Title: Histoire de France 1440-1465 (Volume 7/19)
Author: Jules Michelet
Release date: May 11, 2013 [eBook #42694]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME SEPTIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
La longue et confuse période des dernières années de Charles VII peut néanmoins se résumer ainsi: la guérison de la France.—Elle guérit, et l'Angleterre tombe malade.
La guérison semblait improbable; mais l'instinct vital qui se réveille à l'extrémité, ramassa, concentra les forces. Tout ce qui souffrait se serra.
Ceux qui souffraient, c'était d'une part la royauté (p. 2) réduite à rien; de l'autre, les petits, bourgeois ou paysans. Ceux-ci avisèrent que le roi était le seul qui n'eût pas intérêt au désordre, et ils regardèrent vers lui. Le roi sentit qu'il n'avait de sûr que ces petits. Il confia la guerre aux hommes de paix, qui la firent à merveille. Un marchand paya les armées; un homme de plume dirigea l'artillerie, fit les siéges, força dans les places les ennemis, les rebelles.
On fit si rude guerre à la guerre qu'elle sortit du royaume. L'Angleterre, qui nous l'avait jetée, la reprit à bord.
Les grands, sans appui, vont se trouver petits en face du roi, à mesure que ce roi grandira par le peuple; ils seront obligés peu à peu de compter avec lui. Pour cela, il faut du temps, quarante ans et deux règnes. Le travail se fait à petit bruit sous Charles VII et il ne finit pas. Il doit durer tant qu'à côté du roi subsiste un roi, le duc de Bourgogne.
Le 2 novembre 1439, Charles VII, aux états d'Orléans, ordonne, à la prière des états: Que désormais le roi seul nommera les capitaines; que les seigneurs, comme les capitaines royaux, seront responsables de ce que font leurs gens; que les uns et les autres doivent répondre également devant les gens du roi, c'est-à-dire que désormais la guerre sera soumise à la justice. Les barons ne prendront plus rien au delà de leurs droits seigneuriaux[1], sous prétexte de guerre. La guerre devient (p. 3) l'affaire du roi; pour douze cent mille livres par an que les états lui accordent, il se charge d'avoir quinze cents lances de six hommes chacune. Plus tard, nous le verrons, à l'appui de cette cavalerie, créer une nouvelle infanterie des communes.
Les contrevenants n'obtiendront aucune grâce; si le roi pardonnait, les gens du roi n'y auront nul égard. L'ordonnance ajoute une menace plus directe et plus efficace: La dépouille des contrevenants appartient à qui leur court sus[2].—Ce mot était terrible; c'était armer le paysan, sonner, pour ainsi dire, le tocsin des villages.
Que le roi osât déclarer ainsi la guerre au désordre, lorsque les Anglais étaient encore en France; qu'il tentât une telle réforme en présence de l'ennemi, n'était-ce pas une imprudence? Quoique dans le préambule, il dise que l'ordonnance a été faite sur la demande des états, il est douteux que les princes et la noblesse qui y siégeaient aient bien sérieusement sollicité une réforme qui les atteignait.
Ce qui explique en partie la hardiesse de la mesure, c'est que les capitaines soi-disant royaux, les pillards, les écorcheurs, venaient de s'affaiblir eux-mêmes. Ils avaient tenté une course vers Bâle, comptant rançonner le concile, et, tout au contraire, ils furent eux-mêmes sur la route fort malmenés par les paysans de l'Alsace; (p. 4) puis, voyant les Suisses prêts à les recevoir[3], ils revinrent l'oreille basse. Le roi, qui avait pris Montereau vaillamment et de sa personne[4] (1437), prit Meaux par son artillerie (1439). Alors, se sentant fort, il vint siéger à Paris; il écouta les plaintes contre les gens de guerre, entendit les pleurs et les lamentations des bonnes gens. On fit des justices rapides; le connétable de Richemont, qui de connétable se faisait volontiers prévôt, pendait, noyait tout sur son chemin. Son frère, le duc de Bretagne, ne tarda pas à frapper ce grand coup, de juger et brûler le maréchal de Retz. Cette première justice sur un seigneur ne se fit qu'au nom de Dieu, et avec l'aide de l'Église. Mais elle n'en fut pas moins un avertissement pour la noblesse, qu'il n'y aurait plus d'impunité.
Quels furent les hardis conseillers qui poussèrent le roi dans cette route? Quels serviteurs ont pu lui inspirer ces réformes, lui faire donner le nom que lui donnent les contemporains: Charles le bien servi?
Dans le conseil de Charles VII, nous voyons à côté des princes, du comte du Maine, du cadet de Bretagne, du bâtard d'Orléans, siéger de petits nobles, le brave Xaintrailles, les sages et politiques Brézé, nobles, mais (p. 5) n'étant rien que par le roi[5]. Nous y voyons deux bourgeois, l'argentier Jacques Cœur, le maître de l'artillerie Jean Bureau, deux petits noms bien roturiers[6]. Cette roture est placée en lumière par leur anoblissement et leurs armoiries. Cœur mit dans son blason trois cœurs rouges et l'héroïque rébus: À vaillans (cœurs) riens impossible[7]. Bureau prit pour armes trois burettes ou fioles; mais le peuple préférant l'autre étymologie, tout aussi roturière, tira bureau de bure, et en fit le proverbe: Bureau vaut escarlate.
Ce Bureau était un homme de robe, un maître des comptes. Il laissa là la plume, montrant par cette remarquable transformation qu'un bon esprit peut s'appliquer à tout. Henri IV réforma les finances par un homme de guerre; Charles VII fit la guerre par un homme de finance. Bureau fit le premier un usage habile et savant de l'artillerie.
