The Project Gutenberg eBook of L'américaine This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'américaine Author: Jules Claretie Release date: March 28, 2006 [eBook #18064] Language: French Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMÉRICAINE *** Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) JULES CLARETIE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE OEUVRES COMPLÈTES =L'AMÉRICAINE= ROMAN CONTEMPORAIN * * * * * _A MADAME H.-S. S._ Permettez-moi, madame, de vous envoyer, de Paris à Philadelphie, ce livre où vous rencontrerez plus d'une observation et plus d'un trait qui m'ont été donnés par l'éminent homme d'État, le profond philosophe et le causeur charmant dont vous portez le nom respecté. Je n'ai pas eu la prétention, dans ce roman quasi-parisien, de peindre les moeurs intimes de vos compatriotes. J'ai saisi au passage les Américains que j'ai vus, et je n'ai voulu faire ni un tableau ni une satire de la vie du Nouveau Monde. Ne cherchez pas sous ce titre: _l'Américaine_, l'étude spéciale d'une race; cherchez-y ce que vous trouverez, j'espère:--un portrait de femme. Ce que j'ai surtout visé, à vrai dire, dans le roman que je vous envoie, madame, ce n'est pas l'Amérique, c'est le divorce qui, du reste, est d'importation américaine. On divorce avec une facilité prodigieuse chez vous. Nous n'en sommes pas tout à fait là en France, mais nous marchons vite, et il n'est pas mauvais de réagir. Et vous m'approuverez d'autant plus, madame, je le sais, que votre foyer d'Amérique est comme un nid d'affections et de souvenirs, avec l'image chère de celui qui m'a honoré de son amitié. Recevez, madame, à travers le temps et l'éloignement, l'hommage de mon profond respect. Jules Claretie. L'AMÉRICAINE I En juillet, à Trouville, par un beau temps clair, sous le ciel d'un bleu doux, légèrement ouaté de nuages blancs, devant la mer plate et verte aux bords vaseux dentelés d'écume blanche, le docteur Fargeas, le savant névrologiste, causait à l'ombre d'un grand parasol planté dans le sable fin. Il causait, tout en regardant de ses profonds yeux noirs des barques filer à l'horizon, un vapeur passer avec sa blanche fumée droite, et, en amateur d'art qu'il était, comparant aux _marines_ accrochées à Paris, dans son cabinet, la côte violacée qui se montrait au fond, très loin, plaquée de tons rosés ou jaunes, vers le cap de la Hève, là-bas. Il se laissait aller, le docteur, à ces lents bavardages des jours de repos, assis entre un homme de trente-cinq ans environ, à l'air militaire, le marquis de Solis, retour du Tonkin et descendu l'avant-veille aux _Roches Noires_, et un jeune homme coiffé du petit chapeau paillasson à large ruban qui, dans un tonneau d'osier, les jambes croisées, battait sa bottine gauche du bout de son ombrelle de toile écrue. Joli garçon, ce M. de Bernière, un peu cousin du marquis de Solis; mais aussi spirituellement flâneur, railleur, décadent ou pessimiste, selon la mode, que Georges de Solis était--avec dix années de plus sur les épaules--enthousiaste, crédule, courant la mode à la conquête de quelque vérité scientifique, et que Fargeas lui-même, restait ardent et alerte, sous ses longs cheveux gris, encadrant son visage maigre. Ils s'étaient, après le déjeuner, rencontrés et assis machinalement sur la plage, dans le _far niente_ délicieux de la vie des eaux, le docteur descendant de sa villa, bâtie dans le nid de verdure de la côte de Grâce, Bernière et M. de Solis sortant du même hôtel où ils se retrouvaient sans s'y être donné rendez-vous. Fargeas avait jadis soigné la marquise de Solis et donnait, de temps à autre, des conseils hygiéniques à M. de Bernière qui ne les suivait pas. Un ami de tous ses clients, le bon docteur. Et appliquant à ces faux malades, simplement anémiés ou rendus dyspepsiques par la vie de Paris, une méthode curative à lui: la causerie, le laisser-passer, le haussement d'épaules et le: «Bah! ce n'est rien! Vous en verrez toujours la fin!» --Eh bien! docteur, et vos malades? lui demandait justement Bernière, en continuant à frapper de son ombrelle sa cheville qui faisait saillie sous le caoutchouc de la bottine. --Mes malades? Tous bien portants! Et le docteur ajouta, en riant: --Je les visite si peu! --Vous seul avez le droit de parler ainsi, de ce petit ton railleur, de votre science, cher docteur!... dit M. de Solis, avec un évident respect, une sorte de reconnaissance affectueuse. Vous, un des maîtres en l'art de guérir! --Oh! un des maîtres!--- le savant hochait la tête.--La vérité est que je suis peut-être parmi les médecins un des moins... malfaisants! Bernière sourit et son ombrelle battit plus vite, comme pour applaudir. --Malfaisant est joli! Un ban pour _malfaisant_! --Non.... Mais, dit Fargeas, je suis sceptique en médecine... voilà ma force! J'ai remarqué qu'à tout prendre il n'y a jamais de maladies réelles que celles que l'on croit avoir!... Quand l'homme est réellement en danger, il se figure qu'il n'a rien de grave. Cette ignorance de son mal le rassure et il en guérit malgré le médecin! L'homme ou la femme est-il malade imaginaire? Comme à tout propos le médecin est consulté, alors... ah! alors, ça devient dangereux! --Il n'y a donc à votre avis, demanda M. de Solis, que les maladies qu'on croit avoir? --Évidemment, comme il n'y a que les passions qu'on se figure éprouver. Le jeune Bernière, après avoir applaudi, se mit à protester. --Oh! qu'on se figure!... qu'on se figure!... dit-il. Le docteur Fargeas l'interrompit, et regardant ce joli garçon blond, frisé, avec une mince moustache finement retroussée sur des lèvres un peu pâles, et un monocle crispant, comme une hémiplégie, tout un côté de sa face, tandis que l'autre restait calme, avec un petit oeil bleu perçant: --Mais parfaitement, dit le médecin. Voyons, tenez: Quel âge avez-vous? --Vingt-huit ans. --Et, à vingt-huit ans, vous croyez avoir eu des passions? --Beaucoup! fit Bernière. --Êtes-vous joueur? --Peu! --Bibliophile? --Médiocrement.... Je coupe les volumes avec mes doigts! Ainsi!... --Avare? Je vous demande pardon.... --Papa me trouve prodigue, répondit Bernière, mais la petite Emilienne.... Emilienne Delannoy... non... elle... tout le contraire! Non, je ne suis pas avare! --Alors, vous n'avez pas de passions! dit Fargeas, ni les chevaux, ni le jeu, ni les femmes... pas même la petite.... --Emilienne (des Bouffes).... --Pas même Emilienne Delannoy ne sont des passions! Des occupations, oui! Des délassements!... Soit! --Heu! heu! fit le jeune homme, l'air profondément ennuyé, revenu de tout. Des délassements? Quelquefois! --Rarement, je le sais bien, accentua le docteur. Mais des passions, non! Vous voyez bien vous-même.... Vous dites: «Heu! heu!» Une passion, mais cela vous prend corps et âme, vous tient, vous tord, vous absorbe, vous tue lentement et pourtant vous fait vivre!... J'ai connu deux hommes seulement qui avaient eu ce qu'on appelle une passion, mais une vraie, une absolue passion! L'un était un brave garçon qui cherchait le moyen d'abolir la misère.... Il est mort fou! L'autre était un vieux sculpteur raté qui passa sa vie à sculpter des noix de coco, certain de tailler là-dedans un chef-d'oeuvre.... Il est mort idiot!... Et ce n'est pas plus bête de s'affoler pour un beau rêve ou de s'abrutir sur un pareil travail que de perdre sa vie pour une femme! Bernière écoutait Fargeas en souriant, comme il eût prêté l'oreille à un air de bravoure ou à une conférence; mais il n'en semblait pas fort ému. Il répondit de sa voix lente et lassée: --Mon cousin Solis est cependant là, docteur, pour vous prouver qu'il peut y avoir d'autres passions que celle des noix de coco! --Comment? --Dame! une noble passion: celle des voyages. --Et vous voyez bien que M. de Solis ne l'éprouvait pas complètement... entièrement... jusqu'à en mourir, la passion des voyages, puisqu'il est revenu! --C'est qu'on se lasse de tout, docteur! répondit le marquis de Solis qui, machinalement, traçait sur le sable de la plage, une carte quelconque, chimérique, sans doute. Le docteur Fargeas eut presque un éclat de rire triomphant: --On se lasse de tout. Voilà! Eh bien! mais, je ne dis pas autre chose, moi! --Alors, à votre avis, demanda le marquis, l'amour? --Oh! je n'y crois pas, fit Bernière. --J'y crois, moi, au contraire, dit Fargeas, j'y crois... comme à la médecine! Je crois aux faits. A l'amour de la femme pour le mari qui la rend heureuse, du mari pour la femme qui le rend fier, de la mère et du père pour l'enfant.... Je crois à tous les amours accompagnés d'un qualificatif... amour conjugal... filial... paternel... ce que vous voudrez.... Je crois à l'amour-propre surtout! Mais je ne crois pas à l'amour sans épithète!... Cet amour-là n'est qu'un farceur.... Il prétend qu'il n'a que des ailes.... Allons donc! Il a des pattes... et des griffes!... --C'est-à-dire, fit M. de Solis, qu'à ramener votre théorie à la pratique, il n'y a pour tout homme d'autre passion que celle de son foyer et d'autre salut que le mariage? --Voilà! répéta Fargeas, joyeusement. M. de Bernière crut bien embarrasser le médecin: --Alors, docteur, pourquoi ne vous êtes-vous pas marié, vous? --Moi? Parce que j'avais une passion.... --La science? --Parfaitement. --Vous n'y croyez pas! dit le jeune homme. Fargeas haussait les épaules. --Il y a tant d'imbéciles qui croient tout savoir sans avoir rien appris. On n'a pas trop de tout une existence de travail pour arriver à se convaincre qu'on ne sait rien! Et puis, quoi? je n'ai pas trouvé la femme qui... la femme.... --Ah! je vous y prends! Vous cherchiez l'amour! --Ou l'intérêt!... --Vous, l'intérêt?... Jamais de la vie! Le marquis de Solis, pendant ce bavardage léger, regardait, sans les voir, les pêcheuses d'équilles, rapportant de la mer, leur pelle à la main, ces longs poissons d'argent à tête de brochet, qui cachent leur tête dans le sable, et les pêcheurs de crevettes, rentrant, leur filet sur l'épaule, tandis que d'autres revenaient, se suivant, leurs paniers à l'épaule, comme une longue et lente théorie de travailleurs. Il regardait, mais sa pensée était ailleurs. Tout ce qui se disait là, près de lui, semblait réveiller en lui des souvenirs, des sensations endormies, galvaniser des douleurs mortes, et son visage fin, un peu triste, maigre et pâli, avec un front légèrement dégarni, et une barbe noire en pointe, ce visage de soldat pensif, prenait doucement une expression de rêverie triste. A cette songerie même, le marquis parut s'arracher pour demander au docteur: --Vous êtes donc d'avis qu'il y a toujours pour l'homme une femme idéale, faite pour lui et qui présente l'incarnation même, la réalisation de son rêve? --Et je suis d'avis que pour tout homme il y en a même plusieurs, répondit gaiement Fargeas. --Bon. Mais pour les femmes? dit Bernière. --Oh! pour les femmes! Demandez à Emilienne Delannoy.... Demandez même à mistress Montgomery, qui est une honnête femme et qui a pourtant déjà changé... d'idéal!... --Mme Montgomery? Et Bernière semblait attendre du docteur Fargeas une explication. --Comment, docteur, la belle Mme Montgomery a... changé... comme cela? --Oh! légalement! Divorcée, la belle Mme Montgomery; mais, mon cher Bernière, aussi honnête que peut l'être une femme.... --Qui n'aime pas son mari. --Pourquoi Mme Montgomery n'aimerait-elle pas son mari? --Parce qu'il n'a rien de... de l'idéal, parbleu! --Ça dépend. On ne sait pas, fit gravement le médecin. --Eh bien! si M. Montgomery, qui est courtaud et pataud, est l'idéal de Mme Montgomery, qui, en effet, est admirablement belle, belle à sculpter, à chanter, à peindre, tant pis pour nous, qui n'avons plus qu'à nous désespérer. --Ou à nous consoler avec Emilienne Delannoy, Fanny Richard ou Marianne d'Hozier. Les débits de consolation ne manquent pas. C'est comme les débits d'alcool, ça pullule. --Et, demanda M. de Solis, cette belle Mme Montgomery, c'est?... --Une admirable et capiteuse créature! répondit Bernière. Américaine, comme toutes les femmes qui fournissent des épithètes de parfumeurs aux chroniques. Et, depuis la saison, mettant Trouville en révolution... en ébullition, si vous voulez!... Il n'y a sur le turf de la beauté--vous voyez que je suis moderniste--de comparable à elle que la très belle miss Arabella Dickson! Ah! qui est incomparable, celle-là!».... A l'heure du bain de miss Arabella, on frète des barques à Deauville pour aller regarder ses bras et lorgner sa nuque. Les voitures font prime à ce moment psychologique-là! C'est très beau, d'ailleurs. Ça mérite d'être vu! --Et cette Mlle Dickson? demanda encore Solis. --La fille d'un colonel. Très bel homme. N'ayant pas l'air de badiner. Un Yankee. Un Mohican. Un type. Il paraît qu'il a joué du revolver, à la tête de quelques cow-boys, contre les Indiens.... Comme Buffalo-Bill.... Je l'ai rencontré, l'autre jour, devant les petits chevaux au Casino. On faisait cercle autour du trio Dickson, car il y a une mère. Très belle aussi. Ils sont tous très beaux, ces Dickson. D'ailleurs--et Bernière s'étalait avec une nonchalance affectée dans son tonneau d'osier--toute cette race américaine humilie effroyablement nos décadences. Nous avons l'air d'anémiés, comme dit le docteur, à côté de ces colosses en pierre de taille. Voyez M. Norton! --Norton? fit M. de Solis. Le nom, brusquement, lui faisait retourner la tête, et il interrogeait Bernière pour savoir de quel Norton son cousin pouvait bien parler. --Mais de M. Norton, le richissime Norton, le _milliardaire_--pour être plus récent, plus actuel.--Richard Hepworth Norton, le banquier, qui a acheté l'hôtel de la duchesse d'Escard au parc Monceau et y a logé pour sept ou huit millions de peintures, sans compter les téléphones! Richard Norton! Ce nom, évidemment, réveillait chez le marquis tout un monde de souvenirs. Il l'avait autrefois bien connu, ce Norton, à New-York, et il le retrouvait à présent sur cette plage normande, après quelle séparation et quelles traverses! --Il est ici, Norton?... --Là-bas, dit Fargeas. Son habitation est cette grande maison normande, une des dernières vers les Roches Noires. On la voit d'ici. Le marquis regardait non plus vers la mer maintenant, mais du côté de cette longue ligne de constructions diverses, élégantes ou bizarres, qui, comme des yeux avides de lumière et d'air, ouvrent leur fenêtres sur la mer. --Là-bas.... Voyez-vous?... Un vrai palais, cette villa!... M. Norton y a entassé encore des raretés à profusion.... Ce serait un musée à Paris! A Trouville, c'est une véritable curiosité.... Mais rien n'est assez luxueux et choisi, aux yeux de M. Norton, pour sa femme qu'il adore, et qui est bien, du reste, la créature la plus exquise que je connaisse! Le docteur ne remarquait point l'expression de vague tristesse qui passait rapidement sur le visage de M. de Solis. Le marquis avait eu, au nom de Mme Norton, un tressaillement léger, une contraction passagère qui n'eût pas évidemment échappé à Fargeas. Mais le médecin, les yeux mi-clos, regardait en ce moment le paysage comme à travers ses cils, pour juger de la qualité de la lumière. M. de Solis avait d'ailleurs repris bien vite une sorte d'expression indifférente, et il interrogeait le docteur sur Mme Norton, comme l'eût fait un simple curieux des _potinières_ de la plage. Le docteur connaissait d'autant mieux l'Américaine qu'il la soignait, Mme Norton souffrant d'une maladie qu'on croyait, à New-York, indéterminée--une névrose, la fameuse, l'inévitable névrose moderne--mais que le maître français devinait bien vite: le germe d'une affection cardiaque, une angoisse ressemblant à l'angine de poitrine. Au total, un pseudonyme de la tristesse. La mort de son père, qu'elle adorait, avait atteint profondément la jeune femme, et, pour l'arracher à une sorte de mélancolie constante, à un chagrin qui persistait sous le sourire même de la mondaine, Richard Norton avait amené Mme Norton en France. --Alors, triste, Mme Norton? demandait M. de Solis. --Oui. Et résignée! --Et adorable! ajouta M. de Bernière. Des cheveux étonnants! Châtain clair, couleur bronze, et des yeux!... Tenez, la mer a de ces reflets-là, regardez bien! --Seulement, dit le docteur Fargeas, cette poétique et délicieuse créature a, dans la traversée, failli payer cher la consultation qu'on venait me demander. Le vent, les rafales, la dépression barométrique, amenaient chez elle comme un arrêt dans le battement du coeur, comme une pause de la vie. Phénomènes fugitifs, du reste, et qui disparaîtront radicalement avec du repos! Puis, après avoir questionné, il semblait que M. de Solis cherchât à ne plus parler de l'Américaine. Il restait là, le regard accroché à la grande maison normande, là-bas, et il parlait d'autre chose, de ses voyages, de cet Annam ou du Tonkin dont il revenait. --Mme de Solis a dû être bien heureuse de vous revoir? dit le docteur. --Ma mère!... Pauvre chère femme! Je me suis presque reproché de l'avoir quittée tant elle a eu de joie à me retrouver! Que je vous sais gré, mon cher docteur, de me l'avoir rendue! --Rendue! Rendue!... Mon cher marquis, on ne rend pas les malades qui sont confisqués par la mort. Je n'ai eu d'autre mérite que d'avoir donné à la marquise de bons conseils, qu'elle a suivis!... Elle a plus fait pour sa guérison que moi! Quand je vous dis que je doute un peu de la médecine, je ne doute pas de la suggestion qu'imposent les médecins à leurs malades et qui, par l'imagination, suffit très souvent à les guérir. J'ai fait des cures étonnantes en ordonnant, avec de graves froncements de sourcils, des pilules de _mica panis_. _Mica panis!_ Les malades avalaient cela avec des frissons d'inquiétude et d'espérance. Puis ils se sentaient soulagés. _Mica panis!_ Traduction: boulettes de mie de pain! Ah! le cerveau humain, l'imagination, la chimère! Et la conversation s'égarait maintenant sur les généralités, la médecine, les nouvelles du matin, l'article de la _Vie Parisienne_ consacré aux épaules et aux costumes de bains de miss Arabella Dickson. C'était M. de Bernière qui parlait et M. de Solis n'écoutait plus. Toute sa pensée était comme emportée vers cette villa qui se dressait, au bout de la plage ensoleillée, dans la lumière, avec ses toits rouges.... Et, tout à coup, presque brusquement, il laissait son cousin et le docteur en tête à tête, leur serrant la main, prétextant une lettre oubliée, une dépêche à jeter au télégraphe, et il s'éloignait, disparaissant par la rue.... Le docteur, regardant sa montre, n'allait point tarder à en faire autant, et Bernière se trouvait seul, dans son tonneau, fumant un cigare, qu'en sa qualité de pessimiste il exigeait délicieux, comme toutes choses, car il citait Schopenhauër et pratiquait Epicure. Fin observateur, du reste, l'espèce de trouble de M. de Solis ne lui avait pas tout à fait échappé, et il se demandait pourquoi le marquis lui faussait si vivement compagnie. Solis ne lui avait point parlé de cette lettre. Ils devaient monter à cheval ensemble, tout à l'heure. Comment le marquis l'oubliait-il? Alors, l'insistance de Solis à s'informer de la santé de Mme Norton, l'évident intérêt que prenait le marquis à ce que le docteur lui disait de l'Américaine, donnaient à Bernière de fugitives idées de roman ébauché, d'une intrigue possible. --Tiens, tiens, tiens! Ce bon Solis! Mais la pensée même s'envolait, dans le plein air de ce beau jour, avec la petite fumée bleue du cigare. Et Bernière oublia bien vite son cousin en apercevant, venant de son côté, sans ombrelle, les mains dans les poches et humant le vent de mer avec la volupté d'un être bien portant qui aime à vivre, un homme gros et gras, très rond, très rouge, les cheveux et les favoris grisonnants, qui s'avançait vers lui, sans le voir. --Tiens, monsieur Montgomery! C'était bien lui, le mari de la belle Mme Montgomery, l'homme le plus entouré, le plus envié, le plus jalousé de la plage, et portant philosophiquement le poids de la beauté de sa femme. --Ah! monsieur de Bernière! dit le gros petit homme en souriant. Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, Schopenhauër? Vous digérez, je parie! Mais, désenchanté que vous êtes, est-ce que vous ne devriez pas vous laisser mourir d'inanition, si la vie est une corvée? --Une corvée, oui, mais curieuse! dit Bernière, en jetant son cigare inachevé. Un spectacle souvent assommant, mais un spectacle! Vous êtes bien quelquefois entré dans un théâtre où l'on joue une mauvaise pièce?... --Souvent, dit l'Américain, avec un grain d'accent saxon. Il s'était assis près de Bernière, sur une chaise dont les pieds s'enfonçaient dans le sable. --Elle dure, cette pièce ennuyeuse, et l'on voudrait s'en aller! Mais on reste, fit M. de Bernière.... On reste, on ne sait pas pourquoi.... Parce qu'on y est, parce que, pour sortir, on ne veut déranger personne.... Voilà la vie, mon cher monsieur Montgomery! --Oh! il y a bien quelques petits agréments autour! Vous avez, du reste, raison, rien n'est assommant comme une comédie maussade. On nous en a joué une hier au Casino!... Terrible! Et quels acteurs! Il y avait là une comédienne qu'on nous donnait pour un premier prix du Conservatoire!... En quelle année, bon Dieu?... --Peut-être du temps de Talma! --Et je suis resté... à cause de ma femme, qui ne veut jamais s'en aller, qui veut toujours tout voir, qui n'est pas pessimiste, elle! Ah! non, par exemple! Tout l'amuse! Tout, même moi! --Ah! bah?... fit Bernière. --Merci! dit rapidement l'Américain. M. de Bernière essayait de corriger son _Ah! bah?_ --Je voulais dire.... --Oh! n'expliquez pas! fit Montgomery avec un flegme aimable.... Cela vous étonne? Cela m'étonne moi-même d'être le mari de la plus jolie femme de la colonie américaine. Une beauté... professionnelle! --Oui, _professional beauty_! J'ai retenu de l'anglais de mon professeur tout ce qui est devenu parisien. Mais, ajouta le jeune homme, il ne faut pas traduire! M. Montgomery sourit, acceptant la plaisanterie du boulevardier: --Je comprends... oui.... Qui fait profession de beauté.... A Paris, on s'y tromperait! Il ajouta, froidement, dans son petit sourire singulier: --Mais on ne s'y tromperait pas longtemps. Très aimable, Mme Montgomery... très aimable... hors de chez elle! L'autre jour, _Papillonne_... oui, _Papillonne_, du _Figaro_, a eu l'idée de raconter l'histoire de notre mariage.... Très poétique, cette histoire! --Vraiment?... fit M. de Bernière. Montgomery s'inclina dans un léger salut. --Merci encore! Puis, comme le jeune homme, évidemment, voulait tenter encore de rattraper son exclamation envolée: --Oh! n'expliquez pas! répéta l'Américain. Divorcée d'avec un premier mari. --Mme Montgomery? --Oui. Vous n'avez donc pas lu _Papillonne?_.... Je suis son second!... Éprise de moi à cause de... mon Dieu! à cause de mon nom. --C'est juste! Montgomery! dit M. de Bernière, en faisant sonner le nom historique. Mais Montgomery l'interrompit encore: --Oh! n'insistez pas!... Il y a deux _m_ en français! Montgommery! Un seul à mon nom! C'est ce qui ennuie un peu Mme Montgomery. --Vous pouvez vous en refaire mettre un.... Un _m_ et un _de_.... --J'y ai songé. Mais ça se verrait.... --Oh! dit le jeune homme en riant, ça se voit tous les jours! --Norton se moquerait de moi! --Ah! oui, M. Norton!... Je regrette que mon cousin Solis ne soit plus là pour parler de M. Norton. Il y a longtemps que l'on n'a parlé de M. Norton. --Vous le connaissez, M. Norton? dit Montgomery. --Très peu! Comme on connaît les étrangers à Paris! --Je vous ai vu chez lui, à la dernière soirée qu'il a donnée au Parc Monceau! --C'était la première fois que j'y allais. Superbe, l'inauguration de son hôtel!... Un luxe et un goût! La serre surtout! Étonnante, la serre!... Un bijou parisien vu à la lumière Edison!... Seulement on n'y parle pas assez français. J'y ai vu des Turcs, des Persans, des Américains--mais des Parisiens, j'en cherchais!...--Le plus Parisien, c'était encore un Japonais... ou un Javanais, je ne sais pas au juste.... Ah ça! mais, cher monsieur Montgomery, il y a un autre Norton, qui vient d'acheter un Meissonier de huit cent mille francs à Philadelphie! --C'est le faux Norton! --Comment, le faux Norton? --Oui... comme je suis un Montgomery avec deux _m_!... Le vrai Norton, c'est mon Norton à moi, Richard Hepworth Norton... le propriétaire des mines de cuivre les plus fameuses et le rival des plus hardis entrepreneurs pour la construction des chemins de fer, _Norton le Riche_, comme on l'appelle pour le différencier de _Norton le Pauvre_, qui n'a que vingt millions.... --Oh! le malheureux! --.... De rente! ajouta Montgomery froidement. --Alors, dit Bernière, Richard Norton! --Oh! Richard Norton! Richissime, lui! --C'est juste! fit le Parisien. Riche est maintenant un minimum. Pour avoir le strict nécessaire, il faut être.... --Richissime!... Parfaitement. C'est notre monde américain qui a inventé ces superlatifs. Et en route pour l'énorme, l'excessif, le gigantesque!... Nous ne pouvons vivre, cher monsieur, comme votre vieille Europe, sur une motte de terre usée et avec les quatre sous qui suffisaient autrefois à nos pères!... Qui n'est pas trop riche maintenant ne l'est pas assez! Qui n'a pas d'indigestion n'a pas dîné! Qui n'est pas fou d'amour n'a pas aimé! --Je comprends... dit Bernière, en ouvrant son ombrelle... vous ne voulez pas vivre comme des épiciers. L'Américain hocha la tête avec un petit air railleur: --Oh! cher monsieur, prenez garde, prenez garde! Avec un Américain, il ne faut jamais railler l'état qui semble le plus ridicule pour vos préjugés français, parce que l'ambassadeur ou le président des États-Unis peut précisément l'avoir exercé.... L'homme qui vous parle a fait sa fortune dans un comptoir d'épicerie. --Un Montgomery? --Oui. Ma femme voudrait bien l'oublier. Mais je ne rougis pas du tout, moi, de m'en souvenir!... --Et vous avez bien raison!... Cependant, votre associé, M. Norton, ce n'est pas avec des... pruneaux qu'il a gagné cette maison normande, les collections qu'il y loge et son hôtel de Paris, l'étonnement des invités, le joyau du parc Monceau? --C'est peut-être avec des pruneaux qu'il a gagné tout cela! Je ne le lui ai pas demandé, répondit froidement Montgomery. Du reste, nous ne demandons jamais d'où vient une grande fortune et une jolie femme. Nous saluons l'une et nous respectons l'autre. --C'est la femme que vous respectez? demanda en riant M. de Bernière qui s'était levé, trouvant décidément le soleil trop chaud. --Oh! les deux! dit l'Américain. Les deux! --Même lorsqu'il s'agit de miss Dickson?... --C'est que tout le monde en parle!... Ah! la jolie créature! Elle serait capable de rendre à Deauville son ancienne splendeur. C'est vrai: Trouville d'un côté, miss Dickson de l'autre, je parie pour miss Dickson. Superbe, miss Dickson! L'autre jour, à cheval, sur la plage, elle était à peindre! Un portrait de Carolus équestre! --A propos de portrait, monsieur de Bernière, demanda l'Américain, pour le prochain Salon, avez-vous un peintre à me recommander, vous qui êtes un raffiné.... Mais un peintre de choix et qui réussirait Mme Montgomery? --Qui réussirait Mme Montgomery? répéta Bernière. Et à travers son monocle, il regardait le petit gros homme, tout enchanté de sa question; il le regardait avec un léger, très léger sourire narquois: ces maris! --Qui réussirait Mme Montgomery? Mais, cher monsieur, vous avez justement un de vos compatriotes, un peintre américain très à la mode, tout à fait à la mode, depuis son fameux portrait de femme dans le goût de Whistler... l'auteur de la _Femme en noir_.... Edward Harrisson! Le calme visage, un peu paterne, de Montgomery, s'était glacé brusquement. --Harrisson, dit-il. Impossible! --Pourquoi? --C'est le premier mari de ma femme! --Ah bah? fit M. de Bernière. Il avait envie d'ajouter: «Raison de plus, il la connaît mieux.» Mais cette riposte de sceptique lui resta sur les lèvres. Il s'étonna seulement que la belle Mme Montgomery n'eût pas eu le bon goût de commencer par choisir le mari actuel et ne fût pas arrivée à M. Montgomery par le plus court chemin. Mais, après tout, une femme a le droit de se tromper! --Le divorce est fait pour cela, dit Montgomery froidement. Le mariage, sans le divorce, c'est une geôle. --Et avec le divorce, c'est la geôle tempérée par l'évasion! --Pas autre chose! --Eh bien, cher monsieur, je félicite Mme Montgomery de s'être évadée, et je vous félicite d'avoir profité de l'évasion! Venez-vous faire un tour aux petits chevaux? --Volontiers. Cela m'amuse de regarder jouer. --Et le jeu?... --Oh! dit l'Américain, je ne joue jamais, jamais! L'argent perdu au jeu, c'est comme le pain jeté: un vol fait à ceux qui n'en ont pas! Bernière se demandait, en écoutant Montgomery, si l'Américain n'émettait point son axiome pour produire un effet, et par une pose quelconque. Non, point du tout, le travailleur enrichi était de bonne foi, n'estimant que l'emploi utile de l'argent vaillamment gagné. Et tout en allant doucement vers le Casino, en suivant les _planches_, sous un soleil qui, là-bas, faisait étinceler la mer, le jeune homme continuait sa causerie et questionnait encore. --Notez que je ne suis pas avare! disait Montgomery. Je conçois qu'on jette les louis par les fenêtres, mais qu'on se les fasse râcler par le râteau d'un croupier, je trouve cela absurde! --Bah! le jeu est une sensation comme une autre, fit Bernière. Et il y en a si peu, si peu! --Vous trouvez?... Vous êtes bien heureux!... --Pas du tout; je m'ennuie considérablement. --Mariez-vous. --A quoi bon? --Mais dame! fit l'Américain. Ne fût-ce que pour avoir des enfants! --Peuh!... La vie est un si petit cadeau à leur faire!... Et puis on est sûr d'avoir une femme, on n'est pas certain d'avoir des enfants. Vous n'en avez pas! --Pardon, dit en riant M. Montgomery, j'ai une femme et qui est mon enfant gâtée! --Nous ne nous comprenons point, cher monsieur, dit Bernière, au seuil du Casino. Vous êtes un homme d'action, moi un homme de doute.... --Mieux que ça, je crois: un déliquescent! --Si vous voulez. Nous sommes tous un peu ainsi, en cette fin de dix-neuvième! --Tous? --Tous ceux qui pensent! --Qui ne pensent qu'à eux!... --Cher monsieur Montgomery, je voudrais bien savoir où sont les gens qui songent spécialement aux autres! Vous me citerez saint Vincent de Paul: il est mort! --Mais, est-ce que vous n'êtes pas un peu parent de M. de Solis? --Je suis son cousin! --Est-ce qu'il pensait même à lui, en allant au Tonkin faire des observations sur le climat de ce diable de pays? --Non. --Est-ce qu'il se piquait d'être un décadent? --Non. Mais vous me parlez d'une exception. C'est une exception, mon cousin, un héros. Oui, ma parole! Elles confirment les règles, les exceptions! --Eh! cher monsieur, l'ambition de tout homme qui n'est pas un imbécile, c'est d'être une exception!... Ah! si j'étais jeune et si j'étais Français!... --Eh bien? --Eh bien!... Rien!... Les affaires de votre pays ne me regardent pas. Allons voir les petits chevaux!... Passez!... Passez donc, cher monsieur! --Non pas, je vous prie. Après vous! --Après vous! --Eh bien, dit Bernière en prenant le bras de l'Américain, mon cher monsieur Montgomery, passons ensemble! II --Faites remettre ma carte; si M. Norton est chez lui, il me recevra! Le valet à qui s'adressait cet ordre, donné d'un ton ferme où, sous une politesse douce, se faisait sentir l'habitude du commandement, regarda l'homme qui lui parlait. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, brun, mince, la barbe entière, taillée en pointe, la redingote serrée à la taille: quelque officier en tenue bourgeoise et sans décoration à la boutonnière. Les valets, dans la villa normande de M. Richard Norton, habitués à une marée de solliciteurs arrivant là, même à Trouville, au seuil de la maison de l'Américain avec une vitesse et un fracas de mascaret, ne voyaient que rarement dans l'antichambre des figures françaises, et dans la réponse que fit au jeune homme le domestique après avoir déposé sur un plateau d'argent la carte donnée, il y avait une nuance toute particulière de respect. --Si monsieur le marquis veut se donner la peine d'attendre! Et le valet, qui venait de jeter un leste coup d'oeil sur la carte et d'y lire un nom: _Marquis de Solis_, ouvrait cérémonieusement la porte d'un petit salon du rez-de-chaussée donnant sur le vestibule et y introduisait le marquis. M. de Solis s'assit, et très étonné de trouver un tel cérémonial dans cette façon de chalet luxueux, regarda autour de lui les tableaux accrochés dans ce petit salon meublé comme un Trianon, blanc et or. Les maîtres illustres y étaient représentés par quelque toile, une aquarelle ou un morceau de choix. Mais ce n'était évidemment là que de petits échantillons de la collection de Richard Norton, dont la galerie, à New-York comme à Paris, était célèbre. Le marquis entendait en même temps le valet appeler quelqu'un, dans un cornet acoustique, du bas de l'escalier, pour savoir si M. Norton, dont le cabinet de travail se trouvait évidemment au premier ou au second étage, sur la mer, était visible. M. de Solis avait, un moment, hésité à se présenter chez Norton, à remuer tout à coup un passé qui lui était cher. Il l'aimait, ce Norton, pour l'avoir connu là-bas, au Nouveau Monde, où M. de Solis était allé étudier les vignes américaines, voulant essayer de défendre ce qui pouvait être sauvé encore de la fortune de la marquise, sa mère. Libre, célibataire, voyageur par goût et, depuis quelques années, par une sorte de besoin physique et moral, comme s'il avait eu à secouer dans la fièvre des déplacements, quelque obsession lassante, M. de Solis avait trouvé peu d'hommes qui lui fussent plus sympathiques et qui, pour tout dire, fussent, comme l'Américain, des hommes. Et, par une ironique destinée, dans cet homme respecté, dans cet ami dont le marquis emportait le souvenir à travers la vie, le hasard avait voulu que Solis dût rencontrer l'être insolemment heureux, né précisément pour lui prendre, sans le savoir, pour lui arracher la femme aimée. Tout un roman inachevé, volontairement inachevé, dans le déchirement du sacrifice, dans un monde de rêves finis, chassés, se dressait là, tout à coup, pour Solis, lorsque le docteur lui avait annoncé la présence, à Trouville, de Richard Norton et de celle qui s'appelait mistress Norton. Mme Norton! Elle portait un autre nom, lorsqu'il l'avait rencontrée, il y a quatre années déjà, à New-York, chez M. Harley, son père, et lorsque, dans les causeries de jeune homme à jeune fille, dans les confidences irréfléchies, plus intimes chaque jour, il s'était laissé aller à avouer presque à cette Sylvia--Sylvia! l'écho de ce nom était ce qui lui restait de ce passé!--tout un amour grandissant, le seul amour vrai qu'il eût éprouvé de sa vie. Et elle-même, cette Sylvia, ne semblait-elle pas l'aimer? Ne le lui disait-elle point, dans la douceur du regard, dans la pression plus lente du _shake-hands_, dans les paroles mêmes tombées de cette bouche d'enfant rieuse et pourtant grave aussi? Comme il l'avait aimée, dans sa fierté, dans ce calme un peu hautain qu'elle avait, dans ces yeux, clairs comme une vague traversée du soleil, qu'elle fixait sur lui comme pour lire en lui et qui, sous les sourcils, d'un blond chaud, les cheveux fauves, le front pensif, luisaient avec une acuité étrange! Il était résolu à en faire sa femme, si elle consentait et si M. Harley, le banquier, voulait donner sa fille à un Français! De Sylvia, Georges de Solis était sûr. Il n'avait qu'à parler, il allait parler, et voilà qu'une dépêche alarmée, pressante, de Mme de Solis, rappelait tout à coup le marquis en France. Il fallait que le fils revînt pour disputer à l'acharnement féroce des créanciers la fortune des Solis. Alors, le marquis rentrait au pays, luttait, arrachait aux griffes d'âpres coquins ce que son père, affolé de spéculations malheureuses, pouvait encore avoir laissé. Mais, devant les débris de cette fortune, suffisante pour sa mère et pour lui, insuffisante pour la fille du banquier Harley, le marquis n'osait plus laisser échapper la demande et l'aveu qui lui brûlaient les lèvres. Il attendait, il comptait sur quelque hasard heureux, et le temps passait, et, là-bas, Sylvia oubliait, sans doute, se croyant oubliée, et, le jour où Solis apprenait que miss Harley devenait la femme d'un autre, il partait, courant le monde, pour échapper à sa propre pensée, à sa souffrance, comme une bête blessée qui fuit, espérant secouer, en courant, la douleur de la blessure. Mais on ne secoue que les gouttes de sang en ces fuites éperdues. Le marquis avait promené sa tristesse et harassé sa curiosité à travers ces voyages, missions de savant ou séjours qu'il s'imposait à lui-même dans l'Extrême-Orient, il avait usé son temps, sa vie, mais rien en lui, rien n'était cicatrisé! L'oubli n'était pas venu, et lorsque le docteur avait parlé de Norton, un serrement de coeur rendait le marquis tout pâle. Car il avait fallu, pour que la perte de cette Sylvia fût plus complète, il avait fallu que l'homme qui avait fait d'elle sa femme fût précisément, par une ironie mauvaise, un être qu'il avait aimé profondément, un de ceux qui se donnent et à qui on se donne dès le premier regard, dans la première poignée de main. Solis ne se rappelait pas que Norton lui eût jamais parlé de miss Harley. Et pourtant, liés intimement l'un à l'autre, ces deux hommes avaient échangé bien des confidences, autrefois. Solis, recommandé à Richard Norton par le représentant des États-Unis à Paris, ancien compagnon de Norton, avait été l'hôte de Richard dans des établissements miniers que le Français voulait étudier, et leurs relations, nées du hasard, s'étaient--comme le fer s'aciérise au feu--changée en amitié dévouée, complète, dans l'épreuve du péril. Les sympathies vraies ne s'expliquent point, du reste. S'ils se fussent vus pour la première fois dans un salon, ils se fussent aimés en supposant qu'ils eussent pu causer, en toute liberté de coeur, comme, là-bas, dans le tête à tête des journées longues où Norton expliquait et Solis écoutait. Et le marquis s'en souvenait fort bien! Jamais Norton n'avait laissé deviner qu'il connaissait miss Harley. Il ne la connaissait peut-être pas alors! Il l'avait rencontrée depuis, il s'en était épris, il avait demandé sa main.... Georges saurait les détails de tout cela, dès sa première causerie avec Norton. Il avait comme une hâte fiévreuse à le revoir. Le revoir?... Ou la revoir! Il n'osait même pas se poser la question à lui-même. Mais, avec cette faculté presque cruelle d'analyse intime qu'ont certaines âmes, il sentait qu'il entrait plus de joie dans son envie de retrouver Norton et plus de terreur dans son esprit de revoir Sylvia.... Il avait d'ailleurs fait, sans presque réfléchir--machinalement, comme d'instinct--le chemin qui conduisait à la villa Norton, et il se trouvait devant la porte, prêt à sonner--bien mieux, ayant sonné--et se demandant encore s'il ne ferait pas mieux de prendre le train de Paris et de quitter Trouville sans avoir revu cet homme qu'il aimait et cette femme qu'il avait timidement, silencieusement adorée.... Il hésitait encore presque, dans ce salon d'attente où on l'avait introduit, il regrettait d'être venu, il se disait qu'il eût mieux valu, pour lui-même et pour elle, n'avoir jamais retrouvé ce passé. Un coup de sifflet traversa l'antichambre comme quelque commandement à bord d'un navire, et le valet rentra, priant «monsieur le marquis» de le suivre. Solis, précédé par le domestique, monta un escalier à rampe de bois sculpté où des faïences de prix étaient accrochées, les couleurs des vieux Rouen répondant aux vieux reflets mordorés des plats mezzo-arabes;--et au second étage de la villa, aussi luxueuse qu'un hôtel des Champs-Elysées, Georges de Solis se trouva devant un laquais qui, cérémonieusement, lui ouvrit la porte d'un vaste cabinet de travail, donnant par un large _window_ sur la mer:--une porte au seuil de laquelle le jeune homme se trouva en face d'un grand gaillard barbu et souriant, la voix forte et la large main tendue, et qui, joyeusement, lui cria avec un accent yankee assez prononcé: --Ah! la bonne aubaine! Et la voix de Norton sonnait claire comme une fanfare. --Embrassez-moi donc, et asseyez-vous, cher! Et quel bon vent vous amène? Les deux hommes s'entre-regardèrent un moment avec cette curiosité instinctive de gens qui, en s'interrogeant ainsi des yeux, sautent par-dessus les années passées, et Georges de Solis retrouvait, avec un plaisir vrai, tout autre pensée disparue pour une minute, son ami Norton tel qu'il l'avait quitté, bâti à chaux et à sable, la carrure large avec des épaules de cariatide et des poignets de lutteur. Le front volontaire, où l'ossature sous la peau semblait de pierre, s'encadrait d'une chevelure rousse un peu grisonnante aux tempes et les lèvres rasées énergiques, franches, la longue barbe au menton, les oreilles écartées du visage, la tenue même un peu puritaine--une redingote longue, boutonnée sur ce grand torse solide--rien, chez l'Américain, n'avait changé, subi d'atteintes; et, à son tour, Norton, de ses yeux gris enfoncés dans des sourcils hérissés en broussailles, interrogeait le visage du marquis et disait gaiement: --Vous êtes toujours le même! --Oh! oh!... j'ai plus de bistre à la peau et moins de cheveux sur la tête! Les voyages.... --Et d'où venez-vous? --D'un peu partout. Du diable! --J'étais allé chez vous dès mon arrivée à Paris! Personne. Votre mère en province. Vous.... --En Indo-Chine. Mais aujourd'hui, ma mère que j'avais retrouvée à Solis à mon retour, et moi, nous avons quitté les Landes et je viens essayer de donner un peu de santé et un bain d'air à ma chère bien-aimée. J'aurais pu aller à Biarritz, qui est plus près de Dax, mais à Paris, où il y a toujours plus d'occasions de vente ou d'achat, j'essaierai de vendre, après cette saison d'eaux, une de nos propriétés, qui ne rapporte plus ce qu'elle coûte. Et mon projet est ensuite d'aller m'enterrer à Solis, avec ma mère. --Vous me ferez l'honneur de me présenter à elle, dit Norton. --Avec joie! Elle vous adore, vous savez!... Oh! elle m'a fait cent fois raconter comment vous m'avez si joliment empêché d'être rôti tout vif, le jour de cet incendie, dans votre mine de pétrole. Ce que j'ai pensé souvent à notre aventure!... Nous sommes sortis de là, je vous vois encore quand j'ai repris à peu près connaissance, moi à demi asphyxié, vous la barbe grillée et les cheveux rasés par le feu! --Vous voyez qu'ils ont repoussé, fit Norton en riant. Et ne parlez pas de cela surtout, mon cher Georges. S'il y a quelqu'un qui, ce jour-là, ait, comme on dit dans les romans, sauvé l'autre, c'est vous! Parfaitement, c'est vous! Je vous ai tiré du brasier où un faux pas vous avait fait tomber, mais vous n'y étiez, mon cher, venu que pour m'en arracher, moi, et sans votre intervention j'étais parfaitement assommé par les poutres.... Oh! tout net! Et réduit à l'état de charbon par-dessus le marché! Si vous racontez de cette façon-là vos voyages à Mme de Solis, elle n'en doit savoir que la moitié. C'est trop de modestie et il est temps que j'arrive pour faire connaître la vérité! --Eh bien! soit! fit le marquis en souriant. Nous nous sommes rendu mutuellement le service de nous conserver la vie, si c'est un service! _Ex aequo!_ D'ailleurs, c'est déjà vieux tout cela! Cinq ans! Et, vous savez, Norton, je vous dirai avec plus de vérité ce que vous me disiez tout à l'heure: Vous n'avez pas changé.... Si!... Vous avez rajeuni! --Quand on a dépassé la quarantaine, c'est ce qu'on a de plus spirituel à faire! Et puis, il faut bien rajeunir!... Oh! je ne suis plus l'espèce de trappeur que vous avez connu, vivant presque d'une vie de manoeuvre, au milieu de ses ouvriers, là-bas.... Je me suis--comment diriez-vous?--adouci, féminisé, pour plaire à la chère femme que j'ai épousée.... Richard Norton avait mis dans ce peu de mots un instinctif attendrissement, et Solis, très ému, maître de lui-même pourtant et essayant de paraître, non pas indifférent--intéressé au contraire, mais comme un ami au bonheur d'un ami--Solis devinait que cet homme éprouvait une sorte de besoin violent:--parler de l'adorée.... --C'est vrai, vous êtes marié! dit le marquis. --Et à la meilleure des créatures! Ah! que je regrette que mistress Norton soit sortie!... Elle sera si heureuse de vous revoir! --Ah! fit le jeune homme. Vraiment?... Mme Norton me fait l'honneur de se souvenir de moi? --De vous, cher? Mais nous parlons souvent de vous. Très souvent! Solis cherchait un compliment, un remerciement. Il ne trouvait pas. Chose étrange, ce que lui disait là Norton, au lieu de lui être agréable, lui amenait une souffrance. Elle parlait de lui! Lui, au contraire, gardait son nom en sa mémoire, précieusement, comme en un sanctuaire. Il pensait, repensait à elle et n'en parlait à personne! Elle parlait de lui, indifférente, consolée, heureuse! Et ce souvenir que lui gardait Sylvia le torturait plus que le silence même et que l'oubli! --C'est la plus charmante des femmes, reprit Norton. Un peu souffrante. --Ah? dit M. de Solis. --Oui, c'est pour sa santé que je me suis décidé à me fixer à Paris.... Le docteur Fargeas fait des miracles lorsqu'il s'agit des maladies de nerfs.... Et c'est de cela que souffre Sylvia! Oui, elle a hérité de sa mère, fille d'un Virginien, grand chasseur et surtout grand mangeur et grand buveur, que la goutte avait tué, un fond de tempérament arthritique. Et, si l'hérédité maternelle se fût bornée là, tout eût été pour le mieux; mais elle lui a communiqué cette impressionnabilité extrême, maladive. Le climat de New-York, avec ses alternatives de chaleur torride et de froid glacial, ne lui valait rien. Un ou deux étés dans la Floride ne suffisaient pas à la remettre en bon état. Et puis, encore une fois, je ne crois qu'à Fargeas, j'ai pour Sylvia la superstition de Fargeas! Instinctivement, Georges de Solis ferma les yeux rapidement; ce nom de Sylvia entendu là, prononcé tout haut, pour la première fois depuis des années, lui causait une impression singulière. Il le saluait de la paupière comme un soldat salue de la tête la première balle. Norton, lui, continuait ses confidences, parlant de Sylvia avec l'effusion débordante de l'homme qui aime--puis il s'interrompit, disant avec une émotion profonde: --Voyez ce que c'est que l'amitié! Il n'y a pas cinq minutes que vous êtes là, mon cher Solis, et je vous dis, à vous, tout naturellement, ce que je ne dirais à personne, ce que je ne m'avoue que vaguement à moi-même.... Ne parlons plus de cela! Parlons de vous!... Ils étaient assis en face l'un de l'autre, devant le window, à deux pas d'une table où, sous des presse-papiers, des dépêches, des lettres, des brochures s'entassaient, méthodiquement classées, annotées, réunies par des épingles. --Un cigare?... dit Norton. --Merci, vous savez bien que je ne fume pas! --C'est juste. Eh bien, depuis si longtemps, qu'êtes-vous devenu, cher ami? Solis hocha la tête: --Ce que je suis devenu! Rien! J'ai voyagé pour me désennuyer, allant en Annam comme j'étais allé aux États-Unis, comme j'aurais flâné sur le boulevard. --Avec plus de profit pour la science pourtant! J'ai lu dans la _Revue_ un travail, sur la colonisation de l'Extrême-Orient, qui me paraît assez pratique! --Et, pour l'écrire, il était inutile d'aller si loin. C'est peut-être à Paris qu'on apprend le plus de choses, même sur les pays lointains!... J'ai trouvé au Club des amis qui, sur ce que j'avais vu au Tonkin, en savaient, je vous jure, autant que moi. Le télégraphe leur apprenait en dix lignes et en deux minutes ce que je mettais deux mois à découvrir.... Et puis, le voyage, le voyage! C'est très joli quand on n'emporte pas un peu d'ennui... des souvenirs... avec ses bagages! --Des souvenirs.... Votre mère? --Ah! la chère sainte! fit M. de Solis. Son souvenir à elle m'eût rendu le courage! Mais il y en avait d'autres!... Oubliés, ceux-là, d'ailleurs, j'espère; oui, perdus en route, laissés en chemin, avec ma poudre brûlée et mes cartouches vides! Je suis venu avec la résolution formelle d'en finir avec les aventures et de vieillir, auprès de ma cheminée, heureux, comme vous... marié, comme vous! --Heureux! fit Richard en hochant la tête. --Voyons!--Et le marquis essayait de sourire après s'être contraint à chasser les souvenirs qui lui montaient au coeur.--Voyons, Norton, connaîtriez-vous une jeune fille qui voulût d'un brave garçon un peu attristé, mais point maussade, désillusionné sur bien des points, mais pas à la mode, peu pessimiste--mon cousin Bernière se charge de cette spécialité-là--et gardant encore assez de foi, de passion, pour commettre, au besoin, quelque folie et même pour se résigner à la sagesse? Ma mère tient à ne pas me voir devenir vieux garçon! Marions-nous donc! Et, après tout, le voyage au coin du feu est le seul que je n'aie jamais fait! Aussi bien, c'est résolu! J'ai un peu peur du mariage, comme on a peur que l'eau ne soit pas trop froide au premier bain.... Mais je suis décidé à me jeter à la nage! Avez-vous quelqu'un pour m'apprendre à nager, Norton? L'Américain n'avait pas quitté des yeux le marquis, tandis que M. de Solis parlait, laissant sous cette gaieté factice deviner quelque ironie douloureuse, une souffrance, le parti-pris d'un homme qui a soif de nouveau parce qu'il a soif d'oubli. --Alors, se marier, c'est, pour vous, se jeter à l'eau? Eh bien! mais c'est galant pour votre professeur de natation! dit Norton. Je ne connais personne digne de vous... sérieusement.... Si je voyais une jeune fille remarquable parmi nos Américaines.... --Non! oh! pas une Américaine! dit vivement Solis. --Et pourquoi? --Je n'épouserai jamais une Américaine! --Pourquoi...? --Parce que j'estime qu'il y a assez de froissements possibles, dans le mariage, avec la différence des caractères sans y ajouter la différence des races! Le marquis était presque grave et si sérieux que Richard Norton ne put s'empêcher de sourire: --Si mes compatriotes vous entendaient, elles seraient capables de vous arracher les yeux! Elles sont jolies, pourtant, les Américaines, et exquises, et sérieuses, et dévouées sous leurs airs excentriques! --Je le sais bien! fit Solis. --D'ailleurs, puisque vous voulez vous marier, pour vous marier, presque au hasard, je ne comprends pas, je l'avoue, qu'on traite une affaire aussi grave comme une loterie! --Du moment que c'est une affaire! dit le marquis, gardant toujours son pli de lèvres agressif. Les yeux gris de Norton ne le quittaient point, comme si l'Américain eût voulu deviner le secret de cette tristesse qui n'existait pas autrefois dans l'esprit de Solis. --Une affaire! Une affaire! Je suis bien certain, pourtant, mon cher Georges, que la dot vous est indifférente. --Absolument. --D'autant plus, qu'en Amérique, la dot n'existe pas, ce qui enlève au mariage je ne sais quelle odeur d'argent, qu'il garde un peu beaucoup dans votre France.... Vous avouerez que, pour un peuple de négociants, ce dédain des bank-notes ne manque pas d'une certaine tournure. Solis était, un moment, demeuré sans répondre, regardant sur la cheminée une étrange pendule, dont le balancier était un pilon d'acier. --Je ne songe pas du tout, fit-il, l'oeil toujours fixé sur ce balancier, mais pas du tout, à critiquer vos moeurs ou vos jeunes filles, en vous disant que je n'épouserai point une Américaine... pas plus que je n'entends parler d'un marché, quand je prononce ce vilain mot: «_Une affaire_.» Je dis seulement que, lorsqu'on n'a pas épousé celle qu'on devait aimer, il faut peut-être laisser au hasard le soin de nous faire aimer celle qu'on épousera! --Ah! par exemple! Voilà une jolie théorie! dit Norton, riant un peu. --Ce n'est pas une théorie, c'est une des mille nécessités où nous réduit la vie actuelle, telle qu'elle est faite!... Vous avez--vous--et le marquis parlait lentement, risquait ses paroles une à une, comme un homme marcherait avec précaution, pas à pas, sur quelque étang gelé--vous avez la chance, sans nul doute, Norton, d'avoir fait un mariage d'amour.... Il affectait de regarder la mer, au loin, par le window entr'ouvert, mais ses yeux épiaient le visage de Norton. --J'adorais la jeune fille à qui j'ai demandé sa main! répondit l'Américain, très gravement. Solis riposta, la voix haute: --Moi, j'ai adoré une femme exquise, à qui je n'ai pas osé dire que je l'aimais! --Je vous répéterai encore: Pourquoi? --Vous étiez riche, fort riche, et vous pouviez offrir, avec votre fortune, votre nom à qui vous vouliez. --Sans doute.... --Moi, dit M. de Solis, j'étais assez pauvre, comparativement à cette jeune fille, et je ne pouvais pas, je n'osais pas lui dire de partager une existence qui lui eût semblé mesquine, comparée à celle qu'elle avait, jusque-là, menée chez son père. Et mon amour me criait de parler, et mon orgueil m'ordonnait de me taire. --Il est dommage que cette jeune fille n'eût pas été une Yankee, comme vous dites. Vous auriez été plus à l'aise. Je sais une jeune fille dont le père a cinq cent mille dollars de rente et qui a épousé un pasteur de Tennessee, lequel a sa Bible pour toute fortune. Elle est très heureuse. Bah! mon cher Georges, une femme console d'une femme! Il y a un proverbe espagnol qui dit: «La tache de sang de la mûre, une autre mûre l'efface!» Vous en verrez chez moi, au parc Monceau, des Américaines, brunes, blondes, rousses, et de délicieuses, et de capiteuses, et de charmantes, et c'est peut-être--en dépit de vos restrictions sur la race--l'une d'elles qui effacera l'image de votre compatriote. --Peut-être! répondit M. de Solis. Puis, regardant toujours cette pendule où l'oeuvre d'art se faisait machine, il ajouta: --Je ne crois pas! L'Américain haussa les épaules. --Parbleu! On ne croit jamais ces choses-là jusqu'au jour où l'on s'aperçoit que ce qu'il y a de plus rapide après l'oubli des vivants disparus, c'est l'oubli des sentiments qu'on croyait éternels.... Et c'est bien naturel.... Mais, mon cher Georges, si l'on passait sa vie à ne se consoler de rien, on ne vivrait pas!... Et il faut vivre!... En avant, toujours en avant! C'est notre devise nationale.... Et c'est ma devise particulière.... Je ne passe point ma vie à m'attarder aux fantômes du sentiment. M. de Solis regardait autour de lui pendant que Norton lui parlait, et il éprouvait, à se trouver là, à Trouville, dans le cabinet de l'Américain, presque pareil à un _office_ de New-York, la sensation d'un voyage, une sorte d'impression d'exotisme. Jusqu'en cette maison du bord de la mer, Norton avait apporté sa marque particulière et l'estampille de ses goûts personnels. Ce cabinet de villa normande avait en effet un caractère spécial. Au milieu du luxe de cette construction fantaisiste, de ces bibelots qui rappelaient à Trouville l'hôtel de la rue Rembrandt, cette pièce d'aspect sévère--égayée seulement par la trouée de la mer, de la lumière, par le window--ce grand cabinet ressemblait à la vaste cellule d'un laborieux. Des tableaux, mais peu nombreux, et à côté d'un _Cavalier_, de Velazquez, argenté comme une vieille orfèvrerie, une aquarelle représentant, sur une mer déplorablement bleue, un yacht portant le nom de Mme Norton: _Sylvia_; le cadre de cette _marine_, signée d'un artiste américain, touchant presque un paysage où, à l'ombre de pins gigantesques--quelques-uns entamés, couchés à terre et déjà débités--une petite maison de pionniers laissait envoler sa fumée douce comme un soupir d'idylle. La maison, l'humble maison de Norton le père. Le logis où, tant de fois, le soir, sous la lampe à pétrole, le vieux Norton avait lu la Bible à ses cinq enfants, groupés autour de la table où brillait encore la cognée du défricheur de bois! Un tableau que Richard transportait partout où il allait, accrochait au-dessus de sa tête, comme un Russe l'icône sainte dans son isba. Toute la vie de Norton tenait en ces deux images. La maisonnette de bois, c'était la famille, le vieux couché maintenant sous le marbre d'un monument de pierre portant ce nom, glorieux comme celui d'un fondateur de dynastie; _Abraham Norton_. C'était le père, la mère au bon sourire, les soeurs, mariées maintenant, et les deux frères, tous deux tués pendant la guerre de sécession, sous le drapeau étoilé. Le yacht, c'était la vie présente, l'amour profond d'une existence, l'unique amour, la récompense de toute une vie laborieuse, la femme adorée, la chère Sylvia! Au-dessous de ces images, de petits corps de bibliothèque en ébène, laissant à portée de la main des livres en nombre restreint mais choisis, utiles, traités de physique, de chimie ou de morale, cette chimie de l'âme. Sur une étagère, des minerais, aux étiquettes à l'encre rouge, pépites d'or ou échantillons de charbons--un modèle de locomotive, bijou de mécanisme, à côté d'un téléphone--puis, sur la cheminée, comme le cachet même de l'américanisme du maître, la pendule caractéristique, celle dont le balancier était un pilon d'acier montant et descendant avec une régularité de chronomètre et dont chaque mouvement marquait une seconde, comme si, au tic tac léger de la pendule d'Europe, Norton préférait la constatation du temps faite par un horloger utilitaire. Cette pendule que M. de Solis regardait, semblait aussi dire, en sa langue de fer: _Go ahead!