, vacillant, de droite à gauche, au milieu d'une poussière vermeille. Tout à coup le docteur tourna bride, et tenta de faire galoper sa jument. Une heure plus tard, il mettait pied à terre devant la demeure de sa vieille amie, et s'élançait vers le salon. Mademoiselle, comme au lendemain du mariage de celui qu'elle avait aimé, se débattait dans le délire de la fièvre entre les bras de Catherine éplorée.

IV

OU PEUT CONDUIRE L'AMOUR DU CANON.

En dehors de la probité la plus stricte, d'une propreté réglementaire et de l'exactitude, l'esprit borné d'Alexis ne comprenait rien aux lois du monde. Boire lui semblait le but de la vie, à tel point que le malheur, lorsqu'il y songeait, lui apparaissait sous l'aspect d'un verre vide. Dressé à l'obéissance passive, le soudard s'inclinait devant les ordres de sa femme comme autrefois devant ceux de son lieutenant, heureux qu'on voulût bien se charger de penser pour lui. Blanchote, par contre, ne manquait ni d'initiative ni d'esprit. Orpheline à cinq ans, recueillie par une vieille mendiante qui se fit d'elle un gagne-pain en la plaçant dans une fabrique, la misérable créature ne se souvenait guère de son enfance que comme d'une époque où on la battait et où elle avait toujours faim. À quinze ans, elle s'amouracha d'un hideux vaurien, travailla pour lui, et reçut force coups sous prétexte de jalousie. Son homme, ainsi qu'elle appelait avec orgueil le bandit dont elle était devenue l'esclave, fut un jour convaincu de vol avec effraction dans une maison habitée et condamné aux travaux forcés. Blanche, enfermée dans une maison de correction, en sortit au bout de deux ans plus corrompue qu'elle n'y était entrée; sa laideur seule l'empêcha de vivre de son corps. Pour manger maigrement, acquérir les haillons qui la couvraient, et trouver chaque soir un abri, elle déploya plus de ruse, plus d'énergie, plus d'invention, plus d'habileté qu'il n'en faut pour devenir ministre d'État. Dans certaines couches inférieures de la société, où manger est un problème qu'il faut résoudre chaque matin d'une manière différente, un bon sentiment devient une faiblesse dont on se garde mieux que d'un vice. Blanche fut méchante par nécessité autant que par nature.—Le lion qui connaît sa force peut épargner une victime; l'araignée qui vit de ruses ne pardonne jamais.

A trente-cinq ans, après avoir exercé vingt métiers, Blanche réalisa un des rêves de sa vie:—elle put s'établir. Elle se mit à la tête d'un café borgne qu'elle acquit au prix de six cents francs, mobilier compris. On buvait, on mangeait, on couchait au rabais dans l'établissement du Cœur-Enflammé, où de complaisantes maritornes attiraient les chalands. Alexis fut amené dans ce bouge par un ancien soldat de sa compagnie. Sa dépense émerveilla la propriétaire, et le soudard, choyé, dorloté, s'établit à demeure dans cet éden où chacun obéissait à sa voix, où il trouvait toujours des amis pour trinquer. Quatre années s'écoulèrent, et un matin, sans qu'il pût trop s'expliquer comment, Alexis se rendit à la mairie de son arrondissement en compagnie de son hôtesse, à laquelle il jura protection et fidélité.—Blanchote croyait épouser non-seulement un marquis, mais un richard; aussi voulut-elle se marier à l'église pour mieux serrer le nœud qui la transformait en grande dame.

«M'ame La Taillade,» comme la nommaient ses amies, acheta une commode, une robe de soie, une chaîne d'or et quatre tableaux représentant la douloureuse histoire d'Imogine et d'Alonzo. Une fois dans ses meubles, pour employer son expression, elle donna carrière à ses goûts artistiques en fréquentant l'Ambigu, les Funambules et les Folies-Dramatiques. Elle se reposa de la direction du Cœur-Enflammé sur une de ses servantes qui entretenait un commissionnaire et souhaitait de succéder à sa maîtresse. Au bout de dix-huit mois, les deux époux étaient criblés de dettes, la soif permanente d'Alexis croissait, et il ne recevait plus d'argent que de loin en loin. Ce fut vers cette époque qu'il commença à se plaindre de sa sœur.

«Elle a brisé ma carrière, disait-il, en m'obligeant à déposer mes galons au moment où j'allais passer officier.»

Blanchote, éclairée trop tard sur les ressources de son mari, comprit la faute qu'elle avait commise en négligeant le misérable commerce qui, au moins, lui donnait du pain. Elle pleura lorsqu'il lui fallut vendre sa chaîne d'or, abandonner le Cœur-Enflammé à sa servante et recommencer à vivre au jour le jour. Un soir que le dîner faisait défaut, l'ancienne maîtresse du forçat insinua doucement à Alexis qu'il serait bon de réparer aux dépens du prochain les torts de la fortune. A sa grande surprise, le soudard, toujours si impassible, bondit. Il prit un ton si résolu pour menacer la mégère de la jeter par la fenêtre si jamais elle renouvelait cette proposition, qu'elle se le tint pour dit et cacha soigneusement ses propres méfaits.

Durant deux années, le triste ménage vécut en partie des expédients de Mme de La Taillade, dont le cabas semblait parfois une corne d'abondance. Elle l'emportait vide et reparaissait le soir le front plissé ou l'œil étincelant, selon la récolte. Du fond de l'étroit panier, Alexis voyait surgir du pain, du bois, de la viande, de la ferraille, des vêtements. Blanchote avait une chance miraculeuse: elle ne pouvait mettre un pied dehors sans trouver sur sa route un marteau, une culotte, une volaille, un chenet, un livre, ou des objets de mince valeur qui, revendus plus tard en bloc, aidaient à ne pas mourir de faim. Parfois une petite somme envoyée par Mademoiselle ramenait momentanément le bien-être dans le galetas. On payait le propriétaire, le boulanger, le marchand de vin; puis venait la curée qui suit tout long jeûne, et l'on retombait vite dans cette incertitude du lendemain qui est la vie d'une moitié du monde.

Dans une de ses alternatives de richesse, M. de La Taillade se lia avec un ancien dragon qui recrutait des blancs pour les bureaux de remplacement militaire. La première qualité pour exercer ce mandat consistait à boire sec, et, sous ce rapport, Alexis ne connaissait pas de rival. Bientôt, grâce aux leçons de son nouvel ami, le soudard eut une profession. Dès le matin, il parcourait les abords de la place de Grève, rendez-vous ordinaire, à cette époque, des Alsaciens et des Lorrains venus à Paris pour chercher fortune, et conduisait au cabaret ceux que leur mine ou leur mise lui désignait comme à bout de ressources. Là, Alexis provoquait leurs confidences, les grisait à demi, leur vantait la cuisine des casernes, leur expliquait de quelle façon un soldat patient peut devenir général, et appuyait sur les bonnes fortunes que l'uniforme attire à ceux qui l'endossent. Une fois ses convives ébranlés, il les entraînait chez un agent aux lunettes d'or, à la voix magistrale, dont les piles d'écus neufs, rangées avec ostentation sur une table chargée de paperasses, achevaient de griser les futurs maréchaux. Les pauvres diables aliénaient leur liberté pour cinq cents francs qui en rapportaient mille au monsieur en lunettes. Ce mode de recrutement, encore en vigueur chez beaucoup de nations européennes, est celui dont on se sert en Afrique pour embaucher les nègres destinés à cultiver le coton,—tant il y a loin de la barbarie à la civilisation.

M. de La Taillade devint de première force à ce métier de racoleur qui convenait si bien à ses goûts simples. Peu à peu il tira même vanité de ses succès, car il croyait travailler au bonheur de ses semblables en leur ouvrant la carrière des armes. La prime qu'il touchait variait entre quinze et trente francs, selon qu'il fournissait un fantassin ou un cuirassier. Par malheur, Alexis se laissait souvent emporter par l'enthousiasme. L'engagement signé, il ramenait ses victimes au cabaret, buvait à leurs futures épaulettes et dépensait jusqu'au dernier sou de la somme qu'ils venaient de lui rapporter. Blanchote, furieuse, songeait avec amertume que si elle eût pu établir un débit de liqueurs rue Jean-Pain-Mollet, théâtre ordinaire des exploits de son mari, la consommation de ce dernier eût suffi pour l'enrichir. Ce fut à la suite de ces réflexions que Mademoiselle reçut les missives menaçantes auxquelles le docteur répondit une fois pour toutes. Mais Mme de La Taillade avait de la persévérance et ne se décourageait pas pour une rebuffade. Elle mûrit son plan, prépara ses batteries et profita d'une bonne aubaine,—trois dragons embauchés d'un seul coup,—pour entraîner Alexis à Houdan.

On a vu la douleur, l'appréhension qui se peignirent sur le visage de Mademoiselle à l'apparition subite de son frère. Il n'en fallut pas davantage pour convaincre Blanchote qu'elle avait agi sagement, et qu'un peu de fermeté lui vaudrait l'établissement dont elle rêvait déjà l'enseigne. Une fois dans la rue, après avoir exhalé d'une manière aussi brève qu'énergique son opinion sur Catherine et son insolent balayage, elle saisit le bras d'Alexis, qui la guida vers le Soleil-d'or.

«En dépit de cette pécore à qui je garde un chien de ma chienne, lui dit-elle, nous aurons les pièces de cent sous, chéri. Pas de bêtises, surtout; j'ai étudié le terrain; retiens ta langue pendant vingt-quatre heures, et je te promets du kirsch pour le reste de tes jours.

—Mais si ma sœur n'a plus d'argent?

—Serin! Et la cahute, et les meubles, et les tapisseries? Ta sœur vendra son bonnet plutôt que de nous donner le mioche; c'est jugé, va.

—Pourtant, si elle refuse, nous ne pouvons nous charger du petit.

—Ne canne pas d'avance, hein! j'ai mes idées sur cet enfant, sans compter que la nuit porte conseil.»

Ce soir-là, M. de La Taillade et Gaston s'endormirent seuls tranquilles. Tandis que Mademoiselle se désespérait, que le docteur absent veillait au chevet d'un malade, que Catherine rêvait pour le lendemain l'apparition d'un gendarme terrassant le code, Blanchote achevait de composer l'enseigne de son établissement futur.

Jusqu'à trois heures de l'après-midi, Mademoiselle put croire que son frère, renonçant au projet d'emmener Gaston, avait repris la route de Paris. Mais le timbre de la vieille horloge vibrait encore lorsque le pas de l'ex-sergent retentit. Il salua sa sœur, la remercia de ses bontés passées, embrassa Gaston et lui glissa dans la main une pièce de cinq francs. L'enfant ravi courut de sa tante à Catherine pour leur montrer ce royal cadeau. L'arrivée de Mme de La Taillade calma soudain sa joyeuse expansion. Avec son regard dur, sa dent saillante, son bonnet de laine et son cabas, la mégère lui rappelait ces fées difformes qu'on oublie toujours d'inviter au baptême des princes ou des princesses et dont l'apparition présage un malheur.

Blanchote fut humble et ne fit aucune allusion à son ultimatum de la veille; elle souriait, de ce sourire grimaçant qui lui était particulier, aux tapisseries, à Mademoiselle, à Catherine et au parquet. Elle parla de son travail, de ses malheurs immérités, des vertus d'Alexis, de la douce vie qu'elle menait en compagnie de cet époux de son choix. Sa voix rauque prenait des inflexions mielleuses qui irritaient sourdement Mademoiselle, trop perspicace pour ne pas voir clair dans les mensonges débités par sa belle-sœur. Elle n'osait l'interrompre cependant, tant elle redoutait l'orage qui allait décider du sort de Gaston. Celui-ci, qui tournait et retournait sa pièce de cinq francs, la laissait rouler à chaque instant, et le tintement sonore du métal produisait une impression terrible sur les nerfs surexcités de Mademoiselle. Ainsi qu'il arrive à tous les enfants, le trésor qu'il possédait brûlait les doigts de Gaston, et il implorait tout bas l'autorisation d'aller le troquer contre un canon de cuivre récemment importé de Paris par l'épicier Hoddé.

«Tout à l'heure, disait Mademoiselle.

—Oh, ma tante! tout à l'heure il sera vendu.»

La fine ouïe de Blanchote saisit au vol la prière du petit garçon.

«Mène donc le gamin acheter le joujou qu'il désire, dit-elle en se tournant vers Alexis; il faut au moins qu'il se souvienne de toi.»

M. de La Taillade se leva, Gaston joyeux fit un pas vers lui en regardant sa tante, dont le visage devint anxieux.

«Je reste en gage, ma chère sœur, dit ironiquement Blanchote, dont la dent parut s'allonger. Rassurez-vous, allez: Alexis n'est pas un ogre, il ne mangera pas son fils. Ne reviens que dans une heure, ajouta-t-elle en s'adressant à son mari, nous allons causer de choses sérieuses, ta sœur et moi.

Gaston, tout entier à son idée, s'empara de la main de son père et l'entraîna vers l'antichambre. Là, il fut rejoint par Catherine, qui le coiffa d'une petite casquette en drap bleu. La brave servante, ahurie, ne savait si elle devait rester avec sa maîtresse ou accompagner Gaston: des deux côtés, elle pressentait un danger. Un coup de sonnette mit fin à son indécision.—Blanchote réclamait un verre d'eau.

Dès qu'il se vit en possession du canon si ardemment convoité, Gaston voulut le mettre à l'épreuve. Pour cela il fallait gagner la campagne; le père et le fils débouchèrent donc sur la grande route, où chaque soir, vers cinq heures, passait la diligence de Brest à Paris. Là, tout en disposant le canon, on s'aperçut qu'on manquait de poudre. Alexis, plus inventif que n'aurait osé l'espérer Blanchote, proposa d'aller en acheter à Paris. Gaston battit des mains à cette idée. Voyager en diligence, voir Paris, rapporter une grosse provision de poudre, cette triple perspective était faite pour le séduire. Bientôt les minutes lui parurent des siècles, et son regard interrogea, avec autant d'anxiété que celui de M. de La Taillade, le détour de la route où devait apparaître la diligence. Enfin le fouet du conducteur retentit; l'attelage, contenu à grand'peine, s'arrêta au signal des voyageurs, et Gaston n'était pas encore assis sur la banquette de l'impériale où son père venait de le hisser, que les chevaux repartaient au galop.

Alexis triomphant bourra sa pipe, remonta son sac à deux reprises, et tomba dans sa somnolence accoutumée. Gaston, étourdi par le fracas de la massive voiture, voyait avec surprise les pommiers qui bordaient le chemin fuir en arrière. De la hauteur à laquelle il se trouvait, il reconnaissait à peine les champs qui lui étaient le plus familiers. Les fermes, les chaumières, les arbres, tout jusqu'à la grosse roche de Gargantua dont Catherine racontait si bien l'histoire, lui apparaissait comme transformé. En abaissant les yeux, il lui semblait voir les pavés courir et se précipiter sous les pas des chevaux. Un vague sentiment de crainte s'emparait peu à peu de l'esprit de Gaston, et ce n'était plus de joie que son cœur battait. En proie au vertige, il eût voulu descendre, fuir, crier; mais il n'osait ni parler ni bouger. Tout à coup la vieille tour féodale se montra vers la gauche au-dessus d'un bouquet de bois. L'enfant se pencha pour la voir, et des larmes coulèrent sur ses joues. Il vainquit pourtant cette émotion, et leva ses beaux yeux humides sur son père.

«N'est-ce pas, monsieur, que nous reviendrons tout à l'heure? dit-il.

—Oui, certes; tout à l'heure ou demain, répondit M. de La Taillade.
As-tu donc peur avec moi, mon luron?

—Non; mais Catherine et ma tante pleureront si elles ne me voient pas rentrer bientôt; je ne voudrais pas leur causer de chagrin.

—Bah! elles sont prévenues. Joue avec ton canon.»

La nuit venait rapidement, froide, sombre, sans étoiles. La bise malicieuse tourbillonnait autour du pesant véhicule, puis s'engouffrait soudain sous la capote et couvrait les voyageurs de poussière. Le cocher faisait pétiller la mèche de son fouet au long manche, ou embouchait une petite trompette dont les sons criards disaient aux rouliers de se garer. Les chevaux, à l'approche du relais, redoublaient d'ardeur, et Gaston se croyait emporté dans un de ces chars merveilleux qui, dans les contes de sa vieille bonne, surgissent du sol sous la baguette d'une fée. Des lumières apparurent dans la plaine, se voilant pour se montrer de nouveau agrandies et multipliées.

«Est-ce Paris? demanda Gaston.

—Pas encore, répondit Alexis, qui sourit de la naïveté de son fils.»

La diligence roula entre deux rangées de maisons pour s'arrêter devant une immense porte cochère au-dessus de laquelle un cheval blanc se cabrait sur un fond jaune. A travers les vitres d'une fenêtre, on apercevait des charretiers enveloppés de limousines, pressés autour d'une cheminée au centre de laquelle flambait un fagot. On parlait de chemin de fer dans cette réunion, mais pour en rire avec ce ton gouailleur qui fait de nous le peuple spirituel par excellence… à notre dire, du moins.

«Monsieur, dit Gaston à son père qui profitait de ce repos pour bourrer sa pipe, je veux retourner à Houdan.

—Sans avoir vu Paris? tu n'y songes pas. Et la poudre, et le canon?
Veux-tu boire quelque chose?

—J'aime mieux retourner chez ma tante.

—Il faut attendre à demain…

—En finirez-vous! cria le conducteur aux palefreniers; nous sommes en retard, sans que ça paraisse.

—Patience, nous y voilà. Lâche tout, l'Enrhumé. En route!»

Les chevaux frais bondirent, et la diligence, dont les lanternes brillaient, reprit sa course vers Pontchartrain.

Gaston, stupéfait de ce brusque départ, se rejeta en arrière et se mit à sangloter au grand ébahissement d'Alexis.

«Qu'a donc l'enfant, est-il malade? demanda le conducteur.

—Il veut retourner à Houdan.

—Alors passez-moi ce pleurnicheur, que je le fourre dans mon coffre.»

Gaston fut sur le point d'appeler Catherine, mais il réfléchit vite qu'elle ne pouvait l'entendre. Il se tapit alors dans son coin et pleura sans bruit.

«Prends ton canon, prends donc ton canon!» répétait sans cesse M. de La
Taillade.

Il ne soupçonnait pas que le jouet, cause première de son chagrin, était devenu odieux à l'enfant. Peu à peu la fatigue s'empara de Gaston; ses yeux gonflés se fermèrent malgré lui, et, en dépit des rudes cahots qui le secouaient, il s'endormit en songeant à sa tante qu'il se promettait bien de ne plus quitter désormais.

Il se réveilla transi, surpris de s'entendre appeler; c'était la voix de son père qui l'engageait à se bien tenir et à prendre son canon. La diligence s'était arrêtée de nouveau, il faisait noir; on ne voyait que les chevaux éclairés par les lanternes dont la lueur formait autour d'eux une grande tache blanche.

«Dépêchons-nous, l'ancien,» criait le conducteur.

Gaston se sentit suspendu dans le vide, puis il toucha terre, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes engourdies.

«C'est bien à cinq heures du matin que passe la seconde diligence? demanda Alexis.

—Non, à six heures… Gare là! Hue, Polignac!»

Le fouet claqua, les grelots s'agitèrent, et la lourde machine disparut dans l'ombre. Gaston se frottait les yeux sans rien voir et pressait machinalement le fameux canon contre sa poitrine.

«Où est Paris? demanda-t-il.

—Nous y serons demain.

—Lorsqu'il fera jour, monsieur, vous me reconduirez chez ma tante, n'est-ce pas?

—Tu l'aimes donc bien, ta tante?

—Oh oui, et Catherine aussi.

—Et moi, ne m'aimes-tu pas?

—Je vous aimerai si vous me reconduisez à Houdan.»

Le soudard remonta son sac, prit son fils par la main et l'entraîna en dehors de la route. Les yeux de Gaston s'accoutumaient à l'obscurité; cependant il trébuchait à chaque pas.

«As-tu donc peur, que tu trembles? lui demanda son père.

—Non, monsieur, j'ai froid.»

Alexis grommela quelques mots. Après avoir marché assez longtemps, il s'arrêta tout à coup. Gaston se pressa contre lui, il entrevoyait en avant un gigantesque fantôme monté sur un cheval blanc, c'était la statue de du Guesclin qui borne la pièce d'eau des Suisses à Versailles. M. de La Taillade fit asseoir l'enfant sur l'herbe, puis, le voyant continuer à grelotter, se dépouilla de sa redingote pour l'en couvrir.

«Couche-toi là et dors, lui dit-il, il n'est qu'une heure du matin.»

Resté lui-même en bras de chemise, il se promena de long en large pour combattre le froid. Parfois il s'éloignait assez pour disparaître dans l'ombre.

«Monsieur! cria Gaston avec angoisse.

—Que veux-tu, petit?

—Ne me laissez pas tout seul, murmura l'enfant d'une voix navrée, j'ai peur maintenant.»

Alexis se sentit ému; il revint s'asseoir près de son fils et lui prit la main.

«Voyons, dit-il, calme-toi, je suis là, et nous avons un canon.»

L'enfant sourit tristement, poussa un gros soupir, puis ses yeux se fermèrent. La lune s'était levée. M. de La Taillade contemplait ce charmant visage pâli par la fatigue et cette petite main nerveuse cramponnée à la sienne.

«C'est une fille ce garçon-là, se dit-il.»

Cependant, avec une patience qui l'eût fait bénir de Catherine, il ne lâcha la main du petit que lorsqu'il le vit complètement endormi. Alors, sans trop s'éloigner, il reprit sa promenade pour combattre la froidure dont il souffrait à son tour.

Les oiseaux chantaient lorsque Gaston ouvrit les yeux. Il demeura stupéfait; devant lui s'étendait une nappe d'eau telle qu'il n'en avait jamais vu, puis l'escalier dit des cent marches, et enfin le palais de Versailles. Il se leva, courut vers son père qu'il apercevait au loin, et se trouva avec terreur devant Mme de La Taillade, rendue plus hideuse par des meurtrissures dont son visage était balafré.

«Ce ne sont que des égratignures dont cette Catherine garde un exemplaire, chéri, disait-elle. Tu sais que je ne reçois rien sans rendre.

—Tu as l'œil tout noir.

—Bah! avec un peu de vigne vierge, il n'y paraîtra plus dans huit jours. La gredine, comme une bête féroce, m'a prise à l'improviste.»

Alexis remontait son sac.

«Et ma sœur? demanda-t-il avec hésitation.

—Dame, elle ne s'attendait guère au dénoûment. Elle s'est trouvée mal lorsque je lui ai annoncé ton départ. C'est alors que ce dragon de fille m'a sauté au visage.

—Alors rien de fait?

—Rien, je suis partie sans attendre, l'heure pressait. Mais nous tenons le mioche; avant huit jours, tu boiras ton absinthe dans mon établissement.

Mme de La Taillade s'avança vers Gaston, qui recula.

«N'aie donc pas peur, bijou, s'écria-t-elle, tu vaux deux mille francs comme un liard et tu vas être soigné.»

Ce fut à pied que le noble couple résolut de gagner Paris, afin d'économiser les cinq francs que réclamait le cocher d'un coucou. A moitié route, Blanchote s'étendit sur le revers d'un fossé pour dormir. Gaston harassé, boiteux, éploré, couvert de poussière, traînait le canon auquel son père en appelait sans cesse pour le consoler. En dépit des remontrances de Blanchote qui prétendait en avoir vu bien d'autres, M. de La Taillade eut pitié de l'enfant et le porta sur son dos à plusieurs reprises. Vers six heures du soir, le trio passait sous l'arc de triomphe de l'Étoile, puis franchissait la barrière.

«Réjouis-toi, voici Paris, dit M. de La Taillade à son fils.

Le pauvre petit releva la tête et son regard erra autour de lui. Il n'aperçut que des monticules couverts d'un gazon maigre et poussiéreux, de grands arbres dépouillés, des amas d'immondices que fouillaient des chiens efflanqués.

«Houdan est plus beau,» pensa-t-il.

Et il retomba dans la torpeur douloureuse qui le paralysait de plus en plus. C'était par un mouvement machinal qu'il mettait un pied devant l'autre; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, il était anéanti. Dans le lointain, sur le ciel gris où les nuages couraient violemment chassés, se dressait un géant dont les bras tronqués se levaient comme pour implorer: c'était Notre-Dame de Paris, la vieille basilique de Maurice de Sully et de Jean de Chelle.

Tout à coup, Gaston se sentit dans un lieu chaud et rempli de clartés. Des femmes affairées, chargées d'assiettes, couraient autour de longues tables où se pressaient des convives aux voix retentissantes et impérieuses. Des lumières suspendues vacillaient; des personnages, peints sur les murailles, semblaient tournoyer dans une ronde dont un chanteur aviné marquait la mesure. Au milieu de cette confusion, l'enfant crut apercevoir un bonnet pareil à ceux que portait Catherine; il voulut se lever, appeler,—vains efforts: vaincu par la fatigue, il posa la tête sur la table devant laquelle on venait de l'asseoir, et il s'endormit.

V

GASTON DÉCOUVRE PARIS.

A son grand ébahissement, Gaston se réveilla le lendemain dans une chambre obscure, couché sur un matelas posé sur le plancher. Il se redressa tout engourdi, frotta ses yeux avec énergie, et ne réussit qu'à mieux voir quatre murailles, tapissées d'un papier jaunâtre, où de grandes fleurs brunes se détachaient comme des caractères inconnus. Il se leva, et put à peine se soutenir, tant ses pieds gonflés étaient endoloris. Ce fut en boitant qu'il se dirigea vers la fenêtre aux vitres grasses, ternes, poussiéreuses, que la lumière semblait traverser à regret. Il trébucha contre un objet qui se trouva sur son passage, reconnut le canon, cause de ses malheurs, et pleura en silence.

Tout à coup la peur le prit dans cette pièce aux encoignures sombres, où son regard noyé de larmes entrevoyait une cruche de grès, divers ustensiles de cuisine et un monceau d'objets indescriptibles. Il songea aux cachots dans lesquels, selon les récits de Catherine, les gendarmes renfermaient les coupables, et il se crut en prison. Le pauvre petit se rapprocha d'une porte qui lui faisait face, l'ouvrit tout tremblant, et pénétra dans une chambre un peu moins obscure que celle qu'il venait d'abandonner. Il retenait son haleine, inquiet de n'entendre aucun bruit. Il se précipita vers une fenêtre ouverte, aperçut un coin du ciel et respira longuement. Ce ciel qui, à Houdan, versait la lumière à pleine croisée dans la petite maison de Mademoiselle, c'était comme un ami qu'il retrouvait.

Après une contemplation qui soulagea son cœur oppressé, Gaston regarda au-dessous de lui. Il distingua une sorte de puits carré sur lequel s'ouvraient cinq ou six croisées semblables à celle près de laquelle il se tenait. Des tuyaux noirs rampaient le long des murs lézardés, humides, que des araignées décoraient de toiles immenses. Çà et là, un rideau crasseux, du linge étendu, ou un pot de fleurs où s'étiolait un rosier. Un châssis glissa dans ses rainures inégales avec un son aigre, et Gaston découvrit, assis devant une table basse encombrée d'outils, un homme à la chevelure inculte, les manches de chemise retroussées jusqu'aux coudes, puis un garçon d'une douzaine d'années. L'homme prit un marteau et se mit à frapper à coups pressés sur une sorte d'enclume. Il s'arrêta pour examiner l'objet que façonnait son élève,—un gros soulier qu'il lui arracha des mains. L'homme parla d'une voix rude; il grondait. L'apprenti, debout, écoutait et répondait avec crainte. Tout à coup son maître le saisit par les cheveux, le secoua rudement, puis, après l'avoir lâché, lui lança le soulier au visage. L'enfant poussa des cris affreux, tandis que Gaston, pâle, effaré, se rejetait en arrière et s'appuyait contre un grand lit, seul reste des splendeurs écroulées de Blanchote.

«Encore un morceau de cuir perdu! criait le cordonnier.

—Assez, disait l'enfant; assez, ce n'est pas ma faute!

—Ni la mienne non plus, propre à rien!»

Gaston recula jusqu'à la chambre obscure pour ne plus entendre. Il ne se rapprocha de son poste d'observation qu'au bout de quelques minutes. Le marteau recommençait à battre; l'homme fumait une grosse pipe; l'apprenti avait repris son travail, mais il passait à chaque instant la main sur ses yeux encore pleins de larmes.

«Si ce monsieur qui est mon papa allait me frapper ainsi,» pensa Gaston avec terreur.

Il tenta d'ouvrir une nouvelle porte, songeant à fuir, à regagner Houdan à tout prix. Le pêne résistait, et l'enfant se déchirait les doigts en vains efforts lorsqu'un pas lourd retentit, une clef pénétra dans la serrure, et M. de La Taillade entra.

Comme un coupable surpris en flagrant délit, Gaston avait reculé jusqu'au mur; sa respiration haletante, ses yeux démesurément ouverts révélaient la terreur à laquelle il était en proie.

«Te voilà levé, luron, dit Alexis, incapable de rien remarquer; as-tu joué avec ton canon?

—Reconduisez-moi chez ma tante, monsieur, je vous en prie.

—Encore ta chanson! Mais tu n'as pas vu Paris. Sois tranquille, tu y retourneras chez ta tante; il est même probable qu'elle viendra te chercher plus tôt que tu ne crois. Allons, viens m'embrasser.»

Gaston s'avança en boitant.

«Qu'as-tu donc, petit? tu marchais si droit hier!

—Je suis fatigué, j'ai mal…»

Alexis grommela quelques mots, prit l'enfant sur ses genoux, le déchaussa et secoua la tête à la vue des ampoules qui lui couvraient les pieds.

«Une vraie peau de femme,» dit-il.

Il se gratta le front, déposa Gaston sur la chaise et fureta dans tous les coins. Il découvrit un chiffon qu'il enduisit de suif, l'appliqua sur les plaies de son fils et le rechaussa.

«Allons, essaye de marcher, maintenant.»

L'enfant soulagé fit trois ou quatre pas sans trop boiter.

«Qu'en dis-tu, hein?

—Vous êtes bon, répondit Gaston, qui lui entoura le cou de ses petits bras; mais je vous en prie, monsieur…

—Halte-là! mon luron; je suis ton père, et tu ne dois pas m'appeler monsieur.

—Alors il faut que je vous tutoie.

—Je t'y autorise; joue avec ton canon.»

Alexis s'établit sur une chaise, bourra sa pipe, l'alluma, puis, les jambes croisées, se mit à fumer avec béatitude sans plus s'occuper de Gaston, qui se tint coi, n'osant troubler les méditations de son père. La pipe touchait à sa fin et commençait à crépiter, lorsqu'un bruit de voix se fit entendre à l'extérieur.

«Tiens, m'ame La Taillade, déjà de retour! Doux Jésus, qu'est-ce que vous avez donc sur l'œil, sans vous commander?

—La diligence a versé, ma chère, et un panier m'a roulé sur la tête.

—Employez la vigne vierge. Tenez, pas plus tard que le mois dernier, ma fille en attrapa tout autant dans une explication avec son gueux d'homme. On lui conseillait les cataplasmes, l'extrait de saturne, l'eau vinaigrée, le plantain. Rien de tout ça, lui ai-je dit, de la vigne vierge! Elle m'a écoutée, aussi huit jours après son œil malade était-il plus frais que l'autre.

—Je m'en suis déjà appliqué, et je vais continuer. Au revoir, m'ame
Bardou.

—Au revoir, m'ame La Taillade; tout en vous plaignant, sans vous commander.»

Le pêne grinça, et Blanchote, armée de son cabas, apparut dans le sombre réduit. Les yeux d'Alexis clignotèrent; il recula sa chaise jusqu'auprès du lit et remonta son sac.

«Te voilà rentré; tu n'as donc rien fait, ce matin? lui demanda sa femme.

—Rien; mais Pauquet loge deux gaillards qui n'ont plus le sou; je dois causer avec eux tantôt.

—Du nerf, hein! il faut manger jusqu'au moment où l'on viendra racheter le môme. Tiens! où est-il? est-ce qu'il dort encore?

—Il joue sans doute avec son canon.»

Loin de jouer, Gaston, retiré dans la chambre noire, tremblait; car la vue de Blanchote lui causait une terreur secrète. Tout en parlant, la mégère s'était débarrassée de son châle, et déposait sur une table vermoulue du pain, du jambon et un litre de vin.

«Suis-je sotte, s'écria-t-elle en se frappant le front; j'ai oublié ton cognac sur le comptoir de l'épicier.

—Je vais le chercher, dit Alexis qui se souleva de sa chaise.

—Pauvre chéri, ça t'oblige à remonter quatre étages. Mais au fait, ne bouge donc pas; j'enverrai le petit. C'est bien Gaston que ta sœur l'a nommé? Drôle de nom, pour un homme. Holà, Gaston, viens ici, mon mignon.»

L'enfant parut et s'avança timidement jusqu'au milieu de la pièce.

«Il est tout de même gentil, dit Mme de La Taillade; mais il n'a pas l'air dégourdi. Écoute, petit, sais-tu faire les commissions?

—Oui, madame, avec Catherine.

—Catherine, répéta Blanchote dont le sourire se fronça et dont la dent saillit d'une façon menaçante, je lui tremperai son pain tôt ou tard dans une sauce de ma façon, à cette femelle! N'en parlons pas pour le quart d'heure, ça me couperait l'appétit. Tu vas descendre et tourner à main gauche; tu la connais, ta main gauche?

—Oui, madame.

—Bon, tu entreras chez l'épicier qui demeure au coin de la rue, et tu demanderas le carafon de cognac que j'ai oublié. Va, et prends garde de le casser.

—Tout seul? demanda Gaston.

—Parbleu, te faut-il un domestique? Il est bon, le môme.

—Ma tante ne veut pas que je sorte seul.»

Blanchote écarquilla ses petits yeux, puis elle se tordit un instant dans les convulsions d'un fou rire. Alexis rebourrait sa pipe; l'enfant, interdit, mordillait le bas de sa blouse de mérinos. Peu à peu Mme de La Taillade retrouva son sang-froid.

«Ta tante avait raison à Houdan, reprit-elle; mais à Paris, vois-tu, c'est autre chose. Allons, file, mon bijou.

—Non, répliqua résolument le petit garçon, je ne veux pas désobéir à ma tante.»

Blanchote cessa de rire, elle frotta vigoureusement son œil endommagé; puis, le bras levé, se rapprocha de l'enfant. Alexis la retint au passage.

«Je l'accompagnerai, dit-il.

—Ah! tu crois que c'est comme ça qu'on élève les mioches, toi?

—Que ma sœur le réclame ou non, continua le soudard avec une fermeté qui surprit Blanchote, Gaston retournera chez elle avant quinze jours, et je ne veux pas qu'il soit maltraité.

—Monsieur ne veut pas!» Monsieur a donc une volonté? s'écria la mégère d'un ton ironique; voilà du nouveau, sur ma parole! Tiens, ne sois pas bête, reprit-elle; qui parle de le maltraiter, ce morveux! Une taloche, ça les forme, voilà tout.»

Alexis secoua la tête et se tourna vers l'enfant.

«Patience, petit, lui dit-il d'une voix qu'il essaya de rendre douce; mais je suis ton papa, il faut m'obéir, à moi. Va chercher ce cognac pour montrer que tu m'aimes bien.

—Et vous me reconduirez chez ma tante?»

Alexis continuait à secouer la tête comme s'il répondait oui. Gaston, satisfait, disparut dans le corridor, tandis que la voix aiguë de Blanchote lui indiquait de nouveau l'adresse de l'épicier. Le pauvre petit dut descendre avec lenteur et s'arrêter à plusieurs reprises; il atteignait le dernier palier, lorsqu'un objet informe, à cheval sur la rampe, passa près de lui avec vélocité. Dans ce hardi cavalier il reconnut le jeune apprenti qu'il avait vu maltraiter dans la matinée, et qui, joyeux maintenant, fredonnait la Marseillaise. Tout en marchant, l'apprenti examinait avec curiosité le nouveau venu. Il s'arrêta à la porte de l'allée, tourna deux fois autour de Gaston en exécutant un pas de fantaisie, lui tira la langue et s'éloigna, singeant à s'y méprendre le cri des marchandes de quatre saisons lorsqu'elles annoncent le retour des pois verts.

La pantomime de l'apprenti avait un peu effarouché Gaston qui, le cœur serré, la tête vide à force d'avoir pleuré, se trouva tout à coup dans la fangeuse rue des Arcis, dont le mouvement et le bruit achevèrent de l'étourdir. Bien des fois, à Houdan, il avait caressé le rêve de sortir seul; mais Mademoiselle et Catherine s'étaient toujours montrées inflexibles, et, en cet instant, Dieu sait si Gaston se repentait d'avoir eu ce désir. Dès les premiers pas,—après s'être bien assuré qu'il tournait à main gauche,—il se sentit regarder et se troubla. Ni sa mise ni son allure ne rappelaient celles des gamins qui errent en liberté dans la grande ville et la sillonnent en maîtres. Il ressemblait plutôt à un pauvre oiseau dont une pierre vient de blesser l'aile, qui rampe, essaye de courir et se heurte follement à tous les obstacles. Il n'osait, en effet, quitter le bord du trottoir, et s'embarrassait presque à chaque pas entre les jambes d'ouvriers affairés qui l'écartaient en le gratifiant d'une injure. Était-ce donc véritablement le Paris tant vanté par le docteur Fontaine que cette rue sombre, sale, gluante, qu'un ruisseau infect coupait en deux? Gaston doutait. En tout cas, avec une naïveté bien excusable, il cherchait un visage ami dans cette foule qui le coudoyait. Soudain son cœur battit avec violence; devant lui, à une certaine distance, cheminaient trois femmes coiffées du grand bonnet normand qui lui était si familier. Il hâta le pas, ses pieds s'échauffèrent, il put avancer plus vite et bientôt courir. Il rejoignit enfin celles qu'il poursuivait et s'arrêta découragé; elles lui étaient inconnues. Il revint alors en arrière, la poitrine oppressée; tourna à gauche, à droite, au hasard, cherchant la rue d'où il venait de sortir, dont il ne savait pas le nom, et qu'il ne pouvait reconnaître entre ces hautes maisons qui se ressemblaient. Il marcha longtemps, n'osant demander sa route, déboucha sur le quai à l'improviste; là, Paris lui apparut.

Assis sur un banc de pierre, les cheveux au vent, Gaston, surpris, regardait les gigantesques tours de Notre-Dame, dont la noire silhouette se découpait sur le ciel chargé de nuages gris. Plus loin un amas de verdure, le quai aux Fleurs et son bal célèbre,—le Prado. Plus loin encore, le Palais de Justice dont les poivrières, couvertes d'ardoises, rappelaient à l'enfant les tableaux qui ornaient la salle à manger de sa tante, et dont la plupart représentaient des manoirs féodaux. La coupole de l'Institut, à demi perdue dans la brume, étonna beaucoup Gaston par sa forme inconnue à Houdan. Du côté de l'eau qu'il occupait, il entrevoyait un coin du Louvre et le tertre funéraire des héros de Juillet. Venaient ensuite des maisons d'inégale hauteur, mal alignées, sordides, bombées, où logeaient des charbonniers, des oiseleurs et des quincailliers. Çà et là de gigantesques annonces, d'immenses peintures représentant Napoléon décorant un soldat ou un tambour-major plus galonné qu'un maréchal, enseignes des bureaux pour lesquels travaillait Alexis. Ces enluminures, la Seine coulant entre son lit de pierre et le pont d'Arcole, furent les trois choses qui frappèrent le plus Gaston dans sa découverte de Paris.

Durant deux heures au moins, avec cette mobilité d'esprit qui sauve les enfants de chagrins trop rudes, le jeune La Taillade oublia le monde pour repaître ses yeux des choses nouvelles qui l'entouraient. Mais il n'avait pas mangé depuis la veille; la faim le rappela à la réalité. Il se leva avec effort, s'engagea de nouveau dans les rues, et se remit à chercher la maison de son père. Il n'osait demander sa route et marchait toujours, tournant dans un cercle, comme l'Indien perdu dans les forêts. Enfin il aborda une femme qui depuis un instant paraissait l'observer avec intérêt.

«Madame, demanda-t-il, savez-vous où demeure M. de La Taillade?

—Oui, certes, mon ami; viens avec moi.»

Elle le prit par la main, et, en quelques mots, le pauvre enfant raconta son histoire; soudain sa conductrice le fit pénétrer dans une allée obscure.

«Attends-moi là, lui dit-elle; je vais prévenir ton papa; car il pourrait te gronder d'avoir été si longtemps absent. Donne-moi ta blouse afin qu'il sache bien que c'est toi qui m'envoie.»

Gaston, qui n'y comprenait rien, se laissa dépouiller sans mot dire, et plus d'une heure s'écoula sans qu'il osât bouger. Il s'enfuit, épouvanté par la grosse voix d'un homme qui le traita de vagabond et le menaçait de lui tirer les oreilles. Le pauvre petit se remit en marche. Il faisait sombre, une pluie fine commençait à tomber, et la faim le torturait. Ses jambes fléchissaient, il sentait les pavés se dérober sous ses pieds meurtris. Les lumières, qui s'allumaient de toutes parts, lui semblaient doubles et lui brûlaient les yeux. Il déboucha près de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, dans les environs de laquelle s'étalait alors un marché de vieux effets, repaire de juifs, aujourd'hui remplacé par des arbres et des fleurs.

Une charrette au brancard vide offrait un abri au petit égaré. Que de désespoir dans ce pauvre être naïf, si heureux jusqu'alors, et qui ne connaissait du monde que la riante demeure de Houdan, où il régnait en maître adoré! Il ne pouvait résoudre aucun des problèmes qui se pressait dans sa tête. Pourquoi l'avoir emmené de chez sa tante? pourquoi l'avoir forcé à marcher jusqu'à ce que ses pieds fussent ensanglantés? pourquoi Mme de La Taillade avait-elle voulu le frapper? pourquoi lui avait-on pris sa blouse? Et Catherine, et Mademoiselle, et le docteur, pourquoi n'accouraient-ils pas à son secours? pourquoi ne venaient-ils pas le chercher? A ces questions, Gaston ne trouvait qu'une réponse effrayante, c'est qu'il était la victime d'une fée qui le persécutait, tout comme s'il eût été un prince.

Une sorte de somnolence s'emparait de lui; il grelottait sous l'humidité glacée, et il se rapprocha du brasier d'un rétameur ambulant qui, établi au pied de la tour, fondait des cuillers en étain. Tout à coup Gaston poussa un cri; un gamin, l'apprenti cordonnier, dansait autour de lui comme un gnome.

«Oh! monsieur, dit-il, je suis perdu; vous allez me dire où est la maison.

—Monsieur! répéta le gamin, qui fit le salut militaire; merci, plus que ça de genre! Eh bien, nous sommes gentil, mon bijou; nous avons donc fait l'école buissonnière pour notre début? C'est maman La Taillade qui est contente! depuis ce matin sa dent a poussé d'au moins deux lignes, et nous allons recevoir une toutouille numéro un.

—Emmenez-moi,» dit Gaston, les mains jointes.

L'apprenti, frappé du ton navré de celui dont il se moquait, devint sérieux. Il écouta le récit de Gaston.

«Dame, mon vieux, lui dit-il de son ton naturel, ça sera dur à faire avaler à tes parents, cette histoire-là. Moi, j'aime assez la gueuse qui t'a volé ta blouse; la bonne farce! C'est moi qui l'aurais collée! Mais je n'ai pas de chance; il ne m'en arrive jamais de ces machines-là. Allons, viens; je plaiderai pour toi; ça sera inutile, car la cause des petits, vois-tu, c'est perdu d'avance. Graisse-toi les reins; il y aura de la grêle, aussi vrai que mon père s'appelle Bouchot.»

L'apprenti, suivi de Gaston, traversa les ruelles étroites du marché; au moment de franchir la dernière porte, il rapprocha de sa bouche ses mains disposées en cornet.

«Ohé! ohé les ioutres! cria-t-il de toute la force de ses poumons.»

Puis il entraîna son compagnon, qui ne comprit rien à cette moquerie adressée aux marchands juifs. Les deux enfants débouchaient à peine dans la rue des Arcis, que Gaston se sentit rudement saisir par le bras; il leva les yeux et reconnut Blanchote.

Il allait parler, sa nouvelle connaissance ne lui en laissa pas le loisir et se chargea du récit de son odyssée.

«C'est moi qui l'ai retrouvé, votre môme, m'ame La Taillade, dit Bouchot en terminant; s'il y a une récompense honnête, vous diminuerez le nombre des taloches.»

La mégère ne répondit pas. Les lèvres serrées, l'œil en feu, elle portait presque Gaston prêt à défaillir. Elle gravit à la hâte les quatre étages, referma la porte, s'empara d'une lanière de cuir et frappa le malheureux enfant, auquel la douleur arracha des cris et fit retrouver des larmes. Les voisins, qui croyaient à une escapade, applaudissaient à la correction du mauvais garnement, et Bouchot reçut une semonce de son père sur la nécessité de former la jeunesse. Enfin, lasse de frapper, Blanchote éteignit la lumière et sortit. A demi ivre, elle se trouvait heureuse de sa méchante action, qu'elle se plut à considérer comme un à-compte sur les avances qu'elle devait à Catherine.

Gaston l'écouta s'éloigner en frémissant. Il venait d'être frappé pour la première fois, sans être coupable, sans avoir commis de faute, alors qu'il méritait au contraire la pitié. L'idée de l'injustice pénétra dans ce jeune esprit bon, loyal, sincère, qui ne croyait qu'au bien et qui venait d'apprendre que la lâcheté, la méchanceté, l'abus de la force, tous les monstres que voulait combattre son parrain existaient en réalité. Oh! le bon docteur, que n'était-il pas là pour calmer l'enfant qu'il chérissait, apaiser sa colère, le retenir sur la pente où l'indignation pouvait l'entraîner, maintenant qu'il savait que le mal peut avoir des jours de triomphe! Que n'accourait-il, avant que cette jeune intelligence, qui le ravissait par sa pureté, se faussât au contact des vices engendrés par l'ignorance et la misère, ces plaies que toute société porte au flanc et que notre égoïsme seul nous empêche de guérir. Mais à cette même heure, triste, anxieux, comptant les secondes, le docteur veillait près de sa vieille amie, se demandant si la maladie terrible contre laquelle luttait sa science, n'emporterait pas la raison de cette créature d'élite, dont les douleurs imméritées lui démontraient l'existence d'un monde meilleur.

Gaston se releva avec peine et tenta d'ouvrir la porte. A la douleur se joignait l'épouvante; il avait peur dans cette solitude, dans cette obscurité. Il croyait entendre mille bruits dont ses nerfs surexcités doublaient l'intensité; il croyait sentir autour de lui des mains menaçantes armées de fouets aux lanières ensanglantées. Un bourdonnement confus l'assourdissait; il roula sur le sol:—il venait de s'évanouir.

Où va l'âme des enfants dans ces moments de défaillance où le corps, vile matière, gît sans force, sans couleur, privé en apparence de l'étincelle divine qui le force à obéir? Quel ange protège cette lueur immortelle pour la défendre contre le souffle de la nuit éternelle? Gaston ne souffrait plus, il avait oublié. Sous la tonnelle où le chèvre-feuille mariait ses guirlandes à celles des clématites, Mademoiselle brodait, le docteur lisait à haute voix un livre qu'il déclarait sublime; Catherine, de la fenêtre de sa cuisine, jetait de temps à autre un coup d'œil sur le jardin. Gaston, par un singulier phénomène, se voyait marcher, aller, venir; sa charrette—cadeau de son parrain—s'emplissait de cailloux, et les murs du beau château qu'il avait ébauché s'élevaient à vue d'œil. Ce château, commencé sous une touffe d'herbe, se dressait maintenant jusqu'au ciel, et l'architecte en parcourait les appartements, mille fois plus beaux qu'il ne les avait rêvés. Les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer partout les rayons du soleil, les chansons des oiseaux, le parfum des fleurs. Les papillons voltigeaient sans crainte autour de ce palais étrange qui possédait deux tours semblables à celles de Notre-Dame et un dôme pareil à celui de l'Institut. Au milieu de la pelouse, coulait un fleuve aux flots dorés traversé par un pont suspendu. Des buissons, couverts de roses, de lilas, de jasmins, cachaient des rossignols et des phénix. Ces oiseaux, que Catherine déclarait des mensonges, venaient se poser sur toutes les branches. Mademoiselle, ravie, embrassait Gaston, auteur de ces merveilles, qu'il avait prédites longtemps à l'avance sans qu'on voulût le croire. Le docteur nettoyait le verre de ses lunettes et déclarait le progrès accompli. Quant à Catherine, elle pleurait à chaudes larmes, ainsi qu'elle avait coutume de faire chaque fois que Gaston prouvait, d'une façon quelconque, qu'il l'aimait bien. Mais soudain le radieux soleil qui illuminait cette scène pâlit, les pétales perdirent leur couleur, les oiseaux s'enfuirent, le beau château s'écroula avec un horrible fracas. Gaston fit un mouvement, sortit de sa léthargie et prêta l'oreille. Dans le corridor résonnait le pas lourd, mesuré de son père. Il le vit entrer avec lenteur, roide, sérieux, suivi par Blanchote, dont une lumière vacillante éclairait la face disgracieuse.

A la vue de son fils étendu sur le carreau, la tête d'Alexis se mit en branle. Gaston se précipita vers lui.

«On m'a battu!» s'écria-t-il suffoqué.

Le soudard se rapprocha du lit et s'y assit; il semblait regarder sans voir; en revanche les yeux de sa femme étincelaient.

«Monsieur, ne me laissez plus battre, reconduisez-moi chez ma tante…

—Va donc… petit, bégaya M. de La Taillade, incapable en ce moment de rien comprendre; va donc jouer avec ton canon.»

Puis il se renversa comme une masse et ronfla presque aussitôt.

Gaston recula pas à pas, suivi par le regard narquois de sa belle-mère. Arrivé près de la porte qui s'ouvrait sur la pièce où il avait dormi la veille, il s'arrêta; Mme de La Taillade, du fond de son cabas, venait de sortir un morceau de pain et un cervelas. La faim de Gaston se réveilla impérieuse; il contempla ces provisions avec le regard ardent d'un jeune chat.

«Voyons, mon bijou, lui dit Blanchote, faisons la paix; tu dois avoir faim?

—Oui», murmura l'enfant.

La mégère lui tendit un morceau de pain et une rondelle de cervelas. La façon dont le pauvre petit se précipita sur cette pitance et l'avidité avec laquelle il la dévora eût donné envie de pleurer à toute autre qu'à Blanchote; mais elle avait eu trop souvent faim pour que ce spectacle l'attendrît.

«Tu en veux encore? dit-elle.

—Oui.

—Promets-moi alors de ne rien raconter à ton père demain. J'ai tout arrangé; il te pardonne.»

Blanchote tendait vers Gaston le pain et le cervelas tout entier, prête à les retirer.

«Tu ne diras rien?

—Non.

—Si tu ne tiens pas parole, tu ne reverras jamais ta tante.

—Je la tiendrai.»

Une heure plus tard, enfin rassasié, le pauvre petit dormait sur son matelas. Comme une dernière rafale qui vient ébranler de nouveau les forêts sur lesquelles un orage a passé, un soupir, presque un sanglot, soulevait de temps à autre sa poitrine oppressée.

VI

LA DANSE DE GISELLE.

Lorsque Gaston se réveilla, la mansarde, de même que la veille, était déjà abandonnée. Tant bien que mal, il procéda à sa toilette. De minute en minute il entendait résonner un cri étrange, modulé, un brrrou… out! qui l'intriguait et qu'il ignorait être un appel. Il se rapprocha enfin de la fenêtre et découvrit Bouchot, qui, debout devant l'établi, travaillait avec ardeur à tailler, coller, ajuster des papiers de différentes couleurs ornés de grandes lettres noires. Tout à coup l'apprenti lança ce brrrou… out! qui surprenait Gaston, leva les yeux et aperçut son protégé de la veille. Il abandonna aussitôt son occupation, recula de quelques pas, entama cette danse fantastique qui lui servait d'entrée en matière, et la termina en exécutant la roue avec une agilité de clown.

«Tu es donc sourd?» cria-t-il ensuite.

Puis, craignant sans doute qu'une conversation à haute voix n'attirât l'attention des voisins, il fit mine de se frapper et de se frotter le bas des reins avec un geste d'interrogation. Cette allusion ramena des larmes dans les yeux de Gaston, si cruellement battu la veille, et qui ne répondit qu'en baissant la tête avec tristesse. Sur ce, Bouchot, les jambes écartées, les bras étendus, les poings tantôt ouverts, tantôt fermés, lança dans le vide une série de soufflets et de coups de pied qui, s'ils fussent arrivés à leur adresse, auraient évidemment atteint Blanchote.

Satisfait de cette vengeance imaginaire, l'apprenti se rapprocha de l'établi et livra à l'admiration de son spectateur un immense cerf-volant fabriqué à l'aide d'affiches récoltées sur les murs. Désignant Gaston du doigt, puis se frappant la poitrine à plusieurs reprises, Bouchot essaya d'expliquer à sa nouvelle connaissance qu'il comptait sur elle pour l'enlèvement du chef-d'œuvre. Peu au courant de la mimique parisienne, Gaston interprétait souvent à rebours les signes télégraphiques de son interlocuteur, qui, la tête penchée sur l'épaule, les yeux baissés, les bras ballants, dansait alors avec toutes les apparences du découragement le plus profond. Le cerf-volant terminé, l'apprenti l'étendit sur le sol, l'admira, le redressa, le franchit à pieds joints au risque de le crever, puis le fourra précipitamment sous une armoire et fit signe à Gaston de se retirer. Deux minutes plus tard, la voix du cordonnier résonnait grondeuse et menaçante.

Cette scène avait distrait Gaston. Lorsqu'il se sentit de nouveau seul, il redevint triste et ses pensées le reconduisirent à Houdan. Il songea qu'à cette heure, sans l'odieux canon rapporté de Paris par l'épicier, il serait assis dans la salle à manger, près de Mademoiselle, attentive à lui passer ces tartines grillées et beurrées si excellentes à tremper dans du lait chaud. Catherine, avec sa jupe aux raies noires et blanches, son corsage de cotonnade bleue, son fichu rouge, ses ciseaux cliquetant à son côté, s'apprêterait à le conduire à l'école. Le lait bu, le sucre resté au fond de la tasse mangé, Mademoiselle l'embrasserait en lui recommandant d'être sage; puis il se mettrait en route.

La femme du notaire, celle du receveur, la dame qui distribuait les lettres à la poste, l'arrêteraient au passage pour lui demander des nouvelles de sa tante. Une d'elles au moins lui donnerait une pomme ou un bonbon qu'il partagerait avec Denis, le mieux aimé de ses camarades de classe. On approchait de l'école, les bancs polis, les mappemondes, la grosse bouteille à l'encre allaient apparaître… Gaston était si bien perdu dans cette rêverie, qu'il n'entendit pas ouvrir la porte, et tressaillit en voyant entrer son père et Blanchote.

«Eh bien, mon luron, s'écria Alexis, tu ne me dis pas bonjour?

—Bonjour, monsieur.

—Que t'est-il donc arrivé hier?»

Gaston vit les sourcils de Mme La Taillade se froncer.

«Je me suis perdu», répondit-il.

Le soudard se mit à rire, non certes par méchanceté, mais faute de l'intelligence suffisante pour comprendre ce que le malheureux enfant avait dû souffrir.

«Et on t'a volé ta blouse?

—Oui, murmura Gaston, qui baissa la tête.

—Tu dois avoir froid dans cette tenue?

—Un peu, monsieur.

—Sais-tu l'adresse de la maison, maintenant?

—Non.

—Il faut l'apprendre, tu peux te perdre de nouveau…

—Allez-vous donc m'envoyer encore en commission? s'écria Gaston avec effroi.

—Non, bijou, pas pour le quart d'heure, répondit Blanchote. Voyons, aide-moi à mettre le couvert.»

L'enfant, sur les indications de sa belle-mère, apporta des verres, des couteaux, des assiettes et prit place à table. M. de La Taillade avait embauché les deux pauvres diables logés chez Pauquet, et le déjeuner se ressentit de cette aubaine. Alexis, sous prétexte de fortifier son fils, le força à boire un doigt de vin pur, le caressa et s'aperçut qu'il avait les mains glacées.

«Il faut lui acheter un vêtement, dit-il à sa femme.

—Sois tranquille, chéri, j'ai son affaire.»

Tandis que son noble époux bourrait sa pipe, croisait les jambes et sirotait un énorme verre de cognac, Blanchote fouillait au fond d'un placard, où, parmi des blouses, des serviettes, des camisoles, des robes de toutes tailles, fruit de ses rapines, elle trouva une petite redingote de drap bleu de ciel.

«Fière idée, dit-elle, le jour où j'ai acheté ça.»

Elle s'approcha de Gaston et l'aida dans l'opération facile d'endosser le vêtement. Les bras du petit garçon se perdirent dans la profondeur des manches, tandis que les pans venaient lui battre les talons.

