Title: La Robe brodée d'argent
Author: M. Maryan
Release date: January 31, 2010 [eBook #31137]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net
55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55
1913
LANDRY DESMOUTIERS A SÉVERIN DE SALLES
«Je ne date pas ma lettre, mon cher ami. D'abord, j'ignore l'orthographe du hameau perdu où je vais dormir ce soir; puis, tu ne pourrais pas en prononcer le nom semi-barbare.
»Ah! Séverin, quels jours je vis! Quelles impressions vraiment neuves, inattendues, dans l'enivrante solitude de ce voyage, et l'entraînante vitesse de mon incomparable auto!
»Quand je pense que ma chère mère croyait m'avoir fait connaître la Bretagne! Aussi bien la trouvais-je un peu banale et décevante dans ses villes, et même dans les sites célèbres envahis par les touristes. Mais je l'ai découverte, la vraie, la sauvage, l'indomptable, la mélancolique, la charmeuse! Je l'ai découverte dans ses chemins bordés de chênes et de genêts qui, effleurés par l'auto, font pleuvoir sur moi des feuilles vertes et des fleurs d'or,—sur ses grèves solitaires où la mer, bleu d'azur ou vert d'émeraude, est toujours agitée dans sa noire ceinture de rochers,—dans les villages perdus d'où s'élancent des clochers en dentelle,—et surtout, peut-être, je l'ai reconnue et saluée sur les pentes arides des monts d'Arrez.
»Voici deux jours que j'erre en tous sens sur ces plateaux où souffle librement une brise âpre, dans le dédale vraiment désolé de ces vallées où croît seul l'ajonc épineux, sur les croupes arrondies de ces collines, sur la terre brune desquelles pousse un thym maigre et ras, brûlé par le vent et le soleil. La vue est incomparable dans sa tristesse: au-delà des cimes rondes et nues qui moutonnent autour de moi, c'est, d'un côté, la mer sans bornes; de l'autre, la sombre chaîne des Montagnes Noires. Çà et là, la silhouette grise d'une chapelle, une chaumière isolée.... Je passe des heures sans apercevoir une figure humaine; mais quelle note pittoresque offrent les rares passants! Tantôt c'est un paysan vêtu de bure brune, conduisant un attelage de ces petits chevaux alertes, infatigables, qui prennent leur nom de ces montagnes mêmes; tantôt c'est une femme à la coiffe monastique, qui, effrayée de voir l'auto, rassemble comme des poussins les petits sauvages aux cheveux de lin qui s'ébattent sur la route.
»Point d'arbres, partant, point d'oiseaux, si ce n'est un vol de corbeaux s'enlevant, très noirs, sur le ciel gris perle. Un silence impressionnant, une pauvreté grandiose, une indicible mélancolie....
»J'ai laissé mon chauffeur à Morlaix, et je jouis indiciblement. Ce n'est pas trop de ce cadre immense, de ce désert, pour la vie qui déborde en moi. Jamais, mon ami, je ne connaîtrai d'impressions plus enivrantes que celles qui m'envahissent dans cette liberté de mon être....
»Eh! oui, je me sens libre pour la première fois. Ma pauvre mère!... Certes, elle vit de mon bonheur, de mes désirs, et me gâte comme le plus aimé des fils. Et cependant, je ne le voudrais dire qu'à toi: j'ai, en la quittant, ressenti cette impression de liberté que je me reproche comme une ingratitude. J'avais soif de solitude, soif de n'être plus étouffé par cette tendresse oppressive, cette influence que je reconnais sage et douce, que je subis volontairement, mais qui arrête l'essor de ma personnalité. Pour calmer mes remords, je me dis que je lui reviendrai plus aimant, et qu'elle jouira de constater le développement opéré dans mon être pendant ces jours où je pense seul, où j'agis seul, où je ne suis plus uniquement le fils soumis d'une mère trop tendre, mais un homme entrant vraiment dans la vie avec des espoirs, des rêves, des plans personnels, et toutes les responsabilités qu'il regarde en face, et qui ne troublent point ses secrètes énergies.
»Le jour tombe, et mon encre est si pâle que je vois à peine ce que j'écris. Ma chambre est rustique à souhait: blanchie à la chaux, avec un lit entouré de calicot, une table boiteuse et deux chaises de paille. De la cuisine, qui sert de salle commune, montent les effluves de mon souper: lard aux pommes de terre et crêpes de blé noir. Pour loger mon auto, on a débarrassé une grange, et un groupe d'enfants déguenillés, assemblés sur la route, contemplent l'étonnante machine, qui est pour eux un peu sorcière. Je me sens perdu dans ce monde nouveau, fruste, sauvage, dont je n'entends pas même le rude dialecte. Tout semble faire de nous des races différentes, et cependant un lien sympathique me rattache à ce peuple austère, dont je pressens la grandeur, filon d'or dans le granit.
»Mon vieux Séverin!... J'ai parfois du remords de chanter devant toi mes chansons de jeunesse, de te dire crûment tout ce que j'espère, tout ce que j'attends de cette vie qui t'a été, à toi, si inclémente....
»Je serais prêt, cependant, à sympathiser avec ta douleur si tu voulais la dire. Je n'ose pas toucher à la blessure que tu dérobes; mais il faut que tu saches que je te plains, que je t'aime, que je suis tout prêt à partager ton fardeau, si tu y trouvais du soulagement.... Peut-être me regardes-tu encore, toi aussi, comme un enfant. C'est vrai que tu es plus âgé que moi, et plus intelligent; c'est vrai aussi que tu as été mûri par ton deuil et ta souffrance. Et cependant, notre amitié demeure, à l'étonnement des gens superficiels. C'est à toi, mon ami plus vieux, plus sage, plus triste, que je vais instinctivement chaque fois que je veux m'épancher, et tu vois que je t'écris ce soir mes enthousiasmes, à toi qui as cependant vu l'Europe entière, et épuisé toutes les impressions de voyage.
»Bonsoir, Séverin. Un pillawer (marchand de chiffons), vêtu de bure brune, va porter ma lettre au prochain village, parmi le chargement de bols coloriés qu'il livre aux ménagères, en échange de leurs loques. Je te le redis, ton souvenir m'est très cher dans cette solitude, et il me semble que j'aime plus que jamais la jolie maman qui, à cette heure, rêve à moi dans le tiède confort de son petit salon, sous les regards graves de mes ancêtres les conseillers et les sénéchaux, et de mes grand'mères en fraises empesées ou en justins de brocart.»
L'auto, de sa souple et rapide allure, parcourait sans but les stériles vallées dans lesquelles le soc de la charrue heurte des fragments de roc, gravissait les pentes tapissées de thym et de maigre bruyère, sillonnait les routes tracées parmi les touffes d'ajonc.
Landry allait à l'aventure, se dirigeant sur les villages isolés dont les clochers à jours enchâssaient des trèfles ou des losanges de ciel bleu ou gris. Parfois, il descendait vers les petites villes austères aux pignons rayés de poutres, aux murs de granit, ou dans les gros bourgs qui, une fois par semaine, les jours de marché, sortaient de leur paix engourdie. Il errait parmi les paysans, curieux de leurs mœurs et de leurs coutumes, admirant les ostensoirs brodés sur les vestes de Cast, les grands cols de mousseline et les coiffes relevées de Pleyben, les bonnets brodés des tout petits. Il s'endurcissait bravement à la pauvreté des auberges, à la rusticité des couettes de balle d'avoine. Il lui semblait que son corps et son esprit se trempaient dans cette vie primitive, tandis que son imagination s'imprégnait d'une poésie âpre et forte, enivrante comme l'odeur du thym sur la montagne balayée par le vent. Que d'heures passées sur ces pentes désertes, sur ces sommets brûlés de soleil! L'auto, comme un monstre au repos, demeurait sur la route, et Landry se grisait d'air pur et de silence. Il y a tant de voix charmantes dans les âmes jeunes!... Tantôt il contemplait au loin la mer mouvante; tantôt il cherchait ses clochers de prédilection à travers la brume légère qui, presque continuellement, flottait sur les vallées. Souvent aussi, les yeux clos, dans un rêve passionnant, il évoquait le passé de cette terre de légendes. Au crépuscule, quand les grandes ombres des nuages se reflétaient sur la bruyère, quand la brise prenait des accents plaintifs, il eût volontiers attendu l'apparition des korrigans et des poulpiquets venant danser en rond sur la colline, et transformer en un or suspect et fatal les petites grappes sèches des bruyères. Il eût été presque disposé à reconnaître, dans les vapeurs blanches montant des gorges, les lavandières de nuit tordant les linceuls des morts. Mais lorsque la première étoile perçait la voûte assombrie du ciel, et que la lumière douce de la lune prêtait à ce paysage austère une beauté nouvelle et fantastique, c'était le souvenir des vieux saints qui s'offrait à lui. Quel charme dans ces figures à la fois tendres et fortes! Il croyait les voir, abordant ces rivages dans leur auge de pierre ou sur les plis étendus de leur manteau, s'enfonçant dans les forêts ou gravissant les collines, prêchant les rudes sectateurs des druides, assouplissant à l'amour du Christ ces cœurs sauvages, dans lesquels ils savaient découvrir le filon d'incroyable tendresse qui caractérise la race bretonne.
Jaloux de sa liberté et de sa solitude, il continuait à consigner son chauffeur à Morlaix. Il conduisait bien, manquant seulement un peu de prudence. Grisé de mouvement, il demandait à la machine souple et docile de véritables tours de force et une vitesse vertigineuse.
Mais ce fut très beau de mener pendant quinze jours, sans accidents, ce train exagéré.
Un charbonnier, vêtu de ce pittoresque costume de bure que Landry avait photographié à plusieurs reprises, passait au pied du mont Saint-Michel, conduisant sa voiture chargée de sacs et de fagots d'ajonc, lorsqu'il vit sur la bruyère nue et déserte une machine en détresse. Il laissa son attelage sur la route, et gravit la pente. La voiture n'était pas seule endommagée: son propriétaire gisait à quelque distance, sans mouvement.
Le paysan, de stupeur, laissa tomber sa courte pipe de terre, et marmotta, en breton, quelques paroles peu tendres sur les autos qui commençaient à envahir le pays, à effrayer les chevaux et les vaches, à causer des dommages et des accidents; mais il s'approcha du jeune chauffeur, et le souleva avec des précautions dont on n'eût pas cru capables ses grandes mains rudes. Il n'y avait à portée de secours d'aucune espèce, pas même un filet d'eau. S'étant assuré que Landry respirait encore, le charbonnier courut à la voiture, et, ayant fouillé les coffres et les poches intérieures, trouva une petite gourde à demi pleine de cognac. Quelques frictions sur les tempes, quelques gouttes du breuvage glissées entre les lèvres firent aussitôt ouvrir les yeux au jeune homme. D'abord étourdi, un peu égaré, il reprit conscience de ce qui était arrivé, et constata qu'il n'avait aucune fracture, l'élasticité du sol tapissé de lichens et de thym ayant amorti sa chute. Il se hâta d'examiner l'auto. Un pneu avait éclaté, et l'explosion qui s'était produite l'avait projeté à quelques pas, sans connaissance.
Le paysan ne parlait pas français. Il cherchait à expliquer ses intentions bienveillantes, montrait la machine, puis étendait le bras vers la vallée. Mais tout cela était lettre morte pour Landry, dont la mimique désespérée n'était, d'ailleurs, pas mieux comprise. Il savait qu'il n'y avait pas de mécanicien aux environs; il fallait télégraphier à son chauffeur, et faire descendre la voiture jusqu'à la gare la plus proche. Mais ses contusions le faisaient souffrir et, quand il voulut marcher, il lui sembla que les montagnes l'enserraient dans une ronde fantastique, tandis que ses jambes tremblantes se dérobaient sous lui.
Le paysan le prit par le bras et lui montra sa charrette. Les chevaux essayaient patiemment, sans y réussir, de tondre l'herbe courte qui liserait la route. Renonçant à d'autres explications, le charbonnier prit Landry dans ses bras comme s'il eût été un enfant, et le jucha sur un sac, tandis que lui-même se plaçait à la tête de ses chevaux et reprenait le chemin de son village.
Si las et si étourdi que fût Landry, il était encore capable de sentir le côté comique de sa situation, mais non pas de s'en amuser. Profondément mortifié de devoir abandonner sur la bruyère son auto à demi brisé et de s'en aller, jeté sur un sac de charbon, vers un inconnu à tout prendre peu réjouissant, il se promit de ne faire connaître ni à sa mère, ni à son cousin Séverin, l'incident désagréable qui donnerait une triste idée de sa prudence ou de son habileté. Et ce fut dans une disposition d'esprit singulièrement assombrie qu'il descendit la montagne gravie, quelques heures auparavant, avec tant d'entrain et d'enivrement.
C'était cependant l'heure qu'il aimait: la fin du jour. L'odeur du thym devenait plus pénétrante sous la brise qui s'élevait. Le ciel était coloré des nuances les plus riches. Les nuages ourlés d'or offraient des aspects étranges, changeant à toute minute. C'étaient des villes fantastiques, avec des bastions, des murs crénelés; c'étaient, l'instant d'après, des montagnes, des frondaisons, de profondes vallées, puis des lacs aux pâles reflets verts, avec les îles gris perle, des rivages accidentés, et, au loin, des lueurs d'incendie. Tout cela se reflétait sur la montagne. La petite chapelle de Saint-Michel se détachait en sombre sur un fond d'or, et la bruyère s'irradiait de lueurs pourpres, tandis que, sur les pentes et au loin, sur la mer, les grandes ombres des nuages gris semblaient étendre des bras gigantesques, ou des ailes immenses et mouvantes. Et au-dessous, un brouillard froid montait de la vallée, déjà envahie par le crépuscule, ouatant les contours, rendant imprécises et tremblantes les silhouettes des clochers, et laissant à peine distinguer les reflets d'acier d'une rivière lointaine où s'était, tantôt, miré le soleil.
Les couleurs du ciel pâlirent; le pourpre s'effaça en un rose et en un lilas très doux, l'ombre gagna même les sommets où s'était attardée la lumière, et au zénith, qui devenait d'un bleu sombre, une étoile s'alluma.
Le rustique équipage continuait à descendre d'une lente allure, le pas égal du charretier ne se lassant point. Semblant indifférent au site désolé comme aux splendeurs du soleil couchant, il ne se retournait même pas vers l'étranger qu'il avait recueilli. Il semblait à Landry qu'il allait s'enfonçant dans la nuit. Une heure avait passé, lui paraissant terriblement longue. Les sommets dont il s'éloignait se dressaient maintenant très sombres, très sévères, et au-dessous de lui, à travers les lacets de la route, il entrevoyait vaguement, comme au fond d'un abîme, un amas de toits d'ardoise et de chaume, du milieu desquels s'élançait un clocher aigu.
Alors, quelques arbres rabougris se montrèrent sur les talus, avec des haies d'ajoncs limitant de maigres champs d'orge ou de blé noir. Puis des chaumières parurent sur la route; Landry pouvait encore distinguer leurs portes au cintre de pierre. L'une d'elles avait des murs égayés de roses trémières d'un rouge profond, et de tournesols flamboyants.
Landry était venu deux ou trois fois dans ce village. Un dimanche, il avait entendu la grand'messe dans l'église gothique datant du xve siècle, où un jubé de pierre bleue finement découpée lui avait causé des distractions. Il éprouvait déjà un soulagement à la pensée de pouvoir parler français à l'aubergiste ou au recteur, lorsque la charrette, se détournant de la grande route, prit un chemin de traverse et s'éloigna du village.
Landry se souleva sur son dur coussin, et pria le conducteur de le laisser descendre. Mais un flot de paroles bretonnes l'arrêta, tandis, que d'un geste assuré, le paysan étendait son fouet vers une masse sombre, à peu de distance. C'était un bouquet d'arbres relié à une avenue, et à côté duquel s'élevaient des toits d'ardoise et une mince tourelle en poivrière.
Landry reprit espoir et patience. Quelques minutes après, la charrette s'engageait dans la rustique avenue creusée d'ornières et bordée d'ajoncs, puis s'arrêtait devant une grille de bois derrière laquelle la nuit ne laissait distinguer que confusément des bâtiments irréguliers, un toit monumental, et le sommet pointu de la tourelle.
Il voulut descendre; mais maintenant, il ressentait de vives douleurs. Le paysan, cependant, s'était dirigé à travers la cour jusqu'à la maison. Il en revint presque immédiatement, accompagné d'un homme de haute taille, portant une veste de paysan et un chapeau rond entouré d'un ruban de velours.
—Un accident d'automobile? dit-il en français, s'adressant à Landry.
—Oh! quel soulagement de pouvoir enfin se faire comprendre! s'écria celui-ci. Ce brave homme m'a été très secourable, mais nous ne nous entendions pas.... Voulez-vous, mon ami, lui demander de me conduire à l'auberge, où j'ai hâte de trouver un lit, quel qu'il soit?
—Yvon Magadec a fait preuve d'intelligence en vous amenant chez moi, dit le nouveau venu avec une courtoisie mêlée de dignité. Je suis le maire de Lanrouara, et comme un de mes fils possède un auto, il a pensé que je pourrais vous venir en aide mieux qu'un autre.
Tout ceci avait été dit en bon français, bien que d'une voix rude et avec un fort accent breton. Un peu confus de la liberté avec laquelle il avait appelé «mon ami» le premier fonctionnaire de l'endroit, Landry balbutia des excuses, puis renouvela sa demande d'être conduit à l'auberge.
—Le meilleur lit de Seïzan Lecoz ne vous reposerait guère, après une pareille secousse. Puisque Yvon vous a conduit chez moi, faites-moi le plaisir d'y rester, au moins jusqu'à demain.... Yvon, aide mon hôte à descendre, ajouta-t-il en breton.
Avant que Landry eût pu protester, il le reçut comme un bébé des bras robustes du charbonnier, et le porta, tout étourdi, dans une chambre sombre, tout en demandant, d'une voix de stentor, qu'en apportât «des chandelles».
Ce fut, en effet, une longue et mince chandelle de suif qui fit son apparition dans un chandelier de cuivre, tenu à bout de bras par une vieille paysanne en coiffe d'indienne lilas. Cette faible lumière ne suffisait pas à dissiper les ténèbres de la chambre inconnue où se trouvait Landry; il put seulement soupçonner qu'elle était différente de ce qu'il s'était attendu à trouver d'après le costume et les allures de son hôte.
—Je voudrais dédommager le brave homme qui m'a conduit ici de la peine qu'il a prise, dit-il, et du détour qu'il a fait pour m'amener dans votre maison hospitalière, Monsieur....
—C'est juste, dit le maire laconiquement.
Et il appela de sa forte voix:
—Yvon Magadec!
Le charretier parut à la porte, s'essuyant les lèvres sur sa manche de bure; il venait évidemment de prendre sa part de l'hospitalité du maire.
—Voulez-vous, Monsieur, lui dire que je le remercie mille fois, et que je lui serai obligé d'accepter ceci?...
Il avait ouvert son porte-monnaie, et tendait deux pièces au paysan. Celui-ci les prit simplement, en portant la main à son chapeau, et quitta la chambre avec le maire.
Si ce n'eussent été les meurtrissures qui lui donnaient l'impression d'avoir le corps brisé, et l'espèce de vide qu'il sentait au cerveau, Landry eût trouvé l'aventure pittoresque. Ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité; il distinguait les poutres du plafond, les lambris qui revêtaient les murs, et, parmi les meubles très simples, des objets qu'il ne se serait pas attendu à trouver là, tels qu'un piano et un harmonium.
Le maire reparut, et, à la lueur d'une autre chandelle qu'il tenait à la main, Landry put distinguer ses traits accentués, burinés par les rides, mais singulièrement beaux et distingués. Il portait une veste à basques longues, ornée de petits boutons noirs, et ouverte sur une chemise blanche. Point de gilet, mais une ceinture de coton à carreaux blancs et lilas faisant plusieurs fois le tour de ses reins. Il n'avait point quitté son chapeau, de dessous lequel tombaient sur son col des mèches de cheveux gris ayant une tendance à boucler.
—Mes nièces sont au sermon, dit-il, et je le regrette, parce qu'elles s'entendent mieux que la vieille Marianna à recevoir un étranger. Mais il y a toujours des draps au lit de la chambre d'amis. Êtes-vous capable de monter un étage, ou faut-il que je vous porte? Vous ne pesez pas lourd, et mes bras sont encore solides.
Landry n'eût voulu pour rien au monde accepter de tels services d'un vieillard.
Dominant sa souffrance, il suivit son hôte dans un escalier en pierre assez large, entre deux murs de granit, et qui lui sembla interminable. A droite et à gauche du palier, s'étendaient de sombres corridors. Presque à l'entrée de l'un d'eux, le maire ouvrit une porte. Cette fois, c'étaient deux bougies placées dans des flambeaux d'argent, qui éclairaient la «chambre d'amis». Landry vit un grand lit à courtines fanées, dont les couvertures rabattues laissaient voir des draps de neige, puis des meubles anciens assez confortables.
—On va vous apporter un bouillon et un verre de vieux vin, dit le maire. Il vaut mieux faire diète après une chute. Yvon m'a dit que vous n'avez ni fracture, ni entorse. S'il y a lieu, demain, on fera chercher un médecin à Brasparlz ou à Pleyben. Mais pour le moment, le mieux est de vous coucher.
—Comment vous remercier! dit Landry, dont les yeux se mouillèrent de larmes juvéniles. Recevoir ainsi un inconnu, un étranger!
—Je ne sais pas si vous êtes ou non un chrétien, Monsieur, répondit brusquement le vieillard; mais si vous avez jamais appris votre catéchisme, vous devez savoir que, parmi les œuvres de miséricorde que chacun de nous doit accomplir à l'occasion, il est recommandé d'exercer l'hospitalité.
—J'ai été élevé en chrétien, répondit Landry, et je sais aussi que la reconnaissance est un devoir.... J'ai une chère et tendre mère, Monsieur.... C'est la première fois que je la quitte, car j'ai fait près d'elle mon temps de soldat; et elle vous aura une profonde gratitude quand elle saura quelle réception j'ai trouvée ici.... Mais je dois au moins vous dire mon nom: Landry Desmoutiers.
—Moi je suis, je crois vous l'avoir dit, maire de ma commune,—un paysan, d'ailleurs, comme vous pouvez le constater. Si cela vous intéresse, je m'appelle Alain de Coatlanguy. Ma famille n'est pas la première qui ait subi les vicissitudes des temps. Cette maison, qui a été un manoir, est depuis plus de cent ans une ferme, et le sang des vieux seigneurs s'est mêlé à celui de nos paysans bretons.... Allons, dormez en paix, et demain vous me direz où est votre bagage, et ce qu'il faut faire de votre automobile.
Il refermait la porte; il se ravisa:
—Il y a de l'eau bénite au chevet de votre lit; ma nièce Loïzik en met tous les samedis.
Un instant après, la vieille servante apporta un bol de bouillon et une bouteille de vin convenablement tapissée de toiles d'araignées. Elle murmura un bonsoir en breton, puis referma la porte. Landry se trouvait seul.
C'était une douce et calme soirée d'automne. Il était à peine sept heures et demie; mais les arbres qui entouraient la maison du côté de l'avenue obscurcissaient les dernières heures du crépuscule. La chambre, bien que parfaitement propre, ne servait probablement qu'à de rares intervalles, car il y régnait cette odeur renfermée, ce léger relent de moisissure qui caractérise les vieilles maisons.
Landry ouvrit la fenêtre, chercha à distinguer les bâtiments lourds de la cour d'entrée, puis examina son logis. C'était une vaste pièce, au plafond bas, sillonné de poutres en chêne. Un revêtement de bois couvrait les murailles; à la fenêtre et au lit, des rideaux de calicot d'une blancheur immaculée pendaient sous les courtines d'un damas vert aux tons jaunis. Le mobilier se composait d'une armoire de chêne aux panneaux grossièrement sculptés, d'une commode sans style, mais ornée de curieuses poignées de cuivre, d'un fauteuil Voltaire recouvert de reps vert, de chaises de paille et d'une table ronde. Une pendule en bois noir, à colonnes, ornait la cheminée, flanquée de deux flambeaux d'argent, et à la tête du lit, il y avait un bénitier surmonté d'une croix.
Si Landry se fût trouvé transporté dans cette chambre au sortir de son nid parisien si douillet, si délicieusement rempli d'objets d'art, il n'y eût évidemment trouvé ni confort ni agrément; mais il venait de mener pendant quinze jours une vie fort primitive. Le plaisir d'être son maître, le sentiment vague d'une émancipation lui avaient fait accepter avec une sorte d'enthousiasme les auberges de village, la nourriture rustique, le coucher grossier, et l'absence complète du bien-être. Ces quinze jours vécus intensément, remplis d'émotions, de pensées, lui avaient paru courts pendant qu'ils s'écoulaient, et cependant, lui laissaient l'impression bizarre d'avoir creusé une sorte d'abîme le séparant de sa vie ordinaire. Il se figurait avoir mûri dans cet essai d'indépendance, ou plutôt avoir subi des changements intimes dans ce tête-à-tête avec sa jeunesse. Enfin, avec la souplesse de son âge, il se sentait en quelque sorte désaccoutumé, par cette vie nouvelle, de ce qui, jusqu'à présent, lui avait paru nécessaire à son existence. Aussi ne prenait-il pas, pour apprécier l'hospitalité de cette ferme, un terme de comparaison qui lui semblait déjà éloigné; il ne pensait pas à sa chambre du quai d'Orsay, mais aux réduits malpropres où il avait récemment dormi d'un sommeil sans rêves après des courses sur les collines. Et il goûta pleinement la netteté de la chambre, la blancheur des rideaux et du linge un peu rude, le modeste confort des meubles rustiques. Il trouva une jouissance délicieuse à s'enfoncer dans le grand lit que rendait douillet une couette de plumes à l'ancienne mode. Il prit consciencieusement de l'eau bénite, moitié attendri, moitié souriant de la simplicité d'enfant avec laquelle ce vieillard athlétique l'avait averti de ce pieux raffinement d'hospitalité. Et, avec une indicible impression de sécurité, sans même penser à sa machine abandonnée là-bas sur la bruyère, il s'endormit d'un lourd sommeil.
...Bien lourd, en effet, car la ferme recommença à vivre dès l'aube, et il n'entendit rien, ni le cri strident des coqs, ni le mugissement grave des vaches qu'on venait de traire, ni les aboiements joyeux des chiens, ni, à plus forte raison, le bruit du balai que Marianna heurtait contre les cloisons de bois. Mais, chose singulière, il s'éveilla subitement lorsqu'un coup léger fut frappé à sa porte.
—Entrez! balbutia-t-il, encore lourd de sommeil.
On n'entra pas. Seulement, une voix de femme, douce et un peu chantante, se fit entendre derrière la porte:
—Mon oncle m'a envoyée demander comment vous allez, Monsieur. Il est à la mairie; mais, si vous désirez un médecin, il a dit de faire atteler.
Landry se secoua comme un jeune chien. Il se sentait bien encore douloureusement meurtri; mais ce bon sommeil l'avait déjà à moitié remis, et il n'avait évidemment nul besoin d'un docteur, ni de remèdes.
—Je suis presque bien, répondit-il, amusé, à travers la porte. Oserai-je demander l'heure? La pendule n'est pas montée, et ma montre s'est arrêtée dans ma chute.
—Il est dix heures, Monsieur; Marianna doit-elle vous apporter votre déjeuner, ou voulez-vous descendre?
—Je descends... Mille grâces!
Il sauta à bas de son lit, étouffant un petit cri, car ses mouvements demeuraient pénibles, et il commença avec délices ses ablutions. La fenêtre ouverte laissait entrer non pas un rayon, mais une véritable nappe de soleil. Tout semblait irradié, embelli à miracle dans cette lumière, et, tout en faisant sa toilette, il admirait la masse des arbres de l'avenue, richement teintés de pourpre et d'or. Puis, en disposition joyeuse, il descendit l'escalier de pierre, et chercha à retrouver la chambre où il avait été introduit la veille. Comme il hésitait devant plusieurs portes closes, une lueur ardente attira son regard, elle venait d'une vaste cuisine, et remplissait un âtre immense où une marmite était suspendue. Au-dessus des fagots enflammés, une large plaque de fer, luisante de beurre, était posée, et la vieille Marianna faisait des crêpes. Avec sa robe de bure, son col de mousseline étroit, épinglé sur son cou ridé, sa petite coiffe serrée sur ses tempes, elle était singulièrement pittoresque. Et le cadre dans lequel elle était placée eût tenté un peintre flamand.
La cuisine occupait toute la largeur de la maison; l'une de ses fenêtres à petits carreaux donnait sur la cour, l'autre sur un potager sans clôture, qui dévalait le long d'une pente, et laissait voir un horizon immense de champs, de landes, de collines. Aux poutres enfumées pendaient les objets les plus divers: lard fumé, guirlandes d'oignons, paquets de chandelles, touffes flétries d'herbes de la Saint Jean. Une table flanquée de bancs la traversait dans une partie de sa longueur, et, dans un angle, le lit clos de Marianna se dressait, noir et luisant, laissant voir, par une étroite ouverture, sa courte-pointe à fleurs rouges. Sur le manteau de l'énorme cheminée, il y avait des pots d'étain, une rangée de chandeliers de cuivre, et, à la place d'honneur, une antique Vierge en faïence coloriée, au manteau semé d'étoiles. Des dressoirs grossiers supportaient une vaisselle pittoresque, à grosses fleurs, et des cuillers de bois. Enfin, sur les murs enfumés s'étalaient des ustensiles de cuivre rouge, qui réfléchissait à l'envi les lueurs du feu et la lumière du soleil.
Marianna était sourde, et elle ne se retourna point au bruit des pas de Landry. Mais, comme il commençait a être embarrassé de son personnage, il entendit derrière lui la même voix douce et chantante qui lui avait parlé derrière la porte.
—Voulez-vous entrer dans la salle, Monsieur? Je vais vous servir votre déjeuner.
—Vraiment, je ne puis consentir à vous donner cette peine! balbutia-t-il, embarrassé.
Il avait devant lui une paysanne vêtue à peu près comme Marianna, du costume de Carhaix ou de Huelgoat: corsage ajusté, petit col de mousseline, coiffe serrée, cachant un grand chignon arrondi; seulement, la robe était de drap fin, le tablier de taffetas noir, et la coiffe laissait voir deux bandeaux de cheveux blonds, encadrant un visage sans beauté, mais agréable. Une chaîne sautoir, en or, soutenait une montre placée dans la piècette, ou bavette du tablier.
Landry, mis en garde par la conversation de la veille avec le maire, devina qu'il avait devant lui une des jeunes filles de la maison. Son hôte avait, en effet, parlé de ses nièces.
La jeune fille ouvrit la porte de la «salle», pièce d'apparat qui servait, pour les étrangers, de salon et de salle à manger. Une grande table carrée en occupait le milieu. Il s'y trouvait des bahuts sculptés de forme disgracieuse, mais d'un travail ancien et soigné, des sièges très divers de styles, puis le piano et l'harmonium entrevus la veille.
Landry se sentit embarrassé lorsqu'il vit la jeune fille ouvrir un des bahuts pour y prendre une tasse. Il s'avança pour l'aider; mais, à ce moment, la voix chevrotante de Marianna se fit entendre. Bien qu'elle parlât breton, Landry comprit le sens de ses paroles en la voyant désigner d'un geste les préparatifs qu'elle aussi avait faits en vue du déjeuner du «Monsieur». Il s'aperçut alors, à travers le corridor, qu'un couvert était dressé sur la longue table de la cuisine.
—De grâce, Mademoiselle, s'écria-t-il, ne m'infligez pas la mortification d'être servi par vous! Je vois que votre servante a eu la bonne idée de me traiter en hôte familier, et j'apprécie, croyez-le, le charme très pittoresque de cette belle cuisine.... Si vous saviez la vie rustique que j'ai menée, dans les auberges des montagnes d'Arrez!
La jeune fille se mit à rire, et n'insista point.
—Moi aussi, dit-elle, j'aime bien à déjeuner dans la cuisine, et nous y dînons, même, quand nous sommes seuls....
Elle allait et venait, avec une certaine grâce de mouvements, complétant les préparatifs du déjeuner, apportant la moche de beurre frais, le pain de ménage; puis, invitant Landry à s'asseoir, elle versa le café fumant, et s'assit elle-même sur le banc, de l'autre côté de la table. Il la regardait, tout en beurrant ses tartines, et s'étonnait, en face de ce type inconnu et insoupçonné.
On ne pouvait dire que Loïzik fût distinguée; mais elle paraissait telle, en opposition avec son costume de paysanne. Ses mains brunes n'avaient pas, évidemment, l'habitude des gants. Évidemment aussi, elles accomplissaient des besognes de ménagère; cependant, ni la forme ni l'épiderme n'étaient altérés par des travaux trop rudes. Le français qu'elle parlait était pur, bien que marqué d'accent breton. Ce n'était sans doute pas à l'école du village qu'elle avait pris ces tours corrects ni ces aperçus bornés, mais justes, sur les choses en dehors de sa simple vie. Elle n'était pas positivement timide: elle donnait l'impression d'une personne habituée à dominer dans sa sphère, et elle semblait trouver naturel d'être traitée avec égard et respect par ce jeune homme élégant, dont les raffinements de politesse la troublaient toutefois secrètement.
Landry eut bientôt appris qu'elle avait été élevée dans un couvent, puis qu'elle était revenue près de son oncle, qui lui tenait lieu de père.
—N'ai-je pas entendu M. de Coatlanguy parler de ses nièces? Avez-vous une sœur, Mademoiselle?
—Non, malheureusement, et Léna n'est même pas ma cousine: elle est, la propre nièce de mon oncle, une Coatlanguy, tandis que je tiens, moi, à la famille de sa femme.
—Et elle a été élevée comme vous, au couvent?
—Oh! oui, de même que les fils de mon oncle sont allés au collège.
—Et cependant, ils cultivent la terre?
Il regretta d'avoir dit ces paroles, en voyant rougir la jeune fille.
—L'un d'eux est avec mon oncle, l'autre est notaire à Châteauneuf-du-Faou.... Pourquoi les cultivateurs ne profiteraient-ils pas des bienfaits de l'instruction, monsieur? Cela les rend plus aptes à comprendre les affaires, et aussi à servir leur pays. Et puis, c'est une jouissance, de savoir....
—Oh! sans doute! Et il faut des vues très nobles, des motifs très désintéressés pour faire des études classiques sans le but immédiat d'une carrière déterminée....
—Mon cousin Goulven succédera un jour à son père à la mairie, dit la jeune fille, baissant les yeux pour cacher l'éclair de plaisir qui venait d'y briller. Il mène une campagne acharnée pour éloigner d'ici les mauvais journaux, les doctrines perverses.... Il aime aussi la terre, Monsieur.... Il a déjà mis en culture des arpents de lande et de bruyère....
Elle s'interrompit en voyant entrer son oncle, et elle se leva avec un empressement qui témoignait d'habitudes de respect très patriarcales pour le chef de la famille.
Au grand jour, le maire était plus brun, plus ridé; noueux comme un chêne, la force éclatait dans ses membres encore bien proportionnés. Ses cheveux gris étaient lisses et soignés, et sa chemise d'un éclat irréprochable.
—On vous a laissé dormir? C'est le meilleur remède, dit-il en souriant. Je vois que vous déjeunez de bon appétit.... Continuez, pendant que nous traiterons de vos affaires. Que désirez-vous de moi? En quoi puis-je vous être utile?
—Je voudrais envoyer un télégramme à mon chauffeur, afin qu'il amène un mécanicien de Morlaix. On trouvera bien ici des chevaux pour conduire la machine à la prochaine gare?
—Sans doute. Et vous? Je vous observe depuis un moment, et je crois que vous êtes plus meurtri que vous ne voulez le paraître.... Vous êtes blanc comme une demoiselle, et vous retenez une plainte quand vous faites un mouvement.
—Ce n'est rien, puisque je peux marcher. J'ai fait mon année de service, Monsieur, et je suis endurci, dit Landry en souriant.
—N'importe; si vous voulez suivre le conseil d'un homme qui n'est habitué ni à s'écouter, ni à trop ménager les autres, vous prendrez un ou deux jours de repos avant d'aller surveiller les réparations de votre auto. D'où venez-vous?
—De Ber-ar-lane.
—Vous n'êtes pas difficile, mon jeune Monsieur, si vous vous êtes contenté de la maison de la mère Lehouarn.... Puisque vous êtes ici, restez vous reposer deux ou trois jours; il serait imprudent de partir dans l'état où vous êtes.
—C'est trop de bonté, s'écria Landry, et je crains vraiment d'abuser....
—Quand j'invite les gens, c'est que cela me convient, interrompit le maire d'un ton brusque; mais je n'ai pas l'habitude de les garder malgré eux, et si vous préférez partir, ma voiture est à votre disposition.
Cette petite aventure, l'imprévu de cette situation, la nouveauté de ce milieu, tout cela semblait trop charmant à Landry pour qu'il refusât une offre si hospitalière.
—Alors, vous restez, c'est arrangé. Vous êtes chez vous, et nous, nous irons à nos affaires comme si vous n'étiez pas là.... Où est Léna?
—Elle travaille au bourg, aux oriflammes des Sœurs.... C'est demain la procession du Rosaire, dit Loïzik, se tournant vers Landry. Comme notre église est célèbre dans le pays, on y vient de loin, et.... je porte la Vierge, ajouta-t-elle, rougissant de plaisir.
—Je serai ravi de voir une de vos processions! s'écria Landry, de plus en plus satisfait.
—Allons, Loïzik, à l'ouvrage! interrompit le maire. Monsieur, vous pourrez vous reposer à votre aise, à moins que vous ne vouliez aller au jardin. A midi, le dîner sonnera... Mais d'abord, écrivez votre dépêche; un de mes pâtours ira la porter au bureau.
Landry entra, pour rédiger un télégramme, dans le «bureau», pièce sombre, encombrée de paperasses et de registres, où se traitaient les détails de l'exploitation.
—Voulez-vous des livres, Monsieur? demanda Loïzik de sa voix traînante.
Sur sa réponse affirmative, elle ouvrit devant lui un des bahuts du salon, et lui montra du geste des rangées de livres de prix.
Il en choisi deux ou trois au hasard, pour ne pas la mortifier, et remonta dans sa chambre, d'où il découvrait la cour, l'avenue, et un ciel de ce gris doux qu'il avait appris à aimer sur les monts d'Arrez. Il n'ouvrit pas les livres. Il aurait dû écrire à sa mère, et il se demandait dans quelle mesure il lui ferait part de son accident, quelle édition abrégée il en pourrait donner, et enfin sous quel aspect il lui présenterait son séjour dans cette ferme-manoir. Elle concevrait des inquiétudes immédiates, elle le rappellerait ou viendrait le retrouver... Et il voulait, lui, poursuivre le cours de cette amusante excursion, boire seul et à longs traits l'ivresse de son indépendance....
Midi sonna avant qu'il eût pris une plume; et cependant, sur sa table, une main attentive avait éparpillé du papier mauve, des enveloppes, et un porte-plume en nacre, portant écrits ces mots, en minuscules lettres bleues: Souvenir de Sainte-Anne d'Auray.
Une grande cloche fut mise en branle sous sa fenêtre, et presque aussitôt il entendit dans la cour un bruit de sabots. Il descendit, et vit les domestiques et les journaliers, en habit de travail, se presser dans la cuisine, remplie des vapeurs d'une succulente soupe aux choux. Les crêpes rissolaient sur la poêle, et les écuelles s'alignaient sur la table avec des pichets pleins d'eau. Mais en face, la porte de la «salle» était ouverte, et la famille, réunie autour de la table carrée, n'attendait évidemment que lui.
En effet, dès qu'il eut passé le seuil, Loïzik lui montra sa place avec un petit sourire familier, tandis que le maire ôtait son chapeau et commençait le Benedicite. Aussitôt l'amen répondu, il replaça le feutre lourd sur sa tête, et désigna à Landry un jeune homme qu'il n'avait point encore aperçu.
—Mon fils Goulven... Tout à l'heure, vous verrez ma nièce Léna, ou Hélène, si l'on veut, et vous connaîtrez alors tous les habitants du Coatlanguy, dit-il en plongeant une cuiller d'argent dans une soupière ventrue, pleine de la même soupe aux choux qu'on servait aux travailleurs.
Dans la famille du maire, les jeunes filles étaient évidemment considérées comme sans importance. Aucune d'elles ne tenait la place de maîtresse de la maison; c'était Goulven qui s'asseyait en face de son père, et celui-ci plaça Landry à sa droite.
Goulven de Coatlanguy était grand et robuste comme le maire; mais il n'avait pas, comme lui, un type aristocratique conservé à travers des générations, malgré les alliances nombreuses contractées avec des races à la fois plus rudes et plus humbles. Il était, lui aussi, habillé en paysan, avec une extrême propreté. Lui aussi parlait un français absolument pur, avec le même accent dur et chantant qu'avaient son père et sa cousine. Il semblait intelligent et s'intéressa aux réponses que lui fit Landry au sujet de son accident et de son auto.
Mais, tout en parlant, les regards de Landry se portaient involontairement sur la place vacante en face de lui. Le maire aussi la regardait, et Loïzik se hâta de prévenir les signes de mécontentement qui devenaient visibles sur sa figure.
—Mon oncle, les Sœurs auront retenu Léna jusqu'à l'Angelus, dit-elle, et, même en courant, il y a bien six minutes de la maison d'école au manoir...
Elle parlait encore lorsqu'une voix gaie résonna dans l'allée.
—Ne me grondez pas, oncle Alain! Nous avons collé des lettres dorées sur cinquante oriflammes! Il y en aura même pour les garçons, et je....
Elle s'interrompit, confuse, s'apercevant de la présence de l'étranger, qu'elle avait oubliée, et s'arrêtant sur le seuil tandis que Landry se levait précipitamment.
—Ne vous dérangez pas, ce n'est que Léna, dit le maire avec un sourire presque doux à l'adresse de la nouvelle venue. Allons, Lénik, mange vite ta soupe, tu bavarderas après.
La jeune fille, intimidée, se glissa à sa place d'un pas souple, mais d'une allure effarouchée, et, dépliant sa serviette, en passa le coin dans la bavette de son tablier.
Elle aussi était vêtue en paysanne, mais son costume était plus riche, et surtout plus seyant que celui de sa cousine. Elle portait, elle, la coiffe de dentelles aux ailes légères des Fouesnantaises. Le grand col empesé à la paille s'étalait sur ses épaules élégantes, en dégageant son cou à peine bruni. De dessous la coiffe, un épais chignon châtain clair, bien lissé, retombait sur la nuque, tandis que, de ses bandeaux, s'échappaient des frisures légères, accompagnant à ravir le plus joli visage qu'eut jamais vu Landry.
—On voit bien que tu as couru et que tu as été au grand vent! dit Goulven d'un air mécontent. Voilà encore tes cheveux qui recommencent à s'échapper.
Une vive rougeur couvrit les joues de Léna, et elle jeta un regard rapide sur Landry, tandis que, levant ses mains fines et légèrement dorées, elle essayait de remettre de l'ordre parmi les boucles rebelles. Elle rencontra le regard du jeune homme, si rempli d'une involontaire admiration, qu'elle rougit encore davantage, tout en répondant d'un air de reproche à son cousin.
—Je ne puis changer la nature de mes cheveux, Goulven....
Sa voix était plus harmonieuse que celle de sa cousine, et son accent moins prononcé.
—Tu pourrais les cacher sous ta coiffe, comme faisaient ta tante et les jeunes filles de son temps, dit le maire secouant la tête.
Le visage de Léna exprima un si vif effroi, que son oncle lui-même sourit.
—Oui, oui, reprit-il, nos Bretonnes d'autrefois, les vraies, cachaient leurs cheveux à la manière des religieuses, et ne se souciaient pas de paraître jolies, mais d'être sages et vertueuses. Et les anciennes estampes montrent notre reine Anne elle-même sans un cheveu sur son grand front bombé.
—Le temps a marché, depuis Anne de Bretagne, dit Léna avec une inflexion douce et moqueuse, et les reines d'aujourd'hui ne porteraient pas les coiffes d'antan!
Le maire s'adressa à Landry, sans cesser de manger avec lenteur sa soupe aux choux. Il demeurait un peu éloigné de la table, et se penchait en avant, à la mode paysanne.
—Nous sommes encore quelques-uns, dit-il, qui prétendons conserver les coutumes et le costume du pays. Le costume garde l'esprit breton, comme la robe de moine garde le religieux. Il conserve avec lui beaucoup d'autres choses: notre belle langue, qui se prête mal aux déclamations révolutionnaires et aux revendications modernes, nos usages, qui sont sains et respectables, nos qualités physiques elles-mêmes, et, si je puis le dire, une part d'attachement à la religion. Le Breton qui aime son costume et ses habitudes n'émigrera pas vers les villes, où l'on perd trop souvent la santé et la foi. La Bretonne qui respecte les traditions de sa mère et conserve les atours chastes, des aïeules, sera moins vaniteuse, moins coquette et moins dépensière que d'autres. Et comme il souffle chez nous un vent dangereux de changement et de prétendu progrès, il est bon que les plus instruits et les plus riches donnent l'exemple. J'ai gardé à ce sol maints bras robustes parce que je cultive ma terre, et beaucoup de filles sont restées honnêtes et bonnes ménagères parce que mes nièces portent une coiffe et font leur beurre...
Landry l'écoutait, intéressé. Le regard de Goulven reflétait des idées toutes semblables à celles de son père, et une joyeuse approbation se lisait sur le frais visage de Loïzik. Seule, Léna demeurait secrètement hostile, bien que le respect auquel elle était pliée ne lui permît pas de discuter les paroles de son oncle.
—Ceux du pays, reprit le maire, posant sa lourde cuiller d'argent dans son assiette vide, parlent de m'envoyer quelque jour à la Chambre.... Et pourquoi pas, s'il n'y en a pas de meilleur? dit-il, regardant son hôte avec une expression de défi.
Mais comme il ne vit sur la figure du jeune homme qu'une attention sympathique dénuée de surprise, il continua plus doucement:
—Eh bien! si je vais jamais là-bas, ce sera avec ma veste et mon chapeau rond, comme mon vieil ami Soubigou, qui siégea des années dans notre costume, et qui fut respecté de tous. Je leur montrerai, moi aussi, qu'un vrai Breton reste immuable, et que non seulement ses principes et ses idées, mais encore les sages coutumes qu'il tient de ses pères sont comme le granit de son sol....
—J'admire de tout mon cœur cette fidélité! s'écria Landry, et je fais des vœux pour qu'on voie de nouveau le costume breton sous les voûtes du Palais-Bourbon... Je le souhaite d'autant plus, qu'un homme de votre valeur trouverait dans une situation législative des objets et des occupations mieux en rapport avec son éducation et son intelligence....
—Que dites-vous là? s'écria brusquement le maire. Croyez-vous donc que l'agriculture n'offre pas un aliment suffisant à l'activité et à l'intelligence? Améliorer ce sol, atténuer la pauvreté de cette race, lui conserver ses forces vives, c'est un but, cela, et digne d'un homme!
—Oh! certes! répliqua Landry, de plus en plus intéressé par la sphère inconnue qui lui était révélée. Mais, même au point de vue du bien à faire, votre cadre n'est-il point restreint? Les soins domestiques, par exemple, suffisent-ils toujours aux aspirations des jeunes femmes et des jeunes filles élevées comme celles des villes?
Un sourire paisible errait sur les lèvres de Loïzik, qui échangea un regard avec Goulven, tandis que Léna baissait les yeux.
—Mon jeune Monsieur, dit le vieux paysan avec la même brusquerie, nous ne sommes pas en ce monde pour satisfaire les fantaisies de notre imagination, mais tout simplement pour servir Dieu. Or, on le sert surtout là où il vous a placé. Sauf certaines exceptions, il est bon, il est sage de rester à l'endroit que la Providence a choisi pour nous. On ne transplante guère les arbres sans dommage; le sol qui nourrit les chênes n'est pas clément aux palmiers, ni les climats exotiques aux bruyères. Il y a partout du bien à faire; l'âme d'un paysan vaut celle d'un prince ou d'un savant, et Dieu même a enseigné que ce que l'on fait «à l'un de ces petits» est fait à lui-même.... Mais je vais vous ennuyer de mes théories.... Quand je parle de mon pays, je radote un peu.... Si ce n'est pas indiscret de vous le demander, dites-nous ce que vous faites, et où vous habitez.
Landry sourit, et répondit de bonne grâce qu'il habitait Paris, avec une mère veuve dont il était l'unique fils; qu'il venait de faire son service militaire, et qu'il allait achever son doctorat, puis se faire inscrire au barreau. Ceci lui attira une spéciale sympathie de la part du maire, qui gardait de sa race maternelle un respect marqué pour les hommes de loi.
La conversation prit ensuite un tour général, Landry s'émerveilla de voir ces deux hommes au courant de la politique, des plus récentes découvertes scientifiques, des publications sérieuses.
L'enthousiasme, auquel sa nature était prédisposée, s'éveillait en lui. Il admirait ces vies cachées, mais utiles, fertilisantes, ces intelligences un peu frustes qui, enchaînées à un labeur modeste, ne se désintéressaient point de ce qui touchait l'humanité. Il trouvait superbes cet attachement au sol, ce mépris de l'opinion, cette fidélité à d'antiques et respectables coutumes, et il se proposait de faire partager son enthousiasme à son ami Séverin, et même à sa mère, demeurée facile à émouvoir.
Dans son admiration exaltée, il pensait que M. de Coatlanguy et son fils étaient certes les égaux, en intelligence, des gens qu'il avait fréquentés jusque-là, et qu'ils les dépassaient en valeur morale. Et combien Loïzik et Léna, différaient des jeunes filles banales, toutes pareilles en apparence, un peu émancipées, un peu fin de siècle, qu'il rencontrait à Paris! Cette réserve, cette gravité le charmaient, et les paroles rares, mais pleines de sens qu'il les avait entendues prononcer, lui donnaient l'idée de facultés développées par la solitude et la réflexion.
L'excitation de ces pensées ne lui permettait évidemment pas de se rendre compte qu'il venait de passer quinze ou vingt jours sans communications intellectuelles, et que la reprise de ses relations avec le monde civilisé, ce monde fût-il tout petit, devait lui paraître doublement agréable. Il était porté—et c'était naturel,—à s'exagérer le charme de sa découverte. Enfin le cadre, le costume, les habitudes des Coatlanguy mettaient en lumières leurs qualités très réelles, et leur donnaient une note de pittoresque et d'inattendu. Landry ne songeait pas à se demander si, transportés hors de leur milieu et privés de cet entourage spécial qui leur prêtait son charme et sa rude poésie, ils lui auraient paru aussi remarquables.
Rencontrés dans un salon, ne les aurait-il pas trouvés rustiques, brusques, dépourvus de la distinction convenue que donne seule l'habitude d'un certain monde? Encore une fois, il était sans arrière-pensée, tout à la joie de sa découverte en pleine Bretagne sauvage.
Après le dîner de midi, le maire le condamna au repos pour le reste de la journée, et fit descendre du grenier dans le salon un vieux canapé aux pieds fragiles, revêtu d'un brocart usé jusqu'à la corde. On lui apporta d'autres livres de prix, une histoire de la Vendée, deux ou trois journaux datant de plusieurs jours; puis les jeunes filles, prenant un ouvrage de couture, s'installèrent près de la fenêtre, laissant grande ouverte la porte de la salle et celle de la cuisine, pour surveiller Marianna qui avait des tendances à s'endormir trop près du feu.
Naturellement les livres ne furent pas ouverts, et quand Landry eut jeté un coup d'œil languissant sur les journaux, il trouva délicieux de causer avec les deux cousines.
Il ressentait maintenant un certain bien-être, malgré sa fatigue; mais le calme qui l'enveloppait était vraiment reposant. Le soleil avait tourné autour de la maison, et c'était du côté du jardin qu'il éclairait maintenant la chambre soudain égayée. De grandes plaques de lumières luisaient sur les bahuts de chêne noir, un rayon rempli d'atomes dansants tremblait sur le vieux plancher; devant la fenêtre ouverte, une branche de passiflore se balançait lentement, et Landry se surprenait épiant l'apparition de la grande fleur violette qui s'abaissait par instants dans le cadre de pierre. Au loin, par-delà les pommiers noueux et les carrés de légumes, le sol remontait en pente douce, d'abord tapissé de champs qui ressemblaient aux carrés d'un échiquier, puis prenant les teintes brunes de la bruyère fanée. Plus loin encore, la chaîne aux cimes rondes et lourdes s'estompait dans un brouillard doré. Et sur tout cela un grand silence planait, mais ce silence frémissant et mystérieux qui recèle la vie.
Évidemment, les nièces du maire vivaient dans un grand isolement. Le manoir de Coatlanguy n'avait point de voisinage; de rares relations, que Landry devina cérémonieuses, avec deux ou trois châtelains en communauté d'idées politiques avec le maire, constituaient seules la vie mondaine de Loïzik et de Léna. Il était aisé de deviner que la première s'arrangeait de cette vie solitaire. Peut-être un rayon intérieur l'éclairait-il, peut-être un espoir en réjouissait-il la monotonie; Landry avait remarqué l'entente silencieuse qui semblait exister entre la jeune fille et son cousin: la vieille ferme deviendrait son foyer; les saintes amours de l'épouse, les tendresses de la mère suffiraient à cette créature tranquille, qui continuerait le sillon commencé. Mais il n'était pas moins facile de constater que, dans l'âme de Léna, un élan sans cesse brisé l'entraînait hors de cette sphère; elle souffrait de l'isolement, de l'absence de distractions, de la routine qui avait sa part dans les habitudes et même dans les idées de son oncle. Et, chose singulière, Landry, qui admirait avec un respect attendri la paisible Loïzik et ses humbles et utiles perspectives, comprenait intensément et plaignait avec une étrange ardeur les regrets et les secrètes souffrances qu'il devinait chez Léna.
Dans ce milieu très simple, la réserve mondaine, le convenu surtout n'étaient pas de mise. Landry ayant exprimé son admiration pour le caractère de son hôte, ce caractère tout d'une pièce, comme il s'en rencontre si peu à notre époque, dans notre milieu à la fois dissolvant et compliqué, Léna laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et dit avec une impatience plaintive:
—Oui, l'oncle Alain a une belle nature, droite, généreuse, mais inflexible et par trop absolue. Il n'admet pas que le bien puisse exister sous une autre forme que celle qu'il conçoit, et il ne comprend pas qu'on puisse avoir d'autres aspirations que les siennes!
—Léna! dit doucement Loïzik, regardant sa cousine d'un air grave.
Celle-ci rougit, mais secoua la tête.
—Pourquoi ne dirais-je pas ce que je pense? C'est l'objet de nos seules discussions, et tu sais que je ne cache pas ma pensée à mon oncle lui-même.
—Oui, c'est vrai; et lui, qui ne supporte pas la contradiction, t'écoute avec patience, et prend la peine de raisonner avec toi.
—C'est une peine perdue! s'écria Léna avec impatience. Je l'aime, je le respecte, je l'admire, même; mais il y a des choses que je lui pardonne difficilement....
—Oh! comment peux-tu, interrompit sa cousine d'un ton à la fois effrayé et douloureux, prononcer le mot de pardon en parlant de celui à qui nous devons tant! Monsieur, ajouta-t-elle avec simplicité, ne prenez pas mauvaise idée de Léna.... Elle a un cœur d'or, et personne n'aime plus notre oncle qu'elle....
—Certes, je l'aime, ne viens-je pas de le dire? Mais je ne puis m'empêcher de penser qu'il a détruit mon bonheur en me faisant entrevoir ce qu'il ne voulait ou ne pouvait pas me donner. S'il tenait absolument à faire de moi une paysanne, il ne fallait pas m'éloigner de ce village, il ne fallait pas me placer dans une maison d'un ordre trop élevé, avec des jeunes filles dont, après tout, je suis l'égale,—car j'ai du sang noble dans les veines,—pour m'ôter ensuite le costume qui me rendait pareille à elles et me ramener dans ce coin perdu, que l'instruction reçue sert seulement à me rendre plus odieux!
—Oh! Léna!... répéta Loïzik avec douleur.
—Voulez-vous me permettre de protester en faveur de ce ravissant costume? dit Landry en souriant. Vraiment, les femmes s'inquiètent plus de la mode que de ce qui leur sied! Quel chapeau parisien vaut ces dentelles légères?
—Oui, mais c'est un chapeau! dit naïvement Léna. Et hors de cette région, on ne peut savoir qui nous sommes; on se méprend, même, à notre costume, et j'ai eu la mortification, un jour que notre oncle nous avait menées à Quimper, d'entendre murmurer que la place des paysannes n'était pas à la table d'hôte.
—Mais qu'est-ce que cela peut te faire, Léna? Après tout, nous sommes des paysannes, même toi qui t'appelles de Coatlanguy. Depuis combien de générations les tiens se sont-ils alliés avec des cultivateurs!
—Alors, il ne fallait pas me faire élever avec tant de raffinements! murmura Léna, reprenant son ouvrage d'un geste impatient.
Landry, cependant, détourna la conversation, bien qu'elle l'intéressât, et que la souffrance de Léna trouvât en lui un écho singulier. Les jeunes filles ne s'étaient guère éloignées de leurs pays sauvages; elles avaient en toutes choses une ignorance naïve qui ne provenait nullement d'une intelligence bornée, et elles questionnaient curieusement, s'émerveillant de ce que cet homme à peine plus âgé qu'elles eût déjà vu tant de choses, parcouru tant de pays, admiré tant de chefs-d'œuvre qu'elles ne connaissaient que de nom, et même connu des personnages qui leur semblaient légendaires: peintres illustres, écrivains en renom, prédicateurs célèbres.
Cependant, Loïzik s'arracha avec regret à ces récits intéressants, et rappela à sa cousine qu'il fallait aller à la laiterie, et se hâter, puisque le recteur les attendait pour arranger l'église.
Landry alla voir le jardin; mais à peine quelques pieds de rosiers et quelques reines-marguerite relevaient la vulgarité des carrés de légumes. L'avenue, de l'autre côté de la maison, était plus pittoresque, avec ses chênes trapus, ses lisières de fougère rougissante, ses talus dorés d'ajoncs. Le temps commençait à lui paraître un peu long. Le maire et son fils, occupés à leurs affaires, semblaient avoir oublié sa présence, et les jeunes filles ne reparaissaient plus. Vers la fin de la journée, il y eut une diversion: le chauffeur et un mécanicien arrivèrent en auto, et malgré les recommandations de son hôte, Landry partit avec eux pour examiner sa machine. L'accident était moins compliqué qu'il ne l'avait craint. On remit un pneu tant bien que mal, on réquisitionna des chevaux à la ferme la plus proche, et, tandis que la machine s'en allait ainsi piteusement à la gare, Landry fut reconduit au manoir, après avoir annoncé au mécanicien son arrivée à Morlaix pour le lundi soir.
Il s'attendait à quelques reproches du maire, dont il n'avait pas suivi les conseils. Mais celui-ci, qui fumait sa pipe dans la cour, se borna à constater qu'il allait mieux, et l'avertit qu'on soupait à sept heures. Comme Landry remontait, M. de Coatlanguy le rappela.
—J'ai vu Yvon Magadec, dit-il, le paysan qui vous a amené ici, l'autre jour. Il n'avait pas vu ce que vous lui remettiez pour sa peine, parce qu'il faisait nuit, mais il ne doute pas que vous ne vous soyez trompé....
Et le maire tendit à Landry deux pièces d'or.
—Je ne me suis pas trompé, répondit le jeune homme. Cet homme semble pauvre, et j'ai cru devoir l'indemniser largement de sa peine.
—Mazette! Il faut que vous soyez riche, mon jeune Monsieur, et aussi que vous vous fassiez une idée extraordinaire de la pauvreté et des besoins de ce pays! Yvon avait cru recevoir deux pièces de vingt sous, et il s'en était jugé satisfait.
—Mais vous ne pensez pas que je vais reprendre cet argent, donné sciemment et librement!
—Oh! non! Je vous mets seulement en garde, pour le cas où vous voudriez faire d'autres libéralités. Ceci est une petite fortune pour Yvon.
Il replaça les deux pièces d'or dans son gousset, et ralluma tranquillement sa pipe.
—Cet Yvon est un honnête homme, dit Landry.
—Certainement; les gens d'ici le sont tous.
—Et cependant, ils sont si pauvres!
—Oui, mais ils ont peu de besoins. C'est pourquoi, voyez-vous, j'écarte d'eux, tant que je le puis, ces prétendus progrès qui éveilleraient en eux plus de désirs qu'ils n'en pourraient satisfaire, et qui les inciteraient à quitter leur sol.
Le souper eut lieu dans la salle, imparfaitement éclairée par deux lampes à pétrole. Les Coatlanguy y semblaient un peu dépaysés, un peu en cérémonie. Dans une disposition d'esprit moins favorable, moins enthousiaste, Landry eût remarqué davantage les défectuosités du couvert. La porcelaine à filets verts servie en son honneur était dépareillée; les ustensiles qu'il était accoutumé à voir si élégants chez sa mère, comme les salières, le couvert à salade, étaient communs et rustiques; le menu lui-même était plus substantiel que délicat et bien apprêté. Mais tout cela passait inaperçu, ou prenait à ses yeux un cachet pittoresque, amusant, bénéficiant d'ailleurs de la comparaison des auberges de la montagne.
Après le souper, le maire se leva.
—Nous allons faire, comme chaque soir, la prière, dit-il. Si cela vous convient vous pouvez venir avec nous.
Les domestiques attendaient dans la cuisine.
Le maître s'agenouilla, et tous avec lui, et il commença de sa voix forte, moitié en breton, moitié en latin, à réciter les prières du soir. Puis Léna s'approcha de la lampe fumeuse placée sur la table, et lut la vie du saint dont on devait célébrer le lendemain la fête. Landry ne la comprenait pas; mais, sur les lèvres de la jeune fille, les rudes syllabes bretonnes devenaient presque harmonieuses.
