Title: L'Illustration, No. 3728, 8 Août 1914
Author: Various
Release date: August 29, 2007 [eBook #22429]
Most recently updated: September 12, 2010
Language: French
Credits: Produced by Juliet Sutherland, Rénald Lévesque and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
ON NE PASSE PAS!
Ceux qui veillent aux avant-postes des Vosges pour «couvrir» la mobilisation.
Dessin de Georges SCOTT
L'Illustration, qui n'a pas interrompu sa publication aux heures difficiles et douloureuses de 1870-1871, ne la suspendra pas au moment où s'engage une nouvelle guerre, préparée et provoquée comme l'autre par la fourberie et la brutalité germaniques.
Le personnel de notre maison (ouvriers, employés, collaborateurs littéraires et artistiques) a fourni à la défense nationale l'effectif d'une compagnie d'infanterie avec officiers et sous-officiers, des artilleurs, des cavaliers, des auxiliaires... Ceux qui restent rue Saint-Georges, en petit nombre, les vétérans et les très jeunes, vont assurer la continuité de L'Illustration. Ce n'est plus un «journal universel» que nous ferons, tant que durera l'héroïque épreuve: mais nous nous efforcerons d'illustrer et de commenter dignement, semaine par semaine, les grands faits historiques qui vont s'accomplir, les magnifiques efforts militaires de nos armées et de notre flotte, des flottes et des armées alliées et amies.
Nos lecteurs ne devront cependant pas chercher dans nos pages, ils le savent, des documents photographiques sensationnels, des correspondances révélatrices. Il ne s'agit plus d'une guerre africaine ou balkanique. La censure des autorités militaires ne sera jamais trop sévère et nous exercerons au besoin sur les dessins, les croquis, les clichés, les cartes et les articles que nous recevrons, notre propre censure.
Il nous faut, d'autre part, réduire l'importance matérielle de nos numéros. Plus de pages d'annonces, plus de romans ni de pièces de théâtre. Qui donc lirait aujourd'hui la fin du vaudeville commencé? Il importe de ménager les réserves de papier, et en même temps d'alléger L'Illustration, pour permettre à la poste d'en assurer l'envoi et la distribution aux abonnés.
Mais ceux-ci peuvent nous faire confiance. Que de cette formidable mêlée des peuples d'Europe, provoquée par l'ambition insensée de l'Allemagne, la France, qui a pour elle le bon droit, le sang-froid confiant et de loyales alliances, sorte victorieuse, plus grande et plus forte,--alors, quand les blessures seront cicatrisées, que de belles choses nous ferons!
L'art, le talent, l'esprit, toutes les fleurs de la culture française refleuriront bien vite sur notre sol à côté de ces vertus anciennes, l'abnégation, l'énergie patriotique, le goût de l'héroïsme, qui ne s'y faneront jamais. Et--comme ces livres d'histoire qui, au chapitre des Guerres de Louis XIV font succéder le chapitre de la Société et la Civilisation au XVIIe siècle--L'Illustration, après la série des numéros qui se seront efforcés d'être sobrement éloquents et dignes des heures graves de 1914, redeviendra une abondante et belle publication de littérature et d'art, pour célébrer la grande renaissance de 1915, dont il nous semble entrevoir déjà les perspectives éblouissantes.
Loubressac. Jeudi 30 juillet.--Je suis à plus de cent vingt lieues de Paris, dans un coin paisible et perdu de France où il n'y a ni poste, ni télégraphe, et depuis deux jours j'attends, chaque matin, avec plus de fièvre, l'arrivée du facteur. Longtemps à l'avance, incapable de m'occuper à quoi que ce soit, je fais les cent pas dans la cour, guettant la minute où sous la voûte il apparaîtra, coiffé de son képi qui lui donne déjà l'air d'un soldat.
Mais le voici. Qu'apporte-t-il dans sa gibecière? La paix? La guerre?
Tout de suite et debout, j'arrache les bandes, et, dès que j'ouvre les feuilles... les manchettes des journaux me proclament la gravité nouvelle et accentuée des événements. La guerre austro-serbe est commencée... Les chances de paix générale se restreignent, s'éloignent... semblent vouloir s'écarter et battre en retraite... Pressé de me repaître à tête reposée de cet ensemble de dépêches et d'articles qui me promet une heure d'attachantes angoisses, je rentre et je lis,... avec quelle attention ardente et soutenue! avec quel désir de comprendre! quelle soif de savoir! avec quelle bonne volonté tour à tour étonnée, indignée, calmée, irritée, pacifique et belliqueuse!... Ah! jamais je n'ai lu, je crois, les journaux en mettant à cette lecture plus de tremblante et sainte application... je les lis comme un évangile, un texte sacré, je ne laisse rien, je n'oublie rien. Pas de danger que j'en saute! Tout me trouve curieux, intéressé, avide... Le plus petit trait, le moindre renseignement, la simple nouvelle de deux lignes m'est une manne, amère et recherchée... Savoir,... savoir... Et au passage précipité de ces phrases, de ces expressions, de ces mots innombrables et typiques des grandes circonstances, j'imagine, je construis, je mets en scène, je peins, je vois... ici, là, en haut, en bas... sur les rives du Danube, de la Tamise et de la Seine, à Berlin et à Krasnoïé, au quai d'Orsay, dans les chancelleries, dans les administrations... les banques, les états-majors, les conseils des ministres... partout, partout où, dans l'agitation comme dans le calme et la glace des beaux moments suprêmes, il n'est pas question d'autre chose que de cela: la guerre, la guerre, la guerre... c'est-à-dire dans toute l'Europe...
Je suis soulevé, submergé, roulé par des vagues d'impressions qui tantôt m'élèvent à des sommets et tantôt me précipitent à des abîmes, mais qui toujours du moins me portent; je souffre de tant de souffrances que je sens prochaines et universelles, et je frémis des gloires possibles qui seraient la si juste récompense des luttes que nous n'aurions pas entamées...
Vendredi 31.--Je sens que tout se précipite à la façon d'un torrent, et le manque de nouvelles ne me permet plus de différer mon retour. Je prends donc dans la soirée le train qui me déposera demain matin à Paris. La belle et douce nuit qu'il fait ce jour-là sur les paysages de la vieille Dordogne! Quelle sérénité des champs! Quelle béatitude mystérieuse! En descendant de voiture je caresse la tête brûlante de mon cheval qui va être réquisitionné et que je ne reverrai plus. Dans la petite gare mal éclairée on parle à mi-voix et les silences sont plus éloquents que les propos. Mais aucune agitation... peu de monde... on trouve très facilement de la place. Seulement il n'y a plus un sou de monnaie à rendre.
