Title: L'Illustration, No. 0022, 29 Juillet 1843
Author: Various
Release date: December 4, 2011 [eBook #38210]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0022, 29 Juillet 1843
Nº 22. Vol. I.--SAMEDI 29 JUILLET 1843. Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr. pour l'Étranger. - 10 - 20 - 40
SOMMAIRE.--Révolution du Mexique. Le général Santa-Anna. Portrait de Santa-Anna; Santa-Anna et son aide-de-camp Arista.--Courrier de Paris.--Le Sapeur-Pompier. Costume de Service; Grande Tenue; Attributs; te Sinistre; Manoeuvre de l'Échelle à crochets; Appareil Paulin; Manoeuvre du Sac de sauvetage.--Une Mort. Nouvelle.--Anniversaire de Juillet. Les Fêtes politique. Monument de Farey; Galerie des Tombeaux sous la Colonne de Juillet; Distribution de secours.--La foire de Beaucaire. Gitanos, marchands d'ânes; Foire de Beaucaire.--Poètes Italiens contemporains. H. G. Berchet.--Théâtres. Les Demoiselles de Saint-Cyr; Lénore; madame Barbe-Bleue; Francesca. Une Scène de Lénore; deux Scènes de madame Barbe-Bleue.--Revue algérienne. Mohammed-el-Mezari; Mohammed-el-Aboudi.--Bulletin bibliographique.--Annonces,--Modes.--Correspondance. --Enfant enlevé par un Ballon. Gravure.--Rébus.
Le chemin qui conduit de Vera-Cruz, à Mexico longe, en commençant, les bords de la mer, traverse une plage, sablonneuse qui s'arrondit gracieusement autour d'une petite baie aux vagues azurées, puis se perd, après quelques détours, dans une vaste forêt dont on voit à l'horizon les masses de verdure. Le voyageur qui, après avoir suivi la grève où les flots déferlent avec un murmure imposant, pénètre sous ces arcades naturelles, entend encore le bruissement de l'Océan répété par les frémissements du feuillage; c'est la voix de la mer qui alterne avec celle des grands arbres. Il prête alors avec ravissement l'oreille à cette double harmonie, et s'abandonne, selon sa manière de voyager, au balancement de la voiture, au trot de son cheval ou au roulis de sa litière. Il aperçoit de temps à autre, à travers les fourrés épais, la croupe luisante d'une génisse, ou les cornes recourbées d'un taureau à moitié sauvage, qui montre un instant son mufle humide et noir, ses yeux étonnés, et disparaît en faisant craquer dans sa fuite les lianes entrelacées, en broyant sous ses pieds les clochettes des cobées et les grandes palmes vertes des lataniers. Si l'étranger demande à son guide d'où viennent ces troupeaux en si bon état, le guide lui répondra qu'ils appartiennent à l'hacienda (grande ferme) de Manga de Clavo, et que l'hacienda de Manga de Clavo appartient au général Santa-Anna.
C'est au sein de cette habitation que l'homme qui depuis 1821 a attaché son nom à toutes les révolutions du Mexique, qui en a été le chef ou l'instrument, vient tour à tour, victorieux ou vaincu, rassasié de renommée ou avide de bruit, fatigué de la vie des camps on de l'administration politique, se reposer de ses travaux, de ses défaites ou de ses victoires; c'est là qu'il mûrit de nouveaux plans, qu'il remplace ses antipathies politiques par des amitiés personnelles, qu'il médite de renverser ceux qu'il a élevés, d'élever ceux qu'il a renversés. C'est là que, pendant des mois, des années entières, il vit retiré, oublié, jusqu'au moment où, sans transition, à l'étonnement général, son cri de guerre retentit de nouveau à l'autre extrémité de la république.
Les faits seuls peuvent peindre ce caractère versatile, inquiet, remuant; cet homme n'aspirant qu'à l'impossible, dégoûté de la réalité, victorieux après une défaite, vaincu après une victoire, jouant sa vie et sa fortune avec autant d'indifférence qu'il expose celle des autres, répandant le sang sans être cruel, connaissant du reste assez ses compatriotes pour jouer impunément ce jeu téméraire, et les asservissant parce qu'il les connaît.
Santa-Anna doit avoir quarante-cinq ou quarante-six ans; sa taille est élevée, et la maturité de l'âge ne l'a pas encore épaissie. Son teint pâle, ses grands yeux noirs, ses cheveux plus noirs encore bouclant sur un front élevé, impriment à sa personne un air de distinction que ne dément pas une élocution facile et abondante, particulière du reste à tous ceux qui parlent cette belle langue espagnole, si harmonieuse et si riche. Il joint à cette éloquence naturelle l'art de connaître mieux que qui que ce soit les ressorts qu'il faut presser, les fibres qu'il faut attaquer dans le coeur de ses concitoyens, et l'influence de sa parole est irrésistible.
Santa-Anna et son aide-de-camp Arista.
Il apparaît pour la première fois dans l'histoire politique du Mexique en 1821. A cette époque de sa première jeunesse, il commandait un corps d'insurgés, à la tête desquels il s'empare de Vera-Cruz, dont il est nommé gouverneur. Favori de l'empereur Iturbide qu'il avait soutenu de tout son pouvoir, il est cité à comparaître devant lui pour rendre compte d'une insubordination grave. Blessé d'une destitution méritée, mais qu'il n'attendait pas, il revient dans la place qu'il commandait, harangue ses troupes, se soulève contre l'autorité impériale, et déclare le Mexique république indépendante. Un général, envoyé pour le châtier, se joint à lui; les villes de Oajaca, de Guadalajara, de Guanajuato, de Queretaro, de San-Luis-Potosi, de Puebla se soulevèrent également, et un an s'est il peine écoulé depuis l'audacieux défi de Santa-Anna, que l'empereur Iturbide est renversé du trône.
Quelques mois après l'installation de la nouvelle république dont le général Santa-Anna avait été le premier champion, il se révolte aussi le premier contre l'autorité de son congrès.
En 1828, Santa-Anna est encore gouverneur de Vera-Cruz. Un complot a éclaté à Mexico: on le croit complice, et le congrès le rappelle de son commandement: le congrès ne devait pas être obéi plus qu'Iturbide. Loin de se démettre de son autorité, qui ne s'étendait que sur la ville de Vera-Cruz, Santa-Anna, par un de ces coups d'audace qui lui sont familiers, usurpe le commandement de la province entière, rassemble ses fidèles Veracruzanos, bat les troupes qu'on lui oppose, s'avance jusqu'au fort de Perote, et s'en empare. Un décret du sénat déclare Santa-Anna hors la loi, et de nouvelles troupes sont envoyées contre lui.
Santa-Anna pousse la modération jusqu'il ne pas déclarer le sénat hors la loi à son tour, et va commencer une de ces campagnes d'escarmouches dans lesquelles la spontanéité, la brusquerie de ses mouvements le rendent si redoutable; une de ces campagnes de marches et de contre-marches, où la guerre se fait à la manière des Arabes ou des Indiens d'Amérique, par ruse, par surprise, et qui tient à la fois de la guerre et de la chasse.
Là, le costume du général et de l'officier est remplacé par l'équipement du voyageur: une simple veste avec des attentes d'épaulettes, un large chapeau de vigogne, une manga bleue ou violette, de lourdes bottes de cheval, de longs éperons battus par le fourreau d'un sabre droit, tel est le costume de Santa-Anna et de son état-major.
L'officier qui marche à côté du général, l'officier porteur de ces longues moustaches rouges recourbées vers le menton, et qui lui donnent l'air d'un uhlan, c'est le colonel Arista. C'est l'aide-de-camp de Santa-Anna, son bras droit, son confident, le compagnon inséparable de ses dangers, celui que, dans certaine comédie politique, nous verrons lui donner la réplique. Arista est ce que les Mexicains appellent énergiquement «hombre de caballo,» ce qui veut dire que, dans une mêlée, pour éviter un coup de lance, il se couchera sous le ventre, de son cheval et passera outre; ce qui veut dire que, sans mettre pied il terre, il ramassera son épée au plus rapide galop de sa monture, qu'il jettera rudement sur le flanc le taureau dont il aura saisi la queue entre sa selle et la courroie de son étrier.
Les soldats que Santa-Anna commande sont tous de la Tierra-Caliente; ce sont des hommes dont le corps a la couleur et la dureté du bronze florentin, sur lesquels les maringouins ne peuvent plus mordre, la fièvre jaune, n'a plus de prise; des hommes habitués à supporter la faim, la fatigue, qui, sous un soleil brûlant dont les réverbérations tordent et calcinent les entrailles, boivent d'une cigarette, et qui, après douze heures de marche, dînent d'une cigarette. C'est à la tête de ces soldats que Santa-Anna va braver la poursuite de ses ennemis, composés peut-être en grande partie de troupes des zones froides et tempérées, et qui, dans ce cas, laisseront pour traces de leur passage les cadavres des leurs que la soif aura consumés. Il abandonne le fort de Perote, tire à l'est du côté de Téhuacan, Camino-de-Oajaca, arrive dans cette ville et s'y fortifie.
Puis, débusqué par des forces de beaucoup supérieures aux siennes, il se replie dans l'intérieur de la ville, et, de rue en rue, de maison en maison, s'enferme, lui et les siens, dans le couvent de Santo-Domingo. Cet édifice, à peu près comme tous ceux du même genre, est protégé par de hautes et solides murailles crénelées, défendu par une porte massive et plus encore par la sainteté de son métier de couvent. Alors va commencer, non pas un siège, car on n'oserait ni miner, ni saper, ni canonner la maison sainte, mais on va tâcher de forcer par la faim et les privations les hommes que nous venons de dépeindre. Le siège sera long.
Santa-Anna sait à quels ennemis il a affaire; aussi, sans souci du lendemain, ne pensant qu'à la fatigue du moment, il choisit l'endroit le plus frais du couvent pour faire sa sieste; après il avisera aux moyens de défense. Les assiégeants sont moins tranquilles, mais ils doivent aussi, de leur côté, prendre leur chocolat et se reposer, car la nuit est venue. Les Indiens suspendent la nuit leurs attaques, les Mexicains font comme les Indiens.
Le jour revient, la fusillade commence, mais plus meurtrière pour les assaillants et pour les murailles qui protègent les assiégés que pour ces derniers; puis la nuit succède, au jour une fois encore. Le lendemain, les troupes du gouvernement ont la mortification d'entendre le mugissement des boeufs se mêler aux hennissements des chevaux bridés et sellés dans la vaste cour de Santo-Domingo. Le corps fumant de ces animaux, leurs flancs haletants attestent qu'ils ont fait pendant la nuit une course longue et rapide, et les cavaliers, couchés dans leurs grands manteaux, fument insoucieusement.
Tout d'un coup, à un signe muet, chacun est en selle, et, au moment où les assiégeants croient leurs ennemis occupés à se réjouir de leur succès, les portes du couvent s'ouvrent comme pour les processions solennelles; mais, au lieu des bannières de l'église, des chasubles des prêtres, ce sont les banderoles rouges des lanciers, les manteaux jaunes des dragons qu'on voit flatter. Les clochers, au lieu d'être garnis de draperies ondoyantes et de laisser échapper de leurs cages de pierre de joyeux repiques, sont couronnés de soldats aux figures basanées qui font un feu vif et soutenu. Les assiégeants surpris sont culbutés, battus, tandis qu'un détachement de la garnison de Santo-Domingo va s'emparer à leurs yeux d'un couvent voisin, et s'y installe.
Le chef qui commande pour le gouvernement s'aperçoit de la faute qu'il a commise en dédaignant d'occuper ce couvent, dont les clochers lui auraient servi à inquiéter les assiégés; il se promet, à la première occasion, de réparer son imprudence, et prend judicieusement une autre position, car il est entre deux feux. Plusieurs jours se passent, comme les premiers, entre les fusillades, les repos et les sorties, pendant lesquels Santa-Anna attend un de ces heureux hasards qui l'ont toujours si merveilleusement servi et que la Providence semble lui réserver; de son côté, le chef des assiégeants avise au moyen de s'emparer du couvent qu'il ambitionne.
Au moment où il y réfléchit en se promenant avec son aide-de-camp, les yeux fixés sur l'édifice qu'il convoite, il s'écrie:
«Mais, je ne me trompe pas, D. Cayetano, par Maria santisima, au lieu de ces maudits soldats si agiles à nous fusiller il y a trois jours, j'aperçois les moines sur les clochers; ces diables de Pintos se seront rejoints au général.
--Si, señor, répond l'aide-de-camp; ils n'étaient pas assez nombreux pour se diviser ainsi.»
En effet, on voyait les capuchons et les longs frocs des moines se détacher sur la blancheur des tours, et on entendit un moment après les cloches retentir sous leurs coups, comme si ceux qui les frappaient à bras raccourcis voulaient célébrer la délivrance de la maison sainte et réparer le temps perdu.
Un moine, entre autres, dépassant ses camarades de toute la tête, semblait y mettre plus d'ardeur qu'eux tous, et dans son enthousiasme, son capuchon rabattu laisse de temps à autre pointer deux grandes moustaches d'un rouge vif, mais que la hauteur rend invisibles.
Le général, attentif à ce spectacle, se tourne vers l'aide-de-camp: «Qu'un détachement, lui dit-il, aille occuper de suite le couvent, et qu'on se hâte; cette occasion est trop précieuse pour la perdre.»
L'ordre est exécuté. Un régiment s'avance l'arme au bras, quand tout à coup les moines laissent tomber leurs capuchons el leurs frocs; les habits rouges paraissent à leur place, une grêle de balles tombe sur le régiment en marche, et se croise avec celle que le clocher de Santo-Domingo, également couronné de soldats de Santa-Anna, fait pleuvoir sur lui: les malheureux sont décimés, éclaircis par un double feu avant qu'ils ne soient revenus de leur surprise.
Cependant la position devient critique pour Santa-Anna; les vivres ne manquent pas, mais les finances sont épuisées. Arista, qu'on a sans doute reconnu dans ce moine aux grandes moustaches, a été, par son ordre, mettre à contribution les mines d'argent voisines de Oajaca, et il est de retour, Santa-Anna donne l'ordre de l'introduire dans la pièce qu'il s'est réservée.
«Eh bien! Arista, lui dit-il, combien de talegas (sacs de 1.000 piastres) me rapportez-vous?
--Pas une, mon général; mais, ajouta-t-il, en caressant sa moustache et avec cette satisfaction de l'homme qui a rempli consciencieusement son devoir quoique sans résultat, j'ai apporté en croupe le directeur des mines, bien qu'il proteste par tous les saints du paradis qu'il n'a pas un seul réal disponible.»
Santa-Anna sourit, el lui dit en reprenant sa promenade: «Allez dire à mes muchachos que je n'ai pas d'argent, mais que je leur accorde un tiers en sus de leur paye habituelle.»
Dans l'après-midi une grande rumeur se fait dans la ville et parmi les assiégeants. Le bruit se répand, et ce bruit est vrai, que Mexico a été pillé, que le président est en fuite et le gouvernement renversé.
Le hasard providentiel a servi Santa-Anna. Assiégeants et assiégés se donnent la main, s'embrassent, s'appellent des noms les plus affectueux, hermanos, campadres, et avec d'autant plus de raison que, dans les guerres civiles, frères et compères combattent l'un contre l'autre. Les moines sont remis en possession de leurs couvents, le directeur des mines regagne sa résidence, les soldats de Santa-Anna leur ciel brûlant en faisant crédit à leur général, et celui-ci s'en va rêver de nouveau sous les ombrages de Manga de Clavo.
Tout ceci se passe dans les premiers jours de 1829,
(La fin à un prochain numéro.)
La session est close; M. le ministre de l'Intérieur a fait savoir, lundi dernier, au gouvernement représentatif qu'il pouvait retourner chez lui et prendre ses vacances. Le représentatif ne se l'est pas fait dire deux fois: il est parti avec la joie d'un écolier qui a fini sa tâche et s'élance à travers les grilles ouvertes, pour aller courir en pleine campagne et respirer à l'aise. Il faut avouer que le représentatif est dans son droit. Voici bientôt huit mois qu'il était cloué sur son banc de gauche et de droite, et qu'il manoeuvrait au centre. De décembre à juillet, l'exercice est rude. Quand on est resté si longtemps sur son siège, quand on a dévoré tant de paroles sans saveur, de discours mal assaisonnés et de budgets indigestes, on a besoin de marcher pour se dégourdir les jambes, et de se refaire l'estomac et l'appétit par des provisions d'air pur.
La séance de clôture a été parfaitement déserte, comme cela est dans ses habitudes; quelques honorables se montraient encore, ça et là, sur les banquettes, derniers échantillons du troupeau dispersé, et tout à fait semblables à des brebis égarées; depuis deux ou trois mois, les béliers avaient pris les devants et se promenaient sur les grandes routes cherchant de l'eau fraîche et un peu d'herbe tendre.
Les béliers n'en font jamais d'autre: ils assistent rarement aux derniers jours de la session. Les béliers, en effet, sont chargés de conduire les moutons à la bataille. Dès qu'il n'y a plus de bataille, que feraient-ils à la tête de la Bergerie? Or, les heures qui précèdent la clôture des Chambres n'ont pas besoin de ces grands pourfendeurs: tous les partis éprouvent la même lassitude; sans avoir précisément mis bas les armes, ils sont à peu près désarmés. Comme il n'y a plus de ministère à battre en brèche, ni de questions de cabinet à enfoncer, les larges fronts qui se chargent ordinairement de cette besogne ne se sentent plus nécessaires. Ils désertent donc, se contentant, pour empêcher la session de rendre le dernier soupir dans un complet abandon, comme un mourant sans amis et sans famille, de laisser à l'arrière-garde quelques traînards, qui lui jettent l'eau bénite et crient Vive le roi! autour de son cercueil. Ainsi, les orateurs illustres, les grands parleurs et les bavards disparaissent un à un, quinze jours avant la dernière scène de la comédie; il ne reste que les muets et les bègues, ceux qui se distinguent à la Chambre par un très-profond silence. La séance de clôture est la séance où triomphent ces foudres de guerre; le moment de lancer les éclairs de leur redoutable éloquence est à la fin venu; à peine M. le ministre a-t-il prononcé ces mots: «La session est close,» que nos gens se lèvent pleins d'ardeur, et, se donnant réciproquement la main avec de fières attitudes de Démosthènes: «Adieu, s'écrient-ils, portez-vous bien, bon voyage, à l'année prochaine!» Après quoi ils s'essuient le front, comme accablés sous la fatigue de cette terrible improvisation, et se disent intérieurement; «Eh! moi aussi je suis Mirabeau!» Pour peu qu'on les y poussât, ils feraient imprimer sur vélin et distribuer leur superbe discours: «Adieu, à l'année prochaine, portez-vous bien, bon voyage!»
De leur côté, les électeurs sont avertis et se tiennent sur le qui-vive? Le canton n'est pas fâché de revoir son représentant, et de se trouver engraissé et décoré dans sa personne. Si le canton est satisfait de son illustre enfant, il lui dresse un banquet et une demi-douzaine de toasts et d'allocutions; si, au contraire, il a contre lui quelque rancune, trois ou quatre bureaux de poste, une dizaine de bureaux de tabac, quelques aunes de rubans arrivant à propos, adoucissent son ressentiment, et couronnent le front du mandataire d'une resplendissante auréole. Le grand homme! il a compris les besoins de son époque: honneur à lui!
Lui, cependant, se promène par les rues de sa ville d'un pas relevé et avec tous les signes d'une méditation profonde; que voulez-vous? il porte, dans sa tête, les destinées de la France et de l'Europe, l'Angleterre, et la Russie, et l'Espagne, et même un peu la Cochinchine. Ne le dérangez pas, ne le troublez pas, de grâce! prenez garde qu'il ne se heurte et ne fasse un faux pas: l'équilibre du monde en serait ébranlé!--Si vous avez l'honneur de payer 200 francs de contribution, ou d'être patenté, vous pouvez vous hasarder cependant et l'éveiller dans ses rêves. L'élu a des égards pour l'électeur, tant que sa cote n'est pas diminuée; il l'aperçoit de loin, il lui sourit, il lui tend la main, il le devine d'une lieue au fumet. Comment vous portez-vous? comment va madame votre épouse? et votre petit Eugène? Mon Dieu! que vous avez bon air et bon visage, et que la France est heureuse d'avoir des citoyens tels que vous!
J'en connais un qui pousse à sa perfection cet art de caresser l'électeur et de l'emmieller; celui-là est tout fraîchement arrivé aux honneurs du représentatif; c'est à la poursuite de cette toison d'or qu'il a déployé une souplesse de ressorts digne d'admiration. Vous soupçonnait-il électeur, ou tout au moins cousin, ami, domestique ou portier d'un électeur? il courait après vous comme un limier sur la piste d'un fin gibier, vous tirait par le pan de l'habit, et vous accablait de protestations et de tendresses; vous aviez beau faire et vous débattre, et dire que vous n'en pouviez mais, qu'il ne faisait pas votre affaire, que vos opinions ne vous permettaient pas de le choisir, et qu'il s'adressât à un autre: notre homme n'en démordait pas, et faisait si bien, qu'en vous quittant il emportait toujours quelque chose de votre personne; si ce n'était pas votre vote, c'était au moins le bouton de votre habit, tant il était tenace et vous tiraillait par tous les bouts, pour arracher quelques lambeaux de votre conscience.
Très-habile à tendre ses hameçons en plein vent et à happer les électeurs au passage, il était plus remarquable encore dans sa chasse de l'électeur à domicile. Je l'ai vu écumer le pot et arroser le rôti pour plaire à la cuisinière; il appliquait à la politique le système que l'Eliante de Molière conseille pour réussir en amour:
Jusqu'au chien du logis il s'efforçait de plaire.
Un jour, c'était la veille de l'élection, il avisa sur sa porte la femme d'un électeur influent; un enfant de deux ou trois ans jouait sur le seuil, près d'elle, illustre rejeton, l'orgueil, l'espoir de cette famille électorale. Le candidat s'approcha de madame *** et la salua de son air le plus souriant et le plus gracieux; puis, se tournant vers le marmot: «C'est là monsieur votre fils? dit-il; charmant enfant, semblable à sa mère; bon Dieu, quels yeux! quel front! il y a quelque chose dans cette tête-là; voilà un jeune homme qui ira loin, nous en ferons un jour un conseiller d'État, qui sait? un ministre; et, si je suis député en ce temps-là, il pourra compter sur ma voix.»