Les domestiques avaient disparu, et le maire s'apprêtait à regagner sa chambre, bien qu'il ne fût pas huit heures et demie, lorsque Landry l'arrêta.
—Il y a là un piano et un harmonium... Mesdemoiselles vos nièces sont musiciennes?
—Oh! oui, assez, dit Goulven d'un ton convaincu, quoi qu'elles n'aient guère le temps de jouer, sauf le dimanche.
—Est-ce qu'on ne pourrait pas faire, ce soir, une exception en ma faveur? demanda Landry en souriant.
Les jeunes filles regardèrent leur oncle, et celui-ci tira sa grosse montre d'argent.
—Il est tard, dit-il, mais une fois n'est pas coutume, et je veux bien accorder une demi-heure de musique.... Allons, Loïzik, joue-nous un air breton.
Sans se faire prier, très simplement, très naïvement, Loïzik s'approcha du piano, que Landry s'était hâté d'ouvrir, et joua avec un talent des plus médiocres quelques airs mélancoliques, aux consonances étranges, à l'allure primitive, qui ravirent Goulven et plurent à Landry.
—Et toi, Léna, chante-nous! dit le maire de son ton d'autorité.
La jeune fille rougit, mais n'eut pas l'idée de désobéir à un ordre qui lui causait cependant un visible émoi.
—Voulez-vous chanter en breton? dit Landry, s'avançant vivement pour ouvrir l'harmonium, vers lequel elle se dirigeait.
—Vous ne comprendrez pas, dit-elle, riant malgré elle.
—Je devinerai peut-être....
Elle prolongea deux ou trois accords tremblants, et commença d'une voix qui, d'abord pleine de trouble, se raffermit presque aussitôt, devenant vibrante et vraiment charmante, malgré l'absence de méthode.
Landry était, en musique, un raffiné; cependant, les défauts inévitables de la voix semblaient lui échapper: il était seulement ravi par le charme pénétrant du timbre, la sonorité des syllabes, le cachet sauvage et doux à la fois de la mélodie.
—Allons, Léna, dit le maire interrompant les remerciements et les éloges du jeune homme, traduis maintenant ce que tu viens de chanter.
LE CHANT DES PAUVRES
«Saint Pierre disait à Jésus:
»—Irez-vous en Basse-Bretagne, mon Dieu?
»—Pierre, je n'irai point en Basse-Bretagne; les hommes n'y sont pas estropiés, Pierre, et l'eau y est légère.
»Saint Jean disait à la Vierge:
»—Irez-vous en Basse-Bretagne, chère dame?
»—En Basse-Bretagne, j'irai demain; un grand ami m'a invitée.
»Le lendemain, dans la paroisse de Plouigneau, on entendit des chants et des cris de joie; on entendit le ménétrier sonner chez un digne chef de famille.
»Chez un digne chef de famille qui était bon pour les misérables, et dont les biens allaient croissant à mesure qu'il faisait l'aumône.
»Or, il avait un fils unique, un vaillant garçon de dix-huit ans, et il donnait en son honneur un banquet, un superbe banquet de noces, où il avait invité tous ses parents, et aussi les pauvres, qui sont les amis des saints.
»Comme ils étaient à table, très avant dans la nuit, voici une pauvre femme en retard, les habits en lambeaux, pieds nus, et un petit enfant suspendu à son sein.
»—Quoique vous arriviez bien en retard, pauvre chère femme, soyez la bienvenue.
»Et il la prit par la main, et la conduisit près du feu;
»Près du feu, pour se réconforter, aussi bien que son petit enfant. Et l'enfant souriait aux gens de la maison; mais elle ne voulait pas manger.
»—Mangez et buvez à votre aise; c'est avec plaisir qu'on vous sert.
»—Je n'ai ni faim ni soif, mais une grande amitié pour vous;
»Mais une tendre amitié pour vous, qui m'avez invitée de bon cœur, qui m'avez invitée tendrement à venir aux noces de votre fils.
»Mon cœur ne se sent pas de joie de voir toute votre compagnie; il ne se sent pas de joie, mon fils Jésus, de voir des gens si charitables!
»Personne ne nous reconnaît, hors celui qui fait l'aumône.
»Mille fois soit bénie cette maison! A vous revoir en paradis.
»Ce chant a été fait au ciel, dans le palais de la Trinité, sous un buisson chargé de roses qui embaument le paradis[*].»
[*] Traduit par le vicomte de la Villemarqué.
Landry s'émerveilla de la naïveté et de la chaleur de cette poésie, et son hôte, satisfait, se levait pour donner le signal de la séparation, lorsque Léna, étourdie de sa propre initiative, fit un pas vers le jeune homme.
—Ne savez-vous pas aussi jouer ou chanter?
Landry n'eût pu refuser. D'ailleurs, si mauvais et mal accordé que fût le piano, il ne lui était pas désagréable d'y promener ses doigts, après tant de jours passés sans aucune occasion de faire de la musique.
Il joua quelques airs simples et doux de Mozart, puis chanta un air du Roi d'Ys. Sa voix, d'un volume ordinaire, avait été cultivée, et ce fut comme une révélation pour ces simples.
—Chantez encore, si cela ne vous fatigue pas, dit Goulven, dont le regard bleu s'était singulièrement adouci.
Il chanta, prenant soin d'adapter le choix de ses morceaux au niveau musical de ses auditeurs. Pauvre Jacques amena des larmes dans les yeux purs de Loïzik. Le visage du maire se contracta en entendant les Gâs d'Irlande. Et Léna applaudit quand il entonna un air breton en mineur, avec des paroles françaises:
«Hélas! je sais un chant d'amour,
Triste ou gai, tour à tour!»
La voix bruyante de la grosse horloge sonnant dix heures les fit tout à coup tressaillir, et le maire se leva brusquement.
—Voilà, dit-il, un manquement à toutes les règles de la maison; mais nous ne vous en remercions pas moins. Jamais on n'avait entendu ici de pareille musique....
Il secoua cordialement la main de son hôte, prit la chandelle que Loïzik venait d'allumer pour lui, et disparut dans l'escalier de pierre. Landry s'inclina devant les jeunes filles. Léna était toute rose des émotions nouvelles ressenties ce soir, et il y avait dans ses yeux gris quelque chose que Landry n'y avait pas encore vu.
Elle s'attarda un instant pour éteindre les lumières, et comme elle passait devant la porte du jeune homme, il l'entendit chanter très doucement le refrain de la chanson bretonne:
«...Triste ou gai, tour à tour!»
Un riant soleil éclaira la solennité du Rosaire.
Landry prit place dans le banc des Coatlanguy, qui, un peu élevé, dominait la masse des cheveux longs et des coiffes blanches de l'assistance. L'église était petite, mais charmante avec ses vieux vitraux, ses arceaux de granit, son jubé de Kersanton, ses retables sculptés et ses statues naïves.
Goulven et son père chantaient à pleine poitrine le Gloria et le Credo, et Landry, entraîné plutôt, peut-être, par la note pittoresque que par la dévotion, mêla à leurs voix rudes sa voix harmonieuse.
Le prône lui parut long, bien qu'il s'émût à cette coutume touchante de redire aux vivants les noms de ceux qui passèrent avant eux en ce lieu saint, et qui dormaient tout près, dans le cimetière rustique.
La sortie de l'église fut bruyante et joyeuse, chacun s'interpellant, les groupes se formant sur la place. Les tombes du cimetière étaient pieusement visitées; en Bretagne, les trépassés restent mêlés à l'existence humaine. Jusqu'au milieu des fêtes, leur souvenir est présent; les joyeux propos du repas nuptial s'interrompent soudain devant la prière qui s'élève en faveur des absents.
Landry put voir quelle place occupait, dans ce petit pays, la famille de Coatlanguy. Le maire gardait le prestige de son vieux nom; malgré sa fortune amoindrie, il était encore le seigneur du manoir, et les paysans lui savaient un gré inconscient d'être quand même devenu l'un d'eux.
Il tenait vraiment dans sa main ces êtres rudes, indépendants par nature, mais qui s'étaient librement donnés. Aux jours de vote, pas un ne manquait à l'appel, pas un n'oubliait le mot d'ordre. Et aux offices ils demeuraient fidèles, réjouissant le cœur de leur prêtre.
Le dîner de midi fut un peu plus recherché, en l'honneur du dimanche. La conversation roula sur les coutumes du pays, sur les traditions jalousement gardées, et aussi sur les légendes terribles ou gracieuses qui s'attachaient aux sites et aux demeures. Puis les jeunes filles s'en allèrent à leur toilette, tandis que Landry fumait au jardin avec le maire et son fils, dans la grande paix et le silence de ce dimanche ensoleillé.
Comme le second son des vêpres tintait dans l'air tranquille, Landry s'arrêta court devant l'apparition soudaine qui s'offrait à lui sous le porche du manoir. Dans l'ogive profonde sur laquelle montait le lierre, Loïzik et Léna se tenaient, souriantes, pour avertir leur oncle que les vêpres avaient sonné. Loïzik, appelée ce jour-là à l'honneur de porter la statue de la Sainte Vierge avec trois autres jeunes filles, était vêtue de blanc: robe de mousseline à plis, long châle traînant en crêpe de Chine merveilleusement brodé; elle avait remplacé sa petite coiffe ronde par un pittoresque et immense cornet de dentelle, rappelant le hennin du moyen âge. Elle semblait ainsi plus pure et plus candide encore qu'à l'ordinaire; et son regard naïf alla chercher une approbation dans celui de Goulven, approbation qui, pour être silencieuse, n'en fut pas moins éloquente.
N'étant point aujourd'hui «dans les honneurs», Léna n'était pas habillée de blanc; cependant, elle s'était faite belle,—si belle que son oncle la regarda avec surprise.
—Qu'est-ce qui t'a pris, Lénik, de mettre aujourd'hui ta plus belle robe? Ce n'est cependant qu'une petite fête!
Léna rougit.
—Une petite fête, le saint Rosaire! Et une procession! A quoi sert d'avoir des robes pour les laisser miter dans le bahut!
Le vieux paysan secoua la tête avec indulgence.
—Bah! les jeunes filles sont coquettes.... Vous voyez donc, M. Desmoutiers, le costume riche des filles de Fouesnant; la mère de Lénik en était.... La petite ne sera pas plus belle le jour de ses noces; il n'y manque que la fleur d'oranger pour qu'elle ait tout à fait l'air d'une mariée de chez nous.
Ces paroles amenèrent sur les joues de Léna une rougeur encore plus vive, et elle se retourna brusquement sous prétexte d'arranger le châle de sa cousine.
Elle était jolie à miracle, et son costume éblouit Landry. Au bas de la jupe de drap fin, qui laissait voir ses pieds, très petits, chaussés de souliers à boucles, il y avait une haute et superbe broderie d'argent, qui se répétait au corsage et sur le velours des manches un peu larges. Le petit tablier de brocart crème à fleurs roses avait sa bavette garnie de passementerie d'argent, et les dentelles de la coiffe et du col étaient de grand prix. Enfin, une chaîne d'or, passée au cou de la jeune fille, soutenait une croix antique, à la fois riche et curieuse, et des bagues à l'ancienne mode ornaient ses doigts d'un brun doré, à demi cachés sous des mitaines de soie noire.
Landry adressa aux jeunes filles des compliments enthousiastes, s'efforçant de tenir la balance égale, bien que la meilleure part de son admiration allât à la jolie Lénik.
Il eut, pendant les vêpres, plus d'une distraction. Il se passionnait pour ce milieu; il se figurait qu'il eût aimé y vivre; il admirait les principes, les théories, jusqu'à l'inflexibilité du maire, et surtout il pensait qu'aucune jeune fille, parmi toutes celles qu'il connaissait, si pareilles, n'avait le charme, la saveur, l'originalité de cette délicieuse Léna, portant comme une princesse sa robe brodée d'argent.
Il jouit en artiste, peut-être plus qu'en chrétien, de la procession déployant ses pittoresques théories à travers les chemins creux, et marcha près de Goulven derrière le maire qui, très droit et très fier, suivait le recteur avec son adjoint; sa ceinture tricolore tranchait sur le large plastron de sa chemise blanche, et égayait l'austérité de son costume.
La soirée fut encore occupée et charmée par la musique; puis, le lundi matin, il descendit, le cœur serré, pour prendre congé de ses hôtes.
Le temps avait changé. Au ciel bleu de la veille, éclairé par un riant soleil, avait succédé une couleur gris pâle, qui semblait jeter sur toutes choses un voile de mélancolie. Landry s'imaginait en trouver le reflet sur le visage de Léna. Elle était pâle, et le cerne léger étendu sous ses yeux disait qu'elle n'avait guère dormi.
Elle était seule dans la cuisine quand Landry y entra pour déjeuner, et il y avait quelque chose de fiévreux dans ses mouvements.
—Quel souvenir je garderai de ces deux jours vraiment délicieux! dit-il d'une voix qu'il s'en voulait de trouver altérée. Je bénis l'accident qui m'a conduit sous ce toit....
—Oui, ce sera pour vous un souvenir léger, comme un dessin dans un album, répondit-elle avec effort. Mais pour nous, il vaudrait peut-être mieux que vous ne fussiez pas venu!
Il tressaillit, et chercha, sans y parvenir, à rencontrer son regard.
—Quand on vit comme nous, reprit-elle, disposant le couvert sans lever les yeux, il est meilleur d'ignorer qu'il y a un autre monde, un monde plus raffiné, où l'on cause, où l'on jouit des arts, où les manières sont moins rudes.... Je me suis aperçue, ces jours-ci, que je suis très ignorante, ajouta-t-elle, et je comprends mal les grands mots qu'on emploie dans les livres.... Mais je me demande, quelquefois, si l'atavisme dont on parle tant est une réalité, si les instincts de mes grand'mères, les dames de Coatlanguy, ne combattent pas les habitudes paysannes auxquelles je devrais être rompue....
Landry avait déjà constaté la confiance un peu naïve avec laquelle elle s'exprimait devant lui. Ce n'était pas un défaut de réserve: cela, il le savait, il le sentait, mais la simplicité d'une vie primitive, l'ignorance du monde et du convenu, la foi instinctive, implicite à la loyauté d'autrui. Il fut pris d'un émoi véritable en face de cette âme visiblement tourmentée, qui luttait contre sa destinée.
—Il y a dans cette vie tant de noblesse et de poésie! murmura-t-il.
Elle le regarda, cette fois, avec une ironie triste.
—Et tant de prose odieuse, surtout! Il nous est défendu de lire et de faire de la musique, sauf le dimanche.... On ne se soucie pas de savoir si nous avons besoin d'aliment pour notre esprit, s'il nous suffit de passer notre vie à faire des nettoyages, à surveiller la cuisine et à baratter du beurre....
—Pourquoi cette vie serait-elle toujours la vôtre? dit-il, presque malgré lui.
—Pourquoi? Parce que la sphère où j'ai été élevée, ou plutôt que j'ai seulement entrevue, m'est fermée à jamais....
Elle dit ces mots plus bas, avec un accent triste, et l'on y sentait encore cette même confiance naïve et attendrissante.
Landry la comprit: elle ne pouvait être choisie par un homme de son monde à lui, et elle ne saurait s'unir à ceux de sa condition; ses aspirations et ses goûts secrets étaient trop raffinés.
—Mais, reprit-il involontairement, suivant le cours de ses pensées plutôt qu'il ne lui répondait, votre cousine n'a-t-elle pas été élevée comme vous?
—Non, pas tout à fait. On a eu la sagesse de la faire instruire dans un milieu plus modeste. Mon oncle, qui est si sage, a erré en m'envoyant là où j'ai tant joui et tant souffert....
L'entrée de Loïzik l'interrompit. Une angoisse demeurait au cœur de Landry. Avec la générosité et l'ardeur de sympathie de son âge, il prenait une part étrangement vive à la souffrance de cette jeune fille. Il la comprenait; il devinait tout à coup quelles lacunes avait pour elle cette vie dont il n'avait vu que les grandes lignes pittoresques, et aussi quelles rudesses la froissaient dans ce milieu sain et noble, mais fruste. Si elle y demeurait toujours, elle souffrirait de cet isolement du cœur pour lequel sa nature brillante semblait si peu faite; si elle épousait un homme qui ne fût pas son égal, elle endurerait pis encore, et mourrait peut-être des froissements et des désillusions....
Il y eut un peu de hâte: il ne fallait pas manquer le train. Toutes les mains se tendirent vers l'hôte, on l'invita cordialement à revenir, et à ce moment, il décida, en effet, que cet adieu ne serait pas le dernier.
Il monta avec Goulven dans le cabriolet du maire, et se pencha pour voir encore ceux qu'il quittait. Debout contre le mur gris et vénérable sur lequel se fanaient les dernières fleurs de la Passion, le maire se tenait, droit, athlétique. Les deux jeunes filles agitèrent la main en signe d'adieu; mais, tandis que Loïzik restait dans la cour jusqu'à ce que la voiture eût disparu, Léna rentra brusquement dans la maison.
Alors, un sentiment de tristesse indicible envahit l'âme de Landry, sous la voûte rougissante des arbres qui laissaient voir par endroits un pâle ciel breton.
LANDRY A MME DESMOUTIERS
«Morlaix, octobre.
»Vous vous plaignez de l'emploi exagéré que je fais des cartes postales, chère maman aimée, et vous vous inquiétez des suites de mon accident. Je ne vous en aurais pas parlé, s'il eût été grave. La vérité est que ma main droite a été un peu froissée; mais je la remue sans peine aujourd'hui, et je vais vous rassurer tout à fait.
»D'abord, vous vous êtes mépris sur le genre d'hospitalité que j'ai reçue; ce n'est pas dans une vulgaire ferme bretonne, mais dans un manoir délicieusement vieux et pittoresque que j'ai été recueilli. Vous seriez enthousiasmée de cette famille de gentilshommes qui se voue, par un sentiment très haut, à ce noble et modeste labeur de la terre, et qui a pris à tâche de conserver autour d'elle la vieille foi et les traditions antiques. M. de Coatlanguy pousse le respect de sa mission—car c'en est une qu'il accomplit,—jusqu'à porter le costume national qui, d'ailleurs, fait ressortir d'une manière plus frappante son type singulièrement aristocratique. J'ai vécu là des jours inoubliables, et en chassant, je retourne volontiers chez lui. Votre fils y a des succès, maman chérie; il y fait de la musique et y dit des vers comme dans un salon parisien; à la porte, restée ouverte, les domestiques viennent écouter, bouche bée; puis, en échange, me chantent des sônes bretons. Savez-vous que je suis tenté d'apprendre cette belle et forte langue?
»Quand j'aurai un peu chassé, je vous reviendrai, et je jouirai doublement de ma mère chérie, bien que je m'attende à trouver la vie parisienne un peu mièvre et nos installations un peu trop recherchées, après cette liberté d'allures, cette simplicité de mœurs, cette grandeur désolée que je goûte ici.
»Je vous aime et vous embrasse avec une tendresse encore doublée par l'absence.»
LANDRY A SÉVERIN DE SALLES
«Morlaix, octobre.
»Mon vieux Séverin, ce n'est donc plus seulement ma mère qui se plaint: ton vieux flair s'éveille, et tu fais appel à ma confiance.
»Tu sais que, pour toi, elle est entière; mais avant de t'ouvrir mon cœur, je voulais y lire clairement moi-même, et envisager froidement une situation qui a bien ses côtés compliqués.
»Séverin, oui, c'est vrai, je suis amoureux.
»Tu sais quelles étaient mes idées sur le mariage: il m'y fallait un peu de roman. Je devais prévoir que les idées de ma mère n'étaient pas pareilles. Or, elle a toujours prétendu me marier, et moi, in petto, j'ai toujours été résolu à me marier tout seul.
»Le roman, mon ami, ah! je l'ai trouvé, avec le bonheur, dans cette maison un peu étrange où le hasard m'a conduit..... Le cadre, d'abord, et l'entourage: un vieux manoir transformé en ferme, le cachet très noble du plus utile des labeurs sur une demeure seigneuriale, le sang des seigneurs d'autrefois rajeuni et vivifié par celui de ces paysans bretons fiers et indomptables.... Des hommes de fer et de granit, des femmes adorables d'énergique douceur. L'une d'elles.... Oh! Séverin, que ne suis-je peintre ou poète pour te transmettre son image!... L'une d'elles garde, à travers les rudesses de sa vie, les ressouvenirs, les affinements, les aspirations d'une race.... Tout ce qui lui est révélé d'une existence plus douce, plus artistique, répond en elle à des instincts avides et douloureux. Et si j'admets pour sa cousine, avec une tendre admiration, la tâche rustique, utile, féconde qui la cloue à son sol et l'attache à son peuple, je voudrais rendre à Léna la sphère qui a été celle de ses aïeules, la sphère vers laquelle elle aspire inconsciemment.
»Et, après tout, pourquoi ne choisirais-je pas ma femme dans ce milieu très sain et très haut? L'oncle de Léna, ce gentilhomme paysan qui laboure la terre pour y retenir par son exemple un peuple dont la terre est le salut, n'est-il pas mille fois plus honorable que les brasseurs d'affaires et les manieurs d'argent dont ma mère attire les filles? Ces femmes pures et austères qui ont, ainsi que la femme forte de l'Écriture, mis la main aux rudes travaux, ne garderont-elles pas mieux leur maison que les poupées folles de toilette et de plaisir qui, jusqu'au seuil du mariage, sont des sphinx, mais qui, dans l'intimité du foyer, laisseront voir le vide béant de leur tête et de leur cœur?
»Je hais le convenu, surtout depuis que j'ai vu ici des êtres sincères, naïfs, qui ne cachent point leur personnalité, et qui en ont une, je t'en réponds!
»Donc, quelle objection aurait ma mère contre Mlle de Coatlanguy, suffisamment instruite, jolie à ravir, douée de principes et de qualités admirables, et... que j'aime follement, mon ami, et pour ma vie entière?
»Aurait-elle (ma mère,) un préjugé contre ce costume breton, protestation superbe, exemple permanent, prédication, si je puis dire, en faveur du passé? Hélas! il faudra bien que Léna, en devenant ma femme, quitte sa robe brodée d'argent et sa coiffe aérienne. Je n'ai pas assez rompu avec les préjugés pour l'amener ainsi à Paris; mais je regretterai ce joli costume de Fouesnantaise.
»Dans un milieu aussi simple, aussi sincère, on se connaît mieux en quelques jours que dans le nôtre en de longs mois. Je suis retourné, d'ailleurs, à Coatlanguy; j'y ai ma chambre, ma place à table; je chasse le dimanche avec Goulven, le fils de la maison, et on me laisse, sans en prendre ombrage, revenir de la messe aux côtés de Léna.
»Mon ami, je suis presque effrayé de l'influence que j'ai eue sur elle. Un peu de musique révélée, un jour ouvert sur la poésie moderne (elle en était au grand siècle avec, comme adjuvant, deux ou trois odes de Lamartine et d'Hugo), quelques conversations, et ces attentions banales d'homme bien élevé qu'elle ne soupçonnait pas dans son rude milieu, ce peu l'a soudain affinée; sa pensée est plus prompte, son goût s'éveille, son regard s'anime.... Devine-t-elle que je l'aime? Je ne sais, elle est si délicieusement candide! Mais mon cœur s'émeut à voir la lumière sur son visage, quand je parais.... L'enlever de la maison où elle souffre, bien qu'on l'y aime chèrement, lui donner les joies qu'elle goûterait si bien, c'est une perspective qui me grise de bonheur....
»Séverin, ne peux-tu savoir discrètement si j'aurais à lutter beaucoup pour faire accepter à ma mère un mariage auquel, il faut bien te le dire, je suis bien décidé? Choisis le moment favorable, et parle pour préparer les voies, si tu le juges bon.
«A toi de cœur.»
»Elle est orpheline; cette considération pèserait peut-être près de ma mère, qui achèverait, sans lutte d'influences, de la raffiner, de l'ajuster à notre milieu.»
Séverin de Salles venait de lire pour la seconde fois la lettre de Landry, et un pli rayait son front légèrement dégarni.
Il était environ huit heures, et son domestique venait de desservir les restes de son repas très sobre, et de lui apporter du café dans la chambre qui lui servait de bibliothèque.
Il avait, sur le quai Bourbon, dans un vieil hôtel majestueux et délabré, un appartement exigu, sorte de pied-à-terre où il venait passer quelques mois ou quelques semaines dans l'intervalle de ses voyages. C'était sommairement, austèrement meublé, et ceux de ses amis qui avaient connu sa luxueuse installation du boulevard Saint-Germain, pendant le court laps de temps de sa vie mariée, s'étonnaient à loisir de cette simplicité de Spartiate. Les plus intimes, qui savaient l'amour ardent, la passion qu'il avait eue pour sa femme, trouvaient étrange qu'il eût repoussé loin de lui tout ce qui lui rappelait de si chers et tendres souvenirs: peut-être ne pouvait-il pas supporter les objets témoins de cette union si tôt rompue. Toujours est-il qu'un moine n'eût pas jugé son appartement trop luxueux, et qu'il ne s'y trouvait rien de ce qui avait jadis charmé les yeux de sa jeune et jolie femme.
Séverin avait près de trente-cinq ans, et son front légèrement chauve, ses cheveux grisonnants, l'expression austère, parfois amère de sa physionomie, lui eussent fait donner davantage. Le chagrin n'avait point rendu sa vie stérile. Il rapportait de ses voyages des notes que se disputaient les revues en renom, et il s'occupait avec une intelligence et une activité extrêmes des grandes œuvres de notre époque, auxquelles il prodiguait sans compter une fortune trop considérable pour ses goûts personnels.
Cette fortune, jointe à des dons hors ligne, l'avait fait rechercher dans les milieux divers de ce qu'on appelle l'élite. Mais il vivait retiré, repoussait les avances, et fuyait la société des femmes. Après mainte tentative pour le décider à se remarier ou, tout au moins, à reparaître dans le monde, on avait dû conclure qu'il était inconsolable, et quelques amis avaient seuls gardé avec lui des rapports plus ou moins intimes.
Parmi ces exceptions étaient Landry Desmoutiers et sa mère. Une parenté assez rapprochée avait été d'abord la meilleure raison de ces relations conservées; puis il avait été touché par la sympathie de cet homme beaucoup plus jeune que lui, qui plaignait son malheur sans jamais le blesser, et qui, gâté et volontaire, s'était cependant plus d'une fois incliné devant ses conseils.
Tandis que, regardant vaguement le feu de bois qui envoyait de grands jets clairs dans l'âtre à l'ancienne mode, il réfléchissait à ce qu'il venait de lire, son domestique frappa à sa porte et lui remit un billet.
Il poussa un soupir impatient, en déchirant l'enveloppe épaisse et satinée. Le feuillet était couvert d'une écriture qu'il connaissait bien, et qui, d'ordinaire, fine, régulière, élégamment modelée, s'allongeait en lignes à peine lisibles.
«Mon cher Séverin, une lettre de Landry me rend très inquiète. Voulez-vous être très, très bon? Venez prendre une tasse de thé avec moi, ce soir, tout à l'heure, et nous causerons de ce cher enfant étourdi.»
Causer de Landry avec sa mère était, pour Séverin, une perspective peu attrayante. Il se trouvait fréquemment mêlé aux petits conflits de ces deux êtres qui s'aimaient chèrement, mais qui étaient également volontaires. Il faut le dire, plus d'une fois il avait pris contre la mère, positive, mondaine, sèche de cœur pour tout ce qui n'était pas son fils, le parti du jeune homme, chevaleresque, un peu poète, un peu trop porté aux illusions. Mais, ce soir, il lui semblait que la situation était grave; Landry avait senti se développer son indépendance, il parlait en homme, alors qu'il agissait peut-être en enfant ou en fou.
Séverin jeta un coup d'œil de regret sur une pile de brochures qu'il s'apprêtait à couper, et se leva en soupirant pour répondre à l'appel de sa cousine.
Il prit son pardessus, et se dirigea le long des quais dont lui habitait la partie abandonnée, et elle le point le plus aristocratique.
Il aimait à circuler, le soir, le long des eaux noires qui charriaient comme de brillantes étincelles le reflet des lumières de leurs rives. La silhouette majestueuse de la vieille cathédrale, la flèche élégante de la Sainte-Chapelle, les toits aigus et la façade du Louvre, tout cela prenait à cette heure un aspect mystérieux, grandiose, comme si toutes les voix du passé cherchaient à se faire entendre dans l'accalmie du soir. Il resta un instant accoudé au parapet pour achever son cigare, puis pénétra sous la voûte de l'hôtel où Mme Desmoutiers occupait, depuis son mariage, le même appartement.
—J'ai l'illusion d'être dans une maison à moi, disait-elle.
Et ses amis, ces Parisiens blasés auxquels les déménagements sont faciles et légers, lui savaient gré de leur offrir un coin fixe, où ils retrouvaient des souvenirs et des traditions.
Séverin fut aussitôt introduit dans le petit salon où, comme l'avait écrit Landry, une double ligne de conseillers, de présidents à mortier, de bourgeoises très fières semblaient regarder dédaigneusement les bibelots modernes mélangés, en petit nombre, il est vrai, aux vieux meubles authentiques dont maint d'entre eux s'était servi.
Un abat-jour d'un jaune pâle atténuait la lumière d'une très grosse lampe, et dans le jour adouci de la chambre, la laque blanche ou grise des fauteuils, les cadres d'or terni, le miroitement des vitrines mettaient des taches claires ou brillantes.
—Enfin, vous voilà! C'est bien à vous d'être venu si vite, et de m'avoir probablement sacrifié une laborieuse soirée!
Séverin s'inclina. Les paroles étaient aimables et chaleureuses, le sourire de Mme Desmoutiers charmant; mais il savait que tout cela était un peu affecté, et qu'elle s'inquiétait médiocrement des ennuis ou des sacrifices des autres, quand il s'agissait de son fils.
Elle était encore jeune, mais elle mettait une coquetterie savante à ne pas paraître redouter la vieillesse. Sa mise était sévère, bien que très élégante; une robe d'intérieur en crêpe de Chine noir, garnie de dentelle blanche, faisait ressortir la douce pâleur de son teint, et elle poudrait ses cheveux, qui se décoloraient.
Elle lui montra une bergère en face d'elle, puis entama tout de suite le sujet qui la hantait.
—J'ai enfin une lettre de Landry! Tenez, regardez-la.
Elle prit, sur un guéridon placé près d'elle, une lettre dépliée, et étudia avidement le visage de son cousin, tandis qu'il la lisait.
Séverin passa à cette lecture plus de temps qu'il n'était nécessaire. Les choses n'en étaient pas au point qu'il avait cru vis-à-vis de Mme Desmoutiers: à elle, Landry, loin de rien préciser, n'avait pas même parlé de l'existence des jeunes filles.
Séverin replia la lettre et la posa sur le guéridon, attendant ce qu'allait dire sa cousine.
—Voyons, mon ami, s'écria-t-elle avec impatience, que pensez-vous de tout cela?
—Mais qu'en pensez-vous vous-même, ma cousine?
—Oh! dit-elle, dépitée, ne faites pas le diplomate! D'abord, ce style embarrassé, haché, ne ressemble en rien aux jolies lettres que m'a écrites Landry jusque... jusqu'à son accident. Cette missive étrange, arrivant après une série de cartes postales, me paraît grosse de réticences... Et puis, c'est louche... Il parle d'une main contusionnée, et avoue qu'il fait de la musique.... De la musique! Ce n'est pas, je pense, pour un vieux paysan et son fils le chasseur! Un piano, cela suppose des jeunes filles—Or, pourquoi ne me parle-t-il pas tout simplement, tout franchement, des habitantes de cette ferme, ou de ce manoir?
Séverin, plein d'admiration pour des déductions dont il pouvait constater toute la justesse, ne put retenir un sourire.
—Qu'en pensez-vous? répéta Mme Desmoutiers. Ne suis-je pas logique?... Mais vous ne semblez pas aussi étonné que vous devriez l'être! ajouta-t-elle, frappée d'une idée soudaine. Séverin, Landry vous a écrit!
Séverin se rappela la demande de Landry: «Prépare les voies, si tu le juges bon.»
—Oui, j'ai reçu des cartes et une lettre, dit-il tranquillement.
—Eh bien! ai-je raison? Vous parle-t-il de la jeune fille?... Séverin, vous me faites mourir! Montrez-moi cette lettre!
—Ma chère Jeanne, je ne l'ai pas sur moi; mais j'ai pour principe de ne jamais communiquer les lettres, même les plus insignifiantes.
—A une mère!... Mais enfin, que dit-il?
—Il me donne des détails pittoresques, et me décrit des mœurs et des types comme nous n'en soupçonnons évidemment pas à Paris. Ses gentilshommes paysans ont une vraie noblesse.
—Et une rusticité encore plus grande! Et elle? Parlez donc, enfin!... Du reste, je suis folle! C'est une amourette sans conséquence, ou même rien du tout....
—Je le pense comme vous, et je crois que l'admiration de Landry s'en ira en fumée dès qu'il aura repris pied dans le monde civilisé.
—Évidemment! Je perds la raison quand il s'agit de cet enfant.... Que vous dit-il d'elle, Séverin?
—Il fait d'elle, comme vous dites, un fort séduisant portrait.... Une très jolie fille, portant un vieux nom authentique, élevée au couvent, instruite et distinguée, et vêtue, comme une fée Morgane, de broderies d'argent et de précieuses dentelles.
—Mais c'est du roman!
—Landry est romanesque, dit Séverin, retenant un sourire.
—Vous ne pensez pas que... qu'il commette la folie de parler, de s'engager?
—Non certes; pas sans vous avoir parlé d'abord.
—Et je le raisonnerai! s'écria-t-elle, soulagée.
—Ma chère Jeanne, dit Séverin s'enfonçant dans sa bergère, ayant l'honneur de recevoir vos confidences aussi bien que celles de votre fils, il m'est évidemment imposé d'être impartial, et de conseiller ce que je crois le meilleur. Je ne désire pas plus que vous un mariage qui, s'il n'est pas une mésalliance, sortirait Landry de sa sphère, on y introduirait une femme incapable de s'y adapter. Dans l'intimité d'un foyer, et dans les rapports forcés avec le monde extérieur, ce n'est pas assez d'avoir des principes solides, des qualités sérieuses: il faut une parité d'éducation, d'habitudes, de goûts, ce qui résulte tout naturellement d'avoir vécu dans le même milieu. Je crois donc que Landry regretterait avant peu de s'être ainsi engagé, et je crois également que, malgré la facilité qu'ont les femmes à se plier aux situations, cette jeune fille ne serait pas heureuse. Il est donc désirable d'enlever Landry à son rêve, d'autant que, s'il se prolonge, il peut laisser derrière lui des regrets, des souffrances irréparables.
Quelque chose se pinça dans les traits de Mme Desmoutiers, et elle fit un geste indifférent, laissant deviner que les regrets d'une inconnue la touchaient fort peu.
—Alors, que conseillez-vous, mon ami?
—D'abord, de ne pas heurter votre fils, d'éviter toute discussion avec lui, de ne pas même vous opposer ouvertement à ses projets quand il vous les dira; mais de le rappeler sous un prétexte plausible, puis de le replonger dans son milieu, dans sa vie, de la distraire, d'arranger un voyage.
—Parfait! Oh! vous verrez comme je serai adroite! D'abord, j'ai un gros rhume; je vais l'exagérer, appeler mon fils, puis lui demander, comme vous me le conseillez, de m'accompagner dans le midi, en Italie, en Espagne, n'importe où... Ah! mon pauvre Séverin, que de tourments nous donnent ces grands garçons! Landry, qui est si charmant, si recherché, peut faire un mariage superbe... Quand je pense qu'il va s'éprendre d'une paysanne, évidemment sans le sou, dont les manières le couvriraient de confusion!
—Mettons les choses au point, dit Séverin un peu sèchement. Je n'ai point l'intention de me mêler de n'importe quel mariage superbe pour Landry. Ce n'est pas parce que cette jeune fille est pauvre que je juge son projet malheureux: c'est parce que, le connaissant à fond, je prévois qu'une fois son enthousiasme calmé, il aurait des regrets infinis. Je songe même à la tranquillité et au bonheur futur de cette enfant, en désirant que Landry ne la revoie pas.
—Oh! vous êtes bien bon! Des intrigants odieux! Des gens qui, pour reprendre un rang dans le monde, ont attiré mon fils et l'ont enjôlé!
—Ceci n'est pas probable. Le portrait que me fait Landry des Coatlanguy est trop vivant pour n'être pas vrai. Ce sont des simples, j'en suis sûr, incapables de tant d'intrigue. Qui sait, même, si ce cultivateur intransigeant ne refuserait pas sa nièce à un bourgeois!
—Oh! quant à cela!... Enfin, ne discutons pas les détails, puisque nous sommes d'accord sur le fond.... Voulez-vous vous charger de rappeler Landry, de lui dire que je suis malade, que vous avez vu mon docteur....
Le visage de Séverin devint tellement glacé, que Mme Desmoutiers s'interrompit, un peu interdite.
—Vous autres femmes, dit-il d'un ton de sarcasme, vous vous entendez trop bien à intriguer et même à... mentir, pardonnez la crudité du mot, pour qu'il vous soit nécessaire d'appeler à votre aide la diplomatie masculine, très inférieure. Arrangez-vous avec Landry comme il vous plaira, je ne saurais m'en mêler.
Il se leva en disant ces mots, et elle protesta contre ce prompt départ.
—Quoi! sans prendre de thé? Attendez un peu, on va nous en apporter....
—Merci, je suis pressé....
Elle retint un instant sa main.
—Séverin, qu'allez-vous lui répondre?
—Rien; c'est une manière de s'en tirer, et je suis assez mauvais épistolier pour qu'il ne s'étonne pas de mon silence.
Il s'inclina, dégagea sa main, embrassa d'un coup d'œil le petit salon confortable avec ses portraits majestueux, ses meubles de style, ses recherches de tout genre, et, un instant après, il se retrouvait sur le quai, en face de la rivière piquetée d'or et des silhouettes grandioses des vieux monuments.
«Oh! le convenu, oh! les habitudes!... pensait-il en allumant son cigare. Si Landry eût été un autre homme, j'aurais pris son parti. Après tout, on a peut-être plus de chances de trouver un cœur sincère dans un milieu primitif. Mais je le connais: tout, chez lui, est à fleur de peau, et cet amour romanesque s'étiolerait dans ce cadre parisien.... On ne transplante ni l'ajonc ni les bruyères de cette rude terre de là-bas....»
Une demi-heure après, plongé dans un de ses livres favoris, il semblait avoir oublié ce qui venait de se passer.
LANDRY A SÉVERIN
«Mon ami, pourquoi ne m'as-tu pas répondu?
»Ma mère m'écrit; elle se plaint d'être souffrante, et menacée d'un séjour dans le midi.
«Je pense qu'elle n'a rien deviné; me réservant de lui parler, je n'avais pas même nommé Léna. Est-elle vraiment malade? Réponds-moi immédiatement; je suis anxieux. Mais, quoi qu'il arrive, je veux que mon avenir soit engagé avant mon départ.»
SÉVERIN A LANDRY
«Ce que je te conseille fortement, c'est de ne rien engager du tout. Tu es ton maître, personne ne peut t'empêcher d'épouser la femme que tu juges la plus digne et la plus charmante. Mais pour toi-même, pour ta propre dignité, pas d'emballement. A ta place, je m'imposerais trois mois d'attente et de réflexions. Si tu persistes, tu seras mieux fondé à combattre les objections inévitables de ta mère.
»Il est très vrai qu'elle est décidée à quitter Paris pour l'hiver.
»A toi.»
Landry froissa cette lettre avec colère.
«Séverin prend des allures de sphinx, se dit-il. Il ne se montre pas le bon camarade sur qui je comptais.... Lui qui est assez romanesque pour enterrer sa vie dans le tombeau de sa femme, perdue après quelques mois de mariage seulement, il aurait pu comprendre l'élan et la confiance d'un ami!
Le «mois noir» avait commencé. Landry avait assisté à Lanrouara aux offices des trépassés et, sous le capuchon de sa cape de deuil, Léna lui avait semblé encore plus jolie. Il l'accompagna au cimetière, et lut les inscriptions grossièrement gravées sur les tombes de granit où elle s'agenouillait. Les plus anciennes portaient les traces d'un écusson; sur les autres, les noms roturiers du pays s'accouplaient à celui de Coatlanguy.
—J'aimerais à prier sur la tombe de vos parents, murmura Landry, s'approchant de la jeune fille.
Elle le regarda avec une tristesse soudaine et presque inquiète.
—Ma mère repose ici, dit-elle, montrant une pierre qui, comme les autres, était à peine dégrossie.
Elle avait, le matin, placé sur la tombe une couronne de lierre et de chrysanthèmes communs, cueillis dans le jardin du manoir, et il lut avec difficulté les lettres creusées dans le granit au grain grossier: «Marie-Yvonne-Hélène Le Du, épouse d'Hervé Lebreton de Coatlanguy, décédée pieusement le 10 juillet 18..., à l'âge de vingt ans.»
—Elle est morte en me mettant au monde, dit Léna, baissant instinctivement la voix. J'ai cru longtemps qu'une espèce de malédiction pesait sur moi, pour avoir pris la vie de ma mère....
—Il ne faut pas penser à de pareilles choses, murmura Landry, impressionné, et éprouvant un frisson involontaire à l'idée du lien mystérieux qui existait entre cette tombe froide et la jeune vie brillante de Léna.
Le mot qu'elle avait prononcé: «J'ai pris la vie de ma mère», assombrissait soudain pour lui tout ce qui l'entourait.
—Et votre père? reprit-il, cherchant à secouer cette impression, fût-ce par une autre idée triste, mais différente.
L'expression d'angoisse passa de nouveau sur les traits de la jeune fille.
—Il n'est pas ici; il est allé mourir au loin, et je suis encore responsable de ce départ, de cette fin prématurée, puisqu'il est parti inconsolable du malheur dont ma naissance était cause.
Landry resta silencieux. Elle reprit, songeuse:
—Je crois que mon oncle ne lui a pas pardonné d'avoir quitté le pays. Il ne veut jamais parler de lui; il est très bon; cependant il est obstiné, parfois violent. Mais mon père, je l'ai su par son camarade de collège, M. de Kermaïdic, avait une âme d'artiste; il souffrait, lui aussi, d'être enchaîné à des devoirs obscurs et fastidieux; la présence de la jeune femme qu'il aimait eût pu seule l'y résigner....
Elle fit encore une pause.
—J'ai trouvé un jour dans un vieux bahut, dit-elle, des dessins de lui.... Il n'avait jamais pris d'autres leçons que celles du collège, et je suppose que cela n'a pas de valeur...
—Voudrez-vous me montrer ces dessins? demanda Landry ardemment.
Elle fit signe que oui.
—Et il est mort jeune?
—Depuis que j'ai commencé à comprendre, mon oncle m'a répété que je n'ai d'autre parent que lui.
—Pauvre petite!...
Un léger brouillard flottait sur le petit cimetière, et adoucissait les lignes rudes des croix de pierre brute. Il y avait sur presque toutes les tombes des bouquets rustiques, et les femmes en capes de deuil se glissaient comme des ombres dans les étroits sentiers. Landry s'imagina qu'une communication mystérieuse s'établissait entre lui et les âmes des parents de Léna, qu'elles erraient à son côté, qu'elles lui confiaient ce jeune cœur isolé, cette vie si tôt privée de ses appuis, de ses tendresses.
Ils étaient maintenant sortis du cimetière, et Léna éprouva une sorte de soulagement visible, comme si un poids de tristesse était écarté d'elle.
—Puisque vous aimez les chants bretons, dit Loïzik, s'approchant d'eux avec son placide sourire, venez écouter Yann, l'enfant aveugle, qui dit le sône des trépassés.... Léna vous le traduira.
Un enfant de douze à treize ans, vêtu de bure, avec une figure pâle, des cheveux longs et des yeux vagues qui cherchaient le ciel sans rien voir, s'avançait, tenant la main d'une vieille femme en deuil.
—Chante le chant des morts, Yann, et tu auras une pièce blanche dit Léna s'approchant.
La figure intelligente du petit s'anima.
—La pennerez du Coatlanguy! s'écria-t-il, étendant sa main brune pour chercher la main de la jeune fille.
—Tu as bonne mémoire, petit Yann, car tu n'es pas venu depuis l'année passée. Yvonna, la soupe sera trempée pour vous au manoir, quand Yannik aura chanté.
Et l'enfant, d'une voix douce et monotone, commença le chant que les jeunes filles se tenaient prêtes à traduire pour Landry:
«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bonne santé à vous, gens de cette maison; bonne santé nous vous souhaitons: nous venons vous mettre en prière...
»C'est Jésus qui nous envoie pour vous éveiller, si vous dormez;
»Vous éveiller, grands et petits; s'il est encore, hélas! de la pitié dans le monde, au nom de Dieu, secourez-nous!
»Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous! Priez, priez! car les enfants, eux, ne prient pas.
»Ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.
»Mon fils, ma fille, vous êtes couchés sur des lits de plume bien doux, et moi, votre père, et moi, votre mère, dans les flammes du purgatoire.
»Vous reposez là, mollement; les pauvres morts sont bien mal. Vous dormez là d'un doux sommeil; les pauvres morts sont dans la souffrance.
»Un drap blanc et cinq planches, un bourrelet de paille sous la tête et cinq pieds de terre par-dessus, voilà les seuls biens de ce monde qu'on emporte au tombeau.
»Nous sommes dans le feu et l'angoisse; feu sur nos têtes, feu sous nos pieds, feu en haut et feu en bas; priez pour les trépassés!
»Jadis, quand nous étions au monde, nous avions parents et amis; aujourd'hui que nous sommes morts, nous n'avons plus de parents et d'amis.
»Au nom de Dieu, secourez-nous! Priez la Vierge bénie de répandre une goutte de son lait, une seule goutte sur les pauvres trépassés.
»Sautez vite hors de votre lit, jetez-vous sur vos deux genoux, à moins que vous ne soyez malades, ou appelés déjà par la mort.»[*]
[*] Traduit par M. le vicomte de la Villemarqué.
Des groupes s'étaient formés autour du petit chanteur. Les enfants, obéissant à la lettre, se jetaient à genoux, les femmes se signaient, et les hommes glissaient une pièce de deux centimes dans le chapeau déformé de l'aveugle.
Le ciel gris, le brouillard léger, la bise aigre et gémissante de novembre s'harmonisaient avec cette scène, et une vague tristesse, ou plutôt une angoisse envahit de nouveau le cœur de Landry.
Le maire, qui était revenu le premier de l'office, se tenait sur le perron, regardant les jeunes gens qui rentraient. Il y avait un pli sur son front, et ses lèvres se serraient avec une sorte de résolution.
—Le père a quelque chose qui le tourmente, dit Goulven.
—Il est toujours triste, le jour des morts; il a vu partir tous les siens! murmura Loïzik.
—M. Desmoutiers, j'ai une demi douzaine d'arbres à marquer là-bas pour le bûcheron, dit le maire, répondant d'un signe au salut amical de Landry; voulez-vous venir avec moi, pendant que les jeunes filles changent leurs vêtements de deuil?
—Oh! très volontiers!
Ils s'acheminèrent d'un pas vif vers un bouquet de chênes très vieux, presque morts, qui s'élevaient sur la lande, à deux ou trois cents mètres du manoir. Landry parlait avec son enthousiasme ordinaire des usages bretons, de la solennité incomparable de ce jour des morts, et du chant qu'avait dit le petit Yann, l'aveugle. M. de Coatlanguy l'avait d'abord écouté avec un plaisir involontaire; mais il l'interrompit tout à coup, et dit avec une certaine brusquerie:
—Est-ce que vous resterez encore longtemps à Morlaix?
Landry tressaillit de surprise, et murmura quelque chose d'embarrassé sur le charme hivernal du paysage et le plaisir de la chasse.
—Tout cela est très bien; mais vous avez un pays, une maison, une famille, et, je l'espère pour vous, des occupations. Vous perdez votre temps, ici.
Stupéfait, inquiet, Landry garda le silence.
—Je suis habitué à parler sans détours, reprit le maire de sa voix rude. Je ne suis pas un monsieur de votre monde, mais un paysan ignorant des belles paroles. Donc, mon jeune Monsieur ne vous fâchez pas si je vous dis que vous êtes resté ici assez longtemps....
Une rougeur ardente monta aux joues de Landry.
—Ne prenez pas cela pour une insulte, reprit vivement le maire. Je vous crois honnête; vous ne voyez pas la situation dans laquelle vous vous mettez.... Soyons francs, comme deux hommes.... Vous parlez trop à ma nièce Léna; vous montrez trop, aussi, que vous la trouvez jolie, et comme cela ne peut vous mener à rien, ni vous ni elle, sauf à des chagrins, je vous donne cordialement cet avis: retournez chez vous, dans votre monde.
Les sentiments chevaleresques de Landry s'éveillèrent, et aussi.... l'esprit de contradiction qui lui faisait habituellement désirer ce que les autres jugeaient pour lui inaccessible.
—Mon monde! Le vôtre le vaut bien, M. de Coatlanguy! Vous êtes un gentilhomme, et moi d'une vieille bourgeoisie parisienne.
Le maire haussa les épaules.
—Oui, je suis gentilhomme, et je pense que mon nom vaut le vôtre. Mais il n'y a pas que l'origine pour apparier les gens: il y a l'éducation, les habitudes. Vos bourgeoises de Paris se moqueraient de Léna.... Quant à vous, votre instruction dépasse la nôtre, et vous avez fréquenté des gens bien différents de notre simple entourage. Mais à quoi bon discuter? Vous sentez, aussi bien que moi, que ma nièce ne peut être votre femme.
—Pourquoi? s'écria Landry, frémissant.
—Ce serait votre malheur à tous deux, dit le maire durement.
Si ce simple paysan aux allures droites et brusques, ignorant du monde et de ses détours, eût été le plus consommé des diplomates et eût cherché un moyen sûr pour faire épouser sa nièce à Landry, il n'aurait certainement pas mieux réussi.
—Pourquoi? répéta le jeune homme. Si vous m'avez étudié, comme vous semblez le dire, n'avez-vous pas compris qu'au sortir d'un cercle raffiné, mais toujours factice, j'ai pris ici un bain de vérité et de noblesse? J'y ai compris les grandes tâches de la vie, la beauté des principes immuables. Et si vous connaissiez les jeunes filles que je vois dans le monde, vous ne vous étonneriez pas que je sois séduit par la grâce austère et la simplicité de vos Bretonnes....
Il avait parlé avec tant de chaleur, que le maire fut un peu ébranlé.
—Vous ne seriez pas heureux, vous dis-je; Léna est fière, et souffrirait dans votre monde.
—Croyez-vous que je ne saurais pas la garder de tout froissement?
—Mais on ne transplante pas notre rude flore. Elle-même qui, je ne l'ignore pas, s'imagine qu'elle serait plus heureuse hors d'ici, elle-même, croyez-moi, aurait le mal du pays.... Un mal terrible pour les Bretons! Ils en meurent!
—Je la ramènerais! Je suis heureux, ici.... J'y achèterais un domaine, et, avec vos conseils, je m'efforcerais aussi de faire du bien....
Une lueur passa dans les yeux du maire, mais il secoua la tête.
—C'est bon, je vous crois sincère; mais cela ne suffit pas.... Même si je pouvais admettre pareille chose, il faudrait savoir ce que dirait votre mère. Aucun des miens n'entrera jamais dans une famille sans y être désiré, mon jeune ami.
Landry sentit comme une douche glacée. Il fit un effort pour répondre du même ton convaincu:
—Ma mère veut mon bonheur, elle aimera qui j'aime.
—Enfin, il faudra voir; mais ne soyez pas fâché si je vous répète que je désire autre chose pour ma nièce, et si j'exige de votre part un temps de réflexion.... Et puis... si la chose doit jamais arriver, il faut que je vous confie, que je confie à votre honneur un fait que Léna ignore, et qu'il m'est pénible de dévoiler.
Sa voix s'altéra, et Landry, étonné, se hâta de répondre que le secret, quel qu'il fût, serait scrupuleusement gardé.
Le maire n'était pas homme à prendre des biais, ni à retarder une confidence désagréable, mais nécessaire. Il regarda Landry en face, et dit à brûle-pourpoint:
—Le père de Léna n'est pas mort.
Une surprise intense se peignit dans le regard du jeune homme, en même temps qu'il ressentait une vague et pénible appréhension.
—C'était, reprit le maire avec un certain mépris, une pauvre tête. Dans les meilleures races, il y a des déchets, des ratés. Faible de santé, il avait l'horreur du travail de la terre. Je l'occupais à faire mes comptes, mais c'était un paresseux; il se croyait artiste, et s'imaginait être ici hors de sa sphère. Je le mariai, et tout alla bien pendant un an: il aimait sa femme. Mais elle mourut à la naissance de Léna. Mon frère ne sut pas porter son malheur en homme: même la petite lui faisait mal à regarder. Il réclama son héritage, et je dus vendre une de nos meilleures fermes, dit le maire avec une amertume soudaine au souvenir de cet endettement du domaine familial. Il partit, alla étudier la peinture, dissipa son argent, et finit par....
Ici il s'énerva: cela devenait trop dur....
—... Par épouser une comédienne! dit-il d'une voix de tonnerre.
Landry, consterné, sentait une sueur froide sur ses tempes.
—Ce n'est pas tout. Il plaça le peu qui lui restait d'argent dans des affaires véreuses. Il perdit tout, même l'honneur, car son nom, mon nom... fut compromis dans un désastre dont, je le dis d'ailleurs à sa décharge, il n'avait pas soupçonné le côté frauduleux. Dès lors, il fut mort pour moi.... Quand je dis mort... il fallut bien lui venir en aide pour le tirer de ce mauvais pas; mais je ne lui donnai d'argent qu'à la condition qu'il ne réclamerait jamais sa fille.
—Il ne la réclama point, en effet?
—Si, à la mort de sa seconde femme, qu'il perdit peu après. Mais j'avais élevé Léna, je me trouvais des droits sur elle, et je savais que ce père incapable ne pouvait faire d'elle une femme digne de sa mère et de ses aïeules. Il fallut bien qu'il cédât....
Il y avait sur le visage du vieillard une inflexibilité terrible. Landry formula encore une question:
—A-t-il réussi dans son art?
—Je n'en sais rien, dit sèchement le maire. Je lui écris, une ou deux fois l'an, que sa fille se porte bien, et il n'en demande pas plus.
—Signe-t-il ses tableaux du nom de Coatlanguy?
—Je le lui ai défendu. Notre nom ne doit pas être livré aux hasards du commerce ou aux aventures plus ou moins honorables d'une vie d'artiste, répondit M. de Coatlanguy, qui avait évidemment de ce genre d'existence, aussi bien que des facultés de son frère, une conception particulière qu'il était inutile de chercher à ébranler.
—Mais quand votre nièce se mariera... commença Landry.
—Son père ne tourmentera pas son mari; cela, je m'en porte garant!
—Et elle le croit mort!
Le maire s'imagina sentir un reproche dans son accent, et répondit, presque brutalement:
—Oui, elle le croit mort! Pendant un temps, nous l'avons tous cru, il ne donnait plus signe de vie. Après, je n'ai pas détrompé Léna. Avec son imagination, qui est vive et un peu folle, ne se persuaderait-elle pas que son devoir est auprès de ce vagabond qui l'a abandonnée, plutôt qu'aux côtés de ceux qui l'ont recueillie et élevée? Elle s'inquiéterait de lui, elle voudrait lui écrire, et, je vous le répète, dans un de ces moments où elle s'ennuie ici, elle serait capable de vouloir le rejoindre. Vous pouvez vous figurez les dangers qu'elle courrait près d'un homme qui n'a jamais eu la tête solide, qui a été capable d'épouser une femme de théâtre, et qui vit probablement au jour le jour, sans domicile fixe, car ses lettres ne sont jamais datées du même endroit....
Ses traits se détendirent tout à coup, et, avec un attendrissement soudain, il reprit:
—Voilà pourquoi j'ai aimé Léna plus que mes propres enfants... On disait que j'étais faible pour elle, que je la traitais autrement que Loïzik, qui sera bientôt ma bru.... C'est vrai, je l'ai aimée pour ceux qui n'étaient plus, pour la mère morte à vingt ans, pour le père qui n'aurait pas su l'élever, et qui ne repassera jamais ce seuil....
Il tira tout à coup sa montre.
—Si vous reprenez le train de Morlaix, il faut dîner à midi juste. Pensez à tout ce que je vous ai dit, et ne vous pressez pas: la vie est longue, ou semble telle à votre âge. J'ajoute que Lénik a la fortune de sa mère, à peu près trois mille francs de rentes en terres, et que, avec l'agrément de mes fils, je lui laisserai une somme de dix mille francs. Cela fait une dot, chez nous; mais dans votre monde, c'est dérisoire, et c'est encore une raison pour que vous réfléchissiez sérieusement.
—L'argent n'est rien pour moi, je suis riche! dit impétueusement Landry.
—Bon! ce n'est peut-être pas l'avis de votre mère; les vieux sont raisonnables et savent compter.... C'est entendu, vous allez partir?
—S'il le faut absolument... commença Landry.
—Oui, il le faut. Et c'est aussi nécessaire pour cette enfant. Si la réflexion vous montre que vous allez faire une folie, il ne faut pas qu'elle s'attache à vous. Pour une fille comme elle, la présence d'un jeune homme comme vous est dangereuse. Vos manières, vos conversations lui feraient trouver nos gars un peu trop rustres, voyez-vous, et, après tout, c'est peut-être un Breton qu'elle épousera...
Landry fit un geste de dénégation. Cependant, à mesure qu'ils se rapprochaient de la maison, les impressions désagréables qu'il venait d'éprouver s'emparaient plus fortement de son esprit. Ce père inconnu, qui pouvait surgir dans sa vie, le hantait péniblement. Tout en faisant la part des préjugés du maire, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'Hervé de Coatlanguy n'était qu'un bohème, et qu'il serait fort désagréable de le voir venir un jour réclamer l'affection filiale de Léna...
Mais la jeune fille parut sur le vieux perron aux pierres disjointes et moussues, et le charme pénible fut rompu. Elle était encore plus jolie qu'à l'ordinaire dans ses vêtements de deuil: jupe noire unie, tablier de taffetas, coiffe sans dentelles. Sa taille gracieuse ressortait sur la muraille revêtue de passiflore. Les feuilles n'étaient pas encore tombées, les fleurs étaient remplacées par de gros fruits orangés d'un effet étrangement pittoresque, et, sur ce fond, l'austère costume noir faisait tableau.
Landry oublia tout. Il aimait Léna telle qu'elle était; quoi qu'il pût en résulter, sa seule vue avait suffi pour dissiper le trouble ou l'inquiétude qu'il avait ressentie pendant son entretien avec le maire, et malgré la note grave que donnaient au repas et la triste fête du jour, et le costume noir des jeunes filles, il sentit son cœur déborder d'espérance et de bonheur.
Il fallait cependant annoncer que sa mère était souffrante et qu'il allait repartir. La pâleur soudaine de Léna lui causa un mélange de peine et de douceur. Il ne pouvait la voir souffrir, et cependant, l'idée qu'elle le regrettait rassurait son cœur.
—Je laisse un de mes fusils à Goulven, dit-il précipitamment. Je reviendrai chasser dans ce pays dès que ma mère sera mieux...
Une lueur d'espérance glissa dans le regard anxieux de Léna, une ombre rose parut sur ses joues.
—Il ne faut pas manquer votre train, dit le maire, se levant de table. Vous serez le bienvenu, si vous revenez.
—Si je reviens!... s'écria Landry avec un regard vers Léna.
La jeune fille jugea peut-être que ce regard valait une promesse, car les couleurs reparurent tout à fait sur ses joues.
Il y eut un peu de hâte: Goulven attelait le cabriolet, le maire cherchait une couverture, et Loïzik faisait semblant de ne pas voir Léna, qui était maintenant nerveuse, et de qui Landry cherchait à se rapprocher.
—Vous savez que je reviendrai? dit-il à voix basse.
Elle baissa les yeux.
—Comment le saurais-je?
—Pensez-vous que j'oublie ces jours?
—Tant de choses vous en distrairont!
Cette fois, elle le regardait, et elle lut dans ses yeux un reproche attristé.
—Oncle Alain, dit-elle tout à coup d'un ton qu'elle essayait de rendre joyeux et naturel, puis-je donner à notre hôte une médaille de Sainte-Anne d'Auray, qui le protègera pendant son voyage?
Une médaille se donne même à un étranger.... La voix de Léna était si calme, que le maire ne crut pas que ce don eût une signification particulière. D'ailleurs, qu'importait? Elle lui demandait une permission, et il inclina la tête.
Alors elle ouvrit sa main brune, dans laquelle, depuis quelques minutes, elle tenait serrée la médaille d'argent.
—Je la garderai toujours et, en échange de cette image de la patronne d'Armor, je vous apporterai celle de la patronne de Paris, dit-il, sa voix s'étranglant d'émotion.
Il serra à la briser la petite main tremblante, et une fois encore, le vieux cabriolet l'emmena le long de l'avenue, maintenant jonchée de feuilles mortes.
Ce fut à l'aube tardive et brumeuse que Landry arriva à Paris. Le coupé de sa mère l'attendait à la gare, et il éprouva une sensation presque oubliée, confortable, délicieuse, à pénétrer dans la voiture tiède et capitonnée qui gardait une très légère odeur de violettes, le parfum de sa mère. La boule d'eau chaude répandait une agréable chaleur. Le cocher était plus majestueux que jamais, avec ses fourrures et ses manières correctes.