_ et de son pilon où la lumière du dehors accrochait des reflets d'acier, écraser ce que Richard Norton appelait les «fantômes du sentiment». --Ce que vous me dites ne m'étonne pas, fit le marquis. Il y a tout une façon d'envisager la vie dans votre pendule, mon cher Norton. Elle ne marque pas le temps, elle l'écrase!... Les Hollandais, qui étaient cependant des gens pratiques, donnaient à leurs horloges une poésie qui sentait le rêve.... Ils montraient les bateaux oscillant à chaque seconde, les moulins tournant, éperdus, de minute en minute, des pêcheurs tirant au bout d'une ligne en fer-blanc quelque poisson argenté, et la lune, la pâle lune se levant sur des paysages fantastiques et presque chinois, comme on en voit à Saardam.... Mais c'était, ces paysages, et ces maisonnettes, pour les pauvres gens enfermés dans leur maisonnette, auprès du Zuyderzée gelé, une fenêtre ouverte sur l'idéal; et, dans la fumée de leur pipe, ils revoyaient leur passé ou leurs voyages, tandis que doucement, régulièrement, le tic tac du balancier berçait leurs songeries, silencieuses comme un bon sommeil.... Vous, vous faites de vos pendules des mortiers pilons ou des roues mécaniques.... Et en regardant ce marteau qui tombe et remonte, et retombe et monte encore, pour retomber toujours, je pense instinctivement à tout ce qu'il y a de supprimé, d'aplati et de lourdement assommé dans la vie moderne. Je crois qu'il faut parer les pendules--ces marqueuses du temps qui fuit--comme il faut parer les tombeaux, pour nous mieux masquer la mort sous la poésie et sous les fleurs. --Et moi, dit Norton, je crois et je vous le répète, qu'il faut montrer et célébrer la vie, telle qu'elle est, comme elle est, avec ses vérités, ses âpretés, ses pilons de toutes sortes, pour la brasser, la dompter et la faire aimer! Le marquis, assis, regarda un moment cet homme taillé comme dans le coeur d'un chêne et qui, debout, ses larges mains posées sur la cheminée, le contemplait avec une expression à la fois joyeuse et pleine de défi--de défi contre le sort. --Allons, dit M. de Solis, je vois que si vous méprisez si fort le rêve, c'est que vous avez probablement trouvé la réalité du bonheur. --J'avoue que je serais ingrat de me plaindre. Et pourtant!... --Pourtant? demanda le marquis. Le front dur, osseux, de Norton, se plissa comme sous une pensée de mélancolie. --Mon pauvre ami, dit l'Américain, tout le monde a ses peines... ses inquiétudes.... Je vous faisais allusion aux miennes, tout à l'heure.... J'ai trouvé, moi, qui n'avais et n'ai point l'air--n'est-ce pas?--d'un héros de roman, la créature idéale et à la fois la meilleure des femmes. J'ai épousé une jeune fille qui est vraiment--vous l'avez peu vue, mais vous la connaissez--une âme d'élite tout à fait supérieure.... Je l'aime du plus profond de mon coeur.... Je donnerais en bloc tout ce que je possède pour la voir seulement sourire, et je me mettrais ensuite vaillamment à la besogne pour lui regagner un luxe nouveau.... Eh bien, cher, tout ce bonheur, tout ce semblant de parfaite félicité qui, certainement, pour les gens qui ne me connaissent pas, pour les quémandeurs, les exploiteurs, les indifférents, les conseilleurs, les reporters qui parlent, à m'en agacer, du _richissime_ Norton--Richard souriait--toutes les jouissances apparentes qui, pour les Parisiens, font de moi un être privilégié du sort, enviable à tous les points de vue--tout cela, Solis, cette chance même dont je remercie le sort, ne tient pas devant cette vérité brutale: je suis inquiet, je suis attristé... et, au fond, tout au fond de l'âme, voulez-vous que je vous le dise? malgré mon amour de la lutte et du travail, et de tout ce qui est la vie, la vraie vie, la vie utile, robuste, généreuse, eh bien! voilà, mon cher: je ne suis pas heureux! --Pas heureux! --Ou, si vous voulez, il me semble que tout ce bonheur-là ne tient qu'à un fil. J'ai des terreurs de superstitieux. Bien romanesque, hein? votre ami Norton, pour un Yankee, et malgré cette pendule utilitaire qui vous déplaît tant?... Il y a du roman partout, mon bon Solis, voilà ce que ça prouve. Et plût à Dieu que mon inquiétude fût un roman! Mais non, Sylvia souffre. --Sylvia? répéta le marquis, en donnant à ce nom une expression d'émotion singulière que Norton ne remarqua pas. --Elle souffre, je vous l'ai dit, ou du coeur ou des nerfs, qui sait?... Névrose, trouble dans la circulation du sang, menace d'une embolie--pour m'en tenir au diagnostic de Fargeas, rétrécissement de la valvule mitrale, voilà le terme scientifique--et c'est cela qui empoisonne la joie que j'ai de me sentir maître de ma vie, récompensé dans mon labeur, riche, libre--mais avec une menace devant moi, un obstacle, un mur, oui, comme un mur de cimetière! Maintenant, Solis passait par une sorte d'épreuve nouvelle, et une cruauté satisfaite lui venait à la pensée, lui entrait au coeur, tandis qu'il écoutait, silencieusement là, Richard Norton lui confier ses doutes. Oui, peu à peu, l'Américain laissait fouiller en lui, pénétrer dans sa vie et, machinalement, dans cette causerie avec l'ami retrouvé, disait comment son mariage avec miss Harley s'était fait. Et dix fois Georges l'eût interrompu, prêt à crier: «Mais taisez-vous!» s'il n'eût ressenti cette amère consolation de savoir, d'apprendre des lèvres du mari lui-même, qu'il y avait, comme lendemain à cette union, une déception, une souffrance. --J'avais, disait Norton, rencontré souvent, chez son père, la jeune fille que je devais épouser. Triste, pensive, très sérieuse. C'est par là qu'elle m'avait séduit. Je ne suis ni pensif ni mélancolique, moi! _Les contraires_ s'attirent. Et, comme vous, pourtant, j'hésitais à me déclarer, non pas à cause de ma fortune, parbleu non! mais à cause de son intelligence et de sa beauté, de cette grâce qui ne semblait pas faite pour mes grosses mains rudes et mon humeur de bûcheron! Puis, un jour, comme, la voyant plus attristée, je me sentis plus ému... et plus éloquent... sans le vouloir... je lui demandai si elle ne voudrait pas confier sa peine--car elle en avait--à quelqu'un qui la partageât. Je lui dis que je ne demandais rien au monde que de me dévouer à elle.... Il paraît qu'elle devina que je ne mentais guère.... Le père était mon ami.... Il plaida ma cause, la gagna.... Et... nous voilà mariés! --Mariage d'amour, dit Solis, prenant plaisir à s'enfoncer à lui-même un peu d'acier dans le coeur. --L'amour d'un côté, l'amitié de l'autre, répondit Norton, que la question sembla rendre sérieux. Mais des deux côtés la confiance la plus profonde et la plus complète.... Peut-être y eut-il chez elle comme une hâte de se marier... pour ne plus hésiter--qui sait? pour oublier... fit-il, comme à lui-même...--Mais--et sa voix devint plus résolue--nous sommes habitués à des unions et à des décisions rapides; et la famille, chez nous, ne s'en porte pas plus mal.... D'ailleurs, il nous suffit d'une parole donnée, du fond du coeur, devant un pasteur qui bénit deux êtres au nom de Dieu, et dans la froideur même de cette cérémonie, il y a une gravité... une simplicité qui ont leur grandeur et qui me plaisent.... --Et la poésie? demanda Solis en désignant la pendule. --Oh! la poésie! La poésie est partout où il y a une affection vraie. On me donnait celle que j'aimais! J'étais, quand je l'ai épousée, fou de joie, ivre d'espoir; j'étais heureux! Mon cher, mais c'est encore une poésie, le bonheur! --C'est peut-être la meilleure, en effet, dit le marquis, très pâle. Et depuis? --Depuis...--Norton hésita un moment--depuis.... Ah! les idylles humaines ne durent pas longtemps!... La première douleur pour ma femme fut la mort de son père.... Ruiné, le pauvre homme, sans que j'aie su qu'il était embarrassé dans ses affaires, tant il avait la fierté de son honneur commercial, et sans que j'aie pu lui venir en aide!... --Comment ne l'avez-vous pas appris au moment de son mariage... au contrat? --Le contrat! quel contrat?--Et Norton riait.--Oh! nous n'avons pas de ces discussions d'intérêts amoureux par-devant notaires, nous autres! L'Américain épouse celle qu'il aime sans feuilleter le Code, et se charge de la rendre heureuse sans qu'un officier ministériel lui en impose l'obligation par traité discuté comme un procès... _Elle_ apporte pour sa dot sa beauté, _lui_, pour dot, son courage! Et en route, à la garde de Dieu! Les parents ont travaillé, amassé, ils sont vieux! Ce n'est pas le moment de leur demander de compter leur fortune et de la diminuer!... Ils peuvent passer, les chers aimés, leurs derniers jours sans se priver de rien, vivant, en toute justice, de ce qu'ils ont bien et dûment gagné! S'ils ont encore de l'appétit et mangent leur fortune, eh bien! tant mieux pour eux! Ils l'ont conquise et peuvent la gaspiller. C'est leur affaire. Ma femme ne n'inquiétait pas plus de savoir si son père lui laisserait un dollar que moi de calculer ce que j'aurais un jour de l'héritage!... Et voilà notre affreux mercantilisme yankee, mon cher ami, le voilà! Quoi qu'il en soit--que cette catastrophe ait attristé ma femme ou qu'une autre tristesse lui tienne au coeur--depuis ce temps la santé de mistress Norton m'inquiète, et je me soucie plus de savoir ce que pense le docteur Fargeas que de ce que font les actions de mes mines de pétrole à la Bourse de New-York ou de Chicago. --Et, demanda Solis, peut-être pour détourner sa pensée de Sylvia, vous continuez à diriger, de votre cabinet de Paris, ces exploitations qui demandent une surveillance de tous les instants? Norton se mit encore à sourire, montrant ses dents saines et fortes dans sa barbe fauve. --Oh! ne craignez rien, mon bon Solis! Le Yankee ne perd pas ses droits. Le câble transatlantique me tient, dans l'hôtel de la rue Rembrandt ou dans cette villa de Normandie, au courant de mes affaires comme si j'étais assis là-bas à mon office.... Je suis un Américain de Paris; mais aujourd'hui il n'y a plus de Paris et il n'y a plus d'Amérique.... Ou plutôt pour flatter votre chauvinisme, l'univers n'est plus que la banlieue de Paris, et vous nous le prouvez puisque vous revenez de l'Annam comme on revenait autrefois de Saint-Cloud ou de Bougival. --Et très enchanté de vous retrouver, de me réchauffer à votre vaillance, mon cher Norton, mais--sa voix, qu'il voulait rendre assurée, tremblait un peu--attristé... oui... attristé... de ne pas vous savoir complètement heureux! --Bah! dit Norton, si vous connaissez le bonheur parfait, vous, indiquez-moi où il niche, cet oiseau fabuleux! Je fais monter son nid en topazes!... Mais surtout pas un mot de ces inquiétudes à mistress Norton lorsque vous la verrez! --Pas un mot, sans aucun doute, je vous le promets. L'Américain avait, tout en parlant, poussé le bouton d'ivoire d'un timbre électrique. --Voyez si madame est rentrée, dit-il à un valet qui parut rapidement et s'inclina pour toute réponse. Solis était debout, regardant Norton dont la stature haute se détachait sur l'horizon, le ciel clair, la mer dont le bruissement montait au loin. Il se demandait encore pourquoi il était venu et s'il ne devait pas dès à présent s'enfuir, ne plus reparaître. Dans quelques minutes, il allait revoir Sylvia! Ce laquais, dont le pas craquait dans l'antichambre, allait prévenir mistress Norton! Solis allait se retrouver devant elle! Et cette entrevue, après des années, le mari allait y assister, elle aurait lieu tout à l'heure. Maintenant, un silence tombait entre ces deux êtres qui venaient d'éprouver la joie de se revoir; et la conversation, un moment auparavant intime et pleine de confidences, versait dans la banalité comme si, brusquement, les amis n'eussent plus eu rien à se dire: --Ah! mon cher Solis, vous nous ferez bien l'amitié d'assister, ce soir, à un petit concert que donne mistress Norton.... Vous verrez là la belle miss Dickson et Mlle Offenburger, qui est adorable aussi.... Oh! on fait ici de très bonne musique, je vous assure.... Tous les Américains ne jouent pas du Mozart sur des pincettes.... Ma femme est excellente musicienne et le programme est très choisi. Je sais bien que vous ne viendriez pas pour le programme. Madame votre mère me ferait-elle la grâce de vous accompagner?... Je vous demande pardon de cette invitation soudaine, mais je ne vous savais pas à Trouville, c'est mon excuse. --Je serai enchanté de venir ce soir, quoique je sois un peu sauvage, dit le marquis. Quant à ma mère, n'y comptez pas.... Elle n'aime point le monde.... Et je ne suis pas bien sûr qu'elle vous pardonne de lui avoir pris son fils même pour un soir! --Alors, à sept heures, mon cher Solis! --Non, je ne dînerai pas, je viendrai plus tard. J'ai promis à la chère femme de la quitter le moins possible, pendant tout le premier mois de mon retour, et je dîne avec elle toute seule.... Oui, nous sommes là, en tête à tête, en petit cabinet, comme deux amoureux. --Et vous avez raison, Solis! Deux amoureux! Et c'est peut-être cet amour-là qui ne trompe jamais! J'aurai l'honneur de faire visite à Mme votre mère demain, et je la remercierai de vous avoir laissé venir à nous un moment, ce soir. Le marquis retrouvait, dans l'accent que mettait Norton à ces paroles, une amertume plus cruelle encore que tout à l'heure, et, de ses yeux clairs, il interrogeait son ami comme pour deviner la pensée attristée de Richard. Mais le domestique frappait à la porte et, sur un mot de Norton, se montrait bientôt, restant sur le seuil. --Madame?... dit l'Américain. Madame était encore absente, Mlle Meredith rentrait à l'instant, mais seule; Mlle Meredith venait, du reste, en avertir M. Norton. --Et bien! dit Richard avec cette gaieté brusque et mâle qui coupait lestement ses très rares moments de mélancolie, mon cher Solis, vous allez toujours voir ma nièce! Et le domestique s'étant éloigné: --Ah! cher, vous parlez de mariage!... La jeune fille rêvée, mon ami, idéale, bonne comme le pain, loyale comme sa parole, c'est ma nièce?... Si elle n'était pas Américaine, elle ferait absolument votre affaire! Norton allait continuer. Il s'arrêta. Une voix claire, gaie, sans accès, chantante et caressante, disait au seuil de la porte: --Suis-je indiscrète? Et Solis apercevait, là, debout, comme hésitant à entrer, une grande jeune fille, élégante et mince, dont les yeux noirs, très vifs, dans un fin visage un peu pâle, le frappèrent tout d'abord. Une robe grise, un mantelet, glissant à demi sur des épaules jeunes et faisant ensuite comme ceinture autour de la taille, et, sur des cheveux bruns, frisés légèrement, un petit chapeau presque trop simple, mais coquettement posé. Dans tout cet être, dans cette toilette, dans ce joli sourire, dans ces petites mains gantées de suède, quelque chose d'une fille de race, assouplie pourtant par une certaine séduction sans façon: la franchise gaie de la grisette avec le port de tête un peu hautain de la patricienne. Miss Meredith, en s'avançant--Norton l'en priant du geste--salua M. de Solis et attendit que son oncle lui eût présenté le marquis. Puis, au nom de Solis, elle répondit par un mot gracieux, sans fausse politesse. Elle connaissait bien le marquis. --Mon oncle Richard m'a souvent parlé de vous, monsieur. Je n'ai pas eu le plaisir de vous voir en Amérique; je suis enchantée, sachant que vous êtes un des meilleurs amis de mon oncle, de pouvoir le faire en France. C'était, dans toute sa sincérité, sans façon et sans phrase, l'accueil d'une maîtresse de maison recevant un ami; et la jeune fille semblait une femme mettant à l'aise un de ses hôtes. Solis était habitué à cette franchise exotique qui lui paraissait cependant inattendue et un peu bizarre en France. Mais de tout cet être jeune et loyal rayonnait une sorte de grâce particulière, la séduction des yeux sans tristesse, des lèvres sans amertume, du sourire sans ironie d'une belle créature de vingt ans. --Vous avez laissé Sylvia en promenade? --Non, mon oncle! chez la princesse de Louverchal. Mme de Louverchal fait une vente dans sa villa au profit de pêcheurs ruinés par l'ouragan du mois de janvier. Et Sylvia dévalise les comptoirs. Si elle n'envoie pas tous ces joujoux, ces albums, ces tapisseries, aux pauvres, elle encombrera votre maison, je vous en préviens! --Oh! je ne suis pas inquiet, dit Norton; elle les enverra aux pauvres. M. de Solis avait son chapeau et esquissait, pour sortir, un salut un peu pressé. --Vous nous quittez? fit Norton. --Ce n'est pas moi qui vous fais fuir, au moins? demanda miss Meredith en souriant. --Oh! mademoiselle!... Mais tout en étant ici en villégiature, j'ai un petit travail à expédier.... Oui, un rapport au ministre des Affaires étrangères.... Une communication sur les établissements d'Hanoï.... Et puis, je ne veux pas abuser du temps de Norton... il est précieux, même à Trouville. --Et jamais aussi bien employé que lorsque je vous vois, mon cher Georges.... Au moins, à ce soir, n'est-ce pas? C'est promis. --Avec plaisir! dit le marquis, faisant pour dire le mot un léger effort. Il prit la main tendue de Norton, cette main noueuse dont plus d'un calus jaunissait la paume, et, saluant miss Meredith, il s'éloigna, accompagné par Richard qui, le touchant à l'épaule, le guidait avec le geste familier et dévoué d'un aîné étendant son bras sur le frère cadet. * * * * * --Éva.... Comment trouves-tu le marquis? demanda Norton, en rentrant, à miss Meredith qui, de ses jolis doigts, maintenant dégantés, réglait sa montre sur la fameuse horloge à pilon. --Comment je le trouve? --Oui. --Mais... bien. --Très bien?... --Très bien, si vous voulez! --Un vrai gentilhomme! --Oui, et un gentleman. --Eh bien, dit Norton en riant, tu vois ce charmant garçon, aimable, distingué, brave et spirituel; il s'est promis une chose, c'est de n'épouser jamais, jamais, une Américaine! Miss Meredith avait remis sa montre dans sa pochette. Elle regarda son oncle bien en face un moment, puis, d'un rire clair et franc, avec une fusée de jeunesse: --Vrai? dit-elle. Il s'est promis ça!... Eh bien, il est bête alors! III Le dîner était depuis longtemps fini, et miss Éva servait le thé chez Norton. Elle tendait, de ses petites mains fines, des tasses de Sèvres aux invités de son oncle, tandis que miss Arabella Dickson, au piano, très entourée par M. de Bernière, le docteur Fargeas et un gros homme, déjà grisonnant, qui riait très fort, flirtait à la fois avec la musique et avec les musiciens. Norton fumait un cigare, en regardant la mer, tout en causant avec un immense personnage, haut comme un peuplier: le colonel Dickson, le père très glorieux de la belle miss Arabella. Il était si haut, ce colonel, avec sa tête pointue à barbe longue, rousse, striée de poils gris, et sortant d'un énorme col blanc, serré comme un col d'uniforme; il était si long, si élancé, qu'en apercevant, au bout de son corps, la fumée de son londrès, on eût pu, dans l'ombre, le prendre pour une haute cheminée d'usine en combustion. Sa femme, la colonelle Dickson, énorme et grasse, évasée sur un canapé, teintait de cognac le thé blond que lui avait apporté miss Meredith, et contemplait, de ses gros yeux bleus, rêveurs, le groupe formé, là-bas, sous l'immense abat-jour de la lampe, par son Arabella entourée d'habits noirs, parmi lesquels ce jeune Bernière, qui, disait-on, était un bon parti. Dans un coin du salon, ouvert sur l'horizon criblé d'étoiles et sur la longue file de points d'or aperçus dans la nuit, au loin, et qui étaient les lumières du Havre, dans un angle, sous de larges plantes de Nice, aux éventails verts, luisants et frais, Sylvia causait avec Mme Montgomery, tandis qu'une jeune fille, brune, jeune et déjà rondelette, avec un type israélite assez prononcé et une belle carnation mordorée de juive, feuilletait un album et causait médecine avec le docteur Fargeas, un peu étonné. --Jolie, cette Mlle Offenburger, avait dit tout à l'heure Liliane Montgomery, à mistress Norton. --Très jolie! --Et savante! Oh! savante! Elle fait repasser son baccalauréat au docteur, je parie! La colonelle Dickson, lorsqu'elle cessait de braquer ses gros yeux sur sa fille et les reportait sur Mlle Offenburger, tournait, avec une sorte de précipitation, sa cuiller dans sa tasse de thé. Elle avait, avec son intérêt de mère, la vague perception que la fille du banquier, ce gros M. Offenburger, qui riait, là-bas, d'un rire guttural, en se penchant sur la partition d'Arabella--oui, elle devinait que cette jolie petite juive allemande pensait à ce M. de Bernière, qui, pour le moment, ne semblait pas s'en inquiéter. Joli garçon, Bernière. Aimable, spirituel et vicomte! Il pouvait faire un mari pour Arabella. Il était un des deux ou trois cents candidats possibles que la belle Américaine avait déjà rencontrés sur la plage. Il plaisait surtout à Mme Dickson, parce qu'il était pessimiste et que la colonelle, ayant éprouvé des déceptions, elle aussi, trouvait que la vie était amère, très amère. C'est bien peut-être pourquoi la colonelle sucrait si fort son thé, qu'elle prenait à l'état de sirop alcoolisé. Et ce n'était pas la première fois qu'elle avait remarqué, la colonelle, les coups d'oeil particuliers de Mlle Offenburger à M. de Bernière! Certainement, certainement, le jeune vicomte n'était pas indifférent à la jolie sémite, et quant à Bernière, lui.... Mais Mme Dickson comptait sur les épaules d'Arabella, les plus admirables épaules que pût montrer une belle fille de vingt ans! D'ailleurs, en comparant Arabella à Mlle Offenburger, mistress Dickson n'était pas inquiète. Sous la lampe, debout près du docteur, Hélène Offenburger était exquise, avec ses grands yeux doux, noirs, voilés de cils comme d'une dentelle, et ses avides lèvres rouges, et son profil arabe, ses oreilles fines, sous les bandeaux lourds de ses cheveux; mais Arabella, là-bas, au piano, grande, superbe, sa tête de statue grecque posée sur les splendeurs d'une poitrine éclatante de blancheur, à peine rosée par les bougies, cette admirable Arabella, comme coiffée d'un casque d'or avec ses cheveux cuivrés, soyeux, était irrésistible. Oui, Arabella, insolente de beauté, de santé, de force, rejetait dans l'ombre, dès qu'on la regardait, la petite juive, qui paraissait tout aussitôt, par comparaison avec ce bloc de marbre vivant, trapue, minuscule et noiraude. Quant à Éva, la colonelle ne s'en occupait pas. Miss Meredith allait et venait, toute légère, rieuse, laissant là le canapé, où causaient Sylvia et Liliane, allant au piano, où Arabella mêlait les airs d'opérette aux romances américaines, au window où Norton fumait avec le colonel, et, gaie, bonne fille, aimable, jetant çà et là une étincelle ou une malice de son esprit et une fusée de sa gaieté. Mais, quoi! Cette brunette, Éva elle-même, élancée, railleuse, amusante, ne pouvait pas, aux yeux difficiles de Mme Dickson, entrer en ligne de compte avec Mlle Offenburger ou Arabella. Elle semblait, à la colonelle, une comparse dans ce salon, où, évidemment, miss Dickson remplissait le premier rôle.... Et l'important pour Mme Dickson, c'était que M. de Bernière ne s'occupait point d'Éva. Mais point du tout. Pour la colonelle, les femmes mariées ne comptaient pas plus que miss Éva ou que les hommes mariés. Elle eût pu cependant admirer un peu aussi les deux femmes qui causaient en face d'elle, Sylvia Norton et mistress Montgomery. La lumière d'une applique posée au-dessus de la tête de Liliane nacrait ses bas nus, ronds et jeunes, et noyait d'un éclat de soie les épaules pâles, le cou blanc, avec la masse de cheveux d'un blond fauve, retroussés d'un bloc. Une sorte de réédition d'Arabella, la même insolence de beauté avec plus d'embonpoint, une vitalité plus spéciale, quelque chose de plus mûr et de plus attirant. «Une neige qui ne jette pas de froid», avait dit, un soir, M. de Bernière. Et à côté de Liliane Montgomery, Sylvia Norton--affinée, frêle, une sorte de Parisienne de New-York--séduisante avec sa bonne grâce un peu triste, sa douceur mélancolique, la vague tendresse de ses yeux qui regardaient au loin, là-bas, vers la côte, les étoiles d'or et le ciel. Charmante, cette Sylvia, l'air souffrant, tout à fait jolie dans sa toilette noire, toute de satin, avivant la blancheur de son visage de vierge, et de ses mains alanguies et qui--c'était une impression pour ceux qui la voyaient dans sa grâce tendre--semblaient porter le deuil de quelque chose de disparu, de brisé, d'envolé. Elles s'aimaient beaucoup, ces deux femmes d'un caractère si différent, et s'aimaient précisément peut-être parce que le contraste de leurs natures les avait, dès le premier jour de leur rencontre, bien attachées l'une à l'autre. Liliane était en France la seule personne que Mme Norton pût appeler son amie. Dans leurs communs souvenirs d'enfants à New-York, Sylvia et Mme Montgomery se revoyaient, échangeant leurs projets d'amour dans des causeries de jeunes filles, et, lorsque séparées par la vie--Liliane épousant un artiste et miss Sylvia Harley devenant la femme de Richard Norton--les deux amies avaient suivi, l'une et l'autre, les hasards d'une existence nouvelle, les confidences par lettres avaient succédé tout d'abord aux chères confessions intimes. Puis les silences étaient venus, avec les séparations plus profondes, Liliane partant pour l'Europe avec son premier mari, et Sylvia demeurant aux États-Unis à côté de Norton. Il y avait eu là une interruption forcée de relation et d'amitié, Sylvia laissant passer les jours dans le calme le plus absolu. Liliane, se laissant emporter comme un brin de plume à tous ses caprices, rêvant de la vie active et surchauffée des femmes à la mode, posant à peine le pied à Paris pour assister au Vernissage, au Concours hippique et au Grand-Prix, et faisant le lendemain ses malles pour Dinard, puis revenant, mais pour prendre un sleeping-car et se rendre à Menton ou à Pau. De son premier mari, le peintre Harrisson, Lilian--elle avait francisé son nom et signait _Liliane_--ne se souciait plus, ne parlait jamais et essayait de se féliciter d'avoir divorcé et de porter le nom de son second mari, Montgomery, qui lui donnait l'illusion de se parer d'un grand nom de France. Ce nom, qu'elle eût voulu plus authentique, elle le promenait aux _mardis_ de la Comédie, à Cauterets, à Biarritz, aux fêtes des fleurs de Nice, sous les gais _confetti_ italiens, cette neige du Carnaval. Elle revenait tout justement de la station d'hiver, lorsque M. Montgomery, son mari, lui avait annoncé l'installation de M. et Mme Norton dans l'hôtel bâti par le raffineur Bonivet, revendu à la duchesse d'Escard et acheté trois millions tout net par Richard Norton, qui y avait enfoui pour quatre ou cinq millions d'oeuvres d'art. Montgomery, en plus d'une affaire, était l'associé de Norton, et le hasard voulait que l'affection unît précisément les deux femmes comme l'intérêt et l'estime unissaient les maris. Dès son retour à Paris, deux mois avant ce séjour à Trouville, Liliane arrivait toute joyeuse chez Mme Norton et lui sautait au cou, l'interrogeant, la regardant, la trouvant toujours tout à fait jolie, avec sa grâce un peu frêle, ses traits fins et son air doux. Elle, grande, étincelante, les cheveux fauves, la taille fine et les épaules larges, avec son grand cou élégant et fier, demandait à Sylvia: «Comment me trouvez-vous? Est-ce que je n'ai pas trop engraissé? Je fais des exercices de clown pour ne pas devenir énorme. Mais qu'est-ce que vous voulez? J'ai vingt-cinq ans! Je serais désolée de me voir bouffie!» Et, en cette première rencontre, dans le laisser-aller de ces causeries de renouement d'amitié où se rassemblent un à un tous les fils du passé, comme les fibres d'une chaire amputée, les deux amies s'étaient retrouvées, telles que jadis, échangeant non plus leurs rêves, cette fois, mais leurs souvenirs, leurs déceptions. Toutes deux avaient encore présente cette première causerie, ces confidences qui revenaient plus d'une fois à Sylvia et l'effrayaient. --Vous êtes, répétait alors Sylvia, la première personne dont la rencontre à Paris me cause une joie, ma chère Liliane! --Eh bien! c'est gentil pour les Parisiens, ça! disait Mme Montgomery en riant. Et Sylvia, toujours triste, d'ajouter doucement: --Il ne saurait être question d'eux, puisque je ne les connais pas! Et, certaine que mistress Norton, par une réception, un concert, une fête, un tapage quelconque--tout ce qu'elle aimait, elle, Liliane--poserait, quelque soir, sa candidature à une de ces royautés parisiennes qui durent parfois une saison et ont les chroniques mondaines pour _Moniteurs officiels_, Mme Montgomery attaquait tout de suite, dès cette première entrevue, la question intéressante: --Ma chère Sylvia, si vous ne connaissez pas les Parisiens, tant mieux pour vous! C'est une amusante connaissance à faire. Très gais, très fins!... Un peu gourmés pourtant! Oui, vous ne vous figurez pas, ma chère! Paris devient anglais.... Il me rappelle Londres. Si nous n'étions pas là pour y jeter, avec nos dollars, un peu de notre fantaisie du Nouveau Monde, on s'y ennuierait comme dans une résidence allemande. --Alors, Paris vous plaît?... --Beaucoup. Depuis que j'y ai entraîné M. Montgomery, je ne m'y suis pas ennuyée un moment, pas une minute. Et pourtant.... Liliane s'était arrêtée, le coeur gros et soupirant. Coeur qui soupire.... --Et pourtant quoi? avait demandé Sylvia. --Rien. Vous êtes heureuse, vous, Sylvia!... Vous avez un mari tout à fait... haut coté. --Vous dites? --Je dis que Richard Norton _vaut_ considérablement. Il n'est pas prince, il n'est pas duc, oui, voilà tout ce qui lui manque.... Mais il est charmant.... Oh! charmant!... Vous devez l'aimer beaucoup! Il y avait dans le caquetage amusant de la jolie Américaine une belle humeur si éclatante, un bonheur et comme une insolence de vivre tels, que la mélancolie de Sylvia s'en trouvait tout de suite diminuée. Le babillage de Liliane faisait à la jeune femme l'effet d'un cordial qui eût pétillé comme du champagne. Sylvia la retrouvait, après un divorce, telle qu'elle l'avait connue jeune fille, cette belle Liliane qui, autrefois, à New-York, rêvait de porter une couronne, savait par coeur l'_Armorial_ de presque tous les pays d'Europe, et se demandait si elle n'allait point supplier son père d'acquérir l'_article_ ainsi annoncé par le _New-York Herald_: «A vendre, blason et usage du nom d'une aristocratique famille d'Europe, avec l'histoire de la dite, pour 1,100 dollars. Adresse: Rudolph Smith, aux soins de L. Moeser, 142, Smithfield street, Pittsburg.» Mais il eût fallu voir comme le père de Liliane, pénétré jusqu'aux moelles de sentiments démocratiques, parlait de cette fausse aristocratie d'Europe dont on achetait le titre pour quelques dollars comme s'il se fût agi de ballots de café! Liliane alors, qui aimait et respectait son père, laissait là ses rêves nobiliaires, mais Sylvia l'avait surprise plus d'une fois lisant l'_Inter-Ocean_, ce journal qui publie la liste des célibataires disponibles de la Cité, à l'usage des dames, avec description de leurs personnes, leurs relations sociales, leurs affaires, leurs habitudes de vie et autres informations intéressantes. Et lorsque Sylvia demandait à son amie: --Que cherchez-vous dans cette gazette? --Moi? Un mari titré comme un Montmorency! répondait Liliane en riant. L'amour, un amour-passion, feu de paille envolé en fumée, l'amour qu'elle avait eu pour Harrisson lui faisait d'abord oublier sa fièvre d'honneurs nobiliaires--fièvre qui est un peu la maladie générale dans la République du roi Coton--mais divorcée par colère, et remariée par convenance, parce que Montgomery était riche et lui avait paru dévoué, Liliane revenait malgré elle à ses songeries de jeune fille et reprochait seulement à Richard Norton, comme au pauvre Montgomery, de n'être ni ducs ni princes! --Mais, ma chère Sylvia, en dépit de ce défaut, votre mari, vous l'aimez? --Comment ne lui serais-je pas reconnaissante de tout ce qu'il a fait pour moi! répondait Sylvia. M. Norton n'aime point Paris et il y est venu parce qu'il prétend que le docteur Fargeas peut seul me guérir de cette espèce de maladie qui me mine, une sorte d'anémie, une affection cardiaque, je ne sais pas trop quoi. Norton a des soucis d'affaires à New-York et il a tout quitté pour cette vie nouvelle, qu'il s'efforce de me rendre, en France, aussi brillante et aussi enviée que possible. Je ne connais pas d'homme meilleur, d'ami plus dévoué, de coeur plus loyal. Liliane écoutait, examinant Sylvia avec un petit sourire narquois. --Allez, allez toujours..., fit-elle, c'est terrible ce que vous dites là, tout simplement. Terrible. --Comment, terrible? Vous êtes donc toujours aussi railleuse qu'autrefois, ma chère Liliane? --Railleuse.... Oh! railleuse.... Pas du tout.... Mais ma pauvre amie vous avez des façons de faire l'éloge de votre mari qui me font penser à la manière dont je parle du mien, moi.... Très gentil, ce bon Montgomery, très dévoué, soumis à tous mes caprices, guettant pour la satisfaire la moindre de mes fantaisies... mais... mais... mais Montgomery, voilà!... Montgomery avec un _m_!... Montgomery de la Deuxième Avenue, _Conserves et Liqueurs_.... Ah! chère, croyez-moi!... Tous mes instincts aristocratiques sont heurtés par ce souvenir-là.... Il me semble quand on parle des vrais, des seuls Montgommery, des Montgommery légendaires, des Montgommery de l'histoire, oui, il me semble qu'on me frotte l'épiderme avec une brosse de crin... j'en saignerais!... S'appeler Montgomery et n'être qu'une fausse Montgomery, une Montgomery d'importation, une Montgomery de l'_Almanach Bottin_ au lieu de l'_Almanach Gotha_! Vous devez comprendre ça, vous qui êtes aristocrate comme toute bonne républicaine... d'Amérique! --Je comprends--et la voix de Sylvia était devenue douce, lente, résignée--que si vous aimez M. Montgomery, vous devez être heureuse. --Et je comprends que vous n'êtes peut-être pas, vous, très... très heureuse parce que Richard Norton est... comment disiez-vous il y a un moment?... le coeur le plus loyal, l'ami le plus dévoué! Ah! pas tant de compliments quand on aime!... Je dirai mieux, cela ne fait rien du tout de dire d'un homme «Ah! le misérable! Ah! quel misérable! Mais je l'adore!» Au contraire, ce misérable devient immédiatement un ange! C'est ce que je disais d'Harrisson, tenez! --Harrisson? --Oui! le prédécesseur de Montgomery! --Mais si vous adoriez ce M. Harrisson, alors, ma chère Liliane, pourquoi avez-vous divorcé? La belle Liliane avait eu dans les yeux l'éclair rapide d'une colère passée. Puis, haussant les épaules: --Pourquoi?... Pour une raison bien simple, il me trompait!... Un peintre!... Des modèles! Il prétendait qu'il ne pouvait me faire poser éternellement devant lui. Moi! Cela aurait donné une ennuyeuse uniformité à sa peinture! Toutes ses figures de femmes se ressemblaient. Les clients se plaignaient. C'était malsain pour son talent.... Il fallait changer. «La nécessité... l'amour de l'art....» Je n'ai pas compris.... Jalousie.... Scènes.... Appel à la loi.... Un an de procès.... Plaidoiries!... Et le tout terminé, adieu Mme Harrisson! Et vive Mme Montgomery!... Mme Montgomery... _de là-bas!_ ajoutait Liliane avec un soupir qui faisait sourire Mme Norton. --Plaignez-vous donc! disait alors Sylvia, M. Montgomery est très aimable.... --_L'ami le plus dévoué... le coeur le plus loyal!_... répétait Mme Montgomery imitant le ton de Mme Norton. Et comme Sylvia en parut tout à coup un peu attristée: --Je vous demande pardon, fit Liliane, ce que je vous dis là est méchant. D'autant plus que mes ennuis à moi ne tirent pas à conséquence.... Une peu folle, votre amie Liliane, vous savez.... Tandis que vous, si vous êtes mélancolique, c'est que vous souffrez.... Non?... Je me trompe?... Voyons, disait-elle, en prenant les mains de son amie avec une tendresse vraie, un de ces mouvements de confiance absolue qu'ont les femmes.... Un peu, beaucoup, passionnément? --Pas du tout. Mme de Montgomery hochait la tête: --Voyez, Sylvia, comme je suis peu physionomiste!... Vous rappelez-vous qu'il y a cinq ans... chez votre père... à New-York.... J'étais alors Mme Harrisson--ah! le misérable, cet Harrisson--un jeune homme venait souvent, souvent.... Un Français que nous trouvions tout à fait... comment dirai-je? tout à fait convenable! --M. de Solis! --Le marquis de Solis! Oui.... Ah! vous n'avez pas oublié le nom... ni moi.... Marquise!... Cela m'eût assez souri d'être marquise: «Madame _la marquise de Montgomery_!» Joli coup de clairon pour l'entrée dans un salon.... Eh bien, ce marquis de Solis.... Georges de Solis--tiens, même le prénom qui me revient!--j'aurais cru.... --Vous auriez cru? --Rien! Une de mes idées folles! Vous savez que j'en ai beaucoup! Mme Montgomery souriait toujours pendant que Sylvia essayait de paraître indifférente à ce babil dont le grelot léger sonnait pourtant le glas d'un cher passé disparu. Mais Liliane revenait à cet _autrefois_ avec une fébrile curiosité de femme. --Il était absolument épris de vous, M. de Solis.... --Oh! épris! --Une Parisienne dirait qu'il était _toqué_ de vous! --Liliane! Et la voix de Mme Norton, un peu étouffée, se faisait sévère. --C'est le mot qui vous choque? Toqué! Ah! vous en entendrez bien d'autres, sur le boulevard! Vrai, j'aurais parié, moi, que M. de Solis.... --M'aurait demandée en mariage, n'est-ce pas? Eh bien! vous auriez perdu, ma chère Liliane! fit Sylvia d'un ton bref, presque souffrant. Et d'ailleurs mon père.... --Votre père n'aurait pas consenti. Mais fort heureusement en Amérique nous nous marions nous-mêmes, de notre propre volonté, et nous disposons de notre main sauf à nous en mordre les doigts.... Ah! oui, à nous les mordre jusqu'au sang.... Et comment votre père, qui n'était pas un parvenu comme tant d'autres ou un philosophe dédaigneux comme le mien, mais un pur Américain, n'aurait-il pas été enchanté de vous voir marquise? L'entretien, en dépit de sa légèreté, du ton plaisant de Mme Montgomery, semblait devenir pénible à Sylvia qui, essayant de n'attacher aucune importance à toutes ces paroles, dit cependant d'un ton ferme: --Laissez, laissez tout cela, je vous en prie! Le passé est passé. J'ai pu, dans mes confidences de jeune fille, vous faire deviner un peu de mes rêves. Mais il y a longtemps qu'ils ont pris leur volée. --Oui, mais s'ils sont bien apprivoisés, les oiseaux reviennent! Vous n'avez jamais entendu reparler de M. de Solis? --Jamais! Et je vous saurais même gré de ne plus m'en entretenir. --Sylvia! faisait Liliane. Ne dites pas cela, ma chère Sylvia, cela me fait croire que la petite blessure n'est pas tout à fait cicatrisée. Pensez donc, on dirait que vous avez peur de ce monsieur! Mais si votre mari vous entendait, cela le rendrait jaloux, et si M. de Solis était là, cela le rendrait fat! Heureusement il est loin, M. de Solis! --Ah? Et il y avait comme du regret dans l'exclamation de Sylvia. --Très loin! Liliane ajoutait, curieuse: --Vous ne lisez donc pas les journaux? --Peu! --Moi, comme toute bonne Yankee, j'en reçois des ballots et je les dévore. D'abord, parce qu'ils parlent de moi. C'est amusant: «_La belle Mme Montgomery_!... _La dernière toilette de Mme Montgomery_!... _Déplacements et villégiatures de Mme Montgomery_!...» Il y en a qui risquent le «de»... _de Montgomery_! Ça me fait soupirer... oh! oui, soupirer... et sourire. Et puis ils me tiennent au courant de mes amis... d'Amérique. Oh! il ne se donne pas un souper chez Delmonico--notre _Café Anglais_ à nous--que je n'en connaisse le menu. C'est très amusant, très amusant. Eh bien! M. de Solis--je ne sais pas où j'ai lu ça--M. de Solis voyage. Il risque sa vie je ne sais où pour je ne sais quoi. Mais il a failli être assassiné et un peu décapité par les Pavillons-Noirs... ou Jaunes... on ne sait pas au juste la couleur. --Ah? avait fait encore Sylvia d'un ton qu'elle voulait rendre indifférent. --Aussi, quoi!... On ne va pas chez les Pavillons-Noirs! On va à Paris quand on n'y est pas né et on y reste quand on est Parisien. C'est bien votre avis, Sylvia? --Certainement. Mais.... --Mais quoi? --M. de Solis? --Ah! ah!... il vous intéresse encore? Eh bien! mais il est sain et sauf, M. de Solis!... Il a joué du revolver, M. de Solis! Ce pauvre cher revolver américain dont on dit tant de mal, il s'en est servi, ce pionnier de la civilisation! Et alors les pirates.... Chinois ou autres... envolés! Pft!... comme vos rêves! Ne vous inquiétez pas du marquis! Plus aucun danger! Aucun! --J'en suis bien heureuse! Très heureuse! Elle souriait maintenant à Mme Montgomery qui la regardait. --Mais, ma pauvre Sylvia, vous êtes toute troublée! Ce n'est pas mon histoire au moins! --Non, mais cette... nervosité maladive, dont me guérira difficilement le docteur, me cause à tout instant de petites secousses. Je suis vraiment trop impressionnable. --Bah! avait dit en riant Mme Montgomery, je ne compte pas sur le docteur Fargeas pour vous guérir, je compte sur le «docteur Paris». Ah! chère, Paris! quel médecin! Il en a sauvé bien d'autres! Et, toujours gaie, heureuse, toujours en l'air: --Il est vrai qu'il en a tant perdu, tant perdu! Mais les Américains, eux, s'y retrouvent toujours. * * * * * Il y avait deux mois, deux mois passés, que les deux amies avaient échangé ces confidences, à Paris, dans la rue Rembrandt, et de cette causerie avec Liliane, Sylvia avait gardé un souvenir troublé, une sorte d'inquiétude, repensant à ce Georges de Solis qui lui était apparu là-bas, chez son père, et qu'elle avait pu croire le fiancé, l'époux, l'être choisi et aimé! Un passant, ce marquis de Solis. Il était venu et il était reparti, après avoir deviné pourtant que Sylvia se sentait attirée vers lui! Et lui-même, n'avait-il pas laissé la jeune fille lire en lui? Ne s'étaient-ils point dit, l'un à l'autre, de ces mots qu'on n'oublie jamais, jamais plus? Georges de Solis!... Pourquoi était-il parti presque subitement, laissant Sylvia attristée, Sylvia qui était résolue à demander à M. Harley, son père, de l'unir à ce gentilhomme français? Il le lui avait murmuré, pourtant, il le lui avait involontairement laissé soupçonner, l'aveu d'un amour qui, tout à coup, s'était comme effacé, envolé! Pourquoi? Elle l'avait deviné, depuis. Mais, au premier moment, la douleur avait été cruelle chez Sylvia. Oui, elle l'avait deviné. M. de Solis s'éloignait parce qu'il la croyait riche, disparaissait pour n'être pas accusé, lui étranger, de viser par le mariage la fille d'un des plus riches banquiers de New-York. S'il avait su que la ruine était si proche! Et, en songeant à ce passé, en revivant ces journées enfouies que le babillage de Liliane lui avait rappelées, toutes vivantes encore et bourdonnantes, comme un essaim d'abeilles accourt au bruit du cuivre, Sylvia se revoyait dans sa chambre de jeune fille, accablée et triste, pensant à M. de Solis qui n'était plus là! Il avait emporté une de ses illusions, une de ses confiances! Elle s'était cru aimée! Puis, dans le logis paternel, entrait, timide, avec sa loyauté d'homme et sa naïveté d'enfant, Richard Norton qui, poussé par le père, demandait à Sylvia si elle consentirait à unir sa vie à la sienne, et, devant les prières de M. Harley, la jeune fille faiblissait, consentait. Il lui semblait--puisque M. de Solis ne donnait plus de ses nouvelles, puisqu'il n'aimait plus sans doute celle qu'il avait paru aimer--il lui semblait qu'il valait mieux se sacrifier sans réflexion, sans hésitation, puisque, pour elle, ce mariage qui apportait une joie inespérée à Norton, une consolation à M. Harley, était un sacrifice, l'immolation d'une espérance. Elle estimait d'ailleurs Richard Norton. Elle avait fermé le roman inachevé et se disait qu'avec un homme de cette vaillance et de ce dévouement, sans doute elle pouvait commencer l'histoire d'une vie heureuse. Et, alors, dans toute l'honnêteté de son coeur, elle répondait au pasteur qu'elle suivrait l'époux choisi partout, toujours, «dans la bonne ou la mauvaise fortune». Elle la revoyait cette journée qui avait décidé de sa vie. Là-bas, dans le grand salon de New-York, Norton avait envoyé, fait suspendre au plafond une immense cloche de fleurs, une cloche faite de roses de toutes couleurs, depuis la rose thé jusqu'à la rose pourpre, et là, sous ce _marriage-bell_, sous cette cloche fleurie, le pasteur avait uni Richard à Sylvia, devant le livre de la loi, la Bible ouverte, et qui allait se refermer sur un serment. Cloche de roses rouges et roses pâles! Que de fois, depuis lors, Sylvia Norton l'avait entendue sonner! Sonner joyeuse parfois comme un carillon d'espérance; sonner plus souvent comme un glas, le glas de l'amour disparu, de l'amour mort et qui cependant, au fond du coeur, semblait revivre. Oui, revivre, lorsque le souvenir de Liliane allait vers lui, comme à la dérive, ou lorsque l'étourderie d'une écervelée ramenait à ce passé la songerie de la jeune femme! Et c'était cela qu'avait fait Mme Montgomery, le jour où elle avait rappelé à Sylvia tout ce passé évanoui. Mais cette émotion ressentie lorsque les deux amies s'étaient retrouvées, Sylvia l'éprouvait plus violente peut-être maintenant, et là, assise près de Liliane, qui tentait de l'égayer, elle pensait à ce que Norton lui avait annoncé tout à l'heure: la présence du marquis à Trouville, l'invitation que Richard lui avait faite. Oui, ce soir même probablement, là, dans ce salon, M. de Solis reparaîtrait. Et dans le bruissement des causeries, dans le babil et les rires que miss Arabella accompagnait d'un refrain de quelque opérette de Sullivan, Sylvia regardait la porte du salon, redoutant presque l'apparition du visage de Georges de Solis. Quoi! il allait se montrer, brusquement, et devant ces gens, dont quelques-uns lui étaient si indifférents, il lui faudrait traiter froidement cet homme dont elle avait rêvé de partager la vie! Elle s'efforçait de paraître calme, souriante, aimant mieux, après tout, puisqu'elle devait revoir le marquis, aller droit à lui, tendant une main qui tremblerait peut-être un peu, mais qui serait la main d'une honnête femme et d'une amie. Et assise, à côté de Liliane, pendant que le sourd, lointain, continu murmure de la mer montante roulait, là-bas, sur la plage, avec son rythme majestueux, mélancoliquement, dans le bruit berceur des flots, elle entendait, lointaines aussi, et comme noyées dans ces murmures, les cloches, les cloches des fiançailles, les tintements du _marriage-bell_, les sons attristés de la cloche de roses, des pauvres roses fanées! Elle regardait Norton aussi. Découpant sa carrure large sur l'horizon clair, à côté de le silhouette, droite comme une perche à houblon, du colonel Dickson, Richard fumait un dernier cigare et Montgomery était allé le rejoindre. Puis le cigare achevé, Norton revenait à ses invités et prenait des mains d'Éva un peu de kummel, tandis que le docteur Fargeas, avec ses longs cheveux blancs, son menton rasé et son profil d'aigle, trempait ses lèvres dans un petit verre d'argent et déclarait à Norton qu'en dépit de son horreur des alcools il trouvait cette eau-de-vie délicieuse. --Elle est célèbre, dans tous les cas, disait Norton. --Dans les deux Amériques, l'eau-de-vie de M. Norton est fameuse! ajoutait Montgomery. --Elle est française, du reste, mon cher docteur, fit Norton. Que cette indication vous rassure. Cognac n'a jamais produit rien de mieux. J'ai acheté ça à un capitaine de navire qui, de tout une fortune, n'avait gardé qu'un fût de cette eau-de-vie dont il ne voulait pas se séparer. Peut-être tenait-il à se noyer dedans comme Clarence dans le malvoisie. Je lui ai payé cela au poids de l'or. Il a tenté la fortune. Il n'a pas réussi, et, comme un imbécile, s'est fait sauter la cervelle. Au lieu de recommencer, ce qui est si simple, et de lasser la mauvaise chance, ce qui n'est pas toujours facile, mais n'est jamais impossible. J'ai des remords parfois, de lui avoir acheté son alcool. Il se fût grisé avec, cela l'eût consolé, il serait peut-être encore vivant! --Cela dépend, dit le docteur Fargeas. La manie du suicide est parfois indépendante des souffrance morales. Affaire d'hérédité. L'atavisme joue aussi son rôle là-dedans. Richard Norton, debout et son verre de cognac à la main, frappa doucement sur l'épaule du médecin étendu sur un divan. --Ah! ces docteurs! Diables de docteurs, il faut qu'ils mettent de la fatalité en tout! --Nécessairement. La théorie de l'hérédité a remplacé dans le monde moderne la fatalité antique. --Et alors, le suicide? Affaire de fatalité? --D'une fatalité de tempérament. Oui. Très souvent. --Alors vous ne croyez pas aux maux insupportables et qu'on rejette comme un fardeau qui nous pèse trop? --Mon cher monsieur Norton, répondit le docteur Fargeas, je ne crois qu'à trois choses insupportables: la Misère, la Maladie et la Mort. Et pourtant l'humanité passe son temps à avaler celles-ci et à supporter celle-là, sans suicide. Peste! si l'on se tuait pour tout ce qui nous agace ou nous navre, le monde finirait vite! --Alors, la vie, vous la trouvez excellente? Et Norton semblait pousser le docteur Fargeas à quelque théorie pessimiste. --Ma foi! je ne la trouve point parfaite, fit le médecin. Mais comme la mort qui la termine est quatre-vingts fois sur cent plus vilaine que les souffrances qui la composent, je préfère encore, après avoir étudié l'un et l'autre, la vie, toute maussade qu'elle est parfois, à cette fameuse délivrance qui est une délivrance sans appel. Ceci dit, mon cher Norton, lorsque vous avez quelque chagrin, ne pensez pas au suicide et laissez-le à des imbéciles comme votre vendeur d'eau-de-vie. Mais vous n'avez pas à craindre ça! Vous êtes un homme heureux! --Oh! dit l'Américain, et j'ai l'habitude de me colleter avec la Nécessité! Il regarda avec une sorte de défi, d'orgueil mâle, les amis qui, autour de lui, dégustaient le cognac du capitaine, puis, avec la fierté d'un fils de ses oeuvres, sans la moindre infatuation qui sentît le parvenu: --Moi, je vivrais aussi facilement avec rien, je dis absolument rien, qu'avec mon présent train de maison, et, ma parole, je n'ai besoin que pour les autres des millions de dollars que le sort m'a donnés. Le murmure d'incrédulité de Montgomery et la protestation courtisanesque du colonel Dickson se formulèrent bien vite par une interruption du docteur: --Oh! le sort! le sort!... Et votre travail, mon cher monsieur Norton, et votre habileté, et votre patience?... --Et la chance, précisa l'Américain. Oh! parfaitement, la chance aussi! Il ne faut pas être si fier de ses succès en ce monde, et si l'on se dit--ce qui est vrai--que la chance est bien souvent la collaboratrice de toute victoire, eh bien, ce n'est pas mauvais, ça nous rend pitoyable pour les pauvres et indulgent pour les vaincus! C'est que j'en ai tant connu, moi, de braves gens, qui suaient sang et eau toute leur vie et arrivaient à quoi?... à rien!--ou sans atavisme, mon cher docteur, sans hérédité, quoi que vous en disiez--au suicide comme mon bonhomme de capitaine. Oui, j'ai bien pioché! Oh! rudement! bravement! Je crois certainement qu'il me reste de ce temps-là des crevasses aux mains. Je n'en rougis pas!... Quand je pense, tenez...