The Project Gutenberg eBook of La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

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Title: La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

Author: Joseph Marmette

Release date: January 19, 2007 [eBook #20396]
Most recently updated: January 1, 2021

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FIANCÉE DU REBELLE: ÉPISODE DE LA GUERRE DES BOSTONNAIS, 1775 ***

Produced by Rénald Lévesque

JOSEPH MARMETTE

LA FIANCÉE DU REBELLE

Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

Roman canadien publié en Feuilleton par la "Revue Canadienne"

Montréal 1875

INTRODUCTION.

Immédiatement après la capitulation du 8 septembre 1760, par laquelle la Nouvelle-France passait au pouvoir de l'Angleterre, une paix profonde régna dans tout le Canada. A part les dévastations commises dans le gouvernement de Québec, que des armées ennemies avaient occupé pendant deux années, tandis que la capitale avait été deux fois assiégée, bombardée, et presque anéantie, rien ne semblait indiquer dans les autres parties de la province que l'on sortît d'une guerre sanglante et désastreuse. Réfugiés sur leurs terres, les habitants se livraient à l'agriculture, autant pour réparer leurs pertes que pour s'isoler de leurs nouveaux maîtres. Il leur restait bien encore l'espoir que la France ne les abandonnerait pas et qu'elle se ferait rendre ses colonies après la cessation des hostilités; mais cette dernière illusion devait bientôt s'évanouir par le fait du honteux traité de Versailles de 1763, dont le contrecoup vint douloureusement vibrer au Canada comme le glas funéraire de la domination française en Amérique.

Cette nouvelle détermina une seconde émigration. Les quelques familles nobles qui restaient encore dans le pays, les anciens fonctionnaires, les hommes de loi, les marchands, repassèrent en France après avoir vendu ou abandonné leurs biens. Il ne resta plus dans les villes que les corps religieux, quelques rares employés subalternes, à peine un marchand, et les artisans. La population des campagnes étant attachée au sol fut seule unanime à ne point émigrer.

Les conquérants avaient déjà pris leurs mesures pour s'assurer de la libre possession de leur conquête. Afin de frapper davantage l'esprit des vaincus, on les mit tout d'abord sous le régime de la loi martiale. Ce fut l'ère du despotisme.

A la suite des troupes anglaises, une foule d'aventuriers s'étaient abattus sur le Canada. Aussi pauvres d'écus et de savoir qu'avides de luxe et de domination, et pour la plupart hommes de rien, ces arrogants ambitieux se jetèrent à la curée de tous les emplois publics. Ce fut alors que l'on vit un criminel tiré du fond d'une prison pour être fait juge-en-chef, lorsque, par surcroît de mépris pour l'intérêt et l'opinion publics, cet homme ignorait le premier mot du droit civil et de la langue française. Il faut ajouter qu'il était admirablement appuyé par un procureur-général qui n'était guère moins propre à remplir sa charge, tandis qu'un chirurgien de la garnison et un capitaine en retraite étaient juges des plaidoyers communs, et que les places de secrétaire provincial, de greffier du conseil, de régistrateur, de prévôt-maréchal, étaient, données à des favoris qui les louaient ensuite aux plus offrants. Les honteuses menées de tous ces tripotiers allèrent si loin que Murray lui-même, le gouverneur, brave et honnête soldat, ne put s'empêcher de rougir de son entourage. Il suspendit le juge-en-chef de ses fonctions, le renvoya en Angleterre et témoigna son mécontentement au ministère. L'abolition des anciennes lois françaises vint mettre le comble à la tyrannie, et des murmures menaçants commencèrent à sortir du sein d'une population qui, toute vaincue qu'elle était, ne se sentait pas née pour l'esclavage.

Cependant on votait dans le Parlement de la Grande-Bretagne une loi qui allait avoir une immense influence sur les destinées de l'Amérique Septentrionale. Quoique, de prime-abord, elle parût devoir nous être contraire, cette décision du Parlement Anglais devait merveilleusement, dans ses résultats, servir nos franchises menacées. Sous prétexte que la dernière guerre l'avait forcée d'augmenter sa dette, l'Angleterre s'ingéra de taxer les colonies sans leur consentement; elle passa la loi du Timbre et imposa une taxe sur tous ses sujets américains. A l'annonce de cette nouvelle, les anciennes colonies protestèrent. Le Canada et l'Acadie Nouvelle-Écosse, seuls, gardèrent momentanément le silence.

A la vue des difficultés que cette opposition des provinces américaines allait amener, l'Angleterre fut force d'adopter, envers le Canada une politique moins oppressive. Elle modifia ses instructions, changea ses principaux fonctionnaires, en un mot employa la pacification afin d'avoir au moins une province pour elle dans le Nouveau-Monde, puisque toutes les autres colonies de l'Amérique du Nord se mettaient en guerre ouverte avec la métropole et préparaient déjà la révolution qui devait amener leur indépendance.

La Virginie fut la première à s'opposer à la loi du timbre. A Boston la population démolit les bureaux. Un congrès, composé des députes de la plupart des Provinces, s'assembla à New-York et, protesta contre les prétentions du gouvernement impérial. On brûla publiquement les marchandises estampillées, et les négociants brisèrent leurs relations commerciales avec l'Angleterre.

Effrayé, le gouvernement anglais révoqua cette malheureuse loi du timbre qui provoquait d'aussi terribles colères.

L'abrogation de cette loi suspendit pendant quelque temps l'opposition des provinces coloniales. Mais en 1773, le gouvernement anglais ayant mis inconsidérément un nouvel impôt sur le thé, le feu de la révolte se ralluma avec encore plus d'intensité qu'auparavant.

Le Parlement fut outré d'une récidive qui s'accentuait de plus, en plus, et eut recours aux mesures coercitives pour faire rentrer dans le devoir les colonies révoltées. D'un autre côté, pour s'attacher le Canada, il vota le rétablissement des lois françaises en ce pays, y reconnut le catholicisme comme religion établie, et donna à la province un Conseil représentatif où les catholiques étaient admis à prendre place.

Cette loi souleva de vives réclamations en Angleterre, et surtout en
Amérique, où douze provinces protestèrent violemment, par la voix d'un
Congrès général siégeant à Philadelphie, contre cette loi de Québec qui
reconnaissait la religion catholique.

Protestation des plus inhabiles. En se déclarant contre les lois françaises et contre le catholicisme, le congrès s'aliénait la population du Canada qui devait être ainsi perdue à la cause de la confédération depuis longtemps rêvée par Washington et Franklin.

Pourtant, par une singulière inconséquence, le même congrès adopta une adresse aux Canadiens, où se trouvaient exprimés des sentiments tout-à-fait contraires à ceux manifestés dans les premières résolutions.

Cette adresse fut assez froidement reçue au Canada, où la population, satisfaite des récentes concessions du parlement impérial, n'avait qu'à se défier des fallacieuses promesses cachées sous les belles phrases du congrès. "Dans leur juste défiance," remarque M. Garneau, "la plupart des meilleurs amis de la liberté restèrent indifférents ou refusèrent de prendre part à la lutte qui commençait… Beaucoup d'autres Canadiens, gagnés par la loi de 1774, promirent de rester fidèles à l'Angleterre et tinrent parole. Ainsi une seule pensée de proscription mise au jour avec légèreté; fut cause que les États-Unis voient aujourd'hui la dangereuse puissance de leur ancienne métropole se consolider de plus en dans l'Amérique du Nord."

Le général Carleton avait à peine eu le temps d'inaugurer au Canada la nouvelle constitution, lorsque son attention fut attirée vers les frontières que menaçaient déjà les Américains insurgés. Pendant que le colonel Arnold s'avançait contre Québec par les rivières Kennebec et Chaudière, mais lentement, retardé qu'il était dans sa marche par les obstacles sans nombre que lui offrait la forêt vierge, le général Schuyler, nommé par le Congrès au commandement de l'armée du Nord, marchait, conjointement avec Montgomery, contre Montréal qui ne devait pas tarder à succomber Aux premières nouvelles de l'invasion, le gouverneur Carleton avait envoyé vers le lac Champlain le peu de troupes dont il pouvait disposer, c'est-à-dire deux régiments qui formaient huit cents hommes, tout ce qu'il y avait dans le pays. Comme l'hiver approchait, il fallait renoncer à l'espoir d'en voir arriver d'autres de l'Angleterre avant le retour du printemps.

Le gouvernement se vit donc forcée d'appeler la milice sous les ordres.

Si la majorité des Canadiens ne penchait pas du côté de la révolution, son désir formel était bien aussi de ne se point mêler activement au conflit et de garder la neutralité. La population resta sourde aux appels réitérés de Carleton.

Alors celui-ci tenta de lever des corps de volontaires. Il offrit les conditions les plus avantageuses. Mais ses offres firent peu de prosélytes.

Aussi manquant de troupes, ne put-il secourir les forts de Chambly et de
Saint Jean qui se rendirent bientôt à l'ennemi.

A peine maître de Saint-Jean, Montgomery se porta sur Montréal. Carleton Quitta précipitamment cette place où il se trouvait et s'embarqua en toute hâte pour la capitale. Il ne parut qu'un: instant, et en fugitif, aux Trois-Rivières, et continua sa retraite précipitée pour ne s'arrêter qu'à Québec le 13 novembre 1775.

Pendant ce temps, Montréal et Trois-Rivières avaient ouvert leurs portes aux insurgés, et Montgomery, qui suivait de près le gouverneur, rejoignait le général Arnold. Celui-ci, après six semaines d'une marche pénible, avait paru en face de Québec le jour même de l'arrivée du gouverneur; mais comme il ne lui restait plus que six cent cinquante hommes valides et qu'il ne pouvait songer attaquer Québec avec ce petit nombre de combattants, il était remonte jusqu'à la Pointe-aux-Trembles où il opéra sa jonction avec le général Montgomery. Les deux corps réunis, mille ou douze cents soldats environ, vinrent investir Québec. Mais n'anticipons point sur des évènements dont nous allons maintenant exposer les détails de la manière la plus intéressante qu'il nous sera possible.

CHAPITRE PREMIER.

UN DISCOURS QUI NE CONVAINC PERSONNE.

Le soir du dix-neuvième jour de novembre, dix-sept-soixante-et-quinze, la Ville de Québec, d'ordinaire paisible à cette heure, présentait une animation inaccoutumée.

Dans les rues tortueuses, sombres et rendues humides par une froide bruine qui enveloppait la capitale, se glissaient nombre de gens soigneusement fourrés dans leur manteau. A la faveur de quelques pâles rayons de lumière qui, de ci et de là, jaillissaient d'un volet mal clos, vous auriez, pu voir les passants surgir un instant du brouillard et y rentrer aussitôt pour disparaître dans l'ombre brumeuse.

Ils venaient de tous les côtés: des faubourgs, de la haute de la basse
Ville, et convergeaient sur un même point, la chapelle de l'évêché.

Le palais épiscopal, qui s'élevait alors sur l'emplacement actuel de l'Hôtel du Parlement provincial, était encore habité par l'évêque, qui n'en devait être dépossédé, par le gouvernement anglais, que trois ans plus tard, moyennant la rémunération dérisoire de £150 par an.

Ce soir-là, sur les huit heures, comme le gros intendant de Monseigneur Briant allait fermer la porte de la chapelle, un bruit de pas qui se rapprochaient lui fit sortir un instant la tête au-dehors. Quatre hommes arrivaient, dont l'un cria avec, l'accent anglais le plus prononcé:

—Holà garçon!

Comme l'intendant se rejetait en arrière et allait obéir à cette injonction, plus que suspecte à pareille heure, en faisant décrire un prudent double tour à la clef de la serrure, l'un des arrivants le prévint, bondit et ouvrit violemment la porte en repoussant à l'intérieur le gardien surpris. Celui-ci, s'attendant à quelque traître coup, lâcha un cri d'effroi qui se répéta dans les sonores profondeurs de la chapelle.

—Va dire à ta maître, Monsieur l'évêque, que nous vouloir tenir assemblée publique, ici, cette soir.

—Mais…

—Allons marche… cria l'autre en allongeant un grand coup de pied au gardien.

Celui-ci se tenait déjà à une trop respectueuse distance pour ne pas éviter le coup. Il s'élançait même pour se sauver au plus vite, lorsqu'un commandement, encore plus impératif que le premier, le cloua sur place.

By God! arrêtez-vos!

Ce juron et la grosse voix qui le prononçait, firent frissonner les moelles dans les os du gardien.

—Pas voir clair ici. Nos avoir besoin de loumière.

Le pauvre homme se résigna. Il alla chercher des cierges dans un coin de la chapelle, et, pour les allumer, se mit à battre le briquet. Mais ses mains étaient tellement agitées par la peur, qu'il frappait plus souvent ses doigts que le silex.

Les autres, vinrent à son aide, et allumèrent une vingtaine de cierges dont la faible lueur éclairait tant bien que mal l'intérieur de la chapelle.

Le gardien jeta; alors un regard d'interrogation et d'anxiété sur ceux auxquels il était forcé d'obéir. On lui fit signe qu'il pouvait s'en aller. Il tourna sur ses talons et disparut aussitôt dans l'enfoncement obscur de la chapelle, d'où l'on entendit le bruit d'une porte qui se refermait à triple tour.

Celui qui avait commandé cette équipée éclata de rire et dit aux autres, en anglais:

—Merci à Dieu! si tous les français de la ville ont le courage de celui-ci, Québec ne se défendra pas longtemps contre les troupes de Schuyler et d'Arnold!

C'était, un marchand anglais nomme Williams qui agissait ainsi à l'évêché comme en pays conquis. Il était accompagné de son compatriote Adam Lymburner et de deux de leurs connaissances, tous partisans du congrès et amis déclarés des Bostonnais. L'histoire nous prouvé qu'une bonne partie de la population anglaise du Canada penchait du côté des Américains insurgés. Outre ceux de Williams et de Lymburner, riches négociants de Québec, elle nous a conservé les noms de James Price et de son associé Maywood, ainsi que celui de Thomas Walker, qui, tous trois, étaient à la tête du mouvement insurrectionnel à Montréal. Cependant la chapelle se remplit peu à peu de nouveaux arrivants. Quand les derniers furent entrés,—un jeune homme, pâle, à l'air distingué, et un homme du peuple d'une stature colossale.—

Williams monta dans la chaire [1] et s'adressant à la foule, composée en très-grande partie de Canadiens-Français:

[Note 1: Historique.]

Gentlemen, dit-il, I feel most happy in seeing such a numerous assembly.

—Parlez français, cria le jeune homme qui se tenait près de la porte.

—En français! hurla le colosse, son compagnon, d'une voix de tonnerre.

—En français! en français répéta la foule.

Williams dut se résigner et baragouina une espèce d'exorde, dans lequel, avec l'exagération commune à tous les discours de ce genre, il remerciait les citoyens de Québec de s'être portés en masse une assemblée convoquée par lui dans les intérêts de l'indépendance de toutes les colonies américaines. Puis il se mit à commenter l'adresse du Congrès aux Canadiens, laquelle terminait ainsi:

"Saisissez l'occasion que la Providence elle-même vous présente; si vous agissez de façon à conserver votre liberté, vous serez effectivement libres. Nous connaissons trop les sentiments généreux qui distinguent votre nation pour croire que la difference de religion puisse préjudicier à votre amitié pour nous. Vous n'ignorez pas qu'il est de la nature de la liberté d'élever au-dessus de cette faiblesse ceux que son amour unit pour la même cause. Les cantons suisses fournissent une preuve mémorable de cette vérité: ils sont composés de catholiques et de protestants, et cependant, ils jouissent d'une paix parfaite, et par cette Concorde qui constitue et maintient leur liberté, ils sont en état de défier et même de détruire tout tyran qui voudrait la leur ravir."

Pendant que l'orateur reprenait haleine, le jeune homme pâle, qui se, tenait toujours près de la porte, s'écria:

—Comment alliez-vous ces belles paroles avec certaine autre adresse du Congrès protestant contre la loi de Québec qui reconnaît chez nous la religion catholique? Williams ne s'attendait guère à cette objection! et resta bouche béante.

La majorité de l'assemblée, qui était évidemment peu sympathique au
Congrès, se mit à rire.

Et puis, dominant toutes les autres, la grosse voix du colosse qui accompagnait le jeune homme, cria à Williams.

—Hein! ma vieille, ça te rive ton clou.

Pendant l'immense et long éclat de rire qui courut au-dessus de la foule et tandis que les rares partisans de Williams s'efforçaient de réprimer cette hilarité dangereuse pour le succès de la cause du Congrès, l'orateur se mit à crier et à gesticuler du haut de la chaire.

Ce qu'il disait, lui-même ne le savait guère, mais il parlait quand même. Et veuillez bien croire qu'il n'avait pas tort.

Ne sachant trop que répondre à la sérieuse objection du jeune homme, le rusé marchand avait pensé qu'il fallait profiter du tumulte pour paraître répliquer et s'indigner en jetant de grands éclats de voix; quitte à ne pas dire un seul mot raisonnable. Ce qui importe peu par un tel brouhaha.

Dans les assemblées tumultueuses, lorsque l'orateur paraît affronter l'orage et du geste et de la voix, presque toujours il finit par obtenir le silence. Williams éprouva bientôt la vérité de ce fait que l'expérience a depuis longtemps démontré. Mais pour ne se point compromettre il eut soin de calmer son indignation et de baisser la voix à mesure que l'ordre se rétablissait. De sorte que lorsqu'on le put entendre, il lisait d'une voix calme cette lettre que Washington adressa "aux peuples du Canada" à la fin de l'année 1775, et dont voici la dernière partie:

"Le grand Congrès américain a fait entrer dans votre province un corps de troupes sous les ordres du général Schuyler, non pour piller, mais pour protéger, pour animer et mettre en action les sentiments généreux que vous avez souvent fait voir et que les agents du despotisme s'efforcent d'éteindre par tout le monde."

L'orateur, après avoir souligné ces derniers mots, fit une pose et arrêta ses yeux sur le jeune homme qui l'avait interrompu, en se disant:

—Voici, sur mon âme! une petite phrase qui vient parfaitement à mon aide.

Il roula de gros yeux indignés, toussa comme un homme qui ne craint pas d'être contredit et, encouragé par le succès tacite qu'il obtenait, continua sa lecture d'une voix emphatique.

"Pour aider à ce dessein et pour renverser le projet horrible, d'ensanglanter nos frontières par le carnage de femmes et d'enfants, j'ai fait marcher le sieur Arnold, colonel, avec un corps de l'armée sous mes ordres pour le Canada. Il lui est enjoint, et je suis certain qu'il se conformera à ses instructions, de se considérer et d'agir en tout comme dans le pays de ses patrons et meilleurs amis; les choses nécessaires et munitions de tout espèce que vous lui fournirez, il les recevra avec reconnaissance et en payera la pleine valeur; je vous supplie donc, comme amis et frères, de pourvoir à tous ses besoins, et je vous garantis ma foi et mon honneur pour une ample récompense, aussi bien que pour votre sûreté et repos. Que personne n'abandonne sa maison à son approche, que personne ne s'enfuye, la cause de l'Amérique et de la liberté est la cause de tout vertueux citoyen américain, quelle que soit sa religion, quel que soit le sang dont il tire son origine. Les Colonies-Unies ignorent ce que c'est que la distinction, hors celle-là que la corruption et l'esclavage peuvent produire. Allons donc, chers et généreux citoyens" (—ici le geste et la voix de l'orateur s'efforcèrent de devenir pathétiques, mais en vain, hélas! entravés qu'ils étaient par l'accent comique du marchand anglais—) "rangez-vous sous l'étendard de la liberté générale, que toute la force de l'artifice de la tyrannie ne sera jamais capable d'ébranler."

Il souligna ces derniers mots d'un geste de sabreur et lança un regard vainqueur au jeune homme.

Ce dernier haussa les épaules et dit:

—Farceur!

Le géant d'à côté gronda d'une voix de stentor:

—Tout ça c'est de la frime!

Afin de prévenir la nouvelle explosion de rire que cette burlesque appréciation de la lettre de Washington allait déterminer, Williams s'empressa d'aborder la question importante qu'il fallait faire résoudre immédiatement par l'assemblée, et qui était de déterminer les citoyens de Québec à rendre la ville aux troupes du Congrès, sans brûler une amorce. Pour en venir à ces fins il commença par discréditer le général Carleton dans l'esprit de ses auditeurs, en leur exposant avec quelle impéritie ce général avait défendu Montréal et tout le pays environnant, qui étaient tombés entre les mains des Bostonnais dans l'espace de quelques semaines. Sur ce point, Williams avait malheureusement raison, et les mémoires de Sanguinet—témoin oculaire, et royaliste assez zélé pour n'être pas suspect dans la relation qu'il nous a laissée de ces évènements,—ne le prouvent que trop.

Ainsi cita le combat qui eut lieu aux porter de Montréal le 15 Septembre 1775, et où trois cents Canadiens et trente marchands anglais repoussèrent les ennemis avec perte, tandis que le général Guy Carleton et le brigadier Prescott "étaient restés dans la cour des casernes avec environ quatre-vingts et quelques soldats, lesquels avaient leurs havresacs sur le dos et leurs armes,—prêts s'embarquer dans leurs navires,—si les citoyens de la ville avaient été repoussés." Et puis, il appuya sur la faute qu'avait commise Carleton en refusant aux citoyens encore tout échauffés par les excitations de la victoire, l'autorisation qu'ils lui demandaient grands cris de poursuivre les fuyards "dont il était si facile de s'emparer."

Ensuite il s'efforça de démontrer combien avait été blâmable l'inaction du gouverneur, lorsque les habitants des campagnes autour de Montréal avaient manifesté le désir de marcher contre les rebelles immédiatement après le succès du 25 septembre. Il jeta tout le ridicule possible sur les promenades—comme Sanguinet appelle ces expéditions pacifiques—que le gouverneur avait été faire en bateau devant Longueil, à la tête de plusieurs cents hommes, sans permettre à ceux-ci, qui brûlaient du désir de combattre, d'opérer la moindre descente sur le rivage les ennemis narguaient tout à leur aise le trop prudent général.

Williams en était à ce point de son discours, lorsque la porte de la chapelle s'ouvrit lentement pour livrer passage à deux nouveaux arrivants. L'orateur qui ne pouvait distinguer leurs traits, vu la distance où il était d'eux et la demi-obscurité qui régnait dans la chapelle, les prit pour des retardataires et continua, d'exposer les griefs que les royalistes les plus ardents devaient avoir contre un gouverneur qui, après avoir perdu, en quelques semaines seulement, tout le haut du pays, venait de couronner son ineptie en se laissant prendre près de Sorel, la veille même de ce jour, avec onze bâtiments, trois cents hommes et les troupes du roi; abandonnant ainsi à leurs propres ressources les habitants du reste de la Province.

Williams en arrivait victorieusement à la conclusion que ce serait folie de songer à défendre la ville sous un commandant aussi inepte, contre les troupes invincibles des généraux Montgomery et Arnold, lorsque l'un des deux derniers venus fendit la foule en s'approchant de la chaire dont il franchit les degrés en deux bonds, et apparut soudain aux yeux stupéfaits de l'orateur.

D'un geste brusque et déterminé, le nouvel arrivant rejeta les pans de son manteau en arrière, ce qui laissa voir le pommeau doré de l'épée ainsi que les habits galonnés d'un officier supérieur. On le reconnut à l'instant. C'était le colonel McLean qui commandait les troupes en sous-ordre.

Après avoir foudroyé Williams du regard:

—Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il en se tournant vers l'assemblée. Je vous jure sur mon honneur, Messieurs, que le gouverneur-général Sir Guy Carleton vient d'arriver en ville à l'instant même. Si M. Williams veut me suivre au château, ajouta-t-il avec une ironie qui fit frémir le marchand, il se convaincra de la vérité de ce que j'avance. Prévenu par Monseigneur l'évêque de ce qui se passait ici, M. le gouverneur m'envoie prier les bons et loyaux sujets qui composent la majorité de cette assemblée, de ne pas ajouter foi aux paroles insidieuses d'un ami de la rébellion, et de se retirer paisiblement chez eux. Demain le général convoquera les milices et vous persuadera lui-même de défendre vos intérêts et votre ville contre des sujets révoltés dont Sa Majesté le roi d'Angleterre aura bientôt, raison. Le général est convaincu que les courageux habitants d'une ville qui ne se rendit glorieusement à nous, il y a seize ans, qu'après un siège des plus terribles, n'ouvriront pas ignominieusement les portes de leur vieille capitale devant une bande indisciplinée d'insurgents.

Cet appel à la bravoure des citoyens était habile et eut le plus heureux effet. Un murmure de satisfaction courut dans la foule. Il y eut même quelques acclamations.

Le colonel se détourna pour jouir de son triomphe en jetant un coup d'oeil sur Williams.

Mais celui-ci s'était glissé en arrière de McLean pendant que ce dernier parlait, et, craignant que le colonel n'eût pour mission de l'arrêter, s'était doucement faufilé parmi la foule et esquivé sans bruit.

En ce moment, près de la porte de sortie, se jouait le prologue d'un drame qui, pour être rapide et muet, n'en doit pas moins avoir une grande influence sur les personnages qui vont animer ce récit.

Le compagnon du colonel McLean était resté à l'entrée de la chapelle. C'était un officier âgé d'à peu près trente ans. Ses yeux, en entrant, s'étaient rencontrés avec ceux du jeune homme qui avait interrompu Williams. L'étincelle qui jaillit de chacun de ces deux coups-d'oeil, pétillait d'une haine sourde et péniblement contenue.

Pendant la courte allocution de McLean, ils ne cessèrent de se provoquer tous deux du regard. L'oeil du jeune homme exprimait surtout le mépris; celui de l'officier était empreint d'une expression de colère et de vengeance à moitié satisfaite et qui voulait dire:—Enfin, je te rencontre dans une circonstance qui te va nuire autant qu'elle me sera favorable! Attends un peu et tu verras bientôt que je saurai me venger de bien des dédains que tu m'as fait subir.

L'officier paraissait se trouver en ce moment dans une situation avantageuse, et dominer complètement son antagoniste. Cependant si vous les eussiez vus ainsi l'un près de l'autre, la physionomie franche du jeune homme pâle n'eût pas manqué d'attirer aussitôt toute votre sympathie.

Le colonel McLean achevait de persuader l'assemblée en lui exposant combien le gouverneur était décidé d'opposer la plus vigoureuse résistance si les troupes de Montgomery et d'Arnold venaient, comme il était plus que probable, assiéger la ville. Québec était assez bien pourvu d'armes, d'approvisionnements et de munitions pour tenir les assiégeants en échec jusqu'au printemps, et permettre ainsi d'attendre les secours que l'Angleterre ne manquerait pas d'envoyer au Canada des le retour de la belle saison. Alors les partisans de la bonne cause reprendraient l'avantage et l'on verrait les rebelles dans la confusion et les traîtres aux abois. Les citoyens ne demandaient pas mieux que d'être rassurés, eux que la coupable insouciance du lieutenant-gouverneur Cramahé avait tant indignés pendant l'absence du général Carleton. Car on sait que pendant tout le temps que le gouverneur général avait été à Montréal, le sieur Cramahé, au lieu de s'occuper à préparer la défense de la ville, n'avait eu d'autres soucis que de festoyer avec le club des "Barons de la Table-Ronde", qu'il avait organisé lui-même à Québec.

L'assemblée se dispersa paisiblement et avec des dispositions tout-à-fait contraires à celles que Williams avait voulu lui communiquer.

Le jeune homme pâle fut le premier à sortir de la chapelle. Comme il lui fallait passer en face de l'officier qui attendait le colonel McLean, leurs regards se croisèrent encore une fois comme des lames acérées et avides de sang.

Le géant qui suivait le jeune homme regarda l'officier de travers, comme un colosse prêt à bondir à la gorge de celui que l'instinct lui dit être l'ennemi de son maître.

Arrivé à l'endroit où finit la moitié de la côte de Lamontagne pour commencer la rue Port-Dauphin, le jeune homme s'arrêta et dit à son formidable compagnon, qui était son serviteur:

—Célestin, tu vas descendre seul à la maison, il n'est pas nécessaire que tu m'attendes. Je rentrerai tard. Couche-toi.

—Je ne me sens pas encore l'envie de dormir, monsieur Marc. Si ça vous est égal, je fumerai la pipe en vous attendant.

—A ton aise, mon vieux, repartit le jeune homme, qui monta la rue Port-Dauphin tandis que l'autre descendait la côte de Lamontagne en frappant lourdement de ses larges pieds le sol humide. Le jeune homme parcourut toute la rue Port-Dauphin, prit la rue du Fort et tourna à droite, après avoir jeté un coup-d'oeil distrait sur le château Saint-Louis et le convent des Récollets, qui dressaient, l'un en arriére et l'autre à gauche de la Place-d'Armes, leur masse indécise et plus noire encore que le fond sombre de la nuit.

Tandis qu'il gagnait la rue Sainte-Anne de ce pas leste et ferme de jeune homme, dont la vue fait soupirer le vieillard, McLean et l'officier qui l'avait accompagné, débouchaient de la rue du Fort.

—Eh bien! dit McLean en s'arrêtant pour serrer la main de son subordonné, bonsoir Evil. Plus chanceux que moi, amusez-vous bien tandis que je ferai mon rapport au général. Allez, dansez en toute liberté, car vous aurez bientôt à figurer dans un bal votre vis-à-vis vous lancera de traîtres balles de plomb au lieu de ces oeillades veloutées qui vont vous être décochées ce soir.

—Merci, colonel! bonsoir.

—Bonne nuit.

Le capitaine James Evil tourna le dos à McLean qui montait vers le château, et il s'engagea dans la rue Sainte-Anne.

Après avoir longé le mur de clôture qui bordait la cour entière du collège des Jésuites, lequel devait être enlevé à ses propriétaires et transformé en casernes l'année suivante, le capitaine continua d'avancer jusqu'à l'extrémité de la rue Sainte-Anne, qui finissait alors vis-à-vis du lieu où s'élève maintenant le collège Morrin. Arrivé au bout de la rue, Evil s'arrêta, embrassa d'un coup-d'oeil la façade illuminée de la dernière maison qui s'élevait à gauche, gravit les trois ou quatre marches du seuil, et, la main gauche campée, provoquante sur la garde de son épée, il souleva de la droite le lourd marteau de fer et le laissa bruyamment retomber. La même porte qui s'ouvrit devant lui venait aussi de donner accès au jeune homme pâle.

CHAPITRE DEUXIÈME.

COUPS D'ARCHET, DE LANGUE ET D'ÉPÉE.

Il y avait, ce soir-là, grande veillée dans cette maison de la rue Sainte-Anne. Le maître, M. Nicolas Cognard, royaliste renforcé, avait voulu témoigner son zèle à la bonne cause en réunissant ses connaissances chez lui pour montrer toute la joie que l'arrivée du gouverneur lui faisait éprouver. Il ne faudrait cependant pas confondre le sentiment qui lui avait dicté cette démonstration avec ce dévouement désintéressé qui lie un homme à un parti en vertu d'une conviction pure. Bien qu'il y eut à cette époque, pour le moins autant qu'aujourd'hui, de ces honnêtes gens qui sacrifient leurs intérêts les plus chers à certains principes sacrés, nous devons avouer que la loyauté de M. Cognard ne découlait point d'une source aussi limpide. Il était du bien petit nombre de ces Canadiens qui se rallièrent immédiatement aux vainqueurs après la conquête, afin de captiver leurs bonnes grâces et d'en obtenir des faveurs.

Possesseur d'une charge lucrative sous le gouvernement français, maître Cognard, compromis dans les malversations de Bigot et Cie.[2], n'avait pas osé émigrer, et avait su conserver sa place sous la domination anglaise, grâce à une parfaite servilité. Aussi fut-il un des rares Canadiens qui participèrent aux emplois de l'administration de Murray et des gouverneurs qui lui succédèrent. Pour quiconque connaît la jalouse méfiance des conquérants de cette époque, il est facile de se faire une idée de la flexibilité de l'échine de M. Cognard.

[Note 2: Voir l'Intendant Bigot.]

Il est vrai qu'on se le montrait du doigt parmi ses compatriotes qu'un juste sentiment de dignité tenait éloignés des vainqueurs; mais lui n'en riait pas moins de ce qu'il appelait leur sot patriotisme. A ceux qui lui témoignaient ouvertement leur mépris, il disait en riant que l'argent anglais avait bien meilleur cours que les assignats dont le gouvernement avait inondé le pays sur les derniers temps de la domination française. Naturellement il était rare que pareille objection lui attira une réplique. Avec les hommes de cette trempe, les honnêtes gens évitent toute discussion. Nicolas Cognard était un homme de cinquante ans, de taille moyenne et carré d'épaules. Sa figure musculeuse, sanguine et dure avait dans l'ensemble quelque chose de vulgaire et qui déplaisait à première vue. Venait-il à parler, l'impression désagréable qu'il causait s'augmentait encore. Les grincements de sa voix aiguë et rauque écorchaient le tympan comme les notes criardes d'une mauvaise clarinette. Cette comparaison s'offrait tellement à la pensée de ceux qui le connaissaient, que les malins disaient que c'était un instrument parfaitement faux.

M. Cognard avait eu de son premier mariage une fille unique qui ne ressemblait guère à son père et dont nous esquisserons, dans un instant, la sympathique figure.

Madame Gertrude, la seconde femme de Cognard, était la plus longue, la plus sèche, la plus anguleuse et la plus revêche des créatures. Avec un langage mielleux et une figure doucereuse, sous les dehors les plus cauteleux, sous les démonstrations de la, politesse la plus affectée, elle cachait l'âme la plus envieuse, le coeur le mieux gonflé de venin qui ait jamais battu sous les côtes d'une vieille bégueule. Mariée par intérêt à quarante-cinq ans, elle avait eu le temps, pendant la durée de ce célibat prolongé, d'accumuler en elle tout le fiel des vieilles filles dédaignées contre ce qui est beau, jeune et recherché. Aussi haïssait-elle cordialement sa belle-fille Alice.

Celle-ci, à vingt ans qu'elle avait alors, était le portrait frappant de sa pauvre mère morte à la fleur de l'âge abreuvée de chagrins et de dégoût. Alice était petite, mignonne et délicate, sans toutefois être frêle. Ses cheveux noirs, relevés sur les tempes, étagés sur le sommet de la tête, et couronnés d'un panache de plumes, comme le voulait la mode du temps, avaient de ces reflets bleuâtres que l'on volt sur l'aile des geais. Son front était peu élevé, comme celui des belles statues grecques, et il avait toute la blancheur et le poli du marbre. Ses grands yeux bruns, et doux au regard comme le velours au toucher, brillaient d'une douce flamme sous de longs cils noirs. Le nez était droit, mince; la bouche petite et fraîche comme une rose sauvage qui s'entr'ouvre et sourit, humide de rosée, au premier baiser du matin; seulement la lèvre inférieure, un peu plus ronde que l'autre; était comme une cerise, traversée au milieu par la plus charmante petite raie du monde. Il y avait dans le sourire de cette bouche virginale comme un parfum de fleur joint à une saveur de fruit. Le contour de sa figure était d'un pur ovale, et sur le velouté des joues apparaissaient les teintes les plus délicieusement carminées qui se soient jamais rencontrées sous le délicat pinceau d'Isabée. Enfin, par la ténuité de la taille, et la petitesse de la main et du pied, elle aurait pu être Andalouse et comtesse comme la belle Juana d'Orvado, rêve de poëte entrevu par Musset dans la plus fraîche inspiration de ses vingt ans. Quand l'oeil, charmé des exquises perfections de cette enfant, se portait ensuite sur la figure si peu séduisante du père, on se demandait comment, d'un aussi disgracieux personnage pouvait être issu un être aussi ravissant.

Il y avait donc nombreuse réunion chez M. Cognard qui, pour le moment, était absent de chez lui et occupé à faire sa cour au général Carleton. Il avait pensé, non sans raison, que cela le poserait bien aux yeux du gouverneur d'aller lui offrir ses hommages aussitôt après son arrivée.

Au moment où le capitaine James Evil entra dans la grand'chambre, on y dansait joyeusement au son du violon. L'arrivée de l'officier causa la sensation qu'un habit galonné d'or ne manque jamais de produire dans un cercle où figurent des femmes. Toutes les dames, même la sèche compagne de M. Cognard, lui lancèrent leurs plus provoquante oeillades, excepté pourtant Alice qui causait dans un coin avec le jeune homme que nous avons remarqué à l'évêché, et parut retenir avec peine un mouvement d'impatience à la vue du capitaine anglais.

Celui-ci s'en alla présenter ses saluts, assez froids, à la maîtresse de la maison, salua les assistants d'un signe de tête, et se rapprocha d'Alice sans regarder celui qui était avec elle.

Ce dernier, dont il est temps de dire le nom, s'appelait Marc Evrard. Il dirigeait dans la rue Sous-le-Fort, une maison de commerce dont les fonds appartenaient en partie à un riche marchand canadien de Montréal, M. François Cazeau, qui joua un rôle lors de l'invasion de 1775 et se compromit beaucoup pour aider les insurgent:

Marc Evrard—vous expliquerons bientôt la nature de ses relations avec
François Cazeau, paraissait depuis plusieurs mois faire la cour à
Mademoiselle Alice Cognard et passait dans le monde pour lui être
fiancé.

On disait aussi que le capitaine Evil recherchait Alice, mais ne paraissait pas lui plaire outre mesure. Toutes ces conjectures étaient fondées. Car il y a toujours eu, de par le monde, de ces vieilles femmes; mariées ou non; dont l'occupation unique est d'épier les jeunes gens et de surprendre, dans leurs regards ou leur attitude, le secret de leur amour. Quelle ardeur inquiète pousse donc ces pions femelles, bêtes noires des amoureux, à scruter ainsi ces jeunes coeurs, à deviner en eux les élans comprimés d'une passion généreuse? Est-ce, pour les dames sur l'âge du retour, par suite d'un regret de leurs amours éteintes et de leurs illusions fanées comme leurs charmes, et, chez les filles trop majeures, par cause d'un désir d'affection toujours déplorablement déçu? Je laisse aux moralistes ou aux intéressés à préciser le fait.

James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d'Alice et de Marc Evrard.

—Mademoiselle, dit-il dans un assez bon français qu'il avait appris en France même où il avait voyagé après la guerre de Sept ans, Mademoiselle me fera-t-elle l'honneur de sa compagnie à la prochaine danse?

—J'en suis bien fâchée, répondit Alice, mais monsieur Evrard que voici et que vous n'avez pas semblé apercevoir, m'en a prié avant vous.

—Oh! pardonnez moi, mais vous êtes-vous engagée pour l'autre danse aussi?

—Oui, monsieur.

—Toujours avec M. Evrard?

—Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée au fond de faire cette malice à l'officier qu'elle détestait.

—Oh! oh c'est bien! répondit Evil qui lança un regard haineux à Marc et pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce genre de danse n'était encore que peu ou point connu au Canada où elle fut apportée par les conquérants. La contredanse (country-danse) étant une innovation anglaise, James Evil avait un secret plaisir à l'imposer à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard étaient presque tous gens à se plier aux caprices d'un officier de l'armée britannique.

Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse que James
Evil dut diriger du commencement à la fin.

Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice qu'il ramenait sa place:
—Je crois que vous avez un peu durement reçu ce pauvre capitaine.

Marc, en parlant ainsi, n'était point sincère; au contraire il était enchanté, d'avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier.

—Vous pensez, dit Alice en glissant un malin regard entre ses longs cils. Bah! tant pis pour lui! S'il vous avait salué encore, je ne dis pas. Pour lui prouver que j'aime autant danser avec vous que je le déteste lui-même, et pour faire pièce, à sa vilaine danse anglaise, venez exécuter un pas de gavotte avec moi.

En passant devant les deux joueurs de violon, Alice leur demanda l'air qu'elle désirait.

Les violons attaquèrent aussitôt une gavotte. C'était un air lent à deux temps, se coupant en deux reprises dont chacune commençait avec le second temps et finissait sur le premier. Les phrases et le repos en étaient marqués de deux mesures. C'était une danse toute française que la gavotte. Vers le temps qui nous occupe, la reine Marie-Antoinette la dansait à Paris avec toute la perfection désirable. La gavotte disparut en France après la Révolution et n'y fut jamais bien populaire.

Comme elle ne s'exécutait qu'à deux personnes et concentrait sur elle l'attention de toute la salle, malheur à celles que leurs vilains pieds ou leur tournure commune n'auraient pas tout d'abord empêchées d'y figurer. Il fallait déployer dans la gavotte une telle souplesse, une si grande aisance et tant de grâce dans les mouvements, que la tâche était difficile pour toutes autres que de très-élégantes personnes.

Alice, la mignonne jeune fille, n'avait pas à redouter cette épreuve. Et peut-être aussi, par une coquetterie bien innocente, la recherchait-elle à dessein pour mieux faire valoir son élégance et ses grâces incontestables. Ses petits pieds de fée trottaient si gentiment au bas de sa polonaise de soie rose; les hauts talons rouges de ses bottines de maroquin battaient si bien la mesure et d'un air si mutin; sa taille souple et fine se pliait si gracieusement sur les larges paniers qui gonflaient la jupe de sa robe dans ses tournoiements de sylphide.

Et certes son partenaire lui faisait honneur. En ces temps où la danse ne consistait pas encore dans un marcher absurde, Marc Evrard passait pour un beau danseur d'assez petite taille, il y avait dans toute sa personae une harmonie parfaite. Son bas de soie bien serré au-dessus du genou et ses souliers talons hauts dessinaient avec avantage le relief d'un mollet des mieux tournés, ainsi qu'un pied tout aussi bien cambré que celui, d'aucun homme de race; et puis il tendait si galamment sa main nerveuse et fine à la petite main de sa danseuse, que les plus jolies femmes se seraient senties ravies de danser avec lui.

La gavotte finie, et comme deux autres personnes commençaient un menuet, vieille danse française à peu près semblable à la gavotte, M. Cognard entra dans la salle.

Dès qu'il aperçut le capitaine Evil, il courut plutôt qu'il ne marcha à sa rencontre et lui serra avec effusion la main dans les deux siennes.

Le capitaine qui, depuis quelques instants, regardait fréquemment du côté de la porte et semblait attendre quelqu'un avec impatience, parut enfin satisfait. Il passa familièrement son bras sous celui du maître de la maison et l'entraîna à l'écart.

Profitons du moment où il pose à son insu pour croquer en deux coups de plume le portrait de l'officier.

Par certaines femmes, James Evil pouvait être considéré comme un bel homme. Il était grand et bien fait. Mais ses cheveux étaient roux et rouge son teint, tandis que les chairs flasques de ses joues commençaient à tomber un peu sur le menton où elles s'étageaient sur les plis bouffis de la gorge. Sa main était blanche et potelée, mais molle; et son pourpoint militaire de drap écarlate ne pouvait, malgré tous les efforts d'un ceinture cachée, parvenir à dissimuler un embonpoint précoce. Sa physionomie, qui ne déplaisait pas à première vue, révélait cependant à l'oeil de l'observateur un fond de duplicité sous le masque placide de sa figure. Ainsi, à de certains moments, les coins de sa bouche avaient de ces plissements, d'où sortent les menaces du coeur, et ses yeux d'un gris pâle brillaient quelquefois d'un éclair sinistre, reflet involontaire d'un feu, qui couvait à l'intérieur.

Le capitaine Evil, assez flegmatique à l'ordinaire, paraissait si animé en parlant à M. Cognard, qu'il ne manqua pas d'attirer l'attention de quelques-uns des invités, entre autres de Marc Evrard qui, dans un autre coin de la chambre, continuait de causer, mais d'un air distrait, avec Alice. En jetant un coup d'oeil à la dérobée sur Evil, Marc présentait au regard un admirable profil. Son front haut et large s'harmonisait parfaitement avec les lignes, sévères du nez et nobles de la bouche. Son oeil, grand et d'un bleu profond, rayonnait d'un feu calme sous l'arcade sourcilière. Enfin, servant de cadre antithétique à sa figure dont le teint était d'un blanc mat, ses cheveux noirs qu'il ne poudrait point, à dessein, se relevaient finement sur les tempes, et après avoir flotté quelque peu sur la nuque, s'y tordaient dans la bourse de soie noire alors en usage.

A certain regard, jeté de son côté par Evil et son interlocuteur, Marc
Evrard s'aperçut qu'il faisait le sujet de leur conversation. Le père
Cognard fronçant le sourcil lui sembla le nuage sombre qui annonce de
loin la tempête.

Marc se pencha vers Alice et lui dit a voix basse:

—J'ai peur que le capitaine, pour se venger de vos dédains, ne me joue quelque tour de sa façon. Je le crois en train de me desservir auprès de votre père qui semble me regarder, depuis quelques instants, d'un air tout à fait mécontent.

—Qu'avez-vous à craindre de M. Evil? demanda Alice avec une assurance feinte. Car elle savait bien que son père était prévenu contre le jeune Evrard et qu'il ne désirait rien tant que l'union d'Alice avec le brillant officier anglais qui fréquentait la maison depuis quelques semaines.

—Ce que j'ai à craindre, repartit Marc avec émotion, une seule chose, il est vrai, mais qui est pour moi tout au monde, vous perdre sans retour, Alice!

La jeune fille baigna ses regards dans les yeux humides de son amoureux.

—Ne vous ai-je pas dit, bien souvent déjà, reprit-elle, que je n'aime et n'aimerai jamais que vous seul au monde? Que vous importe alors qu'un autre me recherche? et pourquoi vous inquiéter des moyens qu'il peut vouloir prendre pour me plaire, à moi qui ne puis seulement supporter sa présence?

D'un long regard, Marc Evrard remerciait Alice de ses bonnes paroles, lorsque M. Cognard, profitant du brouhaha cause par ses invités qui étaient en train d'organiser un quadrille, s'approcha de Marc et lui dit en lui touchant l'épaule du doigt.

—Monsieur Evrard, je veux vous parler.

Marc s'inclina et le suivit dans le coin de la chambre que James Evil venait de quitter pour se mêler aux danseurs.

Est-il vrai, Monsieur, demanda Cognard, que vous étiez présent ce soir à l'assemblée qui s'est tenue dans la Chapelle de l'évêché?

—Oui, Monsieur, répondit Marc avec un serrement de coeur entrevoyant sous cette question le piège perfide que venait de lui tendre Evil.

—Fort bien, Monsieur, reprit Cognard de sa voix glapissante. Fort bien! Il vous est parfaitement loisible de vous joindre aux insurgés et de vous faire pendre ensuite comme rebelle si bon vous semble. Mais vous voudrez bien ne pas trouver mauvais, non plus, que je me mette, ainsi que toute ma famille, à l'abri des soupçons que la continuation de mes rapports avec vous ne manquerait pas d'attirer sur nous.

—Mais, Monsieur! se hâta d'interrompre Marc, savez-vous à quel titre je me suis trouvé à cette assemblée, et le rôle que j'y ai joué?

—A quel titre, Monsieur! Et que m'importe que ce soit comme chef on comme simple adhérent! Que me peut faire a moi le rôle que vous y avez rempli, sinon me compromettre davantage pour peu qu'il ait été marquant!

—Mais, Monsieur……… tâchait d'insinuer Marc, vous vous méprenez Ne connaissez-vous point mes opinions?…

—Vos opinions! vos opinions! Elles vous posent bien dans l'esprit des honnêtes gens, vos opinions Vous pouvez vous vanter d'être déjà bien noté auprès des autorités.

—Quand je vous dis, Monsieur Cognard, répliqua Marc en gardant, mais avec peine, le plus grand calme, quand je vous dis que je n'étais là que comme simple curieux!

—Et vous croyez, Monsieur, que ce n'est pas assez pour vous perdre dans l'estime des fidèles sujets de Sa Majesté! Ah Monsieur, si vous aviez entendu ce soir comment M. le gouverneur à taxé de félonie tous ceux qui ont pris part à cette assemblée, vous trembleriez rien qu'à la seule idée que l'on pût soupçonner que vous y assistiez! Non, Monsieur, vous avez eu beau mainte fois pour me mieux tromper sans doute, m'assurer de votre loyauté envers notre bien-aimé souverain, Georges III, voici un acte qui dément vos belles paroles. Ainsi, Monsieur Evrard, pour me bien disculper de nos relations antérieures, et pour ne point jeter de louche sur ma fidélité à notre bonne mère l'Angleterre, je vous signifie que nos rapports devront cesser à partir de ce soir. C'est assez vous dire que je défends à tous les membres de ma famille de garder souvenir de vous, et que ma maison ne vous serait plus ouverte si vous aviez le courage de vous y représenter. Cependant comme ce soir vous êtes mon hôte, et que je suis tenu par cela même à de certains égards, je ne m'oppose pas à ce que vous acheviez de passer ici la veillée. Seulement je vous prie de ne plus obséder ma fille Alice de vos importunités.

Marc, si grièvement blessé dans sa fierté, voulut pourtant n'écouter que la voix de son amour qui criait encore plus haut que son légitime orgueil.

—Je vous en prie, Monsieur Cognard, dit-il d'un air suppliant, veuillez m'écouter…

—Il suffit, Monsieur, répondit le royaliste du ton le plus nasillard qu'il put tirer de l'anche de son gosier.

Et d'un air magistral, il passa les deux pouces dans les boutonnières de son habit, et s'éloigna de Marc ahuri.

Les éclats de voix de Cognard, l'air humilié de Marc avaient attiré l'attention de l'assistance qui, tout en feignant de danser ou de causer, n'avait cependant pas perdu un seul geste de cette pantomime significative. Aussi cette scène désagréable et déplacée jeta-t-elle du froid sur les invités qui, ne pouvant plus ramener la gaîté dans le bal, commencèrent bientôt à se retirer. Peut-être aussi avait-on grand'hâte de causer tout à l'aise de cet évènement imprévu et encore plein de mystère.

Marc avait d'abord éprouvé un fou désir de bondir le premier hors de cette maison inhospitalière. Il contint pourtant, mais par des efforts surhumains, les flots de colère qui bouillonnaient en lui. Il voulait presser une dernière fois la main d'Alice que sa belle-mère et deux ou trois autres femmes entouraient déjà de leurs consolations indiscrètes, bien qu'elles ne sussent encore trop la cause du différend qui venait d'avoir lieu entre M. Cognard et le jeune homme.

Après avoir erré pendant dix minutes, la mort dans l'âme, parmi les hommes qui étaient groupés dans une partie de la chambre, et répondu tranquillement aux questions insignifiantes qu'on lui posait pour ne point paraître avoir remarqué sa mésaventure, profita de la sortie de trois ou quatre couples afin de se retirer.

Mais avant de quitter la place, il traversa la chambre et rompant le cercle des femmes qui entouraient Alice de leurs attentions hypocrites, il lui tendit la main en lui disant d'une voix dans laquelle tremblait un sanglot:

—Au revoir, Mademoiselle.

—Adieu! Monsieur, s'empressa de répondre la grincheuse madame Cognard que son mari venait de mettre au courant de la situation, et qui planait dans une atmosphère de bonheur. Pour la digne marâtre, voir sa belle-fille humiliée, malheureuse, était une jouissance paradisiaque.

Marc ne daigna seulement pas regarder cette vipère qui sifflait en essayant de le mordre, mais il jeta un coup d'oeil plein de mépris sur le capitaine Evil qui lui jetait un regard vainqueur.

Après avoir fait quelques pas en revenant dans la rue Sainte-Anne, Marc s'arrêta, s'adossa contre la muraille d'une maison voisine et, fiévreux, tremblant de rage, attendit.

Au bout de quelques minutes, la porte de la demeure de M. Cognard s'ouvrit de nouveau pour laisser couler le dernier flot des invités.

Marc put voir sortir et reconnut, grâce à la gerbe de lumière qui s'épandait du vestibule au dehors, celui-là même qu'il attendait. Il laissa se reformer la porte et marcha à l'encontre des personnes qui venaient vers lui, et qui, surprises de voir arriver au milieu d'elles un homme que l'obscurité subite où elles se trouvaient plongées les empêchait de reconnaître immédiatement, s'écartèrent un peu de leur chemin pour laisser passer l'intrus.

Marc Evrard alla droit à Evil qui ne l'avait pas d'abord plus reconnu que les autres, et d'une voix vibrante:

—Je vous prends tous à témoins, s'écria-t-il, que le capitaine James
Evil que voici, est un calomniateur et un lâche! En foi de quoi, moi,
Marc Evrard, je lui donne le soufflet que voici.

Un bruit sec, suivi d'un sonore juron anglais, prouvèrent aussitôt que le jeune homme avait ainsi fait qu'il venait de le dire.

L'officier, un instant frappé de stupeur, dégaina et bondit en avant. Mais les témoins de cette scène se jetèrent entre les deux adversaires afin de les séparer.

Marc n'avait qu'une canne légère. Il attendait résolument l'officier qui, l'épée au poing, voulait, criait-il, ouvrir le ventre l'insolent.

—Pour l'amour de Dieu, Evrard, allez-vous-en! dit l'un de ceux qui ne contenaient Evil qu'avec effort. Et vous, capitaine, n'allez pas égorger un homme désarmé et aveuglé par la colère.

—Je ne tiens plus à rester ici, puisque j'y ai fait ce que j'avais décidé, repartit Marc Evrard. Avant de m'éloigner je dirai cependant au capitaine Evil que je serai toujours à ses ordres pour appuyer mon dire et mon soufflet d'un bon coup d'épée.

Evrard tourna le dos et s'éloigna tranquillement tandis que les autres s'évertuaient à faire entendre raison à Evil éperdu de rage.

Quand les pas d'Evrard se furent un peu perdus dans l'éloignement, le capitaine, laissé plus libre, put avancer avec ceux qui l'accompagnaient en le retenant encore.

On arrivait au coin de la rue du Trésor. James Evil parut se calmer. Les assistants, qui demeuraient tous à la haute ville, s'engagèrent dans la ruelle en souhaitant le bonsoir à l'officier qui poursuivit son chemin dans la direction du château, après avoir grommelé un adieu plus ou moins courtois.

A peine les autres l'avaient-ils quitté que le capitaine hâta le pas. Il
avait aperçu trois ombres qui remontaient de la rue du Fort au château
Saint-Louis. Il fit quelques pas en courant et jeta un cri de joie.
C'étaient trois officiers de son régiment.

—Êtes-vous de service? leur demanda-t-il.

—Nous venons de terminer notre ronde, répondirent les autres.

—Bien! Dans ce cas venez avec moi. Un maraud de Canadian vient de m'insulter. Il faut lui en faire demander pardon à grands coups de plat d'épée. Allons vite! Il ne peut être loin et je sais où il demeure.

—Allons! dirent les autres enchantés d'une pareille affaire. Et tous prirent le chemin de la basse ville.

Marc Evrard laissait la côte de Lamontagne et s'engageait, dans la descente rapide où l'on a construit depuis l'escalier qui descend dans la rue Champlain. Il allait, ballotté entre la crainte de voir son amour à jamais compromis et le plaisir d'une vengeance plus qu'à moitié satisfaite, lorsqu'un bruit de pas précipités qui se rapprochaient de lui, le tira de sa rêverie.

Il n'en fit pas immédiatement grand cas et s'engagea dans la rue
Sous-le-Fort.

Ceux qui le poursuivaient l'avaient aperçu au tournant de la rue. Ils roulèrent plutôt qu'ils ne descendirent jusqu'à la rue Sous-le-Fort.

Au tapage que faisaient les quatre hommes, Marc se retourna; il était en face de sa maison.

Mais eût-il voulu s'y réfugier qu'il n'en aurait pas eu le temps; les quatre assaillants s'interposaient entre la porte et lui.

Marc vit que la retraite était interceptée. Il recula jusqu'à la maison d'en face contre laquelle il s'adossa pour n'être pas entouré tout à fait. D'un mouvement rapide, il avait en même temps dégrafé son manteau et l'avait enroulé autour de son bras gauche. Avec ce manchon et sa canne pour toutes armes défensives et offensives, il attendit l'attaque des assaillants, qui tombèrent sur Evrard avec furie en voyant qu'il songeait à se défendre.

Tout en parant les premiers coups avec l'habileté d'un homme a qui les ressources de l'escrime ne sont pas inconnues, Marc leva les yeux. Les fenêtres du premier étage de sa demeure, au-dessus du magasin, étaient éclairées.

—Célestin! cria Marc Evrard, de toute la force de ses poumons,
Célestin!

Au même instant une ombre gigantesque se dessina sur le plafond, et puis, au travers de la fenêtre que l'on ouvrit avec violence:

—Qu'y a-t-il donc, Monsieur Marc? demanda la voix formidable de
Célestin Tranquille.

—Décroche mon épée qui est au-dessus de la cheminée et jette-la moi que je serve un peu ces messieurs à la française.

—Ventre de chien! cria Tranquille qui disparut aussitôt de la fenêtre.

Son ombre courut encore une fois sur le plafond de l'appartement, mais en sens inverse. Et puis, on entendit un corps pesant qui dégringolait l'escalier et un bruit d'enfer dans la porte qui s'ouvrit avec fracas.

—Voici, Monsieur, cria le colosse qui traversa la rue d'une seule enjambée.

A son approche, deux des assaillants qui virent Tranquille arme pour son compte de l'énorme barre de chêne qui servait à fermer la porte du magasin, s'écartèrent un peu et se retournèrent pour lui faire face. Tranquille profita de l'éclaircie et jeta l'épée à Marc Evrard. Celui-ci la saisit au vol.

—A présent, grommela Tranquille qui se cracha clans les mains en empoignant sa massue improvisée, à nous autres, mes petits bedons!

Et son arme terrible levée sur eux, il chargea les assaillants.

Ceux-ci surpris, mais non pas effrayés, se préparaient à se défendre bravement. Ils se partagèrent leurs ennemis: deux contre Evrard et deux contre Tranquille.

Le premier coup du colosse tomba dans le vide avec un formidable grondement. L'officier auquel il était destiné avait fait un saut de côté en évitant ce coup d'assommoir.