«Ça lui va comme un gant», s'écria Blanchote avec aplomb.

Alexis, selon sa coutume, remonta son sac.

«Un peu large, murmura-t-il entre deux bouffées.

—Tu raisonnes en militaire, chéri; les enfants grandissent vite, ils ont besoin de mouvement, il leur faut de la place.»

Gaston se regardait d'un air piteux; il comprenait mieux que son père combien cette redingote, bonne pour un garçon de quatorze ans, le rendait ridicule. Cependant il n'osa pas contredire sa belle-mère, qui, après avoir retroussé les manches doublées de soie pour lui dégager les mains, s'extasia sur sa bonne mine. Elle lui retira ses brodequins lacés et les remplaça par des chaussons de lisière dont elle possédait une nombreuse collection. Mécontent de la redingote, Gaston fut satisfait de sa nouvelle chaussure, qui lui permit de marcher sans boiter.

Au bruit d'un doigt qui frappait discrètement à la porte, Mme de la
Taillade et Gaston firent un pas, mus par la même pensée: Houdan. La
première attendait une lettre; le second, sa tante ou Catherine. Ce fut
Alexis qui cria machinalement:

«Entrez!»

La clef tourna dans la serrure, et Bouchot montra le bout de son nez.

«Ce n'est que moi, dit-il, peut-on entrer tout de même?

—Oui, et ferme ta porte.

—Salut, excuse, la compagnie, ça y est.»

Henri Bouchot, apprenti cordonnier, élève de son père, ainsi qu'il le déclarait lui-même, allait atteindre sa onzième année. Petit pour son âge, mais remuant comme un singe, il y avait plus de vigueur et de santé qu'on ne le supposait à première vue dans ce corps chétif en apparence. Qu'on se représente sur un visage ovale, sous un front large, intelligent, bombé, couronné de cheveux blonds en broussaille, deux yeux gris pétillant de malice, un nez retroussé, une bouche aux lèvres fines et narquoises, et l'on aura le portrait de Bouchot. En toute saison, avec une complète insouciance, il marchait vêtu d'une blouse grise percée aux coudes, d'un pantalon endommagé aux genoux et d'un tablier vert à bavette qui lui descendait à mi-jambe. Sa coiffure se composait d'une calotte rouge qui se promenait sans prétention de l'une à l'autre de ses oreilles ou reposait au fond de sa poche. Depuis un an et demi que sa mère était morte, Bouchot avait cessé de fréquenter l'école mutuelle et travaillait avec son père, excellent ouvrier qui, sous le prétexte de combattre le chagrin que lui causait le souvenir de sa femme, s'enivrait assez régulièrement et battait son fils un peu à tort et à travers. L'enfant supportait ces orages avec constance, les provoquait souvent par le temps qu'il employait à faire une course, le peu de soin avec lequel il garnissait un revers, l'irrégularité des rangées de clous dont il émaillait une semelle, et trouvait en somme qu'il n'était pas trop mauvais de vivre, surtout les jours où son père ne se consolait pas trop.

Vif, curieux, obligeant, spirituel, Bouchot était une nature foncièrement honnête, un gamin gouailleur, hardi, flâneur, batailleur, un polisson si l'on veut, mais non un «voyou.» En dépit de la brutalité de son père, il l'aimait et le secondait de son mieux. Par malheur, l'enfant détestait le métier qu'on lui enseignait, et avait l'amour inné du dessin. Le cordonnier, qui n'y comprenait goutte, combattait cette passion de son fils avec la même énergie que s'il se fût agi d'un vice, et lorsqu'il découvrait une feuille de papier blanc ou un crayon entre les mains de son héritier, celui-ci recevait une de ces corrections qu'il qualifiait de toutouilles. Mais les coups n'amoindrissaient pas le moins du monde son amour pour les bonshommes, et plus d'une muraille du quartier en portait la preuve. En somme, Bouchot était aimé des voisins que sa bonne humeur divertissait, et qui, s'ils pouvaient lui reprocher quelques farces un peu risquées, ne connaissaient de lui aucune mauvaise action.

Le gamin, aussitôt entré, lança vers Gaston un coup d'œil expressif, accompagné d'une légère grimace. Il portait sous le bras un paquet assez volumineux.

«Te voilà, gredin, dit amicalement Alexis que l'apprenti déridait par ses allures; veux-tu boire un coup?

—Merci, mon capitaine, je suis trop pressé. Je vais rue Saint-Lazare, chez un bourgeois qui attend ses escarpins depuis huit jours; papa me croit déjà en train de revenir.

—Viens-tu donc m'emprunter ma voiture? demanda Blanchote, qui daigna sourire et montrer sa dent.

—Non; je sais qu'elle est en réparation. C'est votre môme que je viens vous emprunter. Il ne connaît pas Paris; mes affaires m'appellent derrière la Madeleine: c'est une rude occasion pour le former, votre petit, et sans payer un sou de plus qu'au bureau.

—Tiens, c'est une idée.

—Deux même, si vous y tenez.

Alexis secoua la tête. Quant à Gaston, il écoutait la bouche ouverte, surpris d'apprendre que sa belle-mère possédait une voiture.

«Rouge ou noir? reprit Bouchot, qui fit le geste de tirer des macarons.

—Tu le feras écraser, dit M. de La Taillade.

—Dites donc, mon capitaine, vous me manquez de respect; est-ce que j'ai l'air d'un jobard?

—D'ailleurs, il a mal aux pieds.

—Nous grimperons derrière un fiacre, j'ai des billets de faveur.

—Voyons, chéri, dit à son tour Mme de La Taillade; tu ne peux pas l'emmener à ton ouvrage, et j'ai à sortir; préfères-tu le laisser seul ici?

—Veux-tu accompagner Bouchot, mon luron? demanda Alexis.

—Oui, répondit Gaston, que l'idée de rester enfermé effrayait.

—En route! cria l'apprenti, qui se dirigea vers la porte en dansant.

—Vais-je donc sortir ainsi?» dit Gaston en jetant un regard piteux sur son accoutrement.

La surprise se peignit sur le visage de Blanchote et de Bouchot, qui ne comprenaient pas le scrupule de l'enfant.

«Nous n'allons pas voir le roi, répliqua le gamin, ce n'est pas son jour de réception.

—Mais tu es plus beau qu'avec ta blouse, s'écria Mme de La Taillade.

—Je n'oserai jamais aller ainsi dans la rue.

—Il est bon votre petit, mon capitaine; il a des façons cocasses qui m'amusent comme tout. Mais je perds un temps que papa Bouchot rattrapera sur mes épaules. Je reviendrai quand tu auras grandi, mon bonhomme. Tiens, une idée! ça fait les deux, m'ame La Taillade.

Revenant sur ses pas, l'apprenti se débarrassa de sa blouse et de son tablier, enleva la redingote de Gaston, s'en affubla et lui passa les effets dont il venait de se dépouiller. Il n'était guère plus grand que son nouvel ami, et la redingote ne lui allait pas mieux. Mais pour la première fois il endossait autre chose qu'une blouse, et, séduit par la couleur du vêtement, il s'inquiétait peu de sa longueur.

«Je dois avoir l'air d'un duc, dit-il en se promenant avec gravité.
Allons, embrassons papa, maman, et filons, il n'est que l'heure.

—Tu le ramèneras avant la nuit?

—Puisque nous n'allons que jusqu'à la Madeleine.»

Et Bouchot disparut entraînant Gaston.

«Es-tu bête, de me faire poser comme ça, lui dit-il aussitôt qu'ils eurent atteint l'escalier. Tu l'aimes donc bien, la mère La Taillade, que tu as si peur de la quitter? Elle ne me botte pas, moi, ta belle-mère; je la crois cousine de la gueuse qui t'a chipé ta blouse. Quant à ton père, c'est un bon zig. Il est drôle, le soir, lorsqu'il monte l'escalier. Hier, il a piétiné plus de cinq minutes sur la même marche sans s'en apercevoir. Mais, au moins, il ne va pas de travers comme papa Bouchot lorsqu'il s'est trop consolé. Tiens! Roméo qui se promène, s'écria-t-il en apercevant un gros chat. Quelle chance, je vais chauffer la bile à la mère Bardou! Prends le paquet et descends; quand tu seras en bas tu siffleras.»

Gaston obéit, et siffla tant bien que mal dès qu'il eut atteint la dernière marche.

Aussitôt une tempête d'aboiements et de miaulements éclata; on eût dit un matou aux prises avec deux ou trois chiens furieux. Bouchot apparut glissant sur la rampe, il riait à gorge déployée. A peine fut-il à terre, que les chiens aboyèrent de nouveau et le chat poussa des cris désespérés, à la grande stupéfaction de Gaston, qui voyait son camarade produire à lui seul ce vacarme étourdissant. Du haut de l'escalier, une voix de femme appelait Roméo.

«Kiss, kiss, kiss, mords-le! cria Bouchot.

—Veux-tu bien ne pas les exciter, polisson!»

La concierge, mise en éveil, se tenait sur la porte de sa loge, un balai à la main.

«J'aurais dû me douter que c'était toi, galopin, dit-elle en apercevant l'apprenti.

—Faut bien se divertir un brin, m'ame Gaucher; ce que j'en ai fait, c'est pour vous; Roméo allait s'oublier sur l'escalier, ainsi ne me vendez pas.

—Ce gueux d'animal… Mais où diable as-tu pris cette redingote?

—C'est un héritage; je vous conterai ça en revenant. Pas de bêtise, dit Bouchot à Gaston; il ne faut pas se montrer dédaigneux des coups de trique, mais il ne faut pas non plus les apprivoiser. Sors le premier, si tu aperçois mon père à la fenêtre du troisième, tu me cligneras de l'œil; sinon, du vent jusqu'au marché Saint-Jacques!»

Cinq minutes plus tard, les deux enfants remontaient la rue Saint-Honoré. Bouchot, drapé dans la redingote dont les pans lui battaient les talons, attirait un sourire sur les lèvres de chaque passant, et s'appuyait avec noblesse sur l'épaule de Gaston, auquel il avait confié son paquet.

«Si nous entonnions la Marseillaise? s'écria-t-il, ça embête les mouchards…

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire…

—Chante donc, dit-il en se tournant vers Gaston devenu cramoisi.

—Je ne connais pas cette chanson-là.

—Tu ne sais pas la Marseillaise! tu as donc été élevé à l'étranger?

—Oui, répondit naïvement Gaston, à Houdan. Mais pourquoi dites-vous que cette chanson embête les mouchards?

—D'abord, mon vieux, tâche de me tutoyer; c'est l'usage à la cour, et je tiens aux usages. Quant aux mouchards, la Marseillaise les embête à cause des ordres du gouvernement.

—Qu'est-ce que c'est qu'un mouchard?

—Est-il réussi! s'écria Bouchot; il sort de nourrice, ma parole d'honneur. Un mouchard, jeune étranger, c'est un homme qui vous empêche de crier dans la rue, de grimper derrière les voitures, de jeter des pierres, de creuser des trous pour jouer à la bloquette; un homme qui, s'il te voyait cracher sur une place publique, pourrait te fourrer au poste sous le prétexte que tu salis les pavés. Parlons d'autre chose. As-tu de bonnes jambes?

—Oui, dit Gaston, j'ai été souvent de Houdan à Maulette avec Catherine.

—Maulette, Houdan, Catherine, qu'est-ce que c'est que ces machins-là?

—Maulette, c'est un village; Catherine, c'est ma bonne.

—Ta bonne, je connais ça; il y en a beaucoup aux Tuileries, des femmes qui causent toujours avec des militaires qui sont leurs cousins.

—Catherine ne cause pas avec les militaires.

—Tu crois? C'est peut-être parce que les militaires n'ont pas d'uniformes, à Houdan. Mais revenons à tes jambes; aimes-tu les images?

—Oui.

—Quelle chance! Nous allons marcher vite et traverser la place du Carrousel; il y a là des marchands de gravures; je te montrerai celles que j'achèterai le jour où j'aurai de l'argent.»

Tout en cheminant, Gaston, qui tournait et retournait le paquet qu'il trouvait un peu lourd, raconta ce qu'il savait de son histoire à Bouchot. Celui-ci ne comprit bien clairement qu'une chose, c'est que son camarade possédait un canon.

«Un canon qui peut partir? répéta-t-il avec incrédulité.

—Oui, répondit Gaston, qui poussa un gros soupir.

—Écoute, nous sommes amis, n'est-ce pas? de véritables amis, à la vie et à la mort?

—Je veux bien.

—Tu me prêteras ton canon, alors?

—Oui.

—Ce soir, à notre retour!

—Quand tu voudras.

—Jure que tu es mon ami à la vie et à la mort.

—Je le jure.

—Il me faut une garantie sérieuse, dit Bouchot avec dignité. Pose le paquet sur cette borne. Bien. Maintenant crache par terre, marche dessus, lève la main vers le ciel, comme ça, et dis: Devant Dieu.

—Devant Dieu! répéta l'enfant.

—Bon, tu sais que c'est sacré, ces serments-là. Reprends le paquet. A présent, tu peux compter sur moi, et toutes les fois que ta belle-mère te rincera les côtes, je le lui revaudrai.»

Plus d'une heure se passa à regarder les estampes. Bouchot, animé du feu sacré, ne pouvait plus s'arracher à ce spectacle. Lui, si loquace d'ordinaire, ne parlait que pour expliquer à son ami les beautés des Callot, des Audran, des Edelinck que le vent feuilletait sous leurs yeux. Enfin les deux enfants, après avoir consacré quelques minutes aux singes et aux perroquets dont les oiseleurs du Louvre avaient le monopole, gagnèrent la rue de Rivoli.

Gaston, émerveillé, oubliait la fatigue et ne cessait d'interroger son guide, qui, tout en se moquant de ses naïvetés, lui répondait avec complaisance. Bouchot venait de se hisser derrière une charrette lorsqu'un régiment déboucha, musique en tête. L'apprenti entraîna son ami près des tambours, et cette marche accélérée fit regagner un peu du temps perdu. Près de la Madeleine, on tomba au milieu d'une bande de gamins qui jouaient aux billes, et l'on reprit haleine en suivant les émouvantes péripéties de la partie. Un grand garçon trichait avec une impudence sans pareille; il frappa un des joueurs, beaucoup plus faible que lui, qui osait se plaindre d'être volé. Bouchot, indigné de cette action, traita le grand de capon, de gouapeur et de filou, jeta sa redingote à Gaston et tomba en garde. Les deux ennemis se contemplèrent un instant, l'œil en feu, les sourcils froncés, l'injure à la bouche. Ils se poussaient vigoureusement de l'épaule.

«Touche-moi donc, crapaud, touche-moi donc!»

Bouchot toucha. La lutte fut courte; les deux adversaires roulèrent à la fois sur le sol; mais l'apprenti dominait son rival, qui ne pouvait bouger. Gaston, épouvanté, pleurait à chaudes larmes, son paquet sous un bras, la redingote sur l'autre.

«En veux-tu encore?» demandait Bouchot au vaincu, qui se relevait.

Celui-ci en voulait si peu qu'il battit en retraite, et le vainqueur célébra son triomphe en exécutant son pas favori.

«Pourquoi pleures-tu? s'écria-t-il en courant reprendre la redingote.

—J'ai eu peur pour toi.

—Ai-je donc l'air d'une pomme cuite? Je reçois quelquefois, mais je donne toujours. Cependant c'est d'un bon zig d'avoir eu peur pour moi, embrassons-nous; tu sais, à la vie à la mort! Quant au serin que j'ai rossé, il ne volera plus les petits sans regarder si je suis là.

—Mon parrain serait bien content s'il avait vu ce que tu viens de faire.

—Il aime les braves?

—Il aime surtout la justice et le progrès.

—Il doit être bon, ton parrain. Pose-toi là pour m'attendre; je grimpe chez le bourgeois, il va m'offrir deux sous de gratification; une fois débarrassé du paquet, nous mangerons des frites et nous boirons du coco.»

Gaston s'accota contre une muraille, ne perdant pas de vue la porte cochère que venait de franchir son ami. Il était étourdi, ahuri, content, effrayé, en proie aux impressions les plus contradictoires et ne sachant comment les démêler. Honteux des façons d'agir de son guide, qui, non satisfait d'attirer l'attention par sa mise, dansait, chantait, criait à tue-tête, interpellait les passants, agaçait les chiens, employait des mots inconnus, se battait en pleine rue avec une superbe indifférence, Gaston, dont ces manières renversaient toutes les théories, ne pouvait ni comprendre ni excuser les libres allures de Bouchot, et encore moins son oubli complet des lois du monde. Cependant, si l'apprenti blessait par plus d'un côté la délicatesse timide de son ami, il le séduisait par sa faconde, sa franchise, sa bravoure et son bon cœur. Gaston, près de Bouchot, se sentait protégé, et c'était sincèrement qu'il commençait à l'aimer. Il l'eût aimé tout à fait si, au lieu de se moquer et de chanter tout haut, Bouchot eût consenti à marcher tranquillement pour causer de Houdan, de Catherine et de Mademoiselle. Hélas! qu'eussent-elles dit, ces âmes si chères, si elles avaient aperçu leur favori errant dans les rues de Paris, les cheveux en désordre, des chaussons de lisière aux pieds, une blouse trouée sur le dos, un tablier poisseux serré à la taille, marchant l'oreille basse sur les talons du triomphant Bouchot? L'enfant ne pouvait y songer sans qu'un sanglot vînt le suffoquer.

L'apprenti reparut au bout d'un quart d'heure. Les mains perdues au fond de ses manches, il marchait d'une façon solennelle, le décime qu'il venait de recevoir posé sur l'œil gauche, comme un lorgnon.

Les deux enfants, l'un suivant l'autre, gagnèrent les quais. La vue de l'obélisque, du palais Bourbon, des Tuileries, du dôme des Invalides, fit confesser à Gaston que Paris valait mieux que Houdan. Bouchot, qui trouva sur sa route un morceau de charbon, dessina à grands traits une face grimaçante que son compagnon, avant même qu'elle fût terminée, reconnut pour celle de Blanchote. Satisfait d'avoir attrapé la ressemblance, le jeune artiste préludait à son entrechat accoutumé, lorsque son ami l'arrêta pour lui demander l'explication de cette danse.

«Ah! voilà. Il y a plus de trois ans, en compagnie de ma pauvre mère, j'ai été aux Folies-Dramatiques voir représenter un opéra qui s'appelait Giselle. Giselle, c'était une jeunesse qui avait tantôt du bonheur et tantôt des malheurs. Chaque fois qu'elle avait envie de rire ou de pleurer, elle arrondissait les bras et se mettait à danser. Ça m'a semblé si naturel et si clair, que j'ai adopté sa méthode.»

On but du coco que Gaston, faute d'habitude, trouva détestable; puis il fallut songer à rentrer au logis. Mais une dispute entre deux cochers, un cheval de charrette abattu, les manœuvres d'un bateau à vapeur, toutes choses dont Bouchot voulut voir l'issue, retardèrent si bien les deux enfants, que le soleil se couchait au moment où ils atteignirent le pont Neuf.

La journée, bien que froide, avait été sereine, et le ciel, embrasé d'une lueur jaune éblouissante, prêtait un aspect féerique à ce panorama de la Seine qu'on admirerait dans une ville d'Allemagne ou d'Italie, mais auquel notre indifférence ne prend pas garde. Bouchot s'arrêta silencieux et s'appuya sur le parapet. Il étudiait les jeux de la lumière sur les eaux légèrement tourmentées, sur les merveilleuses sculptures de la galerie de Henri II, puis sur les feuillages desséchés, brûlés, rougis des Tuileries et des Champs-Élysées. Çà et là, les vitres d'une fenêtre s'embrasaient comme la bouche d'une fournaise, et sur les toits d'ardoise, glacés d'argent, les cheminées dessinaient de grandes ombres aux formes fantastiques. Les passants qui traversaient le pont des Arts semblaient vêtus de brocart d'or tant qu'ils marchaient en pleine lumière, et rentraient brusquement dans la vulgarité de leur costume aussitôt qu'ils dépassaient l'ombre. La Seine, un moment illuminée, devenait noire et lugubre; on eût dit que la nuit sortait de ses profondeurs et repoussait pas à pas les rayons vaincus. Gaston respecta la contemplation de son ami, qui lui prit tout à coup la main et l'entraîna en murmurant:

«J'ai vu des Joseph Vernet qui sont à peu près ça.»

Il faisait presque nuit lorsqu'on déboucha sur la place du Châtelet. Bouchot, tout en émaillant sa conversation de réflexions philosophiques sur la fuite rapide des heures, acheta pour un sou de pommes de terre frites.

«Décidément, dit-il en croquant la dernière, nous avons trop flâné, la courroie du père Bouchot va troubler ma digestion.»

Gaston s'attendrit en apprenant que son ami courait grand risque d'être battu.

«Veux-tu que je t'accompagne? dit-il, je raconterai à ton père que c'est à cause de moi que tu es en retard; je le prierai tant, qu'il te pardonnera.»

Bouchot, ému, saisit la main de Gaston et la secoua.

«C'est bon tout de même, s'écria-t-il, d'avoir quelqu'un qui pense à vous, qui vous aime et vous plaint. Mais vois-tu, mon bonhomme, le tire-pied du père Bouchot n'a plus d'oreille depuis que ma mère est morte. Bah! continua-t-il avec insouciance, je crierai afin d'abréger la séance. Tu connais la recette, hein? Lorsque ta belle-mère ira de trop bon cœur, braille de toute ta force, ça la fera finir plus vite à cause des voisins.»

Un frisson passa sur les épaules de Gaston à l'idée que Blanchote pouvait le battre de nouveau. Parvenus au fond de l'allée de leur maison commune, les deux enfants s'embrassèrent. Bouchot préluda mélancoliquement au pas de Giselle et disparut dans un escalier. Gaston allait frapper à la porte de son père lorsqu'il fut rejoint par l'apprenti.

«J'ai oublié de te rendre ton habit, tant la courroie me trotte par la tête, dit-il; d'ailleurs, tandis que j'y suis, je vais voir ton canon.»

Alexis remonta son sac en voyant entrer son fils et l'embrassa.

«Eh bien, petit, es-tu content de ta promenade?

—Oh! oui, répondit Gaston, qui regarda son nouvel ami.

—Tu en auras long à raconter plus tard à ta tante?

—La reverrai-je bientôt?

—Peut-être demain», dit Blanchote.

Cette nouvelle acheva de rendre l'enfant heureux. Bouchot, bien que fasciné par le canon, réussit enfin à s'arracher à cette contemplation. A peine était-il parti que Blanchote retirait des profondeurs de son cabas une petite blouse. Elle en revêtit Gaston, qui redoutait qu'on l'affublât de nouveau de la redingote dont son ami était si fier.

«Allons dîner», s'écria Alexis.

Il prit Gaston par la main et précéda Mme de La Taillade sur l'escalier.
Celle-ci refermait à peine la porte, que des cris perçants retentirent.

—C'est Bouchot», dit la mégère, je m'y attendais; il ne l'a pas volé.

Gaston eût voulu ne pas entendre; il se pressa contre son père, des larmes coulaient sur ses joues. On le conduisit rue Jean-Pain-Mollet, dans un établissement qu'il reconnut pour le même au fond duquel il s'était endormi le jour de son arrivée à Paris.

Il mangea de bon appétit, et le soir, vers neuf heures, il rentra en compagnie de M. et Mme de La Taillade. Il jeta au passage un regard rapide vers la fenêtre du cordonnier; elle était close et obscure. Gaston fit sa prière avant de s'endormir et s'étendit sur son matelas. Dans ses rêves de cette nuit-là, il vit des chiens mordre des chats, Blanchote danser le pas de Giselle, tandis que Bouchot, perdu dans une redingote de drap bleu, crachait sur le sol et levait la main vers le ciel en répétant: «A la vie! à la mort!»

VII

UN DRAME A PROPOS D'UNE BOUTEILLE CASSÉE.

Sur les plans de Paris âgés de plus de vingt ans—ce qui équivaut à un siècle des temps passés—on voit figurer, parmi les petites rues qui rayonnaient autour de la place de Grève, la rue Jean-Pain-Mollet. Elle n'était ni longue ni large, et les maisons qui la bordaient n'avaient rien de monumental; mais comme elle sentait son vieux Paris, cette brave rue! le Paris boueux, crasseux, sombre, sordide, malsain, qui passait pour une des plus belles villes de l'univers, même avant les rotondes du comte de Rambuteau et les trouées sanitaires du baron Haussmann. Ce n'était pas une rue aristocratique, que la rue Jean-Pain-Mollet. Un ruisseau noir, fangeux, qui prenait sa source à la hauteur de la rue des Arcis, cascadait sur ses pavés inégaux avant de se perdre dans une espèce de gouffre, situé près de l'Hôtel de ville, et, si l'on n'y rencontrait ni belles dames ni dandys, les sergents de ville, en revanche, y avaient fort à faire. Dans la plupart de ses maisons, transformées en «garnis», on vendait l'hospitalité à la nuit. Du fond de vingt débits de liqueurs s'échappait, surtout le samedi soir, une tempête de voix roucoulant une romance avec ces inflexions qui font aujourd'hui la gloire de Thérésa. Souvent les vitres, blanchies dans le but d'économiser les rideaux, volaient en éclats, et la porte, brusquement ouverte, livrait passage à deux champions aux formes athlétiques. Une lutte sauvage s'engageait, pour un mot, pour une femme, ou simplement pour l'honneur. Un cercle de curieux se pressait autour des combattants; dans ce duel on tentait, non de faire mordre la poussière à son antagoniste,—l'éternelle humidité de la vieille rue s'y opposait,—mais de le rouler dans le ruisseau historique qui, sous Louis VI, marquait l'enceinte de la bonne ville. La querelle vidée, les lutteurs s'embrassaient; le vaincu confessait avoir trouvé son maître; plusieurs verres d'eau-de-vie pansaient les blessures, et pour quelques heures l'antique rue retrouvait un peu de calme.

Quoi qu'en puissent dire l'esprit de parti et le besoin d'applaudir, si impérieux chez les Français, maudite soit la main hardie qui, sans souci du passé, éventra ces antres et purifia du même coup le sol et ceux qui l'occupaient! Pourquoi a-t-elle forcé les habitants à chercher un gîte ailleurs, à quitter les tanières traditionnelles hors desquelles il leur semblait impossible de vivre? On mourait si sûrement dans ces cloaques immondes où la fièvre régnait en permanence, où toute maladie s'aggravait, où les femmes étaient si pâles, les enfants si chétifs, où le vice, la vermine, la prostitution, tout ce qui cherche l'ombre grouillait comme les reptiles au fond d'un marécage des tropiques. De l'air, de la vie, du soleil, de la moralité, à quoi bon? On s'en passe si bien! Quel grand homme aura le courage de nous les rendre, ces rues étroites, hideuses, humides, fangeuses, que tant de gens regrettent tout haut avec une si touchante mauvaise foi? Il nous en reste encore quelques-unes; pétitionnons bien vite pour qu'on nous les conserve; assez de soleil; de l'ombre, maintenant, à défaut de ténèbres. A bas ces docteurs amis du progrès qui, mauvais économistes, raisonnent avec le cœur; qui comptent les existences sauvées sans vouloir peser l'or dépensé, estimant que la vie d'un homme est sans prix et que la moindre bataille coûte encore plus cher que l'assainissement de Paris.

Un soir du mois de décembre 1844, le ruisseau de la rue Jean-Pain-Mollet était solidifié par la gelée et la divisait en deux ruelles étroites. La neige tombait à gros flocons, tourbillonnait entre les noires demeures, puis, comme à regret, jonchait le pavé couvert de verglas. Les passants se hâtaient, la tête penchée, s'abritant de leur mieux contre la bise qui leur mordait le visage. Le sol craquait sous les pieds et les chutes étaient fréquentes. On se relevait avec peine pour reprendre au plus vite cette marche incertaine, dangereuse, vacillante, dont on se serait moqué en plein jour, mais qui, à cette heure où les estomacs étaient vides, semblait une nouvelle cruauté du sort. Les vitres ternes, dépolies des débits de liqueurs, ne laissaient passer aucun rayon qui vînt en aide aux becs de gaz dont la lumière blafarde éclairait à peine le mur qu'elle frappait. De temps à autre, la porte d'un cabaret s'ouvrait, et un homme aviné, maugréant à mi-voix ou fredonnant une chanson, se mettait en marche pour regagner le taudis où sa ménagère, ses enfants affamés l'attendaient peut-être.

Près de l'encoignure de la rue des Arcis, où un commerce plus actif multipliait les lumières, un petit garçon, appuyé sur une borne, pleurait devant les débris d'une bouteille brisée. Une calotte rouge couvrait sa tête aux cheveux coupés ras; il cachait tant bien que mal, entre les plis de sa blouse, ses doigts gonflés par des engelures, et ses pieds, mal abrités par des bas troués, étaient chaussés de gros sabots. Mouillé, grelottant, il levait des yeux navrés vers ceux qui passaient et dont la plupart ne l'apercevaient même pas.

«Bien travaillé, dit un maçon qui se retourna.

—Ton affaire est claire, mon bonhomme; tu connais le proverbe, qui casse les verres les paye, dit un autre en riant de son à-propos.

C'était là toute la pitié qu'inspirait le petit garçon; ces gens connaissaient cependant par expérience la triste perspective qui l'attendait. Et aucun d'eux ne se croyait méchant—c'est si drôle un gamin qui va «recevoir une raclée!»

Une jeune femme s'arrêta pour interroger l'enfant. Le drame était bien simple; il venait de tourner le coin de la rue lorsque le pied lui avait manqué, et du flacon, mal étreint par ses doigts transis, qui contenait pour dix sous d'eau-de-vie, il ne restait que des débris. La jeune femme soupira, dix sous représentaient pour elle une journée de travail; elle s'éloigna sans dire un mot.

Cinq ou six enfants des deux sexes, chargés eux aussi de bouteilles et de provisions, se groupèrent autour de la borne, graves, silencieux, ouvrant de grands yeux apitoyés, car ils comprenaient la terreur du petit garçon et n'osaient le consoler. Celui-ci semblait ne pouvoir se résoudre à s'éloigner du lieu de son désastre, comme s'il conservait l'espoir de voir les tessons se rejoindre et recueillir le liquide dont l'action creusait la glace qui recouvrait les pavés. Une fillette d'une douzaine d'années paraissait surtout attendrie.

«Viens, disait-elle à l'enfant qu'elle tirait par sa blouse, je t'accompagnerai, peut-être ne te battra-t-on pas trop fort.»

En ce moment, un jeune garçon qui sifflait la Marseillaise avec entrain, déboucha de la rue des Arcis et s'approcha à son tour.

«Gaston!» s'écria-t-il.

Celui-ci releva la tête et se précipita vers Bouchot. L'apprenti n'eut besoin d'aucune explication, il comprit tout d'un simple coup d'œil.

«Mon pauvre vieux, dit-il en passant son bras autour du cou de son ami, tu n'as pas de chance! Voyons, ne pleure plus. Que faire? J'emprunterais bien une bouteille à la mère Bardou, mais de l'argent? Est-ce bête de les fabriquer en verre, les bouteilles! Elles devraient être en fer-blanc, l'hiver surtout. Qu'est-ce que tu emportais?

—De l'eau-de-vie, répondit Gaston.

—C'est ça, du sérieux; s'il s'agissait de vin, ce serait la même chose; mais c'est égal, j'aurais préféré du vin. Allez-vous filer, tas de moutards? Vos mères vous attendent pour vous moucher; on dirait qu'ils n'ont jamais vu de verre cassé, ces bêtas-là! Je voudrais bien savoir comment nous y prendre?… c'est le nanan qui m'embarrasse. Ton père est-il rentré?

—Pas encore.

—Il est chez Pauquet, allons-y; j'entrerai le premier. Tu lui raconteras l'histoire; je m'en charge, si tu veux. Il reviendra avec toi, tu le laisseras passer devant, et la mère Blanchote en sera pour une bouteille rentrée.

—Oui-da, canaille! je t'y prends encore à lui donner de mauvais conseils», dit une voix enrouée.

C'était celle de Blanchote qui, grimpée sur ses socques, saisit Gaston par le bras de façon à le faire crier et l'entraîna vers la rue des Arcis.

«La gueuse! murmura l'apprenti revenu de sa surprise; sans Gaston, quelle série de boules de neige je lui collerais dans le dos! Si je courais chez Pauquet dire au capitaine que sa femme a mal aux dents, ou qu'un monsieur le demande, un monsieur décoré? La vieille sorcière, il a beau lui défendre de battre le petit, elle écoute la romance et soigne le refrain lorsqu'il n'est pas là! Allons chez Pauquet, il y a là des trognes qui valent celle de Téniers.»

Et, en dépit du verglas, Bouchot s'élança à toutes jambes vers l'hôtel de ville.

En sortant de chez le marchand de vin, Blanchote se rendit chez l'épicier, puis elle regagna la rue Jean-Pain-Mollet. Les doigts crispés autour du bras de Gaston, on eût dit un oiseau de proie entraînant sa victime palpitante. Tout à coup la mégère glissa, perdit l'équilibre et brisa dans sa chute la bouteille qu'elle venait d'acheter. Cet accident, qui eût dû la disposer à l'indulgence, l'exaspéra; elle se releva furieuse et se précipita sur Gaston, qu'elle battit.

«Assez, la mère, assez!» lui cria un joueur d'orgue qui rentrait.

Blanchote accueillit l'observation par des injures, saisit la petite main toute crevassée de l'enfant et reprit sa marche.

«Vous me faites mal», dit-il en essayant de se dégager.

La misérable pressa plus fort; il poussa un gémissement et tomba à genoux sur le sol glacé.

En ce moment, sans qu'elle pût deviner d'où le projectile était parti,
Mme de La Taillade reçut en plein visage une monstrueuse boule de neige.
Tandis que ses yeux perçants sondaient avec rage les alentours, Gaston
disparaissait dans une sombre allée.

«Attends-moi», lui cria-t-elle.

L'enfant, accoutumé sans doute à se guider dans l'obscurité, atteignit un escalier auquel une corde à puits servait de rampe, et commença à gravir les marches inégales.

«C'est Bouchot, grommelait Blanchote, qui s'épongeait encore; je suis sûre que c'est lui, le gueux me le payera cher!»

Parvenu au cinquième étage, Gaston parcourut un long corridor et se rangea pour laisser passer sa belle-mère.

«Tu n'as reçu qu'un à-compte, mon bijou, lui dit-elle, en lançant un soufflet qui, par bonheur, tomba dans le vide. C'est à présent que nous allons rire!»

Elle ouvrit une porte, puis, après avoir tâtonné un instant, alluma une chandelle dont la lueur vacillante éclaira d'une façon sinistre une mansarde aux murs délabrés. Dans un coin un lit, dans un autre un réchaud, çà et là des chaises dépareillées, et dans l'angle, à droite de la fenêtre unique, un monceau de loques et de chiffons. Les deux chambres de la rue des Arcis méritaient le nom d'appartement comparées à ce galetas, nu, étroit, glacé, au sol couvert d'immondices.

«Arrive», dit Blanchote.

Gaston, immobile, prêta l'oreille.

«Viendras-tu?» cria la mégère avec mille imprécations.

L'enfant se présenta enfin; mais derrière lui parut Alexis vêtu, en dépit de la saison, de son pantalon de drap clair et coiffé de son chapeau gris.

«Après qui en as-tu? demanda-t-il à sa femme en entrant, je t'ai entendu gronder d'en bas.

—Est-ce que je sais, après ton môme, qui prétend que ses engelures le démangent.

—Pauvre petit! tu ne l'as pas frappé, au moins?

—Peut-être une taloche; on ne peut guère s'en empêcher en face d'un polisson qui casse par méchanceté ta bouteille de cognac.»

Alexis remua la tête d'un air de doute.

«Je suis tombé, père, interrompit Gaston, qui s'approcha de lui; je ne sais pas marcher avec des sabots et le pavé glisse beaucoup.»

M. de La Taillade se baissa, le prit dans ses bras et le pressa contre sa poitrine.

«Ah! mon pauvre luron, dit-il, patience, la fortune reviendra.»

Et, sans plus s'occuper de sa femme, il s'assit et se mit à bercer l'enfant, l'enveloppant d'un regard attendri.

«C'est ça, donne-lui raison pour le rendre insolent, dit Blanchote avec aigreur.

—Lui, insolent! répéta Alexis, qui haussa les épaules. Il avait un nid bien chaud d'où nous l'avons arraché, il ne peut nous aimer.

—Je t'aime, père, s'écria Gaston en l'embrassant.

—Pauvre chéri, s'écria Blanchote, on voit bien que tu es à jeun, tu parles en vers. Ce maudit crapaud, il nous porte malheur.

—Laisse faire, petit; le jour où j'aurai quarante francs, je te reconduis à Houdan.

—Aussi ne les auras-tu jamais, murmura la mégère, qui jeta sur le père et le fils un regard haineux. Cette chipie qui vit dans les tapisseries et qui nous laisse crever de faim n'aura pas le dernier mot. Allons, mon bijou, ajouta-t-elle tout haut, le couvert!»

Gaston se dégagea des bras de son père, retira ses sabots, et, tandis que sa belle-mère activait le feu du réchaud, il disposa, sur une planche soutenue par deux tabourets, des assiettes, des verres et des couteaux.

«A table» cria Blanchote, qui apporta, dans le poêlon même où elle l'avait confectionné, un ragoût de pommes de terre.

Les convives mangèrent en silence; vers le milieu du repas, Gaston alla près d'une cruche et l'inclina pour remplir son verre; l'eau était gelée, ce qui provoqua l'hilarité de Mme de La Taillade. L'enfant refusa de partager la ration de vin de son père et s'accroupit auprès du réchaud. Le soudard se leva, bourra sa pipe et commença à marcher de long en large pour combattre le froid.

«Sors-tu?» dit Blanchote à son mari.

Celui-ci rencontra les yeux suppliants de son fils.

«Non, répondit-il.

—Est-ce que Pauquet te refuse crédit?

—Pauquet est un ancien troupier qui sait ce que l'on se doit entre hommes; mais je le ménage.

—Pauvre chéri, voilà plus d'un mois que tu n'as bu à ta soif.»

La tête d'Alexis se balança du haut en bas.

«Je voudrais ne plus boire, murmura-t-il.

—Pour tomber malade? C'est le gamin, avec son air de condamné à mort, qui te rend sentimental. Bête, les enfants ne comprennent rien à la misère et ne sont jamais malheureux. J'en sais quelque chose, peut-être. Je parie que tu songes encore à mettre les pouces, à écrire à ta sœur que tu lui rends le môme sans condition.

—Oui.

—Ça me fend le cœur de te voir avec ces idées-là. Nous le rendrons, mais pas pour rien; l'heure est passée. Voyons, pas d'attendrissement; serons-nous gentil si notre petite femme nous apporte une goutte?»

Le soudard interrompit sa promenade, et sa langue frappant son palais produisit un glouglou sonore. Lorsqu'il vit Blanchote ajuster ses socques, s'envelopper de son châle et gagner le corridor, un sourire illumina sa face niaise. Il s'assit, bourra sa pipe noire et regarda Gaston, qui approchait la cruche du réchaud.

«Veux-tu donc boire, petit? lui demanda-t-il au bout d'un instant.

—Non, père, je voudrais un peu d'eau pour laver les assiettes, afin de n'être pas grondé demain.

—Est-ce que tu m'aimes un peu?

—Beaucoup, répondit l'enfant, qui vint l'embrasser.

—Et Bouchot, je ne vous vois plus jouer ensemble, êtes-vous donc fâché?

—Non; mais Mme Blanche le déteste, elle lui a défendu d'entrer ici sous prétexte qu'il me donne de mauvais conseils.

—Est-ce donc vrai, petit?

—Non, père; Bouchot ne sait ni mentir ni voler, lui.

—Qui donc ment? qui donc vole?»

Gaston garda le silence.

«Tu n'aimes pas Blanchote, reprit M. de La Taillade au bout d'un instant.

—Non, pas plus qu'elle ne m'aime.

—Elle ne te bat plus, n'est-ce pas? Une taloche par-ci par-là, peut-être; les grandes personnes ont des ennuis, ta tante devait en avoir.

—Ma tante ne m'a jamais battu.

—Et je ne veux pas que Blanchote te batte; sur ce point-là, il faut toujours me dire la vérité.»

Gaston baissa de nouveau la tête, n'osant répondre que la vérité lui avait déjà valu de plus rudes coups que ceux qu'il recevait sans se plaindre. Son père n'était pas toujours là, et, le plus souvent, il rentrait hébété, inapte à comprendre. L'enfant qui le voyait de sang-froid allait peut-être tenter de l'éclairer, lorsque les socques de Blanchote résonnèrent dans le corridor.

«Il fait un temps de voleur, dit-elle en secouant son châle qu'elle étendit sur le pied du lit, on ne tient pas debout, et la rue ressemble à un cimetière, tant elle est déserte.»

Elle reprit haleine et sortit de son cabas un petit fagot de bois blanc, puis une bouteille à demi pleine d'un liquide rougeâtre.

«C'est du mêlé, chéri, continua-t-elle; tu ne le détestes pas, hein?
Tiens, le mioche n'est pas couché; vous avez donc causé?

—Il me racontait que tu n'aimes pas Bouchot.

—Je n'aime pas Bouchot! s'écria Mme de La Taillade, dont la dent saillit, et qui se frotta le visage de ses deux mains; en voilà un conte! C'est-à-dire que je donnerais quelque chose pour le voir tout de suite, cet apprenti gnaf. Si tu le rencontres demain, chéri, et que tu puisses le décider à monter, tu me feras plaisir; il redescendra content, je t'en réponds.

—Tu entends, petit, dit Alexis, dont l'intelligence ne comprit pas l'ironie des paroles de la mégère; tu peux ramener Bouchot.»

Blanchote disposa sur le fourneau le fagotin qu'elle venait de rapporter et l'alluma. Une épaisse fumée remplit aussitôt l'étroite mansarde, un joyeux pétillement se fit entendre, puis une flamme claire brilla. On se garda d'ouvrir la fenêtre; pour les pauvres, la fumée est une partie du feu, elle tient chaud. Le soudard, lui, ne voyait que la bouteille. Il respira avec force lorsque sa femme emplit deux verres, et ce fut d'une main tremblante qu'il porta le sien à ses lèvres. Après avoir bu, il ouvrit deux ou trois fois la bouche comme pour mieux déguster, bourra sa pipe, se croisa les jambes et, renversé sur sa chaise, les yeux à demi clos comme un chat repu, il semblait faire ronron.

Gaston, à force d'industrie, avait réussi à se procurer un peu d'eau; il lavait dans un coin les assiettes et les couverts. Sa tâche terminée, il se rapprocha du fourneau afin de réchauffer ses mains engourdies. Au bout de quelques minutes, il embrassa son père, salua Blanchote, et s'enfouit tout habillé dans un monceau de linge qui se trouvait en face de la porte. Mme de La Taillade, qui bâillait et se plaignait du froid, se coucha à son tour. Alexis resta seul éveillé.

Il fumait, calme, grave, reposé, n'interrompant ses aspirations que pour boire de temps à autre une gorgée du mélange qui, sans valoir le cognac pur, pouvait se tolérer. La tête appuyée contre le mur, il regardait les braises se consumer, passer du rouge vif au rouge pâle, noircir, se ranimer à l'improviste, puis mourir pour ne laisser à la place qu'elles occupaient qu'une cendre blanche et vaporeuse. Ce spectacle semblait le captiver au plus haut degré, car il demeura presque une heure sans bouger.

Au dehors, un silence profond; la neige, qui tombait sans relâche, assourdissait le fracas ordinaire des roues sur les pavés. Tout à coup on entendit un enfant pleurer. Aux sons lointains de cette voix plaintive, Alexis releva la tête, se hâta de rebourrer sa pipe, emplit de nouveau son verre, et son regard, après avoir contemplé les vitres où la froidure dessinait des fleurs étranges, s'arrêta sur la chandelle, dont la mèche démesurée donnait à la flamme une lueur sépulcrale. L'attention du soudard se concentra tout entière sur les excroissances nées de la combustion; on eût dit qu'il s'étonnait de retrouver là le phénomène qu'il venait d'observer sur la braise: une étincelle ranimant pour une seconde un corps éteint. Ces alternatives d'ombre et de clarté, de vie et de mort, paraissaient l'intriguer outre mesure; peut-être en cherchait-il le sens philosophique; peut-être, au fond, se contentait-il de voir sans chercher à comprendre. L'enfant, qui pleurait, se tut; le calme, succédant au bruit, troubla la méditation d'Alexis; il changea de position, moucha la chandelle sans daigner s'humecter les doigts, et son regard se fixa sur le monceau de linge qui servait de couche à Gaston.

Pour le coup, un sentiment humain se peignit sur la face impassible du soudard. Son regard, qui ne brillait d'ordinaire qu'à la vue d'une bouteille pleine, s'adoucit; un sourire effleura ses lèvres, une expression de tendresse illumina ses traits vulgaires et les rendit touchants. Depuis quatre mois qu'il voyait Gaston chaque jour, Alexis, sans savoir pourquoi, s'était pris à l'aimer. Il eût voulu le voir heureux, gai, souriant, tapageur, comme Bouchot, par exemple; mais lorsque l'enfant levait sur lui ses grands yeux bleus si candides, si doux, si pleins de loyauté, le père se sentait tout remué et secouait la tête sans parvenir à s'expliquer son émotion. Blanchote, clairvoyante et jalouse, devinait cette affection qui ne se traduisait guère que par des mots accentués d'une certaine façon, et sa haine pour Gaston, dont la gentillesse aurait dû la désarmer, n'avait peut-être pas d'autre cause.

Peu à peu M. de La Taillade, dont les yeux demeuraient cloués sur le monceau de guenilles qui recouvrait son fils, devint soucieux; il retira sa pipe d'entre ses lèvres, posa son front étroit dans sa large main, et tenta de réfléchir.

Mal conseillé, il avait plongé Gaston dans cette misère qui convenait si peu à ses instincts délicats. Depuis lors, il avait essayé de réparer le mal dont il était cause; mais une fatalité, inexplicable pour lui, réduisait à néant ses meilleures intentions. Pourquoi sa sœur laissait-elle ses lettres sans réponse? Comment une somme de cinquante francs qu'il gardait au fond de son gousset avait-elle disparu? Pourquoi son patron lui retenait-il une partie de son gain? Pourquoi les recrues devenaient-elles rares? Pourquoi Blanchote détestait-elle Gaston? Pourquoi, enfin, l'enfant si doux, si docile, si soumis, montrait-il une répugnance invincible pour sa belle-mère? Toutes ces idées simples ou complexes se débattaient confuses dans la tête d'Alexis. Cette intelligence épaisse, encore alourdie par des excès de boisson, ne savait ni vouloir, ni comprendre, ni agir, et l'étincelle allumée par Gaston dans les profondeurs de cette âme pouvait se comparer à ces éclairs de chaleur qui brillent sans éclairer.

Blanchote, qui depuis son expulsion du Cœur-Enflammé se considérait comme la victime d'Alexis, aurait pu expliquer à son noble époux la cause de plusieurs de ses mécomptes, et répondre à deux ou trois de ses questions. C'est elle qui, par suite d'un arrangement avec le commis principal de l'agence, empochait la moitié des gains de son mari, et en cela on ne pouvait la blâmer. Ne comptant plus guère sur la somme qu'elle avait cru obtenir pour la rançon de Gaston, elle tentait de la réunir par tous les moyens à sa portée. Quant à l'enfant, elle s'obstinait à le garder, par amour-propre d'abord—l'amour-propre joue un rôle dans les mauvaises actions aussi bien que dans les bonnes—puis pour les services qu'il rendait, car elle le stylait aux détails du ménage et le pauvre petit savait maintenant s'acquitter d'une commission. Elle espérait bien se servir de lui tôt ou tard pour ses opérations clandestines, et le façonner peu à peu à ces larcins minimes, plus faciles encore pour les enfants que pour les femmes. Mais jugeant un peu trop vite la conscience des autres sur la sienne, son premier essai faillit lui coûter cher. Gaston, qui sur l'ordre de sa belle-mère avait été ramasser le marteau d'un tailleur de pierre occupé de son déjeuner, fut éclairé par Bouchot. Il menaça d'aviser son père, et Blanchote se résigna à dresser peu à peu l'enfant à ce qu'elle appelait faire son droit, c'est-à-dire voler.

Et le docteur, et Catherine, et Mademoiselle, avaient-ils donc oublié leur enfant d'adoption? Ils songeaient à lui chaque jour, au contraire; chaque jour les deux femmes pleuraient, ne sachant s'il était mort ou vivant. Ce ne fut qu'après un mois et demi de souffrances que Mademoiselle, grâce aux soins dévoués de sa servante et à l'expérience de son vieil ami, entra en convalescence. On lui remit alors une lettre d'Alexis, qui s'excusait et offrait de renvoyer Gaston; mais il était sans ressource. Mademoiselle répondit sur l'heure, et l'espoir de revoir bientôt son neveu hâta le retour de ses forces. Une semaine s'écoula dans une attente fiévreuse; chaque soir, les deux femmes se rendaient au bureau de la diligence pour la voir arriver; en vain, hélas! On reçut une nouvelle lettre plus pressante encore que la première; Mademoiselle porta elle-même sa réponse à la poste; mais, pas plus que les précédentes, cette missive ne devait parvenir à son adresse; le sort, par ces petits moyens qui lui servent à produire de grands effets, conspirait contre le bonheur de Gaston.

Roméo, le sultan entretenu par Mme Bardou devenue concierge de la maison habitée par M. de La Taillade, s'avisa de fouiller dans le cabas de Blanchote, un matin qu'il contenait des côtelettes. Mme de La Taillade, indignée, poursuivit le voleur jusque sur les genoux de sa maîtresse et proféra contre lui les menaces les plus terribles. Bouchot, qui eut la chance de voir l'aventure, ne songeait pas à mal; mais, deux jours plus tard—la semaine était bonne pour lui—il vit le dogue du charcutier étrangler Roméo d'un coup de dent. L'apprenti venait d'entendre frapper injustement Gaston. Il ne trouva rien de mieux que de transporter le cadavre du défunt sur le palier de Blanchote, puis il manœuvra si bien que Mme Bardou accusa son ancienne amie du meurtre de son chat. A dater de ce jour, toute missive à l'adresse des La Taillade fut impitoyablement refusée, et lorsqu'ils déménagèrent, la vindicative concierge déclara au facteur qu'ils étaient partis pour l'étranger. Quant aux lettres qu'écrivait Alexis, il n'oubliait qu'une chose, c'était d'indiquer sa nouvelle adresse. Mais les moyens employés par Bouchot pour venger son ami devaient avoir une conséquence plus cruelle encore et rompre à jamais le fil qui pouvait ramener Gaston à Houdan.

Le docteur ne savait rien refuser à Mademoiselle, et, sur ses instances, il entreprit le voyage de Paris. Désolé des renseignements fournis par Mme Bardou, il se rendit à la préfecture de police. Deux mois auparavant, Alexis, prêt à entreprendre le voyage d'Alsace en compagnie de son patron, avait pris un passe-port, et la préfecture renvoya le docteur de la rue des Arcis à Strasbourg. Après avoir interrogé pour la dixième fois Mme Bardou, qui commençait à répondre de mauvaise grâce, le docteur se retirait désespéré, lorsqu'il rencontra Bouchot à porte de l'allée. L'apprenti marchait vite, il venait précisément de flâner en compagnie de Gaston et prévoyait une toutouille.

«Habites-tu depuis longtemps cette maison, mon petit ami? lui demanda le docteur.

—Oui, mon bourgeois, c'est le pays où j'ai reçu le jour.

—Tu as dû connaître M. de La Taillade?

—M. de La Taillade, répéta malicieusement Bouchot, un petit qui possède une grande femme laide et méchante, avec une dent à l'envers?

—Oui, répondit le docteur.

—Déménagés pour l'étranger, mon magistrat, pour les Amériques Vespuce; demandez plutôt à la mère Bardou.»

Et Bouchot s'élança vers l'escalier.

«Tiens, se dit-il à moitié route, j'aurais dû lui donner l'adresse à ce vieux monsieur; c'est peut-être un mouchard qui vient embêter la vieille.»

Il redescendit deux étages; le docteur remontait déjà la rue Planche-Mibray, songeant à la façon dont il communiquerait à Houdan le triste résultat de son voyage.

Quatre mois s'étaient écoulés, Alexis n'écrivait plus; peut-être eût-il hésité maintenant à livrer Gaston; car de même que Bouchot, mais sans savoir le dire, il sentait qu'il était bon d'être aimé. A l'heure même où il regardait dormir son fils, Mademoiselle et Catherine, assises devant la grande cheminée où Gaston se plaçait autrefois entre elles, causaient de l'absent qui les avait si longtemps charmées par ses gentillesses. Tout à coup elles se taisaient, n'osant se regarder dans la crainte de fondre en larmes. On entendait alors la vieille horloge compter les heures, si longues, hélas! depuis que l'enfant n'était plus là.

VIII

A MINUIT.

Un dimanche, environ dix-huit mois après le serment solennel par lequel Bouchot et Gaston s'étaient liés «à la vie à la mort», les deux amis sortaient bras dessus bras dessous des galeries du Louvre. Ils portaient à peu de chose près le même costume: une blouse brune serrée à la taille par un ceinturon de cuir vernis, un pantalon de coutil trop court, une casquette à visière étroite, un col de chemise rabattu. Leurs brodequins, fabriqués par l'apprenti, ne brillaient pas précisément par l'élégance; mais, pour la solidité, ils l'emportaient sur les meilleurs produits du célèbre Sakoski,—l'auteur du moins l'affirmait. Rien n'eût été plus intéressant pour un observateur que d'examiner ces deux têtes aux types si distincts, qui se penchaient à toute minute l'une vers l'autre pour se communiquer quelque réflexion. Gaston, avec ses traits réguliers, son regard profond, son air calme et réfléchi, ressemblait à un monsieur, comme disait sa belle-mère. Bouchot, au contraire—le nez au vent, les yeux vifs, le geste aussi prompt que la parole,—rappelait par sa pétulance inquiète le gamin hardi, résolu, narquois, dont Toussenel a si bien établi la parenté avec le moineau franc.

Gaston avait beaucoup grandi depuis son départ de Houdan, et, quoique moins âgé que Bouchot, il le dépassait de la hauteur du front. L'apprenti, malgré ses efforts, ne pouvait s'astreindre à imiter l'allure presque grave de son camarade. Il parlait sans discontinuer, à tort et à travers. A la vue de ces types étranges qui abondaient alors dans les rues de la capitale, il se livrait à une série de commentaires qu'il terminait souvent à voix basse ou qu'il interrompait pour obéir à la pression du bras de son ami. Parfois il s'arrêtait court, partait en avant comme un oiseau qui prend sa volée, ébauchait à la hâte le pas de Giselle; puis, avec une gravité affectée, revenait se mettre au pas de Gaston, surpris de ses escapades.

«Décidément, tu es trop sérieux, disait l'apprenti.

—Et toi pas assez.

—Que veux-tu? Mes moyens ne me permettent pas d'empeser mon col. D'ailleurs, nous ne sommes pas des notaires. A propos, tu en as connu des notaires? Ils sont donc bien sérieux, qu'on les cite toujours comme modèle du genre?… Dieu! la bonne vieille avec son chapeau-cabriolet, son écharpe et ses manches à gigot; elle a même des souliers à cothurnes. Quelle touche! hein? On a dû la garder dans une botte, cette brave dame-là. C'est qu'elle a l'air de se croire à la mode, par-dessus le marché… Veillons au salut de l'empire!… C'est la chanson du vieux qui demeure dans ta maison et qui parle toujours d'Austerlitz. J'ai vu chez lui un portrait de sa femme habillée dans ce ton-là. C'est peut-être elle qui est descendue de son cadre, veux-tu que je le lui demande? N'aie pas peur, je dis ça pour rire… Regarde donc ce gros chat qui vient d'entrer en face, chez le marchand de brosses! si Roméo n'était pas mort, on jurerait que c'est lui; faut que je le dise à la mère Bardou, elle maudira ta belle-mère une fois de plus… Enfants, c'est moi qui suis… C'est bon, je me tais; on peut bien oublier… Tiens, un Polonais qui joue de la clarinette! Il n'a donc pas peur de devenir aveugle? Bon! un fort de la halle! quels hommes! On dit qu'ils passent leurs examens en soulevant un sac de farine à bras tendu. C'est moi qui voudrais bien en faire autant, je m'amuserais à porter un cheval… Bravo, il est complet, comme l'Hirondelle, le particulier qui vient de passer à côté de moi. Quels zigzags! Boum! Il a manqué de piquer une tête dans le panier de la marchande d'échaudés. Ils se disputent; allons voir…

—Non, dit Gaston qui désigna l'étalage d'un bouquiniste, regardons les livres.

—C'est un plaisir que nous n'aurons pas longtemps; ce petit vieux-là, je le connais, il est toujours de mauvaise humeur. Je parie qu'avant cinq minutes il sortira de sa niche pour nous prier de filer.

