Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 5
Author: duc de Rovigo Anne-Jean-Marie-René Savary
Release date: August 25, 2007 [eBook #22385]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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1828.
Détails sur les exilés.—Madame de Chevreuse.—Menace de la révision du procès du maréchal d'Ancre.—Madame de Staël.—Motifs de sa disgrâce.—Ruse qu'elle imagine.—Madame Récamier.—Pourquoi elle habite la province.—Motifs secrets pour lesquels elle veut aller en Suisse.—M. de Duras.—M. de la Salle.—Les gens de lettres.—Tactique de M. Fouché.
C'est maintenant le cas de parler des motifs d'exil de mesdames de
Chevreuse et autres que j'ai nommées.
Madame de Chevreuse avait été portée une des premières sur la liste qui fut envoyée de Paris à l'empereur, lorsqu'il était encore à l'armée après la bataille d'Austerlitz; elle aurait par conséquent été exilée comme toutes les personnes qui étaient sur la même liste, sans le secours de quelques amis de sa famille.
M. de Talleyrand était à Vienne, et fort lié avec madame de Luynes, belle-mère de madame de Chevreuse. Elle l'employa à détourner le coup qui menaçait sa belle-fille. M. de Talleyrand se servit de l'estime que l'empereur avait eue pour feu M. le duc de Luynes, qui était mort sénateur, et fit mettre sans peine sur le compte de l'étourderie toutes les légèretés de madame de Chevreuse. Non-seulement il la fit rayer de la liste d'exil proposée par la police, mais il la fit nommer dame du palais de l'impératrice.
Sans doute, il fut obligé de lui faire quelque peur pour la décider à accepter, mais c'était là une affaire entre elle et lui, car l'empereur n'attachait aucune importance à ce que madame de Chevreuse fût ou ne fût pas dans sa maison. M. de Talleyrand au contraire y en mettait beaucoup; il considérait la nomination de cette dame comme le seul moyen de la préserver des tracasseries que la police pourrait lui susciter, et afin de vaincre ses répugnances, il convint sans doute avec madame de Luynes de l'effrayer, en lui disant que l'empereur voulait qu'elle devînt dame du palais, comme il aura dit à l'empereur que la famille de Luynes le désirait. On abusait souvent ainsi de son nom. Madame de Chevreuse se résigna, mais elle vint toujours avec mauvaise grâce dans un cercle où on ne lui fit que des politesses; elle n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Elle ne parut qu'en femme impolie et souvent mal élevée dans une cour où on ne l'avait admise que sur les instances de ses amis. On la souffrait, mais personne ne la voyait avec plaisir.
À l'époque de l'arrivée en France de la reine d'Espagne, l'empereur nomma de Bayonne des dames du palais pour tenir compagnie à cette princesse, qui allait se trouver un peu délaissée à Compiègne. Madame de Chevreuse, qui était alors dans une terre près de Paris, fut du nombre; toutes les convenances étaient observées dans le choix, tant en ce qui pouvait être agréable à la reine d'Espagne qu'en ce qui pouvait flatter madame de Chevreuse. Madame de Larochefoucauld, qui était dame d'honneur, fit part à celle-ci de la destination qu'elle avait reçue, en la prévenant du jour de l'arrivée de la reine à Compiègne, où elle l'invitait à se rendre.
On était loin de s'attendre à la manière dont cette jeune dame accueillerait le message; elle répondit net qu'elle n'irait point, et qu'elle n'était pas faite pour être geôlière. Tout le monde blâma cette manière de refuser; mais cette désapprobation ne suffisait pas. On fut obligé de rendre compte du fait à l'empereur, qui fit retirer la nomination de madame de Chevreuse, et l'envoya demeurer à quarante lieues de Paris.
J'ai été sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, et j'avoue que je ne concevais pas que l'on mît tant de bassesse à le demander après s'être conduit avec tant d'insolence.
L'empereur disait quelquefois en parlant de cette famille: «Qu'elle prenne garde, je lui ferai voir la différence que je mets entre une généalogie d'épée et une généalogie de valets; si elle m'échauffe la bile, je ferai réviser la confiscation des biens du maréchal d'Ancre, qui a été odieusement assassiné, et si on la réhabilite, il ne manquera pas d'héritiers pour venir réclamer ses dépouilles à la famille de Luynes, qui n'a été enrichie que par cet odieux attentat[1].»
Madame de Staël avait été, non pas exilée, mais éloignée par suite d'une intrigue dans laquelle des rivaux la compromirent. Une femme d'une aussi grande célébrité est souvent exposée à voir mettre plus d'une épître à son adresse.
Lorsque j'entrai au ministère, elle était déjà dans cette situation. On lui a sans doute dit que c'était l'empereur qui avait spontanément ordonné son exil; rien cependant n'est plus faux. J'ai su comment elle avait été atteinte, et je puis certifier que ce n'est qu'à force d'obsessions, de rapports fâcheux, qu'il l'arracha à ses goûts pour le monde, et l'obligea à se retirer à la campagne. Cependant il ne pouvait pas la souffrir; il a même attaché trop d'importance à celle qu'elle donnait à sa personne et à son livre sur l'Allemagne. On essaya d'abord de la rendre plus circonspecte, mais toutes les tentatives furent vaines; on ne put la faire taire ni l'empêcher de se mêler de tout, de fronder tout; elle voulait conseiller, prévoir, administrer; l'empereur, de son côté, croyait pouvoir suffire à sa tâche. Il se fatigua de recevoir les lettres directes de madame de Staël, celles qu'elle écrivait à ses amis, qui les renvoyaient exactement au cabinet. L'empereur, lassé de voir venir les mêmes vues par tant de voies différentes, l'envoya distribuer ses conseils plus loin de lui.
Elle ne tarda pas à regretter la capitale, m'écrivit plusieurs fois pour y revenir; tantôt elle alléguait un prétexte, tantôt un autre; enfin elle imagina de feindre la résolution de passer en Amérique, mais elle était trahie par un de ses amis à qui elle avait fait part de son dessein. Je savais qu'elle se proposait d'abord de venir à Paris, que quant au voyage d'Amérique, elle verrait après, c'est-à-dire qu'elle prendrait le temps de la réflexion.
Personnellement, j'étais plutôt porté à consentir à la demande qu'à la refuser; je n'avais aucune raison de m'y opposer, parce que madame de Staël ne pouvait qu'être bien aise de ne pas être brouillée avec le ministre de la police. L'arrangement aurait donc pu nous convenir à tous deux, mais pour me faire une amie, encore la chose n'était-elle pas sûre, il fallait commencer par me faire, parmi les siens, dix ennemis que je n'étais pas en mesure de combattre; elle n'eût rien gagné au marché, et je ne pouvais qu'y perdre. Je n'osai pas risquer d'améliorer sa situation; je la plaignais d'avoir inspiré de la jalousie à nos beaux esprits, mais je m'en tins à son égard au passeport qu'elle avait demandé pour l'Amérique, prenant garde de ne pas être sa dupe, c'est-à-dire qu'elle ne me mît pas dans le cas d'avoir recours à des moyens qui me répugnaient.
On a aussi beaucoup crié contre l'exil de madame Récamier. En général, on parle de tout à tort et à travers sans trop savoir ce que l'on dit. Tout le monde avait connu les mauvaises affaires de la maison Récamier, à la suite desquelles madame Récamier avait été vivre en province; cela était fort honorable, mais il ne fallait pas s'y faire passer pour une victime de la tyrannie et écrire à tout le monde des balivernes de ce genre. Il aurait été plus juste de leur dire tout net que l'on avait perdu sa fortune par de fausses spéculations que d'en accuser l'empereur. Madame Récamier demeurait en province par raison, et elle disait à ses admirateurs, qui la sollicitaient de rentrer à Paris, que cela ne dépendait pas d'elle, voulant par là donner à penser que c'était l'empereur qui l'en empêchait, lorsqu'il ne pensait pas à elle. Cela fit qu'il ordonna que, si elle y revenait, on ne lui laissât plus former ce cercle de frondeurs au milieu duquel elle répandait avec affectation sa douleur; et pour parler plus franchement, je lui écrivis que je désirais qu'il n'entrât pas dans ses projets de venir à Paris si tôt, etc., etc. Elle n'avait aucunement celui d'y rentrer, mais elle fut fort aise d'avoir été exilée, cela la mettait à son aise pour répondre à une foule de solliciteurs vis-à-vis desquels cela lui donnait une position. Il y a encore un motif qui me détermina, et cela par intérêt pour elle-même; je voulus lui éviter les désagrémens qui auraient été la conséquence naturelle du voyage qu'elle allait entreprendre en Suisse. Si elle me lit, elle saura ce que je veux dire, et si un jour j'ai le plaisir de lui faire ma cour, je lui apprendrai, en lui demandant grâce, comment j'ai su si bien ce qui la concernait, et elle me saura gré de l'avoir engagée à rester à Lyon. J'ai eu la preuve que j'avais été bien informé, en voyant, dans les salons d'un prince d'Allemagne[2], le beau tableau que M. Gérard a fait de cette gracieuse dame, qui a voulu mettre son portrait à la place de sa personne dans ce palais.
Au reste, la haine que madame Récamier portait à l'empereur date, pour ainsi dire, des premiers jours du consulat. Voici quels en sont les motifs, on verra s'ils sont bien légitimes.
Lucien, pendant son ambassade d'Espagne, eut occasion d'envoyer en courrier à Paris un de ses amis qui l'avait accompagné en Espagne. Celui-ci, en passant à Dax, s'arrêta chez M. Méchin, préfet du département des Landes, et parmi les renseignemens que celui-ci le chargea de transmettre au premier consul sur la position de son département, il lui fit connaître toutes les peines qu'il se donnait inutilement pour découvrir d'où partait un journal rempli d'injures dégoûtantes contre le gouvernement, le premier consul et les membres de sa famille. Ce journal arrivait régulièrement, et était porté mystérieusement à domicile. M. Méchin en remit sept numéros au courrier, qui partit de suite pour Bordeaux. Le commissaire de police de cette ville était dans le même cas que M. Méchin, se plaignait du même journal, et en remit quatre autres numéros au courrier, qui arriva à Paris chez le premier consul avec onze de ces numéros, qui furent envoyés au ministre de la police, alors M. Fouché. Les informations qu'il prit lui apprirent bientôt que ce journal était rédigé à Paris, par un certain abbé Guyot, qui profitait de ses liaisons d'amitié avec M. Bernard, père de madame Récamier, l'un des administrateurs de la poste aux lettres, pour faire parvenir ce journal dans tous les lieux où il avait des connaissances, qui se chargeaient de le répandre.
L'arrestation de M. Bernard fut la suite de cette découverte. Au bout de quelque temps, il fut amené au ministère de la police pour y être interrogé. Cela avait lieu précisément le jour même où madame Récamier venait au ministère de la police pour connaître les motifs de l'arrestation de son père, en protestant de son innocence et sollicitant la permission de le voir. On ne la fit pas attendre. Elle le vit à l'hôtel du ministère, apprit les motifs de son arrestation et n'osa plus récriminer. Elle était alarmée sur les suites qu'aurait cette affaire; elle proposa de les prévenir par la démission de son père, M. Bernard, qui la donna sur-le-champ, et qui fut acceptée.
Le premier consul n'en entendit plus parler, et ordonna de mettre M. Bernard en liberté; madame Récamier, ne voulant pas reconnaître cet acte d'une généreuse justice, préféra conserver son aigreur, qu'elle fit partager à tous ses nombreux admirateurs.
Les exils de dames se réduisaient donc à ces trois-là; ceux d'hommes consistaient en très-peu d'individus que cette mesure avait obligés de vivre hors de leurs habitudes; car, pour ceux qui, sans cela, passaient leur vie dans leurs terres, en quoi pouvait-elle les contrarier?
Il n'y avait guère que M. de Duras qui avait d'abord été exilé assez loin; mais qui petit à petit s'était rapproché si bien, qu'il venait assez fréquemment à Paris, où on ne l'inquiétait en aucune façon. On faisait du bruit lorsqu'il était reparti, afin qu'il ne s'accoutumât pas trop à ces visites, mais c'était tout; tant qu'il n'avait pas repris le chemin de son département, on ne l'apercevait pas.
M. de la Salle était réputé homme de mouvement, capable de se porter à quelque coup d'éclat; on le tenta en Bourgogne, où il a justifié l'opinion que l'on avait de son caractère, car il n'attendit pas que les événemens du mois d'avril 1814 fussent arrivés pour prendre le parti de se prononcer.
Il y avait encore M. de Montrond, qui était exilé à Anvers; je lui ai dit à lui-même à qui il avait obligation de sa disgrâce; quant à l'empereur, il n'a fait qu'approuver la mesure qu'on lui a proposée.
Voilà en quoi consistaient, au mois de juillet 1810, tous ces exils contre lesquels on a tant crié; cela ferait rire de pitié, si de grands malheurs n'avaient été la suite, et, pour ainsi dire, la conséquence de cette altération journalière que l'on portait à la considération et au respect dû au gouvernement.
Une réflexion peut se placer ici: au moment de la grande puissance de l'empereur, c'est-à-dire après son mariage, il pouvait donner un libre cours à ce prétendu despotisme, à ce goût pour l'arbitraire qu'on lui a attribué. Cependant c'est à cette époque qu'il a accordé le plus de grâces et de faveurs. Je m'apercevais qu'on avait fait croire aux hommes de lettres qu'il les regardait comme ses ennemis, et déjà je commençais à avoir une opinion formée sur toutes les pratiques qui avaient été mises en oeuvre pour lui en aliéner beaucoup.
Comme il m'avait particulièrement recommandé de les bien traiter, je cherchai une occasion de faire connaissance avec eux: elle arriva tout naturellement. On avait adressé à l'empereur une foule de productions poétiques à l'occasion de son mariage, il m'écrivit de lui donner des renseignemens à cet égard; il s'agissait, comme on peut le croire, des écrivains et non de leurs productions, car, pour les vers, je distinguais bien ce que j'éprouvais en les lisant ou en les entendant réciter, mais en discuter le mérite était tout-à-fait au-dessus de mes forces.
Je fis réunir toutes ces productions littéraires, et me fis indiquer celles qui avaient réuni le plus de suffrages; je me fis en même temps représenter tout ce qui avait été composé dans de semblables circonstances depuis Louis XIV, et avait été jugé assez bon pour être conservé jusqu'à nous; on ne put me désigner que l'ode intitulée la Nymphe de la Seine, que Racine avait composée dans sa jeunesse à l'occasion du mariage de la dauphine. Elle est moins longue et me parut moins belle que la plupart de celles que le mariage de l'empereur avait fait éclore.
J'eus ainsi occasion, en exécutant les ordres qu'il m'avait donnés, de l'entretenir de chaque auteur en particulier, et de lui faire connaître que ces vers dont ils chargeaient les colonnes des journaux leur avaient été commandés par mon prédécesseur. L'empereur fut indigné, et me répondit: «On me l'avait dit mais je ne voulais pas le croire; voilà comment il faisait de tout; ainsi je passe pour avoir fait faire mon éloge.» Cette conduite l'avait blessé, il m'envoya l'ordre de lui proposer une répartition de cent mille francs aux différentes personnes qui avaient fait remarquer leur talent dans cette circonstance. Il ajouta que c'était le servir bien mal que de ne pas récompenser des auteurs qu'on avait mis en oeuvre. En effet, s'il n'eût pensé à eux, ces messieurs n'auraient jamais entendu parler de la gratification que je leur ai remise de sa part, et auraient été autorisés à se plaindre de lui, qui pourtant était étranger à l'oubli comme à la commande.
J'appris par là que c'était encore un des moyens de police pour acquérir de la fortune que de faire faire des vers; mais au moins lorsqu'on l'a si utilement employé pour son propre intérêt, il ne faut pas avoir l'impudence de venir imprimer à la face du monde que celui des libéralités duquel on s'enrichissait, et devant lequel on brûlait un encens qu'il ne demandait pas, était un tyran que l'on cherchait à détruire. En distribuant cette somme à toutes les personnes auxquelles elle était destinée, j'eus occasion de les voir l'une après l'autre, et j'avais soin de lire immédiatement après la pièce de poésie de celui avec lequel je venais de converser, lorsque j'étais encore plein de la curiosité de le connaître, et rarement on n'aperçoit pas quelque côté du caractère de l'auteur entre sa physionomie et une production qui avait dû nécessairement partir d'un mouvement de son âme.
M. Esménard.—Les académiciens.—M. de Chateaubriand.—M. Étienne.—M.
Jay.—M. Michaud.—M. Tissot.—Service que lui rend l'empereur.—Comment
M. Tissot en prouve sa reconnaissance.—Il succède à Delille.
C'est à cette occasion-là que j'ai connu particulièrement M. Esménard; j'avais lu son poème de la navigation, et je ne concevais pas qu'un homme qui avait fait une aussi belle chose pût mériter d'être abreuvé de la calomnie dont il était couvert. Lorsque je me l'attachai, j'entrepris de le secourir; j'avais des moyens de faire des générosités, tant par la fortune que l'empereur m'avait donnée que par les avantages de mon emploi. J'aidai M. Esménard, et en débarrassant son esprit de tout ce qui le tourmentait, j'eus un homme entièrement dévoué et d'un talent supérieur, qu'il me consacra tout entier ainsi que son temps. Il m'a servi fidèlement; il aimait l'empereur avec sincérité, et n'a jamais craint de me dire la vérité; il m'a fait faute plus d'une fois, j'ai eu lieu de regretter sa mort. C'est par lui que j'ai connu les hommes de lettres, tant sous le rapport du talent que dans ce qui leur était personnel; j'étais préparé à ce qu'il me dirait beaucoup de mal, ayant autant d'ennemis, et j'en eus encore une bonne opinion, parce qu'il ne décriait même pas ceux qui le déchiraient sans pitié. Je ne parle de lui ici que dans les relations que j'ai eues avec lui. Cet homme de talent me coûta bien des soins, car la jalousie qu'il inspirait ameuta tout le Parnasse contre son protecteur.
À mesure que je faisais connaissance avec tous nos académiciens, je voyais que cette savante société était dominée par une coterie qui épiait toutes les places qui venaient à y vaquer pour y faire nommer quelques uns de ses amis, et que hors d'un certain cercle il n'y avait point d'espérance d'y être admis, quelque mérite qu'on eût eu.
Je me mis dans la tête de faire mettre quelques uns des miens sur les rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser les attaques qui me seraient venues de ce côté, car je voyais bien qu'elles seraient fréquentes et surtout dangereuses, parce que la partie de littérature que j'aurais pu négliger serait précisément devenue une arme puissante à employer pour nuire au ministre de la police; j'étais d'ailleurs effrayé de la quantité de livres que l'on portait chez moi dans une semaine, et si je n'avais pas eu vingt personnes pour les faire lire et y apercevoir le côté répréhensible, aussitôt que la méchanceté aurait pu le faire, mon temps aurait été employé à croiser le fer avec des intrigues qui auraient pris à tâche de se jouer de moi.
Je formai ainsi le projet de faire entrer M. Esménard à l'académie, et m'employai si bien, que je lui fis donner une majorité de suffrages sans laquelle il aurait infailliblement été rejeté.
Je fus aidé en cela par des hommes en place qui faisaient partie de la classe des belles-lettres.
Ce petit triomphe m'enhardit; peu de temps après Chénier vint à mourir; et je voulus y faire entrer M. de Chateaubriand; je réussis à le faire nommer, et quand je n'aurais fait que cela pour les lettres, je croirais avoir bien mérité d'elles. Mais quant à sa réception, elle souffrit des difficultés, et on ne put obtenir de lui de les vaincre; il avait pu justement se trouver offensé d'une mesure à laquelle la classe académique crut devoir le soumettre.
J'éprouvais le besoin de former autour de moi une petite réunion d'hommes d'esprit autant que sages et éclairés. Je connaissais M. Étienne pour l'avoir vu souvent à l'armée, et je savais qu'il était agréable à l'empereur, qui l'estimait beaucoup; mais M. Étienne avait une répugnance insurmontable à entrer en contact avec le ministre de la police générale. Ce ne fut qu'à la mort de M. Esménard que je parvins, par l'intermédiaire de M. Arnault, membre de l'Institut, digne de la plus grande estime, à déterminer M. Étienne à accepter la division vacante, et qui n'avait pas le plus léger rapport avec le reste du ministère. L'empereur approuva ce choix, et j'eus beaucoup à m'applaudir de l'avoir fait, tant je trouvai de loyauté, de raison dans M. Étienne. J'aurais de bien nobles traits à citer de cet homme, d'un esprit si brillant et d'un coeur si droit.
Je ne connaissais M. Jay que pour en avoir entendu parler comme d'un homme de beaucoup d'esprit et d'instruction. Après avoir suivi en Italie M. le duc d'Otrante, qui lui avait confié l'éducation littéraire de ses enfans, il avait quitté ce ministre lorsqu'il s'était embarqué à Livourne pour se rendre en Amérique, et venait de rentrer à Paris. M. Jay appréhendait beaucoup les préventions qu'il me supposait contre toutes les personnes qui avaient appartenu au duc d'Otrante. Je ne le laissai pas beaucoup dans l'incertitude. Je l'appelai près de moi, et je fus si content de sa personne, de ses sentimens politiques, qu'il ne prit aucun soin de cacher, et de la modération de son esprit, que je résolus de l'attacher à mon cabinet, au titre qui lui conviendrait le mieux. Je lui confiai la fonction de traduire et d'analyser les productions anglaises, qui abondaient au ministère de la police, par l'entremise des commissaires de Boulogne. M. Jay accompagnait les rapports qu'il me faisait sur ces ouvrages d'observations sur la direction politique de ces publications. Son travail était envoyé directement à l'empereur, qui m'a chargé plusieurs fois d'en témoigner sa satisfaction à l'auteur. Quelque temps après, il m'ordonna de le charger de la direction du journal de Paris.
On m'avait parlé de M. Michaud sous les rapports les plus avantageux; il s'occupait alors de son bel ouvrage sur les croisades. Je saisis toutes les occasions de l'attirer chez moi, et j'eus lieu d'être aussi satisfait de son dévoûment que tout le monde l'était de son esprit: il s'était rallié de bonne foi au gouvernement impérial. Meilleur juge que moi du caractère et des dispositions des hommes, et connaissant les sentimens de M. Michaud, comme son talent, l'empereur m'ordonna de le placer sur la liste des bénéfices, lors de la répartition des actions de la Gazette de France. Depuis, l'empereur ne l'oublia jamais dans toutes les circonstances où il voulut accorder quelques récompenses aux gens de lettres. Je n'eus jamais qu'à me louer de mes rapports avec M. Michaud, qui, de son côté, n'eut jamais à se plaindre de mes procédés envers lui; je crois qu'il ne me refuserait pas cette justice.
J'avais entendu parler de M. Tissot comme auteur de plusieurs productions littéraires. Je savais encore qu'il devait à l'empereur de n'avoir pas été la victime des plus lâches ressentimens d'ennemis implacables, qui avaient voulu le faire comprendre dans les déportations qui eurent lieu après l'affaire du 3 nivose. Sur les représentations de MM. Monge, Bertholet, Cambacérès et de madame Bonaparte, qui le connaissaient depuis long-temps, le premier consul le raya lui-même de la liste fatale; mais comme on insistait encore pour l'éloigner au moins de Paris, le premier consul ordonna l'examen le plus sévère de la conduite de M. Tissot pendant la révolution, et comme on ne trouva aucun fait à sa charge, le général Bonaparte jugea combien les passions étaient en jeu dans cette circonstance, et le rendit à sa famille. Depuis cette époque, deux hommes, exaltés par l'esprit de parti, vinrent lui confier le dessein qu'ils avaient conçu d'attenter aux jours du premier consul; le sacrifice qu'ils avaient fait de leur vie pouvait assurer le succès de leur criminelle entreprise; ils y renoncèrent à la voix de M. Tissot. Cette bonne action était restée ensevelie dans le silence pendant plusieurs années. Je l'appris par hasard, et je m'empressai de la faire connaître à l'empereur. Il en fut touché, et c'est alors qu'il me raconta lui-même en détail comment il avait sauvé M. Tissot du plus grand des dangers, dans un moment où chacun voulait satisfaire ses haines particulières à la faveur d'une circonstance aussi terrible que l'attentat du 3 nivose.
Je ne révélai point, et je ne devais point révéler cette circonstance à M. Tissot, et jusqu'à la lecture de mon ouvrage il l'ignorera. Elle me donna l'envie de le connaître personnellement. Il vivait alors dans la retraite, ne s'occupant que des lettres et d'un emploi dans les droits-réunis, dont le chef, M. François de Nantes, un des hommes les plus spirituels de France, avait beaucoup d'amitié pour lui. Nous eûmes ensemble une entrevue pleine de franchise. Je n'avais en ce moment à lui offrir dans mon ministère aucune fonction qu'il pût accepter; je me bornai à lui demander s'il voulait se charger de me signaler les ouvrages de littérature et d'art qui méritaient l'attention publique, et de m'indiquer les jeunes talens qu'il fallait encourager: j'attachais la plus haute importance au bonheur de contribuer à favoriser son choix. M. Tissot accepta ce genre de travail et s'en acquitta avec autant de zèle que de bienveillance. Plus d'une personne lui a dû, sans le savoir, d'honorables récompenses de l'empereur. Les jeunes gens surtout avaient en lui un ami et un avocat plein d'ardeur. Plus tard, l'empereur me donna l'ordre de confier la rédaction de la Gazette de France à M. Tissot.
À la mort de l'abbé Delille, qui l'avait choisi pour suppléant dans sa chaire de poésie latine, le premier mouvement de l'empereur fut de penser à M. Tissot; il vit avec plaisir les suffrages du collége de France et de l'Institut le lui proposer pour successeur de l'abbé Delille; M. Tissot fut donc nommé professeur en titre.
L'empereur a toujours fait un cas particulier de la droiture et du jugement de cet écrivain; je l'ai vu une fois le faire appeler près de lui pendant les cent jours.
Avec ce petit aréopage, je me crus en état de prévenir les effets de la prévention, de paralyser la malveillance qui me supposait des intentions hostiles et des sentimens qui étaient loin de ma pensée; je jugeais, au contraire, dès mon entrée au ministère, que, pour bien servir l'empereur, il fallait me tenir dans la ligne de la modération, et n'écouter aucune haine personnelle. Je voulais surtout agréer aux gens de lettres, en marquant leurs succès et leur noble attitude dans la littérature et dans la politique. Les hommes estimables que j'avais choisis me secondèrent admirablement par leur bienveillance et leur zèle pour tous les talens. Quant à mon influence sur ces écrivains, les personnes qui possèdent les journaux de l'époque peuvent se convaincre qu'ils n'ont pas craint de professer hautement alors des principes qui plusieurs fois, depuis la restauration, les auraient conduits à la police correctionnelle. Mais le gouvernement était fort, sa théorie nationale; il avait rallié tous les esprits et tous les partis. On aurait regardé comme un fou celui qui aurait prêché la discorde, nous ne nous inquiétions pas de la liberté de telle ou telle opinion. J'adjure ces messieurs de déclarer dans quelles circonstances j'aurais pu les inviter ou les autoriser à employer le subterfuge et la ruse pour donner telle ou telle direction à l'esprit public. Fort de mon innocence à cet égard, je reste convaincu, de mon côté, qu'ils ne se seraient prêtés à aucune lâche complaisance, car ils avaient beaucoup d'indépendance, et jamais peut-être l'empereur n'a entendu, sur certaines matières, des vérités aussi fortes que celles que j'ai puisées quelquefois dans leurs conversations, les plus libres peut-être qui aient eu lieu dans Paris, et dont aucun d'eux ne craignait jamais les conséquences. La liberté de ces entretiens fut même rapportée à l'empereur par des personnes dont le zèle officieux est toujours prêt à nuire.
Je commençais à prendre racine dans des fonctions dont je n'avais aucune idée quelques mois auparavant, et j'avais déjà moins peur du contact dans lequel j'étais obligé d'entrer avec toutes les imperfections humaines.
Bal de la garde impériale.—Fête du prince Schwartzenberg.—Incendie de la salle de bal.—L'empereur.—Impression que fait cet accident.—Composition du cabinet.—Intrigues diverses.—M. Ferrand.—Le chambellan.—Coteries, faux rapports.—Manière dont je les déjoue.
Ce fut au mois de juillet ou d'août de cette année 1810 qu'arriva l'horrible événement de l'incendie de la salle du bal à l'hôtel du prince Schwartzenberg.
Il donnait ce jour-là un bal à l'occasion du mariage de l'empereur avec la fille de son souverain. Je crois que celui que donna la garde impériale à la même occasion n'eut lieu que quelque temps après; toute la ville de Paris fut à cette fête, qui eut lieu à l'École-Militaire, où il ne se passa pas le moindre accident. Mais il n'en fut pas de même chez l'ambassadeur d'Autriche.
L'on avait construit, à côté de l'appartement principal de son hôtel, une vaste salle de bal, en charpente extrêmement légère. La tenture était en toile, recouverte d'étoffe brillante. En général, l'élégance et la grâce étaient tout ce que l'architecte chargé de cette construction avait cherché. Cette vaste salle, magnifiquement décorée, était éclairée par une grande quantité de lustres qui étaient suspendus à sa voûte.
On y arrivait par une galerie décorée de la même manière.
Les personnes invitées eurent bientôt rempli la salle ainsi que tous ses dégagemens. L'empereur avec l'impératrice, la reine de Westphalie, la vice-reine d'Italie étaient arrivés, et le bal était dans sa plus grande vivacité, lorsqu'une bougie mit le feu en s'inclinant à une des guirlandes de fleurs artificielles qui décoraient le pourtour de la galerie. Le courant d'air étendit le feu avec la rapidité de l'éclair et le porta jusqu'à la salle du bal, qui fut enflammée dans un clin d'oeil.
L'empereur était au milieu de la salle; il attendait le secours des pompiers, et fut fort mécontent de leur lenteur. Le danger devenant imminent, il emmena l'impératrice, la reconduisit aux Tuileries, et revint chez le prince de Schwartzenberg pour voir ce qui s'y passait; il avait déjà jugé que cet horrible accident serait accompagné de quelques malheurs. Aussitôt qu'il fut sorti avec l'impératrice, la peur s'était saisie de tout le monde; chacun avait fui par toutes les issues et cherchait à s'échapper.
Il y avait quelques degrés pour descendre de cette salle dans le jardin, l'ambassadeur de Russie, le prince Kourakin, ne les voyant pas, tomba, et fut foulé aux pieds de tout le monde. Comme il tardait à se relever, la flamme le saisit dans cette position et le mit dans un état qui fit craindre long-temps pour sa vie.
Les pièces de bois principales de cette légère architecture furent consumées en un instant, et sa vaste entrée avec tous les lustres tomba sur les personnes qui n'avaient pas encore pu sortir. Les pompiers ne firent pas preuve de vigilance dans cette occasion: à la vérité ils n'eussent pu, dans aucun cas, sauver la salle; mais s'ils avaient été en mesure, ils auraient retardé les progrès de l'incendie de manière à donner à tout le monde le temps de l'évacuer.
Ils n'avaient même pas d'eau dans leurs pompes; il s'était passé plus d'une demi-heure avant qu'ils fussent en état d'agir. L'empereur était présent et ne se retira que quand le feu fut tout-à-fait éteint. Il prenait part à l'affliction du prince de Schwartzenberg, à qui il disait des choses rassurantes. Il envoya chercher le préfet de police, auquel il témoigna beaucoup de mécontentement, et je crois que c'est de ce jour qu'il résolut de le changer aussitôt qu'il aurait trouvé quelqu'un pour le remplacer. La place exigeait un homme particulièrement propre aux détails sans nombre qui en dépendent, et il y en a peu qui soient en état de la bien remplir. Lorsque le feu fut éteint, l'empereur retourna à Saint-Cloud, et me fit dire de venir le lendemain de bonne heure lui rendre compte des résultats de cet événement. Ce ne fut qu'au jour que l'on retrouva sous les restes des bois brûlés de la salle le corps de la princesse Schwartzenberg, femme du frère aîné de l'ambassadeur; sortie heureusement de la salle, elle était rentrée pour chercher ses enfans qu'elle n'avait pas vus sortir. À peine était-elle sous cette voûte enflammée, que la charpente s'écroula, et la consuma au point qu'on ne put la reconnaître qu'à quelques débris de bijoux.
La comtesse de la Leyen mourut quelques jours après de ses brûlures, ainsi que la femme du consul-général de Russie, et madame Touzard, femme d'un officier-général du génie; beaucoup d'autres furent grièvement blessées et souffrirent long-temps des suites de cet horrible événement, qui fut pendant long-temps le sujet des conversations de toute la France. Je reçus, dans ce temps-là, une correspondance bien extraordinaire. On y rappelait l'événement arrivé au mariage de la dauphine, la feue reine de France. Tout le monde en parlait; on faisait des rapprochemens, et on allait même jusqu'à conjecturer des choses qui auraient paru ridicules à l'homme le moins sensé, et qui pourtant se sont, en grande partie, vérifiées. Ce n'est point exagérer que de dire que l'on fut frappé de l'idée qu'il y avait une mauvaise destinée inséparable de nos alliances avec l'Autriche. Cette opinion s'établissait, et j'eus à surmonter beaucoup de difficultés pour en détruire les fâcheuses conséquences.
J'ai dit plus haut qu'après avoir divisé la surveillance que j'observais dans Paris, je n'y trouvai rien de bien important, et que je l'envisageai ensuite sous un autre rapport. Voici ce que j'ai voulu dire.
Je ne voyais que le mal qui était produit, et pendant que j'en cherchais les causes, il en arrivait d'un autre côté; ensuite je reconnaissais déjà que la facilité avec laquelle on abordait l'empereur fournissait à la méchanceté beaucoup d'occasions de débiter des contes qui lui étaient rapportés comme des propos de telle ou telle classe de la société, ou comme venant d'hommes à spéculations qui cherchaient à faire baisser les fonds pour favoriser quelques opérations. J'avais remarqué que, la plupart du temps, ces contes n'étaient que le résultat de l'imagination de quelques cerveaux creux ou oisifs, qui abusaient de l'accès qu'ils avaient près du souverain, pour prendre tout à la fois une apparence de zèle pour son service, et favoriser en même temps des projets d'ambition particulière; la confiance exclusive de l'empereur paraissait être disputée entre quelques individus qui épiaient toutes les occasions de pousser à des places dans son intimité leurs amis et leurs obligés, afin de l'entourer d'une atmosphère tout à leur dévotion. Je voyais conduire de front des intrigues de laquais pour faire entrer des protégés dans toutes les différentes parties du service de la maison de l'empereur; depuis celui du grand-maréchal, du grand écuyer, du grand chambellan, on avait songé à pénétrer jusqu'au cabinet de l'empereur.
Ce cabinet était organisé ainsi. Ce que l'on appelait le cabinet particulier n'avait qu'un seul secrétaire dit du ille, qui était M. de Menneval; il en fut ainsi jusqu'au retour de Russie, que l'état de la santé de ce dernier obligea l'empereur de le remplacer, après l'avoir toutefois placé près de l'impératrice comme secrétaire des commandemens, lors de l'institution de la régence, et avec mission de lui écrire tous les jours pendant qu'il était absent.
M. Fain, archiviste, occupait un cabinet séparé avec les archives, où les papiers du cabinet particulier ne devaient être déposés qu'après la consommation des affaires auxquelles ils se rapportaient; il n'entrait au cabinet de l'empereur que lorsqu'il y était appelé, et pour l'instant où l'empereur en avait besoin.
MM. Mounier et Desponthons, secrétaires du cabinet, occupaient un bureau commun séparé. Le premier était chargé de la traduction des gazettes étrangères et s'était associé pour ce travail des traducteurs de son choix, il recevait pour ce service 50,000 francs par an, et cependant je ne manquais pas d'envoyer exactement les gazettes anglaises toutes traduites à l'empereur, parce que je les recevais le premier. M. Desponthons était chargé du travail relatif au génie, et il était par là même moins employé. M. Dalbe était chargé du travail relatif aux cartes et avait avec lui deux ingénieurs géographes avec lesquels il occupait un cabinet séparé. Par cette division, l'intrigue ne put se donner d'accès au cabinet particulier ni dans les bureaux: aussi chercha-t-elle à mieux réussir près de l'impératrice en voulant y pousser ses créatures. Le premier essai fut de placer M. de Narbonne grand-maître de sa maison, et, quoique l'empereur goûtât assez M. de Narbonne, il refusa cette nomination, que, de son côté, l'impératrice repoussait encore plus fortement que lui. M. de S*** se donna beaucoup de mouvement pour faire nommer comme secrétaire des commandemens de l'impératrice, d'abord un M. de Gillevoisin, sa créature, ensuite M. Ferrand, le même qui a été célèbre en 1814, par l'occupation des postes. Mais l'empereur avait un contrôle invisible qui lui fit repousser toutes ces insinuations; il ne voulut mettre près de l'impératrice que quelqu'un d'incorruptible: c'est pourquoi il s'imposa plus tard le sacrifice de M. de Menneval, qui lui était cependant si nécessaire.
J'ai été un des premiers à voir où ce malheureux tripotage nous mènerait à cause de la facilité avec laquelle on faisait retentir par cent bouches, un propos lancé avec intention contre quelqu'un qu'on voulait perdre.
J'ai eu le courage de dire là-dessus à l'empereur même ce que je voyais et ce que l'on me disait; je ne lui ai rien caché, et l'expérience n'a que trop prouvé combien peu étaient dignes de son estime et de son affection ceux qui se disputaient ses faveurs, en regardant comme un tort personnel qu'on leur faisait, les marques de bienveillance qu'il accordait à ses plus anciens serviteurs.
L'empereur, que l'on a long-temps voulu faire passer pour un homme sombre, méfiant, était bon jusqu'à l'excès et confiant dans tout ce qui ne l'avait jamais trompé; il croyait un bien plutôt qu'un mal, jusqu'à ce qu'il eût pris, comme il le disait, la main dans le sac. Il fallait beaucoup d'adresse pour perdre quelqu'un dans son esprit; je n'ai remarqué, de ce côté-là, qu'une chose qu'on puisse lui reprocher, c'est que, lorsqu'il s'apercevait qu'il avait été trompé, il ne témoignait pas son mécontentement avec assez de force aux calomniateurs, qui retombaient quelque temps après dans les mêmes ornières.
Il se serait évité bien des embarras, s'il avait fait une justice éclatante de la première calomnie qui lui a été rapportée.
J'ai dit qu'il était confiant dans tout ce qui l'entourait d'habitude; je vais en citer un exemple entre cent qu'il me serait facile de rapporter.
Je l'accompagnais comme son aide-de-camp dans une revue qu'il fit à Vienne du 7e régiment de hussards, après la bataille de Wagram. Il nommait aux emplois vacans, et donnait des récompenses aux officiers et soldats qui avaient été blessés pendant la campagne. Le colonel du 4e régiment lui demanda la destitution d'un officier qui n'était pas présent à la revue, et qui vivait à Vienne dans la plus dégoûtante débauche, de laquelle on n'avait pas pu le tirer, même pour se trouver à son devoir d'honneur le jour de la bataille de Wagram.
L'empereur non seulement le destitua sur-le-champ, mais ordonna qu'il en fût fait un exemple, et dit au prince de Neuchâtel, qui en prit note, de faire arrêter cet officier et de le mettre à un conseil de guerre. Avant de quitter la revue, l'empereur nomma à son emploi un des sous-officiers du régiment. La coutume était de faire signer le même soir à l'empereur le décret définitif de toutes les nominations qu'il avait faites en passant la revue d'un corps. Le prince de Neuchâtel le servait avec un zèle qui ne contribuait pas peu à le faire tant chérir des soldats. Ils savaient que toute chose qui les intéressait était aussitôt expédiée par lui qu'elle avait été ordonnée par l'empereur.
Lorsqu'il avait signé un travail quelconque, on le renvoyait de son cabinet à la secrétairerie d'État, qui, après l'avoir minuté, le faisait passer aux différens ministères dans les attributions desquels il devait être classé.
Le décret de destitution de cet officier de hussards et celui de nomination à son emploi furent donc envoyés à ce bureau. Il n'y eut pas moyen d'empêcher son exécution; mais on fit si bien près du prince de Neuchâtel, que le conseil de guerre n'eut pas lieu; l'officier destitué reprit le chemin de Paris, où, deux mois après le retour de l'empereur, les mêmes protecteurs le firent comprendre dans une nomination de chambellans. On se garda bien de laisser soupçonner à l'empereur que cet individu qu'on faisait entrer dans sa maison était ce même officier de hussards chassé deux mois auparavant. On alla plus loin: on fit rétablir ce gentilhomme sur les contrôles; on le vit en moins de deux ans chef d'escadron et membre de la Légion-d'Honneur. Je ne connaissais pas ce chambellan pour être l'officier de hussards que j'avais vu dénoncer par son régiment; ce ne fut que long-temps après que j'en parlai à l'empereur, pour lui démontrer combien l'intrigue était astucieuse pour jeter dans son intérieur des hommes qui n'avaient d'autre mérite que de bien rapporter ce qui s'y passait.
On mettait le même soin à introduire dans les maisons des membres de sa famille tout ce que l'on trouvait de bon à être employé de cette manière, pour nuire aux personnes qui y exerçaient déjà des emplois.
L'empereur fut fort mécontent de ce qu'on l'avait trompé ainsi; mais nous étions déjà trop engagés dans de mauvaises circonstances pour pouvoir rien changer à la marche que l'on suivait depuis long-temps.
Tout ce que je voyais de ce côté-là me dégoûtait des fonctions du ministère de la police; il aurait fallu, ou tromper l'empereur à la journée en se rendant le complice de toutes ces misérables intrigues, ou s'exposer à mille tracasseries en voulant les croiser; je ne pouvais cependant pas y rester indifférent. Je composais avec celles qui étaient de nature à avoir quelques fâcheux résultats; je prévenais les principaux acteurs que je n'étais pas le seul qui eût les yeux ouverts sur les imperfections de ce monde, que je désirais de tout mon coeur qu'il n'y eût jamais que moi pour contrarier leur petites allures, mais que je les avertissais que, s'il était jamais question d'eux, je ne mentirais pas d'une syllabe pour les préserver de ce qui devait leur arriver.
J'ai tenu exactement parole; malgré cela, quelques uns et quelques unes ont eu à se plaindre, ils m'ont soupçonné, même accusé; ils avaient d'autant plus tort, que je n'ignorais rien, absolument rien de ce qui les concernait, et que, loin de leur nuire, j'ai quelquefois arrêté l'orage en détournant les regards de l'observateur. J'ai plus d'un ennemi en ce moment qui me doit de la reconnaissance sous ce rapport; il me serait facile d'en administrer les preuves. En général, ces vilaines tracasseries de société étaient sans fondemens réels; elles étaient pour moi le signal de quelque dénouement d'intrigues préparées de longue main, et en même temps le masque que prenait la méchanceté, lorsqu'elle voulait porter atteinte à quelqu'un. Je pris le parti de chercher à tromper moi-même cette sorte de monde, plutôt que d'être sans cesse occupé à rompre ses intrigues.
Je fis fabriquer des histoires, et je parvins bientôt à les inoculer si bien à la crédulité de nos agréables, qu'on venait me les rapporter pour nouvelles. Comme il y en avait quelques unes de mordantes, et que quelquefois même elles atteignaient des personnes qui étaient dans mon intimité, je distinguais la méchanceté avec laquelle on attribuait les plus piquantes aux personnes pour lesquelles on aurait voulu que je fusse mal disposé, et les avantageuses, on les attribuait à celles pour lesquelles on voulait que je fusse bien. J'avais l'air de croire tout, je récompensais même le zèle du conteur, qui pourtant ne me rapportait que ce qui était sorti de chez moi; mais il l'avait brodé, corrigé et augmenté à n'y presque plus rien connaître. Ce moyen me réussit quelque temps, mais tout s'use, particulièrement à Paris.
Plus j'allais en avant, et moins je concevais qu'un grand État eût besoin d'une administration dont je sentais toute la faiblesse, pour ne pas dire la nullité; je voyais bien l'état de l'horizon, mais je n'en apercevais pas les causes.
Je pouvais bien, ainsi que cela s'était déjà pratiqué, faire du bruit pour l'apaiser ensuite: cela peut être utile quelquefois; je l'ai fait aussi lorsque je voulais que l'on me crût loin d'une chose que j'allais saisir, et dont un regard pouvait m'éloigner. Tout cela ne me satisfaisait pas, et ne concernait d'ailleurs que des opérations particulières. Je n'avais pas plus tôt réussi à une chose qu'elle ne m'occupait plus; c'était la besogne à faire, et ce que je n'apercevais pas qui me tourmentait.
Il y avait telle partie de ma volumineuse correspondance que je dévorais; je ne gardais pour me reposer que celle qui était relative au monde.
Je voyais, par la première, que Paris exerçait une influence énorme sur les départemens, et que cette ville elle-même était soumise à l'influence qu'elle recevait tant du gouvernement que des étrangers.
Celle qui s'exerçait par le gouvernement se faisait sentir par tout ce qui lui était attaché, ou qui vivait par lui. Quoique cela composât un personnel fort nombreux, néanmoins il aurait été difficile de s'en servir pour former l'opinion contre quelques événemens qui auraient lésé trop d'intérêts.
Esprit public en France.—Ses fluctuations.—Peu de confiance dans les communications officielles.—Courriers des ambassadeurs.—Ligne de correspondance avec l'Angleterre.—Agent de la reine d'Étrurie.—Papiers trouvés sur lui.—La reine d'Étrurie envoyée à Rome.—Modération de l'empereur.
L'opinion en France a toujours été comme l'atmosphère, et proportionnée à l'harmonie qui régnait entre nos affaires et celles des autres puissances de l'Europe.
Dans une guerre, lorsque l'on gagnait des batailles qui devaient amener la paix, tout allait au mieux; y en avait-il une de douteuse, tout était au pire. Était-on en temps de paix, on observait les actes du gouvernement et ses opérations de finances, qui devenaient aussitôt le régulateur des entreprises de chacun de ceux qui avaient besoin de la tranquillité pour se livrer à des spéculations. Les ennemis du gouvernement personnellement suivaient cette fluctuation; ils reprenaient ou perdaient courage selon que l'état des affaires politiques leur rendait ou enlevait des espérances de succès. Une bataille perdue sur l'Elbe se faisait sentir un mois après sur les bords de la Loire.
Une bataille gagnée dans les mêmes parages semblait assurer des années de tranquillité; quand ce n'était plus le temps des batailles, on avait un autre thermomètre: comme l'espérance est la consolation des malheureux, alors on se traînait dans l'intrigue, en attendant qu'une circonstance heureuse vînt faire prendre une autre attitude.
C'est au milieu de tous les inconvéniens résultant de cet état de choses que j'ai dû vivre pendant tout le temps de mon administration; il fallait que je fusse préparé pour toutes les hypothèses, et il n'y a que des insensés, ou des sots, qui prennent les Français pour tels, en se persuadant qu'on leur en impose sur un événement qu'ils ont autant d'intérêt à connaître que celui qui voudrait les abuser en aurait à les tromper.
J'ai reconnu tout de suite cette vérité, et je ne me suis jamais inquiété que de porter remède aux suites d'un fâcheux événement, et jamais je ne l'ai dénaturé.
Les personnes qui m'en faisaient un reproche près de l'empereur, en mettant cela sur le compte de la malhabileté, étaient des sots qui trompaient l'empereur, et ne trompaient que lui, en persistant dans le système de silence qui laissait à la malveillance le droit d'exagérer le mal et d'atténuer le bien. On disait ensuite qu'il fallait éclairer l'opinion, empêcher qu'on ne tînt de mauvais propos, et on profitait de ce que l'on ne pouvait pas faire, pour parler mal de tout ce que l'on voulait perdre. On n'abuse point l'opinion sur des faits dont l'Europe est imbue; les Français ne sont point des Hottentots: malheur à celui qui croira les duper impunément! Ils sont patiens, ils souffrent, mais ils se vengent quand l'occasion s'en présente, et les malheureux qui, en rapportant tout à leur vanité, ont attiré sur celui qu'ils voulaient servir un moment d'humeur de la part de la nation, méritent d'être livrés à toute son indignation en réparation des maux qu'ils ont attirés sur elle.
C'était donc le plus souvent lorsque l'on aurait dû faire agir l'influence administrative sur l'opinion, qu'elle se montrait rebelle, méfiante dans tout ce qui lui paraissait officiel; ceux qui voulaient persuader le contraire cherchaient à s'en faire accroire, pour avoir au moins un air de bonne foi en induisant en erreur celui qui devait connaître toute la profondeur du mal, lorsqu'il dépendait encore de lui d'y apporter du remède.
L'influence étrangère s'exerçait sur Paris par le besoin que tout le monde avait de la paix.
Tous ceux qui avaient des fortunes nouvelles à transférer depuis les extrémités de la Pologne jusqu'au midi de la France; tous ceux dont les spéculations ou la conservation des emplois lucratifs ne pouvaient avoir de solidité que par la consolidation des institutions de l'empire, lesquelles ne pouvaient en prendre que par la durée de son pouvoir, et celui-ci paraissait chancelant, à chaque renouvellement de campagne; en un mot, chacun voyait qu'une lutte ou une bataille perdue perdrait mille familles, dont les destinées étaient toutes écrites au revers de la même médaille. C'est cette conviction qui rendait les esprits aussi inquiets et susceptibles d'être promptement altérés. Un succès les remettait comme un coup de soleil remet le temps après un orage, mais cela ne rendait pas la sécurité.
Le peu de confiance que l'on avait dans les communications officielles, qui étaient les seules que l'on donnait à la curiosité publique, avait dirigé celle de toute la société vers des informations étrangères. C'est dès-lors que les emplois diplomatiques ont été très recherchés, et que quelques uns de ces messieurs ont eu ce qu'on appelait tout-à-fait un crédit sur la bonne foi publique. Ils donnaient des nouvelles en retour de celles qu'ils se faisaient rapporter; c'est de cette manière que l'influence étrangère s'exerçait sur Paris, et ce n'était pas en se renfermant dans un silence absolu qu'on pouvait arrêter ses ravages. Or, qui est-ce qui pouvait parler? C'était le ministère. Je n'ai pas le projet de dire s'il fit bien ou mal, je ne veux que raconter les calamités qui furent la suite de la marche que l'on avait cru devoir prendre.
Lorsque je me suis aperçu de cette pente vers les informations étrangères, j'ai dû observer de quel côté nous venaient les bonnes et les mauvaises, et ce ne fut que de cette époque que je jetai mes regards autour du cercle d'un ambassadeur. Le lendemain du jour où il avait reçu un courrier, je faisais aborder le courrier afin d'apprendre quel air on respirait au moment de son départ dans le pays d'où il avait été expédié. S'il n'en savait rien, celui qui le suivait en savait ordinairement davantage. On trouve parmi les messagers des hommes fort intelligens, et qui écrivent le journal de leur voyage aussi bien que pourrait le faire un bon officier d'état-major.
Lorsque plusieurs courriers arrivaient coup sur coup aux envoyés des grandes puissances, c'était moins chez eux que l'on trouvait ce qu'il y avait d'important à apprendre que chez les envoyés des petites puissances, dont l'intérêt à être bien informés est immense pour eux, parce que c'est un moyen de crédit dans leurs cours.
Chacun des envoyés de ces petites puissances gravite autour de celui d'une grande; il lui paie un tribut d'hommages, et lui donne les informations qui sait se procurer, pour obtenir que ses courriers se chargent de ses dépêches, parce que l'on ne lui a pas alloué assez d'argent pour en expédier directement lui-même.
En même temps, il profite du patronage qui s'est établi par ces communications pour demander des nouvelles de sa cour, que le dernier courrier a apportées. L'ambassadeur ne dit jamais grand'chose, mais aussi il y en a peu qui fassent eux-mêmes leur besogne; ils ont des sous-ordres qui, le plus souvent, en sont chargés. Toute l'adresse consiste à connaître quel est celui qui est le mieux placé pour approfondir ce que l'on a intérêt de savoir; et comme cela ne paraît couvrir aucun projet, personne ne fait de difficulté de le dire, et cela une fois connu, il est bien plus facile encore d'être informé des habitudes de ces subalternes, qui la plupart fréquentent beaucoup plus ce que l'on appelle la demi-société que la bonne compagnie.
Lorsque l'on connaît les goûts particuliers et les habitudes d'un homme, il est à celui qui sait les satisfaire. J'ai connu des agens tellement adroits dans cette corruption, qu'ils rendaient joueur celui qui leur résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à crédit, et lorsqu'ils l'avaient mis dans cet état, ils composaient avec lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu'ils réussissaient presque toujours. Ceux pour lesquels le jeu n'avait pas d'attraits étaient ordinairement accessibles par les femmes, et parmi elles il y en a plusieurs qui ont réuni tant de genres d'expériences, qu'elles rencontraient bien peu de choses impossibles.
Il arrivait très peu de courriers étrangers à Paris, que l'on ne sût, peu de jours après, ce qu'ils avaient apporté, et les mêmes moyens d'informations me donnaient également un abrégé des réponses qu'on leur avait données à rapporter à leur cabinet; j'ai eu quelquefois des copies entières de dépêches.
Il semblait à tout le monde que, depuis le mariage de l'empereur, les idées de guerre allaient être abandonnées, et c'est au contraire presque aussitôt que le langage se refroidit entre les principales puissances: j'entends parler de la France, et de la Russie. Quant à l'Angleterre, il était le même depuis bien des années.
Tout ce qui nous revenait des nouvelles particulières de ces deux pays ne tarda pas à inquiéter de nouveau notre tranquillité; on y remarquait une grande curiosité sur notre situation intérieure, que l'on considérait comme le thermomètre des efforts que nous pourrions déployer en cas d'une nouvelle guerre. Les petites puissances confédérées du Rhin ne furent pas les dernières à s'apercevoir que l'horizon politique ne tarderait pas à se charger, et comme elles étaient devenues très intéressées à la continuation de la prépondérance de la France, qui avait presque doublé leur puissance, elles ne négligèrent rien pour être informées de tout ce qui concernait des intérêts qui étaient devenus les leurs. Aussi leurs ministres dans les cours étrangères s'occupaient-ils avec le plus grand soin de ce qui s'y passait, tandis que ceux qu'elles avaient à Paris y puisaient à toutes les sources des nouvelles d'Espagne, aux affaires de laquelle ils mesuraient les probabilités de paix ou de guerre. Ils ne pouvaient se procurer les dernières d'une manière assurée que dans la correspondance anglaise, à laquelle ils accordaient d'autant plus de confiance, qu'ils avaient eu plusieurs fois occasion de remarquer la différence qu'il y avait entre les publications anglaises et françaises sur la guerre d'Espagne.
La correspondance avec l'Angleterre était resserrée au dernier point, moins à cause de cet inconvénient que pour des motifs particuliers.
Je ne croyais pas à la certitude que l'on me donnait sur l'exécution des ordres qui avaient été prescrits à cet égard. Je faisais observer ce qui allait et venait, tout me paraissait en ordre, lorsqu'un sentiment secret m'avertit qu'il devait y avoir des moyens de communications clandestines que je m'attachai à découvrir. Je fis jeter dans le monde que je ne serais pas trop sévère pour accorder la permission d'aller en Angleterre à quelqu'un de connu pour incapable de se mêler d'affaires politiques, et surtout à condition qu'il n'ébruiterait pas son départ, parce que je ne voulais pas être dans le cas d'en accorder beaucoup, ni d'en refuser à ceux qui croiraient pouvoir me déterminer par des sollicitations. Cela devait produire son effet: on vint me demander une ou deux permissions, je les promis dans quelques jours sous divers prétextes; mais, dans le fait pour prendre mes précautions, et effectivement, je sus bientôt que l'on faisait ses lettres dans quelques maisons du faubourg Saint-Germain. Moi, je fis aussi les miennes à mon commissaire général à Boulogne qui, à l'arrivée du messager, le faisait dévaliser, quoique muni de mes passeports, et lui enlevait toutes ses lettres, parce qu'il était convenu avant son départ (c'était la condition du passeport), qu'il ne se rendrait porteur d'aucune. C'est comme cela que j'ai acquis la conviction qu'on entretenait une correspondance continuelle avec l'Angleterre, puisque la plupart de ces lettres n'étaient que des réponses à celles précédemment reçues.
Je connus alors les correspondans des deux rives, et en même temps j'y trouvai de quoi les défendre en cas de calomnie dirigée contre eux, parce que je voyais dans ces lettres la preuve évidente que des personnes que l'on me peignait sans cesse comme des agitateurs ne pensaient nullement à se donner le moindre mouvement, quelles que fussent les circonstances qui auraient pu survenir.
Je laissai parvenir toutes ces lettres, et tendis des filets dans les canaux qui y étaient indiqués pour faire parvenir les réponses. Ce petit succès me suggéra l'idée de favoriser le passage de ces lettres, au lieu de l'entraver, mais de profiter à la fois de ce que je pouvais y trouver d'avantageux.
J'aurais cherché en vain sur la côte, depuis Dieppe jusqu'à Blankenberg, ce que je voulais découvrir; tout s'y cachait trop bien, et je m'avisai d'un autre moyen pour y réussir.
J'envoyai deux agens bien adroits et de bonne mine faire un tour à la côte d'Angleterre, d'où ils chercheraient ensuite à se rembarquer pour aborder en France furtivement. Deux hommes, sous ce masque, n'inspiraient aucune méfiance sur la côte d'Angleterre. Effectivement on les accueillit, on les aida; ils avaient chacun un petit paquet de contrebande qui leur faisait encore un peu plus d'amis, et enfin on mit celui qui s'embarquait à Gravesend en rapport avec les pêcheurs d'Ostende et des environs qui faisaient le petit trafic. Il les vit arriver à la côte anglaise, y débarquer leurs passagers, dont pas un n'était en règle, remettre les lettres dont ils étaient porteurs, et il fit avec un d'eux son accord pour le passer en France, et le déposer en mains sûres pour venir jusqu'en Belgique. Il revint ainsi à Ostende, et fut conduit de là de station en station jusqu'au dépôt des prisonniers anglais à Valenciennes, qui prenaient cette même route pour venir s'embarquer, lorsqu'ils parvenaient à s'échapper. Je fis dans cette occasion d'une pierre deux coups, parce que je fis déranger cette ligne de communications, qui me donna ensuite l'idée d'en établir une pour tirer nos prisonniers d'Angleterre; mais la découverte du bateau qui allait clandestinement de la côte à Gravesend devint par la suite une mine à exploiter.