A ces mots, il prit le petit bonhomme dans ses bras et le caressa avec de grandes démonstrations d'enthousiasme et de tendresse. Soit que l'enfant fût sensible outre mesure à la flatterie, soit que les prédictions que venait de faire le député en expectative eussent ouvert subitement la voie et chatouillé son ambition, il ne se contint pas et se conduisit comme les petits chiens de l'Intimé sur les genoux de Perrin Dandin. Précisément le candidat le tenait en l'air, dans une situation perpendiculaire à son visage, de sorte qu'il n'en perdit rien et fut inondé de ses marques de joie et de reconnaissance. Mais il ne s'en troubla point le moins du monde: «Adorable enfant! heureuse mère!» s'écria-t-il. Le lendemain, l'élection eut lieu, et notre héros fut nommé; la voix du père de l'enfant vint, au second tour de scrutin, compléter l'appoint de sa majorité. Ou a vu avec quelle résignation stoïque il supportait, dans l'intérêt de sa candidature, tout ce qui pouvait lui tomber d'en haut; depuis qu'il est député, il en a essuyé bien d'autres.
Ce n'est pas seulement, la Chambre qui déserte Paris, tout le monde s'en mêle; on ne rencontre que des gens qui font leur malle ou qui vont la faire. Quand le mois d'août commence à poindre à l'horizon, il y a toute une couche de population parisienne qui s'inquiète et s'agite; le besoin de locomotion la sollicite et la tourmente; ce Paris, si cher et si adoré pendant huit mois de l'année, devient maussade, insupportable, odieux; il semble qu'on étouffe dans ses murs comme dans une bastille; le pavé vous blesse et vous brûle, et vous avez hâte de lever le pied et de vous enfuir quelque part, à droite ou à gauche, ici ou là, qu'importe?
Les symptômes de cette impatience se font voir, en ce moment, de tous côtés; chacun fait ses préparatifs de départ et de changement de domicile. Au signal donné par les deux Chambres, Paris va répondre de tous les points de la ville: les notaires, les avocats et les avoués expédient les actes, dévorent les dossiers et se préparent à demander au bienheureux mois de septembre un peu de liberté et de repos. Les présidents et les juges commencent à mettre leur bonnet au fourreau et à plier leur hermine et leur loge, caressant l'espoir prochain de donner un peu de bon temps à Thémis; l'Académie distribue ses couronnes et envoie promener ses lauréats; le ministère fait atteler sa chaise de poste; la guerre va au midi, l'instruction au nord; le commerce, la marine, les affaires étrangères n'attendent que l'heure de se mettre au galop. La royauté elle-même prendra bientôt ses vacances: elle ira au château d'Eu dans quelques jours. Cependant les altesses royales voyagent; mais tout n'est pas rose et plaisirs pour elles dans ces pérégrinations que l'officiel et le solennel gênent et attristent toujours. Les vacances des princes et des rois ne sont pas les meilleures vacances; ne trouvent-ils pas sans cesse, à chaque pas, au coin de toutes les villes et de tous les sentiers, la harangue du maire, du conseil municipal, du commandant de la garde citoyenne, du député en congé et de l'académie locale qui lui jette ses fleurs de rhétorique et lui barre le chemin?
Voyez-vous dans l'enceinte des collèges cette, multitude jeune et ardente qui feuillette un dictionnaire, et, les deux coudes appuyés sur la table, griffonne un thème grec ou une dissertation latine? c'est la nation des écoliers. Voilà les véritables bienheureux, les élus du mois d'août et du mois de septembre. Pour ceux-là, du moins, le mot vacances a des charmes inappréciables, un bonheur immense et sans mélange: il renferme les émotions les plus vives et donne les biens les plus désirés, l'air, la liberté, les bois, les prés fleuris, les courses haletantes dans la plaine ou sur la montagne, les caresses d'une mère, les douceurs du foyer domestique, les joies de la famille!
Aussi, comme ils calculent les jours! comme ils attendent avec impatience l'heure qui doit ouvrir les portes de leur cage! A l'instant où je vous parle, il n'y a pas un élève des collèges royaux, de Rollin à Charlemagne, de Henri IV à Louis-le-Grand, de Bourbon à Saint-Louis, qui ne compte sur ses doigts tous les matins en se levant, tous les soirs en se couchant, et ne dise: «Dans un mois, dans quinze jours, dans huit jours, je serai en vacances!» Les plus calmes, les plus graves, les plus indifférents, les plus forts et thèmes, ne sont pas eux-mêmes exempts de cette impatience et de cette palpitation.
Mais nos écoliers ne partiront pas avant d'avoir livré la grande bataille de grec et de latin qui couronne l'année scolaire et lui sert de dénouement; bientôt les voûtes de la Sorbonne répéteront les noms des heureux vainqueurs au concours général, et chaque collège donnera, dans son enceinte particulière, une imitation en miniature de ce triomphe solennel; l'heure de la lutte n'est pas loin; déjà tous nos jeunes athlètes s'arment de la plume et lui donnent le fil: c'est une grande rumeur dans les collèges: le proviseur excite ses bataillons, le professeur les harangue, le maître d'étude leur crie: Macte animo! il n'est pas jusqu'au tambour qui ne batte l'appel des classes avec plus de vivacité et d'ardeur, donnant à son roulement un air de Te Deum anticipant sur les prochaines victoires.
Le combat fini, quand les victorieux s'en retourneront les couronnes au bras, quand les fils, ceints de lauriers, se seront jetés dans les bras des mères, quand le proviseur leur aura donné le baiser magistral, alors il fera bon voir la foule des écoliers libres enfin s'élancer à travers les grilles et prendre son vol vers le toit paternel en poussant des cris joyeux.
En ces jours de liesse et de repos, il semble que le monde change de face; il y a de tous côtés un désarmement général qui ferait presque croire au bonheur et à la paix universels; tout se tait, tout est calme et tranquille; les avocats ne crient plus, les ministres ne se querellent plus, les juges ne condamnent plus, les professeurs ne donnent plus de pensums; on se croirait en plein âge d'or, avant le coup de dent donné imprudemment par Eve au fruit défendu.
Mais quel bonheur n'a pas son excès, quelle médaille n'a pas son revers? De cette distraction générale que les vacances autorisent, de cet oubli des affaires qu'elles encouragent et qu'elles donnent, naît un tant soit peu de langueur et de tristesse; chacun s'amuse à part soi, sur les grands chemins ou dans son enclos; mais le monde parisien en souffre; il semble que la vie se retire de lui: peu d'affaires, peu de plaisirs, peu de bruit! Ce qui reste de Paris, ce qui ne voyage pas, ce qui n'a ni parents, ni amis extra muros, ni coin de terre, ni maison des champs, le Paris immobile en un mot, le Paris qui reste sur lieu, prend je ne sais quel air indifférent et désoeuvré. Cette année, le ciel en a pitié et lui envoie un remède efficace contre cet engourdissement et cet ennui. Quelle est cette merveilleuse panacée! Quoi! ne devinez-vous pas, vous tous, chers lecteurs, qui en faites chaque semaine, un usage agréable, vous qui en connaissez, par expérience, l'incontestable vertu? Et qu'y a-t-il de plus intéressant, de plus étonnant, de plus important aujourd'hui que..... le rébus de l'Illustration?
Notre rébus a conquis toutes les affections; notre rébus attire tous les regards; il n'est pas de parti, pas de Pyrénées, que notre rébus ne réunisse dans une commune fraternité et dont il n'abaisse les cimes; il est l'intérêt, le souci, la passion du moment. Les Chambres ont bien fait de se dissoudre, car leur éloquence pâlissait devant les mystères de ce rébus adoré; on ne s'inquiétait déjà plus de M. Guizot, mais du rébus de l'Illustration; la gauche, la droite', le centre, avaient beau se démener et se débattre.--Quelle est la nouvelle du jour? un discours de Barrot? une harangue de Lamartine? Zurbano, Narvaez, Saragosse, Madrid, O'Connell, la prise de la Zméla? Allons donc, vous n'y pensez pas! Voilà de belles affaires vraiment auprès des rébus de l'Illustration! Quoi de plus nouveau, en effet, ô Athéniens! quoi de plus digne d'attention que ces rébus incomparables?
L'Illustration est naturellement modeste; cependant la plus robuste modestie ne saurait se taire en présence d'une sympathie si honorable et d'un si prodigieux succès. Se taire ne serait plus de la pudeur, mais de l'ingratitude; il est décent de baisser les yeux quelque temps et de se dérober à sa propre gloire; mais que cette gloire finisse par vous envelopper de toutes parts et vous inonde, on est bien obligé de la voir, de l'envisager, de s'en faire honneur et de s'en parer: tel est le cas de l'Illustration.
Ses rébus occupent Paris, le font coucher tard, l'éveillent de bonne heure, et souvent agitent ses nuits. Le samedi, dès que l'Illustration paraît, les Parisiens se répandent dans la ville par centaines; vous croyez qu'ils vont à leurs affaires: non, ils courent après le rébus. Le chef de bureau en cherche le sens à travers ses dossiers, l'agent de change à la Bourse, le marchand dans sa boutique, le millionnaire dans son hôtel, la jolie femme dans son boudoir, le garde national en faction, et le ministre en plein conseil!
L'Illustration refusait d'abord de croire à une vogue si universelle, à une influence si extraordinaire, mais il a bien fallu qu'elle se rendit à l'autorité et à l'évidence des faits.
A tous les coins de rues, des femmes, des enfants, des vieillards, arrêtent les écrivains, les dessinateurs, les employés, les imprimeurs, les éditeurs, les brocheuses, les porteurs de l'Illustration pour leur demander le mot du rébus de la semaine. Toutes les nuits, le rédacteur en chef est éveillé en sursaut pour la même question. Dans les théâtres, sur les places publiques, voici des gens en groupe qui chuchotent; vous approchez et vous distinguez ces mots: «C'est cela!--Non, c'est ceci!--Je n'en viendrai jamais à bout!
--Ah! m'y voici; quel bonheur! je le devine; j'ai deviné!» C'est encore de notre rébus qu'il s'agit.
Hier, à minuit, M. de Rotschild rencontra M. Hottinger sur le boulevard Montmartre: «Où allez-vous si tard?
--J'allais chez vous.--Et moi aussi, répondit M. de Rotschild, pareil à l'un des deux amis de la fable.--S'agit-il d'un emprunt ou d'un chemin de fer?--Non, pardieu! j'allais savoir si vous aviez pu deviner le dernier rébus?--Eh! j'allais vous en demander autant.--Ma foi non! je n'ai rien deviné.--Ni moi; mais je ne me coucherai pas sans en avoir le coeur net.--Ni moi, vraiment.» Et nos deux grands financiers se promenèrent longtemps de long en large dans une agitation difficile à décrire. A quatre heures du matin, ils cherchaient encore: leur anxiété était au comble. Nous donnerons dans notre prochain numéro le bulletin des suites de cette crise financière.
A la même heure, tout remuait au domicile d'un avocat à la Cour de cassation.--Sa jeune femme se désolait de ne pas savoir encore à quoi s'en tenir sur le fin mot de la chose.--Elle sonnait ses domestiques, elle harcelait son mari, et celui-ci, sautant à bas du lit, envoyait chercher des renseignements chez le premier président de la Cour, et, à son défaut, chez le garde-des-sceaux.
Vendredi, le trouble était à l'ambassade d'Autriche; M. l'ambassadeur et madame l'ambassadrice avaient mis toute leur maison sur pied; est-ce qu'il serait arrivé à monseigneur quelque nouvelle diplomatique fâcheuse? Est-ce que madame l' ambassadrice, aurait des maux de nerfs? Point du tout; c'est le rébus de l'Illustration qui cause ce désordre: depuis le matin, monseigneur se creusait la tête en vain et se dépitait; un congrès ne lui aurait pas causé plus de soucis; heureusement, le secrétaire d'ambassade connaissait un maître des requêtes qui connaissait un oncle de la cousine de la nièce du propriétaire de l'Illustration. On remonta de source en source, et le secrétaire d'ambassade victorieux rapporta enfin, tout haletant, le mot du rébus à M. le comte d'Appony. Immédiatement. M. le comte expédia un courrier extraordinaire à M. de Metternich.
L'Illustration sent ici le besoin d'exprimer sa reconnaissance à ses lecteurs et toute son émotion.
Il se publie depuis quelques jours un journal qui est bien loin d'avoir le même agrément de popularité: l'abonné n'y mord pas, et le lecteur passe à côté. Un des rédacteurs de ce journal non moins généreux qu'inconnu, disait hier avec une résignation naïve: «C'est très-agréable de travailler dans ce journal-là: on est bien payé, on y met toutes sortes de bêtises, et personne ne sait rien!»
Costume de service.
Deux heures viennent de sonner, Paris s'est enfin décidé à terminer sa longue journée; il dort, ou du moins il s'est retiré dans ses plus secrets appartements. A peine si les patrouilles grises rencontrent ça et là quelque ivrogne attardé dans les rues désertes et silencieuses. Tout à coup un cri terrible a troublé le calme de la nuit: Au feu! au feu!--Déjà tous les habitants du quartier menacé sont réveillés en sursaut et courent sans savoir où. Un incendie vient de se déclarer au troisième étage d'une maison habitée par de nombreux, locataires et entourée de magasins de bois; des tourbillons de flamme et de fumée s'échappent par les fenêtres brisées; une foule immense s'agite devant la maison; les habitants des étages supérieurs, ne pouvant descendre par l'escalier que l'incendie a déjà dévoré à moitié, se sont réfugiés sur les toits, où ils sollicitent à grands cris de prompts secours. Le désordre est à son comble. Les spectateurs sont pleins de zèle, de bonne volonté, de dévouement, mais ils ne savent quels moyens employer pour éteindre le feu et secourir les malheureuses victimes de l'incendie. Un redoute les plus grands désastres, et déjà les locataires des maisons voisines, perdant la tête, commencent à jeter par les fenêtres leurs meubles les plus précieux...
Note 1: Au moment où M. le général Schramm vient de terminer l'inspection du corps des sapeurs-pompiers de la ville de Paris, nous avons cru devoir donner aux lecteurs de l'Illustration quelques détails peu connus sur l'histoire et l'organisation de ce bataillon d'élite, qui rend de si grands services en temps de paix à la capitale de la France.
Mais, en ce moment, un autre cri retentit à l'extrémité de la rue: Les pompiers! les pompiers!--A ces mots, l'espérance renaît dans toutes les âmes; il semble que tout danger ait disparu comme par enchaînement, et que l'incendie, sûr de sa défaite prochaine, diminue d'intensité et semble vouloir battre en retraite devant son redoutable ennemi toujours vainqueur. Ils arrivent en effet, traînant trois par trois, avec la vitesse d'un cheval au galop, une pompe munie de tout les appareils nécessaires, et des voitures chargées de seaux remplis d'eau. Ils veillent la nuit comme le jour. A peine avertis, ils sont partis; ils accourent, ils arrivent, et en quelques minutes ils ont rétabli l'ordre, rendu la confiance à cette population effrayée, et organisé des secours efficaces. L'escalier est détruit; ils parviennent, à l'aide de courtes échelles appliquées d'étage en étage, jusqu'au but: les uns en font descendre dans un grand sac de toile, sans secousse et sans danger, les malheureux qui s'y étaient réfugiés et qui, croyant leur mort prochaine, recommandaient leur âme à Dieu; les autres pénètrent dans l'appartement où l'incendie a pris naissance, ils l'y concentrent, ils le défient, ils le bravent, ils en triomphent. Deux heures après, les dernières flammes sont éteintes, et chacun reprend son sommeil interrompu; eux seuls retournent à leur caserne chargés des bénédictions de la foule; mais ils ne se livreront pas encore au repos; cette nuit même ils auront peut-être d'autres vies ou d'autres propriétés à sauver.
Sapeurs-Pompiers.--Grande tenue.
L'établissement d'un corps organisé de sapeurs-pompiers remonte à la fin du dix-septième siècle. En 1699, Louis XIV, qui avait déjà donné 12 pompes à incendie à la ville de Paris, accorda à M. Dumouriez-Duperrier le privilège de construire seul, pendant vingt années, des machines semblables à celles qu'il avait rapportées de l'Allemagne et de la Hollande.--Les incendiés payaient alors les secours qu'ils recevaient. En 1705, à l'époque de l'incendie de l'église du Petit-Saint-Antoine, la ville possédait 20 pompes desservies par 32 hommes de service, 16 gardiens de pompe et 16 sous-gardiens... Les pompes, alors, étaient déposées dans les établissements religieux, et des détachements de pompiers accompagnaient le roi dans toutes ses résidences.
Vers 1722, on lisait sur la porte du directeur des pompes: Pompes publiques du roi pour remédier aux incendies, sans qu'on soit tenu de payer. En outre, il y avait à Hôtel-de-Ville des pompes qui étaient la propriété de quelques particuliers... En 1764, le nombre des hommes attachés au service des pompes publiques fut porté à 80, et l'on créa six corps de garde. L'année suivante, les pompiers portèrent leur premier casque en cuivre. En 1767, la compagnie fut portée à 108 hommes, et en 1770, son effectif était de 146 hommes, plus 14 surnuméraires. Il y avait une somme de 70,000 francs allouée à l'entretien du corps. Seize ans plus tard, en 1786, 221 hommes coûtaient 116,000 francs. L année suivante, on comptait 25 corps-de-garde. En 1792, les théâtres furent forcés d'avoir un service de pompiers rétribué par leur direction, et déjà à cette époque il était défendu de rien accepter des incendiés. En 1705, le corps reçut son premier drapeau, et dès lors les pompiers parurent à toutes les solennités nationales, ils eurent un code et un conseil de discipline, et leurs veuves furent assimilées à celles des défenseurs de la patrie. Bonaparte, premier consul, réduisit le nombre des pompiers, ce qui permit d'élever le chiffre de leur solde. Les compagnies se composaient toujours de 150 hommes, mais il y avait 60 surnuméraires par compagnie, qui s'habillaient à leurs frais, et qui en complétaient le cadre. Au bout de deux ans de service, ces surnuméraires étaient exempts de la conscription, et faisaient partie du corps soldé par l'État.
Sapeurs-Pompiers.--Le sinistre.
Plus tard, l'Empereur décréta que le bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Paris concourrait au service de sûreté publique, sous les ordres du préfet de police, et qu'il serait soumis en tout à la discipline militaire.
Enfin, aujourd'hui, le corps des sapeurs-pompiers compte 623 sous-officiers, caporaux et soldats, 5 capitaines, 4 lieutenants, 5 sous-lieutenants, 1 trésorier, 2 chirurgiens et 2 adjudants. Ces 623 hommes forment 4 compagnies qui occupent les quatre points cardinaux de la capitale. Il y a dans Paris 37 postes de ville; chaque poste est composé des 3 hommes nécessaires à la manoeuvre d'une pompe.--Le lieutenant-colonel commandant des sapeurs-pompiers de la ville de Paris est M. Gustave Paulin, ancien élève de l'École Polytechnique et ex-chef de bataillon du génie. M. Paulin n'est que lieutenant-colonel parce que les statuts militaires ne permettent pas de nommer à un grade plus élevé le commandant d'un seul bataillon, et que le corps des sapeurs-pompiers ne forme qu'un seul bataillon. Toutefois, si, aux termes des règlements, les pompiers ne peuvent pas être commandés par un colonel, la France a confié à leur petit nombre la garde d'un de ses drapeaux.
Manoeuvre de l'échelle à crochets. |
Appareil Paulin. |
Manoeuvre du sac de sauvetage. |
Paris s'agrandit chaque année; partout de nouvelles maisons se construisent; certains quartiers autrefois inhabités se sont transformés, comme par enchantement, en petites villes entièrement neuves; le chiffre de la population s'élève dans la même proportion que le nombre des habitations, et cependant tel est le zèle, tel est le dévouement du faible corps des sapeurs-pompiers, qu'on ne songe pas encore à augmenter son personnel; on n'en éprouve même pas le besoin. Quel plus bel éloge pourrait-on faire de cette admirable institution?
Qu'on nous permette cependant de citer un passage de l'avant-propos que M. le lieutenant-colonel Paulin a mis en tête de sa Théorie du Maniement de la Pompe:
«Le corps des sapeurs-pompiers de Paris est un corps d'élite, et cela ne peut être autrement... En effet, lorsque les sapeurs arrivent dans un lieu incendié, ils sont maîtres des localités, tous les objets précieux restent à leur disposition et sous leur garde; il faut donc avant tout qu'ils soient parfaitement honnêtes; aussi existe-t-il fort peu d'exemples que des hommes de ce corps aient été punis pour infidélité.
«Ils doivent être intelligents, car leur métier ne consiste pas à agir comme de simples machines; ils doivent opérer avec discernement pour exécuter avec fruit les ordres qui leur sont donnés par leurs chefs, desquels dépend le succès des opérations dont ils sont chargés.
«Ils doivent être sages, parce qu'une conduite déréglée, l'ivrognerie, la passion du jeu et la fréquentation des mauvais lieux peuvent les porter à faire plus de dépenses que leur solde ne le permettrait; qu'ils auraient alors besoin de se procurer de l'argent, et que par suite ils pourraient être tentés de soustraire les objets précieux qui se trouveraient abandonnés dans le local incendié qui leur est confié. Ils doivent être ouvriers d'art, maçons, charpentiers, couvreurs, plombiers, parce que les hommes de ces professions ont déjà l'habitude de parcourir les lieux élevés sans être effrayés, et d'agir sur ces points, et qu'ils sont d'autant plus adroits qu'ils connaissent la construction des bâtiments.
«Ils doivent savoir lire et écrire afin de pouvoir s'instruire sur les théories qui leur son données dans les livres et pouvoir faire au besoin un rapport sur ce qu'ils ont remarqué dans un incendie.
«Ils doivent avoir une taille moyenne, parce que c'est dans cette classe d'hommes qu'on trouve une constitution robuste et en même temps agile, qui leur permet de faire de la gymnastique et de pouvoir agir ainsi avec peu de danger dans des opérations où leur vie serait compromise s'ils n'avaient l'habitude de travailler sur des points élevés, isolés, et qui présentent peu de sécurité.
«Quand des sous-officiers de l'armée s'enrôlent dans les sapeurs-pompiers, ils ne sont reçus dans le corps que comme simples soldats, nul ne pouvant y être admis avec son grade, car il faut que les sous-officiers qui dirigent les sapeurs dans un incendie aient exercé comme simples soldats pour avoir les connaissances requises du métier.
«Les officiers qui y arrivent des autres corps sont choisis de préférence dans le génie, et dans l'artillerie.»
Les appareils ou ustensiles dont se servent les pompiers pour éteindre les incendies sont tellement connus ou si exactement représentés dans les gravures ci-jointes, qu'il serait inutile d'en donner ici une description détaillée. Il en est un cependant qui, bien qu'illustré, mérite néanmoins une courte explication. Nous voulons parler de l'appareil Paulin.
Jusqu'à ces dernières aimées les feux de cave avaient été très-difficiles à éteindre et très-meurtriers, les sapeurs-pompiers ne pouvant pénétrer dans une cave où un incendie s'était manifesté, sans s'exposer à être asphyxiés par la fumée, Grâce à la sollicitude paternelle de leur commandant, ces dangers n'existent plus pour eux, el ils sont presque certains de se rendre, maîtres en peu de temps des feux de cave les plus terribles. En effet, M. Paulin est l'inventeur d'un appareil aussi simple que commode, à l'aide duquel l'homme qui en est revêtu peut respirer facilement au milieu de la plus épaisse fumée.