—C'est égal, répondit Gaston, nous aurons vu un peu.

—Je dessinerai sa binette pour la coller sur sa devanture, à ce papetier. Avec ses grosses dents, ses yeux ronds, sou nez court, j'en ferai un dogue qui montrera les crocs devant une boite de livres sur lesquels il lèvera la patte,—pas celle de devant, bien entendu.»

Bouchot ne s'était pas trompé; à peine Gaston eut-il feuilleté deux ou trois volumes, que le bouquiniste accourut furieux. L'enfant rougit, remit dans le casier le livre qu'il tenait à la main et poussa un gros soupir.

«Liberté, ordre public! ouah! ouah! répondit Bouchot aux injures du marchand de livres; nous sommes membres de l'Institut, monsieur et moi… Galopins? Galopin, vous-même, monseigneur.»

Mais, entraîné par Gaston, l'apprenti baissa la voix et fut bientôt distrait par d'autres incidents. Vers cinq heures, il remontait la rue des Arcis et se séparait de son camarade après l'avoir embrassé.

L'amitié des deux enfants, nés sous de si singuliers auspices, était profonde et sincère. Ils souffraient en quelque sorte du même mal dans le milieu où la destinée les obligeait à vivre et qui répugnait à leurs instincts. Bien qu'ils fussent trop jeunes encore pour analyser leurs sentiments, la passion du noble, du beau, du grand les rapprochait pour le moins autant que leur commune misère; aussi passaient-ils ensemble tous les instants dont ils pouvaient disposer. Chaque dimanche, ils se faufilaient dans les musées ou visitaient les églises afin d'entendre les orgues dont la grave harmonie ravissait Gaston. Au commencement de leur liaison, Bouchot, par ses allures, semblait devoir dominer son camarade et le façonner à son image. Mais le jeune La Taillade, grâce à son éducation première et à sa distinction native, réagit au contraire sur son ami. Il lui apprit à modérer les écarts de son esprit gouailleur, à ne plus attirer bruyamment l'attention par ses faits et gestes, à ne plus chanter à haute voix dans les rues. Certes, ce ne fut pas de prime abord que ce résultat fut atteint. De temps à autre, en dépit de ses bonnes résolutions, Bouchot se donnait la joie d'entourer la Marseillaise ou de danser en public le pas de Giselle; mais chaque jour ces démonstrations devenaient de plus en plus rares, et Bouchot le hardi obéissait à Gaston le doux; la fermeté tranquille avait raison de l'audace emportée.

La situation de M. et Mme de La Taillade, loin de s'améliorer, semblait aller de mal en pire. On côtoyait toujours la misère absolue et, plus d'une fois, on se coucha sans souper. Gaston s'accoutumait peu à peu à cette existence qui lui avait d'abord paru si étrange, et il apprit à connaître le prix de l'argent. Il se croyait abandonné par sa tante et considérait comme un rêve tout espoir de retourner à Houdan. Cependant il l'avait toujours présente à l'esprit, la petite maison où sa vie s'écoulait si heureuse. Il comprenait maintenant pourquoi la pauvreté avait arraché des pleurs à Mademoiselle. Il songeait avec tristesse que là-bas aussi le pain manquait peut-être. Que n'eût-il donné pour revoir le bon docteur, pour embrasser Mademoiselle et Catherine! Près d'eux, la misère lui eût été moins dure. C'est eux qu'il eût voulu servir et non cette femme qui le maltraitait si cruellement. Mais, comme Bouchot, il devait demeurer chez son père, souffrir, se résigner, oublier, en attendant que le progrès, auquel travaillait sans doute son parrain, permît aux enfants de rester près de leurs tantes et d'y vivre heureux sans effort.

Ruinée par l'abus des liqueurs fortes, la constitution d'Alexis commençait à s'ébranler, et la décrépitude s'annonçait avant l'heure. Le dos se courbait, les mouvements devenaient gauches; un tremblement de sinistre augure secouait ce corps qui n'éprouvait plus qu'un seul besoin,—besoin incessant, impérieux, inextinguible: boire. Depuis un an, l'exiguïté de ses ressources obligeait le soudard à se gorger d'alcools frelatés. Ainsi que par le passé, son ivresse était calme, silencieuse, inerte, et l'âme, sur ce visage à l'œil morne, ne rayonnait qu'à la vue de Gaston. Oh! l'enfant, Alexis l'aimait autant qu'il pouvait aimer. Il ne parlait plus de s'en séparer, de le reconduire à Houdan, et cependant il voulait le voir heureux. Il croyait ce but atteint lorsqu'il réussissait à détourner la colère de Blanchote, toujours prête à frapper. Le rêve de celle-ci, c'était d'enlever à l'enfant cette protection pourtant si dérisoire, et d'amener l'ivrogne à châtier lui-même son fils.

De son côté, la mégère, désespérant de reconquérir l'indépendance relative qu'elle avait due au Cœur-Enflammé, s'abandonnait peu à peu à la boisson, vice dont elle s'était préservée jusque-là. Les deux époux, après s'être grisés de compagnie, oubliaient souvent de rentrer; alors Gaston grignotait tristement les restes qu'il découvrait dans le galetas, ou partageait le maigre repas d'un voisin. L'enfant avait demandé plus d'une fois qu'on l'envoyât à l'école; mais Blanchote comptait sur l'oisiveté pour le façonner au vol. Elle le surveillait avec une ardeur fiévreuse, prête à l'encourager à sa première faute, et c'était avec intention qu'elle l'abandonnait à lui-même sans ressource et sans pain.

«Il faudra bien qu'il y arrive», disait-elle.

Elle laissa même plusieurs fois de l'argent à la portée de celui qu'elle affamait; elle espérait que, pressé par un long jeûne, Gaston succomberait à la tentation. Vains calculs: la probité de l'enfant n'eut pas même à lutter. Lorsque la faim le pressait, il s'adressait à Bouchot qui, récoltant de légers profits dans ses courses, ouvrit un compte à son ami chez un boulanger.

On ne vit pas impunément dans la misère: elle use le corps, énerve l'âme, la déprave ou l'abrutit. Les vertus, dont la pratique est si facile pour les riches, deviennent pour les pauvres une cause de luttes héroïques, de véritables drames. Combien de gens fortunés se vantant de leur probité—on se vante de cela dans le monde—n'auraient été que de plats coquins s'ils se fussent trouvés placés au bas de l'échelle! Le beau mérite de ne pas voler cent sous lorsqu'on possède cent mille livres de rente! Certes, après dix-huit mois de séjour dans la rue Jean-Pain-Mollet, Gaston n'était plus l'enfant aux gestes gracieux, aux manières distinguées qui ravissaient les commères de Houdan. Peu à peu, le milieu dans lequel il vivait agissait sur lui, et il employait des tournures de phrase qui eussent bien surpris Catherine. Cependant il conservait assez de supériorité pour être remarqué parmi ceux qui l'entouraient, et dans la maison, chez les fournisseurs, dans le quartier, on le désignait assez communément sous le nom de «petit monsieur.» La race qui manquait si complètement chez le père, tant au physique qu'au moral, se retrouvait chez le fils, dont le petit pied surprenait toujours Bouchot, et dont le caractère devait se ressentir à jamais des idées de devoir, de justice et de progrès semées à profusion par le docteur Fontaine.

Si l'apprenti avait beaucoup emprunté à son ami, il possédait une organisation trop complète, une force intérieure trop réelle pour ne pas lui avoir inculqué à son tour, bonnes ou mauvaises, quelques-unes de ses façons d'être. A ce contact, Gaston avait perdu sa timidité féminine. Il ne cherchait jamais dispute à personne; mais, à l'occasion, on trouvait en lui à qui parler. Dans le quartier, les deux amis avaient trop souvent fait leurs preuves pour qu'on se permît de les molester; ce n'était donc que de loin en loin, lorsqu'ils sortaient de leur territoire, que les crocs-en-jambe perfectionnés par Bouchot trouvaient une triomphante application.

La passion de Bouchot pour les arts, pour la peinture en particulier, était une véritable vocation, et son premier soin fut de tenter de la communiquer à son ami. A défaut d'un émule sachant manier le crayon ou le charbon, il trouva dans Gaston une intelligence capable de s'émerveiller, de s'enthousiasmer, de s'attendrir; pour la première fois, le jeune artiste eut cette joie immense de se sentir compris et encouragé. Bien qu'à des titres différents, c'était avec une égale satisfaction que les deux enfants parcouraient les galeries du Louvre, admirant un peu au hasard, mais ne se méprenant pas aux beautés des chefs-d'œuvre devant lesquels ils passaient. Le soir, tandis que son père se consolait au cabaret, l'apprenti accourait chez Gaston. Là, durant des heures entières, avec une patience infatigable, il copiait et recopiait les dessins dont le hasard ou ses économies l'avait rendu possesseur. L'étude réussie, Bouchot corrigeait les essais de son ami, puis entamait le grand pas de Giselle. Vers dix heures, il regagnait son logis, disposé à plaire au père Bouchot en soignant le lendemain une couture ou un raccommodage. Gaston, demeuré seul, cachait les crayons dont la vue irritait Mme de La Taillade, s'asseyait près de la fenêtre et fermait les yeux pour mieux rêver. D'un seul coup, il revoyait la grande plaine qu'il fallait traverser pour se rendre à Maulette, les buissons d'épine-vinette qui bordaient le chemin creux, le revers du fossé où bourdonnaient des frelons et dont Catherine ne voulait pas qu'il s'approchât. Au loin apparaissaient les peupliers groupés autour de la mare, puis le champ de blé, le long duquel il glanait des coquelicots et des bluets. Quel bon soleil, là-bas, quelles senteurs vivifiantes, quel calme, quelle sérénité! Mais le pas de Blanchote résonnait; adieu les rayons et les fleurs, l'ombre venait.

Accoutumé aux injustes colères de Mme de La Taillade, Gaston feignait de rester indifférent aux coups qu'elle lui prodiguait. Lui, si douillet en apparence, il dédaignait de suivre les conseils de Bouchot, de crier pour désarmer la mégère. Sa vengeance consistait à recevoir stoïquement les injures, les accusations, les horions dont elle l'accablait. Pâle, frémissant, indigné, il redressait la tête devant la furie qui se lassait à la fin de frapper. Dès que la marâtre s'éloignait, Gaston, pleurait à chaudes larmes, et se trouvait si malheureux qu'il souhaitait mourir.

Bouchot, qui, jugeant d'après lui-même, croyait que les mauvais traitements, «les toutouilles», faisaient nécessairement partie de l'éducation, ne réussissait pas toujours à consoler son ami; il ne savait pas, par expérience, comme Gaston, que s'il est des enfers il existe aussi des paradis. A la suite de ces scènes, la haine, la colère, la vengeance se disputaient le cœur de la pauvre victime. Chose étrange! la vue de son père, même aviné, suffisait pour rendre à son esprit un peu de tranquillité. Il y avait tant de bonté, tant de douceur dans le regard dont Alexis enveloppait son fils, que celui-ci l'embrassait attendri et se promettait de patienter encore. Spectacle fait pour émouvoir; l'enfant, par instinct, avait pitié de l'homme.

Après s'être séparé de son ami, Gaston avait gravi les cinq étages qui conduisaient à la mansarde. La misérable chambre, outre le grand lit, le fourneau et quatre ou cinq chaises boiteuses, ne contenait guère que les objets disparates récoltés par Mme de La Taillade dans ses promenades lucratives. L'enfant trouva la porte close, redescendit avec lenteur, et s'assit pour attendre sur la première marche de l'escalier. De temps à autre, il parcourait la cour étroite, obscure, infecte, qui servait de laboratoire à un maître corroyeur. Lorsque la nuit vint, il gagna le seuil de l'allée.

«On m'a oublié», pensa-t-il.

Il se sentait incommodé par la faim, et poussa un gros soupir. Après une nouvelle heure d'attente, il s'établit de son mieux à l'un des coins de la porte afin d'essayer de dormir. Tout à coup il vit paraître sa belle-mère… elle titubait.

«Te voilà, bandit! s'écria-t-elle, pourquoi n'es-tu pas rentré dîner?

—Je suis ici depuis cinq heures, répondit Gaston.

—Tu mens; nous avons mangé à six, ton père et moi.

—Pas ici, alors.

—Où donc, s'il vous plaît? chez Deffieux, peut-être? Mais tu n'étais pas pressé de revenir, tu avais de quoi te régaler.»

Gaston, qui était presque à jeun, secoua la tête avec tristesse. En ce moment, la fillette, qui avait voulu le ramener et le consoler lors de l'aventure de la bouteille, descendait l'escalier, tenant à la main une chandelle allumée.

Elle s'arrêta craintive, ses grands yeux fixés sur Blanchote.

«Où sont les dix sous que j'avais laissés sur la table? demanda la mégère à Gaston.

—Ils sont où vous les avez mis.

—Tu les a chippés, selon ta coutume, voleur!»

Gaston releva la tête; son regard rencontra celui de la petite fille; il rougit et répliqua, les dents serrées:

«Vous mentez!»

Blanchote tenait son cabas; elle en souffleta l'enfant, qui fut presque renversé. Il se redressait à peine qu'il reçut un second choc. Le cabas renfermait un objet pesant, Gaston roula sur le sol.

Aux cris poussés par la petite fille, une voisine ouvrit sa porte.

«Qu'y a-t-il donc, Alice? Es-tu tombée?

—C'est rien, m'ame Poinsot, faites pas attention; je corrige le fils à La Taillade qui m'a volé dix sous; comprenez-vous ça! le gueux croit, sans doute, que l'argent ne coûte que la peine de le prendre.»

Blanchote s'avançait de nouveau vers l'enfant; mais Alice eut la présence d'esprit de souffler la lumière. La mégère traita la petite fille de maladroite, l'accabla d'injures, et s'éloigna chancelante pour retourner chez Pauquet. A peine Alice l'eut-elle vue disparaître, qu'elle chercha Gaston dans l'ombre.

«Relève-toi, lui dit-elle à voix basse, elle est partie.»

L'enfant, toujours étendu sur le sol, ne répondit pas.

«Gaston!» s'écria la petite fille avec crainte.

Elle s'agenouilla, sentit la tête inerte de son petit ami, la souleva et l'appuya contre la sienne, tandis que des larmes inondaient son visage.

«Vous mentez!» répéta soudain l'enfant d'une voix faible.

Puis il dit, comme effrayé:

«Où suis-je donc?

—Près de moi, répondit Alice; relève-toi, ta belle-mère est loin.

—Je n'ai pas volé! s'écria-t-il avec énergie.

—Je le sais bien, va. Viens chez nous.»

Gaston se releva, encore étourdi. Alice courut rallumer sa chandelle chez le corroyeur.

«Tu saignes», lui dit un ouvrier.

Alice porta la main à sa joue et pâlit en voyant du sang sur ses doigts. Elle revint près de Gaston qui, blessé au front, s'était rassis et sanglotait. La petite l'entraîna vers la pompe, lui baigna le visage, cherchant à le consoler. Bientôt rappelée par la voix de sa mère, elle remonta précipitamment l'escalier. Gaston refusa de la suivre et regagna le seuil de l'allée, la tête pleine de sombres résolutions.

Tout à coup il vit arriver Bouchot. L'apprenti, sans mot dire, se jeta dans les bras de son ami. Lui aussi sanglotait.

«Qu'as-tu donc? répétait Gaston qui sentait ses larmes déborder de nouveau; ton père t'a-t-il frappé?»

Bouchot, suffoqué, fut quelque temps sans répondre.

«Mon père s'est remarié, murmura-t-il enfin.

—Avec qui?

—Est-ce que je sais? Avec une femme, une grosse que je n'ai jamais vue. Elle a voulu que je l'appelle maman, comme ça, à la minute; je n'ai pas pu, moi! Est-ce que je la connais? Le père Bouchot s'est fâché; il m'a battu, puis chassé. Ma mine la faisait rire, elle. Ah! tiens, j'en ai assez, moi, de trimer; j'aime mieux mourir tout de suite.

—Moi aussi, répondit Gaston, qui raconta à son tour sa triste aventure.

—Ah! toi, ce n'est rien, comparativement, répliqua Bouchot, dont les sanglots coupaient à chaque instant la voix; tu es libre une partie de la journée, tu pourrais dessiner; tu lis, tu vas où tu veux. Moi, je travaille; le pain que je mange, je le gagne. Si on croit que c'est amusant de faire des trous dans le cuir pour y passer du fil ou pour y planter des clous! Je n'en pouvais déjà plus, des coups, toujours des coups! On en rit bien un peu; mais à la longue, on se dégoûte. Aujourd'hui, c'est fini. Songe donc, ma pauvre mère, voir sa place prise par une autre, une je ne sais quoi, qui voudra me commander, me battre! Tout à l'heure, j'aurais voulu que mon père m'atteignît à la tempe, car on dit que ça tue.»

Et le pauvre apprenti pleura plus fort.

Un quart d'heure plus tard, les yeux gonflés, la tête lourde, les deux enfants débouchaient dans la rue Planche-Mibray. Ils s'arrêtèrent un instant devant le cabaret de Pauquet; Blanchote, le père Bouchot, sa maîtresse et Alexis fraternisaient joyeusement, le verre en main. Les petits abandonnés s'enfuirent jusqu'au quai de la Mégisserie, déjà désert. Ils descendirent sur la berge de la Seine, côtoyant d'énormes tas de sable dans lesquels leurs pieds enfonçaient. Gaston franchit le premier la passerelle d'un bateau; les deux amis se blottirent sur la poupe. Au-dessous d'eux l'onde invisible tourbillonnait, clapotait avec un petit bruit sec qui se répétait à temps égaux comme celui d'un balancier. Trois ou quatre lumières, tombant d'en haut, traçaient des sillons lumineux sur la surface obscure du fleuve. Le ciel était gris, la nuit sombre, la température douce. Gaston s'assit, le dos appuyé contre un rouleau de cordes, Bouchot se plaça près de lui, et la main dans la main, mornes, silencieux, ils écoutèrent le murmure des flots, dont les ondulations balançaient, comme un immense berceau, la barque qui les portait.

«A minuit, n'est-ce pas? dit Bouchot, qui désigna le fleuve.

—A minuit», répondit Gaston.

Ils se turent de nouveau, se pressant plus fort l'un contre l'autre, ainsi que des oiseaux frileux au fond d'un nid mal abrité. Ils semblaient calmes, tranquilles, résolus. Leur esprit flottait du passé à l'avenir, de la terre au ciel, du connu à l'inconnu. L'apprenti, avec son imagination d'artiste qui voyait tout en relief, évoqua l'idée de la Morgue. Ce lieu sinistre, où sa curiosité l'attirait souvent, lui apparut dans sa sombre réalité. Il se vit étendu sur les dalles de marbre noir au chevet de cuivre poli, côte à côte avec Gaston, tous deux pâles, immobiles, raides, glacés, les yeux clos. On se pressait pour les voir, et les femmes répétaient: «Pauvres petits!» Bouchot secoua la tête pour chasser ce tableau lugubre et se mit à songer à sa mère. Il se rappela l'époque où elle le conduisait à l'église, où elle lui parlait de la Vierge, de Dieu, du paradis. Comment avait-il oublié toutes ces choses!—le paradis surtout, où les enfants deviennent des anges aux ailes d'azur, comme dans les toiles des maîtres espagnols ou italiens! Peu à peu, il lui sembla qu'un voile se déchirait, qu'une lumière éblouissante l'enveloppait et qu'il volait dans l'espace parmi les étoiles enflammées.

Gaston, de son côté, revenait à son rêve habituel: Houdan. Il songeait aussi à son père, qui ne comprendrait rien à cette catastrophe et qui pleurerait. Las de cette vie d'épreuves sans cesse renouvelées, l'enfant, comme un voyageur perdu, promenait autour de lui des regards avides, et ne découvrait qu'une seule issue, un seul refuge assuré, la mort. A cette heure suprême, il ne formait qu'un vœu, c'est qu'on transportât son corps dans le cimetière de la ville où il était né, près de la dalle blanche sous laquelle reposait cette mère qu'il n'avait pas connue et dont Catherine parlait comme d'une sainte. O Catherine! Mademoiselle, le docteur, la vieille tour, la grande cheminée, la girouette et le tic-tac de l'horloge que le ressac des flots imitait si bien, si bien, que, fermant les yeux, Gaston crut n'avoir jamais quitté ni ses amis ni la petite maison de la grand'rue.

L'ombre s'épaississait, les lumières semblaient pâlir, les bruits devenaient plus rares, plus retentissants. Bientôt on n'entendit plus qu'une vague rumeur, le clapotement de l'eau et le craquement monotone des barques.

Soudain l'horloge de l'hôtel de ville tinta. Dès le second coup, comme éveillées par un signal, les cloches de Notre-Dame et de Saint-Merri retentirent. Puis vinrent celles de Saint-Gervais, de Saint-Eustache, de Saint-Germain-l'Auxerrois; puis d'autres plus lointaines, enfin d'autres encore. Les sons multipliés vibraient dans toutes les directions, tantôt clairs, brefs, allègres, sonores; tantôt sourds, plaintifs, mélancoliques ou confus. Douze fois chacun des lourds marteaux retomba sur la coque de bronze qui prête sa voix à l'heure, et répéta minuit.

Les deux enfants, pressés l'un contre l'autre, ne tressaillirent même pas. Épuisés par leurs larmes et par leurs émotions, ils s'étaient endormis sous le regard de Dieu, qui leur montrait son ciel à l'heure où devait sonner leur glas.

IX

LA DINETTE.

Une des preuves de l'imperfection de notre nature, c'est que nous ne pouvons être longtemps ni complètement heureux ni complètement malheureux. Il est une mesure à nos peines aussi bien qu'à nos plaisirs; mais la Providence se montre si avare de ces derniers, que la divinité suprême du sauvage est toujours un Croquemitaine auquel on ne peut plaire que par de sanglantes hécatombes. Tout se dévore, tout se combat dans la nature, depuis l'infusoire, qui a son tigre, jusqu'à l'homme, dont la raison supérieure éclate dans les batailles rangées. Combien de siècles a-t-il fallu pour nous amener à la conception d'un Dieu clément, pour nous guérir de l'envie de sacrifier et même de manger nos ennemis? Et encore, ce dernier progrès n'est peut-être qu'une question de cuisine; grâce à la science, nous savons que l'homme n'est ni tendre, ni délicat, ni bon; au physique, bien entendu, car au moral, chacun se considère comme à peu près parfait et ne voit guère les défauts de l'humanité que dans la personne de son voisin.

Au milieu de leur misère, Gaston et Bouchot avaient parfois de ces éclaircies qui font croire que le bonheur n'est pas un vain mot. Rien n'égalait leur joie lorsqu'ils pouvaient passer une heure ou deux ensemble, se communiquer leurs déboires ou leurs chagrins. Ils atteignaient cet âge où l'on commence à se tourner vers l'avenir, où bientôt on va croire l'univers fait pour soi. Ce n'était pas une mélancolie maladive que celle de Gaston. Pour que l'enfant s'épanouît de nouveau, il n'avait besoin que de retrouver les soins dont son enfance avait été entourée. Cependant, à la longue, les ressorts si bien trempés de ces deux jeunes esprits pouvaient fléchir, s'user, se rompre. Dans nos sociétés mal équilibrées, combien naissent et meurent à qui l'instruction n'a pas révélé qu'ils avaient «quelque chose là!» Nous sommes civilisés, disons-nous, et le premier de nos ministres n'est pas celui de l'instruction publique; nous donnons à la guerre, à l'art de tuer beaucoup d'hommes à la fois, les deux tiers de nos revenus! Mais alors pourquoi vanter notre civilisation? Ah! c'est vrai, nous ne mangeons plus nos prisonniers!

Bouchot s'éveilla brusquement, au bruit des imprécations d'un batelier; puis Gaston ouvrit les yeux à son tour. Les deux amis se regardèrent en silence, aussi surpris l'un que l'autre de se retrouver vivants.

«Il fait froid», dit l'apprenti, qui s'élança vers la berge.

Cinq heures sonnaient, les toits bleuâtres se découpaient avec vigueur sur le ciel qui se teignait de rose, une rumeur confuse, croissante, emplissait déjà la cité. De longues files de charrettes remontaient le quai, les maraîchers s'interpellaient, les chiens aboyaient. Une bande d'hirondelles, poussant des cris multipliés, tournoyait autour de la Renommée qui couronne la fontaine du Châtelet. Soudain les bruyants oiseaux se dispersèrent dans vingt directions, semant l'air des gracieux arcs dessinés par leurs ailes.

«Ah! s'écria Bouchot qui prit Gaston dans ses bras, que nous est-il donc arrivé?

—Nous nous sommes endormis.

—C'est, ma foi, vrai. J'ai même rêvé que j'avais des ailes. Un peu plus, je me cognais contre le soleil, faute d'expérience. Attends donc; il y avait un chat, dans mon rêve; il faudra que je prie la mère Bardou de consulter sa Clef des songes… un rude livre, celui-là, pour toi qui les aimes.

—J'ai rêvé aussi, dit Gaston; nous nous rendions à Houdan, et je voyais
Catherine venir au-devant de nous.»

Bouchot avait passé son bras autour du cou de son ami et l'entraînait doucement loin du fleuve.

«Pourquoi n'irions-nous pas dans ton pays? reprit-il. Je n'ai plus envie de me noyer, moi. Hier au soir, je ne dis pas, c'était convenu. Mais à présent, je trouve ça bête, d'aller mettre si peu de viande dans tant de bouillon.

—Nous n'aurions plus à souffrir, murmura Gaston.

—Hum! on ne sait pas, vois-tu. Le père Faruc a beau dire, l'enfer, c'est peut-être vrai. Se jeter à l'eau pour se réveiller sur un gril, en face d'un grand diable qui vous retourne avec une fourche, comme une côtelette!… Allons plutôt à Houdan.

—Il nous faudrait de l'argent.»

Bouchot se tira les oreilles avec énergie.

«Je le connais, ce refrain-là, dit-il. Pour boire, de l'argent; pour manger, de l'argent; pour aller à Houdan, de l'argent. Pas une seule chose qu'on puisse se procurer sans argent!… Si, ma foi, les toutouilles.»

Tout en causant, les deux amis s'engageaient dans la rue Planche-Mibray.

«Voyons, quelle somme nous faudrait-il? demanda résolument Bouchot qui s'arrêta.

—Pour aller à pied?

—Parbleu!

—Au moins quarante sous.»

L'énormité de la somme donna lieu à de longs débats; on calcula les dépenses probables, et, d'économie en économie, on arriva à se contenter de trente-cinq sous. La détermination bien arrêtée de se rendre à Houdan effaça toute idée de suicide de l'esprit des deux enfants. Ils se promirent de supporter avec patience les mauvais traitements, certains désormais que leurs souffrances auraient une fin. De longs mois s'écouleraient peut-être avant que les pourboires de l'apprenti, soigneusement mis en réserve, constituassent le capital jugé nécessaire pour l'entreprise. Qu'importe! le ciel n'était plus morne, maintenant; l'espoir l'éclairait. Bouchot s'anima si bien, qu'il exécuta le pas de Giselle. Il se voyait déjà sur la grand'route, chaussé de souliers renforcés de clous pour la circonstance.

«Le côté ennuyeux, dit-il en interrompant sa danse, c'est que je vais inaugurer ce beau projet par une toutouille. Pas moyen de l'éviter, celle-là. Allons, adieu; je préfère me la payer tout de suite; j'aime les affaires bâclées.»

Il embrassa Gaston qui, moins résolu, ne gravit l'escalier qu'avec lenteur.

«C'est toi, petit, lui dit une voix rude au moment où il atteignait le palier du second étage; es-tu bien pressé?

—Non, monsieur Faruc.

—Alors tu vas aller me chercher mon pain et mon lait.»

Heureux de l'occasion que lui fournissait le hasard de retarder l'instant où il se trouverait en face de sa belle-mère, Gaston s'empressa de redescendre. A peine hors de l'allée, il vit apparaître son père et Blanchote. Le soudard se redressa, remonta son sac avec mollesse et pressa plus fort le bras de sa compagne qu'il soutenait.

«Où vas-tu, mon luron? demanda-t-il.

—Faire une commission pour M. Faruc.

—Bon; un brave homme, celui-là.

—Une vieille canaille», bégaya Blanchote.

Alexis l'entraîna, et le triste couple disparut dans la sombre allée. Gaston comprit qu'on ne s'apercevrait pas qu'il avait découché, ce qui le soulagea d'un grand poids. Au coin de la rue des Arcis, il vit le père de Bouchot qui, appuyé contre une borne, se parlait à mi-voix avec force gestes. Le cordonnier reconnut l'ami de son fils.

«Gaston, cria-t-il, écoute un peu.»

Il se raidit, puis se pencha tout à coup vers l'enfant;

«Sais-tu où je demeure? lui demanda-t-il d'un air confidentiel.

—Oui, répondit Gaston surpris.

—La farce est bonne», continua l'ivrogne, qui se mit à rire aux éclats.

Soudain il reprit son sérieux, considéra Gaston avec fixité, passa plusieurs fois sa main sur son front et commença à pleurer.

«Tu sais où je demeure, s'écria-t-il enfin entre deux hoquets, et je ne le sais plus, moi! je n'ai plus d'asile!… C'est la faute de ton père, reprit-il avec énergie, il a bu ma maison!…»

Bouchot survint.

«La femme ronfle, murmura-t-il à l'oreille de Gaston, la toutouille sera pour ce soir.»

Le brave enfant, aidé par son ami, essaya d'entraîner son père. On allait à droite, à gauche, en arrière, en avant; parfois le cordonnier s'arrêtait court, prêt à choir sur ses guides.

«Voulez-vous marcher droit, mes drôles, et ne pas me tirailler de cette façon? Toi, Bouchot, je te rosserai en rentrant pour t'apprendre le respect… C'est égal, ce gredin de La Taillade, plus il boit, plus il est solide… C'est comme moi, du reste.

—Il prétend, répliqua Bouchot, qui fit une légère grimace à l'adresse de Gaston, que vous ne pourrez pas monter l'escalier tout seul.»

Le cordonnier recula pour assurer son équilibre.

«Veux-tu parier un litre à douze et une salade d'œufs durs que je monte sur la colonne Vendôme?… Tu n'oses pas, feignant!

—Si; mais…

—Allons-y.»

L'ivrogne fit un demi-tour; ce n'était pas l'affaire de l'apprenti.

«Inutile de nous déranger, dit-il, la colonne Vendôme vient de tomber.»

Le père Bouchot regarda son fils avec stupéfaction. Par bonheur, un voisin qui se rendait à son travail prêta main-forte aux deux amis. Un quart d'heure plus tard, le cordonnier reposait sur le carreau de la pièce qui lui servait à la fois de salle à manger, d'atelier et de salon. Dans la chambre contiguë ronflait la nouvelle hôtesse. Bouchot se mit à l'ouvrage.

«C'est drôle, pensait-il, on dit que les parents veillent sur leurs enfants… Je suis donc mes parents, moi? Bah, ça vaut encore mieux que d'être mort.»

Et, sans interrompre son travail, l'apprenti songea, qu'à la fin de l'été il serait à Houdan, cette ville que Gaston représentait comme peuplée de tantes, de docteurs, de bonnes et de gens heureux.

Rassuré par l'intervention du voisin, Gaston s'était hâté de regagner la maison de la rue Jean-Pain-Mollet.

«Ah! ah! s'écria le père Faruc, qui se tenait sur le palier, je commençais à te croire envolé avec mes trois sous. Ne rougis pas, garçon, je plaisante. Ton père et ta mère ont donc découché, que je viens de les voir rentrer? Veux-tu faire bouillir mon lait?»

Gaston s'agenouilla près d'un fourneau portatif, tandis que le vieillard se rasait.

Le père Faruc, qui prenait le titre d'homme d'affaires, était un huissier sans autre mandat que son astuce. Il se chargeait, moyennant soixante-quinze pour cent de bénéfice, de recouvrer ces créances véreuses dont les petits boutiquiers ont toujours de pleins tiroirs. Doux, rogue, poli, grossier, patient, mielleux ou insolent, selon l'occasion, ce Protée gagnait trois ou quatre cents francs par mois, tant il savait se servir à propos de la menace, de la douceur, de son âge ou de sa mise.

Il passait pour appartenir à la police, et, bien qu'il n'en fût rien, il ne combattait qu'à demi cette croyance qui le protégeait à de certaines heures. Le père Faruc, lorsqu'il pénétrait chez un créancier, ressortait rarement les mains vides. Comment refuser un à-compte à un homme qui offrait sa protection pour la recherche d'un emploi plus lucratif que celui qu'on possédait; à ce créancier qui, selon l'étage, se disait cousin d'un juge, d'un commissaire, ou d'un sergent de ville, et parlait à mi-voix des terribles conséquences de l'intervention de ces personnages? Comment s'exposer à voir reparaître chaque matin ce vieillard dont le verbe haut mettait la maison entière dans la confidence d'une de ces dettes dont on rougit le plus, une dette contractée pour chasser la faim? Comment congédier cet être devenu soudain asthmatique, et qu'une toux opiniâtre semblait prête à étouffer? Quelle connaissance du cœur humain chez ce recors à la tenue simple, propre, coquette, eu égard au milieu dans lequel il vivait?

Le père Faruc, qui frisait la soixantaine, devait être un ancien beau. Il emprisonnait son corps dans un de ces habits bleus sous lesquels nous revoyons tous notre aïeul, et ses jambes dans un pantalon à pont maintenu par les classiques bretelles en tapisserie. Des souliers découverts, à boucles d'argent, montraient un pied menu et des bas bleus chinés. Autour de son cou s'enroulait une cravate de foulard nouée avec une négligence étudiée. Cet ensemble était surmonté d'une tête ronde, à demi chauve, au regard clignotant, aux paupières rouges et sans cils, au nez proéminent. La bouche large, sensuelle, était encore bien garnie; mais le teint vineux, couperosé, dartreux du vieillard contrastait avec sa mise si nette.

«C'est l'homme le mieux chaussé du quartier, disait Bouchot, mais quelle tête! Avec des cornes, on en ferait celle d'un satyre.»

En réalité, le satyre existait sans les cornes. La vue d'une jeune femme suffisait pour incendier les prunelles fauves de l'homme d'affaires, dont les narines se dilataient alors outre mesure, et qui caressait avec complaisance son menton toujours frais rasé.

Les vices, pas plus que les qualités, ne passent longtemps inaperçus, aux yeux clairvoyants du peuple, et un sobriquet amical, flétrissant ou malicieux, vient presque toujours remplacer le nom propre de celui qui, à un titre quelconque, mérite qu'on s'occupe de lui. Les dettes que le père Faruc se chargeait le plus volontiers de recouvrer étaient celles contractées par de jeunes ouvrières, et Dieu sait de quels à-compte le vieux loup se contentait. Le sobriquet qu'on lui avait donné n'est pas de nature à pouvoir être rapporté; mais, dans un autre ordre d'idées, il valait celui de la Chipparde, par lequel on désignait généralement Blanchote.

Après avoir dégusté sa tasse de café, sans songer à convier son petit commissionnaire, le vieillard bourra son portefeuille de factures, brossa son chapeau à larges bords, et sortit pour commencer sa tournée ordinaire.

«Lorsque tu seras plus grand, disait-il à Gaston tout en fermant sa porte, je t'apprendrai mon métier.

—Vous lui mettrez donc un cœur de bois dans la poitrine, s'écria un jeune ouvrier chargé d'une salade, d'un morceau de jambon et d'une bouteille de vin.

—Toujours farceur, ce Péruchon!

—Pas assez, par malheur, pour faire rire tous ceux que vous faites pleurer.

—Tu t'occupes trop du prochain, mon garçon, ça te rendra malade.

—A ce compte-là, vous devriez être mort, répliqua Péruchon. Je ne suis pas méchant, continua l'ouvrier qui disparaissait dans l'escalier,—et il disait vrai—mais je donnerais volontiers une heure de travail par semaine pour voir flanquer à ce grippe-sou une série de tripotées. Holà, Gaston, où vas-tu?

—Voir si mon père a besoin de moi.

—Bon, prends garde que ce ne soit ta belle-mère qui ait besoin de tambouriner quelque chose. Est-ce que tu as faim, que tu regardes mon jambon de l'air que prend le père Faruc devant un cotillon?

—Oui, répondit Gaston qui rougit.

—Ah! tu as faim et tu attends que je t'invite! c'est mal. Je ne suis pas méchant, ajouta Péruchon, mais je voudrais que la belle-mère de ce gamin-là reçût un poing fermé sur l'œil de temps à autre; ce serait, je crois, la seule chose qu'elle n'aurait pas volé.»

Péruchon, moraliste et ouvrier ébéniste, était un beau garçon de vingt-trois ans, assez habile dans son état pour gagner facilement cinq ou six francs par jour. Il n'avait qu'un défaut, trop commun chez l'ouvrier parisien, celui de se laisser débaucher par ses camarades et de perdre quelquefois une semaine entière à bambocher. Péruchon était le fils d'une pauvre servante qui, trompée et abandonnée, avait lutté contre la misère pour élever son enfant. La vaillante femme, ne reculant devant aucun métier pour se créer des ressources, se fit porteuse de pain, envoya le petit à l'école aussitôt qu'il fut en âge, le plaça ensuite chez un ébéniste, et, durant quinze ans, pourvut à tous ses besoins. Doué d'un cœur d'or, le jeune garçon répondit par une application soutenue aux rudes sacrifices exigés par son enfance et devint un excellent ouvrier. Après avoir tiré à la conscription, il exigea que sa mère renonçât à son rude métier. La brave femme, fière de son fils, ne formait plus qu'un vœu, celui de le voir se marier, lorsqu'une fièvre pernicieuse l'emporta.

Péruchon, fatigué par un mois de veilles et fou de douleur, tomba malade à son tour. Il fut soigné avec un dévouement fraternel par une jeune ouvrière qui vivait dans les combles et élevait un petit enfant. L'ébéniste devint amoureux de sa garde-malade et lui proposa de l'épouser. La pauvre fille croyait encore à l'amour de celui qui l'avait séduite, elle refusa. A dater de ce jour, l'ouvrier dont la vie avait toujours été exemplaire fut moins assidu au travail, et il était à craindre que, comme le père de Bouchot, il ne contractât l'habitude de boire en cherchant à se consoler.

Péruchon, franc, jovial, un peu simple, était devenu depuis deux mois, malgré la différence d'âge le grand ami de Gaston et de l'apprenti.

«Tu as manqué ta vocation, disait-il à ce dernier, qui lui dessinait parfois des modèles de meubles, tu es né pour être ébéniste.»

L'ouvrier possédait une petite bibliothèque, et Gaston passait les instants dont il pouvait disposer à lire Molière, Racine, Corneille, l'Histoire de Charles XII et le Siècle de Louis XIV. Lorsque Péruchon s'absentait, il déposait sa clef dans un coin connu de son jeune ami, et l'enfant lisait et relisait la trentaine de volumes qui, sauf un petit nombre, dont la portée par bonheur lui échappait, exerçaient sur son esprit une salutaire influence. Cette passion pour la lecture contribuait à sauver Gaston des inspirations de l'oisiveté, et ses actions devaient se ressentir à jamais des nobles sentiments qu'il puisait dans les œuvres des vrais maîtres de l'art d'écrire.

Après un copieux déjeuner auquel les convives firent honneur, Péruchon, qui travaillait chez lui, partit pour reporter son ouvrage. Gaston remonta chez son père. Le soudard et Blanchote dormaient. L'enfant redescendait lorsqu'une femme, vêtue d'une misérable robe, coiffée d'un mouchoir, les yeux rouges, les traits pâles et fatigués, apparut sur sa porte entre-bâillée.

«Je te guettais, mon petit Gaston, dit-elle à mi-voix, j'ai une longue course à faire, veux-tu me rendre le service de rester avec les enfants?

—Oui, madame Hubert.»

Gaston pénétra dans une vaste pièce aussi pauvrement meublée que sa propre demeure. Son entrée fut saluée par cinq petites voix dont les propriétaires, à peine vêtus, vinrent se cramponner à ses habits. Mme Hubert acheva de nouer un paquet de hardes et jeta sur ses épaules un châle déteint.

«Vous serez sages, mes petits anges, vous obéirez à Gaston?

—Oui, répondirent à la fois les gamins, dont le plus âgé pouvait avoir sept ans; mais tu nous apporteras du pain?»

Mme Hubert essuya une larme avant de se tourner vers Gaston.

«Tu ne les laisseras pas seuls, n'est-ce pas? lui dit-elle d'une voix suppliante; je vais me hâter.»

A peine fut-elle dehors, que Gaston s'établit sur une chaise.

«Voyons, allez-vous me faire enrager comme l'autre jour? demanda-t-il en souriant.

—Non, répondirent les petits, qui paraissaient soucieux.

—A quoi voulez-vous jouer?

—Raconte l'histoire de Barbe-Bleue.

—Celle du Petit-Poucet.

—Dessine-moi des bonshommes.

—Jouons plutôt à la dînette», dit une petite fille de cinq ans, aux cheveux bouclés.

Tous les yeux s'agrandirent à cette proposition.

«Oui, jouons à la dînette, répétèrent les enfants avec timidité.

—Avez-vous gardé quelque chose de votre déjeuner?

—Nous n'avons pas déjeuné, reprit la petite; c'est pour ça que je veux jouer à la cuisine, tu mettras du pain, toi.»

Gaston sentit son cœur se gonfler; sans la rencontre de Péruchon, lui aussi eût été à jeun.

«Nous avons très-faim depuis hier, continua l'enfant, qui parla à voix basse, nous ne le disons pas à maman parce qu'elle se met à pleurer.

—Attendez-moi, dit Gaston, et surtout ne bougez pas.»

Il courut chez son père, fureta dans tous les coins, et ne put découvrir le moindre morceau de pain. Sur la table, entre la pipe d'Alexis et le cabas de Blanchote, reluisaient quelques pièces de monnaie. Gaston compta la somme des yeux et avança la main. Il crut voir remuer sa belle-mère et s'éloigna sans bruit.

«Ah! s'écria-t-il, mon parrain a raison, le monde est mal fait.»

Il descendit quatre à quatre chez Péruchon; l'ouvrier n'était pas rentré, et, par hasard, il avait emporté sa clef. Gaston remonta désespéré; il trouva les enfants assis en rond, la faim les tenait tranquilles. D'un coup d'œil ils virent que leur ami revenait les mains vides; le plus jeune se mit à pleurer,—il voulait du pain. Gaston achevait à peine de le consoler, que la petite fille fondit en larmes. On eût dit que ses frères n'attendaient que ce signal: un vacarme affreux résonna dans la misérable chambre, et ce fut en pleurant lui-même que Gaston supplia les enfants de patienter.

Au moment où les pleurs et les cris redoublaient d'intensité, un coup de pied ébranla la porte.

«Voilà Croquemitaine qui passe», dit une voix du dehors.

Les enfants se turent et se pressèrent contre leur gardien.

«Le premier qui chante, je le fourre dans mon sac, continua la voix.

—Bouchot! s'écria Gaston, qui courut vers le palier.

—Comment, c'est toi qui leur donnes des leçons? dit l'apprenti stupéfait.

—Les malheureux ont faim, répondit Gaston, qui pressa le bras de son ami.

—Ils ont faim! Ah, les pauvres mômes!

—Tu vas nous donner du pain, toi, Bouchot, s'écrièrent les enfants, qui saisirent le tablier de l'apprenti.

—Ils vont me faire pleurer, ces moucherons-là, parole d'honneur!
Lâchez-moi, gredins, ou je cogne.»

Les doigts cramponnés au tablier s'ouvrirent, et les enfants, surpris du ton de Bouchot, reculèrent avec effroi. D'un bond l'apprenti gagna l'escalier, rappelé en vain par son ami. Ce départ fut pour les petits une nouvelle cause de désespoir; ils recommencèrent à pleurer, mais cette fois en silence. Tout à coup Bouchot reparut, il tenait son tablier relevé par les deux coins. Il s'avança jusqu'au milieu de la chambre en exécutant le pas de Giselle et découvrit à l'improviste un pain rond et une tranche de fromage d'Italie. En moins d'une minute, chaque gamin fut armé d'une tartine que l'apprenti délivrait, après s'être fait embrasser sur les deux joues et dire: Merci.

«Comment as-tu fait pour te procurer ces provisions? dit enfin Gaston.

—Ah! voilà! Il y a des choses cocasses dans la vie. Par exemple, si nous étions morts hier, ces mioches-là pleureraient encore au lieu de lécher le dessus d'une tartine. Figure-toi que mon père s'est éveillé avec l'idée que Mme Fritz attendait après ses bottines, et me voilà en route. Une brave femme, Mme Fritz! elle s'est souvenue qu'elle me devait un arriéré de pourboires. Elle fouille dans sa bourse, je tends la patte, v'lan, dix sous! Je n'ai fait qu'un saut pour te les apporter, je ne me doutais guère que tu élevais des moutards et que mon pourboire décamperait si vite.»

Les enfants se groupaient de nouveau autour des deux amis en montrant le reste du pain.

«Ont-ils faim, ces gueux-là! s'écria l'apprenti; j'ai peur qu'ils n'attrapent une indigestion. C'est une règle de ne pas trop se bourrer lorsqu'on est resté longtemps sans manger; nous le savons par expérience, toi et moi. Tiens, une idée… Attention, crapauds, celui qui m'imitera le mieux aura la plus grosse part.»

Et Bouchot, grave, sérieux, imperturbable, commença la danse de Giselle. Les pauvres petits, avec une attention comique, reproduisaient les gestes et les gambades qu'ils voyaient exécuter, tandis que Gaston riait de tout son cœur en préparant de nouvelles tartines. Rassasiés à la fin, les enfants réclamèrent de Gaston l'histoire du Petit Poucet.

«Allons doucement, dit tout à coup une voix dans le corridor; voyez-vous, madame Hubert, je ne suis pas méchant; mais je voudrais que votre mari reçût une volée qui l'obligerait à revenir près de vous.»

La porte s'ouvrit, et la malheureuse mère, pâle, défaillante, soutenue par Péruchon, s'affaissa sur une chaise et laissa rouler sur le carreau le paquet dont elle était chargée.

«Vous êtes là, vous autres? s'écria l'ouvrier; un verre d'eau, mes garçons, et vite.»

Les enfants, effrayés de la pâleur de leur mère, lui prenaient les mains.

«Pauvres petits!» dit-elle.

Elle aperçut le reste du pain et se redressa.

«Ils ont mangé? s'écria-t-elle en regardant les deux amis.

—Oui, madame Hubert; nous avons fait la dînette,» répondit Gaston.

La pauvre femme se couvrit le visage de ses mains et sanglota. Soudain elle se dirigea vers les deux amis, et les pressa contre sa poitrine.

«Soyez bénis, murmura-t-elle dès que l'émotion lui permit de parler, soyez bénis, chers enfants sans mères, qui avez eu pitié des miens.»

Gaston et Bouchot, attendris par cette caresse, sentirent leurs larmes déborder. Les enfants interdits n'osaient bouger, à l'exception de la petite fille qui, après avoir dénoué le paquet rapporté par sa mère, étalait en jouant les misérables hardes qu'il contenait. Péruchon s'était croisé les bras d'un air farouche.

«Il faut manger aussi, madame Hubert, dit l'apprenti; nous voilà tous à pleurer comme si le père Bouchot venait de nous flanquer une toutouille, et cependant nous sommes heureux.

—Je ne suis pas méchant, dit enfin Péruchon d'une voix grave, mais je voudrais avoir une jambe dans le dos pour m'administrer une série de coups de pied quelque part. Comment, canaille, continua l'ouvrier qui se prit par les cheveux, tu vas au cabaret, au bastringue, au Petit-Lazari payer du flanc à des princesses, tandis que là, au-dessus de ta tête, une mère porte ses nippes au mont-de-piété pour nourrir ses petits!… Consolez-vous, madame Hubert, ça ne peut pas durer, et c'est moi qui me charge d'y mettre ordre.

—Il m'amuse, Péruchon, avec sa jambe dans le dos, murmura Bouchot à l'oreille de Gaston, qui l'entraînait.

—Vous êtes deux braves cœurs, dit l'ébéniste qui les rejoignit sur le palier, et il faut que je vous embrasse à mon tour. Les hommes, ajouta-t-il philosophiquement, se divisent en deux catégories…

—Les petits et les grands, dit Bouchot qui interrompit sans façon.

—Non, les bons et les mauvais, continua l'ouvrier.

—C'est comme le cuir, les pommes de terre frites et le coco, alors.»

En ce moment, le père Faruc rentrait.

«Celui-là est bon, dit à son tour Gaston, il donne souvent de l'argent à la mère d'Alice.»

Péruchon fit le geste d'administrer des coups de canne.

«Un vieux drôle qui paye la mère pour… suffit, dit-il en voyant les deux amis l'écouter avec attention. Vous me connaissez; je ne suis pas méchant, n'est-ce pas? Eh bien, le père Faruc dégringolerait l'escalier du haut en bas, suivi par la mère d'Alice, que j'aurais de la peine à les relever sans rire.»

Le doux sommeil que goûtèrent cette nuit-là Gaston, Bouchot et Péruchon! Quelle salutaire chose pour le corps et l'esprit qu'une bonne action! Heureux les riches! c'est par des bienfaits qu'ils comptent les heures, et comme ils doivent bénir leur fortune qui les met à même de se répéter chaque soir le beau mot de Titus!

X

ALEXIS VOIT CLAIR.

C'est un monde en abrégé qu'une maison dans un quartier populeux. Là, vingt familles vivent sous le même toit, rapprochées ou séparées par les hasards dont se compose l'existence. Que d'énigmes autour de nous, sur notre palier, de l'autre côté de ce mur qui est comme la frontière d'un pays étranger! Que de sombres passions, de drames terribles, de sentiments contraires animent, désespèrent, ravissent ces voisins qui pleurent au moment où nous nous égayons, qui s'égayent alors que nous pleurons, en vertu de la grande loi des contrastes qui semble régir nos destinées. Un des problèmes qui préoccupent le plus l'homme civilisé, c'est de cacher sa vie, non pour obéir à la maxime du sage, mais pour mieux tremper les armes qui doivent servir son ambition, ses vices ou sa vanité. Quel splendide triomphe de l'hypocrisie que nos civilisations modernes! Avec une bonhomie charmante nous feignons d'être les dupes les uns des autres, bien que nous achetions à la même enseigne le chrysocale et les fleurs artificielles dont nous aimons à nous parer. Quant à nos sentiments, la politesse nous apprend si bien à les déguiser, qu'il est peu d'entre nous qui n'en possèdent d'admirables, surtout pour aller dans le monde. Que de Tartufes, bon Dieu, en dehors de la religion, et que d'agneaux dévorés autre part que dans les fables! Et pourtant le docteur Fontaine avait raison de croire au progrès; les illusions consolent, et les hommes, comme les constitutions, sont peut-être perfectibles.

A Paris, plus que dans toute autre capitale, il n'est guère de maison qui n'abrite une de ces existences mystérieuses dont les allures servent à exercer la sagacité des concierges, des petits bourgeois et des boutiquiers. Or, il y avait rue Jean-Pain-Mollet, dans une mansarde située au-dessus du taudis occupé par M. de La Taillade, un homme qui se levait à neuf heures du matin, sortait à onze, et rentrait à huit heures du soir avec une régularité chronométrique. Ce pacifique locataire, qui n'achetait rien dans le quartier, saluait tout le monde et ne causait avec personne; aussi passait-il, comme le père Faruc, pour appartenir à la police.

C'est un fait à noter que, dans notre cher pays, il suffit de ne pas rendre à ses voisins un compte plus ou moins exact de ses faits et gestes pour être accusé d'être aux gages du préfet de police. Et ce n'est pas le seul de nos travers; avec l'argousin politique, qui se garde bien de porter un uniforme, nous confondons le sergent de ville, ce gendarme de nos rues sans lequel Paris serait inhabitable, et nous récompensons ces gardiens de nos personnes et de notre liberté par un mépris irréfléchi. Aux États-Unis, pays que nous prenons l'habitude de placer au-dessus du nôtre avec un louable patriotisme, le policeman ne cesse pas d'être un citoyen. On se garde bien, là-bas, d'offenser, de dénigrer ces hommes utiles, dévoués à la cause publique, dont la politesse est loin d'égaler celle des nôtres. O Parisiens, cessez donc de placer au même rang le délateur, le mouchard, l'agent provocateur, et ce gardien pacifique, exécuteur de la loi, qui vous protège, quoi que vous en disiez; qui vous empêche souvent d'être insulté, écrasé, quelquefois battu.

Le mystérieux vieillard de la rue Jean-Pain-Mollet se nommait Lecomte, et il était de Champlâtreux. On devait ce renseignement au facteur qui, deux fois par an, apportait une lettre chargée au silencieux locataire. M. Lecomte pouvait avoir cinquante ans. C'était un homme de haute taille, aux manières distinguées, aux vêtements antiques, râpés, usés, mais d'une propreté minutieuse. Il avait le front dégarni, des favoris blancs, une bouche au sourire dédaigneux, un nez recourbé, à la racine duquel brillaient deux yeux scrutateurs dont on ne supportait l'éclat qu'avec peine. «Une vraie tête d'aigle,» disait Bouchot, et l'apprenti excellait à peindre d'un mot le caractère saillant d'une physionomie. Évidemment, M. Lecomte, avec ses mains blanches, ses gestes élégants, sa taille droite et sa politesse froide, appartenait à un autre monde que celui au milieu duquel il vivait depuis une dizaine d'années, mais dont le contact n'avait en rien altéré son grand air.

Un matin, appelé par le grave vieillard, Gaston avait pénétré dans son humble logis. M. Lecomte était assis dans un vieux fauteuil sculpté où se voyaient des traces de dorures. Il feuilletait un gros volume posé sur une petite table qu'un connaisseur eût reconnue pour un meuble de l'époque de Louis XIII. Sur les murs s'étalaient des portraits représentant des chevaliers aux armures brillantes, ou de belles dames aux épaules nues. Au-dessus du lit, des armes et des miniatures; sur le carreau, pêle-mêle, des livres, des coffrets, des cahiers et des tableaux sans cadres retournés contre la muraille, faute de place pour les accrocher.

«Quel est ton véritable nom, petit? demanda M. Lecomte à l'enfant.

—Gaston, monsieur.

—Mais ton nom de famille?

—La Taillade.

—Est-il vrai que ton père soit marquis?

—Oui, car je l'ai entendu dire par ma tante.

—Comment se nomme ta mère, de son nom de famille?

—Elle se nommait Eugénie de Varangues.

—Pourquoi dis-tu qu'elle se nommait?

—Parce qu'elle est morte.

—Alors, cette femme qui te bat si souvent n'est pas ta mère?

—C'est ma belle-mère.

—Tu n'es donc pas sage, que tu l'obliges à te corriger avec tant de rudesse?»

Gaston rougit et garda le silence. M. Lecomte feuilleta son livre et parut réfléchir.

«Nous serions cousins au troisième degré, murmura-t-il comme se parlant à lui-même. Bah! quelque laquais qui aura gardé le nom de son maître. Il y a de la race, pourtant, chez ce petit, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Gaston. Allons, tâche d'être sage, et adieu.»

A sa première rencontre avec Bouchot, Gaston ne manqua pas de lui raconter ce singulier interrogatoire.

«Parbleu! répliqua l'apprenti, un mouchard, tu aurais dû te méfier et ne pas répondre. Après tout, il a une bonne figure, il ne te dénoncera peut-être pas.

—Pourquoi veux-tu qu'il me dénonce?

—Puisque c'est un mouchard, c'est son devoir.

—Mais je n'ai rien fait.

—Et ta belle-mère, à présent que j'y songe, il doit être dans la maison pour la surveiller. C'est moi qui rirai le jour où il la pincera.»

M. Lecomte rappela plusieurs fois Gaston; il introduisit même Bouchot dans son intérieur. Il n'interrogeait plus, mais il se plaisait à faire causer les deux amis, essayait de redresser leurs idées et, au moment de les congédier, leur donnait toujours d'excellents conseils.

Un jour que l'apprenti enthousiasmé parlait peinture, le vieillard l'écouta avec attention.

«Que de forces perdues! s'écria-t-il tout à coup. Ah! si j'avais encore ma fortune… si j'avais su!»

Il s'arrêta, couvrit son visage de ses mains et demeura pensif. Les deux amis s'esquivèrent sans bruit, respectant sa méditation.

Bouchot, peu à peu, revint de ses préventions; s'étonnait sans cesse de la douceur, de la gravité, du savoir et de la politesse du bon mouchard, que Gaston, moins familier, appelait toujours par son nom.

Au nombre des locataires de la vieille maison qui s'intéressaient à Gaston, peut-être eût-il fallu placer au premier rang la jeune ouvrière aimée par Péruchon. Elle travaillait pour un fabricant de casquettes, et gagnait vingt sous par jour en s'occupant depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir. C'était une belle fille; bien découplée, au profil régulier, aux grands yeux noirs, à la chevelure abondante, aux façons honnêtes. Elle ne sortait guère que pour reporter son ouvrage, et, par des prodiges d'économie, elle parvenait, sans autre aide que son salaire dérisoire, à payer son terme, à élever sa petite fille, à se vêtir convenablement.

