Title: L'Illustration, No. 0038, 18 Novembre 1843
Author: Various
Release date: April 25, 2012 [eBook #39533]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0038, 18 Novembre 1843
Nº 38. Vol. II.-SAMEDI 18 NOVEMBRE 1843. Bureaux, rue de Seine, 33. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40
Les Torrents des Hautes-Alpes, le Rhône et les inondations. Quatre Gravures.--Courrier de Paris. Portrait de madame Pauline Viardot-Garcia.--Belisario, trilogie, par Bertal. Dix-sept Gravures.--Académie des Sciences. Compte-rendu des deuxième et troisième trimestres. I. Sciences médicales.--Accident du 10 novembre sur le Chemin de fer de Versailles. Gravure.--Histoire de la Semaine, Portrait de Narvaez; Portraits du Roi et de la Reine des Belges; Chambre des Représentants.--Une Bouteille de Champagne, nouvelle, par André Delrieu. (Suite et fin)--Margherita Pusterla. Roman de M. César Cantù. Chapitre XIX, la Fuite; chapitre XX, un Moine et un Prince. Quatorze Gravures. -- Bulletin bibliographique. -- Annonces. -- Modes. Une Gravure. -- Amusement des sciences. Une Gravure. -- Correspondance. -- Rébus.
Il y a quelques années, les esprits sérieux se sont vivement préoccupés d'une immense question qui intéresse au plus haut point l'avenir agricole et manufacturier de la France. L'inopportunité, le danger même du défrichement des forêts, sous le rapport climatérique et industriel, a servi longtemps de texte à des discussions animées. Ces débats, s'ils n'ont pas dégagé la vérité des nuages qui l'enveloppent encore, ont au moins appelé l'attention de l'autorité sur cet important sujet, et mis un frein à ce vandalisme besogneux entre les mains duquel le sol n'aurait bientôt plus présenté qu'aridité et désolation.
Le dépérissement des forêts en France date déjà de loin. Parmi les appétits désordonnés qui ont eu tour à tour leur règne dans notre pays, les uns n'ont affecté que les capitaux particuliers et n'ont laissé de traces que dans les familles victimes des jeux de bourse effrénés. D'autres, au contraire, ont écrit leurs ravages en caractères lisibles pour tous, sur le sol même, et ont exercé une influence incontestable sur la richesse nationale, sur les produits de la nature et de l'art, et même sur les phénomènes météorologiques. De ce nombre et au premier rang nous pouvons placer le défrichement des vieilles forêts qui jadis couvraient la Gaule. Ce défrichement, impérieusement commandé d'abord par l'accroissement de la population, par l'extension des lieux habités, avait trouvé une limite dans les besoins mêmes des habitants. De plus, ces vastes propriétés, ces héritages de famille, qui se perpétuaient de race en race, étaient considérés par les anciens seigneurs comme un dépôt sacré qu'ils n'avaient reçu de leurs ancêtres que pour le transmettre intact à leurs descendants; et c'était une pensée toute providentielle qui avait ainsi placé sous la sauvegarde d'un sentiment religieux, quoique égoïste, cette source immense de richesses et de prospérité. Mais ce qui était né de la féodalité disparut avec la féodalité. Après la révolution de 89 tous ces grands fiefs disloqués, déclarés biens nationaux et vendus à vil prix, devinrent la proie de spéculateurs avides, et bientôt la hache abattit brutalement des forêts séculaires, providence de toute une contrée Enfin, après les longues luttes de l'Empire, luttes pendant lesquelles les bras manquèrent à la terre, une réaction s'opéra en faveur de l'agriculture. Alors on eût dit que la terre manquait aux bras. Toute une armée d'agriculteurs se rua sur ce qui nous restait de forêts, et s'attaqua sans discernement à tout ce que la spéculation pouvait encore atteindre, et l'on vit des moissons et des prairies là où naguère croissaient le chêne et le pin, et des montagnes se montrant pour la première fois, depuis la création, avec un front chauve et découronné.
Mais qu'advint-il de toutes ces dévastations barbares? On s'aperçut bientôt que le climat changeait sensiblement, que les orages étaient plus fréquents et plus dangereux. Le régime des cours d'eau qui servent de moteur è la plupart des forges françaises devint de plus en plus variable. On passa sans transition de la sécheresse à des crues subites, et, d'un autre côté, la rareté du combustible végétal empêcha les fabricants d'avoir recours aux moteurs à vapeur. Enfin ces crues causées, soit par la fonte des neiges, soit par les orages, exercèrent de terribles ravages, et des contrées jadis fertiles et florissantes virent naître des torrents dévastateurs, menace constamment suspendue sur leur tête.
Au moment même où nous écrivons, de nouvelles inondations viennent donner une trop éclatante sanction à nos paroles. Le Rhône, qui pourrait n'être qu'un fleuve bienfaisant pour la contrée qu'il traverse, est le plus terrible fléau de la vallée qu'il arrose. La Durance, cette rivière torrentielle, se précipite comme une avalanche, et enlève en un instant ponts, maisons et troupeaux.
Le mal est fait, et, comme on le voit, il est immense. On a cherché à y remédier, mais peut-être trop tard; toutefois, ce n'est pas sans intention que nous nous sommes arrêté sur ce tableau historique du dépérissement des forêts en France et de la fatale influence du déboisement sur la fortune publique. C'est que là où gît le mal gît aussi le remède; c'est qu'il fallait bien faire comprendre la nature, du mal, pour que la pensée saisit ensuite aisément toute la portée du remède qu'on propose d'y appliquer.
Nulle part peut-être, les résultats désastreux de cette sauvage destruction n'ont été plus visibles et plus irréparables en apparence que dans les Hautes-Alpes. Là, ce ne sont pas quelques usines que l'instabilité des cours d'eau force à chômer de temps en temps, c'est un pays entier, jadis riche et populeux, sillonné maintenant par une multitude de torrents, et qui marche rapidement vers une ruine complète. Ce ne sont pas quelques manufacturiers dont les cris de détresse sont toujours entendus et souvent apaisés, c'est une population patiente et résignée dont jamais les plaintes n'ont eu de retentissement, et qui pourtant peut calculer les heures qui lui restent encore à vivre, qui voit le fléau gagner sur elle, et dont le courage se résume à abandonner chaque année quelque cabane, quelque champ, quelque victime au torrent.
Un chiffre fera mieux comprendre toute l'horreur de cette cruelle expectative et l'impuissance absolue où se trouvent les habitants de la conjurer par leurs propres ressources.
Inondations.--Le pont de Corp enlevé par le courant du
Drac.
La superficie du département des Hautes-Alpes est de 553,569 hectares, dont 166,800, ou à peine le tiers, en terres productives, 296,800 en rochers et terres incultes, et le reste, ou 89,969 hectares, en pâturages, bois, rivières et torrents. Le département n'a que 131,462 habitants ou un peu plus de vingt habitants par kilomètre carré, tandis que la moyenne pour toute la France est de soixante habitants, et que pour quelques départements dont la superficie est égale ou même inférieure à celle des Hautes-Alpes, tels que l'Ain, l'Ardèche, le Bas-Rhin, le Nord, elle s'élève jusqu'à soixante, soixante-douze, cent neuf et même cent soixante-onze habitants par kilomètre carré.
Faut-il s'étonner, quand on connaît ce chiffre, si le mal s'accroît tous les jours? et doit-on accuser d'incurie des hommes dont l'excuse, malheureusement trop réelle, est dans leur affreuse misère et dans l'insuffisance matérielle la mieux prouvée? Pourtant tous les fonctionnaires qui se sont succédé dans ce département ont entendu ce cri de détresse, ont vu de leurs yeux la dévastation s'avancer à pas rapides, plusieurs même ont fait parvenir l'expression de leurs déchirantes prévisions jusqu'aux oreilles de l'autorité, et rien ne s'est encore fait dans l'intérêt de ces malheureux abandonnés. Une incurie en apparence systématique préside à leurs destinées.
Comment supposer cependant que les gouvernements qui se sont succédé depuis cinquante ans en France, mis en demeure d'appliquer au salut de toute une contrée des mesures conservatrices, aient reculé devant cette tâche et marqué des milliers de Français du sceau de parias? Ne serait-ce pas plutôt que jamais on n'a présenté une théorie du mal assez complète pour qu'on pût préjuger l'effet du remède? Cette supposition nous paraît la plus probable; car si nous consultons les ouvrages écrits en faveur de ce malheureux département ou sur le fléau qui le ravage, depuis celui de Fabre, en 1797, jusqu'à ceux plus récents de MM. Héricart de Thury, Ladoucette et Dugied, nous reconnaissons qu'il manquait une théorie des torrent, qui, un faisant connaître leurs propriétés, édifiât complètement l'esprit sur les moyens que l'on proposait pour atténuer, prévenir et faire disparaître cette effroyable calamité.
Torrents.--Plan de la vallée de la Durance.
Cette lacune a été comblée, il y a près de deux ans, avec beaucoup de talent, par un jeune ingénieur qui, dans le travail que nous avons sous les yeux, s'est placé du premier coup au rang des hommes les plus judicieux et les plus utiles des ponts-et-chaussées(1). Cet ouvrage, fruit de cinq années d'observations, embrasse toutes les faces de la question et permet de suivre, dans ce labyrinthe d'effets souvent en apparence contradictoires, la marche toujours uniforme du torrent, depuis la goutte d'eau ou le flocon de neige que reçoit le sommet de la montagne, jusqu'à la trombe chargée de rochers et d'eau, qui court avec fracas se précipiter dans la plaine.
Note 1: Les torrents des Hautes-Alpes et le Rhône; par A. Surell, ingénieur des ponts-et-chaussées.
Si l'Illustration ouvre aujourd'hui ses colonnes au résumé du ce remarquable ouvrage, c'est que des malheurs récents lui donnent une triste actualité; c'est qu'il est bon de rappeler aux hommes chargés de la fortune publique que si, pour un mal sans remède, on peut se borner à des témoignages de sympathie, quand le remède est indiqué, il y a déni de justice à ne pas l'appliquer.
M. Surell a divisé son ouvrage en cinq parties. Dans les trois premières, il fait connaître les propriétés principales des torrents, les moyens de défense employés contre eux jusqu'à présent, et les difficultés qu'ils opposent à la construction des routes et des ponts; dans la quatrième, il décrit les causes qui font naître et alimentent les torrents; dans la cinquième, il expose le système à suivre pour remédier à ce fléau envahissant qui menace de changer en vastes solitudes un département jadis si peuplé et si florissant.
Plan d'un torrent.
Une observation bien remarquable et tout à fait particulière à ce département, c'est que toutes les rivières qui le sillonnent sont d'une nature torrentielle, depuis les rivières à fond mobile et à délaissées, telle que la Durance et ses affluents, et les rivières torrentielles proprement dites, dont le lit a une pente énorme, jusqu'aux cours d'eau connus sous le nom générique de torrents, et qui forment une classe à part. C'est à ceux-là que nous allons nous arrêter.
«Les torrents, dit M. Surell, coulent dans des vallées très-courtes qui morcellent les montagnes en contre-forts, quelquefois même dans de simples dépressions. Leur pente excède 6 centimètres par mètre sur la plus grande longueur de leur cours; elle varie très-vite, et ne s'abaisse pas au-dessous de 2 centimètres par mètre. Ils ont une propriété tout à fait spécifique. Ils affouillent dans une partie déterminée de leur cours, ils déposent dans une autre partie, et divaguent ensuite par suite de ces dépôts....
«De cette définition même des torrents, il ressort que si l'on observe leur cours depuis sa source la plus élevée jusqu'à leur débouché dans les grandes vallées, on y doit distinguer trois régions qui sont d'ailleurs nettement caractérisées par leur forme, leur position, et par les effets constants que les eaux exercent dans chacune d'elles...»
D'abord une région dans laquelle les eaux s'amassent et affouillent le terrain à la naissance du torrent: c'est le bassin de réception: puis une région dans laquelle les eaux déposent les matières provenant de l'affouillement: c'est le lit de déjection; enfin, entre ces deux régions, une troisième où se fait le passage de l'affouillement à l'exhaussement: c'est le canal d'écoulement.
Maintenant que nous avons pour ainsi dire sous les yeux le squelette du torrent, examinons rapidement la topographie de son cours, la nature de ses déjections, les causes de sa violence, et tout concourra à faire ressortir l'insuffisance des défenses employées jusqu'à ce jour et l'efficacité des nouvelles méthodes proposées par M. Surell.
«Le bassin de réception a la forme d'un vaste entonnoir diversement accidenté et aboutissant à un goulot placé dans le fond. L'effet d'une pareille configuration est de porter rapidement sur un même point la masse d'eau qui tombe sur une grande surface de terrain.» Les berges en sont abruptes, minées par le pied, déchirée par un grand nombre de ravins, et s'élèvent fréquemment jusqu'à 100 mètres de hauteur.
Le canal d'écoulement, qui fait suite au goulot, varie de longueur suivant le genre de torrents qu'il renferme. Il est toujours compris entre des berges solides et bien dessinées. C'est la partie inoffensive, mais malheureusement aussi la plus courte, des torrents; c'est là qu'on cherche à établir les ponts.
Le lit de déjection, où vient s'amonceler tout ce que la violence des eaux a arraché aux flancs de la montagne, forme un monticule conique à sa sortie de la gorge.
Coupe en long d'un torrent.
Les dessins que nous donnons représentent: l'un le plan d'une partie de la vallée de la Durance et quatre des torrents les plus terribles de cette vallée; le Rioubourdoux, le Réalon, le Brumafan et le Rabioux, dont les noms sont aussi significatifs que les torrents sont énergiques; les autres, le plan d'un torrent où l'on distingue: AABD, le bassin de réception, dans lequel ABA figure l'entonnoir du bassin, et BD la gorge ou le goulot; BDDD figure le lit de déjection: quant au canal d'écoulement en D, il n'a pas une longueur appréciable. C'est un torrent moindre. La coupe est celle du torrent AABD.
C'est en examinant attentivement la nature écologique des déjections qu'on peut se rendre compte de l'origine même des torrents, des causes qui les alimentent, et par suite, des moyens de défense à leur opposer. En effet, s'il est prouvé que toutes les matières que dépose un torrent proviennent de son bassin de réception, on pourra avec assurance poser ce principe, que «le champ des défenses doit être transporté dans les bassins de réception.» Or, les déjections varient de forme et de nature, depuis le limon le plus fin et le plus fertilisant jusqu'aux blocs de rochers cubant 20, 40 et même 50 mètres cubes. Mais toutes, boues, graviers, galets et blocs, accusent la nature du terrain que le torrent a traversé.
On pourrait s'étonner de la masse énorme des blocs dont nous venons de parler; mais on s'expliquera la prodigieuse puissance du torrent, quand on connaîtra la manière dont souvent se forment les crues. Laissons parler l'auteur.
«Souvent le torrent tombe comme la foudre; il s'annonce par un mugissement sourd dans l'intérieur de la montagne. En même temps un vent furieux s'échappe de la gorge: ce sont les signes précurseurs. Peu d'instants après parait le torrent, sous la forme d'une avalanche d'eau roulant devant elle un amas de blocs entassés. Cette masse énorme forme comme un barrage mobile, et telle est la violence de l'impulsion, que l'on aperçoit bondir les blocs avant que les eaux deviennent visibles. L'ouragan qui précède le torrent est accompagné d'effets plus surprenants encore. Il fait voler des pierres au milieu d'un tourbillon de poussière, et l'on a vu quelquefois, sur la surface d'un lit à sec, des blocs se mettre en mouvement comme poussés par une force surnaturelle.»
L'affouillement du bassin de réception étant la cause unique de l'action destructive des torrents, voyons quelles sont les causes qui le provoquent. Il y en a trois:
1º La nature d'un sol affouillable: c'est la cause géologique;
2° la forme en entonnoir du bassin, qui concentre instantanément les eaux et fournit l'élément de vitesse: c'est la cause topographique;
3º la fonte des neiges et les pluies d'orage qui apportent la masse des eaux: c'est la cause météorologique.
La seconde de ces causes n'est qu'un corollaire des deux autres, puisque l'entonnoir, comme l'apprend l'observation, ne se forme que peu à peu et sous l'action combinée des eaux et de la nature du terrain, c'est-à-dire du sol et du climat des Hautes-Alpes; et voilà ce qui donne aux torrents de ce département un caractère distinctif dont les traits ne se retrouvent à la fois nulle autre part.
Mais il y a plus: la première de ces causes ne serait plus à craindre si l'on s'attaquait directement au climat, si on le forçait à changer en une influence salutaire et productive, une sauvage et cruelle puissance; car si les eaux, au lieu de se concentrer rapidement en un point, filtraient peu à peu en fertilisant les croupes des montagnes qu'elles traversent, les affouillements disparaîtraient, et avec eux les affreux ravages des torrents.
Nous voici donc arrivés à lutter corps à corps avec le géant; nous avons même découvert le défaut de la cuirasse, il ne reste plus qu'à pousser en avant pour voir bientôt une contrée entière rendue à la vie et à l'industrie, et un pays riche et productif là où l'œil affligé n'aperçoit que montagnes pelées, que steppes arides et déserts.
L'immense défaut des défenses employées jusqu'à ce jour contre les torrents, c'est qu'en général ce n'est pas à la source même du mal qu'on s'est attaqué, mais à l'endroit où le mal était déjà irréparable, c'est-à-dire aux lits de déjection. Les efforts isolés de quelques propriétaires, un système plus ou moins bien compris de barrages et d'endiguements, voilà à quoi se sont bornées les défenses. La lutte a été longue et désespérée, et à l'heure où nous parlons, la lassitude causée par des défaites inévitables a amené avec elle l'engourdissement et l'apathie. Mais nous l'avons vu, c'est plus haut qu'il faut viser; il faut prévenir le mal en en détruisant la cause; en un mot, c'est sur la montagne qu'il faut lutter avec le ciel.
Nous savons déjà que, rationnellement, c'est dans les bassins de réception qu'il faut porter le champ des défenses. Une autre observation va nous donner la clef du genre de défenses à employer.
Partout où il y a des torrents récents il n'y a plus de forêts.
Partout où on a déboisé le sol, des torrents récents se sont formés.
Partout où la végétation a reparu par une cause quelconque, les torrents ont été éteints.
N'hésitons donc pas à conclure avec M. Surell que, pour prévenir la formation des torrents nouveaux et éteindre les anciens, il faut reboiser les parties élevées des montagnes.
Mais comment, dira-t-on, aborder avec la végétation ces croupes dénudées, ces abîmes toujours béants, où l'œuvre de destruction se propage avec tant de persévérance? Comment retenir ces eaux sans cesse suspendues sur la plaine; ces avalanches où la glace, la neige, le roc, roulent confondus avec une impétuosité qui brise tous les obstacles?
Voici les mesures que propose M. Surell; elles sont de quatre espèces:
1° Tracer des zones de défense;
2° Boiser ces zones;
3º Planter les berges vives;
4° Construire des barrages en fascines.
Les zones de défense seraient tracées sur les bords du torrent, qu'elles envelopperaient depuis son embouchure, où elles auraient 30 à 40 mètres de large, jusqu'à l'entonnoir, où elles auraient une largeur de 5 à 600 mètres; elles embrasseraient les plus petites ramifications de ses affluents et les plus infimes filets d'eau, qui, dans les temps d'orage, deviennent eux-mêmes de désastreux torrents. Ces zones seraient plantées et semées, et bientôt le torrent, ne recevant plus l'eau que goutte à goutte, perdrait sa force d'érosion, et par suite ses alluvions, et serait placé dans les mêmes conditions que s'il sortait du sein même d'une forêt profonde. Pour les berges vives, on les couperait de petits canaux d'arrosage, tirés du torrent même, et alors une végétation luxuriante, dont on a déjà sur les lieux mêmes quelques exemples, remplacerait l'aspect affligeant de ces cols décharnés et stériles, dont la vue seule indique qu'un grand agent de destruction a passé par là. Enfin, on empêcherait les affouillements au moyen de barrages en fascines, dont l'effet salutaire a déjà été reconnu, et qui, par leur action de retenue, permettraient aux berges de s'asseoir, à la végétation de prospérer.