En gare de Limoges, en pleine nuit, l'homme qui cogne avec son marteau sur les roues du wagon dit en passant: «Jaurès a été assassiné.» On lui demande aussitôt des détails. Il n'en a pas. Il ne sait que cela... Et il ajoute avec tranquillité: «On dit que l'empereur d'Allemagne aussi...» Jusqu'aux Aubrais le calme le plus suivi. Un calme toujours étonnant, avec ce je ne sais quoi de grave et de spécial qui plane, qui s'établit.
Etampes.--Les premiers soldats en tenue de campagne. Une centaine qui déchargent sur le quai des caisses de fusils et des boîtes de cartouches. Ils sont vifs, simples et gais dans la fraîcheur du matin. Un peu plus loin, vers Ablon, nous dépassons un train de cuirassiers qui va comme nous sur Paris. Par les glaces ouvertes, les bras des cavaliers nous font des signes de joie et d'amitié, et les visages de ces beaux hommes aux larges épaules rayonnent de confiance et de force.
Paris. Samedi matin 1 er août.--Là on commence à s'apercevoir sérieusement qu'il y a quelque chose de changé. A quoi? Aux visages, qui disent tous avec les yeux: «Voilà. On y va, tout droit. Dans quelques heures, dans quelques minutes... ça y sera.» Et puis, on est chez soi. On retrouve l'appartement petit, qui sent la poussière et le journal, tout rangé pour l'absence, pour les vacances de plusieurs mois, et dans lequel ou ne s'attendait pas à rentrer, trois semaines après l'avoir quitté, et surtout à rentrer, pour cette raison-là.
Aussitôt les courses nécessaires s'imposent, les soins et les précautions qu'exige la vie. Vers 10 heures, je suis dans un des principaux bureaux du Crédit Lyonnais, pour obtenir le changement d'un billet de banque en monnaie. Il y a soixante personnes devant le guichet du caissier, et les employés sont sur les dents. D'ailleurs, aujourd'hui samedi, les bureaux ferment à midi.
A travers les parois de cristal de la pièce qui est son cabinet, j'aperçois le directeur du bureau avec lequel j'échange du regard un rapide signe amical. Il est lui aussi terriblement occupé... si j'en juge par ce que je vois sans indiscrétion, les rideaux verts qui sont derrière les vitres des parois n'étant pas tirés. Il est debout avec deux personnes, et sa grande table-bureau est entièrement couverte, sur plusieurs rangées, de liasses de billets de mille francs. Je reconnais un des messieurs qui me tourne le dos. C'est une personnalité parisienne très répandue qui retire séance tenante quatorze cent mille francs.
Les autobus sont complets, presque partout, les taxis et les fiacres moins nombreux; on en trouve assez difficilement. L'allure générale, voitures et piétons, est vive, plus directe. On sait où on va. On y va vite.
Rue du Croissant, 3 heures, ce même jour.--La salle de composition d'un des journaux du soir. On s'apprête à tirer le numéro. Le directeur est là, au milieu de son personnel, des rédacteurs allant, venant, des ouvriers en bourgeron, en manches de chemise. Toutes les figures sont anxieuses, frappées et ennoblies par l'émotion grandissante des dernières minutes. C'est qu'on attend d'une seconde à l'autre la phrase officielle, le mot rassurant, la lueur qui permettra d'entrevoir, loin encore sans doute, oh bien loin... mais d'entrevoir à l'horizon, comme après l'orage, la ligne mince et bleuâtre de la paix... Sur une table il y a une grande feuille toute blanche avec la manchette, seule, composée, et qui dit: «Une dernière lueur d'espoir.»
A tout instant descendent, par le monte-charge qui relie l'imprimerie aux salles de rédaction, de brèves notes crayonnées dans la fièvre... qui se suivent, se démentent... donnant tour à tour la confiance et la détruisant... notes hachées, parfois inachevées... «On ne croit pas savoir avant...» et puis: «Toute chance pas absolument perdue... Le ministère ne dit rien.» Et enfin, un carré de papier, que le directeur, devenu plus pâle et crispé, me tend tout à coup. Mais je l'ai déjà lu dans ses yeux: Il porte: Mobilisation générale ordonnée. La nouvelle est annoncée tout haut. On se regarde et nul n'en est heurté. Nul ne bronche. Mais, est-ce bien sûr? En bon serviteur de la tranquillité publique et soucieux de la haute dignité professionnelle, mon ami ne veut pas imprimer la grande nouvelle sans une seconde confirmation. Sans doute on assure qu'elle est déjà affichée à la caserne des pompiers, au Palais de justice, et à l'Hôtel de Ville. Cela ne fait rien. On envoie un cycliste. Il revient: «C'est vrai...» Alors des voix disent simplement: «Changez la manchette.» On se penche sur les tables de composition. Le journal se tire, continue de marcher au petit cliquetis régulier des machines. Je vois les employés, assis, qui pianotent le numéro, avec une tranquillité parfaite, comme étrangers à ce que signifient les terribles paroles qui s'échappent de leurs doigts pour voler dans toutes les directions de Paris et de la France. Et voici la manchette nouvelle toute fraîche. Mobilisation générale ordonnée. Un des jeunes rédacteurs propose avec justesse: «Si on mettait officielle au lieu de ordonnée? Et cela impressionnerait moins l'opinion.» Et ainsi fait-on. Oh! que ce perpétuel souci français de la mesure, de la nuance délicate est touchant à observer dans ses manifestations les plus simples! Mais un groupe de plusieurs jeunes gens s'est avancé... Un petit sac à la main, enfilant encore la manche gauche de la veste, sérieux et souriants à la fois, ce sont les ouvriers qui partent. Ils tendent la main au patron: «Au revoir, mon ami.--Au revoir.» Et les voilà sortis, tout paisiblement, fendant déjà, rue du Croissant, la foule grouillante des porteurs qui gronde et bouillonne, resserrée entre les vieilles maisons, venant battre les murailles de l'ancien hôtel Colbert.