Depuis trois ans qu'elle habitait la maison, la conduite de la jeune ouvrière n'avait jamais donné prise à la médisance. Dix fois peut-être, sous de vains prétextes, le père Faruc tenta de s'introduire chez elle, circonstance que Péruchon ignorait sans doute; car, bien qu'il ne fût pas méchant, il ne se serait fait aucun scrupule de battre l'habit bleu de l'homme d'affaires, sans s'inquiéter de son contenu. L'ouvrier ébéniste, en dépit de ses efforts, ne pouvait oublier son ancienne garde-malade, et chaque fois qu'il avait bu, son premier soin était d'envoyer les deux enfants demander, pour leur ami Jean-Baptiste Péruchon, la main de Mlle Adélaïde.

«Écoutez, leur disait-il, vous allez monter trois étages…

—Nous frapperons à la porte à gauche, ajoutait Bouchot.

—Bien entendu; on ne doit jamais entrer chez une femme sans frapper.
Alors…

—Nous entrons et nous saluons.

—C'est de règle; il faut toujours saluer les femmes, surtout les vieilles.

—Pourquoi? demandait le malicieux apprenti.

—Pour la politesse; puis parce qu'elles sont les mères des jeunes.
Alors…

—Nous demandons pour notre ami Péruchon, ébéniste de son état et né sans père, la main de Mlle Adélaïde. Mlle Adélaïde secouera la tête, embrassera sa petite fille, et nous répondra: «Impossible.» Nous reviendrons donner cette réponse à Péruchon, qui la connaît d'avance, et le pauvre garçon cassera quelque chose.

—Non, disait l'ouvrier, cette fois-ci, c'est la dernière.»

Les enfants partaient, la scène se passait exactement comme Bouchot l'avait annoncé; aussi la locution «demander la main d'Adélaïde» devint-elle pour l'apprenti l'équivalent de demander l'impossible.

Le reste des locataires de la maison se composait d'ouvriers travaillant le jour, dormant la nuit, se grisant le dimanche, mais sans tapage ni scandale. Un vieux soldat du premier Empire, qui occupait deux chambres au premier étage et cultivait des capucines sur sa fenêtre, prêtait à la maison un certain lustre et racontait à sa manière la vie de Napoléon. Le dimanche, il descendait volontiers fumer sa pipe sur le seuil de l'allée, et Dieu sait si ses conférences étaient suivies.

Le milieu dans lequel il vivait devait impressionner assez fortement Gaston pour qu'il ne pût l'oublier, quel que fût le sort que l'avenir lui réservât. Certes, il ne comprenait ni les calculs odieux du père Faruc, ni la dignité de M. Lecomte, ni le courage de Mme Hubert; mais les passions, les souffrances, les misères qu'il voyait s'agiter autour de lui et dont les causes ne lui échappaient pas toujours, c'était de l'expérience qu'il amassait pour l'avenir.

Depuis une quinzaine de jours, Blanchote forçait Gaston à l'accompagner dans ses promenades de découvertes, l'obligeant à faire le guet lorsqu'elle pénétrait dans une cour ou rôdait autour d'un étalage. Le vol, chez la mégère, était devenu une sorte de monomanie: elle ne pouvait voir le moindre objet à sa portée sans chercher à s'en emparer. Surprise deux ou trois fois, elle avait payé d'audace, et sans la mince valeur des objets qui la firent prendre en flagrant délit, nul doute qu'elle n'eût déjà passé en police correctionnelle. On se contenta de l'injurier et de l'envoyer se faire pendre ailleurs, tolérance dont le seul résultat fut de l'enhardir. Quant à M. de La Taillade, il continuait son racolage sans trop s'étonner de la diminution de ses profits. Il trouvait crédit chez Pauquet, qui savait se rattraper sur les nouveaux embauchés. Que lui fallait-il de plus?

Dans ses heures de lucidité, chaque jour plus rares, par malheur, l'avenir de Gaston préoccupait cependant le soudard, qui songeait sans cesse à reconduire son fils à Houdan; mais les mois s'écoulaient sans qu'il pût mettre son projet à exécution. Deux ou trois fois, des aubaines inespérées lui avaient fourni la somme nécessaire pour les frais de voyage; mais Blanchote, devinant ses intentions, s'arrangeait toujours de manière à la lui soustraire. La mégère, incapable de pardonner, voulait en venir à ses fins.

Un soir, rentrant une heure plus tôt que de coutume, Alexis surprit sa femme maltraitant Gaston. Sa fureur fut telle qu'il la battit, et l'enfant effrayé demanda grâce pour son bourreau. Le lendemain, M. de La Taillade demeura au logis et se passa de boire.

«Sois tranquille, disait-il à son fils, elle ne te touchera plus.»

Le second jour, il emmena Gaston au jardin des Plantes; il était morne et silencieux. Après une longue promenade, il le ramena vers l'Hôtel de Ville, remonta le long des quais, puis l'entraîna chez Pauquet. Ce soir-là, il se grisa affreusement pour compenser son abstinence, et l'enfant retomba plus que jamais sous la dépendance de sa belle-mère.

Six semaines s'étaient écoulées depuis que les deux amis avaient voulu mourir, et leur situation devenait de plus en plus intolérable. Au moral, la belle-mère de Bouchot ne valait guère mieux que Blanchote. Mère d'un jeune garçon, tous ses efforts tendaient à exiler l'apprenti du logis paternel, afin d'appeler son fils à occuper la place du petit malheureux. Du reste, elle ne cachait pas son projet, et le cordonnier, en croyant prendre une maîtresse, s'était en réalité donné un maître.

Malgré leur économie scrupuleuse, qui coûtait à Gaston plus d'un jeûne héroïque, les deux enfants ne possédaient encore qu'une somme de dix-sept sous. Quelle joie lorsque la générosité d'une pratique venait augmenter le petit pécule, que, par excès de précaution, on avait enfoui dans un coin de la cave! Un jour, à bout de patience, les deux amis furent sur le point de se confier à Péruchon, afin de lui emprunter le complément de la somme jugée indispensable pour la réalisation du voyage. Mais s'enfuir de Paris leur paraissait un crime dont ils ne seraient absous qu'après leur arrivée à Houdan, et ils gardèrent leur secret.

Un jeudi, dans les galeries du Louvre, Bouchot, parlant à haute voix, critiquait un tableau et démontrait à Gaston l'erreur d'un maître. Un homme à moustaches épaisses, au front large, au regard triste et doux, l'écoutait en souriant. Il s'approcha et posa la main sur la tête de l'apprenti.

«Tu es donc peintre? lui demanda-t-il.

—Pas encore, répondit Bouchot, je sors à peine de nourrice.

—Comment peux-tu reconnaître que le bras de cette figure est trop court?

—Parce que je sais un peu dessiner.

—Qui t'a enseigné?

—Moi, parbleu.

—Tu as appris sans maître?

—Oui, mon bourgeois, les professeurs n'ont pas voulu se déranger, et je n'ai pas le temps d'aller chez eux.»

L'inconnu sortit un album de la poche de sa longue redingote et le feuilleta sous les yeux ravis de Bouchot.

«En ferais-tu bien autant, mon gaillard?

—Non, répliqua l'apprenti sans hésiter, c'est plus fort que moi, ça.
Voilà un grenadier qui me donne l'onglée tant il a froid.

—Prends ce crayon, et montre-moi ton savoir-faire sur cette page blanche.»

L'apprenti saisit les objets qu'on lui présentait.

«Il est bon, le monsieur au grand chapeau, murmura-t-il à l'oreille de Gaston; il croit m'embarrasser et demander la main d'Adélaïde. Je vais lui esquisser le brûle-gueule du père Austerlitz.»

L'homme au grand chapeau regarda l'apprenti manier le crayon; il sourit d'abord, devint sérieux, puis secoua la tête d'une façon approbative.

«Peste, dit-il, et sans maître! viens visiter mon atelier, ajouta-t-il en pinçant le bout de l'oreille de Bouchot, je te donnerai des conseils. Tiens, voici mon adresse, si tu la perds, n'oublie pas mon nom.»

Bouchot regarda le petit carton qu'on venait de lui remettre, pâlit et s'appuya contre la cimaise.

«Qu'as-tu donc? demanda Gaston.

—J'ai, répliqua l'apprenti d'une voix tremblante, que, sans la crainte d'être mis à la porte par ce gardien dont les favoris ressemblent à ceux du roi, je danserais le pas de Giselle. Devine à qui nous venons de parler?

—Dis-le moi plutôt.

—A M. Charlet,» dit Bouchot.

Ce fut Gaston qui, le premier, s'élança dans la direction suivie par l'illustre peintre, afin de le revoir encore. L'apprenti, toujours si alerte, semblait paralysé.

«Ah! disait-il, causer avec M. Charlet sans le savoir, sans le reconnaître, ces choses-là ne devraient pas arriver! Moi qui vais lui parler d'Adélaïde, par-dessus le marché… tu aurais dû me prévenir, me pincer… et le bonhomme que j'ai barbouillé sur son album… je ne me suis pas même appliqué.»

Les deux amis coururent se poster à la porte de sortie du Louvre, dans l'espoir de revoir le peintre alors si populaire. Leur désir ne fut pas satisfait, et Gaston eut toutes les peines imaginables à ramener Bouchot vers la rue des Arcis. L'apprenti ne retrouva un peu d'entrain qu'après avoir formé le projet d'exécuter un dessin avec tout le soin dont il était capable, pour le porter au maître qui avait daigné lui offrir ses services.

L'automne s'annonçait déjà; les feuilles commençaient à bruire sous l'haleine du vent, à prendre ces belles teintes brunes que le soleil fait paraître rouges, à s'envoler une à une dans l'espace. Le petit trésor que voulaient amasser les deux amis semblait ne devoir jamais se compléter. Mme Bouchot, dans le but sans doute d'obtenir une plus grande somme de travail de l'apprenti, s'était chargée peu à peu de reporter l'ouvrage, et le jeune artiste vit diminuer à la fois ses loisirs et ses profits. D'un autre côté, Mme de La Taillade devenait chaque jour plus acariâtre et rapinait avec une âpreté sans égale, excitée, sans doute, par la venue prochaine de l'hiver. Une après-midi qu'elle rentrait en compagnie de Gaston, furieuse de l'indocilité de l'enfant à la seconder, elle vit tomber une bourse de la poche d'un passant. Gaston s'élançait pour rappeler le promeneur, lorsque sa belle-mère le retint et lui imposa silence; mais le passant revenait à la hâte sur ses pas.

«Est-ce toi, petit, qui a ramassé la bourse que je viens de perdre? demanda-t-il d'un air incertain.

—Non, répondit Gaston sans hésiter, c'est madame.

—Quoi! qu'y a-t-il? s'écria Blanchote, qui marchait toujours.

—Ma bourse?

—Dites donc, mon bonhomme, est-ce que vous me l'avez donnée à garder, par hasard, répondit aigrement la mégère.

—Elle la cache, dit Gaston avec courage.»

Le promeneur saisit le châle de Mme de La Taillade; la foule s'amassa.

«Filou, canaille, voleur! hurlait Blanchote, insulter une malheureuse femme! si mon homme venait à passer…

—Je viens de laisser tomber ma bourse, racontait le spolié aux spectateurs; je m'en suis aperçu aussitôt; il n'y avait derrière moi que cette femme et ce moutard qui l'accuse.»

Il y eut comme du sang dans le regard que Blanchote jeta sur Gaston; elle se rapprocha de lui avec vivacité, feignit de lui tâter les poches, entrouvrit la blouse dont il était vêtu, plongea rapidement la main dans l'ouverture ménagée sur la poitrine et l'en retira munie de l'objet réclamé.

«Ah! le gredin, s'écria-t-elle, j'aurais dû m'en douter tout de suite; mille pardons, mon bon monsieur, un enfant de mon mari que nous nous saignons pour l'élever… mais je vais lui donner une leçon que le diable en prendra les armes.»

Elle souffleta Gaston terrifié, interdit, rendu muet par tant d'audace et que nul ne songeait à plaindre.

«Ah! gueux, lui dit-elle, aussitôt qu'elle fut hors de la portée de l'oreille des curieux, te voilà devenu mouchard; c'est trop à la fin, et le tour que tu viens de me jouer, tu vas me le payer cher!»

Arrivé rue Planche-Mibray, Gaston tenta de résister; mais que pouvait sa force contre celle de Blanchote? Il fut vite dompté et se résigna. Bientôt il se trouva dans le taudis, face à face avec la marâtre qu'une rage insensée dominait. Elle se promena d'abord de long en large, injuriant sa victime, la frappant au passage, énumérant les supplices qu'elle allait lui infliger. Elle se disposait à lier l'enfant au pied du lit pour le frapper à l'aise, lorsque le pas lourd d'Alexis résonna sur le palier, et le soudard pénétra dans le galetas avec la lenteur magistrale qui révélait son ivresse.

«Encore une scène!» murmura-t-il.

Il était rouge, congestionné; on eût dit qu'il respirait avec peine. Il ouvrit la fenêtre, s'appuya contre la barre transversale afin de maintenir son équilibre, et remonta son sac avec énergie. Il sortait de chez Pauquet et venait de soutenir un formidable assaut dont les habitués du cabaret gardèrent longtemps la mémoire. Attablé depuis le matin avec un gaillard qui sortait du service et semblait vouloir y rentrer, Alexis avait proposé un litre à douze, politesse à laquelle l'invité avait répondu par un litre à quinze, puis par une tournée de cognac parfaitement accueillie, tournée qui se répéta vingt fois. Les deux convives, à mesure qu'ils buvaient, se vantaient réciproquement les avantages du service, et leur opinion semblait la même au sujet du fameux bâton de maréchal caché au fond de toutes les gibernes. Enfin, après plusieurs bouteilles vidées, les deux soudards attendris se proposèrent à la fois de se conduire au bureau de remplacement pour lequel ils travaillaient. Ils étaient confrères, et Pauquet, à qui le nouveau recruteur avait été recommandé, s'était amusé à préparer cette scène. Alexis rentrait donc un peu penaud de cette aventure; son antagoniste ronflait sous la table du cabaret, ce qui consolait un peu le soudard.

Établi près de la fenêtre, il clignait de l'œil d'un air entendu, remontait son sac, et, d'un mouvement gauche, essayait de bourrer sa pipe. Blanchote continuait à grommeler. Tout à coup l'enfant tiré par les cheveux poussa un cri; Alexis laissa tomber sa pipe qui se brisa.

«Devant moi! dit-il indigné.

—Parbleu! s'écria la mégère, ne faut-il pas le corriger? Un gueux, un menteur, un voleur!»

Le soudard regarda son fils.

«Elle ment, père, je vous jure qu'elle ment; c'est elle qui vole et qui veut me faire voler.»

Alexis se redressa avec lenteur, sa main droite passa sur son front à plusieurs reprises.

«Répète,» dit-il.

Gaston n'avait guère l'espoir d'être compris; mais il était décidé à en finir avec cette vie de torture. Il osa accuser sa belle-mère en face; la mégère frémissante semblait chercher une arme pour le frapper; elle voulut l'interrompre.

«Tu parleras après,» dit doucement Alexis.

Lorsque Gaston énuméra ses vols, Blanchote se précipita vers lui; elle s'arrêta épouvantée. Le soudard s'était complètement redressé, ses yeux brillaient d'un éclat étrange: d'une main il continuait à presser son front; de l'autre il menaçait.

«Elle a voulu t'apprendre à voler, répéta-t-il par deux fois, comme s'il étudiait la phrase; puis il avança d'un pas vers sa femme, qui se mit sur la défensive.

—N'approche pas!» cria-t-elle d'un ton farouche.

Le soudard fit encore un pas, le bras levé, les doigts écartés.

«J'étais donc aveugle,» murmura-t-il.

Au moment où sa main s'abaissait sur Blanchote, la mégère se rua sur lui de toute sa force. Le soudard, qui ne s'attendait pas à ce choc, recula, perdit l'équilibre et son dos vint frapper la barre qui servait d'appui à la fenêtre. La barre craqua, Gaston poussa un cri terrible, un bruit sourd résonna; Alexis, précipité du quatrième étage, venait de s'abîmer sur les pavés de la cour.

XI

PILE.

Gaston éperdu s'élançait, lorsque sa belle-mère, l'œil hagard, les traits contractés, la bouche crispée le saisit au passage.

«Il était ivre, il est tombé, dit-elle avec rapidité; si tu veux mourir comme lui, démens-moi.»

Puis, ouvrant la porte, elle poussa des cris affreux et courut vers l'escalier. Gaston terrifié la devança. Arrivée au premier étage, la misérable créature, effrayée, sans doute, à l'idée de se trouver en face de sa victime, feignit une attaque de nerfs. Toute la maison était en émoi. Gaston pénétra dans la cour; son père étendu sur les pavés, avait la tête appuyée sur le bras gauche et semblait dormir. L'enfant allait se jeter sur le corps. On le retint, on voulut l'éloigner. Il ne pleurait pas, il ne criait pas, mais il se débattait furieux.

«Laissez-moi,» disait-il avec énergie.

Péruchon, qui survint, le prit dans ses bras.

«Du courage, murmura l'ébéniste, je suis ton ami, moi.»

L'enfant se pressa contre la poitrine du brave ouvrier et lui dit d'une voix suppliante:

«Ne m'emmène pas.»

On souleva la tête d'Alexis avec précaution. Il ouvrit les yeux, promena autour de lui des regards surpris; puis il abaissa ces paupières comme pour reprendre un rêve interrompu et dit:

«Je suis bien, ne me bougez pas, ne faites pas de bruit.

—Qu'on apporte un matelas, s'écria le maître corroyeur.

—Attendez que le commissaire arrive, dit une femme; c'est la police ou le médecin qui doivent toucher le corps avant personne.»

On recula avec crainte, plein de respect pour un préjugé que rien ne semble pouvoir effacer de l'esprit crédule du peuple. Deux ou trois officieux, pénétrés de l'importance de la mission qu'ils s'étaient donnée, prévenaient en ce moment le commissaire. Dans le cercle, qui grossissait sans cesse, chacun se livrait à mille commentaires ou racontait les accidents identiques dont il avait été témoin. A entendre ces dires, un auditeur étranger à la ville eût pu croire que c'est une coutume adoptée à Paris d'employer ce moyen expéditif pour gagner la rue.

Gaston, agenouillé près de son père, lui tenait la main. Le pauvre petit pleurait enfin; sa douleur émut les curieux qui, peu à peu, baissèrent la voix. De temps à autre, des cris perçants retentissaient, poussés par Blanchote qui, entre une syncope et une attaque de nerfs, racontait de quelle façon le pauvre La Taillade, en voulant s'appuyer contre la barre vermoulue de la fenêtre, avait disparu dans l'abîme ouvert au-dessous de lui.

Un médecin parut amené par le commissaire; on se découvrit et l'on se tut.

L'homme de l'art palpa un à un les membres brisés, disloqués du malheureux Alexis.

«Il respire encore, dit-il, mais rien à faire.

—Devons-nous le transporter à l'Hôtel-Dieu? demanda Péruchon.

—Il n'arriverait pas vivant; qu'on le couche sur un matelas et qu'on ne le bouge plus.»

L'ébéniste franchit d'un bond ses trois étages et reparut chargé de son lit de plumes et de ses couvertures. On souleva le soudard avec précaution; il poussa un gémissement sourd.

«Vous me torturez,» dit-il.

Ses épaules frémirent comme pour remonter son sac; le médecin lui arrosa le visage d'eau fraîche; il parut se rendormir.

«Ne faut-il pas le déshabiller? demanda Péruchon.

—Ce serait lui infliger un supplice inutile; d'ailleurs il vous passerait entre les mains.»

La pâleur livide qui couvrait la face d'Alexis se dissipa un peu; on le transporta sous un petit hangar dont le corroyeur, principal locataire de la maison, prêta la clef. Pas une goutte de sang ne rougissait le pavé; tournoyant sur lui-même, le soudard s'était brisé sur le sol sans lésions extérieures.

«Il a la vie dure, dit le médecin au commissaire; le cas est curieux.»

Il palpa de nouveau les membres du moribond, et nota ses observations, tandis que le commissaire se transportait près de Blanchote, afin de dresser un procès-verbal. Gaston, accroupi près de la couche funèbre, tenait entre les siennes la pauvre main brisée qui s'était levée pour le défendre. On jugea inutile de l'interroger, nul ne soupçonnait un crime. Plusieurs voisines, prises de pitié, voulurent de nouveau entraîner l'enfant; il refusa de s'éloigner de son père avec plus d'énergie que jamais. Tout à coup, les curieux qui encombraient l'entrée du hangar s'écartèrent, et Mme de La Taillade parut; Gaston se redressa, il étendit les deux bras dans la direction de la mégère comme pour la repousser, et fit un pas en avant. Blanchote interdite, ne put soutenir l'éclair qui brillait dans les yeux de l'enfant; une nouvelle crise de nerfs obligea de l'emporter. L'orphelin revint alors reprendre sa place au chevet de la victime.

La nuit venait. Péruchon, secondé par Mme Hubert, dont Adélaïde gardait les enfants, avait déclaré se charger de tout. Ce ne fut ni sans peine ni sans lutte qu'il parvint à chasser les curieux avides de contempler le voisin sur son lit de douleur. Mais, ce qui préoccupait le plus l'ébéniste, c'était la prostration de Gaston, qui, morne, immobile, le regard fixe, semblait devenu insensible. Il résolut d'aller chercher Bouchot, et partit sans rien dire.

L'arrivée inattendue de Péruchon dans la maison de la rue des Arcis sauva l'apprenti des suites d'un orage. Au premier mot de l'ébéniste, Bouchot, sans attendre l'autorisation de son père, s'élança dehors et vint tomber dans les bras de son ami. Gaston, tiré brusquement de sa torpeur, eut une crise nerveuse; il fallut toute la tendresse, toute la bonté, toute la patience de Mme Hubert pour calmer les deux enfants. Le brave ébéniste pleurait à chaudes larmes en les voyant se presser l'un contre l'autre, s'embrasser et sangloter.

«Je ne suis pas méchant, répétait-il sans cesse, je ne suis pas méchant, mais…» et il ne pouvait achever.

Vers dix heures du soir, Alice vint appeler Gaston. Elle l'embrassa sans lui parler, sans essayer de le consoler, et lui offrit une tasse de bouillon. L'enfant refusa. La chère petite, avec des caresses de mère et une persistance délicate qui révélait toute la bonté de son cœur, parvint à décider son petit camarade à boire. Il retourna près du chevet de son père, s'appuya sur l'épaule de Bouchot, et tomba dans une sorte de somnolence pleine de rêves affreux.

Il se réveilla soudain; un profond silence régnait. Une lampe posée sur une petite table éclairait à peine le hangar humide, étroit, aux murs noirs semés d'énormes clous. La porte était à demi close; Bouchot, accoté contre un baril vide, dormait; Mme Hubert et Péruchon causaient à voix basse au dehors. Gaston regarda son père, qui n'avait pas bougé, saisit de nouveau sa main inerte et s'agenouilla pour la baiser. Longtemps il contempla cette face pâle, à la bouche entr'ouverte, aux yeux fermés comme ceux d'un mort. L'enfant se rapprocha encore du mutilé, posa doucement ses petites mains sur ce bras qui, quelques heures plus tôt, s'était levé pour le protéger, et se mit à réfléchir.

Que d'incertitudes, que de doutes, que d'angoisses dans ce jeune esprit troublé par la douleur et par la sombre menace de Blanchote! Que faire, que résoudre, à qui se confier? M. de La Taillade était perdu, le médecin l'avait dit à haute voix. Faudrait-il donc garder à jamais le terrible secret de sa mort? Comment raconter l'épouvantable scène, comment prouver la vérité en face du meurtrier qui démentirait l'accusateur? La mégère triomphait, maintenant que le défenseur de Gaston reposait là, brisé, condamné à mourir. A cette pensée, l'enfant ne put retenir un sanglot; l'apprenti s'éveilla et se rapprocha de lui.

La poitrine d'Alexis se soulevait à intervalles inégaux, faiblement, sans bruit. Tout à coup il releva ses paupières et regarda sans avoir conscience ni de ce qui lui était arrivé, ni de l'état dans lequel il se trouvait. Il lui semblait qu'après un sommeil prolongé, invincible, on venait de l'appeler, de le réveiller brusquement. Pourquoi le troubler? il dormait si bien! Longtemps, très-longtemps, le regard inconscient d'Alexis demeura cloué sur la lampe; il faisait moins nuit de ce côté-là, et cette lueur semblait plaire au malheureux comme elle semble plaire aux enfants nouveau-nés. Seulement, il l'eût voulu plus claire, plus brillante, sans ce voile dont on l'avait couverte. Il demanda doucement d'abord, puis avec instance qu'on retirât ce voile importun. Il croyait parler, gronder, et ses lèvres immobiles ne proféraient aucun son. Il ferma les yeux; puis les rouvrit bientôt. Ah! la lumière est trop intense maintenant: on dirait un soleil dont les rayons aveuglent; voilez, voilez!

Alexis a de nouveau fermé les yeux, l'heure sonne, il est trois heures. Bon! la cloche continue son vacarme: trois heures! trois heures! elle le répète cent fois, et le soudard croit sentir le marteau de fer battre son crâne qui vibre, prêt à se briser. Quel supplice! grand Dieu, comment le fuir? Les sons s'éloignent, s'affaiblissent, meurent; le silence se rétablit, quel bien-être il apporte! Alexis s'engourdit, il va dormir, reprendre ce sommeil interrompu durant lequel il a été si heureux. Mais non, plus de sommeil; il se souvient, pousse un cri… ce n'est qu'un soupir, hélas! un soupir si faible que Gaston, qui veille, ne l'a pas entendu.

Pour la troisième fois les yeux d'Alexis se sont ouverts, le brouillard qui l'enveloppait s'est dissipé: il voit. Il voit la lampe dont la lueur sépulcrale éclaire les murailles nues, il voit son fils pâle, affaissé, qui lui tient la main. Que signifie cette scène, quel rêve sinistre, quel épouvantable cauchemar est-ce là? Pourquoi ce matelas, cette lampe, ce silence? Pourquoi Gaston a-t-il cet air attristé, pourquoi pleure-t-il? Alexis recouvre soudain la mémoire, il va mourir; mais il faut d'abord qu'il sauve Gaston. Le soudard essaye de se lever, de parler, d'appeler, ses membres brisés n'obéissent plus. Il se raidit, retient son haleine, concentre ses efforts, et toute sa volonté ne peut mettre en mouvement un seul muscle; il ne peut ni remuer les lèvres, ni presser la petite main de son enfant, ni baiser ses paupières que brûlent des larmes de feu.

Ah! Gaston! que va-t-il devenir? dans quelle fange va-t-il rouler? Comment attirer son attention? comment le sauver de Blanchote? «Houdan, retourne à Houdan!» veut crier le malheureux père, qui sent la mort approcher. Quelle tempête dans ce corps immobile, sous ce front où perle une sueur glacée. Les grands yeux éplorés de l'enfant contemplent ce visage et ne devinent rien. Pauvre petit! pauvre petit!

Prête à reprendre son vol vers le Créateur, l'âme du soudard, à demi dégagée de ses liens terrestres, recouvre en partie l'intelligence. Elle voudrait secouer une dernière fois ce corps, cette matière qui lui cachait la lumière et dont la mort glace déjà les extrémités. Plus rien de vivant que la tête, où se débat une pensée suprême, plus rien de vivant que le cœur qui palpite meurtri avant de s'arrêter à tout jamais; plus rien de vivant que les prunelles où se reflète l'image désolée de Gaston. Seigneur, maître puissant du monde, grâce pour l'innocent! Une minute encore, un dernier geste, un dernier cri qui puisse sauver l'enfant; puis viennent la justice, le châtiment, l'expiation! La lampe se voile, Gaston se perd au milieu d'un brouillard sombre… encore le vide, rouge, béant, infini… Deux larmes, les dernières qu'il versera sur la terre, coulent sur les joues pâles d'Alexis, il pousse un soupir, un flot de sang monte à sa bouche, il appartient à l'éternité.

Ce ne fut qu'au lever du soleil que Mme Hubert apprit à Gaston l'affreuse vérité; l'enfant refusa d'abord de la croire. On avait beau répéter autour de lui que son père allait succomber. On se trompe, pensait-il; il vivra. Puis, tout à coup on lui annonçait que tout était fini. Quoi, cet être qu'il aimait, Gaston ne devait plus le voir ni l'entendre? Ces yeux qui le regardaient avec une tendresse si naïve, on venait lui dire qu'ils étaient clos pour jamais! L'enfant se cramponna de toute sa force à ce misérable corps dont la pensée suprême avait été pour lui; il fallut l'en détacher par la violence. Bouchot, à force de supplications, put amener son ami chez Péruchon. Là, dans une douloureuse confidence, entrecoupée de sanglots et de larmes, l'apprenti connut la véritable cause du sinistre accident. Terrifié, redoutant pour son ami la vengeance de Blanchote, il lui conseilla le silence.

La journée, pour Gaston, se passa dans des alternatives de pleurs, de résignation, de désespoirs amers. Il revoyait sans cesse son père se redresser avec lenteur, s'avancer indigné vers Blanchote, puis vaciller et disparaître à l'improviste, entraînant le faible obstacle dont la résistance eût pu le sauver. Il entendait le choc sourd, mat, lugubre du corps s'abîmant sur les pavés. Il revoyait la face terrible de Mme de La Taillade, le menaçant du même sort. Bouchot, pour tenter de le distraire, eut l'idée de lui amener les enfants de Mme Hubert. Les questions indiscrètes des pauvres petits, leurs cris à la vue des larmes de leur ami, obligèrent de les remmener au plus vite. De temps à autre, Alice venait embrasser l'orphelin et pleurait. Le père Faruc trouvait l'événement désagréable; quant au père Austerlitz, il en avait vu bien d'autres. La nuit arrivée, Gaston voulut encore veiller; mais, vaincu par la fatigue, il s'endormit.

Le lendemain, en dépit des précautions de Péruchon, l'enfant vit apporter la bière et l'entendit clouer. Il remonta dans le galetas et se vêtit de ses effets les plus propres; il fut rejoint par Bouchot. Péruchon vint les appeler. Lorsqu'ils passèrent devant la porte d'Adélaïde, la jeune ouvrière parut, et noua, non sans pleurer, un nœud de crêpe au bras des deux enfants. Péruchon ému ne put la remercier; il prit ses petits amis par la main, et tous trois, tête nue, suivirent l'humble corbillard qui emportait vers le Père-Lachaise ce qui restait d'Alexis.

Gaston demeura calme jusqu'au moment où le cercueil disparut dans la fosse commune. Mais ses sanglots éclatèrent en voyant recouvrir de terre cette longue boîte où reposait le seul être qui pût le protéger. Péruchon l'emporta, puis revint présider au dernier service rendu, par des fossoyeurs indifférents, à René-Alexis Baudoin, comte de Valonne et marquis de La Taillade.

Tout était fini. Péruchon, après avoir déclaré aux deux enfants qu'ils dîneraient avec lui, les quitta pour se rendre chez son patron. Gaston voulut alors retourner au cimetière; il s'agenouilla sur la terre où le corps de son père venait d'être enseveli et répéta une à une toutes les prières que sa tante ou Catherine lui avalent enseignées. Ce devoir accompli, les deux amis reprirent le chemin de la rue Jean-Pain-Mollet.

Gaston marcha longtemps silencieux; Bouchot respectait sa douleur et se gardait de le troubler.

«Que comptes-tu faire, à présent? demanda enfin l'apprenti.

—Partir pour Houdan,» répondit Gaston.

Bouchot le regarda avec surprise.

«Tu oublies que nous n'avons pas assez d'argent, dit-il.

—Je mendierai, s'il le faut; je ne peux plus, je ne veux plus dormir sous le même toit que Mme Blanchette.

—Songes-tu donc à te mettre en route aujourd'hui?

—Oui,» répondit Gaston d'un ton résolu.

Bouchot, à son tour, chemina sans rien dire.

«Ça me semble drôle, reprit-il enfin, de planter là le père Bouchot; je suis sûr qu'il m'aime au fond.

—Tu peux patienter, toi, tandis que moi, je ne le puis plus.

—Ta belle-mère songe peut-être à te reconduire.

—Je ne la reverrai jamais; elle me fait peur, et je la hais.

—C'est égal, s'écria Bouchot, ce n'est pas que je canne, au moins; mais après une toutouille, par exemple, je me serais mis en route sans regarder en arrière. Aujourd'hui, cela me gêne. C'est mon père lui-même qui m'a envoyé pour te tenir compagnie, et ce n'est pas de cette façon que j'aurais voulu l'abandonner.

—Reste; si ton sort ne change pas, tu viendras me rejoindre.

—Non; je t'accompagne, décidément. En route; mais il faut aller déterrer le magot.

—Le voici, dit Gaston; ma résolution est prise d'hier au soir et mes précautions aussi.»

Changeant aussitôt de direction, les deux enfants se dirigèrent vers la place de la Concorde. Ils se parlaient peu; tous deux se sentaient émus devant la détermination si grave qu'ils venaient de prendre. La fermeté de Gaston surprenait Bouchot.

«C'est singulier, pensait-il, lui qui n'ose ni chanter dans la rue, ni grimper derrière un fiacre, il parle de se rendre à Houdan comme s'il s'agissait de boire un verre de coco.»

Muets, pensifs, les deux enfants gagnèrent les hauteurs de Passy; ils gravirent un talus pour se reposer et reprendre haleine. Un immense horizon se déroulait devant eux, et les pensées qui les assaillirent à cette vue étaient de nature bien différente. Gaston contemplait avec une sorte d'épouvante le panorama de cette ville monstrueuse où il avait été si malheureux, dont il ne connaissait que la boue, les misères et les crimes. Là, il avait appris la souffrance, son corps meurtri avait subi les tortures de la faim et du froid; son esprit, celles de l'injustice, de la bassesse et du mensonge. En la voyant presque à ses pieds, cette ville qui venait de lui ravir son père, Gaston se sentait pris de vertige. Il lui semblait dominer un gouffre qui l'attirait, prêt à l'engloutir de nouveau.

Bouchot, au contraire, promenait ses regards sur ces dômes, ces toits, ces coupoles, ces aiguilles, ces frontons, et cherchait à découvrir la tour Saint-Jacques, au pied de laquelle il était né. Son cœur battait à l'idée de s'éloigner de cette Babylone dont tous les recoins lui étaient familiers. Pour lui, qui la hantait depuis sa naissance, la misère n'avait point cet aspect hideux, décourageant, sous lequel la voyait Gaston. Puis, il se l'était fait répéter cent fois, Houdan ne possédait ni musée, ni statues, ni marchand d'estampes; que Gaston fût pressé de se rapprocher de cette ville déshéritée, cela se comprenait à la rigueur: il aimait les livres, et son parrain en possédait un grand nombre. Ensuite que dirait Mademoiselle? Elle pourrait accueillir Gaston et le repousser, lui. Que deviendrait-il alors, sans argent, dans une ville inconnue? Comment reviendrait-il à Paris? comment oserait-il rentrer chez son père? D'un autre côté, Gaston comptait sur lui; allait-il donc l'abandonner? Pour la seconde fois de sa vie, Bouchot se trouvait en face d'une situation assez grave pour oublier jusqu'à la danse de Giselle.

Gaston s'était levé; l'apprenti ne l'imita qu'avec lenteur.

«Si ton père vivait encore, dit-il en saisissant le bras de son ami, partirais-tu?»

Gaston réfléchit durant une minute:

«Maintenant que j'ai compris combien je l'aimais, répondit-il, j'hésiterais.

—Le père Bouchot n'est pas mort, lui, dois-je l'abandonner?»

Depuis trois jours, la raison du jeune La Taillade semblait avoir mûri, il agissait en homme. Il appuya la tête sur l'épaule de son ami et demeura silencieux.

«Reste, dit-il enfin avec effort. Moi, je n'ai plus d'autre asile que ce lieu où ma mère est morte. Embrassons-nous et disons-nous au revoir.»

Bouchot se mit à sangloter.

«Non, s'écria-t-il, partons.»

Il s'élança en avant; Gaston ne tarda pas à le rejoindre.

«Reste, répéta-t-il encore; ma tante, Catherine, mon parrain, ils étaient vieux lorsque je suis parti; qui sait si la mort…»

L'enfant ne put achever et sanglota à son tour.

«Qu'avons-nous donc fait au bon Dieu?» murmura-t-il.

Mais surmontant bientôt cette faiblesse, il continua:

«Si ceux que je vais implorer sont partis, s'ils me repoussent, s'ils m'ont oublié, je reviendrai. Je demanderai alors à ton père de m'enseigner son état; nous travaillerons côte à côte: car il ne me restera plus que toi à aimer. Retourne donc, et, de toute façon, attends-moi.»

Le combat fut long, Bouchot paraissait convaincu; puis, lorsque Gaston se mettait en route, il reprenait sa résolution première d'accompagner son ami.

«L'heure passe, dit Gaston, et je veux dormir ce soir à Versailles.

—Eh bien, s'écria Bouchot, jette un sou en l'air. Pile ou face! Si c'est face, je te suis; si c'est pile, je rentre dans Paris.»

Gaston lança en l'air une pièce de monnaie qui roula au loin.

«Regarde, dit Bouchot, je n'ose pas.

—Pile!

—Pile, répéta l'apprenti avec tristesse; allons, c'est jugé.»

Il voulut que son ami emportât toute la somme si laborieusement amassée, et lui recommanda cent fois de n'en dépenser qu'une partie, afin que l'autre lui permît de revenir en cas de malheur.

«Je vais préparer le père Bouchot, dit-il; c'est un brave homme lorsqu'il est à jeun, tu le connais, et il t'aime.»

Enfin les deux enfants se séparèrent. L'apprenti ne devait rentrer qu'à la nuit, au risque de recevoir une correction, afin que Gaston eût le temps de prendre une avance assez considérable pour que Blanchote ne pût le rejoindre.

Bouchot, immobile sur la route, pleurait en regardant s'éloigner Gaston, qui se retournait à chaque minute pour adresser à son ami un dernier signe d'adieu. Déjà les deux enfants se perdaient de vue, lorsqu'ils se mirent à courir l'un vers l'autre et s'étreignirent en poussant des sanglots. L'apprenti tenta de ramener Gaston vers Paris; mais celui-ci reprit sa route, sans se retourner. Lorsque Bouchot l'eut vu disparaître, il s'élança encore une fois en avant; il courut longtemps, jusqu'à perdre haleine.

«Gaston!» cria-t-il épuisé.

Puis, étendu sur le rebord d'un fossé, il pleura avec amertume. Au bout d'une heure, la tête vide, le cœur gros, en proie à une lassitude qu'il devait à l'émotion, le pauvre apprenti regagna Paris avec lenteur. Pour attendre la nuit, il descendit sur la berge de la Seine, et s'assit en face de l'endroit où il avait dû mourir avec l'ami dont il venait de se séparer et qu'il ne reverrait peut-être jamais plus.

De son côté, Gaston, triste, éploré, mais fiévreux, marchait avec courage. Il faisait nuit lorsqu'il pénétra dans Versailles, dont les longues avenues lui parurent interminables. Il acheta du pain et mangea; puis il se dirigea vers la pièce d'eau des Suisses. Il était las et traînait un peu la jambe lorsqu'il atteignit la statue de Duguesclin.

Il s'étendit sur l'herbe à l'endroit où deux ans auparavant, armé du trop fameux canon, il avait dormi sous la garde de son père, qui dormait lui-même aujourd'hui sous la garde de Dieu.

XII

L'HIRONDELLE RETOURNE A SON NID.

Vers trois heures du matin, Gaston se réveilla dans une obscurité profonde. Il grelottait et se sentait mal à l'aise sous sa blouse trop légère. Le vent mugissait, remuant à grand bruit les feuilles à demi-sèches; cette rumeur grave, mélancolique, effrayait l'orphelin et l'attristait. Le soir, accablé par la fatigue, vaincu par le sommeil, il n'avait pas eu peur. La lune, qui éclairait alors l'horizon, traçait une ligne scintillante sur la surface de la pièce d'eau, et Gaston s'était endormi les yeux fixés sur des lumières qui brillaient au loin. Maintenant, partout la nuit. L'enfant se pelotonna pour mieux se défendre contre l'haleine glacée du vent. Les rafales, qui semblaient accourir du fond des bois, ramenèrent ses pensées vers ces jours déjà si lointains où, assis dans le salon de sa tante, aux pieds de Catherine, il lisait à haute voix, s'interrompait pour écouter la bise siffler dans la cheminée, tourmenter la flamme, se glisser à travers les fentes avec une petite voix grêle, ou faire pivoter le chasseur établi sur la crête du toit, comme pour éprouver la justesse de son tir impassible. Ces lieux si chers, il allait donc les revoir! Et voilà qu'en songeant à Mademoiselle, à Catherine, au docteur, l'enfant se mit à pleurer, mais sans colère, sans amertume, sans désespoir,—de bonheur cette fois.

Tout à coup, à travers les arbres, apparurent deux points lumineux, qui semblaient courir, danser au son de mille clochettes. Il les voyait monter, descendre, disparaître; puis une des lumières restait visible. Un grondement sourd résonnait; des détonations, pareilles à celles que produisent les fusées qui éclatent dans l'air, se succédaient à de courts intervalles. Gaston se leva; les points lumineux grandissaient. On eût dit les yeux énormes d'un animal gigantesque dont le corps demeurait perdu dans l'ombre. Le fracas redoublait; bientôt, au triple galop de ses chevaux excités par le fouet, passa la diligence qui venait de Houdan. Gaston, penché en avant, retenait son haleine. Que de souvenirs oubliés sa mémoire lui retraça sur l'heure! La voiture était déjà loin qu'il croyait l'entendre encore. Il se rappela la nuit où elle l'avait emporté… Heureusement le jour naissait.

Gaston regagna la route, avançant avec lenteur: car il se ressentait de sa longue marche de la veille. Peu à peu ses membres reprirent leur élasticité, son pas devint plus agile. Il vit le soleil se lever derrière les grands bois aux feuilles rousses, et monter dans le ciel aux cris multipliés des passereaux logés dans les buissons à demi dépouillés. Les alouettes, au vol saccadé, s'élevaient dans les airs et planaient si haut qu'on les entendait sans les voir. Sur la route se croisaient de pesants chariots à la bâche de toile blanche, des cabriolets poudreux, des piétons chargés de fardeaux. On suivait des yeux le jeune voyageur, mais sans trop s'étonner. Il dépassa Saint-Cyr, et, guidé par un poteau indicateur, il se dirigea vers Pontchartrain.

Gaston n'avait aucune idée de la distance qui le séparait du but de son voyage, et il n'osait interroger ceux qu'il rencontrait. On le regardait avec surprise, maintenant; c'est qu'une fois Saint-Cyr dépassé, son accoutrement le signalait comme étranger au pays. Il fut rejoint par un jeune garçon d'une quinzaine d'années qui, ses souliers suspendus au bout d'un bâton, cheminait pieds nus d'un pas alerte.

«Est-ce que vous allez à Houdan? lui demanda Gaston après l'avoir salué.

—Non, da, répondit le petit paysan, je retourne à Neauphle.

—Savez-vous combien de lieues il y a d'ici à Houdan?»

Le jeune garçon se mit à rire et hocha la tête d'un air entendu.

«Dame, dit-il, il y en a bien sûr plus que vous n'en pouvez faire aujourd'hui.

—C'est donc plus loin que Paris?

—Ça se pourrait tout de même bien.

—Mais enfin, reprit Gaston, ne pouvez-vous me renseigner à peu près?»

Le Normand, sans ralentir son pas, qui obligeait Gaston à hâter le sien, resta quelques minutes sans répondre.

«Pour ne dire que la vérité du bon Dieu, dit-il en se pinçant la mâchoire inférieure, j'ai entendu Claude affirmer qu'il y a douze lieues; mais vous le connaissez, le gros Claude, c'est un rude marcheur et ses douze lieues doivent en valoir quinze.

—Quelle est la première ville que je dois rencontrer?

—Pontchartrain, pardine, puisque vous suivez la route qui y conduit.»

Gaston, essoufflé, reprit son pas et perdit bientôt de vue son interlocuteur. Dans l'après-midi, l'enfant atteignit Pontchartrain. Là, comme à Versailles, il se contenta d'acheter du pain et se remit courageusement en route. Dans sa hâte d'arriver, il eût voulu marcher sans trêve et ne pas s'arrêter une seconde. La fatigue l'y obligea; il longeait en ce moment des taillis, il y pénétra, s'étendit sur les feuilles sèches et s'endormit.

Le quatrième jour après son départ, vers cinq heures du soir, Gaston, pâle, maigre, exténué, couvert de poussière, les pieds ensanglantés, traversait péniblement l'immense plaine qui sépare de la petite ville de Houdan le village de Laqueue. Deux rangées interminables de pommiers se déroulaient à perte de vue devant les yeux attristés de l'enfant, qui s'appuyait sur un bâton. Il s'arrêtait de temps à autre pour reprendre haleine; son regard avide, après avoir interrogé l'horizon, s'abaissait découragé sur ses pieds meurtris.

Soudain, il se coucha dans un fossé et demeura immobile; des piétons approchaient. L'avant-veille, interpellé par des passants qui le prenaient pour un vagabond, le pauvre petit, peu habile à mentir, s'était entendu menacer des gendarmes. La crainte d'être reconduit à Paris et livré à sa belle-mère l'effraya si fort, qu'à dater de ce moment il décrivit de longues courbes pour éviter les fermes ou les voyageurs. Il cheminait la nuit lorsqu'il se croyait certain de ne pas s'égarer, ce qui pourtant lui arriva et lui fit perdre vingt-quatre heures.

Aussitôt que les paysans l'eurent dépassé, Gaston sortit de son abri. Faute d'expérience, il avait épuisé ses forces dès le second jour, et depuis lors il cheminait clopin-clopant. Au delà de Pontchartrain, il lui semblait à chaque instant qu'il touchait enfin au but de son voyage, et que derrière ce bois, au delà de cette plaine, par delà cette colline allait apparaître le clocher de Houdan. Mais plaines, bois et collines se succédaient, et l'espoir de Gaston était sans cesse déçu. Triste, découragé, à bout d'énergie, l'enfant songeait à se livrer aux habitants de la première ferme qu'il rencontrerait.

Le soleil commençait à décroître; le petit voyageur se reposa un instant, le front appuyé sur ses mains. Il se releva avec peine, pénétra dans un bois, et se mit en quête d'un abri. La veille, le ciel inclément s'était chargé de nuages, une pluie fine, glacée, persistante avait trempé les pauvres habits de l'enfant. Il se dirigea vers une clairière; déjà, dans un endroit pareil, il avait découvert une hutte de bûcheron. Il tomba à genoux: là-bas, devant lui, au-dessus de la cime des arbres, sur le ciel rouge, se dessinait la vieille tour féodale où les hirondelles revenaient chaque printemps retrouver leurs nids.

Comme il battit, le cœur du pauvre Gaston; de quelle joie céleste s'éclaira cette pauvre âme qui ne croyait plus au bonheur! Les bras levés vers les ruines de l'antique manoir, l'enfant riait et sanglotait tout à la fois. Longtemps son regard erra sur l'horizon, cherchant les points familiers à sa mémoire. Ah! désormais, il n'hésiterait plus sur la direction à suivre, il connaissait les sentiers et les obstacles qu'il fallait éviter.

«Houdan!» murmurait-il d'une voix affaiblie.

Et jamais matelot, au retour d'un long voyage semé de luttes, d'aventures et d'ouragans, ne salua le port avec plus de ferveur.

Au loin, sur un chemin de traverse, un homme coiffé d'un chapeau à large bord trottait sur un vieux cheval jaune que Gaston crut reconnaître.

«Mon parrain!» cria-t-il.

Oubliant sa fatigue, il se mit à courir, mais pour trébucher bientôt. Qu'importe! Dût-il se traîner, ramper, il était certain d'arriver, et le soleil qui venait de disparaître ne le trouverait plus sans asile, errant, abandonné.

Gaston ne pouvait détacher son regard de la vieille tour; mais lorsqu'il abaissa les yeux, il tressaillit. Il lui semblait qu'autour de lui la nature s'était transformée. Ces herbes, ces fleurs tardives qui l'entouraient, il savait leur nom, son parrain le lui avait appris autrefois. Un roitelet traversa la route, un grillon chanta, et Gaston avança, le cœur joyeux. Sur les bords du chemin, les crapauds rampaient, ou, se dressant sur leurs pattes, marchaient à la façon des quadrupèdes, avec des allures étranges. L'enfant, pris d'une immense pitié pour tout ce qui respire, se condamnait, malgré sa fatigue, à décrire une courbe pour ne pas effrayer les hideux reptiles. Des pies attardées vinrent magistralement se poser à sa droite, elles étaient quatre. «Bonne rencontre!» aurait dit Catherine… Catherine, Mademoiselle, le docteur, comme il allait les embrasser!

La nuit tomba, profonde d'abord; puis la lune, se dégageant des nuages, éclaira la campagne de sa lumière blanche qui prêtait aux arbres, aux buissons, aux taillis, des formes fantastiques et menaçantes. Mais l'imagination de Gaston était familiarisée avec ce monde de géants, de nains aux longs bras, de fantômes accroupis ou debout. Le premier jour, il avait eu bien peur; à présent il souriait. Ce qu'il eût voulu, c'eût été de pouvoir courir, s'élancer à travers ces obstacles imaginaires on emprunter des ailes à l'oiseau.

Il dépassa Maulette, Maulette où demeurait Françoise, où Petit-Pierre, à cette heure, devait être étendu dans l'étable, sur la paille qui lui servait de lit. Mais le hameau se trouvait sur la gauche, et Gaston ne voulait pas perdre une seconde. La route était déserte; il se traînait plutôt qu'il ne marchait; chaque pas en avant lui causait une souffrance. Il avait déchiré le bas de sa blouse pour en envelopper ses pieds, et les linges grossiers, imbibés de sang, puis desséchés, adhéraient à sa chair mise à nu. A chaque minute il s'arrêtait, prêt à défaillir. Il n'avait pas encore atteint la ville, lorsque la voix grave du clocher sonna minuit.

L'enfant abandonna la route et s'engagea sur un sentier qui le conduisit au bord de la Vesle. La petite rivière, encaissée et bordée de saules, coulait bruyante sur un lit de cailloux. Ce fut avec délices que Gaston plongea ses pieds dans l'eau glacée. Il les enveloppa d'un nouveau pan de sa blouse; puis, soulagé, il se remit en marche. Une demi-heure plus tard, il dépassait enfin la première maison de Houdan.

Gaston, qui comptait arriver plus tôt, était à jeun, et la faim rendait son épuisement plus profond. Il dut s'arrêter encore et fut pris d'une soudaine frayeur. Si sa tante était morte? si elle le repoussait? Ces deux pensées lui tenaillaient le cœur à mesure qu'il pénétrait dans la grande rue que la lune inondait de ses pâles rayons.

L'enfant avançait pas à pas, comme s'il eût craint de troubler le silence de la ville endormie. Parfois un chien aboyait, un cheval hennissait, ou un coq mal éveillé lançait un cri bien vite interrompu. Est-ce un rêve que ces deux années écoulées? Voici le banc vert de la maison du percepteur, les chandelles de bois qui décorent la devanture de la maison du rival de Hoddé, les sacs qui encombrent la porte du messager. Voilà le cabaret et sa belle enseigne, des tambours-majors qui boivent de la bière de mars, tandis qu'une bouteille au double jet emplit deux verres à la fois. Sous le hangar du charron, deux voitures et le cabriolet jaune du fermier de la Fosse-Louvière. Encore quelques pas, et les yeux de Gaston retrouvent des larmes: cette maison qu'il a revue si souvent en rêve, elle est là devant lui. Les volets sont clos, nul bruit, nulle rumeur; le petit chasseur lui-même est immobile, il est tourné vers Gaston, qui sourit à travers ses larmes en le regardant.

Quel calme dans la ville! L'heure sonne… une… deux… deux heures! Gaston n'ose plus respirer; il s'effraye du fracas que ses pieds lui semblent produire en se posant sur le sol. Il s'approche du seuil, regarde le marteau luisant. Il hésite à le toucher, ce marteau; il retentirait comme un tonnerre. Mademoiselle, Catherine, si elles savaient… L'enfant s'assied sur le seuil; il attendra le jour. Tout à coup des pleurs inondent de nouveau son visage; à travers la porte vient d'arriver jusqu'à son oreille le tic-tac de la vieille horloge; ses rouages viennent de craquer comme autrefois et elle répète à son tour, cette amie d'enfance de Gaston, les deux coups frappés tout à l'heure sur le bronze par le marteau du beffroi.

L'enfant s'éloigne, s'engage dans une ruelle, tourne, semble revenir sur ses pas, puis tourne encore. Il longe une haie qu'il cherche à franchir. Il a réussi; il s'avance, traverse un petit bois de noisetiers; le voilà dans un jardin. Gaston suit les nombreuses sinuosités d'une allée dont le sable crépite sous ses pas. Il s'arrête. Dans le fond, la petite maison avec son perron à l'escalier double. A gauche, le puits au couvercle cadenassé; à droite, la tonnelle où le chèvrefeuille et les roses marient leurs fleurs durant l'été; puis là, au milieu de la grande allée, une brouette chargée de pierres!

Le petit fugitif s'est couché sur un banc de mousse, et toute son heureuse enfance défile devant lui. Ses paupières se ferment, sa tête lourde lui fait mal, bien mal. Il s'endort et s'éveille en sursaut; le ciel est bleu, le soleil rayonne, les oiseaux chantent; on dirait le printemps. Dans la grande allée du jardin, une petite fille aux yeux bleus, aux lèvres roses, aux cheveux noirs, traîne la brouette chargée de pierres et tente de faire claquer un fouet. Gaston se soulève à demi. Oh! sa tête! Qu'a-t-il donc sur le front, qu'il voit à peine? Pourquoi sa gorge est-elle si sèche? pourquoi n'a-t-il pas la force de se lever en apercevant sur le perron, la tête nue, regardant jouer la petite fille, une femme aux cheveux blancs, au regard doux, au sourire triste? Gaston veut s'élancer, ses forces le trahissent, il tombe. Est-ce l'émotion, la joie qui le paralysent ainsi! Il pousse un sanglot. La petite fille l'entend, l'aperçoit et fuit en criant.

«Qu'y a-t-il, Aimée? demande Mademoiselle avec surprise.

—Un homme! là, bonne amie!

—Un homme, répète une grosse voix, voyons un peu cette belle histoire; quelque voleur de pommes, sans doute.

—Catherine, c'est moi!» murmure Gaston d'une voix défaillante.

La servante s'arrête, la bouche entre ouverte, les yeux indécis, devant ce petit mendiant agenouillé, dont les bras sont tendus vers elle.

«Je suis Gaston,» s'écrie-t-il.

Catherine se précipite vers lui, le soulève, et court, vers
Mademoiselle.

«Gaston, monsieur Gaston!» crie-t-elle d'une voix pleine de sanglots.

Et elle presse contre sa poitrine le pauvre enfant meurtri, fiévreux, méconnaissable sous ses haillons, dont les bras se sont noués autour de son cou. Gaston voit le visage de sa tante se pencher au-dessus du sien; il veut lui sourire, la nommer: sa tête et son cœur se brisent, il s'évanouit.

* * * * *

Quelles ombres épaisses! quel chaos autour de Gaston! Quels bruits funèbres, quels cris désespérés, quels sifflements! Il marche, il court sur une route semée de pointes de fer, et Blanchote le poursuit armée d'une lanière de cuir garnie de plomb. Blanchote, échevelée, livide, effrayante, le front marqué d'une tache rouge, les yeux sanglants, et dont la dent aiguë déchire la lèvre. Un fleuve barre le passage, un fleuve aux flots noirs, profonds, où des monstres hideux nagent entre deux eaux… Il faut échapper à la furie… Gaston se précipite, l'onde jaillit, bouillonne, se referme; il étouffe, et Bouchot, les yeux fermés comme pour ne pas le voir, danse sans trêve parmi les nénuphars et les roseaux… Un canon, maintenant, un canon gigantesque dont les roues d'acier passent et repassent sur le corps de Gaston, qui ne peut ni bouger, ni crier, ni fuir. Puis des corbillards qui défilent, suivis par des orphelins; des cierges, des rires, le son de l'orgue, des blasphèmes, des malédictions. Les enfants de Mme Hubert, mille autres enfants qui pleurent, qui ont faim, qui se lamentent, tandis que de grandes femmes sèches aux yeux louches, aux ongles noirs et crochus, les dépouillent de leur blouse. Encore la route aux pointes de fer, encore Blanchote! Ah! toujours marcher sans réussir à lui échapper! Une fenêtre, un abîme, un gouffre! Qui donc rit ainsi? C'est elle qui s'avance par bonds; elle approche; le gouffre, tout, plutôt que le contact de ce meurtrier… le vide… le vide… toujours tomber… enfin!