Je fis prendre des arrangemens avec le patron, lui promettant de ne jamais l'arrêter et de le laisser passer et repasser tant qu'il aurait l'adresse de se bien cacher, mais à condition que, quand il aurait passé des Français, il viendrait en rendre compte, soit qu'ils fussent à une rive ou à l'autre. Ceux qui, en Angleterre, lui voyaient amener des passagers de cette espèce ne faisaient eux-mêmes aucune difficulté de s'embarquer avec lui, et on prenait ceux qu'il avait conduits en Angleterre à leur retour seulement, parce qu'ils avaient ordinairement beaucoup de lettres portant des adresses, tandis qu'en partant pour l'Angleterre ils n'avaient la plupart du temps que des lettres sans signature, et ne savaient pas de qui elles venaient. Lorsqu'on arrêtait quelqu'un dans ce cas, on donnait cours à ses lettres, après avoir pris copie de leur contenu et de leur adresse. Il s'établit bientôt par ce point une correspondance régulière, parce qu'au moyen d'un agent, qui avait répandu dans la Belgique qu'il connaissait un moyen sûr pour envoyer ce que l'on voudrait en Angleterre, tout le monde lui remettait ses lettres et autres commissions; cet agent se faisait un revenu, me servait bien, et était utile aux gens du pays. J'y gagnai même que ce patron de bateaux, ne voulant pas souffrir la concurrence des autres fraudeurs comme lui, dénonçait tout ce qu'il rencontrait à Gravesend, de bateaux venus de Blanckenberg ou de la Hollande, et c'est par lui que j'ai découvert une ligne de communications depuis Longwy jusqu'à Blanckenberg, où l'on conduisait les prisonniers anglais; par les Ardennes, Liége et la Belgique. Il me fit aussi découvrir jusqu'à l'évidence que mes propres agens me jouaient quelquefois, mais comme cela n'était que pour leurs petits profits, je me laissai attrapper. Je fis sur cette côte une bonne chasse; il y avait plusieurs années que ce trafic-là existait, il semblait cependant assez important au service public de le traverser, on cria à la tyrannie tant que l'on voulut, mais je fus obéi.
L'autre de mes agens, qui revint par la côte de Picardie, m'apporta des communications non moins importantes; il alla attacher à Londres même des moyens de correspondance qui étaient si bien soignés par mes agens supérieurs à la côte, qu'ils me donnaient régulièrement des nouvelles de Londres en soixante et douze heures, et chaque fois qu'il y avait un conseil extraordinaire de cabinet ou une nouvelle importante d'Espagne, l'on m'envoyait un courrier extraordinaire, et l'empereur en avait des nouvelles plus tôt qu'il n'en recevait de Mayence.
C'est dans les lettres que je faisais examiner à Ostende que je trouvai celles que l'ex-reine d'Étrurie, qui était retirée à Nice, écrivait au prince régent d'Angleterre, et c'est par là que j'eus connaissance que cette princesse avait envoyé, depuis plusieurs mois, un Toscan, comme son fondé de pouvoirs près du gouvernement anglais, mais que, faute de lui avoir donné suffisamment d'argent pour faire son voyage, il avait dû rester à Amsterdam, où il attendait encore des réponses aux sollicitations pressantes qu'il avait adressées à Nice à l'ex-reine.
Je le fis arrêter à Amsterdam et amener à Paris; il avait sur lui son pouvoir comme chargé d'affaires de l'ex-reine d'Étrurie, son ordre pour se rendre en Angleterre, des lettres de cette princesse pour le prince régent. Elle avait même fait écrire par son fils à ce prince; l'écriture de cet enfant était celle d'un écolier qui n'écrit encore qu'en gros caractères sur du papier ligne au crayon.
Avec toutes ces pièces, ce fondé de pouvoirs avait une quantité d'autres papiers appartenant à la princesse, et qui la compromettaient à un point extraordinaire. Elle l'avait chargé de montrer tout ce fatras au gouvernement anglais, pour lui démontrer qu'elle pouvait lui être utile, en ce qu'elle réunissait encore l'attachement des Espagnols, et qu'il dépendait d'elle de faire beaucoup de mal aux Français, en soulevant les dépôts de prisonniers espagnols qui se trouvaient en Languedoc. Il y avait effectivement parmi ces papiers plusieurs lettres d'officiers espagnols qu'elle paraissait avoir fait pratiquer depuis assez long-temps, et qu'elle avait entretenus de l'idée d'une révolte en leur disant qu'elle irait se mettre à leur tête pour retourner en Espagne. Toutes ces lettres établissaient d'une manière évidente qu'elle leur avait écrit pour les déterminer à ce parti, et qu'ils lui avaient tout promis. C'était une véritable folie, qui n'eût mené à rien qu'à faire périr ces malheureux; l'ex-reine le savait bien: aussi je crois qu'elle n'avait fait tout cela que pour se donner un peu plus d'importance vis-à-vis du gouvernement anglais, duquel elle voulait obtenir quelque secours.
Toute cette affaire fut informée avec une grande exactitude; l'empereur fit grâce au fondé de pouvoirs de l'ex-reine; mais quant à elle, il la fit conduire à Rome dans le même couvent où était retirée sa parente, la princesse de Parme. Il ordonna d'envoyer par des exprès porter à la connaissance du roi Charles IV, son père, qui était à Marseille, ainsi qu'à la connaissance des princes d'Espagne, qui étaient à Valençay, tous les documens qui l'avaient déterminé à ce parti, et ses ordres furent exécutés. L'ex-reine voyagea avec un train de deux ou trois voitures, et fut défrayée jusqu'à Rome. On lui avait ôté son fils, que l'on avait envoyé chez le roi Charles IV, son grand-père.
C'est par respect pour le monarque que l'on ne donna aucune publicité à cette circonstance, et je demande à l'homme raisonnable ce qu'il aurait pensé s'il avait vu imprimés dans le même cahier tous les papiers pris sur le fondé de pouvoir de l'ex-reine d'Étrurie avec les lettres qu'elle avait écrites, de l'intérieur même du palais de Madrid, au grand-duc de Berg, pour lui rendre compte plusieurs fois par jour des faits et gestes de son frère, aujourd'hui Ferdinand VII. On se rappellera que le grand-duc de Berg les avait envoyées à l'empereur. C'est cette conduite qui avait indisposé contre elle; l'empereur aima mieux laisser crier contre lui au despotisme que d'ajouter aux chagrins du roi Charles IV l'obligation de mépriser sa fille. Voilà comme, en cherchant sur les côtes de la Belgique les traces des communications clandestines avec l'Angleterre, j'ai été ramené sur celles de la Méditerranée et dans les dépôts de prisonniers de guerre à Carcassonne, Tournon et autres lieux, où l'on resta persuadé que j'avais une troupe d'espions. C'est en m'établissant ainsi le facteur de la communication clandestine avec l'Angleterre que je devenais petit à petit le confident de tout ce qui venait des pays étrangers, c'est-à-dire de l'Allemagne pour l'Angleterre, et réciproquement, parce que la vieille habitude d'écrire par Bruxelles avait été conservée dans presque toute l'Autriche.
Beaucoup de ce qui était adressé à Londres par la Hollande vint aussi se fondre avec ce qui passait par la côte d'Ostende, en sorte qu'en peu de temps j'étais devenu riche en adresses pour tous les pays. Comme il y avait parmi ces lettres beaucoup de duplicata, on en gardait une pour avoir de l'écriture de l'auteur jusqu'à ce qu'on eût connu la personne qui écrivait.
C'est de cette manière que, sans sortir de mon cabinet, je me trouvai quelquefois en tiers dans des entretiens qui se tenaient de Vienne à Londres, et particulièrement des petites cours d'Allemagne avec Londres; beaucoup de monde cherchaient les espions dont ils se croyaient entourés, lorsque ce n'était que par ce moyen que j'étais informé de ce qui les concernait.
Je fais explorer les bains de Bohême, d'Italie.—Moyens et motifs.—M.
Martin.—Évasions des prisonnière de guerre.—Moyens d'informations en
Angleterre.—Parti que je tire du commerce.—Le prince d'Orange.—Voie
détournée que prend l'Autriche.—Les débris de la guerre civile.
J'avais fini par bien connaître les différentes routes de Londres avec les lieux les plus éloignés du continent, et conséquemment par connaître quelques agens officiels du gouvernement anglais, lesquels, sans caractère public reconnu, n'en allaient pas moins dans tous les sens, faisant les affaires dont ils étaient chargés.
C'est aussi en fouillant toutes ces correspondances clandestines, que je voyais les parties qui se formaient pour aller aux eaux de Bohême, d'Italie, de Bade, d'Aix-la-Chapelle. Souvent avant que la société y fût assemblée, je savais quelles seraient la plupart des personnes qui la composeraient, et selon que je jugeais qu'il pourrait y avoir de quoi piquer ma curiosité, je choisissais quelques uns de nos agréables, qui ne demandaient pas mieux que d'aller s'y divertir, ce que les amateurs de jeux et de plaisirs sont toujours prêts à faire.
J'en ai vu de si adroits, qu'ils se faisaient défrayer par une dupe, de la voiture et des gens de laquelle ils se servaient. Ils se faisaient ensuite ramener par quelque femme, et rentraient à Paris sans avoir délié les cordons de leur bourse, ayant même gagné de l'argent, et s'étant fait chérir de ceux qu'ils avaient ruinés.
Dans deux ou trois voyages, comme cela, on connaissait la coutume de tout un pays entier; et il n'y avait pas de meilleurs lieux d'informations que les réunions des bains, où rien ne respire la contrainte, où les journées sont longues, où l'on a besoin de parler.
J'avais mis de l'importance à tout cela, parce que c'était la fumée des pays étrangers qui venait quelquefois obscurcir l'atmosphère du nôtre, et puis lorsque j'avais lu une nouvelle dans une lettre, soit de Londres ou d'ailleurs, et que je la voyais courir le monde, je n'avais pas besoin de chercher d'où elle venait. On a cru que je voulais me mêler de politique, on avait tort, il n y a qu'un faible jugement qui ne fasse pas de différence entre être informé ou faire parler.
J'avais d'autant plus d'intérêt d'être promptement averti, et par plusieurs canaux, que c'étaient toujours les dispositions que l'on reconnaissait à l'extérieur qui tranquillisaient ou alarmaient notre intérieur.
Je commençais à faire explorer les universités d'Allemagne, lorsqu'il m'arriva un événement qui ne me prouva que trop combien cela était nécessaire. J'en parlerai plus bas, mais finissons auparavant ce qui regarde l'Angleterre.
Le commissaire de Boulogne, M. Martin, était un homme qui, à des formes très polies, joignait de très grands moyens, il était surtout incapable de manquer à ses devoirs envers son pays; c'est, moi qui l'avais fait mettre dans ce poste, et je n'eus qu'à m'applaudir de ce choix, et qu'à me louer de ses procédés envers moi dans des temps plus malheureux.
Il avait si bien étudié l'esprit des feuilles périodiques anglaises, qu'il en avait tiré, indépendamment des informations qu'elles contenaient, des conséquences qui lui servaient de direction pour ce qu'il avait besoin d'apprendre. Il était parvenu à se faire un tel patronage sur toute cette côte, que rien ne lui était devenu impossible; il avait multiplié l'évasion des prisonniers français à un point extrême, en vertu des ordres que je lui avais donnés. Il en a envoyé chercher à cinquante lieues dans les terres. Je ne savais pas comment il s'y prenait, mais il aurait envoyé fouiller à la poche d'un roi, si cela lui était devenu nécessaire, et ce qu'il avait de bon par-dessus tout, c'était de savoir faire agir et de se retirer quand il le fallait.
Cette facilité des communications à la côte de Boulogne ne pouvait pas manquer de se savoir à Londres et d'y produire le même effet que produisaient chez nous les communications que tout le monde croyait clandestines. En conséquence, le commerce anglais s'en approcha, en essaya, y prit confiance, et finit par y envoyer ses lettres aussi; on n'en retenait pas une seule, mais on ne leur faisait pas grâce de l'examen, et jusqu'à ce que le petit manège fût connu, on découvrait toujours quelque chose d'important, non par les lettres de commerce, mais par d'autres qui s'y trouvaient renfermées de temps à autre.
Après les lettres, vinrent quelques voyageurs, et enfin quelques retours; on en était venu au point d'avoir ouvert les communications qu'il fallait justement avoir avec l'Angleterre pour connaître celles qu'elle avait avec nous. Sans ce moyen, il aurait fallu tracasser tout le monde pour chercher quelquefois ce qui n'existait pas, parce que, lorsqu'on ne sait pas, et que l'on ne voit pas, on doit prudemment prendre grande précaution à tout.
Pendant que j'étais occupé de la côte de Flandre et de Picardie, il s'établissait une correspondance plus coupable entre Bordeaux et Lisbonne. Je ne tardai pas à en avoir les preuves; mais les événemens sont arrivés trop vite pour que je pusse y donner suite, d'autant qu'elle regardait de hauts personnages que je ne croyais pas capables d'un fait qu'on qualifiera. Au moyen de licences, ils chargeaient dans la Garonne des vins, eaux-de-vie, farine qui allaient ensuite approvisionner l'armée anglaise à Lisbonne.
On a cru que j'avais continuellement des agens près de la résidence des princes de la maison de Bourbon; on était dans une grande erreur. J'ai connu, une fois pour toutes, l'intérieur du château qu'ils habitaient par de vieux serviteurs qui rentraient en France, et jamais je n'y ai envoyé quelqu'un avec commission spéciale. D'abord cela n'était pas nécessaire: tant que nous pouvions nous faire craindre d'un bout de l'Europe à l'autre, le château d'Hartwel n'était pas bien à redouter, et lorsque nous n'étions plus obéis à Paris, il n'était plus temps de s'en occuper; ensuite je crois que l'empereur lui-même aurait trouvé fort mauvais que l'on n'eût pas su employer d'autre moyen, si l'on eût eu quelques motifs de porter des regards observateurs sur ce château. D'ailleurs les feuilles anglaises disaient assez ce qui pouvait nous être utile d'apprendre sans que l'on eût besoin de faire des démarches particulières. J'étais bien servi par le zèle de mes subordonnés, je les rémunérais bien, mais comme tout se lasse, que plus la corde a été tendue, plus vite elle se détend, je cherchai à affermir mes communications par l'intérêt même des étrangers, afin de pouvoir compter sur leur régularité dans toutes les circonstances.
Pour cela, je protégeai d'une manière spéciale et presque exclusive ceux qui faisaient le commerce des guinées, et au moyen de ce que j'avais abattu la concurrence qui existait entre plusieurs Anglais, j'avais fini par faire gagner tant d'argent à mes protégés, que, loin de me refuser un service, ils allaient au-devant de ce que je pouvais désirer. Comme eux-mêmes étaient intéressés à être promptement informés de tous les événemens politiques qui agissaient sur le cours des effets publics, je pouvais m'en rapporter à eux, de même que leur intérêt les portait aussi à m'en informer le premier; et lorsque la publication arrivait, et que je voyais qu'ils avaient mis de la négligence à me faire avertir, je faisais arrêter leurs lettres seulement pendant quelques heures. On ne se doute pas dans le monde de ce qu'est, pour un faiseur d'affaires, l'avantage de recevoir ses lettres de Londres avant l'ouverture d'une bourse. Pour ceux qui m'envoyaient de bonnes nouvelles, je permettais que le même courrier qui me les apportait apportât aussi leurs lettres de commerce. Il y avait des hommes simples qui allaient disant dans le monde qu'il fallait qu'il y eût quelques communications particulières avec l'Angleterre; il n'y avait pas bien de la malice à deviner cela, mais c'était pour en savoir davantage qu'ils se tourmentaient.
Le prince de Neuchâtel m'a dit que, pendant tout le temps que le maréchal Masséna avait été sous Lisbonne, et que l'on était privé de communications avec lui, ce n'avait été que sur les rapports que je me procurais de cette manière que l'empereur avait été informé de la situation de ses affaires en Portugal, et avait pu ordonner ce qu'il avait jugé à propos de faire faire.
D'un autre côté, je donnai quelques ordres à Londres pour que l'on y prît de nouvelles informations. Je voyais, par les moyens dont j'ai parlé, une quantité de lettres à l'adresse de la même maison à Londres; je sus bientôt que c'était la meilleure maison garnie de cette capitale, ce que nous appelons en France une bonne auberge, et que c'était là où descendaient d'ordinaire les étrangers; je ne manquai pas de recommander que l'on me procurât les noms de tous les voyageurs qui y arrivaient.
Un registre d'auberge est la chose la plus facile à former quand il n'y en a pas, et à se procurer quand il y en a. Celui-là comparé avec celui de Gravesend, où l'allien office en tenait un de tous les étrangers qui y arrivaient, et l'un et l'autre confrontés avec les rapports des bateliers d'Ostende, je voyais s'il y avait encore un moyen de communiquer avec l'Angleterre qui ne me fût pas connu; il était rare que je ne finisse pas par le saisir. J'étais parvenu à faire remonter sur la trace d'un voyageur, en partant de Londres jusqu'à son premier point de départ. C'est ainsi que je fus informé du voyage qu'avait fait un officier du prince d'Orange (qui demeurait à Berlin), jusque près du prince héréditaire de cette famille, qui servait dans l'armée anglaise en Portugal; il était facile de se persuader qu'il devait être question de bien grands intérêts pour cette famille, puisque l'on avait envoyé de si loin un officier à ce jeune prince.
Je le fis guetter son retour, j'en donnai avis, et il fut arrêté à Hambourg avec toutes ses lettres. On avait traité la chose avec trop de sévérité à Hambourg, avant de savoir s'il y avait un motif d'intrigue politique dans ce voyage.
Je fis ce que je pus pour adoucir la mauvaise fortune qui devenait la récompense de la fidélité de cet honnête officier, qui avait supporté ce rigoureux traitement avec beaucoup de résignation. Sa femme, tout effrayée, accourut de Berlin pour le voir; je lui accordai toutes les facilités qu'elle pouvait désirer pour cela, et je mis ensuite le mari en liberté.
Il paraissait n'avoir été envoyé près du prince d'Orange, par le propre père de ce prince, que pour des affaires particulières de famille de peu d'intérêt, excepté cependant que les lettres du prince à son père étaient des réponses aux conseils qu'il lui avait envoyés, de rechercher la main de la princesse royale d'Angleterre, ce dont le jeune prince ne se souciait pas. Il en donnait pour raisons qu'il craignait de ne pas trouver dans cette union le bonheur que l'on cherche lorsqu'on se marie, et sans l'assurance duquel il ne voulait pas y songer; en un mot, il disait tout net qu'il craignait de ne pouvoir s'accoutumer à une domination sous laquelle il croyait que serait obligé de plier celui qui l'épouserait.
Il ne faisait pas l'éloge de la princesse d'Angleterre, et ne paraissait pas avoir encore la philosophie formée sur le caractère des femmes; il aurait voulu que la princesse Charlotte ne fût que princesse d'Orange et lui prince d'Angleterre.
C'était par cette maison de Londres que je découvrais tout ce qui y venait des villes anséatiques, de la Prusse, de la Saxe, et même de l'Autriche, qui, comme on le verra plus bas, nous demandait de faire passer des courriers par Calais[3], pour que l'on n'aperçût pas ceux qu'elle envoyait par le nord. À la vérité, ils m'échappaient, parce qu'ils allaient par la Saxe, la Prusse, le Danemarck, quelquefois par Heligoland et Londres, où mon homme les voyait arriver. Si nos malheurs ne fussent venus, j'aurais fini par les avoir aussi, non pas pour les empêcher de passer ni même pour les retarder, mais pour jeter les yeux dans ce qu'ils portaient, et qui, à coup sûr, ne devait pas ressembler à ce que le cabinet de ce pays envoyait par Calais.
Il aurait fini par en résulter que les courriers, que l'on ne croyait pas dans le cas d'être visités, l'auraient été, et que ceux que l'on aurait cru visités ne l'auraient pas été.
Je connaissais déjà la route qu'ils tenaient, et infailliblement entre Vienne et le Danemarck, j'aurais trouvé un moyen de réussir à découvrir la vérité. Toutes ces cachotteries me faisaient faire de bien tristes réflexions, en même temps qu'elles me forçaient de convenir que nous n'avancions pas vers la tranquillité, et que, si la partie ne se liait pas encore contre nous, au moins tous les sentimens étaient d'accords, et qu'il ne faudrait qu'un revers pour tout perdre.
Plus nous gênions les relations de l'Angleterre avec l'Europe, plus, de tous les points, on cherchait à s'en rapprocher, et nous restions chargés des épithètes odieuses que nous donnaient tous ceux que nos mesures contrariaient.
Le remède à tout cela était dans la paix, il la fallait; on aurait pu la faire sans toutes les intrigues et les ambitions particulières et étrangères, qui se réunirent pour tromper l'empereur. Ses ennemis voyaient bien que sa puissance serait indestructible dans la paix; ils résolurent de l'user par la guerre, et ils furent encore assez habiles pour persuader aux Français que c'était lui qui la voulait, et ils le crurent.
Avant de revenir à cette matière, je veux encore dire comment j'explorais les débris de la guerre civile de l'Ouest, qui habitaient l'Angleterre.
Cette partie du travail de la police était dans des mains très habiles, et l'on y avait fait une bonne statistique de tous les hommes qui avaient marqué dans les différens partis qui avaient successivement désolé les contrées de l'Ouest.
On tenait à Londres un homme qui n'avait pas d'autre commission que de les visiter tous les quinze jours, en faire, pour ainsi dire, la revue; et lorsque quelques uns s'absentaient, il en donnait avis, et on les cherchait en France, dans la contrée où ils avaient servi pendant les troubles civils, avant d'aller en Angleterre. Rarement on manquait d'y obtenir de leurs nouvelles, quand on ne les y trouvait pas eux-mêmes, parce que le premier besoin d'un homme qui est jeté ainsi à la côte est de venir prendre langue près des anciennes connaissances qu'il a laissées dans le pays.
Presque pas un de ceux qui ont été expédiés d'Angleterre de cette manière n'a manqué d'être pris. Il y en avait quelques uns qui donnaient ensuite des informations sur d'autres, et c'est ainsi que l'on connut toutes les routes par lesquelles on envoyait ces malheureux à une mort certaine, parce que les servantes de curés, les curés et les autres affidés une fois connus, ils aimèrent mieux prévenir de tout ce qui leur arrivait que de s'exposer à des malheurs.
On voit que je connaissais déjà assez bien mon échiquier, tant au dehors que dans l'intérieur.
La vieille reine de Naples.—Projet de renouveler les vêpres siciliennes.—La reine demande l'appui de la France.—Indignation de l'empereur.—Opérations de l'armée de Portugal.—Le général Brenier.—Levée du siége de Badajoz.
Nous étions au commencement de l'automne de 1810: l'empereur avait alors les affaires du pape à arranger, la campagne de Portugal à diriger. L'on était entré en Andalousie, et on s'était même porté sur Cadix; on conduisait avec activité les siéges de Catalogne; on organisait l'administration des provinces illyriennes en gouvernement séparé, c'est-à-dire qu'elles avaient leur budget de recette et de dépense particulier, qu'elles ne confondaient pas leurs ressources ni leurs besoins avec ceux des autres provinces, ce qui était une preuve qu'elles n'étaient pas destinées à nous rester, et que l'on n'attendait qu'une occasion de les négocier avantageusement.
C'était le maréchal Marmont qui gouvernait ce petit État, dont le chef-lieu était Leybach.
Il lui arriva une anecdote qui paraîtrait invraisemblable, si lui ainsi que moi ne pouvions la certifier.
Un brick de guerre sicilien vint, sous prétexte d'éviter la côte napolitaine, où il craignait d'être trahi, aborder dans un des petits ports de la Dalmatie, où il mit à terre un officier attaché au corps de la marine sicilienne, et spécialement employé par la feue reine de Naples et de Sicile; elle l'envoyait officiellement près du général en chef français, pour lequel elle lui avait donné la plus étrange de toutes les missions.
Le maréchal Marmont me l'envoya; je l'interrogeai moi-même, et reçus sa déclaration signée de lui. Elle portait que la reine de Sicile, qui ne pouvait plus résister au désir de secouer le joug des Anglais, avait résolu d'entreprendre de s'en affranchir en renouvelant les vêpres siciliennes contre eux, aussitôt qu'elle serait assurée qu'en cas d'insuccès, elle pouvait compter sur un asile, non pas dans le royaume de Naples, mais dans une partie de l'Italie soumise à la domination française.
Cet officier ajoutait que tout était prêt pour l'exécution de ce projet, qui devait être entrepris aussitôt qu'il serait de retour; il faisait connaître tous les moyens que la reine avait pour réussir, et dans le fait, si elle n'avait pas complètement réussi, cette coupable entreprise eût coûté la vie à bien des malheureux.
Après avoir reçu la déclaration de l'officier sicilien, je dus en rendre compte à l'empereur. Il lut toute cette proposition d'un bout à l'autre, et se souleva d'indignation qu'on eût osé compter sur son appui pour une aussi lâche extermination. Il m'ordonna de retenir indéfiniment, c'est-à-dire jusqu'à la paix, l'officier sicilien, qui fut mis à Vincennes, où il était encore lorsque les alliés entrèrent à Paris. Il est mort depuis. Il se nommait Amélia; son nom doit être encore dans les registres du greffe de ce donjon, où l'on pourra le vérifier.
Peu de mois après cette anecdote, les journaux étrangers parlèrent de la découverte qu'avaient faite les Anglais en Sicile d'un projet de les assassiner, et ils firent plusieurs arrestations qui furent suivies d'un procès et de l'application de la peine capitale. Sans doute que si je n'avais pas retenu l'officier sicilien, il aurait pu arriver près de la reine et lui faire exécuter son projet deux mois plus tôt, c'est-à-dire avant que les Anglais fussent informés de rien.
On est généralement disposé à croire que tous moyens de détruire des Anglais étaient agréables à l'empereur; voilà cependant un fait qui lui est particulier, et qui est encore inconnu en France, car il m'avait défendu d'en parler.
J'ai dit que l'empereur avait envoyé le maréchal Masséna prendre le commandement de l'armée qui combattait sur le Duero. Elle pénétra en Portugal, arriva à la suite des Anglais à Busaco, et ne put les attaquer à temps. Elle se concentra, marcha à eux, mais eux-mêmes s'étaient réunis et occupaient en force toutes les hauteurs; elle ne put les débusquer. Heureusement elle découvrit une route qu'ils avaient négligé de défendre. Elle continua son mouvement, fit une marche de flanc des plus hardies sans cependant que l'ennemi osât la troubler. Mais comme tout se compense dans ce monde, elle se trouva bientôt devant des obstacles qu'elle ne soupçonnait pas. Elle arriva devant les lignes de Torrès-Vedras, que les Anglo-Portugais avaient longuement préparées, et ne tarda pas à être aux prises avec tous les genres de privations.
Pendant qu'elle s'avançait ainsi à travers mille difficultés, le corps que commandait le maréchal Bessières en Castille était dans l'inaction. Si l'empereur eût commandé l'invasion, il l'eût emmené; le maréchal Masséna ne put le faire, et ces troupes, qui lui auraient été si utiles pendant qu'il était sous Lisbonne, où l'on fut obligé de laisser l'armée anglaise se retrancher, restèrent inactives; si même elles avaient été portées jusqu'à Coïmbre, elles auraient dispensé l'armée du maréchal Masséna de se diviser en une multitude de détachemens qui étaient obligés d'aller aux subsistances pour ceux des soldats qui restaient au camp. C'est ainsi que cette armée avait la moitié de son monde employée, et que le pillage s'y organisa sous prétexte d'y organiser les subsistances. Elle fut bientôt hors d'état de rien entreprendre contre l'armée anglaise, qui devenait plus forte tous les jours, et qui était dans l'abondance de tout.
Les deux armées passèrent ainsi la mauvaise saison, l'une manquant des choses les plus nécessaires, et l'autre regorgeant de tout.
L'armée du maréchal Masséna fut enveloppée comme dans un tombeau; on n'en entendait plus parler, tant l'insurrection avait rendu les communications difficiles. On n'eut des nouvelles que par les rapports que je tirais de Londres, où on les copiait sur ceux que lord Wellington y envoyait. C'est par là que nous sûmes que les Anglais étaient venus enlever et avaient fait conduire en Angleterre tout ce que Masséna avait laissé à Coïmbre; c'est aussi par cette voie que l'empereur fut averti de la retraite de ce maréchal, et put faire marcher Bessières pour l'appuyer. Sans cette source d'informations, l'armée anglaise aurait poursuivi Masséna jusque dans les cantonnemens de Bessières, qui n'avait pas été informé assez tôt pour assembler la sienne. L'empereur blâma Masséna de s'être ainsi aventuré sur Lisbonne sans avoir les moyens de l'enlever. Il aurait préféré qu'il organisât la guerre autour de Coïmbre, d'où il aurait tellement harcelé l'armée anglaise qu'elle se serait rembarquée. Sans doute, il pouvait rester dans cette ville; mais s'il l'eût fait, on n'aurait pas manqué de dire qu'il avait eu tort, et que, s'il avait marché sans s'arrêter jusqu'à Lisbonne, il n'aurait pas laissé aux Anglais le temps de se reconnaître, et serait entré pêle-mêle avec eux dans la ville.
Au fait on aurait pu le croire, et pour peu que la méchanceté ou l'envie fût venue s'en mêler, le maréchal Masséna aurait été tracassé.
La vérité est que si l'armée du maréchal Bessières avait suivi celle de Masséna, le succès n'était pas douteux; et, l'armée anglaise une fois rembarquée, cela suffisait peut-être pour faire tomber Cadix et changer la situation des affaires d'Espagne, qui n'avaient de force que celle qu'elles empruntaient de la présence des troupes anglaises.
À la fin de la mauvaise saison, l'armée du maréchal Masséna avait épuisé les ressources du pays sans être plus en état de battre l'armée anglaise; il se retira, et fut suivi de très près par celle-ci, qui le harcela jusqu'à la frontière d'Espagne; il laissa une garnison dans Alméida, sous les ordres du général Brenier; il trouva les troupes du maréchal Bessières prêtes à l'appuyer[4], mais il n'en eut pas besoin; il ramena son armée saine et sauve en Espagne, et vint à Salamanque, d'où il voulut faire marcher le corps du maréchal Ney sur Rodrigo. Celui-ci refusa d'obéir, et Masséna lui retira le commandement de ses troupes et le renvoya à Paris. Ney fut un peu grondé par l'empereur, mais ce prince pardonnait tout à sa bravoure.
Le maréchal Masséna voulut ensuite faire un mouvement avec toute son armée pour jeter des vivres dans Alméida; un concours de fâcheuses circonstances et de mauvaise volonté aurait rendu ce mouvement dangereux. On se disposait néanmoins à l'exécuter lorsque le général Brenier lui-même arriva à la tête de sa garnison, après avoir fait sauter les poudres de la place et avoir bravé la poursuite de toutes les troupes qui le bloquaient. Ce fait d'armes lui fit beaucoup d'honneur.
L'arrivée de la garnison d'Alméida rendait le mouvement qu'on avait ordonné à l'armée sans objet; en conséquence, on le contremanda. Ainsi la campagne de Portugal, qui paraissait d'abord devoir être définitive, ne produisit que des pertes et des embarras.
L'armée était exténuée; l'empereur jugea qu'elle avait besoin de repos, et la fit établir sur le Donoro; il rappela le maréchal Masséna lui-même, qui était fatigué et hors d'état de se donner les peines qu'exigeait le rétablissement de ses troupes.
Il choisit le maréchal Marmont (qui gouvernait en Illyrie) pour lui succéder dans le commandement, et fit remplacer celui-ci par le général Bertrand, aujourd'hui si connu par sa noble constance à suivre le sort de l'empereur.
L'année 1810 se termina ainsi pour les opérations militaires importantes. L'empereur s'était décidé à envoyer Marmont en Espagne, parce qu'il avait confiance en lui, que cet officier-général était jeune et tourmenté d'ambition; il était en outre bon organisateur, sévère, ennemi du pillage, ce qui en Espagne nous aliénait plus de coeurs que la guerre elle-même. Il y avait dans le poste que venait occuper le maréchal Marmont toutes sortes de moyens de se faire beaucoup d'honneur: vraisemblablement il y arriva avec les meilleures intentions du monde. Je suis en particulier convaincu que, si la fortune avait couronné ses premiers efforts, comme il avait beaucoup de mérite personnel, il serait devenu en peu de temps l'homme qu'il fallait à l'empereur en Espagne, et c'était tout, car on peut dire qu'il ne manquait à cette armée qu'un homme, et qu'elle en avait beaucoup d'autres de trop.
Un mauvais sort semblait s'attacher à ceux qui étaient destinés à aller dans ce pays. Tous y étaient conduits par le zèle du service de l'empereur; c'était à lui qu'on voulait plaire, c'étaient ses faveurs que l'on ambitionnait, et à peine avait-on en main quelques moyens d'acquérir de la gloire, d'obtenir même tout ce que l'on avait le plus désiré, que de suite on faisait des calculs tout différens. L'envie, la jalousie étaient entrées dans les coeurs; les rivalités empêchaient des combinaisons de mouvemens qui auraient exigé la réunion de quelques troupes, qu'il aurait fallu tirer des différens corps d'armée. Wellington, revêtu d'une autorité absolue, était, au milieu de toutes ces mésintelligences, avec une armée soumise, qu'il conduisait tantôt sur l'un et tantôt sur l'autre de nos corps d'armée, bien persuadé qu'il n'avait pas à craindre d'être dérangé par le général dont il allait battre le voisin. Il faisait ses mouvemens avec une telle hardiesse, qu'il fallait qu'il connût bien toute la puissance de ses motifs de sécurité.
Le maréchal Marmont arriva en Espagne, et prit le commandement des troupes que le maréchal Masséna avait ramenées de Portugal. Elles étaient dans une situation déplorable; elles avaient séjourné quatre mois devant les lignes de Torrès-Vedras, manquant de tout, réduites aux plus rudes privations. Elles n'avaient subsisté, pendant ce long espace de temps, qu'au moyen de réquisitions forcées, faites et enlevées par des détachemens de corps organisés pour la maraude. Ces détachemens, fort souvent du tiers et de la moitié de chaque régiment, allaient à des distances de quinze à vingt lieues, et ne pouvaient remplir leur mission qu'au moyen des plus grandes violences: de là une désorganisation dont rien ne peut donner une idée, et une confusion, une indiscipline, qui rendaient l'armée incapable de combattre. Elle était arrivée sous Rodrigo, n'ayant presque plus de cavalerie, d'attelages pour son artillerie, et un matériel dans le plus grand désordre. Enfin, le dégoût le plus grand, le mécontentement le plus prononcé descendaient des généraux aux officiers et de ceux-ci aux soldats, et avaient remplacé chez tous le respect pour le devoir et l'amour de la gloire. Le duc de Raguse triompha promptement de ces fâcheuses dispositions, et releva bientôt le courage abattu de ses soldats.
Il renvoya en France tous les généraux fatigués et mécontens, rompit l'organisation des corps d'armée, et forma l'armée en six divisions d'infanterie et une de cavalerie, fit réparer le matériel et soigner et augmenter les attelages, forma des réserves de vivres, et en moins de trois semaines, cette armée se trouva réorganisée, rendue à la discipline, animée d'un bon esprit, et en état d'agir. L'empereur était loin de s'attendre à un résultat si prompt; il recommandait au duc de Raguse de n'entreprendre aucune opération avant d'avoir des moyens complets, soixante pièces de canon, attelées et approvisionnées: mais les circonstances devinrent urgentes et commandèrent d'en agir autrement. Le siége de Badajoz par les Anglais, conduit avec vigueur, tirait à sa fin: l'armée du midi de l'Espagne, commandée par le maréchal Soult, avait été complètement battue sur l'Albuern et ne pouvait plus rien entreprendre; Badajoz ne pouvait plus être sauvé que par l'armée de Portugal en agissant avec promptitude.
Le duc de Raguse, qui le sentit, et que les demandes réitérées du duc de Dalmatie appelaient dans le midi, se mit en marche dans les premiers jours de juin avec 30,000 hommes d'infanterie, 1,500 chevaux et 36 pièces de canon. Il se porta de sa personne à Rodrigo avec une division d'infanterie et sa cavalerie, culbuta l'avant-garde anglaise, qui était à portée de lui, et fit courir le bruit qu'il reprenait l'offensive. Pendant ce temps, les cinq autres divisions, couvertes par ce mouvement, se portèrent à marches forcées sur le Tage par le col de Banios, et quand le mouvement fut en pleine exécution, les troupes qui étaient sur Rodrigo firent l'arrière-garde de l'armée et la rejoignirent pendant qu'elle exécutait son passage à Almarux, sur un pont qui avait été établi. Une fois en Estramadure, l'armée se pelotonna et marcha d'une manière compacte sur Mérida, toujours en mesure de combattre la portion de l'armée anglaise qui aurait pu se porter sur son flanc. Ce mouvement, fait avec décision et promptitude, déconcerta tous les projets de l'ennemi, qui leva le siége de Badajoz au moment où la jonction des deux armées s'opéra.
Cette opération fut louée et appréciée. On n'était pas accoutumé en Espagne à voir les généraux français se soutenir et venir au secours de leurs voisins, et, loin de profiter des instructions qui subordonnaient les mouvemens à une force déterminée que l'on n'avait pu atteindre, prendre au contraire la responsabilité d'une offensive prématurée, pour venir se mettre sous les ordres d'un de ses égaux. Il faut le reconnaître, dans cette circonstance, la gloire des armes, le bien public furent le mobile de la conduite du duc de Raguse. Cette expérience aurait dû être une bonne leçon pour nos généraux pendant le reste de la guerre en Espagne; mais l'amour-propre reprit bientôt son empire, et on perdit la péninsule.
Les maréchaux Marmont et Soult convinrent d'opérations ultérieures, et retournèrent chacun dans leurs quartiers avec leurs troupes.
Suite des affaires papales.—Opinion de Pie VI sur Pie VII.—Enlèvement du S. Père.—Députation de Savone.—La petite église.—Le soldat missionnaire.—L'abbé d'Astros.—Ses aveux.—Consultation sur la croix haute.—Le cardinal di Pietro.—Les petits prêtres romains.
Pendant que l'empereur faisait faire la campagne de Portugal, il ne négligeait pas ses affaires intérieures. Ses démêlés avec Rome l'occupaient particulièrement. Il fit consulter là-dessus tout ce qu'il y avait à Paris de théologiens et d'ecclésiastiques distingués. Tous se déclarèrent franchement contre le Pape, qu'ils accusaient de faire usage de son pouvoir spirituel dans une affaire toute temporelle et étrangère à l'Église.
Les difficultés survenues avec la cour de Rome avaient, comme nous l'avons dit, amené l'occupation de Civita-Vecchia et d'Ancone. Le pape, qui prétendait que son temporel était aussi infaillible que son spirituel, protesta contre cette occupation, qui n'avait pourtant été ordonnée qu'après de longues représentations. L'on avait déjà vu des insurrections en Italie, notamment à Rome; on savait de combien de scènes sanglantes elles étaient accompagnées, et le caractère du pape ne rassurait pas[5]. Cette obstination obligea de recourir aux partis extrêmes. On porta des troupes dans Rome même, afin que cette grande ville ne donnât point aux campagnes le signal et l'exemple d'une révolte que, selon toute apparence, on chercherait à y exciter.
Le pape, furieux, entouré de prêtres peu éclairés, lança, contre l'empereur, sa bulle d'excommunication, qu'il envoya en Italie, en France, en Belgique et en Espagne.
Quoique l'empereur se souciât peu de cette excommunication, il ne laissa pas d'être inquiet de tous les embarras qu'elle pourrait lui causer, surtout en le mettant dans l'obligation de sévir contre des malheureux qui pouvaient être égarés par quelques prêtres fanatiques dont l'influence sur les campagnes, où la population est peu éclairée, est toujours considérable. Ces idées se présentèrent à son esprit sous des couleurs d'autant plus noires, qu'il était alors à Vienne, engagé dans une guerre qui pouvait aller mal d'un instant à l'autre. Si cela était arrivé, et que le pape eût été à Rome, il est bien présumable que les révoltes qui auraient eu lieu en Italie, où elles avaient déjà commencé, auraient rendu la position de l'empereur plus difficile à Vienne, où il eût été peut-être obligé de faire une paix moins avantageuse que celle qui fut conclue. Malheureusement il n'avait pas le temps de s'occuper du pape, et n'avait personne près de lui, dans ce moment-là, qu'il pût charger de ces sortes d'affaires; il ne songea donc qu'à se préserver des suites que pourrait avoir une humeur aigrie au dernier point, et qui ferait jouer tous les ressorts de sa puissance à la première occasion favorable. C'est pourquoi il le fit enlever[6] et conduire à Savone, où il lui avait donné un état de maison extrêmement convenable. Les choses étaient dans cette situation, lorsqu'on les reprit après le mariage de l'empereur, auquel les cardinaux romains crurent devoir ne pas assister; ils furent blâmés par tout le monde et condamnés même par la faculté de théologie.
L'empereur avait pris un soin extrême de mettre le bon droit et les formes de son côté, et il se flattait qu'il pourrait éclairer l'esprit du pape.
Il lui envoya une députation composée d'abord de quatre prélats, qui
étaient l'évêque de Nantes (l'abbé Duvoisin), l'archevêque de Tours (M.
Barral), l'archevêque de Bourges (M. de Beaumont), et l'évêque de
Trèves.
Les quatre prélats se rendirent à Savone, où ils restèrent près d'un mois; ils avaient sans doute de quoi répondre à tous les argumens qu'on pourrait leur opposer, mais ils étaient surtout chargés de régler définitivement quelques points de discipline ecclésiastique, qui étaient le sujet de tracasseries continuelles en France.
Le pape ne voulait pas, par exemple, dans sa mauvaise humeur, donner de bulles aux évêques que l'empereur nommait aux sièges qui devenaient vacans; il en résultait que les vicaires capitulaires étaient les véritables évêques, et qu'ils étaient presque tous en opposition de principes avec l'évêque qu'on leur avait envoyé.
La désorganisation se mettait petit à petit dans les maisons religieuses, et commençait à gagner celles d'éducation; dans beaucoup de paroisses, on ne craignait pas de refuser de chanter, après la messe, le cantique Domine salvum.
Je n'ai pas connu les détails des conférences de Savone, mais j'ai su d'un des respectables prélats qui avaient fait partie de la députation, que le pape n'était pas sorti de son idée fixe. Il voulait retourner à Rome, et pour toute réponse aux observations qu'on lui faisait il se bornait à répéter: A Roma, a Roma; c'est-à-dire qu'il fallait d'abord lui rendre la puissance temporelle, après quoi il verrait. On avait beau lui parler de l'intérêt des fidèles, du repos de l'État, son refrain était toujours le même: A Roma; il ne sortait pas de là.
Il observa cependant qu'il ne pouvait répondre à rien sans son conseil, sans les cardinaux dont je viens de parler; mais nous avions avec ceux-là un bien autre compte. Avant d'y venir, je veux terminer ce qui est relatif à Savone.
Les prélats, ne pouvant rien obtenir, prirent congé du pape, et revinrent à Paris.
Une chose remarquable, c'est que dans une circonstance où l'esprit le plus fort pouvait faillir, et dans laquelle la meilleure mémoire pouvait manquer, dans une circonstance qui avait mis en recherches tous les plus doctes théologiens, et fait compulser tant de livres depuis six mois; une chose remarquable, dis-je, c'est que le pape n'ouvrit pas autre chose que son bréviaire, ne dit pas autre chose que son chapelet. Il ne touchait pas un livre, et l'on verra plus bas comment il passait son temps.
Le retour des évêques à Paris contraria l'empereur; il médita et consulta de nouveau pour arrêter la matière d'un second message qui fut envoyé au Pape dans l'hiver. Il fut porté par les mêmes évêques, auxquels on en adjoignit deux autres, qui furent M. l'archevêque de Malines, et, je crois, M. d'Osmond, qui était évêque de Nancy ou archevêque de Florence; je ne me rappelle pas lequel des deux siéges il occupait.
Cette affaire du Pape, dans laquelle on a été méchamment injuste envers l'empereur, est, selon moi, une des circonstances où il a montré le plus de patience. Si le Pape avait eu affaire à un roi d'Angleterre ou à un empereur russe, il n'eût pas seulement été question de lui; mais l'animosité et le déchaînement étaient tels, que les athées même défendaient le saint père aussi vivement que les dévots.
On va voir jusqu'à quel point l'empereur poussa la patience, et ce qu'il savait déjà des menées des prêtres romains, lorsqu'il envoya son second message à Savone.
C'est à cette occasion que je me mêlai, pour la première fois, des prêtres. J'étais déjà à peu près certain de réussir dans ce que je cherchais; j'avais envoyé des prêtres à moi voyager dans plusieurs contrées de la France, et presque tous m'avaient rapporté que ce que l'on appelait la petite église avait un avantage d'opinion presque dans tout le pays. On appelait la petite église celle qui était desservie par des prêtres qui ne reconnaissaient pas l'autorité du Pape, et qui prêchaient cependant dans le sens de la bulle d'excommunication. Il y avait de ces prêtres qui, depuis la guerre civile, circulaient par toute la France, administrant le baptême, confessant, donnant la communion, faisant des mariages et célébrant l'office divin dans des maisons particulières où leurs ouailles se rendaient en portant chacune leur petite rétribution, et c'était là le principal, car tout en abusant de la crédulité des gens de la campagne, ces fanatiques ne négligeaient pas de prélever un impôt sur eux.
M. le duc d'Otrante avait tout-à-fait négligé cette source de discorde, qui avait déjà causé des ravages lorsque je m'en occupai.
J'étais parvenu à faire arrêter plusieurs de ces prêtres, qui, depuis 1793, avaient été envoyés dans l'Ouest par le comité des évêques établi à Londres, et qui, depuis cette époque, faisaient dans le pays le contraire de ce qu'ils auraient dû faire.
Je fis venir ces prêtres, qui n'étaient que de véritables idiots, décidés à se faire martyriser pour des sottises; je ne pus en tirer aucun aveu, sinon sur tout ce qu'ils avaient fait personnellement, c'est-à-dire qu'ils rebaptisaient, reconfessaient, remariaient, etc., tout ce qui l'avait été dans le pays par d'autres prêtres, c'est-à-dire par ceux qui avaient reconnu le concordat. En cherchant après ces prêtres, on arrêta un soldat qui, ayant vu la stupidité des gens des environs, avait imaginé de se donner pour prêtre; il avait voyagé, reçu de l'éducation; il s'était mis à confesser, à baptiser et à dire la messe, parce que cela lui rapportait plus que son métier de soldat.
Il fut mis en prison; on ne lui fit aucun mal, mais le bruit de cette aventure fit tort aux vrais prêtres de la petite église, parce que tout le monde eut peur d'aller à la messe d'un grenadier. Je fus particulièrement content de cette aventure en ce que j'en eus tout l'avantage.
L'empereur m'avait souvent parlé de la petite église, et m'avait poussé avec force dans ces recherches; il fut satisfait de ce commencement de succès, que j'ai mis ici avant l'affaire que je vais raconter, quoiqu'il n'en soit que la suite.
L'empereur avait un tact extraordinaire pour sentir d'où partait une mauvaise influence; lorsqu'il suivait sa propre impulsion, il se trompait rarement. Depuis plus de deux ou trois mois, il me faisait rechercher une bulle ou instruction que le Pape devait avoir envoyée à tout le clergé de France.
On avait la preuve morale qu'elle existait, on en voyait même mettre les dispositions en pratique; mais comment mettre la main dessus? C'était là la difficulté. Les prêtres ont la plupart des physionomies sur lesquelles il est facile de se tromper; j'y aurais échoué sans un cas fortuit qui survint et me fit tout découvrir.
Nous étions arrivés au 1er janvier, où les corps constitués venaient faire leur visite à l'empereur.
Le clergé de Paris y vint. Le siége de cette métropole avait été occupé depuis la mort du cardinal Dubelloy par le cardinal Fesch, qui avait ensuite donné sa démission et avait été remplacé par le cardinal Maury; mais ce prélat n'ayant pas de bulle, c'étaient les vicaires capitulaires du chapitre qui faisaient toutes les affaires du diocèse. C'était donc près d'eux que l'on devait chercher ce que l'on voulait avoir; il n'était pas en effet vraisemblable qu'un agent de la cour de Rome se fût adressé à l'abbé Maury, qui était d'une opinion différente. Il y avait parmi les vicaires capitulaires de Paris l'abbé d'Astros[7], qui était le principal agent du chapitre métropolitain; il était présent avec le clergé du diocèse, et porta lui-même la parole de félicitation à l'empereur, qui lui laissa dire son compliment, et qui ensuite, sans s'échauffer, lui parla des dissensions du clergé.
L'empereur avait-il déjà des informations? je n'en sais rien. S'il en avait, elles ne venaient pas de moi; dans tous les cas il avait mis le doigt sur la plaie.
Dans la conversation, il poussa M. d'Astros, qui ne concevait pas pourquoi c'était précisément à lui que l'empereur s'adressait; il se crut trahi et se déconcerta, sans cependant dire un mot qui pût le compromettre.
L'empereur rentra, après l'audience qui finit presque aussitôt, dans son cabinet, où il m'ordonna de le suivre, et après m'avoir fait connaître ce qui venait de se passer avec cet abbé, et m'avoir parlé de ses pressentimens, il me dit de donner suite à cette affaire. Il n'y avait pas un moment à perdre; on commençait à sortir du château, lorsqu'il me vint dans la pensée de faire dire au cardinal Maury que j'avais à l'entretenir, et que je le priais de passer chez moi en sortant des Tuileries, et de faire en sorte d'y amener l'abbé d'Astros.
Je me rendis chez moi, et j'envoyai un agent fort adroit chez M. d'Astros, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, de visiter tout son appartement, et de bien examiner tout ce qui serait de capacité à contenir une feuille de papier.
Pendant que l'on exécutait mon ordre, le cardinal Maury et M. d'Astros arrivèrent; ce dernier était encore effrayé des questions que lui avait faites l'empereur. Je pris le ton d'un homme qui était déjà informé, tandis que je ne savais rien; je dis à M. d'Astros que je lui donnais une demi-heure pour se décider à me dire d'où il avait reçu les papiers qui venaient d'être trouvés chez lui, et quel usage il comptait en faire. Il crut trouver une porte de salut en me répondant qu'il ne voulait en faire aucun usage, et qu'il ne connaissait pas la personne qui les lui avait apportés. Il me mit bien à mon aise, car je ne savais pas encore qu'il en avait; je profitai de la veine et lui fis dire à qui il les avait communiqués. Il ne voulait nommer personne, lorsqu'on lui observa de prendre garde qu'il n'était amené dans cette position que par quelqu'un qui avait connaissance de tout, et qu'il devait bien voir qu'il fallait qu'il eût parlé pour que l'on sût où prendre ce que l'on cherchait. C'est alors qu'il nomma un autre vicaire capitulaire comme lui, et M. Portalis[8], ce qui indisposa fort l'empereur contre ce conseiller d'État, qui, confident d'une chose tendant à bouleverser l'empire, n'en avait rien dit. Il en éprouva de la peine, se souvenant des services de son père, et s'il fit un exemple aussi sévère du fils, en le renvoyant du conseil d'État, c'était bien plus pour l'exemple que pour la faute.
M. d'Astros ne voulut pas parler davantage. On m'apporta alors le résultat de la visite qui avait été faite chez lui, où on avait effectivement trouvé des choses extraordinaires; je les fis toutes reconnaître à M. d'Astros, qui ne sut pas que je n'en étais point encore en possession lorsque je l'appelai chez moi.
Il y avait dans ses papiers plusieurs lettres particulières, dont je l'obligeai de me nommer les auteurs; cela fini, je lui déclarai qu'il avait perdu sa liberté jusqu'à ce que je fusse tout-à-fait informé.
Ces papiers, quoique assez volumineux, avaient été trouvés cachés, partie dans les poches d'une vieille soutane qui était suspendue dans sa garde-robe, partie dans une boîte à manchon. Ils se composaient, 1° de la fameuse bulle; 2° d'une longue instruction d'un légat du pape. Nous apprîmes par là qu'en quittant Rome, le Pape avait donné ses pouvoirs à un prêtre qui ordonnait dans toute la chrétienté, et d'après les ordres duquel tout se faisait. L'existence de ce chef invisible nous expliqua pourquoi on rencontrait partout une conformité d'opposition et de malveillance sur certains points de discipline et de dogme.
M. d'Astros ne voulut jamais dire de qui était cette instruction qui n'était pas signée; mais il y avait avec elle des minutes de lettres écrites de sa main, et qui établissaient la preuve qu'il avait été lui-même dans le cas de consulter un chef sur différens points de discipline ecclésiastique, sans doute pour mettre sa responsabilité à couvert.
Malheureusement pour lui, il avait écrit à ce chef quatre jours auparavant pour lui demander s'il pouvait conduire le chapitre chez l'empereur avec la croix haute, c'est-à-dire la croix que l'on porte en avant de toutes les processions.
Il avait insisté pour une prompte réponse, parce que le cardinal Maury, qui y allait franchement, avait ordonné qu'on la portât, et M. d'Astros, qui craignait d'être blâmé, avait voulu consulter son chef, avant d'y consentir. La réponse du chef était aussi dans les papiers saisis; elle avait même été suivie d'une explication qui avait dû être précédée de demandes et de réponses si rapprochées, qu'il était évident que le chef ne pouvait pas être éloigné, que de plus il était Italien, parce que son écriture et son style le décelaient. M. d'Astros ne voulut jamais le nommer.
J'eus recours à un stratagème pour le découvrir.
Comme ces lettres n'avaient que deux ou trois jours de date, je sus par le domestique de M. d'Astros, qu'il les avait portées à un certain P. Fontana, Italien, qui, depuis l'expulsion des cardinaux, s'était retiré dans un couvent de religieuses à Paris. J'envoyai chercher ce religieux, qui m'en nomma un autre de sa nation (je crois qu'il s'appelait Antonio), qui, depuis la même époque, vivait aussi chez des religieuses, de la communauté desquelles j'ai oublié le nom.
Le P. Fontana reconnut les lettres que M. d'Astros lui avait écrites, dont je lui représentai les copies, ainsi que les réponses qu'il y avait faites, et qui y étaient jointes.
Enfin, pour éviter des détails ennuyeux pour le lecteur, il résultait des aveux de ces prêtres que, depuis que les cardinaux avaient été éloignés de Paris, c'étaient eux qui avaient résolu tous les cas difficultueux de l'église, d'après une instruction semblable à celle qui était dans les papiers de M. d'Astros. Ils dirent qu'il l'avaient reçue depuis que le Pape était à Savone, mais que ce n'était pas lui qui la leur avait envoyée.
Ces prêtres excitaient ma curiosité et ne la satisfaisaient pas, lorsque je m'avisai de leur demander comment ils auraient agi, s'il s'était présenté un cas non prévu par l'instruction, et qui fût de dogme au lieu d'être de discipline; ils répondirent qu'ils en auraient référé au collége des cardinaux; et enfin ils avouèrent que cela était déjà arrivé, et qu'ils en avaient écrit au cardinal di Pietro.
Le cardinal di Pietro était le premier ministre du pape; c'était à lui que le pape avait remis ses pouvoirs en quittant Rome, et c'était lui qui, à Paris, avait empêché les autres cardinaux d'assister à la cérémonie du mariage de l'empereur.
Il avait été comme les autres renvoyé de Paris, et se trouvait à Sémur en Bourgogne, où je l'envoyai chercher; il fut vivement pressé par M. Réal, que l'empereur m'avait ordonné de charger de la suite de cette affaire. Le cardinal di Pietro fut obligé de s'avouer vaincu; c'était lui qui faisait le pape, et qui en quittant Paris avait donné ses instructions à ces deux prêtres italiens et à M. d'Astros.
C'était ainsi que les ministres d'un Dieu de paix s'enveloppaient de leur ministère pour troubler l'état et l'intérieur de chaque famille, en alarmant la conscience de l'homme de bien, et en encourageant le chancelant agitateur. Dans tout autre pays qu'en France, le gouvernement eût puni ces prêtres comme des ennemis du repos public, mais on se contenta de les enfermer comme des fous dangereux. La suite de cette affaire conduisit à découvrir une ligne de correspondance entre Paris et Savone, ce qui fit encore mettre en prison quelques prêtres qui en étaient les messagers[9], et qui portaient jusqu'au fond de la Belgique, les instructions démagogiques du cardinal di Pietro.
Cette découverte me donna l'idée de faire la recherche de tous les petits prêtres romains qui étaient venus à Paris avec les cardinaux, et je les trouvai pour la plupart, sous l'habit séculier, maîtres de latin, d'italien, ou de musique; les dévotes se les étaient partagés comme autant de morceaux de la vraie croix.
Je les fis observer, et je ne tardai pas à reconnaître combien ces malheureux étaient corrompus, et de quel danger il était pour les familles d'y laisser des hommes aussi pervers, qui profitaient de l'accès qu'ils y avaient pour y introduire un genre de corruption jusqu'alors inconnu en France. Il y avait cependant quelques familles qui n'auraient pas eu le droit de se plaindre, car, par esprit de parti, elles avaient été au-devant du mal.
Néanmoins, sans faire aucun éclat, je réunis les lettres coupables que quelques uns de ces hypocrites avaient écrites à des jeunes gens, et en fis donner connaissance aux parens; cette précaution suffit pour les voir bientôt, à quelques uns près, congédiés, et dès-lors ils ne furent plus dangereux. Cette affaire de prêtres fit un grand bien à l'administration en général, parce que le mal que l'on connaît devient toujours moins dangereux que celui qu'on ne connaît pas. On trouva le moyen d'en arrêter les conséquences, et si depuis un an que cette intrigue criminelle était tramée on l'avait interrompue, elle n'eût pas fait en France autant de progrès, qui, dans nos revers, sont devenus un mal capital.
On a donné une couleur d'oppression à la répression de cette intrigue; je demande ce que l'on ferait en Angleterre à un évêque catholique romain qui, en vertu de pouvoirs secrets du pape, abuserait de son ministère pour entretenir dans le royaume des intrigues tendant à bouleverser l'État.
Arrivée à Paris d'un jeune Saxon.—Son dessein d'assassiner l'empereur.—Décision remarquable de ce prince.—Livre de M. Daunou.—Ce qu'eût pu devenir la France.
L'empereur a toujours été trop bon, même envers ses ennemis personnels: je vais en citer un exemple dont j'ai été témoin, et qui est arrivé précisément à la suite de cette affaire de prêtres.
Je fus informé, dans le courant de l'hiver, qu'une famille de qualité de Dresde était fort inquiète des résolutions d'un jeune homme de vingt ans qui lui appartenait, lequel était parti tout d'un coup de l'université de Halle ou de Leipsick, où il faisait ses études, et avait pris un passeport pour Francfort-sur-le-Mein, d'où probablement il pousserait jusqu'en France.
Je fus informé aussi que ce jeune homme avait un cerveau faible, et qu'il avait quitté la religion luthérienne pour embrasser le catholicisme.
Le temps était court, et les renseignemens bien vagues; je n'eusse rien trouvé, si un de mes agens à Francfort ne m'avait écrit par le même courrier, pour me prévenir du passage par cette ville d'un jeune Saxon qui s'appelait Wondersale, et qui se rendait à Paris. Il ajoutait qu'il avait pris à Francfort une lettre de crédit sur Paris.
Je voyais bien qu'il estropiait le nom du jeune homme; néanmoins, d'après le calcul que je faisais, il devait être arrivé à Paris depuis deux jours, et je le fis chercher, tant par la préfecture que par le ministère de la police.
J'en donnai l'ordre un dimanche à dix heures du matin, et je fis demander, dans les maisons de banque qui étaient reconnues pour avoir particulièrement des relations avec l'Allemagne, les noms des personnes à l'adresse desquelles étaient les crédits qu'elles avaient eu commission d'ouvrir depuis cinq ou six jours.
J'eus de suite une liste de noms, dans laquelle je remarquai le nom allemand de Won der Sulhn, qui avait un crédit de Francfort de tel jour, et qui demeurait à tel hôtel, dans telle rue.
On l'y trouva effectivement vers les cinq heures du soir; il avait quatre paires de pistolets, un poignard, s'était confessé, et avait même communié.
Lorsqu'il entra chez moi, j'étais plus disposé à lui parler de bals et de plaisirs, en voyant sa bonne mine et sa jeunesse, qu'à lui parler de choses plus sérieuses.