Tout cela parut à Landry comme une évocation d'un passé à demi oublié. Le coupé partit au trot vif et relevé du cheval. Les rues étaient encore désertes, mais les becs de gaz en éclairaient les larges dimensions, les monuments familiers qui se dressaient çà et là, et il sentit une nouvelle impression de chez lui, un plaisir plus vif qu'il n'aurait cru à se retrouver dans ce vieux Paris.
L'hôtel où habitait sa mère lui parut aussi plus agréable que jamais. C'était un vieil édifice à l'ancienne mode; l'escalier était monumental, avec ses murs stuqués, son épais tapis oriental, et les jarres de faïence remplies de plantes vertes qui ornaient l'entrée.
L'appartement était vaste, confortable, avec un air de grandeur tout à fait en rapport avec les beaux vieux meubles de famille et les portraits des magistrats. Une tiédeur délicieuse y régnait dès le vestibule. Le valet de chambre était là, tout prêt à le débarrasser de son pardessus, et tout à coup, sur le seuil du petit salon, sa mère elle-même parut, dans un chaud et élégant peignoir, le visage encadré d'une dentelle, et un sourire ravi dans les yeux.
Il oublia tout dans la joie de la revoir, et la suivit dans le réduit charmant où brûlait un bon feu, et où la chocolatière laissait échapper une odeur vanillée.
—Vous vous êtes levée! Quelle imprudence! Êtes-vous donc mieux?
—Non, mais cela ne fait jamais de mal à une mère d'accueillir son fils.... Viens là, près de moi, sous la lampe.... Tu as bruni.... Tu n'es plus tout à fait le même, dit-elle avec une nuance jalouse.
—Si, si, tout à fait le même pour vous soigner et vous gâter.... Racontez-moi vos misères....
—Oh! ce sera vite dit: un point opiniâtre, un peu plus de faiblesse, et un arrêt du docteur me renvoyant vers le soleil....
—Pour tout l'hiver?
Elle sentit la pointe d'inquiétude qui inspirait ces paroles.
—Je crains que oui; mais tu choisiras toi-même le lieu de notre exil....
—Et il faut partir tout de suite?
—Le docteur le dit.
Il y eut un silence, ces deux cœurs battant d'un émoi secret en sentant approcher l'explication nécessaire.
—Je suis encore plus navré de vous voir malade, parce que je voulais vous emmener en Bretagne.
Il s'efforçait de parler d'un ton détaché, mais il était nerveux et agité.
—En Bretagne, à cette époque! En plein brouillard! dit-elle d'une voix très naturelle et d'un petit air d'effroi admirablement joué.
—Oui... j'aurais voulu....
Il ne voulait, il ne pouvait attendre. Sa mère s'était levée pour lui verser du chocolat, mais il n'aurait pu en boire une cuillerée avant d'avoir déchargé son cœur de sa terrible confidence.
Il la ramena tout à coup à son fauteuil, et s'inclina vers elle d'un air qu'il voulait faire tendre, et qui, à son insu, était suppliant.
—Oui, j'aurais voulu vous faire connaître Hélène de Coatlanguy....
Ce nom d'Hélène lui parut une sorte de travestissement, tandis qu'il le prononçait.
—Hélène de Coatlanguy? répéta sa mère du même ton naturel.
—Oui, je vous ai parlé d'elle!
—M'as-tu parlé d'elle, vraiment?
—Mère, Séverin a dû vous dire.... En un mot, j'ai trouvé la seule femme que j'aie jamais aimée, la seule qui puisse me rendre heureux!
Il y eut un silence très lourd, pendant lequel Landry vit s'altérer le visage de sa mère.
—Ç'a été bien subit, dit-elle enfin de sa voix douce, qui avait une nuance plaintive.
Il fit un rapide calcul, et s'aperçut qu'un mois ne s'était pas écoulé depuis le jour où il avait vu Léna pour la première fois.
—C'était ma destinée! répondit-il. Et dans ce milieu, dans cette intimité de la campagne, les semaines valent des mois entiers de relations banales.
—Tu es, évidemment, libre de choisir ta femme, Landry, même si ce choix doit mal cadrer avec ton monde, tes habitudes et... les miennes, même si cette femme et ta mère ne peuvent espérer devenir jamais intimes. Mais tu ne me refuseras pas un droit: celui d'exiger de toi quelque réflexion....
—M. de Coatlanguy l'exige aussi! s'écria-t-il étourdiment, mais je suis sûr de moi!
Mme Desmoutiers changea de couleur.
—Quoi! dit-elle, as-tu déjà, sans m'en parler, engagé ton avenir?
Il se mordit la lèvre.
—Il a bien fallu que je dise à l'oncle de Léna que j'étais loyal et que j'avais des intentions droites, car sa fierté prenait ombrage, et il craignait que sa nièce ne s'attachât à moi....
Mme Desmoutiers laissa échapper un éclat de rire strident, absolument inattendu.
—Ah! voilà ces mœurs patriarcales, cette simplicité antique! Ce paysan a été assez intrigant pour t'obliger à te déclarer! Mon pauvre Landry, le tour est connu! C'était une mise en demeure, et tu es tombé dans le piège!
Landry lui jeta un regard furieux.
—Je ne souffrirai pas, s'écria-t-il, que vous accusiez de duplicité le plus honnête homme que je connaisse! Ce que vous appelez un tour peut être exécuté dans un certain monde; lui est sincère, et plus fier que vous ne pouvez l'imaginer! Il ne me donnerait pas sa nièce sans votre consentement!
Tout à coup, très nerveuse, sa mère éclata en pleurs. Atterré, il ne sut plus que dire et il essaya de la calmer.
—Ma mère! Maman, est-ce ainsi que nous devions nous revoir! J'avais le cœur plein de joie, plein de confiance, plein de la confiance que mes espoirs et mes joies, seraient les vôtres! Si seulement vous la connaissiez!...
Les larmes de Mme Desmoutiers s'arrêtèrent tout à coup.
—Je veux bien la connaître, dit-elle.
D'abord interdit de cette capitulation soudaine, Landry se jeta au cou de sa mère.
—Ah! je savais que vous êtes bonne, que vous m'aimez! Chérie maman! Vous serez toujours l'âme de notre vie! Elle vous sera une fille délicieuse, elle qui n'a pas de mère! Songez-y! Vous la formerez doucement à tous vos goûts, à toutes vos habitudes!
Il y avait une expression un peu embarrassée sur le visage de Mme Desmoutiers, et elle détourna son regard de celui de son fils.
—Je puis retarder mon départ, reprit-elle. Voyons, a-t-elle quelque parent qui puisse la recevoir à Paris?
—Oui, oui, le curé d'une des paroisses de la banlieue est le cousin de sa mère, et la sœur de ce curé, qui tient son ménage, l'a invitée plus d'une fois à venir les voir.
—Pourquoi n'est-elle pas venue?
—Son oncle ne voulait pas.
—Consentira-t-il, maintenant?
—Oh! certes, je me charge de tout! Mère chérie, ma jolie, ma chère maman, que je vous aime!...
—Ne m'a-t-on pas dit que cette jeune fille est vêtue en paysanne?
—Oui, mais elle devra, naturellement, quitter son joli costume en devenant ma femme.
—Il faudra qu'elle le quitte avant, si elle vient à Paris.
—Naturellement, on la regarderait trop! Je vais écrire à son oncle...
—Ne te décideras-tu pas à déjeuner, Landry?
—J'oubliais... J'oublie tout, excepté Léna... et vous, dit-il souriant.
—En attendant qu'elle prenne la première place dans ton cœur, si réellement tu persistes dans ce projet, ne peux-tu pas être à moi seule pendant quelques jours, Landry?
Il lui répondit par une pluie de baisers, et fit un effort pour lui demander des nouvelles de leurs amis.
Mme Desmoutiers avait senti l'embarras d'un tête-à-tête avec son fils, et elle lui proposa de faire inviter Séverin à déjeuner. Il accueillit cette offre avec un véritable soulagement. Il trouva des affaires vraies ou supposées pour passer la matinée hors de chez lui, et quand il rentra, Séverin était déjà là.
Avec M. de Salles, rien n'était jamais banal. Il possédait un tact exquis, une finesse presque féminine, et il réussit sans affectation, à la satisfaction, de la mère et du fils, à maintenir la conversation sur les sujets étrangers à celui qui les occupait et les divisait si intensément.
Mme Desmoutiers prétexta des lettres, tandis que Landry emmenait son cousin dans le fumoir, et commençait aussitôt de lui-même à parler de Léna.
—Séverin, j'ai à te remercier. Je pense que c'est à toi que je dois de trouver ma mère favorable, ou plutôt résignée à ce que je désire.
Séverin tira quelques bouffées de son cigare, puis regarda Landry.
—Est-elle vraiment résignée?
—Tellement, qu'elle veut connaître Léna, la voir à Paris.
Nouveau silence, pendant lequel Landry commença à ressentir un vague malaise.
—Mon cher, je te parlerai franchement: je trouve tes décisions promptes, prématurées. Je t'ai conseillé de réfléchir.
—Il est trop tard!
—Quoi! t'es-tu engagé? s'écria Séverin avec inquiétude.
—Oui, M. de Coatlanguy sait que j'aime sa nièce, et Léna soupçonne que je n'aurai pas d'autre femme qu'elle.
—Tu as été très imprudent, et je souhaite que tu ne le regrettes jamais. Mais maintenant, te voilà lié....
—Oui, comme dit la chanson bretonne: «Avec un lien d'or, durant jusqu'à la mort.»
—Il n'y a pas là matière à plaisanterie, dit sèchement Séverin. Le lien d'or se change parfois en un lien de fer, et la mort ne se charge pas toujours de le briser. Mais je tiens à préciser mon rôle dans cette aventure. Je suis placé dans une situation très spéciale, ayant la confiance de ta mère comme la tienne. Je crois qu'elle a raison, quand elle juge que ce mariage ne te convient pas; je le lui ai dit, comme je te le dis à toi même. Mais maintenant que tu as donné ta parole, je ne puis, en homme d'honneur, que te conseiller d'aller jusqu'au bout, et je parlerai dans ce sens à Jeanne. Seulement, tu aurais tort de la croire si résignée: elle fera tout ce qu'elle pourra pour te faire éviter ce qu'elle considère comme un malheur.
—Alors, pourquoi faire venir Léna! dit Landry d'un ton de triomphe.
—A ta place, je ne dépayserais pas cette jeune fille.... Ce sera à toi, comme mari, qu'il appartiendra de lui apprendre son nouveau rôle.
—Mais je serai si heureux de la revoir!
—Comme il te plaira. Souviens-toi de mon avis: il vaudrait mieux qu'elle ne vînt pas.
—Que dirais-je, alors, à ma mère?
—Que tu aimes mieux attendre qu'elle voie ta future femme dans son milieu.
—Non, ce milieu déplairait odieusement à ma mère. Elle est artiste, mais le pittoresque de Coatlanguy est trop rude pour elle.
Séverin haussa les épaules.
—Tu es averti....
—D'ailleurs, j'ai écrit déjà à Coatlanguy.... Veux-tu venir retrouver ma mère?
La visite de Séverin ne se prolongea pas. Landry, désireux de quitter la maison, sortit un instant du salon pour s'habiller, et Mme Desmoutiers profita du moment où elle était seule avec son cousin pour lui dire, d'un air de triomphe:
—J'ai mis mon plan à exécution.... Cette jeune fille va venir, et j'espère que, détachée de son cadre, elle perdra ce prestige qui rend mon fils insensé.
Le visage de Séverin exprima une profonde indignation.
—Je regrette de vous dire que je ne vous croyais pas capable d'une telle duplicité!
Mme Desmoutiers se mordit la lèvre.
—Le mot est dur, Séverin!
—Je dois vous avertir que, sans me croire le droit de trahir votre confiance, qui me pèse, j'ai mis Landry en garde contre la venue de Mlle de Coatlanguy. Naturellement, il vous croit sincère.
—Et pourquoi voudriez-vous faire échouer mon projet? dit-elle, rougissant de colère. Il s'agit du bonheur de mon fils, et je le défends comme je peux!
—Je n'admets que les armes courtoises.
—Séverin!....
—Et je vous demande de ne plus, dès maintenant, me tenir au courant d'une situation que je déplore.... Encore un mot.... Je vous préviens loyalement que, Landry s'étant formellement engagé, je considère son honneur comme lié à cette promesse.
Elle n'eut pas le temps de s'indigner; Landry revenait chercher son cousin.
LANDRY A ALAIN DE COATLANGUY
»Paris, 3 novembre.
«Cher Monsieur, je viens vous adresser une requête.... Ma mère veut connaître votre Léna, et elle est trop délicate pour aller en cette saison en Bretagne. Je sais qu'une de vos parentes réclame la visite de votre nièce. Laissez-la venir, je vous en supplie! Je l'aime tant, et ma mère est si bonne!
»J'attends un oui avec confiance. Encore mille fois merci pour tout ce que m'a donné votre maison. En vous priant de me rappeler à tous ceux qui vous entourent, je vous renouvelle la respectueuse assurance de mon meilleur dévouement.»
Le maire, en repliant cette lettre, vit les yeux de Léna anxieusement attachés sur lui.
—Est-ce que c'est M. Desmoutiers qui vous écrit? Reviendra t-il chasser? demanda-t-elle avec une affectation d'indifférence.
—Pas pour le moment! répliqua-t-il rudement.
Mais la tristesse qui éteignit soudain le rayon de ces doux yeux lui retomba pesamment sur le cœur.
Il alla s'enfermer dans son bureau, et répondit sans plus tarder:
«Mon cher Monsieur,
»Je vous ai dit de réfléchir. C'est trop tôt. Rappelez-vous ce que je vous ai confié. Et puis, ce n'est pas trop digne, pour une jeune fille, d'aller se montrer à Paris, pour revenir tristement chez elle au cas où elle ne plairait pas à votre mère.
»Bien à vous.»
Cette lettre causa à Landry un désappointement profond, mais aussi lui rappela désagréablement le point noir qu'il avait oublié: l'existence de ce père qui pouvait surgir devant lui. Même en faisant la part des préjugés et des rancunes du maire, c'était évidemment une relation à éviter. Il résolut de ne parler de lui à Mme Desmoutiers que lorsque tout serait arrangé, conclu, irrévocable. Seulement, cette réticence n'était pas pour rendre plus aisés ses rapports avec sa mère.
Celle-ci ne semblait pas remarquer sa contrainte. Elle se bornait à l'envelopper plus que jamais non seulement de tendresse et d'attention, mais de tous les raffinements de leur vie élégante, à laquelle il se reprenait d'ailleurs inconsciemment, quoi qu'il en eût pensé sur les monts d'Arrez.
Il n'était plus question de départ. Mme Desmoutiers attendait patiemment, Landry avec anxiété, que M. de Coatlanguy consentît au voyage de sa nièce.
Et, avec la singulière et touchante faiblesse qu'il éprouvait pour Léna, faiblesse qui était le seul point vulnérable de cette rude et violente nature, M. de Coatlanguy céda enfin, la voyant maigrir, pâlir et pleurer.
Elle fut confiée, pour le voyage, à une châtelaine du voisinage qui allait voir son fils à Paris. Elle partit, folle de joie, sûre de l'avenir, vivant le plus enivrant des rêves.
Son oncle avait mis deux conditions à son départ: elle quitterait Coatlanguy et elle y reviendrait vêtue en Bretonne, et le jour de ses noces, que cela plût ou non à sa nouvelle famille, elle irait à l'autel en mariée de Fouesnant, telle que Landry l'avait vue le jour du Rosaire, avec la couronne de fleurs d'oranger en plus.
Elle ne voulut pas dire à Landry le jour de son arrivée: elle désirait lui faire la surprise de se montrer à lui vêtue en demoiselle. Elle aussi arriva à la gare Montparnasse à l'aube froide d'un jour d'hiver. Mais ce n'était pas un coupé coquet qui l'attendait: sa cousine Mélanie, vêtue de noir, son chapeau démodé posé de travers, était là pour reprendre avec elle un train de banlieue, dont l'allure était lente, les wagons froids et sales.
Il fallait, après la fatigue de cette longue nuit, avoir du soleil plein le cœur pour ne pas pleurer de désolation en traversant ces tristes faubourgs, bordés de constructions sordides, et aussi en se voyant l'objet d'une attention effrontée de la part de ses compagnons de voyage. Malgré la cape qui recouvrait son pittoresque costume, Léna se sentait l'objet d'une admiration grossière qui la froissait, et sa cousine la comprit, car elle dit tout bas en lui serrant la main:
—Nos jolies coiffes seraient impossibles ici, mignonne.... Nous irons tantôt au Bon-Marché acheter un costume....
Le train s'arrêta comme le jour terne et triste éclairait tout à fait les rangées de maisons sordides, les boutiques misérables qui s'ouvraient une à une, et une population d'ouvriers à la mine farouche et de ménagères fanées, ébouriffées, portant des châles tricotés sur leurs camisoles de pilou.
Léna se sentait le cœur serré. Elle avait beau se dire que ce n'était pas là Paris, qu'un monde de joies et d'impressions grandioses l'attendait, cette arrivée lui causait une affreuse déception. Elle avait entrevu, entre Versailles et Sèvres une campagne encore noyée dans l'ombre, un peu artificielle, mais enfin une campagne; et ici, dans ce ramassis de briques et de plâtre, pas même un tronc d'arbre ne s'élevait sur l'horizon. Et quel horizon! Une plaine monotone et fuyante, hérissée de cheminées d'usines, et semblant prolonger indéfiniment toute cette misère....
—Voici l'église, dit Mlle Mélanie, qui trottinait dans la boue avec un art particulier, sans éclabousser les bas blancs qu'elle portait comme dans sa jeunesse.
Le cœur de Léna se serra de nouveau. L'église, cette construction d'un blanc sale, percée de fenêtres carrées, avec un toit de tuile et un petit fronton grec affreux!
—Ah! dame, cela ne vaut pas nos églises de Bretagne, ma chère! Mais l'intérieur est mieux que le dehors; voulez-vous entrer?
Oh! oui, au milieu de cet inconnu, dans ce désarroi soudain de sa pensée, de son attente, Léna pénétra dans la pauvre chapelle comme en un lieu de refuge, comme en une maison paternelle. Elle se jeta à genoux d'un mouvement éploré contre la laide balustrade de bois, et regarda le tabernacle. Là était le même Hôte qu'elle adorait sur l'autel de granit bleu de Lanrouara; là, elle était encore chez nous.... Soudain réconfortée, elle fit le tour de l'église, et s'arrêta devant une statue de la Sainte Vierge, en marbre, qu'on s'étonnait de trouver dans cette église si pauvre.
Léna n'avait pas seulement envers la Mère de Dieu la dévotion naturelle aux chrétiens, et encore plus aux jeunes filles très pieusement élevées. Dans le grand vide que laissait à son cœur la mort prématurée de sa mère, elle s'était passionnément rattachée à cette tendresse céleste, à cette protection qu'elle avait sentie vivante, tangible. Elle avait une impression profonde, vécue, pour ainsi dire, de la bonté de Celle qui, obéissant la première au double et semblable commandement d'aimer Dieu et ses créatures, poussa cet amour jusqu'à étendre aux hommes coupables sa maternité ineffable....
A ce nouveau tournant de sa vie, elle sentit tout à coup un besoin ardent de se remettre en ces mains sages et tendres, et une prière naïve sortit de son cœur:
—Puisque je n'ai plus d'autre mère que vous, il me semble, ô ma Mère Marie, que vous arrangerez ma vie comme maman l'eût aimée.... Donnez-moi un bonheur pur, béni, sur la route du ciel.... Je vous le consacrerai, je l'emploierai à la gloire de Dieu; mais laissez-moi être heureuse, donnez-moi le cher compagnon avec qui je m'acheminerai vers vous....
Elle se releva, confiante. Maintenant, il lui semblait avoir pris pied dans ce milieu inconnu.
Le presbytère était tout proche: une pauvre maisonnette à trois fenêtres de façade.
—Chez nous, la porte du presbytère est toujours ouverte murmura involontairement Léna, voyant sa cousine tirer une clef de sa poche.
—Hélas! ici ce n'est pas comme chez nous! dit la vieille fille en soupirant. On serait vite dévalisé, assassiné, peut-être, si l'on ne se gardait pas....
Léna, en pénétrant dans le couloir, entre ces minces cloisons de briques, songea au Coatlanguy. Quelle différence entre la vaste cuisine du manoir, encombrée de ses cuivres brillants et de ses provisions savoureuses, et ce réduit peint à la détrempe, avec son petit fourneau et ses trois ou quatre casseroles émaillées! Quelle différence aussi entre la grande salle de là-bas, meublée de ses solides bahuts, et cette salle à manger tapissée d'un papier à quatre sous, avec son buffet de bois peint et sa table couverte d'une laide toile cirée!
Quatre tasses étaient prêtes, et Mlle Mélanie, ôtant son manteau, alla chercher la cafetière, puis agita une clochette dont le son paraissait bien grêle auprès de la voix pleine et puissante de la cloche de Coatlanguy allant porter aux travailleurs la bonne nouvelle du repos et du réconfort.
Deux prêtres apparurent presque aussitôt; l'un, pâle, ascétique, était le vicaire; l'autre, vieilli avant l'âge, avec des traits rudes, comme sculptés dans du bois, et des yeux bleu clair très doux, était l'abbé Le Du, le curé de la paroisse, et l'oncle à la mode de Bretagne de Léna.
Un éclair de joie illumina sa figure fatiguée; mais ce n'était pas à sa parente inconnue qu'allait son regard: c'était le costume breton qui amenait ce ravissement sur ses traits.
—Mon cher Sandoz, voilà l'habit authentique du pays de Fouesnant!
Le vicaire sourit; il entendait si souvent parler de ce lointain village breton comme d'un paradis perdu,—d'un paradis terrestre sacrifié au paradis de là-haut! Mais il ne savait pas, parce qu'il n'était pas Breton, toute l'étendue du sacrifice: les ouailles dociles abandonnées pour les brebis errantes, les belles églises de granit quittées pour les misérables chapelles, et les vieux presbytères entourés d'arbres et tapissés de roses pour cette maison banale,—enfin le respect et l'amour qui, là-bas, entourent le prêtre, remplacés par la défiance farouche ou la haine furieuse....
Tout cela repassa en une minute devant les yeux du prêtre exilé. Mais il n'était pas de ceux qui regardent en arrière, et il sourit à Léna.
—A qui ressemble-t elle, Mélanie? Elle a les yeux de sa mère, mais le profil aquilin des Coatlanguy.... Une forte race!... Le maire de Lanrouara est toujours bien, et dur comme un chêne?... Assieds-toi, ma fille, ajouta-t-il avec simplicité, employant, bien qu'il ne l'eût jamais vue, le tutoiement d'une proche parenté. Mélanie, sers-la bien vite, elle doit avoir froid, après ce voyage....
Léna avait faim; mais elle éprouva une surprise désagréable en voyant sa cousine verser dans sa tasse un lait bleuâtre, et l'odeur insupportable du beurre (acheté cependant exprès pour elle,) lui rappela à propos qu'il y avait dans son panier un pot de beurre de Coatlanguy, baratté de la veille, avec un reste de pain de ménage.
Le curé s'attendrit.
—Voyez, Sandoz, du pain pétri chez nous! Et cette enfant-là a travaillé elle-même ce beurre, du beurre comme je n'en mange plus depuis trente ans!
—Pourquoi ne venez-vous pas quelquefois au pays, mon oncle? Le maire m'a chargée de vous dire que les chambres ne manquent pas, au Coatlanguy....
—Mélanie, elle a l'accent du pays! dit le curé avec un nouveau ravissement.
Ceci n'était pas pour plaire à Léna, qui se piquait d'avoir évité l'accent du terroir.
—Aller en Bretagne! reprit le curé. Eh! c'est notre rêve de tous les ans! Nous faisons une tire-lire, n'est-ce pas, Mélanie? Et l'abbé, qui est très fort sur les indicateurs, nous arrange notre petit voyage.... Mais il y a toujours un empêchement....
—Parce que vous êtes trop bon! dit Mélanie, qui, par respect pour le caractère sacré de son frère, ne le tutoyait point, bien qu'elle le régentât de son mieux. Il y a deux ans, c'était un coup de peinture dans l'église; l'année d'après, c'était ce maçon tombé d'un mur, qui laissait des orphelins. Il vous insultait de son vivant, mais enfin, les petits étaient des innocents. Mais cet été!...
—Eh bien! il y a encore eu un obstacle.... N'ennuie pas Léna de ces histoires....
—Léna, il a été volé, oui, volé par un misérable qu'il nourrissait! Et, au lieu de porter plainte, il l'a aidé à quitter le pays et à acheter une pacotille!
—Il fallait lui épargner des tentations, dit le prêtre doucement. Mais je voudrais savoir des nouvelles de chez nous, et entendre les chers noms bretons de nos parents, que j'espère bien voir l'année prochaine.
Léna se prêta complaisamment à l'énumération désirée. Le visage du curé rayonnait, tandis qu'il écoutait des détails puérils en eux-mêmes, mais précieux pour son cœur toujours chaud. Tout à coup, il tira sa montre.
—Voici l'heure du catéchisme.... Mais tu parles breton, ma fille?
—Oh! oui, dit Léna en riant; l'oncle Alain y tient plus qu'au français.
Le curé se mit alors à parler, avec une légère hésitation provenant du manque d'habitude, la langue chérie, la langue natale que, seule près de lui, Mélanie pouvait comprendre. Il se leva à regret pour le catéchisme.
—Allons, Sandoz, il est l'heure.... Vous m'aiderez à remercier le bon Dieu du bonheur qu'il me donne aujourd'hui.... Si je n'ai pu aller chez nous, eh bien! le pays est ici avec cette enfant!
—Comme mon oncle semble bon! dit Léna, suivant Mélanie dans l'étroit escalier de sapin.
—Trop bon! Mais c'est vrai qu'il est un saint.... Il mourra ici, parmi ses voyous et ses vagabonds. Il en arrache encore quelques-uns au diable, et tant qu'il tiendra debout, il refusera d'aller se reposer là-bas.
Elle ouvrit une porte dépeinte, et Léna vit une petite chambre pauvre et propre, avec de la perse bleue passée à la fenêtre et au lit, une commode de merisier et deux chaises de paille. Un second lit, voilé d'une couverture de piqué, avait été étendu pour elle.
—Tu partageras ma chambre, ma fille.... Ce n'est pas beau, mais je te l'offre de tout cœur.
Léna, qui connaissait les presbytères bretons, pauvres, mais assez vastes pour donner l'hospitalité, éprouva un désappointement; elle allait gêner sa cousine, et elle regrettait de n'avoir pas un coin à elle. Dès ce moment, elle sentit qu'elle ne pourrait rester longtemps.... Il fallait se hâter de voir la mère de Landry.
—Tante Mélanie, dit-elle, rougissant, il faut que je vous dise que j'ai.... des amis à Paris.... C'est-à-dire que je n'ai jamais vu sa mère, mais je suis sûre qu'elle désire me voir.
—Quelles belles couleurs, ma petite!.... Raconte-moi cela.... Il y a bien sûr quelque chose!
Et dans cette petite chambre fanée, où Mélanie ne rêvait guère qu'au problème de «nouer les deux bouts,» ou au moyen de venir en aide à telle paroissienne récalcitrante, le naïf roman fut conté, ce roman éclos sous les brises âpres de la montagne, sur les pentes sauvages fleuries d'ajoncs. Léna ne savait pas qu'elle avait été demandée en mariage par Landry; mais, du moins, elle le devinait, et elle n'ignorait pas que les lettres qui ne lui étaient pas communiquées avaient décidé de sa venue de Paris. Elle parla longtemps de son amoureux à la vieille fille émerveillée.
—Il doit savoir ton arrivée, tu le verras demain! Et alors, il te faut la toilette aujourd'hui.... Dépêche-toi de t'arranger, ma fille, nous devons sortir d'ici à une demi-heure!
Léna, étourdie, embarrassée des regards qu'on jette sur elle, se trouve prise, entraînée, submergée dans le courant qui, un jour d'exposition, se précipite dans les halls et les escaliers des grands bazars parisiens. Jamais elle n'a vu tant de foule, ni entendu un tel bruit. Jamais, non plus, une pareille multitude d'objets ni un aspect si varié, si élégant, n'ont apparu, je ne dirai pas seulement à ses yeux, mais à son imagination. Ses oreilles lui font presque mal; les heurts la font tressaillir, et cependant, à chaque pas, elle murmure naïvement: «Que c'est beau!»
Mais sa cousine l'entraîne, en habituée de la maison. Il est vrai qu'elle fréquente surtout le comptoir de la bienfaisance; mais, quand elle a fait les modestes achats de son frère, elle parcourt volontiers, avec un plaisir platonique, les riches rayons de soieries, surtout ceux du linge; car, en vraie Bretonne, elle aimerait à voir des armoires pleines de toile.
En deux heures la toilette est composée, depuis les bottines jusqu'au chapeau. Le complet a besoin d'une retouche, mais sera livré le soir même. Elles ont passé à la ganterie, et choisi un voile, un nœud de mousseline pour le corsage, quelques mouchoirs en batiste imprimée. Il est près d'une heure, et, plus fatiguées de cette séance dans une atmosphère viciée que d'une longue promenade dans la campagne, elles viennent tomber sur une chaise dans un bouillon que remplit encore une foule affairée.
—Que prendras-tu, ma petite? demande Mélanie, lui tendant le menu.
Léna rencontre le regard curieux de la bonne, qui examine sa coiffe, et elle entend derrière elle des réflexions sur son costume.
—Très seyant!... Est-ce une vraie Bretonne? Est-ce le costume du Pardon de Ploërmel?... Elle tient à être remarquée, cette petite, pour se montrer ainsi dans Paris!
—Que prend Mademoiselle? demande la bonne d'un ton leste.
Les yeux de Léna errent sur une liste de mets inconnus, et elle se hâte de dire qu'elle prendra ce qu'a choisi sa cousine.
Le même air vicié, rempli, cette fois, d'émanations culinaires, lui tourne la tête. Elle répond à Mélanie sans la comprendre, puis elle repense à ses achats.
Maintenant, elle se demande si elle en est contente. Mélanie a-t-elle vraiment bon goût? N'aurait-il pas mieux valu croire cette tranquille demoiselle de comptoir, qui lui conseillait d'attendre deux jours pour avoir son complet et son blouson faits sur mesure? Cette étoffe grise n'était-elle pas trop claire?... Ce chapeau mordoré orné d'une rose, un peu commun?...
Elle était trop lasse et trop agitée pour manger. Et puis la pensée d'être si près de Landry lui causait un vertige. Si elle allait l'apercevoir tout à coup!
Mélanie la traîna tout le jour à travers Paris. C'était trop, et les intermèdes désagréables produits par l'attente aux bureaux d'omnibus, la traversée des carrefours, les embarras de voitures l'empêchaient de jouir de l'aspect animé des grandes rues et des boulevards.
Mais, comme tombait la nuit, il arriva une pénible aventure. A la sortie d'une église où était assemblée une foule considérable, Léna et sa parente furent séparées. Dans l'obscurité croissante, la jeune fille ressentit un effroi nerveux. L'attention qu'excitait son costume lui devenait odieuse. Elle allait de côté et d'autre, cherchant Mélanie aux diverses portes; mais les abords en devenaient déserts. Elle rentra dans l'église, parcourut les nefs, sortit anxieuse. Tout était pour elle difficile et nouveau, même arrêter une voiture. Comme, cependant, elle allait se décider à se faire conduire à la gare, et qu'elle glissait sa main dans sa poche pour y prendre son porte-monnaie, elle poussa un cri d'effroi: elle se souvenait maintenant de l'avoir confié à sa cousine. Que faire? Mélanie était sans doute allée l'attendre à la gare.... Ses larmes coulaient sans contrainte, tandis qu'elle allait et venait sur le trottoir. Elle éprouva tout à coup un saisissement en entendant une voix masculine tout près d'elle.
—Pardonnez-moi de vous aborder, Mademoiselle, mais voici quelques instants que je vous vois évidemment embarrassée.... Êtes-vous égarée dans ce quartier? Puis-je vous donner un renseignement?
Les yeux effrayés de Léna rencontrèrent une figure rassurante, celle d'un homme d'une taille élevée, d'un aspect élégant, d'une physionomie sévère. Il tenait son chapeau à la main, et le ton grave et respectueux de ses paroles donna confiance à Léna.
—La parente qui m'accompagnait a été séparée de moi par la foule, il y a déjà quelques minutes, et elle ne revient pas....
—Peut-être vous attend-elle chez vous?
—Ou à la gare.... Mais....
Elle ne pouvait point dire à cet inconnu qu'elle n'avait pas d'argent.
—Est-ce loin, la gare Montparnasse, Monsieur?
—Très loin. Appellerai-je une voiture pour vous?
—C'est que.... Ne puis-je y aller à pied?
Elle tordait ses mains vides, et il devina.
—Madame votre parente a peut-être votre porte-monnaie? Voulez-vous m'autoriser à vous remettre ma carte, qui vous permettra d'acquitter le petit emprunt que vous allez être forcée de contracter?
Elle prit la carte, anxieuse, indécise. Le nom ne lui était pas connu, mais les manières de l'étranger la rassuraient.
Il appela un fiacre, puis tendit à Léna son porte-monnaie.
—Je ne sais rien... j'arrive à Paris.... Que dois-je donner?
—Cette pièce de deux francs, le trajet étant long.
—Merci, Monsieur.... Je demeure au presbytère de Boulommiers....
Il fit un geste de surprise, et la regarda plus attentivement.
—Alors, dit-il, ce doit être à Mlle de Coatlanguy que j'ai l'honneur de parler?... Mon cousin, Landry Desmoutiers, m'a rendu familiers le nom et l'hospitalité de monsieur votre oncle....
Un flot de sang monta au visage de Léna, et une chaleur de vie à son cœur. Jamais le cher vieux nom n'avait semblé plus doux à son oreille qu'en ce moment où il lui servait de passe-port sur le pavé de Paris. Mais, comme elle allait répondre, la disgracieuse silhouette de Mélanie se dressa devant elle. La pauvre fille était en sueur; son chapeau était plus que jamais de travers, et une mèche grise pendait, détachée de ses bandeaux.
—Enfin, te voilà! Je viens du poste de police, du bureau des tramways.... J'étais folle de peur!
—Et moi aussi, dit Léna, riant et pleurant. Voici une voiture où Monsieur allait me faire monter.... Oh! quel heureux hasard! Il est le cousin de M. Desmoutiers.
Séverin s'inclina.
—En effet, je suis son proche parent; mais j'ignorais le nom de Mademoiselle, quand j'ai cru devoir offrir à sa détresse évidente une aide d'ailleurs banale.
Les manières de Séverin étaient bien faites pour rassurer la sœur du curé.
—Merci, Monsieur, nous allons profiter de cette voiture.... Penser que cette enfant était perdue dans Paris, et avec ce costume! Merci encore, et que Dieu vous bénisse!
Elle entraîna Léna, qui répondit par un sourire timide au salut correct de son protecteur improvisé, et elle n'eut pas trop du trajet de la gare pour raconter ses craintes et sa désolation.
Quand elles rentrèrent, la servante annonça triomphalement que la voiture du Bon-Marché était venue, et qu'il y avait une quantité de cartons et de paquets.
Mélanie coupa les ficelles avec une hâte joyeuse et étala sur les deux lits la jupe et la jaquette d'étoffe grise, la blouse à carreaux bleus et blancs, le chapeau, les gants, le nœud de mousseline. Elle vérifia la note, et déclara que c'était une affaire merveilleuse, le costume ayant été laissé au rabais comme étant de l'an dernier.
—Vas-tu essayer cela tout de suite, Léna?
Mais voici qu'une tristesse envahissait Léna. Ce costume de demoiselle, qu'elle avait si souvent rêvé et envié, lui produisait un effet étrange, comme une angoisse.
—Il est tard, tante Mélanie.... Votre frère aimera à voir mon costume breton, ce soir encore....
—Ça, c'est vrai.... Eh bien! repose-toi un peu, je vais voir si le souper est prêt.
Et, ayant noué un tablier sur sa robe noire, usée jusqu'à la corde, la vieille fille, sans songer à sa fatigue, se hâta de rejoindre la servante.
Le curé s'était promis une soirée tranquille. Il avait aidé son vicaire à descendre un harmonium; il voulait faire redire à Léna ses chants préférés, et il venait de lui demander ar Baradoz, le cantique de saint Hervé, le moine aveugle, sur le paradis, lorsque la sonnette de l'entrée retentit.
Il y eut des pourparlers, puis Mélanie, qui était allée ouvrir la porte, revint en grommelant.
—Une rixe près de l'usine.... Un homme à moitié assommé.... Inutile d'y aller, mon frère, vous seriez insulté, et ils ne vous laisseraient pas arriver près du blessé.
Les deux prêtres se levèrent en même temps.
—Qui est venu, Mélanie?
—La Frisée, cette fainéante que vous avez secourue pendant des mois; c'est son frère qui est tombé... un ivrogne!
—C'est ma clientèle, Sandoz, dit naïvement le curé; c'est à moi à y aller, s'il vous plaît. Bonsoir, dites une prière pour cette âme....
Il était déjà parti, et l'on entendait le flic flac de ses souliers dans la boue du chemin.
—Vous permettez que je remonte travailler? murmura le vicaire.
—Oh! certes, et toi, tu es fatiguée... Monte, et dors bien vite!
Quelques instants après, Léna était couchée dans son étroit petit lit; mais une surexcitation inaccoutumée l'empêchait de dormir. Les impressions du voyage, de l'arrivée, le surmenage de cette journée, un certain désappointement vague, enfin les émotions qui avaient terminé l'après-midi, y compris l'apparition du cousin de Landry, tout cela tourbillonnait dans son cerveau et lui causait une sorte de fièvre. Puis, il y avait l'attente de demain. Elle verrait Landry, elle en était sûre, et sans doute il aurait hâte de la présenter à sa mère. Comme son cœur battait, à cette idée!
Elle essayait de se calmer et de fermer les yeux; mais il y avait mille bruits dans cette maison aux minces cloisons. Au-dessous d'elle, un clapotement régulier révélait une lessive nocturne. Mélanie ouvrait des portes, des armoires; puis le curé rentra, et fut de nouveau grondé.
La dernière vision qu'eut ce soir-là la jeune fille, ce fut sa cousine rentrant à pas de loup avec sa lampe, et se mettant en devoir de raccommoder de grands bas de laine noire dont elle coiffait son poing.
Chose bizarre, ses rêves, pressés, heurtés, ne retracèrent ni les incidents, ni les émotions de cette journée. Elle se trouva transportée au Coatlanguy, jouissant du charme austère d'un paysage hivernal, puis errant, avec une sensation de soulagement et de bien-être, dans les vastes chambres du manoir, pleines d'un rustique confort. Les figures familières de là-bas se pressaient autour d'elle, souriantes. Elle se retrouvait devant le bahut où était pliée sa robe brodée d'argent, elle effleurait d'une sorte de caresse la fine dentelle de ses coiffes, les plissés savants de ses cols. Puis c'était le cimetière verdoyant autour de l'église. Ici, elle s'angoissait, cherchant sans la trouver la tombe de son père. Et, chose étrange, ce fut ce rêve qui, à son réveil, persista à hanter sa pensée. Tandis qu'elle regardait autour d'elle, cherchant à reconnaître où elle se trouvait, sa mémoire engourdie s'efforçait de retrouver, si elle l'avait jamais entendu, le nom de la ville où était mort ce père inconnu.
Le jour tardif éclairait la pauvre petite chambre, et le lit de Mélanie était déjà drapé de la perse fanée.
Léna regarda sa montre d'argent: il était plus de sept heures et demie. Au Coatlanguy, Loïzik avait déjà entendu la messe, baratté le beurre, balayé «la salle», distribué le grain aux volailles, et elle était sans doute installée à coudre près de la fenêtre.
Léna sentit un vague attendrissement en songeant au vaste et rougeoyant foyer de la cuisine, tandis qu'elle frissonnait dans cette chambre sans feu. Mais une pensée heureuse vint dissiper cette impression qu'elle raillait elle-même: elle était à Paris... ou presque, et elle allait revoir Landry!
Elle se mit sans retard à sa toilette, avec la sensation de commencer une nouvelle vie. Sa coiffure l'embarrassa. Elle essaya vingt fois d'arranger ses cheveux comme les jeunes filles des châteaux. Était-ce la nouveauté? Si jolis que fussent ses cheveux souples et légers, elle se fit l'effet d'une étrangère, d'une inconnue, et se demanda si elle n'était pas mieux la veille, sous les barbes relevées de sa coiffe élégante.
Puis elle revêtit la robe grise. Interdite, cherchant vaguement son petit tablier de soie, elle monta sur une chaise pour essayer d'avoir de sa personne une vue d'ensemble. Ce fut impossible: le petit miroir de Mélanie ne reflétait que tour à tour la jupe et le corsage.
Une exclamation faillit précipiter Léna en bas de sa chaise. Mlle Mélanie, qui venait d'entrer, exprimait une admiration qui la rasséréna un peu.
—La robe va très bien, Léna! Elle est vraiment jolie! Je t'ai laissée dormir, car tu étais fatiguée.... Veux-tu déjeuner? Mon frère se met à table.... Oh! mais tu es tout à fait bien habillée!
Un peu embarrassée de son nouveau personnage, Léna releva soigneusement sa robe pour descendre l'escalier, et entra dans la salle à manger, où le curé se coupait en hâte un morceau de pain. Il laissa, de surprise, échapper son couteau.
—Déjà transformée en Parisienne! s'écria-t-il naïvement. Je suis sans doute incompétent, mais je regrette ma petite Bretonne....
—Vous la reverrez: j'ai la défense de rentrer au Coatlanguy autrement que j'en suis partie, répondit la jeune fille, cherchant vainement des yeux une glace qui la familiarisât avec son costume.
Le curé était moins loquace que la veille. On eût dit que cette autre Léna le déconcertait un peu, et qu'il n'avait plus le même entrain à lui parler de son pays.
Ce déjeuner tardif finissait à peine que la sonnette de la porte retentit si violemment que le curé se leva tout droit, tandis que la jeune fille, agitée d'un pressentiment heureux, cessait presque de respirer.
Oui, c'était Landry! Mais un Landry un peu différent de celui de Coatlanguy,—non plus le chasseur au costume sans gêne, avec le chapeau mou orné d'une plume de perdrix ou de râle, mais un personnage très élégant, très correct dans son pardessus bien coupé, son col de fourrure et ses gants irréprochables.
Elle rencontra son regard.... Un regard hésitant, étonné, désorienté, qui fit horriblement battre son cœur.
—Oh! c'est vous, enfin! dit-il, comme si, déconcerté par ce changement de costume, il ne l'eût reconnue qu'à la brillante rougeur de ses joues et à l'éclat de son regard.
Déjà, il se ressaisissait.
—Voulez-vous me présenter à monsieur le Curé?... Votre oncle a dû le préparer à ma visite....
Il y eut une présentation un peu confuse, pendant laquelle les yeux de Landry revenaient fréquemment vers Léna. Que pensait-il d'elle? Était-elle aussi jolie sous ce nouvel aspect? L'embarras qu'elle éprouvait à résoudre ces questions la paralysait horriblement. Elle sentait bien que son aisance l'avait abandonnée. Même ce petit tablier, qu'elle avait détesté, lui manquait: elle avait l'habitude de glisser le bout de ses doigts dans les poches minuscules, et en ce moment, elle ne savait justement que faire de ses mains. Quelques paroles banales avaient été échangées avec le curé, lorsque Mélanie entra en coup de vent, ébouriffée, avec une vieille robe tachée qu'elle mettait le matin pour balayer. La présentation recommença. Léna évoquait malgré elle le souvenir du Coatlanguy: les pittoresques déjeuners sur la table de la cuisine l'emportaient, certes, sur la scène que contemplait Landry, et elle se dépita de trouver cette salle de presbytère si sordide et sa cousine si vulgaire, comme si quelque chose de ces laideurs et de cette pauvreté eût dû rejaillir jusque sur elle.
Et c'était vrai, hélas! Landry, malgré son tact d'homme du monde, avait peine à déguiser l'impression inattendue, désolante, lamentable, qu'il avait ressentie à son entrée dans cette pauvre chambre.
Averti, la veille, par Séverin de l'arrivée de Léna, il accourait, ravi, pour lui transmettre une invitation de sa mère. Mais ce coup de foudre l'attendait: Léna, cette jeune fille quelconque, fagotée dans une toilette laide, mal seyante! Léna, la petite fée du vieux manoir majestueux dans sa déchéance, Léna, idéale dans ses jupes bordées de velours ou d'argent, sous ses transparentes dentelles!...
Et c'était sa parente, cette vieille fille aux cheveux embroussaillés, à la robe tachée, aux mains déformées par les rudes travaux!
Ici, plus de poésie pour voiler la réalité des choses; plus de Coatlanguy faisant revivre une race antique sous des habits de paysans: c'était, cette fois, la famille maternelle de Léna, vulgaire, sans prestige.... Et déjà, cette parenté semblait avoir déteint sur elle, sans qu'il s'avisât, d'ailleurs, de penser à tout ce qu'il y avait de grand, de saint, sous ces apparences, ni aux bénédictions découlant sur les races qui ont donné à Dieu des âmes sacerdotales.
—Ma mère espère que vous voudrez bien venir dîner ce soir chez elle, dit-il enfin avec effort, ne pouvant décidément réussir à identifier cette Léna inconnue avec la jeune fille qu'il avait aimée dans la montagne lointaine. Elle compte que monsieur le Curé et sa sœur lui feront l'honneur de se joindre à vous.
—Oh! moi, je n'accepte jamais d'invitations! dit le prêtre en souriant; mais si Mélanie veut accompagner Léna....
Mélanie devint toute rouge.
—Moi, Monsieur, franchement, je n'ai pas de toilette, dit-elle avec naïveté. Et puis, je suis une sauvage. Mais, comme la figure de cette petite devient sombre à l'idée de perdre un si grand plaisir, je vais vous dire ce que je ferai: j'irai la conduire, puis la rechercher à dix heures.... Nous reprendrons le dernier train. Une fois n'est pas coutume, n'est-ce pas, mon frère?
Le curé approuva, puis demanda la permission de se rendre à l'église. Mélanie, voyant que la conversation se traînait, murmura qu'on avait besoin d'elle, et Léna se trouva seule avec Landry.
Son cœur se serra en constatant un silence un peu long. Il n'était pas ainsi, au Coatlanguy!
—Comment trouvez-vous Paris? demanda-t-il enfin, avec un sourire contraint.
—Je pense que je n'en ai vu que les côtés désagréables, répondit-elle avec une amertume soudaine. Des foules brutales, des magasins où l'on étouffe, et puis... cette impression d'être perdue....
—Ah! oui, Séverin m'a conté votre aventure; j'en ai eu le cœur remué.... Je ne vous répéterai pas ce qu'il m'a dit de vous et de votre joli costume, lui qui ne regarde aucune femme.
Une ombre de sourire détendit la lèvre de Léna.
—Ah! mon costume! Croiriez-vous que moi, qui le détestais, j'ai été triste de le quitter, ce matin!
Il ne répondit pas.
—J'ai peur d'avoir mal choisi ma nouvelle toilette, dit-elle, vaguement inquiète; ou plutôt, c'est ma tante qui m'a guidée. Est-ce qu'il n'est pas bien?
—Oh! si, répondit-il sans conviction. Mais il faut demander à ma mère l'adresse d'une couturière qui est une vraie artiste, et qui vous habillera tout à fait bien.... Que désirez-vous voir, à Paris?
—Les Invalides, dit-elle naïvement, les boulevards, le musée Grévin, le Bois de Boulogne, que sais-je! Je ne parle pas des églises, naturellement. J'aimerais les jardins en été; mais, hier, j'ai vu les Tuileries, et j'ai été déçue.
—Et les musées? Il faut les voir!
—Je ne connais rien en peinture.
Il étouffa un soupir.... Mais c'était horrible, cette impression, cette idée qu'il voyait devant lui une jeune fille inconnue, d'un monde inférieur, qu'il n'avait jamais aimée!
—Votre mère va mieux? J'ai peur qu'elle n'ait retardé, à cause.... de moi, ce voyage qui devait lui faire du bien.
Une rougeur soudaine rendit à Léna quelque chose d'autrefois.
—Ne pensez pas cela; naturellement, ma mère partira si c'est nécessaire....
Il se détesta tout à coup pour ces paroles, comme s'il les avait dites pour préparer les choses de loin, au cas où... où tout ne s'arrangerait pas....
—Je ne puis rester maintenant. Mais je suis heureux de la pensée de vous voir ce soir....
Comme il mentait! Il était déchiré, misérable. Tout ce qui avait, ces dernières semaines, charmé sa vie, disparaissait lamentablement, ne laissant subsister qu'un engagement téméraire, odieux.... que Séverin avait déclaré sacré....
Il eut de faux sourires en prenant congé d'elle, et il la quitta en proie à un malaise indéfinissable. Il respira longuement en sortant du pauvre petit presbytère, et il se dirigea vers le bureau du télégraphe, où il barbouilla une dépêche pour Séverin:
«Viens dîner avec nous. Revu Léna; elle n'a plus son costume, ne l'ai pas reconnue. Besoin de toi ce soir.»
Une longue journée... Mlle Mélanie a des œuvres, et Léna est livrée à elle-même, ses pensées ballottées de l'entrevue du matin à la perspective du dîner de ce soir. Elle est mal à l'aise;—pas malheureuse, oh! non! Mais elle aussi a trouvé un Landry singulièrement différent de celui qu'elle connaissait; seulement, ce Landry nouveau est encore plus élégant, plus charmant,—tellement, même, qu'elle se demande comment il l'a aimée, comment il a pu vivre au Coatlanguy.... Et elle veut se persuader qu'elle est heureuse, qu'elle ne craint rien, qu'elle n'a pas même l'idée qu'il puisse regretter les paroles murmurées au seuil du manoir.
Enfin, Mélanie est libre et offre de partir de bonne heure pour Paris, afin de flâner devant les magasins, ce qu'elle suppose devoir plaire à Léna, et ce qui constitue pour elle-même une distraction aussi rare qu'appréciée.
Cette fois, un soleil pâle est sorti des nuages et répand une gaieté suffisante dans les rues encombrées. Si l'attente n'ôtait à Léna la faculté de jouir, elle s'intéresserait davantage à ce qu'elle voit: Notre-Dame-des-Champs, avec sa belle fresque fleurie, Saint-Etienne-du-Mont, dont elle aime le jubé et où elle prie sur le tombeau de l'aimable sainte dont Landry lui a promis l'image. Ses poumons s'emplissent d'air, au Luxembourg. Elle regarde, avec un intérêt qui trahit son ignorance de l'art, les statues peintes des magasins de la rue Bonaparte et de la rue de Vaugirard, puis elle s'émerveille franchement en se trouvant sur les quais.
—Nous verrons Notre-Dame un matin, à l'heure où l'on visite le trésor, dit Mélanie. Il va être temps de nous diriger vers le quai d'Orsay; en attendant, regardons les magasins d'antiquités.
Ceci, tout à coup, intéresse Léna, d'abord en lui révélant la valeur de vieilles choses qu'elle dédaignait en Bretagne, et qu'elle s'étonne de voir cotées si haut. Puis elle ressent, devant ces amoncellements d'objets, de vrais attendrissements. Il y a au Coatlanguy des bahuts plus beaux que ceux-ci. Au château de Saint-Thonan, elle a vu des tapisseries dans le genre de celles qui pendent là.... Elle regarde les vieux fauteuils dont le crin sort, les faïences dont il y a des échantillons tout pareils dans le vaisselier de son oncle, les croix normandes, les dentelles, les portraits de famille, les toiles sans cadre.
Tout à coup, elle pousse un cri étouffé:
—Tante Mélanie, regardez ce tableau!...
Mélanie s'approche, et voit une peinture ternie, enfumée, dont ses mauvais yeux ne saisissent d'abord que les tons gris et verts.
—C'est le Coatlanguy! murmure Léna d'une voix changée.
—Pas possible!
Et la vieille fille cherche en hâte ses lunettes.
Oui, c'est le Coatlanguy, légèrement idéalisé. Le peintre a fait plus puissantes les rainures des chênes, plus fines les sculptures des fenêtres et l'ogive du porche. Mais on ne peut s'y méprendre: c'est l'avenue bordée de fougères rougissantes, c'est la cour avec son vieux puits, c'est le perron avec ses courbes veuves de leurs balustrades, c'est le revêtement de passiflore de la muraille grise, et dans la silhouette qui apparaît sur le seuil du manoir, on reconnaît Alain de Coatlanguy, jeune, mince, de fière mine dans sa veste à boutons.
Léna essaie de déchiffrer la signature.
—Une cholie toile, Mademoiselle, dit le marchand, sortant de l'ombre et dressant sur le trottoir sa taille épaisse, sa figure brune et bouffie. Elle est signée d'Hervé Lebreton, un peintre qui a eu son heure de célébrité. C'est une œuvre de cheunesse, pleine de fraîcheur.
Hervé Lebreton! Le prénom de son père, et le nom patronymique des Coatlanguy....
Léna savait très peu de chose de son père. La répugnance de son oncle à répondre à ses questions, le sentiment de rancune qui perçait dans ses paroles lorsqu'il prononçait le nom de son frère, tout avait convaincu la jeune fille qu'il y avait eu des différends entre eux, et qu'Alain n'avait jamais pardonné à Hervé l'abandon de la terre natale. Elle savait, cependant, qu'il peignait, et gardait en cachette quelques dessins informes, trouvés par hasard.
Une émotion profonde s'empara d'elle à la pensée que ce père à demi oublié avait probablement signé cette toile, et la vue de ce paysage familier, au milieu de l'isolement de Paris, amena des larmes à ses yeux.
—Tante Mélanie, murmura-t-elle, je suis sûre que c'est mon père qui a peint cela. Demandez le prix qu'on en veut.
Mélanie s'approcha du gros homme.
—Combien cette peinture, Monsieur?
Le marchand jeta un regard sur sa pauvre toilette.
—Ce sera pour vous un pieu pon marché, une occasion.... Vous gagnerez dessus avant huit chours.... Trois cent vingt-cinq francs....
Mélanie laissa échapper une exclamation, et Léna, qui avait pris son porte-monnaie, le laissa retomber dans sa poche.
—Allons, trois cents tout ronds! Le peintre est connu, bien qu'à ma connaissance, il ne produise plus grand'chose.
—Il est mort! dit Léna presque involontairement.
—Mort? Je n'ai vu cela dans aucun journal!
—Il y a longtemps... dit Léna, le cœur serré.
—Longtemps! Cela m'étonne! Mais il y aura peut-être une exposition posthume.... Je ne peux décidément pas laisser cette étude à moins de trois cents francs!
Les deux femmes s'éloignèrent silencieusement.
—Saviez-vous que mon pauvre père était connu? demanda Léna avec émotion. Il faudra que vous me parliez de lui, tante Mélanie. Vous deviez être sa petite amie d'enfance.
—Ah! oui, il y a longtemps, ma petite! J'étais encore bien jeune quand mon frère est venu dans ce diocèse, où l'on demandait des prêtres.... Ma mère vivait... Elle avait gardé son costume.
—Mais mon père?...
—Oui, oui, le pauvre! Il a eu tant de chagrin de perdre ta mère! C'est si triste! Tiens, j'ai connu un jeune bijoutier, marié à vingt-trois ans.... Ah! prends garde aux voitures! Il fait nuit, on serait vite écrasé!
Et elle continua à parler avec volubilité de toutes choses, sauf du père de Léna, jusqu'au moment où elle s'arrêta devant un vieil hôtel majestueux, dont la porte cochère était close.
—Te voilà au numéro indiqué. Moi, je vais demander à souper à mon amie de la rue du Bac, une vieille fille comme moi.... J'achèterai, en passant, un peu de jambon et deux babas, pour ne pas la surprendre.... Là, je tire le bouton.... Je reviendrai, un peu avant dix heures, et je te ferai prévenir; mais je n'entrerai pas chez cette belle dame, ma robe est trop maussade.
La porte venait de s'entre-bâiller, et Mélanie s'éloignait déjà de son pas trottinant.
Léna poussa le battant et vit, à la porte de la loge, un fonctionnaire en bonnet de velours, dont le gilet était agrémenté d'une lourde chaîne d'or.
—Qui demandez-vous?
—Mme Desmoutiers, répondit la jeune fille, vexée de sentir sa voix trembler.
Le concierge l'enveloppa d'un regard rapide, se demandant «pour lequel des escaliers» était cette personne médiocrement vêtue. Quelque chose, dans l'expression de Léna, l'empêcha d'indiquer l'escalier de service.
—A droite, au premier!
Elle referma, avec un soulagement instinctif, la porte vitrée qui la séparait de cet homme insolent. Un escalier monumental, dont les marches de marbre étaient couvertes d'un tapis d'Orient, se dressait devant elle, et sur la blancheur des murs stuqués, des plantes gigantesques s'élevaient à chaque palier!
Le cœur de Léna défaillait. Jamais elle n'avait éprouvé une impression aussi poignante d'isolement. Elle cherchait à s'encourager en se disant que Landry était tout près; mais elle avait peur de retrouver la sensation du matin: celle de voir un autre Landry, intimidant, presque inconnu.
Elle attendit que les battements de son cœur fussent calmés, pour appuyer sur le timbre son doigt tremblant. La porte s'ouvrit sans bruit, et un domestique en habit noir parut devant elle.
Interdite, ne sachant sur quel ton parler à cet homme imposant, dont la chemise luisait sous la lumière électrique et dont la cravate blanche était tout à fait solennelle, elle balbutia le nom de Mme Desmoutiers.
—Est-ce Mademoiselle que Madame attend pour dîner? demanda le valet de chambre d'un ton énigmatique.
Elle fit signe que oui, et aussitôt, une femme de chambre élégante, délicieusement coiffée, avec un joli petit chiffon de batiste brodée en guise de tablier, surgit d'un angle et lui offrit de la débarrasser de son chapeau.
Une grande glace s'élevait en face d'elle, et pour la première fois depuis le matin, elle se vit toute entière dans sa nouvelle toilette.
Une affreuse anxiété la saisit. Un instinct subtil, plutôt qu'un goût défini, lui fit entrevoir que le ton de sa robe était terne, que la blouse s'ajustait mal, que le nœud de mousseline était commun, et qu'enfin, ébouriffée par le vent, décoiffée par son chapeau trop lourd, elle était infiniment moins bien que la femme de chambre qui s'empressait autour d'elle avec des regards curieux.
Une inexprimable détresse l'envahissait. Elle eut envie de reprendre précipitamment son chapeau et de se sauver; elle n'avait plus le courage d'entrer seule dans ce salon qui la terrifiait d'avance, ni d'affronter, ainsi vêtue, ainsi enlaidie, les regards de Landry. Mais il était trop tard. Le valet de chambre avait déjà ouvert une porte, soulevé une portière, et, du fond d'un salon qui lui parut féerique, Landry s'avançait vivement à sa rencontre.
Elle éprouva une impression de soulagement en revoyant son visage familier; oui, mais une impression rapide et passagère, car elle constata aussitôt dans son regard le même désappointement mal contenu, dans ses manières, le même embarras qui l'avaient fait souffrir le matin.
Elle plaça machinalement dans la main qu'il lui tendait ses doigts qui se glaçaient dans ses gants trop foncés et trop larges, et se sentit entraînée sur le tapis moelleux, à travers des sièges et d'élégants petits meubles, vers la femme tant redoutée qui attachait sur elle un regard aigu.
Malgré son trouble, une admiration sans borne la saisit en voyant cette jolie femme de cinquante ans, qui, à ses yeux inexpérimentés, semblait très jeune, et dont les cheveux blancs, l'air délicat, les paupières bleuies semblaient être des attraits de plus.
—Soyez mille fois la bienvenue, mademoiselle.... Je suis heureuse de vous recevoir à mon tour, car je vous garde une vraie reconnaissance pour l'accueil et les soins que mon pauvre Landry a trouvés chez vous.
Les paroles étaient chaleureuses, le ton ne l'était pas. La voix était mesurée, étudiée, et, si peu préparée aux nuances que dût être Léna, elle sentit dans cette exagération même d'amabilité une espèce de condescendance et une invisible barrière.
Elle ne sut que répondre, et comprit qu'elle paraissait odieusement sotte et gauche.
—Voulez-vous me faire l'honneur de me présenter à Mlle de Coatlanguy, qui ne me reconnaît évidemment pas?
Léna se retourna brusquement, en entendant cette voix qui évoquait en elle un souvenir. Le cher vieux nom venait de caresser littéralement son oreille et de lui rendre une ombre d'assurance. Après tout, si dépaysée qu'elle fût dans ce salon parisien, elle était, en effet, Hélène de Coatlanguy, dont les ancêtres avaient été alliés aux ducs de Bretagne, et qui demeurait apparentée à la noblesse de sa province.
Devant elle, en frac, comme Landry, se tenait le passant qui était venu à son aide, la veille.
—Mon cousin, M. de Salles.... Asseyez-vous, mademoiselle.... Puis-je vous demander si votre première impression est bonne? Aimez-vous Paris?
—Je ne le connais presque pas encore....
—Et le quartier horrible qu'habite Mlle de Coatlanguy a dû lui causer des désappointements, dit Landry, s'approchant.
Il cherchait à la retrouver, à la reconnaître; mais, sauf le dessin des traits, il n'y avait plus rien en elle de la charmante fille qui avait conquis son cœur, là-bas, dans la montagne. Son cœur? Avait-il été conquis, après tout?... Plus de sourires montrant les dents blanches, encore moins de rires perlés s'égrenant sous les solives majestueuses, plus de manières gracieuses, de mouvements aisés; plus rien non plus de ce joli costume: une pensionnaire gênée, maladroite, ne sachant comment se mouvoir dans sa toilette vulgaire, n'osant remuer sur sa chaise, et semblant effrayée du son de sa propre voix.