Tandis que Tranquille relevait son arme, l'autre lui poussa un coup de pointe qui, sans pénétrer entre les côtes, lui fit une longue éraflure. Mais bien mal en prit au malheureux agresseur.

—Attends un peu, toi! hurla Célestin Tranquille.

Cette courte phrase n'était pas finie que la barre s'abattait sur le dos de l'Anglais qui lâcha son arme avec un beuglement de douleur et tomba comme une masse morte, les semelles en l'air et le nez dans la boue.

Le premier revint à la charge et allait se fendre à fond sur Tranquille pour le percer d'outre en outre. Celui-ci le prévint.

—Tiens! tu en veux, toi aussi, dit le géant. Eh! bien! souffle-toi dans les doigts.

D'un revers de son arme Tranquille frappa si rudement l'avant bras droit de son second adversaire que celui-ci se mit à pousser des cris de chien écrasé en secouant son bras luxé qui se balançait inerte comme une manche vide.

—Hein! mon bonhomme, dit Célestin, c'est tout comme l'onglée, ça vous pique les menottes!

Et puis, avec un profond soupir de satisfaction:

—Ha!… aux deux autres.

—Arrête! cria Marc qui ferraillait avec Evil et le quatrième, ceux-ci m'appartiennent!

—C'est bon! puisque vous le voulez, grommela Tranquille qui s'appuya sur sa massue. Mais, ma foi du bon Dieu! Monsieur Marc, je vous avertis que s'ils ont le malheur de vous endommager la peau, pas un d'eux ne sortira vivant d'ici. Je les massacre en masse.

Marc avait déjà reçu un coup d'estoc dans la cuisse et plusieurs autres dans son manteau qui lui servait de bouclier. Pourtant à lui seul il était au moins aussi fort que ses deux adversaires, puisqu'il leur tenait tête depuis plusieurs minutes. A deux ou trois reprises, il avait senti que la pointe de son arme perçait des boutonnières dans les chairs de ses deux antagonistes.

Profitant d'une violente flanconade de seconde qu'il venait de fournir au compagnon d'Evil et qui forçait le premier à rompre la mesure, Marc, après une feinte d'estoc en prime, frappa la tête du capitaine d'un rude coup de taille. Celui-ci chancela et recula avec un hurlement de rage.

Le second d'Evil, en rompant, avait jeté un regard en arrière et s'était aperçu que leurs deux compagnons d'aventure, à moitié assommés par Tranquille, s'enfuyaient éclopés. A le voir chanceler il crut Evil grièvement blessé, tourna le dos à son tour et rejoignit les autres qui remontaient la côte de Lamontagne en boitant comme, des loups éreintés dans un piège.

Evil se vit abandonnée, et encore tout étourdi de sa blessure à la tête, il jugea prudent aussi de battre en retraite et détala en criant 133 Marc:

—A bientôt, Monsieur Evrard!

Après cette menace, le bruit de ses pas se perdit au tournant de la rue.

—Hé bien! c'est tout! ce n'est pas plus malin que ça! cria Tranquille en éclatant de rire. Oh! la belle farce! Bonne nuit, Messieurs de l'Angleterre! Savez-vous, Monsieur Marc, que je ne m'étais pas dégourdi les bras depuis 1760. Je combattais alors dans la compagnie que commandait Monsieur votre père. Oh! un fier homme, aussi, allez! et qui maniait joliment l'épée, tout comme vous, du reste. Eh bien, ventre de chien! je suis content, tout de même, de voir que j'ai encore les muscles assez fermes pour jouer du violon et faire danser les habits rouges comme au bon vieux temps du général Montcalm et de M. de Lévis. Mais permettez-moi donc de regarder de ce côté-ci. Il m'a semblé voir tomber quelques chose par terre lorsque vous avez administré ce petit coup de fil au grand.

Tranquille se baissa, ramassa un lambeau de chair, poussa une exclamation de surprise, et se dirigea suivi d'Evrard, vers la porte du magasin restée ouverte.

Sans s'occuper de refermer aussitôt la porte, Célestin monta l'escalier quatre à quatre, et, arrivé, sur le palier qu'éclairait la lumière qui venait de la chambre ouverte:

—Hé! mais, ventre de chien! s'écria-t-il, c'est pourtant vrai que c'en est une!

—Quoi donc? lui cria d'en bas Evrard qui refermait la porte.

—Une oreille! Monsieur Marc, une oreille? Ventre de chien! le joli petit coup de rasoir! Le barbier du coin ne fait pas mieux à ses meilleures pratiques! [3]

[Note 3: Les Mémoires de M. Pierre de Sales Laterrière, qui se reportent à cette époque, et dont sa famille a fait, imprimer, il y a deux ans, une édition intime, contiennent un épisode dans le genre de cette bagarre.]

CHAPITRE TROISIÈME.

DÉSESPÉRANCE D'AMOUR.

Marc Evrard ne prêta qu'une attention fugitive aux facéties de Tranquille, et le rappela dans le magasin qui occupait tout le rez-de-chaussée.

—Trève de plaisanteries, dit-il en jetant un regard distrait sur l'oreille ensanglantée que Tranquille élevait triomphalement à la hauteur de l'oeil; mettons-nous en état de défense, au cas l'ennemi, outré de sa déconfiture, reviendrait en force. Aide-moi à barricader la porte et les fenêtres et à les boucher avec ces plaques de poêles, qui serviront à arrêter les projectiles… Bien! maintenant défonçons un baril de poudre et un autre de balles, afin d'avoir nos munitions toutes prêtes et sous la main.

En ces temps-là il y avait à peu près de tout chez le premier venu de nos marchands. Les chalands n'étaient pas assez nombreux dans les villes pour exiger cette division du commerce en différentes branches, nécessaire aujourd'hui. Le marchand qui avait pour pratiques des paysans, des sauvages des régions les plus éloignées, des matelots et des citadins, entassait dans sa boutique à peu près tout ce qui pout servir à conserver la vie ou même à l'ôter au besoin.

A peine Tranquille entendit-il parler d'assaut et de bagarre possibles, qu'il ne se sentit plus d'aise. Il alla dépendre son vieux mousquet qui était accroché au dessus de la cheminée du premier étage, et qu'il entretenait avec le plus grand soin.

—Ça, voyez-vous, Monsieur Marc, dit-il en caressant l'arme du regard, c'est comme un enfant pour moi! J'ai fait le coup de feu avec ce fusil à la Monongahela, au Fort William Henry, à Carillon, à Montmorency, aux batailles des Plaines et de Sainte-Foy. Je vous assure y a un joli nombre d'Anglais qui vous diraient comme il porte bien sa balle de calibre, si tous les pauvres diables à qui j'ai fait descendre leur garde pouvaient revenir vous en compter l'histoire.

En parlant, il avait glissé une bonne charge de poudre et deux balles dans le canon de son arme, qu'il amorça ensuite avec le plus grand soin.

Marc s'empara d'une demi-douzaine de mousquets neufs suspendus aux poutres du magasin. Il en fit jouer les batteries, s'assura que le silex était de bonne qualité, et il chargea tous ses fusils de deux balles chacun.

—Maintenant, dit Marc Evrard, laissons trois de ces mousquets sur le comptoir et tout prêts à faire feu. Nous allons monter les autres au premier, avec des munitions. Si l'on veut forcer la maison c'est ici que nous soutiendrons le premier assaut, et si nous sommes forcés de retraiter, nous nous barricaderons en haut, d'où l'on ne nous délogera pas sans qu'il y ait des crânes fêlés et des côtes enfoncées.

Tous ces préparatifs terminés, Marc et Tranquille s'installèrent au premier étage, d'où ils pouvaient facilement voir arriver les assaillants par les fenêtres laissées libres.

Célestin Tranquille, après s'être assurée que tout était paisible aux alentours, déboutonna son gilet pour voir si la blessure qu'il avait reçue au côté était sérieuse. Il constata avec plaisir que ce n'était qu'une simple éraflure.

Marc n'était guère plus grièvement blessé. L'épée d'Evil n'avait pénétré que de deux ou trois lignes dans les chairs de la cuisse. En quelque jours il n'y paraîtrait plus.

—Tant que le coffre on la boule ne sont pas endommagées, remarqua
Tranquille, ces égratignures ne valent pas la peine qu'on s'en occupe.

Une fois ce moment de surexcitation passe, Marc sentit que la réaction se faisait en lui. Assis près du poêle où Tranquille avait allumé un bon feu qui se faisait agréablement sentir par cette nuit fraîche, Evrard tomba dans une rêverie profonde. La réflexion s'en mêlant devait, conséquence des évènements de la soirée, influer sur toute la vie du jeune homme.

Dernier descendant d'une des premières et bonnes familles qui s'étaient établies dans le pays, Marc avait perdu son père à la bataille de Sainte-Foy, où M. Evrard commandait un détachement de milice. Madame Evrard, restée veuve avec un revenu tout juste suffisant pour la faire vivre avec son fils unique, n'en avait pas moins fait donner à ce cher enfant une excellente éducation.

Minée par le chagrin que lui avait causé la perte prématurée de son mari, elle était morte en 1768, comme Marc sortait du Petit Séminaire de Québec et allait avoir dix-huit ans.

Resté maître d'un modeste capital, Marc, qui avait l'âme trop noble pour chercher dans la magistrature un de ces emplois rendus avilissants par les conditions de servilité que les vainqueurs exigeaient alors, et qui n'avait jamais songé à émigrer en France, vu qu'il n'y avait plus que des parents très-éloignés et de peu d'influence, pensa avec raison que la seule carrière qui lui offrit quelque chance d'acquérir au Canada une position honorable, était le commerce. Mais les fonds qu'il avait en mains n'étaient pas suffisants pour lui permettre d'établir sur le champ une maison indépendante. Il lui fallait le crédit et la protection d'un négociant bien posé. Pour ne pas avoir recours à l'obligeance des marchands anglais établis à Québec, il s'adressa à M. François Cazeau, riche commerçant de Montréal, qui s'empressa de lui venir en aide.

Ce Cazeau était l'un des rares Canadiens qui gardaient encore l'espoir de voir le Canada retourner un jour à la France et qui conspiraient à cet effet. Il avait, en différents endroits du pays, plusieurs comptoirs tenus par des agents qui lui étaient entièrement dévoués et dont il s'assurait la soumission parfaite en les faisant tous ses obligés. Les relations qu'il entretenait avec les Sauvages au moyen de la traite, lui valaient aussi leur amitié, à tel point que, en 1775, il assura le concours de bon nombre de tribus à la cause américaine et empêcha presque toutes les autres de prendre les armes contre le Congrès.

François Cazeau avait reconnu tout de suite en Marc Evrard un jeune homme instruit, intelligent et actif, et fut très-heureux de s'attacher un agent à la fois son associé, qu'il espérait devoir lui être de la plus grande utilité dans l'entreprise politique qu'il méditait.

Cependant Cazeau s'était bientôt aperçu, dans ses premières tentatives d'initiation, qu'il ne pourrait point influencer le jeune Evrard autant qu'il l'aurait désiré.

Marc, avec ses fortes études, ses connaissances historiques et un jugement droit, aimait à raisonner par lui-même et à se convaincre par la déduction des faits qu'il voyait s'accomplir.

D'abord, l'ingrat abandon que la France avait fait de ses-fidèles colonies d'Amérique lui prouvait clairement, comme tous les gens sensés, qu'elle n'était disposée à accomplir aucun sacrifice pour les reconquérir. Il lui semblait donc qu'il était plus prudent de ne se mêler en aucune sorte de ces échauffourées qui n'aboutiraient qu'à la ruine de ceux qui se seraient avisés d'y prendre part. Certes, il aimait bien toujours la France, mais cette affection inaltérable du Canadien pour la mère-patrie, il la conservait soigneusement en soi, comme ces peines secrètes que les gens mélancoliques entretiennent en leur âme, souffrance idéale et qui, n'étant pas sans charme, leur fait plaisir à garder.

Avouons cependant que les tyrannies du gouvernement militaire qui suivit la conquête lui firent quelquefois prêter l'oreille aux suggestions séditieuses, mais alors motivées, de François Cazeau. Déjà même, Evrard sentait s'éveiller en lui toutes les antipathies que suscitait dans le pays le despotisme des vainqueurs, lorsque la prudente Angleterre s'était décidée, en 1774, d'accorder au Canada les franchises de l'Acte de Québec.

Cette politique sensée avait ramené Evrard à ses idées naturelles. Jointes à cela les récriminations du Congrès lui firent bientôt voir des ennemis non moins dangereux que les conquérants-dans ces Anglais d'Amérique, qui ne tâchèrent par leurs protestations subséquentes d'entraîner les Canadiens de leur côté que pour les aider à secouer le joug de l'Angleterre, sachant bien que nous disparaîtrions ensuite comme race pour nous fondre dans la grande confédération américaine. Ainsi placées entre deux ennemis, n'était-il pas plus sage de rester les sujets du plus distant, dont l'éloignement restreindrait nécessairement les vexations, alors que la proximité d'une grande puissance comme celle des États-Unis—que les penseurs de l'époque considéraient déjà comme établie,—devait assurer la tranquillité, des Canadiens en forçant la métropole à ne les point trop mécontenter d'abord et à les ménager beaucoup par la suite? On a vu du reste que cette opinion était commune à la majorité de la population qui, si elle ne s'en rendit pas directement compte, n'en agit pas moins tacitement dans ce sens par son abstention quasi-complète lors de cette invasion dont les Américains attendaient merveille.

C'est sous l'influence de ces idées justes que l'on a vu Marc agacer de ses gouailleries, dans la chapelle de l'évêché, le malheureux Williams qui s'efforçait de gagner les Québecquois à la cause du Congrès.

Marc Evrard était donc loin de pencher du côté des insurgés et le capitaine Evil, en le dénonçant comme rebelle à Cognard, n'avait fait que mettre la calomnie au service de ses petits intérêts. Tel était donc Evrard, imbu de principes raisonnables et réglant sur eux sa ligne de conduite, lorsqu'il était de sang froid.

Voyons-le maintenant à l'oeuvre, alors que les passions les plus violentes se sont révoltées en lui, sous le fouet de la fatalité. Étudions la révolution complète que le choc de ces furies déchaînées va opérer en lui.

Depuis deux ans, Marc aimait Alice. Ce n'avait d'abord été qu'un sentiment discrètement contenu. Il ne la connaissait encore que pour l'avoir vue le dimanche au sortir de la grand'messe, lorsqu'elle passait rougissante et les yeux modestement voilés par ses longs cils noirs, entre la double haie des jeunes gens de la ville, plantés là en faction pour guigner les jolis minois qu'effarouchaient plus ou moins les regards assassins de ces muguets.

Pendant près d'un an, Marc n'avait pas déserté seule fois son poste dans les rangs de ces messieurs.

Il allait donc berçant précieusement cette chère illusion qui consiste à s'enamourer d'une personne pour laquelle souvent vous n'existez même pas, lorsque un jour, ou plutôt un soir, il fut inopinément enlevé jusqu'à la sphère céleste où planait l'ange de ses rêves, c'est-à-dire, en langue vulgaire et compréhensible, qu'il fit la connaissance de mademoiselle Cognard.

Si le nom du père était commun, on sait que la personne sa fille était très-distinguée. Marc ne ressentit que l'éblouissement causé par les grâces physiques et morales d'Alice. Il se persuada sans peine qu'elle était plus adorable encore qu'il n'avait osé se l'imaginer dans ses songeries les plus audacieuses. Il alla jusqu'à trouver de la distinction dans le nom de Cognard.

Bref, apprenez en une seule phrase que Marc Evrard se fit, admettre chez M. Cognard, devint de plus en plus éperdument amoureux d'Alice, et en fut payé de retour, après tous les soupirs, oeillades, aveux tremblants et monosyllabiques qui sont le menu fretin dont les amoureux amorcent leur hameçon pour pêcher dans le fleuve du Tendre.

Ces préliminaires enfantins de l'amour peuvent faire lever les épaules aux roués qui comptent déjà leurs conquêtes par le nombre de leurs cheveux gris; mais n'est-il pas vrai qu'à cet âge radieux où la tête est jeune comme le coeur, n'est-il pas vrai que tous ces raffinements timides d'une passion naissante remplissent l'âme d'un fluide Celeste qui rend votre corps léger à vous faire croire que vous montez dans les nuages et que vous allez marcher sur les étoiles?

Vous qui me lisez en chauffant vos vieilles jambes endolories, dans lesquelles tourne la vrille aiguë des rhumatismes, détournez un peu vos yeux du livre et les laissez errer sur la flamme claire qui ramène un reste de chaleur dans votre sang qui se fige, et redescendez par la pensée les nombreux degrés de votre vie. Vous rappelez-vous qu'un soir—oh! il y a longtemps!—vous longiez avec elle la rive verdoyante du grand fleuve. C'était en juin, n'est-ce-pas le parfum pénétrant des lilas en fleurs embaumait l'air avec la douce odeur des foins sauvages que foulaient vos pas distraits. Vous regardiez l'or des étoiles scintiller dans la voûte limpide du ciel; vous écoutiez silencieux, ému, ces voix mystérieuses du soir qui soufflent l'amour aux oreilles humaines, et la brise qui bruissait et venait faire vibrer en vous, avec un frémissement voluptueux, les cordes les plus sensitives de votre âme. N'est-il pas vrai que pénétré de ces senteurs odorantes, attendri, exalté, il vous fut impossible de résister au désir de mêler les accords de la voix de votre passion à cette immense bouffée d'harmonie qui montait, de la terre au ciel? A l'aveu timide de son amour, qui répondit au vôtre, ne vous rappelez-vous pas que votre bras, alors musculeux et ferme, trembla sous la pression frémissante de sa frêle main, tandis que votre coeur, près d'éclater, semblait vouloir bondir hors de votre poitrine? Oh! alors, dites-moi, n'avez-vous pas senti courir en vos veines gonflées une flamme céleste, fugitive étincelle de cette chaleur divine qui, un jour, animera notre âme d'une éternelle vie?

Mais je m'arrête, car je vois au tremblement de vos mains que ces souvenirs vous ont tellement ému, que mon pauvre livre menace de vous échapper et de rouler dans les flammes pétillantes du foyer.

Or donc, si de simples souvenances vous agitent à ce point, que pensez-vous qu'il en dût être du malheureux Marc Evrard en désespérance d'amour? Chez vous les regrets se tempèrent par la pensée, par la satisfaction de n'avoir pas au moins perdu ces belles heures de la trop courte jeunesse. Mais lui qui voyait, dans la vigoureuse floraison de son printemps, son rêve le plus cher, qu'il avait longtemps regardé comme devant se transformer en une ravissante réalité, prêt à s'évanouir ainsi que le plus commun des songes!…

D'un côté, les préventions injustes du père après avoir d'abord bien accueilli le jeune Evrard dont la position lui avait paru devoir être assez sortable, ne jurait plus depuis deux ou trois mois que par le brillant capitaine Evil; d'un autre, la haine, jusqu'alors sourde et contenue de son rival, qui venait d'éclater si vive et si menaçante, découvraient à Marc un avenir déplorablement sombre. Le père Cognard était si rampant, si vain, si ambitieux que la perspective d'une alliance avec un officier de l'armée anglaise l'empêcherait sans aucun doute de prêter l'oreille aux justifications du malheureux petit commis-marchand; d'autant plus que la pusillanimité du bonhomme était telle que, sur la simple accusation du capitaine, il avait jugé toutes relations avec Evrard par trop compromettantes. Cette répulsion naissante du père d'Alice pour Marc ne s'accroîtrait-elle pas encore, maintenant que James Evil n'aurait plus de repos qu'il n'eût sans doute tout à fait perdu de réputation le jeune Evrard aux yeux du trop crédule Cognard?

Il est vrai que Marc était aimé d'Alice autant que James Evil en était détesté; mais oserait-elle jamais, pourrait-elle se refuser d'obéir aux ordres sévères du père, et ne point succomber aux persécutions incessantes que sa belle-mère ne manquerait pas, selon toute probabilité, de susciter à la malheureuse enfant?

Toutes ces horribles pensées brûlaient le cerveau de Marc ainsi que des flammes vives. Comme pour l'empêcher d'éclater sous l'atroce cuisson de ces douleurs, il comprimait sa tête dans ses doigts crispés. Son sang s'était tellement échauffée qu'il se sentait tournoyer dans une atmosphère embrasée.

Dans ces heures de fièvre délirante, l'homme le mieux pensant lorsqu'il est de sang-froid, se prend presque toujours à écouter la première de ses inspirations extrêmes, surtout lorsqu'elle semble lui promettre dans une autre voie la sauvegarde de ses intérêts menacés.

Du bourdonnement constant des souvenirs de cette assemblée laquelle il avait eu la malencontreuse idée d'assister par curiosité, et qui avait déterminé la catastrophe où croulaient toutes ses espérances jaillit soudain devant lui l'idée d'un salut possible: pourquoi ne se rangerait-il pas du côté des insurgés?

En restant dans la ville, Evrard demeurait à la merci du capitaine Evil et dans une grande impuissance inaction. Au contraire, s'il allait offrir ses services à l'armée du Congrès, déjà victorieuse sur tous les autres points de la contrée, et qui allait probablement s'emparer aussi bientôt de Québec, dernier rempart de la domination britannique au Canada, ne se préparait-il pas une rentrée triomphante dans les bonnes grâces du père Cognard? Celui-ci ne chercherait-il pas, en effet, avec sa versatilité et sa souplesse ordinaires, à se concilier les derniers vainqueurs? Et alors ne serait-il pas de bonne politique pour le père Cognard d'éconduire vitement le capitaine anglais, pour jeter sa fille entre les bras de Marc Evrard, le partisan du Congrès triomphateur?

Cette inspiration paraissait tellement plausible et la cause anglaise semblait en ce moment si compromise pour ne pas dire entièrement perdue, que le jeune homme y acquiesça presque sans balancer.

Seulement, comme il brillait encore une lueur de bon sens dans ce cerveau si subitement troublé et que Marc Evrard ne pouvait tout à coup rompre aussi brusquement avec ses convictions, il résolut d'attendre quelques jours afin de voir si l'influence funeste d'Evil achèverait de ruiner entièrement ses espérances. Alors il suivrait la nouvelle pente ou la fatalité semblait l'avoir poussé malgré lui.

Evrard achevait de prendre cette détermination lorsque le matin appuya son front pâle sur les vitres des fenêtres, pour jeter un premier coup d'oeil dans les maisons encore endormies. Célestin, qui avait remarqué que son maître était trop péniblement affecté pour qu'on pût l'interroger, lui ayant vu lever la tête avec un mouvement qui marquait une résolution prise, dit alors:

—Vous devez être fatigué, Monsieur Marc. Tout paraît calme au dehors; allez donc vous reposer un peu. Je continuerai de: veiller seul.

—Merci, mon brave Célestin, répondit Marc en se levant. Je crois que nous pouvons nous coucher tous les deux sans craindre aucune agression. Il n'est guère probable que nous revoyions, aujourd'hui messieurs nos Anglais qui doivent avoir leur suffisance de notre chaude réception de cette nuit.

CHAPITRE QUATRIÈME.

SÉPARATION.

Lorsque Marc s'éveilla, après quelques heures d'un sommeil agité, le souvenir des évènements de la veille fut la première pensée qui s'agita dans sa tête avant même qu'elle eut quitté: l'oreiller. D'abord ce fut comme la suite d'un rêve pénible; et puis ses idées se dégageant des nuages du sommeil, il eut bientôt conscience de la réalité des faits que sa mémoire lui reproduisait avec une vérité désespérante.

Le premier souvenir, le plus frappant, qui se dressa dans sa pensée fut l'injonction formelle du père Cognard qui lui avait fermé sa maison. Vinrent ensuite: l'insulte faite au capitaine Evil, bagarre qui s'en était, suivie, et enfin la détermination qu'il prise, après tous ces évènements tumultueux, de quitter la ville et d'aller offrir ses services aux insurgés.

Mais ainsi qu'il en arrive d'une décision arrêtée dans un transport fiévreux, et qui, après quelques heures de repos, apparaît soudain au jugement dans toute la netteté de son inconséquence, cette résolution de la veille le trouva incertain et trouble. Elle sortait tellement de sa manière habituelle de voir qu'il se sentit mal à l'aise en présence d'un dessein si nouveau et si précipité. La passion finit cependant par se réveiller aussi et le fit se raidir contre cette dernière protestation de sa conscience. Il envisagea de nouveau les chances qu'il avait de faire tourner sa défection au profit de son amour, et se persuada que c'était le seul parti qu'il avait à prendre.

—D'ailleurs se dit-il en sortant brusquement du lit, je me suis promis à moi-même d'attendre une dernière manifestation du mauvais vouloir et de la puissance de mon ennemi. C'est là ce qui me décidera!

Cette occasion ne devait malheureusement pas tarder à se présenter.

Lorsque Marc descendit au magasin, Tranquille y était occupé à faire disparaître les traces du tumulte de la nuit.

—Il n'est venu personne? demanda le jeune homme.

—Non, monsieur Marc.

Evrard se dirigea vers la porte ouverte, s'adossa contre l'un des chambranles, pensif, le front baissé, le regard triste, il resta longtemps à rêver. Tranquille qui avait rarement vu son maître aussi soucieux, le regarda d'un air de commisération profonde, et hocha la tête à plusieurs reprises.

—Ventre de chien, il y a quelque chose qui va mal! grommela-il entre ses dents.

Sur les onze heures un mouvement inusité se manifesta dans la rue Sous-le-Fort. Au coin de la rue Saint-Pierre, un son de trompe se fit entendre, et un crieur, dernier vestige des hérauts d'autrefois, se mit à lire à haute voix, afin que personne n'en prétendit cause d'ignorance, une proclamation du gouverneur convoquant la milice bourgeoise à se rendre sans faute sur la place-d'armes, au coup de midi:

Evrard se dirigea, comme tous les autres vers le crieur, se mêla au rassemblement et écouta la proclamation, jusqu'au bout.

Le crieur finit sa lecture, tira trois cris enroués de trompe et s'en alla plus loin.

Eh Bien! monsieur Evrard dit quelqu'un à ce dernier, il va donc falloir nous aligner et peut-être en découdre!

—Oui, voisin, répondit Marc qui refit lentement les quelques pas qui le séparaient de sa maison. A peine mettait-il le pied sur seuil que ses yeux rencontrèrent un militaire anglais qui tendait à Tranquille un pli cacheté que celui-ci se méfiant de tout ce qu'il ne comprenait pas, refusait de prendre.

Ce soldat était une des ordonnances du général Carleton. Il tourna la tête, reconnut à son air le maître du lieu, vint à Marc et lui tendit le message.

L'ordonnance s'assura que le jeune homme ouvrait la lettre après en avoir lu l'adresse et sortit.

Tranquille observait son jeune maître du coin de l'oeil. A peine Marc eut-il jeté un coup d'oeil sur le papier qu'il devint pâle comme un trépassé.

—Bon! pensa Célestin, voilà que ça se complique! Tas d'Anglais de malheur!

Marc Evrard froissa le papier, le jeta par terre et s'écria:

—Eh bien! fatalité, c'est toi qui l'aura voulu!

Il s'assit près du comptoir, et s'abîma dans ses pensées noires.

Le message était ainsi conçu:

"A Monsieur Marc Evrard, négociant à Québec;

"Moi, Guy Carleton, capitaine général et gouverneur en chef de la Province de Québec et territoires en dépendants [4] en l'Amérique, vice-Amiral d'icelle, garde du grand sceau de la dite Province, et Major-Général des troupes de Sa Majesté, commandant le département Septentrional, etc., etc., etc., ayant appris que vous vous êtes trouvé présent, hier soir, à une assemblée convoquée par des ennemis de l'état, dans le but, de détourner les fidèles sujets de notre bien-aimé roi, Georges Trois de l'obéissance qu'ils lui doivent, et que là, vous vous êtes ouvertement prononcé en faveur des sujets révoltés contre l'autorité royale, je vous fais savoir par les présentes, que je vous considère comme un rebelle et, mauvais citoyen. En conséquence, comme je ne veux garder dans l'enceinte de la capitals que de bons et loyaux sujets sur lesquels je puisse entièrement compter, je vous enjoins d'avoir à quitter la ville dans les vingt-quatre heures, sous peine d'emprisonnement immédiat pour crime de lèse-majesté.

"Donné sous le seing et le sceau de mes armes, au château St. Louis, dans la ville de Québec, à dix heures du matin, le vingtième jour de Novembre, dans la quinzième année du règne de Notre Souverain Seigneur Georges Trois, par la grâce de Dieu, roi de la Grande Bretagne, d'Écosse et d'Irlande, défenseur de la Foi, etc., etc., etc., et dans l'année de Notre Seigneur mil sept cent soixante-et-quinze."

    (Signé) "GUY CARLETON."
    Par ordre de Son Excellence.

(Contresigné) "GEO. ALLSOP"

"Faisant fonction de Secrétaire.

"Traduit, par ordre de Son Excellence.

"F. CUGNET S. F.

"Vive le Roy."

[Note 4: Tel est l'en-tête exact des proclamations, etc. du temps,]

Tranquille, affecté de l'affliction profonde de son jeune maître, s'approcha et lui dit, non sans beaucoup d'hésitation:

—Pardon, Monsieur Marc, si j'ose me mêler de vos affaires. Mais vous m'avez l'air si en peine, que… je…

Il n'acheva pas; il y avait, un sanglot qui tremblait dans sa voix.

—Oui, mon pauvre Célestin, dit Evrard en relevant la vue sur la bonne figure de ce brave serviteur, oui, je suis bien triste, et ce n'est pas sans raison, je t'assure. Je suis chassé de partout; l'on me force de quitter la ville d'ici à demain.

—On vous chasse!…. s'écria Tranquille qui ouvrait des yeux grands comme des piastres d'Espagne.

—Oui, parce que je me suis compromis pour les Bostonnais, à l'assemblée d'hier soir.

—Vous!

—Oui moi. Tu ne comprend pas? Écoute. Tu sais que depuis un an j'aime mademoiselle Alice Cognard qui m'affectionne beaucoup aussi. Mais ce que tu ignores peut-être, c'est qu'un officier anglais, le capitaine James Evil, prodigue aussi depuis quelque temps ses avances, mais fort, inutilement à mademoiselle Alice. Outré de se voir éconduit par la jeune fille, il a résolu de captiver les bonnes grâces du père enclin d'avance, comme chacun le sait à baiser les pieds de tous ceux qui portent un nom anglais. Or, hier soir, le capitaine Evil qui accompagnait le colonel McLean à la chapelle de l'évêché, a trouvé l'occasion favorable de me perdre jamais dans l'esprit de Cognard, en lui disant que je m'étais fort compromis à l'assemblée. Le père Cognard n'a pas manqué de le croire et m'a signifié de ne plus remettre les pieds chez lui. J'ai souffleté Evil en sortant…

—Bon! fit Tranquille qui serra les poings.

—Il a rencontré aussitôt après trois de ses amis. Tous m'ont poursuivi et m'ont rejoint ici dans la rue. Tu sais ce qui s'en est suivi. Enfin, exaspéré du nouvel affront que je lui ai fait subir, le capitaine s'en est vengé ce matin en me dénonçant au gouverneur comme un rebelle des plus dangereux; puisque je viens de recevoir du général Carleton lui-même ordre de quitter la vile d'ici à dix heures, demain matin, sous peine d'être emprisonné comme un conspirateur.

—Ventre de chien! si jamais je le tiens au bout de mon bras votre capitaine je lui en ferai danser une rude!

—Tu dois donc comprendre, ce qui m'attriste si fort. Être obligé de me séparer d'Alice, de toi, mon bon Célestin.

—Comment! monsieur Marc? Qu'il vous faille quitter mademoiselle Alice, je le comprend, hélas! Mais je ne vois pas ce qui me peut forcer de vous abandonner, moi?

Marc Evrard secoua négativement la tête.

—C'est que, vois-tu, Célestin, je suis décidé d'aller prendre place dans les rangs des Bostonnais, afin de pouvoir combattre ouvertement l'influence perfide de cet Anglais. Or si je suis prêt à tout risquer en me rangeant du côté des rebelles, je ne voudrais pas pour rien au monde t'entraîner avec moi.

—Et vous pensez Monsieur Marc, que je vas vous laisser partir seul? Ah vous croyez donc que je les aime bien, moi, nos maîtres, pour hésiter un instant entre votre service et le leur. Il est bien vrai que les autres que vous allez trouver sont aussi des Anglais; mais enfin ils se battent contre les soldats du roi d'Angleterre. Cela me suffit, monsieur Marc; nous partirons ensemble. Ne dites pas non, voyez-vous. C'est inutile. Je vous suivrais chez le diable!

Le dévouement de ce pauvre homme toucha profondément Marc, Evrard qui lui tendit la main et lui dit:

—C'est bon, puisque tu le veux, tu partageras ma fortune, mauvaise ou bonne. Maintenant comme nous devons nous en aller d'ici à demain, fermons le magasin pour n'être point dérangés dans nos apprêts de départ..

Il alla verrouiller la porte et procéda à ses préparatifs.

Quelques jours auparavant, Evrard avait reçu une lettre de M. François Cazeau qui lui demandait de mettre toutes leurs marchandises à la disposition des Bostonnais et même d'en faire le sacrifice complet au cas où il se déciderait à quitter la ville pour joindre les insurgés. Ces pertes momentanées, disait Cazeau, seraient amplement compensées par la suite, alors que les armées, du Congrès auraient soumis le pays. Cette lettre en contenait une autre qui recommandait fortement Evrard aux officiers dans la supposition qu'il se déciderait à prendre du service dans l'armée du Congrès.

Les ventes de l'automne avaient bien donné. Marc se trouvait avoir en coffre plusieurs centaines de louis qu'il lui fallait emporter avec lui autant pour rencontrer ses dépenses et en rendre compte plus tard à M. Cazeau que pour ne les point laisser tomber en d'autres mains.

Quand Marc eut mis, dans une de ces solides valises recouvertes de peaux de loup-marin, comme on en voit encore quelques-unes, tout l'argent qu'il avait en main, ainsi que ses livres de compte, et quelques vêtements, il écrivit une interminable épître à sa fiancée.

Longtemps sa plume courut sur le papier avec une rapidité fébrile. Mais apparemment que la lettre ne lui plut guère lorsqu'il la relut, ou bien qu'il changea brusquement de résolution, car il la déchira, prit une autre feuille et écrivit seulement ces mots:

"Québec ce vingt novembre

"Ma bonne Alice,

"Au nom de ce que vous avez de plus cher, au nom de notre amour, ne manquez pas de vous rendre, selon votre habitude, à la basse messe de sept heures, demain, à la cathédrale. Nous nous y verrons, peut-être pour la dernière fois."

"Votre pauvre fiancé,"

Marc Evrard.

Marc mit ce billet sous enveloppe, appela Tranquille, et le lui remit avec cette injonction:

—Ce soir, dit-il, tu iras veiller avec les domestiques de M. Cognard. On te voit assez souvent dans la cuisine pour que cette visite n'excite aucun soupçon. Tu remettras en secret cette lettre à Lisette,—la fille de chambre que tu aimes, je le sais—et tu lui diras de le donner ce soir même à sa maîtresse, mademoiselle Alice. Pour l'engager à faire diligence et à se taire, tu lui glisseras ce louis d'or.

Célestin mit la lettre et le louis dans sa poche de veste, et dit:

—Soyez tranquille, M. Marc. Mademoiselle aura votre lettre ce soir.

Cependant les milices bourgeoises furent passées en revue par le gouverneur. Il en parcourut les rangs et commençant par les Canadiens qui occupaient la droite et auxquels il demanda s'ils étaient résolus à se défendre en bons et loyaux sujets. Ceux-ci répondirent affirmativement par des acclamations. Les miliciens anglais qui étaient présents firent de même. Carleton s'aperçut qu'il en manquait un certain nombre et surtout des citoyens marquants, tels que Lymburner et Williams. Aussi donna-t-il avis que les gens mal affectionnés—on les connaissait—eussent à quitter immédiatement la place.

Durant tout le reste du jour la ville fut en émoi. Il fallait armer les citoyens, et presser les travaux de défense par trop négligés eu l'absence du gouverneur.

Le lendemain le jour se leva triste et froid. Le vent soufflait du nord apportant avec lui la première gelée de l'hiver. Sur les sept heures comme la cloche de la cathédrale jetait au vent ses bourdonnements monotones, une jeune fille enveloppée dans une chaude pelisse garnie de fourrures, qui dissimulait la finesse de la taille, laissait la rue Sainte-Anne pour s'engager dans la rue des Jardins. Elle allait à pas pressés, ses pieds mignons trottinant sur la terre gelée. Elle longea l'église des Jésuites et descendit vers la place du marché qu'elle traversa pour gagner la cathédrale. A peine fut-elle entrée dans la grande église qu'elle embrassa la nef d'un coup-d'oeil. Elle aperçut un jeune homme assis sur l'un des derniers bancs, en arrière, et qui semblait attendre quelqu'un avec impatience, tant il tournait fréquemment la tête. C'était, Marc Evrard.

Alice passa près de lui. Leurs regards se rencontrèrent, rapides et lumineux comme deux éclairs. La jeune fille alla s'agenouiller un peu en avant de Marc, croisa sur sa bouche ses petites mains un peu rougies par le froid et se mit à prier avec ferveur.

La messe commençait.

Evrard, le front perdu dans ses deux mains, parut aussi tout d'abord prier avec recueillement. Puis, peu à peu, nous devons bien l'avouer, il releva la tête, et, son regard s'arrêta sur Alice avec une expression de mélancolique tendresse, et resta fixé sur la jeune fille.

A la fin de la messe, le prêtre s'étant tourné du côté des fidèles pour les bénir, Alice et Marc se signèrent et leur pensée se rencontra et ils s'agenouillèrent sous cette commune bénédiction en demandant à Dieu de la vouloir bien ratifier là-haut.

Quant ils furent sortis de l'église, ils restèrent d'abord silencieux. Leur coeur était si gonflé que ni l'un ni l'autre n'osait parler le premier. Enfin Marc dit à la jeune fille:

—Je vous remercie, Alice d'avoir bien voulu m'accorder cette suprême entrevue.

—Mais au nom du ciel! pourquoi serait-ce la dernière?

—Hélas! ma pauvre chère Alice, il s'est, depuis l'avant dernier soir, passé des évènements qui vont avoir sur notre vie une bien funeste influence.

—Mon Dieu! j'ai, en effet, oui parler hier d'un soufflet que vous avez donné à ce capitaine, d'une rencontre, d'un combat…., pourquoi me faites-vous souffrir ainsi par tous ces emportements? J'ai cru que vous étiez blessé, tué peut-être! Marc! c'est bien mal, ce que vous avez fait là!

—Attendez, Alice, attendez un peu pour me blâmer que je vous aie exposé les motifs qui ont dicté ma conduite.

Ils arrivaient en ce moment au coin de la rue Sainte-Anne. Loin de s'y engager pour regagner sa demeure; Alice continua de remonter la Rue des Jardins dans l'intention de prendre ensuite la rue Saint-Louis pour redescendre par celle de Sainte-Ursule. Ils continuèrent donc de marcher ainsi, serrés l'un contre l'autre. Tandis que Marc exposait à sa fiancée la perfide intervention de James Evil dans leur destinée, Alice avec calme, car son père lui ayant signifié, le soir même du bal, qu'elle devait ne plus revoir Marc Evrard et renoncer à l'espoir de l'avoir jamais pour époux elle s'était bien doutée d'où venait le coup, et avait déjà sans doute formé quelque dessein pour le conjurer tôt ou tard. Mais quand Marc lui annonça qu'il était chassé de la ville par les autorités, elle vit bien que le mal était à son comble, et elle fondit en larmes.

—Alice! calme-toi! je t'en prie, s'écria Marc qui offrit vivement son bras à sa fiancée afin de la soutenir.

Celle-ci le repoussa doucement, et d'une main tremblante se mit à essuyer les grosse larmes qui glissaient sur ses joues.

—Mon Dieu! dit Marc en tordant ses mains dans un transport de désespoir, mon Dieu! Que vous avons-nous fait pour que vous nous torturiez ainsi! Est-ce donc un crime de s'aimer?

Ils marchèrent quelque temps sans parler, cherchant à se dissimuler l'un à l'autre les sanglots qui soulevaient leur poitrine. Ils allèrent ainsi jusqu'à la rue Sainte-Ursule qu'ils prirent pour descendre vers la rue Sainte-Anne.

A cette époque, il n'y avait que cinq ou six maisons à gauche de la rue Sainte-Ursule, en descendant. A droite elle était bordée par un haute clôture qui la séparait de la Communauté des dames Ursulines. Les arbres du jardin des religieuses, étendaient leurs branches dénudées par-dessus la clôture au pied de laquelle tombaient leurs dernières feuilles détachées par la brise d'automne.

Les deux amants s'engagèrent sur le sentier des feuilles mortes qui gémissaient sous leurs pieds.

—Ces pauvres feuilles murmura Marc, ressemblent à nos illusions tombées…

—Penser, dit Alice, que nous allons nous séparer, et peut-être ne plus nous revoir jamais! Oh! c'est à en devenir folle!

Elle eut comme un de ces éblouissements qui précèdent les défaillances et chancela.

Lui étendit les bras pour l'empêcher de tomber.

Mais, par un grand effort de volonté, elle surmonta aussitôt cette faiblesse. Cependant il passait d'étranges idées dans sa tête en feu. Il lui venait des envies de se jeter dans les bras de Marc et de lui dire:—"Je suis ta fiancée, emmène-moi, je serai ta femme".

C'était comme un affolement. Elle sentit que son courage s'en allait et qu'il lui fallait brusquer leur séparation.

—Écoutez, Marc! s'écria-t-elle en s'arrêtant au bout de la rue Sainte-Anne qui, à cette époque, finissait là. Il faut, après tout, avoir foi en Dieu! Promettons-nous mutuellement, quoi qu'il arrive, de nous aimer fidèlement et toujours.

Marc refoula un sanglot qui lui déchirait la gorge et dit avec véhémence:

—Alice: au nom de Dieu qui m'entend, je vous le jure!

Et puis il saisit la main qu'elle lui abandonnait, et la couvrit d'un baiser brûlant. Alice, levant au ciel ses beaux yeux pleins de larmes, s'écria:

—Eh bien! moi aussi, Marc, je te le jure, au nom sacré de la Vierge. Je ne serai jamais qu'à toi seul!

Alice dégagea ses mains d'entre celles du jeun homme et le quitta brusquement.

Après avoir fait trois pas en avant, par un mouvement prompt comme la pensée elle revint à Marc, lui jeta ses deux bras autour du cou, effleura d'un baiser d'ange la joue de son fiancé, se dégagea de cette rapide étreinte et s'enfuit comme un oiseau.

—Adieu! dit-elle en se retournant de loin vers Marc pour lui faire signe de ne pas la suivre, adieu!

Evrard paralysé, regarda le jeune fille gagner en courant sa demeure. Il la vit se soulever sur le seuil, lui faire un dernier signe de la main et disparaître dans l'enfoncement de la porte.

Il resta plusieurs minutes, les yeux fixés sur l'endroit où Alice avait disparue, comme s'il eût dû la revoir encore, Enfin passant sa main sur son front d'où perlait une sueur glacée, il murmura:

—C'est fini!

Il remonta la rue et reprit le chemin de la basse ville. Mais il ne marchait pas bien vite; ses jambes pliaient sous lui presque à chaque pas.

Arrivé à sa demeure, il aperçut deux soldats que se tenaient debout devant la porte. En l'un d'eux il reconnut l'ordonnance que, la veille lui avait apporté le message du gouverneur.

—Vous venez m'arrêter? lui demanda Evrard du ton le plus indifférent.

—Oui, si vous n'avez pas quitté la ville avant dix heures.

Evrard consulta sa montre. Il était passé neuf heures.

—C'est bien, je m'en vas, dit-il, et il entra chez lui.

Tranquille, assis sur un baril et la joue appuyée sur son poing fermé, attendait.

—Est-il temps? demanda-t-il

—Oui, répondit Marc.

Tranquille se leva, jeta sur son épaule gauche la valise de son maître, saisit dans sa main droite son fidèle mousquet sur le canon duquel il avait attaché un mouchoir à carreaux rouges, noué aux quatre coins, qui contenait toute sa garde-robe à lui, et sortit de la maison sans regarder en arrière.

Marc prit son épée, sortit et referma froidement la porte, comme s'il n'allait s'absenter que pour une heure et remonta vers la côte de Lamontagne.

Tranquille emboîta le pas derrière lui. Les deux soldats les suivaient à distance.

Ils montèrent ainsi jusqu'à la haute ville qu'ils traversèrent entièrement.

Arrivé à la porte Saint-Jean qui était fermée depuis la veille, Marc allait expliquer à la sentinelle qui lui barrait le passage la raison qui l'obligeait à sortir. Les deux soldats qui l'avaient escorté s'approchèrent du factionnaire et lui glissèrent quelques mots à l'oreille. Celui-ci releva son arme et appela ses compagnons qui sortirent du corps-de-garde. La porte de la ville fut ouverte et se referma avec un bruit sinistre de ferrailles, sur les pas du proscrit et de son fidèle serviteur.

CHAPITRE CINQUIÈME

FEU ET FLAMMES.

On sait que le colonel Arnold, officier au service du Congrès, avait été chargé de marcher sur Québec, en pénétrant dans le pays par les rivières Kennebec et Chaudière. Arnold connaissait bien Québec pour y être venu plusieurs fois lorsqu'il n'était encore que commerçant de chevaux.

Il quitta Cambridge, près de Boston, le 13 septembre à la tête de onze cents hommes. Mais dès le 23 octobre le colonel Roger Enos rebroussa chemin en entraînant trois compagnies dans sa défection[5].

[Note 5: "Le Lieutenant-Colonel Green, du Rhode-Island succéda comme second officier en grade à Enos. Les majors étaient Return, J. Meigs. Ogden et Timothy Bigelow. Les carabiniers de la Virginie étaient conduits par les capitaines Morgan, Humphrey et Heath. Hendricks était à la tête d'une compagnie de la Pennsylvanie. Thayer en commandait une du Rhode-Island. Le chapelain était le Révd. Samuel Sprint et le docteur Senter chirurgien en chef." Ces renseignements qu'il a pris de Bancroft, sont cités par M. James LeMoine dans son intéressant Album du Touriste.]

Affaibli par la désertion de ces trois compagnies et par trente-deux jours d'une marche des plus pénibles à travers les bois, le corps expéditionnaire d'Arnold atteignit enfin, le quatre novembre, Satignan, qui était alors la paroisse de la Beauce la plus rapprochée des frontières et sise à vingt-cinq lieues de Québec. A peine restait-il six cent cinquante hommes des onze cents soldats que avaient quitté Cambridge un mois auparavant.

Après s'être ravitaillé à Satignan, Arnold continua d'avancer vers la capitale. Le dix-sept de novembre il couchait à Saint-Henri et le dix il atteignit la Pointe Lévy. Le commandant Cramahé ayant fait venir du côté de la ville toutes les embarcations de Lévy, Arnold ne put effectuer la traversée du fleuve que dans la nuit du treize, et sur des canots d'écorce conduits par des sauvages qu'il avait engagés à Satignan. Quoique deux vaisseaux de guerre, le Lizard et le Hunter fussent ancrés dans la rade, les Bostonnais passèrent inaperçus.

Le lendemain Arnold escalada les hauteurs sans rencontrer la moindre résistance, traversa les plaines et vint occuper la résidence du colonel Anglais Caldwell, (Sans-Bruit.)

Mais ses soldats n'ayant chacun pour toutes munitions qu'un coup de fusil à tirer [6] Arnold jugea qu'il ne pouvait songer à s'emparer de la ville en un coup de main et retraita sur Pointe-aux-Trembles pour y attendre le Général Montgomery qui descendait de Montréal.

Les deux corps se joignirent le trente-et-un novembre et, forts d'à peu près onze cent hommes, s'en vinrent investir Québec.

Le général Montgomery établit son quartier général à la Maison Holland[7] sur le chemin Saint-Louis, tandis que le colonel Arnold s'en allait camper sur les bords de la rivière Saint-Charles, et s'installait dans une maison qui a pendant longtemps appartenu à une famille Langlois et qui était située près de la rive ou est jeté le pont de Scott.

[Note 6: Mémoires de Sanguinet.]

[Note 7: Avant d'appartenir au Major Holland, cette propriété avait été occupée par mon ancêtre maternel, M. Jean Taché.]

Cependant le général Carleton n'avait point perdu de temps pour mettre la ville en état de défense. Son premier soin avait été de jeter l'embargo sur plusieurs navires chargés de blé qui allaient faire voile pour l'Europe. Outre cette précieuse réserve de vivres, il s'assura aussi, par ce moyen le service de six cent-cinquante matelots dont cinquante "connaissaient la manoeuvre du canon". Le nombre des miliciens—deux cent-quatre-vingts recrues faites quelques mois avant le siège—ajouté à soixante hommes de troupes, avec tous les citoyens de la ville, forma une garnison de dix-neuf cent quatre-vingt-dix hommes, en comprenant la compagnie des Invalides. Cette dernière s'appelait ainsi parce qu'elle n'était composée que de vieillards et de personnes d'un faible tempérament.[8] Le commandant de la place y fit entrer en outre les vivres qui se trouvaient dans les navires. La ville fut aussi pourvue d'une grande quantité de morue, d'anguille et d'autres poissons.

Quant aux moyens officiels, ils consistaient en deux cents grosses pièces de canon, cinquante pièces de campagne, huit mortiers, quinze obusiers, et assez de bombes, de boulets et de poudre pour tirer sans ménagement pendant huit mois.[9]

[Note 8: Mémoires de Sanguinet. Voici selon Hawkins, comment se composait la garnison de Québec au siège de 1775.

    70 hommes des Royal Fusiliers ou 7e régiment.
    230 des Royal Emigrants ou 84e régiment.
    22 du Royal Artillery.
    230 Miliciens anglais commandés par le Lieutenant colonel Caldwell.
    543 Canadiens-Français commandé par le Colonel Le Comte Dupré.
    400 Matelots sous le commandement des capitaines Hamilton et
        MacKenzie.
    50 Maîtres et Contre-Maîtres.
    35 Marins
    120 artificiers.
]

[Note 9: Mémoires de Sanguinet.]

Québec était fortifié du côté de la campagne par des murs de trente pieds de haut et de douze pieds d'épaisseur. Au-dessus du Palais et de la basse-ville la cime du roc était défendue moitié par des murailles et moitié par des palissades. La rue Sault-au-Matelot et Près-de-Ville, qui offraient deux étroits défilés par où l'ennemi pouvait seulement pénétrer dans la basse-ville, furent entrecoupés de plusieurs barrières et de barricades, dont un bon nombre de pièces de canon défendaient l'approche.

Le cinq décembre les Bostonnais s'étant emparé des faubourgs Saint-Jean et Saint-Roch, Carleton fit canonner ces deux endroits, après avoir sommé ceux qui les habitaient de rentrer dans la ville. Quelques personnes seulement cherchèrent un refuge dans la place, les autres gagnèrent la campagne pour éviter les misères d'un siège qui ne pouvait manquer de durer au moins tout l'hiver.

Dans la nuit du 10 décembre une grande agitation se manifesta dans la division du colonel Arnold, qui était campée sur les bords de la rivière Saint-Charles et qui, jusqu'alors, ne s'était occupée que de ses travaux d'installation.

Le général Montgomery venait d'envoyer l'ordre à son lieutenant Arnold de faire marcher immédiatement contre la ville la moitié de sa division, environ trois cents hommes. Le major Ogden devait diriger l'attaque.

Il pouvait être trois heures du matin lorsque les assaillants, après avoir gravi le coteau Sainte-Geneviève, pénétrèrent dans les rues du faubourg Saint-Jean. La nuit était noire. Pourtant, entre les angles indécis des toits, à travers l'obscurité tempérée par le reflet que la neige renvoyait de la terre, les assaillants entrevoyaient là-bas, devant eux, la ligne plus sombre des remparts. Affaiblis par la distance et assourdis par la neige, les appels réguliers et monotones des sentinelles dont on apercevait les silhouettes confuses au faîte des murailles, parvenaient aux Bostonnais comme les voix lugubres d'un autre monde. Plus d'un, soit par suite des âpres morsures de la bise, soit par l'effet pénible que causait cette sombre mise en scène, sentit la main glacée du frisson se glisser entre la capote et le dos, pendant le moment de la halte que fit faire Arnold à l'entrée du faubourg.

Quand on eut repris haleine le major donna l'ordre d'avancer mais le plus silencieusement possible. Les assaillants allaient donc, étouffant le bruit de leurs pas, rasant les maisons silencieuses et désertes et prêtant l'oreille au moindre bruit. Ils arrivaient aux premières habitations de la rue Saint-Jean qui avoisinaient les murs et commençaient déjà à déboucher sur la place aux pieds des fortifications, lorsqu'un éclair troua la nuit au-dessus de la porte de la ville.

Une détonation retentit, tandis que les ombres errantes sur le parapet des remparts disparaissaient comme par enchantement et que maints cris confus éclataient dans la place.

Forward! crie Ogden qui tire son épée et bondit au premier rang.

—En avant! forward! répète après lui un jeune officier.

Mais ils n'ont pas fait cinq pas que la crête des murailles s'illumine de nouveau et que les balles commencent à miauler dans les rangs des Bostonnais.

Ceux-ci hésitent.

Fire! boys, fire! leur crie le major Ogden.

—Feu! soldats, feu! répète en français la même voix derrière lui.

Cent coups de fusils partent des rangs des Bostonnais. Mais on a tiré trop précipitamment et les balles crépitent sur la muraille comme la grêle sur les toits.

L'indécision, le désordre se manifestent parmi les assiégeants.

L'une des embrasures du rempart vomit un nuage de feu, et, dominant la voix grêle et stridente de la mousqueterie, une formidable détonation se fait entendre. Le boulet passe en hurlant dans la masse des Bostonnais où il fait une trouée sanglante. Les malédictions, les cris de douleur et de rage retentissent lugubrement dans la nuit.

Un second coup de canon suit aussitôt le premier.

Steady! steady! crie Ogden de toute la force de ses poumons.

Mais sa voix se perd au milieu des clameurs de ses soldats terrifiés.

Deux autre volées de canon mettent le comble à l'effarement des Bostonnais qui, n'écoutant plus la voix de leurs officiers, se débandent, s'enfuient de toutes parts.

Stop! by God, you cowards! s'écrie Ogden.

—Arrêtez donc! messieurs, arrêtez donc!

Et une troisième voix, forte et rude:

—Arrêtez! lâches que vous êtes! Et puis avec un immense éclat de rire:—Ventre de chien! les beaux soldats!

Les trois hommes qui venaient de prononcer ces paroles restaient seuls en face des canons et des mousquets braqués sur eux de la ville.

Les assiégés qui se montraient maintenant sur le rempart les virent leur lancer des gestes de défi. Même l'un des trois, celui-ci était un soldat de haute stature, déchargea son fusil vers la ville.

Vingt mousquetades lui répondent.

Les trois braves retraitèrent gravement au pas, tout comme des flâneurs qui prennent plaisir à essuyer une rafraîchissante averse d'été, malgré la pluie de balles qui les effleurait avec de sinistres sifflements.

Un instant ils se retournèrent tous trois dans un commun ensemble et jetèrent aux assiégés un dernier cri de défi, avant de rentrer dans les ténèbres.

C'est à l'occasion de cette panique des Bostonnais que quelque Canadien facétieux composa cette chanson:

    Les premiers coups que je tiris
    Sur ces pauvres rebelles,
    Cinq cents de leurs amis
    Ont perdu la cervelle.

    Yankee doodle, tiens-toi bien,
    J'entends la musique;
    Ce sont les Américains
    qui prennent le Fort-Pique![10]

[Note 10: Ce nom désignait la partie du faubourg Saint-Jean compris entre la rue Saint-Jean et le chemin Saint-Louis.]

Sur les neuf heures du matin, Marc Evrard était assis pensif, abattu, dans une petite maison du faubourg Saint-Roch avoisinant celle qu'occupait Arnold. Evrard qu'on a dû reconnaître dans ce jeune capitaine qui s'était efforcé, avec le major Ogden et le soldat tranquille, d'empêcher la déroute des Bostonnais, avait été, grâce aux recommandations puissantes de François Cazeau, fiat capitaine d'une compagnie laissée sans commandant par suite de la défection d'Enos et de ses partisans.

Après avoir vaillamment retraité avec le major américain et Tranquille, Marc était rentré dans le domicile temporaire où il se trouvait cantonné, et s'était affaissé en proie au plus amer découragement. Aussi facilement il s'était, sous le coup de la fatalité, si l'on veut, enthousiasmé pour la cause des armes américaines, aussi vite ce feu venait-il de s'éteindre après la tentative des Bostonnais. Les autres nerveuses comme celle de Marc Evrard, passent subitement de l'espérance la plus échevelée au plus morne désespoir. Aussi sont-ils marqués du sceau de la souffrance ceux auxquels la nature a départi une semblable organisation.

Il était là, écrasé dans sa douleur, laissant errer sa pensée désolée autour des ruines de ses espérances. Quoiqu'il sentit son coeur noyé dans les larmes, ses yeux étaient secs. Les hommes de cette trempe ne pleurent pas. Ils passeront des jours entiers courbés sur leur souffrance, comme pour enfoncer plus avant ce trait cruel qui les déchire; ils analyseront chaque détail de la torture qui les ronge, ils compteront chacune des pulsation douloureuses qui fait palpiter un coeur meurtri; ils prêteront l'oreille aux vois de la désolation qui se lamentent dans leur âme, et pas une larme ne viendra mouiller leurs yeux.

Aimer la douleur est le propre des grandes âmes, et ceux-là qui sont ainsi doués naissent artistes ou poëtes. Les circonstances, l'éducation, le milieu ou ils vivent, déterminent l'éclosion de cette vocation innée. Alors leurs pleurs se font jour et se transforment en perles immortelles, larmes cristallisées qui tombent des yeux de l'homme de génie. Plus ils ont été grands et plus ils ont souffert: Homère, Dante, le Tasse et Byron ne sont des colosses de gloire que parce qu'ils ont été les géants de la souffrance. Aussi l'un d'eux, leur cadet en génie et en infortune, s'écria-t-il un jour:

"…Que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur."