--et appuyé à la cheminée, les yeux mi-clos, comme bercé par un bon souvenir, il se laissait aller doucement vers le passé--la date me revenait ce matin en écrivant mon courrier--il y a trente ans, moi, Richard Norton, je conduisais une barque sur l'Hudson et j'aidais mon père, mon brave et saint homme de père, à fendre le bois.... Oui, quand je pense à ça, j'ai eu beau travailler depuis, courageusement travailler, et toujours, à présent, vous ne m'empêcherez pas de me dire que la chance m'a favorisé, car elle m'a donné la fortune et, avec la fortune, la chère femme pour qui je donnerais cette fortune-là! Il avait dit cela d'une voix assurée, debout, cherchant des yeux Sylvia, qui écoutait, muette, avec un sourire de reconnaissance dévouée. --Monsieur Norton, dit Liliane en riant, prenez garde! Il ne faut jamais parler de son bonheur si haut. Norton la regarda, un peu inquiet. --Je sais. Cela tente le sort! Mais je lui paie rançon. Croyez-vous que si la santé de mistress Norton ne l'exigeait pas, j'aurais jamais quitté New-York pour Paris?... Oui, dit Richard en souriant à Fargeas, oui, c'est la faute de ce cher et illustre maître si je suis ici. --Ma faute?... fit le savant. --Oui, votre faute. Je vous ai proposé de venir à New-York soigner spécialement, vous le grand devin des maladies nerveuses, mistress Norton. --Et j'ai refusé! dit Fargeas. --Je vous offrais une fortune. Ce que vous auriez voulu. Oui, carte blanche. --Guérison à forfait! Mais, répondit très simplement le docteur, j'avais à Paris tout mon service d'hôpital, de pauvres diables qui ne m'offraient rien du tout. Dans ces cas-là, vous concevez, on n'hésite pas! --Pas Américain, le docteur, murmura M. de Bernière à miss Éva qui passait près de lui. La jolie Américaine fit une révérence. --Mais digne de l'être, vous avez raison! répondit-elle. Et Bernière se pinça les lèvres, pendant que la belle Arabella lui disait avec son gentil accent yankee: --Écoutez donc ce morceau, monsieur le vicomte! Il est encore mieux quand je le joue sur le violoncelle! --Et, après tout, continuait Fargeas qui s'était levé, ce qui convenait le mieux à votre chère malade--qui n'est plus aussi souffrante, non, madame, non, vous n'êtes déjà plus très intéressante--c'était la distraction, les voyages, le changement d'air... la terre est grande! Et la meilleure ordonnance, neuf fois sur dix, s'écrit sur un ticket de chemin de fer! Système excellent, d'ailleurs! Si les malades guérissent à distance, le médecin en a tout le mérite. S'ils ne guérissent pas, il n'en a plus la responsabilité.... Il est si loin. --Alors, dit encore Norton, j'ai transporté à Paris une partie de ma galerie de tableaux; j'ai fait meubler, rue Rembrandt, la chambre de mistress Norton, de manière à ce qu'elle se crut à New-York, «chez nous», dans notre maison américaine, et j'espère bien que Paris aidant, et Trouville par-dessus le marché, je ramènerai là-bas ma femme souriante, guérie, et pour toujours--ah! le beau rêve!--heureuse! --J'y compte bien aussi, fit le docteur Fargeas. Et Mme Norton n'a pas mis mes ordonnances en défaut. Plus de nerfs, n'est-ce pas? --Plus du tout, répondit Sylvia qui s'efforçait de sourire. --Oh! les nerfs, les nerfs! ajouta Mme Montgomery en riant. Une femme s'en sert comme de son éventail, pour les besoins de sa cause. Est-ce qu'on a des nerfs? Le gros Offenburger s'était approché, les yeux allumés, quand Norton avait parlé de ses tableaux, comme s'il eût entendu compter un sac d'écus. Collectionneur d'oeuvres d'art, il savait que la galerie Norton était célèbre. --Diable, cher monsieur Norton, vos tableaux, disiez-vous, vous les avez fait transporter en France? --Ceux que mistress Norton préfère, oui. Mes Rousseau, mes Jules Dupré. --Et, continua le banquier, aviez-vous pris la précaution de les faire assurer, au moins? --Oh! l'assurance est la règle de tout bon Américain! fit Norton. Très hardi, le Yankee, mais très prudent! Mes tableaux valent une fortune? Eh bien, mes mesures sont prises. Si je les perdais, on me rendrait une fortune! Voilà! Ce que je voudrais trouver, je le répète sans cesse, comme un refrain--et il riait--c'est une compagnie qui assurât le bonheur! --Si elle se fonde, cette compagnie-là, dit le docteur Fargeas, ne prenez pas de ses actions! Elle fera de mauvaises affaires! IV La colonelle Dickson continuait à épier, de ses gros yeux bleus, ce qui se passait dans le salon. Assise à la même place, elle tenait toujours à la main sa tasse de thé vide, pour se donner une contenance. Le vicomte de Bernière, penché sur le piano où Arabella laissait courir ses doigts fuselés, lui semblait en bonne voie de flirtation. Mais quoiqu'elle l'eût d'abord trouvée insignifiante, il y avait là cette miss Éva, fine, rieuse, remuante, et, avec Éva, Mlle Offenburger, avec son beau profil hébraïque et ses épaules grasses et ses mains toutes petites et ses yeux de gazelle mourante qui maintenant gênaient la colonelle. Mme Dickson semblait avoir décidément jeté son dévolu sur Bernière, si amusant avec son dandysme de décadent, son esprit, sa fortune et son titre! Arabella vicomtesse! La perspective était loin de déplaire à la colonelle. Elle avait rêvé des ducs, des princes, des altesses. Mais à Nice, elle avait failli se laisser duper par un prince de table d'hôte et, depuis l'aventure, l'Américaine se méfiait. D'ailleurs le colonel avait pris ses renseignements sur Bernière. Bonne famille. Orphelin. Un titre authentique. Arabella pouvait flirter. C'était encore cette petite Allemande qui gênait la colonelle Dickson. Évidemment, Mlle Offenburger glissait volontiers, coulait adroitement des regards doux du côté de M. de Bernière. Elle avait, elle aussi, des vues sur le vicomte, peut-être. Lui, Bernière, se sentait doucement enveloppé par ces prévenances, ces gentillesses, qui chatouillaient son pessimisme. Il trouvait la belle Arabella délicieuse et la petite Offenburger très appétissante. Et miss Éva, qui le raillait volontiers, lui semblait piquante en diable, la gentille Américaine, très piquante. Mais Bernière ne songeait, du reste, sérieusement ni à celle-ci ni à celle-là et, pour le moment, en philosophe pratique, il regardait au loin les lumières du Havre, et se disait qu'il était bon et doux d'entendre, après un dîner exquis, une musique agréable jouée par une jolie femme. Ce rôle d'auditeur, de spectateur, de gourmet de la vie, Paul de Bernière était bien décidé à le jouer partout et toujours. Il avait reconnu assez vite qu'en dehors des sensations de l'art, des caresses d'une bonne musique ou d'une poésie de choix, il n'y a pas grand' chose dans l'existence. Il se piquait élégamment de passer pour un décadent, un être déçu et doucement ironique sans les grandes colères des révoltés romantiques d'autrefois, sans le dédain des petits blasés de sa connaissance. Le jeune homme, pendant tout le dîner, avait observé, étudié, prenant d'ordinaire la vie pour un spectacle où il n'apportait pas grande passion, à peine un grain de curiosité, mais trouvant à la situation actuelle--car il se sentait visé à la fois par les Offenburger et les Dickson, par l'Allemagne et l'Amérique--quelque chose d'original et d'inattendu. Parisien jusqu'aux ongles, un peu lassé de tout, n'ayant jamais eu, même à vingt ans, ces grandes folies de la jeunesse, Bernière avait pris, comme il disait, une stalle dans la vie, et se souciait peu de monter sur la scène. A quoi bon jouer un rôle? On n'a plus ni le droit ni le temps de siffler. Assez riche pour se passer ses fantaisies, le vicomte n'avait même pas de caprices, simplement parce qu'il pouvait les satisfaire. Il avait peut-être été aimé, il n'en eût pas mis sa main au feu--les femmes sont si drôles!--mais certainement, disait-il, il n'avait jamais réellement aimé d'amour, d'un amour vrai. Il avait déchiqueté son coeur en amourettes, en _amourachettes_. Voilà, du moins, ce qu'il disait tout haut. Il avait horreur du sentiment, trouvait l'idéal un peu ridicule et ne croyait qu'à la science, qu'il trouvait d'ailleurs ennuyeuse. Jadis, à dix-huit ans, il s'était battu bravement, dans un bataillon de mobiles, passant sous les obus allemands, deux longs mois dans un fort de Paris. Depuis, il était rare qu'il parlât de ces souvenirs. La guerre lui paraissait un souvenir désagréable qu'il fallait chasser. Il avait brûlé, comme risibles, les vieilles photographies de 1871 qui le représentaient, encore imberbe, harnaché sous la capote du soldat. On ne l'entendait jamais parler ni de batailles, quoiqu'il eût, dans un coin, le brevet de la médaille militaire, ni de patrie, bien qu'il eût, en Suisse, au Righi, échangé une balle avec un officier alpin italien qui, à la table d'hôte, se moquait un peu de nos zouaves. Paul de Bernière était un sceptique aimable, fanfaron de doute, et prétendant que tous les jeunes gens d'aujourd'hui lui ressemblaient un peu.... Présenté à Norton, à Paris, il s'était intimement lié avec lui à Trouville--grâce au docteur Fargeas, son ami--et il écoutait volontiers les admonestations de l'Américain, qu'il enviait d'être un homme utile, les conseils de Sylvia, dont la voix lui produisait aussi l'effet d'une musique, mais n'avait rien de plus pressé que d'oublier à la fois les unes et les autres. Le vicomte affectait ainsi de se parer de cette mode du pessimisme qui envahit doucement comme un poison lent le cerveau des jeunes hommes. Ecoeuré par le vide des discussions quotidiennes, il éprouvait une sensation d'anémie intellectuelle, non sans charme, pareille à ces torpeurs délicieuses qui conduisent lentement au sommeil. Trouvant presque ridicule de protester contre les niaiseries courantes ou de s'indigner contre des infamies dont le nombre, montant chaque jour comme une marée, était à la fin trop grand, il se laissait glisser au courant du jour, vivant en curieux, puisqu'il eût été déplacé de vivre en héros, et portant, comme une fleur à la boutonnière, ce nom de décadent qui résumait bien les alanguissements et l'abdication de ceux de son âge. Être désillusionné, partisan de l'abdication en toutes choses, ne lui semblait, du reste, ni un malheur ni un vice. Il y avait, pour cet esprit fin, dans les périodes de décadence, des spectacles de décomposition sociale beaucoup plus intéressants que les scènes dramatiques des grandes époques de foi. Et il regardait, comme accoudé sur le rebord d'une loge, la comédie contemporaine, dont la singularité fermentée lui paraissait si attirante qu'il n'éprouvait même plus la tentation d'en siffler le décousu et l'immoralité. Ce Parisien, décidé à ne pas être dupe d'un temps poliment égoïste et également corrompu, craignait par-dessus tout deux choses: le ridicule et la passion. Le ridicule, Bernière n'avait pas à le redouter. Tout à fait charmant, avec sa sveltesse juvénile, une moustache blonde, un peu retroussée, sur ses lèvres fines, les cheveux frisés, un monocle à l'oeil droit, par habitude, il ressemblait vaguement à un joli cavalier en tenue bourgeoise, et on cherchait instinctivement à ses talons un bout d'éperon et à sa boutonnière un bout de ruban. Grand, très nerveux, les poignets fins, des pieds de femme, il avait, du front à la cheville, une élégance spéciale, sans morgue, avec un certain laisser-aller séduisant, qui n'était pas la rectitude anglaise, mais cette élégance spéciale, séduisante, sans façon, qui est la grâce et la bonne grâce françaises. La passion? Il fallait peut-être à Bernière plus de soin pour la fuir. Là, comme en toutes choses, son dédain était né, peut-être, dès son début, de quelque confiance déçue. La déception ressemble à ces enfants qui sortent maladifs du sein déchiré de leur mère morte. Le nouveau-né vient d'un cadavre, et il y a des cadavres d'illusions. Paul de Bernière avait aimé peut-être avec trop de confiance et une foi trop vive; il s'était trouvé bête et, brusquement, s'était repris tout entier. Désormais, on ne l'aurait plus. Il ressemblait à ces amateurs d'art tout prêts à montrer leurs trésors, joyeusement, et qui, au premier mot absurde dit par un ignorant, au premier attouchement d'un sot, les renferment sous triple serrure, en avares, et ne les montrent plus. Aussi bien, Arabella et Hélène Offenburger et Éva Meredith pouvaient être exquises, séduisantes, troublantes, tout à leur aise: le coeur de Bernière était fermé. Ma foi, oui, désormais il le gardait, son coeur, trésor avarié et un peu entamé! Il ne se sentait pas de taille à jouer longtemps les rôles de dupe. Là encore, dans ce domaine du sentiment, il serait un amateur, un dédaigneux, il ne donnerait rien de lui-même. Résolu à ne point se marier, et, de toutes les déceptions redoutables, la plus redoutée par lui étant celle du lendemain du mariage, il mènerait doucement sa vie de garçon jusqu'à la fin, ne compliquant son existence ni par une femme ni par des enfants. Quelle folie, lorsqu'on est libre, d'aliéner sa liberté! Et, malgré le sourire narquois qui relevait sa moustache blonde, Bernière était, depuis longtemps déjà, plus troublé et agacé qu'il ne le voulait paraître. Il avait, par exemple, des envies de ne plus remettre les pieds chez les Norton, quoiqu'il y fût reçu avec une cordialité touchante. Les cheveux noirs, frisés sur le front, de miss Meredith, le préoccupaient avec trop de persistance et, depuis qu'il était à Trouville, il songeait trop souvent à cette voix claire, à ce bon regard amical, à cette main tendue franchement, à ce charme enveloppant de la jeune fille. Il éprouvait un plaisir trop vif à aller revoir ces Américains qu'il appelait maintenant des amis. La fin de sa saison d'hiver lui avait semblé fade parce qu'à son gré les _five o'clock_ n'arrivaient pas deux fois par jour. Il était temps de partir pour les eaux. On menait à Paris une existence désolante. La vie parisienne, la vie d'un homme jeune, riche, curieux de tout connaître, est pourtant très occupée: invitations, visites, premières représentations, expositions de cercles, séances d'escrime, toutes les distractions journalières, lassantes comme les labeurs, du Parisien qui veut tout savoir, simplement parfois pour avoir l'occasion de tout railler; ce perpétuel mouvement tournant dans le vide, ces éternels «déjà vu» ennuyaient Bernière. Une soirée passée chez les Norton, comme à Trouville, aujourd'hui faisait, au contraire, reprendre goût aux choses. Il appelait ces repos des apéritifs. Seulement la vision de miss Meredith, à son gré, s'y mêlait trop. Il ne s'était pas juré de ne plus être amoureux pour devenir amoureux d'une petite Yankee, oiseau de passage destiné à traverser l'Océan. Et comme ce sentiment, de jour en jour, entrait en lui, avec une douceur latente d'abord, puis charmeuse, Paul y résistait, trouvant absurde de se laisser prendre et s'irritant contre lui, contre la grâce même d'Éva qui le traitait avec cette intimité franche des jeunes filles de son pays. Alors le vicomte avait de violentes envies de boucler sa malle, de quitter Trouville pour Dinard ou d'aller finir sa saison d'été en Bretagne, dans quelque trou, à Douarnenez, à la Baie des Trépassés, au diable; mais il se disait que c'était après tout accorder un peu trop d'importance vraiment à un état d'esprit assez vague que de le secouer, de s'en débarrasser en fuyant. Et qu'importait miss Meredith et ce qu'il éprouvait pour elle! En supposant même--ce qu'il niait--que ce fût un semblant, un fantôme, un atome d'amour, eh bien! il s'en amuserait. Le flirt est une occupation comme une autre. Il est à l'amour ce que le caquetage est à l'éloquence. Un divertissement. Un babil. --Quant à l'amour.... Bah! l'amour! Il faut savoir le couper comme on coupe un cor, disait le vicomte. Ça ne tient pas plus à notre individu qu'un durillon. Pendant le repas, il s'était donc imposé de très peu regarder miss Meredith et de partager ses coups d'oeil d'amateur entré les yeux bleus d'Arabella Dickson et les regards noirs, très tendres, de Mlle Offenburger. La colonelle avait été même tout à fait charmée de savoir, dans le bruit du repas, cette appréciation du vicomte sur la beauté de sa fille: --Yeux bleus et peau blanche. On dirait deux bluets tombés dans la neige. Mais, en revanche, mistress Dickson n'avait point paru satisfaite lorsque Bernière, après le dessert, avait si fort insisté auprès du docteur Fargeas pour savoir d'où sortaient les Offenburger. --Elle est charmante, Mlle Hélène, docteur; mais elle a quelque chose d'exotique, d'arabe, d'oriental.... --Oh! mais, cher vicomte, avait interrompu la colonelle, elle vous préoccupe beaucoup, Mlle Offenburger! --Curiosité pure, madame. S'il y avait ici une femme qui me préoccupât, comme vous dites, ce ne serait point Mlle Offenburger. Mme Dickson était demeurée un moment silencieuse, regardant le jeune homme d'un air engageant, en mouillant les deux boules de loto qui étaient ses yeux de douces larmes maternelles, tandis que le docteur Fargeas répondait à Bernière: --Eh! Mlle Offenburger est en effet exotique, mon cher. Élevée à la française, son père est Hambourgeois et sa mère était Anglaise. --Mme Offenburger est morte? --Depuis des années. Très gentille, Mlle Offenburger, vous avez raison de la trouver charmante, mon cher Paul. Une adorable créature, un peu... composite... très instruite, je dirai presque trop savante pour mon goût... mais exquise. Et pratique! La vraie jeune fille moderne, mon ami! Elle est précisément aussi moderne, tenez, elle, en sachant tout, que vous êtes essentiellement d'_actualité_ en ne croyant à rien! --Qu'est-ce qui vous dit que je ne crois à rien? avait répliqué Bernière qui, pour amuser son caprice, regardait miss Meredith et la comparait à cette grande statue d'Arabella et à cette petite pouliche d'Hélène Offenburger. Il était d'abord trop Parisien, Parisien des dessous et des dessus de Paris, pour ne point connaître Offenburger--cet Offenburger dont la jolie fille était aussi fine d'attaches et de beauté que le père était énorme et gras. M. Offenburger? Un grand bel homme, joliment fleuri, gros, ventru, tout en menton et en joues, le nez busqué sur d'énormes lèvres rouges, des favoris noirs, frisés comme des crins, lui mettant comme deux plaques d'encre de Chine sur sa peau rosée, et ses grands yeux d'Oriental ruminant, traînant sur les hommes et les choses avec une affectation de bonté placide qui était tout simplement une sorte de dédain bienveillant, la constatation personnelle de sa propre supériorité. Quand il avait sur la tête son chapeau, qu'il gardait volontiers, il paraissait jeune encore avec sa carrure de beau Turc et le teint clair de son visage; il ne reprenait son âge que lorsqu'il se découvrait, laissant voir--comme à présent--un crâne chauve, bossué de protubérances et plus jaune que la face--contrastant si bien avec le teint rose, que Paul de Bernière comparaît mentalement le banquier à un sorbet: vanille et groseille, la vanille en haut. Peut-être bien était-ce une des raisons pour lesquelles M. Offenburger tenait volontiers sa coiffure vissée à son front. Très bon homme d'ailleurs, à la surface. Sucré et glacé. Le vicomte eût pu suivre sa comparaison du sorbet. Homme de goût, collectionneur acharné, payant cher les revendeurs qui, pour lui, enlevaient d'assaut les bibelots sous le feu des enchères, à l'Hôtel des Ventes, prêtant ses tapisseries et ses ivoires aux expositions publiques pour avoir la joie de lire sur les catalogues et sur les étiquettes: _Collection de M. Mosé Offenburger_; ayant, dans ses écuries, des chevaux de prix que l'on couronnait au Concours hippique, et dans son chenil un équipage que le jury primait à l'exhibition des Tuileries. Très luxueux d'allures, mais d'humeur démocratique. On s'adressait à lui quand on voulait fonder un journal militant. Offenburger refusait parfois, acceptait souvent et ne se réservait même pas toujours le bulletin de Bourse. Il assurait qu'il aimait la France, qu'il n'y avait que la France au monde, et Bernière avait même éprouvé, à dîner, un agacement particulier, en dépit de son décadentisme, à entendre le Hambourgeois déplorer, avec son accent d'outre-Rhin, les _pétisses_ qu'on faisait en France et la _dégadence_ de ce _cran_, très _cran_ pays. On ne savait pas bien exactement l'origine de la fortune de cet Offenburger. Il était tombé à Paris--voilà quinze ans--comme un aérolithe, mais un aérolithe en or. Il avait attiré les regards, autour du Lac, par ses équipages; les lorgnettes, à l'Opéra, par les diamants de sa femme, morte depuis, et ensuite par la beauté de sa fille; les reporters, à son hôtel, par ses fêtes et son vin de Tokai; les peintres par ses achats de tableaux; les courtiers par ses ordres de Bourse et, peu à peu, cet amalgame d'autorités diverses, ces intérêts différents, massés autour de lui, avaient formé comme une boule énorme qui roulait, roulait à travers Paris et eût fait boule de neige si la renommée d'Offenburger eût été parfaitement immaculée. Roi d'une république d'agioteurs et de jouisseurs, le Hambourgeois Offenburger, peut-être naturalisé Français, était devenu, par la complicité des bons journalistes et des trottins de la finance, une sorte de puissance bizarre qui tenait le milieu entre l'agent diplomatique et le bailleur de fonds. Les ministres le consultaient pour savoir ce que pensait de leurs déclarations publiques l'ambassadeur de son pays. Il donnait aux gouvernants son opinion sur les affaires de la France et, tout honoré de porter aux jours de fête la décoration de son souverain, il trouvait que les hommes d'État des bords de la Seine s'effrayaient trop du _ratigalisme_ et ne marchaient pas assez de l'avant. Offenburger ne fréquentait pas seulement les politiciens qui font les emprunts et les gazetiers qui défont les politiciens, il étendait aussi sur ses connaissances démocratiques comme une crème de _high-life_. Il invitait à ses _rallye-papers_ des clubmen en renom, des gentilshommes dont les colonnes de la _Vie parisienne_ sont comme les feuillets de l'_Almanach Gotha_. Le marquis d'Ayglars, resté fringant malgré la cinquantaine, était pour le financier le rabatteur de cette chasse aux illustrations nobiliaires. Il exerçait chez Offenburger, amicalement, disaient quelques-uns, en qualité de conseiller bien appointé, disaient les autres, des fonctions de semi-maître de maison, faisant les honneurs du château de Luzancy, comme il eût fait ceux de son propre castel, si d'Ayglars n'avait pas été rasé par la bande noire. Et Offenburger n'achetait pas un cheval et ne faisait pas une commande au sellier sans l'agrément du marquis. C'était pour Offenburger que d'Ayglars se montrait au Tattersall. C'était pour lui qu'il rédigeait une façon de code du cérémonial que le banquier étudiait, _potassait_ comme un élève qui veut passer sans faute son baccalauréat. Le marquis était, pour la question hippique, chez Offenburger, ce que Saki-Mayer était pour les bibelots. Il s'occupait des pur-sang comme le revendeur juif s'occupait des antiquailles. Ce qui faisait dire à l'archiduc Heinrich--que Mosé Offenburger, lorsque le prince était venu en France, avait traité, à Luzancy, comme un surintendant traitant le Roi-Soleil avant la Bastille, ce Mazas des financiers d'autrefois: --Cet Offenburger, il a le meilleur Johanisberg que j'aie bu! Ses chevaux sont mieux tenus que ceux de mon frère! On donnerait un bal dans ses écuries! Il a des tableaux admirables, des curiosités extraordinaires, la table la mieux servie que je connaisse, un équipage de chasse étonnant! Il me dégoûte, cet Offenburger! Paul de Bernière se rappelait, un à un, tous ces _racontars_ de la chronique parisienne, en examinant le gros homme sans patrie qui avait choisi Paris pour vivre, tout simplement parce qu'on s'y amuse plus qu'à Hambourg; mais en regardant la grâce ouatée de chair de la charmante Hélène, le vicomte oubliait tous les ridicules du père et se plaisait--toujours en amateur--à comparer entre elles Mlle Offenburger, jolie comme une jolie Turque; Arabella, majestueuse comme la Diane de Houdon, et miss Éva, vraiment exquise avec son calme regard d'honnête fille. Il y avait aussi, là-bas, la belle Mme Montgomery et Sylvia, assises dans la pénombre, et Bernière jouissait d'un plaisir artistique tout particulier; la vue de ces créatures adorables, rassemblées là comme des oeuvres d'art en un musée et qu'il analysait en connaisseur, en raffiné, sans les aimer, oh! bien décidé à n'en aimer aucune! Et pendant que les notes--d'une chanson américaine, d'une sorte de tremblante romance nègre, soulignée d'accords mélancoliques comme des soupirs d'esclaves--chantaient sous les doigts de miss Dickson, Paul, avec son dilettantisme de gourmet, comparaît avec une infinie volupté sa situation de sceptique au repos, et la vie de labeur acharné de son hôte Norton, ou de Montgomery, ou d'Offenburger, accablé d'affaires, ou du colonel promenant sa fille à travers le monde, ou de Fargeas même, vivant dans les sanies humaines, tandis que lui jouissait délicieusement du _farniente_ de son existence d'amateur. Libre, choyé, caressé par ces regards de femmes et se disant: --Voilà. Pas de préoccupations. Des sourires! Et la liberté de juger! Il jugeait d'ailleurs, ayant surpris, pendant le repas, quelque indiscrète songerie au fond du regard de Sylvia: oui, il jugeait et se disait, lui qui avait, en sa vie, étudié plus de filles que de jeunes filles: --Qui donc prétend que la jeune fille est indéchiffrable? Le plus difficile à déchiffrer de ces êtres d'élection qui sont là, ce serait encore la femme! A quoi pense Mme Norton présentement et de quoi souffre-t-elle? Car elle souffre! Elle souffre, et je défie la théorie de la grande névrose du docteur Fargeas de m'expliquer cette souffrance-là! Et, maintenant, toujours en curieux--Mlle Offenburger, ayant succédé à Arabella au piano et y jouant du Beethoven--Bernière s'était assis en face de mistress Norton, regardant Sylvia accoudée sur le canapé. Elle ne causait plus avec Mme Montgomery, elle écoutait au contraire, charmée. Il la voyait de profil. Une sorte de tristesse apparaissait dans l'attention qu'elle prêtait à la symphonie. Ses sourcils se fronçaient sur ses yeux bleus et, dans le battement de ses narines, il y avait une émotion et une fièvre. Peut-être cela prouvait tout simplement que Sylvia était artiste, tout son être vibrant à cette voix de l'au-delà. Mais Éva, debout près du piano, était aussi émue que Mme Norton. La petite Américaine, les mains croisées, écoutait, comme en extase. Arabella, impassible, s'était assise à côté de sa mère qui envoyait à Mlle Offenburger un sourire un peu dédaigneux, envieux aussi. Hélène Offenburger était une musicienne consommée, un peu sèche et méthodique, mais très sûre. Quand elle eut fini, Bernière ne put s'empêcher d'applaudir. Le gros Offenburger rayonna et les Dickson firent la grimace tous ensemble. Sylvia, ravie, tendait les mains à Hélène qui, après les avoir serrées, écartait, d'un joli geste bref, ses mèches de cheveux noirs un peu tombées sur son front, et Éva disait à Mlle Offenburger: --Que vous êtes heureuse, mademoiselle, d'être aussi bonne musicienne!... Hélène ne montrait, du reste, ni étonnement ni anxiété. Elle se savait musicienne excellente; elle n'avait pas à en tirer coquetterie: c'était un fait. Et elle racontait, le plus simplement du monde, combien son professeur autrefois était content d'elle, lui disant que si elle voulait donner des concerts, elle se ferait certainement un nom, un grand nom, dans la musique: --J'aime encore mieux la banque, ajoutait la jeune fille en souriant. On parla alors de Beethoven. Éva dit quelques mots, très doucement, exprimant quels frissons d'art faisait en elle passer le maître, et on discuta les génies respectifs de Beethoven et de Mozart. --Allons, bon! J'attendais Mozart! se dit Bernière. Mais ce qu'il n'attendait pas, c'est la façon dont Mlle Offenburger constata la supériorité de Beethoven, par le volume du cerveau de Beethoven. Et cette jeune fille, qui, tout à l'heure, les doigts sur le piano, faisait chanter la poésie et le rêve, se laissait aller, le plus simplement du monde, devant Sylvia étonnée, Bernière, subitement amusé, et Liliane Montgomery, effrayée presque, à une comparaison entre le rapport du volume encéphalique et le développement intellectuel. Et elle disait _encéphalique_. Et elle ne sourcillait pas, ne souriait pas, et sa jolie petite bouche aux lèvres charnues, en parlant, demeurait charmante. Puis, elle passait du crâne de Beethoven à un autre crâne, non plus d'un musicien, mais d'un penseur. --Savez-vous que le crâne de Descartes avait 1,700 centimètres cubes, soit 150 centimètres de plus que la moyenne des crânes des Parisiens d'aujourd'hui? Et ce n'était pas tout. Le crâne de La Fontaine mesurait 1,950 centimètres, comme celui de Spurzheim, exactement. Le cerveau d'un autre écrivain contemporain, qu'on venait d'enterrer, pesait 2,012 grammes. Un peu moins que celui de Cromwell. --Et celui-là? Celui de Cromwell? murmura Liliane un peu railleuse, croyant embarrasser la jeune fille. --2,230, répondit la petite bouche rouge de Mlle Hélène Offenburger. Le gros banquier étalait ses pectoraux avec fierté, et Mme Dickson regardait le colonel, comme pour lui dire: «Eh bien! et Arabella? Comment faire rayonner Arabella?» Arabella, immobile, contemplait la mer, le regard très calme. Mlle Offenburger ne mettait, du reste, aucune affectation à étaler son savoir. Elle savait cela, elle le disait, c'était tout simple. Mais Mme Montgomery semblait étourdie, comme si elle eût écouté quelque chose d'inentendu, une langue étrangère. --Je parie, ma chère Éva, dit-elle en riant, que vous ignoriez tout cela? --Oh! moi, madame, moi, je ne suis pas savante, fit miss Meredith. Et elle non plus ne mettait pas un reproche ou une modestie fausse dans sa réponse. Elle ignorait des choses, elle l'avouait, et c'était tout naturel chez une créature qui semblait le naturel même. Mais--chose singulière--toute cette érudition scientifique de Mlle Offenburger ne déplaisait pas à Paul de Bernière. Elle était curieuse, cette jeune fille au profil oriental, très curieuse. Une Encyclopédie aux yeux de velours, c'était piquant. Il ne se fût pas risqué à causer anthropologie avec elle, diable! non; mais il se fût diverti volontiers à l'entendre si gentiment, de sa petite voix très douce, parler de capacités crâniennes et à la voir presque peser des cerveaux dans sa jolie main d'enfant. Ah! la délicieuse petite conférencière! Elle était peut-être doctoresse! Paul avait envie de le lui demander. --Eh bien! dit Mme Montgomery au jeune homme, qu'est-ce que vous pensez de Mlle Offenburger? --Très jolie! Oh! très jolie!... Mais je ne voudrais pas être forcé de passer devant elle mon baccalauréat. Je serais refusé! --Comme bachelier, peut-être, mais comme mari, je ne crois pas! --Oh! comme mari, fit Bernière. Comme mari, je n'aurai jamais mon diplôme! --Vous êtes pourtant fait pour être marié, dit alors le docteur Fargeas, qui s'était approché. --Moi? Et Bernière essaya de sourire. --Oh! docteur, qu'est-ce que je vous ai fait pour mériter cette menace? --Vous?... Vous êtes un faux désabusé, un faux sceptique, un faux ironique, et je vous ordonne le coin du feu.... --Comme aux bouilloires! Merci! Mistress Dickson avait entendu, et cette petite profession de foi antimatrimoniale amenait à ses lèvres une légère grimace. Elle allait, d'ailleurs, protester contre la comparaison impertinente du vicomte, lorsque la porte du salon s'ouvrit, et un valet annonça M. le marquis de Solis. Il y eut comme un cri, dans le salon, pour saluer l'entrée de Georges, et Norton, quittant le colonel, alla droit au marquis en deux ou trois enjambées, et lui tendant la main: --A la bonne heure! Voilà qui est charmant!... L'Américain cherchait des yeux Sylvia, qui s'était levée, toute pâle, tandis que Mme Montgomery la regardait de côté, avec un petit sourire narquois. Mme Norton restait droite devant le canapé sur lequel elle était assise, tout à l'heure, à côté de Liliane, et Norton se retourna vers elle pour lui présenter M. de Solis, qui, saluant, interrogeait anxieusement le regard de Sylvia. Il était venu brusquement, avec une sorte de hâte, après s'être demandé pendant une partie de la soirée s'il viendrait. Il sentait, d'instinct, que cette minute de sa vie était grave et pouvait être douloureuse. Un moment il s'était dit qu'il ne se retrouverait pas devant Sylvia, qu'il partirait de Trouville sans l'avoir revue. Il avait, depuis la veille, quitté les _Roches Noires_ et loué, dans une maison particulière, un appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur la mer. En s'accoudant au balcon, il apercevait, à sa gauche, la jetée, la bordure, les maisons de Deauville: là-bas, devant lui, la plage, avec son bruissement, son fourmillement, son caquetage de promeneurs, couvert par la grande voix de la mer. Il vivait là--son mot à Norton était exact--«en tête à tête» avec sa mère. Ce ménage d'une vieille femme et de son fils avait des douceurs d'idylle. Le marquis eût, la veille encore, regardé comme un mal fait à la chère créature une soirée passée loin d'elle, après tant de mois, si longs, si longs, où il avait été séparé d'elle. Il retrouvait--avec quelle joie!--la marquise toujours belle, avec ses beaux yeux noirs sous des cheveux gris. Auprès d'elle, Solis retrouvait des soins d'enfant battu demandant refuge au dorlotement maternel. Sa vie, sa vie tourmentée et songeuse, déchirée, amère, sans pessimisme et sans désespoir, aboutissait à cet assoupissement doux, à ce blottissement de coureur d'univers, trouvant enfin que rien ne vaut cette affection, première et dernière, étroite et chaude comme un berceau. Une soirée arrachée à cette intimité, dérobée à cette tendresse, c'était beaucoup. C'était trop. Le marquis était décidé à vivre en sauvage. Il se cachait, dans cet appartement, comme en bonne fortune, et il lui semblait qu'il n'aurait jamais assez de temps pour raconter à la marquise tout ce qu'il avait vu dans ses voyages, tout ce qu'il avait observé là-bas. Elle l'écoutait avec délices et le couvait des yeux, avec l'égoïste joie de ceux qui adorent. Il y avait entre eux comme une lune de miel de tendresse maternelle et filiale. Elle le revoyait enfin, le reprenait, ce fils, parti pour le bout du monde! Elle le dévorait de ses regards parfois inquiets, car, dans la joie du retour, instinctivement la mère devinait la mélancolie de quelque passion oubliée! Oui, ç'avait été tout d'abord pour M. de Solis comme un chagrin de quitter la marquise, de lui prendre une minute de cette joie qui lui restait, puis, tout à coup, il avait éprouvé une âpre envie de revoir Sylvia. Il ressentait une sensation de curiosité, comme un besoin d'interroger une eau dormante qui aurait reflété son image autrefois et de lui demander si, cette image, elle en avait conservé, elle en gardait encore l'ombre, le fantôme. Et maintenant, elle était là, Sylvia, là, devant lui, froide en apparence, roidie; mais sur ses lèvres, qu'un imperceptible tremblement nerveux agitait, un sourire doux, triste et confiant, passait. --Ma chère Sylvia, dit Norton de sa voix franche, très mâle, je n'ai pas à vous présenter mon ami, M. de Solis. Oh! un ami dans toute la force de ce mot, dont on abuse. Presque un frère, n'est-ce pas, Solis? --Presque un frère, oui, répondit le marquis, dont la voix s'étranglait un peu. Tous les hôtes du salon regardaient. Miss Arabella portait même un lorgnon à ses jolis yeux pour examiner ce nouveau venu, dont le titre lui plaisait: Marquis! Sylvia, faisant un effort, tendait à Georges de Solis une main qu'il effleurait à peine, comme effrayé de la saisir entre ses doigts. --A la bonne heure! Vieille amitié, double amitié! dit Norton joyeux, pendant que Liliane murmurait étourdiment à l'oreille de son mari: --Bon! vous allez voir qu'il va prier Sylvia de le retenir! --Vous dites? demanda Montgomery. --Rien! Ça ne vous regarde pas! Ou plutôt si.... Mais c'est indifférent. Et Liliane détourna la tête. --Eh bien, mon cher Georges, continuait Norton, au lieu d'une amitié chez moi, vous en avez deux. Mistress Norton vous prouvera qu'il y a des Américaines qui aiment leur foyer et aussi les hôtes de ce foyer de famille. --Là! qu'est-ce que je disais? fit encore Mme Montgomery. Oh! les maris!... Montgomery sollicitait encore l'explication. --Eh bien? --Eh bien, vous ne pouvez pas comprendre, vous en êtes un autre! Mlle Offenburger qui, de ses yeux de gazelle, étudiait aussi le marquis de Solis, demanda en riant: --Comment, monsieur se figurait donc que les Américaines sont toutes des extravagantes comme on en voit beaucoup? --Oui, dit Sylvia. Le marquis salua. --Je vous demande pardon, madame. C'est surtout dans votre pays, où une jeune fille peut traverser, seule, les États-Unis, sans être insultée, que j'ai appris à respecter ce qu'il y a de plus respectable au monde: la bonne grâce d'une honnête femme. --Très bien! Ah! dit en riant miss Éva, pour un Français, cela, c'est très bien! --Comment, pour un Français?... Ah ça! mais cette petite fille des Mohicans, pour qui nous prend-elle? dit le docteur Fargeas à Bernière. Bernière sourit. --Oh! c'est bien simple! Elle ne nous prend pas! Voilà!... Sylvia était restée presque muette devant Solis. Elle voulut pourtant trouver quelques mots à lui dire, quelques mots où le présent, avec tous ses droits, sa réalité, son devenir, fût affirmé sans que le passé, ce passé vénéré et sacré qui leur était cher, fût effacé dans son souvenir; et, en prononçant avec un respect dévoué ce nom, _mon mari_, avant tous les autres, elle dit à Solis: --Mon mari a eu raison de vous dire que vous seriez deux fois le bienvenu chez lui, monsieur de Solis. Après vous avoir accueilli chez mon père, je serai heureuse... de vous recevoir chez moi... comme.... --Comme autrefois! dit Georges, la gorge serrée. Mme Montgomery ne put s'empêcher de laisser tout doucement échapper un petit _hum_! dans un léger accès de toux, et Sylvia s'asseyant vivement comme si elle se fût sentie défaillir, Norton vint doucement vers elle, lui demandant si elle n'était pas souffrante. Mais Sylvia n'avait rien. --Rien, je vous promets. Un peu de malaise.... Ce soleil, cette après-midi! --Si vous voulez prendre l'air au balcon? Mais je vous assure que vous êtes souffrante. Vous avez la fièvre! Il lui avait touché la main. Sylvia se mit à rire. --Moi? la fièvre! La fièvre, moi? Voyez donc, docteur! Elle tendait son pouls à Fargeas. --M. Norton a raison, madame, dit le docteur, et un peu de repos.... --Jamais je ne me suis mieux portée! La fièvre? Eh bien, c'est Trouville qui me la donne, la fièvre, voilà tout. Je voudrais presque repartir. --Repartir? dit Liliane. Norton hocha la tête. --Nous repartirons, ma chère Sylvia... quand le docteur le permettra.... Quand vous serez guérie! Mais rappelez-vous la traversée et les dangers courus.... Le docteur ne vous donne pas d'illusions: c'est lui seul qui vous autorisera à quitter la vieille Europe. Votre ticket, ce sera son ordonnance. --Guérie! pensait Sylvia dont le regard, instinctivement, allait à Georges de Solis qui, s'éloignant, là-bas, sous la lampe, causait avec miss Éva et Mlle Offenburger. Et, dans cette causerie, miss Éva, railleuse, rappelait à M. de Solis ce que le marquis avait dit à Norton, à propos de l'Amérique, des Américaines, et, rieuse, lui jetait gaiement: --Ah! il paraît, monsieur, que vous ne nous aimez pas?... --Mademoiselle.... --Oh! vous êtes libre! Pensez ce que vous voudrez des Américaines; moi je trouve vos Parisiennes exquises, je conçois qu'on les préfère à toutes les femmes. Et pourtant je suis patriote jusqu'aux ongles! Rien ne vaut l'Amérique au monde! Rien.... Excepté Paris! N'est-ce pas, mademoiselle Hélène? --Oh! dit très sérieusement Mlle Offenburger, cela dépend.... Paris me semble une ville livrée à des pensées... peu importantes! --Ah bah! fit Bernière qui s'était approché. Et, de loin, Liliane, ayant entendu ce blasphème, accourait défendre son Paris, ce Paris gaiement conquis par l'Amérique: --Comment, peu importantes? La mode, les théâtres, les courses, le Salon, le Vernissage? --Important, tout cela, mais pas sérieux! dit Mlle Hélène. Le gros Offenburger ajouta, de son accent guttural: --Ma fille et moi nous _réfons_ plus de _cravité_ dans la nation pour l'_afenir_ des _testinées_ de la France! _Crafité!_ _Crafité!_ Bernière avait fort envie de lui jeter sa gravité au nez, à ce gros homme, et de le prier de parler au moins français en parlant de l'_afenir_ de la France. Mais Éva, lentement, répondait à la petite savante: --Eh bien, moi, qui suis Yankee comme on ne l'est pas, qui suis fière de me dire que l'hôtel de Richard, mon oncle, au parc Monceau, appartient à M. Norton, Américain, que la serre en est éclairée à la lumière Edison.... Américain! ornée de peintures de M. Harrisson.... --Hum! hum! dit Montgomery qui n'aimait pas entendre parler du premier mari de sa femme. --Harrisson, Américain! reprit miss Meredith.... Moi... qui adore New-York, qui suis, je vous le répète, fière de mon pays, qui trouve que l'Amérique n'a pas de rivales, j'avoue que Paris ne me déplaît pas trop. Je croyais y avoir la nostalgie du pont de Brooklyn. Pas encore. J'adore le théâtre. Et sur ce point Paris, que je n'aime pas en tout, qui me déplaît même sur certains points, Paris est incomparable. Et vous, n'êtes-vous pas de mon avis? --Ma fille, répondit le gras Hambourgeois, déteste les spectacles! --Ah ça! mais qu'est-ce qu'elle fait, à Paris, Mlle Offenburger? Son salut? --Son purgatoire? dit Bernière. --Elle préfère la Sorbonne! --Et le Collège de France! dit Mlle Hélène, gravement. Bernière, penché à l'oreille de Fargeas, disait gaiement au docteur: --Ce n'est pas une femme, c'est une thèse! Et le docteur, cherchant son chapeau, se trouvait tout juste en face de Mme Montgomery qui, gaiement, le regardant du haut de son cou superbe, lui demandait: --Ah! à propos, docteur, mes névralgies? --Vos névralgies? Quantités négligeables! Rien du tout, vos névralgies! --Vous ne craignez pas que l'air de la mer?... --Oh! oh! dit Fargeas. Vous voulez vous faire envoyer à Vichy, vous? --Pas le moins du monde, je m'amuse infiniment à Trouville. Mais je redoute que.... --L'air de la mer? Excellent, l'air de la mer! --Vous me disiez le contraire, l'an dernier. --Parce que c'était l'an dernier. La mode change. Vous vouliez aller à Luchon, l'an dernier. --Alors, Trouville? Pour les migraines? --Parfait, Trouville. Ah! seulement, je n'ai pas besoin de vous dire.... Vous avez bien apporté avec vous.... --De vos pilules de valériane? --Non! des malles! beaucoup de malles! Costumes variés: quatre toilettes par jour. Excellent, ça, comme exercice! --A quoi pensez-vous donc, docteur? fit Mme Montgomery. Si je n'avais pas ma gymnastique portative, je ne serais pas ici. Elle riait, tandis que Montgomery, s'approchant de Fargeas, l'interrogeait tout bas à son tour: --Malade imaginaire, ma femme, n'est-ce pas? --Pas même imaginaire! Mais une petite maladie nerveuse, c'est très bien porté. --Et Mme Norton? --Mme Norton? Elle, c'est autre chose! Vous n'avez pas regardé sa jolie peau blanche, fine, veloutée, comme doublée d'un transparent de soie rose? --Les Américaines ont les plus belles peaux du monde, docteur. --Eh bien! seules en ont d'aussi jolies les filles de rhumatisants. C'est comme ça! Mme Norton donc? Vraiment souffrante! dit le docteur, qui, tout en se dirigeant vers la porte, regardait Sylvia du coin de l'oeil. --Pas imaginaire? fit Montgomery. --Eh! eh! L'imagination joue peut-être aussi son rôle dans cette souffrance-là.... L'imagination... ou le souvenir! --Pauvre Norton! murmura l'Américain, il l'aime tant! --Oh! aucun danger! Dieu merci! Bonsoir! dit Fargeas. Et il se retira vivement, à l'anglaise. * * * * * La soirée d'ailleurs s'avançait. Et depuis l'arrivée de Georges, une sorte de contrainte particulière emplissait le salon, planait sur les invités de Norton. Miss Arabella ne jouait plus, et dans un coin, entourée de son père et de sa mère, qui lui parlaient tout bas, elle promenait, dédaigneuse, ses regards alanguis sur le marquis et sur Bernière, rapprochés l'un de l'autre et causant avec Éva. Le gros Offenburger éprouvait la tentation de faire un tour au Casino, et Mme Montgomery, devinant que Sylvia avait besoin d'être seule, entraînait doucement son mari vers la porte. --Nous arriverons encore pour la petite pièce! On joue une comédie au Casino! Allons, vite!... Une pièce inédite. --Je l'aimerais mieux pas inédite, répondait Montgomery. Il y aurait plus de chance pour qu'elle fût bonne! Il se laissait d'ailleurs emmener, et Liliane, en passant, serrait, d'une pression nerveuse, la main de Sylvia, comme pour lui dire: «Du courage!» ou: «Prenez garde!» Norton paraissait inquiet, songeur, du moins, depuis un moment. Il lui semblait que Solis, maintenant, devant mistress Norton, était gêné, restait silencieux. Quelque chose de vague entrait involontairement dans son esprit, la perception indistincte, magnétique, d'une situation inquiétante. De forme, d'appellation même, ce sentiment, cette impression n'en avait aucune. C'était quelque chose d'innommé et d'irraisonné; mais, évidemment, l'arrivée de Solis avait provoqué là--peut-être par hasard--une émotion inattendue. Et pourquoi, pourquoi invinciblement ces mots du marquis, jetés dans la conversation avec son ami, revenaient-ils maintenant à la mémoire de Norton: «Je n'épouserai jamais une Américaine!» Pourquoi? --Soit, pensait Richard, qui ne s'attardait pas volontiers aux rêveries, nous verrons bien! Jusqu'au moment du départ, Solis n'échangea avec Sylvia que des paroles assez banales, et, d'ailleurs, avec une sorte d'insistance presque indiscrète, le colonel Dickson, laissant là sa fille, se mêlait à la conversation. Offenburger voulant se retirer et Mme Norton paraissant souffrante, la soirée ne pouvait pas se prolonger bien tard. Georges s'excusa, demanda à prendre congé, dès qu'il vit le salon se vider. Lui aussi éprouvait une sorte d'oppression, un besoin de fuir, de respirer à l'aise. --A bientôt, lui dit Norton. --A bientôt. --Et j'aurai l'honneur de voir Mme de Solis. Présentez-lui tous mes respects! Il lui avait tendu la main et, sous le regard calme et doux de Sylvia, Georges de Solis l'avait prise, cette loyale main du mari, avec une hésitation presque imperceptible. Puis le marquis salua mistress Norton: --Madame.... --Monsieur.... Norton les trouvait bien cérémonieux et bien polis. --Allons donc! dit-il, de sa forte voix qui vibrait.... Le _shake-hands_, voyons!... A l'américaine! Et, comme s'il eût voulu les pousser l'un vers l'autre, il était là, entre elle et lui, pendant que Georges et Sylvia se serraient la main. Le colonel Dickson regardait, du haut de sa taille interminable et sifflotait un petit air, dans sa barbe blonde, se souvenant très bien, très bien, d'avoir vu autrefois le marquis de Solis, chez M. Harley, à New-York, et il eût parié mille dollars que miss Harley n'avait pas été insensible au marquis en ce temps-là.... --Naïf, Richard Norton!... pensait le colonel.... Si naïf, qu'il ne l'est peut-être pas! * * * * * Maintenant, Norton se trouvait seul dans le salon avec sa nièce et mistress Norton. --Qu'est-ce que tu penses de M. de Solis? demanda-t-il à Éva. --Charmant! On voit bien qu'il a voyagé en Amérique! Et la jeune fille, tendant son front à son oncle et sa main à Sylvia, ajouta: --Bonsoir! --Bonsoir, chère enfant! --Vous n'êtes pas souffrante, réellement? demanda Norton à sa femme. Et il regardait, inquiet et préoccupé, le visage de Sylvia. --Non, je vous remercie, je n'ai rien. Un peu de fatigue! Demain, il n'y paraîtra plus! Demain! C'était précisément la pensée, le mot qui venait au cerveau de Norton. Demain!--Demain, il saurait si précisément Sylvia n'était pas celle qui faisait dire au marquis de Solis: «Jamais! jamais je n'épouserai une Américaine!» --Vous avez raison, ma chère Sylvia. Reposez-vous. Moi, je vais travailler. A demain. Sur le chemin du Casino où les Dickson allaient retrouver M. et Mme Montgomery, le colonel disait à la belle miss Arabella: --Il est fort bien, le marquis! --Et le vicomte est très aimable, ajoutait la colonelle. --Qu'en pensez-vous, Arabella? --Maman? --Je vous demande ce que vous en pensez? Alors, dans la nuit, sous les mystérieuses étoiles, la belle miss Arabella laissa tomber ces mots de sa voix musicale: --J'aimerais certainement mieux le marquis; mais j'aimerais parfaitement et indifféremment l'un ou l'autre! Le colonel et la colonelle répondirent en même temps: --Très bien! V Georges de Solis et Bernière revenaient, seuls, en causant, par les rues quasi désertes. Bernière fumait un dernier cigare et humait l'air salin, trouvant, malgré son pessimisme monté en épingle comme un bijou, qu'il y a plaisir à se promener, sous le ciel étoilé, par une belle nuit d'été. Les deux cousins ne parlaient pas. Bernière chantonnait un motif de Wagner et le marquis songeait. Il venait d'éprouver, la dominant pour que nul ne s'en aperçut, une des émotions poignantes de sa vie. Il ne croyait vraiment pas, après des années, que l'amour éprouvé pour Sylvia était aussi fort en lui. Il ne s'en rendait pas compte. C'était, pour lui, une de ces douleurs assoupies, presque chères, auxquelles on tient comme à la preuve même d'une souffrance éprouvée longtemps, mais apaisée--une douleur devenue atroce.--Et brusquement tout se réveillait; le mal, endormi, se faisait sentir et criait. Rien de romanesque, dans cette rencontre: il était tout simple que Georges allât droit à Richard qu'il aimait, et Sylvia, étant devenue la femme de Norton, tout naturel que le rêve d'autrefois se fondît en une sympathie faite de dévouement et de respect. La vie est pleine de ces romans inachevés. Mais, dans la première pression de mains, en donnant à Sylvia ce «_shake-hands_ à l'américaine», dont parlait Norton, Solis avait, presque avec effroi, senti un frémissement inattendu et comme une terreur. Et il emportait, troublé, mécontent de lui-même, cette impression qui l'irritait, lui faisait à la fois regretter d'avoir revu Sylvia et de l'avoir quittée, comme cela, si vite! Car enfin, il ne lui avait rien dit. Et elle-même de quoi lui avait-elle parlé? Il eût été pour elle un indifférent, un inconnu qu'elle ne l'eût pas reçu autrement dans son salon. Oui, mais le tremblement involontaire de la main tendue--ce tremblement que, seul, Georges avait senti, ce tremblement instinctif--en disait plus long que toutes les paroles, et le marquis, après avoir cherché l'oubli au bout du monde, se retrouvait là, face à face avec cette femme qu'il croyait bien ne revoir jamais. _Never! oh! never more!_ Sait-on s'il y a des _jamais_ en ce monde où il n'y a pas de _toujours_? Et, tout en regagnant son logis, Solis pensait à Sylvia. Très jolie. Aussi jolie que jadis. Plus jolie peut-être, avec cet air souffrant, son regard triste. Et le bon sourire! La douceur exquise! Il lui revenait--ses souvenirs se mêlant les uns aux autres--il ne savait quelle phrase ou Shakespeare dit, en parlant d'une morte, comme un éloge suprême: «Elle était douce!» --La douceur, la vertu de la femme, pensait-il, presque tout haut. Et justement, comme si, en chantonnant, Bernière eût suivi une pensée parallèle, le vicomte disait à son cousin, entre deux bouffées de cigare: --Tout de même, ces Américaines, gentilles à croquer, comme des coeurs! --Très jolies, dit Solis. --Cette Mlle Dickson! Trop grande! Trop sculpturale! Mais quel profil! Quelles épaules! Un beau marbre.... La petite banquière, si grassouillette, oui, Mlle Offenburger... elle avait l'air à côté d'une petite caille trottinant près d'une statue! Mais j'aime encore mieux la nièce, la nièce de Norton. Drôlette, cette miss Éva! Et fine! Et maligne! Ah! ce sont de vraies femmes, les Américaines! Après deux ou trois pas faits encore, Bernière jeta son cigare et ajouta: --La plus jolie est encore Mme Norton! --C'est mon avis, dit Solis très froidement. --Un peu névropathe.... Mais Fargeas a mis la névrose à la mode. C'est comme les vapeurs au XVIIIe siècle: ça donne une contenance, c'est bien porté. --Ne parle pas des défauts à la mode, fit le marquis: tu en as un qui peut compter. --Lequel? Le pessimisme? --Puisque cela s'appelle comme ça! --Oh! tu sais, je ne suis qu'un pessimiste platonique, moi; il y en a de plus forcenés. J'en connais qui trouvent que le monde est mal fait et, se déclarant dégoûtés d'une telle destinée et prêts à la quitter, s'évanouissent si l'oeuf à la coque qu'on leur sert n'est pas assez frais. Le pessimisme pur est une des formes du sybaritisme. C'est l'art de médire de la vie en avalant des timbales milanaises. Le pessimisme s'affirme surtout à table entre des femmes charmantes et des mets choisis. --Et ça ne te semble pas ridicule? --Non. Ça me semble drôle. Et tant que ça dure je suis le courant, comme je suis la mode pour mes smocking-jackets et mes chapeaux, sans l'exagérer. Mais c'est un chapeau déjà démodé le pessimisme dont les décadents se sont coiffés. On ne porte plus cela qu'en province. Aussi, tu vois, je l'use à Trouville. A Paris, l'hiver prochain, nous porterons autre chose. Et ce sera la même chose! Identiquement. Ils marchaient lentement, trouvant du plaisir à causer, et Solis, maintenant, essayait de prouver à son cousin que son affectation de pessimisme, ce sport de décadentisme dont Bernière se moquait lui-même, étaient pardonnables à la condition que la comédie eût une fin. --Et quelle fin? --Oh! la plus simple du monde. Donne-toi un but dans la vie. --J'en ai un: tuer le temps! --Travaille. --Eh! eh! c'est un travail que d'exister! --Ne dis pas de sottises, puisque tu n'en fais pas! Alors tu ne songes pas à te marier? --Et toi? --Oh! moi, fit Solis, dont la voix parut à Bernière devenir plus sérieuse, moi, j'ai ma mère! --Et moi, j'ai moi. Et il y a une énorme différence entre nous, dit le vicomte. Je ne parle pas de l'âge, ma parole, tu es plus jeune que moi, non seulement par l'enthousiasme, mais par l'aspect même. Mais je ne tiens pas à aliéner ma liberté, pour parler comme M. Prudhomme. Tandis que ta mère.... Ah! ta mère, pauvre chère femme, elle serait si heureuse de te savoir un foyer, de se dire que tu ne vas pas repartir pour patauger dans les boues du Tonkin, que tu resteras, que tu lui resteras, et que--tu connais les contes de fées--«ils furent très heureux et ils eurent beaucoup d'enfants». --Je ne crois pas aux contes de fées! dit Solis. Bernière, gaiement, se mit à rire. --Ah! ah! les voilà les enthousiastes, les voilà bien! Et il imitait le débit amusant de quelque acteur à la mode: --Ils ne croient pas aux contes de fées et nous y croyons, nous, les pessimistes! Nous ne croyons même qu'à ça! Ah! il n'y a plus de contes de fées? Mais, malheureux, tu crois donc peut-être à l'Histoire, cette gigantesque blague? Il ne te manquerait plus que de croire aux journaux, pour être complet! Il redevint brusquement sérieux en frappant sur l'épaule de son cousin: --Comment ne pas croire aux contes de fées, quand on voit ma tante! Ah! moi qui n'ai plus ni père ni mère, je te l'envie, celle-là. Et lorsque je dis que je n'ai point de mère, je suis un infâme ingrat, car elle m'aime comme une maman. Eh bien! je sais ce qu'elle pense, cette maman-là, je sais ce qu'elle espère; elle ne te le dira peut-être pas--mais c'est de vieillir auprès de toi, à côté de toi et d'une autre et de devenir grand'mère, comme dans ces admirables contes de fées que tu blasphèmes, faux croyant que tu es, paladin qui nie la chevalerie! Solis s'arrêta, essayant de déchiffrer, dans cette claire nuit, sur le visage de Paul, le degré de sérieux de cette confidence. Alors, c'était vrai? La marquise avait souvent parlé à son neveu de ce rêve: le mariage de son fils?... Elle y songeait autrefois, Georges le savait bien, mais le temps avait passé. Y pensait-elle encore? --Si elle y pense? Mais, mon cher, elle ne pense qu'à ça. Et veux-tu que je te dise? Ta n'as qu'à te bien tenir si tu veux rester garçon! Ta pauvre mère étudie les jeunes filles à peu près comme la mère Dickson suppute les jeunes gens disponibles.... Elle doit avoir rêvé de pêcher une bru à Trouville-sur-Mer! --Tu es fou! dit Solis. --Très certainement. Seulement, je ne suis pas bête. Et, crois-moi, pour peu que tu sois las de la vie de nomade et qu'une femme te plaise--pas Arabella, par exemple, je ne te conseille pas Arabella--tu causeras une fameuse joie à ta mère en lui demandant de l'accepter pour fille. Ça, c'est le secret de ma tante. Elle ne t'en parlera peut-être pas, je te le répète. Mais je t'en parle. Et je vais te dire une chose: si mon mariage à moi pouvait pousser au tien, ma parole, je serais capable de me sacrifier et de descendre, un matin, sur la plage et de jeter mon coeur à la volée, dans le tas.... Pas à Arabella, non, Arabella exceptée! Trop belle pour moi, Arabella! --Prends garde, fit le marquis sans répondre aux conseils de son cousin, c'est peut-être celle-là qui te menace. --C'est possible. La vie est si drôle. Mais elle serait moins drôle avec cette compagne évidemment marmoréenne. Ils étaient arrivés, au bout de la rue, devant la maison où logeait Mme de Solis. --Adieu, Georges. Songe à ce que je t'ai dit. C'est très sérieux, fit Paul de Bernière. --J'y songerai; mais toute réflexion est faite. Me marier? Il est trop tard. Je ne quitterai jamais la marquise, voilà tout. Finis, les voyages! Je veillerai au coin du feu: ma pauvre mère ne peut pas me demander plus. --Si, si! Elle voudrait.... Et Bernière fit, de la main, le geste de caresser quelque petite tête d'enfant. --Oh! dit Solis d'une voix tout à coup amère, des enfants! Pour le plaisir qu'il y a à vivre! Le vicomte se mit à rire encore et de bon coeur. --Eh bien! voilà! Superbe! Toi qui me reprochais mon pessimisme! Mais le parfait pessimiste, c'est toi, malheureux! --Non, dit sérieusement Solis. Au contraire.