Title: L'Illustration, No. 0008, 22 Avril 1843
Author: Various
Release date: January 15, 2011 [eBook #34976]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr. Prix de chaque N° 75 c.--La collection mens. br., 2 fr 75. |
Ab. pour les Dep.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an. 32 fr. pour l'étranger,--3 mois. 10 fr.--6 mois, 20 fr.--Un an. 40 fr. |
Nº 7. Vol. 1.--SAMEDI 22 AVRIL 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.
Mouvement Insurrectionnel à Haïti. Carte de Haïti. Portrait du président Boyer.--Haïti et l'Angleterre.--Courrier de Paris. Le Cigare; Fraternité; le Rocher de Cantate; un Turbot dans l'embarras; le Changement de Dynastie; Paul Ier; le savant précepteur; le Bal représentatif; armistice dansant; les Morts millionnaires; petits Enfants--Danseurs espagnols. Gravure.--Tribunaux. Procès Sirey; M. Chaix-d'Est-Ange. Vue de la cour d'assises de Bruxelles. Portrait de M. Chaix-d'Est-Ange.--Mariage de la princesse Clémentine. Vue de la Cérémonie.--Un succès chevelu, chapitre inédit des Mémoires de Jérôme Paturot.--Paris au bord de l'eau. Les Débardeurs.--Beaux-Arts. Salon de 1843. Les Crêpes, par Giraud; une Pasada, par Leleux.--La Vengeance des Trépassés, nouvelle (4e partie), avec une gravure.--Le Commissaire-Priseur.--Les Chemins de Fer en France, carte des Chemins de fer.--Algérie. Description géographique. Portraits de Cavaignac, Jusuf, Mustapha ben Ismaël; Passage dans un défilé; Tentes arabes; Vues de Mascara et de Mostaganem.--Bulletin bibliographique.--Annonces-Modes. Amazones.--Omnibus, nouveau modèle, deux gravures.--Rébus.
Haïti (en indien, terre montagneuse), appartient au groupe des Grandes-Antilles. Elle se trouve située entre Puerto-Rico, Cuba et la Jamaïque, par 17° 13' et 19° 58' de latitude septentrionale et 70° 45' et 70º 55' de longitude occidentale. Sa superficie n'est que d'un sixième moins considérable que celle de Cuba, la plus grande des Antilles. Elle a 600 kilom. de long et 232 de large. La capitale d'Haïti est le Port-au-Prince, ville située sur un terrain bas et marécageux, vers l'extrémité d'une vaste baie, dans la partie occidentale de l'île. On y compte 30.000 habitants.
L'histoire d'Haïti est si connue que nous nous bornerons à en résumer aussi brièvement que possible les principaux événements, afin de faire bien comprendre les causes de la révolution nouvelle qui vient d'éclater.
Le 5 décembre 1492, Christophe Colomb découvrit Haïti, qu'il nomma Espanola. Elle était alors habitée par les Caraïbes, peuple doux, bon, sobre et hospitalier. Mais bientôt les Espagnols forcèrent les indigènes à se révolter contre eux, les détruisirent et restèrent les seuls maîtres de cette île dépeuplée, qu'ils nommaient alors Saint-Domingue, du nom d'une ville qu'ils y avaient fondée; ils la repeuplèrent, au commencement du seizième siècle, avec des esclaves nègres arrachés au sol africain.
En 1630, des flibustiers formèrent un établissement, sur la partie septentrionale d'Haïti, que les Espagnols avaient abandonnée. Chassés à diverses reprises, ils revinrent avec des forces nouvelles; la France les protégea, leur fit reconnaître sa suzeraineté et leur donna, en 1664, un gouverneur. Dès lors les créoles, abandonnés par leur métropole, furent obligés de céder une partie de l'île. En 1689, l'Espagne régularisa cette cession dans le traité de Ryswick. D'abord, la France envoya dans sa nouvelle colonie tous les individus dont elle désirait se débarrasser. Mais bientôt la traite des nègres s'établit d'une manière régulière; la métropole encouragea, favorisa même cet infâme trafic, et, au moyen de ces nombreux travailleurs, Saint-Domingue marcha dans une voie de prospérité progressive. En 1789, on n'y comptait pas moins de 700.000 esclaves possédés par environ 28.000 mulâtres libres, et 40.000 blancs.
Boyer, président de la république d'Haïti.
Cependant le temps approchait où les esclaves allaient recouvrer leur liberté et se venger de leurs oppresseurs. Quand la Révolution française éclata, le coutre-coup s'en fit sentir aux Antilles. A cette époque, trois partis étaient en présence à Saint-Domingue: les grands propriétaires, qui voulaient l'indépendance de l'île: les petits blancs, qui cherchaient à renverser les privilèges des riches; les mulâtres, qui songeaient à s'affranchir de la tyrannie des uns et des autres. Les esclaves n'osaient pas même désirer leur affranchissement. Mais les querelles de leurs maîtres, les luttes des blancs et des mulâtres, leur leur fit concevoir enfin des espérances qui ne devaient pas tarder à se réaliser. Le 23 août 1791, ils se révoltèrent pour la première fois. Douze ans après, vainqueurs des Anglais, qui voulaient s'emparer de cette île, et des français qui faisaient les plus grands efforts pour la conserver, ils se proclamèrent les seuls maîtres de Saint-Domingue, à laquelle ils avaient donné son ancien nom d'Haïti.
Un moment ils faillirent retomber sous la domination française. Le brave Toussaint-Louverture, l'auteur principal de cette révolution, le libérateur, le chef, le père des noirs, victime d'une odieuse trahison, mourut, dans le Jura, au fort de Joux, où Napoléon l'avait fait enfermer. Mais ses généraux le vengèrent. Le 30 novembre 1803, les derniers débris de l'expédition française se virent obligés d'évacuer la ville du Cap la seule place qui leur restât alors, et de se livrer à la merci des Anglais. Le 1er janvier de l'année suivante, des généraux et des officiers de l'armée noire, réunis en convention au nombre de quarante, prononcèrent l'acte d'indépendance d'Haïti, «en jurant à la postérité et à l'univers entier de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination.» A cette époque, la population totale de l'île était réduite à 400,000 habitants. En quatorze ans la guerre avait dévoré 500,000 victimes.
Le 8 octobre 1804, Dessalines, le général en chef de l'armée victorieuse, le successeur de l'infortuné Toussaint-Louverture, fut proclamé empereur, sous les nom de Jacques 1er, et six mois après (28 mai 1803) une convention de généraux publia la constitution de l'empire d'Haïti (révisée depuis en 1816).
Dessalines exerça son autorité d'une manière arbitraire; aussi ne régna-t-il que deux années. Le 17 octobre 1809, il périssait assassiné, et son rival Christophe lui succédait, avec le titre de chef du gouvernement d'Haïti. Sa puissance ne fut toutefois bien établie que dans le nord de l'île. Un mulâtre, nommé Pétion, commandant du Port-au-Prince, se refusa à reconnaître le nouveau titulaire, et, pendant cinq années, les deux compétiteurs se disputèrent l'autorité suprême sans parvenir à se vaincre. Enfin, de guerre lasse, ils mirent bas les armes, Christophe se couronna roi, sous le nom de Henri 1er; Pétion se fit nommer président, et ces deux souverains s'occupèrent dès lors à rétablir l'ordre et la prospérité, l'un, dans son royaume, l'autre, dans sa république.
A sa mort le président Pétion eut pour successeur (en 1818) le général Jean-Pierre Boyer, mulâtre qui n'avait joué qu'un rôle secondaire dans la révolution; et, lorsqu'en 1820 le roi Christophe se fit (âgé de 74 ans) sauter la cervelle, afin de ne pas tomber vivant entre les mains de ses soldats révoltes, Boyer resta seul possesseur du trône présidentiel. Deux années plus tard un coup de main lui livra la partie de l'île qui appartenait encore aux Espagnols. A partir du 28 janvier 1822 l'étendard bleu et rouge de la république une et indivisible flotta sur l'île entière. Il n'exista plus à Haïti qu'un seul gouvernement et qu'une seule constitution. Enfin, en 1825, la France abandonna solennellement toutes ses prétentions à la souveraineté de son ancienne colonie moyennant une indemnité de 150 millions de francs, payables en cinq termes égaux. Dès lors, Haïti entra au nombre des nations civilisées reconnues..
Le président Boyer règne donc depuis 1818 sur Haïti. Qu'a-t-il fait de cette île si fertile et si belle pendant ces vingt-cinq années? Pour connaître la triste vérité, il faut lire le second volume de l'ouvrage remarquable que vient de publier M. Victor Schoelcher (Colonies étrangères et Haïti). Ce courageux et infatigable abolitionniste a visité Haïti en 1841 et il en trace une peinture effrayante; il nous montre ces villes détruites, inhabitées, encombrées de matières corrompues; l'esprit public anéanti; la banqueroute imminente, les moeurs se corrompant de plus en plus... Et tous ces maux, M Schoelcher les attribue au gouvernement du président Boyer «Le gouvernement de Boyer, dit-il, est quelque chose de bien plus infâme qu'un gouvernement de violence et de compression. Il n'est pas arrivé au despotisme en brisant les membres du corps populaire, mais en l'affaiblissant; il ne tue pas, il énerve.
Si misérable, si souffrante, si avilie qu'elle fut, la nation haïtienne n'ignorait rien de son mal; elle aspirait à des temps meilleurs, et ne s'abandonnait pas dans sa détresse, comme l'ont dit les partisans de l'esclavage, à l'insouciance d'un sauvage hébété. L'opposition acquérait chaque année des forces nouvelles. En 1839, elle faillit renverser la faction régnante. Boyer voyant qu'elle allait obtenir la majorité, s'adressa à l'armée, et chassa de la chambre les députés qui osaient lui être hostiles. Mais, bien qu'il eût alors un succès complet ce coup d'État devait plus tard amener une révolution. Les idées libérales firent de notables progrès, des journaux se fondèrent, qui défendirent avec énergie la constitution et les intérêts généraux. Les députés exclus en 1839 furent réélus à la presque unanimité en 1841; le peuple commença à ouvrir les yeux et aperçut avec terreur l'abîme où le poussait le président. Boyer employa une seconde fois la force. A l'ouverture de la session, la chambre des représentants, cédant aux influences de la peur et de la corruption, élimina, avant même d'être constituée, les députés que Boyer avait frappés d'ostracisme. Pour comble de malheur, le 7 mai, un affreux tremblement de terre détruisit presque entièrement la ville du Cap avec un tiers de ses 8,000 habitants, et comme si la nature n'avait pas fait assez de mal, un hideux pillage vint remuer les décombres qui couvraient les morts et les mourants.
Enfin, le 28 février 1843, le bruit s'étant répandu que quatre patriotes allaient être exécutés, une insurrection éclata aux Cayes. Un rassemblement de six à huit mille individus se forma, et Boyer résolut d'employer la force pour le disperser. Le lendemain, tous les habitants prirent les armes et réclamèrent un gouvernement semblable à celui des États-Unis. En peu de jours, l'insurrection fit de grands progrès. Toute la partie du sud et de l'est de l'île tomba au pouvoir des insurgés, qui avaient pris pour chefs deux officiers de la Colombie. Les troupes envoyées contre eux se rangèrent de leur côté, et celles qui restèrent fidèles à Boyer furent battues dans deux rencontres et perdirent 500 hommes et deux généraux. D'après les dernières nouvelles reçues à Paris, les insurgés étaient au nombre de 12,000, et Boyer n'avait plus que 4,000 hommes à Port-au-Prince.
Une lettre datée du Port-au-Prince, le 5 mars 1843, et reçue vendredi dernier à Liverpool, contient ce qui suit:
«La révolution n'est pas encore terminée; les insurgés du Midi marchent, dit-on, sur la ville. On s'attend tous les jours à une attaque. Toutes les affaires sont suspendues. On assure que les troupes du gouvernement passent à l'ennemi.
«Les insurgés se trouvent maintenant à Leogane (24 milles). Ils ont annoncé qu'ils entreraient dimanche prochain, le 5 mars, au Port-au-Prince.»
Le 9 mars, au départ du brick Fairfield, l'armée insurrectionnelle était toujours campée à Leogane. Elle y attendait, pour marcher sur la capitale, l'arrivée d'un fort détachement qui venait de s'emparer des Cayes après un combat meurtrier. Boyer s'apprêtait à faire une vigoureuse résistance. Il construisait de nouvelles fortifications et creusait des fossés. Pendant plusieurs jours aucun habitant n'avait obtenu l'autorisation de quitter la ville, mais, l'avant-veille du départ du brick Fairfield, une proclamation permit aux femmes de s'embarquer ou de se retirer à la campagne. Les négociants étrangers avaient fait transporter leurs marchandises à bord des bâtiments en rade. Les Anglais seuls ne croyaient pas devoir prendre cette sage précaution. Ils se trouvaient, disaient-ils, suffisamment protégés par le pavillon britannique et par trois vaisseaux de guerre qui étaient alors dans le port.
Toutes les lettres particulières annoncent que la majorité des habitants du Port-au-Prince désire ardemment le succès des patriotes (ainsi s'appellent les insurgés). Le prochain paquebot apportera peut-être en Europe la nouvelle de la chute ou de la mort du président Boyer.
La Columbia, arrivée samedi de New-York à Liverpool, a apporté l'ordonnance et la proclamation suivantes, dont nous donnons seulement quelques fragments.
Charles Hérard aîné, chargé d'exécuter la volonté et les résolutions du peuple souverain;
Considérant que sous le gouvernement du tyran Boyer, les ports ont été fermés, ordonnons ce qui suit:
Art. 1er. Les ports d'Aquin, d'Anse d'Hainault et de Miragouine sont ouverts au commerce étranger, à dater de la promulgation du présent ordre du jour.
Art. 2. La direction des nouvelles douanes et l'administration des finances seront confiées à un fonctionnaire qui prendra le titre d'administrateur particulier.
Art. 3. Les droits d'importation sont maintenus; mais le mode de perception est aboli jusqu'à la promulgation d'un nouveau règlement.
Fait au quartier-général d'Aquin, le 5 mars 1843, première année de la régénération d'Haïti. Hérard aîné.
La proclamation est adressée au peuple et à l'armée. Elle commence en ces termes:
«Citoyens et soldats, une révolution sans exemple dans les annales du monde, une révolution morale dans ses effets vient de changer la face d'Haïti. La tranquillité ayant été rétablie, j'ai été choisi par le peuple pour faire exécuter ses ordres et lui faire rendre ses droits si longtemps foulés aux pieds et méconnus. J'ai arboré l'étendard national, etc., etc.....»
Elle se termine ainsi: «Le sort du tyran est écrit par une main invisible sur les murs de son palais. Soldats, je me confie à votre zèle, suivez-moi dans cette carrière de patriotisme et de gloire, secondez mes efforts persévérants, et bientôt vous verrez d'illustres législateurs détruire le système qui vous a fait tant de mal, rendre une vie nouvelle au commerce et à l'agriculture, dissiper les ténèbres de l'ignorance, et fonder des institutions non plus sur le sable mouvant du rivage de la mer, mais sur un roc large et inébranlable.»
Bien que le gouvernement français ait donné à l'Angleterre l'assurance que les missionnaires de toutes les sectes seraient non-seulement tolérés, mais encore protégés dans l'archipel de la mer du Sud, et que ces avantages seraient impartialement étendus aux intérêts commerciaux de toute puissance amie, ces assurances, sincères de la part de la France, n'ont pas suffi à nos exigeants voisins, et leurs méthodistes jettent les hauts cris contre nous, comme si on les entravait par la force dans l'exercice de leur équivoque influence sur les sauvages de ces îles. A Londres, dans la vaste salle d'Exeter-Hall, a eu lieu une réunion (meeting) des Amis des Missions protestantes, dans le but de mieux assurer à l'avenir leur propagande dans ces parages. Le président, M. Charles Hindley, après avoir exposé les travaux des missions anglaises, a raconté, au milieu de l'indignation générale, l'occupation récente de Taïti par nos marins. Il a rappelé comment, dès le 21 novembre 1836, un petit navire de Vile de Gambier, ayant à bord deux prêtres catholiques romains, et natifs de France, avaient osé aborder clandestinement dans l'île, et comment, en vertu d'ordres formels des autorités locales, ces prêtres avaient été bénévolement reconduits à leur navire, sans qu'on leur fit aucun mal. Mais voilà que depuis la France s'est cru le droit de violer (nos lecteurs savent comment), de violer de la manière la plus criante les lois de Taïti, en y établissant de vive force sa domination, et bientôt, si on la laisse faire, «les missionnaires catholiques y jouiront absolument de la même liberté que les autres.» Voyez-vous l'abomination!
Nous nous plaisons à ajouter qu'en finissant, M. Hindley, indigné sans doute lui-même des vociférations de quelques-uns de ses collègues, a reconnu, un peu timidement peut-être, que l'Angleterre, conformément même au principe de la Réforme, l'indépendance de la raison, ne saurait nier absolument à la France le droit de prêcher à côté d'elle. Mais aussitôt un membre plus zélé s'est élevé violemment contre cette assertion du président, soutenant que le catholicisme n'avait pas le droit de s'établir là plus qu'ailleurs, parce que le catholicisme est la plus affreuse superstition, la plus affreuse idolâtrie, le plus affreux blasphème et la plus affreuse tyrannie qui ait jamais épouvanté le monde. Puis le révérend docteur Vaughan a déploré avec passion que le beau jardin de l'Océan Pacifique, qui, par les soins des missionnaires anglais, avait fini par devenir productif et florissant, fût en ce moment, hélas! dévasté par les mains de l'étranger, et il a menacé le roi Louis-Philippe et M. Guizot, s'ils s'obstinent à garder Taïti, de l'exécration de toute l'Angleterre et de toute l'Europe protestante. Il a rappelé, non sans quelque éloquence, que Cromwell avait prédit qu'un jour viendrait que le nom anglais serait redouté dans le monde entier à l'égal du nom romain, et il a déclaré sans hésiter que, bien que la guerre soit le plus grand fléau qui puisse affliger l'humanité, il est bien des cas où l'homme doit respecter le sabre et la baïonnette, le canon et le fusil. «On dira: de quoi se mêlent ces méthodistes, qui passent leur vie à chanter des psaumes? Que l'on ne croie pas que nous ne savons que chanter des psaumes... Quant aux Français, s'ils continuent à se faire les apôtres du catholicisme, le résultat sera contre eux et retombera sur eux, et cette vaine philosophie dont ils se vantent ne sera plus qu'un objet de dérision.» Enfin le révérend docteur Alder a déclaré et veut qu'on signifie au monde entier que quiconque se soumettra, à Taïti, à l'autorité française, sera regardé comme un ennemi de la religion protestante. Et le Morning-Chronicle, le journal de lord Palmerston, rivalisant de verve et de fureur avec les orateurs méthodistes, affirme, sans rire, qu'il n'y a pas dans toute l'histoire de croisade plus infâme, plus effrontée et plus bigote que notre expédition de Taïti, etc., etc.
En vérité, on ne saurait réfuter sérieusement toutes ces déclamations, et il serait peu digne de répondre à ces injures. Mais n'est-il pas étrange qu'après avoir été si longtemps damnée par tout le Midi catholique, comme le grand foyer de la philosophie et la source infernale de toute hérésie et de tout mal, la France soit maudite aujourd'hui par le Nord protestant, comme le centre d'une propagande catholique menaçante pour le reste du monde, et accusée de rêver la Ligue, de méditer la Saint-Barthélemi, de tendre à rétablir demain l'Inquisition, même à Taïti! Que les méthodistes de Londres tâchent donc de s'entendre un peu avec les sacristains d'Espagne et d'Italie sur le compte de cette pauvre France.
En attendant, et à ne considérer la chose qu'à un point de vue humain, n'y a-t-il pas lieu de s'étonner que les méthodistes s'alarment tant des prédications dans l'île de quelques prêtres natifs de France, comme ils disent. S'ils sont si sûrs de la supériorité de leur foi, devraient-ils tant se défier de la puissance de leur parole, et tant craindre, pour parler leur langage, «que l'éclat de leur soleil soit effacé sans retour par les ténèbres de noire nuit?» Si leur enseignement et leur discipline étaient si doux aux sauvages, qu'ils nous disent donc pourquoi ces pauvres sauvages se sont ainsi mis d'eux-mêmes sous notre protection et ainsi précipités dans nos bras? Quel est donc ce droit exclusif à la civilisation du monde que cette secte voudrait s'arroger désormais? Mais dans cet archipel, elle n'a pas le droit de premier occupant? La présence des catholiques dans ces îles n'est point une nouveauté, et il paraît qu'il y a existé une église romaine desservie par quatre prêtres. Il y a plus; l'action des missionnaires anglais, quoi qu'ils puissent dire, n'avait pas même dans ces contrées lointaines le prestige, sinon toujours la juste autorité, qui accompagne et sanctionne les entreprises d'une grande nation; car, comme le remarque sensément le Times, cette action émanait surtout des sectes dissidentes de la Grande-Bretagne, tandis que les missionnaires catholiques romains, soit de Rome, soit de Paris, parlent le langage et se portent représentants d'une religion universelle et constituée de la façon la plus éclatante. Comment donc l'Europe et le monde pourraient-ils prendre au sérieux cette prétention de quelques méthodistes de Londres à une sorte de monopole théocratique? et, d'un autre côté, comment admettre ce droit de domination politique en faveur du pays dont les missionnaires sont matériellement et accidentellement partis pour remplir une mission individuelle, et, dans tous les cas, toute spirituelle?
La Nouvelle-Zélande aussi avait été d'abord visitée par des Français, qui s'y établirent. Quelques années après, des Anglais vinrent s'y établir également, et on ne voit pas que les réclamations de nos compatriotes, dans cette occasion, aient en rien mis obstacle à la pleine souveraineté de l'Angleterre. Si le principe est vrai, quand il nous dépouille là, pourquoi serait-il faux quand il nous favorise ici?