"Le poëte a une malédiction sur sa vie", disait en même temps que Musset le comte Alfred de Vigny, dans Stello, livre écrit avec une plume d'or trempée dans les larmes de trois poëtes dont les malheurs ont ému toute la terre: Gilbert, Chatterton et André Chénier.

Les hasards de la vie mettent-ils ces hommes altérés de souffrance hors de la voie des lettres ou des arts, s'ils ont beaucoup de foi, il se jettent dans la religion, s'ils en ont peur, ils se ruent en désespérés sur les jouissances matérielles et meurent jeunes; s'ils n'en ont pas du tout, ils se tuent; ou bien encore ils végètent dans une carrière pour laquelle ils n'étaient pas du tout faits et traînent une vie inquiète et misérable. Dans tous les cas, ceux-là, nous le répétons, sont marqués du sceau de la fatalité.

Marc Evrard, véritable organisation de poëte, était trop croyant pour se tuer; cependant il se disait, au moment où nous le retrouvons, que le métier de soldat a ceci de bon qu'il peut vous débarrasser promptement de l'existence, sans que vous y prêtiez une main criminelle.

Les quelques jours qu'il venait de passer au milieu de l'armée américaine, et la malheureuse expédition de la nuit précédente, venait presque d'anéantir le dernier espoir que Marc Evrard avait placé dans le succès des armes du Congrès. Il ne lui avait fallu qu'un peu d'attention pour s'assurer qu'il n'y avait ni bonne entente entre les chefs de l'armée assiégeante, ni bravoure véritable et soutenue parmi les soldats. En outre les Bostonnais étaient très-mal pourvu de tout ce qu'il faut pour un siège, et manquaient presque complètement d'artillerie et de munitions.

Les officiers, presque tous des parvenus et gens de peu d'éducation, se querellaient à tout propos au sujet de leurs attributions respectives, et il ne fallait rien moins que l'expérience de Montgomery, et partant le respect qu'il inspirait à des gens qui n'avaient jamais été soldats, pour empêcher les plus violents désordres.

Enfin n'était-il pas ridicule de voir que l'armée assiégeante que aurait dû doubler au moins en nombre les troupes de la garnison, comptait à peine les deux tiers du chiffre des combattants qui défendaient la ville!

Il y avait plus de deux heures que Marc Evrard se laissait ainsi emporter dans le tourbillon de ses pensées noires, lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit.

Tranquille, dont il avait fait son ordonnance, apparut.

—Mon capitaine? dit-il.

Marc n'entendait pas et restait le front perdu dans ses deux mains.

—Monsieur Marc? reprit Célestin que, tout en s'efforçant d'adoucir sa grosse voix, fit trois pas dans la chambre.

Evrard tressaillit, releva une tête effarée comme s'il revenait de l'autre monde, et s'écria:

—Eh bien! qu'y a-t-il? que me veut-on?

—Il y a, mon capitaine, répondit Tranquille en se redressant, que le major de cette nuit est là, qui veut vous parler.

—Fais-le entrer.

—C'est bien, mon capitaine, repartit Célestin qui tourna militairement sur ses talons.

Tranquille n'avait pas servi pour rien sous le général Montcalm et M. de
Lévis!

Le major Ogden entra. Il s'aperçut à l'air consterné de Marc Evrard combien l'échec de la nuit précédente avait humilié le jeune homme.

—Allons! allons! capitaine, fit le major en lui serrant affectueusement la main, reprenons un peu de courage. Par le diable! ce n'est pas l'escapade de cette nuit qui doive vous démoraliser ainsi! C'est pour la première fois que nos soldats voient le feu, savez-vous?

—On s'en aperçoit! gronda une voix dans la chambre d'à côté.

C'était Célestin Tranquille qui donnait son appréciation de l'armée américaine. Evrard toussa bruyamment pour le rappeler à l'ordre.

Ogden poursuivit:

—Vous aurez, ce matin même, l'occasion de voir ce que nos hommes peuvent faire. Moins encore pour mettre à profit votre connaissance des lieux que pour vous récompenser de votre belle conduite de la nuit dernière, le colonel vous charge d'aller vous emparer, avec votre compagnie, de la partie du faubourg Saint-Roch qui avoisine immédiatement les fortifications. Il vous est surtout recommandé de prendre possession de ce grand bâtiment que s'étend au pied des palissades et que vos gens appellent "le Palais". De la coupole que surmonte cet édifice, vous dominerez probablement les murailles et pourrez diriger un feu plongeant dans la place.

—Tiens! pensa Marc Evrard, cela me sourit assez; il y aura peut-être quelque balle à recevoir de ce côté!

Et puis à voix haute:

—Quand ce mouvement doit-il s'effectuer?

—Sur le champ.

—C'est bien, reprit Marc en bouclant le ceinturon de son épée, veuillez dire au colonel, monsieur le major, que je pars à l'instant même et que je ferai mon devoir.

—Oh! quant à ça, personne n'en doute! répartit Ogden.

Comme Evrard sortait pour faire sonner l'appel, un coup de canon qui partait des hauteurs du faubourg Saint-Jean, lui fit lever la tête. Les assiégeant ouvraient le feu sur la ville.

Le général Montgomery avait profité des dernières ombres de la nuit pour faire élever une batterie de six canons en face de la porte Saint-Jean. Une seconde batterie de deux canons seulement s'élevait sur l'autre côté de la rivière Saint-Charles, tandis qu'une troisième composée de quatre pièces d'artillerie devait faire feu de la Pointe-Lévy.[11] Les assiégeants avaient en outre quelques obusiers d'un très-petit calibre.

[Note 11: Ces détails sont mentionnés dans le Journal de M. James Thompson qui, en 1775, était surveillant des Travaux Publics dans Département des Ingénieurs Royaux à Québec. C'est ce même M. Thompson qui présida aux travaux de défense de la capitale, lors du siège de 1775.]

C'était là tout le matériel de siège dont les Bostonnais pouvaient disposer pour bombarder Québec!

Cependant la compagnie de Marc Evrard s'était ralliée à l'appel et marchait dans la direction du Palais. Afin de ne pas exposer inutilement ses soldats, le capitaine Evrard, après avoir longé la rivière, s'engagea dans la rue Saint-Joseph. Arrivé en face du parc où l'on voit encore aujourd'hui les ruines du palais des Intendants français, il remonta la rue Saint-Roch afin d'installer la moitié de sa compagnie dans un groupe de maisons qui avoisinaient l'Intendance et qui s'élevaient alors à l'endroit aujourd'hui resserré entre les rues des Prairies et des Fossés, quand une fusillade, partie de cette direction, lui démontra que la place était occupée déjà par une autre partie de l'armée assiégeante.

—Bon! murmura Marc Evrard, on m'ordonne de venir m'emparer de cette position et voilà que d'autres y sont rendus avant moi! Quel admirable discipline préside à cette armée! Le Congrès a droit d'en être fier!

Au même instant il fut rejoint par un jeune officier qui avait coupé court en prenant par la rue des Fossés.

—Capitaine, lui dit celui-ci, le colonel m'envoie vous prier de ne pas vous occuper de cette position à droite, et d'installer toute votre compagnie dans le palais. Vous n'aurez pas trop d'hommes pour vous y maintenir, D'ailleurs se trouvant plus rapproché des murs et de la porte de ville qui ouvre de ce côté, est plus exposé. Comme le colonel me l'a dit, avec un sourire fort obligeant pour vous, ce dernier poste vous revient de droit.

—C'est bien, répondit Marc Evrard en faisant opérer volte-face à sa compagnie: dites au colonel Arnold que ses ordres vont être exécutés.

Marc, suivi de ses hommes, revint sur ses pas et pénétra par le parc en arrière du palais.

Le palais des Intendants qui avait été, avant 1760, le plus somptueux édifice de Québec, sans oublier même le Château Saint-Louis, était demeuré à peu près inoccupé depuis la conquête. C'était un grand pavillon à deux étages, dont la façade regardait du côté de la haute ville.[12]

[Note 12: Ceux qui seraient désireux d'en voir la description et de connaître quelques'uns des mystères de la vie de son dernier occupant, n'ont qu'à parcourir L'intendant Bigot.]

Les portes du palais désert étaient verrouillées au dedans et fermées à triple tour.

—Célestin, commanda Marc Evrard, enfonce-moi cette porte!

—Oui, mon capitaine.

Le Canadien sortit des rangs, avisa une lourde pièce de bois que deux homme ordinaires auraient eu peine à porter, et qui gisait dans la cour. Il la souleva sans effort apparent et la lança de toutes ses forces dans la première porte qui se trouvait devant lui; mais la porte était en chêne épais et bardée de fer. Elle tint bon. Seulement on entendit un sourd grondement rouler sous les profondeurs du palais.

—Oh! oh! fit Tranquille reprenant son bélier improvisé, nous allons voir!

Cette fois le choc fut si fort que la porte arrachée de ses gonds et de ses verrous s'abattit avec fracas, tandis que la poutre gardant encore de l'élan, allait s'abattre à l'intérieur du palais.

Il y eut un murmure d'admiration parmi les Bostonnais. Tranquille alla reprendre son poste, sans paraître remarquer les regards respectueux qu'on lui jetait de tous côtés. Il lui sembla pourtant que ses deux voisins de droite et de gauche lui faisaient la place plus large qu'auparavant. C'est qu'il doit être désagréable de recevoir dans les côtés, même par mégarde, le coup de coude d'un homme bâti comme Célestin Tranquille.

Les appartements vides du palais retentirent bientôt d'un grand bruit de pas et de voix. Le capitaine Evrard disposa ses hommes aux fenêtres des deux étages qui regardaient la haute ville, en recommandant toutefois à ses soldats de ne se point montrer et d'attendre, avent de tirer, le signal, d'un coup de fusil qui partirait de la coupole. Evrard y grimpa, suivi de Tranquille et de deux soldats.

De cet endroit élevé l'on dominait le mur d'en face qui, jusqu'à la porte de la ville, qu'on a toujours appelée porte du Palais, à cause du voisinage de l'intendance, était en pierre. A partir de la porte en remontant à gauche vers les jardins du couvent de l'Hôtel-Dieu, la cime du roc, à peu près inaccessible, n'était défendue que par des palissades. Au-dessus de la côte de la Canoterie s'élevait un autre bastion en pierre. A la vue d'une sentinelle anglaise placée en faction à la porte du Palais et qui, inconsciente du danger, marchait lentement de long en large, à une petite portée de fusil, Tranquille ne put retenir un cri et arma son mousquet.

—Veux-tu bien te tenir tranquille, animal! lui dit Evrard. Attends un peu que je fasse quelques observations. Quant à celui-là il sera à toi dans un instant.

Marc promena ses regards le long des fortifications qui regardaient la campagne. A droite, dans le bastion qui renferme les casernes de l'artilleries, et qui portait dès lors le nom de Barrack Bastion, quelques soldats anglais échangeaient des coups de fusil avec les Bostonnais, retranchés dans les maisons de la rue Saint-Vallier. En remontant vers l'esplanade, son oeil s'arrêta successivement sur les bastions Saint-Jean, des Ursulines et Saint-Louis. Là s'élevaient les batteries chargées de défendre la ville du côté des Plaines. On venait d'y ouvrir le feu sur la campagne et les faubourgs. Pour un boulet qui arrivait dans la place il en tombait vingt chez les Bostonnais, sans compter les bombes et les pots à feu, qui déjà portaient l'incendie dans les premières maisons du faubourg Saint-Jean.

—En vérité! pensa Marc Evrard, notre artillerie va faire merveille contre toutes les bouches à feu anglaises…!

Il poussa un soupir de découragement, et sa pensée changeant aussitôt de cours, il jeta un regard anxieux dans la direction de la rue Sainte-Anne, où s'élevait la demeure de sa chère Alice. Mais les maisons de la rue Saint-Jean s'interposant, il ne pouvait rien voir.

—Si l'un de nos boulets allait tomber sur sa demeure! se dit-il avec un soupir d'angoisse.

Il remarqua pourtant que les assiégés paraissaient si peu craindre les projectiles des Bostonnais que l'on circulait comme d'habitude dans les rues de la ville. [13]

[Note 13: Historique. Voir les mémoires de Sanguinet.]

Il ramena ses regards dans la direction de la porte du palais qui se trouvait un peu sur la gauche. La sentinelle se promenait toujours, raide dans son habit rouge comme sur un champ de parade.

Marc le désigna du doigt à Tranquille

Celui-ci épaula son fusil et tira.

Le factionnaire anglais tourna sur lui-même, étendit les bras, lâcha son arme et tomba.

—Merci, mon Dieu! fit Tranquille en rechargeant son mousquet, merci de m'avoir permis d'en descendre encore un avant de mourir!

Des camarades ont vu tomber la sentinelle. On accourt du corps-de-garde voisin on se précipite vers la muraille pour voir d'où vient le coup.

Trente détonations parties du palais vont renseigner les curieux qui ripostent à leur tour.

La fusillade s'engage des deux côtés. Un demi cercle de flamme environne la moitié de la ville au-dessus de laquelle s'élève bientôt et plane un épais nuage de fumée.

Au milieu de cette mousquetade que ne faisait guère de mal à personne, chacun tirant à couvert et avec précipitation, Tranquille ne lâcha que deux coups de fusil; mais à chaque fois il eut la satisfaction de voir tomber son homme.

Il guettait une troisième victime lorsque son attention fut attirée vers
une embrasure du petit bastion qui s'élevait presque en face du palais.
A travers de la fumée il vit que l'on pointait une pièce de leur côté.
Il tira. Une ombre qui se mouvait près de la pièce disparut aussitôt et
Tranquille entrevit un instant le ciel à travers l'embrasure.

—Je crois que celui-là en tient aussi, dit-il en rechargeant son arme.

Soudain il jeta un cri, saisit Marc à bras-le-corps et se laissa tomber avec lui par la trappe ouverte qui conduisait des combles à la coupole.

Comme ils tombaient tous deux sur le plancher, un terrible craquement retentit au-dessus de leur tête, tandis qu'un grand coup de canon ébranlait tout le quartier.

La coupole fracassée par un boulet, vola en éclats et s'abattit avec fracas sur le toit. L'un des deux Bostonnais se précipita tout meurtri à côté d'Evrard et de Tranquille. Le quatrième broyé par le projectile, glissa sur la toiture et s'en alla tomber pantelant dans la cour où il expira sur l'heure.

—Tu m'as sauvé la vie, dit Marc à Tranquille. Je t'en remercie, bien que je ne sache trop si tu m'as vraiment rendu service!

Ils descendaient rejoindre les autres au premier étage, lorsqu'un second boulet éventra l'une des fenêtres, tuant deux ou trois Bostonnais.

—Feu! mes amis, feu sans relâche! cria le capitaine.

A cet instant on entendit dehors un formidable grondement, puis un vacarme d'enfer sur les toits.

Avant qu'on eut le temps d'en reconnaître la cause, une énorme bombe de deux cents livres, tombée sur le palais, passait à travers deux planchers et s'en allait éclater avec un bruit épouvantable au rez-de-chaussée, au milieu de ceux qui s'y étaient retranchés.

Un tumulte indescriptible s'en suivit. Quand le nuage de poussière que le passage de la bombe avait soulevé fut tombé, Marc Evrard et Tranquille s'aperçurent qu'ils étaient seuls au premier étage. Ils descendirent au rez-de chaussée: personne.

—Les lâches! dit Marc qui se pencha au dehors par une fenêtre que les éclats de la bombe avaient défoncée, et aperçut ses gens qui s'étaient réfugiés dans la cour.

Cinq ou six Bostonnais gisaient sanglants dans le grand salon qui avait autrefois été témoin de fêtes somptueuses de l'Intendant Bigot. L'un d'eux se plaignait affreusement. Il avait eu les deux bras emportés. Les autres étaient morts.

Tranquille chargea le blessé sur ses épaules et descendit dans la cour, où Marc Evrard tâchait en vain de persuader à ses hommes de reprendre possession du palais et de s'y maintenir.

Cependant l'on continuait à faire feu de la place sur l'Intendance, et il y avait à peine un quart-d'heure que les Bostonnais avaient quitté le palais, lorsqu'une pièce d'artifice y vint mettre le feu. En quelques minutes l'on vit briller de sinistres lueurs à travers les fenêtres, et bientôt l'édifice entier s'embrasa.

La nuit tombait lorsque Marc Evrard reçut un message dans la cour de l'Intendance, où il avait du moins forcé ses hommes à rester, menaçant de casser la tête au premier qui ferait mine de bouger. Arnold lui enjoignait de se replier dur le quartier-général.

Le capitaine Evrard reprit, encore plus triste que le matin, et avec une dizaine d'hommes de moins dans sa compagnie, le chemin qui conduisait à son cantonnement.

Les trois batteries de Bostonnais s'étaient tues, mais l'artillerie des assiégés tonnait encore sur les hauteurs de la ville.[14]

[Note 14: Selon Sanguinet l'on tira ce jour-là de la ville cent cinquante coups de canon et sept grosses bombes de deux cent cinquante livres, tandis que les Bostonnais lancèrent à peine une quarantaine de boulets sur la place, dont vingt-huit petites bombes de dix-huit livres seulement.]

A mesure que s'épaississaient les ténèbres de la nuit, les lueurs de l'incendie grandissaient dans l'espace. Trois grandes colonnes de flamme s'élevaient au-dessus des faubourgs et du Palais et se réunissaient là-haut dans un immense nuage rouge, dont les lueurs sanglantes allaient empourprer les hauteurs neigeuses de Lorette et de Charlesbourg, et colorer au loin les dernières cimes des Laurentides.

Pendant cette nuit désastreuse, les deux faubourgs qui comprenaient près de deux cents maisons, ainsi que l'ancien palais des intendants français, furent complètement réduits en cendres.

CHAPITRE SIXIÈME

LA NUIT DU 31 DÉCEMBRE, 1775

Les deux partis restèrent dans une inaction presque complète jusqu'au dernier jour de décembre. On se canonna bien de part et d'autre; mais dans la ville on craignait si peu l'artillerie des Bostonnais "que les femmes et les enfants se promenaient dans les rues et sur les remparts à l'ordinaire".[15]

[Note 15: Mémoires de Sanguinet.]

La dissension allait croissant parmi les officiers Américains, et leurs soldats commençaient à déserter. Aussi le général Montgomery songea-t-il qu'il était temps d'arrêter tous ces désordres en donnant un assaut décisif. Il attendit une nuit favorable.

Celle du trente-et-un décembre parut propice. Le temps était sombre et il tombait une neige épaisse fouettée par un vent violent que devait amortir le bruit des armes. Sur les deux heures du matin toutes les troupes étaient rangées en bataille. Les forces des assiégeants pouvaient se monter alors à près de quatorze-cents hommes, les Bostonnais ayant reçu quelque renfort de Montréal et des Trois-Rivières depuis le commencement du mois.

Montgomery harangua ses soldats qui, pour se reconnaître au milieu des ténèbres et de la mêlée, avaient mis sur leurs chapeaux, le uns de petites branches de pruche et les autres des écriteaux portant cette devise: "Victoire et liberté ou la mort!"

Il divisa ses troupes en quatre corps. Le premier, commandé par le colonel Livingston, devait simuler une attaque du côté de la porte Saint-Jean; le major brown avait pour mission de menacer la citadelle avec le deuxième corps; le colonel Arnold à la tête de quatre cent cinquante hommes avait ordre d'enlever les barricades de la rue Sault-au-Matelot, tandis que le général Montgomery se chargeait d'emporter lui-même les postes de Près-de-Ville et de la rue Champlain. Arnold et Montgomery devaient se joindre ensuite à la basse ville et marcher ensemble sur la ville haute qu'ils croyaient ouverte de ce côté.

Montgomery, à la tête de la plus forte colonne d'attaque, descend par la côte du Foulon et s'avance en ordre de bataille jusqu'à l'anse des Mères où il s'arrête un instant pour lancer deux fusées, signal qui doit avertir les trois autres divisions de marcher à l'assaut. Il est quatre heures.

Le général continue d'avancer avec ses sept cents[16] hommes. Le défilé se resserre de plus en plus, et les assaillants ne peuvent marcher que deux ou trois de front. A leur droite mugit le fleuve dont les vagues soulevées par la tempête déferlent violemment sur la plage en jetant des glaçons jusque sous les pieds des soldats. A gauche se dresse la masse énorme et noir de la falaise qui, en cet endroit tombe perpendiculairement. Aveuglés par la neige qui leur fouette la figure, embarrassés par les glaçons qui encombrent la voie, les Bostonnais n'avancent que lentement. Le premier en avant de tous, Montgomery les encourage de la voix et de l'exemple.

[Note 16: Hawkins, Picture of Quebec.]

Le jour se lève et l'on commence à entrevoir la barricade qui ferme le défilé de Près-de-Ville, ainsi qu'un hangar qui se dresse au sud du sentier et se détache encore indécis sur le fond noirâtre du fleuve. Chacun amortit le bruit de ses pas et l'on continue d'approcher. A cinquante verge de la barrière, Montgomery commande la halte. On s'arrête, on écoute. Rien que le clapotage des vagues et les sifflement du vent contre les saillies de roc.

L'un des officiers d'état-major s'offre à aller reconnaître le poste. Seul il s'avance et vient s'arrêter à quelques pas seulement de la barricade. Aucun mouvement au dedans, partout le silence.

Le coeur palpitant de joie et d'espoir, il revient en grande hâte vers le général et lui dit rapidement à voix basse:

—Ils dorment tous!

—Hourra! en avant! crie Montgomery.

Et tous s'élancent au pas de charge vers la barrière.

Ils n'en sont plus qu'à vingt pas, lorsque la barricade vomit une décharge de mitraille. Les premiers rangs des Bostonnais sont broyés, balayés, par cet horrible feu d'enfilade. Éblouis par l'éclair, aveuglé par la fumée, ceux qui suivent s'arrêtent frémissants d'épouvante. Le colonel Campbell, qui se trouvait aussi en avant, n'aperçoit plus son chef Montgomery.

—Général! où êtes-vous? s'écrie-t-il avec angoisse.

Seuls les cris des blessés et le râle des mourants qui se tordent sur la neige, lui répondent.

Une seconde volé de mitraille part de la barricade et renverse d'un seul coup ceux qui se trouvent en deçà du tournant de la falaise. Deux ou trois à peine se relèvent tout sanglants, et, affolés, se rejettent en désordre sur le gros de la colonne.

La panique s'empare de tous. Le sauve-qui-peut est général, et, culbutant les uns sur les autres, les Bostonnais s'enfuient éperdus vers le Foulon.

Ce poste de Près-de-Ville était défendu par quarante-sept hommes, dont trente Canadiens-Français sous le commandement du capitaine Chabot et du Sieur Alexandre Picard, huit miliciens et neuf marins Anglais servant comme artilleurs sous le capitaine Barnsfare, maître d'un transport retenu dans la rade. Le pignon du hangar qui s'élevait à côté de la barricade avait été percé et l'on avait mis neuf canons en batterie dans cette embrasure. On faisait bonne garde au poste et l'on avait vu venir les Bostonnais. Le Capitaine Chabot qui en fut aussitôt prévenu donna l'ordre de ne faire aucun bruit et de les laisser s'approcher davantage. Les artilleurs, mèches allumées, se tenaient cachés près des pièces chargées d'avance à mitraille. Quand les assaillants ne furent plus qu'à une vingtaine de pas, chabot commanda le feu. Les neuf canons tonnèrent avec l'effet terrible que nous avons vu. [17]

[Note 17: Nos historiens ne s'accordent pas sur le nombre d'hommes que les Bostonnais perdirent en cette occasion. Garneau mentionne treize morts, en comprenant le général Montgomery. Hawkins n'en compte pas plus, tandis que Sanguinet, qui écrivait à cette époque et que nos écrivains se plaisent d'ailleurs à suivre, dit que l'on trouva trente-six hommes tués près de la barrière ainsi que quatorze blessés, sans compter ceux qui se noyèrent en se sauvant. J'incline d'autant plus à me ranger du côté de Sanguinet que ce qu'il avance se trouve corroboré par le témoignage d'une personne qui vivait lors du siège et demeurait à Près-de-Ville dans la maison la plus proche, en deçà de la barricade. Voici ce que cette personne—elle avait quinze ans lors du siège de 1775—raconta à M. le docteur Wells, à l'âge de quatre-vingt-douze ans. Elle était très-intelligente, et, malgré son grand âge, me dit le docteur, elle jouissait de la plénitude de ses facultés. Son nom de fille était Mariane Marc:

"Le trente-et-un décembre, à cinq heures et demie du matin, disait-elle, nous allions sortir nos cuves de la cave quand un effroyable coup de canon fit trembler la maison. Épouvantées nous nous sauvons dans la et nous fourrons sous les cuves. Nous y restâmes longtemps. Enfin vers sept heures et demi nous sortîmes de notre cachette et nous nous hasardâmes à ouvrir la porte. Un vieillard passait qui nous dit qu'on avait tiré le canon et qu'on en ignorait encore le résultat. Dans le courant de la matinée nous vîmes passer dix-huit voitures recouvertes de prélarts et chargées de Bostonnais qui avaient été tués en avant de la barrière."

En admettant, d'après le témoignage de Mariane Marc, que chaque voiture portât deux cadavres—ce qui est le me moins que l'on doit supposer—nous nous rencontrons justement avec Sanguinet qui prétend qu'il y eut trente-six Bostonnais tués à cette affaire de Près-de-Ville.]

Après avoir été chaudement reçus par les troupes chargées de défendre les remparts, Livingston et Brown, dont l'attaque n'était d'ailleurs qu'une feinte, s'étaient repliés sur le quartier général. Il ne nous reste donc plus qu'à rejoindre la division d'Arnold et à développer les péripéties du combat de la rue Sault-au-Matelot qui fut le plus meurtrier, le plus long, le plus émouvant et le plus décisif de toute la nuit.

Aussitôt qu'il avait aperçu, par-dessus les hauteurs du faubourg Saint-Jean, les fusées lancées par Montgomery, le colonel Arnold s'était mis en marche avec sa division. Il allait à la tête de la colonne, ayant à son côté Marc Evrard qu'il avait nommé officier de son état-major, autant pour s'attacher le jeune homme, qu'il estimait beaucoup, que pour s'attirer la sympathie des Canadiens, et faire taire la jalousie des soldats de la compagnie d'Evrard qui murmuraient hautement de se voir commandés par un étranger.

Ils traversèrent sans obstacle le faubourg Saint-Roch et le quartier du Palais qui étaient tout-à-fait déserts, et, après avoir longé le Parc, débouchèrent dans la rue Saint-Charles.

On sait que la rue Saint-Paul n'existait pas alors et que la marée venait presque baigner la base du roc, ne laissant au pied du précipice que l'étroit passage qui existe encore en arrière de la rue Saint-Paul, en bas de la porte Hope. A cet endroit le rocher forme en tombant une saillie considérable; là s'élevait la première barricade, barrant l'extrémité de la vieille rue Sault-au-Matelot.

Bien que les Bostonnais avançassent le plus doucement possible, on les entendit ou on les aperçut de la haute ville; car à peine le colonel Arnold, en arrivant à la première barrière, allait-il en donner l'assaut, que la fusillade éclata du haut des remparts.

Ces premiers coups de feu firent beaucoup de mal aux assaillants. Une balle vient frapper à la jambe Arnold, qui tombe à la renverse. On s'empresse autour de lui, Marc Evrard le premier. Au même instant une seconde décharge de mousqueterie part de la haute ville et renverse Evrard tout sanglant auprès du colonel.

Un homme se précipite hors des rangs et se jette, désespéré, vers le jeune homme qui fait d'inutiles efforts pour se remettre sur pied.

—Vous êtes blessé! monsieur Marc, s'écrie Tranquille en le soutenant avec une tendresse indicible.

—Oui, Célestin. La fatalité me poursuit!

Incapable de faire le moindre mouvement et voyant qu'il sera plus nuisible qu'utile aux siens, Arnold demande à être transporté à l'Hôpital-Général, et ordonne qu'on emporte Evrard en même temps que lui.

Il a remis le commandement de l'avant-garde au capitaine Morgan, ancien perruquier de Québec, mais officier plein de bravoure.

Déjà Tranquille enlevait dans ses bras Marc à moitié évanoui et l'emportait à lui seul, lorsque le colonel l'arrêta du geste:

—Mon ami, dit-il au Canadien, je sais tout l'intérêt que vous portez à votre maître et combien vous désirez le rendre vous-même à l'Hôpital-Général; mais vous pouvez nous être ici de la plus grande utilité. M. Evrard et vous étiez les deux seules personnes en état de nous conduire dans ces rues tortueuses et noires. Maintenant que votre maître est blessé vous seul restez pour guider nos troupes.

—Que le diable emporte vos troupes! s'écria Tranquille avec colère.

Ces cris ranimèrent un instant Marc Evrard qui saisit aussitôt la cause de cette altercation et dit au Canadien:

—Au nom de mon père que tu aimas tant, Célestin, au nom de tout ce que j'ai de plus cher au monde, je te supplie d'obéir au colonel!

—Moi, Célestin Tranquille, vous abandonner ainsi! Que le diable étrangle plutôt tous les Bostonnais.

Evrard fit un effort suprême qui le dégagea à demi des bras de
Tranquille auquel il dit d'une voix que la douleur rendait haletante:

—Si tu ne m'écoutes pas je refuse de me laisser panser, ou j'arrache de ma blessure tout appareil qu'on y mettra!

Tranquille parut hésiter. Arnold lui dit:

—Je vous donne ma parole, mon ami, que votre maître sera traité avec le plus grand soin, et sous mes yeux.

Sur un signe du colonel deux homme s'approchèrent et s'emparèrent de
Marc Evrard qui murmura d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme:

—Du courage, mon bon Célestin, et si tu veux que je me laisse vivre, fais-moi ce dernier sacrifice…

Tranquille lâcha prise en essuyant une grosse larme qui roulait sur sa joue rugueuse.

Les rangs s'ouvrirent au-devant d'Arnold et de Marc Evrard que l'on emporta à l'Hôpital-Général.

Toute cette scène s'était passée en quelque secondes, et Tranquille avait à peine vu disparaître son infortuné jeune maître que déjà le capitaine Morgan entraînait ses gens à l'assaut. Le Canadien bondit à côté de lui en s'écriant:

—Mille massacres! malheur au premier que je rencontre!

Et dépassant tous les autres il s'élance le premier sur la barricade en s'aidant des mains et des pieds. La sentinelle l'aperçoit et fait feu sur lui. Elle a tiré trop vite et la balle siffle à l'oreille de Tranquille qui se donne un dernier élan et saute sur la barrière. Mais le factionnaire a eu le temps de saisir son arme par le canon et frappe le Canadien d'un violent coup de crosse à la tête.

Malgré sa force herculéenne Tranquille chancelle et s'abat en murmurant:

—Pas de chance!

Et il reste étendu sans mouvement.

Le capitaine Morgan, qui venait après lui, a saisi le moment où la sentinelle frappait Tranquille pour passer son épée au travers du corps du factionnaire qui s'affaisse en jetant un cri d'appel. Dans un instant la barrière se couvre de Bostonnais qui sautent en dedans et courent au poste où la garde, commandée par le capitaine McLeod, des Royal Emigrants, est désarmée sans coup férir.

McLeod, raconte Sanguinet fut averti par les factionnaires de l'approche des Bostonnais. Il feignit de n'en vouloir rien croire. La garde voulut prendre les armes, il s'y opposa; de manière que les Bostonnais s'emparèrent de la barrière, ainsi que des canons qui étaient sur un quai et firent tout la garde prisonnière. Alors le capitaine McLeod feignit d'être saoul et se fit porter par quatre hommes. Il y avait tout lieu de croire qu'il avait quelque intelligence avec les Américains. Il fut mis ensuite aux arrêts jusqu'au printemps par les autorités anglaises.

Le capitaine Morgan avait vu tomber Tranquille. A peine fut-il maître du poste qu'il donna l'ordre de chercher le Canadien. On le retrouva tout couvert de sang en ne paraissant donner aucun signe de vie. Morgan s'emporta, jura, cria que c'était vraiment jour de malheur. Mais cela ne ranima point ce pauvre Tranquille, et Morgan resta sans guide. Il lui fallut suspendre sa marche jusqu'au jour.[18]

[Note 18: Historique.]

Bientôt après la prise de la barrière, le lieutenant-colonel Green le rejoignit avec le reste de la colonne qui occupa seulement quelques maisons en dedans de la barricade. Il se passa alors une scène assez curieuse.

Les premiers bruits de l'attaque des assiégeants du côté de la campagne et sur la barricade de la rue Sault-au-Matelot, avaient été entendus dans la haute ville. Aussitôt l'on sonna les cloches à toute volée, tandis que les tambours battaient le rappel. Chacun se leva et courut aux armes. Les écoliers et quelques citoyens qui étaient de piquet cette nuit-là, descendent dans la rue Sault-au-Matelot où l'on devait se rassembler en cas d'alerte, poussent jusqu'à la barrière la plus avancée, et tombent au milieu des Bostonnais qui les entourent et leur tendent la main en leur criant:

—Vive la liberté!

Ces pauvres gens restèrent ahuris! Quelques écoliers alertes s'échappèrent, mais on s'empara des moins ingambes et on les désarma.

Le premier qui se rendit fut Nicolas Cognard, personnage de notre connaissance qui, par hasard, se trouvait cette nuit-là de service. A peine se vit-il entouré d'ennemis qu'il se saisit brusquement de son mousquet… et le présenta au premier Bostonnais venu en lui disant:

—Mon bon Monsieur, ne me faites pas de mal… Je suis un homme inoffensif… Je n'ai jamais tiré un seul coup de fusil…

La peur lui faisait claquer les dents.

—Ce n'est pas de ma faute, voyez-vous… si je me trouve ainsi armé au milieu de braves citoyens américains… Le général Carleton nous tyrannise, nous, pauvres Canadiens, et, l'un des premiers, malgré mon âge avancé, il m'a forcé à prendre les armes contre vous…, moi dont toutes les sympathies ont toujours été pour votre cause… Menacé des derniers tourments, j'ai dû paraître céder et monter la garde avec les autres… Mais, encore une fois, je vous assure que ce fusil n'a jamais fait de mal à personne… Non, sur mon honneur, monsieur l'officier!

Le soldat à qui il s'adressait n'entendait pas un mot de français, mais il vit aisément qu'il avait affaire à un homme de bonne volonté et le désarma en souriant. Le capitaine Morgan avisant Cognard qui se confondait devant le soldat, lui tendit la main et lui dit:

—Vous êtes donc des nôtres, Monsieur?

—Qui, général, à bas l'Angleterre! vive le Congrès! cria Cognard de toute la force de son aigre voix de fausset.

Les écoliers qui avaient pou s'échapper étaient remontés a la haute ville en toute hâte. Ils arrivèrent à la course sur la place d'armes, où toute la garnison était déjà rassemblée, en criant que les ennemis étaient dans la rue Sault-au-Matelot.

Carleton crut d'abord ces enfants sous l'effet de quelque aveugle panique. Il donna l'ordre au colonel McLean de courir à la basse ville afin de savoir au plus tôt la vérité. Ce dernier revint en criant à tue-tête que de fait les ennemis étaient dans le Sault-au-Matelot, et qu'ils s'étaient emparés de la première batterie et de toute la garde qui la défendait.

—"Citoyens, dit alors Carleton, voici le moment de montrer votre courage. Prenez confiance, je reçois à l'instant un message de Près-de-Ville qui m'annonce que le corps d'armée qui a tenté d'enlever la barrière vient d'être repoussé avec perte. On croit même que le commandant ennemi est parmi les morts. Quant à l'attaque du côté de la campagne elle n'a rien de sérieux et les assaillants ont déjà battu en retraite.—Major Nairne et vous, capitaine Dambourgès, prenez deux cents hommes et descendez à la basse ville pour soutenir ceux qui défendent la dernière barricade. Vous, capitaine Laws, à la tête de votre détachement du 7e, sortez par la porte du Palais et allez prendre l'ennemi en queue dans la rue Sault-au-Matelot. Le capitaine McDougal vous appuiera avec sa compagnie. Quant à vous, colonel Dupré [19], restez pour le moment près de moi afin de vous porter, au premier signal, avec vos Canadiens, sur le point le plus menacé."

[Note 19: Le colonel LeComte Dupré qui commandait les Canadiens-Français, se distingua lors du siège de 1775, et son nom fut mis en tête de la liste d'honneur que le général Carleton envoya au Secrétaire d'État, Lord Germaine, après la retraite des Américains. Parmi les Canadiens signalés l'on remarque encore, dans les dépêches, les noms du major L'Écuyer et des capitaines Bouchette, Laforce et Chabot. Hawkin's Picture of Quebec.]

Le jour se levait. Lorsque Nairne et Dambourgès arrivèrent à la basse ville, les Américains avaient occupé la rue Sault-au-Matelot dans l'espace de deux cents pas jusqu'à la seconde barrière qui, en arrière de la maison servant aujourd'hui de bureau à M. A. Campbell et à M. Jacques Auger, interceptait toute communication avec le reste de la ville basse. La rue Saint-Jacques n'existait pas encore et la mer venait battre le quai de Lymburner, en arrière. Ce quai, avec la maison de Lymburner, bâtie à l'endroit où s'élève aujourd'hui la banque de Québec, étaient défendus par quelques pièces de canon.

Les Bostonnais s'étaient retranchés dans les maisons qui s'étendaient de chaque côté de la rue Sault-au-Matelot, et dans cet étroit défilé qui conduit de la base du rocher à la porte Hope. La projection de la balaise protégeait ces derniers contre le feu des canons de la barrière. "Ainsi placés, dit Garneau, les combattants formaient un angle, dont le côté parallèle au cap était occupé par les assaillants, et le côté coupant la ligne du cap à angle droit et courant au fleuve, était défendu par les assiégés qui avaient une batterie à leur droite."

Avant l'arrivée de Nairne et de Dambourgès amenant du secours au capitaine Dumas qui commandait le poste menacé, les assiégeants se seraient peut-être emparés déjà de la seconde barrière, sans le dévouement d'un Canadien fort brave et robuste nommé Charland, qui, au milieu des balles, s'avança sur la barricade et tira en dedans les échelles que les Bostonnais y appliquaient pour la franchir.

Il était temps de prendre l'offensive et d'attaquer les maisons prises par l'ennemi, surtout celle qui faisait le coin de la barrière, et par les fenêtres de laquelle les Bostonnais tirait sur les nôtres à feu plongeant.

Le capitaine Dambourgès et les Canadiens sautent dans la rue, en dehors de la barricade, et vont appliquer contre cette maison les échelles enlevées aux assaillants. Dambourgès grimpe jusqu'à la fenêtre du pignon, lâche son coup de fusil, s'élance à l'intérieur et fonce avec sa baïonnette dans une chambre occupée par les Bostonnais. Les Canadiens l'y suivent et tombent à grands coups sur les ennemis. A la vue de ces enragés qui frappent ferme et dru, les Américains perdent la tête, jettent leurs armes et se sauvent dans le grenier ou dans les caves.

Ce fut le commencement de la déroute de la division Arnold. Excités par ce succès les Canadiens continuent à traquer les Bostonnais qu'ils délogent de maison en maison, en les refoulant sur la barrière du bout de la vieille rue Sault-au-Matelot.

Le capitaine Laws n'avait guère plus perdu son temps. Sorti par la porte du Palais pour attaquer les ennemis en queue et leur couper le chemin au cas où il viendraient à battre en retraite, Laws entre dans une maison où la plupart des officiers américains délibéraient sur le parti qui leur restait à prendre, et tombe inopinément au milieu d'eux. On l'entoure en le menaçant de mort.

—Messieurs, dit froidement Laws, regardez dans la rue. Je suis à la tête de douze cents hommes, et, si vous ne vous rendez à l'instant même, sur un signe de moi on vous massacre tous!

Ceux-ci remarquent en effet qu'il y a beaucoup de monde dans la rue, sans qu'ils en puissent pourtant préciser le nombre, et se rendent prisonniers.

Laws n'avait pas deux cents hommes avec lui.

Refoulés en tête, pressés à l'arrière-garde, cernés de toutes parts, les
Américains ne se défendent plus que mollement, tandis que le feu des
Canadiens redouble d'intensité.

Alors un homme qui ne se sentit pas du tout à son aise, ce fut M. Nicolas Cognard retenu prisonnier par les ennemis et pris entre deux feux. Non, jamais mortel n'eut une frayeur semblable. Tant que les Américains avaient été maîtres de la rue Sault-au-Matelot, Cognard était tranquillement resté à l'abri des balles dans l'une des maisons occupées par l'ennemi. Mais lorsque la déroute des Bostonnais commença, ce fut une toute autre chose. Pourchassés de maison en maison, les soldats d'Arnold se répandaient effarés dans cette rue fermée à chaque bout, y tournoyant comme des fauves dans leur cage, et tirant au hasard et souvent les uns sur les autres. La maison ou se tenait Cognard que l'épouvante gagnait de minute en minute, fut l'une des dernières dont s'emparèrent les nôtres. Les Canadiens y étant entrés par la porte, Cognard à que la peur faisait perdre la tête sortit éperdu par la fenêtre avec les Bostonnais.

Un Canadien qui l'aperçut lui lâcha un coup de fusil. La balle pénétra dans la partie charnue qui terminait l'échine du malheureux Cognard. En sentant le coup il poussa un hurlement de douleur et d'effroi. Par surcroît d'infortune, en tombant dans la rue, il alla s'asseoir sur la pointe de la baïonnette d'un Bostonnais que venait de sauter avant lui et n'avait pas encore eu le temps de se relever.

Alors, dominant le tumulte de la bataille, s'élevant au-dessus des détonations de la fusillade et du vacarme de la mêlée, on entendit un cri aigre, déchirant, inouï.

Cette clameur n'avait presque rien d'humain et tenait le milieu entre le couac horripilant que la bouche d'un mauvais plaisant tire de l'anche d'une clarinette en y soufflant à plein poumons, et le braiment mélancolique de l'âne ou le sinistre hurlement d'un chien misanthrope qui se lamente le soir en contant ses chagrins à la lune. Ce cri indéfinissable avait quelque chose de tellement étrange, que, d'un commun accord, le combat cessa un instant des deux côtés. L'on entendit alors une voix lamentable et perçante qui criait dans le plus haut diapason que le gosier de l'homme ait jamais atteint:

—Aie…! aie…! Mon Dieu Seigneur! je suis mort!…

Ceci devenait tellement burlesque qu'un énorme éclat de rire traversa le champ de bataille.

—M'est avis que voilà un particulier bien malade! s'écria, dans l'embrasure d'une fenêtre, le Canadien qui avait tiré sur Cognard en le prenant pour un ennemi. Yankee doodle, tiens-toi bien; nous allons t'en faire voir d'autres encore, mon bonhomme! dit-il en sautant dans la rue pour s'élancer avec ses camarades à la poursuite des Bostonnais qui se massaient de plus vers le bout de la vieille rue Sault-au-Matelot.

Il s'en alla tomber les deux pieds dans le dos de Cognard qui, toujours étendu à plat ventre, redoubla ses cris frénétiques.

—Ah çà! qu'est-ce que tu as donc, toi? dit le Canadien en s'arrêtant près de lui pour recharger son fusil.

Cognard leva vers le Canadien une figure bleuie par l'effarement, et se mit à trépigner des pieds et des mais comme un enfant pâmé.

—Mais veux-tu bien te taire, braillard! on n'entend que toi, ici!

Il lui allongea en même temps un grand coup de pied, car voyant que ce poltron était un Canadien il le prenait pour l'un des combattants et avait honte de l'entendre se lamenter ainsi.

Cognard voulut crier plus haut encore… mais il manqua de vois et s'évanouit…

Comme les nôtres refoulaient de plus en plus les Américains, on entendit du côté des ennemis plusieurs voix qui criaient:

—Ne tirez plus, Canadiens, vous allez tuer vos amis!

L'on crut d'abord à une feinte et nos gens continuèrent à fusiller la masse compacte qui grouillait devant eux. Mais comme les mêmes paroles se répétaient avec plus d'instance parmi les Bostonnais, les nôtre cessèrent le feu et reconnurent quelques-uns de leurs amis qui avaient été faits prisonniers à la garde. Les Bostonnais présentèrent en même temps la crosse de leurs fusils et se rendirent prisonniers.

Le combat avait duré deux heures.

Dans cet engagement nous n'eûmes que dix-sept hommes tués et blessés, dont un seul Canadien-Français perdit la vie, selon que le constatent les registres de N. D. De Québec. Le lieutenant Anderson de la marine royale fut trouvé parmi les morts.

Les Américains eurent vingt hommes tués et une cinquantaine de blessés, et plus de quatre cents prisonniers qui furent, pour le moment, conduits et enfermés au Séminaire. [20]

[Note 20: Voici l'état de la division d'Arnold faite prisonnière dans la rue Sault-au-Matelot:

    1 Lieutenant-colonel,
    2 Majors,
    8 Capitaines,
    1 Adjudant,
    1 Quartier-Maître,
    4 Volontaires
    350 Soldats, tous sans blessure;
    Et 44 Officiers et soldats blessés,
    En tout 426 prisonniers.
]

Les mémoires du temps nous ont transmis le récit de ce combat d'une manière si détaillée, qu'il m'a fallu les suivre de bien près, l'imagination n'ayant guère de champ libre en pareil cas, lorsque l'on tient surtout à ne point fausser l'histoire. Voir les mémoires de Sanguinet, de Badeaux, etc., et l'oeuvre de Garneau.

Dans le courant de cette matinée glorieuse où la capitale dut son salut surtout à la bravoure des se citoyens, le général Carleton, anxieux de savoir si le général Montgomery se trouvait parmi les morts à Près-de-Ville, donna l'ordre à M. James Thompson d'aller explorer l'avant-poste où commandait le capitaine Chabot.

Parmi le nombre de cadavres que l'on tira de sous la neige qui les recouvrait en partie, l'on remarqua trois officier et un sergent. Celui qui paraissait être l'officier supérieur en grade avait reçu deux balles dans la tête et avait en outre une jambe fracassée. Son bras gauche sortait de la neige et semblait faire un signe d'appel désespéré, tandis que le corps restait tordu par un dernier spasme de souffrance, les genoux étant violemment ramenés vers la tête.

Une épée à pommeau d'argent était étendue près de lui. M. Thompson s'en empara et monta au Séminaire afin de demander à quelqu'un des officiers américains de vouloir bien aller identifier avec lui les cadavres relevés à Près-de-Ville.

A peine fut-il entré dans la chambre où se trouvaient les malheureux officiers de la division d'Arnold, que l'un d'eux se mit à fondre en larme. Il avait reconnu l'épée de son général.

Le corps de Montgomery fut transporté dans une maison de la rue Saint-Louis, la seconde en deçà du coin de la rue Sainte-Ursule; elle appartenait à un nommé François Gobert [21]

[Note 21: Cette petite maison, qui existe encore, mais branlant la tête comme un vieillard décrépit, porte aujourd'hui (1875) le numéro 42.]

Dans le courant de la journée le général Carleton ordonna que Montgomery fut inhumé décemment, mais sans aucune démonstration publique. Il fut enterré sous les yeux de M. Thompson, en dedans du bastion Saint-Louis, avec ses deux aides-de-camp—MM. Mcpherson et Cheeseman—que l'on avait trouvés morts à ses côtés—et tous les soldats américains qui avaient été tués durant la nuit précédente. [22]

Ainsi mourut glorieusement à l'âge de quarante ans, Richard Montgomery que la grande république américaine considère à bon droit comme l'un de ses héros. Ayant d'abord servi sous le drapeau britannique, il avait aidé à la prise de Québec, en 1759. Plus tard il se maria avec une Américaine, fille du juge Livingston, adopta les principes politiques de son beau-père, et embrassa la cause de l'indépendance des colonies. Sa fin chevaleresque eut un grand retentissement aux États-Unis, où, en considération de son patriotisme, on lui éleva un monument; tandis que, en Angleterre, les grands défenseurs de la liberté faisaient retentir le Parlement de son éloge [23]

[Note 22: Le corps du général seul fut déposé dans un cercueil, et c'est ce qui permit à M. Thompson de le reconnaître en 1818, lorsque le neveu du général, M. Lewis, vint réclamer au nom des États-Unis les restes d'un parent illustre et malheureux.]

[Note 23: La plupart de ces détails qui concernent la mort de Montgomery sont tirés d'un opuscule de M. J. LeMoine, intitulé "The Sword of Brigadier General Richard Montgomery", et composé en grande partie du journal de M. Thompson.]

CHAPITRE SEPTIÈME

ALICE

Pendant que j'écrivais le récit des évènements tumultueux qui précédent, plus d'une fois il m'a semblé voir le doigt effilé de quelqu'une de mes lectrices tourner rapidement ces feuilles toutes remplies d'un bruit assourdissant de combats, et comme empreintes d'une sombre couleur de sang; à plusieurs reprises j'ai vu se lever vers moi de grands yeux bleus ou noirs, tandis qu'une bouche mutine s'entrouvrait pour me dire:

—Eh mais! quand donc finirez-vous de nous raconter ces affreuses batailles qui ne sont rien moins qu'amusantes, pour nous parler un peu de votre héroïne, à laquelle—il nous faut bien vous l'avouer—nous commencions à nous intéresser quelque peu!

—Vraiment, madame, cet aveu ainsi que votre impatience éveillent en moi quelque orgueil. Cependant vous avez dû prévoir, au début de ce livre, que ce n'était pas la simple histoire d'un amour heureux et paisible dont j'allais avoir l'honneur de vous entretenir, mais bien plutôt d'évènements heurtés, où l'éternel poème de deux coeurs fortement épris l'un de l'autre serait traversé par la plus violente des passions, la jalousie, et par ce terrible fléau, ce châtiment de l'humanité, la lutte à main armée de l'homme contre son semblable. Si donc vous daignez me suivre jusqu'à la fin, il faut vous résigner à passer par toutes les phases de ce récit orageux. Et certes! trop heureux serais-je encore si de ces trois cents pages, une seule vous émouvait au point qu'une de vos larmes vint à y perler, dût votre main impatiente feuilleter le reste du livre, de ce mouvement rapide et dédaigneux que l'on vous connaît lorsqu'un ouvrage a le tort impardonnable de ne vous pas intéresser.

Comme on l'a dit souvent, la seule grande et importante question qui remplisse toute la vie de la femme, c'est l'amour. Chez la jeune fille qui s'ignore elle-même et n'a pas encore ressenti les froissements de la vie réelle, cet irrésistible besoin d'aimer atteint les limites extrêmes de la passion. L'heureux élu de son coeur est tout pour elle, et pour celui qu'elle aime elle abandonnera tout, si l'on veut entraver son amour.

Il me faudrait une plume tombée de l'aile d'Abdiel, cet ange des regrets, pour trouver les mots dignes de rendre tout l'expression de la souffrance d'Alice après qu'elle eût été si violemment séparée de son fiancé. Il y avait en elle deux âmes distinctes: une âme de génie et une âme de jeune fille. Elle avait de ces tristesses profondes comme en éprouverait un ange exilé sur cette terre et qui se souviendrait des cieux. Elle avait aussi des naïvetés d'enfant.

Depuis que Marc Evrard avait été banni de la ville, Alice était complètement restée étrangère à toute préoccupation extérieure. Sa douleur avait élevé autour d'elle comme un rempart qui la séparait du monde. Rien n'existait plus pour elle ici-bas que l'image de son malheureux amants toujours présente à son esprit. Le regard d'angoisse qu'il lui avait jeté en partant était le dernier dont elle se souvint; la pression de sa main la dernière qu'elle eût ressentie, et le son de sa voix le dernier qui eût vibré à son oreille.

James Evil—on se doute bien qu'il s'était hâté de profiter de l'éloignement de son rival—avait beau venir, presque chaque jour, lui parler de ses sentiments pendant de longues heures, non seulement elle ne lui répondait pas, mais elle ne l'entendait point. Elle le voyait si peu même qu'elle était encore à s'apercevoir qu'il manquait une oreille à Evil, perte qui cependant lui faisait une assez odieuse figure à ce digne capitaine et qui, en tout autre temps, aurait valu à l'officier les moqueries de la jeune fille en vain M. Cognard tâchait-il, dix fois le jour, de faire valoir aux yeux de sa fille tous les avantages qu'elle tirerait de son union avec l'officier anglais; en vain le revêche belle-mère, dame Gertrude, lui glissait-elle à demi-voix toutes les allusions perfides que sa langue venimeuse lui suggérait contre Marc, Alice n'entendait rien que la voix éplorée de l'amour d'Evrard, qui chantait tristement dans son coeur.

Souvent, au commencement du siège, elle allait, suivie de sa fille de chambre, errer sur le rempart qui regarde les plaines d'Abraham. Là, tandis que la soubrette effrayée se blottissait à l'abri d'un mur, Alice, debout, le coude appuyé sur le parapet, qu'elle dominait de toute sa tête, la joue appuyée sur ses doigts repliés, passait de longues heures à regarder les deux camps des Bostonnais. Les boulets passaient en hurlant non loin d'elle, et les bombes s'en venaient éclater dans les environs, qu'elle ne daignait même pas le remarquer. Eh! que lui importait la vie si jamais plus elle ne devait le revoir!

Elle s'exposait souvent à tel point que plus d'une fois les artilleurs que faisaient, en cet endroit, le service des pièces, voulurent la persuader de s'éloigner; mais elle les regardait alors d'un air si décidé qu'ils finirent par la laisser tranquille. Souvent les officiers vinrent la contempler à distance en admirant sa taille svelte et finement cambrée; ils ne l'appelaient plus que "la belle amazone".

Evil ne fut pas longtemps à ignorer ces escapades romanesques et accourut un jour auprès de la jeune fille pour la supplier de quitter un endroit si périlleux et surtout de n'y plus revenir. Le regard qu'Alice daigna cette fois laisser tomber sur lui contenait tant de dédain qu l'officier battit en retraite sans oser insister davantage. Reculant de quelques pas il dévora dans un silence farouche la colère qui grondait en lui à la vue de l'amour profond voué à son rival. Car lui aussi aimait Alice: Il l'aimait avec rage!

Le soir du même jour, autant pour se venger de la dédaigneuse Alice que pour l'empêcher de s'exposer encore, Evil condescendit à se plaindre à Madame Cognard—qu'il méprisait de tout son coeur—des imprudentes sorties de sa belle-fille.

Ce soir-là dame Gertrude ne dit rien; mais dans l'après-midi du lendemain quand Alice voulut sortir, madame Cognard se trouva près de la porte.

Jamais bouche de belle-mère n'improvisa pareille semonce. Nous ne la répéterons pas; il nous faudrait tremper notre plume dans du vitriol pour en reproduire toute la virulence.

Alice n'essaya même pas de l'interrompre et garda son grand air de reine qui avait le don d'exaspérer au plus haut point la mégère. Quand à bout d'invectives et le coeur vide de venin, dame Gertrude s'arrêta épuisée, haletante de fureur, Alice lui répondit d'une voix douce et ferme:

—Je ne fais rien de blâmable où je vais, madame, puisque je m'y rends à la vue de tout le monde. D'ailleurs comme le devoir d'une bonne mère est d'accompagner partout sa fille, libre à vous de venir avec moi!

Et, profitant du paroxysme de rage qui paralysait les mouvements de madame Cognard, Alice ouvrit la porte, sortit et se dirigea vers le bastion Sainte-Ursule où elle prit sa place et sa position accoutumées.

On était à la fin de décembre. Une couche épaisse de neige couvrait la plaine à perte de vue, en descendant vers la rivière Saint-Charles et en remontant la vallée jusqu'au pied des Laurentides. Une large bande de nuages d'un rouge violacé zébrait le ciel et se reflétait en demi-teintes sur la neige onduleuse. Au fond de la vallée près du couvent de l'Hôpital-Général, et là-bas, sur les hauteurs de Sainte-Foye et près du bois de Gomin, l'on entrevoyait des taches noires qui s'agitaient en tous sens. De temps à autre un éclair flamboyait au milieu de ces masses confuses, et les bombes des assiégeants, après avoir tracé dans l'air un orbe rapide, venaient s'abattre sur la ville avec un sourd bourdonnement.

Alice, le sein gonflé de muets sanglots, suivait tous les mouvements de ces points noirs qui s'agitaient au loin.

—Où était-il, atome perdu dans l'immensité de cet horizon? Que faisait-il? Le reverrait-elle un jour?

Tel était le cercle fatal et restreint où, durant de longues heures, tournait sa pensée désolée…

Le même soir le père Cognard fit une scène à sa fille.

—J'en apprends de belles sur votre compte, mademoiselle! lui dit-il durement, comme ils allaient se mettre à table.

Madame Cognard s'était empressée de dénoncer à son mari les sorties scandaleuses de sa fille et s'était plainte à lui, en larmoyant, la digne femme, du peu de respect que lui témoignait Alice. Les femmes du caractère de dame Gertrude ont toujours des larmes à leur service. D'où les tirent-elles? Où se trouve chez elles ce réservoir intarissable? On n'a jamais pu le savoir.

Aux premières paroles que lui adressa son père, Alice pressentit un orage et releva la tête.

—Je crois, par ma foi, que vous devenez folle! poursuivit Cognard en haussant la voix. Aller vous exposer ainsi sur les remparts et afficher devant tout le monde votre amour insensé pour un misérable rebelle que le gouverneur a fait chasser de la ville! Eh! mais voulez-vous donc vous perdre à tout damais dans l'esprit des honnêtes gens et de plus compromettre votre malheureux père!… Daignerez-vous au moins me répondre, Mademoiselle! S'écria-t-il, la figure empourprée et s'animant de plus en plus.

Alice, le coeur affreusement serré, ne trouvait rien à dire.