Cet appareil peu connu consiste en une large blouse en basane et en un masque de verre demi-cylindrique de trois millimètres d'épaisseur, au-dessous duquel est un sifflet à soupape servant à transmettre les commandements. Cette espèce de blouse est serrée sur les hanches par une ceinture qui fait partie de l'uniforme du sapeur; deux bracelets bouclés la ferment sur les poignets; deux bretelles ajustées au bas de la blouse et se bouclant par derrière la tiennent solidement attachée.
C'est cette enveloppe qui doit contenir l'air respirable; aussi est-elle percée au côté gauche et à la hauteur de la poitrine d'un trou auquel est adapté un raccordement en cuivre; à ce raccordement vient se fixer la vis d'un tuyau de cuir avec spirale; ce tuyau est lui-même fixé sur la bâche de la pompe à incendie: or, en faisant fonctionner la pompe vide d'eau, ou envoie dans la blouse une grande quantité d'air frais, qui permet au sapeur de respirer sans aucun danger au milieu d'une épaisse fumée et des gaz les plus délétères. Il reçoit même plus d'air qu'il n'en consomme, mais cet air s'échappe par les plis que fait la blouse à la ceinture et aux poignets, et en fuyant par ces issues il remplit deux objets importants: celui de ne pas gêner la respiration, et celui de refouler à l'extérieur de la blouse toutes les vapeurs malfaisantes qui tendraient à s'y introduire.
Nous avons dit que malgré l'agrandissement de Paris, on n'éprouvait pas le besoin d'augmenter le personnel du corps des sapeurs-pompiers. Cela est vrai, et cependant une réforme devient plus que jamais nécessaire. Les sapeurs-pompiers actuels font un service très-pénible. Si on tardait longtemps encore à leur donner des auxiliaires, ils périraient victimes de leur zèle et de leur dévouement, la ville de Paris leur doit trop de reconnaissance pour qu'on ne double pas leur nombre. Terminons enfin en exprimant le voeu que toutes
les principales villes imitent l'exemple utile que leur a donné la métropole, qu'elles organisent à leurs frais des corps spéciaux de sapeurs-pompiers. Le capital qu'elles emploieront à cette dépense leur produira de gros intérêts.
Au moment on nous écrivons, le commandant Paulin fait instruire par ses soldais des pompiers que le Sénat de Hambourg a récemment envoyés à Paris. Des soldats étrangers apprennent des soldats français, non plus l'art de détruire leurs semblables, mais l'art de les sauver. L'effroyable leçon donnée à la malheureuse cité de Hambourg ne profitera-t-elle pas à tous les chefs-lieux des quatre-vingt-six départements français?
NOUVELLE.
Au moment on j'allais sortir, on sonna avec violence; j'ouvris: une femme pâle, hâve, dont les yeux noirs, agrandis par la maigreur de ses joues, s'attachèrent aux miens avec une fixité effrayante, était là, un bras pendu à la sonnette, portant de l'autre un bel enfant qui me sourit, quoique des larmes tremblassent encore au bout de ses longs cils.
«Par charité, me dit la femme en réprimant un sanglot, aidez-moi à le mettre sur son séant... il se meurt.»
Il n'y eut pas plus d'explication: elle se hâta de remonter l'escalier; je la suivis.
C'était une personne logée depuis peu de mois dans les combles de la maison avec son mari et trois enfants. Je la reconnus, bien que je l'eusse tout au plus entrevue une ou deux fois, lorsqu'elle glissait le long de la rampe, toujours vêtue de la même robe d'indienne couleur de cendre, enveloppée du même châle à nuances ternes, et se dissimulant de son mieux; aussi passait-elle inaperçue, et c'étaient seulement ses beaux enfants qui avaient attiré mon attention.
Depuis quelques semaines cependant, je ne voyais plus les deux aînés habillés avec une sorte d'élégance, sortir heureux, comme de coutume, le dimanche matin, donnant la main à un homme dont le visage triste et l'extrême maigreur formaient un pénible contraste avec leurs mines rondes et empotées, les deux espiègles se renvoyaient l'un à l'autre de frais rires, de gais accents qui éveillaient ma sympathie. Mais, si je ne rencontrais plus l'homme à la figure allongée et grave à l'habit boutonné jusqu'au cou, aux bottes si bien cirées, qu'elles avaient valu plus d'un reproche à mon domestique en revanche, il m'arrivait plus fréquemment que jamais de me croiser avec ses enfants sur notre escalier comun, dont ils encombraient toute la largeur.
Depuis peu l'aîné avait adopté le plus drôle de petit air réfléchi; il ne marchait plus que muni d'un long parapluie, ayant au bras un grand panier couvert, où l'autre petit aurait pu se cacher tout entier. Ce dernier courait toujours, et babillait, babillait, entraînant après lui son frère, qui débitait, chemin faisant quelque axiome de morale. La gravité du petit Mentor, l'impétuosité de son Télémaque de quatre ans, me divertissaient; de sorte que j'avais souvent ralenti le pas pour les suivre lorsqu'ils descendaient marche à marche. Caton le pourvoyeur, comme j'aimais à nommer le sage de sept ans, porteur du gigantesque panier, répondait moins volontiers que son frère à mes agaceries, et je n'avais pu encore décider ni l'un ni l'autre à entrer chez moi: impossible de me procurer la satisfaction de leur voir manger les friandises que je présentais comme appâts au passage. Le petit Caton interposait toujours son mot; «Papa ou maman attend, il faut se dépêcher;» et les deux marmots remontaient au plus vite, emportant, sans y toucher, le gâteau ou le fruit que je venais de leur donner.
Cette conduite, peu ordinaire aux enfants si pressés de jouir et qui ne connaissent que le présent, la physionomie sérieuse de l'homme que j'avais rencontré avec eux, celle à la fois timide et douloureuse de la mère, auraient dû provoquer de ma part quelques efforts pour connaître cette famille. Le peuple a traduit à sa manière le mot d'un ancien, d'Hésiode, je crois, qui a dit, en plus nobles termes: «Quiconque a bon voisin a bon mâtin.» Moi, j'étais un voisin de grande ville, c'est tout dire. Je m'étais constamment vanté, je m'en accuse maintenant, d'ignorer jusqu'aux noms des locataires de la maison que j'habite depuis douze ans. Je me glorifiais d'être exempt de curiosité, j'aurais pu dire de sympathie. Mes voisins emménageaient, se mariaient, mouraient, se faisaient enterrer, sans que mes habitudes de bonne compagnie me permissent de me réjouir ou de m'affliger avec eux; et, comme s'il n'y avait de relations de voisinage que celles que provoque l'oisiveté et qu'aiguillonne la médisance, je me vantais d'être complètement étranger aux commérages de porte à porte. J'aimais fort à raconter l'histoire d'un de mes amis, jeune homme à la mode, qui se vantait d'avoir appris par la gazette un suicide commis la veille sur son palier; la chose, et j'en rougis, me paraissait du meilleur goût. J'aimais, en passant, à caresser ou à pincer la joue des petits voisins, dont le gracieux enfantillage égayait mes regards; mais chercher à leur être utile, m'enquérir de ce, qui les concernait, fi donc! S'aborder comme on aborde un tribunal, en déclinant son nom, sa parenté, son pays et ses aventures, c'est le fait des héros d'Homère, et je ne me sentais nullement en humeur de renouveler les coutumes grecques.
J'arrivai donc sans rien savoir devant cette couche où s'étaient dévorées tant de larmes que peut-être j'eusse pu essuyer, tant d'angoisses que je pouvais soulager tout au moins. D'abord je ne vis que le moribond renversé en travers de son lit; sa femme s'était vainement efforcée de glisser des oreillers sous les reins du malade; la force avait manqué à celui-ci pour se soutenir, à elle pour le soulever.
Quelque attentif que l'on soit à s'épargner les spectacles douloureux, on n'arrive guère à mon âge sans que la mort ait plus d'une fois attristé vos regards; pourtant jamais je n'avais vu cadavre aussi livide que cet homme, encore respirant et souffrant; ses lèvres étaient bleuâtres; sa peau diaphane, luisante d'une froide sueur, paraissait tendue et collée par la fièvre sur ses os décharnés; ses prunelles vitreuses nageaient dans le vide d'un oeil terne et hagard. Glacé de stupeur, je le contemplais, tandis que sa femme posait à terre l'enfant qu'elle tenait dans ses bras.
«Vite, dit-elle, il étouffe!»
La vivacité de ses mouvements me rappela à moi-même; agissant sous son impulsion, je sus comment prendre le malade, comment le remuer sans blesser ses membres endoloris, sans aigrir ses écorchures. Quand il fut doucement replacé au milieu du lit, que les os saillants de ses genoux et de ses chevilles furent soigneusement enveloppés, que ses épaules étant soutenues par une masse d'oreillers et de paquets, il put aspirer un peu d'air dans sa poitrine sifflante, alors seulement il m'aperçut: cet oeil immobile s'anima comme d'un reflet de pensée, puis son regard se détacha de moi pour se reporter languissamment vers sa femme.
«C'est cet obligeant voisin, le monsieur d'en bas, qui a eu tant de bonté pour Julien et pour Charles, et qui vient de m'aider à te recoucher, mon ami, répondit-elle.»
La direction que prirent alors les yeux du malade me fit apercevoir un vieux guéridon sur lequel se trouvaient une tasse, une assiette ébréchée et quelques débris d'orange. La veille j'avais donné deux de ces fruits aux enfants: je compris que l'orangeade du moribond venait de ce don précaire. Du reste, il ne fallait qu'un regard pour parcourir la mansarde et se convaincre que sur ce lit sans rideaux, toutes les richesses, comme toutes les espérances de la famille, se trouvaient concentrées; ce grabat était encore ce qu'il y avait de moins nu, de plus confortable dans la chambre dépouillée.
Une ride douloureuse se creusa autour des narines de l'homme; il voulait parler. Sa femme se baissa vers lui, et plutôt au geste languissant de la main du malade qu'à ses paroles inarticulées, je devinai un remerciement.
Le genou appuyé sur un vieil escabeau de bois, penché sur ce visage décomposé, j'essayais de murmurer des paroles consolantes, mais les mots expiraient dans ma bouche. Ce n'est pas tout d'abord, et dès qu'on le veut, qu'on trouve l'accent qui soulage, les paroles qu'il faut dire; la timidité gauche et stérile qu'on éprouve en présence du malheur est comme une punition de l'égoïsme qui vous en tenait éloigné; vous n'êtes pas digne de parler à l'affligé: il ne vous connaît pas. Il pourrait vous crier, lui aussi: «Il ose me parler, celui-là qui n'a pas souffert!» Tout lien de fraternité s'est rompu entre votre prospérité et son indigence.
Je sentis donc soulagé en entendant le babil des enfants qui rentraient. Je ne pouvais plus supporter ce silence de mort, interrompu seulement par un bruit de respiration, une sorte de râle dont le retour régulier faisait, de minute en minute, tressaillir la femme. Je n'avais pas le courage de m'éloigner, la laissant seule entre son nourrisson, qui commençait à s'agiter, et son mari à demi évanoui; et cependant assister à ce spectacle sans pouvoir rendre un service, sans savoir quelle parole dire, c'était une torture morale au-dessus de mes forces.
Le malade avait aussi entendu les voix enfantines, auxquelles se mêlèrent aussitôt, les cris du marmot qui se roulait péniblement à terre sur un lambeau de tapis sans que son père l'eût encore aperçu. Le pauvre homme souleva ses deux bras, et, trop faible pour le geste énergique par lequel il semblait repousser quelque chose, il les laissa retomber, tandis qu'une expression d'angoisse parcourait ses traits.
«Sois tranquille! sois tranquille! ils n'entreront pas!» dit sa femme, et, saisissant son nourrisson, elle s'élança hors de la chambre, tirant la porte après elle.
Resté seul avec le moribond, je trouvai encore plus impossible de m'éloigner, et, cherchant de nouveau des paroles consolantes, je murmurai quelques-unes des phrases banales dont on ennuie les malades, protocole aussi indispensable que les fioles, les potions, et toute cette atmosphère nauséabonde qui entoure leur lit de souffrance. Je parlai du temps qui, cette année, éprouvait les santés les plus robustes; de la saison qui s'avançait, promettait d'être belle, et, selon toute probabilité, achèverait de le rétablir. Le sourire quelque peu amer qui fit légèrement trembler la lèvre supérieure du patient m'interrompit. Je sentais qu'il était gauche de répondre à sa pensée en m'arrêtant subitement, et cependant les paroles me manquèrent... Je balbutiai je ne sais quoi.
«Je vois que vous me plaignez, dit enfin le malade avec effort; merci... je suis mieux... je ne souffre pas... peu du moins. La compassion est toujours un baume, et je n'ai rencontré que des coeurs bienveillants.»
Je n'essaierai pas de peindre la sublime résignation que je lus alors sur ce visage souffrant. Pour me comprendre, il faudrait avoir vu quelque chose qui en approchât, et ce n'est pas communément que l'on rencontre une telle quiétude au milieu des angoisses de la pauvreté, de l'abandon et de la mort. Le calme qui se rétablissait sur la figure du malade s'étendit jusqu'à moi. Ce fut de celui que je prétendais consoler qu'émana la consolation. L'accent de cette voix éteinte avait je ne sais quoi de pénétrant, et le sentiment qui succéda aux poignantes émotions que je venais de ressentir n'était pas sans douceur; je commençai, si j'ose le dire, à jouir de la profonde pitié qui m'avait oppressé depuis que j'étais là.
Si je ne pouvais encore lui parler (que dire à celui qui renferme en lui-même ce trésor de paix?), du moins le silence ne me pesait plus; mon esprit se remplissait d'idées, vagues encore, mais graves, à l'aspect de cet homme prêt à sonder le grand mystère, et qui, sur le seuil d'un monde dont il semblait n'avoir senti que les douleurs, sans se plaindre du passé, sans craindre l'avenir, mesurait d'un oeil si calme l'abîme qu'il allait franchir.
«C'est le médecin!» dit alors la voix brisée de la femme. Elle avait ouvert la porte sans qu'on entendit le bruit de la serrure et des gonds, introduisant un individu dont les traits ramassés et le teint vif et frais annonçaient l'humeur joyeuse. Ce gros homme s'approcha du malade, prit sa main et demeura immobile, l'oeil fixé sur ce visage qui semblait appartenir plutôt à un cadavre qu'à un homme vivant.
«Mais vous ne lui tâtez donc pas le pouls? mais vous n'ordonnez donc rien? demanda la femme avec impatience. Il dit bien qu'il est mieux; il n'appelle jamais la nuit, mais...
--Comment appellerais-je? n'es-tu pas toujours là, pauvre femme? murmura le malade, l'interrompant.
--Mais, docteur, ces malheureuses transpirations continuent! Tout à l'heure il était en nage et froid, froid comme le marbre. Dites, ne faut-il pas des sinapismes? des vésicatoires? Mais, dites donc, docteur! dites donc!
--Patience, ma chère dame! nous allons voir, répondit celui-ci avec embarras et tristesse en posant les doigts sur l'artère.
--Jamais ni elle ni moi ne pourrons vous remercier de vos bons soins,» dit le malade, faisant effort pour presser le bras du docteur de la main qui lui restait libre.
Le médecin continuait son silencieux examen. Enfin, comme par un soudain effort de mémoire, il demanda si l'on avait fait usage de la potion ordonnée la veille.
«Les enfants viennent seulement de l'apporter. On l'a refusée hier à la pharmacie, et, j'en suis bien sûre, c'était le soir qu'il la fallait prendre, n'est-ce pas? Peut-être qu'alors il aurait dormi! Il a beau se tenir tranquille, je sais bien, moi, qu'il ne ferme pas l'oeil; ah! c'est bien mal! Ce n'est pas ainsi qu'on sert les riches!
--Ils sont moins nombreux, ma chère; on a plutôt fait de les servir. Docteur, la pauvre mère se tourmente; songez qu'elle a ses enfants et son malade à servir; mais, croyez-moi, nous n'avons qu'à nous louer du dispensaire; ils ont à répondre à tant de gens! Dieu voulût que nous fussions les seuls à souffrir!
--Je ne peux pas l'entendre parler ainsi; non, je ne le peux pas! murmura la femme, et elle quitta la chambre.
--Eh bien! elle a raison, reprit le docteur; la potion vous procurera une meilleure nuit. Prenez-la ce soir. Pour le moment, je ne vois pas autre chose à faire. Le lait de votre femme vous passe toujours à merveille, n'est-ce pas? Je ne vous conseille aucune autre nourriture.
--Docteur, je vous en supplie, ne l'ordonnez plus;» reprit le malade avec une énergie dans la voix et une décision dans le regard que je ne lui avais pas encore vues.--«Entre son enfant et moi elle s'épuise. Vous savez bien que je n'ai plus rien à nourrir, docteur; et c'est la tuer, elle! Ne sentez-vous pas qu'elle aura besoin de toutes ses forces?
--Paix! ignorez-vous donc que soutenir l'espoir c'est soutenir la vie? C'est plus pour elle que pour vous que je vous ordonne son lait. D'ailleurs, ne faut-il pas que les malades obéissent sans mot dire? et pourquoi les appellerait-on patients, s'il vous plaît? Allons, allons! cela ira mieux; bon courage! Il faut se remonter un peu; courage, vous dis-je.
--Croyez-vous que j'en aie manqué? murmura le malade doucement.
--Non, certes, non; pardon, mon brave ami, dit le docteur, reprenant, sou chapeau. Allez, nous nous comprenons l'un l'autre; et il y a des cas où la parole est de trop; mais que voulez-vous, je suis animal d'habitude, et mon protocole me revient à la bouche comme ma signature au bout des doigts.»
Je le suivis, el j'allais m'informer de la situation réelle du malheureux que nous quittions, quoiqu'elle ne me parut que trop évidente, lorsque sa femme se jeta au-devant de nos pas.
«Eh bien, eh bien? demanda-t-elle d'une voix étouffée.
--Nous verrons demain; du reste, toujours votre lait, tant qu'il voudra le prendre. On cite de merveilleux effets de l'emploi du lait de femme! La potion, ce soir, comme c'est convenu; et, je vous l'ai déjà dit, ayez quelque ami pour veiller. Je le veux, entendez-vous! je le veux absolument.
--Oh! je vous comprends! s'écria-t-elle; et la malheureuse femme frappa sa tête de ses deux mains.
--Certainement, vous devez me comprendre, reprit le médecin d'un ton ferme. Ne faut-il pas vous ménager pour le soigner, conserver votre lait pour lui et le bambin? Est-ce qu'une mère ne doit pas songer avant tout à ses enfants? A propos, depuis quand ces petits drôles oublient-ils de me dire adieu? J'ai promis une balle à Julien.»
Le médecin élevait la voix; l'aîné des garçons sortit de derrière une cloison et s'avança avec timidité; mais Charles s'était déjà jeté au cou du docteur.
Tandis que celui-ci jasait avec les enfants, mon attention était toute à la pauvre femme, que je voyais, dans le coin le plus reculé, se rouler en quelque sorte sur elle-même, s'abandonnant à la douleur.
J'entendais cependant Julien répéter:
«Tant que cela! Oh c'est trop! Songez donc, monsieur, vingt sous! Je ne veux pas acheter une paume de vingt sous! Vous vous êtes trompé, n'est-ce pas?
--Et moi, donc! s'écria son frère; combien aurai--je de billes pour ce beau sou d'argent? Est-ce qu'il est tout pour moi, monsieur?»
Le docteur cherchait à se débarrasser d'eux; mais Julien, dès qu'il fut assuré que la pièce d'argent était bien pour lui, reprit d'un ton résolu:
«Alors, Charles, ma belle pièce ronde est à maman, pour mon papa, et la tienne aussi, n'est-ce pas?
--Oui, oui; je m'en vais la porter à papa, moi-même! C'est moi qui veux la lui donner,» cria Charles; et tandis que sa mère s'élançait pour empêcher l'enfant d'ouvrir la porte du malade, le docteur sortait du logement, et je le suivis.
«Y a-t-il de l'espoir? lui demandai-je, en le pressant d'entrer chez moi.
--De l'espoir! répéta-t-il; mais vous ne l'avez donc pas regardé! mais cet homme-là est mort; c'est un cadavre qui respire et pense par je ne sais quel galvanisme effrayant; tous les organes sont inertes, toute la chair est consumée! Voilà deux jours que je reviens, certain de ne plus le retrouver, et il est là, encore là, martyr de la misère. Il me disait l'autre semaine: «Comment voulez-vous que je meure, j'ai «trois enfants?» Maintenant, il le sent bien, qu'il faut mourir, il est résigné; seulement, les forces que sa volonté avait accumulées pour l'inégale lutte le soutiennent sur la limite; je vous dis qu'il n'est ni vivant ni mort. Hum! c'est effroyable; moi, fait au spectacle des tortures de l'agonie, j'ai peine à supporter celle-là. Que diable! c'est trop pour un homme d'endurer ce qu'un homme ne peut voir!
--Il souffre alors?
--S'il souffre! vous le demandez? A trente-trois ans, constitué comme il l'est, avec un corps de fer, quelles angoisses n'a-t-il pas fallu pour dévorer ces chairs florissantes, ces muscles robustes dont il ne reste rien, pour briser ces forces qu'aucun excès n'avait entamées! La misère l'a détruit pied à pied; depuis six ans ce glas continuel: Du pain! sonne à ses oreilles; sa femme et ses enfants ont beau se taire, il l'entend, il l'entend toujours; ils ont travaillé sans relâche, elle et lui, pour conserver les joues rondes et roses de ces pauvres petits chérubins, destinés maintenant à devenir du gibier d'hospice ou à mendier dans les rues. Comment la veuve soutiendrait-elle cette nichée? lui, le plus fort, part le premier; elle suivra, c'est la marche; et que Dieu ait pitié des orphelins! la philanthropie ne manquera pas de les léguer à la Providence!
--J'avais cru ce pauvre homme bon professeur de mathématiques; je ne sais où j'ai ouï dire qu'il n'était point dépourvu de talent. Comment donc n'a-t-il pu soutenir sa famille? Sa femme manquerait-elle d'ordre et d'économie? Au fait, il m'en souvient, ses enfants étaient toujours fort bien mis; et, de la part du père, n'y aurait-il pas aussi paresse ou nonchalance? Dans la plupart des misères, on trouve toujours quelque vice caché!...
--Laissez donc! je suis las, moi que mon état appelle auprès des grabats et des lits de plumes, je suis las d'entendre le riche chercher un vice au sein de chaque misère, comme l'écolier cherche un noyau au milieu de chaque pêche. Depuis quand le malheur doit-il entraîner la perfection? et où est celui, riche ou pauvre, qui se vante d'être sans faiblesse? Oui, votre voisin était timide et lier; s'il avait eu quelque vertu d'outrecuidance et d'intrigue, il possédait plus de talent et de mérite qu'il n'en faut pour se tirer d'affaire; il ne savait que travailler et souffrir: rien d'étonnant qu'il ait gagné avant le temps la porte que nous passerons tous. Sa femme avait un vice aussi: elle aimait à voir ses moutards beaux et bien habillés; elle passait les nuits à ajuster à leur taille les guenilles qu'elle acceptait pour eux, elle jouissait dans leur propreté et leur bonne mine; elle s'était réservé ce luxe, et vous n'êtes pas le seul à l'en blâmer!»