Je n'avais d'ailleurs aucune preuve; je plaidai le faux pour savoir le vrai: je fis de la morale au jeune homme, je lui parlai de la honte irréparable d'une mauvaise action, qui déshonorait plus particulièrement un homme de sa naissance. Il devint rouge, fut embarrassé, et enfin, avec la candeur d'une âme qui n'était point encore souillée, il m'avoua quelle était son intention en venant à Paris, qu'il avait résolu de tuer l'empereur pour attacher son nom au sien. Je lui demandai comment il ne s'était pas laissé arrêter par les difficultés qu'il devait prévoir qu'il rencontrerait, qu'il en voyait l'exemple. Il me répliqua froidement qu'il savait bien qu'il devait mourir, soit qu'il manquât ou qu'il réussît; qu'il s'était mis en règle pour répondre à Dieu, et que, s'il avait manqué son coup, un autre aurait suivi son exemple, et profité de l'expérience qu'il n'avait pas, pour éviter ce qui aurait pu l'empêcher de réussir.
Il ajoutait que Henri IV avait été manqué vingt-deux fois, et que la vingt-troisième avait réussi; que l'empereur n'avait encore été manqué que trois ou quatre fois, mais que cela n'arrêtait pas un homme de courage, qui ne comptait sa vie pour quelque choses qu'autant qu'elle était utile, et qu'il trouverait la sienne suffisamment bien employée, puisqu'elle avancerait d'une chance les probabilités de succès pour ceux qui voudraient l'imiter.
Il était difficile de porter plus loin que ne l'avait fait ce jeune homme le dévoûment de sa personne pour l'exécution d'un crime.
Je fis à l'empereur un rapport écrit de tout ce qui avait précédé et suivi l'arrestation de ce jeune Saxon, dont les projets ne pouvaient pas être mis en doute.
L'empereur écrivit en marge de mon rapport (c'est-à-dire par la main de son secrétaire): «Il ne faut point ébruiter cette affaire, afin de n'être point obligé de la finir avec éclat. L'âge du jeune homme est son excuse; on n'est pas criminel d'aussi bonne heure, lorsqu'on n'est pas né dans le crime. Dans quelques années, il pensera autrement, et on serait aux regrets d'avoir immolé un étourdi et plongé une famille estimable dans un deuil qui aurait toujours quelque chose de déshonorant.
«Mettez-le à Vincennes, faites-lui donner les soins dont il paraît que sa tête a besoin, donnez-lui des livres, faites écrire à sa famille et laissez faire le temps; parlez de cela avec l'archi-chancelier, qui est un bon conseil.»
En conséquence de ces ordres, le jeune Won der Sulhn fut mis à
Vincennes, où il était encore lors de l'arrivée des alliés à Paris.
Ce que l'empereur était forcé de reconnaître dans la conduite des prêtres romains ne le disposait pas à se relâcher du projet qu'il avait de secouer le joug des papes; c'est à cette occasion qu'il fit composer par M. Daunou[10] un ouvrage qui a pour titre: Recherches historiques sur les anticipations et la puissance temporelle des papes. Il disait en parlant d'eux: «Moi, j'aimerais mieux me faire luthérien, demain, que de mettre la France de nouveau en feu, en y rétablissant le monstrueux pouvoir de ces hypocrites.»
L'empereur avait malheureusement trop de petites affaires, dont on avait pris l'habitude de l'entretenir. Son ministère travaillait moins qu'auparavant; dans ces sortes de choses, on venait à lui pour des bagatelles; on le dérangeait souvent d'occupations sérieuses pour lui parler de minuties dont on n'aurait dû lui parler qu'après qu'elles auraient été faites, en sorte que les grandes étaient privées du soin que leur importance réclamait, et que les petites devenaient importantes.
Si l'empereur n'avait pas été jeté dans des affaires qui l'absorbaient en entier, il aurait fini cette affaire des papes, qui aurait été mise au nombre des travaux utiles qui ont signalé son gouvernement; mais faute d'avoir été achevée, elle a été représentée comme une entreprise simplement tyrannique, tandis que tous les États catholiques lui en eussent voué de la reconnaissance si elle avait réussi. Combien il était encore à regretter qu'une suite continuelle de grandes guerres amenât toujours des embarras qui se succédaient et jetaient l'empereur hors des occupations auxquelles il avait si bien pris goût!
Depuis la paix de Lunéville jusqu'à la rupture du traité d'Amiens, il a été une époque où le budget des recettes de l'État dépassait celui des dépenses de plus de quarante à cinquante millions, et où l'empereur avait indépendamment, dans ses coffres, une économie, provenant des contributions étrangères et de ses épargnes, qui ne s'élevait pas à moins de deux cent cinquante ou trois cents millions.
Si l'on eût eu la paix avec cela, il avait de quoi rendre la France un muséum de tout ce que le génie, l'art et l'esprit humain sont susceptibles d'imaginer pour la gloire et le bien-être des hommes. On se perdrait en réflexions tristes, qui ne sont pas l'objet de cet ouvrage, si l'on ouvrait le chapitre de ce que l'on a fait et qu'on n'aurait pas dû faire, comme de ce que l'on n'a pas fait et que l'on aurait dû faire.
Pendant que la police expliquait à Paris cette mauvaise machination des prêtres, l'empereur faisait partir son second message près du Pape; il n'eut pas plus de succès que le premier, et l'on peut avancer hardiment que, sous tous les rapports, le Pape était d'une portée d'esprit au-dessous de la situation dans laquelle les progrès de la raison avaient jeté les affaires de l'église. Il ne voyait que sa situation personnelle; il s'obstinait à ne pas la séparer de la question spirituelle. Les événemens sont venus à son aide; le conclave le canonisera peut-être, mais l'histoire le jugera.
Fâcheuse situation du commerce.—L'empereur vient à son secours.—Embarras de M. de Talleyrand.—Vente de son hôtel.—Comment il meuble celui qu'il habite aujourd'hui.—Dépôt du duc d'Otrante.—M. Laffitte.—Ses idées sur le système continental.
C'est au commencement de l'hiver de cette année que plusieurs maisons de banque et de commerce éprouvèrent des embarras qui n'étaient que la conséquence de ceux de leurs correspondans, dont les affaires avaient souffert par suite d'une résistance de leur part aux mesures dont on voulait frapper le commerce anglais. En Hollande, les maisons les plus considérables faisaient leur liquidation et renonçaient aux affaires; en Belgique, on avait découvert une fraude importante qui avait pris le caractère d'un commerce permis: non-seulement on l'avait arrêté, mais on était revenu à l'examen des livres de toutes les maisons qui l'avaient fait, et on les avait frappées de tous les droits qu'elles avaient évité de payer. Quelques unes en furent ruinées, parce qu'elles avaient vendu leurs marchandises en raison des facilités qu'elles trouvaient à les introduire, et cela ne porta aucune atteinte aux maisons anglaises, qui étaient déjà remboursées de ce qui leur était dû.
Toutes ces mesures avaient frappé d'épouvante; chacun resserrait ses affaires; les capitalistes retiraient leurs fonds, et il y eut un moment où des maisons fort respectables eurent besoin d'argent, quoiqu'ayant leurs magasins pleins de marchandises qu'ils ne pouvaient pas écouler.
L'empereur se fit faire plusieurs rapports sur ces sortes d'affaires, et tous concluaient que la plupart des négocians qui étaient dans cette situation n'y étaient pas tous tombés par suite de la retraite des capitaux qui leur avaient été confiés, mais pour avoir donné à leurs opérations une extension disproportionnée à ceux qu'il pouvaient avoir, ce qui les avait obligés de les augmenter en créant un papier de circulation, lequel papier s'était trouvé sans hypothèque dans leur liquidation, et avait causé leurs embarras. Néanmoins il vint au secours des uns et des autres, et ouvrit ses coffres; il leur avança jusqu'à six à sept millions de son économie, pour préserver le commerce de Paris et celui de plusieurs autres villes d'une catastrophe.
C'est à cette occasion que je suis entré pour la première fois en rapport avec M. Laffitte, que je ne connaissais pas auparavant, et qui depuis long-temps dirigeait la maison de banque de M. Perregaux, particulièrement depuis la maladie qui l'a conduit au tombeau.
L'empereur avait souvent parlé devant moi de la crise du commerce; cela avait même été la matière d'une discussion du conseil, et il m'était facile de voir que l'empereur parlait d'après des rapports qu'on lui avait remis de divers endroits sans qu'aucun l'eût convaincu. Je m'aperçus qu'en soutenant une discussion avec mon collègue Mollien (ministre du trésor, qui siégeait à côté de moi), il me regardait comme pour m'exciter; il savait cependant bien que j'étais étranger à ces matières, et j'eus un moment la peur qu'il ne cherchât à inculquer à Mollien que j'étais l'auteur de ces rapports. Aussi je plaçai dans la discussion une lourde bêtise qui réhabilita ma réputation. Néanmoins le regard de l'empereur voulait dire quelque chose, et comme je savais depuis long-temps qu'il aimait mieux qu'on le devinât que de le faire parler, je me mis à l'oeuvre tout en sortant du conseil.
J'étais resté en rapports d'amitié avec Bourrienne; l'empereur le savait, et écoutait complaisamment tout ce que je lui en disais quand je rencontrais l'occasion de lui parler de lui, ce qui me donnait l'espoir de le lui faire remployer d'une manière quelconque.
Bourrienne connaissait bien mieux que moi ce que signifiait un geste de l'empereur, et je crus un moment qu'il avait connaissance des rapports qui avaient occupé l'esprit de l'empereur. Après avoir causé avec Bourrienne, je me décidai à aller quérir des lumières près de M. Laffitte, qui avait déjà dans le commerce une puissance d'opinion d'autant plus forte qu'elle reposait sur une indépendance absolue de caractère personnel, laquelle lui avait mérité une considération qui a été accrue et consolidée depuis par les événemens.
Une affaire d'arbitrage à laquelle je m'intéressais, et dans laquelle on désirait avoir l'opinion de M. Laffitte, vint fort à propos. Je le fis prier par Bourrienne de venir me voir.
J'avais à l'entretenir de trois choses, d'abord de la crise du commerce, de ses causes et de ses conséquences; ensuite du système continental et des licences.
En écoutant parler M. Laffitte, je revenais petit à petit à ses opinions, et s'il me lit, il jugera si je les ai bien retenues.
J'eus avec lui plusieurs entretiens dans lesquels il me développa son opinion y que je mets ici sous les yeux du lecteur.
«Une règle infaillible pour les gouvernemens pour bien juger de la marche des affaires et de l'état de l'opinion, me disait-il, c'est que tout ce qui est en opposition avec les intérêts est nécessairement en opposition avec les affections. L'arbitraire de l'administration tue la confiance et le crédit; le blocus ne produit aucun bien dans le présent, et son effet naturel est de détruire tous nos avantages commerciaux dans l'avenir. Le commerce est inoffensif de sa nature; il est gouvernemental, puisqu'il a besoin de protection: s'il est dans l'opposition, c'est qu'il se trouve lésé, ou qu'il manque de garanties. Ceux qui ne prospèrent qu'avec l'ordre et la tranquillité ne veulent pas de révolutions.
«Le blocus continental est, au premier abord, une grande pensée. La théorie présente à l'esprit un résultat prompt et même admirable; mais l'imagination ne suffit pas dans les matières positives: ce qu'il faut voir avant tout, c'est la possibilité de l'exécution. Quelques fabricans peuvent s'applaudir de l'essor que cette mesure a donné à leur industrie; mais la masse des négocians ne peut que souffrir d'un commerce qui n'a lieu que par privilége, et les hommes d'État n'y voient qu'un abandon fait aux Anglais du commerce de l'univers.
«Il ne faut point s'abuser par de vaines paroles; les flagorneries peuvent plaire à des princes vulgaires, la vérité seule convient au génie de l'empereur. Ce qu'il faut lui dire donc, c'est que le blocus cerne le continent et non pas l'Angleterre; c'est au continent seul à qui il est défendu de mettre un vaisseau en mer.
«La question ainsi posée, qu'en résultera-t-il? L'Angleterre perdra la totalité des consommateurs du continent, et le monopole du reste du monde lui sera abandonné sans partage: le continent au contraire se suffira à lui-même, sans partage avec l'Angleterre, et tout échange d'ailleurs lui sera interdit avec le reste de l'univers. Or, le continent européen vaut-il, à lui seul, toutes les autres parties du monde? C'est ce qu'il y aurait à examiner, si le blocus était possible; mais les licences qu'on accorde prouvent qu'on a à s'occuper d'une autre solution.
«La France, pays manufacturier, gagnera par l'expulsion des Anglais des différens marchés de l'Europe; c'est là pour elle la seule compensation de ce qu'elle perdra par la cessation de tous ses autres rapports avec l'Amérique, l'Afrique et l'Inde; mais l'Espagne, l'Autriche, la Prusse et la Russie que gagneront-elles? Pour elles, tout est perte sans qu'il en résulte le moindre avantage, et cet état forcé peut-il durer longtemps?
«Les plaintes des sujets ne sont pas sans influence sur la conduite des gouvernemens, quand elles sont aussi légitimes: on cède momentanément à la nécessité; mais les intérêts réagissent, et bientôt ces intérêts parlent si haut, qu'il faut enfin les écouter.
«Sous ce rapport, monseigneur, il n'y a pas une puissance qui, étant ostensiblement avec nous, ne soit en secret contre nous et de coeur avec l'Angleterre. Sans se parler, elles s'entendent entre elles, et à la première occasion elles ne manqueront pas d'éclater. La Russie surtout, la plus forte et la plus lésée, ne doit-elle pas le faire craindre par cela seul qu'elle ne peut pas tenir ce qu'elle a promis? Quant à moi, je n'en doute point; rien ne peut remplacer pour elle les factoreries anglaises. Les pertes sont énormes, et là elles retombent sur les grands et non sur le peuple. Les grands disposent de la cour et de l'armée, et un seul fait vous fera juger quelles doivent être leurs intentions. Avant le blocus, le rouble valait 3 francs, maintenant il se maintient à peine à 20 sous.
«Cette considération du moment fait jeter un coup-d'oeil plus inquiet sur l'avenir. Le nord jusqu'à présent fournissait les bois, les chanvres, tous les objets les plus essentiels à la marine; déjà les Anglais sont conduits à les aller chercher en Amérique, et des habitudes ainsi prises, on ne les change pas.
«Le génie lui-même, monseigneur, doit s'arrêter devant la force des choses: les licences déposent contre la vérité du système; ce qui est violent ne dure pas. Ainsi déjà le blocus a été détruit par les licences; les licences n'ont fait qu'établir le privilége dans le commerce, et ce privilége ne sert qu'à assurer le profit des Anglais. Maîtres de tous les marchés, eux seuls ont le droit d'acheter et de vendre; ils repoussent nos produits en nous livrant les denrées de l'Inde et de l'Amérique: les sucres, par exemple, nous les payons six francs, et ils ne les achètent tout au plus que huit à neuf sous!
«Ce qu'il y a d'évident, vous le voyez, c'est le bénéfice énorme de l'Angleterre. Quelques négocians privilégiés retirent quelque profit par leur rôle intermédiaire; mais ce profit, ils l'obtiennent sur le consommateur et non sur l'Angleterre, et ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que le consommateur est Français.
«Ce système des licences ne peut tromper personne; il porte atteinte à la respectabilité du commerce par les fraudes et les supercheries qui lui sont indispensables; il mécontente les alliés et les nationaux en les obligeant à payer les denrées quatre à cinq fois leur valeur.
«Nos exportations ne diminuent pas, vous le savez, le tribut énorme que l'on paie ainsi à l'Angleterre: presque tous les objets qui les composent, ridiculement exagérés dans leurs prix, ne sont chargés sur nos bâtimens que pour être jetés à la mer. Mieux vaudrait encore les garder pour en vêtir les pauvres. Quoi qu'il en soit, pour en finir en deux mots, le blocus et les licences se réduisent à ceci: les Anglais vendent tout au continent et n'en achètent rien; maîtres du prix d'achat ailleurs et de la vente chez nous, ils font sans concurrence un double profit. La France fabrique au contraire en pure perte, puisque ses produits se trouvent condamnés à la destruction; elle peut gagner quelque chose sur l'étranger par la revente des denrées, mais ces étrangers sont nos alliés, et le blocus pèse ainsi doublement sur eux. Ils perdent sur leurs produits, qu'ils ne vendent à personne; ils perdent sur les denrées coloniales, qu'ils ne peuvent acheter que de nous.
«Un pareil état de choses ne saurait durer: la Prusse, l'Autriche, la Russie voudront accorder à leur tour des licences; les Anglais le savent, le coeur de nos alliés est pour eux, et ils ne reculeront pas; l'humeur et les reproches ne tarderont pas d'éclater, le blocus ne sera plus rien, nos alliés se rapprocheront forcément de nos ennemis, et de nouvelles guerres mettront de nouveau peut-être notre avenir en question.
«Avec un ajournement aussi indéfini de la paix, il est bien difficile que le pays prospère et que la confiance s'établisse. La gloire ne suffit pas à une nation; celle de l'empereur est immortelle, mais il faudrait voir au bout le bien-être et le repos.
«Pour les hommes d'État, le blocus est donc, comme je l'ai dit, un projet gigantesque, hardi, mais dont le succès est impossible. Les licences, dont l'idée première d'échanger des objets fabriqués dont nous regorgeons contre des matières premières dont nous manquons, étaient belles; mais, par suite d'abus, elles sont devenues un honteux privilége, il n'y a que ceux qui les obtiennent qui ont intérêt à y applaudir.
«Mais il ne faut pas s'y tromper: ce n'est pas ce mal passager du blocus qui intimide et qui décourage. L'empereur a assez de génie et de savoir pour tout concilier. Le mal vient peut-être d'une prévention injuste qu'on lui a suggérée lors de ses premières campagnes. Jugeant le grand nombre par l'exception, peut-être confond-il le financier avec le traitant, le négociant avec certains fournisseurs. De là sans doute s'établit l'arbitraire de l'administration; le manque aux promesses est opposé, par une espèce de représailles, aux actes de la fraude, et la bonne foi, qui donne la vie à tout, n'existe nulle part.
«Un fait humiliant et qui donne la clef de plusieurs autres, c'est l'état du crédit de la France et du crédit de l'Angleterre. La dette anglaise est de 18 à 19 milliards, la nôtre n'est que de 1,200 à 1,300 millions, et cependant les Anglais pourraient emprunter au besoin encore des sommes bien plus considérables que celles que nous pourrions emprunter nous-mêmes, et surtout, à un prix infiniment meilleur. Pourquoi cette différence? pourquoi le crédit de l'État est-il plus bas en France que le crédit des premiers banquiers et des premiers négocians, tandis que la situation inverse est permanente en Angleterre? Un mot suffit pour l'expliquer: pour refaire son crédit en Angleterre, il n'y a qu'à travailler avec le gouvernement; pour perdre le sien en France, il n'y a qu'à ne pas s'en abstenir. L'Angleterre tout entière est, pour ainsi dire, une seule maison de commerce dont les ministres sont les gérans; les lois sont le contrat que le pouvoir lui-même ne peut enfreindre; ici le conseil d'État usurpe la puissance des tribunaux, et j'oserais presque vous dire que rien d'utile ne se fait, parce qu'il n'y a rien qui soit véritablement garanti.»
Ici M. Laffitte s'étendit longuement sur la cause et les effets de la crise qu'il ne voyait ni dans les effets du blocus ni dans quelques folles opérations de jeu. Appuyant les raisonnemens par les faits, il m'expliqua les mesures qu'il y avait à prendre pour que le gouvernement marchât dans sa force en mettant l'immensité de ses ressources à profit; à mesure qu'il parlait, je me sentais entraîné par ses idées. Je ne chercherai pas à les rendre, parce que je les expliquerais mal peut-être, et qu'aujourd'hui il ne s'agit plus de leur application; voulant m'en occuper cependant, et ne le pouvant pas au moment même, je me promis bien de le revoir plus tard, me bornant, d'après tout ce que j'avais appris, à disposer l'empereur de mon mieux à accorder les secours pressans qui étaient sollicités par plusieurs maisons.
Ces secours n'étaient regardés par M. Laffitte que comme des palliatifs, ne décidant rien sur le fond des choses. Il y applaudit néanmoins, et les avantages momentanés qu'il y voyait, et qu'il me développa, m'expliquèrent ce que voulaient dire une foule de rapports qui me parvenaient à la journée, et qui s'enveloppaient dans le mystère des insinuations.
Mieux instruit par ces entretiens de la situation du moment, je priai M. Laffitte de me mettre ses idées par écrit: il se rendit à mes désirs; je présentai cette note à l'empereur. Ce même jour, un de ses ministres lui faisant un rapport sur les mesures prohibitives, l'empereur prit de l'humeur et dit en plein conseil: Avec toutes vos mesures, vous mettez le commerce de France en liquidation.
L'empereur devint ensuite d'une facilité extrême pour accorder des secours aux maisons bien famées qui furent atteintes par la crise. Bientôt les demandes d'argent se multiplièrent au point de le rendre rêveur. Il jugea de la vérité des opinions de M. Laffitte, en voyant le fabricant M. Oberkam menacé de manquer; il le fit venir et lui dit de prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour éviter ce malheur et pour continuer à travailler, et cette maison fut soutenue par ses libéralités.
La première de Paris qui fut dans le cas d'y avoir recours fut la maison Tourton-Ravel. Il n'était assurément pas dans le droit de compter sur de la bienveillance de la part de l'empereur d'après sa conduite envers lui dans l'affaire du général Moreau, néanmoins il n'attendit pas vingt-quatre heures le secours qu'il avait sollicité; il fut obligé par le prêt d'une somme énorme, pour le remboursement de laquelle il prit des arrangemens à sa convenance avec le ministre du trésor. C'est à moi que M. Tourton est venu confier son embarras en me remettant une lettre pour l'empereur, et si je le cite, c'est parce qu'il était encore débiteur d'une bonne partie de ce prêt, lorsqu'il s'est fait remarquer parmi ceux qui ont consommé sa perte à l'époque de la première occupation de Paris.
À la même époque, la maison Simon fit faillite; elle demanda des secours, mais on ne lui en accorda pas, parce qu'elle ne présentait pas de garanties morales suffisantes. Le désastre de cette maison engloutit (d'après ce qui m'a été rapporté à cette époque) quatorze cent mille francs à M. de Talleyrand. Il avait déjà des affaires en mauvais état, et son revenu suffisait à peine pour payer l'intérêt dû à ses créanciers; il se vit réduit au traitement qu'il recevait de l'empereur, et il eut encore le désagrément de se voir pressé par des créanciers qui, ayant eux-mêmes besoin de leur argent, le menaçaient de l'actionner. Je dus employer mon intervention pour le préserver d'un éclat qui aurait été jusque-là sans exemple pour un homme de son rang. Il fut obligé d'emprunter cent mille écus à une maison de banque, qui elle-même manqua quelque temps après; sa situation était réellement pénible: il vint m'en parler et me prier d'engager l'empereur à lui acheter sa maison, qui était l'ancien hôtel de Valentinois, situé rue de Varennes.
L'empereur n'était pas content de lui, on avait prêté beaucoup de mauvais propos à M. de Talleyrand contre ce prince. Ils pouvaient être faux, à la vérité; mais s'il ne devait pas en porter la peine, il n'y avait pas non plus de motif pour venir à son secours.
Néanmoins l'empereur ne voulut pas qu'un homme qui l'avait servi fût dans une aussi affligeante position, et quoiqu'il n'eût que faire de l'hôtel de Valentinois, il l'envoya visiter et estimer par M. Fontaine, architecte des châteaux des Tuileries, du Louvre, de Saint-Cloud, etc. L'architecte de M. de Talleyrand opéra contradictoirement avec M. Fontaine, et sur leur rapport l'empereur acheta l'hôtel de Valentinois tout meublé, et le paya comptant deux millions cent mille francs.
M. de Talleyrand ne laissa cependant pas d'en emporter tous les meubles, qu'il put placer dans le nouvel hôtel qu'il avait acheté au coin de la rue Saint-Florentin; il fit, dans cette occasion, une affaire doublement bonne, en ce que ce nouvel hôtel appartenait à l'ancien ambassadeur d'Espagne, avec lequel M. de Talleyrand avait une liquidation à faire; il reçut l'hôtel en place d'une somme qu'il n'aurait peut-être pas eue avant qu'on eût pu le vendre.
Je cite cette anecdote, parce que l'on a accusé l'empereur de s'être emparé de l'hôtel de M. de Talleyrand après que celui-ci eut fini de l'arranger. Je demande à un homme raisonnable qui est-ce qui aurait pu payer deux millions cent mille francs une maison que M. de Talleyrand avait besoin de vendre, et si l'empereur, qui n'a su qu'en faire après l'avoir acquise, pouvait avoir un autre but que d'obliger M. de Talleyrand en l'en débarrassant.
À cette même époque, je fus témoin d'un autre fait d'obligeance de l'empereur envers un homme qui ne l'a sans doute pas su, parce qu'il m'a été défendu d'en parler. Je puis le faire aujourd'hui par plusieurs motifs. M. Fouché, en quittant le ministère de la police, avait des sommes considérables, et il rendait assez peu de justice à l'empereur pour craindre qu'on ne les lui saisît; il avait eu plus de confiance dans la bonne foi d'un simple employé du ministère de la police, nommé Dupont ou Dumont, qui était sa créature. Au moment où il partait pour l'Italie, il remit à cet employé une somme très considérable, de laquelle il ne tira aucune pièce qui pût en laisser trace; peu de temps après, cet employé mourut; il laissait une veuve et deux enfans dans l'indigence. Cette femme, qui ignorait ce qui s'était passé entre M. Fourché et son mari, pouvait naturellement attendre qu'on lui représentât le reçu qu'elle devait supposer que son mari avait fait de ce dépôt. Si elle avait agi ainsi, il eût été impossible de lui faire rendre cette somme, quelle trouva à la mort de son mari, d'autant plus que les réclamans voulaient éviter l'éclat.
Des amis de M. Fouché me prévinrent de cet événement. J'eus une occasion d'en parler le même soir à l'empereur, qui m'ordonna d'intervenir de tous mes moyens pour que M. Fouché ne perdît pas un sou; je n'eus aucune peine pour l'obtenir, car la veuve était une vertueuse femme qui avait rendu le dépôt à la première réclamation. Néanmoins madame Fouché, qui n'avait pas suivi son mari en Italie, et qui était une femme d'un esprit juste, avait trop bien senti le danger qu'il avait couru, pour être insensible aux intentions que l'empereur avait manifestées dans cette circonstance; elle vint me prier de solliciter pour elle une audience de l'empereur, qui lui fut accordée, et dans laquelle elle le remercia.
Czernitchef.—Ses tentatives de séduction.—Le maître de mathématiques.—Réflexions sur l'espionnage.—Article du Journal de l'Empire.—Vive réprimande.—Retraite du duc de Cadore.—M. de Bassano.—Réflexions sur les hommes nouveaux.
Depuis plus d'une année, on ne voyait revenir de Russie en France que le même officier russe, que l'on renvoyait à Paris aussitôt qu'il avait apporté une réponse de Paris à Saint-Pétersbourg. Les plaisans disaient qu'il n'y avait probablement que lui qui fût en état d'en trouver le chemin; mais d'autres, avec plus de raison, observaient qu'il devait y avoir un motif particulier pour que ce fût toujours le même officier qui fît ce voyage. Effectivement, depuis le mois de mars 1808 jusqu'en février 1812, c'est-à-dire pendant quatre ans, il a fait le voyage de Russie à Paris dix ou douze fois, ce qui équivaut au tour du monde, qu'un vaisseau met trois ans à accomplir. Vers la fin de 1810, un simple hasard me fournit la preuve que les retours aussi précipités de cet officier avaient une bien autre importance que les complimens et les protestations dont les lettres qu'il portait pouvaient être pleines. Il occupait ses loisirs, entre l'arrivée et le départ, par des études qui en imposaient à tout ce qui aurait pu vouloir donner un autre but à ses missions; mais en cherchant un maître de mathématiques, il rencontra dans celui dont il fit choix ce que l'on appelle à la police un observateur. Celui-ci accepta, se trouvant fort heureux d'une rencontre qui allait lui fournir de quoi moissonner.
Au bout de quelque temps, l'officier russe chercha à connaître les moyens d'informations de son répétiteur, et lui demanda s'il connaissait quelque commis aux bureaux de la guerre.
Le maître de mathématiques répondit affirmativement, et la chose était vraie; mais avant de se livrer davantage, l'officier russe lui promit, lorsqu'il aurait la preuve qu'il accusait vrai, de lui indiquer les moyens de gagner de l'argent.
Le maître de mathématiques me transmit la proposition; je lui dis d'accepter et de faire tout ce qu'on lui demanderait, mais d'en rendre compte auparavant.
Il alla en conséquence voir les connaissances qu'il avait aux bureaux de la guerre, et s'y procura quelques états particuliers ou imprimés qui prouvaient qu'en effet il avait des moyens de parvenir au ministère; il m'apporta les pièces, j'y fis changer quelques chiffres, et les lui rendis pour les communiquer à l'officier russe. La confiance de celui-ci fut établie. Il donna à son mathématicien une série de demandes écrites de sa main, ayant toutes pour but d'explorer les bureaux de la guerre, tant du personnel que du matériel de toutes armes.
Il me l'apporta aussitôt; il n'y avait plus alors moyen de douter du motif de la confiance qui était accordée à cet officier russe, et du rôle qu'il devait jouer à Paris.
J'en rendis compte à l'empereur, qui faisait difficulté de le croire, mais qui fut convaincu en voyant la série de demandes écrites de la main de cet officier russe. Il me recommanda de n'en pas parler, mais le lendemain ou jour suivant, il le fit repartir, en lui donnant une lettre pour l'empereur de Russie.
L'empereur était loin de la pensée que le séjour près de lui d'un aide-de-camp de l'empereur Alexandre, et qui à ce titre avait des accès de faveur partout, était une double mission d'observateur.
Il lui avait fourni des moyens d'autant plus faciles pour la bien remplir, qu'il était admis partout par suite des recommandations que l'empereur avait faites à toutes les maisons de la société pour qu'on lui fît beaucoup de politesses, en sorte que chacun s'empressait de répondre à une insinuation dans laquelle on entrevoyait un moyen de plaire au souverain, en faisant ce qui lui paraissait agréable.
Je me rappelle qu'au départ de cet officier, l'empereur recommanda que l'on écrivît à son ambassadeur pour qu'il mît des obstacles à son retour. Il paraît que cela n'avait pas été fait, comme on en jugera tout à l'heure.
C'était pendant le séjour d'automne à Fontainebleau que l'empereur prévint cet aide-de-camp de l'empereur de Russie qu'il allait le renvoyer à Saint-Pétersbourg, et qu'à cette occasion il lui donna une assez longue audience dans laquelle cet officier dit fort judicieusement à l'empereur que la meilleure commission dont il pouvait être chargé pour son maître était l'assurance qu'il ne lèverait point de conscription cette année: c'est lui-même qui me l'a rapporté.
Il avait raison; mais l'empereur était-il payé pour avoir confiance dans les assurances de paix qu'on ne cessait de lui donner, lorsque les coups de canon de Wagram résonnaient encore? Ils avaient aussi été précédés des mêmes assurances, et on ne nous avait pas aidés. Le peu de grâce que l'on avait mis à accueillir la proposition d'une alliance de famille qui eût resserré celle des deux pays n'était pas fait pour entretenir l'harmonie qu'on était parvenu à rétablir entre eux; il avait eu, au contraire, quelque chose de choquant, qui, même entre des particuliers, aurait blessé la dignité de celui qui aurait éprouvé un semblable refus. Ensuite, la presque totalité de l'armée qui avait fait la campagne de 1809 était passée en Espagne et en Hollande. Il ne restait dans les provinces du Hanovre, Fulde, Erfurth, etc., que les quatre divisions du corps du maréchal Davout.
La cavalerie était encore dans une situation beaucoup moins hostile, car, sauf les régimens de cuirassiers, tous les autres corps avaient été dédoublés pour aller compléter les cadres des régimens de cavalerie qui étaient en Espagne. Il résultait de tout cela que, si l'empereur avait encore été attaqué, on l'aurait trouvé dans la même position qu'en 1809; c'était ce que voulaient ses ennemis, mais il n'aurait pas été excusable, s'il s'était une seconde fois laissé surprendre par son trop de confiance, surtout ayant au midi une guerre qui, d'un moment à l'autre, pouvait lui demander trente mille hommes de plus. D'ailleurs pourquoi se mettre à la merci de ses ennemis?
Il ne fallait pas chercher d'autres motifs aux armemens qui se faisaient en France; ce n'est pas un État qui ait les ressources de population de la Russie, qui ne pouvait raisonnablement prendre ombrage d'une levée d'hommes comme celle qu'elle avait l'air de craindre. Cette levée effectivement eut lieu; elle devait aller en Espagne presque toute entière, cependant elle fut envoyée en Allemagne; d'autres troupes d'Espagne prirent aussi ce chemin. Comment ce malheur est-il arrivé? On se l'expliquera peut-être par la suite de ces Mémoires.
L'aide-de-camp de l'empereur de Russie était à peine arrivé à Saint-Pétersbourg, qu'il fut renvoyé à Paris, comme s'il n'avait été en Russie que pour y changer de chevaux. Une telle opiniâtreté parut extraordinaire à tout le monde: on crut devoir observer les démarches de cet officier et mettre des entraves dans son chemin. Le bon sens seul disait qu'il n'était pas possible qu'il n'eût plusieurs rôles à jouer, mais sa fortune voulut qu'au lieu d'être contrarié, il fut servi par ceux qui auraient naturellement dû le circonvenir.
Il rentra à Paris au moment où on le croyait à peine arrivé en Russie, il apportait une lettre d'Alexandre pour l'empereur. C'étaient encore de nouvelles protestations de sincérité, etc., etc., toutes sortes de phrases dont on nous payait depuis près de deux ans, et qui, dans cette occasion même, étaient portées et répétées par un messager qui avait dans sa poche une instruction d'espionnage le plus monstrueusement organisé que l'on eût encore vu. Il aurait couvert l'administration française de ridicules, si elle n'était pas parvenue à le démasquer. Il datait déjà de six ans et n'avait pas cessé sous l'administration de M. Fouché. À quels sentimens devait-on ajouter foi? Était-ce à ceux exprimés dans la lettre dont l'aide-de-camp était porteur, ou à ceux qui avaient dicté l'instruction qu'il avait reçue, et qu'il a si bien suivie?
Il y a des personnes qui trouvent naturel que les puissances fassent servir leurs relations à des observations prises d'un peu haut; pour celles qu'elles obtiennent par le moyen des envoyés diplomatiques, à la bonne heure! Ces messieurs sont des personnages officiels qui peuvent tout se permettre, parce qu'ils ont toujours un moyen de faire disparaître leur caractère, lorsque les circonstances l'exigent. Mais l'aide-de-camp d'un souverain envoyé directement par ce souverain près d'un autre monarque, porteur d'une lettre autographe de son maître, est un personnage hors de l'étiquette, et qui doit d'autant moins se permettre de démarches équivoques, qu'on a pour lui toutes les déférences résultant de ce que l'on accorde d'estime particulière à la confiance dont il paraît jouir.
On manquerait à son maître de ne pas en agir ainsi envers celui qui est plutôt son envoyé personnel que le chargé des affairés publiques. Il est donc déloyal d'abuser des égards qu'obtient le caractère que l'on a affiché, et que l'on compromet par le personnage que l'on joue.
Les souverains peuvent proposer de pareilles missions à qui bon leur semble, mais ils n'ont jamais défendu de les refuser, et il faut se sentir la grâce d'état pour les accepter.
L'empereur ne témoigna pas qu'il fût contrarié par le retour de cet aide-de-camp; il le reçut avec bonté, il lui parla même de la série de demandes qu'il avait remise au maître de mathématiques; il lui dit que ce rôle-là avait quelque chose de honteux, qui n'était pas fait pour lui, et l'engagea à y renoncer, sans quoi il ne pourrait pas le voir davantage.
L'aide-de-camp, feignant d'être touché de cet excès de bonté, promit tout, s'excusa sur la curiosité naturelle à laquelle il s'était laissé aller dans ses premiers voyages; l'empereur le crut, et continua à l'accueillir dans son intérieur, comme il l'avait fait précédemment.
L'aide-de-camp, qui avait pour lui l'expérience des premiers voyages, profita habilement des accès qu'il avait dans le monde pour s'y plaindre de la couleur que l'on voulait donner à ses fréquentes missions à Paris. Il prétendit qu'il n'y avait que des méchans qui pussent ainsi chercher à lui nuire; il ajouta même quelques réflexions qui ne lui étaient pas défavorables. Cela lui réussit, et il fit si bien, qu'il fut prôné, loué et défendu par le ministre qui aurait dû le tenir toujours au bout de son parquet, et qui, au lieu d'avoir les yeux sur la conduite de cet aide-de-camp, l'enveloppa d'une protection et d'une sécurité qui portèrent bientôt sa hardiesse au comble.
Le hasard voulut que le jour même de l'arrivée de ce jeune officier à Paris, il parût dans les journaux un article un peu sanglant, qui portait directement sur lui, au sujet des missions qu'on lui voyait remplir.
L'article n'avait été inséré qu'après avoir passé à la censure diplomatique; néanmoins on se plaignit à l'empereur de l'inconvenance de la publication, du mauvais effet qu'elle avait produit. Il eut la faiblesse de le croire, sévit contre les journalistes et ne m'épargna pas davantage. «Comment! me dit-il, vous tolérez, vous faites faire des publications de cette espèce! vous qui, lorsque vous étiez chez eux, m'avez dix fois écrit pour vous plaindre d'écrits qui n'avaient pas, à beaucoup près, l'amertume de celui que vous avez lancé. Vous savez combien ils sont faciles à blesser; vous devez donc les ménager, vous le devez surtout, vous qui me parlez de paix toute la journée, ou bien auriez-vous changé? voudriez-vous me faire faire la guerre? mais vous savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire. Aidez-moi donc à l'éviter; toute autre manière de faire ne me servirait pas.» Je voyais d'où me venait ce flot de colère, j'osai en dire ma façon de penser à l'empereur; mon observation ne servit qu'à m'attirer une réprimande encore plus vive: il semblait que c'était une inimitié personnelle, que je n'avais pas, qui la dictait. Je n'insistai pas. Avant cependant de lâcher prise, je crus de mon devoir d'appeler l'attention de l'empereur sur la conduite de M. Czernitchef: mais on lui avait déjà certifié que c'était l'homme le plus réservé, le plus sage, qu'il était embarrassé dans le monde du rôle qu'on avait voulu lui donner, que cela était cause qu'on ne le voyait plus guère. Je reçus l'ordre de le laisser aller, venir, voir, écouter; il n'y manquait que celui de le faire informer moi-même. Je me le tins pour dit, ne fermai cependant qu'un oeil, parce que j'étais assuré de mon fait, et de l'erreur dans laquelle on voulait envelopper l'empereur, qui ne tarderait pas à voir la méprise: c'est effectivement ce qui arriva quelques mois après.
J'avais été vivement réprimandé; M. de Champagny fut traité d'une manière encore plus sévère, et perdit son portefeuille, qui passa dans les mains de M. de Bassano. C'était assurément un homme de bien, obligeant, laborieux, mais moins propre aux nouvelles fonctions dont il venait d'être revêtu qu'un homme qui serait venu la veille du bout du monde.
L'empereur avait élevé des soldats de l'armée aux premières dignités militaires: on avait trouvé cela naturel; dans une armée qui faisait des choses si extraordinaires, on pouvait croire que le mérite était dans tous ses rangs, et ne pas s'étonner de voir sortir des maréchaux de France des compagnies de grenadiers.
Dans les affaires civiles, il n'en était pas de même; on était jugé par un plus grand nombre d'hommes éclairés, dont on avait été le collègue ou l'émule. Lorsque je fus élevé au ministère de la police, je fus moins scruté, parce que je sortais de l'armée, et que j'étais moins connu; l'on avait dit tant de mal de moi, que, pour peu que la dixième partie eût été vraie, on ne devait pas tarder à s'en apercevoir, et on attendait ce moment-là pour se prononcer. Ce qui me fit tolérer, c'est que l'on me rendait la justice de me croire invariable dans mes devoirs comme dans mes affections, et que je n'appartenais à aucun des différens partis de la révolution. On connaissait davantage M. de Bassano; il entrait sur un théâtre qu'une suite d'événemens avait rendu immense, et le premier point de départ de sa fortune était encore là. On ne mesurait plus la distance qu'avaient parcourue les hommes de l'armée qui s'étaient élevés au milieu des dangers; mais on comptait les pas de ceux qui voulaient prendre de l'avance sur leurs collègues par des services administratifs.
On mesura donc dans tous les sens le chemin qu'avait parcouru M. de Bassano, et quoiqu'il eût très fidèlement servi, qu'il l'eût fait avec un zèle remarquable, on n'en eut pas plus d'indulgence pour lui.
C'est dès-lors que je vis de tous côtés s'élever des observations que j'aurais voulu ne pas entendre; à la vérité, c'étaient des calomnies, des méchancetés, mais elles emportaient la pièce.
Ce n'était pas cependant la faute des nouvelles familles si, au lieu d'être les héritiers de la gloire de leurs aïeux, elles étaient les souches de l'illustration de leur postérité. Il n'y a de différence entre les unes et les autres que le temps. Dans mille ans, l'histoire les confondra, si même elle ne distingue pas les plus récentes; mais toujours était-il que, dans le temps, on comparait les nouveaux et les anciens nobles aux vieilles médailles, qu'on met au-dessus de celles qui sortent de dessous le poinçon.
Ces petits inconvéniens, qui n'étaient au fond que des misères, acquéraient une grande force lorsqu'on était parvenu à une position dans laquelle on a besoin de tous les genres de prestiges pour être en harmonie avec une classe de personnages qui tirent eux-mêmes leur force d'opinion de l'antiquité de leur illustration, et jamais il n'y eut un cas où l'on dut mieux appliquer le proverbe, que nul ne peut être prophète dans son pays.
M. le duc de Bassano était remarquable, à la secrétairerie d'État, par l'assiduité de son travail; il avait accoutumé l'empereur à le surcharger d'occupations, jamais il n'en laissa en souffrance: il distinguait ce qui était urgent, pressé, ou qui pouvait attendre; le tout était fait avec ordre et à point nommé.
Il avait nécessairement acquis une grande considération par son dévoûment à ses devoirs, et cette considération lui avait donné une très grande influence; mais l'une et l'autre étaient tout intérieures, et ne lui avaient rien donné de ce qu'il fallait pour en exercer une au dehors, qui exige de nombreux et anciens antécédens. Aussi ce ministère devint-il plutôt un bureau d'ordres pour les petites puissances, qu'il ne fut un moyen de conciliation entre les grandes.
Les événemens approchaient; il aurait fallu plus que jamais à la tête des relations extérieures un esprit déjà accoutumé à les diriger, au lieu d'un homme qui avait à les étudier.
Depuis fort long-temps, et même sous le ministère de M. de Talleyrand, on était dans l'usage, aux relations extérieures, de soumettre à l'empereur la correspondance originale des agens de ce ministère. C'était lui-même qui faisait presque tout, jusqu'aux notes que les agens français devaient remettre aux cours près desquelles ils étaient accrédités. Comme cela se savait, il en résultait que c'était l'équivalent d'ordres précis que ces envoyés recevaient et qu'ils transmettaient de même, en sorte qu'ils se trouvèrent dispensés d'une responsabilité qu'ils auraient encourue, s'ils n'avaient reçu que des instructions ministérielles, dont le développement et le succès auraient été livrés à leur capacité ou à leur intelligence.
Cette manière de travailler eut encore un grave inconvénient: c'est que le ministère se réduisit à tenir en ordre des registres de correspondance, et n'apporta plus aucun secours à l'empereur; il était devenu officiel que l'on mettait le nom du souverain à tout, même aux choses dont il ne pouvait avoir aucune connaissance: aussi les envoyés des puissances les moins considérables furent-ils bientôt rebutés de communications dans lesquelles ils ne pouvaient pas même discuter. On prétendait que M. le duc de Cadore ne leur parlait pas assez, et ce fut bien pis, car à peine osèrent-ils parler.
Ils le regrettèrent tous, mais ils regrettèrent particulièrement M. de Talleyrand, qui avait l'excellente habitude de répondre à tout ce qu'on lui mandait, et qui n'entretenait l'empereur qu'officiellement, sans mêler son nom aux argumens dont ses lettres fourmillaient.
Réunion des villes anséatiques.—Protestation de la Russie.—Mesures prohibitives de cette puissance.—M. de Czernitchef.—Notions qu'il transmet à son souverain.—Influence de cet événement.—Grossesse de l'impératrice.—Espérances de la nation.—Naissance du roi de Rome.—Ivresse générale.
Peu de temps après l'entrée de M. de Bassano aux relations extérieures, la réunion des villes anséatiques eut lieu, et avec elles celle du petit pays d'Oldembourg. Cette réunion excita des clameurs générales. On ne voulut pas voir qu'elle était commandée par la force des choses; que le système continental, pour lequel on avait déjà tant fait de sacrifices, devenait une mesure illusoire, si le commerce anglais pouvait verser ses produits dans ces contrées, et inonder l'Allemagne des tissus et denrées coloniales que repoussaient nos prohibitions. On aima mieux crier à l'ambition, à la manie d'étendre, d'agrandir un empire déjà trop vaste, comme si de telles réunions eussent pu être définitives, comme s'il n'eût pas sauté aux yeux qu'elles ne pouvaient être que des actes transitoires destinés à réduire l'industrie étrangère, à montrer à l'ennemi ce qu'il devait attendre, s'il ne renonçait aux injustes prétentions qu'il affichait, ou à mettre au plus de nouveaux objets négociables dans les mains de la France. Quant au pays d'Oldembourg, la Russie, qui favorisait ouvertement le commerce anglais, venait de prohiber nos productions; elle était rentrée sous l'influence du cabinet de Saint-James, on connaissait désormais ses vues, ce n'était pas la peine de se prêter aux infractions du traité. L'empereur suivait le développement de ses nouveaux projets; il était informé des accroissemens qu'elle avait donnés à ses armées, pour le moins aussi bien qu'elle pouvait l'être de ce que nous faisions en France.
Il disait, à cette occasion: «Voyez ce que l'empereur Alexandre pouvait faire pour empêcher la guerre de 1809; aujourd'hui qu'il pense devoir craindre pour lui, il trouve bien des moyens.» Effectivement, sous prétexte des besoins qu'exigeait la guerre de Turquie dans laquelle il était engagé, et qu'il était impatient de terminer, il avait petit à petit doublé son armée. Toute l'Allemagne savait cela comme nous, et observait les deux cabinets, parce que l'on voyait bien que les armemens des Russes excédaient les besoins de la guerre de Turquie. Il y avait déjà de l'inquiétude de part et d'autre[11]. L'empereur ne croyait pas que les Russes vinssent l'attaquer seuls; mais il craignait encore une alliance semblable à celle de 1805, alliance qui aurait été plus dangereuse, en ce qu'il avait moins de moyens réunis, et qu'il aurait eu affaire avec plus d'ennemis, répandus sur un plus vaste théâtre: aussi ne précipita-t-il rien; il travailla à se mettre en mesure avec d'autant plus d'activité, qu'il avait besoin d'entretenir la confiance de ses alliés. C'est cet état rembruni de l'horizon politique qui le porta à faire passer en Espagne les troupes des princes confédérés d'Allemagne pour en retirer autant de troupes françaises et polonaises, dans lesquelles il avait une grande confiance.
La réunion des villes anséatiques et du pays d'Oldembourg touchait trop d'intérêts en Europe pour qu'elle y restât indifférente; on n'avait point encore oublié celle de la Hollande lorsqu'on apprit celle de Hambourg, Lubeck et Brême; il n'y eut qu'un cri contre nous: ce n'était que lorsque les Anglais nous prenaient quelque chose que l'on ne criait pas.
Cette conformité de sentimens réunis contre la France ne pouvait y rester ignoré, ni manquer d'y causer de vives inquiétudes. Tout cela sentait la guerre, et on en était horriblement fatigué.
Au milieu de cet état, on eut connaissance d'une protestation par laquelle les Russes déclaraient qu'ils n'avaient eu aucune part aux derniers accroissemens de puissance de la France, et notamment à la réunion des villes anséatiques et du duché d'Oldembourg, contre laquelle ils protestaient, déclarant que l'empereur de Russie n'y resterait pas indifférent.
Ce langage était clair, et signifiait, dans toutes les langues du monde, que l'on devait se préparer à la guerre, laquelle n'était plus qu'à la distance qu'il y a entre les coups d'épingles et les coups de canon, et lorsque l'aigreur s'en mêle, ou la parcourt vite.
Déjà même, comme je l'ai dit, avait paru un ukase (concernant le commerce), qui défendait l'introduction en Russie de nos productions, tels que les vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, les soieries, etc., etc., tandis que les produits anglais, qu'Alexandre s'était engagé à proscrire, avaient désormais plein accès dans ses ports.
Or, comme la Russie devait en faire autant vis-à-vis du commerce anglais, par suite de son alliance avec nous, il en résultait nécessairement qu'elle se privait de tout commerce, ce qu'il était absurde de penser. La puissance d'un empereur de Russie ne pourra jamais aller jusqu'à imposer cette privation à son pays: ce serait ne pas le connaître que de croire le contraire. Aussi ne tarda-t-on pas à voir un autre ukase qui favorisait le commerce anglais. L'empereur Alexandre était bien persuadé de cette nécessité, et il en était au point qu'il fallait qu'il fermât les yeux sur l'inobservation de l'article de son traité d'alliance avec nous, par lequel il avait consenti à la fermeture de ses ports aux Anglais, qu'il laissa librement entrer et sortir de partout, ou bien qu'il se préparât personnellement aux plus grands malheurs.
Ainsi l'ukase contre le commerce français n'était que le signal d'un rapprochement certain entre l'Angleterre et lui, et par conséquent celui de la rupture de l'alliance entre nos deux pays. L'Angleterre avait bien jugé que son rapprochement de la Russie devait être la conséquence de l'alliance de la France et de l'Autriche.
Nous étions à la fin de février 1811: tous les esprits apercevaient dans le lointain l'orage qui se formait, et chacun s'en attristait. Les affaires de commerce, qui étaient déjà réduites à peu de chose, devinrent tout-à-fait nulles.
La légation russe observait ce qui se passait dans toutes les directions; en prenant un air pacifique, elle eut bientôt groupé autour d'elle tous ceux que la curiosité y attirait pour connaître le point où l'on en était, ainsi que ceux qui comptaient sur des revers, sans lesquels ils ne pouvaient pas espérer de voir leur état changer. L'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, qui se trouvait à Paris, se mit en mouvement pour connaître les états de nos recrutemens et de nos armemens; c'était un thermomètre d'après lequel on pouvait assigner l'époque d'un commencement d'opérations. Pour faire valoir son zèle et l'emploi de son temps, il supposa à l'empereur Napoléon le projet de diriger vers la Pologne tout ce qui était destiné pour l'Espagne, et donna à sa correspondance avec son maître cette couleur; il s'en était laissé imposer par ceux qui débitaient les contes de partage de l'empire russe; il devint à Paris un instrument dont la malveillance s'empara, et auquel elle fit parvenir des informations ridicules qu'il rendit cependant en Russie comme des faits positifs. Il était naturel qu'il en résultât de la part des Russes des armemens proportionnés à ceux que l'empereur de Russie était informé que l'on faisait en France; le contre-coup ne tardait pas à s'en faire sentir à Paris, où l'on apprenait par l'ambassadeur de France à Pétersbourg ce surcroît d'armemens de la part des Russes. La conséquence en était d'autres armemens qui avaient les mêmes suites. C'est ainsi que la présomptueuse vanité d'un ou deux jeunes Russes, au dessous du rôle qu'ils prenaient, conduisit pas à pas deux colosses énormes à s'entrechoquer: si le résultat avait mal tourné pour leur pays, ils auraient été livrés à l'animadversion de leurs compatriotes; les choses ayant été décidées contre nous, ils ont des droits à une reconnaissance de leur part, proportionnée aux chances dans lesquelles ils les avaient engagés.
Je reviendrai sur ce sujet, après avoir raconté plusieurs faits qui arrivèrent à la même époque.
Nous étions dans le mois de mars 1811: la grossesse de l'impératrice approchait de sa fin; les esprits étaient livrés à toutes sortes de calculs sur les conséquences dont serait suivie la naissance d'une princesse ou d'un prince; on désirait celle de ce dernier avec une ardeur qui en comprimait l'espérance: on espère ce que l'on désire, et on craint de ne pas l'obtenir.
La naissance d'un prince fixait toutes les incertitudes; on ne voyait plus de guerre, parce que l'on n'y voyait plus de but. On n'entrevoyait plus de secousses révolutionnaires, parce que tous les intérêts restaient attachés à la même destinée, qui se trouvait assurée. On se livrait ainsi à toutes sortes de conjectures, lorsque, le 19 mars au soir, l'impératrice éprouva les premières douleurs de l'enfantement; on en fut bientôt informé dans tout Paris, parce qu'en même temps que l'on envoyait chercher l'archi-chancelier et M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely, desquels on avait besoin pour dresser l'acte de naissance de l'enfant, on faisait appeler les hommes de l'art, tels que le docteur Corvisart et le chirurgien Dubois, en sorte qu'en moins d'une heure, les salons du rez-de-chaussée des Tuileries furent remplis de plus de deux cents personnes, hommes et femmes.
Il n'y avait dans la chambre à coucher de l'impératrice que l'empereur, l'archi-chancelier, les médecins, la dame d'honneur, avec d'autres dames de service. On passa toute la nuit dans l'attente; madame la duchesse de Montebello et madame de Montesquiou sortaient de temps à autre pour venir apporter des nouvelles de l'état dans lequel se trouvait l'impératrice, qui souffrait au point de donner de l'inquiétude à son accoucheur. Celui-ci était arrivé le premier d'entre ses collègues; il avait jugé presque aussitôt que le travail serait très laborieux, et était monté chez l'empereur pour l'en prévenir, le prier de descendre et d'envoyer au plus vite chercher M. Corvisart. L'empereur, qui ne se décontenançait jamais, répondit à M. Dubois: «Pourquoi voulez-vous que je descende? Y a-t-il du danger?» M. Dubois répondit que non, mais qu'il désirait qu'il y fût. L'empereur vit bien que M. Dubois n'avait pas son assurance accoutumée; il prit le parti de descendre pour lui rendre la fermeté si nécessaire en pareil cas, mais auparavant il lui demanda si l'accident qu'il prévoyait était un cas inconnu jusqu'à présent. M. Dubois lui ayant répondu qu'il en avait vu mille de semblables: «Eh bien! répondit l'empereur, comment avez-vous fait? je n'y étais pas; faites dans celui-ci comme dans les autres: prenez votre courage à deux mains, et supposez que vous n'accouchez pas l'impératrice, mais une bourgeoise de la rue Saint-Denis.»
Alors M. Dubois regardant un moment l'empereur, lui dit: «Ah bien! puisque Votre Majesté le permet, je vais le faire.» Il descendit devant l'empereur, et, ayant ôté son habit, il travailla avec une assurance dont la plus grande habileté a toujours besoin; il n'y a nul doute que ce ne soit à celle de M. Dubois que le fils de l'empereur doit la conservation de la vie. L'impératrice fut dans un état voisin de l'anéantissement, et ne put être délivrée qu'à huit heures du matin, c'est-à-dire qu'elle eut douze heures de souffrances inouïes.
La naissance du roi de Rome fut annoncée de suite au salon, et dans un instant les deux cents personnes qui y étaient coururent répandre la nouvelle partout. Depuis plusieurs jours, on avait publié que la naissance d'une princesse serait annoncée par vingt-un coups de canon, et celle d'un prince par cent. Dès la veille au soir, les pièces d'artillerie des Invalides étaient chargées, et les canonniers à leurs postes. Lorsqu'on leur envoya l'ordre de tirer, ils le firent d'abord lentement pour les vingt-un coups, et mettant un très-court intervalle pour inquiéter, ils recommencèrent tout à coup un feu roulant de quatre-vingts coups de canon, que l'impatience publique accueillit par des millions de cris de vive l'empereur! Paris n'a jamais, dans ses grandes fêtes, offert un tableau d'allégresse plus générale: bien que ce fût un jour ouvrable, ce ne fut que fête partout; un ballon s'éleva tout à coup, portant dans les nues une nacelle dans laquelle était la célèbre aéronaute madame Blanchard avec des milliers d'annonces de cette heureuse nouvelle, et, en suivant la direction du vent, elle les sema dans toute la campagne. Le télégraphe l'annonça de même, et des courriers furent expédiés dans les directions où il n'y avait point de ligne télégraphique.
La fortune, qui nous avait été si constamment fidèle, semblait nous combler en ce jour du 20 mars 1811, en nous donnant un héritier d'un pouvoir que tant d'efforts avaient élevé, et qui, faute de cet enfant, ne nous laissait apercevoir de tous côtés que des abîmes. On espérait de bonne foi une paix profonde; on n'admettait plus parmi les idées raisonnables aucune guerre, ni occupations de cette espèce.
Les mois d'avril et de mai se passèrent en félicitations et en réceptions d'apparat. Jamais enfant n'est venu au monde sous des auspices aussi heureux, et qui promettaient autant le concours de toutes les volontés pour conserver intact un héritage qui semblait ne pouvoir être divisé que faute de sa naissance.
Ceux qui depuis ont outragé son adolescence se montraient alors les plus ardens à offrir des voeux à son père, et lui renouvelaient des milliers de sermens, dont pas un n'a été à l'épreuve du malheur.
Affaires du pape.—L'empereur convoque les évêques.—État fâcheux de la prélature.—La malveillance tourne contre l'empereur une mesure qui devait remédier aux maux de l'église.—Les meneurs sont dénoncées par leurs confrères.—Comment on s'assure de leurs dispositions.—Quatre d'entre eux sont envoyés à Vincennes.—Péchés érotiques de l'évêque de Tournai.—Dissolution du concile.—Les évêques reconnaissent individuellement ce qu'ils ont refusé de sanctionner en corps.
Ce fut dans l'été de 1811 que l'empereur voulut en finir avec le pape, près duquel le second message des évêques n'avait pas eu plus de succès que le premier. L'entêtement de ce chef de l'église était si extraordinaire, qu'on renonça à toute espèce de négociations avec lui; on songea à faire, par le moyen des évêques réunis, ce que l'on ne pouvait obtenir de leur chef. L'empereur fit consulter tous les théologiens fameux, et entretint les évêques les plus estimés de la position dans laquelle une question toute temporelle pouvait jeter les affaires spirituelles; il demanda aux uns et aux autres quels étaient les moyens à employer pour arrêter un schisme qui ne se faisait que trop sentir. Le clergé de France était bon assez généralement, ainsi que celui d'Italie; ce dernier a même toujours eu un peu d'animosité contre la cour de Rome. La commission des ecclésiastiques auxquels l'empereur avait soumis la question, lui conseilla d'assembler un concile national composé des évêques de l'un et l'autre pays, et, après lui avoir donné communication de l'état des choses, et de leurs antécédens, de lui faire connaître les refus réitérés du saint père d'obtempérer à des questions de discipline ecclésiastique, de lui exposer ensuite les conséquences qui étaient déjà résultées d'un refus qui portait sur des choses tout-à-fait étrangères aux discussions temporelles survenues entre l'empereur et lui. La commission lui conseilla enfin de faire connaître au concile qu'on ne l'avait réuni que pour lui demander d'apporter des remèdes aux effets fâcheux qui résulteraient de cette opiniâtreté du pape à vouloir confondre ce qui lui était particulier, comme souverain de Rome, avec ce que l'on avait le droit d'attendre du chef spirituel de l'église, en observant que cette même église était toujours, qu'elle ne pouvait jamais manquer, et que, puisque son chef persistait à ne pas pourvoir à ses besoins, il était urgent de passer outre, en lui donnant connaissance des motifs qui avaient déterminé à se passer de lui.