Lorsque Gaston revint à lui, il regarda longtemps les rideaux du lit sur lequel il était couché; puis un faible sourire se dessina sur ses lèvres pâles. Il tourna un peu la tête et aperçut le doux visage de Mademoiselle, qui le contemplait. Il voulut sortir ses mains de dessous le drap et ne put y parvenir.

«Ah! chère tante, dit-il d'une voix basse, essoufflée, à peine distincte, quel vilain rêve! on m'avait emmené loin de toi et je me sentais mourir.»

Il dut fermer les yeux; la lumière, bien que faible, le forçait à clignoter. Il sentit les lèvres de Mademoiselle se poser sur son front.

«Comme je t'aime!» murmura-t-il.

Puis il tomba dans une sorte de somnolence, douce, bienfaisante, paisible. Tout à coup, il entendit causer à voix basse dans la chambre; on lui prit le bras, une oreille se posa sur sa poitrine, il fit un effort et rouvrit les yeux.

«Bonjour, mon parrain,» dit-il.

Le docteur se rapprocha.

«Tu me reconnais donc?»

L'enfant se contenta de sourire.

«Où te sens-tu mal?

—Nulle part, mon parrain; seulement j'ai rêvé…

—Ne parle pas,» dit le bon docteur, qui saisit la main de sa vieille amie et murmura: «Nous le sauverons.»

Gaston se rendort, calme et heureux. Plus de rêves, plus de cauchemars effrayants, plus de cris désordonnés, plus de cercle de feu autour du front. Il ne peut mourir à présent que ses amis l'entourent, et que la grande horloge remplit la maison de son tic-tac familier.

Combien de temps dormit l'enfant? il ne le sut que plus tard. Toujours est-il qu'il se réveilla peu à peu, ouvrit les yeux et sourit aux personnages des tapisseries qui ornaient les murs de la chambre de sa tante, et qu'il connaissait si bien. Il tourna doucement la tête vers la croisée. Mademoiselle, assise dans son grand fauteuil, cousait; Catherine tricotait. Catherine, elle était toujours la même; mais Mademoiselle, comme ses cheveux, si noirs autrefois, étaient devenus blancs, comme son visage si frais était devenu pâle, comme ses yeux jadis si limpides, si brillants, semblaient fatigués! Une larme humecta les paupières de Gaston à la vue de ces tristes changements. Il allait parler lorsque la petite fille qu'il avait vue dans le jardin apparut à l'improviste. Catherine se leva, ouvrit de grands yeux et posa un doigt sur ses lèvres. L'enfant s'arrêta interdite, et s'avança sur la pointe des pieds, regardant vers le lit du malade.

«Il dort donc toujours, M. Gaston? demanda la petite fille.

—Oui, répondit Mademoiselle, aussi ne faut-il pas faire de bruit.

—Pourquoi est-il revenu si mal habillé? Il m'a fait peur.

—Je te l'ai déjà dit; c'est parce qu'il était pauvre, répondit
Mademoiselle, dont les yeux devinrent humides.

—Pourquoi ne se lève-t-il pas pour jouer avec moi?

—Parce qu'il est encore trop faible, mademoiselle Aimée, dit Catherine à son tour.

—Mais puisque grand-père prétend qu'il est guéri! Se lèvera-t-il demain?

—Peut-être, si vous êtes sage et si vous ne troublez pas son sommeil.
Allez jouer, ma mignonne, et fermez les portes sans bruit.»

Gaston suivit des yeux la petite fille, qui, tout en se retirant, regardait de son côté; au moment de disparaître, elle lui fit une belle révérence. L'enfant se souleva, ses bras s'étendirent.

«Ma tante, Catherine, s'écria-t-il, je voudrais vous embrasser.

Les deux femmes vinrent tomber à genoux auprès du lit. Comme il les enlaça de ses bras faibles, comme ses lèvres pâles prodiguèrent les baisers! comme ils pleuraient tous trois avec entrain, de joie bien entendu! et Dieu, qu'on bénissait, emplit soudain la petite chambre des rayons de son beau soleil.

«Assez, dit une voix forte, pas d'émotion violente! Le progrès doit apprendre à l'homme à dompter…»

Le bon docteur ne put achever; attendri comme s'il eût vu la réalisation de l'une de ses utopies, il pleura lorsque son filleul lui entoura le cou de ses bras amaigris.

Huit jours plus tard, Gaston convalescent descendit dans la salle à manger, précédé par Aimée, soutenu par sa tante et suivi par Catherine. On l'établit près de l'horloge, selon son désir. Peu à peu, il raconta sa lamentable histoire, et Dieu sait les flots de larmes qu'il fit couler. De son côté, il apprit que son parrain avait entrepris cinq fois le voyage d'Alsace pour le chercher, et que Catherine avait erré durant huit jours au milieu des rues de Paris, dans l'espoir de le rencontrer. Tout en écoutant, Gaston baisait les beaux cheveux de sa tante, ces cheveux que la douleur causée par sa perte avait blanchis.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

DEUXIÈME PARTIE

I

LA MARQUISE DE LA TAILLADE.

Le 15 janvier 1864, les rues de Paris étaient littéralement ensevelies sous la neige qui tombait sans relâche depuis la veille. Vers onze heures du soir, la tourmente sembla redoubler d'intensité; de gros flocons vinrent encore épaissir l'immense tapis blanc étendu sur le sol, et les voitures roulèrent en silence sur la terre glacée. De rares piétons pressaient le pas afin d'échapper aux morsures de la bise, et la grande avenue des Champs-Élysées, presque déserte, paraissait s'être élargie. De temps à autre un cocher de fiacre, perdu jusqu'aux yeux dans un de ces manteaux que les antiquaires admirent à l'occasion, passait en frappant son épaule de sa main engourdie, tandis que ses chevaux, la tête basse, les oreilles rejetées en arrière, lançaient par chaque narine une colonne de buée. Par contre, des équipages emportés au grand trot de leurs magnifiques attelages, fuyaient rapides. A cette heure, sous ce ciel inclément, Paris avait un aspect étrange, fantastique, appréciable seulement pour ceux gui sont accoutumés à son éternel mouvement.

Onze heures et demie sonnaient, lorsqu'une voiture de remise, dont le malheureux cheval patinait sur la neige durcie, déboucha de l'avenue Marigny, traversa le Rond-Point, et se dirigea vers un hôtel qui se trouve environ à la hauteur de l'habitation de la reine Christine. A travers la grille et les branches des arbres dépouillés, on apercevait la façade, inondée de lumière, de la charmante demeure, construite dans le style Louis XIII, pour le prince Soltikof, et dont les aménagements intérieurs étaient vantés pour leur richesse et leur bon goût. Au dehors, de chaque côté de la chaussée, des voitures armoriées, aux laquais rubiconds, poudrés, emmitouflés, attendaient la sortie de leurs maîtres. A la vue de ses gras et majestueux confrères, le cocher de remise parut se piquer d'honneur; il cingla sa bête, entra au grand trot dans la cour de l'hôtel, et s'arrêta net, le fouet sur la cuisse, devant un perron vitré.

Avant qu'un grand laquais vêtu d'une livrée bleu de ciel eût atteint la portière, un jeune homme s'élança sur le perron et pénétra dans un vestibule où six figures de nègres, disposées en cariatides, soutenaient un candélabre à deux branches surmonté de globes lumineux. Le cavalier, débarrassé de son par-dessus, gravit avec lenteur un escalier de marbre blanc recouvert d'un tapis de Perse aux brillantes couleurs. De chaque côté du sommet des dernières marches, deux nymphes inclinées, dont les formes sveltes rappelaient le faire élégant de Jean Goujon, semblaient jeter des fleurs et des sourires à ceux qui montaient. Le jeune homme s'arrêta un instant pour contempler ces deux figures. Scrupuleusement ganté et botté, il pouvait avoir de vingt-huit à trente ans. Il avait le visage long, le front large, les cheveux châtains. Ses yeux gris, vifs et scintillants, pétillaient de malice, et sa lèvre narquoise, un peu dédaigneuse, se cachait à demi sous une fine moustache retroussée. Il était petit de taille, robuste et bien pris; rien qu'à sa démarche, on reconnaissait une nature vive, intelligente, complète, chez ce cavalier aux manières dégagées sans être vulgaires, aussi éloignées de la raideur anglaise que du laisser-aller de notre jeunesse dorée. Il fit quelques pas, lança un coup d'œil familier aux deux huissiers placés devant une large porte qui s'ouvrit, et l'un des hommes à chaîne d'argent annonça d'une voix retentissante:

«M. Bouchot des Étrivières.»

Bouchot, sans le moindre embarras, pénétra dans un vaste salon encombré par une foule élégante. Ceux qui avaient entendu prononcer son nom s'étaient retournés avec curiosité, afin de voir le jeune artiste dont les toiles, depuis quatre ans, attiraient tout Paris au Salon. Trois ou quatre privilégiés vinrent lui serrer la main, et l'ex-apprenti, échangeant par-ci par-là des sourires ou des signes de tête, manœuvra pour gagner le fond de l'immense salle où la maîtresse de la maison, entourée par vingt cavaliers, trônait fière de sa beauté merveilleuse. Parvenu devant elle, l'artiste s'inclina. Il allait passer outre lorsque la jeune femme, un moment distraite, l'aperçut.

«Ah! bonsoir, monsieur des Étrivières, dit-elle d'une voix fraîche et harmonieuse, vous allez vous ennuyer chez moi aujourd'hui, votre ami est absent.

—Gaston serait-il indisposé? demanda Bouchot avec vivacité.

—Non pas, répondit la jeune marquise de La Taillade; Catherine, la célèbre Catherine, reprit-elle avec une nuance d'ironie, a été prise d'un mal de gorge avant-hier. M. de La Taillade s'est aussitôt mis en route, me laissant seule pour faire les honneurs de mon jeudi.

—Qui donc osera s'en plaindre? répondit Bouchot, qui s'inclina.

—Mais vous d'abord, puis moi. Ne trouvez-vous pas ce voyage ridicule?

—Certes, madame, répliqua Bouchot, ridicule comme toutes les choses du cœur, lorsqu'on les juge avec l'esprit.»

La marquise regarda l'artiste; il souriait avec candeur et ajouta:

«Demandez plutôt à M. de Champlâtreux.»

Le jeune homme pris à témoin par Bouchot s'appuyait sur le dossier du fauteuil de la jolie marquise; il se redressa, mit deux doigts de sa main droite dans la poche de son gilet, saisit son lorgnon et l'ajusta sur son œil gauche en se dandinant, comme pour chercher à distinguer celui qui venait de prononcer son nom.

«Ah! c'est monsieur Bouchot, dit-il en laissant retomber son pince-nez.

—Des Étrivières, continua l'artiste d'un ton dégagé. Je suis heureux de pouvoir vous donner des nouvelles de votre aïeul avec lequel j'ai dîné ce soir, cher monsieur; il va bien.»

M. de Champlâtreux pâlit imperceptiblement, mais ne répondit pas. Tous les élégants groupés autour de la marquise penchaient leurs têtes pommadées, et vingt lorgnons impertinents se braquèrent sur l'artiste. Bouchot, avec un sang-froid comique, fouilla dans sa poche, et, le nez au vent, se décora l'œil droit d'un monocle. L'orchestre préludait, la marquise se leva pour veiller à la formation des quadrilles, et la foule des courtisans se dispersa.

«À moi le champ de bataille, murmura Bouchot. Dieu, que ces petits jeunes gens m'agacent! Lorsqu'ils sont bêtes, passe encore,—ils exercent leur métier; mais j'enrage de voir des garçons d'esprit parmi eux. Peignez donc votre époque, quand ceux qui sont chargés de faire l'histoire portent des vestons courts, des cols cassés et des moitiés de canne. Ah ça, la marquise a raison; bien que la politesse m'ait empêché de le lui avouer, je vais m'ennuyer, moi. Pas une tête qui me plaise au-dessus de tous ces faux-cols, et je ne suis pas en train de débiter des madrigaux aux dames; le jeudi n'est pas mon jour. Bah! observons; un salon, ça vaut le Gymnase au point de vue de la comédie; ça vaut même mieux que la cour d'assises, si l'on se donne la peine de tirer les conséquences et de prononcer les jugements.»

Tout en devisant de la sorte, Bouchot se dirigea vers l'embrasure d'une fenêtre, souleva une portière de velours et regarda au dehors. La neige tombait toujours à gros flocons, le ciel était invisible, les becs de gaz, entourés d'une auréole jaunâtre, montraient les branches nues des arbres dont le sommet se perdait dans l'ombre. L'artiste contempla longtemps ce morne spectacle; peut-être songeait-il à la rue des Arcis, à la petite chambre qui servait d'atelier, à l'établi devant lequel sa rude enfance s'était écoulée, à deux pas de ce monde où il tenait sa place aujourd'hui et qu'il ignorait alors. Soudain, il se retourna vers le salon: là on eût dit une scène des contes orientaux.

Mille bougies, aux lueurs caressantes, faisaient resplendir les dorures de l'immense salle, chatoyer les tentures de soie et de velours, tandis que les fleurs naturelles, débordant des jardinières, s'épanouissaient comme en plein été. Les rayons amoureux, se croisant à travers l'espace, satinaient les épaules, se reflétaient dans les prunelles ou étincelaient sur les diamants. Une odeur pénétrante, née de cent parfums, montait au cerveau comme un vin capiteux. C'était avec convoitise que l'on regardait les femmes causer, sourire, danser au milieu de cette atmosphère tiède, énervante, embaumée, au milieu de ce luxueux encadrement qui semblait doubler leur grâce. La musique ajoutait son charme à toutes ces séductions. Elle captiva peu à peu Bouchot, qui perdit en quelque sorte la conscience du réel. C'était comme dans un rêve qu'il voyait se balancer avec mollesse ou tourbillonner dans une valse rapide ces hommes en gants blancs, en habits noirs, et ces femmes demi-nues, palpitantes, l'œil voilé, savourant la volupté secrète du tournoiement et du vertige.

La marquise de La Taillade savait choisir son monde, et nulle autre part que chez elle peut-être on ne voyait réunie cette élite, de jolies femmes qui donnent le ton à l'Europe en fait de grâce, de charme et d'esprit. Tous les genres de beauté se coudoyaient dans l'espace embrassé par le regard de l'artiste, depuis la Russe impérieuse, à la peau plus blanche que les neiges de son pays, jusqu'à la créole aux yeux humides, aux cheveux ondés, au visage bruni. Les Parisiennes, et c'est là leur supériorité, ne représentent pas un type unique. Elles sont à la fois toutes les femmes, tant leur nature mobile, perfectionnée, sait se transformer. Ardentes, rêveuses, rieuses, sentimentales, folles, dédaigneuses, jalouses, passionnées, elles échappent à l'analyse et possèdent à un haut degré toutes les qualités, tous les défauts, osons le dire, tous les vices de leur sexe. Parmi celles que la danse ou les hasards d'une promenade au bras d'un cavalier ramenaient sous ses yeux, Bouchot remarquait deux jeunes femmes qu'on pouvait croire nées sous les tropiques, lorsque son regard s'arrêta sur la maîtresse de la maison et ne s'en détacha plus.

Hélène Pellegrin, comtesse de Valonne et marquise de La Taillade, atteignait à peine sa vingt et unième année. De taille moyenne, admirablement faite, elle avait été célèbre par sa beauté, même avant son mariage. Bien que fille de bourgeois enrichis, mais enrichis à un point qui, de nos jours, vaut mieux qu'un titre de noblesse, Hélène, autant par sa distinction naturelle que par sa merveilleuse beauté, était une vraie patricienne. Ses mains et ses pieds, comme pour mettre en défaut l'axiome vulgaire, semblaient affinés par plusieurs générations vouées à l'oisiveté. Brune, avec la peau d'une blancheur mate, la jeune marquise avait le visage d'un ovale parfait; son front était bas, un peu étroit, mais lisse et couronné d'une chevelure épaisse. Les sourcils fins, soyeux, bien dessinés, ombrageaient deux longs yeux noirs pleins d'une langueur voluptueuse, auxquels une flamme intérieure prêtait par instant une vivacité passionnée. Le nez droit, à l'arête vive, aux narines légèrement relevées, était d'une perfection qui n'avait d'égale que celle de la bouche, dont les lèvres, d'un rouge vif, rendaient plus visible la blancheur nacrée des dents. Avec ses bras ronds, sa taille cambrée, sa poitrine d'albâtre, ses mains de créole, sa démarche moelleuse, Hélène captivait les regards les plus indifférents. Les femmes ne pouvaient guère la voir sans l'envier, et les hommes sans l'admirer; pour ces derniers, elle possédait au suprême degré ce charme rare et irrésistible: un je ne sais quoi de voluptueux sous un air de vierge.

Au moment où les yeux de Bouchot s'arrêtèrent sur elle, la marquise, à demi renversée sur un fauteuil, écoutait parler le comte de Champlâtreux et mordillait le bout d'un éventail d'ivoire. Elle était belle à ravir, ce soir-là, dans sa robe de gaze blanche garnie de rubans ponceau, sous sa coiffure de perles qui rendait ses cheveux plus noirs. Elle se leva soudain, prit le bras d'un vieillard et se promena un instant de groupe en groupe. Au signal de l'orchestre, elle fut rejointe par le comte. À cette vue, Bouchot fronça les sourcils, fit volte-face, et regarda de nouveau la neige tomber. Tout à coup il sentit un doigt se poser sur son bras; il se retourna et se trouva en face de la marquise.

«Je vous avais bien dit, monsieur des Étrivières, que vous vous ennuieriez.

—Vous me croyez indigne de vivre, madame; on ne s'ennuie pas là où vous êtes, répondit l'artiste.

—Un compliment?

—Tout au plus une vérité, demandez à M. de Champlâtreux.»

Le regard de la marquise croisa celui de Bouchot.

«Laissez M. de Champlâtreux en repos, dit-elle d'un ton bref. Ne dansez-vous pas?

—Hélas! non, madame, j'ai encore oublié d'apprendre, cet été.

—M. de La Taillade m'a cependant affirmé que vous dansiez dans votre jeunesse.

—Il a dit vrai, j'exécutais assez bien le pas de Giselle; mais en dehors des salons.

—Alors, jouez; je vous trouverai un partenaire, s'il le faut.

—Vous êtes mille fois gracieuse; je préfère rester ici et vous regarder.

—Vous me rendrez cette justice auprès de votre ami, dit Hélène un peu hautaine, que je me suis occupée de vous.

—Vos politesses à mon égard sont-elles donc commandées? demanda Bouchot avec vivacité.

—Dame, cher monsieur, on doit savoir deviner.»

Bouchot allait peut-être répondre une impertinence, mais la marquise avait passé. Il regarda la porte d'un air piteux.

«Ne devinons pas, dit-il, ce serait trop bête. Bah! un moment de mauvaise humeur qu'elle saura réparer, je l'espère pour elle. Mon pauvre Gaston!… C'est égal, ce René de Champlâtreux me donne sur les nerfs; est-ce assez ridicule d'être beau comme ça! S'il avait un peu d'esprit, il se débarbouillerait avec du vitriol pour se rendre laid comme tout le monde. Ouais, l'isolement me fait tourner à l'aigre; allons prendre un verre de punch.»

À peine l'artiste fut-il sorti de l'encoignure ou il se trouvait en quelque sorte caché, que cinq ou six jeunes gens l'entraînèrent, à tour de rôle, pour le présenter à autant de jolies femmes avides de connaître celui qui les peignait si bien. L'attention dont il devint l'objet et les compliments qu'il recueillit de plus d'une bouche gracieuse dissipèrent un peu l'ombre jetée dans l'esprit de Bouchot par la maîtresse de la maison. Il se retirait pour faire place aux danseurs, lorsqu'un petit homme aux jambes courtes, au ventre proéminent, aux favoris teints, sanglé dans un corset, lui prit familièrement le bras.

«Bonsoir, cher, dit-il; vous allez bien?

—Comment, baron, vous, dans le vrai monde, à cette heure indue? Est-ce que vous faites les grandes dames maintenant!

—Chut, la baronne est là, et l'on pourrait vous entendre.

—Vous croyez donc avoir encore quelque chose à perdre? Je puis vous rassurer, mon cher Faruc, votre réputation n'a plus rien à redouter de la calomnie.

—Encore votre plaisanterie! Quel plaisir trouvez-vous donc à me donner ce nom arabe, quand vous savez que je me nomme Beauchesne?

—C'est que nous avons tous besoin d'être rebaptisés et qu'à l'occasion je m'en charge pour mes amis, répondit Bouchot. Tenez, voyez M. de Champlâtreux, il se nomme René. Vous figurez-vous, dans vingt ans, lorsque ce beau jeune homme sera fardé, teint, plâtré, comme vous…

—Vous êtes insupportable; on pourrait vous entendre, mon cher.

—Soyez donc tranquille; tout le monde sait à quoi s'en tenir sur vos dents et vos cheveux. Lors donc que ce beau jeune homme sera goutteux et cassé, ce petit nom de René ne sera-t-il pas une sorte d'insulte lorsqu'on le lui dira en face?»

Le baron haussa les épaules.

«Mais enfin, dit-il, que signifie ce mot de Faruc?

—Je vous l'ai dit cent fois, c'est un nom qui me rappelle un digne homme que j'ai connu dans mon enfance; il s'occupait comme vous, cher baron, à semer de pierres le sentier déjà si étroit de la vertu; il ébauchait votre œuvre. Vous m'écoutez avec impatience… au revoir, je vais m'offrir du punch.

—J'en prendrai aussi; voyons, des Étrivières, parlons sans persiflage, si vous en êtes capable. Loïsa veut posséder son portrait de votre main: que faut-il faire pour vous décider? Car l'or ne peut rien dans votre balance.

—Et c'est pour satisfaire Loïsa, jeune Abélard, que vous persécutez la peinture dans ma personne?

—Abélard, Abélard, répéta le baron, appelez-moi plutôt Faruc.

—Vous n'êtes pas dégoûté.»

Plusieurs jeunes gens vinrent se grouper autour des deux interlocuteurs, alors établis près d'un buffet.

«Est-ce que Beauchesne veut briller au prochain salon? demanda-t-on.

—Non, répondit Bouchot, il prétend avoir une maîtresse et veut la faire poser… à titre de revanche, sans doute; il refuse de comprendre que je ne travaille que pour les femmes honnêtes.

—Qui vous dit que Loïsa ne le deviendra pas? reprit le baron; y a-t-il ici quelqu'un d'assez habile pour nous dire où commence la femme honnête et où elle finit? Ensuite, mon cher Bouchot, permettez-moi de vous rappeler que vous avez peint la maîtresse de Maxime.

—Vous vous trompez, ce que j'ai peint, c'est une jolie femme.

—Et vous avez créé un chef-d'œuvre. Eh bien, parole sacrée, Loïsa est plus belle que Justinia.

—Peste! dit-on à la ronde, où cachez-vous ce trésor, cher?

—Mais partout, continua le baron qui se rengorgea comme un pigeon, mais avec moins de grâce: au bois, dans un coupé; aux Italiens, dans une loge; au Palais-Royal, dans une baignoire; et enfin, rue de Provence, au premier, sur le devant.

—Messieurs, au revoir, dit Bouchot; si M. le baron de Beauchesne avait vingt ans, je l'écouterais peut-être; mais il a des cheveux blancs, bien qu'il les cache sons un flacon d'eau de Job; son langage me scandalise, et je bats en retraite.

—N'oubliez pas que je reviendrai éternellement à la charge, s'écria le baron, qui rit le premier de l'air pudibond affecté par Bouchot.»

L'artiste fit un demi-tour.

«Savez-vous pourquoi je me nomme des Étrivières? demanda-t-il à
Beauchesne.

—Du nom d'une de vos terres, je suppose.

—Vous n'y êtes pas; c'est à cause du rôle qu'elles ont joué dans ma vie; lorsque j'étais jeune, je les recevais; aujourd'hui, je les donne.

—Où voulez-vous en venir?

—Si la donzelle est aussi belle que vous l'affirmez, je consens à la peindre en Suzanne.

—Avant ou après le bain?

—Non, pendant.

—Accepté.

—Vous poserez pour un des vieillards; je vous donnerai pour compagnon ce Faruc qui vous intrigue.

—Soit.

—Vous serez ressemblant, je vous en avertis, et j'aurai le droit de mettre le tableau au Salon.

—Écoutez donc…

—Oui ou non? dit Bouchot.

—Oui, murmura le baron un peu ahuri.

—Messieurs, je vous prends à témoin! Ah! vieux satyre, continua-t-il en s'éloignant, tu espères que je plaisante, mais tu me serviras à venger la morale.»

Rentré dans le salon, Bouchot retourna machinalement se poster dans le coin où il s'était établi une première fois. Deux hommes, placés devant lui, causaient presque à voix haute, sans trop se préoccuper d'être entendus. Le plus âgé semblait initier son compagnon aux mystères du monde, et nommait en même temps que chaque jolie femme les hommes qui passaient pour être ou avoir été leurs amants. Bouchot écoutait le sourire aux lèvres.

«Si ce monsieur ne ment pas, pensait-il, il n'y a plus d'anges, et chaque femme âgée de quarante ans devrait s'appeler Madeleine. Est-il donc vrai que tous ces beaux fronts cachent de si noires pensées, que toutes ces bouches charmantes sachent si bien mentir, et qu'il y ait tant d'épines sous ces roses? Quelle aile de papillon que la réputation d'une jolie femme! Chacun souffle dessus pour en enlever la poussière d'or, et cela finit toujours par réussir.»

Bouchot interrompit soudain son monologue; la marquise de La Taillade, placée en face de lui, écoutait distraite les propos d'une vieille dame qui lui parlait à l'oreille. La tête inclinée, les yeux avides, Hélène regardait avec persistance dans la direction de l'orchestre. L'artiste se tourna de ce côté, aperçut le beau Champlâtreux qui causait avec une jeune femme, et se mordit la lèvre par un geste involontaire.

«Ah! pensa-t-il, est-ce que, sans m'en douter, je découvre le point où ça finit, comme dit le baron? Ouf, il fait trop chaud dans ce salon, et j'ai besoin de respirer un autre air.»

René de Champlâtreux, pour se trouver à la tête de la société parisienne, n'avait eu que la peine de naître. C'était un homme d'environ trente ans, beau, soigné, fat, toujours en avance de vingt-quatre heures sur la mode, célèbre à juste titre par le nombre des femmes qu'il avait compromises et des filles qu'il avait lancées. Possesseur d'une fortune princière, il menait grand train sans avoir besoin de recourir ni au jeu ni à l'emprunt, et, même parmi ses amis, il passait pour une preuve à l'appui du proverbe qui affirme la faiblesse des jolies femmes pour les sots. Cependant, à distance, le manque d'esprit du beau jeune homme se dissimulait à l'aide de cet argot parisien qui s'est infiltré dans tous les mondes, et dont le mauvais goût est l'antipode de celui des précieuses. Raie, lorgnon, barbe, équipages, cols, vestons, gilets, chapeaux, actions et bons mots, tout était à l'avenant chez M. de Champlâtreux, l'homme-type de la société élégante moderne. Blasé, corrompu comme une courtisane, ni croyant ni à Dieu ni à diable, il avait déplacé la morale pour la plus grande commodité de ses vices; on aurait pu se demander si un cœur palpitait sous l'enveloppe de ce gentilhomme qui n'avait jamais aimé que lui-même, et dont la nullité n'avait d'égale que son inutilité, en dépit du grand rôle qu'il jouait dans les salons parisiens. Il va sans dire que M. de Champlâtreux, qui payait comptant, avait la réputation d'un homme d'honneur; que beaucoup de mères rêvaient de le donner pour époux aux anges qu'elles avaient élevés, et que deux duels avaient prouvé son incontestable bravoure.

Au commencement de l'hiver, le comte, qui depuis dix-huit mois ne faisait plus parler de lui,—on le disait dominé par une actrice du Théâtre-Gaulois,—fut présenté chez la marquise de La Taillade. La futile jeune femme, plus séduite par la réputation d'un lovelace que par une célébrité comme celle de Bouchot, accueillit le gandin avec empressement. Bientôt, soit innocence, soit coquetterie, soit amour du danger, Hélène accorda à ce compromettant cavalier plus de place dans sa vie qu'il n'en fallait pour satisfaire les mauvaises langues. Jusqu'à présent, la réputation d'Hélène n'était qu'effleurée; mais on pouvait s'en rapporter à M. de Champlâtreux pour que la marquise, à tort ou à raison, passât pour sa maîtresse avant la fin de l'hiver, triomphe dont l'éclat couronnerait dignement la rentrée dans le monde d'un César de son espèce.

Bouchot, grâce à quelques propos saisis au vol, pressentait le mal plutôt qu'il ne le voyait. Il manifestait un profond mépris pour le caractère de M. de Champlâtreux, qui, de son côté, faisait à l'ex-apprenti l'honneur de le haïr. Ce sentiment de répulsion mutuelle n'était pas sans motif; du reste, le jeune gentilhomme ne frayait guère avec les artistes, dont le sans-façon et le libre parler répugnaient à sa nature correcte.

«Voyons, se disait Bouchot, tout en manœuvrant pour gagner l'extrémité du salon, je me suis assez amusé, j'espère. Je vais me reconduire chez moi, je bourrerai une pipe que je fumerai avant de me coucher, puis aurai le droit de rêver que tous les hommes sont vertueux, toutes les femmes honnêtes, et que le monde serait parfait s'il renfermait moins de Champlâtreux.»

Un contre-temps interrompit le monologue de l'artiste et l'obligea à revenir sur ses pas; on préparait le cotillon, et les portes étaient closes. Heureusement il connaissait l'hôtel et résolut de sortir par le cabinet de son ami. Soulevant une portière, il gravit un escalier, ouvrit une porte et recula surpris: Gaston, accoudé sur une table, le front dans ses mains, était si absorbé par la lecture d'une lettre, qu'il ne bougea pas.

Gaston, comte de Valonne et marquis de La Taillade, venait d'accomplir sa vingt-neuvième année. C'était un gracieux cavalier, à la démarche noble, pleine d'aisance, et d'un naturel parfait. Il portait toute sa barbe, d'un blond doux à reflets d'or, taillée comme dans les portraits de Henri IV. Ses yeux, dont la couleur ne s'était pas foncée, brillaient sous un front large, pensif, intelligent. On reconnaissait l'enfant d'autrefois sons les traits mâles de l'homme fait. Le visage, malgré les années et l'expérience de la vie, avait conservé cette expression de douceur, de franchise, de loyauté, qui charmait jusqu'à Péruchon. On sentait toujours, dans le préféré de Catherine, cette nature d'élite, si droite, si aimante et si digne d'être aimée.

«Gaston!» dit enfin Bouchot.

Le jeune marquis releva brusquement la tête, comme un homme qui se réveille en sursaut, et replia la lettre qu'il lisait.

«Que me veut-on?» demanda-t-il.

Il reconnut son ami, lui prit les mains et les serra avec force.

«Je te croyais à Houdan? dit l'artiste intrigué.

—J'en arrive.

—Et Catherine?

—Je l'ai trouvée debout; ma tante s'était effrayée à tort.

—Ta femme ignore ton retour?»

Gaston se rassit, regarda son ami d'une façon singulière; puis il détourna la tête et contempla les flammes du foyer, dont les langues bleuâtres s'entre-croisaient.

«Qu'as-tu donc? demanda Bouchot, qui s'appuya sur le dossier de la chaise; tu es pâle, serais-tu indisposé?

—Non, répondit Gaston avec effort; je suis fatigué et j'ai besoin de dormir.

—Bonsoir, alors.»

Au lieu de prendre la main de l'artiste, Gaston se promena de long en large; soudain il se rapprocha de son ami.

«Je souffre, lui dit-il les dents serrées.

—Je le sens bien, répondit Bouchot avec tristesse, et j'attends que tu me confies la cause de ton chagrin.

—Mon chagrin, répéta Gaston qui sourit d'un air contraint, mais j'ai mal à la tête, voilà tout. Bonsoir.»

Ce fut au tour de Bouchot de ne pas tendre la main.

«On ne me trompe pas, dit-il, ce qui t'arrive est sérieux; je te connais assez pour le deviner.»

Il y eut un instant de silence; les sons de l'orchestre, doux et affaiblis, résonnaient dans le lointain; Gaston tressaillit.

«Champlâtreux est là, n'est-ce pas? demanda-t-il, le regard animé.

—Sans doute, répondit Bouchot, n'est-il plus du nombre de tes amis?»

Gaston reprit sa promenade.

«Seras-tu libre demain? demanda-t-il sans interrompre sa marche fiévreuse.

—Demain, ou aujourd'hui? répondit Bouchot, qui du doigt montra la pendule.

—Aujourd'hui, à dix heures.

—Dois-je venir ou t'attendre?

—Attends-moi.»

Bouchot sentit frémir la main de son ami; il allait l'interroger lorsqu'un froissement d'étoffe lui fit tourner la tête: la marquise se tenait immobile à l'entrée du cabinet. L'artiste, un moment indécis, comprit, au silence gardé par les deux époux, qu'il était de trop; il salua la jeune femme et se trouva bientôt sous le vestibule.

«Avant de sortir, se dit-il, j'ai bien envie d'aller déranger la raie de M. de Champlâtreux, qui ne me paraît pas étranger à ce qui se passe; ça nous obligerait à nous embrocher demain, et je crois qu'il y a urgence, à la manière dont Gaston l'a nommé. Mais, non; je suis fou; de la coquetterie, tout au plus; la marquise n'est pas capable… Bah, pas de zèle! Il était fort, celui qui a dit ce mot-là.»

Rentré chez lui, Bouchot, selon la promesse qu'il s'était faite, bourra sa pipe, s'établit au coin de sa cheminée et oublia de se coucher.

«Décidément, murmura-t-il en s'étirant, tandis qu'une faible lueur annonçait le jour, M. de Champlâtreux me gêne; il faudra que j'en débarrasse Gaston.»

II

MADEMOISELLE RETROUVE SON HISTOIRE.

Quelques mois après son retour à Houdan, Gaston, en dépit des répugnances et des pleurs de Mademoiselle, avait été placé au collége, puis envoyé à Paris pour y faire son droit.

A Paris, il retrouva Bouchot, devenu, par des circonstances singulières, un des élèves de Couture. Les deux amis, que l'exiguïté de leurs ressources condamnait à la plus stricte économie, menèrent côte à côte la vie d'étudiant dans la bonne acception du mot. Leur mutuelle affection, déjà si solide, se resserra par mille services prêtés ou rendus, et, malgré l'opposition de leurs caractères, jamais frères ne furent plus unis, plus dévoués l'un à l'autre, plus confiants dans le résultat final de leurs efforts.

Son droit terminé, Gaston retourna vivre près de sa tante. La mort d'un cousin éloigné, dont il ignorait l'existence, lui donna soudain la fortune. Tout compte fait, il se vit possesseur d'une quinzaine de mille livres de rente. Cet héritage le dispensa de travailler pour vivre, grosse question qui le préoccupait surtout depuis que Mademoiselle avançait en âge. Le premier soin de Gaston fut d'aider Bouchot, qui luttait vaillamment contre les difficultés de la carrière qu'il avait embrassée. Le second, d'une exécution plus difficile, consistait à décider Catherine à prendre une élève. Il y eut à ce propos de nombreux pourparlers. Ce ne fut qu'à force de câlineries, quand l'autorité de Mademoiselle eut échoué, que Gaston amena la vieille servante à tolérer dans la maison l'ombre d'un autre bonnet que le sien.

Des jours calmes, uniformes, heureux, sans histoire, passèrent de nouveau sur la petite maison de la Grand'Rue, et le chasseur qui la surmontait eut seul à lutter contre les orages extérieurs. Adoptée en quelque sorte par Mademoiselle,—dont la fortune inespérée de son neveu avait calmé les dernières craintes,—Aimée occupait l'ancienne chambre de Gaston, et semait la gaieté dans cet intérieur un peu sérieux, où son grand-père parlait progrès, Catherine ménage, où Gaston, presque toujours absorbé par l'étude, songeait à faire triompher dans l'avenir les idées de son parrain, à réformer en partie la société. Il était rare qu'on fît allusion au passé, car le souvenir de ce temps néfaste amenait toujours des larmes dans les yeux de Mademoiselle. Blanchote, dont le nom exaspérait la vieille servante, avait disparu de la rue Jean-Pain-Mollet, et depuis lors rien ne prouvait qu'elle existât.

Mademoiselle profita du bien-être apporté dans la maison par l'héritage de son neveu, pour augmenter celui des pauvres qu'elle avait coutume de secourir. Elle s'installait le samedi à la fenêtre du rez-de-chaussée, et vieillards, boiteux, aveugles, manchots venaient recevoir son offrande, toujours accompagnée d'une bonne parole ou d'un sage conseil. Plus que jamais son nom fut béni dans la petite ville qui était son univers, et où elle souhaitait mourir. Levée avant le jour, elle éveillait Aimée qui se mettait à l'étude; puis on vaquait aux soins du ménage. À dix heures, Mademoiselle s'asseyait dans son grand fauteuil, corrigeait les devoirs de sa jeune élève, dont la raison émerveillait l'institutrice. Vers midi, la voix retentissante de Catherine annonçait l'heure du déjeuner. Gaston, roi de cet intérieur, descendait toujours un peu en retard, ramené le plus souvent par Aimée, qui carillonnait à sa porte, lui arrachait sans façons sa plume ou son livre de la main, le plaçait à table, tout près de Mademoiselle, et lui nouait parfois une serviette sous le menton, comme à un enfant, Dieu sait avec quels joyeux éclats de rire. Cette scène égayait Catherine, qui rappelait l'époque où elle accomplissait chaque jour ce devoir envers M. Gaston récalcitrant.

«Il n'était donc pas sage, lorsqu'il était petit? demandait Aimée.

—Lui, Seigneur! un vrai Jésus, mademoiselle; mais il n'aimait pas les serviettes sous le menton.

—Était-il plus sage que moi?

—Non; les garçons, c'est toujours plus remuant que les filles.»

Elle remuait pourtant assez pour sa part, cette petite Aimée; gaie, vive, alerte, bonne au point de pleurer durant huit jours la mort d'un oiseau; mais vaillante à l'œuvre, ne reculant devant aucune tâche, et capable de se mettre au ménage si Catherine n'eût montré les dents lorsqu'on empiétait sur son domaine. Pour le moment, on ne savait trop ce que la nature ferait dans l'avenir de cette fillette mince, longue, à la taille flexible, aux gestes un peu anguleux, dont l'excellent naturel ravissait Gaston, heureux d'entendre l'aimable enfant bourdonner autour de lui.

Chaque soir, à l'heure du dîner, le docteur venait compléter le quatuor. De temps à autre, Gaston accompagnait son vieil ami dans sa tournée quotidienne, et l'aidait à soulager des misères dont il connaissait les côtés douloureux. La vieille jument jaune était morte, et le docteur, que l'âge alourdissait, bien qu'il s'en défendît, cheminait maintenant dans un cabriolet. Parfois, dans l'été, le jeune homme et le vieillard rentraient à pied, herborisant, causant, discutant tantôt sur un point d'histoire, tantôt sur une question sociale qu'ils envisageaient d'une façon différente. Ils approchaient de la ville et, d'un buisson ou d'une haie, surgissait tout à coup Aimée, dont la voix joyeuse forçait les deux interlocuteurs à se retourner. Un peu plus loin on rencontrait Mademoiselle, qui s'emparait du bras de son neveu. On ralentissait encore le pas; le soleil se couchait derrière la vieille tour, les corneilles regagnaient leurs nids, tandis qu'Aimée, comme autrefois Gaston, courait en avant, poursuivait les papillons, ou franchissait un fossé pour aller en plein champ glaner des fleurs.

Chaque année, vers l'automne, Bouchot venait passer un mois à Houdan, et sa bonne humeur égayait la maison pour six semaines. L'artiste tutoyait parfois Catherine, appelait Mademoiselle sa tante, et qualifiait le docteur du titre de parrain, sous prétexte qu'il les avait connus lorsqu'il était petit, grâce à Gaston. Dieu sait les éclats de rire interminables que ses boutades arrachaient à Aimée, à laquelle il faisait danser le pas de Giselle.

«Ça sert, dans la vie, disait-il, Gaston peut vous le certifier.»

Mais ces souvenirs répugnaient à Gaston; ils lui rappelaient la mort affreuse de son père, et il détournait la conversation.

Dans leurs excursions pédestres, les deux amis emmenaient souvent Aimée, qui allongeait bravement le pas. Munie d'un crayon et d'un album, elle dessinait les points de vue que peignait Bouchot, car l'artiste ne négligeait aucune occasion d'exercer son pinceau. On buvait du cidre au cabaret, on déjeunait dans les bois, on gagnait une ferme pour s'abriter contre une ondée ou goûter au lait pur. Bouchot, pour se délasser, agaçait les dindons, les canards, les oies, imitait l'aboiement du chien à l'oreille des chats, le miaulement des chats à l'oreille des chiens, ameutait la basse-cour, puis exécutait son fameux pas devant les paysans qui, sans la présence de son ami, eussent fait passer un mauvais quart d'heure au peintre, qu'ils prenaient pour un fou.

«Ah! grand enfant, disait Gaston, quel rayon de soleil a donc éclairé ton berceau pour te donner cette inaltérable bonne humeur?

—Celui de Paris, mon cher; il chauffe la tête de ceux qui naissent entre les murs de la bonne ville avec le même soin que le soleil de la Champagne chauffe le seul raisin spirituel de l'univers.

—Alors nous sommes des bêtes, nous autres provinciaux? reprenait Aimée.

—Pas les femmes, ma chère élève, elles sont toutes Parisiennes.»

Il arriva une année où Mademoiselle, d'un air sérieux, déclara qu'Aimée, devenue grande, ne pouvait plus courir ainsi les champs. Les deux amis s'aperçurent alors, avec surprise, que leur petite compagne portait une robe longue, que son corsage commençait à se bomber, qu'elle baissait les yeux et rougissait lorsqu'on la regardait en face, qu'elle marchait au lieu de courir, qu'elle ne riait plus si haut, qu'elle saluait en faisant la révérence au lieu de présenter sa joue fraîche. Ils se remirent en route un peu désorientés, et la promenade leur parut moins gaie, la campagne moins belle que les années précédentes. De son côté, Aimée, en les voyant partir sans elle, se sentit prête à pleurer d'être si grande. À dater de ce jour, elle fut Mlle Aimée pour Bouchot, et Gaston cessa de la tutoyer.

L'année suivante, Bouchot, qui commençait à devenir célèbre ne put venir à Houdan, ce fut Gaston qui fit le voyage de Paris.

«Tu t'endors dans ta petite ville, lui dit l'artiste; il est temps de t'éveiller. Tu es assez savant et nous avons besoin d'hommes. À Paris, les réputations solides ne s'improvisent pas,—j'en sais quelque chose,—et il est temps que l'on commence à parler de toi. Accours ici, publie un livre; l'heure d'agir est arrivée.

—Je veux me présenter dans l'arène armé de pied en cap, sûr de pouvoir parer les coups et de vaincre, répondit Gaston.

—Prends garde de rendre ton armure trop lourde, par ce temps de fusils rayés. N'as-tu donc plus la même confiance dans tes idées?

—Si, certes.

—A l'œuvre, alors; la diplomatie, ce vieux reste des temps barbares, radote, il faut la rajeunir. À bas les révolutions qui ruinent l'industrie et les arts; mais vive la liberté qui les fait vivre!»

Au fond, Gaston comprenait combien les conseils de son ami étaient sages, et son ambition s'éveillait au bruit des applaudissements qui acclamaient le nom de Bouchot. Mais il hésitait à se séparer de nouveau de ses chers amis, de Mademoiselle surtout. D'ailleurs, il se trouvait heureux au milieu de ses livres, dans son indépendance, dans son obscurité, et l'on s'arrache difficilement au bonheur.

Au commencement de l'été de 1862, une famille parisienne s'installa au château de la Mésangerie, dont elle venait de faire l'acquisition. On parla bientôt dans le pays de la richesse du nouveau propriétaire, nommé M. Pellegrin, et de la beauté merveilleuse de sa fille Hélène. Tous deux portaient le grand deuil, la mère de la jeune fille étant morte quelques mois auparavant. Ce fut Aimée qui, la première, à l'heure du déjeuner, entretint Gaston de la jolie Parisienne qu'elle venait de voir à la messe, suivie de deux grands laquais en livrée.

«Elle est donc plus belle que vous? demanda Gaston, en riant de l'enthousiasme de sa petite amie pour la figure et la mise de la jeune châtelaine.

—Je crois bien! D'abord elle est plus grande.

—Plus grande, c'est possible, interrompit Catherine, qui fit un geste de dédain; plus belle, pour ça non. Premièrement, pas l'ombre d'une couleur sur les joues, puis des yeux trop grands et une bouche trop petite.

«Mais ce ne sont pas des défauts cela,» dit à son tour Mademoiselle.

Catherine osa d'autant moins contredire sa maîtresse, qu'un grésillement la rappelait à la cuisine, et la conversation changea d'objet.

Un soir que le docteur et Gaston revenaient de Maulette, où Petit-Pierre, déjà père de famille, avait fêté son frère de lait, ils rencontrèrent sur la route, près du caillou de Gargantua, M. Pellegrin et sa fille qui se promenaient à pied, précédés de leur voiture. Le docteur avait été appelé au château à deux ou trois reprises; il s'arrêta pour saluer et présenta son compagnon. Tandis qu'il causait avec M. Pellegrin, qui souffrait de la goutte, Gaston, ébloui par la beauté d'Hélène, se sentait comme intimidé. On marcha côte à côte, échangeant quelques paroles banales sur le paysage; la jeune fille levait à peine les yeux.

«Monsieur le marquis, dit tout à coup Pellegrin prêt à remonter en voiture, ne me ferez-vous pas l'honneur de venir au château? Vous nous rendrez heureux, moi et ma fille.»

Gaston, qui pour la première fois peut-être s'entendait donner son titre en face, rougit et balbutia. Hélène l'enveloppa d'un regard rapide et le salua de son plus doux sourire.

«Qui donc a pu apprendre à. M. Pellegrin que je suis marquis? s'écria
Gaston aussitôt que la voiture se fut éloignée.

—Mais moi,» répondit le docteur qui se frotta les mains d'un air joyeux.

Gaston parla peu ce soir-là; après le dîner, il se retira dans son cabinet, et jusqu'à l'heure où le sommeil le surprit, la charmante image de Mlle Pellegrin voltigea devant ses yeux ravis.

Le lendemain, sa première pensée fut pour la jeune fille.

«Aimée avait raison, se dit-il, et Catherine ne se connaît pas en beaux yeux.»

Il était étonné; jamais la vue d'aucune femme ne lui avait causé une impression aussi profonde. Le surlendemain, il revoyait encore la jeune fille lui sourire, l'envelopper du chaud rayon de son regard, et la persistance de ce souvenir l'inquiéta. Il se plongea dans l'étude avec ardeur, et dirigea ses promenades de façon à ne pas se rencontrer avec les habitants du château. Au bout de huit jours, il avait reconquis son indifférence, lorsque le hasard le remit en présence de celle qu'il devait aimer.

Parti un matin pour herboriser, il suivait la grande route de Dreux afin de gagner les bois de Combes, lorsqu'il fut rejoint par un tilbury que conduisait lui-même le père d'Hélène.

«Je vous surprends sur mes terres, monsieur le marquis, et je vous enlève, en ma qualité de propriétaire,» s'écria M. Pellegrin qui mit pied à terre; vous déjeunerez avec moi, bon gré mal gré.»

Gaston voulut s'excuser sur son costume, sur un rendez-vous.

«Tant pis, monsieur le marquis, tant pis; après le repas, mes voitures et mes chevaux seront à vos ordres et nous vous ferons rattraper le temps que vous allez perdre; mais à jeun, je refuse d'écouter aucune raison.»

Ce fut rouge de plaisir que M. Pellegrin arrêta son cheval devant la grille de sa riche demeure, et Dieu sait combien de fois il prononça le mot marquis en s'adressant à Gaston. Hélène ne parut qu'à l'heure de se mettre à table, mise avec autant de goût que le permettait sa toilette sombre. Elle parla peu d'abord, et sembla étudier le convive de son père. De temps à autre, ses grands yeux, à la fois naïfs et profonds, tournaient leurs regards vers Gaston ébloui. Lorsque celui-ci la contemplait à son tour, elle abaissait ses paupières avec lenteur; une teinte rose colorait ses traits chastes; on eût dit une sensitive se repliant sur elle-même.

Parfois, au contraire, elle regardait le jeune homme en face, comme pour
mieux l'écouter parler; les rayons de leurs prunelles se croisaient, et
Gaston sentait une flamme courir dans ses veines et lui brûler le cœur.
Il ne quitta le château qu'à dix heures du soir, amoureux fou de Mlle
Pellegrin.

Si son père conservait les dehors du bourgeois enrichi, Hélène, élevée dans un des premiers pensionnats de Paris, possédait toutes les distinctions du grand monde. D'ailleurs, on naît grande dame comme on naît peintre ou poëte, et les femmes ont sur nous une supériorité de tact, une délicatesse d'instinct, une finesse d'allures qui leur permet de monter sans effort;—elles arrivent, comme on l'a dit des hommes d'esprit, elles ne parviennent pas.—Hélène atteignait sa dix-huitième année. Gâtée par des parents émerveillés du bel oiseau sorti de leur nid, et dont elle flattait la vanité, elle était depuis longtemps la maîtresse au logis, et se faisait conduire où bon lui semblait, un peu au détriment de la candeur de son esprit. Instruite de la position de fortune de Gaston, de l'authenticité de sa noblesse, et assez satisfaite de la tournure du jeune gentilhomme, Hélène se mit en tête de l'épouser. Elle avait rêvé d'être duchesse; mais elle résolut de se contenter du titre de marquise. Coquette dès l'enfance, la jeune Parisienne connaissait l'empire que sa beauté exerçait sur les hommes; elle savait, à n'en pas douter, que Gaston reviendrait peut-être dès le lendemain. Il n'y manqua pas; il avait la tête bouleversée;—lui qui rêvait autrefois l'amour platonique, chevaleresque, «au clair de lune», comme disait Bouchot, il se débattait contre le souvenir de la sirène aux airs de vierge, dont les regards l'ensorcelaient.

Au bout de quinze jours, la jeune fille découvrit que sa richesse allait devenir un obstacle à ses projets. Gaston, assez épris pour sauter à pieds joints par-dessus toutes les barrières, avait l'âme trop noble pour jamais contracter un mariage qui pût ressembler à une spéculation. Il devint sombre; mais pour quarante-huit heures seulement, car Hélène, comme si elle eût deviné la cause de sa tristesse, lui confia que la fortune de M. Pellegrin se trouvait compromise.

«Pauvre père, dit-elle, il se tourmente en songeant qu'il va falloir renoncer à ce luxe qui est devenu pour lui une nécessité.

—Et vous? demanda Gaston ému.

—Oh! moi, je suis riche; je possède quinze mille livres de rente du chef de ma mère, c'est plus qu'il ne m'en faut.

Gaston ravi se précipita aux pieds de l'enchanteresse.

«Je vous aime, dit-il d'une voix tremblante, consentiriez-vous à porter mon nom?»

La jeune fille couvrit son visage de ses mains, se leva et s'enfuit. Mais avant de disparaître, elle avait enveloppé Gaston de cet éclair ardent qui le rendait fou.

Mademoiselle, surprise le lendemain par l'aveu de cette passion subite, irrésistible, partagée, demanda en vain le temps de réfléchir. Elle dut céder aux instances, aux supplications, aux larmes de Gaston, et se rendre au château pour demander la main d'Hélène. Elle l'obtint d'emblée, aux applaudissements du docteur, qui se vanta d'avoir ébauché ce mariage.

Bien que Mademoiselle trouvât Hélène charmante, ce n'était pas là l'épouse qu'elle avait rêvée pour Gaston. Quelques jours après sa visite à la Mésangerie, elle regardait Aimée qui, souffrante depuis une semaine et assise en ce moment près d'une fenêtre, semblait contempler au loin un spectacle visible pour elle seule. Le doux profil de la jeune fille se dessinait sur un fond lumineux; ses yeux, à demi clos, permettaient de voir ses longs cils; une poussière d'or voltigeait au-dessus de ses cheveux aux reflets bleuâtres. Tout son corps, fortement éclairé d'un côté, se découpait en lignes harmonieuses, sa jeune poitrine se soulevait comme oppressée; ses mains blanches, fines, potelées, transparentes, étaient croisées sur ses genoux. En songeant au caractère aimable, aux qualités sérieuses qu'elle-même avait cultivés, développés chez sa petite élève, Mademoiselle poussa un soupir.

«J'ai trop attendu, pensa-t-elle, le bonheur qu'il a cherché là-bas, il était sous sa main.»

Le soir du contrat, qui ne devait précéder le mariage que de deux ou trois jours, tant les jeunes gens semblaient avoir hâte d'être unis, Aimée, qui se trouvait à table à côté de Bouchot, fut prise tout à coup d'un rire nerveux qui se termina par des sanglots. M. Pellegrin fit atteler, et Mademoiselle partit avec la jeune fille qui, aussitôt établie dans la voiture, posa le front sur le sein de sa vieille amie, et pleura avec amertume.

«Ah! s'écria soudain Mademoiselle avec angoisse, nous sommes donc tous aveugles! la malheureuse enfant aime Gaston!»

Aimée, lasse, brisée, se coucha et s'endormit peu à peu. Mademoiselle veillait à son chevet. Elle laissa couler ses larmes alors; hélas! dans cette enfant si chère à son cœur, elle retrouvait la douloureuse histoire de sa propre jeunesse. Elle aussi, elle avait aimé sans espoir, sans qu'on le devinât, jusqu'au jour où le mariage de celui qui avait troublé son âme lui avait enfin révélé l'étendue de son malheur.

Le bon docteur ne put apprendre l'affreuse vérité sans pleurer à son tour. Rien de plus navrant que le désespoir des deux vieux amis, qui s'accusaient chacun de son côté.

«A quoi bon la science et les cheveux gris, murmurait le docteur avec amertume, s'ils ne permettent pas de lire dans le cœur d'une jeune fille? Et, ajoutait-il avec une expression de douleur, et j'ai été l'instigateur de ce mariage qui va peut-être me tuer mon enfant.

—Je suis la plus coupable, reprenait Mademoiselle; j'avais l'expérience, moi. Hélas, c'est leur bonheur et le nôtre qui vient de s'écrouler.»

Fort heureusement pour la raison des deux vieillards, Aimée put se lever le surlendemain, calme, résignée en apparence, surtout devant son grand-père. Le soir arrivé, elle se jetait dans les bras de Mademoiselle; elle avait au moins cette consolation de pouvoir confier sa peine à quelqu'un qui la comprenait.

Le mariage de Gaston fut célébré à Paris; ni le docteur, ni Aimée n'y assistèrent, et Mademoiselle repartit le soir même pour Houdan, tandis que son neveu prenait la route de l'Italie.

A dater de ce jour, Aimée, jusque alors si vive et si gaie, si expansive, devint sérieuse, concentrée, rêveuse, comme si la tristesse eût formé le fond de son caractère. Son secret ne fut connu de personne, Catherine exceptée. Par instant, c'était la jeune fille qui consolait Mademoiselle, navrée de retrouver dans l'adorable enfant qu'elle chérissait maintenant à l'égal de Gaston, les souffrances et les douleurs qu'elle connaissait si bien et qui avaient failli lui coûter la vie.

Le docteur, qui ne pouvait se pardonner d'avoir présenté Gaston à M.
Pellegrin, était désespéré de la mélancolie résignée de sa petite fille.
Il cessa de parler du progrès, voulut emmener Aimée à Paris, afin de la
distraire. Elle le supplia de la laisser vivre à Houdan, entre
Mademoiselle et lui.

«Il faut laisser agir le temps, disait Mademoiselle.

—Hélas! répondait le vieillard en secouant la tête avec tristesse, le temps ne nous appartient plus.

—M'est avis, dit un jour Catherine, que si nous pouvions attirer ici M.
Bouchot, Mlle Aimée serait bien forcée de rire.»

—M. des Étrivières?» s'écria la jeune fille qui sourit.

Puis elle ajouta, comme se parlant à elle-même:

«Comme il aime Gaston!

—Mon Dieu, pensa Mademoiselle, il est donc impossible d'être heureux.»

Ce fut à Florence, environ deux mois après leur départ de Paris, que les jeunes époux furent surpris par la nouvelle de la mort subite de M. Pellegrin, emporté par un accès de goutte. Quelques jours plus tard, Gaston, stupéfait, apprenait que sa femme héritait de trois cent mille livres de rente.

«Tu m'as trompé, dit-il, en la prenant entre ses bras.

—Je voulais être marquise,» répondit-elle.

Et comme il demeurait silencieux, elle ajouta:

«Me pardonnes-tu?»

Il la pressa contre son cœur; mais il lui sembla qu'un nuage venait de troubler la sérénité du ciel où planait son bonheur.

III

UNE PARISIENNE.