Résolu à en apprendre le plus possible sur mes malheureux voisins, l'amertume de mon interlocuteur ne pouvait me décourager. Il était évident que la persévérance du malheur de cette famille et la longue agonie du malade avaient irrité ses nerfs et enflammé sa bile.
«Oui, vraiment, répondait-il à mes demandes;--oui, il donnait des leçons que les parents marchandaient, car le professeur était pauvre; que l'écolier oubliait de payer, car le maître était trop délicat pour réclamer jamais,--Oui, versé dans plusieurs langues, il a écrit quelques traductions dont l'éditeur, s'il ne faisait banqueroute, réduisait suffisamment le prix pour que le salaire de l'homme de lettres n'égalât pas celui du copiste qui fait des grosses au Palais.--Oui, il a longtemps remplacé en chaire un savant connu, et que je ne demande pas mieux que de vous nommer; mais si le professeur en titre percevait tous les émoluments de la charge dont l'autre remplissait toutes les fonctions, en revanche le grand homme n'avait-il pas promis de faire obtenir à son humble suppléant le premier emploi vacant auquel ce dernier aurait des droits incontestables, pourvu qu'il ne se présentât point de candidats pour le lui disputer?--Oui, il préparait les travaux de MM, tels et tels, qui ont aussi formé le louable projet de lui devenir utiles en temps et lieu; est-ce leur faute s'il n'attend pas? Nul doute qu'il n'ait de fameuses oraisons funèbres au Père-Lachaise; mais je suis un profane, moi, et je n'irai pas voir répandre des fleurs sur sa tombe. Je me ferais là quelque affaire; rien ne m'empêcherait de leur crier: «Eh! que ne lui donniez-vous du pain de son vivant? cela vous aurait économisé les couronnes d'immortelles et les fleurs de rhétorique!--Du diable si je ne sens en moi tout le fiel qui manque à cet homme! C'est sa douceur, je crois, qui m'exaspère.
--Probablement qu'il y a impuissance plutôt que mauvais vouloir dans ceux qui ne l'ont pas servi...
--À merveille! entrez dans ses eaux! Parbleu! il ne lui manque que la parole pour suivre cette veine avec plus d'avantage que vous. Il m'en a assez rebattu les oreilles de tout ce verbiage de bonté! Il vous dirait, s'il pouvait encore dire, le malheureux! que les écoliers qui ne l'ont point ou mal payé étaient plus à plaindre que lui, et que, bien certainement, ils n'avaient pu s'acquitter; que les parents qui marchandaient sa vie étaient gênés, l'éducation étant si chère; que ses amis, ses protecteurs ont les meilleures intentions du monde; que le professeur a tout fait pour lui assurer une position aisée; tout fait! Eh! que ne lui donnait-il seulement un quart des appointements qu'il touche? La dupe a veillé, travaillé, sué, affamé; le sage a perçu, placé, thésaurisé, mangé. Mais, en fin de compte, un peu plus tôt, un peu plus tard, tous deux auront le même lit, la terre; le même repos, la mort. Il n'y a donc lieu de plaindre aucun des deux; tout va bien dans le meilleur des mondes, et j'ai l'honneur de vous saluer.»
Je laissai partir l'irascible docteur, décidé plus encore par ce que j'avais vu et senti, que par ses âpres paroles, à apaiser ma conscience, à faire, quoique trop tard, ce que je pourrais pour mes malheureux voisins. Je me présentai chez eux le soir même, me disant autorisé par le médecin à remplacer près du malade, celle qui devait s'efforcer de dormir pour ne point échauffer un lait nécessaire au rétablissement de son mari et à l'existence de son enfant. Je fus reçu dans la pièce d'entrée: une paillasse rangée dans un coin, et les petites hardes des enfants, proprement pliées sur un tabouret, prouvaient que c'était leur chambre à lit. Tous deux, agenouillés au pied de la couchette de paille, se détournèrent à demi pour me regarder et me sourire pendant cette explication. Je l'achevais à peine, quand la sonnette retentit au-dessus de ma tête. Appuyé contre la porte d'entrée, je m'empressai d'ouvrir, afin de prendre possession du logis en y rendant quelque service, et d'ôter à mon hôtesse l'embarras d'accepter mes offres et de m'en remercier.
Ce fut un monsieur à tournure élégante qui se présenta, le chapeau sur la tête; en me voyant il fit un pas en arrière:
«Est-ce que le mathématicien a délogé?» demanda-t-il.
Apercevant la femme, il se ravisa, et, entrant d'une façon délibérée, il me força à me ranger de côté, et se dirigea vers la porte du fond.
«Il faut que je parle sur-le-champ à votre mari,» dit-il. La femme hésita; puis s'écarta, le laissant passer:
«Qu'il voie,» murmura-t-elle d'un air sombre; et il pénétra dans la chambre du malade où je le suivis.
L'étranger ne parut voir ni cette pièce triste et nue, ni la couche labourée par cette longue lutte entre la jeunesse et la mort, ni ce visage osseux et livide qui m'avait si fort remué le coeur le matin. Son oeil distrait errait dans le vague, évitant de s'arrêter sur quelque aspect désagréable pour lequel sa lèvre à demi relevée témoignait d'avance son dégoût.
«Hé bien! ce travail, dit-il, je comptais dessus ce matin. Savez-vous que deux ou trois jeunes gens de talent me l'avaient demandé? je pourrais me trouver fort mal de vous avoir donné la préférence.»
Ayant enfin jeté les yeux vers l'endroit où il entendait un sourd murmure, et d'où paraissait devoir venir la réponse inattendue, le nouveau venu tressaillit:
«Malade! reprit-il; diable! c'est fort malheureux pour moi; je ne puis de ma chaire déclarer que vous êtes malade; c'est vraiment déplorable de se trouver, en vue, chargé de toutes les responsabilités. Je disais bien aussi que ces leçons en ville vous tueraient; il faut savoir attendre. Vous ne devez pas douter qu'un jour ou l'autre je ne vous case!
--Je n'en doutais pas, mais d'ici là il fallait vivre, dit enfin le malade d'une voix faible.
--On s'arrange pour vivre de peu; tant de gens se tirent d'affaire à merveille avec huit sous par jour, encore faut-il savoir se passer quelque chose.»
Le mourant fit un mouvement; je m'avançai, «Le docteur a défendu de faire parler son malade, dis-je. Ne voyez-vous pas qu'il est fort mal? ajoutai-je plus bas.
--Mais mon travail! reprit à voix haute le monsieur ôtant son chapeau pour passer avec impatience la main dans son toupet luisant qu'il ramenait en boucle arrondie sur son front, mon travail! Vous devez tout au moins avoir préparé quelques notes?
--Le canevas de la leçon est à peu près terminé, dit le malade avec effort; là!» et son regard languissant désigna un carton près de la fenêtre.
L'étranger s'élança vers le bureau, et feuilletant quelques papiers:
«Incomplet! dit-il en observant que je suivais les pages de l'oeil; fort incomplet; mais à moi, cela pourra suffire... Don courage, allons. Quand vous serez sur pied, poursuivit-il en se retournant vers le malade, vous n'aurez pas longtemps à prendre patience; soyez tranquille, j'ai quelque chose en vue pour vous!» Tournant alors en rouleau les papiers et cherchant de l'oeil une ficelle pour les attacher, il quitta la chambre, et je m'assis près de celui que j'étais venu veiller.
Ce fut une nuit longue el pleine d'émotions.
Parfois je m'imaginais qu'il y avait du mieux; la fligure du malade annonçait moins de souffrance; et plusieurs fois je répondis aux regards pleins d'anxiété de sa femme qui, de moment en moment, apparaissait à la porte:
«La potion a réussi. Dormez tranquille, il va assez bien.»
Cependant, quoique calme, il ne s'assoupissait point, ses yeux demeuraient ouverts, et ses paroles, à demi proférées, erraient sur ses lèvres. Il avait oublié qui était là; et j'écoutais, à genoux, près de lui. S'il y a un spectacle auguste au monde, c'est la vue de l'homme qui le quitte, dans la pleine possession de son âme, et prêt au terrible passage.
«Elle! murmura-t-il une fois, pauvre femme! elle agrandi dans la souffrance... le dévouement la soutiendra...--Il y a tant de force dans le sentiment d'un devoir rempli jusqu'au bout!»
A un autre moment il disait:
«Si petits!... mais l'exemple sert aux plus jeunes. Ils auront un père là-haut... Ah! que Dieu ne leur retire pas la misère si elle doit les tremper au bien... Oui, celui qui a lutté est le seul fort.»
Les premiers rayons du matin pénétraient à travers l'étroite croisée, lorsque je l'entendis pousser un soupir. Depuis quelque temps il ne parlait plus, et, croyant qu'il s'était assoupi, j'avais fini moi-même par m'endormir. Ce léger souffle suffit pourtant pour m'éveiller; je me soulevai sur ma chaise, je le regardai. Je ne sais quel sourire, qui n'avait rien d'humain, éclaira un moment ses traits et disparut. Je me penchai sur lui, je le contemplai, j'approchai davantage, j'écoutai... il ne respirait plus.........................
A quoi bon parler à présent de la famille qu'il laissait sans ressource, et qui en trouva dans les remords peut-être de ceux qui l'avaient oubliée, lorsqu'un peu d'aide aurait suffi pour conserver à la femme le compagnon et l'appui de sa vie, aux enfants le guide de la leur.
Ce récit n'est point un conte inventé à loisir pour occuper la
sensibilité oisive dans vos âmes. Ce drame, dont j'ai été le triste
témoin, se commence ou s'achève dans l'appartement au-dessus ou
au-dessous de vous; dans votre maison ou dans la maison voisine: ne
pleurez donc pas sur celui qui, pour la première fois sans doute repose
en paix, mais cherchez à vos côtés son frère en souffrance; allez lui
dire que vous n'êtes pas de ceux qui isolent leurs amis; que lorsque
vous n'aurez pas de travail, pas d'argent, pas de secours à porter à un
frère souffrant, il vous reste du moins à lui donner une larme de
sympathie, une parole de consolation.
A. M.
Chaque année, quand les derniers jours de juillet ramènent pour la France l'anniversaire de sa plus glorieuse et de sa plus rapide révolution; quand la pensée et le souvenir se reportent vers ces jours de jeunesse et d'enthousiasme, l'esprit est le jouet d'un double effet d'optique morale qu'il n'est, hélas! que trop facile expliquer.
Déjà treize ans! disait-on auprès de nous tout à l'heure.
Treize ans seulement! disait un autre.
Et ces deux exclamations sont vraies toutes deux. C'est qu'il y a un siècle déjà que s'est accompli ce prodige presque oublié; c'est que c'était hier en effet que retentissait ce long cri de victoire!
Ne semble-t-il pas qu'en se retournant, en tendant la main, on va voir derrière soi, on va rencontrer cette population ardente et généreuse, on va se mêler à ses rangs, entendre le tumulte du combat, les cris de joie et les chants de triomphe? Ne semble-t-il pas qu'on va retrouver au fond de son coeur les illusions, les espérances candides, les rêves naïfs qui nous berçaient alors, enfants que nous étions? A quelles belles et bonnes choses, en effet, n'avons-nous pas cru alors, quand ce grand mouvement national vint émouvoir la France entière et le monde avec elle? Nous croyions que le navire qui emportait dans l'exil les derniers débris de nos races royales emportait avec lui tous les maux. Cette révolution si puissante et si modérée, ce peuple si intelligent, si humain, si généreux dont la conduite venait de condamner hautement tous les excès du pouvoir populaire, semblaient ouvrir une ère nouvelle de paix et de fraternité. Ce drapeau glorieux qui avait conduit à tant de victoires nos vieilles phalanges républicaines, notre grande armée impériale, semblait devoir, après quinze ans d'absence, laisser échapper de ses plis une gloire nouvelle, plus pacifique et plus populaire encore. C'était l'âge d'or; que sais-je? c'était la meilleure des républiques. Oui, tout cela, c'était hier, et vous aviez bien raison de vous écrier: Déjà treize ans! déjà!
Mais est-ce bien la même France qui vient de saluer cet anniversaire mémorable? Est-ce bien nous, jeunes gens, qui battions des mains, dont le coeur bondissait d'espérance et d'orgueil? Notre génération soucieuse, ennuyée du présent, inquiète de l'avenir, sans ardeur et sans verve, est-ce bien la même qui, en 1830, ébranlait dans leurs bases tous les trônes européens, et saluait, le front haut, l'oeil radieux, le coeur jeune et le sein palpitant, une nouvelle aurore? Sommes-nous bien cette nation qui, alors encore, prétendait à être la première entre toutes, nous qui ne faisons plus rien de grand dans le monde? Il semble, en effet, qu'il faut un siècle pour opérer un changement aussi profond et que vous aviez raison de dire: Treize ans seulement!
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner au point de vue politique les conséquences regrettables ou non de la révolution: c'est un bilan dont l'actif et le passif sont loin de se balancer encore.
Mais il est bon, cependant, de ne pas laisser passer inaperçus un anniversaires qui rappellent les grands mouvements des sociétés modernes.. Quand tout est calme autour de nous, quand la paix favorise le développement des arts et du travail, quand l'ordre, l'ordre public du moins, règne dans nos villes, il n'est pas sans intérêt d'évoquer le souvenir de ces luttes passionnées, et de faire servir les enseignements qui en surgissent au progrès de la masse populaire; car c'est elle qui porte le fardeau de ces grandes crises révolutionnaires, elle qui décide du succès, elle qui a l'héroïsme, le courage et rarement le profit
Il faut, du reste, faire la part des illusions et ne pas être trop exigeant envers la révolution de Juillet, ni lui demander plus qu'elle ne peut, qu'elle ne doit donner.
Elle a été le premier développement, le premier acte, si l'on veut, de la révolution de 1789, qui en fut l'admirable et terrible prologue. Le peuple, qui jusque-là n'avait compté pour rien dans les affaires publiques, s'y rua alors avec impétuosité. Le Tiers-État qui, suivant l'expression de Sieyès, «n'était rien et devait être tout,» eut son jour enfin. Mais à ce mouvement désordonné succéda une ère plus calme. Contenus par la main ferme, par la volonté hardie de Bonaparte, ces éléments, dont désormais il n'était plus permis de ne pas tenir compte, rentrèrent dans l'ordre.
Le peuple avait pris date; mais ses aînés, les bourgeois émancipés en 1789, devaient passer les premiers. Puissante par ses doctrines, par ses travaux, son influence, ses richesses, ses talents, la bourgeoisie, après les essais de l'Empire et de la Restauration, devait arriver la première au pouvoir. La révolution de Juillet eut pour objet principal son avènement, et les classes inférieures, les cadets du peuple, dressèrent sur le pavois cette bourgeoisie dont ils étaient tiers et qui sortait de leurs rangs.
Nous ne nous rendions pas compte de cela en 1830. Ardente et crédule jeunesse que nous étions, nous pensions que tout était fini quand tout commençait à peine, nous prenions le premier acte pour le dénouement. Cette bataille, si bravement gagnée par le peuple, sous l'inspiration et au profit de la bourgeoisie, n'était qu'un héroïque épisode de l'immense épopée. Comment donc nous étonner que ses résultats n'aient pas été en harmonie avec nos espérances.
On a reproché beaucoup de présomption, beaucoup de fautes à la bourgeoisie. On l'a accusée d'avoir oublié, comme tout parvenu, sa populaire origine; mais elle a fait du moins une grande chose qui prouve que si elle a pu méconnaître le peuple, elle a eu du moins un sentiment profond du premier, du plus indispensable de ses besoins, celui de la paix. Elle a acheté ce bienfait suprême (malheureusement en courbant la tête, et au prix de sa propre dignité bien souvent); mais la paix n'en a pas moins permis le développement des grands travaux industriels, nouveaux champs de bataille qui ne répandent plus la terreur et la mort, mais la fécondité et la vie; d'où l'ouvrier ne sort pas encore, il est vrai, honoré, glorieux, sûr que l'État le protégera, veillera sur lui, et, au besoin, assurera un asile honorable à sa vieillesse, mais où il marche avec un sentiment plus élevé de son indépendance et de sa dignité.
Si la bourgeoisie a borné sa politique au maintien de la paix, si elle n'a presque rien fait directement pour l'amélioration du sort des classes inférieures, celles-ci ont fait elles-mêmes de courageux efforts, et aujourd'hui il se forme à la tête du peuple, immédiatement au-dessous de la bourgeoisie, une classe nouvelle, intelligente, laborieuse, active, qui se prépare à stipuler un jour pour les intérêts des classes ouvrières, comme les députés de la Constituante stipulèrent, en 1789 pour les droits de l'homme et du citoyen.
Loin de s'opposer à ce progrès calme et pacifique de la démocratie, espérons que la bourgeoisie, instruite par sa propre expérience, le servira au contraire, en préparant les institutions que le peuple a le droit d'attendre d'elle; qu'elle facilitera et encouragera plus efficacement son instruction; qu'elle développera et perfectionnera les créations utiles; qu'elle honorera le travail et les travailleurs; qu'elle se conduira enfin en aînée intelligente et bonne, et fermera ainsi pour toujours le gouffre des révolutions.
Cette année, ainsi que l'année dernière, les réjouissances officielles sont supprimées. Le souvenir de la mort du duc d'Orléans est trop récent encore pour qu'on ait cru devoir autoriser ces fêtes officielles que les gouvernements se transmettent avec une fidélité si rare, et dont un de nos collaborateurs a récemment raconté les banales merveilles.
Nous n'avons donc pas à suivre aujourd'hui la foule dans la poussière des Champs-Elysée. Ne vaut-il pas mieux, en effet, se joindre par la pensée au deuil de tant de familles attristées? Ne vaut-il pas mieux parcourir silencieusement la grande ville, et évoquer le souvenir de ses jours glorieux? L'émotion qu'éveillent le Louvre, le Carrousel, les Tuileries, l'Hôtel-de-ville, ne vaut-elle pas bien les émotions du feu d'artifice ou du théâtre en plein air du carré Marigny? La tombe modeste de Farey, de ce bon et héroïque jeune homme, «mort pour les lois,» ne fait-elle pas à elle seule revivre le souvenir de cette jeunesse d'élite, si ardente, si généreuse, de ce peuple entier suivant avec amour l'uniforme de nos écoles?
Voici la colonne de Juillet! mais n'essayez pas de lire les noms inscrits sur le bronze; entrez plutôt avec nous sous les vastes caveaux ou dorment tant de braves: ne vous semble-t-il pas que de ces voûtes humides, de ces froids cercueils, sortent de populaires enseignements? Là, en effet, ce sont les morts victorieux; mais leurs adversaires, mais ceux que le pouvoir royal avait armés pour sa défense, les vaincus, n'étaient-ils pas du peuple aussi, n'étaient-ils pas les frères de ceux qui dorment sous ces caveaux sombres? Oh! ne nous le dissimulons pas! c'est en cela que les révolutions, quelque légitimes, quelque glorieuses qu'elles soient, ont un côté si profondément triste! Vainqueurs et vaincus, c'est le peuple qui fournit tous les morts; c'est lui qui souffre de l'interruption des travaux; c'est toujours lui que les partis, longtemps encore après le combat, poussent sur la place publique au-devant des baïonnettes du pouvoir ou sous le glaive de la justice.
Monument élevé à la mémoire de
Georges Fracy, place du Carrousel.
Puisqu'une circonstance douloureuse fait, depuis deux ans, supprimer les fêtes publiques dont l'anniversaire de Juillet était l'occasion, nous ferons des voeux pour que l'autorité continue à laisser dans l'ombre de vieilles habitudes, qui ne sont dignes ni du parti vainqueur dont elles ont pour objet de perpétuer le triomphe, ni du peuple, que les fêtes nationales devraient instruire et ennoblir.
Déjà une heureuse modification a été introduite: à ces horribles distributions jetées publiquement en pâture au peuple, comme une pâtée à des animaux immondes, à cet ignoble et dégradant usage ont succédé des distributions mieux ordonnées, plus régulières, moins sauvages surtout, faites dans chaque arrondissement, dans chaque ville de France, aux familles nécessiteuses. Certes, ce n'est là une fête ni pour ceux qui donnent ni pour ceux qui reçoivent cette aumône publique; c'est au contraire la constatation officielle d'une des plaies les plus douloureuses de notre état social, le paupérisme. Mais il est bon qu'au milieu même de ses joies, au milieu de ses plus beaux souvenirs, la société se trouve ainsi en présence du plus grand de ses devoirs, celui d'assurer à tous ses membres valides le droit de vivre en travaillant. Savez-vous rien de plus triste que le spectacle de ces malheureux affamés, de ces visages hâves et maigris, attendant un jour de réjouissance nationale pour recevoir un pain et quelques grossiers aliments? Oh! ce n'est pas ainsi que nous la guérirons cette plaie affreuse qui s'élargit de jour en jour!
Galerie souterraine des tombeaux sous la Colonne de
Juillet.
Demandez à l'Angleterre si sa taxe des pauvres, de plus en plus insuffisante, a remédié à ce mal qui la ronge. La charité publique, la vraie charité, ne consiste pas à donner une aumône toujours précaire, qui humilie et avilit la main qui la reçoit; la charité, c'est l'amour de Dieu, l'amour des hommes; et vous qui gouvernes, les nations, songez que vous ne serez, sûrs de votre pouvoir, que vous ne serez les véritables chefs du peuple que quand vous convierez les derniers de ses enfants au travail, qui fait vivre et honore, et non à l'aumône, qui empêche à peine de mourir de faim et qui dégrade!
Anniversaire des fêtes de Juillet.--Distributions de
secours par les bureaux de charité.
Nous voici bien loin des fêtes accoutumées. Si nous regrettons peu de les voir, pour cette fois encore, supprimées par ordre, ce n'est pas que nous jugions inutile de consacrer, par des solennités populaires, les grands souvenirs, les glorieux anniversaires; à Dieu ne plaise! Les fêtes publiques sont un besoin impérieux pour le peuple, et leur institution est d'un ordre si élevé, qu'elle intéresse à la fois la politique et la morale. Les populations aiment le plaisir et tiennent à égayer le plus qu'elles peuvent leur passage à travers cette vallée de larmes. Quand la société ne sait plus leur offrir des fêtes qui les réunissent, les exaltent et les passionnent pour quelque but élevé, les hommes alors recherchent les plaisirs grossiers, les orgies brutales où le coeur se déprave, où l'intelligence s'amoindrit.