Le dîner fut annoncé presque immédiatement. Léna se sentait si peu harmonisée avec le nouveau Landry qui lui offrait le bras, que le trajet du salon à la salle à manger lui fut un supplice.
—Je pensais qu'on me recevrait tout simplement, murmura-t-elle, retenant ses larmes. Et votre mère est si élégante! Et vous êtes en habit!... Puis il y a ici une étiquette qui me fait peur!
Il fut un peu attendri.
—Peur, chez ma mère!... Si je suis ainsi vêtu, c'est que, puisque vous devez vous retirer si tôt, j'ai accepté d'aller finir la soirée à l'Opéra avec des amis, et j'ai entraîné mon cousin.... De grâce, n'ayez pas peur, et redevenez vous-même! Je tiens tant à ce que vous plaisiez à ma mère!
Cette parole fut désastreuse. Léna, sans rien définir, eut l'intuition que Landry n'était pas aussi indépendant qu'elle l'avait cru. Cette charmante femme, aux manières suaves, à la voix musicale, était évidemment l'arbitre de son bonheur, à elle, Léna. Et elle sentit non moins vivement qu'il n'y aurait jamais entre elles ni sympathie, ni même un terrain commun sur lequel elles pussent s'entendre.
Mme Desmoutiers commença à causer avec elle, ou plutôt à lui adresser des questions polies, marquées au coin de cette condescendance qui exaspérait secrètement Léna. Il lui semblait qu'une seconde vue lui était donnée, qu'elle lisait dans les pensées de son interlocutrice, et tandis que les douces paroles coulaient comme un flot, elle les interprétait ainsi: «Ce que je vous demande ne m'intéresse pas, et ce que vous répondez m'ennuie profondément; il n'y a rien de commun entre nous: nous sommes d'essences dissemblables, comme une petite bruyère sauvage diffère d'une plante de serre.... Je prétends vous saturer du luxe de ma maison, de la recherche de mes habitudes, des raffinements de mon esprit, et vous jugerez vous-même si vous êtes assez audacieuse pour vous glisser dans notre vie, ou pour entraîner mon fils dans votre sphère rustique.»
Et la pauvre Léna, qui avait paru à Landry si intelligente et si spirituelle au Coatlanguy, répondait par monosyllabes, ne sachant même plus décrire son pays, sans doute parce qu'elle avait conscience de la suprême indifférence, du secret dédain de celle qui l'écoutait.
Landry était au supplice. Il essayait sincèrement de mettre en lumière des facultés qu'il connaissait, de réveiller cette gaieté, cet entrain qu'il avait aimés, de faire surgir en cette personne raidie, gênée, qui cherchait ses paroles et peut-être ses idées, la Léna charmante qu'il avait voulu imposer à sa mère.
Maintenant, son orgueil s'en mêlait. Quelque chose de subtil, dans les manières de Mme Desmoutiers, lui semblait une raillerie. Il avait besoin d'avoir raison, besoin que sa mère et Séverin comprissent ce qu'ils appelaient une folie. Et il en voulait à Léna d'être si peu elle-même, de ne pas se prêter à cette espèce de démonstration qu'il prétendait faire, et il en arrivait à ne plus comprendre lui-même qu'il eût pu l'aimer.
Tout à coup, Mme Desmoutiers renonça à l'effort de cette conversation à bâtons rompus. Se tournant vers Séverin, jusque-là spectateur à peu près impassible de cette sorte de joute, elle commença à lui parler de mille choses parisiennes, naturellement étrangères à Léna: le dernier livre de tel auteur célèbre, une première annoncée aux Français, une exposition dans un cercle à la mode, un bruit de mariage, une élection prochaine à l'Académie. Tout cela fut effleuré légèrement, spirituellement, entre gens parlant la même langue. Léna se sentait encore plus en dehors d'un tel monde. Landry essayait vainement de lui faire place dans cette conversation; ses explications ne servaient qu'à souligner l'incompétence, l'absolue ignorance de la jeune fille.
Au supplice qu'elle endurait se joignaient les petits embarras matériels du repas, et les maladresses involontaires qu'elle commettait. Elle ne savait pas se servir de la spatule à poisson; elle usait mal de certains ustensiles, comme la pelle à foie gras ou le service à glace, et elle lisait sur les traits de Landry une contrariété mal déguisée, tandis qu'il suivait du regard les mouvements de ses mains bien faites, mais étrangement brunes sur la nappe satinée....
Les deux jeunes gens renoncèrent à fumer, et évitèrent ainsi à la pauvre fille la terreur d'un tête-à-tête avec Mme Desmoutiers. Mais elle jetait sur la pendule des regards éplorés; un sourd désespoir envahissait son cœur, elle avait hâte de sortir de cette maison pour pleurer à son aise et regarder en face cette situation inattendue.
Alors Séverin vint s'asseoir près d'elle, et, du même ton respectueux et sympathique qui lui avait donné confiance, la veille, au milieu d'une rue de Paris, il lui parla de la Bretagne et des impressions que lui-même en avait rapportées, quelques années auparavant.
Séverin avait passé pour un causeur prestigieux. Depuis la mort de sa femme, il avait cessé de paraître dans le monde; mais ce soir, il condescendit, en faveur de cette enfant angoissée, à faire revivre des dons que sa cousine elle-même avait presque oubliés.
Et bientôt, il ne se borna plus à endormir, par le charme de sa parole et de sa sympathie, les blessures que Léna sentait toutes vives en son cœur; il tira des étincelles de cet esprit à demi terrifié, il la fit parler, et s'il ne réussit pas à éveiller complètement la personnalité jeune et aimable que Landry lui avait dépeinte, il obtint d'elle assez d'animation pour laisser voir qu'elle était intelligente et pouvait être cultivée. Il prenait surtout un souci touchant de la relever à ses propres yeux, de l'entourer, dans ce milieu étranger, presque hostile, de ce qui, dans son pays, la faisait honorer et admirer. Ses amis disaient qu'il savait tout. Il connaissait, en tous cas, des particularités des vieilles familles bretonnes alliées aux Coatlanguy, et il encadrait de leur prestige cette pauvre petite dédaignée. Landry sentait diminuer son découragement, tandis que sa mère, vexée, essayait d'accaparer la conversation et de déjouer ce qu'elle appelait la trahison de Séverin. Mais des auxiliaires inattendus lui vinrent en aide, rendant de nouveau Léna à son mutisme et à sa frayeur. Les amis que Landry devait rejoindre à l'Opéra arrivèrent inopinément pour passer une demi-heure avec leur chère amie, Mme Desmoutiers.
Léna vit entrer deux jeunes femmes étourdissantes de luxe, avec un homme très décoré et très décoratif. Ignorante des mystères de l'art, elle fut éblouie de l'éclat de leur teint, de la profondeur de leurs yeux légèrement ombrés. Elle n'avait jamais rêvé de toilettes semblables: velours, dentelles, diamants, manteaux du soir en brocart ornés de fourrures ou de plumes, c'était pour elle une féerie, bien qu'elle rougit involontairement en présence des premières femmes décolletées—très décolletées,—qu'elle eût jamais vues.
Elle fut correctement présentée, et entendit des titres et des noms plus éclatants que le sien; mais, après un petit salut dédaigneux et un regard visiblement surpris jeté sur son invraisemblable toilette, on cessa de s'occuper d'elle, et elle assista à un marivaudage qui acheva de l'étourdir, de l'isoler, de la désespérer. Landry, avec ces deux dames, n'était plus le même. Il avait comme elles des mots vifs, des répliques drôles, des saillies spirituelles. Séverin, retombé dans ses habitudes de silence, fut tout à coup interpellé par l'une des nouvelles venues.
—Quelle surprise! Vous venez donc avec nous, enfin?
Il s'inclina froidement.
—J'aurai le regret de ne pas me joindre à vous: j'ai loué un fauteuil, ce matin... Landry a excité mon intérêt pour l'œuvre nouvelle; mais j'en veux jouir en sauvage....
A ce moment, la petite pendule sonna neuf heures d'un timbre vieillot, et les visiteuses se levèrent.
Mme Desmoutiers fit signe à son fils.
—Je rejoindrai ces dames un peu plus tard, dit Landry, lui jetant un regard mécontent.
—Mlle de Coatlanguy te permettra de les accompagner tout de suite.
—Oh! certes! dit Léna avec amertume.
Il y eut un petit débat, puis les amis prirent congé, tandis que Mme Desmoutiers laissait voir sa contrariété.
—Je suis désolée... commença Léna.
—Vous ne croyiez pas Landry capable d'une impolitesse! dit la voix claire de Séverin.
—Mais il arrivera trop tard.... Et vous?...
—On dit que le premier acte est médiocre.
Il essaya de reprendre la conversation interrompue; mais c'était fini. Mme Desmoutiers restait silencieuse et se montrait tout juste polie; Landry était nerveux, et Léna jetait sur la pendule des regards de plus en plus anxieux, tandis que le parfum léger laissé dans la chambre par ces deux brillantes inconnues lui causait un malaise pénible.
Tout à coup, la porte s'ouvrit, et le valet de chambre s'avança.
—La femme de chambre de Mademoiselle est là....
Léna devint pourpre, Landry eut l'air éploré, et Séverin regarda curieusement la jeune fille.
—Ce n'est pas une femme de chambre, dit-elle d'une voix émue, mais ferme, s'adressant à Mme Desmoutiers, mais ma cousine, la sœur du curé de Boulommiers. Permettez-moi de la rejoindre immédiatement, car elle n'oserait entrer.
—Mais il faut qu'elle entre, qu'elle prenne une tasse de thé avec nous! s'écria Mme Desmoutiers avec une affectation d'empressement.
—Elle ne le voudrait pas, et je ne saurais la faire attendre....
—Alors, au revoir, mademoiselle.... Vous voudrez bien, n'est-ce pas, nous faire le très grand plaisir de revenir?
—Je crains que mon séjour ne se prolonge pas très longtemps....
—Je le regretterais.... Mais où est Landry? Ah! le voici.... N'as-tu pu décider la cousine de Mademoiselle à entrer un instant?
—Non, mais je me suis assuré que la voiture est prête.... Le cocher de ma mère vous mettra en sûreté à la gare, mademoiselle.... Je vous y aurais accompagnée, s'il y avait eu une place pour moi.
Léna laissa à peine une seconde sa main toucher celle de Mme Desmoutiers. Elle jeta à Séverin un regard reconnaissant: dans l'amertume croissante qui remplissait son âme, il y avait une ombre d'attendrissement pour la bonté qu'il lui avait montrée. Suivie de Landry, elle gagna rapidement l'antichambre, où, modestement assise sur une banquette, disant son chapelet dans sa manche, Mélanie l'attendait, sans même penser qu'elle n'était pas à sa place.
—Je vous reverrai, mademoiselle Léna, murmura Landry, embarrassé.
—Je ne le crois pas! dit-elle sèchement.
Il tressaillit.
—Mais j'irai à Boulommiers!... Vous n'étiez pas vous, ce soir.... Quelque chose vous a-t-il froissée?
Elle se redressa et le regarda en face. L'éclair de ses yeux gris, qui devenaient d'acier, la lui rendit tout à coup.
—Léna, dit-il d'une voix basse et agitée, son cœur se fondant, il faudra dissiper ce malentendu! Je ne puis me l'expliquer!...
La lèvre de Léna se plissa légèrement, mais elle ne répondit pas. Il lui tendit la main, elle ne parut pas le voir. Il la suivit, anxieux, dans l'escalier. Sous la voûte, le petit coupé de Mme Desmoutiers, tout attelé, attendait. Il voulut l'y faire monter.
—Mille mercis, dit-elle de la même voix sèche, ma cousine a une voiture.
—Mais celle-ci vous mènera plus vite!... Léna! Oh! il n'est pas possible que vous partiez ainsi!... Mademoiselle, ne pouvez-vous la décider à prendre la voiture de ma mère?...
Léna entraîna hors de la maison la pauvre Mélanie qui, déçue en la voyant refuser ce joli coupé, se demandait la raison de son caprice; puis, se retournant vers Landry, elle lui jeta à demi-voix une phrase sifflante:
—Vous avez eu honte de moi!
Il n'eut pas le temps de la détromper.... ou d'essayer. Il était là, en frac, nu-tête, et elle, entraînant toujours Mélanie, avait déjà traversé la chaussée noire et boueuse.
Séverin s'était dit, le lendemain matin: «Je vais avoir la visite de Landry.»
Mais ce ne fut qu'au moment où il achevait son déjeuner solitaire que Landry fit son entrée chez lui, très pâle, en proie à une agitation visible.
—Qu'es-tu devenu hier soir, Landry? Tu me prônes les trois derniers actes de Méhallah, et tu n'y parais point!
—J'en étais incapable.... Mon ami, je suis horriblement malheureux!
Séverin garda le silence.
Landry se jeta sur une chaise, et dit brusquement:
—Léna va repartir.
—Tu l'as vue, ce matin?
—Non, elle a refusé de me recevoir.... Je pense, après tout, qu'elle a un orgueil infernal, s'écria-t-il, et que je dois bénir le caprice qui à tout rompu!
—Est-ce bien à elle que revient la responsabilité d'une rupture? demanda Séverin avec calme. Sois sincère, Landry: tu as été, hier, profondément déçu, et tu l'as laissé voir.
Landry cacha son visage dans ses mains, avec une sorte de gémissement.
—Tu avais raison, j'étais fou!
—Je ne triompherai pas de toi. Le passé est le passé. Mais je t'avais dit qu'il ne fallait pas qu'elle vînt ici maintenant.
—Il fallait cependant bien que ma mère la vît!
—Il fallait faire son éducation de femme du monde, doucement, patiemment; il ne fallait pas la jeter brutalement, du fond de son vieux manoir, dans un monde raffiné, alambiqué. Si l'on avait eu l'idée machiavélique de la placer dans le cadre le plus désavantageux, on n'eût pas mieux réussi.
—Et ni toi ni ma mère ne pouvez évidemment comprendre mon aberration! dit Landry amèrement.
—Je puis tout comprendre, d'autant que je l'ai vue avant-hier dans le charme très réel de ce costume qui la laissait elle-même.
—Et tu admets alors que, la retrouvant si différente....
—Je n'admets pas, si l'on a réellement aimé une femme, que l'amour cède à des accidents de milieu et de costume; c'est ce qui me fait constater la vérité de mon impression première: ton cœur n'a jamais été touché; ton imagination seule s'est éprise de Léna.
Landry gémit de nouveau.
—Hier soir, son indignation la rendait si fière, si jolie, que j'ai cru l'aimer encore.... Et je me suis rappelé tes paroles: tu me trouvais engagé....
—Absolument! dit froidement Séverin.
—Eh bien! je suis allé, ce matin, dans ce lieu sordide où elle habite.... J'y suis allé avant de revoir ma mère, que je voulais mettre en présence du fait accompli.... Tu le vois, Séverin, j'avais l'intention d'agir en homme d'honneur, malgré le changement survenu en moi, malgré les inévitables réflexions qui m'assaillent au sujet de sa situation de famille, de son père....
—Et tu es ravi que des circonstances quelconques t'aient dispensé d'un devoir devenu onéreux!
—Mais enfin, pourquoi s'est-elle froissée? Ma mère a été très bonne....
—Très aimable, rectifia Séverin.
—N'ai-je pas tout fait pour lui donner l'impression d'un chez elle? N'ai-je pas été le même avec elle?
—Le même, Landry? Le même, quand tu avoues que tu as cru voir une autre femme?
—Mais je ne le lui ai pas montré!
—Penses-tu tromper un cœur aimant? Alors que moi je te sentais changé, alors que ta mère le voyait et s'en réjouissait, comment peux-tu supposer que tes impressions aient pu lui échapper, à elle?
—Séverin, je voudrais savoir s'il n'y a que cela.... Si j'ai eu des torts, je voudrais... c'est-à-dire je dois les réparer. Veux-tu aller trouver cette cousine, qui sans doute doit avoir sa confiance, et ce curé, qui peut la conseiller?
—A quoi bon? Si elle a refusé de te voir, c'est qu'elle te tient quitte de tout engagement. Et alors, mon avis est que tout est pour le mieux.
Un imperceptible soupir de soulagement échappa à Landry.
—Mais que dire à son oncle de Coatlanguy? Quel récit lui fera-t-elle? Dois-je lui écrire? Séverin, je t'en prie, va à Boulommiers!
Séverin haussa les épaules, et sonna son domestique.
—Ma pelisse, s'il vous plaît.... Il faut que ce soit pour toi, Landry. Je hais d'être mêlé à des histoires de mariage, que ce soit pour les arranger ou pour les rompre.
Il alluma un cigare, et, ayant dégagé sa main de celles de Landry qui la meurtrissaient, il suivi le quai avec l'intention de prendre la rue Bonaparte, où il avait affaire, pour gagner ensuite la gare Montparnasse.
Le froid était assez piquant, mais le soleil brillait, et une course à pied n'avait rien de désagréable. Séverin s'arrêtait de temps à autre devant les boutiques, par une vieille habitude, et tout à coup, il tomba en arrêt devant la petite toile qui avait, la veille, excité tant d'émotion chez Léna.
Il lui semblait y retrouver quelque chose de familier. Il interrogea ses souvenirs. Il n'avait jamais vu ce paysage; mais, comme sa mémoire était très précise, il se rappela tout à coup les cartes postales et les photographies que Landry avait rapportées de Bretagne, et en particulier celles du manoir, détaillées à grand renfort d'explications.
—Il paraît, monsieur, que c'est un vieux château breton, dit le marchand qui connaissait Séverin. Hier, deux dames ont reconnu le site. C'est d'un peintre estimé, qui vient de mourir, m'a-t-on dit, Hervé Lebreton.
—Hervé Lebreton, mort? Un de mes amis, qui revient de Venise, l'y a vu la semaine dernière, vieilli, d'ailleurs, et plus paresseux que jamais. Ceci doit être une œuvre de jeunesse, et ne vaut pas dix louis.
Il s'éloignait, le marchand le rappela.
—Hier, une dame m'en aurait volontiers donné deux cents francs, M. de Salles, une cheune et cholie provinciale qui pleurait presque devant cette vieille maison.... Allons, puisque vous êtes connaisseur, je vous laisserai la toile pour deux cent cinquante francs.
La pensée que la jeune et jolie dame que ce petit tableau avait émue pouvait être Léna elle-même, traversa l'esprit de Séverin.
—Comment cette dame était-elle habillée? demanda-t-il.
—A la mode de l'an dernier, ou de la province.... En gris... Elle dit «Oh! c'est... (un nom difficile, monsieur), et soupesa son porte-monnaie.
Séverin mit la main dans sa poche.
—Je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Voulez-vous dix louis?
—Douze, monsieur.... Onze!... Non? Prenez-le pour deux cents francs! s'écria le Juif, voyant l'amateur s'en aller d'un pas décidé.
Et tout en enveloppant la petite toile, il répéta que c'était «une pien ponne affaire.»
Séverin regarda sa montre: le train de banlieue partait aux heures. Son tableau sous le bras, il pressa le pas, et arriva à la gare juste au moment où les derniers voyageurs se précipitaient au guichet.
—M. le curé?
—Il fait le catéchisme, monsieur.
—Et sa sœur? Puis-je la voir pour une affaire urgente?
—Je vais demander, monsieur.
La vieille femme boiteuse et à demi idiote, recueillie par charité sous prétexte d'aider Mélanie, se traîna au bas de l'escalier.
—Mademoiselle!
—Ma tante vient de sortir, répondit Léna, ouvrant sa porte. Avez-vous besoin d'elle, Nélie?
—C'est une affaire pressée. Descendez, s'il vous plaît, Mlle Léna; que ce soit l'une ou l'autre, probablement ça ne fait rien....
Son court séjour au presbytère avait suffi à convaincre Léna qu'il était superflu de discuter avec Nélie. Elle descendit, se demandant à quelle sorte de client elle allait avoir affaire. Ayant décidé de repartir le soir, elle avait déjà repris avec une hâte fiévreuse le costume abandonné la veille pour cette entrevue cruelle.
Elle ouvrit la porte de la salle à manger, et resta immobile de surprise en voyant Séverin.
Lui aussi eut une impression d'étonnement; mais il la domina aussitôt.
—J'avais demandé mademoiselle votre tante, dit-il, prenant rapidement son parti; mais, puisqu'une circonstance fortuite vous conduit ici, permettez-moi de m'acquitter du message dont je devais la charger pour vous....
Léna hésita un instant. Mais elle aussi s'était reprise, et, soutenue par son orgueil, elle indiqua un siège à ce visiteur inattendu.
—Landry, dit Séverin sans préambule, est au désespoir de l'étrange malentendu d'hier.... Il veut....
—Un malentendu! répéta Léna d'un ton hautain. Il me semble, à moi, que ç'a été, au contraire, la fin d'une erreur, la lumière jetée sur une situation fausse....
—Landry, reprit Séverin avec douceur, ne saurait oublier qu'il a eu l'honneur de demander votre main à monsieur votre oncle. Il la sollicite encore, et si quelque chose vous a, sans qu'il l'ait vu, froissée hier soir....
—Voulez-vous dire à M. Desmoutiers, interrompit Léna d'une voix sèche qui se brisait par instants, qu'il n'est pas le seul à avoir reconnu sa folie.... Si je lui suis apparue hier autre qu'au Coatlanguy, lui non plus n'est pas le même pour moi. Mais en fût-il autrement, Hélène de Coatlanguy est trop fière pour entrer de force dans un monde où on la dédaignerait, et trop sincère pour chercher seulement dans le mariage un peu d'éclat ou d'argent, quand elle ne pourrait donner son cœur....
Hélas! celui qui l'écoutait avait trop de pénétration pour ne pas deviner que ce cœur, qui se disait libre ou détaché, se brisait de chagrin. Il ne restait plus, chez elle, aucune trace de la timidité, de la gaucherie de la veille. La fierté d'une race l'animait, la fierté blessée qui inspirait ses paroles comme elle lui donnait la force de se tenir là, raidie, impassible. En reprenant son costume natal, elle avait retrouvé l'aisance, l'élégance inconsciente de ses manières, et Séverin, qui, plus que jamais depuis la veille jugeait ce mariage impossible, s'applaudit tout bas d'être venu à la place de Landry.
Il se leva.
—Voulez-vous me permettre, dit-il avec un profond respect, de vous exprimer, comme parent de Landry, mes regrets les plus sincères de ce qui s'est passé? Si la réflexion calme votre ressentiment... car, après tout, il n'y a eu que des impressions sans aucun fait décisif... mon cousin sait combien est sacré l'engagement qu'il a pris....
—Si vous me connaissiez, vous ne penseriez pas, encore une fois, que je sois femme à me targuer d'un engagement qu'on regrette....
Il s'inclina très bas, et il sortait déjà, lorsque les yeux de Léna tombèrent sur un objet qu'il oubliait sur son fauteuil.
—Ceci est-il à vous?...
Il tressaillit légèrement, et, après un instant d'hésitation, souleva le papier qui couvrait la petite toile.
—J'oubliais, en effet, que je voulais vous montrer cette étude, et vous demander si c'est bien le château de Coatlanguy qu'elle représente.
Elle jeta un regard avide sur la toile, et ressentit une émotion soudaine et indéfinissable à revoir cette maison qu'elle aimait, mais qui, en ce moment, lui apparaissait triste, sévère, où elle allait retrouver ses illusions mortes et ensevelir son secret désespoir.
—Oui, c'est le Coatlanguy... J'avais vu hier ce tableau dit-elle en soupirant.
Et reprise, malgré les émotions poignantes qu'elle venait de traverser, d'un intérêt inexprimable pour le peintre, elle formula une question presque malgré elle:
—Connaissez-vous celui qui a peint cela?
—Je l'ai vu deux ou trois fois.
—Il y a longtemps, alors, car il doit être mort depuis des années?
—Mort, Hervé Lebreton! Un de mes amis l'a rencontré ces temps derniers à Venise!
Le cœur de Léna eut un sursaut si vif, qu'elle crut perdre la respiration.
—Alors, ce n'est pas le même, dit-elle enfin avec une sensation désolée.
—Je sais très peu de chose de ce peintre, qui a du talent. On le disait neurasthénique, éprouvé par des chagrins intimes. Sa santé était délicate, il ne pouvait toujours travailler; aussi son œuvre est-elle peu considérable; mais les amateurs le connaissent bien.... Si j'osais laisser ici cette toile? Monsieur le curé est breton; peut-être serait-il bien aise de garder une étude qui, si jolie qu'elle soit, m'a été donnée, je m'empresse de vous le dire, pour un prix très minime.
—Un prix très minime? répéta Léna dont les yeux s'animèrent. Hier, on m'en demandait plus de trois cents francs!
Séverin la regarda.
—On abusait de votre inexpérience, mademoiselle.... Hervé Lebreton est un artiste charmant; mais, comme je vous le disais, ceci n'est qu'une étude, et date de ses débuts.... S'il pouvait vous être agréable de la garder? ajouta-t-il, hésitant.
—Cela dépend du prix que vous l'avez payée.... si vous voulez bien me la céder, répondit-elle d'un ton ferme.
—Cinquante francs... dit-il, de nouveau hésitant.
Pour la première fois depuis le commencement de cette entrevue, une ombre de joie rendit à Léna, au moins pour un instant, son expression d'autrefois. Elle glissa la main dans la petite poche de soie qui lui avait manqué la veille, et ouvrit son porte-monnaie.
—Cela ne vous coûte pas trop de vous en séparer, monsieur?
—Je serai trop heureux si vous emportez d'ici une seule impression agréable! dit-il gravement.
Il reçut de ses doigts bruns le billet de banque, et, la saluant de nouveau, sortit de la chambre.
—Léna!.... Que regardes-tu ainsi? s'écria le curé qui venait d'entrer sans qu'elle l'eût seulement entendu. Et te revoilà donc dans tes vêtements de chez nous? Et tu veux toujours partir, ma pauvre petite?
Il prit sa main, la força à s'asseoir près de lui, et la regarda d'un bon regard plein de compassion.
—Mélanie m'a dit, Léna, que tu es revenue, hier soir, malheureuse et courroucée... Veux-tu dire ce qui te trouble à ton vieil oncle, mon enfant, à un humble prêtre qui a vu s'ouvrir bien des cœurs devant lui? Peut-être, après tout, n'est-ce qu'un orage comme il s'en forme dans la jeunesse?
Léna ne put résister à cette bonté. Elle s'agenouilla comme si elle eût été au confessionnal, et murmura:
—C'est fini, tout à fait fini.... Il ne m'aime plus, et moi... je le déteste!
Le curé se garda bien de lui dire qu'il ne faut détester personne; le moment n'était pas venu.
—Je n'aimais pas beaucoup pour toi un mari très riche, très lancé dans un monde raffiné et exigeant. Enfin, tu aurais pu te mettre à son niveau: une vraie affection fond les vies, et puis tu as du bon sang dans les veines.... Maintenant, n'abandonnes-tu pas trop tôt ce rêve qui te rendait si heureuse? Ma petite fille, il ne faut pas écouter l'orgueil ni la rancune.... Que t'a-t-il fait? Se refuse-t-il à tenir sa promesse?
—Non, mais il ne m'aime plus....
Il y avait quelque chose de tragique dans ces paroles, dites un peu bas et très simplement.
Le curé porta la main à son front d'un geste embarrassé, et tourmenta les mèches grises que le vent venait d'ébouriffer.
—Il ne t'aime plus! Déjà! Alors, cet amour-là n'était pas bien fort, ma fille.... Mais en es-tu sûre?
—Croyez-vous que je puisse m'y tromper? Je l'ai trouvé si différent! Ah! je le vois bien, j'ai été pour lui la distraction d'une saison! Il m'oubliera, lui! Mais moi, bien que je sente mon amour mort comme le sien, je ne l'oublierai pas, parce que...
Elle appuya inconsciemment la main sur son cœur...
—Parce qu'il m'a fait aimer en vain, et puis parce qu'il m'a rendu le bonheur impossible....
—Allons, allons, dit le curé plus attendri qu'il ne voulait le paraître, ne disons pas, quand l'hiver dépouille les rosiers, qu'il n'y aura plus de roses.... Tu seras désormais moins confiante, ma petite fille, moins confiante dans les inconnus qui peuvent être sincères, mais qui sont légers.... En revanche, tu penseras que, puisque tu n'as plus de mère, ta Mère du ciel veillera sur toi, oui, même sur ton bonheur terrestre.... Qui sait si tout ce chagrin n'est pas pour le mieux? En tout cas, porte ta peine en Bretonne chrétienne et résignée; après tout, le bonheur n'est qu'un accident dans notre vie; notre vie, elle est faite pour le bon Dieu.... Et enfin, ma petite fille, tu pardonneras le chagrin qu'on te fait. Le pardon, vois-tu, est un baume qui guérit le cœur dont il sort.... Je te bénis, ajouta le prêtre, formant une petite croix sur son front, et je demande à Dieu qu'il fasse de toi une femme forte.
Il pria un instant; puis, voyant l'apaisement se faire sur le visage tourmenté de Léna, il voulut la distraire de tant de tristesse.
—Qu'est-ce que ce tableau que tu regardais? dit-il, prenant ses lunettes. Mais c'est le Coatlanguy!... O ma petite fille, comme cela réjouit mon vieux cœur de revoir la maison où j'ai joué enfant!... Et c'est Alain, là, près de la porte! Un beau gars! Oh! quel plaisir!... Et d'où vient ce tableau? ajouta-t-il, essuyant les verres qu'une larme venait de mouiller.
Il rouvrait dans l'esprit de Léna une source de trouble un instant oubliée.
—D'où vient ce tableau? répéta-t-elle. Ah! mon oncle, vous pouvez le dire mieux que moi, peut-être! Le nom de celui qui l'a peint est Hervé Lebreton, et vous savez sans doute si c'est mon père?
Son regard anxieux rencontra des yeux effrayés.
—Est-ce mon père? demanda-t-elle, tremblante.
—Je... je ne puis en être sûr.
—Mais vous le croyez? Oh! pourquoi me refuser la consolation de le savoir, de penser que je contemple une œuvre de ce pauvre père disparu? Il signait ainsi, n'est-ce pas?
—Eh bien!... oui!
—Et il est mort? Oh! parlez-moi de lui! Parfois, je me demande avec effroi ce qui pèse sur son souvenir, pour que personne ne veuille me donner les détails dont mon cœur a soif!
Le curé s'agitait sur sa chaise, évidemment inquiet.
—Et même... même est-il mort? dit soudain Léna, les yeux agrandis par l'angoisse. Celui qui a acheté le tableau prétend qu'Hervé Lebreton est encore vivant, hors de France. Se trompe-t-il, comme je l'ai cru d'abord?
Son cœur avait maintenant des battements désordonnés, tandis que ses regards interrogeaient avidement le prêtre.
—Mon enfant, dit celui-ci après un instant de silence, ton père n'a jamais rien fait qui ait pu le faire rougir devant son enfant. Il a été son propre ennemi, mais n'a fait tort à personne, et tu peux l'honorer dans ton cœur. Quant aux détails que ton oncle juge bon de te refuser, ne penses-tu pas que je trahirais sa confiance, si je disais à la nièce qu'il me confie ce qu'il croit devoir lui taire? Tout ce que je peux te promettre, c'est que je conseillerai à Alain de satisfaire ton légitime désir.
—Mais dites-moi, du moins, si mon père est vivant! s'écria Léna qui, distraite soudain de son amour meurtri, s'attachait avec passion à cette idée nouvelle.
—Il y a très longtemps que je n'ai entendu parler de lui; je ne sais vraiment pas s'il vit encore. Voici l'heure de mes confessions, ma fille, il faut que je te quitte....
Et, décidé à ne plus rien dire, le curé se glissa hors de la chambre.
Léna partit le soir même, sans vouloir tarder d'un jour, et sans avoir voulu avertir l'oncle Alain.
—Tu n'as même pas vu les Invalides, ni le musée Grévin! disait Mélanie, désolée, pendant le repas hâtif qu'on avait avancé.
—Vous n'êtes pas entrée à Notre-Dame, ni montée à Montmartre! murmurait le vicaire, presque scandalisé.
—Et tu as à peine joué sur l'harmonium descendu pour toi! ajouta le curé en soupirant.
Elle partit, laissant à Mélanie la toilette grise qui, pour elle, s'associait à ses amers déboires. Chose étrange, elle n'emportait de Paris d'autre souvenir tangible que la petite toile représentant le Coatlanguy.
Elle s'enveloppa dans sa mante, s'enfonça dans le coin du wagon des dames, et le même train qui l'avait amenée, radieuse d'espérance, l'emporta, déçue, amère, douloureuse.
—Pauvre petite Léna! murmura le curé, rentrant sans bruit dans la misérable salle que le costume breton avait éclairé pour lui d'un rayon vite éteint.
La nostalgie demeurait au cœur de ce vieillard qui, en vivant loin de «chez lui», offrait à Dieu un sacrifice silencieux, sans cesse renouvelé.
Il ouvrit l'harmonium, mit la sourdine, et ses doigts raides et maladroits ébauchèrent l'air doux et mélancolique du cantique de saint Hervé. A demi-voix, se consolant lui-même, il murmura la strophe touchante qui, jaillie du cœur d'un saint breton, ranimait son cœur d'exilé:
«Au Paradis, nous verrons encore, pleins de gloire et de grâce, nos pères, nos mères, nos frères, les hommes de notre pays....»
Décrire la situation d'esprit de Léna serait impossible. Le court passé joyeux de son amour, ses rêves enivrants, tout cela s'était effondré, et il lui semblait avoir roulé dans un abîme de désolation. La vie, la lumière, le bonheur, l'amour, elle avait tout perdu. Des sommets qu'elle avait un instant touchés, elle retombait dans l'ennui inexorable de sa solitude sauvage, dans le dégoût de son existence monotone, et une impossibilité d'aimer de nouveau, d'être heureuse, se dressait devant elle comme un mur noir infranchissable.
Tandis que le mouvement du train secouait ses membres fatigués par la fièvre, et que ses yeux dilatés essayaient de percer les ténèbres sur lesquelles s'accentuaient encore des ombres fantastiques, elle ravivait ses souvenirs, sachant bien, d'ailleurs, que c'était rouvrir ses blessures. Elle revoyait ce jeune passant, surgissant sur le fond terne de sa vie, lui révélant des sphères inconnues et éveillant dans son cœur imprudent un sentiment mystérieux. Oh! la douceur de ces jours d'automne, les plus beaux, les plus riants qu'elle eût vécus sur ses pentes arides!.... Oh! la transformation magique de ce vieux manoir délabré, la beauté presque surnaturelle du feuillage d'or, des couchers de soleil empourprés, des blancheurs dont la jeune lune ouatait le paysage!.... Oh! la féerie des doux entretiens, de la musique entendue sous le vieux plafond bas, et des promenades sur la lande balayée par le vent de la montagne!...
Vains rêves! Comme ces trésors des nains de la légende qui, le jour venu, se changent en feuilles sèches, l'amour, l'espoir, tout avait disparu dans la brutale réalité, ou plutôt, tout s'était transformé en douleurs cuisantes, en regrets inconsolables, parmi lesquels dominait l'épreuve suprême... celle d'avoir donné son cœur à un être qui n'en était pas digne.
Car, enfin, elle eût moins souffert, pensait-elle, ou du moins elle eût souffert avec moins d'amertume, si elle eût été condamnée à suivre le cercueil d'un fiancé fidèle. Mais avoir été l'objet d'un caprice fugitif, sentir sur son cœur le grand froid de l'indifférence, d'un mortel dédain, cela lui semblait au-dessus de ses forces, et elle ne se résignait pas à l'humiliation de revenir si tôt près de ceux qui n'avaient pas approuvé son choix, ni bien auguré de son avenir.
Elle ne ferma pas les yeux un seul instant, et quand elle descendit à la station, dans l'obscurité froide de ce matin de novembre, elle se sentait étourdie et lasse, le cœur engourdi à force d'avoir souffert, mais son orgueil demeurant bien entier, bien vivace, prêt à affronter sa situation douloureuse.
—Déjà de retour, Mlle Léna! dit le chef de gare, prenant son billet. La voiture du maire n'est pas là, il y a sûrement un malentendu. Vous n'allez pas faire plus d'une demi lieue dans ce brouillard!
—Oh! je ne crains pas le brouillard, et il y aura au manoir un grand feu et du café chaud! dit-elle, affectant un ton de plaisanterie. Gardez ma malle jusqu'à tantôt, s'il vous plaît; mon oncle l'enverra chercher.
Elle releva ses jupes de drap autour d'elle, jeta son capuchon sur sa tête, et s'en alla dans la nuit, sous la petite pluie fine qui détrempait les chemins. Le chef de gare la regardait s'éloigner de son pas vif et jeune. La lueur du dernier réverbère de la station la lui montra une dernière fois, au tournant, élancée dans sa mante aux longs plis, puis elle disparut, et, sans s'occuper d'elle davantage, il rentra dans son bureau enfumé.
C'était un triste retour, et par un triste temps. Mais il semblait à Léna que ce ciel bas et gris, que cette pluie continue, que ces arbres maigres, dressant leurs branches nues comme des bras éplorés, s'harmonisaient mieux que ne l'eussent fait le soleil et la verdure avec l'orage de douleur déchaîné au-dedans d'elle. Elle n'avait pas de sabots pour affronter la boue épaisse et les flaques jaunâtres; ses souliers à boucles d'argent furent bientôt traversés, et elle entendait, à chaque pas, un petit clapotement sous la plante de ses pieds. Le drap fin de sa cape fut même pénétré par cette pluie impitoyable, et elle sentit, sous l'abri insuffisant de son capuchon, les barbes de sa coiffe se coller à ses tempes....
Elle s'arrêta un instant au seuil du Coatlanguy. Le jour, terne, blafard, se levait maintenant, donnant un aspect triste aux murs gris et au revêtement de rameaux dépouillés et de brindilles noirâtres qui les tapissait.
A l'intérieur de la maison, il y avait encore des lumières, mais, à travers la pluie, le reflet en était rouge et sinistre. Elle se dirigea vers la porte ouverte de la cuisine, et eut un élan presque sauvage vers ce lieu familier, qu'égayait la grande flamme du foyer, et où Loïzik préparait les bols du déjeuner.
—Loïzik, c'est moi!
Sa cousine tressaillit en voyant dans le cadre de la porte cette lamentable apparition.... Léna avait rejeté son capuchon; les mèches de ses cheveux, collées à son front, lui donnaient un aspect tragique, et dans son regard, il y avait une expression qui fit reculer Loïzik.
—Léna!... Qu'est-il arrivé? Sans prévenir!.... Mais tu es malade!
Elle l'entraînait près du feu, frissonnant au contact de ces mains glacées. Elle la fit asseoir sur le vieux banc de chêne qu'abritait le manteau de la cheminée, et elle dégrafa sa cape. Puis, jetant un coup d'œil sur les souliers pleins de boue, elle les défit d'un geste vif, arracha les bas mouillés, et, s'agenouillant, prit avec pitié dans ses mains tièdes les pauvres petits pieds transis.
—Marianna, vite, du café bouillant.... Et le flacon de rhum.... Ma pauvre! Pourvu que tu ne tombes pas malade!
Les traits rigides de Léna se détendirent. Elle s'inclina pour baiser le visage de sa cousine.
—Écoute, dit-elle fiévreusement, je m'étais trompée.... Sa mère est une grande dame hautaine, si, si polie envers moi, qu'elle en était insolente... Comprends-tu?
Loïzik la regardait avec effroi.
—C'est un autre monde que le nôtre, te dis-je. Je pourrais être chez moi dans nos châteaux d'alentour; mais là, j'étouffais.... Je n'étais pas désirée, et même....
Elle s'interrompit comme si elle suffoquait, puis reprit avec effort:
—Même lui était changé.... Il voulait bien encore m'épouser, mais je ne pouvais y consentir, car il ne m'aime plus. Alors je suis revenue, Loïzik, car en moi aussi, l'amour est mort....
Sa voix s'éteignit dans un sanglot, et elle cacha son visage sur le cœur de Loïzik, qu'elle sentait battre de pitié.
—Veux-tu, dit-elle, relevant tout à coup la tête, aller dire à mon oncle et à Goulven que je m'étais trompée, que je hais Paris, que je me suis éveillée de mon rêve? Et demande-leur de ne plus jamais, jamais, me parler de cet horrible voyage!
Après cela, elle parut soulagée, et consentit à prendre la boisson chaude que sa cousine lui avait préparée. Puis elle monta dans sa chambre pour changer de costume, et reprit immédiatement, malgré sa lassitude, ses occupations ordinaires.
Le maire la vit à l'heure du repas.
—Eh bien! Lénik, tu n'as pas eu un beau temps, à Paris? dit-il, lui adressant un petit signe d'amitié. Le curé et Mélanie vont bien? C'est-il joli, chez eux?
Léna répondit brièvement. D'un commun accord, tout souvenir pénible était supprimé; le voyage de Paris était censé n'avoir eu d'autre but que de voir les parents exilés. Le maire n'était point curieux; il n'était pas, non plus, de ces sages qui aiment à triompher des erreurs d'autrui. Satisfait de voir sa nièce revenue, content de la rupture des projets qu'il avait désapprouvés, il se trouvait suffisamment renseigné par les explications de Loïzik, et jugeait que le silence achèverait d'étouffer les regrets de Léna, s'il lui en restait encore.
—Du moment que c'est elle qui a rompu, tout va bien! avait-il dit à Loïzik d'un ton d'orgueil soulagé.
La journée se passa, pour Léna, comme dans un rêve. Elle s'était juré d'anéantir son amour, et à vrai dire, l'attitude de Landry l'avait à peu près tué. Elle pleurait en lui le rêve, plutôt que l'homme, qu'elle méprisait maintenant. Elle travailla tout le jour, elle brisa son corps pour étouffer sa pensée; elle essaya de chanter, comme jadis, en faisant sa besogne. Une sorte de brouillard enveloppait son esprit. Par moments, elle se demandait où elle était; il y avait comme des trous dans ses souvenirs; elle se surprenait à chercher quelque chose d'oublié, à raviver une idée qui lui avait échappé.
Le soir, sa malle arriva. Loïzik lui offrit de ranger ses affaires. Une secrète curiosité l'animait; elle savait que son oncle avait donné de l'argent à Léna pour acheter un costume, et elle mourait d'envie de voir ce costume de Paris.
Sa cousine la devina.
—Tu cherches ma toilette neuve? dit-elle avec amertume. Elle m'a trop fait souffrir: je l'ai laissée à tante Mélanie.
Loïzik n'osa même pas demander de quelle couleur était la robe.
Tout à coup, Léna tressaillit. La petite peinture venait d'apparaître, et Loïzik demandait la permission de la déballer.
—C'est un souvenir que tu as rapporté, Lénik? Puis-je voir?
Sur un signe, elle ôta le papier, et poussa un cri.
—Le Coatlanguy!... Quoi! on le connaît, à Paris? dit-elle naïvement. Oh! que c'est bien! Ainsi, après tout, tu aimes le pays plus que tu ne le pensais, chérie, puisque, de tant de jolies choses que tu as vues, tu ne rapportes que l'image de la vieille maison!
Les lèvres serrées, l'œil brillant, Léna retrouva tout à coup l'idée fixe échappée à son cerveau surmené, le souvenir perdu, l'obsession un instant voilée.
Elle devait savoir si son père était encore vivant. Mais elle résolut de se fier à la promesse du curé de Boulommiers, et d'attendre qu'il eût préparé les voies.
Ce fut le surlendemain matin que le facteur apporta la lettre du presbytère. Léna la reçut de ses mains, et alla la déposer sur le bureau du maire.
Une anxiété insupportable s'empara d'elle; de la secousse qu'elle avait subie, il lui demeurait une singulière surexcitation des nerfs.
Tantôt exaltée, tantôt déprimée, elle n'était plus comme jadis maîtresse d'elle-même, et pour conserver des dehors tranquilles, il lui fallait déployer une énergie douloureuse, qui, elle le sentait, épuiserait vite ses forces physiques.
Quand son oncle se mit à table, il avait dû lire la lettre. Il n'en dit pas un mot, et rien, dans ses manières ni dans le ton de sa voix, n'indiqua qu'il fût troublé.
Léna endura tout le jour un vrai supplice, se demandant si elle était ou non orpheline, si elle aurait à apprendre des choses pénibles pour son cœur, ou à plaider la cause d'un exilé.
Le soir vint. Le maire, aussi libre d'esprit que jamais, causa de choses et d'autres, sans faire même une allusion à la missive reçue.
Mais une nuit d'insomnie acheva de surexciter l'imagination de Léna. Dans le grand vide de son cœur, elle cherchait inconsciemment un aliment, et se rejetait avec une angoisse cruelle sur cette question pleine de mystère, sur cette possibilité d'avoir encore un père à chérir.
La matinée du lendemain s'étant encore passée sans que son oncle lui dît un mot, elle fit appel à tout son courage, et, ayant pris la petite toile qui, elle en était presque sûre, était l'œuvre de son père, elle entra dans le bureau, où le maire alignait des chiffres sur un registre.
—Mon oncle puis-je vous parler?
Il se retourna, jeta un coup d'œil sur le tableau qu'elle tenait, et devint d'une couleur de cendre, sans que, toutefois, rien eût fléchi dans le dessin dur de ses traits.
—Parle, quoique tu me déranges....
La sécheresse de ces paroles ne la rebuta point. Elle plaça la toile devant lui, et épia son impression.
Une respiration un peu plus pressée.... Ce fut tout. Il détourna les yeux du tableau, des yeux résolus, impitoyables.
—Eh! bien? dit-il brutalement.
Mais elle n'avait pas peur de lui, que sa force fût ou non factice.
—Je viens vous demander, dit-elle avec un calme voulu, si cette signature est celle de mon père, et si mon père est vivant.
Leurs regards se croisèrent. Une flamme brilla dans celui du maire.
—As-tu jamais manqué d'affection, de soins? N'as-tu pas été élevée en honnête fille, comblée de tout ce que tu pouvais désirer dans ta situation? demanda-t-il sévèrement, prenant l'offensive.
—Oui, dit-elle hardiment, vous m'avez donné tout cela; mais ne m'avez-vous pas ôté encore davantage, si vous m'avez privée de l'amour de mon père?
Elle tressaillit en l'entendant éclater d'un rire strident.
—L'amour de ton père!... Un père qui a abandonné son enfant, parce qu'il ne pouvait supporter qu'elle eût coûté la vie à sa mère! Un père qui, malgré cette farouche douleur, a épousé une femme de théâtre! Un père qui n'a pas seulement perdu son patrimoine, mais qui a sali son nom dans des entreprises véreuses! Voilà l'amour vraiment tendre et l'honorable protection dont je t'ai privée! Voilà l'éducateur dont je t'ai préservée! Voilà la honte dont je voulais te garder! Et maintenant, accuse-moi, si tu l'oses!
Jamais Léna n'avait vu son oncle emporté par une telle colère. Un flot de sang colorait jusqu'à son front; les veines de ses tempes saillaient comme des cordes, et sa parole saccadée s'élevait à un diapason furieux. A mesure qu'il parlait, elle sentait se glacer son sang: non qu'elle eût peur de lui, mais elle frémissait de souffrance en entendant énumérer les torts de ce père inconnu, en constatant son indifférence, en redoutant son indignité.
Elle se ressaisit, cependant. Tout cela était-il possible? Elle se souvenait du ton de pitié et de sympathie avec lequel le curé avait parlé d'Hervé de Coatlanguy, un pauvre être n'ayant jamais fait de tort qu'à lui-même.
—Il sait que je vis? dit-elle d'une voix presque inintelligible.
Le maire réussit tout à coup à se dominer. Essuyant la sueur de son front, il répondit, plus calme:
—Oui, il le sait....
Et comme malgré lui, il ajouta:
—Je lui donne de tes nouvelles une ou deux fois chaque année.
—Et pouvez-vous me jurer qu'il ne m'a jamais demandée, qu'il n'a jamais désiré embrasser sa fille? s'écria-t-elle avec une douleur indicible.
Le maire respira péniblement. Elle saisit à deux mains son poignet noueux.
—Mon oncle, vous ne pouvez pas me tromper! N'est-ce pas trop de m'avoir laissé croire que je n'avais plus de père? Dites-moi qu'il n'a jamais cherché à me voir, qu'il n'a jamais exprimé de regret.... et je vous croirai, et j'essaierai de penser que je suis orpheline!
Il ne répondit pas, mais la même respiration entrecoupée s'échappa de ses lèvres.
—Alors, s'écria-t-elle avec une douloureuse expression de triomphe, alors il faut que je le voie, au moins une fois dans ma vie!
—Jamais, tant que je vivrai, il ne franchira ce seuil! Jamais, avec ma permission, tu n'iras partager sa vie vagabonde! répliqua-t-il violemment. En te séparant de lui, j'ai agi pour ton bien. En effaçant son nom de notre arbre généalogique, j'ai agi selon mon droit, ce droit d'aînesse, de chef de famille, que les lois modernes essaient de dénier, mais qui a fait la force des vieilles races, gardé leur honneur intact, maintenu leur tronc vivace, fût-ce par l'extirpation douloureuse, mais nécessaire, des branches pourries.... Je l'ai jugé indigne, je l'ai renié. Mais j'ai recueilli sa tâche paternelle, je l'ai faite mienne, et lui, je l'ai aidé de ma bourse tant qu'il en a eu besoin.
Il se tut brusquement, se leva, et faillit la renverser en courant hors du bureau.
LÉNA A L'ABBÉ LEDU
«Mon cher oncle.
»Merci à vous et à votre sœur de votre hospitalité. Vous savez que je souffrais trop pour en profiter plus longtemps....
»Maintenant, c'est une autre torture qui vient presque dominer ma cruelle déception....
»Je vous demande, je vous adjure, comme parent, comme prêtre, oui, comme ministre du Dieu de vérité, de me dire, si mon père est vraiment indigne, s'il a déshonoré son nom, s'il a oublié sa fille....
»J'attends votre réponse avec une impatience qui me tue!»
L'ABBÉ LEDU A LÉNA
»Ma chère petite enfant, j'ai d'autant moins le droit de te refuser la vérité, qu'il ne m'est pas permis de laisser planer une erreur et une injustice sur ton père. Non, il n'est pas indigne de ton respect filial. Il n'a pas su diriger sa vie, il a été faible et imprudent, mais non pas coupable.
»Quelques années après son veuvage, il a épousé une jeune orpheline, que ses oncles avaient placée au Conservatoire et destinaient au théâtre. Elle n'y est point restée; elle s'est toujours conduite honorablement, et j'ai eu la consolation de bénir ses derniers moments.
»Ton père avait placé les débris de sa petite fortune dans une de ces affaires qui trompent les ignorants. Une triste éclaboussure a rejailli sur lui; mais il était innocent des escroqueries auxquelles on mêlait son nom, et il a tout donné pour désintéresser sa conscience; ton oncle a fait le reste.
»Quant à toi, on lui disait que ta santé réclamait l'air des champs. C'était vrai et, dans sa vie errante, il ne pouvait te donner le régime qui devait te rendre plus forte que ta pauvre mère.... Alain est de bonne foi. Absolu comme il l'est, il a vu les torts sans leurs excuses, les faits sans leurs circonstances atténuantes. En donnant de l'argent à ton père pour le libérer de la prison, il a cru acheter le droit de te garder. Il a toujours pensé agir pour ton bien. Et si je l'ai blâmé de t'avoir caché l'existence de ton père, je dois dire que la vie errante d'Hervé, sa vie d'artiste, créait un milieu peu fait pour une jeune fille.
»Enfin, je dois ajouter que si Hervé a tenté autrefois quelques efforts douloureux pour revoir l'enfant inconnue qu'il avait quittée au berceau, il n'a éprouvé ni les désirs ardents, ni les regrets inconsolables que tu lui supposes. C'est un être attrayant, mais faible, passif, résigné aux refus d'une volonté plus énergique que la sienne, et conservant assez de sagesse, peut-être assez d'abnégation, pour laisser sa fille dans un milieu honorable, dans une maison aisée, parmi les protecteurs capables d'assurer son sort.
»J'ai écrit à Alain. Je ne lui cache pas ma manière de penser. Il n'a pas le droit d'empêcher un père de correspondre avec sa fille, et il faut qu'il soit étrangement aveuglé par ses préjugés et ses rancunes, pour refuser de pardonner à son frère.... Mais il s'imagine lui avoir pardonné.
»J'espère qu'un jour, il verra clair. Quant à toi, tu dois attendre, en priant le bon Dieu pour que les choses s'arrangent; tu dois trop à ton oncle pour rompre avec lui et pour t'en aller là où tu n'es guère plus désirée. Patience, ma petite fille, et obtenons que ton père rentre un jour au Coatlanguy.»
Léna lut et relut cette lettre. Elle lui causait un mélange singulier de soulagement et d'amertume. Mais le conseil qui la terminait lui semblait froid, presque cruel, impossible à suivre.
Elle se disait bien que le prêtre, ayant pris en main cette affaire, ne cesserait plus de prêcher «à temps et à contre-temps» cette conscience qui s'obstinait, sous prétexte de devoir, dans une rancune inavouée. Mais la révélation de l'existence de son père arrivait trop à propos, dans le paroxysme de son chagrin et le désarroi de sa vie, pour ne pas surmener son imagination et exalter ses sentiments.
Elle ne pouvait ni admettre l'indifférence de son père, ni excuser la sévérité de son oncle. En rappelant ses souvenirs, elle se rappelait, à la vérité, que celui-ci ne lui avait jamais dit clairement, ouvertement, qu'Hervé était mort; mais il le lui avait laissé croire, à elle comme aux autres, et elle avait beau se dire qu'il avait erré par amour pour elle, par excès de sollicitude pour son éducation et son avenir, elle sentait contre lui un ressentiment qui s'aggravait de toutes ses larmes d'orpheline. Elle était prête à le rendre responsable de l'insouciance de son propre père, qu'il avait frustré d'une tâche rédemptrice. Et sans qu'elle s'en rendît compte, peut-être lui en voulait-elle surtout de ne pas être l'idéal absolu qu'elle avait aimé et admiré. Car, tout en discutant, ses idées et la forte discipline dont elle avait parfois souffert, elle était fière de lui, de l'harmonie de sa conduite et de ses principes, de la tâche qu'il avait poursuivie sans défaillance, du bien social qu'il avait réalisé. Elle avait surtout été attendrie de sa bonté pour elle, pour les pauvres, pour les petits, cette bonté qui semblait deux fois plus touchante en une nature si ferme. Et voilà qu'il montrait ses pieds d'argile, qu'il se révélait capable d'injustice, de dureté, presque de haine!...
Les jours passaient, et une sourde contrainte régnait au manoir. Le maire, toujours inflexible, était plus brusque, plus silencieux, et sa prédilection pour Léna faisait place à une sévérité confinant à l'injustice. Il lui adressait à tout propos des remarques ironiques, des reproches brutaux; il lui imposait des tâches qu'il n'avait pas jusqu'alors cru faites pour elle, et l'obéissance dédaigneuse, le silence hautain et obstiné avec lesquels elle subissait cette manière d'être nouvelle, exaspéraient encore plus l'impérieux vieillard.
Loïzik était consternée; mais, pas plus que Goulven, elle ne pouvait s'expliquer un tel changement.
Cependant, Léna maigrissait et changeait visiblement. Chaque jour qui s'écoulait semblait enlever quelque chose à sa jeunesse et à sa beauté. Sa bouche avait des lignes dures, une ombre s'étendait sous ses yeux, et un jour qu'elle cousait près de Loïzik, une de ses vieilles bagues tomba de son doigt aminci.
Il n'y avait pas eu, entre elle et son oncle, d'autre explication. Ils restaient ainsi en face l'un de l'autre, presque comme deux antagonistes, dans l'attente inconsciente d'un orage.
Un soir, avant souper, Léna s'était retirée dans sa chambre, et, ayant allumé une de ces chandelles minces qui lui causaient jadis tant d'agacement, elle regardait la petite toile de son père, cherchant à surprendre les sentiments qui avaient inspiré cette peinture. La complaisance qu'il avait mise à l'idéaliser montrait son amour pour la vieille demeure. Quand l'avait-il peinte, et dans quel pressant besoin s'en était-il séparé?
Un pas pesant se fit tout à coup entendre dans le corridor, et Léna écouta avec surprise: son oncle, qui couchait au rez-de-chaussée, montait rarement au premier étage. Mais les pas s'arrêtèrent devant sa porte, et, sans même frapper, avec l'autorité d'un maître, le maire souleva bruyamment le loquet primitif.
—Que fais-tu ici toute seule? demanda-t-il brusquement. Est-il utile de brûler de la chandelle, quand il y a une lampe en bas? Ces manières ne me conviennent pas, surtout...
Il s'interrompit eu voyant le petit tableau entre les mains de sa nièce, et une colère soudaine s'alluma dans ses yeux.
—Encore cette idée fixe! Ah! c'est ainsi que tu t'entretiens dans ta révolte!... Donne-moi cela!
Avec un geste d'effroi, mais résolue, elle serra le tableau entre ses doigts.
—Donne-le-moi, te dis-je! répéta-t-il, les dents serrés.
—Il est à moi! Je l'ai acheté.... Vous n'avez pas le droit de m'enlever une œuvre de mon père! s'écria-t-elle, courageuse devant sa colère.
—Je n'ai pas le droit d'agir en maître chez moi?...
Et, d'un geste violent, il arracha des mains crispées de sa nièce la toile qu'elle essayait de défendre.
—Mon oncle, c'est mal! C'est lâche! cria-t-elle, frémissante.
Mais il s'éloignait déjà avec le tableau, et elle entendit son pas pressé dans l'escalier. Alors elle se jeta sur son lit, et fondit en larmes de rage et de douleur.
La cloche du souper sonna sans qu'on la vît paraître.
Le maire, qui, sombre comme la nuit, venant d'entrer dans la cuisine, regarda sa place vide.
—Va appeler Léna, Loïzik! dit-il d'un ton impérieux.
Loïzik gravit précipitamment les marches, et, à la lueur fumeuse de la chandelle, vit sa cousine secouée par des sanglots, le visage enseveli dans son oreiller.
—Ma Lénik!... Qu'y a-t-il? Ne peux-tu l'oublier? Le bon Dieu t'enverra un bon mari, mignonne, et alors, tu comprendras que tout ceci n'est qu'un orage de mai....
Léna releva brusquement la tête, et montra sa figure marbrée.
—Ce n'est pas lui que je pleure, Loïzik; mais mon oncle devient pour moi un tyran, et je ne pourrai pas rester ici!
—Seigneur! ayez pitié de nous! Que dis-tu, Léna!... Il faut bien être patient avec ses parents, et l'oncle Alain est comme ton père! Il a peut-être des soucis, mais cela passera.
Léna la regarda, hésitante. Allait-elle lui dire son secret?
Tout à coup, la voix du maire retentit, menaçante:
—Laisse-la, si elle ne veut pas descendre, Loïzik! Je n'ai jamais prié personne!
—Va-t-en, dit Léna, amère. Je ne m'assiérai pas près de lui, ce soir!
—Mais je te monterai ton dîner quand il sera couché, murmura la pauvre Loïzik, consternée.
—Non, je ne veux rien! Son pain m'étoufferait!
Elle poussa doucement sa cousine jusqu'à la porte, puis tira le verrou.
M. de Coatlanguy ne parla plus d'elle. Quand Loïzik remonta, cachant sous son tablier un bol de bouillon et un morceau de fars, elle ne put obtenir que la porte s'ouvrît.
Le lendemain, le maire partit de bonne heure avec son fils pour faire, en voiture, un voyage de quelques jours. Il possédait des terres du côté des montagnes Noires et sur la côte, et quand ses fermiers étaient venus lui apporter leur loyer, à la Saint-Michel il leur avait promis d'aller examiner par lui-même l'opportunité des réparations qu'ils demandaient.
Il ne fixa point le jour de son retour, de même qu'il n'avait pas complètement arrêté son itinéraire.
Quand le bruit des roues eut cessé de se faire entendre, Léna descendit dans la cuisine, où sa cousine préparait la pâte des crêpes.
—Es-tu mieux, ce matin, ma Léna?
—Mieux! Si tu m'aimes, tu demanderas que je meure bien vite!
Scandalisée, mais effrayée aussi, car une souffrance mystérieuse semblait vraiment miner la vie de sa cousine, Loïzik la regarda, les larmes aux yeux.
—Tu sais bien que si Dieu nous laisse ici-bas, c'est pour y faire sa volonté en travaillant ou en souffrant. Et si tu es malade, tu n'as pas le droit de te laisser mourir....
Elle alla vers Léna, et approcha tendrement sa joue fraîche du visage pâle de la jeune fille.
—Ne veux-tu pas me parler de tes peines, chérie? Je t'aime, tu sais!
Les lèvres de Léna tremblèrent.
—Non, je ne peux rien dire.... Tu es destinée à vivre près de l'oncle Alain, il est inutile de te faire constater combien son cœur est dur.
—Oh! Léna, dur en apparence, mais si sensible au fond! Il est si loyal, si sincère!
—Loyal! Sincère! Il m'a trompée!
Mais après cet éclat, qui terrifia Loïzik, elle refusa d'ajouter un mot.
Vers le soir, un incident inattendu vint rompre le pesant silence de cette journée. La femme qui servait d'exprès pour le télégraphe entra dans la cuisine, agitant un papier bleu. C'était là une chose extraordinaire; on ne recevait presque jamais de dépêche, au Coatlanguy.
—Et mon oncle qui est absent! s'écria Loïzik, cherchant dans sa poche une pièce de deux sous.
—Il y a une réponse à donner, une réponse payée, dit la porteuse, indiquant un papier passé en travers de l'enveloppe.
—Si encore Goulven était ici! Que faire, Léna? Peut-être est-ce mon oncle qui est malade.... Ou bien notre cousin le notaire demande qu'on le prenne au train....