Indépendamment de ce que cette proposition, qui était conforme à l'opinion des évêques éclairés de France, était raisonnable, elle était encore le seul remède à apporter au mal qu'on ne pouvait plus vaincre; cette situation n'était d'ailleurs pas sans exemple dans l'histoire, qui nous apprend que l'on eut recours à ce moyen. L'empereur se décida donc à assembler un concile à Paris. Il fit expédier, par les deux ministères de France et d'Italie, des ordres de convocation à tous les évêques des deux pays, en leur indiquant le jour où ils devaient être rendus à Paris. Ils y vinrent tous, mais quelques uns n'y apportèrent pas des dispositions conciliatoires. Cette réunion nous fournit l'occasion de reconnaître combien de siéges épiscopaux étaient occupés par des hommes médiocres, sans lumières et sans études; excepté quelques prélats qui restaient encore de l'ancien clergé de France, si distingué par ses connaissances, le reste n'était que de mauvais moines, parvenus à la prélature par des protections qui avaient suffi pour déterminer le choix du gouvernement lors de la restauration du culte, époque où l'on était bien éloigné de prévoir qu'un jour on serait dans le cas de leur faire jouer un aussi grand rôle.
Chaque homme en faveur faisait nommer son parent évêque plus facilement qu'autrefois il ne l'aurait fait nommer curé; on ne demandait que des prêtres pacifiques. Pourvu qu'ils fussent de bonnes moeurs et de bons exemples, peu importait qu'ils fussent théologiens ou qu'ils ne sussent que lire leur bréviaire.
Cette imprévoyance sema l'ignorance partout, parce qu'un évêque atteint de ce mal ne souffrait pas dans son diocèse un prêtre qui eût fait un contraste avec la médiocrité de son supérieur; aussi, lorsque fut arrivé le moment de tirer du fruit de ce que l'on avait ramené en France, malgré les opinions d'une masse considérable de personnes, on ne recueillit que ce que l'on avait semé.
Ce concile, que l'on avait convoqué pour s'occuper de la question spirituelle que le pape ne voulait pas séparer de la temporelle, prit une direction tout opposée à celle qu'on voulait lui faire prendre. Il n'y eut que les évêques italiens qui comprirent bien la proposition et qui se montrèrent indépendans du despotisme des papes; mais les évêques de France, qui comptaient parmi eux plusieurs hommes d'un vrai mérite, furent si mal dirigés, qu'on ne se servit d'aucun de ceux-ci, au lieu qu'on aurait dû leur partager la portion des ignorans pour les éclairer et les préserver du travers dans lequel ils tombèrent faute d'un guide pour les conduire. Qu'arriva-t-il de là? La malveillance, qui est toujours au guet, eût bientôt aperçu ce que l'on ne faisait pas; elle sonda les esprits et dirigea dans la route de l'opposition des évêques qui n'étaient venus à Paris que pour prêter assistance à l'empereur, et sortir d'une situation dont eux-mêmes ressentaient plus particulièrement les inconvéniens. Depuis près de deux ans, ils ne cessaient d'accabler l'administration de plaintes sur l'état dans lequel ils voyaient tomber l'église; on les avait appelés pour y remédier, et par une contradiction bizarre, ils achevèrent de la ruiner.
Les dévots et les dévotes se chargèrent de diriger les prélats; ils ne s'adressèrent pas à ceux qui ne se conduisaient que par leurs lumières, mais ils se partagèrent les autres, dont on n'avait pris aucun soin. Hors le moment de la séance du concile, on était assuré de les trouver chez eux, où allaient les voir les messagers de la malveillance, qui se donnaient pour des anges envoyés du ciel, afin de leur montrer le précipice dans lequel ils allaient se jeter, et leur rappeler que le vicaire de Jésus-Christ était captif, qu'ils devaient s'en occuper et rendre à l'église en deuil son chef bien-aimé. Si l'on avait eu la précaution de publier tous les antécédens de la négociation avec Savone, on se serait donné un grand auxiliaire; faute de l'avoir fait, des sottises de cette espèce, débitées à des esprits qui manquaient de moyens pour en apercevoir le ridicule, formèrent une croûte sur laquelle aucun raisonnement ne put trouver de prise, et qui donna le change à l'opinion sur le but que l'on s'était proposé en convoquant le concile. Cette assemblée aurait eu besoin d'avoir un président qui la dominât par un mérite transcendant. Elle fut abandonnée et livrée aux intrigues de ceux qui voulaient lui faire manquer son ouvrage.
Au lieu de chercher à séparer la personne du pape des affaires de l'église, dont elle devait s'occuper exclusivement, elle ne chercha au contraire qu'à confondre des choses aussi distinctes. Il n'y eut pas une discussion raisonnable dans cette réunion, qui comptait cependant plusieurs hommes d'instruction et d'esprit; mais la médiocrité étant incomparablement plus nombreuse, ils durent s'abstenir de parler.
Les prélats italiens le pouvaient encore moins à cause de la différence de langage; il résulta de cet état de choses qu'au lieu de s'être donné de la force contre l'opiniâtreté du pape, ce fut le Pape qui se trouva en avoir acquis. Toutes ces tracasseries, suscitées par les superstitions dont on se plaignait dans toutes les parties de la France, étaient ainsi sur le point de se renouveler; la discorde était près de recommencer dans les différentes classes de la société.
L'empereur ne pouvait, sans un grand danger, ne pas y mettre ordre. C'est seulement alors qu'il m'ordonna de tourner les regards de mon administration vers le concile, qu'il m'avait expressément recommandé de laisser à lui-même.
Ce n'est que de ce moment que je reconnus, parmi les évêques pris isolément, les meilleures intentions possibles pour le bien général; ils manifestaient même pour le pape une indifférence qu'on ne leur demandait pas. Je ne pouvais concevoir comment il se faisait que d'une si grande conformité de dispositions on ne pouvait pas faire sortir une résolution raisonnable. En en cherchant le motif, je le trouvai bientôt dans l'influence funeste qu'avaient prise sur tous leurs collègues trois ou quatre évêques, qui eux-mêmes étaient ou des artisans de discordes, ou des esprits faibles qui s'étaient laissé séduire.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils furent tous unanimement signalés par leurs propres collègues comme les moteurs de l'opposition. Cette circonstance est trop récente pour s'étendre davantage sur cette matière, sans exposer ceux qui ont eu le courage de faire connaître leurs petites menées.
On peut seulement fixer d'une manière générale les opinions des autres membres de cette assemblée, sur ce qui a déterminé à en frapper quatre d'entre eux, sur les douze qui étaient vivement dénoncés.
Il leur suffira de savoir que, depuis leur départ de leurs diocèses jusqu'à leur départ de Paris, ils n'avaient pas écrit une seule ligne à leurs grands-vicaires, qui n'eût été lue, quoique plusieurs eussent pris de fausses adresses pour plus de sûreté. Il y en avait qui paraissaient avoir adopté un langage convenu. C'était alors par ce que l'on voyait faire dans leur diocèse après la réception de leurs instructions, que l'on jugeait définitivement de la direction qu'ils cherchaient à y faire prendre. Or, comme les diocèses de Gand, Tournai, Troyes et Toulouse étaient ceux d'où revenaient les plus mauvais rapports, ce furent les titulaires de ces siéges qui furent frappés. L'empereur était d'autant plus indisposé, que trois d'entre eux étaient des aumôniers de sa chapelle, qui recevaient annuellement douze mille francs de traitement de sa cassette, indépendamment de leurs revenus épiscopaux, et que l'évêque de Gand avait fait toutes sortes de démarches pour obtenir dans le temps la permission de rentrer en France (il était émigré et évêque de Posen, en Pologne), et avait été un des premiers à solliciter l'honneur de servir personnellement l'empereur, qui ne lui refusait rien de ce qu'ils lui demandait pour tous ses parens proches ou éloignés. Il le traitait avec cette bonté par égard pour la mémoire de son père, qui était le vieux maréchal de Broglie, mort dans l'émigration.
L'empereur savait bien que la religion défendait à un prêtre de transiger avec sa conscience; mais il savait aussi qu'elle n'a jamais ordonné de reconnaître des bienfaits par des ingratitudes. Ces messieurs pouvaient bien s'en tenir à leur opinion dans le concile; mais c'était devenir des agitateurs, que d'user de leur ministère pour propager des erreurs.
Je reçus ordre de les mettre à Vincennes, et cela fut fait le même jour. quelques uns avaient des papiers dont l'examen n'apprenait pas grand'chose relativement aux affaires politiques, si ce n'est qu'ils avaient reçu, lu et fait connaître, la bulle et l'instruction papale qui avaient été la cause de l'arrestation de M. d'Astros et des cardinaux; cependant ces messieurs avaient, comme tous les évêques de France, prêté sur l'Évangile, à la messe du dimanche où ils avaient été présentés à l'empereur, à l'époque de leur intronisation, le serment d'usage.
Ce serment se prononçait à genoux, dans la chapelle impériale et dans la tribune de l'empereur, en présence de tous les assistans à la messe, et au moment de l'Évangile. L'évêque était en habit d'église; on approchait un carreau près de l'empereur, il s'y mettait à genoux, et la main étendue sur l'évangile, il prononçait à haute et intelligible voix: «Je jure et promets sur le saint Évangile obéissance aux constitutions de l'empire et fidélité à l'empereur, de ne point permettre dans l'étendue de mon diocèse l'enseignement d'aucune doctrine contraire à la politique de l'État, de n'entretenir aucune intelligence, soit directe ou indirecte, avec les ennemis, soit au dedans ou au dehors; et si quelque chose parvenait à ma connaissance concernant la tranquillité publique, je promets d'en faire part à l'autorité.»
Tel était à peu près le serment qu'avaient prêté tous les évêques. Malgré un engagement aussi positif, pas un ne fit parvenir la moindre chose sur les affaires dont M. d'Astros était le colporteur pour le diocèse de Paris, qui vraisemblablement n'était pas le seul où le Pape voulait établir sa puissance exclusive.
Non seulement ils ne donnèrent aucune communication, et laissèrent à la police le soin de trouver où était le mal, mais encore ils cherchèrent à le propager, craignant de ne pas faire assez en restant neutres.
Il est affligeant d'être obligé de reconnaître si peu d'élévation d'âme dans des hommes qui devaient l'exemple d'un noble dévoûment à la tranquillité de leurs diocésains. Ainsi se conduisaient des hommes qui, quelques années auparavant, étaient poursuivis, bannis, n'osaient pas même porter leurs habits d'ecclésiastiques; telle était la manière dont ils reconnaissaient la protection d'un souverain qui avait été obligé de faire usage de sa force et de son ascendant pour les réconcilier avec la nation. Il leur avait ouvert les portes de leur patrie; il avait rétabli la célébration du culte, les avait recommandés à la considération publique; enfin, après leur avoir rendu leur autorité spirituelle, il avait ajouté les dépenses de leur temporel aux charges de la nation, qui ne dissimulait pas l'inquiétude que cette bienveillance lui causait. Mais le clergé oublie vite; aucun des évêques ne se rappelait plus à qui il devait l'autorité dont il faisait un si triste usage, vérifiant ainsi les prévisions de la multitude. «L'empereur, disait-elle, lorsque ce prince les accablait de ses bienfaits, verra ce que c'est que ces gens-là; il les mesure à la grandeur de son âme, il y sera trompé.»
Il fit demander leur démission à ces quatre évêques, et nomma à leurs diocèses des prêtres, d'un meilleur esprit, qui trouvèrent mille difficultés en y arrivant, par suite des instructions que les premiers y avaient laissées. Si la perte de ces évêques eut des inconvéniens politiques, je dois avouer du moins que le siége de Tournai ne pouvait pas être occupé par quelqu'un de moins fait pour être revêtu de la prélature. Je suis encore à concevoir comment ce prêtre corrompu n'avait pas détruit des papiers comme ceux qui furent saisis chez lui; il le devait même pour les personnes qu'il désignait et qui lui écrivaient. Ce n'est que par égard pour leurs familles et pour moi, que je ne les nomme pas, car des relations du genre de celles que cet évêque avait établies avec plusieurs personnes de qualité ne méritent aucun ménagement; il n'était qu'un agent de corruption et de débauches, et les visites qu'il faisait dans l'étendue de son diocèse une série de saturnales.
Si, après la catastrophe de l'empereur, il s'est représenté comme une victime de la tyrannie, je suis bien aise de lui apprendre que le motif de son renvoi prenait sa source dans les preuves de démoralisation qui furent trouvées dans son secrétaire (dans le tiroir même où étaient ses bulles), et entre autres quelques versets d'offices divins, mis en vers français à l'usage des grenadiers et des dragons de l'armée. (Quelques oeuvres de Piron ne sont pas plus fortes.)
En voyant cet homme dans le monde, on lui aurait confié sa fille unique, et jamais monstre ne fut plus digne d'une punition céleste.
Après l'arrestation de ces quatre évêques, l'empereur, voyant que la réunion du concile, loin d'apporter un aplanissement aux difficultés qui existaient déjà, en préparait d'autres, résolut de le dissoudre, et de renvoyer les évêques chacun dans leur diocèse, déplorant toutefois qu'une assemblée composée de tous les princes de l'église n'eût pas mieux compris qu'il ne l'avait convoquée que pour ses propres intérêts. quelques uns d'entre eux, avant de partir, déposèrent entre les mains du ministre des cultes une déclaration par laquelle ils reconnaissaient que les propositions qui leur avaient été faites ne contenaient rien qui fût contraire aux canons et qu'ils s'y soumettaient pour tout ce qui les concernait; la même déclaration fut successivement faite par tous les autres, et elle doit se trouver encore dans les archives du ministère des cultes. Cette déclaration de chacun des membres du concile pris isolément forme un acte bien plus fort que la détermination qu'ils auraient prise en assemblée générale, en ce qu'il n'est pas permis de douter que chacun d'eux n'ait réfléchi mûrement avant d'écrire et de signer son opinion.
Malgré cela, le Pape n'en devint pas plus flexible, il ne donna point de bulles aux évêques nouvellement nommés, et continua, autant que cela lui fut possible, d'agiter les esprits. On le laissa cependant à Savone, en prenant, pour l'isoler, des mesures proportionnées aux dangers dont on avait été menacé par les troubles qui avaient failli être excités plus tôt en son nom que par lui-même.
Avec ces précautions, on était assuré qu'aucune intrigue religieuse ne pouvait plus partir que de l'intérieur; il devenait dès-lors plus facile de la comprimer.
À la suite de l'arrestation de l'évêque de Gand, il y eut plusieurs mesures semblables prises contre des desservans de paroisses, tant dans ce diocèse que dans celui de Tournai, et par contre-coup dans celui de Malines. L'archevêque qui le dirigeait était bien éloigné d'envisager les choses de la même manière que les deux premiers, mais leur voisinage avait tellement influé sur les curés et petits prêtres du diocèse de Malines, que la plupart étaient tout à la fois les ennemis de leur métropolitain et de l'empereur. Ils ne se servaient plus de leur ministère que pour alarmer les consciences et ébranler la fidélité des peuples des campagnes.
Mais toutes ces mesures furent prises administrativement et d'après des indications données par les autorités locales. L'archevêque de Malines m'a intercédé vingt fois en leur faveur, et ces insensés croyaient qu'il était l'auteur de leurs peines.
Intrigues diplomatiques.—Agence napolitaine.—Murat.—Ses lettres doivent encore être aux archives.—Voyage en Hollande.—Sentimens qui agitent les diverses classes de la nation.—Affaires d'Espagne.—Affluence des courriers napolitains.—Enlèvement de l'un d'entre eux.
La réunion du concile à Paris avait assez occupé les esprits pour fournir la matière de toutes les conversations, et par conséquent devenir le sujet d'un grand nombre de correspondances, particulièrement de la part des envoyés diplomatiques. On eut occasion de découvrir quelques intrigues plutôt dignes de pitié que d'attention; mais celle qui devait surprendre le plus, c'était une petite agence de nouvelles que le roi de Naples avait cru utile à ses intérêts d'établir à Paris. Plus on y réfléchissait, moins on entrevoyait la nécessité que ce petit pays eût d'autres moyens de correspondances que ceux de sa légation, et moins on apercevait cette nécessité, plus on cherchait à en deviner le motif; il se découvrit naturellement. L'empereur ordonna au ministre des relations extérieures de faire partir tous les officiers napolitains (nés français) qui, sous divers prétextes, étaient attachés à l'ambassade de ce pays, qu'il voulut voir réduite aux seuls employés napolitains qui la composaient primitivement. Il fit sans doute signifier cette disposition par les voies officielles, et elle fut exécutée malgré les nombreuses réclamations de tous ces jeunes gens qui ne voulaient pas quitter Paris. Il fallut en contraindre quelques uns à obéir.
Pendant que cela s'exécutait, l'empereur, qui devinait tout, avait reçu d'Espagne des réclamations d'après lesquelles il ordonna l'arrestation d'un chambellan du roi de Naples qui n'avait pas quitté Paris. Elle eut lieu, ainsi que l'examen de ses papiers dans lesquels on trouva dix-neuf lettres de la propre main du roi de Naples. Après la lecture de ces pièces il n'était plus permis de douter que, soit qu'il se le fût mis dans la tête, ou que cela fût sorti du cerveau de ceux qui travaillaient pour lui à Paris, ce prince n'eut sérieusement songé à succéder à l'empereur dans un cas donné, sa mort par exemple. L'empereur n'ayant pas d'enfans à cette époque, il ne voyait que ses neveux à éloigner de l'héritage, et il s'était abusé au point de croire que dans un état de choses qu'il prévoyait, la nation se rangerait sans répugnance sous ses bannières.
Il recommandait à son chambellan, dans toutes ses lettres, de voir beaucoup M. Fouché; de lui dire qu'il y avait long-temps qu'il le négligeait, et que cependant il n'était jamais plus content que lorsqu'il recevait de ses nouvelles. La plupart de ces lettres dataient de 1809; elles avaient été écrites pendant que l'empereur était à Vienne et que les Anglais occupaient Flessingue.
Je remis ces lettres à l'empereur, qui ne me dit pas tout ce qu'il en pensait, mais qui ordonna que le chambellan se retirât dans les terres qu'il avait en France, s'il ne voulait pas retourner à Naples.
Le style de cette correspondance ne fut point une énigme pour moi; j'en eus la clef par toutes les recommandations dont elle était pleine, et demeurai convaincu plus que jamais que le projet de succéder à l'empereur était enraciné dans la tête du roi de Naples, et qu'il ne l'avait abandonné qu'à la naissance du roi de Rome. J'ai présumé que son opiniâtreté à vouloir tenir à Paris, près de son ambassadeur, une troupe de jeunes gens, tous militaires et braves, n'était qu'une précaution qu'il prenait pour être informé exactement des dispositions personnelles de chacun des hommes en place, du concours desquels il aurait eu besoin, si l'événement préalable était arrivé. Je me suis aussi expliqué pourquoi ma nomination au ministère de la police lui avait donné tant d'ombrage: c'est qu'il craignait que je ne découvrisse ce qu'il m'a forcé de reconnaître; car auparavant, quelle que fût à cet égard mon opinion, je ne m'en occupais pas.
Il avait peur que je n'eusse trouvé quelque chose dans les papiers de M. Fouché, et il est revenu à mon esprit que celui-ci n'avait brûlé son cabinet en partie que pour jeter toutes ces intrigues dans l'oubli.
Néanmoins l'empereur remarqua bien que M. Fouché ne lui avait jamais parlé de la correspondance du roi de Naples, ni de son objet, duquel il n'était pas permis de douter d'après le contenu des lettres de ce prince à son chambellan. En mettant le chambellan en liberté, j'ordonnai que l'on déposât aux archives de la police les dix-neuf lettres que le roi de Naples lui avait écrites. Si elles n'ont pas été brûlées au mois de février 1813, elles y sont probablement encore.
Cette découverte me donna l'explication d'une quantité de petites menées qui auparavant ne me paraissaient que du caquetage, mais qui depuis furent considérées plus sérieusement. Il n'y a point de bagatelles en surveillance: ce sont les moindres minuties qui conduisent aux plus grandes conséquences; lorsque les grands événemens sont amenés autrement qu'en commençant pas à pas, ils avortent toujours, à moins d'une absence totale de surveillance.
Tout ceci était à peine passé, que l'empereur entreprit de faire un voyage en Hollande; l'impératrice était bien rétablie, et l'accompagna.
Il alla de Paris à Anvers, ensuite à Amsterdam, Roterdam, et revint par le bord du Rhin, lorsqu'il eut vu en Hollande tout ce qui pouvait satisfaire son insatiable désir de connaître les choses par lui-même.
Ce voyage offrit à l'observateur beaucoup de choses dignes d'intérêt. Les Hollandais de la basse classe montraient de l'enthousiasme en le voyant; les riches n'étaient pas extrêmement fâchés de leur réunion; il n'y avait que le commerce qui était tout-à-fait dans l'abattement, et en Hollande, c'est bien quelque chose. Cette classe est indifférente à toutes les questions d'État; pourvu qu'elles n'apportent point d'obstacles à ses opérations, peu lui importe qui règne, elle a toujours son bât à porter. Dans ce cas-ci, elle voyait bien que, tant que le système ne changerait pas, il fallait se résoudre à devenir étrangère à la navigation, ce qui était un sacrifice insupportable; mais comme il n'y avait pas moyen de s'y soustraire, il fallait bien l'endurer, et encore ne pas le faire de mauvaise grâce.
Je ne pourrais que répéter sur ce chapitre ce que j'ai dit plus haut à l'occasion de la réunion de la Hollande.
Lorsque l'empereur faisait quelque voyage, il était toujours harangué par les chefs des autorités civiles des pays qu'il parcourait. Dans les premières années, tous les discours avaient un style et un ton naturel, conforme au respect que l'on devait au chef de l'État, et à la dignité du magistrat qui le prononçait. Mais comme on ne veut rien faire de semblable à ce que fait son voisin, on fut bientôt las de répéter les mêmes choses; on chercha à élever son langage, on adopta des figures de rhétorique, on se jeta sur des citations d'histoire, enfin, on avait tellement épuisé toutes les ressources de l'art, que l'on eut recours à Paris: on y commandait les discours, en s'arrangeant de manière à les recevoir pour le jour où l'on devait les prononcer. L'empereur l'apprit, depuis lors il n'en laissa plus prononcer dans les voyages qu'il fit, ou il interrompait net l'orateur dès qu'il s'apercevait qu'on lui tenait un langage apprêté; il ne se souciait pas de ce qui n'était pas franc et naturel. Les Hollandais, plus particulièrement que d'autres, avaient employé ces moyens, et n'en furent dupes que cette fois-là.
L'empereur avait emmené avec lui ses ministres de la marine, de l'intérieur et des finances, pour résoudre sur les lieux même toutes les difficultés qu'il prévoyait devoir résulter d'une foule de réclamations auxquelles il s'attendait. Ils revinrent directement d'Amsterdam à Paris; mais l'empereur remonta le Rhin jusqu'à Mayence. Pendant qu'il avait fait le voyage de Hollande, les communications diplomatiques avaient suivi leur marche ordinaire; on crut en France à une rupture prochaine, parce que l'empereur envoya de la Hollande ordre aux deux régimens de carabiniers qui étaient rentrés depuis peu de temps à leur quartier de Lunéville, de se rendre sur le Rhin, où il voulait les voir. Il les vit effectivement, et soit que cette revue n'eût été que le prétexte de leur marche, ou que cela eût réellement été le projet d'une rupture, ils ne rentrèrent pas à Lunéville. On les établit dans le pays de Berg, où ils vécurent à bon marché; cela était d'ailleurs nécessaire, parce qu'il venait d'y avoir un petit mouvement insurrectionnel dans ce pays, et puis, dans tout état de choses, c'était autant de chemin de fait, quoique ce ne fût pas précisément dans la direction de la Pologne. Ce mouvement fut observé de Paris, il ne pouvait donc pas manquer de l'être à Saint-Pétersbourg.
On n'était déjà plus que sur un ton de politesse, et lorsqu'après avoir été ami, on se refroidit, on a bientôt rompu. Il n'en coûte que pour se mettre sur la pente de déclinaison; une fois que l'on y est, l'aigreur vient vite.
Il ne s'était rien passé d'extraordinaire nul part. En Espagne, les armées s'occupaient à faire de petits siéges, et à s'établir; c'était au mois de juin de cette année que Badajoz avait été débloqué, comme je l'ai dit plus haut.
L'armée d'Andalousie était devant Cadix; on occupait presque toute l'Espagne, mais on ne commandait et on n'était obéi que là où il y avait des troupes. Encore les ordres du roi y étaient-ils dédaignés; ce prince, fatigué d'entendre les plaintes des Espagnols, à la position desquels il ne pouvait pas apporter de soulagement, avait fini par ne se mêler de rien, en sorte que ce malheureux pays était divisé en autant de petites vice-royautés qu'il y avait de généraux commandant des arrondissemens particuliers; pour comble de malheur, il y en eut bien peu qui n'attirassent pas sur eux l'animadversion des Espagnols. Ce furent toutes ces vexations locales qui armèrent l'exaspération, et qui firent de cette guerre une suite de meurtres et de pillages.
Il n'y a qu'un très petit nombre de généraux qui, dans ces malheureuses campagnes, aient veillé à leur réputation, et plusieurs généraux espagnols insurgés m'ont dit que cela avait beaucoup contribué à ce que, de leur côté, on ne voulut plus entendre parler d'arrangement, parce que, lorsqu'ils entraient dans des lieux qui avaient été occupés par nos troupes, ils apprenaient que l'autorité du roi Joseph n'y était même pas citée, et que c'était tel général qui y ordonnait dans toutes les branches de l'administration, en sorte que, s'ils s'étaient soumis, ils auraient aussi été sous les ordres d'un général français. C'est pourquoi, disaient-ils, ils aimaient mieux rester dans leur situation.
Il a été bien funeste à la gloire de nos armes dans ce pays-là que l'empereur n'ait pas pu y faire un voyage: on se serait remis à son devoir avant qu'il se fût seulement approché de cent lieues de la frontière; l'empereur le savait bien et se disposait à s'y rendre, mais les Anglais surent le pousser en Russie.
À Naples, il se passait quelque chose de singulier. Le roi avait témoigné beaucoup d'humeur de la mesure dont son chambellan, ses officiers avaient été les objets, et comme il n'osait pas s'en plaindre à l'empereur, il s'en prenait à ses ministres.
L'empereur était encore absent; je voyais arriver à Paris autant de courriers napolitains que s'il avait été question d'une négociation importante, et ces courriers, la plupart français, faisaient des commissions dans tous les coins de Paris après avoir remis leurs dépêches ministérielles à l'ambassadeur de Naples.
Je n'ignorais pas où ils allaient ni le sujet de leur exactitude; mais je poussai ma curiosité plus loin. La mauvaise opinion que j'avais personnellement de l'arrière-pensée du roi, et l'absence de l'empereur m'autorisaient d'une part à la méfiance, et de l'autre motivaient un excès de prudence de ma part.
Je donnai ordre que l'on fît si bien qu'en ayant l'air de commettre une maladresse, en prenant un courrier napolitain pour un autre, on le mît à ma disposition pour deux heures.
Je pris sur moi cette hardiesse par un autre motif encore: c'est qu'il revenait de tous côtés que, dans un accès de mauvaise humeur, le gouvernement napolitain avait obligé tous les Français qui, sur ses instances, avaient quitté l'armée française pour entrer dans ses troupes, à se naturaliser sur-le-champ ou à rentrer en France; presque tous l'abandonnèrent. Cet acte de gouvernement, qui annonçait de la démence ou de la vengeance, n'était pas à négliger.
Le premier courrier napolitain ne se fit pas attendre long-temps, et on exécuta si bien ce que j'avais ordonné, qu'il fut amené chez moi. Ceux qui l'y avaient conduit crurent qu'ils s'étaient réellement trompés, excepté un seul d'entre eux qui avait le secret de la mesure; ils s'attendaient à être gourmandés, ils reçurent un témoignage de satisfaction. J'ouvris tout, même le paquet de l'ambassadeur, et le lui renvoyai si promptement, qu'il aurait pu douter de l'indiscrétion, s'il avait eu moins d'expérience.
Ces dépêches apprenaient que le roi de Naples était dans de grandes inquiétudes sur la manière dont l'empereur était à son égard, depuis qu'il ne pouvait plus ignorer qu'il avait lu beaucoup de choses fort peu honorables pour celui qui les avait écrites, et particulièrement depuis l'obligation imposée aux Français de se naturaliser ou de retourner en France.
Son esprit en était tellement tourmenté qu'il venait de faire partir la reine pour arranger une affaire qui n'en était pas une, car enfin un roi de Naples qui était sur le trône par la puissance de l'empereur n'avait qu'à se tenir tranquille, et ne pas chercher à faire plus de bruit en Europe que sa petite importance ne le lui permettait; il n'eût jamais été atteint de la peur d'être renversé du trône par celui qui avait trouvé convenable de l'y établir. Ensuite si réellement le projet de la France avait été de faire descendre le roi du trône de Naples, pouvait-il raisonnablement songer à se défendre? Une pareille entreprise eût achevé de le couvrir de ridicule.
Si donc il a cru nécessaire à ses intérêts d'engager la reine à venir voir l'empereur à Paris, c'est qu'il y avait lieu à se justifier, parce qu'il n'y a que des insensés qui essaieraient de nous persuader que, dans sa position, il redoutait les intrigues; il ne voulait que savoir jusqu'où avaient été les informations que l'empereur avait acquises.
C'est ici le cas de dire que l'empereur avait déjà songé à séparer la couronne d'Italie de celle de France sur la tête de son successeur; il n'attendait pour le déclarer que la naissance d'un second fils, qu'il espérait avoir, et qui aurait été roi de toute l'Italie. Il s'était quelquefois occupé de cette espérance avec ses amis; et comme il traitait le roi de Naples en homme qu'il considérait comme inséparable de son système, il ne s'arrêta pas à l'idée qu'il songerait à traverser son projet, si le cas prévu arrivait. Ce fut cependant ce qui eut lieu.
La reine de Naples vient à Paris.—Réception que lui fait l'empereur.—Anecdote de la Malmaison.—Approche de la disette.—Mesures pour la prévenir.—L'empereur ouvre le canal de Saint-Maur.—Il fait occuper les ouvriers.—Projet de remettre les approvisionnement de Paris à l'entreprise.
La reine de Naples arriva effectivement à Paris avant que l'empereur fût de retour de la Hollande; son voyage tourna tout en agrémens pour elle et pour les personnes qui éprouvaient du plaisir à la revoir, mais il était inutile aux affaires du roi, que l'empereur connaissait trop bien, pour concevoir la moindre inquiétude de tout ce qu'il ferait pour ou contre lui.
Cette circonstance me confirma encore dans l'opinion que la tête du roi de Naples était en travail continuel, et que peut-être il serait jeté, malgré lui, dans des directions dont il ne pouvait lui-même apercevoir le danger: c'est d'ordinaire ce qui arrive aux hommes qui ne veulent pas être naturels, ou qui, ayant une fois manqué, ont la conscience toujours mal à l'aise.
Lorsque l'empereur arriva à Paris, il fit un très aimable accueil à la reine de Naples, et s'occupa personnellement de tout ce qui la concernait. Je crois bien qu'il ne lui cacha pas son opinion sur la conduite du roi son mari, cependant il ne transpira rien à cet égard. L'empereur, que l'on a peint comme un homme vindicatif par caractère, ne s'est jamais vengé que par des bienfaits; je pourrais citer maint exemples où il a même été prodigue envers des ingrats, je ne lui ai jamais vu méconnaître le moindre service. Il entrait quelquefois dans des détails sur l'intérieur et les affaires de ceux à qui il s'intéressait; on ne manquait pas de dire que c'était par manie de se mêler des ménages de tout le monde: on était dans l'erreur, c'est qu'il avait quelques projets de libéralités, et, lorsqu'on lui avait répondu franchement, il était rare que les effets ne suivissent pas la bonne intention. Jamais personne ne donna avec autant de plaisir, mais il ne pouvait souffrir qu'on le remerciât, comme aussi il aurait bien remarqué une faute d'ingratitude et ne l'aurait pas oubliée.
Je me rappelle que, pendant qu'il était encore consul, il donna un jour 30,000 francs à chacun de ses aides-de-camp; nous étions huit, nous allâmes pour le remercier le soir, lorsqu'il fut seul dans son cabinet à la Malmaison. Il nous reçut comme des hommes qui faisaient une chose qui lui déplaisait; il nous renvoya en nous disant: «Une autre fois, messieurs, je ne m'exposerai plus à de pareilles visites; je ne vous demandais point de remercîmens, je savais bien que cela vous ferait plaisir sans que vous prissiez le soin de me le dire.» Et pour se raccommoder avec nous, il nous dit: «Allez vous amuser, vous êtes des nigauds.» Il ne nous a pas tenu parole, car il est tombé vis-à-vis de quelques uns de nous dans la profusion.
Nous étions à la fin d'octobre, lorsque l'empereur et l'impératrice rentrèrent à Saint-Cloud, où le roi de Rome était resté pendant leur absence.
On commençait déjà à sentir les approches de la disette; le blé était fort rare dans les provinces méridionales. C'est dans cette occasion que je vis déployer à l'empereur une activité d'esprit que je ne lui connaissais pas encore: il se faisait remettre les états des magasins à blé comme on lui aurait remis ceux de l'armée; il tenait très fréquemment, tous les deux jours, par exemple, un conseil de subsistances où assistait tout ce qui était convoqué pour y apporter le tribut de ses lumières. L'empereur eut alors à regretter d'avoir congédié la compagnie des vivres; le conseiller d'État qu'il avait mis à la tête de cette administration (M. Maret, frère du ministre-secrétaire d'État) était un fort honnête homme; mais il ne pouvait être que régulateur d'opérations, il n'était point capitaliste: il fallut que l'empereur lui donnât des sommes énormes pour tenir l'approvisionnement de Paris au complet. On avait fait la plus grande de toutes les fautes en se servant pour l'armée des farines de Paris, dont on avait laissé vider les magasins: si, dans un moment comme celui-là, l'empereur avait été absent, il y aurait infailliblement eu de très grands désordres, parce qu'en matière d'argent personne n'aurait osé prendre sur lui d'ordonner, et que, d'un autre côté, le ministre du trésor public n'aurait pas acquitté ce qui aurait été tiré sur lui sans l'autorisation de l'empereur. Ce fut donc encore l'empereur qui fit tous les métiers dans cette circonstance; mais, quels que fussent les soins qu'il avait recommandé que l'on prît, et dont il donna l'exemple à tout le monde, il dut encore avancer des sommes énormes à l'approvisionnement de Paris pour tenir le prix du pain à un taux proportionné au prix de la journée de l'ouvrier; il dut faire ajouter jusqu'à 12 et 15 francs à chaque sac de blé pour que le pain restât à 16 sous les quatre livres. Il résulta de là que le pain se trouva à meilleur marché à Paris que dans les campagnes, en sorte que celles-ci vinrent de tous côtés en acheter à Paris pour le porter au-dehors et le vendre, ce qui augmentait la consommation de la capitale, et par conséquent les dépenses de l'administration, chargée de tenir le pain à un prix modique.
Tout cela donnait de l'humeur à l'empereur. Il faisait tout ce qui était en lui pour apporter au moins l'aisance dans cette classe de la population pour laquelle le pain est la première des dépenses, et l'on était forcé de reconnaître qu'il y avait absence de ressources: aussi nous passâmes un hiver cruel à Paris. Il y eut beaucoup de vols, et quoique l'on eût multiplié les fourneaux économiques, dans lesquels on cuisait par jour une immense quantité de soupes qui se donnaient au prix le plus modique, on eut beaucoup de peine à éloigner le mal que donne à des malheureux la peur de mourir de faim.
En même temps que l'empereur faisait tous ses efforts pour maintenir les subsistances des pauvres au plus bas prix possible pour la circonstance, il leur fournissait les moyens de gagner un peu plus d'argent en les faisant travailler; c'est à cette occasion qu'il fit ouvrir les travaux du canal de Saint-Maur près Paris. Ce canal devait joindre la Marne à la Seine, en évitant quatre ou cinq lieues de détours que cette première rivière fait avant d'arriver à Charenton. Il devait avoir une double utilité, en ce que l'on se proposait de construire dessus un grand nombre de moulins, qui, en accélérant la mouture, eussent diminué les frais de la boulangerie et par conséquent celui du pain à Paris.
Ces travaux s'exécutaient si près de la capitale, que les familles les plus indigentes pouvaient y aller travailler, et y subsister au moyen des fourneaux à la Rumfort que l'on avait fait établir sur les lieux.
De cette manière, un ouvrier avait vécu et se trouvait encore avoir une bonne partie du prix de sa journée de reste.
L'empereur fit activer les travaux des canaux de Saint-Denis et de l'Ourcq dans le même but. Son projet était, comme on le sait, de joindre par un canal de navigation le grand bassin de la Villette à celui que l'on construisait dans les anciens fossés de la Bastille, et de joindre le bassin de la Villette à la Seine par le canal de Saint-Martin. Ces travaux sont aujourd'hui achevés, et l'on sait quelle extension ils ont donnée au commerce de la capitale.
Un monarque dans l'esprit duquel entrent de semblables conceptions, dont il suit les détails avec une précision mathématique, mérite qu'on garde sa mémoire.
L'empereur ne s'en tint pas à faire travailler des terrassiers; il commanda de l'ébénisterie et de la menuiserie dans le faubourg Saint-Antoine, de même que dans tous les ateliers d'ouvriers de différentes professions; il fit confectionner toute sorte d'objets nécessaires aux armées. Il donna dans cet hiver l'argent à pleines mains, et avec sa régularité sans pareille, il n'obéra point ses finances; il supporta directement la dépense des objets de luxe qu'il avait commandés, et en embellit les palais et musées du gouvernement; il en fit aussi des cadeaux à un grand nombre de personnes, et il fit supporter par les budgets des ministres dans les départemens desquels les objets confectionnés rentraient, les sommes qu'ils avaient coûtées, par exemple, celui de l'intérieur et celui de la guerre. De cette manière, il remplit ses magasins, soulagea l'indigence, et arriva sans incidens fâcheux à la fin d'une cruelle saison qui semblait nous annoncer de bien grands malheurs. J'ai vu le compte des sommes qu'il lui en coûta seulement pour payer la différence qu'il y avait entre le prix auquel il achetait le blé et celui auquel il avait ordonné que l'on tînt le pain. Ces sommes me paraissaient invraisemblables, elles passaient une dizaine de millions; j'étais assez près de l'administration alors, pour être convaincu que, sans la prodigieuse activité de l'empereur, malgré ces grands secours, nous ne serions pas sortis d'embarras.
Il en était persuadé lui-même; son mécontentement était extrême contre l'administration des vivres, qui n'avait que des comptes en règle et des magasins vides: aussi s'occupait-il lui-même de recréer l'ancienne compagnie des vivres, qu'il aurait établie à l'instar de la banque, de manière à pouvoir l'aider, dans le besoin, de tous les capitaux qui auraient été nécessaires, sans s'exposer à être encore dupe de quelque grand agiotage, comme il l'avait été en 1805. Ce projet ne fut point exécuté, parce qu'il fut encore entraîné à la guerre.
C'est une chose honteuse que de voir un pays comme la France exposé à des disettes de blé. On ne les connaît pas dans les déserts, ni dans les pays où le blé est apporté d'un autre hémisphère. Il n'y a cependant qu'une seule observation à faire pour s'en garantir; mais il faut, pour qu'elle le soit d'une manière constante, qu'elle s'exerce par des intéressés, et non pas des administrateurs qui ne soignent jamais que leur responsabilité. L'empereur en était convaincu, et il allait s'en remettre à eux.
Une suite d'observations a prouvé que la disette arrivait en France tous les neuf ans, à des distances irrégulières, plus ou moins rapprochées, selon que de grands événemens avaient plus ou moins interrompu les communications. On en avait éprouvé une en 1802 ou 1803; on en éprouva une en 1811, et ce fléau s'est reproduit en 1817.
L'hiver fut assez triste; on ne vit aucun de ces événemens qui occupent toute une société; il se passa en dîners de représentation, et l'on n'eut que très peu de plaisirs.
Le prince de Bénévent et ses ennemis.—Supercherie.—Madame Auguste
Talleyrand a recours à l'empereur.—Décision de ce prince.
Ce fut dans cet hiver que le prince Poniatowski vint à Paris. L'empereur avait été si content de ses services pendant la campagne de 1809, qu'il lui fit toute sorte de bons accueils. Il recommanda même qu'on lui en fît partout, et lorsqu'il fut au moment de retourner en Pologne, il lui fit cadeau de cent mille écus.
Je crois qu'indépendamment de cet argent, il lui donna un autre domaine que celui qu'il lui avait déjà donné après la paix de Tilsit.
Il traita moins bien M. de Talleyrand. Ce prince était depuis quelque temps l'objet d'attaques continuelles. Les unes étaient plus ou moins justes, les autres portaient évidemment à faux. C'était une lutte de jalousie et d'amour-propre; M. de Talleyrand savait user de ses avantages, il épiait l'occasion, et quand il avait saisi le défaut de la cuirasse, trois ou quatre bonnes saillies, qui pénétraient au vif et portaient bien leur adresse, faisaient justice de ceux qui s'attaquaient à lui. Ils s'emportaient davantage, Talleyrand riait de l'exaspération qu'il avait causée; l'irritation devenait plus vive, les propos se multipliaient: mais comme Talleyrand avait un salon que les envoyés diplomatiques avaient conservé l'habitude de fréquenter, il se trouvait en mesure de repousser les traits qu'on lui décochait avec un avantage foudroyant. Il fut pris à son tour, et donna à rire à ses ennemis. J'ignorais l'anecdote lorsque l'empereur me manda un dimanche matin, et me réprimanda vivement de lui avoir laissé ignorer une particularité qui concernait le diplomate. «Si ce qu'on m'a dit est vrai, ajouta-t-il, je lui ferai bien payer les trois cent mille francs qu'il a promis de donner.»
Ce récit était une énigme pour moi. J'attendais qu'il m'en dît davantage, et j'appris qu'après la messe il devait recevoir madame Auguste Talleyrand, qui était arrivée la veille pour une réclamation, et avait demandé à lui être présentée.
Cette jeune femme était venue comme un courrier de Berne, où son mari était ambassadeur, demander justice à l'empereur contre une action infâme de M. de Talleyrand, et afin de ne pas être éconduite, elle s'était adressée à la femme du ministre de son mari.
L'empereur, qui n'avait entendu que la version de cette jeune femme, était singulièrement indisposé. Heureusement je connaissais toute l'aventure de cette prétendue dette de M. de Talleyrand. Cette affaire, si elle n'était pas irrépréhensible, n'était du moins pas coupable comme madame Auguste l'entendait. Je me hâtai de rendre compte à l'empereur de la manière dont la chose s'était véritablement passée.
Lorsque M. Auguste de Talleyrand, ministre de France en Suisse, voulut se marier, il porta ses hommages à une jeune personne d'Orléans, qui était fort riche. Sa demande fut agréée, mais les parens exigèrent qu'il apportât cent mille écus au contrat, condition sans laquelle ils ne voulaient pas donner leur élève, qui était, je crois, leur nièce; cette précaution était sage de leur part; en se mariant, le mari devenait administrateur de sa fortune: il était prudent de lui faire donner des garanties de son administration.
M. Auguste de Talleyrand, n'ayant pas les cent mille écus, vint conter son embarras à M. de Talleyrand, alors ministre des relations extérieures. Il lui demanda de lui prêter cette somme sur son simple billet, observant qu'il était jeune, et qu'il faudrait qu'il fût bien malheureux pour ne pas gagner dans sa vie cent mille écus. Non seulement M. de Talleyrand lui prêta cette somme sur son simple billet, mais encore sans intérêt.
Ce billet resta entre ses mains jusqu'à ce que des pertes d'argent l'obligèrent à s'en dessaisir. Il avait un autre parent, que je ne nomme pas, parce que j'ai à me plaindre de lui personnellement; il était dans un extrême embarras, et ne pouvait se procurer des fonds, sa position était telle qu'il fallait qu'il en eût, ou qu'il éprouvât des désagrémens pénibles.
Il vint voir M. de Talleyrand, et lui raconta le cas dans lequel il se trouvait. Il le pria de considérer que le nom de leur famille pourrait éprouver une flétrissure, faute d'un secours qui lui était indispensable.
M. de Talleyrand était fort embarrassé. Il venait d'éprouver des faillites de tous côtés, et n'avait que le billet dont je viens de parler; il le montra au solliciteur, en lui disant qu'il ne lui restait que cela, que c'était la première fois que ce titre voyait le jour. Il lui observa qu'il n'en avait fait aucun usage au moment de ses embarras personnels, parce qu'il y aurait eu autant d'inconvéniens attachés à un affront fait à la signature du souscripteur qu'au sien. Il lui dit cependant de chercher un prêteur sur gages; que, s'il en trouvait un, il lui remettrait l'effet, mais qu'il fallait se réserver la faculté de le retirer aussitôt qu'il en aurait les moyens.
Le parent accepte. Il avait, disait-il, un prêteur tout prêt. M. de Talleyrand cède, mais le billet n'est pas hors de ses mains, qu'il est négocié sur la place, et présenté à l'échéance à M. Auguste de Talleyrand. Celui-ci ignorait toutes ces circonstances; il se crut joué, et soupçonna que M. de Talleyrand, des mauvaises affaires duquel il avait entendu parler, avait été réduit à l'accabler. D'un autre côté, madame Auguste de Talleyrand n'était plus un enfant, elle gouvernait ses affaires et voulut savoir ce que signifiait ce billet: il paraît que l'on se tira du mauvais pas en lui disant que c'était une somme donnée, que l'on avait promis de ne jamais réclamer, et que la mauvaise situation dans laquelle on disait qu'était M. de Talleyrand lui avait sans doute fait une nécessité de manquer à sa parole. Madame Auguste fut indignée; elle trouva étrange que ce prince se fût prêté à une supercherie comme celle dont elle était victime. Elle prit la poste, et accourut implorer la justice de l'empereur.
L'empereur eut de la peine à croire à une action semblable. Il se contint néanmoins, ne dit rien de désagréable à M. de Talleyrand lorsqu'il se présenta à l'audience ordinaire qui suivait la messe; mais il écrivit à M. l'archi-chancelier pour le charger de prendre connaissance de cette affaire, et M. de Talleyrand porta la peine de la supercherie à laquelle il s'était prêté, il compta les cent mille écus, après quoi madame Auguste reprit la route de Bâle.
Il n'échappa pas à M. de Talleyrand que l'empereur n'avait pas paru disposé à le ménager; il se garda bien d'avoir l'air de s'en apercevoir, et en devint beaucoup plus prudent encore.
La mésintelligence éclate entre la France et la Russie.—Rappel de M. de Caulaincourt.—La guerre paraît inévitable.—Considérations générales sur la position respective des deux États.
Il y avait de trop grands événemens à l'horizon pour que le monde s'occupât de bagatelles locales; il était déjà à peu près reconnu qu'il devait y avoir incessamment une rupture entre la Russie et la France.
L'empereur avait rappelé M. de Caulaincourt, sur les instances que lui-même avait faites pour revenir à Paris; il voyait sans doute ce qui se préparait, et ne voulait pas se trouver dans une situation à trahir ses devoirs ou à manquer à la reconnaissance que devaient lui inspirer les procédés délicats dont il avait été l'objet à la cour de Russie pendant près de quatre ans. L'empereur lui-même le concevait, quoique je lui aie entendu manifester que cette position de son ambassadeur, ainsi que le déplorable résultat de sa mission, était plutôt la conséquence de sa conduite personnelle que celle des événemens[12], que la Russie avait pu faire tourner à son gré, tandis qu'un ambassadeur de France devait les diriger, s'il ne s'était pas laissé décheoir des avantages sur lesquels il se trouvait placé en arrivant à cette cour.
L'empereur envoya en Russie son aide-de-camp le général Lauriston, pour remplacer M. de Caulaincourt; ce choix devait plaire aux Russes, mais il était bien tard pour qu'un nouvel ambassadeur eût le temps d'étudier le passé et de détourner l'avenir.
Avant de commencer le récit cette guerre, je dois dire comment on fut contraint de la faire, car pour la désirer et l'avoir recherchée, je pourrais déposer en faveur de l'opinion que l'empereur en a été contrarié au dernier point, si le sens commun le plus ordinaire ne réprouvait de lui-même le soupçon qu'il l'a provoquée, au milieu de tous les embarras qu'il avait déjà.
Les puissances de l'Europe ne faisaient plus à la France qu'une guerre d'extermination, et celle-ci ne combattait plus que pour sa défense: elle était sortie victorieuse de toutes les attaques dont elle avait été l'objet, mais l'empereur avait reconnu qu'il était nécessaire pour elle d'avoir une alliance étrangère imposante. Il avait cherché à s'allier avec la Russie malgré tous les inconvéniens que cette détermination pouvait avoir pour lui personnellement, puisque la grande duchesse Anne Paulowna n'avait alors que quinze ans: néanmoins il en faisait le sacrifice à l'intérêt général, et assurément il n'y a guère de particulier qui ne se serait pas trouvé blessé de la réponse que l'empereur reçut dans cette occasion.
La demande en mariage de la princesse Anne Paulowna fut faite tout-à-fait entre les deux souverains, et rien n'aurait dû en transpirer, puisqu'il n'y eut point de demande officielle. Je crois même que la chose aurait pu s'arranger, parce que, dans la réponse d'Alexandre, si on y remarquait un peu de défiance, on y voyait aussi de la bonne foi au moins en apparence.
Pour que cette proposition ait transpiré, il faut que l'un des deux empereurs en ait parlé. Je n'ai pas pour objet d'expliquer pourquoi l'ouverture de l'empereur Napoléon ne réussit pas; mais il venait de s'attacher à l'Autriche, la haute politique des grandes puissances dut nécessairement se ressentir de l'union qu'il avait contractée.
Le fait est qu'après avoir renoncé à des avantages de guerre immenses sur les Russes, uniquement pour avoir leur alliance, nous la perdîmes, même après leur avoir abandonné nos alliés naturels, les Turcs et les Suédois, et que nous nous unîmes aux Autrichiens, avec lesquels nous semblions irréconciliables. On ne se fût jamais attendu à un tel résultat, si le mariage de l'archiduchesse Marie-Louise n'eût semblé un gage de la disparition de tous les ressentimens, suite naturelle de malheurs qui étaient encore bien récens. L'alliance fut donc cimentée avec l'Autriche, et rompue avec la Russie: tant il est vrai qu'en politique il suffit d'un pas hors de la ligne naturelle pour être entraîné dans des difficultés inextricables.
L'empereur voulait la paix en Europe; il ne pouvait pas la maintenir seul, à moins de tenir la nation continuellement sous les armes et d'obérer ses finances. D'ailleurs l'expérience avait prouvé que ce n'était même pas un moyen d'éviter la guerre; que c'était au contraire un motif d'inquiétude pour la sécurité des États voisins, et conséquemment les autoriser à recourir aux armes aussitôt qu'ils croiraient avoir trouvé une occasion favorable. La guerre de 1809 lui avait encore démontré que, malgré son alliance de Tilsit, il ne pouvait pas compter sur la Russie pour maintenir la paix; il résultait de là qu'il se trouvait n'y avoir non seulement rien gagné, mais que, de plus, il pouvait encore être attaqué par une coalition plus forte que les précédentes, pendant que lui-même ne pourrait plus se présenter dans l'arène avec des forces aussi imposantes que précédemment.
L'empereur avait, de son propre mouvement, saisi l'occasion de contracter avec la Russie le seul rapprochement qu'il avait été possible à la France d'établir; il avait voulu le rendre plus intime, et, au lieu d'être accueilli, il avait rencontré du refroidissement. Quelle qu'en eût été la cause, le résultat était constant; dès-lors l'empereur fut fondé à craindre que de tout ce qu'il croyait avoir immuablement fixé entre les Russes et lui, il n'y avait rien de solide. Il dut naturellement penser que si tels étaient les sentimens de la Russie à son égard, alors que lui-même cherchait à s'en rapprocher davantage, ces mêmes sentimens avaient dû prendre encore plus d'animosité depuis qu'il s'était allié à l'Autriche. De plus, il voyait bien que la Russie avait gagné sur lui un avantage considérable par la résistance qu'il éprouvait en Espagne, et qu'indubitablement elle deviendrait le pivot d'une nouvelle coalition dans une circonstance opportune, parce que rien ne s'opposait à un rapprochement entre les Russes et les Autrichiens, et particulièrement entre les Russes et les Prussiens. D'un autre côté, l'Angleterre était trop occupée de l'idée de se replacer sur le continent pour n'avoir pas aperçu ce moyen de s'y introduire de nouveau.
L'alliance de Tilsit n'avait eu lieu que pour arriver à l'abaissement de l'Angleterre, c'est-à-dire à la pacification générale; car le seul obstacle qui restait à la paix était l'Angleterre. La paix a toujours été le but de l'empereur Napoléon, car il était trop éclairé pour ne pas voir qu'il n'y avait de stabilité, de salut même pour lui que dans la paix.
L'Angleterre avait proclamé en plein parlement la guerre perpétuelle, elle n'a pas dévié de ce principe. La France, en s'attachant à la Russie, avait adopté le seul moyen d'atteindre à son but.
Le jour où la Russie se rapprochait de l'Angleterre, la base du système était frappée, et la situation devenait pire que jamais: aussi l'empereur regretta-t-il amèrement de voir que les affaires n'avaient pas été conduites avec plus d'habileté. Il fit tous les sacrifices et épuisa tous les moyens de conciliation qui étaient en son pouvoir, pour ramener la Russie aux vrais intérêts européens; il échoua contre les séductions du cabinet anglais, contre les irrésistibles efforts d'une puissance qui combattait pour son existence avec toutes les ressources que donnent les trésors, le commerce du monde et le génie des affaires.
L'empereur Napoléon, condamné à la guerre, dut s'y résoudre et laisser en souffrance les grands intérêts qu'il avait en Espagne: il fallut la faire avec tous les désavantages d'une position si différente de celle où il se trouvait avant son alliance avec la Russie.
Il avait renoncé à tous les avantages que pouvait lui donner la bataille de Friedland; il avait scrupuleusement rempli toutes les conditions auxquelles il s'était engagé, et la Russie, manquait à celles qui seules avaient du prix pour lui[13], qui seules l'avaient décidé à s'unir à elle, et sur l'observation desquelles il avait trop compté.
La Russie avait gagné à notre alliance une augmentation de puissance et des possessions précieuses autant par leur convenance que par leur étendue: elle s'était réparée pendant que nous étions engagés dans les affaires d'Espagne, auxquelles on n'eût pas songé, si l'on avait cru être dans le cas de revenir dans le Nord. La Russie se déclarait contre nous, et nous trouvait avec tous nos embarras anciens et ceux d'Espagne par surcroît[14].
La France, une fois obligée de se séparer des Russes, ne pouvait pas avoir d'autre projet raisonnable que celui de fonder une puissance qui, en étant son alliée naturelle, pût aussi être assez forte pour s'établir comme balance entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, afin qu'en cas de coalition contre la France, cette puissance, dont l'existence aurait été inséparable de la sienne, pût faire cause commune avec elle, et lui apporter une masse de forces qui dispensât celle-ci de mettre encore sa population sous les armes; avec l'élévation de cette puissance, on aurait pu compter sur de longues années de paix.
D'après tout ce qui paraissait vraisemblable, c'était la Pologne que la France voulait régénérer; elle formait une nation nombreuse; réunies déjà par une même langue, les mêmes habitudes et les mêmes souvenirs, ses troupes avaient acquis une gloire digne de la gloire militaire de toutes les autres armées; de plus, elle avait toujours été l'alliée de la France, ainsi que de ses alliés.
Indépendamment de ces considérations, les portions que la Prusse et l'Autriche en avaient eues en partage étaient déjà réunies à peu de choses près, et il venait d'être stipulé avec cette dernière que, dans le cas où la Pologne serait régénérée, les provinces illyriennes lui seraient rendues en échange de la partie de la Gallicie qu'elle possédait encore.
Il n'y avait donc plus qu'à reprendre sur la Russie les provinces polonaises qu'elle avait envahies.
Les Russes avaient à Paris un espionnage dont je vais parler tout à l'heure, et par le moyen duquel ils étaient parvenus à être informés de l'état des forces que la France allait déployer, si la campagne s'ouvrait. C'est alors seulement que l'empereur commença à reconnaître que tout ce que je lui avais dit dans le temps du motif du séjour à Paris de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie était vrai, et qu'il m'ordonna de faire mon possible pour découvrir quels pouvaient être ses canaux d'intrigues et d'informations; il avisa en même temps aux moyens de parer au développement successif des forces de la Russie.
Mesures de prévoyance que prend l'empereur.—Schwartzenberg.—Le général Jomini.—Tentatives de Czernitchef.—Ses artifices.—Les relations extérieures.—Le préfet de police.—Malice.—Découverte du système de corruption organisé dans les bureaux.—Michel.—Moyens qu'il emploie pour se procurer les états de situation qu'il livre à Czernitchef.
L'on avait tiré de la France à peu près tout ce que l'on pouvait lui demander; on retira d'Espagne les troupes polonaises, qui furent envoyées dans le duché de Varsovie.
L'empereur appela tout ce qu'il put réunir depuis Naples jusqu'à Bayonne, et comme il laissait ainsi une immense quantité de pays sans défense, il songea à les préserver de toute invasion, en emmenant avec lui les troupes autrichiennes et prussiennes, les seules qui auraient pu lui donner de l'inquiétude s'il eût éprouvé un revers, comme cela lui était arrivé en 1807 à Eylau; en second lieu, il fallait prévoir qu'au moment de couronner son oeuvre à la fin de la campagne, il aurait pu surgir, des cabinets de ces puissances, des prétentions qui auraient remis tout en problème: elles auraient eu d'autant plus beau jeu, qu'elles se seraient trouvées avec des forces considérables sur les derrières de l'armée française, qui alors eût vraisemblablement été aux extrémités de la Pologne.
Ce sont ces puissantes considérations qui déterminèrent l'empereur à faire négocier avec l'Autriche la mise en campagne, comme auxiliaire de l'armée française, d'un corps de trente mille hommes, et avec la Prusse celle d'un corps de quinze mille. Ce dernier fut commandé par le général York, et le premier par le prince de Schwartzenberg, qui était alors ambassadeur d'Autriche à Paris. L'empereur lui avait fait proposer de faire la campagne, parce qu'il le connaissait déjà, et que ses habitudes de communications étaient établies avec lui; il était estimé à Paris, et aimé de toute la société. Ce prince témoigna qu'il serait flatté de servir sous les ordres de l'empereur, et accepta avec empressement l'offre qui lui était faite. L'empereur fit alors connaître à l'empereur d'Autriche qu'il lui serait agréable de voir l'armée autrichienne commandée par le prince de Schwartzenberg; François s'empressa d'adhérer à la demande, et Schwartzenberg alla se mettre à la tête du corps autrichien qui devait agir avec nous. Il réunit le titre de général en chef au caractère d'ambassadeur qu'il conserva, en laissant toutefois à Paris un chargé d'affaires.