Loin de combattre ces instincts, ne vaut-il pas mieux les sanctifier et les faire servir à l'amélioration morale du peuple? Dire ce que seront les fêtes publiques quand un pareil sentiment les inspirera, est chose impossible. C'est un rêve que chacun de nous fait suivant bon coeur, suivant ses désirs, suivant ses idées; mais, ce qui n'est pas un rêve, c'est la possibilité de faire servir les réjouissances populaires à l'éducation des masses; d'inspirer au peuple, par les réunions, par les cérémonies publiques, l'amour, la tolérance, le sentiment de sa propre dignité.
Foire de Beaucaire.--Gitanos, marchands d'ânes.
Il est, dans le département du Gard, une ville phénoménale, qui vit quatre semaines seulement par année; une ville de dix mille habitants, qui en compte plus de cent mille durant un mois; une ville sans industrie et sans commerce, qui, dans un temps donné, se trouve à l'improviste l'une des plus commerçantes de l'Europe; une ville morne, indolente, presque déserte, qui, du 1er au 28 juillet, devient subitement riante, active et populeuse: c'est Beaucaire, l'antique Ugernum, dont la foire rivalise avec celles de Leipzig, de Francfort, de Novogorod et de Sinigaglia. Vue par les voyageurs qui vont de Lyon à Arles sur les bateaux à vapeur du Rhône, cette vieille cité offre un coup d'oeil assez pittoresque; mais, si vous pénétrez dans l'intérieur, vous trouvez un méandre de rues sinueuses, des pavés anguleux, des maisons lézardées, et pas un monument, à moins que vous ne preniez pour tel le château de Bel-Cadro, dont les ruines couronnent la cime d'un rocher crayeux. La fabrication beaucairienne se borne aux tricots, à la poterie de terre, à la tannerie et à la corroierie. D'où vient que le commerce a choisi pour rendez-vous une aussi modeste résidence, une ville aussi étrangère aux spéculations industrielles? Uniquement de ce que la foire de Beaucaire était franche dans un temps de multiples prohibitions. On ne sait comment elle le devint; les paléographes ont vainement cherché la charte de fondation; mais ils peuvent vous dire qu'il en est question dans un acte de 1168, et que les privilèges en furent confirmés par Charles VIII, Louis XII et Louis XIII. La franchise fut limitée plus tard. On créa, en 1632, un droit de réappréciation; puis un droit d'abonnement de douze sous par balle qui n'était pas déballée; puis la douane de Valence, qui, après avoir imposé les marchandises portées à Beaucaire, les réimposait souvent au retour. Ces entraves n'arrêtèrent point le mouvement commercial dont Beaucaire était le centre. Aujourd'hui que les communications sont faciles, que les canaux, les chemins de fer, les paquebots, portent les marchandises d'un bout du monde à l'autre, que les plus minces négociants vont en fabrique, que les commis-voyageurs pénètrent jusque dans les chaumières, les foires, qui ont pour but de réunir en un même lieu les acheteurs et les vendeurs, semblent une institution superflue. Jamais cependant la foire de Beaucaire n'a été plus florissante. La somme des affaires qu'on y fait était évaluée 18 ou 20 millions en 1789, par Dulaure, dans sa Description du Languedoc. Le Dictionnaire de Géographie commerciale, publié en l'an VII, donne le chiffre de 7 millions; la France pittoresque celui de 25 millions. Or, les nombreux négociants que nous avons consultés portent la somme des ventes et achats à 50, 600, et même 80 millions; il y a progrès. A la vérité, le fabricant n'obtient guère plus de son produit rendu à Beaucaire que s'il en effectuait la livraison au siège même de son industrie. Le transport, le voyage, le loyer, la nourriture, augmentent ses frais généraux; mais il trouve avantage en ce qu'il écoule en peu de temps des quantités considérables. Le trafic est énorme à Beaucaire, parce que cette ville est en communication directe avec nos grands centres industriels et nos principaux débouchés: par son canal, avec le Languedoc, Bordeaux, Nantes et autres ports de l'Océan; par le Rhône, avec l'Allemagne, la Suisse, Lyon, Grenoble. Valence et Marseille; par la Méditerranée, avec l'Italie, l'Espagne, l'Afrique et le Levant.
Foire de Beaucaire.--Pré Sainte-Madeleine.
Marseille remplit journellement l'ancien rôle de Beaucaire, en approvisionnant ces dernières contrées de denrées coloniales et de matières premières; mais la fameuse foire n'y a rien perdu. Elle a pris un caractère plus industriel; elle est devenue plus utile à nos manufactures, et son importance a été consolidée par la colonisation algérienne.
La foire de Beaucaire commençait jadis le 22 juillet: c'est même encore le matin de ce jour que le canon annonce l'ouverture légale; mais vendeurs et chalands apparaissent dès le 25 juin. Le Beaucairien est alors dans l'état d'un homme qui sort de catalepsie: il dormait au soleil, fumait, chassait des bec-figues, travaillait toujours le moins possible: et le voici transfiguré en être presque agissant. Vite, badigeonnez ces façades, nettoyez ces lambris, changez ces devantures, collez des papiers neufs, chassez les rats et les scorpions, établissez des échoppes le long des murs, transformez les cabinets noirs en chambres, les soupentes en boutiques, les galetas en appartements. Le Beaucairien prend tous ces soins à votre intention, malheureux négociant, mais il saura s'en indemniser. Un rez-de-chaussée de deux mètres carrés lui rapportera six cents francs; vous paierez la location d'un magasin pendant un mois aussi cher qu'une arcade du Palais-Royal pendant un an; vous serez caserné par chambrées dans les plus inhabitables repaires. Toutefois, vous affrontez tant d'inconvénients; la soif du lucre, auri sacra fames, vous pousse vers la cité foraine. Au commencement de juillet, la foule grossit de jour en jour; le préfet du Gard se met en route pour venir gagner, à surveiller la foire et donner un bal, une indemnité de 10,000 francs; le tribunal de commerce, la balance à la main, accourt de Nîmes, son siège habituel; le Rhône se couvre de barques, de tartanes, de felouques génoises, de pinques catalanes, de navires de toutes nations. Suivant un vieil usage, le maire offre au premier arrivant un mouton des Garigues, dont l'équipage mange la chair, et suspend la peau, bourrée de paille, à l'extrémité du grand mât. Les quais s'encombrent, puis les rues. Elles s'ombragent de tentes protectrices et de toiles jaunes, blanches, rouges, vertes ou bleues, qui portent en lettres ultra-majuscules les noms des marchands, leurs adresses fixes et temporaires. Les magasins s'emplissent, les marchandises débordent jusqu'au milieu du ruisseau desséché; les bancs de pierre, les bornes même, sont envahis par des merciers ambulants; un tumulte perpétuel, un bourdonnement confus d'abeilles humaines, retentit dans cette ruche immense. Français de toutes provinces, étrangers de toutes nations, vont, viennent, se coudoient, conversent, surfont, marchandent, déboursent, reçoivent, déballent ou chargent des colis. Que de costumes, de types, de langages divers! Là, sont représentés Arles, Nîmes, Avignon, Castres, Carcassonne, Toulouse, Montauban, Saint-Pons, Mazamet, Lodève, tout le midi de la France, depuis Bordeaux et Rayonne, jusqu'à Gap et Draguignan. L'Alsace, Rouen, Saint-Quentin, Amiens, Sedan, Elbeuf, Flers, Mayenne, Laval, ont déversé à Beaucaire une partie de leur population. Lyon, Saint-Etienne, Villefranche, Tatare, Thizy, Voiron. Roanne, ont aussi fourni leur contingent. On y est venu de Genève, des villes anséatiques, de la Corse, de l'Italie, de l'Espagne, de l'Algérie, du Maroc, de la Grèce, de l'Arménie, de l'Égypte et de diverses autres régions levantines. Le total de cette masse est incalculable. «On y a compté jusqu'à trois cent mille personnes,» dit M. A. Hugo. «Cent, mille négociants s'y rendent, «selon Vosgien. A en croire la Statistique de Peuchet, «il n'est pas extraordinaire d'y voir un concours de six cent mille hommes.» D'après l'Annuaire publié en 1843 chez M. F, Didot, «dans un espace où dix mille personnes sont à l'étroit en temps ordinaire, se groupe une population de deux et quelquefois trois cent mille négociants.» Nous pensons de visu, que du 1er au 30 juillet, Beaucaire donne l'hospitalité à environ deux cent cinquante mille individus. Comme l'avance Jean-Michel, de Nîmes, dans son poème languedocien sur l'Embarras de la fiero:
L'on pot ben sans hyperbolo
Dire que l'y a mai d'estrangers
Qu'en Italio d'orangers.
La quantité et la variété des objets de commerce correspondent au nombre des marchands et des acheteurs. Il vous est loisible de vous procurer à Beaucaire des rouenneries, des toiles, des tissus de coton, des draps, de l'orfèvrerie génoise, de la quincaillerie de Paris, de Lyon, de Saint-Claude et de Thiers, de la parfumerie, des savons de Marseille, de la rubanerie, des liqueurs de Montpellier, de la droguerie, des épices, des laines d'Espagne et de Barbarie, des cuirs de Russie et d'Allemagne, des fers, des planches, des bouchons de liège du Roussillon, etc. Il serait impossible de se reconnaître dans ce dédale commercial, si l'autorité n'avait établi un ordre de vente et un classement méthodique pour certaines marchandises. Du 10 au 18, on vend les rouenneries, les impressions, les articles de Mulhouse; du 18 au 25, les draps et les laines; du 24 au 26, les soies grèges, du 26 au 29, les soies lavées. Les articles d'Alsace, de Rouen, de Saint-Quentin et de Tatare occupent les rues Basse, des Couvertes et des Quatre-Rois; les cuirs, la rue des Tanneurs; les toiles écrues ou blanches, la Placette et les rues adjacentes. La draperie loge rue Haute; la quincaillerie, rue Beauregard; la mercerie, rue Tupin. Les grands magasins de bimbeloteries s'installent au Bazar, péristyle couvert situé près de la Porte Beauregard. Sur la route de Nîmes s'opère la vente des chevaux et des bestiaux; mais elle est restreinte, car il y a pour eux une foire spéciale le lendemain de l'Ascension. Les salaisons, anchois et sardines, sont sur les bateaux du canal, les fers sur les quais du canal et du Rhône, les bois sur la grève, à l'extrémité de la ville. La lingerie et les éventails, les chapeaux de paille et les foulards, les rubans et les nouveautés, les papiers peints et les casquettes stationnent dans la rue des Bijoutiers, ainsi nommée sans doute parce qu'un y vend de tout, excepté des bijoux.
La ville entière est un commerce; le pré Sainte-Madeleine est à la fois au commerce et au plaisir. C'est une vaste pelouse, qui serait une délicieuse promenade sans le mistral, les cousins, la poussière, la chaleur et l'air des cuisines en plein vent; elle est entourée d'allées d'ormes et de platanes disposés en triangle, dont un côté longe le Rhône, et dont l'angle aigu aboutit aux rochers du Bel-Cadro. Un bail à loyer d'une durée de six ans donne à des adjudicataires le droit de bâtir sur le pré des baraques. Une ville de bois s'y élève en concurrence avec la ville de pierre, car ne faut-il pas loger les nattes, les paillassons, les pâtes d'Italie, les parfums de Grasse, les cordages, les souliers, la grosse ferronnerie, les porcelaines, les faïences, les verres, les pipes, les cristaux et tout ce qui constitue la base des magasins à vingt-cinq sous? Sans le pré Sainte-Madeleine et ses asiles, que deviendraient les nains, les géants, les hercules, les hommes-squelettes, les cirques, les combats de bouledogues contre des ours rogneux et muselés, la Défense de Mazagran, Geneviève de Brabant, la Passion, la Bataille d'Austerlitz, les ménageries ambulantes?
Commo son lions, léopars,
Panteros, mouninos, rainars,
Et tant d'autres bestios sauvajos,
Qu'y gagnan d'argen qué fon rajos.
Que deviendraient les charlatans qui espèrent trouver à Beaucaire une fortune, à l'exemple de feu Chavigny, devenu presque millionnaire en vendant à la foire un vermifuge efficace?
Le soir, vers les neuf heures, le pré Sainte-Madeleine présente à peu près le même spectacle que les Champs-Elysées aux fêtes de Juillet: la cohue est interminable; le bruit des grosses caisses, des cymbales, des galoubets, des trompettes, les appels des paillasses, les aboiements des chiens, les hop, hop des écuyers, se mêlent en un gai charivari. Les bals de Nîmes, d'Aix, d'Avignon, des Catalans, etc., réunissent des danseurs de ces diverses localités. Des milliers de consommateurs se rafraîchissent avec de la bière de Lyon, des glaces, des grenades et des saucissons d'Arles. Dans les cafés-spectacles, enjolivés de guirlandes et de tentures multicolores, des chanteuses, en toilette de bal masqué, psalmodient les romances de mademoiselle L. Pujet; des lustigs exécutent le Choriste ou le Marchand d'Images, des Espagnols dansent les plus fougueuses cachuchas: le tout avec accompagnement d'orchestres criards et asthmatiques. Toutes ces exhibitions ravissent les assistants: après leurs laborieuses journées, ils sont si heureux de se distraire, de respirer, d'oublier le comptoir et les chiffres!... Tout devient nectar pour l'homme altéré.
Loin des jeux populaires, dans un coin de la prairie, campe une population bizarre, celle des Bohémiens. Noirs, crasseux, demi-nus, ils sont couchés autour de leurs charrettes, pêle-mêle avec leurs chevaux et leurs chiens. Leur industrie est la vente et la tonte des ânes, la chiromancie et surtout la mendicité. Par intervalle, une Bohémienne se détache de la bande, charge sur ses épaules un ou deux enfants à la mamelle, en prend un plus grand par la main et va demander la caritat par les rues. Elle pousse les glapissements les plus plaintifs, tandis que son jeune acolyte, innovateur musical, se donne des coups de poing sur le menton pour se faire claquer les dents.
Tel est, en raccourci, le tableau de la foire de Beaucaire; il se reproduit tous les ans avec de faibles modifications. La grande assemblée est officiellement dissoute le 28 juillet; les négociants plient bagage; les navires remettent à la voile; les diligences partent chargées de voyageurs; la ville se dépeuple lentement, et le Beaucairien se rendort. Comme le boa, il a fait son repas; il va mettre onze mois à digérer.
(Voir p. 86.)
Il y a quinze ans environ, si nous ne nous trompons, que le Globe, journal que n'ont oublié aucun de ceux qui à cette époque s'occupaient sérieusement de littérature, et le nombre en était grand, publia, sans nom d'auteur, le texte el la traduction de deux petits poèmes italiens remarquables par la forme, par la pensée, surtout par l'énergie et la profondeur du sentiment. Ces poèmes, divisés en strophes comme presque tous les poèmes italiens, avaient reçu de leur auteur le modeste titre de Romances, qu'il leur a conservé: c'étaient le Remords (il Rimorso) et l'Ermite du Mont-Cenis (il Romito del Cenigio); tous deux étaient une énergique protestation contre la domination étrangère, tous deux étaient un cri de liberté qui devait retentir profondément dans les coeurs italiens, et qui réveilla de secrets échos dans tout ce qu'il y avait en France de noble, de généreux, de jeune, de vivant.
Effectivement la France était aussi lasse du joug que lui avait imposé l'étranger que l'Italie était lasse elle-même du joug autrichien: l'une el l'autre avaient jadis combattu sous le même drapeau, et ni l'une ni l'autre n'oubliaient que la jeune République Cisalpine et la jeune République Française avaient été soeurs un moment. Les amis de la liberté se considéraient d'ailleurs comme frères à quelque pays qu'ils appartinssent; et, regardant la belle Italie du sommet du Mont-Cenis, il n'en était pas un qui ne fût prêt à s'écrier comme l'ermite de la romance: «Maudit soit-il celui-là qui, sans pleurer peut s'approcher de la terre de douleur...--Les malheurs de l'Italie sont immenses, sa douleur est inépuisable. Elle a voulu la liberté; mais, insensée! elle a cru aux princes, elle s'en est fiée à leurs serments pour obtenir ce qu'elle voulait. Ses princes l'ont jouée, ils l'ont entourée de perfidies; ils l'ont vendue à l'étranger.» Et tandis que Berchet, car c'était lui qui chantait ainsi, exhalait avec énergie ses douleurs de patriote, plus d'un ardent admirateur le salua tout bas du nom de Béranger de l'Italie, que lui donnent encore aujourd'hui bon nombre de ses compatriotes. M. Berchet trouve lui-même, nous n'en doutons pas, l'éloge fort exagéré; mais, au-dessous de notre grand poète national, les places sont encore élevées, honorables, et l'auteur des Romances, on doit le dire, occupe peut-être la première dans le genre auquel il s'est voué, genre qui, il ne faut pas l'oublier, n'est qu'une partie et non toute la gloire de notre Béranger.
Né dans cette belle Lombardie qui, plus rapprochée du nord que les autres parties de l'Italie, plus française aussi, a su se faire une langue qui n'a ni la mollesse du toscan, ni la grâce enfantine et coquette du doux parler vénitien, mais plutôt une sorte de vigoureuse senteur que semble lui communiquer le vent sain et parfois âpre des Alpes, si le mot âpre peut sans contre-sens s'appliquer à quelque chose; sur cette douce terre d'Italie; né dans la Lombardie d'une famille italienne mais originaire de France, Berchet, comme aussi Manzoni, a su retrouver toute l'énergie de l'antique idiome italien; et cette énergie il l'a puisée dans la douleur de son âme, car depuis de longues années ce n'est que dans l'exil que le noble poète peut aimer, chanter sa patrie, et on sait ce qu'est la patrie pour l'exilé, de quelle sainte auréole elle lui apparaît ceinte au delà de la barrière qu'il lui est interdite de franchir.
Le recueil que nous avons sous les yeux, et qui se compose de huit poèmes, plus ou moins étendus, porte à chaque page, j'ai presque dit à chaque vers, l'empreinte du regret de la patrie, de la haine de l'étranger, de l'amour de la liberté. Le premier de ces poèmes n'est pas consacré à l'Italie, mais à une autre grande nationalité longtemps gémissante sous le joug étranger, qu'elle est enfin aujourd'hui parvenue à secouer, non sans d'immenses efforts, non sans verser pour le saint baptême de son indépendance des flots de sang mahométan, et surtout chrétien. Ce poème, d'environ quatre cent cinquante vers, est une oeuvre véritablement grande, malgré ses dimensions peu étendues, et la composition en est si belle que, dans l'impossibilité de traduire ici cette pièce dans son entier, à cause de sa longueur, nous espérons intéresser nos lecteurs en leur en offrant une brève analyse.
Les Fugitifs de Parga (tel est le litre de ce poème divisé en trois parties: le Désespoir, le Récit, la Malédiction) commencent ainsi: Un Anglais, Henri, traversant la mer sur un navire grec de Corcyre, voit un homme assis sur le rivage et regardant du côté où doit se trouver Parga, que l'Angleterre vient de vendre au farouche Ali-Pacha, livrant sans pitié ses habitants chrétiens à toute l'atrocité des vengeances musulmanes. Tout dans l'homme du rivage annonce le plus profond désespoir, et après avoir vainement tenté de se poignarder, on le voit se précipiter dans les flots, malgré les efforts d'une femme qui le suit: «Qu'on le sauve!» s'écrie Henri; mais près de lui une voix s'élève d'au milieu des matelots grecs, et cette voix lui crie: «Hé! que t'importe, vil Anglais, que t'importe la mort d'un malheureux débris de Parga!» Henri se tut; mais il ressentit profondément l'injure qui lui était adressée, et l'infamie de l'île où il reçut le jour pesa lourdement sur sa tête. Cependant le fugitif de Parga est sauvé, et sa triste épouse trouve avec lui un asile assuré à bord du navire corcyréen. L'Anglais manifeste une douce sympathie aux pauvres exilés; il semble vouloir réparer, au moins envers eux, les torts de sa pairie, et lorsque le navire touche terre, il est devenu leur hôte, et ose enfin, au milieu de la léthargie où est plongé le Grec, demander à la jeune épouse de lui dévoiler la cause de tant de douleurs. «O bienveillant étranger, à quelque pays que tu appartiennes, il m'est doux de t'ouvrir mon coeur, répond celle-ci; sans doute l'ange de Parga t'a lui-même amené ici pour être témoin du malheur de son peuple. Mais avant de parler, je t'en supplie, si, durant mon récit, il sort de ma Douche quelque parole qui te puisse blesser, ne t'en offense pas, mais pleure sur nous.» Puis, après avoir considéré quelques instants avec amour son époux endormi, après s'être réjouie de voir son front plus calme, la Grecque revient raconter à Henri les malheurs de sa patrie, non sans s'interrompre maintes fois pour s'approcher encore du lit de son cher malade.
Les Turcs avaient voulu punir Parga, qui, non contente d'avoir offert un asile aux héroïques Souliotes, tendait encore les bras à tous les proscrits. La guerre fut terrible: «Nous, femmes, nous-mêmes on nous vit combattre, ou bien, accourant au bruit du mousquet, aider nos frères en rechargeant leurs armes. La victoire fut le prix de notre courage. L'ennemi se retira, mais en se retirant il jura de se venger, et les malheureux habitants de Parga, voyant venir la tempête, cherchèrent refuge; mais, hélas! où le cherchèrent-ils? «Dans le nid du serpent!» Un ban ne tarda pas à leur apprendre que les Anglais, sous la protection desquels ils s'étaient mis, les avaient vendus au farouche pacha de Janina, leur mortel ennemi. «Alors un cri général s'éleva du milieu de nous: Non, nous le jurons par notre Dieu, nous ne nous soumettrons pas au tyran; plutôt mille fois l'exil que l'esclavage.» Puis, avant d'abandonner leurs foyers, les Parginotes se préparent à l'exil en célébrant le saint sacrifice; el pour que l'Osmanli ne viole pas les sépultures de leurs pères, ils tirent les morts de leurs tombeaux, et rassemblant sur un bûcher qu'ils bénissent avec de pieuses cérémonies les ossements sacrés, ils y mettent le feu, et, touchant souvenir des moeurs de leur antique pairie, «les vierges et les jeunes épouses sacrifient sur le bûcher leurs chevelures flottantes. Quand le bûcher fut éteint, nous dispersâmes ses cendres et nous partîmes,» dit la jeune Grecque.
Dire, que dans tout ce chant le poète s'est montré à la hauteur des héroïques souvenirs qu'il rappelle, est un éloge suffisant, ce nous semble, mais il n'est que juste.
Dans celui qui suit, Henri se trouve en face de son hôte, enfin sorti de son évanouissement. Il essaie non d'excuser son inexcusable patrie, mais de faire comprendre au Grec que tous les Anglais ne sont pas coupables des fautes, des crimes du gouvernement de la Grande-Bretagne. C'est presque à genoux qu'il supplie le fugitif d'accepter de lui une aide fraternelle. Ses remords, dit-il, doivent l'absoudre du crime de son pays. La jeune Grecque pleure, mais ce n'est que du regard qu'elle ose supplier son époux, qui, sans se laisser attendrir, répond ainsi:
«Garde tes dons; conserve-les pour des malheurs que la faute de ton peuple ne peut manquer d'attirer sur lui, là, au jour de la douleur, tu le trouveras, le lâche, qui implorera ta pitié; mais il est une douleur, il est des blessures qui rendent fier celui qui les ressent; moi je m'enorgueillis de mon malheur, et celui-là qui m'a tout enlevé ne pourra du moins me ravir cet orgueil.