En face de ce mutisme, la colère du père Cognard monta, monta jusqu'à la fureur, et, frappant sur la table un grand coup de poing qui fit sauter les assiettes:

—Vous ne voulez point parler! Soit! Mais je vous signifie, moi, que si vous avez le malheur de retourner sur les remparts, je saurai vous montrer que est le maître ici! Entendez-vous!

Un second coup de poing, plus violent que le premier s'abattit sur la table où toute la vaisselle tressauta bruyamment. Il n'y a pas de pires tyrans avec les femmes que ces hommes lâches qui tremblent devant la menace d'un autre homme.

—Et puis, vociféra Cognard en terminant, vous voudrez bien traiter madame votre mère, ici présente, avec tout le respect qui lui est dû, ou sinon!…

Un troisième coup de poing appuya ces paroles.

Alice que cette colère bruyante—elle y était habituée depuis longtemps—bien loin de l'effrayer, avait ramenée à tout son sang froid, se leva, et calme, digne:

—Puisque vous l'ordonnez, mon père, dit-elle, je ne sortirai plus. Mais sachez bien ceci: c'est que d'arracher de mon coeur l'amour que j'ai voué à un infortuné, victime d'une atroce calomnie—amour que vous avez d'abord encouragé, mon père—vous n'en avez maintenant ni le droit ni la puissance! Cet amour me vient de Dieu qui en fera ce qu'il voudra. Quant à madame, si elle veut être respectée, qu'elle se respecte d'abord elle-même en me traitant avec les égards qui sont dus à votre fille.

Et Alice se retira.

Le père Cognard cassa deux assiettes, et de rage dame Gertrude éclata en sanglots spasmodiques.

Alice regagna sa chambre qui était située à l'étage supérieur et se jeta sur son lit où, toute sa fermeté l'abandonnant soudain, elle fondit en larmes.

Se fille de chambre qui avait eu connaissance de l'altercation la rejoignit aussitôt, et s'agenouilla près du lit d'Alice en tâchant de la consoler.

Une souffrance identique rapproche les infortunés, Lisette aussi était frappée d'un amour malheureux. Elle aimait Tranquille qui s'était volontairement exilé avec Marc Evrard. Elle s'empara de la main de sa maîtresse. Longtemps elles pleurèrent ensemble sans se dire un mot. Les douleurs muettes ne sont pas celles que se comprennent le moins.

Il y avait plus d'une heure qu'elles mêlaient ainsi l'amertume de leurs larmes, lorsqu'on entendit craquer les marches de l'escalier. Un moment après la voix grincheuse de dame Gertrude se fit entendre de l'autre côté de la porte qu'on se garda bien d'ouvrir:

—Que faites-vous donc, Lisette? Vous n'êtes bonne qu'à flâner partout.
Votre maîtresse doit avoir fini de vos services?

—Je l'aide à se déshabiller, répondit Lisette avec cette intonation sèche que savent prendre les serviteurs quand ils se savent supportés en arrière.

—Dépêchez-vous alors, impertinente, on a besoin de vous.

Et madame Cognard redescendit l'escalier en grommelant

—Tu vas m'aider à me mettre au lit dit Alice. Je suis brisée!

Quant elle eut couché sa maîtresse, avec tous ces petits soins dont seules les femmes ont le secret, Lisette allait s'éloigner quand Alice la rappela:

—Donne-moi mon piéchon, dit-elle, j'ai les pieds froids comme glace.

Le piéchon était une invention d'Alice et qui révélait d'une manière charmante le côté juvénile du double caractère de la jeune fille.

C'était un tout petit manchon qui, du temps qu'il était neuf, avait protégé, à la promenade, les mains délicates d'Alice contre les morsures du froid. Maintenant qu'il était un peu passé, elle s'en servait la nuit pour réchauffer ses pieds froidis. Et voilà comment le manchon était devenu piéchon. L'expédient était neuf et le mot pittoresque.

Quand le manchon fut introduit sous les draps, Alice fourra dans l'ouverture étroite et chaudement entourée d'une ouate épaisse, ses petits pieds blancs délicatement veinés de bleu, aux ongles polis et nacrés, pieds mignons qui se blottirent dans ce réduit duveteux en palpitant comme deux tourterelles, lorsque, surprises par un vent glacé, elles accourent se tapir dans le mol édredon de leur nid.

Restée seule, Alice sentit sa pensée monter et planer dans le vague de ces rêveries profondes qui, bien que des plus noires, ne sont cependant pas sans charmes. "La mélancolie n'est-elle pas le plaisir de ceux qui n'en ont plus?" a dit un auteur aussi délicat analyste du coeur de l'homme que charmant écrivain. [24] Nous ne saurions la suivre dans le vol infatigable de son inquiète pensé. Qui jamais pourra suivre l'essor des rêveries d'une jeune fille, et apprécier l'immensité du trésor de dévouement contenu dans un être aussi frêle?…

Quelques jours plus tard eut lieu le combat de la rue Sault-au-Matelot. M. Cognard dont nous avons raconté les mésaventures, fut rapporté chez lui sur une civière.

En le voyant tout couvert de sang Alice fut frappée d'une anxiété poignante. Car après tout elle aimait son père.

Quant à madame Cognard, elle cria, feignit de s'arracher les quelques cheveux qui lui restaient, et eut une de ces crises de nerfs que les femmes de son acabit ont rendus classiques.

Mais M. Lajust [25] chirurgien du temps, vint bientôt rassurer Alice. Après avoir pansé les deux blessures de Cognard, il assura qu'elles n'avaient absolument rien de dangereux et que son patient serait sur pied en moins d'un mois, mais qu'il s'écoulerait encore plusieurs semaines avant qu'il pût s'asseoir sur la dure.

[Note 24: Charles Nodier dans les Proscrits.]

[Note 25: Voyez les mémoires de P. de Sales Laterrière.]

Tandis qu'Alice, un peu consolée, regagnait sa chambre, madame Gertrude s'installait, en arrêtant bruyamment le dernier flot de ses larmes.

Alice était à peine rentrée chez elle que Lisette vint la trouver.

—Mademoiselle! dit-elle en accourant tout essoufflée, on dit qu;'une partie de l'armée des Bostonnais a été faite prisonnière. Si vous me le permettez je vais aller aux renseignements afin d'avoir des nouvelles de M. Evrard.

—Et de Célestin? repartit Alice qui sourit au milieu de ses larmes.

Et puis avec angoisse:

—Pourvu, mon Dieu! qu'il ne lui soit pas arrivé malheur! Va, Lisette, et reviens bien vite!

La soubrette partit comme un trait.

Elle n'apprit que bien peu de choses en ville, sinon que tous les prisonniers américains étaient gardés au Séminaire. La brave fille, qui du reste craignait peu de se compromettre de la sorte, y alla tout droit. Plusieurs citoyens de la ville gardaient les prisonniers. Malgré ses supplications Lisette ne put communiquer avec aucun des captifs.

Cependant elle insista si longtemps auprès de l'un des gardiens, qui était un ouvrier de sa connaissance, que celui-ci consentit à aller aux informations. Au bout d'une demi-heure d'absence, il revint avec ces quelques renseignements qu'il avait arrachés par bribes d'un officier américain que entendait un peu le français:

Un jeune Canadien, de Québec, petit de taille et pâle, avait, au commencement du mois, pris du service dans la division d'Arnold qui, après avoir reconnu en lui un jeune homme instruit et décidé, l'avait fait officier… Ce jeune homme avait été blessé à la jambe au commencement du combat, en même temps que le colonel Arnold. Tous deux avaient été emportés à l'Hôpital-Général… Arnold avait promis que son jeune ami serait traité avec la plus grande attention… Quant au serviteur du jeune officier—un Canadien aussi,—sa grande taille et sa force extraordinaire l'avaient fait remarquer de tous les Bostonnais. Il avait reçu un coup de crosse à la tête… Ramassé sans connaissance sur la barricade, il avait donné signe de vie comme on le jetait parmi les morts… Il avait alors été amené au Séminaire avec les autres prisonniers… Le chirurgien qui avait visité sa blessure ne désespérait pas de le sauver…

Bien vite Lisette avait reconnu qu'il s'agissait de Marc Evrard et de Tranquille. Le coeur serré, mais non sans espoir elle reprit le chemin du logis de sa maîtresse.

Comme elle traversait la grande place du marché, elle s'arrêta court, et, introduisant sa main dans la poche de sa robe, elle y chercha quelque objet dont elle reconnut aussitôt la présence avec une évidente satisfaction.

Elle changea de direction, et, d'une allure plus rapide, s'en alla frapper à la porte du docteur Lajust.

On la fit entrer. Le médecin était de retour de chez M. Cognard et se trouvait seul.

—Qu'y a-t-il à votre service, mon enfant? lui demanda-t-il en la reconnaissant pour l'avoir souvent vue chez Cognard dont il était le médecin ordinaire.

Lisette tira de sa poche le louis d'or que Marc lui avait fait donner par Tranquille, et le présenta au docteur.

—Veuillez donc me dire, Monsieur, fit-elle en rougissant jusqu'au front, si l'on meurt d'un coup de crosse de fusil sur la tête?

—Cela dépend du plus ou moins de violence du coup et de la vigueur de la constitution de celui qui le reçoit, répondit en souriant le médecin. Cependant je puis vous dire qu'une blessure à la tête, dont on ne meurt pas sur le champ, est rarement mortelle. On en guérit même assez vite.

—Oh! merci! dit Lisette qui essaya de glisser le louis d'or dans la main du docteur.

Mais celui-ci le repoussa doucement.

—N'est-ce que cela? demanda-t-il.

—Pardon, Monsieur le docteur, reprit Lisette enhardie, mais si ce n'est pas abuser de votre bonté, veuillez donc me dire encore si une balle reçue dans la jambe fait une blessure dangereuse?

—Diable! s'écria M. Lajust, il paraît que le malheureux garçon auquel vous vous intéressez est joliment endommagé! Eh bien généralement ces sortes de blessures guérissent assez facilement, pourvu toutefois qu'elles soient bien soignées.

—Merci, oh! merci pour ces bonnes paroles! s'écria Lisette dans une sympathique explosion de joie.

Et elle offrit de nouveau sa pièce d'or au docteur.

Celui-ci la lui rendit et lui dit:

—Non vraiment! je l'aurais trop aisément gagnée! Mais dites-moi donc pourquoi ou pour qui me demandez-vous cela.

—Oh! répondit Lisette, ceci est mon secret!

—Oh! dans cas, gardez-le, mon enfant. C'est du reste le devoir d'un médecin de respecter les secrets.

En voyant que Lisette se retirait:

—Bonjour, la belle enfant, dit en la reconduisant le galant docteur.

—Merci mille fois, monsieur fit Lisette avec une révérence.

Elle vola plutôt qu'elle ne courut chez sa maîtresse qui l'attendait depuis deux heures avec un impatience extrême.

Nous n'assisterons pas à l'entretien de la soubrette et d'Alice, car vraiment cela mènerait trop loin.

Ajoutons seulement que lorsqu'une heure plus tard, Lisette appelée pour le service de la maison quitta sa maîtresse fort affligée des nouvelles qu'elle venait d'apprendre, la soubrette murmura, à part soi, en descendant rapidement:

—Je veux bien coiffer sainte Catherine si je n'ai pas vu Célestin avant quinze jours!

CHAPITRE HUITIÈME

CE QUE FEMME VEUT

Après les échecs désastreux du 31 décembre, l'armée américaine, considérablement affaiblie par la capitulation de toute la division d'Arnold, recula sa ligne de circonvallation à près de deux milles de la ville assiégée. Quoique privés de plus du tiers de leurs forces, les Bostonnais n'en continuèrent pas moins le blocus.

On ne sait ce dont il faut le plus s'étonner dans ce siège, ou de la folie des assiégeants ou de la timidité du général Carleton qui n'osa jamais, avec les forces supérieures dont il pouvait disposer, faire une sortie qui eût certainement écrasé la petite armée des Bostonnais et déterminé la levée immédiate du siège. C'est assez généralement l'habitude de l'histoire de reporter toute la gloire d'une guerre, d'un siège, d'une campagne, sur le commandant en chef; à tel point que, lorsqu'on lit le récit de ces grands faits d'armes qui ont fait retentir les siècles des temps modernes et de l'antiquité, on ne songe presque jamais à se rendre compte des difficultés vaincues par les soldats dont la bravoure assure, après tout, le gain des batailles. Les auteurs, habitués depuis longtemps à ne célébrer que le génie, plus ou moins réel, du général, font tellement converger avec lui tous les rayonnements de la gloire, que nous nous laissons habituellement entraîner après eux à n'admirer que ce demi-dieu dont le resplendissement éclipse tous ceux qui l'entourent.

Mais lorsque, sans me lisser fasciner par les panégyristes de Carleton, je me demande si ce fut bien lui qui, par la force de son courage ou de son génie, ou par les efforts d'une volonté intelligente, sauva le Canada lors de l'invasion de 1775, je ne peux me convaincre, malgré la meilleure volonté du monde, qu'il eût personnellement une bien grande part au succès de nos armes. Les capitulations successives du fort Chambly et de Saint-Jean, de Montréal et des Trois-Rivières d'où nous avons vu Carleton décamper devant l'ennemi avec une merveilleuse diligence, la timidité d'un général qui se laisse assiéger par des forces de beaucoup inférieures aux siennes sans jamais tenter une sortie contre l'ennemi, font beaucoup pâlir à mes yeux l'auréole de gloire qu'on s'est plu à poser sur la tête de ce gouverneur.

En remontant même des grands effets aux petites causes, lorsque j'en viens enfin à me demander ce qui serait advenu si un homme du peuple, obscur soldat, nommé Charland, n'eût pas, au grand péril de ses jours, retiré en dedans de la seconde barricade de la rue Sault-au-Matelot, les échelles à l'aide desquelles les Bostonnais allaient franchir ce dernier obstacle, et si le capitaine Chabot et Dambourgès n'avaient point personnellement fait preuve d'une aussi prompte et ferme décision, il me paraît que le salut de Québec et la gloire future de Sir Guy Carleton eussent été singulièrement compromis!

Pour qu'on sache bien que ce jugement, tout sévère qu'il peut paraître, ne m'est point dicté par quelque sotte animosité de race, je me hâte d'ajouter que Sir Guy Carleton, s'il n'avait pas l'âme d'un héros, n'en était pas moins un homme au coeur excellent et qui sut, pendant tout la durée de son administration, s'attirer et conserver la confiance, voire même l'affection des Canadien-Français. Et certes! c'est un mérite dont on doit lui tenir compte pour peu qu'on veuille se rappeler le gouvernement tyrannique de son successeur exécré, Frédérick Haldimand.

Le siège ou plutôt le blocus de la ville continua donc en dépit des pertes terribles essuyées par les Américains, qui ne pouvaient même plus continuer le bombardement, leurs pièces ayant été démontées par l'artillerie de la place.

Les assiégés comptaient si bien n'être jamais forcé de capituler qu'ils élevèrent sur les murs, du côté des faubourgs, un énorme cheval de bois, avec une botte de foin devant lui et cette inscription: "Quand ce cheval aura mangé cette botte de foin, nous nous rendrons."

Il arriva, dans l'une des premières semaines de 1776, un fait qui prêta bien à rire aux dépens des Bostonnais. Les sieurs Lamothe et Papineau vinrent de Montréal pour informer le général Carleton que la situation des Américains était loin d'être meilleure dans le haut de la Province. Déguisés en mendiants, ils arrivèrent tous deux au camp des Bostonnais devant Québec. Il y passèrent deux ou trois jours tendant la main pour demander l'aumône, et constatant du coin de l'oeil combien était grande la détresse de cette bande déguenillée qui n'avait la témérité de continuer le blocus que parce qu'on avait la faiblesse de la laisser faire. Enfin ils s'avancèrent jusqu'à la dernière garde où, ayant obtenu un morceau de lard, l'un d'eux se mit à le faire cuire.

Soudain l'autre s'empare du lard et s'enfuit dans la direction de la ville. Le premier jette des cris de paon et court sus à son camarade qu'il rejoint aux dernières limites du camp. Il se bousculent, se chamaillent et se donnent même des taloches, au grand plaisir des soldats qui rient à pleine gorge des deux prétendus mendiants et les excitent à se rosser d'importance. D'un adroit croc en jambe le voleur renverse le poursuivant, et, serrant sa proie sur sa poitrine, franchit le cercle des curieux que s'écartent du reste pour lui donner plus de chance, et s'enfuit vers la ville.

L'autre se relève furieux et s'élance à la poursuite de son camarade. Mais feignant aussitôt d'être empêché de courir par son bissac de mendiant, il s'arrête auprès de la dernière sentinelle et lui dit:

—Tenez donc mon sac que je rejoigne mon compagnon que emporte mon lard.

—Cours! cours! répond le complaisant factionnaire en prenant le sac, tu vas l'attraper!

—Pas autant que toi! murmure notre homme qui prends ses jambes à son cou.

Les deux compères, l'un courant après l'autre ne cessèrent cette course effrénée qu'aux portes de la ville qu'on leur ouvrit aussitôt qu'ils se furent fait connaître.[26]

[Note 26: Voyez les Mémoires de Sanguinet, page. 124, et le Journal de J.-Bte. Badeaux, page 250, édition publiée par M. l'abbé Verreau.]

Dans le cours du mois de janvier, avec l'autorisation du général Carleton, le colonel McLean enrôla dans son régiment des Royal Emigrants quatre-vingt-quinze des prisonniers bostonnais qu'on avait faits le trente-et-un décembre. Les citoyens protestèrent contre cette imprudence qui mettait tant d'ennemis armés au milieu d'eux. Les Américains, contents de la liberté relative qu'on leur donnait, se comportèrent d'abord assez bien. Mais au but de quelques jours plusieurs rompirent sans façon un engagement qu'ils n'avaient contracté sans doute que dans le but de recouvrer plus aisément leur liberté entière, et désertèrent avec les armes qu'on leur avait données. McLean instruit par l'expérience réinstalla les autres en prison dans les casernes de l'artillerie où tous les Américains pris dans la nuit du 31 décembre avaient été transférés après quelques jours passés au Petit-Séminaire.

Mes lectrices ne sont pas sans se souvenir de la promesse que Lisette s'était faite à elle-même de pénétrer jusqu'à son amoureux Célestin Tranquille. Ces promesses-là, vous le savez, mesdames, c'est le diable!

    "Désir de femme est un feu qui dévore;
     Désir de fille est cent fois pire encore!"

Or donc huit jours ne s'étaient pas écoulés que Lisette s'était déjà présentée plusieurs fois au Séminaire afin de tâcher de séduire les gardes et de revoir son amant. Elle eut beau dire qu'elle était la soeur du blessé, faire la chattemite, enfin mettre en jeu toutes les coquetteries agaçantes quel les plus honnêtes femmes se permettaient en pareille occurrence, rien n'y fit. Les gardiens restaient comme des statues de bronze que les oeillades les plus brûlantes ne sauraient émouvoir.

Sur ces entrefaites les prisonniers furent transférés dans les casernes de l'artillerie[27] qu'on avait pris le temps de disposer de manière à les recevoir. Lisette qui ne se laissait pas aisément rebuter y alla tout aussitôt. La première personne qu'elle aperçut montant la garde à la porte fut ce menuisier de sa connaissance qui lui avait déjà procuré des nouvelles de Tranquille.

[Note 27: Ces casernes situées à gauche de la porte du Palais, maintenant démolies, furent construites par le gouvernement français en 1750, à la place d'autres qui s'y élevaient longtemps même auparavant.]

—Monsieur Mathurin, dit-elle, je ne veux rien vous cacher à vous; il faut que vous m'aidiez à revoir mon amoureux.

—Oh! oh! repartit l'autre, votre petit coeur en tient donc de ce gros Tranquille? Je vous en fais mon compliment mam'zelle Lisette. Si le gaillard a l'âme aussi tendre qu'il a la tête dure, je vous promets un bon mari.

—Il est donc mieux!

—Mieux? c'est-à-dire qu'il est sauvé. C'est égal, il avait reçu tout de même un fameux coup, et le chirurgien qui l'a soigné dit qu'il faut que ce diable de Célestin ait la caboche solide pour y avoir résisté.

—Mon bon Mathurin, laissez-moi donc le voir?

—Ta, ta, ta… voyez un peu ce petit lutin de fille si ça sait déjà bien vous enjôler un homme!… Monsieur Mathurin par ci!… mon bon Mathurin par là!… Tout ça c'est de la frime, Lisette. Tu fais les yeux doux au père Mathurin pour arriver plus sûrement jusqu'à l'autre. On connaît ça.

—Eh mais dites donc, mon cher Monsieur Mathurin, quand vous alliez voir Luce Côté, dans le temps—votre femme aujourd'hui et qui est encore assez jolie oui-dà…—

—Oui, ma foi! fit Mathurin en clignant de l'oeil d'un air goguenard, un assez beau brin de femme et encore pas mal conservée, hein, Lisette?

—Pardine! Eh bien, Monsieur Mathurin, quand vous lui faisiez votre cour si l'on vous eût tout à coup emprisonné pour un motif qui n'aurait eu rien de déshonorant, eussiez-vous trouvé bien mauvais que votre petite Luce eût honnêtement cherché à attendrir un gros méchant gardien comme vous pour tâcher d'aller vous consoler dans votre cachot?

—Non, c'est vrai, petite sournoise. Ce n'est pas que je blâme ta manière d'agir; mais je ne peux rien faire pour te contenter, Lisette. La consigne est là…

—La consigne… la consigne… où avez-vous trouvé ce vilain mot, père
Mathurin? Pas sous votre rabot de menuisier, j'imagine!

—Non, certes! c'est depuis que je suis devenu soldat.

—La belle avance! On perd donc tout à fait le coeur à ce beau métier de tueur d'hommes?

—Non, mais on y apprend que le devoir passe avant tout.

—Le devoir! le devoir! fit Lisette en frappant du pied, tandis qu'un sanglot faisait trembler sa voix. Eh bien, mon devoir à moi est de revoir Célestin, pour le soigner et le consoler s'il en a besoin!

—Que veux-tu ma pauvre Lisette… Eh mais! écoute… je crois qu'il me vient une idée.

—Vite! votre idée, vite, mon cher bon Mathurin!

—Mon cher bon Mathurin!… Ah! friponne… Ah! ah!

—Vous me faites mourir, à la fin!

—Un peu de patience, petit démon. J'en ai encore au moins pour une demi-heure à monter ma garde et je ne peux pas bouger d'ici sans risquer qu'on me loge une balle dans la tête pour me payer de ma désobéissance à cette consigne que sembles aussi peu connaître que respecter; ce qui serait bien embêtant pour moi, Lisette. Mais quand on viendra me remplacer j'irai trouver le chef du poste et je lui dirai:—Il y a là, mon capitaine, un beau brin de fille, et brave et honnête…

—Vous pouvez l'affirmer sans crainte, père Mathurin.

—Je crois bien, certes! Eh bien, mon commandant, cette pauvre créature du bon Dieu est là qui se lamente à la porte, et qui pleure toutes les larmes de son corps parce qu'on refuse de lui laisser voir son frère qui est blessé; un bon diable, après tout, mon capitaine, et qui n'est entré dans la rébellion que par seul attachement à son maître qu'il n'a pas voulu quitter… Et bien d'autres choses encore que je lui dira, Lisette, à mon capitaine. Et j'espère lui faire entendre raison; car vois-tu je crois que je lui ai un peu sauvé la vie dans l'affaire de la rue Sault-au-Matelot!

—Vrai, Mathurin! oh alors, vous me l'aurez sauvée à moi aussi! Mais va-t-il falloir que j'attende ici tout ce temps-là?

—Non, Lisette, cela ne ferait pas du tout! Va-t'en plutôt à l'église faire un bout de prière. Quant tu auras joint un peu tes menottes blanches sur ces petites lèvres couleur de rose qui feraient venir l'eau à la bouche des anges, et que tu auras dit comme ça au bon Dieu: "Mon Dieu vous savez que je suis une assez bonne fille, pas trop méchante, après tout, et que j'aime ce pauvre Célestin Tranquille qui m'aime aussi de tout son coeur et m'a promis de faire de moi sa petite femme. Eh bien, mon Dieu, voilà que ce pauvre garçon est bien malade d'un coup de crosse de fusil et qu'on veut m'empêcher de le voir! Cela est-t-il raisonnable, mon Dieu, de séparer ainsi deux de vos créatures qui ne demandent qu'à s'aimer pour pouvoir vous aimer davantage toutes les deux… ensemble avec les petits enfants que vous leur enverrez plus tard?…" Et ainsi de suite, Lisette. Mais tu sauras lui parler bien mieux que moi, et je crois qu'il t'écoutera.

Je reviendrai dans une demi-heure? demanda Lisette qui frétillait d'impatience.

—Disons dans une heure car il me faudra le temps de parler au capitaine.

—Merci, père Mathurin, vous êtes un brave homme et je vous aime bien.

Lisette partit en courant, comme si la rapidité de ses allures eût dû abréger la durée du temps.

Une heure ne s'était pas encore écoulée que la jeune fille revenait aux Casernes. L'entrevue de Mathurin avec le chef de poste, qui était le capitaine Cugnet, [28] n'avait pas été longue puisque Lisette aperçut notre homme qui fumait à la porte, tout en causant avec la sentinelle qui l'avait relevé de faction.

[Note 28: Mémoires de Sanguinet.]

Du plus loin qu'elle vit Mathurin, Lisette comprima de sa main tremblante les battements précipités de son coeur qui faisait le diable à quatre sous le fichu. Elle s'approcha en proie à une grande agitation nerveuse.

L'espérance et la crainte la troublaient tellement tour à tour qu'elle n'osa point parler la première à Mathurin qui l'avait vue venir et prenait un malin plaisir à l'observer du coin de l'oeil. Enfin le brave homme eut pitié d'elle et se retourna tout à coup.

—Tiens! dit-il c'est vous, mademoiselle? Donnez-vous la peine d'entrer. C'est d'elle que je te parlais tout à l'heure, fit-il en s'adressant au factionnaire. Ordre du capitaine.

La sentinelle s'inclina et Lisette, précédé de Mathurin, pénétra dans cette bienheureuse prison qui renfermait son cher Célestin, et qui était pour lors le but de tous les voeux et des aspirations de la jeune fille.

Comme ils passaient dans le vestibule, Mathurin, après s'être assuré qu'ils n'étaient pas écoutés, arrêta Lisette et lui dit:

—J'ai obtenu assez facilement du capitaine la permission de vous laisser voir Tranquille en affirmant que vous êtes la soeur du prisonnier. Mais si vous voulez le revoir encore, il fut que vous me promettiez de ne revenir ici qu'aux jours où je serai de garde, les mardis à deux heures de relevée. D'abord vous ne réussiriez pas en vous adressant à d'autres qu'à moi, et puis vous pourriez me mettre dans de mauvais draps si la menterie que j'ai faite pour vous servir venait à être découverte. Vous voir une fois la semaine ce n'est pas le diable; mais enfin ça vaut mieux que rien.

Elle promit tout ce que lui demandait Mathurin.

On nous dispensera d'assister à cette première entrevue de Lisette et Célestin qui entrait en convalescence. Il ne s'y dit rien qui puisse intéresser particulièrement le lecteur dont l'imagination saura suppléer aisément à tout ce que nous en pourrions raconter, lorsque nous aurons dit, toutefois, que Tranquille, une fois la première émotion passée, se montra fort intimidé, et que mademoiselle Lisette à la faconde que l'on connaît à la soubrette l'entretien n'en alla pas moins bon train.

Bien qu'il ne parlât que par monosyllabes, Tranquille répondit très à propos; car déjà Lisette avait su le dompter à sa main, et le gros Célestin, qui se serait bien donné garde de regimber, promettait d'être le mari le plus soumis que jamais petite femme ait, comme on dit vulgairement, mené par le bout du nez.

CHAPITRE NEUVIÈME

LE COMPLOT

La dernière quinzaine de janvier et tout le mois de février s'écoulèrent sans que Lisette manquât une seule fois d'aller voir son amoureux, à chaque mardi où Mathurin était de service. Tous les prisonniers étant détenus dans la même pièce, afin d'en faciliter la garde, les entrevues de Lisette et de Célestin avaient lieu en présence de tant de monde que je ne vois pas que les plus collets montés y puissent trouver à redire.

On était au commencement du mois de mars et la soubrette venait encore une fois de pénétrer jusqu'à son amant pour lors entièrement remis de sa blessure. Ils causaient tous deux dans un coin de la vaste salle, un peu isolés des autres prisonniers qui étaient tous occupés diversement à tromper les ennuis de leur captivité.

Lisette qui avait déjà remarqué que Tranquille était encore plus timide avec elle que d'habitude et qu'il semblait singulièrement préoccupé, constata que décidément maître Célestin avait une idée fixe que bourdonnait dans sa grosse tête.

—Évidemment, pensa-t-elle, il voudrait m'en faire part, mais il n'ose.
Voyons à l'aider, ce gros peureux-là.

Bien doucement elle se mit à lui tendre ces traîtres hameçons que les femmes habiles ont toujours su agiter d'une main si provoquante sous le bec de cette variété monstre de l'espèce des goujons appelée par les Grecs anthropos, homo par les latins et comme en français sous la désignation d'homme.

Malgré toute l'habileté que Lisette savait déployer à ce genre de pêche, Tranquille ne se hâtait pas de mordre. Il s'approchait bien de l'appât; mais il ne le flairait qu'avec méfiance et au moment où Lisette allait donner le suprême coup de ligne, Célestin faisait dans la conversation un bond qui le rejetait loin du danger des aveux.

—Oui-dà se dit Lisette, tu ne veux pas mordre, et bien je vas t'accrocher moi-même avec mon haim!

Cette manoeuvre extrême réussit quelquefois au pêcheur audacieux.

—Mon bon Célestin, fit-elle en dardant entre ses épais cils bruns l'éclair le plus perçant qui ait jamais jailli de l'oeil d'une sémillante soubrette, mon bon Célestin, il y a quelque chose que vous brûlez de me dire?

Tranquille se sentit piqué et fit un bond. Lisette appuya sa petite main sur celle de Tranquille. Ce contact électrique fit perdre la tête au pauvre garçon qui se débattit vainement et ne réussit qu'à s'enferrer davantage.

Il tenta cependant un dernier effort pour se dégager et voulut brusquement changer le sujet de la conversation. Mais Lisette, impitoyable, tira tout aussitôt sur la ligne pour prouver au goujon qu'il était pris.

—J'attends! dit-elle avec froideur et en retirant avec vivacité sa main de celle de Tranquille qui, la voyant si près de la sienne, s'en était timidement emparée.

Le pauvre garçon s'agita sur sa chaise et resta la bouche ouverte. Il voulait commencer et les mots semblaient figés dans sa gorge. C'était comme le dernier spasme du poisson que le pêcheur sort de l'eau.

—Puisque vous n'avez plus rien à me dire, continua Lisette qui fit mine de se lever, je m'en vais.

—Attendez! Mam'zelle Lisette, attendez! je vas tout vous dire! s'écria
Célestin.

Lisette se rassit. Le goujon était tiré à terre et agonisait entre les mains du pêcheur. C'était un beau coup de ligne.

—C'est… c'est bien ennuyant, ici, commença Tranquille.

Lisette qui l'avait d'abord regardé avec un grand sérieux lui décocha sous le nez un sonore éclat de rire.

—Cela valait bien la peine de se faire tant prier! s'écria-t-elle.

Célestin perdit d'abord contenance: mais ne pouvant plus s'arrêter sur la pente si glissante des aveux, il continua:

—Et nous donnerions gros pour nous en aller!

—Ah! fit Lisette dont les sourcils s'élevèrent arqués en point d'interrogation.

—Oui, moi surtout qu'on parle de fusiller comme traître, pour faire un exemple.

—Ah! mon Dieu!

—Oh! ne craignez rien, mam'zelle Lisette, nous décamperons avant la cérémonie! Mais pour ça il faut que quelqu'un nous aide.

—Il y a tout plein du monde ici.

—Ce n'est pas là l'embarras. Il nous faudrait quelqu'un dans la ville.

—Ah! ah! Et qui donc?

—Dame…

—Un homme sûr?

—Il n'est pas besoin que ce soit un homme.

—Tiens?

—Une femme fiable…

—Ferait l'affaire?

—Oui.

—En connaissez-vous?

—Oui… une.

—Et c'est?…

—Vous.

—Moi!…

—Oui, Mam'zelle Lisette.

Il y eut un moment de silence.

—Qu'est-ce qu'il faudrait donc faire?

—Ah voilà! dit Tranquille en se frottant l'oreille du bout du doigt. Il faudrait d'abord… me promettre…

—De n'en rien dire à personne? repartit Lisette avec humeur. Vous voilà bien, vous autres hommes, croyant que vous seuls savez garder un secret! (Avec dépit) Sachez, Monsieur Célestin Tranquille, qu'une femme peut tout aussi bien que vous et même mieux, retenir sa langue… (A part) surtout quand elle aime…

—Vous dites?

—On ne répète point la messe pour les sourds!… Enfin puisque vous n'avez pas confiance en moi gardez vos affaires pour vous.

Elle fit mine de se lever, Tranquille la retint d'un geste suppliant.

—Mam'zelle Lisette, dit-il, ne vous fâchez pas, je vous en prie! Ce n'était pas pour moi, mais pour les camarades… qui ne vous connaissent pas, voyez-vous.

—Eh bien parlez ou laissez-moi m'en aller.

—D'abord il nous faut des limes.

—Ah! des limes?

—Oui, et des sabres.

—Où trouver tout cela, bon Dieu!

—Écoutez, Mam'zelle Lisette. Vous m'avez dit être passée plusieurs fois devant le magasin de M. Evrard et que tout y paraissait en ordre comme avant notre départ; que la porte était restée fermée et qu'on ne paraissait pas l'avoir forcée.

—Oui, je vous ai dit ça.

—Vous avez ajouté, l'autre jour, que la barrière qui, au commencement du siège, fermait le passage en haut de la côte de Lamontagne, est ouverte depuis que les Bostonnais se sont éloignés des environs de la ville, de sorte qu'on peut aller de la haute à la basse ville sans embarras?

—Oui.

—Eh bien, mam'zelle Lisette, je sais que vous n'êtes pas du tout peureuse et que si vous voulez aller au magasin de M. Marc vous y trouverez tout ce qui nous manque pour nous aider à nous sauver.

—J'emporterai bien des limes dans mes poches. Mais les sabres?…

—En effet, ce n'est pas aisé. Après tout nous n'en avons pas besoin; vous trouverez dans une caisse, sous le comptoir, des couteaux de chasse que nous avions coutume de vendre aux sauvages où aux voyageurs. Vous pourrez bien nous en apporter quelques-uns.

—Hum!… j'essaierai.

—Vous essaierez! oh merci!

—Mais pour ouvrir la porte?

—Voici la clef. M. Evrard en avait deux. Il a gardé l'une et m'a donné l'autre, en cas de malheur.

Il restèrent tous deux pensifs durant quelques instants après lesquels
Lisette se leva et tendit la main à Tranquille.

—Tout cela demande réflexion pour ne pas manquer le coup, lui dit-elle de sa voix la plus douce. Je m'en vais y songer et… je pense que mardi prochain je vous apporterai sinon tout, du moins une partie de ce qu'il vous faut Quant au secret, Monsieur Célestin, soyez sûr qu'il est en sûreté.

—Si je n'en avais pas été certain, vous ne me l'auriez pas arraché.

—Qui sait?

Lisette fit part à sa maîtresse du projet qui tendait à faciliter l'évasion de Tranquille. Elle lui démontra si bien que Célestin courait un grand danger de mort, qu'Alice n'hésita pas à promettre son concours à la soubrette.

Alice était bien aise de contribuer à rendre Tranquille à la liberté et à son maître qui avait sans doute grand besoin en ce moment de ce serviteur dévoué. D'ailleurs ne serait-ce pas un bon tour à jouer aux Anglais qu'elle détestait collectivement dans la personne de James Evil?

Elle se doutait que le capitaine qui haïssait tant Marc Evrard serait pour beaucoup dans la condamnation du pauvre Tranquille.

Comme on était arrivé au carême et qu'on faisait le soir, à la cathédrale, les exercices religieux accoutumés, il fut facile à Alice et à sa servante de sortir sans exciter les soupçons, madame Cognard gardant la maison avec son mari qui n'était pas encore entièrement rétabli de ses blessures.

Quand Alice et la soubrette sortirent pour descendre à la basse ville, il faisait déjà nuit. La sentinelle qui montait la garde en haut de la côte les arrêta bien pour leur demander où elles allaient à pareille heure. Mais Alice lui répondit qu'elles descendaient chercher une dame de leurs amis qui craignait de monter seule à la cathédrale. La raison fut trouvée bonne, et on les laissa passer.

Ce ne fut pas sans une peur extrême que les deux jeunes filles pénétrèrent dans la maison abandonnée.

La main tremblait bien fort à Lisette en introduisant la clef dans le trou de la serrure.

Mais quand elles eurent vitement refermé la porte derrière elles pour n'être point aperçues des voisins, et qu'elles se trouvèrent dans une obscurité complète, elles sentirent courir sur leurs membres le froid de la frayeur.

Lisette avait eu soin d'apporter une bougie pour éclairer le magasin: mais elle tremblait tellement qu'elle ne put réussir à enflammer l'amadou à l'aide du maudit briquet alors en usage.

Ce fut un moment d'une terreur poignante.

Alice arracha le briquet des mains de sa suivante et réussit à faire jaillir du caillou l'étincelle bénie. La maîtresse avait de plus que sa servante cette force d'âme que donne l'éducation.

Au premier pas qu'elles firent, elles s'arrêtèrent saisies d'effroi. Décuplés par l'écho, les craquement du plancher avaient gémi sinistrement dans le magasin solitaire.

Elles restèrent un moment immobiles, un pied en avant, les yeux hagards, retenant jusqu'au bruit de leur souffle et n'entendant plus que les battements précipités de leur coeur qui bondissait sous leur poitrine haletante.

N'est-il pas étrange que la demeure de l'homme, lorsqu'elle est abandonnée, produise une impression si pénible que les plus braves mêmes ont peine à surmonter? Il semblerait que l'âme de ceux qui l'ont habitée l'occupent encore, et que vous entendez autour de vous le frémissent de leurs ailes invisibles?

La pâle lueur que la bougie répandait faiblement autour des deux jeunes femmes donnait un aspect fantastique aux objets environnants. Dans la pénombre tombaient du plafond de grandes ombres noires aux formes sinistres, dont l'une surtout, avait la forme d'un pendu: touffes de cheveux hérissés sur la tête, cou allongé sur lequel tombait une langue énorme, bras tordus, longues jambes ballantes et semblant s'étirer démesurément dans un effort désespéré pour toucher la terre.

—Mon Dieu que j'ai peur! murmura Lisette. Voyez-vous ce pendu!…

Alice fit un suprême appel! son courage et parvint à secouer la torpeur qui envahissait tout sot être.

Elle fit trois pas en avant et éleva la bougie vers le spectre.

—Folle que tu es! dit-elle à Lisette, mais d'une voix saccadée par l'émotion, ne vois-tu pas que ton pendu n'est qu'une peau de buffle accrochée à cette poutre?

—C'est pourtant vrai! fit Lisette avec un grand soupir. Vilaine peau, que tu m'as fait peur!

Allons, s'il faut s'arrêter devant chacun des fantômes créés par ta sotte imagination, la frayeur, qui est contagieuse, pourrait bien me gagner aussi et nous n'avancerions guère. Et puis il ferait beau aller nous évanouir follement ici? dépêchons-nous.

Grâce aux indications précises de Tranquille, Lisette, un peu remise de son effroi, trouva bientôt les objets qu'il fallait emporter.

Chacune d'elles prit six couteaux de chasse et quelques limes dont elles firent deux paquets séparés.

—Nous ne pouvons pas en emporter plus en une fois, sans être remarquées, dit Alice. Nous reviendrons s'il le faut.

—C'est bon, allons nous-en! répondit Lisette que avait grand hâte de partir.

Après avoir éteint la bougie elle sortirent et refermèrent la porte sans être aperçues. La lumière n'avait pas pu être remarquée du dehors, les volets du magasin étant hermétiquement clos.

Elles remontèrent à la haute ville sans être inquiétées et rentrèrent sans encombre au logis où Alice s'empressa de cacher les armes dans sa chambre.

Huit jours plus tard Lisette, grâce au confiant Mathurin qui vous l'aurait promptement éconduite s'il avait pu se douter du tour pendable que lui jouait la fillette, Lisette, dis-je, arrivait encore jusqu'à Tranquille.

Quand celui-ci l'aperçut les mains vides, un nuage de tristesse passa sur son front.

—Vous n'avez donc pas réussi? lui demanda-t-il après lui avoir serré les doigts, à les écraser, dans sa grosse main rude.

—Et pourquoi pas?

—Dame! vous n'apportez rien.

—Vous avez donc bien hâte de me quitter?

—O mam'zelle Lisette!… Après ça, si vous aimez mieux me voir fusillé pour me garder plus près de vous, je suis prêt à rester.

—Vous voyez bien que j'ai voulu rire, gros enfant.

—Mais enfin…

—Êtes-vous surveillés ici; nous observe-t-on?

—Il n'y a dans cette chambre que les camarades que vous voyez. Encore ne s'occupent-ils pas de nous.

Les autres prisonniers causaient entre eux et leur tournaient le dos.

—Eh bien vous allez voir… ce que vous allez voir, dit Lisette.

Et d'une main preste elle dégrafa la jupe de sa robe qui tomba à ses pieds avec un bruit sourd.

Eh! mon Dieu, lecteurs, n'allez pas vous voiler les yeux de vos main… quitte à regarder entre les doigts.

Lisette était une fille honnête, et la jupe de robe qu'elle avait si lestement laissée tomber n'était pas seule; une autre toute semblable recouvrait l'énorme panier—cet aïeul de la crinoline—dont les femmes de ce temps-là s'affublaient.

Lisette s'assit, retourna la jupe tombée, arma ses doigts d'une paire de ciseaux et coupa les fils qui retenaient en-dedans de la jupe une douzaine de couteaux-poignards et quelques limes de fin acier.

Cela fut fait en un tour de main, et ce bon Tranquille n'était pas encore revenu de sa surprise que déjà Lisette avait repassé sa double jupe.

Le canadien fit immédiatement disparaître les armes sous le grabat qui lui servait de lit.

—Vous êtes une brave fille dont je serai bien fier de faire ma femme! s'écria Tranquille, devenu hardi à force d'enthousiasme.

—Avec mon consentement, monsieur Célestin, s'il vous plaît. Mais avez-vous assez de ces armes?

—Hum… je vais en parler aux autres.

Tranquille rejoignit l'un des groupes que se tenait à l'écart.

Après quelques pourparlers il revint trouver Lisette.

—Ces couteaux nous suffiront pour égorger les gardes.

—Ah! mon Dieu! fit Lisette, il vous faudra verser du sang!

—Que voulez-vous? c'est le seul moyen.

—Ah! c'est affreux! Et dire que j'en aurai été la cause!

—En fin de compte, mam'zelle Lisette, s'ils se montrent bons enfants on ne les tuera point. On se contentera de les attacher solidement.

—Dans tous les cas, Célestin, s'il fout que vous employiez la violence, promettez-moi de ne point faire de mal à ce bon Mathurin qui vous le savez, m'a fait permettre de vous voir.

—Je vous jure qu'on le respectera. L'avoir trompé comme ça pour le tuer ensuite, ce serait trop fort!

Les amants se quittèrent ne sachant trop s'ils se reverraient jamais, le jour où le complot devait éclater n'étant pas encore arrêté.

Tous les deux avaient les larmes plein les yeux

—Vous allez jouer gros jeu, dit Lisette à Célestin. S'il ne vous arrive point malheur, si nous nous retrouvons un jour et que vous ne m'ayez pas oubliée, je vous laisserai me conduire à l'église pour avoir un petit bout d'entretien avec M. le Curé.

Elle disait cela moitié pleurant, moitié souriant. Elle était charmante. Ce gros Célestin qui avait déjà l'âme toute troublée perdit ou plutôt recouvra tout à fait ses sens.

—Mam'zelle Lisette? dit-il.

—Eh bien?

—Laissez-moi vous embrasser?

—Ce sera la première et la dernière fois… avant notre mariage!

—Tope là, ça y est, Lisette! s'écria Tranquille qui ne se reconnaissait plus lui-même.

Il appuya ses grosses lèvres sur la joue de son amante qui s'enfuit aussitôt la figure rouge comme une pivoine épanouie sous un chaud rayon de soleil.

L'ANCIEN RÉGIME AU CANADA [29]

Les travaux historiques sur le Canada que M. Parkman poursuit depuis quelques années sont suivis avec un intérêt toujours croissant par nos compatriotes. Accoutumés depuis longtemps à voir la plupart des écrivains d'origine étrangère n'aborder notre histoire que pour la travestir, et ne chercher qu'à avilir notre race en répétant des assertions fausses et calomnieuses, nous avons salué avec joie cet auteur américain, dont les écrits attestaient des recherches consciencieuses, et dont les appréciations toujours étudiées, étaient souvent impartiales. Ce n'est pas encore toute la justice que nous sommes en droit d'attendre; mais c'est un acheminement vers l'entière vérité. Narrateur habile, M. Parkman a su faire admirer et aimer notre histoire: c'est une conquête qui en assure d'autres.

Après avoir écrit l'histoire de la fondation du Canada dans un premier volume intitulé: Les Pionniers Français dans le Nouveau Monde, il a fait connaître, à son point de vue, l'oeuvre des missions catholiques dans la Nouvelle-France sous le titre: Les Jésuites dans l'Amérique du Nord. Il a raconté ensuite les voyages et les aventures de nos grands découvreurs dans un troisième volume qui a pour titre: La Découverte du Grant-Ouest. La vie et les portraits de Joliet, du père Marquette et de La Salle y sont tracés de main de maître.

La suite des événements amenait naturellement l'auteur à raconter l'histoire de l'établissement du système féodal au Canada, sous le titre de l'Ancien Régime au Canada. Cet ouvrage répond-til à l'attente qu'il a fait naître? C'est ce que nous allons examiner.

[Note 29: The Old Régime in Canade, by Francis Parkman. Boston; Little,
Brown and Company, 1574, I vol. in 8º, 448 pages.]

CHAPITRE DIXIÈME

OU JAMES EVIL REPARAIT

Quelques jours plus tard, l'un des captifs-porteur d'une lettre adressée à Arnold, et dans laquelle les prisonniers bostonnais annonçaient au colonel qu'ils étaient en état de recouvrer leur liberté et de lui faciliter la prise de la ville—ayant réussi à s'échapper[30], le général Carleton fit redoubler de vigilance aux casernes où les Américains étaient détenus. Comme il se méfiait cependant quelque peu des Canadiens, il enjoignit au capitaine Evil d'aller établir son domicile aux casernes de l'Artillerie afin d'y surveiller de près les prisonniers et leurs gardiens eux-mêmes.

[Note 30: Mémoires de Sanguinet.]

Evil se logea dans une chambre voisine de l'appartement où les
Bostonnais étaient emprisonnés.

Or, par une après-midi où notre capitaine, devenu geôlier, charmait les ennuis de son nouvel emploi, en tête-à-tête avec un verre de grog de vieux rhum de la Jamaïque, son attention fut attirée par un bruit de voix que partait de l'appartement voisin. Les portes étant fermées, Evil se demandait par où lui pouvait venir ce murmure qu'il n'était pas accoutumé d'entendre, quand son attention fut attirée sur le tuyau de poêle qui venait de la pièce occupée par les prisonniers et traversait la chambre où se tenait l'officier. Ce tuyau se trouvait disjoint prés de la cheminée où il aboutissait.

Evil monta sur une chaise et approcha son oreille de l'orifice béant. Ainsi placé, les paroles de ceux qui conversaient dans l'appartement contiguë lui arrivaient distinctement.

Pour l'intelligence de ce fait il faut dire que les prisonniers s'étaient pliants depuis plusieurs jours que leur poêle fumait affreusement. On en avait trouvé la cause en constatant que le tuyau, brûle en un certain endroit près du poêle, livrait par une assez large ouverture un libre passage à la fumée. Un ferblantier qui avait été appelé, venait d'enlever la feuille endommagée et de l'emporter chez lui, afin d'en prendre la mesure exacte et d'en faire un semblable. Le tuyau perdant alors son point d'appui, avait baissé du côté de l'appartement des Bostonnais, et s'était disjoint dans la chambre du capitaine Evil, établissant ainsi d'une pièce à l'autre un conduit acoustique des mieux conditionnés.

Evil tira doucement à soi l'orifice supérieur du tuyau et prêta l'oreille aux sons qui lui apportait ce complice involontaire de son espionnage.

D'abord il n'entendit qu'un bourdonnement confus, et puis, soit qu'il prêtât plus d'attention, soit que deux des captifs se fussent, à leur insu, rapprochés davantage de l'autre extrémité du tuyau, les paroles suivantes lui parvinrent clairement, accompagnées mais non couvertes par le murmure de la causerie des autres prisonniers.

—C'est donc pour cette nuit? demandait une voix.

—Oui, répondant l'autre.

—A quelle heure?

—Deux heures après minuit.

—Serons-nous prêts?

—…(Ici l'un des prisonniers toussa bruyamment et Evil perdit quelques mots)… L'une des deux pentures de la porte est limée, l'autre ne tient plus qu'à demi.

—Cela va bien jusqu'ici, mais une fois la porte enfoncée?…

—Une fois la porte enfoncée, nous égorgeons les gardes—ils ne sont que douze—à l'aide des poignards que cette jolie brunette a apportés au Canadien. A propos, celui-ci s'est réservé le soin de faire passer l'arme à gauche à cet officier anglais qui nous a été envoyé ces jours derniers pour nous espionner sans doute. Il paraît en vouloir à cet officier et dit q'ils ont de vieux comptes à régler ensemble, et qu'il tient à s'assurer par lui-même que cet homme ne puisse plus nuire à certaines personnes auxquelles notre Canadien semble fort attaché.

—Tiens! pensa Evil, intéressé au plus haut point, comme ça se trouve! On m'avait dit, en effet, que le domestique de ce maudit Evrard était du nombre des prisonniers. Oui nous réglerons bientôt nos comptes, mais d'une toute autre manière que tu penses!

—Quant une fois nous aurons mis les gardiens à la raison, continua la voix, nous nous emparerons de leurs fusils ainsi que des munitions, et guidés par ce Canadien que connaît tous les êtres de la place, nous nous dirigerons en silence vers la porte Saint-Jean très-proche d'ici, paraît-il, et dont aucun obstacle ne nous sépare.

—Le poste qui la défend est-il nombreux?

—Il n'est composé que de trente-cinq à quarante hommes que, vu notre nombre de beaucoup supérieur, nous massacrerons en un rien de temps.

—Hum! est-on bien sûr de tous ces détails?

—Parfaitement. Une fois en possession de ce poste, nous sommes maîtres d'une partie des remparts et d'une forte batterie de canons que nous tournons contre la ville. Et, en avant la mitraille sur les citadins!

—Hourra! superbe!

—Chut! pas si haut, on pourrait nous entendre!

—Bah! il n'y a pas de danger! Et après?

—Après, nous mettons le feu à deux ou trois maisons du voisinage pour avertir le colonel Arnold, ainsi que nous le lui avons fait savoir par notre lettre de l'autre jour, que nous sommes maîtres de la position et qu'il n'a qu'à s'approcher pour s'emparer de ce côté de la ville. Une fois qu'il nous aura rejoint, il faudra bien que le diable s'en mêle si toute la place n'est pas à nous avant le jour!

Je crois, pardieu! que vous avez raison!

Ici suivirent quelques paroles insignifiantes, et ils se fit de l'autre côté un grand bruit de ferraille qui couvrit les voix. C'était le ferblantier qui venait poser la nouvelle feuille de tuyau.

Evil, qui du reste n'avait plus rien à apprendre, descendit du son poste. Un méchant sourire plissait ses lèvres minces. Il se rapprocha de la table, se prépara un grand verre de grog qu'il dégusta à petites gorgées, en amateur. Après quoi, il se frotta joyeusement les mains et sortit.

La nuit vint sans que rien indiquât aux prisonniers que leur complot fût découvert. Le silence habituel se fit dans la caserne, et les prisonniers qui s'étaient couchés comme d'habitude, mais veillaient sur leur grabat, agités par les frissons nerveux de l'attente, n'entendaient plus que les pas lents et mesurés de la sentinelle qui marchait de long en large, sur les dalles de pierre du corridor.

Tous attendaient avec patience, confiants dans le succès de leur entreprise.

Sur les deux heures du matin, Célestin Tranquille se leva silencieusement et s'approcha de celui des officiers américains qui était l'âme du complot.

—Est-ce le temps? lui demanda-t-il.

—Oui, répondit l'autre.

—Tandis que Tranquille, un poignard entre les dents, se dirigeait vers la porte, tous les autres prisonniers se levaient dans le plus grand silence.

En passant près du poêle, Tranquille saisit un lourd tisonnier de fer dont on avait laissé l'usage aux prisonniers. Arrivé en face de la porte, il introduisit le bout de ce levier improvisé dans une coche qu'on avait taillée le soir même sur l'un des montants qui encadraient la porte.

Les autres vinrent se ranger derrière lui et l'officier qui devait commander au premier rang.

Sur un signe de celui-là, Tranquille se pencha en appuyant de tout son poids sur le levier.

Un craquement prolongé retentit, et la porte arrachée de ses gonds déjà à moitié rompus, tournoya sur elle-même et s'abattit sur vingt mains levées pour la recevoir.

Le passage était libre.

—En avant! cria Tranquille.

Mais il ne fit qu'un pas.

—Apprêtez armes!… joue!… cria dans le corridor une voix tonnante.

Un flot de lumière jaillit de plusieurs lanternes sourdes démasquées soudain à la fois, et trente hommes, le mousquet à l'épaule, la gueule de leurs fusil tournée du côté des prisonniers, apparurent dans le vestibule, par l'encadrement de la porte. En avant d'eux, son épée nue d'une main, un pistolet armé dans l'autre, apparaissait le capitaine Evil.

—Si l'un d'entre vous fait mine de bouger, cria-t-il aux prisonniers:
Vous êtes morts!

Tranquille saisit son tisonnier à deux mains et regarda l'officier américain. Celui-ci secoua négativement la tête d'un air qui voulait dire:

—C'est inutile, le coup est manqué!

—Regagnez vos lits, cria James Evil, ou nous tirons sur vous!

—Maudit Anglais de malheur! vociféra Tranquille qui ploya dans un spasme de rage la barre de fer sur laquelle se crispaient ses mains puissantes, tu seras donc toujours sur mon chemin!

—Ne t'en plains pas, ricana Evil, car nous nous rencontrerons bientôt pour la dernière fois; mais alors j'aurai le plaisir de te voir danser au bout d'une corde! Allons! tous à vos lits, vous autres, ou je commande le feu!

Les plus craintifs d'entre les prisonniers s'étaient déjà retirés de la foule afin d'éviter la fusillade. Les autres se dispersèrent et rentrèrent dans l'ombre en grommelant de sourdes menaces.

—Que vingt hommes gardent la porte, dit James Evil, que dix autres me suivent, et qu'on nous éclaire.

Il entra dans la vaste salle où tous les prisonniers se bousculant se jetaient sur le premier grabat venu.

Seul Tranquille restait debout, balançant le tisonnier dans sa main droite.

—Jette cela, dit Evil, ou je te brûle la cervelle!

Et s'adressant aux soldats.

—En joue cet homme; s'il bouge, feu!

Les yeux de Tranquille étincelèrent. Résister eut été de la démence. Dix mousquets braqués sur lui à bout portant suffisaient pour l'en convaincre.

—Vous êtes le plus fort, aujourd'hui, dit le Canadien en jetant le tisonnier dans un coin, mais quelque chose me dit à moi que la corde qui me pendra n'est pas encore tressée, et que le juge qui décidera entre nous est plus haut placé que tous les vôtres!

—C'est ce que nous verrons bientôt, repartit Evil en riant! Tu avais bien aussi l'espérance de m'égorger cette nuit! Je n'ai plus qu'un regret, c'est que ton maître ne soit pas avec toi. Tu lui es si fort dévoué que je t'aurais procuré l'honneur de balancer ta carcasse à côté de la sienne et au bout du même gibet.—Soldats, saisissez cet homme. S'il résiste, tuez-le comme un chien.

Tranquille se laissa faire. On l'enchaîna, ainsi que l'officier américain qui était à la tête du complot, tandis que le capitaine Evil faisait fouiller les autres prisonniers pour les désarmer.

En attendant que la forte fut remplacée sur des gonds neufs quinze hommes armés devaient veiller dans le vestibule.

Quelques minutes après l'arrestation de Tranquille et de l'officier son complice, une sourde rumeur éveilla toute la ville qui se remplit d'un grand bruit d'armes.

Prévenu le soir même du dessein des prisonniers bostonnais, le général
Carleton avait résolu de profiter de la circonstance afin de prendre les
Américains dans leur propre piège, et d'engager Arnold à venir attaquer
la ville avec les troupes qui lui restait.

Aussitôt que le capitaine Evil lui eut fait savoir que le complot avait raté et qu'on venait d'arrêter les deux principaux conjurés, Carleton fit sonner les cloches et battre le tambour pour faire croire aux assiégeants que la ville était alarmée.

Tous les citoyens prirent les armes et coururent aux remparts. Afin de persuader à Arnold que les prisonniers étaient maîtres de la porte Saint-Jean, Carleton fit tirer plusieurs décharges de mousqueterie et d'artillerie. On cria plusieurs fois hourra, comme si ces clameurs joyeuses eussent été poussées par les prisonniers victorieux, et, pour compléter l'illusion, trois grand feux furent allumés.

Les canons étaient chargés jusqu'à la gueule, et, cachés près des pièces, les artilleurs attendaient le moment de faire feu et de balayer les assaillants d'un seul coup.

Mais les Bostonnais flairèrent quelque ruse et se donnèrent garde d'approcher.