Nous étions vers le milieu de février, les dernières dispositions de l'empereur se poussaient avec une très grande activité. Ce prince savait à jours comptés où se trouvait chaque corps de troupes qui marchait sur le Niémen.
Celles qui venaient d'Italie passaient par le Tyrol, la Bavière et la
Saxe, pour se rendre sur la Vistule; les autres marchaient de la
Hollande et de Hambourg sur Berlin, et il n'y avait pas de grande route
qui ne fût couverte d'appareils de guerre.
La légation russe était toujours à Paris ainsi que l'aide-de-camp de l'empereur de Russie.
Je venais d'apprendre d'une manière non équivoque qu'il avait négocié l'émigration du général Jomini au service de Russie.
Ce général jouissait dans l'armée de la considération due à son talent d'historiographe; il était, en cette qualité, attaché à l'état-major de l'empereur, qui en faisait un cas particulier.
Je fus d'autant plus surpris de cette proposition de l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, que je ne croyais pas que le général Jomini eût aucun sujet d'être mécontent de sa position; cependant le fait était si constant, que je me décidai à en parler moi-même à cet officier. Il ne m'avoua pas positivement le fait; il ne le nia pas non plus, en sorte que je vis bien qu'on lui en avait effectivement parlé. Je lui glissai quelques mots de la manière de penser des Russes sur les transfuges, il repoussa loin de lui la seule pensée d'une lâche désertion. L'aide-de-camp d'Alexandre ne s'en était pas tenu là, il avait poussé l'impudence jusqu'à se rapprocher d'un des premiers secrétaires du prince de Neuchâtel, qui, comme l'on sait, était major-général de l'armée; ses secrétaires étaient conséquemment placés de manière à procurer les informations les plus importantes. L'officier russe ne craignit pas de lui offrir des gains énormes, s'il consentait à entrer en communication avec lui pendant le courant de la campagne, l'assurant qu'il ne courait aucun danger, parce qu'on aurait soin de ne jamais le mettre dans le cas d'expédier des messagers, on lui en enverrait au contraire, sur lesquels il pourrait compter.
Le secrétaire refusa, et voulut bien ne pas nuire à l'officier russe en divulguant cette proposition, qui l'eût perdu de considération à Paris; mais il en fit prévenir le prince de Neuchâtel, qui en fit part à l'empereur le jour même où je lui rendis compte des particularités que je viens de rapporter. L'empereur vit clairement que le séjour de ce jeune officier à Paris n'avait pas un autre but que d'organiser la corruption parmi tout ce qui l'entourait. Il témoigna quelque mécontentement qu'on eût affecté de lui en parler avec tant d'intérêt, qu'il avait fait dire partout qu'il verrait avec plaisir qu'on le traitât bien. Il y a toujours un mouvement de dépit qui est inséparable de la conviction d'avoir été dupe.
Dans cette occasion, le jeune officier russe avait si bien mis à profit la bienveillance du ministère dont il dépendait, qu'il était devenu une petite puissance à laquelle il était maladroit de déplaire.
L'empereur leva les épaules de pitié qu'on lui eût fait accorder tant de bienveillance à un homme qui en méritait si peu, et ordonna qu'on le fît partir pour Saint-Pétersbourg. Je viens de dire que l'aide-de-camp russe avait su se faire un crédit qu'il était dangereux d'attaquer. On aura une juste idée du point où cela était poussé par l'anecdote suivante. Quoique l'empereur eût défendu dans le temps que l'on observât aucune des démarches de Czernitchef, je n'avais point discontinué de le recommander à la surveillance de son quartier. Le commissaire, pressé par les ordres qu'il avait reçus, essaya de placer, comme locataire, dans l'hôtel garni où demeurait cet officier, un agent qu'il chargeait d'observer tout ce qui venait le voir. Soit qu'il s'y prît mal, ou qu'il fût trahi, l'aide-de-camp de l'empereur de Russie fit grand bruit de ce manque d'égards; il courut au plus vite chez son protecteur pour s'en plaindre, celui-ci d'en venir parler à l'empereur, qui me gronda de main de maître, en me disant: «Laissez-le là, M. Maret l'observe; il a eu le talent de mettre chez lui un observateur; on verra bien. Laissez faire Maret.»
Ceci se passait très peu de jours avant que j'eusse reçu l'ordre de pénétrer les occupations de cet étranger.
Plus je voyais de persistance à me barrer le chemin, plus j'étais persuadé que tout le monde était dupe de ce jeune homme, qu'à tout prix je voulais dévoiler.
L'observateur placé chez l'officier russe n'y voyait jamais entrer personne, et cependant les débats du procès criminel qui a suivi cette découverte d'espionnage ont prouvé que le malheureux qui y a laissé la tête allait tous les jours à la même heure, non-seulement chez Czernitchef, mais même chez l'ambassadeur, le prince Kourakin. J'avais un secret pressentiment que la surveillance se faisait mal, et la chose était si grave, que je persistai à la tirer à clair.
Je savais que l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre allait partir, et que tout le monde faisait ses dépêches. À Paris, on rencontre des hommes de toute espèce; depuis quelque temps, j'en avais un qui trouvait les combinaisons de la fermeture des cadenas à lettres (on les appelle cadenas à la Reynier). Si M. l'aide-de-camp ne fût pas parti, je serais probablement devenu le confident de tout ce que contenait l'armoire incrustée dans le mur à côté de la cheminée.
Je réussis enfin, par ces moyens qu'il est inutile de dévoiler, à me rendre possesseur de tout ce qui composait la dépêche de l'officier russe, qui était à la date du 21 février 1812. Je tirai de son portefeuille le rapport qu'il adressait à l'empereur de Russie, avec la lettre qui l'accompagnait, la copie des instructions que l'empereur avait données l'avant-veille au ministre-directeur de l'administration de la guerre sur des envois d'équipages militaires à l'armée; enfin un état sommaire de l'organisation de la grande armée, par corps d'armée, d'après des ordres donnés au ministre de la guerre duc de Feltre. Je résolus d'abord de m'assurer si je n'étais pas moi-même dupe de quelques piéges qu'on m'aurait tendus. J'allai à l'empereur, qui convint qu'il avait justement donné la veille les ordres dont il s'agissait. On semblait en avoir copié les originaux mot pour mot. Je n'hésitai plus alors: j'ordonnai à la police de Paris de franchir toute espèce d'obstacles[15] qui l'empêcheraient d'arriver à l'appartement de l'aide-de-camp, aussitôt qu'il serait monté en voiture pour se rendre en Russie. Je lui recommandai de s'emparer de tous papiers, vieux ou neufs, qui présenteraient la forme d'une lettre ou tout autre caractère analogue, et de ne pas craindre d'examiner partout; je lui enjoignis de m'apporter ce qu'elle aurait trouvé aussitôt qu'elle en serait saisie.
Le jour du départ de l'officier russe, je m'avisai d'aller faire une visite au préfet de police, que j'aimais d'amitié. Je le trouvai fermant une lettre pour moi, dans laquelle il m'envoyait les copies de tout ce que l'on avait trouvé de papiers écrits dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: les originaux étaient sur la table prêts à être envoyés à M. le duc de Bassano, ministre des relations extérieures, qui les avait demandés. Quoique je dusse me trouver blessé de ce que le hasard me faisait découvrir, je n'en fus pas surpris. Je ne laissai cependant envoyer que les copies et gardai les originaux. Ceci avait lieu un jeudi; il y avait un petit spectacle à l'Élysée[16]; je m'y rendis un des premiers avec le projet d'entretenir l'empereur avant la représentation: il n'avait pas même dîné lorsque j'arrivai, et venait de me faire demander, en sorte que je n'attendis pas. Il me dit en me remettant des papiers: «Tenez, M. le ministre de la police, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvé la cachoterie de cet officier russe, les relations extérieures ne l'ont pas manqué.»
J'ouvris le paquet en sa présence, et je reconnus toutes les copies que deux heures auparavant j'avais vues chez le préfet de police, et dont j'avais pris les originaux. Seulement les copies avaient encore été retranscrites, sans doute parce que l'on prévoyait que l'empereur me les renverrait, et que je reconnaîtrais l'écriture de la préfecture de police. On n'aurait pas mis tant de soins à cette petite supercherie, si l'on n'avait pas craint que l'empereur n'apprît comment on était devenu possesseur de ces papiers: on voulait qu'il crût que c'était par d'autres moyens que ceux de la police de Paris que l'on avait fait cette découverte.
La lettre du ministre des relations y était jointe: il se hâtait d'envoyer à l'empereur la copie de tout ce qui avait été trouvé par ses agens chez l'officier russe. Cela devait infailliblement mener à découvrir le traître, et, pour ne pas perdre de temps, l'on n'avait pas envoyé les originaux.
La lettre était conçue de manière à laisser croire que tout avait été découvert par le zèle des relations extérieures, sans cependant le dire positivement.
Je surpris bien l'empereur lorsque je lui montrai les originaux de ces copies, et que je lui expliquai comment et par qui cela avait été découvert. Je ne lui cachai pas le tour que j'avais joué aux relations extérieures, en faisant envoyer les copies au lieu des originaux qu'il demandait.
Je lui appris ce qu'au reste j'apprenais moi-même dans le moment, c'est que cette prétendue surveillance des relations extérieures n'était rien autre qu'une petite complaisance de la préfecture de police, complaisance dont je défendis la continuation.
Un homme du talent de M. Maret était fait pour trouver d'autres moyens de crédit, et ce crédit eût pu devenir immense, avec un esprit comme le sien, qui était de force à embrasser tout ce que l'avenir nous amenait à grands pas.
Parmi les papiers saisis dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, se trouvait une lettre à son adresse, par laquelle on lui mandait d'être chez lui le lendemain à huit heures du matin, qu'on lui porterait quelque chose d'intéressant; c'était un état général de l'armée, corps par corps, avec leur force et le détail de chaque espèce d'armes.
Cette lettre, quoique écrite rapidement, était d'une écriture qui ne paraissait pas contrefaite. Elle avait été trouvée sous le tapis de pied à l'entrée de la cheminée. L'on ne put concevoir comment elle était restée là.
Après avoir long-temps cherché, je trouvai, dans les bureaux de la guerre, un employé qui en reconnut l'écriture, et me dit le nom et la profession de celui qui l'avait écrite. C'était un autre employé attaché au ministère de l'administration de la guerre. Je l'envoyai chercher; je lui présentai la lettre qu'il avait adressée à l'officier russe, il la reconnut, avoua tous ses rapports avec lui, et dressa une déclaration de toutes les sollicitations et promesses qu'il lui avait faites pour le déterminer à se rapprocher de quelques camarades qu'il avait au bureau du mouvement des troupes, au ministère de la guerre. Il avait succombé à la séduction de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, et lui avait livré la copie de tous les ordres que l'empereur donnait à ce ministère[17].
Le bureau du mouvement est celui d'où partent tous les ordres des marches des troupes, des généraux et officiers, celui enfin dans lequel viennent se fondre les travaux des autres bureaux.
Tous les quinze jours, le bureau faisait pour l'empereur un état général de l'armée avec les mutations qui étaient survenues. Cet état formait un gros volume in-quarto, qu'on était dans l'usage de faire relier avant de le remettre. Comme la sévérité la plus rigoureuse se relâche toujours tôt ou tard, on avait fini, au ministère de la guerre, par charger un garçon de bureau, ancien soldat, de porter ce cahier chez le relieur, où il devait attendre que celui-ci eût fini pour le rapporter.
L'employé qui servait les Russes mit la circonstance à profit. Il posta un de ses camarades sur la route que suivait le vieux soldat. La rencontre avait l'air d'être due au hasard, on faisait entrer le garçon de bureau au cabaret, on l'enivrait, on lui prenait son cahier, composé de feuilles réunies, mais non assemblées; on le passait dans une pièce voisine où se trouvaient un ou deux commis qui avaient du papier ligné tout préparé, sur lequel il n'y avait plus qu'à mettre les chiffres. Cette besogne était d'autant plus tôt faite, que c'était du papier de même format et disposé comme celui des états originaux du cahier.
C'est par un moyen aussi simple que la légation russe se procurait les états de notre armée, pendant que le ministre de la guerre croyait les tenir bien secrets, parce qu'il avait dans sa poche la clef de la double serrure du secrétaire dans lequel il avait coutume de les renfermer. Ce malheureux employé n'était pas le seul qui servait la légation russe, quoiqu'il explorât pour elle les cabinets des deux ministres de la guerre. Il y avait encore d'autres traîtres qui étaient dévoués à cette perfidie. Celui-ci paya de sa tête la trahison dont il s'était rendu coupable; le tribunal criminel du département de la Seine le condamna à la peine de mort.
Il n'y a nul doute que, sans les tracasseries ridicules qui me furent faites, j'aurais découvert cette corruption six mois auparavant, et peut-être que la Russie n'eût pas armé autant de monde qu'elle l'a fait, en voyant ce que nous armions de notre côté. Mais telle était la fatalité de ce temps-là, que le ministre des relations extérieures voulait faire celui de la police.
Cette découverte me fit plus de peine que de plaisir, parce que j'en prévoyais toutes les conséquences, et qu'en second lieu, elle me laissait une opinion bien faible de la discrétion avec laquelle l'on conservait les choses les plus importantes. Je ne pus me défendre de la pensée que, si on avait mis la même importance à pénétrer les pratiques des ennemis, on y serait parvenu.
Les débats du procès prouvèrent que cette corruption des bureaux de la guerre, au bénéfice de la légation russe, avait été organisée avant la campagne de 1805, et s'était maintenue à travers les guerres qui étaient survenues depuis cette époque.
Cela valait cependant bien la peine d'être observé.
L'empereur fut fort mécontent de l'infidélité de ses bureaux, et me dit à cette occasion en me parlant de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: «J'avais prévenu ce jeune homme que ce rôle m'empêcherait de l'admettre chez moi, et il m'avait donné sa parole de ne plus s'occuper de pareilles recherches; il fallait, ou que je le crusse ou que je ne le visse pas. Au reste, il n'a pas vu dans les états des choses bien rassurantes» (voulant dire qu'ils montaient haut).
Lorsque cette découverte eut lieu, l'aide-de-camp russe n'était pas encore hors de la frontière; on pouvait, au moyen du télégraphe, le faire arrêter à Mayence; mais c'eût été l'exposer à trop d'humiliations, parce que le tribunal criminel l'aurait infailliblement appelé dans la cause des employés du ministère de la guerre, et son caractère en eût souffert.
L'empereur approuva que l'on eût agi ainsi; mais le jeune officier n'en a su aucun gré: il a même exprimé là-dessus des sentimens propres à donner des regrets de l'avoir préservé d'être mis en spectacle aux yeux de ses compatriotes d'une manière à nuire au reste de sa carrière.
Baptême du roi de Rome.—Fête donnée par la ville de Paris.—L'impératrice.—L'empereur nettoie son cabinet.—Instructions particulières que me donne l'empereur avant son départ.—Mesures prises pour connaître l'état de l'opinion publique.—Un ministre de la police doit avoir la main légère.—Sous quel point de vue l'empereur envisage la guerre.
Les faits dont je viens de rendre compte eurent lieu au mois de mars 1812. L'empereur avait été s'établir à Compiègne; il en aimait le séjour à cause de la facilité qu'il offre pour prendre de l'exercice. Une autre raison encore qui lui faisait aimer les résidences éloignées de Paris, c'est qu'il s'y trouvait plus souvent seul, ce qui lui était commode pour le travail.
Je crois que ce fut dans le mois de mars qu'il fit son plan d'opérations, car ce fut pendant son séjour à Compiègne qu'il reçut de Berlin la confirmation de l'alliance des Prussiens avec lui. Les Russes furent surpris de ce traité; ils avaient compté sur la Prusse, mais non sur l'Autriche, qui venait à peine de s'allier avec nous.
Par toutes ces alliances, l'empereur se trouvait à la tête d'une innombrable armée, qui comprenait tous les États militaires de l'Europe, hors l'Angleterre, car il y avait des troupes espagnoles et portugaises. Certainement, s'il y a eu une circonstance dans le cours de sa vie où il ait eu besoin d'appuyer par la force les inspirations d'une haute prévoyance, il ne pouvait le faire dans une occasion plus opportune: il n'était donc pas trop déraisonnable d'en profiter pour opérer en Europe les changemens qu'elle réclamait.
Si l'entreprise avait réussi, on aurait mis l'empereur au-dessus de l'espèce humaine, parce qu'on n'aurait rien vu dans l'histoire qui approche d'une aussi immense opération. Tous ceux qui plus tard sont devenus ses ennemis eussent été ses plus humbles flatteurs; la fortune lui a été infidèle, et l'on a accablé celui qui peu auparavant était l'objet de tant d'admiration.
Avant de partir de Paris pour faire cette campagne, l'empereur fit baptiser son fils, qui avait déjà environ treize mois. Il quitta Compiègne pour venir à Paris assister à cette cérémonie, qui fut célébrée dans l'église de Notre-Dame, vers la fin d'avril 1812.
Elle fut très brillante; l'empereur et l'impératrice s'y rendirent en grande pompe, accompagnés du cortége d'usage dans les cérémonies, et furent reçus au parvis de la métropole par l'archevêque, accompagné de tout son clergé.
La cathédrale était remplie d'assistans qui ne cessèrent de faire retentir ce vaste édifice des cris de vive l'empereur! vive l'impératrice! depuis leur entrée jusqu'à leur sortie de l'église. LL. MM. vinrent de là à l'Hôtel-de-Ville, où la ville de Paris leur donna à dîner, suivant un usage fort ancien, et qui a été observé exactement à l'occasion du baptême des héritiers du trône.
La ville de Paris se distingua dans cette fête par la magnificence qu'elle y déploya, par la somptuosité du service, et par la profusion de toutes choses: ce fut un jour de régal universel; la ville avait fait distribuer des comestibles au peuple.
On chargea les fontaines de vin, et l'on dansa toute la nuit. Ce jour-là, on avait fait une seule salle de la grande cour de l'Hôtel-de-Ville, au moyen d'une charpente très forte. Cette construction soutenait un plancher à la hauteur des fenêtres du premier étage, que l'on avait transformées en portes pour communiquer avec les appartemens latéraux.
Il aurait été difficile de rassembler une compagnie aussi brillante que celle qu'offrait la réunion de tant de citoyens. L'empereur aimait particulièrement tout ce qui lui fournissait des occasions de s'entretenir avec eux. L'impératrice, quoique fort jeune encore, supporta cette grande représentation sans perdre de sa bonne grâce; elle eut besoin de beaucoup de patience, car, en faisant le tour de cette immense réunion, elle dut répéter plus d'un millier de fois, d'une manière différente, la petite phrase de cour qui sert à tout; elle sut y ajouter quelques paroles finales qui entraînaient vers elle tout ce qui aurait pu être moins disposé à se laisser persuader par un air de froideur, qui tenait à la timidité de son âge et à une grande modestie.
Toutes les fois qu'elle parlait, elle entraînait; ses succès en France furent son ouvrage, car je le déclare sur l'honneur: dans aucune occasion l'administration n'employa des moyens particuliers pour la faire accueillir du public. Lorsqu'elle devait y paraître, soit au cortége ou au spectacle, la surveillance exercée par l'administration se réduisait à veiller à ce qu'il ne se commît rien de contraire aux plus rigoureuses bienséances; c'est là la seule espèce de surveillance dont je me sois jamais permis de l'entourer. Par exemple, lorsque je savais qu'elle se proposait d'aller à un théâtre, j'avais soin de louer toutes les loges qui étaient en face de la sienne, ainsi que celles d'où elle ne pouvait éviter l'importunité des regards. J'avais ensuite la précaution d'envoyer les billets de ces loges à des familles respectables qui étaient bien aises d'aller les remplir. C'était ainsi que je composais la galerie qui assistait au spectacle les jours où l'impératrice y allait.
Quant à des précautions pour qu'elle fût accueillie du parterre, je n'en ai jamais pris aucune. L'impératrice Marie-Louise avait l'habitude de faire, en entrant en public, trois révérences si gracieuses, que l'on n'attendait jamais la troisième pour faire partir des millions d'applaudissemens: c'était elle-même qui me dispensait de faire aucun frais à cet égard.
Après la cérémonie du baptême du roi de Rome, l'empereur alla s'établir à Saint-Cloud; il y passa le reste du temps qui précéda son départ pour la campagne de 1812.
Avant de quitter la France, il termina toutes les affaires qui ne pouvaient se résoudre sans sa présence; il avait cette habitude toutes les fois qu'il allait faire un voyage: ordinairement il prenait chaque ministre à part pour lui donner une instruction particulière, lorsqu'il voulait qu'il fît quelque chose qui ne devait pas devenir le sujet d'une correspondance. Il était soigneux de toutes les plus petites affaires; il n'en trouvait pas qui ne fussent dignes de l'occuper, et lorsqu'il était à la dernière semaine de son séjour, il répondait à tout ce que les ministres avaient d'affaires encore tenantes: il appelait cela nettoyer son cabinet, parce qu'il donnait des solutions à une quantité de propositions qui lui avaient été adressées depuis long-temps, et sur lesquelles on était resté sans réponse.
À l'occasion de son départ, il m'entretint de tout ce qu'il voulait que je fisse pendant son absence: c'était une instruction générale qu'il me donnait, et qui était bien loin d'être aussi sévère que le supposaient les hommes qui ont passé leur vie à le peindre comme un tyran qui n'avait ni justice ni bonté dans le coeur; c'était précisément les deux qualités dont il était inépuisable; il savait un gré infini à celui qui lui fournissait une occasion de rendre justice, et l'on ne pouvait pas craindre de le solliciter, car il n'était jamais las d'accorder.
Je ne veux cependant pas disconvenir qu'il n'y ait eu beaucoup d'actes de son administration qui ont été vexatoires pour des particuliers, et même ruineux pour quelques familles. Il n'y en a presque pas sur lesquels je ne pusse le justifier, car toutes les mesures acerbes qu'il a prises dans certaines circonstances étaient d'avance sollicitées par des rapports officiels qui lui étaient adressés par ceux qu'il avait chargés de l'instruire de la vérité et de lui proposer le remède à ce dont on se plaignait. C'était en particulier le soin du conseil d'État, auquel il renvoyait tout ce qui était de législation, d'administration ou de droit public. Indépendamment de cela, il avait permis à quelques personnes[18] de lui écrire confidentiellement sur l'état de l'opinion publique en général, et sur celle que l'on avait des actes particuliers de son gouvernement. On ne pouvait pas avoir pris plus de précautions pour éviter tout ce qui pouvait lui donner un air tyrannique, et il est à croire que, si un généreux dévoûment avait animé ceux qui étaient honorés de cette confiance, personne n'aurait eu à se plaindre de la moindre lésion à son égard.
Mais il n'est que trop commun de rencontrer des hommes qui craignent de dire des choses qui déplaisent, ou qui ne savent dire des vérités pénibles que d'une manière désagréable; c'est ainsi que, manquant le but pour lequel ils avaient été mis en communication avec le chef du gouvernement, ils ne l'ont, le plus souvent, entretenu que de métaphysique, au lieu de lui parler de tout ce qui avait l'air d'être aperçu par tout le monde. Ils ont méconnu que, lorsque l'empereur appelait des informations, il fallait courageusement fouler aux pieds l'intrigue, l'envie, les courtisans et toute la flatterie, pour faire parvenir la vérité au fond des palais où elle semble ne devoir jamais arriver. L'empereur l'avait probablement reconnu lui-même, lorsqu'il mettait tant de soins pour l'attirer jusqu'à lui, et je suis particulièrement de l'opinion que, si une malheureuse influence n'avait pas éloigné tout ce qui pouvait le servir, il n'eût pas cessé d'être entouré de tout ce que la France avait d'hommes éclairés, hommes qu'on lui a peints continuellement comme ses ennemis, et dont on est parvenu à le détacher. Cette fatale influence avait écarté tout ce qui pouvait lui offrir des vues utiles; et je dois dire à la face du monde, que l'empereur n'a jamais eu une mauvaise intention pour ces personnes-là, sans qu'elle lui ait été suscitée par un rapport mensonger, en sorte que c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre qu'à l'auteur du faux rapport.
Dans l'instruction que l'empereur me donna avant son départ, il ne cessa de me recommander de ne pas être dur, de ménager tout le monde. Il m'observa qu'on ne gagnait jamais rien à se faire des ennemis, et que, dans le ministère de la police surtout, il fallait avoir la main légère; il me recommanda dix fois de ne faire arrêter personne arbitrairement, et d'avoir grand soin de mettre toujours le bon droit de mon côté.
C'est dans cette conversation qu'il me parla de la guerre qu'il était encore forcé d'entreprendre: il se plaignit d'avoir été mal servi, et de se trouver obligé à faire la guerre à la Russie seul cette année, pour n'avoir pas l'Autriche et la Prusse contre lui l'année suivante; il me dit que dans ce moment, il avait une armée nombreuse, suffisante pour cette entreprise, tandis qu'elle pourrait devenir inférieure, si l'année suivante il avait des ennemis de plus à combattre. Il regrettait vivement d'avoir eu confiance dans les sentimens qui l'avaient décidé à faire la paix à Tilsit, et répétait souvent: «Celui qui m'aurait évité cette guerre m'aurait rendu un grand service; mais enfin la voilà, il faut s'en tirer.»
Il espérait n'employer les efforts de son armée que pendant la première campagne, et faire la seconde avec une armée polonaise qu'il aurait fait lever en parcourant les vastes provinces de ce pays.
Préparatifs pour la campagne de Russie.—M. de Talleyrand.—Spéculations.—Conseil extraordinaire.—Départ de l'empereur.—Dresde.—Le roi de Prusse.—Opérations des armées d'Espagne.—Fâcheuses conséquences de l'indépendance des généraux.
L'empereur avait, ainsi qu'il l'avait fait en 1807, le projet d'imprimer un grand mouvement national à la Pologne, vers laquelle il avait fait diriger toutes les ressources des arsenaux de France, qui restèrent vides, sans que cette immense quantité d'objets de guerre eussent été utiles au salut de notre malheureux pays; les ordres de l'empereur furent exécutés avec bien peu d'intelligence; tout ce qu'il avait amassé à grands frais fut gaspillé en quelques semaines. L'exécution de toutes ses vastes conceptions était confiée à des hommes qui croyaient avoir tout fait en écrivant une lettre à quelqu'un qui en écrivait une à un autre, et ainsi de suite.
C'était au centre de la Pologne qu'il voulait établir la puissance qu'il allait déployer dans cette campagne; il avait prévu tout ce dont son armée manquerait, aussi avait-il fait faire des achats immenses de denrées et de boissons qui devaient être transportées dans ces contrées. Les mêmes soins avaient été pris pour l'habillement et la chaussure du soldat.
Comme général en chef, il n'avait rien omis; si l'on avait exécuté la moitié des dispositions qu'il avait prescrites, l'armée aurait trouvé à chaque vingt lieues des soulagemens et même l'abondance, au lieu d'éprouver les privations qu'elle a endurées.
Pour donner ce grand mouvement à la Pologne, l'empereur voulait emmener M. de Talleyrand; il se rappelait la manière dont ce diplomate avait servi à Varsovie en 1806 et 1807, c'était encore le même rôle qu'il lui réservait; il lui en avait parlé, et M. de Talleyrand avait accepté. L'empereur, qui prévoyait peut-être quelque intrigue, lui avait défendu d'en parler, et dans le fait il n'en parla à personne; mais il donna à des banquiers de Vienne des ordres que ceux-ci laissèrent transpirer. Ces ordres, qui pouvaient ne concerner que des soins domestiques, furent présentés dans le monde comme un commencement d'agiotage et signalés comme tels par le ministre que nous avions à Vienne. L'empereur fut outré de cette manie de spéculations; il m'en parla, me dit qu'il ne concevait rien à cette avidité d'argent, qu'il ne comprenait pas surtout que le diplomate eût parlé d'une chose sur laquelle il lui avait expressément recommandé le secret, qu'il ne pouvait plus se confier à lui et renonçait à l'employer. Cette résolution, indépendamment des motifs assez graves qui l'avaient dictée, pouvait bien ne pas avoir été combattue par le ministre des relations extérieures. Ces deux hommes d'État vivaient en assez mauvaise intelligence. M. de Bassano avait même déclaré que, si M. de Talleyrand était employé, il fallait que lui-même renonçât à suivre l'empereur, persuadé qu'il était que l'on ne négligerait rien pour faire manquer toutes les mesures qu'il croirait devoir prendre: conviction qui n'était pas dénuée de fondement, car M. de Talleyrand n'avait pas la réputation d'applaudir aux succès de ses anciens amis.
L'empereur, ayant réglé, par un ordre de service, la manière dont il voulait que l'on conduisît les affaires du gouvernement pendant son absence, assembla un conseil extraordinaire des ministres, auquel assistèrent M. l'archi-chancelier et M. de Talleyrand. C'était dans les premiers jours de mai. Il déclara qu'il partirait la nuit même pour cette entreprise, qui eut une issue d'autant plus déplorable qu'elle aurait été sans exemple dans l'histoire, si elle avait réussi.
C'est à ce même conseil que l'empereur parla des inquiétudes qu'il avait que, pendant son éloignement, les Anglais ne vinssent enlever le Pape à Savone et le conduire à Rome pour occasionner un mouvement en Italie. Il témoigna l'intention de le faire venir à Paris; mais les membres du conseil, dont il prit l'avis, pensèrent qu'il fallait l'éloigner de Savone, mais ne pas l'amener à Paris, en sorte que l'empereur se détermina à le faire venir à Fontainebleau, ajoutant qu'il donnerait des ordres à ce sujet, mais que j'eusse à faire mes dispositions pour faire voyager commodément le S.-Père, et éviter le fracas d'un voyage qui serait la matière de toute sorte de conjectures.
Il s'entretint peu de son entreprise: il dit seulement qu'elle était grande et présentait beaucoup de difficultés qu'il espérait cependant surmonter. Il garda le conseil assez long-temps, et partit dans la nuit pour Dresde. L'impératrice l'y accompagna, ayant témoigné le désir de revoir son père. Il vint à Dresde ainsi que le roi de Prusse, qui y amena le prince royal, son fils aîné.
Il y eut dans cette capitale de la Saxe une seconde représentation de la réunion d'Erfurth; chacun des hôtes s'empressa de donner à l'empereur des témoignages d'affection et de cordialité qui n'avaient pas l'air d'être des adieux.
L'empereur resta à Dresde quinze jours, qu'il prit sur ceux du beau temps, déjà trop court pour sa campagne; il crut devoir témoigner ainsi son empressement à répondre aux politesses de ses alliés. Il n'y en avait pas un qui ne sût bien dans quel but l'empereur ouvrait cette campagne, et il n'y en eut pas un qui pensât à autre chose qu'à s'attacher à sa fortune. Après ce délai, l'empereur partit pour les bords de la Basse-Vistule, qu'il passa à Thorn, de là il vint visiter Dantzick, et rejoignit son armée, qui marchait sur le Niémen.
Ayant de quitter Dresde, il avait nommé M. l'archevêque de Malines, qui le suivait en qualité d'aumônier, son ambassadeur près du gouvernement polonais résidant à Varsovie, où le prélat se rendit avec les pouvoirs de l'empereur, et comme l'organe de tout ce qu'il serait dans le cas de demander à ce gouvernement pendant la campagne. Ce fut donc lui qui fut chargé, à Varsovie, du rôle qui était d'abord destiné à M. de Talleyrand, que l'empereur avait laissé à Paris. M. de Bassano le suivit en qualité de ministre des relations extérieures, ainsi que M. Daru en qualité de ministre secrétaire d'État.
L'impératrice quitta Dresde, et pour jouir quelque temps de plus du plaisir d'être avec son père, elle alla à Prague, où elle resta une quinzaine avant de revenir à Paris.
Je reprends le récit des affaires d'Espagne.
Après la levée du siége de Badajoz, l'armée de Portugal protégea le réapprovisionnement de cette place et les réparations dont ses fortifications avaient besoin. Ce but rempli, elle s'établit dans la vallée du Tage, son quartier-général à Naval-Méral, prête à se porter soit sur Badajoz, soit sur Rodrigo, selon le point d'attaque que choisirait l'ennemi. Rodrigo appartint dès-lors à l'armée du nord de l'Espagne qui occupa Salamanque avec une division. L'armée de Portugal se trouva ainsi entre l'armée du nord et celle du midi prête à lier ses opérations avec elles suivant les circonstances.
Vers le mois d'août, l'armée anglaise passa le Tage, ne laissant sur la frontière de l'Alemtejo que la deuxième division commandée par le général Hill; elle vint s'établir aux environs d'Alméida et de Rodrigo, la division légère au-delà de l'Aguéda. Des bruits circulèrent que le duc Wellington avait l'intention de faire le siége de Rodrigo, et que des approvisionnemens se formaient pour cet objet. Marmont porta des troupes sur le col de Baños et cantonna une grande partie de l'armée entre ce col et le Tage; il établit son quartier-général à Placentin, afin d'être à portée d'être instruit et d'agir avec célérité. Le mois d'août et une grande partie de septembre se passèrent ainsi. Rodrigo manquait de vivres, et l'armée du nord de l'Espagne faisait ses dispositions pour y conduire un grand convoi. Elle allait le faire soutenir par douze mille hommes, mais ces troupes étaient trop peu nombreuses pour oser approcher de l'armée anglaise avec un tel embarras. Le concours de l'armée de Portugal était donc nécessaire. Marmont la mit en mouvement pour appuyer cette marche et le ravitaillement. Les mouvemens furent combinés; l'armée de Portugal déboucha du col de Baños et se porta sur Rodrigo par Tamamès et Tembron, tandis que le convoi de l'armée du nord passa par Saumuños.
Tout le corps d'armée du nord marchait avec le convoi; l'ennemi n'ayant point présenté de forces, l'infanterie de l'armée de Portugal resta échelonnée sur la route qu'elle avait prise, sa cavalerie seule se porta sur Rodrigo. Le but de l'opération effectué, il y en avait un autre à remplir, c'était de reconnaître si l'ennemi avait fait des préparatifs pour le siége de Rodrigo. L'armée ennemie n'était pas rassemblée, on pouvait, en faisant une forte reconnaissance, nettoyer les environs et chercher à pénétrer ses projets. La cavalerie de l'armée du nord fut chargée d'agir sur le chemin d'Alméida à Spéja, et celle de Portugal marcha sur El-Bodon. L'infanterie de l'armée du nord étant venue jusqu'à Rodrigo, Marmont demanda au général Dorsenne de faire appuyer sa cavalerie par une de ses divisions. À peine sorti de Rodrigo, on aperçut une brigade de cavalerie anglaise sur les hauteurs d'El-Bodon, et peu après deux brigades d'infanterie, mais séparées entr'elles et ne pouvant se réunir; Marmont donna l'ordre au général Montbrun de les culbuter et de s'emparer de toutes les hauteurs avec sa cavalerie, ce qui fut exécuté en un moment. Des charges furent vainement exécutées sur l'infanterie: elle se retira en ordre, résista à tous les efforts qui furent tentés à diverses reprises, et les deux brigades parvinrent à se réunir à Fuente-Guinaldo, où quelques retranchemens avaient été préparés. La division d'infanterie de l'armée du nord était restée à une assez grande distance, et n'avait pas exécuté ou reçu les ordres qui devaient lui être donnés par le général Dorsenne: elle manqua sur le terrain au moment où, soutenue par la cavalerie de Marmont, elle aurait donné les moyens de s'emparer de Fuente-Guinaldo, lieu de rassemblement indiqué pour l'armée anglaise. La nuit arriva, et empêcha de profiter de la position très critique dans laquelle celle-ci était placée. L'ayant trouvée ainsi décousue, Marmont appela à lui toutes ses troupes, elles ne purent être réunies que le lendemain au soir; mais, l'armée anglaise, de son côté, avait appelé ses divisions, et pris une position respectable. Marmont voulait profiter de la circonstance où il avait le renfort de l'armée du nord, pour combattre l'armée anglaise; mais dans la nuit elle opéra sa retraite sur Sabugal. Le lendemain matin, il ne lui resta plus qu'à la poursuivre pendant plusieurs lieues; mais elle se trouvait hors d'atteinte des troupes. L'objet de la réunion avait été rempli, un plus long séjour sur ce point n'avait plus de but; les deux armées, après avoir mis Rodrigo dans le meilleur état de défense, rentrèrent dans leurs cantonnemens. Le duc de Raguse, tranquille sur le sort de Rodrigo, et forcé, pour pouvoir vivre, de changer sa position, enfonça ses troupes dans la vallée du Tage, mit son quartier-général à Talaveira, et occupa Tolède, qui lui fut cédé par le roi d'Espagne sur l'ordre de l'empereur. Mais tel était dans ces temps malheureux l'esprit de vertige des individus les plus intéressés aux opérations de l'armée, que le roi Joseph, avant de remettre cette province à Marmont, et quand l'armée qui la défendait et sans laquelle il ne pouvait demeurer tranquille à Madrid, mourait de faim, fit vendre les magasins de subsistances qui y avaient été rassemblés à grande peine.
Les troupes de l'armée de Portugal étaient à peine rentrées de leur expédition sur Rodrigo et établies dans leurs nouveaux cantonnemens, que le duc de Raguse reçut l'ordre de faire un fort détachement pour soutenir au besoin le maréchal Suchet, qui faisait ses dispositions pour attaquer Valence: ce détachement devait se mettre en communication avec l'armée d'Aragon et la joindre, s'il était nécessaire. L'ordre était ainsi conçu:
Paris, le 21 novembre 1811;
«L'empereur me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, que l'objet le plus important en ce moment est la prise de Valence. L'empereur ordonne que vous fassiez partir un corps de troupes qui, réuni aux forces que le roi détachera de l'armée du centre, se dirige sur Valence pour appuyer l'armée du maréchal Suchet jusqu'à ce qu'on soit maître de cette place.
«Faites exécuter sans délai cette disposition de concert avec S. M. le roi d'Espagne, et instruisez-moi de ce que vous aurez fait à cet égard. Nous sommes instruits que les Anglais ont vingt mille malades, et qu'ils n'ont pas vingt mille hommes sous les armes, en sorte qu'ils ne peuvent rien entreprendre; l'intention de l'empereur est donc que douze mille hommes, infanterie, cavalerie et sapeurs, marchent de suite sur Valence, que vous détachiez même trois à quatre mille hommes sur les derrières, et que vous, monsieur le maréchal, soyez en mesure de soutenir la prise de Valence. Cette place prise, le Portugal sera près de sa chute, parce qu'alors, dans la bonne saison, l'armée de Portugal sera augmentée de vingt-cinq mille hommes de l'armée du midi et de quinze mille du corps du général Reille, de manière à réunir plus de quatre-vingt mille hommes. Dans cette situation, vous recevriez l'ordre de vous porter sur Elvas, et de vous emparer de tout l'Alemtejo dans le même temps que l'armée du nord se porterait sur la Coa avec une armée de quarante mille hommes. L'équipage de pont qui existe à Badajoz servirait à jeter des ponts sur le Tage; l'ennemi serait hors d'état de rien opposer à une pareille force, qui offre toutes les chances de succès sans présenter aucun danger. C'est donc Valence qu'il faut prendre. Le 6 novembre, nous étions maîtres d'un faubourg; il y a lieu d'espérer que la place sera prise en décembre, ce qui vous mettrait, monsieur le duc, à portée de vous trouver devant Elvas dans le courant de janvier. Envoyez-moi votre avis sur ce plan d'opérations, afin qu'après avoir reçu l'avis de la prise de Valence, l'empereur puisse vous donner des ordres positifs.
«Le prince de Wagram et de Neuchâtel, major-général.»
«Signé: ALEXANDRE.»
On ne peut s'empêcher de remarquer que cette lettre du 21 novembre n'a pu arriver à Marmont qu'en décembre. Berthier comptait sur la prise de Valence en décembre; alors à quoi bon le détachement ordonné à Marmont? Il eut la conséquence qu'il devait avoir: il fut inutile à Suchet, affaiblit Marmont, et compromit Rodrigo. J'ai entendu l'empereur maudire la pensée de ce détachement.
L'ordre était positif, le duc de Raguse envoya deux divisions d'infanterie et une de cavalerie, sous les ordres du général Montbrun, pour remplir cet objet; mais la nullité de la résistance de Black rendit ce secours superflu, et l'opération du général Montbrun se réduisit à une course qu'il poussa jusqu'à Alicante, et à son retour sur Tolède. C'est au commencement de décembre que ce mouvement avait commencé.
Le 13 décembre 1811, l'empereur fit connaître au duc de Raguse les nouvelles dispositions qu'il avait arrêtées, et dont l'objet principal était d'être à même de retirer des troupes d'Espagne, et principalement toute la garde, qui était dans le gouvernement du nord. D'après ces nouveaux arrangemens, le maréchal devait porter toutes ses troupes dans la vallée de la Tormès, et son quartier-général à Valladolid ou à Salamanque. Les provinces de Talaveira, d'Avila, Valladolid, Léon, les Asturies, Benavente, Astorga, etc., devaient faire partie de l'arrondissement de l'armée. Les mouvemens devaient s'exécuter sans retard, et son armée devait être augmentée de la 7e division, qui était à Salamanque, et de la 8e, qui était dans les Asturies.
Le 5 janvier 1812, Marmont donna l'ordre de mouvement à toutes les divisions de l'armée de Portugal pour se rendre dans les provinces respectives qu'elles devaient occuper, et les troupes marchèrent chacune dans la direction qui leur était propre, tout le matériel et l'artillerie par le Guadarama; le détachement du général Montbrun était en pleine opération dans la Manche.
Il arriva le 8 janvier à Valladolid; il s'occupa des soins d'administration que le nouveau système rendait nécessaires, et à préparer le ravitaillement de la place de Rodrigo ainsi que le relèvement de la garnison, qui devait avoir lieu aussitôt que l'armée serait réunie.
Le 15, il reçut une lettre de Salamanque, datée du 13, qui lui annonçait que l'armée ennemie avait pris position en avant de l'Agueda, bloquait Rodrigo et se disposait à en faire le siége.
Il envoya sur-le-champ dans toutes les directions à la rencontre des diverses colonnes, afin de les faire converger des points où elles se trouvaient pour se rendre à Salamanque; il calcula que la majeure partie de l'armée y serait réunie le 25, et que par conséquent il pourrait livrer bataille à l'armée anglaise sous Rodrigo le 29. Il partit de Valladolid de sa personne le 18. Le 20, il arriva à Fuente-el-Famo, où il reçut la nouvelle de la prise de Rodrigo, enlevée par l'armée anglaise le 18. Ainsi cette place, qui s'était défendue pendant cinq semaines contre l'armée française, qui était en bon état de défense, et dont la force avait été augmentée par une lunette qui devait prolonger de huit jours sa défense, avait succombé en cinq jours de temps à dater de celui de l'investissement. Cette circonstance changeait toutes les combinaisons: il ne restait plus à Marmont qu'à prendre une disposition défensive qui le mît à même de réunir ses troupes à la première apparence d'offensive de l'ennemi.
Les troupes appuyées sur la rive gauche du Tage, ayant action sur la rive droite par les fortifications d'Almaraz et le fort de Miravets, qui assurait les moyens de déboucher sur le plateau et barrait la route, empêchaient que l'ennemi pût amener du canon sur Almaraz. La masse des troupes était d'Avila à Valladolid et à Zamora; Astorga était occupé, et une division était au débouché des Asturies, dans la province de Léon. Le duc de Raguse s'occupa sans relâche d'élever des fortifications permanentes à Salamanque, au moyen de trois grands couvens qui formaient trois bons forts, et, qui, par le système adopté, forçaient à une attaque régulière de plusieurs jours. Ces fortifications se trouvaient être la tête de la position de l'armée de Portugal et protégeaient ses magasins et ses dépôts.
Les choses étaient dans cet état lorsque les Anglais résolurent de continuer leur offensive et de se porter sur Badajoz. En conséquence, après avoir mis en état de défense Rodrigo, ils firent un mouvement au-delà du Tage et laissèrent seulement deux divisions sur l'Agueda. Marmont se flattait de les arrêter, à l'aide de la position qu'il avait prise. Il avait action sur la rive gauche du Tage, ses moyens de passage étaient prêts, ses approvisionnemens rassemblés sur un point; il espérait pouvoir déboucher à temps pour faire sa jonction avec l'armée du midi, et empêcher le siége de Badajoz, ou le faire lever, s'il était commencé. L'empereur jugea ce système trop timide; il donna les ordres les plus impératifs pour faire une diversion dans le nord du Portugal, afin d'y rappeler les principales forces de l'armée anglaise. La dépêche transmise par le major-général était ainsi conçue:
Paris, le 18 février 1812.
«Sa Majesté n'est pas satisfaite de la direction que vous donnez à la guerre. Vous avez la supériorité sur l'ennemi, et au lieu de prendre l'initiative, vous ne cessez de la recevoir. Quand le général Hill marche sur l'armée du midi avec quinze mille hommes, c'est ce qui peut vous arriver de plus heureux; cette armée est assez forte et assez bien organisée pour ne rien craindre de l'armée anglaise, aurait-elle quatre ou cinq divisions réunies.
«Aujourd'hui l'ennemi suppose que vous allez faire le siége de Rodrigo; il approche le général Hill de sa droite afin de pouvoir le faire venir à lui à grandes marches, et vous livrer bataille réunis, si vous voulez reprendre Rodrigo. C'est donc au duc de Dalmatie à tenir vingt mille hommes pour le contenir et l'empêcher de faire ce mouvement, et si le général Hill passe le Tage, de se porter à sa suite ou dans l'Alemtejo. Vous ayez le double de la lettre que l'empereur m'a ordonné d'écrire au duc de Dalmatie le 10 de ce mois, en réponse à la demande qu'il vous avait faite de porter des troupes dans le midi; c'est vous, monsieur le maréchal, qui deviez lui écrire pour lui demander de porter un grand corps de troupes vers la Guadiana, pour maintenir le général Hill dans le midi et l'empêcher de se réunir à lord Wellington… Les Anglais connaissent assez l'honneur français pour comprendre que ce succès (la prise de Rodrigo) peut devenir un affront pour eux, et qu'au lieu d'améliorer leur position, l'occupation de Ciudad-Rodrigo les met dans l'obligation de défendre cette place. Ils nous rendent maîtres du choix du champ de bataille, puisque vous les forcez à venir au secours de cette place et à combattre dans une position si loin de la mer. Je ne puis que vous répéter les ordres de l'empereur. Prenez votre quartier-général à Salamanque, travaillez avec activité à fortifier cette ville, réunissez-y un nouvel équipage de siége pour servir à armer la ville, formez-y des approvisionnemens, faites faire tous les jours le coup de fusil avec les Anglais, placez deux fortes avant-gardes qui menacent, l'une Rodrigo, et l'autre Alméida; menacez les autres directions sur la frontière de Portugal, envoyez des partis qui ravagent quelques villages, enfin employez tout ce qui peut tenir l'ennemi sur le qui-vive. Faites réparer les routes de Porto et d'Alméida. Tenez votre armée vers Toro, Benavente. La province d'Avila a même de bonnes parties où l'on trouverait des ressources. Dans cette situation qui est aussi simple que formidable, vous reposez vos troupes, vous formez des magasins, et avec de simples démonstrations bien combinées, qui mettent vos avant-postes à même de tirer journellement des coups de fusil avec l'ennemi, vous aurez barre sur les Anglais, qui ne pourront vous observer… Ce n'est donc pas à vous, monsieur le duc, à vous disséminer en faveur de l'armée du midi. Lorsque vous avez été prendre le commandement de votre armée, elle venait d'éprouver un échec par sa retraite de Portugal; ce pays était ravagé, les hôpitaux et les magasins de l'ennemi étaient à Lisbonne; vos troupes étaient fatiguées, dégoûtées par les marches forcées, sans artillerie, sans train d'équipages. Badajoz était attaqué depuis longtemps; une bataille dans le midi n'avait pu faire lever le siége de cette place. Que deviez-vous faire alors? Vous porter sur Alméida pour menacer Lisbonne? Non, parce que votre armée n'avait pas d'artillerie, pas de train d'équipages, et qu'elle était fatiguée. L'ennemi, dans cette position, n'aurait pas cru à cette menace; il aurait laissé approcher jusqu'à Coïmbre, aurait pris Badajoz, et ensuite serait venu sur vous. Vous avez donc fait à cette époque ce qu'il fallait faire: vous avez marché rapidement au secours de Badajoz; l'ennemi avait barre sur vous, et l'art de la guerre était de vous y commettre. Le siége a été levé, et l'ennemi est rentré en Portugal; c'est ce qu'il y avait à faire… Dans ce moment, monsieur le duc, votre position est simple et claire, et ne demande pas de combinaisons d'esprit. Placez vos troupes de manière qu'en quatre marches elles puissent se réunir et se grouper sur Salamanque; ayez-y votre quartier-général; que vos ordres, vos dispositions annoncent à l'ennemi que la grosse artillerie arrive à Salamanque, que vous y formez des magasins… Si Wellington se dirige sur Badajoz, laissez-le aller; réunissez aussitôt votre armée et marchez droit sur Alméida; poussez des partis sur Coïmbre, et soyez persuadé que Wellington reviendra bien vite sur vous.
«Écrivez au duc de Dalmatie et sollicitez le roi de lui écrire également, pour qu'il exécute les ordres impératifs que je lui donne, de porter un corps de vingt mille hommes pour forcer le général Hill à rester sur la rive gauche du Tage. Ne pensez donc plus, monsieur le maréchal, à aller dans le midi, et marchez droit sur le Portugal, si lord Wellington fait la faute de se porter sur la rive gauche du Tage… Profitez du moment où vos troupes se réunissent pour bien organiser et mettre de l'ordre dans le nord. Qu'on travaille jour et nuit à fortifier Salamanque; qu'on y fasse venir de grosses pièces, qu'on refasse l'équipage de siége; enfin qu'on forme des magasins de subsistances. Vous sentirez, monsieur le maréchal, qu'en suivant ces directions et en mettant pour les exécuter toute l'activité convenable, vous tiendrez l'ennemi en échec… En recevant l'initiative au lieu de la donner, en ne songeant qu'à l'armée du midi, qui n'a pas besoin de vous, puisqu'elle est forte de quatre-vingt mille hommes des meilleures troupes de l'Europe, en ayant des sollicitudes pour les pays qui ne sont pas sous votre commandement et abandonnant les Asturies et les provinces qui vous regardent, un combat que vous éprouveriez serait une calamité qui se ferait sentir dans toute l'Espagne. Un échec de l'armée du midi la conduirait sur Madrid ou sur Valence, et ne serait pas de même nature.
«Je vous le répète, vous êtes le maître de conserver barre sur lord Wellington, en plaçant votre quartier-général à Salamanque, en occupant en force cette position, et poussant de fortes reconnaissances sur les débouchés. Je ne pourrais que vous redire ce que je vous ai déjà expliqué ci-dessus. Si Badajoz était cerné seulement par deux ou trois divisions anglaises, le duc de Dalmatie le débloquerait; mais alors lord Wellington, affaibli, vous mettrait à même de vous porter dans l'intérieur du Portugal, ce qui secourrait plus efficacement Badajoz que toute autre opération… Je donne l'ordre que tout ce qu'il sera possible de fournir vous soit fourni pour compléter votre artillerie et pour armer Salamanque. Vingt-quatre heures après la réception de cette lettre, l'empereur pense que vous partirez pour Salamanque, à moins d'événemens inattendus; que vous chargerez une avant-garde d'occuper les débouchés sur Rodrigo, et une autre sur Alméida; que vous aurez dans la main au moins la valeur d'une division; que vous ferez revenir la cavalerie et l'artillerie qui sont à la division du Tage… Réunissez surtout votre cavalerie, dont vous n'avez pas de trop, et dont vous avez tant de besoin…»
Le maréchal Marmont avait des idées tout opposées sur la manière dont la guerre devait être conduite. Il les transmettait au major-général à peu près en même temps que celui-ci lui expédiait la dépêche qu'on vient de parcourir. Je reproduis sa lettre, parce qu'elle fait connaître au vrai l'état des affaires dans la péninsule.
Valladolid, le 23 février 1812.
Au prince de Neuchâtel.
«J'ignore si Sa Majesté aura daigné accueillir d'une manière favorable la demande que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Altesse pour supplier l'empereur de me permettre de faire sous ses yeux la campagne qui va s'ouvrir; mais quelle que soit sa décision, je regarde comme mon devoir de lui faire connaître, au moment où il semble prêt à s'éloigner, la situation des choses dans cette partie de l'Espagne.
«D'après les derniers arrangemens arrêtés par Sa Majesté, l'armée de Portugal n'a plus le moyen de remplir la tâche qui lui est imposée, et je serais coupable, si, en ce moment, je cachais la vérité.
«La frontière se trouve très affaiblie par le départ des troupes qui ont été rappelées par la prise de Rodrigo, qui met l'ennemi à même d'entrer dans le coeur de la Castille en commençant un mouvement offensif; ensuite par l'immense étendue de pays que l'armée est dans le devoir d'occuper, ce qui rend toujours son rassemblement lent et difficile, tandis qu'il y a peu de temps elle était toute réunie et disponible[19].
«Les sept divisions qui la composent s'élèveront, lorsqu'elles auront reçu les régimens de marche annoncés, à quarante-quatre mille hommes d'infanterie environ; il faut au moins cinq mille hommes pour occuper les points fortifiés et les communications qui ne peuvent être abandonnés; il faut à peu près pareille force pour observer l'Esla et la couvrir contre l'armée de Galice, qui, évidemment, dans le cas d'un mouvement offensif des Anglais, se porterait à Bénavente et à Astorga. Ainsi, à supposer que toute l'armée soit réunie entre le Duero et la Tormès, sa force ne peut s'élever qu'à trente-trois ou trente-quatre mille hommes, tandis que l'ennemi peut présenter aujourd'hui une masse de plus de soixante mille hommes, dont plus de moitié Anglais, bien outillés et bien pourvus de toutes choses; et cependant que de chances pour que les divisions du Tage se trouvent en arrière! Qu'elles n'aient pu être ralliées promptement, et soient séparées de l'armée pendant les momens les plus importans de la campagne; alors la masse de nos forces réunies ne s'élèverait pas à plus de vingt-cinq mille hommes.
«Sa Majesté suppose, il est vrai, que, dans ce cas, l'armée du nord soutiendrait celle de Portugal par deux divisions; mais l'empereur peut-il être persuadé que, dans l'ordre de choses actuel, ces troupes arriveront promptement et à temps?
«L'ennemi paraît en offensive: celui qui doit le combattre prépare ses moyens; celui qui doit agir hypothétiquement attend sans inquiétude, et laisse écouler en pure perte un temps précieux; l'ennemi marche à moi, je réunis mes troupes d'une manière méthodique et précise, je sais, à un jour près, le moment où le plus grand nombre au moins sera en ligne, à quelle époque les autres seront en liaison avec moi, et, d'après cet état de choses, je me détermine à agir ou à temporiser; mais ces calculs, je ne puis les faire que pour des troupes qui sont purement et simplement à mes ordres. Pour celles qui n'y sont pas, que de lenteurs! que d'incertitudes et de temps perdu! J'annonce la marche de l'ennemi et je demande des secours, on me répond par des observations; ma lettre n'est parvenue que lentement, parce que les communications sont difficiles dans ce pays; la réponse et ma réplique iront de même, et l'ennemi sera sur moi. Mais comment pourrai-je, même d'avance, faire des calculs raisonnables sur les mouvemens de troupes dont je ne connais ni la force ni l'emplacement? Lorsque je ne sais rien de la situation du pays, ni des besoins de troupes qu'on y éprouve? Je ne puis raisonner que sur ce qui est à mes ordres, et puisque les troupes qui n'y sont pas me sont cependant nécessaires pour combattre, et sont comptées comme partie de la force que je dois opposer à l'ennemi, je suis en fausse position, et je n'ai les moyens de rien faire méthodiquement et avec connaissance de cause.
«Si l'on considère combien il faut de prévoyance pour exécuter le plus petit mouvement en Espagne, on doit se convaincre de la nécessité qu'il y a de donner d'avance mille ordres préparatoires sans lesquels les mouvemens rapides sont impossibles. Ainsi les troupes du nord m'étant étrangères habituellement, et m'étant cependant indispensables pour combattre, le succès de toutes mes opérations est dépendant du plus ou du moins de prévoyance et d'activité d'un autre chef: je ne puis donc pas être responsable des événemens.
«Mais il ne faut pas seulement considérer l'état des choses pour la défensive du nord, il faut la considérer pour celle du midi. Si lord Wellington porte six divisions sur la rive gauche du Tage, le duc de Dalmatie a besoin d'un puissant secours; si, dans ce cas, l'armée du nord ne fournit pas de troupes pour relever une partie de l'armée de Portugal dans quelques uns des postes qu'elle doit évacuer alors momentanément, mais qu'il est important de tenir, et pour la sûreté du pays et pour maintenir la Galice et observer les deux divisions ennemies qui seraient sur l'Agueda, et qui feraient sans doute quelques démonstrations offensives; si, dis-je, l'armée du nord ne vient pas à son aide, l'armée de Portugal, trop faible, ne pourra pas faire un détachement d'une force convenable, et Badajoz tombera. Certes, il faut des ordres pour obtenir de l'armée du nord un mouvement dans cette hypothèse, et le temps utile pour agir; si on s'en tenait à des propositions et à des négociations, ce temps, qu'on ne pourrait remplacer, serait perdu en vaines discussions. Je suis autorisé à croire ce résultat.
«L'armée de Portugal est en ce moment la principale armée d'Espagne; c'est à elle à couvrir l'Espagne contre les entreprises des Anglais; pour pouvoir manoeuvrer, il faut qu'elle ait des points d'appui, des places, des forts, des têtes de pont, etc. Il faut pour cela du matériel d'artillerie, et je n'ai ni canons ni munitions à y appliquer, tandis que les établissemens de l'armée du nord en sont tout remplis: j'en demanderai, on m'en promettra, mais en résultat je n'obtiendrai rien.
«Après avoir discuté la question militaire, je dirai un mot de l'administration. Le pays donné à l'armée de Portugal a des produits présumés le tiers de ceux des cinq gouvernemens. L'armée de Portugal est beaucoup plus nombreuse que l'armée du nord; le pays qu'elle occupe est insoumis; on n'arrache rien qu'avec la force, et les troupes de l'armée du nord ont semblé prendre à tâche, en l'évacuant, d'en enlever toutes les ressources. Les autres gouvernemens, malgré les guérillas, sont encore dans la soumission, et acquittent les contributions sans qu'il soit besoin de contrainte. D'après cela, il y a une immense différence dans le sort de l'une et de l'autre armée, et comme tout doit tendre au même but, que partout ce sont les soldat de l'empereur, que tous les efforts doivent avoir pour objet le succès des opérations, ne serait-il pas juste que les ressources de tous ces pays fussent partagés proportionnellement aux besoins de chacun; et comment y parvenir sans une autorité unique?
«Je crois avoir démontré que, pour une bonne défensive du nord, le général de l'armée de Portugal doit avoir toujours à ses ordres les troupes et le territoire de l'armée du nord, puisque ces troupes sont appelées à combattre avec les siennes, et que les ressources de ce territoire doivent être en partie consacrées à les entretenir.
«Je passe maintenant à ce qui regarde le midi de l'Espagne.