Nous n'insistons pas sur l'efficacité de ces moyens, dont l'annonciation seule nous semble devoir amener avec elle la conviction.
Maintenant, se demandera-t-on, qui, des particuliers ou de l'État doit supporter les frais de ces immenses travaux? M. Dugied, qui évaluait à 200,000 hectares la superficie susceptible d'être reboisée, voulait que l'État fît seul les frais de cette opération, qui devait durer soixante ans et coûter 75,000 francs par an. M. Surell partage cette opinion, aux chiffres et à quelques détails d'exécution près. Outre l'intérêt général que l'État doit sauvegarder, il prouve que le gouvernement, dans l'intérêt de ses routes et de ses ponts, doit encore se charger de ces travaux. Dans deux chapitres écrits avec la verve et le talent d'un homme de cœur et de conviction, il démontre que ne pas venir au secours de ce département serait, de la part de l'État, «une mauvaise action, parce qu'en sacrifiant le sol, on sacrifie aussi les hommes qui y sont attachés, et un mauvais calcul, parce que la société ne fait pas impunément des mendiants, et que les misères qu'elle n'a pas su prévenir se retournent tôt ou tard contre elle.»
Et cependant, il y a deux ans que cet ouvrage a été écrit, qu'il a valu à son auteur les suffrages des hommes les plus éclairés, et les encouragements du gouvernement, et rien ne s'est fait encore!
N'est-il pas déplorable qu'en France il se trouve une contrée entière qui, si on lui demande pourquoi elle n'a ni chemins, ni routes, ni canaux, ni pour ainsi dire d'habitants, n'ait qu'un mot et un mot profondément vrai à répondre: la pauvreté? Oui, il y a là une plaie affreuse, mais elle n'est pas incurable, nous l'avons vu dans le remarquable travail de M. Surell; seulement il faut se hâter, et puisqu'on a proclamé si haut le règne des intérêts matériels, il ne faut pas qu'une population entière soit déshéritée des bénéfices qu'elle a le droit d'en attendre.
Si l'on a bien compris ce que nous venons de dire des torrents, des causes de leur formation, de leur impétuosité et des ravages qu'ils exercent, on concevra facilement quelle influence désastreuse ils ont sur les crues et les inondations du Rhône. En effet, tous ces torrents se jettent dans des rivières torrentielles elles-mêmes, qui arrivent instantanément et précipitent dans le Rhône un volume d'eau extraordinaire. De là ces débordements, ces courants impétueux qui ravinent les terres et font au fleuve un nouveau lit que souvent il n'abandonne plus. Si donc l'on détruit les torrents, on enlève une des grandes causes des inondations du Rhône. Il resterait cependant à combattre encore les crues qui ont pour cause soit les pluies d'orage, soit la fonte des neiges, et qui d'ailleurs sont inévitables, même en supposant les torrents éteints.
M. Surell a porté, dans l'étude des améliorations du Rhône, la même sagacité, le même esprit d'analyse que dans ses études sur les torrents des Hautes-Alpes. Il a rédigé l'année dernière, de concert avec M. Bouvier, ingénieur-directeur du Rhône, un mémoire remarquable sur cet objet. Nous allons en donner une idée succincte à nos lecteurs.
Les vices du Rhône consistent dans la corrosion des rives et la division du fleuve en différents bras. Les perfectionnements à apporter se réduisent donc aux deux opérations suivantes: 1º fixer les rives; 2° barrer les bras secondaires.
Mais comment, dira-t-on, fixer les rives sur un développement de 284 kilomètres? Quelle somme énorme ne faudra-t-il pas affecter à ces travaux? L'observation du régime du fleuve a conduit à la découverte d'un principe qui réduit considérablement la dépense à faire. Ce principe est celui de la réciprocité des anses, c'est-à-dire que le cours du fleuve étant sinueux, si le courant vient frapper, par exemple, la rive droite et s'y creuse une anse, il y est réfléchi et va à une distance plus ou moins éloignée frapper la rive gauche et s'y creuser également une anse, pour de là être réfléchi de nouveau sur la rive d'oite, et ainsi de suite. Tout l'intervalle compris entre deux anses successives n'est exposé à aucune corrosion et n'a, par conséquent, pas besoin d'être défendu. Le développement des rives à défendre se réduit ainsi de plus de moitié.
Quant aux barrages des bras secondaires, au lieu de les opposer directement au courant, qui les aurait promptement affouillés et emportés, on suit également la loi de la réciprocité des anses, et on les construit suivant des courbes qui, sans heurter le cours du fleuve, l'infléchissent doucement et le dirigent vers l'anse suivante.
Telles sont les améliorations proposées dans l'intérêt de la navigation: l'agriculture réclame d'autres travaux.
Les maux que le Rhône cause aux terres riveraines consistent dans la corrosion des rives, comme pour la navigation et dans l'inondation des plaines.
Il importe, dans le fait de l'inondation, de séparer deux effets fort distincts, savoir: la submersion, proprement dite, et la formation des courants.
La submersion n'a jamais été considérée comme un fléau par les propriétaires des terrains qui avoisinent le fleuve; c'est au contraire un bienfait, car elle dépose sur le sol une couche de limon, qui augmente, l'épaisseur de la terre végétale, comble les creux et tend à niveler le terrain. C'est l'inondation fécondante; mais les eaux peuvent, en raison de la forte pente de la vallée, et des accidents divers du lit, se mettre en mouvement sur le sol inondé; de là les courants: c'est ce second effet seul qui est nuisible.
La science doit donc s'appliquer à empêcher la formation des courants, tout en protégeant la submersion tranquille. Pour y parvenir, les auteurs du mémoire que nous analysons proposent un système de levées insubmersibles, enracinées au pied des montagnes qui limitent la zone que les eaux doivent couvrir, barrant transversalement la vallée, et se recourbant ensuite pour suivre une direction parallèle au fleuve. Dans ce système, les courants sont rompus, sans que les terrains soient enlevés à la submersion. La vallée se trouverait ainsi divisée en un certain nombre de bassins, fermés en tête, mais ouverts à l'aval. Cette disposition a déjà été appliquée par quelques riverains et avec le succès le plus complet.
Ainsi, en résumé, les ouvrages à exécuter pour améliorer le cours du Rhône sont de trois espèces:
1º Le revêtement des berges dans les anses;
2º Le barrage des bras secondaires;
3º La division de la vallée en bassins, au moyen de digues
insubmersibles transversales.
Le devis présenté par les ingénieurs s'élève à 25 millions qu'ils demandent à dépenser en dix ans, c'est-à-dire deux millions cinq cent mille francs par an. On concevrait difficilement les hésitations du gouvernement à mettre la main à une œuvre si urgente, en présence des désastres épouvantables qui viennent périodiquement affliger la vallée du Rhône. Quant à nous, nous faisons les vœux les plus ardents pour qu'on ne retarde pas plus longtemps la présentation aux Chambres d'un projet de loi qui donne garantie et sécurité à l'avenir. Jamais dépense ne fut mieux justifiée, et jamais peut-être on n'aura obtenu de si admirables résultats pour une somme aussi minime.
Doublez vos verrous, triplez vos serrures, mettez des cadenas à vos poches: Paris est en proie aux larrons; jamais l'amour du bien d'autrui ne fit de tels ravages. La police correctionnelle et la Cour d'assises n'ont pas le temps de respirer; le Mandrin et le Cartouche y abondent. Il ne fait pas bon lire la Gazette des Tribunaux, sous peine de soupçonner un voleur dans tous les gens qu'on rencontre, et de voir un fripon dans chacun de ses serviteurs ou de ses amis intimes. Si quelqu'un vous donne la main, méfiez-vous-en! il n'a peut-être de tendresse que pour la bague que vous portez au doigt; s'il demande des nouvelles de votre santé, c'est sans doute un chemin détourné pour arriver à tâter le pouls à votre caisse ou à votre bourse, frappe-t-il à votre porte, d'un air doux et poli, sollicitant l'honneur d'être reçu chez vous, il veut certainement prendre l'empreinte de vos serrures. Que vous dirai-je? il n'y a pas moyen de vivre une minute tranquille, pour peu qu'on tienne à sa bourse ou à sa montre; et le préfet de police sera bientôt contraint, dans l'intérêt de tout candide Parisien, d'attacher spécialement un sergent de ville à chaque gousset et un garde municipal à chaque porte.
Remarquez que le voleur s'est singulièrement perfectionné; il est arrivé à ressembler à un honnête homme; c'est là le comble de l'art. On vole, comme Lairo, ce complice de Courvoisier, en étudiant Virgile; on escalade en bottes vernies; on brise les serrures en gants glacés. Les voleurs d'autrefois se sentaient d'une lieue à la ronde; ils avaient d'affreuses barbes, des yeux hagards, un sourire féroce et les mains rouges; on disait tout aussitôt: «Voilà un gaillard que je ne voudrais pas rencontrer au coin d'un bois!» Aujourd'hui, vous trouvez, en montant dans le coupé Laffitte et Caillard, un charmant inconnu qui vous comble de soins: «Monsieur veut-il que je lui cède la place du coin? offrirai-je à monsieur une de ces pastilles aromatiques? Si l'air gêne monsieur, je baisserai le store!» et mille autres politesses. Quel aimable homme! dites-vous; et l'ennui de la route disparaît à causer agréablement avec ce délicieux compagnon de voyage; car il sait tout, en homme bien élevé qu'il est; la politique, les affaires, l'industrie, la petite chronique du monde.--On se quitte avec le plus vif regret.--Six mois après, vous êtes cité comme témoin devant une Cour d'assises quelconque, et vous retrouvez sur le banc des accusés votre adorable voisin du coupé, qui vous sourit d'un air d'ancienne connaissance. Il avait escamoté trois ou quatre portefeuilles, chemin faisant, tout en vous offrant des pastilles à la rose.
Telle est à peu près l'histoire de Souques, qui va être mis en jugement dans quelques jours: jeune bandit de vingt-six ans, blond, élégant, plein de galanterie et fort tendre pour les jolies femmes qu'il rencontrait sur sa route; on aurait pris Souques pour un lion qui allait se mettre au vert et se reposer en plein champ des fatigues du boudoir et de l'Opéra. Souques cependant dépassera Courvoisier; Courvoisier s'arrêtait au vol, Souques allait jusqu'à l'assassinat.
Voici un fait tout récent qui prouve avec quels procédés et quel raffinement de délicatesse les voleurs vous dévalisent aujourd'hui. Il n'y a pas huit jours qu'un des restaurateurs renommés de Paris a été victime d'un vol considérable; toute son argenterie a disparu en un clin d'œil et d'un coup de main; il s'agit d'une perte de six à huit mille francs. La police est en vedette; mais jusqu'ici elle a fait de vaines recherches, et rien encore n'a dénoncé les traces du coupable. La seule pièce qui soit tombée entre les mains de la justice est la lettre suivante, que le pauvre diable de restaurateur a reçue sous enveloppe le lendemain du vol: «Monsieur, ne soyez pas inquiet de votre argenterie; elle est entre mes mains, et je la garde. Je viens de m'apercevoir qu'hier, après avoir dîné chez vous, je suis sorti sans payer ma carte; c'est une distraction que je ne me pardonnerai jamais. Je serais désolé, monsieur, que vous pussiez me croire capable d'une telle petitesse. J'ai, en conséquence, l'honneur de vous adresser, sous ce pli, un napoléon pour solde de ma dépense, montant à 10 francs 60 cent; le reste est pour le garçon. Agréez, monsieur, mes sentiments bien distingués.»
Madame la comtesse de *** a rouvert ses salons: mais ils sont loin d'avoir l'éclat et l'attrait qui en a fait, pendant dix ans, le rendez-vous des hommes les plus aimables et des plus jolies femmes de Paris. D'où vient cette décadence? On lui donne plusieurs causes. Les uns prétendent que le désastre du banquier M....., dont les qualités financières étaient fort appréciées dans la maison, a tourné l'esprit de la comtesse à la philosophie. Les autres affirment que le jeune de C..... étant parti brusquement pour l'Italie, la comtesse joue à la Lavallière, et parle de se faire carmélite. On ajoute qu'elle ne peut se consoler de la mort récente de M. de Saint-A.....; c'était un ami de toute sa vie, l'âme de ses réunions, qu'il animait par son esprit, le dépositaire de ses secrets les plus intimes. Madame la comtesse était veuve à vingt ans; elle en a trente-huit à l'heure qu'il est, disent les gens qui ont du savoir-vivre; de vingt à quarante ans, il y a de quoi être veuve; aussi dit-on que l'emploi de confident était loin de constituer une sinécure pour M. de Saint-A..... Vers la fin de sa vie, il réclamait un secrétaire adjoint, déclarant qu'il succomberait à la peine s'il était obligé de recueillir plus longtemps à lui seul tous les souvenirs de la comtesse.
Un autre homme de beaucoup d'esprit manque à l'agrément de ce salon; je veux parler du baron de N...., que tout Paris connaît. N..... s'est retiré définitivement en Auvergne; il dit que le temps de faire pénitence et de racheter son âme est venu. N..... en effet a longtemps vécu avec le diable, mais en assez bon diable. Sa fortune et sa santé ont payé les frais de cette association satanique. N..... est fort goutteux, fort délabré et fort ruiné. C'est de lui que ce charmant petit minois de madame Dave... disait l'autre jour: «Cet homme est un cours de morale ambulant!»
Une lettre, qu'un de nos amis intimes nous écrit de Bologne, annonce le retour en cette ville de l'illustre maestro Rossini. Le peuple bolonais a reçu ce paresseux grand homme avec un enthousiasme qui devrait le décider à sortir du son silence et de son inaction. Il y a quinze ans que Rossini se tait, et au milieu de la musique infernale qui se fabrique de tous côtés, on peut dire que le silence du cette grande voix mélodieuse est une vraie calamité publique.
Le matin de son arrivée la société philharmonique de Bologne a exécuté sous ses fenêtres une sérénade composée des airs préférés de ses opéras les plus fameux; la foule était immense autour de sa maison, et de tous côtés, dans l'intervalle des instruments et des voix, retentissait ce cri: «Viva Rossini!» Criez, plutôt: «Vive le macaroni!» dit l'auteur de Guillaume Tell, en mettant le nez, à la fenêtre.
Le soir, il alla au théâtre; on jouait Nabuchodonosor; à peine l'eût-on reconnu que tout le monde se leva et battit des mains; lui, cependant, se tenait retiré au fond de sa loge. «A qui en veut-on?» dit-il. A la fin, les applaudissements prirent un tel caractère de provocation directe, qu'il n'y eut plus moyen de s'y tromper. Rossini fut obligé de paraître sur le devant de sa loge et du saluer la foule, qui répondit par trois vivat. «Ils me feront mourir,» avait dit Voltaire, dans une occasion à peu près semblable. Rossini a dit: «Qu'ils me laissent donc vivre, si cela est possible!» Quelqu'un de Bologne lui demandait des nouvelles de son dernier voyage à Paris, et de ce qu'il y avait fait: «J'y ai fait la musique d'une pièce dont le docteur Civiale est l'auteur; nous l'avons intitulée: la Lithotritie!» Voilà le cas que Rossini fait du génie et de la gloire. Est-ce conviction? est-ce raillerie amère d'une âme blessée? Mais pourquoi blessée? Le monde ne rend-il pas au génie de Rossini un hommage incontesté? Les grands hommes ne sont souvent que de grands ingrats.
On commence à s'apercevoir que la session des Chambres approche de jour en jour. L'ordonnance de convocation n'est pas encore publiée; Moniteur ne donnera guère le signal que dans un mois; jusque-là, le gouvernement représentatif peut continuer à se promener de long en large dans les allées de sa maison des champs, comme un honnête désœuvré. Cependant un grand nombre d'honorables ont déjà quitte l'arrondissement pour revenir à Paris. On rencontre çà et là des fragments du tiers-parti, de la gauche dynastique et radicale. A la première représentation du dom Sébastien de M. Donizetti, dont nos artistes préparent les illustrations, le foyer de l'Opéra offrait de quoi composer une Chambre des Députés au petit pied: M. Duchâtel, M. Cunin-Gridaine et M. Teste représentaient le ministère; M. le marquis de Larochejacquelin et M. le duc de Valmy la droite légitimiste, et ainsi de suite, depuis le Fulchiron jusqu'au Ledru-Rollin, de nuance en nuance et de drapeau en drapeau. Le parti conservateur se trouvait en majorité, cela va sans dire. La loge de M. le ministre de l'intérieur était visitée à chaque entr'acte par vingt des plus ardents capitaines de l'armée ministérielle. Le conservateur est, en effet, du toutes les espèces représentatives, celle qui s'éloigne le plus difficilement de Paris; elle tient à Paris par la racine; c'est à Paris qu'elle fleurit et qu'elle prospère; Paris a un engrais qui lui convient. L'opposition, au contraire, doit voyager; parcourir l'espace est le besoin des opinions qui attendent, espèrent, et n'ont encore que les vagues jouissances de l'utopie. L'un suit l'image de la république de fleuves en ruisseaux, de vallées en montagnes; l'autre cherche son rêve social au détour d'une allée, comme, autrefois Boileau cherchait la rime; celui-ci fait une ascension sur quelque cime des Pyrénées ou des Alpes, pour regardera l'horizon s'il ne voit pas un ministère tomber et un portefeuille venir. Toute idée ou toute ambition qui en appellent à l'avenir ont leur fuyante Ithaque, et l'opposition est une continuelle Odyssée; mais le parti qui tient le pouvoir et les places ressemble aux avares qui craignent qu'à la moindre absence un voisin ne leur enlève leur trésor et ne les chasse de la maison. Aussi le vrai conservateur stationne-t-il à Paris, en plein terrain ministériel; il pense que c'est le meilleur moyen de se conserver.
Sceptique Rossini, tu te moques des autres et de toi-même, et voici que ton mélodieux génie charme la Russie et la capitale des czars!--Le Théâtre-Italien a été inauguré à Saint-Pétersbourg, le 5 novembre dernier, par une représentation d'il Barbiere; nous en recevons la nouvelle directe. Toute la ville moscovite s'est émue de cette grande solennité; un opéra italien est, en effet, du fruit nouveau pour elle. Saint-Pétersbourg avait déjà été visité çà et là, par quelques rossignols ultramontains, mais jamais par une troupe organisée et complète. C'est au goût de l'empereur que la Russie doit ce Théâtre-Italien. On se rappelle que ce fut, il y a trois ou quatre mois, pendant le séjour de Rubini à Saint-Pétersbourg, que l'empereur résolut de faire cette fondation mélodieuse: «Vous m'aiderez,» dit-il à Rubini. Rubini hésita d'abord; mais comment refuser un czar? Une fois vaincu par cette gracieuse provocation impériale, Rubini, s'exécutant loyalement, n'a rien négligé pour justifier la haute confiance dont il était l'objet. Il a donc appelé à lui, pour l'aider glorieusement dans son entreprise, Tamburini et madame Pauline Viardot-Garcia; puis il s'est donné lui-même, ce qui n'est pas le moindre de ses présents. Nous n'avons pas le nom des autres chanteurs qui servent sous ces illustres chefs; le premier bulletin que nous recevons de la première bataille ne les fait pas connaître; peut-être la liste nous arrivera-t-elle un autre jour. Nous la publierons si elle en vaut la peine.
Théâtre-Italien de Saint-Pétersbourg.