—Pourquoi n'ouvrez-vous pas? demanda la femme. Puisqu'il y a une réponse à donner, c'est que c'est pressé; il n'y a peut-être pas de secret dans la dépêche, et souvent, c'est affaire de vie ou de mort.
—Alors, Léna, faut-il que j'ouvre?
—Je pense que oui.
Les doigts tremblants de Loïzik déchirèrent l'enveloppe, et elle jeta un regard craintif sur la petite bande imprimée collée à l'intérieur. Mais ses yeux, pleins d'embarras, se relevèrent presque aussitôt.
—Je ne comprends pas!
Léna prit le télégramme. Il était daté de Venise, et ainsi conçu:
«Lebreton très gravement malade. Adresse: Casa Livori, Riva degli Schiavoni.
«Docteur Peponi.»
Léna, saisie, éperdue, ne put d'abord proférer un mot.
—Qui est-ce qui est malade? dit Loïzik, reprenant la dépêche. Et ce docteur!... Et d'où vient la dépêche?... Oh! c'est une erreur!
Mais, revenant à elle, Léna saisit le papier destiné à la réponse, et courut prendre un encrier placé sur l'appui de la fenêtre.
—Est-ce là qu'il faut écrire? demanda-t-elle à la porteuse d'une voix que sa cousine reconnut à peine.
—Oui, c'est là.
Elle copia soigneusement l'adresse, et ajouta ces mots:
«Sa fille part.»
—Que fais-tu? s'écria Loïzik qui lisait par-dessus son épaule. Comment sais-tu ce qu'il faut répondre? Tu as donc compris?
Léna lui prit violemment les deux mains.
—Celui qui est malade est mon père, et il faut que je le voie avant qu'il meure! dit-elle d'une voix étouffée.
...Une hâte fièvreuse.... Léna aurait voulu ne pas perdre une minute; mais l'express du soir ne s'arrête pas aux petites stations voisines, et elle n'a plus le temps de gagner Morlaix, les deux chevaux disponibles n'étant pas revenus du marché. Il faut donc attendre le lendemain, et cette nuit perdue la rend à demi folle. Elle cherche à tromper son angoisse en préparant sa malle, en multipliant les ordres pour le départ du lendemain; mais des images terrifiantes viennent la hanter: son père va peut-être mourir! Hélas! elle ne connaît pas même son visage. Elle essaie de se représenter l'oncle Alain pâli, émacié, mourant; puis elle rêve une figure plus fine, plus douce.... Et tout le temps, Loïzik, méconnaissable à force de pleurer, la suit partout, essayant d'ébranler sa résolution. Léna combat avec patience ses objections, ses adjurations.
—Je t'affirme, Loïzik, que je ne serais pas partie sans la permission de mon oncle.... je n'ai pas encore désappris à lui obéir.... Mais tu vois bien que le temps presse, et je ne sais comment l'avertir, puisque nous ne connaissons pas son itinéraire.... Quelque chose m'a poussée à répondre à cette dépêche, c'était plus fort que moi, et je ne peux pas le regretter....
—Attends un ou deux jours! Peut-être partirait-il avec toi!... Aller si loin, toute seule!
—Mon bon ange me gardera.... Je ne peux attendre.... Songe à ce que souffrirais si j'arrivais trop tard!
—L'oncle ne te pardonnera jamais!
—Et mon père me pardonnerait-il, s'il mourait seul en terre étrangère? Loïzik, la peur que tu as de mon oncle t'égare; mon premier devoir, c'est de me rendre à l'appel de ce pauvre mourant. Sais-tu, seulement, s'il y a près de lui une âme chrétienne pour lui parler d'extrême-onction?
Loïzik n'osa répondre à cet argument. Terrifiée des confidences de sa cousine, partagée entre le chagrin de trouver son oncle impitoyable et l'habitude d'accepter toutes ses idées comme sages et justes, elle ne pouvait, en outre, s'empêcher de faire un retour sur elle-même, et de redouter les reproches de son terrible parent.
—Je ne devrais pas te laisser partir! répétait-elle au milieu de ses sanglots.
—Tu ne peux pas m'en empêcher, tu le sais bien!
—Mais as-tu seulement de l'argent? dit tout à coup Loïzik, se raccrochant à un vague espoir.
—Oui certes, j'en ai; mon oncle m'avait remis une grosse part de mes fermages pour mon voyage et pour le trousseau que je n'ai pas acheté, et il ne m'avait pas encore redemandé mon compte.
Loïzik eut beau pleurer, le lendemain matin la malle de Léna fut hissée sur le vieux char à bancs qui devait la conduire à Morlaix. Le jour n'était pas levé, et de même qu'à son arrivée, une pluie froide glaçait l'atmosphère, en noyant les contours indécis du paysage.
Léna était pâle comme une morte, bien que ses yeux brillassent d'un éclat fébrile. Elle embrassa sa cousine avec une sorte de violence.
—Là, dans le bureau, il y a une lettre que j'ai écrite à mon oncle.... Je l'aime, tu sais bien, je n'oublie pas ce qu'il a fait pour moi.... Ma lettre est même plus tendre que je ne l'aurais voulu....
—Léna, tu reviendras!
Une souffrance passa sur les traits de Léna, tandis qu'elle embrassait d'un regard étrange la maison grise revêtue de rameaux dépouillés, la figure grave de Marianna, l'attitude brisée de sa cousine.
—Si je reviens, ce sera avec mon père! dit-elle énergiquement. Il a droit, lui aussi, de s'abriter sous le toit de ses parents.... Mais le trouverai-je vivant?
Sa voix faiblit brusquement, et elle embrassa Loïzik.
—Nous avons été heureuses ensemble.... Que Dieu te bénisse... toi et Goulven.... Je voudrais être paisible comme toi....
Elle s'arracha à l'étreinte de sa cousine, et sauta sur le marche-pied.
Aussitôt, la voiture s'ébranla.
Alors, elle s'essuya les yeux, et les reporta au loin, sur l'horizon au-delà duquel elle entrevoyait des choses vagues et mystérieuses, et peut-être l'ombre de la mort.
Léna souffrit une torture, tandis que la vieille jument l'entraînait loin de la maison qui avait été la sienne, vers un inconnu à tout prendre redoutable. Son père pouvait vivre; mais n'était-il pas désaccoutumé de l'idée même de la connaître? Trouverait-elle près de lui l'affection qui lui était nécessaire et qui, elle se le répétait malgré elle, ne lui avait pas manqué au Coatlanguy?
Elle regardait, avec un serrement de cœur inattendu, ce paysage mouillé de pluie, drapé de vapeurs grises. Elle avait cru jadis pouvoir s'en éloigner avec joie, et voici que tout cela la ressaisissait, gardant un lambeau de sa vie, faisant surgir le passé, mais avec un prestige, une douceur nouvelle, inconnue....
Elle arriva juste à temps pour l'express, et s'installa dans un wagon de seconde classe. Elle ne se mêla pas aux conversations des femmes qui s'y trouvaient: elle se sentait déjà en dehors de ces intérêts locaux, semi rustiques. Bientôt elle s'endormit, vaincue par la fatigue, et quand elle ouvrit les yeux après quelques heures d'un sommeil à demi conscient, elle avait franchi les limites de sa province. Alors, elle se dit qu'il était temps de préparer la seconde partie de son voyage, et elle acheta un indicateur à la gare de Laval.
Un indicateur est chose fatidique pour une jeune villageoise. Mais Léna était intelligente, et après quelques découragements, elle parvint à démêler les grandes lignes de son itinéraire. Un express partait à 10 heures 30 de la gare de Paris-Lyon, et ceci lui laissait plus de trois heures pour des achats indispensables. Elle avait déjeuné des provisions que Loïzik lui avait glissées au départ, mais elle commençait à souffrir de la faim comme de la fatigue en débarquant, le soir venu, à Montparnasse. Elle eut un affreux moment de détresse, puis se décida à s'adresser à l'un des sous-chefs, qui avait des cheveux gris.
—Ce serait une charité, Monsieur, de me donner quelques renseignements, dit-elle de sa voix douce et traînante qui, en ce moment, tremblait de timidité. Je pars à 10 h. 30 pour Venise, où je vais rejoindre mon père mourant. Je ne sais où est la gare, et il faut que je trouve un chapeau: on ne peut aller si loin dans le costume de mon pays, ajouta-t-elle naïvement.
Le sous-chef, étonné de la distinction de ses manières, l'enveloppa d'un regard pénétrant.
—Vous êtes bien jeune pour faire seule un voyage si long! dit-il.
—Je ne peux faire autrement; j'irai en dames seules... J'ai vingt et un ans, Monsieur.... Puis-je avoir ma malle?
Il y avait tant de candeur sur ce joli visage, que le brave homme fut ému de pitié. Il avait justement une fille du même âge.
—Attendez cinq minutes, là, dans mon bureau, et donnez-moi votre bulletin de bagages....
Elle se sentit rassérénée, et s'assit dans le petit bureau où un poële mettait une chaleur ardente, pendant que le sous-chef appelait un employé et lui donnait des instructions.
Elle n'attendit pas très longtemps. Son protecteur improvisé revint avec l'homme d'équipe.
—Une voiture vous attend, Mademoiselle, et votre malle est déjà chargée. Suivez l'employé, qui va vous conduire. La voiture est prise à l'heure; vous ferez arrêter devant un magasin de modes, et voici ma carte pour le conducteur du train de Modane; n'oubliez pas de la lui remettre, il prendra soin de vous.
De belles larmes brillantes montèrent aux yeux de Léna.
—Merci, Monsieur, que Dieu vous bénisse! Et si vous avez une fille, puisse-t-elle trouver, en cas de besoin, une aide comme celle que vous me donnez!
Le sous-chef la regarda s'éloigner avec une toute petite émotion, puis retourna à son service.
L'employé conduisit Léna par un passage privé, jusqu'à une voiture sur laquelle elle reconnut sa malle. Il donna lui-même des instructions au cocher.
—Gare de Lyon, grandes lignes, à l'heure; vous arrêterez sur le passage devant un magasin de modes....
Et la voiture partit.
Il y avait, à cette heure, une circulation intense, même sur les boulevards moins fréquentés qu'on suivait. Léna se sentit d'abord étourdie et effrayée de voir les énormes lanternes des tramways, les phares éblouissants des autos, les petites lumières des bicyclettes, tout cela semblant se précipiter avec furie sur la voiture. Mais, aucun abordage ne se produisant, elle reprit confiance et regarda le chemin inconnu qu'elle parcourait.
Rue de Lyon, le fiacre s'arrêta devant un magasin brillamment éclairé. Le flair parisien du cocher avait bien servi Léna: derrière les glaces, il n'y avait pas seulement des fantaisies plus ou moins rutilantes, mais aussi de modestes feutres, vraies coiffures de voyage. Enfin, d'autres articles se trouvaient encore à la devanture, y compris des sacs et des couvertures.
Rougissant de la curiosité qu'excitait son entrée, Léna demanda un chapeau de feutre noir.
—Très bien!
—Quelque chose de discret, dit la jeune fille à la vendeuse qui l'entraînait vers un rayon écarté, tout en admirant les malines de sa coiffe.
Pauvre petite coiffe! Léna l'ôta d'une main tremblante, avec l'impression de dépouiller son passé, puis commença à essayer des chapeaux devant une psyché.
—Voici qui va très bien.... Un genre sérieux s'alliant avec votre mante... Faut-il y joindre un voile de gaze?... De la gaze blanche; ce sera comme il faut, et cela donne une impression de protection....
Tout en parlant, la demoiselle de comptoir jeta un regard sur le grand col empesé, raide, aux mille tuyaux, qui se voyait sous la cape.
—Si Mademoiselle me permet un conseil? le col est très pittoresque, mais ne va qu'avec la coiffure.... Nous avons des cols très simples, un peu grands, modestes, en toile brodée à la main.... Cela attirerait moins l'attention.
Avait-elle seulement le souci commercial d'écouler un col en broderie anglaise, ou une sympathie de jeune fille la portait-elle à aider de ses avis de Parisienne expérimentée une pauvre étrangère? Léna sentit, en tous cas, que le conseil était judicieux; en un instant, le col fut posé sur son corsage orné de velours.
—Mademoiselle est très bien! dit la jeune fille, sincère. Ce manteau et ce corsage ne sont pas ceux de tout le monde: c'est original et comme il faut....
Léna acheta une couverture et un sac; puis, près de sortir, elle se ravisa.
—Vous avez été très obligeante, dit-elle. Voulez-vous encore me dire où je trouverai un endroit convenable pour dîner avant mon départ?
—Il ne manque pas de restaurants près de la gare; mais à votre place, puisque vous êtes seule, j'aimerais mieux payer un peu plus cher et aller au buffet....
Léna remercia chaleureusement. Un coup d'œil sur la grande glace, devant laquelle elle repassait, lui causa une impression de soulagement. Livrée, cette fois, à son propre goût, elle sentait qu'elle n'était ni endimanchée, ni ridicule. La mante au capuchon doublé de soie et orné de velours retombait en plis amples autour d'elle, et le petit chapeau enroulé de gaze lui seyait comme si elle l'eût toujours porté.
Elle arriva sans encombre à la gare, entra au buffet, et constata avec une satisfaction infinie que son nouveau personnage n'excitait aucune attention qu'il lui fût désagréable de subir.
Bien avant l'heure, elle se trouva devant les guichets encore fermés; elle se sentait moins en détresse, en voyant l'empressement poli avec lequel on la renseignait. Mais aussi elle ne se doutait pas du charme singulier qui émanait d'elle, de la dignité inconsciente de son allure, de l'originalité chaste de sa mise un peu singulière.
Les guichets s'ouvraient enfin. Guidée par un homme d'équipe qui flairait chez elle une générosité naïve, elle prit son billet de deuxième classe pour Venise, fit enregistrer sa malle, et elle se dirigeait vers la salle d'attente, lorsqu'un groupe pressé passa devant elle: une femme couverte de fourrures, deux hommes portant des pelisses, une femme de chambre et un domestique chargés de paquets.
Il semble à Léna que son cœur cessait de battre: dans ces voyageurs qui l'avaient presque heurtée sans la voir, elle avait reconnu Landry, sa mère et Séverin de Salles.
Elle tremblait comme une feuille lorsqu'elle se laissa tomber sur une des banquettes de la salle d'attente, essayant de calmer son émoi et de remettre un peu d'ordre dans ses pensées.
L'apparition soudaine de Landry avait rouvert sa blessure, et le lieu où elle le rencontrait rendait sa souffrance encore plus vive. Dans les allusions voilées qu'il avait faites si souvent devant elle, il y avait l'espoir d'un voyage d'Italie. Il avait dit que c'était le voyage de noces idéal, qu'il rêvait d'y conduire sa femme. Et, par une ironie des choses, ils se retrouvaient réunis dans cette gare, ils allaient faire ensemble cette route de rêve,—ensemble, mais aussi séparés qu'on peut l'être ici-bas, lui courant avec sa mère tendrement tyrannique, au milieu de toutes les recherches du luxe, vers le plaisir, l'art, le farniente raffiné,—elle seule, pauvre, s'en allant vers le devoir, la tristesse, la mort peut-être, reniée par son oncle, indifférente à son père. Elle eut un mouvement de révolte, une minute de découragement, avec l'impression profonde du mal que lui avait fait Landry; mais, à ce moment, l'homme d'équipe revenait la chercher, et l'idée de n'être point reconnue prima toutes les autres. Elle baissa son voile, à travers lequel il était impossible de la reconnaître, et gagna rapidement le wagon dans lequel on lui avait réservé un coin.
L'employé lui donna quelques renseignements complémentaires, et se chargea de prévenir le conducteur du train qu'elle avait une recommandation pour lui.
Alors, derrière l'abri de son voile, elle vit passer le groupe élégant dont la vue l'agitait cruellement. Après avoir installé Mme Desmoutiers dans un wagon-lit, les deux jeunes gens se promenèrent sur le quai, fumant tranquillement. Landry jetait des regards curieux dans l'intérieur des voitures, et tout à coup, il s'arrêta devant celle de Léna.
—Julie n'a point trouvé de place dans la voiture de Florence, elle changera en route, dit-il, parlant évidemment de la femme de chambre.
Léna respira: elle avait craint qu'ils n'allassent à Venise.
—As-tu vu cette dame qui se dirigeait vers les secondes, avec un manteau à capuchon? reprit Landry sans prendre la peine de baisser la voix. Cela m'a fait un drôle d'effet... tout à fait la mante bretonne.... Eh! la voilà, à l'extrémité de ce wagon.... Ce doit être une Anglaise.
Il reprit sa promenade, tandis que Séverin jetait un coup d'œil rapide dans l'intérieur du compartiment. Léna respira plus vite; mais elle savait qu'il était impossible de distinguer ses traits sous l'abri miroitant de son voile.
Le conducteur du train vint lui parler, lut la carte du sous-chef de gare, et lui promit de veiller sur elle. Séverin s'approcha de lui un peu après.
—Il y a, dit-il, dans la voiture 1040, une dame qui a très peu l'habitude des voyages. Puis-je vous demander de vouloir bien vous occuper d'elle, notamment à la frontière?
—Une Bretonne? Un des sous-chefs de Montparnasse me l'a déjà recommandée, répondit le conducteur. Elle va à Venise.
Séverin lui glissa dans la main une pièce de cinq francs, et regagna le wagon-lit.
Il s'abstint de faire part de sa découverte à Landry. Mais son œil perçant avait reconnu Léna non seulement à son attitude, mais encore au mouvement d'effroi avec lequel, en l'apercevant, elle avait détourné la tête.
Pourquoi s'en allait-elle ainsi toute seule? Ne pouvait-elle plus supporter la vie austère qu'elle avait cru échanger contre le bonheur? Avait-elle là-bas quelque parent, ou quelque amie pouvant lui offrir le soulagement d'un changement de lieu? Cherchait-elle la bienfaisante distraction du travail? Quoi que Landry pensât de sa situation, avait-elle eu besoin d'un emploi rétribué?
Ce problème le tint éveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment très vif du tort irréparable causé à cette enfant par son cousin au cœur léger; depuis surtout qu'il avait vu Léna, il se rendait compte de ce qu'elle avait pu souffrir, et de l'abîme qu'un brillant espoir avait creusé entre son passé et son présent. S'il avait consenti à accompagner à Florence sa cousine et son fils, c'était pour étudier ce dernier, pour surprendre en lui un honnête regret, un sentiment sincère. Mais le dernier mot de Landry devant l'apparition d'une mante bretonne venait de dissiper sa dernière illusion, et de lui prouver que ce caprice d'une imagination volontaire était déjà oublié. Un remords le prenait de donner quelques semaines de sa vie à deux êtres pour lesquels il n'éprouvait, en ce moment, rien moins que de la sympathie. Il se sentait presque honteux d'être de leur famille, comme si l'astuce de Mme Desmoutiers et la légèreté de Landry eussent rejailli sur lui, comme s'il avait une responsabilité dans la manière odieuse dont avait été traitée cette jeune fille. Il éprouvait un vague désir de réparation, un secret besoin de la protéger, au moins d'une manière invisible, et lorsqu'il tomba enfin dans cet état à demi conscient pendant lequel les idées prennent des formes incomplètes, dans lequel le convenu cesse d'exister, il songea à changer son itinéraire, et à aller jusqu'à Venise, pour veiller, sans se montrer, sur cette enfant, et pour avoir le soulagement de la voir saine et sauve aux mains de gens respectables, capables de la protéger.
Et cette idée prit corps en lui. Il était accoutumé à céder à ses impressions, n'ayant aucun devoir précis l'empêchant de les suivre, et il avait déjà regretté, en se mettant en route, d'avoir pris un billet pour Florence....
A Modane, on dut descendre pour la visite de la douane. Léna qui, depuis déjà quelque temps, contemplait avidement le décor, nouveau pour elle, des montagnes et des lacs, baissa soigneusement son voile, l'entortilla autour de son cou, et alla, comme les autres, se placer derrière sa malle. Heureusement elle était très loin de Landry, qui avait les yeux gonflés de sommeil, et qui essayait de suivre les recommandations de sa mère, demeurée dans le wagon, et d'épargner à ses objets de toilette le contact trop brusque des mains des douaniers.
Léna fut libérée une des premières, et, ayant pris quelques provisions, elle regagna son compartiment sans avoir été reconnue.
L'angoisse qui lui serrait le cœur, la perspective du terrible inconnu qui l'attendait, la torture enfin de savoir si près d'elle celui qui aurait dû être son compagnon de voyage dans ce pays enchanté, tout cela l'empêchait de jouir de la beauté des sites. Lorsque, aux stations, Landry descendait et passait devant elle, elle endurait de vraies terreurs, et elle ne respirait que lorsqu'il était remonté en wagon.
Ce supplice, du moins, prit fin à Turin. Elle savait que là avait lieu la bifurcation. Elle accueillit avec un soulagement intense le coup de sifflet qui annonçait le départ de son train, et avec ceux qu'elle laissait derrière elle, son affreux cauchemar disparut.
La température devenait plus douce; elle se débarrassa du voile qui était une petite torture pour elle, accoutumée à affronter les rudes brises d'Arrez, et elle put s'intéresser dans une certaine mesure au paysage qui se déroulait devant elle.
Succombant à la lassitude, elle s'endormit à la tombée du jour. Tout à coup, un souffle d'air humide et salé pénétra dans le wagon, et elle s'éveilla en sursaut, regardant autour d'elle. Une jeune lune répandait une lueur diffuse, qui lui permit cependant de voir autour d'elle une immensité mouvante: le train était engagé sur l'étroite chaussée qui traverse l'Adriatique et mène à la ville des lagunes.
Alors, toute son anxiété pour son père se réveilla, et elle essaya de préparer son esprit à cette parole fatale: «Il est mort....»
Le train s'arrêta. Les lumières de la gare l'éblouirent au sortir de l'obscurité; la foule sortant des wagons l'entoura et la heurta; des appels bruyants retentirent dans une langue inconnue, et elle se sentit lamentablement perdue, se demandant si quelqu'un était là pour elle, et comment on pourrait la reconnaître. Elle éprouva, en cette minute, la sensation de détresse la plus intense de sa vie; et, comme on prétend que les gens qui se noient revivent en une seconde leur existence antérieure, elle eut la vision simultanée du presbytère de Boulommiers et de la grande cuisine au chaud foyer du Coatlanguy.
—Voulez-vous me permettre de vous demander si quelqu'un vous attend? Puis-je avoir l'honneur de vous être utile?
La joie soudaine et irraisonnée d'entendre parler français se dissipa aussitôt, dans la stupeur mêlée d'effroi qu'elle ressentit en voyant Séverin de Salles devant elle. Elle regarda instinctivement s'il était seul: il la comprit.
—Personne ne m'attend, dit-il, je suis seul, tout à fait libre, et heureux si je puis vous être utile.
Elle eut alors la même impression qu'au presbytère: une confiance d'enfant en face d'un respect profond, chevaleresque.
—Mon père a dû m'envoyer quelqu'un, dit-elle, rassurée.
Et, lisant la surprise dans son regard, elle reprit aussitôt:
—Mon père habite Venise.... Il est peintre, c'est Hervé Lebreton. Mais il est très malade....
Sa voix faiblit, tandis qu'un soulagement instinctif venait à Séverin, bien qu'il ne comprît guère.
—La gare se vide, il va devenir aisé de se reconnaître.... Voyez ces deux personnes: elles cherchent quelqu'un.
Léna regarda avidement. Un homme d'âge moyen, très brun, bien vêtu, surveillait les voyageurs. Près de lui était une vieille femme, nu-tête, avec un long châle noir aux franges traînantes. Séverin se dirigea immédiatement vers eux, et leur adressa la parole en italien; puis ils revinrent vers Léna.
—Le docteur Peponi, le médecin de monsieur votre père, dit Séverin.
—Oh! mon Dieu! Vit-il?
Le docteur comprit son angoisse plutôt que ses paroles, et Séverin se hâta de traduire sa réponse, qui fit revivre la pauvre fille: M. Lebreton était certainement mieux.
Ils sortaient de la gare, et Léna tressaillit de surprise en voyant devant elle l'eau scintillant sous les lumières mouvantes des gondoles, et sur le ciel étoile, les profils sombres des hautes constructions.
Comme en rêve, elle descendit les degrés et entra dans la noire gondole avec le docteur et la vieille Italienne, qui ramenait frileusement son châle sur sa tête. Maintenant qu'elle savait son père vivant, il lui semblait qu'elle ne pourrait plus souffrir.
Séverin, demeuré sur la marche glissante, se découvrit du même geste respectueux qui inspirait à la jeune fille une confiance irraisonnée.
—Me permettez-vous d'aller prendre demain des nouvelles de monsieur votre père, que j'ai eu l'honneur de connaître autrefois? dit-il. Je viens d'expliquer au docteur par quel hasard je vous ai aperçue dans le train.
Léna donna un assentiment empressé, puis essaya de parler au médecin. Mais ils se comprenaient si mal que, rassurée, après tout, elle s'absorba dans l'étrange et déconcertante nouveauté de ce qui l'entourait.
Les petites lumières se croisaient par centaines sur le canal Grande. Les gondoles, minces et noires, passaient comme l'éclair. Parfois, une façade mieux éclairée rayonnait un instant d'une blancheur de marbre, et les faîtes des palais découpaient sur le ciel des lignes bizarres. La gondole tourna court, et, pour abréger, se lança dans un canal étroit et sinueux. Là, les murailles se resserraient. Parfois, un pont dessinait sa courbe au-dessus de l'eau sombre. Aux tournants, un cri doux et tranquille avertissait ceux qui venaient en sens inverse, sans que jamais un choc ou un heurt eût lieu dans ces rencontres.
Léna avait une sensation de rêve; elle perdait même la notion du temps. La seule chose réelle qui demeurât pour elle, c'était l'ombre d'une gondole suivant la sienne, et, sans qu'elle sût pourquoi, une impression de sécurité semblant liée à cette escorte silencieuse.
Elle se retrouva tout à coup dans le canal Grande. Les lumières redevenaient nombreuses; on distinguait les palais gothiques, puis la coupole superbe de la Salute apparut, avec ses volutes de marbre, puis le campanile de San-Giorgio, tandis qu'à gauche se massaient les arbres du jardin royal. Tout à coup, ce fut la Piazetta, avec ses deux hautes colonnes; San-Marco, dont un rayon de lune faisait étinceler les mosaïques fond d'or, puis la colonnade du palais ducal, supportant les murs percés d'ogives.
Léna comprenait les mots brefs par lesquels son compagnon lui désignait ces merveilles. Elle vit encore le Ponte dei Sospiri, tout blanc. Puis la gondole se rangea devant un embarcadère; c'était le quai des Esclavons, le terme du voyage.
Guidée par le docteur et suivie par la silencieuse Italienne, dont les yeux parlaient, à défaut de la langue, Léna pénétra dans une haute maison sombre. La vieille femme alluma une petite lampe posée près de la porte, et monta la première, éclairant de son mieux l'escalier noir et les murailles de marbre verdies par l'humidité. Il semblait à Léna qu'elle montait depuis un temps infini, lorsque le docteur l'arrêta sur un large palier.
—È qui....
La vieille femme glissa une clef dans une serrure, et la petite lampe éclaira vaguement une antichambre au fond de laquelle une veilleuse brûlait devant une Madone. Léna vit briller des pierreries sur la robe et le voile, et murmura un Ave. Il lui était doux, en franchissant ce seuil inconnu, de saluer l'image de la Vierge-Mère.
Le docteur lui fit signe d'attendre, et pénétra dans une pièce intérieure. Le cœur de la jeune fille battait à grands coups. Comment allait-elle trouver son père, et quel accueil lui ferait-il?
Elle n'attendit pas longtemps. La porte se rouvrit, et le docteur lui prit la main et l'entraîna....
La chambre était vaste, avec un plafond très élevé, orné de peintures, et un sol carrelé sur lequel étaient jetés quelques tapis. La première personne que Léna aperçut fut une religieuse vêtue de noir avec une guimpe et une cornette blanches, qui lui causa une joie tumultueuse en lui souhaitant le bonsoir en français, et qui lui montra d'un geste un lit très bas, sur lequel un homme encore beau, avec des cheveux gris et des yeux trop brillants, tendait les bras vers elle.
Alors elle tomba à genoux, et, fondant en larmes, répéta le mot qu'elle n'avait jamais dit, et qui imprégnait ses lèvres d'une douceur étrange:
—Papa!... Oh! cher, cher papa!...
Et, pour la première fois aussi, elle entendit une voix basse et faible murmurer:
—Ma petite fille!...
...Elle reste agenouillée près du lit, regardant avidement, avec un mélange de joie et d'angoisse, ces traits minces et tirés, ces yeux fiévreux enfoncés dans de profondes orbites, ces mains maigres et nerveuses qui cherchent les siennes. Elle l'aime déjà, et la pensée qu'il est encore très malade la torture.
—Votre père a eu une crise de poitrine, dit la Sœur. Parler ce soir lui est interdit, il faut craindre la fatigue. La joie de votre arrivée est presque trop forte pour lui, en ce moment; vous devez consentir à le quitter, à le laisser s'habituer tout seul à ce bonheur. Demain, vous prendrez votre place près de lui.
Léna appuya ses lèvres, oh! avec quelle ferveur, sur ce front un peu étroit, bien modelé, rayé de mille petites rides. Il lui sourit, et la laissa aller. Alors elle remercia le docteur, et suivit la Sœur et la vieille femme qui l'attendaient.
Dans un cabinet voisin, on avait dressé un lit et une table de toilette; cela avait l'air d'une installation provisoire, et cette pièce étroite, aux murs délabrés, d'une élévation hors de proportion avec sa largeur, sans tentures, presque sans meubles, n'offrait rien de séduisant. Mais Léna était trop heureuse pour ne pas voir en beau toutes choses; son père était vivant, elle avait senti sa tendresse, le reste lui importait peu; quelques soucis qui lui fussent réservés, elle se sentait capable de tout supporter désormais.
Elle était brisée de fatigue, et le sommeil avait enfin raison d'elle. Elle ne voulut cependant pas quitter la Sœur avant de savoir qu'il y avait chez son père une amélioration réelle.
—Oui, il peut vivre, chère demoiselle. Seulement, ce sera maintenant à vous à le soigner, car il est très usé, plus vieux que son âge.... Et il était bien seul....
—Ce n'était pas ma faute! dit Léna, dont les larmes jaillirent.
—Mais tout est maintenant pour le mieux. Je resterai aussi longtemps que vous aurez besoin de moi, je vous aiderai à vous faire comprendre de Giuseppa, la femme de journée. Nous sommes, au couvent, trois Sœurs françaises....
—C'est un bienfait de Dieu pour moi, ma Sœur.
La religieuse lui indiqua d'un geste une petite image de la Sainte Vierge, qu'elle avait piquée au mur à l'aide d'une épingle, et se retira avec un bon sourire.
Alors Léna fit une courte prière, et tomba endormie sur son dur matelas et son oreiller de laine.
Elle dormit d'un trait; mais elle était trop accoutumée à un réveil matinal pour prolonger bien longtemps son sommeil.
Le jour n'était pas encore levé. Il faisait froid. Elle s'enveloppa de sa mante et courut vers la fenêtre. Au-delà du large quai, l'eau scintillait devant elle sous les lueurs multiples des réverbères et des bateaux.
Une raie lumineuse filtrait sous la porte de son père, et en s'approchant, elle entendit la Sœur parler. Alors, elle s'habilla rapidement, et, pensant que son père aimerait à la voir en Fouesnantaise, elle défripa de son mieux son col empesé et sa coiffe, et les ajusta avec une émotion inattendue, comme si leurs plis légers eussent contenu quelque chose du Coatlanguy.
Elle frappa à la porte, et la Sœur, qui vint ouvrir, poussa une exclamation:
—Oh! la jolie Bretonne!... Cher monsieur, vous allez être bien content!...
Elle éleva la lampe, et Léna apparut à son père dans toute la grâce de ce costume, jadis familier aux yeux du peintre.
D'abord interdit, il ébaucha un geste de ravissement.
—En Fouesnantaise! Comme ta mère!... Oh! ma petite Hélène, j'aime à te voir ainsi! Quand nous serons seuls, tu reprendras ce costume, n'est-ce pas? Il me rappelle les meilleures, les plus douces années de ma vie!
—M. Lebreton, il vous est défendu de parler!
—Il faut cependant que je sache.... Alain t'a laissée venir?
—Il était absent, je suis venue de moi-même....
—Alors, tu savais que tu avais encore un pauvre père isolé, un paria banni—justement, peut-être,—par l'aîné de la famille, pour avoir perdu sa vie et erré, sans être pourtant très coupable?...
—Je savais tout depuis peu de jours.... Mon cœur allait vers vous.... C'est moi qui ai ouvert le télégramme.... Et je suis partie.
Il la regarda avec admiration.
—Si brave!... Moi, je ne l'ai jamais été. Je n'osais même pas réclamer mon enfant; on me disait que je lui aurais nui....
Sa voix faiblit.
—Père, nous sommes ensemble, personne ne nous séparera plus, dit-elle, les larmes aux yeux.
—Mais Alain!
—Pas même lui! C'est lui qui a erré en se montrant implacable.... Ne pensez qu'à moi.... Plus tard, je vous raconterai comment un de vos tableaux, une vue du Coatlanguy, m'a révélé mon père.
Il sourit, et la Sœur étant de nouveau intervenue, il se résigna à un silence que sa faiblesse lui rendait moins pénible.
Léna se rapprocha de la religieuse, et essaya d'obtenir quelques renseignements sur la situation de son père. Elle devait être gênée, car il ne travaillait presque plus.
La jeune fille était énergique, ses habitudes étaient austères, et elle ne s'effrayait pas de la pauvreté qui allait peut-être hanter cette demeure. Elle avait sa petite fortune, environ trois mille francs de revenus, et si ce n'était pas assez, elle travaillerait: elle donnerait des leçons de français.
Elle trouva une douceur infinie à aider la Sœur dans les soins que celle-ci rendait à son père. Après la visite du médecin, qui ne trouva pas d'aggravation, malgré l'émotion ressentie la veille, ce cher père lui fut confié, et elle eut la joie de le voir, sous sa garde, s'endormir d'un sommeil paisible.
Alors, elle chercha à se recueillir, et à se rendre compte de sa nouvelle situation.
Car elle sentait bien qu'une vie différente commençait pour elle, une vie dans laquelle elle aurait à prendre des initiatives, des résolutions. Pliée à une soumission passive, astreinte à des habitudes qui avaient presque l'austérité et la régularité d'une règle monacale, elle eût pu sembler mal préparée à cette existence différente; mais il y avait dans sa nature une indépendance native, qui, violemment comprimée jusque-là, l'aidait à soutenir la responsabilité. L'absolue nouveauté de ce qui l'entourait avait en outre un côté salutaire, en la distrayant de ses regrets et de ses désappointements. Même, elle trouva le courage de se réjouir d'être libre, et de pouvoir remplir avec usure ce devoir filial si tard entrevu.
Elle regardait son père endormi avec un sentiment étrange d'étonnement et d'attendrissement. Il ne ressemblait pas à son frère: plus délicat, plus affiné, il avait vécu d'une autre vie, de rêves dissemblables; et cependant, il avait quelque chose de ce profil busqué des Coatlanguy, quelques traits de race, et les mêmes cheveux tendant à boucler. Seulement, une conviction lui venait: elle ne trouverait en lui ni appui, ni conseils; c'était elle qui le soutiendrait, qui le relèverait dans les tristesses que révélaient ce ravage, ces traits trop tôt flétris, et ces mille petites rides rayant le visage transparent. Une sorte d'instinct protecteur se glissait en elle. Elle le devinait, le comprenait avant qu'ils eussent causé: l'espèce de frayeur que lui causait son frère, son admiration pour ce qu'il appelait le courage de sa fille, cela avait suffi pour faire entrevoir vaguement à celle-ci cette nature ardente et faible à la fois, passive surtout, prête à subir les influences, se soumettant sans révolte aux sévérités et aux injustices. Tel qu'il apparaissait, ce caractère pouvait être moins beau que celui de son frère; il était probablement plus séduisant. Il était, évidemment, de ceux à qui l'on ne peut beaucoup demander, et dont les erreurs trouvent toujours des excuses. Comment un tel rejeton avait-il poussé sur la rude souche des Coatlanguy? Mystère! Mais aussi il avait végété dans l'atmosphère trop âpre, et avait été impitoyablement coupé et jeté au loin.
Naturellement, Léna n'était pas à même de faire de son père une étude psychologique. A la longue seulement, elle devait comprendre les ressorts complexes de cette nature, les attraits et les lacunes de ce cœur tendre et léger, les raffinements et les sensibilités de ce tempérament d'artiste, ses joies faciles, ses souffrances aiguës, mais promptement distraites. Cependant, dès ce premier moment, elle eut, comme je l'ai dit, l'intuition qu'il fallait lui accorder, avec de la tendresse, une douce indulgence, et ne jamais exiger de lui ce que seuls peuvent donner les êtres forts.
Elle songea tout à coup à visiter son nouveau domaine.
Les chambres que louait son père, dans la casa Livori, étaient en nombre restreint: celle où il couchait, le cabinet arrangé pour elle, un petit débarras, et l'atelier qu'éclairait une grande baie vitrée. C'était là le clou du pauvre petit appartement. Des tapisseries flamandes couvraient en partie le marbre brut des murs, et de vieux tapis d'Orient, dont la valeur échappait à la jeune fille, non encore initiée, étaient amoncelés sur le carreau. Cent objets divers, dépareillés, ornaient les angles, les étagères, encombraient les sièges de toutes les époques, et gisaient même sur le sol. C'étaient des cuivres, des plâtres, des terres cuites, des marbres, des toiles sans cadre, des cartons à dessins. Enfin, des vitrines contenaient les collections les plus variées, depuis des bouts de précieuses dentelles et des bijoux anciens, jusqu'à des fragments de poteries étrusques et de statuettes veuves d'un bras ou d'une tête.
Léna regardait ce désordre avec une véritable stupeur. Et cependant, une corde nouvelle s'éveillait en elle; son œil étonné s'arrêtait sur la draperie merveilleuse d'un torse de marbre, sur le col élégant d'une amphore, sur le profil ébauché d'une Vénitienne aux cheveux roux, posé sur un chevalet.
Elle avait le vague sentiment que puisque son père, un grand artiste, avait rassemblé toutes ces choses, c'est qu'elles avaient de la valeur; mais son sens de ménagère s'éveillait en même temps, et elle rêvait de ranger tout cela dans un ordre au moins relatif.
Elle revint près de son père, qui dormait toujours. Alors, elle s'approcha de la fenêtre et s'absorba, émue d'une admiration soudaine, dans la contemplation du spectacle incomparable qu'elle avait sous les yeux.
Dans l'après-midi, Giuseppa vint lui faire comprendre qu'un signore francese la demandait.
Elle n'avait plus pensé à changer de costume, et en entrant dans l'atelier, où elle savait rencontrer Séverin, elle fut presque saisie d'apercevoir sa petite coiffe bretonne dans un beau vieux miroir qui, au temps de sa splendeur, n'avait guère reflété que des costumes aristocratiques.
Elle rougit et, quand elle eut répondu aux questions que M. de Salles lui adressait sur la santé de son père, elle éprouva le besoin de s'excuser.
—J'ai voulu que mon père revît ces vêtements, dit-elle. Il en a été content; ma mère était ainsi.
—Oh! ne vous excusez pas! Votre costume est charmant; il est regrettable qu'on ne puisse le porter dans une ville comme celle-ci.
—Naturellement.... Vous connaissiez Venise?
—J'y suis venu souvent; j'y avais passé les premiers mois de mon veuvage.
Léna se rappela tout à coup qu'en lui parlant de son cousin, Landry lui avait dit, en effet, qu'il était veuf, inconsolable de la perte de sa femme,—si inconsolable qu'il avait rompu avec toutes les habitudes et les conventions de son monde. Elle éprouva pour lui une sympathie soudaine; il savait aussi ce qu'il en coûte d'avoir aimé, et de traîner dans la vie un cœur vide!
—Vous fait-on espérer un prompt rétablissement pour monsieur votre père?
—Hélas! non; on ne me cache pas qu'il est très usé. Mais je le soignerai! dit-elle avec énergie; je ne l'ai pas retrouvé pour le perdre de nouveau!
Elle se rappella alors confusément l'histoire du tableau. C'était Séverin qui lui avait révélé l'existence de son père, et il devait s'étonner qu'elle l'eût cru mort. Elle eut la vague impression qu'elle devait lui donner une explication, et elle se sentit en confiance avec cet homme grave, beaucoup plus âgé qu'elle, qui était veuf, et qui lui témoignait un respect presque touchant.
—C'est grâce à vous, dit-elle avec émotion, que j'ai eu l'idée que mon père vivait encore, et que j'ai pu ainsi comprendre le télégramme annonçant sa maladie.... Il y avait eu entre lui et mon oncle de pénibles dissentiments.... On ne me parlait jamais de lui, et, peut-être sans qu'on eût dit rien de formel, je le pleurais secrètement comme si j'eusse été orpheline.
Séverin n'avait rien oublié des confidences de Landry sur un père indigne, une sorte de vagabond dont la jeune fille ignorait l'existence. Il lui sembla étrange d'avoir été mêlé à ce grand changement dans la vie de Léna.
—Vous allez laisser un vide à vos parents de Bretagne, dit-il, un peu embarrassé. Ne prévoyez-vous pas que vous retournerez près d'eux, dans un certain temps?
—Je ne rentrerai au Coatlanguy qu'avec mon père, et je crains que mon oncle ne veuille pas l'y recevoir! dit-elle avec un soupir involontaire.
—Et votre ancienne vie ne vous manquera pas trop?
Elle soupira de nouveau.
—Je l'ai parfois trouvée monotone, oppressante; cependant, si je pouvais ramener mon père dans la maison qui a été la sienne, je crois que je serais heureuse.
—En attendant, vous aimerez Venise, et monsieur votre père fera votre éducation artistique. Vous ne savez pas quelles jouissances vous sont réservées ici. C'est une vie à part, étrange, pittoresque, et les palais, les églises débordent de trésors sans nombre.... Voulez-vous m'autoriser à vous remettre mon adresse pour M. Lebreton? Quand il pourra me faire la faveur de me recevoir, je viendrai me rappeler à son souvenir. Je demeure, moi aussi, sur ce quai lumineux et gai.... J'espère que vous verrez Saint-Marc aujourd'hui?
—La Sœur veut m'y envoyer.
—Alors, permettez-moi de vous faire remettre quelques livres, des guides qui vous aideront à jouir de Venise.
Elle le remercia, et rentra près de son père, qui se souvint, après quelques efforts, du jeune Français qui venait le regarder peindre, et causer avec lui des maîtres vénitiens.
Un quart d'heure après, elle recevait les livres promis, et elle les feuilleta avec un intérêt ardent jusqu'au moment où la Sœur la força à s'habiller et à sortir.
La journée n'était pas avancée, et il y avait encore du soleil lorsque Léna arriva sur la Piazetta. Elle ressentait cette impression de surprise qui, à Venise, accompagne toutes les admirations. Les deux colonnes élancées portant la statue de saint Théodore et le lion ailé de Saint-Marc, le merveilleux palais royal, l'incomparable palais ducal formaient un ensemble vraiment étourdissant pour cette enfant jusque-là ignorante du beau. Mais lorsque, quelques pas plus loin, elle se trouva sur cette grandiose, splendide place Saint-Marc, cette sensation de la beauté envahit son être, et un enthousiasme si vif qu'il en était presque douloureux, vint lui prouver qu'elle était bien la fille d'un artiste, et que des cordes jusqu'alors endormies venaient de vibrer en elle avec une violence éperdue. Chose remarquable, c'étaient les lignes plus simples, plus austères, des vieilles Procuraties qui attiraient ses regards plutôt que les nouvelles. Mais, presque aussitôt, elle n'eut plus d'yeux que pour Saint-Marc.
C'était quelque chose d'absolument nouveau. Accoutumée aux vieilles églises gothiques, d'un ton sévère, aux dentelles de pierres grises, aux minces clochers à jours de son pays, elle contemplait avec une sorte de stupeur cette antique et vénérable basilique, ce déploiement inconnu de richesses, ces coupoles revêtues de lames de cuivre, ces mosaïques fraîches et brillantes sur leur fond étincelant, et cet étonnant quadrige de bronze piaffant au-dessus du porche. Elle croyait rêver lorsqu'elle pénétra dans l'église, et elle eut l'impression que des siècles de prières l'enveloppaient, que des générations sans nombre avaient laissé là quelque chose de leurs vœux, de leurs tristesses, de leurs joies, de leurs espoirs. Elle s'avançait avec une sorte de frayeur religieuse sur ce pavement précieux qui, ça et là, semble avoir cédé sous les pas des foules; son regard s'arrêtait un instant sur les murs de marbre rouge dont les jaspures se devinaient sous les dernières lueurs du jour, et montait aux superbes, vénérables, incomparables mosaïques retraçant, sur leur or d'un éclat étonnant, les scènes de l'Écriture Sainte. Elle resta émerveillée devant le jubé et ses statues de marbre, puis s'agenouilla devant l'autel. Là, au milieu de ces splendeurs byzantines et gothiques, sous le marbre, à l'abri des mosaïques d'or, reposait le corps vénérable de l'Évangéliste dont la parole écrite, dictée par l'Esprit-Saint, demeurera jusqu'au dernier jour le trésor de l'Église, et fera circuler la vie dans les âmes. Une émotion profonde s'emparait d'elle: il lui semblait avoir remonté les siècles, devant ce corps saint qu'avaient regardé avec tendresse les yeux du Christ et de sa Mère. Elle n'avait jamais senti plus vivement le lien qui nous rattache aux temps apostoliques, et elle se sentait plus près du Sauveur pour avoir vénéré les reliques de son disciple. Près du Sauveur! Mais il était là lui-même, présent, vivant, comme dans la petite église de Lanrouara, comme dans la pauvre chapelle de Boulommiers! Les catholiques le retrouvent partout, et sont ainsi partout chez eux....
Le jour avait baissé, car elle avait passé dans l'église plus de temps qu'elle ne croyait. Les lumières s'allumaient sous les galeries des Procuraties, et une nuée de pigeons regagnaient leurs abris.
Léna eût aimé à s'enfoncer dans les étroits passages de la Merceria; mais elle songea à son nouveau devoir filial, et se dirigea vers le quai.
Il lui semblait que, de minute en minute, son esprit s'ouvrait, très large, à tant d'admirations nouvelles. Elle sentit encore mieux la beauté sévère de ce palais ducal, majestueux et massif sur ses frêles colonnes de marbre. Elle reprit le quai, passant sur les ponts en dos d'âne jetés sur les canaux transversaux, entrevoyant dans chacun de ces canaux des palais, des masses de feuillage sombre. Sur le Grand Canal, un mouvement régnait, des croisements de gondoles, de bateaux à vapeur, et en face, l'île de San-Giorgio, la Dogana, puis la Salute ressortaient dans la lueur dorée du couchant.
Léna fit sourire la Sœur en lui disant ses impressions; mais une véritable joie éclaira le visage de son père comme il constatait son enthousiasme. La Sœur sortit à son tour pour faire sa prière, et la jeune fille vint s'asseoir près du lit, empêchant le malade de parler, mais lui dépeignant naïvement, avec un entrain plein de fraîcheur, ses admirations et ses émotions nouvelles.
Un repas frugal, pris dans l'atelier avec la religieuse, termina cette journée.
—Mon enfant, dit la Sœur, si vous devez rester ici, il faut vous faire des habitudes. Votre père vit retiré; ce sera grave pour vous, et vos journées seront longues!
—Je ne crois pas qu'on puisse s'ennuyer ici, ma Sœur! Mais je suis habituée à travailler.
—C'est très bien. Le travail est la grande sauvegarde, avec notre sainte religion. Notre Supérieure est Française; il faudra venir la voir, elle vous guidera sagement.... Car vous comptez rester? répéta-t-elle.
Lénik inclina la tête. Et le pauvre cœur humain est ainsi fait qu'elle soupira en songeant à la maison qu'elle avait si souvent souhaité quitter, et dont elle était sans doute pour toujours bannie.
LÉNA A LOÏZIK
«Ma chère cousine, l'annonce de mon arrivée t'a rassurée; mais ce n'est qu'aujourd'hui que je puis trouver un peu de temps et te donner les détails que tu me demandes. J'adresserai ma lettre à M. le Recteur, de crainte que mon oncle ne t'empêche de la lire.
»Mais j'espère que Goulven, lui, ne t'empêchera pas de m'aimer.... Et quand vous serez mariés, quand une autre petite Loïzik lui murmura un doux nom, il comprendra qu'on ne peut empêcher une fille d'aller à son père....
»Mon père! Il te prendrait le cœur, j'en suis sûre. Il ne ressemble pas, d'ailleurs, à l'oncle Alain: il n'a de commun avec lui qu'un grand amour pour cette Bretagne dont il s'est vu banni sans même songer à se révolter.
»Il se remet étonnamment, mais il aura besoin toute sa vie, me dit-on, de précautions et de soins. Je suis là pour l'en entourer. Sais-tu, Loïzik, ce qui m'a le plus aidée à me résigner au grand déchirement de ma vie? C'est qu'il m'a faite libre pour ma nouvelle tâche.
»J'ai pris la direction de la maison. Mon père se trouve pauvre; mais il a de l'argent placé,—pour moi, dit-il. Si tu savais quel effort, quel amour cette épargne représente pour une nature insouciante comme la sienne! Il voulait que j'apprisse un jour qu'il pensait à moi. Avec ce que nous possédons, nous vivrons, très modestement. Ici, ce n'est pas comme chez nous, et j'ai quelque peine à me passer de beurre, à supporter la cuisine à l'huile, à marchander en italien avec les femmes de la campagne dans le grand marché où des barques apportent chaque jour d'innombrables provisions.
»J'ai commencé une broderie, je me fais une robe, et je lis. Le temps se passe ainsi, avec quelques promenades qui seront plus longues quand mon père m'accompagnera. Quelle ville étrange et superbe! Je prends une gondole pour aller faire mes achats; mais on peut errer à pied dans les étroites rues de la Merceria, le quartier commerçant, et dans certains quartiers étonnants où des ponts, des berges étroites, des ruelles semblables à des couloirs permettent de circuler à pied. Je n'ai pas encore vu les musées, ni le palais ducal. La place Saint-Marc est une merveille, et l'église me console de mon isolement.
»Car je suis isolée, naturellement. Je ne connais d'autres Françaises que les Sœurs du Bon-Secours, qui sont très occupées, et le seul Français qui vienne chez nous, c'est, chose étrange, ce cousin de M. Desmoutiers dont je t'ai parlé, qui avait essayé de renouer le lien entre nous.
»Écris-moi, parle-moi de tous, de mon oncle, que j'aime toujours avec tendresse, de toi et de Goulven.... Hélas! je ne serai pas ta demoiselle d'honneur!... Et de tout, dans la maison, des chiens, de la vieille chatte grise, et de mes géraniums, et des oignons de jacinthes.... De quelle couleur seront-ils?
»Prie, chérie, pour qu'un jour cette barrière contre nature cesse de diviser deux frères qui s'aimaient jadis....»
LOÏZIK A LÉNA
»Ma Lénik, j'ai pleuré en recevant ta lettre. Et je sens que le Coatlanguy te manque, au milieu de ces merveilles. Pauvre chérie! Mon oncle n'est pas près de te rappeler. J'aime mieux te le dire: je n'ai pas osé lui parler de ta lettre. Il a été si effrayant, quand il a appris ton départ et qu'il est revenu sans visiter ses fermes! Ce n'est pas qu'il ait montré sa colère, mais elle le tuait à demi en dedans. Il n'a rien dit, excepté qu'il fallait te renvoyer tout ce qui était a toi, et que nous ne devions plus prononcer ton nom. Je ne sais s'il a lu ta lettre, il n'en a pas parlé.
»Mais, depuis ces tristes jours, il a terriblement vieilli. Il y a plus de rides sur son visage, ses cheveux sont plus blancs, et ses yeux plus ternes. Que le bon Dieu nous aide! Le bonheur est parti d'ici avec toi, Lénik....
»Tout le reste va bien. La chatte ronronne sur la pierre du foyer; le chien noir va gémir à ta porte; tes géraniums sont superbes, derrière les vitres de la salle. Quel dommage d'être si loin! Je t'aurais fait des crêpes....
»Écris-moi chez le recteur, Goulven veut bien.»
En même temps que cette lettre, une caisse arriva de Bretagne, et Léna eut une impression poignante en voyant ainsi dépaysées, exilées comme elle, ces choses faites de son passé, avec lesquelles des visions se levaient, flottant entre les murs de marbre, sous les peintures italiennes.... C'étaient les livres, les cantiques bretons, la statuette de Notre-Dame de Lourdes et celle de Sainte-Anne d'Auray; c'étaient les vêtements de drap noir ornés de velours, les petits tabliers de taffetas ou de brocart, les cols plissés et les coiffes aux barbes dépliées, garnies de vraies dentelles; puis les bijoux: croix d'or et d'argent, chaînes à l'ancienne mode, bagues ornées de roses sans valeur, d'améthystes ou de grenats. Même, Loïzik avait envoyé les jolies épingles de clinquant choisies aux pardons, blanches, bleues, vertes, avec leurs pendeloques en imitation de filigrane. Que de souvenirs tout cela rappelait à Léna!... Que de jours joyeux, de naïfs plaisirs, de fêtes innocentes!... Et, tout au fond de la caisse, enveloppée dans des mousselines passées au bleu, il y avait le costume de fête, la robe brodée d'argent qui devait être une robe de noces. La dernière fois qu'elle l'avait mise, c'était à la procession du Rosaire, et Landry l'avait admirée....
M. Lebreton, avec le besoin qu'ont les malades de distractions puériles, avait exigé qu'on défît la caisse sous ses yeux, ne comprenant peut-être pas ce qu'il y avait pour sa fille de poignant, d'irrévocable dans le renvoi de ces vêtements. Elle retint, à cause de lui, les larmes qui venaient à ses yeux, et elle se prêta à sa fantaisie lorsqu'il voulut toucher, voir de tout près des objets qui, à lui aussi, rappelaient tout un passé.
—Tes épingles des pardons! Elles sont plus jolies qu'autrefois.... Piques-en une à ton col, Hélène; c'est joli, qu'importe que ce soit sans valeur? Cette croix! Ta mère la portait avec un ruban de velours.... Et j'ai vu ces bagues aux doigts de ma mère, à moi....
La robe brodée excita son ravissement.
—Je veux te peindre ainsi vêtue! s'écria-t-il avec une vivacité soudaine. Au prochain salon, il faut que j'envoye ton portrait! Ils verront que je ne suis pas tout à fait fini.... Et l'on mettra cette mention: La Fille du Peintre.... Mon enfant, le docteur me reprochait de manquer du désir de guérir.... Mais je veux peindre encore! Je veux te peindre, Hélène!
Depuis quelques jours, elle sentait en elle une susceptibilité morbide. Était-ce ce grand changement qui l'avait brisée? Ou bien le développement subit de son être, dans ce milieu intensif, avivait-il, raffinait-il sa sensibilité? Elle souffrit de l'entendre dire qu'il voulait vivre pour son art, alors qu'il n'avait pas trouvé la force de guérir pour sa fille. En ce moment, elle constatait encore plus vivement qu'elle ne l'avait encore fait, que ce n'est pas assez des liens du sang pour fondre les âmes, qu'à son affection, qui se traduisait en un sincère dévouement, il manquait un passé. Son père et elle ne connaissaient guère rien l'un de l'autre, et tout à coup, en voyant déborder ses jupes bretonnes sur les tapis orientaux et le carreau de marbre, elle sentit la nostalgie l'alanguir. Il n'y avait plus rien d'elle là-bas, et ici, elle était étrangère: même ce nom d'Hélène, que lui donnait son père, soulignait en elle comme une transformation. Elle eut un besoin fou de se retrouver elle-même, de se revoir dans son ancien cadre, et, saisissant fiévreusement la main d'Hervé, elle lui dit, dévorant ses larmes:
—Appelez-moi Léna, comme chez nous!...
C'est la vieille de Noël, et Hervé compte joyeusement les jours, le docteur lui ayant promis de le laisser sortir dès que la température serait assez douce. Il a repris sa place dans l'atelier, rangé par sa fille. Il a émis quelques critiques, et formulé des approbations. Il lui apprend, maintenant, à mettre en lumière tels objets de prix, à grouper les œuvres qui se font valoir, à agencer les effets de lumière et de couleur. Il l'initie à l'art, non en émettant devant elle des théories ou en lui donnant des leçons, mais inconsciemment, sans y songer, par un mot, un geste, une appréciation. Il lui indique ce qu'elle doit voir dans les églises, se réservant de la conduire dans les musées. Et, comme il connaît Venise à fond, il l'envoie en gondole dans tel canal étroit où il y a un vieux palais gothique, où un jardin met une note rare et gaie dans ces amas de marbre, où des touffes de cactus ou des bouquets de laurier produisent un effet étrangement pittoresque. Il lui décrit chaque palais du Canal Grande, lui conte leur histoire. Ainsi, quand elle sort, les récits ou les descriptions de son père ont tout animé pour elle, et elle s'initie rapidement à ces impressions tellement spéciales à Venise.
Et cependant, une note de vie manque à tout cela, pour elle. Ses admirations, ses sensations d'art, elle ne peut les échanger. Elle est toujours seule, et elle sent que, si artiste que soit son père, elle n'est pas en communion complète avec lui, parce qu'il a, lui, un côté technique qui lui fait défaut, à elle. Il peut s'enthousiasmer pour la note plastique, pour le savoir-faire, pour la partie matérielle de l'art. Elle est, elle, une primitive, tout sentiment, et il faut que l'art la touche et lui parle à l'âme. Elle a, en outre, quelquefois vaguement souffert de constater chez son père quelque chose de léger, d'un peu sceptique. Il ne la comprend pas toujours: peut-être après si longtemps, a-t-il oublié l'âme bretonne. D'ailleurs, elle a vainement essayé de fondre leurs deux passés, de faire revivre cette longue durée de leurs existences qu'ils ne connaissent pas. Hervé a peur de souffrir, fut-ce de l'évocation des choses évanouies; il ne désire pas ranimer les cendres des chagrins disparus, et, content de voir près de lui cette fille tendre et attentive dont la beauté réjouit son œil d'artiste, dont les soins lui rendent un confort oublié, il ne ressent aucune curiosité au sujet des années qu'elle a passées loin de lui, ni des impressions naïves d'une jeunesse écoulée dans un milieu rustique.
Ses amis ont repris le chemin de son atelier. Ils sont, pour la plupart, d'un certain âge et cosmopolites. Il s'anime facilement, comme les gens nerveux, et justifie sa réputation de causeur brillant. Les Français qui se piquent d'art ne manquent pas de venir le voir. Les Italiens aiment son enthousiasme pour leur pays, et l'œuvre que ce pays lui a en grande partie inspirée. Les Américains paient très cher ses études du Canal Grande et de la Giudeca. On fume chez lui de bons cigares, on boit du café et de la limonade, et Léna se sent de plus en plus étrangère à ce milieu de touristes ou de cosmopolites, où son père lui apparaît sous un jour nouveau.
Elle travaille d'ordinaire dans l'atelier. D'abord, elle gardait le silence sur des questions qui lui étaient inconnues; mais peu à peu, son goût s'est formé; peu à peu, elle se sent capable de formuler une idée, un avis, et quelques-uns de ces visiteurs lui deviennent sympathiques. En revanche, il y en a d'autres qu'elle déteste. Elle sent bien que son père lui-même la regarde avec embarras lorsque ceux-ci arrivent, et elle a coutume, alors, de plier son ouvrage et de se retirer dans la petite chambre qu'elle a réussi à rendre a peu près habitable.
Mais enfin, aucun de ces gens n'est pour son père un ami. Lui aussi doit le sentir, car il arrive souvent qu'après ces heures joyeuses pendant lesquelles il a retrouvé l'entrain, l'esprit de sa jeunesse, il tombe dans des accès de spleen. Alors, ses yeux se ternissent, ses rides se creusent, son regard cherche quelque chose de vague, d'introuvable, d'inaccessible, et si Léna veut lui parler, le distraire, il ne l'entend pas, mais il l'interrompt inconsciemment par une question sur les monts d'Arrez ou le Coatlanguy.
Ainsi, le mal mystérieux que ressent le curé de Boulommiers, dans sa vie héroïquement dévouée, entre les murs sordides du pauvre presbytère, vient hanter le peintre épris des beautés d'Italie, en face du Grand Canal joyeusement sillonné de gondoles, sous les plafonds où éclatent gaiement les riches couleurs de la plus brillante école du monde.
Naturellement, Séverin fréquentait l'atelier d'Hervé Lebreton. Il peignait, lui aussi, et demandait des conseils. Mais ce qui l'attirait, ce n'était pas seulement le talent du peintre où l'agrément de sa conversation, c'était le sentiment de vague inquiétude qu'il ressentait au sujet de Léna.
Il continuait à éprouver pour le compte de ses parents de véritables remords. Eux les avaient secoués, dans leur brillante saison de Florence. Quand il lisait les enthousiastes descriptions de Landry, qu'il le voyait épris des beautés de la ville des fleurs, ravi du cercle d'élite dans lequel sa mère l'avait introduit, il relisait avec une sorte d'indignation ces autres lettres, vieilles de quelques semaines, d'un autre Landry, amoureux alors de simplicité, de rudesse, de pays sauvages et de mœurs primitives. Landry avait oublié ce prétendu éveil de sa personnalité dans ses courses solitaires. Il ne pensait plus au charme rustique du vieux manoir, et s'il se souvenait de la jeune fille dont il avait brisé le cœur, c'était pour rendre un hommage égoïste à la perspicacité de sa mère, et pour s'applaudir d'avoir échappé à un sort désastreux.