La guerre veut de l'argent; Jacques Cœur sut en trouver. D'où venait celui-ci? Quels furent ses commencements; on regrette de le savoir si peu. Seulement, dès 1432, nous le voyons commerçant à Beyrouth (p. 6) en Syrie[8]; un peu plus tard, nous le trouvons à Bourges argentier du roi. Ce grand commerçant eut toujours un pied dans l'Orient, un pied en France. Ici, il faisait son fils archevêque de Bourges; là-bas, il mariait ses nièces ou autres parentes aux patrons de ses galères. D'autre part, il continuait le trafic en Égypte; de l'autre, il spéculait sur l'entretien des armées, sur la conquête de Normandie.
Telles furent les habiles et modestes conseillers de Charles VII. Maintenant si l'on veut savoir qui les approcha de lui, quelle influence le rendit docile à leurs conseils, on trouvera, si je ne me trompe, que ce fut celle d'une femme, de sa belle-mère, Yolande d'Anjou. Dès le commencement de ce règne, nous la voyons puissante; c'est elle qui fait accueillir la Pucelle; c'est avec elle, dans une occasion, que le duc d'Alençon s'entend sur les préparatifs de la campagne. Cette influence, balancée par celle des favoris, semble avoir été sans rivale, du moment que la vieille reine eut donné à son gendre une maîtresse, qu'il aima vingt années (1431-1450).
(p. 7) Tout le monde connaît le petit conte: Agnès dit un jour au roi que, toute jeune, elle a su d'un astrologue qu'elle serait aimée d'un des plus vaillants rois du monde; elle avait cru que c'était Charles, mais elle voit bien que c'est plutôt le roi d'Angleterre, qui lui prend tant de belles villes à sa barbe; donc elle ira le trouver... Ces paroles piquent si fort le roi, qu'il se met à pleurer, «et, quittant sa chasse et ses jardins, il prend le frein aux dents,» si bien qu'il chasse les Anglais du royaume[9].
Les jolis vers[10] de François Ier prouvent que cette tradition remonte plus haut que Brantôme. Quoi qu'il en soit, nous trouvons un éloge équivalent d'Agnès dans une bouche ennemie, celle du chroniqueur bourguignon, à peu près contemporain: «Certes, Agnez estoit une des plus belles femmes que je vis oncques, et fit en sa qualité beaucoup de bien au royaulme.» Et encore: «Elle prenoit plaisir à avancer devers le roy, jeunes gens d'armes et gentils compaignons, dont le roy fut depuis bien servi[11].»
Agnès la Sorelle ou Surelle (elle prit pour armes un sureau d'or) était fille d'un homme de robe[12], Jean Sureau, mais elle était noble de mère. Elle naquit dans cette bonne Touraine où le paysan même parle encore (p. 8) notre vieux gaulois dans tout son charme, mollement, comme on le sait, lentement et avec un semblant de naïveté. La naïveté d'Agnès fut de bonne heure transplantée dans un pays de ruse et de politique, en Lorraine; elle fut élevée près d'Isabelle de Lorraine, avec laquelle René d'Anjou épousa ce duché. Femme d'un prisonnier, Isabelle vint demander secours au roi, menant ses enfants avec elle, et de plus sa bonne amie d'enfance, la demoiselle Agnès. La belle-mère du roi, Yolande d'Anjou, belle-mère aussi d'Isabelle, était comme une tête d'homme; elles avisèrent à lier pour toujours Charles VII aux intérêts de la maison d'Anjou-Lorraine. On lui donna pour maîtresse la douce créature, à la grande satisfaction de la reine, qui voulait à tout prix éloigner la Trémouille et autres favoris.
Charles VII trouva la sagesse aimable dans une telle bouche; la vieille Yolande parlait vraisemblablement par Agnès, et sans doute elle eut la part principale dans tout ce qui se fit. Plus politique que scrupuleuse, elle avait accueilli également bien les deux filles qui lui vinrent si à propos de Lorraine, Jeanne Darc et Agnès, la sainte et la maîtresse, qui toutes deux, chacune à leur manière, servirent le roi et le royaume.
Ce conseil de femmes, de parvenus, de roturiers, n'imposait pas beaucoup, il faut le dire; la figure peu royale de Charles VII n'en était pas grandement relevée. Pour siéger comme juge du royaume sur le trône de saint Louis, pour se faire comme lui le gardien de la Paix de Dieu, il semblait qu'il fallût s'entourer d'autres gens. La ligue des trois dames, la vieille reine, la (p. 9) reine et la maîtresse, n'édifiait personne. Qu'était-ce que Richemont? un bourreau. Jacques Cœur? un trafiquant en pays sarrasins... Un Jean Bureau? un robin, «une escriptoire[13],» qui s'était fait capitaine; il chevauchait avec ses canons par tout le royaume, sans qu'il y eût forteresse qui tint devant lui; n'était-ce pas une honte pour les gens d'épée?... Ainsi les renards s'étaient faits des lions. Il fallait désormais que les chevaliers rendissent compte aux chevaliers ès-loix. Les plus nobles seigneurs, les hauts justiciers, devaient désormais avoir peur des gens de justice. Pour une poule qu'un page aura prise, le baron sera obligé de faire vingt lieues et de parler chapeau bas au singe en robe accroupi dans son greffe.
C'était là si bien la pensée des nobles, de ceux qui entouraient de plus près Charles VII, qu'après la fameuse ordonnance, Dunois même quitta le conseil. «Le froid et attrempé seigneur[14],» se repentit d'avoir trop bien servi.