--Seulement il y a des amours rentrées qui ressemblent à de la misanthropie. --C'est-à-dire? --Rien! --Mais encore? Et comme Solis ne répondait pas, son cousin lui souhaita le bonsoir et dit en riant: --A demain! Moi, je vais jouer aux petits chevaux pour me distraire. Onze heures! Je serais déshonoré si je me couchais avec les poules. Je te verrai sur la plage. --A demain, répondit Solis. * * * * * Et ce lendemain ramenait les mêmes rencontres et les mêmes propos, dans cette vie monotone et berçante des eaux où les jours passent dans le merveilleux décor de la mer, avec l'élégance de Paris mêlée au calme, au repos endormeur de l'existence de province. Ce lendemain, Bernière retrouvait sur le sable fin, à l'ombre des parasols, les hôtes de Richard Norton, le docteur, Georges de Solis et Mme Montgomery qui sortait du bain, toute rayonnante, les cheveux encore humides, donnant un salut à Fargeas, un «mon cher marquis» à M. de Solis, et un «bonjour, cher!» au vicomte. --Eh bien, dit le docteur en la regardant--elle était éclatante, en effet--voilà une mine resplendissante! --Ne m'en parlez pas! En prenant mon bain, tout à l'heure, j'ai attrapé un coup de soleil. --Pour qui? demanda Bernière. L'Américaine se mit à rire. --Insolent! Pour personne! Oh, pour personne! Et pourtant! je l'avoue, le prince Koréteff, qui m'a fait valser hier... il est charmant, ce prince! --Parce qu'il est prince! Mais, vous savez, tous les Russes sont princes! --Eh! eh! fit Bernière, ça ne serait pas désagréable pour les Américaines qui aiment à être princesses. Le docteur arrêta d'un geste le vicomte. --Eh bien! si M. Montgomery vous entendait.... --Oh! dit Liliane, il en entend bien d'autres! Il connaît mes instincts. --Nobiliaires? Ah! Vous allez bien, en Amérique! Et Fargeas hochait la tête. --Tout ce qui porte un titre, même non contrôlé à la Monnaie, vous éblouit! Mais savez-vous que ça s'achète, les titres? Mme Montgomery s'était assise à côté du docteur, son ombrelle rouge lui donnant un éclat nouveau comme un reflet de chaud soleil. --Parfaitement, dit-elle. J'ai reçu d'Italie un prospectus. M. Montgomery médite le prospectus.... --Et où est-il, M. Montgomery? --Comment? Vous le demandez! Mais il est à Deauville! Regardez votre montre!... C'est l'heure du bain de miss Arabella Dickson.... --La fille du colonel? --Oh! colonel! dit Liliane. Vous savez qu'ils pullulent chez nous, les colonels. On raconte que Barnum, feu Barnum, voulait montrer parmi ses curiosités les plus étonnantes un ancien soldat de la guerre de sécession qui ne portait pas le titre de colonel. Ce phénomène vivait dans un coin perdu de la Floride. Quand Barnum se présenta pour l'engager, le guerrier non colonel était mort. La légende veut qu'on n'ait plus retrouvé son pareil. Quant au colonel Dickson, il est de la milice simplement. --Oui, enfin Mlle Dickson est la fille d'un garde national! ajouta Bernière. --Et d'un garde national qui éblouit l'Europe avec les épaules de miss Arabella. L'heure du bain de Mlle Dickson! Mais c'est l'événement quotidien de Deauville! On frèterait volontiers les omnibus des hôtels afin d'arriver à temps pour la cérémonie! Des épaules?... Mais tout le monde en a des épaules! Et si on voulait.... --Oh! madame, dit le vicomte sur un ton de prière, un peu de bonne volonté! --Mistress Montgomery contre miss Dickson! fit le docteur. Guerre civile! Le Nord et le Sud! Bernière ajouta galamment: --On serait pour l'Union! Puis, regardant au loin la belle fille qui s'avançait sur les planches, entre le colonel, haut sur pattes comme un héron, et la colonelle, que suivait un petit homme gros, rougeaud, vêtu de gris clair: --Ah! ça, mais, dites donc, la voilà, miss Arabella! Comment! A Trouville, à cette heure-ci? Que dira Deauville?... Elle ne s'est donc pas baignée! --Vraiment! fit Liliane qui lorgnait du côté des Américains. Alors les reporters auront télégraphié la nouvelle au _New-York Herald_! Mais oui, mais oui, c'est elle! Et mon mari avec elle! --Flirtant! C'était M. Montgomery, en effet, et miss Arabella ne revenait pas du bain. Elle avait eu séance de portrait le matin, et Montgomery passant devant la villa louée, à Deauville, par le colonel, M. Dickson avait invité Montgomery à venir voir Arabella représentée à cheval sur le rivage, comme Olivarès campé sur sa selle. Et M. Montgomery était entré, souriant au portrait et faisant la grimace quand on lui avait nommé le peintre. Edward Harrisson! Ce traître d'Harrisson! Puis, Montgomery avait ramené dans sa voiture les Dickson à Trouville et, sur la plage, on parlait encore de ce portrait, la seule préoccupation profonde, la seule pensée de Mlle Dickson.... --Voyez, madame, voyez; M. Montgomery flirte!... --Oh! il peut bien flirter. Ce n'est pas dangereux, fit Mme Montgomery. --Vous avez raison, miss Arabella, répétait Montgomery tout en s'avançant vers le groupe formé par Liliane, Bernière, le docteur et M. de Solis, votre portrait... grâce à vous, car le peintre n'est qu'un instrument... votre portrait sera étonnant! Un chef-d'oeuvre! --Vous trouvez? --Presque aussi joli que vous! --Joli, mais cher! soulignait pratiquement le colonel. Très cher! --Bah! on payerait pour le voir! --Eh! c'est une idée, ça! fit M. Dickson. La mère disait tout bas à Arabella, en lui montrant les gens assis près de Liliane: --Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer que M. de Solis est là! --Bien, maman! --Et, à côté du marquis, M. de Bernière. --J'ai vu, maman! Mais--elle tenait à son idée--j'aimerais mieux le marquis. --Évidemment. On parlait toujours du portrait--malgré Montgomery qui voulait maintenant détourner la conversation--le colonel et Arabella en parlaient encore lorsqu'ils prirent place à côté de Fargeas et de ses amis, sous le parasol. --Un portrait! Quel portrait? demanda Liliane, qui avait entendu et qui était curieuse. Arabella laissa négligemment tomber ces mots, d'un air alangui: --Un portrait de moi que vient de terminer pour les Mirlitons.... --Qui cela? dit Liliane. Montgomery répondit très vite: --Un peintre! Oui, un peintre de passage à Deauville! --De passage! Lui! dit Arabella, comme blessée. Il a la plus belle villa de Deauville, M. Harrisson! Liliane répétait: --Pour les Mirlitons?... Harrisson? Un portrait?... Et Montgomery, pour enlever de l'importance à son prédécesseur: --Oh!... une pochade... une simple pochade!... --Oui, fit Arabella, une chose enlevée! Mais enlevée avec un... un.... Comment dit-on, monsieur le marquis? Et elle se tournait vers Solis, resté silencieux. --Avec un chien, un chic, une patte! continuait-elle, teintant d'accent ces parisianismes. --Je ne sais pas au juste! dit le marquis, en essayant de sourire. --Mettons patte! fit le docteur. Et c'est ce portrait, mademoiselle, qui vous a empêchée de prendre comme d'habitude.... --Mon bain! oui! Une dernière séance! Je suis fatiguée... fatiguée de poser comme ça.... Et, sur sa chaise, elle indiquait une pose un peu maniérée, la main haute tenant les rênes, la tête tournée, l'oeil rêveur. --Oh! d'un gracieux! dit Bernière. --Harrisson, ajouta le plus naturellement du monde la belle miss Dickson, avait eu l'idée de me représenter en naïade.... --Excellente, l'idée! fit Bernière, tandis que Liliane, railleuse disait, sa jolie bouche prenant un pli ironique: --En naïade? Mais le colonel intervint, très digne: --Oh! il y a naïade et naïade.... Une ondine, soit; mais une ondine comme il faut... une ondine _respectable_!... --Oui, ajouta la mère. Assez.... --Et, rien de trop! compléta la fille. Liliane se pencha vers Bernière: --Rien de trop sur le corps! dit-elle tout bas. Le vicomte allait répéter le mot pour tout le monde, mais du haut de sa longue barbe, le colonel, très grave, indiquait d'un ton de clergyman entamant un sermon, la façon dont, lui, Dickson, et Mme Dickson, entendaient cet «assez» et ce «rien de trop»: --Dans un portrait, comme dans une conversation, il y a un degré où la décence finit et où le déshabillé commencerait. Tout l'art de la _respectabilité_ apparaît là. --Ainsi, interrompit la colonelle, comme si elle eût répété une leçon, avec un ami, un parent, un étranger, il y a une _respectabilité_ particulière! Quand on a l'habitude des voyages, comme nous.... --Ces dames aiment les excursions?... demanda Bernière au colonel. Le colonel répondit: --Ces dames ont beaucoup voyagé! --Alors, continuait mistress Dickson, vous concevez, dans les tables d'hôtes, on rencontre des individualités si dangereuses! --Des _types_! dit Arabella froidement. --Aussi bien mistress Dickson a-t-elle, reprit le colonel, enseigné à sa fille quelles plaisanteries sont permises à un étranger, par rang d'ordre. --A un cousin, par degré de parenté... compléta mistress Dickson. --A son cousin, bien! interrompit Liliane en riant. Mais à son peintre? Montgomery toussait, se rapprochant de la chaise de Liliane, tandis que la colonelle jetait rapidement à sa fille: --Occupe-toi du marquis. --Bien, maman. --Son peintre! son peintre! disait tout bas Montgomery à sa femme. Mais, en vérité, on dirait que vous êtes jalouse de miss Arabella?... --Mais oui; je ne m'en cache pas, je suis jalouse. --Vous l'avouez? --Parfaitement. Elle a, pour les Mirlitons, et peut-être même pour le Salon prochain, son portrait par un artiste d'une valeur... d'une valeur!... Considérable. --Oh! les artistes, interrompit Montgomery, ont tous une valeur considérable. --Pas autant qu'Harrisson, fit nettement Mme Montgomery. --Harrisson! Harrisson! Vous êtes toujours à me parler d'Harrisson! Tandis que, moins que tout autre, vous devriez.... Il s'arrêtait, craignant d'être entendu, et se levait, comme pour lorgner, au loin, un vapeur qui filait. Mais, pendant qu'Arabella, suivant le conseil de la colonelle, essayait de lier conversation avec Solis, Liliane se levait à son tour et disait à Montgomery: --Je devrais, quoi?... Je devrais méconnaître le talent d'Edward Harrisson, parce qu'il a été mon mari? Le mari n'a rien à voir avec l'artiste! --Pour vous! Mais pour moi ils se confondent l'un avec l'autre, et quand on en parle je ne puis m'empêcher d'éprouver un petit agacement facile à comprendre! --Il faut pourtant bien, mon cher, vous habituer à entendre parler d'Edward! Il porte un nom célèbre, lui! Tous les journaux impriment son nom, à lui! --Avec ça qu'ils n'impriment pas le vôtre, dit Montgomery. Ils impriment tout ce qu'on veut, les journaux. Un nom célèbre! un nom célèbre! Mais, moi aussi, j'ai un nom célèbre! --Avec un seul _m_!... --Dame! Je ne peux pas être Montgomery de New-York et Montgomery d'Henri II. Ce n'est pas possible! J'ai fait fortune dans mon comptoir, je n'ai pas éborgné un roi de France dans un tournoi! Ça! Je l'avoue, je n'ai éborgné personne! Et c'est bien heureux, car il est probable que si j'éborgnais un homme dans un tournoi, la préfecture de police.... Il essayait de plaisanter, mais Liliane n'entendait pas la plaisanterie. --Vous êtes absurde, dit-elle; mais voulez-vous racheter plusieurs de vos torts? --J'en ai donc beaucoup? --Pas mal. Eh bien, pour me les faire oublier, ces torts, obtenez qu'au Salon prochain, vous entendez, au Salon ou aux Mirlitons, à côté du portrait d'Arabella... en naïade... _respectable_, il y ait un portrait agréable de moi... en déesse.... --En déesse? Par Harrisson? --Par Harrisson. C'est le seul artiste vivant qui soit capable de rendre mon genre de physionomie! --La rendre! la rendre! Eh parbleu! dit Montgomery poussé à bout, il fallait qu'il la gardât! --Ah! vous sortez de la question, dit Liliane très simplement. Eh bien, est-ce dit? --Quoi? --Le portrait. --Par... lui? --Par Edward! --Je vous défends de l'appeler Edward, dit Montgomery exaspéré. Mais Liliane, toute câline, s'approchait du _second_, lui prenait le bras, lui glissait un coup d'oeil, le couvrait de son ombrelle rouge: --Voyons, Lionel, mon cher Lionel... mon bon Lionel! --Ah! Liliane! Liliane!... Et Montgomery se sentait faiblir. --Eh bien! soit!... Je verrai.... --Oh! Lionel! répétait Liliane suppliante. --Oui... oui... c'est convenu.... Je lui écrirai!... Je lui écrirai!... Mais après cette preuve.... Preuve d'amour... de dévouement... de... de confiance... d'abnégation.... --Eh bien, après celle-là, je vous en demanderai d'autres, voilà! J'aurai mon portrait!... disait Liliane, battant des mains, toute rieuse. Et elle se retournait, triomphante, vers Arabella. Montgomery, un peu rêveur, se demandait s'il était bien convenable qu'un mari, un mari divorcé, Harrisson.... Edward... entreprît ainsi le portrait de sa femme. --Ah ça! disait tout à coup Arabella de sa voix claire, un peu criarde, qu'est-ce que nous faisons aujourd'hui? Quelqu'un m'accompagne-t-il sur mon yacht?... Monsieur de Solis? Et, comme le marquis souriait poliment pour s'excuser, Bernière s'avançait: --Mais, mademoiselle, nous serions trop heureux.... Arabella haussa gentiment ses belles épaules. --Oh! vous! Je vous connais comme navigateur: vous n'avez pas le pied marin, vous! --J'ai bien le pied, mais c'est le coeur.... J'ai trop de coeur, mademoiselle. Alors, vous comprenez, il tourne, il tourne.... --Et ça tourne mal, fit l'Américaine. --Généralement. Comme on en était là, miss Dickson poussa un petit cri joyeux en apercevant miss Meredith qui venait vers eux, un livre sous le bras. --Oh! une recrue! Bravo! Et à peine miss Meredith fut-elle avancée que la belle Arabella lui demanda, mais du ton dont elle aurait pu donner un ordre: --Vous venez avec nous, Éva? --Et où cela? --On ne sait pas. A Honfleur, en mer, au diable, peut-être en Angleterre! --Non.... Oh! non. Je reste à Trouville! Je ne suis pas, comme vous, une _yachtswoman_!... --Vous dites? demanda Bernière. --_Yachtswoman!_ Oui, répéta fièrement, d'un ton très grave, le colonel Dickson. Et bicyclettiste aussi!... Correspondante du Yacht-Club de Londres! Médaille d'or aux régates de Douvres! Le vicomte salua Arabella très bas. --Mes compliments, mademoiselle. Mais la belle Liliane, qui avait entendu, appelait par deux fois M. Montgomery, qui causait avec Fargeas. M. Montgomery s'avança. --Mon amie? --Vous me trouverez deux parrains au Yacht-Club et vous m'achèterez un yacht. Je ne veux pas qu'il soit dit que je ne suis pas dans le mouvement. --Diable! fit le gros homme, mais si miss Dickson reste seulement un mois à Deauville et si vous imitez toutes ses fantaisies.... --Eh bien? --Eh bien! mais, je suis ruiné, moi! Liliane le regarda de ses beaux yeux bleus d'un air de commisération profonde. --Oh! oh! monsieur Montgomery!... Je vous pardonne encore de n'être pas des Montgommery de France.... --Vous me pardonnez le manque de tournoi? --Mais, sachez-le bien, je ne vous pardonnerais pas d'être avare! Allons voir le yacht! --Qui m'aime me suive! s'écria miss Dickson gaiement, tandis que Mme Montgomery murmurait entre ses jolies dents: «Oui, on te suit.» --Allons, en route! fit Arabella, en se tournant vers Georges. --Arabella, disait le colonel du haut de sa barbe, nous jouera, sur la mer, son grand solo de violoncelle! --Tous les talents! modula Bernière. --Ce pourrait être son nom, répondit Mme Dickson. Bicyclettiste de premier ordre. Photographe comme Nadar. Tous les talents, oui! Et «tous les talents» envoyait au marquis de Solis un engageant sourire, penchant sur son cou sa tête de statue grecque et roucoulant pour dire: --Vous ne venez pas, monsieur le marquis? --Je vous prie de m'excuser, mademoiselle, répondit Solis, je suis forcé de rester ici. J'attends quelqu'un! --Malgré le violoncelle? lui glissa à l'oreille le cousin Bernière. Miss Dickson avait l'air piqué: --Ah! tant pis! Je regrette... pour nous! --Il attendait miss Éva, dit tout bas Montgomery à Liliane qui, le regardant, stupéfaite, ne put s'empêcher de lui dire: --Oh! vous êtes fin, vous! Très fin! Et pendant que Fargeas s'éloignait avec le colonel, Mme Dickson donnait rapidement, tout bas, cet avis à sa fille: --Votre bras à M. de Bernière! Les yeux bleus d'Arabella semblaient difficilement se détacher du marquis. --Prenez toujours le bras de celui-ci, dit rapidement la mère. On verra après pour la main de l'autre! * * * * * Georges regardait s'éloigner, avec Bernière, cette grande belle fille que couvait des yeux, comme elle eût surveillé un étalage, la grosse Mme Dickson, et, examinant miss Éva qui se tenait devant lui, le bout de son ombrelle fermée enfoncé dans le sable et son petit volume sous le bras: --Pourquoi n'avez-vous pas accompagné miss Dickson? lui demanda-t-il. Ces grandes gaietés vous ennuient? --Non, dit Éva très simplement. Je ne m'ennuie jamais! --Même--il essayait de sourire--même quand vous n'êtes pas dans votre libre Amérique? --Ne riez point, je la regrette quelquefois, fit miss Meredith en s'asseyant. Pas toujours. Non. Georges restait debout devant elle, les mains appuyées au dossier d'une chaise, et son livre sur les genoux, elle levait sur lui ses yeux noirs, tandis que le vent agitait autour de sa fine tête ses folles mèches brunes. --Et l'on prétend, dit-il, que les Américaines n'ont pas le souci du coin du feu! --Oui, on s'imagine que nous vivons tous à l'hôtel dans un _boarding-house_ et que nous n'avons pas de _home_ comme les Anglais! --Et vous le regrettez, votre _home_? Pourquoi l'avez-vous quitté? Éva fit une petite moue railleuse. --D'abord parce que je tenais à accompagner mon oncle, que j'aime beaucoup, Sylvia dont la santé m'inquiétait, et parce qu'aussi bien il faut avoir vu l'Europe, dit-on. Mais si je ne suis point tentée de monter sur le yacht de miss Dickson, je serai heureuse, oh! bien heureuse... quand je remettrai le pied sur le paquebot. --Alors, demanda le marquis, la France, Paris, Trouville?... --C'est très joli... dit la jeune fille, très joli. Je suis juste. Tout cela me plaît. Mais c'est l'étranger! Je ne comprends pas qu'on vive ailleurs que là où l'on a tous ses souvenirs. --Voilà qui est charmant, mais qui n'est guère américain! --Pourquoi? --Une Américaine vit partout et se soucie peu de ce qu'elle laisse au départ. En avant! _Go ahead!_ Miss Meredith tournait doucement, sans les lire, les feuillets du roman qu'elle avait apporté. Elle s'arrêta, répondant franchement au marquis: --C'est ce que je vous disais tout à l'heure. On s'imagine des choses!... Mon cher monsieur de Solis, vous connaissez peut-être leur langue, mais vous ne connaissez pas les Américaines. --Je les ai vues chez elles pourtant. --Oui! et vous les jugez sur celles que vous rencontrez hors de chez elles. L'Américaine de Paris! Mais c'est une sorte d'Américaine, une Américaine spéciale, ce n'est pas l'Américaine. --Croyez-vous? --J'en suis sûre. Cosmopolite, à la façon d'Arabella, élevée en pension à Paris, connaissant toutes les tables d'hôtes de l'Europe; l'hiver à Florence où elle apprend le chant; le printemps venu, au bois de Boulogne où elle apprend l'équitation; l'été aux bains de mer où elle apprend à conduire un yacht; parfois en Suisse, où, laissant la rame pour l'alpinstock, elle escalade un pic comme elle a conduit un bateau ou dompté un cheval; capable d'aller voir le soleil se lever au Righi, après l'avoir vu se coucher à Saint-Malo derrière le grand Bé. Ce sont des nomades, si vous voulez, des voyageuses qui ont pour foyer un wagon-salon et pour demeure un sleeping-car. Vous nous jugez sur ces oiseaux de passage. Mais il y en a d'autres, et ignorés, et qui ne font pas de bruit et qui se contentent d'être heureux, dans les nids, là-bas! Elle avait dit cela si gentiment, sans pédantisme, en donnant une expression de douceur tendre, une sensation ouatée, délicieuse à ces mots: «_les nids_, _là-bas_», et si alerte dans son esprit, un sourire bon soulignant ses railleries, que Solis la regardait, étonné de cette raison et charmé de cet esprit: --On ne défend pas plus spirituellement son pays que vous, mademoiselle.... --Ah! nous avons cela, nous autres: nous sommes patriotes! Oui, patriotes! On assure que vous vous moqueriez d'une jeune fille française qui vous ferait cette profession de foi. --Qui vous a fait croire cela? --Mais... des Français.... M. de Bernière et.... --Mon cousin? Ne croyez pas un mot de ce qu'il vous dit, surtout lorsqu'il vous dit qu'il ne croit à rien! C'est un fanfaron du décadentisme. Et puis nous avons cette aimable habitude de toujours nous calomnier en famille!... C'est une forme de ce patriotisme dont vous parlez là!... Alors, soyez moins étonnés, vous Américains, puisque nous commençons par nous méconnaître, que nous vous méconnaissions vous-mêmes! --Le fait est, dit Éva en s'appuyant au dossier de sa chaise, savez-vous ce qui me frappe, ce qui me gêne... à Paris, en France? --Quoi?... Voyons! Et l'ombrelle de miss Éva ayant glissé sur le sable, il la ramassait vivement, la tendait à miss Meredith, et, pendant qu'elle l'ouvrait, s'asseyait à côté de la jeune fille, attendant sa réponse et trouvant comme un plaisir à oublier près d'elle Sylvia ou plutôt à penser encore à Sylvia. --Oui, voyons, mademoiselle, qu'est-ce qui vous gêne? --C'est que j'ai toujours peur de ne pas comprendre tous vos traits d'esprit! Vous avez tous trop d'esprit! --Ah bah! fit le marquis. Croyez-vous? --Non pas vous qui ne le cherchez jamais, cet esprit courant, mais la plupart des Parisiens qui semblent toujours préoccupés de dire un bon mot.... Oui... je suis sans cesse sur le qui-vive.... Cela trouble quand on a été habituée à dire les choses tout simplement, sans façons! C'est comme au feu d'artifice: on a toujours peur de perdre une fusée! Et quand il y en a trop, de fusées.... --On s'en va! --Voilà! Vous voyez que je vous dis mes impressions telles qu'elles sont! --Et vous avez bien raison de me les dire. --D'ailleurs, quoique je vous aie vu pour la première fois, il n'y a pas vingt-quatre heures, il me semble que nous sommes de vieux amis! C'est que je vous connaissais déjà par mon oncle Richard. Il vous aime tant, mon oncle Richard! Il m'a raconté comment vous lui avez sauvé la vie!--Je croyais que cela n'arrivait que dans ces romans-là...--et elle montrait le petit livre. --Moi! Je lui ai sauvé la vie? --Vous! --Jamais! C'est.... --C'est la vérité, puisqu'il le dit. Il nous le répétait encore ce matin devant Sylvia. --Ah! dit Georges qui devint assez pâle. --Et elle était tout émue à ce récit-là, Sylvia!... Comme lui! comme moi! Qu'est-ce que vous avez donc? Ses beaux yeux noirs interrogeaient Solis, qui paraissait mal à l'aise, comme souffrant. --Rien... c'est ce souvenir! --Ah! dit Éva, vous avez raison de l'aimer bien, mon oncle Richard! C'est la bonté même! Le dévouement fait homme! Il a été si excellent pour les siens!... Il a remplacé pour moi mon père mort; et ma mère morte, la soeur de Richard a eu la consolation de savoir, qu'elle partie, j'avais une famille nouvelle.... Aussi, je l'adore, mon oncle Norton!... Vrai! Je l'adore!... Et c'est parce que je vous le dois un peu que je vous aime beaucoup! Le marquis essaya de sourire, doucement railleur: --Alors, mademoiselle, dans ce maudit Paris qui vous gêne un peu, il y a au moins un Parisien à qui vous feriez grâce? Elle regarda encore Georges bien en face, puis, naturellement, avec une belle franchise: --Oh! il y en a plusieurs! dit miss Meredith. Il y a vous d'abord!... Et puis, il y a le docteur Fargeas, qui soigne Sylvia avec un zèle, un zèle!... Ah! puisse-t-il la guérir bien vite et nous permettre de partir!... Mais vous seriez seuls, lui et vous, que cela suffirait; à vous deux, vous me réconcilierez tout à fait avec Paris! --Merci!... dit Solis en riant. Mais! vous avez une façon de lui prouver votre amitié, au docteur! «Mon Dieu, faites que je puisse le quitter le plus tôt possible!» C'est votre prière? --Oui, justement. Ma pensée, c'est bien cela! --Et, quand vous serez partie, vous ne regretterez rien à Paris? --Si! Je vous l'ai dit. Lui! Vous! Mais bah! c'est si près, l'Amérique! --Oui! dit Solis. On revient en France! --Non pas, non pas! fit Éva joyeusement. On retourne à New-York! * * * * * Le marquis trouvait à cette jolie Américaine, si profondément femme et sérieuse, et gaie pourtant comme un enfant--avec ses saillies soudaines, raillant tout à coup la songerie de son regard--il lui trouvait un charme singulier, le charme sain et d'une tendresse douce, le charme pénétrant, «amiteux» et berceur de l'être fait pour le foyer, pour la tiédeur exquise du bonheur sans fracas. Ah! celle-là, celle-là, dans sa petite main, tenait une existence de joie calme et vraie! Et Georges restait là, causant, oubliant le temps qui passait, et cependant, avec l'acharnement de l'idée fixe, pensant à Sylvia, même en contemplant Éva, et comparant les yeux bleus, les yeux étranges, troublants, méditatifs et douloureux, de la femme, à ces yeux clairs, noirs et francs, de la jeune fille. Puis, peu à peu, entre eux les paroles tombant et se faisant plus rares, Éva prétextait la chaleur trop grande du soleil qui montait, chauffant le sable fin, mettant des clartés aveuglantes sur la mer, pailletée de feu, sur le sable, et elle disait: --Je rentre! Me laissez-vous rentrer seule? Et tandis que Solis se levait, saluant et l'accompagnant: --Ah! je n'aurai pas beaucoup lu mon livre--cette fois!--Du reste, c'est drôle, les romans ne m'amusent plus! Ils se ressemblent tous! --C'est qu'ils ressemblent tous à la vie, qui est assez banale. --Oh! monsieur le marquis, je vous en prie, pas de pessimisme. Laissez cela à M. de Bernière! Elle marchait à côté de Solis et riait sous son ombrelle. --Il m'amuse, M. de Bernière; mais il finirait par m'ennuyer. C'est un Schopenhauër du boulevard. Renvoyé à Mlle Offenburger. --Et Mlle Offenburger serait très capable de le garder, dit le marquis. Ce qui serait dommage. --Pourquoi? --Parce que mon cousin est charmant. --Et Mlle Offenburger, elle n'est donc pas charmante? --Si fait. Charmante. Si l'_Encyclopédie_ marchait, elle serait comme cela! --Vous n'aimez pas les femmes savantes? --Au contraire. Seulement, je n'aime pas l'étalage. Vous devez être aussi instruite que Mlle Offenburger. Pourquoi ne le criez-vous pas sur les toits? --Parce que je ne sais rien. J'ai un diplôme du cours de cuisine et je pourrais être doctoresse en repassage. Oui, je repasse mes cols moi-même, cela m'amuse! Mais cela ne peut pas compter! --Eh! eh! fit M. de Solis, si Molière était là, il n'hésiterait pas! * * * * * Ils arrivaient sur la plage, à une sorte de mare ou de ruisselet formé par la mer, laissant parfois dans le sable des flaques oubliées ou de petits cours d'eau minuscules. Éva s'arrêta, regardant, cherchant si de ses pieds fins elle pouvait franchir le ruisseau. M. de Solis lui tendit la main. --Ne vous pressez pas, dit le marquis, prenez garde! --Bah! quand je mouillerais le bout de mes bottines? Au même moment des voix d'enfants criaient, comme une nichée d'oiseaux, de loin: --Madame!... Madame? Par ici, madame! Par ici! Il y a un pont! Et, en effet, sur le ruisselet d'eau courante, des gamins, des gamines--coureurs de plages, gavroches de la mer--avaient jeté des planchettes calées par des tas de sable figurant des piles de petits ponts improvisés, et là-dessus les promeneurs passaient les flaques. --S'il y a un pont, allons au pont! dit gaiement le marquis. Les gamins se disputaient les passagers, comme des _facchini_ des ports les bagages d'un voyageur qui débarque. --De ce côté, monsieur! Ici, madame! le mien! le mien! Prenez le mien! le mien est meilleur! Solis avait déjà traversé une des passerelles et offrait sa main à Éva qui disait «merci» et passait à son tour. Et, comme le marquis donnait quelques sous à un petit gamin de treize ou quatorze ans qui se tenait là, debout, de l'autre côté du ruisselet, près de son pont, miss Meredith regarda l'enfant, blond comme de la paille, les cheveux tombant droits des deux côtés d'un visage frais et rouge, recuit et tanné déjà par le vent de mer. En même temps, le petit reconnaissait l'Américaine et disait, sa casquette à la main, en fouillant dans sa veste après avoir glissé en poche les sous donnés par le marquis: --Ah! tout justement, mademoiselle, j'allais, à la marée haute, aller à votre villa! --Par exemple, fit le marquis, nous voici en pays de connaissance! L'enfant hochait la tête et, de ses beaux yeux bleu clair, regardait Éva avec l'expression reconnaissante d'un bon chien dévoué. --Mademoiselle?... Je crois bien qu'on la connaît! Et l'autre, donc! L'autre! Georges n'avait pas besoin de demander à l'enfant le nom de cette autre et, tout bas, il la nommait lui-même: Sylvia--il devinait des visites de charité et de bonté à des pauvres--et il regardait ce petit qui tirait de sa veste un morceau de journal enveloppant un objet qu'il en sortait précieusement, tendant à Éva un bracelet d'or, mais dont la chaînette pendait, cassée: --Oui, voilà un machin qu'on a laissé tomber chez la maman, hier... l'une ou l'autre! --C'est à Sylvia! dit miss Meredith en prenant le bracelet. --Et comment mistress Norton l'a-t-elle perdu chez cet enfant? demanda le marquis. Éva se mit à rire. --Oh! nous avons nos petits secrets! --C'est, dit alors le petit à M. de Solis d'un air entendu, des dames qui viennent comme ça voir comment que va maman, qui est malade.... Et alors donc hier.... Mais Éva interrompait le petit, voulant lui laisser le plaisir de rapporter lui-même le bracelet à Sylvia. --Suis-nous, mon enfant. Et elle prenait, avec le marquis, le chemin de la villa, pendant que le gamin, marchant à leurs côtés, expliquait, doucement, d'une voix un peu traînante, la vie qu'on menait, dans cette maisonnette de pêcheurs où parfois venaient les Américaines, la demoiselle qui était là et l'_autre_. Oh! on avait eu de la peine, cet hiver, chez les Ruaud!... Le père avait eu un frère mort à la mer, du côté d'Ostende. Ils étaient associés, les deux frères. Et la mère souffrait, geignait, depuis des temps, avec les fièvres. Lui, le petit, se faisait quelques sous par jour avec ses ponts, pendant l'été. L'hiver, il allait à l'école. Quand il serait grand, il serait marin, comme le père Ruaud, marin de l'État d'abord, puis pêcheur, comme tous les siens. Et, tout en racontant cette humble vie, laborieuse, triste--il arrivait devant la villa des Norton--et Éva, ayant demandé si mistress Norton était chez elle, la jeune fille disait au petit Ruaud: --Allons, viens! Viens te faire remercier par l'_autre_!--Vous entrez aussi, monsieur de Solis? Georges hésitait. Il lui semblait qu'il commettait une indiscrétion en revenant, si vite, chez Sylvia. Mais aussi pourquoi, puisqu'il accompagnait miss Meredith, ne lui servirait-il pas de cavalier jusqu'au salon? * * * * * Sylvia était là justement, dans cette même pièce où, la veille, Georges de Solis l'avait revue, où elle lui avait, comme à travers un fossé creusé par les années, tendu une main amie. Elle parut heureuse de sa venue. --A la bonne heure! je craignais que votre sauvagerie.... Elle s'arrêta, craignant de trop dire. Elle essayait de sourire, mais elle était moins rassurée qu'elle ne voulait le paraître. Elle s'expliquait, par le sentiment qu'elle éprouvait, l'empressement de M. de Solis. Mais pourtant si tôt, si vite! Et allait-elle, maintenant, vivre près de lui, le voir souvent? --Ma chère Sylvia, dit miss Meredith, une autre fois, attachez mieux votre bracelet. Voici celui que vous rapporte le petit Ruaud. L'enfant, qui tournait autour de lui des yeux étonnés, de beaux yeux bleus, et regardait ce salon avec le respect des splendeurs d'une église, se retourna vite en entendant son nom. --Oui, paraît que c'est votre bracelet, madame, dit-il à Sylvia. Il s'aura détaché pendant que vous parliez à la mère, chez nous. Et alors, c'est le père qui l'a trouvé au pied du lit en rentrant de la pêche et qui a dit: «Francis, porte ça le plus vite possible à ces dames américaines! Elles peuvent en avoir besoin pour aller à la fête!...» Un bon rire clair de miss Meredith interrompit le pauvre petit. --A la fête! dit la jeune fille, ah! très joli! Francis Ruaud demeurait un peu confus en entendant ce rire: il avait peur d'avoir dit quelque sottise. Mais Sylvia le rassura bien vite: --Un brave homme, ton père! Tu lui diras merci pour moi! Mon bracelet.... Elle le prenait des mains d'Éva et cherchait à le rattacher à son poignet. --Voulez-vous me permettre?... dit machinalement M. de Solis. --Pourrez-vous? --C'est... c'est assez difficile, disait le marquis, dont les doigts effleuraient l'épiderme de Sylvia; il est joli, ce bracelet, plus fin que ces gros bijoux anglais... ou anglo-américains que portent vos compatriotes. --Merci, interrompit Éva, merci pour moi! J'en ai, de ces horreurs-là! J'en porte, de ces gros bijoux! Elle montrait au marquis la lourde chaîne d'or qu'elle avait au poignet, avec un cadenas et un petit trousseau de clés comme fermeture. --Je vous demande pardon.... Je n'avais pas vu.... Et Georges balbutiait, tandis que miss Meredith ajoutait, sans malice: --On ne voit que ce qu'on regarde.... Et s'approchant de Sylvia: --Allons, vous ne saurez jamais, monsieur le marquis! Laissez.... On dirait que votre main tremble.... Du reste, dit-elle, la chaînette est brisée. Sylvia, un peu pâlie, avait remercié M. de Solis et, ne sachant que dire pendant que miss Meredith essayait de rattacher le bracelet, elle demandait à Francis: --Et comment va la maman? --Comme ci, comme ça, madame; merci bien! C'est dans les reins que ça la tient maintenant après ses fièvres! Un mauvais tour qu'elle a pris en poussant le cabestan!... Ça sera rien, qu'elle dit. Mais voilà, elle crie, elle crie, et ça ennuie papa!... --Ah! ça l'ennuie?... fit Éva. Le petit Francis hochait la tête, l'air très sérieux, une expression de songerie, de raison triste passant sur sa bonne figure naïve d'enfant. --Faut être juste, il dit comme ça qu'il a besoin de sommeil pour se reposer de la fatigue et, quand il faut se lever au fin matin, pour le bateau, et qu'on a passé une nuit blanche... dame, on est grinchu! C'est égal, il est dur tout de même pour la maman, le père! --Pauvre femme! dit Sylvia. --Et pour toi? Est-il dur aussi? demanda Éva. --Oh! oui, bien dur aussi pour moi! Et dur pour lui! Il est comme ça, on ne se refait pas! Oh! c'est un gas! Fait pas bon flâner avec le père Ruaud! Et quand il a ses mauvaises minutes!... --Ses mauvaises minutes? demanda encore miss Meredith! Qu'est-ce que c'est? L'enfant regarda la jeune fille bien en face. Il tournait sa casquette entre ses doigts et il eut un sourire bizarre, mélancolique presque. --Bé dame! dit-il, c'est, des fois, quand il a un grain d'eau-de-vie de trop! Alors! Ah! alors! --Eh bien, alors? dit le marquis. --Rien, monsieur! Voilà! Ce n'est pas toujours gai! --Mais encore.... --Eh! bé dame!... les coups.... Ça pleut, les coups! Il cogne, c'est rien de le dire! Voilà!... --Ah! dit Sylvia. Et il frappe votre mère aussi? --Dame! il ne sait pas, cet homme, dans ses minutes!... Il est parti!--Et l'enfant se touchait le front.--Oui, parti! C'est égal, c'est tout de même pas chic! Et dans ce mot vulgaire, dit tout bas, avec un hochement de tête profond, il y avait tout un petit monde de pensées, de larmes d'enfant refoulées, et de longues, longues heures tristes. --Et, tu l'aimes, ta mère? --Dame! dit l'enfant, c'est maman! --Et ton père? C'était Georges qui interrogeait. --Aussi! répondit l'enfant. --Malgré?... --Dame! c'est papa! --Comment t'appelles-tu de ton petit nom? demanda le marquis. --Francis.... Francis-Joseph Ruaud. --Quel âge as-tu? L'enfant cherchait. --Voyons donc.... Douze... treize.... J'ai eu douze ans aux harengs de l'an dernier. --Alors, ça doit te faire treize, dit Éva. --Dans ces environs-là, oui, répondit l'enfant sérieusement. --Et tu veux être marin? demanda Sylvia, qui le tutoyait maintenant comme les autres. --Oui, je le disais à la demoiselle et au monsieur, tout à l'heure. Marin. Mais pas tout de suite marin de l'État, marin de la côte. --Pourquoi? --A cause de mes vieux! --Le père? dit Georges. --Et la maman. Oui, j'aimerais autant vivre avec et leur donner un peu de ce que j'aurais... quand je gagnerai. Oh! vous savez, je gagne déjà! Mais je suis ambitieux. --Tu dis? --Ambitieux! répéta fièrement le petit. Je veux plus que ça! --Qu'est-ce que tu gagnes? --Oh! bien... des fois, par jour... six sous. --Combien? demanda Sylvia, effrayée de tant de misère. --Six sous! Des fois, mais c'est rare, huit, dix. --Et le père? --Dans ces environs! Mais plus! oh! plus lui! Seulement, comme il n'a pas de bateau ponté, une méchante barque seulement et qu'il faut encore payer les amorces--c'est _gaille_, les poissons, ça aime manger frais--alors... il reste pas grand'chose au bout du compte! --Et, au baccara, en une nuit, votre cousin Bernière.... Je regrette qu'il ne soit pas là, dit miss Meredith. --Et, avec ce peu d'argent, dit encore Sylvia, vous vivez? --Oh! on a des aubaines. Quand on prend quelque beau poisson, un bar, ou qu'on trouve un bon gros tourteau.... Eh! donc, on peut mettre le pot-au-feu... le dimanche.... --C'est un événement, le pot-au-feu? dit Georges. L'enfant sourit. --Eh bien! Francis, dit mistress Norton, voilà pour toi... oui, pour le bracelet.... Elle tendait aux petites mains gercées du gamin une pièce d'or qu'il prit, joyeusement, en devenant tout rouge. Mais il n'osait la garder, il la tendait à son tour à l'Américaine, effrayé, inquiet de cette joie: --Oh! madame! C'est trop! Vaut pas la peine!... Non, madame, c'est pas pour ça que je le rapportais, allez!... C'est pas pour ça! --Je le sais bien, mon enfant. Mais je tiens à ce que ta mère puisse se soigner comme elle voudra. C'est pour elle! --Merci pour maman, alors! dit le petit. --Et je veux que tu m'en donnes des nouvelles, tu entends?... Reviens souvent... souvent, mon enfant.... --Avec plaisir, madame. Quand je n'aurai pas à faire mes ponts ou quand mes filets seront à sécher, parce qu'autrement... papa.... Et il faisait, en souriant, le geste de lever le bras. --Salut, monsieur, madame et la compagnie. Et si, quand je reviendrai, vous n'y étiez pas, à votre villa, alors, n'est-ce pas, je demanderai à monsieur? Et il désignait Georges de Solis. --Pourquoi monsieur? dit Éva, étonnée. Francis comprit qu'il se trompait et dit à Sylvia: --Ah! ce n'est pas votre mari? --Quelle idée! fit Éva. --Pardon, excuse, ajoutait l'enfant, j'avais cru! * * * * * Il s'était fait brusquement, dans le salon, un silence gêné. Éva et Sylvia se regardaient, un peu embarrassées; et la jeune femme même baissait les yeux dans un trouble presque douloureux, pendant que Francis Ruaud demandait à miss Meredith: --Par où qu'on s'en va? Je saurais pas mon chemin. --Je vais te reconduire, dit Éva. Et l'enfant, saluant encore mistress Norton et le marquis, miss Meredith sortit avec lui, laissant M. de Solis seul avec Sylvia, dans ce salon où le petit Francis venait de toucher, sans le savoir, inconscient de ce martyre, la blessure de ces deux êtres condamnés à souffrir. VI Ils étaient seuls, en face l'un de l'autre, seuls, après des années, seuls après la séparation de leurs deux existences, leur double vie continuée au hasard des destins, avec les océans et l'espace pour les séparer. Ils étaient seuls et une sorte de timidité presque douloureuse leur venait tout à coup, à l'un et à l'autre, comme si chacun de ces deux êtres craignait d'en trop dire au premier mot qu'il allait prononcer. Norton était au Havre, à son «office», expédiant des instructions à New-York. Mais ni Sylvia ni M. de Solis ne pensaient à Norton. Ils ne songeaient qu'à leur passé, à ce cher passé qui n'avait point de nom, à ce qu'il y avait de tranché dans leur destinée, à tout ce qui aurait pu être, à tout ce qui n'était pas et qui ne serait jamais. Pas un mot, d'abord. Puis, doucement, une sorte de contemplation muette et triste qu'à la fin Georges interrompit en disant: --Avouez qu'il y a d'étranges hasards dans la vie! --Lesquels? demanda Sylvia comme si elle ne devinait pas ce qu'il voulait dire. Et, lui: --Là, tout à l'heure, ce pauvre enfant ne pouvait guère se douter des souvenirs qu'il réveillait. --Quels souvenirs? Elle s'efforçait de se dérober encore à la confidence qui montait aux lèvres de Solis. --Quels souvenirs? Vous les avez oubliés? fit-il. --Je ne dis pas cela, répliqua mistress Norton froidement, mais je sais qu'il serait assez cruel de me les rappeler. Et à quoi bon? --Aussi vous demandé-je bien pardon d'y avoir fait allusion presque involontairement, si je puis dire! Mais cet enfant.... Et Solis hochait la tête. --Il n'y a que les mains innocentes pour vous faire souffrir sans le savoir! Sylvia essaya de sourire. --Bah! dit-elle. Vous n'en êtes pas, monsieur de Solis, à ignorer que l'existence est une suite plus ou moins longue de souffrances plus ou moins consolées. Il releva le mot vivement. --Consolées?... Voilà un mot qui est presque aussi douloureux pour moi que la méprise du petit Francis Ruaud! --Douloureux! Pourquoi? demanda Sylvia. --Parce que je ne suis pas, moi, de ceux qui savent se consoler! M. de Solis avait mis un tel accent de sincérité douloureuse dans ses paroles, que l'honnête femme, mélancoliquement, lui répondit, avec une douceur voulue et comme implacable, pour lui donner à entendre que tout était fini, passé, enfui: --Il faut pourtant prendre la vie comme elle est, mon cher marquis, ni souriante ni tragique, un peu terne, un peu grise; mais, tenez, comme la mer aujourd'hui, ayant cela de bon que chaque jour emporte un peu de notre destinée, comme chaque vague, là-bas, emporte quelque débris tombé sur la plage. --Alors, dit Solis en baissant la voix, et un tremblement dans cette voix, tout ce qui a été... est loin, emporté, bien loin? --Pourquoi me demandez-vous cela? fit Sylvia. Ce n'est pas bien à vous de chercher à savoir ce qui peut rester de vous dans ce coeur de femme.... Je ne vous ai jamais oublié.... Vous me connaissez assez pour savoir que je suis fidèle à une affection comme à un serment! Mais il faut, vous, oublier devant la femme de Richard Norton que vous avez pu rêver, autrefois, de lui donner votre nom? Le sort ne l'a pas voulu.... Mon père a conseillé, exigé ce mariage.... Il y voyait pour moi toutes les promesses de bonheur futur, un mari dévoué, courageux et bon, et vous avouerez, ajouta la jeune femme, que mon pauvre père pouvait plus mal choisir! --Il n'y a pas d'homme au monde que j'aime plus profondément que Richard, répondit Solis. Mais--vous pardonnerez à mon amitié ces questions qui me viennent aux lèvres maintenant chaque fois que je vous vois--les promesses de bonheur que votre père entrevoyait pour vous, l'avenir les a-t-il tenues? Je vous répète que c'est le plus fidèle et le plus respectueux de vos amis qui vous parle, madame.... Je vous avoue que je me sens inquiet en vous devinant triste.... Et, vous avez beau dire, chaque vague, là-bas, n'emporte pas toutes les épaves.... Non, non.... Il en restera, tout à l'heure, sur le sable.... Il en restera au fond de nos coeurs! --Ce n'est la faute de personne, dit Sylvia nettement, si je suis souffrante, et c'est au docteur Fargeas qu'il faut demander de me guérir. Le reste du monde n'y est pour rien. --Alors, vous êtes heureuse? Il la regardait, un peu anxieux, souhaitant et redoutant à la fois sa réponse. --Je suis heureuse, parfaitement heureuse! dit-elle sans paraître se contraindre ou mentir. La voix de Solis s'altéra un peu. --J'aime à tenir cette assurance de vous-même. Cela me rassure et me console légèrement à mon tour. J'aurai plus de courage à me résigner! --Vous résigner?... --Ah! dit-il avec une sorte de brusquerie, tout le monde ne peut le trouver aussi facilement que vous, ce bonheur dont vous me parlez! D'autres, pour rencontrer l'oubli qui vous attendait à votre foyer, courent l'univers et usent leur vie à chasser un souvenir qui les poursuit partout! Ils s'imaginent que les êtres qu'ils regrettent souffrent des mêmes regrets, éprouvent les mêmes angoisses au souvenir des rêves perdus! Ah! bien oui!... Esprits chimériques! Chasseurs de romans! Coeurs naïfs! Ils retrouvent, quelque beau jour, l'être dont ils se sont éloignés... qu'ils ont voulu fuir; et, quand ils redoutent de rencontrer chez lui une tristesse égale à la leur, alors ils se heurtent à je ne sais quelle pitié consolée, à une résignation devenue un bonheur. Ils n'ont qu'une chose à faire, voyez-vous, décidément:--reprendre le voyage interrompu, aller au hasard devant eux et disparaître. Peut-être qu'eux aussi pourront jeter, en chemin, à la volée, le fardeau de leur premier rêve! Le regard doux, confiant et attendri de Sylvia enveloppait Solis comme d'un grand reproche et, mistress Norton, tristement, devant cette amertume soudaine: --Vous me disiez, tout à l'heure, que vous étiez le plus dévoué de mes amis! Est-ce un ami qui parle comme vous le faites? Et que me reprochez-vous, après tout? D'accepter la vie telle qu'elle est? Cela ne s'appelle pas une résignation, comme vous dites, mais un devoir.... Vous avez raison, Georges...