Hélène n'aimait pas Gaston. Il n'était que trop vrai qu'elle l'avait épousé pour devenir marquise. Cependant une jeune fille, à moins qu'elle n'ait un amour au cœur, ne peut passer entre les bras d'un homme jeune, beau, sympathique, sans en garder un souvenir éternel. Aussi quelques mariages de convenances aboutissent-ils à un à peu près de passion, mais non à la passion elle-même, comme on l'affirme souvent. L'amour vrai précède la défaite et ne la suit jamais. Gaston, durant les premiers mois de son union avec Hélène, put donc se croire aimé et voir le cœur de sa jeune femme à travers l'ivresse du sien; mais la nouvelle marquise ne tarda guère à se fatiguer d'un tête-à-tête dont son mari rêvait l'éternité.

À défaut des plaisirs du monde d'où son deuil l'éloignait, elle en souhaita le semblant, c'est-à-dire les visites, les promenades, les courts voyages, les réunions. Dix mois après la mort de son père, au moment où l'hiver commençait, elle mit de côté les robes sombres, s'installa dans le splendide hôtel des Champs-Élysées, et se transforma aux yeux de Gaston, à la fois ravi et attristé.

Comme un enfant qui voit un papillon aux couleurs brillantes s'échapper d'une noire chrysalide, le jeune marquis demeura émerveillé de la métamorphose subite d'Hélène, devenue du jour au lendemain une élégante à la mode. Il crut rêver d'abord, mais son réveil fut prompt. Il n'est guère facile d'être avec dignité le mari de la reine, et Gaston s'aperçut vite que posséder quinze mille francs de rente—il en abandonnait cinq à Mademoiselle—alors qu'on est l'époux d'une femme qui en possède trois cent mille, crée pour une âme fière une situation presque intolérable. La marquise combattit d'abord avec assez de délicatesse les scrupules de son mari. Était-ce sa faute à elle si elle avait trouvé la fortune dans son berceau? Devait-elle, pour complaire à Gaston, renoncer à un luxe qui était pour elle un besoin, à une richesse qui leur permettrait de faire tant d'heureux? Avec son savoir, son nom, et la position que lui donnait cette fortune dont il se plaignait, Gaston pouvait parvenir à tout. Il était encore trop jeune, il est vrai, pour solliciter un de ces hauts emplois qu'on serait heureux de lui accorder plus tard, mais sa jeunesse, qui lui valait l'amour d'Hélène, la regrettait-il donc aussi? Sa passion était-elle feinte, qu'il refusait de rien devoir à celle qui avait accepté son nom? La sirène eut des larmes dans les yeux et dans la voix; Gaston, vaincu, la suivit aux Champs-Élysées, non sans regretter avec sincérité l'existence simple, modeste, intime, où sa raison plaçait le bonheur.

Hélène, douée d'une beauté si achevée, d'une grâce parfaite, et que la fascination qu'elle exerçait rendait si dangereuse, était une créature de marbre pour les sens. De bonne heure, elle avait eu toutes les curiosités malsaines d'une jeune fille élevée trop librement, et le mariage fut pour elle une sorte de déception. Sa froideur lui fit croire à l'inanité des plaisirs licites, et elle en rêva d'autres. Dès lors, le mot adultère éveilla dans son esprit une idée de volupté terrible, enivrante, complète, celle-là. Cette ardeur de l'imagination, plus commune qu'on ne le suppose chez les femmes aux sens engourdis, explique pour le physiologiste bien des phénomènes moraux qui scandalisent le monde. Dépravation, dit celui-ci; maladie, répond l'autre; et il a raison. Certes, un homme plus expérimenté que Gaston eût pu deviner, combattre, guérir peut-être les dérèglements d'esprit d'Hélène, lui montrer l'abîme dans lequel elle s'exposait à choir. Mais le jeune marquis, grave, sérieux, un peu austère, coupait court aux sujets scabreux affectionnés par sa jeune femme. Il les écartait même dans la crainte de souiller la pureté de celle qui portait son nom.

D'ailleurs, dans cette union hâtive, que la surprise des sens d'un côté et le calcul de l'autre avaient conclue, tout semblait devoir séparer les deux époux. Gaston se sentit d'abord un peu dépaysé dans le monde avide de plaisirs où sa femme le lança. Il avait passé l'âge où la toilette est une des grosses affaires de la vie, et parader au bois, écouter vingt fois un même opéra, causer chevaux, scandales, modes, actrices, maris trompés, ou débiter des madrigaux aux amies de sa femme ne pouvait convenir à son esprit mûr. Le caractère chevaleresque de Gaston l'amena bientôt à mépriser la vie mondaine, bruyante, dissipée, dont il essaya pendant deux ou trois mois. Comme le premier venu, il était obligé de se faire annoncer chez la marquise, et les hommes et les femmes dont il la voyait entourée lui déplaisaient pour la plupart. Trop raide avec les uns, pas assez insolent avec les autres, il déplaisait à son tour. Il voulut expliquer à Hélène la vie telle qu'il la comprenait; la jeune femme se récria; quelques escarmouches eurent lieu; elle le laissait libre, et ne croyait pas trop exiger en demandant la réciprocité. Gaston se parqua chez lui et chercha dans la continuation de ses études une diversion à ses chagrins domestiques.

Peu à peu, une séparation tacite s'opéra entre les deux époux, et la marquise se rendit seule aux fêtes où Gaston s'excusait de l'accompagner. Hélène, sans se l'avouer tout haut, trouvait vulgaire ce gentilhomme vêtu sans aucun souci de la mode du jour, à l'esprit doux, conciliant, auquel les caquets du monde répugnaient, et qui semblait faire bon marché de son titre. Ni par son éducation ni par ses instincts, la jeune femme ne pouvait comprendre ce qu'il y avait d'élevé dans ce caractère concentré, dont le cœur renfermait des trésors de tendresse, et qu'il fallait simplement aimer pour le rendre heureux.

Plus âgé, Gaston eût pris son parti de la façon de vivre à laquelle le condamnait Hélène; mais le malheureux l'aimait, il était jaloux. Il fit plus d'un effort pour la ramener à lui; la jeune femme ne manquait pas d'esprit, il essaya de l'intéresser à ses travaux, à ses rêves de gloire, de l'acclimater dans le milieu intellectuel dont il s'était entouré; mais ces hommes, un instant empressés auprès de la femme de leur ami, revenaient bien vite aux sérieuses préoccupations de leurs études. Ils ennuyèrent la marquise, qui tourna en ridicule leur mise, leurs idées, leurs petites ignorances des lois du monde. Elle s'amusa à incendier une de ces graves cervelles, attacha le savant à son char, l'entraîna dans son salon, où, comme disait Bouchot, «l'ours essaya de sauter parmi les singes, oubliant qu'il était de force à les étouffer.»

Un enfant, par sa naissance, eût pu rattacher l'un à l'autre le cœur des deux époux, en éveillant dans celui d'Hélène le plus grand des sentiments—l'amour maternel. Comme si une fatalité se fût opposée à leur bonheur, leur union demeura stérile. A défaut de l'enfant, un médiateur, assez clairvoyant pour deviner leurs erreurs mutuelles, eût pu les éclairer et les empêcher d'élargir l'abîme qui les divisait. Mais qui pouvait remplir ce rôle? Ce n'était pas le docteur qui ne connaissait rien de la vie du monde; ce n'était pas non plus Mademoiselle qui, navrée par les confidences de son neveu, se sentit plus triste encore en regardant Aimée, sacrifiée sans que Gaston fût heureux. Restait Bouchot, le seul peut-être qui devinât la situation et ses conséquences probables. Par malheur, les allures de l'artiste irritaient la marquise, et Gaston, qui n'avait d'ailleurs rien de caché pour son ami, se faisait un devoir de taire les déceptions de son ménage.

Bien que le monde qui la comptait au nombre de ses étoiles s'occupât beaucoup d'elle et lui prêtât plus d'une galanterie, Hélène n'avait à se reprocher que de légères inconséquences. On nommait, comme ayant pu être ses amants, deux ou trois amoureux qui rôdaient au bois autour de sa voiture; mais personne, à moins de mensonge, n'eût pu formuler une accusation précise. En somme, la marquise subissait les médisances auxquelles peu de jolies femmes échappent à Paris, et nous connaissons tous le monsieur ou la dame au sourire malicieux, aux demi-mots perfides qui ne disent rien et font tout supposer à des auditeurs pleins de foi pour les fautes du prochain. A sa rentrée dans le monde, où ses amies de pension l'avait introduite alors qu'elle était encore jeune fille, on s'étonna bien un peu de l'abandon dans lequel son mari laissait la marquise, puis on n'y pensa plus. Les deux époux, en gens qui savent vivre, cachaient leurs secrètes mésintelligences aux yeux de ceux qu'ils fréquentaient, et gardaient en toute occasion le décorum exigé par les convenances.

«Quoi, chère, votre mari ne vous accompagne pas?

—Il doit venir me chercher, répondait la marquise, si toutefois il s'en souvient d'assez bonne heure.

—Son couvert est mis.

—Faites-le enlever bien vite; les savants, est-ce qu'ils ont le temps de manger?

—Cependant si M. de La Taillade arrive?

—Ce sera au dessert; nous lui dirons qu'il a dîné, et il nous croira.»

On souriait, et durant la soirée nul ne songeait plus à Gaston. Bientôt même on cessa de s'informer de lui.

A la longue, la vie oisive, frivole, toute de plaisirs que menait la marquise pouvait la fatiguer, et le jour où l'ennui la prendrait, ce n'étaient pas les faibles liens qui l'attachaient à son mari qui pourraient la défendre d'un entraînement. Parmi la foule d'adorateurs qui la poursuivaient de leurs soupirs, il n'en fallait qu'un pour la compromettre d'une façon sérieuse.

Gaston pressentait parfois ce danger, mais son caractère loyal écartait cette pensée injurieuse pour celle qui portait son nom. Hélène, froide, hautaine, légère, avait des défauts sans doute; mais supposer qu'elle pût manquer à ses devoirs, c'était franchir un abîme devant lequel reculait le noble esprit de Gaston.

Maintenant, les sens apaisés, revenu à la raison, il découvrait avec terreur que son amour s'affaiblissait. Dans celle qui devait être à jamais sa confidente, un autre lui-même, la compagne de sa vie, il ne voyait plus qu'une belle statue que rien ne pourrait animer, puisque sa passion fougueuse y avait échoué.

Un jour, il se fit annoncer chez sa femme; Hélène, prête à sortir, mettait ses gants devant un miroir; elle était ravissante sous la fraîche toilette qu'elle semblait étrenner.

«Ne pouvez-vous m'écouter un instant? lui demanda Gaston d'un ton ému.

—Oui, certes, répondit-elle en approchant son front des lèvres de son mari, formalité qu'elle ne manquait jamais d'accomplir.

—Hélène! dit-il en l'entourant de ses bras.

—Êtes-vous fou?» s'écria la jeune femme, qui se dégagea avec vivacité pour rajuster les plis de sa robe.

Son air indigné fit sourire Gaston; puis il secoua la tête avec tristesse.

«Parlez vite, dit-elle, je me rends au bois; si ce que vous avez à me dire est long, accompagnez-moi.

—Pour voir cinquante jeunes fats papillonner autour de votre voiture; non, ils me rendent jaloux.

—Vous avez bien tort. Est-ce là tout ce que vous vouliez me dire?

—Je voulais vous parler sérieusement.

—Sérieusement, répéta la jeune femme avec une moue délicieuse; mais n'est-ce pas la seule façon dont vous sachiez parler?

—Surtout lorsque je vous affirme que je vous aime, Hélène.

—Je vous aime bien aussi, et je vous aimerais davantage si vous étiez plus raisonnable. A propos, avez-vous vu mon nouveau coupé?»

Un timbre résonna.

«Une visite, s'écria la marquise avec dépit, j'arriverai tard et je ne verrai pas si Mme de Rochepont ose se montrer dans la nouvelle voiture de sir William;—tout un scandale, cher.

—Vous occupez-vous donc de Mme de Rochepont?

—Et de qui voulez-vous que je m'occupe?

—De vous, de moi, et non d'une femme dont vous devriez ignorer le nom.

—Pourquoi? Parce qu'elle a des amants?

—Parce qu'elle a un mari,» reprit Gaston.

Les paupières d'Hélène s'abaissèrent avec lenteur et sa langue humecta ses lèvres. Elle avait à chaque instant de ces gestes, de ces regards qui faisaient rêver en elle une folle et ardente maîtresse.

Un domestique lui remit une carte.

«J'y vais, dit-elle. Sans vous, continua-t-elle en s'adressant à son mari, je serais partie depuis un quart d'heure.

—Il m'arrive si rarement de vous mettre en retard, que je regrette votre peu d'indulgence. Pourrai-je vous voir ce soir?

—Sans doute; c'est-à-dire non, je dîne en ville.

—Mais vous rentrerez, je suppose?

—Si je ne suis pas trop fatiguée, je vous ferai prévenir.»

Gaston baisa la main de sa femme, se retira soucieux, et se promena longtemps de long en large. Il sentait l'indifférence envahir son cœur, et il voulait tenter un effort suprême pour ramener la marquise à lui. Le soir même, nonchalamment étendue sur une dormeuse, Hélène dut l'écouter. Il se mit à genoux près d'elle, lui prit la main, raconta les souffrances qu'il endurait, tenta de lui faire comprendre le néant de l'existence à laquelle elle se condamnait, et lui peignit, en traits éloquents, la félicité dont ils pourraient jouir en vivant l'un pour l'autre, puisque le sort les avait liés pour l'éternité. Il proposa d'aller passer à la Mésangerie un mois ou deux, afin de retremper leur amour à sa source, puis de renoncer à Paris ou du moins à la vie mondaine. Hélène l'interrompit en haussant les épaules avec dédain.

«Savez-vous, dit-elle, que vous devenez ridicule?»

Gaston recula; il regarda longtemps sa femme qui, enveloppée d'un peignoir de dentelle, souriait impassible. Il se sentit plein de mépris pour cette créature si belle, si parfaite de corps, au visage à la fois si calme et si ardent, et dont le caractère lui semblait une énigme insoluble. Il se retira à jamais guéri de son amour, mais emportant au cœur une blessure inguérissable, la certitude que le bonheur de sa vie entière était perdu.

A dater de ce jour, les deux époux vécurent étrangers l'un pour l'autre, sans que le monde devinât la profondeur de leurs dissentiments. Gaston se plongea plus que jamais dans l'étude, et, pressé par Bouchot, il publia un ouvrage politique, qui, deux ans plus tard, devait avoir un grand retentissement, mais qui passa d'abord inaperçu. L'auteur découragé douta de lui-même, et son humeur s'assombrit. Il est vrai que René de Champlâtreux était devenu l'un des familiers de la marquise, et que le jeune beau portait ombrage à Gaston.

Bouchot, qui par humeur fréquentait beaucoup plus le monde que son ami, s'inquiéta, dès les premiers jours, des assiduités de M. de Champlâtreux près de la marquise. Hélène, dont il admirait la beauté, ne séduisait guère l'artiste qui, bien que ne sachant rien de positif sur les relations des deux époux, connaissait assez Gaston pour comprendre que son intérieur n'était pas heureux. Cent fois le trouvant triste, absorbé, il prit la résolution de l'interroger, de lui arracher un aveu sur la cause de son chagrin; mais à la moindre allusion à ce sujet délicat, Gaston devenait sérieux, détournait la conversation et feignait la gaieté. Bouchot, pour la première fois de sa vie, voyait souffrir son ami sans pouvoir le consoler.

Tout en fumant sa pipe, au retour du bal de la marquise, l'artiste s'était mis à songer à l'attention accordée par la femme de son ami à M. de Champlâtreux. Cette attention, il ne devait pas avoir été seul à la remarquer; l'honneur de Gaston courait donc un danger. D'un autre côté, le souvenir de l'agitation fiévreuse de ce dernier, son retour subit de Houdan, le nom de René qu'il avait prononcé avec colère, l'entrée de la marquise au moment où il allait peut-être enfin soulager son cœur, tous ces incidents éloignaient le sommeil des yeux de l'artiste inquiet. Il eût voulu hâter la marche des heures pour voir arriver son ami, lui arracher enfin son secret. Si Gaston n'était encore que jaloux, Bouchot, comme il l'avait dit, essayerait de le débarrasser de M. de Champlâtreux.

IV

ENTRE L'ARBRE ET L'ÉCORCE.

Bouchot, sorti de sa méditation nocturne, achevait de changer de toilette, lorsqu'il entendit marcher dans le couloir sur lequel ouvrait la porte de sa chambre à coucher.

«Madame Hubert!» cria-t-il.

La veuve accourut à cet appel; elle portait une robe de mérinos noir; ses cheveux commençaient à grisonner.

«Bon Dieu, monsieur Bouchot, vous voilà déjà debout? vous êtes rentré tard, cependant.»

La brave femme s'interrompit en s'apercevant que le lit de l'artiste n'était pas défait.

«Etes-vous malade? lui demanda-t-elle avec anxiété.

—Non pas, madame Hubert; en rentrant, j'ai trouvé un si bon feu que je me suis mis à fumer, au lieu de me coucher. Une pipe en appelle une autre; peu à peu, j'ai oublié l'heure, et le sommeil s'est enfui. Mais parlons affaires; je vous recommande le déjeuner, ce matin: j'attends un marquis.

—M. Gaston! s'écria la brave femme, qui joignit les mains.

—Lui-même. Je regrette que cette nouvelle vous afflige.

—Moi, être affligée, parce que…

—Oui, répondit Bouchot, qui embrassa sans façon sa femme de charge, puisque vous avez presque des larmes dans les yeux.

—Il nous néglige, M. Gaston, et son air triste…

—Vous savez bien que c'est sa manière d'être gai, d'avoir l'air triste; moi, c'est le contraire, quand je suis content, ça me donne envie de pleurer, comme à vous, madame Hubert. M. le comte est-il levé?

—Oui, monsieur; il y a plus d'une heure que je lui ai porté son thé.

—Demandez-lui s'il peut me recevoir, je vous prie.»

Bouchot, dont les dessins n'étaient pas moins recherchés que les toiles, gagnait beaucoup d'argent. Depuis environ trois ans, il avait fait «ses adieux à dame Misère» et abandonné la rue Saint-Jacques pour la Chaussée-d'Antin. Il occupait un pavillon situé au milieu d'un jardin, et dont le second étage lui servait d'atelier. Son ménage était tenu par Mme Hubert, dont tous les enfants, grâce aux deux amis, possédaient de lucratifs emplois. Mme Hubert n'avait jamais revu son mari qu'on croyait mort à l'hôpital, et, longtemps aidée par Péruchon, devenu l'époux d'Adélaïde, elle vivait maintenant près du jeune artiste à titre de femme de charge et le soignait maternellement.

Elle reparut bientôt avec une réponse affirmative. Bouchot s'engagea dans le corridor et pénétra dans un vaste cabinet en chêne sculpté d'un aspect sévère. Près d'une table placée en face d'une large fenêtre se tenait un homme de haute taille, au front couronné de cheveux blancs. Il était enveloppé d'une robe de chambre et lisait. Il se leva, prit la main de l'artiste entre les deux siennes et la pressa avec effusion. C'était M. de Champlâtreux, l'ancien locataire de la rue Jean-Pain-Mollet, «le bon mouchard,» comme le nommait alors Bouchot.

«Eh bien, mon enfant, dit le vieillard d'un ton plein de tendresse, es-tu satisfait de ta soirée d'hier?

—Comme ci, comme ça, monsieur; mais, vous, comment vous sentez-vous?

—Aussi chaudement que possible, grâce au ciel et à toi.

—Au ciel tout seul, monsieur, répondit Bouchot qui reconduisit le vieillard vers son fauteuil. Je viens vous annoncer que votre petit-cousin déjeunera fort probablement avec nous.

—Monsieur de La Taillade?

—Gaston, si vous l'aimez mieux.

—Il nous néglige, dit M. de Champlâtreux, qui secoua sa tête blanche.

—Tiens, Mme Hubert a donc raison? pensa Bouchot.

—Je relisais tout à l'heure un passage de son livre, continua le vieillard; il y a du génie politique là-dedans.

—Il y a du cœur surtout,» répondit l'artiste.

M. de Champlâtreux reprit le volume déposé sur sa table et le feuilleta, sans doute pour chercher la page qui l'avait frappé. Bouchot, resté près de la fenêtre, regardait les nuages courir sur le ciel. Le jour, terne, sombre, brumeux, éclairait à peine le cabinet de ses lueurs blafardes, et le peintre, la tête appuyée sur la boiserie, observait deux pauvres moineaux qui, le corps gonflé, les plumes ébouriffées, les pattes rouges, n'ayant plus rien de cette vivacité espiègle qu'ont leurs pareils au printemps, fouillaient la neige comme pour mettre à découvert la terre qu'elle leur cachait. M. de Champlâtreux, surpris du silence et de l'immobilité de son jeune ami, se leva sans que Bouchot parut s'en apercevoir, et lui posa la main sur l'épaule.

«Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il.

—Je rêvais debout, répondit l'artiste, qui secoua la tête.

—Et ton rêve était triste?

—Pas précisément, monsieur; ces deux pauvres moineaux que vous voyez là sautiller l'un près de l'autre et qui semblent s'étonner de voir la terre si blanche, me rappelaient ces jours déjà lointains où, mal vêtu, maudissant l'hiver et ses rigueurs, j'errais dans les rues de Paris en compagnie de Gaston.

—Depuis lors, la fortune, qui n'est pas toujours aveugle, vous a pris tous deux sur ses ailes.

—C'est vrai; mais cette neige me rappelait encore qu'un matin,—Gaston était parti et j'étais bien triste,—j'entrai familièrement chez vous. Tous vos beaux tableaux, que je venais admirer une fois de plus, avaient disparu, et sur la petite table que je vois là-bas, vous comptiez des piles d'argent.

—À quel propos évoques-tu ce passé?

—Vous m'avez souri, monsieur, ainsi que vous le faites en ce moment. La neige, de même qu'aujourd'hui, blanchissait la terre et les toits. De même qu'aujourd'hui encore, le brouillard assombrissait votre chambre; peut-être avez-vous oublié ces circonstances.

—Non, dit le vieillard.

—Tout à coup, vous m'avez ordonné d'approcher. «Jure-moi de travailler avec ardeur, d'être honnête homme, et cet argent est à toi.» Je crus à une plaisanterie; mais vous disiez la vérité, selon votre habitude. Vous aviez confiance dans le petit apprenti cordonnier, qui salissait les murs de ses essais informes; vous avez cru à son talent, et l'or produit par la vente de vos chers tableaux, vous l'avez généreusement risqué pour en faire un peintre.

—Ai-je donc si mal calculé? s'écria le comte d'une voix émue; mon vieil ami Charlet m'avait prédit ton avenir. Mais qu'as-tu donc ce matin? Ta voix est faite pour le rire, mon brave enfant.

—Je rirai tout à l'heure, monsieur, soyez tranquille. Pourquoi ce jour terne, avec son brouillard, sa neige qui couvre le sol et les toits, est-il pareil à celui où vous m'avez arraché de mon établi, où vous avez comblé mon seul vœu, où vous m'avez fait ce que je suis? Sans vous, monsieur, perdu dans la foule, incompris de ceux qui m'entouraient, que serais-je devenu?

—Peintre quand même; c'était ta vocation et je n'ai été qu'un instrument…

—Vous voulez dire une Providence.»

Le vieillard, attendri, regarda à son tour dans le jardin.

«Vous souvenez-vous encore de ma joie? Je refusais de vous croire, ce jour-là, malgré vos assurances. Je pleurai, à la fin, trouvant votre jeu cruel. Depuis lors, c'est-à-dire depuis tantôt vingt ans, je marche appuyé sur votre main.

—Ajoute donc bien vite, s'écria M. de Champlâtreux, que, grâce à ton application, tes progrès émerveillèrent tes maîtres; qu'au bout de cinq ans, en dépit de notre économie, l'argent produit par les tableaux avait disparu, et que depuis cette époque je te dois le pain que je mange, le bien-être qui entoure ma vieillesse, sans compter le bonheur de te nommer mon fils.

—Je n'ai fait qu'accomplir mon devoir, moi, répliqua Bouchot, tandis que vous… Tenez, monsieur, c'est une sotte et misérable engeance que celle des hommes; au fond, je suis de ceux qui rient des sottises qu'ils voient commettre afin de n'en pas pleurer. Mais il y a deux justes qui sauveraient le monde si Dieu envoyait encore un de ses anges pour l'exterminer;—le parrain de Gaston et vous.»

M. de Champlâtreux pressa longtemps l'artiste sur sa poitrine. Un timbre résonna.

«C'est Gaston, s'écria Bouchot. Allons, il faut rire, maintenant; je me trompe fort, ou M. le marquis ne nous apporte pas le soleil. Pardonnez-moi de vous avoir attristé; mais je n'ai pas dormi cette nuit, j'ai les nerfs tendus.

—Ton cœur souffre, dit le vieillard, je le connais, et je n'ai pas besoin de te demander pour qui.

—Que voulez-vous, c'est mon enfant gâté, lui. Nous sommes liés à la vie à la mort par un formidable serment, ajouta-t-il en souriant. À tout à l'heure, monsieur, je vais recevoir votre petit-cousin.»

Bouchot retourna dans sa chambre; il y trouva Gaston qui se promenait de long en large. Le jeune marquis se jeta dans les bras de son ami, l'étreignit convulsivement et sanglota.

«Ah! pensa l'artiste, j'ai bien fait de prendre les devants pour avoir la force de supporter cette épreuve… Tu me désoles, dit-il à Gaston; calme-toi, causons.»

Gaston fiévreux, comme indigné du mouvement de faiblesse auquel il venait de s'abandonner, ne tenait pas en place. Il en était arrivé à un de ces paroxysmes d'énergie qui suivent les longues prostrations; il voulait enfin réagir contre la vie impossible que son mariage lui avait créée. D'une voix sourde, par phrases courtes, saccadées, éloquentes, émues, il raconta la douloureuse histoire de son ménage, ses efforts pour ramener à lui Hélène; son désespoir de s'être brusquement réveillé au milieu d'un beau rêve, lié à une femme qui ne l'aimait pas et qu'il n'aimait plus. Bouchot, terrifié de la profondeur des blessures que lui montrait son ami et dont il était loin de supposer la gravité, écoutait sans interrompre.

«L'ignoble Blanchote valait mieux que cette coquette, se disait-il; elle ne frappait que le corps, au moins.

—À toutes ces douleurs, dont Hélène m'abreuve sans paraître en avoir conscience, s'écria Gaston, elle est prête à en joindre une dernière, celle du ridicule et du déshonneur.

—Tu vas trop loin, dit l'artiste avec gravité; voyons, si tu es jaloux, c'est que tu aimes encore ta femme; l'avenir peut tout réparer.

—Je ne l'aime plus, répondit Gaston; l'incroyable sécheresse de cette âme dont l'enveloppe est si charmante, a tué l'amour dans mon cœur.

—Cette indifférence doit te rassurer.

—Lis donc!» s'écria Gaston.

Bouchot prit des mains de son ami un billet d'une écriture fine et déliée; c'était une dénonciation en règle contre la marquise, qu'on accusait d'être la maîtresse de René de Champlâtreux.

«Pouah! fit Bouchot; et tu connais l'auteur de cette odieuse missive?

—Non, je l'ai reçue hier en rentrant; elle justifie mes soupçons.

—L'as-tu montrée à ta femme?

—J'attends… je…

—Tu as eu tort; à présent, il est trop tard; mais je vais tout réparer.»

Et l'artiste jeta le billet au feu.

«Es-tu fou? s'écria Gaston.

—Oui, sire, répliqua Bouchot, et je voudrais l'être seul en France, comme disait Sully, le ministre auquel ceux de notre temps ressemblent le plus. Raisonnons, s'il te plaît: on ne se sert pas d'un billet anonyme contre une femme, surtout quand cette femme est la vôtre. Il serait trop bête de mettre son bonheur à la discrétion du premier venu. Tu n'es pas dans les conditions où les maris sont aveugles, puisque tu affirmes ne plus aimer. D'ailleurs, si tu n'y voyais pas clair, j'y verrais, moi. Mme de La Taillade qui, par l'extérieur, est bien la plus séduisante des Parisiennes, s'amuse du sieur René comme elle s'est amusée du baron de Beauchesne et de notre ami le philosophe, qui n'ose plus se montrer devant toi. C'est terrible, l'oisiveté d'une jeune et jolie femme pour les malheureux qui se trouvent à sa portée sans être revêtus d'une triple cuirasse. Puis, c'est un fait, mon cher, que les femmes coquettes allument des incendies qu'elles n'éteignent jamais.

—Je veux tuer Champlâtreux, murmura Gaston.

—Je t'attendais là, dit Bouchot, qui s'empara de la main de son ami. Quoi, sur un doute, sur une dénonciation sans signature, sur une calomnie, tu veux déshonorer ta femme, te déshonorer toi-même? Si tu provoques aujourd'hui ce Champlâtreux, célèbre par ses bonnes fortunes, tu prouves aux yeux des gens qui n'y songent pas, que tu es un mari malheureux.»

Bouchot, maître enfin du secret de Gaston, parla pendant une heure, et réussit à faire tomber la colère de son ami, à endormir sa douleur et à l'amener à patienter encore. Trois fois Mme Hubert était venue frapper à la porte, lorsque les deux jeunes gens se décidèrent à gagner la salle à manger.

«Ne va pas oublier, dit l'artiste, que tu m'as donné ta parole d'honneur de continuer à vivre comme si cette maudite lettre n'avait jamais été écrite. Pour le reste, nous aviserons. J'ai compris ta réserve et je l'ai respectée; cependant, peut-être viens-tu de finir avec moi par où tu aurais dû commencer. À table! Je suis sûr que Mme Hubert a commandé des frites! Es-tu de mon avis? continua l'artiste, qui passa son bras sous celui de Gaston, mais ni à la maison d'Or, ni chez Riche, ni chez Brébant, on ne les réussit comme la grosse marchande de la rue des Arcis. Te souviens-tu du jour où nous en avons acheté pour deux sous?»

Gaston ne se sépara de son ami qu'à trois heures. Bouchot, pour consoler, calmer, obliger à patienter celui qu'il aimait tant, venait de dépenser des trésors de verve, de cœur et d'ingéniosité. À peine seul, l'artiste s'établit sur un fauteuil.

«Ce n'est que partie remise, dit-il; j'ai réussi aujourd'hui, mais le hasard peut tout démolir demain. Que faire? Il faut que cette situation ait un terme. Fumons le calumet du conseil, je trouverai mon dénoûment dans ses nuages.»

—L'artiste bourra sa pipe, et, nonchalamment étendu, se mit à réfléchir. La pendule sonna quatre heures. Bouchot tressaillit et se leva comme frappé d'une idée subite.

«Ma foi, oui, dit-il; risquons tout; dans une heure, elle recevra ses intimes; en avant la grosse cavalerie!»

Il s'habilla tandis qu'on allait lui chercher une voiture, et à cinq heures il pénétrait dans le petit salon de Mme de La Taillade.

La lumière discrète de deux lampes, aux abat-jour roses, éclairait la jolie femme qui, les pieds sur un coussin, à demi couchée sur une causeuse, examinait une gravure de mode. À sa portée, une petite table à ouvrage était couverte de broderies, de rubans, de soie aux couleurs vives; un peu plus loin, sur un bureau encombré de boîtes à bonbons et d'albums, un énorme bouquet de roses s'épanouissait au-dessus d'un vase de la Chine.

«Comment, monsieur des Étrivières, cette nuit à mon bal et ce soir à ma petite réception? dit la marquise, qui tourna sa tête fine vers l'artiste, vous me gâtez! Mais, j'y songe, vous venez peut-être me faire vos adieux? ajouta-t-elle d'un ton légèrement ironique.

—Diable, pensa Bouchot, c'est quelque chose que d'être dans la place; j'avais oublié que je suis à l'index. Vous avez deviné, madame, reprit-il tout haut, je viens en effet vous dire adieu.

—Et vous serez longtemps absent?

—C'est vous qui avez décrété mon exil, madame; c'est donc à vous de répondre pour moi.»

La marquise cessa de sourire, ses yeux se baissèrent devant le regard de Bouchot, et sa main joua fébrilement avec les perles d'un collier qui retombait jusque sur sa poitrine.

«Je n'ai jamais été assez heureux pour vous plaire, reprit l'artiste, rompant le premier le silence qui avait suivi ses dernières paroles; je vous jure cependant que je suis de vos amis.

—Vous voulez dire celui de M. de La Taillade?

—N'est-ce pas la même chose, puisque vous portez son nom? répondit Bouchot avec bonhomie. Permettez-moi, madame, de vous demander si vous avez quelquefois accompagné au chemin de fer, non pas une parente, mais une simple connaissance, ce qu'on appelle dans le monde une amie?

—Pourquoi cette étrange question?

—Afin de vous rappeler qu'à l'instant de se séparer, de prononcer ce petit mot si triste: adieu! on se sent plein d'indulgence pour ceux qui partent et qu'on ne reverra peut-être jamais. On oublie, ne fût-ce qu'une minute, leurs travers, leurs défauts, leurs torts, s'ils en ont eu, pour ne songer qu'à leurs qualités. Je viens vous dire adieu, cette minute d'indulgence, voulez-vous me l'accorder, à moi qui vous suis profondément dévoué? Consentez-vous à m'écouter avec patience?

—Je ne comprends pas où vous voulez en venir?

—À causer avec vous de votre bonheur futur.

—De mon bonheur? répéta la marquise avec étonnement.

—Ou de celui de Gaston, ce qui est la même chose, puisque vous portez son nom, dit encore l'artiste qui sourit.

—Je vois enfin poindre une lueur; vous êtes ambassadeur?

—Simple chargé d'affaires officieux, madame; sans mandat, sans lettres de créance; mais ami de la paix et désireux de rétablir la bonne harmonie entre deux gouvernements prêts à en venir aux mains.»

La marquise se redressa sur son fauteuil.

«Vous venez, au nom de M. de La Taillade, dit-elle d'une voix brève.

—Il ignore ma démarche, je vous le jure.

—Vous faites du zèle, alors, et puisque nous parlons politique, je dois vous rappeler que c'est dangereux.

—Avec les inférieurs, madame, non avec les souverains.

—Je vous écoute.

—Et vous me comprendrez?

—Allez-vous donc me parler une langue étrangère? Je dois vous prévenir que je n'ai appris que l'anglais et l'italien.

—Pour cause majeure, dit Bouchot, qui s'inclina, je me servirai de la langue française. Avez-vous des ennemis, madame?

—Cherchez-vous déjà des alliés? demanda la marquise avec ironie.

—Vous n'êtes pas juste, répondit l'artiste d'un ton sérieux; vous ne pouvez douter que je sois votre ami, car le sort de l'être que j'aime le plus au monde dépend de vous.

—Votre ami se plaint-il de moi?

—Il souffre, madame; il est jaloux.»

Hélène pâlit et s'abrita derrière un écran.

«C'est un outrage cela, répondit-elle; mais qu'ont à voir mes ennemis avec la jalousie de M. de la Taillade?

—Que ce sont eux qui l'ont fait naître en lui adressant une dénonciation anonyme.

—Et… de quoi m'accuse-t-on?

—D'être la maîtresse du comte de Champlâtreux.

—Monsieur! s'écria la jeune femme qui se leva brusquement.

—Ce sont vos ennemis, madame, qui parlent ainsi.»

La jeune femme se rassit avec lenteur; son sein agité se soulevait par saccades.

«Et que disent mes amis? demanda-t-elle avec une indifférence affectée.

—Ils disent, madame, qu'une personne jeune, séduisante comme vous l'êtes, a besoin de s'assurer que son miroir ne ment pas; que, sans penser à mal, elle met le feu à quelques cervelles, mais…

—Achevez donc, monsieur des Étrivières, dit froidement la marquise dont la main saisit un cordon de sonnette.

—Mais qu'une femme de votre esprit et de votre rang ne peut aimer un misérable comme M. de Champlâtreux.»

La sonnette résonna, Bouchot se dirigea vers la porte.

«Du bois, Joseph, dit-il au domestique qui se présenta, madame a froid. Ouf! pensa-t-il, ça chauffe, pourvu que la chaudière n'éclate pas trop tôt.»

Hélène avait fermé les yeux; le temps employé par le valet de chambre à garnir le foyer lui permit de retrouver son calme; le domestique disparaissait à peine que Bouchot reprenait la parole.

«Je vous ferai mes adieux tout à l'heure, madame, dit l'artiste d'un ton pénétré; mais encore une fois ne voyez en moi qu'un homme dévoué qui, au risque de vous déplaire, se jette entre vous et l'abîme où vous allez tomber. On vous calomnie, s'empressa d'ajouter l'artiste à un mouvement d'épaules de la marquise, je n'en doute pas, et pourtant, demain, après-demain, l'esprit prévenu, Gaston peut provoquer M. de Champlâtreux en duel, et je ne veux pas qu'on me tue mon ami.

—Avouez donc que vous venez plaider en son nom? dit la jeune femme d'un ton dédaigneux.

—Non, je le jure sur mon honneur, s'écria Bouchot, et le connaissez-vous donc si peu! C'est à son insu, en mon nom seul, que je suis ici, que je vous supplie de m'entendre. Gaston et moi, madame, nous sommes unis par des liens que vous ne pouvez ignorer; nous avons souffert ensemble du froid et de la faim; les blessures de son cœur font saigner le mien. Vous êtes belle, vous ne pouvez qu'être bonne, et c'est à genoux, s'il le faut, que je vous demanderai le bonheur de mon ami.»

Emporté par l'émotion, Bouchot, la voix tremblante, parla longtemps. Il cherchait à faire vibrer l'âme dans ce beau corps immobile devant lui, et il s'étonnait de l'impassibilité de la marquise alors que lui-même ne pouvait s'empêcher de pleurer.

«Que voulez-vous donc, s'écria enfin la jeune femme, est-ce ma faute, à moi, si votre ami n'est pas heureux? Je lui ai donné la fortune… il lui plaît de vivre à l'écart, est-ce que je l'ennuie de mes plaintes? Dois-je, pour vous complaire, à vous et à lui, me transformer en bourgeoise, vendre mes chevaux, mon hôtel, habiter un cinquième, renoncer à mes amis?

—Rien de tout cela, madame, répondit Bouchot avec vivacité; votre luxe est un cadre duquel Gaston moins que personne voudrait vous voir descendre; mais quelle part donnez-vous à l'âme dans votre vie si vide et pourtant si occupée?… Si vous consentiez à m'accepter pour conseiller…

—Vous ne croyez donc pas au proverbe qui prétend qu'entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt?

—Si, répondit Bouchot; seulement, que m'importe d'être broyé, si je réussis à vous rapprocher de Gaston!

—Je veux bien être patiente et vous écouter jusqu'au bout, dit la jeune femme, qui se renversa de nouveau sur son fauteuil.

—Comme première mesure, madame, refusez votre porte à M. de
Champlâtreux.»

Les sourcils de la marquise se froncèrent; son teint se couvrit d'une légère rougeur.

«Votre insistance à ramener ce nom m'outrage, dit-elle, êtes-vous donc l'ennemi de celui qui le porte?

—Je me contente de le mépriser.

—Vous! dit Hélène, qui sourit avec dédain; sa noblesse ne vaut sans doute pas la vôtre, monsieur des Étrivières? ajouta-t-elle avec ironie.

—Non certes, répliqua Bouchot, car aujourd'hui, même dans un salon, c'est peu de chose qu'un titre, si vieux qu'il soit, surtout lorsque celui qui le porte en est indigne.

—Prétendez-vous insinuer que M. de Champlâtreux n'est pas un homme d'honneur?

—Je n'insinue rien, j'affirme, répondit l'artiste; mais entendons-nous bien, je vous prie. Si l'honneur consiste à posséder un hôtel magnifique, les équipages les mieux attelés de Paris, à être beau, bien peigné, bien vêtu, compromettant pour les femmes, à déshonorer par la vanterie celles dont on a obtenu les faveurs et celles mêmes qui vous ont résisté, M. de Champlâtreux est un homme d'honneur. Si, au contraire, l'honneur, indépendant de la richesse ou d'un titre—ces dons du hasard—consiste à remplir ses devoirs, à tenir sa parole, à ne pas dérober et à ne pas mentir, M. de Champlâtreux est à la fois indigne du titre qu'il porte et de celui que vous lui donnez.»

La marquise s'était redressée frémissante.

«Et ce que vous faites en ce moment, monsieur, dit-elle d'une voix saccadée, est-ce l'action d'un homme d'honneur?

—Oui, répondit l'artiste, car j'accomplis un devoir.

—La méprise est grossière; cela tient sans doute au milieu dans lequel vous avez été élevé, mon pauvre monsieur des Étrivières, et je veux bien vous éclairer à mon tour; pour tout le monde, comme pour moi, ce que vous faites se nomme une lâcheté.

—Madame! s'écria Bouchot dont le regard étincela.

—Monsieur de Champlâtreux, continua Mme de la Taillade d'une voix brève, est un homme de mon monde, je le compte au nombre de mes amis, et c'est à ce titre que je le défends. Ce que vous venez de dire ici, vous n'oseriez le lui répéter en face, car vous avez menti.

—Ah! pensa Bouchot avec douleur, elle l'aime.»

La marquise s'inclinait pour se retirer lorsque la porte s'ouvrit.

«M. le comte de Champlâtreux,» annonça le domestique.

Hélène jeta un regard rapide sur l'artiste qui mordait sa moustache. Le jeune beau s'avançait répandant une fine odeur parfumée.

«Chère madame, dit-il en baisant le bout des doigts d'Hélène, je n'ai pas voulu passer devant votre demeure sans prendre de vos nouvelles.

—Je suis à vous à l'instant, dit la jeune femme qui se dirigea vers sa chambre. Adieu donc, monsieur des Étrivières.»

Bouchot manœuvra de façon à lui barrer le passage.

«Vous ne sortirez pas assez vite, madame, dit-il à voix basse, pour éviter d'entendre ma main tomber sur le visage de votre protégé. Restez donc, afin de m'épargner cette cruelle nécessité.»

Le ton résolu de l'artiste fit hésiter la marquise, elle s'arrêta, ses doigts saisirent le dossier d'un fauteuil.

«Vous arrivez comme marée en carême, cher monsieur, dit Bouchot du ton narquois qui lui était habituel, Mme de la Taillade m'accusait de mensonge et de lâcheté à propos de certains faits dont mieux que personne vous pouvez lui affirmer la véracité.

—Monsieur, s'écria la marquise, oserez-vous…

—Oh! madame, soyez sans crainte, votre présence rend tout scandale impossible.»

Le comte ajustait son lorgnon; Bouchot le salua.

«Moi, dit-il, Bouchot des Étrivières, le bien nommé, je racontais à Mme de La Taillade que M. René de Champlâtreux, célèbre sur le turf par ses bonnes fortunes, a causé la mort de Mme de Silva en se vantant d'être son amant, ce qui était faux…

—Monsieur!

—Attendez, reprit l'artiste d'une voix impérieuse; j'ajoutais encore que M. le vicomte de Champlâtreux a volé la fortune et le titre de son grand-père paternel, qui serait mort de faim par dignité à l'heure présente, sans le pauvre apprenti qu'il a sorti d'une échoppe pour en faire le sieur des Étrivières, toujours le bien nommé. Je concluais… mais à quoi bon aller plus loin? Vous m'avez accusé de calomnie et de lâcheté, madame, je viens de répéter mes accusations en face du coupable, regardez-moi, et voyez ce gentilhomme blême que je mets au défi de me démentir, et jugez vous-même où est l'homme d'honneur.

—Madame avait raison; monsieur, vous êtes un lâche.

—Vous n'en savez rien encore, reprit Bouchot; mais vous le saurez demain, car je veux bien me mettre à vos ordres.»

L'artiste s'inclina devant la marquise, qui semblait prête à défaillir.

«Je vous ai montré l'abîme, madame; pardonnez-moi, et adieu.»

Dans l'antichambre, Bouchot fut suivi par M. de Champlâtreux.

«Vous comprenez, dit le vicomte les dents serrées, qu'il faut que je vous tue.

—Moi, monsieur, je ne veux que vous empêcher d'outrager la femme de mon ami.

—Ouf, se dit l'artiste une fois qu'il se trouva dehors, en voilà une campagne pour un homme qui n'a pas dormi depuis hier! C'est égal, M. René aura de la peine à rarranger ses petites affaires, et il a raison de ne pas me trouver gentil. Que le diable m'emporte, si la marquise n'en tient pas pour ce pot de pommade au patchouli! Sont-elles assez bêtes, les jolies femmes! Le jour où je sentirai le besoin de faire une déclaration sérieuse, je m'adresserai à la poupée de cire de mon coiffeur, une vraie Parisienne, celle-là; pour cervelle, du son; pour cœur, de l'étoupe; pour âme, une mécanique; pour… C'est drôle, je vais me battre pour Gaston, comme autrefois, quand nous étions petits et qu'on lui cherchait dispute. Seulement, c'est plus grave à présent, et il s'agit de ne pas se laisser mettre à la broche. Six heures! Si je montais chez Beauchesne? Il me faut un témoin, et le choix du baron déroutera les mauvaises langues. Pourvu qu'il ne dégèle pas d'ici à demain? Je ne regrette rien; mais ça m'ennuie de penser que je ne reverrai peut-être jamais Gaston.»

V

À LA VIE, À LA MORT.

Bouchot, qui sentait un besoin de mouvement, se dirigea à pied vers la rue Caumartin. La journée avait été rude pour l'artiste qui voyait les catastrophes redoutées se succéder avec une rapidité imprévue. Son entrevue avec la marquise, les suites terribles de la démarche dont il avait espéré un tout autre résultat, achevaient d'énerver l'impitoyable railleur qui se grisait en quelque sorte de paroles afin de n'avoir pas à penser. Il atteignit la demeure de M. de Beauchesne.

«Monsieur dîne en ville, lui dit le valet de chambre du baron.

—Chez qui? Je tiens à lui parler.

—Monsieur ne devine pas? répondit le frontin qui connaissait l'artiste pour un des familiers de son maître.

—Hum! j'y suis… Donne-moi l'adresse.

—Monsieur l'ignore? Je ne sais trop alors si je dois…

—Comment, si tu dois? Mais tout de suite.

—Et si mon maître me chasse?

—Il n'osera pas; il n'y a que toi à Paris pour l'habiller»

Dix minutes plus tard, l'artiste remettait sa carte à la femme de chambre de Mme Loïsa de Valbrillant. On le fit pénétrer presque aussitôt dans un charmant boudoir.

«Vous faites bien les choses, mon cher des Étrivrières, s'écria le baron, qui vint au devant de Bouchot; seulement, vous auriez dû me prévenir. Mais permettez-moi de vous présenter à votre modèle, à qui j'annonçais que vous consentiez enfin à l'immortaliser.»

Une jeune femme d'une grande beauté se leva de la causeuse sur laquelle elle reposait et vint tendre à l'artiste une petite main chargée de bagues.

«Nous sommes de vieux amis, lui dit-elle; voyons, regardez-moi bien en face, ici, près de la lampe; me reconnaissez-vous?»

Bouchot contempla la jeune femme d'un air indécis.

«Madame, dit-il en s'inclinant, vous êtes si belle que s'il m'avait été donné de vous voir une seule fois, je m'en souviendrais.

—Votre mémoire est infidèle; malgré vos moustaches, je vous aurais reconnu, moi. Aimez-vous autant qu'autrefois votre ami Gaston?

—Certes, dit le peintre intrigué, la véritable amitié grandit avec les années, comme les enfants.

—Il y a douze ans, vous vous seriez fait tuer pour lui; et Dieu sait les corrections auxquelles vous vous exposiez pour le venger des cruautés de Mme de La Taillade.

—Nous allons bien, pensa l'artiste; est-ce que Mme de Valbrillant, somnambule lucide, lit dans le passé, explique le présent et devine l'avenir?»

Tout à coup il se frappa le front.

«Alice? s'écria-t-il.

—Eh oui, répondit la jeune femme.

—Ma pauvre enfant, la rencontre est singulière et je ne soupçonnais guère que j'allais vous retrouver ici.

—Vous comprenez pourquoi je tiens tant à posséder mon portrait de votre main?

—Si j'avais su! Que ne m'avez-vous dit tout simplement qu'il s'agissait d'Alice? continua-t-il en s'adressant au baron.

—Vous êtes charmant, répondit celui-ci; est-ce que je savais que vous connaissiez Loïsa? J'espère même que vous allez m'expliquer…

—Rien du tout; la situation est trop claire, il me semble, à moins que vous n'ayez jamais vu des amis d'enfance se retrouver, se serrer la main et s'embrasser.

—A votre aise; dit le baron qui fit une grimace en voyant Bouchot joindre l'action aux paroles; mais étiez-vous véritablement si jeunes lorsque vous vous êtes connus?

—Nous commencions à marcher… Ah! petite Alice, continua le peintre, cela m'égaye et m'attriste à la fois de vous revoir si belle.

—Vous ferez mon portrait?

—Oui, c'est-à-dire… Bon, j'oubliais… Je voudrais vous parler, Beauchesne, ce n'est pas uniquement pour causer peinture que je vous relance jusqu'ici. Ne pouvez-vous sortir un instant?

—Il gèle à pierre fendre, cher, et je n'ai pas de secret pour madame.

—La petite Léonie m'a chargé…

—Hum! hum! fit le baron pris d'une toux subite; et qui entraîna l'artiste dans une autre pièce. Décidément, vous êtes insupportable, des Étrivières, dit-il en refermant la porte; Loïsa est jalouse, que diable!

—Dame, c'est votre faute; vous déclarez n'avoir pas de secret; moi, j'en ai un que je ne voulais confier qu'à vous. Vos murs n'ont pas d'oreilles?

—Non; vous m'inquiétez, parlez vite.

—Voulez-vous être mon témoin?

—Vous vous mariez?

—Fichtre non! s'écria Bouchot. Il s'agit d'un duel à mort.»

Le baron recula d'un pas.

«Avec qui, bon Dieu?

—Avec votre émule, M. René de Champlâtreux.

—Fine lame, dit le baron qui devint pensif. Mais pourquoi vous battez-vous?

—J'ai rencontré M. de Champlâtreux ce soir, et il trouve que je n'ai pas été aimable.

—Quelqu'une de vos plaisanteries qu'il aura entendue. Alors vous êtes l'offenseur?

—Je lui ai dit trois vérités et l'on prétend qu'une seule suffit.

—Franchement, cela ne m'amuse guère, ce que vous me proposez-là, mon cher; il faut que ce soit vous pour que j'accepte. Quel est votre second témoin?

—Je voudrais que vous le choisissiez; il ne serait pas neuf, que je m'en contenterais tout de même.

—Ne plaisantez donc pas; c'est sérieux, que diable, de se trouver en face de René!

—Je plaisante en dehors, par habitude, dit Bouchot qui soupira; au fond, je vous avoue qu'il me passe des frissons dans le dos, lorsque je pense que j'aurai peut-être dans quelques heures un trou dans la bedaine.

—Y a-t-il eu des voies de fait?

—Fi donc, Beauchesne, entre gentilshommes!

—Nous tâcherons d'arranger l'affaire.

—Non, répondit carrément Bouchot. Je me bats avec M. de Champlâtreux, à pied ou à cheval, à son choix. Le lieu, vous le choisirez; pourquoi, vous ne chercherez pas à le savoir, et surtout vous garderez le secret.

—Allons; je serai chez moi dans une heure, et demain toute la matinée; vous m'adresserez les témoins de René. Voulez-vous dîner avec moi?

—Merci, mon cher Beauchesne, la langue, ça va encore; mais je crois que l'appétit laisserait à désirer.

—Au revoir, et bon courage. Dites donc, avait-il une aussi jolie maîtresse que moi, votre Faruc?

—Chut! murmura Bouchot, ne prononcez jamais ce nom devant Alice, c'était son oncle.»

L'artiste embrassa de nouveau la jeune femme.

«Dans deux ou trois jours, petite Alice, si je mène à bien une grosse affaire que j'ai entreprise, je commencerai votre portrait; mais je vous avertis d'avance que j'aurai de la peine à vous appeler Loïsa.

—Mon premier nom n'a pour moi que de tristes souvenirs que je cherche à oublier; vous avez monté, vous; moi, je suis descendue, et je n'ai plus droit qu'au mépris.

—Dites à la compassion, ma chère Alice; j'ai pu choisir ma route, tandis qu'on vous a imposé la vôtre. Si vous n'êtes pas heureuse, je vous plains.»

Alice serra à son tour la main de l'ex-apprenti.

«Allons, dit-elle, vous avez toujours votre bon cœur d'autrefois.»

Arrivé dans la rue, l'artiste pressa le pas pour regagner sa demeure. Le ciel était bleu, étoilé, la gelée durcissait la neige qui craquait sous les pieds avec un bruit sec.

«Personne n'est venu me demander ce soir, madame Hubert?

—Non, monsieur, répondit la femme de charge en aidant son maître à se débarrasser de son pardessus. Dois-je faire servir?

—Oui, si M. de Champlâtreux est prêt.»

Durant le repas, Bouchot, tantôt parlant avec volubilité, tantôt, au contraire, muet et absorbé, surprit le vieillard par l'inégalité de son humeur.

«Qu'as-tu donc, mon enfant? demanda enfin M. de Champlâtreux avec intérêt, et d'où vient que ta mélancolie persiste?

—M. Bouchot n'a pas dormi cette nuit, répondit Mme Hubert, qui secoua la tête.

—Je me sens fatigué, en effet.

—A demain, alors, dit le vieillard qui se leva.

—Avant de m'endormir, je voudrais causer avec vous, monsieur; nous irons dans ma chambre si vous le voulez bien.»

M. de Champlâtreux s'appuya sur l'épaule de l'artiste qui l'installa avec sollicitude au coin de la cheminée. Assis en face du comte, Bouchot parut oublier sa présence, regarda la flamme danser comme en cadence, le bois pétiller et projeter au loin des étincelles aussitôt mortes que nées. Soudain, il rapprocha son fauteuil de celui du vieillard:

«J'ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il; j'ai violé ce soir une promesse que je vous avais faite; mais de graves circonstances m'y ont obligé.

—Voilà donc la cause de ta tristesse? Voyons, je te pardonne à l'avance; confesse-toi sans crainte.

—Je me bats demain.

—Tu te…»

Le vieillard se redressa sans achever, s'empara de la main de Bouchot et demeura un instant sans pouvoir parler.

«Avec qui? demanda-t-il enfin d'une voix troublée.

—Je ne veux rien vous cacher, monsieur; nous sommes des hommes, après tout, et de force à supporter les douleurs qui nous arrivent, si poignantes qu'elles soient. Je me bats avec votre petit-fils.

—A cause de moi? s'écria le comte avec angoisse.

—Non, répliqua Bouchot avec vivacité; à cause de Mme de La Taillade.»

M. de Champlâtreux regarda l'artiste avec stupéfaction; celui-ci dut lui raconter les soupçons de Gaston, la démarche tentée près de la marquise et la scène imprévue qui s'en était suivie.

«C'est-à-dire que tu vas te battre pour ton ami?

—Oui, répondit simplement Bouchot, afin de l'empêcher de se battre lui-même.

—Je n'ose te blâmer, s'écria le vieillard; à ta place, j'en suis sûr, Gaston agirait comme toi. Ah! mes braves cœurs, continua-t-il, je ne sais rien de plus beau que votre vaillante amitié.»

M. de Champlâtreux, au lieu de se rasseoir, se promena lentement dans la chambre; sa taille, un peu courbée d'ordinaire, s'était redressée; son œil redevenait brillant et animé; il passait sa main dans sa chevelure, dont la blancheur donnait à son visage un aspect vénérable.

Tout à coup il s'arrêta devant Bouchot.

«Les conditions du duel sont-elles réglées? demanda-t-il.

—Pas encore; l'heure passe, et je commence à croire que les témoins de mon adversaire ne se présenteront que demain.

—Tant mieux; je serai ton second.

—Y songez-vous, monsieur! s'écria l'artiste.

—Je serai ton second, répéta le vieillard qui se rassit devant le feu; je le désire, je le veux.

—J'ai déjà vu M. de Beauchesne.

—Un jeune homme.

—Pas au point de vue de l'âge, répondit Bouchot qui ne put s'empêcher de sourire.

—Ce doit être alors celui que j'ai connu. Maintenant repose-toi, je te l'ordonne; il ne faut pas que ta main tremble demain.»

M. de Champlâtreux prit le peintre entre ses bras et l'y tint longtemps pressé. Il s'éloigna en détournant la tête; il avait les yeux humides.

«Allons, dit-il, pas de faiblesse: Dieu le protégera!»

Demeuré seul, Bouchot s'établit dans un fauteuil, bourra sa pipe et l'alluma. Sa pensée, comme un oiseau aux ailes silencieuses, s'élança dans l'ombre des jours écoulés, où brillaient çà et là quelques points lumineux. En un instant l'artiste revit la tour Saint-Jacques entourée de son vieux marché, Gaston grelottant près du fourneau d'un rétameur, puis Blanchote, furibonde, la dent saillante, s'emparant du pauvre petit et l'entraînant comme une louve affamée. Bouchot se revit traversant la place de la Concorde, vêtu de la belle redingote bleue dédaignée par Gaston. Oh! les souvenirs! L'ex-apprenti secoua la tête, ils s'envolèrent.