Ce bâtard d'Orléans avait commencé sa fortune en défendant la ville d'Orléans, apanage de son frère; il avait employé fort habilement la simplicité héroïque de la Pucelle. Après avoir grandi par le roi, il voulait grandir contre le roi. Le malheur, c'est que le duc, (p. 10) son frère, était encore en Angleterre; l'ancien ennemi de la maison d'Orléans, le duc de Bourgogne (sans doute converti par Dunois), travaillait à tirer des mains des Anglais ce chef futur des mécontents.
Le duc d'Alençon se jeta tête baissée dans l'affaire; les Bourbon et Vendôme y donnèrent les mains. L'ancien favori la Trémouille, chassé par Richemont, ne manqua pas de s'engager. Les plus ardents de tous étaient les chefs des écorcheurs, le bâtard de Bourbon, Chabannes, le Sanglier; à vrai dire, la chose les touchait de près; pour les seigneurs, il s'agissait d'honneur et de juridiction; mais pour eux, il y allait de leur col, ils voyaient de près la potence.
Il ne manquait plus qu'un chef; au défaut du duc d'Orléans, on prit le dauphin, un enfant, à en juger par l'âge; mais on pensa qu'un nom suffirait.
Celui qu'on croyait un enfant, et qui était déjà Louis XI, avait justement fait ses premières armes (comme il fit ses dernières) contre les seigneurs. À quatorze ans, il avait été chargé de pacifier les Marches de Bretagne et de Poitou[15]. Sa première capture fut celle d'un lieutenant du maréchal de Retz; un tel commencement ne promettait pas aux grands un ami bien sûr.
Ami ou non, il accepta leurs offres. Le trait dominant de son caractère, c'était l'impatience. Il lui tardait d'être et d'agir. Il avait de la vivacité et de l'esprit à faire trembler; point de cœur, ni amitié, ni parenté, ni humanité, nul frein. Il ne tenait à son (p. 11) temps que par le bigotisme, qui, loin de le gêner, lui venait toujours à point pour tuer ses scrupules.
«Il ne faisoit que subtilier jour et nuit diverses pensées... Tous jours il avisoit soudainement maintes étrangetés[16].» Chose bizarre, parmi le radotage des petites dévotions, il y avait dans cet homme un vif instinct de nouveauté, le désir de remuer, de changer, déjà l'inquiétude de l'esprit moderne, sa terrible ardeur d'aller (où? n'importe), d'aller toujours, en foulant tout aux pieds, en marchant au besoin sur les os de son père.
Ce dauphin de France n'avait rien de Charles VII; il tenait plutôt de sa grand'mère, issue des maisons de Bar et d'Aragon; plusieurs traits de son caractère font penser à ses futurs cousins les Guises. Comme les Guises, il commença par se porter pour chef des nobles, les laissant volontiers agir en sa faveur, puisqu'il leur tardait tant d'avoir pour roi celui qui devait leur couper la tête.
Le roi faisait ses Pâques à Poitiers; il était à table et dînait, lorsqu'on lui apprend que Saint-Maixent a été saisi par le duc d'Alençon et le sire de la Roche. Sur quoi, Richemont lui dit à la bretonne: «Vous souvienne du roi Richard II, qui s'enferma dans une place et se fit prendre.» Le roi trouva le conseil bon; il monta à cheval et galopa avec quatre cents lances jusqu'à Saint-Maixent. Les bourgeois s'y battaient depuis vingt-quatre heures pour le roi, lorsqu'il vint à leur secours. Les gens de la Roche furent, selon (p. 12) l'usage de Richemont, décapités, noyés, mais ceux d'Alençon renvoyés; on espérait détacher celui-ci, qui après tout était prince du sang, et qui n'était pas plus ferme pour la révolte qu'il ne l'avait été pour le roi[17].
Les petites places du Poitou ne tinrent pas; Richemont les enleva une à une. Dunois commença alors à réfléchir. Le bourgeois était pour le roi, qui voulait la sûreté des routes, autrement dit l'approvisionnement facile, le bon marché des vivres. Le paysan, sur qui les gens de guerre étaient retombés, n'y voyaient que des ennemis. Le seigneur ne tirait plus rien de son paysan ruiné. L'écorcheur même, qui ne trouvait pas grand'chose, et qui, après avoir couru tout un jour, couchait dans les bois sans souper, en venait à songer qu'après tout il serait mieux de faire une fin, de se reposer et d'engraisser à la solde du roi dans quelque honnête garnison.
Dunois comprit tout cela; il calcula aussi que le premier qui laisserait les autres aurait un bon traité. Il vint, fut bien reçu, et se félicita du parti qu'il avait pris quand il vit le roi plus fort qu'il ne croyait, fort de quatre mille huit cents cavaliers et de deux mille archers, sans avoir été obligé de dégarnir les Marches de Normandie.
Plus d'un pensa comme Dunois. Maint écorcheur du Midi vint gagner l'argent du roi en combattant les écorcheurs du Nord. Charles VII poussa le duc de Bourbon vers le Bourbonnais, s'assurant des villes et (p. 13) châteaux, ne permettant pas qu'on pillât. Il assembla les états d'Auvergne et fit déclarer hautement que les rebelles n'en voulaient au roi que parce qu'il protégeait les pauvres gens contre les pillards. Les princes, abandonnés et n'obtenant nul appui du duc de Bourgogne, vinrent faire leur soumission; Alençon d'abord, puis le duc de Bourbon et le dauphin. Pour la Trémouille et deux autres, le roi ne voulait pas les recevoir; le dauphin hésita s'il accepterait un pardon qui ne couvrait pas ses amis. Il dit au roi: «Monseigneur, il faut donc que je m'en retourne, car ainsi leur ai promis.» Le roi répondit froidement: «Louis, les portes vous sont ouvertes, et si elles ne vous sont assez grandes, je vous en ferai abattre seize ou vingt toises de mur[18].»