Au reste, nous l'avons dit, tout ceci n'a guère d'importance que comme symptôme de l'état du monde, et comme un signe de plus des dispositions constantes d'une portion notable de la population anglaise à l'égard de la France. Nos voisins ont beau faire, leur intérêt, et leur intérêt le plus positif, le plus immédiat, perce toujours à travers leurs prédications les plus exaltées et leurs homélies les plus touchantes. Tels ils sont de nos jours, au su et au vu du monde entier, tels l'histoire nous les montre, de bonne heure exaltés dans leur égoïsme et dans leur orgueil insulaire par cet isolement même du reste du monde, envisageant toute chose, même les choses saintes, sous le rapport de l'utilité, exploitant volontiers les idées religieuses du continent et les cultivant habilement à leur profit, comme ils ont fait depuis et voudraient faire la philanthropie. Au quinzième siècle, par exemple, déjà affranchie, quant à elle, de l'influence papale dans les élections ecclésiastiques, l'Angleterre n'osait-elle pas accuser la France, soumise au pape, d'être schismatique, sous ce prétexte que le pape résidant à Avignon n'était plus le chef catholique, indépendant et légitime de l'Église romaine? Elle sut se donner par là l'immense avantage d'appeler la guerre d'invasion qu'elle nous faisait une croisade; mais, dès qu'il n'y eut plus de pape français, on ne voit pas que l'Angleterre se soit jamais beaucoup inquiété de réformer ni le pontificat ni l'Église.
Nous ne sommes pas de ceux qui jugent absolument de la grandeur d'un peuple par l'étendue de son territoire, et nous croyons que ceux-là se trompent grossièrement qui mesurent l'abaissement prétendu de notre pays au nombre et à l'immensité des possessions gagnées depuis un siècle, et la plupart sur nous, par les Anglais. Néanmoins, en voyant, au delà de la Manche, fermenter sourdement encore tant de haine contre nous, au moment même où, en France, l'esprit public, qui nous a élevés si longtemps au-dessus de tous les peuples du monde, semble languir, sinon s'affaisser et s'éteindre, nous ne croyons pas inutile de jeter un coup d'oeil sur le passé et de rappeler ce que nous avons perdu, depuis un siècle, de possessions coloniales.
Il y a un siècle, bien qu'affaiblie par le traité d'Utrecht, la France possédait la suprématie comme puissance continentale et coloniale. Elle possédait presque toutes les Antilles; ses colonies d'Acadie, du Canada, de la Louisiane s'étendaient de jour en jour; indépendamment de Québec et de Montréal, de Mobile et de la Nouvelle-Orléans, de nouvelles villes se fondaient, des forts étaient construits sur le Mississipi, sur les lacs et les rivières du Canada. En Afrique, elle possédait le Sénégal et Gorée; elle colonisait Madagascar; les îles de France, Bourbon, Sainte-Marie, Rodrigue, lui appartenaient; enfin, elle dominait dans l'Inde, sous le commandement de Dumas, de La Bourdonnaye, de Dupleix; elle y acquérait de vastes territoires, et les rajahs étaient ses vassaux. A cette époque, l'Angleterre posait à peine le pied en Amérique, et dans l'Inde, elle ne possédait que le fort Williams, auprès de Kali-Katta (Calcutta), et Bombay.
De toutes ces anciennes possessions en Asie, en Afrique, en Amérique, on peut dire que la France a tout perdu, sauf des points insignifiants, sans importance, et depuis quelques années ravagés par tous les fléaux.
En revanche, et depuis 1740, l'Angleterre, ou si l'on veut la race anglaise, a augmenté ses possessions dans une proportion incroyable. Elle a gagné:
En Europe, Malte et le protectorat des îles Ioniennes, l'île d'Héligoland.
En Asie, la ville d'Aden, qui commande la mer Rouge; l'île de Ceylan, la grande presqu'île de l'Inde, soit en possession directe, soit en vassalité complète. Sans compter les possessions de la presqu'île au delà du Gange et les îles Singapoure, Pinang, Sumatra, etc., etc., la Grande-Bretagne possède dans l'indoustan 1,103,000 milles carrés de territoire, nourrissant cent vingt-trois millions d'habitants. Et la Chine, que devient-elle?
En Afrique: Bathurta, les îles de Loss, Sierra-Leone, de nombreux établissements sur la côte de Guinée, Fernando Pô, les îles de l'Ascension et Sainte-Hélène, la colonie du Cap, le Port-Natal, l'Ile-de-France (Maurice), Rodrigue, les Seychelles, Socolora, etc.
En Amérique: le Canada et tout le continent septentrional, jusqu'au mont Saint-Elie; à l'ouest, les Lucayes, presque toutes les Antilles, la Trinité, une partie de la Guyane, les Malouines, Balla, Ruattan, les Bermudes, etc.
Dans l'Océanie: la plus grande partie de l'Australie, la Tasmanie (terre de Van-Diemen), la Nouvelle-Zélande, Norfolk, Hawaï (les îles Sandwich), etc., etc.
Et dans toutes les parties du monde, des prétentions excessives qu'il serait infiniment trop long d'énumérer.
Et maintenant, parce que la reine de Taïti a mis spontanément sous la protection de notre pavillon les fleurs de son petit jardin, où les navires anglais seront encore libres de venir chercher des légumes et les boeufs qu'ils y ont importés, c'est nous qui menaçons l'indépendance du monde; c'est nous qui sommes à la veille de lui imposer par la force nos moeurs, nos lois, notre religion. Et c'est l'Angleterre qui se plaint!
En présence de pareils faits, comment y a-t-il en France un seul homme qui hésite sur la question de la colonisation de l'Algérie, et pourquoi faut-il que la France soit à peine représentée à cette heure en Asie, au milieu des grands événements qui se préparent là et particulièrement dans le céleste empire de la Chine?
LE CIGARE.--FRATERNITÉ.--LE ROCHER DE CANCALE.--UN TURBOT DANS L'EMBARRAS.--LE CHANGEMENT DE DYNASTIE.--PAUL 1er.--LE SAVANT PRÉCEPTEUR.--LE BAL REPRÉSENTATIF.--ARMISTICE DANSANT.--LES MORTS MILLIONNAIRES.--PETITS ENFANTS.
On n'y prend pas garde; mais il avance, mais il se propage, mais de jour en jour il étend sa conquête. Comment y mettre obstacle? Par où le fuir? Les plus rebelles sont obligés de subir sa tyrannie; les plus agiles ne peuvent l'éviter. Il est partout, il entre partout, il vous saisit à l'improviste, il vous attaque au moment où vous y pensez le moins. Le matin et le soir, le jour et la nuit, le démon continue sa poursuite. Flânez-vous à la grâce de Dieu, sur l'asphalte des boulevards, le voilà qui vous arrête au passage et vous saute à la gorge; entrez-vous dans les rues, il vous attend à chaque porte et s'embusque à l'angle des maisons. Vous abritez-vous dans votre demeure, comme dans une citadelle, il court à travers l'escalier et pénètre chez vous par la fenêtre entr'ouverte ou par le trou des serrures.--De quoi s'agit-t-il? d'où vient cet ennemi si audacieux, si entreprenant, si inévitable, si subtil? Comment le reconnaître? Quel est son visage et quel est son nom?--Sa patrie se trouve par delà les mers; il est parti du Nouveau-Monde pour conquérir l'Ancien. Quant à son air et à sa tournure, on ne soupçonnerait jamais qu'un personnage si léger, si fragile, fût capable de telles entreprises et d'une telle domination. Figurez-vous que ce terrible conquérant se laisse très-paisiblement mettre dans la poche et enfermer dans un étui; puis vous le prenez, sans plus de façon, entre vos deux doigts, et vous le portez à votre bouche, et vous le pressez sur vos lèvres et entre vos dents; lui cependant de se laisser faire. On n'a jamais vu de tyran, en apparence plus humain et plus docile. Mais c'est précisément quand il paraît si humble et si soumis, qu'il se montre tout à coup et sème dans l'air les preuves de son audacieux caractère. Voyez comme il se trahit lui-même. Ce n'est plus l'innocent de tout à l'heure. Il s'échauffe, il prend flamme, et une fois qu'il est en feu, tout est dit, il ne respecte plus rien.--Une jolie femme rose, et blanche, fine et effarouchée, vient-elle à passer près de lui d'un pied furtif, l'insolent se jette sous son nez--Un honnête bourgeois ouvre-t-il la bouche pour respirer l'air frais du matin, le bourreau lui court sus, et va tout droit se loger dans son gosier, au risque de lui faire perdre haleine. Que vous dirai-je? il apostrophe les plus délicates et les plus timides, en véritable dragon. Encore, s'il avait des formes visibles et palpables, on le verrait venir de loin, et peut-être pourrait-on l'éviter. Mais, comme certains dieux de la mythologie, il s'enveloppe d'un nuage imperceptible ou se fait vapeur légère, pour mieux surprendre son monde. Voulez-vous fuir, il n'est plus temps; le nuage vous environne, la vapeur traîtresse vous inonde.
Son berceau est à la Havane; c'est là qu'il est né d'une très-noble et très-excellente race. Il s'est mésallié depuis, chemin faisant, comme cela arrive à toutes les grandes maisons; et quelquefois il se souvient encore de sa haute origine; mais le plus souvent il a le mauvais goût des espèces corrompues et abâtardies.--Vous demandez le lieu de son domicile?--Il a son quartier-général dans un endroit appelé la Régie, et çà et là, par toute la ville, des succursales que vous reconnaîtrez aisément au signalement que voici: Une veilleuse, un paquet d'allumettes, des pipes en sautoir; ce sont là ses parchemins et ses armes.--Vous tenez à savoir sa qualité et son titre?--Son nom plébéien est tabac, son nom de gentilhomme cigare.
On ne s'imagine pas à quel point le tabac et le cigare ont étendu leur empire, seulement depuis un an. C'est un trait caractéristique des révolutions du goût parisien, qu'il est impossible de ne pas signaler. De toutes parts, on ouvre au dieu cigare des temples enfumés; il envahit les quartiers les plus prudes, qui le repoussaient autrefois comme un serpent et un pestiféré. Il installe ses entrepôts dans la rue de la Paix et au coeur de la Chaussée-d'Antin. J'avais autour de moi une marchande de fleurs et, un peu plus loin, une magnifique librairie; les fleurs et les livres viennent de céder la place à deux bureaux de tabac. Le bureau de tabac fait des progrès inouïs. Bientôt Paris ne sera plus qu'un estaminet. Le cigare règne aux deux points opposés: ici, il est peuple et s'appelle pipe et non cigare; là, il a sa calèche et ses gens. A l'examiner du salon et du boudoir, comme marque de galanterie et de moeurs parfumées, le cigare aurait grand'peine à se défendre; mais il peut se faire valoir comme moyen de fusion et comme agent de fraternité. Le cigare rapproche les rangs, efface les distances; il y a un moment où personne n'est plus ni pauvre, ni riche, ni ouvrier, ni maître, c'est le moment où le cigare a besoin de feu pour s'allumer. A cette heure suprême, le cigare ôte très-poliment son chapeau et abordant la pipe lui dit: «Voulez-vous me permettre?» La pipe, portant la main à sa casquette, réplique: «Volontiers!--Merci, pipe!--N'y a pas de quoi, cigare!» La pipe salue le cigare, le cigare salue la pipe, et tous deux se quittent avec un sentiment d'estime et de satisfaction réciproque--D'ailleurs, je cigare abrège les heures; il occupe, il distrait, il console, il chasse la triste réalité et éveille les rêves. La matière s'idéalise à travers sa blanche vapeur; la pensée court et voltige avec les nuages légers qu'elle pousse devant vous. Passons donc le cigare au riche et la pipe au pauvre. Tous deux n'ont-ils pas à oublier et à rêver?... Cependant, ô Athènes, que dirait Platon s'il savait que tu as introduit le tabac dans la république?
Il y a vingt ans, la nouvelle aurait jeté la désolation dans le temple de Comus; Erigone se serait trouvée mal et Bacchus en aurait fait une maladie; mais, à l'heure qu'il est, arroserait de larmes sa muse grivoise; Désaugiers mettrait un crêpe de deuil aux cordes de son luth bachique; le Champagne, pour un jour, suspendrait le jet de sa liqueur fumante; la poularde truffée n'achèverait pas son tour de broche, et Vatel oublierait de s'armer en cuisine et d'allumer ses fourneaux.--On annonce la chute du Rocher-de-Cancale!--Ce bruit s'est répandu l'autre jour; personne ne voulait y croire; mais le désastre est réel et s'est confirmé. C'est une véritable catastrophe pour Epicure; le Rocher-de-Cancale était son laboratoire le plus renommé. Nul ne pouvait lui disputer la palme de la cloyère d'huîtres, du potage en tortue, du filet aux truffes, du plum-pudding à la chipolata et du buisson d'écrevisses. On venait de loin, à travers cette rue Montorgueil sombre et boueuse, on venait de toutes parts pour goûter à ses coulis et à ses suprêmes. La province arrivant à Paris désirait surtout deux choses: voir l'Opéra et dîner au Rocher-de-Cancale. Depuis que les grands restaurateurs sont tombés avec tant d'autres grandeurs, le Rocher-de-Cancale restait seul debout; il dominait encore, dernier obélisque, cet empire culinaire, jadis peuplé par des géants (les Provençaux et Véry), et aujourd'hui livré aux mirmidons.
Non, il n'est pas possible que le Rocher-de-Cancale périsse! Le turbot à la sauce aux huîtres ne peut rester sans asile! Que deviendra-t-il, si le Rocher-de-Cancale lui manque? Faudra-t-il qu'il s'en aille tristement frapper à la porte des empoisonneurs et des gargotes? Le véritable turbot à la sauce aux huîtres sait trop ce qu'il se doit à lui-même pour s'abaisser jusque-là; et, plutôt que de déchoir à ce point, il irait se rejeter dans le sein de sa vieille mère, Amphitrite, qu'il n'avait certes pas quittée pour de si médiocres devins. Espérons-le! ce n'est qu'une bourrasque qui a soufflé sur le fameux Hocher; la bourrasque passée, Cancale renaîtra de sa ruine: un pilote fait naufrage, un autre s'élance à bord et navigue fièrement. Il est des institutions qui ne sauraient mourir; les huîtres du Rocher-de-Cancale sont de celles-là. Que l'ombre de Désaugiers si; tranquillise!
Le Gymnase vient aussi de subir une révolution, mais d'un genre moins tragique; il ne s'écroule pas, il ne fait que changer d'autocrate. Après vingt ans de règne mêlé de prose et de couplets, M. Delestre-Poirson abdique; il résigne le pouvoir, emportant avec lui toutes les consolations nécessaires pour ne pas le regretter, et entre autres baumes salutaires et efficaces, une magnifique fortune, dit-on. M. Delestre-Poirson n'a pas gouverné sans bonheur et sans éclat; le soleil levant de M. Scribe a illuminé les premières années de son autorité. Pendant longtemps le Gymnase cueillit la plus riante et la plus jeune moisson de ce charmant esprit, se tressant des couronnes de vaudevilles parfumés et de fines comédies. Quel âge d'or pour le Gymnase! Que de caprices délicieux! que de délicates fantaisies! que de petits chefs-d'oeuvre! Il y a plus de quinze ans de cela, eh bien! en passant sur le boulevard Bonne-Nouvelle, il semble qu'on respire encore le parfum du frais bouquet de M. Scribe! Depuis ce temps, le fécond auteur est devenu académicien, et M. Poirson se retire dans la solitude de ses cent mille livres de rente. Ainsi chacun finit par s'asseoir dans son fauteuil. Mais qui sait! Peut-être, du haut de l'Académie, M. Scribe jette-t-il de temps en temps un sourire de regret à cette riante prairie du Gymnase, aujourd'hui un peu aride et desséchée, autrefois émaillée des fleurs gracieuses de son imagination. Quant à M. Delestre-Poirson, s'il reçoit dans sa retraite la visite de tous les aimables colonels, de toutes les veuves ravissantes qui se sont attaqués, sous son administration, et mariés au couplet final, il ne manquera pas de compagnie.
Le gouvernement du Gymnase ne se transmet pas du père au fils, par droit de progéniture. L'empire des Poirson finit dans son chef, et le successeur de M. Delestre n'arrive pas même au pouvoir par un sentier collatéral. C'est donc un changement total de dynastie. L'héritier s'appelle Paul. Après Poirson 1er, nous aurons Paul Ier. Qu'on ne s'avise pas de demander: Qu'est-ce que M. Paul? On commettrait une grande bévue et une énorme ingratitude. Quoi donc! ne vous souvient-il plus de Paul? Paul n'aurait-il chanté tant de couplets galants, n'aurait-il charmé tant de pupilles, n'aurait-il trompé tant de tuteurs, n'aurait-il emporté d'assaut tant de coeurs de veuves, que pour faire dire: Qu'est-ce que Paul? Eh! mon Dieu oui, Paul est l'amoureux du Gymnase; l'amoureux si cher à la Restauration et si applaudi de madame la duchesse de Berri; l'amoureux de Mademoiselle Déjazet, de madame Allan, de madame Volnys; le mauvais sujet qui a joué de si malins tours et fait de si belles peurs à sa grand'maman, mademoiselle Julienne. Que voulez-vous! d'amoureux, de séducteur, de jeune-premier qu'il était, Paul est devenu père-noble, et ne pouvant plaire davantage aux veuves et aux pupilles du Gymnase, il s'en est fait le directeur.
Le gouvernement représentatif se prépare à se mettre en danse. M. le président de la Chambre des Députés a promis un bal pour la semaine prochaine: M. Sanzet fera les choses magnifiquement: la liste des invitations s'élève jusqu'ici à plus de trois mille personnes; on espère que le chiffre s'élargira encore. Toutes les opinions et tous les systèmes se meurent d'envie de figurer chez M. Sauzet. Devant la danse, il n'y a plus de haine politique, et les partis les plus acharnés sont tous prêts à valser ensemble. Les fiers Brutus se laissent entraîner au galop; la vertu d'Aristide lui-même descend du haut de sa montagne, pour faire un avant-deux. Le bal de M. Sauzet offrira donc les plus curieuses contredanses: l'extrême gauche balancera avec le centre; la droite exécutera un chassé-croisé avec le tiers-parti; le 1er avril, le 12 mai, le 1er mars et le 29 octobre se proposent de régler entre eux une partie carrée; puis la question d'Orient avec la loi sur les sucres, les chemins de fer avec le droit de visite, le recrutement avec le budget. Pour cette dernière contredanse on n'est pas sans inquiétude; l'architecte ne répond pas de la solidité de la salle.--M. Sauzet ne sait d'ailleurs s'il doit inviter la seconde liste du jury, et v adjoindre les capacités.
M. le comte de M*** a fait venir à grands frais un précepteur pour achever l'éducation de M. son fils; un des amis du comte lui avait recommandé notre Fénelon comme un phénix sans égal, comme un véritable puits de science. «Monsieur, dit le précepteur, abordant très-humblement le père de son futur nourrisson; monsieur, ayez la bonté de m'apprendre ce que vous voulez que j'enseigne à monsieur votre fils.--Monsieur le précepteur, répliqua celui-ci sans plus d'explication, allez à l'école.»
La Mort ne respecte rien: elle frappe à la porte du pauvre et entre dans les palais sans demander le cordon. Il y a longtemps qu'Horace l'a dit, un peu plus poétiquement que moi, et d'autres l'avaient dit avant Horace; car ce sont là des tours que la Mort n'a pas inventés d'hier, et dont le premier poète et le premier philosophe se sont aperçus dès avant le déluge.--La Mort donc, sortant peut-être de quelque triste masure, s'est abattue, il y a quelques heures, dans un magnifique hôtel, où elle a trouvé--qui?--un des hommes les plus riches de ce temps-ci et des plus fameux par l'éclat de leur luxe. La Mort n'a été arrêtée ni par les valets galonnés qui veillaient à la porte, ni par les palissades de soie, de velours, d'or et de diamants; et, passant à travers cette richesse, d'un pied rapide, elle a enlevé M. Schichler. M. Schichler avait de huit à neuf cent mille livres de rente. Il est mort comme M. Aguado, sur un lit de millions.
Cependant les Tuileries verdoient et sont en fleurs, et les petits enfants s'ébattent au soleil avec insouciance, se roulant sur le sable, égayant l'air de leurs cris joyeux, ou venant se jeter avec un gai sourire dans les bras de la mère attentive qui les provoque de loin, ou les guette et les surprend au passage.
(Les Danseurs espagnols.)
Entendez-vous le bruit de la castagnette? C'est la danse espagnole qui nous revient: la danse espagnole, vive, animée, souple et ardente, sous les traits de M. Campruri et de madame Dolorès. Ici nos deux charmants danseurs exécutent la rondola. La rondola est une des danses les plus poétiques et les plus animées de l'Espagne; elle commence sous le balcon, au bruit, de la guitare, et finit au babil de la castagnette. Regardez cette taille charmante, voyez ces bras qui se cherchent, ces têtes qui se penchent l'une vers l'autre, et mêlent leurs regards et leurs sourires; ce pied qui provoque le pied. Quelle grâce et quelle force en même temps dans ces mouvements du danseur et de la danseuse, et que notre contredanse, froide et compassée, est loin de cette adorable rondola! Que nos petites-maîtresses auraient grand besoin d'aller animer au soleil de l'Andalousie leur danse minaudière et sans vie! Dolorès et Campruri avaient déjà fait résonner à Paris le vif accent de leurs castagnettes; on se souvient de leurs succès. Cette fois, c'est le théâtre des Variétés qui a donné asile à la rondola, au milieu des bravos.
La cour d'assises du Brabant vient de prononcer son arrêt dans la déplorable affaire qui appelait devant un tribunal étranger M. Caumartin, avocat, membre du barreau de Paris, sous la prévention d'homicide volontaire commis à Bruxelles sur la personne de M. Aimé Sirey, dans l'appartement de mademoiselle Catinka Heinefetter. M. Caumartin a été acquitté.
Nous n'avons pas le désir de reproduire ici les détails de ce procès scandaleux; il y a là cependant un enseignement grave qu'il importe au moins de constater. On se rappelle les faits.
(Vue de la Cour d'assises du Brabant.)