Je la fends aussi, cette foule, et je gagne les boulevards où, au coin de la rue Drouot, les passants nombreux regardent, en applaudissant, effacer le titre de: restaurant viennois inscrit en lettres d'or sur les glaces d'une devanture. Je rencontre des amis, le lieutenant-colonel Rousset, entre autres, qui ne craint pas de me dire sa confiance, toute sa confiance dans notre armée, et dans la situation aussi, dans la façon dont se présentent les choses fatales et grandioses prêtes à se dérouler. A peine ai-je prononcé ces mots: notre mobilisation... qu'il m'interrompt pour me déclarer avec un accent, impossible à rendre: «Un chef-d'oeuvre, vous entendez! c'est un chef-d'oeuvre! Dites surtout que l'on a fait tout ce qu'il fallait, tout ce qu'on devait faire, et cela d'une manière admirable, incomparable.» Que ces paroles tombées de la bouche d'un des plus valeureux combattants de 70, de l'éminent officier d'état-major et du savant historien de la dernière guerre sont précieuses à recueillir et à conserver dans notre mémoire au début même de la lutte de géants qui s'engage!
Mais me voici place Vendôme et déjà commence la course émouvante des autos filant vers les gares, emportant l'officier ou le simple soldat, en tenue de campagne, bien sanglé, net, équipé de partout. Ils ont le même visage tranquille et ferme, les muscles placés aux joues et aux mâchoires de la même façon, la même teinte de marbre au front, et le même regard, bien soutenu, aigu, profond, lointain, un peu dur, un regard qui ne voit plus Paris ni nous-mêmes, qui interroge la frontière, qui cherche les Vosges et se prépare à l'Alsace. Qu'ils soient seuls ou accompagnés, pareille est leur assurance, et leur gravité; et quand il y a près d'eux une femme: mère, épouse, fille ou soeur... le maintien de celle qui reste est toujours à l'altitude de celui qui s'en va. Ainsi ces couples muets de la Séparation observent presque, si l'on peut dire, une héroïque froideur, une chaste et sublime réserve, et rien n'est plus grand, plus rare, plus méritoire et plus tragique, à la secousse et au bouleversement intérieur des adieux, que cette espèce d'holocauste de la sensibilité, ce sacrifice des expansions si douces, des sanglots qui soulagent, faits et consentis à la patrie, à cette patrie pour laquelle on est prêt à donner tout son sang en gardant pour soi seul et cachées toutes ses larmes... et ces larmes, conservées et rentrées, forment l'eau sainte et baptismale où se lavent les âmes baignées de devoir, où se trempe l'acier des irrésistibles volontés...
Par centaines, j'ai donc vu ces départs précipités, rapides comme des apparitions, entraînants comme des appels... Ceux qui passaient dans les autos avec cette promptitude vertigineuse avaient vraiment l'air non seulement d'y aller pour leur compte, mais de faire signe, d'appeler... de dire: «Qui m'aime me suive!», et le vent de leur course nous ébranlait au passage en nous faisant vaciller de regrets...
C'est à ce moment, et comme je débouchais sur la place de la Concorde, que j'aperçus Barrès à quelques pas, au coin de la rue Royale. Je pris la main qu'il me tendait. Je m'écriai d'une voix étranglée: «Ah! mon ami! que vous dire!»--«Il n'y a rien à dire, me répondit-il. Que pourrions-nous dire? C'est l'heure. Voilà. J'ai confiance.» Et avec un accent de simplicité charmante, jeune, et un gentil mouvement du menton relevé comme s'il s'agissait d'un coup de tête qu'il fallait lui pardonner, il me déclara: «Je m'engage.» Et c'est sur ce mot que me quitta le Président de la Ligue des Patriotes pour se perdre dans la foule qui s'entr'ouvrait, cordiale et respectueuse devant lui, comme si elle avait compris et deviné qu'il ne fallait pas le mettre en retard.
Dimanche, midi, à Saint-Pierre de Chaillot. --Deux messes se disent ensemble. Une au maître-autel, l'autre à la chapelle du Sacré-Coeur. L'église est aux trois quarts vide. Mais ceux qui l'occupent sont venus aujourd'hui, tirés, comme par la main, par la force intérieure et magnifique de leur foi, de leur tristesse et de leur espérance. Oh! non! Cette messe-là n'est pas pareille aux autres. Elle a beau être petite et courte, c'est une grand'messe, une très grande. Ceux qui l'ont entendue ne l'oublieront jamais. Tout ce qui me reste de vie, je reverrai les visages baignés de pleurs qui là, dans l'ombre de ce sanctuaire, avaient le droit, retenus dehors et au grand jour, de couler enfin--pour un petit moment--de se répandre, de sortir à flots. Les coeurs déchirés se fendaient, se laissaient aller, mais doucement, avec une satisfaction pieuse et bénie. Des soldats en tenue, des officiers de toutes armes buvaient à cette étape le divin coup de l'étrier qui désaltère et qui rend immortel. Les femmes se prosternaient. Des genoux d'hommes forts, serrés d'étoffes rouges, se joignaient et faisaient craquer la paille des prie-Dieu. L'élévation fut plus longue, plus nourrie de pensées, et pavée de ce silence, pendant lequel tout le monde s'entendait vivre, prier, s'aimer et souffrir ensemble. Tout était pardonné, tout était racheté... Et il semblait bien aussi que des promesses étaient faites par la Voix muette que nous écoutions.
Mes yeux obscurcis... non: pas obscurcis, dessillés par les larmes, s'étaient posés sur le tabernacle. J'y lus, gravés dans l'or, ces mots qui me traversèrent comme une lance: Ego sum. Nolite timere... Et il n'y avait pas deux façons de traduire cet ordre de Dieu: «Je suis la. Ne craignez rien. Je n'appartiens pas à cet Attila qui dispose à tout hoquet de moi. Ce n'est pas lui, s'il m'en faut un, que je prendrai pour mon fléau. Mes bras ne sont pas tendus pour diriger et pour bénir sa déloyale épée. Ils sont ouverts, tout grands, pour la France qui est la fille aînée et chérie de ma protection, la France de tous les temps. J'ai près de moi en permanence Jeanne d'Arc et Turenne. «C'est moi seule, dit votre Jeanne, qui suis sainte de la Lorraine!» Et Turenne s'écrie: «Ressuscitez-moi, Seigneur, pour que je reprenne l'Alsace!» Ainsi, tout dans les cieux parle en faveur de vous. Confiance. Vous qui faites la guerre que vous ne vouliez pas, allez en paix dans la bataille. J'aiderai.»
Henri Lavedan.