Cette guerre, si bien conduite, ne fut pas moins sagement terminée. On ôta au duc de Bourbon ce qu'il avait au centre (Corbeil, Vincennes, etc.), et l'on éloigna le dauphin; on lui donna un établissement sur la frontière, le Dauphiné; c'était l'isoler, lui faire sa part; on ne pouvait en être quitte qu'en lui donnant, par avance d'hoirie, une petite royauté[19].
Cette praguerie de France (on la baptisa ainsi du nom de la grande praguerie de Bohême) n'en eut pas (p. 14) moins, quoique finie si vite, de tristes résultats. La réforme militaire fut ajournée.
Les Anglais enhardis prirent Harfleur et le gardèrent. Ils lâchèrent le duc d'Orléans, à la prière du duc de Bourgogne[20]. L'ancien ennemi de sa maison s'employant ainsi pour le tirer de prison, le roi ne put décemment se dispenser de garantir aussi la rançon et d'aider à la délivrance du dangereux prisonnier. Il descendit tout droit chez le duc de Bourgogne, qui lui passa au col la chaîne de la Toison-d'Or et lui fit épouser une de ses parentes. Contre qui se faisait une si étroite union de deux ennemis, sinon contre le roi? Il se tint pour averti.
D'abord, il obtint des états un dixième à lever sur tous les ecclésiastiques du royaume. Il rappela Tanneguy du Châtel, l'ennemi capital de la maison de Bourgogne. Puis, portant toutes ses forces vers le nord, il vint le long de la frontière faire justice des capitaines bourguignons, lorrains et autres qui désolaient le pays. Parmi ceux qui firent leur soumission se trouvait un homme de trouble, le plus hardi des pillards, hardi parce qu'il était l'agent commun des ducs de Bourbon et Bourgogne; c'était le bâtard de Bourbon. Le roi le livra, tout Bourbon qu'il était, au prévôt qui lui fit son procès comme à tout autre voleur; bien et dûment jugé, il fut mis dans un sac et jeté à la rivière. Le chroniqueur bourguignon avoue (p. 15) lui-même que cet exemple fut d'un excellent effet[21]; les capitaines soi-disant royaux, qui couraient les champs, eurent sérieusement peur et crurent qu'il était temps de s'amender.
Autre leçon non moins instructive. Le jeune comte de Saint-Pol, se fiant à la protection du duc de Bourgogne, osa enlever sur la route des canons du roi; le roi lui enleva deux de ses meilleures forteresses. Saint-Pol accourut et demanda grâce, mais il n'obtint rien qu'en se soumettant au Parlement pour l'affaire litigieuse de la succession de Ligny. La duchesse de Bourgogne, qui vint en personne présenter au roi une longue liste de griefs, fut reçue poliment, poliment renvoyée, sans avoir rien obtenu.
Cependant les Anglais, toujours si près de Paris, si puissamment établis sur la basse Seine, l'avaient remontée, saisi Pontoise. Celui qui avait surpris ce grand et dangereux poste, lord Clifford, le gardait lui-même; l'acharnement et l'opiniâtreté de Clifford ne se sont que trop fait connaître dans les guerres des Roses. Outre les Anglais, il y avait dans Pontoise nombre de transfuges qui savaient bien qu'il n'y aurait pas de quartier pour eux. Ce n'était pas chose facile de reprendre une telle place; mais comment laisser ainsi les Anglais à la porte de Paris?
Des deux côtés on fit preuve d'une inébranlable volonté. Le siége de Pontoise fut comme un siége de Troie. Le duc d'York, régent de France, qui devait plus tard faire tuer Clifford dans la guerre civile, vint (p. 16) à son secours. Il amena une armée de Normandie, ravitailla la place, offrit bataille (juin); Talbot était avec lui. Les Anglais croyaient toujours avoir affaire au roi Jean; mais les sages et froids conseillers de Charles VII se souciaient fort peu du point d'honneur chevaleresque. La guerre était déjà pour eux une affaire de simple tactique. Le roi laissa donc passer les Anglais, s'écarta, revint. Talbot revint à son tour, et fit entrer encore des vivres (juillet). Le duc d'York ramena de nouveau son armée, et n'obtint pas encore la bataille. On le laissa, tant qu'il voudrait, courir l'Île-de-France ruinée et se ruiner lui-même dans ces vaines évolutions. Le roi ne lâchait pas prise; il avait fortifié près de la ville une formidable bastille que les Anglais ne purent attaquer. Quand ils se furent épuisés, harassés pour ravitailler quatre fois Pontoise, Charles VII reprit sérieusement le siége; Jean Bureau battit la ville en brèche avec une activité admirable[22]; deux assauts meurtriers, cinq heures durant, furent livrés; d'abord une église qui faisait redoute fut emportée, puis la place elle-même (16 sept. 1441). Ainsi des gens qui n'osaient combattre les Anglais en plaine les forçaient dans un assaut.
La reprise de Pontoise était une délivrance pour Paris et pour tout le pays d'alentour; la culture pouvait dès lors recommencer; les subsistances étaient assurées. Les Parisiens n'en surent nul gré au roi. Ils ne sentaient que leur misère présente, le poids des (p. 17) taxes; elles atteignaient les confréries même, les églises, qui se plaignaient fort.