«Une des tâches de l'armée de Portugal est de soutenir l'armée du midi, d'avoir l'oeil sur Badajoz et de couvrir Madrid; et pour cela, il faut qu'un corps assez nombreux occupe la vallée du Tage; mais ce corps ne pourra subsister et ne pourra préparer des ressources pour d'autres troupes qui s'y rendraient pour le soutenir, s'il n'a pas un territoire productif, et ce territoire, quel autre peut-il être que l'arrondissement de l'armée du centre? Quelle ville peut offrir des ressources et des moyens dans la vallée du Tage si ce n'est Madrid? Cependant aujourd'hui l'armée de Portugal ne possède, sur le bord du Tage, qu'un désert qui ne lui offre aucune espèce de moyens, ni pour les hommes, ni pour les chevaux, et elle ne rencontre, de la part des autorités de Madrid, que haine, qu'animosité. L'armée du centre, qui n'est rien, possède à elle seule un territoire plus fertile, plus étendu que celui qui est accordé pour toute l'armée de Portugal; cette vallée ne peut s'exploiter faute de troupes, et tout le monde s'oppose à ce que nous en tirions des ressources. Cependant si les bords du Tage étaient évacués par suite de la disette, personne à Madrid ne voudrait en apprécier la véritable raison, et tout le monde accuserait l'armée de Portugal de découvrir cette ville.
«Il existe, il faut le dire, une haine, une animosité envers les Français, qu'il est impossible d'exprimer, dans le gouvernement espagnol. Il existe un désordre à Madrid qui présente le spectacle le plus révoltant. Si les subsistances employées en de fausses consommations dans cette ville eussent été consacrées à former un magasin de ressources pour l'armée de Portugal, les troupes qui sont sur le Tage seraient dans l'abondance et pourvues pour long-temps; on consomme 22 mille rations par jour à Madrid, et il n'y a pas 3,000 hommes: c'est qu'on donne et laisse prendre à tout le monde, excepté à ceux qui servent. Mais bien plus, je le répète, c'est un crime que d'aller prendre ce que l'armée du centre ne peut elle-même ramasser. Il est vrai qu'il paraît assez conséquent que ceux qui, depuis deux ans, trompent le roi, habillent et arment chaque jour des soldats qui, au bout de deux jours, vont se joindre à nos ennemis, et semblent en vérité avoir ainsi consacré un mode régulier de recrutement des bandes que nous avons sur les bras, s'occupent de leur réserver des moyens de subsistances à nos dépens.
«La seule communication carrossable entre la gauche et le reste de l'armée de Portugal est par la province de Ségovie, et le mouvement des troupes et des convois ne peut avoir lieu avec facilité, parce que, quoique ce pays soit excellent et plein de ressources, les autorités de l'armée du centre refusent de prendre aucune disposition pour assurer leurs subsistances.
«Si l'armée de Portugal peut être affranchie du devoir de secourir le midi, de couvrir Madrid, elle peut se concentrer dans la Vieille-Castille, et elle s'en trouvera bien; alors tout lui devient facile; mais si elle doit au contraire remplir cette double tâche, elle ne le peut qu'en occupant la vallée du Tage, et dans cette vallée elle ne peut avoir les ressources nécessaires pour y vivre, pour y manoeuvrer, pour y préparer des moyens suffisans pour toutes les troupes qu'il faudra y envoyer, qu'en possédant tout l'arrondissement de l'armée du centre et Madrid. Ce territoire doit conserver les troupes qui l'occupent à présent, afin qu'en marchant à l'ennemi, l'armée ne soit obligée de laisser personne en arrière, mais qu'au contraire elle en tire quelque secours pour sa communication. Elle a besoin surtout d'être délivrée des obstacles que fait naître sans cesse un gouvernement véritablement ennemi des armes françaises; quelles que soient les bonnes intentions du roi, il paraît qu'il ne peut rien contre l'intérêt et les passions de ceux qui l'environnent; il semble également que jusqu'à présent il n'a rien pu contre les désordres qui ont lieu à Madrid, contre l'anarchie qui règne à l'armée du centre. Il peut y avoir de grandes raisons en politique pour que le roi réside à Madrid, mais il y a mille raisons positives et de sûreté pour les armes françaises, qui sembleraient devoir lui faire choisir un autre séjour. Et en effet, ou le roi est général et commandant des armées, et dans ce cas il doit être au milieu des troupes, voir leurs besoins, pourvoir à tout et être responsable; ou il est étranger à toutes les opérations, et alors, autant pour sa tranquillité personnelle que pour laisser plus de liberté dans les opérations, il doit s'éloigner du pays qui en est le théâtre et des lieux qui servent de points d'appui aux mouvemens de l'armée.
«La guerre d'Espagne est difficile dans son essence, mais cette difficulté est augmentée de beaucoup par la division des commandemens et par la grande diminution des troupes, que cette division rend encore plus funeste. Si cette division a déjà fait tant de mal, lorsque l'empereur, étant à Paris, s'occupant sans cesse de ses armées de la péninsule, pouvait en partie remédier à tout, on doit frémir du résultat infaillible de ce système, suivi avec diminution de moyens, lorsque l'empereur s'éloigne de trois cents lieues.
«Monseigneur, je vous ai exposé toutes les raisons qui me semblent démontrer jusqu'à l'évidence la nécessité de réunir sous la même autorité toutes les troupes et tout le pays, depuis Bayonne jusques et y compris Madrid et la Manche; en cela, je n'ai été guidé que par mon amour ardent pour la gloire de nos armes et par ma conscience. Si l'empereur ne trouvait pas convenable d'adopter ce système, j'ose le supplier de me donner un successeur dans le commandement qu'il m'avait confié. J'ai la confiance et le sentiment de pouvoir faire autant qu'un autre, mais tout restant dans la situation actuelle la charge est au-dessus de mes forces. De quelques difficultés que soit le commandement général, quelqu'imposante que soit la responsabilité qui l'accompagne, elles me paraissent beaucoup moindres que celles que ma position entraîne en ce moment.
«Quelque flatteur que soit un grand commandement, il n'a de prix à mes yeux que lorsqu'il est accompagné des moyens de bien faire: lorsque ceux-ci me sont enlevés, alors tout me paraît préférable, et mon ambition se réduit à servir en soldat. Je donnerai ma vie sans regret, mais je ne puis rester dans la cruelle position de n'avoir pour résultat de mes efforts et de mes soins de tous les momens, que la triste perspective d'attacher mon nom à des événemens fâcheux et peu dignes de la gloire de nos armes.
«Signé, le maréchal duc de RAGUSE.»
Ces observations ne furent pas accueillies, l'ordre était positif; le duc de Raguse n'eut plus qu'à obéir. Il rappela les troupes qu'il avait sur le Tage, et se porta sur l'Agueda avec quatre divisions, seules forces dont il pût disposer sans découvrir toute la frontière de la Galice, qui était menacée par une armée espagnole, et abandonner ses communications avec la France. Il se mit en mouvement sur la fin de mars, débloqua Badajoz, passa l'Agueda, entra en Portugal, chassa les Anglais qu'il avait devant lui, battit les milices portugaises et envahit le Mondego. Mais pendant qu'il s'enfonçait ainsi dans ces contrées difficiles, les Anglais poussaient vivement Badajoz. La place succomba, et le maréchal fut obligé de se mettre en retraite, et regagna Salamanque sans autre résultat que d'avoir harassé ses troupes.
Ces diverses opérations étaient achevées avant que l'empereur partît pour la Russie; il fut fort mécontent du maréchal Marmont, et trouvait qu'on menait ses affaires sans aucun talent; il observait qu'avec un peu de combinaison on pouvait facilement réunir trois fois autant de troupes qu'en avait l'armée anglaise, et vider la querelle dans une action dont le résultat n'eût pas été douteux; mais que, faute de s'entendre, on se sacrifiait réciproquement à quelques amours-propres, et qu'on allait laisser le général anglais manoeuvrer avec toute son armée tour à tour sur les corps de la nôtre, et la battre en détail. Si l'empereur avait encore pu disposer de deux mois de son temps, il aurait été lui-même en Espagne; mais il ne le pouvait pas sans de graves inconvéniens.
Après la perte de ces deux places (Rodrigo et Badajoz), la position générale des affaires en Espagne dépendait d'une bataille que l'armée anglaise devait nécessairement chercher l'occasion de livrer; on devait donc se préparer à la recevoir, et savoir abandonner ce qu'il n'était plus raisonnable de s'obstiner à conserver, d'autant plus que l'armée anglaise manoeuvrait déjà sur la Castille, tandis que nos meilleures troupes étaient devant Cadix, Malaga, Grenade, dans le royaume de Valence, et sur les autres points de l'Espagne, où elles ne prirent aucune part aux événemens qui devaient nécessairement décider de la retraite forcée de toutes les positions qu'elles occupaient.
Indépendamment des armées d'opérations, il y avait une armée de réserve dans la province de Biscaye, composée de deux bonnes divisions, dont une était placée à Burgos. Le roi Joseph avait en outre à Madrid une forte réserve; malheureusement tant d'excellentes troupes étaient éparses sous des commandans différens, indépendans les uns des autres, sans centre d'autorité qui pût leur imprimer une action uniforme. Il en résulta que les arrondissemens de chaque corps d'armée devinrent autant de petites vice-royautés, qui s'administraient d'autant de manières différentes et qui ne reconnaissaient pas plus l'autorité du roi d'Espagne que celle du roi de Maroc.
Le ministre de la guerre dirigeait de Paris les opérations qui se faisaient en Biscaye et en Navarre, d'où il ne pouvait avoir de nouvelles qu'au moyen d'un ou plusieurs bataillons qui escortaient le courrier porteur de la correspondance; celle-ci n'arrivait à Paris que lorsque d'autres événemens étaient déjà survenus au point d'où elle était partie. Cet inconvénient n'était pas le seul; il fallait encore tenir sur la ligne de communication une grande quantité de troupes qui n'empêchaient cependant pas qu'elle fût interceptée. L'armée anglaise, plus faible que la nôtre, mais réunie dans une même main, sous les ordres d'un chef habile, était postée derrière Ciudad-Rodrigo, à Fuentes de Honoro; il était évident qu'elle attaquerait l'armée de Marmont, car elle ne présentait pas plus de difficultés à battre que celle d'Andalousie, et le succès devait avoir des résultats bien différens de ceux qu'auraient eus des revers que nous aurions éprouvés à l'extrémité de l'Espagne.
On aurait donc dû tenir prête une combinaison pour mettre l'armée que commandait Marmont en état de battre les Anglais; au lieu de cela, on eut l'air d'ignorer qu'elle existât. Chacun ne pensa qu'à sa responsabilité; on s'occupa de faire vivre les troupes, et on prit la funeste habitude de laisser faire le temps.
L'armée anglaise l'employa mieux: nous verrons bientôt ce qu'elle fit.
Force et composition de l'armée.—Passage du Niémen.—Les Russes se mettent partout en retraite.—Bagration nous échappe.—L'empereur devait-il s'arrêter sur la Dwina?—Considérations à ce sujet.
Pendant que les choses étaient dans l'état que j'ai indiqué dans le chapitre précédent, l'empereur traversait l'intervalle qui sépare la Vistule du Niémen.
C'est ici le cas de nombrer son immense armée, et de retracer ses opérations, dont je ne puis parler que sommairement puisque je n'y ai pas pris part.
On l'évaluait en masse à quatre cent mille hommes, Français,
Autrichiens, Prussiens, Polonais, Saxons, Westphaliens, Wurtembergeois,
Hollandais, princes confédérés, Suisses, Italiens, Napolitains.
L'artillerie française, à elle seule, comptait vingt mille chevaux du train, la cavalerie au-delà de cent mille; que l'on ajoute à ce nombre ceux des officiers et des bagages, et l'on verra ce que cela devait gaspiller par jour.
Le reste était en infanterie.
L'armée passa la Vistule dans l'ordre suivant, à partir de la gauche.
Le maréchal Macdonald commandait les Prussiens.
Le maréchal Oudinot et le général St-Cyr, les Bavarois et trois divisions françaises.
Le vice-roi d'Italie, les Italiens.
Le maréchal Ney, des Français.
Le maréchal Davout, des Français.
Le général Junot, des Wurtembergeois et des Westphaliens.
Le prince Poniatowski, les Polonais.
Le général Reynier, les Saxons.
Le prince Schwartzenberg, les Autrichiens.
Le roi de Naples, la cavalerie.
Le maréchal Lefèbvre, l'infanterie de la garde.
Le maréchal Bessières, la cavalerie de la garde.
Le maréchal Victor organisait un corps de réserve sur les derrières.
Le maréchal Augereau veillait à la sûreté de l'Allemagne.
Pendant que cette croisade s'approchait de la Russie, on tenait en réserve en France cent mille gardes nationaux que l'on avait réunis sur les points les plus vulnérables, comme Paris, Cherbourg, Brest, Rochefort, Toulon, Turin, Strasbourg, Anvers. Ils étaient habillés, équipés comme des troupes régulières, et commandés par des anciens officiers de l'armée, retirés ou réformés du service.
Aucune époque de l'histoire ne parle d'armemens aussi considérables que ceux qui signalèrent cette fatale année 1812.
Ce fut du 10 au 15 juin que l'armée passa le Niémen sur trois ponts qui furent jetés à côté l'un de l'autre, et à une demi-lieue de Kowno. Elle prit le chemin de Wilna où étaient, peu de jours auparavant, l'armée russe et l'empereur Alexandre lui-même.
On ne rencontra les troupes légères de l'ennemi qu'aux approches de Wilna, qu'il évacua pour se mettre en retraite sur la Dwina, en suivant plusieurs directions. Le plus considérable de ses corps était en face de notre droite, c'est-à-dire vers Grodno. Il prit sa direction par Bobruisk vers Mohilow.
La majeure partie de l'armée ennemie se retira sur Drissa, où elle avait un vaste camp retranché. Notre armée se mit à sa poursuite; l'empereur fit marcher le maréchal Davout de manière à obliger le corps qu'il avait devant lui, à obliquer à droite, afin de l'empêcher de se réunir à ceux qui se ralliaient derrière la Dwina. Ce fut le seul qui fut compromis dans ce premier mouvement; il était commandé par le prince Bragation. Si le maréchal Davout avait pu, comme l'avait ordonné l'empereur, l'isoler tellement, s'il n'était pas possible de le détruire, qu'il devînt inutile à l'armée principale, il est probable que cette percée au centre de l'armée russe, aurait décidé de la campagne. Privée de la masse de troupes que le maréchal chassait devant lui, elle n'eût pas été en état de réunir plus de 80,000 hommes.
On entra à Wilna le 21 juin, sans avoir eu d'engagement. L'empereur resta quelques jours dans cette ville, pour faire marcher les différens corps de son armée, dans les directions où il voulait les porter.
Le maréchal Macdonald, qui avait passé le Niémen à Tilsit, se dirigea sur Riga. La cavalerie s'avança sur Drissa, où l'on supposait que les Russes voudraient défendre le camp retranché qu'ils y avaient construit. Elle le trouva évacué, et apprit qu'il n'y avait qu'un petit corps sous les ordres du général Witgenstein, qui était de l'autre côté de la Dwina, en face du camp retranché. L'empereur lui opposa le maréchal Oudinot, et prit, avec le reste de l'armée, la route de Smolensk. Le maréchal Davout marchait toujours à la même hauteur que la tête de la colonne du prince Bragation, et le forçait si fort d'appuyer à droite, que ce corps d'armée fut obligé d'aller passer le Dniéper pour rejoindre la portion de l'armée russe qui avait pris sa marche sur la Dwina. À la vérité, il fit un grand détour, mais il arriva à son but, et rendit à l'armée ennemie une masse de forces, qui eût été perdue pour elle, si les ordres de l'empereur avaient été exécutés. La réussite de ce mouvement équivalut pour les Russes à une bataille gagnée. Les pertes qu'ils avaient faites se bornaient à quelques lieues carrées; ils étaient désormais réunis et en mesure de moins redouter un engagement. Ils le refusèrent cependant; ils continuèrent leur retraite en dévastant tout ce qu'ils laissaient derrière eux. Ils se rapprochaient de leurs moyens, tandis que l'armée française, qui avait besoin de les forcer à livrer bataille, était obligée de les suivre au milieu des vastes solitudes où elle devait être accablée.
De tous les peuples de l'Europe, il n'y a que les Russes pour lesquels une dévastation aussi générale ne soit pas une destruction complète. En effet, dans un pays où les constructions sont en bois, ce n'est pas imposer un grand sacrifice à la nation à laquelle il faut moins d'un an pour tout réparer.
L'on a beaucoup dit que c'était une barbarie de tout brûler ainsi, on en a accusé les Français; mais les Russes étaient trop intéressés à ce que les incendies s'exécutassent rigoureusement pour en remettre le soin à ceux qui avaient intérêt à tout conserver. Au reste, on sait aujourd'hui à quoi s'en tenir sur ces imputations.
Les Russes se retirèrent donc par la route de Smolensk à Moscou, laissant à l'armée française l'alternative de rester sur la Dwina, ou de les suivre en s'exposant à mille dangers.
L'empereur se proposait d'abord de prendre ses quartiers sur la Dwina, mais l'armée russe ayant continué sa retraite, et échappé à ses combinaisons, il fut obligé de la suivre pour l'amener à une bataille dans laquelle il comptait la mettre dans l'impossibilité de rien entreprendre sur lui de tout l'hiver. Faute d'avoir fait cette réflexion, on s'est beaucoup élevé contre cette résolution de l'empereur, qui cependant me semble facile à justifier.
Car il faut d'abord considérer que l'empereur avait une armée immense, dont la réunion seule ne pouvait se faire sans beaucoup de temps et d'exactitude dans l'exécution de ses combinaisons. Ensuite, une grande portion de cette armée n'avait pas le même intérêt que nous à nos succès; quelques uns des corps dont elle se composait auraient bien pu nous manquer plus tard.
On ne sait pas tout ce qu'il en coûtait de petits soins à l'empereur, pour retenir tant de moyens étrangers, qui auraient été employés contre lui presque aussitôt qu'ils auraient été hors de sa main. Il avait besoin de leur concours pour l'exécution de ses projets, et ne devait pas mettre à de trop rudes épreuves la patience de ceux qui ne marchaient qu'avec regret sous ses drapeaux. Le but de la première partie de son plan d'opérations était manqué; l'armée russe se trouvait rassemblée ainsi que la nôtre; que ne pouvait-il pas arriver, si nous avions pris des quartiers d'hiver pour protéger un soulèvement de la Pologne? Vraisemblablement le gouvernement russe, dont on aurait ainsi déchiré les entrailles, ne pouvant rien perdre de plus, aurait à tout prix tenu son armée en masse, et l'eût fait tomber sur la nôtre, qui, de son côté, n'avait pas de position militaire naturelle dont elle pût se couvrir après sa dislocation; l'ennemi se serait trouvé le plus fort sur tous les points où il se serait porté, pour empêcher la réunion de nos corps d'armée, que l'on aurait été obligé, d'éparpiller pour les faire vivre. D'ailleurs l'on n'était encore qu'au mois de juillet; dans cette situation, il n'aurait pas fallu songer à voir la Pologne répondre au mouvement qu'on cherchait à lui imprimer, car la nation, quoique courageuse, n'aurait pas pris son essor avant d'être convaincue qu'elle n'avait pas de retour à craindre. Alors que serait devenue cette prodigieuse quantité d'armes et d'effets de tout genre que l'on avait fait venir de France pour armer et équiper les Polonais?
Ne savons-nous pas de ce qui faillit nous arriver après la bataille d'Eylau? c'eût été bien pis cette fois. D'ailleurs, si l'empereur avait mis son immense armée en quartiers d'hiver, elle aurait épuisé la Pologne. On aurait ainsi consommé la dernière ressource de ce pays, avant d'avoir commencé des opérations qui ne se seraient peut-être pas terminées dans la même campagne. Le gouvernement polonais pressait par cette seule raison, pour qu'on portât l'armée en avant. D'ailleurs il n'y a pas un général sensé qui imaginât de mettre son armée en quartiers d'hiver devant un ennemi aussi fort que lui, avant d'avoir décidé, par un événement de guerre important, la question de l'initiative des mouvemens ultérieurs; car, s'il doit garder la défensive, il n'y a qu'une suspension d'armes qui puisse lui assurer du repos dans ses quartiers. Or, une suspension d'armes n'était pas une idée raisonnable dans la situation des choses. Les Russes ne pouvaient que perdre à l'accorder; ils se seraient privés du seul allié qui pût leur être utile: c'était l'hiver.
L'empereur ne pouvait pas manquer de confiance dans les suites d'une bataille qu'il cherchait; son armée était dans sa main; il n'avait pu gagner d'avance sur les corps russes dans leur marche rétrograde, mais ils formaient une masse plus considérable, plus pesante, qui mettrait plus de lenteur dans l'exécution de ses mouvemens. Il n'était pas déraisonnable d'espérer de pouvoir la serrer d'assez près pour l'engager petit à petit, malgré elle, dans des combats partiels qui eussent infailliblement amené une action générale, à la suite de laquelle l'empereur aurait commencé la seconde partie de son plan d'opérations.
Certainement s'il avait dû mettre en ligne de compte toutes les fautes qui ont été commises dans l'exécution de ses ordres, et qui l'ont empêché d'atteindre l'armée russe avant le 7 septembre, il n'eût pas songé à mener si loin, à une époque aussi avancée, une armée qui, après avoir été dans l'alternative de vaincre ou de mourir de besoins, se trouva, après avoir vaincu, dans celle d'être vaincue à son tour ou de mourir de froid.
Smolensk est sur le point d'être enlevé.—Bataille de
Valontina.—Inaction de Junot.—Opérations de l'armée de
Portugal.—Bataille de Salamanque.—Le Pape vient en France.—Accident
qui lui survient au Mont-Cenis.—Désolation de l'officier.—Le
Saint-Père continue sa route.
Bagration avait échappé à nos colonnes; la jonction était faite, on ne pouvait plus l'empêcher. L'empereur voulut donner quelque relâche à ses troupes exténuées de fatigues et de privations. Il les distribua dans les villages qui sont en avant de Witepsk, les cantonna dans tous les lieux qui présentaient quelques ressources. Cette dispersion enhardit les Russes; ils se flattèrent de nous surprendre, et revinrent sur leurs pas. L'empereur les laissa se développer, et tandis qu'ils s'avançaient par une rive du Dniéper, il se porta sur l'autre et arriva, par une marche rapide, à la vue de Smolensk, qu'il faillit enlever. Les Russes revinrent en toute hâte et réussirent à nous prévenir. L'action s'engagea; ils furent battus, obligés de nous abandonner la place, et se retirèrent partie par la route de Moscou, partie par celle de Pétersbourg. L'empereur les fit poursuivre, en même temps que le général Junot, chargé de longer la rive gauche, devait franchir le fleuve et les couper. Si ces dispositions avaient été exécutées, l'ennemi était perdu, et la campagne décidée. Mais Junot ne marcha point, la route resta libre, et les Russes se retirèrent après une action meurtrière qui coûta la vie au général Gudin.
L'empereur fut fort mécontent de l'inaction du général Junot; mais le mal était fait.
L'armée russe échappa encore à sa ruine, et se retira en continuant de combattre quand l'occasion favorable se présentait.
Le but était de nouveau manqué; on se trouvait engagé, obligé de mener avec soi une immense quantité de consommateurs sur les traces désertes de l'armée russe, et, ce qu'il y a de plus étonnant, sans que l'administration eût rien fait avancer de tous les immenses approvisionnemens que l'empereur avait fait réunir sur les divers points de la Pologne. Cette faute sans excuse fut une des causes de la désorganisation à laquelle l'armée fut obligée de se livrer pour pourvoir à ses besoins.
Il aurait véritablement fallu que l'empereur pensât, exécutât pour tout le monde. On ne l'aidait pas de la moindre idée; on se bornait à l'écouter et à lui obéir, sans lui faire observer rien de ce qu'il était bien permis à quelqu'un aussi occupé que lui d'oublier.
Les affaires allaient d'une manière encore plus déplorable en Espagne.
Je reprends le récit de ce qui se passait dans ce pays.
Après la prise de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, les Anglais s'étaient pelotonnés dans le nord, y avaient formé de grands magasins et avaient tout disposé pour une offensive sérieuse. Il était important, pour que l'armée de Portugal restât isolée lorsque les opérations seraient commencées, que le duc de Wellington, qui supposait des dispositions amies entre les armées françaises, et qui était loin d'imaginer que les rivalités seules suffisaient pour produire cet effet, voulût préparer ses succès en détruisant les moyens de communication qui existaient entre le midi et le nord. En conséquence, il fit faire un coup de main sur Almaraz, qui réussit complètement.
Les fortifications d'Almaraz avaient pour objet d'assurer le passage du Tage en conservant son pont. Badajoz avait été sauvé l'année précédente au moyen du mouvement de l'armée de Portugal et sa jonction avec celle du midi; l'armée de Portugal pouvait, à son tour, recevoir un puissant secours de celle du midi.
Le 18 mars, la division du général Hill arriva inopinément devant le pont d'Almaraz. Elle évita celui de Miravets et se porta sans canon devant les ouvrages de campagne de la rive droite, qui couvraient le pont sur le Tage la nuit suivante. Les forts étaient construits avec soin et avaient un réduit; les ouvrages étaient fraisés et palissadés. Les troupes anglaises, munies d'échelles, tentèrent l'escalade sans hésiter et réussirent dans leur entreprise. Un bataillon étranger, qui formait la partie principale de cette garnison, prit lâchement la fuite; le commandant Aubert, quoique officier de courage, perdit la tête et ne sut remédier à rien. L'ennemi, après avoir démoli les forts de la rive droite et détruit le pont, se retira en Estramadure, et le général Foy, venu d'Oropesa avec sa division, ne put arriver à temps. Si les forts se fussent défendus 24 heures, l'entreprise des Anglais tournait à leur honte.
Le duc de Wellington, tranquille sur les mouvemens de l'armée du midi de l'Espagne, passa l'Agueda le 13 juin et marcha sur Salamanque. L'armée française était dispersée pour pouvoir subsister, mais tout avait été préparé pour le rassemblement des troupes à l'instant où il serait nécessaire. Les forts de Salamanque, au nombre de trois, le fort Saint-Vincent, le fort Saint-Gaetano et celui du Collége-Royal, formaient un ensemble imposant et exigeaient quelque attention de la part de l'ennemi. Ils furent abandonnés à leurs propres forces, et l'armée de Portugal effectua son rassemblement à quelques lieues en arrière. Pendant ce temps, l'ennemi prit position sur les hauteurs de San-Cristoval, bloqua d'abord et assiégea ensuite les forts.
Les instructions de l'empereur avaient déterminé qu'en cas d'offensive de la part de l'armée anglaise sur l'armée de Portugal, deux divisions de l'armée du nord et presque toute son artillerie et sa cavalerie viendraient la joindre, tandis que celle du centre enverrait six mille hommes, et que, dans le cas où le général Hill passerait sur la rive droite du Tage, le cinquième corps le suivrait et viendrait se réunir à l'armée de Portugal. Le duc de Raguse se hâta de réclamer les secours promis; il envoya des ordres au général Bonnet, qui commandait la huitième division, et qui était dans le royaume de Léon, d'arriver en toute hâte, et, après avoir rassemblé environ vingt-cinq mille hommes, il se porta en avant, et vint prendre position à une portée de canon de l'armée anglaise. Ce mouvement offensif fit suspendre le siége; mais l'attaque ayant été ajournée jusqu'à la réunion des forces, le siége fut repris. Des attaques vives furent repoussées et coûtèrent à l'ennemi des pertes égales au triple des forces de la garnison. Mais un accident survint, un incendie détruisit les moyens de défense, et les forts se rendirent. L'armée, n'ayant plus d'objet à remplir avant d'avoir réuni les moyens de livrer bataille, se retira sur le Duero et marcha ainsi au-devant de ses renforts. Cette retraite se fit en présence de l'ennemi sans être inquiétée, et l'armée anglaise suivit l'armée française.
Arrivé dans cette position, le duc de Raguse appela de nouveau à lui tous les contingens qui devaient le joindre: le général Cafarelli lui annonça, le 14 juin, qu'il se mettait en marche avec huit mille hommes d'infanterie, dix-huit cents chevaux et vingt-deux pièces de canon. De nouvelles lettres annoncèrent que des mouvemens de guérillas suspendaient cet envoi: plus tard que l'apparition de bâtimens anglais sur les côtes le retenait définitivement, et qu'enfin, à l'exception du premier de hussards, aucun renfort ne serait envoyé. Le duc de Raguse avait cependant promis au général Cafarelli de lui prêter autant de troupes qu'il voudrait pour rétablir l'ordre sur son territoire aussitôt que les Anglais auraient été battus ou éloignés; mais le général ne tint compte de ces promesses.
Le roi d'Espagne fit écrire par le maréchal Jourdan au duc de Raguse[20], qu'aucun secours ne lui serait envoyé de l'armée du centre; il l'engageait à agir offensivement et sans retard contre l'armée anglaise. Cette lettre fut écrite le 30 juin, et arriva dans les premiers jours de juillet.
Que pouvait faire le duc de Raguse dans cet état de choses? Tous les secours lui manquaient à la fois, et l'avenir pouvait rendre sa position plus difficile. En effet, si le général Hill eût passé le Tage, l'armée anglaise aurait été renforcée de 12 à 15,000 hommes, et le 5e corps (s'il eût été envoyé, ce qui était très-douteux) aurait dû faire sa marche par la Manche, pour exécuter le passage du Tage, et serait arrivé beaucoup plus tard que le général Hill, qui aurait passé à Alcantara, dont le pont avait été rétabli. Il y aurait eu 12 à 15,000 hommes de différence dans l'effectif des corps ennemis et des corps français. D'un autre côté, l'armée de Galice bloquait Astorga, et cette place n'avait de vivres que jusqu'au 1er août. Il était impossible de penser à la délivrer, de faire un détachement dans ce but, avant d'avoir battu ou rejeté l'armée anglaise en Portugal. L'offensive fut donc résolue par le duc de Raguse, et le moment n'en fut ajourné que jusqu'à l'arrivée de la 8e division qui s'avançait de la frontière des Asturies.
Le moment étant venu, des mouvemens s'opérèrent sur le Duero pour tromper l'ennemi. Le duc de Raguse avait choisi le pont de Tordésillas pour son passage. Indépendamment des localités qui sont favorables, ce point se trouvait sur la ligne la plus courte de Valladolid à Salamanque; ainsi l'armée, en prenant l'offensive, ne pouvait risquer de perdre sa communication. Le passage réussit à merveille, l'ennemi trompé n'opposa à cette opération difficile aucun obstacle.
Le 18 juillet, l'armée en marche rencontra deux divisions anglaises. Elles se retirèrent promptement en éprouvant quelques pertes dans la poursuite. On arriva sur les bords de la Guarina, où toute l'armée anglaise était rassemblée. Le passage de cette faible rivière, dont les bords sont marécageux, présentait de grandes difficultés. Il fallait que l'armée française fît une marche de flanc devant un ennemi supérieur en forces et tout formé. Les mouvemens furent si bien calculés et exécutés avec tant de précision, qu'elle s'opéra avec un succès complet. Les deux armées marchèrent parallèlement, cherchant à se déborder et ayant des engagemens partiels qui semblaient préluder à la bataille. On arriva par suite de ces manoeuvres jusque sur les hauteurs de San-Cristoval, près Salamanque, que les Anglais occupèrent; l'armée française reprit la position qu'elle avait précédemment occupée sur les hauteurs d'Aldea-Rubia, dominant la Tormès.
Le 21 juillet, toute l'armée passa la Tormès et prit position à Calvaraza de Ariba. L'armée anglaise fit un mouvement parallèle et vint se porter en face de l'armée française.
Le 22 au matin, les positions respectives se dessinèrent avec plus de soin, et chaque armée occupa par son centre un des Arapilès, qui ne sont séparés que par un léger ravin et une distance de 150 toises.
Le duc de Wellington disposa tout pour une bataille, et à onze heures il mit ses colonnes d'attaque en mouvement; puis mieux avisé, il s'arrêta, reconnut la forte position de l'armée française et renonça à l'attaquer. Dès-lors sa retraite fut résolue, et les choses furent établies pour l'exécuter. Renonçant à la bataille, le mouvement était indispensable, parce que le lendemain l'armée française, par suite du système qu'elle avait adopté, se serait trouvée sur sa communication. Le duc de Raguse n'attendait qu'une chose pour attaquer les Anglais, c'est que la plus grande partie de leurs forces se fût éloignée; mais tout à coup le général Maucune, brave soldat, qui n'avait jamais vu l'ennemi sans éprouver un bouillonnement de sang, fut entraîné, descendit de sa position, poursuivit l'armée anglaise sans ordres et sans être soutenu. Ce mouvement intempestif compromettait tout, mettait tout en question, et faisait perdre le fruit de la sagesse et des bonnes dispositions de plusieurs mois. Le duc de Raguse, après avoir envoyé l'ordre de se rétablir dans l'ancienne position, crut plus convenable de s'y rendre, et c'est au moment où il partait pour y aller qu'il reçut, d'un coup de canon, une grave blessure qui le mit hors de combat. Cet événement funeste laissa le commandement incertain, mit de l'anarchie et causa les malheurs de la journée. Toutefois, d'après les rapports officiels et authentiques, l'ennemi perdit plus de monde que l'armée française. Ce fut dans la retraite que l'ennemi fit prisonniers un assez grand nombre de soldats, que le manque de vivres avait forcés à s'éparpiller.
Pendant que les divers événemens dont je viens de faire le récit avaient lieu, le Pape se rendait en France. L'empereur, au moment de son départ de Dresde, avait vu dans les rapports de la marine l'établissement d'une croisière anglaise devant Gênes, et m'avait écrit de ne plus différer le voyage du Pape: il me chargeait de faire venir le Saint-Père à Fontainebleau, me recommandait bien de ne rien négliger, tant de ce qui pourrait rendre le voyage commode, que de ce qui pourrait empêcher de l'ébruiter. Il m'envoya une lettre pour le prince Borghèse, qui gouvernait en Piémont, afin qu'il fît venir à Turin un évêque d'Italie, que le pape affectionnait particulièrement, et qu'il serait sans doute bien aise de voir à son passage. L'empereur m'avait renouvelé l'ordre de ne rien employer qui pût donner une idée qu'il n'avait pas. Il ne voulait, en aucune façon, violenter le chef de l'Église: il ne cherchait qu'à l'isoler d'une influence pernicieuse au repos de nos départemens.
Les ordres de l'empereur furent exécutés. J'écrivis dans ce sens une instruction à Savone et y envoyai tout ce qu'il fallait pour assurer le succès de l'opération dont j'étais chargé. Le Pape ne fit aucune difficulté de se rendre à Fontainebleau. Il monta en voiture sans bruit, ne s'arrêta qu'à Turin pour voir l'évêque dont j'ai parlé, et continua sa route pour la France.
En passant le Mont-Cenis, il tomba malade à effrayer tout ce qui l'accompagnait. L'officier de gendarmerie qui dirigeait son voyage m'en fit le rapport par un courrier. Il craignait pour sa vie, et ce brave homme, effrayé de sa responsabilité, se désolait d'avoir été chargé d'une semblable mission.
La maladie du Pape n'était autre chose qu'une rétention d'urine, qui avait pris un caractère d'inflammation par suite de la rapidité de son voyage. Il resta deux ou trois jours au couvent du Mont-Cenis, pendant lesquels on lui prodigua tant de soins, qu'il se trouva en état de continuer son voyage; il arriva avec la rapidité d'un trait à Fontainebleau, où l'on avait fait préparer, pour le recevoir, l'appartement qu'il avait occupé dans le château, lorsqu'il était venu sacrer l'empereur.
On y avait envoyé des gens de tous les services domestiques de la maison de l'empereur, ainsi que des voitures et des chevaux de ses écuries. Ce prince écrivit de l'armée, pour que les ministres ainsi que toutes les personnes de sa maison allassent visiter le Saint-Père, et chargea quelqu'un de lui rendre compte de la manière dont cet ordre serait exécuté. Je laisse là le Pape, je reviendrai à lui tout à l'heure.
Les Anglais ne suivirent d'abord pas rapidement le succès qu'ils avaient obtenu à Salamanque; au lieu de se porter sur les débris de notre armée, qui n'aurait pas pu se rallier, ils allèrent à Madrid, où le général en chef voulait cueillir les lauriers de sa victoire.
Le roi avait été obligé d'évacuer sa capitale; il s'était retiré sur le corps d'armée du maréchal Suchet, qui était dans le royaume de Valence. Il donna de là l'ordre impératif et réitéré au maréchal Soult d'évacuer l'Andalousie et d'amener son armée contre les Anglais.
Lorsque le roi donna cet ordre, comme quand le maréchal Soult le reçut, le général anglais était à Madrid, en sorte que l'on ne regarda pas comme un parti prudent de faire repasser l'armée d'Andalousie par la Sierra-Morena. On pensait que les Anglais allaient s'établir dans la Manche. Le maréchal fit son mouvement par le royaume de Murcie, et rejoignit les troupes du maréchal Suchet, avec lesquelles il revint sur Madrid, où le roi rentra.
Pendant que tout ce mouvement s'opérait, l'armée anglaise avait marché sur Burgos avec le projet d'enlever le château. Heureusement il était commandé par un brave homme, qui résista vaillamment aux attaques des Anglais et les obligea de lâcher prise.
Fâcheux effet que produit sur l'opinion la perte de la bataille de Salamanque.—État de l'opinion.—Anxiété publique sur l'état des affaires dans le Nord.—Paix de Bucharest.—L'armée du Danube se porte sur nos derrières.—Bernadotte.—Réflexions sur la conduite de ce prince.
La perte de la bataille des Arapilès diminua de beaucoup l'effet que devaient produire à Paris les bulletins de la grande armée. On se mit à les commenter, et les plus confians remarquaient eux-mêmes que les combats isolés dont ils rendaient compte n'étaient point des événemens décisifs. C'était des faits d'armes particuliers, glorieux pour les troupes et les généraux qui y avaient pris part; mais qui n'étaient pas de nature à trancher la question. On calculait ce qu'il restait encore de beaux jours à l'armée ainsi que le chemin qu'elle avait à parcourir; on était loin d'être rassuré en pesant les chances qu'elle avait à courir.
Il y avait partout une avidité de nouvelles extrême et une sorte d'inquiétude qui portait naturellement à en chercher.
On désirait une bataille décisive entre l'armée russe et la nôtre; on voyait bien que l'empereur manoeuvrait pour forcer l'ennemi à en venir aux mains; mais on ne regardait plus les rapports de tous ces combats particuliers que comme un dédommagement donné à l'opinion d'une nation, gâtée jusque-là par les victoires.
On ne s'attendait plus qu'à apprendre la conclusion d'un armistice et la mise des troupes en quartiers d'hiver.
L'on s'était arrêté pour faire reprendre haleine aux troupes; on remarquait que toutes avaient beaucoup marché, que la chaussure devait être en mauvais état, qu'aucun approvisionnement n'avait suivi. Les bulletins rapportaient que des quantités de farine arrivaient, que des approvisionnemens se formaient ailleurs; on en concluait qu'il n'y avait rien, qu'on ne donnait ces détails que pour rassurer l'opinion. On savait que l'armée éprouvait des besoins; il n'y avait qu'à la nombrer pour s'en faire une juste idée.
On faisait d'autres réflexions qui n'étaient pas moins fâcheuses. On remarquait que jusqu'alors on n'avait encore pu réussir à engager l'armée russe, qu'elle avait échappé à Smolensk, qu'il n'y avait maintenant aucun calcul raisonnable à faire sur les résultats d'une marche en avant, car il n'y avait aucun moyen de mettre un terme à la retraite des Russes.
On se nourrissait de ces idées; tout le monde soupirait après un armistice d'où l'habileté fait toujours sortir la paix.
On se repaissait de l'idée que l'empereur pousserait quelque temps les Russes et reviendrait prendre des quartiers d'hiver derrière la Dwina et le long du Dniéper. Il aurait ainsi, disait-on, tout le mois de septembre pour retrancher une position en avant de Smolensk, entre ces deux rivières, et faire approcher les provisions qu'il avait rassemblées sur les derrières de l'armée.
L'empereur fût venu à Wilna, d'où il eût remué la Pologne, et en eût tiré une armée pour la campagne suivante.
On était si persuadé que les choses devaient se passer ainsi, que déjà l'on parlait du départ de l'impératrice pour Wilna, où l'on supposait que l'empereur la ferait venir.
On prétendait aussi que ce prince avait donné ordre de faire reconnaître par les officiers du génie de l'armée une position militaire entre la Dwina et le Dniéper, susceptible d'être bien fortifiée et capable de contenir l'armée.
Quand on vit que ce beau plan de campagne ne s'exécutait pas, que l'empereur, au lieu de faire halte au milieu de la belle saison, continuait son mouvement, l'anxiété redoubla, chacun s'épuisa en prévisions que l'expérience a malheureusement vérifiées. Sans doute l'entreprise était hardie, et je ne veux pas défendre ce que l'événement a condamné; mais pesons les considérations que l'on avait de ne pas craindre de se porter en avant, et celles qui ne permettaient pas de livrer une armée composée de tant d'élémens différens à un repos qui ne pouvait pas être de moins de six ou sept mois. Enfin, en ajoutant à ce tableau des réflexions sur la composition des entourages de l'empereur, du roi de Naples et du prince de Neuchâtel, on trouvera, je crois, plus que partout ailleurs la raison qui a porté à entreprendre de décider la campagne tout d'une haleine.
Avant d'entrer en Russie, l'empereur avait envoyé le général Andréossi à Constantinople comme ambassadeur. On devine aisément que ses instructions étaient de porter les Turcs à entreprendre de reconquérir les provinces qu'ils avaient perdues. Malheureusement on l'envoya six mois trop tard, il n'avait pas la première notion des intrigues de cette cour, lorsqu'on lui demandait déjà de lui faire faire ce qui aurait exigé une grande influence, qui ne peut s'obtenir qu'à la faveur de longs antécédens. Le malheur voulut que l'empereur, ayant toujours espéré qu'il ne serait pas obligé de commencer la guerre aussi promptement, avait craint d'envoyer trop tôt à Constantinople un ambassadeur qui aurait effrayé les Russes.
Il résulta de là que lorsque les Turcs le virent arriver, ils jugèrent ce qu'on allait leur demander; ils observèrent très bien que l'on n'avait pas mis autant d'empressement à leur envoyer cet ambassadeur, lorsque les Russes leur imposaient des conditions aussi dures que celles qu'ils n'avaient plus les moyens de rejeter. Ils se rappelèrent qu'à Tilsit on les avait abandonnés après qu'ils ne s'étaient mis en campagne que pour nous; ils nous rendirent la pareille. Ils profitèrent de l'embarras où nous avions jeté les Russes pour obtenir des conditions qui, quoique dures, auraient pu l'être davantage, si nous n'étions venus à propos pour attirer sur nous les efforts des Russes.
Les Turcs, au lieu de se rendre à nos instances, écoutèrent donc les propositions des Russes, qui firent aussitôt partir leur armée pour venir à travers la Pologne se porter sur nos derrières, en remontant le Dniéper.
C'est ici le cas de faire remarquer que l'empereur, tout en prenant ses mesures pour pousser vivement la guerre, avait cependant évité soigneusement ce qui pouvait lui donner l'air d'un agresseur; il voulait par là se réserver les moyens de négocier avec l'empereur Alexandre, qu'il voyait bien être rentré tout-à-fait sous l'influence dont on était parvenu à l'isoler à l'époque de Tilsit.
À la même époque de l'ouverture de la campagne, l'empereur avait fait faire des démarches près de la Suède, pour l'engager à saisir cette occasion de recouvrer la Finlande. Certainement on était loin de s'attendre à ce qu'un maréchal de France présenté au trône sur les pavois des soldats français, et appelé à devenir l'arbitre d'un peuple dont l'intérêt politique, les souvenirs de gloire et d'injustice excitaient l'animosité contre les Russes; il était, dis-je, difficile de penser que la haine, malheureuse faiblesse du coeur humain, ferait sacrifier à Bernadotte l'intérêt bien entendu des Suédois, dans lequel il devait avoir placé sa gloire, pour assouvir sa vengeance personnelle sur les corps inanimés de ces mêmes soldats que moins de trois ans auparavant il appelait ses enfans et dont le sang avait fait sa fortune.
Ce fut cependant lui qui entraîna la Suède dans le chemin qu'elle prit; son prédécesseur n'aurait pas fait pis. Lorsqu'il descendit du trône, il n'avait encore perdu que la Finlande, et Bernadotte, pour prix de son dévoûment, s'est vu enlever la Poméranie. À la vérité, il a eu un dédommagement. Quoi qu'il en soit, non seulement Bernadotte n'accueillit pas la proposition d'attaquer la Finlande, mais il se laissa persuader par des entourages qui le rendirent accessible à d'autres propositions, dont l'histoire ne lui fera pas grâce.
Après la retraite de l'armée russe derrière la Dwina, l'empereur de Russie était revenu à Pétersbourg; il fit assurément quelque chose de très heureux pour ses affaires, en terminant avec les Turcs et en subjuguant Bernadotte.
L'empereur Alexandre avait regardé comme si probable que les Suédois chercheraient à recouvrer la Finlande, et que Bernadotte saisirait cette occasion de se populariser en Suède, qu'il avait laissé deux divisions de troupes russes dans cette province, autant pour la défendre que pour couvrir Saint-Pétersbourg.
Voyant que Bernadotte, non seulement ne répondait point aux instances de la France, mais qu'au contraire il manifestait de l'aigreur contre l'empereur Napoléon, il jugea qu'il ne compromettait rien en lui offrant son alliance. En conséquence, il lui envoya un de ses aides-de-camp pour lui proposer une entrevue.
La vanité de Bernadotte ne résista pas à cette invitation. Sans vouloir reconnaître le motif qui faisait rechercher son alliance, il courut comme un insensé river des fers qu'il pouvait rompre l'épée à la main. Il aima mieux recevoir son investiture au trône de la puissance qui pèse sur la Suède depuis un siècle, que de se rendre digne du choix qui avait été fait de lui, en vengeant les longs outrages que la Russie a faits à la Suède. Était-ce pour les mettre à la disposition des Moscovites que les Suédois l'avaient appelé au trône? Ils n'avaient que faire de lui pour cela; ils n'avaient pas besoin de puiser dans les rangs de l'armée française pour achever leur sujétion: Gustave suffisait pour cela. Leur premier mouvement, lorsqu'ils eurent déposé ce prince, fut de se jeter dans les bras de la France. Celle-ci pouvait-elle supposer que, dans le moment où elle était en guerre avec les ennemis les plus à craindre pour un prince appelé à régner sur la Suède, celui-ci irait se mettre à la discrétion des Russes, pour empêcher les Français de briser les fers qui lui sont réservés?
Il n'y a qu'un insensé qui puisse se conduire ainsi, ou bien un homme haineux, pour lequel la vengeance est le premier besoin de l'âme; et encore, vengeance de quoi, si ce n'est de tous les bienfaits de l'empereur et de l'indulgence dont il avait usé? Après les affaires de l'Ouest, de Paris, d'Iéna, d'Eylau et d'Anvers, il eût dû le faire passer par un conseil de guerre; au lieu de cela, il le combla de biens, il en a été noblement récompensé. Charmé de ce résultat inattendu, Alexandre fit embarquer, pendant que la saison le permettait encore, les deux divisions qu'il avait en Finlande pour venir en Courlande; tout cela réparait et au-delà les pertes que son armée avait éprouvées, et la mettait en état de moins redouter un grand événement.
Influence de l'entourage de l'empereur.—Illusion de Murat.—On veut aller à Moscou, parce qu'on ne peut revenir à Paris.—Bruits qui circulent.—Bataille de la Moskowa.—Effet que produit sur l'opinion l'incendie de Moscou.
La défection de Bernadotte, quelque fâcheuse qu'elle fût, occupait moins l'empereur que l'approche de la mauvaise saison et les obstacles qu'elle mettait à l'exécution de ses projets.
Il cherchait d'autant plus vivement à combattre l'armée russe, qu'il était probable que, s'il pouvait la forcer à une action avant l'arrivée du corps que le traité d'Abo avait rendu disponible, il obtiendrait, en employant bien ses avantages, des succès tellement décisifs, que l'arrivée des troupes qui accouraient de la Finlande ne changerait presque rien à la suite des événemens dont il se serait trouvé le maître après une bataille gagnée; mais il fallait que tout fût fini avant la mauvaise saison, dont l'arrivée est une époque fixe à laquelle on devait subordonner tout ce que l'on pouvait entreprendre. Si l'empereur n'eût pas été dominé par les circonstances, qu'il eût pu mettre ses troupes en cantonnemens, il fût venu à Wilna et il eût commencé l'ébranlement de la Pologne.
Il eût passé un hiver aussi laborieux que celui qu'il avait passé à Varsovie cinq ans auparavant, et aurait vraisemblablement doublé son armée par les levées qu'il eût faites, soit dans le grand-duché, soit dans les provinces d'où il venait d'expulser les Russes; mais d'une part, les événemens et la campagne ne le permettaient pas, de l'autre, les principaux membres de la noblesse de Lithuanie ne se souciaient pas d'avoir toute cette immense armée à nourrir pendant l'hiver; d'un autre côté, ils ne voyaient pas l'armée russe assez battue pour oser se compromettre, et décider le soulèvement de leur pays.
Un autre inconvénient plus grand encore, était l'entourage de l'empereur; chacun de ceux qui le composaient avait l'âme ouverte à tous les genres d'ambition. Si la tête de l'armée avait encore été composée de l'espèce d'hommes qui l'avaient formée dans les premières guerres de la révolution, il est vraisemblable que les choses se fussent passées autrement.
Mais depuis que le système du gouvernement avait consacré le retour des principes monarchiques, les anciennes familles nobles s'étaient rapprochées de lui; toute la belliqueuse jeunesse qui en faisait partie avait sollicité la faveur de suivre la carrière des armes. Elle était entrée en foule dans l'armée où elle occupa bientôt, sinon les premières places, du moins celles de confiance; il n'y avait plus un maréchal de France ni un général qui n'en eût parmi ses aides-de-camp et son état-major; la presque totalité des régimens de cavalerie de l'armée étaient commandés par des officiers appartenans à ces familles. Déjà ils commençaient à se faire remarquer dans l'infanterie. Toute cette jeune noblesse s'était franchement attachée à l'empereur, parce qu'elle se laissait facilement entraîner par la gloire. Elle aimait les dangers, courait aux batailles, mais n'avait pas moins d'ardeur pour les plaisirs, lorsqu'elle croyait avoir fait son devoir.
La jeunesse qui entourait l'empereur, le roi de Naples, le prince de Neuchâtel, ainsi que celle qui composait le populeux grand état-major de l'armée, était de la même espèce, avait les mêmes qualités et les mêmes défauts. Elle présenta dans cette occasion une conformité d'opinion qui avait l'air d'être celle de l'armée. Tous ces jeunes gens, voyant qu'il ne fallait pas espérer de venir passer l'hiver à Paris, ne virent pas de milieu entre Paris et Moscou. Ils avaient passé sur la Pologne comme des papillons sur des fleurs; et y aurait-il eu dix armées pour les empêcher d'arriver où ils s'étaient mis en tête d'aller, qu'ils n'y auraient pas renoncé. Moscou leur parut un lieu de délices; ils étaient déjà tous amoureux de ce qu'ils espéraient y rencontrer, et leur imagination s'égarait au milieu de l'enivrement des plaisirs qu'ils se flattaient de trouver dans la capitale de l'empire russe.
Le roi de Naples était particulièrement placé sous l'influence des jeunes officiers qui l'entouraient. Il était lui-même homme de plaisirs, et aimait à rencontrer des opinions favorables à ses désirs; il voulait aussi aller à Moscou.
Son illusion était extrême en tout ce qui dépendait du militaire. Par exemple, il était persuadé qu'il n'y avait pas encore eu dans l'armée un général de cavalerie tel que lui. À la vérité, c'était un homme d'une brillante bravoure, qualité qui peut tenir lieu de beaucoup d'autres choses, dont on ne peut guère se passer, lorsque l'on est parvenu au plus haut degré d'élévation; il était bon et généreux, et aimé de tous ceux qui l'approchaient. Je dois être d'autant moins suspect dans ce récit, que je n'ai jamais eu le moindre dessein de me rapprocher de lui; que si j'admirais sa bouillante valeur, je me défiais de sa témérité, qui nous aurait été désastreuse, si l'empereur n'avait pas toujours eu une garde à carreau contre les folles entreprises d'un homme qui se trouvait si avant dans sa confiance.
Ce prince avait, pour le malheur de la France, été rappelé à l'armée de Pologne; c'était (en sa qualité de général de la cavalerie) par lui que passaient les rapports et informations des troupes légères qui étaient sur les traces de l'armée russe. Ce n'était que par lui que l'empereur les recevait.
Le roi de Naples peignait l'armée russe comme abattue au moral, épuisée au physique, et ne pouvant se retirer que lentement et difficilement. Il prétendait que, si on la suivait vivement pendant quelques jours, elle ne pourrait pas éviter une bataille, et la bataille était une chose nécessaire.
L'empereur ne pouvait pas ne pas écouter les discours d'un homme qui s'entretenait tous les jours de la même manière, et qui était si connu pour ne pas se ménager sur le champ de bataille.
Le prince de Neuchâtel n'avait pas une opinion contraire à celle du roi de Naples; d'ailleurs tout le monde préférait marcher sur Moscou plutôt que de revenir sur Wilna ou Witepsk, où l'on craignait de passer l'hiver.
À côté de ces instances, l'empereur considérait que ce qu'il avait ordonné que l'on fît en Pologne était à peine ébauché, ou même ne l'était pas de tout. On dansait à Wilna, on était ruiné à Varsovie, et l'on rejetait ce retard de l'exécution des dispositions qu'il avait prescrites sur le peu du confiance que montrait la nation polonaise, tant qu'il n'y aurait pas entre les deux armées une bataille qui fixât les destinées de la Pologne.
Il fut donc résolu que l'on marcherait à l'armée russe pour la combattre; les mêmes motifs qui avaient fait appeler le corps diplomatique à Varsovie en 1806, le firent appeler à Wilna en 1812. L'impératrice elle-même, soit qu'elle connût ces dispositions ou qu'elle désirât faire ce voyage, en laissait parler autour d'elle. L'empereur mit l'armée en mouvement, moins avec le projet d'aller à Moscou, qu'avec celui de livrer très prochainement bataille à l'armée russe avant que l'arrivée de leurs divisions de Finlande et de leur armée de Moldavie ne l'obligeât à une autre combinaison. On était dans de vives inquiétudes à Paris; quelque confiance que l'on était accoutumé à avoir dans l'armée, on ne supportait pas l'idée de la voir se porter aussi loin.
On se plaignait tout haut de l'absence totale de notre influence dans les cabinets étrangers; elle était au point de n'avoir pas su où poser le levier pour ébranler la Suède et particulièrement Bernadotte. On disait: «Que n'a-t-on cherché un plénipotentiaire dans nos boudoirs? La négociation eût été sûre.»
On espérait cependant encore, mais on n'aurait pas été étonné d'apprendre la nouvelle d'un malheureux événement. Lorsqu'on reçut le bulletin de la célèbre bataille de la Moskowa, qui fut livrée le 7 septembre 1812, à peu près à vingt-cinq lieues de Moscou, il aurait fait un double plaisir, si l'événement dont il rendait compte ne s'était pas passé aussi loin; il fallait qu'on y eût autant d'intérêt pour qu'on eût l'air de s'en occuper.
L'artillerie des Invalides tira cent coups de canon; on chanta des Te Deum dans toutes les églises, la satisfaction était universelle, mais elle n'avait pas fait disparaître l'inquiétude dont tout le monde était atteint.
Tout était fort tranquille en France et en Italie, on n'entendait pas parler de la moindre agitation, particulièrement en France, où il semblait qu'on avait fait voeu d'être sage pendant tout le courant de cette année. L'empereur était dans l'habitude d'écrire tous les jours à Paris, et tous les jours on lui expédiait une estafette qui lui portait les rapports et la correspondance de chaque ministre.
Peu de jours après avoir reçu le bulletin de la bataille de la Moskowa, on apprit l'entrée de l'armée à Moscou. On revenait un peu à l'espérance, parce que l'on supposait que l'armée trouverait dans cette ville de quoi pourvoir à tous ses besoins, et surtout parce que l'on croyait que l'armée ennemie avait fait sa retraite par Twer pour couvrir Saint-Pétersbourg; puisque l'on apprenait que le roi de Naples, à la tête de toute la cavalerie, avait pris le chemin qui conduit à cette ville en sortant de Moscou.
L'illusion ne fut pas de longue durée, et fit place à une vive inquiétude. On ne tarda pas à apprendre l'incendie général de cette immense ville, ainsi que la marche de l'armée russe, qui avait dérobé son mouvement à la nôtre après la bataille, en faisant retirer un faible corps sur Moscou, pendant qu'elle-même prenait la route de Kalouga, Toula et Zaraisk. Elle se réunit dans ces positions; ainsi placée sur notre flanc droit elle se trouvait beaucoup plus près de Smolensk que nous; ce qui rendait la position de Moscou intenable, surtout depuis l'incendie qui avait dévoré toutes les ressources sur lesquelles on avait compté. Ce contre-temps arriva fort mal à propos; on touchait au mois d'octobre, la mauvaise saison approchait; la population avait fui, tout nous présageait malheur. D'un autre côté Moscou était en cendres, l'armée russe accablée se réparait avec peine derrière la Nara. Il était naturel de penser qu'étourdi de ces désastres, Alexandre accepterait la paix. Tout ce qui parvenait de l'intérieur de l'empire portait à le croire. La terreur était à Pétersbourg. On s'attendait à voir les Français s'avancer sur cette capitale; on tremblait que Kutusoff, paralysé ou détruit, ne pût empêcher ce mouvement. Des apprêts d'évacuation étaient faits; tout indiquait l'anxiété profonde de la nation et du gouvernement. Un tel état de choses ne permettait pas de se méprendre sur ce qu'il y avait à faire. Une marche rétrograde eût relevé les espérances, doublé les forces de l'ennemi; il fallait faire bonne figure à mauvais jeu, donner un peu à la fortune et profiter de l'effroi qu'on avait répandu pour négocier. C'est à ce parti que s'arrêta l'empereur; et, sans doute, il eût eu le succès qu'on devait en attendre, si dans ce pays le souverain, avec sa toute-puissance, n'était souvent le plus dépendant des hommes. Mais les murmures de la haute noblesse, les menaces des commissaires anglais qui ne craignaient pas de réveiller le souvenir d'une catastrophe récente, ne lui permirent pas de consulter les intérêts de ses États. Il fut obligé de repousser des ouvertures dont la situation du moment ne lui permettait pas de méconnaître les avantages. Ses généraux reçurent ordre de pousser la guerre, de réunir tous les moyens dont ils pouvaient disposer; mais aussi prodigues de protestations généreuses qu'insensibles aux ravages qui désolaient leur pays, ils s'épuisaient en protestations pacifiques, ne parlaient que des maux de la guerre et de l'impatience qu'ils avaient de les voir finir. Ces propos répétés aux avant-postes comme au quartier général de Kutusoff, produisirent leur effet: Murat et Lauriston, dupes de l'astuce, transmirent leurs espérances à l'empereur. La situation des choses les rendait plausibles; il y crut, prolongea son séjour dans l'attente d'une négociation, qui ne s'ouvrit point. Ces retards, une surprise exécutée à la faveur de l'armistice l'éclairèrent enfin sur les projets, la bonne foi des Russes, et la retraite commença. On était loin de prévoir les malheurs qui devaient la suivre. Néanmoins on commençait déjà à travailler l'opinion. Les prêtres supportaient avec peine la captivité de leur chef et ne cessaient, quoique sourdement, de miner l'affection que le peuple des campagnes portait à l'empereur. Cependant dans cette discussion fâcheuse il n'avait cherché que les intérêts de l'Église, provoqué aucune mesure qui n'eût été concertée avec les prélats. Les pièces qui suivent feront juger de sa circonspection dans des matières aussi délicates.