Madame
Pauline-Viardot.
Tout le Saint-Pétersbourg élégant assistait à cette prise de possession de la musique italienne. Figurez-vous une vaste salle à six rangs de loges, peuplée du haut un bas de jolies femmes et d'un public curieux et attentif. Le galant Almaviva, le spirituel et pétulant Figaro, la fine et tendre Rosine, ont conquis, ce soir-là, Saint-Pétersbourg tout entier; et nos Italiens ont du se croire à Naples ou à Florence, tant la Russie a battu des mains pour Tamburini et pour Rubini! Quant à madame Pauline-Viardot, elle a été rappelée sept à huit fois. Notre correspondant ne mentionne pas la pluie de fleurs et de couronnes, mais cela va sans dire; il n'y a point de bonne fête sans cette douce ondée; et avec des artistes tels que madame Viardot, Tamburini et Rubini, les fleurs pousseraient partout, même en Sibérie, et les couronnes font le tour du monde.
Le public du théâtre des Variétés a eu, cette semaine, une véritable bonne fortune: il a revu Vernet, cet excellent acteur si regrettable et si regretté; mais il ne l'a revu qu'en passant et pour une seule fois. Vernet, retiré du théâtre depuis trois ou quatre ans, avait quitté sa retraite pour cette soirée seulement et à son propre bénéfice. Le lendemain, Vernet rentrait aux Invalides, et maintenant tout est dit; Vernet est perdu pour le théâtre; il faut en faire son deuil.
Quel dommage cependant que ce cher Vervet nous laisse ainsi! c'était un si bon et si charmant comédien: par où vous le ferais-je connaître? Faut-il remonter jusqu'à M. Pinson, le César des farceurs turbulents et malencontreux? Irons-nous chercher le petit bossu de la Marchande de Goujons, ce représentant de la médisance difforme, bavarde et sensuelle? Est-ce le Jean-Jean des Bonnes d'Enfants qu'il vous plaît d'accoster, l'innocent Jean-Jean au nez en l'air, aux bras ballants, au regard ahuri, aux galanteries burlesques et aux gauches amours? Mais, non; voici venir l'amant naïf de Madelon Friquet: quelle bonne grosse figure épanouie! quelle simplicité de cœur! quelle tendresse candide! comme il trotte! comme il va! comme il roule! comme il aime sincèrement sa Madelon, ce cher petit bonhomme! et Prosper? et Vincent? Nul comédien n'a surpassé Vernet dans la représentation de ces types de crédulité ingénue et de candeur ahurie.
Cette vieille, coiffée d'un bonnet en loques, barbouillée de tabac, se traînant sur les débris de ses souliers éculés, et remuant, dans sa marche oblique, les restes bigarrés d'un cotillon en ruine, ne la reconnaissez-vous pas? ne l'avez-vous pas vue, par hasard, au coin de la borne, à la porte d'une noire allée où dans la loge d'un portier? Eh! mon Dieu, oui, c'est madame Pochet! Plus loin, voyez, ce vieux brave qui chante, trinque, boit, parle d'Austerlitz et de Wagram, et marche cahin-caha sur une jambe dépareillée..... Bonjour, vieux soldat! je sais ton nom; je t'ai vu au soleil dans l'allée de la Petite-Provence, ou jouant à la boule dans le carré Marigny: tu t'appelles Mathias l'invalide!
Ainsi Vernet allait partout, saisissant sur sa route les types populaires, et s'incarnant en eux de telle sorte que les plus clairvoyants n'apercevaient plus l'auteur dans le personnage.
Vernet était comme les véritables artistes: il imitait la nature et la prenait sur le fait, mais en l'idéalisant. Ce n'était point un calque matériel et grossier, c'était un portrait intelligent fait par la main d'un maître. Le talent de Vernet se distinguait en effet par le tact et le goût, même dans ses créations les plus vulgaires et les plus grotesques; il s'arrêtait toujours à temps, et n'allait jamais au delà ni en deçà; il lui répugnait d'acheter le rire aux dépens de l'art.
Vernet est jeune encore, malgré ses longs services et ses longs succès; il aurait pu combattre quelques années de plus sur le champ de bataille du théâtre des Variétés, où il a remporté, pendant trente années, tant de riantes victoires; mais la goutte s'en est mêlée, et l'excellent comédien a été contraint de battre en retraite. Vernet a la maladie des vieux et vaillants généraux; cela peut-il le consoler? j'en doute; il y a peu de comédiens retirés qui ne regrettent le lustre, les coulisses et les bravos; mais enfin il faut être philosophe, et, Dieu merci, Vernet a quelque raison de pratiquer la philosophie: il a un revenu de chanoine, l'humeur joviale, dit-on, et une jolie maison de campagne où il peut tranquillement se reposer sur ses lauriers, quand toutefois son altesse sérénissime la goutte le lui permet.
Ce n'est jamais volontairement que nous commettons une erreur, et si nous trompons les autres, c'est qu'on nous a trompés nous-mêmes, d'ailleurs ne sommes-nous pas obligés d'accueillir ces mille bruits, ces mille riens qui courent la ville, fragiles fantômes, périssables enfants du désœuvrement, de la fantaisie et de la médisance, nés dans la journée pour s'évanouir et disparaître le lendemain au lever de la première aurore. Ainsi, nous avons raconté qu'une charmante danseuse espagnole, mademoiselle Lola Montès, avait caressé du bout de sa cravache un galant irrespectueux; mademoiselle. Lola Montès écrit de Berlin que le fait est inexact, et qu'il ne s'agissait que d'un gendarme brutal: va donc pour le gendarme; c'est toujours quelque chose.
Nous n'avons pas même la compensation d'un gendarme avec M. Roger de Beauvoir; la nouvelle de son mariage, que le bruit courant nous avait transmise et que nous avions répétée sans criminelle préméditation, n'a aucune espèce de fondement. Nous démentons volontiers, pour l'innocente part que nous y avons prise, le fait de ce mariage prétendu, non pas pour M. Royer de Beauvoir, qui a trop de goût pour s'être beaucoup préoccupé d'un pareil enfantillage, mais pour ceux qui ont cru devoir s'en inquiéter à sa place. Que M. Roger de Beauvoir reste donc garçon le plus longtemps possible, un des plus aimables et des plus spirituels garçons que nous connaissions.
Note 2: Voir, pour plus amples renseignements, l'article que l'Illustration a déjà publié sur cet opera, à la page 119 du volume II, no. 36.
PERSONNAGES.
JUSTINIEN, empereur d'Orient, BÉLISAIRE, chef suprême de l'armé, ANTONINE, femme de Bélisaire, IRENE, fille de Bélisaire et d'Antonine. ALAMIR, prisonnier de Bélisaire. EUTROPE, chef de la garde impériale, OTTARIO, chef des Alains et des Bulgares, |
M. Morelli. M. Fornasari. Mlle Grisi. Mlle Nissen. M. Corelli. M. Dalfiori. Bonconsiglio. |
Chœurs.--Sénateurs, peuple, vétérans, Alains, Bulgares, suivante» d'Irène, paysans de l'Hemus.
Comparses.--Garde impériale, prisonniers goths, guerriers grecs, pasteurs de l'Hemus.
(La scène se passe partie à Byzance et partir dans le voisinage de l'Hemus. L'époque remonte à l'année 580 de l'ère chrétienne. Extrait du libretto.)
Les sénateurs et le peuple célèbrent par leurs chants et leurs vœux la glorieuse bienvenue de Bélisaire, qui, par son talent et sa bravoure, a su rendre Byzance rivale de Rome. Irène, sa fille, et Eutrope, son amie, vont aller sur la rive pour le combler de caresses et de l'amour filial. Joie du peuple. (Extrait de l'argument.)
La scène ne reste pas longtemps vide. Mademoiselle Grisi, c'est-à-dire madame Bélisaire, ayant pour petit nom Antonine, vient la remplir. Un lion, qui remonte à l'an 580 de l'ère chrétienne, s'avance à sa rencontre; son groom le suit. Ce lion, si élégamment vêtu et décoré, c'est Eutrope. «Écoute et frémis! lui crie Antonine d'une voix proportionnée à l'ampleur de sa taille et à la circonférence de sa bouche.
«Mon époux Bélisaire est un parricide, lui dit-elle; je ne puis aimer un père qui a abandonné son premier-né aux monstres des forêts ou des eaux, et qui a refusé ses cendres à sa mère. Je t'aime, tu m'aimes, aimons-nous, et vengeons la mort de mon enfant. Bélisaire mort, je t'épouse.--Tout est prêt, répond Eutrope; j'ai ajouté un paragraphe un peu chouette à sa dernière lettre. Mais dissimulons.»
En effet des clairons retentissent, et l'empereur Justinien ayant fait son entrée, va s'asseoir sur son trône pour voir défiler devant lui le trionfo di Belisario.--Aussitôt Bélisaire paraît sur un char magnifique traîné par le peuple.
Il a le front ceint d'une couronne de lauriers; et sous le manteau de pourpre on entrevoit son armure dorée. Autour du vainqueur se tiennent les prisonniers goths, parmi lesquels se trouve Alamir; les vétérans ferment la marche, portant la couronne et le manteau de Vitigas, roi des Goths. Le Chœur chante. Quand il a suffisamment faussé, Bélisaire demande à Justinien la liberté des prisonniers. L'empereur n'a rien à refuser à son général. Il l'embrasse, et tous les assistants se retirent sauf Bélisaire et Alamir, «qui, dit l'argument, se sentent des sympathies l'un pour l'autre qu'ils ne peuvent s'expliquer.» Ils s'adoptent mutuellement pour père et pour fils.
Cependant Irène accourt vers son père, qui la prend dans ses bras; mais Antonine-Grisi lui tourne le dos avec dégoût, en lui donnant pour excuse qu'il vient de fumer une pipe, et qu'elle déteste l'odeur du tabac.
Bélisaire ne sait d'abord que penser d'une pareille conduite; il commence à y réfléchir sérieusement, quand Eutrope vient l'arrêter avec quatre hommes et un caporal, et lui ordonne de le suivre devant... l'empereur. Bélisaire paraît surpris de ce manque d'égards; Eutrope le lorgne avec l'aisance superbe d'un imprésario; mademoiselle Grisi-Antonine se moque de lui par derrière: sa vengeance commence.
Aussitôt pris, aussitôt jugé. Accusé de trahison par Eutrope et d'infanticide par son épouse, Bélisaire semble frappé de la foudre. Tous les assistants font un mouvement de surprise et d'horreur. Le sénat condamne le prévenu. Douleur d'Alamir; douleur d'Irène; joue de mademoiselle Grisi-Antonine, qui rit à s'en tenir les côtes.
Bélisaire est emmené par les gardes, dit le libretto; Irène et Alamir les suivent désolés. Justinien et les sénateurs paraissent bouleversés par la douleur.
Le peuple et les vétérans gémissent sur le malheureux sort de Bélisaire.
Quand ils ont suffisamment faussé, ils se retirent, et Alamir s'avance vers le trou du souffleur.
On vient de lui apprendre que Justinien, imitant l'exemple du prince Rodolphe, a fait crever les yeux à son prisonnier.
Indigné de la comparaison qu'on pourra faire entre son père adoptif et cette infâme canaille, connue sous le nom de Maître d'écale, il jure d'exterminer Byzance.
Pendant ce temps l'empereur, qui ne se rappelle pas parfaitement bien les Mystères de Paris, fait mettre l'aveugle à la porte de sa maison, sans lui donner même un Chourineur pour le conduire dans un domicile quelconque, il ne lui laisse pour toute fortune qu'une vieille tunique, une canne sans pomme d'or et une guitare. Mais Bélisaire est plus heureux que le Maître d'école; il possède un chien, et il retrouve sa fille, qui se charge de doubler son caniche. Joie mutuelle du père, de la fille et du chien, qui chantent un trio.
Bélisaire, toujours aveugle, se promène avec sa fille et son chien sur les hauteurs de l'Hémus.--Fatigués, ils se reposent; puis entendant du bruit, ils se cachent dans une anfractuosité du rocher. Du sommet de la montagne descend une horde d'Alains et de Bulgares conduits par Alamir et Ottario, et dessiné d'après le procédé Rouillet.
Alamir veut que Bélisaire se mette à la tête des troupes qu'il conduit contre Justinien; Bélisaire refuse. Ils se fâchent d'abord, puis ils s'expliquent: Alamir est le fils que Bélisaire a jadis abandonné aux monstres des forêts et des eaux.
io i Che fosse oh qual momenti! ei e Ils chantent en se tenant embrassés: (figlio ) Se il (fratel ) stringere. (padre) Mi e dato al seno Pia non desira 3 So liet appieno o Tanto del giubilo E in me l'ecceso Che parmi d'essere 3 Rapit in cielo! o |
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Il y a, dit l'argument, un mouvement sympathique jusque parmi les Barbares. Nous renonçons à représenter les effets de leur émotions. Retournons maintenant chez Justinien, où va se dénouer ce drame intéressant.
«Justinien, dit l'argument, donne des ordres pour la bataille du lendemain, lorsque, pâle et échevelée, mademoiselle Grisi-Antonine paraît, et vient se reconnaître coupable du mal que l'on a fait injustement à Bélisaire.»
Elle étend les bras, lève les yeux au ciel, crie, pleure et ne s'arrache pas un seul cheveu. Mais, hélas! à ce moment Bélisaire, «accompagné d'une lugubre musique,» est apporté sur une civière par deux messagers parisiens; une flèche ennemie l'a tué.
Le pauvre homme rend le dernier soupir sans pouvoir chanter la plus petite cavatine. Il recommande ses deux enfants à Justinien, qui lui dit «ami» d'une voix étouffée et en lui serrant la main.
Silence universel. Mademoiselle Grisi-Antonine reste immobile en regardant le corps de Bélisaire; Justinien et le chœur chantent:
Abborrita dei mortali
Condamnata dall' eterno,
Viva, iniqua, e tutti mali
Prova in terra dell' Averno...
Frema il cielo a te d'intorno...
Nieghi e te la luce il giorno...
Ogui instante di tua vita
Cruda morte sia per te.
A ces paroles, mademoiselle Grisi veut s'enfuir comme une insensée; mais se trouvant auprès du cadavre de Bélisaire, elle pousse un grand cri et tombe sur le sol.
Mouvement universel d'horreur!!!!!
I. Sciences médicales.
Anatomie et physiologie:--M. Serres a lu à l'Académie une note sur un fait très-curieux d'anatomie pathologique observé deux fois seulement, en 1829 et en 1843. C'est une modification des nerfs de la vie organique et de la vie animale. Tous les rameaux nerveux de l'économie présentent dans leur trajet des renflements ganglionnaires ayant la forme et les caractères physiques du ganglion cervical supérieur et, chose remarquable, les cordons postérieurs des nerfs rachidiens n'en offrent pas moins que les cordons antérieurs; la, où n'existent pas de ganglions, la branche nerveuse parait tout à fait à l'état normal.
Le nombre de ces ganglions est moins grand sur les filets nerveux du grand sympathique que sur les nerfs de la vie de relation, mais il est encore assez considérable pour que l'aspect général du réseau nerveux de la vie organique soit tout à fait changé. Les nerfs du plexus lombo-sacré, le grand sciatique et le pneumo-gastrique sont ceux qui présentent cette transformation ganglionnaire au plus haut degré. Les sciatiques, au sortir du bassin et dans tout leur trajet, ont le volume de l'humérus; les pneumo-gastriques, au sortir du crâne, le long du cou et dans le thorax, ont deux fois le volume du grand sciatique à l'état normal; tous ces nerfs sont parsemés de bosselures formées par les ganglions.
Sur le sujet de la première observation faite en 1829, on a compté environ cinq cents du ces ganglions. Celui de 1843 en offrait plus encore. Dans les deux cas la structure de l'axe cérébro-spinal n'offrait aucune trace d'altération.
Cet état pathologique si remarquable, et qui n'a pas encore été décrit, a été observé sur deux jeunes gens de vingt-deux à vingt-trois ans, morts tous deux de fièvre typhoïde. Le premier vitrier ambulant, courait encore les rues quelques jours avant son entrée à l'Hôtel-Dieu; le second n'a offert aucun symptôme nerveux pendant les quelques jours qu'a duré sa maladie.
M. Serres a promis de communiquer le résultat des recherches anatomiques et microscopiques qu'il se propose de faire sur la structure de ces ganglions. Il désigne cette modification des nerfs par le nom de névroplastie, dénomination qui nous semble laisser quelque chose à désirer comme exactitude; peut-être, quand on saura bien ce que c'est que ces ganglions, pourra-t-on trouver un terme plus précis.
«De l'Allantoide de l'homme,» tel est le sujet d'un autre, mémoire que M. Serres a communiqué à l'Académie dans la séance du 12 juin. Des recherches commencées en 1828 sur des embryons humains de quinze à vingt-cinq jours ont amené M. Serres à conclure que l'allantoide existe dans les enveloppes de l'œuf humain comme dans celui des autres vertébrés, qu'elle est pyriforme chez l'homme comme chez les rongeurs, que d'abord indépendante des autres membranes, elle s'unit ensuite avec le chorion et fait communiquer par anastomose ses vaisseaux avec ceux des villosités pour donner naissance au placenta; qu'enfin son existence comme membrane distincte paraît cesser chez l'embryon humain du quinzième au vingt-cinquième jour de la conception.
Ces propositions ont été très-longtemps un sujet de discussion pour les anatomistes; mais le fait principal qu'elles expriment n'avait jamais été avancé d'une manière aussi positive; aussi faudrait-il reconnaître avec M. Dutrochet que la découverte de ce point fondamental en anatomie est due à M. Serres, si les pièces présentées à l'appui pouvaient faire passer dans l'esprit de tout le monde la conviction qu'elles ont amené chez ces deux habiles anatomistes.
M. Velpeau, à qui d'excellents travaux sur l'embryogénie donnent une grande autorité en pareille matière, a émis des doutes sur la valeur des pièces anatomiques examinées par lui dans le laboratoire du Muséum. Ses objections ont fait naître une discussion qui, portant sur des points très-délicats et sur des faits observés rarement, ne pouvait avoir un résultat bien positif. L'un et l'autre académicien parlait de visu, et cependant tous deux restaient fermes dans des opinions diamétralement opposées. Toutefois M. Velpeau, dans sa réplique, a posé les faits d'une manière si lucide et si logique, que les affirmations contraires de son collègue n'ont pu faire cesser le doute.
En discutant ainsi franchement cette question importante, M. Velpeau nous semble avoir rendu un grand service à la science. Il est dangereux pour les meilleurs esprits de ne rencontrer jamais d'opposition; on s'habitue alors à ne pas se discuter soi-même, et l'on se laisse quelquefois entraîner à prendre l'analogie pour l'identité.
M. Flourens, dans une note fort intéressante, développe les recherches anatomiques qu'il a faites sur la structure de la peau chez des peuples diversement colorés. Il a trouvé chez le Maure, l'Arabe, le Kabyle, le Nègre, sur un insulaire de l'Océanie chez les Indiens rouges de l'Amérique, la membrane pigmentaire rendue bien évidente par sa coloration; il l'a vue également, mais décolorée, dans la race blanche, sauf sur quelques points du corps, comme, par exemple, l'auréole du mamelon. Ces faits, depuis longtemps acquis à la science, et que confirment les observations nouvelles de M. Flourens, ont amené ce physiologiste à conclure que la race humaine était primitivement une. M. Flourens considère cette proposition comme prouvée par l'étude de la peau et s'engage à le prouver dans un autre mémoire, par l'étude du squelette, et surtout par celle du crâne.