Une jeune femme, cantatrice assez estimée, avait accueilli à Paris les soins assidus de M. Caumartin, qui avait conçu pour elle une passion violente. Mademoiselle Heinefetter quitte Paris, se rend à Bruxelles, d'où elle écrit des lettres pleines de tendresse à M. Caumartin, pendant qu'elle accepte les soins et l'amour de M. Sirey, homme marié, père de famille. M. Caumartin va rejoindre à Bruxelles mademoiselle Heinefetter; il arrive chez elle au moment où, sortant du concert, mademoiselle Heinefetter allait se mettre à table avec M. Sirey et plusieurs amis. Une querelle violente, grossière, brutale, s'engage entre les deux rivaux; des soufflets, des coups de canne, sont de part et d'autre donnés et reçus. M. Caumartin, porteur d'une canne à dard, s'en arme pour sa défense, et en se précipitant contre son adversaire, M. Sirey s'enferre lui-même et meurt instantanément.
Il est sans doute plus consolant de croire, ainsi que l'a jugé la cour d'assises du Brabant, que cet homicide a été involontaire; que, suivant l'expression du défenseur de M. Caumartin, il n'y a pas eu de meurtrier dans cette affaire, et que «Dieu seul a porté le coup;» mais puisque l'on a invoqué le nom de Dieu, ne serait-ce pas aussi qu'il a voulu donner une grande leçon à notre jeune génération et lui rappeler les devoirs que l'état, actuel de nos institutions lui impose?
Nos deux Révolutions ont placé la bourgeoisie française à la tête du grand mouvement social dont la France est le centre; les classes ouvrières, traitées en mineures, sont jusqu'à ce jour exclues de toute participation aux droits politiques, aux affaires publiques. Nous ne critiquons pas ici cet état de choses, nous le constatons, et nous demandons si c'est ainsi que les jeunes hommes éclairés, les héritiers de grandes fortunes, comprennent les devoirs de leur position. Nous demandons si c'est avec de si scandaleux exemples que la bourgeoisie peut prétendre à diriger et à moraliser les classes laborieuses et pauvres de la société.
Et qu'on ne nous accuse pas de généraliser un fait isolé. Ce n'est pas seulement la mort de M. Sirey et le procès de M. Caumartin qui nous préoccupent ici; mais les tendances générales se manifestent toujours par des faits de ce genre. Depuis le fameux procès Gisquet, combien de fois la classe bourgeoise est-elle venue déposer publiquement en face de nos tribunaux des petites passions et de;'égoïsme qui la déconsidèrent aux yeux du peuple et rendent son influence nulle ou pernicieuse!
Vous vous êtes posés en chefs politiques, vous exercez le pouvoir, vous êtes la noblesse nouvelle; mais avez-vous oublié la devise de notre vieille aristocratie féodale, Noblesse oblige? Et si vous ne tenez pas compte de vos obligations, de vos devoirs, de quel droit pourrez-vous exiger que les classes laborieuses tiennent compte de ceux auxquels vous les soumettez? Ce n'est pas avec des intrigues de coulisses, avec des tripotages de bourse, que la bourgeoisie attirera à elle l'estime publique, la considération et le respect de tous. Quand la noblesse de l'ancien régime se dégradait dans les orgies et dans les scandales de la Régence, son heure n'était pas éloignée; et loin du tumulte et des débauches de la cour, les pères de nos bourgeois actuels, pleins de mépris pour cette noblesse dégénérée, se préparaient à la grande oeuvre de 1780.
Ce n'est pas comme une menace, c'est au nom des sentiments pacifiques qui sont aujourd'hui dans les plus nobles coeurs, que nous évoquons ce souvenir. Le temps des révolutions politiques est passé, nous l'espérons; la sagesse du peuple en fait foi; mais c'est à la condition que ceux qui exercent le pouvoir seront meilleurs, plus forts et plus moraux que les autres. C'est donc un devoir pour la presse de rappeler à la véritable intelligence de sa mission, de ses propres intérêts, cette bourgeoisie si fière de son pouvoir, de ses lumières et de ses richesses; mais qui jusqu'ici, dans l'exercice de la direction suprême qu'elle exerce sur les destinées du pays, n'a su s'environner d'aucun prestige de générosité et de grandeur.
C'est surtout dans ce sens que les détails si pénibles du procès qui vient de se dénouer devant la cour d'assises du Brabant ont produit en France une impression fâcheuse. Il peut être à craindre qu'aux yeux du peuple, ce n'ait été la jeunesse bourgeoise tout entière qui posait sur la sellette d'un tribunal étranger et se flétrissait au contact de femmes perdues. Et pourquoi non? Ne disait-on point qu'il y avait solidarité entre tous les ouvriers de nos villes industrielles, alors que l'insurrection de quelques-uns y mettait l'ordre public en péril? Que nos jeunes bourgeois y songent, eux qui ont tous les avantages de notre état social; s'ils veulent être un corps politique, s'ils veulent gouverner et administrer la société, i! faut qu'ils pensent à conserver autre chose que leur fortune, leurs honneurs, leurs droits personnels; il faut surtout qu'ils usent noblement, généreusement de leurs avantages; il faut qu'au lieu de se donner en spectacle à la classe ouvrière et de s'attirer son mépris ou sa haine, ils se rapprochent d'elle, et préparent par de sages mesures son émancipation.
«Les paroles me manquent, a dit M. d'Anethan, avocat-général près la cour d'assises du Brabant, les paroles me manquent pour flétrir de pareilles infamies; mais l'accusé a sa part d'immoralité dans toutes ces scènes qui offensent la pudeur et soulèvent un sentiment de dégoût.»
Puisse ce juste reproche d'un magistrat étranger être profitable aux jeunes héritiers de notre bourgeoisie!
Si le procès Sirey n'a point fait honneur à nos moeurs, il a été l'occasion d'un nouveau triomphe pour notre barreau.
L'éloquente et chaleureuse plaidoirie de M. Chaix-d'Est-Ange n'a pas peu contribué à l'acquittement de M. Caumartin. Nous croyons être agréables à nos lecteurs en ajoutant aux réflexions qui précèdent le portrait et la biographie de l'honorable bâtonnier du barreau de Paris.
(M. Chaix-d'Est-Ange, bâtonnier de
l'ordre des avocats de Paris.)
M. Chaix-d'Est-Ange, bâtonnier île l'ordre des avocats à la cour Royale de Paris, est né à Reims le 11 avril 1800. Sa réputation a devancé les années; et, par ses habitudes, la nature de son talent, la vivacité de son esprit, il est le représentant fidèle du barreau tel que nous le voyons actuellement.
Orphelin à dix-neuf ans, ayant six cents francs pour tout patrimoine, M. Chaix-d'Est-Ange allait trouver dans son diplôme de licencié en droit, ce parchemin le plus souvent si stérile, le principe de sa fortune. Un an après il débutait à la Cour des Pairs, et portait la parole avec succès dans l'affaire des événements de juin 1820, dans celle de la conspiration du 19 août de la même année, et dans le procès de La Rochelle. La bienveillance des nobles pairs l'accueillit et sut l'encourager, M. de Sémouville, en le prenant, à son esprit caustique, pour quelqu'un de sa famille, lui offrit son assistance. Le jeune avocat n'en fit pas usage et garda cependant la plus vive reconnaissance pour les procédés dont il était l'objet.
Au palais, M. Chaix-d'Est-Ange n'a pas connu les ennuis et les préoccupations des débuts. Il passa pour ainsi dire général sans avoir été soldat. L'esprit du temps lui était, il faut en convenir, très-favorable. La Restauration portait bonheur à ses ennemis: les banquiers s'enrichissaient en la poursuivant de l'opposition de leurs écus; les gens de lettres se faisaient un renom d'esprit en l'attaquant dans leurs pamphlets, les avocats gagnaient leurs éperons et s'improvisaient des Gerbiers en dirigeant contre elle les attaques de leurs plaidoyers. Dans le procès de M. Cauchois-Lemaire, M. Chaix-d'Est-Ange sut exposer les doctrines encore nouvelles du gouvernement constitutionnel; dans le procès de M. Pouillet, il traita une des plus graves questions de propriété littéraire, l'étendue du droit des professeurs sur leurs leçons orales.
Après 1830, et au moment où le barreau perd, au profit ou au détriment de la politique, MM. Dupin aîné, Barthe, Persil et autres, Al. Chaix-d'Est-Ange se trouve placé en première ligne, et son talent ne fait jamais défaut à sa position. Il suffit de rappeler les affaires le Roi s'amuse, Benoit et Latoncière. Dans l'affaire du ministre de l'Intérieur contre M. Victor Hugo, à l'occasion de la pièce le Roi s'amuse, l'avocat fut exposé à un véritable danger. Le parterre romantique du Théâtre-Français s'était installé dans l'enceinte du tribunal de Commerce avec mission, non plus d'applaudir, mais d'interrompre. La tâche de M. Chaix-d'Est-Ange était difficile. Il lui fallait plus que du talent; il lui fallait du courage et de la présence d'esprit. Il s'agissait en effet de persiffler le dieu à la barbe de ses adorateurs. A quelques interruptions près, les hugotistes volurent bien ne pas faire un mauvais parti à leur adversaire, et lui permirent de plaider sa cause. La morale publique, essentiellement engagée dans le procès, eut raison, et l'auteur dut désormais se borner à violer les règles du bon goût, qui ne mènent pas devant la juridiction consulaire.
Dans l'affaire Latoncière, M. Chaix-d'Est-Ange résiste seul à la dialectique pressante de M. Odilon-Barrot et aux accents pleins d'émotion de M Betryer. Son client est cependant condamné, et le procès est perdu, mais non éclairci. Dans l'affaire Benoit, M. Chaix-d'Est-Ange; obtient un triomphe inouï dans les fastes judiciaires. Comme avocat de la partie civile, il arrache à un misérable parricide l'aveu de son crime. Vaincu par la parole accusatrice de l'avocat, qui renouvelle pour lui les tortures de la question, le coupable confesse, au milieu du bruit, du tonnerre et des éclairs qui sillonnent la cour d'assises, le crime qui a failli mener un innocent à l'échafaud. Le Palais garde souvenir d'un grand nombre d'autres affaires, telles que les affaires Ardisson, Fouchères, du procès tout récent du Gymnase-Dramatique contre la société des gens de lettres, qui furent plaidées par il. Chaix-d'Est-Ange avec un grand éclat. Il est aussi l'avocat nécessaire des séparations de corps.
Une pensée préoccupe les amis de M. Chaix-d'Est-Ange: dans la voie qu'il s'est tracée, il n'a plus rien à acquérir. Ce que l'esprit peut inspirer de plus vif, l'imagination de plus imprévu et de plus éclatant, l'ironie de plus acerbe et de plus incisif, le pathétique de plus puissant, M. Chaix-d'Est-Ange l'a rencontré. Il lui resterait peut-être, pour se montrer sous une autre face, à entrer hardiment dans une voie plus grave, où la méditation, où l'étude attentive, viendraient tempérer la fougue et l'imprévu de ses inspirations. Il a eu lui la puissance de cette transformation, voudra-t-il l'accomplir?
M. Chaix-d'Est-Ange a longtemps fait partie de la Chambre des Députés. Un des premiers il usait du bénéfice des nouvelles lois d'éligibilité, et la ville de Reims, alors qu'il n'avait que trente ans, lui donnait la mission de la représenter. Les Rémois ont depuis remplacé l'avocat par un chimiste.
Mariage civil de la princesse Clémentine d'Orléans et du
Prince de Saxe-Cobourg-Gotha.
Le mariage de la princesse Clémentine d'Orléans avec le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha a été célébré dans la soirée de jeudi dernier, 20 avril, au palais de Saint-Cloud, dans la grande galerie attenante à la chapelle.
Les ministres secrétaires d'État, les maréchaux de France, le chancelier, le président, les vice-présidents et secrétaires de la Chambre des Pairs; le président, les vice-présidents et secrétaires de la Chambre des Députés; les officiers de la maison du Roi et des Princes; les dames de la Reine et des Princesses, s'étaient réunis, vers huit heures, dans les salons du Roi.
La galerie d'Apollon avait été disposée pour le mariage civil, que notre gravure représente, et on s'y rendit, à neuf heures, dans l'ordre suivant:
Le Roi donnait le bras à madame la princesse Clémentine, la Reine était conduite par S. A. S. le prince Auguste.
Venaient ensuite le roi des Belges, la reine douairière d'Espagne, le duc Ferdinand de Saxe-Cobourg, père du fiancé, et la reine des Belges; le duc et madame la duchesse de Nemours, M. le duc de Montpensier et madame la princesse Adelaide, le duc Alexandre de Wurtemberg et la princesse héréditaire de Saxe-Cobourg-Gotha, le prince héréditaire et le prince Léopold de Saxe-Cobourg.
Le prince de Joinville et le duc d'Aumale, absents pour le service du roi, manquaient à cette cérémonie. On remarquait également l'absence de madame la duchesse d'Orléans, qui, depuis le commencement de son deuil, persiste à se tenir renfermée, avec ses deux fils, dans ses appartements des Tuileries.
Les témoins étaient:
Pour S. A. S. le prince Auguste, M. le baron de Koenneritz, ministre plénipotentiaire du roi de Saxe, et M. le marquis de Rumigny, ambassadeur du roi à la cour de Belgique.
Pour S. A. R. madame la princesse Clémentine, M. le baron Séguier, premier vice-président de la Chambre des Pairs; M. Sauzet, président de la Chambre des Députés; M. le maréchal comte Gérard et M. le maréchal comte Sébastiani.
La famille royale et les témoins se rangèrent, dans la galerie, autour d'une table circulaire sur laquelle avaient été déposés les registres de l'état-civil. Les deux fiancés étaient au milieu; à la droite de la princesse Clémentine, le roi Louis-Philippe, la reine, la duchesse de Nemours et la reine des Belges; à gauche du prince Auguste, le duc Ferdinand, son père, le roi des Belges, M. le duc de Nemours, le prince héréditaire et le plus jeune des princes de Saxe-Cobourg; des deux côtés, et formant le cercle, les princes, les princesses, puis les témoins. En face des futurs époux se tenait M. le baron Pasquier, chancelier de France, ayant à sa droite M. le président du conseil des ministres et M. le garde-des-sceaux, entouré des autres magistrats, et à sa gauche, le M. duc Decazes, grand-référendaire, M. Cauchy, garde des archives de la Chambre des Pairs.
M. le chancelier, qui remplissait les fonctions d'officier de l'état-civil, après avoir pris les ordres du roi, donna lecture du projet d'acte de mariage. Il reçut ensuite des deux fiancés la déclaration exigée par l'art. 73 du Code civil, et prononça que le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha et la princesse Clémentine d'Orléans étaient unis en mariage.
Les nouveaux époux, LL. MM. les princes, les princesses et les témoins, signèrent alors l'acte de mariage, qui fut clos par M. le président du conseil des ministres, par M. le garde-des-sceaux, par M. le chancelier et M. le ministre des affaires étrangères, et M. le grand-référendaire de la Chambre des Pairs.
Cela fait, on descendit dans la chapelle du château, où M. l'évêque de Versailles célébra le mariage religieux.
Le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha est âgé de vingt-quatre ans environ. C'est un grand jeune homme, très-blond, qui ressemble beaucoup à madame la duchesse de Nemours, sa soeur cadette. Il était dernièrement encore major dans les armées d'Autriche; mais il vient de quitter le service de cette puissance.
La maison de Saxe-Cobourg tient un haut rang parmi les maisons princières de l'Europe. Le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, père de l'époux de madame la princesse Clémentine, est peu mêlé, il est vrai, aux affaires politiques. Retiré à Vienne, il y dépense assez tranquillement, assez bourgeoisement, si l'on veut, ses immenses revenus. Cependant, il est le frère du roi des Belges, du duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha et de la duchesse de Kent, mère de la reine Victoria d'Angleterre.
De ses trois fils, l'un est marié à la reine de Portugal; le second vient d'épouser la princesse Clémentine, et le troisième, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, qui est venu, ainsi que nous l'avons dit, assister au mariage, n'a pas plus de dix-sept à dix-huit ans.
Le nouvel époux de la princesse Clémentine est donc frère aîné de madame la duchesse de Nemours, neveu du roi des Belges et du duc régnant de Saxe-Cobourg, frère du roi de Portugal et cousin de la reine d'Angleterre.
Le prince Auguste est, dit-on, un jeune homme studieux, aimé et considéré en Allemagne.
Quant à la princesse Clémentine, tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a été élevée par madame Angelet, femme très-distinguée, soeur de deux officiers morts à Waterloo. Depuis la mort de l'infortunée princesse Marie, madame la princesse Clémentine s'est vouée à l'éducation de son neveu, le petit duc de Wurtemberg. Elle a exprimé le désir de continuer, après son mariage, les mêmes soins au fils de sa soeur. La princesse Clémentine compte un an de plus que son époux.
Le contrat de mariage constitue à madame la princesse Clémentine un revenu annuel de 500,000 fr. et 100,000 fr. au prince Auguste. On a disposé avec beaucoup de luxe les appartements que les jeunes époux doivent occuper au palais de Saint-Cloud jusqu'au mois de juillet. Ils iront, à cette époque, faire un voyage en Allemagne et en Belgique, et reviendront ensuite s'établir à Paris, à l'Élysée-Bourbon.
L'article suivant est un chapitre inédit des Mémoires de Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale et politique. Ces mémoires, dont une partie seulement a été publiée par le National, formeront trois beaux volumes in-8°, et paraîtront cette semaine à la librairie Paulin. Le spirituel auteur de cette curieuse satire a augmenté les mémoires de son héros de plusieurs chapitres inédits, non moins piquants que celui qui a pour titre:
Parmi les célébrités qui fréquentaient ma maison, figurait ce que l'on se plaît à appeler un Génie. Le mot a été prodigué, mais il a encore quelque valeur. C'est du reste un état plein de charmes, quand on l'exerce en conscience et avec gravité. Tout homme qui hésite et qui doute y est impropre; il faut croire en soi pour y exceller et ne pas broncher dans cette croyance. Alors on monte sur les sommets de l'art, on devient un Génie qui a du métier, qui sait son affaire. C'est l'idéal de l'emploi.
Le Génie qui daignait m'honorer de ses visites, et que je n'amoindrirai pas en employant son nom vulgaire, ce Génie était particulièrement doué de cette bonne opinion de lui-même, qu'il déguisait sous une modestie parfaite. Il était impossible de s'adorer avec plus d'humilité, de poser avec plus de décence. Il ne tenait pas aux apparences de l'orgueil, et c'était de sa part une preuve d'esprit: en toutes choses il songeait aux réalités, pierre de touche du vrai Génie. J'ai peu vu d'amours-propres se déguiser avec cet art, et s'envelopper d'une candeur plus habile. Du reste, c'était là le moindre contraste qu'offrit mon Génie; on eût dit une antithèse vivante. Les instincts révolutionnaires étaient tempérés par des formes pleines de goût et de dignité; il n'avait du niveleur que la plume, et faisait du bouleversement littéraire en gants Jouvin.
Le don éminent de mon ami le Génie était de ne jamais s'abandonner. Il avait, sur la manière dont se forment les réputations, des idées qui témoignaient une profonde connaissances du coeur humain; il ne croyait à aucune des chimères des âmes adolescentes, par exemple, au succès naturel et spontané, à l'hommage que le public rend de lui-même au mérite. Il n'avait vu des triomphes de ce genre se réaliser que pour les morts, et encore la vanité personnelle d'un vivant y était-elle presque toujours intéressée. Pénétré de cette conviction, que les oeuvres sont ce qu'on les fait, et qu'une vogue ne rapporte qu'en raison des soins qu'elle coûte, il avait introduit ce principe dans sa pratique littéraire, et s'était frayé des voies nouvelles dans la préparation de l'enthousiasme public. Avant lui personne n'avait manipulé l'opinion avec cette délicatesse, excité la curiosité avec ce tact, maîtrisé la vogue avec cette puissance. N'eût-il été Génie que par ce côte, il l'était en dépit de ses ennemis.
Le Génie en avait, des ennemis: n'en a pas qui vent! Le premier il avait compris que les ennemis forment un élément essentiel de la gloire; qu ils réchauffent l'attention, et qu'ils peuvent être employés utilement dans ce travail de notoriété que toute ouvre nécessite pour devenir célèbre. Les ennemis seuls tiennent en haleine le zèle des partisans, éveillent dans le public un sentiment passionné, créent la controverse, et poussent au scandale, cet apogée de la tactique. Qu'en résulte-t-il? que le public se trouve saisi de la chose avant l'événement, qu'il s'en occupe, prend parti pour ou contre, et livre, à son sujet, des combats dans le vide. L'univers ne connaît pas le premier mot du chef-d'oeuvre, et il est prêt à en venir aux mains pour l'attaquer ou pour le défendre.
Voilà dans quel genre opérait mon ami le Génie; quel que fût le sujet sur lequel il s'exerçât, c'était toujours enlevé. Jamais je n'ai vu faire de meilleure besogne; on ne travaille pas plus proprement. Au moment où je le connus, il avait à lancer une pièce intitulée: les Durs à cuire, ouvrage taillé dans le granit et le porphyre, travail babylonien et basaltique, étude de mages et de hiérophantes. Par son caractère de simplicité, cette pièce rappelait la Bible; par sa profondeur sombre, les védas hindous; par son charme, la Genèse; par ses expiations, le Coran, c'est-à-dire toutes les traditions et tous les cultes. Chaque personnage avait dix mètres, mesure légale, et une vieillesse robuste comme celle de Mathusalem. De la ce titre de la pièce: les Durs à cuire. Quels gaillards! Sans le public, jamais on n'en eût vu la fin; lui seul a pu les enterrer.
Il fallait donc lancer les Durs à cuire; mon ami le Génie se mit à la besogne. Le premier point d'appui était dans les journaux; il y comptait des coeurs dévoués, des amitiés vives; cette puissance ne lui lit pas défaut. De mille côtés s'éleva un concert d'éloges hyperboliques. L'auteur, à croire les plumes sympathiques, avait mis la création entière à contribution pour que rien ne manquât à son oeuvre. Il avait fendu les Pyrénées pour y sculpter ses héros à la façon des chevaliers de la Table-Ronde; il s'était permis de tronquer les sommets des Alpes pour leur confectionner des piédestaux. Tous ses personnages pleuraient des fleuves et gémissaient à la façon des tempêtes; les plus hauts chênes leur servaient de cure-dents, et les lacs, de plats à barbe. Ainsi parlaient les panégyriques chevelus; le Génie les remerciait du geste, tout en les trouvant trop discrets et point assez génésiaques. Hélas! ce n'était pas faute de bonne volonté, mais la barbe la plus exaltée du monde ne peut donner que ce qu'elle a.