Séverin jugeait, lui, que les siens avaient fait à Léna un tort très réel, et qu'une réparation quelconque lui était due. Laquelle? Il ne le savait pas; mais en attendant, de même qu'il s'était occupé d'elle pendant son voyage, il se croyait tenu de veiller sur cette enfant jetée dans un milieu exclusivement masculin, à la préserver des contacts brutaux et décevants, à faire, dans la mesure du possible, que son initiation à l'art, que le complément de son éducation, que le raffinement enfin donné à son esprit n'atteignissent en elle rien de ce qui fait le charme de la jeune fille.
Il ne pouvait être question de la conseiller. Il pouvait seulement l'entretenir dans des courants d'idées très pures et très hautes, dégager pour elle la notion la plus élevée de l'art, insinuer à son père certains avis très sages dont la finesse du peintre devait faire son profit, et enfin renseigner directement Léna sur les amis que recevait Hervé. Il résolut, en outre, de lui procurer quelques relations féminines, capables de la soutenir dans l'isolement un peu dangereux de sa vie.
Cette veille de Noël, il trouva Hervé et sa fille seuls, évidemment déprimés, plus silencieux qu'à l'ordinaire. Lorsque luisent au ciel des familles les fêtes qui, en élevant les âmes, rapprochent les cœurs et resserrent les liens, la nostalgie s'abat, plus lourde, sur les exilés.
—Je contais à Léna les Noëls de mon enfance, dit le peintre, qui était frileusement étendu sur une chaise longue, recouvert d'une fourrure.
Léna essaya de sourire.
—Mon ami, dit Hervé, soudain ranimé par l'apparition d'une figure familière, il faut que vous enduriez les radotages d'un vieil être mélancolique qui vit ce soir très loin d'ici, dans les monts d'Arrez....
—J'aime beaucoup les voyages en chambre, dit Séverin avec une affectation de gaieté, et les contrastes me plaisent: de Venise en Bretagne, ce sera piquant!
—Quand je parle des monts d'Arrez, reprit Hervé, regardant les profondeurs sombres de l'atelier, ne vous imaginez pas de vraies montagnes, mais une chaîne sauvage de collines monotones, entrecoupées de vallées arides, tapissées de thym et d'une petite bruyère maigre et rose.... Le vent qui souffle toujours s'en imprègne, et il me semble en respirer, ce soir, l'âpre parfum....
Léna se recula sans bruit en dehors du rayonnement de la lampe.
—Vous ne pouvez pas vous figurer cette pauvre terre, continua Hervé; mais si vous la voyiez, tout blasé que vous soyez sur les pays superbes et pittoresques, c'est dans les monts d'Arrez que notre Arvor vous prendrait le cœur....
Il se tut un instant, et Séverin entendit un faible soupir du côté de Léna. Ce soir même, il venait de relire les impressions de Landry, toutes pareilles à celles qu'exprimait le peintre; il songeait—et Léna le pensait aussi,—combien ces impressions avaient été fugitives.
—Au pied des monts, presque sur leurs dernières pentes, il y a un vieux manoir, une maison grise, extraite des flancs mêmes de notre terre de granit, une demeure qui s'est appelée un château, et où une race noble a vécu un passé d'honneur.... Léna m'a dit que vous lui avez cédé une petite étude de ma jeunesse.... Vous avez donc vu le Coatlanguy, et vous pouvez comprendre combien il est pittoresque, sauvage, hospitalier....
Hospitalier!... Plût au ciel que le vieux manoir se fût fermé, un soir d'automne, devant le passant perfide qui avait pris le cœur de Léna!
—La race qui l'habite est toujours forte et saine.... Elle sait, d'ailleurs, se débarrasser de ses rejetons quand ils ne peuvent pas utiliser sa sève.... Elle s'est retrempée dans le cœur même du pays, alliée avec les rudes travailleurs de la terre.... Mais elle garde l'empreinte de sa vieille origine.... Mon père et mon frère avaient des traits de gentilshommes.
—Et vous, père! dit la voix faible de Léna.
—Mais voici Noël.... Je ne suis plus vieux.... Je retrouve mes joies d'enfant.... Voici l'heure de la veillée, dans la grande cuisine où Léna pétrissait la pâte le mois dernier,—la grande cuisine aux solives noires et luisantes, aux murs étincelants de cuivres antiques, au foyer gigantesque.... Oh! ce foyer!... Les bancs de chêne y sont toujours, Léna?
—Oui, père....
—Les vieux y prenaient place, pendant que ma mère allait et venait, s'occupant du réveillon. Un tronc d'arbre brûlait dans l'âtre: c'était notre bûche de Noël. Grand'mère nous contait la nuit de Judée, la détresse de «Madame la Vierge, Itroun Vari,» ne trouvant pas d'abri. Et mon frère s'écriait: «Ah! si elle était venue au Coatlanguy!...» Tout à coup, des chants très doux s'entendaient au dehors; des petits arrivaient, par bandes, chanter de porte en porte les vieux Noëls bretons. On les faisait entrer, et ma mère leur servait de la soupe chaude. Puis je m'endormais.... C'était délicieux de ne pas dormir dans son lit, d'avoir la conscience vague qu'on causait près de moi, la sensation douce de la belle flamme claire. Mais voici l'heure de partir.... Oui, même nous, tout le monde s'en allait à la messe, excepté la vieille bonne qui restait à garder la maison. Ma mère jetait son capuchon sur sa coiffe, et me serrait contre elle, m'abritant sous les plis amples de sa mante. Quelquefois il neigeait, et alors la joie était complète, de sentir craquer le sol tout blanc sous nos petits sabots, de voir sous ces voiles immaculés les chênes, les talus, les pentes de la montagne, les toits de chaume et les toits de l'église. La messe était très belle; tout le monde chantait le Gloria à plein cœur, et je pensais que nous étions, cette nuit-là, comme les anges, et que nous devions réveiller tous les endormis.... Le petit Jésus était là, entouré de lumière, sur la botte de paille que mon père offrait tous les ans; je trouvais que la Vierge au voile bleu ressemblait à ma mère.... Et le retour! On se croisait gaîment, on grelottait sans se plaindre, on songeait au réveillon et aux sabots glissés dans la cheminée. Les fenêtres éclairées nous souriaient de loin; et quelle sensation c'était de passer de la cour noire et glacée à l'atmosphère chaude de notre grande cuisine!...
Il se tut un instant, et Séverin vit Léna étouffer un sanglot en appuyant son mouchoir sur ses lèvres.
—Les sabots étaient toujours remplis, reprit Hervé, et aucun petit riche gâté, blasé, ne peut comprendre la joie que nous donnaient nos pommes rouges, nos noix, et le petit Jésus de sucre placé dessus.... Et alors, c'était le réveillon. Tous les domestiques le partageaient avec nous.... Ma mère apportait elle-même à deux mains—oh! ces mains robustes et tendres, les mains de la femme forte!...—l'oie énorme qu'elle avait engraissée et bourrée de châtaignes. Et nous disions toujours qu'elle était encore plus grosse que celle de l'an dernier.... Le réveil du matin était très doux. Nous retournions à la grand'messe, et puis le recteur venait, à midi, dîner chez nous.... Nous étions gais tout le jour; cette gaieté était la forme enfantine de la douceur céleste qui nous avait pénétrés: l'Enfant Jésus était venu....
Il y eut un long silence. Le contraste de cet atelier, encombré d'objets disparates, lambeaux de la vie d'inconnus, avec la grande cuisine d'une demeure familiale, la différence de ce poêle triste avec la flamme claire d'un foyer, tout cela n'était encore rien auprès de l'isolement de ces trois êtres, transportés loin de leur pays, de leurs familles. L'intérieur d'Hervé n'était guère pour Léna une maison paternelle, et Séverin avait vu s'éteindre la lumière de son foyer. Ils se sentirent en même temps le cœur étreint par cet isolement, et Hervé tendit la main à sa fille.
—Léna, Noël est-il toujours pareil au Coatlanguy?
—Oui, père, rien n'y change, sauf qu'il n'y a plus de tout petits.
—Mais tu m'as dit que ton cousin va se marier.... Alain aura encore des jours heureux.... Sais-tu ce que je pensais, mon enfant? Si tu demandais à M. de Salles, qui est, comme nous, un solitaire, de venir demain partager notre dîner de Noël? Nous n'avons pas, ici, les belles oies qu'engraissait ma mère; mais nous parlerons des choses de France, et ce sera, pour toi et moi, du moins, un plaisir qui marquera ce jour joyeux....
Involontairement ému, Séverin regarda la jeune fille. Un mélange de satisfaction et de crainte se lisait sur ses traits.
—Si vous saviez, père, dit-elle, dans quel milieu raffiné M. de Salles vit à Paris, vous n'oseriez pas le livrer à l'inexpérience d'une pauvre petite maîtresse de maison telle que moi....
Séverin tressaillit à cette allusion faite à la maison de sa cousine. Mais il n'y avait nulle amertume dans l'accent de Léna, et elle semblait plutôt désirer qu'il acceptât.
—Moi! Je vis comme un sauvage, dit-il, et loin de redouter l'hospitalité de Mlle de Coatlanguy, je serai profondément reconnaissant de m'asseoir à votre table.
—Alors, c'est convenu, dit Hervé, soudain rasséréné. Quelle sensation étrange d'entendre appeler une fille du vieux nom de Coatlanguy!
—Mais c'est le vôtre! dit-elle vivement.
—Oui.... J'avais promis de ne plus le porter....
—On n'avait pas le droit de vous arracher une telle promesse! répliqua-t-elle avec une violence contenue.
—Quelque nom que vous portiez, vous lui faites honneur! dit courtoisement Séverin.
Quelque chose était détendu dans ce lieu tout à l'heure si triste. Ils causèrent des fêtes de Noël, des vieilles traditions des peuples. Séverin laissa voir l'émotion religieuse qu'éveillait en lui cette nuit solennelle. Il ouvrit le piano d'Hervé, sur lequel Léna n'avait pas encore eu le courage de poser ses doigts, et joua des Noëls anciens, gais et naïfs. Lorsque minuit sonna, il s'arrêta un instant, puis il plaqua les accords solennels du Te Deum. L'âme de Léna vibra: elle sentit qu'il priait, et s'unit à son action de grâces.
—«Un Enfant nous est né!» murmura Hervé. Puisse-t-il mettre la paix dans les cœurs!
Et alors, Léna pensa au Coatlanguy, et pria silencieusement pour que son père y revécût une nuit de Noël.
Il n'était pas encore permis à Hervé de sortir. Léna se leva de grand matin et se rendit à Saint-Marc. La foule remplissait l'église, se pressant devant les autels. A la table sainte, elle eut une distraction involontaire: c'était Séverin de Salles qui se trouvait agenouillé près d'elle.
Elle pria ardemment, et sentit descendre dans son cœur des flots de cette paix divine venue en terre avec l'Enfant-Dieu. Elle n'éprouvait plus à l'égard de son oncle ce ressentiment des premiers jours. Le souvenir de sa tendresse, presque étrange en un cœur si fort, remportait maintenant sur l'amertume qu'elle avait eue contre lui; pour la première fois, elle eut l'intuition de la secrète jalousie avec laquelle il l'aimait, et de ce qu'il avait dû souffrir en la sachant près d'un autre père, et d'un père qu'il jugeait indigne.
Elle pria de nouveau pour que l'union régnât dans leur famille, et il lui sembla voir dans une vive et soudaine lumière à quelle tâche la réservaient des déboires jadis si impatiemment endurés. Si elle était devenue la femme de Landry, elle n'aurait pu soigner son père, et jamais, sans doute, il n'y aurait eu entre les deux frères d'espoir de réconciliation. D'ailleurs, l'apaisement se faisait sur son chagrin. Landry n'était pas l'homme qu'elle avait cru: elle avait aimé une chimère, et il lui semblait qu'un temps très long s'était écoulé depuis ces jours cruels de Paris....
Quand elle rentra, rapportant dans son livre une petite image de la Madone dite de la Nicopeja, particulièrement vénérée à Saint-Marc, elle retrouva dans les mains de son père le paroissien qu'elle lui remis en lui recommandant naïvement de lire la messe de Noël.
Il leva sur elle des yeux pensifs.
—Je l'ai lue, Léna, dit-il, touchant légèrement le livre. Je l'avais un peu oublié, cet office de Noël.... Il est de toute beauté! La joie, le triomphe y éclatent, d'autant plus admirables, qu'il s'agit d'un faible enfant.... «Un Enfant nous est né....» Et quel enthousiasme plein d'inspiration dans cette adjuration à Jérusalem, chantée le jour des Rois: «Lève-toi, Jérusalem, et sois illuminée!...» Ma mère, lorsqu'elle m'expliquait la liturgie, me disait que cette Jérusalem qui devait surgir dans sa joie et sa lumière, c'était aussi l'âme de l'homme.... Comprends-tu la beauté de ces pensées, ma fille? L'âme devenant la cité de Dieu!...
Elle se pencha, impressionnée, et appuya ses lèvres sur le front de son père avec recueillement. Elle sentait, en cette nature d'artiste, une note mystique qu'elle n'avait pas soupçonnée, et, si fugitive que pût être chez lui cette impression, elle contribua à fondre avec l'âme de sa fille son âme attendrie.
Elle déjeuna près de lui, sur une petite table, ayant l'air de jouer à la dînette, et il lui dit tout à coup en souriant:
—N'as-tu pas été un peu effrayée quand j'ai invité M. de Salles à dîner? Nous allons éprouver tes talents de ménagère, Léna.... Je voudrais que ce fût bien....
—Très bien? dit-elle, hésitante.
—Oh! je ne prétends pas que tu dépenses une grosse somme! Je crois ce convive peu intéressé à ce qu'il mange, et Giuseppa ne sait pas faire grand'chose. Mais il faut arranger un joli décor.
—Je ferai le dîner, mon père.
—Vraiment? A la condition, alors, que tu n'aies pas les joues enflammées ni les mains brûlantes.... Arrangeons le décor.... Ouvre ce bahut, qui doit contenir des nappes et des chiffons brodés....
Léna, étonnée, obéit, et déplia avec admiration des napperons anciens, un peu jaunis, mais brodés, les uns en blanc, les autres en soie de couleur.
—C'est du temps où je collectionnais d'anciennes broderies. Tu en agenceras deux ou trois sur cette table.
—Nos assiettes sont écornées, père.
—Qui te parle de l'horrible faïence blanche dans laquelle Giuseppa nous sert ses viandes carbonisées? Prends dans ce vaisselier un assortiment d'assiettes variées, peu importe que ce soit du vieux Japon, du Rouen, ou de l'émail italien. Il y a des verres de Venise, dans cette vitrine, qui feraient passer sur le plus aigre verjus, et aussi quatre ou cinq couverts qui ont bien près de deux siècles, et qui m'amusent à regarder.... Tu as le choix parmi les aiguières, et il y a plus de cristaux qu'il n'en faut pour arranger quelques fleurs, que tu choisiras tantôt. M. de Salles est artiste, et je veux faire de ce couvert une nature morte digne d'une exposition.
Léna entra avec une joie amusée dans les idées de son père. Elle arrangea sous sa direction un couvert sans prix, délicieux à voir, impossible à évaluer. La main diaphane et adroite du peintre redressa de pâles roses dans un porte-bouquet, et sema de grosses violettes de Parme sur le napperon jauni. Comme il commandait le modeste menu: un poulet rôti et une terrine de foie gras, un colis fut apporté du chemin de fer, un panier en jonc, portant une large adresse de l'écriture de Loïzik. Léna l'ouvrit, en pleurant si fort, qu'elle voyait à peine ce qu'elle déballait; c'étaient des perdrix, la chasse de Goulven, un pâté succulent dans une croûte de ménage, des pommes de reinette jaunes et ridées, et du houx constellé de baies rouges.
Hervé, avec une agitation soudaine, voulut lui-même disposer ce houx, cueilli, il le reconnaissait, près de la tourelle au nord du jardin, et les pommes dont la vue et le parfum lui causaient une émotion profonde.
Léna alla s'enfermer avec tous ces trésors dans le cabinet qu'elle avait transformé en cuisine; puis, quand tout fut préparé, elle alla à l'église. Avant de rentrer, elle se rendit au bureau du télégraphe, et écrivit une dépêche pour le Coatlanguy:
«Heureux Noël à tous!»
Quand Séverin, un peu avant sept heures, pénétra dans l'atelier, son hôte avait, en son honneur, revêtu un veston de velours, et noué à son cou une pittoresque cravate pourpre, qui rendait plus délicate la pâleur de son visage, et plus brillante la blancheur de ses cheveux. Presque aussitôt Léna parut, et son père lui sourit. Elle avait arrangé sur son corsage un fichu de mousseline, suspendu à son cou une de ses croix bretonnes, et relevé ses cheveux à l'aide d'un antique peigne d'argent bruni.
La vie sédentaire qu'elle menait avait pâli son teint, d'où le hâle avait disparu. Ses mains aussi étaient redevenues blanches. Elle n'était plus, maintenant, embarrassée pour arranger ses beaux cheveux châtain aux reflets d'or, et telle qu'elle apparaissait, elle était si jolie, si vraiment distinguée, avec une pointe d'étrangeté dans son costume, que Séverin se demanda si elle était vraiment la même qui s'était assise dans une désastreuse toilette grise et terne à la table de Mme Desmoutiers, six semaines auparavant. Il se dit que si Landry l'eût vue ainsi, les choses auraient sans doute tourné d'une manière différente. Mais pouvait-il le regretter? Est-il possible de fonder le bonheur de deux vies sur un sentiment aussi fragile, tenant à des accidents extérieurs de cadre et de toilette?
Les soins intimes et vulgaires auxquels elle venait de se livrer n'avaient laissé nulle trace sur son visage frais et reposé. Elle avait l'air paisible d'une personne qui a passé sa journée à se promener ou à lire. Un éclair de plaisir passa dans son regard quand Séverin exprima son admiration pour le couvert, et un seul souci lui demeurait en se mettant à table: la crainte des bévues de Giuseppa.
Comme elle servait le potage, apporté dans un énorme bol de Chine, un rapprochement se présenta tout à coup à son esprit: la seule fois qu'elle eût dîné avec Séverin, c'était chez la mère de Landry. Une vive rougeur trahit son émotion, et Séverin en devina le sujet. Mais il réussit à l'en distraire.
—J'ai pris, aujourd'hui, la liberté de m'occuper de vous, dit-il, se tournant vers elle.
—De moi?
—Je désirais pour vous une ou deux relations féminines.... Une de mes vieilles amies est désireuse de faire votre connaissance, et aussi de voir l'atelier de M. Lebreton.... Si vous le permettez, je l'amènerai, demain.
—C'est très bon à vous, dit Léna, un peu nerveuse. Mais je suis si peureuse! Le seul coin du monde que j'aie entrevu m'a seulement donné le désir de me replonger dans ma sauvagerie!
Il sourit.
—La comtesse Bolomei, reprit-il, fait partie, je ne peux le nier, du monde le plus choisi. Mais elle est la simplicité même, et si vous la receviez par hasard au Coatlanguy, dans votre belle cuisine au feu clair, elle serait ravie, et offrirait de vous aider à pétrir vos gâteaux.... Son père a été ambassadeur à Paris, elle connaît toutes les grandes villes d'Europe, et est l'interlocutrice la plus charmante. Mais, encore une fois, elle est parfaitement naturelle, et recevra comme une amie Mlle Hélène de Coatlanguy, présentée par votre humble serviteur.
Léna ne put retenir un sourire.
—J'admire, dit-elle, la finesse avec laquelle vous vous servez de ce cher vieux nom en guise de baume pour les blessures de mon orgueil.... C'est ainsi qu'à la table de Mme Desmoutiers, vous essayiez de me rendre un peu de confiance en moi-même.
Le peintre rit, et Séverin, surpris et heureux de l'entendre faire allusion avec tant de tranquillité à un souvenir pénible, sourit à son tour.
—Vous avez beaucoup changé depuis, dit-il gaiement, et ma terrible cousine serait bien forcée d'admirer ce soir votre très simple, mais très pittoresque toilette.... Elle ne sera pas déplacée dans le salon de la comtesse, qui, elle, mesure d'ailleurs les gens à leur valeur.... D'après ce que je lui ai dit, elle se fait un vrai plaisir de vous montrer des tableaux.
—J'avais hâte qu'Hélène en vît! s'écria son père. Mais elle ne pouvait s'en aller toute seule dans les galeries.
—Celle du palais Bolomei commencera son éducation artistique.
—Je la connais, naturellement, mais je l'ai vue en l'absence des propriétaires. J'y ai copié en réduction une sainte Marguerite, de Bordone, et des anges de Carpaccio. Léna, tu me donneras, tout à l'heure, ce grand carton vert, qui contient des ébauches....
Le dîner s'acheva presque gaiement. Tout fut à point. Séverin se demandait, malgré lui, ce que Landry penserait de ce nouveau cadre, et de celle qui s'y mouvait avec une grâce inconsciente. Ce curieux atelier, où elle avait remis de l'ordre et de la vie, éclairé par des torchères et rempli d'objets d'art, cette table délicieusement ornée eussent satisfait l'œil le plus délicat. Ce père tant redouté, si injustement décrié, était le plus aimable des compagnons. Et enfin Léna, consciente de la sympathie qu'elle inspirait, s'était extraordinairement développée dans ce milieu nouveau, et ne gardait plus de traces de la gaucherie que Séverin avait dû constater en elle.
«Si je ne m'abuse, se dit-il, il y a en elle l'étoffe d'une femme distinguée.... Il faut que j'avertisse donna Margherita de ne pas trop la cultiver, surtout si elle doit un jour retourner dans son pays poétique et sauvage...»
La soirée s'acheva délicieusement. Hervé livra ses trésors, et parla avec une éloquence merveilleuse de l'art et des écoles d'Italie. Séverin, selon sa coutume, mettait en lumière les dons de ses interlocuteurs. Minuit sonnait encore une fois quand il quitta l'atelier, adressant à Léna et à son père un remerciement ému pour cette soirée, qui lui avait donné l'illusion d'une famille.
Dès le lendemain, Léna reçut la visite redoutée de la comtesse Bolomei.
L'atelier était gai et agréable, encore orné des fleurs de la veille, et Hervé disposait une toile, songeant à commencer le portrait de sa fille, lorsque Giuseppa, effrayée, souleva la portière sans dire un mot, et introduisit la visiteuse que suivait Séverin de Salles.
Léna, d'abord interdite, vit une petite personne mince, avec un de ces teints délicats de vieille femme qui sont, d'ordinaire, le privilège du Nord, et des grappes de boucles blanches, démodées et seyantes, encadrant un visage très fin, qu'éclairaient des yeux très noirs.
Elle était vêtue d'une étoffe de soie sombre à ramages, d'une jaquette de loutre, et coiffée d'un chapeau garni de plumes. Son aspect était éminemment distingué, mais extrêmement simple. Elle avait gardé ou atteint la perfection du naturel.
Léna rencontra un regard bienveillant, un aimable sourire, et, pendant que Séverin accomplissait les rites des présentations, elle eut le temps de reprendre son sang-froid.
—M. de Salles me procure un vif plaisir que je désirais depuis longtemps, dit la comtesse, tendant la main au peintre. Je suis très heureuse de connaître l'aimable artiste qui a adopté ma chère Venezzia pour sa seconde patrie, et dont nos compatriotes admirent spécialement les œuvres ravissantes.... Mon mari, qui ne s'aperçoit pas que je deviens vieille et laide, aimerait, dit-il, à avoir encore un portrait de moi,—la maison en est remplie,—si le pinceau de M. Lebreton se prêtait à peindre un visage fané.
Les yeux d'Hervé brillèrent.
—La contessa devrait savoir, artiste comme on la dit, que ce serait pour moi un vrai bonheur de la peindre en son automne.
Elle rit d'un joli rire argentin.
—Alors, nous reparlerons de cela.... Quel délicieux coin! Quelle vue ravissante! Je reste une enthousiaste de Venise.... Et vous, mademoiselle, l'aimez-vous?
—Oh! madame, qui pourrait ne pas l'aimer? Et je sais quels trésors elle me réserve, car je l'ai encore trop peu vue, dit Léna timidement.
—M. de Salles prétend que je suis un guide passable. Si monsieur votre père, en attendant que sa santé soit remise, veut vous confier à moi une ou deux fois par semaine, je serais charmée de vous montrer nos galeries....
Léna s'étonna de sentir le calme revenir dans son esprit. Si grande dame que fût évidemment la comtesse, elle était beaucoup moins intimidante que Mme Desmoutiers. Elle fut charmante. Elle regarda les études d'Hervé, parla d'art avec une compétence réelle, bien que sans prétention, fit causer Léna, tout cela dans un français impeccable et spirituel, et lorsqu'elle se leva, elle offrit à la jeune fille de l'emmener faire une promenade.
—Il fait encore grand jour; nous irons à l'église dei Frari, à la Salute, et à Santa-Maria Formosa, voir la Sainte Barbe de Palma il Vecchio....
—Comment vous remercier! dit Hervé, touché. Ma fille sort si peu, et, en ce moment, sa vie est si triste!
—Oh! nous changerons cela! dit en souriant la comtesse. Allez mettre votre chapeau, chère mademoiselle, il faut profiter du jour.
Léna obéit, émue et joyeuse. Quelques instants après, elle prenait place dans le petit compartiment fermé de la gondole, tout noir, sauf les armoiries: drap des tentures, coussins de cuir, franges et galons. Deux gondoliers, vêtus de laine blanche avec des ceintures bleues, firent aussitôt glisser la gondole sur le canal.
A sa secrète surprise, Léna revenait rapidement de son trouble. Il est vrai que la présence de Séverin l'encourageait, et que, selon son habitude, il prenait soin de la faire valoir. Elle fut naturelle, et plut ainsi visiblement à sa nouvelle connaissance. L'ignorance qu'elle avouait n'était pas niaise: on sentait que, très intelligente, douée pour l'art, l'occasion seule lui avait manqué de développer ses facultés. Avec des initiateurs comme ses compagnons, elle goûta la beauté des œuvres qu'on lui montrait, peintures, monuments et tombeaux, et surtout, peut-être, l'admirable Sainte Barbe, si belle, si chaste dans ses splendides draperies de pourpre.
Et, comme le soir tombait, la comtesse donna l'ordre de faire une promenade sur le Canal. Elle prit la peine de nommer elle-même à Léna les palais devant lesquels on passait.
—Voici le nôtre, un des modestes, dit-elle tout à coup.
—L'un des plus délicieux! rectifia Séverin.
Léna regarda avidement, et vit une façade gothique d'une rare élégance, avec une corniche sculptée délicatement; devant la façade, dont l'eau verte battait les longs degrés, il y avait des poteaux peints en bleu et rouge, pour amarrer les gondoles.
—Je suis chez moi les mardis soirs, dit la comtesse, et, si monsieur votre père aime la musique, il faudra qu'il devienne avec vous un de nos habitués.... M. de Salles, qui est si sauvage, ne pourra refuser de vous accompagner, ne fût-ce que comme interprète, jusqu'à ce que vous parliez l'italien....
La gondole s'arrêta devant la casa Livori. Léna remercia chaleureusement l'aimable femme; puis, Séverin l'ayant accompagnée jusqu'à sa porte, elle remonta d'un pas léger, tandis que lui revenait prendre place près de la comtesse.
—Que pensez-vous d'elle? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
—Mais beaucoup de bonnes choses.... D'abord, elle est remarquablement jolie, non d'une joliesse de marchande de modes, mais de cette beauté saine et fraîche que peut seule donner la vie des champs.... Les Grecs avaient déifié la santé, et elle fait partie de mon idéal féminin.... Je crois cette jeune fille intelligente, et elle est beaucoup moins rustique que je ne m'y attendais. Elle rectifiera vite ses expressions de terroir, et comprendra les nuances.... Elle m'est sympathique, conclut l'Italienne.
—Je suis heureux de vous l'entendre dire.... Mais.... vous allez me trouver désagréable, ingrat.... Me permettez-vous de vous demander si votre bonté ne vous entraîne pas trop loin?... J'ai souhaité que cette jeune fille devienne pour son père une compagne agréable, et qu'elle soit à même de profiter de son séjour en Italie.... Je désirais surtout pour elle une influence féminine, heureuse et sage, qui la préservât des relations douteuses, qui gardât sa dignité intacte dans un milieu où manque la présence d'une femme, d'une mère.... Mais j'ai peur que de fréquenter un salon comme le vôtre ne lui fasse entrevoir des horizons inaccessibles pour elle.... Souvenez-vous de ce que je vous ai conté de sa situation assez étrange: issue d'une race très noble, très ancienne, et d'une race paysanne,—fille d'un peintre,—pauvre, destinée, si son père ne vit pas longtemps, à retourner dans un pays désert, dans un milieu, très sain, très élevé moralement, mais fruste....
—Oui, oui, je sais tout cela. Mais il faut bien occuper cette enfant; il vaut mieux qu'elle vienne écouter de la musique chez moi, que d'aller au théâtre avec son père et ses amis. Elle semble délicate, artiste; j'espère accroître sa valeur morale, et ce que je lui donnerai ne fera qu'ajouter aux ressources intellectuelles avec lesquelles une femme peut braver la solitude, et même supporter un milieu inférieur. D'ailleurs, pourquoi voulez-vous qu'elle reprenne sa vie d'autrefois? Son avenir ne peut-il se fixer avant que son père la quitte? Si elle cultive ses facultés natives, ne peut-elle, jolie comme elle l'est, et fille d'un peintre comme Lebreton, trouver un honnête et agréable mari?
Séverin retint un sourire: une des innocentes manies de la comtesse était de faire des mariages. Après tout, pourquoi pas?
—Vous n'avez pas, dit-elle tout à coup, une idée de derrière la tête? Il faudrait me la dire: j'entends qu'on soit sincère avec moi!
Il la regarda, surpris.
—Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. J'ai été sincère. J'ai cru, en effet, que, vous demandant de vouloir bien vous occuper de Mlle de Coatlanguy, je vous devais sous le sceau du secret, et sa pauvre petite histoire, et le motif pour lequel je me croyais engagé envers elle.... Mon cousin, je vous l'ai dit, et surtout sa mère, ont eu envers elle des torts qui me font rougir, et si elle est ici très seule, brouillée avec sa famille bretonne, j'en porte la responsabilité involontaire, lui ayant appris, sans m'en douter, l'existence de son père.
—Encore une fois, je sais tout cela. Mais, en désirant ainsi préserver et affiner cette jeune fille, avez-vous l'idée que ce mariage avec votre cousin pourrait se renouer?
—Non, cent fois non! Je ne le voudrais pas! s'écria Séverin énergiquement. Je la crois supérieure à lui comme valeur morale, et je ne puis que mépriser un sentiment qui tiendrait à la coupe d'une robe ou à la timidité de manières inexpérimentées!
—Très bien.... Alors, confiez-moi cette enfant, et soyez tranquille... Me voici chez moi... dites à Luigi où vous voulez qu'on vous conduise.
Une ombre de sourire relevait la lèvre fine de la comtesse comme elle disparaissait sous la porte ogivale de son palais.
Le premier jour de l'an se levait, et le soleil faisait miroiter l'eau du Canal. Léna rentra d'une messe matinale, et frappa doucement à la porte de son père. Le poêle ronflait doucement dans la chambre, et il était déjà levé, vêtu de son veston de velours noir.
—Bonne année, papa! dit-elle d'une voix un peu tremblante.
Trop ému pour parler, il la serra sur son cœur. Combien d'années avaient lui et s'étaient éteintes sans qu'ils eussent échangé une seule parole de tendresse! C'était la première fois qu'il entendait les vœux de sa fille. Et en ce moment, tous deux pensaient justement à ce temps écoulé pendant lequel ils avaient vécu a part leur vie propre, sans que rien de leur cœur se mêlât. Peut-être n'avaient-ils jamais senti si vivement tout ce qui les séparait, ni combien, après tout, ils étaient étrangers, inconnus l'un à l'autre. Et, chose étrange, Léna, pour sa part, ne désirait plus combler cette lacune, éclairer cet inconnu. Qu'eût-elle appris de ce passé? Pouvait-elle être curieuse de l'existence que son père s'était faite loin d'elle, du bonheur qu'il avait demandé à une étrangère, du foyer éphémère qu'il s'était bâti sur les ruines de l'ancien? N'eût-elle pas craint de raviver en elle-même une blessure mal fermée en constatant la passivité, sinon l'insouciance avec laquelle il s'était laissé ravir sa fille?
Et lui, n'aurait-il pas redouté, en cherchant à lire dans le cœur de Léna, d'y trouver un regret pour le pays natal, pour la maison hospitalière, pour les affections qui avaient enveloppé son enfance? Mieux valait se prendre ainsi, commencer leur vie nouvelle à l'heure présente, sans chercher à lui faire prendre racine dans le passé.... Seulement, les affections qui n'ont pas de passé gardent toujours une lacune.
—J'ai travaillé pour vous, dit la jeune fille, essayant d'être gaie. J'ai pensé qu'il vous fallait un bon coussin pour vos siestes, et j'ai copié celui-ci sur un modèle des magasins de la Piazetta.
Hervé aimait tout ce qui est joli. L'ouvrage de Léna était artistique, et surtout l'attention le toucha.
—Il y a bien longtemps que je n'avais eu d'étrennes, ma fille! dit-il, les larmes aux yeux. C'est charmant!... Décidément, tu es une artiste, ma petite Léna, et, j'ai des velléités de t'apprendre à peindre les fleurs que tu brodes si bien.... Moi non plus, je ne t'ai pas oubliée, et j'ai chargé M. de Salles d'un choix que je ne pouvais faire, puisqu'on ne me permet de sortir qu'un instant au soleil....
Il lui tendait un écrin, et Léna, surprise, joyeuse d'avance, vit, sur le fond de velours blanc, une minuscule et ravissante branche de gui, émail vert et perles.
—Oh! père, c'est trop joli! s'écria-t-elle, les yeux brillants. Et c'est un souvenir de nos vieux chênes!
—Ce bijou ornera ta première toilette d'apparat, dit-il en souriant, ou en relèvera une plus simple. Car tu vas faire tes débuts dans le monde de Venise.... Vois ce qu'on m'a apporté, à mon réveil....
Léna prit vivement la carte que son père lui tendait: un carré de vélin blanc, timbré d'une toute petite couronne, sur lequel étaient tracés ces mots:
«Cher Monsieur, le 5, on fait de la musique chez moi. Ce sera dans la journée, et je suis sûre qu'il y aura un beau soleil pour vous. D'ailleurs, je vous enverrai ma gondole, dont l'abri est confortable.
«Voulez-vous me faire le plaisir de remettre à votre chère fille quelques bonbons qui lui rappelleront les jours de l'an de son pays?»
Un sac de moire brodée accompagnait cet aimable billet,—un sac de chocolats venant de chez Marquis. Léna eut les larmes aux yeux.
—C'est très bon de sa part, papa.... Pensez-vous que je puisse lui envoyer des fleurs?
—Certainement, je te donnerai tout à l'heure une adresse.... Il faut penser à ta toilette, Léna.
Elle s'effraya.
—Oh! ne pourrions-nous pas refuser? J'aurais si peur chez elle! Et puis, je ne saurais pas même choisir une robe!
—Mais moi, je saurai! dit-il en souriant. Un peintre décide des toilettes de ses modèles.... Une matinée chez la contessa Bolomei, je connais cela.... le genre habillé.... Tu auras une robe de drap blanc, un boa de plumes, et un très grand chapeau noir.
Elle le regarda avec un effroi mêlé d'incrédulité.
—Et savez-vous ce que coûterait une pareille toilette!
—Cela me regarde, chérie.... Je veux que tu sois à peindre... et je te peindrai peut-être aussi dans ce costume là.... Fie-toi à un vieil artiste, Léna, et à un homme qui a beaucoup fréquenté ces palazzi qui te font peur.
Encore effrayée, et espérant secrètement qu'il renoncerait à ce projet, se demandant d'ailleurs, dans son inexpérience, si la toilette qu'il décrivait ne serait pas d'une originalité intolérable, Léna se promit de demander l'avis de Séverin. Elle apporta une petite table près du poêle, et elle s'asseyait pour déjeuner avec son père, lorsque le docteur Peponi entra. Il était devenu le grand ami de la jeune fille, et il l'aborda avec un bon regard.
—Je viens, dit-il, vous apporter vos étrennes: la permission, pour il maëstro, de faire une promenade par ce temps admirable.
Léna serra les mains du bon docteur, et essaya de lui dire en italien tout ce qu'elle lui souhaitait d'heureux. Elle lui avait pris le cœur: il l'invita, lorsqu'il partit, à venir voir sa femme et ses filles.
—Oh! père, quelle joie de faire avec toi une vraie promenade! dit-elle avec ravissement. Nous allons faire un itinéraire.... Si M. de Salles était ici, il nous conseillerait....
On eût dit que ces paroles étaient une évocation, car à peine les eut-elle prononcées, que Séverin entra dans la chambre. Il portait une gerbe de fleurs.... A quel doux miracle Léna devait-elle de les voir si loin de leur sol natal? C'étaient des genêts d'or et des bruyères.
D'abord, elle ne put parler, tant l'émotion l'étouffait; mais ses yeux reconnaissants disaient la joie poignante causée par ces fleurs.
Hervé garda quelque temps dans les siennes la main de Séverin.
—Vous avez, murmura-t-il, toutes les intuitions, toutes les délicatesses....
—Je viens de rencontrer le docteur, dit Séverin, se dérobant à ses remerciements. Il m'a dit qu'il vous laisse sortir.... Si vous vouliez me donner des étrennes, à moi aussi, vous m'accorderiez ma requête....
—Oh! ce serait si bon à vous de nous demander quelque chose! dit Léna avec simplicité.
—Eh bien! laissez-moi vous emmener au Lido! Nous aurons une gondole avec une cabine fermée, et nous profiterons des heures ensoleillées....
—Pourquoi pas? répondit Hervé, souriant au regard suppliant de sa fille.
Et une heure après, Séverin revenait, chargé de plaids. Une gondole à deux rameurs les attendait, avec sa petite cabine noire, et elle glissa bientôt sur l'eau verte et frémissante.
Oh! quel trajet idéal pour l'homme triste et veilli qui avait cru mourir solitaire, et qui revenait à la vie dans les bras de sa fille,—et pour Léna, heureuse de le voir là, presque guéri, souriant, heureuse pour elle-même de contempler ce spectacle incomparable, d'être à Venise, et d'aller au Lido!
Séverin, lui, éprouvait la douceur mélancolique qu'éprouvent à voir sourire les autres ceux dont le bonheur est mort.
Ils passèrent le long du jardin public, devant l'entrée de l'Arsenal; ils longèrent les gigantesques navires de guerre, et croisèrent d'innombrables gondoles.... Quelle douce, charmante journée! C'était délicieux d'aborder sur la terre ferme, de revoir des arbres, même dépouillés par l'hiver.... C'était nouveau et amusant pour Léna de se trouver dans un hôtel élégant, de s'asseoir à une petite table pour déjeuner confortablement, de voir des types de touristes, et surtout de jouir de tout cela dans cette intimité charmante et joyeuse.
Et quelle station délicieuse sur la grève dorée par le soleil, devant cette immensité qui ne rappelait pas la mer bretonne, mais qui avait sa beauté superbe, impressionnante, qui retenait irrésistiblement le regard!
Quand ils revinrent, une vie plus intense animait le visage du peintre.
—C'est encore un jour de fête, dit-il. Sauf à embarrasser ma petite ménagère, revenez ce soir finir avec nous cette soirée du nouvel an.... Seulement, vous jeûnerez si vous n'aimez pas les crêpes.
Séverin regarda Léna, qui était devenue écarlate.
—J'aimerai les crêpes, et surtout l'atmosphère française, dit-il. Je ne puis assez vous remercier....
Et ce fut encore une douce et agréable soirée. Comme jadis chez Mme Desmoutiers, Séverin déploya son talent de causeur, et tint ses hôtes sous le charme.
Au moment où ils se séparaient, où Léna (Giuseppa s'étant retirée,) se tenait sur le palier pour éclairer l'escalier à peu près obscur, elle se souvint de l'invitation de la comtesse.
—Nous sommes invités au palais Bolomei le 5, dit-elle, embarrassée.
—Je le savais, et l'on y compte sur votre acceptation.
—Mais mon père dit.... Est-il vrai qu'on garde un chapeau avec une robe claire, toute la journée?
Séverin rit.
—Oui, c'est une matinée.
—Pardonnez-moi de vous ennuyer de semblables questions, mais je suis si inexpérimentée!... Mon père a un goût d'artiste: mais si cela allait être excentrique!
—Comment sera cela? demanda Séverin avec un sourire qui le rajeunit tout à coup.
—Une robe de drap blanc et un grand chapeau noir, répondit Léna, inquiète.
—Parfait! Tout à fait dans la note! s'écria Séverin sincèrement. Et j'oubliais la commission de ma vieille amie: elle s'offre à vous donner l'adresse d'une couturière.
—Comme elle est bonne!
—Alors, c'est convenu.... Au revoir, mademoiselle, et encore une fois, merci!
Elle le regarda descendre, puis se pencha sur la rampe, et, avec une confiance naïve:
—Je voudrais, dit-elle, que ce ne fût pas très cher....
La journée mémorable du 5 a lui. La robe de drap blanc s'étale sur l'étroite couchette de Léna, très simple, seulement ornée de piqûres. Le chapeau est à côté, à grands bords, relevé d'un côté, et orné d'une longue plume. Léna est partagée entre le plaisir de voir cette toilette et le remords de la grosse somme qu'elle coûte. Mais son père lui a dit avec insouciance qu'il lui suffirait, pour la payer, de se défaire d'une petite peinture représentant la cour du Palais Ducal, qu'on lui demandait depuis longtemps.
...Elle s'habille et se glisse dans l'atelier, où il y a une grande glace.... Alors, la surprise la saisit. Elle voit une jeune femme d'une stature un peu au-dessus de la moyenne, dont la taille non pas forte, mais dépourvue de toute sveltesse maladive, reste souple sous le tissu qui la drape. Le boa de plumes est seyant, et sur ses cheveux châtain clair, qui ont des reflets d'or, le grand chapeau fait merveille....
Léna rêve un peu, et s'angoisse soudain. Si Landry la revoyait ainsi, que penserait-il? Ce port inconsciemment fier, ces traits légèrement aquilins ne trahissent-ils pas tout a coup le sang bleu qui circule dans ses veines? Et n'est-elle pas redevable aussi à sa famille maternelle de cette grâce robuste, de ce teint d'une saine fraîcheur?
Landry! Elle sourit amèrement. Eût-il été là devant elle, avec le même regard d'admiration qui lui avait tourné la tête au Coatlanguy, c'est elle qui, maintenant, eût rejeté avec dédain cet amour trompeur, sans racines, sans fond. Mais le souvenir de ce qu'elle avait souffert demeurait; elle sentait douloureusement, à cette heure, les désappointements qu'elle avait déjà expérimentés.... Était-il une de ses affections qui ne fût marquée de cette tare d'imperfection, si cruelle à constater pour les jeunes et les absolus?... Faux et léger, l'homme à qui elle avait donné la première fleur de ses rêves et de son amour.... Injuste et implacable, le parent qu'elle aimait comme un père, et auquel elle avait prêté un caractère sans défauts.... Faible, dépourvu d'énergie, et peut-être incapable d'affections profondes, le père qu'elle avait retrouvé, et sur lequel elle ne pouvait s'appuyer.... Son cœur se serrait en pensant à toutes ces insuffisances d'ici-bas, au besoin toujours déçu d'admirer sans réserve ce qu'on aime.... Pourquoi cette souffrance, vague et mal définie ces temps derniers, s'accentuait-elle, se précisait-elle tout à coup, à cette heure où elle allait goûter un plaisir, où elle venait de se trouver belle, où elle prenait conscience du progrès accompli en elle, où elle constatait la force et la fraîcheur de son être, où l'avenir eût dû lui inspirer confiance? Vraiment, elle ne se l'expliquait pas. Mais lorsque son père entra, souriant, une tendre admiration peinte sur son fin visage, elle sentit pour lui un amour indulgent et protecteur, comprenant—elle ne savait toujours pas pourquoi c'était à ce moment même,—qu'elle l'aimait sans aveuglement, qu'elle lui donnait plus qu'elle ne recevrait de lui, et qu'elle ne pourrait jamais s'appuyer sur ce cœur faible et tendre....
—Voici, dit-il, le complément de ta toilette....
Il tenait à la main quelques roses pourpres. Avec un art merveilleux, sans essayer, sans chercher, il les attacha lui-même sur le corsage de drap blanc, puis il arrangea sur les épaules de sa fille la mante qu'il aimait à lui voir.
La gondole de la comtesse, avec sa cabine bien close, les attendait. Il lui nommait les féeriques maisons de marbre: le palais Dario, le palais Giustiniani, le palais Tiépolo, le palais Corner, la Ca d'ora.
Il lui en soulignait les détails superbes ou charmants, et lui en indiquait rapidement les origines.
Il y avait un grand nombre de gondoles élégantes entre les poteaux rouges et bleus plantés devant le palazzo Bolomei. Léna pénétra dans le vestibule dont la hauteur était celle même de l'édifice, et dans lequel se déployait un majestueux escalier, tendu de ces tapisseries flamandes qui portent, en Italie, le nom générique d'arrazzi.
Au premier étage, on la fit entrer dans un petit salon peint à fresque, où une femme de chambre la débarrassa de sa mante; puis un domestique en livrée foncée souleva une portière et demanda qui il devait annoncer. Léna devina plutôt qu'elle ne comprit. A l'entrée du salon, elle voyait Séverin qui guettait sa venue, et, poussée par une impulsion presque involontaire, ce fut elle qui répondit en donnant leur nom,—leur nom entier,—illustré par le talent de l'artiste, mais célèbre bien avant dans les fastes de sa province: Lebreton de Coatlanguy.
Malgré l'émoi qu'elle ressentait d'entrer dans ce salon déjà rempli de monde, elle jeta un rapide regard sur son père.... Elle le vit pâlir, puis relever imperceptiblement la tête, comme s'il reprenait possession de sa complète personnalité.
Déjà l'aimable hôtesse s'avançait vers elle, et passait son bras sous le sien....
—Cher monsieur, vous avez ici beaucoup de vieux amis avec lesquels vous devrez faire votre paix.... Je vais présenter votre aimable fille à quelques personnes qui lui plairont....
Légèrement éperdue, entraînée à travers le salon richement tendu de soie rouge et or et orné d'objets d'un grand prix, Léna entendit des titres et des noms aristocratiques, vit des femmes souriantes et bienveillantes, des jeunes filles sympathiques, et elle sentit un attendrissement en pensant qu'elle devait à son père d'être ainsi accueillie dans ce monde aimable et brillant.
La comtesse l'amena enfin du côté où Séverin, la suivant des yeux, semblait l'attendre.
—Avant qu'on commence le trio, voulez-vous mener Mlle de Coatlanguy dans la galerie, pour lui en donner un premier aperçu?
Et, son long gant blanc posé sur le bras de Séverin, Léna pensa, en voyant son image reflétée au passage, qu'elle ne saurait lui faire honte.
—Voulez-vous me permettre de vous dire sans aucune flatterie que votre toilette est à peindre? dit-il avec sa nuance respectueuse.
—Vraiment? Et pas excentrique?...
—Absolument distinguée.... Voici la galerie, restreinte, mais très remarquable. Elle n'est point ouverte au public, il faut des recommandations spéciales pour obtenir la faveur d'y pénétrer.
Quelques groupes erraient devant les tableaux. Séverin était un merveilleux cicerone. Il connaissait à fond et aimait les toiles qu'il faisait remarquer à Léna, et elle regretta presque d'entendre les premiers coups d'archet qui l'enlevaient à sa contemplation.
Mais une autre jouissance l'attendait. C'était, à vrai dire, la première fois qu'elle entendait de la musique et le goût italien s'opposait à ce que cette musique fût trop technique ou trop sérieuse. Elle n'eût probablement pas encore compris les savantes orchestrations et les difficultés harmoniques des compositions modernes; mais elle était ravie des sonates de Mozart, et des mélodies chantées sur le violon, ou dites par des voix admirables et pathétiques.
La comtesse jeta à plusieurs reprises un regard sur elle, et lorsque Léna essaya de lui dire son plaisir, elle l'interrompit en riant.
—Ne dites rien: votre visage extasié est assez éloquent. Donna Clelia Cavalli va dire des vers... Je suis sûre que vous les comprendrez à peu près...
Après les harmonieuses stances italiennes, il y eut un intermède, pendant lequel on servit des glaces et du chocolat. Séverin rejoignit Léna, qu'entouraient quelques jeunes filles.
—Il est déjà difficile de vous aborder, dit-il en souriant. Et cependant, je voudrais connaître votre impression sur cette matinée et cette maison... N'êtes-vous pas un peu étourdie?
—Oh! oui, et cependant vous ne devineriez jamais l'idée fixe qui me hante, me suit partout, semblant descendre de ces plafonds superbes, s'incarner dans ces tableaux, murmurer dans cette musique...
Il l'écoutait, intéressé.
—Je pense au Coatlanguy! dit-elle soudain avec une sorte de ferveur. Comment ce luxe, féerique pour moi, évoque-t-il les murs de pierre de notre grande salle? Comment ces femmes parées me rappellent-elles nos paysannes vêtues de drap noir qui, en ce moment, reviennent des vêpres, et pourquoi, dans ces mélodies délicieuses ou émouvantes, entends-je les cloches de Lanrouara ou la brise d'Arrez?... Voyez mon père, qui semble ici dans son milieu, qui paraît n'avoir gardé de son ascendance que ce qui était aux Coatlanguy.... A côté de lui, invisible, je vois mon oncle, noble aussi de visage et d'attitude, mais plus robuste, tenant plus à la terre que cultivaient une partie de ses aïeux,—fidèle au sol natal, poursuivant cette tâche de lui garder des bras et des âmes,—vêtu en paysan dans son vieux château...
Comme elle était jolie, ainsi emportée dans son rêve, participant, comme celui qu'elle venait de dépeindre, à la double origine qui avait marqué en elle un cachet si profond! Oh! il était heureux que Landry ne fût pas ici, car il aurait été séduit de nouveau, et si elle lui avait pardonné, c'eût été pour son malheur, à elle.
Le printemps s'annonce, et les étrangers animent la ville silencieuse et étrange, encombrant les galeries des Procuraties, remplissant les musées, flânant dans la Merceria.
Léna laisse tomber son ouvrage sur ses genoux, et essaie de dresser le bilan de ces derniers mois.
D'abord, elle a l'impression qu'un temps indéfini s'est écoulé depuis qu'elle a quitté le Coatlanguy et changé la forme de sa vie. Elle a fait beaucoup de chemin, en effet.... Elle a dépassé la région sans nuages des illusions, l'état vaguement heureux où l'on attend le bonheur avec une confiance absolue. Elle a appris de dures leçons, et expérimenté l'imperfection des êtres et des choses d'ici-bas. Son existence nouvelle l'a développée, affinée, mais aussi l'a éclairée sur l'esprit de son siècle; maintenant, elle ressent plus d'indulgence pour la mère de Landry, et commence à comprendre la folie de son idylle. Seulement, le mal qu'on lui a fait n'est pas guéri; elle pense qu'elle ne pourra plus aimer, et qu'en tout cas, le mari qui pourrait toucher son cœur ne descendrait pas jusqu'à sa pauvreté.
Car elle est pauvre. Son père, qui s'est remis à peindre, dépense promptement l'argent qu'il gagne aisément. Il ne sait pas résister à ses coûteux caprices de collectionneur. Il cède à la fantaisie qui le mène; il improvise un voyage, il invite des amis, il donne des bijoux à sa fille; puis, à ces prodigalités succèdent des périodes de gêne intense, qu'il endure stoïquement, et pendant lesquelles sa ressource suprême est de se défaire d'un objet jadis acquis à grand prix.
Cette vie semble odieuse à Léna. Elle a vainement essayé d'y mettre de l'ordre, d'établir un budget. Hervé ne dit jamais non, il admire la justesse de ses idées, et retombe dans ses folies. Oh! elle est lasse de toujours compter, de toujours prêcher, d'user ses heures en combinaisons mesquines. Combien elle aimait mieux la vie simple, mais large du manoir! Comme elle sent, à ces heures-là, qu'elle a dans les veines du sang de ces travailleurs patients qui pratiquaient l'épargne pour pouvoir être dignes et généreux!
Mais ce n'est pas tout. Malgré l'attrait goûté, compris des jouissances artistiques, le charme des relations que lui a procurées la comtesse Bolomei, elle n'a pas de racines dans ce sol étranger, pas d'amitiés, pas d'épanchement, pas d'horizon non plus.
Séverin est parti pour Rome, et ce départ lui a laissé un vide étrange. A son insu, elle s'appuyait sur lui. Il connaissait quelque chose de sa vie antérieure:—son grand chagrin, d'abord, puis aussi ses amis du presbytère. Elle éprouvait pour lui une sympathie très vive parce qu'il avait souffert et que, ainsi qu'elle, il ne pouvait refaire sa vie. Enfin, elle avait une confiance irraisonnée, presque inconsciente, en son sens élevé, en son point de vue, en son âme de chrétien. Sans songer à la prêcher dans ses découragements, il jetait dans leurs entretiens des mots lumineux qui demeuraient en elle pour éclairer ses ténèbres. Il la reportait, dans ses déboires, vers la seule perfection qui ne trompe pas. Que de fois en le voyant prier dans les églises, elle avait compris le refuge divin offert aux cœurs souffrants!
Le reverrait-elle? Et quand?... Serait-il toujours inconsolable et solitaire!... Quel idéal devait être la femme ainsi pleurée! Parfois, il semblait à Léna qu'elle eût trouvé doux de payer de sa vie quelques jours d'un amour si profond...
La comtesse Bolomei avait été fidèle à la tâche qu'elle avait acceptée. Elle invitait souvent Léna, et formait insensiblement son goût, ses manières, son langage même. Elle la maintenait à un niveau élevé, traitant devant elle les questions qui devaient élargir son esprit. Elle lui donnait part à ses œuvres de charité, l'emmenant dans ces ruelles étonnantes, misérables et pittoresques, ou dans ces vieux palais délabrés, devenus l'asile de la misère, où l'on voit flotter des loques sur les façades de marbre, où, dans des débris de poterie, des fleurs communes poussent sur les fenêtres en ogive. Elle lui procurait ainsi cette saine impression qui consiste à mettre la souffrance physique en regard des peines morales, et qui fait envisager d'une manière plus juste la croix qu'on a à porter. Enfin, elle l'encourageait à dessiner sous la direction un peu capricieuse de son père, elle lui prêtait des livres, dirigeait ses études littéraires, parlait italien avec elle, et contrôlait, sans en avoir l'air, ses relations. Seulement, tout cela fait,—et c'était certes beaucoup,—elle ne songeait pas à gagner la confiance de cette enfant; elle ne se doutait même pas du vide affreux de son cœur, du sentiment morbide de désillusion qui l'avait envahie. Ce qui sauvait Léna, c'étaient les fortes semences jetées jadis en son âme. Elle souffrait, mais du moins elle ne se complaisait pas en sa souffrance, et ne l'irritait pas par d'inutiles et dangereuses analyses. Elle gardait la notion chrétienne de l'épreuve, du mérite, et surtout de l'amour de Dieu qui allège les fardeaux. Et elle se prêtait aux distractions, heureuse de constater que le progrès de son esprit rendait son père fier d'elle; elle le soutenait dans ses faciles découragements, toujours prête à satisfaire ses fantaisies, et à s'oublier elle-même, science nouvellement acquise, et singulièrement méritoire à son âge.
...Mais sa tâche filiale est parfois un peu lourde. Elle n'a pas été préparée, par son milieu, par les caractères de granit qui l'entouraient en Bretagne, à comprendre cette nature flexible, fuyante, tombant des enthousiasmes aux découragements, ardente et mobile, tendre et oublieuse, passant, en somme, à travers la vie comme dans un rêve créé par sa propre fantaisie. Elle se sent vis-à-vis de lui de plus en plus protectrice; mais l'indulgence lui est souvent difficile, justement parce qu'il n'y a pas d'affinités naturelles entre elle et lui. Si brutalement injuste que lui semble son oncle, elle le comprend plus facilement. Cependant, elle ne montre jamais à son père ni impatience vis-à-vis de ses caprices, ni dédain pour sa faiblesse. Il est, du moins, une chose qu'elle peut admirer sans réserve en lui: c'est ce don merveilleux qui fait de lui un grand artiste. Elle pose patiemment devant son chevalet, et son image, sous différentes formes, emprunte des titres divers: en robe blanche et en grand chapeau, elle est «la Fille du peintre»; en Fouesnantaise, elle anime un paysage breton auquel le Coatlanguy sert de fond. Les deux portraits vont partir pour le Salon, et Léna se demande d'abord ce que pensera Landry,—puis si Séverin se rappellera avec plaisir son séjour à Venise, et les heures passées dans l'atelier de la riva degli Schiavoni....
Elle reçoit des lettres furtives de Loïzik; Loïzik se mariera après Pâques. Elle exprime de sincères regrets de ne pouvoir fléchir son oncle, qui ne parle jamais d'elle, son chagrin de ne pas avoir sa cousine comme «fille d'honneur», puis s'étend avec une complaisance ravie sur les préparatifs de ses noces. Il y aura un millier d'invités. On dressera des tentes, on les enguirlandera de feuillage. Les bœufs sont déjà marqués pour le sacrifice, les barriques de vin arrivent par les lourdes charrettes, les cuisinières fameuses de la région sont retenues, les pauvres avertis et conviés. Car, en ces agapes nuptiales, les questions sociales sont pacifiquement résolues: les châtelains et les pauvres hères, les riches et les mendiants, tous sont assis dans une même pensée joyeuse, tous portent des toasts à la mariée, tous, au milieu du repas, se lèvent et confondent dans une même prière le souvenir de leurs défunts toujours chers.
Léna éprouve un chagrin profond de ne pas être de ces fêtes. Elle eût aimé à en surveiller les heureux préparatifs, à tresser des guirlandes, à remuer la pâte des fars noirs ou blancs, et surtout à attacher au corsage de Loïzik les boutons d'oranger. Heureuse Loïzik! Aucun rêve imprudent ne l'a élevée hors de sa sphère; aucun mécontentement ne l'a disposée à écouter des paroles trompeuses. Ses tranquilles pensées ne franchiront pas les limites bénies de son devoir heureux; elle poursuivra avec Goulven l'œuvre de son oncle, préservera des vies et des bonheurs, et élèvera dans les antiques traditions d'honneur et de travail une nouvelle génération de Coatlanguy....
Son père la surprend, cette lettre à la main, et elle n'a pas le temps d'essuyer ses larmes.
—Ah! Léna, tu regrettes le Coatlanguy! dit-il avec une inflexion jalouse. J'ai craint, quelquefois, que tu n'aies le mal du pays!
Mais Léna lui sourit déjà.
—Avec vous, père! Mais c'est chez vous qu'est mon pays, et si je devais vous quitter, j'aurais, à en mourir, le mal de mon cher père!
Il se laissa tomber sur un fauteuil, un peu las. Il avait de ces dépressions soudaines qui inquiétaient un peu sa fille, mais qui ne duraient pas.
—J'ai connu la nostalgie, et j'en subis encore quelquefois les atteintes. J'en ai eu un accès en te revoyant, Léna. Mais il paraît que tu m'as apporté assez d'effluves bretons, dans les plis de ta mante et de ta jupe de drap, pour satisfaire mes vieilles aspirations, car je ne désire plus retourner au Coatlanguy: j'aurais peur d'être déçu en le revoyant avec mes yeux d'aujourd'hui. Oui, ma fille, tu es pour moi le pays perdu; tu es la fleur de ce sol jadis tant aimé, tu m'en parles la langue oubliée, la couleur de son océan et de son ciel se reflète dans tes yeux, et j'y vois parfois passer ses incurables mélancolies....
Il resta un instant immobile, perdu dans ses pensées, puis reprit d'un ton rêveur, comme s'il épelait ses propres sentiments:
—C'est étrange, Léna, mais je n'ai plus de désirs personnels. Il me vient, par instants, une grande indifférence, qui m'envahit lentement, comme doit le faire le froid de la mort. Pour moi, te dis-je, je ne désire plus rien, sinon revoir mon frère, et, le voulût-il, je n'aurais pas le courage d'aller jusqu'à lui. Mais je peux encore former des vœux pour toi, ma fille, et je m'inquiète de ton avenir.
Elle s'effraya de cette sollicitude soudaine.
—Cher papa, laissez mon avenir à Dieu, et jouissons d'être ensemble.... Vous avez confiance en Dieu, n'est-ce pas?
—Une humble et ferme confiance! répondit-il avec ferveur. Ma vie a eu des lacunes, Léna; j'ai pu me tromper, j'ai pu fléchir sous des fardeaux qu'un autre eût portés plus vaillamment; mais j'ai gardé ma foi de Breton, et quand j'évoque les œuvres de mon pinceau, je pense avec soulagement que les yeux purs de ta mère auraient pu les contempler....
Elle fut remuée au fond de l'âme en comprenant qu'en cette vie ballotée, il était demeuré quelque chose de la candeur d'un enfant. Mais dans l'affection très tendre qu'elle avait pour lui, il y avait des sursauts et des réactions, et elle sentit tout à coup son cœur se glacer quand il ajouta, après un long silence:
—M. de Salles m'a promis de revenir à Venise.... J'ai pensé quelquefois qu'il dépend de toi de devenir sa femme, Léna.
Ces paroles inattendues avaient quelque chose de si soudain, de si cru, de si peu en rapport avec la nature de son père, et même avec le tact et la délicatesse qu'elle était habituée à trouver chez lui, qu'elle resta un instant sans parler, horriblement choquée de cette ouverture presque brutale. En une minute, des idées pénibles traversèrent son esprit. Serait-il possible qu'il eût provoqué le retour de Séverin? Formait-il des plans en vue d'une chose si... si impossible?