--et il tressaillit à ce nom d'autrefois--le mieux, à présent, est de vous éloigner, de me laisser dans ma paix, dans la tristesse ou la joie de ma vie nouvelle.... Chaque parole que vous me diriez me serait douloureuse et, en dépit de ce que vous pouvez croire, le souvenir de nos pauvres honnêtes rêves de jeunes gens, autrefois, est assez vivant dans ma pensée pour que votre présence ravive des regrets que je croyais effacés pour toujours.... --Des regrets? --Vous voyez bien, dit-elle encore, se méprenant au cri d'espoir de Solis, que le moindre mot peut devenir cruel entre nous.... Vous me disiez que vous vouliez reprendre votre existence de chercheur.... Vous avez raison. Et je remercierai le hasard de m'avoir permis de venir en France pour vous avoir revu et vous avoir supplié de m'oublier; mais tout à fait, cette fois, tout à fait.... --Vous fuir! s'écria-t-il. Est-ce que je puis, Sylvia? Vous oublier? jamais! --Eh bien, au moins ne me le dites pas! Je croirais que vous avez plaisir à m'affliger! Gardez-moi le secret de votre affection, comme vous gardez cette affection elle-même! Laissez-moi croire qu'on peut effacer de son coeur même ce qui y semble le plus profondément imprimé.... Et faites-vous une vie nouvelle, mon ami, digne de vous, de votre courage, de votre science! En un mot, vous qui me reprochez d'être heureuse... tâchez d'être heureux! Elle ajouta, cherchant toujours un sourire qui la fuyait: --C'est peut-être ce que j'attends pour être consolée!... Mais il ne répondit, lui, que par un grand cri, un cri désespéré d'amour: --Le bonheur! Il était avec vous, le bonheur! --Eh bien! dit Sylvia, toute tremblante, je vous assure que vous le trouverez ailleurs.... Il doit en rester, allez! Je l'ai bien peu, si peu dépensé! La mélancolie de ces derniers mots fit vibrer les nerfs de Solis et, prenant les mains de Sylvia dans un élan de tendresse dévouée: --Ah! vous voyez! Vous voyez bien que vous souffrez! --Égoïste, dit-elle doucement, vous croyez donc avoir seul le droit de souffrir?... * * * * * Elle venait de trahir, avec sa résignation souriante, l'état même de son âme. Mais, par une sorte de pudeur ou de crainte, rapide, elle se reprenait bien vite, faisant glisser ses mains d'entre les mains de Georges; et, pour couper court à ces confidences qui l'oppressaient, l'entraînaient sur la pente des souvenirs, elle s'échappa, en quelque sorte, elle parla longuement de la mer, de Mlle Offenburger, de tout ce qui était banal, d'usage courant et formait la conversation de tout le monde. Mais la pensée de Georges était ailleurs; il n'écoutait pas, répondait machinalement et se sentait heureux pourtant d'être auprès d'elle, enveloppé comme d'une torpeur de rêve. Ils étaient là, dans ce duo de propos inutiles qu'ils échangeaient comme pour se fuir eux-mêmes, depuis un moment, lorsque le pas de Norton leur arriva, et ils n'eurent aucune sensation de crainte ou d'ennui lorsque Richard entra. Au contraire, la venue du mari les délivrait presque d'une angoisse. A travers les banalités dernières, ils sentaient que des aveux, des tendresses montaient, et ni elle ni lui ne voulaient s'y laisser gagner. Norton était donc le bienvenu. Il parut soucieux, d'ailleurs, à Solis, et Sylvia le trouva fort pâle. Un bon sourire éclaira pourtant son visage rude lorsqu'il tendit la main à son ami, puis quand il demanda à mistress Norton si elle se sentait mieux, si le docteur Fargeas était content d'elle: --Je n'ai pas vu le docteur aujourd'hui! --Tant mieux, ma chère; cela prouve qu'il n'est pas inquiet de votre état. Ils parlèrent alors pendant quelques instants encore de choses indifférentes, Norton laissant cependant entrevoir quelque crainte vague à propos de certaines mines qu'il ne nommait pas. Puis Sylvia demanda à M. de Solis la permission de se retirer. Elle était un peu lasse et reverrait le marquis bientôt. Et, dans le salut qu'elle lui donnait, elle mettait une bonne grâce, une mélancolie pleine de sous-entendus que devinait Georges et qui voulaient dire: «Eh bien! oui, nous nous aimions. Mais le voilà, celui que je dois aimer!» Solis avait parfaitement compris. Il la regardait s'éloigner avec l'impression que la douceur des paroles échangées tout à l'heure aboutissait à la constatation cruelle de cette réalité: toutes les rêveries se heurtaient à un fait et s'y brisaient. Il lui semblait être tombé du haut d'un rêve et il se retrouvait à présent devant le mari, ce vivant obstacle, ce rival qui était son fraternel ami. En dépit de sa propre souffrance, qui lui donnait bien le droit égoïste de ne songer qu'à lui-même, Georges remarqua alors une sorte de nervosité, une inquiétude, chez Norton. Est-ce que quelque complication était survenue du côté de l'Amérique? Pris par tant d'intérêts divers, Norton ressemblait à un général d'armée surveillant ses troupes engagées à la fois de tous côtés. Il devait y avoir, évidemment, une préoccupation matérielle quelconque chez l'Américain, mais, à la première question du marquis, Richard répondit vivement que ce n'étaient pas les affaires qui l'obsédaient en ce moment. Pas le moins du monde. --Et qu'est-ce donc? demanda Solis. --Mon Dieu! fit Norton, c'est assez absurde, et pour l'homme tout d'une pièce que vous savez, cela va vous paraître peut-être un peu ridicule. Je deviens nerveux, moi aussi, je suis à la mode. La grande névrose, vous savez! Je vais passer à l'état de client du docteur Fargeas. Oui, moi, le Yankee, l'homme de basalte, l'homme de fonte, l'homme-machine! Il essayait de rire. --Je ne dors pas, je ne dors plus. C'est idiot. Et, dans l'insomnie, il me passe une infinité de visions par la cervelle. --Vous n'avez rien, demanda Georges, qui puisse vous attrister? --J'ai cela, d'abord, ma santé, fit Norton. Visiblement, depuis que je suis en France, je subis une sorte de crise. Je n'en dis rien, ne voulant ni inquiéter mistress Norton ni me donner l'apparence d'une petite maîtresse nerveuse, ce qui serait bouffon avec mon apparence de boeuf américain. Mais, enfin, le fait est là. Ai-je trop travaillé, surexcité mes nerfs outre mesure? C'est possible. Ce qui est certain, c'est que ces insomnies _m'écrasent_, pour parler comme Offenburger. Je n'ai plus qu'un sommeil difficile, coupé de réveils brusques.... Le cerveau galope, galope toujours, comme un cheval lancé, tandis que le corps veut sommeiller. J'ai des bourdonnements, comme des sons de cloches dans l'oreille... ce que les bonnes gens plus vulgairement appellent le tintouin... et--Norton souriait--c'est peut-être que je m'en suis donné trop, du tintouin. Bref, j'éprouve une lassitude visible.... Cette perte du sommeil m'agace et il m'a fallu une certaine énergie pour renoncer à l'usage de ce chloral qui m'endormait, la nuit, mais m'abrutissait au réveil.... Alors, je veille... je pense.... Les nuits passent; mais dans ces veillées de fièvre, des idées tristes, absurdes, me tracassent le cerveau et m'obsèdent. Je vous demande pardon de vous parler de tout cela, mon cher Georges, moi qui vous disais toujours de substituer l'action au rêve et de vous moquer des diables bleus. Mais j'ai comme besoin de me livrer, de parler, de jeter au vent d'une confidence tout ce qui m'étouffe et m'inquiète. Mon corps est ici, mais ma pensée est là-bas, en Amérique. Je travaille comme un nègre; toutes ces existences d'ouvriers, de mineurs, de négociants, d'armateurs, de chauffeurs de locomotives, suspendues à la mienne, me préoccupent et j'ai bien peur d'une chose.... --Laquelle? demanda Solis. Mais Norton s'était arrêté. Puis, nerveusement, comme si une impulsion intérieure le contraignît à déclarer ce qui était, en réalité, la grande inquiétude de sa vie: --Eh bien! dit-il, j'ai bien peur d'avoir usé mon bonheur intime à faire vivre tant de gens! --Votre bonheur? C'était le même mot, prononcé tout à l'heure par la femme, qui se retrouvait sur les lèvres du mari. Le bonheur! Mot éternel de l'humanité éprise de ce rêve, cri d'angoisse de tous les êtres, appel désespéré vers la terre promise, la terre inconnue.... Le bonheur! --Oui, fit Norton, je ne suis pas heureux, et cela tout simplement parce que Sylvia n'est pas heureuse. Solis sentit à ce nom de la jeune femme, nerveusement prononcé par le mari, une sorte d'angoisse brutale le prendre à la gorge, tout à coup, comme une angine. Il eût voulu que la conversation en restât là, éprouvant subitement une certaine gêne. Ce tête à tête subit prenait un caractère inattendu de solennité qui troublait le jeune homme jusqu'à l'irriter. --Comment Mme Norton ne serait-elle pas heureuse? dit-il d'un ton bizarre, pour couper court à un silence presque gênant, car maintenant Norton songeait, muet, regardant, sans les voir, l'horizon et la mer, au loin. Elle a tout pour être parfaitement heureuse. Ce sont des idées que vous vous faites là!... Vous l'aimez.... --De toute mon âme! --Elle vous aime, dit Georges un peu plus bas. Norton n'avait pas répondu et s'était mis à marcher, baissant la tête, s'arrêtant parfois pour regarder machinalement le tapis, l'oeil perdu. --Mon cher ami, dit-il brusquement, on ne sait jamais si une femme vous aime ou ne vous aime pas; ou plutôt on devine bien, quand on n'est ni un sot ni un fat, qu'elle ne vous aime plus ou ne va plus vous aimer, alors même qu'elle croit peut-être, de très bonne foi, vous aimer encore. --Vous rappelez-vous miss Harley? Vous ne trouvez pas que Sylvia est changée? demandait-il tout à coup à Solis qui essayait de sourire. --Non. Je trouve mistress Norton toujours la même. --Eh bien, elle est non seulement souffrante, mais malheureuse, j'en suis certain! dit Norton brusquement. Elle aussi avait attendu de la vie des bonheurs que la vie n'apporte point. Et puis l'homme qu'elle a épousé était tout autre que celui que je suis devenu. J'ai beau me donner tout à elle, je me dois aussi à ceux qui vivent de moi, là-bas. Elle m'a aimé, elle ne m'aime plus. * * * * * Il ne savait pas quelles tortures il infligeait à Georges; il semblait à Norton qu'il eût une satisfaction à se livrer, à écarter les bords de la plaie pour en montrer le fond. Il avait cette âpre joie des souffrants qui éprouvent à aggraver leur douleur des voluptés morbides. A qui se fût-il confié, d'ailleurs, sinon à cet ami, plus jeune que lui, mais dont l'affection certaine lui plaisait? Et puis, il ne raisonnait pas, il ne calculait pas. Nerveusement il se laissait emporter à ces confidences; il dégonflait son coeur avec une amertume qui lui faisait du bien, le consolait. Non, Sylvia ne l'aimait plus. Il en était certain. Les vagues mélancolies, les songeries de la jeune femme, ces nervosités qui résistaient à la science même du docteur Fargeas ne lui laissaient aucun doute. Il l'avait condamnée à une vie qui pesait lourdement sur ses épaules. --Une journée de notre existence ressemble, quoi que je fasse, à toutes les autres journées. C'est la monotonie dans le labeur. Et, ma parole, il est des moments où je rejetterais volontiers le fardeau de toutes ces affaires et où, et égoïste, j'essayerais enfin de ne vivre que pour moi, pour moi seul et pour elle! --Eh bien! dit fermement Solis, pourquoi ne le faites-vous pas? --Pourquoi? Pourquoi? Norton haussa les épaules. --Demandez à mes mineurs, à mes ouvriers, aux gens de mes _ranchs_, s'ils n'ont pas autant besoin de moi que j'ai besoin d'eux. --Sans aucun doute. Mais, les mines vendues, un directeur nouveau les ferait vivre aussi bien que vous, vos mineurs! --C'est une question, ça, dit Norton. J'ai englouti des sommes énormes dans cette exploitation qui est difficile. Un autre, un nouveau venu procéderait par voie de réformes économiques et il y aurait plus d'un foyer sans soupe le soir, parmi mes braves gens! --Alors c'est par philanthropie que vous continuez à rester dans les affaires? --C'est par devoir. Il y a comme une immense grappe humaine pendue à moi. Ça me fait plaisir. Et, dans un relèvement de tête, l'Américain se redressait, comme s'il eût eu là, autour de lui, des milliers et des milliers de gens qu'il traînait, qu'il faisait vivre. --J'ai l'orgueil d'être le distributeur de pain à tout une foule. Oh! ce n'est pas l'embarras. J'ai trouvé ici même des gens tout prêts à partager ma mission. --Offenburger? demanda M. de Solis. --Offenburger, justement. --Je l'aurais parié. Il faut que le banquier sente non pas de la philanthropie, mais des pépites dans l'affaire pour qu'il y mette l'ongle. C'est un malin, Offenburger! --Et c'est un bon homme, en fin de compte, dit Norton. Infatué de son argent, glorieux, bruyant, mais pas méchant. Il vous trouve très aimable, par parenthèse. Parbleu, dit l'Américain, si vous vouliez vous marier, voilà une occasion: Mlle Hélène est assez jolie, je pense.... --Très jolie! Mais elle a deux grands défauts: elle est trop riche.... --On le lui passera, ce défaut-là! --Et trop savante! --Elle est de son temps. --Alors j'aurais mieux aimé vivre du temps de sa mère, qui devait être jolie, jolie, si elle lui ressemblait. Drôle de filiation! dit le marquis. Le père, Hambourgeois et juif; la mère, Anglaise et protestante. Qu'est-ce qu'elle est, Mlle Hélène? --Catholique! --Complet! Le méli-mélo de la société actuelle! Et il essayait encore de sourire, se sentant pris d'une envie de fuir, ne sachant pas comment détourner de lui les confidences navrées de ce mari dont l'affection allait à lui naturellement. Il s'efforçait d'enrayer l'entretien par quelque ironie qui était sur ses lèvres et non dans son coeur, puis tout à coup, se sentait étrangement troublé parce que Norton, d'un mouvement instinctif, lui saisissait la main et disait, la voix brève: --Au fait, vous avez raison! Ne vous mariez pas. Il y a trop de douleurs dans ce voyage à deux où l'un laisse fatalement l'autre en chemin. Et quand on s'est senti aimé d'un amour vrai, rien, vous entendez, rien n'égale la souffrance de celui des deux qui devine à un moment donné qu'on ne l'aime plus, que c'est fini, que la pensée de l'être adoré va ailleurs, qu'on en aime un autre! Eh bien! moi, mon cher, j'en suis là. Et voilà le fond de mon coeur! Et voilà pourquoi je souffre à crier, à me briser la tête contre la muraille! Solis sentait, sur sa main, la pression brûlante des doigts de cet homme secoué d'une fièvre nerveuse. Il avait ressenti, lui aussi, une secousse, comme l'engourdissement soudain d'un choc électrique, lorsque, presque malgré lui, avec rage, Norton avait laissé jaillir cette confidence, chaude comme un jet de sang: --Un autre! On en aime un autre! Un éblouissement avait zigzagué devant lui; et, d'instinct, son cri avait été une consolation donnée, un mensonge fait à Norton et à lui-même: --Allons donc! C'est de la folie! Mistress Norton n'aime que vous! Et, s'entendant parler, il avait éprouvé une sensation qu'il pouvait analyser jusque dans son trouble: il lui semblait qu'il avait répondu trop vite et que sa voix, en parlant, tremblait, comme si le mensonge eût éclaté, visible. Il l'aimait, il l'aimait cette Sylvia dont Norton regrettait l'amour. Et cet amour, son cri poussé n'allait-il pas le trahir? --Oh! je ne dis pas que mistress Norton ne soit point ce qu'il y a de plus honnête en ce monde, répondit le mari avec un amer appétit de confidences; je dis qu'elle m'échappe, qu'elle se réfugie pour me fuir, moi qui suis la réalité, dans quelque rêve, quelque songerie, quelque roman.... Cet autre, dont je parle, je ne veux pas dire qu'il existe; mais ce que je sais, ce que je sens et ce qui me torture, c'est que je ne suis plus seul dans la pensée de Sylvia; c'est que la vie que je lui ai faite a abouti pour elle à une déception; c'est que, moi l'adorant à éprouver une joie rien qu'à vous parler d'elle, nous sommes, elle, malheureuse à crier, moi, malheureux à pleurer. Voilà la vie, mon cher! Et il y a des gens qui font des lâchetés pour la conserver! Solis était effrayé de cet état d'âme, de cette souffrance du mari qui, avec une acuité singulière, lisait à livre ouvert, dans le coeur de sa femme, et parlait précisément de cet «autre» que sa femme pouvait aimer--à qui?--à l'autre, à lui, Solis, à lui, l'aimé d'hier, le voleur d'amour de demain. Et il ressentait un sentiment de gêne atroce. Il eût voulu, encore une fois, arrêter Norton dans ses confidences, et pourtant il ressentait une joie profonde à entendre parler ainsi de Sylvia. Il la revoyait, tandis que le mari parlait, avec son air triste et doux, et il l'entendait avouer qu'elle pourrait l'aimer. Georges avait un petit frisson presque terrifié. Il se demandait si, par hasard, Norton, qui ne pouvait cependant rien soupçonner, ne voulait point pénétrer son secret en lui livrant le sien. Mais le Yankee était incapable d'un machiavélisme semblable. C'était une souffrance intérieure qui, seule, le poussait à se livrer ainsi, comme si, en se dégonflant le coeur, toute l'amertume en eût coulé, par une fissure. Georges prit le parti le meilleur pour cacher son émotion, ce fut d'essayer encore de rassurer Norton en riant. Allons! Richard exagérait! Son état d'esprit lui montrait des fantômes où il n'y en avait pas. Comment Mme Norton n'eût-elle pas été heureuse, dans la vie qu'il lui donnait, et aimée comme elle se sentait aimée par lui? --Voulez-vous que je vous dise? fit Solis, vous êtes injuste envers le sort. Vous vous plaignez d'être trop heureux. --Je sais ce que je dis. Mais, après tout, quoi! il faut bien accepter les choses comme elles sont. Je vous demande pardon, seulement, de vous avoir ennuyé de ce que vous appelez mes fantômes. --Non, pas ennuyé, interrompit Georges, attristé. --C'est à peu près la même chose. Là-dessus, je vous prie de m'excuser, cher ami. Même à l'heure qu'il est, j'ai ma correspondance à achever. Quelques lettres à écrire, comme on dit dans vos comédies. Oubliez donc mon verbiage. Je ne suis pas bavard d'ordinaire. Mais, aujourd'hui, je me suis terriblement rattrapé. Je vous le répète: pardon. On a toujours tort de parler. --Même à un ami?... fit M. de Solis, un peu contraint. --Oh! mon cher, quand on se confie à un ami qui ne vous aime pas, on l'ennuie, et à un ami qui vous aime, on l'attriste! Allons, à demain! Et, imperceptiblement, le marquis hésita à serrer la main que lui tendait le mari. VII Georges de Solis, rentré chez lui, passa une nuit enfiévrée, se demandant ce qu'il devait faire, avide de repartir, se trouvant là entre ces deux êtres, dont l'un, qu'il estimait, lui laissait deviner une douleur profonde, débilitante comme une plaie cachée. Et c'était lui qui, par une méchanceté du sort, causait toute cette peine, qu'il partageait. Que devait-il faire? Ah! s'il n'y avait pas eu près de lui la chère femme qui ne vivait que de sa vie, comme il eût repris son existence de hasards, à l'aventure, secouant ses douleurs par les cahots de la route, comme on secouerait un sac de cailloux coupants, aigus, pour les user! Partir! C'était la seule pensée bien nette qui lui vînt à l'esprit, soit qu'il s'étendît dans son lit, soit qu'il se relevât pour regarder à travers les vitres, sous la lune claire, la mer qui se gonflait au loin. Oui, partir! C'était ce que lui conseillait la sagesse, dans le désarroi de sa raison. Le vaste monde avait encore des solitudes pour les êtres affamés d'oubli, comme lui, ou affolés d'action comme les pionniers de l'inconnu. Mais partir, quand il savait qu'on l'aimait, était-ce de la sagesse ou du la lâcheté? Car vraiment, oui, elle l'aimait. Il l'avait bien senti, lu clairement dans ses regards; il l'avait deviné, entendu! Et c'était lorsqu'il retrouvait Sylvia qu'il allait fuir comme autrefois, alors qu'il la croyait perdue? C'est que ce n'était point Sylvia qu'il fuirait, c'était la femme de Norton. Sa main avait tour à tour senti, à quelques minutes de distance, le frémissement peureux de la main de la femme et le loyal et sûr _shake-hands_ du mari. Oui, mieux valait se remettre en route, aller, non pas au hasard, mais vers quelque but utile et doter le monde d'une nouvelle terre ignorée ou laisser ses os en chemin, dans quelque coin perdu d'Afrique. Mais alors, mais toujours, quand sa fièvre colère semblait se changer en résolution, une image se dressait tout à coup entre lui et le but encore vague vers lequel il voulait aller:--le visage calme, souriant, aux yeux un peu tristes, sous des cheveux gris, de la marquise de Solis. Sa mère! Allait-il, une fois encore, la laisser seule et risquer de ne plus retrouver, lorsqu'il reviendrait, s'il revenait jamais, la chère isolée? Était-ce donc la chère femme qui devait supporter ainsi, l'innocente, le contre-coup des déceptions, des souffrances de son fils? --Pauvre mère! --Non, se dit-il, non, il ne faut pas s'éloigner de ceux qu'on aime quand les jours sont comptés pendant lesquels on peut encore les avoir, les choyer, les aimer. Il resterait donc, il ne serait plus l'errant qu'il avait été, il resterait auprès de celle que la science de Fargeas lui avait rendue, et ce fut sur cette détermination qu'il s'endormit un peu, à l'aube, comme si le jour naissant eût alourdi ses paupières tirées et brûlées par l'insomnie. * * * * * En descendant à la salle à manger, à l'heure du déjeuner, il fut tout heureux de revoir la marquise. Il l'embrassa ainsi qu'autrefois, dans le cou, comme lorsqu'il se blottissait près d'elle étant tout petit. Puis on se mit à table. Georges essaya, pendant le repas, de donner à tous ses propos un accent de gaieté qui semblait à Mme de Solis un peu factice. --Tu ne trouves pas, dit à la fin la marquise avec un petit sourire, que ce cristal sonne un peu faux? Elle touchait, du bout de son couteau, un verre qui rendit un léger son, triste et subtil. --Oui, ajouta la mère, il a beau vibrer, il doit être cassé. Pourquoi me fait-il penser à ta gaieté de ce matin? Georges ne répondait pas. --Je ne t'ai pas eu beaucoup hier, mon cher enfant. Oh! je conçois que le temps te paraisse moins long avec M. Norton qu'avec moi! Une mère a beau être une mère, ce n'en est pas moins une vieille femme! Et ton Américaine a toujours le don d'absorber ton esprit! --Je vous jure!... interrompit M. de Solis. --Ne jure pas. J'y vois très bien sans lunettes! Le déjeuner était achevé. La marquise se leva, disant en souriant: --Et veux-tu mon avis, mon pauvre Georges?... C'est une sottise, ou une folie! --Ce n'est pas une folie. --Où cela te mènerait-il? dit la mère presque brusquement. Le marquis répondit: --Nulle part... ou très loin! Car j'ai un moment songé, cette nuit, à me remettre en route, et sans vous, ma bien-aimée.... Mme de Solis hocha la tête: --Tu aurais repris le chemin du Tonkin ou celui du Congo? Et qui aurait payé les frais de l'aventure? Ta pauvre femme de mère qui est tout enchantée de t'avoir un peu par hasard, et qui te verrait repartir, pourquoi? Parce que tu as retrouvé à Paris une amourette de New-York! C'est absurde. Absurde et méchant! dit-elle, pendant que Georges s'asseyait devant elle sur une chaise basse et lui prenait doucement les mains, ces chères mains maternelles aux veines bleues un peu gonflées et qu'il baisait avec tendresse. Elle se dégagea, caressant la tête de son fils ainsi que jadis, et avec le ton câlin d'une berceuse--essayant d'endormir en lui une douleur, comme autrefois la fièvre: --Vois-tu, mon enfant, si tu veux partir, il ne faut pas aller si loin et, au lieu de recommencer à imiter Stanley ou M. de Brazza, si j'ai un conseil à te donner, tiens, c'est de venir t'enfermer à Solis avec moi! Tu reverras les vieilles allées de tilleuls où tu as couru tout petit. Ce n'est pas un Louvre, notre vieux Solis, mais c'est plein de bons souvenirs! Nous ferons nos vendanges comme autrefois... si la vigne a encore du raisin... et l'on te trouvera une gentille petite femme parmi les jeunes filles du pays, si Paris ne les a pas toutes fait envoler vers l'allée des Poteaux... comme des papillons!... --Ma mère! dit le marquis d'un ton où la tendresse même était un reproche. --Ah! tu te révoltes! Oui, j'ai mis dans ma tête de te marier. Il faut toujours finir par là, va. J'en parlais tout à l'heure avec M. Norton. --Norton! --Nous sommes des amis aussi, depuis sa visite d'hier. Il me plaît ce tailleur de chênes, ce manieur d'hommes! Je l'ai quitté sur la plage. Tu sais que je suis matineuse. Je sortais de la messe et je l'ai rencontré qui allait au télégraphe, l'air préoccupé. Je ne sais quelle dépêche il attend. Georges demanda: --Et vous avez parlé de moi? --De toi. --Norton a, cependant, assez de ses propres affaires, qui sont intéressantes, sans s'occuper de celles des autres, qui n'ont rien de grave! --Comment ça, rien de grave? Ton mariage possible! Rien de grave! fit la marquise. Pour toi, peut-être! Mais pour moi! Tu n'as donc jamais pensé à la joie que j'aurais de te savoir, avant de disparaître, heureux, las de courir le monde et enchanté de te reposer un peu, enfin! --A Solis? --Ou ailleurs! Tiens, demande un jour à mistress Norton elle-même si ce n'est pas le dénouement que sa raison et son amitié te conseilleraient! Je suis une vieille égoïste, mais--que veux-tu?--je suis lasse d'être toute seule au logis et de n'avoir de nouvelles que par une lettre de toi, datée de je ne sais combien de mille lieues ou par une dépêche de l'_Agence Havas_! Si j'avais su que tu me laisserais toute seule à Paris, vrai, je me serais remariée!... Je suis fort bavarde! J'aurais eu, du moins, quelqu'un pour m'écouter! Allons, va, cher enfant, si tu as besoin d'être consolé--si tu as quelque chagrin, quelque petite cicatrice cachée--et je devine ta cassure, comme dans le verre de tout à l'heure--pourquoi aller chercher au Kamschatka ce que tu trouveras au foyer de Solis!... --C'est que je ne tiens peut-être pas à la trouver, cette consolation-là, ma pauvre chère mère! Le sourire triste qui accompagnait ces mots donnait à la marquise la sensation que l'état d'esprit de M. de Solis était plus grave qu'elle ne le croyait. Elle en éprouvait une inquiétude nouvelle, qui se calma un peu lorsque Georges résuma l'entretien en disant que, consolé ou non, il resterait auprès d'elle, à Trouville, si la marquise y voulait achever la saison; à Solis, si elle voulait partir tout de suite. --Après tout, songeait-elle, cette passion pour l'Américaine pourrait bien n'être qu'un feu de paille, et, là-bas, dans le tête à tête, au fond du château, la mère aurait certainement raison de la mélancolie du fils. Elle n'attendrait même pas si longtemps pour essayer de couper court à ce roman dangereux, et sachant que mistress Norton était une honnête femme, la marquise se réservait de faire appel à Sylvia elle-même. * * * * * Le soir même, sous prétexte de demander à M. Norton des nouvelles de cette dépêche qui le préoccupait si fort, elle pria Georges de l'accompagner à la villa. Mme de Solis n'eût pas désiré faire cette visite que, tout naturellement, comme poussé par une force, le marquis se fût rendu chez Norton où il se jurait cependant de ne plus reparaître. Et, après cette première visite, d'autres visites se succédaient, amenant dans la promiscuité de la vie des eaux une intimité quasi quotidienne, malgré l'inquiétude éveillée de la mère, malgré les désirs de fuite du fils. Norton se livrait, parlant de ce monde d'affaires qu'il traitait, brassait, à distance, qu'il tenait comme au bout du câble transatlantique, inquiet de ce qui s'agitait dans la ville enfumée, _Smoky town_, _Norton City_, qui portait son nom, préoccupé de ses puits de gaz naturel de Pittsburg, de ses mines de Saint-John, de ses _offices_ de New-York, la _Cité Empire_, remuant un monde à travers l'Atlantique et ne songeant cependant, en réalité, qu'à la santé de cette femme pour laquelle il venait quémander, lui, le roi du fer, du pétrole et de la houille, la science du maître de la Charité. Ils se voyaient souvent, Georges et lui, et, un jour, le marquis l'avait trouvé soucieux, attendant une dépêche importante, grave. Le marquis allait précisément, ce soir-là, à la villa, accompagnant Mme de Solis. Norton et Sylvia étaient au salon donnant sur la mer. --Eh bien! demanda le marquis, la dépêche, mon cher Norton? --Rien encore, dit-il. J'ai prié Montgomery de télégraphier encore, deux fois, trois fois. Il paraissait inquiet. --Est-ce une chose qui vous préoccupe plus particulièrement? dit Georges qui semblait éviter de parler à Sylvia, très froide. Mistress Norton regardait, tout en causant avec la marquise, les gravures d'une revue américaine. --Oui, dit Norton, je suis étonné que Snapkings ne m'ait pas donné de nouvelles des mines de Saint-John. Mais je vous avoue, ma chère Sylvia, dit-il en se tournant vers sa femme, que ce n'est pas l'Amérique qui m'inquiète le plus vivement aujourd'hui. --Et c'est? dit-elle en posant sur un guéridon le _Harper's Magazine_. --C'est vous! répondit Norton. --Moi? --Oui! Vous êtes de plus en plus pensive, souffrante. J'ai bien peur que toute la science de Fargeas.... Georges éprouvait une sorte d'angoisse. Jamais Norton, qui s'était confié à lui dans l'intimité, ne parlait tout haut de ses inquiétudes. Le marquis voulait détourner une conversation qui pouvait être pénible à Sylvia. Il n'osait pas. Mais Mme de Solis, comme si elle eût tout deviné, répondit bien vite en s'adressant à Norton: --On ne guérit pas en un jour des affections qui datent de loin déjà, mais tout arrive à qui sait attendre! Je suis persuadée que mistress Norton retournera à New-York complètement rétablie. Rétablie et heureuse! Oh! je n'ai pas besoin du docteur Fargeas pour prédire ça! Je suis femme. Cela suffit! --Je souhaite que vous disiez vrai, marquise! fit Norton, car la santé de ma chère Sylvia, le bonheur de mistress Norton, voilà ce qui me rend anxieux à toute heure de ma vie! --Mon ami! dit doucement Sylvia qui n'osait regarder M. de Solis. --Je le dis comme je le pense, continuait Norton, et j'ai le droit de le dire tout haut devant l'ami que j'aime le plus au monde, n'est-ce pas, Georges? Il s'était tourné vers le marquis resté debout et un peu pâle. --Et, à propos, ajouta l'Américain, j'ai à vous parler. --A moi? fit M. de Solis. --A vous! --De choses graves? --Assez graves. Et très intimes. --Cela veut dire que je suis de trop dans la causerie? demanda la marquise. Ah! les pauvres femmes.... Voilà une mère à qui son fils dit: «Je vais m'en aller!», et une femme à qui son mari dit: «Allez-vous-en.» Être supprimées, c'est notre sort. Rien de ce qui est sérieux ne nous regarde. Allons, mistress Norton, si ma compagnie ne vous fait pas peur, voulez-vous venir un moment sur la plage? On nous envoie promener, eh bien! nous ferons acte d'obéissance. --Avec plaisir! dit Sylvia. Mistress Norton avait cependant comme une hésitation à s'éloigner, vaguement inquiète de cet entretien demandé par Norton. Elle sortit sans regarder M. de Solis qui la salua profondément. Puis, dès qu'il fut seul avec Norton, Georges, sans attendre que l'Américain parlât, lui dit avec une sorte d'effusion: --Vous êtes inquiet, décidément.... Cette dépêche?... Mais Richard l'interrompit d'un geste bref: --La dépêche? Je n'y pense plus!... Je veux vous parler de vous.... Oui, de votre avenir, reprendre notre conversation intime à l'endroit précis où nous l'avons laissée, le jour de notre première entrevue.... Vous ne vous en souvenez pas? --Non! répondit Georges qui prévoyait maintenant une conversation périlleuse et voulait étudier le jeu de son adversaire. --Eh bien! je m'en souviens parfaitement, moi.... Je vais vous dire où nous en étions restés, fit Norton. Et, se passant la main sur le front: --Il fait une chaleur!... Ne trouvez-vous pas? --En effet!... Norton prit, sur un guéridon, un syphon d'eau de Seltz qu'il vida à demi dans un verre de sherry; puis il but rapidement, les lèvres sèches comme aux heures de fièvre. Ensuite, faisant asseoir Georges devant lui, dans le window, il reprit froidement, résumant une conversation avec la netteté d'un homme d'affaires: --Vous me disiez qu'arrivé à une date décisive de votre vie où vous songiez à vous marier, je ne sais quel souvenir vous tenait encore au coeur.... Vous rappelez-vous cette confidence? --Parfaitement, dit Solis. --Moi, je me suis souvent reporté à cet entretien! Vous m'avez alors vaguement raconté ce roman; mais il était assez lointain, assez oublié, et, je pense, perdu, dans le brouillard du passé, pour qu'il vous fût possible de disposer librement de votre existence et de votre coeur.... C'est bien ce que j'ai compris alors? --A peu près! fit le marquis. --Oh! A peu près ou tout à fait! dit l'Américain avec un peu de brusquerie. Quand il s'agit du passé, une nuance de plus ou de moins ne saurait compter!... Il n'y a pas de milieu entre la vie ou la mort. Vous vouliez vous marier. Donc le passé était enterré bel et bien! Vous aviez raison! J'ai beaucoup songé depuis, je vous le répète, à vos confidences.... Je vous aime assez vivement pour seconder vos projets.... Vous cherchez une fiancée. Eh bien! je vous en ai trouvé une! --Vous? dit Georges en le regardant bien en face. Très froid, l'Américain affectait de sourire et, d'un ton net, continuait, en se croisant les jambes et en jouant avec un cigare qu'il ne fumait pas: --Oh! ce n'est pas Mlle Offenburger. Non. Une charmante jeune fille. Très bonne. Toute à se dévouer à celui qu'elle aimera. Un petit coeur d'or, et, avec ce coeur-là, pour dot, trois millions. --Norton! dit Solis en fronçant le sourcil. --C'est peut-être trop peu? fit l'Américain, en souriant, comme s'il se méprenait sur le sentiment du marquis. Mais elle peut regarder comme à elle une partie de ce que je possède. C'est Éva, ma nièce Éva! --Miss Éva! --Elle est assez jolie, je pense. Elle est intelligente jusqu'au bout des ongles et elle vous trouve assez de son goût pour pardonner bien des choses à Paris, en faveur de ce Parisien, qui lui plaît. --Elle vous a dit?... --Elle ne m'a rien dit! Mais parce que je suis une espèce de trappeur absorbé dans ses préoccupations et qui doit avoir, vous semble-t-il, toute son attention accrochée au câble transatlantique, je vois fort bien, je devine clairement ce qui se passe et ce que l'on pense autour de moi. Éva est une créature exquise que j'adore, vous êtes un ami dévoué que j'estime et, en vous unissant l'un à l'autre, je suis persuadé de faire un mariage heureux... s'il y en a! --Miss Éva est, en effet, adorable. Une jeune fille exquise, comme vous dites, certainement.... Mais.... Richard attendait la réponse de Solis. Et Georges, embarrassé, devinant une arrière-pensée chez Norton et, dans cette causerie amicale--non pas un piège, une épreuve--Georges hésitait, cherchait une raison de refus. --Eh bien, quoi? fit Norton. Vous n'allez pas refuser ma nièce? Vous seriez difficile et vous ne trouveriez pas la pareille! Trois millions sont-ils une dot insuffisante?... C'est bien simple: elle en aura six! Le marquis se récria, trouvant là peut-être le prétexte souhaité: --Vous ne pensez pas, Norton, qu'une question pareille.... Richard l'interrompit bien vite: --Je sais, je sais!... Aussi n'en parle-je que pour vous prouver combien j'aime l'enfant de ma chère soeur. Ça a grandi à mes côtés! Ça m'a vu pauvre! Il est bien juste que ça partage avec moi, maintenant que je suis riche. --Miss Éva ne manquera pas de partis. Et je souhaite qu'elle rencontre un homme digne d'elle. Norton s'était levé. --Il n'y a pas à le lui souhaiter! Cet homme-là, le voilà! C'est vous! Et il frappa sur l'épaule de Solis, resté assis. --C'est impossible! dit le marquis. --Pourquoi? --Parce que j'ai réfléchi... parce que les velléités de mariage que je vous confiais ont fait place à d'autres idées. --Vous ne voulez plus vous marier? --Non. --La vocation du célibat vous a poussé vite! fit Norton, railleur. --D'ailleurs, et c'est bien naturel, si j'épousais une femme, c'est parce que je l'aimerais. --Éva, toute disposée à vous aimer, saurait fort bien se faire adorer!... répondit Norton. Mais en vérité, mon cher, je ne fais, en vous parlant aujourd'hui comme je vous parle, que mettre à portée de votre décision cet avenir dont vous vous préoccupiez quand vous vous êtes confié à moi!... Je vous entends encore: «Lorsqu'on n'a pas épousé celle qu'on devait aimer, il faut peut-être laisser au hasard le soin de nous faire aimer celle qu'on épousera!» N'êtes-vous plus de cet avis? Georges sentait bien qu'en devenant pressant, en la poussant ainsi dans ses retranchements intimes, Norton avait un but. C'était là comme une sorte d'escrime morale, dans laquelle le mari cherchait à faire découvrir son ami. Et Solis, maître de lui, jouait serré, affectant de ne pas comprendre. --Non, je ne suis plus de cet avis. Plus tout à fait. J'ai réfléchi, je viens de vous le dire: je veux rester libre! --Libre!... fit Norton. Un honnête homme qui épouse une honnête femme double sa liberté d'un dévouement, et c'est par là surtout qu'il apprend cette vérité qu'il n'est pas de liberté sans devoir!... Ce mariage! C'est une pensée qui m'est venue tout à coup comme viennent les idées heureuses, par illumination. Oui, je dis bien. Il assurait, pourtant--ce mariage--et le bonheur d'Éva et le vôtre! Je l'avais rêvé!... Je le voulais. Oui, oui--il appuyait sur le mot.--Je le voulais. Et morbleu, dit-il, il faut pourtant que vous vous mariiez! --Pourquoi? dit Georges. Norton s'animait peu à peu. --Ah! pourquoi? pourquoi? Toutes les raisons que vous me donnez n'en sont point!... Vous n'allez pas me dire que vous n'épouserez pas Éva parce qu'elle est Américaine? Mme de Solis, qui est pétrie de préjugés français contre les Américains, me disait, il n'y a qu'un moment, qu'Éva est pour elle la jeune fille idéale. --Ma mère savait-elle que vous deviez me parler de miss Éva? --Non, sur ma parole, et si je vous nomme la marquise, c'est que je suis certain qu'elle serait heureuse, elle aussi, de vous garder auprès d'elle, marié, casé, fixé.... --Si vous aviez dit à la marquise de Solis que miss Meredith compte sa fortune par millions, ma mère vous eût répondu que les héritières de ce genre ne sont pas faites pour les gentilshommes sans autre fortune que leur nom. Richard se mit à rire un peu nerveusement. --Leur nom, leur blason, leur honneur! Eh! que diable, vous n'allez pas me jeter à la tête des millions que nous avons gagnés loyalement, comme vous autrefois vos titres?... La sueur vaut le sang, mon cher. Et puisque je n'ai pas, comme tant d'imbéciles parvenus, la sottise d'être vain de ma richesse, n'allez pas au moins vous aviser de me la faire regretter, cette richesse-là. Si je pense à vous pour Éva, c'est que je veux que mon enfant soit à la fois heureuse et honorée, et que, je vous le répète, je l'aime comme je vous estime. --Vous êtes la générosité même, mon cher Norton, mais, je vous l'ai dit, et je vous le redis encore, fit M. de Solis, je ne veux pas me marier. --Vous ne voulez pas? --Non. --Est-ce bien parce que vous voulez conserver votre liberté? --Comment? demanda Georges, un peu hautain. --Ne serait-ce pas, plutôt, dit Norton en se plantant devant M. de Solis, parce qu'en réalité vous n'êtes plus libre? --Je ne comprends pas, dit le marquis froidement. --L'amour d'autrefois.... Cette passion que vous avez laissée je ne sais où... peut-être en Amérique, qui sait?... l'avez-vous vraiment oubliée? Ah! vous m'avez à peu près raconté cette histoire-là, mon cher marquis! Il ne fallait rien me dire si vous ne vouliez pas me voir, un jour ou l'autre, me mêler de votre vie!... Georges souriait. --Ma vie n'a rien de bien mystérieux et il vous est loisible de m'interroger! --Eh bien! si, pour m'expliquer à moi-même pourquoi vous refusez le parti que je vous offre, je vous demandais si vous aimez toujours la femme que vous avez aimée, et si cette femme vit encore et où elle est, me répondriez-vous franchement, sans hésitation? --Je répondrais franchement, loyalement, si ce n'était pas aussi le secret d'une autre! Norton, nerveux, haussa les épaules et, comme pour se contraindre au calme, mit les mains dans ses poches, arpentant le salon à grands pas et se retournant pour regarder M. de Solis qui, debout, restait impassible. L'Américain, qui maniait les hommes et le fer, redevenait, pour un moment, brutal et laissait, avec des halètements de locomotive, exhaler ses doutes: --Oui, ah! parbleu, oui, d'une autre! Voilà le mot. Et voilà bien aussi ce qui fait que votre refus m'est expliqué! Comment épouseriez-vous Éva si vous en aimez une autre? Est-ce qu'un homme d'honneur donne sa main à une femme quand il a donné son coeur à une autre? L'autre! l'autre! C'est celle-là, l'obstacle. Et elle est là, parbleu, l'autre, devant vous, aujourd'hui comme hier, maintenant, éternellement, toujours! Vous y pensez encore! Vous ne pensez qu'à elle! Vous vouliez vous mariez, me disiez-vous, il y a quelques jours, pour l'oublier, l'autre! Allons donc! Est-ce qu'on oublie? Et comment l'oublieriez-vous quand vous l'avez revue? Car vous l'avez revue! J'en suis certain. Elle est en France! Évidemment, en France! Qui sait? A Trouville peut-être. --J'aurais, si elle était ici, comme vous le dites, d'autant plus de mérite à m'éloigner, puisque je la fuirais, et je vais m'en aller à Solis pour toujours! répondit doucement Solis. --Vous?... Partir? --Et comment voulez-vous que j'épouse miss Éva? Elle est trop jeune, trop avide de vie pour que je lui donne à choisir entre les deux existences qui me sollicitent: ou les journées d'un être lassé accroupi au coin du feu d'un vieux château des Landes, ou l'existence de colis d'un enfant perdu de la science, aujourd'hui à Trouville et demain à Tombouctou, si Solis lui fait trop peur! Norton enfonçait son regard clair dans les yeux calmes du marquis. --C'est pour cela seulement que vous refusez? --Pour cela seulement, dit Georges. * * * * * L'Américain n'était pas convaincu. Toutes les réticences du marquis, il les sentait et se disait que, sans doute, si M. de Solis parlait de se remettre en chemin, c'est qu'il avait peur de lui-même. Une fuite est un aveu, souvent.... Norton allait, du reste, essayer de pousser plus loin l'entretien, lorsqu'un bruit de voix vint du côté de la porte; un domestique annonça: «Monsieur Montgomery» et, essoufflé, très rouge, une dépêche à la main, Montgomery entra, disant à son associé en hochant la tête: --Ah! Norton!... mon cher Norton! --Eh bien? fit Richard, très froid. Montgomery lui tendait le papier bleu, encore cacheté. --La dépêche... mauvaise nouvelle! --Vous savez ce qu'elle contient? --Oui, on avait adressé la nouvelle en duplicata à moi et à vous en même temps. J'ai lu ma dépêche! --Mais! Quoi donc? demandait Georges. --Les mines de Saint-John... près de Norton City, commença Montgomery. Norton, qui avait décacheté lentement le papier bleu, contenant deux lignes imprimées, compléta la phrase d'un ton très simple: --Inondées. Puis, relisant la dépêche, grosse de conséquences et de périls dans sa brièveté dramatique: «_Rapides mesures à prendre.... Venez!_» L'Américain repliait le papier bleu très doucement, comme un général recevant l'ordre de charger, et il dit, l'oeil fixé sur un point invisible, comme par delà l'Atlantique: --Inondées, les mines?... Ce serait un désastre! Ma fortune... celle d'Éva! Et, souriant à Georges d'une façon étrange, presque fataliste: --Dieu veuille que je ne revienne pas en vous disant qu'Éva n'a plus rien et que ses millions ne sauraient gêner les gentilshommes dédaigneux! Et, ne pouvant retenir un mouvement de révolte contre l'imprévu qui venait là brouiller son jeu, jeter sur le chemin un obstacle inattendu: --Saint-John inondé! Tonnerre! dit-il. Mais, d'un mot, son associé le ramenait à la situation, à la nécessité de prendre un parti sur-le-champ. --Eh bien? demanda Montgomery. --Eh bien?... Et Norton regarda sa montre. --Le bateau de Southampton est parti!... Mais demain!... Venez-vous au télégraphe, Montgomery? --Au télégraphe? dit Georges. --Oui!... Répondre là-bas qu'on m'attende à New-York par le prochain transatlantique. --Vous partez? --Nécessairement. Je veux voir les choses par moi-même. --Vous partez seul? demanda Montgomery. --Je n'en sais rien! répondit Richard. Cela dépend de mistress Norton. VIII Norton n'avait rien dit à Sylvia. Congédiant M. de Solis, il le priait de ne rien laisser soupçonner à la marquise, et Georges, retrouvant sa mère, s'éloignait de la villa normande en emportant une impression bizarre, le sentiment que Richard, sans rien deviner, avait cependant la perception qu'une peine morale s'ajoutait à la maladie de Sylvia et que le Yankee chercherait à suivre désormais la piste, à tout savoir. Mais Norton avait d'abord à résister à l'imprévu. Richard pria Montgomery de revenir le lendemain, dans la matinée. Il passerait la plus grande partie de la nuit à faire les calculs nécessités par la catastrophe. L'Américain se retrouverait d'ailleurs prêt à la lutte et n'ayant rien perdu de cette énergie, de cette combativité, de cette sorte de courage à la fois musculaire et moral qu'ils appellent le _pluck_. Norton était debout, de grand matin, ayant combiné tout un plan de campagne. Il prit un bateau pour le Havre, voulant avant de quitter la France laisser des instructions à la Banque, arrêter aussi, à bord de la _Normandie_, qui partait dans trois jours, le samedi, une cabine pour lui et Sylvia, car peut-être demanderait-il à mistress Norton de l'accompagner. Il lui déplaisait, en effet, de laisser Sylvia en France, et la perspective de ses mines de Saint-John inondées lui semblait moins désagréable que les inquiétudes morales qui grandissaient en lui à mesure qu'il analysait plus profondément et de plus près l'état d'esprit de sa femme. Volontairement il se débattait non contre la jalousie encore, mais contre des idées qui l'attristaient, le troublaient, lui faisaient regarder presque comme une quantité négligeable le malheur dont le télégraphe lui apportait la nouvelle. Et lui, l'homme du fait et du succès, le soldat de la fortune, haussait les épaules--ces épaules qu'il sentait assez robustes pour tout supporter--en se disant: --Plaie d'argent n'est pas mortelle! Ce qui tue, c'est la douleur morale! La nécessité, qui le contraignait à régler ses affaires à la Banque, à prendre sa place sur un transatlantique, balayait, du reste, un peu ses idées noires. Au Havre, le mouvement du port, vers les docks et les bassins, lui donnait l'illusion de la patrie, le frémissement des rudes labeurs au temps de sa jeunesse. Norton éprouvait, à se trouver parmi ces matelots, la sensation d'être à New-York ou dans quelque port américain où se brassaient des millions d'affaires. Ces peaux de boeufs débarquées et jetées à terre, comme des planches finement sciées, ces tas de bois de Norvège à la bonne odeur de sapin, entassés géométriquement, et pareils, avec leur couleur jaune, à des blocs de beurre; ces forêts coupées de bois de campêche semblables à des troncs saignants; ces bassins où des ouvriers frappaient sur les flancs de métal des navires, où les transatlantiques chauffaient, attendant le départ, où les bateaux arrivaient rongés par les traversées lointaines et portant incrustés à leur ventre des coquillages blancs et longs, inconnus sous le ciel de France, accrochés çà et là dans les mers du Sud et, dans leurs formes lancéolées, pareils à des floraisons blanches; ces terrassements qu'on faisait, là-bas, à perte de vue, vers Tancarville; cette terre remuée, ces quais tout neufs, tout blancs sous le ciel clair, cette conquête de l'homme sur la mer, cette activité qui lui semblait toute simple et même un peu alanguie, à lui, Américain, remueur de mondes, lui donnaient pourtant la vision d'un autre univers plus tumultueux et plus enfiévré.... Odeurs de goudron, de bois des îles, de cuirs tannés, de charbon, de fer, de coke, de saumure et de mer.... Norton se retrouvait dans la bataille, comme un soldat dans la poudre et le salpêtre.... Puis, tout à coup, à bord de la _Normandie_, c'était à Sylvia qu'il pensait: il revoyait les places mêmes où, de New-York au Havre, il s'était assis avec elle sous la tente, pendant les longues journées où, les yeux tristes, elle regardait devant elle ces deux infinis: le ciel et la mer. Il redemandait les deux cabines contiguës qu'il avait occupées; il s'arrêtait devant la carte où l'épingle, surmontée d'un petit drapeau tricolore, marquait, chaque jour, durant le voyage, la distance parcourue. Avec quelle curiosité de voyageuse Éva suivait, sur les courbes tracées en plein Atlantique, les progrès du steamer!... Sylvia, elle, demeurait indifférente comme si, en Amérique ou en Europe, la vie dût être également monotone et vide. Ou encore, si le vent se levait, elle semblait respirer mal à l'aise, angoissée comme si une main lui eût serré le coeur, comme si elle eût étouffé dans la rafale--puis elle redevenait abattue et morne, et Norton se rappelait les mélancolies de sa femme, tristesses d'autrefois, dont il lui semblait avoir le secret aujourd'hui. Et l'image de Solis passait à présent et repassait devant ses yeux. --Oui, en partant, il emmènerait peut-être Sylvia et Éva avec elle. Il arrêtait, du moins, leurs places et il regardait, par le hublot de la cabine qu'elles occuperaient, le port, les navires, en se disant qu'elle serait là bientôt sans doute et que le malheur qui les rappelait là-bas lui épargnait peut-être à lui, ici, une souffrance. Assuré de retrouver sur le transatlantique les cabines voulues, Norton, ses instructions une fois données à la Banque, revint à Trouville où Montgomery l'attendait à la villa normande, en lisant le _New-York Herald_. --Eh bien, mon cher Montgomery, voilà qui est convenu, lui dit Norton. Je pars samedi matin. Trois jours cela passe vite. Vous voudrez bien me télégraphier à New-York s'il survient quelque incident ici. Mais ce que je vous demande surtout, c'est de garder le secret sur la dépêche que vous m'avez remise. La nouvelle d'un tel désastre pourrait être préjudiciable à nos affaires. Vous êtes un de mes associés dans l'affaire des chemins de fer du Dakota. Je n'ai pas besoin de vous dire l'importance qu'a mon voyage. Si mistress Norton m'accompagne, il est possible que je ne revienne plus en France. Si, au contraire, elle reste, avec ma nièce, je serai sous peu de jours de retour à Trouville ou à Paris. D'ici là je vous charge de mes intérêts matériels en France. J'espère qu'on ne sait rien, rien encore? --Je ne pense pas, dit Montgomery. Au Casino, où l'on commente volontiers toutes les nouvelles, je n'ai pas entendu souffler mot de la dépêche! --Tant mieux! J'aurai donc le temps de tout réparer là-bas, avant que l'éveil n'ait été donné. J'ai beaucoup réfléchi et je suis armé. En principe, le malheur n'est pas sans remède.... Mais les mauvais bruits grossissent par l'éloignement. Si on savait à Paris que les mines de Saint-John sont inondées, mon crédit, tout considérable qu'il est, s'en trouverait diminué, et j'ai besoin de la confiance de tout le monde pour les grandes entreprises qu'il me reste à faire! Des entreprises utiles à bien des gens, vous le savez, Montgomery. Des cités ouvrières, des _boardings-houses_ pour les artisans, des railways à bon marché... des wagons spéciaux pour les pauvres gens.... --Rêves de philanthrope qui peuvent vous coûter cher! --Et où avez-vous vu que les rêves ne coûtent pas cher? fit Norton avec un sourire triste. Tout se paye, même les chimères... surtout les chimères!... Alors, cher ami, c'est entendu? --Entendu! Je vous câblerai toutes les nouvelles un peu importantes.... Quand je dis toutes! J'en négligerai! Il y en a beaucoup à négliger, beaucoup, beaucoup. Et Montgomery ajouta en balançant sa grosse tête: --Heureusement! Il y avait, dans ce mot, comme une réticence cachée qui éveilla l'attention de Richard. --Pourquoi heureusement? dit-il. --Ah! c'est que, si l'on se laissait aller à faire attention à tout ce qui se colporte! --Le monde, en effet, a des paroles à perdre! fit Norton. --S'il ne faisait que les perdre! Mais il les ramasse! --Qu'est-ce que vous voulez dire, Montgomery? Vous savez que je n'aime pas les énigmes! Qu'est-ce que vous avez entendu? --Rien! oh! rien du tout! Je fais comme ça de la philosophie, en l'air! --Tiens, ma femme! dit-il en regardant à travers les vitraux de la baie. Ma femme et M. de Bernière! Ils viennent rendre visite à mistress Norton. Eh! parbleu, oui, je sais, il y a une partie organisée pour aujourd'hui! Une _surprise-party_! --Vous n'avez pas dit à mistress Montgomery quelle dépêche j'avais reçue, n'est-ce pas? --Non!... oh! non!... D'ailleurs, nous causons très peu ma femme et moi! Et jamais de mes affaires. Nous causons art, peinture, portrait. Et Montgomery laissait échapper un soupir, gros comme le halètement d'un soufflet de forge. Il allait, d'ailleurs, expliquer pourquoi il soupirait ainsi, lorsque Mme Montgomery entra, toujours superbe dans une toilette jaune d'or relevée de rubans couleur mousse. --Bonjour, Norton, dit-elle en tendant la main à Richard. Puis, apercevant Montgomery, et l'air un peu étonné: --Tiens, tiens, mon mari.... Comment allez-vous, cher? --Très bien! fit Montgomery. --Avez-vous vu Harrisson? demanda la belle Liliane. --Voilà le portrait, le voilà! grommela Montgomery parlant à Norton. Montgomery répondit: --J'ai vu Harrisson. Et la réponse amena chez lui le même gros soupir gonflé. --Et il a accepté? demanda Mme Montgomery. --Et il a accepté? --Tant mieux! Il fera de moi un portrait excellent.... Il connaît déjà ma physionomie! Le second mari de la belle Liliane essaya d'éluder une grimace et dit: --C'est ce qu'il a précisément eu la bonté de me faire remarquer!... Oh! correct, d'ailleurs, votre... cet Harrisson...!... Très correct!... C'est égal.... Moi, le second mari, aller demander au premier!... --Dites donc, vous n'allez pas être jaloux? fit Liliane. D'abord, quoique je n'aime pas follement votre nom... je lui suis aussi fidèle que s'il s'écrivait avec deux _m_.... Et puis, s'il y avait quelqu'un qui dût être jaloux... soyez de bon compte... ce n'est pas vous... c'est Harrisson. --Parfaitement, interrompit Montgomery.... Mais c'est égal... je vous jure que Carolus.... --Carolus? --Carolus vous eût fait un portrait qui vaudrait tous ceux d'Harrisson! --Allons donc! Il aurait fallu qu'il m'étudiât, Carolus! Tandis qu'avec Harrisson, c'est tout fait! Et se tournant vers Norton qui n'écoutait pas, l'oeil perdu dans des pensées lointaines: --Sylvia est-elle visible? --Certainement, dit Norton. Et je vous prie de m'excuser, madame.... Je voudrais faire un tour au Casino, une minute. Je tiens, dit-il tout bas à Montgomery, à ce qu'on me voie jusqu'au dernier moment et même, si mon départ pouvait passer inaperçu.... --Je sors avec vous. Vous n'avez plus rien à me dire, ma chère Liliane? demanda Montgomery à sa femme. --Non! au revoir, cher! --Au revoir! Ils s'éloignaient. Elle rappela Montgomery avec un sourire: --Ah! Lionel... mon cher Lionel.... --Liliane? --Merci pour Harrisson, vous savez! Oui, oui, je comprends tout le mérite de votre démarche!... Deux fois merci! --Par deux _m_! dit en sortant Montgomery--soupirant toujours. Liliane suivit des yeux son mari avec cette expression indulgente des femmes qui se résignent, et elle demanda à un valet de pied de l'annoncer chez mistress Norton. Sylvia était dans sa chambre, étendue sur une chaise longue, et, se soulevant à demi, elle parut heureuse de cette visite qui lui arrivait là comme un rayon de soleil. --Bonjour, chère. Voyons ce visage, dit Liliane. Et elle regardait son amie. --Allons, aujourd'hui, pas trop mal? Ah! j'avais hâte de vous voir! Mes visites ne vous font peut-être pas autant de plaisir qu'à moi. --Qu'est-ce que vous dites là? fit Sylvia, vous savez combien je vous aime! --Oh! c'est que, moi, je suis folle et que mes grelots peuvent ne pas toujours plaire à votre mélancolie. Mais aujourd'hui--elle baissait la voix--j'ai à vous parler.... Ah! tout à fait sérieusement... presque à vous gronder! --Moi? dit Mme Norton, un peu étonnée de l'air grave qu'affectait tout à coup son amie. --Oui! Vous n'êtes pas assez prudente, ma chère. Vous allez vous promener au bord de la mer.. toute seule... trop tard! --C'est ce que me répète le docteur Fargeas, qui me trouve imprudente aussi, comme vous dites! Mais il a beau prétendre que l'air de la mer, à une certaine heure, peut être nuisible à ma poitrine... ou à mes nerfs, je ne sais pas au juste... je n'en éprouve pas moins d'infinies sensations de bien-être à me sentir seule, libre, pensant à ce qui me plaît, allant où je veux, sur cette plage alors déserte! --J'entends bien, fit Mme Montgomery. Mais ce n'est pas la plage que je vous reproche, c'est.... --C'est... quoi? Liliane hésita un moment, comme si elle craignait d'être indiscrète, puis, doucement assise près de son amie, en lui prenant les mains: --Ma chère Sylvia, vous savez si je vous aime, n'est-ce pas? Je me jetterais à l'eau pour vous! Et quand je dis à l'eau, ce ne serait pas un bien grand sacrifice par le temps qu'il fait. Je me jetterais au feu; vrai! Je voudrais vous voir heureuse, très heureuse; je sais que vous ne l'êtes pas! Mais je vous assure que ce n'est pas le changement qui vous donnera le bonheur! --Je ne vous comprends pas! dit Sylvia, sincèrement étonnée. --C'est pourtant bien simple. Me voilà, moi, par exemple!... J'ai épousé Harrisson.... Je ne sais pas exactement pour quelle raison je l'ai épousé, Harrisson. Je l'ai pris en horreur, je ne sais pas non plus pourquoi.... J'ai accepté la main de Montgomery, je ne sais pas en vertu de quelle impulsion.... Eh bien! en toute sincérité, chère amie, pour la différence, oh! mon Dieu! ça ne valait pas la peine!... Un mari, c'est toujours un mari, et... celui qui remplace le mari en est un autre! Sylvia regardait Liliane de ses yeux profonds et tristes. --Vraiment, ma chère amie, dit-elle, je vous écoute et je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas ce que vous voulez me dire! --Voyons... vous me permettez d'être franche, n'est-ce pas? --Je vous le demande.... --Vous ne vous fâcherez de rien? --De rien. --Vous savez, je vous le répète, que je suis votre amie? --Et ma seule amie, dit fermement mistress Norton. --Qu'est-ce que vous avez fait à Arabella Dickson? --A Arabella? --Ou à mistress Dickson ou au colonel Dickson.... Bref, à l'un des Dickson?... --Mais je ne leur ai rien fait du tout, répondit Sylvia, très surprise. Je ne les connais pas, les Dickson.... Je l'ai trouvée fort belle, cette Arabella... voilà tout! --Voilà tout? Et vous croyez, vous, qu'on peut dire comme cela: «Voilà tout», quand on a devant soi une mère acharnée à marier sa fille, une fille fatiguée de promener ses épaules de Monte-Carlo à Wiesbaden, et de Luchon à Dinard, sans compter le colonel, un colonel qui a dû assiéger plus de gendres que de citadelles?... Eh bien! tout ce monde-là est furieux contre vous, ma chère Sylvia, et fait un bruit, un bruit.... Ah! des bourdonnements comme une ruche d'abeilles!... Des abeilles sans miel! ajouta Liliane en riant. Sylvia devenait inquiète sans pouvoir s'expliquer la cause même de cette inquiétude. Elle demanda: --Et pourquoi tout ce bruit? Plus vous me parlez de ces Dickson, moins je comprends comment je puis, moi.... --Eh bien! mais ne vous fâchez pas, dit Liliane, et... et M. de Solis? --M. de Solis? --Oui!... C'était sur lui que le colonel et la colonelle et la petite colonelle avaient braqué leurs batteries.... Et comme M. le marquis ne fait pas mine de capituler et qu'il a des raisons pour ne pas le faire.... --Des raisons? Quelles raisons? dit Sylvia brusquement. --C'est vous qui le demandez!... fit mistress Montgomery. Voyons, Sylvia, je vais vous prouver toute mon affection en me montrant très... très indiscrète.... Mais je vous jure, dit-elle avec un accent sincère et profond, oui, je vous jure que c'est l'amitié que je vous porte qui me fait parler.... Je vous ai dit que vous étiez très imprudente.... Eh bien! je vous le répète, vous êtes très imprudente! --Moi?... Et que signifie?... --Voyons! Vous êtes allée souvent du côté de Tourgeville, dans une petite cahute de pêcheurs... très pittoresque... oh! très pittoresque... je l'ai photographiée. Je vous montrerai même le cliché.... Très réussi. Excellent, mon appareil. Un _détective_. Mais vous y êtes allée plus d'une fois à une heure où il n'y avait guère de lumière... photogénique! --J'allais porter des secours à une pauvre femme à laquelle je m'intéresse, répondit Sylvia. Liliane souriait. --Oh! je sais bien! Mais le malheur est qu'hier, pas plus tard qu'hier, on vous y a vue! --Hier? --Et que cinq minutes après votre entrée chez la mère Ruaud.... M. de Solis.... --M. de Solis? --Poussait la porte de la pauvre femme et y entrait aussi... après vous! --Après moi? --Je ne sais pas ce que pouvait avoir à faire le colonel Dickson de ce côté-là.... Quelque reconnaissance... offensive, sans doute. Toujours est-il qu'il vous a vue! Sylvia se leva brusquement, une rougeur de colère montant à ses joues pâlies. --Il m'a vue, moi?... Là-bas!... Avec M. de Solis! Mais c'est faux! dit-elle indignée. Mais il a menti! Il a pu voir M. de Solis.... Il a pu voir une autre femme.... Mais ce n'était pas moi! Ce n'était pas moi! Son accent de sincérité douloureuse fit presque regretter à mistress Montgomery d'avoir parlé. --Je vous crois, ma chère Sylvia, je vous crois. Mais il n'en est pas moins vrai que le colonel et sa perruche de colonelle ont raconté.... --Que m'importe ce qu'ils disent! fit Sylvia en haussant les épaules. De quoi s'occupent ces gens dont j'ignore l'existence et qui sont là à épier la mienne?... M. de Solis... chez Victoire Ruaud... avec une autre femme!... Elle s'arrêta, tout à coup, pensive, inquiète, et dit brusquent: --Quelle autre femme? Alors Liliane hocha la tête, souriant presque mélancoliquement, l'éternelle rieuse: --Ah! ma pauvre amie! Ma pauvre amie! Voilà un point d'interrogation que je ne vous conseillerais pas de poser devant une autre que moi! --Qu'est-ce que j'ai dit? demanda Sylvia, comme inconsciente de l'aveu. --Rien!... Mais l'idée seule qu'une autre... cette simple idée!... Mais vous êtes jalouse, ma pauvre amie! Mais c'est plus sérieux que je ne l'aurais cru.... Mais vous l'aimez toujours!... Ah! je vous envie d'aimer quelqu'un, vous.... Seulement, je vous assure que je vous plains! Elle tenait, entre ses bras, la jeune femme dont le regard maintenant était voilé de larmes, et, avec une sorte de pitié maternelle, elle essayait de donner un peu de confiance à cette âme en détresse. Deux ou trois petits coups frappés à la porte les firent tressaillir l'une et l'autre. --Essuyez vos yeux, Sylvia! Puis, souriante: --Entrez! dit-elle. C'était le docteur Fargeas. --Par exemple, fit-il en riant, voilà une villa bien gardée! Pas de domestiques pour annoncer!