La première preuve ne nous semble pas tout à fait concluante. Le pigmentum existe chez toutes les races d'hommes, comme certains caractères sont communs à plusieurs races d'animaux distinctes, quoique faisant partie d'un même ordre; mais jamais on n'a vu le développement, ou, si l'on veut, la coloration du pigmentum dépasser certaines limites pour chaque race. Il est douteux que l'étude anatomique et microscopique démontrât l'identité de coloration pigmentaire entre les métis, quelque blancs qu'ils soient, et les anciennes familles créoles dont le sang est resté pur; et pour parler de peuples en expérience depuis longtemps, l'Arabe et le Portugais, le fellah d'Alexandrie et le Turc sont basanés à des degrés divers; enfin, à latitude égale, l'Indou du cap Comorin, l'Américain de la Colombie ne sont pas colorés comme le nègre de Guinée.
La persistance de la forme dans les os de la face chez les différentes races après un certain degré de modification dû au mélange du sang, nous paraît devoir rendre plus difficile encore la preuve, par le squelette, de l'unité essentielle des races humaines. Au reste, cette grande question des races est douteuse, même pour les meilleurs esprits, et ne sera probablement jamais résolue. Chez l'homme comme chez quelques autres mammifères, il est difficile, sinon impossible, de diviser anatomiquement le genre ou la race proprement dite, bien que l'on n'y puisse méconnaître des variétés incontestables et sur l'origine desquelles on reste sans aucune indication positive.
Des expériences très-curieuses et faites avec un soin remarquable sur les fonctions de la moelle épinière et de ses racines sont l'objet d'un mémoire de M. Dupré. Ce physiologiste, en amenant à guérison des animaux sur lesquels il avait coupé les racines antérieures ou postérieures des nerfs, a pu observer le mouvement conservé dans un membre où la sensibilité était abolie, et vice versa. M. Dupré n'a pu obtenir la guérison des plaies graves nécessitées par ses expériences, que sur des grenouilles; il a vu constamment les animaux d'un ordre supérieur, comme lapins, chats, etc., succomber aux accidents traumatiques. Aux observations purement physiologiques sont jointes, dans son travail, des remarques intéressantes sur les effets pathologiques des vivisections.
M. Dumas, l'un des adversaires de M. Liebig dans la question de la formation des graisses, a fait avec M. Milne-Edwards des recherches sur la production de la cire des abeilles. Swammerdam, Maraldi, Réaumur, pensaient que l'abeille, recueillant la cire toute faite dans les plantes, n'avait plus qu'à l'élaborer et la pétrir pour en former ses alvéoles. Hunter, et plus tard Huber, avaient dit que la cire suintait des parois d'un certain nombre de poches glandulaires situées dans l'abdomen de l'insecte, et s'y amassait sous forme de lamelles. Huber ayant renfermé des abeilles dans une ruche sans issue, et ne leur fournissant pour toute nourriture que du miel et du sucre, avait vu les ouvrières captives continuer à construire des gâteaux. Un homme que le corps médical s'honore de compter dans ses rangs, M. Bretonneau, avait vu à Chenonceaux, en 1817, des abeilles mises en expérience avec toute la précision que ce savant apporte à ses travaux, et nourries avec une solution aqueuse de sucre blanc, construire des gâteaux d'une cire très-blanche. Enfin l'expérience d'Huber, répétée dernièrement par M. Grundlach de Cassel, lui avait donné les mêmes résultats qu'à l'entomologiste de Genève, et il en avait conclu, comme son illustre devancier, que l'abeille a la faculté de transformer le sucre en cire.
M. Liebig trouvait dans ces observations, un des arguments les plus forts en faveur de la production des substances graisseuses par les animaux.
MM. Humas et Milne-Edwards ont repris l'expérience d'Huber, et pour la rendre tout à fait précise, ils ont constaté la quantité de graisse préexistante dans le corps des abeilles soumises au régime saccharin, l'ont comparée à celle de la cire produite, et ont examiné ensuite si, durant le cours de l'expérience, les animaux n'avaient pas maigri.
Une première expérience, pendant laquelle les abeilles furent nourries avec de la cassonade de sucre, donna des résultats douteux. On mit alors en expérience quatre essaims auxquels on donna pour nourriture du miel, après s'être I assuré de la quantité de cire contenue dans cette substance alimentaire. Trois de ces essaims ne produisirent point de cire; mais la quatrième donna les résultats suivants:
Le total des matières grasses préexistantes dans le corps de chaque abeille, ou fournies à ces insectes pendant l'expérience, est, en moyenne, d'environ 0,0022 gr. Pendant le cours de l'expérience, chaque ouvrière a produit de la cire dans en proportion de 0,0064 gr. et après cette production, en contenait encore, dans ses divers organes, 0,0012 gr. Total de la cire produite par chaque abeille sous l'influence d'une alimentation de miel pur: 0,0106 gr.
MM. Dumas et Milne-Edwards se proposent de répéter cette expérience sur une plus grande échelle, quand la saison le permettra.
Ce mémoire a provoqué de la part de M. Payen quelques objections qui ne semblent pas toutes également solides MM. Dumas et Boussingault n'étaient pas présents. M. Milne-Edwards, après avoir répondu aux objections de M. Payen, est tombé d'accord avec lui sur ce que la transformation du miel en cire par les abeilles ne détruit pas le fait de la nécessité d'une alimentation grasse pour l'engraissement des animaux et notamment des mammifères. M. Thénard a présenté des observations conciliatrices. M. Flourens a bien cité le fait de certains ours du Jardin-des-Plantes qui, depuis deux ans, ne mangent que du pain, et engraissent beaucoup sous l'influence de ce régime; mais ce n'était pas entre les physiologistes, qu'il devait y avoir discussion ce jour-là; d'ailleurs les parties belligérantes n'étaient pas au complet, et elles sont rentrées pacifiquement dans leurs camps, laissant la noble arène à d'autres adversaires dont il ne nous appartient pas d'apprécier ni de reproduire les arguments.
Nous ajouterons, pour compléter l'état actuel de la question, que M. Léon Dufour, dans la séance du 16 octobre, a rendu compte de recherches anatomiques faites par lui pour reconnaître les poches glandulaires indiquées par Hunter comme faisant suinter ou sécrétant la cire chez l'abeille. M. Léon Dufour a scrupuleusement disséqué trente abeilles sans rien rencontrer qui ressemble à cet organe admis par Hunter et Huber. Ce fait négatif d'anatomie est tout à fait digne d'attirer l'attention des naturalistes; au reste, fut-il confirmé, il en résulterait seulement que l'organe sécréteur de la cire est encore à trouver, mais cela ne prouverait rien contre le fait positif de la sécrétion de la cire. Enfin MM. Bouchardat et Sandras ont présenté et lu à l'Académie, dans les séances du 26 juin et du 14 août, un travail qui a pour titre: Recherches sur la digestion et l'assimilation des corps gras... Suivant ces deux habiles observateurs, les huiles et les graisses seraient absorbées par les vaisseaux chylifères, et fourniraient un chyle abondant, tandis que la cire, absorbée en très-petite quantité, se retrouverait presque en totalité dans les excréments.
(La suite à un prochain numéro.)
Il y a peu de temps, l'Illustration mettait sous les yeux de ses lecteurs des relevés statistiques d'accidents arrivés sur les chemins de fer, tant en France qu'à l'étranger (p. 71, t. II); son but était de rassurer les esprits timorés, en leur prouvant que les sinistres étaient moins fréquents dans le nouveau mode de locomotion que dans l'ancien, et elle signalait notamment que plusieurs morts n'étaient dues qu'à l'imprudence même des victimes. L'accident arrivé le 10 novembre sur le chemin de fer de la rive droite a ajouté un nouvel exemple à ceux que nous avions donnés des funestes effets que peut encore produire la crainte sur les hommes mêmes les plus exercés à la vie et aux allures des chemins de fer.
Le 10 novembre, le convoi parti de Paris pour Versailles à huit heures du matin se trouvait sur un remblai de huit à dix mètres d'élévation entre Sèvres et Chaville, et à l'entrée d'une courbe, lorsque la locomotive, animée d'une vitesse ordinaire, sortit des rails, en traînant après elle son tender, le wagon à bagages, qui, d'après les prescriptions de l'administration, doit toujours séparer l'appareil moteur des voitures des voyageurs et le premier wagon de voyageurs. La locomotive arrivée au bord du remblai se renversa, et sa cheminée pénétra même de quelques centimètres dans le talus; dans ce moment le feu se renversa et l'incendie du 8 mai aurait pu avoir un triste pendant, si en même temps l'eau contenue dans la locomotive n'était venue l'éteindre. Le tender fut également renversé sur le remblai, et le wagon à bagages, brisé en mille pièces, vint couvrir de ses débris la locomotive et le tender.
Le lendemain de l'événement, l'appareil moteur était encore couché sur le talus, et des ouvriers travaillaient à faire une tranchée pour le dégager. Tel est le sujet du dessin qui a été pris sur les lieux par un des dessinateurs de l'Illustration, et que nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs.
Le premier wagon de voyageurs qui suivait le wagon à bagages, entraîné, sortit également des rails, mais heureusement la chaîne d'attache fut brisée, et le wagon, au lieu de se précipiter en bas du remblai, se renversa en travers de la voie. Le second wagon fut également déraillé, mais il resta debout sur le chemin. Quant à la berline et aux trois wagons qui la suivaient, tous restèrent sur les rails.
Les premières victimes de cet accident devaient être le mécanicien et le chauffeur: le mécanicien eut en effet, l'épaule démise; mais, par un hasard providentiel, le chauffeur n'eut que quelques contusions insignifiantes.
Les employés de l'administration du chemin de fer qui étaient dans le wagon à bagages eurent également quelques contusions. Quant au conducteur qui se trouvait sur l'impériale du wagon de voyageurs, en voyant le convoi dérailler, il se précipita sur la voie, et se fit à la tête une profonde blessure, à laquelle il succomba le lendemain.
Le seul voyageur qui ait été blesse se trouvait dans le wagon renversé en travers des rails; il eut le genou broyé et la cuisse grièvement endommagée. Tous les autres voyageurs sortirent des wagons sains et saufs.
Maintenant, à quoi attribuer ce déraillement? Les recherches et les investigations des ingénieurs ont fait découvrir, à 40 mètres environ du lieu du sinistre, des coussinets brisés et un frottement considérable sur les rails. Une des roues de devant de la locomotive a une partie de son bourrelet déchirée et enlevée en quelques endroits. On présume que ce bourrelet ayant été brisé, la locomotive s'est maintenue sur la voie tant qu'elle a été en ligne droite, mais qu'au commencement de la courbe, suivant toujours l'impulsion en ligne droite, la roue aura marché quelque temps sur le rail, puis sur la terre, jusqu'au bord du remblai où la machine a été culbutée.
Quant aux causes qui ont pu amener les lésions du bourrelet, elles ne peuvent provenir, à notre sens, que d'un défaut de fabrication ou d'incurie dans la surveillance du matériel.
Pour ceux de nos lecteurs qui ne connaissent pas la construction d'une roue de locomotive, nous pouvons leur en donner une idée succincte.
Une roue se compose de quatre parties distinctes: le moyeu, les rais, la jante et la frette: le moyen et la jante sont en fonte, les rais et la frette en fer forgé. On fabrique d'abord les rais, qu'on place, enduits à chacune de leurs extrémités d'une couche de borax, dans le moule où l'on doit couler les deux pièces qu'ils relient; on coule alors le moyeu et la jante à des intervalles différents, pour éviter les effets d'un refroidissement inégal, et quand la roue sort du moule, les trois parties font corps ensemble. Quant à la frette, elle est, comme nous l'avons dit, en fer battu et armée d'un bourrelet conique sur une de ses faces et vertical sur l'autre; on l'applique à chaud sur la jante; elle se contracte en refroidissant de manière à serrer fortement l'ensemble de la roue; on la fixe alors à la jante par des boulons à têtes noyées.
D'après ce qui précède, on voit que la rupture du bourrelet ne peut être attribuée qu'à un défaut de fabrication, si la roue, était neuve ou si le défaut était caché; ou, dans le cas contraire, et en supposant le défaut visible, au manque du surveillance. C'est ce que l'enquête à laquelle se livrent en ce moment les hommes de l'art fera connaître avant peu.
Chaque fois qu'un événement comme celui dont nous entretenons nos lecteurs arrive, on se demande avec effroi quelles sont les précautions à prendre pour combattre la puissance aveugle qui entraîne après elle ces masses énormes; on veut savoir si tout a été fait pour prévenir les accidents, s'il ne serait pas possible de dominer la matière au point de la rendre, pour ainsi dire, intelligente, et d'éloigner pour toujours les chances de mort auxquelles s'exposent les voyageurs en empruntant ce nouveau genre du locomotion. Eh bien! nous devons le dire, dans cette science, née d'hier, beaucoup d'améliorations sont encore à désirer, beaucoup de problèmes sont encore à résoudre. D'un autre côté, il existe, sur certains chemins de fer, des appareils de sûreté qui ne se retrouvent pas sur d'autres, et dont l'usage devrait cependant être conseillé et imposé, au besoin, à ces compagnies. Les causes d'accidents sont de plusieurs espèces; les principales sont les déraillements, les collisions et les ruptures d'essieu; quant aux explosions de machines locomotives, elles sont excessivement rares, et n'arrivent, pour ainsi dire, que par la négligence du mécanicien. En effet, les tôles de la chaudière, qui n'ont guère que 4 à 5 atmosphères à supporter, sont de force à résister à 8 ou 10 atmosphères; la production de vapeur suit la vitesse de marche, puisque c'est le jet de vapeur dans la cheminée de la locomotive qui active la combustion, et, par suite, la vaporisation de l'eau; quand la machine est au repos, le foyer est très-peu actif, et la vapeur formée se rend dans le tender pour échauffer l'eau d'alimentation.
Les collisions entre deux convois ne peuvent être prévenues que par une bonne administration; le choc est pour ainsi dire inévitable, surtout quand les deux trains qui s'avancent l'un sur l'autre sont séparés par des courbes en tranchée, qui les empêchent de se voir. Il faut, en effet, un temps plus ou moins long pour arrêter un convoi, et ce temps dépend de la vitesse et de la masse du convoi, et de la puissance de la locomotive. Ainsi, le calcul démontrera que pour un convoi composé de vingt-une voitures, dont trois armées de freins et de deux locomotives, comme était le convoi du 8 mai 1842, sur le chemin de fer de Versailles (rive gauche), l'espace nécessaire pour arrêter le convoi, en serrant instantanément tous les freins et en renversant la vapeur, était de 160 mères; mais entre le moment où les convois s'aperçoivent et celui où tous les moyens d'arrêt sont employés, il y a un certain temps pendant lequel les convois continuent à se rapprocher. On voit donc que pour éviter une collision, il faut que les convois s'aperçoivent de très-loin.
La rupture des essieux est un des accidents les plus graves qui puissent avoir lieu sur les chemins de fer. La commission créée par le ministre des travaux publics, après le fatal événement du 8 mai, pour rechercher les moyens de sûreté applicables aux chemins de fer, s'est entourée de tous les documents relatifs à cet objet, a entendu une foule d'industriels et d'inventeurs; mais rien n'a encore transpiré du résultat de ses délibérations. Toutefois, nous devons dire que prétendre arriver à fabriquer un essieu qui ne se rompe jamais, nous paraît une utopie. Ce qu'il faut chercher, ce sont les moyens de sauvetage à appliquer quand la rupture de l'essieu se manifeste. Ces moyens de sûreté eux-mêmes ont été l'objet d'une foule de communications à la commission dont nous venons de parler; nous ne croyons pas exagérer en portant à trois cents le nombre des inventeurs qui, tous animés, nous le reconnaissons, d'excellentes intentions, mais montrant une tendresse bien naturelle pour le fruit de leurs veilles et de leur imagination, se sont présentés à cette commission avec des moyens infaillibles de sauvetage reconnus, après examen, impraticables ou dangereux. Le nombre seul de ces inventions, qui ont trait au même objet, et qui tournent dans un même cercle assez restreint, est un indice certain de la difficulté de la matière, et doit rendre extrêmement circonspects les hommes de l'art dont l'industrie attend le jugement. La commission n'a donné encore publiquement son approbation qu'à deux systèmes de sûreté: l'un, de M. Locart, ingénieur du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon; l'autre, de M. Chaussenot, ingénieur mécanicien à Paris; elle a demandé l'insertion de leurs mémoires dans les Annales des ponts-et-chaussées.
Nous espérons être, avant peu, à même d'offrir à nos lecteurs les dessins détaillés de ces divers systèmes; disons seulement aujourd'hui que celui de M. Locart est en usage depuis longtemps déjà sur le chemin de fer auquel il est attaché comme ingénieur. Il consiste en un appareil de décrochage qui sépare instantanément la locomotive et son tender du reste du convoi. On conçoit qu'avec cet appareil le danger du déraillement est de beaucoup diminué, et l'expérience a prouvé en effet l'efficacité de ce système, qui maintes fois a prévenu de grands malheurs sur le chemin de Saint-Étienne. Nous reviendrons avec détail sur cet ingénieux appareil.
Qu'il nous soit permis, en finissant, de renouveler la recommandation que nous avons déjà, faite de ne jamais essayer, quel que soit l'accident qui arrive, de sortir des wagons tant qu'ils sont en marche. Le corps du voyageur est animé de la même vitesse que le convoi; ainsi, tout immobile qu'il est sur sa banquette, libre de ses mouvements et ne ressentant ni élan ni fatigue, il n'en a pas moins une vitesse de 8, 10 ou 12 lieues à l'heure. Il renferme donc une grande puissance accumulée, ou une grande force d'inertie. (La force d'inertie est le travail qu'il faut dépenser pour animer un corps d'une certaine vitesse, ou bien le travail qu'il faut enlever à ce corps pour amortir sa vitesse.) Ainsi un voyageur pesant 80 kilogrammes, dans un convoi qui fait 56 kilomètres à l'heure ou 10 mètres par seconde, a une force d'inertie représentée, par 407 kilogrammètres. On entend par kilogrammètre un poids d'un kilogramme élevé à un mètre. Le cheval vapeur, considéré comme unité dynamique, équivaut à 75 kilogrammètres, ou à 75 kilogrammes élevés à 1 mètre en une seconde. D'où il suit que les 407 kilogrammètres qui constituent la force d'inertie accumulée dans le corps d'un homme placé dans les conditions énoncées plus haut, équivalent à une force de 5 chevaux et un tiers. Qu'on juge, d'après cela, du choc épouvantable qu'occasionne le brusque amortissement de cette force vive, et en effet, presque aucun de ceux qui se sont ainsi précipités hors des wagons n'ont échappé à la mort.