«C'est drôle, la vie, pensa-t-il; les romanciers ont beau faire, le hasard a plus d'imagination qu'eux. Qui m'aurait dit, quand je me pavanais dans la redingote de Gaston, que je me battrais quinze ans plus tard avec le roi des pantalons étroits et des petits chapeaux.»

Bouchot s'assit en face d'un bureau, écrivit fiévreusement plusieurs lettres et les renferma sous un pli à l'adresse de son ami, qu'il chargeait de ses dernières volontés. Il se coucha ensuite tout habillé, et s'endormit grâce à la fatigue. Il rêva qu'il entendait siffler autour de lui des balles lancées par des armes invisibles; puis il se vit en route à pied, en compagnie de Gaston, pour la petite maison de Houdan.

Il faisait jour lorsque l'artiste s'éveilla; il demanda aussitôt M. de Champlâtreux et apprit que le vieillard était sorti depuis une heure en compagnie de deux visiteurs matinaux. Bouchot se rendit dans son atelier, examina ses esquisses, ses ébauches, et contempla longtemps le tableau auquel il travaillait.

«Celui-là allait peut-être me donner la gloire,» dit-il avec tristesse.

Il prit ses pinceaux, les rejeta bientôt et murmura:

«Ça ne va pas.»

Il s'approcha d'une panoplie où s'étalaient des armes de tous les pays.

«Quand je pense, dit-il en saisissant un casse-tête, que si j'étais né dans l'Océanie, ce serait avec cet instrument que je tenterais d'assommer M. de Champlâtreux. Nous serions tatoués de la tête aux pieds; Mme de La Taillade nous regarderait de loin et se passerait un anneau dans le nez pour aller ce soir au bal. S'il avait de l'esprit, ce M. René, il demanderait la lutte au tomahawk. Quelle aubaine pour les journaux! Mais il est fort à l'épée, et, grâce au progrès, c'est l'arme qu'il choisira.»

La sonnette de la porte extérieure retentit.

«Enfin, s'écria le peintre qui respira avec force; je vais savoir à quoi m'en tenir; c'est énervant, l'incertitude.»

M. de Champlâtreux parut.

«Eh bien, monsieur?

—A onze heures, à l'épée, près de la mare d'Auteuil.

—Il est temps de partir alors.

—Apprête-toi; M. de Beauchesne va venir nous prendre dans un instant.»

Bouchot retourna dans sa chambre; il allait se battre pour la première fois. L'artiste ne doutait ni de son courage ni de son sang-froid à l'heure décisive et, cependant, depuis la veille, il se sentait en proie à un malaise étrange.

La voiture du baron arriva, on partit. En route, Bouchot prit la main de
Beauchesne.

«Vous ne m'en voulez pas de toutes mes taquineries passées? lui dit-il.

—Allons donc, cher, vous êtes un grand artiste que j'estime et que j'aime. Tout ce que je souhaite, c'est que vous me plaisantiez longtemps encore; je n'ai pas plus fait mon siècle que vous ne le réformerez, et parce que les jolies filles ne nous aiment plus, ce n'est pas une raison pour que nous cessions de les aimer. Dites donc, continua-t-il en se penchant vers l'oreille du peintre, je le connais, votre Faruc; Alice m'a raconté son histoire, et dans votre tableau, c'est lui qui mérite de figurer au premier plan. Quand on songe que ces gueux-là marquent de leurs dents immondes les fruits que nous payons ensuite si cher! Et c'est nous qu'on accuse de corrompre le pauvre peuple!»

La voiture s'arrêta près du Parc au Prince; le soleil sans chaleur dorait les arbres couverts de neige, tout était désert. On pénétra dans une maison en construction; au delà un vaste hangar avait été choisi pour servir de champ clos.

René de Champlâtreux, déjà au rendez-vous, fumait en se promenant. Mince, d'une élégance irréprochable, il salua son grand-père sans oser le regarder en face. Le courageux vieillard, assisté de l'un des témoins de son petit-fils, mesura les épées et examina le terrain. Un chirurgien disposait sa trousse sur une pierre de taille. Bouchot, qui s'approcha, allait lancer une plaisanterie sur les petits couteaux, il se retint.

«Non, se dit-il, l'heure de rire est passée; il faut vaincre si je veux sauver Gaston.»

Tout était prêt; on arma les deux antagonistes.

«Monsieur le comte de Champlâtreux, dit l'un des témoins de René, insiste pour que le combat ne cesse que lorsqu'un des deux adversaires ne pourra plus tenir son arme.

—Pardon, monsieur, dit le grand vieillard qui salua, il n'y a au monde qu'un seul comte de Champlâtreux, moi; c'est sans doute au nom du vicomte que vous parlez?

—Commençons,» dit René qui rougit et mordit sa moustache.

Les fers furent engagés.

L'artiste savait tenir une épée; durant une minute, il rompit, se bornant à parer les coups de son adversaire. Soudain Champlâtreux abaissa son arme.

«Vous êtes touché, monsieur, dit-il.

—Mais je ne suis pas mort,» répliqua l'artiste devenu pâle et dont la manche se teignait de sang.

Le combat recommença; René rompit à son tour, vivement pressé. Tout à coup son épée atteignit l'artiste au côté droit, le vicomte abaissa son arme pour la seconde fois.

«Continuons,» dit Bouchot, qui fit un pas en avant.

Ses deux bras se raidirent, il chancela comme frappé d'une cécité subite.

«Gaston, cria-t-il, à la vie à la mort!»

Et il tomba inanimé entre les bras de son vieil ami.

Aidé par Beauchesne, M. de Champlâtreux coucha l'artiste sur le sol, s'agenouilla pour lui soutenir la tête, et deux larmes tombèrent sur le front de Bouchot que le chirurgien saignait à la hâte. Les témoins, émus, se penchaient vers le blessé qui ne revint à lui qu'avec lenteur; son regard, indécis d'abord, rencontra celui du comte.

«Mon fils, mon cher enfant, murmura le vieillard, dont la voix luttait contre les sanglots, souffres-tu?

—Non, monsieur, seulement j'ai froid.»

Il fut pris d'une nouvelle syncope. On le transporta dans la voiture de Beauchesne désespéré. M. de Champlâtreux, l'œil fixe, les cheveux au vent, tenait la main de son fils d'adoption, cette noble main que la fortune venait de trahir.

En ce moment, le vicomte s'approcha de lui.

«Ai-je fait loyalement, messieurs?» demanda-t-il.

Le vieillard l'enveloppa d'un regard de mépris.

«Oui, répondit-il en levant le bras comme pour maudire, oui, vous avez fait loyalement; mais Dieu n'a pas été juste, aujourd'hui.»

Et le comte, sans daigner saluer son petit-fils, s'installa près de
Bouchot.

Ce fut pas à pas, afin d'éviter de trop rudes secousses au blessé, que les chevaux reprirent la route de Paris. Mme Hubert faillit se trouver mal lorsqu'elle vit deux domestiques transporter son jeune maître, qu'elle avait vu partir plein de vie, pâle, sanglant, évanoui. On étendit l'artiste sur son lit, et le chirurgien put enfin sonder la blessure afin de se rendre compte de sa gravité. M. de Champlâtreux ne lâcha pas la main de Bouchot qui poussa plusieurs gémissements durant l'opération.

«Le sauverez-vous? demanda le vieillard avec angoisse.

—Je ne puis rien affirmer, monsieur; je reviendrai ce soir avec un de mes confrères.»

M. de Champlâtreux s'installa au chevet du blessé qui, les yeux fermés, paraissait dormir. Vers cinq heures, les chirurgiens jugèrent une nouvelle saignée nécessaire. En ce moment, Gaston se présenta. A la vue de son ami avec lequel il venait causer, étendu presque sans vie, il demeura comme foudroyé, saisit le bras du comte, tandis que son regard anxieux l'interrogeait.

«Il s'est battu,» murmura le vieillard.

Gaston ne put répondre; fou de douleur, il se jeta sur le lit du blessé, sans réussir à prononcer autre chose que son nom, qu'il répétait avec une intonation déchirante.

L'artiste, comme éveillé par les sons de cette voix, ouvrit les yeux avec effort, regarda devant lui, aperçut son ami et parut le reconnaître.

«Te souviens-tu, dit-il d'une voix faible, haletante, comme voilée, te souviens-tu du jour où nous en avons acheté pour deux sous?»

Sa bouche se contracta, ses paupières s'abaissèrent pour se relever aussitôt.

«Ah! c'est toi, murmura-t-il en posant sa main sur celle de Gaston, tu ne me laisseras pas mourir, dis?»

Et il perdit de nouveau connaissance.

Gaston, troublé, éperdu, voulait en vain penser. Comment Bouchot s'était-il battu sans le prévenir, sans le choisir pour témoin? Un doute affreux lui traversa l'esprit.

«Monsieur, dit-il en s'approchant du comte, j'ai besoin de savoir le nom de celui qui a tué Bouchot.»

Le vieillard posa un doigt sur ses lèvres; en ce moment, les chirurgiens écoutaient la respiration de l'artiste.

«Je veux qu'il vive,» dit Gaston au plus âgé.

Le médecin regarda son collègue; tous deux hochèrent la tête.

Gaston s'agenouilla près du lit, appuya son front sur la main de son ami et pleura longtemps. Tout à coup, il se releva et dépêcha sur l'heure un message au docteur Fontaine pour le supplier d'accourir. Revenant alors s'asseoir en face de M. de Champlâtreux, toujours atterré, il ferma les yeux pour réfléchir, soupçonnant la vérité et se jurant à lui-même de venger Bouchot.

VI

COMMENT ON VENGE UN AMI.

Vers neuf heures du soir, la fièvre s'empara de l'artiste. Gaston et M. de Champlâtreux gardaient le silence; mais leurs regards attristés se croisaient lorsqu'un gémissement s'échappait de la poitrine du blessé. Les années semblaient s'être amoncelées tout à coup sur la tête du vieillard si énergique, si vivace le matin même en dépit de ses soixante-dix-huit ans. Courbé, maintenant, l'œil éteint, le corps tremblant, il ne se dessaisissait pas de la main de Bouchot vers lequel il s'inclinait à chaque minute comme pour s'assurer qu'il respirait encore. Gaston, sur ses instances, avait expédié trois dépêches successives à son parrain. Par malheur, quelle que fût la diligence du docteur, il ne pouvait arriver à Paris avant midi.

Depuis quinze ans, toutes les affections de M. de Champlâtreux s'étaient concentrées sur la tête de Bouchot. Victime de sa générosité, le comte, pour ne pas déshonorer le nom qu'il portait, avait accepté la misère et l'oubli. Une trentaine d'années auparavant, afin de faciliter à son fils un riche mariage, il s'était désisté de ses biens. Des héritages, sur lesquels comptait le jeune homme, devaient le mettre à même de restituer à son père la fortune dont il devint en quelque sorte dépositaire. Mais le vicomte de Champlâtreux mourut à l'improviste, et sa veuve nia cette dette sacrée.

Le vieillard, presque sans ressources, attendit avec patience la majorité de son petit-fils. René, digne élève de sa mère et de son époque, trouva que cent mille livres de rentes étaient bonnes à garder, et offrit à son aïeul une pension alimentaire que celui-ci refusa avec indignation. Un procès lui eût donné gain de cause; le noble vieillard n'y songea même pas. Véritable philosophe, il reprit sa vie précaire et ignorée. Il croyait son cœur mort à toute pensée généreuse, lorsqu'il ouvrit sa petite chambre aux deux amis. Il aima bien vite ces deux caractères si distincts, si droits, que le triste milieu dans lequel ils vivaient semblait impuissant à corrompre. Après le départ de Gaston, la douleur de Bouchot toucha le comte et augmenta son amitié pour le petit apprenti. Une visite à Charlet qui, émerveillé des dispositions naturelles du jeune artiste, lui prédit un grand avenir, décida le vieillard à sacrifier ce qui lui restait de son ancienne fortune pour faire de Bouchot un peintre. Ruiné par l'ingratitude des siens, il n'hésita pas à se montrer généreux de nouveau, tant les âmes nées pour le bien restent fidèles à elles-mêmes.

Depuis cette époque, l'artiste et le vieillard vivaient côte à côte, et le comte adorait son jeune protégé, devenu pour lui un véritable fils. M. de Champlâtreux avait fait de Bouchot un homme capable de se présenter partout, et dont l'éducation, dégagée des allures et du langage d'atelier, était à la hauteur du talent. De son côté, l'artiste vénérait son protecteur.

Moralement, Gaston ne devait pas moins au comte que son ami. C'était près de lui qu'il avait passé les longues années exigées par ses études de droit. Un des malheurs du jeune marquis fut peut-être de n'avoir pas confié au vieillard les dissentiments qui le séparaient d'Hélène. M. de Champlâtreux, avec son expérience du monde, eût sans nul doute amené les deux époux à de mutuelles concessions qui, à défaut du bonheur, eussent assuré leur tranquillité.

Près du chevet de celui qu'ils aimaient plus que tout au monde, mille pensées tumultueuses, sombres, désolées, se pressaient dans l'esprit de ces deux hommes qui n'osaient se parler de peur de fondre en larmes. M. de Champlâtreux implorait Dieu qui, après lui avoir donné ce fils adoptif, digne de tout son amour, menaçait de le lui ravir. Le courage montré par le vieillard qui avait voulu servir de second à Bouchot pour attester au besoin la véracité de l'accusation portée par l'artiste, il l'expiait par une cruelle réaction, et il se demandait si, au lieu de remplir un devoir, ainsi qu'il le croyait, il n'avait pas commis une impiété dont Dieu le châtiait.

«Ma raison a pu me tromper, pensait-il; mais mon cœur ne devait-il pas être avec celui dont le bras soutient ma vieillesse, contre l'ingrat qui me traite comme un mort?

De temps à autre, Mme Hubert éplorée pénétrait dans la chambre. Elle s'approchait du lit, bordait les draps, redressait l'oreiller, posait ses lèvres sur le front brûlant de l'artiste, puis se retirait, se couvrant la bouche d'un mouchoir pour étouffer un sanglot.

Sombre, défait, Gaston ne quittait guère son ami des yeux. La colère bouillonnait dans son cœur, il se sentait animé d'une haine mortelle contre celui dont l'épée avait frappé Bouchot. Par deux fois il interrogea Mme Hubert; la pauvre femme ignorait le nom de l'adversaire de son jeune maître. A n'en pas douter, M. de Champlâtreux avait été l'un des témoins de l'artiste, et cette circonstance éloignait l'image de René, qui passait avec persistance devant les yeux de Gaston. Bouchot, gai, vif, mordant, n'était pas querelleur; on acceptait ses vérités un peu rudes, grâce à la forme originale qu'il leur donnait, et dont sa bonne humeur enlevait l'amertume. En dehors des médiocrités jalouses de son talent, on ne lui connaissait pas d'ennemis. Quelle inexplicable fatalité avait donc pu l'amener à se battre, à cacher son duel à celui qui aurait dû être le premier à le connaître?

«C'est lui! répétait sans cesse Gaston en songeant au vicomte; Bouchot a voulu venger mon honneur!»

N'osant interroger M. de Champlâtreux, il se sentait pris de l'envie d'aller s'assurer enfin de la vérité. Trois fois il se leva, mais pour se rasseoir aussitôt. Il hésitait à s'éloigner de cette chambre où souffrait son ami. Pour tromper son impatience, il calculait alors les heures qui devaient s'écouler avant l'arrivée du docteur Fontaine.

«Il ne laissera pas mourir Bouchot, lui, se disait-il.»

Vers onze heures, M. de Champlâtreux, les yeux clos, semblait sommeiller; sa tête s'inclinait sur sa poitrine.

«Ne songez-vous pas à vous reposer, monsieur? lui demanda Gaston. Il faut ménager nos forces; nous aurons à passer plus d'une nuit pour le cher être qui dort là.

—Non, répondit le comte; s'il ouvre les yeux, je veux qu'il me voie. Si la fatigue l'emporte sur ma volonté, je sommeillerai dans ce fauteuil.»

Gaston s'inclina sans insister. Insensiblement, la lassitude, jointe aux émotions terribles de la journée, vainquit la volonté de l'énergique vieillard; il s'endormit.

Gaston, pour la dixième fois peut-être, calcula le nombre des heures qui s'écouleraient avant l'arrivée de son parrain. Sa confiance absolue dans la science du docteur soutenait son espoir. Il lui avait vu si souvent accomplir de véritables miracles, qu'il lui semblait que sa présence seule ranimerait Bouchot. Engourdi lui-même par l'immobilité et la chaleur, il se leva pour s'appuyer sur le pied du lit; une lampe, posée sur un guéridon, éclairait vaguement la chambre. Sur les murs trois portraits représentant Gaston, M. de Champlâtreux, et une femme jeune encore, coiffée d'un bonnet tuyauté,—c'était sa mère que l'artiste avait reproduite de mémoire. Le comte, la tête renversée, reposait paisible; Bouchot, le front couvert de sueur, la respiration saccadée, frissonnait, bien que ses traits n'exprimassent aucune souffrance. Mme Hubert entrouvrit la porte, Gaston fit un geste de silence en lui désignant le comte; la brave femme se retira sans bruit.

Tout à coup, les lèvres de l'artiste s'agitèrent.

«Désires-tu quelque chose? lui demanda Gaston, qui se pencha vers lui.

Bouchot, de nouveau immobile, murmura le nom de son ami.

«Où souffres-tu?» dit celui-ci avec émotion.

L'artiste ouvrit les yeux et prononça plusieurs phrases inintelligibles.

«La fièvre,» pensa Gaston.

Dix minutes s'écroulèrent, la respiration de M. de Champlâtreux et le tic-tac du mouvement de la pendule troublaient seuls le silence.

«Non, madame,» dit soudain Bouchot d'une voix distincte.

Au bout d'un instant, il ajouta:

«Je ne veux pas que M. René tue mon ami!»

Le cœur de Gaston bondit; ses battements tumultueux dominèrent le bruit du balancier; il écouta avec avidité, cherchant à recueillir, à coordonner les mots incohérents que prononçait l'artiste. M. de Champlâtreux s'éveilla soudain; il se redressa, frappé de l'expression de colère qui animait le visage de Gaston.

«Qu'y a-t-il? s'écria le vieillard, dont la main se posa sur le bras de son petit cousin.

—Le délire, monsieur. Ah! cette voix qui n'est plus la sienne, cette raison si lucide qui divague, ces mots inachevés qui me rappellent à la fois de tendres et de cruels souvenirs, énervent mon courage. Je vais marcher; j'étouffe, j'ai besoin d'air. Restez, madame Hubert, tout à l'heure votre maître vous appelait.»

Gaston se dirigea vers la porte; prêt à franchir le seuil, il revint à la hâte sur ses pas, posa ses lèvres sur la main du blessé dont le hasard venait de lui révéler le dévouement. Le comte lui saisit le bras.

«Du courage, dit-il, Dieu nous le conservera.»

Gaston se laissa relever par le vieillard et sortit. Il gagna le jardin et s'élança dans la rue. Il neigeait.

Il marcha d'abord à l'aventure. Que n'eût-il pas donné pour qu'il fît jour, pour rencontrer l'antagoniste de Bouchot. Minuit sonna. Gaston, la tête nue, songeait à se rendre au cercle que fréquentait René, à le provoquer, à le forcer à se battre sur l'heure. Il croyait Hélène coupable, et il se sentait pris de haine pour cette jeune femme qu'il avait si follement aimée. Sans chapeau, couvert de neige, il se présenta au cercle de la rue Royale, et fit demander le vicomte de Champlâtreux, qui n'était pas encore arrivé.

Il erra dans les Champs-Élysées, et se trouva tout à coup devant son hôtel. Gaston, un peu calmé, monta chez lui avec l'intention de changer de vêtements et de retourner au cercle. Il s'assit devant son bureau; mais inquiet, nerveux, l'esprit tourmenté par des idées de vengeance, il voulut jeter à la face de la marquise le malheur affreux dont elle était cause, lui reprocher sa trahison, et lui annoncer qu'une séparation allait leur rendre leur liberté. Il traversa les appartements d'Hélène, situés, comme les siens, au-dessus du grand salon de réception, passa près d'une femme de chambre à moitié endormie, et souleva une portière. Nonchalamment étendue sur une causeuse, la marquise souriait à René de Champlâtreux assis à ses pieds.

À la vue de son mari, les vêtements mouillés, les cheveux en désordre, le visage terrible, Hélène se redressa à demi, ses yeux s'agrandirent d'épouvante; le vicomte se retourna.

Gaston se jeta sur lui, l'étreignit au collet d'une main nerveuse dont la colère doublait la force, et le traîna vers la fenêtre qu'il ouvrit. René eut à peine le temps de se débattre, il se sentit soulevé et balancé au-dessus du vide. La marquise effrayée voulait en vain crier, elle ne pouvait bouger. En apercevant le gouffre, Gaston recula, le fantôme de son père passa devant ses yeux, ses nerfs crispés se détendirent, et le vicomte roula sur le parquet, tandis que son adversaire pressait convulsivement son front prêt à éclater.

«Monsieur, s'écria René meurtri, vous êtes un manant.

—Sortez vite! répondit Gaston qui montra la porte.»

Le jeune homme n'était pas de force à lutter; il s'éloigna plein de rage.

«À demain! cria-t-il.

—Oui, à demain,» répéta Gaston d'une voix sourde.

La marquise se leva chancelante.

«Restez, madame, dit Gaston avec effort, j'ai à vous parler pour la dernière fois.»

Cette scène, rapide comme l'éclair, avait à peine donné le temps aux acteurs de réfléchir. La jeune femme s'appuya contre la cheminée. Son mari, pour dompter la colère qui l'agitait, se promenait à grands pas, repoussant les meubles avec violence. Par la fenêtre, demeurée ouverte, pénétraient la bise et la neige. Hélène frissonnait; Gaston, au contraire, se sentait soulagé par le souffle glacial qui activait la flamme du foyer et faisait vaciller la flamme des lampes.

«Mon honneur outragé, dit-il en s'arrêtant soudain, exigerait un châtiment…»

La marquise l'interrompit.

«Me croyez-vous donc coupable? s'écria-t-elle.

—Je vous croyais au moins assez de courage pour ne pas renier votre amant, répondit-il avec mépris.

—Je vous jure…

—C'est me supposer par trop crédule; cette main qui touchait presque la vôtre quand je suis entré, feindrez-vous d'ignorer qu'elle s'est teinte ce matin du sang de mon seul ami? Bouchot se meurt, madame, et c'est votre amant qui l'a tué.

—C'est affreux! dit Hélène en tombant sur un canapé, vous me rendez folle.»

Gaston, pris d'un rire nerveux, se rapprocha de la jeune femme. Elle baissa la tête avec effroi.

«Je vous en prie, dit-elle en joignant les mains, calmez-vous, laissez-moi vous expliquer…

—A quoi bon; nous savons à l'avance que nous ne réussirons pas à nous entendre.

—Je suis innocente.

—Vous vous trompez; je vois des taches de sang sur votre robe et sur vos mains.

—Lorsque vous êtes entré, M. de Champlâtreux…

—Ne prononcez pas ce nom, s'écria Gaston; comprenez donc que j'ai besoin de tout mon courage pour ne pas vous broyer sous mes pieds!»

La marquise se redressa avec dignité.

«Monsieur, dit-elle, c'est à tort que vous m'insultez.

—C'est vrai, Bouchot n'est pas tout à fait mort.

—Vous me rendez responsable d'un malheur que je n'ai pu empêcher; M. des Étrivières a été le provocateur.

—Oui, s'écria douloureusement Gaston, vous trahissiez mon honneur, et il a donné sa vie pour le défendre.

—Je ne puis que vous répéter que je suis innocente.

—Afin de sauver votre amant.

—Vous êtes injuste et cruel, monsieur.

—En vérité! Mais qu'êtes-vous donc, vous dont les coquetteries jettent face à face, l'épée à la main, des hommes qui ne peuvent que vous mépriser? À cause de vous, M. René de Champlâtreux a blessé Bouchot, et dans quelques heures, encore à cause de vous, j'essayerai à mon tour de tuer M. René de Champlâtreux.»

Des larmes remplirent les yeux d'Hélène.

«Les succès de Mme de Rochepont vous empêchaient de dormir, continua Gaston irrité; qu'avez-vous à lui envier désormais? J'ai pu ne pas aimer vos bals, vos fêtes, votre monde faux, méchant, insipide et vain; mais quelle idée vous êtes-vous donc faite de mon caractère, pour me croire un de ces maris complaisants que les galanteries de leurs femmes égayent, qui sont de leur siècle, comme on dit aujourd'hui? Je vous ai aimée follement; cet amour, vous avez pris à tâche de l'étouffer sous votre indifférence; il gênait vos plaisirs. J'ai consenti, la mort dans l'âme, à vous laisser libre, vous supposant l'âme assez haute pour ne jamais souiller le nom que je vous avais confié; je vous croyais une honnête femme, je vous plaignais quand vous n'aviez droit qu'au mépris.»

Gaston reprit sa marche à travers le salon, soudain il s'aperçut que la marquise grelottait. Il ferma aussitôt la fenêtre et revint lentement près de la cheminée.

«Je vous demande pardon, madame, dit-il d'une voix subitement calmée, j'oublie depuis un quart d'heure que vous êtes chez vous.

—Vous me torturez, monsieur, répondit Hélène qui pleurait.

—Vous n'êtes pas juste; vous subissez les résultats de votre conduite.
Consolez-vous du reste; demain peut-être vous serez veuve…

—Monsieur!

—Je venais vous dire adieu; la colère m'a emporté lorsque j'ai vu là, près de vous, à vos pieds, le meurtrier qui m'a volé mon honneur.

—Je me sens malade, monsieur, brisée, anéantie; je voudrais pourtant vous convaincre que je puis vous regarder sans rougir, et que j'aurais voulu vous rendre heureux.

—Je pourrais vous croire, dit Gaston qui secoua la tête, si vous ne m'aviez pas trompé autrefois sur vos sentiments à mon égard. Vous vouliez un titre; vous avez eu tort de vous presser, vous seriez aujourd'hui la femme de ce gentilhomme qui, ainsi que vous, ne voit rien de plus sérieux au monde que ses habits, sa livrée, ses attelages et sa loge à l'Opéra. Vous l'auriez aimé, lui; mais rien n'est perdu, de la veuve d'un marquis de La Taillade on peut faire une comtesse de Champlâtreux. Ma colère a fui, ajouta-t-il à un mouvement de la jeune femme, je ne voudrais pas récriminer, un passé tel que le nôtre ne mérite que l'oubli. Notre union n'a pas été heureuse, Hélène, et à cette heure suprême pour moi, il me répugne de mettre tous les torts de votre côté. Votre richesse nous a été fatale, c'est elle, plus encore que votre éducation, qui nous a séparés et empêchés de nous comprendre. Comment, jeunes tous deux, vous si belle, moi si aimant, avons-nous pu marcher vers cet abîme qui va nous engloutir aujourd'hui? Comment votre cœur n'a-t-il jamais répondu aux battements du mien? Que de fois, à vos pieds, amoureux, jaloux, désespéré, n'ai-je pas imploré votre pitié à défaut de votre amour, sans même vous émouvoir. J'ai essayé de votre vie; je me suis jeté, pour vous complaire, dans ce tourbillon où la raison se perd ou s'égare, et j'en ai rapporté le dégoût. Vous n'avez pas voulu tenter l'épreuve contraire, qui nous eût peut-être épargné le naufrage où notre honneur et notre dignité vont devenir la risée des oisifs et des sots… Mais brisons là; que je succombe demain ou que le sort des armes me favorise, je vous dis un adieu éternel… vous êtes libre.»

Gaston salua; Hélène essayait en vain de répondre; elle étouffait; elle entendit son mari s'éloigner sans pouvoir le rappeler.

«Gaston!» cria-t-elle enfin.

Elle écouta, espérant qu'il allait revenir; au bout d'un instant elle tenta d'appeler encore et s'évanouit.

Il était deux heures du matin lorsque Gaston revint s'asseoir au chevet de son ami. La fièvre se calmait, et le reste de la nuit s'écoula sans accident. Au point du jour, l'artiste semblait dormir; Gaston se pencha vers lui pour l'embrasser et s'éloigna après avoir pressé la main de M. de Champlâtreux.

Vers onze heures, le docteur Fontaine entra dans la chambre du blessé; le comte courut vers lui.

«Gaston est allé au-devant de vous, lui dit-il.

—Je ne l'ai pas rencontré,» répondit le docteur qui se mit aussitôt à ausculter le patient.

M. de Champlâtreux suivait tous les mouvements du vieillard, essayant de lire sur son visage le pronostic qu'il considérait comme une sentence.

Le parrain de Gaston gagna l'antichambre.

«Eh bien? demanda le comte avec angoisse.

—Il est fort heureux, monsieur, que nous croyions en Dieu, vous et moi; nous le prierons, car nous avons besoin qu'il nous aide.»

En ce moment, un grand bruit se fit entendre au bas du perron, et un cri poussé par Mme Hubert troubla les deux vieillards, qui se précipitèrent vers la fenêtre. Soutenu par la veuve, Gaston, livide, les bras croisés sur la poitrine, descendait d'une voiture de place.

Le docteur s'avança vers l'escalier; à sa vue un sourire de joie illumina les traits de son filleul.

«Bouchot! s'écria-t-il.

—Il repose.

—Vous le sauverez, mon parrain?

—Je l'espère; mais toi, qu'as-tu donc?

—Moi, répondit Gaston, je vais mourir sans l'avoir vengé.»

Et, blessé à la poitrine, presque au même endroit que son ami, le marquis, à bout de forces, s'affaissa sur le parquet.

VII

LA PETITE MAISON DE HOUDAN.

La seconde quinzaine de mars 1865, comme pour compenser l'hiver rigoureux qu'on venait de traverser, se montra presque printanière. Les arbres, bien qu'encore nus, commençaient à perdre l'aspect désolé qu'ils prennent après la chute des feuilles, alors que novembre les enveloppe de son brouillard glacé. On sentait la vie, si longtemps suspendue, ranimer les noires écorces, et la sève, attirée par les tièdes rayons du soleil, gonflait peu à peu les bourgeons. Un dimanche, vers midi, au fond du jardin de la petite maison de Houdan, Catherine et Aimée disposaient deux fauteuils près d'une muraille que les feuilles d'un pêcher tapissaient en été. Une bande de passereaux gazouillaient sur un vieux pommier, tandis qu'un chat, tapi sous une touffe de buis, suivait leurs évolutions et dilatait avec convoitise ses prunelles d'or.

Soudain Mademoiselle apparut sur le perron; elle était un peu courbée, mais ses beaux yeux noirs éclairaient toujours son visage.

«Tout est-il prêt, Aimée? demanda-t-elle.

—Oui, bonne amie, et grâce à ce ciel sans nuage, l'air est presque chaud.»

En ce moment, le docteur franchit la porte à son tour; il donnait le bras à Bouchot.

«Doucement, mon parrain, dit l'artiste, dont un sourire anima les traits pâles, vous descendez les marches comme si vous aviez vingt ans.

—Souffres-tu donc?

—Non; votre raccommodage est de première qualité; mais, par suite de votre diète, j'ai l'haleine courte.

—Dans huit jours tu mangeras à ton gré.

—Si je commençais tout de suite? ce serait autant de gagné. Je vous parie votre portrait contre une de vos boîtes de pilules, mon parrain, que je nettoie un gigot jusqu'à l'os.

—C'est fort possible. Pour ce soir, en attendant, tu voudras bien te contenter d'une aile de poulet.

—Vous avez peur de perdre, mon parrain. Ouf! nous voilà arrivés.»

L'artiste était à peine assis que M. de Champlâtreux, soutenant Gaston, descendit les marches du perron..

«Appuyez-vous sur moi, mon cousin, disait le vieillard; on croirait que vous doutez de mes forces.

—C'est-à-dire que j'essaye les miennes, monsieur; je voudrais enfin pouvoir marcher seul.»

Bientôt les deux convalescents, entourés de leurs amis, se trouvèrent assis côte à côte au soleil.

«Qui veut la chancelière? cria Catherine.

—Elle est pour Gaston, répondit Bouchot. Dorénavant, Catherine, vous voudrez bien ne m'offrir que des choses qui puissent se manger.

—M. Fontaine prétend que ça vous ferait du mal.

—Le docteur est payé par mes ennemis. Il serait digne de vous, Catherine, et de votre intégrité proverbiale, d'apporter le gigot en question. Je ne mangerai pas l'os, je le donnerai à Gaston, qui le mettra dans sa chancelière pour dépister les soupçons.

—Crois-tu donc, dit celui-ci en souriant, que je ne sois pas aussi capable que toi d'apprécier un bifteck?

—Tu es affamé?

—Autant que toi pour le moins.

—Impossible! je suis la faim en chair et en os, c'est-à-dire en os, pas en chair. Vous entendez, ma tante? continua l'artiste, qui se tourna vers Mademoiselle, le logement, les lits, le service sont assez confortables chez vous; seulement, on y meurt d'inanition.

—Par ordonnance du médecin, mon cher neveu.

—Déchirez l'ordonnance et faites-nous servir une côtelette.

—Vous sortez de table.

—Qu'à cela ne tienne, nous nous y remettrons.

—Ajournons à huitaine, mon neveu, par respect pour la Faculté.

—Mademoiselle Aimée! cria Bouchot.

—Que désirez-vous, monsieur des Étrivières.

—Vous devez avoir l'âme charitable, si les apparences ne sont pas trompeuses; n'auriez-vous pas un gigot au fond de votre panier à ouvrage?

—Non, monsieur.

—Je vois pourtant quelque chose de rouge.

—C'est ma tapisserie.

—Te sens-tu l'estomac assez féroce pour manger de la tapisserie? demanda l'artiste à son ami.

—Tu es fou!

—Comme on voit bien que tu n'as qu'une fausse faim! Ah! mon parrain, le jour où je pourrai marcher, je me rends au Soleil-d'Or et je commande une soupe aux choux!… Je vous en donnerai, mademoiselle Aimée; quant à Gaston, il sera raisonnable, et continuera à manger l'œuf à la coque dont votre père régale ses clients. On ne m'y reprendra plus, mon parrain, à vous honorer de ma pratique.

—Je l'espère bien, dit le docteur, qui serra la main de l'artiste. Au revoir, messieurs; au moindre symptôme de froid, rentrez. Êtes-vous toujours dans l'intention de me tenir compagnie, monsieur de Champlâtreux?

—Oui, certes, mon cher docteur.»

Le vieillard, avant de s'éloigner, embrassa Bouchot et salua courtoisement les deux dames qui s'établirent près des convalescents…

«C'est bon tout de même le soleil, dit l'artiste, et je comprends la béatitude de ce matou qui nous imite là-bas. Mais vois un peu notre infériorité, ni toi ni moi ne savons faire ronron.

—Quand pourrons-nous courir dans les grands bois? répondit Gaston qui soupira.

—Pour cueillir des châtaignes et récolter des champignons vénéneux? Nous avons le temps. Si ce n'était la question des vivres, je me trouverais heureux ici, moi. Il y a des instants, ajouta-t-il en regardant Mademoiselle, où je suis jaloux de Gaston.

—Jaloux de Gaston? répéta celle-ci avec surprise.

—Vous êtes sa vraie tante, à lui; et je souhaiterais vous appartenir par un lien plus étroit encore: être votre fils, par exemple.

—Je ne vous en aimerais pas pour cela davantage, mon cher Bouchot; entre vous et Gaston, mon cœur n'établit guère de différence, et je suis sûre qu'il n'est pas jaloux, lui.

—Il a bon caractère; moi je suis égoïste et je voudrais tout avoir à moi seul.

—Même les coups d'épée, dit Gaston qui lui prit la main.

—Ne parlons pas politique, mon cousin, répliqua l'artiste qui depuis quelque temps désignait son ami par le titre que lui donnait M. de Champlâtreux.

—Avez-vous froid, messieurs? demanda Aimée.

—Non, mademoiselle, nous avons faim. Pendant que je suis en train de me créer une famille, je vous avoue qu'une de mes ambitions serait de posséder une sœur qui vous ressemblât.

—Je serai votre sœur le jour où vous voudrez, répondit la jeune fille.

—Ma sœur de charité; vous l'êtes déjà.

—Parce qu'il m'arrive de vous présenter votre tisane?

—Non; par la façon dont vous vous y prenez; ce n'est pas si facile que vous semblez le croire, d'être bonne au naturel.»

Aimée rougit légèrement.

«Du reste, continua l'artiste, le hasard m'a toujours servi, sans que ça paraisse; il y a des instants où j'en conviens afin de ne pas le décourager. La Providence m'a pris ma mère, cependant; c'est le seul mauvais tour que je ne puisse lui pardonner.

—Et votre jeunesse a été rude, mon neveu.

—C'est pour cela que j'ai la vie dure. Mon brave homme de père a beaucoup employé le tire-pied pour mon éducation; dois-je m'en plaindre? Sans cette circonstance, je ne pourrais me faire appeler M. des Étrivières. Je grandissais plus mal que bien, lorsque la Providence m'envoya un frère sous les traits de l'honorable marquis de La Taillade, ici présent. Il est vrai que, peu après, j'héritai d'une belle-mère, dont je n'ai pas eu à me louer. Je ne lui en veux pas, elle m'a fait mieux comprendre tout le prix de l'amitié de Gaston. Un jour, du côté de Passy, je perds mon ami à pile ou face, et je retrouve un second père, sans tire-pied, celui-là, qui met du fromage sur mon pain sec, de l'orthographe dans mon écriture et une toile sous mon pinceau. Je ne sais si vous avez pénétré sous l'écorce de M. de Champlâtreux, ma chère tante, continua l'artiste dont la voix s'attendrit soudain; figurez-vous un peu de toutes les vertus et de toutes les qualités pétries ensemble sons l'aspect vénérable que vous connaissez. Vous en homme, ajouta-t-il en baisant la main de Mademoiselle.»

Il y eut un moment de silence; l'artiste continua.

«Je croyais M. de Champlâtreux unique de son espèce lorsque j'ai connu votre grand-père, mademoiselle Aimée, c'est-à-dire quand la Providence m'a donné un parrain. Me voici donc avec une famille complète; non, il me manque une nourrice, le jour où Catherine m'octroiera un gigot, elle sera ma nourrice. Ouf! je n'ai plus la force de parler; à ton tour, mon cousin.

—Tu rêves garde-manger, je rêve liberté, moi, dit Gaston; je me trouve mal à l'aise sur ce fauteuil; il me tarde de pouvoir marcher, courir au besoin; de reprendre une vie active, où mon corps obéisse à ma volonté.

—Tu n'es pas difficile; pourquoi ne demandes-tu pas une paire d'ailes, tout de suite? tu pourrais même en demander deux afin de m'en céder une. Veux-tu que je te fournisse le moyen de réaliser ton rêve?

—Tu vas dire quelque folie.

—Tu me connais bien mal.

—Parle, alors.

—Mange du gigot, mon cher, un peu saignant surtout.

—Voilà le soleil parti, il faut rentrer, dit Mademoiselle.

—Une, deux, en route! s'écria Bouchot en se levant, pas pour les grands bois, par exemple.

—Voulez-vous vous appuyer sur mon bras, monsieur mon frère?

—Oui, certes, ma charmante sœur.

—Pourquoi Gaston n'a-t-il pas votre gaieté? dit la jeune fille qui marchait à petits pas.

—Ma gaieté! répéta Bouchot; comment, vous aussi, mademoiselle, vous me croyez gai? Il n'en est rien; je suis triste. Vous riez? Je parle sérieusement. Lorsqu'on débouche une bouteille de champagne, un liquide vif, pétillant, joyeux s'en échappe, n'est-ce pas? Mais le liquide parti, que reste-t-il? Une bouteille! Est-ce que vous trouvez cela gai, une bouteille vide?

—Pas trop, répondit Aimée.

—Eh bien, je suis la bouteille, gaie en apparence, triste en réalité.

—Que vous raconte donc Bouchot? demanda Gaston.

—Il vient de me convaincre qu'il a le caractère mélancolique, répondit en riant la jeune fille.

—Et vous Aimée, quel est le fond de votre caractère?

—La gaieté, répondit le peintre; mets-toi à l'ombre; si mademoiselle paraît, tu te croiras en plein soleil.

—Et si tu surviens, il me semblera être en plein midi, un jour d'été.»

L'artiste fit un mouvement d'épaule.

«Voilà comme on juge les gouvernements, dit-il; enfin, n'en parlons plus, la justice n'est pas plus de ce monde que le bonheur.

—D'où est tirée cette maxime, monsieur des Étrivières!

—Des œuvres complètes de M. Prudhomme, mademoiselle.»

À dater de ce jour, la convalescence des deux amis marcha avec rapidité. Dès la semaine suivante, Bouchot put manger à sa guise, et, bien que sa blessure eût inspiré plus de craintes au docteur que celle de Gaston, il retrouva ses forces le premier. Bientôt l'artiste entreprit de longues courses à pied, alors que le mari d'Hélène ne se hasardait guère au delà de la Grande-Rue. Mademoiselle, dont la sensibilité et l'affection venaient d'être mises à de si rudes épreuves, commença à respirer.

VIII

BOUCHOT EXÉCUTE POUR LA DERNIÈRE FOIS LE PAS DE GISELLE.

Lorsque le docteur avait proposé d'emmener à Houdan les deux blessés,
Mademoiselle était demeurée silencieuse.

«Je crois notre Aimée guérie, avait-elle dit en prenant la main de son vieil ami; depuis le mariage de Gaston, elle a vaillamment combattu son amour devenu sans espoir. La flamme s'est éteinte, faute d'aliment. Mais si nous nous trompions, si la flamme qui nous semble morte n'était qu'endormie, ne serait-il pas à craindre que la vue de Gaston malheureux ne la ranimât à l'improviste?

—Vous avez raison comme toujours, avait répondu le docteur; je vous devance à Houdan afin de conduire Aimée à Dreux.

—Non; c'est moi qui vais partir, afin de tout préparer pour recevoir nos chers malades. Laissez-moi faire, et ne nous effrayons pas avant l'heure.»

Aimée, sans en connaître la cause, savait que les deux amis, blessés en duel, avaient été en danger de mort. Au premier mot de départ, elle se jeta dans les bras de Mademoiselle:

«Gardez-moi près de vous, s'écria-t-elle; vous aurez besoin de moi pour vous aider à les soigner. Gaston est marié, heureux, je ne l'aime plus d'amour et je puis le revoir sans danger.

—Ne te trompes-tu pas toi-même? chère enfant.

—Je ne le pense pas. D'ailleurs, depuis deux ans, j'ai eu le temps de guérir de ma folie.

—Ces folies-là sont indépendantes de la volonté.

—J'ai pu l'aimer lorsqu'il était libre; je ne luttais pas alors, je prenais mon amour pour de l'amitié. Il n'en serait plus de même aujourd'hui que j'ai l'expérience.

—Promets-moi de me raconter sérieusement tes impressions durant la première semaine qu'il passera ici.

—Je vous le promets; s'il y a du danger, je demanderai de moi-même à partir: j'ai trop souffert pour vouloir recommencer ces terribles épreuves.»

À l'arrivée des deux jeunes gens, pâles, maigres, les yeux agrandis, et qu'on dut transporter dans leur chambre, Aimée fondit en larmes. Le soir venu, Mademoiselle interrogea sa petite amie.

«Je crois pouvoir rester ici sans danger, répondit-elle.

—Ton émotion m'a inquiétée.

—Me croyez-vous donc plus forte que vous et que Catherine? Vous sanglotiez aussi fort que moi lorsqu'on a porté Gaston et M. des Étrivières chez eux.

—C'est vrai; mais tu vas le revoir tous les jours, maintenant.

—Dois-je cesser d'aimer Gaston d'une façon absolue?

—Tout ce qui troublerait ta tranquillité serait en trop, mon enfant.

—Eh bien, si mon mal veut me reprendre, j'aurai le courage de vous le dire et de m'éloigner.

—Je crois en toi, chère petite; le malheur nous a assez éprouvés pour que nous puissions espérer quelques jours paisibles.»

Aimée, sans être d'une beauté remarquable, était cependant jolie. Son visage, à la peau fine et rosée, plaisait plus encore par l'expression que par la régularité des traits. Elle avait de grands yeux aux regards veloutés, de belles dents, des cheveux noirs abondants, la taille bien prise, la démarche légère et gracieuse. Petite et mignonne, on la voyait partout à la fois, comme un lutin narquois et bienfaisant. On retrouvait en elle beaucoup de ce charme indéfinissable que Mademoiselle possédait à un si haut degré, et ceux qui approchaient l'aimable jeune fille, quel que fût leur âge ou leur sexe, ne pouvaient se défendre de l'aimer.

Un mois environ après l'installation des deux amis dans la petite maison, Aimée s'établit un soir près du lit de Mademoiselle.

«Je viens d'examiner mon cœur, dit-elle, et de lui faire passer un examen scrupuleux.

—Et quel a été le résultat?

—C'est que Gaston m'intéresse un peu plus que M. des Étrivières.

—Voilà qui est mauvais, répondit Mademoiselle avec vivacité.

—Je ne crois pas, bonne amie.

—Tu l'aimes encore?

—Oui, mais sans passion, comme un ami plus cher et que je connais depuis plus longtemps. D'ailleurs, ce n'était pas de moi que j'avais peur, c'était de lui.

—Que veux-tu dire?

—Que, sans l'indifférence qu'il me témoigne, je me serais peut-être remise à l'aimer. Je suis guérie, bien guérie.

—Sérieusement?

—Oui, j'ai pu m'en assurer hier en acquérant la certitude d'un malheur que je soupçonnais.

—Lequel?

—C'est que le ménage de Gaston n'est pas heureux. Il y a un an, une semblable nouvelle m'eût impressionnée.

—Et aujourd'hui?

—Mon premier mouvement a été de le plaindre et de former le vœu sincère de le voir retourner près de la marquise.

—Il y retournera, je l'espère, répondit Mademoiselle; mais comment as-tu appris?…

—Dame, sans être curieuse, je me suis demandé, comme tout le monde, pourquoi Gaston n'allait pas à la Mésangerie, où mon grand-père eût pu le soigner aussi bien qu'ici.

—Il a voulu être transporté chez moi, une idée de malade.

—Alors, pourquoi madame de La Taillade n'est-elle pas venue s'établir près de lui? Vous ne lui avez pas défendu votre porte, je suppose.

—Tu sais bien que ma belle nièce dédaigne notre médiocrité; elle ne pourrait vivre dans nos chambres étroites; mais laissons ce sujet. Demain, peut-être, Gaston se réconciliera avec sa femme, et leurs secrets ne nous appartiennent pas.»

Aimée se pencha pour embrasser Mademoiselle, qui demeura pensive.

«Qu'avez-vous donc? Mes paroles vous ont-elles affligée?

—Non, mon enfant, rassurée par ta franchise, je faisais un rêve et je songeais à quelqu'un…

—Je devine à qui, dit la jeune fille qui sourit.

—Voyons!

—Vous songiez à M. des Étrivières.

—Je ne connais personne qui soit plus digne de toi.

—Mon grand-père l'aime beaucoup.

—Et moi, et Catherine, car je crois inutile de nommer Gaston.

—C'est-à-dire, s'écria joyeusement Aimée, qu'il ne manque plus que mon consentement.

—Et le sien, s'empressa d'ajouter Mademoiselle.

—Bien sûr; cependant… faut-il vous le dire, bonne amie?

—Il faut toujours tout me dire, mon enfant.

—Eh bien, depuis quelques jours, M. des Étrivières me regarde avec une éloquence dont il ne paraît pas se douter.

—Tu crois qu'il t'aime?

—Je ne crois rien, bonne amie, je vous dis tout.

—Te déplairait-il?

—Après Gaston, c'est le seul homme au monde qui ne me paraisse pas désagréable. Ils ne sont pas beaux, les hommes.

—M. Bouchot est joli garçon.

—Quand je dis que les hommes ne sont pas beaux, je ne veux parler ni de
Gaston ni de son ami.

—Tu m'inquiètes, c'est toujours le nom de mon neveu que tu mets en avant.

—N'est-ce pas vous qui m'avez appris, que, dans une lettre, il faut prendre garde surtout au post-scriptum?

—Oh! mais, voilà un symptôme.»

La jeune fille rougit et se cacha les yeux.

«J'aimerai peut-être un jour M. Bouchot, dit-elle en s'enfuyant; seulement, je veux que ce soit lui qui commence.

—Prends garde! lui cria Mademoiselle, qui murmura ensuite: Dieu, qui nous a prodigué les épreuves, devrait bien nous donner à tous ce bonheur-là.»

C'était une joie pour les deux convalescents que de sentir autour d'eux la petite Aimée, comme ils la nommaient familièrement. Bouchot surtout se plaisait à la voir, à l'entendre chanter, rire ou causer. La présence de la vive jeune fille faisait battre son cœur avec force, circuler son sang avec plus de vitesse. Le matin, il descendait toujours le premier, presque certain de trouver Aimée déjà établie près de la fenêtre du salon. Gaston ne tardait guère à le rejoindre; mais il s'installait sur un fauteuil, s'absorbait dans la lecture d'un livre ou demeurait pensif. A mesure que sa guérison avançait, une tristesse invincible semblait s'emparer de lui.

«A qui songes-tu? lui demanda un jour son ami.

—Tu veux dire à quoi?

—Non pas, je parle français et je le répète: A qui songes-tu?

—Au passé, à l'avenir, à la gloire.

—Je te prie de remarquer que je parle chien et que tu réponds chat.

—Je songe à Hélène.

—Depuis notre arrivée elle habite la Mésangerie et fait demander soir et matin de nos nouvelles.

—Par son intendant, répondit Gaston; elle n'a pas songé à venir elle-même.

—Sa position est difficile, il faut être indulgent.

—Tu la crois donc à la Mésangerie?»

Bouchot regarda son ami d'un air surpris.

«Elle y est restée trois semaines, continua Gaston; aussitôt qu'elle nous a su hors de danger, elle est partie pour Paris.

—Ne jugeons pas à la hâte. Elle doit être blessée: car enfin tu l'as accusée à tort, et elle attend sans doute…»

Le marquis tendit un journal à son ami; on y parlait d'une fête officielle où la marquise avait brillé.

«Décidément, elle n'a pas de cœur, s'écria l'artiste indigné; tu as tort de t'occuper d'elle.

—Je dois la mépriser?

—Oublie-la, elle ne mérite rien de plus.

—C'est fait.» dit Gaston, qui secoua la tête et se leva.

Prenant alors le bras de l'artiste, il l'entraîna dans le jardin.

Trois semaines s'écoulèrent encore; de temps à autre, Bouchot parlait de retourner à Paris; mais il se laissait convaincre sans peine qu'un séjour de quarante-huit heures de plus à Houdan achèverait de le fortifier. Il avait commencé le portrait de Mademoiselle et d'Aimée dans l'espoir de les terminer assez tôt pour le Salon. Le Salon allait ouvrir, et les portraits étaient loin d'être achevés.

Une après-midi que Gaston travaillait dans sa chambre, l'artiste prit une canne et gagna la campagne. Il semblait préoccupé et marcha jusqu'à l'entrée d'un bois, où il s'assit. L'air était doux, le soleil radieux, les arbres commençaient à verdir, un vent léger courbait les moissons vertes. Bouchot contempla longtemps le paysage qui se déroulait devant lui; puis son regard s'arrêta sur la vieille tour que Gaston lui avait si souvent décrite.

«Monsieur Bouchot, dit-il enfin en se parlant à lui-même, ainsi que son caractère expansif lui en avait fait contracter l'habitude, vous devez supposer que je ne vous ai pas amené ici, seul, loin du monde et de son tourbillon, uniquement pour vous divertir. J'ai à vous adresser une série de questions auxquelles je vous prie de répondre avec une entière franchise. Rassurez-vous, je serai indulgent et je ne vous trahirai pas. Donc, mon cher Bouchot, je voudrais savoir pourquoi vous êtes tantôt triste, tantôt gai, et tantôt ni l'un ni l'autre; pourquoi votre esprit, votre cœur, votre âme débordent de poésie. Autrefois, dans la nature, dont vous êtes un admirateur si fervent, vous voyiez avant tout des rayons, des ombres, des effets de lumière, du pittoresque, des tons, des perspectives, d'inimitables tableaux. Aujourd'hui, vous écoutez gazouiller les oiseaux, bruire le feuillage, murmurer les ruisseaux, siffler le vent, et, dans l'azur splendide du ciel, vous découvrez, même en plein jour, des lunes, des étoiles, jusqu'à des soleils. Vous vous intéressez au brin d'herbe que la brise incline, vous protégez les hannetons contre les enfants, la mouche contre l'araignée, et la petite chanson plaintive du grillon vous rend si joyeux le soir, qu'elle vous donne envie de pleurer. Vous êtes distrait, rêveur, sérieux par instant, sans avoir pour excuse, comme votre cousin le marquis de La Taillade, le grand ouvrage que vous composez sur le bonheur de vos semblables. Je voudrais savoir encore, monsieur Bouchot, pourquoi vous trouvez que le docteur Fontaine a toujours raison, surtout quand il a tort; pourquoi Mademoiselle vous semble non-seulement adorable comme par le passé, mais belle à ravir; pourquoi Catherine, qui n'est que bonne, vous paraît spirituelle; et, enfin, pourquoi cette vieille tour, au-dessus de laquelle planent ces hirondelles dont les cris vous réveillent chaque matin, vous semble aussi nécessaire à votre existence qu'elle le paraissait autrefois à votre ami Gaston?..»

L'artiste se leva, se rapprocha du bord de la route, et du bout de sa canne il écrivit en lettres énormes sur la poussière blanche:

«J'aime Mlle Aimée!»

«Ouf! dit-il, je m'en doutais bien un peu: à présent, j'en suis sûr. Ah! j'aime Mlle Aimée! Quel est donc l'animal qui nie l'existence des anges? Est-ce assez beau, ce champ aux teintes d'émeraude, dont les ondulations s'étendent à perte de vue! et cette chaumière qui, comme une coquette, ne se montre qu'à demi à travers les taillis, il y a des heureux là-dedans! Comme cette cloche qui tinte tout là-bas est éloquente, et que de choses elle dit à ceux dont l'intelligence comprend à demi-mot! Je suis si content que, Dieu me pardonne, j'ai des larmes dans les yeux; ce n'est pas l'heure des grillons, pourtant. C'est peut-être la voix de cette grenouille qui m'émeut. Après tout, ce n'est pas si désagréable qu'on veut bien le dire, les coassements.»

Bouchot relut deux ou trois fois avec complaisance ce qu'il avait écrit; la brise, en rasant la terre, effaçait peu à peu les caractères tracés par l'artiste.

«Ça m'est bien égal, dit-il en posant la main sur son cœur, c'est gravé là.»

Tout à coup il fit deux ou trois gambades; puis, au grand ébahissement d'un paysan et de sa compagne, il se mit à danser son fameux pas de Giselle autour du nom d'Aimée. Encore essoufflé, il exécuta avec sa canne une série de moulinets auxquels le paysan répondit en brandissant son gourdin.

«Voilà un brave cultivateur qui comprend ma joie, dit Bouchot; est-il heureux, cet homme des champs! Ce doit être sa femme, cette grosse joufflue qui se cache derrière lui comme si je lui faisais peur. Le gredin manie bien sa trique. Allons, en route! Si je rencontre un monsieur assez hardi pour me soutenir que le soleil, la lune, les étoiles et les vers luisants n'ont pas été faits pour moi, je lui casse les reins.

Allons, enfants de la patrie!

Chut, ne soyons désagréable à personne, pas même au gouvernement.»

Bouchot reprit le chemin de la ville. Il salua au passage la paysanne et son compagnon qui, toujours méfiant, prit une attitude défensive, qu'il n'abandonna que lorsque l'artiste eut disparu, entre deux haies d'aubépine en fleur.

IX

AIMÉE.

Arrivé dans la Grande-Rue, Bouchot ralentit le pas; un doute affreux venait de lui traverser l'esprit. Il aimait la petite-fille du docteur, mais réussirait-il à s'en faire aimer? L'artiste eut un moment d'angoisse; toutes les chimères qui tourmentent le cerveau des amoureux l'assaillirent à la fois: il sentit la jalousie le mordre au cœur, vit un rival dans chacun de ceux qui approchaient d'Aimée, un rival qu'il faudrait combattre à outrance. Un moulinet énergiquement exécuté changea le cours des pensées de l'artiste.

«Consultons Gaston, se dit-il; il m'en voudrait avec justice si je lui cachais que j'ai une boîte à musique dans le cœur.»

Au moment d'agiter la sonnette de la porte d'entrée, Bouchot hésita.

«Allons, murmura-t-il, voilà que j'ai peur de me trouver en face de Mlle Aimée! Tout n'est pas rose, à ce qu'il paraît, dans le métier d'amoureux. Si je lui parle, elle a l'oreille si fine qu'elle est capable d'entendre ma musique; que lui répondre, si elle m'interroge? car les lois du monde m'obligent, jusqu'à nouvel ordre, à déguiser mes sentiments. Je voudrais bien savoir si ça chante aussi dans son cœur? Pourvu que ce soit le même air que dans le mien! Allons, du calme et surtout de la tenue.