Cependant, dit Sanguinet qui rend compte de cet incident, un déserteur du camp ennemi nous assura que le colonel Arnold voulut marcher contre la ville, croyant de bonne foi que ses compagnons étaient vainqueurs; mais le général Wooster qui venait de descendre de Montréal, réussit à l'en détourner.

L'arrestation de Tranquille sous le fait de circonstances aussi graves, et l'éloignement d'Evrard que sa blessure privait d'ailleurs de tout moyen d'action, laissant Alice à la merci des desseins ambitieux de son père et des prétentions du capitaine Evil, semblaient porter le dernier coup aux projets de bonheur que Marc Evrard et sa fiancée avaient pu caresser autrefois.

Quand, après le tumulte momentanée qui régna cette nuit-là dans la ville, la tranquillité s'y fut peu à peu rétablie, Alice, que le bruit avait tenue éveillée, voyant que l'ordre habituel revenait dans la place, se sentit saisie d'appréhensions funestes. Elle savait bien que Tranquille et ses compagnons devaient tenter de s'évader d'un jour à l'autre. Elle pressentit que la conjuration avait échouée. Au grand calme qui se fit dans la ville, après l'agitation qui l'avait précédé, elle sentit qu'il se creusait encore un vide autour d'elle et q'un ami de sa cause, le dernier appui qui lui restait peut-être, venait d'être abattu par quelque nouveau coup de la fatalité, la laissant chancelante et sans soutien au milieu des débris épars de ses illusions perdues.

CHAPITRE ONZIÈME

SCÈNES D'INTÉRIEUR

M. Cognard, qui ne laissait guère une occasion de montrer son loyalisme sans la prendre au vol, saisit avec empressement le prétexte que lui offrait l'insuccès du complot des Bostonnais, pour inviter Evil à dîner. Le digne homme avait bien à coeur aussi de racheter ses faiblesses de la nuit du trente-et-un décembre, et de pallier ses défaillances politiques—en supposant que le bruit en parvint à l'oreille des autorités—par un plus grand déploiement de servilité à la cause anglaise.

Deux questions jailliront ici des lèvres du lecteur, si toutefois elles ne se sont pas déjà présentées plus d'une fois à son esprit. Comment un être aussi vil que Nicholas Cognard pouvait-il être le père de la noble et fière Alice, et par suite de quel aveugle entraînement l'arrogant capitaine voulait-il à tout prix épouser la fille d'un homme aussi méprisable?

N'avez-vous jamais remarqué quelque vieil arbre au tronc tordu par les ans et à moitié desséché et rongé de vers, pousser entre ses branches mortes un rameau verdoyant qui supportait quelque beau fruit vermeil? De loin cet arbre vous semblait bien mort, mais en l'approchant quand vous en êtes venu à l'examiner en détail, vous avez aperçu, non sans surprise, entre le fouillis des rameaux desséchés, une verte branche assez vigoureuse encore pour donner des fruits pleins d'éclat et de saveur. Si, frappé de ce phénomène, vous en avez demandé la raison au jardinier qui n'avait pas dédaigné de laisser debout cet arbre tout-à-fait mort en apparence, il vous aura répondu qu'il avait remarqué que, dans ce tronc vermoulu, couraient encore quelques fibres remplies d'une sève fécondante, dernier reste d'une ancienne vigueur éteinte.

De même l'homme—qui ne naît pas nécessairement méchant et que l'ambition et toutes les passions de l'âge mûr corrompent seulement par degré—peut aussi donner naissance à des rejetons saines et vigoureux, surtout quant les jeunes pousses sont écloses alors qu'il était jeune encore et qu'il y avait encore en lui quelque germe généreux. Fût-il d'ailleurs tout-à-fait mauvais, l'homme dans son principe générateur n'a-t-il pas pour correctif la femme, généralement meilleure, et dont la bienfaisante influence nous transmet ce qu'il y a de plus estimable en chacun de nous?

Du reste, nous avons déjà dit d'Alice qu'en elle revivait sa mère, belle âme qui s'était bien jeune envolée de la terre où elle n'avait rencontré que chagrins et déceptions.

Pour ce qui est de la passion qui entraînait insensiblement, fatalement Evil vers Alice, je consens à en rectifier à vos yeux l'inconséquence apparente, puisque surtout il n'était pas payé de retour, lorsque vous aurez bien voulu m'indiquer la mystérieuse influence qui, au milieu de la foule, attire de préférence certaine personne vers une autre. Vous pouvez bien me renvoyer aux lois de l'harmonie universelle, et me parler des deux fluides sympathiques qu, après s'être longtemps cherchés, finissent nécessairement par se rencontrer. Fort bien, s'il s'agit d'un amour partagé. Mais comment expliquer la sympathie opiniâtre en face de l'antipathie la moins dissimulée? Pourquoi de deux personnes l'une poursuivra-t-elle l'autre de ses obsessions importunes, sans la moindre probabilité d'en être jamais écoutée? Pourtant ces entraînements malheureux ne se voient-ils pas tous les jours?

Maintenant, qu'Evil aimât Alice en dépit de la répugnance qu'il eût dû éprouver à devenir le gendre de Cognard, en supposant qu'il crût parvenir à vaincre les répugnances manifestes de la jeune fille, ceci rentre un peu plus dans le domaine des choses compréhensibles. L'amour qui vit surtout d'illusions, ne frappe-t-il pas tout d'abord d'aveuglement ceux qui en sont atteints? La personne aimée, au dire des poëtes qui prétendent s'y connaître en matière de sentiments, est un astre qui éblouit celui qui le contemple. Qui sait d'ailleurs, lors même que James Evil ne fût pas entièrement aveuglé par sa passion, si, à ses yeux d'homme mûri par le réalisme de la vie, Cognard paraissait aussi méprisable qu'il le semble à bon droit au lecteur?

Aux yeux du capitaine, Cognard, tout rampant qu'il était devant le pouvoir, pouvait bien ne sembler qu'un homme habile chez qui l'envie de parvenir dominait ces instincts délicats avec lesquels l'ambitieux doit nécessairement rompre pour en arriver à son but. Enfin si, à la connaissance d'Evil, Cognard s'était montré lâche lors de l'affaire de la rue Sault-au-Matelot, n'est-il pas avéré que la bravoure n'est point le fait de la généralité des gens appelés à la vie bourgeoise? Horace, le charmant poëte, est-il moins estimé des gens d'esprit pour avoir jeté son bouclier à la bataille de Philippes afin de se sauver plus prestement?

Que James Evil se fit ou non ces raisonnements, il n'en était pas moins éperdument épris d'Alice et la voulait à tout prix. C'était un de ces hommes violents et tenaces, dont les échecs successifs, loin de les rebuter, ne font que redoubler l'intensité des convoitises. Il en était même rendu à ce degré d'exaspération qui fait trouver bons tous les moyens de vaincre une résistance qui n'est que plus irritante parce qu'elle a été plus opiniâtre et prolongée.

Ce fut avec d'autant plus d'empressement qu'il accepta l'invitation à dîner, qu'il comptait avoir en main cette fois une arme puissante sinon propre à charmer la cruelle, du moins capable de porter un coup décisif à son orgueil.

Alice essaya bien de se soustraire au supplice que lui promettait cette rencontre prolongée avec le capitaine; mais à peine eût-elle manifesté son intention de ne point paraître au dîner que le père Cognard entra dans une colère telle que sa fille dut plier devant cette volonté rageuse.

Au jour et à l'heure désignés il lui fallut donc prendre place à table, tout à côté de James Evil. C'était madame Cognard qui avait ménagé cette délicate attention à sa belle-fille.

La pauvre enfant, malgré son attitude calme et froide, avait l'âme saisie d'une morne tristesse. Elle sentait circuler autour de soi comme un souffle de vent funeste. Elle éprouvait les défaillances de la sensitive dont les pétales frissonnent et se replient sur elles-mêmes, aux premières approches de la froidure des nuits. Le pressentiment n'est-il pas la prévoyance des âmes délicates?

M. Cognard se montrait d'une gaîté peu ordinaire et d'une extrême prévenance envers l'officier anglais, qui répondait de son mieux aux avances du père d'Alice. Quant à dame Gertrude elle rayonnait. Son oeil impitoyable de marâtre pénétrant jusqu'au coeur brisé de la jeune fille, en fouillait avec délice toutes les meurtrissures.

Inquiète, Alice jetait à la dérobée des regards anxieux sur ceux qui l'entouraient. A certains signes de suffisance et de fatuité plus qu'ordinaires, qui se manifestaient de temps à autre chez le capitaine quand il la regardait, elle devina que l'orage viendrait directement de lui.

La plus grande partie du dîner s'écoula cependant sans qu'aucune agression vînt répondre à ces craintes.

Quand la grosse faim des convives—je n'entends point parler d'Alice qui ne toucha guère aux mets qu'on lui servit—eut eu raison des pièces de résistance, le vin ayant de plus en plus délié la langue de l'officieux Cognard, il éprouva le besoin d'étaler son dévouement à la bonne cause, et lança la conversation sur le sujet d'actualité qui lui avait fait inviter le capitaine Evil.

—Eh bien, dit Cognard après avoir rempli le verre de son hôte d'un rouge-bord, grâce à vous, capitaine, nous avons donc eu raison de ces gredins de prisonniers?

—Ah! ma foi, répondit Evil, ce n'est point la peine d'en parler. Un tas de gueux qui ne valent pas la corde avec laquelle on aurait dû les pendre tout d'abord!

—Pardonnez, pardonnez. Outre qu'ils étaient nombreux et déterminés, on dit qu'ils étaient armés jusqu'aux dents.

—Peuh! une dizaine seulement avaient des poignards. Mais à propos, savez-vous, monsieur Cognard, qui avait procuré ces armes aux conjurés?

—Non, ma foi.

—Hum, c'est tout une histoire qui vous causera peut-être quelque embarras si le récit s'en propage.

—Comment cela? s'écria Cognard qui bondit dur son siège.

—Eh bien! voici. Figurez-vous que parmi les prisonniers faits dans la nuit du 31 décembre se trouvait un Canadien, domestique de ce jeune homme que j'ai rencontré quelquefois ici et qui a pris fait et cause pour les rebelles. Ne s'appelait-il pas Erard… Ervard…?

—Evrard, dit dame Gertrude avec un doux sourire.

Ce coup de canif dont elle perçait le coeur de sa belle-fille lui causa, à cette excellente femme, un petit spasme intérieur d'une ineffable jouissance.

Alice sentit son coeur se serrer tellement qu'elle pensa qu'elle allait mourir.

—Evrard! C'est bien cela, madame, fit Evil en la remerciant d'un signe de tête. Or donc, le domestique de ce M. Evrard avait suivi son maître chassé de la ville, si vous vous en souvenez, par Son Excellence Sir Guy Carleton, à cause de manifestations le plus effrontées en faveur de la rébellion.

—Oh! c'est un petit misérable! s'écria Cognard qui suait à grosse gouttes et sentait vaguement le besoin d'un redoublement de zèle.

—Le serviteur de ce monsieur Evrard ayant été blessé au combat de la rue Sault-au-Matelot, a été fait prisonnier avec les autres Bostonnais. Jusqu'ici rien qui soit de nature à vous surprendre. Mais figurez-vous, du moins c'est ce dont j'ai pu m'assurer en allant aux meilleures informations, figurez-vous qu'une jeune fille, servante dans la maison d'un des meilleurs citoyens de la ville, et qui aime ce prisonnier, lequel répond, je crois au nom de Tranquille, a réussi à tromper les gardiens et à pénétrer dans la prison de son amant.

—La coquine! s'écria Cognard.

Il jaunissait à vue d'oeil.

Madame Gertrude que cette histoire semblait intéresser au plus haut point, s'oublia jusqu'à poser ses coudes sur la table.

—Je ne sais vraiment trop, poursuivit l'officier, comment vous faire part de tous les renseignements qu'on m'a fourni à ce sujet. Mon embarras n'est pas mince. Après tout, diable! n'êtes-vous pas à l'abri de tout soupçon?

—Comment donc! repartit Cognard dont la voix trembla; que voulez-vous dire?…

—Eh bien! voici. L'on prétend comme ça que la rusée maîtresse de
Tranquille n'est autre que cette jolie brunette qui est à votre service.

—Sacredieu! hurla Cognard qui se leva tout droit, blanc comme la serviette que pendait à son cou. Vous voulez plaisanter, capitaine, dit-il en retombant sur sa chaise.

—Certes non, monsieur Cognard, la chose est trop grave!

—En y songeant bien, remarqua doucement madame Cognard, je crois me rappeler avoir remarqué ce Tranquille à la cuisine, du temps que M. Evrard venait ici.

Certainement que si sa femme n'eût pas été à l'autre bout de la table et qu'elle se fût trouvée à portée de sa main, Cognard lui eût flanqué un bon soufflet.

Mais celle-ci se savait hors d'atteinte. Elle regarda tranquillement son mari. Il y avait du démon dans cette femme. Elle savait bien que Cognard, avec sa flexibilité de l'échine, se tirerait d'affaire, et elle devinait vaguement d'ailleurs le dessous des cartes que tenait en ce moment Evil. Tout ce qu'elle volait pour le quart-d'heure c'était de perdre Lisette qu'elle haïssait presque autant que sa belle-fille.

Comment analyser les sensations d'Alice pendant ce cruel entretien! Son coeur avait presque cessé de battre, et les paroles des convives n'arrivaient plus qu'indistinctes à son entendement.

Le capitaine qui jouissait de l'effet produit, se versa un verre de vin qu'il but à petits traits comme un conteur qui se recueille pour faire appel à ses souvenirs, et poursuivit:

—Ce qu'il y a de pire en tout cela, c'est que j'ai pu constater que c'est bien votre servante qui a fourni à son amant les armes trouvées sur les prisonniers.

—Mille millions de tous les diables! s'écria Cognard dont la figure s'empourpra, je la chasserai! je la tuerai!… je…

Et d'un grand coup de poing il cassa son verre et son assiette.

—Calmez-vous, monsieur Cognard, reprit Evil, en ces sortes d'affaires, croyez-m'en, il faut surtout éviter l'éclat.

—Comment! monsieur, comment! éviter l'éclat, dites-vous! Moi, Nicholas Cognard, souffrir qu'une infâme servante me compromette ainsi! Sacré tonnerre! monsieur, savez-vous que je serais homme à tuer de mes propres mains ma femme et ma fille, plutôt que de les laisser ainsi se jouer de ma réputation de loyauté envers notre souverain! Ah Alice: si je pouvais m'imaginer que au as mis les mains à cette trahison infâme, si je croyais seulement que tu en eusse eu connaissance, je…

Cognard s'arma d'un couteau et fit un geste effroyable.

—Doucement! je vous en prie, au nom de Dieu! s'écria Evil en lui saisissant le bras. Qui serait assez fou de croire que mademoiselle peut se trouver mêlée à de sales intrigues de valets? Pour ma part, Monsieur, me l'affirmât-t-on sous le sceau du serment que je n'en croirais rien. Veuillez vous calmer! Je comprends votre indignation, mais, je vous l'ai déjà dit, votre conduite nous met, vous et votre famille, à l'abri de tout soupçon. Si pourtant les envieux voulaient profiter de ces faits pour vous faire un mauvais parti, je prendrais tout sur mes charges, et il faudrait compter avec moi qui, par l'entremise de mon ami McLean, a sur son Excellence une influence assez grande pour faire taire tous vos calomniateurs. Voici, du reste, quelle est la situation. Tranquille mis au secret, subira bientôt son procès devant une cour martiale. Il faudra bien, il est vrai, établir la complicité de son amante.

—Mais ne sentez-vous pas, dit Cognard avec angoisse, que la preuve de cette complicité, rendue publique, sera précisément ce qui me perdra!

—J'avoue, dit Evil avec hésitation, qu'il sera mieux d'éviter ce témoignage compromettant. Écoutez, monsieur Cognard… Mais j'espère que nous ne sommes pas épiés.

—Ah! sacré mille tonnerres! je le voudrais bien par exemple!

Et Cognard se leva pour courir à la porte de la salle.

Lisette qui, le coeur bondissant d'effroi, se tenait aux écoutes, eut heureusement le temps de s'esquiver et de disparaître, sans quoi son maître l'aurait assommée du coup.

—Ne craignez rien, dit-il en revenant s'asseoir; nous sommes seuls.

—Écoutez, monsieur, je crois qu'il est un moyen d'étouffer complètement cette malheureuse affaire. Seulement il faut que vous et madame, ainsi que mademoiselle, vouliez bien me mettre à même de pouvoir vous être utile. Je ne pose pas en homme désintéressé. Je joue carte sur table et vous demande service pour service.

—Je voudrais bien voir que quelqu'un ici s'avise de ne pas vouloir vous être agréable, gronda Cognard.

—Voici. Vous n'êtes pas sans savoir, monsieur, que j'aime mademoiselle votre fille. Veuillez me faire l'honneur de m'accorder sa main et je m'engage à étouffer cette affaire, dussé-je, si je ne puis réussir autrement, faire évader cet homme.

—Comment donc, capitaine, mais tout l'honneur est pour moi, et le jour où vous voudrez bien devenir mon gendre sera le plus beau de ma vie!

—Merci, monsieur Cognard, mais il me reste à m'assurer du consentement de mademoiselle.

—Ma fille n'a pas d'autre volonté que la mienne!

Alice qui jusqu'alors était demeurée dans une immobilité complète et semblait avoir été frappée par la foudre, se ranima soudain sous ce dernier coup de l'égoïsme de son père qui la sacrifiait impitoyablement à son ambition. Elle ouvrait la bouche pour protester contre l'engagement que son père venait de prendre sans même daigner la consulter, et jurer qu'elle ne serait jamais la femme d'un autre que Marc Evrard à qui elle était fiancée, lorsqu'Evil lui coupa la parole.

—Il serait malséant de ma part, dit-il, de prendre ainsi mademoiselle par surprise et de la forcer de donner une adhésion aussi subite à ma demande. Comme le procès de Tranquille ne peut certainement pas commencer avant une dizaine de jours, c'est donc toute une semaine qui reste à mademoiselle pour se décider à vouloir faire mon bonheur. En supposant que dans mon indignité je ne pusse par moi seul trouver grâce à vos yeux, mademoiselle voudra songer sans doute que le jour où elle consentira à devenir ma femme elle fera certainement deux heureux: moi d'abord qui ne pourrai reconnaître cette inestimable faveur que par le dévouement de toute ma vie aux moindres de ses désirs, et ce pauvre diable de Tranquille qui ne lui devra pas moins que la vie. Pour ce qui est de votre servante, monsieur Cognard, dit Evil en se levant, je suis d'avis qu'il vaut mieux maintenant ne pas lui laisser voir que vous êtes au courant de ces intrigues. Si vous la renvoyiez elle parlerait peut-être et nous causerait de embarras. Gardez-la pour le moment à votre service. Plus tard nous verrons ce qu'il en faudra faire. Seulement surveillez-la de près.

Afin de couper court à toute protestation de la part d'Alice, Evil s'était levé sans façon le premier de table. Il prétexta quelque exigence de service pour se retirer sur-le-champ.

Le capitaine avait senti que le moment était des plus critiques et qu'il fallait empêcher la jeune fille de se prononcer immédiatement.

Ne valait-il pas mieux en effet lui laisser quelques jours de répit pendant lesquels monsieur et madame Cognard auraient tout le loisir de la travailler. Et puis Evil comptait aussi quelque peu sur les prières que Lisette oserait probablement adresser à sa maîtresse pour sauver Tranquille de l'échafaud.

On conviendra que cette petite machination était assez bien ourdie.

Tandis qu'Alice atterrée regagnait sa chambre, madame Cognard, se disait que jamais de sa vie elle n'avait autant joui qu'à ce dîner.

CHAPITRE DOUZIÈME

MINES ET CONTRE-MINES

Bien qu'il ne se fût guère donné la peine de cultiver activement dame Gertrude afin de l'engager à travailler pour lui, Evil avait prévu que le moindre grain qui tomberait en pareille terre ne manquerait pas de produire des fruits abondants. Et il ne s'était pas trompé. Autant pour se débarrasser de sa belle-fille que pour la rendre sûrement malheureuse en lui faisant épouser l'officier, madame Cognard enserra la jeune fille dans un réseau d'obsessions inextricables.

Un de ses premiers soins fut de s'assurer le concours indirect de lisette. Quelques parole adroitement lancées par Evil avaient à cette femme perverse toute l'aide qu'on pourrait attendre de Lisette mise aux abois. Elle tira la servante à part et, dans l'ignorance où elle était que celle-ci fût déjà au fait de la situation, elle lui dépeignit la position de Tranquille sous les couleurs les plus sombres. Elle lui fit entendre que le sort du prisonnier était entre les mains de James Evil qui ne consentirait à sauver l'accusé qu'autant que Lisette voudrait bien aider à vaincre l'obstination d'Alice en persuadant la jeune fille d'accorder sa main à l'officier.

Lisette avait assez d'intelligence pour démêler aisément la trame de cette machination, et un trop bon coeur pour songer un instant à se joindre aux persécuteurs de sa jeune maîtresse. Et pourtant l'affreuse perspective du malheur qui attendait Tranquille sur lequel la vengeance de l'officier anglais ne manquerait pas de retomber si Alice résistait jusqu'au bout, pénétrait la pauvre fille d'une terreur profonde. Elle se gardait bien de dire à sa maîtresse le moindre mot qui pût dévoiler ses angoisses; mais son air abattu, ses yeux rougis par les larmes, son silence même, dans sa muette éloquence, ne trahissaient-ils point aux yeux d'Alice toute l'affliction de l'amante de Tranquille? Ce douloureux mutisme valait bien une supplication constante.

Evil et madame Cognard qui comptaient sur l'un ou sur l'autre de ces moyens, se trouvaient servis à souhait.

Quant au père Cognard, on pense bien que dans toutes ces menées il ne restait pas en arrière.

Afin d'avoir une idée de la vie d'enfer qu'on faisait à Alice pour assouplir cette tête de fer, comme disait cette bonne madame Cognard, il faut assister encore une fois avec nous à l'un de ces repas de famille qui étaient d'autant plus pénibles pour la malheureuse enfant, qu'il étaient devenus comme le champ-clos où se livraient trois fois le jour les assauts qu'elle avait à soutenir.

C'était la quatrième journée qui avait suivi celle où James Evil avait brusqué sa demande. Abattue par trois jours et tout autant de nuits passés dans l'insomnie et les larmes, Alice essayait de manger quelques menue bouchées des mets qu'on lui avait servis. Mais si visibles étaient ses efforts que dame Gertrude qui avait l'oeil à tout pour en tirer prétexte à quelque attaque, lui dit de se ton doucereux qui gazait tant de méchanceté:

—Vous n'avez donc point d'appétit, ma chère, vous mangez du bout des dents.

Alice leva sur sa belle-mère ses beaux grands yeux noirs encore humides d'une larme furtive. Ce regard aurait suffi pour attendrir un bourreau. Mais madame Cognard n'était guère sensible aux sentiments tendres. Au contraire, souvent son acrimonie s'accroissait en raison inverse de la douceur qu'on opposait à ses perfidies. Aussi continua-t-elle, sans déguiser cette fois ses mauvaises intentions:

—Peut-être aussi que ma cuisine ne vaut pas celle de votre mère. Je ne saurais avoir toutes les qualités qui distinguaient cette excellent femme.

—Ce plat est très-bien préparé, dit Cognard, et si mademoiselle ne le trouve pas à son goût, il lui sera bientôt loisible d'avoir une table servie à sa fantaisie.

—En effet, repartit madame Cognard, c'est dans quatre jours que sera fixée l'époque du mariage?

—Oui, et j'espère que ma fille a assez de coeur pour être déjà décidé à ne pas causer le malheur de son père en refusant la main du capitaine Evil.

—Pour ma part je suis sûre que mademoiselle Alice sait trop ce qu'elle vous doit pour contrecarrer vos désirs.

—Et ne faudrait-il pas qu'elle fût sotte à lier, en supposant qu'elle ne fût pas touchée de la terrible position où me mettrait son refus, pour aller renoncer à l'un des plus beaux partis de la colonie?

—C'est un bien charmant homme, en effet, que monsieur Evil, dit madame
Cognard de sa vois la plus insinuante.

—Charmant! s'écria Cognard, dis donc que c'est le plus galant homme que l'on puisse voir, aimable, et distingué autant que ce petit gueux d'Evrard était malhonnête et prétentieux. En voici un, par exemple, dont je veux qu'il ne soit plus question chez moi! Ce maroufle est cause de toutes les tracasseries qui m'arrivent!

—Aussi a-t-il maintenant tout le mépris, bien mérité, du reste, de chacun des membres de votre famille, dit madame Cognard du ton le plus dédaigneux qu'elle pût trouver.

Alice qui avait dévoré jusque-là, en silence, toutes ces humiliations, allait protester, la courageuse enfant, contre la dernière assertion de sa belle-mère. Mais Cognard épiait sa fille du coin de l'oeil et comme il ne craignait rien tant que d'avoir à s'attaquer ouvertement aux raisons trop justes au fond, que lui pouvait opposer sa fille, et qu'il préférait la prévenir en lui imposant silence à force de grands éclats de vois, il écria en roulant de gros yeux:

—Comment, mademoiselle! oseriez-vous prendre la part de ce misérable petit marchand qui, trop sot pour réussir dans son commerce, n'a pas trouvé mieux que de s'allier à des bandits venus en ce pays pour piller et massacrer les honnêtes gens! Ne vous gênez pas, et si le coeur vous en dit, persistez dans une résolution qui causerait ma ruine et peut-être ma mort!

Madame Cognard qui savait se monter à mesure que s'échauffait son mari, s'écria avec colère:

—Il est vrai que mademoiselle n'en serait pas à son coup d'essai. N'a-t-elle pas, par son caractère insupportable avancé la mort de sa mère?

Ceci était trop fort; et Alice dont l'affection pour sa mère avait toujours été encore plus une adoration qu'une affection filiale ordinaire, se redressa sous le coup de cette accusation aussi injuste que cruelle.

—O madame! s'écria-t-elle d'une voix vibrante d'indignation, s'il était vrai que j'eusse causé la mort de ma pauvre mère que j'ai tant aimée, j'en serais atrocement punie par vous!

Atteinte dans la partie la plus sensible de son coeur, Alice éclata en sanglot et sortit.

Le regard de louve enragée que lui lança sa belle-mère ne saurait se définir. Ce n'était plus de la malveillance, c'était de la haine, c'était de l'exécration. La riposte de la jeune fille avait frappé si juste!

En entrant dans sa chambre Alice éplorée se trouva en face de Lisette qui, l'air triste mais résigné, époussetait lentement la pièce.

—Ah! quel monstre que cette femme! s'écria Alice qui se jeta sur son lit en pleurant.

—Elle vous a donc encore fait de la peine?

—Tu ne pourrais jamais t'imaginer ce qu'elle m'a dit, Lisette, non jamais!… C'est affreux! Elle prétend que j'ai causé la mort de ma mère!

—L'infâme créature!

—C'en est trop! s'écria Alice qui se dressa sur son séant. J'ai assez souffert comme ça! Depuis dix ans que cette femme est entrée dans la maison, pas un seul de mes jours qui n'ait été marqué d'une injure ou de quelque cruauté! Et Dieu m'est témoin que j'ai presque tout enduré dans me plaindre. Mais aujourd'hui elle a comblé la mesure. Placée entre un père qui m'abandonne et me sacrifie à cette marâtre à qui Dieu n'a pas voulu donner d'enfants parce qu'elle ne saurait mériter le nom de mère, et un homme qui m'obsède et qui m'est d'autant plus odieux qu'il m'a séparé de celui-là seul que j'aimerai jamais, je m'en fais fuit d'ici et aller demander asile et protection à celui qui doit être mon mari.

Lisette, après s'être assurée que personne ne les écoutait, se rapprocha de sa maîtresse et lui dit non sans beaucoup d'embarras:

—Je ne sais trop, mademoiselle, comment vous dire que votre dessein de vous en aller seule me semble impossible, tant j'ai peur que vous ne croyiez mes paroles soufflées par la crainte des malheurs qui me menacent moi-même. Sur ma part du paradis, mademoiselle Alice, je vous aime trop pour penser une seule minute à vouloir vous causer la moindre souffrance pour m'épargner à moi-même les plus grands maux. Ne vous êtes-vous pas déjà trop exposée pour m'aider à donner à Célestin les moyens de s'enfuir. Quoiqu'il nous arrive, à moi-même et à celui que j'aime, je ne voudrais pas pour le bonheur de toute notre vie risquer un instant de vous causer la moindre peint. Mais permettez-moi de vous dire que lorsque vous parlez ainsi de vous enfuir, vous ne songez pas combien il serait malaisé, à une jeune fille de sortir seule d'une ville aussi bien gardée que l'est la nôtre par le temps qui court. Y avez-vous pensé?

Alice ne répondit pas.

—Vous voyez, poursuivit Lisette, que la chose n'est pas aussi aisée qu'elle vous a paru d'abord. Je suis bien prête à vous aider; mais que voulez-vous que nous fassions à nous deux? Si nous manquons le coup on nous renfermera sous clef, et plus que jamais vous serez au pouvoir de ceux qui vous tourmentent. Écoutez et permettez-moi de vous donner un conseil.

—Parle, Lisette, je sais combien tu m'es dévouée.

—Eh bien, mademoiselle, lorsque le capitaine viendra ici samedi pour avoir votre réponse, dites-lui qu'il doit savoir que vous aimez M. Evrard et que cet amour ne peut pas s'éteindre ainsi tout d'un coup; que si, d'ici un mois, la Providence ne vous a pas rapprochée de M. Marc, vous considérerez alors ce que c'est un signe du ciel que votre mariage avec M. Evrard ne doit pas se faire, et qu'alors vous consentez à devenir la femme du capitaine Evil.

—Mais y songes-tu, Lisette! m'engager aussi formellement?

—Attendez donc, mademoiselle, reprit Lisette avec un fin sourire. Ce sont là de ces promesses qu'on fait lorsqu'on a le couteau sur la gorge et qui n'engagent à rien. Le capitaine, comptant que M. Evrard ne rentrera pas de sitôt en ville sera bienheureux d'accepter votre offre. Un mois c'est à peine le temps qu'il faut pour préparer votre trousseau: il ne pourra pas vous refuser cela. Mais nous, je vous assure que nous le mettrons joliment à profit ce mois-là, et il faudra bien que Dieu soit contre nous si nous ne jouons pas durant ce temps quelque bon tour à ce vilain Anglais!

—Mais enfin as-tu quelque projet arrêté?

—Oui, mademoiselle, et voici mon idée. Je m'attendais que vous voudriez vous sauver plutôt que de vous marier avec cet homme, et j'ai pensé à m'en aller avec vous, non pas seules toutes les deux, mais aidées de Célestin.

—Ma pauvre Lisette, comment comptes-tu qu'il puisse nous accompagner, emprisonné et surveillé comme il doit l'être maintenant?

—Ceci me regarde, mademoiselle.

—Sais-tu seulement où il est détenu?

—Oui, et je vous assure qu'il n'est pas loin d'ici. Donnez-vous la peine de vous lever et je vas vous montrer où il est enfermé.

Lisette se rapprocha de la fenêtre qui donnait sur la rue Sainte-Anne et montra du doigt à Alice qui l'avait suivie, une construction militaire qui se dressait en face de la maison.

'était une redoute que s'élevait sur l'emplacement que le collège Morrin occupe aujourd'hui et que l'on voit indiquée sur les plans de Québec, de cette époque, sous le nom de King's Redoubt.

Au sommet de ce bastion isolé, un soldat anglais se promenait de long en large en montant la garde. Il tournait en ce moment le dos à la maison de M. Cognard.

—Cachez-vous comme derrière ce rideau, dit Lisette, car cet homme pourrait nous voir et se méfier de nous. Voyez-vous quelques pieds au dessus de terre, ce petit châssis protégé par deux gros barreaux de fer?

—Oui.

—Eh bien! figurez-vous que ce matin, pendant que vous étiez à déjeuner, comme j'ouvrais la fenêtre pour aérer votre chambre, en regardant par hasard de ce côté-là, j'aperçus, collée contre les vitres, au-dedans de cette espèce de prison, une figure qui me regardait fixement et que je reconnus aussitôt pour appartenir à Célestin.

—Vraiment! tu ne t'es point trompée?

—Oh! ne craignez pas; mes yeux ne me l'auraient-ils pas assuré que mon coeur m'aurait dit que c'était lui; du doigt il me fit signe de prendre garde à la sentinelle qui marchait comme à présent au-dessus de lui. Je refermai ce côté-ci de la fenêtre et me cachai derrière le rideau. Célestin me montra les barreaux de sa prison en me faisant signe de les limer. Je cours à votre commode où se trouvent encore une couple de ces limes que vous avons emportées du magasin de M. Evrard, et je reviens les montrer à Célestin. Il fait plusieurs signes de tête qui veulent dire que c'est bien cela qu'il lui faut. Alors j'ouvre la fenêtre et, tout en lavant les vitres, je me mets à chanter: "Dans les prisons de Nantes". La sentinelle s'arrête et regarde de mon côté. Il faisait un chaud et bon soleil et rien ne devait sembler plus naturel que de profiter des premiers beaux jours pour laver les vitres. Après m'avoir regardé quelque temps le solda continua sa marche et moi ma chanson. J'avais bien vu que c'était un Anglais qui ne devait pas comprendre ce que je disais. Après avoir chanté quelques couplets de cette chanson que vous savez, je me mis à inventer celui-ci que n'est pas bien drôle mais qui disait tout ce que je voulais faire savoir à Célestin:

    C'est la nuit prochaine (bis)
    Que je vous passerai,
    Gai faluron, falurette,
    Que je vous passerai
    Ces deux limes d'acier.

En regardant du coin de l'oeil je m'étais aperçue que Célestin avait entr'ouvert son châssis d'un doigt pour mieux écouter.

Quand j'eus fini de chanter je le vis me faire signe qu'il avait compris.

—Mais que comptes-tu donc faire?

—Cette nuit je sortirai doucement et je me glisserai jusqu'au pied de cette bâtisse-là, et après avoir attaché les deux limes à l'un des bouts d'une corde, je jetterai l'autre à Célestin qui saura bien l'attraper. Et voilà! Qu'en dites-vous?

—Je dis que tues fille intelligente et hardie. Mais en supposant que tu réussisses à faire parvenir ces limes à Tranquille, qui t'assure qu'il pourra s'enfuir?

—Oh! quant à cela, n'en soyez pas en peine. Une fois les barreaux coupés, il faudra bien des Englishmen pour retenir mon Célestin. Nous autres, nous nous tiendrons prêtes à partir au premier moment, et nous veillerons toutes les nuits, à tour de rôle, pour saisir le temps où Tranquille sera libre et nous sauver avec lui.

—Puissions-nous réussir, ma pauvre Lisette!

—Il y a quelque chose qui me dit à moi que nous réussirons mademoiselle
Alice.

—Mais penses-tu que Célestin puisse scier ces deux gros barreaux de fer en moins d'un mois?

—Avec la force qu'il a, il les aura bientôt coupés, s'il n'était pas forcé de ne travailler que la nuit et bien doucement encore pour qu'on n'entende pas les grincements de la lime. Dans tous les cas je suis sûre qu'il aura fini d'ici à huit ou dix jours. Vous voyez bien, mademoiselle Alice, qu'il vaut mieux pour vous attendre l'aide de Célestin. Avec lui je crois que nous passerions dans le feu sans nous brûler. Si par malheur il ne réussit pas à reprendre sa liberté avant un mois, je vous jure que je serai prête à vous suivre quand vous voudrez. Mais il sera toujours temps croyez-moi de tenter toutes seules cette chance qui me semblerait alors bien risquée.

Après y avoir réfléchi, Alice se rendit à l'avis de Lisette.

Vers le milieu de la nuit suivante, la porte de la maison de M Cognard s'ouvrit doucement, bien doucement. Tout dormait à l'intérieur à l'exception de Lisette dont vous auriez pu, s'il eût fait jour, reconnaître le minois éveillé dans l'entrebâillement de la porte. Elle regardait du côté de la redoute dont la masse, plus noire encore, ressortait sur le ciel sombre. Sur le faîte se détachait la silhouette de la sentinelle qui marchait à grands pas, l'air étant vif. Lisette attendit que la factionnaire eut tourné le dos et s'élança dans la rue, légère comme un jeune chat. Avant que la sentinelle fût revenu sur ses pas, Lisette avait gagné le pied du mur de la redoute et s'était blottie au-dessous de la petite fenêtre à travers laquelle elle avait entrevu, pendant la journée la figure de Célestin Tranquille.

Elle attendit que le factionnaire, dont la marche s'arrêtait au-dessus de l'endroit où elle était tapie, eut tourné les talons, et, se levant debout tout en s'appuyant contre le mur, elle souffla plutôt qu'elle ne dit ces paroles:

—Célestin, es-tu là?

—Oui, répondit-on aussi doucement.

—Voici que la sentinelle revient de notre côté. Attends qu'elle soit retournée, et tu prendras ce que je te jetterai.

Le soldat que sa faction solitaire ennuyait là-haut, se mit à siffler entre ses dents.

—Pourvu que l'animal ne s'arrête pas, pensa Lisette.

Le factionnaire continua de marcher, sifflant toujours un air impossible.

—Es-tu prêt? demanda Lisette à vois basse.

—Oui.

Lisette avait eu le soin de rattacher l'autre bout de la corde à laquelle étaient liées les deux limes, à un peloton de laine qui tout en présentant le poids nécessaire pour être lancé à quelque distance, ne ferait aucun bruit en frappant la muraille et ne courrait aucun risque de casser les vitres. C'était une petite tête joliment organisée pour l'intrigue que celle de mademoiselle Lisette.

Les pas de la sentinelle retentissaient à l'autre extrémité de la plate-forme. Lisette lança le peloton de laine. Jeté trop haut, il frappa le mur à deux pieds au dessus de la fenêtre, retomba et roula par terre.

—Trop haut! souffla Tranquille.

On a dû remarquer souvent la gaucherie d'une femme à jeter un objet vers un but déterminé, tandis que le premier gamin de dix ans dont le bras s'est exercé de bonne heure à lancer des pierres ou des boules de neige, donne à tout coup dans le blanc.

Trois fois Lisette jeta le peloton de laine, qui trois fois manqua le but. En vain le bras de Tranquille était à moitié sorti par l'ouverture de la fenêtre. Il ne saisit rien. Heureusement que Lisette avait eu la bonne idée de retenir dans sa main gauche l'autre bout de la corde, celui qui était noué autour des limes. Elle pouvait ainsi, sans quitter sa position, ramener à soi le peloton de laine, lorsqu'il était retombé. Déjà Tranquille commençait à s'impatienter et lisette l'entendait mâchonner un juron entre ses dents, lorsque la corde, mieux lancée, s'en alla tomber dans la main du captif qui la saisit et se mit à la tirer doucement à lui.

Pour éviter le bruit que les limes pouvaient rendre en frôlant la muraille, Lisette étendit le bras et laissa glisser la corde entre ses doigts.

—Merci, lui dit bientôt Tranquille.

—Tu les as?

—Oui.

—A présent, écoute, Célestin. M. Cognard veut marier sa fille, malgré elle, à ce capitaine anglais que tu connais.

—Oui, un peu! gronda Tranquille qui, s'oubliant, éleva la voix plus haut que la prudence ne l'aurait voulu.

—Chut! fit Lisette, voici le soldat qui revient…

Ils restèrent silencieux durant quelques secondes, et voyant qu'on ne les avait pas entendus, Lisette continua de sa voix la plus faible:

—Le capitaine a dit à ma maîtresse que si elle refusait d'être sa femme, tu serais pendu, et que si elle acceptait il te ferait mettre en liberté.

—Oui, fiez-vous à ce gredin-là! J'aime mieux compter sur les limes et sur mes bras.

—C'est ce que j'ai pensé… mais chut! voici l'autre qui revient… Mademoiselle Alice doit répondre après-demain à l'officier que si d'ici à un mois le ciel ne la rapproche pas de M. Evrard, elle consentira à devenir madame Evil. Tu comprends que c'est pour gagner du temps. Mademoiselle Alice est décidée à se sauver de la ville et à aller trouver M. Evrard. Pour cela elle compte sur toi et attend que tu t'échappe toi-même… En combien de temps aura-tu fini de scier ces barreaux?

—Je ne pourrai travailler que la nuit, et doucement… cela me prendra une dizaine de jours.

—Bon! lorsque tu aura fini, tu me feras signe quand tu me verras dans la chambre de mademoiselle Alice, et la nuit d'après nous nous sauverons tous ensemble.

Soit qu'il eût saisi quelque bruit, soit qu'il fût fatigué, le factionnaire s'arrêta.

—Mon Dieu! pensa Lisette avec un serrement de coeur, s'il nous avait entendus!

Mais bientôt saisi sans doute par l'air froid de la nuit et n'entendant rien du reste, le soldat continua sa marche.

—Est-ce compris? demanda Lisette.

—Oui.

—Tu n'as besoin de rien?

—Non.

—Je me sauve; j'ai déjà été trop longtemps ici. Bonne nuit, Célestin.

—Bonsoir et merci, ma petite Lisette.

La soubrette profita du moment où le soldat avait le dos tourné, et regagna sans bruit la maison où elle rentra sans avoir été remarquée.

Trois jours plus tard, c'était un samedi de la première semaine d'avril,
James Evil se présenta chez M. Cognard. A peine fut-il entré que M. et
Mme. Cognard qui s'attendaient à sa visite, le rejoignirent dans la
grand'chambre—aujourd'hui l'on dit le salon.

Tandis que dame Gertrude, avec un empressement digne d'une meilleure cause, faisait prévenir Alice d'avoir à descendre immédiatement, la conversation s'engageait sur le premier sujet venu.

Alice parut enfin, pâle, les yeux fatigués par les larmes, et trahissant l'angoisse qui la dévorait.

Quand on eut épousé ces lieux communs qui sont les préliminaires de toute entrevue, Evil vit par le malaise de chacun qu'il fallait brusquer l'attaque du sujet principal qui faisait l'objet de sa visite. Il se tourna vers Alice et lui dit:

—Vous n'êtes pas sans vous rappeler, peut-être, mademoiselle, la question importante qui m'amène ici et dont la résolution fera le bonheur ou le malheur de toute ma vie, selon qu'elle sera affirmative ou négative?

Alice inclina la tête pour marquer qu'elle se souvenait.

—Eh bien, mademoiselle, poursuivit Evil à qui l'émotion faisait trembler la voix, puis-je espérer que vous voudrez faire ma félicité en me mettant à même de consacrer ma vie à tâcher de vous rendre heureuse?

Alice fit un suprême effort et, d'une voix qu'on entendait à peine:

—Monsieur Evil, dit-elle, quant même je voudrais vous cacher que j'ai beaucoup aimé et que j'aime encore M. Evrard, vous n'en sauriez point douter…

Ce préambule ne semblait pas rassurant pour Evil. Aussi eut-il une contraction des mâchoires qui témoignait de sa déconvenue. M. Cognard rougit et fit craquer sa chaise dans un mouvement de colère, tandis que les petits yeux gris de dame Gertrude se chargeaient d'étincelles menaçantes.

Alice poursuivit d'un ton plus ferme et sans avoir paru remarquer l'impression désagréable que causaient ses parole:

—Aussi, monsieur Evil, dois-je vous dire, puisqu'il me faut absolument répondre, sans plus tarder à votre demande que je ne puis renoncer aussi subitement à l'espoir d'épouser celui que j'aime.

Pour le coup la crainte des trois intéressés devenait une certitude.
Aussi Cognard ne put-il retenir le juron qui tournait dans sa bouche.

—Tonnerre de Dieu! Alice, s'écria-t-il en frappant du pied avec menace.

—Mademoiselle! fit madame Cognard dont le maigre buste se redressa comme une couleuvre qui prend son élan.

Seul Evil ne put dire un mot, mais un fauve éclair brillait dans ses yeux, tandis que ses lèvres minces et pâles blanchissaient encore sous la pression intérieure des dents.

Alice promena autour d'elle un regard calme et continua:

—Cependant, monsieur, puisque mon refus absolu de vous épouser causerait la mort d'un homme dont tout le crime est de s'être dévoué pour son maître qui a mon amour, je vous répondrai que si, d'ici un mois, la Providence n'a pas tout-à-fait changé la face des choses en me rapprochant définitivement de mon fiancé (elle appuya sur ce dernier mot), j'en conclurai que le ciel s'oppose à mon mariage avec M. Evrard, et alors…

Alors?… demandèrent dame Gertrude, Evil et Cognard.

—Alors je serai prête à sacrifier mes goûts à la volonté de mon père, répondit Alice dont la voix trembla sous le coup de l'engagement terrible qu'elle était forcée de prendre.

—Ah! ah! repartit Cognard avec un rire bruyant, aussi indélicat que cruel en pareille circonstance, dans ce cas monsieur Evil, j'aurai l'honneur d'être votre beau-père dans quatre semaines. Car j'imagine que la ville est assez bien gardée pour empêcher d'y entrer qui que ce soit!

Evil eut un sourire de satisfaction indicible. Il se leva, s'inclina devant Alice et lui dit:

—Je vous remercie profondément, mademoiselle, d'une détermination qui m'assure que dans un mois se serai au comble de mes voeux.

Je peux commander votre trousseau, ma chère! siffla dame Gertrude.

Dès le soir même toute la ville savait que mademoiselle Cognard devait épouser le capitaine Evil au commencement du mois de mai. Cette nouvelle fit beaucoup de bruit et prêta à bien des commentaires.

Nous renonçons à analyser les sensations d'inquiétude, de tourment et d'angoisse par les quelles passa la malheureuse enfant pendant les jours qui suivirent. Ses journées étaient d'interminables cauchemars et ses nuits sans sommeil étaient remplies de ces hallucinations funestes qui précèdent la folie.

Ajoutant la barbarie à la joie bruyante du triomphe, madame Cognard tourmentait à chaque instant sa belle-fille au sujet du trousseau qui, je vous assure, allait grand train.

Il n'était pas jusqu'à Evil qui, abusant de sa position de fiancé, ne vînt relancer tous les jours Alice et la faire mourir à petit feu.

Lisette, guère moins inquiète que sa jeune maîtresse, tâchait néanmoins de la rassurer par tous les moyens possibles. Elle assurait à Alice que tout allait pour le mieux, que Tranquille avançait rapidement dans son travail d'évasion, et que la présente semaine ne se passerait pas sans que le signal de la fuite fût donné.

Huit jours s'étaient écoulés depuis qu'Alice avait donné sa réponse formelle à James Evil, lorsqu'un matin Lisette accourut toute joyeuse au devant d'Alice qui remontait de déjeuner, et lui dit que Tranquille venait de lui indiquer par gestes que son évasion et leur fuite aurait lieu la nuit suivante.

—Mon Dieu! dit Alice en comprimant les battements de son coeur, es-tu bien sûr de ne t'être pas trompée, Lisette?

—Oh! bien sûre, allez mademoiselle! Il m'a fait signe que les barreaux ne tiennent presque plus et qu'il lui suffira d'un seul coup pour les arracher tout-à-fait.

C'était une belle journée de printemps. Le soleil nageait radieux dans l'air pour et poudroyait mille traits de feu sur la neige fondante. Quelques petits oiseaux blancs sautillaient sur des buttes de terre fraîchement découvertes, et jetaient leur cris joyeux à la brise d'avril.

—Est-ce que le bon Dieu ne nous dit pas clairement de nous réjouir avec ces chers petits êtres? remarqua Lisette.

—Puissent ces pronostics n'être pas trompeurs, répondit tristement
Alice.

Les deux jeunes filles se tenaient près de la fenêtre. Elles aperçurent en ce moment un piquet de dix soldats qui descendait vers la redoute. Arrivés en face de la poterne qui y donnait accès, deux, un sergent et un caporal, s'y enfoncèrent et disparurent à l'intérieur.

—Mon Dieu! que viennent faire ici ces hommes! s'écria la pauvre Alice saisie d'un douloureux pressentiment.

Lisette ne répondit pas.

Au bout de quelques minutes le sergent et le caporal reparurent escortant deux hommes, Tranquille et un inconnu, qui avaient les fers aux mains.

Les dix hommes de l'escorte entourèrent les deux prisonniers, et tous se mirent en marche et remontèrent vers la rue Saint-Anne.

Comme ils passaient devant la maison de M. Cognard, Tranquille leva un peu la tête et lança un long regard de détresse aux deux jeunes filles qu'il aperçut dans l'embrasure de la fenêtre.

L'instant d'après l'escorte et les prisonniers disparaissaient dans la rue Sainte-Anne.

—Dieu est contre nous! dit Alice qui, plus pêle qu'une morte, s'affaissa sur son lit.

—Du courage, mademoiselle Alice! du courage, repartit Lisette. Je m'en fais mettre mon chapeau et les suivre pour voir où ils conduisent Célestin.

Un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier et madame Cognard, qu'un reste de pudeur empêchait d'entrer dans la chambre de sa victime, cria de l'autre côté de la porte:

—Êtes-vous là, Lisette?

—Oui, madame

—Descendez, les couturières viennent d'arriver, et nous avons besoin de vous.

Alice n'eut que la force de lever les yeux au ciel qui l'accablait de plus en plus.

—Allons, vite! gronda madame Cognard.

—Va, Lisette, dit Alice d'une voix mourante. Dieu nous abandonne, pourquoi lutter davantage!

Ni ce jour-là, ni les jours suivants, Tranquille ne devait reparaître à la Redoute du Roi.

CHAPITRE TREIZIÈME

MARC EVRARD

Ce jour-là même un matelot canadien déserta la ville. Il y a toujours de ces transfuges qui, pendant une campagne ou un siège, passent à l'ennemi, que leur parti soit ou non triomphant. Quand les opérations militaires traînent en langueur, la désertion devient quelquefois même une sorte de manie contagieuse dont il est alors difficile d'arrêter le progrès.

Cet homme, après avoir traversé le faubourg Saint-Jean, descendit à Saint-Roch et se dirigea vers l'Hôpital qui était devenu, depuis la mort de Montgomery, le quartier-général de l'armée assiégeante. Dans quel but le déserteur passait-il du côté des Bostonnais? Lui-même n'en savait trop rien. Enfermé depuis près de cinq mois dans l'étroite enceinte de la ville assiégée, il avait besoin de mouvement, d'espace et de liberté. Avait-il l'intention de combattre dans les rangs ennemis? Assurément non. Il en avait assez du service assidu et prolongé auquel on l'avait astreint pendant tout l'hiver. Tout ce qu'il lui fallait pour le moment, c'était l'absence de toute discipline et la liberté de mouvement. La curiosité l'attirait bien aussi quelque peu du côté des Américains, mais il se promettait de leur fausser bientôt compagnie, s'ils le voulaient forcer à servir le Congrès, et de s'enfuir à Charlesbourg où il avait quelque parent.

Le premier homme qu'il rencontra aux abords du camp bostonnais fut Marc Evrard qui faisait une ronde d'avant-poste. Rétabli depuis un mois de sa blessure, Evrard avait repris son service d'aide-de-camp auprès d'Arnold.

En apercevant le transfuge qui était souvent venu à son magasin, Marc le reconnut.

—Tiens, c'est toi, Côté! dit-il.

—Oui, Monsieur Evrard, comme vous voyez.

—D'où diable viens-tu donc?

—De la ville

—Et que viens-tu faire ici?

—Je m'ennuyais, là-bas.

—Comment, tu t'ennuyais?

—Dame, voyez-vous, ce n'est pas bien amusant de passer ses nuits à monter la garde en plein air, et toutes ses journées à faire l'exercice.

—Je comprends en effet que pour un farceur de ton espèce, habitué à avoir partout ses coudées franches, la discipline militaire offre peu d'agréments. Mais dis-moi donc dans quel état est la garnison de la ville! Montre-t-elle toujours autant d'ardeur à se défendre?

—Ce n'est pas pour vous faire de la peine, Monsieur Evrard, dit Côté en jetant un regard de pitié sur le piquet de soldats qui, hâves, à peine vêtus et plus mal chaussés encore, suivait le jeune officier, mais je vous assure que nos gens ont un peu meilleure mine que les vôtres qui paraissent faire ici un bien long carême. Si tous les Bostonnais ressemblent à ceux-ci, je ne crois pas qu'ils prennent la ville de sitôt.

Evrard réprima un mouvement de mauvaise humeur et reprit:

—Y a-t-il du nouveau, là-bas?

—Hé! pas grand chose. Pourtant oui, en effet, j'oubliais. Vous savez, votre engagé, Célestin Tranquille?

—Eh bien? fit Evrard en dressant l'oreille.

—Eh bine, il paraît qu'il va être pendu.

—Pendu!

—Hé! mais oui. Bon garçon, mais pas chanceux, ce pauvre Célestin. Vous savez qu'il avait été fait prisonnier avec les autres Bostonnais, dans l'affaire de la rue Sault-au-Matelot.

—Oui.

—Bon. On l'enferme avec les autres. Mais ne voilà-t-il pas que notre homme, qui s'ennuie d'être comme ça sous le verrous, s'avise de décamper. Une bonne nuit, on le surprend comme il forçait la porte avec ses compagnons que voulaient prendre l'air avec lui. On l'empoigne, on le fourre au cachot, et l'on dit qu'il va être pendu comme traître.

Evrard pénétré de douleur, en apprenant à quel sort funeste était destiné ce fidèle serviteur qui ne s'était perdu que par trop de dévouement pour son maître, Evrard avait peine à retenir ses larmes et ne pouvait dire un mot. L'autre—un de ces heureux porteurs de mauvaises nouvelles et qui en ont toujours plutôt deux qu'une à vous annoncer—continua sans remarquer l'impression pénible que ces paroles causaient à son interlocuteur:

—Une autre nouvelle, et qui vous regarde aussi, Monsieur Evrard, c'est celle du mariage de mademoiselle Cognard que vous avez connue dans le temps.

—Hein! mademoiselle Cognard est mariée, dis-tu! s'écria Marc en sortant de sa stupeur comme un homme qu'on éveillerait à coups de pieds.

—Si elle ne l'est pas encore, c'est tout comme, poursuivit tranquillement Côté, puisqu'elle le sera dans quinze jours.

—Mais, bon Dieu, que me dis-tu là! Et avec qui se marie-t-elle?

—Avec un officier anglais.

—Un officier… anglais! s'écrie Marc avec égarement.

—Oui, rien que cela. Un nommé Nevil… Ervil… je ne sais plus trop, moi.

—Evil… James Evil, balbutia Evrard, qui n'avait plus une goutte de sang au visage.

—C'est cela, vous l'avez! Ces noms anglais, mois, voyez-vous…

—Mais, mon ami! cria Marc en se précipitant sur Côté qu'il secoua violemment par les bras, mais tu es fou! Alice se marier… avec cet homme!… Allons, ajouta-t-il en le lâchant, tu veux rire, n'est-ce pas?

—Moi, pas du tout! Monsieur Evrard, repartit Côté qui se frottait les bras que Marc lui avait évidemment serrés un peu fort. Je vous assure qu'il n'y a rien de plus vrai. La preuve que j'en suis sûr c'est que ce sont mes deux soeurs Justine et Marie qui font le trousseau de la jeune demoiselle. Je vois bien à présent que ça vous interloque un peu, mais enfin ce n'est pas de ma faute à moi, et ça n'en est pas moins vrai. Dans la ville tout le monde en parle.

—Et tu dis que… le mariage se fera… dans quinze jours?

—Oui, à peu près, vers le commencement de Mai.

Marc resta un moment étourdi comme s'il eût reçu un coup de massue sur la tête, et puis, remettant à un sergent le commandement du piquet de soldats, il s'éloigna à grands pas.

Pendant plus d'une heure il erra dans le camp sans avoir conscience de ce qu'il faisait, tantôt se heurtant contre les soldats étonnés qui purent le croire subitement devenu fou, tantôt s'arrêtant soudain et restant plusieurs minutes plongé dans une immobile rêverie, et puis se remettant à marcher d'un pas fébrile et tourmenté.

Lassé enfin de cette course fiévreuse, il finit par s'arrêter près d'une pièce de canon, et s'y accouda en laissant ses yeux abattus errer vaguement sur la campagne.

C'était un de ces jours gris et tristes qui tiennent de la fin de l'hiver et n'appartiennent pas encore au printemps, cette dernière saison, à proprement parler, n'existant du reste guère dans notre pays où le passage de l'hiver à l'été se fait brusquement, et sans la transition douce qui sépare ces deux saisons dans les contrées plus aimées du soleil.

La côte de Beaupré s'étendait remontant grisâtre jusqu'aux montagnes brunies par le passage du dernier hiver, et tachetée en maints endroits de larges flaques d'une neige souillée. A gauche se dressaient les Laurentides, aux enfoncements neigeux, aux monts puissamment soulevés, brunes au proche, plus loin d'un bleu profond, et d'un bleu terne à l'horizon où elles tombent soudain dans le fleuve, au delà de l'île d'Orléans.

Des masses informes de glace encombraient l'embouchure de la rivière Saint-Charles et couvraient le fleuve jusqu'à l'Ile dont la masse sombre émergeait du Saint-Laurent comme un énorme vaisseau démâté.

Sur la droite s'étageaient en amphithéâtre: le côteau Sainte-Geneviève aux flancs dénudés, le plateau sans verdure et bossué des plaines d'Abraham, l'amas resserré des maisons de la ville dont les toitures en bardeaux grisonnaient sous la mousse et le temps comme des crânes d'hommes vieillis, et, tout au-dessus, la tête formidable du Cap-aux-Diamants, grinçant des dents par la dentelure de ses canons, et le front nuageux.

Pour couronner ce paysage dont les tons tristes l'emportaient encore sur la grandeur des lignes, s'étendait au-dessus un ciel pâle et sans soleil, où se traînaient de longs nuages bas et brumeux que le vent pourchassait en les étirant à l'infini.