--Eh bien, chère madame Norton, les nerfs aujourd'hui, est-ce que nous les domptons un peu, nos nerfs? --Vous voyez! dit Liliane en montrant Sylvia encore troublée. --Oh! oh!--et le docteur hochait la tête--nous ne les domptons pas trop, ces misérables nerfs. Qu'est-ce que vous avez donc? --Je ne sais... une émotion.... --Que j'ai eu la niaiserie de provoquer par un bavardage inutile... fit Mme Montgomery. Vous m'en voulez? demanda-t-elle à Sylvia. --Non, ma chère Liliane, au contraire, je vois que vous m'aimez vraiment! Fargeas faisait, en se tordant les lèvres, une petite moue mécontente. --Ah! les émotions, les surexcitations... c'est pourtant défendu ça!... C'est comme le bord de la mer.... Je ne crois pas que ça nous réussisse, le bord de la mer!... Décidément il faudrait essayer des montagnes.... Bagnères.... Cambo... ou tout bonnement revenir à Paris.... C'est encore là qu'on a le moins froid l'hiver et le moins chaud l'été! --On n'est jamais mieux que chez soi!... dit Liliane. Et j'ai une idée, docteur: si Sylvia retournait tout bonnement en Amérique? Fargeas fit de la tête un signe négatif. --Une traversée! Non, non. Ne songeons pas à cela. Mais je voudrais, sans aller aussi loin, en restant en France, du calme, du repos.... Avez-vous une plume? Je vais rédiger une ordonnance.... Et pendant que, sur le bureau de Sylvia, il écrivait rapidement, Mme Montgomery lisait par-dessus son épaule: --Iodure de sodium, 50 centigrammes par jour à continuer pendant un mois, dans une tasse de tisane de valériane, matin et soir. --C'est toujours la même chose! dit-elle. --Ah! parbleu, fit le docteur. Il y aurait bien d'autres remèdes.... Mais.... Il s'arrêta, comme craignant d'en trop dire. --Mais? demanda Liliane. --Pardon, chère madame, la Faculté a ses secrets. --Et la femme les devine... quelquefois! dit Mme Montgomery. Elle s'était retournée vers Sylvia à qui maintenant le valet de pied apportait des cartes sur un plateau et elle remarquait l'émotion de mistress Norton. --Quoi donc? demanda-t-elle. Elle regarda les cartes à son tour: Monsieur de Bernière. Le marquis et la marquise de Solis!... --Georges de Solis!... Vous ne pouvez pas les recevoir. --Et pourquoi ne les recevrais-je pas? dit Sylvia. Seulement, j'ai besoin de me remettre. Tout ce que vous m'avez conté m'a un peu troublée. Seriez-vous assez aimable, chère amie, pour faire prendre patience à la marquise? Au salon! Je vous y rejoindrai dans un moment. --Parfaitement, je descends, dit Liliane. Elle regardait Fargeas qui écrivait toujours, n'ayant pas levé la tête, et déjà sur le seuil de la porte: --De la valériane! Pour le coeur, oui, pensait mistress Montgomery.... Ça l'empêche de battre, ça ne l'empêche pas de souffrir. IX Au salon, dont la grande porte ouverte laissait voir, comme un fond d'admirable tapisserie, la mer toute bleue, tachetée de voiles lumineuses, le ciel rayé de vols de mouettes pareilles à des flocons blancs--Mme de Solis attendait, avec son fils et son neveu. --Je vous prie d'excuser mistress Norton, dit Liliane. Elle sera à vous dans un moment, madame la marquise.... Et si vous voulez bien m'accepter pour la remplacer.... --Nous ne dérangeons personne?... demanda Mme de Solis. --Pas même moi, qui ai achevé mon ordonnance, dit Fargeas en entrant. --Une malade? demanda la marquise. Le fils compléta vivement l'interrogation de la mère. --Mme Norton?... --Oh! toujours le même état de surexcitation, mais rien de plus grave, Dieu merci, répondit Fargeas. --Vous répondez de guérir Mme Norton, n'est-ce pas, docteur, dit encore M. de Solis. Et Liliane songeait: --Si le colonel était là, il devinerait tout, et rapidement et sans lorgnette de campagne. --Mme Norton, répondit Fargeas, ne serait en danger que si des émotions trop violentes venaient traverser son existence. Et, Dieu merci, nous n'avons rien de semblable à redouter. Et bien, marquis, et vous? Est-ce que vous resterez longtemps à Trouville? --Vous dites cela, docteur, fit la marquise en riant, comme si vous demandiez à mon fils: «Ah ça! est-ce que vous n'allez pas bientôt partir?» Fargeas répondit sérieusement: --C'est que le déplacement est ce que je recommande le plus volontiers! Changer d'air! changer d'idées! tout est là! --Vous me disiez, un jour, docteur, remarqua Liliane, que rien ne valait le logis accoutumé, le coin du feu? --Ah! ah!--et le docteur avait son hochement de tête habituel.--Cela dépend des affections, de leur nature et de leur gravité. --Je partageais encore votre opinion hier, dit la marquise, et j'allais prier mon fils de me faire un sacrifice... oui, de venir me tenir compagnie à Solis, mais j'ai réfléchi.... Et puis, on me l'écrit de là-bas--Solis est triste, triste!... Nous n'aurons pas de vendanges cette année! Pas un grain de raisin! Solis est comme Paris: il est affecté de cette maladie morale que tous vos remèdes ne guériraient pas, docteur!... Il a... mais mistress Montgomery va se fâcher.... --Pourquoi? demanda Liliane. --Parce que c'est très désobligeant pour vos compatriotes ce que je vais dire. Mistress Montgomery se mit à rire. --Je parie que vous allez dauber sur les Américains, les Américaines et sur ce que vous appelez d'un mot très difficile à prononcer, l'«_américanisme_». --Justement, répondit la marquise. Bernière, qui n'avait rien dit, assis dans un coin du salon, interrompit vivement: --Les Américaines! Oh! n'en dites pas de mal, ma tante! Des créatures supérieures, les Américaines! De vraies femmes, les Américaines! Mais il n'y a plus que les Américaines au monde... et au demi-monde! --Merci! dit Liliane. La marquise, doucement, en femme du XVIIIe siècle causant du fond de son fauteuil, n'en continua pas moins: --Ce qui n'empêche point l'Amérique d'avoir ravagé les vignes de Solis et, avec nos vignes, nos moeurs françaises, nos pauvres vieilles moeurs intimes et sans tapage. Ce qui ne l'empêche pas, votre Amérique, avec ses délicieuses Américaines, d'avoir apporté à Paris, comme à mes raisins là-bas, oh! mon Dieu, rien, presque rien, rien du tout... mais une maladie américaine... le mildew! --Vous dites? fit Dernière. --Le mildew. --Prononcez «mildiou», fit mistress Montgomery, qui riait toujours. --J'entendais bien, madame. Et qu'est-ce que le «mildiou», s'il vous plaît, ma tante? --Demandez au docteur, fit Mme de Solis. --Vous n'êtes pas propriétaire de vignes, voilà ce que cela prouve, cher monsieur. --Non, dit Dernière. --Eh bien, dit la marquise, le mildew est un aimable champignon parasite qui moisissait gentiment, il y a douze ou quinze ans, en Amérique et que nos vignes, nos braves vignes gauloises ne connaissaient pas, lorsqu'on s'est avisé de planter en France des vignes américaines! Nous avions alors le phylloxéra.... --Plus patriotique, le phylloxéra, dit Bernière. --On a combattu le phylloxéra et on a eu le mildew. Le mildew, ce petit parasite qui tache de rouge et qui dessèche les feuilles vertes, qui les tord, qui les ronge, qui les tue; qu'on essaie de tuer avec du soufre et de la chaux et qui reparaît au printemps avec les roses, quand on l'a cru bien brûlé, bien enterré, l'hiver, avec la neige! Le mildew, ce besoin de bruit, de fortune, de mouvement, de luxe, de tapage, qui fait de notre France une Amérique au petit pied! Le mildew, ce fracas incessant qui a remplacé la bonne vie sans morgue de nos grand'mères; le mildew, cette pose éternelle, cette éternelle représentation et cette mise en scène si différente de l'existence intime, discrète, et comme parfumée de douce paix que nous menions autrefois! Eh! parbleu, l'esprit est aussi vif, le coeur est aussi chaud, la bonté est aussi grande; il y a toujours les mêmes vertus dans ce beau pays de France, et la vigne, que le soleil y dore, y mûrit toujours le vin le plus généreux; mais, regardez bien, esprit, bonté, coeur, et la vigne et la vie, tout cela est comme piqué, comme taché. Tout cela a quelque chose. Quoi? De l'impondérable! De l'indéfinissable! Je ne dis pas de l'inguérissable! Ce n'est rien et c'est quelque chose! Ce n'est pas grave et ce ne peut être mortel! C'est--comment diriez-vous, mon neveu?--c'est le chic, c'est le luxe, c'est la pose, c'est le coup de cravache éternel dans le steeple-chase acharné, c'est de la moisissure de vertus. Eh! parbleu, c'est le mildew! --Ah! bonté du ciel! s'écria mistress Montgomery, qui avait écouté le speech narquois de la marquise comme au théâtre on écoute un air de bravoure, et c'est nous qui sommes cause de tout cela? --Mon Dieu, oui! fit Mme de Solis. A peu près! Mais il y a des exceptions!... dit-elle avec un fin sourire. --Et en voici une! s'écria mistress Montgomery en montrant Éva qui entrait. --Venez, venez, ma chère Éva à la rescousse! On dit du mal de notre Amérique. Éva s'arrêta après avoir salué Mme de Solis. --On dit du mal de l'Amérique?... Et qui donc? fit-elle, sa jolie tête très brune se redressant avec une sorte de charme belliqueux. --La marquise, répondit Liliane, qui nous reproche d'avoir perverti Paris, endommagé ses vignes; je ne sais quoi! Mme de Solis sourit encore: --Oh! une boutade! Ce n'était pas pour vous que je parlais, ma chère enfant! Ni pour mistress Montgomery! Mais je suis une vieille Française un peu entêtée dans les moeurs d'autrefois et, partout où je vois des excentricités qui montrent le bout de leurs griffes.... --Vous criez que les coupables sont les Américaines! dit Liliane. Le docteur Fargeas répliqua: --Souverainement injuste. En fait de sottises, nous n'avons pas besoin d'articles d'importation. Nous fabriquons parfaitement ça nous-mêmes? --Je rie me permettrais pas de répondre à Mme de Solis, fit Éva, mais je crois que nous avons, les uns et les autres, à nous pardonner un peu... beaucoup de défauts! Il est tout naturel qu'on juge les Américains à Paris comme nous jugeons les Français à New-York. C'est vrai, quand je suis venue, je croyais sérieusement que je faisais mon entrée dans Babylone! --Les jardins suspendus! dit M. de Bernière. --Oh! pis que cela: une succession de cavernes! --Et maintenant? --Ah! maintenant! Je m'aperçois que j'étais injuste... comme la marquise, sans doute! --Nous n'avons pas encore inventé le mildew! fit Mme de Solis. Elle s'était approchée d'Éva et regardant, au poignet de la jeune fille, un petit cercle d'or orné de perles: --Tiens, un joli bracelet que vous avez là! --Il n'est pas de Tiffany, il est français, dit Éva, qui, se tournant vers Georges, ajouta avec une petite moue un peu railleuse: «Vous voyez, monsieur de Solis, ce n'est pas un des lourds bracelets dont vous me parliez, vous rappelez-vous?» --Ah! c'est vrai! dit le marquis. --Il vous plaît, celui-là? --Oui! --C'est le même que celui de Sylvia. --Il est charmant!... dit Georges. --Charmant!... ajouta Liliane. Et Éva pensait: «Charmant, parce que Sylvia l'a trouvé joli!» Bernière, qui avait aussi regardé le bracelet en répétant, comme tout le monde, le mot officiel: _charmant_, demanda, tout à coup, à Liliane: --Ah! mistress Montgomery, pardon! Une question?... --Dites! --Qu'est-ce que c'est que ce petit papier que j'ai reçu signé de vous, hier? Et il tirait, de son porte-cartes, un bristol plié en deux. --Eh bien, quoi! fit Liliane, vous n'avez donc pas lu? --Si, j'ai lu! «Demain, à six heures précises, _Surprise-party_, villa normande, chez mistress Norton!» --Surprise-party? Eh bien? --Eh bien! cela signifie qu'aujourd'hui, à six heures, sans que Mme Norton en soit avertie, nous envahissons sa villa, nous nous installons à son piano, nous faisons danser, nous sommes maîtres du logis... nous donnons une fête chez Sylvia, qui l'ignore, voilà! _Surprise-party?_ Vous ne connaissez pas? Coutume américaine! --Le _mildew_! répéta Mme de Solis. Fargeas souriait: --Alors, les chroniqueurs ne mentent pas, ça se fait, ces choses-là? --Couramment. Comment! cela ne vous plairait pas, docteur, une _surprise-party_, chez vous, tout à coup, à une heure indue?... --Avec bouleversement de tous mes livres?... Moi? Je serais capable d'envoyer chercher des gardiens de la paix! --Peine inutile. Quand on en a besoin, on n'en trouve pas! --Mais, vous savez, dit en riant Éva, votre _surprise-party_... maintenant que je suis prévenue.... --Ne sera plus une surprise! Eh bien! dit mistress Montgomery, n'avertissez pas Sylvia, qui ignore tout. Et l'aventure la distraira peut-être. --D'autant plus que nous serons nombreux! dit Bernière. La belle miss Arabella doit être des nôtres.... --Comment! Miss Dickson? --Dame! Elle lisait, devant moi, sur la plage, une invitation pareille, signée de votre main!... --Ah! c'est vrai!... J'oubliais!... Ah! j'ai fait là une belle affaire!... Les lettres étaient expédiées avant que j'eusse appris les bavardages du colonel! Et il est capable de venir, le colonel, et mistress Dickson, et le trio!... Ici, les Dickson! Ah! que c'est désagréable! --Pourquoi? demanda Bernière. --Rien! Tant pis! On le verra manoeuvrer, le colonel, voilà tout! La marquise de Solis s'était penchée à demi vers Fargeas et lui demandait: --Un peu folles, n'est-ce pas, docteur, toutes ces Américaines? --Non, pas toutes! Vous l'avez dit! Et, montrant Éva qui causait avec Georges: --Il y a des exceptions! --Je sais bien, fit la marquise. Le mildew ne dévore pas toutes les grappes! Et comme Sylvia entrait, le docteur avait bien envie d'ajouter que celle-là, non plus, n'était pas atteinte du mildew, comme le pensait peut-être la marquise; mais mistress Norton s'approchait déjà de Mme de Solis et, de sa voix douce, un peu lente, lui demandait pardon de s'être fait attendre: --J'étais un peu souffrante!... --Votre santé? J'espérais que vous alliez mieux! --Demandez au docteur, dit Sylvia. --Cela devrait aller mieux! La vérité est que je ne suis pas très content, répondit Fargeas. * * * * * Mme de Solis étudiait, avec une sorte d'inquiétude mortelle--égoïste en réalité--la jolie Américaine dont son fils évitait le regard, et lentement, avec une expression de bonté réelle: --Je n'entends rien à la médecine, dit-elle, mais il me semble, chère mistress Norton, qu'il doit y avoir beaucoup d'imagination dans votre souffrance. --De l'imagination? Et Sylvia semblait chercher à se rendre compte elle-même de son état d'esprit. --Oh! je sais bien! dit la marquise. Dès qu'on croit souffrir, on souffre! Comme on est malheureux au moral, dès qu'on croit l'être! Comme on est amoureux à en mourir, dès qu'on se figure qu'on est amoureux! Voyons, docteur, n'ai-je pas raison? --Si! si!... Cela entre dans ma théorie, cela! Je ne m'apitoie que sur les maux inévitables! --Qui sont? demanda Georges pour se mêler à la conversation. --Oh! je crois vous avoir déjà donné et redonné ma formule. Ne me faites pas rabâcher. C'est du _déjà dit_. Elle tient dans trois _m_ majuscules! --Deux de plus que dans Montgomery de New-York! dit Liliane en riant. --Et ces trois _m_, docteur? --Oh! fort peu aimables, mes majuscules! La Misère, la Maladie et la Mort!... Le reste, peuh! Imagination, comme dit madame la marquise. --Mais, insista le marquis, sans regarder Sylvia qui écoutait, très émue, la maladie qui naît d'une souffrance morale, cachée, d'un idéal meurtri, d'un amour qu'on étouffe?... --Une question. Vous en avez vu beaucoup, beaucoup, de ces amours-là? interrompit Fargeas, l'air sceptique. --Il suffit d'en rencontrer un pour le plaindre. M. de Solis avait dit ces mots d'un ton profond, très grave et, comme Sylvia était près de lui, il ajouta rapidement très bas: --Le plaindre et l'adorer. Sylvia ne répondit rien, comme si elle n'eût pas entendu; mais cette adoration affirmée là furtivement, imprudemment aussi, avec l'espèce de défi que portent au danger ceux qui aiment, ce mot rapide lui entrait dans le coeur; et l'oeil inquiet d'Éva épiait sur le visage de Sylvia la moindre trace d'émotion, et, en même temps, l'imperceptible mouvement de lèvres du marquis parlant à mistress Norton. La mère aussi épiait peut-être, car interrompant presque l'élan de son fils, elle disait doucement: --Eh! bien, moi, j'en ai rencontré quelques-uns de ces amours vrais, et je suis assez vieille femme pour avouer qu'il y en a même dont j'ai entendu battre les ailes... frt! frrt! On dit que ça a des ailes, ça! Mais je scandaliserais bien miss Éva en lui affirmant que si on lui jure qu'on mourra pour ses beaux yeux, c'est peut-être très joli, très agréable, très musical, mais c'est une phrase toute faite qui n'a aucune importance. Elle ne doit pas s'en préoccuper. Je connais des gens qui l'ont dite cent fois à cent femmes différentes et qui ne sont pas morts le moins du monde! Et la marquise, souriant à Éva, ajouta: --Je vous dépoétise la vie, hein, mon enfant? La petite Américaine répondit nettement: --Pas du tout, oh! pas du tout, madame! Je n'aimerais guère, moi, qu'un galant homme qui, au lieu de me promettre de mourir pour mes beaux yeux, comme vous dites, me jurerait de vivre pour moi. --Et vous auriez raison! C'est plus difficile! fit la marquise. Ravissante, cette petite! dit-elle tout bas à mistress Montgomery, qui se mit à rire en répondant: --Américaine, pourtant! Que faites-vous du mildew? --Oh! je vous ai dit qu'on en guérissait, répliqua Mme de Solis. Le docteur Fargeas s'intéressait visiblement à cette conversation qui, sous la banalité apparente des propos échangés, cachait un secret deviné plus qu'à demi, une souffrance latente, un peu de romanesque maladif qu'il entendait traiter par la méthode antiseptique, comme tout autre microbe. --Eh bien! mais, dit-il, voilà miss Éva, la moins romanesque des jeunes filles, qui vient de débiter une phrase de roman! --Moi? --Vous!... «Un homme qui vous jurerait de vivre pour vous, avec vous!» Mais vivre ou mourir, ma chère enfant, dans ces cas-là, c'est la même chose! Ceci n'a pas plus d'importance que cela. Et, depuis le divorce.... --Ah! le divorce! s'écria Mme de Solis. Il me semble que c'est encore quelque chose d'américain, ça. Le divorce! Autre espèce de.... Mistress Montgomery l'interrompit vivement: --Ne parlez pas trop mal du divorce, madame la marquise, je sais des gens qui en ont essayé et que vous pourriez blesser! --Eh bien! quoi? Voyons, demanda Fargeas, qu'est-ce qu'ils en disent... après l'épreuve? La belle Liliane sembla se recueillir un moment, puis, avec un petit geste indifférent: --Peuh!... Le divorce c'est comme le mariage.... De loin, c'est très gentil, très gentil... et de près!... --Ah! dame! fit le docteur. Ça a sa lune de miel aussi!... Mais elle s'use, comme toutes les lunes de miel! Ce que je reproche au divorce, moi, c'est d'avoir ôté je ne sais quelle poésie au mariage... poésie de la prison, si l'on veut! Mais un cachot est plus pittoresque qu'une chambre d'auberge! Grâce au divorce, voilà le mariage banalisé! --Pourtant, dans notre effroyable Amérique, comme l'appellerait volontiers la marquise, le divorce a bien son agrément, dit mistress Montgomery. Je m'ennuie? Je m'échappe! La cage me tue? Je l'ouvre! Et je pars! Et je suis heureuse! Et si je rencontre mon.... --Mon idéal! dit Mme de Solis. --Avec retouche! compléta Bernière. --«Preste, voici ma main!» Oh! aucune publication! «Tu me plais? Je te plais? Marions-nous!» Et l'on va se marier! «Vite, une _licence_! Un magistrat.» Un ministre protestant ou un prêtre catholique, tout est excellent. «Bonjour, bonsoir!» Une ou deux questions, un petit sermon, un certificat sur papier... libre! Gratification à l'officiant! Poignée de main au magistrat! Et tout est dit. C'est net et froid comme une lame de couteau! J'avoue, ajouta Liliane, que j'ai un peu beaucoup regretté cette pompe et cette musique d'un mariage à la Madeleine. Elle semblait penser à quelque rêve non réalisé dans son existence de jolie femme. Oui, la musique, les orgues, le défilé de _tout Paris_ à la sacristie, le soleil, le tapage, les notes dans les journaux, une autre espèce de poésie: la poésie du reportage!... --Il y a pourtant, dit miss Éva de son ton bref, sérieux et profond, dans le mariage de chez nous, quelque chose de touchant et d'émouvant qui doit, je pense, enlever à la cérémonie ce froid de couteau dont parle mistress Montgomery! C'est lorsque l'officiant, ouvrant devant ceux qui sont là, devant lui, le livre où nous avons, tout enfant, appris nos premières prières, leur lit ceci: «_Vous prenez cet homme--ou cette femme--dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la santé comme dans la maladie, dans la pauvreté comme dans la richesse_»--et qu'on répond: «Oui! je le jure!» Il n'y avait, chez la jeune fille, rappelant le texte, rien de sec ni d'hostile, rien de l'allure prédicante des salutistes; au contraire, une foi réelle, une étonnante profondeur d'âme. Georges et Sylvia l'écoutaient, frappés l'un et l'autre. --Et l'on jure, parbleu! fit Fargeas. Il ne manquerait plus que ça, qu'on ne jurât pas! La mariée est charmante, le marié est amoureux.... Ils jureraient tout ce qu'on voudrait! Et le divorce n'en vient pas moins casser le serment comme une branchette morte de la fleur d'oranger fanée! Ah! les lendemains de ces moments-là! Je ne le vois pas aussi souriant que Mme Montgomery, moi, le divorce. Je le vois affreusement utilitaire, naturaliste et cruel. Cas de divorce telle maladie mortelle, cas de divorce telle souffrance qui rend fou, cas de divorce tel malheur qui rend paralytique! Car les gens pratiques ont inventé, parmi les cas de rupture, les infirmités ou le malheur! «Tu me plaisais? Je te plaisais! C'était bien!...--Tu es malade, perdu de santé, pauvre homme, ou tu es vieillie, pauvre femme! C'est une autre affaire! Cas de divorce!...» J'ai connu--c'était le bon temps, c'était le vieux jeu--de pauvres diables que la souffrance, loin de désunir, rapprochait! Et des femmes qui mettaient leur vanité à pouvoir dire qu'elles n'avaient appartenu qu'à un seul homme vivant! --J'en sais même qui ont voulu n'aimer qu'un seul être au monde, même mort! répondit doucement la marquise de Solis. Mistress Montgomery se mit à rire. --C'est très joli, tout cela! Mais vos Françaises avaient trouvé le moyen facile de ne pas divorcer... même avant la loi.... Elles divorçaient par contrebande! Ma foi, j'aime encore mieux l'Américaine! Le mildew! Tout ce que vous voudrez! C'est plus loyal, c'est plus honnête, c'est plus franc! --Mistress Montgomery est divorcée! dit la marquise au docteur, un peu ennuyé de sa minute d'oubli et qui s'excusait alors auprès de Liliane: --Madame, croyez bien... je ne voulais pas.... --Oh! dit-elle, c'est sans importance! Au fond, je suis complètement de votre avis! Le divorce, c'est comme vos bromures... on change l'ordonnance et ça ne guérit rien! Voyons, Bernière, il faut pourtant l'organiser notre fameuse party? Il est déjà quatre heures, mon cher. --A vos ordres, madame! dit le vicomte. Et Liliane, tendant la main à Sylvia: --Nous vous quittons, chère amie! A bientôt! Et un peu de gaieté, voyons! La marquise a raison! C'est imaginaire! Ah! j'inventerai des folies pour vous distraire! Et très sages, mes folies! A bientôt!... Et pas d'imprudence! ajouta-t-elle encore tout bas. --Vous vous trompez, dit Sylvia. Je n'ai commis aucune imprudence... aucune! --Tant mieux!--Et à bas le colonel! Sylvia s'était comme détachée de mistress Montgomery, et, rapidement, passant près de Georges, lui jetait ces mots, très vite: --J'ai à vous parler, monsieur de Solis. --A moi? --Oui. Revenez dans un moment! Liliane, alors, qui avait surpris ce mouvement furtif, songeait à ce que Sylvia venait de lui dire: «Aucune imprudence!» et trouvait que son amie était plus insensée encore qu'elle ne le supposait. --Vous nous accompagnez, docteur? dit Mme de Solis. --Oui.... J'ai une visite à faire tout près.... Je repasserai peut-être par la villa pour savoir des nouvelles de mistress Norton... ou plutôt pour avoir le plaisir de la revoir.... --Et sans rancune, docteur! dit Liliane, tendant la main à Fargeas en passant devant lui. --Sans rancune, madame! * * * * * Georges de Solis avait salué profondément Sylvia. Il sortait avec sa mère pendant qu'Éva, un peu pâle, le suivait des yeux. La jeune fille, restée seule avec Sylvia, dit alors, après un silence: --Charmante, Mme de Solis! --N'est-ce pas? dit Sylvia. Et...--elle sembla hésiter--et son fils? --Le marquis? fit Éva, un peu étonnée. --Oui! --Un gentleman accompli, répondit la jeune fille froidement. --Mieux que cela, corrigea mistress Norton, un gentilhomme! Éva sourit légèrement et répliqua, la voix un peu sèche: --Disons un honnête homme, et tout sera dit! Sylvia avait regardé la petite Américaine. --Vous ne l'aimez pas beaucoup, M. de Solis, ma chère Éva! --Moi? Qui vous fait croire? --La manière dont vous en parlez! --Je ne parle jamais de M. de Solis! dit-elle encore de soin ton bref. --Norton m'en a parlé pour vous! --Mon oncle? --Il a des idées très personnelles, votre oncle, et quoi qu'il veuille vous laisser, naturellement, toute liberté.... Éva sentait vaguement qu'en lui parlant Sylvia voulait savoir ce qu'elle pensait de M. de Solis. --Norton, continuait la jeune femme, serait certainement très heureux de savoir votre avenir assuré par une union.... --Quelle union? interrompit Éva. M. de Solis vous a-t-il chargée de me parler pour lui? --Non, je vous ai dit que votre oncle.... --Mon oncle n'ignore pas que mes idées sur le mariage sont très nettes. Le serment que je prêterai, comme je le disais tout à l'heure, sera pour toute mon existence, et je n'accepterai ce même serment que d'un homme qui m'aimera comme je l'aimerai, de toute son âme. Je ne parle pas de M. de Solis. Je parle de moi qui ne l'aime pas. Ces mots avaient été dits avec une décision qui sentait la vérité, et Sylvia, dans son regard triste, laissa passer l'éclair d'une joie involontaire. --Vous ne l'aimez pas, Éva? Vous n'aimez pas M. de Solis? --Non. Mais Sylvia insistait: --Regardez-moi bien! Vous êtes ma soeur! Une soeur chérie! Il m'a semblé surprendre en vous, lorsque l'on parlait de M. de Solis.... --Je n'aime pas M. de Solis, interrompit la jeune fille. Et, je vous le répète, je ne serai la femme que d'un homme que j'aimerai! La réponse, cette fois, avait dans sa résolution quelque chose d'hostile qui inquiéta mistress Norton. --Qu'est-ce que vous avez, ma chère Éva? Ce que je vous ai dit ne vous a pas blessée? --Blessée? Non! fit Éva. Vous voulez savoir ce qu'il y a au fond de mon coeur, je vous le dis... franchement... comme à une soeur... puisque vous me donnez ce nom.... Et pourquoi aimerais-je M. de Solis?... Est-ce qu'il peut m'aimer, lui? --Qui vous dit--et Sylvia hésitait un peu--que M. de Solis?... Cette fois, une amertume perçait vraiment dans les paroles de cette enfant, et Sylvia répondait, en regardant les beaux grands yeux clairs, la chevelure noire, le fin profil de la jeune fille: --S'il peut vous aimer?... Avec votre grâce, votre beauté, votre bonté! --Eh! d'autres sont belles, d'autres sont bonnes! dit Éva. D'autres l'aiment peut-être! Et lui, lui, est-ce que vous croyez qu'il se préoccupe de moi?... Elle laissait tomber son regard sur le bracelet que, tout à l'heure, M. de Solis avait regardé--regardé parce qu'il ressemblait au bracelet de Sylvia--et, lentement: --Même en me parlant, il pense à une autre! --A une autre? Éva, mon enfant, que voulez-vous dire? Je veux savoir!... --Quoi? Le secret de M. de Solis? dit-elle. Demandez-le-lui, quand vous le verrez!... A vous, il le dira certainement. Elle avait jeté ces derniers mots d'un ton brusque, voulant évidemment terminer là un entretien qui lui déplaisait, lui pesait, et, malgré un appel de Sylvia, elle s'éloigna, poussant la porte, remontant jusqu'à sa chambre avec des sanglots dans la poitrine. --Éva! Elle était loin déjà, Éva, cherchant le coin solitaire où, sans honte, elle pourrait pleurer, nerveusement, savait-elle pourquoi? * * * * * Sylvia restait seule, effrayée. Une pensée lui venait maintenant, inquiétante, et elle avait encore dans les oreilles l'accent avec lequel Éva lui avait comme cinglé ces mots au visage: «Le secret de M. de Solis? Demandez-le-lui quand vous le verrez!» --Est-ce qu'elle l'aimerait? se disait-elle. X M. de Solis avait hâte de revoir Sylvia. Ne venait-elle pas de lui dire furtivement qu'elle avait à lui parler? Quand? Le plus tôt possible. Une visite nouvelle dans une même journée ne pouvait-elle sembler déplacée, éveiller les soupçons? Et pourquoi? Y avait-il donc imprudence à se montrer à la villa, aujourd'hui même, puisque Sylvia lui demandait de revenir «dans un moment»? Ne pouvait-il reparaître sous le prétexte de lui apporter quelque livre, une partition? Et puis il ne raisonnait pas. Il n'y avait point d'obstacle: il en eût souhaité, tout prêt à la lutte, las de son existence plate, de cet amour latent, en quelque sorte résigné, caché. Ses appétits d'aventures, sa soif de nouveau s'éveillaient, le poussaient à rêver quelque brusque exode, un départ avec cette femme partageant désormais ses explorations, ses dangers et sa vie. Quelle folie! Et pourtant cette pensée lui venait, depuis quelques jours, le tenaillait comme un supplice. Il y songeait en allant vers la villa, après avoir chez lui reconduit sa mère, sa mère qu'il trompait en lui disant qu'il s'arrêtait un moment au Casino, lire les journaux, alors qu'il retournait vers l'adorée, vers le péril. Sylvia était encore dans le grand salon quand M. de Solis se fit annoncer. Elle avait approché de la porte ouverte un _rocking-chair_, et, étendue là, elle regardait la mer, très verte, par-dessus des touffes poudreuses de tamaris. Elle accueillit M. de Solis comme quelqu'un qu'on attend. Certaine qu'il reviendrait, elle était demeurée là; elle lui tendit la main et il resta, un moment, à la regarder, heureux de ce silence qui troublait un peu la jeune femme. --Vous n'avez pas vu Éva? demanda-t-elle, pour parler. --Non. Et pourquoi aurais-je vu miss Meredith? --Une idée. Je ne sais pas. --Ne trouvez-vous point qu'elle a depuis quelque temps, qu'elle avait, aujourd'hui surtout, l'air agressif... ou triste, je ne saurais dire au juste le mot? --Je n'ai pas remarqué, dit Georges. Mais hier elle semblait si heureuse... elle riait d'un rire d'enfant. --Hier? demanda Sylvia. --Hier soir. --Vous l'avez vue hier? Et Sylvia étonnée, interrogeait Solis du regard plus encore que de la voix. --Je l'ai rencontrée chez la mère Ruaud; elle venait furtivement apporter un secours à la pauvre femme. Moi, voulant voir si le petit Francis avait menti, vous savez, quand il nous parlait.... --Oui, oui! dit Sylvia qui pensait à Éva, à cette rencontre d'Éva et du marquis. Et M. de Solis continuait, évoquant le souvenir de la veille, la triste demeure des pêcheurs où il avait retrouvé miss Meredith, la mère souffrante, le père à demi alcoolique.... --Elle! ah! c'était elle! interrompit Sylvia. --Qui donc? --Rien! Une absurdité que m'a rapportée mistress Montgomery. --Quelle absurdité? --Après tout, ce colonel, vous ayant reconnu, avait pu croire.... Elle s'interrompit pour dire: --Je remarque qu'Éva s'habille maintenant comme moi, oui, comme moi, et, peut-être, qui sait? quand elle espère vous rencontrer.... --Je ne vous comprends pas, dit M. de Solis, miss Meredith ne pouvait croire qu'elle me verrait chez ces Ruaud. Elle a été étonnée de me trouver au chevet de la pauvre femme et je l'ai, là, prise comme en faute. Oui, elle rougissait, la pauvre fille! dit Georges vivement. Mais que venez-vous de me dire? Le colonel? Quel colonel? Le colonel Dickson? Une absurdité? Il m'a vu, reconnu? Ah! je comprends!... Et il a cru, le colonel, que, là-bas, c'était vous? Eh bien, quoi? Quand c'eût été vous? Il doit savoir que vous vous cachez pour accomplir vos oeuvres de charité comme d'autres pour commettre leurs fautes! C'est tout simple. --Mais, fit Sylvia, il a pu trouver étrange que je me cache pour aller chez cette pauvre femme à la même heure que vous. --Et il l'a dit? Et il l'a raconté? --Évidemment, puisque mistress Montgomery m'en a avertie! Ah! après les méchants, je ne sais rien de plus détestable que les sots! Et, sot et méchant, qui sait si cet homme n'est pas à la fois l'un et l'autre? M. de Solis tordait nerveusement la pointe de sa barbe noire, comme prévoyant un malheur et songeant au moyen de l'éviter. --Il y a un moyen bien simple de répondre à la niaiserie du colonel Dickson, fit froidement Sylvia. C'est de lui dire la vérité. --La vérité! Et après? S'il a inventé et colporté sur vous quelque méchante histoire, il en inventera une autre, analogue, sur miss Éva, voilà tout. --C'est vrai, dit Sylvia. Mais.... --Mais quoi? --Mais Éva est libre, elle! --Libre! Eh bien? demanda Solis, indifférent. Mistress Norton rassembla toutes ses forces pour ne pas sembler tremblante et, lentement, glissant presque les mots au coeur de M. de Solis: --Elle est charmante, dit-elle. Georges répéta, très sincèrement: --Charmante! --Si j'avais un frère, je ne lui souhaiterais pas d'autre femme que miss Meredith! Elle avait, cette fois, parlé avec une fermeté qui laissait deviner toute sa pensée, cette pensée du sacrifice où il y avait un conseil, et, dans une idée de renoncement, presque un ordre. Georges, amèrement, lui demanda: --Et alors, c'est vous, vous qui me conseillez.... Elle voulut, par un geste, effacer ce qu'elle venait de dire. --Vous?... Dans une minute, vous allez me parler, à moi, d'épouser Éva, comme m'en a parlé Norton! Est-ce pour m'éprouver ou pour me torturer? --Vous torturer? fit-elle, de sa voix triste. --Est-ce une épreuve? Est-ce pour savoir si je vous aime toujours, et toujours aussi profondément, aussi follement? --On peut aimer Éva. Est-ce que je sais? On oublie!... --Qui oublie? s'écria Solis en regardant cette femme, qui? Les sages, les êtres raisonnables! Ceux qui ouvrent ou ferment leur coeur à volonté. Je ne suis pas de ceux-là! Et comment oublierais-je, quand je vous ai revue, quand j'ai, de nouveau, respiré la même atmosphère que vous, et quand, moi, malheureux, je vous ai retrouvée malheureuse, souffrant de la même souffrance qui me déchire et qui me tue? Sylvia s'était levée, comme pour fuir un entretien qu'elle avait voulu, mais qu'elle trouvait douloureux, dangereux. --Si je souffre, dit-elle fièrement, ne craignez rien, je suis assez forte pour supporter ma souffrance! Le marquis haussa les épaules. --Assez forte! Et je vous vois pâle, triste, et chaque jour mon inquiétude s'accroît et j'ai peur en vous regardant. Ah! j'aurais voulu vous fuir et j'aurais dû le faire, et je l'aurais fait, je vous le jure, si je vous avais vue souriante, heureuse, ne songeant plus à ce passé dont j'emportais partout le souvenir avec moi. Mais comment partir, oui, comment, quand, en partant, il m'eût semblé que je vous laissais frappée d'un mal que le docteur Fargeas cherche où il n'est pas, et qui est là, là, dans votre coeur, dans vos souvenirs, comme dans les miens? --Monsieur de Solis! --Ah! vous ne le direz pas, parbleu! vous ne le direz pas, que vous n'avez rien oublié de nos pauvres rêves, mais je le vois, mais je le devine, mais je le sais! Il se rapprochait d'elle, il lui parlait presque à l'oreille, il évoquait les visions passées: --Vous vous les rappelez nos chères causeries, là-bas, dans la maison de votre père, et nos espoirs et nos chastes serments?... Par la fenêtre maintenant, comme un accompagnement voulu, ordonné par le hasard, entrait, lointain, caressant, apporté par le vent et coupé comme par bouffées, un air de valse effacé, à peine perceptible, et cependant troublant, exquis, comme de la poussière d'harmonie. Et, entraîné doucement sur la pente des souvenirs, Solis redisait les choses enfuies, abolies, perdues dans le brouillard mort--et les premières rencontres, et ce soir où, lors du mariage d'une amie de Sylvia--une amie disparue depuis--ils s'étaient trouvés, lui, le Français, et elle, la jolie Américaine, sous la cloche de fleurs destinée aux époux, une cloche faite de roses, une sorte de coupole embaumée pour couronner, comme un dôme d'église, le premier baiser de la mariée, du marié. Et comme elle avait rougi, Sylvia. Et comme, lui, était devenu pâle lorsque les amies, battant des mains, avaient dit: --Ils ont passé sous la cloche de fleurs! Ils sont fiancés! Leurs mains alors s'étaient désunies et, sous ces roses, au lieu de se sentir rapproché de Sylvia, Georges de Solis, pauvre, s'en était senti si loin, si loin.... C'était pour le mariage de Norton et de miss Harley qu'elle devait embaumer la cloche de roses, _the marriage bell_! --Je vous en prie... je vous en supplie... disait mistress Norton, que ces souvenirs torturaient. Sa voix demandait le silence, l'implorait; mais, avec une sorte d'âpre joie douloureuse, Georges continuait, revivant ce passé: --Ah! j'ai été fou alors de ne pas tout dire à votre père, de ne pas lui crier que je n'aimerais jamais que vous et de ne pas vous emporter comme mon bonheur vivant! --Tout cela est le passé, dit Sylvia, debout et essayant de dominer son émotion. Souvenez-vous que vous parlez aujourd'hui à une honnête femme comme vous parliez alors à une honnête fille! --C'est le passé, mais il est toujours là, puisqu'il me navre et qu'il vous tue! Il y avait autant de douleur dans la voix de Solis que de résolution dans celle de Sylvia, et la jeune femme répondait: --Non, on ne meurt pas de chagrin, je vous le jure, monsieur de Solis. --Voulez-vous dire que si l'on en mourait vous seriez déjà morte?... Ah! Dieu! vous avoir revue, vous sentir frappée au coeur et vous savoir à un autre!... --Ne parlez pas de Norton.... C'est le plus loyal des hommes!... --Il ne vous comprend pas, il voit dans vos yeux des larmes et il ne fait rien pour les empêcher de couler. Ah! il me semble, moi, que, pour ramener à vos lèvres un sourire, je remuerais ciel et terre! --Norton est votre ami! Ne parlez pas de Norton! répéta Sylvia fermement. --Eh! dit le jeune homme avec colère, il est votre mari!... Et, quand j'y songe, toute cette amitié me pèse et je la déteste, et je voudrais le haïr!... --Georges! --Vous aime-t-il autant que moi? s'écria M. de Solis. Vous devine-t-il comme moi? A-t-il pour pensée unique, dans son existence, vous, toujours vous, rien que vous? Moi, je ne pense à rien, qu'à vous, Sylvia! J'ai harassé ma vie à chercher un autre but, une autre passion! Je vous ai partout emportée et partout retrouvée!... Là-bas, vous étiez avec moi! Et si je me désolais de vous avoir perdue, je me consolais du moins avec cette pensée que vous étiez heureuse! Eh bien! non, vous souffrez, vous pleurez... vous m'aimez. --Ah! au nom du ciel, mon ami! dit-elle effrayée. Et il répéta fermement: --Vous m'aimez, Sylvia, et comme il n'y a de bonheur pour moi qu'avec vous, il n'y en a, pour vous, qu'avec moi.... Elle fit un mouvement pour s'éloigner. Il la retint. --Laissez-moi.... Laissez-moi parler... laissez-moi tout vous dire.... J'ai fait des rêves encore, depuis que je vous ai vue, mais des rêves possibles, cette fois, des rêves qui sont à portée de notre main... des rêves qui se réaliseront... demain... si vous voulez! --Que signifie?... Il était tout pâle, avec une folie dans les yeux, un feu de fièvre. --Il n'est pas seulement dans le passé, dit-il tout bas, ce bonheur que nous avons laissé fuir et que nous pouvons retrouver. Il est dans l'avenir, il est devant nous! Je vous adore, Sylvia! Je vous aimerai toujours! Voulez-vous de mon dévouement éternel, de mon existence vouée tout entière à votre bonheur? --Votre dévouement... votre existence.... Elle balbutiait, comprenant bien, comprenant tout et ne voulant pas comprendre. --Pour vous sauver la vie, je donnerais cent fois la mienne, dit-il avec une fermeté soudaine, comme un homme qui joue sa tête prend une résolution brusque. Eh bien! vous souffrez, vous mourez! Je ne vois que vous, je ne pense qu'à vous. J'oublie le reste du monde! Je veux que vous viviez! Je le veux.... Voulez-vous? Ce n'était pas la folie d'une heure que rêvait Solis, c'était le sacrifice de toute une existence refaite, affranchie, le passé retrouvé tout à coup. Elle tremblait. Elle sentait s'abattre sur elle une tentation. Éperdue, chancelante, elle était tombée sur le _rocking-chair_, et les mains jointes, ayant peur de lui et d'elle-même, elle disait d'une voix d'enfant tremblante: --Monsieur de Solis, monsieur de Solis... je vous en supplie, je vous en conjure. Vous ne savez pas quel mal vous me faites. Partez, partez! Elle comprenait, oui, elle comprenait. Ce qu'il lui disait lui donnait au coeur une angoisse, au cerveau une griserie de liberté.... Mais, plus il la sentait troublée, plus il faisait, avec l'égoïsme des amoureux, saigner la blessure qu'il avait mise à nu. --Est-ce que ce n'est pas vrai que tout ici vous pèse et vous tue? Est-ce que ce n'est pas vrai que votre coeur étouffe? Est-ce que ce n'est pas vrai que j'ai deviné, Sylvia? Et elle, toujours effarée: --Pas un mot.... Plus un mot... mon ami... au nom de cette affection même dont vous parlez.... --C'est que ce n'est plus, comme autrefois, l'affection qui se résigne; c'est, vous voyant ainsi, l'amour vrai qui se révolte!... Je ne parle pas de Norton.... C'est un homme d'honneur, oui, le plus loyal des hommes, mais, encore une fois, qui ne vous comprend pas, qui vous laisse souffrir, qui ne se doute même pas de ce qu'il y a de mortelle tristesse au fond de votre coeur!... Eh bien! pour toute créature humaine, Sylvia, il y a le droit de vivre, le droit d'exister, de sentir son coeur battre! Il faut regarder son droit en face, et la vie que j'ai menée m'a donné le culte de l'absolu. L'absolu, ici, c'est notre salut et c'est notre amour. Je vous aime et je n'ai jamais aimé que vous, et je vous aimerai toujours, et je veux vous donner toute ma vie, tout mon être, et je veux vous emporter je ne sais où, où l'on ne meurt pas et où l'on s'aime! --Georges! Georges! dit-elle, entraînée, soulevée par ce souffle de passion, cette folie de vivre. Ah! si vous saviez à quelles tortures vous me condamnez sous prétexte de me consoler et de me plaindre! --Si ces tortures sont les dernières, qu'importe? s'écria Solis. --Les dernières?... Hélas! --Vous voyez bien que tout en vous se débat, que vous souffrez à en mourir! Eh bien! pour le salut de la créature humaine qu'on aime le plus au monde, tout est permis! --Tout? --Demain, cette nuit, quand vous voudrez, nous partirons. Une fuite, un enlèvement, est-ce que je sais? Un coin d'Europe où nous nous cacherons. Une maison ignorée au bout de cette mer qui est là et qui nous appelle, et où nous serons libres.... --Êtes-vous fou? --Libres, oui, et, si vous le voulez, une vie nouvelle commence, et qu'importe le monde et qu'importent les autres! Nous sommes innocents et on nous calomnie? Eh bien, puisque les propos de Dickson vous atteignent, vous, il pourra médire à son aise, le monde! Et nous aurons, du moins, vécu de ce qui était notre vie:--notre amour! --Monsieur de Solis! Ah! monsieur de Solis, au nom de votre mère.... --Je vous adore, dit-il éperdu, et je veux que vous viviez! Je veux que tu vives! Eh bien! c'est à vous, sachant combien je vous aime, de savoir si vous m'aimez assez pour sacrifier votre existence comme je vous donne la mienne et pour toujours! Ah! pour toujours, je vous le jure! * * * * * Elle était blême, torturée, et cependant heureuse, heureuse comme dans une hallucination, un rêve fou. Et elle se demandait si ce n'était pas la sagesse, cette folie que lui proposait cet homme. Un homme d'honneur. Aujourd'hui comme autrefois, il lui parlait d'une éternité d'amour. Et il était à eux, cet autrefois, refleuri tout à coup comme un printemps retrouvé. M. de Solis lui aurait donné son nom en Amérique. Il lui offrait ici toute son existence, tout son être. Et c'était maintenant une griserie délicieuse qui l'enveloppait toute, c'était une sorte d'étourdissement léger comme dans le vaporeux état des morphinées. Une voix, la voix de Norton, la rappela tout à coup à la réalité. Il était là, Norton, à quelques pas. Il donnait un ordre ou demandait un renseignement à un domestique. Norton! Le mari! La loi! Le devoir! --C'est lui! fit-elle. --Norton? Je ne veux pas le voir! Et d'un mouvement instinctif, Georges de Solis se dirigea brusquement vers la porte opposée à celle par laquelle arrivait la voix de Richard. Alors, comme avec une tristesse amère, Sylvia lui disait: --Déjà, le remords! --Non, la jalousie! répondit-il, presque farouche. A bientôt! Et Sylvia restait seule, regardant la porte que venait de franchir M. de Solis, et entendant encore Norton parler, à côté, prêt à entrer sans doute. Elle éprouvait une sensation d'affaissement, une sorte de délabrement moral. Il lui semblait que, matériellement, Georges lui avait fait une blessure. Et comme il parlait cependant! Quelles tentations, quels beaux rêves! --Il m'a fait mal! songeait-elle. Et pourtant elle n'eût point voulu qu'il eût gardé le silence. Elle se raidit, d'ailleurs, contre elle-même, lorsque Norton entra. * * * * * Très pâle, l'air préoccupé, presque sombre, il regarda autour de lui, dans le salon, comme s'il cherchait quelqu'un, et demanda: --Qui était là? --Ici? dit-elle. --J'ai entendu une autre voix que la vôtre! --C'était M. de Solis, répondit-elle. --Ah! Et Norton resta silencieux. Puis, brusquement: --Et il s'en va quand j'arrive, M. de Solis? --Il ignorait peut-être que c'était vous! --Vraiment?... dit Norton. Sa voix devint vibrante. --Vous ne savez pas mentir, ma chère Sylvia! Vous êtes toute pâle! --Mentir! Pourquoi mentirais-je? --De quoi vous parlait M. de Solis? demanda Richard soupçonneux. --Mais je ne sais pas.... De rien.... De choses insignifiantes.... Elle cherchait, balbutiait presque. --Insignifiantes? répéta Norton, ironique. Insignifiantes? Nécessairement. Et tout ce que vous disait M. de Solis vous était parfaitement indifférent, n'est-ce pas? Indifférent, absolument? --Pourquoi me demandez-vous cela?... Pourquoi me parlez-vous de M. de Solis? --Pour rien!... fit-il en s'efforçant de garder un calme sous lequel grondait une colère. Parce que je viens d'en entendre parler au Casino, par hasard, et cela par des gens qui ne se doutaient guère que j'étais là et que je pouvais entendre.... Tout le monde ne me connaît pas à Trouville. --Et que disaient-ils de M. de Solis, ces gens? fit Sylvia, s'apprêtant à recevoir--comme un coup de poignard--une calomnie en pleine poitrine. --Peu vous importe. Mais j'ai à vous annoncer, ma chère Sylvia, une nouvelle qui vous sera, je le crains, moins indifférente que la conversation de M. de Solis. Elle attendait, silencieuse. --Une nouvelle désagréable! précisa le mari. --Laquelle? --Mes affaires nécessitent ma présence immédiate à New-York. Nous partons après-demain! --Après-demain? --Samedi, dit-il froidement. Sylvia laissa simplement échapper un «ah!» qui pouvait paraître résigné. --Et pour ne plus revenir en France! dit lentement Norton, en la regardant bien en face, de ses yeux gris. Elle ne pouvait se tromper sur l'intention de ces derniers mots et elle dit, un peu ironique à son tour, puis vraiment triste: --Vous avez une manière de m'annoncer que nous ne reviendrons jamais qui ressemble à quelque chose comme une menace. Vous ne m'avez pas habituée à ce ton-là. --Je vous remercie d'y avoir pris garde, répondit Norton. Mais, chaque jour, on découvre du nouveau auquel il faut s'accoutumer, si l'on peut. Moi, je ne pourrais pas! --Vous parlez par énigmes. Je ne vous comprends pas. Mais pas du tout. --Il n'est pas utile que vous compreniez, pourvu que vous partiez! Il se promenait maintenant à travers le salon, sa haute taille et ses épaules larges un peu tassées comme sous un fardeau inattendu, et faisant craquer ses doigts, machinalement. --Mais, en vérité, dit Sylvia, vous semblez bien moins préoccupé de retourner en Amérique pour arranger vos affaires que de me faire quitter la France? Il s'arrêta et, très froid, avec un sourire: --Vous voyez donc bien, ma chère Sylvia, que vous comprenez parfaitement. Sylvia redressait fièrement sa jolie tête fine et dont l'expression mélancolique devenait maintenant militante, comme indignée: --Je comprends que je ne sais quel soupçon absurde... odieux... pis que cela, insultant, vous est entré dans l'esprit! Et j'avais assez de mes souffrances sans qu'il vous prît la fantaisie de les venir augmenter par un doute qui m'outrage. --Je ne vous ai parlé de rien. J'ai fait simplement allusion à des propos absurdes et odieux, comme vous dites, et vous appelez cela un outrage! --C'est que, par hasard aussi, je connais les propos que vous pouvez avoir entendus! --Qui vous les a rapportés? M. de Solis? fit Norton, dont l'impatience croissait visiblement. --Ah! laissez là M. de Solis! A chaque parole que vous me dites, il me semble que vous allez me jeter au visage le nom de M. de Solis! --J'en parle, je crois, encore moins que vous n'y pensez, ma chère amie! dit Richard, la voix âpre. --Moi? --M. de Solis--j'aurais dû m'en souvenir--avait été l'hôte de votre père, il y a trois ou quatre ans? --Oui! répondit-elle simplement. --M. de Solis vous aimait.... M. de Solis pouvait vous épouser! --Oui! --Et s'il avait demandé votre main, vous la lui auriez accordée? --Oui! dit-elle nettement. --Alors, cette tristesse, ces larmes, ces soupirs, que je voyais en vous et qui me rendent si malheureux, c'est parce que, pensant à M. de Solis, vous l'aimiez toujours et vous ne m'aimiez pas, moi? Sylvia répondit avec la même franchise loyale: --J'ai juré d'être votre femme et je vous donnerai toute ma vie comme vous m'avez donné votre nom. --Un serment! Parbleu! fit Norton dont les nerfs tendus semblaient se tordre. Mais on oublie les serments d'amour, pourquoi n'oublierait-on pas les autres? Imbécile! Imbécile que j'étais! Et je me croyais aimé! Et je n'avais des pensées de luxe que pour cette femme! Et moi qui vivrais de pain et de riz, je souhaitais des palais et une richesse insensée, pour qui? pour cette femme! Oui, pour vous! Machine à travail, le mari! Et elle... elle.... --Je ne vous demandais rien, et je vous suis reconnaissante de tout votre dévouement, Richard! répondit lentement Sylvia. Il avait repris, à travers le salon, sa marche saccadée, et, séparée de lui par la table, Sylvia voyait sa large carrure tantôt se détacher sur le fond de mer tantôt s'enfoncer dans la pénombre de la vaste pièce. Et, lui, s'exaltant, allant, venant, s'arrêtant parfois pour lui parler, jetait des exclamations emportées: --Reconnaissante!... Ah! oui, sans doute. Reconnaissante!... Reconnaissante comme au portefaix qui traîne le fardeau durant le voyage!... Ce n'était pas votre reconnaissance que je voulais, moi, c'était votre amour! --Je vous ai gardé loyalement la parole que je vous ai donnée loyalement! dit-elle encore. --Oui. Et cependant les indifférents et les sots connaissent assez, paraît-il, votre amour pour M. de Solis pour qu'une allusion ou une raillerie vienne me souffleter tout à coup et me crever le coeur dans un casino de bains de mer! --Est-ce que vous allez me rendre responsable de la sottise de ceux que je ne connais pas, qui ne me connaissent pas? --Au reste, fit-il, les désoeuvrés, en France, pourront demain, s'ils veulent, parler à leur aise de l'Américain Norton et du départ de mistress Norton l'Américaine!... Je vous ai dit que nous partions.... Nous pouvons attendre le paquebot au Havre.... Inutile de rester plus longtemps à Trouville.... Ayez la bonté de donner vos ordres.... --Sur-le-champ? dit-elle étonnée. --Sur-le-champ! Nos places sont retenues. Celles que vous avez occupées sur la «_Normandie_» pour venir en France. --Il est impossible que je ne fasse pas mes adieux aux rares amies qui me restent ici.... --Des amies? Éva nous accompagne. --Mistress Montgomery! --Vous la retrouverez quelque jour, en Amérique. --C'est de la folie, dit Sylvia. Et si ce départ n'est qu'une fugue soudaine, si votre caprice devient une tyrannie, il est inutile d'insister. Je ne partirai pas! Elle avait mis toute sa résolution nerveuse dans ce refus, et Norton connaissait l'énergie de cet être résistant sous son apparence frêle. --Je serai cependant en route dans trois jours, et je vous prie--je vous prie, mistress Norton--dit-il en insistant, de ne point me laisser partir seul. --Je n'ai pas demandé à venir en France. Je ne quitterai pas la France parce que le propos d'un passant aura effleuré mon nom! Et, d'ailleurs, pour ceux-là mêmes qui sont ici--pour le colonel Dickson ou mistress Dickson, vous voyez que je les connais ceux qui peuvent parler de moi--un départ aurait l'air d'une fuite. Leur calomnie aurait semblé m'avoir atteinte en me contraignant à la retraite. Je ne partirai pas. --Sylvia! dit Norton, dont le visage, pâle tout à l'heure, se congestionnait violemment. --Eh bien?... fit-elle résolue, très calme. --Vous ne me connaissez pas, dit le Yankee. Vous m'avez vu toujours soumis à vos caprices, humble devant vous comme un enfant! Vous vous figurez que je puis renoncer à ce que je veux quand ma volonté a décidé quelque chose? Vous oubliez que tout ce que j'ai voulu, dans ma vie, je l'ai fait. Je ne suis pas un esprit romanesque comme M. de Solis, je suis un homme qui sait où il va et ce qu'il veut. Eh bien, je vous jure, Sylvia, que je veux que vous ne restiez pas un jour de plus à Trouville et que vous m'accompagniez en Amérique, où je vais. La jeune femme regarda, un moment, ce colosse qu'elle sentait furieux, et, lentement, avec une douceur implacable, elle refusa, répondant: --Votre volonté, lorsqu'elle devient une injure, ne peut rien contre la mienne.... Rien!... Vous voulez que je parte parce qu'il vous plaît de me soupçonner?... Accusez-moi, insultez-moi, je ne partirai pas!... Il répéta, menaçant comme tout à l'heure, ce nom aimé pourtant: --Sylvia! Puis s'arrêtant devant le regard clair, calme, attristé aussi, de cette femme: --Ah! non... non... non.... Vous voulez m'affoler, me pousser à bout! Vous voulez que je croie tout?... --Quoi, tout? Tout ce que la calomnie ramasse je ne sais où? Des folies ou des infamies? --Voyons, oui, c'est de la folie; oui, c'est absurde, je le sais, dit-il... mais je ne veux pas que vous restiez ici.... Je suis injuste, je suis brutal... soit.... Mais, après tout, n'ai-je pas fait preuve d'un sang-froid qui m'étonne lorsque, tout à l'heure, de ces mains-là--et il montrait les poings nerveux du fendeur de bois--je n'ai pas écrasé les imbéciles qui contaient, en ricanant, les aventures de l'Américaine de la villa normande.... Oui, j'avais bondi, le sang aux yeux... et j'allais faire quelque esclandre--un malheur--lorsque cette idée m'est venue que le scandale était plus redoutable pour vous que les vilenies... les calomnies de ces niais féroces.... En relevant leur propos, je lui redonnais une force.... Je le relançais, au lieu de le laisser traîner à terre et crever comme un ballon chargé de gaz empoisonné.... Mais le sang-froid, ce n'est pas ma vertu, à moi, Sylvia! Vous devez le savoir et le voir!... J'étouffe.... J'ai devant moi des visions qui m'affolent.... Il faut me comprendre, Sylvia.... Il faut m'excuser.... Il répéta, cette fois, d'un ton net, absolu: --Il faut me suivre! --Alors, c'est un ordre? --Ordre ou prière, peu importe! --Il importe si fort que j'aurais cédé à une prière et que je n'obéirai jamais à un ordre! --Jamais? --Jamais! --Ah! malheureuse, fit Norton, le visage rouge. Et qui me prouve que ces misérables n'ont pas dit vrai et que vous ne voulez demeurer ici pour y rester avec votre amant? --Mon amant?... C'est une infamie, s'écria Sylvia, et vous venez de dire un mensonge! --Il était ici. Il s'est enfui devant moi. Où est le mensonge? Sur mes lèvres ou sur les vôtres? M'avez-vous avoué, oui ou non, tout à l'heure, que vous l'aviez aimé? --Ce n'était pas un aveu, c'était la vérité! dit-elle, ayant retrouvé sa fierté calme. --Et la vérité... la vérité d'autrefois et la vérité d'aujourd'hui... c'est que vous l'aimez toujours? --Toujours! Oui, je l'aime toujours! répondit-elle, la tête haute. Après? --Vous osez!... Tu oses! --Je l'aime et vous n'en avez pas moins menti! Je l'aime et les lâches dont vous me parliez m'ont calomniée! Je l'aime et je suis une honnête femme! Il écoutait, fou de colère, ayant peur de lui-même, sentant une rage lui monter aux yeux. --Une honnête femme dont le nom est Norton! dit-il. Allons, appelez Éva! Donnez vos ordres, vous dis-je, nous partons! Et comme elle ne bougeait pas, il alla au timbre électrique, près de la glace et pressa sur le bouton d'ivoire. --Vous partez, soit, dit Sylvia. Moi, je reste. Elle s'était appuyée contre la table pour ne pas tomber. Elle était blême, les lèvres tremblantes. Dans son visage, les yeux seuls vivaient. --Je pars, dit Norton, et je vous emmène. --De vive force? C'est possible. Vous pouvez aussi me cadenasser en route! Un domestique parut et, derrière lui, le docteur Fargeas qui revenait, très guilleret. Norton, en l'apercevant, fit au valet signe de s'éloigner. Fargeas arrivait, en belle humeur; mais, d'un coup d'oeil, il devina qu'entre ces deux êtres une sorte de choc électrique venait de se produire--les orages moraux ont aussi leur odeur de soufre--et, allant à Sylvia, presque défaillante: --Qu'y a-t-il?... Madame.... Eh bien! mais, quoi donc? --Rien!... Rien, docteur! disait-elle. Elle essayait de sourire. Elle chancelait. --Comment, rien! Mais c'est une crise, dit le docteur. Et, interrogeant Norton brusquement: --Enfin, quoi?... --Je pars ce soir pour le Havre; dans trois jours pour New-York, répondit Richard froidement, et mistress Norton refuse de partir avec moi! --Elle refuse! elle refuse!... Elle a bien raison! Vous voulez donc la tuer? --La tuer? dit-il, et dans sa voix une angoisse soudaine passa, l'étranglant presque. Fargeas faisait respirer à Sylvia, qui s'était assise, une ampoule de nitrite d'amyle qu'il avait cassée du bout des doigts, sur son mouchoir, et elle remerciait du regard, pendant que le docteur, à demi tourné vers Norton: --Ah! ça dépend de vous, ça! Ses nerfs sont dans un tel état!... Si vous l'aimez.... --Si je l'aime? fit Richard. --Vous avez remis entre mes mains sa santé. Eh bien! Un départ, avec la dépression barométrique et la saute de vent qu'on nous annonce, jamais! Je m'y oppose. --La tuer? songeait Norton. Et il lui semblait qu'un grand trou noir s'ouvrait devant lui; et il avait envie de s'y jeter, de s'y enfouir, de disparaître avec cette adorée qui, dans le coeur, gardait le nom d'un autre. * * * * * Tout à coup, dans le grand silence de la villa, un bruit éclata comme au signal d'un régisseur dans un théâtre, une fanfare retentit, une trombe de gaieté entra; et, pareille à une farandole se déroulant à travers les escaliers et les couloirs, une traînée de gens, guidés par mistress Montgomery, se précipita, et Liliane, élégante, armée d'un mirliton, Montgomery essoufflé, Bernière donnant la main à la belle Arabella que suivaient le colonel et la colonelle, la petite juive Offenburger et son père le gros banquier apoplectique, tout une poussée de fous s'invitant eux-mêmes, arrivant à l'américaine, dans cette _partie de surprise_ qui rappelait les fantaisies du pays, tous, riant, criant, jetaient à l'air les échos de leurs fanfares: --Hip! hip! hurrah!... _Surprise-party!