Le gouvernement de l'église est-il arbitraire? Le Pape peut-il, par des motifs d'affaires temporelles, refuser son intervention dans des affaires spirituelles?
Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église y sont examinées et traitées par un petit nombre de prélats et de théologiens pris dans de petites localités des environs, et qui ne sont pas à portée de bien voir les grands intérêts de l'église universelle, ni d'en bien juger.
Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile?
Ne faudrait-il pas que le consistoire, ou le conseil particulier du
Pape, fût composé de prélats de toutes les nations, pour éclairer Sa
Sainteté?
En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y a pas de nécessité de faire des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des cardinaux, soit pour toute autre prérogative?
Sa Majesté l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au concordat?
L'état du clergé de France est-il en général amélioré ou empiré, depuis que le concordat est en vigueur?
Si le gouvernement français n'a pas violé le concordat, le Pape peut-il arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques nommés, et perdre la religion en France, comme il l'a perdue en Allemagne, qui, depuis dix ans, est sans évêques?
Le gouvernement français n'ayant pas violé le concordat, si, de son côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder ce concordat comme abrogé: mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la religion? Sa Majesté adresse cette demande à des prélats distingués par leur savoir dans les matières ecclésiastiques, comme par leur attachement à sa personne.
La bulle d'excommunication ci-jointe a été affichée; elle a été imprimée et répandue clandestinement dans toute l'Europe. Quel parti prendre pour que, dans des temps de trouble et de calamité, les Papes ne se portent pas à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité chrétienne qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône?
«Le gouvernement de l'église est-il arbitraire?»
Pour répondre à cette question, nous croyons devoir présenter ici le tableau du gouvernement de l'église. L'Écriture sainte, la tradition et l'histoire de l'église seront les sources dans lesquelles nous puiserons tout ce que nous avons à dire sur cet objet important, et il en résultera clairement que ce gouvernement exclut toute idée d'arbitraire.
J. C., voulant former son église, choisit parmi ses disciples douze apôtres, et, parmi ceux-ci, il en choisit un à qui il donna le nom de Pierre, comme pour préparer, dit Bossuet, l'ouvrage qu'il méditait d'élever sur cette pierre, et lui donna, non seulement une primauté d'honneur, mais encore une primauté d'autorité et de juridiction dans toute l'église. Cette prérogative accordée au chef des apôtres n'expira point avec lui; elle doit durer autant que l'église elle-même, elle passera pure et intacte à tous ses successeurs dans le siége où il s'est fixé.
Cependant les apôtres ne demeurèrent point étrangers aux pouvoirs que J. C. conféra à leur chef; il leur donna aussi immédiatement l'autorité de gouverner son église, mais avec subordination à la chaire de Pierre, qui toujours doit en être le centre commun. De là ces expressions si familières dans les SS. PP. parlant de la chaire romaine qu'ils appellent la source de l'unité, l'église-mère qui tient en sa main la conduite de toutes les autres églises, le chef de l'épiscopat d'où part le rayon du gouvernement.
Mais, quelque éminent que soit au-dessus des autres le premier siége de la catholicité, son autorité n'est point arbitraire; elle est réglée, dans son exercice, par les canons, c'est-à-dire par les lois communes de toute l'église.
«Vous avez la plénitude de la puissance, écrivait saint Bernard au pape Eugène III; mais vous ne devez en user que selon les lois communes, que le saint siége a faites siennes en les confirmant. Tel a été le sentiment de tous les Papes, dès l'origine du christianisme.»
«Qui doit observer plus exactement les décrets d'un concile universel que l'évêque du premier siége?» écrivait le pape Gelaze aux évêques de Dardanie. «Nous sommes, disait le Pape saint Martin à Jean, évêque de Philadelphie, les défenseurs et les dépositaires et non les transgresseurs des saints canons.» «C'est en les observant et les faisant observer aux autres, ajoute Bossuet, que l'église de Rome s'élève éminemment sur toutes les églises.»
Il convenait sans doute à la sagesse du divin législateur, en fondant la société spirituelle de l'église, d'investir ceux qui la gouvernent de tout ce qui est nécessaire pour la maintenir et la perpétuer. Le pouvoir que J. C. a donné à saint Pierre principalement, et aux apôtres, a passé à leurs successeurs, et par une tradition continue, il durera jusqu'à la fin des siècles. C'est à eux qu'il appartient de statuer sur la doctrine, et de régler ce qui concerne le régime intérieur de l'église: mais en cela leur autorité est circonscrite dans des bornes qu'elle ne doit point franchir. En matière de foi, l'Écriture sainte, la tradition et les conciles sont la règle dont ils ne peuvent s'écarter; dans ce qui a rapport au régime intérieur, la discipline générale, approuvée et reçue dans l'église, fait loi pour eux tant qu'elle n'est point abrogée.
Les décisions de l'église les plus solennelles se font dans les conciles oecuméniques, où sont convoqués tous les évêques de la catholicité, représentant l'église universelle; ils en ont l'infaillibilité, et, d'après les principes catholiques, leurs décrets sur la foi et les moeurs sont reçus comme dictés par le Saint-Esprit. J.C. lui-même a promis que l'erreur ne prévaudrait jamais contre son église. Quant aux décisions des autres conciles, en matière de doctrine et de discipline générale, elles ne font pas loi dans l'église universelle, à moins qu'elle ne les ait adoptées.
Toutefois il est reçu que les usages dont sont en possession les églises particulières, et qui prennent leur source dans l'ancienne discipline, font loi pour ces églises: ils forment, en quelque sorte, leur droit commun, et ils doivent être respectés sous le régime de l'église qui ne respire que charité et condescendance: Saint-Grégoire, parlant de l'église d'Afrique, dit que les usages qui ne nuisent point à la foi catholique doivent demeurer intacts. C'est là cette vraie liberté dont parle le concile d'Éphèse, et qu'il défend expressément de troubler. «Nous faisons consister notre liberté, dit Bossuet, parlant de l'église gallicane, à marcher, autant qu'il se peut, dans le droit commun, qui est le principe, ou plutôt le fondement de tout le bon ordre de l'église, sous la puissance canonique des ordinaires, selon les conciles généraux et les institutions des SS. PP.»
Telle est la nature et la forme du gouvernement de l'église. J. C. lui-même en a posé les bases: il le destinait à être perpétué jusqu'à la fin du monde, à traverser les siècles, au milieu des orages comme dans le calme, et dès-lors il entrait dans son plan de lui donner une forme fixe et immuable, indépendante des temps et des circonstances, et par là d'écarter tout arbitraire, car ce qui est versatile au gré des passions et des intérêts ne peut être de durée. Aussi voyons-nous l'église, pendant les persécutions des trois premiers siècles, parfaitement établie, parfaitement gouvernée. Rien ne prouve mieux combien tout est prévu, tout est bien coordonné. Depuis ce temps-là, Dieu a disposé en sa faveur le coeur des empereurs et des rois: leur protection lui est utile, elle lui est précieuse pour donner une force plus pressante à ses canons, un soutien plus sensible à sa discipline; son gouvernement s'exerce avec plus de tranquillité, mais il n'en reste pas moins toujours le même, c'est-à-dire toujours éloigné des voies arbitraires, comme il est toujours au-dessus des vicissitudes humaines.
«Le Pape peut-il, par des motifs d'affaires temporelles, refuser son intervention dans les affaires spirituelles?»
La primauté d'honneur et de juridiction dont le Pape jouit de droit divin, est toute à l'avantage spirituel de l'église. Loin de vouloir affaiblir une autorité si essentielle à la constitution de l'église, nous croyons ici lui rendre hommage, en répondant à la question qui se présente, que si les affaires temporelles n'ont par elles-mêmes aucun rapport nécessaire avec le spirituel, si elles n'empêchent pas le chef de l'église de remplir librement et avec indépendance les fonctions du ministère apostolique, nous pensons que le Pape ne peut pas, par le seul motif des affaires temporelles, refuser son intervention dans les affaires spirituelles. La distance qui les sépare est du temps à l'éternité.
«Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église y sont examinées par un petit nombre de prélats et théologiens pris dans de petites localités des environs, et qui ne sont pas à portée de bien voir les grands intérêts de l'église universelle, ni d'en bien juger.
«Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile? Ne faudrait-il pas que le consistoire, ou conseil particulier du Pape, fût composé de prélats de toutes les nations pour éclairer Sa Sainteté?»
«Le gouvernement de l'église, dit Fleury, est fondé sur la charité et tempéré par l'humilité: c'est pourquoi, dès les premiers temps, l'évêque ne faisait rien sans l'avis des prêtres de son église.» Il convenait que le siége de saint Pierre fût le modèle des autres dans cette forme de gouvernement.
Aussi voyons-nous que le clergé de Rome a formé, dans tous les temps, le conseil du Pape: là se discutaient non seulement les affaires particulières à cette église, mais encore celles de toute la catholicité. Les lettres qu'écrivait le clergé de Rome, le siége vacant, à saint Cyprien et à son clergé, et celles de saint Cyprien au clergé de Rome, écrites dans la même circonstance, prouvent de quelle haute considération celui-ci jouissait dans l'église. Ce conseil n'a subi aucune modification essentielle, et l'église romaine conserve encore aujourd'hui tous ses anciens usages, vénérables monumens de l'ancienne discipline.
Il est connu aujourd'hui sous le nom de sacré collége: il a été spécialement l'objet des discussions du concile de Bâle; il fut décrété (§23) «que les cardinaux seraient pris de tous les États, avec ces clauses, entre autres, que le nombre n'en excéderait pas vingt-quatre, et qu'il n'y en aurait jamais plus d'un tiers du même royaume, ni plus du même diocèse.» Différens obstacles s'opposèrent à l'exécution de ce décret. La même question fut présentée depuis au concile de Trente: les orateurs du roi de France y renouvelèrent les propositions que le concile de Bâle avait adoptées. Le concile se borna à décider (§54) que le Pape prendrait des cardinaux de toutes les nations, autant que cela pourrait se faire commodément, et selon qu'il les en trouverait dignes. Il ne crut pas pouvoir aller plus loin: la raison qu'en donna M. de Pibrac, ambassadeur du roi au concile, dans sa lettre à Sa Majesté, est remarquable: «Les pères du concile, dit-il, ont pensé qu'on ne pouvait pas prescrire au Pape ce qu'il devait faire dans le choix des cardinaux.» (Mémoire sur le concile de Trente.)
Cet exposé nous fournit les réponses que nous pensons devoir faire aux deux questions ci-dessus. Et d'abord, nous ne croyons pas que la réunion d'un concile soit nécessaire, vu que le concile de Trente, le dernier de nos conciles généraux, s'est expressément occupé de l'objet en question. Au surplus, s'il s'agit ici d'un concile général, il ne pourrait se tenir sans le chef de l'église, autrement il ne représenterait pas l'église universelle. Fleury le dit expressément: «L'autorité du Pape a toujours été nécessaire pour les conciles généraux.» (Quatrième Discours sur l'histoire ecclésiastique.) S'il s'agit d'un concile national, son autorité serait insuffisante pour régler un objet qui intéresse la catholicité entière.
Quant à la question, s'il ne faudrait pas que le consistoire, ou conseil particulier du Pape, fût composé de toutes les nations, nous croyons devoir ici nous borner à exprimer nos voeux pour l'exécution de la mesure, si modérée d'ailleurs, présentée à cet égard par le concile de Trente, et dans laquelle se renferme la demande faite par Sa Majesté.
«En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y ait pas de nécessité de faire des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des cardinaux, soit pour toute autre prérogative?»
La prérogative dont jouissent les souverains catholiques de présenter des nominations de cardinaux, et les autres de ce genre, sont des témoignages de la reconnaissance de l'église pour la protection qui lui est accordée par les souverains. Ces prérogatives ont été consacrées par le temps, et elles ont passé avec les autres titres aux princes qui succédaient. D'après ces considérations, nous pensons que Sa Majesté est fondée à réclamer les prérogatives semblables qui se trouvaient attachées aux souverainetés des pays réunis, au moment où ils ont été incorporés à l'empire français.
«S. M. l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au concordat?»
Le concordat a toujours été observé par S. M. l'empereur et par ses ministres, et nous ne croyons pas que le Pape puisse se plaindre d'aucune contravention essentielle. Il est vrai que, pendant son séjour à Paris, le Pape remit à Sa Majesté des représentations sur un certain nombre des articles organiques ajoutés aux dispositions du concordat, et qu'il jugeait contraires au libre et entier exercice de la religion catholique; mais plusieurs des articles dont se plaignait S. S. ne sont que des applications ou des conséquences des maximes ou des usages reçus dans l'église gallicane, dont ni l'empereur ni le clergé de France ne peuvent se départir.
Quelques autres, à la vérité, renferment des dispositions qui seraient très préjudiciables à l'église, s'ils étaient exécutés à la rigueur. On a tout lieu de croire qu'ils ont été ajoutés au concordat comme des réglemens de circonstances, comme des ménagemens jugée nécessaires pour aplanir la voie au rétablissement du culte catholique, et nous espérons de la justice et de la religion de S. M. qu'elle daignera les révoquer ou les modifier, de manière à dissiper les inquiétudes qu'ils ont fait naître.
C'est dans cette confiance que nous nous permettons de mettre sous les yeux de Sa Majesté les art. 1, 26 et 36 qui ont excité les plus fortes et les plus justes réclamations.
ART. Ier. «Aucune bulle, bref, rescrit, mandat, provision, signature servant de provision, ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés, imprimés ni aucunement mis à exécution sans l'autorisation du gouvernement.»
On aurait désiré que l'exception pour les brefs de la pénitencerie eût été prononcée. Cette exception, à la vérité, est de droit; mais en vertu de cet art. Ier, elle pourrait être contestée. Les parlemens ne manquaient jamais de faire cette exception formelle, lorsqu'ils avaient à statuer sur les actes émanés de la cour de Rome.
ART. XXVI. «Les évêques ne pourront ordonner aucun ecclésiastique, s'il ne justifie d'une propriété produisant au moins un revenu annuel de 300 francs, et s'il n'a atteint l'âge de vingt-cinq ans, etc.»
Les deux dispositions que renferme cet article sont très préjudiciables à la religion dans les circonstances actuelles, et tendent à lui enlever la plus grande partie des ministres indispensablement nécessaires à son culte et aux besoins des peuples.
1° L'église de France n'offrant plus aux familles les espérances de fortune et d'avancement que présentait l'ancien clergé, la plupart des jeunes gens qui se consacrent au saint ministère appartiennent à la classe malaisée. Parmi les pères de famille en état d'assurer à leurs enfans un revenu annuel de 300 francs, ce qui suppose une propriété foncière de 10,000 francs au moins, il en est peu qui voulussent leur permettre d'embrasser un état qui impose des sacrifices et des devoirs pénibles, sans les compenser par aucun avantage temporel. La ressource que fournissait, avant la révolution, une multitude de titres de bénéfices très-modiques, admis par l'église au défaut de titre patrimonial, n'existe plus. Si jusqu'à présent Sa Majesté n'avait pas daigné déférer à nos demandes en faveur des jeunes clercs qui ne pouvaient constituer le titre prescrit par cet art. XXVI, la religion manquerait de ministres. Puisque cette loi exige des dispenses continuelles, ne conviendrait-il pas de la rapporter?
2° Il résulte deux inconvéniens très graves de la disposition qui ne permet pas aux évêques d'ordonner aucun ecclésiastique avant l'âge de vingt-cinq ans. Le premier, c'est qu'il augmente considérablement la durée et les frais de l'éducation ecclésiastique. Le cours d'études nécessaire pour se préparer à la réception des ordres sacrés est, pour l'ordinaire, terminé avant cet âge, et l'intervalle qui s'écoule jusque-là expose les élèves, ou à perdre le goût et l'esprit de leur état, s'ils le passent dans le monde, ou à un surcroît de dépenses, s'ils le passent dans les séminaires. Le second inconvénient qui résulte de cet art. XXVI, c'est que les évêques, pressés par les besoins de leurs diocèses, se voient obligés de précipiter les ordinations sans pouvoir observer les intervalles ou interstices sagement prescrits par les canons entre les ordres du sous-diaconat et de la prêtrise. S. M. remédierait à ce double inconvénient, si elle permettait aux évêques de conférer les ordres à ceux qui ont atteint l'âge de vingt-deux ans, conformément à l'ancienne discipline. Il est de l'intérêt comme du devoir des évêques de n'admettre au sous-diaconat que ceux dont la vocation et la vertu leur paraissent éprouvées.
ART. XXXVI. «Les vicaires-généraux des diocèses vacans continueront leurs fonctions, même après la mort de l'évêque, jusqu'à remplacement.»
Selon les principes du droit canonique, les vicaires-généraux tiennent leurs pouvoirs de l'évêque; ils ne font avec lui qu'une seule et même personne: una eademque persona. Le droit de le représenter et les pouvoirs que ce droit établit expirent avec lui, bien entendu pourtant que, si l'évêque meurt hors de sa ville ou de son diocèse, les vicaires-généraux administrent validement et légitimement jusqu'au moment où la mort de l'évêque est connue du chapitre de l'église cathédrale. Dès ce moment, le chapitre se trouve, de plein droit, investi de la juridiction épiscopale, et c'est à lui seul qu'il appartient de nommer des vicaires-généraux qui gouvernent pendant la vacance du siége. Ce principe est incontestable, et sans doute on n'a paru le méconnaître que parce qu'au moment où les lois organiques furent publiées, il n'y avait point encore de chapitres institués dans les églises cathédrales. Depuis leur institution, on leur a laissé le droit d'administrer les diocèses vacans par les vicaires-généraux qu'ils avaient nommés, en sorte que, dans le fait, cet art. XXXVI est en contradiction, non seulement avec le droit canonique, mais encore avec ce qui s'observe aujourd'hui.
Ces observations, que nous soumettons à la sagesse de Sa Majesté, ne nous empêchent pas de reconnaître et de déclarer, en réponse à la première question de cette seconde série, qu'il n'a été porté aucune atteinte essentielle au concordat, soit par S. M. l'empereur, soit par ses ministres.
«L'état du clergé de France est-il, en général, amélioré ou empiré depuis que le concordat est en vigueur?»
Quand Sa Majesté se serait bornée à l'exécution rigoureuse du concordat, cette transaction mémorable, à laquelle nous devons la liberté et la publicité du culte de la religion catholique, apostolique et romaine, qui est la religion de la grande majorité des citoyens français, serait le plus grand bienfait que l'empereur eût pu accorder au clergé et aux peuples de son empire.
Mais Sa Majesté ne s'en est pas tenue aux obligations qu'elle s'était imposées par le concordat. Chaque année de son règne a été marquée par des concessions importantes, qui n'étaient point des conséquences nécessaires des engagemens qu'elle avait pris avec le souverain pontife, et qui n'ont pu être suggérées à Sa Majesté que par son respect pour la religion catholique et son amour pour ses peuples.
Il serait trop long de rapporter toutes ces concessions; nous ne citerons que les principales.
Dotation des vicaires-généraux et des chapitres; d'abord vingt-quatre mille, ensuite trente mille succursales pensionnées par l'État; quatre cents bourses et huit cents demi-bourses fondées dans les divers diocèses en faveur des études ecclésiastiques; édifices nationaux, ou sommes considérables accordées à un grand nombre d'évêques pour l'établissement de leur séminaire; exemption provisoire de la conscription pour les étudians présentés par l'évêque, comme appelés à la prêtrise; permission accordée aux ministres de la religion de porter en public l'habit de leur état; invitation aux conseils-généraux des départemens de suppléer au traitement des évêques, des vicaires-généraux et des chapitres, et de pourvoir aux besoins du culte et de ses ministres; décrets tendans à restituer aux fabriques une partie des revenus qu'elles avaient perdus; rétablissement des congrégations religieuses, vouées, par leur institut, à l'enseignement gratuit et au soulagement de la classe indigente; décret qui donne à ces congrégations une auguste et puissante protectrice dans la personne de S. A. I. Madame Mère; secours annuels qu'elles reçoivent du gouvernement, et espérance d'en recevoir de nouveaux; une retraite honorable ouverte aux évêques par l'érection du chapitre de Saint-Denis, etc., etc. Tant de faveurs déjà reçues sont un gage de ce que nous pouvons attendre de l'attachement de Sa Majesté à la religion catholique, et prouve à toute l'Europe que, si, par le concordat, elle s'est engagée à rétablir dans la France la liberté et la publicité du culte de nos pères, elle a saisi depuis divers moyens et occasions de l'affermir, de le perpétuer, et de lui rendre de son antique splendeur autant que le permettent les circonstances.
Nous nous refuserions à l'évidence des faits, si nous ne déclarions pas que l'état du clergé de France est singulièrement amélioré depuis que le concordat est en vigueur: mais, après avoir offert à Sa Majesté l'hommage de notre vive reconnaissance, ne nous serait-il pas permis de déposer au pied de son trône les voeux qui nous restent à former pour un plus libre exercice de notre ministère? Si Sa Majesté daignait le permettre, nous lui adresserions nos humbles remontrances sur divers objets que nous croyons intéresser la religion et la morale, et par conséquent le bien général de la société.
«Si le gouvernement français n'a point violé le concordat, le pape peut-il arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques nommés, et perdre la religion en France comme il l'a perdue en Allemagne, qui, depuis dix ans, est sans évêques?»
Le concordat est un contrat synallagmatique entre le chef de l'État et le chef de l'église, par lequel chacun d'eux s'oblige envers l'autre. C'est aussi un traité public qui intéresse essentiellement la nation française et l'église catholique. Par ce traité, chacune des augustes parties contractantes acquiert des droits et s'impose des obligations. Le concordat assure à Sa Majesté le droit de nommer aux archevêchés et évêchés, qu'exerçaient, avant elle, les rois de France, en vertu du concordat passé entre Léon X et François Ier. Il réserve au pape le droit d'accorder l'institution canonique aux archevêques et évêques nommés par Sa Majesté suivant les formes établies, par rapport à la France, avant le changement de gouvernement (article IV du concordat).
Ainsi se concilient, se soutiennent et se forment mutuellement les droits du souverain qui ne peut être étranger aux choix des premiers pasteurs, à qui leur ministère donne une grande influence sur les peuples et les droits de l'église, de qui seule émane toute juridiction dans l'ordre spirituel.
Mais ce droit de donner l'institution canonique, réservé au Pape par la discipline actuelle de l'église, ne doit pas être exercé arbitrairement. Indépendamment de la maxime générale et constante parmi nous, que le chef de l'église doit la gouverner selon les canons, c'est une des clauses expresses du concordat de 1516, que le pape est tenu d'accorder les bulles d'institution aux sujets nommés par le souverain, ou d'alléguer les motifs canoniques de son refus. Supposer que le Pape pût refuser les bulles arbitrairement et sans cause, ce serait prétendre qu'il n'est pas lié par un traité qu'il a ratifié solennellement, et qu'il peut manquer à l'engagement sacré qu'il a pris envers l'empereur, envers la France, envers l'église entière, à qui le concordat assure la protection du souverain le plus puissant de l'univers.
Ces principes sont évidens: le Pape sans doute ne les méconnaît pas, et ne se croit pas autorisé à refuser les bulles d'institution arbitrairement et sans motifs. Sa Sainteté elle-même, dans une lettre adressée de Savone, le 28 août dernier, à S. Em. le cardinal Caprara, expose les motifs de son refus.
Dans une circonstance où l'église de France est en péril, des évêques consultés par l'empereur, qui en est le protecteur, s'écarteraient-ils du profond respect dont ils sont pénétrés pour la dignité suprême et pour la personne sacrée du chef de l'église universelle, en discutant ces motifs, et en mettant sous les yeux de l'empereur des réflexions qu'ils oseraient proposer à Sa Sainteté elle-même, s'ils étaient admis à l'honneur de conférer avec elle?
Les motifs allégués par le Saint-Père dans sa lettre citée se réduisent à trois chefs:
1° Le premier porte sur les innovations religieuses introduites en France depuis le concordat, contre lesquelles, dit le Pape, nous avons si souvent et toujours inutilement réclamé.
Sa Sainteté n'entre dans aucuns détails sur les innovations dont elle se plaint. Pour nous, nous n'en connaissons aucune qui puisse être regardée comme une atteinte essentielle portée au concordat. Peut-être Sa Sainteté se reporte-t-elle aux représentations qu'elle adressa à l'empereur au commencement de 1805. Nous nous en référons à ce que nous avons dit en discutant la première question de la seconde série. On y a vu que la plupart des griefs énoncés dans ces représentations n'ont pour objet que des points de discipline, à l'égard desquels l'église gallicane conserve le droit de se gouverner par ses maximes et par ses usages, et qu'à l'égard des articles organiques moins favorables à la discipline ecclésiastique, l'empereur avait eu la condescendance de ne pas en presser l'exécution rigoureuse. Nous ajouterons que, depuis 1805, ces articles de discipline, que le pape présente aujourd'hui comme des innovations importantes et dangereuses, ont été constamment en vigueur, sans que, jusqu'à ces derniers temps, il s'en soit prévalu pour refuser des bulles aux évêques nommés par Sa Majesté.
2° Un second motif du refus des bulles allégué par le Pape, dans sa lettre au cardinal Caprara, est fondé sur des événemens et des mesures politiques qui ne nous sont pas assez connus, et qu'il ne nous appartient pas de juger.
L'événement principal est le décret de 1809, portant réunion de l'État romain à l'empire français. Ce motif est-il canonique? est-il fondé sur les principes et sur l'esprit de la religion?
La religion nous apprend à ne pas confondre l'ordre spirituel et l'ordre temporel. La juridiction que le pape exerce, de droit divin, dans toute l'église, est purement spirituelle. C'est la seule que le prince des apôtres ait reçue de J. C., la seule qu'il ait pu transmettre à ses successeurs. La souveraineté temporelle n'est, pour les papes, qu'un accessoire étranger à leur ministère. La première a commencé avec l'église, et durera autant que l'église, c'est-à-dire, autant que le monde. L'autre est d'institution humaine; elle n'est point comprise dans les promesses que J. C. a faites à saint Pierre et à ses successeurs: elle peut leur être enlevée, comme elle leur a été donnée par les hommes et les événemens. C'est dans la puissance spirituelle que réside la véritable grandeur des souverains pontifes. Que le pape soit souverain, ou qu'il ne le soit pas, son autorité dans l'église universelle dont il est le chef, ses relations avec les églises particulières doivent être toujours les mêmes. Quelle que soit sa situation politique, il conserve tous les pouvoirs attachés au premier siége de la chrétienté; mais ces pouvoirs, il ne les a reçus que pour l'avantage des fidèles et le gouvernement de l'église. Nous aimons à nous persuader que Sa Sainteté daignerait mettre un terme au refus qu'elle fait de les exercer, si elle était convaincue, comme nous qui voyons les choses de près, que ce refus ne peut être que très préjudiciable à l'église.
Si nous pouvions supposer que l'on regarde l'invasion de Rome comme un motif suffisant de refuser l'institution canonique aux évêques nouvellement nommés, les considérations suivantes résoudraient aisément la difficulté.
Le refus des bulles, ainsi motivé, ne saurait avoir quelque poids dans la discussion actuelle, qu'autant que l'on supposerait que cette invasion est une violation du concordat.
Le concordat n'a rien stipulé sur les intérêts politiques du saint siége. L'empereur n'y traite avec le Pape que comme avec le chef de l'église. Tant que la juridiction spirituelle du Pape sur l'église de France est reconnue et respectée, les liens qui attachent l'église de France à la chaire de Pierre, au centre de l'unité, ne sont point relâchés, et le concordat subsiste dans son intégrité.
Le concordat ne garantissait pas au Pape la possession de l'État romain; l'occupation de Rome n'est donc pas une infraction du concordat. C'est une affaire politique qui sort de l'ordre des choses réglées par le concordat, une affaire purement temporelle qui ne doit avoir aucune influence sur les affaires spirituelles, à moins qu'on ne veuille confondre ce que l'Évangile et toute la tradition des premiers siècles de l'église nous apprennent à séparer.
Dans sa lettre au cardinal Caprara, le Pape reconnaît cette distinction entre le temporel et le spirituel; mais il ajoute qu'il ne peut pas sacrifier la défense du patrimoine de l'église, sans manquer à ses devoirs et se rendre parjure.
Nous ne disons pas que le pape fût obligé de sacrifier la défense du patrimoine de l'église. En sa qualité de souverain temporel, il avait, comme tous les souverains, le droit incontestable de défendre ses possessions. Il pouvait, comme eux, employer à cet effet les moyens politiques que la Providence avait mis en son pouvoir, ou faire entendre ses réclamations; mais son devoir ne consistait pas à les faire réussir: la loi de la nécessité l'aurait absous aux yeux de l'église et de la postérité.
Ajoutons que, dans la supposition même où l'occupation de Rome autoriserait le pape à déployer contre l'empereur l'exercice de la puissance spirituelle, le refus des bulles ne nous paraît pas une mesure adaptée au but que se proposerait Sa Sainteté.
En effet, qu'y a-t-il de commun entre les intérêts temporels du pape et les besoins spirituels de l'église de France? Si l'empereur exigeait des évêques nouvellement nommés quelque déclaration, quelque démarche contraire à la foi catholique ou à l'autorité du saint siége, le Pape serait en droit de ne pas les admettre à sa communion et de leur refuser l'institution canonique; mais il ne s'agit de rien de semblable. L'empereur a déclaré, de la manière la plus solennelle, qu'il ne voulait rien innover dans la religion; et la demande faite en son nom des bulles d'institution prouve manifestement qu'il veut s'en tenir à l'exécution du concordat, et conserver au saint siége toute sa prérogative spirituelle. Le Pape n'est donc pas autorisé à l'inexécution du concordat. Est-ce pour l'avantage particulier de l'empereur que le concordat a été conclu? N'est-ce pas plutôt pour l'avantage de la religion catholique, menacée alors d'une extinction totale dans l'étendue de la république française? Le chef de l'église voudrait-il jamais subordonner, sacrifier les intérêts de la religion et le salut des âmes à des intérêts temporels?
Lorsque Rome fut prise d'assaut et saccagée par les troupes de Charles-Quint, qu'eût-on pensé de Clément VII, si, pour se venger de ce prince, il eût déclaré qu'il abandonnait toutes les églises de la monarchie autrichienne? Pie VII, qui a si glorieusement concouru au rétablissement de la religion catholique, voudrait-il s'exposer à détruire son propre ouvrage?
Si l'on nous opposait que le pape ayant révoqué, par son décret du 10 juin, tous les priviléges, grâces et indults apostoliques accordés par Sa Sainteté ou par ses prédécesseurs à toutes les personnes comprises dans la sentence d'excommunication, et qu'en conséquence l'empereur est déchu, au moins provisoirement, de tous les droits que lui attribue le concordat, il serait aisé de dissiper une pareille objection, en observant que la bulle ne fait aucune mention du concordat, et qu'en effet le concordat n'est ni un privilége, ni une faveur, ni un indult, mais un traité solennel dont la révocation ne peut se faire que par le consentement des parties dont il est l'ouvrage.
3° Le troisième motif du refus des bulles, allégué par le Pape, est pris de sa situation actuelle. Nous ne pouvons pas mieux l'exposer qu'en transcrivant ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à S. Em. le cardinal Caprara.
«Malgré un tel état de choses, Dieu sait si nous désirons ardemment de donner aux églises de France vacantes leurs pasteurs, après les avoir comblées de tant d'autres témoignages de prédilection, et si nous désirons de trouver un expédient pour le faire d'une manière convenable aux circonstances, à notre ministère et à notre devoir! Mais devons-nous agir dans une affaire d'une si haute importance sans consulter nos conseillers-nés? Or, comment pourrions-nous les consulter, quand, séparé d'eux par la violence, on nous a ôté toute communication avec eux, et en outre, tous les moyens nécessaires pour l'expédition de pareilles affaires, n'ayant pu même, jusqu'à présent, obtenir d'avoir auprès de nous un seul de nos secrétaires?»
À ces dernières plaintes du Pape, nous n'avons d'autre réponse à faire que de les mettre nous-mêmes sous les yeux de S. M., qui en sentira tout la force et toute la justice.
«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, de son côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder ce concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la religion?»
Si le Pape persistait à se refuser à l'exécution du concordat, il est certain, rigoureusement parlant, que l'empereur ne serait plus tenu de l'observer, et qu'il pourrait le regarder comme abrogé.
Mais le concordat n'est pas une transaction purement personnelle entre l'empereur et le Pape; c'est un traité qui fait partie de notre droit public, puisqu'il renferme les principes fondamentaux et les règles du gouvernement de l'église gallicane; et il importe d'en réclamer l'exécution, dans la supposition même où le souverain pontife persisterait à la refuser en ce qui le concerne.
Il est vrai que le concordat demeurera suspendu par le fait tant que le pape refusera des bulles aux évêques nommés par l'empereur; mais en protestant contre ce refus illégal, en appelant, ou au pape mieux informé, ou à son successeur, l'empereur conservera tous les droits qui lui sont assurés par le concordat, et le temps amènera sans doute des moyens de le faire revivre et exécuter de part et d'autre.
Mais enfin, soit que le concordat soit regardé comme abrogé, soit qu'il demeure suspendu, on demande ce que, dans l'un ou l'autre cas, il convient de faire pour le bien de l'église?
Puisque le ministère de la religion catholique ne peut exister sans l'épiscopat, la question proposée se réduit à demander quelles mesures on devrait prendre pour suppléer au défaut des bulles pontificales, et donner l'institution canonique aux évêques nommés par Sa Majesté.
Reconnaissons d'abord comme un principe établi dans l'Écriture sainte, consacré par toute la tradition, expressément défini par le concile de Trente, et fondé sur la nature même des choses, que l'autorité et la juridiction des ministres de l'église ne peuvent émaner que de l'église elle-même. Tous leurs pouvoirs sont d'un ordre spirituel, et placés hors de la sphère de la puissance temporelle. C'est à l'église et à l'église seule, dans la personne des apôtres et des évêques leurs successeurs, que J. C. a confié le pouvoir d'enseigner, d'administrer les sacremens et de conduire les fidèles dans la voie du salut. Or, l'église ne pourrait ni enseigner ni gouverner, si elle n'avait pas le pouvoir et le droit exclusif de nommer et d'instituer ses docteurs et ses magistrats.
L'enseignement, l'administration des sacremens, la mission ou l'institution des ministres sont des points essentiels dans la constitution de l'église. L'église seule a le droit de prononcer sur le dogme et sur la morale; elle seule doit régler les pratiques de son culte et prescrire les conditions nécessaires pour être admis aux sacremens; elle seule peut conférer à ses ministres les pouvoirs d'ordre et de juridiction nécessaires pour valider ou pour légitimer l'exercice de leurs fonctions. L'église ne serait plus une société indépendante, catholique ou universelle, instituée pour tous les temps, pour tous les pays, propre à s'allier avec tous les gouvernemens, si elle n'était pas libre dans le choix de ses magistrats, ou si la mission et la juridiction de ses magistrats émanaient d'une puissance étrangère. «L'église catholique, dit Bossuet, parle ainsi au peuple chrétien: Vous êtes un peuple, un état et une société; mais Jésus-Christ, qui est votre roi, ne tient rien de vous, et son autorité vient de plus haut. Vous n'avez naturellement pas plus de droit de lui donner des ministres, que de l'instituer lui-même votre prince. Ainsi ses ministres, qui sont vos pasteurs, viennent de plus haut, comme lui-même, et il faut qu'ils viennent par un ordre qu'il ait établi. Le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce monde, et la comparaison que vous pouvez faire entre ce royaume et ceux de la terre est caduque. En un mot, la nature ne vous donne rien qui ait rapport avec J. C. et son royaume, et vous n'avez aucun droit que celui que vous trouverez dans les lois ou les coutumes immémoriales de votre société. Or, ces coutumes immémoriales, à commencer par les temps apostoliques, sont que les pasteurs déjà établis établissent les autres.»
En effet, pendant trois siècles de persécutions, l'église a exercé, dans toute sa plénitude, le droit de nommer et d'instituer ses pasteurs, et la protection que lui ont accordée les princes chrétiens n'a pas dû le lui faire perdre. «Le monde, dit Fénelon, en se soumettant à l'Église, n'a pas acquis le droit de l'assujettir. Les princes, en devenant enfans de l'église, ne sont pas devenus ses maîtres… L'église, sous les empereurs chrétiens, demeura aussi libre quelle l'avait été sous les empereurs idolâtres et persécuteurs.»
C'est donc un principe incontestable et fondamental, qu'à l'église seule il appartient de choisir ses pasteurs et ses magistrats, et de les investir des pouvoirs nécessaires pour exercer validement et légitimement les fonctions de leur ministère; et puisqu'il s'agit ici particulièrement des évêques, qui ne peuvent administrer sans réunir le pouvoir de la juridiction au pouvoir de l'ordre, c'est à l'Église seule qu'il appartient de leur conférer cette juridiction qu'exigent nécessairement la plupart des fonctions de l'épiscopat.
Depuis les temps apostoliques jusqu'à nos jours, l'église n'a jamais reconnu d'évêques que ceux qu'elle avait institués; mais la manière de conférer l'institution n'a pas toujours été la même. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, la discipline de l'église a subi des variations que demandait la diversité des circonstances.
Dans les premiers siècles de l'église, les évêques étaient nommés par les suffrages des évêques comprovinciaux, du clergé et du peuple de l'église qu'il fallait pourvoir, et l'élection était confirmée par le métropolitain, ou, s'il s'agissait du métropolitain, par le concile de la province. Dans la suite, les empereurs et les autres princes chrétiens eurent grande part à la nomination des évêques. Insensiblement le peuple et le clergé de la campagne cessèrent d'être appelés, et l'élection fut dévolue au chapitre de l'église cathédrale, mais toujours avec la nécessité du consentement du prince, et de la confirmation du métropolitain et du concile provincial. La désuétude de ces assemblées, les contestations fréquentes qui naissaient des élections, la difficulté de les terminer sur les lieux, l'avantage que trouvaient les princes à traiter immédiatement avec les papes, introduisirent l'usage de porter ces causes au saint siége, et peu à peu les souverains pontifes se virent en possession de confirmer le plus grand nombre des évêques.
Tel était l'état des choses lors du concile de Bâle, dont l'église de France adopta les décrets relatifs à la nomination et à la confirmation des évêques, dans la pragmatique-sanction publiée à Bourges en 1438. Les élections capitulaires y furent maintenues, et la confirmation ou l'institution laissée à qui de droit. Par le concordat passé en 1515 entre Léon X et François Ier, la nomination du roi fut substituée à l'élection du chapitre, et la confirmation ou l'institution canonique réservée au pape.
Au milieu de toutes ces variations introduites dans la discipline de l'église, relativement à l'institution des évêques, le principe de la nécessité d'une institution ecclésiastique est demeuré invariable. Ces divers changemens se sont toujours faits du consentement exprès ou tacite de l'église. C'est au nom de l'église et par son autorité, que les élections ont pris successivement différentes formes, que le droit de confirmer les évêques élus a passé des métropolitains et des conciles provinciaux aux souverains pontifes, et que les élections capitulaires ont été remplacées par la nomination du chef de l'État, en vertu des concordats faits avec Léon X et Pie VII; et si jamais il devenait nécessaire d'adopter un autre mode d'institution, il faudrait commencer par le faire approuver par l'église.
Nous disons plus: cette approbation serait encore indispensable, quand même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans les siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens qu'elle aurait abolis. C'était là un des vices capitaux de la constitution civile du clergé, décrétée par l'assemblée constituante. On ne voulait, disait-on, que ramener l'église de France à la discipline des premiers siècles, en rétablissant les élections; mais outre que les élections décrétées par la constitution civile du clergé ne ressemblaient, en aucune manière, à celles des premiers siècles, l'assemblée constituante, qui n'avait que des pouvoirs politiques, était essentiellement incompétente pour rétablir, de sa seule autorité, et sans le concours et le consentement de l'église, un réglement de discipline que l'église avait aboli.
D'après ces principes, il est évident que, dans la supposition où, par la persévérance du refus des bulles, le concordat serait regardé comme suspendu ou comme abrogé, on ne serait pas autorisé a faire revivre la pragmatique-sanction, à moins que l'autorité ecclésiastique n'intervînt dans son rétablissement. Nous avons prouvé que cette entreprise serait irrégulière et infectée du plus grand de tous les vices, le défaut de pouvoirs. Nous pouvons ajouter qu'elle serait extrêmement dangereuse, et deviendrait la source de troubles semblables à ceux qu'a excités, dans toute la France, la constitution civile du clergé. On peut même assurer que la résistance des fidèles à toute nouvelle entreprise de la puissance séculière contre l'autorité de l'église serait encore plus vive et plus générale, parce qu'à la suite des contestations précédentes, la matière est plus éclaircie et les principes sont mieux connus. Des évêques institués au mépris des formes canoniques n'obtiendraient jamais la confiance du clergé et des peuples, et l'on verrait se renouveler, dans leurs diocèses, les scènes scandaleuses qui ont déshonoré le ministère du clergé constitutionnel.
Que conviendrait-il de faire pour le bien de la religion, si le Pape persiste à refuser des bulles aux évêques nommés par l'empereur?
Le conseil à qui Sa Majesté fait l'honneur de proposer cette importante question, n'a pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des évêques. Son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un petit nombre de prélats, sans pouvoirs et sans caractère pour représenter, nous ne disons pas l'église universelle à qui cette question n'est point étrangère, mais même l'église gallicane qu'elle intéresse plus particulièrement. En conséquence, nous pensons que, dans une circonstance aussi délicate, où il est essentiel, et de ne point s'écarter des principes consacrés par la religion, et de ne pas alarmer les consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens du refus des bulles pontificales. En 1688, à l'occasion d'un refus semblable fait par le pape Innocent XI aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1682, le parlement de Paris, sur les conclusions du procureur-général du Harlay, rendit un arrêt portant que le roi serait supplié de convoquer les conciles provinciaux, ou même un concile national. Cet arrêt, dit d'Héricourt, est conforme à ce qui s'est pratiqué en France, en des occasions pareilles; les exemples en sont rapportés dans les Preuves des libertés de l'église gallicane.
Lorsque cette dernière réponse du conseil ecclésiastique fut mise sous les yeux de l'empereur, il la regarda comme bonne, mais incomplète. Il manda M. Duvoisin, évêque de Nantes, lui dicta la note suivante, et lui donna l'ordre de la communiquer au conseil, pour qu'il y fût fait une réponse catégorique.
«L'empereur pensait que, le concordat tombant, la France rentrait de droit dans l'état qui existait avant le concordat. Les théologiens ou canonistes n'avaient plus qu'à reconnaître et à s'accorder pour savoir quel était cet état. Par la réponse des évêques, Sa Majesté voit que la question est autre, et partage cette opinion, c'est-à-dire que le concordat ayant abrogé la loi existante, elle ne peut plus être rétablie que par le pouvoir qui l'a abrogée. Mais Sa Majesté diffère des évêques, en ce qu'elle pense que l'église gallicane est suffisante. Et pour cela, je ne cherche pas si l'église gallicane est égale en autorité au Pape, pas plus que si le Pape est égal en autorité au concile général, le but étant de concilier et de marcher, et non de discuter.
«Mais je pars d'un autre principe, et je dis: L'église de France s'est révoltée contre le concordat de Léon X. Il a fallu tout le pouvoir du roi, et l'influence secrète (et étrangère aux canons) de la cour de Rome, pour l'obliger enfin à y adhérer. Ainsi, si je suis d'accord que l'autorité temporelle ne doit pas pouvoir rétablir de plein droit l'ancien droit, je crois que l'église de France, qui y est intéressée, serait suffisamment autorisée à discuter cette question, et à aviser aux moyens de l'institution canonique… Les faits ne me sont pas présens dans ce moment pour établir cette opinion… Je crois que l'on pourrait dire, comme suite nécessaire du droit qu'a l'église d'établir sa législation, que, si le concordat devenait nul par une raison quelconque, l'église aurait une lacune, si l'on ne pouvait pas rétablir de plein droit et ipso facto ce qui a pu exister.
«Il n'y aurait pas plus de raison d'établir ce qui a existé en 1500, que d'aller chercher ce qui a été fait en 900. Mais la législation de l'église se trouverait avoir une lacune, et cette lacune tenant à la transmission du pouvoir épiscopal, c'est-à-dire, à la source de la vie, il deviendrait indispensable de réunir un concile national, lequel pourrait en décider. En effet, si le concile national a eu…»
Ici finit la note dictée par l'empereur, ayant été interrompue par l'arrivée d'un des ministres qu'il avait mandé pour un travail particulier.
Cette quatrième question, était ainsi posée: «Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, d'un autre côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder le concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la religion?»
Dans le mémoire que nous avons eu l'honneur de remettre à Sa Majesté, nous terminons notre réponse à cette importante question, en disant, que «Sa Majesté ne pouvait rien faire de plus sage et de plus conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens du refus des bulles pontificales.»
Sa Majesté a jugé que cette réponse ne satisfaisait pas entièrement à la question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le concile national avait en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer au défaut des bulles apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à une autorité supérieure à la sienne.
Nous n'avons pas cru devoir nous expliquer sur le degré d'autorité du concile national, parce que la question nous paraissait susceptible de difficultés, et qu'il ne nous appartient pas de prévenir et de préjuger la décision du concile. Nous persistons dans cette réserve, mais nous n'en sommes pas moins persuadés que la convocation d'un concile national est la seule voie canonique qui puisse nous conduire au but désiré, si les moyens de conciliation que la haute sagesse de Sa Majesté pourrait lui suggérer n'en prévenaient pas la nécessité. Voici, ce nous semble, quelle serait la marche que tiendrait le concile dans le cas où son intervention deviendrait indispensable.
1° Le concile commencerait par adresser au Pape des remontrances respectueuses sur les obligations que le concordat impose à Sa Sainteté, sur les suites terribles qu'entraînerait un refus plus long-temps prolongé, sur la nécessité où se trouveraient l'empereur et le clergé de pourvoir, par une autre voie, à la conservation de la religion et à la perpétuité de l'épiscopat. Il proposerait les moyens de conciliation que les circonstances pourraient indiquer, et nous sommes persuadés que ces démarches filiales ne seraient pas infructueuses auprès d'un pontife qui a donné à l'église gallicane des preuves si touchantes de sa sollicitude paternelle.
2° Si, contre notre attente, le Pape se refusait aux prières et aux sollicitations du clergé de France assemblé, le concile examinerait la question que nous n'avons pas osé décider, savoir, s'il est compétent pour rétablir ou renouveler un mode d'institution canonique qui puisse remplacer le mode établi par le concordat. S'il se jugeait compétent, il arrêterait, sous le bon plaisir de S. M., un réglement de discipline sur cet objet, mais en déclarant que ce réglement n'est que provisoire, que l'église de France ne cessera point de demander l'observation du concordat, et qu'elle sera toujours prête à y revenir, aussitôt que le Pape ou ses successeurs consentiront à l'exécuter en ce qui les concerne.
3° Dans le cas où le concile national ne se jugerait pas compétent, il resterait le recours à un concile général, la seule autorité dans l'église qui soit au-dessus du Pape; mais il peut arriver que ce recours devienne impossible, soit parce que le Pape refuserait de reconnaître le concile général, soit parce que des circonstances politiques ne permettraient pas de l'assembler. Alors la question proposée par Sa Majesté se présente de nouveau, et l'on demande encore ce qu'il conviendrait de faire pour le bien de la religion?
4° Jusqu'à présent nous avons raisonné d'après les lois de la discipline ecclésiastique, et, dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais permis de s'en écarter. Mais un point de discipline établi pour le gouvernement et pour la conservation des églises particulières, cesse d'obliger, lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église universelle paraît abandonner l'église de France, en refusant de concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques, cette église si ancienne, qui occupe une place si considérable dans la catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et de se perpétuer; elle est autorisée à recourir à l'ancien droit, lorsque, sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit nouveau est devenu impraticable à son égard.
5° En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son attachement inviolable au saint siége et à la personne du souverain pontife, après avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement en vigueur, le concile pourrait déclarer qu'attendu l'impossibilité de recourir à un concile oecuménique, et vu le danger imminent dont l'église est menacée, l'institution donnée conciliairement par le métropolitain à l'égard de ses suffragans, ou par le plus ancien des évêques de la province à l'égard du métropolitain, tiendra lieu des bulles pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses successeurs consentent à l'exécution du concordat.
Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la nécessité que notre S. P. le Pape a lui-même reconnue, à laquelle il s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France, il s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant, par un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de France pour en créer de nouvelles.
«La bulle d'excommunication du 10 juin 1809 étant contraire à la charité chrétienne, ainsi qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône, quel parti prendre pour que, dans des temps de troubles et de calamités, les Papes ne se portent pas à de tels excès de pouvoir?»
Le manuscrit de la réponse des évêques, que nous avons sous les yeux, est incomplet. Il n'en contient que le préambule et la conclusion. Nous avons eu recours à une autre copie; dont le dépositaire a bien voulu nous donner une communication; mais n'ayant trouvé aucun indice suffisant de son authenticité, et même de sa fidélité, nous n'avons pas cru devoir en faire usage, pour remplir la grande lacune qu'offre notre exemplaire.
Nous nous bornerons à insérer ici un extrait de cette partie de la réponse des évêques, qui se trouve dans la copie qui nous a été communiquée, et dont nous ne sommes pas en état de garantir l'exactitude. Elle nous a paru se lier naturellement avec le préambule et la conclusion que nous publions, et indiquer assez clairement la filiation des idées.
Pour répondre à la question proposée par S. M., il nous a paru indispensable d'entrer dans un examen de la bulle qui en est l'objet; car si, d'un côté, le respect et l'obéissance que nous devons au souverain, qui nous interroge nous obligent à lui répondre avec la franchise et la véracité de notre ministère, de l'autre, la vénération profonde et le dévoûment de tout évêque catholique à Sa Sainteté lui font un devoir non moins pressant de ne pas s'expliquer légèrement sur un acte émané d'elle, et dont les principes et les résultats sont d'une si haute importance.
Voici le précis de la bulle.
«Le Pape commence par déclarer qu'il ne peut pas croire que des raisons politiques, des mesures militaires, et son refus d'accéder à une partie des demandes qui ont été faites par le gouvernement français, aient été les seuls motifs de l'invasion de Rome et des provinces de l'État romain, qu'il attribue aux vues les plus funestes à la religion.
«S. S. rappelle ensuite son zèle et ses travaux pour le rétablissement du culte en France; mais, continue le Pape, à peine le concordat eut-il été promulgué, qu'il fut anéanti par la publication simultanée des articles organiques, dont le S. P. porta ses plaintes au sacré collége, dans son allocution du 24 mai 1802, où il les présenta comme subversifs de la liberté promise à la religion catholique, et même quelques uns comme indirectement contraires à la doctrine de l'Évangile.
«Le concordat italique ayant été violé de la même manière, ces deux traités, loin d'avoir été salutaires à l'église, sont devenus pour elle de vrais fléaux.
«Toutes les plaintes et les représentations du saint siége ont été éludées. Les demandes que le gouvernement français ne cessa d'ajouter à ses prétentions, mirent le pape dans l'alternative de trahir son ministère apostolique, ou de s'exposer à une déclaration de guerre. Le S. P. prit alors la résolution de ne pas livrer, même par un assentiment tacite, le domaine temporel dont il était dépositaire, et de conserver l'indépendance nécessaire au libre exercice de la puissance spirituelle.
«Le S. P. rappelle ensuite les persécutions par lesquelles on a tenté d'ébranler sa constance.
«En regrettant de ne pouvoir apaiser l'orage par le sacrifice de sa propre vie, et de se voir réduit à surmonter sa douceur naturelle pour faire usage des armes spirituelles qui lui sont confiées, S. S. pense que l'invasion totale de ses États l'oblige de lancer les anathèmes portés par les saints canons, à l'exemple de ses prédécesseurs.
«La bulle déclare alors que tous les auteurs, fauteurs, conseillers et exécuteurs de ces attentats ont encouru l'excommunication prononcée par le droit canonique, surtout par le concile de Trente (session 22, chap. 11); et, s'il en est besoin, le S. P. les excommunie et les anathématise de nouveau, sans nommer personne individuellement.
«S. S. défend d'attenter aux droits et prérogatives des personnes comprises dans cette censure, et termine son décret par les clauses du style.»
D'après ce précis de la bulle du 10 juin 1809, l'attention se porte naturellement sur le mélange des motifs spirituels et temporels énoncés dans le préambule, et sur lesquels est fondée la sentence prononcée par le dispositif.
Les propositions faites à S. S. de la part de l'empereur appartiennent, pour la plupart, à la haute politique. Parmi les réquisitions et marches militaires indiquées dans la bulle, on ne trouve aucune matière de spiritualité.
Les inculpations en matière de foi, énoncées dans la bulle, portent sur des intentions secrètes, sur lesquelles l'église s'abstient toujours de prononcer.
On ne peut pas raisonnablement attribuer des complots d'impiété au prince qui a replacé la religion catholique sur ses autels.
Les articles additionnels au concordat ne lui ont pas porté d'atteintes essentielles, et les plus affligeans pour l'église sont restés sans exécution. Il est permis d'espérer des modifications favorables.
Quoique le traitement des ministres inférieurs soit évidemment insuffisant, il n'en est pas moins vrai que l'empereur a fait pour le clergé, en général, bien plus qu'il n'avait promis par le concordat.
Dans les discussions politiques, et les guerres ou invasions qui s'ensuivent, de quelque côté que soient la justice ou les torts, les souverains temporels ne sont responsables qu'à celui-là seul qui donne et ôte les couronnes. Lorsque le pape Grégoire IX eut fait connaître à saint Louis qu'il avait excommunié l'empereur Frédéric, le saint roi répondit qu'il enverrait des hommes probes pour s'informer de quelle manière ce prince pensait sur la foi catholique, et que, s'il tenait une doctrine saine, il ne devait pas être molesté par l'excommunication. L'empereur répondit qu'il était chrétien, qu'il était catholique, et que sa croyance était pure sur tous les articles de la foi orthodoxe: Se esse virum catholicum, christianum, sanè de omnibus orthodoxæ fidei articulis sentientem. (Voir dans l'histoire les guerres, les schismes et les scandales qui furent la suite de tant de censures prodiguées pour des intérêts temporels ou d'un genre mixte.)
Le concile de Trente ne paraît pas applicable à l'espèce présente. Son décret, invoqué par la bulle, n'a point eu, et n'a pu avoir pour objet les différends entre les souverains, et les événemens qui en sont les résultats, lorsque la foi et la discipline essentielle de l'église n'y sont point compromises; et dira-t-on que ces deux choses reposent essentiellement sur la souveraineté temporelle des papes?
Lorsque, sous Louis XIV et Louis XV, Avignon fut occupé par les troupes françaises, les papes se sont abstenus de l'excommunication. Pie VI, qui s'est montré si justement sévère contre la constitution civile du clergé, parce qu'elle attaquait la discipline essentielle de l'église, n'a pas prononcé d'excommunication contre les spoliateurs de l'église gallicane. (Voir l'art. 13 du concordat de 1801.)
Exemples de la sage antiquité dans l'usage des censures.—L'église considérait que son ministère est tout entier pour l'édification, et non pour la destruction. Elle usait surtout d'une admirable circonspection, lorsqu'il s'agissait des rois et des empereurs, et même simplement de ceux qui avaient une grande influence sur les peuples. (Voir l'histoire des huit premiers siècles de l'église.)
Les bulles de Boniface VIII contre Philippe-le-Bel, de Jules II contre Louis XII, de Sixte-Quint contre Henri IV, n'ont jamais eu de force ni d'effet en France, parce que les évêques de France ont refusé de les reconnaître et de les publier. Par la même raison, la bulle in Cænâ Domini, si long-temps et si solennellement publiée à Rome, a toujours été regardée parmi nous comme non avenue. Si la bulle du 10 juin dernier eût été adressée aux évêques de France, nous pensons qu'ils l'eussent déclarée contraire à la discipline de l'église gallicane, à l'autorité du souverain, et capable, contre l'intention du pape, de troubler la tranquillité publique.
Nous avons montré, par les exemples de l'antiquité, que l'église a toujours évité de recourir à l'usage des censures envers les souverains, à cause des suites funestes qu'elles pouvaient avoir pour la religion. Heureusement nous n'avons aujourd'hui rien de semblable à redouter. Si nous sommes profondément affligés de l'interruption passagère de nos communications avec le souverain pontife, nous ne sommes point alarmés pour l'avenir. La déclaration publique et si souvent réitérée qu'à faite Sa Majesté, qu'elle ne romprait jamais le lien de l'unité, nous rassure. Nous savons que, si une force aveugle brise tout au gré de ses caprices et de ses passions, la force accompagnée de la sagesse connaît les bornes qu'elle doit respecter, et ne les dépasse jamais. La foi, la hiérarchie de l'église, tous les points essentiels de sa discipline ne recevront aucune atteinte. Les liens sacrés et indissolubles de la subordination catholique continueront à unir les brebis et les pasteurs au premier pasteur, au père commun de tous. Enfin, l'église gallicane, qui s'est distinguée dans tous les temps par la pureté de sa doctrine, par son zèle pour l'unité, par son attachement et son respect filial pour le successeur de saint Pierre et pour l'église de Rome, mère et maîtresse de toutes les églises, conservera précieusement ces sentimens, et sera toujours la première à les manifester.
Nous ne nous en écarterons pas en marchant sur les traces de nos prédécesseurs assemblés en 1510, avec les députés des chapitres et des universités du royaume. À leur exemple, et en empruntant, quoique dans une cause différente, le langage de nos pères assemblés à Chartres, en 1591, au sujet des lettres monitoriales du pape Grégoire XIV, «sans rien diminuer de l'honneur et du respect dus à S. S., et après avoir conféré et mûrement délibéré sur le fait de la bulle, nous disons avoir reconnu, par l'autorité des saints décrets, constitutions canoniques et exemples des saints pères, dont l'antiquité est pleine, droits et libertés de l'église gallicane, desquelles nos prédécesseurs évêques se sont toujours prévalus en pareilles entreprises, à raison des inconvéniens infinis qui s'ensuivraient, au préjudice et à la ruine de notre sainte religion:
«Que les censures et excommunications portées par ladite bulle sont nulles, tant en la forme qu'en la matière, et qu'elles ne peuvent lier ni obliger la conscience…, nous réservant de représenter et de faire entendre à N. S. P. la justice de notre cause et saintes intentions, et rendre S. S. satisfaite, de laquelle nous devons nous promettre la même réponse que fit le pape Alexandre, écrivant ces mots, à l'archevêque de Ravenne: Nous porterons patiemment, quand vous n'obéirez pas à ce qui nous aura été, par mauvaises impressions, suggéré et persuadé.»
Cette déclaration est la réponse la plus précise que nous puissions faire à la question proposée par S. M. I., au sujet de la bulle du 10 juin 1809; car la déclaration authentique de la nullité de l'excommunication semble être le plus sûr moyen pour empêcher que les souverains pontifes ne se laissent aller aux fausses suggestions par lesquelles on tenterait de leur persuader d'en publier de semblables à l'avenir.