«Retiens les pleurs, je n'en veux pas de celui qui m'inspire une invincible horreur. Tu es juste? et qu'importe? N'es-tu pas fils d'une terre exécrée, d'une terre maudite! Partout où gémissent des peuples dépouillés exilés, esclaves, un cri de vengeance ne s'élève-t-il pas contre elle? N'est-ce pas elle qui a conclu l'odieux marché dont tous sont victimes?... Au moment même où elle affranchit fastueusement ses nègres, n'insulte-t-elle pas à ses frères d'Europe? Mais le temps prépare notre vengeance, et Dieu daigne la hâter en soulevant contre vous tout ce que l'Europe a d'âmes généreuses... Peut-être il n'est pas loin le jour auquel nous nous appellerons tous Frères, alors que la guerre ayant expié la guerre, le pardon et l'oubli viendront fermer tant de plaies; mais aujourd'hui les haines sont, encore vivantes.... Un jour, en se rappelant ce que je fus et ce que je suis, j'en jure par le ciel, mes fils frémiront, mais jamais aucun d'eux n'aura la honte de dire: Il a emprunté son pain à l'Anglais»
A partir du jour où il se vit ainsi repoussé, une mortelle tristesse dévora le coeur de Henri, et cette tristesse ne fut illuminée par aucun rayon de bonheur. «Sa patrie est infâme, il la renie, il la fuit, il l'abhorre; cependant il ne peut sans colère l'entendre maudire par les autres; son âme souffre de ne pouvoir l'aimer. Malheureux! il parcourt toute l'Europe; mais un cri de douleur s'élève de toutes parts: il ne peut trouver un lieu où l'homme vive paisible.... Partout il entend s'élever contre l'Angleterre la malédiction de ceux qui souffrent: ceux-ci, elle les a trahis; ceux-là, elle les a vendus.»
Clarina et Mathilde sont des romances d'amour où s'entend, plus haut que la voix de la tendresse, le cri de l'indépendance nationale, la première est une jeune fille qui pleure son amant exilé, son amant auquel elle-même a dit: «Va, pars malgré mes larmes. Tu avais une patrie avant de m'avoir donné ton coeur, brise les chaînes de cette patrie, puis reviens près de moi t'enivrer d'amour.» Mathilde est une autre jeune fille qui supplie vainement son père de ne pas la donner en mariage à l'étranger.
Le Remords nous montre une autre femme italienne; mais celle-là, «c'est la femme de l'un de nos tyrans, c'est l'épouse de l'étranger.» Et seule au milieu des bals, des concerts, des spectacles, elle entend dire à ceux qui la regardent: «Maudite soit-elle, celle-là qui, d'un baiser italien, rend heureux le soldat allemand! «Mais tant de honte ne suffirait pas à venger la pairie outragée par une union impie: l'Italienne se voit abandonnée de l'époux étranger, et nulle consolation, nulle sympathie ne la vient soulager dans son malheur; tous les regards semblent lui dire: «Misérable! de tes propres mains tu l'as tissu, le manteau d'infamie, tu as voulu t'en revêtir; maintenant que ce manteau te couvre les épaules, la plainte est inutile, nul ne peut te l'ôter.»
Négligeant d'autres pièces, faute d'espace, nous essaierons de faire mieux connaître notre poète en donnant la traduction entière d'une romance à nos lecteurs.
La cloche a sonné; la loi est proclamée; c'est le jour des conscrits.--Rassemblés à l'église, ils sont rangés en cercle autour d'une urne. La commune doit fournir sept hommes: les noms sont dans l'urne; chacun s'en approche la terreur dans l'âme.
Mais ne sont-ils pas tous citoyens de l'Italie? et pourquoi, si l'ennemi menace la frontière, ne partent-ils pas désireux de sauver la pairie?--Ce n'est plus la patrie qui leur crie: Aux armes! Soumis à un peuple de langue étrangère, on les appelle à combattre, mais pour rester sous le joug.
Cependant que veut cette foule si pressée dans le temple? et cette autre foule haletante qui se pousse et se heurte sous le porche, en se plaignant de ne pas voir plus loin? Veut-elle arracher ses frères au péril? Va-t-elle courir aux armes? Va-t-elle chasser l'étranger du sol natal, au noble cri de liberté?
Ils labouraient la terre, quand ils ont entendu la cloche; descendant de leurs montagnes, ils ont pris immédiatement le chemin de la ville, attirés par le bruit, ainsi que des enfants; ce qu'ils veulent, ce n'est rien de plus que savoir la nouvelle du jour; ils sont venus écouter les plaintes de leurs frères, et demain ils en parleront entre eux sans colère et sans douleur.
Mais il n'y a donc pas de sang dans leurs veines; il n'y a donc pas de vie dans leur coeur? La haine du joug allemand n'y brille donc pas? Leurs sueurs arrosent la glèbe de maîtres stupides; ils suivent l'exemple de ces maîtres, et ils se disent: Pourquoi nous révolter? ne somes-nous pas nés pour servir?
Les misérables!... Mais les pères? Ils accourent pensifs, ils s'avancent cherchant de leurs tristes regards leurs femmes et leurs belles filles pleurant au pied de l'autel. Elles se sont dites heureuses en voyant l'activité de leurs fils, levés dès l'aube matinale; et le soir, qui le sait, si elles pourront se réjouir en les contemplant dans leur sommeil?
Et tandis que la foule bruit et se meut, que fait cette femme immobile dont la figure ne ressemble à celle d'aucune autre? On ne sait ce qui la domine le plus ou la colère ou la douleur. Elle ne baisse pas la tête, elle ne se cache pas le visage de son voile, elle ne parle pas, elle ne pleure pas; elle regarde le ciel: son oeil ne distingue pas ceux qui l'entourent, elle ne les remarque même pas.
C'est Julie, c'est une mère. Elle a vu croître et grandir en vain deux fils, espoir de sa vieillesse. L'un d'eux est déjà perdu pour elle; c'est l'exilé toujours présent à son coeur. Il souffre errant dans les vallées désertes; il s'est arraché de l'Italie le jour où il la vit, s'abandonnant elle-même, tomber au-dessous de ses destins.
Quel adieu plein de larmes ce fut pour Julie! Et maintenant la malheureuse tremble pour son autre fils, qu'un billet sorti de
l'urne peut lui ravir. Quoi! Charles pourrait devenir soldat? Il porterait la blanche livrée de l'odieux étranger? Il ceindrait une épée qu'aurait forgée l'Autrichien?
Et déjà, avec le terrible génie de la douleur, la triste mère, anticipant le temps, va au-devant d'un jour qui n'est pas encore. Elle suit le son des trompettes guerrières; elle arrive dans une plaine au pied des Alpes, et de la montagne, elle voit s'abattre, comme une légion de vautours, une armée étrangère.
Mais d'autres drapeaux, d'autres guerriers arrivent par d'autres sentiers; et ceux-ci sont venus pour couper le chemin aux premiers. D'un côté, ou crie: Italie! sauvons la patrie opprimée! De l'autre, ou jure de la maintenir sous le joug. Les deux armées tirent l'épée.
Un furieux s'élance hors des rangs de l'armée de droite; un autre sort de l'armée de gauche, il assaille le premier à coups d'épée sans même songer à parer les coups qui lui sont portés. Blessés tous deux à la fois, tous deux laissent échapper un blasphème. Quels gestes, quelles voix! La malheureuse frémit; d'un oeil épouvanté elle envisage ces terribles adversaires. Hélas! ce sont les deux fils auxquels elle a donne le jour.
Cependant l'imagination de Julie cesse de lui dépeindre les horreurs de ce champ de bataille abhorré, et, plus déchiré encore, son coeur revient à la terrible réalité. Le sang coule plus rapide dans ses veines brûlantes; les sorts sont lires de l'urne fatale: que va-t-il advenir de Charles?
Les numéros sont tour à tour tirés par la main des jeunes gens; un impassible surveillant préside au tirage; c'est lui qui lit les noms; c'est sa voix, organe du destin, qui proclamera les sept que doit choisir le sort. Personne n'ose remuer, on n'entend plus une seule parole dans cette foule tout à l'heure encore si bruyante; curieuse et stupéfaite, elle a hâte d'entendre les noms; elle écoute d'une oreille attentive.
Julie regarde son fils avec terreur, et jamais son oeil fixé sur lui n'indiqua tant d'amour. O angoisse! on prononce un nom... ce n'est pas celui de Charles. On en dit un autre... ce n'est pas le sien non plus; et déjà le cinquième est nomme sans que Charles ait été condamné.
On appelle le sixième. C'est le fils d'une autre; une autre mère pleure sur lui. Ah! sans doute, elles étaient vaines les craintes de Julie, et semblable au frais zéphyr qui ranime le malade, une douce voix lui crie au fond du coeur que sa prière a trouvé grâce devant Dieu.
Sa confiance s'accroit: un long soupir soulage l'oppression de son coeur. C'est avec moins de terreur que Julie écoute la lecture du septième billet... Hélas! on l'a nommé... c'est son fils!... Demain, obéissant honteusement à l'ordre d'un soldat étranger, elle le verra partir l'aigle au front.»
Nous regrettons de ne pouvoir insérer ici les Fantaisies, pièce de plus de sept cents vers. Hélas! ces fantaisies ne sont pas celles de l'amour qu'ont si souvent célébré les Italiens anciens et modernes: ce sont les rêveries tristes ou riantes qui viennent à l'exilé, rêveries toujours amères par le sentiment du malheur de la pairie, de son abaissement.
Berchet, auquel le peu que nous venons de citer suffirait à assurer un rang distingué parmi les poètes de tous les pays, et qui, dans la douce Italie, se distingue particulièrement par la force et l'énergie. Berchet est encore prosateur distingué, et parmi ses écrits en ce genre, on cite particulièrement des morceaux de critique littéraire hautement recommandables. Ajoutons à tous ces titres à notre sympathie que la France semble être le pays d'adoption du noble exilé, qui, après avoir parcouru une partie de l'Europe, est revenu à plusieurs reprises reposer sa tête sur cette terre qui, nous le disons avec orgueil, fut toujours l'asile chéri et assuré de toutes les grandes infortunes.
Les Demoiselles de Saint-Cyr, comédie en cinq actes et en prose, de M. Alexandre Dumas (Théâtre-Français).--Lénore, drame en cinq actes, de MM. Cogniard frères (Théâtre de la Porte-Saint-Martin).--Madame Barbe-Bleue, vaudeville, de MM. Lockroy et Choquart (Théâtre du Vaudeville).--Francesca, comédie-vaudeville, de M. Philippe Hart (Gymnase-Dramatique).
Il faut oublier madame de Maintenon, la chaste règle de Saint-Cyr et l'austérité des derniers temps de la cour de Louis XIV: tout cela n'a rien à faire ici. Ce n'est pas de vraisemblance et de vérité que M. Alexandre Dumas s'inquiète: peu lui importe de compromettre le nom de madame de Maintenon dans une aventure gaillarde; peu lui importe encore de jeter aux échos de Saint-Cyr; des plaisanteries et des quolibets qui les auraient fait frissonner de peur; ce que veut M. Alexandre Dumas, c'est faire rire avant tout, c'est avoir un succès; quant aux moyens, il paraît en faire bon marché. Mais, au moins, M. Alexandre Dumas a-t-il réussi? a-t-il touché au but qu'il cherchait, d'amuser sans trop se soucier du comment ni du pourquoi? Oui et non. Les trois premiers actes ont excité la curiosité, les deux derniers l'ont attiédie, et peu à peu le rire, qui avait éclaté assez franchement au début, s'est converti en je ne sais quelle résignation silencieuse qui ressemblait plutôt à un excès de patience qu'à un accès de plaisir.
L'ouvrage de M. Dumas appartient d'ailleurs à cette espèce de comédie de hasard et de fantaisie qui a cours aujourd'hui, au grand préjudice de la vraie comédie, de la comédie de moeurs et de caractère, cela ne peint rien, cela n'apprend rien, cela n'ouvre pas une minute l'esprit à la réflexion, le coeur à une émotion un peu relevée el un peu nourrissante. Ce sont des faits, des quiproquos, des mots qui voltigent et courent ça et là, sans qu'on en devine bien l'utilité ni la raison; on ne sait guère d'où cela vient, où cela va, à quoi cela ressemble; mais enfin, si le mot est vif, si la scène est leste, on se laisse étourdir un instant, on sourit on va même jusqu'à ne pas trop s'ennuyer, puis on quitte ce spectacle sans avoir la moindre envie d'y revenir. Voila le malheur et le châtiment de ces pièces en l'air; vous les avez vues une fois, c'est assez, c'est plus qu'il n'en faut; car ce qu'on y trouve et ce qu'on peut en garder, Dieu le sait!
Nous sommes donc à Saint-Cyr, dans le Saint-Cyr de madame de Maintenon, vers les dernières années de Louis XIV. Un vicomte de Saint-Hérem, espèce de Lovelace en raccourci, a vu mademoiselle de Meiran à Saint-Cyr pendant une représentation d'Esther. En devenir amoureux et songer à la séduire, tout cela est l'affaire d'un instant pour le vicomte; il s'introduit à Saint-Or par ruse et par escalade, menant un certain sieur Achille de Bouloi avec lui. Ce M. de Bouloi est un original, un plaisant, une espèce de Turlupin qui doit servir de paravent au vicomte et l'aider dans ses manoeuvres; et en effet, tandis que Saint-Hérem explique sa passion à mademoiselle de Meiran qui l'écoute avec la plus grande indulgence, de Bouloi occupe, pour opérer une diversion, mademoiselle Charlotte, amie de mademoiselle de Meiran. Mademoiselle Charlotte n'est pas moins docile, aux propos amoureux que mademoiselle de Meiran, et les affaires vont si vite et si bien, qu'on s'arrête à un projet d'enlèvement. Malheureusement ou heureusement, madame de Maintenon a été avertie du complot; les gens du roi arrivent au moment capital, saisissent M. le vicomte et son aide-de-camp, et les envoient tous deux à la Bastille.
Le scandale est grand, il faut l'expier. Nos deux conquérants, bien et dûment enfermés sous les verrous, se trouvent placés, par l'ordre du roi, dans l'alternative que voici; «Ou vous épouserez ces demoiselles, ou vous resterez en prison.» Il se décident à épouser; le double mariage s'accomplit: de Bouloi et Saint-Hérem recouvrent la liberté.
Mais avec leur liberté ils ont sur le coeur une grande rancune. Saint-Hérem, qui voulait bien de mademoiselle de Meiran pour se distraire, n'est que médiocrement satisfait de l'avoir pour femme; sa vanité de séducteur est d'ailleurs irritée d'être tombée si gauchement et si brusquement dans la prose du mariage. Quant à de Bouloi, il avait un autre mariage en vue, et mademoiselle Charlotte a tout renversé. Et puis tous deux sont furieux d'avoir été contraints par la force. L'un déclare donc à sa femme qu'on a bien pu le marier avec elle, mais qu'il ne sera jamais son mari, et l'autre fait la même déclaration à mademoiselle Charlotte; après quoi, ils quittent Paris, ils quittent leurs femmes, ils quittent la France, et passent en Espagne à la suite du duc d'Anjou.
En Espagne, ils mènent une assez joyeuse vie et oublient leurs mésaventures de Saint-Cyr et de la Bastille. Un beau jour, ou plutôt un beau soir, le duc d'Anjou, devenu roi, donne grand bal: deux femmes masquées y attirent les regards; bientôt Saint-Hérem et de Bouloi sont sur leurs traces et s'épuisent en galanterie; on les encourage, on leur donne de l'espérance; puis, au moment décisif, les masques tombent: «C'est elle I s'écrie Saint-Hérem; c'est elle! répond de Bouloi. En effet, l'une de ces beautés mystérieuses était madame de Saint-Hérem, l'autre madame de Bouloi.
Voici encore nos époux aux prises et de nouveau face à face: de Bouloi tient bon; Saint-Hérem commence à s'émouvoir. Bientôt la jalousie achèvera de triompher de sa rancune, car la jalousie, en éveillant en lui le sentiment de l'honneur conjugal, réveillera en même temps son amour. Cette jalousie, c'est le duc d'Anjou qui la cause. Le duc, pour se distraire, se met à aimer madame de Saint-Hérem, et Saint-Hérem s'imagine que sa femme est complice de cette fantaisie. Alors tout change; Saint-Hérem s'inquiète, épie, surveille; de son côté, madame de Saint-Hérem, voyant ces premiers symptômes d'une affection renaissante, attise le feu en paraissant pencher du côté du duc d'Anjou. Que vous dirai-je? les choses vont si loin, que le duc se décide à éloigner Saint-Hérem pour se mettre plus à son aise. Pour le coup, l'honneur du mari se gendarme et éclate tout entier; le vicomte accable sa femme de reproches; il va jusqu'à menacer le roi et à tirer à demi l'épée du fourreau.--La réponse de madame de Saint-Hérem est bien simple: «Pourquoi m'avez-vous abandonnée et insultée par cet abandon?» Pour le roi, il se promet de punir Saint-Hérem exemplairement.
Mais il est temps que tout cela finisse. Madame de Saint-Hérem, touchée de ces preuves de l'amour de son mari, lui pardonne; et le roi, revenant à la clémence, en fait autant. L'aventure finit donc le plus charitablement du monde, sauf de la part de Bouloi, qui est obligé de reprendre sa femme, mais à contre-coeur, et, c'est le cas de le dire, à son corps défendant.
Tel est le fond de la comédie de M. Alexandre Dumas; il n'y a rien de plus ni de moins, aux détails près, qui sont spirituels çà et là, mais le plus souvent d'assez mauvais ton. En conscience, est-ce là une comédie? Ne vous semble-t-il pas, bien plutôt, vous promener à travers les petits sentiers si fréquentés du Vaudeville ou de l'Opéra-Comique?
M. Dumas n'a donc fait la ni une oeuvre très-estimable ni une oeuvre positivement littéraire; il a réussi, c'est quelque chose; mais ce succès ira-t-il loin? j'en doute, tout en le désirant pour le Théâtre-Français.
La pièce est bien jouée par Régnier, par Firmin, par mademoiselle Plessy, qui a été charmante, et par mademoiselle Anaïs; Brindeau est très-lourd et très-empâté.
L'Illustration renvoie à son prochain numéro le dessin qui doit représenter la scène principale et quelques-uns des personnages de cette comédie.
Théâtre de la Porte-Saint-Martin.--Lénore, ou les Morts
vont vite.--Fin du 3e acte: Wilhelm de Lutzow, Clarence; la comtesse
Diane de Valberg, mademoiselle Klotz; le vieux strelitz, Rancourt.
MM. Cogniard frères, assistés de M, Henri Blaze, viennent d'accommoder en drame la fameuse ballade de Burger intitulée Lénore. La ballade n'offrant pas une suffisante pâture au drame, MM. Cogniard et Blaze ont imaginé de compagnie une fable romanesque qui corrobore l'action et la peuple d'événements et de détails qui ne sont pas sans intérêt.
Lénore est la fille d'un simple médecin, Wilhelm le fils d'un baron allemand très-entiché de noblesse; le baron oblige son fils à quitter Lénore pour aller se battre à l'armée du roi. Lénore pleure, gémit, se désespère pendant l'absence de son amant, et lui reste fidèle.
Théâtre du Vaudeville.--Madame Barbe-Bleue.--1er acte: Arnal, de Pezenac sortant du tonneau où il s'est caché dans le bâtiment qui le transporte à la Martinique. | Théâtre du Vaudeville.--Madame Barbe-Bleue.--2e acte: Arnal, de Pezenac; madame Doche, madame Barbe-Bleue; Desbirons, Gant-de-Cuir. |
Dans la bataille, Wilhelm est blessé mortellement; on l'apporte mourant sur un brancard, et déjà son coeur ne bat plus. La nouvelle arrive jusqu'à Lénore, qui attendait toujours.
Tout à coup, au milieu de sa plus violente douleur, quelqu'un frappe à sa porte; elle ouvre; c'est Wilhelm qu'elle croit mort; Wilhelm l'emporte dans ses bras, et comme l'indique la ballade, l'emmène parmi les tombeaux; mais le drame ne suit pas la ballade plus longtemps.--Wilhelm a été sauvé par un miracle, Wilhelm est plein de vie. S'il a laissé courir le bruit de sa mort, s'il n'a pas détrompé son père, c'était pour briser les entraves que l'autorité paternelle et les préjugés opposaient à son amour, et pour se donner tout entier à Lénore, sans que le monde soupçonnât son bonheur et vint le troubler.
Lénore et Wilhelm finissent donc par s'unir et par être heureux, le mélodrame le veut ainsi et donne tort à la ballade. Cependant le drame a suffisamment conservé les émotions et la teinte surnaturelle de la poésie de Burger, pour tenir les spectateurs en suspens et leur donner le frisson. Madame Dorval a d'ailleurs jeté sur le rôle de Lénore un caractère de souffrance amoureuse et de mélancolie d'un effet très-saisissant.
Adieu le drame funèbre! nous voici avec Arnal. C'est le moment de chasser l'humeur noire ou jamais. Arnal s'appelle M. de Pezenac. Pezenac n'a pas le sou, et va chercher fortune en Amérique; or, comme Pezenac n'a pas de quoi payer la traversée, il s'insinue ingénieusement dans un tonneau de sardines, puis, une fois en mer, se manifeste bravement aux passagers, et sort de son tonneau au nez du capitaine ébahi.
En Amérique, c'est un surcroît d'aventures. Pezenac se croit sur le point d'épouser madame Barbe-Bleue, quand tout à coup il voit la susdite dame qui se laisse traiter familièrement par un boucanier. Vous le dirai-je! le boucanier embrasse madame Barbe-Bleue à la barbe de Pezenac.
Le boucanier en a le droit, car il est le mari légitime. Ce nom de madame Barbe-Bleue, ce costume de boucanier cachent deux proscrits, le duc de Montmouth et la duchesse sa femme. Pezenac apprend cela plus tard en les sauvant tous les deux, acte de dévouement qui lui vaut un beau château pour récompense. Le tout est suffisamment gai, et Arnal suffisamment plaisant.
Je n'ai rien à dire de Francesca, qui obtient un très-grand succès au Gymnase. L'Illustration en a donné un avant-goût à nos lecteurs, il y a quelques semaines, par une charmante comédie imprimée ici-même et intitulée les deux Marquises.--Francesca n'est rien de moins et presque rien de plus; c'est la même finesse de détails, le même intérêt vif et relevé. Il y a cependant, pour surcroît d'agrément, mademoiselle Rose Chéri, qui donne la vie, le mouvement et un charme touchant au rôle de Francesca.