Nous arrêtions, dans notre dernier numéro, l'exposé des péripéties de la grave crise ouverte par l'agression de l'Autriche contre la Serbie, à la date du 28 juillet. Les événements qui ont suivi et qui ont soudainement dressé, avec l'Europe entière sous les armes, la France calme, fière, résolue, consciente de son bon droit et de sa force, nous allons les résumer ici avec une brièveté voulue d'éphémérides. Cette simple énumération montrera avec quelle soudaineté se sont déroulés les événements:
Mardi, 28 juillet.--Le comte Berchtold notifie aux puissances que l'Autriche est en guerre avec la Serbie. Sir Edward Grey propose, au nom de l'Angleterre, une médiation à quatre: Grande-Bretagne, Russie, France, Allemagne. Celle-ci décline l'offre.
Mercredi, 29 juillet.--La Russie commence sa mobilisation de 14 corps d'armée. L'Autriche informe le gouvernement du tsar qu'elle respectera «l'intégrité du territoire serbe». Le comte de Pourtalès, ambassadeur allemand à Saint-Pétersbourg, informe M. Sazonof que la mobilisation russe, même partielle, amènera la mobilisation allemande. Cette démarche est notifiée à Londres et à Paris.
Dans la nuit du 29 au 30 juillet, les Serbes font sauter en partie le pont entre Semlin et Belgrade. L'Autriche commence le bombardement de Belgrade, ville non fortifiée, habitée seulement par des femmes, des enfants, des vieillards.
Jeudi, 30 juillet.--M. de Pourtalès demande à M. Sazonof si l'assurance que l'Autriche ne vise pas à des conquêtes territoriales ne suffirait pas à la Russie pour la déterminer à arrêter sa mobilisation,--puis, sur une réponse négative, à quelles conditions la Russie démobiliserait. La Russie exige l'assurance que l'indépendance, la souveraineté de la Serbie sera respectée.
Les hostilités continuent entre Serbes et Autrichiens: bombardement de Belgrade, duels d'artillerie à Semendria et à Vichnitza, sur le Danube.
Le tsar signe l'oukase décrétant la mobilisation générale pour le 31 juillet. L'empereur Guillaume proclame l'état de «menace de guerre» (Kriegsgefahrzustand).
Dans la nuit, les Autrichiens, qui tentent de passer la Save et le Danube près de Belgrade, sont repoussés.
Vendredi, 31 juillet.--Les pourparlers diplomatiques continuent: le tsar reçoit M. de Pourtalès. L'Angleterre fait une suprême tentative pour trouver une formule acceptable.
L'Allemagne s'isole: elle a coupé les voies ferrées, les lignes télégraphiques et téléphoniques, occupé les ponts de sa frontière Est. Enfin, dans la soirée, elle adresse à la Russie un ultimatum lui enjoignant de cesser ses armements et menaçant de mobiliser elle-même (en réalité, elle y travaille depuis le 25 juillet). Elle demande une réponse pour le samedi 1 er août, à midi.
A Paris, M. de Schoen notifie, à 7 heures du soir, à M. Viviani cette démarche, et demande au gouvernement de la République quelle sera son attitude en cas de refus de la Russie. Il réclame une réponse pour le lendemain, également, à 13 heures.
La Russie accepte une proposition de l'Angleterre tendant à l'arrêt simultané des opérations russes et autrichiennes.
Samedi, 1er août.--M. de Schoen avance sa visite et voit M. Viviani à 11 h. 1/2. La conversation demeure sans conclusions positives.
A midi, conseil des ministres à l'Elysée: le président signe le décret de mobilisation générale. A 4 heures est affiché l'ordre, portant que le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août. L'état de siège est proclamé.
DEUXIÈME JOUR DE LA MOBILISATION.--Devant la gare de l'Est à Paris, le 3 août.--Phot. Raphaël.
A 7 heures, l'ambassadeur allemand à Saint-Pétersbourg notifie verbalement la déclaration de guerre à la Russie.
Dimanche, 2 août.--Premier jour de la mobilisation française. Avant toute déclaration de guerre, les Allemands violent le territoire du Grand-Duché du Luxembourg et pénètrent en territoire français, à Long-la-Ville, près de Longwy. Ils sont arrêtés par les batteries des forts de Longwy. Un détachement de cavalerie allemande passe la frontière à Cirey-sur-Vezouze, occupe un moment Bertrambois et est repoussé. Un escadron fait irruption à Suarce, à 3 kilomètres de Petit-Croix, où s'opère la réquisition des chevaux, et emmène avec ces chevaux les hommes qui les accompagnent. Une reconnaissance du 5e chasseurs allemand arrive au galop à Joncherey; à l'entrée du village, un des officiers tue d'un coup de revolver le caporal commandant le poste, et est lui-même abattu. Autant de violations de frontière, avant toute déclaration de guerre.
Le tsar adresse un manifeste à ses peuples.
L'ambassadeur allemand notifie, à midi, au gouvernement italien, l'état de guerre entre l'Allemagne et la Russie. Le marquis di San Giuliano prend acte et déclare que l'Italie gardera la neutralité.
Lundi, 3 août.--Dans la nuit, l'Allemagne a adressé à la Belgique un ultimatum lui enjoignant de laisser passer par son territoire les troupes allemandes. A 7 heures du matin, délai fixé pour la réponse, la Belgique oppose un refus.
Le chargé d'affaires d'Italie notifie au gouvernement français la neutralité de l'Italie.
L'Amirauté anglaise lance l'ordre de mobilisation de tous les hommes de la réserve de la flotte.
Les Chambres françaises sont convoquées pour le 4 août. Notre mobilisation se poursuit dans l'ordre le plus admirable.
Le Grand-Duché du Luxembourg est occupé par 60.000 Allemands.
M. Gauthier, ministre de la Marine, donne sa démission, pour raison de santé. M. Victor Augagneur, ministre de l'Instruction publique, lui succède. Il est remplacé lui-même par M. Albert Sarraut, gouverneur de l'Indo-Chine. M. Viviani, conservant la présidence du Conseil, confie à M. Gaston Doumergue le portefeuille des Affaires étrangères.
Sir Edward Grey fait à la Chambre des Communes une déclaration dont les deux points essentiels sont: 1º que la flotte anglaise garantira les côtes de France contre la flotte allemande; 2º que l'Angleterre, saisie d'un appel du roi des Belges, affirme sa volonté de maintenir la neutralité de la Belgique. Le Parlement vote 100 millions de livres pour les dépenses de guerre.