Quand le Génie vit que les journaux menaient naturellement leur petit bruit, il se tourna vers d'autres soins.
«Maintenant, s'écria-t-il en frappant son front olympien, il faut que je cherche des interprètes pour mon monument.»
Puis il se tourna vers le directeur du théâtre qu'il honorait de son oeuvre, et lui dit avec une modestie adorable:
«Mon cher, je déroge en venant chez vous, je le sais; mais je suis bon prince, je veux vous protéger; seulement permettez-moi de vous poser une petite condition.
--Laquelle, Génie?
--C'est que je serai le maître de la maison. Vous seriez trop regardant; laissez-moi dégourdir vos petites économies. Je veux trois décorations splendides et quatre séries de costumes tout battants neufs, des barbes qui n'aient jamais servi, et des casques Moyen-Age qui ne soient pas renouvelés des Grecs. Voilà le premier article de mon ultimatum.
--Qu'il soit fait comme vous le désirez, Génie!
--Ensuite, il me faut des sujets qui aient des poitrines d'acier, des poignets d'airain, des pieds de bronze, des bras de fer, des poumons de platine. Je veux que les articulations soient parfaitement souples, les muscles élastiques, les nerfs sensibles, les membres désossés. Les acteurs marcheraient sur la tête et parleraient du ventre qu'ils n'en conviendraient que mieux. J'ai l'emploi de ces petits talents de société.
--On cherchera ce que nous avons de mieux, Génie!
--Palsambleu! j'y songe! Il y a une actrice à Saint-Pétersbourg qui doit réussir dans un de mes rôles. N'oubliez pas de m'embaucher cela.
--Ce sera peut-être cher, Génie. Vingt ou trente mille francs de dédit!
--Mettez cinquante mille, et ayons-la. Cette femme a l'oeil de vipère; c'est hors de prix.
--Soit, Génie; mais l'autre?
--Quelle autre?
--Celle qui tient l'emploi, Génie!
--Je lui donnerai un de mes autographes, mon cher, et elle nous devra encore du retour.
--Vous croyez, Génie; elle est difficile à vivre, pourtant: elle ne se paiera pas de cela.
--Eh bien! mon cher, qu'elle nous fasse un procès! Voilà qui arrangera tout le monde! Un procès, deux procès, vingt procès! Que les tribunaux retentissent de ses plaintes! Qu'elle y traîne ses regrets et ses douleurs! Ce sera au mieux. Par Saint-Georges! dira le public, il faut que cette pièce soit quelque chose de bien babylonien, pour que cette créature vienne gémir sur le malheur d'en être évincée. Ainsi donc, un procès, deux procès: les petits procès entretiennent les grands drames. Nous paierons les hommes de loi, s'il le faut.
--Vraiment, Génie, je vous admire.
--Faites, mon cher, ne vous gênez pas.»
On le voit, mon ami le Génie pensait à tout. Il traitait une première représentation comme un général traite un plan de campagne, formait ses cadres, déployait ses ailes, et groupait son corps d'armée. Que vouliez-vous que fit un directeur contre une si belle ordonnance? Il paya et s'effaça. On se procura des sujets constitués, autant que possible, d'après le programme du grand homme, et on leur prépara les poumons de manière à les rendre propres au service qu'ils allaient soutenir; car l'un des titres de mon ami le Génie, c'était la tirade démesurée. L'art chevelu a fait une révolution pour abolir les tirades de l'art bien peigné. On a ainsi passé par les armes l'exposition du premier acte, le songe du deuxième, et le récit du dernier, avec les: O ciel! en croirai-je mes yeux? et les: Madame, qui l'eût dit? C'est bien; je suis de ceux qui trouvent qu'il y en avait assez comme cela: en fait de tirades, les plus courtes sont les meilleures. Mais après avoir aboli la chose, peut-être eût-il mieux valu ne pas la recommencer sur des dimensions plus effrayantes. C'est pourtant ce qu'ordonnait l'esthétique de mon ami le Génie: pour guérir complètement le public de la tirade, il l'administrait à haute dose. Là ou trente vers suffisaient autrefois, il en mettait cent cinquante; d'où l'impérieuse nécessité d'obtenir des poumons capables d'un pareil effort.
A l'aide de ces brillants moyens, le succès se préparait à vue d'oeil. On citait partout les Durs à cuire; on s'emparait des moindres indiscrétions de coulisse; on se communiquait, sous le sceau du secret, des vers bizarres que mon ami le Génie jette sur ses oeuvres comme Dieu a mis des taches sur le soleil. L'actrice qu'il comptait attacher au char de sa gloire ne voulait pas quitter Saint-Pétersbourg, où elle avait des engagements avec le czar; il fallut négocier, échanger des notes diplomatiques et des billets de banque. Chaque acteur essentiel du drame exigeait qu'on lui fit un sort, qu'on lui assurât une retraite pour ses vieux jours et une maison de campagne dans un canton salubre. Il en est même qui voulurent se prévaloir de cette occasion pour demander des récompenses civiques et se faire exempter du service de la garde nationale. Le Génie parvint à calmer cette effervescence de prétentions en promenant à chacun d'eux trois autographes et une ligne dans sa préface, ce qui valait mieux que des rentes sur le grand-livre.
Il n'était plus bruit que de cela. Les procès survinrent et donnèrent un nouvel élan à la curiosité. Quelque feuille que l'on ouvrît, quelque part que l'on allât, on retrouvait les Durs à cuire. On en parlait dans les salons, aux Chambres, à la cour, dans les cercles, dans les foyers de théâtres, dans les estaminets, partout. L'école de droit en rêvait, le commerce s'en préoccupait, la magistrature en était saisie et jouissait des bagatelles de la porte avant d'être admise aux émotions du spectacle. Mon ami le Génie triomphait dans sa chevelure; jamais manipulation préparatoire n'avait placé une oeuvre aussi haut; jamais semailles n'avaient promis une telle moisson. Il était question de quatre parodies: le grand homme voulut les inspirer, les surveiller lui-même, y faire verser quelques grains d'encens, savoir à quel gros sel on le mettrait. Les Génies n'oublient, ne négligent rien; ils sont grands par le détail comme par l'ensemble.
J'assistai à ces préparatifs avec l'intérêt qu'un ami devait y prendre. Le Génie avait su que Malvina, dans la première période de notre liaison, s'était mêlée de succès dramatiques, et qu'elle y avait déployé une certaine habileté de combinaisons. Cette circonstance me valut, de la part du grand homme, un redoublement de poignées de main et une place plus avancée dans son estime. Moi-même j'étais devenu un fanatique admirateur de son oeuvre, et, en toute occasion, je me livrais à une propagande illimitée. Je ne connaissais pas le premier mot de la pièce, mais je n'en étais que plus propre à en célébrer les beautés.
La veille du jour décisif, le Génie passa en revue ses troupes et les anima par diverses harangues. La première s'adressa aux acteurs, c'est-à-dire à l'état-major de l'armée. Ils se montrèrent tous pleins de feu, résolus à vaincre ou à succomber glorieusement. Le grand homme parut content de cette attitude:
«Mes amis, leur dit-il, que chacun fasse son devoir, et j'aurai soin de tout le monde. Vous, Fier-à-Bras, je vous promets de vous comparer à un marbre de Farnèse; vous, Lame-de-Couteau, vous serez l'un des angles de l'obélisque de Luxor; vous, Contre-Basse, vous serez la note lugubre du chêne dodonien. Je ferai de tous les autres des propylées garnis de sphinx mystérieux, des memnoniums, des cryptes, des dolmen, des jardins de Sémiramis, tous monuments plus ou moins babyloniens. Les plus sages auront, en outre, un autographe. Je veux faire loyalement les choses.»
Après l'état-major vint le tour des soldats. Cette troupe était en général mal couverte, et ne brillait pas par le physique. Le Génie, dans le cours de son inspection, ne parut pas s'inquiéter du visage, mais il regarda beaucoup aux mains, les plus crasseuses et les plus solides que l'on pût voir. Ce détail le satisfit, et après avoir laissé tomber sur ce bataillon aguerri un regard à la fois digne et caressant, il prit à part une espèce d'Hercule qui remplissait le rôle de chef de manoeuvre:
«Mitouflet, lui dit-il en lui présentant un manuscrit, voici votre affaire; il faut étudier cela d'ici à demain.
--Maître, vous serez obéi.
--Attention surtout au manuscrit! Toutes les intentions y sont notées! Il y a le grand battement, le battement moyen et le petit battement.
--Connu, maître!
--Le petit battement, Mitouflet, pour les émotions douces! Ménageons la sensibilité du public. Le battement moyen, pour les vers à effet et les périodes à ciselures! Ceci est propre à tenir en haleine les connaisseurs et les hommes de style. Quant au grand battement, il faut le garder pour les coups de théâtre, les temps de passion incandescente! Alors, Mitouflet, lancez-vous; un tremblement, un tonnerre, ce que vous voudrez, point de limites à votre admiration, Mitouflet; faites crouler la salle, le propriétaire a de quoi. Il la rebâtira. Vos trois cents battoirs en branle, et mettez à l'amende ceux qui molliront.
--Ce sera fait, maître.
--Bien! Mitouflet; s'ils enlèvent la chose, ils auront tous un autographe; je me fends de ça.»
Qu'on juge de l'enthousiasme qu'excitait, parmi ces hommes naïfs, ces enfants de nature, de pareils encouragements distribués sur le front de bataille. Est-il étonnant que des hommes ainsi préparés aient poussé l'admiration jusqu'au pugilat?
Enfin le soleil se leva sur cette mémorable journée. Le bruit que l'ouvrage avait fait attira une grande affluence d'amateurs vers le bureau de location. On vint en prévenir mon ami le Génie:
«Pour qui me prenez-vous? répliqua-t-il? Des paysans, des gens qui se mêlent de juger, fi donc! Avoir une salle à douze degrés au-dessous de zéro; merci. N'ouvrez pas les bureaux; que tout se passe en famille. Où peut-on être mieux? comme dit la romance.»
Un effet, le public fut congédié, et l'on s'épargna même le petit simulacre d'une distribution exiguë. Dans les cabarets et les estaminets voisins s'organisait l'assemblée brillante qui devait accueillir le chef-d'oeuvre à son entrée dans le monde. C'était une phalange de marchands de chaînes de sûreté et de pastilles du sérail, de proxénètes et de spéculateurs en contre-marques, de bijoutiers en plein vent et de fabricants de métal d'Alger, tous arbitres de choix et nourris de haute littérature. A leurs côtés devaient se grouper les débris de l'art chevelu, ces rares et derniers desservants d'un culte en ruines; puis quelques hommes et femmes du monde, qui sont de toutes les fêtes au même titre que les journalistes et les gardes municipaux. Bref, on devait y voir ce que l'on nomme, en style de feuilleton, l'élite de la société de Paris. Le feuilleton ne se prive jamais de se faire ce petit compliment à lui-même.
Il m'en souvient: nous occupions une loge de face, et Malvina avait fait à l'ouvrage de notre ami la galanterie d'une toilette à l'anglaise. Les femmes appellent cela s'habiller; le mot opposé serait plus juste. Le satin, la dentelle, le bouquet de violette de Parme, rien n'y manquait. Placée en évidence, madame Paturot devait produire un grand effet, et exercer quelque action sur la partie élégante de la salle. Ce drôle de Mitouflet s'en aperçut, et compromit ma femme par un sourire; il semblait, le vil salarié, vouloir s'élever jusqu'à nous ou nous faire descendre jusqu'à lui. Vous êtes des amis de l'auteur, je suis un ami de l'auteur: voilà un lien; touchez là, et travaillons de concert.
En effet, la besogne marcha rondement. Dans le cours des premières scènes, Mitouflet ménagea ses moyens et préluda par le battement contenu. C'était comme une admiration qui s'essayait, et qui, dans un premier essor, se tenait sur ses gardes. Du reste, l'attitude de ces trois cents vendeurs de contre-marques et de chaînes de sûreté était particulièrement édifiante; vous eussiez dit de vrais juges, des êtres pénétrés des beautés de la langue. On les voyait se dilater, s'épanouir, comme s'ils eussent parfaitement compris. Trente d'entre eux ne parlaient que l'allemand. Mitouflet surtout avait une pose homérique: l'oeil fixé sur l'acteur, il épiait la minute précise où l'applaudissement arrive à point, et l'arrêtait quand il pouvait nuire.
Toutes les nuances que notre ami le Génie avait indiquées, Mitouflet les saisit, les fit valoir, les développa. Du battement contenu, il passa par les variétés du battement expansif, pour arriver au trépignement. Au dernier acte, cet enthousiasme littéraire ne connut plus de frein: la légion romaine souleva les banquettes et s'en fit des instruments d'admiration. Ceux qui ne parlaient que l'allemand éclataient surtout en transports extraordinaires. La voix de la conscience ne les troublait pas dans l'expression de leur ravissement; peut-être même avaient-ils cru retrouver dans certaines parties de l'ouvrage un souvenir de l'idiome natal.
En présence de cette ovation tumultueuse, Malvina ne se prodigua point; elle vit que notre ami le Génie pouvait marcher seul, et que son affaire était montée de main de maître. Avec une salle ainsi composée, l'ouvrage devait aller aux nues; il y alla et même au plus haut; le difficile était de l'y soutenir. Voilà où se trouvait le revers de la médaille. Les marchands de contre-marques passent, et les pièces ne restent pas. Mais notre ami le Génie se consolait aisément de ces petites disgrâces. Pourquoi se serait-il désespéré? Ne lui restait-il pas la confiance de sa force et l'estime de Mitouflet?
Le jour commence à poindre; les brouillards se replient à l'horizon, le dôme du Panthéon, les tours jumelles de Notre-Dame, se détachent sur l'azur du ciel; les lions du Jardin-des-Plantes font entendre leurs rugissements, les chants des lavandières leur répondent sur l'autre bord. Les hommes et les animaux saluent l'aurore à leur manière. Les premiers rayons du soleil se jouent dans les eaux; la brise est douce, le ciel est pur; il est temps de commencer mon lointain voyage depuis le pont d'Austerlitz jusqu'au pont d'Iéna. Je me suis donné à moi-même la mission d'explorer les rives peu connues de la Seine et de décrire les populations qui les habitent. C'est une excursion curieuse, et n'offrant que le danger de lire quelques articles rapides comme le courant qui les entraîne.
Regardez sur les deux rives comme partout règnent le mouvement et le travail. Un énorme train de bois va passer sous le pont d'Austerlitz; quatre vigoureux compagnons, armés de longues perches, font mouvoir le radeau et le maintiennent contre les périls du courant. A coup sûr, si nous étions en Italie, les mariniers adresseraient une prière à la Madone avant de s'engager sous l'arche au pied de laquelle le flot tourbillonne; mais nous sommes à Paris, et l'équipage se borne à entonner une chanson en redoublant d'efforts. Encore quelques minutes, et le train sera amarré à côté de cinq ou six autres qui ont fait la même route et couru les mêmes dangers. Des ouvriers, nus jusqu'à la ceinture, dépècent ces radeaux éphémères et transportent sur le rivage les bûches qui s'amoncellent ensuite dans les chantiers. Rude labeur que rien n'interrompt, ni les chaleurs de l'été, ni les froids précoces de l'automne, jusqu'à ce que la capitale ait la quantité de bois nécessaire pour se chauffer pendant une année. C'est ici le cas d'entrer un moment dans la statistique. Il n'y a pas de voyage sans cela. Environ quatre mille cinq cents trains descendent annuellement la Seine. Chacun de ces trains se compose de dix-huit coupons formant un décastère, ce qui fait quatre-vingt-un mille décastères ou huit cent dix mille stères. Un stère égale une demi-voie ou un mètre cube. La consommation de Paris est donc de quatre cent cinq mille voies ou huit cent dix mille mètres cubes que nous amène la rivière. Ici c'est l'eau qui alimente le feu.
Ce rude démenti aux proverbes leur a été infligé par un bourgeois de Paris, nommé Jean Rouvet, qui vivait sous Charles IX. Avant lui, les disettes de bois étaient extrêmement fréquentes. Les chroniques du Moyen-Age sont pleines du récit des émeutes et séditions occasionnées par le manque de combustible. Les amoureux et les poètes qui vont abriter leurs rêveries dans les allées des bois de Boulogne ou de Vincennes, ne se doutent pas qu'ils parcourent les derniers débris des vastes forêts dans lesquelles les rois chevelus menaient leurs chasses gigantesques. Le cor d'ivoire de Roland a bien des fois réveillé ces vieux échos qui ne redisent plus maintenant que la fanfare du clairon de l'infanterie légère. Peu à peu le gibier, chassé par le bruit de la cognée du bûcheron, manqua aux plaisirs royaux; bientôt après les arbres eux-mêmes firent défaut. Il fallut songer à chercher ailleurs des cerfs pour les rois et des bûches pour les Parisiens. Des ordonnances des douzième, treizième et quatorzième siècles attestent ce manque de bois. On mit en coupe réglée les forêts de Sénart et de Fontainebleau, ressources immenses qui n'empêchèrent pas cependant le même inconvénient de se reproduire. L'usage des chantiers n'était pas connu. Le port de la Grève était le seul marché où le bois se vendit. Les bateaux qui l'avaient transporté servaient de magasins. Malheur aux Parisiens si la rivière cesse d'être navigable! les deux tiers de la population seront obligés de souffler dans leurs doigts en demandant au ciel tantôt la crue, tantôt la baisse des eaux, tantôt enfin la cessation de la gelée. Quelle influence n'eût pas exercée à cette époque l'ingénieur Chevalier avec son baromètre! Mais alors on ne connaissait ni les baromètres ni les ingénieurs. Cet état de choses dura jusqu'au jour où enfin Jean Bouvet vint, tout aussi à propos que Malherbe, ce me semble.
L'idée de Rouvet était si bonne, si juste, si raisonnable, que ses contemporains le traitèrent de fou. Je vous laisse à penser comment les bailleurs de fonds du temps de Charles IX durent recevoir un homme qui leur proposait de s'associer à une entreprise dont le but était d'approvisionner Paris de bois qu'on ferait venir par la Seine sans le secours d'aucun bateau, et sans craindre ni les inondations, ni la sécheresse, ni le gel, ni le dégel. Un de ces bailleurs de fonds, devançant Shakspeare de près d'un siècle, répondit à Jean Rouvet qu'il croirait à la possibilité d'exécution de son projet, lorsqu'il verrait les forêts se mettre en marche vers Paris et se vendre elles-mêmes sur le port de la Grève.
Les forêts marchèrent en effet, quoi qu'en pût dire le Macbeth de la finance; mais Jean Bouvet était mort de chagrin et de misère, comme tous les inventeurs, quand ce prodige eut lieu. Un autre bourgeois, René Arnoul, prit l'idée abandonnée et la mit en pratique. Les petites rivières qui forment la partie supérieure du bassin de la Seine traversaient d'immenses forêts en quelque sorte vierges. Jean Rouve voulait qu'on y jetât les bûches, qu'on les abandonnât au courant, et qu'on leur fit ainsi parcourir sans frais un trajet considérable. Les bûches arrêtées ensuite à l'endroit où les rivières tombent dans la Seine ou dans ses grands affluents, devaient être réunies en train et dirigées sur Paris. C'est ce plan qu'exécuta René Arnoul en vertu d'une concession de Charles IX. Les lettres patentes qui investissaient l'industriel de son privilège furent signées deux jours avant la Saint-Barthélemi.
C'est depuis lors que Paris a cessé de grelotter. Pour apprécier à sa juste valeur l'invention de Rouvet, il ne faut pas oublier que les canaux de Briare et d'Orléans n'existant pas, les bois traversés par ces canaux et par la Loire ne pouvaient envoyer leurs produits dans la capitale.
Revenons maintenant aux trains de bois amenés sur le quai d'Austerlitz. Cette digression n'est pas aussi inutile qu'elle en a l'air; car j'ai à vous parler des débardeurs, et sans Rouvet les débardeurs n'existeraient pas. Je pourrais auparavant vous conduire au bal de l'Opéra; mais le temps des bals est passé: nous le reverrons l'an prochain. Observons d'abord le débardeur sur les lieux mêmes ou il a pris naissance, c'est-à-dire dans l'eau. Le débardeur est amphibie.
Ni vous, ni moi, ne ferions de bons débardeurs. Hercule, Thésée, Samson, feu le géant Bihin, seraient tout au plus admis dans la corporation. On prendra une idée de la force que doivent avoir ces ouvriers, en sachant qu'un stère de bois rondin sorti de l'eau depuis deux ans pèse quatre cent seize kilogrammes, et qu'à la sortie de la rivière il a près d'un cinquième de plus de pesanteur.
Concevez-vous que ce soient de pareils hommes que la mode ail pris pour type de l'esprit, de la gaieté, de la verve, et même de la finesse qu'on dépense dans une nuit de carnaval? Le débardeur est le héros de tous les bals autorisés et non autorisés; il fait partie de l'histoire de France; on l'a poétisé, idéalisé, élevé jusqu'à l'art. Garanti et les grisette parisiennes ont pris le débardeur sous leur protection, l'un en dessinant son costume, les autres en le portant. Je voudrais que les débardeurs du Café Anglais ou de la Cité d'Or pussent entendre une conversation de leurs collègues de la Râpée, ou seulement qu'ils assistassent à un de leurs déjeuners. Voici la carte de quelques-uns. Montre-moi ton menu, je te dirai qui tu es.
Les débardeurs du port des Invalides prennent un verre d'eau-de-vie à trois heures du matin; à neuf heures, ils mangent la soupe et boivent un litre de vin; à midi, léger repas et léger litre, à six heures, souper et litre. Dans l'intervalle, ils consomment trois ou quatre litres et cinq à six petit-verres.
Les débardeurs de presque tous les autres ports se livrent à la même consommation, et ne différent que par la quantité de litres et de petits verres. Ceux de Bercy ne boivent que du vin blanc et presque pas d'eau-de-vie. On voit qu'il va loin de là au débardeur délicat, pimpant, musqué, des vignettes et des albums. Les femmes des débardeurs de Bercy, de la Râpée, du port aux Vins, des Invalides, sont généralement blanchisseuses; celles des Tuileries s'adonnent généralement à la vente du beurre, des oeufs, du fruit, du poisson dans les marchés et dans les rues. Quand ces messieurs ne travaillent pas, ce sont ces dames qui les nourrissent. Malgré sa grossièreté et sa rudesse native, le débardeur n'est point complètement étranger au culte des Muses. Comme les potiers, les tisserands, les cordonniers, les menuisiers, les maçons, les vitriers, les débardeurs ont aussi leur poète dans le nommé Ferrand. Ce débardeur compose des chansons qui ne manquent ni d'esprit ni d'élégance.