Le sombre aspect de ce tableau n'était guère de nature à faire pénétrer par les yeux d'Evrard quelque adoucissement à la douleur dont son âme était étreinte. Sa tristesse au contraire s'en accrut d'autant. L'apparence des objets extérieurs a sur les natures nerveuses une influence excessive, et l'on sait si l'organisation de Marc Evrard était de celles-là!

"C'en est fait, se disait-il, plus d'espoir et plus de doute! Avant que ce butor vînt si bêtement m'annoncer cette atroce nouvelle, j'en étais à me demander ce qu'Alice faisait là-bas, si elle ne se consumait pas dans un ennui mortel, si même elle n'était point malade, mourante peut-être? Hé! quel sot je faisais de m'imaginer que je pouvais de loin si fatalement influencer sa destinée! Ce qu'elle faisait? parbleu! son trousseau de noces!… Quant à se bien porter j'étais un peu fou d'en douter, puisqu'elle se marie dans quinze jours! et avec qui! si cen'est pas celui-là même qui devait le moins s'y attendre, et que je m'imaginais qu'elle devait haïr autant que je l'exècre! Et c'est ma fiancée!… Oui, celle-là même qui se suspendant à mon cou, il y a cinq mois à peine, jurait, en pressant ses lèvres sur mes lèvres, qu'elle ne serait jamais qu'à moi seul… Et cette femme, fausse aux serments jurés par sa bouche sur ma bouche, cette femme n'a pas vingt ans!… O humanité pourrie, jusqu'où la gangrène de la perversité ne t'a-t-elle pas pénétrée!… Vierges à peine formées auxquelles il nous semble, à nous jeunes hommes insensés, qu'il n'est pas d'autel assez sacré pour les y élever et les y adorer dans l'extase d'un amour éthéré, de quelle fange est donc pétri votre coeur?… Pourquoi cette âme de démon dans un corps d'ange?… Charmes maudits qui nous attirent: front pur et serein qui paraît être le miroir où se réfléchit une âme aimante et chaste, bouche enfantine que nous croyons ne proférer jamais que des paroles saintes et des promesses sacrées, et dont les baisers de flamme nous semblent une cire brûlant frémissant sous le sceau de la sincérité, oeil tour à tour doucement rêveur et enflammé d'une étincelle ardente qui nous embrase d'un feu que nous pensons divin… Oh! ses yeux! ses grands yeux noirs! ils sont là! Je ferme les miens. Son regard remplit toutes les facultés de mon cerveau!… Son feu me brûle! Mon Dieu!… Alice! O Alice, ma fiancée! Je viens de blasphémer contre toi? Car n'est-ce pas que tu ne saurais être à ce point trompeuse? C'est moi qui suis un misérable renégat! Oh pardon! tu es une sainte et je t'ai ignoblement outragée!"

Il se prit à pleurer. Un officier qui passait le vit en cet était. Il lui trouva un air si égaré qu'il s'en alla prévenir le colonel Arnold.

"Pourtant cet homme, continua Marc dans son fiévreux monologue, cet homme ne saurait me tromper, il m'a trop platement annoncé cette nouvelle. Il n'y a que la vérité qui puisse se faire aussi lourde et bête! Oui cet homme a dit vrai!… Je comprends tout maintenant! L'autre—je le hais trop pour prononcer son nom qui m'étoufferait—l'autre aura mis à profit mon absence; il aura circonvenu le père déjà trop favorablement disposé à l'écouter. Le père est intervenu, a parlé, a ordonné, a menacé, et sa fille s'est courbée sous le commandement paternel en demandant à Dieu de la délier du serment qu'elle m'avait prêté. Et voilà comment l'autre a triomphé, voilà comment il se fait qu'Alice va devenir sa femme! Sa femme!… O rages de l'enfer! Alice à cet homme! Ah! c'est ce que je ne verrai pas du moins, et ce dont la mort saura m'éviter le trop exécrable aspect!"

Dans l'emportement furieux de son désespoir, Evrard criait plutôt qu'il ne disait ces paroles, quant le colonel Arnold arriva près de lui.

Le colonel avait montré tant de sympathie au jeune homme, que celui-ci, expansif comme on l'est à son âge, lavait mis au courant de ses malheurs. Arnold comprit que Marc venait d'apprendre quelque nouvelle fâcheuse. Il appuya sur l'épaule d'Evrard une mais d'ami et lui demanda doucement quelle était la cause d'une telle irritation.

Le fluide sympathique que cet attouchement amical établit tout à coup entre le colonel et lui, causa une commotion, un ébranlement profonds dans toute la personne de Marc Evrard. Il fondit en larmes.

Le colonel se garda bien d'arrêter le cours bienfaisant de ces pleurs, et laissa le pauvre garçon verser toutes les larmes de son âme. Lorsqu'il le vit un peu plus calme il réitéra sa question de la manière la plus amicale.

D'une voix entrecoupée de sanglots Evrard lui dit tout. Le colonel l'écouta sans l'interrompre, et le voyant un peu moins agité, il lui dit:

—Attendez-moi quelques instants, ou plutôt non, veuillez rentrer chez vous, car vous êtes ici l'objet d'une indiscrète curiosité. Je m'en vais aller m'assurer si cet homme n'est pas un espion et s'il n'a pas voulu vous tromper. Dans un quart-d'heure je serai chez vous.

Evrard se rendit machinalement à ce bon avis.

Une demi-heure après le colonel le rejoignait. Marc le regarda d'un air anxieux.

—Hélas! mon pauvre ami, répondit Arnold à cette muette interrogation, je crains bien que cet homme ne vous ait dit que la vérité! Ce n'est certainement pas un espion, et j'ai beau l'interroger je n'ai rien surpris dans ses réponses qui m'ait pu mettre sur la piste d'une fourberie. Écoutez, Evrard, il vous faut être homme avant tout, et ne pas vous laisser aller à un désespoir que la fillette qui vous a sitôt n'est pas digne de causer en vous. Vous êtes jeune et assez charmant garçon pour rencontrer n'importe où une foule de jolies filles qui ne demanderont pas mieux que d'être heureuses par vous en vous rendant ce bonheur au centuple. Trève donc de désespoirs inutiles. Acceptez aujourd'hui l'offre que je vous fis hier, et que vous n'eûtes le tort de refuser, de m'accompagner à Montréal où je m'en vais dans quelques heures. Comme je vous le disais, les troupes que nous avons ici ne sauraient plus maintenant s'emparer de la place. Voici l'été qui arrive. La navigation va s'ouvrir et ne manquera pas d'amener bientôt au secours de la ville toute une flotte qui doit être depuis longtemps déjà partie d'Angleterre. Vous resteriez donc inutilement ici et vous vous exposeriez pour rien à tomber entre les mains des Anglais. Ne mettez pas ou moins votre trop heureux rival à même de piétiner sur votre cadavre avant ou immédiatement après son mariage. Ce serait vraiment lui causer trop de jouissances à la fois.

—Vous avez raison, colonel! s'écria Marc. Je pars avec vous. Du reste on ne se bat plus ici! Nous aurons probablement plus de chance ailleurs, et la mort qui n'a pas voulu de moi par ici m'attends peut-être là-bas!

Arnold laissa tomber sur Evrard un regard de compassion, mais se garda de relever cette pensée funeste, et reprit:

—Nous partirons ce soir à huit heures, soyez prêt.

La nuit s'épaississait sur la vallée lorsque le colonel Arnold et Marc
Evrard s'éloignèrent de l'Hôpital-Général, au grand train de leurs
chevaux. Au coin d'un bois qui allait leur faire perdre la ville de vue,
Evrard arrêta son cheval et se retourna sur sa selle.

Les hauteurs et la ville, à demi perdues dans l'ombre vaporeuse du soir, n'apparaissaient plus que fondues en une masse indécise. Marc resta un instant immobile. Deux grosses larmes glissèrent sur ses joues. Il murmura:

—Adieu, vous tous que j'aimais! Adieu, bon et fidèle serviteur que je ne puis secourir! Adieu Alice… Adieu!

Il enfonça ses éperons dans les flancs haletants de sa monture, rejoignit Arnold en deux temps de galop, et tous deux disparurent entre une double et gigantesque haie d'arbres qui retentirent un moment du pas précipité des chevaux, et rentrèrent l'instant d'après dans le calme de la nuit.

Pauvre Alice, comme les ténèbres qui allaient s'épaississant toujours sur la ville, la solitude et le délaissement se faisaient autour de toi de plus en plus profonds!

CHAPITRE QUATORZIÈME

TRAVERSES

Le soir du jour où nous avons vu Alice perdre le dernier espoir qu'elle avait mis en Tranquille pour échapper à Evil, son persécuteur, une fièvre violente la saisit. Dans la nuit elle empira tellement qu'il fallut avoir recours au médecin. Le docteur Lajust, en la voyant, hocha la tête d'un air soucieux. Il resta plus d'une heure auprès de la malade, lui fit prendre quelque potion calmante, en enjoignit à Lisette, quand il s'en alla, de passer la nuit auprès de sa maîtresse.

Il revint de bonne heure, le lendemain matin. La fièvre avait redoublé, la patiente délirait. Le docteur la déclara atteinte d'une fièvre cérébrale des plus violentes. Il profita d'un moment où il se trouvait seul avec Lisette et lui demanda si sa maîtresse n'avait pas éprouvé quelque grand chagrin. Celle-ci crut devoir ne lui rien cacher, et lui apprit que M. Cognard voulait marier sa fille malgré elle, et avec un homme qu'elle avait toutes les raisons de détester.

Sur ces entrefaites M. Cognard entra dans la chambre et demanda au médecin ce qu'il pensait de l'état d'Alice. Celui-ci le regarda d'un air bourru, haussa les épaules, donna de nouvelles prescriptions et s'en alla en ordonnant à Lisette de ne laisser voir à la malade personne dont la vue pût lu être désagréable. Comme le docteur allait sortir, madame Cognard se trouva sur son passage et lui demanda ce qu'avait sa chère Alice.

—Ce qu'elle a, ce qu'elle, gronda le médecin, c'est que si elle meurt, on l'aura tuée, madame!

Madame Cognard n'en demanda pas davantage.

La fièvre et le délire s'accrurent encore les jours suivants et le docteur déclara la malade en grand danger de mourir. Il ne la quitta presque plus. En face de son unique enfant qui se débattait soul les étreintes d'une mort qu'il avait lui-même appelée par sa honteuse ambition, le père Cognard dut faire des réflexions sérieuses. Cependant comme le docteur évitait de lui parler et que lui-même n'osait guère ouvrir la bouche, les pensées de M. Cognard ne se firent pas jour, et personne ne put connaître la nature de ses réflexions.

Quant à dame Gertrude elle était d'une humeur massacrante. Tout le personnel de la maison s'en ressentait, et de temps à autre on entendait les éclats de sa voix grondeuse monter de la cuisine où elle gourmandait les domestiques. La malade qui, dans son délire même, ne reconnaissait que trop cette voix détestée s'agitait alors sur son lit brûlant. Le docteur fronçait les sourcils et, se tournant du côté du père Cognard qui allait et venait avec inquiétude dans la chambre, lui disait d'une voix brève:

—Veuillez donc aller prévenir madame Cognard d'avoir à adoucir un peu le ton de sa voix.

Le silence se faisait pendant quelque temps, et puis on entendait de nouveau japper dame Gertrude. Irrité, le docteur se tournait vers Cognard qui comprenait ce geste, sortait doucement et revenait bientôt se glisser dans la chambre de sa fille.

Durant quelque temps l'on n'entendait d'autre bruit dans la pièce que les mots sans suite que la malade proférait dans son délire, ou que le tic-tac de la montre que le docteur tenait dans la main, pour pieux compter les pulsations du pouls de sa patiente. Soudain l'on refermait en bas une porte avec violence, tandis que les accents criards de la voix de dame Gertrude venaient encore agiter la malade. Une fois enfin, n'y tenant plus, le docteur exaspéré se tourna vers Cognard et lui dit brusquement:

—Cette femme a-t-elle envie de tuer votre fille? Non. Eh bien faites-la taire!

Cognard sortit résolument cette fois-ci et, après une courte altercation qu'on entendit clairement, et dans laquelle le mari haussa la voix d'un ton plus haut que sa femme, le silence se fit enfin tout de bon.

C'est égal, le docteur Lajust pouvait se vanter d'avoir en madame
Cognard une femme qui le détestait joliment!

Après neuf jours de lutte contre l'acharnement de la maladie, la jeunesse d'Alice finit par triompher et un mieux sensible se déclara. Les passions mauvaises du père—en supposant qu'elles n'eussent pas même étouffé la voix de sa conscience pendant la maladie de sa fille—durent alors reprendre tout à fait leur empire sur ce méprisable ambitieux. Car ce fut avec un visage des plus riants qu'il annonça au capitaine Evil, qui venait plusieurs fois le jour prendre des nouvelles de la santé d'Alice, que sa future petite femme était sauvée.

Lisette qui, pendant une semaine entière, n'avait quitté le chevet de sa maîtresse ni le jour ni la nuit, profita des premiers moments de la convalescence pour sortir afin de tâcher de se renseigner au sujet de Tranquille. Tout ce qu'elle apprit ce fut qu'il avait été transféré dans Une partie du collège des Jésuites—on ne put lui dire précisément laquelle—et qu'il n'était pas en question du procès.

Avant de revoir Evil qui commençait à insister pour être introduit près d'elle, Alice résolut de tenter un dernier effort afin de persuader son père de renoncer à ce projet de mariage qui avait failli la faire mourir et devait certainement causer son malheur. Elle saisit un moment où elle se trouvait seule avec lui et lui exposa sa demande de sa voix la plus suppliante.

Elle était encore si faible que le père Cognard n'osa point s'emporter. Mais il lui représenta fermement qu'il avait donné sa parole, qu'elle même s'était engagée d'une manière formelle, qu'il était impossible de reculer, que le mariage se ferait et qu'on le retarderait seulement jusqu'au cinq de mai pour qu'elle eût le temps de se rétablir entièrement.

—Mais, mon père! s'écria-t-elle en pleurant, ne voyez-vous pas que je ne pourrai jamais aimer cet homme-là!

—Bah! répondit l'impitoyable Cognard, tu en serais rendue au même résultat avec tout autre, au bout de six mois de mariage!

Lisette entra dans la chambre comme le père Cognard en sortait après avoir émis cette consolante maxime.

—Vous m'êtes témoin, mon Dieu! s'écrie Alice qui se leva avec énergie, que j'ai tout tenté pour éviter de prendre un parti extrême. Vous avez reçu le serment que j'ai fait à Marc mon fiancé, de n'appartenir jamais qu'à lui seul. Vous connaissez ma résolution de ne jamais épouser un Anglais… Dans huit jours j'aurai vingt-et-un ans, et je serai libre! Entends-tu Lisette, je serai libre dans huit jours!

Comme Lisette semblait effrayée de cette excitation où elle trouvait sa maîtresse, celle-ci se calma subitement et continua:

—Oh! ne crains pas, Lisette, ce n'est pas la fièvre qui me reprend. Non, je veux être calme, je veux reprendre mes forces, je veux être capable dans huit jours de supporter la fatigue. Tu me comprends. Je veux vivre enfin! As-tu des nouvelles de Célestin?

—Hélas! non, mademoiselle.

—Je partirai seule, alors.

—Et moi, que ferais-je ici repartit Lisette dont les yeux étaient pleins de larmes. Je vous l'ai promis, je m'en irai avec vous.

La dernière semaine d'avril s'écoula et Alice qui suivait scrupuleusement les ordonnances de son médecin était à peu près rétablie. Madame Cognard pressait de plus en plus les apprêts du mariage.

On en était rendu au dernier jour du mois d'avril, et Alice avait décidé qu'elle s'enfuirait pendant la nuit du premier de mai, qui était l'anniversaire de sa naissance et l'époque de sa majorité, ce qui lui semblait d'un bon augure pour son entreprise.

La fatalité qui semblait présider à la destinée de la pauvre enfant, vint encore déjouer ce projet. Lisette en montant sur une chaise pour étendre le linge du trousseau, qu'on venait de laver, tomba de son haut et se donna une entorse à la cheville du pied. Il fallut la transporter jusqu'à son lit; elle ne pouvait plus faire un seul pas. Le médecin fut appelé. Alice, la mort dans l'âme, voulut être présente à la visite du docteur. Lisette qui comprenait toute l'angoisse dont était dévorée sa maîtresse, demanda au médecin dans combien de jours elle pourrait marcher:

—Dans trois ou quatre jours, peut-être, répondit-il, si vous ne faites aucun mouvement et si vous avez la patience de tenir continuellement des compresses froides sur votre pied, et de ne les point laisser s'y réchauffer par la chaleur de la fièvre.

—C'est bien, dit Lisette avec résolution, ce ne sera pas de ma faute alors, si je ne suis pas debout, même avant ce temps-là.

—Prenez garde, si nous marchez trop tôt vous aurez une rechute qui sera pire que le premier accident.

—Ne craignez pas, monsieur le docteur, j'aurai bien soin de moi. Je veux être sur pied au moins la veille des noces de mademoiselle, ajouta Lisette avec une finesse d'expression qui en ce moment n'était intelligible que pour Alice.

Heureusement que ni madame Cognard, ni le capitaine Evil ne pouvaient l'entendre, car ils auraient pu soupçonner quelque chose.

Dans le cours de l'après-midi Alice alla voir Lisette et se trouva seule avec elle.

—Mademoiselle Alice! dit la pauvre fille en rejoignant les mains, tandis que ses yeux se voilaient de larmes, j'espère que vous ne me soupçonnez pas de vouloir vous tromper. Regardez mon pied comme il est enflé.

Ce fut à peine si Alice jeta un coup d'oeil sur le pied tuméfié de
Lisette, et répondit avec un bon sourire:

—Non, Lisette, tu m'as trop appris à estimer ton dévouement pour que j'ai pu avoir cette mauvaise pensée. Mais il n'en est pas moins vrai que Dieu m'éprouve bien rudement.

—Êtes-vous toujours décidée à vous en aller cette nuit?

—Non! quant à partir seule, je préfère attendre au dernier moment. Mais alors rien ne me retiendra, et je m'en irai à la grâce de Dieu.

—Oh! merci, mademoiselle Alice. Je vous assure, allez qu'il faudra que cette vilaine entorse soit bien méchante pour m'empêcher de vous suivre!

Nous n'insisterons pas sur les inquiétudes, sur l'excitation des deux jeunes filles, et sur les mille obsessions qu'Alice eut à souffrir de la part de sa belle-mère et du capitaine Evil, pendant les jours suivants. Comme nous le lecteur en a assez de ces mesquines et cruelles tyrannies, et désire avec hâte arriver au dénouement. Nous enjamberons sans transition les deux jours qui suivirent la chute de Lisette, pour nous transporter au troisième jour du mais, qui était un samedi. Le mariage devait se faire le lundi d'après, et le contrat se signer le soir même, à cause du lendemain qui était un dimanche.

Depuis la veille Lisette se levait à l'insu de tous, pour détourner même l'idée d'un soupçon, et marchait dans sa chambre afin, d'assouplir les muscles de son pied qui ne lui causait plus aucune douleur. Il va sans dire qu'Alice était au fait de rétablissement de sa suivante, et que tout son courageux espoir était revenu.

Arriva le soir et avec lui le capitaine Evil, en grande tenue, les cheveux soigneusement ramenés sur les tempes pour cacher le vide laissé par son oreille absente. Il était accompagné du colonel McLean que lui devait servir de témoin. M. et Mme Cognard, tous deux en habits de gala, lui plus obséquieux et plus souriant encore que d'habitude, elle plus compassée, et plus guindée que jamais, et la figure rayonnant d'une victorieuse méchanceté, allèrent, avec un empressement des plus bourgeois, recevoir leurs hôtes dans le vestibule. Alice fut la dernière à paraître. Elle était un peu fiévreuse et son teint, plus animé que dans les derniers temps, coloraient ses joues d'une rougeur charmante. Elle était belle à faire s'excuser Evil d'avoir employé des moyens si peu louables pour obtenir sa main. Elle accueillit son prétendu avec meilleure grâce qu'on ne pouvait s'y attendre.

Le père Cognard se frottait les mains en se disant que tout allait pour le mieux, et qu'après toutes les répugnances qu'elle avait montrées, Alice ne serait peut-être pas longtemps sans prendre goût à ce mari qu'on la forçait d'accepter.

Seule madame Cognard était un peu surprise. Son instinct de femme, plus vif et plus rusé, lui faisait vaguement entrevoir dans le maintien de sa belle-fille, quelque chose qui n'était pas d'accord avec les sentiments qu'Alice avait si peu déguisés jusqu'alors à l'égard de son futur mari. Pourtant Alice continua de jouer si parfaitement son rôle, elle se garda si bien de ne pas l'exagérer, que peu à peu sa belle-mère s'y laissa prendre comme les autres, et finit par se dire que, en fin de compte, la jeune fille, en personne bien née, savait faire contre fortune bon visage. La digne femme alla même jusqu'à penser qu'Alice n'était pas fâchée d'échapper à sa rude tutelle et qu'elle préférait encore celle d'un mari qui, après tout, donnait les signes les plus évidents d'un amour passionné. Nous devons avouer que la perspective de voir sa belle-fille heureuse, même avec le capitaine, ne remplissait pas le chère femme d'une joie délirante.

Le contrat fut rédigé, lu, signé, paraphé, séance tenante. Il ne manquait plus que le sacrement pour faire du capitaine Evil l'heureux époux de celle qu'il convoitait depuis si longtemps avec tant d'ardeur.

En se mariant Alice apportait à son époux cinq cents louis qui lui revenaient du côté de sa mère, abstraction faite des biens qu'elle devait avoir plus tard après la mort du père Cognard.

—Ce sera toujours autant pour monter votre petit ménage, dit bourgeoisement ce dernier en tapant sur le ventre du capitaine qui se montra médiocrement flatté de la familiarité du futur beau-père. Et puis se tournant vers sa fille, le bonhomme lui dit, la bouche en coeur:—Ce soir, fillette, tu auras les cinq cents louis dans ta commode. Ce sera toujours assez pour te faire attendre ma mort avec patience. Eh! eh!

Il n'est nullement à douter que Cognard crût avoir en ce moment un très-bon ton et beaucoup d'esprit. Il en est comme ça qui savent se contenter de peu.

En se retirant, Evil demanda à Alice la permission de l'embrasser. Celle-ci qui voulait rester ferme jusqu'à la fin, lui présenta la joue. Mais quand les lèvres du capitaine effleurèrent le visage de la jeune Fille, ce fut comme si elle eut été brûlée par un fer rouge. Elle put si peu retenir un tressaillement répulsif, que James Evil qui lui tenait en même temps la main, en ressentit la commotion. Le glorieux officier eut bine garde d'en saisir la signification, et mit le frissonnement de la jeune fille sur le compte d'une sensation plus favorable à son amour-propre.

Alice dont tous les nerfs vibraient sous le coup d'une émotion indicible, s'empressa de se dérober à la joie bruyante de son père qui, il me faut en convenir, avait largement fait raison d'un vieux vin d'Espagne aux deux officiers. Elle commençait à se déshabiller tout comme d'habitude, lorsque son père frappa à la porte de sa chambre. Il entra tenant cinq petits sacs pleins de souverains en or, et les jeta bruyamment sur la commode en disant:

—Tiens, fi-fille, voilà pour t'aider à faire le trousseau de ton premier poupon! Mais je m'aperçois que je te dérange. Tu as du reste besoin de repos. Bonsoir, fillette, et des rêves d'or, fit-il en clignant de l'oeil du côté des sacs.

Pour déployer autant d'esprit le père Cognard devait certainement être en pointe de vin.

A peine fut-elle seule que Alice tomba à genoux. Elle priait depuis longtemps avec une ferveur extrême, lorsqu'une pensée, pour ainsi dire extérieure, traversa sa prière et lui fit jeter un regard autour d'elle. Alors sa tête tomba sur ses mains jointes contre le lit, et des larmes jaillirent de ses yeux.

Terminée le soir même, sa robe de mariée étalait sur un meuble la blancheur de ses plis ondoyants, tandis que deux petits souliers de satin blanc, semblaient, tout au bas, attendre avec impatience les pieds mignons que les devait chausser, et que la couronne de fleurs d'oranger reposait coquettement au-dessus, comme désireuse de parer au plus tôt le beau front de vierge auquel elle était destiné.

Tous ces apprêts que appellent le rayonnement du bonheur sur la figure des fiancées la ville du plus grand jour de leur vie, et dont la blanche vision hante joyeusement les songes des jeunes filles, était-ce bien ainsi qu'Alice les avait rêvés? Pouvait-elle, derrière la gaze transparente de son voile de tulle, entrevoir le séduisant élu de son coeur lui apporter, avec le sourire enchanteur de l'attente, la promesse du bonheur tant désiré?

Hélas! cette extase momentanée, cette illusion trop souvent de si courte durée qui clôt l'existence de la jeune fille, et précède de si près l'amer réveil d'un grand nombre d'épousées, le brillant souvenir de ce jour mémorable qui illumine la vie entière de la femme, et qu'elle aime à se contempler en se retournant, à mesure qu'elle avance sur la mer orageuse du monde—comme l'exilé qui s'éloignant des rives où s'écoula son heureuse enfance, attache ses regards sur la lumière que le dernier phare de la patrie projette à l'horizon sur les flots tourmentés et sombres—cette faible consolation lui était même à jamais refusée!

Pour elle ce déploiement des apprêts nuptiaux n'était qu'une ironie de plus dont la fatalité surchargeait son malheur.

Elle pleura longtemps et peut-être les larmes les plus amères qu'elle eut encore versées. N'était-elle pas décidée à tout tenter pour échapper à l'odieuse étreinte de cet homme dans les bras duquel on la voulait si brutalement jeter? Il fallait fuir, fuis sans retard la maison de son père, cette maison où elle était née, où sa première enfance, heureuse et insouciante, s'était écoulée sous l'irradiation du sourire maternel. Il lui fallait quitter son père qu'elle aimait toujours malgré cette cruelle ambition à laquelle il n'avait pas hésité à sacrifier sa fille, le quitter en fugitive, en coupable. Car enfin elle se rendait bien compte de la culpabilité de sa démarche, et se disait que le châtiment, presque toujours attaché à cette révolte ouverte contre l'autorité paternelle, ne se ferait peut-être pas longtemps attendre!

Telles étaient ses pensées désespérantes lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit tout doucement. Elle tourna la tête et reconnut Lisette coiffé, habillée, toute prête à sortir. Celle-ci referma sans bruit la porte. Elle s'approcha de sa maîtresse et lui dit à l'oreille:

—Tout le monde dort, madame Cognard comme les autres. Il y a plus d'une heure que je lui ai entendu fermer la porte de sa chambre à coucher. Mais, qu'avez vous donc fait! Vous n'êtes qu'à moitié habillée. Il faut nous dépêcher.

—Écoute Lisette, dit Alice qui essuya ses larmes en se relevant de terre où elle était restée agenouillée plus d'une heure. Il est encore temps pour toi de rester, et comme il m'en coûte de te lier à ma triste destinée, je te supplie de me laisser aller seule. Reste dans la ville où tu auras du moins la consolation de te savoir auprès de ton pauvre ami Célestin que je ne puis malheureusement pas sauver.

Lisette secoua négativement la tête.

—Non, mademoiselle Alice répondit-elle, je vous ai promis de m'en aller avec vous, je pars et tout ce que vous pourriez dire ne me ferait pas changer d'idée. Pour ce qui est de Célestin quelque chose me dit qu'il se tirera bien d'affaire tout seul. Dieu est trop bon pour permettre comme ça que ce brave Tranquille soit la victime d'un méchant homme—Quant à moi vous entez que je ne peux rester seule ici, et que toute la colère de vos parents retomberait sur moi. Ainsi donc au lieu de perdre notre temps en paroles inutiles, préparons nous vite. Pour moi vous voyez que je n'ai pas flâné.

Elle releva sa collerette et laissa voir une corde de la grosseur de son petit doigt et qui s'enroulait une vingtaine de fois autour de sa taille.

—Qu'est-ce que cela? fit Alice.

—La corde pour faire sécher le linge. J'ai été la décrocher au grenier pendant la soirée. Je vous ai déjà dit que le seul moyen que nous avions de sortir de la ville était de nous laisser glisser du haut en bas des murs, du côté des faubourgs. Cette corde nous en donnera le moyen.

—Est-elle assez longue?

—Les murs ont trente pieds de haut, à ce qu'on m'a dit, et cette corde en a soixante de long. Nous pourrons même la mettre double, il y aura moins de danger qu'elle casse.

—C'est bon, aide-moi à m'habiller, reprit Alice à qui l'air décidé de la soubrette rentait toute sa fermeté.

Une heure du matin sonnait en ce moment, et le silence le plus entier régnait dans la maison.

—Il faut vous habiller chaudement, dit Lisette, car la nuit est froide, et Dieu seul sait où nous allons.

Quand Alice eut achevé de se vêtir elle prit sur sa commode un des sacs d'or que son père y avait laissés, et le pesa dans sa main.

—Cet or vient de ma mère, dit-elle, en conséquence il est à moi. Nous en aurons besoin. Prends deux de ces sacs je me charge de deux autres. Le dernier restera ici, car il ne faut pas trop nous embarrasser. Es-tu prête?

—Oui, Mademoiselle, fit Lisette en prenant, comme sa maîtresse un sac de cent louis dans chaque main.

Alice jeta un dernier regard dans sa chambre, retint un sanglot qui se tordant dans sa gorge, et sortit sur la pointe du pied. Retenant leur haleine et marchant avec une extrême prudence pour dissimuler le bruit de leurs pas, elles traversèrent le corridor et descendirent l'escalier. Quand elles passèrent devant la chambre de M et de Mme. Cognard une planche qui craqua sous leurs pieds leur fit violemment battre le coeur. Un moment elles restèrent immobiles, craignant d'avoir été entendues. Mais comme rien ne bruissait dans la chambre, elles continuèrent d'avancer.

Tandis que Lisette débarrait la porte, Alice s'agenouilla dans le vestibule et murmura ces mots:

—Pardon, mon père, pardon à votre malheureuse enfant!

Quand elle se releva la porte était ouverte, et avec un empressement fébrile Alice rejoignit Lisette qui l'attendait déjà dans la rue.

Il avait été entendu d'avance qu'au lieu de se diriger immédiatement vers les remparts, elles remonteraient la rue Saint-Anne jusqu'à la rue Des-Jardins qu'elles parcourraient jusqu'à la rue Saint-Louis pour, de là, prendre la rue Sainte-Ursule qui les conduirait jusqu'à l'endroit vacant dans le voisinage immédiat du bastion des Ursulines. De la sorte elles éviteraient de donner des soupçons à la sentinelle qui, placé en faction sur la Redoute-du-Roi et voyant deux femme errer, la nuit, dans l'espace alors vaste et désert qui s'étendait depuis le collège des Jésuites et la rue Saint-Jean jusqu'aux murs de la ville du côté des plaines, aurait pou les inquiéter dans leur fuite.

Par bonheur, au moment où elles prirent pied dans la rue, la sentinelle leur tournait le dos, et la nuit étant noire, elles se trouvaient hors de vue quand le factionnaire revint sur ses pas.

Commes les deux jeunes femmes, peu habituées à de pareilles courses nocturnes allaient, frissonnant de peur, tourner le coin de la rue Des-Jardins, elles faillirent se heurter contre deux hommes qui venaient à leur rencontre et s'avançaient tout doucement, comme des gens qui craignent d'être entendus et ont le plus grand intérêt à n'être point remarqués.

La première impression des jeunes filles fut de la frayeur. Mais Lisette qui n'en était qu'à deux pas, eut à peine envisagé l'un de ces hommes, un grand, qu'elle s'écria, tout en étouffant sa voix:

—Mon Dieu! est-ce bien toi, Célestin?…

—Mam'zelle Lisette! répondit la voix de Tranquille.

—C'est Dieu qui vous envoie! répartit Alice. Où alliez-vous donc?

Vous chercher, Mademoiselle. J'ai appris que le mariage devait se faire lundi et comme je voulais vous garantir de ce mauvais pas je vous assure que j'ai passablement travaillé pour m'échapper avec mon camarade que voici, un officier bostonnais et qui vous est d'avance dévoué, mademoiselle Alice.

L'officier qui s'était approché salua profondément Alice. Celle-ci s'inclina.

En quelques mots Lisette mit Tranquille au fait de leur projet de fuite, et des moyens qu'elle avaient pris pour en assurer le succès.

—Pauvres enfants! dit Célestin, c'est fort heureux que nous vous ayons rencontrées, car je doute fort que vous eussiez réussi. Enfin, grâce à Dieu, nous voici, deux solides gaillards, prêts à nous faire hacher en morceaux pour votre service.

Alice le remercia de ce dévouement avec effusion, et tous les quatre, suivant l'idée première des deux jeunes filles, s'avancèrent vers la rue Saint-Louis qu'il parcoururent dans presque toute sa longueur, jusqu'à la rue Sainte-Ursule où ils s'engagèrent sans avoir rencontré personne.

—Tout va bien jusqu'à présent, dit Tranquille. Reste à savoir ce qui nous attend aux remparts. Les sentinelles y sont assez rapprochées. C'est là qu'il va falloir avoir l'oeil vif, les jambes alertes et les bras fermes au besoin. Attention, à présent!

Ils venaient de dépasser la dernière maison de la rue Sainte-Ursule qui s'arrêtait alors au bout de la rue Saint-Anne, et ils s'avançaient dans l'espace, inhabité à cet époque-là qui regardait les remparts. Arrivés à l'endroit où la rue d'Auteuil coupe maintenant à angle droit le bout de la Rue Sainte-Anne, c'est-à-dire en face du bastion Sainte-Ursule dont l'enfoncement et la projection sur la campagne forme un bonne partie de l'Esplanade, Tranquille fit arrêter ceux qui l'accompagnaient et leur enjoignit de se baisser pour donner moins de prise au regard des sentinelles. Il s'agenouilla comme les autres et jeta un regard scrutateur en avant, afin de reconnaître la position et de prendre ses mesures en conséquence.

Une centaine de pas l'éloignait du point le plus rapproché des remparts. Quoique la nuit fût sans étoiles, on pouvait entrevoir les sentinelles dont la tête et les épaules, vues de la position occupée par Tranquille, dominaient le parapet et se détachaient, bien que confusément, sur le ciel toujours moins sombre, à cette heure même, que la surface du sol. Il y avait un factionnaire sur les hauteurs de la porte Saint-Jean, un autre à l'angle rentrant que fait sur la droite la gorge du bastion des Ursulines en joignant la courtine, un troisième au point le plus avancé du bastion, c'est-à-dire à l'union des deux faces qui font angle saillant du côté de la campagne. Le dernier qu'on apercevait était posté à l'angle rentrant qui forme le côté gauche de la gorge du bastion. Ainsi échelonnées à égale distance, les sentinelles faisaient bonne garde; on entendait le cri de veille qu'elles se renvoyaient l'une à l'autre d'une voix traînante et monotone:

Sen-try all-'s-well.

En ce moment le cri qu'on entendit venir d'en bas, dans la direction de la porte du Palais, se rapprocha, grossit, passa de sentinelle en sentinelle auprès des fugitifs, remonta vers la porte Saint-Louis, diminua et finit par s'éteindre au loin sur les hauteurs où s'élève aujourd'hui la citadelle.

—Vous allez venir avec moi, dit Tranquille à l'officier américain. Il faut que nous allions désarmer et garrotter la sentinelle que est en face de nous. Ces dames vont nous attendre ici. Ce ne sera pas long.

En hommes qui avaient fait tous deux la guerre des bois, avec ou contre les sauvages, Tranquille et son compagnon s'éloignèrent en rampant sans bruit sur le sol dans la direction de l'angle rentrant du bastion qui regarde la porte Saint-Jean. Il s'avancèrent jusqu'au pied du talus au haut duquel le factionnaire montait la garde en regardant du côté de la campagne. Comme il leur tournait le dos, tous deux montèrent en se glissant inaperçus jusqu'à lui. A cet instant le cri de veille remontait de la porte du Palais vers la porte Saint-Jean. Tranquille attendit que le soldat auquel il en voulait eut répondu, et bondit sur lui comme la sentinelle suivante transmettait le mot d'ordre à un autre camarade.

Le factionnaire saisi à la gorge par la main puissante du Canadien ne put point même jeter une plainte. Il s'abattit sur le sol, renversé d'un seul coup de genoux dans les reins.

—Maintenez-le par terre, dit Tranquille, tandis que je vas fermer la bouche de notre homme.

Pendant que l'officier américain s'accrochait aux membres du soldat renversé, Tranquille lui fourrait un mouchoir dans la bouche. Pour s'assurer que le bâillon étoufferait les cris du factionnaire, le Canadien desserra peu à peu l'étau des cinq doigts. Le malheureux soldat voulut crier, mais il ne rendit qu'un soupir que l'on n'aurait point entendu à trois pas.

—Bon comme ça! fit Tranquille. Mais pour être plus sûr qu'il ne nous trahira pas, faites-lui comprendre, vous qui parlez sa langue, que s'il fait mine de bouger et de crier nous lui enfonçons sa baïonnette dans le ventre… A présent, garrottons-le avec les lanières de nos draps découpés que nous avons emportées de la prison. Puisque ces dames ont une corde nous n'aurons pas besoin de ces mauvais bouts de linge pour descendre au pied des remparts.

En un tour de main, le soldat fut lié des pieds à la tête et resta couché sur le dos immobile comme une momie dans ses bandelettes.

—Bien! fit Tranquille. Prenez son fusil et montez la garde à sa place, et quand votre tour sera venu de répondre à ces mots anglais que ces messieurs se jettent l'un à l'autre, criez hardiment comme celui-ci le faisait tout-à-l'heure. Moi je vas aller chercher les demoiselles.

Tout ce qui précède s'était fait en un tour de main, et les deux factionnaires voisins de leur camarade garrotté, et séparés de ce dernier par une distance d'au moins cent pas, ne s'étaient aperçus de rien, leur attention se trouvant attirée plutôt du côté de la campagne qu'à l'intérieur de la ville, où il leur devait sembler qu'il n'y avait aucune surprise à redouter.

Tranquille s'éloigna et revint quelques minutes après avec Alice et
Lisette qui tremblaient de tous leurs membres.

—Ce n'est pas le moment d'avoir peur, leur dit Célestin, vous aurez besoin dans un instant de l'entière puissance de vos muscles pour vous retenir après la corde de toute la force de vos poignets.

Rampant tous les trois sur les genoux et les mains, pour être moins en vue, Tranquille et les deux jeunes filles s'approchèrent du créneau qui traversait l'angle du bastion, à l'endroit où celui-ci se réunissait à la muraille. Le mur du rempart ayant au moins une dizaine de pieds d'épaisseur, et le parapet dominant le talus de cinq à six pieds, les trois fugitifs se trouvèrent à l'abri de tout regard indiscret, lorsqu'ils furent entrés dans l'embrasure.

—Mam'zelle Lisette, dit Tranquille à voix basse, déroulez vite la corde que vous avez autour de vous et passez-moi-la. Vous m'avez dit qu'elle avait soixante pieds de long?

—Oui.

—C'est bon, nous la mettrons double et elle sera encore longue du reste. Placés comme nous sommes ici, il n'y a pas plus de vingt-cinq pieds d'ici le fossé. Mademoiselle Alice, comme vous êtes la plus pressée de vous mettre hors d'atteinte, vous allez, s'il vous plaît, descendre la première. Enveloppez-vous les mains dans votre mouchoir pour que la corde vous les meurtrisse moins… Écoutez….

Le cri de veille revenait de la porte Saint-Jean et c'était au tour de l'officier américain de répondre. Les quatre acteurs de cette scène émouvante attendaient avec anxiété le résultat de l'audacieuse substitution de la sentinelle.

Sen-try all-'s-well, cria l'officier américain qui dût imiter à s'y méprendre, surtout à distance, la voix de la sentinelle garrottée; car on entendit le plus proche factionnaire répéter nonchalamment les trois mots d'ordre.

Lisette passa la corde à tranquille. Celui-ci la réunit en double, en donna l'un des buts à Alice et lui en serra soigneusement les deux mains.

—A présent, mademoiselle, lui dit-il, c'est du courage qu'il vous faut.
N'ayez point peur tenez bon et tout ira bien.

—Je ne la laisserai aller qu'avec la vie, répondit Alice, dût cette corde m'entrer dans les chairs jusqu'aux os.

Cela ne sera pas long. Dans dix secondes vous serez en bas. Une fois là, n'ayez aucune crainte, Lisette vous y rejoindra en un rien de temps. Allons, tenez-vous bien, et ne lâchez la corde que lorsque vous aurez sûrement pris pied à terre.

Guidée par Tranquille qui la retenait d'une main par les poignets, tandis qu'il s'enroulait la corde autour de la main droite, Alice se laissa glisser sur les genoux jusqu'au bord du rempart. Mais dès qu'elle sentit le vide sous ses pieds, un frisson passa par tous ses membres, et les battements de son coeur devinrent si forts et si précipités qu'elle en fut presque suffoquée.

—Mon Dieu, ayez pitié de moi! soupira-t-elle.

Le canadien s'était attendu à ce premier moment de frayeur, et, pour donner à la Jeune fille le temps de revenir de cette terreur du vide, il la retint quelques secondes par les bras en lui disant:

—Mademoiselle! au nom de M. Marc que vous allez bientôt revoir, du courage, je vous en prie!

Ranimée par le souvenir de son fiancé, Alice se roidit contre la frayeur, et comme elle s'aperçut que la circulation du sang dans ses artères gonflées se ralentissait peu à peu, elle dit à Tranquille:

—C'est bien, je me sens remise, je suis prêter.

—Tenez-vous bien, je vas vous laisser aller, dit Tranquille qui lâcha les bras de la jeune fille, se renversa en arrière en s'arc-boutant contre le mur pour faire un contrepoids, et laissa glisser la corde.

Les mains à demi broyées par la corde et les pieds flottants sans le vide, Alice et besoin en ce moment d'une force d'âme incroyable pour ne point crier.

Enfin, après une de ces demi-minutes terrible dont l'infernale agglomération doit composer les siècles sans fin dans l'abîme maudit, Alice toucha la terre. Elle s'assura qu'elle était bien rendue tout au fond du fossé, tira deux fois sur la corde et la laissa aller à Tranquille qui la remonta aussitôt.

Nous ne nous arrêterons pas à analyser les sensations de Lisette dans cette descente plus effrayante que périlleuse. Elle les ressentit et les supporta avec autant de force que sa maîtresse auprès de laquelle elle se trouva saine et sauve en moins d'une minute.

L'officier américain venait de répondre pour la seconde fois au cri de veille, lorsque le Canadien s'approcha de l'entrée de l'embrasure et lui dit que son tour était venu.

—Apportez le fusil, ajouta-t-il, nous en aurons besoin, peut-être; la baïonnette surtout me servira pour descendre, puisque je serai le dernier, et qu'il n'y aura personne ici pour me tenir la corde.

Il se coucha sur le dos pour opposer une plus forte résistance au poids de son compagnon plus lourd que celui des deux jeunes filles. L'officier saisit la corde que Tranquille retenait autour des mains, et descendit rapidement dans le fossé.

Le Canadien se releva d'un bond, ôta la baïonnette qui était passé eau bout du fusil, l'introduisit avec force entre deux pierres, s'assura qu'elle y tenait bien, passa la corde autour et se laissa glisser d'une main, emportant de l'autre le fusil du factionnaire anglais. Arrivé à terre, il tira à lui la corde qu'il n'avait fait que plier par la moitié sur la baïonnette, et, suivit des autres fugitifs, s'empressa de traverser le fossé. Il n'avaient pas fait soixante pas qu'ils étaient arrêtés par le mur de revers qui avait quinze pieds de hauteur.

—Montez sur mes épaules dit Tranquille à son compagnon. Une fois en haut, vous tirerez à vous les dames à l'aide de la corde que je vous jetterai.

Il s'appuya sur le revers, de la figure du côté de la muraille.
L'officier grimpa sur les épaules du géant. Malgré la grande taille de
Tranquille, l'autre ne put atteindre le faite du mur, même en étendant
les bras.

—Trop haut! murmura-t-il.

—Tenez-vous bien, dit le colosse qui, de se larges mains prit l'officier par les pieds et le souleva au bout de ses bras. L'autre atteignit la corniche et s'y cramponna. Une dernière poussée de Tranquille porta l'officier sur le talus.

Il attrapa au vol la corde que Célestin lui jeta.

Au moment où Alice saisissait l'autre bout pour se faire hisser sur le talus, Tranquille, que avait l'oeil à tout, vit la sentinelle s'agiter sur le couronnement de la porte St. Jean qui s'illumina d'un subit éclair, tandis qu'un coup de feu éclatait dans la nuit et que le bruit d'une balle frappant la pierre à côté d'eux, faisait tressaillir les fugitifs.

On les avait aperçus.

—Vite mademoiselle Alice, ou nous sommes perdus! s'écria tranquille.

Il vit que la jeune fille saisissait résolument la corde, se retourna du côté des remparts, et, prompt comme l'éclair visa l'autre sentinelle qui apparaissait à l'angle saillant du bastion des Ursulines, et tira. Il y eut un cri sur le rempart, et le factionnaire à qui le le coup était destiné retomba au-dedans du parapet avant d'avoir tiré son arme qu'il épaulait.

Alice était déjà rendue sur la corniche.

—Couchez-vous par terre, pour donner moins de prise aux balles! lui cria le Canadien, et toi, ma petite Lisette, vite, en haut avant que le gredin de la porte ait rechargé son fusil!

En moins de cinq secondes Lisette rejoignit sa maîtresse et s'étendit par terre à côté d'elle.

Tout en rechargeant son arme, le factionnaire de la porte jetait des cris de paon.

—A présent, s'écria le Canadien qui bondit sur le faîte du mur, tout le monde debout, et avant les jambes si nous ne voulons pas recevoir quelque balle dans le corps.

L'officier donna la main à Alice, Tranquille à Lisette, et tous les quatre descendirent le talus à la course en gagnant les maisons du faubourg.

Les soldats du corps-de-garde, attirés par les deux coups de feu et par les cris de leur camarades, accouraient précipitamment au parapet. Ils entrevirent les fugitifs qui avaient atteint l'entrée de la rue Saint-Jean et détalaient à toute jambe. Les premiers arrivés tirèrent au juger sur ces ombres fuyantes. Mais la précipitation nuisit à la justesse de leur tir qui n'atteignit heureusement personne.

Une fois hors de portée, Tranquille arrêta les jeunes filles auxquelles la frayeur et cette course furieuse faisait perdre haleine, et tous continuèrent d'avancer au pas en longeant les maisons désertes et à moitié démolies.

—Derrière eux retentissaient dans la ville des cris tumultueux qui croissaient de seconde en seconde.

—A en juger par le vacarme qui se fait là-bas, remarqua Tranquille, vous pouvez voir qu'il était temps de décamper quand cet animal de soldat à tiré sur vous. C'est égal, j'ai proprement descendu l'autre.

Pour éloigner de son esprit la pénible pensée qu'un homme avait été tué, peut-être, à cause d'elle, Alice se tourna vers Tranquille et lui demanda, tout en marchant:

—Dites-moi donc, Célestin, comment se fait-il qu'on vous ait tiré, l'autre jour, de la Redoute-du-Roi, pour vous transférer dans une autre prison, et que nous nous ayez rejoint si fort à propos cette nuit?

—Voici, mademoiselle: je suppose qu'on ne nous avait logé à la Redoute qu'en attendant qu'on nous eût préparé une autre demeure dans le collège des Jésuites. Il fallait poser des barreaux de fer à la fenêtre de notre dernier logis, ce qui devait prendre quelques jours. Vous vous souvenez que le matin où je vous avais fait savoir que je serais prêt à m'enfuir avec vous la nuit suivante, un piquet de soldate vint nous chercher à la Redoute et nous emmena. Heureusement que monsieur et moi avions eu le temps de cacher chacun une lime dans nos bottes, et que les gardiens de la Redoute ne s'aperçurent pas que nous avions scié presque tout-à-fait les barreaux de cette embrasure qui est revêtue d'une fenêtre au-dehors, pour défendre le dedans du bastion contre le froid et la pluie. A présent pourquoi nous changeait-on de prison? Était-ce parce qu'on nous trouvait trop petitement dans la Redoute ou qu'on ne nous y pensait pas assez en sûreté?…

—C'est plutôt pour ce dernier motif, interrompit Alice; car le capitaine Evil savait d'avance que c'était Lisette qui vous avait porté des armes aux casernes dont vous avez failli vous évader avec tous les prisonniers bostonnais. Or comme la Redoute n'est qu'à une vingtaine de pas de la maison, le capitaine aura craint, sans doute, le trop proche voisinage de Lisette. Je m'étonne même qu'il ait pu vous laisser passer plusieurs jours aussi près de nous.

—C'est que, voyez-vous, il n'y avait pas d'autres places libres dans le moment. Les casernes, et les prisons sont encore remplies de Bostonnais, et l'on ne voulait pas nous mettre avec les autres. On nous trouvait apparemment trop dangereux et l'on voulait nous tenir au secret. Dans tous les cas, je m'aperçus en entrant dans notre cellule, au collège des Jésuites, qu'on nous y avait préparé un petit endroit soigné. La porte était en chêne neuf, épaisse de trois pouces avec des plaques de fer en dedans, et l'on avait eu la précaution d'en mettre cette fois les pentures en dehors. Il ne fallait pas penser à nous sauver par-là. Je vous assure que la chose n'était pas aisée non plus du côté de la fenêtre. De gros barreaux de fer très rapprochés et croisés y formaient un grillage des plus solides. Ils avaient un pouce et demi d'épaisseur, n'étaient éloignés que de quatre pouces les uns des autres, et se trouvaient reliés en travers par d'autres barres de fer. Pour nous permettre de passer par-là, il fallait en couper cinq des plus longs et six de ceux qui étaient en travers, tous en un seul bout, il est vrai, puisque je pouvais les plier à l'autre extrémité ajouta bonnement Tranquille qui ne paraissait rien trouver d'extraordinaire à cer tour de force. Dès le premier soir nous nous mîmes pourtant à l'ouvrage. Mais vous pouvez croire que cela nous a donné bien du mal. A la fin nos limes ne mordaient plus et nous avions les mains en compote. Voilà pourquoi nous avons mis tant de temps, et c'est encore une chance que nous ayons pu finir si à point cette nuit!

—Oui, mon brave Célestin, reprit Alice, juste à temps pour me sauver la vie! Car j'étais bien résolue à me faire tuer plutôt que de rester dans la ville. Et je vois bien maintenant que jamais Lisette et moi nous n'aurions pu nous sauver toutes seules. Sans vous je serais probablement morte à l'heure qu'il est!…

Après avoir descendu le côteau Sainte-Geneviève, parcouru jusqu'au bout la rue Saint-Vallier en gagnant la campagne, et dépassé les dernières maisons en ruine de Saint-Roch, dont les murs fortement estompés à leur base par les dernières ombres de la nuit qui rasaient la terre, se déchiquetaient pittoresquement sur les premières clartés qui blanchissaient le ciel à l'orient, les fugitifs s'avancèrent, à travers les champs, dans la direction de l'Hôpital-Général près duquel était assis le camp de l'armé américaine.

Comme ils allaient atteindre les avant-postes, le qui-vive d'une sentinelle et le craquement de la batterie d'un mousquet les cloua sur place. L'officier qui les accompagnait, éleva la voix, se fit reconnaître et tous pénétrèrent aussitôt dans le camp où l'on apprit aux fugitifs que le colonel Arnold et son aide-de-camp Marc Evrard étaient partis pour Montréal depuis plusieurs jours.

L'officier bostonnais s'en alla trouver l'un de ses camarades qui était de service, pour autoriser Alice et sa suivante à passer la nuit à l'intérieur du couvent, ce qui leur fut aussitôt permis. La supérieure accueillit gracieusement les jeunes filles et leur fit donner une chambre où elles achevèrent de passer la nuit en se reposant des fatigues et des émotions qui avaient accompagné leur fuite.

Le lendemain matin Alice qui se trouvait encore trop près de la ville, et avait hâte de mettre son honneur sous la sauvegarde d'un époux, résolut d'aller rejoindre Marc Evrard à Montréal.

Une voiture pour faire le voyage n'était pas chose facile à trouver dans le camp. Heureusement qu'un habitant de Sainte-Foye qui était venu de Bon matin vendre des provisions aux assiégeants offrit à Tranquille de conduire les voyageurs en charrette jusque chez lui ou, moyennant un bon prix il leur vendrait un cheval et une voiture.

Alice accepta avec empressement, et, tout en se préparant à partir, elle fit venir l'officier qui l'avait protégée pour le remercier cordialement.

Sur la demande d'Alice, Tranquille avait, avant de descendre dans le fossé de la ville, enfoui dans les vastes poches de la capote de soldat avec laquelle il avait été fait prisonnier les quatre cents louis d'or emportés par la fiancée de Marc Evrard. En montant dans la charrette le Canadien, après s'être assuré que son précieux fardeau ne lui avait pas faussé compagnie, pensa que la jeune fille avait eu une fameuse idée d'emporter autant d'argent avec elle, et qu'avec une pareille somme on pouvait aller loin.

On arriva à Sainte-Foy de bonne heure dans la matinée. En vrai maquignon Tranquille examina le cheval offert par le paysan, reconnut qu'il était jeune encore, robuste et capable de fournir rapidement une longue traite. Il eus soin de s'assurer aussi que la voiture, une de nos calèches du bon vieux temps, à larges oreilles et à soufflet, pouvait subir et faire endurer les mauvais chemins de la saison sans trop de fatigue. Après en avoir débattu le prix avec le propriétaire, Tranquille donna vingt-cinq louis pour le cheval, le harnais et la voiture.

Une fois assuré de continuer le voyage aussitôt qu'elle le désirerait, Alice consentit à prendre quelque nourriture. Elle voulut que Tranquille et Lisette, malgré leurs protestations, mangeassent avec elle. Lorsque le déjeuner toucha à sa fin, elle dit à Tranquille:

—Si j'ai bonne mémoire, Célestin, je crois que vous témoignez depuis longtemps de l'inclination pour Lisette.

Celle-ci rougit jusqu'aux oreilles, tandis que Tranquille balbutiait une réponse qui n'état certes pas négative.

Eh bien, mes amis, reprit Alice, comme il faut éviter de faire parler les mauvaises langues, nous allons passer par le presbytère où le curé vous mariera sur-le-champ. Vous me permettrez, à cette occasion, monsieur Célestin de donner cent louis de dot à Lisette en faible reconnaissance du dévouement sans bornes qu'elle m'a montré.

Lisette se jeta aux genoux de sa maîtresse, et les larmes aux yeux, voulut refuser. Mais Alice la releva en lui disant:

—Je le veux, ma chère lisette; seulement je regrette de ne pouvoir faire davantage. Si le bon Dieu ne me punit pas trop sévèrement de la faute que j'ai commise en quittant la maison de mon père et que mes voeux se réalisent, je ferai plus pour vous par la suite. Ceci vous permettra toujours de vivre en attendant que ton mari puisse se remettre au travail.

Lisette embrassa la main de sa maîtresse, faveur que ce bon Tranquille tout confus demanda à partager.

Une heure plus tard, le curé de Sainte-Foye, bénissait l'union de Célestin Tranquille et de Lisette Fournier, dont le petit coeur stout réjoui battait fort joyeusement après toutes les transes qui lavaient saisi depuis quelques semaines. La compensation était si douce que Lisette, oubliant ses récentes alarmes, se laissait ravir dans les extases d'un bonheur aussi doux qu'il était imprévu, tandis que le curé prononçait les paroles sacramentales.

Aussitôt que la cérémonie fut terminée, ils remontèrent en voiture, Alice et lisette au fond, et Tranquille sur le devant de la calèche qui partit au grand trot du cheval.

Célestin profitait du moindre prétexte pour tourner à chaque instant la tête du côté de sa petite femme qui lui lançait de radieuses oeillades, tandis que la pauvre Alice, en voyant cette interminable route s'allonger devant elle, se demandait tristement si le bonheur l'attendait au bout de la voie, ou si plutôt le malheur n'était pas embusqué à quelque tournant du chemin, prêt à bondir sur elle comme un bandit sur le passant.

CHAPITRE QUINZIÈME

UNE EXPIATION

La grosse cloche de la cathédrale sonnait à toute volée le dernier coup de la grand-messe, et déjà, remplissant les rue ardemment éclairées par le joyeux soleil de mai, les fidèles se hâtaient d'arriver à l'église.

M. et Mme Cognard, tout endimanchés, en vrais bourgeois qu'ils étaient, et prêts à sortir, semblaient attendre quelqu'un avec la plus vive impatience. Tandis que Cognard, le chapeau sur la tête, mâchonnait quelques jurons en marchant de long en large dans la salle à dîner qui donnait sur la rue Sainte-Anne, sa femme, debout devant la fenêtre, regardait au dehors, les sourcils froncés et les yeux pleins d'éclairs.

—Es-tu bien sûre, dit pour la vingtième fois Cognard en s'arrêtant derrière sa femme, qu'Alice n'est pas encore revenue de la basse messe?

—Quand je te dis que oui, répondit dame Gertrude en se tournant vers son mari avec un mouvement d'impatience.

—As-tu été voir dans sa chambre?

—Non, mais la cuisinière vient encore de me répéter qu'Alice et Lisette—qui ont dû sortir à bonne heure puisqu'elle-même ne sait pas quand elles sont parties—ne sont pas encore de retour. Du reste, nous en aurions eu connaissance, nous sommes debout depuis huit heures!

—Qu'est-ce que cela veut dire! s'écria Cognard que frappa du pied en lâchant un de ses plus gros jurons.

En ce moment le marteau heurta violemment la porte de la rue.

Madame Cognard, qui depuis un instant tournait le dos à la fenêtre, n'avait pu voir arriver personne.