La France, cette semaine, nous fera peu parler d'elle. Dans les régions du pouvoir et de la politique on se repose, pour ne pas dépenser une activité et une force dont on prévoit qu'on aura besoin quand les Chambres seront réunies. Les seuls actes que les journaux aient enregistrés sont des mutations dans nos ambassades depuis longtemps annoncées. Les ordonnances qui envoient M. le comte Bresson à Madrid, M. le comte de Salvaudy à Turin, M. le marquis de Dalmatie à Berlin, ont enfin paru. Le ministère a également pris le parti de donner un successeur à M. le comte de Ratti-Menton, auquel sa sortie sauvage contre un autre agent français a donné récemment une fâcheuse célébrité. C'est M. Lefèvre-Debecourt, dont les services antérieurs à la Plata ont été fort diversement appréciés, qui va aller occuper notre consulat général, aujourd'hui si important, de l'Indo-Chine. Enfin, si l'on en croît la Gazette d'Augsbourg, qui sait assez souvent d'avance ce qui se prépare à l'hôtel de la rue Neuve-des-Capucines, M. Mortier, notre ministre en Suisse, serait, sur sa demande, mis en disponibilité, et remplacé par M. de Bourqueney, qui remettrait à un autre chargé d'affaires l'intérim de M. de Pontois.--Il nous est pénible d'avoir à mentionner une autre mesure sur laquelle, espérons le, le ministère, mieux inspiré, reviendra. De pauvres Italiens, fuyant les sévices que le gouvernement papal, mal conseillé, avait résolu d'exercer contre eux, étaient venus chercher un refuge dans la Corse, qui leur rendait le soleil et la langue de leur patrie. Au moment où les feuilles anglaises et les feuilles allemandes annoncent que si les forces autrichiennes et piémontaises interviennent dans les légations, ce ne sera qu'à la condition que le pape prendra l'engagement de réformer bon nombre des abus administratifs dont ses sujets se plaignent, les réfugiés romains viennent de recevoir du ministre de l'intérieur l'ordre de quitter la Corse et d'interner à Châteauroux. Nous n'avons nullement l'intention de médire du chef-lieu du département de l'Indre; mais, en vérité, pour des Italiens, y être conduits à l'entrée de l'hiver, c'est être exilés en Sibérie.--M. le duc et madame la duchesse de Nemours, sur l'invitation pressante de la reine d'Angleterre, sont allés rendre à cette princesse la visite qu'elle est venue faire au château d'Eu pendant qu'ils étaient au camp de Bretagne. La coïncidence du voyage du futur régent avec celui du prétendant a donné lieu, dans quelques journaux, à beaucoup de gloses et de commentaires. Tout ce qu'il en faut conclure, c'est qu'en même temps que l'un voyage pour se distraire, l'autre voyage pour se consoler; et que l'Angleterre croit, avec raison, faire preuve de bon goût en se montrant bienveillante et empressée aussi bien envers le malheur qu'envers la fortune.
Il vient de se former à Birmingham une Union nationale, ou confédération générale de toutes les classes, pour rendre les ministres de la couronne légalement responsables de la misère du peuple. Son manifeste, rédigé par un ancien membre de la Chambre des Communes, M. Thomas Atwood, a été immédiatement couvert de milliers de signatures. Chaque jour semble amener un embarras nouveau au ministère de sir Robert Peel. Les échecs et les ennuis se succèdent pour lui sans interruption. Il voyait, il y a peu de jours, la Cité envoyer au parlement un candidat autre que le sien; une nouvelle législation sur les céréales lui est demandée avec une insistance fort incommode, par les journaux mêmes qui, hier encore, lui semblaient tout dévoués; enfin, aujourd'hui, 16,000 unionistes, rassemblés en quelques heures, disent dans une proclamation adressée au peuple: «Nous appelons à nous toutes les classes laborieuses du royaume. Amis, compatriotes et frères, notre plan est placé devant vous. Les difficultés, les dangers d'accumulent autour de nous... Vous, électeurs et non électeurs, qui souffrez de l'oppression commune; vous, marchands, manufacturiers et commerçants, qui travaillez malgré tant de difficultés; vous, propriétaires et fermiers, qui possédez encore quelque chose, mais qui voyez votre ruine inévitable; vous, capitalistes et rentiers, dont les revenus diminuent chaque jour, et dont les propriétés, mises dans la balance, sont plus légères que la misère et le mécontentement publics; et vous, honnêtes mais malheureux ouvriers et laboureurs, l'orgueil, la gloire et la force de notre pays, nous vous appelons de toutes nos forces, venez à nous et aidez-nous dans la grande œuvre de sauver notre pays de la destruction.»--Ce n'est pas en portant ses yeux sur l'Irlande que le ministère anglais peut les reposer agréablement. La déclaration de true bill par le premier jury, devant lequel ont comparu O'Connell et les autres chefs du repeal, n'a pas produit plus d'effet que nous ne l'avions prévu; et quelque soin qu'on eût apporté à la composition du jury, on a su que les poursuites avaient trouvé des contradicteurs dans son sein. Il est évident qu'elles en trouveront bien davantage dans le jury définitif, dont la liste ne sera pas dressée sans un examen sévère et une intervention active de la part des inculpés et de leurs conseils. En ce moment même, on se débat pour l'accomplissement de ces formalités préliminaires.--Demain dimanche, 19 novembre, aura lieu une épreuve étrangère au procès, mais qui donnera la mesure de l'intérêt qu'y porte la population irlandaise. Une quête générale sera faite dans tout ce malheureux royaume pour le tribut annuel et volontaire payé à O'Connell. Cette souscription lui est entièrement destinée, et est indépendante de celle qu'on appelle la rente, du rappel, et qui se perçoit hebdomadairement. La souscription destinée à former la liste civile d'O'Connell date de 1831, et n'est ouverte qu'une fois l'an:
En 1831, elle a été de 26,000 liv. st. (environ 660,000 fr.) -- 1832, -- 12,535 -- ( -- 315,000 --) -- 1833, -- 13,903 -- ( -- 350,000 --) -- 1835, -- 20,189 -- ( -- 515,000 --)
Le général Narvaez.
L'année dernière, elle n'a été que de 10,500 liv. st., (265,000 fr.
environ). En général, le chiffre a suivi le mouvement de l'agitation;
élevé quand elle a été vive, il est redescendu quand la lutte a été
moins engagée, mais jamais le tribut n'a manqué. Tous les ans, après que
les souscriptions ont été recueillies dans les diverses paroisses, le
chiffre en est livré à la publicité.--Les nouvelles d'Espagne sont de
jour en jour plus déplorables: ce n'est plus assez de la guerre civile
et des expédients anticonstitutionnels, les partis y procèdent
maintenant par l'assassinat. L'attention a été détournée de la
soumission de Saragosse, de la sortie d'Avetler de Girone, de la mise en
état de siège de Saint-Jacques-de-Compostelle, de conspirations
découvertes à Cordoue et à Algésiras, de la situation de Barcelone,
autour de laquelle les forces des assiégeants s'accumulent, et où les
insurgés songent, dit-on, à capituler, tout cela a été oublié pour ne
songer qu'à la tentative d'assassinat commise à Madrid sur le général
Narvaez. Le 6, la reine assistait à la représentation que donnait le
théâtre du Cirque; le général s'y rendait.
Le roi des Belges.
Au moment où sa voiture,
longeait le portail de l'église Porta-Celi, rue de la Lune, de nombreux
coups de fusil ont été tirés par des hommes embusqués et qui attendaient
son passage. Les assassins, tous en manteaux et chapeaux ronds, à
l'andalouse, prirent la fuite dans diverses directions. Le général n'a
point été atteint, mais il a été couvert du sang de son aide-de-camp,
mortellement blessé, et d'un jeune homme qui l'accompagnait également,
et qui a été atteint à la tête d'une légère blessure. Les troupes
furent, par les ordres de Narvaez, immédiatement mises sous les armes,
et le général se rendit ensuite au Cirque dans la loge de la reine, pour
tranquilliser Sa Majesté et se montrer au public. Cet attentat ne
pouvait qu'attirer sur lui de l'intérêt et rendre plus difficile le rôle
de l'opposition. Le lendemain, le général s'est promené par la ville
dans sa voiture criblée de balles, et le 8, les deux Chambres réunies,
ce qu'il est assez difficile d'expliquer constitutionnellement, ont
déclaré la majorité de la reine à une majorité de 193 voix contre une
minorité que cet événement avait réduite à 16 membres. Avant la
tentative criminelle et l'état de réaction produit sur les esprits, M.
Cortina, candidat des progressistes, avait obtenu,
La reine des Belges et le Prince royal.
pour la présidence de la Chambre des Députés, 49 voix; M. Olozaga en
avait réuni 66, mais après avoir déclaré qu'il ne comprendrait pas un
cabinet qui ne réunirait pas les chefs des deux opinions. En proclamant
le résultat du scrutin sur la majorité de la reine, M. Olozaga a dit:» A
dater de ce jour, le régime constitutionnel doit commencer à être une
vérité en Espagne.» Ce mot est un aveu contre le passé; nous voudrions
qu'il fût une garantie pour l'avenir. La reine a prêté son serment le
surlendemain, devant les deux corps législatifs rassemblés dans la salle
du Sénat. Toutefois, ces événements n'ont point conjuré la crise
ministérielle, et M. Lopez persiste dans sa détermination d'abandonner
son portefeuille.--Le général Coletti, ancien ambassadeur de Grèce à
Paris, dont les sentiments patriotiques inspirent une grande confiance à
ses compatriotes, est débarqué le 30 octobre au Pirée; son arrivée a
excité l'enthousiasme des Athéniens, et a donné lieu à une ovation. Le
général n'a pu se rendre qu'avec difficulté, au travers d'une foule
compacte; et dans la joie, du port à sa demeure. Les élections sont
favorables aux constitutionnels. Sur 225 dont se doit composer
l'assemblée, les nappistes ne comptent que 90 voix, les partisans du
mouvement de septembre en ont réuni 135.--On a reçu, par la voie de
l'Angleterre, des nouvelles de Montevideo jusqu'à la date du 21 août.
Oribe et le consul de France ont eu une conférence dans laquelle ils ont
arrêté qu'aucun Français ne serait inquiété pour le passé; qu'on ne
pourrait pénétrer dans le domicile d'un Français qu'en vertu d'un ordre
écrit de l'autorité supérieure; qu'enfin, si Montevideo était pris
d'assaut, notre pavillon serait un signe de protection, et qu'on
donnerait des passeports à ceux de nos nationaux qui en demanderaient;
on n'en compte pas moins de 24,000 dans ces parages. Les mouvements des
deux armées ennemies n'avaient encore abouti à aucun résultat.
Ouverture des Chambres belges, le 14 novembre.
Le roi Léopold a ouvert, le mardi 14, la session des Chambres belges pour 1843-44. Le roi s'est rendu au palais accompagné d'un nombreux état-major; il était revêtu de l'uniforme d'officier-général de la garde civique. Le corps diplomatique assistait au complet à cette solennité, qui avait attiré une foule nombreuse et brillante. Dans son discours le roi n'avait à traiter aucune des questions de politique extérieure qui ont si longtemps tenu incertaines les destinées de ce royaume. Ces questions sont toutes tranchées aujourd'hui, et une ère toute d'industrie et de progrès semble s'ouvrir pour la Belgique. Après avoir exprimé la satisfaction qu'il avait personnellement ressentie, et qu'avait partagée la reine d'Angleterre, de l'accueil qui avait été fait par les populations à cette princesse durant son voyage en Belgique, il est entré dans l'énumération des projets que son ministère se propose de présenter aux délibérations des Chambres dans la session ouverte. Il a fait ressortir l'immense avantage que devait nécessairement retirer cet État de l'achèvement complet de son réseau des chemins de fer; mais il a annoncé en même temps que ces voies nouvelles ne détourneraient point l'attention du gouvernement des travaux d'amélioration à effectuer sur les voies navigables; les canaux vont être réparés et complétés. Tout en se félicitant des progrès de l'industrie agricole, le roi a annoncé également que l'administration regarderait son œuvre comme inachevée tant qu'il resterait sur le sol belge des bruyères à défricher. Nous serions tenté de proposer à notre ministère français d'adopter pour le discours de la couronne, qui sera prononcé décidément chez nous le 26 décembre, une seconde édition du discours belge en ce qui concerne ces intérêts si graves. Le roi Léopold a annoncé également que tous les efforts de son gouvernement tendraient à favoriser les relations et les entreprises lointaines, et il a engagé l'esprit d'association à seconder de son côté ces efforts, dont le succès viendrait mettre à l'aise la population belge, trop nombreuse pour son territoire resserré, et son industrie, trop productive pour sa consommation intérieure. Il y a là, nous le répétons, de bien bons conseils et de bien bons exemples pour nos ministres; et en vérité les Belges se sont montrés assez souvent contrefacteurs à l'égard de la France, pour que nos gouvernants ne se fassent aucun scrupule de les contrefaire à leur tour dans cette circonstance et dans cette direction.
Des nouvelles de Dalmatie, allant jusqu'au 21 octobre, apprennent que depuis plus d'un mois toutes les villes de cette province sont tenues dans l'effroi par des détonations souterraines et de continuelles secousses de tremblement de terre qui ont fait fuir une grande partie des populations dans la campagne. Le 20, beaucoup de familles se disposaient à rentrer à Raguse, d'où elles avaient fui précipitamment un mois auparavant, quand une nouvelle secousse est venue faire renaître toutes les alarmes. A Slano, à Meleda, les phénomènes et l'épouvante sont les mêmes.
Depuis quelque temps, nos journaux de départements ont souvent à annoncer des découvertes archéologiques faites dans leurs contrées par suite de fouilles entreprises dans ce but, ou, le plus souvent, par suite de travaux d'agriculture que le hasard rend doublement fructueux. Des tombeaux gaulois, des armes, des bracelets, des anneaux, des médailles nombreuses et des monnaies d'or, d'argent et de bronze ont été de plusieurs côtés déterrés ainsi tout récemment. Si l'on en croit les feuilles allemandes, on vient de faire, à Aix-la-Chapelle, une autre découverte, c'est celle des reliques de Charlemagne. On savait qu'en l'an 1000, Othon III s'était fait ouvrir le caveau de l'empereur, et que Frédéric Ier (Barberousse) avait, le 29 décembre 1165, levé les ossements de ce grand prince, après que le pape Pascal III l'avait mis au nombre des saints. Frédéric fit garder ses dépouilles mortelles dans un coffret; les vêtements et insignes de l'empereur devinrent les insignes du couronnement de l'empereur franco-romain; et après qu'en 1792, François II s'en fut revêtu comme roi et empereur élu, ils furent transposés à Vienne, où ils sont encore conservés. Mais les reliques de Charlemagne étaient perdues, sauf un bras enchâssé dans un reliquaire; et quelque peine qu'on se donnât, avec quelque soin qu'on cherchât dessus et dessous terre, on ne pouvait les découvrir. Il y a quelques semaines, on aurait, dit-on, retrouvé le précieux coffre dans une pièce attenante à la sacristie, où il était placé sur une armoire, dans le plus complet abandon.
Nous donnions dans notre avant-dernier numéro une statistique des missions en Chine et de leurs résultats. Nous aurons bientôt, à ce qu'il paraît, à ajouter à ce travail. Il s'est formé à Berlin et à Koenigsberg des réunions de dames ayant pour but de former et d'envoyer aux Indes des femmes missionnaires appelées à faire connaître l'Évangile aux femmes de l'Orient. La Gazette ecclésiastique de cette dernière ville, qui donne cette nouvelle, l'accompagne de quelques réflexions qui nous paraissent assez justes, et qui ont pour but de rappeler que la sphère sainte, mais retirée de la femme, se prête difficilement à des entreprises intérieures qui appellent son activité hors du domaine que la nature lui indique et que l'Évangile approuve et sanctifie.--L'édification n'est pas le caractère de toutes les nouvelles qui nous viennent d'Allemagne. On écrit de Vienne que le prince Gustave Wasa fils du feu roi de Suède, Gustave-Adolphe IV, détrôné en 1809 et remplacé par Bernadotte, vient de former, après treize ans de mariage, une demande en divorce contre sa femme, la princesse Stéphanie de Bade. On ne peut attribuer d'autre cause, dans la haute société de Vienne, à cette démarche, qui paraîtrait autrement inexplicable que la maladie mentale héréditaire dans la famille du prince. Le consistoire de la confession d'Augsbourg, à laquelle appartiennent les deux époux, aura néanmoins à prononcer sur la demande comme si elle avait été formée raisonnablement.
Le bel hôtel Lambert, situé à la pointe orientale de l'île Saint-Louis, et qui a fourni à l'Illustration le sujet, d'une notice et de gravures (t. 1, p. 195), avait été adjugé, il y a quelques mois, à madame la princesse Czartoriska. Il vient d'être restauré avec, un soin remarquable. Si l'illustre étrangère ne se fût présentée aux enchères, les amis des arts, les admirateurs de Lesueur et de Lebrun auraient probablement aujourd'hui à demander compte, au ministère de l'intérieur et il l'administration de la ville de Paris de la démolition de cet hôtel et de la destruction de ses richesses artistiques.
Quand tel médecin embaume un défunt, quand tel journal voit mourir un de ses abonnés, les réclames de l'un ou les nécrologies de l'autre tendent à nous faire croire aussitôt que la France, a fait une grande perte. Il y en a pu avoir quelques-unes de ce genre cette semaine; mais l'on comprendra que nous n'en fassions pas porter le deuil à nos lecteurs. Nous ne mentionnerons donc que la mort d'un naturaliste-voyageur du Jardin-des-Plantes, le docteur A. Petit, envoyé en Abyssinie. Il a été emporté, par un crocodile en traversant une des branches du Nil Bleu, dans les environs de Gondar.
(Suite et fin.--Voir t. Il, p. 166.)
Le son du cor de Shinderhannes ne retentissait jamais que pour le combat.
«Aux armes! cria le bandit. Moïse, barricadez le monastère! Zaghetto, distribuez les carabines! Qu'on déploie la bannière de Windschoot, le crane rouge sur champ d'azur! Il faut emporter toute la poudre, toutes les balles et un confesseur; car j'ignore vraiment ce que va coûter d'hommes une bouteille de vin de Champagne.»
La jeune femme devint pâle. C'est seulement alors qu'elle comprenait son pouvoir. Arracher le bandit à l'existence réprouvée du crime ne lui semblait plus au-dessus des forces humaines, puisque, pour une fantaisie puérile, Shinderhannes précipitait sa bande entière à une ruine presque certaine. Elle fut même tentée un moment de revenir sur un ordre dont la satisfaction, aussi promptement terrible, l'effrayait maintenant: l'amour-propre lui ferma la bouche, et la mémoire de la pauvre laitière de Kiedrich fit le reste. Le meurtre de cette victime exigeait du sang.
«Ma chère, dit à Julie le capitaine en se tournant vers la belle Allemande, quoique la frontière soit pacifiée, Mayence renferme une forte garnison. Je n'ai pas cent braves dans ma troupe. A défaut de garnison, d'ailleurs, les gendarmes français, que nous avons tant de fois détruits, brûlent de nous rendre la pareille. On peut aisément refermer les portes de la ville derrière moi. Si je suis pris, c'est la mort.
--Il n'y a que les sots, disait Catherine II, qui soient indécis, lui répondit froidement Julie Blasius.
--En marche!» cria Shinderhannes.
Et l'on partit.
Qu'une femme est séduisante, qu'elle parait bien la créature favorisée de Dieu, lorsque, sans autre force que sa grâce et sans autre appui que son sexe, on la voit dompter l'homme, le plus puissant et le plus allier, comme s'il s'agissait d'un enfant mutin! Alors tout grandit autour du triomphe, et celle qui le remporte avec de si faibles moyens s'élève d'autant plus aux regards de la foule qu'elle semblait à la veille d'une défaite. Le bruit circula bientôt parmi les bandits que la captive elle-même conduisait l'attaque. Ou ne s'expliqua pas les causes de ce singulier caprice, on n'en vit que le résultat chevaleresque. L'influence d'une femme est quelque chose de si doux au milieu des dangers, et surtout dans la vie d'exception, que les camarades de Shinderhannes se sentirent ennoblis à leurs propres yeux. On eût dit que la volonté de Julie Blasius relevait ces hommes flétris de leur déconsidération sociale et que le crime solidaire à tant d'imaginations perverses devenait une vertu par l'unique magie de l'emploi qu'en faisait une jeune et innocente fille.
Julie, en habit d'amazone, précédait, à cheval l'arrière-garde, où marchait Picard, qui, par une sorte de vanité militaire, avait demandé de combattre encore; mais il ne devait pas, mort ou vif, remonter au monastère. Le vieux soldat suivait d'un œil morne le cortège triomphal de Blasius; il devinait toute la passion de Shinderhannes en mesurant la victoire de la jeune femme, et, si la bouteille de Champagne était prise rien effectivement ne pouvait être désormais impossible à la faiblesse du capitaine aussi bien qu'à l'énergie de la prisonnière. Les compagnons du Belge Shinderhannes n'étaient pas d'ailleurs libertins comme la plupart de nos brigands de mélodrame et d'opéra-comique. Presque tous mariés, pères de famille et dévots, ils faisaient de la vie d'exception un peu par haine de la république française, beaucoup par misère, double originalité malheureusement inséparable d'une époque de guerres continuelles et de révolutions générales.