_ disait Liliane. --Nous sommes chez nous! --_Go ahead!_ s'écriait Bernière. Et Liliane, commandant comme à l'assaut: --Au piano, Arabella! au piano! --Volontiers! Miss Dickson ôtait ses gants; elle s'installait, pendant que le colonel disait à Norton: --Quel dommage! Elle a oublié son violoncelle! Cette brusque invasion, assourdissante, Fargeas ne la détestait pas. Elle amenait chez Sylvia une réaction soudaine dont les nerfs de la jeune femme avaient besoin. Et, pendant que mistress Norton se redressait, essayant de sourire à cette invasion, à ces affolés qui, par droit de conquête fantaisiste, prenaient possession de son domicile, Norton composait son visage, sentant aussi que les Dickson ne venaient pas seulement là en désoeuvrés qui s'amusent, mais en curieux qui épient. Et, à cette bande éperdue, Éva venait se joindre, à son tour, attirée par le bruit. --La voilà, la _surprise-party_! lui disait en riant mistress Montgomery. --Plaisir américain, ajoutait la petite Offenburger. Cela doit vous plaire, miss Éva? Cela ne vaut pas l'anthropologie, mais c'est drôle! Très drôle. Original. Sylvia faisait toujours des efforts pour sourire, restant un peu pâle. Alors, le colonel, avec une affectation d'intérêt: --Mais, docteur, voyez donc... mistress Norton. --Eh bien! quoi, mistress Norton? dit froidement Richard. Un peu de fatigue, voilà tout. --Ce n'est-rien, répondait Sylvia. Et Liliane, la belle Liliane, avide du bruit éternel, leva hardiment, comme un bâton de commandement, son mirliton enrubanné, et de sa voix claire, joyeusement: --Allons, allons, Sylvia, un peu de gaieté! Arabella, attaquez la _Marche des Milligans_! Nous accompagnerons, nous!... Fête de Saint-Cloud à Trouville! Hip! hip! --Hurrah! cria Bernière. Et, pendant que la grande belle fille du colonel Dickson jouait crescendo, sur le piano, l'air anglais, sautillant, entraînant, plein de titillations et de saccades, Bernière et mistress Montgomery accompagnaient en s'interrompant pour rire, et Éva examinait tour à tour le colonel qui, avec une gravité de clergymann, battait la mesure, tandis que la colonelle épongeait son front, la petite Offenburger qui causait avec son père, le banquier imitant la grosse caisse, et Montgomery parlant à l'oreille de Norton. Puis le regard de la jeune fille s'arrêtait sur le mélancolique visage de Sylvia, assise à côté de Fargeas qui hochait la tête. Et la jolie Éva, sérieuse et comme navrée par tout ce bruit qui, lui semblait-il, sonnait faux dans cette villa où, pour la première fois, elle avait pleuré, où elle sentait instinctivement comme un amer parfum de larmes, la petite Américaine se disait, toute triste: --Si la marquise de Solis était là, elle dirait, cette fois, que les Américaines sont décidément folles! Oui, elle le dirait! Furieusement, Arabella Dickson enlevait la _Marche des Milligans_, et Liliane, entre deux accords de mirliton, disait à Bernière: --Tout à l'heure, nous pillerons les buffets pour le lunch! Aujourd'hui, Sylvia n'est plus chez elle. Expropriation pour cause de distraction publique. _Surprise-party!_ --Le _mildew_! songeait Éva Meredith. XI Georges de Solis, en quittant la Villa, était sorti un peu au hasard, par les rues vides. Machinalement il allait vers la plage, indifférent au bariolage gai des toilettes claires et des parasols rayés faisant sur le sable des taches joyeuses. Il suivait les _planches_ en songeant encore à ce qu'il venait de dire, à ce qu'il avait osé dire à Sylvia. Moralement il étouffait. Son existence s'était bornée jusqu'ici à des devoirs et à un amour. Il n'avait pas usé sa passion, en la banalisant, en l'émiettant en caprices. Cet amour intact, il le voulait absolu et il se faisait l'effet d'un sauveur venant arracher cette femme à une prison lourde, à une mort certaine. Fuir avec elle? Oui, puisque sa destinée était d'errer et que l'univers lui ouvrait ses infinis. Mais Mme de Solis? La mère? Mais Richard Norton? Le mari? Il écartait violemment leur image; il ne voulait voir que Sylvia. Il ne voulait penser qu'à elle. C'était une fièvre qui lui montait au cerveau, l'aveuglant sur tout ce qui n'était pas Sylvia, sur tout ce qui n'était pas son amour. Il erra ainsi pendant un certain temps, s'arrêtant machinalement devant le tir, hypnotisé, en apparence, par ces cartons troués, en réalité, n'apercevant rien que sa propre pensée. Il rentra alors, dîna avec la marquise qui le trouva préoccupé, nerveux; puis, contre son habitude, il sortit, la nuit venue. --Es-tu souffrant? lui demanda Mme de Solis, comme il allait s'éloigner. --Non. Pourquoi? --Tu es pâle. Tu as l'air triste. --Je ne suis pas triste. Je suis un peu nerveux. Cette chaleur lourde me fatigue. Le bord de la mer me fera du bien. Il était agité visiblement, il n'avait qu'une pensée, réaliser cette folie dont il avait parlé à Sylvia comme d'un rêve. Une fuite en 1891, un enlèvement comme en plein romantisme, cela lui semblait assez étrange, presque ironique et «peu fin de siècle». Mais les explorateurs et les chercheurs d'inconnu sont peut-être les derniers romantiques. Ce danger bravé, ce départ brusque et fou lui plaisait. Mais comment partir? Et quand? Puis le voulait-elle bien? Il l'avait sentie trembler sous ses paroles, frémir d'une tentation de liberté et d'amour. Elle l'aimait encore, et c'est parce qu'il avait eu la sensation de cet amour demeuré fidèle et partagé qu'il trouvait en lui l'audace de cet acte insensé: la rupture avec le monde et la fuite vers le hasard. Mais aurait-elle la même témérité que lui? Une réflexion ne l'arrêterait-elle pas, brusquement, en chemin? Il était entré, presque inconsciemment, au Casino, ayant, pour s'étourdir, comme un besoin de bruit. La foule était grande. On dansait. Dans la salle des «petits chevaux», des joueurs se donnaient l'illusion de la roulette. En allant de la salle de bal à la salle de jeu, M. de Solis se heurta presque contre la belle Arabella Dickson qui passait au bras de son père. La foule, instinctivement, s'écartait devant l'admirable fille et le gigantesque Américain aux poils roux. Gontran de Bernière venait derrière, causant avec un monsieur très pur, très correct, très épinglé, cravaté de blanc, un gardénia à la boutonnière, et qui était le peintre Harrisson, Edward Harrisson, le premier mari de mistress Montgomery. Un artiste à tenue de diplomate. Chauve, du reste, avec des favoris interminables. Arabella, en apercevant M. de Solis, laissa échapper un _ah_! de satisfaction. Elle s'arrêta, lui tendant la main. Elle était délicieuse avec ses cheveux colorés relevés sur la nuque, un petit chapeau marin, en paille blanche, posé dessus, jupe et veston blancs, un déshabillé très habillé, le veston moulant comme avec des caresses la taille et les hanches. --Monsieur de Solis, dit-elle, on vous a regretté à la villa Norton, ce soir. --Très regretté, dit le colonel. --Charmante, la _surprise-party_ organisée par mistress Montgomery. Oh! elle s'entend aux petites fêtes, mistress Montgomery. N'est-ce pas, monsieur Harrisson? --Elle s'y entend, répondit flegmatiquement le premier mari. --J'avais, ajouta Arabella en souriant, espéré vous voir, monsieur de Solis! --Je sors très peu, mademoiselle. C'est par hasard que je suis ici! Le colonel hocha la tête, sa tête si haut perchée, et caressant sa longue barbe: --Oh! oh! vous sortez très peu? Vous ne venez pas souvent au Casino, mais.... Il s'arrêta, le regard de M. de Solis lui ordonnant de se taire. Toute la révolte de Georges contre la calomnie montait dans ce regard violemment impératif, et le marquis saisit même, avec une sorte de brusquerie ardente, l'occasion que lui offrait cette rencontre: --J'ai précisément un mot à vous dire, colonel. --Volontiers, mon cher marquis. --Oh! seul à seul, fit Solis. Vous permettez, mademoiselle? Arabella sourit. --M. de Bernière me servira de cavalier, dit-elle. Le colonel avec flegme caressait toujours sa longue barbe. Georges l'attira dans un coin de la salle où de bons bourgeois prenaient le chaud, sur des fauteuils. --Monsieur, dit le jeune homme en allant droit au but, vous avez tenu sur moi, et sur une personne que ni vous ni moi n'avons le droit de nommer, des propos qui ne me conviennent pas. --Vous dites? fit le colonel en redressant encore sa taille de géant maigre. --Je dis que vous avez calomnié la plus respectable des femmes et que vous avez associé mon nom à vos calomnies. Savez-vous comment nous appelons cela en français? --Je connais la langue française, dit le colonel froidement, et je vous dispense de feuilleter votre dictionnaire! Je n'ai rien dit qui ne fût du domaine d'une conversation de plages. J'ai peut-être parlé--et dans l'intérêt de la santé d'une personne qui vous paraît chère--de promenades trop fréquentes... au bord de la mer... le soir.... Quand on est souffrante.... --Eh bien, monsieur, interrompit Solis, je vous défends, à l'avenir, de vous occuper et de moi et de celle dont vous voulez parler. --Vous me dé-fen-dez? dit l'Américain en scandant les mots. --Parfaitement. --De quel droit, monsieur? Le colonel avait une attitude fière dont l'héroïsme, assez fortement alcoolisé, devait être arrosé de nombreux _cocktails_. --De quel droit? fit M. de Solis. Du droit que je prends. --Oh! dit le colonel lentement, ma compatriote vous tient terriblement au coeur. C'est compréhensible: elle est très jolie! Il relevait sa main pour se caresser la barbe, de son geste machinal. Georges lui saisit le poignet, et, se rapprochant de lui, les yeux dans les yeux: --Taisez-vous, monsieur, vous êtes un lâche! --J'espère que vous ne l'êtes pas, monsieur! dit le colonel en se dégageant. --Tout à vos ordres! --Exactement, fit Dickson en rejoignant sa fille qui causait avec de Bernière, celui-ci d'ailleurs ne perdant pas un mouvement de Solis et du colonel et se doutant bien que cet aparté cachait une discussion grave. «Oh! oh! pensait le colonel en arrivant vers miss Dickson--Arabella épousera difficilement le marquis, maintenant. Mais qui sait?» --On s'est chamaillé? demanda Bernière, une fois seul avec Georges. --Oh! presque rien! --Une provocation? --Une explication, dit Solis. Je compte sur toi. Elle peut avoir des suites.... Ah!... tu préviendras le docteur Fargeas.... Et pas un mot à ma mère! Je vais l'embrasser. Pauvre femme! --Diable, dit Bernière en essayant de plaisanter, tu es expéditif! Perds pas ton temps! Toute vapeur! Train express! * * * * * A la villa Norton, cette soirée avait été silencieuse, triste, et la journée du lendemain devait être plus inquiète encore. Soit que le colonel Dickson eût laissé échapper, au Casino même, le secret de son altercation avec M. de Solis, soit qu'en s'abouchant avec ses amis, le peintre Harrisson avant tous les autres, il n'eût pas demandé à ses témoins de garder le silence, soit encore qu'il eût intérêt à mêler à son nom le nom du marquis, l'incident de la veille était, dès le lendemain matin, le bruit de la plage. Et, de ce bruit même, les échos devaient entrer jusque dans la villa Norton. Mme Montgomery y était venue de très bonne heure, affairée, nerveuse, et, en arrivant pour prendre des nouvelles de Sylvia, le docteur Fargeas éprouvait une sensation très singulière; il lui semblait que les objets même, les meubles, avaient un aspect inaccoutumé, dramatique. Les choses, qui ont leur malice, ont aussi leur divination. Le docteur se garda bien, du reste, d'interroger Mme Norton, qu'il trouva toujours très nerveuse, mais plus résolue et comme ayant fait un effort sur elle-même. Norton était absent. Fargeas se borna à une sorte d'ordonnance morale et, comme il descendait de l'appartement de Sylvia, il se heurta presque, au bas de l'escalier, à miss Meredith, qui attendait, visiblement anxieuse. --Eh bien, docteur.... Sylvia? Comment va-t-elle? demanda Éva. --Toujours dans son état d'innervation, mademoiselle, mais visiblement plus énergique aujourd'hui. On dirait que quelque émotion nouvelle l'a relevée.... --Une émotion? dit la jeune fille. --Je ne sais laquelle. Rien de nouveau ici? fit le docteur. --Rien. Il regardait Éva toute pâle et hocha la tête de son air à la fois narquois et indulgent. --Je ne vous conseillerai jamais de chercher à jouer la comédie, ma chère enfant.... Vous ne sauriez pas! --Mais, docteur.... --Si mistress Norton est, comment dirai-je? remontée, vous êtes, vous, au contraire, très inquiète. --Et pourquoi serais-je inquiète? demanda Éva, relevant sa tête brune et essayant de sourire. --Ah! ça, par exemple, je n'en sais rien, dit Fargeas. Il ajouta doucement: --Peut-être tout simplement le bruit de ce duel.... Oui, du colonel Dickson avec M. de Solis. Et comme Éva faisait un mouvement involontaire: --Là! tout juste.... Eh bien, quoi? M. de Solis! Il en a vu bien d'autres? Il sait manier l'épée, tenir le pistolet. Rien à craindre pour lui! Éva répondit, la voix lente: --Qui vous dit que je craigne quoi que ce soit pour M. de Solis? --Hein?... Comment?... fit le docteur. Il attendit un moment et ajouta: --Soit, mettons que je me suis trompé. C'est peut-être bien, alors, le colonel Dickson qui vous intéresse? Un mouvement d'épaules d'Éva, accompagné d'un geste où le souhait devenait une menace, lui répondit: --Le colonel! Le colonel! Ah! si le sort était juste, le colonel!... --Très bien, fit le docteur. C'est ce que je vous disais. Il était certain maintenant qu'elle pensait anxieusement au marquis. Pauvre petite! Il remarqua alors qu'elle avait un chapeau sur ses cheveux bruns et qu'elle était habillée pour sortir. Il lui demanda si elle voulait l'accompagner. --Oui, certes. Avec plaisir, docteur. Elle avait besoin d'air, de mouvement. Elle voulait marcher, se fatiguer, user ses nerfs. Et, l'accompagnant vers la ville, le docteur la regardait du coin de l'oeil, toute pâle, délicieuse.... Et tout à coup, il la vit devenir très rouge et elle s'écria, en apercevant, de loin, quelqu'un qui venait vers eux: --M. de Solis! Lorsqu'il fut près de Georges, il lui tendit la main, disant: --Eh bien, mon cher marquis, je vous félicite. --Et de quoi? fit M. de Solis, qui avait salué Éva. --Mais... on ne parle que de cela... votre rencontre avec le colonel Dickson. --Je ne me suis pas rencontré avec le colonel Dickson. Éva, hésitante, demanda: --Alors... ce duel... c'est fini? --A peu près! répondit Georges. --Vous ne vous battez pas? Un signe rapide du docteur fit connaître à Georges qu'il devait nier toute rencontre. --Le duel n'aura pas lieu, mademoiselle! dit-il en souriant. Tout est terminé! --Ah! tant mieux! J'étais d'une inquiétude! --Et, tout à l'heure, vous m'assuriez que vous n'aviez pas l'ombre de.... --Ah! tout à l'heure! tout à l'heure! fit-elle en riant. Fargeas lui prit les mains, paternellement: --Je vous l'ai dit, ma chère enfant, la comédie, vous ne saurez jamais... jamais... jamais.... Allons, au revoir, mademoiselle! Mes visites à mes malades sont peut-être inutiles, mais elles sont pressées. Et saluant M. de Solis, il s'éloigna assez vite du côté des rues, laissant en tête à tête, à quelques pas de la plage, dans l'atmosphère matinale, Éva et M. de Solis. * * * * * La jeune fille regardait le marquis d'un air joyeux. Brusquement rassérénée, heureuse. --Savez-vous que je suis très contente? disait-elle. Un duel! Je trouve cela si absurde, le duel.... Et quand on pense que le colonel Dickson, qui est très redoutable, paraît-il, pouvait.... C'est pourtant lui, n'est-ce pas, monsieur de Solis, qui a refusé le duel? --Soyez certaine, mademoiselle, répondit Georges, que ce n'est pas moi! --Après ça, il a bien fait! On me racontait qu'il avait accompli de véritables exploits pendant la guerre de sécession. Et depuis contre les Indiens aussi.... Oui, avec Buffalo Bill.... Un héros, à ce qu'il paraît, le colonel Dickson! Moi, je doutais un peu, je vous assure! Je ne sais pas pourquoi, dit-elle en riant, mais je doutais. Maintenant, non, je ne doute plus!... --Pourquoi? --Un homme qui a la terrible réputation du colonel et qui n'hésite pas à reconnaître ses torts, est vraiment un excellent homme. Pour moi, le colonel Dickson a fait ses preuves de loyauté aujourd'hui. Car il a reconnu ses torts, n'est-ce pas, monsieur de Solis? --Assurément! --C'était, d'ailleurs, assez vilain d'accuser Sylvia, la bonté et l'honneur mêmes. Oh! vous voyez que je sais tout. Et comme je savais que le colonel, lui, au tir,--en vous quittant--avait cassé devant tout le monde un nombre plus que respectable de poupées, vous concevez dans quelles transes j'ai passé la nuit. Est-ce que je vous ennuie de causer là, dans le plein air, comme disent les peintres? Je ne vous fais pas perdre votre temps, au moins? --Oh! mademoiselle! --Tant mieux. Vous êtes d'ailleurs condamné à me subir un peu. Vous m'avez donné assez d'inquiétudes. Oui, oui, vous allez me trouver absurde! Une Américaine, cela ne doit pas avoir les sensibilités subtiles de vos Françaises! Eh bien, je vous voyais là, debout, devant le pistolet du colonel Dickson.... --Et passé à l'état de poupée! dit le marquis. Mais je sais mieux me défendre que les bonshommes de plâtre, mademoiselle. D'ailleurs je suis d'avis que dans une rencontre de ce genre le bon droit est toujours vainqueur. --Oh! oh! une superstition. --Mieux que cela, une conviction. --Excellente, cette conviction, quand elle est appuyée sur beaucoup d'adresse! Toujours est-il que vous m'avez joliment, oh! joliment inquiétée. Elle était charmante, avec son babil joyeux, cette juvénile franchise, ce clair regard qu'elle fixait sur lui, cette cordialité de camarade qui troublait un peu, ou plutôt attirait Solis, et il la regardait doucement, un peu étonné, comme on étudierait tout à coup un paysage à peine aperçu jusque-là. --Je voudrais, disait-il, avoir eu plus de droits à mériter cette inquiétude-là. Éva souriait toujours. --Comment, plus de droits? C'est-à-dire avoir couru plus de dangers? A quoi bon, puisque le résultat est le même? Je suis pratique, vous savez. Elle marchait maintenant à ses côtés, délicieuse, tout son fin visage de brune animé d'une fièvre heureuse, et le vent sur son front agitait doucement de petites mèches frisées que Georges n'avait jamais remarquées et qui étaient d'une coquetterie charmante. Il avait plaisir à entendre cette enfant lui parler de lui et, l'interrogeant, il lui disait: --Alors, vraiment, si le colonel Dickson m'avait traité en petite poupée, cela vous eût été désagréable? --Je vous l'ai dit comme je le pense! Mais vous n'allez pas demander que je vous le redise? fit-elle. Vous n'êtes plus intéressant, à présent... plus du tout.... --Il faut donc, pour mériter votre attention, miss Éva, être toujours exposé à un péril? Elle secoua la tête gentiment: --Ah! par exemple!... Je n'ai pas besoin pour aimer les gens de les savoir dans une situation extraordinaire. Je suis d'ailleurs la personne la moins romanesque qu'on puisse trouver... et il ne me serait jamais venu l'idée, en allant avec vous porter un secours à ces pauvres Ruaud, qu'on s'aviserait de découvrir je ne sais quel roman dans ce qui était une promenade de charité!... --Le monde est méchant, dit tristement M. de Solis. Il lui faut sa ration de calomnie quotidienne. Éva fit une petite moue et dit résolument: --Oh! le monde!... le monde!... Ce n'est pas tout le monde, le monde! Vous avez le grand tort de faire beaucoup trop d'attention à lui.... Moi, le monde pourrait bien dire de moi tout ce qu'il voudrait! Peu m'importerait qu'il fût mécontent de moi, le monde, pourvu que, dans mon âme et conscience, je fus satisfaite de ma petite personne! --Si le colonel Dickson avait dit de vous.... --Ce qu'il a dit de Sylvia? Eh bien, je vous aurais supplié de le laisser dire.... D'autant plus que nous.... Elle s'arrêta, et Georges, complétant la pensée: --D'autant plus que je n'aurais pas eu le droit de vous défendre, n'est-ce pas? --C'est encore une question, répondit l'Américaine. Un honnête homme a toujours le droit de défendre une honnête femme qu'on calomnie. --Même quand il s'agit d'une jeune fille? --Surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Mais s'il se fût agi de moi, c'eût été toute autre chose. Comme ce qu'on dit de moi m'est beaucoup plus indifférent que l'existence de quelqu'un pour qui j'ai de l'amitié, je vous aurais conjuré de laisser là Dickson et miss Dickson et tous les Dickson de la terre. Ce qui m'aurait fait de la peine, ce n'est pas du tout une parole plus ou moins absurde, c'est un coup de feu du colonel! Oh! je sais que je blesse vos préjugés belliqueux! Notez que j'aime, j'honore, j'admire, j'adore le courage, mais... voilà... je le veux bien employé.... Georges écoutait un peu surpris, très intéressé, presque charmé par cette franchise, ce mépris exquis des préjugés, ces idées nettes d'un petit cerveau vierge; et regardant la jeune fille: --Vous êtes tout à fait... tout à fait originale, miss Éva. Elle répliqua, hochant la tête: --Dites excentrique, allez, ne vous gênez pas! --Et qu'est-ce que vous appelez le courage bien employé? A son tour, elle le regardait, surprise de cette curiosité qu'elle sentait éveillée en lui, tout à coup. Et alors, elle parlait à coeur ouvert, elle se livrait toute et il lisait, comme en un livre inconnu, dans cette âme claire comme de l'eau de roche: --Le courage bien employé!... Mais je ne sais pas, moi! Cela ne se définit pas, cela! L'homme qui en sauve un autre... ou qui défend son pays... ou qui voue toute son existence à une idée généreuse et utile--est-ce que je sais?--Celui-là fait un acte de courage.... Le courage, c'est quand vous allez... où cela? Dans quelque rizière d'Asie, chercher quoi?... Je l'ignore! Mais une vérité évidemment, une découverte, un progrès.... Elle s'arrêta, sérieuse. --Quand je dis chercher, fit-elle, c'est peut-être oublier qu'il faut dire. Solis se sentit remué par le son de cette voix qui, subitement, devint triste. --Oublier?... oublier qui? --Allons, adieu, monsieur de Solis. Enchantée de savoir que cette affaire est terminée.... Elle lui tendait la main comme pour s'éloigner de lui; mais Georges insistant: --Vous m'avez dit qu'en voyageant, je cherchais à oublier peut-être.... Oublier quoi?... Que voulez-vous dire? Elle le regarda bien en face. --Oh! je n'ai jamais de réticences lorsqu'il s'agit d'un secret qui m'appartient. Mais il s'agit du secret d'une autre personne. --Un secret? Quel secret, miss Éva? Et instinctivement sa main cherchait à retenir la jeune fille. Mais elle, essayant de rire: --Voyons, monsieur de Solis, vous voyez bien que je plaisante! Laissez-moi. Il n'y a pas de secret. Il n'y a rien. Dieu merci! il n'y a pas même de duel. --Et s'il y en avait un? dit le marquis. Toute la joie de la pauvre enfant tomba. Elle redevint aussi pâle que lorsque Fargeas l'avait interrogée, tout à l'heure. --Alors, fit-elle, la voix brève, ce que vous m'affirmiez, il n'y a qu'un instant, devant le docteur.... Regardez-moi.... Ce n'était pas vrai?... Vous vous battez avec ce Dickson? --Miss Éva!... Je vous en supplie! Pour moi, pour elle! --Ah! oui, Sylvia! Toujours Sylvia! Et vous me laissiez croire que tout était fini, que je pouvais me rassurer... vous me disiez.... Ah! ce n'est pas bien! ce n'est pas bien! Si vous saviez le mal que vous m'avez fait! Elle avait, dans les yeux, de grosses larmes qu'elle eût voulu dissimuler, et elle s'était un moment appuyée sur son ombrelle pour ne pas tomber. Il était stupéfait; il avait essayé de la prendre dans ses bras, craignant de la voir défaillir, mais elle avait déjà essuyé ses yeux, fébrilement, et elle disait: --Allons, ce n'est rien! Rien!... Je vous demande pardon de ce petit accès... ridicule... absolument ridicule... surtout en pleine rue.... Vous voyez, c'est passé!... Qu'est-ce que vous avez à votre tour? --Rien. Je vous regarde, je ne vous connaissais pas!... --Oh! parbleu! j'ai mes nerfs aussi... comme Sylvia! Adieu! Il l'arrêta, comprenant qu'il l'avait peinée. --Je vous demande pardon, mademoiselle! --Oh! je vous pardonne! Vous ne saviez pas.... * * * * * Elle ne lui tendit même plus la main, comme tout à l'heure et elle s'éloigna rapidement, marchant vite, se sentant étouffer, suffoquant. En arrivant à la villa, elle essaya de composer son visage: elle se trouvait en face de Richard Norton qui sortait. Très froid, très pâle, Norton avait dans le regard une expression de mélancolie qui ne lui était pas habituelle, et Éva fut frappée de l'air de bonté triste avec lequel il l'interrogea. D'où venait-elle? Pourquoi ce visage inquiet? Norton avait la sensation que le duel de M. de Solis avec le colonel Dickson effrayait la jeune fille: mais il ne voulait ni la questionner ni donner d'explications. Il se contenta de quelques phrases vagues dites d'un ton paternel, et recommanda, comme Fargeas eût pu le faire à Sylvia, un peu de calme et de repos. Éva monta à son appartement en essayant de paraître rassurée. Norton, lui, sortait pour aller tout droit chez Georges de Solis. Il voulait parler en homme à celui qui avait été son ami. Rencontrerait-il le marquis? Georges avait regagné son logis en se répétant ce qu'Éva venait de lui dire. Il éprouvait, à se rappeler les paroles de la petite Américaine, une sorte de volupté particulière, bizarre. Cette franchise de jeune fille avait un charme. Il se sentait non pas hésiter, certes--l'image de Sylvia étant là, devant sa pensée toujours présente--mais troublé. Il eût voulu, par curiosité pure, sans doute, comme Bernière eût pu le faire par dilettantisme, connaître le fond même de ce coeur d'enfant. Une enfant, oui, mais si déterminée, exquise avec de petites résolutions héroïques! Puis il se reprenait à penser à Sylvia, à cette folle, mais irrésistible idée de fuite qu'il avait glissée à l'oreille de l'adorée. Une folie, soit; ce qui est insensé parfois, n'est-ce pas la sagesse suprême? Et il lui semblait qu'une voix intérieure--sa propre voix--lui disait encore de partir. «Partons, fuyons, allons loin du monde, bravons ses lois, faisons-nous à nous-mêmes une loi nouvelle!». Éternelles raisons que se donne la folie d'amour. Mots exquis ressassés depuis que le monde est monde et que le coeur est faible. Banalités charmeuses, auxquelles se laisse prendre le coeur des femmes, comme si certaine poésie de l'affranchissement était la préface courante de la chute. Tant que le monde sera monde et créera des obstacles aux passions humaines, les mêmes aspirations, les mêmes refrains mèneront aux mêmes duperies. C'est un air que chacun transpose pour sa voix. Georges, assis dans son cabinet de travail, encombré de cartes et de livres, avait commencé, déchiré, puis recommencé pour Sylvia une lettre qu'il voulait lui envoyer, précisant plus nettement ce qu'il lui avait murmuré, glissé dans l'âme. Sa mère, entrant pour le voir, l'avait surpris, écrivant, l'oeil fiévreux, et cachant brusquement un billet inachevé dans un buvard. Un moment, la marquise avait eu la tentation d'interroger son fils. A qui écrivait-il? Pourquoi se cachait-il? Mais la question indiscrète n'eût pas obtenu de réponse sans doute. Trop femme pour ne point deviner en partie, la marquise était certaine que cette lettre furtive était destinée à mistress Norton. --Quelle sottise peut-il bien méditer? pensait-elle. Elle l'aurait demandé peut-être si le domestique ne fût venu annoncer M. Richard Norton, qui désirait parler à M. le marquis. La mère, subitement inquiétée, regarda son fils qui répondait très calme, souriant, pour rassurer Mme de Solis: --Je suis charmé.... Faites entrer. --Je vais vous laisser, dit la marquise avant même que Norton fût entré. Mais pourquoi vient-il ici? --Une visite. Il a bien le droit de me rendre visite. --Promets-moi que tu me répéteras tout à l'heure ce qu'il aura dit. --Que voulez-vous qu'il me dise? --Promets-le-moi, dit fermement la marquise. --Oh! volontiers. Je vous le promets! Richard parut un peu ennuyé en apercevant Mme de Solis; mais elle prit bien vite congé de lui, ne voulant pas être indiscrète, et, confiante en la promesse de son fils, elle eut le courage de retourner dans sa chambre sans chercher à savoir, même par les premiers mots de Norton, si l'Américain venait en ami ou en ennemi. La première minute de l'entretien de Richard avec son fils lui eût cependant tout appris. La marquise partie, Norton regarda Georges qui, devant la table de travail, lui désignait du geste un fauteuil et, s'asseyant, l'Américain prononça très froidement: --Vous devinez pourquoi je viens chez vous? --Non, dit le marquis. --Vous vous battez ce soir--il tira sa montre--vous vous battez dans cinq heures, avec le colonel Dickson. --Oui, dit M. de Solis. --La rencontre devait avoir lieu ce matin. Elle avait été remise à ce soir sur la demande des témoins du colonel. Solis répondit simplement: --Vous êtes très bien informé! --C'est vous dire, fit Norton, impassible, que je connais aussi la cause de ce duel! Georges regarda l'Américain. Sous leurs sourcils hérissés, les yeux gris du Yankee voulaient demeurer froids, très calmes: une flamme les trahissait, un éclat de fièvre. --Si vous savez la cause de cette rencontre, répondit le marquis, vous savez alors qu'elle n'a rien que d'honorable pour moi et pour... la personne que je défends. --En ne la nommant pas, à moi, cette personne, vous montrez vous-même que vous n'avez pas le droit de la défendre! Le marquis essaya de sourire. --Un honnête homme a toujours le droit de prendre la défense d'une honnêteté calomniée. --Non, dit Norton, quand, en voulant la protéger, il l'expose à une calomnie nouvelle! Assis en face l'un de l'autre, ces deux hommes croisaient leurs regards comme ils eussent croisé une épée; et, s'efforçant de rester impassible devant le mari réclamant son droit, M. de Solis répliquait: --Cette calomnie, j'ai marché droit à elle dès que je l'ai connue! --Eh bien, fit Norton, en vous battant pour une honnête femme, vous la compromettez! Moi seul ai le droit de m'occuper de son honneur qui est le mien! --C'est-à-dire? --Que vous ne vous battrez pas avec le colonel Dickson, et que le colonel, ayant insulté mistress Norton, c'est à moi qu'il doit compte de l'outrage! * * * * * M. de Solis resta un moment sans répondre, puis, avec un léger rictus des lèvres qui semblait souligner l'impossibilité de cette substitution d'un adversaire à un autre: --J'ai envoyé mes témoins au colonel. La rencontre est décidée. L'heure est fixée. Je ne puis, sous aucun prétexte, ne pas me trouver à un rendez-vous que j'ai demandé moi-même. --Il faut pourtant, répondit vivement Richard, que, pour l'honneur de celle dont vous me parlez, l'adversaire du colonel Dickson soit le mari de mistress Norton! --Pourquoi? --Vous ne me comprenez pas? dit Norton assez brusquement. Nous sommes ici pourtant deux hommes qui pouvons et devons nous dire la vérité tout entière. Vous vous battriez pour Sylvia parce que vous l'aimez! J'entends me battre pour elle, moi, parce que je veux qu'on la respecte. La situation est nette, je pense. Georges, très pâle, voulut répondre: --C'est pour qu'on la respectât que j'ai défendu au colonel Dickson.... --Et de quel droit? dit Norton. Je suis encore le mari! Mon privilège est de m'occuper seul de celle qui porte mon nom, et tant qu'elle le portera, ce nom, je revendiquerai ce privilège. Et c'est encore le meilleur moyen, je pense, de faire taire le calomniateur! --Tant qu'elle portera votre nom?... --Oui. --Que voulez-vous dire? --Rien.... Rien qui ne soit pour vous un espoir et pour elle une délivrance. --Norton! fit M. de Solis, avec un accent où passait l'écho de toute l'amitié d'autrefois. L'Américain le regarda de ses yeux farouches, et la voix rauque: --Ah! en vérité, vous, ne m'interrogez pas, ne dites pas un mot de plus!... --Mon ami! Le mot fit passer comme un nuage sur le visage de Norton. --Taisez-vous, au nom même d'une amitié qui ne vous a point, paraît-il, enlevé le droit de voler l'affection de celle que j'aimais le plus au monde. --Voler?... fit le marquis, se levant vivement. Le Yankee, assis et le regardant bien en face, continuait: --Arracher, emporter, qu'importe le mot? Ce qui est le fait, c'est la souffrance assise à mon foyer, c'est la désolation et la déception dans ce coeur gonflé et qui éclate--et de ses poings rudes il se frappait la poitrine--c'est la douleur, c'est la torture, c'est la séparation, c'est le divorce! Voilà! Le divorce! ce mot tombait là comme un coup de foudre. Le divorce! Georges n'y avait pas pensé. Le divorce?... Lui qui rêvait la liberté, Norton lui-même la lui apportait--et là, presque sous la loyale main de cet homme, dans le buvard, cachée comme une arme de lâche, il y avait une lettre, la lettre destinée à la femme, la lettre qui disait: «Affranchissons-nous! fuyons! soyons libres!» --Vous croyez peut-être, dit Norton avec une violente expression de souffrance--vous croyez aimer celle que vous avez rencontrée autrefois et qui vous plaisait? Allons donc! Je vais vous dire, moi, ce que c'est d'aimer? C'est de vivre uniquement pour une créature adorée; et pourtant, en voyant que l'existence qu'elle partage la torture et la tue, c'est de lui rendre cette liberté que notre loi nous permet, et ensuite d'emporter avec soi, pour toute consolation, le souvenir et la joie du sacrifice. Oui, voilà l'affection vraie, l'amour vrai, le dévouement vrai.... Tout le reste? Du désir... ou des phrases! --Norton.... --Vous voulez vous battre avec le colonel Dickson, parce qu'il l'a insultée? Plus que lui, je l'ai calomniée, moi qui lui ai jeté au visage.... Il s'arrêta. --Ah! j'étais fou! Mais la rage me secouait et le soupçon.... --Le soupçon? dit Solis. --Oui, répondit franchement le Yankee, je vous soupçonnais! Je vous accusais!... Et pourquoi ne vous aurais-je pas accusé?... Parbleu! vous n'étiez pas assez vil, j'en suis certain, étant mon ami, pour prendre, avec la joie de mon foyer, l'honneur de mon nom.... Cela, j'en suis certain, vous ne l'auriez pas fait! Un geste rapide, un geste éperdu de Solis répondait, pas un mot ne venant aux lèvres du jeune homme et la pensée de la lettre infâme lui tordant le coeur. --Mais sachant qu'elle gardait au fond de sa pensée un souvenir d'autrefois, vous avez eu comme une satisfaction d'amour-propre à voir s'il n'était pas mort, ce souvenir, s'il pouvait revivre, si cette femme n'avait pas oublié votre nom, est-ce que je sais? Et vous avez remué les cendres éteintes! Et que le coeur de Sylvia qui venait vers moi lentement, touché du dévouement de tout une existence que je lui donnais, moi, à défaut d'une passion d'une heure; que ce coeur s'éloignât de moi et que j'en souffrisse et que je devinsse jaloux et fou jusqu'à soupçonner et menacer une femme; eh! parbleu, ça, que vous importait! Vous étiez dans votre rôle! Qu'est-ce qu'une amitié, même de frère, à côté d'un amour, même d'antan? Et souffre mari, pleure va, c'est ton lot; et brise-toi, foyer d'honnêteté! J'aime, moi, l'amoureux, le passant, le fantôme d'autrefois. J'aime, j'aime de toute mon âme! Et j'ai bien, je pense, le droit d'être aimé. --Je vous jure... dit Solis. --Vous êtes la passion, n'est-ce pas?... interrompit Norton qui redressait sa haute taille. La passion? Cela dit tout, cela répond à tout. Soit. Aimez cette femme, puisqu'elle vous aime; mais, je vous le répète et j'ai le devoir et le droit de vous le répéter, tant que vous ne pourrez, aux yeux du monde, être pour elle que le scandale, laissez le soin de la défendre à celui qui est le protecteur de par la loi. --Mistress Norton est la plus honnête des femmes! s'écria Solis. --C'est pour cela que je veux que personne ne se mêle de protéger son honnêteté! Moi! moi seul! --Et, encore une fois, vous voulez?... --Je veux, dit Norton, je vous le redis nettement, que ce soit à moi, seulement à moi, que le colonel Dickson rende raison de ses insultes. Le monde alors ne se demandera pas comment il se fait que, lorsque mistress Norton a un mari pour la défendre, elle trouve, pour prendre en main sa cause, un étranger! --Un étranger qui la vénère! --Dites donc la vérité: un étranger qui l'aime. Et, cette vérité, que le monde, notre monde, ce fameux monde qui fait l'opinion en France, la soupçonne, cette vérité-là, et voilà Sylvia perdue! --Je ne peux pas, dit fermement le marquis, faire d'excuses au colonel Dickson. --Vous pouvez vous battre avec lui dans huit jours, pour une cause quelconque que vous imaginerez comme bon vous semblera, si le colonel est en état de tenir une arme après notre rencontre. Mais, ce soir, le colonel me trouvera, moi, sur le terrain. Montgomery s'est chargé de cela. --C'est votre volonté? dit Georges de Solis. --C'est mon ordre, répondit Norton. --Et maintenant? Le marquis avait envie de tendre la main à cet homme, de lui demander pardon, de lutter de générosité avec ce _roi du fer_, l'homme des dollars et des chiffres, des _business_ et des labeurs de tâcherons, plus chevaleresque qu'un gentilhomme dans son mâle sacrifice, et dans l'étouffement de son amour. Le divorce! Lui, Georges de Solis, lui, égoïste, avait songé à enlever Sylvia? Et Norton la donnait. Et Norton s'immolait à elle. --Maintenant, répondit froidement l'Américain, je n'ai plus rien à vous dire. Il sortit sans que M. de Solis eût le courage d'ajouter un mot. Le marquis le laissait partir, entendant s'éloigner les pas lourds et lents, comme lassés, du Yankee. Mais lorsque la marquise, très émue, ayant, toute seule, pensé à ces histoires de cours d'assises où le mari armé d'un revolver--le revolver américain, autre forme du _mildew_--se dresse tout à coup entre la femme et l'amant, lorsque Mme de Solis, inquiète, rentra chez son fils pour lui demander: «Eh bien?» --Eh bien, dit Solis, ce Richard est le plus loyal des hommes. Et la marquise remarqua qu'à la flamme d'une bougie rouge allumée encore, Georges avait brûlé un papier dont les cendres flottaient autour du bougeoir, comme des ailes noires de papillons consumés.... XII Après M. de Solis, Richard Norton voulait voir Sylvia. Son parti était pris depuis la veille. Il avait trop aimé cette femme pour en devenir le bourreau et, puisque les prescriptions du docteur Fargeas étaient formelles, il laisserait Sylvia en France. Seul il prendrait place sur la _Normandie_. Il voulait montrer à mistress Norton combien il l'aimait. Sylvia achevait sa toilette au moment où il se fit annoncer chez elle. Elle mettait son chapeau, et la femme de chambre, qu'elle congédia en apercevant Richard, lui tendait ses gants. --Vous sortiez? dit-il. --Je voulais essayer de suivre les recommandations de M. Fargeas: prendre l'air. --Je regrette, fit Norton, de retarder votre promenade; j'ai à vous parler, Sylvia. Oh! ce ne sera pas long! Mais j'ai à m'expliquer entièrement, froidement avec vous. Explication tout à fait nécessaire pour notre commune dignité, notre repos commun. Sylvia ôta son chapeau et s'asseyant en face de Norton: --Vous avez tout le loisir de vous expliquer, comme vous dites. J'allais chez ces pêcheurs, dans cette pauvre maison où l'on m'a vue, paraît-il, l'autre jour. Cette fois ce n'eût pas été Éva, mais moi qu'on eût pu suivre et épier en toute réalité. J'ai changé d'idées. Je ne sortirai plus! --Voulez-vous, demanda Norton, que j'envoie à ces pauvres gens ce que vous comptiez leur porter? --Non. Le petit Francis viendra lui-même comme je le lui ai permis, s'il ne me voit pas dans un moment. J'étais en retard. Il est peut-être en route. Norton eut, sur ses lèvres rasées, un sourire triste, et la voix très calme, presque douce, faisant un visible effort pour maîtriser une émotion intérieure qui se trahissait malgré lui: --Vous vous inquiétez beaucoup, dit-il, en la regardant avec une expression d'infinie tendresse, des gens qui souffrent de la misère; vous avez raison. Je ne sais rien de plus lugubre. Mais il est d'autres souffrances pourtant qui méritent un peu de pitié. Sylvia répondit: --Je sais assez ce que c'est que souffrir pour donner de la pitié à toutes les souffrances! --Vous devez alors comprendre ce qu'est la douleur de la jalousie et jusqu'où elle peut pousser un être qui aime! Il y avait dans ses paroles comme un remords, une excuse de sa violence passée. Mais la blessure morale de Sylvia était trop récente et avait été trop forte pour que la femme pardonnât. --Je n'admets pas beaucoup, dit-elle amèrement, que la jalousie permette à un être qui juge, d'outrager et de menacer comme vous m'avez menacée et outragée! Norton tortillait machinalement la pointe de sa barbe rousse. --Eh bien! vous avez raison de me parler avec cette franchise! C'est de ces menaces et de ces outrages que je veux vous entretenir. --Encore? Il hocha la tête, fit un geste las et résigné. --Oh! regardez-moi, Sylvia! Suis-je le même homme qu'hier? J'ai beaucoup pensé, songé.... J'ai revécu, en quelques heures, toute ma vie.... Fou de colère, j'étais capable de vous emporter, hier, comme une proie, vers cette Amérique où j'ai trop tardé à revenir... à cause de vous... et où décidément je vais revenir bientôt.... Sylvia laissa échapper un mouvement d'inquiétude. Il précisa: --Vous remarquerez que je ne vous parle plus de partir avec moi! Non, je ne vous demanderais pas de me suivre, alors même que le docteur Fargeas m'assurerait que vous n'avez plus besoin de ses soins.... Vous ne me remerciez pas?... Je vous en sais gré!... Vous voyez que j'ai beaucoup réfléchi, Sylvia, beaucoup. --En effet, dit-elle, étonnée, je ne vous reconnais pas! Elle le regardait, de ses beaux yeux profonds. Il répliqua, non sans fierté: --Vous pourriez dire que vous me reconnaissez, au contraire! Ce serait plus juste. Je croyais vous avoir appris à estimer mon dévouement avant de vous donner à redouter une colère dont je regrette l'explosion, je vous le répète encore. --Vous avez raison, dit Sylvia. Je n'aurais jamais dû oublier vos bontés passées. Je vous demande pardon!... --Vous ne vous douteriez jamais, j'en suis bien certain, du parti que j'ai pris après les longues, les amères réflexions de ces dernières heures.... Vous ne m'aimez pas, Sylvia.... Je crois que vous ne m'avez jamais aimé. --Je ne vous.... Il l'interrompit vivement: --Oh! Si je n'en suis plus à la colère, nous n'en sommes plus à la politesse. Vous avez obéi à votre père en m'épousant... mais, en m'épousant, votre coeur allait probablement à un autre! Elle leva les yeux sur le clair regard de Norton et répondit avec l'accent sincère et franc d'une honnête femme: --En vous épousant, je ne songeais plus à personne, espérant bien que ma vie nouvelle ne me ferait jamais rien regretter et certaine de tenir toujours, loyalement, le serment que je prêtais! --Oui, dit Norton. Et comme si du fond du passé une voix lointaine, une voix ironiquement cruelle eût répétée pour lui le serment d'autrefois, il le redit aussi, lentement, avec quelque chose de brisé dans la parole, ce serment prêté sous la cloche fleurie, la cloche de roses: «Je jure de rester fidèle à celui que je prends dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la santé comme dans la maladie, dans la pauvreté comme dans la richesse.» Puis, résumant:--Ce serment, vous l'avez tenu, Sylvia. J'ai été indigne de moi, indigne de vous, en vous accusant. Et moi, qui jurais de vous donner le bonheur absolu, mon serment, moi, je ne l'ai pas tenu, je n'ai pas su le tenir!... Sylvia ne comprenait plus, mais toute sa bonne foi se révoltait d'instinct contre l'accusation que cet homme loyal portait contre lui-même. Elle eut encore, comme pour protester, un élan qu'il réprima bien vite, continuant son espèce de confession d'un ton froid, ferme, attristé: --Dieu m'est témoin que j'ai tout essayé pour que vous fussiez heureuse, vraiment, absolument heureuse! Je n'avais d'autre ambition que celle-là. Je savais très bien que je n'étais pas un héros de roman, et que l'existence que je vous offrais était, pour une nature comme la vôtre, un peu trop monotone, un peu trop sévère. Que voulez-vous? J'ai tant de choses en tête. Des grappes d'hommes que je tire après moi et qu'il faut vivre. Et puis je me sentais pour vous un tel dévouement que j'espérais que vous ne regretteriez rien du passé. Je m'étais trompé. Je suis trop violent, je suis trop brusque. Je n'ai pas su prendre possession de ce coeur que j'aurais voulu tout à moi. Je vous voyais--avec quel désespoir!--devenir pâle, vous attrister chaque jour davantage, et quand j'ai appris ici, dans ce pays où j'espérais que vous retrouveriez la santé et où vous avez retrouvé... quoi? tout ce que vous regrettiez... quand j'ai appris que ce qui vous navrait et vous accablait ainsi c'était le souvenir d'un amour mort... mort, non pas, mais endormi... alors je n'ai pas été maître de moi. Tout mon amour, à moi, s'est révolté, les paroles de rage sont montées à mes lèvres comme des sanglots, et j'ai laissé échapper des mots irréparables peut-être, mais que je regrette jusqu'au fond de l'âme et dont je vous demande pardon. --Pardon?... s'écria Sylvia. Vous! A moi? Elle se rappelait les paroles de Georges, elle se disait qu'elle les avait entendues, écoutées avec une volupté secrète. Elle avait presque envie de crier qu'elle était coupable. Et c'était Norton qui demandait qu'on lui pardonnât! --J'espère, Sylvia, que vous oublierez cette heure de colère en faveur des années d'affection et de respect que je vous avais voués. Je ne me consolerais jamais de vous laisser un autre souvenir que celui d'un homme que vous respectiez si vous ne l'avez pas aimé! --Un souvenir? Comment? Que voulez-vous dire? Elle devinait que le mot suprême d'un tel entretien n'avait pas encore été prononcé et elle l'attendait, anxieuse, presque effrayée. --C'est tout simple, dit Norton, résolu. Et répétant avec une sorte d'insistance, comme s'il eût pris plaisir à se faire souffrir lui-même: --Vous ne m'aimez pas, vous ne m'aimerez jamais. L'existence que je vous ai faite, en dépit de ma bonne volonté et de mon affection, vous tue. L'union qu'avait souhaitée votre père et que vous aviez acceptée est devenue une prison. La loi vous donne un moyen d'en sortir. --La loi? balbutia Sylvia. Norton laissa tomber enfin le mot: --Oui. Le divorce. Elle tressaillit. Mais lui, froidement: --Oh! rien n'est plus simple. Malheureuse avec moi, vous pouvez être heureuse une fois libre. Si je n'acceptais pas ce moyen, je serais un égoïste. Et je puis être un farouche, un violent... je ne suis pas un égoïste, Sylvia. --Et c'est vous qui voulez.... --C'est moi. Je vous aime assez pour faire ce sacrifice. Voilà où m'a conduit la réflexion de cette nuit. Je ne vous dis point que je n'en souffre pas, mais peu importe! L'homme est fait pour souffrir! --Mais si je n'acceptais pas, moi? dit-elle vivement. Il leva les yeux sur elle, et très doucement: --Pourquoi?... Par honneur, par reconnaissance ou par charité? Je pourrais me laisser prendre à votre dévouement, je ne tarderais pas à m'en repentir en voyant que vous le regrettez! Non! Je vous ai dit que ce que j'ai résolu de faire, je le fais! J'ai dans ma vie âpre et rude, mais dont je ne me plains pas, accompli tout ce que j'ai voulu... tout... excepté d'être aimé.... Il dépend de moi, du moins, de vous prouver que j'étais digne de vous!... Et vous jugerez lequel est le plus grand de l'amour qui désire ou de celui qui se sacrifie! --Votre volonté est-elle un ordre? demanda Sylvia après un moment de réflexion. --Un ordre, répondit-il. Oui, un ordre. Le dernier. Le sort a voulu que la joie d'avoir un enfant nous fût refusée. J'avais souvent compté, pour vous ramener à moi, sur la douce voix d'un cher petit être.... Non! Tout est bien! Le divorce n'est douloureux que lorsqu'il frappe des innocents en séparant deux malheureux. Les enfants ont tout à y perdre.... Nous sommes libres.... Je n'aurais ni le droit ni le courage de briser notre union si, entre nous deux, un pauvre enfant fût là pour souffrir! Il ajouta résolument: --J'ai déjà consulté un solicitor: --Un solicitor? dit Sylvia. --Il faut un avocat pour toute la question légale. Le seul fait pour vous de demeurer éloignée de moi, en France, pendant un certain laps de temps, un an, je crois, entraînera la séparation, je veux dire le divorce. Mais je tiens à ce que la demande soit formulée de manière à ce que tous les torts, tous... soient de mon côté. La formule une fois rédigée, M. Cadogan vous l'apportera ici, avec moi, et cela dans quelques heures. Vous n'aurez plus qu'à signer, et.... --M. Cadogan? --Vous le connaissez, M. Cadogan? * * * * * Il s'arrêta tout à coup, entendant du bruit et se demandant qui venait là. Quelqu'un frappait à la porte. Norton laissa échapper un mouvement d'ennui. --J'ai tout dit, fit-il, mais on ne peut donc pas être seuls! --C'est Éva, dit Sylvia. Et la voix de la jeune fille, entendue à travers la porte, calma le dépit de Richard qui alla lui-même ouvrir et se trouva en face d'Éva poussant devant elle le petit Francis Ruaud, timide, hésitant, sa casquette à la main, avec des cheveux embroussaillés toujours, mais des vêtements plus propres qu'autrefois. La jeune fille le tenait par les épaules et lui disait, pendant qu'il semblait avoir envie de fuir: --Entre donc! Voici mistress Norton... et M. Norton! Il ne te mangera pas! Et l'enfant, un peu farouche, l'air honteux, baissant le front: --Je sais bien, mademoiselle.... Mais... c'est que mes souliers... la vase.... Il montrait le cuir humide de ses grosses chaussures. --Voici un garçon qui tient absolument à voir Sylvia, dit Éva en le menant jusqu'à Norton. Le petit Francis restait là, muet, attendant qu'on l'interrogeât. --Pourquoi es-tu venu? dit Sylvia. --Dame, madame, fit-il en tournant sa casquette, vous m'aviez dit comme ça que si vous ne veniez pas, je pouvais.... Éva regardait tour à tour Norton et Sylvia avec le vague instinct qu'elle avait troublé un entretien grave. Qu'y avait-il donc? Est-ce que Francis Ruaud les gênait?... --Tu as quelque chose? dit-elle à Norton. --Moi? fit Richard. Rien. Demande à Sylvia. Que veux-tu que j'aie? Et se tournant vers Francis Ruaud: --Alors, mon enfant, tu venais parler à mistress Norton.... --Oh! pas de choses importantes!... C'est maman qui m'a dit comme ça: «Puisque la dame ne vient pas, vas-y à la villa, et n'oublie pas, Francis! N'oublie pas!...» Comme si je pouvais oublier! --C'est votre mère qui vous envoie? dit Sylvia. --C'est maman.... --Elle est mieux portante, la pauvre femme? --Oui! Oh! oui, madame. L'enfant s'arrêta, se gratta le front et ajouta: --Oui, je dis oui, et c'est oui et non. Oui, à cause d'elle; non, à cause de papa! --Comment, demanda Éva, le père Ruaud? Francis hocha la tête, tout triste: --Oh! ne m'en parlez pas! Ils n'ont vraiment pas de chance, mes vieux! Quand ce n'est pas l'un, c'est l'autre. Maman se levait, allait, venait... vous savez bien, mademoiselle... son tour de reins, guéri... et voilà que papa, crac! en débarquant mercredi matin, le pied lui a manqué, et alors quoi! il a buté sur une mauvaise pierre, le genou a porté, et ça a gonflé, gonflé!... Le médecin dit comme ça que ça pourrait bien être mauvais. Il a parlé d'opération, le médecin. C'est ce que maman m'a dit de vous dire, madame. Ah! ça ne serait pas heureux... heureux... d'avoir plus qu'une jambe! --Pauvre homme! dit Sylvia. Norton s'était approché du petit, et regardant l'enfant: --Alors, ton père?... Il se désole?... Naturellement. Une lueur claire, bizarre, passa dans les yeux vert de mer de Francis et, avec une finesse de petit Normand: --C'est encore bien drôle tout ça, allez, monsieur! moi, ça me fait gros coeur, n'est-ce pas? de voir le père étendu comme ça et la jambe dans une machine... un appareil... qu'on a dit... et pourtant, cet accident-là, c'est étonnant, ça fera peut-être que.... --Que quoi?... dit Éva. L'enfant hésitait, comme s'il n'osait parler. --Voyons, dit Norton. --Je ne sais pas si c'est bien à moi de jaser.... Puis prenant son parti: --Après ça, au fait, vous savez bien comment ils étaient entre eux, papa et maman?... Vous avez vu ça?... leurs chamailleries! Ils ne se convenaient pas, quoi! Ils se cherchaient des raisons.... C'est vrai que le père avait le tort de trop...