Que si la déclaration d'un petit nombre d'évêques n'était pas regardée comme suffisante, il resterait à la soumettre à l'examen d'une assemblée du clergé de France, ou même d'un concile national, pour y être renouvelée. Nous avons tout lieu de croire que cette assemblée, ou ce concile, après avoir établi les vrais principes, et déclaré quel est l'esprit de l'église dans l'application des censures à l'égard des souverains, et notamment des rois ou empereurs des Français, déclarerait la nullité et interjetterait appel au concile général, ou au pape mieux informé, tant de la bulle d'excommunication du 10 juin, que de toutes les bulles semblables qui pourraient être rendues par la suite. Ces formes d'appel sont depuis long-temps usitées en France. Elles l'ont toujours été dans l'église, quoique sous des noms différens, comme un recours légitime, dans certains cas extraordinaires, à l'autorité supérieure de l'église universelle; et c'est ce qu'on peut voir développé par toute la suite de la tradition ecclésiastique, dans la défense de la déclaration du clergé de France, par le grand évêque de Meaux.
En prouvant que la bulle du 10 juin doit être regardée comme nulle et de nul effet, nous avons offert à Sa Majesté, contre ce décret et tout autre semblable qui pourrait émaner de la cour de Rome, une garantie suffisante; et si, dans des temps de troubles et de calamités, les Papes se portaient à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité chrétienne qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône, de pareils excès porteraient leur remède avec eux-mêmes, et les évêques de France en arrêteraient tout l'effet.
Mais l'ancienne et constante doctrine de l'église gallicane fournit une garantie encore plus solide, parce qu'elle soustrait les souverains, en ce qui concerne l'ordre politique et leurs droits temporels, non seulement à la juridiction du Pape, mais encore à l'autorité de l'église elle-même.
Nous reconnaissons donc, et dans la circonstance présente, nous nous faisons un devoir de déclarer, avec la célèbre assemblée du clergé de 1682, «qu'à saint Pierre et à ses successeurs, vicaires de J. C., et à l'église, Dieu a donné la puissance dans les choses spirituelles, et qui appartiennent au salut; mais non dans les choses civiles et temporelles, le Seigneur ayant dit: «Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. C'est aussi le précepte de l'apôtre: Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures; car il n'est aucune puissance qui ne vienne de Dieu. Les puissances qui existent, c'est Dieu qui les a ordonnées. C'est pourquoi celui qui résiste à la puissance résiste à l'ordre que Dieu a établi. Donc les rois et les princes, en ce qui concerne le temporel, ne sont soumis, par l'institution divine, à aucune puissance ecclésiastique; ils ne peuvent être déposés par l'autorité des chefs de l'église, ni directement, ni indirectement, et leurs sujets ne peuvent être ni dispensés de la foi et de l'obéissance qu'ils leur doivent, ni déliés du serment de fidélité qu'ils leur ont prêté, et qu'il faut s'attacher à cette doctrine comme nécessaire à la tranquillité publique, comme non moins utile à l'église qu'à l'empire, comme entièrement conforme à la parole de Dieu, à la tradition des saints pères et aux exemples des saints.»
«Toute communication entre le Pape et les sujets de l'empereur étant interrompue, quant à présent, à qui faut-il s'adresser pour obtenir les dispenses qu'accordait le saint siége?»
Honorés de la confiance du souverain qui nous réunit pour lui tracer, dans les circonstances actuelles, la marche la plus conforme aux conciles et aux usages de l'église, nous ne consulterons, dans nos réponses, que notre amour pour la religion, notre zèle pour l'intérêt des peuples dont nous sommes les premiers pasteurs, et notre dévoûment à l'empereur.
La franchise et la sainte véracité de notre ministère ne nous permettent pas de déguiser la profonde douleur dont nous avons été pénétrés, en apprenant que toute communication entre le Pape et les sujets de l'empereur venait d'être rompue.
Sujets fidèles et respectueux, nous oserons néanmoins dire à Sa Majesté que le saint siége étant le lien le plus fort, le lien nécessaire de l'unité ecclésiastique dont il est le centre, nous ne pouvons plus prévoir que des jours de deuil et d'affliction pour l'église, si les communications et les rapports demeurent long-temps suspendus entre les fidèles et le père commun que Dieu leur a donné dans la personne de N. S. P. le Pape.
Nous la supplierons d'écouter avec bonté ce que proclamait, avant nous, l'illustre Marca, que, «selon notre sentiment et celui de tous les catholiques français, le premier et le principal fondement de la liberté ecclésiastique est que la primauté du siége apostolique obtienne toujours sa place[21].
En tenant ce langage que nous ont transmis nos pères dans la foi, nous ne faisons que montrer de plus en plus notre attachement à la doctrine contenue dans la déclaration de 1682, et nous aimons à nous rassurer, au milieu de nos sollicitudes religieuses, sur la conservation des liens qui unissent la France au centre de l'unité catholique, par la promesse que Sa Majesté a daigné nous faire de maintenir cette déclaration dans son intégrité, tant pour ce qui concerne la primauté d'institution divine du saint siége apostolique, qu'à l'égard des règles canoniques suivant lesquelles elle doit être exercée.
Nous ne craindrons pas même de dire à Sa Majesté qu'en considérant attentivement les circonstances du temps présent, nous sommes portés à leur appliquer ce que le génie prévoyant de Bossuet lui faisait entrevoir dans un avenir éloigné. «La doctrine de la déclaration, disait ce grand évêque, relève merveilleusement la dignité, la véritable autorité de l'église catholique et des souverains pontifes… Et il peut venir un temps où les gens de bien la croiront nécessaire pour eux-mêmes, pour l'église et pour le saint siége apostolique[22].»
C'est ainsi, comme l'écrivaient à leurs collègues les évêques de l'assemblée de 1682, que, sans avoir outrepassé les bornes posées par nos pères, et énonçant modestement la doctrine des quatre articles comme un sentiment utile et vrai, «il arrivera que ces mêmes articles deviendront, par un heureux concours, des canons invariables de l'église gallicane, que les fidèles recevront avec respect.» Sic eveniet ut quos ad vos mittimus doctrinæ nostræ articuli, fidelibus venerandi et nunquam intermorituri ecclesiæ gallicanæ canones evadant[23].
Mais plus nous sommes persuadés de ces vérités, plus aussi nous sommes touchés de la résolution par laquelle Sa Majesté interrompt toute communication entre ses sujets et le Pape. Nous répétons après saint Bernard, que Bossuet appelait l'ange de la paix, qu'il n'y a rien de plus nécessaire en ce temps que d'assembler les évêques.» Et nous ajoutons, à l'exemple de ce saint abbé, dans la lettre respectueuse qu'il écrivait à un de nos rois, que, «s'il est sorti de l'autorité apostolique quelque chose dont Sa Majesté se trouve offensée, ses fidèles sujets qui composeront cette assemblée travailleront à faire qu'elle soit adoucie ou révoquée, autant qu'il le faut pour l'honneur et la dignité du trône[24].»
C'est dans le même esprit que, pour répondre directement à la première question qui nous est proposée par Sa Majesté, nous croyons devoir appliquer aux réserves dont le Pape est en possession, ce que dit le savant P. Thomassin de l'exercice de quelques, autres prérogatives du saint siége. «Cette réserve n'a pas été la même dans tous les temps, et n'a pas eu la même extension dans tous les lieux; et quoiqu'on ne puisse pas dire que ces pouvoirs, qui n'ont éclaté qu'après plusieurs siècles, soient de droit divin, on ne peut néanmoins nier qu'ils ne soient très convenables à la primauté du Pape[25],» que le grand évêque de Maux, dans sa Défense de la déclaration, appelle le principal exécuteur et interprète des saints canons dans tout l'univers.
C'est principalement en vertu de ce titre vénérable de principal exécuteur et interprète des saints canons, que s'est formée une discipline universelle par laquelle la réserve de certaines dispenses a été partout attribuée au saint siége dans l'église d'Occident, et ces réserves, que de sages motifs ont fait établir, sont devenues un droit commun dont il n'est pas permis de s'écarter sans les raisons les plus graves. Telle est particulièrement la réserve des dispensés relatives à l'ordre et à la discipline générale du clergé, à l'âge requis pour l'épiscopat et les ordres majeurs, à la translation des évêques et autres du même genre.
D'autres réserves d'une moindre importance se sont introduites successivement, quoiqu'elles soient relatives aux besoins et à l'usage journalier des fidèles, telles que celles de certaines absolutions, dispenses de mariage; d'autres enfin qu'autorise l'indulgence de l'église, et que commande souvent une sorte de nécessité plus ou moins urgente.
Puisque ces réserves ne sont pas, de droit divin, attachées à la primauté du saint siége, il s'ensuit que les évêques dans leurs diocèses respectifs, et en vertu de la juridiction épiscopale, ont inhérent en eux le pouvoir d'accorder aux fidèles les dispenses et absolutions qui s'y rapportent; c'est encore ce qu'établit le P. Thomassin, en nommant inaliénable la juridiction qui appartient aux évêques pour la concession de ces sortes de dispenses ou absolutions: Incerta et concreta quodammodo episcopali jurisdictioni[26].
Ce pouvoir est une suite de celui que l'apôtre saint Paul déclare qu'ils ont reçu du Saint-Esprit, de gouverner l'église de Dieu, et par conséquent de subvenir aux besoins spirituels des fidèles confiés à leur sollicitude pastorale. Ils l'ont exercé pendant les premiers siècles, soit dans les conciles, soit hors des conciles, et nous ne connaissons pas un seul réglement de l'église universelle, pas un seul canon des conciles généraux, pas même un seul décret émané du saint siége, qui les en ait privés.
Ce furent souvent les évêques eux-mêmes qui favorisèrent le recours à Rome, en y renvoyant les absolutions et les dispenses plus considérables, soit qu'il leur fût plus difficile qu'au saint siége de résister aux hommes puissans qui les sollicitaient, soit qu'ils craignissent que la discipline ne fût énervée et la loi même abrogée par la multitude des dispenses, soit qu'ils regardassent le recours au Pape comme le seul moyen d'établir ou de conserver une sorte d'uniformité dans cette partie de la discipline de l'église; soit enfin qu'ayant, de jour à autre, plus de communication avec les papes, ils ne pussent s'empêcher d'honorer la prééminence du siége apostolique par cette réserve des affaires les plus importantes. On peut voir, siècle par siècle, la progression de ces changemens et de leurs causes dans l'auteur, déjà cité, de l'Ancienne et Nouvelle Discipline de l'Église[27].
Ce serait vouloir démentir l'histoire que de ne pas avouer qu'une partie de ces changemens est due aux fausses idées de quelques ultramontains sur la nature et sur les droits de l'épiscopat. Ils ont dit que des évêques particuliers n'avaient pas l'autorité de dispenser des lois de l'église universelle; et ce langage serait juste, s'il signifiait seulement que des évêques particuliers ne peuvent pas abolir, même dans leur diocèse, une loi reçue dans toute l'église, ou que leur territoire étant circonscrit pour l'exercice ordinaire de la juridiction, la leur ne s'étend pas, comme celle du Pape, dans l'église universelle. Mais ce langage, pris dans sa généralité, est évidemment faux, puisque les évêques ont toujours accordé, quand le plus grand bien de la religion et des fidèles le voulait ainsi, les dispenses de plusieurs lois ou canons de l'église universelle, du jeûne, de l'abstinence, de certains voeux, de certains empêchemens de mariage.
Les mêmes ultramontains n'ont pas craint d'ajouter que les évêques institués par J. C., successeurs des apôtres, revêtus de la plénitude du sacerdoce, n'étaient que de simples délégués ou vicaires du pape, et qu'ainsi l'exercice de leurs pouvoirs était absolument subordonné à la volonté du pape. Il suffit d'avoir exposé, et il n'est pas besoin de réfuter de tels principes, que le saint siége lui-même n'a jamais avoués, et qu'on ne peut établir qu'à l'aide de contradictions évidentes ou de paradoxes insoutenables.
Le pouvoir radical des évêques pour la concession des dispenses est donc à l'abri de toute attaque, et la possession exclusive, plus ou moins longue, plus ou moins générale du saint siége, ne repose sur aucune loi positive, sur aucun canon de l'église qui en ait dépouillé les évêques particuliers.
C'est dans un concile provincial de Tours, tenu en 1583, que se trouve le premier réglement ecclésiastique à ce sujet. Il interdit aux évêques de la métropole de Tours les dispenses de consanguinité et d'affinité, même au quatrième degré, et le concile provincial de Toulouse, tenu sept ans après, semble aussi supposer que le droit de les accorder appartient privativement au pape.
Mais ces deux conciles particuliers sont les seuls qui renferment de semblables dispositions. Les autres conciles provinciaux tenus en France, depuis le milieu du seizième et pendant le cours du dix-septième siècle, à Aix, à Bourges, à Bordeaux, à Cambrai, à Narbonne, à Reims; l'assemblée de Melun, qui s'est occupée, comme eux, des empêchemens de mariage et des dispenses dont ils étaient susceptibles, se sont bien gardés de toucher au droit imprescriptible des évoques, pour augmenter, en limitant son exercice, les prérogatives du saint siége.
Il y a plus: quoique l'interdiction faite aux évêques de la province de Tours, par le réglement de 1583, soit bien précise et sans exception, il est de fait que plusieurs évêques de cette métropole, notamment ceux de Nantes, de Rennes, d'Angers et du Mans, accordent les dispenses de mariage dans plusieurs degrés que le réglement du concile leur interdit expressément; ce qui prouve le peu d'autorité qu'il conserve, sous ce rapport, même dans la province où il a été porté.
Quoi qu'il en soit de ces réglemens, qui n'ont par eux-mêmes qu'une autorité très circonscrite, on peut leur appliquer, ainsi qu'à l'espèce de prescription sur laquelle est fondée, dans nos diocèses, la réserve de certaines dispenses ou absolutions, ce que disait Yves de Chartres dans une affaire bien autrement importante pour l'église: «Des usages, ou des règles qui ne sont pas fondés sur la loi éternelle, et auxquels l'honneur et l'avantage de l'église ont donné naissance, peuvent être abandonnés, pour un temps, par des motifs aussi saints que ceux qui les firent établir; et alors cet abandon n'est pas une prévarication dangereuse contre la règle, mais bien plutôt une dispensation louable et salutaire.» Cum ea quæ æternâ lege sancita non sunt, sed pro honestate et utilitate ecclesiæ instituta vel prohibita, pro eâdem occasione ad tempus remittuntur pro quâ inventa sunt, non est institutionum damnosa prævaricatio, sed laudabilis et saluberrima dispensatio[28].
Cela est surtout vrai quand il s'agit du renoncement passager à une réserve qui n'est fondée sur aucune loi divine ou même ecclésiastique, et du retour temporaire à l'exercice d'un droit inaliénable de sa nature, tel que celui qui est inhérent au caractère épiscopal, d'accorder les dispenses que l'usage réservait au saint siége; et lorsque de puissans motifs d'utilité publique, du bien de la religion et des besoins spirituels des fidèles, déterminent les évêques à reprendre, pour un temps, l'exercice du droit suspendu par la réserve, alors, loin de pouvoir être accusés d'une prévarication dangereuse contre la règle, leur conduite à cet égard est, selon Yves de Chartres, une dispensation louable et salutaire, que leur prescrivent le bon gouvernement et les besoins de leurs diocèses.
Depuis long-temps, l'église gallicane a su mettre ces maximes en pratique. Au quinzième siècle, un schisme déplorable affligeait l'église, et la difficulté de reconnaître quel était le pape légitime équivalait à une sorte d'impossibilité de recourir à lui, afin d'en obtenir les absolutions ou dispenses dont les fidèles pouvaient avoir besoin. Alors fut convoquée l'assemblée du clergé, qu'on regardait en ces rencontres, dit le savant et religieux P. Berthier, comme le souverain tribunal ecclésiastique de la nation. Les évêques réunis en 1408, avec les députés des chapitres et des universités, dans la Sainte-Chapelle de Paris, firent, au mois d'octobre, le fameux réglement connu sous le titre d'Advisamenta Ecclesiæ gallicanæ. Le second article règle que les absolutions communément réservées au pape, les dispenses de mariage et d'irrégularités, seront données, si cela se peut, par le pénitencier de l'église romaine, sinon par l'ordinaire, ou, en certains cas, par le concile de la province[29].
Une résolution semblable fut prise par le concile de l'église gallicane, assemblée en 1510 à Tours, sous Louis XII. On y statua (art. IV) que les prélats et sujets du roi se conformeraient à l'ancien droit commun. Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum.
Venant à nos temps modernes, nous voyons un Pape aussi savant que zélé pour le maintien de la discipline de l'église, regarder la difficulté de recourir au saint siége comme un motif de s'écarter de la sage réserve qui attribuait au Pape les absolutions et dispenses dont il s'agit. Ultrò concedimus episcopis, dit Benoît XIV, relaxandi facultatem, modò facilè adiri non possit prima sedes. Or, si ce grand Pape accordait volontiers aux évêques la faculté de dispenser, lorsqu'il prévoyait qu'il ne serait pas facile de recourir au saint siége, à plus forte raison croyait-il que, si des circonstances impérieuses ne permettent pas d'y recourir, les évêques doivent user provisoirement de la faculté de dispenser, dont l'usage ne peut jamais rester suspendu dans l'église. La raison en est, comme le dit fort bien l'auteur du Traité des Dispenses, que la réserve «doit cesser quand le vrai bien des fidèles l'exige; et il n'y aurait ni prudence ni sagesse à vouloir qu'elle subsistât dans des occasions où elle ne pourrait subsister sans être préjudiciable à ceux pour l'avantage desquels on peut assurer qu'elle a été et qu'elle a dû être établie[30].»
La réserve des dispenses est odieuse, dit encore le même théologien, parce qu'elle déroge au droit des évêques; et dans son Traité du Mariage, il prouve que cette réserve, qui n'a pu s'établir que pour le bien de l'église, lui deviendrait souvent préjudiciable, si elle ne cessait pas lorsqu'il est impossible ou même simplement incommode de recourir au siége apostolique: Eo quòd ad apostolicam sedem, vel nullatenùs, vel opportunè recurri non possit[31].
À ces autorités il serait facile de joindre celles de M. d'Argentré, évêque de Tulle, dans son Explication des Sept Sacremens; de Pontas; du docteur Bailly, auteur d'une Théologie dogmatique et morale à l'usage des séminaires; des Conférences de Paris et d'Angers. Le docteur Ducasse lui-même, qui a plaidé avec tant de zèle en faveur du droit exclusif qu'il attribue au Pape d'accorder les dispenses de mariage, avoue que la réserve cesse en certains cas, notamment dans celui de la difficulté du recours, parce que, dit-il, «la réservation qui est faite au Pape et la puissance que Jésus-Christ lui a donnée, est pour édifier et non pour détruire[32].»
En un mot, tous les théologiens et canonistes qui jouissent de quelque estime en-deçà comme au-delà des monts, s'accordent à penser que, si le recours au saint siége devient impossible, dangereux ou même simplement difficile, la réserve est suspendue pour tout le temps que durent l'impossibilité, la difficulté ou le danger de ce recours.
Ainsi nous répondrons à la première question que Sa Majesté nous a fait l'honneur de nous proposer, en disant: Lorsque des circonstances malheureuses interrompent, pour un temps, la communication entre le Pape et les sujets de l'empereur, c'est aux évêques diocésains que les fidèles doivent s'adresser, afin d'obtenir les dispenses qu'accordait le saint siége.
Mais cette réponse qu'il a fallu généraliser, parce que la question nous était proposée en termes généraux, a besoin elle-même d'une explication dont nous avons indiqué le principe, en distinguant deux sortes de dispenses: les unes relatives à l'administration générale de l'église et à sa discipline intérieure, les autres qui ont pour objet les besoins journaliers des fidèles. C'est uniquement à ces dernières que doit se rapporter la réponse que nous venons de faire à Sa Majesté; car il y aurait trop d'inconvénient à laisser à la volonté particulière de chaque évêque l'exercice du droit de disposer des lois que l'église a portées pour le bon ordre et l'uniformité de son gouvernement.
La seconde question que Sa Majesté nous fait l'honneur de nous proposer est celle-ci:
«Quand le Pape refuse persévéramment d'accorder des bulles aux évêques nommés par l'empereur pour remplir les sièges vacans, quel est le moyen légitime de leur donner l'institution canonique?»
Pour répondre à cette importante question, nous croyons devoir rappeler celle qui nous fut proposée l'année dernière en ces termes:
«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, d'un autre côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder le concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la religion?»
Après une exposition succincte de la doctrine catholique, concernant la juridiction de l'église, nous terminions notre réponse en observant que le conseil n'avait pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des évêques; que son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un très petit nombre de prélats, sans pouvoir, sans caractère pour représenter l'église de France. En conséquence, disions-nous, nous pensons que, dans une circonstance aussi délicate, où il est essentiel de ne point s'écarter des principes consacrés par la religion, de ne pas alarmer les consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens de refus des bulles pontificales.
En 1688, à l'occasion d'un refus semblable, fait par le pape Innocent XI aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1681, le parlement de Paris, sur les conclusions du procureur-général Talon, rendit un arrêt portant que le roi serait supplié de convoquer les conciles provinciaux et même un concile national. Cet arrêt, dit d'Héricourt, est conforme à ce qui s'est pratiqué en France en des occasions pareilles. Les exemples en sont rapportés dans les Preuves des libertés de l'Église gallicane.
Sa Majesté jugea et nous fit dire que cette réponse ne satisfaisait pas entièrement à la question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le concile national avait en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer au défaut des bulles apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à une autorité supérieure à la sienne.
Sans vouloir prévenir ni préjuger la décision du concile appelé à prononcer sur une matière d'un aussi grand intérêt, le conseil indique la marche qu'il pourrait suivre, et conclut son opinion par ces réflexions que nous allons transcrire, parce qu'elles renferment le principe de la réponse à la question qui nous est proposée aujourd'hui.
«Jusqu'à présent, nous avons raisonné d'après les lois de la discipline ecclésiastique, et dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais permis de s'en écarter. Mais un point de discipline, établi pour le gouvernement et la conservation des églises particulières, cesse d'obliger lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église universelle paraît abandonner l'église de France à elle-même, en refusant de concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques, cette église si ancienne, et qui occupe une place si considérable dans la catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et de se perpétuer. Elle est autorisée à recourir à l'ancien droit, lorsque, sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit nouveau est devenu impraticable à son égard.
«En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son attachement inviolable au saint siége et à la personne du souverain pontife, après avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement en vigueur, le concile pourrait déclarer qu'attendu l'extrême difficulté, ou l'impossibilité de recourir à un concile oecuménique, vu le danger imminent dont l'église de France est menacée, l'institution donnée concilièrement par le métropolitain, à l'égard de ses suffragans, et par le plus ancien évêque de la province à l'égard du métropolitain, tiendra lieu des bulles pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses successeurs consentent à l'exécution du concordat.
«Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la nécessité que notre saint père le Pape lui-même a reconnue, à laquelle il s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France, il s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant, par un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de France, pour en créer de nouvelles.»
Telle est l'opinion que nous avions l'honneur d'exposer à Sa Majesté au mois de janvier 1810.
Depuis ce temps, le Pape a continué de refuser des bulles, sans alléguer aucune raison canonique de son refus; il ne s'est point rendu aux instances et respectueuses prières que lui ont adressées, au nom de toute l'église de France, les évêques qui se rencontraient à Paris, il y a près d'un an. Le nombre des diocèses qui n'ont point de premier pasteur augmente chaque année d'une manière effrayante, et bientôt l'épiscopat s'éteindrait en France, si l'on ne trouvait pas quelque moyen canonique de remédier à l'inexécution du concordat, et au refus persévérant des bulles apostoliques.
Louis XIV éprouva la même difficulté de la part des papes Innocent XI et Alexandre VIII. Tant que dura la mésintelligence entre les deux cours, c'est-à-dire depuis 1681 jusqu'en 1693, les évêques nommés par le roi gouvernèrent leurs diocèses en vertu des pouvoirs qu'ils recevaient du chapitre de l'église vacante. Nous en avons la preuve pour quelques uns, et notamment pour le célèbre Fléchier, nommé successivement à Lavaur et à Nîmes, et nous sommes fondés à présumer qu'il en a été de même des autres, sur lesquels il ne nous reste pas de renseignemens positifs.
Cette mesure, conseillée, à ce que l'on croit, par l'oracle de l'église gallicane, par l'immortel Bossuet, et parfaitement conforme aux principes de la hiérarchie, supposait les droits assurés au Pape par le concordat, et tendait même à les conserver; et quoique les droits de la nomination royale parussent compromis par cette espèce d'accommodement, Louis XIV voulut bien y condescendre. Les papes Innocent XI et Alexandre VIII ne s'y opposèrent pas, et Innocent XII l'approuva tacitement, en accordant les bulles aux évêques nommés, sans leur faire un crime de la part qu'ils avaient eue dans l'administration de leurs diocèses.
C'est un principe reconnu dans toute l'église, et consacré par le concile de Trente (session 24, chap. 16), qu'à l'instant même de la mort d'un évêque, la juridiction épiscopale passe de plein droit au chapitre cathédral; et dans l'église de France, c'est un usage immémorial que les chapitres confèrent les pouvoirs dont ils sont dépositaires, pendant la vacance du siége, à l'ecclésiastique nommé par le souverain à l'évêché vacant. S'il existe pour l'Italie, ou pour quelques autres pays, une loi, ou un usage contraire, cette loi, cet usage ne sont d'aucune autorité dans l'église de France, qui est toujours maintenue dans la possession de se gouverner selon son ancienne discipline.
C'est pour l'église de France, dans les circonstances actuelles, une précieuse ressource que le pouvoir donné aux évêques nommés d'exercer canoniquement, dans leurs diocèses, la juridiction épiscopale. Pourquoi faut-il que le Pape ait tenté de les dépouiller d'un droit si légitime, et qui ne peut tourner qu'à l'avantage des fidèles?
Dans ses brefs aux chapitres de Florence, de Paris et d'Asti, le Pape déclare, en principe général, que les chapitres des églises vacantes ne peuvent déléguer leurs pouvoirs aux évêques nommés par l'empereur, et il défend à ceux-ci d'accepter les pouvoirs qui leur seraient offerts; et de s'immiscer dans le gouvernement de leur église.
Nous savons bien que les brefs, qui ne sont reçus nulle part, ne prévaudront jamais contre notre antique discipline. Nous n'y voyons qu'une triste preuve des préventions inspirées au Pape par des hommes peu instruits de nos usages, et de la situation de l'église de France. Ce vertueux pontife, qui a donné à cette église des preuves si marquées de son affection paternelle, se serait empressé d'accueillir toutes les mesures de conciliation, s'il n'eût pas été trompé par des rapports infidèles.
C'est dans cet état de choses qu'après nous avoir déclaré qu'elle ne veut plus faire dépendre l'existence de l'épiscopat en France, de l'institution canonique du Pape, qui serait ainsi le maître de l'épiscopat, Sa Majesté nous demande quelles sont les mesures à prendre pour que les évêques aient le caractère requis pour exercer leur juridiction épiscopale. Sa Majesté s'en rapporte à nous pour lui faire connaître ce qui convient le mieux.
Nous nous montrerons dignes de la confiance dont Sa Majesté nous honore, par une exposition franche et loyale des vues que nous suggéreront notre dévoûment à sa personne et notre zèle pour la religion. Ces deux sentimens se prêtent une force mutuelle: évêques et Français, nous ne séparerons jamais les intérêts de l'église de ceux de l'État.
En déclarant que désormais l'existence de l'épiscopat en France ne dépendra plus de l'institution canonique du Pape, Sa Majesté abroge le concordat passé entre Léon X et François Ier, et renouvelé entre Sa Majesté et notre saint père le Pape.
Ce concordat, en effet, donne au Pape un avantage trop marqué sur nos monarques. Par une des clauses du concordat, le prince perd le droit de nommer, si, dans un temps fixé, il ne présente pas au Pape un sujet capable. Pour qu'il y eût égalité de droits entre les augustes parties contractantes, il eût fallu que, de son côté, le Pape se fût obligé de donner l'institution ou de produire un motif canonique de refus dans un temps déterminé, faute de quoi le droit d'instituer serait dévolu, par ce seul fait, au concile de la province où serait situé l'évêché vacant.
Au moyen de cette clause ajoutée au concordat, il ne serait plus au pouvoir des Papes de prolonger à leur gré la vacance des siéges. Les Papes ne seraient plus les maîtres de l'épiscopat. Nous conserverions tous les avantages du concordat, sans inconvéniens et sans danger.
Et puisque Sa Majesté nous permet de lui exposer ce qui nous paraît convenir le mieux pour assurer, dans tous les temps, le plein exercice de la juridiction épiscopale, nous oserons lui dire que, de toutes les mesures possibles, le concordat ainsi modifié est la plus simple, la plus conforme aux principes, la plus propre à rallier tous les esprits et à rassurer les consciences timorées.
Le changement que nous proposons dans le concordat est trop essentiel pour ne pas demander le consentement des deux parties contractantes. L'empereur est en droit de l'exiger, pour que ses nominations ne soient plus éludées par des refus, ou par des délais arbitraires. Le Pape doit y consentir, pour donner à l'empereur une garantie contre des abus qui se sont reproduits si souvent. Nous présumons de la justice et de la sagesse du saint père qu'il ne se refusera pas à une proposition si raisonnable; mais s'il n'y accédait pas, son refus justifierait, aux yeux de toute l'église, l'entière abolition du concordat, et le recours à un autre moyen de conférer l'institution canonique.
Nous ne devons pas le dissimuler à Sa Majesté, dans une affaire de cette nature, où le succès dépend uniquement de la persuasion, il s'agit moins de savoir ce que permet la rigueur des principes, que de consulter et de ménager l'opinion publique. Quelque juste que fût, d'après la conduite du Pape, l'entière abolition du concordat, quelque légitime que pût être le rétablissement de la sanction pragmatique, ou tout autre moyen d'institution canonique, nous ne croyons pas qu'on doive les proposer sans y avoir préparé les esprits, sans avoir convaincu les fidèles qu'il ne reste pas d'autre ressource pour donner des évêques à l'église de France, et que ce n'est qu'après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, que l'on se permet un changement si important dans la discipline de l'église.
Une autre considération n'échappera pas à la sagesse de Sa Majesté. On n'a pas oublié les troubles excités dans toute la France à l'occasion de la constitution civile du clergé; l'empereur, qui seul a pu les apaiser, ne voudra pas que de nouvelles dissensions, qu'un nouveau schisme viennent les ressusciter. Il ne faut donc pas que les fidèles tiennent pour suspecte la mission des évêques institués selon les formes nouvelles; il ne faut pas que la malveillance puisse emprunter de la religion mal entendue un prétexte pour former un parti dans l'État.
Sous un gouvernement aussi ferme que celui de Sa Majesté, nous ne craignons pas pour la chose publique. On ne verra pas renaître les séditions et la guerre civile; mais tout le monde sait que les divisions religieuses sont la source d'une infinité de maux particuliers, et n'eussent-elles d'autre effet que de relâcher le ressort de la religion et d'affaiblir son heureuse influence sur les moeurs publiques, il n'est rien que l'on ne doive tenter pour les prévenir.
Nous n'ignorons pas qu'il serait injuste et déraisonnable de confondre le rétablissement de la sanction pragmatique, ou toute autre mesure adoptée d'après l'avis et sous l'autorité de l'église de France, avec la constitution du clergé, décrétée par une autorité purement séculière, malgré les justes réclamations du souverain pontife et de tous les évêques de France; mais nous savons aussi que le peuple ne saisirait pas cette différence, qui tient à des notions trop au-dessus de sa portée, et qu'il ne verrait dans les nouvelles mesures substituées au concordat que l'absence de l'intervention du Pape, qu'il est accoutumé à regarder comme nécessaire.
En vain nous flatterions-nous de l'éclairer par nos instructions. Loin de le ramener, nous nous exposerions à perdre sa confiance: il nous croirait en opposition avec le chef de l'église, et hors de sa communion; il se partagerait entre le Pape et nous, et la plupart des fidèles ne connaissant pas les limites précises de la juridiction pontificale, les uns refuseraient au Pape l'autorité qui lui appartient de droit divin dans le gouvernement de l'église universelle, les autres abandonneraient des évêques qu'ils croiraient séparés du centre de l'unité catholique. Le schisme renaîtrait avec tous ses désordres; et quel remède pourrait-on y apporter, tant qu'il existerait une division entre le Pape et les évêques?
Et qu'on ne croie pas que nous cédons à de vaines terreurs. Nous connaissons les sentimens et les dispositions des peuples confiés à notre sollicitude. Nous nous rappelons les difficultés que nous avons éprouvées au commencement de notre épiscopat, et les ménagemens qu'il nous a fallu employer pour les concilier avec des changemens amenés par les circonstances, mais contre lesquels d'anciennes habitudes les avaient prévenus. Nous savons que nous n'avons obtenu leur confiance et celle de leurs pasteurs immédiats, qu'en nous présentant à eux au nom du saint siége. Nous savons encore, et il est de notre devoir de le dire à Sa Majesté, qu'au premier bruit de la mésintelligence qui a éclaté entre les deux puissances, l'inquiétude s'est répandue dans les esprits, les consciences ont été alarmées, et que, malgré tous nos efforts pour les rassurer, les peuples craignent de se voir replongés dans l'anarchie religieuse dont la sagesse de Sa Majesté avait su les tirer.
Dans plusieurs diocèses, il s'est formé une secte de prétendus catholiques purs qui exercent un culte clandestin, auquel président des prêtres qui, se dérobant à la surveillance des évêques, ne donnent au gouvernement aucune garantie de leurs principes et de la morale qu'ils enseignent. Nous sommes instruits que cette secte, qui commençait à se dissiper, a pris une nouvelle force des circonstances actuelles, et sans doute elle s'accroîtra d'une multitude d'hommes simples et ignorans, à qui il ne sera pas difficile de persuader qu'un changement aussi important dans la discipline de l'église annonce le projet de détruire la religion de leurs pères.
Une autre classe d'hommes encore plus dangereux, et surtout dans les campagnes, ce sont les restes d'une faction trop connue par ses excès. Toujours prêts à saisir toutes les occasions de semer le mécontentement et de troubler l'ordre public, ils affectent souvent auprès du peuple un zèle ardent pour la religion. Au plus léger changement introduit dans le culte, ils s'écrient que tout est perdu; ils se plaisent à alarmer la piété des bons villageois, pour les prévenir et les indisposer contre le gouvernement. C'est de la part de ces hommes sans religion, et par une suite de leurs perfides insinuations, que nous avons éprouvé les plus fortes oppositions à la suppression de quelques fêtes. Et qui peut prévoir l'effet des nouvelles manoeuvres, que mettent en jeu ces ennemis éternels de l'ordre et de la tranquillité publique, s'ils trouvent les esprits préparés à recevoir les impressions de la malveillance?
Quelles conséquences prétendrons-nous tirer de ces réflexions? Dirons-nous qu'il faut laisser les choses dans l'état où elles sont, et attendre qu'il plaise au souverain pontife d'accorder des bulles aux évêques nommés par l'empereur?
Non, le besoin de l'église de France et la dignité de l'empereur ne le permettent pas.
La juridiction déléguée par les chapitres cathédraux aux évêques nommés ne peut être regardée que comme un expédient passager. Outre le gouvernement des églises, l'épiscopat a des fonctions qui lui sont essentiellement réservées, et que les fidèles sont en droit de réclamer. Des évêques réduits à la qualité de simples administrateurs capitulaires ne pourraient remplir qu'une partie des devoirs de l'épiscopat, il faut que les pouvoirs de l'ordre soient unis aux pouvoirs de la juridiction; il faut que chaque diocèse trouve dans son sein la plénitude du ministère épiscopal.
Nous nous sommes permis d'exprimer le désir que l'on déclarât à S. S., ou que le concordat, déjà rompu par son propre fait, serait authentiquement aboli par l'empereur, ou qu'il ne serait conservé qu'à la faveur d'une clause propre à rassurer l'empereur et l'église de France contre ces refus arbitraires qui rendent illusoires les droits que le concordat assure à nos souverains. Si l'empereur daignait accepter ce tempérament; si, de son côté, le Pape, en reconnaissait la justice et les inestimables avantages, les bulles attendues depuis si long-temps seraient expédiées sur-le-champ; l'ordre et la paix se rétabliraient dans l'église de France sans secousse et sans déchiremens, l'on aurait obtenu tout ce que l'on a demandé, et nous n'aurions plus à craindre pour l'avenir le retour de semblables difficultés.
Mais si l'empereur ne jugeait pas convenable de se prêter à cette proposition, si le Pape refusait d'y acquiescer, le concordat devenant inexécutable tant que les choses demeureraient en cet état, par quel moyen faudrait-il le remplacer?
À cette question, l'esprit se reporte naturellement aux temps qui ont précédé les concordats, et la réponse qui se présente d'abord, c'est qu'il faudrait rétablir, pour ce qui concerne l'institution des évêques, les réglemens de la sanction pragmatique, rédigés dans l'assemblée de Bourges, en 1438, d'après les décrets du concile de Bâle.
Cependant la pragmatique ayant été abolie solennellement par la publication du concordat, on ne peut la faire revivre, à moins que l'autorité ecclésiastique n'intervienne dans son rétablissement. Car, ainsi que nous le disions l'année dernière, «au milieu de toutes les variations introduites dans la discipline de l'église, relativement à l'institution des évêques, le principe de la nécessité d'une institution ecclésiastique est demeuré invariable; ces divers changemens se sont toujours faits du consentement exprès ou tacite de l'église, et c'est par son autorité que les élections ont pris successivement différentes formes, que le droit de confirmer les évêques élus a passé des conciles provinciaux et des métropolitains aux souverains pontifes, et que les élections capitulaires ont été remplacées par la nomination du chef de l'État; et si jamais il devenait nécessaire d'adopter un autre mode d'institution, il faudrait commencer par le faire approuver par l'église.
«Nous disons plus: cette approbation de l'église serait indispensable, quand même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans les siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens qu'elle aurait abolis.»
C'est dans le concile oecuménique que réside l'autorité suprême de l'église, et, au défaut du concile, c'est au souverain pontife qu'il appartient régulièrement de statuer sur ce que le droit appelle les causes majeures. Mais lorsqu'il s'agit de la discipline d'une grande église, lors, surtout, qu'il est question de pourvoir à sa conservation, si de malheureuses circonstances ne lui permettent pas de se fortifier de l'autorité du chef de l'église, nous pensons qu'on ne peut lui contester le droit et le pouvoir d'abroger, ou du moins de suspendre, pour un temps et provisoirement, des réglemens qu'il est devenu impossible d'observer, et d'y en substituer d'autres convenables à ses besoins.
L'église de France ne peut se passer du ministère des évêques. Si le Pape refuse, sans motifs canoniques, de concourir à leur institution, quel autre moyen reste-t-il, sinon de recourir à l'ancien droit, selon lequel les bulles n'étaient pas nécessaires?
C'est par une espèce de réserve, introduite insensiblement dans le moyen âge, et érigée en loi pour la France par le concordat, que les papes jouissent du droit de confirmer les évêques. Cette réserve, ainsi que celle des dispenses, est certainement de droit positif. Or il est certain qu'une réserve de droit positif cesse, lorsqu'on est dans l'impossibilité de s'adresser à celui en faveur de qui elle a été faite, et, à plus forte raison, si cette impossibilité vient de son propre fait.
Les règles de la discipline ecclésiastique ne sont établies que pour le bien de l'église. Il est dit dans le concordat de Léon X et de François Ier qu'il a pour but l'utilité commune et publique de la France: Pro communi et publica regni tui utilitate. (Chap. 2.) Or, s'il n'y avait aucun moyen d'instituer les évêques lorsque le Pape refuse des bulles sans motifs canoniques, ce traité, conclu pour l'avantage de la France, lui deviendrait extrêmement préjudiciable.
Toutes les fois que nous avons eu à nous plaindre de la conduite ou des entreprises des papes, nous avons invoqué le retour à l'ancien droit; et ce ne sont pas seulement nos rois et les parlemens qui l'ont réclamé, le clergé lui-même en a reconnu la nécessité dans certaines circonstances. Nous en avons deux exemples célèbres, l'un en 1408, l'autre en 1510.
Charles VI, de l'avis du clergé, des princes, des barons et des universités du royaume, avait ordonné, en 1407, la soustraction d'obédience à l'égard de Benoît XIII, celui des prétendans à la papauté qui avait été reconnu par la France. En 1408, il se tint un concile de l'église gallicane, à Paris, dans la Sainte-Chapelle du Palais, à l'effet de délibérer sur la manière dont l'église de France devait se gouverner pendant la soustraction d'obédience. Les résolutions de cette assemblée furent publiées sous le titre d'Advisamenta super modo regiminis ecclesiæ gallicanæ, durante neutralitate, etc.
En parlant de la manière de pourvoir aux bénéfices, l'assemblée ordonne que les élections et les postulations se fassent conformément au droit, ut jura volunt; que les évêques soient confirmés et ordonnés par le métropolitain, le métropolitain par le primat, ou même par les évêques de la province, s'il n'y a point de primat reconnu.
Louis XII, en 1510, convoqua à Tours tous les évêques de son royaume, et leur proposa diverses questions relatives au différend qui s'était élevé entre lui et le pape Jules II. À la troisième question, le concile avait répondu que, dans le cas d'une haine notoire et d'une agression injuste de la part du pape contre la France, le roi pouvait se soustraire à son obéissance, non pas cependant en tout et indistinctement, non tamen in totum et indistinctè, mais autant que le demandaient la conservation et la défense de ses droits temporels. Cette réponse se rapportait également à la question suivante: en supposant la soustraction faite légitimement, que devront faire le roi et ses sujets, les prélats et tous les ecclésiastiques du royaume, dans les choses pour lesquelles on avait coutume de recourir au siége apostolique? Arrêté par le concile qu'il faudra se conformer au droit commun ancien, et à la pragmatique sanction du royaume, tirée des décrets du saint concile de Bâle: Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum, et pragmaticam sanctionem regni, ex decretis sacro-sancti concilii basileensis desumptam.
À ces deux témoignages si exprès de l'église gallicane, nous pouvons ajouter celui des évêques députés à l'assemblée nationale, consigné dans l'Exposition des principes sur la constitution civile du clergé.
Après avoir établi, comme une maxime indubitable, que, dans la situation où se trouvait alors l'église de France, il fallait sacrifier à la nécessité des circonstances tout ce que l'on pourrait abandonner sans altérer le dépôt inviolable de la foi, ils laissent entrevoir, comme un moyen de conciliation, la possibilité du retour à l'ancien droit sur l'institution des évêques. Citons les paroles mêmes de l'Exposition.
«Il est, sans doute, conforme à l'antique discipline de l'église gallicane, d'attribuer aux métropolitains et aux plus anciens évêques des métropoles l'institution des évêques.
«Mais il ne faut pas oublier que les métropolitains mêmes empruntaient leurs pouvoirs des conciles provinciaux.
«C'étaient les évêques de chaque métropole, qui s'assemblaient pour la confirmation et la consécration des évêques de la province.
«C'étaient les conciles provinciaux qui donnaient l'institution canonique, par la voix des métropolitains ou des plus anciens évêques, et c'est au défaut des conciles provinciaux que les métropolitains ou les anciens évêques en ont exercé les droits.
«Si l'on veut rétablir les principes et les usages de l'église dans toute leur intégrité, il faut que les conciles provinciaux s'assemblent pour reprendre le droit de donner l'institution canonique, et il serait de toute justice qu'ils fussent convoqués et consultés sur des articles qui concernent une partie essentielle de leurs droits et de leurs pouvoirs.»
Les évêques de l'assemblée nationale ne disent point que l'intervention du Pape soit absolument indispensable pour opérer le retour à l'ancienne discipline: ils l'eussent certainement demandée, ils l'eussent jugée nécessaire, si elle eût été possible; mais ils savaient que l'assemblée nationale n'aurait pas permis d'y recourir, et, dans cette supposition, et parce qu'ils ne voient aucun autre moyen de conserver en France la religion catholique, ils indiquent le rétablissement des anciennes formes par l'autorité de l'église gallicane réunie en conciles provinciaux. Sur quoi nous observerons que si, dans une matière si importante, ils proposent seulement des conciles provinciaux, et non un concile national, ou une assemblée générale du clergé de France, c'est parce qu'ils présument avec raison que le Pape ne refusera pas d'approuver les décisions des conciles provinciaux.
L'Exposition des principes est signée de tous les évêques de France, et des évêques étrangers qui avaient en France une partie de leurs diocèses. Le pape Pie VI l'approuva par un bref du 13 avril 1791.
C'est ainsi que la nécessité, qui est la loi suprême, l'emporte sur toutes les lois positives, quand, pour de grands maux, comme dit saint Augustin, «il faut chercher de grands remèdes, quand il faut arracher tout un peuple à la mort.» C'est ainsi que saint Cyprien justifie le pape saint Corneille; on l'accusait de faiblesse: «il a cédé, disait saint Cyprien, à la nécessité, à cette nécessité des temps, à cette force des circonstances que Dieu permet, et que l'homme ne commande pas.»
D'après les raisons et les autorités que nous venons d'alléguer, nous ne craignons pas de dire que, dans l'extrême nécessité où se trouve l'église de France, sans qu'il y ait faute de sa part, elle peut avec le concours du souverain, son protecteur-né, pourvoir par elle-même à sa propre conservation. Pour assurer la perpétuité de l'épiscopat, elle peut, ou invoquer le rétablissement de la pragmatique de Bourges, ou adopter tout autre forme d'institution qui ne soit contraire ni aux canons, ni à l'autorité divine et imprescriptible du saint siége apostolique: Salvâ etiam, comme s'exprimait le concile de 1408, que nous avons déjà cité, debitâ sanctæ sedi apostolicæ everentiâ et domino Papæ.
Mais dans une affaire d'une si haute importance, où tous les fidèles ont le plus grand intérêt, où il faut bannir de l'esprit des peuples toute anxiété, toute inquiétude de conscience, et ne laisser à des hommes malintentionnés aucun prétexte pour exciter des troubles, le voeu de l'église de France ne peut se manifester d'une manière trop imposante.
Le suffrage d'un petit nombre d'évêques serait compté pour rien. Il faut une délibération faite en commun, une décision solennelle rendue dans la forme conciliaire. C'est ainsi que les grandes affaires se sont toujours traitées dans l'église.
Il n'est qu'une voie par laquelle l'église de France puisse manifester son voeu, et lui imprimer le caractère de l'autorité, c'est la réunion des suffrages du corps épiscopal, soit dans un concile national, auquel tous les évêques seraient appelés, soit dans une assemblée du clergé, composée d'un certain nombre d'évêques pour chaque métropole, nommés par leurs provinciaux et chargés de leurs procurations.
Sa Majesté pèsera dans sa sagesse les avantages et les inconvéniens de l'une et de l'autre forme de réunion.
Les résolutions prises dans le concile ou dans l'assemblée, à la pluralité des voix, seraient soumises, conformément à nos anciens usages, à l'approbation de Sa Majesté.
Les voeux de l'église de France seraient comblés, si elle pouvait obtenir l'assentiment de notre saint père le Pape. On se fera du moins un devoir de le solliciter dans la forme la plus respectueuse, et s'il est refusé, on protestera que c'est avec la plus vive douleur que l'église de France voit se rompre un des liens qui l'attachent au saint siége; qu'elle ne se départira jamais de l'obéissance et de la soumission que lui doivent toutes les églises particulières; qu'elle désire ardemment que des circonstances plus heureuses lui permettent de revenir à cette forme d'institution qui multiplie ses rapports avec le chef de l'église, et dont elle ne s'écarte en ce moment que parce qu'elle y est forcée par la nécessité de pourvoir à sa propre conservation.
Tel est le voeu que nous avons l'honneur de déposer aux pieds de Sa Majesté. Nous osons nous flatter qu'elle y reconnaîtra le langage et les sentimens qu'elle a droit d'attendre des ministres d'une religion qui place au premier rang de ses préceptes l'amour de l'ordre, le respect pour les lois, et la fidélité au souverain.
Nous croyons aussi que Sa Majesté trouvera dans nos principes, et dans la mesure que nous prenons la liberté de lui proposer, une garantie suffisante contre toute entreprise de la part des Papes, au préjudice des droits de la souveraineté.
Déjà l'empressement avec lequel tout le clergé de son empire a souscrit la déclaration de 1682, a convaincu Sa Majesté que les prétentions surannées de Grégoire VII, s'il était possible qu'on osât les reproduire, rencontreraient dans l'église de France une résistance unanime et insurmontable. Et, quant au refus arbitraire des bulles d'institution, cet abus n'aura plus lieu désormais, soit que l'on ajoute au concordat la clause que nous avons indiquée, soit que l'église de France adopte un autre mode de conférer l'institution canonique à ses évêques.
Nous terminerons ce rapport comme les évêques assemblés par Louis XII, en 1510, ont terminé leur consultation: «Il semble au concile, disaient-ils, qu'avant tout il faudrait que l'église gallicane envoyât des députés au pape Jules, pour lui faire entendre les admonitions et les conseils de la charité fraternelle, et le rappeler à des sentimens pacifiques.»
Si l'on croyait devoir cette déférence à Jules II, pontife ambitieux, implacable ennemi de la France, et armé contre elle, combien plus est-elle due à Pie VII! La droiture de ses intentions est généralement reconnue. Il n'a besoin que d'être éclairé sur le véritable état des choses, et nous sommes persuadés qu'il ne résisterait pas aux remontrances et aux prières de toute l'église de France, si elles lui étaient portées par quelques évêques à qui Sa Majesté aurait permis de se rendre auprès de lui.
Cette démarche, si conforme d'ailleurs aux maximes et à l'esprit de l'Évangile, est un devoir pour les évêques, à qui l'on ne pardonnerait pas de s'expliquer avec tant de liberté sur la conduite de leur chef, sans avoir tenté tous les moyens de le fléchir et d'éclairer sa religion.
Toutes les difficultés s'aplaniraient, si cette députation avait le succès dont nous osons nous flatter. Mais si, contre toute espérance, ce dernier effort était inutile, les peuples qui portent un oeil inquiet sur nos délibérations reconnaîtraient que nous n'avons rien négligé de ce qu'exige de nous le profond respect dû par des évêques au chef de l'église universelle. Leur confiance et l'autorité de notre ministère ne seraient point affaiblies, et ils montreraient moins de répugnance pour un nouvel ordre de choses, que des circonstances impérieuses, et la nécessité de pourvoir à leurs besoins spirituels, nous auraient forcés d'adopter.
[1: Le maréchal d'Ancre fut tué en 1617, sur le pont-levis du Louvre par l'Hopital de Vitry, et sa femme fut décapitée et brûlée comme sorcière. La maison de Luynes fut enrichie de ses dépouilles.]
[2: Le prince Auguste, fils du prince Ferdinand, frère du grand Frédéric.]
[3: Depuis le mariage de l'empereur, l'Autriche avait à Londres un chargé d'affaires (M. Weissemberg), et elle avait demandé à la France de pouvoir communiquer avec lui par Calais.]
[4: L'armée d'Andalousie avait fait un mouvement dans la Vallée de Guadiana, avait pris Badajoz et Elvas. Elle entrait en Portugal; mais elle se retira lorsque le maréchal Masséna commença sa retraite.]
[5: On connaissait l'opinion qu'en avait son prédécesseur. Pie VI aimait le monde, et ne parlait point volontiers d'affaires après dîner. Un jour, on annonça un évêque de la banlieue de Rome, qui venait l'entretenir; il gronda de ce que l'on n'avait pas su lui éviter la visite de ce prélat, que l'on savait, aussi bien que lui, être un homme difficultueux et très-opiniâtre: mais comme on ne pouvait pas le renvoyer, le pape le fit entrer. C'était effectivement une difficulté, qu'il avait avec la daterie sur quelques portions de son fisc, qui l'avait amené en réclamation près du S. Père; pour avoir le repos, on lui accorda ce qu'il demandait, et comme il sortait du salon, le pape dit aux cardinaux, qui étaient présens: Messieurs, si jamais celui-là vient à la tête de l'église, on verra de belles choses. Cet évêque devint précisément le pape Pie VII. Il est même vraisemblable que le conclave ne le choisit qu'à cause de ce caractère qui convenait aux difficultés de toute espèce dont l'église allait être entourée.]
[6: J'ai déjà dit que l'empereur ne l'avait pas ordonné; il se contenta d'en écrire au roi de Naples, que la tranquillité de l'Italie intéressait aussi, en prévoyant le cas où l'application de cette mesure deviendrait urgente. Je ne sais si c'est celui-ci qui a pris de suite la chose au pire, ou l'agent qui commandait à Rome.]
[7: Il avait été placé au diocèse de Paris par le respectable M. Portalis père.]
[8: Le ministre actuel.]
[9: M. Franchet, ex-directeur de la police, fut arrêté comme ayant été un de ces messagers. Il était à cette époque-là employé dans un bureau d'administration à Lyon, et augmentait ses émolumens du produit de ses voyages.]
[10: M. Daunou était membre de l'Institut et chef des archives.]
[11: Cette inquiétude m'a paru dater de l'époque du mariage: j'ai su en effet qu'il avait été dit, parmi beaucoup d'autres absurdités, que, si l'empereur avait épousé une princesse russe au lieu d'une autrichienne, l'empire d'Autriche aurait fini par être divisé, et qu'ayant épousé une princesse de cette maison, ce serait vraisemblablement la Russie qui le serait. De pareils contes ont trouvé à s'accréditer, et la malveillance s'est attachée à en pénétrer ceux qui pouvaient être le plus intéressés à approfondir la vérité.]
[12: Je l'ai vu, au retour de l'île d'Elbe, encore très irrité d'une lettre écrite par M. de Caulaincourt à l'empereur Alexandre, dans laquelle ce ministre se disculpait de toute participation à l'affaire du duc d'Enghien.
Cette lettre, publiée dans le Journal des Débats, m'a paru expliquer tout ce qui est arrivé, parce qu'elle avait dû mettre notre ambassadeur à la disposition d'Alexandre.]
[13: On vendait à Leipsick et même à Mayence du sucre et du café qui venaient de Riga.]
[14: Je me rappelle qu'étant en 1808 en Russie, j'eus une discussion chez l'empereur Alexandre sur divers officiers de notre armée. L'empereur s'en mêla et répondit, en m'adressant la parole: «Vous avez raison, parce que votre maître est incomparablement au-dessus de tout ce qui a commandé des armées; mais après lui nous verrons.»]
[15: Parce qu'ordinairement on repousse les agens de police de toutes les maisons où ils se présentent.]
[16: Depuis l'arrivée en France de l'impératrice Marie-Louise, l'empereur avait établi ces petits spectacles tous les jeudis, afin qu'elle pût juger du talent de tous les bons acteurs de la capitale.
Il y avait peu de personnes invitées à ces représentations, qui étaient suivies de quelques parties de jeux.
L'empereur aimait beaucoup la musique, particulièrement le chant italien; il disait que la musique le reposait, et changeait la situation de son cerveau.
La conversation d'un grand artiste l'intéressait; je l'ai vu causer souvent et long-temps avec le célèbre Paësiello, avec Lesueur, et avec Lays, premier chanteur de l'Opéra. En s'entretenant de leur art avec eux, il portait autant d'attention à la conversation que lorsqu'il causait avec MM. de Laplace, Fontanes, Chaptal, Monges ou Bertholet.
Il aimait de même à causer avec Talma, qui avait la permission de venir à son déjeuné; ce célèbre acteur y manquait rarement le lendemain d'un jour où il avait joué un des grands rôles tragiques dans lesquels il est resté sans pareil.
L'empereur aimait passionnément la tragédie, ainsi que tout ce qui parle à l'âme.
Il était d'une grande générosité envers les personnes de talens, et jamais, sous Louis XIV, les artistes ne furent rémunérés avec autant de magnificence que sous son règne.]
[17: Cet employé était entré pour la première fois en rapport avec l'officier russe sous prétexte de prendre des leçons d'écriture, il donnait effectivement quelques leçons en ville.]
[18: Je les ai toutes connues.]
[19: L'empereur avait divisé le commandement par suite de ce qui s'était passé en Portugal en 1809.]
[20: Monsieur le maréchal, le roi m'a chargé de vous dire qu'il n'a pas reçu de vos nouvelles depuis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 14 du courant. Depuis lors il a circulé ici des bruits de toute espèce; mais ce qu'on a pu démêler au milieu de tous ces rapports contradictoires, c'est que l'armée anglaise est en position sur la Tormès, et que vous avez réuni la vôtre sur le Duero. Vous sentez, monsieur le maréchal, que Sa Majesté est fort impatiente de recevoir de vos nouvelles. On dit ici que l'armée ennemie est forte d'environ 50,000 hommes, parmi lesquels on ne compte que 18,000 Anglais. Le roi pense que, si cela est vrai, vous êtes en état de battre cette armée, et le roi désirerait bien connaître les motifs qui vous ont empêché d'agir. Il me charge donc de vous inviter à lui écrire par des exprès.
Le roi me charge en même temps de vous communiquer les nouvelles qu'il a reçues d'Andalousie. Les dernières lettres de M. le duc de Dalmatie sont du 16 courant, et la dernière lettre de M. le comte d'Erlon est du 18. À cette époque, le général Hill, qui est toujours resté sur la Guadiana avec un corps de 15,000 hommes et 3 à 4,000 Espagnols, s'était avancé sur la Zafra et même sur Herena.
Des troupes de l'armée du midi sont en marche pour se réunir au général Drouet, et ce général doit être en opération depuis le 20 contre le général Hill. Le roi a réitéré au duc de Dalmatie l'ordre de diriger le général Drouet sur la vallée du Tage, si lord Wellington appelle à lui le général Hill; mais comme il serait possible, le cas arrivant, que cet ordre ne fut pas exécuté assez promptement, Sa Majesté désirerait que vous profitassiez du moment où lord Wellington n'a pas toutes ses forces réunies pour le combattre.
Le roi a aussi demandé des troupes au général Suchet, mais ces troupes n'arriveront pas. Ainsi tout ce que Sa Majesté a pu faire, c'est d'envoyer un renfort de troupes dans la province de Ségovie, et d'ordonner au général Estive, gouverneur de cette province, de secourir au besoin la garnison d'Avila et de lui envoyer des vivres.
Le maréchal de l'empire, chef de l'état-major de Sa Majesté Catholique.
Madrid, le 30 juin 1812.
Signé, JOURDAN. ]
[21: De Concord., liv. I, ch. II, n° 2.]
[22: Déf. de la Décl., t. II, p. 407.]
[23: Ep. Conventûs Eccl. Gall. ad. univers. Eccl. Gall. Præsules, 1682.]
[24: Ep. S. Bern. ad Lud. Reg. Francorum. CCLV.]
[25: Anc. et Nouv. Disc. de l'Égl., tom. I, liv. I, ch. VI.]
[26: Disc. de l'Égl., tom. II, liv. III, ch. XXVII.]
[27: Tom. II, liv. III, ch. XXVII.]
[28: Ivo Carnot. Epistola 238.]
[29: Hist. de l'Égl. gal., tom. XV, p. 266 et suiv.]
[30: Tr. des Disp., liv. I, ch. II.]
[31: De Matrim., p. 340.]
[32: Tr. de la Jurid. eccl., tom. I, ch. X. §4.]