Tout le monde souhaitait donc que le capitaine épousât la jeune femme. Ce n'était pas, assurément, le caractère le moins curieux de l'expédition que le contraste de mœurs patriarcales et de goûts belliqueux entraînés à la conquête ridicule d'un flacon de vin, autant par la soif du meurtre et du vol que par dévotion pieuse à l'ascendant du génie de la femme, au lien providentiel du mariage. Quand l'inspiration morale descend au milieu des existences les plus dépravées, peu importe l'origine du bienfait, pourvu que le but soit atteint. Le prestige de la beauté et de la vertu réunies dans Blasius avait ému Shinderhannes; de l'amour de leur chef était né l'enthousiasme des bandits du Rhin, et le succès du devoir sur le vice ne dépendait plus que d'une circonstance assez folle pour que Julie, en couronnant la passion du proscrit belge, fût certaine de l'arracher en même temps au crime.
On s'arrêta en route entre Georgenborn et Franenstein, à cette pierre tombée du ciel qui marque à peu près la moitié du chemin du couvent d'Eberbach aux remparts de Mayence; on attendait que la nuit fût venue. Une partie de la troupe se glissa dans la ville, sous un déguisement, pour s'emparer d'une porte; un autre détachement se rapprocha des murs pour prêter la main aux camarades qui s'engageaient dans Mayence; enfin l'arrière-garde se tint cachée, avec Julie et le confesseur, autour de Franenstein, disposant des renforts, apprêtant des munitions, observant la plaine, couvrant la route du monastère et se préparant à recevoir les blessés, les morts et la bouteille de vin de Champagne. Picard commandait les hommes postés en surveillance le long des remparts. Il demanda à Julie, en partant, la faveur de lui baiser la main. Le prêtre, chapelain d'Eberbach, vieux et cassé, parut attendri.
«Comment envoyez-vous tant de braves gens à la mort, madame, lorsque le capitaine Shinderhannes est votre esclave? dit-il à Julie en tremblant à la fois de crainte et de pitié.
--Mon père, lui répondit la jeune femme en s'agenouillant, pardonnez-moi! On n'est l'esclave d'un homme qu'à la condition de n'être plus maîtresse de sa personne, et Julie Blasius n'a jamais dépendu que du ciel et de sa mère. Cette entreprise coupable cache de saintes représailles. La fin justifiera les moyens. Si d'ailleurs une seule vie est sacrifiée, la mienne aussitôt expiera ce forfait. Pardonnez-moi, mon père!
--Que Dieu soit avec vous,» murmura le chapelain surpris, mais avec un sentiment de confiance absolue.
Cependant les plus détermines de la troupe, conduits par Shinderhannes lui-même avaient pénétré jusqu'au Thiermarckl, grand marché de la ville. Il y avait là un dépôt de vins français que le bandit connaissait de longue date, mais sur lequel jamais il n'avait tiré à si courte échéance. Le marché était désert, tous les habitants se promenaient sur les remparts; c'était l'heure où, dans les places de guerre, chacun soupe ou fume à l'écart, en famille, avec une sorte de rêverie, à l'approche de la nuit qui se ferme et du pont-levis qu'on relève. Les jeunes filles causent d'amour avec les soldats sur le glacis, les enfants jouent dans les squarre, et le guetteur, endormi dans le beffroi, oublie de carillonner la nouvelle sinistre d'un incendie lointain.
Shinderhannes acheta dans le magasin un panier de vin de champagne. Quand il fallut payer, le bandit fit d'abord emporter la marchandise par deux de ses hommes, puis discuta du prix avec le vendeur. Après d'insignifiantes paroles, il refusa tout d'un coup de payer, sous prétexte qu'il n'avait pas d'argent et qu'il avait laissé sa bourse à l'hôtel des Trois-Couronnes. Le vendeur eut des soupçons: il appela un officier de police.
«Pourquoi ne voulez-vous pas payer dit-il sévèrement au bandit.
--Parce que ce n'est pas notre usage, répliqua Shinderhannes irrité.
--Votre usage?... singulière réponse, mon ami. Et qui êtes-vous donc?
--Nous sommes des voleurs.»
Immense fut la rumeur dans le marché. On sortit en tumulte des maisons on entoura l'officier de police et le vendeur, stupéfaits. Le bandit avait habilement calculé tout l'effet de cette première surprise; il eut le temps de gagner la porte de la ville, où ses hommes réunis forcèrent la garde et franchirent violemment le rempart. Aussitôt l'alarme se répandit, le tocsin sonna, la garnison courut aux armes, on ferma les autres portes de Mayence: mais il était trop tard. Appuyés sur le détachement qui veillait au dehors des murailles, les bandits firent leur retraite en bon ordre, et le panier de vin de Champagne, conquis sans effusion de sang, tout au plus au prix de quelques bourrades données aux sentinelles, fut lestement porté à Franenstein, où Shinderhannes, aussi respectueux que brave, le déposa solennellement aux pieds de Julie Blasius.
Quand la jeune fille apprit que l'expédition n'avait perdu aucun homme et que la garnison même n'avait à déplorer aucune perte, elle fut soulagée d'une angoisse bien vive. Cette faveur du hasard donnait plus de mérite à l'obéissance du capitaine; on pouvait croire qu'il avait voulu conquérir sans frapper. Mais l'assassinat de la laitière de Kiedrich n'était pas vengé, et en revenant à Eberbach, la vue du précipice allait rappeler à Julie les circonstances impunies de son affreuse mort. Après la preuve d'amour que lui avait donnée Shinderhannes, comment Blasius devait-elle réveiller encore cruellement de pareils souvenirs? Le confesseur, qui ne savait rien, attendait avec anxiété le résultat de ce mystérieux voyage, et Picard, plus jaloux, plus passionné que jamais, suivait mélancoliquement la trace du capitaine et de la jeune fille, comme un chien fidèle qu'on néglige et dont le dévouement n'est pas moins profond.
Au monastère, Shinderhannes fit connaître à sa troupe que le voyage n'avait eu pour prétexte que la fantaisie de la belle Allemande, et que, si le butin n'était pas considérable, en revanche Julie Blasius récompenserait leur chef en l'épousant Les bandits répondirent à ce discours par des hourras pleins d'ivresse. La jeune fille seule, pâle et agitée, gardait le silence, Picard la prit à part et lui dit:
«Je comprends votre embarras. Le rôle de Shinderhannes vient de changer: de maître impérieux qu'il était ce matin, le voici maintenant esclave docile; il attend son bonheur de votre main, et vous ne pouvez refuser de le satisfaire, car ce serait perdre le fruit de votre captivité et l'occasion de changer sa vie comme son rôle. Je suis mieux et il est jeune; nous vous aimons tous deux: que Shinderhannes vous prouve désormais son amour en renonçant au crime! Moi, tient le repentir ne ferait pas le bonheur, je vais vous prouver le mien à ma façon. Que le sang de la laitière retombe sur ma tête, et que ma mort expie la sienne!»
A ces mots. Picard se dirigea rapidement vers le précipice, et, avant qu'on se fut opposé à son acte de désespoir imprévu, le malheureux aventurier s'était jeté dans le gouffre. Les brigands entendirent le bruit de son corps qui roulait d'abîme en abîme. Cette scène étrange avait glacé d'horreur tout le monde, même les plus endurcis. Shinderhannes, ému, tenant déjà la bouteille d'une main et un verre de l'autre, sentit que le dénouement d'un semblable épisode appartenait de droit à la jeune fille. Des regards et du geste, il la supplia de parler. Les bandits avaient mis un genou à terre.
«Mon père, dit d'abord Julie au chapelain à voix basse, le meurtre d'une femme exigeait du sang: je comptais lui donner le mien: on m'a prévenue. Maintenant un sacrifice d'un autre genre m'est réservé, et, s'il ne s'agit plus de mourir, mon dévouement ne sera ni moins entier ni moins pénible. Je sauverai ces hommes de la potence; voilà mon œuvre; je corrigerai Shinderhannes par l'amour; voilà ma vie. En aurai-je la force?
--Oui, ma fille, répondit le confesseur les yeux pleins de larmes et en repassant la porte du monastère; je vous laisse comme Daniel dans la fosse aux lions; mais vous rongerez leurs ongles, et, au lieu d'être la proie de leur colère, vous les livrerez eux-mêmes à la paix du Seigneur.»
Et il disparut. A ce moment Shinderhannes qui avait respecté le secret de la conversation du prêtre, se rapprocha lentement de Julie. Il tenait toujours le verre à la main: il venait de le remplir; le vin de Champagne y pétillait en mousseline au bord du cristal.
«Belle Julie, s'écria le bandit, ne voulez-vous pas boire ce vin à nos fiançailles prochaines?
--Volontiers, dit Blasius en prenant le verre; mais quand ne serai-je plus la femme d'un brigand?
--A notre premier enfant, répondit le jeune homme sincère. Il m'est impossible d'abandonner sur-le-champ mes camarades»
Il y avait sur la physionomie de Shinderhannes comme l'auréole d'une abnégation complète. Transfiguré par le bonheur, l'amant de Julie n'était plus le chef redouté du Hundsruck. Avec cet instinct providentiel, cette pénétration divine qui ne trompe jamais les femmes, Blasius devina son succès, et elle but le vin, comme elle aurait communié à l'autel, pleine de foi et de charité.
Mais le sort fut plus barbare que n'avait été sublime son dévouement.
Julie était déjà mère, que Shinderhannes n'avait pas eu encore le temps
de dissoudre l'association des bandits du Rhin. Sur le point de
disparaître de la scène du crime, il fut arrêté à Francfort et
guillotiné à Mayence en novembre 1805. Montez aux tours de Bornhoffen,
le soir, au clair de lune, vous écouterez un chant plaintif qui s'élève
des vignobles et se perd dans la nuit. C'est la voix de Julie; elle
vient apaiser les mânes de Picard et de la laitière.
André Delrieu.
es mesures prises, Alpinolo se décida à se confier à Buonvicino, et il se rendit au couvent. Le saint homme se tenait dans sa petite cellule, garnie, suivant la règle, d'une paillasse avec un oreiller, de deux couvertures de laine et d'un escabeau de bois. Il était assis, la tête inclinée, les mains croisées sur ses genoux. Aux rides précoces de son front, à ses joues pâles et amaigries, à ses yeux enfoncés dans leur orbite, chacun aurait pu dire: «Pour cet homme, penser c'est souffrir;» mais sa douleur n'était point du découragement, on pouvait y entrevoir une espérance ou peut-être un souvenir.
Buonvicino ne reconnut point d'abord le jeune page. Sa livrée, sa barbe et l'altération de ses traits le déguisaient même aux yeux d'un ami de son enfance. Dès qu'Alpinolo se nomma, le moine n'hésita point à le reconnaître. Il l'embrassa à plusieurs reprises, avec toute l'effusion d'un père qui revoit son fils après de longues années d'absence, et il lui demanda comment il se trouvait à Milan, malgré la proscription dont il était frappé.
Alpinolo aussitôt, avec l'accent de la haine la plus vive, et sans se ménager lui-même, lui raconta la suite de ses infortunes, la part qu'il avait eue au désastre de Pusterla, la trahison de Ramengo. Enfin, il lui révéla toute une série d'iniquités qu'il n'aurait jamais crues possibles. Mais ce récit n'expliquait point au bon frère la présence d'Alpinolo à Milan. Il le questionna à ce sujet; le jeune page lui répondit que c'était un secret qu'il avait juré de ne point trahir. Toutefois il ne fut pas difficile à Buonvicino de pénétrer ses desseins. Il lui conseilla, il lui ordonna même de ne pas se laisser entraîner par ses passions jusqu'à commettre un crime. Alpinolo lui répondit: «Mon père, vos reproches sont inutiles; je n'ai pas eu le courage d'accomplir mon serment. Votre image, gravée dans mon âme, m'a répété, plus éloquemment encore que vous ne pourriez le faire, ces sages avis que votre bouche autrefois prodiguait à mon enfance attentive. Ce n'est donc point de cela qu'il s'agit aujourd'hui; il faut sauver les Pusterla. Voulez-vous m'aider dans ce projet?»
Et il lui révéla ses plans, comment il avait, à prix d'or, corrompu le geôlier de la porte Romaine, et comment, à la faveur de son rôle de soldat, il espérait mener à bien une tentative d'évasion. Mais ce n'était pas assez de sortir de la prison, il fallait encore, pour la sécurité de ces infortunés, qu'ils eussent des moyens de quitter immédiatement un pays où tout était pour eux un péril. Il expliqua au moine comment il lui répugnait de mettre un nouvel étranger, un second mercenaire dans la confidence de son dessein, et tout ce qu'il avait à redouter d'une pareille confidence pour le succès de son entreprise. Il lui proposa enfin de se charger lui-même de tout ce qui pourrait favoriser la fuite des Pusterla, une fois qu'ils auraient franchi le seuil de la porte Romaine.
Partagé entre la raison, qui lui munirait les faibles chances d'une pareille tentative, et le désir qu'il avait de la voir réussir, hésitant entre les conseils de la prudence et les élans d'une amitié aussi vive que dévouée, Buonvicino fit d'abord quelques objections. Il redoutait d'aggraver le sort des Pusterla si leur projet ne réussissait pas, de précipiter vers leur ruine des êtres qu'il eût voulu sauver au péril de sa vie, et de décider, par une imprudente démarche, leur mort, qui n'était peut-être point encore arrêtée dans l'esprit de Luchino. Mais le page lui montra quelle folie il y avait à croire un moment à l'indulgence de l'amant tout-puissant et dédaigné de Marguerite; qu'ils n'avaient que la mort à attendre, et que, pour les arracher au dernier supplice, rien n'était trop téméraire ni trop dangereux. A moitié persuadé par ces raisons, entraîné surtout par le désir de sauver ses amis les plus chers, Buonvicino déclara qu'il se prêtait aux vues du jeune page, et il fut convenu entre eux que, toutes les nuits, près d'un noyer appelé le noyer de Quadrouno, hors du couvent de Breza, le moine tiendrait trois chevaux tout prêts, afin que Marguerite, Francesco, leur fils, et le courageux écuyer pussent immédiatement s'éloigner de la ville, gagner les frontières et braver dans d'autres contrées la fureur désormais impuissante du tyran.
Puis, après avoir demandé à Buonvicino de le bénir, Alpinolo se précipita hors du la cellule.
Cependant le jour fixé pour l'exécution était arrivé, et tandis qu'Alpinolo, tourmenté par la terreur ou enivré par l'espérance, se livrait à toutes les émotions de l'incertitude. Macaruffo de son côté, assis contre le mur de la prison, dans le corridor où il se tenait habituellement, comptait, en se cachant, les sequins que lui avait donnés Alpinolo. «Un, deux, trois... vingt... quarante-neuf, cinquante! Et ils sont à moi! pensait-il; une nuit m'envoie plus que je n'avais jamais espèré de toute ma vie!... Et moi, lourdaud, qui hésitais encore avant d'accepter! Oui, oui, on m'a bien nommé Lasagnone, le lourdaud. Demain à cette heure, si mes jambes me disent la vérité, j'arrive à la maison. Quelle surprise pour ma femme!» Et il se frottait les mains, et il riait si haut que le soldat de faction s'arrêta pour le regarder. Ce regard produisit sur lui l'effet que produit sur l'écolier, surpris en faute, le sourcillement d'un pédagogue en colère. Alors lui apparut le revers de la médaille; il se voyait surpris, arrêté, pendu. Un moment il se résolut à trahir le soldat qui l'avait payé et à tout révéler à Luchino. Mais la poltronnerie l'empêchait autant que la cupidité de réaliser cette perfidie, parce qu'il ne pouvait sortir de la prison sans être aperçu d'Alpinolo, et qu'il savait que la main du jeune homme ne serait pas lente à le percer d'un coup de poignard.
D'ailleurs, il n'était plus temps de reculer, l'heure était arrivée. Alpinolo vint relever la sentinelle, qui dormait debout.
«Bravo, Quattradita! lui disait le soldat, tu arrives à temps; c'est à peine si je peux tenir les yeux ouverts.
--Va, va, Pagamorta, et dors d'un cœur tranquille; quand le temps de ma faction devrait se prolonger, je ne le gâterai point ton beau petit sommeil d'or.
--Vive Quattradita! répliquait l'autre en lui serrant rudement la main. Touche là '. Un peu sombre, un peu querelleur, mais un bon cœur, brave garçon! Laisse faire, à peine serai-je prince, que je te ferai caporal.»
Et avec un sourire qui se termina en un bâillement sourd, il s'en alla. Ses pas retentirent le long du corridor, s'éloignant de plus en plus. Alpinolo les comptait, regardant en arrière avec anxiété. Le soldat se retira dans le corps-de-garde, laissa la porte retomber derrière lui, et tout rentra dans le silence. Alpinolo fit un tour dans le corridor, l'oreille et les regards au guet, et, n'entendant plus aucun bruit, il s'approcha du geôlier, en lui disant: «Eh bien?»
Macaruffo répondit: «Eh bien?» en levant la tête comme s'il eût perdu tout souvenir de ce qu'il était convenu de faire, et en fixant sur Alpinolo deux yeux pleins d'une stupidité malicieuse.
Mais une menace d'Alpinolo et un serrement de main qui semblait celui d'une tenaille, rafraîchirent la mémoire au geôlier, et lui firent comprendre qu'il n'y avait plus à balancer. Donc, pour tâcher que la tentative d'évasion réussît le plus complètement possible, il ôta ses sandales, s'agenouilla, récita une prière, que la seule terreur amenait sur ses lèvres, et qui n'avait d'autre but que de demander la complicité du ciel. Alors, s'avançant à pas sourds, il éteignit le lampion qui éclairait faiblement le corridor, détacha les clefs de sa ceinture, et, rasant la muraille, il s'avança à tâtons vers la prison de Pusterla.
En proie à ces terreurs que cause la captivité, lorsqu'il entendit crier la clef dans la serrure de son cachot, à une heure si inaccoutumée, Pusterla crut d'abord à un assassinat nocturne; il recommanda son âme à Dieu, et par cet instinct paternel qui survit dans les moments les plus terribles et se montre admirable jusque dans ses puérilités, il porta Venturino dans un coin de la cellule, le couvrit de son manteau, et lui fit un rempart de tout ce qu'il put trouver dans le cachot; faible rempart, s'il eût dû protéger l'enfant contre la fureur des assassins, mais qui servait au moins, dans l'imagination désespérée d'un père, à calmer un moment les craintes qu'il concevait pour la vie de son fils. Quelle fut la joie de Pusterla lorsqu'au lieu du bourreau, ce fut un ami, un ami dévoué qu'il pressa sur son sein, et qui venait lui procurer les moyens de fuir! Il reprit brusquement Venturino, lui recommanda de se taire, et ils sortirent tous du cachot de Francesco pour s'acheminer vers celui de Marguerite.
Bientôt après, les deux époux étaient dans les bras l'un de l'autre. Minute de ravissement qui vaut des siècles de vie, félicité, extase, surprise, tout le cœur humain dans le baiser que ces lèvres, depuis si longtemps séparées, se donnèrent en se réunissant. Mais il fallait abréger ce moment d'ineffable ivresse; ce n'était pas le lieu de perdre le temps, même à être heureux. On remit entre les bras de Marguerite le jeune Venturino, fardeau sacré, précieuse charge, dont elle était privée depuis si longtemps, et qu'elle ne pouvait se lasser de couvrir de caresses. Quoiqu'il ne pût voir qu'il était dans les bras de sa mère, et qu'un ne l'en, eut point averti, l'enfant répondait aux baisers de l'inconnue par ces doux baisers de l'enfance, si pleins de charmante affection; puis, tous se tenant par la main dans l'ombre, reprirent leur marche silencieuse, guidés par Macaruffo.