Gavard, le célèbre anatomiste, trop pauvre pour se livrer à ses études, joignit pendant quelque temps le métier de débardeur à celui d'étudiant. Caché parmi les ouvriers de la Râpée, il gagnait l'été de quoi suivre les cours pendant l'hiver. Ce dévouement peut témoigner de la force de son âme et de son tempérament.
Chose extraordinaire! de tout temps la mode a pris les débardeurs sous sa protection. La fièvre philanthropique dont tous les esprits furent atteints dans les premières années du lègue de Louis XVI, produisit des miracles en faveur des débardeurs. Notre philanthropie est bien mesquine auprès de celle du dix-huitième siècle. La charpie pour les Grecs, produit des loisirs patriotiques de nos femmes de banquiers, pâlit singulièrement à côté du prix que fonda une réunion de marquises et de duchesses en faveur de l'inventeur du meilleur moyen mécanique pour mettre les trains en chantier sans entrer dans l'eau. Les livres de médecine étaient remplis de la nomenclature de toutes les maladies auxquelles les débardeurs étaient exposés. Outre les fièvres aiguës, les pleurésies, les péripneumonies, la toux, la dyspnée, et diverses autres affections de poitrine, il leur survenait encore, disait-on, des ulcères aux jambes extrêmement difficiles à guérir. In cruribus ulcéra sunt sanatu difficilia, dit un médecin qui florissait vers 1784. Il fallait, à tout prix, débarrasser ces pauvres débardeurs de la dyspnée et des ulcères, et nul doute que l'on n'y fût parvenu, car ce que femme veut, la médecine le veut, si la Révolution française n'eût disperse le club des amies des Débardeurs. De nos jours, un praticien dont le talent et la bonne foi ne sauraient être mis en doute, Parent-Duchâtelet, qui, lui aussi, s'était fait débardeur par amour de la science, a publié les résultats de son séjour parmi cette classe de la population. Ce rapport charmerait bien les marquises du dix-huitième siècle, si elles pouvaient revenir à la vie; elles y verraient que leurs chers débardeurs ne sont pas plus malheureux que les autres ouvriers; que le séjour dans l'eau n'occasionne pas autant de maladies qu'on le croyait; que ces ulcères difficiles à guérir, dont s'épouvantait l'ancienne médecine, ne sont qu'une affection peu dangereuse, commune à d'autres professions, et qu on désigne vulgairement sous le nom de grenouille. Parent-Duchâtelet a vu un débardeur de soixante-douze ans qui, après avoir passé la moitié de sa vie dans l'eau, absorbait ses litres et ses petits verres comme n'importe quel charpentier. Il est donc moins urgent qu'on ne le pensait au dix-huitième siècle de trouver un moyen mécanique pour mettre les trains en chantier sans entrer dans l'eau. Les débardeurs, eux-mêmes ne sentent pas charmés de voir se résoudre ce problème, car une découverte semblable diminuerait considérablement leur salaire.
(Les vrais débardeurs, dessin de Daumier.)
Mais nous voici en présence d'une nouvelle espèce de débardeurs: ce sont les déchireurs de bateaux, ainsi nommés parce qu'ils mettent en pièces les bateaux qui descendent, chargés de bois, la Haute-Loire, l'Allier et les autres rivières dont le cours ne peut se remonter. On évalue annuellement; trois ou quatre mille le nombre des embarcations ainsi écharpées. Du déchireur au débardeur il n'y a que quelques petits verres de différence. Nous en dirons autant des lâcheurs de trains, ou gens chargés de les faire passer sous les ponts, et nous terminerons par un tableau de la population des débardeurs ainsi qu'elle est répartie:
Port de Bercy (deux rives) 112 Port de la Râpée 92 Port aux Vins 40 Port des Tuileries 40 Clichy-la-Garenne 10 Choisy-le-Roi 30 Canal Saint-Martin 12 DÉCHIREURS DE BATEAUX. Ile des Cygnes 150 Gare Saint-Denis 6 Bassin de l'Arsenal 6 Bassin de la Villette 5 Sur divers points 11 LACHEURS DE TRAINS. Port des Invalides 17 Port des Tuileries 14
Ces diverses classes forment ce que nous pourrions appeler l'aristocratie de l'eau. Voici maintenant ses prolétaires. Voyez-vous là-bas ces hommes au teint livide, aux traits amaigris, aux vêtements délabrés, entrés dans la vase jusqu'au genou; ils agitent de vastes sébiles en bois, dans lesquelles ils lavent la boue comme si c'était le sable fantastique du Potose. Ces gens-là cherchent de l'or là où vous ne voyez que des immondices. Les ruisseaux de Paris tombent dans la Seine, et, avec eux, tout ce qu'ils peuvent emporter; de plus, on y jette les glaces et les neiges, elles entraînent une grande quantité de matières qui, ne surnageant pas, se précipitent et se déposent sur le fond jusqu'à une distance assez éloignée des bords. De ces causes, et de plusieurs autres ressortant des lois hydrauliques particulières aux fleuves, il est résulté que le sol de la Seine s'est considérablement exhaussé. En quelque endroit qu'on l'examine, jusqu'à cinq ou six pieds de profondeur, et quelquefois même davantage, il est composé de sable et de vase renfermant une foule de particules métalliques, fer, cuivre, plomb, étain, or et argent, quelquefois en petits lingots, ordinairement ouvragés; plus, des clous, des boutons de guêtres, des épingles, des fragments de toutes sortes d'ustensiles. Pour extraire les parcelles de métal, des malheureux entrent dans ce Pactole fangeux, y restent depuis le matin jusqu'au soir, et cela pendant six mois de l'année; ils gagnent quarante sous par jour. Quand le froid est trop vif, ils exercent leur industrie en fouillant les ruisseaux. C'est en voyant le fer aigu dont ils sont armés, et l'ardeur avec laquelle ils travaillent que le peuple les a surnommés ravageurs.
Pauvres gens, les trottoirs à rebords viennent de leur enlever cette ressource!
Le nombre des ravageurs est connu: on en compte six dans file Saint-Louis, huit dans la Cité, cinq au pont Saint-Michel, deux à l'Hôtel-dieu.
La population ouvrière vivant exclusivement de la rivière ne dépasse pas en tout six cent soixante-dix personnes; mais, dans cette promenade rapide, nous n'avons examiné que les industries avouées; que de gens viennent chercher sur les bords du fleuve les moyens de soutenir leur existence aléatoire! que de bohémiens, depuis le rôdeur de rivière, écumeur d'eau douce poursuivant sa proie la nuit de bateaux en bateaux, jusqu'au chiffonnier dressant son chien à lui rapporter l'immonde épave de l'égoût! Nous sommes loin d'avoir terminé notre exploration de la Seine; un autre jour nous reviendrons sur l'eau.
(Voyez pages 44, 56, 68 et 88.)
TABLEAUX.
Les Crêpes, par M. Giraud.)
M. Giraud.--Les Crêpes.--Tout l'esprit du Colin-Maillard se retrouve dans les Crêpes; mais puisque M. Giraud possède si bien son dix-huitième siècle, puisque les Grâces poudrées n'ont plus de secrets pour son pinceau et qu'il sait tous les sourires de leurs bouches en coeur, toutes les fossettes de leurs mains potelées, aux ongles roses, puisque enfin elles lui ont appris l'art suprême de poser une mouche sur un beau visage assez galamment pour que personne ne soit tenté de regretter la place blanche ou vermeille qu'il nous dérobe ainsi, pourquoi ne laisserait-il pas le badinage pompadour? pourquoi ne viserait-il pas plutôt à cet idéal sérieux et charmant de Marivaux et de Watteau, ces deux poètes? On a appelé du nom de marivaudage le style précieux, les jolies fadeurs, les galanteries maniérées, elles imitateurs ont cru bien marivauder en perfectionnant, si je puis dire, les défauts du maître; mais ils oublièrent, la grâce réfléchie et le calme sourire de la belle Silvia: «Mon frère, sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu'elle dit?»--Et de même pour Watteau, grave avec tant d'afféterie, presque rêveur sous la poudre, et tendre comme le madrigal, d'esprit au moins, sinon de coeur: «Mon frère, sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu'il peint?» Dès que le bruit des baisers se fait entendre, que les éclats de rire viennent troubler l'aimable comédie, que le galant badinage se tourne en joie libertine, «Fi, le vilain amour!» dit Angélique; et tout de suite nous revenons aux soupers de Diderot et aux fines parties de Trianon.
Que M. Giraud nous pardonne ces restrictions; on a souvent reproché aux critiques cette fâcheuse habitude qu'ils ont de se demander, non point ce que l'artiste a voulu faire, mais ce qu'il aurait dû faire; et toujours les critiques retombent dans ce même défaut; telle est ta nature de leur esprit, qu'ils ne peuvent jamais voir le bien sans penser immédiatement au mieux. Si donc aujourd'hui nous nous étions uniquement demandé comme il convenait sans doute, ce que M. Giraud a voulu faire, si nous avions examiné simplement l'exécution de sa pensée, nous n'aurions eu que des éloges pour son tableau.
(Posada navarraise, par M. Leleux.)
M. Leleux.--L'Illustration donne aujourd'hui la gravure de la Posada navarraise de M. Leleux. Nous avons, dans un article spécial sur le salon carré, examiné en détail cette toile remarquable à différents titres; nous rappellerons volontiers à nos lecteurs que nous avions loué l'élégante simplicité, la vérité poétique, la riche fantaisie de M. Leleux; quant à nos critiques, nous ne les renouvellerons certainement pas: Semel est salis atque super. Il importe surtout de se rappeler les qualités par lesquelles une oeuvre a semblé recommandable.
Nous regrettons de ne pouvoir joindre ici les gravures de deux tableaux dont la gracieuse idée a semblé d'autant plus charmante que d'ordinaire les peintres ne se mettent point en frais d'imagination, et se contentent volontiers des sujets les plus vulgaires et les plus rebattus: nous voulons parler des Fils de la Vierge et du Soir; au moins essaierons-nous d'en donner une fidèle description, que saura d'ailleurs compléter l'imagination de nos lecteurs.
--Les Fils de la Vierge.
Pauvre fil qu'autrefois ma jeune rêverie,
Naïve enfant,
Croyait abandonné par la vierge Marie
Au gré du vent;
Dérobé par la brise à son voile de soie,
Fil précieux,
Quel est le chérubin dont le souffle t'envoie
Si loin des cieux?
La romance imaginait que le fil de la Vierge était enlevé par la brise à son voile de soie; l'idée du peintre nous semble encore plus gracieuse: Marie est assise avec l'enfant Jésus sur une nuée légère, que supporte de ses ailes et de ses mains levées, manibusque supinis, un bel ange planant au milieu de l'azur; la Vierge tient une blanche quenouille, elle file, et l'enfant Jésus abandonne au souffle du vent le fil sorti des mains de sa mère.--Jamais la touchante légende n'avait été si poétiquement traduite, et le tableau mérite de devenir populaire mieux encore que la romance.
Quelques-uns, critiques sévères, ont reproché aux Fils de la Vierge de n'être proprement qu'une vignette, qu'un cul-de-lampe; mais pour cette toile, si modeste qu'elle soit, nous donnerions volontiers bien des tableaux de genre, bien d'immenses toiles historiques qui tapissent les murs du salon; de même, on a justement mis au premier rang la Guirlande de Fleurs de M. Saint-Jean, dont la perfection dépasse les fameuses fleurs des maîtres hollandais.
M. Gleyre.--Le Soir.--Le poète est assis sur la rive; la tête penchée, il suit d'un triste regard la barque qui s'éloigne toute chargée de ses espérances, de ses illusions, de ses belles amours; elles s'en vont, et sans retour, plus charnelles encore, plus jeunes, plus souriantes sous leurs épaisses couronnes, qu'elles n'étaient au jour fortuné où le gracieux essaim vint convier le poète à descendre le fleuve de la vie; en son aimable société. Aujourd'hui elles le laissent sur la rive, elles l'abandonnent, et voguent insoucieusement vers d'autres bords: amour, bonheur et gloire, tout lui échappe à la fois, et la brillante Théorie lui emporte toutes les joies de son coeur, tous les rêves de sa pensée:
Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années?
L'Amour effeuille ses roses dans le fleuve: la Gloire est debout, la palme à la main, toujours sereine et radieuse; les autres blanches figures, l'Amitié, l'Espérance et leurs soeurs, marient leurs voix douces aux sons de la lyre; et le poète délaissé recueille tristement, ces harmonies décroissantes, et plein de mélancolie il écoute
L'adieu qu'en s'en allant chasse l'Illusion.
Le tableau de M. Gleyre, au dire de chacun, mérite une des premières places dans l'Exposition de cette année; il se distingue d'abord par le choix infiniment poétique du sujet, par une heureuse et savante composition, par un choix exquis de détails; puis il se recommande encore par la peinture et le dessin. M. Gleyre n'a point fait comme ces poètes qui croiraient nuire à leur fantaisie et rogner les ailes à leurs pensers aériens, s'ils se préoccupaient terrestrement de la correction du style et de la pureté du langage; il a su avoir de l'imagination sans faire tort au bon goût; et, d'autre part, préciser sa rêverie de façon à ce qu'elle fût intelligible, sans lui rien ôter d'ailleurs de sa tristesse ni de sa poésie. C'est une excellente leçon littéraire pour tous nos jeunes rimeurs chimériques et mystiques, qui «boivent les regards soyeux de leurs maîtresses,» et se décorent volontiers du beau nom d'âmes incomprises.
NOUVELLE.
(Suite.--Voyez pages 73, 89 et 103.)
Léonor n'avait pu cacher à don Christoval son entretien avec l'Égyptienne; celui-ci avait tourné la chose en plaisanterie et s'était moqué de la crédulité de sa compagne. Mais le lendemain, quand ils se furent remis en route, il s'aperçut que Léonor était silencieuse, qu'elle avait l'air abattu et préoccupé. Il jugea bien que la scène de la veille avait produit une impression profonde sur cette imagination trop sensible. Leur voiture gravissait en ce moment une montagne escarpée, à travers une vieille forêt, Christoval pensa qu'un peu d'exercice, l'air frais du matin, le charme du paysage éclairé des premiers rayons du soleil, feraient une diversion salutaire. Sous prétexte que la lenteur des chevaux l'impatientait, il proposa à Léonor de marcher un peu; elle y consentit, et, quand ils furent seuls dans le sentier agreste qui côtoyait la route, Christoval, pressant doucement sous son bras le bras de Léonor, prit la parole en ces termes:
«Ma chère Léonor, c'est toujours une imprudence de chercher à connaître l'avenir. Je suis fâché que vous ayez cédé à cette curiosité; mais enfin le mal est fait; tachons qu'il n'ait pas de suites prolongées. Quoique je n'attache pas de valeur aux prédictions de ces sortes de gens, j'avoue néanmoins que dans ce fatras de mensonges et de paroles hasardées il peut se rencontrer quelque chose qui mérite qu'on s'y arrête. Je ne crois pas à l'art des devins et des sorciers, mais je crois que la Providence peut se servir quelquefois de ces pauvres instruments aveugles pour annoncer mystérieusement ses desseins et transmettre un avertissement aux hommes. On a vu dans ce genre des faits très-singuliers. Ainsi, quoique j'aie affecté hier soir de rire de votre superstition, je n'en ai pas moins réfléchi sérieusement aux détails que vous m'avez racontés. J'ai été frappé particulièrement d'un mot: «Le repos, dit la bohémienne, vous attend en Terre-Sainte!» Eh bien, il faut y aller. Que risquons-nous? Du moment que nous quittons notre patrie, tous les pays nous sont indifférents. Courons donc la chance de trouver le bonheur en Terre-Sainte. Mais quelle est cette Terre-Sainte? La Palestine? Point du tout!
«Lorsque je faisais mes caravanes, je me souviens d'avoir visité, en Suisse, une petite île délicieusement située dans le lac de Constance: on l'appelle l'île de Reichenau, et, par un surnom qui date de huit ou dix siècles, l'île Sainte ou la Terre-Sainte. Cela vient d'une abbaye de bénédictins, florissante et superbe du temps de Charlemagne; aujourd'hui noire et triste ruine. Ce nom de l'île Sainte est resté dans la bouche du peuple, pour attester qu'autrefois les moines propriétaires de Reichenau y firent fleurir la vertu et la piété, sans laquelle il n'y a point de vertu.
«Nous avions le projet de nous fixer quelque part en France; mais la France est trop rapprochée de l'Espagne, et les relations sont trop fréquentes entre les deux pays. Votre oncle finirait par découvrir notre asile et trouverait le moyen de nous y tracasser, car vous savez s'il est actif et vindicatif; Faisons mieux: si vous l'avez pour agréable, chère amie, nous nous établirons à Reichenau. Il faut considérer votre fortune comme perdue; mais la mienne sera plus que suffisante pour nous deux. J'écrirai à don Sébastien; cet ami fidèle et discret nous fera passer nos quartiers de rente, et nous vivrons heureux en terre sainte, dans ce repli caché de l'univers, à l'abri de tous les oncles, de tous les archevêques et de tous les méchants du monde.»
Léonor s'accorda à tout ce que disait don Christoval. La sérénité reparut sur son visage; il lui sembla démontré que les paroles de la bohémienne renfermaient un avis de la Providence, et elle ne se lassait pas d'admirer avec quel bonheur don Christoval l'avait reconnu et en avait démêlé le sens.
Leur premier soin, en arrivant en France, fut de faire consacrer et bénir leur union par l'Église. Cela était fort nécessaire, surtout pour Léonor, qui sentait de grands scrupules de conscience.
Ils prirent leur route par Lyon; puis ils gagnèrent Strasbourg. Ils allaient à petites journées, mais sans aucunement s'arrêter pour visiter les curiosités qui se trouvaient sur leur chemin. Léonor sentit un frisson au coeur lorsque, à l'entrée du mont de Kelh, se présentèrent à ses yeux les montagnes vaporeuses de la Forêt-Noire. Ce large fleuve, dont les ondes fortes s'enfuyaient en bruissant sous ses pieds, sur sa tête ce ciel d'un bleu clair et profond, cette vallée semée de villages aux maisons blanches, aux clochers aigus, peuplée d'aunes noirs, de saules au feuillage pâle et mélancolique; ces hommes avec leurs têtes blondes et leurs visages rosés, faisant retentir à ses oreilles un idiome guttural, étrange, tout lui causait une impression de peine et de malaise indéfinissable. Ce n'était plus l'Espagne! Elle comprit qu'elle changeait d'atmosphère, qu'elle passait d'une nature ardente au sein d'une nature langoureuse. En traversant cet immense pont de bateaux, il lui semblait renoncer pour jamais à sa chère patrie. Sa patrie serait désormais ce qu'elle avait devant les yeux. Elle ne put s'empêcher de tourner la tête, comme pour adresser un dernier regard, un regard d'adieu à l'Andalousie; mais ce regard ne rencontra qu'un vaste marais au delà duquel montait la flèche de Strasbourg, dans un horizon chargé de petits nuages laiteux. Elle sentit une larme rouler sous sa paupière; heureusement, don Christoval, occupé à acquitter le péage, ne s'en aperçut pas. Un moment après, tandis qu'il se récriait sur la beauté du pays qui s'ouvrait devant eux, Léonor se mit à réciter mentalement une prière en espagnol, pour marquer d'une action de piété son premier pas sur la terre étrangère et y commencer son séjour sous des auspices favorables.
Ils voyagèrent toute la nuit. Le lendemain, vers cinq heures du soir, la diligence les déposa quelques lieues avant Constance, dans la petite ville de Radolfszell, située au bord du lac Inférieur, en face de Reichenau. On fit avancer une barque, et en quelques minutes les deux époux se virent séparés du continent, voguant vers cette étroite bande de terre, perdue au milieu de l'eau, où ils venaient de si loin chercher la paix. L'heure était solennelle et tout portait à la méditation; le lac s'embrasant des derniers feux du soleil, ressemblait à un océan de cuivre en fusion. A l'autre bord, le regard, se relevant sur les collines verdoyantes de Thurgovie couronnées de jolies fabriques, glissait jusqu'au rocher de Hohentwiel, dont la masse gigantesque et bizarre apparaissait toute noire au sein d'une poussière lumineuse.
Léonor éprouva un serrement de coeur, une angoisse de tristesse amère, en se voyant au milieu de cette vaste étendue d'eau, sous un ciel étranger, bien loin de sa patrie, de sa famille et de ses amis, et sans aucun espoir de les revoir ou d'en entendre jamais parler. Désormais elle était seule au monde, seule avec son mari, qui, à vrai dire, abandonnait aussi pour elle le reste de l'univers. Tandis que la nacelle se balançait mollement sur les vagues, au bruit cadencé des rames, elle se rappelait ces vers d'un ancien poète qui semblaient s'adresser à elle et à don Christoval:
Soyez-vous l'un à l'autre un monde vaste et beau,
Toujours charmant, toujours nouveau!
Le lac sur lequel ils voguaient rappelait à sa pensée ce lac funéraire qui, dans l'ancienne mythologie, séparait la terre des vivants du pâle royaume des morts. Toute sa vie passée se déroulait devant elle comme un rêve. Que de périls, que d'alarmes depuis le jour où elle avait fui son couvent! Mais là-bas, se disait elle, nous allons recommencer notre existence sous une forme nouvelle. Puisse l'avenir nous dédommager du passé! Puisse cette île, cette terre sainte, nous donner en effet le repos que nous y promet la prédiction de la bohémienne!
Puis elle était obsédée par un souvenir musical, celui de la chanson qui, deux fois déjà, s'était trouvée aux événements les plus graves de son existence. Une sorte de voix surnaturelle, à laquelle elle ne pouvait imposer silence, lui murmurait à l'oreille cet air populaire:
Marinero del alma
Ayolè!
En un arrojo
Hecha te al golfo,
Que tu dicha consiste
En un arrojo.