Fait de guerre: un aéroplane allemand vient au-dessus de Lunéville et y lance trois bombes.
A Metz, les Prussiens fusillent Alexis Samain, ancien président du Souvenir alsacien et fondateur de la Lorraine sportive; à Moineville, le curé de cette paroisse; à Saales, le maire; plus dix-sept jeunes gens qui tentaient de venir en France.
Alexis Samain (au centre),
fondateur de la Lorraine sportive,
que
les Allemands viennent de fusiller
à Metz.
A 10 heures du soir, M. de Schoen, ambassadeur d'Allemagne, quitte enfin Paris, par train spécial mis à sa disposition. L'impératrice douairière Marie Féodorovna, rentrant en Russie, est arrêtée en Allemagne et conduite à la frontière danoise.
Mardi, 4 août.--Le matin, à Paris, obsèques solennelles de M. Jean Jaurès, assassiné le vendredi 28 par un exalté.
Réunion des Chambres françaises. Séance émouvante. M. Paul Deschanel rend un hommage ému à la mémoire de M. Jaurès. M. Viviani donne lecture du message du président de la République et de la déclaration du gouvernement. Dans un magnifique élan, les lois nécessaires à la défense nationale sont votées à l'unanimité.
L'Angleterre adresse à l'Allemagne un ultimatum, lui accordant jusqu'à minuit pour déclarer qu'elle respectera la neutralité de la Belgique. Cet ultimatum est rejeté. L'ambassadeur britannique et celui de la République reçoivent leurs passeports.
A 8 heures 30, l'Allemagne déclare la guerre à la Belgique. L'armée allemande pénètre sur le territoire belge par Gemmenich et Dolhain, à l'Est de Liége, Francorchamp, Stavelot. Trouvant des ponts coupés qui retardent sa marche, elle écorne le territoire hollandais à Tilbourg, franchit la Meuse à Eijsden et arrive à Visé. Cette ville, qui se défend, est incendiée.
Le matin, à 4 heures, Bône, en Algérie, est bombardée par un croiseur allemand, le Breslau. A 5 heures, Philippeville subit le même sort de la part du Goeben. Peu de victimes.
L'armée austro-hongroise est toujours tenue en échec par les Serbes.
Mercredi, 5 août.--Liége, sommée de se rendre, résiste victorieusement aux envahisseurs. Un corps d'armée allemand attaque de front les troupes belges qui l'arrêtent, contre-attaquent et le repoussent en territoire hollandais. Les forts de Liége détruisent un pont de bateau jeté par les Allemands sur la Meuse. Les pertes allemandes seraient très élevées; les troupes belges ont ramassé dans les lignes ennemies 600 blessés.
La reine des Pays-Bas déclare une partie du territoire en état de guerre.
En France, quelques escarmouches: à Norroy-le-Sec, près de Briey, des dragons allemands sont surpris par des cavaliers français qui en tuent 5 et en blessent 2; à Rechésy, à la frontière suisse, des cavaliers français surprennent une patrouille allemande, lui tuent 3 cavaliers, en prennent 2, poursuivent le reste en territoire suisse.
L'AUBE DU 1er AOUT AU VILLAGE.--Le salut du coq.
Dessin de L. Sabattier.
L'heure n'est point à la littérature, et si cette image n'était qu'une allégorie, une facile imagination de poète, elle serait de peu de prix. Mais elle est vraie; elle est quelque chose qui a existé, et que d'innombrables yeux ont vu. Nous en tenons le témoignage d'un des jeunes hommes qui en eurent à l'aube du samedi 1er août, le pathétique et inoubliable spectacle.
La mobilisation n'était point officielle encore; mais les premiers appels individuels avaient été lancés dans les campagnes, et de toutes parts, au lever du jour, on voyait s'avancer allégrement, joyeusement, sur les routes, ceux de qui la Patrie réclame les coeurs et les bras. Ils marchaient par groupes, au pas, dans la splendeur du soleil levant; et soudain le chant d'un coq résonna; à ce coup de clairon, nous contait un de ces jeunes hommes, un autre coup de clairon répondit; puis deux, puis trois; et bientôt ce fut, au-dessus des fermes et des chaumières, comme un concert de notes stridentes et joyeuses qui s'élevait...
Ne dirait-on pas qu'il y eut quelque chose de providentiel dans ce hasard qui mettait le salut du coq gaulois sur le chemin de ceux qui allaient défendre la terre de Gaule!
Agrandissement
LES FRONTIÈRES DE LA FRANCE ET DES PAYS NEUTRES (Luxembourg,Belgique et Pays-Bas) VIOLÉES PAR LES ARMÉES ALLEMANDES.
Plan cavalier par L. Trinquier
Ce plan cavalier se présente avec une perspective qui, au premier abord, déroute un peu notre oeil habitué à la topographie des cartes. Il permet cependant d'embrasser, sans effort, tout l'ensemble des lignes frontières qui ont été jusqu'ici violées par les Allemands. Voici, d'abord, dans la trouée de Belfort, tout près de la Suisse, le petit village de Joncherey, où est tombé le premier soldat français; à l'autre extrémité des Vosges, Cirey, où se produisit aussi une escarmouche. Plus loin, Thionville, Remisch, Wasserbilig, Trois-Vierges, par où fut perpétrée sans coup férir l'invasion du Luxembourg; enfin, à l'est du Grand-Duché, le territoire belge que l'ennemi a envahi depuis Arlon et Verviers jusqu'à Liége et à la pointe que dessine au sud le territoire des Pays-Bas.
Mieux encore peut-être que sur notre carte publiée d'autre part apparaît l'objectif de l'armée allemande: forcer la Meuse dans l'espoir de pouvoir s'épandre rapidement, d'une part, vers Laon; d'autre part, au delà de la Sambre et de Maubeuge, et converger ainsi dans deux directions vers Paris. A l'heure où nous écrivons ces lignes, on peut donc s'attendre à une action importante des forces combinées anglo-franco-belges contre l'armée allemande dans la région de Givet où tout a été depuis longtemps prévu par notre état-major.
SCÈNES DE LA MOBILISATION DANS LES GARES ET DANS LES RUES DE PARIS
Un départ de mobilisés.
Un convoi de chevaux réquisitionnés traverse a place de l'Opéra.
En route vers la frontière de l'Est.