Le ressentiment de sa dignité froissée perçait dans le ton de ses paroles lorsqu'elle put enfin répondre.
—M. de Salles ne se remariera jamais, dit-elle vivement. En outre, il y aurait entre lui et moi des obstacles qu'aucun de nous ne songerait à surmonter.... Vous ne savez pas dans quel milieu raffiné il vit! Vous me peineriez cruellement, mon père, si vous ajoutiez un mot.... Je ne voudrais pas revoir M. de Salles, s'il soupçonnait ce que vous avez pensé!
La véhémence de sa fille ne parut pas émouvoir le peintre.
—Je suis plus sceptique que toi au sujet des deuils éternels, dit-il en soupirant. Nous autres hommes, nous n'avons pas vos fidélités invincibles.... J'ai aimé ta mère avec un paroxysme de tendresse... sa mort m'a brisé pour toujours, et m'a ôté même, pour un temps, la force de te chérir.... Hélas! Léna, j'ai pourtant cédé à la tentation de rebâtir un nouveau foyer! Et quant à la différence du milieu dont tu parles, ajouta-t-il avec une décision inaccoutumée, tu l'exagères.... Tu oublies ton origine très noble, très pure; tu ne sais pas le prestige que peut avoir en outre, même dans le monde de M. de Salles, la fille d'Hervé Lebreton; enfin, tu ne te rends pas compte de la culture nouvelle de ton esprit, de l'affinement de tes manières....
Elle éprouva de nouveau un froissement, à l'entendre parler de cet affinement comme d'une chance de fortune et d'avenir.
—J'espère, dit-elle avec une froideur involontaire, que vous n'avez pas demandé à M. de Salles de revenir dans le but de provoquer une demande en mariage! Ah! si je pouvais le penser, tous les souvenirs agréables de notre bonne amitié me deviendraient odieux, à commencer par ce dîner de Noël, qui avait l'air, j'y songe maintenant, d'une fête de famille! Oh! père! père!...
Et elle fondit en larmes.
Une surprise désolée se peignit sur le visage d'Hervé.
—Léna, ne te fâche pas! Ne t'afflige pas! Personne ne songe à te marier malgré toi, ma chérie! Je... lui ai écrit... ou plutôt répondu.... Ne te souviens-tu pas qu'il nous a envoyé des photographies?... Je lui disais seulement que... j'étais un peu souffrant, que j'espérais qu'il ne quitterait pas l'Italie sans revenir nous voir....
Ses explications avaient des allures d'excuses, et elles firent mal à Léna.
—J'aime à croire, dit-elle, essuyant ses larmes, que M. de Salles ne supposera de votre part aucune arrière-pensée.... Mais moi je ne veux pas me marier!... Jamais! dit-elle, retenant une explosion de douleur.
—J'espère, Léna, que je ne te laisserai pas seule au monde murmura-t-il avec cette expression d'humilité qui était chez lui l'indice qu'il cédait à une volonté plus forte que la sienne, et qui faisait toujours souffrir Léna.
Elle éprouva alors un impérieux besoin de se distraire, de fuir ces chambres resserrées où sa pensée semblait, faute d'espace, retomber sur elle-même. Elle prétexta un achat, et sortit au hasard, essayant de secouer l'idée douloureuse qui venait de s'implanter dans son cerveau.
Elle erra d'abord sous les arcades de la place Saint-Marc. Mais elle ne pouvait s'intéresser à rien. Ni les verreries merveilleuses de Salviati, ni les dentelles sans prix de Jesurum, ni les marbres, ni les aquarelles, ni les bijoux ne retenaient son regard troublé. Elle s'enfonça dans la Merceria, entra un instant à San-Salvatore, toujours ouvert, pour y chercher un peu d'apaisement et y revoir aussi la Transfiguration du Titien, et le tombeau de cette poétique Catherine Cornaro, reine de Chypre; puis elle erra dans les ruelles, traversant, sur les ponts en dos d'âne, les étroits et pittoresques canaux, découvrant ici une église, là un palais, plus loin un jardin minuscule épandant sur l'eau le feuillage tremblant d'un saule, ou y mirant des touffes de giroflées. Elle se contraignait à ne plus penser, et à s'intéresser à ses découvertes. Et combien l'on en fait de tout genre, à Venise! Elle tressaillit d'une émotion soudaine en se trouvant dans l'église de San-Zaccaria, en face des restes vénérables du père du Précurseur. Elle oublia ses soucis pour tomber à genoux. Ainsi que devant le tombeau de Saint-Marc, elle remontait les siècles, émue d'être si près de ce corps sanctifié, de ces bras qui portèrent l'Enfant Prophète.
L'apaisement souhaité s'était soudain fait dans son âme, et elle redevenait capable de surmonter son angoisse, de dépasser pour ainsi dire les pensées troublantes et douloureuses qui s'offraient à elle.
Elle avait continué à marcher sans but, tantôt arrêtée par une impasse, tantôt suivant une berge étroite, tantôt, enfin, s'égarant dans un de ces labyrinthes dont les passages sont parfois si resserrés qu'on n'y peut, à la lettre, ouvrir un parapluie. Et quand elle reprit conscience du lieu où elle se trouvait, elle s'aperçut qu'elle était près du Canal Grande, mais très loin de chez elle, devant le pittoresque Palais di Turchi, dont elle avait visité le musée. Alors, elle se rendit à la station des bateaux à vapeur, pour regagner plus vite son logis.
C'était toujours pour elle un plaisir nouveau de passer devant ces palais incomparables dont un grand nombre, hélas! sont devenus des centres d'industrie ou des caravansérails à la mode. Elle était redevenue elle-même lorsque, dans le crépuscule, elle débarqua au quai des Esclavons, et s'engagea dans l'escalier sombre de sa maison.
Comme elle ouvrait la porte de l'appartement, un bruit de voix frappa son oreille. Il y avait quelqu'un avec son père, et son cœur cessa un instant de battre en reconnaissant l'accent familier de Séverin de Salles.
Elle n'entra pas dans l'atelier. Elle se glissa sans bruit dans sa chambre, jeta son chapeau sur son lit, et alla appuyer son front contre la fenêtre, regardant sans le voir le mouvement intense du quai et du canal.
Ainsi, il avait répondu sans perdre une heure à l'appel d'Hervé! Quel mobile l'amenait? La sympathie pour un grand talent? La compassion pour un homme fatigué, qui se croyait malade? Car ce ne pouvait pas, non, ce ne pouvait pas être un autre sentiment! Qui aurait pu lutter contre ce souvenir indestructible d'une morte qui avait dû être la perfection même!... Mais qu'avait-il pensé de cette demande, de ce rappel, de la part d'un homme qui, après tout, n'était pour lui qu'un étranger? Avait-il deviné un mobile secret, intéressé, une intrigue, en un mot, dans cette démarche? Était-il possible qu'il l'eût cru inspirée par Léna elle-même? A cette idée, une rougeur brûlante couvrit son visage. Une terreur la prenait de rencontrer Séverin. Elle resta immobile, espérant que son père ignorerait qu'elle était rentrée. La visite fut longue. La nuit était venue, elle n'osait pas aller chercher sa lampe, et elle restait là, seule dans les ténèbres, respirant à peine, et trouvant les minutes démesurément longues.
Séverin partit enfin. Elle prêta l'oreille au bruit de ses pas dans l'escalier; puis, ayant rafraîchi d'eau froide son visage brûlant, elle entra chez son père.
—Viens-tu seulement de rentrer? Je te guettais, cependant, Léna, dit-il. N'as-tu pas rencontré M. de Salles?
Il y avait dans sa voix une émotion inquiète et quelque chose de suppliant. Il avait baissé l'abat-jour de sa lampe, et son visage restait dans l'ombre.
—Non, dit Léna avec une sécheresse involontaire, je ne l'ai pas rencontré.
—Il reviendra; il a été déçu de ne pas te voir... très déçu, Léna.
Elle ne répondit rien, et se mit en devoir de préparer la petite table du dîner. Ses mouvements étaient fiévreux, et son cœur battait à l'idée d'entendre une parole qui la froisserait et diminuerait son père à ses yeux.
Mais Hervé ne parla plus de Séverin. Avec un peu d'effort d'abord, puis avec un intérêt réel, il questionna sa fille sur ce qu'elle avait vu dans sa promenade, et lui donna sur les palais et les églises de ces détails dont sa mémoire était riche, et qui, sous sa parole imagée et facile, prenaient un intérêt extraordinaire.
Mais, comme distraite malgré elle et instinctivement soulagée, elle prenait son ouvrage près de la lampe pour passer une tranquille soirée, le timbre de la porte d'entrée résonna deux fois sous une pression nerveuse, et presque aussitôt, celui qu'elle avait redouté de voir parut à la porte de l'atelier.
—Vous voyez que je suis indiscret: je reviens déjà, dit-il avec un sourire que Léna trouva contraint. Vous m'avez habitué tous deux à croire que cette maison était un peu la mienne....
Tous deux! Quoi! avait-il pu se méprendre au plaisir qu'elle témoignait de sa venue? Pouvait-il croire qu'elle avait désiré, indirectement sollicité son retour? Elle se sentait faiblir à cette pensée odieuse....
Il s'aperçut certainement de son embarras; mais elle se demanda avec angoisse comment il l'interprétait. Avec son tact habituel, il parla aussitôt de choses banales, puis de son séjour à Rome.
—N'êtes-vous pas allé à Florence? demanda Hervé qui, lui aussi, était en proie à une pénible anxiété.
—Non, j'avais besoin de solitude.
—Mme Desmoutiers et son fils y sont-ils encore? dit Léna avec une tranquillité affectée.
Il se tourna vivement vers elle, peut-être surpris de la voir aborder ce sujet.
—Non; ma cousine n'est pas femme à jouir tout un hiver des souvenirs moyenâgeux et des merveilles artistiques de Florence. Après quelques semaines, elle est allée finir l'hiver à Nice.
—Et vous, vous retournez à Paris, dit Léna d'un ton affirmatif, comme si c'était une chose entendue.
Il la regarda, de nouveau étonné.
—Mes projets sont encore incertains... Combien j'ai pensé à vous, à Rome! ajouta-t-il, cherchant à dissiper le malaise inexpliqué qui planait sur eux tous. Vous jouiriez tant de ses trésors, et surtout de son atmosphère!
—Mon père m'y conduira peut-être quelque jour, répliqua-t-elle avec une légère sécheresse.
Il essayait vainement de l'animer, et cherchait évidemment l'énigme de cette attitude nouvelle. Hervé était au supplice. Au bout d'une demi-heure, Séverin, découragé, se leva pour prendre congé, sans que personne le retînt.
Léna parut oublier qu'elle avait pris l'habitude amicale de tenir pour lui sa lampe au-dessus des ténèbres béantes de l'escalier. Dès qu'il eut refermé la porte, elle alluma un bougeoir d'un geste fiévreux et, avec un bonsoir précipité, elle se retira dans sa chambre.
Léna eut une nuit de cauchemar.
Il lui semblait que toutes les tristesses et les angoisses de sa jeune vie surgissaient devant elle en des images heurtées, brisées, singulièrement enchevêtrées. Elle était assise à la table de Mme Desmoutiers, et elle essayait de cacher ses mains, qui apparaissaient brunes sur la nappe satinée.... Elle tournait la tête, et soudain, elle errait dans le cimetière de Lanrouara, cherchant la tombe de son père.... Landry passait près d'elle, ayant à son bras une jeune femme élégante, qui riait d'elle. Puis son oncle la jetait hors du Coatlanguy et la poursuivait dans l'avenue, le bras levé. Enfin, son père lui amenait Séverin, à qui il criait d'une voix passionnée: «—Épousez-la, car elle est pauvre, et elle vous aime!»
L'horreur de cette dernière vision l'éveilla. Il faisait à peine jour. Elle se jeta hors de son lit pour fuir ces affreux rêves, et s'habilla en hâte pour une messe matinale. La grande paix de l'église la calma. Elle eut de nouveau conscience d'une atmosphère de prières très anciennes, traversée d'une pluie incessante de grâces. Elle ne put formuler une oraison; elle craignait trop de voir clair en elle-même, d'y faire surgir une souffrance précise, une humiliation, une colère, que sais-je! Elle berça sa pensée d'une unique supplication:
«Sainte Mère de Dieu, portez-moi!»
Et l'image archaïque de la Madone de la Nicopeja lui était un apaisement; elle regardait avidement son visage naïvement bienveillant, le petit Jésus tenu tout droit sur sa poitrine, présenté à l'adoration, à la confiance, et à demi voilé sous les colliers suspendus au cou de la Vierge.
Il était encore très tôt quand elle sortit de l'église, si tôt que deux heures au moins devaient s'écouler avant le moment où elle entrait chez son père. La place était presque déserte; des vols de pigeons s'y abattaient en liberté, si nombreux que leurs roucoulements rappelaient, de loin, le murmure rythmé des flots. Une brise fraîche soufflait; de petits nuages légers flottaient sur un ciel encore pâle, d'une ravissante nuance azurée. On sentait le printemps dans l'air, mais on ne le voyait pas dans cette ville de marbre et d'eau. Léna eut tout à coup le désir ardent, invincible, de voir des arbres, et, presque sans réfléchir, courut prendre le bateau qui menait au jardin public.
Il était encore désert. Les arbres avaient revêtu leur parure d'un vert tendre, et les pins et les lauriers semblaient plus noirs près de cette fraîche éclosion. C'était une sensation délicieuse d'errer à cette heure matinale sous les ombrages nouveaux, d'entendre des oiseaux... et de penser à l'âpre et tardif printemps qui, là-bas, commençait seulement à étoiler d'or les ajoncs, et d'argent les haies d'épines. Elle s'assit sur un banc, soulagée d'être seule, et essayant de s'absorber dans le charme de cette heure avant d'aller reprendre ses soucis.
Mais, ayant levé la tête au bruit d'un pas solitaire, elle tressaillit en reconnaissant ce promeneur inattendu: Séverin de Salles passait devant elle.
Lui aussi s'arrêta, surpris. Il hésita un instant, puis se découvrit.
—Je n'ai pas besoin, dit-il, de vous assurer qu'un pur hasard m'a amené ici.... Je ne me permettrais pas de m'asseoir près de vous; mais je puis, du moins, vous adresser une requête: voulez-vous m'accorder un entretien chez monsieur votre père, aujourd'hui, à l'heure qu'il vous plaira de me fixer?
Elle se leva tremblante, en proie à une cruelle agitation.
—Un entretien?... A quoi bon?... N'avons-nous pas déjà abusé de votre sympathie pour des isolés?... dit-elle d'une voix à peine intelligible.
Le regard de Séverin exprima une surprise presque pénible.
—Si ma présence vous semble indiscrète, dit-il, légèrement froissé, si j'ai abusé à mon insu de votre accueil amical, je ne vous fatiguerai pas plus longtemps de mes visites.... Mais un motif sérieux me fait désirer l'entretien que je sollicite de vous, après en avoir demandé la permission à M. Lebreton....
—Je suis sûre, je sais que c'est... inutile, balbutia-t-elle, serrant nerveusement ses mains l'une contre l'autre.
—Vous en jugerez après m'avoir entendu.... Ne pouvez-vous avoir confiance en moi? ajouta-t-il avec une émotion visible.
Elle savait qu'il voulait demander sa main... elle savait aussi qu'elle ne pouvait, qu'elle ne devait pas permettre que les intrigues de son père réussissent.... Oh! quel mot!... Et qu'il était dur de juger ainsi ce pauvre père faible et tendre!... Mais pouvait-elle, si certaine qu'elle fût de sa demande impossible, la refuser avant qu'il la formulât? Après tout, il voulait peut-être seulement lui parler de Landry, lui transmettre un message.... D'ailleurs, son père avait approuvé cette entrevue....
Elle s'inclina légèrement.
—Je serai toute la matinée chez moi, dit-elle, essayant de raffermir sa voix brisée.
Et elle se dirigea rapidement vers l'embarcadère du bateau à vapeur.
Jamais, peut-être, elle n'avait ressenti une plus cruelle souffrance. La pensée que Séverin avait été pour ainsi dire pris au piège, attiré honteusement par le seul mobile capable d'agir sur son cœur mort et sa nature loyale: la pitié,—cette pensée la mettait hors d'elle, d'autant qu'elle ne pouvait savoir ce que son père lui avait dit. Si Séverin allait supposer qu'elle l'aimait!... Si ce n'était pas seulement par compassion pour les soucis paternels d'un homme malade, inquiet de l'avenir de sa fille, qu'il voulait la demander, mais par pitié pour elle-même, si on lui avait persuadé qu'elle souffrait à cause de lui!...
Elle tarda à entrer chez son père, tant elle sentait en elle de soulèvement et de rancune. Elle dut faire appel à toute son énergie pour l'embrasser comme à l'ordinaire. Il la regardait avec une inquiétude, presque une peur, qui, cependant, l'attendrit légèrement.
—Vous avez autorisé M. de Salles à me demander un entretien, mon père? dit-elle d'une voix dont elle s'efforçait d'apaiser les frémissements.
—Pourquoi pas, Léna? répliqua-t-il avec la douceur humiliée qui choquait à sa fille.
—S'il prétend me demander en mariage, comme je n'ai que trop lieu de craindre que l'idée n'en vienne pas de lui, et comme, d'autre part, je ne veux pas me marier, je regrette d'avoir avec lui une explication qui ne peut que nous faire mal à tous deux....
—Léna, dit-il, malheureux, comment peux-tu croire que j'eusse voulu jeter mon enfant aux bras d'un indifférent!... Je t'assure que je n'ai rien fait, rien écrit de contraire à notre dignité! Je suis sûr qu'il t'aime, et je désire ardemment te laisser à un protecteur tel que lui. Ne t'obstine pas à refuser ton bonheur par une vaine susceptibilité.... Crois-moi, j'ai lu dans son cœur!
—Ne pourriez-vous, dit-elle sans répondre, vous charger de lui exprimer vous-même ma détermination, qui est immuable? Cela nous épargnerait une souffrance....
—Non, ma fille, je ne peux rien faire de la sorte, parce qu'il ne m'a pas dit le sujet de l'entrevue qu'il veut avoir avec toi, et que je ne pouvais refuser à un homme tel que lui....
Elle ne protesta plus et, prenant son ouvrage, elle rentra dans sa chambre, et se mit à coudre fiévreusement et en silence près de sa fenêtre.
Elle souffrit une torture pendant cette attente. Elle aurait voulu tour à tour presser les minutes, pour en finir avec cette horrible souffrance, et les retenir, pour retarder un moment qui lui semblait au-dessus de ses forces.
Mais l'heure fatale vint. Elle entendit s'ouvrir la porte du petit vestibule, un pas ferme résonna sur le carreau de marbre, puis Giuseppa vint l'avertir que le signore francese la demandait.
Elle s'agenouilla un instant devant le minuscule autel qu'elle avait élevé dans un coin de sa chambre à la Sainte Vierge et à sainte Anne, puis entra avec un calme affecté dans l'atelier que le soleil emplissait d'une lumière joyeuse, et où elle allait tant souffrir.
Séverin était d'une pâleur qui l'impressionna.... Comme il devait lui en coûter de venir, par pure compassion, demander la main d'une femme qu'il ne pouvait aimer!...
—Hier, quand je suis arrivé, dit-il, il me semblait facile de venir vous dire tout ce qu'il faut que vous sachiez.... Me trompé-je en trouvant votre ancienne et amicale attitude changée, et en m'imaginant qu'il y a entre vous et moi je ne sais quel malentendu?
—Je ne vous comprends pas.... Pourquoi y aurait-il quelque chose de changé entre nous? répliqua-t-elle d'un ton qui sembla élargir la distance bien réelle que sentait Séverin.
Il la regarda avec un étonnement douloureux.
—Quoi qu'il en soit, je dois vous parler, dit-il avec un soupir. Nous avons eu, quel que puisse être l'avenir, des rapports cordiaux, je n'ose dire affectueux, et vous m'avez témoigné assez de confiance pour qu'il me répugne de ne pas y répondre.... Il me semble que vous devez d'abord, avant tout, savoir la vérité de ma vie, connaître ce que je dérobe aux autres; en un mot, je crois devoir faire tomber devant vous la légende dont on m'a entouré....
Surprise, troublée, elle ne sut que répondre. La vérité de sa vie! C'étaient là des mots singuliers; mais elle n'eut pas l'idée que cette vérité ne dût être digne de l'opinion qu'elle s'était faite de lui.
—Je me suis d'abord demandé, reprit-il, si j'avais le droit de dépouiller une morte d'un prestige même emprunté; mais encore une fois, vous avez le droit de tout savoir....
—Quel droit pourrais-je avoir à vos confidences? dit-elle avec agitation. Monsieur de Salles, j'aimerais mieux que vous arrêtiez là un entretien qui peut devenir pénible....
—Il faut que je vous parle, répondit-il d'un ton ferme. Vous savez quel respect j'ai pour vous, et je veux espérer que rien de douloureux ne sortira de cette conversation.
Les yeux gris de Léna devinrent un peu durs, et sa bouche se serra tandis qu'elle se résignait à l'écouter.
—On a cru, reprit Séverin, étouffant un soupir, que ma vie a été brisée par la perte de ma femme.... On a répété que je l'avais trop aimée pour l'oublier jamais, et que le souvenir idéal d'une créature parfaite m'empêchait de penser à aucune femme, si charmante fût-elle.... Peut-être étais-je capable de porter jusqu'à la fin le deuil d'une créature qui m'eût aimé comme moi je l'avais chérie.... Mais si j'ai gardé des années ce veuvage austère après ces quelques mois de vie conjugale, si j'ai rompu avec le monde, si je suis devenu incapable de goûter les joies d'ici-bas, ce n'est pas parce que je pleurais une femme aimée et aimante....
Il s'arrêta un instant, oppressé....
—...C'est parce que j'avais été cruellement trompé, et que je ne pouvais plus croire au bonheur....
Il y eut encore un silence, pendant lequel Léna crut entendre les battements de son cœur.
—Quand je la connus, reprit Séverin d'une voix plus basse, elle avait tout ce qui peut charmer: esprit, beauté, douceur, talents, que sais-je!... Tout, hors la fortune, et c'était pour moi un bonheur de plus de lui rendre la situation et les jouissances qu'elle avait connues dans sa première jeunesse. Dire combien je l'aimais, serait impossible. J'étais jeune, ardent; j'avais conscience des dons que j'avais reçus, et je bénissais Dieu de pouvoir les prodiguer à son bonheur. Ce que je lui ai donné, personne ne peut le savoir, elle-même ne l'a jamais soupçonné; j'étais si riche de tendresse, d'enthousiasme, que je lui prêtais ce qu'elle n'avait pas.... Je ne voulais pas m'avouer sa froideur, je la voyais telle que la faisait mon amour.... Cela dura trois mois, pendant lesquels la ferveur de mon affection, de mon admiration, ne s'épuisa pas. Puis un mal soudain l'enleva.... Je ne puis penser encore à l'agonie que j'endurai.... La dernière parole intelligible qu'elle me dit fut: «Pardon!» Je vis dans ce mot la délicatesse d'une tendresse pareille à la mienne. Ma foi chrétienne m'empêcha seule de devenir fou. Mais lorsqu'il fallut, d'une main frémissante de douleur, toucher à ce qui lui avait appartenu, je trouvai son journal intime....
Il s'arrêta, de nouveau oppressé.
Léna l'écoutait maintenant avec un intérêt poignant, sans penser à elle, sans se demander pourquoi il lui faisait cette étrange confidence.
—J'appris alors d'elle-même, par ce témoignage posthume, reprit-il d'une voix changée, que je n'avais jamais été aimé.... Elle avait horreur de la pauvreté, et avait lâchement, vulgairement cédé à l'attrait de ma fortune. Pour m'épouser, elle avait rompu, oui, rompu une promesse, renoncé à un homme qu'elle aimait.... Je trouvais dans ces pages la trace de la lutte qu'elle avait livrée entre cet amour et sa cupidité.... Oh! je lui dois cette justice qu'elle a été envers moi une épouse fidèle.... Mais elle ne m'a jamais aimé; elle m'a laissé, avec des sourires perfides, prodiguer tout ce que j'avais de meilleur,—sans retour....
Les yeux de Léna n'étaient plus froids ni durs; il pouvait y lire une sincère sympathie.
—Alors, dit-elle avec un soupir, vous aussi, vous avez connu cette souffrance d'avoir vu son cœur méprisé, d'avoir aimé... dans le vide!
—Pis que dans le vide: elle était fausse! murmura-t-il, essuyant les gouttes de sueur qu'avait amenés à ses tempes l'effort cruel qu'il venait de faire. Et voilà pourquoi je ne puis plus aimer aucune femme. Si, dans la fleur de ma jeunesse, dans l'éclat des facultés brillantes que je peux reconnaître aujourd'hui comme s'il s'agissait d'un autre, je n'ai pas réussi à éveiller la sympathie, l'écho que méritait mon cœur, comment l'aurais-je espéré plus tard, comment ne serais-je pas devenu sceptique? Si l'amertume n'a pas envahi mon âme, si ma vie n'a pas été stérilisée par cette déception, plus amère qu'on ne peut l'imaginer, je le dois à la foi chrétienne qui m'a gardé du désespoir, du découragement, qui m'a montré la volonté divine, toujours adorable, bien qu'incompréhensible, dans l'épreuve, qui m'a imposé des devoirs, et qui m'a aidé à porter le poids d'une vie solitaire où la joie ne devait plus luire....
Il ne pouvait plus être heureux.... Alors, il ne songeait pas à demander la main de Léna?
Elle se demandait quel était le but de cette étrange confidence; elle n'attendit pas longtemps.
—Ce que j'ai à vous dire maintenant, poursuivit-il avec un peu d'effort, je ne le dirais pas à une autre femme, et le secret que je vous ai confié serait pour toute autre aussi, un bien étrange préambule à la demande que je vais vous adresser.... Mais vous avez, comme moi, subi une amère désillusion; comme le mien, votre cœur est libre, et vous m'avez laissé entendre que vous ne pouvez plus croire à ce sentiment qu'on a tant parodié.... Je suis très solitaire, et un jour peut venir—Dieu veuille qu'il soit éloigné!—où votre vie, à vous, sera terriblement isolée, où vous serez placée dans l'alternative de vivre seule ou de reprendre, auprès d'un parent offensé, une vie qui vous était à charge avant même que vous connussiez d'autres horizons. En dehors des illusions de la jeunesse, il peut y avoir une affection grave, solide, basée sur la communauté des croyances, des aspirations, sur un même désir du bien.... Voulez-vous me faire le très grand honneur de me confier votre existence?... Je n'ai plus, maintenant que ma jeunesse est passée et que la souffrance m'a rendu austère, indifférent à la plupart des choses de ce monde, je n'ai plus, dis-je, la prétention d'être aimé comme j'avais jadis rêvé de l'être. Je sais que, vous non plus, vous ne demanderiez pas l'attachement romanesque dont vous avez d'ailleurs connu l'inanité. Mais je sais aussi que je peux avoir foi en votre loyauté, qu'un motif indigne de vous n'entraînerait pas votre décision, que vous êtes trop fière et trop haute pour vous marier pour de l'argent ou pour une situation. Peut-être, cependant, pensez-vous aussi qu'il faut à une femme une protection, un but dans la vie, un devoir enfermé dans des limites précises.... Ai-je besoin de vous dire que je ne vous séparerais jamais de votre père?...
Il se tut, l'interrogeant encore d'un regard grave, tranquille, austère, dans lequel ne se lisaient ni ardeur, ni impatience. Elle sentit son cœur étreint d'une impression étrange, glacée, et se demanda si jamais une telle demande avait été formulée en de pareils termes.
—Il est trop juste que vous preniez le temps de la réflexion, reprit-il avec le même calme. Je sens tout ce qu'a de singulier notre situation.... Je n'aurais, je le répète, osé adresser ma requête à aucune autre jeune fille, d'abord parce que peu de jeunes filles ont, à votre âge, expérimenté la souffrance; puis parce qu'il en est encore moins, peut-être, auxquelles l'argent soit indifférent comme je sens qu'il l'est pour vous. Je sais que vous ne me tromperez pas.... D'ailleurs, je ne vous demande que de m'aider à vivre une vie utile, austère peut-être, mais relevée par les devoirs qui sont toujours à notre portée. Puis-je vous demander quand vous voudrez bien me faire connaître votre décision?
—Oh! tout de suite... Pardonnez-moi de répondre ainsi à ce qui est de votre part très bon, j'en suis sûre.... Mais c'est impossible, tout à fait impossible!...
Il regarda attentivement son visage altéré, ses yeux remplis de larmes, et tout à coup devint très pâle.
—J'ai peut-être été brutal.... Je me suis sans doute mal expliqué.... Ce n'est pas une froide association que je vous offre, mais une protection affectueuse.... Il m'était impossible de vous laisser croire que je pouvais de nouveau être jeune, et goûter la forme de bonheur qui a été flétrie pour moi par la fausseté d'une femme.... Vous-même, vous êtes désenchantée, je l'ai bien senti....
—Vous avez été d'une loyauté absolue, dit-elle, l'interrompant. Mais vous cédez, sans vous en rendre compte, à une compassion qui vous égare.... Mon père se croit malade, à tort, j'en suis sûre, et vous vous demandez ce que je deviendrai après lui.... Dieu sera là, j'ai confiance en lui.... Oubliez cette pensée, dont je vous serai toujours reconnaissante.... Vous ne seriez pas heureux.... ni moi non plus.... Moi, je ne me marierai jamais!...
Elle dit ces mots lentement, avec une inconsciente solennité, comme si elle prononçait l'arrêt de sa jeunesse, puis répéta plus doucement, d'une voix plaintive:
—Jamais!...
Alors, sa pâleur s'accentuant, Séverin s'inclina profondément devant elle. Elle lui tendit la main, elle pleurait. Et sans ajouter un mot, ils se séparèrent ainsi.
Un instant après, agenouillée près de son lit, la tête cachée dans ses oreillers, pour étouffer ses sanglots, Léna connut la plus amère, la plus cruelle douleur de sa vie.
Séverin rentra chez lui comme dans un rêve. Il avertit l'hôtelier qu'il repartait dans la journée, puis s'assit à une table pour écrire à Hervé.
Il déchira plusieurs brouillons, et envoya enfin ces mots, qu'il ne voulut pas relire:
«Cher Monsieur, j'ai eu l'infini regret d'échouer dans la tentative que votre sympathie avait encouragée. Je pense que Mlle de Coatlanguy désire ne pas me revoir en ce moment. Je repars, reconnaissant de votre affection, sans avoir le courage de vous serrer la main.»
Ayant envoyé cette lettre, il songea que la comtesse Bolomei pourrait être informée de son passage à Venise, et il se résigna à aller la voir, avec la secrète espérance de ne pas la rencontrer. Mais la comtesse était chez elle, et elle l'accueillit avec une vive expansion.
—Enfin, vous voilà de retour! Mettez-moi au courant, car vous me faites l'effet d'un sphinx.... Est-ce ma lettre qui vous ramène?
—Oui, elle a confirmé les inquiétudes que me causait la santé de mon vieil ami Lebreton.
—Quand, vous m'avez écrit pour savoir s'il était vraiment malade, j'ai fait appeler Peponi, et je lui ai demandé la vérité. Et, comme je vous l'ai dit, le pauvre homme a une affection cardiaque qui peut lui laisser encore des années de vie, mais qui, cependant, a amené ces temps derniers des accidents menaçants. Dans quelle situation se trouverait cette malheureuse enfant, s'il lui manquait tout à coup! ajouta-t-elle, enveloppant Séverin d'un regard pénétrant.
—Je ne veux rien vous cacher, répliqua-t-il avec une affection de calme. J'ai pensé, comme vous, que sa situation serait cruelle.... Je ne puis oublier, vous le savez, que cette situation est un peu l'œuvre de ceux qui me tiennent de près.... Vous m'aviez répété si souvent que, même avec un cœur mort, on peut se faire un bonheur de surface, ou tout au moins, se bâtir un foyer et y édifier un devoir, que j'ai pensé.... que vous aviez raison.
La comtesse poussa un petit cri, et joignant les mains avec ravissement.
—Enfin!... O caro mio!... Oui, un foyer, una casa, e la felicita!... s'écria-t-elle, parlant italien comme cela lui arrivait quand elle était émue. Et avez-vous aussi pensé que c'était pour vous que je cultivais cette fleur... ce giglio pur et fier?... Je l'ai devinée du premier coup d'œil.... J'ai senti que jamais aucune de vos Parisiennes banales, taillées sur le même modèle fin de siècle, ne saurait guérir la plaie de votre cœur.... Il vous fallait une âme fraîche, encore imprégnée des souffles vierges d'un pays neuf, marquée au coin d'une éducation, d'une formation antique.... Elle est de race très noble, et le sang plébéien qui s'est mêlé dans ses veines au sang bleu de vos pairs lui a communiqué seulement sa vigueur et sa fierté.... Je me réjouis de la voir heureuse.... Car, sans s'en douter, elle vous aime, mon ami!
Séverin laissa s'écouler ce flux d'enthousiasme, puis dit froidement:
—Elle m'a refusé....
La foudre tombant sur le palazzo n'eût pas causé à la comtesse une plus soudaine, plus saisissante impression. Des exclamations étouffées s'échappèrent de ses lèvres.
—Santa Madonna!... Non, c'est impossible! Che cosa incredibile!... Vous n'avez pas su lui parler! Il fallait me laisser faire! Voyons, que lui avez-vous dit?
—La vérité.... Je la lui devais entière, si brutale qu'elle fût.
—Brutale? répéta la comtesse, bondissant sur son fauteuil.
—J'ai dû lui avouer que je n'ai plus d'amour à donner, que je lui offrais seulement une protection affectueuse, une communion de devoirs....
Les deux petites mains blanches et flétries de son interlocutrice s'élevèrent en signe de détresse.
—Vous lui avez dit cela!! D'abord, ce n'est pas vrai! Le cœur ne meurt jamais, et il n'est pas d'homme malheureux qui ne reprenne à la vie près d'une femme aimante, dont l'esprit et le cœur sont des merveilles!
—Mais Mlle de Coatlanguy est comme moi: elle a été déçue, et elle refuse, elle, de se marier.
La comtesse le regarda en face, avec un étonnement non affecté.
—Et vous avez trente-cinq ans! Et vous croyez que vous connaissez le cœur humain! Et vous prenez au sérieux les désappointements d'une fille de vingt ans!... Vraiment!... Elle briserait sa vie parce qu'un jeune fou qu'elle a connu pendant un mois a cessé d'être amoureux d'elle!...
—Mais puisqu'elle m'a refusé!
—Est-ce qu'elle pouvait faire autrement? C'était si tentant, n'est-ce pas, de s'entendre insinuer qu'elle ne serait jamais aimée, qu'elle ne consolerait jamais votre deuil, que vous la choisissiez uniquement comme l'associée de vos bonnes œuvres!
Séverin mordit sa lèvre.
—Vous exagérez, vous ridiculisez une situation qui devait être exposée loyalement, dit-il, piqué.
—C'est-à-dire que je débarasse votre discours des figures de rhétorique.... Je me demande seulement quelle raison vous avez pu lui donner pour lui adresser cette belle demande.... Auriez-vous poussé la franchise jusqu'à lui confier que vous aviez pitié de sa prochaine détresse, et que vous ne trouviez que ce moyen de faire «une œuvre», alors qu'il s'agissait d'elle?
—Je dois supporter vos épigrammes.... Je lui ai dit que j'étais très seul, elle très isolée, et....
—C'est cela, j'avais raison: la pitié! Et vous voulez qu'une femme douée d'une ombre de dignité cède à de pareils motifs!
—Mais puisqu'elle ne m'aime pas! Je n'ai pas la prétention d'être aimable, ni d'être aimé....
—Une jeune fille qui refuse un monsieur déclare, naturellement, qu'elle ne l'aime pas.... Quant à votre défaut de prétention, vous êtes absurde.... Écoutez-moi, et sachez que je ne parle pas à la légère: Hélène de Coatlanguy vous est profondément attachée, qu'elle s'en doute, ce qui est peu probable, ou non. J'ai bien vu qu'elle a souffert de votre départ!
—Je ne puis discuter avec vous.... Je suis obligé de m'en rapporter à son refus.... Et je pars tout à l'heure.
Les petites mains blanches recommencèrent à s'agiter désespérément.
—O aveugle! Allez, partez, passez à côté du bonheur.... Replongez-vous dans vos œuvres; elles sont belles, je n'en disconviens pas, mais elles gagneraient de la vie, de la fécondité, à être accomplies sous un rayon de soleil... ou de bonheur.... Vous êtes un caractère, un caractère admirable, mais il y a une exagération en vous.... Et croyez-moi, vous vivez en face d'un fantôme, vous édifiez votre existence sur une légende, la légende de votre chagrin.... Vous avez souffert, oui! Mais vous vous croyez inconsolable plutôt que vous ne l'êtes.... Voilà l'erreur que vous n'osez pas regarder en face.... Oh! je sais que je vous offense! Vos yeux brillent de colère.... Tant pis, quelqu'un vous aura dit la vérité.... Et maintenant adieu!... Que vous le vouliez ou non, vous penserez à ce que vous dit une vieille femme qui connaît le cœur humain....
Il s'inclina en silence, lui baisa la main, et sortit précipitamment.
Le Paris des premières se presse au vernissage. C'est une des belles journées de ce gai printemps qui remplit les Champs-Élysées de jeune verdure, de thyrses roses et blancs, qui les peuple d'enfants, de bruit joyeux, de mouvement.
Au Salon, on se rencontre, retour du midi, ravi de son hiver, plus ravi encore de se retrouver dans ce cher vieux Paris. On échange de gais propos, de légers papotages, des nouvelles sensationnelles; puis les critiques légères, absurdes, se croisent dans l'air, crispant les artistes qui flânent devant leurs œuvres et celles des camarades.
—Chère, avez-vous vu la Symphonie rose de Pouget? Elle éclaire le Salon!
—Oui, mais, en revanche, Dally vieillit honteusement.... Sa vue baisse, il voit tout en gris: son paysage est funèbre!
—Et ces deux portraits de Lebreton! Voilà des choses que j'aime! Pensez-vous qu'il soit à Paris? J'aimerais à utiliser pour mon portrait la robe de velour taupe que cet horrible Lefalleux vient de me faire payer si cher.... Il ne produisait plus rien, cet homme-là!
—Qui, Lefalleux?
—Mais non, Lebreton! Venez voir cela....
Sur la cimaise, en bonne place et l'un près de l'autre, les deux portraits de même dimension attiraient les regards et, chose inouïe, réunissaient les suffrages. Léna apparaissait à ce public parisien sous sa double forme: vêtue de blanc, avec le boa de plumes et l'immense chapeau noir, la livrée moderne, la note du jour, puis en Fouesnantaise, dans sa robe brodée d'argent, avec les fines dentelles de la petite coiffe laissant transparaître l'or bruni de ses cheveux.
—Très élégante! déclara la cliente de Lefalleux. Cela a du genre, dans une note délicieusement simple. Le modèle est joli; il manque un peu de sveltesse....
—Il n'est pas anémié, dit un docteur à la mode qui passait. Voilà la femme comme nous la rêvons, élégante sans mièvrerie, n'ayant pas plus déformé sa taille dans les machines modernes que les jeunes Grecques d'autrefois!
—J'aimerais beaucoup un costume comme celui-là pour la matinée de la marquise, dit une jeune femme, détaillant, à l'aide de son face à main, la fine et superbe broderie et la croix en filigrane d'or qui pendait sur le corsage. Croyez-vous qu'il soit authentique?
—Parfaitement! Une mariée de Fouesnant.... Un peu lourd pour danser.... Regardez Landry Desmoutiers.... Il ne quitte pas des yeux ces jolies toiles.... Il est amoureux du regard gris et profond de «la fille du peintre!»
Oui, ç'avait été pour Landry un coup de foudre de voir tout à coup devant lui cette double incarnation de son rêve d'un jour.... Ici, telle qu'il l'avait connue et aimée, là, telle qu'elle était devenue, telle qu'il l'aurait aimée encore, s'il avait eu foi en sa transformation.... La fille d'Hervé Lebreton! Était-ce possible! Le peintre connu, quasi célèbre, devait-il donc être identifié avec le bohème qu'Alain de Coatlanguy lui avait fait entrevoir à travers ses préjugés? Il éprouvait souvent, en pensant à Léna, un remords léger, se demandant si elle était consolée, si elle se marierait dans son pays. Mais il la revoyait toujours sous l'abri protecteur et mélancolique du vieux manoir, et après tout, il s'applaudissait d'avoir échappé à un mariage si absurde. Mais elle avait donc connu l'existence de son père? C'était donc près de lui qu'elle avait subi cette transformation, et repris l'allure aristocratique de ses aïeules les châtelaines?
En proie à une vive agitation, il s'approcha d'un peintre de ses amis, et le questionna sur Hervé Lebreton.
—Il faisait le mort, mais voici une magistrale résurrection, dit l'artiste. Je ne savais pas qu'il eût une famille.... Je comprends que cette belle et fraîche jeune fille ait inspiré son pinceau. Il habite Venise, pour ce que j'en sais....
Venise! Séverin y avait passé plusieurs semaines..... Se pourrait-il que Léna y fût, et l'aurait-il aperçue?
Landry ne regardait plus les toiles, et répondait à peine aux bonjours de ses amis. Il se dirigea vers la sortie, prit un fiacre, et donna l'adresse de Séverin: quai de Bourbon, sans savoir, d'ailleurs, si son cousin était de retour.
Il était revenu l'avant-veille, répondit la concierge.
Landry congédia sa voiture, et gravit en hâte l'escalier monumental, mais délabré, qui conduisait à l'appartement de Séverin.
Le domestique l'introduisit dans la pièce encombrée de livres que son maître avait à peu près exclusivement adoptée.
Séverin, qui, debout devant la fenêtre ouverte, regardait le fleuve couler entre ses rives de pierre, se retourna au bruit de la porte, et Landry laissa échapper une exclamation.
—Es-tu malade, Séverin? Tes pérégrinations semblent t'avoir réussi moins qu'à moi....
—Je me porte à ravir, dit Séverin avec calme, mais j'arrive à une période où l'on vieillit, ou, tout au moins, où l'on change.
Landry ne put s'empêcher de rire.
—Bah! tu as trente-cinq ans, l'âge par excellence!
Il se jeta dans un fauteuil, et, revenant tout à coup au but de sa visite, il dit à brûle-pourpoint:
—Séverin, je viens du vernissage.... Il y a là deux portraits qui vont être le succès du Salon.... deux portraits de Léna.
Sa voix s'altéra légèrement en prononçant ce nom. Séverin resta impassible.
—Je les ai vus, dit-il tranquillement.
—Tu étais à l'instant au Salon.
—J'y suis allé dès l'ouverture, et j'en suis parti comme la foule arrivait. Je hais les foules.
—Ils sont superbes, ces portraits! Elle est donc la fille d'Hervé Lebreton? On dit qu'il est à Venise.... Habite-t-elle près de lui? L'as-tu vue?
Une véritable anxiété était peinte sur sa figure; mais Séverin demeura très calme.
—Oui, je l'ai rencontrée, et avant de voir ces portraits au Salon, je les avais admirés dans l'atelier de son père.
—Mais c'est un roman, Séverin! Comment tout cela est-il arrivé?
—De la manière la plus naturelle. Lebreton s'est trouvé très malade, sa fille l'a su, et elle est allée le soigner. Ils ne se quitteront plus.
—Et qu'a dit l'intraitable Coatlanguy de Bretagne?
—Il ne veut voir ni son frère, ni sa nièce.
—Mais alors, le père de Léna n'est pas le vagabond, le bohème, l'homme déshonoré qu'il m'avait dépeint!
—L'intransigeance de M. de Coatlanguy, et aussi son inexpérience du monde, ont évidemment faussé son jugement.
—Et est-il vrai... est-il possible que Léna soit devenue cette belle et charmante personne qui fait pendant à ma délicieuse Fouesnantaise?
—Je l'ai vue ainsi, dit froidement Séverin, à une matinée musicale au palazzo Bolomei, chez cette jolie vieille femme à qui je t'ai présenté l'an dernier, chez l'ambassadeur d'Espagne.
Landry se mordit la lèvre.
—Alors elle est lancée dans le grand monde vénitien? Et est-il possible qu'elle y fasse bonne figure?
—Elle n'est pas lancée dans le grand monde, mais la comtesse lui prête son très précieux patronage et l'emmène chez quelques intimes.
—Et tu allais chez son père?
—Oui, j'ai connu Hervé Lebreton avant de savoir quels liens de parenté l'unissaient à cette jeune fille, et je les ai vus, tout naturellement.
—Est-elle aussi improved que le prétend son portrait? demanda Landry avec une affectation d'insouciance.
—Le portrait est absolument ressemblant, et la femme charmante.
Landry se leva avec agitation, et fit quelques pas dans la chambre.
—Séverin, dit-il tout à coup, la voix altérée, j'ai peur d'avoir passé à côté de mon bonheur!
Son cousin haussa les épaules.
—Parce que Mlle de Coatlanguy t'apparaît dans une toilette seyante? dit-il d'un ton ironique.
—Parce que je revois en elle une femme de notre monde, avec le charme original et un peu sauvage qui m'avait pris le cœur.
—Le cœur! Mon pauvre Landry, je crois que le cœur n'a rien à voir dans une flambée d'imagination comme celle que j'ai vu s'allumer et s'éteindre!
Landry rougit de colère. Le ton de son cousin l'irritait, et la contradiction produisait sur lui son effet ordinaire.
—Ce qui se rallume n'était pas éteint!... J'ai souvent pensé que j'avais eu des torts envers cette jeune fille.... Tu te montres aujourd'hui bien peu sympathique, Séverin! Tu me prétendais cependant engagé d'honneur!
—C'est elle qui t'a refusé, dit Séverin tranquillement; tu étais donc délié.
—Peut-être l'a-t-elle regretté, comme moi je regrette l'attitude qui a motivé cette rupture.... Voyons, Séverin, sois un bon ami! Puisque tu connais son père, écris-lui que je n'ai jamais cessé de déplorer ce malentendu, et que je serais le plus heureux des hommes si Léna m'agréait!
Séverin resta impassible, bien qu'un petit battement nerveux agitât ses paupières. Il haussa seulement les épaules.
—Tu parles et tu agis comme un enfant, dit-il. Ce n'est pas d'un homme de rompre et de renouer des mariages avec cette incroyable, cette insupportable légèreté!
Landry frappa violemment du pied.
—Alors, je pars pour Venise!
—Et tu entendras de sa bouche un nouveau refus.
—Elle m'en veut donc bien? dit Landry avec émotion. Séverin, tu peux au moins écrire à son père! Tu ne saurais me refuser cela!
Comme Séverin, en ce moment, avait l'air fatigué, presque vieux!...
—Notre roman était écrit, après tout, reprit Landry dont l'imagination s'échauffait. Malgré le désir de ma mère, je n'ai pu, depuis cette triste aventure, consentir à aucun des mariages qu'elle m'offrait.... J'ai la conviction que nous serions heureux.... Lebreton est un père très présentable, et je n'empêcherai jamais sa fille de le voir.
—Elle ne le quittera jamais, si je la connais bien.... C'est lui qui partira bientôt; il est très malade.
—Alors, que deviendra-t-elle toute seule, brouillée avec son oncle, Séverin? s'écria vivement Landry. Tu vois bien qu'il faut que je l'épouse!
Séverin passa la main sur son front. Il ne voyait plus clair ni en Léna, ni en lui-même. Elle l'avait refusé, quoi que pensât la comtesse Bolomei de ses sentiments intimes. Pourquoi, alors, empêcherait-il un autre de lui donner la protection qui lui serait bientôt nécessaire? Et qui sait si, malgré ses dénégations, elle n'aimait pas encore Landry?
—Si je consens à écrire à Lebreton, dit-il enfin d'une voix lassée, c'est à une double condition: tu réfléchiras pendant au moins une semaine, et ta mère me promettra de ne plus soumettre Mlle de Coatlanguy à une épreuve comme celle d'il y a six mois.... Il faut qu'elle entre en égale dans ta maison, et qu'elle y trouve de la bienveillance et des égards.
—Ma mère fera tout ce que je voudrai! dit impétueusement Landry.
—Alors, reviens la semaine prochaine me dire le résultat de tes impressions.... Veux-tu m'excuser si je te renvoie? J'ai une affaire pressée....
Landry lui serra la main à la meurtrir, et lui dit un bruyant au revoir.
Quelle longue semaine!...
Séverin est fatigué à mourir de l'agitation de ses pensées. Ce qu'il ne veut pas, ce contre quoi il déploie toute son énergie, c'est regarder en lui-même. Mais il songe sans cesse à Léna, essayant de déduire de tout ce qu'il a vu d'elle des conclusions qui puissent dicter sa conduite, une lumière qui éclaire cette étrange situation. Il revient sans cesse, malgré lui, aux paroles de sa vieille amie, et repasse leurs longs et agréables entretiens et leurs promenades charmantes, y cherchant un indice des sentiments de la jeune fille. Mais non, il n'est pas possible qu'elle l'aime: pourquoi l'aurait-elle refusé?
La comtesse assurait qu'aucune femme n'aurait accueilli sa demande si étrangement formulée. Mais Léna n'était pas comme les autres femmes. Elle était, elle, capable de comprendre, d'apprécier sa rude sincérité, et si, chose impossible, elle l'eût aimé, elle aurait été plutôt attirée vers lui par la désolation et le vide de son cœur et de son existence....
Non, elle ne l'aimait pas.... Car alors, si ce fait inouï avait existé.... Mais il fermait les yeux pour ne pas être ébloui, aveuglé par la lumière irréelle d'une telle supposition. Elle ne l'aimait donc pas.... Et alors, ne pouvait-elle être sensible aux regrets, aux remords de Landry, touchée par son retour?
Il semblait à Séverin que tout son être se soulevait à cette pensée. Pourtant, cette répugnance à admettre qu'elle accueillit son cousin, il se l'expliquait aisément à lui-même: il portait à Léna un intérêt assez sincère, assez amical pour s'inquiéter tout naturellement de son bonheur, et il ne croyait pas ce bonheur en sûreté entre les mains de Landry. Il avait vu de trop près tout ce qu'il y avait en elle de noblesse native, de sérieux, d'idéal, pour supporter la pensée qu'elle avait été méconnue, dédaignée, et que le retour dont elle était l'objet tenait au succès d'un portrait, au cachet d'une toilette.... Voilà ce qu'il se disait. Mais il se gardait d'évoquer les impressions de vide, de tristesse qui, récemment, avaient encore assombri sa vie, aussi bien que la douceur qu'il avait éprouvée à se souvenir d'une chère intimité, de relations tellement en dehors du convenu.
Et dans ces fluctuations, ce qui le faisait le plus souffrir, c'était la crainte de s'être trompé sur son compte, après tout, si elle revenait au sentiment ancien....
Pendant ces jours pénibles, il évita soigneusement Landry, et refusa les invitations de Mme Desmoutiers.
Mais avant que la semaine fût écoulée, il reçut une lettre de son cousin:
«Mon cher ami, j'ai réfléchi, comme tu m'en avais donné le très sage conseil, et j'ai causé avec ma mère. Pauvre mère! Elle souffre autant que jadis à la pensée de ce mariage, et ce qui m'a le plus touché, c'est qu'elle m'assure qu'elle ne s'y oppose pas.... Mais je ne crois décidément pas que Mlle de Coatlanguy revienne sur sa décision. Cette jolie tête doit être de granit, comme celle de ses compatriotes.... Et je ne veux pas m'exposer à une seconde humiliation.... Enfin, je doute, avec ma mère, du changement opéré en elle, d'un changement capable d'assimiler nos goûts et de l'acclimater à notre monde. A te vrai dire, je l'avais presque oubliée.... Serait-il sage de renouer sur la vue d'un portrait peut-être idéalisé par une main paternelle? Mais, mon ami, peut-être ma vraie raison est-elle la crainte de peiner cette chère mère.... Elle a été très bonne pour moi.... J'ai fait tout dernièrement une grosse sottise: j'ai joué. Oh! c'est fini, je ne recommencerai plus, sois tranquille!... Elle a deviné que j'avais un souci, m'a arraché hier un aveu, et, sans un reproche, va payer mes dettes. Décidément, les mères sont nos meilleurs guides, et il est sage de les laisser arranger notre bonheur. Qui plus qu'elles le désire!
«Ainsi donc, n'écris pas à Venise. Le souvenir du Coatlanguy demeurera frais et charmant dans ma mémoire.... Ce ne sera qu'un souvenir.»
Séverin sourit amèrement. Voilà donc où avaient abouti les velléités d'indépendance de Landry! Cette fois, l'abandon de la femme qu'il croyait aimer était le prix que demandait sa mère pour réparer une folie!
Il ressentit cependant, tout d'abord, un soulagement infini, comme si Léna eût échappé à un danger ou à un malheur. Il se trouvait heureux de n'avoir pas à se mêler d'un mariage mal assorti, à prendre une responsabilité dans les regrets probables de deux êtres dissemblables.
Pendant toute la journée, il demeura sous cette impression irraisonnée de satisfaction; puis, le lendemain, une vague anxiété le reprit, et à travers le trouble qui arrivait insensiblement à l'angoisse, il éprouva le regret mal tendu, étrange à coup sûr, de ne pas pouvoir mettre Léna à l'épreuve en la replaçant en face du passé. Si elle avait accepté la demande de Landry, c'en était fait; il reconnaissait, lui, qu'il s'était mépris sur elle, il la voyait dépouillée de son prestige, et il oubliait les heures très douces passées dans ce milieu quasi familial. Si elle avait refusé.... Qui sait ce qui serait arrivé?... Non, non, il ne voulait pas même se le demander, car c'eût été descendre dans son propre cœur, et c'était justement ce qu'il désirait éviter à tout prix....
Cependant, comment sortir de cet état douloureux? Comment retrouver le calme morbide qu'il avait pris pour la paix, pour un mode définitif de son être? Il effleura vingt projets: voyages, études absorbantes, œuvres multipliées. Mais son esprit ne pouvait s'attacher à rien; il éprouvait cette impression poignante d'attendre.... Quoi? De nouvelles souffrances, sans doute, car plus il y pensait, plus il trouvait folles les idées de la comtesse Bolomei.
Le curé de Boulommiers ouvre son courrier. Il se compose surtout de lettres de solliciteurs et de prospectus de marchands d'objets pieux. Tout à coup, il lève les yeux sur sa sœur, qui répare une vieille soutane.
—Un timbre d'Italie pour la collection de Sandoz, dit-il, ouvrant la lettre avec un peu de hâte.
—Ce doit être de Léna! s'écria Mélanie posant son ouvrage.
—Non, ce n'est pas son écriture, répondit le curé, dépliant un feuillet de papier épais et satiné.
Sa sœur saisit l'enveloppe, et, après avoir regardé l'écriture fine et régulière, s'extasia sur un cachet armorié en cire blanche.
—Une couronne de comte!... murmura-t-elle, épiant curieusement le visage de son frère.
Elle vit la surprise s'y peindre, puis une émotion évidemment pénible. Il soupira, leva sur elle un regard troublé, et lui tendit la lettre.
—Lis cela, Mélanie, et dis-moi ce que tu penses....
La vieille fille arracha presque le feuillet des mains de son frère, et lut avidement ce qui suit:
«Monsieur le curé,
«Voulez-vous permettre à une vieille amie de Mlle de Coatlanguy de venir vous faire part d'une situation pénible, et même inquiétante?
«M. Lebreton de Coatlanguy est très malade, et sa fille l'ignore. Il peut succomber soudainement à l'affection cardiaque dont il est atteint depuis longtemps, et qui fait des progrès terribles. Ses forces s'usent sans qu'il s'en doute, sans qu'Hélène s'inquiète; tous deux espèrent que l'été le guérira.
«Il m'a semblé que la famille de cette enfant, si terriblement isolée, devait être prévenue. Elle m'a parlé souvent avec une affection attendrie du bon curé de Boulommiers. Je sais aussi que M. Lebreton a un frère, et que le désir ardent, maladif, qu'il a de le revoir, contribue à user ce qui lui reste de vie....
«Que Dieu et sa sainte Mère vous inspirent!
«Et croyez, Monsieur le curé, à mon religieux respect.»
—Ce que je pense? dit Mélanie, les yeux encore attachés sur la signature de la comtesse Bolomei, ce que je pense!... Hélas! mon pauvre Yves, je dis que c'est triste d'être pauvre; je serais allée soigner Hervé, et toi le préparer aux derniers sacrements....
—Il y a sans doute un bon prêtre près de lui, ma sœur; on peut se fier à Léna, et d'ailleurs, le pauvre garçon n'a jamais, que je sache, abandonné la foi de sa jeunesse.... Mais je ne puis penser sans frémir au remords qu'aura Alain, si son frère meurt sans le revoir.
—Écris-lui!
—Mes lettres n'ont jamais entamé sa rancune.... Cependant, il cédera peut-être quand il saura le danger.... Donne-moi du papier, Mélanie.
Elle se leva, ouvrit un tiroir, et en tira un encrier et un cahier de papier à lettre. Mais, comme elle le posait sur la table, une idée lui vint, et elle pâlit de ce qu'elle allait dire.
—Yves, si tu parlais toi-même à Alain, il céderait peut-être....
Le prêtre la regarda, saisi.
—Parler à Alain! Ah! il me semble que je trouverais des mots pour lui faire voir la vérité! Mais, ma pauvre fille, c'est impossible!
—Pourquoi? En troisième, un billet d'aller et retour ne coûte pas cher.
A son tour il pâlit, et il devait se rappeler longtemps, avec remords, qu'un instant l'idée enivrante de revoir son pays lui fit oublier tout le reste, dans un élan de joie irraisonné. Mais il se ressaisit aussitôt, et, secrètement humilié et désolé d'avoir eu une pensée personnelle, même involontaire, il secoua la tête tristement.
—Le peu que cela coûte est encore trop pour nous, Mélanie.
—Quand il s'agit d'un bien à faire! Consoler un mourant, réconcilier des frères, ramener une âme obstinée dans les voies de la charité! Ah! mon frère, cela vaut bien un sacrifice!
—Oui, oui.... Mais il faudrait encore savoir sur quoi faire porter ce sacrifice.... Tu as des dettes, ma sœur, malgré ton économie.... La justice doit passer avant la charité.
Elle baissa la tête, puis, tout à coup, la releva d'un air de triomphe.
—J'ai trouvé! dit-elle. Arrange-toi pour partir ce soir.... Je suis sûre que j'aurai l'argent!
—Sans faire d'emprunt, Mélanie?
—Fie-toi à moi, répondit-elle vaguement.
Et, pliant la vieille soutane, elle remonta précipitamment dans sa chambre pour prendre son chapeau.
Le curé connaissait ses allures un peu mystérieuses, et son goût naïf pour les surprises. Il n'essaya pas de lui arracher son secret, et il prit son bréviaire avec un calme qui n'était pas sans mérite.
Trois quarts d'heure après, Mélanie, rouge, essoufflée, fatiguée par l'ardeur d'un soleil de mai, montait le vieil escalier de pierre de Séverin de Salles. En sonnant, elle eut pour la première fois l'idée qu'il pouvait être sorti; mais ce désappointement lui fut épargné, et le domestique, accoutumé aux visites parfois singulières qu'attiraient à son maître les œuvres dont il s'occupait, l'introduisit dans la bibliothèque où, pour la première fois, elle se trouvait en présence de Séverin.
Une femme d'un certain âge, proprement, mais pauvrement vêtue à la mode d'il y a dix ans, ce ne pouvait être qu'une solliciteuse, qu'elle quêtât pour elle ou pour d'autres. Il approcha un fauteuil et s'informa poliment du but de sa visite. Mais maintenant, l'ardeur de la pauvre fille tombait. Ce qu'elle avait à dire était, après tout, difficile, et elle eut peine à retenir les larmes qui venaient à ses yeux.
—Je serai heureux si je puis vous être utile, dit Séverin avec bonté.
Il avait l'expérience des quémandeuses, et constatait chez celle-ci un embarras sincère.
Elle prit son parti.
—Il faut d'abord que je me nomme, monsieur.... Je suis la sœur du curé de Boulommiers, et voici la carte de mon frère, ajouta-t-elle en fouillant dans son sac de mérinos noir. Ce n'est pas lui qui me l'a remise, d'ailleurs, il ignore ma démarche, et peut-être l'aurait-il blâmée....
—Je n'ai pas eu l'honneur de vous voir quand je suis allé au presbytère, dit Séverin, dont la politesse s'accentua; mais Mlle de Coatlanguy m'a souvent parlé avec une sincère affection de sa bonne tante Mélanie.
Elle rougit de plaisir, flattée de penser qu'il se souvenait de son nom.
—Et moi, monsieur, je prie souvent pour vous. Mon frère a été si reconnaissant du don généreux qui a suivi votre visite à Boulommiers! Il lui a permis d'acheter une chasuble violette, et de placer à l'orphelinat la fille de notre bedeau, qui venait de mourir.
Il sourit; mais ce qu'elle venait de dire lui remit en mémoire l'objet de sa visite, et elle devint nerveuse.
—Je vais vous sembler bien audacieuse et bien indiscrète, monsieur.... Votre bonté devrait vous épargner des demandes comme celle que je vais vous adresser.... Et cependant, il s'agit de... ma nièce, ou plutôt de ceux à qui elle tient de près....
Il écoutait avidement et, voyant qu'elle s'arrêtait, il l'encouragea.
—Ne craignez rien, mademoiselle, je ne vous trouverai pas indiscrète.
Elle le regarda d'un air désespéré.
—Alors, dit-elle très vite, voulez-vous nous prêter cinquante francs pour que mon frère aille en Bretagne? Mon cousin Hervé est très malade, et il faudrait réconcilier son frère avec lui....