—Enfin les voilà! grommela-t-elle en sortant dans le vestibule pour aller ouvrir, et bien décidée à gourmander sa belle-fille. La bouche toute pleine de méchants reproches, elle ouvrit brusquement la porte. Mais au lieu de donner cours à sa colère, elle fit un pas en arrière et resta la bouche géante. Pâle, essoufflé, tremblant d'émotion, un pied sur le seuil, le capitaine Evil se dressait devant elle.

—Mademoiselle Alice est-elle ici? cria l'officier d'une voix étranglée. Au nom de Dieu, répondez-moi! s'écria-t-il en faisant un pas dans le vestibule.

—Je ne… sais pas… balbutia madame Cognard. Je vas aller… voir à sa chambre.

Elle monte en courant l'escalier conduisant au premier étage, ouvre la porte de la chambre de sa belle-fille, voit d'un coup d'oeil que la pièce est vide, et, apercevant un papier placé bine en vue sur la toilette, elle le saisit et lit en deux secondes ces mots qui y sont écrits au crayon:

"Mon père, je n'ai pu me décider à épouser cet homme. Je pars, pardonnez-moi!"

Comme une furie, madame Cognard bondit hors de la chambre et se précipite dans le corridor. Mais aveuglée par la fureur, elle manque la seconde marche, s'embarrasse les pieds dans sa robe traînante, tombe la tête la première du haut en bas de l'escalier en jetant un cri terrible, et le crâne ouvert, le cou rompu, elle reste étendue sans bouger par terre.

Cognard accourt, la soulève dans ses bras, tout en jetant un coup d'oeil sur le papier fatal qu'elle tient encore entre ses doigts crispés. Et puis il s'affaisse sur lui-même en poussant des beuglements de douleur et de rage… Il ne relevait qu'un cadavre… et sa fille était partie…

Evil est aussi accouru. Il jette à son tour les yeux sur le papier froissé, comprend tout, et, sans s'occuper ni de Cognard ni de la morte, il sort de la maison en courant comme un fou.

Après l'alerte de la nuit précédente on avait trouvé près d'une embrasure, à gauche du bastion des Ursulines, la sentinelle garrottée et bâillonné par Tranquille. Quand on lui enleva le bâillon qui l'étouffait, le factionnaire raconta comment il avait été désarmé et réduit à l'inaction par deux hommes qui venaient de s'enfuir en compagnie de deux femmes.

Cette nuit-là Evil n'était pas de service; il n'apprit qu'en se levant, sur les neuf heures, les évènements de la nuit précédente. En s'habillant, l'idée de ces deux femmes qu'on lui disait avoir quitté la ville le tourmentait fort.

—Connaît-on les deux hommes? demanda-t-il à son ordonnance.

—Non, capitaine, pas encore.

Evil de plus en plus tourmenté par ses soupçons sortit en toute hâte et s'en alla droit au collège des Jésuites. Quant il arriva à la chambre qui, d'après ses ordres avait été transformée en cachot pour Tranquille et son compagnon, le capitaine en trouva la porte ouverte. Le soldat à qui il avait spécialement confié la garde des prisonniers se tordait les bras en face de l'énorme grillage éventré. Evil poussa un hurlement, renversa le soldat d'un coup de poing et courut chez Cognard.

On vient de voir ce qui l'y attendait.

CHAPITRE SEIZIÈME

OU IL EST PARLÉ DE CERTAINES CHOSES ET DE QUELQUES AUTRES

Le matin du sixième jour de mai, entre quatre et cinq heures, un coup de canon tiré de la rade éveilla en sursaut les bons habitants de Québec. Quelques jours auparavant, les Bostonnais avaient lancé contre la ville un brûlot qui après être venu assez près de la place pour terrifier les habitants, était allé s'échouer, poussé par la marée, sur la batture de Beauport où il avait fini de brûler avec plus de bruit que d'effet, et de lancer sur la grève déserte ses bombes, ses grenades et ses fusées.

Or ce matin-là, les Québecquois en entendant ce coup de canon bientôt suivi d'un seconde, d'un troisième et de plusieurs autres, crurent que c'était un nouveau brûlot qui, cette fois-ci, éclatait devant la ville. Aussi chacun s'élança-t-il hors du logis,

………………….dans le simple appareil D'un bourgeois que l'on vient d'arracher au sommeil.

Tout en recommandant son âme au Seigneur, chacun s'attendait à voir d'un moment à l'autre le vaisseau maudit s'ouvrir, éclater comme un volcan et vomir sur la ville des torrents de souffre et de goudron avec une infernale pluie d'obus et de pots-à feu. Mais quelle joie sereine n'inonda-t-elle pas le coeur de ces braves gens quand ils reconnurent que c'était une frégate qui, bientôt suivie de plusieurs transports anglais, jetait l'ancre devant la ville. On répondit à ces navires libérateurs par plusieurs décharges d'artillerie, et l'on courut sur la place d'armes pour saluer les troupes qui allaient débarquer.

Le général Carleton fit aussitôt descendre à terre les grenadiers et cinq autres compagnies. Les grenadiers demandèrent au général la permission d'aller déloger les Bostonnais de leur camp. Il y consentit, fit prendre les armes à neuf cent hommes de la milice, et se mettant lui-même à la tête de ces douze cents combattants, il sortit avec eux de la ville. Du plus loin qu'ils les virent venir, les Bostonnais commencèrent à détaler à toutes jambes, et, sans brûler une seule cartouche, abandonnèrent tous leurs bagages, leur artillerie et leurs munitions. La plupart même jetèrent leurs fusils. On prit aussi trois pièces de canon, deux obusiers, des bombes, etc., qui étaient le reste de l'artillerie des Bostonnais[31].

[Note 31: Mémoires de Sanguinet.]

Le blocus était levé.

Pendant ce siège, qui avait duré cinq mois, le feu de l'artillerie des assiégeants n'avait tué qu'un enfant et blessé seulement deux matelots dans la ville. Pour arriver à ce résultat les Américains avaient lancé sur la place sept cent quatre-vingts boulets et cent quatre-vingts bombes. Pendant le même temps la ville avait tiré, y compris les coups pour souffler les pièces dit ce bon Sanguinet, dix mille quatre cent soixante six coups de canon et lancé neuf cent quatre vingt seize bombes.

Croyez-vous que le grand empire de Russie produise jamais un chroniqueur que, aussi consciencieux que Mtre. Sanguinet, puisse exactement renseigner la postérité sur le nombre de coups de canon qui furent tirés durant le siège de Sébastopol?…

Partie de Sainte-Foye dans la matinée, avec Tranquille te Lisette, Alice n'arriva à Deschambault que fort avant dans la soirée. Après avoir passé la nuit en cet endroit les voyageurs repartirent le lendemain matin pour les Trois-Rivières, qu'il n'atteignirent qu'à une heure avancée le soir du cinq mai. Ils reprirent leur route de bon matin le jour suivant. Affaiblie pas sa maladie récente et par les émotions de tut genre par lesquelles elle avait passé, Alice n'était guère en état de supporter les fatigues d'un aussi long voyage que les mauvais chemins du printemps rendaient plus pénibles encore. Elle avait si peu comptée avec ses forces qu'elle perdit connaissance comme sa voiture traversait la paroisse de la Pointe-du-Lac, qui est située à dix milles plus haut que les Trois-Rivières. On conçoit quels furent l'effroi de Lisette et l'embarras de Tranquille en voyant leur maîtresse en ce piteux état. Heureusement qu'ils passaient en ce moment devant la maison d'un cultivateur de la Pointe-du-Lac. Tranquille courut y demander assistance. Le maître accourut à la voiture avec sa femme et aida Tranquille à transporter à la maison la jeune fille évanouie. Là, après une demi-heure de soins, Lisette et la maîtresse du logis parvinrent à réchauffer et à ranimer la voyageuse qui reprit enfin des sens.

Le docteur La terrière, qui dirigeait alors les forges de Saint-Maurice, dont la propriété appartenait à un M. Pélissier, et qui était bien connu dans les paroisses environnantes où il donnait souvent ses soins médicaux, étant venu à passer devant la maison, on l'y fit entrer. Après avoir vu mademoiselle Cognard et s'être informé du but où tendant son voyage, il la trouva si faible qu'il la déclara hors d'état de continuer sa route et lui ordonna de prendre plusieurs jours de repos absolu.

Ce fut un coup de foudre pour la pauvre enfant qui sentait bien elle-même l'impossibilité d'aller plus loin. Mais la hâte d'être réunie le plus tôt possible à son fiancé lui fit aussitôt prendre un parti extrême. Elle fit venir Tranquille auprès de son lit et lui dit:

—Mon bon Célestin, mouva allez remonter en voiture et vous rendre à Montréal en toute diligence. Quant vous aurez trouvé M. Evrard, dites-lui ce que j'ai fait pour lui. Qu'il se hâte de me rejoindre s'il m'aime encore, pour venir ratifier devant Dieu la promesse qu'il m'a faite de m'épouser. Comme ces bonnes gens d'ici veulent bien prendre soin de moi, votre femme vous accompagnera.

—Pardonnez-moi, Mademoiselle, interrompit Lisette, je ne vous abandonnerai pas dans l'état où vous êtes; Célestin ira seul à Montréal.

—Voilà qui est bien parlé, repartit Tranquille: je n'en serai que plus pressé à revenir, avec M. Marc.

—Faites comme vous l'entendrez, mes amis, reprit Alice en souriant.

Après avoir embrassé sa petite femme qui, nous devons l'avouer, avait le coeur bien gros, Tranquille remonta seul en voiture, et enveloppant son cheval d'un grand coup de fouet, il partit à fond de train. Le brave homme hésitait d'autant moins à suivre les ordres de sa maîtresse qu'il se disait que les troupes américaines occupant la ville des Trois-Rivières et tout le haut de la Province, la jeune fille n'avait rien à craindre de la part du capitaine anglais renfermé dans les murs de Québec. Le brave homme était loin de penser que dans ce moment même, l'arrivée de la flotte anglaise dans le port de la capitale déterminait la levée du siège, et que la débandade des troupes américaines qui commençait, allait bientôt amener aux Trois-Rivières les troupes royalistes lancées à la poursuite des Bostonnais.

Malgré le désir que nous avons de ne plus nous séparer un instant de nos principaux personnages, certains faits sont là qui se pressent derrière nous et réclament impérieusement la place qu'ils doivent occuper dans ce récit.

La nouvelle de la levée du siège de Québec et de la retraite précipitée des troupes américaines parvint aux Trois-Rivières dans la soirée du 7 mai [32]. Elle y causa un grand émoi parmi les Bostonnais et ceux des habitants qui avaient pris fait et cause pour le Congrès. Plusieurs jours s'écoulèrent cependant avant que le général Thomas qui, dès le commencement de mai, avait succédé à Wooster comme commandant en chef de la division qui assiégeait la capitale, arrivât aux Trois-Rivières avec les fuyards. Il s'était arrêté à Deschambault pour attendre des renforts dont on lui avait annoncé l'arrivée prochaine. Le congrès venait en effet de diriger quatre mille hommes de troupes fraîches sur le Canada. Après avoir attendu en vain les secours qu'on lui promettait, Thomas se voyant serré de près par les troupes anglaises qui commençaient à remonter le fleuve, en haut de Québec, se replia sur les trois rivières, ou il arriva le quinze mai. Le lendemain il s'embarqua en bateau pour Sorel, laissant aux Trois-Rivières environ six cents hommes.

Dans l'après-midi du vingt-et-un, certain courrier apporta la nouvelle que les royalistes avaient repris Montréal aux Américains, et qu'ils avaient massacré tous les Bostonnais, ainsi que les Canadiens partisans du Congrès, qui leur étaient tombés sous la main[33].

[Note 32: Journal de Badeaux.]

[Note 33: Journal de Badeaux.]

Les troupes américaines s'empressèrent aussitôt d'évacuer Trois-Rivières en s'embarquant pour Sorel.

Cette rumeur de la prise de Montréal était fausse, et ce qui y avait donné lieu c'était l'affaire des Cèdres, où le capitaine anglais Forter, du 8e régiment, à la tête de deux cent quarante soldats et sauvages, avait d'abord forcé le major américain Butterfield à se rendre avec les trois cents hommes qu'il commandait et contraint, le lendemain le major Sheborne qui venait de Montréal avec une centaine d'hommes au secours de Butterfield, à déposer aussi les armes.

Retenus par les vents contraires, les vaisseaux sur lesquels les troupes royales remontaient le fleuve n'arrivèrent aux Trois-Rivières que dans la journée du 3 juin, pendant laquelle les royalistes reprirent possession de cette ville.

Ces détails étant donnés, pour la plus grande intelligence des faits qui vont suivre, rien ne nous empêche plus de rejoindre mademoiselle Cognard à la Pointe-du-Lac, où la nouvelle des revers essuyés par les troupes américaines l'était venue trouver en lui causant les plus tristes appréhensions sur l'avenir que lui préparait ces évènements si funestes à la cause de son fiancé.

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

SURPRISES

Alice avait calculé que Tranquille prendrait tout au plus deux jours pour se rendre à Montréal autant pour en revenir, et peut-être encore deux autres journées pour trouver Marc, ce qui faisait six jours d'attente. Aussi vit-elle s'écouler la première semaine sans trop d'inquiétude et d'alarmes. Cependant dès la cinquième journée, elle s'était postée à l'une des fenêtres qui donnaient sur le grand chemin et sur le lac Saint-Pierre pour y guetter l'arrivée de son fiancé, espérant que grâce à la diligence de Tranquille, elle les verrait accourir tous deux, même avant le temps qu'elle avait fixé pour leur retour. Mais quand la huitième journée fut passée sans que rien n'annonçât l'arrivée prochaine de celui pour qui elle avait tout sacrifiée, une cruelle angoisse pénétra dans son âme, pointe d'abord acérée mais ténue, et qui alla se dilatant peu à peu et lui traversant le coeur avec d'affreux déchirements.

Qui pourrait décrire chacune des pulsations douloureuses de ce coeur sensible et meurtri, pendant les longues heures qu'elle passait à la fenêtre de la chaumière, les yeux fixés sur la poussière grise du chemin, ou sur l'horizon où s'estompait le dernier plan des eaux du lac assoupi? Qui espérait pénétrer d'un regard certain sous ce petit front de jeune fille et y saisir chacune des tristes pensées qui s'y agitaient avec ce tourbillonnement confus que donne la fièvre de l'attente? Quelle main serait assez téméraire pour oser retracer ces idées innombrables et agitées comme les milliers d'atomes que l'on voit tourbillonner dans un mince rayon de soleil?

De temps à autre, le dernier détour rétréci du chemin s'animait à l'apparition de quelque passant. Alors l'oeil anxieux de la jeune fille se fixait sur ce point mouvant qui grandissait et prenait une forme plus distincte en se rapprochant. Mais hélas! ce n'était toujours que quelque paysan qui apportait sur sa charrette son grain au moulin seigneurial des Montour, dont on entendait à distance le sourd grondement, ou quelque courrier bostonnais qui, venant de Montréal, se rendait en toute hâte aux Trois-Rivières. Tantôt une tache noirâtre tranchant sur l'azur du lac et du ciel se dessinait légèrement sur l'horizon; petit à petit ce point grossissant s'abaissait sous le ciel et rentrant de plus en plus dans la grande plaine du lac, comme un oiseau de mer qui après avoir plané dans l'espace descend lentement sur les eaux. A mesure qu'elle se rapprochait le mouvement d'une embarcation s'accentuait au balancement uniforme des vagues qui se soulevaient et s'abaissaient comme le sein d'une femme endormie. Mais toujours l'embarcation doublait, sans y toucher, la Pointe-du-Lac, sa proue fendant l'eau profonde dans la direction des Trois-Rivières.

Ainsi s'écoulèrent des jours et des semaines. Toujours assise à la même place, Alice immobile ressemblait, dans sa pose attristée, à une statue du désespoir muet et résigné. C'est à peine si les premiers feux de l'aurore qui venaient illuminer les vitres, colorant ses joues d'une rougeur momentanée, semblaient y jeter une fugitive lueur d'espérance qui pâlissait sous la lumière plus blanche du jour, et finissait par s'y éteindre tout à fait quand la nuit venait à tomber sur le lac assombri.

Ce taciturne désespoir se changea cependant en angoisse fébrile, quand la nouvelle de la levée du siège de Québec et de la retraite des Bostonnais parvint à la Pointe-du-Lac, angoisse qui devint frayeur mortelle, quand Alice vit passer, dans la journée du 21 mai, les bateaux emmenant à Sorel les dernières troupes américaines qui venaient d'évacuer les Trois-Rivières. Et puis enfin lorsque, dans la soirée du six juin, elle apprit que les troupes anglaises avaient repris possession des Trois-Rivières depuis, l'avant-veille, sa terreur fut à son comble.

—Partons, Lisette! s'écria-t-elle en éclatant en sanglots, partons sans retard! L'autre est plus près de moi, je sens son influence fatale qui se rapproche et me menace. Oh! oui, fuyons cet homme avant qu'il ne m'ait rejointe, car je sens déjà les approches de la mort qui marche avec lui!

—Mais où aller? mon Dieu! dit Lisette en pleurant.

—Droit devant nous, et ne nous arrêter que vaincues par la fatigue et si éloignées de lui qu'il ne puisse pas nous atteindre!

En ce moment se fit entendre au loin dans la nuit tombante le galop furieux d'un cheval dont les pieds ferrés heurtaient avec rage les pierres du grand chemin. En face de la maison le cheval s'arrêta net; le cavalier qui le montant sauta à terre, s'élança sur le seuil, ouvrit brusquement la porte et demanda d'une voix haletante:

—Est-ce ici que demeure Jean Gagnier?

Avant que le maître eut eu le temps de répondre, un cri de femme, cri surhumain de la passion qui éclate en transports, fit tressaillir la maison.

—Marc!…

—Alice!… répondit Evrard en se précipitant vers sa fiancée qui fléchit sur ses genoux et tomba pâmée dans les bras de son amant.

Et dans l'ombre où était plongé la chaumière, retentit un de ces baisers ardent où les âmes semblaient s'étreindre et se confondre.

—Femme! cria le maître de la maison en battant le briquet pour faire de la lumière, prépare le souper de Monsieur qui me paraît avoir fait une rude journée et doit avoir une faim à dévorer les pierres!

—Mais pourquoi donc as-tu tant tardé?… demandait Alice à Marc. J'en ai failli mourir!

—Ah! pourquoi, pourquoi?… Alice, parce que la fatalité qui semblait s'acharner à nous séparer, a voulu que je ne fusse pas à Montréal quand Tranquille y est arrivé à ma recherche.

—Mais, demanda timidement Lisette, est-ce qu'il n'est pas avec vous?

—Tiens, ma bonne Lisette, c'est toi! repartit Evrard. Non, Célestin ne m'accompagne pas. Mais rassure-toi, il n'en est pas moins bien portant. Il sert d'éclaireur à un parti d'Américains qui descends en ce moment pour venir reprendre l'offensive aux Trois-Rivières. Tu le verras probablement après-demain.

—Mais où étiez-vous donc? demanda de nouveau Alice à son fiancé en évitant cette fois de le tutoyer.

—Voici, ma chère Alice, répondit Marc qui s'assit en attirant doucement la jeune fille auprès de lui. Sachez d'abord que, vers le milieu d'avril, j'appris au camp de l'Hôpital-Général, devant Québec, que votre mariage avec le capitaine Evil était fixé au commencement de mai. Les détails qu'un déserteur de la ville—frère des couturières que madame Cognard employait à la confection de votre trousseau de mariée—me donna à ce sujet, ne m'ayant laissé aucun doute sur la réalité du fait, je suivis le premier mouvement que détermina mon désespoir, et je partis pour Montréal avec le colonel Arnold, bien décidé de saisir la première occasion de me faire tuer.

—Marc! fit Alice avec un accent de doux reproche.

Evrard prit la main de la jeune fille, la serra dans la sienne et poursuivit:

—Arrivé à Montréal j'y dus passer plusieurs jours dans une inaction complète. On ne s'y battait pas plus qu'à Québec. Je languissais dans une attende désespérante, quand j'appris que le major américain Sheborne allait quitter Montréal, pour se porter au secours du major Butterfield qu'un détachement anglais menaçait aux Cèdres. Je compris qu'on allait se battre sur ce point et demandai au colonel Arnold l'autorisation de suivre Sheborne. Le colonel, qui a beaucoup d'affection pour moi, tenta d'abord de me retenir, et voyant que ce serait me désobliger que de se refuser à ma demande, il me permit d'accompagner le major. Nous n'étions que cent hommes. Nous arrivions aux Cèdres lorsqu'un parti de sauvages, qui combattait sous les ordres du capitaine anglais, Foster, à qui Butterfield s'était rendu la veille, nous attaqua à l'improviste. Surpris, les nôtres se rendirent après quelques minutes de combat. Comme la mort n'avait pas encore voulu de moi et que ce que je craignais le plus au monde c'était la captivité, j'opposai une résistance désespérée aux sauvages qui voulaient s'emparer de moi, et je parvins à leur échapper après une course furieuse à travers les bois. Plusieurs jours s'écoulèrent avant que je pusse regagner Montréal, où j'arrivai tellement épuisé de fatigue que je dus m'arrêter à l'une des premières maisons de la ville; je succombais de lassitude. Il me fallut passer une couple de jours dans cette maison hospitalière. Pendant ce temps, Tranquille aux abois battait la ville et la campagne pour me trouver. Le mauvais sort qui me poussait toujours avait voulu que ce pauvre Célestin ne pût me trouver en arrivant à Montréal, vu que le colonel m'avait alors envoyé porter un message aux troupes cantonnées à Sorel. Nous nous étions croisés en chemin, et Tranquille n'avait pu parler à Arnold qui s'en était allé à Longueil, le même jour que j'étais parti pour les Cèdres. Enfin, ce n'est qu'avant hier que ce bon serviteur a réussi à me rejoindre. Encore n'ai-je pu partir immédiatement, le colonel s'étant de nouveau trouvé absent de la ville en ce moment-là. Comme je relève directement de lui, il m'a fallu attendre son retour pour obtenir la permission de venir ici. J'ai d'autant plus facilement reçu cette autorisation que je dois commander un détachement de troupes qui descendent en ce moment pour s'emparer des Trois-Rivières.

—Quoi! s'écria Alice, faudra-t-il qu'à peine arrivé près de moi, vous me quittiez encore pour aller vous exposer à la mort?

—Quant à me battre, ma chère Alice, il le faut. Mais pour ce qui est de mourir, je vous assure que je n'en ai plus aucune envie. Non, je vivrai, je le sens et je le dois puisque demain matin vous serez ma femme.

—Et bien alors, repartit Alice, vu que j'ai tout quitté pour vous et que vous voulez bien m'épouser, vous ne saurez m'empêcher de vous suivre partout où vous irez désormais. Puisque vous allez combattre je vous accompagnerai. Oh! ne dites pas non, car j'en ai'le droit voyez-vous!

Il y avait tant de décision dans ces paroles de sa fiancée que Marc vit tout de suite qu'il serait inutile de vouloir la détourner de son dessein. Il dut même lui promettre sur l'heure qu'elle le suivrait partout dans sa vie aventureuse.

Nous laisserons les heureux amants passer en un délicieux tête-à-tête cette soirée qui les voyait réunis après tant de traverses et de souffrances, et nous nous contenterons d'ajout que lorsqu'Alice se fut retirée dans sa chambre, Marc se fit dresser un lit dans la pièce voisine, en ayant soin de placer près de lui ses pistolets et son épée; le voisinage des Anglais, maîtres des Trois-Rivières, rendait ces précautions plausibles dans le cas où le capitaine Evil eût été informé de la présence d'Alice à la Pointe-du-Lac et rodât aux environs, ce qui n'était pas impossible.

La nuit s'écoula sans qu'aucun incident vint en troubler le calme. Le jour se leva froid et sombre. Le vent soufflait violemment soulevant les eaux grisâtres du lac et chassant devant soi d'épaisses nuées pleines d'orage.

—Nous allons bientôt avoir du gros temps fit le maître en ouvrant la porte de son logis.

—Vous croyez? dit quelqu'un derrière lui.

C'était Marc Evrard que venait de se lever.

—Oui, Monsieur, reprit l'autre.

—Dites donc, mon ami, repartit Marc, voulez-vous nous rendre un grand service à mademoiselle Cognard et à moi?

—Comment, Monsieur? mais bien sûr, du moment que ça m'est possible.
Qu'est-ce qu'il faut faire?

—Nous voulons nous marier ce matin, et, comme nous n'avons aucune connaissance ici, je vous demanderai de vouloir bien servir de père à mademoiselle et de prier l'un de vos voisins de me rendre le même office. J'ai sur moi tous mes papiers, et mademoiselle Cognard a eu soin d'obtenir son extrait de baptême avant de quitter Québec. Vous voyez que nous somme en état de satisfaire aux formalités requises et que vous ne risquez rien, mademoiselle étant majeure, du reste, et moi aussi. Avez-vous aucune objection à nous obliger?

—Certes, non, Monsieur. Pauvre chère demoiselle, va-t-elle être assez heureuse? Elle en bien pleuré, allez, en vous attendant et vous pouvez vous vanter d'être joliment aimé! A quelle heure voulez-vous que la cérémonie se fasse?

—Bien matin, afin de moins attirer l'attention des curieux. A quelle heure votre curé dit-il sa messe?

—A sept heures, Monsieur

—C'est bon, va pour sept heures.

—Monsieur voudra bien m'excuser alors; il est passé cinq heures, et il faut que je m'endimanche un peu et que j'aille prévenir le curé et votre témoin. Mais, Monsieur, croyez-vous que notre curé va vous marier comme ça sans publication de bans, et sans toutes les autres cérémonies qui ont coutume de précéder le mariage?

—Ceci me regarde, reprit Evrard, et à ce propos je crois qu'il vaut mieux ne pas prévenir le curé. Un peu avant la messe nous nous rendrons tous ensemble à la sacristie, et pendant qu'il sera occupé à se revêtir de ses habits sacerdotaux, nous nous rapprocherons sans bruit du curé, et… vous me laisserez faire; tout ira bien.

—Damne… Monsieur, fit le paysan qui se gratta l'oreille (il n'y voyait pas bien clair en tout cela), du moment que vous m'assurez que vous ne me mènerez pas à mal, je suis prêt.

—Je réponds de tout, dit Evrard, d'un ton d'autorité qui acheva d'en imposer au paysan.

Celui-ci sortit.

Marc aperçut la maîtresse du logis; il allait la prier d'éveiller Alice, mais la voix joyeuse de Lisette qu'il entendit en ce moment répondre à sa maîtresse, lui prouva que sa fiancée n'avait guère en ce moment plus sommeil que lui. Il se contenta de dire à la bonne femme qu'elle voulût bien aller demander à la jeune fille de se tenir prête à sortir sur les six heures et demie.

Il était près de sept heures lorsque Marc et Alice, suivis de leurs témoins, pénétrèrent dans la sacristie. Le curé qui passait sa chasuble et leur tournait le dos, ne les vit pas entrer. S'il les entendit, il ne leur prêta aucune attention. Evrard fit signe aux témoins de le suivre, et, tenant sa fiancé par la main, il s'approcha du prêtre aux pieds duquel il s'agenouilla en disant:

—Monsieur le curé, je prends mademoiselle Alice Cognard pour femme.

Avant que le curé—il s'était retourné tout surpris—n'eût eu le temps de dire un seul mot, Alice à qui Marc avait fait la leçon, s'cria à son tour:

—Monsieur le cure, je prends Monsieur Marc Evrard pour mari.

—Mais en vérité… en vérité…, mes enfants, qu'est-ce que cela veux dire? que me voulez vous? balbutia le curé ahuri.

—Je prends mademoiselle Alice Cognard pour femme, reprit Marc.

—Je prends Monsieur Marc Evrard pour mari, répéta la voix d'Alice.

Evrard savait que dans certaines parties de l'Europe, surtout en Italie, les mariages contractés de la sorte étaient tenus pour valides, et il s'était servi de cet expédient pour aplanir tous les obstacles et arriver plus sûrement et plus vite à son but. De son côté le curé n'était pas sans savoir que l'église romaine regardait comme valides les mariages ainsi contractés[34]. Aussi ajouta-t-il en revenant de sa première surprise:

—Relevez-vous, et pourvu que vous me puissiez constater votre identité je bénirai publiquement votre union à l'église.

[Note 34: "Ces sortes de mariages étaient alors et furent jusqu'à nos jours tenus pour valides. Toutefois, comme on ne recourait à un tel expédient que lorsqu'on avait trouvé quelque obstacle ou quelque refus dans les voies ordinaires, les prêtres mettaient tous leurs soins à échapper à cette coopération forcé; et quand un d'eux venait à être surpris par un de ces couples accompagné de témoins, il tentait tous les moyens possibles de lui échapper. Seulement du moment qu'il avait entendu les paroles, le mariage était bel et bon et sacré comme s'il avait été béni par le Pape." Manzoni, Les Fiancés]

—Voici nos papiers, ils sont en règle, dit Marc Evrard.

Plusieurs curieux, avertis d'avance par les témoins, envahissaient la sacristie et ouvraient des yeux démesurés. Alice, qui sentait tous ces regards fixé sur elle, rougissait jusqu'au front. Bien qu'un peu ému, Marc donna au curé toutes les explications que celui-ci crut devoir lui demander sur les circonstances que l'avaient placé dans l'obligation de recourir à des moyens si peu ordinaires. Il lui démontra combien il serait inutilement cruel et dangereux de leur refuser de ratifier par le sacrement l'engagement solennel qu'ils venaient de prendre devant lui. Le scandale ne serait-il pas plus grand s'il refusait d'unir solennellement deux personnes qui venaient de se jurer d'être pour toujours l'une à l'autre, et qui ne voudraient certainement plus se séparer? Il conclut en disant qu'il n'y avait du reste point de temps à perdre, bu qu'il s'attendait d'un moment à l'autre à être appelé à combattre.

Le curé se rendit à ces raisons et enjoignit aux deux fiancés d'aller l'attendre à l'église.

—Entrez par ici, leur dit-il, en désignant la porte de communication intérieure, voulant leur éviter l'ennui de passer au milieu du groupe d'indiscrets qui se pressaient en arrière de la sacristie.

La cérémonie du mariage se fit comme à l'ordinaire, et une demi-heure après mademoiselle Cognard était devenue madame Evrard devant Dieu et devant les hommes. Les deux nouveaux époux retournèrent à la sacristie pour signer l'acte de mariage, tandis que les curieux, dont le nombre avait considérablement augmenté, sortaient de l'église en ayant bien soin de se tenir tous prêts de la porte afin de voir repasser les mariés.

En ce moment une chaloupe, qui venait de traverser de Nicolet après avoir bien fatigué sous la forte brise du nord-est qui soufflait ce matin-la, atteignait le rivage, en face de l'église de la Pointe-du-lac. Trois hommes montaient cette embarcation. Quand elle eut touché la grève, l'un d'eux sauta à terre, et, après avoir payé les deux autres et leur avoir signifié qu'ils n'eussent pas à l'attendre, il monta la rive vers l'église. A la vue du rassemblement qui s'était fait aux abords de la grand'porte, il sembla d'abord hésiter quelque peu; mais il se remit aussitôt et dirigea ses pas du côté du groupe. C'était un étranger. En l'apercevant, l'un de ceux qui formaient l'attroupement fit deux pas vers lui; l'étranger le rejoignit et voyant à l'air obséquieux du paysan qu'il en tirerait ce qu'il voudrait, il pris un louis, lui glissa dans la main, et lui demanda en français mais avec un accent anglais assez prononcé:

—Peux-tu me dire, mon ami, si l'on a eu connaissance que deux jeunes filles soient passées dernièrement par ici, en compagnie d'un jeune homme et d'un autre de trente-cinq à quarante ans?

—Il y a bien, en effet, Monsieur, deux jeunes filles ou femmes qui nous sont venues d'en bas de Québec, à ce qu'on dit, à tel point qu'elles sont encore ici, et que c'est Jean Gagnier qui les héberge.

—Elles sont ici! s'écria l'étranger.

—Oui, et depuis plusieurs semaines. C'est une bonne affaire pour Gagnier, car il saura se faire payer leur pension un bon prix. Il y en a une, la maîtresse, qui a bien de l'argent, à ce qu'il paraît.

—Où demeure ce Gagnier?

—Là-bas, voyez-vous, cette maison blanche à pignon rouge, avec une rangée de peupliers en avant. Mais si vous voulez voir ces deux demoiselles ou plutôt ces deux dames, puisqu'on dit que la servant avait déjà son mari en arrivant ici, et que la maîtresse a aussi le sien, à l'heure qu'il est, voici qu'elles vont bientôt sortir de l'église.

—Comment! mariée, la maîtresse, dis-tu?

—Oui, pardié! mais il faut dire qu'il n'y a pas longtemps, puisqu'ils ne sont pas encore sortis de l'église, et que nous attendons ici les nouveaux mariés pour les voir passer.

Au même moment Marc Evrard, donnant le bras à sa femme, sortait radieux.
Lisette les suivait à distance.

—Damnation! cria l'étranger, en anglais cette fois-ci.

Cette exclamation dut dominer les rumeurs de la foule, car Evrard, sa femme et Lisette tournèrent simultanément la tête du côté qu'elle était partie.

Lisette fut cependant seule à apercevoir celui qui avait poussé ce cri involontaire. Elle pâlit.

D'un bond l'étranger se jeta au milieu du groupe de paysans et releva le collet de son manteau de panière à s'en cacher la figure.

Alice jetait des regards inquiets du côté du rassemblement.

—Les voilà, Monsieur, si vous voulez leur parler, dit le paysan à qui l'étranger s'était adressé.

—Silence! fit celui-ci en lui serrant le bras avec force.

Les mariés s'éloignèrent en se dirigeaut vers la maison de leur hôte; ce dernier les suivait avec l'autre témoin.

L'étranger tira son interlocuteur à l'écart:

—Veux-tu gagner de l'argent, beaucoup d'argent? lui demanda-t-il.

—Pardine! je crois bien, répondit l'autre avec avidité.

—Comment te nommes-tu?

—Antoine Gauthier.

—A quel parti appartiens-tu?

—Quand les Bostonnais étaient les maîtres ici, j'étais pour eux. A présent qu'ils sont partis je suis pour les autre, répondit effrontément le paysan.

—Voici bien le coquin qu'il me faut, pensa l'étranger.—Tu n'es donc pas trop mal vu des Bostonnais? reprit-il.

—Je crois bien, Monsieur; tout le temps qu'ils ont été ici je leur ai rendu comme ça plusieurs petits services… que je me suis bien fait payer, du reste.

—Bien. As-tu un cheval et une voiture?

—Oui, Monsieur.

—Cours les chercher. Tu viendras me prendre à quelques arpents plus bas que l'église. Je vas passer par la grève pour ne pas être vu des gens de la maison Gagnier. Tu me conduiras aux Trois-Rivières. En chemin je t'exposerai ce que j'attends de toi. Si tu me promets de m'obéir en tous points je te compterai cinquante louis quand nous serons rendus aux Trois-Rivières. Dans trois jours si tu m'as satisfait je t'en donnerai encore autant, sinon plus.

—Vous voulez rire de moi, Monsieur?

—Est-ce que j'ai l'air d'avoir envie de rire? repartit l'étranger que la rage étranglait.

—Certes, au contraire, Monsieur.

—Et bien, va!

Gauthier partit comme une flèche. L'attroupement s'était dissipé; l'étranger restait seul.

—Ah! vous m'avez joué, s'écria-t-il avec un geste menaçant dirigé du côté de la maison où Marc et Alice venaient d'entrer, et votre réjouissance provient de ma défaite. Eh bien, votre bonheur ne sera pas long! c'est James Evil qui vous le dit!

Tout en grommelant de sourdes menaces il s'éloigna à grands pas.

Evil qui, depuis le jour où Alice avait quitté Québec pour suivre Marc Evrard, ne vivait plus que pour la vengeance, était monté aux Trois-Rivières avec les troupes royales, bien décidé de tout tenter pour rejoindre Evrard et le sacrifier à sa haine. Ignorant où était son ennemi et pensant qu'Alice était avec lui, dans le dessein de les retrouver il avait obtenu la liberté de quitter Trois-Rivières et d'aller battre les campagnes, sous le prétexte de reconnaître la position des Américains que leurs partisans disaient devoir bientôt descendre en force vers la capitale pour y reprendre l'offensive. Comme il savait que la division la plus avancée des troupes américaines occupait Sorel, il s'était fait traverser sur la côte sud qu'il avait remontée jusqu'à la rivière Saint-François. Après avoir failli tomber au milieu de l'avant-garde de la division Thompson, il s'esquiva non sans avoir appris, toutefois—dame rumeur se plaisant toujours à grossier les événements—que toutes les forces américaines s'en allaient s'emparer de la ville des Trois-Rivières et qu'elles traverseraient à la Pointe-du-Lac. Il comptait bien que Marc Evrard se trouverait avec ce corps d'armée; aussi ne songea-t-il nullement à pousser plus loin sa reconnaissance et redescendit-il en toute hâte à Nicolet, tout en ruminant le moyen de faire tomber les Américains dans une embuscade, et de s'emparer de la personne de Marc Evrard. Il avait déjà formé le plan de s'aboucher avec quelque habitant de la Pointe-du-Lac lorsqu'il aborda en cet endroit. Ce qu'il y vit ne fut pas de nature à calmer le paroxysme de sa rage. Un instant il songe à se précipiter sur Evrard et à le poignarder sous les yeux de sa femme. Mais il se ravisa aussitôt en pensant à ce que ce dessein offrit de dangereux dans son accomplissement, et se contint devant la perspective d'une vengeance plus raffinée.

Lorsque Gauthier le rejoignit avec sa voiture, Evil était tout souriant. Il sauta vivement sur le siège, à côté du conducteur, qui, sur l'ordre impératif qu'il reçut, lança son cheval à toute vitesse dans la direction des Trois-Rivières.

—Mon Dieu! disait en ce moment Alice qui se pressait palpitante d'effroi sur la poitrine de son époux, c'est lui, c'est Evil… Lisette l'a reconnu!

—Qu'importe? cher ange! répondit Evrard qui la serra dans ses bras en laissant tomber sur elle un regard de tendresse ineffable, où se lisait aussi la fière résolution de se défendre vaillamment le cher trésor qu'il avait eu tant de peine à conquérir, qu'importe qu'il soit ici ou ailleurs? Ne suis-je pas toujours là, maintenant, pour te défendre?

—Oh oui! toujours, n'est-ce pas? Je te suivrai partout. Jamais tu ne me laisseras seule?

—Non, jamais plus, ma bien-aimée!

Les chers enfants ayant bien des choses à se dire, le lecteur voudra bien se retirer discrètement avec nous et les laisser tout entier à leur bonheur.

Dans le cours de la nuit suivante, dix-huit cents Américains, sous le commandement du général Thompson, traversèrent de Nicolet à la Pointe-du-Lac. Leur dessein était d'attaquer Trois-Rivières à l'improviste, et ils avaient formé le plan de passer, la même nuit, par les bois pour arriver sur la ville du côté nord du Coteau Sainte-Marguerite. Les nommés Larose et Dupaul[35] qu'ils avaient pris pour guide et qui se tenaient à l'avant-garde ne connaissaient pas bien les bois qui s'étendaient au nord du coteau, et ne savaient vraiment trop comment s'y prendre pour arriver inaperçus en arrière de la ville par le chemin que nous venons d'indiquer. Comme ils débarquaient de l'un des premiers bateaux qui venaient de prendre terre à la Pointe-du-Lac, ils entrevirent à la faveur des premières clartés de l'aube, un homme de leur connaissance, Antoine Gauthier, qui rôdait sur le rivage.

[Note 35: Mémoire de Berthelot.]

—Tiens, dit Dupaul, voilà bien Antoine Gauthier, tâchons qu'il nous aide à sortir d'embarras.—Antoine, hé! viens donc par ici, qu'on te parle un peu.

L'autre s'approcha mais avec si peu d'empressement que les deux guides crurent s'apercevoir qu'il ne serait pas aisé de persuader à Gauthier de marcher avec eux.

—Dis donc, Antoine, fit Larose, es-tu toujours pour la bonne cause?

—Oui, si vous entendez celle du plus fort. C'est toujours la meilleure, mon vieux.

—A ce compte-là tu tiens à présent pour les Anglais?

—Oui, depuis qu'ils sont les maîtres ici et que les Bostonnais ont le dessous.

—Alors tu seras avant longtemps de nouveau pour nous.

—Comment ça? demanda Gauthier que prit l'air le plus niais qu'il put trouver.

—Combien y a-t-il d'Anglais aux Trois-Rivières à l'heure qu'il est?

—Sept mille! [36]

[Note 36: Mémoire de Berthelot.]

—Rien que ça! repartit Larose avec effronterie. Eh bien, apprends, mon vieux qu'avant demain il y aura dix mille Américains devant Trois-Rivières.

—Pas possible! s'écria Gauthier avec un geste d'étonnement accompagné d'un air de crédulité bien marqué.

—C'est comme je te le dis. Aussi fais-tu mieux de rechercher aujourd'hui l'amitié des vainqueurs de demain. C'est le bon temps de lâcher les autres.

—Vous avez beau dire, reprit Gauthier en redevenant incrédule, vous n'êtes pas encore les maîtres.

—N'aie pas peur, mon vieux, c'est tout comme. Tiens écoute, Antoine, tu serais bien bête de rester avec des gens sur lesquels nous marcherons demain. Et puis, si tu veux, il y a ici pour toi de l'argent à gagner.

—Peuh!

—Ne fais pas le dégoûté. Sais-tu combien nous avons pour guider les Bostonnais jusqu'aux Trois-Rivières? Dix louis chacun, mon vieux. Hein! qu'en dis-tu?

—Sacrédié!

—Ah! ah! c'est assez joli, n'est-ce pas? Veux-tu en gagner autant cette nuit?

—Moi?…

—Oui, toi. Écoute: le général Thompson nous avait demandé de mener les troupes à la ville par le chemin du roi. Notre argent était facile à gagner. Mais ne voilà-il pas qu'il s'est avisé cette nuit d'attaque la ville par surprise, et de passer en arrière du Coteau Sainte-Marguerite, pour arriver sans être vu sur la place. Cela nous met dans l'embarras, puisque ni Dupaul, qui est de Machiche, ni moi qui suis de la Rivière-du-Loup[37], ne connaissons le bon chemin à prendre à travers les bois. Veux-tu nous servir de guide, tu seras payé comme nous?

[Note 37: Mémoire de Berthelot]

Après s'être fait prier suffisamment, Antoine Gauthier finit par accepter un office pour lequel il était du reste grassement payé par le capitaine Evil. C'était un rusé compère!

Sur les quatre heures du matin, au moment où les troupes, après avoir mis pied à terre, se formaient en ligne et allaient se mettre en marché, trois personnes sortirent de la maison de Jean Gagnier. A distance on aurait dit trois hommes, à en juger par leurs vêtements. Mais à mesure qu'ils se rapprochaient la démarche du plus petit vous eût semblé étrange. Non, certes, ce n'était point là l'allure libre et le pas dégagé d'un homme. Le pied ne se relevait pas brusquement de terre, mais y glissait plutôt, et les hanches, plus développés que celles d'un homme, ondoyaient à chaque pas avec une grâce toute féminine.

Aussi devrons-nous avouer que ce jeune gentilhomme n'était autre que madame Alice Evrard qui avait tant bien que mal accommodé à sa taille un costume complet de son mari. Celui-ci l'accompagnait, suivi de Célestin Tranquille, qui venait de débarquer et de signifier bel et bien à madame Lisette, son épouse, qu'elle eût à rester à la maison pour y attendre son retour.

Une pluie froide et frappée par un fort vent de nord-est tombait diagonalement en leur fouettant la figure.

—Quelle folie tu commets de m'accompagner! dit Marc à sa femme avec un tendre accent de reproche. Tes pauvres petits pieds, qui piétinent dans cette affreuse boue, pourront-ils résister à tant de fatigue? Pourquoi ne pas rester…

—Pourquoi? Monsieur, pourquoi? repartit Alice, parce qu'en votre absence certain personnage que vous connaissez et qui n'est sans doute pas loin d'ici à cette heure, voudra certainement venir présenter à votre femme des hommages dont elle n'a que faire, ni vous non plus, j'imagine.

—Oh! viens, viens! repartit Marc qui saisit le bras de sa femme Tu as cent fois raison, plutôt la mort ensemble!

Et il doubla le pas du côté de sa compagnie, que Tranquille venait de lui indiquer.

L'instant d'après la colonne s'ébranla en remontant vers le coteau Sainte-Marguerite. Les curieux que le bruit avait appelés sur les lieux virent quelque temps cette longue ligne noire onduler sur le versant de la colline comme un monstrueux serpent, et puis se perdre graduellement dans le brouillard qui voilait le sommet embrumé du coteau.

CHAPITRE DIX-HUITIÈME

LUTTES SUPRÊMES

Au moment où les Américains laissaient la Pointe-du-Lac pour s'enfoncer dans les bois, un homme, auquel Gauthier avait, en passant, fait un signe d'intelligence, s'était élancé à cheval et avait gagné Trois-Rivières au galop. C'était un capitaine de milice nommé Landron[38].

Il arriva sur les sept heures à la ville et piqua droit au logis du général Fraser qu'il fit éveiller sur le champ pour le prévenir de l'arrivée des Américains qu'on n'attendait pas si tôt. Fraser fit immédiatement battre la générale pour rassembler les troupes qui comptaient sept mille hommes; différents piquets furent placés aux endroits par lesquels les Bostonnais pouvaient se rendre à la ville, entre autre à la Croix-Migeon, "hauteur qui commande la place et les environs".[39] Le général Nesbitt fut mis à la tête d'un détachement pour aller prendre les Américains en queue, tandis que le major Grant s'emparait d'un pont, afin de les empêcher de se sauver par la Rivière-du-loup.

[Note 38: Mémoire de Berthelot.]

[Note 39: Voyez Berthelot et les curieux mémoires de Laterrière.]

Malgré toute la promptitude qu'on apporta à exécuter ces manoeuvres, il est certain que les Bostonnais fussent arrivés à la ville à l'improviste, si leur prétendu guide, Antoine Gauthier, n'eût as su ménager aux Anglais le temps de se préparer à se défendre. Il feignit de s'égarer, allongea la route des Américains, en leur faisant faire d'inutiles détours, et retarda leur marche en les conduisant par des sentiers impraticables. Aussi ne fut-ce que vers huit heures que Gauthier parvint, avec sept ou huit Bostonnais que formaient une avant-garde, au pied du coteau Sainte-Marguerite, quelques arpents au nord de la commune. Le chevalier de Niverville, avec un piquet de douze volontaires les aperçut, courut au-devant d'eux, et, après un rapide engagement, les fit tous prisonniers.

Au premier coup de feu, Gauthier s'était jeté à plat ventre pour éviter d'être atteint par les balles. L'empressement qu'il mit à se rendre, et la faveur avec laquelle il fut accueilli, prouva aux Américains que cet homme les avait joués.

Au même instant, le gros des troupes américaines parut sur la hauteur, tandis que le général Fraser, prévenu de leur arrivée, courait à leur rencontre avec les forces anglaises.

La bataille s'engagea par une fusillade assez bien nourrie, mais qui des deux côtés tua peu de monde.

Les Américains arrivaient massés en colonne. Le général anglais, dont les forces étaient presque deux fois aussi considérables que celles des Bostonnais, fit déployer ses troupes en ligne, avec deux hommes de front afin de cerner l'ennemi. Pendant que l'aile droite et l'aile gauche de la division anglaise avançaient à la course en se repliant l'une vers l'autre, le centre marchait au pas, tout en répondant vivement au feu des ennemis. D'attaqués qu'ils devaient être les Anglais se faisaient assaillants.

Lorsque les troupes anglaises ne furent plus qu'à une demi-portée de fusil, les Bostonnais, qui avaient compté prendre par surprise et en plus petit nombre, commencèrent à reculer, malgré les cris de leur commandant Thompson qui les voulait pousser en avant. Ceux de l'arrière-garde furent les premiers à de débander pour gagner la lisière du bois; d'autres les suivirent, et une fois la panique déclarée, le gros de l'armée américaine emboîta le pas derrière les premiers fuyards.

Il ne resta bientôt plus sur le terrain que deux cents hommes, à la tête desquels se tenaient le général Thompson, le colonel Irwin, le capitaine Evrard et quelques autres, tous désireux de disputer jusqu'au bout la victoire aux Anglais.

Marc Evrard combattait sous les ordres du colonel Irwin. A son côté était Tranquille que chargeait son arme, tirait, et descendait son homme à chaque coup de fusil, avec une régularité mécanique. Tous deux faisaient un rempart de leur corps à la pauvre Alice dont toute la crainte était de voir son mari tomber sous une balle anglaise. Quant à son propre péril, elle ne paraissait y songer nullement, et le sifflement des balles ne semblait la préoccuper q'en autant qu'elles passaient près de son mari.

—Quelle brave petite femme tu fais, lui dit Evrard en remarquant ce sang-froid extraordinaire chez une femme aussi délicate!

Tu m'emmèneras donc encore? lui demanda-t-elle en se penchant à son oreille, et profitant d'un nuage de poudre que les enveloppait, pour embrasser son mari sur le cou.

—Oui… si nous en revenons.

—Nous allons être pris comme dans une souricière, dit Tranquille. Écoutez, monsieur Marc, ce serait folie de votre part que de vouloir rester plus longtemps. Il faut décamper. Vous n'avez rien de bon à attendre ici. Songez plutôt à madame. Seulement attendez un peu, pour filer, que les deux lignes anglaises se soient jointes derrière nous. Autrement, il vous faudrait essuyer le feu des deux files à la fois, et vous seriez tué bien sûr. Quand la chaîne de ces gredins-là se sera refermée derrière nous, je me chargerai de vous ouvrir leurs rangs. Alors vous profiterez de l'éclaircie pour i passer avec madame. Il leur faudra se retourner, si toutefois ils en ont le temps; alors ils vous ajusteront mal et vous manqueront. Les voici qui arrivent. Faites attention à la petite machine que je vais faire jouer contre eux, et profitez du bon moment. Quant à moi, vous me laisserez faire, je saurai bien me tirer d'entre leurs pattes.

Tranquille enleva de son cou une grosse corne de buffle pleine de poudre, en versa une demi-charge sur un chiffon de papier qu'il avait sur lui, roula ce papier en forme de fusée qu'il introduisit dans le goulot de la corne, et, ramassant une bourre qui fumait à ses pieds, il se mit à en raviver le feu.

Les deux ailes ennemies se rejoignaient. Alice qui s'était retournée de leur côté jeta un cri.

—Quoi! es-tu blessée?… demanda Marc.

—Non, c'est lui, toujours lui! dit-elle en montrant le capitaine Evil qui commandant la dernière compagnie de l'aile gauche.

Evil aussi les avait aperçus, et les désignait avec agitation aux soldats qui l'entouraient.

—Je m'en vas te griller les crocs, mon maudit Anglais, grommela Tranquille. Attention, Monsieur Marc! Je vais jeter ma corne à poudre dans le tas. Profitez du moment qu'elle viendra de crever pour passer au milieu des goddams abrutis par l'explosion.

Il approcha la bourre enflammée de la fusée qui prit feu en pétillant, balança un instant la corne au-dessus de sa tête et la lança de toutes forces vers James Evil.

Le projectile s'embrasa et éclata en tombant aux pieds du capitaine qui disparut avec sa compagnie dans un nuage épais de fumée.

—En avant! cria Tranquille.

Marc avait saisi sa femme par la main. Il courut avec elle à l'endroit où la corne, en éclatant, avait fait ouvrir les rangs de la ligne anglaise.

Evil que la violence de l'explosion avait renversé se relevait à moitié roussi, lorsqu'il entrevit passer deux ombres à travers la fumée. Il allongea le bras droit et porta un fort coup de pointe de son épée à l'un des fuyards que la fumée lui empêcha de reconnaître Il sentit que le coup avait fermement porté; l'arme avait dû pénétrer avant dans les chairs, car elle était teinte de sang.

Avant que Evil eut pu constater quels étaient ceux des rebelles qui venaient de s'y frayer un passage, un homme, un colosse, tomba comme une trombe au milieu de la compagnie. C'était Célestin Tranquille qui protégeait la retraite de ses maîtres. Il tenait son fusil par le canon et faisait le plus terrible des moulinets avec la crosse de son arme. Autour de lui, les hommes tombaient comme des épis sous la main du faucheur. Il était superbe.

La fumée commençait à se dissiper, et Tranquille, qui dominait la ligne anglaise de toute sa tête aperçut au loin Marc Evrard qui fuyait avec sa femme. Mais, tout en assommant un Anglais, il fronça le sourcil et grommela:

—Les gredins ont dû blesser mon maître; il trébuche.

—Par Dieu! saisissez cet homme! cria le capitaine à ses gens qui s'étaient écartés à une distance respectueuse de Tranquille. Qu'on le prenne vivant!

Au même instant, comme il jetait les yeux par l'éclaircie que formaient les rangs entr'ouverts, il aperçut son heureux rival qui s'enfuyait au sommet du coteau.

—Par satan! vociféra-t-il, feu sur ces maudits!… Arrêtez celui-ci!

Il était hors de lui, il criait des mots sans suite, et ses soldats ne savaient auquel de ses ordres obéir.

—Lâches que vous êtes! avez-vous donc peur d'un seul homme? cira-t-il en écumant.

Stimulés par les reproches de leur chef, une dizaine de soldats se jetèrent sur ce pauvre Tranquille, qui s'était sacrifié pour ses maîtres, et parvinrent à le désarmer, mais non sans avoir vu trois ou quatre des leurs assommés mordre la poussière.

—Enfin, je te tiens, canaille! dit Evil en lui montrant le poing. Cette fois-ci tu ne m'échapperas pas, et ton cou va sentir au bout du gibet la pesanteur de ton corps!

—Vous m'avez déjà dit cela, répondit Célestin, et je ne m'en porte pas plus mal…

—Oh! mais cette fois-ci tu vas me payer toute ta dette. Quant aux autres je les reverrai avant longtemps.

—Bah, c'est encore drôle! repartit Tranquille en haussant les épaules.

Evil songea bine un instant à se lancer, avec quelques soldats à la poursuite d'Evrard; mais outre qu'il ne pouvait quitter son poste ne un pareil moment, c'eût été folie de sa part que de s'aventurer dans les bois où fourmillaient les Américains fugitifs.

C'est ainsi que fur remportée sur les rebelles cette facile victoire. Les Anglais reprirent glorieux le chemin de la ville, emmenant prisonniers le général Thompson, le colonel Irwin, et deux cents soldats. A trois heures de l'après-midi, les Américains avaient perdu en outre vingt bateaux et huit canons.

Le général Carleton arriva aux Trois-Rivières à six heures du soir. "Il fit venir Gauthier, et après l'avoir interrogé sur la manière dont il avait trompé les Américains, il lui dit qu'ils auraient eu droit de le pendre pour n'avoir pas rempli ses engagements avec eux. Cette observation peut paraître étrange à plusieurs, ajoute Berthelot, à qui nous empruntons ce détail, mais je la transmets telle qu'on me l'a racontée."

Le premier soin du capitaine en arrivant à la ville fut de faire Conduire Tranquille au corps-de-garde de la caserne où lui-même avait son logement. On enferma le prisonnier dans un caveau sans fenêtre et dont la seule issue était une porte auprès de laquelle Evil posa une sentinelle qui, sur sa vie, devait répondre du captif.

Ayant appris que le gros de l'armée américaine avait fait sa retraite dans un bois marécageux qui s'étendait en arrière du coteau, et prévoyant que les malheureux y mourraient de misère et de faim, par un sentiment d'humanité que les loyalistes zélés blâmèrent beaucoup dans le temps[40], le général Carleton se décida d'abandonner la possession de ce pont dont l'occupation par les troupes anglaises empêchait les Américains de batte en retraite vers Rivière-du-Loup.

[Note 40: "Je ne sais, dit Berthelot, ce qu'on doit le plus blâmer, ou de la témérité et de l'impéritie des Américains dans cette expédition contre les Trois-Rivières, ou de la mollesse du général Carleton qui les laissa échapper des marécages où il pouvait les forcer si facilement à mettre bas les armes, et qui favorisa leur fuite: Quelle réponse eût-il faite si on lui eût demandé pourquoi il sauvait les armées du Congrès?"]

L'un des premiers Evil apprit cette détermination du général. Tout en dissimulant le dépit que lui causait une mesure qui s'opposait à ses idées de vengeance, il obtint de Carleton d'aller porter lui-même au major Grant l'ordre d'abandonner le pont et de se replier sur Trois-Rivières.

James Evil se mit en route avec Gauthier son âme damnée; chacun d'eux avait un fusil et des munitions.

Quand ils arrivèrent au pont, le détachement du major Grant se préparait à repousser l'attaque d'un parti d'Américains que l'on voyait s'agiter sous les bois, à quelque distance. Il semblait évident que les Bostonnais aux abois voulaient tenter un coup de main pour forcer le passage.

Evil remit son message à Grant qui ne dissimula point sa mauvaise humeur en en prenant connaissance.

—Mais, grommela-t-il, ma retraite va tout à fait avoir l'air d'une fuite devant l'ennemi!

—Que voulez-vous, répondit Evil en haussant les épaules, ce sont les ordres du général!

—Qu'il prenne alors la responsabilité de ceci! repartit brusquement le major—Soldats, formez les rangs! Arme au bras.—Eh bien, Evil, que diable faites-vous là, est-ce que vous ne venez pas avec nous?

En ce moment Evil et Gauthier s'éloignaient de quelques pas et, se baissant vers le sol, gagnaient une touffe épaisse de broussailles qui se dressait à une dizaine de pas de la tête du pont et à cinquante pieds du chemin.

—J'ai une mission à remplir ici, répondit Evil qui se tourna vers le major, et je profite de l'instant où vous m'entourez, pour me glisser dans ce buisson, sans que ces chiens de rebelles m'aperçoivent. Il faut que je les voie défiler.