UN VISION DE GUERRE DU CIEL PARISIEN.
Dessin de JOSE ****
Parmi les hypothèses d'un genre nouveau qu'a dû envisager notre état-major, il en est une assez curieuse, et un peu inquiétante, bien qu'il n'en faille point exagérer l'importance. Un dirigeable allemand, dans un raid audacieux, ne pourrait-il, à la faveur de la nuit, arriver jusqu'au Champ-de-Mars et lancer quelques bombes sur la tour Eiffel, avec l'espoir d'en détruire une partie suffisante pour arrêter le fonctionnement de notre poste de télégraphie sans fil? Des mesures spéciales sont prises pour se défendre contre pareille tentative: à Paris même et sur divers points du territoire on a disposé des pièces d'artillerie efficaces; des aviateurs veillent aux environs de la capitale, prêts au suprême héroïsme; et c'est pour cela que chaque soir on voit courir sur le ciel parisien de larges faisceau lumineux qu'un dirigeable pourrait difficilement éviter, et qui, par une singulière ironie du destin, rappellent les projections qui illuminent Paris les jours de fête.
LE BON APÔTRE!--De quel sourire Guillaume II accueillait le tsar.
«Ce Tartufe entre les États!» Telle est l'épithète cinglante dont Henri Heine, le même qui se proclamait coquettement «Prussien libéré», flagellait la face de la puissance de proie dont la féroce tyrannie l'avait contraint d'abandonner sa chère Allemagne. Parole de vérité, dont le monde vient, une fois de plus, d'éprouver la justesse. Or cette nation de fourbes sans raffinement se peut glorifier d'avoir rencontré enfin un chef à sa taille, et, selon l'expression anglaise, son representative man, son homme type: Guillaume, empereur et roi. Avec quels soins patients, quelle persévérance, le «kaiser» s'était appliqué, depuis qu'il était monté en scène, à tisser devant nos yeux un voile d'illusions! Avec quelle application, depuis vingt-cinq ans, il posait au galant homme, au paladin! Fleurs sur les cercueils de nos morts illustres, compromettantes invitations aux vivants en vue susceptibles de servir ses mensonges, aucune comédie ne lui coûtait. On le voit ici, accueillant, à l'une de leurs rencontres, le tsar Nicolas, son ami, son cousin selon le protocole et presque par le sang, et lui souriant de toutes ses dents. «J'embrasse mon rival, dit le Néron de Racine, mais c'est pour l'étouffer.» Aujourd'hui voici son premier acte d'hostilité envers la Russie; l'impératrice douairière, Marie Féodorovna, la mère du tsar, la soeur de la reine Alexandra, sa propre tante, à lui, Guillaume,--une souveraine auguste qui fut son hôte quelque jour, et lui rendit, dans l'un des palais impériaux, à Pétersbourg, à Tsarskoïé-Sélo, le pain et le sel,--une femme à cheveux blancs, enfin, qui traverse son empire, la guerre déclarée, pour retourner chez elle: on l'arrête, au nom du Lohengrin couronné, du successeur prétendu de Charlemagne; on lui interdit de continuer sa route, et, comme une vulgaire espionne, on la reconduit à la plus proche frontière.
Dessin de J. Simon.
LA SÉANCE DU 4 AOUT A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS
La séance qu'a tenue, mardi dernier, la Chambre des députés, réunie en même temps que le Sénat pour recevoir connaissance, par la voie du message du président de la République et de l'exposé du président du Conseil, des événements qui nous avaient acculés à la guerre, et pour voter les mesures que nécessitait le commencement des hostilités,--cette séance a offert un spectacle inoubliable. D'abord, un impressionnant silence: les pères conscrits de Rome, en des circonstances analogues, ne montrèrent pas plus de sereine dignité. Tous les coeurs battant à l'unisson d'un ardent amour pour la patrie, affermis par une pleine confiance dans ses destinées. Puis à la fin du sobre et clair discours de M. René Viviani, une immense acclamation s'exhalant de toutes les bouches, des bravos, des vivats, des bras levés, dans un serment solennel de défendre jusqu'au bout et par tous les nobles moyens la sainte cause de la patrie, de la civilisation du progrès... «Nous sommes sans reproche, avait proclamé le président du Conseil: Nous serons sans peur.» D'une seule âme la Chambre s'associait à cette forte parole.
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LES TROUPES DE COUVERTURE DE LA FRANCE ET DE L'ALLEMAGNE.
--Emplacements des différents corps, batteries, sections d'aviation, etc.
jusqu'à la veille des hostilités.--Ce sont d'autres corps d'armée allemands, les VIIe et IXe (et peut-être les IVe et Xe) qui opèrent à travers le Luxembourg et la Belgique.
Hôtel de Ville. |
Vue générale de Visé, sur la Meuse. |
Vieilles maisons. |
LA JOLIE PETITE VILLE BELGE DE VISÉ, AU NORD DE LIÉGE, QUI A ÉTÉ
OCCUPÉE ET BRÛLÉE PAR LES TROUPES ALLEMANDES
D'après la «Belgique illustrée».
NICOLAS II, EMPEREUR DE RUSSIE | GEORGE V, ROI D'ANGLETERRE | ALBERT, ROI DES BELGES |
NOS FRÈRES D'ARMES
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LA FORMIDABLE FLOTTE BRITANNIQUE
Les 24 dreadnoughts, les 35 pre-dreadnoughts, les 18 croiseurs cuirassés et les 100 autres navires, qui furent rassemblés à Spithead, le 18 juillet, pour une revue navale sans précédent, et qui sont maintenant mobilisés pour protéger les côtes de la Grande-Bretagne et de la France, et poursuivre les escadres allemandes.
Le 18 juillet dernier était réunie, dans les eaux de Spithead, la plus belle flotte, la plus formidable que jamais ait portée la mer le roi George passait en revue l'armée navale britannique.
Elle présentait ses 24 dreadnoughts les plus modernes, les 35 bateaux, un peu plus anciens, que les Anglais appellent les pre-dreadnoughts, ses 18 croiseurs cuirassés, et plus de cent autres bâtiments divers, éclaireurs, contre-torpilleurs, sur douze lignes, devant lesquelles glissa, majestueux--véritable traversée!--le yacht royal, salué par des hurrahs répétés. Qui eût pu prévoir alors que cette revue triomphale était comme la revue suprême, avant la bataille?