Séverin ne comprit pas très bien; d'ailleurs, un seul mot l'avait frappé.
—M. Lebreton est très malade! répéta-t-il, pensant à l'isolement terrible de Léna.
—Il ne se doute pas du danger, ni sa fille non plus; c'est une comtesse qui écrit au curé.... Alain, le frère d'Hervé, a refusé de le voir jusqu'ici.... Peut-être les lettres seraient-elles impuissantes; mais on ne résiste pas à la parole d'un prêtre, d'un parent, n'est-ce pas, monsieur?... Si mon frère pouvait partir, je suis sûre qu'il toucherait le cœur d'Alain. Mais nous n'avons pas l'argent nécessaire.... Alors j'ai pensé que vous voudriez bien nous le prêter.... Votre adresse était imprimée sur la lettre que vous aviez écrite à mon frère.... Excusez-moi d'être venue....
Séverin prit ses mains avec chaleur.
—Vous ne pouvez comprendre quelle reconnaissance j'éprouve! dit-il. Je savais la santé de votre cousin très atteinte, et l'isolement de sa fille est navrant.... Certes, il faut donner à ce pauvre père une dernière joie! Laissez-moi non pas prêter, mais offrir à M. le curé, pour ses œuvres (ceci en est une, et bien belle!), une somme qu'il emploiera à son gré.... J'insiste pour qu'il ne fasse pas ce voyage en troisième classe. Le temps presse, d'ailleurs, et les rapides n'en comportent pas.... Et si j'osais vous demander, en implorant la faveur de me charger des frais du voyage, d'aller aider à consoler cette pauvre fille!...
Vraiment, il semblait demander une grâce! Mélanie rougit d'émotion.
—Il ne faut pas l'inquiéter, dit-elle sagement. Si elle avait besoin de moi, j'accepterais simplement, pour l'amour d'elle, ce que vous m'offrez, mais je suis nécessaire ici.
Il ouvrit rapidement un tiroir, prit un billet et attira à lui une enveloppe. Mais elle avait eu le temps de voir un chiffre énorme, éblouissant, qui dansait devant ses yeux ébahis.
—Monsieur!... Mille francs!... Vous vous trompez peut-être! Non? Mais c'est trop! La vingtième partie suffirait pour le voyage!
—Eh bien! le bedeau défunt a peut-être laissé d'autres orphelins, dit Séverin avec le rare sourire qui le rajeunissait. Ne me remerciez pas, de grâce! ajouta-t-il vivement. C'est moi, encore une fois, qui vous dois de la reconnaissance pour m'associer à cette œuvre.
Et, donnant ordre à son domestique d'aller chercher une voiture, il y installa lui-même la pauvre fille qui fondait en larmes.
Deux heures plus tard, le presbytère était sens dessus dessous. Le curé, épongeant son front humide, adressait des recommandations à son vicaire, tout en suivant de l'œil les mouvements de Mélanie, qui préparait une valise. Bien avant l'heure, il était à la gare Montparnasse, ne quittant pas du regard le wagon dans lequel sa valise et son parapluie marquaient sa place. Mélanie l'avait accompagné, cachant héroïquement la souffrance, le supplice de Tantale que lui était la vue de ce train de Bretagne.
—Si tu étais venue aussi.... murmura le prêtre, défaillant devant la peine qu'il devinait sous ses recommandations fiévreusement gaies.
—D'abord, j'ai le catéchisme des enfants de la laïque, répondit-elle d'un ton péremptoire. Et puis, en conscience, nous ne pouvons rien prendre pour mon plaisir sur l'argent de ce bon monsieur.
Le curé courba la tête. On ferma les portières. Encore agile, il sauta dans le wagon, et serra la main de sa sœur.
—Prie bien pour le succès de ma visite, dit-il, penché à la portière.
Elle eut encore le courage de lui sourire. Mais quand le train précipita sa marche, quand elle ne vit plus flotter le mouchoir rouge qu'agitait son frère, son sourire s'effaça.
«Prier! pensa-t-elle. Oui, mais souffrir aussi!»
Un joyeux dimanche de juin.
Les cloches de Lanrouara s'ébranlent dans l'air tranquille, les paysans en habit de drap se pressent sur les routes, échangeant de tranquilles bonjours. Loïzik n'est pas de «grand'messe» mais le maire et son fils se dirigent vers l'église.
—Il faudrait inviter le recteur à dîner, Goulven, dit Alain, prenant le sentier du presbytère. Loïzik a mis la viande et le fars au four, et elle m'a bien recommandé de ramener le recteur.
Loïzik est maintenant Mme de Coatlanguy, et elle a pris insensiblement, aux yeux de son beau-père, une importance nouvelle. Elle dirige le ménage sans contrôle, et il s'incline volontiers devant son bon sens, surtout maintenant qu'elle a moins peur de lui.
—Voilà devant nous, dit le maire, s'interrompant tout à coup, un pauvre prêtre bien fatigué.... Il arrive de la gare, sans doute; il ne savait pas que la carriole ne fait pas de service, le dimanche....
Bien las, en effet, le curé de Boulommiers arrivait à pied, à jeun, surmontant sa fatigue pour célébrer sa messe. Il arriva au presbytère le premier, sans s'apercevoir que d'autres visiteurs le suivaient de près.
Le maire souleva le loquet de la porte, et entra tout droit dans la cuisine.
—Hé! Marie-Yvonne, je voudrais dire un mot au recteur.
—M. le recteur est avec un prêtre étranger qui veut dire sa messe tout de suite.... Les voilà qui sortent par la petite porte du jardin.... Il n'y a pas beaucoup de temps avant la grand'messe.
—Alors, faites-lui ma commission, je l'attends à dîner, sans faute.
—Mais il y a le prêtre étranger, Monsieur le maire!
—Qu'il l'amène, la table est assez grande! Viens-tu, Goulven? Il faut que j'aille donner des signatures à la mairie, avant la messe....
Le maire expédia ses affaires, et entra dans son banc comme le dernier son tintait. Dans une stalle, faisant son action de grâce il y avait un prêtre en surplis, dont la tête grisonnante était tournée vers l'autel.
La messe commença; le recteur monta en chaire pour le prône, puis annonça à ses paroissiens qu'un prêtre du pays, absent depuis de longues années, demandait à leur dire quelques mots.
Il y eut un remous parmi les têtes chevelues et les coiffes blanches, une curiosité évidente, des murmures échangés.
Les yeux perçants du maire s'attachèrent sur le visage aux traits maigres et accusés du prêtre qui, les yeux baissés, suivaient le bedeau vers la chaire.
Il eut un battement de cœur.
—Goulven, murmura-t-il, poussant le coude de son fils, j'ai dans l'idée que c'est mon cousin Yves Ledu!
Goulven, vivement intéressé, regarda le prêtre qui, maintenant, apparaissait en chaire, et promenait sur l'auditoire deux yeux d'un bleu clair, en ce moment voilés par les larmes.
—C'est lui, j'en suis sûr! dit le maire, qui avait légèrement pâli.
Les murmures s'étaient tus, et chacun attendait avidement que le prêtre parlât.
Il commença, en langue bretonne, bien entendu, avec une légère hésitation, mais correctement, sans guère chercher ses mots:
«Mes frères,
»Ce mot, qui est doux à mes lèvres, est l'expression de la vérité. Vous n'êtes pas seulement mes frères comme fils de l'Église, ma Mère, mais encore parce que la même terre nous a enfantés, vous et moi; parce que nos yeux, en s'ouvrant à la lumière, ont vu les monts d'Arrez, et que c'est dans la même langue que nous avons dit notre première prière. J'ai été élevé parmi vous. Ceux qui, autour de moi, ont des cheveux gris, sont mes amis d'enfance.... Et votre recteur et moi, nous avons senti ensemble naître notre vocation. Si je vous ai quittés, c'est qu'on demandait des prêtres dans un pays stérile, qui n'en produit pas comme celui-ci. Vous autres, vous êtes fiers de donner à Dieu des fils qui reviennent vous évangéliser. Là-bas, «la moisson est grande, et il y a peu d'ouvriers.»
»J'avais fait à Dieu le sacrifice de mon pays. Il permet que je le revoie: qu'il soit béni! Mon cœur est gonflé de joie, et vous m'excuserez de parler imparfaitement la chère langue que, cependant, je n'ai pas oubliée, et dont les mots, je le sens, se presseront sur mes lèvres quand j'invoquerai Dieu sur mon lit de mort.
»J'étais votre ami, je reviens comme votre père, et puisqu'il m'est permis de vous parler, je veux vous dire le salut du bon Maître à ses disciples, à ses amis, quand, après avoir disparu à leurs yeux dans la mort, il se montra de nouveau à eux: «La paix soit avec vous!»
»La paix, c'est le premier des biens. Je vous souhaite, du fond de mon cœur profondément ému, d'abord la paix avec Dieu, dans sa grâce, dans la soumission à sa volonté, dans l'acceptation du travail et des peines, dans la fréquentation des saints sacrements.
»Puis la paix dans vos familles. Qu'aucun sentiment amer, qu'aucune idée de vengeance ou de rancune ne vienne altérer cette union que Dieu a voulue, dont il a donné l'exemple dans la sainte maison de Nazareth, et dont il fait la condition de l'avenir même des races et des familles: «Toute maison divisée contre elle-même périra», parce que dans la division il y a un germe de mort pour les foyers aussi bien que pour les âmes.
»Enfin, la paix avec vous-mêmes, dans l'intime de votre conscience, la paix qui ne peut régner que dans les cœurs soumis à la loi de Dieu, à la loi d'amour, dans les cœurs qui ont rejeté toute amertume, tout ressentiment.
»Et si, dit Notre-Seigneur, faisant votre offrande à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande devant l'autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère; ensuite, vous reviendrez faire votre offrande.»
«Et, après cette vie ainsi écoulée dans la paix du Seigneur, celui qui n'est qu'un passant parmi vous, mais dont la pensée habite vos montagnes, vous souhaite la lumière et la paix sans fin du paradis!»
Il y avait des pleurs étouffés dans l'humble assemblée. Ces âmes primitives avaient senti passer un grand souffle d'amour, ces rudes natures avaient vibré sous le choc de cette émotion profonde. Le nom du curé circulait déjà parmi la foule, et quand la grand'messe finit, la petite sacristie fut envahie par tous ceux qui voulaient lui parler et lui serrer la main.
Et le maire?
Les premières paroles du prêtre avaient été droit à son cœur de Breton. Puis, soudain, il avait été atteint en pleine conscience par ces paroles de paix qui lui semblaient dites pour lui. Une révolte se mêlait singulièrement au remords mal assoupi qu'elles éveillaient. Après tout, il avait pardonné à son frère, puisqu'il lui avait jadis envoyé de l'argent! Le revoir n'était pas une obligation: il était si sûr qu'ils ne pouvaient plus s'entendre! Cependant, les paroles du livre divin étaient formelles: il n'était pas commandé de faire un don à son frère, de lui accorder un pardon fictif, mais d'aller, et de se réconcilier avec lui....
Le trouble de ses pensées et le ressentiment qu'il éprouvait contre le curé retinrent son élan. Il attendit que les paysans eussent quitté la sacristie, et s'avança alors, non sans une certaine répugnance, suivi de son fils.
Mais quand il vit briller de bonheur les yeux clairs qui, dans ce visage vieilli, demeuraient les mêmes qu'il se rappelait éclairant une figure d'enfant, quelque chose en lui se fondit tout à coup, et il oublia son impression désagréable pour tomber dans les bras de son ami.
—Ainsi, après tant d'années, tu arrives sans crier gare! Et tu ne viens pas d'abord chez moi!
—Il y avait ma messe.... Mais je suis si heureux, Alain, je vais revoir le Coatlanguy avec tant de bonheur!
—Voici mon fils Goulven.... Tu vas voir sa femme, Loïzik Le Braz, ta nièce aussi.... Si tu restes quelques jours, je te ferai faire la connaissance de mon fils, le notaire. Et puisque tu n'as pas trouvé le moyen de venir marier ce garçon-là, il faudra que tu t'arranges pour faire un baptême, si Dieu bénit notre foyer.
—Ah! j'en serais trop heureux, mon ami!... Goulven ressemble à sa défunte mère.... Oui, oui, j'aimerais à revenir; mais les voyages coûtent cher....
—Pas à toi, dit brusquement le maire, car je te le paierais, et même à Mélanie.
Le pauvre curé crut étouffer de joie.
—Alors, si Loïzik devient mère, et si Monseigneur permet une seconde absence... dit-il d'une voix, étranglée.
Il passa son bras sous celui de son cousin, et les paysans souriaient à les voir s'en aller ainsi, grands tous les deux, encore robustes, avec leurs figures accentuées, burinées de rides, mais gardant la jeunesse du regard.
—Goulven, dit le maire, reste attendre le recteur, qui prolonge son action de grâces.... Nous allons prendre la traverse, et faire une belle surprise à Loïzik, qui entend toujours parler de son oncle le curé, et qui va être bien contente....
Le prêtre avait oublié l'objet de sa venue. Une joie telle gonflait son cœur, qu'elle en était presque douloureuse. Il foulait donc encore sa terre natale! Son œil ravi errait sur les ajoncs éclatants.... Les nappes jaunissantes du froment ondulaient sous une brise fraîche, le thym couvrait les pentes arides des monts, et au bord du sentier, un ruisseau très clair clapotait rudement sur des pierres noires et lisses. Au-dessus de sa tête s'étendait ce cher ciel breton, d'un bleu si pâle, si doux, à nul autre semblable, traversé de minces traits blancs, comme des coups de pinceau.... Le soleil brillait sur tout cela, prêtant de l'éclat à ces tons ternes, une richesse apparente à cette terre stérile qui, elle aussi, semblait se faire belle pour fêter le retour de son prêtre, et enfin les cloches qui sonnaient l'Angélus avaient l'air d'annoncer qu'il était revenu....
Il regarde avidement le vieux manoir.... Oui, oui, il est bien tel qu'il le gardait dans son souvenir, seulement il lui semble plus petit. La coiffe blanche de Loïzik, que Goulven a appelée joyeusement, met une tache sur la muraille grise, et il croit voir sa sœur avant qu'elle eût été forcée d'adopter ses pauvres chapeaux de paille noire....
Il entre d'abord dans la cuisine où le feu, qui rougeoie gaiement, mire ses flammes claires dans les bassins de cuivre jaune suspendus aux murs. Il respire l'effluve oublié de ce pot-au-feu rustique, rempli de légumes frais et de viande savoureuse; il entend le pétillement du beurre sur la poêle; il voit remuer lentement, sur le vieux tourne-broche mécanique, les poulets qui se dorent devant le foyer.... Et tout cela est un symbole, tout cela a une histoire, tout cela évoque pour lui un passé disparu. Il revoit les vieux parents qui s'asseyaient sur les bancs de chêne, les enfants bruyants qui sont devenus des vieillards ou qui ont été, tout jeunes, ravis dans les demeures célestes.... Et enfin, quand le recteur l'ayant rejoint, ils passent dans la «salle» et qu'on l'invite à bénir la table où il s'était assis, petit enfant, ses yeux se mouillent de larmes, et sa voix faiblit tout à coup....
Cependant, le joyeux tohu-bohu de l'arrivée se calme, et les questions pressées, les nouvelles échangées, les souvenirs ravives, tout cela a un terme. Le curé se rappelle maintenant qu'il n'est pas venu ici pour son plaisir, qu'il y a à remplir une tâche pénible. L'espèce d'ivresse de l'arrivée se dissipe, le souci qui le hantait revient l'envahir, et il se reproche maintenant d'avoir pu oublier un instant le parent malade, la jeune fille isolée dont il était venu défendre la cause.
Le maire aussi s'est calmé. Le petit sermon de son cousin lui revient à la mémoire, ramenant une arrière-pensée, un ressentiment. Son orgueil se cabre à l'idée qu'on a osé lui donner une leçon, fût-ce du haut de la chaire, et il ne doute plus que le curé ne soit venu au Coatlanguy avec un but arrêté: le contraindre à recevoir son frère.... Cela, jamais!
L'heure des vêpres, cependant, a sonné; de nouveau les cloches tintent dans l'air tranquille; de nouveau, les groupes de paysans en habits de dimanche se dirigent vers le bourg. Ce n'est pas encore le moment des explications.
Ils s'en vont tous à l'église, et Loïzik trouve le moyen de rester un peu en arrière avec le curé.
—Savez-vous si ma cousine Léna va bien? dit-elle, baissant la voix, bien que son beau-père, qui cause avec le recteur, soit trop loin pour l'entendre.
—Léna m'écrit quelquefois. Elle est toujours pieuse, dévouée à son devoir, et le bon Dieu lui a procuré des amis.
—Alors, elle ne regrette pas le Coatlanguy? dit Loïzik, attristée.
—Oh! si, elle le regrette, bien plus même qu'elle ne s'y serait attendue.... As-tu deviné que je suis ici à cause d'elle, ma fille?
Loïzik pâlit.
—Je l'avais pensé.... Mais mon père ne veut pas la revoir.... Ma pauvre Lénik! Jamais elle ne reviendra, je le sais bien!
—Qui peut le savoir? Il y a des événements qui ouvrent les cœurs les plus fermés, mon enfant.... Je suis venu dire à Alain que son frère est très malade.... Pendant les vêpres, tu vas prier de tout ton cœur, et le bon Dieu viendra à notre aide....
Le visage de la jeune femme s'était assombri. Pendant que le curé de Boulommiers, revêtu de la plus belle chape qui fût à la sacristie, chantait les vêpres que le recteur accompagnait sur l'harmonium, elle pria, en effet, ardemment, pour sa chère cousine et pour cet oncle Hervé qui devait être un si grand coupable....
Et ce fut au retour, dans le jardin du manoir, entre les troncs rugueux des vieux pommiers, que le curé aborda la question poignante qui l'amenait.
Décidément, un embarras pénible se glissait entre les deux cousins. Alain était défiant; tout en fumant sa pipe de bruyère, il jetait sur l'abbé des regards attentifs. Il se préparait à tenir tête à l'orage. L'orage, si c'en était un, le prit par surprise.
—Alain, dit tout à coup le curé, posant la main sur la manche de drap fin du maire, ton frère est très mal....
Alain sentit un coup au cœur, et regarda machinalement autour de lui comme s'il cherchait, dans ce qui l'entourait, la confirmation de ce fait inattendu. Mais c'étaient des souvenirs très anciens qui, soudain, lui revenaient en foule.
Très malade.... A ce pommier, il voyait son frère, enfant, grimper lestement en poussant des cris de victoire... Dans cette allée, Hervé promenait un mouton favori dont les bêlements semblaient encore frapper les oreilles du maire.... Sous ce vieux noyer, il dessinait des arbres informes au milieu desquels s'élevait toujours la tourelle du manoir....
Très malade.... Comment pouvait-il être, maintenant? Vieilli, naturellement, comme lui, comme Yves Le Du. Mais quels changements le temps avait-il apportés en lui? Avait-il gardé ses traits fins, son sourire un peu indécis? Ses cheveux, en blanchissant, étaient-ils restés doux et bouclés?...
Toutes ces pensées traversèrent comme l'éclair l'esprit d'Alain, tandis que, ainsi qu'un glas, les mots: très mal les accompagnaient.
Il ne savait pas lui-même quelle expression d'angoisse troublait son regard quand il le reporta enfin sur l'abbé.
—Comment le sais-tu? demanda-t-il avec une espèce de brutalité.
—Par une dame, amie de Léna. La pauvre petite l'ignore.
Une soudaine défiance contracta les traits du maire.
—Elle ignore que son père est malade! Allons, c'est un piège qu'on me tend! Léna soignait toutes les maladies du bourg, et elle s'y connaît encore, je pense!
—Il y a des désordres intérieurs qui déjouent l'expérience d'une jeune fille: Hervé est atteint d'une maladie du cœur.
—On vit trente ans avec cela! dit le maire, ébranlé.
—Il ne vivra ni trente ans, ni trente mois! dit le prêtre avec fermeté. Tu ne supposes pas que mon habit, à défaut de ma conscience, me permette de te tromper, ni même d'être pris comme complice d'un mensonge! Je te répète que ton frère est très malade, qu'un malheur est imminent, et je te laisse te représenter ce que c'est que de mourir en terre étrangère, laissant après soi une fille de vingt ans!
Une pâleur grise couvrait les traits du maire. Maintenant, c'était sa mère qu'il revoyait toute jeune dans l'allée envahie par l'herbe, et à son oreille retentissait cette phrase, entendue si souvent: «Alain, tiens la main de ton petit frère...»
Il essuya son front, couvert de sueur froide.
—Il n'était plus un Coatlanguy... Il avait compromis son nom... J'avais juré qu'il ne franchirait plus ce seuil! murmura-t-il dans une dernière lutte contre son ressentiment.
—C'était un serment exécrable! dit le prêtre avec énergie. Tu l'as d'ailleurs mal jugé, mal compris... Il a gardé l'âme d'un enfant... Rejeté par ton cœur impitoyable, il a trouvé ailleurs la sympathie, l'honneur, la gloire humaine, même... Il a illustré le nom de Lebreton autant que ses ancêtres les batailleurs... Je ne te demande pas de lui pardonner, mais de réparer ton injustice!
Une sorte de majesté transformait ce prêtre timide, et celui dont il avait redouté la colère se courbait sous l'autorité sacerdotale qui avait enfin raison de sa rancune.
Le maire regarda son cousin avec angoisse, et, pour la première fois de sa vie, demanda humblement un conseil.
—Que faut-il que je fasse? Est-il en état de revenir... ici?
L'abbé soupira.
—C'est un trop grand voyage...
—Alors....
Son cœur battit si vite, si violemment, que toutes les glaces qui l'enserraient se rompirent...
—Alors, partons ce soir, toi et moi, et allons l'embrasser!
Le prêtre ouvrit les bras en pleurant, et une étreinte pareille à celles de leur enfance les réunit un instant.
Mais, presque aussitôt, le maire reprit possession de lui-même, et tira sa grosse montre d'argent.
—Nous pouvons partir ce soir.... Loïzik nous fera manger un morceau, et Goulven nous conduira à Morlaix pour l'heure de l'express.... Tu peux venir avec moi, n'est-ce pas?
—Il faut que je télégraphie à Monseigneur, mais il ne me refusera pas.... Écoute, Alain, c'est une grande dépense, mais je puis y pourvoir en ce qui me concerne, grâce à la charité d'un ami généreux....
—Point d'aumône, je te prie, quand mon frère et moi sommes en jeu! interrompit sèchement le maire. C'est moi qui t'emmène, et je peux, Dieu merci, payer cette dépense!
Il revint vers la maison d'un pas vif. Sauf la pâleur qui demeurait sur son visage, on n'eût pas deviné qu'il venait de subir un si profond bouleversement. Il appela Loïzik de sa voix impérieuse:
—Prépare-nous un peu de soupe et de la viande froide, dit-il. Je pars ce soir, avec l'abbé.
Elle le regarda, surprise et inquiète, sans oser l'interroger.
—Je vais très loin d'ici, reprit-il, s'efforçant de garder son inflexion décidée, en Italie, à Venise.... L'abbé m'a apporté de mauvaises nouvelles de... mon frère Hervé....
Loïzik tressaillit en l'entendant prononcer ce nom pour la première fois.
—Oh! mon père!... Et Léna?...
Une soudaine émotion détendit les traits sévères d'Alain.
—S'il arrive un malheur, je la ramènerai, dit-il avec une douceur soudaine.
Elle se mit à sangloter, et, oubliant sa réserve ordinaire et sa timidité en face de son beau-père, elle se jeta à son cou d'un geste passionné. Chose inouïe, il l'embrassa doucement au front. Mais, en l'entendant murmurer d'une voix attendrie: «Pauvre petite Léna!» elle comprit que ce baiser n'était pas pour elle....
Un peu plus tard, comme il revenait de donner des ordres en vue d'une absence plus ou moins longue, il s'approcha de sa belle-fille qui, les yeux rougis de larmes, préparait un repas sommaire, et lui dit d'un ton bas, comme s'il voulait être entendu d'elle seule:
—Il est très mal.... Mais tant qu'il y a vie, il y a espoir, et les médecins peuvent se tromper, n'est-ce pas, ma fille?
—Oh! oui! dit-elle avec, ferveur.
—S'il guérit, ou tout au moins s'il va mieux, je compte l'amener ici.... Dès demain, tu prépareras la chambre où nous couchions jadis, lui et moi, celle où est le grand bahut aux Apôtres.... Que le lit soit bon, la chambre aérée.... Tu y mettras le petit portrait de ma mère, et son vieux crucifix.... Et puis....
Il rougit soudain sous la couche de hâle qui couvrait sa figure, et acheva avec effort:
—Et puis... les artistes ont des idées.... Il aimait les fleurs.... Vous autres, jeunes femmes, vous savez arranger les bouquets. Les roses vont fleurir.... Ça lui plaira....
Après ces recommandations extraordinaires, il reprit son air impassible et son ton bourru. Seulement, en lui disant adieu, au moment de monter en voiture, il murmura encore:
—Je t'aime bien, Loïzik; mais quand Léna sera là, il me semble que je t'aimerai encore davantage!
Il prit donc le train de Paris, dans sa veste à boutons, portant son grand chapeau à boucle d'argent et à rubans de velours. Goulven, craignant pour lui la fraîcheur des nuits, l'avait contraint à emporter un manteau doublé de peau d'agneau blanche et frisée.
Il fit des signes d'adieu à son fils aussi longtemps qu'il le vit; puis, reprenant sa place, tendit la main au curé.
Dieu te bénisse, Yves! Tu as bien fait de venir!
Léna commence à s'inquiéter. Ce n'est pas que son père souffre, ni qu'il y ait des crises, ni que le mal procède par secousses apparentes. Il avance si lentement, au contraire, si sournoisement, que, pour l'apercevoir, il faut se reporter en arrière, et constater que le pauvre cher père ne peut plus faire ce qu'il faisait il y a un mois... quinze jours... une semaine. Quelquefois, la vie paraît suspendue, le cœur s'arrête; mais cela ne dure pas, et la belle figure d'Hervé, de plus en plus sereine, n'en est pas sensiblement altérée.
Il ne descend guère plus, parce que les étages sont trop hauts. La comtesse Bolomei, cependant, envoie de temps à autre ses gondoliers, deux hommes souples et robustes, qui l'enlèvent comme un enfant, et le portent dans la gondole que surmonte maintenant une tente légère, ornée de franges. A demi couché sur les coussins, il revoit les beaux vieux palais qu'a caressés son pinceau, les ombrages du Lido, les méandres que forment les étroits canaux entre leurs murailles de marbre.
Quelquefois, il est plus fort; alors il se traîne sous les galeries des Procuraties, effleure du regard les belles choses qu'il aimait: les marbres, les verreries, les perles, les dentelles; puis il s'assied avec Léna au café Florian, la force à prendre des glaces, et se réjouit d'entendre les étrangers admirer sa saine et fraîche beauté.
Il ne se croit pas très malade. Après avoir dit que la chaleur le guérirait, il prétend que c'est la chaleur qui le fatigue. Cependant, il aime à voir souvent, plus souvent qu'autrefois, un capucin, un vieil ami, le Padre Matteo, dont il aime la parole poétique et imagée, et aussi la belle figure basanée, avec sa longue barbe blanche et la couronne monacale qui ceint d'argent son front.
—Padre, je ferai votre portrait, dit-il gaiement, et quand vous serez canonisé, le souvenir de votre peintre se mêlera à votre culte.
Mais, en regardant ses doigts diaphanes qui tremblaient légèrement même en tournant les pages d'un livre, Léna commençait à se demander s'il peindrait jamais encore....
Le sentiment de son isolement prenait une forme désolée. Elle résolut d'écrire à l'abbé Le Du et même à son oncle. Qui sait s'il ne se laisserait pas toucher? Qui sait si l'air natal ne ranimerait pas cette vie usée?
Elle voulut mettre cette tentative sous la protection aimée de la Madone, et entra à San-Marco. Il y avait des touristes dans l'église, mais ils n'étaient ni bruyants, ni irrespectueux. Les uns, sous la conduite du custode, admiraient la Pala d'oro avec ses innombrables pierreries; les autres, tranquillement assis, regardaient à loisir les mosaïques représentant des scènes bibliques qui ressortaient, vives et fraîches, sur leur fond d'or éclatant au-dessus des murs sombres en marbre rouge. Elle s'agenouilla devant l'image antique de la Nicopeja, et pria avec une ferveur soudaine, presque inspirée, et si vive qu'elle épuisa presque ses forces.... C'était un dimanche, à l'heure des vêpres, juste au moment où Loïzik mouillait de ses larmes l'accoudoir du vieux banc de famille, et où la voix tremblante de l'abbé Le Du entonnait le Deus in adjutorium meum intende....
La soirée fut très douce. Comme son père sommeillait, tranquille, dans son fauteuil, Léna alla vers la fenêtre ouverte, regardant vaguement le mouvement du quai, où les groupes joyeux passaient, les uns causant, les autres chantant. Les femmes, nu-tête, portaient avec une grâce majestueuse leurs longs châles traînants, les enfants s'appelaient, les gondoles glissaient sur l'eau sombre, et la coupole de la Salute ressortait, harmonieuse, sur un fond de ciel orangé.
Comme elle reportait son regard au-dessous d'elle, elle vit un homme d'une taille élevée, arrêté devant la maison et les yeux levés vers la fenêtre; elle tressaillit: elle venait de reconnaître Séverin.
Mais il ne monta pas. Seulement, Léna éprouva un secret et étrange réconfort en sachant tout près cet ami fidèle.
A son réveil, un télégramme lui fut remis. Il était daté de la veille, signé de l'abbé Le Du, et singulièrement long pour les habitudes économiques du bon prêtre.
«Ai décidé Alain à réconciliation. Arriverons après-demain mardi, trop tard. Vous verrons mercredi matin.»
Elle dut relire cette nouvelle inattendue, stupéfiante, pour se persuader que c'était vrai, qu'elle ne rêvait pas, que ses deux oncles seraient là la nuit prochaine, que les deux frères allaient oublier leur longue séparation.... Oh! c'était trop beau, trop doux!... Dieu, qui voulait lui laisser savourer cette joie, permit qu'elle ne s'inquiétât pas de cette soudaine arrivée, même de la venue du curé. Mais elle se souvint de la prière incroyablement ardente faite la veille, et remercia la Mère si tendre qui rendait la paix à leur famille.
Quand elle entra chez son père, il avait l'air plus animé qu'à l'ordinaire.
—Figure-toi, Léna, dit-il, que j'ai vu ma mère en rêve....
Sans savoir pourquoi, elle tressaillit.
—C'était dans une allée de notre jardin. Comme à chaque printemps, l'herbe envahissait cette allée, et il y avait de petites marguerites serrées comme des gouttes de lait. Ma mère me regardait courir, et comme Alain venait au-devant de moi, elle lui dit, dans le rêve, comme elle disait jadis: «Tiens la main de ton petit frère....»
Il soupira, et ajouta doucement:
—Ah! le printemps de la vie, la primavera della gioventù est passé, et les fleurs avec lui; mais c'est quand la route devient sombre et qu'on approche du but, qu'on voudrait s'appuyer sur les siens.... Pauvre Alain! Il ne pressera plus la main de son frère.... Et peut-être regrettera-t-il un jour d'avoir été si impitoyable!
Léna s'assit près de lui.
—Cher père, que diriez-vous si j'avais une bonne, très bonne nouvelle à vous annoncer?
Il la regarda avec un mélange de surprise et d'espoir, et, sa pensée s'éloignant de son frère pour revenir à une autre chose qui le hantait, il dit:
—M. de Salles est revenu?
Léna s'effraya presque. Était-ce une espèce de divination ou de seconde vue qui semblait l'avertir de la présence de ceux qui occupaient son esprit? Cette lucidité, ou cet effet de télépathie, signifiait-il un changement dans son état?
—Je crois, en effet, que M. de Salles est arrivé, répondit-elle avec un peu d'effort; je suis à peu près sûre de l'avoir vu, hier soir, de ma fenêtre.... Mais c'est autre chose, c'est une vraie joie que j'ai à vous annoncer.
—Celle-là en serait une! dit-il presque bas.
Elle ne parut pas l'entendre, et reprit avec une affectation de gaieté:
—Je ne vous disais pas, de peur de vous agiter, que le bon curé de Boulommiers rêvait toujours de vous réconcilier avec l'oncle Alain.... Eh bien! il est si bon, si pieux, ce cher curé, qu'il devait réussir.... Père, s'écria-t-elle, le voyant se soulever haletant, il faut être calme.... La joie ne doit pas vous faire mal!... Eh bien! oui, il a réussi!
Un ravissement soudain prêta une beauté et une jeunesse nouvelles au fin visage d'Hervé. Léna ne put s'empêcher de sentir une ombre de jalousie: même lorsqu'elle était arrivée, elle ne l'avait pas vu ainsi.
—Alain! Il veut bien me revoir! murmura-t-il avec une douceur extasiée.
—Il reconnaît ainsi qu'il a eu des torts envers vous! dit Léna vivement. Mais vous savez que quand il a décidé une chose, il ne sait pas attendre.... Et, ajouta-t-elle, mesurant ses paroles à la force de celui qui l'écoutait, vous serez heureux, mais non pas surpris de savoir que... qu'il va arriver, et qu'il voudra vous emmener au Coatlanguy....
—Alain arrive! répéta Hervé, appuyant la main sur ce pauvre cœur dont les battements redevenaient irréguliers. Comment le sais-tu Léna?
—Par un télégramme; mais moi, j'étais préparée à cette surprise, puisque je savais tout ce que tentait l'abbé....
Il voulut voir la dépêche.
—Demain soir... trop tard.... Non, Léna, s'écria-t-il d'un ton décidé, il ne faut jamais remettre ce qui est heureux. Je ne dors guère la nuit, et je veux embrasser mon frère le soir même.... M. de Salles ira le chercher. Car il va venir, je pense? Ne pourrais-tu le faire demander? Il doit être à son ancien hôtel.... Et puis, Léna, il faut voir la signora Livori; je sais qu'il y a des chambres libres dans la maison.... Tu les arrangeras toi-même... Ou plutôt....
Il saisit la main de sa fille, et la regarda d'un air suppliant.
—Nous dormions l'un près de l'autre quand nous étions enfants.... Cette chambre est grande et aérée.... Fais-y mettre un lit pour Alain, je t'en prie! Il doit, lui, avoir gardé son sommeil de terrien, et j'aimerais à le regarder dormir....
Quelque chose que Léna ne définissait pas l'empêchait, non pas seulement de refuser, mais de discuter les désirs de son père.
Elle appuya ses lèvres sur ce front dont le bonheur semblait avoir tout à coup effacé les rides; puis, prenant une des cartes d'Hervé, elle y traça ces mots au-dessous de son nom: «Serait heureux de voir M. de Salles.»
Giuseppa fut priée de se presser pour porter cette carte à l'hôtel voisin.
Depuis la réception du télégramme, Léna avait l'impression de vivre dans l'irréel. Quelque chose en elle était changé, ou plutôt, c'était sa manière de sentir. Concentrée dans l'attente du grand événement qui réunissait enfin les deux frères, préoccupée de la manière dont son père supportait physiquement des émotions presque joyeuses, elle s'étonna presque de revoir Séverin sans éprouver d'embarras, comme s'il n'y avait pas eu entre eux cette étrange demande et ce cruel refus.
Lui aussi savait tout: il correspondait par le télégraphe avec l'abbé Le Du, et il accepta avec empressement d'aller chercher à la gare les voyageurs si impatiemment attendus.
Il s'installa près d'Hervé pendant que Léna s'occupait des préparatifs nécessaires, et elle lui fut reconnaissante de l'action bienfaisante qu'il exerçait sur le malade. En effet, son père était heureux sans agitation et cherchait à prévoir, avec un plaisir enfantin quelles seraient les impressions de son frère en arrivant à Venise.
—Songez qu'il n'est jamais allé plus loin que Rennes! disait-il gaiement. Imaginez sa surprise en traversant Paris, puis en voyant des montagnes, et enfin en se trouvant dans cette ville unique, comme en un rêve. Les natures primitives comme la sienne sont profondément sensibles aux impressions neuves. Je regrette de ne pouvoir assister à son arrivée; mais je compte bien le promener en gondole.
La journée s'écoula rapidement dans cette douce attente, et le lendemain, à son réveil, il accueillit sa fille avec un sourire très doux.
—C'est ce soir, Léna!...
Il paraissait vivifié par ce bonheur. Sa jeunesse semblait revenir avec son frère et, comme Léna se trouvait seule un instant avec Séverin, elle le regarda avec une expression d'espérance.
—Ne trouvez-vous pas mon père bien mieux... presque comme autrefois?... S'il pouvait partir pour le Coatlanguy!
—La joie est un grand médecin, répondit-il, sans avoir le courage de lui ôter confiance.
Et l'heureux moment est arrivé. Séverin est parti pour la gare, et Léna fait tout ce qu'elle peut pour maintenir son père dans le calme. Elle s'étonne que ce soit si facile, et il en est effet surprenant que cette nature ardente et nerveuse supporte avec sérénité une joie aussi profonde, aussi inattendue.
—Léna, dit-il tout à coup avec un sourire, penses-tu que je vais revoir mon frère dans sa veste de drap, avec sa ceinture de coton lilas et son grand chapeau?
—Certes oui, père! S'agirait-il d'aller voir un roi, l'oncle Alain ne renierait jamais son costume... Et peut-être, ajouta-t-elle, hésitant légèrement, peut-être, pour lui faire plaisir, aurais-je dû remettre le mien...
—Non, répondit-il avec une décision très rare chez lui, non, Léna... C'est le passé, il est clos! Tu es entrée dans une autre sphère, tu es destinée à une autre vie, et dès la première heure, Alain doit le comprendre!
Elle le regarda, un peu surprise.
—Tu pourras le remettre une fois, ce cher costume, ajouta-t-il, s'il te plaît de te marier en Fouesnantaise, comme ta mère....
Elle ne discutait plus avec lui, et elle s'abstint de lui dire qu'elle ne se marierait jamais. Mais cette parole lui avait causé une involontaire souffrance...
Un silence presque absolu régnait maintenant sur la Riva, où passaient seuls quelques promeneurs tranquilles. Les gondoles se faisaient rares sur le canal, et les cloches des églises sonnant les heures étaient entendues clairement dans ce grand calme de la nuit.
Hervé commença tout à coup à s'agiter légèrement. Il s'était assis dans son atelier, et il demandait toujours plus de lumière. Il se levait pour aller à la grande fenêtre d'où il voyait glisser les petites lueurs sur l'eau, pour inspecter la table du souper, à laquelle Léna avait donné un air de fête. Il regarda sa fille, et parut satisfait: elle avait sa robe de drap noir, avec un de ces grands cols brodés qu'il aimait à lui voir. Il alla vers un long tube de verre émaillé dans lequel baignaient des roses. Il en choisit une d'un rouge éclatant, et l'attacha à son corsage sans qu'elle protestât: elle était une part du décor qu'aimaient ses yeux d'artiste.
Et enfin, l'attente eut un terme, et Séverin, étant monté le premier en messager, entra dans l'atelier et alla serrer la main du peintre.
—Ils sont là, et votre frère est plus ému encore que vous, dit-il gaiement.
—Cher Alain!...
Hervé se leva pour accueillir son frère, le chef de la famille.... Les deux frères se trouvèrent tout à coup en face l'un de l'autre, hésitants, éperdus, cherchant désespérément à se reconnaître.... Sur ces visages changés, vieillis, quelque chose demeurait, cependant, du passé: c'étaient les yeux, pareils de couleur, divers d'expression, toujours comme autrefois. Mais soudain, la même tendresse passionnée s'y peignit, prêtant à Hervé une énergie inaccoutumée, à Alain une émotion presque féminine.... Un moment, ils se ressemblèrent. Et ils s'étreignirent avec une joie poignante, pendant que Léna pleurait silencieusement.
...Quelques minutes se sont écoulées, Hervé est de nouveau assis dans son fauteuil, maintenant très calme. Seulement, ses traits se sont tirés et amincis. Alors, Alain cherche autour de lui, et reste un instant saisi de surprise, peut-être de désappointement, en voyant Léna venir à lui. Mais il a compris, lui aussi, qu'il faut accepter l'irrévocable. Après l'avoir embrassée, il la regarde d'un œil perçant.
—Ah! c'est, du moins, ta robe d'autrefois!
—Et demain, je mettrai ma mante pour sortir avec vous, oncle Alain!
Il l'aime chèrement, et la pensée de la revoir a allégé les longues heures de voyage; cette tendresse secrète était, jusqu'ici, le défaut de cette cuirasse de fermeté, de sévérité dont il était revêtu. Et cependant ce n'est pas elle qui l'absorbe, qui le passionne en ce moment. Il n'a d'yeux que pour ce frère retrouvé; il s'assied près de lui, et il prend sa main transparente dans ses mains robustes et rugueuses à lui, avec la vague idée de lui communiquer de la vie, de la force, un fluide sauveur.
—Comme tu as supporté ce long voyage! dit Hervé avec admiration. On dirait que la fatigue n'a pas de prise sur ton corps de fer! Et ce cher Yves!... Ses travaux, à lui usent plus, je pense, que le labeur de la terre....
—Oui, mais on remporte des victoires! dit le maire avec effort.
Il cherche un moyen de dire à son frère qu'il regrette le passé.... L'abbé, qui le devine, s'éloigne un peu pour causer avec Léna et Séverin. Alors Alain se penche, une sueur venant à son front.
-C'est un doux, que l'abbé.... Mais il est dit que les doux posséderont la terre.... Et il est venu remuer la terre inculte de mon cœur, de ce cœur trop dur.... Il est prêtre, et nous devons l'écouter.... Tout est oublié, Hervé? dit-il d'une voix que la honte et l'angoisse étranglent.
Hervé passe son bras autour de ce cou robuste.
—J'avais des torts, et tu avais des droits! dit-il doucement.
Mais cette douceur même acheva de briser le cœur altier du maire.
—Hervé! ne parle pas ainsi! Maintenant je vois clair! Dis-moi que tu ne m'en veux pas!
—Mais je ne t'ai jamais blâmé, dit Hervé, dont les clairs yeux bleus eurent une lueur de tendresse.
Alors, la tête sur l'épaule de son frère, pendant deux ou trois secondes Alain pleura....
—Vous oubliez l'heure! dit l'abbé, se rapprochant. Pour moi je ne puis prendre ma part des bonnes choses qu'a préparées Léna, car il y a longtemps que minuit est passé, et je compte bien dire ma messe à Saint-Marc; mais le maire a grand'faim, j'en suis sûr....
—Vous n'allez pas nous quitter.... Vous avez été si bon! dit Léna à Séverin, qui prenait son chapeau pour partir.
Il la regarda.
—Faut-il vraiment que je reste?
—Oh! oui! Vous avez été pour nous le meilleur des amis!...
Encore une fois, il s'assit à sa table. Le curé causait avec Hervé, qui ne prenait rien, et Léna prit place entre son oncle et Séverin. Un poids était ôté de l'esprit du maire. Il lui semblait que de longues années de rancune étaient supprimées de sa vie, et, trompé lui aussi en voyant son frère debout, n'ayant d'ailleurs aucun point de repère pour constater que la maladie l'avait changé, il s'abandonnait à la joie de le revoir, au plaisir maintenant pleinement senti de retrouver sa nièce, et à la satisfaction intime d'une conscience apaisée.
Il sympathisa tout de suite avec Séverin, dont l'abbé lui avait parlé avec enthousiasme. Il lui exposa ses principes, le but auquel il avait voué sa vie; puis, se tournant vers sa nièce, il lui demanda à brûle-pourpoint si son père se plairait à la campagne.
—Car j'ai l'intention de vous ramener au Coatlanguy, naturellement! ajouta-t-il. Si tu n'as pu être la «fille d'honneur» de Loïzik, c'est toi qu'elle prendra comme marraine de son premier enfant, et Hervé aura peut-être le même succès, en peignant un baptême breton, que les journaux lui ont fait pour ton portrait en Fouesnantaise, Lénik....
Il allait inviter aussi Séverin dans un élan de cordialité; mais il se rappela à temps ce qu'il leur en avait coûté d'introduire au manoir «un monsieur de Paris,» et il retint à temps son invitation.
Il fut sensible à la pensée qu'avait eue Léna de lui faire des crêpes de dentelle, et désigna d'un geste un panier posé près de la porte.
—Si précipité qu'ait été mon départ, ma fille, la bonne petite Loïzik a pensé à toi. Il y a là du beurre frais et un gâteau.... Je crois que ce n'est pas le premier envoi qu'elle te fait.... on ne me trompe pas facilement, même quand il me plaît de fermer les yeux, dit-il en souriant.
Une heure après, il dormait sur son oreiller de laine. Appuyé contre les nombreux coussins amoncelés sur son lit, son frère le regardait avec ravissement.
Léna pria une partie de la nuit. Quant à Séverin, il ne se coucha même pas, et demeura tranquillement à sa fenêtre, regardant briller les lumières sur le canal, puis épiant au ciel les premières lueurs de l'aurore.
De grand matin, la jeune fille conduisit à l'église le bon curé, qui poussait à chaque pas des exclamations de surprise. Il tomba à genoux au seuil de la basilique, pénétré d'une émotion profonde, presque inattendue, puis se dirigea vers la sacristie, pour montrer son celebret. Comme il revenait vers l'autel de la Nicopeja, revêtu des ornements sacerdotaux, Séverin, sortant de l'ombre, dit un mot aux choristes, et s'agenouilla sur la marche pour répondre la messe....
Tout cela était la réponse de la Sainte Vierge, de la Mère si tendre que Léna avait invoquée. Mais elle ne savait pas encore le sens complet de cette réponse, ni ce que signifiait, devant cet autel où elle était venue, désolée et éperdue, la présence inattendue de Séverin.
La journée fut étonnement bonne; le docteur constata un relèvement de forces inespéré, et avoua à Léna que, averti par Séverin et redoutant pour son malade une émotion trop vive, il était venu, la nuit précédente, sans vouloir d'ailleurs se montrer, pour le cas où une subite défaillance se serait produite.
Hervé et Alain ne se quittèrent guère, et le curé était naturellement en tiers dans leurs souvenirs. Ils revivaient leur enfance, ils redisaient les noms des vivants, et rappelaient ceux des morts. Cela semblait étrange à Léna de les entendre. Elle se rendait compte, non sans une certaine mélancolie, que dans cette évocation d'un passé, elle n'avait pas sa place, et que, malgré toute sa tendresse et son dévouement, elle ne pouvait donner à son père l'inexprimable joie qu'il goûtait en ce moment.
—Il faudra, dit tout à coup Hervé, s'arrachant à cette conversation si douce, que Léna vous montre Venise.
—Oui, dit le maire gaiement, car nous ne pouvons prolonger notre séjour,—ni Yves, qui est attendu par ses apaches et ses vauriennes, ni moi, qui ai des ouvriers là-bas.... Mais naturellement, Hervé, je t'emmène!
Léna, rougissant d'émotion, regarda son père. Il attachait sur Alain des yeux un peu troublés.
—C'est bien loin! dit-il de sa voix douce et lassée. J'ai ardemment désiré retourner chez nous, mais il me semble que le Coatlanguy est venu à moi.... J'y ai vécu depuis hier.... Tout ce qui m'entoure s'est transformé: il me semble que je vois devant moi nos grandes cheminées, nos lambris de chêne noir, et nos poutres solides et tordues ondulant au-dessus de ma tête.... J'entends les cloches de Lanrouara, et ma mémoire me rend les chansons de nos jeunes filles battant le linge au lavoir....
Le cœur d'Alain se serra.
—Tu ne me feras pas le chagrin de rester ici! Loïzik a déjà mis des draps à ton lit, et les marguerites dont elle veut te faire des bouquets seront vite passées.... Léna doit assister au pardon, et, pour une fois, elle se mettra en Fouesnantaise, afin de plaire à son vieil oncle!
Hervé détourna brusquement son regard.
—L'été va me rendre des forces, dit-il d'un ton qui voulait être confiant. Et alors, j'irai te retrouver.... Ou bien, tu me feras un sacrifice, et tu attendras....
Attendre... quoi? Un frisson agita le maire.
Hervé regarda le curé, et reprit avec un accent léger, presque joyeux:
—Je veux guérir vite, naturellement.... Et j'ai résolu de m'unir aux prières de ma chère fille.... Le docteur ne veut pas que je sorte le matin.... Mais le bon Dieu descend vers les souffrants, et le Padre Matteo viendra... demain; c'est arrangé avec Yves.
Il y eut un silence. Une lumière cruelle se faisait tout à coup en Léna. Brusquement, le danger lui était révélé, un danger pressant, imminent, que son père savait sans avoir voulu le dire. Elle contint, à force d'énergie, le cri de douleur qui venait à ses lèvres, et essaya, comme lui, de parler d'une voix calme et joyeuse.
—Oh! que c'est bien, père chéri! le Tout-Puissant médecin achèvera votre guérison!
—Il faudra que ce soit dans l'atelier, ma fille.... Tu y mettras des fleurs, tu allumeras la lampe antique en argent et les vieilles torchères.... Je voudrais que tous ceux que j'aime fussent là....
Il la regardait avec des yeux qui la priaient, et répéta: «Tous!»
—Vous voulez dire.... M. de Salles, père? dit-elle avec effort.
—Oui, oui! C'est un vrai ami....
Il effleura d'un regard les visages consternés, contractés, qui l'entouraient, et reprit avec sa douceur sereine:
—Souvenez-vous que le bon Dieu peut me guérir très vite, et que j'assisterai peut-être au baptême de l'enfant de Goulven! Alain, j'ai à te parler....
Alain s'approcha, et Léna, bien que son père parlât à voix basse, surprit ses paroles.
—Je voudrais te dire quelque chose de mes collections et de mes tableaux. Ce sera une petite fortune pour Léna, et M. de Salles te donnera à ce sujet....
Elle ne put en entendre davantage. Elle s'enfuit de la chambre et entra dans l'atelier, en proie à une douleur qui, enfin, éclatait en pleurs désespérés.
Ainsi, c'était fini! A moins d'un miracle, elle allait perdre ce père à peine entrevu! Elle ne se souvenait plus, en ce moment, des lacunes ou des imperfections de cette nature un peu faible, qu'elle avait jugée dénuée de profondeur.... Elle se rappelait seulement cette douceur inaltérable, cet esprit facile et brillant, et ce courage passif qui lui faisait dissimuler ses souffrances et jusqu'aux affres de la mort pour lui épargner une angoisse.
Elle n'entendit pas la porte s'ouvrir, mais une impression subtile lui révéla qu'elle n'était plus seule, et, levant vivement la tête, elle vit devant elle Séverin de Salles.
Il était en pleine lumière, éclairé par le jour cru de la grande baie ouverte, et elle remarqua malgré elle qu'il était très changé, de la manière dont vous change non la fatigue ou la maladie, mais une souffrance intime. Elle eut un élan vers lui, instinctivement sûre d'être comprise.
—Je sais... oh! je sais maintenant qu'il va mourir!
Il n'essaya pas de la tromper. Il prit sa main, et attacha sur elle un regard profond, animé d'une expression qu'elle ne lui avait pas connue.
—Je suis revenu parce qu'il me l'a demandé, parce qu'il savait ce que vous alliez souffrir....
Elle essaya brusquement de retirer sa main, mais il la tint plus fort.
—...Et puis, reprit-il, il me semble que, maintenant, j'ai le droit de me tenir avec vous à son chevet, de pleurer comme vous et d'adoucir vos larmes, parce que....
Il s'arrêta, respirant plus vite....
—Parce que j'ai enfin vu clair en moi, et que le cœur que j'avais cru mort vous aime chèrement, Léna, aussi ardemment qu'il a pu aimer aux jours de ma jeunesse....
Cette fois, elle retira brusquement sa main et baissa rapidement les yeux; mais une couleur plus vive s'étendit sur ses joues, et elle garda le silence.
—Donnons-lui, reprit-il d'une voix qui, elle aussi, résonnait, inconnue, à son oreille, donnons-lui la joie de voir réaliser ce qu'il avait deviné.... Ce n'est pas profaner votre douleur, c'est adoucir ses derniers jours, les illuminer.... Je ne puis penser que vous m'aimez; mais si, moi, j'ai pu renaître à la vie, il y a dans mon âme assez de puissance et de tendresse pour éveiller en vous le sens oublié du bonheur....
Alors, elle leva lentement son regard vers lui, et soudain il y lut le secret de son cœur.
Un jour nouveau a lui.
Hervé n'a pas dormi, mais il dit en souriant qu'il n'a pas eu trop de temps pour savourer ses bonheurs. Séverin est venu, de grand matin, aider Léna à dresser un autel, et le malade suit d'un œil attendri leurs préparatifs.
—J'aime à voir ce que j'ai aimé servir à cet usage avant d'être dispersé.... C'est une part de la dot de Léna.
—La dot de Léna? répète Séverin. Mais non pour qu'elle l'échange jamais contre de l'argent! Si Dieu nous écoute, nous jouirons avec vous de ces trésors. Jamais ils ne nous quitteront.
Le peintre sourit, effleurant un instant du regard ce qui l'entourait, puis il abaissa ses paupières et se recueillit en silence.
Alors le vieux capucin entra, et déposa sur l'autel improvisé le Viatique sacré. Mais ce fut l'abbé Yves qu'il laissa adresser au mourant une dernière parole.
Cette parole, suprême encouragement de l'âme apaisée qui allait partir, fut la même qui avait changé le cœur altier d'Alain.
—«La paix soit avec vous!» Tu la goûtes déjà, mon ami, mon frère.... La terre ne te l'a pas donnée; mais voici l'heure de la joie et de la lumière. Celui qui va reposer sur ton cœur a rassemblé près de toi les amis de ton enfance, et celui qui va être le protecteur de ton enfant: c'est là le prélude de la réunion éternelle.... Car notre Dieu bon admet dans son paradis même les joies de la terre transfigurées: ton cher et saint patron, au milieu de son bonheur de voir le Christ et sa Mère, s'attendrissait de retrouver ses parents et ses Bretons ar Baradoz!
Le vieux moine, prenant le ciboire d'or, déposa la nourriture sacrée sur ces lèvres mourantes, et la pensée de l'au-delà plana sur cette scène où la vie, une vie mystérieuse et puissante, avait, après tout, raison de la mort....
—Alain!
Le maire s'approcha. Ses paupières paraissaient sanglantes, brûlées qu'elles étaient par les larmes amères, corrosives, qu'il avait versées.
—C'est toi qui la conduiras à l'autel, dit Hervé d'une voix qui s'affaiblissait.
Un sanglot échappa à cet homme qui s'était cru impassible, et il se laissa glisser sur ses deux genoux.
—Jamais je ne me consolerai si je ne te ramène pas au Coatlanguy!
—Si, il faudra te consoler, car je ne regrette plus rien. Le bon Dieu me le montrera de là-haut.... Il permettra à mon âme d'aller errer autour de votre foyer, d'être présente dans vos bonheurs et vos peines.... Tu m'as donné une joie suprême, sois-en béni!
Léna et Séverin s'agenouillèrent à leur tour, et il leva la main pour les bénir....
Oh! toute pensée qui ne l'eût pas eu pour objet aurait semblé sacrilège à sa fille! Seulement, elle éprouvait une douceur à sentir sa douleur partagée.
Il sembla mieux, après avoir reçu les onctions suprêmes. La journée fut calme, entrecoupée de sommeils légers. Une fois, il murmura des paroles presque incohérentes; son frère, se penchant sur lui, entendit le nom de sa mère, et ces paroles: «Tiens la main de ton frère....»
Et, en effet, le frère aîné garda dans la sienne cette main que sa chaude pression empêchait de se glacer.... Il la garda jusqu'à la fin....
SÉVERIN DE SALLES A LA COMTESSE BOLOMEI.
«Le Coatlanguy, 13 juillet 18..
«....Si hospitalière qu'ait été pour lui votre Italie, il ne pouvait dormir en terre étrangère, notre cher grand artiste.... Il a franchi une fois encore le seuil paternel, et a reposé une nuit sous les solives noircies qu'il avait revues dans ses rêves. Ses Bretons ont défilé pieusement devant son cercueil, tels qu'il les avait retracés sur les toiles que vous aimiez, et sa fille a suivi son convoi, couverte de sa mante, selon le rite du deuil de son pays.
»Vous avez été si secourable à ma chère Hélène, vous avez eu tant de part à ce qui nous a rapprochés et unis, que je sens le besoin de vous associer à toutes ces émotions, poignantes, à la vérité, mais sur lesquelles plane la douceur infinie de notre amour.
»Jamais je n'oublierai de quel cœur vous avez accueilli ma fiancée, de quelle main douce et habile vous avez façonné sa riche nature; jamais, surtout, je ne saurai trop vous dire merci, pour avoir déchiré les voiles qui me cachaient à moi-même l'aspiration de mon cœur.
»Je suis heureux, oh! profondément, avec quelque chose de plus intime, de plus haut, de plus sûr, que je n'avais pas connu dans le triste roman de ma jeunesse. Je m'appuie sur Léna comme sur le granit de son sol, et ce qui nous lie survit à ce monde.
»Que vous dirai-je du cadre étrange dans lequel, pour un peu de temps, je l'ai replacée? Avec votre largeur d'esprit, votre acuité de sentiment, votre sens subtil de la poésie, vous aimeriez ce cadre, si différent qu'il soit de votre patrie. Au sortir de vos palais de marbre, les murs gris de ce vieux château sont pauvres et sévères; les antiques bahuts sculptés semblent barbares auprès de vos cabinets incrustés, et les seuls tableaux qu'on y voie sont les paysages austères qui s'encadrent dans les fenêtres à meneaux: collines aux tons bruns et ternes, arbres grêles, ciel gris-perle, touffes d'ajoncs. Cependant, encore une fois, vous en goûteriez l'âpre poésie, de même que vous comprendriez ces rudes natures éprises de devoir, concentrant leur force en une idée qu'elles poursuivent sans dévier.
»Je sens par quelles racines, par quelles fibres ignorées d'elle-même Léna tient à ce sol qu'elle avait un jour rêvé de quitter; je ne l'en détacherai pas. J'y bâtirai pour elle une demeure où elle viendra, chaque année, dire à ses chers paysans que la Bretagne est la plus douce, la plus belle, la plus prenante des petites patries, et où un jour, je l'espère, nos enfants s'imprégneront de foi et de vaillance.
«J'aime cette vie rustique; il me plaît de voir Léna s'y reprendre avec joie, en attendant que je lui révèle le nouveau cadre où elle est appelée à se mouvoir, et auquel vous l'avez si délicatement préparée.
»Nos noces, qui sont prochaines, auront lieu sans faste, sauf pour les pauvres, conviés de toutes parts. Elle me mènera alors à travers son pays, que je dois connaître comme une patrie d'adoption; puis nous irons, l'automne venu, faire à Venise un double pèlerinage de souvenir et d'amitié.
»Chère comtesse, je mets à vos pieds l'hommage de mon respect très affectueux, et la gratitude de mon immense bonheur....
»P. S. Vous me demandez ce qu'a dit mon cousin Landry. Il m'a écrit une lettre où perce un regret amer. Mais je sais que chez lui tout est à fleur de peau, les chagrins comme les attachements, et sa mère lui arrangera, à mi-côte de l'amour, un avenir qui le consolera vite.»
Les moissons étaient coupées dans les maigres champs qui tapissaient le pied de la montagne, la passiflore épanouissait ses fleurs violettes sur les murs du Coatlanguy, et les roses-thé fleurissaient la tombe d'Hervé lorsque le maire de Lanrouara conduisit à l'église la mariée, habillée, pour la dernière fois, de sa robe aux broderies d'argent.
Naturellement, ce fut le curé de Boulommiers qui maria sa chère petite Léna, qu'il appelait la protégée de Madame Marie, Itroun Vari, et naturellement aussi, Mélanie, était là, recueillant du bonheur et des souvenirs pour le reste de sa vie.
Avant de quitter sa riche robe de paysanne, Léna alla avec Séverin s'agenouiller sur les tombes fleuries du cimetière.
Puis, vers le soir, une nouvelle Léna apparut dans la «salle» ornée de fleurs, tellement différente dans son costume de voyage, que Loïzik resta un instant interdite.
—Tu as changé de costume, Léna, dit le maire brusquement; c'est dans l'ordre, ma fille, et je sais que tu gardes le même cœur sous de nouveaux habits.... Je sais que tu ne rougiras jamais de ma veste ni des coiffes de Loïzik, et quand tu reviendras, tu nous aideras à garder les traditions du pays.
Elle l'embrassa en pleurant: dans ses yeux attendris, elle retrouvait maintenant quelque chose de son père....
Mais la voiture est à la porte, et Séverin entraîne doucement sa femme.
—N'ai-je pas eu tout de même une idée heureuse, Yves, murmure Mélanie en s'essuyant les yeux, le jour où j'ai demandé à Séverin l'argent de ton voyage!...
Les mariés, cependant, jettent un dernier regard sur la vieille maison de famille. Une des fenêtres reste close: celle de la chambre qu'on avait préparée pour Hervé, et où le maire n'a plus le courage d'entrer. Cependant, il y a un air de fête dans la cour, débarrassée des instruments aratoires, et ornée des vieux orangers qu'on a tirés d'une serre délabrée, un air de fête aussi dans le revêtement fleuri qui pousse des branches échevelées jusqu'au toit, et même dans la fumée bleue qui, en montant des cheminées, rappelle l'abondance du repas des noces.
—Bien-aimée, dit Séverin avec ferveur, que bénie soit la demeure de vos pères, la maison qui vous a vue naître, et où Dieu a disposé votre vie, vos peines elles-mêmes, pour vous conduire à moi et nous permettre d'aller ensemble vers Lui!
FIN