—Mais s'ils vous surprennent, ils vous casseront la tête!

—C'est mon affaire.

—Que le diable vous garde, si vous voulez faire cette folie!

Evil et Gauthier disparurent dans le buisson.

—Par file à droite, en avant marche! commanda le major dont le détachement partit au pas dans la direction des Trois-Rivières.

Une demi-heure s'écoula sans que le capitaine et son compagnon entendissent aucun bruit. N'osant sortir de leur cachette, de peur d'être aperçus, ils attendaient avec patience. Enfin ils virent un Américain qui s'avançait prudemment en éclaireur.

Les Bostonnais s'étaient aperçus de la retraite du détachement anglais, et l'un des leurs se hasardait à venir reconnaître les abords du pont afin de constater si les Anglais en étaient bien tous partis.

Cet homme, le doigt sur la détente de son fusil, le corps penché en avant, l'oeil inquiet, scrutait tous les accidents du terrain, prêt à faire feu et à lever le pied à la moindre alerte. Arrivé en face de la touffe de broussaille, il hésita quelque peu et la sonda du regard. Mais sans doute il se fit la réflexion que ce buisson était trop petit pour cacher des ennemis, et passa outre. Rendu au pont, il regarda rapidement à droite et à gauche, sembla se rassurer, se redressa, se pencha sur le garde-fou pour sonder de l'oeil le lit de la rivière, jeta un regard attentif sur le chemin désert qui s'étendait de l'autre côté du pont, poussa un grand soupir de satisfaction, jeta son fusil sur l'épaule et regagna d'un pas leste et assuré la lisière du bois où l'attendaient ses camarades. Ceux-ci qui le virent revenir sain et sauf lui crièrent de loin. Il leur répondit à distance en agitant joyeusement son chapeau.

—Attention, maintenant, dit Evil à Gauthier. Tu connais Evrard et sa femme pour les avoir vus à la Pointe-du-Lac. Examine bien tous ceux qui vont passer; si tu l'aperçois, feu sur lui. Ajuste bien, de mon côté je vais faire bonne garde, il ne nous échappera pas. Tu sais que la récompense en vaut la peine. Du reste c'est un rebelle et la chose est de bonne guerre. Aussitôt que nous aurons vu tomber notre homme, nous nous laisserons glisser entre les broussailles qui hérissent le bord de la rivière, que nous remonterons à la course en gagnant le bois. Mettons bien nos armes en position et prête à tirer, afin de ne faire, avant le moment de l'action, aucun bruit qui nous trahisse.

Couchés tous les deux à plat ventre, leur fusil à terre la crosse à l'épaule et la gueule du canon tournée vers le chemin, ils attendaient, immobiles et retenant leur souffle.

De la position qu'ils occupaient ils commandaient plusieurs arpents de chemin, et pouvaient examiner d'avance chacun de ceux qui allaient passer. Bientôt apparut l'avant-garde amèricaine. Elle approchait au pas et prête à faire feu; l'éclaireur était à a tête. Quelques-uns des Bostonnais jetèrent en passant un regard soupçonneux du côté de la touffe de broussailles. Mais sur un mot de l'éclaireur, ils passèrent outre. Ceux qui suivaient ne s'en inquiétèrent pas davantage et s'engagèrent sur le pont en toute confiance, à la suite des premiers.

Pendant plus d'une heure tous ceux qui défilèrent marchaient asses lestement, quoiqu'ils dussent être exténués. Ensuite vinrent les traînards moins endurcis à la fatigue que les autres, et puis enfin quelques éclopés que leur blessure n'empêchait pas de marcher; ils se traînaient avec peine et ne s'aidaient qu'entre eux, ceux qui étaient ingambes se dépêchant de prendre de l'avance et ne songeant qu'à leur propre sûreté[41].

[Note 41: "Leur fuite des Trois-Rivières fut si précipitée qu'ils abandonnèrent leurs blessés dans les bois." Quelques-uns furent recueillis et soignés par les Canadiens; mais beaucoup périrent dans la forêt, où ils s'étaient égarés. Mémoire de Berthelot. Voyez aussi les Mémoires de Laterrière.]

—Voici le moment de redoubler d'attention, souffla Evil à Gauthier. Comme sa femme est avec lui—je l'ai reconnue pendant le combat malgré son déguisement—ils sont tous les deux sans doute parmi les traînards. D'ailleurs il est blessé, je le sail. Mon épée est encore toute teinte de sang.

Pendant une heure encore il passa beaucoup de ces misérables blessés perdant plus ou moins leur sang et leur vie sur le chemin. Et puis la route se fit déserte et silencieuse. Il pouvait étre alors une heure de l'après-midi.

—Il n'est point passé, donc il est resté dans le bois, gronda Evil en se levant. Il faut le retrouver. En route, nous allons battre la forêt et gagner Trois-Rivières, en passant par le chemin que les autres ont suivi pour venir ici. Tu connais cela toi, guide-moi. Nous avons des munitions et des vivres, allons.

Gauthier désarma son mousquet, le jeta sur son épaule, et tous deux dirigèrent leurs pas vers l'endroit de la forêt d'où les Américains étaient sortis.

Voici, pendant ce temps, ce qui se passait au corps-de-garde où Tranquille avait été retenu prisonnier. Réjouis de leur victoire tous les soldate étaient en liesse. Les officiers venaient de leur faire distribuer une double ration d'eau-de-vie.

C'était l'heure du dîner. De l'étroit et sombre cachot où il était enfermé, Tranquille pouvait ouïr les joyeux propos et le cliquetis des fourchettes et des verres. A plusieurs reprises, il avait eu connaissance que des camarades du soldat en faction lui avaient apporté à boire. Bientôt même il entendit la sentinelle, un peu excitée par ses libations répétées, fredonner une chanson joyeuse.

—Mon homme me semble de bonne humeur, voici le moment de l'appeler, pensa Tranquille.

Il frappa trois coups dans la porte. Le soldat qui marchait de long en large, s'approcha et vint ouvrir.

—J'ai soif! lui dit Tranquille.

L'autre, qui ne comprenait pas le français et que l'obscurité qui régnait dans le caveau empêchait de bien apercevoir le prisonnier, se pencha en dedans de la porte entrebâillée.

Cinq doigts d'acier se cramponnèrent à son cou, tandis qu'une main le tirait dans le caveau. Sans lâcher la gorge du soldat, Tranquille lui asséna de son autre main fermée deux formidables coups de poings dans la poitrine, et un dernier, vrai coup de massue, en plein sur le crâne. Le malheureux tomba tout d'une pièce et perdit connaissance avant d'avoir pu jeter un cri. Tranquille lui enleva sa giberne pleine de cartouches, la passa à son cou, saisit le fusil de factionnaire, et s'élança hors du caveau.

La porte de sortie donnait sur la salle à dîner du corps-de-garde. Il ne fallait pas songer à s'en aller par-là. Et pourtant il n'y avait pas de temps à perdre, au même instant on l'apercevait de la salle. Il avisa une fenêtre, reconnut d'un coup d'oeil qu'elle n'était point garnie de barreaux de fer, l'enfonça d'un coup de pied, et, au milieu des éclats de verre et des débris de toutes sortes, qui volaient autour de lui, au bruit des clameurs forcenées des soldats, il sauta dans la rue. D'abord il courut quelques pas droit devant lui, puis s'orienta, pris ses longues jambes à son cou et s'élança du côté de la campagne.

Une dizaine de soldats s'étaient jetés à sa poursuite sans avoir eu le temps de prendre leurs armes, espérant le devancer à la course. Mais les pauvres diables ne savaient point qu'ils avaient affaire au plus agile coureur des bois qui ait chassé l'orignal de nos forêts.

A chaque bond qu'il faisait, Tranquille gagnait un pas sur ses poursuivants. Enfin il atteignit l'extrémité de la ville, sauta dans les champs où il secoua joyeusement la tête en aspirant l'air libre. Ses bondissements étaient joyeux et puissants comme ceux d'un fauve qui a rompu les barreaux de sa cage et dévore l'espace qui le sépare de la liberté.

Lassés bientôt de leur inutile poursuite, les soldats s'arrêtèrent, et ahuris, le virent grimper au haut du coteau Sainte-Marguerite et s'enfoncer dans la forêt.

Maintenant il faut nous reporter au jour précédent, aussitôt après la bataille. Comme ils s'enfuyaient tous deux en remontant le versant du coteau, Alice remarqua plusieurs fois que son mari chancelait.

—Es-tu blessé, dis-moi? lui demanda-t-elle à plusieurs reprises.

Mais lui, qui tenait sa main crispée autour du bras de la jeune femme, fuyait toujours, tout en la maintenant à son côté pour l'empêcher de le regarder en face.

—Non, non! disait-il avec énergie.

Ce fut ainsi qu'ils gagnèrent le bois où ils s'enfoncèrent en courant toujours. Ils firent plusieurs arpents, sans s'arrêter une minute. Mais peu à peu Marc semblait perdre de sa vigueur. Plus incertain son pas se ralentissait. Alice sentit enfin que les doigts qui retenaient se desserraient brusquement, et s'aperçut qu'il allait tomber. Elle voulut le retenir; mais Evrard ploya sur ses jambes sans force, et s'abattit lourdement sur le sol en entraînant sa femme avec lui.

—Mon Dieu! Marc, qu'as-tu donc? s'écria-t-elle.

En le regardant, elle jeta un cri de terreur et appuya ses doigts fermés sur la poitrine du jeune homme, d'où s'échappait un flot de sang.

L'épée du capitaine Evil avait percé le sein d'Evrard en pénétrant dans le poumon droit.

—Il va mourir mon Dieu! fit-elle avec un cri de désespoir qui retentit sous le dôme des grands arbres—Marc! je t'en prie, réponds-moi! criait-elle affolée. Tout ce sang… Sa vie qui s'en va, Seigneur Dieu! A l'aide! Au secours!… Mais ses clameurs se perdaient sous les bois et l'écho désespérant répondait seul à sa voix.

Après une faiblesse de quelques minutes, Marc un peu soulagé par l'hémorragie et ranimé par les accents déchirants d'Alice, ouvrit des yeux hagards. En reprenant peu à peu ses sens, il arrêta ses regards sur sa femme avec un sentiment indicible d'angoisse.

Elle dévorais ses gestes et aspirait chacun de ses soupirs.

—Oh! ne meurs pas, je t'en prie, Marc! Sauvez-le, mon Dieu! Tuez-moi, mais qu'il vive lui, Seigneur!

—Alice, soupira le blessé, je t'en prie… ne te désespère pas ainsi!… Tâche plutôt… d'arrêter mon sang…

L'effort qu'il faisait pour parler produisait un affreux gargouillement aux lèvres de la blessure, ou la crépitation du sang chassé par l'expiration rendait de sinistres plaintes.

—Mais, comment l'arrêter ce sang? Marc, dis-moi comment!…

—Du linge… plusieurs plis… bander la poitrine.

Sa voix faiblissait, faiblissait.

De ses mains ensanglantées, Alice arracha plutôt qu'elle n'ouvrit le gilet qui couvrait sa poitrine, et déchira sa chemise en lambeaux qu'elle replia plusieurs fois. Quand elle jugea que la compresse était assez épaisse, elle l'appuya sur la blessure. Tout en l'y maintenant de sa main gauche, elle défit de la droite sa ceinture que retenait l'épée, la remonta sous les bras, en ramena les extrémités sur la poitrine où elle les rejoignit, passa dans la boucle d'argent l'autre bout de le ceinture qu'elle serra fortement en l'arrêtant ensuite avec soin.

Le blessé avait fermé les yeux. Petit à petit, sa respiration redevint plus réguliére et plus forte, et le sang vint colorer un peu ses joues pâlies.

Agenouillée près de son mari, ses maintes jointes pour une muette prière, anxieusement penchée sur le corps inerte du blessé, Alice restait plongée dans une stupeur profonde.

Les bruits du combat avaient cessé. L'on n'entendait plus au loin que les derniers roulement des tambours battant la retraite glorieuse des vainqueurs. Au-dessus des deux infortunés les feuillages naissants frémissaient gaiement sous un joyeux rayon de soleil qui, sortant tout à coup des nuées pluvieuses du matin, venait réchauffer les bourgeons nouvellement éclos et refroidis par l'orage de la nuit. Effrayés quelque temps par le fracas de la bataille, les oiseaux reprenaient, maintenant leur amoureux babil et se poursuivant sur la cime odoriférante des arbres.

C'était le printemps qui chantait la renaissance de l'année, le joyeux murmure de la vie à côté du râle de la mort. Impassible dans son irrésistible vitalité, la nature continuait le travail fécond de son incessante reproduction.

Une heure ou deux, peut-être plus encore, s'écoulèrent sans que Marc donnât d'autre signe de vie qu'une respiration faible et parfois embarrassée Toujours agenouillée près de lui, Alice restait immobile comme une froide statue veillant sur un tombeau.

Le soleil allait disparaître derrière les arbres, lorsque le blessé s'agita faiblement. Alice se pencha sur lui en épiant avec avidité ce premier indice de retour à la vie.

—Que veux-tu, Marc? fit-elle en appuyant avec passion ses lèvres froides sur la bouche brûlante de son mari. Réponds-moi, mon ami.

L'ardent contact de cette bouche glacée sur ses lèvres fiévreuses acheva de tirer le jeune homme de son évanouissement.

—…De l'eau, j'ai soif… je brûle, fit-il en ramenant sa main sur sa poitrine.

Alice jeta autour d'elle un regard désespéré.

—Attends un peu, mon ami, je m'en vais tâcher d'en trouver, répondit-elle en dardant un long regard vers le ciel.

Elle se mit en quête, furetant les buissons, scrutant les rochers pour y découvrir un mince filet d'eau. Mais après une battue d'une demi-heure, elle s'en revenait la mort dans l'âme et sans avoir pu trouver une goutte d'eau, lorsqu'elle avisa un méchant cassot d'écorce qui avait été jeté sur le bord d'un sentier par quelque passant. Tremblant de peur de voir sa dernière espérance déçue, elle s'approcha et sentit son coeur palpiter d'une joie immense en apercevant quelques gouttes d'eau, deux trois gorgées à peine, au fond du cassot. Elle s'empara de ce vase primitif, bien plus précieux pour elle en ce moment que s'il eût été d'or pur, et marchant avec une extrême précaution, de crainte de perdre une seule gutte du précieux liquide, elle s'approcha de l'endroit où gisait Evrard.

Il avait les yeux ouverts. Au bruit des pas d'Alice il se dressa même à demi sur son séant.

—Ah! c'est toi!… fit-il avec un grand soupir de satisfaction. Tu as été bien longtemps…

—Mon ami, répondit-elle avec un sanglot dans la voix, si tu savais combien il m'a fallu chercher! Encore n'ai-je pu trouver que ceci.

—Je suis un affreux égoïste.. c'est vrai. Mais je souffrais tant de la soif… vois-tu… j'ai comme du feu… là-dedans!… Cette eau, donne, oh! donne-la moi!

Elle approcha le cassot des lèvres du blessé, de manière qu'il n'en perdit pas une goutte.

En deux traits avides il but tout.

—Que c'est bon! soupira-t-il, Dieu que c'est bon! Merci, ma bonne
Alice!

Elle se baissa vers lui, et tout en cherchant sa bouche pour y appuyer un baiser, elle murmura:

—Ces quelques gouttes d'eau me donnent en ce moment la plus grande joie de ma vie!

—Quelle heure peut-il étre, maintenant? demanda Marc après quelques instants de silence.

—Le soleil doit être sous l'horizon; puisque que la forêt commence à s'assombrir.

—Il faut pourtant… continuer notre route… avant que la nuit… soit tout à fait venue.

—Continuer! Mais où aller, mon ami?

—Où aller?… Rejoindre les nôtres… Nous en rencontrerons certainement… dans quelque endroit de la forêt.

—Mais à quelle distance, mon Dieu! Écoute, Marc. La ville n'est pas bien loin d'ici, j'en reconnaîtrai facilement le chemin et pourrai m'y rendre en assez peu de temps. J'y trouverai bien quelque âme charitable qui consente à venir te porter secours. Veux-tu que j'y aille?

—Toi! s'écria Marc en se redressant. Et Evil?…

—C'est vrai, mon Dieu, c'est vrai! dit-elle en fondant en larmes. Ah! qu'avons-nous fait à Dieu?

—Alice! Alice, tes cris me déchirent le coeur! du courage, je t'en prie… Écoute! quel est ce bruit?…

Ils tendirent tous deux l'oreille. Des coups sourds et multipliés retentissaient au loin et arrivaient jusqu'à eux en roulant sous le dôme du bois.

—Ce sont des coups de hache, remarqua Evrard. Allons de ce côté. Quelques-uns des nôtres qui abattent un arbre… pour un feu de bivouac. Allons, à la grâce de dieu… tournons le dos à la ville qui abrite notre ennemi.

Il voulut se lever, mais ses forces le trahirent, et il retomba sur la terre.

—Arrête, Marc! tu vas te tuer! lui dit Alice en s'efforçant de le retenir.

—Donne-moi ma gourde d'eau-de-vie! demanda-t-il.

—Mais si tue en bois, tu vas peut-être te faire un mal affreux?

—Donne!

Elle obéit, déboucha la gourde et la lui appliqua sur les lèvres.

Il but âprement cinq ou six gorgées. Mais ses doigts se crispaient sur sa poitrine. Il aurait avalé du plomb fondu que la sensation n'eût pas été plus atroce. Il évita de parler de peur de laisser échapper des cris de douleur, et resta quelque temps immobile. Enfin, après plusieurs minutes de silence, il id à sa femme.

—Bois-en toi-même un peu pour te donner des forces… Tu n'as rien pris, depuis le matin!

Quand elle eut avalé une gorgée:

—Donne-moi la main, lui dit-il.

Lui, s'en aidant, se mit, lentement, bien lentement, sur son séant, puis à genoux, et puis enfin, après un suprême effort, debout sur ses jambes qui ployaient sous lui.

—Bon! fit-il. Ton bras à présent.

Il s'y accrocha, et, tout en essayant son premier pas:

—Je n'aurais jamais cru, pensa-t-il, qu'on put souffrir autant sans mourir.

Ils s'en allaient ainsi, lui s'appuyant sur elle et trébuchant comme un enfant qui fait ses premiers pas; elle se retenant aux arbres, aux moindres branches pour s'empêcher de tomber.

Ils n'avaient pas fait un arpent, qu'il lui dit, sa voix tremblait:

—Arrêtons un instant, mais rien qu'un instant.

Il lui passait comme un nuage de sang devant les yeux.

—Mon Dieu! pensa-t-il, pas maintenant, je vous en supplie!… Encore une heure de vie, Seigneur, que je puisse remettre ma femme entre des mains amies! C'est si peu pour vous qu'une heure de plus à l'une de vos créatures, et c'est tant pour moi!

Il fit appel à tout ce que son pauvre corps brisé renfermait encore d'énergie, et continua d'avancer.

Ils se traînèrent assez longtemps ainsi, lui se heurtant les pieds contre les pierres et les racines, glissant sur la mousse et sur la terre humide, mais ne tombant jamais cependant grâce aux efforts surhumains d'Alice.

Combien de temps marchèrent-ils de la sorte? c'est ce qu'ils n'auraient pu dire. Mais eussent-ils vécu cent ans, sous les conditions ordinaires de la vie, qu'un siècle ne leur eût pas semblé plus long que ces heures, que ces minutes, peut-être, dont chaque seconde égrenait sur eux des tortures indicibles. Lui, se sentir expirer à chaque pas, et penser Qu'elle allait bientôt rester seule, perdue en ce grand bois morne! Elle, de voir s'en aller mourant et se dire qu'elle allait lui survivre!

Et tant de souffrance, et tant d'horreur, le lendemain du jour nuptial..

—J'ai péché contre vos lois, et vous m'en punissez, ô mon Dieu! soupirait Alice, en étouffant des sanglots qui lui tenaillaient la gorge.

—Je suis maudit! pensait Evrard.

Firent-ils beaucoup de chemin? On ne le saurait croire. Car, voyez-vous, les pauvres enfants ne pouvaient aller bien vite!

Cependant les bruits qu'ils avaient entendus devenaient de plus en plus distincts. Ils finirent même par apercevoir des lueurs entre les arbres.

Ils s'arrêtèrent. On allait, on revenait autour de plusieurs feux. Il devait y avoir là beaucoup de gens. Un bruissement confus de voix nombreuses se faisait entendre à distance.

—Allons, allons! dit Evrard avec impatience—J'ai cru que j'allais tomber, songea-t-il, et si je tombais, ce serait fini!—Du courage, ma bonne Alice, du courage… dans quelques instants… nous seront sauvés!

S'appuyant tous les deux, maintenant, l'un sur l'autre,—car elle aussi se sentait défaillir,—ils reprirent ce nouveau et long chemin du Calvaire.

La nuit s'épaississait de plus en plus, et c'est à peine s'ils pouvaient y voir leurs pieds. Aussi une racine, à moitié sortie de terre, s'étant rencontrée sous ses pas, Marc s'y embarrassa le pieds et s'abattit lourdement sur le sol. Alice jeta un cri de désespoir et de ses deux bras enserra le corps de son mari pour l'aider à se relever. Mais il restait étendu par terre comme une passe inerte. De plus elle sentit qu'un sang chaud lui coulait sur les mains. L'appareil s'était déplacé dans la chute et la blessure venait de se rouvrir.

Heureusement qu'ils n'étaient plus qu'à trente pas d'une espèce de clairière où l'armée américaine s'était arrêtée. Alice courut éperdue jusque-là et demanda de l'aide. Émus par ses cris déchirants quelques soldats la suivirent. Ils emportèrent le blessé tout à fait insensible et le déposèrent auprès d'un feu, la tête contre un tronc d'arbre.

—Un chirurgien, pour l'amour de Dieu! cria la jeune femme en montrant son mari, trouvez un chirurgien!

Et à bout de forces, elle tomba évanouie près du blessé.

Quand elle reprit connaissance, il était tout à fait nuit. Devant elle, éclairé par le feu qui flambait en pétillant à quelques pas, se tenait le chirurgien. Celui-ci comprit cette muette mais éloquente interrogation.

—Ne le dérangez pas, il dort, dit-il à la jeune femme. J'ai pansé sa blessure avec soin. L'hémorragie est arrêtée.

—Y a-t-il du danger.

—Aucun… pour le moment, Madame

—Sa blessure est elle grave?

—Je vous avouerai, répondit le docteur en hésitant qu'elle est sérieuse.

—Oh! dites-moi, Monsieur, dites-moi franchement, la croyez-vous mortelle?

—Il m'est impossible de répondre à cette question avant d'avoir examiné la plaie au grand jour.

Alice vit bien qu'elle n'obtiendrait pas une réponse plus positive et tourna vers son mari des yeux pleins de larmes.

—Mais, vous-même, Madame, reprit le médecin, vous êtes bien faible en ce moment.

Elle haussa les épaules avec indifférence. Ce geste disait:

—Eh! Que m'importe lorsque celui que j'aime se meurt sous mes yeux.

—Avez-vous mangé quelque chose, depuis le matin, Madame?

Alice ne répondit pas.

—Je m'en doutais, pensa le chirurgien.—Tenez, Madame, prenez ce morceau de pain. C'est tout ce qui reste ici en fait de vivres. Plus prévoyant que nos gens qui comptaient dîner aux Trois-Rivières, j'avais emporté quelques provisions pour nos blessés.

—Mais vous-même, Monsieur, n'avez-vous pas faim?

—Non, je viens de manger, il n'y a qu'un instant, repartit le docteur qui n'hésitait pas à faire un mensonge. C'était son repas qu'il donnait.

—La beauté, la jeunesse, la distinction, l'infortune de cette femme délicate le touchait profondément.

—Dans ce cas, Monsieur, reprit Alice, j'accepte, mais pour lui! Moi, je n'ai pas faim.

—C'est de faiblesse que vous vous êtes évanouie, Madame. Vous ferez bien de manger un peu. Si vous voulez être en état de veiller sur votre mari, il faut que vous vous donniez un peu de force. Du reste, dans l'état où il se trouve, mieux vaut qu'il ne mange rien maintenant.

Alice secoua négativement la tête et enfouit le morceau de pain dans la poche du justaucorps de Marc.

—Croyez-m'en, Madame reprit le docteur, tout ce dont il a besoin à présent, c'est de boire de temps à autre. Vous lui donnerez de l'eau quand il en demandera, mais peu à la fois. En voici, près de vous, dans ce vase; je l'ai puisée pour vous. Elle est bien trouble, l'eau de ce marais; mais c'est tout ce que nous en avons, et bien heureux sommes-nous encore de n'en être pas complètement dépourvus. Mais encore une fois, vous ne pouvez passer la nuit de la sorte. Prenez au moins quelques gouttes d'eau-de-vie avec de l'eau, j'en ai ici, dans cette gourde. Oui, n'est-ce pas?

Elle but ce que lui présenta le docteur, le remercia du regard, et, tombant dans une rêverie morne, se remit à contempler le blessé toujours assoupi.

Le chirurgien vit qu'on n'avait plus besoin de lui et s'éloigna.

Longtemps Alice demeura dans l'impossibilité de la contemplation, égrenant dans son coeur meurtri le long rosaire de ses pensées douloureuses.

Enfin Marc ouvrit les yeux et les promena autour de lui avec égarement. Comme c'était la première fois qu'il reprenait connaissance depuis sa chute, il ne comprenait rien à la scène étrange qui s'offrait brusquement à ses regards. A perte de vue, dans un vaste bas-fond, s'étendaient des groupes d'hommes couchés pêle-mêle auprès d'une centaine de feux, çà et là, quelques sentinelles postées autour du camp, erraient lentement, comme autant de fantômes, dans le silance et l'ombre. Puissamment éclairés d'en bas les milles arceaux de la cime des arbres saillissaient vivement sur le ciel sombre, tandis que, à travers le feuillage clair, tremblotaient quelques étoiles que semblaient frissonner sous la fraîcheur de la nuit.

Gémissant dans le feuillage touffu de quelques vieux pins qui se dressaient tout à côté du marécage, le vent produisait ce bruit mélancolique qui rappelle la plainte des flots mourants sur une grève. Quelques oiseaux de proie que flairaient la mort, dominaient de temps en temps cette plainte solennelle et continue, en se jetant l'un à l'autre de sinistre croassements, tandis qu'un hibou, irrité de l'éclat de tous ces feux, poussait dans l'espace des miaulements rauques et lugubres.

Marc frissonna, regarda Alice, se souvint et comprit. Il soupira et ferma les yeux devant cette scène d'une mélancolie poignante.

—Qu'as-tu donc, mon ami, lui demanda sa femme, souffres tu? Veux-tu quelque chose?

—J'ai soif.

Alice lui souleva la tête et lui présenta de l'eau. Il en fut quelques gorgées, resta quelques instants immobiles, et puis alla chercher la main froide d'Alice qu'il pressa doucement dans sa main brûlante, tandis que deux grosses larmes roulaient dans ses yeux et glissaient de chaque côté de son visage.

—Oh! je t'en supplie, Marc, balbutia la jeune femme, et avalant un sanglot, ne pleure pas ainsi, cela te fait trop de mal!

—Pauvre malheureuse enfant, murmura-t-il, tant de souffrances imméritées… à cause de moi! Rien ne m'ayant jamais réussi… n'aurais-je pas dû me douter… que je te serais fatal!

—Ne dis pas cela, Marc! Non, vois-tu, c'est moi qui suis abandonnée de
Dieu pour avoir délaissé mon père…

Et l'infortunée créature sentent la main de fer du malheur tordre plus violemment ses entrailles elle éclata en sanglots et laissa tomber sa tête défaillante sur l'épaule de Marc.

Ils pleurèrent ainsi longtemps, bien longtemps.

Ce fut une horrible et interminable nuit.

Enfin la soleil se leva et ses rayons vinrent éclairer les fugitifs éveillés déjà par les premières lueurs du jour. Souillés de poudre et de boue, quelques-uns de sang, leurs vêtements déchirés, la figure pâlie par l'insomnie et la faim, ces misérables soldats rappelaient en ce moment les Gueux des bois, paysans armés qui, à la fin du seizième siècle, guerroyaient en partisans pour l'indépendance des Provinces-Unies.

Aussitôt que le jour fut assez grand, tout le camp s'ébranla pour se mettre ne marche, ceux du moins qui le pouvaient. Quant aux blessés, ils ne furent pas longtemps à s'apercevoir qu'on ne s'occupait point d'eux. En vain, les chirurgiens et les officiers couraient-ils de groupe en groupe en suppliant ceux qui étaient valides de ne pas abandonner ainsi leurs malheureux compagnons d'armes, on leur tournait le dos sans les écouter, chacun ne songeant plus qu'à soi. L'extrême misère, la terreur des foules affolées produisent de ces spectacles d'égoïsme hideux qui ravalent l'homme au dessous de la brute.

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

Ce n'était plus une retraite, c'était une fuite, une véritable panique. A mesure que cette foule indisciplinée s'engouffrait sans ordre sous les bois, les lamentations croissantes s'élevaient derrière elle. Vainement les misérables délaissés tendaient vers leurs frères des mains suppliantes, en vain ceux que en avaient encore la force se traînaient-ils aux genoux de leurs amis, ceux-ci les écartaient du pied et passaient. Alors s'éleva de la clairière un effroyable concert de malédictions et de hurlements désespérés.

Marc et Alice que la faiblesse et la douleur avaient jetés, vers le matin, dans un assoupissement léthargique, furent tirés de leur sommeil par ces cris de désespoir qui montaient vers le ciel comme des imprécations de damnés. Ils comprirent d'un coup d'oeil la signification terrible de cette scène de désolation. Ils en ressentirent tous deux un poignant serrement de coeur, Marc de terreur pour Alice, elle d'effarement pour lui.

—Au nom de mon amour pour toi, je t'en supplie, s'écria Marc, suis-les, va-t-en! Laisse-moi mourir ici, mes derniers moments seront plus doux!

Elle laissa tomber sur lui un regard ineffable de reproche et de tendresse. Alors il se tut.

Mais elle se sentit illuminée d'une inspiration subite, et, avisant quelques soldats qui passaient près d'eux, elle se leva, prit une bourse pleine d'or qu'elle avait emportée la veille en cas de nécessité, et la leur montra en leur faisant signe d'emporter son mari.

Ceux-là s'arrêtèrent, se consultèrent un instant et finirent par accepter.

—Il est sauvé, merci, mon Dieu! s'écria-t-elle.

Les soldats firent une espèce de civière à l'aide de quelques grosses branches qu'on avait coupées la veille pour les feux de la nuit. Ils y déposèrent le blessé et se hâtèrent de suivre leurs compagnons dont les derniers disparaissaient dans les dédales de la forêt.

A son tour, en passant au milieu des infortunés qu'on abandonnait dans la clairière, Alice dut rester sourde à leurs supplications. A peine le brancard pouvait-il supporter son mari; d'ailleurs ceux qui le portaient montraient bien par leur attitude qu'ils n'étaient guère disposés à accepter un surcroît de charge. Ils passèrent donc et s'en allèrent en fermant l'oreille à ces pitoyables lamentations que se mouraient peu à peu dans l'éloignement. Ainsi Dante et Béatrice en quittant les enfers, entendaient le bruissement confus de la voix des damnés au fond de la spirale maudite.

Alice, la courageuse enfant, tantôt à côté de son mari, tantôt à la suite du convoi, selon que le lui commandait la largeur du sentier, allait d'un pas fébrile réconfortant Evrard d'une parole amie, et encourageant les porteurs d'un regard reconnaissant. Pourtant la malheureuse enfant, à jeun depuis bientôt deux jours, ne se soutenait plus qu'à force d'énergie et d'héroïsme. Outre les tiraillements douloureux d'un estomac irrité par une diète aussi prolongée, une dépression générale commençait à paralyser ses mouvements qui devenaient automatiques. Par moments il lui passait dans tous les membres des frissons de défaillance, et sa vue s'obscursissait. Alors, pour dompter ces symptômes menaçants de syncope, elle se raidissait contre ces affaissements, se rapprochait de Marc et serrait sa main dans la sienne. Le contact de cette main chérie la ranimait, et la seule pensée que si elle venait à s'évanouir, ceux qui portaient son mari les abandonneraient peut-être, achevait de lui rendre une partie de ses forces.

Elle allait donc toujours, toujours dans la forêt sans fin, sans jamais s'arrêter. Et pourtant encore, sa chaussure lacérée déjà par les longues marches de la veille à travers les bois, laissait presque nus ses petits pieds que meurtrissaient les pierres et les racines, et qui saignaient à chaque pas. Inquiétude cruelle, atroce tourment de l'âme à la vue de son mari blessé grièvement, mortellement peut-être, souffrance physique presque surhumaine pour un être aussi délicat, telle était la voie horriblement douloureuse où la jeune épousée se trouvait poussée par une force fatale, dès le lendemain de ce jour attendu par elle avec tant d'impatience et entrevu si rayonnant de jouissances mystérieuses dans un passé si rapproché.

Il y avait une couple d'heures qu'ils allaient de la sorte, lorsque les porteurs s'arrêtèrent en prêtant l'oreille te en se consultant d'un air inquiet. Le bruit des pas et de la voix de ceux qui s'en allaient devant eux, avait peu à peu diminué et fini même par s'éteindre tout à fait. Aucun accent humain ne retentissait plus dans la solitude, et nul autre bruit ne s'y faisait entendre que le frémissement des branches et des feuilles naissantes ou quelques cris d'oiseaux.

Ces hommes se parlèrent un instant à voix basse et se rapprochèrent d'Alice. Ils avaient un air si menaçant qu'elle en frémit par tout ses membres en flairant quelque nouvelle infortune.

—Avant d'aller plus loin, dit le plus hardi des quatre, nous voulons être bien sûrs que nos fatigues ne resteront pas sans récompense. Donnez-nous l'or que vous nous avez montré.

Ces paroles étaient dites en anglais et Marc fut seul à les comprendre.

—Que veulent-ils donc? lui demanda sa femme.

—L'or que tu leur as fait voir. Est-il prudent de le leur donner maintenant?

—Oui, plus prudent que de vouloir discuter avec eux en un pareil moment, répondit Alice en tendant la bourse à celui qui la lui demandait. Seulement dis-leur, Marc, qu'ils en auront trois et quatre fois plus, s'ils te rendent en quelque endroit habité.

Evrard achevait à peine de traduire ces paroles, que celui des porteurs, qui parlait au nom des autres, lui répondit en branlant la tête:

—Vous nous offririez à chacun une fortune, que nous ne l'accepterions pas. Nous avons perdu nos compagnons de vue, nous mourons de fatigue et de faim, et nous somme menacés de tomber entre les mains de quelque parti d'ennemis lancé sans doute à notre poursuite. Non, non, notre vie vaut encore mieux que tout votre or, et nous allons nous hâter de rejoindre nos camarades, pendant q'il en est temps encore. Ce que vous nous avez donné n'est que le juste prix que nous méritons cent fais pour vous avoir menés jusqu'ici. Tâchez de vous tirer d'affaire.

Misérables! s'écria Marc en se soulevant avec un geste de menace.

Mais eux, sachant bien qu'ils n'en avaient rien à craindre, lui tournèrent tranquillement le dos et s'enfoncèrent à grands pas dans le bois. Le blessé retomba sur le brancard avec un gémissement de désespoir.

Alice leva les mains vers le ciel, tourna sur elle-même et vint tomber sans connaissance à côté de son mari.

—O dieu! s'écria Marc, puisque tu veux notre mort, pourquoi donc prolonger autant notre agonie! Si tu es jaloux du seul jour de bonheur que nous ayons goûté, que n'en finis-tu donc d'un seul coup? Trève à ces tortures sans nom et fais-nous mourir!

Le délire le prenait.

—Mourir… répéta-t-il, quand nous sommes tous deux si jeunes! quant l'amour nous gardait encore tant de jouissances! Non, nous ne mourrons pas! Je veux vivre, moi, et je veux qu'elle vive aussi. Allons, plus de ces faiblesses indignes d'un homme te voyons à sortir de ce bois maudit. Si la mort est ici, là-bas est le salut; allons l'y chercher.

Il s'assit. Sa blessure lui fit un mal atroce, mais il en vainquit la douleur et se traîna auprès de sa femme évanouie.

—Alice, réveille-toi, fit-il en la pressant dans ses bras. N'entends-tu pas ma voix? Allons, il faut se lever et partir… Mais ne sens-tu donc plus le feu de mes baisers!

Il l'embrassait avec transport; mais la jeune femme restait froide à ses caresses et ne donnait aucun signe de vie. Soudain il s'arrêta, en apercevant sa gourde dont Alice avait voulu se charger pour l'en débarrasses. L'idée lui vint de verser de l'eau-de-vie sur les lèvres de la jeune femme.

Quelques gouttes ayant pénétré, entre les lèvres, et les dents, jusque dans la gorge d'Alice, l'action irritante de l'eau-de-vie la fit tousser et finit par la tirer de son évanouissement. Mais avec la vie lui revint aussi la mémoire, et en se rappelant toute l'horreur de la position, elle s'écria avec désespoir:

—C'est donc vrai qu'ils sont partis!

—En! qu'importe! Nous pouvons nous passer d'eux, je pense. Le chemin n'est-il pas battu devant nous?

Alice fut effrayée de l'animation fiévreuse que trahissait la voix de Marc. Elle se leva et le regarda. Il avait la figure empourprée par la fièvre.

—Je t'en prie, dit-elle, calme-toi, tu vas te faire mal!

—Me calmer! repartit Evrard avec un rire nerveux. L'occasion est bien choisie!… Tu te trouves donc bien, ici, toi, que tu veuilles y rester?

—Mais, que veux-tu donc que nous fassions, Marc?…

—Nous en aller, pardieu! Écoute… Tu ne m'en crois pas la force… Mais c'est que je suis bien mieux, moi… Ma faiblesse d'hier et de la nuit passée… ne venait que de la perte récente de mon sang… Ma blessure, bah! je sens bien maintenant… qu'elle n'a rien de sérieux… (Il était hors d'haleine en proférant ces mots.) Elle ne me fait plus mal… Tines, nous allons boire chacun… la moitié de ce qui reste encore de cette eau-de-vie. Cela nous donnera des forces… et nous nous mettrons en marche… Si nous avions seulement quelque chose à manger… ajoute-t-il en aparté.

—Aurais-tu faim? lui demanda-t-elle

—Mais, il me semble que je… mangerais bien une bouchée, reprit-il avec anxiété.

—Regarde dans la poche droite de ton justaucorps.

Il en tira le morceau de pain qu'elle y avait mis la veille.

—D'où ceci vient-il donc? demanda-t-il.

—Le docteur m'en a donné deux tranches. J'en ai mangé une et je t'ai gardé l'autre. Marc la regarda fixement et vit qu'elle rougissait.

—Ce n'est pas vrai ce que tu dis là, tu as tout gardé pour moi!

—Je t'assure… balbutia-t-elle en rougissant de plus en plus.

Il lui enserra la taille de son bras, l'assit près de lui, et l'embrassa sur le front.

—Tu es un ange! dit-il, dans ce baiser empreint d'autant de respect que de tendresse.

Il cassa ce pain durci, et puis en offrit la moitié à sa compagne en lui disant:

—Si tu n'acceptes pas, jamais ce morceau que je tiens ne touchera mes lèvres.

Elle comprit qu'il serait inutile de lui résister. Quand il la vit porter le pain à sa bouche, il entama le sien.

—Tiens, dit-il en lui présentant la gourde, bois un peu, cela te donnera des forces.

Quand elle en eut pris quelques gouttes il saisit la gourde et but rapidement à son tour. Pas un muscle de sa figure ne trahit l'embrasement qui dévora soudain sa poitrine. Seulement il lui sembla qu'il allait mourir.

Alice le regardait pâlir avec effroi. Il lui sourit, laissa tomber la gourde vide, et dès qu'il put parler:

—Cela me fait du bien, murmura-t-il. J'en suis tout ragaillardi… Donne-moi la main… Tout à l'heure je serai plus fort,… quand l'effet se fera sentir.

Après un immense effort il se trouva debout. Il lui parut que les arbres dansaient autour de lui et que le sol se dérobait sous ses pieds.

Alice le sentit chanceler et le retint dans ses bras. Mais il finit par se remettre. Il se cramponnait à la vie avec toute l'énergie du désespoir.

—Marchons! dit-il.

Momentanément stimulés par ces quelques bouchées de pain et le peu d'eau-de-vie qu'ils venaient de prendre, ils se mirent tous deux en marche. C'était pitié que de les voir, appuyés l'un sur l'autre, marchant à petits pas, le corps fléchissant sur leurs jambes tremblantes, tels que deux vieillards qui essaient leurs derniers pas avant de se coucher dans la tombe.

Les efforts inouïs qu'ils faisaient pour marcher leur paralysaient la voix, et ils haletaient tous deux chacun écoutant avec effroi la respiration pénible de l'autre.

Ils s'en allaient donc, la tête basse, les yeux rivés par terre pour éviter le moindre obstacle qui pouvait embarrasser leurs pieds, se traînant, machinalement poussés par l'instinct confus de la conservation, n'ayant plus de forces que ce qu'il leur en fallait pour s'empêcher de choir, lorsque Marc entendit un bruit de pas devant lui et releva la tête.

—Encore lui! toujours lui! s'écria-t-il avec emportement.

La première pensée d'Alice fut que le délire le reprenait avec plus de violence, mais à peine eut-elle levé les yeux qu'elle jeta aussi un cri de terreur.

Evil, l'homme fatal, était là, à dix pas devant eux. A côté de lui se tenait un inconnu.

—Puisque l'enfer t'a poussé jusqu'ici, cria Evrard, nous allons du moins mourir ensemble!

Et avec une force dont on ne l'eut pas cru capable, il dégagera son bras de sous celui d'Alice, qui le retenait, tira son épée qu'il n'avait point voulu quitter, et marcha sur Evil.

Alice, comme pétrifiée par la terreur, resta à l'endroit où elle s'était arrêtée, sans voix, sans force et sans volonté.

Evil et Gauthier se trouvaient sur le bord d'un rocher coupé perpendiculairement derrière eux et dominant d'une trentaine de pieds un ruisseau qui coulait en bas sur un lit de cailloux.

En voyant monter vers lui ce mourant armé d'une épée qu'il pouvait à peine tenir, Evil eut un sourire d'infernal contentement. Il fit signe à Gauthier qui venait d'armer son mousquet, de déposer son arme, et, attendit sans bouger, avec le rire satanique de la vengeance aux lèvres, ce spectre vivant qui se traînait vers lui.

—Attends…, balbutiait Evrard en approchant, il me reste encore… assez de force pour te tuer!

Le bras tendu, l'épé au poing il arriva enfin près d'Evil.

—O mon Dieu! dit Evrard, donnez-m'en la force!

Evil bondit sur Marc, lui arracha son épée qu'il jeta loin d'eux, saisit Evrard par les poignets et la gorge, et traînant le malheureux jusqu'au bord du rocher:

—Tu as tort d'invoquer Dieu en ce moment! lui dit-il. L'esprit de la vengeance est Satan, et c'est mon Dieu, à moi. Vois-tu comme il ta jeté sans défense dans mes mains vengeresses! Tu m'as vaincu d'abord, et pourtant je vais rester le dernier sur la brèche. Mais avant que de piétiner sur ton cadavre, je veux, là, sous tes regards mourants, que le feu infernal de la jalousie te ronge aussi le coeur. Avant que tu rendes au diable ton âme maudite, ta femme, entends-tu, ta femme sera la mienne, ici, sous tes yeux.

Dans un dernier effort, Evrard se débattit pour échapper à l'étreinte de son ennemi. Mais Evil le souleva de terre et le poussa dans le vide.

L'infortuné jeta un cri étouffé, et s'en alla tomber au fond du ravin.

—Maintenant, la belle enfant, dit l'officier, d'une voix horrible, à nous deux!

Et il descendit vers elle.

Le cri d'horreur que poussa la misérable femme ne saurait étre rendu par aucun mot. Il n'avait plus rien d'humain, et retentit au loin dans la solitude, appel déchirant, épouvantable.

—Au secours, mon Dieu! au secours! criait-elle en courant pour échapper à l'infâme.

Lui, tout en la poursuivant répondit avec un ricanement de démon:

—Je m'en moque pas mal de ton Dieu, attends!….

Chacun de ses pas le rapprochait d'Alice. Comme il proférait ce blasphème, il rejoignait la jeune femme, il allait la saisir, quant un bruit de branches cassées se fit entendre, tandis qu'une vois rude, bien connue d'Alice, criait à vingt pas de là:

—Jetez-vous par terre, madame!

Elle obéit. Avant que Evil stupéfait eut pu faire un seul geste, un coup de feu retentit et le capitaine atteint en pleine poitrine roula sur le sol.

Gauthier, qui l'observait à distance, le vit tomber; saisi de frayeur il se jeta derrière les arbres et disparut en courant.

—Sauve-toi si tu veux, je te retrouverai bien, toi! dit Tranquille en sortant du fourré.

Se tordant dans les convulsion de l'agonie, Evil labourait la terre des ses ongles, et, dans les transports d'une impuissante fureur, comme un loup enragé frappé d'un coup mortel, il arrachait à pleine bouche l'herbe et les racines.

—Où est monsieur Marc? demanda Tranquille à la jeune femme qui se relevait.

—Là! fit-elle en désignant le rocher.

Elle courut dans cette direction.

Avant de s'éloigner du capitaine, Tranquille lui broya la tête d'un coup de crosse de fusil.

—Que le diable ait ton âme! dit le Canadien en essuyant sur des feuilles sèches son arme couverte de sang.

Et puis il courut à la suite d'Alice.

Celle-ci, du bas du versant, n'avait pu juger de la présence et de la profondeur du ravin creusé derrière le rocher. Elle accourant en toute hâte, autant que le lui permettaient ses forces surexitées par l'émotion du moment, quant elle se trouva inopinément sur le faîte du rocher qui surplombait le ravin. La vue de son mari gisant tout au fond la frappa d'épouvante, et le vertige l'empoigna et la précipita du haut en bas du rocher.

—Malédiction! cria Tranquille qui arriva comme elle tombait.

Il avisa quelques crans saillants de la roche et s'en aida pour descendre. Lorsque, tremblant de douleur, il arriva près de ses maîtres, il vit immédiatement qu'ils étaient perdus. La chute d'Evrard avait déterminé chez lui une lésion intérieure du poumon déjà blessé; il perdait le sang à pleine bouche. Quant à la jeune femme, outre les meurtrissures de sa chute, la faiblesse, la misère, le douleur et l'effroi, venaient de la jeter dans une syncope mortelle.

A travers le nuage de l'agonie qui voilait à demi ses yeux, Marc aperçut son fidèle serviteur et le reconnut.

—Evil? demanda-t-il.

—Mort! répondit Tranquille.

Evrard lui serra la main, et lui fit signe de le rapprocher d'Alice étendue à quelques pieds de lui.

Quand ils furent à côté l'un de l'autre, Evrard enlaça de ses bras le corps de sa chère femme et le pressa sur son coeur dans une étreinte suprême. Elle tressaillit, ouvrit les yeux et lui sourit; leurs lèvres se cherchèrent, et leur vie s'exhala dans un dernier baiser.

ÉPILOGUE

Après l'expédition des Trois-Rivières, les restes de la petite armée du général Thomas s'était enfuis à Sorel pour y rejoindre le général Sullivan. Les troupes du roi s'y étant rendues le 14 juin, les Américains évacuèrent Sorel et se retirèrent sur Chambly. Mais Burgoyne, qui commandait en second l'armée anglaise, les suivait de près, et l'armée américaine dut faire sauter le fort pour retraiter sur Saint-Jean, dont il lui fallut déloger aussi pour se replier successivement sur l'Ile-aux-Noix, sur Crown-Point et enfin sur Ticonderoga; d'où elle était partie huit mois auparavant et où elle revenait après une campagne dont les succès et les défaites avaient varié suivant les changements des Canadiens![42].

[Note 42: Garneau.]

Après avoir jeté les Américains hors des frontières, les Anglais lancèrent une flottille sur le lac Champlain. De leur côté les Américains s'empressèrent d'armer quelques vaisseaux. Les deux flottilles se rencontrèrent pour la première fois sous l'île de Valcourt, et le capitaine anglais Pringle fut forcé de battre en retraite devant Arnold. Mais deux jours plus tard Arnold fut complètement défait à son tour, et les troupes royales restèrent définitivement maîtresses du lac Champlain.

Ainsi finit la campagne de 1776. L'année suivante, Burgoyne envahit les provinces révoltées, où, après plusieurs alternatives de victoires et de défaites, il finit par être entouré par seize mille hommes sur les hauteurs de Saratoga, et obligé d'y mettre bas les armes avec les cinq mille huit cents soldats qu'il commandait, ce qui acheva d'assurer l'indépendance des États-Unis, que le Congrès avait hautement proclamée dès le 7 juin 1776.

Un an après que les Américains avaient évacué le Canada, l'on pouvait voir errer dans les rues de Québec un malheureux, objet de pitié pour les uns et de raillerie pour les autres. Vieilli, cassé encore plus par le chagrin et les remords que par l'âge, tout le jour ce corps sans âme s'en allait par la ville, cherchant et sa raison absente et quelqu'un qu'il ne devait plus revoir. Voyait-il de loin onduler la taille souple de quelque jeune femme, il pressait le pas pour la rejoindre te s'arrêtait devant elle en la dévorant d'un regard hébêté. Sans doute lui restait-il encore une lueur d'intelligence, mais une seule; car en ne reconnaissant pas celle que, dans son idée fixe, il allait cherchant toujours, il baissait la tête et reprenait sa marche inquiète. Ses poursuites incessantes, les yeux hagards qu'il promenait sur elles, effrayaient les femmes qui tachaient de l'éviter d'aussi loin qu'elles le voyaient venir.

Les gamins, toujours sans pitié, s'attroupaient derrière lui en le raillant sur sa folie et le désordre de se vêtements qui tombaient en haillons. Quand il se retournait pour les menacer de sa canne, les pierre commençaient à pleuvoir sur lui, tandis que les chiens, excités par ces clameurs, le poursuivaient en aboyant à ses talons.

Malgré ces huées, ces pierres et ces menaces, le misérable n'en reprenait pas moins chaque jour son pénible pélerinage de la veille. Si vous eussiez demandé aux passant le nom de cet infortuné qui finit, après plusieurs années de souffrances, par achever de rendre l'âme dans sa maison déserte, on vous eût dit que c'était Nicholas Cognard qui cherchait sa fille perdue par la coupable ambition d'un père dénaturé.

Enfin, voici, en peu de mots, la relation d'un fait qui est le dénouement naturel de notre récit. Cet évènement, mystérieux et terrible, arrivé à la Pointe-du-Lac en 1777, frappa tellement la population de l'endroit que l'on en parle encore aujourd'hui. Demandez plutôt à quelque vieillard de la Pointe-du-Lac, des Trois-Rivières ou des environs, et voici ce qu'il vous racontera, pour l'avoir appris de son père qui, lui, en avait eu connaissance.

Dans la nuit du huit juin 1777, un an jour pour jour après l'attaque et la défaite des Américains aux Trois-Rivières, le fils aîné de ce même Antoine Gauthier, qui avait si bien joué les Bostonnais, revenait d'une maison voisine où il avait passé la veillée. C'était un jeune gars dont le coeur s'éveillait à l'amour et qui allait chaque soir pousser de gros soupirs auprès de la fille du voisin.

Il s'en revenait donc le coeur épanoui et chantant à plein gosier, selon l'habitude des paysans lorsqu'ils marchent seuls le soir par la campagne, quand il aperçut, à quelques pas de la maison paternelle un homme qui descendait vers la grève en courant. Intrigué, le jeune homme s'arrêta pour épier l'inconnu et le suivit tout en ayant soin de se tenir à distance. Arrivé sur la grève le personnage mystérieux rejoignit trois autres individus qu'on entrevoyait confusément dans l'ombre et qui devaient l'attendre ou l'avoir précédé de bien près. Tous les quatre se jetèrent aussitôt dans une chaloupe et s'éloignèrent à force de rames en gagnant le large.

—Encore des voleurs de moutons! murmura le jeune homme. C'est dommage que j'aie été seul; on aurait pu pincer ces gars-là!

Il remonta vers son logis tout en prêtant une oreille distraite au bruit cadencé des rames, qui se perdait peu à peu dans l'éloignement.

A sa grande surprise, quant il touche le seuil, la porte de la maison de son père était entr'ouverte, et il lui sembla entendre un gémissement qui venait de l'intérieur. Alarmé, il prêta l'oreille, mais n'entendit plus rien.

—Bah! je suis fou, pensa-t-il. La père aura oublié de fermer la porte et je viens de l'entendre ronfler.

Il se faisait ces réflexions pour se rassurer quand il entra. Il n'avait point fait trois pas dans les ténèbres qu'il mit le pied sur un corps étendu par terre. Il recula de surprise et tressaillit. Et puis il se pencha, tâta le corps, reconnut son père. Horreur! sa main en se promenant sur la tête de celui qui gisait à ses pieds, s'enfonça dans une blessure profonde qui trouait le crâne, et il lui dégoutta des doigts un liquide chaud, épais et âcre qui devait être du sang!

Il fut épouvanté.

—Papa! cria-t-il

Rien ne lui répondit qu'un silence de mort.

Saisi des plus sinistres pressentiments, il fit deux pas de côté pour s'approcher d'une table où il était accoutumé de trouver un briquet et de l'amadou pour allumer la chandelle qu'on lui laissait sur la table, quand il sortait le soir. Son pied s'appuya en plein sur une poitrine humaine. C'était une femme, c'était sa mère!

Éperdu d'épouvante, il s'élança hors de la maison en jetant des cris de terreur.

Il courut chez le plus proche voisin qui était couché mais qui ne fut pas lent à se lever en entendant le vacarme que l'on faisait dans sa porte. Encore à moitié endormi il vint ouvrir en grommelant; mais quand il demanda au jeune homme ce qui l'amenait à pareille heure, celui-ci, qui avait à peine eu la force de lui crier son nom, ne put parvenir à lui répondre. Les dents lui claquaient dans la bouche. L'autre intrigué, comme bien on pense, fit aussitôt de la lumière. La figure qui lui apparut dans le cadre de la porte avait une telle expression d'effarement, un pâleur telle qu'il en resta lui-même tout saisi.

—Mais, pour l'amour de Dieu! qu'est-ce que tu as donc, Jean, lui demanda-t-il.

—Porte ouverte… chez nous, balbutia le jeune homme, père étendu dans la place… mère aussi… du sang… Regardez…

Du sang, il en avait jusqu'au poignet.

—Vite, Pierre, Baptiste, levez-vous! cria le maître à ses garçons.

Ceux-ci, qui étaient éveillés déjà, se montrèrent aussitôt.

—Allume le fanal, Pierre, dit le maître.

L'instant d'après ils sortaient tous les quatre.

Quand ils pénétrèrent dans la maison de Gauthier, un spectacle épouvantable s'offrit à leurs yeux.

A deux pas de l'entrée le maître de la maison, Antoine Gauthier, la tête fendue jusqu'aux yeux, gisait dans une mare de sang.

Tout à côté sa femme était étendue, le crâne ouvert, morte aussi.

Au fond de la pièce il y avait un autre cadavre, celui du plus jeune fils de Gauthier, garçon de douze ans; comme les autres il avait la tête fracassée, de plus son bras gauche était coupé par le milieu et ne tenait plus que par un lambeau de chair.

En travers d'une porte qui donnait sur la seconde pièce, le cadavre de la fille de la maison barrait le passage.

Enfin, au fond de cette chambre, on trouva la servante, robuste paysanne, aussi assassinée. Mais celle-ci avait dû défendre sa vie avec acharnement. Une table derrière laquelle elle avait cherché un abri, était fendue, cassée en pièces. Quant au corps de la pauvre fille, il était criblé de coups. Les bras, les épaules, la tête, étaient coupés, hachés, broyés affreusement.

A la largeur, à la profondeur des blessures, on reconnut que le meurtrier s'était servi d'une hache.—On la retrouva effectivement le lendemain matin, près du seuil de la porte.

Le père avait dû étre assommé le premier, à l'improviste, en ouvrant la porte. Quand au jeune garçon, il avait été frappé sans doute comme ils accourait appelé par les cris de ses parents. Averti du danger il avait dû s'avancer le bras gauche instinctivement levé pour parer les coups. La hache en s'abattant lui avait d'abord coupé le bras et puis brisé la tête.

La jeune fille s'était certainement évanouie avant que de recevoir le coup fatal; elle était tombée à la renverse et la hache de l'assassin avait porté en plein visage, fracassant l'os frontal qui était complètement séparé du crâne.

Pour ce qui est de la servante, le bruit sinistre des coups de hache, les cris et les lamentations des victimes, lui avaient donné le temps de se mettre sur ses gardes. Elle avait lutté de toutes ses forces et il avait fallu plusieurs coups pour l'abattre.

Comme il n'y avait pas eu un seul objet enlevé, et que, à part les désordres occasionnés par la lutte des victimes, il n'y avait rien de dérangé dans la maison, il était évident que le vol n'avait pas été le mobile de ce crime épouvantable.

La trahison de Gauthier étant bien connue de tous, on estima que les Américains avaient fait le coup pour se venger. Telle est encore aujourd'hui l'opinion des gens de l'endroit.

Cependant, les circonstances mystérieuses de ce crime ne font-elles pas soupçonner que l'idée d'une vengeance particulière dut plutôt inspirer cette effroyable tuerie? Tout en acceptant peut-être l'aide des Américains chez lesquels il s'était réfugié depuis qu'ils avaient laissé le Canada, Tranquille n'avait-il pas voulu venger personnellement la mort de ses maîtres?… Toujours est-il que jamais ni Célestin ni sa femme ne reparurent ostensiblement dans le pays.

JOSEPH MARMETTE

Québec, Octobre 1875.

End of Project Gutenberg's La fiancée du rebelle, by Joseph Marmette