Cette flotte admirable était donc, nous l'avons dit, toute prête au moment où se compliqua soudain le situation politique: on n'eût qu'à la laisser mobilisée. Aujourd'hui, elle fait bonne garde en avant de nos côtes, dans le Pas de Calais, dans la mer du Nord, bien au delà, sans doute, des côtes d'Ecosse et d'Irlande. Même elle s'est renforcée de 14 autres grands navires, ce qui porte le nombre de ses grosses unités à 38, dont la «bordée», le poids de projectiles lancé par l'ensemble des pièces, représente 118 tonnes et demie. A cette force constituant les 1re et 2e home fleets, l'Allemagne peut opposer sa flotte de haute mer, composée de 21 cuirassés dont la bordée est de 59 tonnes,--soit la moitié, à peine. Voilà pour les forces de première ligne. Que si l'on pousse plus loin la comparaison, et si l'on envisage l'entrée en compte des croiseurs de combat et croiseurs légers, contre-torpilleurs et sous-marins, l'avantage de l'Angleterre s'accroît encore. C'est ainsi qu'elle oppose 25 croiseurs à 12 allemands, 166 contre-torpilleurs à 72 et 52 sous-marins à 24 allemands.
8 Août 1914
La Banque de France vient d'émettre des billets de 20 francs et de 5 francs. Serait-elle amenée par les circonstances à lancer des coupures encore plus faibles, il n'y aurait point lieu de prendre la chose au tragique.
Fac-similé, en grandeur réelle,
d'un billet de banque d'un cent
(un sous), émis par la Banque de
Pittsburg en 1859.
C'est presque une vérité de La Palice d'affirmer que les petites coupures présentent les mêmes garanties que les grosses; elles ont, sur ces dernières, l'avantage de faciliter les transactions. Et nombre d'Etats qui, pendant un temps plus ou moins long, se sont vus obligés de recourir au papier-monnaie, ont émis des coupures d'un franc. Il n'y a pas longtemps encore, la République Argentine utilisait des billets de 5 centouros, valant environ deux sous et demi. Mais le record en ce genre semble appartenir à la Banque de Pittsburg qui, en 1859, pendant la guerre de Sécession, émit des billets de banque de 1 cent, soit un sou, dont nous reproduisons un spécimen qui nous est gracieusement communiqué par M. Fernand Bernard.
La Croix-Rouge française.
Pendant que tous les Français, sans distinction de classe ou de parti, s'apprêtent crânement, presque gaiement même, à faire leur devoir, les Françaises, d'une façon plus discrète peut-être parce que toutes ont le coeur attristé par le départ d'un être aimé, demandent à servir la patrie menacée.
A peine conscientes de la grandeur de leur mission, les femmes de France veulent porter jusque sur les horribles champs de bataille le réconfort de leur présence, la douceur de leur parole, le charme de leur sourire, l'inépuisable générosité de leur coeur. Jeunes et vieilles, aristocrates, bourgeoises, filles du peuple, composent la même foule, assiègent avec le même élan admirable et grave les trois grandes sociétés d'assistance aux blessés qui constituent la Croix-Rouge française.
La Société française de secours aux blessés militaires, fondée en 1864, a déjà eu en 1870 l'occasion de se signaler; admirablement préparée aujourd'hui, sous la haute direction du marquis de Vogüé, elle envoie chaque jour des équipes aux postes frontières. Au deuxième jour de la mobilisation, dix équipes étaient à leur poste, comprenant une cinquantaine d'infirmières diplômées qui dirigeront les novices. D'autres les rejoindront bientôt. La Société dispose actuellement de 17.000 lits.
L'Association des Dames françaises, mise à l'étude après la guerre, en 1876, a régulièrement fonctionné à partir de 1879. Elle a pour présidente Mme Ernest Carnot.
Le matériel de guerre de l'Association est au complet; une partie se trouve déjà à la frontière avec les ambulancières. Dès les premières heures de la mobilisation, on a mis au service des Dames françaises 600 lits au Tennis-Club, 400 au collège Stanislas, etc..., les offres affluent de tous côtés.
L'Union des Femmes de France, née en 1881, de l'Association des Dames françaises, a à sa tête Mme Pérouse. Elle a envoyé des équipes à Saint-Dié, Verdun, Vittel, Remiremont, Epinal, Toulon, Besançon, Châteauroux, Sainte-Menehould, Angers: 12.000 lits sont prêts, répartis en divers points de la France. Ajoutons que les Femmes de France disposent de 60 équipes volantes comprenant une infirmière-majore et cinq infirmières, équipes susceptibles, par privilège spécial et à titre exceptionnel de s'avancer jusqu'à la première ligne et de se joindre au service de santé militaire. Les «Femmes de France» sont fières de cette prérogative, récompense de leur admirable dévouement dans nos campagnes du Maroc.
Le bassin laitier de Paris.
Le public parisien, qui avait cru prudent de faire des provisions un peu excessives de denrées alimentaires, s'est vite ressaisi; il a compris qu'aussitôt la mobilisation achevée, le service des approvisionnements de Paris redeviendrait sensiblement normal par rapport au nombre des bouches à nourrir.
Carte schématique des arrivages de lait à Paris en temps ordinaire.
Dès le premier jour, du reste, malgré l'affectation des chemins de fer aux mouvements militaires, un certain nombre de trains ont été réservés au transport des denrées essentielles, notamment de la viande, du lait, des pommes de terre, ainsi que de la farine nécessaire à la fabrication du pain.
Pour le lait, des dispositions spéciales ont été prises en vue d'assurer un tour de préférence aux enfants et aux malades.
En temps ordinaire, il est vendu chaque jour à Paris et dans les communes du département de la Seine un peu plus d'un million de litres de lait. A peine 100.000 litres proviennent des étables du département, le reste est fourni par des laiteries en gros qui possèdent, dans un rayon de 200 kilomètres autour de la capitale, des dépôts «de ramassage» où sont centralisés les laits vendus par les cultivateurs des communes environnantes.
On compte environ 250 dépôts de ramassage, répartis dans 19 départements et recevant en moyenne 4.000 litres de lait par jour. L'importance de production des diverses régions est figurée dans la carte ci-contre, dressée par M. Guichard, commissaire de police spécial des Halles, chef du service d'inspection de la Répression des fraudes de Paris. Cette carte nous montre qu'une très minime partie du lait expédié à Paris vient des départements situés à l'Est de la capitale.
Nos communications télégraphiques avec la Russie.