«Marinier de mon âme, prends ton élan et mets la barque dans le golfe, car ton bonheur dépend de cet élan.»
Le sens de ce couplet s'adaptait naturellement à la situation. Dieu veuille, pensait Léonor, que la chanson dise cette fois la vérité!
Don Christoval, de son côté, paraissait absorbé dans des réflexions non moins sérieuses.
Enfin, leur bateau prit terre dans une petite crique. Ils descendirent, et, suivis du guide, qui portait leur bagage, ils montèrent par une pente douce à la seule auberge qui se trouve dans l'île; auberge comme on en voit peu: vaste, calme, silencieuse, jamais troublée par les ris et les chants des buveurs; elle s'élève au milieu des ruines et sur le terrain de l'abbaye. Le bâtiment est un carré long, dont la façade étroite regarde le sentier (il n'y a point de route dans l'île); les fenêtres de la maison donnent à droite sur un joli jardin, dont les allées, bien sablées et bordées de buis, conduisent les voyageurs au perron de la porte d'entrée. Là foisonnent tout l'été ces fleurs vulgaires, si distinguées par leur éclat ou leur parfum: des roses, des pensées, du réséda; au printemps, quelques lignes de tulipes; ensuite des lis et des anémones; en automne, des dahlias et des tournesols. Enfin, plus tard, on est trop heureux de voir poindre sur la neige quelque triste ellébore, la rose de Noël, ou de découvrir dans un coin, exposé au midi, le bouquet embaumé de l'héliotrope d'hiver.
Les fenêtres du côté opposé donnent aussi sur un jardin; mais que celui-là est différent de l'autre? Il n'y vient qu'une forêt de plantes ombellifères, basses, maigres, décolorées, frissonnantes au moindre souffle du vent, au milieu desquelles se lèvent pressées dans une lugubre symétrie des croix de bois noir. Le propriétaire de cet enclos c'est la mort; le fossoyeur est son jardinier.
On ne s'aperçoit de la population de l'île que par les croix de bois noir, et l'on s'étonne qu'il y ait tant de défunts dans un endroit ou l'on voit si peu de vivants.
Au reste, le domaine de la mort ne se borne pas à ce champ resserré: on retrouve à chaque pas l'empreinte de l'impitoyable suzeraine; et lorsque parmi ces chaumières neuves, ces beaux tilleuls, ces grands noyers, au milieu de ces prairies émaillées, de ces riants vignobles, on découvre ici un pan de mur, là un chapiteau sculpté, plus loin un tronçon de colonne, quelque saint mutilé couché dans l'herbe, les mains jointes, ou l'entrée basse et voûtée d'un souterrain fermé par les décombres, on sent que Reichenau tout entière appartient à la mort, et l'on croit, au pied de tout objet ayant vie, entrevoir la faulx impatiente de frapper.
Léonor et Christoval avaient devant leur croisée attenante au jardin de l'auberge, une vieille tour quadrangulaire en pierres grises dont les siècles avaient rongé le ciment, mais retenues aux arêtes et dans le milieu par des lignes de briques rouges qui rayaient l'édifice dans toute sa hauteur. Cette tour avait encore deux étages, comme l'attestaient au dehors deux rangs de petites fenêtres romanes assemblées. Ils apprirent que c'était la tour du monastère bâti par Charles Martel. L'église dans laquelle elle donnait entrée n'était que du temps de Charlemagne, et le choeur même avait été refait sous un roi dont l'âge a détruit la mémoire.
Dès le lendemain de leur arrivée ils s'empressèrent d'aller visiter ce monument vénérable. Le sacristain qui les conduisait était un vieillard au visage semblable à celui d'un trépassé, mais avec des traits extrêmement doux et une physionomie mélancolique. Il parlait très-bien le français, que Léonor et don Christoval entendaient à peu près comme leur langue maternelle, possédait des connaissances en histoire et en architecture, et, grâce à l'obscurité de l'île, aujourd'hui très-peu visitée, n'avait rien de commun avec les ciceroni officiels, race insupportable par son bavardage autant que par ses mensonges.
«Regardez cette tour, leur dit-il; elle a précédé neuf autres tours qui ornaient les bâtiments de l'ancien monastère et qui ont disparu avec eux; vous en verrez le tableau tout à l'heure dans l'église. La tour de Charles Martel a déjà duré deux siècles de plus que n'a duré en Espagne le royaume des Maures, fondé en même temps qu'elle; elle est beaucoup plus vieille que l'établissement des Normands en Angleterre. Cependant elle a été incendiée deux fois par le feu des hommes et une fois par le feu du ciel; ses malheurs l'ont beaucoup diminuée. La voilà! telle qu'elle est, elle durera encore plus que vous et moi.
«Nous voici dans le vaisseau, à l'entrée des trois nefs. Remarquez le péristyle où nous sommes; on ne le trouve que dans les églises de la plus haute antiquité. C'est dans ce péristyle, ou plutôt ce narthex, que se tenaient, aux jours de la primitive Église, les pénitents et les catéchumènes, séparés du reste des fidèles par cette rangée de piliers. Ce pilier-ci est encore de la première fondation, contemporain de la tour; les autres sont plus jeunes, comme vous pouvez le reconnaître à la différence de la forme.
«Avançons dans cette nef latérale de gauche. Hélas! les vitraux sont brisés, le toit laisse voir le ciel en plusieurs endroits; les dalles du pavé sont descellées et manquent çà et là. Il n'y a que les pierres tombales qui soient restées fidèles au sol où le doigt de la mort les avait fixées. Voilà, contre ces piliers, les tableaux dont je vous parlais: celui-ci représente le miracle de saint Pirminius, prenant possession de l'île, au septième siècle, et en chassant tous les reptiles venimeux. Vous les voyez fuyant à la nage sur les eaux du lac, qui en sont couvertes. Ici, le saint fait construire son monastère, et là, vous voyez l'ensemble des bâtiments au temps de leur splendeur, lorsque l'abbaye, semblable à une petite cité, renfermait huit cents moines et resplendissait de l'éclat des vertus et de la science; lorsqu'elle avait pour amis des rois et des empereurs, et pour sujets des ducs, des comtes et des évêques; lorsqu'elle recevait dans son sein Charles le Gros, déposé par la diète de Tribur,--voilà sa tombe et son image en pied;--lorsque, enfin, elle était si puissante et si riche, que l'abbé pouvait aller à Rome sans cesser de marcher sur ses terres! Alors Reichenau était grande sur la terre et dans le ciel; Dieu l'honorait par de fréquents miracles, dont vous voyez les principaux retracés dans ces peintures à demi rongées par l'humidité; les grands de la terre la comblaient de privilèges et de présents de toute sorte. Que reste-t-il de tant d'honneurs et d'opulence? La tour de Charles Martel et un moine, un seul, âgé de quatre-vingts ans! Mais, n'importe! tant que la tour et le chanoine Sulzer subsisteront, l'abbaye sera représentée. Quand dom Sulzer aura cessé de vivre, quand la tour aura croulé... tout sera fini! Puissent mes yeux ne pas être témoins de cette double catastrophe!»
L'aspect désolé de cette église ne justifiait que trop les plaintes douloureuses du sacristain. Toutefois, comme les personnes déchues d'un rang élevé, après l'avoir occupé longtemps, l'église de Reichenau retenait, au sein de son deuil et de sa misère, un je ne sais quel air d'importante majesté. La grandeur des dimensions, la forme du maître-autel, le choeur, entièrement revêtu de chêne noir et fermé dans toute sa largeur par une grille d'un travail exquis, jusqu'à ces peintures envahies par les lichens verdâtres qui servaient de tapisserie à la muraille nue, tout cela avertissait le visiteur d'une splendeur éteinte et d'une gloire rentrée dans le néant. Le bon sacristain faisait admirer ces détails à Christoval et à Léonor. Il n'oublia pas d'exposer à leur vénération les reliques conservées dans le trésor de l'église: du sang de notre Sauveur; un fragment de sa croix; le vase de marbre dans lequel Jésus-Christ fit son premier miracle, aux noces de Cana; la crosse d'ivoire et de vermeil de l'abbé Mangold de Brandis; l'émeraude du poids de vingt-sept livres, don de Charlemagne, laquelle n'est, au dire des experts, qu'une masse de verre coloré; mais elle a été donnée et reçue pour une émeraude; pendant mille ans elle a été réputé émeraude, c'en est une: il y a prescription sur la qualité.
Tandis qu'ils examinaient curieusement ces intéressantes merveilles, une porte s'ouvrit dans la boiserie et un personnage de haute taille, un peu voûté, en costume de bénédictin, s'avança, traversa le choeur à pas lents, les yeux fixés à terre, et s'alla mettre à genoux sur les degrés de l'autel. «C'est dom Sulzer, dit tout bas le sacristain; il vient toujours faire sa prière à cette heure. Venez,» ajouta-t-il en posant le doigt sur ses lèvres; et, par une autre porte, il les emmena hors de l'église.
Naturellement le sacristain fut questionné sur dom Sulzer; il en fit un éloge complet. «Dom Sulzer, dit-il, est aussi bon qu'il est savant, et c'est beaucoup dire! Si vous passez ici quelques jours, je vous conseille de l'aller voir. Il demeure là, dans cette maison blanche, à côté de la tour. Vous voyez le préau par la porte ouverte: ce sont les écoles; dom Sulzer les dirige. C'est par ses écoles que Reichenau se rendit jadis si célèbre dans le monde, et ses écoles subsistent encore. Il n'en sort plus, comme au temps passé, des papes, des cardinaux et des évêques. Hélas! elles ne forment plus que de pauvres enfants destinés à mener la charrue. Cependant, qui sait? Parmi ces enfants, Dieu peut, s'il lui plaît, susciter des princes de l'Église! Reichenau n'est pas encore tout à fait éteinte; il peut la rallumer et la faire luire de nouveau sur le monde. Peut-être ce que nous voyons n'est-il qu'un moment d'épreuve; peut-être, au milieu des rustiques écoliers de dom Sulzer, se cache celui qui doit un jour mettre le terme à cette épreuve cruelle! Le ciel a trop aimé Reichenau pour que je puisse croire qu'il l'abandonne à un malheur sans fin!... Pardon! Je retombe toujours dans ces illusions qui doivent vous paraître un radotage, une folie! C'est qu'à force de vivre avec dom Sulzer, j'ai pris ses sentiments de tendresse et de compassion pour cette infortune si profonde et si inconnue. Dom Sulzer a vécu soixante ans dans l'abbaye. Il y est entré petit garçon, car les pères avaient ainsi coutume de s'attacher ainsi les enfants qui annonçaient des facultés brillantes et du penchant à la piété. On les nourrissait, on les instruisait, et, quand venait l'âge de faire profession, ces jeunes gens se trouvaient tout façonnés à la vie monastique, déjà riches en savoir, et capables de faire pendant longues années honneur à l'ordre. Il possède toute l'histoire et les souvenirs de l'abbaye depuis son origine, et son bonheur est de les raconter. Vous verrez chez lui une foule de choses curieuses, notamment une collection de peintures représentant tous les prodiges qui se sont accomplis à Reichenau, à commencer par la vision du moine Wettin jusqu'à l'épouvantable apparition dont fut témoin dom Sulzer lui-même.»
Léonor et Christoval ayant témoigné un vif désir d'entendre cette histoire, on s'assit au soleil, en face de la vieille tour, ayant sous les yeux l'extrémité verdoyante de l'île qui se perdait dans les eaux étincelantes du lac, et le sacristain reprit la parole en ces termes:
AVENTURE DE DOM SULZER.
«En ce temps-là, dom Sulzer n'était pas encore dom Sulzer, mais simple novice, petit abbé à sa première soutane, âgé de quinze à dix-sept ans, je suppose; car il ne m'a jamais lui-même raconté ce fait. Il n'en saurait entendre parler, et plusieurs personnes ayant essayé, à de longs intervalles, d'y faire allusion en sa présence, il a toujours été près de se trouver mal, tant les souvenirs de cette terrible histoire lui font encore d'impression après plus de soixante années!
«A cette époque que je dis, il y avait dans l'île un homme de moeurs irréligieuses et même débauchées. C'était un riche bourgeois de Constance, qui s'était venu établir chez nous pour y vivre grassement de son bien. Quoiqu'il ne fût pas marié, il y avait toujours des femmes dans sa maison; il faisait des repas qui ressemblaient à des noces. Enfin, dans notre petit pays, où la vie a toujours été si réglée, il était un scandale pour tous, et pour plusieurs une pierre d'achoppement, car la contagion de son libertinage commençait à se répandre. Assez bon homme, au demeurant, et même très-charitable, à ce qu'on dit; mais quoique ce soit beaucoup, ce n'est pas tout!
«Sous les règles de nos grands et sages abbés, comme l'abbé Hatton, l'abbé Waldo, ou Frédéric de Wartenberg, lorsque la discipline était dans toute sa vigueur et son énergie, vous pensez bien qu'il n'y en aurait pas eu pour longtemps à couper la racine de cet abus et à faire déguerpir de l'île cet intrus envoyé du démon. Mais alors c'était l'abbé Frédéric de Rosenegg, dont le mauvais gouvernement avait laissé dépérir le spirituel et le temporel du monastère. Le relâchement le plus funeste, sous le nom de tolérance, le relâchement précurseur de la décadence s'était introduit dans l'abbaye. Les pratiques extérieures étaient à peine maintenues, et le peu qu'on en conservait, par un reste de pudeur et de bienséance, paraissait encore bien lourd à porter. L'esprit des anciens moines s'était retiré de leurs successeurs. Ne vit-on pas,--vous pouvez me croire, car c'est un fait authentique,--ne vit-on pas l'abbé de Reichenau, ce même Frédéric de Rosenegg, aller manger chez ce libertin, dont par malheur le nom s'est perdu! Il existe encore quelques vieillards qui vous attesteront avoir vu passer l'abbé sur son petit cheval blanc, lorsqu'il se rendait chez ce réprouvé, qu'il nommait publiquement son ami. Aussi le ciel ne pouvait manquer de faire un exemple!
«L'homme dont je vous parle avait un confesseur. Vous entendez bien que c'était pour la forme, à moins que ce ne fût pour augmenter d'autant le scandale de sa mauvaise vie. Ce confesseur était un moine de chez nous, honnête au fond du coeur, mais faible à l'excès. Il remontrait bien quelquefois à son pénitent la profondeur de l'abîme et la nécessité de s'en retirer par la pénitence tandis que le salut était encore possible; mais l'autre, avec des promesses et des ajournements, savait si bien tourner son homme, que le pauvre moine finissait toujours par céder, en sorte que le directeur était emporté par celui qu'il aurait dû retenir, et quitta le rôle de juge pour celui de complice. Vous allez voir le succès de ces déportements.
«Une nuit, sur le coup d'une heure, voilà qu'on heurte, on sonne, on fait un étrange vacarme à notre porte. Le portier surpris se lève. «Eh vite! eh vite! monsieur un tel se meurt! il a été pris d'un mal subit et inconnu; il demande son confesseur, le père Dominique.» On court éveiller le père Dominique. Tandis qu'il s'habille, dom Sulzer, qui était comme son famulus, court à la sacristie chercher le viatique et les saintes huiles. Mais notez bien qu'il les garda sur lui, non pas avec intention, mais par hasard, ou plutôt par l'ordre secret de la Providence. Le père Dominique ne prit que son bréviaire sous le bras et son bâton à la main. Ils se mettent en route tout seuls; les domestiques étaient retournés près de leur maître, sachant bien que le père Dominique n'avait pas besoin de guide pour trouver la maison. C'était au milieu de l'automne, pendant la pleine lune; la nuit était douce et claire, et l'on distinguait très-loin dans la campagne, car il faisait blanc comme de jour. Ils suivaient côte à côte un chemin bordé de haies. Quand je dis qu'ils étaient seuls, je ne compte pas un jeune chien élevé par dom Sulzer, qui les suivait, et qui tout à coup se mit à hurler d'une façon lamentable. Après avoir inutilement essayé de le faire taire, ils prirent le parti de le laisser pleurer. Trente pas plus loin, le chien se tut de lui-même et se blottit dans un buisson. «Diable soit de la bête! dit le père Dominique impatienté. Il va nous retarder. Laisse-le!» Comme il achevait ces paroles, ils virent devant eux, plantée au milieu du chemin, la figure de celui qu'ils croyaient agonisant dans son lit. «Où allez-vous? leur demanda-t-il d'une voix grave.--On est venu nous dire que vous étiez à toute extrémité. J'allais vous confesser et vous donner l'extrême-onction.--N'allez pas plus loin! Je suis mort! La justice de Dieu m'a surpris dans l'impénitence finale: je suis damné! damné pour avoir différé ma conversion; damné à cause de votre faiblesse coupable et de votre lâche indulgence. C'est vous qui m'avez précipité dans une éternité de douleurs. Vous qui êtes l'auteur de ma misère, il est juste que vous la partagiez. Venez donc!» En parlant ainsi, le mort allongea le bras et toucha l'épaule du père Dominique. Au même instant, sans bruit, sans secousse, ils disparurent tous deux, comme une fumée qui s'évanouit en l'air!... Dom Sulzer revint à l'abbaye. Il fut trois mois malade de la terreur qu'il avait éprouvée. On croyait qu'il succomberait; il guérit cependant; mais personne, depuis cette époque, ne l'a jamais vu rire.
«Et savez-vous la place exacte où s'est accompli ce miracle? C'est celle
où nous sommes assis. Retournez-vous: voilà, sur notre tête, la croix
qui a été élevée en commémoration. On l'appelle la croix; du damné!»
F. G.
(La suite à un prochain numéro.)
On trouve dans les poètes antiques vingt-quatre manières différentes de représenter le Destin. Je viens d'en inventer une vingt-cinquième. Mon intention n'est pas de demander un brevet.
Suivant moi, qui ne suis ni un poète antique, ni un poète moderne, le Destin porte un habit noir, une cravate blanche, des breloques et pas de sous-pieds. Le Destin a du ventre et une voix de basse-taille; il flotte entre trente et soixante ans; il prise dans une tabatière qui peut être en or, mais qui n'est jamais en buis, et il porte à la main un marteau, emblème de sa puissance.
Le Destin, selon moi, est un commissaire-priseur. J'ai vu bien des gens suspendus à ses lèvres comme à celles d'un oracle, attendre avec une impatience fiévreuse le premier mot, ou plutôt le dernier mot qui allait sortir de sa bouche. Je conçois l'orgueil du commissaire-priseur; il y a des moments où il peut se croire dieu.
J'ai vu adjuger ces jours derniers une statue d'une célébrité européenne. Le combat a duré longtemps. A la fin, deux athlètes restaient seuls sur le turf artistique; tous deux vigoureux, tous deux décidés à vaincre ou à mourir. Trente! trente-cinq! quarante! cinquante mille francs! Les bottes sont vigoureuses, l'attitude des combattants pleine de fermeté; mais voici que les forces baissent, les assaillants ne se portent plus que des coups de mille, deux mille, trois mille francs de plus! Dans ce moment suprême, à qui le sort accorde-t-il la victoire? Sur quelle somme le Destin frappera-t-elle le fatal coup de marteau? Demandez-le au commissaire-priseur.
Je suppose que deux nations se disputent un chef-d'oeuvre, que le roi de Grèce Othon, par exemple, fasse mettre aux enchères les bas-reliefs du Parthénon; le rôle du commissaire-priseur atteint des proportions surhumaines. Il dispense souverainement la gloire à un pays.
Mais ce n'est pas tout encore. On a parlé de l'influence du notaire et du médecin sur la société moderne. Je soutiens que le commissaire-priseur pourrait avoir pour le moins autant d'influence qu'eux. Par l'inventaire, il pénètre dans le coeur des familles; par les secrets de l'ameublement, il devine les secrets du caractère; par la mise à prix, il mesure le degré des sentiments. Comment dérober quelque chose à l'examen d'un homme pour lequel les armoires n'ont pas de tiroirs secrets, qui sait tout ce qui se cache derrière les plus gros in-folio des bibliothèques, qui met la main sur des paquets noués de faveurs roses oubliés au fond d'un guéridon! Le commissaire-priseur sait le prix que vous mettez à vos reliques de famille, au portrait de votre mère, aux bagues de votre femme, à l'épée de votre aïeul. Le commissaire-priseur est un confesseur.
Malheureusement il est sceptique.
La monographie du commissaire-priseur nous entraînerait trop loin. Le métier est un des plus difficiles à exercer qui soient au monde. Il demande de l'éloquence et de la probité.
Le commissaire-priseur serait presque artiste, si la sensibilité ne lui était pas interdite. Il faut qu'il vende avec la même impassibilité le lit doré du riche que ses enfants mettent à l'encan, et le grabat du pauvre saisi par un avide créancier. Son indifférence est une partie de son talent. Ce n'est pas la seule profession de notre temps qui demande les mêmes qualités, ou plutôt les mêmes défauts.
La loi qui décrète la construction des chemins de fer en France est celle du 11 juin 1842.
Nous ne voulons faire ici ni l'éloge ni la critique de cette loi; nous la prenons comme un fait heureux, puisqu'elle a déjà des résultats visibles, puisqu'elle a fait cesser l'état d'incertitude qui pesait sur le pays, et que du jour de sa promulgation datent les études sérieuses qui en ce moment sillonnent la France entière.
Nous voulons seulement aujourd'hui faire connaître le réseau voté, et les conditions du concours de l'État et des compagnies à la construction et à l'exploitation des lignes de ce réseau.
Le ministre, dans son exposé de motifs, pose ainsi la question: «L'État, c'est l'ensemble du royaume; les lignes de l'État, les lignes gouvernementales, si je puis m'exprimer ainsi, sont donc celles qui intéressent le royaume entier, qui le traversent d'une extrémité à l'autre, qui joignent le nord au midi, l'est à l'ouest, l'Océan à la Méditerranée.»
Voilà donc défini le réseau des grands chemins de fer, ceux à la confection desquels l'État est plus directement intéressé, et c'est sur ceux-là que vont se porter d'abord tous ses efforts, toutes ses ressources.