La bonne volonté ne manquait pas aux princes pour profiter de ces mécontentements. Le duc de Bourgogne, sans paraître lui-même, les rassembla chez lui à Nevers (mars 1442). Le duc d'Orléans, dont il faisait ce qu'il voulait, depuis qu'il l'avait délivré, présidait pour lui l'assemblée, les ducs de Bourbon et d'Alençon, les comtes d'Angoulême, d'Étampes, de Vendôme et de Dunois. Le roi envoya bonnement son chancelier à ce conciliabule qui se tenait contre lui, lui faisant dire qu'il les écouterait volontiers.
Leurs demandes et doléances laissaient voir très-bien le fond de leur pensée. La praguerie ayant échoué, parce que les villes étaient restées fidèles au roi, il s'agissait cette fois de les tourner contre lui, de faire en sorte que le peuple s'en prît au roi seul de tout ce qu'il souffrait. Les princes donc, dans leur amour du bien public et du bon peuple de France, remontraient au roi la nécessité de faire la paix; et c'étaient eux justement qui avaient reculé la paix, en nous faisant perdre Harfleur. Ils demandaient la répression des brigands; mais les brigands n'étaient que trop souvent leurs hommes, comme on vient de le voir par le bâtard de Bourbon. Pour réprimer les brigands, il fallait des troupes, et des tailles, des aides, pour payer les troupes; or les princes demandaient en même temps la suppression des aides et des tailles. Après ces demandes hypocrites, il y en avait de sincères, chacun réclamant pour soi telle charge, telle pension.
(p. 18) La réponse du roi, qu'on eut soin de rendre publique, fut d'autant plus accablante qu'elle était plus douce et plus modérée[23]. Il répond spécialement sur l'article des impôts: Que les aides ont été consenties par les seigneurs chez qui elles étaient levées; quant aux tailles, le roi les a «fait savoir» aux trois états, quoique, dans les affaires si urgentes, lorsque les ennemis occupent une partie du royaume et détruisent le reste, il ait bien droit de lever les tailles de son autorité royale. Pour cela, ajoute-t-il, il n'est besoin d'assembler les états; ce n'est que charge pour le pauvre peuple qui paye les dépenses de ceux qui y viennent; plusieurs notables personnes ont requis qu'on cessât ces convocations.—Une autre raison que le roi s'abstint de dire, c'est qu'il eût été souvent difficile d'obtenir des états, où les grands dominaient, un argent qui devait servir à faire la guerre aux grands même.
La praguerie cette fois s'en tint aux doléances, aux cahiers. Le roi, les laissant perdre le temps à leur assemblée de Nevers, faisait alors un grand et utile voyage à travers tout le royaume, de la Picardie à la Gascogne, mettant partout la paix sur la route, notamment dans les Marches, en Poitou, Saintonge et Limousin. Affermi dans le Nord par la prise de Pontoise, il allait tenir tête aux Anglais dans le Midi. Le comte d'Albret, pressé par eux, avait promis de se rendre, si le roi ne venait le 23 juin tenir sa journée (p. 19) et les attendre sur la lande de Tartas. La condition leur plut. Ils ne croyaient pas qu'il pût venir à temps, encore moins qu'il offrît la bataille. Au jour dit, ils virent sur la lande le roi de France et son armée (21 juin 1442).
Cent vingt bannières, cent vingt comtes, barons, seigneurs, se trouvèrent sur cette lande autour de Charles VII. Tous ces Gascons qui s'étaient crus loin du roi, dans un autre monde, commençaient à sentir qu'il était partout. Ils venaient rendre hommage, faire service féodal, et le roi leur rendait justice.
Il en fit une grande et solennelle, l'année suivante (mars 1443). Entre les deux tyrans des Pyrénées, Armagnac et Foix, le petit comté de Comminges était cruellement tiraillé. L'héritière de Comminges avait épousé d'abord, de gré ou de force, un Armagnac, puis le comte de Foix. Celui-ci, qui ne voulait que son bien, se fit faire par elle donation, et il la jeta dans une tour. Il l'y tenait encore vingt ans après, sous prétexte de jalousie; elle était, disait-il, trop galante. La pauvre femme avait quatre-vingts ans. Les états du Comminges implorèrent Charles VII, qui reçut gracieusement leur requête, fit peur au comte de Foix, délivra la vieille comtesse, partagea entre les deux époux l'usufruit du Comminges et s'en adjugea la propriété. Cette justice hardie donna beaucoup à penser à tous ces seigneurs, jusque-là si indépendants.
Ce ne fut pas tout. Le roi, pour rester toujours parmi eux, comme juge, leur donna un parlement royal qui résiderait à Toulouse. Cette royauté judiciaire du Midi n'avait rien à voir avec le Parlement de Paris; elle (p. 20) jugeait selon le droit du pays, le droit écrit, elle ne dépendait de personne, se recrutant elle-même. En attendant que ce grand corps pût rétablir l'ordre et la justice dans le Languedoc, Charles VII autorisa les pauvres gens à se faire justice eux-mêmes, à courir sus aux brigands, aux soldats vagabonds[24].