Déjà ils ont passé le premier corridor; ils ont franchi la porte derrière laquelle dorment les gardes. Après avoir traversé un couloir obscur, ils entrent dans la cuisine du geôlier qui ferme derrière lui la porte et respire comme ayant accompli le plus difficile de l'entreprise. Une autre porte donnait sur une cour: ils l'ouvrent; là, en face, une poterne: cinq pas, sortir, sauter le petit fossé, et ils sont sauvés du péril; ils tendent l'oreille... tout est silencieux. Mais une sentinelle dormait, étendue sur un petit mur latéral à hauteur d'appui; Macaruffo, plein d'anxiété, l'indiqua à Alpinolo; mais celui-ci le poussant en avant, lui lit entendre par signes que ce n'était rien, et que le sommeil du soldat était profond. Tous étaient sur le seuil, précédés de Macaruffo et du jeune page. La lune, fendant les nuages, jeta comme une gerbe de rayons sur le front pâle de Marguerite, que Francesco et Alpinolo regardèrent avec amour, respect et compassion. L'enfant, lui-même, souleva sa tête d'ange, et de sa petite main écartant les cheveux qui lui cachaient le visage de celle qui le portait avec tant de tendresse, il reconnut sa mère. Quelle joie! pauvre petit!! «O ma mère! ma mère!» s'écria-t-il avec un cri aigu; et il lui jeta les bras autour du cou. Le froid mortel les saisit tous à ce cri. Marguerite ferma la bouche de son fils avec sa main; ce fut en vain, il était trop tard. La sentinelle, éveillée, leva la tête, vit plusieurs personnes réunies et cria: «A l'aide! aux armes!» Elle n'avait pas fini de hurler ces paroles, qu'Alpinolo lui avait tranché la tête; puis, de son sabre ensanglanté, il invitait ses compagnons à courir, à fuir, à s'échapper, pendant qu'il resterait à la porte, pour leur donner le temps de s'éloigner avant qu'on se mit à leur poursuite. Tout fut inutile; l'alerte était donnée; de tous côtés les soldats accoururent. Alpinolo fit des prodiges de valeur; mais il tomba renversé d'un coup de sabre que Sfolcada Melik lui donna par derrière, et le combat fut bientôt terminé. Ou arrêta Macaruffo, malgré ses protestations, et bien qu'il eût espéré, dans la mêlée, dissimuler le rôle qu'il avait joué en se joignant aux soldats contre ses complices, il acquit bientôt la certitude que la vérité était connue à Sfolcada, et il se borna à des supplications qui se perdirent dans les airs.
Cependant Marguerite était dans les bras de son mari, et ils confondaient leurs larmes. Les cris de l'enfant éclataient sous la voûte. Ils ne se dirent rien dans ce moment terrible; Francesco s'écria seulement: «Ma bonne Marguerite!» et ces paroles, qui lui étaient chères dans les jours de la prospérité, résonnèrent si doucement aux oreilles de l'infortunée, qu'elle y puisa toute la force nécessaire pour supporter les insultes et les brutales railleries des soldats qui, les séparant de vive force, les reconduisirent chacun dans sa prison.
rère Buonvicino veilla plusieurs nuits, attendant avec des chevaux les fugitifs près du noyer, comme il en était convenu avec Alpinolo. La nuit même où le jeune page tenta, comme nous venons de le voir, d'arracher les Pusterla aux horreurs de leur prison et au sort qui les menaçait, le moine l'avait passée en prières, partagé entre l'espérance et le désespoir, et lorsqu'il entendit chanter le coq du côté des chaumières voisines, «Ce n'est pas encore pour aujourd'hui,» se dit-il en renvoyant les chevaux avec leur guide; il revint au couvent de Brera. Le jour n'était pas encore parfaitement levé, et les paysans des bourgs voisins s'acheminaient vers Milan pour y vendre du lait, du raisin, des légumes. Ceux-ci portaient deux grandes corbeilles suspendues à leurs bras; ceux-là, deux jarres en équilibre sur leurs épaules; d'autres, des hottes pleines sur leur dos; quelques-uns chassaient devant eux leurs ânes, ou traînaient des chariots; quelques villageoises, les bras et le col nus, portaient des seaux de lait sur leur tête, en parlant entre elles de la tempête de la nuit passée, qui séparait l'été de l'hiver, de la prospérité ou des ravages de leurs champs et de leurs jardins, de la famille régnante, de la peste qui les menaçait, de leurs commères, de leurs amis; et elles comptaient d'avance les deniers que leur rapporterait la vente de la journée.
Arrivés à l'esplanade, située entre San-Calinero et la tour de la porte Romaine, ils voient je ne sais quoi attaché à une branche; ils s'approchent: c'est un homme pendu. «Eh! compère, regardez donc: quel gros fruit cet arbre a produit!
--Oh! oh! qui sera-ce jamais?
--Et que diable a-t-il au cou?
--Une bourse.
--Une bourse? Voulez-vous dire qu'elle est pleine de sequins?»
Et ils montraient le pendu à ceux qui venaient par derrière, et ils désiraient apprendre la vérité, pour être les premiers à la raconter dans les maisons, où ils allaient porter la crème, du lait et les légumes, ou aux servantes, leurs pratiques, qui arrivaient avec leurs paniers sur le marché.
En passant devant la tour, les soldats qui guettaient le passage des belles laitières leur apprirent que c'était le geôlier de la porte Romaine qu'on avait ainsi pendu. Bientôt le bruit s'en répandit par la ville, et lorsque Buonvicino rentra au couvent, le frère portier, Angiolgniel de Concovallo, en était déjà instruit. Son premier soin fut d'apprendre cette nouvelle au moine, qui, le cœur navré, s'informa aussitôt si quelque soldat n'avait point été tué dans la mêlée. La renommée avait exagéré les choses, comme à son ordinaire, et on lui répondit que plusieurs gardes étaient morts.
Les Pusterla avaient donc vu s'enfoncer leur dernière planche de salut. Buonvicino jamais cru fermement à la réussite du projet d'Alpinolo; mais la triste issue de cette entreprise ne le surprit et ne le frappa pas moins que s'il en eût véritablement attendu le succès; tout homme, nonobstant les remontrances et la raison, est porté à croire ce qu'il espère.
En présence d'un pareil malheur, il résolut d'aller lui-même solliciter Luchino, de lui faire entendre le langage de conciliation, de clémence, de miséricorde que son ministère l'autorisait à tenir, et de tâcher de sauver, par la persuasion, les victimes que la ruse ni la violence n'avaient pu tirer des mains du tyran.
Aux approches de la tour qu'habitait Luchino, quatre féroces mâtins se levèrent à l'encontre du moine, avec des aboiements et des grognements que les gardes réprimèrent à grand'peine. Grillincervello ôtant, lui aussi, son beiren burlesque, sans se permettre contre le moine les railleries qu'il n'épargnait à personne, courut l'annoncer à Visconti, en se bornant à dire aux autres serviteurs à voix basse: «Aujourd'hui, le prince aura le sermon dans sa chambre.»
Visconti était enfermé en ce moment dans un cabinet reculé de la tour avec un homme à grande barbe, enveloppé dans une robe noire qui lui descendait jusqu'aux talons. Celui-ci, avec un air d'importance ou d'imposture (l'un ressemble si souvent à l'autre), tenait le doigt tendu sur une figure géométrique qu'il avait tracée, et, dont il faisait la démonstration au prince. Un astrolabe et une sphère armillaire placés à côté de lui indiquaient qu'il était astrologue C'était, en effet, cet Andalone di Nero dont nous avons déjà parlé, et qui n'était pas moins célèbre à Milan que Thomas Pisan dans Avignon, où Pusterla l'avait si malheureusement consulté.
Luchino, comme on le faisait alors dans toutes les occasions douteuses, avait interrogé Andalone sur un problème qui, depuis des siècles, attire l'attention d'un millier de personnes, c'est-à-dire sur la question de savoir s'il était possible de réunir l'Italie sous un seul maître, et s'il serait ce maître fortuné.
Lorsqu'on lui annonça Buonvicino, le prince ne fut pas satisfait de cette visite, mais il n'osa point lui refuser audience, parce que sa récente réconciliation avec le pape lui commandait de grands égards envers les religieux. Il ordonna donc qu'on fit attendre le moine dans la salle de la Vaine gloire, afin que les magnificences du lieu lui lissent mieux sentir toute la différence qu'il y avait entre le prince redouté et l'humble frère, entre le souverain environné de tout l'appareil de la force et l'homme qui n'a d'autre cortège que les modestes vertus de la bienfaisance.
En entrant, Luchino, quoiqu'il eût déjà cuirassé son cœur de cette froideur calculée du puissant qui vient écouter celui qu'il n'exaucera jamais, s'avança courtoisement vers le moine et lui dit:
«Soyez le bienvenu, mon père. Qui vous amène ici?»
Buonvicino, s'inclinant: «Quand le ministre du Dieu de la miséricorde passe le seuil d'un puissant, peut-il y apporter autre chose que des conseils de mansuétude et de clémence?
--Et ils seront toujours bien reçus,» ajoutait Luchino avec une soumission affectée, sous laquelle il cachait cette humeur altière que prennent si promptement ceux qui ne trouvent jamais autour d'eux que l'obéissance.
Et le moine: «Soyez-en béni. Mais il ne suffit pas que l'oreille soit ouverte à la vérité, si le cœur en repousse les préceptes. O prince! il court par la cité d'étranges rumeurs de nouvelles vengeances...
--Vengeances! vengeances! répondit Luchino en élevant la voix, vengeances! nom ordinaire que la malignité donne aux châtiments. Donc, si un traître se soulève contre moi dans mes États, s'il tente, de m'enlever ce que je possède en vertu de mon droit, et si, en le punissant, je me protège moi-même en défendant la société, dont je suis le tuteur, on appellera cet acte une vengeance! Dieu ne m'a-t-il pas remis la glaive pour frapper?
--Et Dieu, reprit le moine d'une voix d'autant plus humble que celle du prince avait été plus emportée, et Dieu vous accorde les lumières nécessaires pour bien vous en servir. Mais n'avez-vous jamais examiné vous-même si vos affections personnelles n'exerçaient pas sur vous des influences fâcheuses? Êtes-vous certain de n'être jamais trompé par ceux dont il a été écrit qu'ils préparent continuellement des flèches pour en frapper les bons dans les ténèbres? Avez-vous considéré que le sang de l'innocent crie incessamment en présence de l'Agneau?»
Les mouvements de Visconti montraient avec quelle impatience il souffrait un langage si vrai, mais si inusité. Et le moine continua: «O prince, vous tenez dans les fers Francesco Pusterla et Marguerite...
--Eh quoi! tout ce sermon aboutit à cette péroraison. Dès qu'il s'agit d'une belle femme, c'est ainsi, mon révérend, que vous prenez, les chose à cœur?»
Ces paroles allèrent jusqu'au fond de l'âme de Buonvicino. Il examina rapidement en lui-même si ses anciennes amours n'avaient pas trop de part dans sa conduite présente. Il lui parut que non, mais il se dit dans son cœur: «Que ce reproche soit en expiation de mes erreurs passées.» Luchino, à qui cette raillerie était échappée dans un de ces moments où le naturel prévaut sur la réflexion, continua plus sérieusement:
«Vous n'ignorez, pas comment les conjurés ont été mis en jugement, et que de leurs aveux spontanés il ne résulte que trop que la famille Pusterla, malgré tous mes bienfaits, était à la tête d'une conspiration tramée contre ma sûreté et contre celle de l'État. Oseriez-vous mettre en doute une chose jugée?
--Christ aussi fut jugé, les martyrs furent jugés. Et le chrétien qui se le rappelle sait que parfois le glaive de la justice rivalise avec le couteau de l'assassin. Il sait voir parfois l'innocent dans celui qui monte à l'échafaud, et le réprouvé de Dieu dans celui qui l'y condamne.
--Eh bien! que Dieu les sauve, s'ils sont justes, répondit Luchino. Quant à moi, pour ne point sembler mû par des passions personnelles, je les ai soumis à des juges indépendants, et il sera fait selon ce qui paraîtra à leur justice.
--Celui-là seul est grand, reprit Buonvicino en s'animant, qui sous le manteau de la justice ne masque point l'iniquité. Les juges seront-ils incorruptibles? auront-ils le courage de prononcer contre ce qu'on leur montrera comme le désir du maître?...»
Luchino fut bien aise de trouver un prétexte pour s'irriter et se soustraire aux arguments du moine, qui lui étaient d'autant plus insupportables qu'il les exposait avec plus de calme et de soumission. «Eh quoi! cria-t-il, vous oseriez douter de l'intégrité de mes juges? Mon père, tant qu'il ne s'est agi que de moi, tant que vous vous êtes borné à me recommander mes devoirs, à tort ou à raison, je vous ai prêté l'oreille avec la soumission d'un fidèle chrétien. Maintenant, je ne puis plus me taire; vous vous attaquez aux plus honorables de mes sujets. Silence donc, il suffit. Pour l'intérêt que vous prenez à mon âme et à ma renommée, grand merci; je vous en récompenserai mieux que par des paroles: mais la finit votre rôle. Vos protégés comparaîtront devant leurs juges, ils y verront dévoiler leur scélératesse, et,... et ils mourront.»
Il parla d'une voix résolue, qui n'admettait point de réplique. Ce dernier mot: ils mourront, qui venait de s'échapper de sa bouche, résonna terrible sous les voûtes de la salle, et frappa comme d'un coup de foudre le moine, qui baissa la tête et se tut. Quand il la releva, il vit Luchino qui franchissait le seuil à pas précipités, et le laissait seul. Ainsi, le petit nombre de fois que la vérité peut se faire entendre à l'oreille des tyrans, leur funeste habitude de voir leur volonté convertie en loi étouffe les réclamations et met encore à la place du droit l'arbitraire et la violence.
Luchino retourna rêver la conquête de toute l'Italie avec Andalone di Nero. L'umiliato descendit comme aveugle les escaliers du palais, traversa la cité, plein de compassion pour les peuples à qui Dieu envoie le pire des fléaux contenus dans les trésors de sa colère, un mauvais souverain. Il arriva au couvent de Brera en méditant sur les misères du juste, qui lui crient que sa patrie n'est point ici-bas.
(La fin au prochain numéro.)
Les Diplomates européens; par M. Capefigue (3)--Galerie des Contemporains illustre; par un Homme de bien(4).--L'autre Monde; par Grandville (5).
(3) 1 vol. in-8. Imprimeurs Unis, 7 fr. 50 c.
(4) 5 vol. in-18 (L'ouvrage en aura 10.) Chaque volume contient 12 biographies et 12 portraits, I. René 4 fr. le vol.
(5) 1 vol. grand in-8, avec 56 grands dessins coloriés et de nombreuses gravures sur bois. Fournier. 18 fr.
M. Capefigue est le fondateur-gérant d'une fabrique de livres historiques. Cet établissement prospère, à ce qu'il paraît, car il inonde le marché de ses produits. Du reste, il a tant fait parler de lui dans la quatrième colonne des grands journaux, qu'il jouit actuellement d'une réputation au moins égale à celle des pharmacies de MM. Régnault et Lamouroux. Alléché par des annonces payées, le public a d'abord acheté de confiance quelques-uns des livres qui portaient sur leur couverture l'étiquette Capefigue et comp., et qu'on lui vendait cependant sans aucune garantie de vérité et de talent. Aussi, examen fait de sa marchandise, l'infortuné reconnut une fois encore qu'il avait été outrageusement trompé, et
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Toutefois la spéculation était si bonne, qu'en dépit de la découverte de la vérité, malgré les avertissements et les sévères reproches de la critique, elle se continue avec un certain succès. Chaque année, la fabrique Capefigue invente, confectionne et met en vente un ouvrage nouveau qui n'a pas moins de six à huit volumes,--la matière première n'est ni rare ni précieuse,--le plus souvent un épisode ou un règne de l'histoire de France. Quand je dis invente, je me trompe: M. Capefigue n'a jamais inventé que son procédé, qui consiste à faire un volume avec cent pages de mauvaises phrases et deux cents pages de notes copiées partout. Le sujet de ses publications, il l'emprunte à d'autres écrivains plus riches que lui. Les journaux annoncent-ils l'apparition prochaine d'un ouvrage en 4 volumes, qui a coûté à son consciencieux auteur dix années de recherches et de travail, le lendemain même M. Capefigue, qui n'y avait jamais songé, en promet un en 8 volumes, et il s'engage à le livrer avant celui de son concurrent, et il tient parole. Ainsi, il a improvisé en quelques mois une histoire de la Réforme et une histoire de l'Empire, lorsqu'il a su que M. Mignet et M. Thiers travaillaient à ces deux ouvrages, et consultaient, pour les rendre dignes d'eux-mêmes et de leur sujet, toutes les archives de l'Europe. On raconte à ce sujet un mot piquant de l'éditeur futur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire par M. Thiers: «Eh bien! Monsieur, je vais vous faire concurrence, lui dit M Capefigue en l'abordant d'un air triomphant.--Comment cela? lui répondit avec le plus grand sang-froid son interlocuteur. Est-ce que vous allez, publier l'Histoire du Consulat et de l'Empire par M. Thiers?»
Cette année, outre la portion ordinaire de l'Histoire de France, M. Capefigue a régalé les dernières de ses anciennes pratiques d'un petit volume supplémentaire. Ce volume, qui a son mérite particulier, est intitule les Diplomates européens. Il y a plusieurs années, M. Capefigue avait publié quelques notices biographiques dans les recueils ou grandes revues. On lui a conseillé de les réunir en un corps d'ouvrage, afin d'en mieux faire connaître la tendance et l'esprit, et il se charge de nous apprendre lui-même pourquoi il a cru devoir suivre cet avis. L'aveu est digne d'être cité en entier.
«Le but que je m'étais proposé alors avait été d'effacer les préjugés que les écoles décrépites de la Révolution et de l'Empire avaient jetés sur les vastes intelligences qui ont dirigé les cabinets ou qui les conduisent encore. Ce but, je le crois, fut en partie atteint par les quatre notices sur le prince de Metternich, les comtes Pozzo di Borgo, Nesselrode et le duc de Wellington.
Il m'a paru d'autant plus essentiel aujourd'hui de compléter cette publication, qu'on semble prendre plaisir, depuis quelques années, de ne grandir que les démolisseurs. Les corps illustres se donnent le bonheur d'écouter les éloges de tous ceux qui ont ravagé notre vieille société, et l'on n'est pas un homme capable, savant, vertueux, si l'on n'a pas été au moins demi-régicide. Quant à moi, je demande une petite place pour les hommes politiques qui créent, conservent ou grandissent les États, pour ceux dont les œuvres durent encore et survivent à tous les déclamateurs. Je donnerais toutes les renommées des constitutionnels de 1791, de l'an III et de l'an VIII pour la moindre parcelle de l'intelligence du grand cardinal de Richelieu!»