En jetant les yeux sur la carte ci-après, on reconnaîtra aisément que toutes les lignes votées répondent bien à cette dénomination de lignes gouvernementales. L'art. 1er de la loi du 11 juin est ainsi conçu: «Il sera établi un système de chemins de fer se dirigeant:
1° de Paris
Sur la frontière de Belgique, par Lille et Valenciennes;
Sur l'Angleterre, par un ou plusieurs points du littoral de la Manche qui seront ultérieurement déterminés;
Sur la frontière d'Allemagne, par Nancy et Strasbourg;
Sur la Méditerranée, par Lyon, Marseille et Cette;
Sur la frontière d'Espagne, par Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux et Bayonne;
Sur l'Océan, par Tours et Nantes;
Sur le centre de la France, par Bourges;
2° De Bordeaux à Cette, par Toulouse.
De la Méditerranée au Rhin, par Lyon, Dijon et Mulhouse.
On voit que pour quelques-unes de ces lignes, les points extrêmes seulement sont indiqués; pour d'autres, il y a des points intermédiaires obligés; pour celle d'Angleterre enfin, le point ou les points où devront aboutir le ou les chemins de fer sont encore en litige. Nous avons indiqué sur la carte les différents tracés qu'on étudie en ce moment pour résoudre la question.
On peut y suivre également les prétentions rivales qui s'agitent autour des tracés de Paris à Dijon et de Paris à Nancy. Doit-on adopter un tronc commun pour ces deux lignes? Le chemin de Lyon passera-t-il par les vallées de l'Yonne, de la Seine, de l'Aude? aboutira-t-il à la gare de l'Hôpital ou à la barrière des Vertus? Le chemin de Nancy passera-t-il par les plateaux, par la vallée de la Marne, ou par Creil, Soissons et Reimsï Telles sont les questions qui se débattent en ce moment, mais dont aucune n'est encore résolue...
Disons un mot du système mixte consacré par la loi. Trois puissances sont appelées à concourir à la confection des chemins de fer. L'État, qui a intitulé ses lignes gouvernementales, fait les frais de la 'construction, terrassements et ouvrages d'art, et de l'achat du tiers des terrains nécessaires à l'assiette du chemin. Les communes qui doivent retirer un avantage immédiat de l'établissement de la ligne, contribuent pour les deux tiers des terrains; l'État se charge des avances; enfin l'industrie privée arrive avec le sable, la voie de fer et le matériel d'exploitation: c'est à elle que reste le chemin pendant un temps déterminé.
Voilà en résumé le système de la loi du 11 juin: Cession des terrains par les communes, construction par l'État, exploitation par les compagnies, fortune générale, fortune locale, fortune privée, tels sont les trois éléments mis en jeu pour arriver à la réalisation d'une des plus grandes oeuvres des temps modernes.
La France, comme le constate la carte que nous mettons sous les yeux du lecteur, n'était cependant pas complètement privée de ces voies de communication rapides; elle a déjà, en exploitation ou sur le point d'être terminés, 900 kilomètres, ou 240 lieues de chemins de fer; mais, en général, ils n'ont aucun rapport entre eux, forment des entreprises isolées d'intérêt privé, et ne peuvent se compléter et prendre tout leur développement que lorsqu'un système général et bien entendu leur donnera les facilités de transit et d'écoulement qui leur manquent.
Autour de Paris rayonnent déjà cinq chemins:
Le chemin de Paris à Saint-Germain..... 19 kil. Id. de Paris à Versailles (rive droite) 23 Id. de Paris à Versailles (rive gauche) 17 Id. de Paris à Rouen. 136 Id. de Paris à Orléans et Corbeil. 145 Total. 340 kil. ou 85 lieues.
Les chemins de Rouen et d'Orléans doivent être mis en exploitation au mois de mai prochain. Au chemin de Rouen, il faut ajouter le chemin du Havre, qu'une compagnie particulière est sur le point d'entreprendre.
Au chemin d'Orléans doivent aboutir le chemin de Vierzon et celui de Tours. On sollicite en même temps la prolongation de l'embranchement de Corbeil, pour servir de tête au chemin de Marseille.
Dans les départements de la Loire et du Rhône, il y a:
Le chemin de fer de Lyon à Saint-Etienne. 58 kil. Id. de Saint-Etienne à Andrezieux. 22 Id. d'Andrezieux à Roanne. 67 Id. de Montbrison à Montrond. 16 Total 163 kil. ou 41 lieues environ. Dans les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin: Le chemin de Strasbourg à Bâle. 140 kil. Id. de Mulhouse à Thann. 19 Total. 159 kil. ou à peu près 40 lieues. Dans les départements du Gard et de l'Hérault: Le chemin de Montpellier à Cette. 27 kil. Id. de Montpellier à Nîmes (en cours d'exécution.) 51 De Nîmes à Alais et Beaucaire, et à la Grand'Combe. 90 Total. 168 kil. ou 42 lieues. Dans le département du Nord: Le chemin d'Anzin à Saint-Waast et Denain 16 kil. Id. de Lille à la frontière belge. 15 Id. de Valenciennes à la frontière belge. 14 Total. 45 kil. ou 12 lieues. Dans la Gironde: Le chemin de Bordeaux à la Teste. 52 kil. ou 13 lieues.
Il faut ajouter environ 50 kilomètres comprenant des petits chemins d'exploitation de mines, dont quelques-uns transportent des voyageurs, et l'on verra qu'outre les sept à huit cents lieues qui forment le réseau voté par les Chambres, et dont l'exécution commence déjà, on peut compter deux cent quarante ou deux cent cinquante lieues qu'on exploite ou qu'on est sur le point d'exploiter.
DESCRIPTION GÉOGRAPHIQUE.
(Suite.--Voyez page 18.)
Description de la Province d'Oran.--La province d'Oran contient
non-seulement tout le territoire qui formait anciennement la Mauritanie
Césarienne, mais encore une grande partie du bassin du Chelif. Ses
limites sont, à l'est, l'ancien beylik de Titteri; à l'ouest, le Maroc;
(Colonel Cavaignac.)
au sud, le désert; au nord, la Méditerranée. La nudité presque complète
et le déboisement à peu près général de la partie de la province qui
avoisine la mer, frappent désagréablement les yeux. Les populations
nomades qui parcouraient ce pays sont cause de cette désolation. Les
Arabes n'ont jamais planté, mais constamment détruit par le parcours des
troupeaux et l'incinération des pâturages. La côte a peu de bons abris
pour les navires de grande dimension; cependant les ports de
Mers-el-Kebir et d'Arzew peuvent recevoir des bâtiments de guerre.
Rivières.--Les principaux cours d'eau de la province d'Oran sont: le Chelif, le Rio-Salado (Oued-el-Maleh), l'Habrah, (surnommé Macta gué), à son embouchure, le Sig, l'Oued-el-Hammam (rivière du bain), la Mina, l'Oued-Foddali (rivière d'Argent).
[Illustration:]
Le Chelif, qui sort par soixante-dix sources du pied des monts
Ouennaseris, est la rivière la plus considérable de l'Algérie, tant à
cause de la longueur de son cours que du volume de ses eaux. Les Arabes
l'appellent le roi des fleuves, et prétendent, avec leur exagération
habituelle, que, comme le Nil, il croît en été. Le Chelif a son
embouchure au-dessus de Mostaganem, et ne paraît navigable, en remontant
son cours, que dans une longueur de sept ou huit lieues au plus.
Villes.--Les principaux points de la province sont, après Oran, Mascara, Tlemsen, Mostaganem, Mazagran, Arzew.
[Illustration; (Mustapha ben Ismaël.)]
Oran, en arabe Ouahran, est bâti au bord de la mer dans une position
très-pittoresque. Cette ville s'élève sur deux collines séparées par un
ravin assez profond, dans lequel coule un ruisseau (Oued-el-Rahhi,
rivière des Moulins), dont la source est légèrement thermale. Les deux
principaux quartiers de la ville sont situés à droite et à gauche de ce
(Mustapha ben Ismaël.)
ravin, qui débouche sur la plage, ou se trouve un autre quartier appelé
la Marine, moins considérable que les deux premiers. Oran a été occupé
par les Espagnols pendant près de trois siècles. Des travaux prodigieux
de communications souterraines et de galeries de mines, un magnifique
magasin voûté avec un premier étage sur le quai Sainte-Marie une darse,
et sept autres magasins taillés dans le roc, des casernes, trois
églises, un collysée, ou salle de spectacle, tel est l'ensemble des
ouvrages élevés par les Espagnols dans un lieu qui avait mérité d'être
appelé, pour ses agréments, la Corte Chica (la Petite Cour.) Un
tremblement de terre, survenu dans la nuit du 9 octobre 1790, causa
d'affreux ravages dans la ville. Deux ans après, en mars 1792, les
Espagnols l'évacuèrent, l'abandonnant au bey Mohammed, gouverneur de la
province pour les Turcs. Après la conquête d'Alger, le commandant de
l'armée française envoya des troupes prendre possession d'Oran, dans les
premiers jours d'août 1830. A la nouvelle de la révolution de Juillet,
les troupes furent rappelées à Alger. Oran, momentanément cédé au bey de
Tunis, après avoir été occupé une seconde fois, le 10 décembre 1830, le
fut d'une manière définitive le 18 août 1831. L'importance d'Oran n'est
pas uniquement concentrée dans la ville et ses fortifications; elle
repose aussi sur le port qui est à Mers-el-Kebir,
(Colonel Jusuf.)
éloigné de cinq
milles par mer, ou d'une heure trois quarts de marche par terre, dans la
direction du nord. Ce port naturel est entouré de hauteurs et
remarquable par sa profondeur; la tenue de son fond est bonne: une
escadre composée des plus gros vaisseaux peut s'y réfugier facilement.
Mascara est une ancienne ville arabe située à 84 kilomètres sud de Mostaganem et à 92 kilomètres sud-est d'Oran. On n'a que des données fort incertaines sur l'origine de Mascara. Selon les traditions locales, recueillies par les Thalebs (savants), elle aurait été construite par les Berbers, sur les ruines d'une cité romaine. L'étymologie du mot Mascara, soit qu'elle vienne de Onmi'Asker (la mère des soldats), ou, plus simplement, de M'asker (lieu où se rassemblent les soldats), atteste une réputation guerrière, qui semble justifiée par tout ce que nous savons de son histoire. Mascara se divise eu quatre parties bien distinctes: Mascara proprement dit, Rekoub-Ismaï Baba-Ali (le père Ali) et Ain-Beidha (la source Blanche). Ces trois dernières parties peuvent être regardées comme des faubourgs de la ville, qui se trouve à leur centre. La ville est percée de trois rues principales: elle a deux places publiques, une mosquée et deux fondouks (marchés). Les maisons, bâties comme celles des autres villes de l'Algérie, s'élèvent rarement au-dessus du rez-de-chaussée. Mascara, du temps des Turcs, était la résidence des beys de la province, jusqu'au moment où les espagnols évacuèrent Oran. Abd-el-Kader l'avait placée sous l'autorité immédiate d'un kaid. L'industrie, dans ces dernières années, était presque nulle à Mascara. On y fabriquait cependant encore quelques-uns de ces burnous noirs, renommés par leur élégance et leur solidité, des tapis, des burnous blancs et des haïks (tuniques de laine) de qualité inférieure.
L'armée française s'empara de Mascara le 5 décembre 1835, et s'en éloigna le 8, après avoir détruit l'artillerie et le matériel de guerre qu'Abd-el-Kader y avait déposés. Elle en a pris de nouveau possession le 30 mai 1841, et, depuis, une forte garnison y a été constamment laissée.
(Tente arabe.)
Tlemsen, à, 18 kilomètres de la mer, à 80 environ sud-ouest d'Oran, occupe une admirable position, qui domine tout le pays compris entre le cours inférieur de l'Isser, la Tafna et la frontière de Maroc, et qui lui a fait donner le nom de Bab-el-Gharb (porte du couchant). Elle faisait autrefois partie de la Mauritanie Césarienne. Les Romains s'y établirent et la nommèrent Tremis on Tremici Colonia. Tlemsen a été longtemps capitale d'un état arabe qui comprenait les villes de Nedroma, Djidjeli, Mers-el-Kebir, Oran, Arzew, Mazagran, Mostaganem. Au huitième siècle, Edris, khalife du Maghreb, et fondateur de l'empire de Maroc, régnait à Tlemsen. En 1515, elle fut prise par Haroudj-Barberousse; les Espagnols l'en chassèrent en 1518. Elle resta sous leur domination jusqu'en 1513. Les Turcs, à cette époque, s'en emparèrent, et la réunirent, en 1560, à la régence d'Alger, dont elle n'a point été depuis séparée. En 1670, Tlemsen ayant pris parti pour les Marocains contre le bey Hassan, et celui-ci ayant été vainqueur, la ville fut presque entièrement détruite. Elle est mal percée: les rues étroites sont souvent couvertes de treilles, et toujours rafraîchies par de nombreuses fontaines. Les maisons n'ont qu'un étage, et sont, pour la plupart, couvertes en terrasse; quelques-unes, comme à Alger, communiquent par des voûtes jetées d'un côté de rue à l'autre. La citadelle de Tlemsen, nommée Méchouar, située au sud de la ville, est de forme rectangulaire, d'environ 460 mètres sur 280 mètres. Il existe dans l'intérieur une centaine de maisons et une mosquée. Voisine de l'empire de Maroc, dont la limite n'est qu'à douze heures de marche; voisine également du Désert, qui n'en est guère plus éloigné, Tlemsen est l'entrepôt naturel, et en quelque sorte obligé des caravanes venant de Fez. Après l'expédition du 26 novembre au 8 décembre 1835, qui lit tomber Mascara en notre pouvoir, l'armée française marcha sur Tlemsen, et y fit son entrée le 13 janvier 1836. Mais, le 12 juillet 1837, nos soldats l'évacuèrent en vertu du traité conclu à la Tafna, le 30 mai 1837, entre le général Bugeaud et Abd-el-Kader, qui en est resté maître pendant plus de quatre années, et qui en avait fait la capitale de la région occidentale, ou du Gharb, à la tête de laquelle il avait placé un khalifah. Tlemsen a été de nouveau occupée, le 30 janvier 1842, par les troupes françaises, et de nombreux établissements y ont été créés, pour installer convenablement la division qui y tient garnison.
(Mascara.)
Mostaganem, qui a pour citadelle Matamore (Matmoura), est assise à un kilomètre de la mer, à 85 mètres au-dessus de son niveau. Elle est arrosée par différents cours d'eau. Son territoire est un des plus fertiles de la province. La vigne y est cultivée et ses produits non-seulement suffisent à la consommation locale, mais sont encore l'objet d'un commerce assez considérable. Les chroniques musulmanes font remonter au douzième siècle la fondation de la ville arabe de Mostaganem. Gouvernée d'abord par le chef sarrasin Yousouf, elle serait ensuite tombée aux mains d'un autre chef, Ahmed-el-Abd, dont les descendants auraient conservé cette place jusqu'au seizième siècle, où les Turcs s'en emparèrent, sous le commandement de khair-Eldin, surnommé Barberousse. Un corps français a pris possession de Mostaganem le 29 juillet 1833.
(Mostaganem.)
Mazagran, dont l'héroïque valeur d'une poignée de Français a immortalisé le nom, est situé à l'ouest et à une distance d'environ 7,000 mètres de Mostaganem. Cette petite ville ruinée occupe le versant d'une colline assez roide et forme un grand triangle, au sommet duquel se trouve un réduit. Ainsi exposé, ce réduit domine la plaine, la mer et le bas de la ville. Lorsqu'une garnison française fut, en 1833, placée à Mostaganem, les habitants de Mazagran abandonnèrent leurs maisons, C'est sur Mazagran, qu'après la rupture du traité de la Tafna, Abd-el-Kader, à deux reprises, a dirigé ses premiers coups et ouvert les hostilités dans la province d'Oran. La première attaque des Arabes eut lieu le 15 décembre 1839, et la deuxième dura quatre jours et quatre nuits, du 2 au 6 février 1840. Cent vingt-trois soldats du premier bataillon d'infanterie légère d'Afrique ont tenu tête à plusieurs milliers d'Arabes, et vaillamment repoussé quatre assauts.
Arzew, située sur une colline, à peu de distance de la mer, entre Oran et Mostaganem, est une petite ville construite sur des ruines. Elle a été occupée par l'armée française le 3 juillet 1833. La baie offre un excellent mouillage, pour toutes les saisons, aux bâtiments ordinaires du commerce, et en général à ceux qui sont au-dessous de la force des frégates.
Nous croyons devoir encore mentionner ici, comme appartenant à la province d'Oran, Messerguin, village situé à 12 kilomètres sud-ouest d'Oran; et dont les environs sont d'une fertilité remarquable; Mazouna, village bâti sur les bords du Chelif, et à 8 kilomètres de son embouchure; Nedroma, très-petite ville sur le penchant d'une montagne, à 16 kilomètres au sud du cap Hone; enfin Kallah, ville où l'on fabrique beaucoup de tapis.
Abd-el-Kader avait créé dans cette province plusieurs; établissements que nos troupes ont successivement visités et ruinés; en 1811 et 1812. Tagdemt, à 72 kilomètres est de Mascara; Boghar, à 60 kilomètres au sud-est de Médéah; Thaza, à 18 kilomètres sud-sud-est de Milianah; Sauta, à une journée et demie de marche au sud de Mascara; Tafraoua, à une journée au sud de Tlemsen.
(La suite à un autre numéro.)
Collection des auteurs latins, publiée sous la direction de M. D. Nisard. Mise en vente du dix-huitième, volume, contenant les oeuvres complètes de Lucrèce, de Virgile et de Valerius Flaccus, avec la traduction en français.--Paris, 1843. Dubochet. 15 fr.
Cette magnifique collection se continue avec un succès toujours croissant. Le dix-huitième volume, qui vient de paraître (la collection doit en avoir vingt-cinq), renferme les plus beaux modèles de la poésie épique chez les Romains, et réunit, dans l'ordre chronologique, trois auteurs qui personnifient trois époques bien distinctes de l'histoire du cette poésie: Lucrèce, Virgile, Valerius Flaccus. «Lucrèce, dit M. Nisard dans l'introduction, en représente les vigoureux commencements et la jeunesse déjà virile, Virgile la perfection, Valerius Flaccus la décadence.»
De grands efforts ont été faits pour que les traductions de ces trois auteurs reproduisissent les principaux traits du génie particulier de chacun. Faire sentir ce qu'il y a de hardi et de naïf dans le génie de Lucrèce; montrer, dans la traduction de Virgile, que, dans l'impossibilité d'égaler ses perfections, on les a du moins senties; marquer légèrement et sans forcer la langue française, de quelle façon la langue latine et le fond même de la poésie se sont altérés dans Valerius Flaccus, tel est l'esprit dans lequel a été traduit ce volume, l'un de ceux qui demandaient le plus de talent et qui ont coûté le plus de travail.
Lucrèce a eu pour interprète un jeune lauréat de l'Université, M. Chaniot; les deux frères de M. Désiré Nisard, M. Auguste Nisard, professeur de rhétorique au collège Bourbon, et M Charles Nisard, ont traduit, le premier, Virgile, le second, Valerius Flaccus.
Histoire des Sciences naturelles, depuis leur origine jusqu'à nos jours, chez tous les peuples connus, commencée au collège de France, par Georges Cuvier, complétée par M. Magdeleine de Saint-Agy; troisième partie, contenant la deuxième moitié du dix-huitième siècle. Tome IV. In-8 de 22 feuilles 1/2.--Paris. Fortin-Masson. 7 fr.
Les trois premiers volumes de cet important ouvrage avaient paru en 1841. Après un retard de deux années, le tome IV vient d'être mis en vente, et l'éditeur annonce la publication prochaine du tome V et dernier, qui doit contenir la continuation de l'Histoire des Sciences jusqu'à nos jours et une critique très-étendue de la philosophie de la nature en Allemagne et en France. Ainsi se trouvera complétée cette magnifique histoire de la civilisation du monde.
M. Magdeleine de Saint-Agy achève d'abord, dans le quatrième volume, l'histoire de la zoologie pendant la première moitié du dix-huitième siècle, puis il fait celle de la botanique. Il passe successivement en revue les flores d'Europe, les voyageurs botanistes, les jardins et les méthodes botaniques de cette période. Enfin, après avoir jeté un coup d'oeil rapide sur diverses monographies, il examine dans leur ensemble les travaux de Linnée et de Buffon.
La seconde moitié du dix-huitième siècle a produit à elle seule, dans les sciences naturelles, un nombre de découvertes comparable à celui de toutes les époques antérieures, car toutes les sciences concoururent dès lors à se perfectionner l'une par l'autre.--Ainsi, par exemple, l'histoire naturelle descriptive, qui est la base de toutes les sciences naturelles, ayant été prodigieusement enrichie par les collections des voyageurs, il en résulta une étude plus approfondie des êtres appartenant aux deux règnes organiques. L'anatomie comparée fournit d'importantes notions à la physiologie, et ces deux sciences réagirent à leur tour sur la zoologie, et même sur la botanique, en y introduisant la méthode naturelle.
Avant d'entreprendre l'histoire des sciences naturelles pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle, M. Magdeleine de Saint-Agy donne d'abord une idée générale de cette importante période, puis il commence par la science de la vie, par la physiologie, parce que c'est elle qui, durant ces cinquante années, a fait la première des progrès remarquables, et parce qu'elle est utile d'ailleurs à l'exposition qui doit suivre des développements de la zoologie. Il analyse et examine séparément les travaux et les découvertes de Haller, de Bonnet, de Spallanzini, de Wolff, de Camper, des deux Hunter, des deux Mouro, de Vieq-d'Azyr, de Hewson, de Cruicksank, de Sheldon, de Mascagny, de Barthey, de Médicus, de Desèze, de Cabanis, de Darwin, de Cullen, de Platner, de Prochaska, de Reil, de Neubauer, de Walther et de Scarpa.
En terminant ce quatrième volume, M. Magdeleine de Saint-Agy annonce à ses lecteurs qu'avant d'exposer la nouvelle physiologie née à la fin du dix-huitième siècle, il achèvera l'histoire des progrès de la chimie pendant la seconde moitié de ce même siècle.
Histoire des États européens depuis le Congrès de Vienne; par M. le vicomte de Beamont-Vassy. 10 vol. in-8.--Paris, 1843. Amyot. 7 fr. 50 c. le volume--En vente: La Belgique et la Hollande. 1 vol. in-8.