Nos communications télégraphiques avec la Russie sont assurées actuellement par plusieurs voies dont voici la liste:
1º Le poste radio-télégraphique de la tour Eiffel, dont le fonctionnement peut être contrarié, mais non empêché, semble-t-il, par les émissions des postes ennemis ayant pour objectif de brouiller les ondes.
2º Le câble danois, qui va de Calais à Fano, sur la côte ouest du Danemark, d'où le fil, traversant la péninsule, gagne Fredericia, sur la côte Est, puis, par la Baltique, atteint Libau et Pétersbourg. Aux termes des conventions internationales, cette voie est neutre. La circonstance paraît en elle-même assez insignifiante pour l'Allemagne. Mais le câble peut être défendu dans la Baltique par la flotte britannique et par la flotte russe. La Roumanie, d'autre part, puissance avec laquelle il faut compter, est intéressée à son fonctionnement régulier.
3º Le câble anglo-suédois et le câble anglo-norvégien, reliés par voie de terre au réseau russe.
4º Enfin, le câble de Malte qui suit cet itinéraire: Marseille-Malte-Zante-Golfe de Corinthe, Dardanelles, Odessa. Ce câble a, comme on voit, des relais en terre anglaise, en Grèce, en Turquie. Il est, en Méditerranée, sous la protection de l'Angleterre et de la flotte française.
Le lieutenant de Villiers décoré, à Fez,
par le général de Villiers, son père.
Un général décore son fils.
Un cliché, des détails nouveaux, que nous recevons touchant la remise des décorations du 14 juillet aux blessés de l'hôpital de Fez, nous donnent l'occasion de revenir sur cette émouvante cérémonie, dont ils complètent la physionomie.
Au nombre des officiers décorés se trouvait le lieutenant de Villiers, du 2e spahis, fils du général de Villiers. Le général, qui, lui-même, alors qu'il était sous-lieutenant, fut blessé, à Froeschwiller, dans la fameuse charge, d'une balle à la poitrine, avait tenu à venir embrasser son fils, atteint, au combat du 13 juin, comme lui-même l'avait été autrefois, en pleine poitrine, et il assistait, à Fez à la solennité de l'hôpital Auvert. Par un sentiment infiniment délicat, le général Gouraud tint à réserver à cet heureux père la joie de décorer lui-même son fils, et, ayant donné au lieutenant de Villiers l'accolade, accompagnée des paroles traditionnelles, il remit au général de Villiers, pour qu'il l'épinglât lui-même sur la jeune poitrine, le ruban rouge auquel pendait l'étoile des braves.
Carte de la région où se dessine le mouvement de l'aile droite de l'armée allemande à travers le Luxembourg et la Belgique.
L'invasion du Luxembourg par les armées allemandes était, depuis longtemps, une éventualité prévue par notre état-major. Il suffit, en effet, de regarder une carte pour voir qu'entre la ligne des Vosges et la Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg, petit territoire de 2.500 kilomètres carrés, constitue une voie d'accès en France tout indiquée pour une armée venant de la Prusse rhénane. Aussi, depuis longtemps, le gouvernement allemand, chargé de l'exploitation des chemins de fer du Luxembourg, avait mis à profit cette situation privilégiée pour organiser en vue de sa mobilisation le réseau du Grand-Duché. Notre carte indique l'importance des travaux accomplis dans ce but.
Elle montre en outre que la violation du territoire belge est le complément logique de l'invasion du Grand-Duché.
Notre front des Vosges est considéré comme à peu près infranchissable; les Allemands devaient donc songer à utiliser la grande voie de pénétration que constitue la frontière germano-belge et germano-luxembourgeoise, entre Aix-le-Chapelle et Longwy.
L'attaque de Liége, les 4 et 5 août, par l'avant-garde allemande.
Du Luxembourg, leurs corps d'armée ne peuvent entrer directement en France qu'en se heurtant aux forts de Longwy ou, plus bas, au camp retranché de Verdun. Mais, s'ils violent le territoire belge, ils trouvent au-dessous d'Arlon une région de plaines, assez étroite, qui leur permet de longer notre frontière et de l'aborder, plus loin, dans de meilleures conditions. Toutefois, cette partie de la Belgique ne se prête guère aux mouvements d'une armée importante; à une petite distance à l'ouest d'Arlon s'étend une région couverte de forêts, sans lignes de chemin de fer, qui se continue par les «hautes Fagnes», également difficiles, jusqu'à la vallée de la Meuse.
Une action de ce côté demande à être appuyée par une marche vers Liége et Namur; entre la pointe Nord du Luxembourg et Aix-le-Chapelle, les armées allemandes déversées de Coblentz, de Bonn, de Cologne, trouvent un large passage, assez facile et sans défense jusqu'à la Meuse. Le fleuve franchi, les armées d'invasion peuvent s'avancer dans deux directions: l'une marchant au Sud, pour pénétrer en France par la trouée d'Hirson (voir le plan cavalier à la page 110), en laissant Maubeuge sur sa droite; l'autre remontant vers Bruxelles pour de là descendre sur notre frontière entre Valenciennes et Dunkerque.
L'état-major allemand avait d'ailleurs tout préparé pour attaquer dans ces conditions. Il avait raccordé étroitement le réseau ferré de l'Allemagne à celui de l'Etat belge; tout près de la frontière, à Malmédy, il avait créé le camp retranché d'Elsenborn, dont l'approche était gardée avec une sévérité extraordinaire.
Ce plan, de conception assez simple, eût été facilement réalisable avec la complicité passive de la Belgique, dont la superbe allemande paraît n'avoir pas douté; l'attitude vaillante du petit peuple qui s'est exposé, sans une minute d'hésitation, à recevoir le premier choc de la horde barbare, en a rendu l'exécution singulièrement difficile. Le passage de la Meuse est défendu par deux forteresses de premier ordre, Liége et Namur, capables--Liége vient de le démontrer les 4, 5 et 6 août--de retarder sérieusement la marche d'une armée; plus au Nord, le camp retranché d'Anvers, protégé à l'embouchure de l'Escaut par la flotte anglaise, est un centre offensif et défensif d'une rare puissance.
Tout permet, dès lors, d'espérer qu'avec l'appui prochain de forces anglaises et françaises l'armée belge, notre alliée désormais, pourra repousser l'armée allemande bien nombreuse pour elle, pas assez cependant pour n'avoir pas été mise un instant en échec par sa vaillance.