M. Capefigue est, comme on le voit, assez difficile à contenter. Qu'il n'aime pas les constitutionnels de 1791, de l'an III et de l'an VIII, nous le concevons sans peine; l'Académie des Sciences morales et politiques s'est donné le bonheur d'écouter plusieurs notices biographiques fort remarquables que lui a lues son secrétaire-perpétuel, et dans lesquelles un juste: hommage était rendu à leurs mérites. Or M. Capefigue; ne pardonnera jamais à ces démolisseurs, comme il les appelle, d'avoir été loués par M. Mignet, auquel il a emprunté le titre d'un de ses innombrables ouvrages. Mais pourquoi Napoléon lui semble-t-il si petit? Serait-ce parce que M. Thiers va bientôt publier son histoire? Dans son éloge de lord Castlereagh, M. Capefigue, après avoir approuvé, admiré et loué la conduite du ministre anglais, s'exprime en ces termes en parlant de l'Empereur déchu:
«Au reste, tout fut fait avec égard et convenance; nul ne fut plus boudeur, plus maussade, et je dirai même plus petit, que Bonaparte dans le malheur. Comment avait-il traité le duc d'Enghien? N'avait-il pas poursuivi et traqué Louis XVIII partout en Europe? Était-ce trop, le lendemain de son aventure des Cent-Jours, qui nous avait tant coûté, que de le placer dans un lieu sûr où il ne pourrait plus tourmenter l'Europe? Bonaparte s'offense de ce qu'on ne lui donne pas le titre de majesté, de ce qu'on ne lui laisse pas la liberté de vivre bourgeoisement en Angleterre ou aux États-Unis (ce qu'il demandait aussi sincèrement) que d'être juge de paix de son canton avant le 18 brumaire. Voyez-vous Bonaparte citoyen de Westminster ou de Charlestown! Après un si long drame, quand on n'a pas su mourir, il faut savoir s'effacer. A Sainte-Hélène, Bonaparte n'eut pas la grandeur de ses souvenirs et de sa gloire, et j'aime à croire que ses flatteurs ont tronqué ses paroles dans les récits sur son exil.»
Des sentiments si nobles et si vrais, exprimés avec tant d'élégance et de distinction, ont-ils besoin de commentaires? Nous ne ferons pas, quant à nous, un si grand honneur à M. Capefigue. Nous aimons mieux compléter cette citation par un autre passage emprunté à l'éloge de lord Wellington, «ce vieux et noble chef des armées britanniques,» qui, à en croire son panégyriste, «n'est pas seulement une haute intelligence dans les combinaisons de la guerre, mais encore une tête politique sérieuse.--En France, ajoute M. Capefigue, les idées marchent moins vite; on y est encore plein de préjugés sur l'esprit et le caractère du duc de Wellington. La vieille queue du parti bonapartiste pèse sur nous et défigure l'histoire.»
Désire-t-on encore quelques échantillons de ce style véritablement unique dans son genre? Ouvrons au hasard ce volume incomparable:
«La vie publique, quand on a des entrailles s'use vite. (P. 260.)
«L'Assemblée Constituante fut un grand chaos où des hommes de talent se heurtèrent la tête. (Page 70.)
«M. Pozzo di Borgo était un homme si plein de faits, qu'ils sortaient parlons les pores... Je le vis à son retour à Paris; quelle différence! et que nous sommes petits devant cette main de Dieu qui brise et froisse le crâne!... (Page 189.)
«Les émotions, on s'en souvient toujours... elles s'infiltrent dans la vie entière, elles s'imprègnent au crâne des hommes pour dominer toute leur pensée... (Page 120.)
«En Angleterre, ce pays des grandes opinions, la chute d'une noble espérance dévore les entrailles des hommes d'État. (P. 222.)
«La Prusse, ce long boyau qui a la tête sur le Niemen et les pieds sur la Meuse.» (Page 306.)
M. Capefigue, qui s'avoue si souvent et si hautement conservateur se permet pourtant çà et là quelques attaques que nous ne savons comment qualifier, contre certaines institutions civiles. Ainsi on lit à la page 84: «A peine rendu à la vie séculière, M. de Talleyrand eut à subir les exigences impérieuses du premier Consul. Bonaparte, qui se piquait de haute moralité, lui imposa l'obligation du mariage, grande plaie pour l'homme spirituel et de bon goût...»
Les citations sont suffisantes. Nos lecteurs savent maintenant dans quel esprit et avec quel style M. Capefigue a ecrit les biographies du prince de Metternich, du comte Pozzo di Borgo, du prime de Talleyrand, du baron Pasquier, du duc de Wellington, du duc de Richelieu, du prince de Hardenberg, du comte de Nesselrode et de lord Castlereagh. Il nous resterait maintenant à prouver que cet ouvrage, si noblement pensé et si purement écrit, contient presque autant d'erreurs que de faits; mais un pareil travail ne saurait trouver place dans l'Illustration. Seulement, pour donner une idée de la conscience historique, qu'on nous permette cette expression, de railleur des Diplomates européens, nous emprunterons encore un court passage à la Notice du prince de Talleyrand.
«Dès 1812, tout prestige était effacé sur l'Empereur: l'incendie de Moscou, les glaces qui avaient enveloppé d'un linceul la grande-armée, la conspiration de Mallet, in avaient ébranlé la force impériale. Les négociations de M. de Talleyrand prenaient une indicible hardiesse; les plénipotentiaires des puissances avaient fixé un congrès à Châtillon, plutôt pour la forme que pour discuter des questions véritablement diplomatiques. M. de Caulincourt devait y présenter un traité sur les limites de la France en conservant Napoléon sur le trône ou la régence de Marie-Louise. Le dévouement de M. de Caulincourt à l'Empire ne pouvait pas être mis en doute: ce fut à ce moment que M. de Talleyrand envoya un agent mystérieux au quartier-général de l'empereur Alexandre. Cet agent, M. de Vitrolles, je crois, dut exposer l'état de la capitale, le besoin qu'on avait d'en finir avec l'empereur Napoléon, la nécessité surtout d'une restauration de l'ancienne dynastie, seule solution positive à l'état de choses. M. de Vitrolles s'acquitta avec beaucoup de zèle et d'esprit de cette mission intime qui le plaçait en face d'immenses dangers; il parvint à remettre à l'empereur Alexandre des lettres chiffrées de M. de Talleyrand, et un mémoire fort détaillé sur l'état des esprits...»
Eh bien! M. de Vitrolles nous a autorisé à le déclarer en son nom, il n'y a pas un seul mot de vrai dans toute cette histoire.
M. de Vitrolles ne reçut pas, comme le croit M. Capefigue, une pareille mission de Talleyrand; il ne lui avait même jamais parlé.
Du reste, M. Capefigue paraît, sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, s'attendre a un démenti. Il n'ose pas affirmer, il se contente de croire, cette manière d'écrire l'histoire n'est-elle pas réellement originale? J'allègue un fait, je ne suis pas sûr qu'il ait eu lieu, mais je le crois, ou plutôt je le pense, cela me suffit. Ne me demandez pas de le vérifier, je suis un trop grand historien pour m'abaisser à de pareilles recherches. Ce «Je crois!» c'est M. Capefigue peint par lui-même. Que pourrions-nous ajouter à un portrait si ressemblant?
L'auteur de la Galerie des Contemporains illustres, qui s'appelle un Homme de bien, possède toutes les qualités, dont M. Capefigue est privé. Nous n'avons que des éloges à donner à cette publication. L'étendue et la variété de ses connaissances, l'élégante simplicité de son style, son impartialité, son indépendance, sa raison et son bon goût, assureront à l'Homme de bien, dont nous respecterons l'anonyme, une place éminente parmi les écrivains les plus distingués de notre époque. On sent, en parcourant la Galerie des Contemporains illustres, que M. de L***. n'a pas voulu faire une spéculation éphémère, comme d'autres biographes contemporains, mais un livre sérieux et vrai, qui sera toujours lu et consulte avec autant de profit et de plaisir.
Ses erreurs, quand il en commet, sont toujours involontaires.
Mais aussi qui pourrait se vanter de n'avoir jamais recueilli un seul renseignement inexact dans cent et quelques biographies d'hommes pour la plupart encore vivants?
L'Homme de bien, répondant à certains critiques dans la préface; de son cinquième volume, a donc pu affirmer, sans craindre d'être démenti, qu'il était «un être un et réel, parfaitement inoffensif et indépendant, disant poliment ce qui lui semble la vérité sans intention de plaire ou de déplaire à qui que ce soit, et ne recevant jamais d'autre inspiration que celle de sa conscience.»
Mais si divertissants que nous semblent les diplomates européens, si intéressants que soient les Contemporains illustres, il est temps de faire, sous la conduite de Grandville, une petite excursion dans un autre monde que le nôtre. Ce n'est pas l'autre monde, celui des démons et des anges, dont tous les grands poètes de l'antiquité et des temps modernes nous ont laissé des descriptions plus ou moins exactes et agréables; c'est un autre Monde, un monde qui n'a jamais existé que dans l'imagination de son inventeur et créateur, un monde qui nous promet, comme son titre l'annonce, une foule de transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies, métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses, et autres choses.
Si nous ouvrons ce volume merveilleux, qu'y voyons-nous, en effet?
D'abord, après un spirituel menuet danse par la plume et le crayon,
l'apothéose du docteur Puff, qui crée deux néo-dieux à son image: le
capitaine Krackq, professeur de natation, et le compositeur Habblle. Ces
trois co-dieux se partagent immédiatement l'univers à pile ou face.
Krackq choisit la mer. Habblle prend le ciel, la terre reste à Puff.
Ingénieuse allégorie pour nous avertir que fauteur de l'autre monde va
nous révéler tous les mystères des plus bizarres fantaisies de la Folle
du Logis; aussi marchons-nous dès lors de surprise en surprise. Là, ce
ce sont des instruments ou des végétaux qui prennent des formes et
des figures humaines pour donner un conseil ou se battre en duel; ici,
des animaux déguisés se livrent, au fond des eaux, aux divertissements
les plus excentriques d'un bal masque. Plus loin, aux déguisements
physiologiques succède un curieux chapitre intitulé le Royaume des
Marionnettes; on y remarque même des maillots qui dansent un pas de
caractère avec des crabes. Mais bientôt les plaisirs de l'hiver font
place à ceux de l'été: poissons d'avril, Longchamps, exposition de
tableaux, ateliers de peintres, Louvre des marionnettes, que d'esprit et
de talent vous faites dépenser à votre fécond créateur... De la terre,
remontons aux cieux, nous pourrons être témoins d'une éclipse conjugale;
nous y verrons le soleil et la lune s'embrasser, les signes, du zodiaque
danser la sarabande, une comète se promener sentimentalement dans
l'espace, etc., etc.; nous assisterons à la représentation des amours
d'un pantin et d'une étoile; puis, pour nous remettre des fatigues de
cet étrange voyage, nous irons passer un après-midi au
Jardin-des-Plantes. Jetons un regard rapide sur cette foule variée des
monstrueux doublivores qui attire d'abord nos regards, et courons à la
fête des fleurs; car bientôt des locomotives aériennes viendront nous
enlever pour nous ravir au quatre-vingt-dix-septième ciel, où nous
connaîtrons enfin quelques-uns des mystères de l'infini. Que vous
dirai-je encore? Vous parlerai-je des Iles Marquises, des grands et des
petits, de la jeune Chine, d'une journée à Herculanum, d'une macédoine
céleste, d'une course au clocher conjugal, des plaisirs des
Champs-Élysées, de l'enfer de Krackq, des noces du Puff et de la
réclame, des métamorphoses du sommeil, de la meilleure forme de
gouvernement, de la fin de l'un et de l'autre monde?... J'aime mieux
employer le peu de place qui me reste à vous apprendre, si vous
l'ignorez, ô mes bien-aimés lecteurs et lectrices, que Grandville
n'avait peut-être jamais été, sinon plus heureux, du moins plus
original, plus habile, plus spirituel que dans ce beau volume qui a pour
titre un Autre Monde. 20,000 souscripteurs et acheteurs partageront,
je n'en doute pas, avant la fin de cette année, ma surprise et mon
admiration.
An. J.
Cet hiver on emploie beaucoup de velours pour ornement de robes; nous donnons une robe garnie, au bas, de deux biais de cette étoffe; le corsage et les manches ont la même garniture.
Le costume d'enfant, dont le modèle nous a été fourni par madame Marnedaz, est en étoffe de laine, et les ornements sont également en velours.
A la première et à la seconde représentation de Dom Sébastien, à l'Opéra, les toilettes étaient très-brillantes: nous avons remarqué, entre autres, une robe de satin blanc avec un rang de dentelle pose sur chaque côté de la jupe, de manière à produire l'effet de deux barbes; au milieu était un petit plissé en ruban de satin, autour duquel tournait la dentelle. Deux rangs de dentelle pareille, surmontées d'un petit plis de ruban, ornaient le corsage, et les manches. Une fort belle épingle en coque de perles, entourée de marcassite, descendait jusqu'à la moitié du corsage; les coques étaient séparées par un nœud formé de marcassite. Un bracelet de même genre complétait cette parure riche et du goût le plus nouveau, puisque les vieux bijoux sont la plus nouvelle mode.
Une autre toilette, dont l'ensemble était encore très-gracieux, se composait d'une robe de velours d'Afrique rose à plissé de rubans descendant de chaque côté de la jupe, toujours en tablier, avec torsade en passementerie lacée en carreau au milieu et diminuant de largeur vers la ceinture (la même garniture se répétait au corsage); puis d'un petit bonnet en dentelle avec barbes relevées sur le derrière de la tête, et dont toute la grâce consistait dans l'arrangement et la pose d'une fleur, d'un nœud, d'un rien.
On peut affirmer que le blanc, le rose et le gris argenté dominaient dans ces premières réunions de la saison.
Mais, comme une femme en négligé est encore plus intéressante que sous tous les costumes de grande parure, la recherche des robes de chambre est devenue un luxe, une mode, un usage général. Les vastes et longs plis de soie ou de cachemire conviennent à presque toutes les tailles. Pour ces robes, le satin imitant le piqué fait de charmantes doublures; il fait fort bien encore pour leuts revers, mais là doit se borner son emploi. Pour les robes de ville et les manteaux, il ne doit servir qu'à doubler; l'utiliser comme ornement extérieur serait un manque de goût. Toutefois, on peut faire une exception en faveur des pelisses de cachemire on de soie pour sorties de bal et de théâtre.
I. La solution de divers problèmes de mécanique dépend de la connaissance de la nature du centre de gravité.
On appelle ainsi dans un corps, le point autour duquel toutes ses parties se balancent, de manière que s'il était suspendu par là, il resterait indifféremment dans toutes les situations où on le mettrait autour de ce point.
Il est aisé de voir que, dans les corps réguliers et homogènes, ce point ne peut être autre que le centre de figure. C'est ce qui a lieu dans un globe, dans un sphéroïde, dans un cylindre.
On trouve le centre de gravité entre deux poids ou corps de différente pesanteur, en divisant la distance de leurs points de suspension en deux parties qui soient comme leurs poids, en sorte que la plus courte soit du côté du plus pesant, et la plus longue du côté dit plus léger, c'est là le principe des balances à bras inégaux, où, avec un même poids, on pèse plusieurs corps de différentes pesanteurs.
Lorsqu'il y a plusieurs poids on cherche par la règle précédente le centre de pesanteur de deux; on les suppose ensuite réunis dans ce point, et l'on cherche le centre de gravité commun avec le troisième poids et les deux premiers réunis dans le point premièrement trouvé, et ainsi de suite.
Soient, par exemple, les poids A, B, C, suspendus aux trois points D, E, F de la ligne ou balance DF, que nous supposons sans pesanteur. Que le poids A soit de 108 kilog., B de 144 et C de 180; la distance DE de 11 mètres et EF de 9 mètres.
Cherchez d'abord entre les poids B et C le centre commun de gravité; ce que vous ferez en divisant la distance EF, ou 9 mètres, en deux parties qui soient comme 144 et 180, ou 4 et 5. Ces deux parties sont 4 et 5 mètres, dont la plus grande doit être placée du côté du plus faible poids. Ainsi le poids B étant le moindre, on aura EG; de 5 mètres et FG de 1 mètres; conséquemment DG sera de 16.
Supposez à présent au point G les deux poids B et C réunis en un seul, qui sera par conséquent de 324 kilog.; divisez la distance DG, ou 16 mètres, dans le rapport de 108 à 324, ou de 1 à 3: l'une de ces parties sera 12 et l'autre 4. Ainsi le poids A étant moindre, il faut prendre DH égal à 12 mètres, et le point H sera le centre de gravité commun des trois poids.
On eût trouvé la même chose si l'un eût commencé à réunir les poids A et B
La règle est enfin la même, quel que soit le nombre des poids et qu'elle que soit leur position dans une même ligne droite un dans un même plan un non.
C'est cette figure qui a été placée par erreur dans
l'avant-dernier numéro.
La considération du centre de gravité donne lieu à diverses propositions curieuses. Nous nous bornerons à énoncer ici un beau principe de mécanique qui en découle. Le voici:
Si plusieurs corps ou poids sont tellement disposés entre eux, qu'en se communiquant leur mouvement, leur centre de gravité commun reste immobile ou ne s'écarte point de la ligne horizontale, c'est-à-dire ne hausse ni ne baisse, alors il y aura équilibre. Ce principe porte presque sa démonstration avec son énoncé, et nous pourrions nous en servir pour démontrer toutes les propriétés des machines; mais nous laissons au lecteur le soin de faire cette application.
II. Voici l'énoncé du problème tel qu'il a été donné dans l'Anthologie grecque:
Die, Heliconiadum decus, ô sublime sororum
Pythagora! tua quot tyrones tecta frequentent,
Qui, sub te, sophice sudant in agone magistro?
Dicam; tuque animo mea dicta, Polycrates hauri:
Dimidia horum pars præclara mathemata discit
Quarta immortalem naturam nosse laborat
Septima, sed tacité, sedet atque audita revolvit;
Tres sunt fæminæi sexus.
Ainsi il s'agit de trouver un nombre dont une moitié, un quart et un septième, en y ajoutant 3, fassent ce nombre lui-même. Il est aisé de répondre que ce nombre est 28.
III Ce problème est tiré de l'Anthologie grecque. Voici l'énoncé en vers latins:
Die quota nunc hora est? Superest tantum ecce diei
Quantum bis gemini exacta de luce trientes.
En divisant la durée du jour, comme faisaient les anciens, en douze parties, il est question de partager ce nombre en deux parties telles que les 4/3 de la première soient ensemble égaux à la seconde; ce qui donne, pour le nombre des heures écoulées, 5-1/6 et conséquemment pour le reste du jour, 6-5/6 heures.
I. Faire tenir un seau plein d'eau par un bâton dont une moitié ou moins repose sur le bord d'une table.
II. Une femme a vendu 10 perdrix au marché, une seconde en a vendu 25, et une troisième en a vendu 30, et toutes au même prix, à chacune de leurs ventes. En sortant du marché, il se trouve qu'elles emportent toutes trois la même somme. On demande à quel prix et comment elles ont vendu.
A un abonné de Paris.--Est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père; cependant toute plainte est respectable.
A. M. I. à Saint-Pétersbourg.--Vos observations sont justes. Il sera tenu compte de votre bon avis: nous vous remercions.
M. B. z., de Nantes craint que nos sujets ne s'épuisent. Les mêmes fêtes, les mêmes cérémonies, dit-il, se reproduisent tous les ans. Que ferez-vous lorsque vous les aurez toutes représentées? MM. V, G. et L s'étonnent, au contraire, que nous laissions passer, sans les illustrer, un nombre considérable de sujets nouveaux, qu'offrent chaque jour à notre cadre, Paris, la France, l'Europe, l'univers entier.
A M. Gl. S., de Rouen.--Proposition malheureusement tardive. L'exposition des produits de l'industrie pour 1844 est un sujet trop important pour que nous ne nous soyons point depuis longtemps mis en mesure de le traiter avec tous les développements qu'il comporte: nos dessinateurs sont déjà à l'œuvre; nos rédacteurs sont prêts.
Maintenant la science a beau démontrer ses beautés, les arts l'emportent sur elle.