—C'est vous, monsieur Bouchot, s'écria Catherine, vous n'avez donc pas rencontré M. Gaston?

—Gaston est donc sorti?

—Il y a plus d'une heure qu'il est parti avec l'intention de vous rejoindre.

—Pourquoi n'avez-vous pas deviné, Catherine, que j'allais rentrer et que je désirais lui parler?

—Dame, monsieur, je ne l'ai pas fait exprès; je vais appeler
Mademoiselle.

—Ne la dérangez pas… Ah! ma chère Catherine, il va des moments bien solennels dans la vie.

—Est-ce qu'il vous arrive un malheur, monsieur Bouchot?

—Je ne sais pas encore au juste. Voyons, Catherine, vous avez de l'expérience; vous ne sauriez donner que de bons conseils. Répondez-moi avec franchise; dussiez-vous briser la boîte à musique, je ne vous en voudrais pas. Au nom de votre père et de votre mère, Catherine, dois-je rire ou dois-je pleurer?

—À propos de quoi?

—Je vous le dirai plus tard; pour le moment, je vous demande un oui ou un non; consultez votre expérience et répondez.

—Riez, monsieur Bouchot; je ne vous ai jamais vu triste, et tout le monde y perdrait si vous changiez de caractère.

—J'essayerai de rester moi-même pour vous égayer, Catherine; Mlle Aimée est-elle au salon?

—Je la crois au jardin avec M. Fontaine, qui est rentré plus tôt que de coutume.

—Est-ce que tous ses malades sont morts?

—Vous savez bien qu'il les ressuscite, au contraire, le digne homme.

—Attendez, ma bonne Catherine; j'ai encore besoin de votre expérience.
Vous n'avez rien sur vos fourneaux qui réclame votre présence immédiate?

—Non, monsieur.

—Que pensez-vous du mariage en tant qu'institution sociale, Catherine?»

La vieille servante parut réfléchir.

«Se marier, dit-elle, c'est vouloir doubler ses chagrins lorsqu'on a bien assez des siens propres.

—Il y a de la profondeur dans cette réflexion. Continuez.

—Le mariage, monsieur Bouchot,—Mme Hoddé me le disait encore l'autre jour,—c'est une loterie où les bons numéros sont si rares que l'on prétend qu'il n'y en a pas.

—Vous n'êtes pas consolante, Catherine; par bonheur j'ai le moral solide; continuez.

—Voyez-vous, monsieur Bouchot,—n'allez pas croire au moins que ce soit pour vous que je le dis:—mais le meilleur des hommes ne vaut pas les quatre fers d'un chien.

—Je vous trouve sévère pour mon sexe, Catherine; est-ce tout?

—Oui, monsieur.

—Alors concluez.

—La fin des fins, monsieur Bouchot, et, je le répète à qui veut m'entendre, c'est que je ne conseillerai jamais à personne de se marier, pas même à mon plus cruel ennemi.

—Mais à vos amis, Catherine?

—À ceux-là, je leur conseillerai plutôt de se pendre.

—Merci. Votre maîtresse partage-t-elle votre manière de voir?

—Oui, monsieur; il n'y a que les amoureux qui pensent autrement, parce qu'ils sont aveugles, comme autrefois M. Gaston. Mais pourquoi me faites-vous toutes ces questions, monsieur Bouchot?

—Je songeais à vous marier, Catherine, et je tenais à connaître votre opinion; je suis fixé.

—Me marier, répéta la servante en riant aux éclats; le ferblantier du coin de la place me l'a proposé une fois; il n'y est pas revenu, le gredin.

—Comment l'avez-vous guéri, Catherine?

—À l'aide d'une raclée dont on reverra la pareille le jour où je rencontrerai cette Blanchote qui vous a fait tant de misères, à M. Gaston et à vous.

—Je plains le ferblantier, en attendant que je plaigne Mme de La Taillade. Oubliez tout ce que je viens de vous dire, Catherine; je ne voudrais pas vous rendre rêveuse.»

Bouchot se dirigea vers le jardin; le docteur, assis près d'une tonnelle, était plongé dans une lecture qui semblait l'absorber.

«Quand je pense que ce brave homme tient ma destinée dans sa main, se dit l'artiste, je suis épouvanta de sa puissance. Que pourrais-je bien lui dire pour la flatter? Soyons dissimulé; avant de lui laisser entendre ma boîte à musique, sachons d'abord si la chanson est de son goût.

«Te voilà, mon filleul, s'écria gaiement le docteur, qu'as-tu donc fait de Gaston?

—Nous jouons à cache-cache, mon parrain; il me cherche par monts et par vaux, et je vais m'asseoir pour l'attendre. Tout le monde se porte donc bien que vous avez le temps de vous dorloter?

—Ne sais-tu pas que le printemps est la morte saison pour les médecins?

—Ils doivent bien le détester, alors. Je viens d'avoir un entretien avec Catherine, qui m'a fait une profession de foi dont je suis encore ému.

—C'est le bon sens incarné, cette fille-là, répondit le vieux médecin qui releva ses lunettes sur son front; elle ne voit jamais qu'un côté de la question, mais elle le voit bien.

—Elle me racontait l'histoire d'un ferblantier qui n'est peut-être pas de votre avis.»

Le docteur se mit à rire.

«Je le crois bien, répondit-il; dans son indignation, Catherine l'a presque assommé.

—Savez-vous comment elle définit le mariage, mon parrain? Une loterie!

—Et elle n'a pas complètement tort; qu'est-ce, en effet, que cette alliance de deux êtres réunis par le hasard, et qui, parce qu'ils se sont plu durant quinze jours, engagent leur avenir d'une façon indissoluble?

—Arrêtez, mon parrain; vous avez été marié, et je ne voudrais connaître que vos impressions personnelles.

—Il y a des anges…

—Ah! je le savais bien, s'écria l'artiste.

—Mais il y a aussi des démons.

—Ne parlons que des anges, mon parrain.

—J'ai été heureux, murmura le vieillard; ma pauvre compagne, si nous pouvions l'interroger, en dirait-elle autant?

—Vous allez vous calomnier!

—Non, je ne me crois ni meilleur ni pire que je ne suis, et c'est froidement que j'envisage la question. On part ensemble; mais deux passions marchent rarement d'un pas égal; et ce n'est pas gai, les cahots d'un véhicule dont l'un des chevaux tire à droite, tandis que l'autre tire à gauche.

—Les cahots ne sont rien tant qu'on ne verse pas, dit Bouchot.

—On finit toujours par verser; regarde autour de toi sans te laisser prendre aux apparences, et dis-moi combien de mariages heureux tu découvres.

—Ça ne corrige personne, mon parrain; depuis Adam, les hommes aiment les femmes, de père en fils.

—L'amour n'a rien à voir avec le mariage.

—Vous êtes léger, mon parrain.

—Je me place au point de vue philosophique; nos lois sont mauvaises et notre façon de procéder plus mauvaise encore; il ne me sera pas difficile de te le démontrer. Je ne veux pas remonter jusqu'à l'antiquité, qui ne voyait dans la femme qu'un être inférieur; je prendrai mon exemple dans notre société actuelle, qui se croit en progrès parce que le cercle dans lequel elle tourne s'est simplement élargi. Tu veux te marier?…

—Oui, mon parrain.

—De deux choses l'une, ou tu aimes ta future, ou tu fais une spéculation.

—Fi donc! j'aime ma future, mon parrain.

—Tu l'aimes, soit; nous reprendrons ensuite l'autre hypothèse. Tu l'aimes! alors, comme l'a fort bien dit Lucrèce:

L'illusion te berce, et ton œil enchanté
Prête des traits charmants à la difformité.

Tu rêves, chez celle dont l'aspect t'a séduit, toutes les grâces, toutes les qualités, toutes les vertus.

—Ce n'est pas un rêve…

—Tu n'es plus libre, continua le docteur; ta raison, jetée hors des voies, ne connaît plus la vérité. Il te semble impossible de vivre hors de la présence de celle que tu crois avoir choisie et qu'un hasard t'a imposée; le bonheur, tu le places à ses côtés…

—Vous y êtes, mon parrain.

—Tu te maries…

—Le plus vite possible, répondit Bouchot.

—Le temps passe; peu à peu la raison reprend son empire, le bandeau tombe, l'amour s'affaiblit, meurt…

—Jamais, il est éternel.

—Tu te réveilles; ta femme est légère, acariâtre…

—Arrêtez, mon parrain. Pourquoi ne voulez-vous pas qu'elle soit bonne, douce, aimante?

—Alors, c'est toi dont l'humeur se transforme, qui deviens exigeant, dominateur, injuste, d'autant plus cruel que ton erreur a été plus profonde, et vous êtes liés à jamais! L'enfer chrétien, si riche en supplices, n'en compte peut-être pas de plus affreux…

—Aïe! aïe! cria Bouchot.

—Qu'as-tu donc? demanda le docteur qui s'interrompit avec surprise.

—Une fausse alerte; j'ai cru que vous aviez cassé ma boîte à musique.

—Quelle boîte à musique?»

Catherine vint appeler le docteur qu'un fermier voulait consulter; l'artiste, demeuré seul, se perdit dans ses réflexions.

«Elle est jolie, leur expérience, se dit-il; en voilà des encouragements. Gaston! ne manquera pas de me citer son exemple, et Mademoiselle? Je crois que c'est encore elle qui me comprendra le mieux. Moi qui étais si content de ma découverte, je n'ai plus envie de rire. Je crains que mon parrain n'ait élevé sa petite-fille dans des idées de célibat qui gêneraient singulièrement les miennes.»

Une fenêtre s'ouvrit, Aimée parut. Elle émonda une glycine dont les belles grappes de fleurs commençaient à se flétrir; puis, appuyée sur la balustrade, elle regarda au loin, pensive, sérieuse, le menton posé sur sa main fine et blanche.

«La gracieuse petite fée, murmura Bouchot; allons, la boîte à musique est intacte. Quel vacarme là-dedans, ajouta-t-il en se croisant les bras; je voudrais savoir fabriquer les vers, je remplirais cent pages avec ce seul nom: Aimée! La voilà partie, tous les soleils se couchent donc à la fois, maintenant. On ne dîne pas encore, j'ai le temps de monter dans ma chambre et de composer un sonnet. Dans la poésie, ce n'est ni la rime ni la raison qui m'embarrassent, c'est la longueur du vers. Bah! ça doit lui être bien égal à Mlle Aimée que les vers rampent sur douze ou sur quatorze pieds.»

Vers sept heures du soir, l'aide de Catherine prévint Bouchot qu'on l'attendait pour passer dans la salle à manger; Gaston, en retard, venait enfin d'arriver; l'artiste, en habit noir, en cravate blanche, en souliers vernis et ganté de frais, pénétra dans le petit salon; une exclamation de surprise le salua.

«Est-ce que vous allez au bal, mon neveu? demanda Mademoiselle.

—Non pas, ma chère tante.

—En soirée chez le percepteur? dit Aimée.

—Je ne bougerai pas d'auprès de vous, mademoiselle, si vous le permettez.

—Alors tu fais prendre l'air à tes habits? s'écria Gaston.

—Non, mon cousin; mais il est dans la vie des jours graves, solennels, où l'homme qui se respecte se doit à lui-même de garder le décorum.

—Je le connais ton décorum, ta vas nous exécuter le pas de Giselle.

—C'est fait depuis tantôt, répondit Bouchot sans sourire. Je rêvais dans ma chambre à la destinée des empires, lorsque j'ai senti le besoin de composer des vers. Comme je ne trouvais que le premier et le troisième, je me suis souvenu de M. de Buffon; à défaut de manchettes, j'ai endossé mon habit pour attirer l'inspiration.

—Des vers! s'écria Aimée, vous allez nous les dire? monsieur des
Étrivières.

—J'ai mis mon habit trop tard; au moment où j'allais en fabriquer un second, Jeanne est venue m'annoncer prosaïquement que la soupe attendait.

—Quel air cérémonieux, monsieur des Étrivières!

—Un air digne, mademoiselle Aimée; l'habit noir, la cravate blanche surtout, élèvent la pensée. On comprend, lorsqu'elle vous serre le cou, pourquoi les diplomates, les notaires et les journalistes ont une si haute idée d'eux-mêmes et peuvent régenter leurs contemporains. Les augures romains portaient la cravate blanche.»

Le dîner fut gai; la toilette de Bouchot mit tout le monde en verve, lui excepté. Gaston, contre son habitude, se montra d'un entrain qui contrastait avec l'air compassé de son ami. Au fond, en dépit de sa plaisanterie, l'artiste était trop sérieusement amoureux pour ne pas être un peu triste. Il ne doutait ni du consentement du docteur ni de celui de Mademoiselle; il se savait aimé d'eux autant qu'il les aimait. Ses inquiétudes venaient d'Aimée. Il ne la quittait guère des yeux, et, selon les allures de la jeune fille, il se répétait tout bas, comme s'il eût effeuillé une marguerite: Elle m'aime, un peu, beaucoup; puis, au lieu d'achever, il secouait la tête et se sentait ému.

Gaston, le docteur et Mademoiselle s'établirent devant une table de jeu; Bouchot, qui devait remplacer le perdant, s'assit près d'Aimée qui brodait. De temps à autre, la jeune fille levait les yeux sur l'artiste, comme surprise de le voir si taciturne, lui qui d'ordinaire troublait les joueurs, de façon à se faire constamment rappeler à l'ordre par Mademoiselle. Parfois le regard des deux jeunes gens se rencontrait; Aimée baissait la tête, souriait ou rougissait. Tout à coup on appela Bouchot, qui prit la place de son ami.

Gaston, devenu libre, se promena de long en large; il lutinait Aimée au passage, dénouant les rubans qui retenaient les cheveux de la jeune fille, dont le doigt le menaçait en riant.

«Est-il heureux, lui, avec son titre de grand frère!» pensait Bouchot.

Et l'artiste, distrait, jouait une carte pour une autre, à la grande indignation de Mademoiselle.

«Je ne vous veux plus pour partenaire lorsque vous serez en habit noir, mon neveu; voilà deux fois que vous oubliez que les as et les rois sont tombés.

—C'est ma boîte à musique, ma chère tante; mon habit est innocent.

—Quelle est cette nouvelle folie dont tu nous parles au moins pour la dixième fois ce soir? demanda Gaston.

—Une surprise que je ménage à l'aimable société, mais dont tu auras la primeur.»

Gaston se pencha vers l'oreille d'Aimée, qui partit d'un éclat de rire.

«Atout, atout, et atout, s'écria triomphalement le docteur; l'avez-vous fait exprès, mon filleul?

—Non, mon parrain. Je vous demande humblement pardon, ma chère tante, vous avez perdu par ma faute.

—Un peu; mais Gaston va m'aider à prendre ma revanche.»

Bouchot alla s'asseoir au fond du salon, dans un coin obscur. Il demeura silencieux, ne répondant même pas aux plaisanteries que lui décochait son ami. Aimée se rapprocha de lui.

«Souffrez-vous donc, monsieur Bouchot? lui demanda la jeune fille avec hésitation.

—Oui et non, Mademoiselle, ce n'est pas encore décidé.

—Parlez-vous sérieusement?

—Certes, selon mon habitude.»

Aimée regarda l'artiste d'un air indécis.

«Demain, reprit-il, je serai guéri ou très-malade.

—Vous m'effrayez. Vous ne songez pas à vous battre de nouveau, au moins?

—Non, rassurez-vous, et merci pour l'intérêt que vous paraissez prendre à mon chétif individu.

—Ne me comptez-vous donc pas au nombre de vos amis?

—Je serais trop malheureux si je ne croyais occuper une place dans votre cœur, lorsque vous en occupez une si grande dans le mien.

—Eh bien! confiez-moi la cause de votre tristesse.

—Je ne demanderais pas mieux, si je pouvais me l'expliquer à moi-même; je suis ému comme le sont les enfants, sans trop savoir pourquoi. Est-ce que cela ne vous arrive jamais, mademoiselle Aimée, de n'avoir aucun motif de chagrin appréciable, et cependant de vous sentir le cœur si gros que vous portez envie à ceux qui peuvent pleurer?

—Mais si; seulement je me donne la satisfaction de pleurer et, le lendemain, je ris de mon enfantillage.

—Vous êtes bien heureuse; chez moi, je crois que c'est tout le contraire, je ris de ne pouvoir pleurer.

—Voulez-vous que je me mette au piano, afin de tenter de vous distraire.

—Je vous en prie même.»

Aimée préluda; elle joua l'ouverture de Lucie, puis un morceau de la Norma affectionné par l'artiste. Soudain, il se couvrit le visage de ses mains comme pour mieux écouter; mais, en réalité, pour cacher une larme qui, de son cœur, venait de monter à ses yeux. La jeune fille s'en aperçut, ses doigts tremblants laissèrent mourir les notes une à une, elle cessa de jouer.

Bouchot releva la tête; Aimée, visiblement émue, le regardait avec ses grands yeux bleus si brillants et si purs.

«Je pensais à ma mère,» dit l'artiste qui essaya de sourire.

Puis, secouant la tête, il reprit:

«Décidément, mon habit m'a rendu maussade; on dirait que je vous ai attristée. Me pardonnez-vous?»

Sans réfléchir, elle lui tendit une main dont il s'empara; leurs regards se croisèrent avec lenteur, tous deux se sentirent trembler et rougir; ils venaient, sans échanger une parole, de s'avouer mutuellement qu'ils s'aimaient.

Aimée, dégageant sa main, retourna près de Mademoiselle, tandis que l'artiste, dont le cœur bondissait, luttait contre l'envie d'embrasser tous ceux qui l'entouraient.

Vers onze heures on se sépara; Bouchot pressa les mains du docteur avec effusion, baisa celles de Mademoiselle à quatre ou cinq reprises, et dut se cramponner au bras de Gaston pour ne pas sauter au cou d'Aimée, qui n'osait plus le regarder. Bientôt les deux amis, retirés dans la chambre de Gaston, s'assirent face à face. L'artiste se dépouilla de son habit et bourra sa pipe. Par un renversement singulier de leur humeur, c'était Bouchot qui gardait le silence, tandis que Gaston causait et plaisantait.

«Tu as marché sur une mauvaise herbe, aujourd'hui, disait-il à son ami.

—Et toi sur une bonne, mon cousin.

—Oui, répondit Gaston, arrière les préoccupations, les soucis, la tristesse, les chagrins! je veux ma part de soleil, à la fin; je veux vivre. Je suis jaloux de toi, mon cher Bouchot, tu es célèbre, l'Europe sait ton nom, tandis que Paris bégaye à peine le mien. J'ai quelque chose là, continua-t-il en se frappant le front, il est temps d'écouter la voix de l'ambition. J'étais garrotté; me voilà libre, pauvre, indépendant; à moi l'avenir.

—Bravo! s'écria l'artiste; M. de Champlâtreux, qui s'y connaît, est un admirateur de ton premier livre, et il se plaint de ton silence. Remets-toi à l'œuvre: l'heure de la justice sonne tard quelquefois, mais elle sonne.

—Dès demain, je reprends la plume; on ne doit pas se taire tant qu'on a des choses utiles à dire, et cette fois je forcerai les indifférents à se tourner de mon côté.

—Moi, répondit Bouchot, je suis devenu philosophe, je ne demande plus qu'une chaumière pour y cacher un cœur que j'ai trouvé.

—Que veux-tu dire?

—J'ai fait une singulière découverte.

—Confie-la moi bien vite.

—Attends que j'endosse mon habit, il est de rigueur pour la circonstance.

Bouchot, se rapprochant alors de Gaston, lui posa la main sur l'épaule.

«Monsieur le marquis de la Taillade, dit-il, j'ai l'honneur de vous faire part que j'aime Mlle Aimée.»

Gaston se dressa comme soulevé de son fauteuil par un ressort, il ferma à demi les yeux, ses lèvres pâlirent; puis il prit son ami entre ses bras et l'y tint longtemps pressé.

«Tu donnes ton consentement? s'écria l'artiste.

—Ton bonheur n'est-il pas une partie du mien?» répondit le jeune marquis d'une voix altérée.

Vers deux heures du matin, Bouchot se disposait à énumérer pour la vingtième fois les qualités de la petite-fille du docteur, lorsque Gaston, qui s'était assis de façon à tourner le dos à la lumière, proposa de prendre un peu de repos.

«Il faut garder quelque chose à nous dire pour demain, ajouta-t-il en pressant la main de son ami.

—Pour demain? répéta l'artiste. Ne t'inquiète pas, va; il faudrait des siècles, rien que pour vider le trop plein de mon cœur. Mais je suis généreux et j'ai pitié de ta faiblesse; dors donc, et bonne nuit. Moi, je vais rêver à elle, tout en préparant le discours qui doit amener ton parrain à m'accorder son vote.»

Gaston, demeuré seul, s'étendit sur son fauteuil et se couvrit le visage de ses deux mains. Il se releva tout à coup; l'image d'Aimée venait de passer devant ses yeux.

«Ah! malheureux, s'écria-t-il avec angoisse, toi aussi, tu l'aimes!»

X

GASTON PREND SA REVANCHE.

Gaston ne dormit pas.

Tantôt résigné, tantôt désespéré, il comptait les heures une à une, se promenant de long en large, s'arrêtant parfois pour ne plus entendre que l'impassible tic-tac de la vieille horloge. Le cœur meurtri, l'âme accablée par une immense douleur, il maudissait le monde et la vie. Mais la droiture de son caractère, aussi bien que l'affection qu'il portait à Bouchot, lui traçait son devoir, et il n'était pas homme à hésiter. Il devait hâter l'union de son ami et d'Aimée, puis s'éloigner au plus vite pour étouffer sa passion coupable et la cacher aux yeux perspicaces de ceux qui l'entouraient. Cette résolution, il eût voulu l'exécuter sur l'heure. Quelle fatalité présidait donc aux événements de sa vie? Quoi, après la catastrophe qui l'avait rejeté sanglant, désolé sons le toit de Mademoiselle, alors qu'il aspirait au calme, au repos, à l'oubli, voilà qu'un orage imprévu venait l'assaillir et livrer de nouveau son âme à la douleur!

Rival de Bouchot! cette idée l'irritait. Le secret de son tardif amour, aussi bien que de celui de l'artiste, s'expliquait facilement. D'abord, dans la jeune fille transformée par l'âge, les deux amis avaient continué à voir la petite compagne qu'ils considéraient comme une sœur. Mais le temps et la douleur, en mûrissant Aimée, avaient développé ses qualités morales. Si la beauté d'Hélène troublait les sens, la petite fille du docteur, avec son regard profond, sa grâce et son naturel, faisait des conquêtes moins rapides, mais plus durables. Aimée, à son insu, sans coquetterie, séduisit à la fois les deux convalescents, dont l'âme, en dépit de la diversité de leur humeur, était si propre à comprendre la sienne.

Le jour parut; Gaston regardait sans voir, écoutait sans entendre; son âme seule veillait et souffrait. Le bruit d'une porte qui s'ouvrait le ramena à la réalité; il secoua la tête à la vue d'un rayon de soleil qui dorait les vitres de sa fenêtre et se leva.

«Quels terribles adversaires que l'amour et l'amitié lorsqu'ils se mettent à lutter, pensa-t-il. Ma raison a beau faire, il n'y a qu'une route à suivre; il faut, dussé-je en mourir, que Bouchot soit heureux.»

Vers sept heures il gagna le jardin, il y trouva Mademoiselle, toujours matinale.

«Qu'as-tu donc? s'écria-t-elle en le voyant pâle, défait, les yeux rouges.

—Je n'ai pu dormir, répondit-il avec un peu d'embarras.

—On te croirait malade; remonte chez toi bien vite, je vais recommander à Aimée de ne pas s'approcher de son piano de la matinée, et tu reposeras jusqu'à l'heure du déjeuner.

—C'est inutile, chère tante, je vais vous dire adieu tout à l'heure, je pars.

—Pour Maulette?

—Pour Paris.»

Mademoiselle regarda son neveu comme pour s'assurer qu'il parlait sérieusement; puis elle se laissa tomber sur un banc. Gaston s'assit près d'elle, silencieux, préoccupé. Il appuya soudain la tête sur l'épaule de celle qui lui avait servi de mère et ne put contenir un sanglot.

«Tu souffres? que t'arrive-t-il, bon Dieu? confie-moi vite la cause de ton chagrin. Réponds, réponds-moi donc, cruel enfant, répéta Mademoiselle dont les larmes coulaient à la vue de la douleur de son neveu; ne vois-tu pas que tu me fais mourir?»

Gaston se redressa; il essaya de sourire.

«Ce n'est rien, chère tante, dit-il, rien qu'un enfantillage. Au moment de vous quitter, je me suis souvenu de cette époque où l'on m'a entraîné loin de vous, et toutes les anciennes blessures de mon cœur se sont rouvertes.»

Mademoiselle secoua la tête d'un air de doute.

«Il se passe quelque chose que tu veux me cacher. Ce départ, tu n'y songeais pas hier.»

Gaston demeura muet.

«Voyons, continua Mademoiselle qui l'attira sur sa poitrine comme lorsqu'il était petit, confesse-toi, je réussirai peut-être à te consoler. Ce n'est pas pour un enfantillage qu'un homme comme toi pleure. Tu aimes encore Hélène, tu souffres de ne plus la voir, et c'est elle que tu vas chercher?

—Non, s'écria Gaston, je ne puis plus que maudire celle que vous venez de nommer.

—Je le regrette, mon pauvre ami; elle est ta femme, après tout, et ce sont les plus belles années de votre existence à tous deux qui vont s'écouler dans l'isolement. Voyons, n'est-il aucun moyen de vous rapprocher.

—Je ne l'aime plus.

—Reste près de moi, alors; que vas-tu chercher à Paris?

—La gloire, répondit Gaston; il est temps que je vous rende fière de votre neveu.

—Je le suis, répondit Mademoiselle qui le baisa au front. Toute mon ambition est satisfaite lorsque tu es là près de moi, que je m'appuie sur ton bras et que je sens combien tu m'aimes.

—Mais vous avez l'âme trop haute, chère tante, pour vouloir que je me condamne à l'oisiveté. Il est un vide dans mon cœur qu'il me faut combler, puisque l'amour ne doit plus le remplir. Je veux essayer d'être utile.

—Vous autres hommes d'imagination, répondit Mademoiselle, vous placez le bonheur si haut que vous réussissez rarement à l'atteindre, et vous rendez le sort responsable de vos déceptions. Ce n'est pas un blâme que j'exprime, dit-elle à un mouvement de Gaston, c'est un regret. Du reste, tout ce qui pourra te distraire, je le trouve bon. Va donc, mon pauvre enfant, mais reviens vite; personne n'est heureux ici lorsque tu es absent.»

Elle demeura un instant pensive, puis elle ajouta:

«Ta détermination a donc été prise ce matin? hier au soir, tu parlais d'accompagner ton parrain à Dreux.

Gaston prononça le nom de son ami.

Mademoiselle sourit tout à coup.

—Ah! dit-elle, me voila soulagée et je suis sûre de te revoir bientôt;
M. Bouchot te ramènera.

—Il me ramènera, répéta machinalement Gaston.

—Oui, sans doute; tu peux bien me mettre dans la confidence, il aime notre petite Aimée, n'est-ce pas?»

Gaston dut faire un effort suprême pour cacher son trouble.

«Oui, répondit-il; mais elle?

—Je puis te confier l'autre moitié du secret; tu ne la trahiras pas: elle aussi, l'aime. Quand je songe que, pendant dix années, c'est toi que j'ai rêvé comme mari de ma chère Aimée. Dieu, les beaux châteaux en Espagne que je construisais, dans ce temps-là! Un jour, tu as soufflé dessus, il n'en a pas fallu davantage pour les détruire de fond en comble. J'en ai pleuré, car cette union… Mais à quoi bon rappeler un passé irrémédiable? Voyons, est-ce que cela ne te fait pas plaisir de songer que ton ami se charge du bonheur d'Aimée?

—Allons, pensa Gaston qui fit quelques pas; comme le gladiateur antique, sachons sourire avec une blessure mortelle au cœur.

—Où vas-tu? demanda Mademoiselle avec vivacité.

—Appeler Bouchot et lui apprendre que son amour est partagé.

—Reste, s'il te plaît; tu sembles oublier que c'est un secret que je t'ai confié. Laisse agir ton ami, c'est à lui qu'il appartient de porter le premier la parole, et son habit noir d'hier trahissait des intentions qui se révéleront probablement aujourd'hui. Tout ce que je te permets, c'est de l'encourager au besoin.»

Gaston se rassit; il parut oublier la présence de sa tante.

«Quoi! dit-elle, la pensée de voir heureux tous les êtres qui te sont chers ne suffit pas à te dérider?

—Le mariage m'apparaît sous un jour si sombre, ma chère tante, que je suis tenté de plaindre ceux pour lesquels vous croyez devoir vous réjouir.

—Je comprends l'amertume de tes souvenirs, répondit Mademoiselle d'une voix grave; mais je sais aussi que tu as une grande âme, et que le bonheur des antres ne saurait te porter ombrage. Nous savons souffrir, toi et moi, car Dieu ne nous a pas épargné les épreuves, et cependant il en est d'autres que sa main traite encore plus sévèrement. Te voilà veuf, continua-t-elle avec affection, tu as aimé sans être payé de retour. Eh bien, tu vivras comme ta vieille tante, qui possédait un cœur que l'on a dédaigné comme le tien. Aujourd'hui nous n'avons plus guère qu'un malheur à redouter, c'est que Dieu ne nous ravisse l'un à l'autre.»

Gaston s'empara de la main de Mademoiselle.

«Je dois te précéder, continua-t-elle un peu émue, dans ce monde où je rendrai compte à ta mère de ton bonheur dont je m'étais chargée. Si je n'ai pas réussi, c'est que Dieu ne l'a pas voulu, tu me rendras toi-même témoignage. Ne te chagrine pas; je le ferai le plus tard possible, ce terrible voyage. J'en voulais venir à ceci: je comprends tes idées d'ambition, ce n'est pas à Houdan qu'on peut devenir célèbre; pars donc, mais reviens souvent, tu ne m'auras pas toujours, et je serai bien aise moi-même d'embrasser de temps à autre le petit enfant que j'ai bercé.»

Gaston se précipita aux genoux de sa tante et lui couvrit les mains de baisers.

«Allons, dit Mademoiselle en le relevant, la tristesse est contagieuse; je voulais te consoler, et c'est moi qui me suis laissé attendrir. Heureusement que ton parrain n'est pas là pour nous gronder. Je me retire; nous avons besoin l'un et l'autre de reprendre notre sang-froid.»

Mademoiselle s'éloigna, gravit avec lenteur les marches du perron, et se retourna pour sourire à son neveu, qui la contemplait immobile.

«Je vais t'envoyer Aimée, lui cria-t-elle au moment de disparaître.

—Noble et sainte femme! murmura Gaston; quoi qu'il arrive, ton fils adoptif sera digne de toi.»

Longtemps il demeura pensif, préparant, étudiant à l'avance le rôle qu'il devait jouer, afin que nul ne pût soupçonner la passion qui le torturait. C'était surtout aux yeux de Bouchot qu'il fallait à tout prix cacher ce secret. L'artiste, qui déjà avait exposé sa vie pour Gaston, était capable de tous les héroïsmes et renoncerait certainement au bonheur plutôt que de causer le désespoir de son ami. Peu à peu, comme il arrive aux caractères élevés, Gaston trouva un apaisement, une sorte de joie amère dans l'abnégation que lui imposait son amitié. Il se sentait à la hauteur des épreuves que lui préparait le sort, et ce fut avec résolution qu'il entreprit de combattre et de vaincre la plus impérieuse des passions humaines: l'amour.

«Ah! pauvre cœur, dit-il, en pressant sa poitrine de ses deux mains, tes battements, si douloureux qu'ils soient, ne m'empêcheront pas d'obéir à ma conscience.»

A l'heure du déjeuner, Gaston, reprenant le ton enjoué qui, la veille, avait si fort égayé ses amis, se plut à embrasser à la fois Aimée et Bouchot. A la brusque révélation de leur passion mutuelle, faite à haute voix, les deux jeunes gens se levèrent interdits, anxieux, lançant à Gaston des regards indignés. Aimée s'enfuit confuse, tandis que l'artiste, pris d'une toux subite, saisissait le bras de son ami pour lui imposer silence. Mademoiselle et M. de Champlâtreux, tout en souriant, avaient peine à ne pas laisser déborder leurs larmes à la pensée du bonheur qui attendait leurs enfants d'adoption. Le soir, ce fut encore Gaston qui, vêtu de noir à son tour et d'un ton cérémonieux, demanda au docteur la main d'Aimée pour Bouchot. Certes, le bon docteur s'attendait à cette demande; pourtant il chancela, ses lèvres tremblèrent, et, moins vaillant que Mademoiselle et M. de Champlâtreux, il se jeta dans les bras de son filleul sans dissimuler son émotion.

«Tu as entendu? dit-il à Aimée accourue près de lui. Réponds toi-même, je te laisse libre.

—Elle a déjà répondu ce matin, s'écria Catherine, qui déroulait un immense mouchoir à carreaux.

—Et qu'a-t-elle dit?

—La même chose que nous, pardine! elle s'est mise à pleurer.»

Durant trois semaines, Gaston, plus actif, plus gai en apparence qu'on ne l'avait jamais vu, s'occupa des démarches nécessaires pour hâter l'union des deux fiancés, se montrant aussi pressé qu'eux. Chaque soir, alors que le tic-tac de la vieille horloge retentissait seul dans la maison, il écoutait les interminables confidences de Bouchot, qui, sans le savoir, tournait et retournait un fer rouge dans le cœur de son ami. Plus d'une fois, défaillant, prêt à se trahir, Gaston sentit un sanglot monter à sa gorge et l'étouffer. La chair, torturée, meurtrie, se révoltait; mais l'âme implacable la forçait à souffrir en silence. Les plus rudes épreuves qu'eût à subir le jeune marquis lui vinrent d'Aimée. Familière, confiante avec celui qu'elle considérait depuis longtemps comme un frère, elle l'embrassait dix fois par jour à l'adresse de Bouchot, ou l'entraînait au fond du jardin pour parler à son aise de celui dont elle allait porter le nom. Gaston, souriant, héroïque, appréciait alors l'adorable candeur de cette enfant qui aurait pu être sa femme. «Je te la destinais», avait dit Mademoiselle. Quoi, sans le soupçonner, sans le deviner, il avait effleuré ce bonheur dont Bouchot plus clairvoyant allait s'emparer! Dans ces moments, Gaston ne pouvait s'empêcher de songer à Hélène, de déplorer sa froideur et sa frivolité.

Mais si l'âme de Gaston se trouva à la hauteur de la tâche qu'il s'était imposée, son corps, plus rebelle, trahit bientôt, par son affaissement, les luttes secrètes qui l'épuisaient. Mademoiselle s'inquiétait de temps à autre de sa pâleur, de son activité fébrile, de l'éclat de son regard à l'expression si calme et si douce d'ordinaire. A plusieurs reprises, elle avait remarqué qu'il s'arrêtait au milieu d'un sourire commencé, qu'aussitôt qu'il se croyait seul son visage devenait soudain grave et morne. Aux questions de sa tante, le jeune homme répondait en l'embrassant ou en se plaignant de migraines imaginaires.

Le grand jour arriva. Gaston, épuisé par une nuit d'insomnie, était prêt avant l'aube. Absorbé, immobile, il comptait les heures où, se retrouvant enfin libre, il pourrait s'enfuir, arracher le masque dont il se couvrait, et, loin de tout regard importun, s'abandonner à son désespoir. Son énergie, son empire sur lui-même avaient pu lui donner la force de dissimuler, mais ses efforts avaient été vains pour arracher de son cœur la cruelle passion qui le consumait. Il fut arraché à sa rêverie par le bruit d'un joyeux carillon qui, du clocher de la vieille église, éparpillait ses notes dans l'air comme une volée d'oiseaux.

«C'est le glas de ma dernière illusion», se dit-il avec tristesse; puis, le sourire aux lèvres, il alla baiser la main d'Aimée et embrasser Bouchot.

Le ciel, clément pour l'artiste, était sans nuages, et le soleil déjà chaud éblouissait les yeux. Une foule de femmes, de vieillards, d'enfants endimanchés, se joignit au cortège pour faire honneur à Mademoiselle et au docteur, aussi aimés, aussi respectés l'un que l'autre. L'église, inondée de rayons, avait sa grande porte de chêne ouverte à deux battants, et le maître-autel, blanc et or, scintillait sous l'éclat lumineux de cinquante cierges. Sur les dalles grises, autour des deux fiancés, se reflétaient les mosaïques multicolores des vitraux; on eût dit des fleurs de feu. Le curé parut, leva les bras vers le ciel, et l'on s'agenouilla.

Durant la cérémonie, le regard de Gaston s'arrêta d'abord sur un grand christ en ivoire dont la tête à l'expression douce, triste, résignée, ceinte de sa triomphale couronne d'épines et penchée sur l'épaule gauche, semblait contempler les assistants. Gaston souffrait, il courba le front devant le divin martyr et pria; l'orgue, s'éveillant tout à coup, fit résonner sa voix puissante, dont les sons, d'abord lents, graves, solennels, l'attendrirent. Il laissa couler ses larmes sans honte et son cœur se dégonfla. Bientôt l'instrument eut des notes plus vives, plus tendres, plus émues, auxquelles vinrent s'unir les voix fraîches des enfants de chœur, et l'esprit de Gaston, comme il arrive dans les moments suprêmes, se retourna vers le passé. Il se revit isolé, perdu, grelottant sur la place Saint-Jacques, en face de Bouchot exécutant le pas de Giselle. En un instant, il passa en revue sa misérable enfance, si cruelle, si éprouvée, mais soutenue, réchauffée, consolée par la bonne humeur, la droiture, le dévouement du cher être qui, agenouillé en ce moment près d'Aimée, était encore pâle du sang qu'il avait répandu pour épargner celui de son ami. L'immensité de sa dette envers l'artiste apparut plus clairement que jamais à Gaston.

«Quoi que je fasse, pensa-t-il en regardant Bouchot, je ne pourrai jamais que l'égaler.»

Il se leva, fier de la victoire qu'il avait remportée sur lui-même, le regard calme et assuré. Ce fut d'un bras ferme qu'il soutint le poêle frangé d'or au-dessus de la tête des fiancés; ce fut d'une voix sincère qu'il mêla sa prière à celle du prêtre appelant les bénédictions du ciel sur les nouveaux époux; et ce fut du fond de l'âme qu'il applaudit aux cloches, dont la voix, un instant contenue, porta soudain vers Dieu le serment que venaient d'échanger Aimée et Bouchot.

L'artiste, convaincu par les conseils de son ami, s'était décidé à partir pour l'Italie, et, le soir même de son mariage, en compagnie d'Aimée, du docteur et de M. de Champlâtreux, il regagna Paris. Vers dix heures du soir, Gaston, revenant du chemin de fer, rentra dans la petite maison redevenue solitaire et silencieuse. Il embrassa Mademoiselle et se retira.

Par une contradiction étrange, il était à la fois tranquille et triste, satisfait et navré. Il lui semblait sentir un autre lui-même se révolter et se désespérer. Il s'agenouilla près de son lit et pleura longuement sans en avoir conscience. Tout à coup il sentit une main s'appuyer sur son épaule; il se redressa et se trouva en face de sa tante, qui l'enveloppait de son beau regard.

«Du courage, lui dit-elle d'une voix émue; tu as noblement agi et tu dois être content de toi.»

Gaston, surpris, allait répondre.

«J'ai tout deviné, continua Mademoiselle, qui pressa la tête de son neveu contre sa poitrine; ne suis-je pas ta mère, moi? Mais ne parlons que de l'avenir. Que comptes-tu faire?

—Retourner à Paris et reprendre mes travaux.»

Mademoiselle parut réfléchir.

«J'aurais voulu te garder près de moi, reprit-elle enfin; mais tu as raison, ici tu te souviendrais trop. Songe toujours à moi, continua-t-elle, les mains étendues comme pour bénir, et laisse agir ce grand auxiliaire de Dieu: le temps.»

XI

FACE.

Le surlendemain Gaston se mit en route pour Paris. Bientôt la vapeur remporta comme dans un tourbillon, et cette course vertigineuse soulagea momentanément son esprit. L'homme, dans les crises qui bouleversent son existence, s'insurge par instinct contre les lois inflexibles de la matière et cherche follement à les braver. C'est alors qu'il rêve de dompter un cheval fougueux, de lutter contre l'ouragan, de défier la foudre on les flots soulevés. Les plaines, les collines, les bois fuyaient avec trop de lenteur encore au gré de Gaston; peu à peu la raison reprit ses droits, il se mit à songer.

Immobile, les yeux fermés, il semblait dormir. En réalité, il luttait contre la brûlante image d'Aimée qui passait et repassait devant ses yeux. Par instant, il regrettait avec amertume de n'avoir pas été mortellement atteint par l'épée du vicomte de Champlâtreux; mais il rejetait bien vite cette pensée comme indigne de lui, comme un crime envers les cœurs dévoués qui l'aimaient. Le soir même de son arrivée à Paris, Gaston, établi dans l'atelier de Bouchot, se plongeait dans l'étude avec l'ardeur de ses premières années, demandant à cette consolatrice austère l'oubli, que sa volonté impuissante ne pouvait lui donner.

Quelques jours plus tard, le public, par un de ces retours si fréquents à Paris, se passionna pour le premier livre de Gaston. La question du paupérisme, brièvement étudiée dans son œuvre, mais d'une façon neuve, originale, touchante, émut soudain les esprits. On s'aperçut vite que le livre, si longtemps oublié ou dédaigné, analysait non-seulement le mal, mais proposait un moyen pratique de l'atténuer, sinon de le guérir. De vives polémiques s'engagèrent; de nombreux disciples vinrent se ranger sous la bannière du jeune maître, qui bientôt dut monter lui-même sur la brèche pour défendre ses idées. Durant trois mois, il lutta sans relâche, ardent, convaincu, passionné; mais avec cette hauteur de vues, cette modération, cette dignité que donnent la conscience, l'amour du bien et la vérité. Le nom du nouveau champion des vieux abus gouvernementaux ne tarda guère à devenir populaire, et la célébrité vint s'asseoir à son chevet. Bouchot, de Florence où il préparait une série d'œuvres qui devaient le classer définitivement, applaudissait presque chaque jour aux triomphes de son ami; quant au docteur, il ravissait Mademoiselle par ses enthousiasmes, et se déclarait prêt à mourir, l'avènement du véritable progrès étant accompli.

Gaston, enfin, sûr de sa force, quitta l'arène pour travailler en silence à l'œuvre nouvelle qu'il préparait. Était-il heureux? hélas! non. En dépit du bruit qui venait de se faire autour de lui, son cœur tressaillait encore au nom d'Aimée; il se sentait résigné, mais non guéri. Grâce à son courage, à son devoir si simplement accompli, il possédait ce repos de la conscience et cette sérénité d'âme que donne tout grand sacrifice. Peu à peu il réussit à convaincre Mademoiselle que la blessure qu'il portait au cœur était cicatrisée, et que le travail, l'ambition satisfaite et le bonheur de ceux qu'il aimait avaient suffi pour le guérir.

Au fond, malgré sa force de caractère soutenue par la conversation stoïque de M. de Champlâtreux, le jeune marquis, souvent en proie à d'indicibles tristesses, cherchait un soulagement dans la fatigue corporelle, et errait au hasard dans Paris. Un peu contre le gré de son vieil ami, qui jugeait le frottement des hommes nécessaire pour maintenir l'équilibre de l'esprit, Gaston fuyait le monde où l'on cherchait à l'attirer, mais au milieu duquel il se souvenait trop que sa gravité, sa droiture et même sa réserve étaient des défauts. De temps à autre, le souvenir de sa femme, qu'il n'avait pas revue, le poursuivait; mais de leur position équivoque résultait un problème devant la solution duquel il reculait.

Un matin, dans une allée du bois de Boulogne, il vit passer la marquise, vêtue de noir, distraite, cachée en quelque sorte au fond d'un coupé. Cette apparition le troubla. Depuis longtemps il ne voyait plus figurer le nom d'Hélène dans le compte rendu des fêtes auxquelles assiste le «tout-Paris» conventionnel dont elle faisait partie, et il songea que, depuis la terrible scène qui les avait séparés, ils semblaient morts l'un pour l'autre.

Deux mois s'écoulèrent encore. Bouchot, dont le séjour en Italie s'était prolongé, grâce peut-être à la secrète influence de Mademoiselle, annonçait enfin son retour, et Madame Hubert, guidée par M. de Champlâtreux, disposait la maison qu'Aimée devait bientôt animer de sa présence. Gaston, que l'artiste désirait garder près de lui, examina l'état de son cœur et frémit à l'idée de se trouver chaque jour, à toute heure, en face de la femme de son ami. Ses travaux, la campagne entreprise contre les utopistes et les abus l'obligeaient à ne pas s'éloigner de Paris. Aussi, lorsqu'il parla d'aller s'établir à Houdan, M. de Champlâtreux dut combattre énergiquement sa résolution. Selon lui, Gaston ne s'appartenait plus; il se devait à son pays, à ses idées, à l'humanité dont il avait embrassé la cause:—son départ serait une désertion.

—Je dois être plus sage que Bouchot, répondit Gaston, il est encore trop tôt pour imposer ma présence au tête-à-tête du jeune ménage.

—J'y ai songé pour ma part, répliqua M. de Champlâtreux; eh bien, nous irons vivre ensemble, pas trop loin d'ici; à moins que, par une résolution digne de vous, ajouta-t-il en appuyant sur les mots, vous ne retourniez vivre près de madame de La Taillade.

Gaston garda le silence; mais les paroles de son vieil ami répondaient trop bien à ses préoccupations secrètes pour ne pas l'obliger enfin à examiner d'une façon sérieuse les chances d'une réconciliation avec celle qui portait son nom.

Une après-midi, marchant au hasard, Gaston atteignit l'hôtel de ville et en parcourut tous les alentours. Son imagination reconstruisit ce quartier sordide, fangeux, malsain, au milieu duquel il avait passé de si rudes années, et qui n'existait plus que dans sa mémoire. Il revit la rue des Arcis, la rue Planche-Mibray, la rue Jean-Pain-Mollet, la boutique du corroyeur; puis la maison et le galetas où il dormait l'hiver, enfoui sous un monceau de haillons. Il passa près de l'emplacement du cabaret de Pauquet, descendit sur le bord de la Seine et reconnut la berge où, en compagnie de Bouchot, il avait songé à se réfugier dans la mort.

«Que de peines en moins, se dit-il, si nous avions accompli notre projet!»

Voulant écarter les idées dans lesquelles ce souvenir venait de le plonger, il regagna le quai et marcha d'un pas rapide pour ne s'arrêter qu'à la hauteur de Passy. Il retrouva l'endroit où, seize années auparavant, il s'était séparé de Bouchot pour se lancer au hasard sur la grande route, l'âme en proie à une de ces douleurs dont l'intensité fait croire qu'on ne pourra jamais se consoler.

Gaston, fatigué, s'assit pour réfléchir. D'un côté, Aimée qu'il craint de revoir; de l'autre, Hélène, froide, indifférente, glacée. Que résoudre? Partir, entreprendre un de ces voyages de découvertes d'où l'on rapporte parfois la gloire, où l'on ne succombe qu'avec honneur, et qui lui donnera le temps d'oublier? Mais sa tante? N'est-ce pas creuser sa tombe que de mettre à exécution un semblable projet? Cette cruelle absence, durant laquelle le moindre vent, le moindre orage la tiendront éveillée, tremblante pour celui auquel elle a consacré sa vie, n'abrègera-t-elle pas ses jours déjà comptés!… Ah! l'indécision, le doute! Qu'ils sont heureux ceux que l'herbe recouvre et qui dorment insensibles dans la paix de l'Éternité.

Une seule issue pour échapper au remords, à la douleur, à la fatalité, pour revoir Aimée sans danger, retourner près d'Hélène! Elle n'était coupable que de coquetterie, et peut-être est-il temps encore de l'arrêter sur la pente où son imprévoyance l'entraîne, dont sa frivolité lui cache l'abîme final. Ne serait-il pas grand, noble, digne de Gaston, de retourner vers celle qui porte son nom, qui l'a méconnu, d'offrir la réconciliation et l'oubli, de se montrer calme, doux, patient, d'étudier avec soin ce caractère incompréhensible, de recommencer avec abnégation, sans jalousie, avec l'autorité d'un nom déjà célèbre, et d'une expérience chèrement acquise, l'œuvre déjà vainement tentée?

«Pars, crie l'orgueil.

—Reste,» murmure la raison.

Le soleil se couchait; Gaston, indécis, semblait oublier l'heure. Tout à coup un sourire effleura ses lèvres; il venait de se souvenir qu'autrefois, à cette même place, Bouchot, ne sachant quel parti prendre, avait proposé d'en appeler au sort. Le sort, en se prononçant, avait donné à l'artiste les moyens de devenir célèbre.

Gaston sortit un louis de sa bourse et le jeta en l'air.

«Si c'est pile, je pars; si c'est face, je reste.»

Il se baissa avec hésitation, curieusement épié par un passant.

«Face, murmura-t-il; soit, obéissons.»

Il se dirigea à la hâte vers les Champs-Élysées, lança dans le chapeau d'un pauvre stupéfait la pièce d'or qui lui avait servi à consulter le hasard, et s'approcha rapidement de la demeure de la marquise; peu à peu son pas se ralentit, il entrevoyait les arbres du jardin et songeait à remettre au lendemain sa première visite.

«Pas de lâcheté!» pensa-t-il.

Il passa devant la loge du suisse, qui se disposait à l'interpeller, mais qui se découvrit en le reconnaissant. Il traversa le vestibule, gravit l'escalier, et s'arrêta soudain à la vue du vicomte de Champlâtreux. Celui-ci fit un pas en arrière, comme pour rentrer dans l'antichambre. Gaston, affreusement pâle, le regardait frémissant.

Le vicomte voulut parler, Gaston lui montra l'escalier d'un geste impérieux.

«Pas un mot ici,» murmura-t-il.

Et, machinalement, il regarda le gandin s'éloigner.

Le jeune marquis avait encore deux degrés à franchir, son cœur battait à lui rompre la poitrine, la sueur perlait sur son front. Sa démarche lui apparaissait maintenant comme une faiblesse; et, les portes de l'espérance, un moment entr'ouvertes, se refermaient à l'improviste pour le plonger de nouveau dans le doute et dans la douleur. Il demeurait immobile.

L'amertume et le dédain se peignaient tour à tour sur ses traits. Quelle résolution allait-il prendre? Tout à coup, il fit volte-face, poussa un soupir; et, pas à pas, comme à regret, il redescendit les marches au-dessus desquelles les nymphes impassibles continuaient à jeter leurs fleurs de marbre.

Au même instant, Hélène, prévenue de la présence de son mari, l'attendait pour se jeter dans ses bras. Elle ne se sentait plus respectée depuis qu'on la savait séparée de Gaston. Puis la conduite de ce dernier, le bruit fait autour de son nom, un retour sur elle-même avait peut-être éclairé la frivole jeune femme qui, pour la vingtième fois, venait de refuser sa porte au vicomte furieux et dépité.

Gaston atteignait le jardin, lorsque la marquise haletante, suffoquée, parut devant lui. D'un mouvement fébrile, elle saisit le bras de son mari.

«Je suis innocente, je vous le jure! s'écria-t-elle enfin. Gaston, ayez pitié de mon orgueil, écoutez-moi.»

Elle chancela, ses yeux se fermèrent, elle serait tombée si Gaston ne l'eût soutenue. Il la prit dans ses bras et l'emporta chez elle; peu à peu elle reprit ses forces et se laissa glisser aux genoux de son mari.

«Sauvez-moi de moi-même, lui dit-elle, et rendez-moi digne de vous.»

Il se pencha vers elle et la releva.

Alors, d'une voix émue, souvent coupée par un sanglot, la jeune femme, s'accusant avec sincérité, raconta sa vie depuis qu'elle habitait seule sa riche demeure et qu'on ne se croyait plus obligé de la respecter. En terminant cette douloureuse confidence, elle réclama de nouveau l'aide et la protection de son mari.

«Ah! pensa Gaston, le hasard, c'est le doigt de Dieu; le devoir m'attendait ici.»

Puis, s'inclinant vers Hélène, il lui baisa la main.

«Ne parlons plus du passé, dit-il; ma vie vous appartient, Hélène; tâchons de nous mieux comprendre et nous pourrons encore être heureux.»

XII

APRÈS L'ORAGE.

C'est l'hiver, la neige tombe, les portes sont closes, il est quatre heures du soir et il fait presque nuit. Dans le salon de la petite maison de Houdan, le docteur et M. de Champlâtreux jouent aux échecs. Graves, silencieux, ils méditent les coups. Près de la vaste cheminée où le bois flambe en pétillant, Mademoiselle tricote, assise dans son grand fauteuil. Près d'elle, tout près d'elle, Aimée, un peu pâle, oublie de pousser l'aiguille plantée dans sa broderie. Aucun bruit au dehors; le petit chasseur, toujours en vedette sur la crête du toit, oscille à peine et semble regarder au loin, comme s'il attendait un ami.

Les deux joueurs sortent soudain de leur mutisme; un coup douteux s'est présenté. Mademoiselle relève la tête, les regarde et les écoute. Ses cheveux sont blancs, blancs comme la neige qui couvre la terre et les arbres. Son visage a quelques rides légères, elle sourit de l'animation des deux partenaires; toujours son beau sourire mélancolique et doux.

Les joueurs sont retombés dans leurs calculs sur la marche de la reine ou du roi. Mademoiselle prend la main d'Aimée qui tressaille et semble s'éveiller.

«À qui songes-tu? lui demande-t-elle à mi-voix.

—À Henri, répond la jeune femme en rougissant.

—Il sera ici demain.

—Oui; et je calculais combien il y a de minutes d'ici à demain.

—Mais tu as vu ton mari il y a six jours!

—N'y a-t-il que six jours? J'aurais parié pour un mois.»

Catherine survient, elle s'approche d'Aimée dont elle baise les cheveux.

-«Si M. Bouchot avait le bon esprit d'arriver ce soir, dit-elle, il se régalerait joliment; ma crème est réussie.»

Au premier étage, assis devant une table couverte de livres et de papiers, Gaston, les deux mains appuyées sur un fauteuil, paraît perdu dans une méditation. Une portière se soulève, Hélène, mise avec une élégante simplicité, s'avance sur la pointe des pieds, saisit la tête de son mari et l'embrasse à l'improviste.

«Monsieur le rêveur ne songe-t-il pas à nous rejoindre au salon? dit la jeune femme en pressant sa joue fraîche contre celle de son mari.

—Monsieur le rêveur songeait à toi, ma belle marquise.

—Il m'aime?

—De toute son âme.»

Comme un enfant câlin Hélène s'appuie sur son mari, et tous deux oublient si bien l'heure que Catherine doit les prévenir que Mademoiselle attend.

On allait se mettre à table lorsque le petit chasseur, comme pris d'une folie subite, se mit à pivoter sur sa tige de fer avec un grincement joyeux, tandis que la vieille horloge faisait ronfler ses rouages avec son entrain accoutumé. Au même instant le marteau de la porte retentit à coups pressés.

«C'est lui, crièrent les convives d'une seule voix.»

Aimée, dont une robe de chambre dissimulait mal la taille arrondie, s'était précipitée vers l'antichambre. Elle reparut soutenue par Bouchot, dont un ruban rouge ornait la boutonnière.

«Nous ne t'attendions que demain, disait la jeune femme sans quitter son mari des yeux.

—Chère, je ne sais pas comment s'arrange l'horloger, mais ma montre avance toujours de vingt-quatre heures lorsqu'il s'agit de revenir ici. Catherine, pourquoi permettez-vous qu'il neige et qu'il fasse si froid?

—Bon Dieu, monsieur Bouchot, ce n'est sûrement pas de ma faute, et si j'avais su que vous arriviez…

—Je vous crois, Catherine, et j'accepte vos excuses. Et vous, madame
Bouchot, n'avez-vous commis aucune imprudence?

—Il n'y a pas moyen, avec Catherine; elle voulait me porter hier afin de m'éviter la peine de descendre l'escalier.

—Et c'est moi qui ai fait le voyage en dépit de mes cris, dit Hélène, dont les beaux bras entourèrent le cou de la vieille servante.

—Rien de nouveau à Paris? demanda Gaston à son ami.

—Si; le gouvernement est vexé; ton élection paraît certaine.

—Le progrès, commença le docteur…

—M'est avis que si vous ne le gardez pas pour le dessert, monsieur
Fontaine, Mademoiselle mangera son dîner froid.»

Les rires furent si bruyants à cette sortie de la vieille bonne, que le petit chasseur, profitant d'une rafale, pivota trois fois sur lui-même, à la grande indignation sans doute de la vieille horloge qui, depuis un an, s'était mise à retarder avec persistance, comme pour allonger les jours maintenant qu'ils étaient heureux.