Il ne pouvait s'éloigner longtemps du Nord. Dieppe, qui avait été repris par un heureux coup d'audace, risquait d'être encore perdu. Un capitaine français, sans le secours du roi, s'était avisé d'escalader les murs à la marée basse, les bourgeois aidant, et il avait pris les Anglais au lit. Dieppe, fortifié à la hâte des trois tours qu'on voit encore, était devenu le port de tous les corsaires de terre, qui faisaient la course dans la haute Normandie. Ces braves tenaient en échec toutes les petites places anglaises qui, à la fin, tombaient l'une après l'autre. Qui n'a pas Dieppe n'a rien sur la côte; les Anglais, qui tenaient encore Arques, ne désespérèrent pas de reprendre l'importante petite ville. Ils envoyèrent là, comme partout où il fallait de la vigueur, leur vieux lord Talbot. Il prit poste au-dessus du Pollet sur la falaise; il y établit une bonne bastille, une tour avec force canons et bombardes, pour répondre au fort et écraser la ville qui est entre. Une grande flotte, une armée allait venir d'Angleterre; on l'attendait de moment en moment; il fallait la prévenir. Le dauphin obtint d'être envoyé avec Dunois; beaucoup de gentilshommes picards et normands voulurent être de la partie. Le soir de son (p. 21) arrivée, il fit les premières approches. Il ne prit pas même le temps de mettre en batterie l'artillerie qu'il avait amenée; il fit des ponts de bois pour franchir les fossés de la bastille, et tenta tout d'abord l'escalade. Au second assaut, pendant que la ville en alarme faisait une procession à la Vierge et que les cloches étaient en branle, la bastille fut emportée.
La grande flotte apparut enfin majestueusement, à temps pour être témoin des fêtes de la délivrance. Il en resta pour Dieppe les folles farces des mitouries de la mi-août, qu'on faisait dans les églises. Le dauphin eut aussi sa fête (déjà à la Louis XI), la pendaison d'une soixantaine de vieux Bourguignons pris dans la bastille, et le lendemain encore, il passa les Anglais en revue pour bien reconnaître ceux qui lui avaient chanté pouille du haut des murs et les faire accrocher aux pommiers du voisinage[25].
Tout le résultat qu'eut la grande et coûteuse expédition anglaise, ce fut pour le commandant, le lord duc de Somerset, l'honneur d'une promenade chevaleresque de Normandie en Anjou. Ayant réuni tout ce qu'il y avait de forces disponibles, il s'en alla sans obstacle, sans mauvaise rencontre (sauf une affaire de nuit où il tua trente hommes), assiéger la petite place de Pouancé; mais n'ayant pas été plus heureux à prendre Pouancé qu'à reprendre Dieppe, il revint à Rouen se reposer de ses travaux et prendre ses quartiers d'hiver[26].
(p. 22) Cet hiver, pendant que Somerset jouissait de ce victorieux repos, le dauphin Louis traversait brusquement tout le royaume pour ruiner et détruire le meilleur ami des Anglais. Le comte d'Armagnac, mécontent de l'arrangement du Comminges, où on ne lui faisait point part, avait essayé de prendre le tout; il défendit à ses sujets de rien payer désormais au roi Charles, et leva sa bannière d'Armagnac contre la bannière de France[27]. Il comptait sur les Anglais, sur le duc de Glocester, qui voulait en effet marier Henri VI avec une fille du comte. La chose se serait peut-être arrangée pour le printemps; l'hiver même il n'y eut plus d'Armagnac; la fille et le père, tout fut pris. Le dauphin, qui était un âpre chasseur, se chargea encore de cette chasse au loup. Il part en janvier, franchit les neiges, les fleuves grossis, et trouve la proie au gîte, tout ce qu'il y avait d'Armagnac enfermé dans une place. La place était forte; il fallait les tirer de là. Le dauphin parla doucement, comme parent, et fit si bien que son beau cousin (il l'appelait ainsi), vint se livrer avec les siens, croyant en être quitte pour cette parole, que dès lors il était au roi de France. Le dauphin le prit au mot, emmena tous ces Armagnac et les mit sous bonne garde. Ils ne furent lâchés que deux ans après, lorsque Henri VI était marié dans la maison de France, et que l'Angleterre, occupée de ses discordes, ne pouvait ranimer les nôtres[28].
(p. 23) Glocester et le parti de la guerre avaient bien pu encourager Armagnac, mais non le défendre. Ils avaient assez de peine à se défendre eux-mêmes en Angleterre contre les évêques, contre les partisans de la paix, Winchester et Suffolk, qui avaient pris le dessus. Ceux-ci, après la vaine et ruineuse expédition de Somerset, furent décidément les maîtres, et, quoi qu'il en coûtât à l'orgueil anglais, ils négocièrent une trêve, un mariage qui rapprochât, sinon les deux peuples, au moins les deux rois.
Mais il y avait un troisième peuple bien embarrassant pendant la trêve, le peuple des gens de guerre. Que faire de cette tourbe d'hommes de toutes nations qui étaient depuis si longtemps en possession de désoler le pays? Ni les Anglais, ni les Français, ne pouvaient espérer de contenir les leurs. Ce qu'on pouvait, c'était de les décider à aller voler ailleurs, à quitter la France ruinée pour visiter la bonne Allemagne, pour faire un pèlerinage au concile de Bâle, aux saintes et riches villes du Rhin, aux grasses principautés ecclésiastiques.
Le roi, justement alors, recevait deux propositions, deux demandes de secours, l'une de l'empereur contre les Suisses, l'autre de René, duc de Lorraine, contre les villes d'Empire. Le roi fut également favorable et promit généreusement des secours pour et contre les Allemands.
Les Allemagnes, comme on disait très-bien, tout (p. 24) grandes, grosses, populeuses, qu'elles étaient, semblaient pouvoir être envahies avec avantage. Le Saint-Empire était tombé par pièces; chaque pièce se divisait. Les Lorrains, les Suisses, par exemple, étaient en guerre, et avec les autres Allemands, et avec eux-mêmes.