1.--Mohammed-el-Mezari, agha des Douairs, Zmélas et Gharabas.
Après la mort du général Mustapha-ben-Ismaël (V. l'Illustration, nº 8, p. 124, et n° 16 p. 235), les intérêts de la politique française exigeaient que les puissantes tribus des Douairs, Zmélas et Gharabas, qui les premières dans la province d'Oran avaient fait, dès 1835, leur soumission, ne restassent pas sans chef indigène. Il était à craindre, en effet, que de prompts éléments de discorde et d'anarchie ne vinssent désorganiser cette milice, instrument utile et nécessaire de notre domination dans la guerre actuelle. Le successeur de Mustapha-ben-Ismaël fut bientôt choisi, dans sa famille même: son neveu et son principal lieutenant (khalifah), celui qui depuis plusieurs années l'avait accompagné et secondé dans toutes les expéditions, parut le plus propre à continuer l'oeuvre du vieux général; et, sur la proposition du ministre de la guerre, M. le maréchal duc de Dalmatie, une ordonnance royale du 21 juin 1843 a nommé Mohammed-el-Mezari agha des Douairs, Zmélas et Gharabas.
Sous le gouvernement turc, El-Mezari (ou Mazary) était déjà l'un des chefs des tribus que l'on désignait sous le nom de tribus de Makhzen, milice privilégiée, chargée de percevoir les impôts et de maintenir le pays dans l'obéissance. Le marabout célèbre Tedjini s'étant révolté contre le bey d'Oran, s'avança jusqu'auprès de Mascara pour s'emparer de cette ville importante; mais arrêté dans sa marche par un corps de troupes envoyé par le bey à sa rencontre, il fut défait dans cette même plaine d'Eghrès, théâtre de tant de combats pendant ces dernières années. La valeur personnelle de Mezari contribua puissamment à ce succès des armes turques, et par une charge vigoureuse sur les cavaliers ennemis il eut la plus grande part à la défaite de Tedjini.
Lorsque, au commencement de 1831, la retraite du bey Hassan vint consommer dans la province d'Oran la ruine de la souveraineté turque et l'avènement de la souveraineté française, les tribus du Makhzen, à la tête desquelles se trouvaient les Douairs et les Zmélas, ne surent d'abord à quel pouvoir se rallier, et vécurent dans une sorte d'indépendance, luttant tout à la fois contre les Arabes et les Français. L'élection d'Abd-el-Kader comme sultan des Arabes, en 1832, rencontra la plus vive résistance de la part des principaux chefs de ces milices. Une ligne se forma contre le jeune émir; elle fut dirigée par Mustapha-ben-Ismaël, et, sous ses ordres, par des chefs divers, au premier rang desquels se plaça Mohammed-el-Mezari.
Comme son oncle, El-Mezari souffrit avec impatience l'élévation d'un fils de marabout venant ravir aux guerriers du Makhzen une autorité que ceux-ci étaient accoutumés à regarder comme leur patrimoine. Avec son oncle aussi, il partagea les périls de la lutte. Il était à ses côtés lorsque, le 12 avril 1834, les Douairs attaquèrent à l'improviste et enlevèrent au galop le camp d'Abd-el-Kader: coup de main brillant qui eût peut-être détruit à jamais l'autorité naissante du jeune sultan, sans l'assistance fatale que lui prêta le général français, commandant supérieur à Oran.
Voici dans quels termes El-Mezari lui-même a rendu compte de cette victoire:
«Au général Desmichels. Salut! Je vous annonce que le fils de Sidi-Mahi-Eddin (Abd-el-Kader) vient de faire une expédition contre nous. Nous étions loin de nous y attendre; nos camps étaient sur la route de Tlemsen. Il a fui devant nous, et nous l'avons poursuivi, tuant sans relâche; il a perdu 340 cavaliers. Nous avons pris ses tentes, ses tambours, ses propres chevaux sellés et les mulets qui portaient ses bagages. Surpris par nous pendant la nuit, ses cavaliers se sont dispersés; les plus adroits ont sellé leurs chevaux à la hâte et nous ont échappé; mais le plus grand nombre a été réduit à enfourcher des ânes: c'est ce qu'a fait le bey lui-même. Vous pouvez vous le représenter fuyant sans selle et sans bride sur cette monture. Nous avons pris chevaux, tentes et mulets, et nous sommes partis sains et saufs et enrichis. Dieu soit loué! Vous recevrez cette nouvelle de Mascara. Nous avons maintenant l'intention de retourner dans notre pays et d'approvisionner vos marchés; nous vous demandons comme auparavant de ne point être inquiétés dans notre commerce avec vous. Quand nous serons de retour, nous irons vous voir pour conférer sur l'intérêt de tous. Ecrivez-nous une lettre pour nous rassurer, et nous retournerons tranquillement dans notre pays. Envoyez-nous cette réponse le plus tôt possible.»
Au lieu d'accueillir cette ouverture, le général français la repoussa par son silence; il envoya la lettre de Mezari à Abd-el-Kader engagea celui-ci à se mettre en campagne, alla établir lui-même son camp à Misergain pour imposer à Mustapha-ben-Ismaël par cette démonstration, et par ses conseils, comme par son appui (il fit délivrer à l'émir 400 fusils et plusieurs quintaux de poudre), le mit en mesure de triompher de ses rivaux et de les anéantir. Une partie des Douairs et des Zmélas vint réclamer notre protection et camper sous les murs d'Oran; le surplus passa dans les rangs ennemis, Mustapha se retira à Tlemsen auprès des Turcs, maîtres du Méchouar (citadelle).
Quant à El-Mezari, il fit sa soumission à Abd-el-Kader, et celui-ci, pour l'en récompenser, lui conféra le titre d'agha. De son côté, El-Mezari donna alors à son nouveau maître de nombreuses preuves de son dévouement; il poussa le zèle à le servir jusqu'à faire saisir et garrotter son propre neveu, Ismaël-Ould-Kadhi, pendant qu'il travaillait à retenir, dans les environs d'Oran, un certain nombre de tentes des Douairs et des Zmélas, dont les habitants flottaient incertains entre la domination française et celle de l'émir. Ismaël-Ould-Kadhi trouva moyen de s'échapper, et, entra dans les spahis d'Oran, où il sert aujourd'hui avec distinction.
Blessé au combat de la Macta (28 juin 1835), à la suite duquel l'émir le nomma kaïd des Flitahs, El-Mezari le fut plus tard encore à l'affaire de l'Habra, le 3 décembre 1835.
El-Mezari, agha des Douairs.
Après l'expédition de Mascara, occupé par le maréchal Clauzel le 6 décembre 1835, Abd-el-Kader montra à El-Mezari une méfiance qui fit naître en lui de justes craintes et réveilla peut-être d'anciens ressentiments. El-Mezari, d'ailleurs, doué d'une grande pénétration, dut regarder la cause de l'émir comme perdue, et fit secrètement des ouvertures à Ibrahim, notre bey de Mustaganem. Dès qu'il fut certain d'en être bien reçu, il se réfugia dans cette ville, entraînant avec lui une partie des Douairs et des Zmélas restés jusqu'alors fidèles à Abd-el-Kader. Le maréchal Clauzel, instruit de son arrivée, lui envoya le commandant Jusuf pour l'assurer de sa bienveillance et le conduire à Oran.
Au commencement de janvier 1836, El-Mezari fit son entrée dans cette ville à la tête d'une nombreuse escorte d'Arabes bien armés; plusieurs d'entre eux portaient des étendards rouges et verts au milieu desquels était peinte une main blanche, étendue en signe de commandement. Une maison était assignée pour l'habitation d'El-Mezari, et des rations pour ses hommes et ses chevaux. Il descendit d'abord dans le logement qui lui avait été prépare, et après une heure consacrée aux ablutions religieuses et aux soins de sa toilette, il reparut vêtu d'un haïk d'une blancheur éclatante, la tête ceinte, suivant l'usage, d'une corde de chameau, et monté sur un cheval richement harnaché à la mode arabe. Il se dirigea vers la Kasbah, accompagné du commandant Jusuf, d'Ibrahim-Bey et de Kadour-ben-Morphi, ancien kaïd des Bordjias, qui avait aussi abandonné l'émir avec quelques hommes de sa tribu, et qui est en ce moment notre kaïd des Flitahs.
Le maréchal Clauzel, en uniforme, environné de tout son état-major en grande tenue et des principaux fonctionnaires civils, donna audience à El-Mezari dans la magnifique salle de réception de la Kasbah. Après quelques compliments réciproques, échangés par l'entremise des interprètes, il le fit revêtir d'un superbe burnous, et lui offrit une fort belle paire de pistolets. El-Mezari reçut ces présents avec un sourire de satisfaction. Cependant les principaux d'entre les Arabes de sa suite, et les chefs des Douairs et des Zmélas, demeurés nos alliés, se prodiguaient entre eux force embrassements: les uns se baisaient les joues ou le haut de la tête, les autres déposaient humblement leurs lèvres sur le bras, sur la main, ou même sur le bas du burnous, en s'agenouillant, selon leurs qualités respectives.
Dans cette première entrevue, on remarqua le tact naturel d'El-Mezari, dont la convenance parfaite, quoique instinctive, n'avait rien à emprunter à notre civilisation. Il se tenait debout, écoutait attentivement ce qu'on lui disait, et répondait lentement et avec réflexion. A sa sortie, comme à son entrée, il prit la main du maréchal et la baisa respectueusement, mais sans affectation servile. La déférence hiérarchique est tellement enracinée dans les moeurs arabes que, malgré son âge et son rang, on a vu parfois El-Mezari descendre de cheval sur la place publique d'Oran pour tenir l'étrier à son oncle Mustapha-ben-Ismaël. Le maréchal Clauzel assigna à El-Mezari un traitement et le nomma khalifah (lieutenant) du bey Ibrahim.
Depuis cette époque El-Mezari prit une part active à toutes nos expéditions. Après la prise de Tlemsen (janvier 1836), chargé de poursuivre, de concert avec Mustapha-ben-Ismaël, les troupes de l'émir qui fuyaient du côté du Maroc, il défit, à la tête de son goum, une partie de l'infanterie ennemie; sa coopération ne fut pas moins efficace dans l'expédition dirigée quelques mois plus lard par le général Perregaux contre les tribus de la vallée du Chélif,
Lorsque le traité conclu à la Tafna, le .30 mai 1837, eut rétabli la paix, El-Mezari, qui supportait impatiemment le repos, fut partagé entre le désir de faire le pèlerinage de la Mecque et de suivre l'expédition de Constantine. Vers le même temps, un homme de la tribu des Bordjias qui s'était réfugié à Mostaganem, ayant voulu retourner vers Abd-el-Kader, Mezari, au lieu de lui en accorder la permission, lui fit donner cinquante coups de bâton et payer une amende de cent piastres.
Depuis la reprise des hostilités en novembre 1839 jusqu'au mois de juillet 1842, El-Mezari a constamment combattu dans nos rangs. Investi, le 12 août 1841, par M. le lieutenant-général Bugeaud, des fonctions d'agha des troupes indigènes placées sous les ordres de Hadj-Mustapha-Ould-Osman, bey de Mostaganem et de Mascara, il a obtenu de nombreuses soumissions qui ont fourni des contingents à son goum. En juillet 1842, El-Mezari annonça de nouveau l'intention de se rendre en pèlerinage à la Mecque, et cette fois il réalisa ce projet avec l'assistance du gouvernement français. Embarqué d'Alger à Marseille, et de Marseille à Alexandrie, sur les paquebots de l'État, ainsi que ses deux fils, il est revenu en Algérie de la même manière. Au moment même où il reparaissait dans la province d'Oran, le général Mustapha tombait frappé d'une balle, au retour d'une heureuse rhazia, Mezari a été sur-le-champ appelé au commandement des Douairs, des Zmélas et des Gharabas, et il s'est mis presque aussitôt en campagne pour venger la mort de son oncle,
Mohammed-E-Mezari est un homme d'environ cinquante-six ans; sa physionomie est empreinte d'un mélange de douceur et de ruse; son regard est fin et pénétrant; sa taille est au-dessus de la moyenne. Comme presque tous les Arabes, il monte parfaitement à cheval. Sa bravoure est incontestable. Au passage de l'IJabra, une balle française lui enleva deux doigts. Il a déjà rendu, comme Mustapha, des services réels à notre cause. Il affectait, même avant son pèlerinage à la Mecque, un grand rigorisme religieux, et c'était encore là un trait de ressemblance avec le général Mustapha-Ben-Ismaël.
II. Mohammed-el-Aboudi, sous-lieutenant de saphis (escadrons d'Alger),
Si Hadj-Mohammed-el-Mezari, dont la famille appartient à l'aristocratie de la tribu des Douairs d'Oran, est, dans l'armée française, le représentant de la milice indigène au service des anciens beys de la province, le jeune sous-lieutenant de saphis, Mohammed-el-Aboudi, originaire de la tribu des Douairs de Médéah, représente, de son côté, dans nos escadrons indigènes d'Alger, les chefs de la cavalerie régulière au service de l'émir Abd-el-Kader.
El-Aboudi, actuellement à Paris.
Agé aujourd'hui de vingt-trois ans, Mohammed-el-Aboudi, depuis l'âge de onze ans, monte à cheval; aussi est-il un parfait cavalier. En 1838, pendant la paix, il alla rejoindre Abd-el-Kader dans la vallée du Chélif, au pays des Shihen, après de 50 lieues à l'ouest de Blidah, et prit du service dans la cavalerie que l'émir organisait. Il s'y lit bientôt remarquer, et obtint successivement, les grades de brigadier, de maréchal-des-logis et d'officier. Pendant une expédition dans le désert de Constantine, au sac de Sidi-Okbah, ville des Ziban, une jeune fille, parente de notre. Cheikh-el-Arab, Bou-Azis-ben-Gannah, se jeta à ses pieds en implorant sa protection contre les insultes d'une soldatesque effrénée. Il la couvrit de son burnous, et déclara, avec cette énergie calme qui le caractérise, qu'il tuerait le premier qui oserait lever les yeux sur celle qu'il choisissait dès ce moment pour sa compagne. En effet, il ne tarda pas à épouser la jeune Arabe. Les différents combats auxquels il prit part, dans les provinces de Constantine et de Titteri, lui valurent trois décorations d'Abd-el-Kader. Suivant l'habitude des Arabes, qui n'estiment la valeur d'un guerrier qu'en proportion du nombre des têtes coupées à l'ennemi, El-Aboudi compte, dans ses états de services, vingt-cinq têtes coupées dans le combat à des Arabes hostiles à la cause qu'il servait.
A l'affaire du bois des Oliviers, le 20 mai 1840, El-Aboudi fit prisonniers deux soldats français, dont un blessé. Il commandait le détachement qui, sur la route de Douéra, enleva M. le sous-intendant militaire Massot dans la voiture publique chargée de la correspondance entre cette ville et Alger. L'arrivée de quelques cavaliers du poste le plus voisin obligea ce détachement à abandonner la voiture, avec deux femmes et une somme d'argent assez considérable qui se trouvaient dans l'intérieur, les Arabes ayant vainement essayé d'y pénétrer par le coupé et par la rotonde.
Après deux ans de luttes sanglantes, en 1842, les tribus, épuisées par la guerre et mourant de faim, demandaient la paix. El-Aboudi, grâce aux bons conseils que lui donna sa jeune femme, parente d'un de nos chefs les plus dévoués de la province de. Constantine, vint dans le camp français et s'enrôla dans les spahis comme simple cavalier. Il fut nommé brigadier après six mois de services brillants et signalés. Le duc d'Aumale ayant pris le commandement de la province de Titteri, El-Aboudi lui fut désigné parmi les plus grands cavaliers du régiment. Le prince le choisit pour porter son fanon de guerre. A la suite d'une expédition, au mois de mars 1843 il obtint le grade de maréchal-des-logis. A la prise de la Zméla, cette capitale nomade d'Abd-el-Kader, composée de tribus nombreuses dont le convoi, au retour sus Médéah, occupait cinq lieues de long, El-Aboudi, toujours à côté du prince, faisait flotter nos nobles couleurs au-dessus de la tête de son jeune général.
Quand M. le duc d'Aumale dut retourner en France, El-Aboudi demanda à l'accompagner, et il est venu avec le prince à Paris, qu'il habite en ce moment. Nommé chevalier de la Légion-d'Honneur par ordonnance du 5 juillet 1843, il a reçu des mains du roi la décoration que son général avait demandée pour lui, «Voilà une décoration, s'est-il écrié, qui vaut mille de celles que distribuait l'émir!» Et lorsque, le soir, un vieil officier lui demandait qui lui avait donné cette croix, l'Arabe répondit fièrement: «C'est mon sabre et elle a été demandée au grand sultan des Français par le duc d'Aumale.» Une ordonnance du 9 juillet l'a promu au grade de sous-lieutenant de spahis (escadrons d'Alger).
El-Aboudi a été, depuis son séjour à Paris et dans les différents lieux publics où il a paru, l'objet d'une curiosité souvent importune et quelquefois gênante. Homme bien élevé, plein de mesure et de retenue dans ses relations comprenant et parlant le français, il est à sa place partout, et devine, plutôt qu il n'apprend, tous les usages de notre société française. El-Aboudi ne sourit guère, et surtout il ne s'étonne de rien. A l'orchestre de l'Opéra, on eût dit un spectateur blasé par l'habitude. Au Cirque des Champs-Elysées, il a admiré la fantasia de M. Gaucher sur Partisan, mais beaucoup moins le cavalier que le cheval, et un retour sur lui-même lui a arraché cette exclamation tout arabe: «Pauvre cheval noir! lu fais gagner quelques boudjoux à ton maître: mais si tu appartenais à El-Aboudi, combien ne lui vaudrai-tu pas de moutons, de boeufs et de chameaux!»
Les Constitutions des Jésuites avec les déclarations; texte latin d'après l'édition de Prague. Traduction nouvelle.--Paris. 1843. 1 vol. in-18 de 522 pages. Paulin. 3 fr. 50 c.
Depuis quelques années, la France se croyait heureusement débarrassée des jésuites, A son grand étonnement et à son grand effroi, elle vient d'apprendre qu'elle était encore affligée de ce terrible fléau. Après s'être tenus longtemps cachés, muets et silencieux on ne sait où, les disciples de Loyola ont reparu tout à coup au milieu de ce monde qui a tant de raisons de les haïr et de les redouter; ils ont le verbe haut; ils ne se contentent pas de prêcher, ils écrivent, ils ont des journaux,--je voulais dire un journal dans lequel ils impriment sérieusement les absurdités les plus révoltantes; ils fabriquent un ils font fabriquer des livres remplis d'injures et de grossièretés. En un mot, ils deviennent aussi insolents, aussi audacieux, aussi francs, qu'ils étaient naguère humbles, timides et hypocrites.
Que veulent-ils donc? A quoi bon le demander? ce qu'ils ont toujours voulu: devenir les souverains absolus de l'univers entier. Que tous les hommes qui seraient tentés de les regarder comme les victimes d'une erreur de l'opinion publique, se donnent la peine de lire le volume que vient de réimprimer M. Paulin, et ils apprendront à les connaître. C'est là, c'est dans ses constitutions, dans ses lois organiques, dans ses règlements officiels, que la trop fameuse société de Jésus se montre réellement telle qu'elle est, telle surtout qu'elle voudrait être. C'est là que, tout en admirant le puissant génie et la force de volonté de ses illustres fondateurs, on apprend à détester leurs maximes, et surtout à craindre pour l'humanité que leurs espérances et leurs projets ne parviennent à se réaliser un jour.
Ce volume, dont la publication est si opportune, ne contient pas toutes les lois auxquelles sont soumis les jésuites, et qui, publiées à Prague, en 1757, par ordre de la dix-huitième et dernière assemblée générale, sous le titre d'institutum societatis Jesu, remplissent deux gros volumes in-folio. L'Institutum est trop considérable pour que l'éditeur des Constitutions ait pu songer à le remettre en entier sous les yeux du public. Obligé de faire un choix, il a fait traduire et il a réimprime de préférence les ouvrages fondamentaux de la société, ceux qui sont sortis de la plume d'Ignare de Loyola: les Constitutions, suivies des Déclarations; les Exercices spirituels; la Lettre sur l'obéissance.--l'Examen général que doivent préalablement subir tous ceux qui demandent à entrer dans la société de Jésus, précède les Constitutions.
Les Constitutions ne sont plus maintenant telles qu'elles furent écrites par Ignace de Loyola. Le texte n'en a été fixé que deux ans après la mort du célèbre fonda leur de l'ordre des jésuites, par la première assemblée générale, qui, comme on peut le voir dans le compte-rendu de ses décrets, changea plusieurs articles, en ajouta quelques-uns, en retrancha d'autres, en fit passer des Déclarations dans les Constitutions, ou des Constitutions dans les Déclarations, et enfin en fit faire une traduction latine, imprimée en 1538. Toutefois, divers changements eurent encore lieu par la suite, et ce ne fut qu'en 1593, qu'on cessa de corriger le texte primitif, qui avait déjà subi tant d'altérations.
Les premières éditions des Constitutions n'étaient point destinées à être publiées; elles devaient au contraire être tenues très-secrètes. Aquaviva (Institut, I. XI, p. 243) défend de communiquer, sans le consentement du provincial, aux autres membres de la société, les exemplaires qu'on doit avoir dans chaque maison et dans chaque collège pour l'usage particulier des supérieurs et des consulteurs, «de manière, dit-il, qu'on ne puisse ni les montrer aux étrangers ni les transporter ailleurs;» à plus forte raison ne les laissait-on pas lire aux novices avant qu'ils eussent fait leurs voeux. Cependant les éditions des Constitutions se multiplièrent à tel point que le secret devint impossible à garder. La grande édition de Prague se répandit rapidement dans toute l'Europe, et ce fut d'après cette édition que les parlements de France et les tribunaux étrangers jugèrent et condamnèrent les jésuites.
«Malgré l'importance des divers documents que nous avons réunis dans ce volume, dit le traducteur, notre travail serait de peu d'utilité, si nous laissions entièrement de côté les antres parties de l'Institut. Dans un ouvrage qui n'est à proprement parler qu'un recueil de pièces mises sous les yeux du public, nous devions du moins donner une idée des principales règles et du ratio studiorum. Nous devions aussi insister sur les points contestés, et mettre en évidence, par le rapprochement impartial de passages extraits des Bulles, des formules de toutes les parties de l'Institut, l'esprit des Constitutions. C'est ce que nous avons essayé de faire dans les notes rejetées à la fin du volume. Ces notes ne sont pas un commentaire epigrammatique, elles viennent toujours à propos de quelques passages des Constitutions qu'elles expliquent et développent au moyen de citations textuelles. Nous aurions pu facilement, à l'aide de ces notes, rédiger une exposition suivie des lois de la société; nous avons mieux aimé laisser chacun en particulier faire ce travail, et nous nous contentons de l'avoir préparé en en réunissant les matériaux.»