--et il fit le geste de boire--et peut-être bien que quand il a buté, c'est à cause d'un peu de _Calvados_!... Mais pas méchant au fond, mon père Ruaud.... Et pourtant, ah! maman n'en voulait plus de papa! Oh!... fini! c'était fini, ils allaient se séparer! Le regard de Norton et celui de Sylvia se croisèrent d'instinct, électriquement. --Se séparer? fit Norton. --Comment? dit Sylvia. --Dame! répondit l'enfant.... Maman en avait assez de toujours trimer pour rien, parce que si le père a du courage au travail, il est faible, cet homme, il se laisse pousser par un tas de fainéants vers les bolées de cidre.... Et il en faut pas mal des poissons et des tourteaux, pour payer les tournées d'eaux-de-vie et de boisson.... Alors maman disait: «C'est trop à la fin, c'est trop!... Tu n'y vois donc pas clair? Tu as donc une taie sur l'oeil comme les merlans de l'an dernier? On s'échine à tenir la maison propre, à ne pas faire de dettes et, au bout de l'an, le tout a passé en chopines!... Eh bien! non!... Chacun de son côté.... Toi à la bouteille, moi à ma couture. Et va comme je te pousse!» Et ils y pensaient, monsieur et madame, à s'en aller, toi ici, moi là, et ils l'auraient fait un de ces quatre matins.... Et quand le père disait: «Tu sais que ça coûte pour se séparer!--Ça coûte la peine de prendre ses cliques et ses claques et d'aller droit devant soi, que répondait la bourgeoise. Oh! pas de juges! pas de tribunal! Va à droite, je vais à gauche! J'en ai assez!» --Et toi, Francis? demanda Éva. Norton était pâle et maintenant Sylvia ne le regardait plus. --Moi, dans tout ça, bédame, dit l'enfant, je payais les pots cassés, qu'est-ce que vous voulez? Moi, entre eux, je ne pouvais pas choisir, pas vrai? Je les aime tous deux, quoi! Je me disais: «Si c'est ça, je travaillerai avec le père et, quand j'aurai mis de côté des sous ou une pièce blanche--est-ce qu'on sait?--eh bien! je porterai ça à la maman!» Seulement, Dieu merci, je crois bien que j'aurai pas besoin de ça. Ils s'étaient chamaillés, les vieux, le matin du jour où, en descendant du bateau, le père--et Francis Ruaud fit un mouvement pour simuler un homme qui tombe--et cette fois-là, je croyais bien que c'était une affaire réglée. Oh! une scène celle-là! une scène!... Pommée! Maman avait déjà fait son paquet, et elle pleurait, allez, tout en disant: «Non, c'est plus possible, c'est plus Dieu possible!» --Elle pleurait? dit lentement Norton, en cherchant, cette fois, les yeux de Sylvia. --Dame! répéta l'enfant, se quitter! Ça fait, comme dit papa, grouiller quelque chose dans l'estomac. --Alors? dit Sylvia. --Mais quand on l'a rapporté comme ça, à bras, sur deux rames, et si pâle, le père, blanc comme une serviette, alors, oh! elle n'a plus rien dit, maman! Elle s'est mise à le soigner. Si! Je me trompe. Elle a dit: «Te voilà bien, ah! bien, te voilà bien! Et c'est encore moi qui vais avoir la peine maintenant!...» Et dame, elle en a, la pauvre, et elle s'en donne de la peine! Et elle dit comme ça, vingt fois, peut-être, au jour la journée: «C'est pourtant vrai que j'allais te planter là, vieux, et que je n'en pouvais plus, vrai de vrai, et que j'en avais par-dessus le dos, vois-tu, Ruaud, avec ta bouteille et tes.... Rien!... enfin, des mauvaises créatures.... Mais c'est pas le moment de te laisser là, n'est-ce pas? c'est pas le moment puisque t'as pas de chance. D'ailleurs, quoi! on a pris l'habitude de tirer le licol ensemble.... Eh bien, où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute! Restons ensemble!» Et d'entendre ça, je ne dis rien, moi, vous comprenez, fit le petit Ruaud, mais, tout de même, ça me fait plaisir! --Et elle reste? dit Sylvia. --Et votre père? demanda Norton. --Lui!... Ah! lui de dire qu'il dit: «Faut peut-être, qui sait? être malheureux pour s'aimer! Embrasse-moi, ma pauvre vieille, va!» Et quand je les vois qui ont comme ça les yeux mouillés, en se donnant la main, je me dis à mon tour: «Tout de même, si ça les réunissait, l'accident, tu ne serais pas mécontent, mon petit Francis!...» C'est si dur, allez, monsieur, mesdames, si dur, de voir que ceux qu'on aime ne s'entendent pas! --Il faut peut-être être malheureux pour s'aimer! dit alors lentement Norton en répétant les paroles du marin. Il pensait qu'il ne se croyait pas heureux, pourtant; non, pas heureux.... Mais, comme s'il eût peur, après l'odieux de la brutalité, d'avoir le ridicule de la sensibilité, il secoua la tête et demanda brusquement à l'enfant: --Où est ta maison, mon garçon? --Tout là-bas! sur le chemin de Tourgeville, dit-il en souriant à Éva. Mademoiselle en connaît bien le chemin! --Et je vais t'y conduire, proposa miss Meredith. --Non, je vais avec toi! dit Richard à Francis. J'ai à sortir. Pendant que Sylvia, très troublée par ce que, dans son inconscience, l'enfant venait de remuer en elle de pensées, Éva disait à Norton: --Comme tu es ému! --Crois-tu? fit-il. L'histoire de ce marin, peut-être! Et, vois... comme j'ai à accomplir quelque chose de grave--une affaire--je veux d'abord faire acte de charité.--Un fétiche! Comme au jeu! --Alors, tu vas chez les Ruaud? --Charitable par égoïsme. Oui. Toi, reste avec Sylvia. --Pourquoi? --Elle te le dira peut-être, fit Norton. Et, avec un signe à Francis: --Viens, petit! Sylvia s'était retournée. --Où allez-vous? demanda-t-elle à Norton. --Je vous l'ai dit il y a un moment, et je reviendrai tout à l'heure! --Tout à l'heure?... --Vous l'avez voulu! répondit-il en souriant. Il ajouta: --Et je le veux! Comme il allait sortir, le petit Ruaud s'arrêta sur le pas de la porte, et saluant Éva et Sylvia en frottant ses pieds sur le parquet: --Ah! madame!... Maman ne m'a pas seulement dit de vous annoncer le malheur qui est arrivé au père; elle a recommandé aussi de vous souhaiter mille prospérités!... Mille prospérités, elle a répété. Au revoir, madame... mademoiselle. Et l'enfant rejoignant Norton, n'était plus là, que Sylvia, hochant la tête, répétait machinalement: --Mille prospérités! Ces souhaits de bonheur, ils tombaient là avec quelle cruauté ironique!... Pour mistress Norton, le bonheur, où était-il? XIII En voyant sortir Norton, Éva eut la sensation d'un drame caché, le pressentiment d'un malheur. Il devait, entre Richard et Sylvia, s'être échangé des paroles graves, probablement douloureuses: la jeune fille le devinait. Et pourquoi Norton s'éloignait-il avec une sorte de hâte nerveuse qui ne lui était pas habituelle? --Si M. de Solis l'avait trompée? Si Norton.... Et ces mots, elle les disait tout haut, en éveillant aussitôt chez Sylvia une même inquiétude. --Norton? Sylvia répétait le nom, demandant à Éva de compléter sa pensée. --Je suis sûre, s'écria la jeune fille, que Richard va servir de témoin à M. de Solis. --Richard? --M. de Solis se bat! Il doit se battre! dit Éva. Et c'est évidemment Richard qu'il a choisi pour second.... --Lui? --Voilà pourquoi tout à l'heure cette émotion!... Ah! j'aurais dû deviner! --Il est impossible que Norton serve de témoin à M. de Solis, répondit Sylvia. --Pourquoi? Deux amis, deux frères! --C'est impossible... impossible.... --Mais s'il y a une rencontre, c'est peut-être entre.... --Entre le marquis et le colonel Dickson. --Es-tu sûre? Et si c'était, dit Sylvia à qui une pensée nouvelle venait, entre Norton et.... Brusquement elle s'interrompit, reculant devant sa propre idée. --Ah! je deviens folle, par exemple! Voyons.... Il est parti avec Francis Ruaud. Si nous allions.... --Où? dit Éva.... D'ailleurs si Richard ne t'a rien confié, c'est qu'il n'y a rien. Richard n'aime que toi au monde! Il n'aurait pas de secret pour toi! * * * * * «Il n'aime que toi au monde!» Éva ne remarqua pas l'expression de Sylvia et la rougeur rapide qui lui traversèrent le visage; il y avait comme de la honte dans ce furtif changement de physionomie, et mistress Norton, mal à l'aise, restait maintenant silencieuse, songeant, avec l'impression étrange de se trouver à moitié égarée, troublée jusqu'à l'âme, à un moment de sa vie où tout le reste de son existence se jouait dans une partie confuse, comme sur le tragique caprice du hasard. Un domestique qui entrait annonçant M. Montgomery la tira de cette sorte de torpeur. Et Éva fut toute joyeuse. Montgomery allait leur dire peut-être ce qui se passait au dehors. Le gros homme entra, affairé, inquiet, s'épongeant le front. --Mistress Norton! Miss Éva, bonjour! Je vous salue! Où est Norton? --Il est sorti tout à l'heure, répondit Éva.... Je croyais que vous deviez le voir!... --Sans doute! sans doute! --Pour ce duel? demanda Éva. Montgomery parut étonné. --Le duel? Vous savez donc? --Nous savons, oui. Mais qu'y a-t-il encore? L'Américain haussa les épaules, s'éventant maintenant avec son mouchoir. --Ah! le duel! Ce n'est pas ça qui m'inquiète. C'est ce que Norton ignore... c'est... mais, le duel, affaire finie, le duel! --Finie! Et Éva, joyeuse, regardait Sylvia. --Oui! dit rapidement Montgomery. Inutile d'en parler. Mais.... Il s'arrêta très ennuyé, faisant claquer sa langue contre ses dents. --Mais quoi?... --Rien.... Rien, je vous assure, mistress Norton!... Affaires de commerce qui ne concernent que Norton et moi.... --Vous avez l'air tout bouleversé, monsieur Montgomery, dit Éva, sérieuse et devinant un danger nouveau. Lui, maintenant, s'efforçait de sourire. --Moi? Bouleversé! Mais non! J'ai un peu chaud, voilà tout.... Il fait une température sur la plage!... Et puis cette dépêche!... --Quelle dépêche? --De New-York.... * * * * * Il en avait trop dit. Il essaya de se rattraper. --Oh! insignifiante, insignifiante.... Éva le regarda bravement. --Vous pouvez tout nous dire, monsieur Montgomery. C'est grave ce que vous avez à apprendre à mon oncle? --Grave! Mon Dieu, non, pas grave... pas très grave... intéressant, voilà le mot... intéressant. --Vous venez de dire, fit Sylvia, que la dépêche est insignifiante? Montgomery répliqua, très vite: --Absolument insignifiante et... et... intéressante; voilà... intéressante et insignifiante... comme toutes les dépêches.... Il balbutia, très mal à l'aise, malheureux d'en avoir trop dit et redoutant de parler davantage. --Ah! tiens, voici Liliane! dit-il avec l'expression de quelqu'un qui se noierait et à qui l'on jetterait une bouée de sauvetage. C'était mistress Montgomery qui entrait comme un tourbillon, en toilette mastic de la tête aux pieds et un grand chapeau Gainsborough sur sa jolie tête. --Ah! chères amies, c'est moi!... Avez-vous un verre d'eau, un verre de Porto, n'importe quoi! pour me remettre?... Je suis d'une fureur! --Quoi donc? demanda Montgomery. --Liliane nous dira, elle, fit Éva, ce que contient cette dépêche.... Mais Montgomery doucement: --Elle ne peut pas! Elle ne sait rien! Sylvia avait tendu la main à Liliane: --D'où venez-vous, chère amie? --D'où je viens? Et mistress Montgomery cria presque: --D'un antre, d'une caverne... est-ce que je sais?... Je viens de chez Harrisson! Montgomery fit la grimace. --Harrisson! --Le grand peintre? demanda Sylvia. Mais la belle Liliane jeta les hauts cris: --Harrisson, un grand peintre? Ne m'en parlez pas! Qu'on ne m'en parle plus, d'Harrisson! Ah! un grand peintre, lui! Un rapin de quatrième ordre! --Ah! bah! fit Montgomery enchanté. --Un être qui exigeait trente-cinq séances de deux heures... trente-cinq... soixante-dix heures d'immobilité! --D'immobilité? dit encore Montgomery. --Complète! Comme celle que je viens de subir!... --C'est vrai, fit le mari, j'avais oublié.... C'était aujourd'hui la première séance.... --Un être qui m'aurait donné un torticolis et qui m'aurait rendue muette à me faire tenir là, devant lui, comme un mannequin.... Jamais un mot!... «Mistress Montgomery... un peu plus de côté... _please_! Bien.... Reprenez la pose, je vous prie, mistress Montgomery.... Merci!...» Ça aurait duré comme ça pendant trente-cinq jours!... Ah! non, par exemple!... Non.... D'autant plus que l'esquisse.... Très mauvaise, son esquisse! Et puis--concevez-vous cela?--il ne voulait pas mettre mon portrait au Salon!... Il a déjà deux tableaux pour le Salon, cet Harrisson.... Une _Naïade_... d'après miss Arabella! et un portrait d'Arabella elle-même en amazone!... Arabella à cheval! sur la plage! Arabella! Toujours Arabella. Trop d'Arabella!... Et c'est d'autant plus insolent qu'il est superbe, ce portrait d'Arabella! Bien mieux que n'eût été le mien, qui venait mal, très mal, horriblement mal! Elle allait, venait, remplissait la chambre de sa pétulance, et Montgomery de répondre froidement: --Dame! il est assez naturel que le portrait d'Arabella fût mieux traité! Son portrait, miss Dickson ne le payait pas. Alors Liliane regarda son mari d'un air narquois et, levant les épaules à son tour: --Vous croyez ça, vous? --Bref, votre portrait? insista le mari. --Qu'il aille au diable, le portrait! Et Harrisson avec! Ce qu'il est devenu affreux, cet Harrisson! ce qu'il a vieilli, c'est inconcevable! --Ah! ah! fit Montgomery ironique. Les angoisses de l'art! Il jouissait de son triomphe. Et mistress Montgomery, implacable pour le peintre, continuait: --Lui? Des angoisses? Allons donc! Les angoisses d'Harrisson! Un confectionneur d'imageries pour dames? Pas plus de fièvre quand il peint qu'un tailleur quand il coupe un jersey ou un veston!... Et si vous voyiez son esquisse d'après moi!... Des yeux petits comme ça.... Un nez déplorable! Je ne veux pas revoir cette horreur! Jamais! jamais! jamais! Voulez-vous que je vous dise, votre Harrisson? --Mon Harrisson? dit l'Américain, stupéfait. --Oui, il me faisait un portrait de mari! Voilà! --Merci, répliqua Montgomery. Puis il ajouta: --Que voulez-vous? Il se vengeait! Tout le monde n'est pas magnanime. --Comme les Montgomery! --Si vous voulez, dit Montgomery. Seulement nous reparlerons d'Harrisson plus tard ou nous n'en reparlerons plus si vous voulez, mais il faut absolument que je retrouve Norton! Et demandant à Sylvia: --Il est allé, vous dites? --Chez ces pêcheurs, répondit Éva, vous savez.... --Les Ruaud? dit Liliane, je connais le chemin. --Puis au télégraphe, ajouta Éva. Montgomery répondit: --J'y vais. --Et je vous accompagne, fit Liliane. Un tour sur la plage avec vous, Lionel, c'est si rare! Le gros homme devint rouge comme une fraise mûre et soupira, enchanté: --Ah! Liliane, si je n'étais pas aussi inquiet, comme je serais heureux! --Inquiet? fit-elle. Vous allez me raconter.... Ah! un mari doit tout conter à sa femme, ajouta Liliane, gentiment, très bas. Et comme il répondait par des signes, en montrant Sylvia et Éva. --Tout... mon bon Lionel! Elle cherchait son bras, se pendait à lui et, tout heureux: --Mais vous êtes charmante, dit-il. Ah! que je suis donc enchanté que cet Harrisson ait manqué votre portrait! Il se tourna vers Sylvia. --A tout à l'heure, mistress Norton. Si Norton rentrait, je reviens! --Nous revenons! insista Liliane. Et il s'éloignait avec sa femme qui, dans l'escalier, lui murmurait presque à l'oreille--la bouche rose près de l'oreille rouge: --Vous allez tout me dire, n'est-ce pas--tout, Lionel? Tout? Éva sentait de plus en plus la menace de quelque danger et, malgré les affirmations de Montgomery, elle était certaine que cette dépêche de New-York dont il avait parlé ne devait pas être aussi insignifiante qu'il voulait le faire croire. Montgomery avait tant d'intérêts communs avec Richard! Son air fiévreux ne prouvait-il pas qu'il y avait péril en Amérique comme en France? La jeune fille n'osait même plus interroger ou rassurer Sylvia. Un grand silence tombait entre ces deux femmes, absorbées par leurs pensées, enveloppées comme d'une atmosphère d'angoisses. Et Sylvia avait comme un âpre besoin d'être seule--seule pour se retrouver avec le souvenir de Georges--seule pour se dire que maintenant cette liberté qu'elle souhaitait, que Solis rêvait, elle était là, à portée de sa main, le divorce la lui donnait--et, avec cette liberté, la possibilité d'unir sa vie à cet homme, ce disparu de cinq années qui était redevenu pour elle le rêve vivant, le bonheur possible. Oui, elle voulait être loin d'Éva pour penser à lui, se demander:--Que faire? --Fuir! disait Georges. Mais elle n'avait plus besoin de fuir! Elle était libre, encore une fois, légalement libre. Le divorce l'affranchissait. Elle pouvait être la femme de Georges. Comme il serait heureux, quand il saurait! Et ce mot arrêtait sa pensée. --Heureux? Pourquoi une vague inquiétude lui venait-elle? Pourquoi un doute? Oui, il serait heureux de rencontrer l'amour dans cette fuite qui, sans le divorce, eût été une faute, une tache.... Elle se leva, étouffant, presque tremblante à cette idée que la jeune fille pouvait lire en elle, dans ses yeux.... --Où vas-tu? lui demanda Éva. --Chez moi. Et Éva n'osait même pas questionner, devinant elle ne savait quoi de trouble et de tragique en ce coeur où le nom de Georges de Solis était écrit. Seule maintenant, jamais miss Meredith ne s'était trouvée aussi profondément triste. Elle avait envie de pleurer. Elle essayait de se rassurer, mais l'angoisse persistait et, par ce beau temps d'été, l'alourdissement de ce ciel bleu, elle sentait planer sur elle quelque chose d'inconnu et de désespéré. Son inaction lui pesait. Elle avait envie de sortir, d'aller aux nouvelles, comme si courir au devant du danger--puisqu'il y en avait un--pouvait le conjurer. Et indécise, hésitante, elle restait là, regardant la mer par la fenêtre ouverte, tandis que le temps passait, dans une sorte de torpeur. * * * * * Éva, elle, était demeurée au salon, assise, s'abandonnant au sort, lorsque tout à coup elle tressaillit. Quelqu'un venait du dehors. Qui cela? Allait-on lui parler de Richard ou de Georges? Elle se leva toute droite, comme électrisée. C'était Mme de Solis. La marquise avait, malgré le sourire dont elle salua Éva, un air préoccupé qui frappa la jeune fille. Certainement, hors de la villa, quelque drame se déroulait, là-bas. Mais, puisque la mère était là, maintenant Éva allait savoir. Elle s'était avancée, disant, joyeuse: --Vous! madame la marquise!... Après lui avoir pris les mains: --Oui, ma chère miss Meredith, moi, répondit Mme de Solis, et qui suis enchantée de vous trouver ici... tout à fait enchantée. Je viens parler à mistress Norton. J'ai les choses les plus sérieuses à lui dire. --Les plus sérieuses? interrogea Éva. --Et les plus douloureuses. --Ah! je devinais bien! fit miss Meredith. Mon Dieu, qu'y a-t-il? --Ne vous effrayez pas, ma chère enfant. Je viens ici pour tout réparer, s'il est possible. --Tout réparer!... Il y a donc un grand malheur? demanda Éva toute pâle. --Non, pas encore. Mais un grand danger. Et ne me questionnez point, je vous en supplie! Ne vous étonnez même pas de ce que je dirai tout à l'heure à mistress Norton.... Mes paroles pourront vous surprendre.... Oui, elle seront surprenantes, en apparence... très surprenantes... extraordinaires.... Croyez cependant qu'elles n'ont qu'un but, le bonheur de votre oncle, celui de Sylvia... et... qui sait? Elle s'arrêta: --Qui sait? Quoi? demanda Éva inquiète. --Le vôtre peut-être, répondit Mme de Solis. --Je ne comprends pas, madame! --Vous n'avez pas besoin de comprendre. Vous n'avez qu'à écouter et à vous taire. Et, encore une fois, pas d'étonnement. Je joue une partie sérieuse, et je la joue comme il me plaît. J'ai déjà gagné un gros enjeu d'un côté, je veux à présent en gagner un autre, ici! Ça, je voudrais voir mistress Norton! --On va la prévenir de votre visite, dit Éva. --Merci. Miss Meredith sonna, faisant dire à Sylvia que la marquise de Solis demandait à parler à mistress Norton. * * * * * Et, pendant un moment, la marquise et Éva demeurèrent seules, n'osant prononcer un mot nouveau. Mme de Solis repassait dans sa tête tout un plan de campagne qu'elle avait combiné en chemin, et la jeune fille n'osait questionner, sentant son coeur battre, toute torturée. Sylvia entra, fort émue à cette idée qu'elle se trouvait en face de la mère de Georges, et Mme de Solis fut frappée de la pâleur de la jeune femme. --Je vous demande pardon de forcer votre porte, madame... mais j'ai les choses les plus importantes... les plus... palpitantes à vous communiquer! --Donnez-vous la peine de prendre ce fauteuil! dit Sylvia en avançant un siège, pendant qu'Éva répétait mentalement les paroles de la marquise: «Mes paroles n'auront qu'un but, le bonheur de votre oncle, celui de Sylvia...» Mistress Norton, elle aussi, songeait. Elle songeait à ces paroles fiévreuses et folles que Georges lui avait dites, lorsqu'il la suppliait de fuir--de fuir avec lui! «Toute ma vie pour vous aimer, toute ma vie!» murmurait cet homme--cet homme, dont la mère était là, essayant de sourire et disant avec une froideur apparente: --Voilà, madame, ce dont il s'agit. Vous avez vu M. Montgomery? --Il était ici il y a une heure, répondit Sylvia. --Et sans doute, insinua la marquise, il vous a appris la nouvelle qui fait le fond d'un article très commenté ce matin du _New-Brooklyn Herald_? --Non. Qu'est-ce que cet article? demanda Sylvia. --Je regrette bien, répondit froidement Mme de Solis, que M. Montgomery ne soit pas là; il vous eût expliqué mieux que moi ce dont il s'agit. D'autant plus que M. Montgomery se trouve un peu... comment dirai-je?... impliqué dans cet article. --Impliqué? Le mot parut étrange à Sylvia, et Éva demanda bien vite: --Que reproche donc ce journal à M. Montgomery? La marquise affectait un air détaché, un ton léger de conversation mondaine, comme si ce qu'elle disait n'eût pas recouvert un monde de désastres et de douleurs. --Ce qu'il reproche à M. Montgomery, le _New-Brooklyn Herald_? Oh! mon Dieu, exactement ce qu'il reproche à M. Richard Norton. --Mais encore? dit Sylvia fermement. M. Montgomery est l'associé de mon... de M. Norton, et je veux savoir.... La marquise sourit. --A quoi bon? Ce sont des calomnies! --Raison de plus pour se rendre compte d'où, ou de qui elles viennent, dit Sylvia. Mme de Solis jouait avec un des rubans de son chapeau. --De qui? fit-elle négligemment. Mais c'est bien simple! De quelque actionnaire lésé dans ses intérêts.... Oh! cela n'a ni retenue ni pitié, un homme qu'on ruine! --Un homme qu'on ruine? s'écria Sylvia. Et, tout à l'heure assise, elle se leva, droite, presque hautaine. --Madame!... fit Éva frémissante. Mais la marquise l'interrompit: --Ah! miss Éva, miss Éva, vous n'êtes guère obéissante! Vous m'aviez promis de me laisser tout dire! --Et moi, répliqua fiévreusement Sylvia, je vous prie de tout dire, en effet! --Tout? demanda Mme de Solis mettant dans sa question une sorte de cruauté insultante. --Oui, madame, fit mistress Norton, il y a des réticences qui sont aussi des outrages! --Eh bien, soit! répliqua Mme de Solis. Je dirai tout. Mais.... Elle s'interrompit, prêtant l'oreille à un bruit de voix, du côté de l'antichambre. --Mais, c'est Paul... c'est M. de Bernière... mon neveu.... Je ne sais si je dois, devant lui.... --Vous pouvez parler devant tous de ce qui concerne M. Norton, dit Sylvia avec dignité. Bernière était entré, saluant mistress Norton, puis Éva et Mme de Solis, sans que la marquise et la jeune fille lui répondissent autrement que par un signe de tête. --Est-ce que vous savez, monsieur de Bernière, demanda Sylvia, ce que Mme de Solis vient me répéter?... --Quoi donc, madame? dit Paul qui semblait ne pas comprendre. La marquise précisa bien vite. --Mais ce qu'on raconte des mines de M. Norton! Bernière parut suffoqué: --Comment, ma tante, ici? Vous voulez parler?... Ici?... --Surtout ici, dit Sylvia. Je veux savoir! --Eh bien! soit, chère madame! reprit Mme de Solis. D'autant plus que M. de Bernière a entendu comme moi. Aussi bien c'est le bruit de Trouville, du Havre, de toute la côte. Vous savez qu'il y a autant de petites potinières au bord de la mer qu'il y a de fourmilières dans les bois. Chacun son tas, son coin, ses histoires et son venin.... * * * * * Le mot fit encore à Sylvia comme une blessure et, à mesure que la marquise parlait, la douleur devenait plus cuisante. Elle répéta, la lèvre hautaine: --Son venin?... --Oh! madame! Dont on ne devrait même pas s'occuper, dit Bernière. Éva écoutait, croyant à quelque cauchemar pénible et se demandant quelle partie cruelle jouait la marquise. Avertie de n'avoir à s'étonner de rien, la jeune fille sentait cependant en elle toute sa fierté, son respect pour Norton se révolter, et il lui fallait faire, sur sa nature violente, un effort pour laisser Mme de Solis enfoncer plus avant une aiguille l'une après l'autre, en pleine chair. --Je reconnais, du reste, disait la marquise, que mes compatriotes sont tout disposés à verser un peu de vitriol sur la plaie! Les reporters parisiens vont s'en mêler! Je prévois des _interviews_! Mais, dans le cas présent, ce sont les Américains--vos Américains, ma chère Éva--qui me semblent déployer le plus d'activité... d'activité acide, empoisonnée, contre M. Norton. --Contre lui? Il ne leur a fait que du bien! dit miss Meredith. M. de Bernière répliqua: --C'est pour ça! --Oui, continua Mme de Solis, c'est peut-être pour ça qu'on prétend, par exemple--et c'est le bruit que je viens vous signaler, vous dénoncer, en amie--on prétend... il faut absolument faire cesser cette calomnie... on prétend... mais, en vérité, je n'ose, malgré votre permission.... --Je vous en priais, madame; maintenant je l'exige, dit nettement Sylvia. On prétend.... Et elle attendait la calomnie, comme un brave attendrait une balle, tête haute, avec un regard de défi, tandis que Bernière essayait, tout bas, en suppliant, de réduire la marquise au silence. Mme de Solis n'écoutait pas son neveu. --Eh bien, dit-elle, on prétend, on assure, répète... c'est tout un roman.... --Et un vilain roman!... interrompit Bernière. --On raconte que M. Richard Norton a acheté des terres dans l'Ouest, je ne sais pas où, qu'on a creusé un puits sans y rencontrer une seule goutte d'huile minérale. Et voilà qu'un jour... miracle! La source jaillit! De l'huile! un lac! une fortune! Appel aux actionnaires! Voyons Paul, expliquez ce que vous avez entendu dire. Nous sommes là pour faire entendre la vérité! --La vérité! la vérité! fit Bernière. Mais ce sont d'infâmes calomnies, ma tante! --Évidemment, dit Mme de Solis. --Voyons, ces calomnies, ordonna Sylvia. Le vicomte fit un effort: --Eh bien, donc, voilà.... Après l'appel aux intéressés, nomination d'une commission qui s'en va vérifier.... Elle interroge les puits...--Je vous répète ce que dit cet affreux _New-Brooklyn Herald_--Elle interroge: oui, c'est bien de l'huile minérale! Elle regarde, la commission, elle examine, elle en goûterait, de cette huile, au besoin!... Elle rapporte des échantillons. Distribution aux actionnaires.... --Un dividende! fit Mme de Solis froidement. --.... Liquide! ajouta Bernière. Et la marquise, la lèvre pincée: --- Le seul qu'ils toucheront jamais! Car le puits, le fameux puits est maintenant sec comme nos sablonnières. Plus une goutte d'huile, de cette huile achetée, dit brutalement le journal, en Pennsylvanie, amenée dans l'Ouest et versée dans le puits par... des compères. --Bref, un vol! interrompit froidement Sylvia. --Oh! un vol!... un vol!... Comme vous y allez!... Une émission! La marquise sourit. --C'est une ignominie! dit Éva dont le visage était devenu blême. Elle n'entendit même pas Mme de Solis qui lui jeta bien vite: --Mais, taisez-vous donc! --Et, reprenait Bernière, si nous n'étions pas persuadés qu'il s'agit d'une calomnie abominable, je n'aurais même pas osé faire allusion à des propos indignes qui ne méritent même point l'attention dédaigneuse et le mépris qu'on a pour eux! Éva s'était laissée tomber sur un divan, les mains croisées entre ses genoux, hochant la tête. --Mais qu'avons-nous fait, dit-elle, à tous ces gens qui nous insultent ainsi sans nous connaître? --Rien, dit Bernière, vous ne leur avez rien fait! Mais comme ils n'ont rien à faire.... --Alors, voilà ce qu'on a inventé? s'écria Sylvia. Voilà ce qu'on a colporté, par désoeuvrement, par inaction, pour passer le temps... comme on regarderait, sur la plage, un débris de barque s'enfoncer? Norton a trompé ses actionnaires! Norton a inventé cette ignoble combinaison! Norton a commis ce vol! Parbleu! Et comment donc! c'est très possible! Ces Américains! Avec leurs _business_! D'où cela vient-il? D'où cela sort-il? Pourquoi ça n'est-il pas resté chez soi? Ça apporte ici son argent, son luxe, son tapage, sa charité parfois! Mais de quelle source provient-il, cet argent qui va aux pauvres? Norton! Richard Norton! Qu'est cela, Richard Norton? Pourquoi est-il riche, d'abord? Quelque aventurier, quelque flibustier! Oh! pis que cela! ils le disent tout net, à ce qu'il paraît, parbleu:--un voleur!...--Eh bien! ils ont menti, ils ont menti!... Nous pouvons leur crier en face, dit-elle en regardant à la fois Bernière et Mme de Solis, ils ont lâchement et bêtement menti!... Et dans ce frêle corps de souffrante, une énergie grondait, généreuse, ardente, l'énergie de l'honnêteté n'admettant pas, relevant comme un défi, l'insulte à un être respecté. * * * * * Mme de Solis regardait la jeune femme vraiment adorable dans cette colère, la flamme aux yeux, les cheveux à demi dénoués et tombant sur le front. Elle eût voulu l'embrasser; et, se contenant cependant, elle poussait jusqu'au bout l'expérience, en femme de coeur connaissant le coeur des femmes: --Ils ont d'autant plus menti, dit-elle avec un flegme glacial, que la situation actuelle de Norton est là pour répondre à ces calomnies. --Quelle situation? demanda Sylvia. --Elle est grave et il s'en fait gloire! Et si je suis venue, c'est pour vous apporter mes paroles de consolation vraie, profonde, sincère, dans cette ruine! --La ruine? dit Éva. Mme de Solis prit l'air navré de quelqu'un qui vient de commettre une lourde imprudence. --Comment! vous ne le saviez pas? Mais M. Norton m'a tout dit, à moi... et l'état de sa fortune et sa résolution nouvelle? M. Cadogan, son avocat, est précisément mon ami. --Son avocat? répéta Éva, pendant que Sylvia restait là, devant Mme de Solis, le regard perdu dans un rêve. --Ah! mais, en vérité, fit la marquise, je suis d'une étourderie! J'apporte ici des mauvaises nouvelles, moi! Voyons, voyons, il est impossible que vous ignoriez. --Quoi? interrogea miss Meredith. Mais Sylvia répondit: --Éva, chère Éva! Paul de Bernière fit alors quelques pas vers la porte. --Je me retire. Je vous demande pardon.... Mais ce fut Éva qui le retint fièrement: --Non, non! dit-elle. Il n'y a pas un seul secret dans la maison de Richard Norton que tout le monde ne puisse entendre! --Eh bien! répliqua Mme de Solis, cette séparation.... M. Cadogan va venir.... Oui, je tiens de lui la nouvelle... il apportera l'acte de divorce. --Un divorce? Éva regarda Sylvia, cherchant, de ses yeux enfiévrés, les prunelles de la jeune femme. Et Sylvia restait muette. --Tu ne réponds pas? dit Éva. C'est vrai cela? C'est possible? Ah! mon pauvre oncle!... Sylvia! Sylvia! --Oh! il faut être juste, c'est M. Norton qui la veut, cette séparation, fit Mme de Solis, c'est lui. Mais mistress Norton a bien raison d'accepter, bien raison. D'abord et avant tout dans la vie notre bonheur à nous, notre destinée à nous! Il souffrira peut-être, lui, mais est-ce que vous ne souffrez pas, et depuis des années, ma chère Sylvia? Il est attristé, il est malheureux, mais, le malheur, nous savons tous le supporter, je pense? Surtout quand il atteint les autres! Soyez raisonnable, miss Meredith: mistress Norton est jeune! Elle peut être libre; elle serait bien sotte de ne pas vivre de la vie qu'elle a souhaitée, sans s'inquiéter de celui dont elle a porté le nom. «Qu'est-ce qu'un nom? A peine un souvenir.» --Madame! dit Sylvia. --On oublie bien les morts, ajouta la marquise. Le divorce est un veuvage qui permet d'oublier les vivants! Et justement, puisqu'on accuse M. Norton.... --Puisqu'on le calomnie, rectifia la jeune femme. --C'est le moment de prouver que la femme... oui, la femme... est parfaitement irresponsable des fautes et de l'existence de son mari.... --Même quand ce mari donnerait sa vie pour elle? dit Éva indignée. La marquise lui prit la main: --Chut! Vous allez tout gâter, vous! --Mais c'est un scorpion, ma bonne chère tante! pensait Paul de Bernière, étonné. Et il regardait la marquise de Solis avec une stupéfaction profonde--comme un homme qui verrait, tout à coup, un bâton de voyage s'animer, se tordre, siffler et devenir vipère. XIV Richard Norton, pendant que la marquise de Solis élargissait, irritait, avec une science cruelle de la vie, la blessure qu'elle venait de faire à Sylvia, Richard, le mari, amenait à la villa le solicitor dont il avait annoncé la venue à mistress Norton. Ce n'était pas sans répugnance que M. Cadogan accompagnait son compatriote. L'homme de loi ne trouvait pas «dans l'espèce» des causes absolues de séparation. C'était un sexagénaire solide, ami du fait, avec des cheveux blancs très drus et des dents très solides, et toute sa face rasée décelait la force. On ne l'attendrissait pas facilement. --Je vous trouve bon, vous, dit-il à Norton, de casser votre existence en morceaux parce que mistress Norton souffre. Elle se résignerait avec de la patience et du temps. L'âge en fait bien d'autres. --Je veux, répondit Norton, que mistress Norton soit libre avant d'être vieille. Le raisonnement paraissait à M. Cadogan un peu sentimental. Mais Norton, n'étant pas un enfant, pouvait régler comme il l'entendait sa destinée, et, si mistress Norton acceptait le divorce.... --Vous êtes sûr qu'elle l'acceptera? disait le solicitor. --J'en suis sûr. --Tant pis! Je n'aime pas les divorces. J'en fais, j'en vis, mais je les déteste. Je les trouve niais, que voulez-vous? J'en ai tant vu de mariages réputés mauvais que le temps avait bonifiés, comme les vins. Incompatibilité d'humeur? Oui! Quand on a vingt ans, trente ans. Mais quand on vieillit?... Ah! la compatibilité des maux rétablit l'équilibre! Les rhumatismes à soigner deviennent l'école mutuelle du désarmement et de la résignation. J'ai vu un mari vieilli soigner avec un dévouement de saint sa vieille femme paralytique, et qu'il prétendait ou croyait détester quand elle était jeune. Supposez-les divorcés, ils n'auraient pas trouvé, elle, les mêmes soins, lui, la même sensibilité. Les gardes-malades valent les amants. L'habitude et l'égoïsme sont aussi puissants que l'amour et, si celui-ci fait de la vie, ceux-là la complètent et la finissent. * * * * * Mais M. Cadogan n'était pas là pour appliquer ses propres théories. Norton tenait au divorce, le solicitor travaillerait au divorce. Il avait déclaré à son client son sentiment intime: il ne lui restait plus qu'à accomplir son devoir. Richard Norton le fit entrer dans le salon où se tenait Sylvia, entourée de Bernière et des trois femmes, et avec une solennité qui n'avait rien de théâtral, un ton grave et triste: --Je vous présente M. Cadogan, solicitor! Il alla droit à Sylvia et ajouta, parlant à voix basse: --Et je suis heureux que l'acte qui va terminer notre union ait quelques témoins. Ils pourront répéter, un jour, la déclaration que je tiens à faire! Sylvia, très pâle, semblait le conjurer du regard, comme pour lui demander de traiter en tête à tête, dans le silence, cette redoutable question. Mais, comme s'il ne comprenait pas la supplication muette de la jeune femme, Richard prit des mains de Cadogan, qui s'était assis et fouillait sa serviette de cuir noir, un papier et le présenta à Sylvia en disant très haut: --Voici la première signature que vous ayez à donner pour être libre, Sylvia. --Libre! songeait-elle, se rappelant tout ce qu'il y avait, dans ce mot, de tentations et de rêves. C'était le souhait ardent de Georges: libre! C'était ce que le jeune homme faisait reluire, à l'horizon, comme une aube d'existence nouvelle! C'était aussi l'aspiration ardente de sa vie comprimée, lassée. Libre! --Votre nom, continuait Norton froidement, au bas de cet acte, et M. Cadogan se chargera de suivre la procédure nécessaire aux États-Unis! M. Cadogan ajouta: --Procédure toute simple, madame. Le seul fait de vivre à Paris, vous, tandis que M. Norton habitera New-York, entraîne le droit de divorce après une année. Mme de Solis et Bernière se tenaient dans un coin, attendant, spectateurs d'un drame, tandis qu'Éva s'approchait comme suppliante, de Sylvia, qui, debout, l'oeil fixe, semblait hypnotisée par quelque chose d'invisible ou de lointain, là-bas, vers la mer. Puis, dans ce silence, devinant ce qui se passait, Mme Montgomery entrait et, contrairement à ses allures de tourbillon, se glissait à pas furtifs comme dans une chambre d'agonie. Et Norton, impassible, la voix un peu altérée pourtant, disait à Sylvia changée en statue: --Un an! Vous entendez? Vous avez une année à attendre pour être libre! Mais demain j'aurai disparu de votre existence. Je veux qu'on sache bien, du reste, madame--et je le dis ici tout haut, comme devant un tribunal--je veux qu'on sache que si l'un de nous deux est coupable de n'avoir pas su assurer le bonheur de l'autre, ce n'est pas vous, que je respecte et que j'honorerai toujours, c'est moi! --Richard! s'écria Éva en prenant la main de Norton comme pour l'empêcher de continuer. Il repoussa légèrement la jeune fille. --Laisse-moi, dit-il. Il regardait Sylvia et il lui semblait que, sur les lèvres de la jeune femme, le mot de tout à l'heure revenait: Libre! --Votre nom là, madame! dit le mari en désignant sur le papier la place qui attendait le nom de Sylvia; vous n'avez qu'à mettre votre signature là... et cette liberté de vivre selon vos voeux que votre union avec moi vous enlevait vous est rendue! --Ma signature? M. Cadogan ajouta: --Si vous voulez lire les considérants, madame?... --A quoi bon? fit-elle. --Ils sont tous en votre faveur, dit encore Norton. Sylvia prit le papier, le regarda un moment et, avec lenteur: --Alors, c'est la liberté, la liberté, cela? --La liberté, oui, dit Norton. Mme de Solis s'était rapprochée de mistress Norton; elle lui dit presque à l'oreille: --Il est ruiné, il est pauvre! --Une question, interrogea Sylvia. Votre fortune? Compromise, m'a-t-on dit? Richard haussa les épaules. --Que vous importe? Je la referai. Honnêtement, loyalement. --Vous referez cette fortune... seul? demanda-t-elle en le regardant en face. --Seul! --Eh bien! dit-elle en relevant la tête, et votre compagne de tous les jours, qu'en faites-vous?... Elle a partagé votre luxe, elle partagera votre misère! Il recula comme si on l'eût repoussé brusquement, et Sylvia, les yeux ardents, répétant avec une sorte d'exaltation les paroles d'autrefois, les paroles de dévouement et de devoir: «--_Vous prenez cet homme dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans la santé comme dans la maladie, dans la pauvreté comme dans la richesse!_» Et, superbe, tête haute, toute son honnêteté passant dans son regard et dans sa voix: --Cet acte que vous me présentez, de quel nom le signerai-je? De mon nom de jeune fille ou de mon nom de femme? Vous ne savez donc point--et elle se tournait vers la marquise--ce qu'on dit de vous? On dit que vous avez volé vos actionnaires!... Norton! un voleur! infamie! Eh bien! ce nom de Norton que vous m'avez donné, je le garde, puisqu'on l'insulte. Elle avait, de ses mains nerveuses, déchiré le papier de Cadogan et elle en jetait les morceaux à ses pieds, sur le tapis, comme elle eût marché sur la calomnie elle-même. Éva pleurait. Norton, blême et prêt à faiblir sous la joie, lui que les épreuves laissaient intact, tendit ses deux mains robustes à Sylvia, pendant que la marquise de Solis, la voix joyeuse, disait à la jeune femme: --Eh! allons donc! Il a fallu qu'il souffrît pour vous apprendre ce qu'il vaut! Et c'est moi.... --Vous? dit Norton. --Oui! moi! En vous attaquant, en vous accusant devant elle! C'était risqué, mais je connais le coeur des femmes! Il suffit d'une larme pour y faire fleurir la pitié, et avec la pitié.... --L'amour? demanda Norton tremblant à Sylvia, qui le regarda longuement. Mais le Yankee était prêt maintenant à secouer ses accusateurs comme un taureau secoue les chiens qui le mordent aux jarrets. --Eh! que m'importe!... Ma vie entière répond pour moi! Et avec vous, Sylvia--ah! avec toi, j'en recommencerai une autre! --Si l'on nous accuse ici, il faut rester, dit Sylvia; si c'est là-bas, il faut partir. Quand vous voudrez! Ils n'avaient pas pris garde à Mme Montgomery qui avait écouté, très émue, des larmes montant par aventure à ses yeux rieurs qu'elle essuyait vite, vite, ne voulant pas les avoir rouges. --Croyez-vous, ma tante, dit tout bas Bernière à Mme de Solis, je vous comparais--mentalement--à une vipère, moi? Imbécile! Vous êtes un terre-neuve.... --Tout simplement, dit la marquise. Liliane s'était approchée à son tour de Mme de Solis: --Très bien! oh! très bien! dit-elle. Vous êtes une femme excellente, excellente, marquise. --Un peu égoïste aussi, fit Mme de Solis. Je pense à moi, croyez-le bien. Tiens!... Votre mari, dit-elle en montrant Montgomery qui entrait. Il n'entrait pas, à vrai dire: il bondissait en avant, toujours essoufflé et, cette fois, comme chargé de renseignements. Il prenait les mains de Richard et les serrait à les briser: --Ah!... Norton... mon cher ami, mon cher associé.... Bonne nouvelle! grande nouvelle!... Les puits, les fameux puits?... Oui, enfin, l'huile! Je vous demande pardon, Liliane, dit-il, en s'excusant, mais c'est le mot.... «l'huile». --Oh! Lionel! allez! allez! ça vaut autant que la peinture! dit mistress Montgomery. --Eh bien, les puits.... Ils ont rejailli, les puits!... Oui! oui! Superbes! Une nappe énorme! Une fortune! Un lac d'huile, cher Richard! --_Go ahead!_ cria d'instinct Norton comme un marin sentant la poudre et le branle-bas de combat. --Et la calomnie noyée là-dedans! dit Mme de Solis. --Il fallait voir le colonel!... ajouta Montgomery. Oui, Dickson!... Car j'ai fait afficher la dépêche au Casino! En partant pour Paris, il était furieux, le colonel! Vert! Littéralement vert!... Vert chrôme, comme dirait.... Il s'arrêta. Éva demanda: --En partant? Mais ce duel? --Oh! pour mémoire, le duel! Simple démonstration inoffensive. Le colonel a déclaré n'avoir pas eu la moindre... pas la moindre... intention, et il a été modeste, tout à fait modeste. En Amérique, il peut avoir pris un fort, mais à Trouville il a pris le train! --C'est égal, fit Bernière, je regrette miss Arabella! Liliane se mit à rire. --Oh! vous êtes voyageur: vous la rencontrerez dans une autre table d'hôte... dans un demi-monde meilleur! * * * * * Et pendant qu'ils causaient, Norton, moins ému par l'arrivée et les nouvelles de Montgomery que par le sourire de Sylvia, disait à sa femme: --Nous partirons le plus tôt possible pour New-York, ma chère Sylvia. Oui, dès que le docteur Fargeas vous signera votre _exeat_. Et quelque épreuve que nous y ayons rencontrée, nous garderons un bon souvenir de la France. Éva aussi, je crois! --Moi? dit Éva vivement, si M. et Mme Montgomery veulent bien me permettre de trouver un coin avenue Hoche, dans leur hôtel, je demanderai à mon oncle la permission de rester encore un peu.... J'aime beaucoup.... --Quoi donc? demanda la marquise de Solis. La petite Américaine répondit: --J'aime Paris!... Oui, Babylone!... Ah! dame! il ne fallait pas me convertir! La marquise embrassa Éva sur le front, lui disant déjà: «Ma chère enfant!» --Alors, glissa doucement à l'oreille de Mme de Solis la jolie Liliane, un peu railleuse, il sera dit que le marquis épousera une Américaine?... Le mildew! --Méchante! fit la mère. Liliane trouvait qu'on pouvait peut-être laisser seuls M. et Mme Norton qui devaient avoir à se parler, après cette journée d'orage. Elle entraîna Mme de Solis qu'elle reconduisit jusqu'à son logis, et, en chemin, Montgomery s'étonnant que le malheur eût rapproché ces deux êtres, quand il en désunit tant d'autres, Liliane faisait la moue, jetant ces mots: «Que vous êtes prosaïque, Lionel!» et la marquise répondait: --C'est pourtant bien simple. Il est chez toute femme un héroïsme latent. Je suis certaine qu'il y a, sous plus d'un habit de Redfern, des coeurs qui valent celui de la Pauline de Corneille. Seulement, pour battre la charge de l'héroïsme, il leur faut l'occasion. On n'a pas tous les jours des tortures ou des bêtes féroces à braver, comme du temps de Polyeucte. Mais on retrouverait très vite des Pauline si les lions de l'Hippodrome étaient de vrais lions. Le sublime change de costume, comme le reste. Sylvia, au temps de la Révolution, si l'on eût arrêté son mari, eût crié: «Vive la Gironde!» ou: «Vive le roi!» pour le suivre sur l'échafaud, selon qu'il eût été girondin ou royaliste. Il n'y a plus aujourd'hui à braver la guillotine pour partager le sort d'un mari. Mais il y a toujours le dévouement féminin instinctif pour braver cette autre guillotine de poche qu'on appelle la calomnie. Mistress Norton a voulu rester fidèle à l'honneur du nom: c'est du cornélien bourgeois qui vaut bien l'autre, ou plutôt qui est identique à l'autre. Pauline meurt, Sylvia se condamne à vivre et tue son amour. Voilà. Le vieux français dirait à notre belle Américaine: «Bravo, ma fille!» Je vous demande pardon de mon bavardage. Oh! les conférencières!... Bonsoir. Je vous ennuie!... --Non, non, dit Liliane. On n'a pas besoin de monter en chaire; on peut faire de la psychologie tout en causant. Merci, madame! On se sépara. Mme de Solis songeait qu'il serait peut-être plus difficile d'avoir raison de son fils que de Sylvia. Les hommes sont plus fous que les femmes. Était-il au logis, le marquis? Elle aborderait sur-le-champ la question et trancherait dans le vif si elle pouvait voir Georges tout de suite. Il était dans sa chambre, regardant au loin, sur les vagues, le crépuscule tomber, le ciel encore rougi par le soleil couché. --Ah! mon enfant, dit la mère en le tirant de sa songerie. Veux-tu être franc avec moi? Réponds. Tu voulais fuir avec Mme Norton. Que lui disais-tu, avoue-le, dans cette lettre... la lettre brûlée? Il ne répondait pas. --Tu ne veux pas me confier ton secret? Tu ne le peux pas? C'est juste:--toutes les bêtises de l'amour sont sacrées, comme les dettes de jeu. Il n'y a que l'honnêteté courante qui ne le soit pas. Eh bien! tu proposais quelque folie à cette femme?... Me permets-tu de deviner?... Un autre ciel, une autre patrie. Le duo de la _Favorite_. Oh! que c'est démodé, mon ami, depuis Wagner! Sais-tu ce qu'elle aurait répondu à ta lettre si elle l'avait reçue? La marquise dit bien vite: --D'abord elle n'aurait rien répondu. Ou plutôt, c'est son mari qui se serait chargé de la réponse. Au fait, il l'a donnée, sans connaître ton autographe. Et, cette réponse, je te l'apporte. --Son mari? fit Georges, étonné. --Oui, son mari. Oh! parbleu, elle ne lui a pas raconté que tu voulais fuir, car je suis certaine que tu voulais fuir. Tu avais, très visibles pour moi, les symptômes d'une certaine fièvre particulière, celle de l'enlèvement. Elle ne lui a rien dit de cela. Non. Mais voilà: sur ces entrefaites Norton a été indignement attaqué, calomnié. On l'a dit ruiné. On a dit pis que cela. Et il paraît qu'au fond de l'âme exquise de coeur de mistress Norton il y avait encore un peu de tendresse pour ce très brave et galant homme, qui est ton ami. Le vent de tempête a soufflé là-dessus, rallumé ce qui était éteint et.... --Et... dit Georges, anxieux. La marquise s'interrompit: --Je te fais de la peine. Mais si tu savais quelle joie une honnête femme éprouve à savoir que les femmes honnêtes ne sont pas rares, quoi qu'on dise!... J'en sais même qui sont encore des honnêtes filles et que je trouve délicieuses.... Sans aller bien loin, miss Éva.... Georges de Solis avait fait un mouvement de dépit qui ne contraria pas trop Mme de Solis. Éva! Le nom, se disait-elle, n'était donc pas indifférent au marquis? --Bref, conclut la marquise, mistress Norton partira un de ces matins pour New-York. --Avec lui? dit M. de Solis. --Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? Oui, elle partira. Oh! à moins que Norton ne reste à Paris, ce qui est encore possible, ou que le docteur Fargeas n'envoie les Norton aux Pyrénées, avant de les laisser reprendre le paquebot, ce qui est probable. Mais si je vois le cher maître, je lui dirai que toutes ses pilules de valériane ne valent pas ma cure à moi. Et comme Georges regardait sa mère d'un air étonné, la marquise ajouta doucement: --Parfaitement: ma cure. J'ai coupé dans le vif. Vous étiez deux fous. J'ai ouvert le robinet à douches. Mistress Norton n'a rien de mieux à faire que d'aimer le mari qui l'adore, et toi de tâcher d'adorer quelqu'un que je connais et qui t'aime déjà. Elle ajouta en riant: --Tu sais, ce n'est pas Mlle Offenburger que je veux dire. Puis elle se tut, trouvant qu'elle en avait peut-être trop dit déjà, pour un soir. Georges de Solis resta, jusqu'à la nuit venue, à contempler la mer immense, les lueurs des phares, les points d'or des étoiles. Il lui semblait qu'une nuit aussi, une immense nuit, enveloppait toute sa vie, voilait son avenir comme d'un crêpe. Puis, dans cette nuit même, une clarté d'aube se levait, une aurore douce et rose. Quelque chose de vague entrait en lui comme la caresse d'un vent frais, d'une brise qui, au loin, eût passé sur des fleurs. Et comme le lendemain, Sylvia Norton recevait la visite du docteur Fargeas qui la trouvait transfigurée, toute heureuse, le médecin ouvrit au hasard un volume qui traînait et qu'un signet marquait à une page déterminée: --Rosetti? La _Maison de vie_? tiens, dit Fargeas. Je ne connais pas.... --Oh! un de mes volumes préférés! répondit Sylvia. Je l'avais prêté à M. de Solis qui me l'a renvoyé ce matin! Alors, lentement, le docteur lut, de cette _Maison de vie_, le sonnet marqué--peut-être par hasard--le sonnet XCVII auquel le marquis avait mis le signet: ...Mon nom est: _Qui aurait pu être!_ Et je me nomme aussi: _Jamais plus, Trop tard, Adieu._ --C'est très joli, dit le docteur. Très joli! Il posa le volume et ajouta: --La poésie n'est pas toujours la musique des fous. Elle est aussi le conseiller des sages. On peut très bien l'employer en médecine.... Au revoir, chère madame, et mes compliments sur votre santé! Quand vous aurez passé trois semaines à Luchon, comme je vous l'ai prescrit, vous pourrez faire la traversée sans nulle crainte!... Je réponds de tout maintenant. * * * * * Ce même jour, sur la plage, comme Liliane Montgomery, marchant avec miss Éva--toutes deux délicieuses sous leurs ombrelles claires--rencontraient Georges de Solis qui allait et venait, regardant le sable, assez triste, la jolie Liliane alla droit à lui: --Monsieur de Solis? Il salua, paraissant sortir d'un rêve. --Monsieur de Solis, nous allons porter des secours à nos amis les Ruaud... du côté de Tourgeville-les-Sables.... Vous ne nous accompagnez pas? --Moi? dit-il, hésitant. --Oui, venez donc visiter nos pauvres avec miss Meredith. Et, comme il s'en défendait un peu: --Si fait, si fait! dit mistress Montgomery. Vous venez, vous venez! Alors la jolie Liliane faisant passer devant elle sur les _planches_, miss Éva, toute rouge et rayonnante de joie, lui jeta à l'oreille--très bas--ces deux mots, pendant que Georges saluait la petite Américaine: --Allons, marquise! FIN PARIS.--IMPRIMERIE BREVETÉE MICHELS ET FILS 6, 8 et 10, rue d'Alexandrie. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMÉRICAINE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.