Les deux demandes qu'on faisait au roi étaient au fond moins opposées qu'il ne semblait; des deux côtés il s'agissait de défendre la noblesse contre les villes et communes. Ces communes, après avoir admirablement conquis leur liberté, en usaient souvent assez mal. Metz et autres villes de Lorraine, affranchies de leurs évêques et devenues de riches républiques marchandes, soldaient les meilleurs hommes d'épée, les plus braves aventuriers du pays[29], et se trouvaient souvent compromises par eux avec les seigneurs et même avec le duc. Ceux de Metz, ayant ainsi querelle avec un gentilhomme de la duchesse Isabelle, s'en prirent à elle-même. Ils l'attendirent, entre Nancy et Pont-à-Mousson où elle allait en pèlerinage, se jetèrent sur ses bagages, ouvrirent tout, pillèrent tout, joyaux et nippes de femme, contre toute chevalerie.
Cette violence particulière n'était qu'un accident d'une grande querelle qui durait toujours en Lorraine. Metz et les autres villes étaient-elles françaises ou allemandes? Quelle était la vraie et légitime frontière de l'Empire?
(p. 25) Cette question des droits de l'Empire était débattue plus violemment encore du côté de la Suisse. Les cantons comptaient s'être définitivement séparés de l'Allemagne, et néanmoins Zurich venait de s'allier de nouveau à l'empereur, duc d'Autriche; elle soutenait que la confédération suisse était toujours un membre de l'Empire. Les autres cantons tenaient Zurich assiégée, et, selon toute apparence, allaient la détruire. C'était une guerre sans quartier. Les montagnards, déjà maîtres de Greiffensee, en avaient fait passer la garnison par la main du bourreau. On assurait qu'après un combat ils avaient bu le sang de leurs ennemis et mangé leur cœur[30].
Toute cette rude histoire a été obscurcie en bien des points par les deux grands historiens qui l'ont écrite, au XVIe et au XVIIIe siècles. L'honnête Tschudi, dans sa partialité naïve, a recueilli religieusement les menteries patriotiques qui circulaient de son temps sur l'âge d'or des Suisses; toutefois, il n'a pas caché ce que leur héroïsme avait de barbare. Puis est venu le bon et éloquent Jean de Müller, grand moraliste, grand citoyen, (p. 26) tout occupé de ranimer le sentiment national: dans ce louable but, il choisit, il arrange; s'il ne nie point la barbarie, il la couvre, tant qu'il peut, des fleurs de sa rhétorique. J'en suis fâché; une telle histoire pouvait se passer d'ornements; âpre, rude, sauvage, elle n'en était pas moins grande. Que penser d'un homme qui se chargerait de parer les Alpes!
Et il y a en Suisse quelque chose de plus grand que les Alpes, de plus haut que la Iungfrau, de plus majestueux que la majesté sombre du lac de Lucerne... Entrez dans Lucerne même, pénétrez dans ses noires archives; ouvrez leurs grilles de fer, leurs portes de fer, leurs coffres de fer, et touchez (mais doucement) ce vieux lambeau de soie tachée... C'est la plus ancienne relique de la liberté en ce monde; la tache est le sang de Gundolfingen, la soie c'est le drapeau où il s'enveloppa pour mourir à la bataille de Sempach.
Nous reviendrons sur tout cela, lorsque nous aurons à montrer la Suisse en lutte avec Charles le Téméraire. Qu'il nous suffise ici de dire qu'en cette histoire il faut distinguer les époques.
Au XIVe siècle, les Suisses s'affranchirent par trois ou quatre petites batailles d'éternelle mémoire. Ils firent connaître, au même temps que les Anglais, ce que pouvait le fantassin; toutefois avec cette différence, les Anglais de loin, comme archers, les Suisses de près avec la lance ou la hallebarde; de près, car cette lance, ils la tenaient par le milieu[31], c'est-à-dire d'une main sûre, c'est le secret de leurs victoires.
(p. 27) Depuis ces belles batailles, ce fut pour eux une ferme foi, que le Suisse en corps de canton, poussant devant lui la hallebarde, se lançant les yeux fermés, comme le taureau cornes basses, était plus fort que le cheval, et ne pouvait manquer de jeter bas le cavalier bardé de fer. Ils avaient raison de le croire; mais dans leur orgueil stupide, ils attribuaient volontiers ces grands effets d'ensemble à la force individuelle. Ils faisaient là-dessus des contes que tout le monde répétait. Les Suisses, à les entendre, avaient tant de vie et de sang, que mortellement blessés ils combattaient longtemps encore. Ils buvaient comme ils combattaient; en cela, ils étaient de même invincibles. Dans maintes guerres d'Italie, on avait, sur leur passage, pris soin d'empoisonner les vins; peine perdue, tout passait, vin et poison, les Suisses ne s'en portaient que mieux[32].
Ce brutal orgueil de la force eut son résultat naturel; ils se gâtèrent de très-bonne heure. Il ne faut pas tout croire, à beaucoup près, dans ce qu'on se plaît à dire de la pureté de ces temps. À la fin du XVe siècle, le saint homme, Nicolas de Flue, pleurait dans son ermitage sur la corruption de la Suisse. Au milieu du même siècle, nous voyons leurs soldats mener avec eux des bandes de femmes et de filles[33]. Tout au moins leurs armées traînaient beaucoup de bagages, d'embarras, de superfluités; en 1420, une armée suisse (p. 28) de cinq mille hommes, entreprenant de passer les Alpes par un passage alors difficile, ne s'en faisait pas moins suivre de quinze cents mulets pesamment chargés[34].