M. le vicomte de Beaumont-Vassy, auteur des Suédois depuis Charles XII et de Swedenborg ou Stockholm en 1756, a entrepris d'écrire l'histoire de tous les Etats européens depuis le congrès de Vienne jusqu'à l'année 1843. Cet ouvrage doit former 10 volumes in-8. Un seul est en vente; il a pour titre: Histoire de la Belgique et de la Hollande.
«Dans la grande lutte des peuples européens contre les entraves imposées en 1815 par ces traités de Vienne, qui furent pour l'Europe le commencement d'une ère nouvelle, chaque peuple, dit M. de Beaumont-Vassy dans son introduction, se présente à l'historien sous un aspect différent et procède d'une façon particulière. Chez l'un, le germe d'une idée politique se développe lentement et à de longs intervalles, puis il finit par éclore et les choses reprennent leur cours; chez l'autre, au contraire, les idées succèdent rapidement aux idées, et les faits semblent être le résultat d'une agitation machinale et incessante. Ici, dévorés par un insatiable besoin de changement, les hommes sacrifient sans pitié les héritages du passé; là, ils transmettent de génération en génération les institutions qu'ils ont reçues de leurs pères. J'ai cherché à reproduire fidèlement ces aspects divers et ces curieuses dissemblances.
«C'est de la conduite politique d'un peuple que dépendent et sa position relative et sa considération. Rien n'est donc plus utile que l'étude consciencieuse des actes de nos voisins, étude qui nous amène si naturellement à celle de notre propre histoire dans les temps modernes. C'est en vue de cette utilité que j'ai entrepris ce long et difficile travail, cette histoire de l'Europe depuis trente ans... Car j'ai toujours pensé qu'il faut employer son intelligence à étudier les besoins et les intérêts de son pays, comme sa volonté à l'aimer et toute sa puissance à le servir.»
On ne peut qu'applaudir à de si nobles sentiments. Quels que soient d'ailleurs son mérite et ses résultats futurs, une semblable publication a droit dès à présent à nos éloges et à nos encouragements. Ne pouvant pas, on le conçoit, juger aujourd'hui un ouvrage dont la première partie seule a paru, nous avons dû nous contenter d'emprunter à l'auteur l'espèce d'exposition sommaire qu'il a faite lui-même de son but. Ses espérances se réaliseront sans doute; car ce premier volume, purement historique d'ailleurs, est écrit d'un style simple et facile, et se fait remarquer par sa clarté et par son impartialité.
Histoire de l'Algérie ancienne et moderne, depuis les premiers établissements des Carthaginois jusque et y compris les dernières campagnes du général Bugeaud; par M. Léon Galibert. 1 magnifique volume in-8, publié par livraisons de 23 c, avec 23 gravures sur acier, 8 dessins coloriés et de nombreuses gravures sur bois.--Paris, 1843. Furne. (18 livraisons sont en vente.)
M. Furne est un des éditeurs les plus heureux de Paris; toutes ses entreprises réussissent. La raison de ce succès est facile à trouver: M. Furne a autant de conscience que de goût; non-seulement il sait inventer, qu'on nous permette ce mot, de bonnes et d'utiles publications, non-seulement il illustre ses livres avec une intelligence remarquable, mais il ne trompe jamais le public. Tout ce qu'il promet il le donne; il fait plus, il ménage toujours quelque surprise agréable à ses souscripteurs. Si les dernières livraisons de ses ouvrages illustrés ne ressemblent pas aux premières, c'est parce qu'elles leur sont supérieures. Tant de fois le public a été trompé par les promesses mensongères de certains prospectus, qu'en vérité il doit avoir une estime particulière pour les éditeurs qui se conduisent envers lui avec autant de convenance et de délicatesse que M. Furne.
L'Histoire de l'Algérie nous a suggéré cet éloge, si justement mérité. Nous ne saurions, dès à présent, porter un jugement sur l'ouvrage de M. Galibert, car les seize livraisons qui ont paru ne contiennent qu'une introduction géographique et l'Histoire de l'Algérie sous les Carthaginois et sous les Romains; mais s'il se continue, et nous n'en doutons pas, comme il est commencé, ce volume sera, certainement, un des plus beaux livres publiés cette année par la librairie parisienne.--De charmantes vignettes sur bois, placées en tête ou à la lin des chapitres, rivalisent avec les magnifiques gravures sur acier qui doivent accompagner un certain nombre de livraisons. Enfin, M. Fume s'est déjà décidé à donner, sans augmentation de prix, huit nouveaux dessins de Raffet, coloriés à l'aquarelle et représentant les costumes des diverses tribus arabes et des années françaises en Afrique.
Rambles in Yucatan; by B. M. Norman.--London, 1843. Wiley and Putnain.--Promenades dans le Yucatan (non traduites).
Incidents of travel in Yucatan; by John L. Stephens.--London, 1843. Murray. 2 vol. in-8.--Incidents d'un voyage dans le Yucatan (non traduits).
Life in Mexico during a résidence of two years in that country, by madame Caldeoux de la Bauca.--London, 1843 Chapman et Hall.--La vie au Mexique pendant une résidence de deux années dans ce pays (non traduite).
Les voyages de M. Stephens dans l'Amérique centrale et les Antiquités américaines de Bradfort avaient, depuis quelques années, attiré l'attention publique sur les monuments extraordinaires du Yucatan, lorsque M. Norman alla, en 1841, visiter à son tour ce curieux pays. M. Norman n'est pas un savant, mais un simple touriste. Muni seulement d'une boussole, il se rendit à Mérida, et il explora successivement les ruines de Palenque, de Chi-Chen, de Kabah, de Zayi et d'Uxmal. M. Norman copie souvent les ouvrages de ses prédécesseurs et il se montre parfois un peu superficiel; mais il n'a pas des prétentions exagérées, et ses Promenades sont remplies de détails intéressants sur les monuments du Yucatan et sur les moeurs des habitants de cette presqu'île encore si peu connue.
A la même époque, l'auteur des filles ruinées de l'Amérique centrale entreprenait une seconde excursion dans le Yucatan. Cette fois, il avait un double but: il essayait de faire de nouvelles découvertes archéologiques et de former, avec les débris les plus caractéristiques qu'il parviendrait à rassembler, un Muséum pour les États-Unis d'Amérique. Il vient de publier la relation de son voyage, avec 120 gravures sur bois, par M. Catherwood; malheureusement la collection, qu'il avait formée et transportée à New-York a été détruite dans un incendie.
Le 12 novembre 1841, M. John Stephens partit de Merida avec plusieurs compagnons, et il se rendit directement à la Hacienda de San-Joaquin, dans l'enceinte de laquelle se trouvent les ruines de Mayapan. De là, il alla visiter les ruines d'Uxmal, où il fit un assez long séjour. Après avoir passé quelque temps à la foire de Jalacho et examiné des antiquités situées sur la propriété d'un certain don Simon, il explora la laineuse grotte de Maycanu, appelée par les Indiens Satun-Sat, et par les Espagnols el Laberinto. Mohpat, Kabah, Chi-Chen, Zayi, reçurent ensuite la visite de cet infatigable archéologue, qui termina son voyage par une promenade à l'île Cozumel et aux îles voisines.
Ce n'est pas le passé, mais le présent qui occupe l'auteur de la Vie au Mexique. Madame Calderon de la Barca est une Américaine mariée à un Espagnol. M. Calderon de la Barca représentait depuis plusieurs années sa patrie à Washington, quand, en 1841, il fut nommé ambassadeur au Mexique. C'était la première fois que l'Espagne accordait un pareil honneur à son ancienne colonie, depuis qu'elle avait reconnu son indépendance. Madame Calderon habita deux années entières Mexico. Pendant ce long séjour, elle entretint une correspondance suivie avec ses parents et les amis qu'elle avait laissés aux États-Unis. Ses lettres, lues d'abord dans un petit cercle, y obtinrent un tel succès, que l'auteur de l'Histoire du règne de Ferdinand et d'Isabelle, M. W. Prescott, demanda et obtint la permission de les publier. Elles forment un volume in-8 de 430 pages. Bien qu'Américaine, madame Calderon a presque autant d'esprit et de vivacité qu'une Française. Ses lettres sont remplies d'anecdotes piquantes et variées, racontées avec un talent tout particulier; mais elles ont surtout le mérite de réparer la seule omission qu'on peut reprocher à M, Alexandre de humboldt, c'est-à-dire de nous donner les détails les plus certains et les plus nouveaux sur l'état intellectuel et moral du Mexique.
Mémoiren des Karl Heinrichs, Ritters von Lang; skizzen aus meinem leben und wirken, meinem reisen und meiner zeit.--Mémoires de Charles Henri, chevalier de Lang; esquisses de ma vie et de mes actions, de mes voyages et de mon époque.--Brunswick, 1843--A Paris, chez Brockhaus et Avenarius. 2 vol. (non traduits).
Le chevalier de Lang naquit en 1764, à Balgheim, dans la principauté de Oettingen-Wallerstein. Son père était le ministre de cette paroisse. Son grand-père avait été élevé dans le palais du prince, et, à son grand effroi, il fut un jour, vers le milieu du siècle dernier, nommé kammer-directur ou chancelier de l'échiquier. Le prince voulait aller aux bains de Pyrmont, et il n'avait pas assez d'argent pour subvenir aux dépenses d'un pareil voyage. Les banquiers auxquels il s'adressait refusaient de lui prêter même un stiver. Dans cette position embarrassante, il fit cadeau d'un ministère au plus riche propriétaire de sa principauté, c'est-à-dire au grand-père de Lang, et il supplia son nouveau ministre de lui prêter en retour la somme dont il avait besoin. Ce singulier moyen lui réussit. Il alla aux bains de Pyrmont, et le vieux Lang perdit toute sa fortune. Ce ne fut qu'en 1813 que ses descendants obtinrent, non pas le remboursement de cette créance, mais une indemnité insignifiante.
Le petit-fils de cet infortuné ministre malgré lui entra, dès sa jeunesse, au service du prince d'OEttingen-Wallerstein. Après avoir étudié le droit pendant trois années à l'université d'Iéna, il devint secrétaire de la cour judiciaire et du Conseil d'État de sa principauté natale. Mais il ne tarda pas à donner sa démission et il alla à Vienne, où il espérait trouver un emploi. Pressé par le besoin, il accepta d'abord une place d'instituteur en Hongrie; puis il revint à Vienne, où l'ambassadeur du Wurtemberg le prit pour secrétaire; il fut ensuite secrétaire du prince Wallerstein, employé secret du comte Hardenberg, conseiller et archiviste de Bayreuth, attaché à la légation prussienne au congrès de Rastadt, gouverneur secrétaire du margraviat d'Auspach, directeur des archives de Munich, et enfin secrétaire intime du comte Hardenberg. Il mourut en 1835.
Deux volumes seulement des mémoires de Lang ont paru. Ils s'arrêtent à la fin de l'année 1825. Bien qu'ils ne répondent pas entièrement aux espérances qu'avait fait naître la réputation littéraire de leur auteur, ils ne peuvent manquer d'obtenir un grand succès, non-seulement en Allemagne, mais en France et en Angleterre. On y trouve, en effet, une foule d'anecdotes piquantes, racontées avec cet esprit satirique qui a rendu si populaires les Hammelburger Reisen. Le secrétaire du prince Wallerstein et de l'ambassadeur du Wurtemberg, l'employé secret du comte Hardenberg, n'a pas révélé sans doute tous les secrets dont il était le dépositaire; mais ses mémoires nous font mieux connaître que les ouvrages historiques les plus estimés l'état intellectuel et moral d'une certaine classe de la société en Allemagne, depuis la révolution de 89 jusqu'à nos jours. En terminant cette notice, nous ne pouvons résister au désir de citer une anecdote qui nous paraît caractéristique.
Une nuit, à deux heures du matin, un domestique vient réveiller Lang, qui dormait profondément. «Levez-vous de suite, lui dit-il, son excellence désire vous parler.» Lang s'habille à la hâte et court auprès de son excellence. «Monsieur Lang, lui dit le baron Buhler (l'ambassadeur du Wurtemberg), j'ai depuis longtemps remarqué que dans vos lettres vous ne placez jamais les points au-dessus des i. Vous les mettez toujours tantôt trop à droite, tantôt trop à gauche. J'ai souvent eu l'intention de vous faire ce reproche. Tout à l'heure en m'éveillant, j'y ai songé de nouveau, et pour ne plus l'oublier, j'ai jugé à propos de vous envoyer chercher. Tenez-vous pour averti.»
Précis de l'histoire de l'Hindoustan, contenant l'établissement de l'empire mongol, ses progrès et sa décadence; l'invasion et les établissements successifs des Européen; la coalition des princes de l'Afghanistan contre les Anglais; l'examen des diverses religions établies chez les Hindous, ainsi qu'un tableau de leurs lois primitives, de leurs moeurs, usages et coutumes, et un résumé des lois qui régissent les établissements français; par L.-M.-C. Pasquier, ancien magistrat à Pondichéry. 1 vol. in-8 de 534 pages.--Paris, 1845. Paulin et Ledentu.
Cet ouvrage se divise en deux parties parfaitement distinctes: l'une consacrée aux Européens, l'autre aux indigènes.
Dans la première partie, l'auteur raconte l'histoire de l'Hindoustan depuis l'expédition d'Alexandre jusqu'à nos jours. Il donne principalement des détails curieux sur les établissements successifs des Portugais, des Hollandais, des Anglais et des Français, et sur l'administration actuelle de la justice dans nos comptoirs de l'Inde.
La deuxième partie, beaucoup plus longue que la première, renferme un grand nombre de chapitres intéressants concernant la religion des Hindous, leur mythologie, leurs lois, leurs moeurs, leurs coutumes, la division de leurs castes et leur chronologie.
État de la question d'Afrique. Réponse à la brochure de M. le général Bugeaud, intitulée l'Algérie; par M. Gustave de BEAUMONT.--Paris. 1843. Paulin. Brochure in-8 de 32 pages.
Dans le courant du mois de septembre dernier, M. le général Bugeaud, gouverneur-général de l'Algérie, publia une brochure intitulée: l'Algérie; des moyens de conserver et d'utiliser cette conquête. M. Gustave de Beaumont pensa que cette oeuvre, à laquelle le poste et le caractère de son auteur donnaient tant de gravité, contenait un certain nombre de propositions, les unes contestables, les autres dangereuses, qu'il importait de combattre avec la plus grande publicité possible. Dans cette conviction, il adressa au rédacteur en chef d'un journal quotidien une série de lettres qu'il vient de réunir en brochure et de publier à la librairie Paulin. Cette brochure ne peut manquer d'attirer l'attention au moment où la Chambre va, par la discussion des crédits supplémentaires et extraordinaires, être saisie de nouveau de la grande affaire de notre établissement en Algérie, «la plus grosse affaire de la France, dit M. Gustave de Beaumont au début de sa première lettre; la plus belle, mais aussi la plus difficile, et sur laquelle s'amassent des orages dont, au lieu de détourner ses regards, il serait plus sage de sonder l'épaisseur.»
(Amazone de Humann.
mbrelle-Cravache de Verdier.)
AMAZONE.
Notre dessin d'amazone est sévère, simple et correct. C'est l'amazone des courses: un habit fermé, sans dentelle et sans fantaisie.
A sa main elle, tient l'ombrelle-cravache, nouveauté dont Verdier a fait un ravissant bijou.
Longchamp n'a fait connaître que des chapeaux de paille à rubans frisés, à plumets, et des chapeaux de crêpe délicieusement chiffonnés. C'est chez Alexandrine que j'ai vu ces coquetteries du matin, comprises avec le plus de recherche jeune et distinguée.
Les mantelets noirs sont les premiers qui aient paru. Voici que viennent des mantelets pareils en taffetas de couleur foncée; puis on dit que la dentelle noire, la dentelle blanche et la mousseline blanche viendront comme autant de variétés.
Les taffetas rayés, les grands carreaux, résument la mode des étoiles: des raies plus ou moins larges, des carreaux écossais et des carreaux matelas. Ces derniers sont souvent très-négligés.
Quant au mélange des nuances, il est plus ou moins harmonieux. Les combinaisons les plus heurtées sont approuvées sans paraître bizarres.
TOILETTES D'ENFANTS.
Partout où nous appelle l'enfance, nous trouvons un spectacle pour les yeux, un attrait pour le coeur. Partout les émotions de cette foule naïve nous impressionnent vivement, et l'on ne sait plus où chercher la grâce quand on quitte tous ces visage frais et riants, auxquels on ne demande que de la finesse ou de la bonhomie.
J'assistais un de ces jours derniers à une solennité dont je veux vous rendre compte. Élèves et visiteurs apportaient une égale émotion, car cette fête intéressait tous les assistants, et le coeur des lauréats battait moins fort peut-être que celui des mères glorieuses ou inquiètes.
Tout est disposé pour que le jour d'une, distribution de prix soit solennelle entre tous les jours. L'assemblée, le bruit, les chants, tout doit graver dans ces petits coeurs agités le jour faste ou néfaste où les plus studieux ont été distingués d'entre leurs camarades.
La demi-heure qui précéda le lever de rideau fut employée sans ennui. Moi, futile, j'étudiais la mode des enfants pour venir vous la dire; j'ai pris note de quelques innovations conçues par les mères, pour que la petite fille fût la plus belle comme son frère devait être le plus heureux. Ces jours-là Cornelie se pare de tous ses bijoux!...
La vanité d'une mère, c'est si naturel, si louable! c'est la seule qu'on avoue, dont presque, on se vante; aussi, je devinai les mères à leur émotion, au regard tremblant qui suivait le vainqueur recevant sa couronne; couronne que le temps n'attaque pas, triomphe que l'envie ne conteste pas, succès que ne suit pas la chute. La belle gloire, enfants, que celle du travail! les beaux lauriers que ceux du collège! gloire sans déception, lauriers sans poison.
La douce joie que celle des mères!
On n'espère jamais si bien en l'avenir qu'au moment où l'on sort d'une distribution de prix.
Jetons un coup d'oeil d'examen, non pas sur les combattants, mais sur la galerie. Fête de famille, les enfants de deux ans n'y étaient pas déplacés. Une jolie créature, habillée de cachemire blanc, avec des manches courtes et un corsage décolleté, étalait ses petites grâces, en agitant des bras potelés et une tête d'ange pour animer une éloquence inintelligible. Son frère, âgé de cinq ans, placé près d'elle, prenant en pitié son ignorance du monde, lui imposait silence, tout en réclamant sa part d'un sac de friandises avec lequel la mère avait espéré acheter leur silence.
Deux jolies petites filles de sept à huit ans avaient des pardessus en taffetas écossais, des robes de mousseline blanche et des pantalons de batiste. Elles étaient coiffées de chapeaux de paille à rubans écossais.
Une jeune fille de douze ans, en robe de barège lilas, avait un camail de mousseline blanche et un chapeau en paille de riz, en capote, avec la coiffe et des brides blanches.
Deux enfants très-beaux, frère et soeur, avaient, dans leurs toilettes différentes, tout le rapport que l'on peut conserver entre l'habit d'un garçon et une robe. Leur taille, exactement semblable, faisait présumer que leur âge était le même; dans cette similitude de costume, on devinait la complaisance maternelle à confondre deux jumeaux. La petite fille avait une robe de nankin, serrée à la taille par une cordelière; ses manches plates jusqu'un peu au-dessus du poignet, laissaient sortir une manche de mousseline, qui s'échappait en plis nombreux jusqu'à la main, où la retenait un poignet brodé. Une guimpe de mousseline couvrait sa poitrine au-dessus de la blouse demi-décolletée. Son frère portait un petit habillement en nankin, également attaché autour de la taille par une cordelière; mais ses manches, au lieu d'être plates, étaient fendues à la grecque et sa chemisette entourait le cou d'un col de batiste rabattant. Sur le chapeau de la petite fille était posée une guirlande de petites fleurs; son frère avait un chapeau de bateleur en paille cousue.
Nous donnerons dans notre prochain numéro un costume d'enfant que nous sommes obligés d'ajourner faute d'espace.
Sous aucun rapport les omnibus ne peuvent rester stationnaires; ils circulent et se perfectionnent toujours. Depuis leur première apparition sur les boulevards, que de pas, que de progrès n'ont-ils pas faits! D'abord lourds, massifs, durs, traînés péniblement par trois chevaux, ils se sont ensuite rétrécis, amincis, en devenant plus élégants et plus doux, ils approchaient de la perfection, mais ils ne l'avaient pas encore atteinte, Grâce à M. Malen, le public n'aura plus désormais aucune amélioration à leur demander. Pendant de nombreuses années, ils auront beau courir, qu'on nous permette cette innocente plaisanterie, ils ne pourront plus avancer.
En effet, le nouveau modèle qui est sorti des ateliers de cet habile
carrossier, et qui circule depuis quelques mois sur les boulevards,
semble remédier à tous les inconvénients passés, présents et futurs; il
est moins lourd et, par conséquent, plus roulant que les anciennes
voitures. Des ressorts à pincettes, d'invention récente, donnent à la
caisse une élasticité qui empêche les cahots de se faire si cruellement
sentir. Les banquettes, partagées en stalles, ne permettent plus aux
voyageurs mal élevés et méchants (pourquoi le nombre en est-il si
grand?) de tourmenter leurs infortunés compagnons de route. Cependant il
(Omnibus nouveau modèle vu par derrière.)
n'y en a que dix. On a eu le soin de laisser de chaque côté, près de la
porte d'entrée, un espace vide pour les personnes dont le poids dépasse
150 Kilog. Les lanternes ont été placées de manière à mieux éclairer
l'intérieur de la voiture. Enfin, on y entre en marchant debout, sans
avoir besoin de se baisser, de se plier en deux, ce qui est toujours
aussi disgracieux qu'incommode; par conséquent, on n'y court plus le
risque d'y casser à chaque voyage son chapeau ou sa tête.
Vers la fin de ce mois, dix voitures semblables au modèle qui circule sur les boulevards, et dont les deux planches ci-jointes représentent, l'une le profil et l'autre l'entrée, desserviront la ligne de la barrière Blanche à l'Odéon. Espérons, dans l'intérêt général, que les autres administrateurs des voitures de transport en commun, ne tarderont pas à suivre l'exemple que viennent de leur donner M. Feuillant et Moreau, gérants de l'entreprise des Omnibus.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Chacun s'abonnera, j'en suis sûr, à l'Illustration.