Catalogue des livres composant la bibliothèque poétique de M. Viollet Le Duc.--Paris, chez L. Hachette, libraire de l'Université royale de France, rue Pierre-Sarrazin, 12.
M. Viollet Le Duc nous fait connaître dans la préface de son livre par quelles circonstances il a été amené à former la précieuse collection dont il nous donne aujourd'hui le catalogue raisonné. Il se vit forcé en 93, à l'époque où les collèges furent fermés, d'abandonner ses études commencées à peine. Plus tard, il les reprit n'étant plus un enfant et cherchant lui-même sa route dans les origines de la littérature française. Les recherches auxquelles il se livra étaient alors faciles. La spoliation des grandes bibliothèques avait couvert de livres curieux les quais et les boulevards. Ces livres, alors à vil prix, sont aujourd'hui introuvables et surtout horriblement coûteux. Les Anglais accourus en 1814 ont fait main basse sur tout ce qui restait de ces inappréciables bouquins.
Depuis longtemps la bibliothèque de M. Viollet Le Duc était bien connue de tous ceux qui s'occupent en antiquaires de la poésie française; trésor d'autant plus précieux que le propriétaire y laissait puiser à pleines mains, appelant lui-même l'attention des curieux sur ce qu'il avait de plus rare et leur prodiguant les conseils de son érudition en même temps que les documents par lui rassemblés à grands frais. Bien des gens ont ainsi contracté envers lui des obligations qu'ils ont eu le soin de tenir secrètes. D'autres, au contraire, les ont hautement avouées, M. Sainte-Beuve notamment, dans le Tableau historique et critique de la poésie française, porte à plusieurs de ses pages l'expression d'une reconnaissance honorable.
M. Viollet Le Duc n'est donc pas un de ces bibliotaphes--le mot est de lui.--qui achètent de vieux livres pour les enfouir sous l'acajou et le palissandre, et qui se garderaient bien d'y toucher eux-mêmes, tant ils ont de respect pour ces reliques chèrement payées. Par une conséquence bien naturelle, le catalogue de M. Viollet Le Duc ne ressemble point aux sèches nomenclatures dressées par un commissaire-priseur. C'est un véritable livre, un véritable cours de littérature poétique, tel qu'il n'en existait aucun avant la publication de ce beau travail. Nous trouvons au début et en guise d'introduction, un tableau de toutes les Poétiques, depuis le Grand et vray Art de plaine rhétoricque, par Pierre Fabry (très-expert scientifique et vray orateur), jusqu'au poème de François de Neufchâteau sur les Tropes. Viennent ensuite les dictionnaires d'épithètes, de synonymes et de rimes, depuis l'ouvrage de M. de La Porte, Parisien (1602), jusqu'au Dictionnaire de Michelet (1760), le meilleur ouvrage de cette espèce. Après cela, les recueils de poésies mêlées, tels que ceux de Sinner, bibliothécaire de Berne, de M. de Bock, de Lambert Doux fils, gentilhomme bruxellois; les Quinze Joyes de Mariage; les Blasons, colligés par Méon; le Parnasse, de Gille Corozet; les Marguerites, d'Esprit Aubert; les Muses illustres, de Colletet; le célèbre Recueil de Sercy; les Pièces choisies de La Monnoye; les Epigrammatismes, de La Martinière; tes Annales poétiques, attribuées à Sauterau de Marsy et Imbert, le tout finissant aux Bijoux des neuf Soeurs, publiés en 1796, chez Didot jeune.
Parmi les notices qui suivent, et qui comprennent le plus grand nombre des ouvrages de poésie publiés en France depuis le treizième jusqu'à la fin du dix-septième siècle, nous aurions à citer trop d'études nouvelles, trop de points de science habilement discutés et éclaircis, trop de morceaux charmants pour la première fois mis en lumière, et les bornes de cet article nous permettent à peine de signaler sommairement l'analyse du Livre des Quatre Dames, par Alain Chartier; les pages consacrées à François Villon et à Martin Franck; les détails donnés sur le Jardin de plaisance de l'Infortuné; enfin, un long et complet travail sur le Séjour d'honneur d'Octavien de Saint-Gellais. Ce livre, presque totalement inconnu, qui contient et décrit des faits historiques et des traits de moeurs du plus grand intérêt, n'avait jamais été suffisamment examiné. Il devra désormais une véritable importance au catalogue de M. Viollet Le Duc.
Nous terminerons cette appréciation bien sommaire et bien insuffisante par quelques beaux vers tires des oeuvres de Jean et de Jacques de La Taille. Ils sont placés dans la bouche d'un vieux courtisan, qui décrit ainsi les ennuis de son état:
Il (le courtisan) doit négocier pour parents importuns,
Demander pour autruy, entretenir les uns;
Il doit, estant gesné, n'en faire aucun murmure,
Prester des charitez et forcer sa nature;
Jeusner s'il fault manger; s'il fault s'asseoir, aller ;
S'il fault parler, se taire, et si dormir, veiller;
Se transformer du tout et combattre l'envie :
Voilà l'aise si grand de la cour, et ma vie!
.....................................................
N'est-ce la pitié lors de voir un gentilhomme,
Qui, défavorisé, rompt mille fois son somme?
De le voir tourmenté comme s'il fust couché
Dessus un lict qu'on eust d'orties enjonché?
De voir comme il tient haut son chevet, et se veautre
Tantost sur un costé et tantost dessus l'autre?
De voir comme il ne fait que resver, murmurer,
Regretter sa maison, maudire et souspirer?
.....................................................
La cour est un théâtre où nul n'est remarqué
Ce qu'il est; mais chascun s'y mocque, estant mocqué.
L'esprit bon s'y fait lourd, la femme s'y diffame,
La fille y perd sa honte, la veufve y acquiert blasme.
Les sçavants s'y font sots, les hardis esperdus,
Le jeune homme s'y perd, les vieux y sont perdus.
Lettres de lord Chesterfield à son fils Philippe Stanhope. Traduction par M. Amédée Renée. 2 vol. in-18.--Paris, 1843. Jules Labitte. 5 Fr. 50 c. le volume.
N'est-ce pas une chose étrange qu'en pleine fleur du dix-huitième siècle, alors que la société française était à l'apogée de son éclat, de sa politesse et de son esprit, il ait été donné à un Anglais de promulguer le code des bienséances, les lois de cette politique mondaine à l'aide de laquelle un jeune homme s'avance et se pousse dans la société? L'amour paternel fit ce miracle, et aussi, ajoutons-le, l'influence de l'éducation toute française que recevaient alors, au sortir des universités, les jeunes héritiers de l'aristocratie britannique. Avant d'être un homme d'État, Philippe Stanhope, comte de Chesterfield, avait fait son apprentissage dans la diplomatie amoureuse des boudoirs parisiens. Ce qu'il appelait dédaigneusement «la croûte anglaise,» il l'avait perdue en venant à plusieurs reprises visiter la France. Ajoutons qu'il était aidé dans ce travail sur lui-même par un ardent désir de plaire qui le caractérisa toujours. Sans cette émulation naturelle, sans ce naturel besoin de charmer, sans cette ferme croyance à l'irrésistible pouvoir des formes et du beau langage, il n'est pas d'homme, en effet, qui trouvât en lui la patience de s'astreindre aux minutieuses exigences de la vie de salon, telle surtout qu'on la pratiquait à la brillante époque dont nous parlons.
Orateur, homme du monde, homme de lettres tout à la fois, lord Chesterfield fut toujours,--nous nous servons d'une expression de M. Amédée Renée, l'esclave favorite de la société brillante où il vivait. Au milieu de toutes les préoccupations qui lui étaient imposées par un grand rôle, un seul sentiment naturel s'était fait jour, l'affection qui dicta au noble comte les fameuses Lettres à son Fils. Et le destin, qui semble se plaire quelquefois à se jouer des prévisions humaines, voulut justement que tous les discours du grand politique, les mesures importantes adoptées par le vice-roi d'Irlande, les savants écrits de l'ami de Pope et d'Addison fussent à peu près inconnus de la postérité; tandis que la correspondance familière, les épanchements paternels que le lord Chesterfield vouait d'avance, au mystère de l'intimité, devaient être en fin de compte son titre le plus durable au souvenir des hommes.
De sévères moralistes se sont fortement récriés contre la tendance de ces lettres et l'espèce d'immoralité mondaine prêchée à son fils par le courtisan émérite. Il est certain que, absolument parlant, comme système général d'éducation, les doctrines morales de lord Chesterfield sont loin d'être irréprochables. Mais on les jugerait mal en se plaçant à ce point de vue: il faut se rappeler, en les lisant, que les lettres furent écrites à un jeune diplomate par un ex-ministre, et qu'elles durent se ressentir naturellement du génie des cours au milieu desquelles le second avait vécu, au milieu desquelles le premier allait vivre. Il faut se rappeler, en outre, que lord Chesterfield avait à combattre un de ces naturels froids et contraints, sobres et gauches, apathiques et scrupuleux, qui réussissent ordinairement si mal dans la vie publique; avec un jeune homme de cette trempe, les conseils sérieux étaient pour ainsi dire superflus. Chesterfield voyait à son fils Philippe plus de dispositions qu'il ne lui en souhaitait pour l'étude, la retraite, les in-quarto poudreux, les vieilles médailles. Tout au contraire, il ne lui trouvait pas l'esprit assez délié, les manières assez gracieuses, la parole assez facile pour un futur courtisan. N'est-il pas convenable, dès lors, qu'il lui recommande le commerce de la bonne compagnie, les artifices quelquefois légitimes par lesquels on y réussit, et, jusqu'à un certain point, le culte des femmes, qui pouvaient seules, au dix-huitième siècle, commencer la réputation d'un jeune homme?
La réimpression des Lettres de lord Chesterfield est d'autant plus appropriée aux besoins de notre époque, que notre époque ressemble un peu, par son caractère général, à celui de Philippe Stanhope. Elle donne plus au fond qu'à la forme, et, cherchant à prévaloir par le mérite, elle ne s'occupe peut-être pas assez des qualités futiles auxquelles le mérite peut devoir son lustre: il est assez superflu de lui prêcher l'économie, les fortes études, l'application sérieuse aux choses utiles, mais non pas de la rappeler à l'élégance des manières, à l'agrément des causeries, à la bonne grâce dans les mille menus détails qui composent la vie de société. Aussi félicitons-nous M. Amédée Renée de nous avoir donné en deux beaux volumes à bon marché ce manuel de la politesse, que nos ancêtres, spirituels et raffinés comme ils étaient, jugeaient suffisant pour eux; nous le félicitons aussi de sa traduction élégante et fidèle, et nous rendons enfin justice au travail dont il l'a fait précéder, et où se trouvent réunis avec bonheur tous les documents relatifs soit à la vie de lord Chesterfield, soit à ses autres écrits, dont il n'existe aucune traduction française(2).
Note 2: On a extrait des recueils et des publications périodiques de nombreux échantillons de sa critique morale et littéraire, des poésies légères, etc., qui ont formé, sous le titre de Mélanges, deux volumes in-4. Il a été composé, en outre, d'autres recueils de ses discours el de ses écrits politiques, puis une vaste collection de lettres divisées en trois livres.
Mexique et Guatemala, par M. de La Renardière; Pérou et Bolivie, par M. Lacroix. 1 vol. in-8°, avec 2 cartes et 76 gravures.--Paris, Firmin Didot. (Tome quatrième de l'Amérique, dans la collection de l'Univers pittoresque.)--6 francs.
L'Univers pittoresque, cette importante collection qui doit embrasser l'histoire et la description de tous les peuples de la terre, vient de s'enrichir d'un nouveau volume: c'est le quatrième publié sur l'Amérique. Il comprend le Mexique, le Guatemala, le Pérou et la Bolivie. Un de nos plus savants géographes, M. de La Renaudière, s'est chargé d'écrire, en 500 pages, l'histoire et la description du Mexique et du Guatemala; M, Frédéric. Lacroix, jeune écrivain dont le nom est déjà avantageusement connu dans lu science, a résumé en 200 pages tout ce que les historiens et les voyageurs nous ont appris jusqu'à ce jour concernant le Pérou et la Bolivie. Ce double travail est d'autant plus estimable et plus digne d'un grand succès, qu'il n'existait pas encore en français. Nous possédions sans doute une foule d'ouvrages recommandables sur ces contrées si fameuses des deux Amériques; mais de tous ces fragments détachés, il eut été même fort difficile de former un ensemble complètement satisfaisant. MM. de La Renaudière et Frédéric Lacroix ont rempli avec conscience et avec talent l'utile tâche qu'ils s'étaient imposée; ils ont rendu un véritable service à toutes les personnes qui désirent apprendre à connaître en peu de temps et à peu de frais le Mexique, le Guatemala, le Pérou et la Bolivie, sous le rapport historique, comme sous le rapport descriptif. Les nombreuses gravures qui ornent ce volume représentent pour la plupart les curieux monuments des Mexicains et des Péruviens, avant la découverte de l'Amérique et les conquêtes de Cortez et de Pizarre.
Méthode complète et progressive de Piano; par Henri Bertini.--Chez Schonenberger, éditeur, boulevard Poissonnière.
Un ouvrage élémentaire écrit pour faciliter l'étude d'un instrument ne mérite l'attention du public, qu'autant qu'il diffère des autres, et qu'il ajoute quelque chose à la masse des procédés connus avant son apparition. A ce titre, le travail de M. Bertini doit être particulièrement remarque. Ce n'est pas, comme les anciennes méthodes, un recueil d'airs plus ou moins connus, plus ou moins vulgaires, que l'élève sait d'avance et joue de mémoire; ce n'est pas non plus une série aride d'exercices mécaniques, dont un homme fait et doué d'une volonté forte peut seul surmonter l'ennui et la fatigue, grand défaut qui s'opposera toujours à ce que la méthode de M. Kalkbrenner puisse être mise entre les mains d'un enfant.
M. Bertini a su éviter ces deux inconvénients. Sa méthode est simple et sagement progressive. L'élève n'y rencontre jamais deux difficultés à la fois, chacune de ces difficultés est habilement présentée dans un air très-court, facile à comprendre, d'une mélodie agréable, et dont l'harmonie correcte et distinguée forme de bonne heure le goût de l'élève, et lui donne le sentiment de l'élégance de la forme et de la pureté du style. Fruit de l'expérience acquise par l'auteur dans une longue et honorable carrière consacrée à l'enseignement, l'ouvrage de M. Bertini nous paraît un des mieux faits qui aient jamais paru en ce genre, et tous les professeurs qui en adopteront l'usage ne tarderont pas sans doute à en constater l'utilité.
Nous avons assisté cette semaine à l'emballage de quelques toilettes de genres si différents, qu'on les croirait les unes pour l'été, les autres pour l'hiver.
La première, celle dont nous donnons le dessin, se compose d'un chapeau de crêpe blanc à plumet russe et d'une robe de soie glacée scarabée. La jupe est ouverte sur un jupon de mousseline; le corsage, demi-décolleté, laisse voir une chemisette à jabot; l'ombrelle douairière vient seule nous indiquer que ce costume est pour l'été.
Pour les jours heureux, les beaux jours, il y avait des robes de barège èolien laine et soie, et des robes de barège de soie sur lesquelles serpentait une petite guirlande de fleurs. Ces dernières étaient charmantes de fraîcheur et de légèreté: deux grands volants ou des plis, les corsages décolletés et les manches courtes.--Fichus de mousseline brodée, des chapeaux de crêpe ornés de fleurs.
Une robe de mousseline de l'Inde, le devant brodé en tablier à dessins de guipures, dentelle bordant la broderie, relevée de chaque côté de la jupe par un noeud de ruban; corsage juste, décolleté et brodé devant, la dentelle de la jupe se continuant au bord de la broderie et entourant le corsage. Turban en point d'Angleterre.--Une robe de tarlatane blanche à deux jupes sans broderie, corsage à la grecque, ceinture très-étroite attachée devant par une agrafe formée de deux plaques ovales, émail bien entouré de perles. Ces deux dernières toilettes étaient envoyées à Bade.
Toutes les robes d'étoffes un peu lourdes se garnissent en tablier, et les biais, les petits plissés à la vieille, les passementeries, font de jolis ornements dans ce genre.
A M. Bonj... de Pezenus.--Ce que vous nous écrivez de M. votre fils nous paraît tout à fait admirable; mais l'avis de madame sa tante nous semble aussi bien sage. Ne vaut-il pas mieux attendre, pour publier le portrait de M. Alexandre Bonj..., qu'il se soit fait un peu plus connaître par ses oeuvres? Vous devez être parfaitement persuadé, monsieur, que vous n'attendrez pas longtemps.
A M. Na..., de Montpellier.--Il est inutile de faire acheter le livre. Le libraire Tes... en a vendu un exemplaire à l'un de vos compatriotes, M. Renouv..., qui est trop ami du vrai savoir pour ne pas vous le laisser consulter.
A madame J. R. d'Ar.--Un de nos rédacteurs en a trois ou quatre, mais ils ne sont pas à vendre.
A M. Rob..., de Nantes.--La recommandation de deux députés vous sera plus utile que celle de la presse tout entière.
A MM. R., de Lyon; J., d'Avallon; F. et Ob., de Prov.; mademoiselle Jos. Ri..., de Gisors; De., Leb., Val., Lorm., de Paris.--Il est singulier que l'un fasse de pareilles communications à un journal. Dans quel but? Est-ce pour économiser les frais de correspondance? L'administration des postes se plaindra. En somme et pour cette fois, voici les réponses dans l'ordre où nous avons placé les noms des correspondants:--Oui.--L'adresse est inexacte.--Mort insolvable.--Consultez votre avocat.--Soit; mais nous ne vous remercions pas.--25 myriamètres.--En onyx.--Assez, de grâce. Faites-vous soigner et ne lisez rien, pas même l'Illustration; faites-nous lire par d'autres.--Nous aimons mieux le croire.
A M. Math. d'Arg...--Le pilier n'est pas détruit. Obtenez l'autorisation de le faire abattre à vos frais; si le chandelier d'or s'y trouve, nous le publierons. A S..., on dit que depuis 400 ans un cierge brille dans le troisième pilier de la nef de Saint-Et., à gauche. Ne serait-ce pas le cierge de votre chandelier?
A MM. Lum. et Rod.--Il avait à cette époque vingt-deux ans. C'était à son retour de C. La rencontre ont lieu à environ deux cents pas du L. Un signe particulier marque la place. E. M. a toujours affirmé que l'un des témoins était une femme. Le garde de M. d'Arb. raconte des circonstances qui ne paraissent point croyables. Il n'y a pas eu de commencement d'instruction. C'est tout ce que l'on veut nous confier, au moins pour cette première fois. Avant de rien ajouter, on veut savoir quel intérêt a dicté la lettre du 2 juillet.
A M. O. Vard...-L'intention est digne d'éloges; l'exécution serait difficile, le succès nul. Le conseil que M. Suard donnait à M. votre père est encore bon à suivre aujourd'hui; il en sera peut-être autrement pour votre petit-fils. L'Illustration ne peut pas accepter actuellement une si grave responsabilité; si elle vit un quart de siècle, comptez sur elle.
A M le professeur Is...--Très-certainement. Ce serait une économie considérable; mais l'invention est encore très-imparfaite. Nous accueillerons, du reste, avec reconnaissance, tous les renseignements que vous voudrez bien nous communiquer dans cette direction.
Un aéronaute, M. Kirsch, avait annoncé à Nantes une ascension pour le dimanche 16 juillet dernier. Une foule immense était réunie sur la promenade, de la Fosse; mais le ballon, par suite de la rupture de la corde qui le retenait attaché à deux mâts, s'éleva tout à coup, traînant après lui la nacelle attachée par un de ses côtés seulement, et la corde de sauvetage terminée par son grappin comme ancre de salut. Ce grappin, balayant ainsi le pavé, rencontre sur son passage un enfant âgé de douze ans et demi, nommé Guérin, apprenti charron, qui cherchait alors à fuir; il le saisit par son pantalon de laine, qu'il crève au-dessus du genou gauche pour sortir par le flanc droit, en opérant en outre une large solution de continuité dans la direction transversale du ventre.
Ainsi cramponné et traîné quelques instants avant de perdre pied, l'enfant ne se doute pas encore du sort qui l'attend; cependant, par un mouvement instinctif, il s'empare à deux mains de la corde, et, solidement établi dans cette position, comme s'il s'y fût préparé à l'avance et avec connaissance de cause, il est lancé dans les airs à 500 mètres au-dessus du sol, au grand effroi de la foule. Une catastrophe affreuse semblait inévitable. Par un hasard providentiel, le ballon est tombé dans une prairie, à peu de distance de la ville, et l'enfant est sorti sain et sauf de cette terrible épreuve. Reconduit aussitôt à sa mère, qui ignorait tout encore, voici les détails qu'il a donnés sur les diverses sensations qu'il avait éprouvées pendant cette ascension improvisée.
Ascension forcée du jeune Guérin,
à Nantes, le dimanche 16 juillet.
Sa première pensée fut de faire une invocation à Dieu pour sa petite soeur et pour lui-même; ensuite il appela à grands cris à son secours; il n'éprouvait ni vertiges ni éblouissements. Jetant les yeux sur la terre, il se rendait compte de ce qui se passait, remarquant bien que la foule, qui lui faisait l'effet d'une fourmilière, suivait le ballon et paraissait se diriger vers le lieu présumé de la chute.
Sans avoir sérieusement réfléchi que la mort le touchait de bien près, il avoue cependant avoir été vivement préoccupé de la crainte de tomber sur une maison ou dans la Loire. Dans cette double hypothèse, sa préférence était pour la rivière, pensant avec juste raison y trouver plus de chances de salut. En regardant tour à tour la terre et le ballon, il voyait les maisons de la grosseur de son doigt, dit-il, et la ville de Nantes réunie en un seul point.
A la vue du ballon qui perdait de sa tension et semblait lui annoncer une prompte délivrance, il sentait son courage se ranimer; mais en même temps que la descente s'opérait, il tournait sur lui-même et voyait tout tourner au-dessous de lui.
Enfin, sur le point de toucher la terre, l'incertitude sur la manière dont s'opérerait sa chute a réveillé ses craintes, et, apercevant dans la prairie attenant à la propriété de Beau-Séjour plusieurs personnes près d'une meule de foin, il leur cria: «A moi, mes amis! sauvez-moi, je suis perdu!» On lui répondit: «N'aie pas peur; tu es sauvé.»
En effet, deux hommes accourus immédiatement l'ont reçu dans leurs bras; et aussitôt le jeune Guérin leur demanda à être conduit chez un de ses cousins demeurant près du pont de la Madeleine.
Sa santé n'a pas été altérée. Il a seulement été très-agité pendant la nuit qui a suivi l'événement: il se figurait encore voyager dans son ballon à travers les airs, et appelait sa mère à son secours.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
Mademoiselle Lenormand est décédée dans un
âge très-avancé.