L'avidité des Suisses était l'effroi de leurs voisins. Il n'y avait guère d'années où ils ne descendissent pour chercher quelque querelle. Tout dévots qu'ils étaient (aux saints de la montagne, à Notre-Dame-des-Ermites[35]), ils n'en respectaient pas davantage le bien du prochain. Allemands ennemis de l'Allemagne, ayant brisé le droit de l'Empire sans en avoir d'autres, leur droit, c'était la hallebarde, pointue, crochue, qui perçait et ramenait....
De force ou d'amitié, avec ou sans prétexte, sous ombre d'héritage, d'alliance, de combourgeoisie, ils prenaient toujours. Ils ne voulaient rien connaître aux écritures, aux traités, bonnes et simples gens qui ne savaient lire... Un de leurs moyens ordinaires pour dépouiller les seigneurs voisins, c'était de protéger leurs vassaux, c'est-à-dire d'en faire les leurs[36]; ils appelaient cela affranchir; les prétendus affranchis regrettaient (p. 29) souvent le maître héréditaire sous cette rude et mobile seigneurie de paysans[37].
Les Magnifiques Seigneurs, vachers de la montagne ou bourgeois de la plaine, se disputaient leurs sujets. Les bourgeois abusaient volontiers de ce que les montagnards, si souvent affamés dans leurs neiges, étaient obligés de venir acheter du blé aux marchés d'en bas. Souvent ils refusaient d'en vendre, dussent les autres crever de faim. «Hommes d'Uznach, disait un bourgmestre, vous êtes à nous, vous, votre pays, votre avoir, jusqu'à vos entrailles;» leur reprochant durement le pain que Zurich leur vendait.
Dans la guerre contre les autres cantons[38], Zurich avait l'alliance de l'empereur, mais non l'appui de l'Empire. Les Allemagnes ne se mettaient pas aisément en mouvement. Consultées par l'empereur, elles répondirent froidement que se mêler de ses affaires entre villes suisses, c'était «mettre la main entre la porte et les gonds[39].»
Quelques nobles allemands se jetèrent dans la ville pour la défendre; néanmoins les autres cantons l'attaquaient avec tant d'acharnement qu'elle ne pouvait guère résister. L'empereur s'adressa au roi de France, dont son cousin Sigismond allait épouser la fille; le margrave de Bade invoqua l'appui de la reine, sa parente; (p. 30) la noblesse souabe envoya près de Charles VII le plus violent ennemi des Suisses, Burckard Monck, pour lui représenter que la chose était dangereuse, qu'elle pouvait gagner de proche en proche, que toute noblesse était en danger. Le roi, le dauphin, déjà en route, reçurent je ne sais combien d'ambassades coup sur coup, à Tours, à Langres, à Joinville, à Montbéliard, à Altkirch[40]. La chose pressait en effet, Zurich était assiégée depuis deux mois; on pouvait apprendre d'un moment à l'autre qu'elle était prise, saccagée, passée au fil de l'épée.
L'armée était en mouvement; mais ce n'était pas une opération facile que mener si loin, en toute sagesse et modestie, ce grand troupeau de voleurs. Il y avait quatorze mille Français, huit mille Anglais, des Écossais, toutes sortes de gens. Chaque nation marchait à part sous ses chefs. Le dauphin avait le titre de commandant général. Sur le passage de ces bandes, les Bourguignons, fort inquiets, étaient sur pied, en armes, et tout prêts à tomber dessus. Elles arrivèrent pourtant sans grand désordre en Alsace.
Bâle avait beaucoup à craindre. Avant-garde des cantons, elle savait de plus que le pape avait offert de l'argent au dauphin pour que, chemin faisant, il le débarrassât du concile. Les bourgeois, les Pères, fort effrayés, avertirent les Suisses en toute hâte, énumérant les troupes de toute nation qui approchaient de (p. 31) la ville, et répétant les terribles histoires que l'on contait partout sur les brigands armagnacs. Les Suisses, tout acharnés qu'ils étaient au siége, résolurent, sans le quitter, d'envoyer quelques milliers d'hommes[41], pour voir ce qu'étaient ces gens-là.
La grande armée tournait le Jura et venait, corps par corps, à la file, vers la petite rivière (la Birse). Déjà un corps avait passé; les Suisses se ruèrent dessus; ce choc de deux ou trois mille lances à pied étonna fort des gens qui, dans leurs guerres anglaises, n'avaient jamais rencontré le fantassin que comme archer. Ils reculèrent en désordre et repassèrent l'eau, laissant leurs bagages; l'armée ainsi avertie, on détacha (p. 32) des troupes du côté de la ville, afin que les bourgeois ne pussent aider les Suisses, ni ceux-ci se jeter dans Bâle.
Les deux mille ignoraient si bien à quelles forces ils avaient affaire, qu'ils voulurent pousser en avant. On leur avait défendu en partant d'aller plus loin que la Birse; ils n'en tinrent pas compte; ces bandes étaient menées démocratiquement, les capitaines par les soldats. Un messager vint de Bâle, qui les avertit du grand nombre de leurs ennemis, les conjurant au nom de leur salut de ne point passer la rivière. Mais, telle était leur ivresse et leur brutalité féroce, qu'ils tuèrent le messager[42].
Ils passèrent, furent écrasés; les gens d'armes en poussèrent cinq cents dans une prairie, d'où ils ne sortirent jamais. Mille environ, croyant gagner Bâle, se trouvèrent heureux de rencontrer une tour, un cimetière, où les haies, les vignes, une vieille muraille arrêtaient la cavalerie. Ils tinrent là en désespérés; ils n'avaient pas plus de quartier à espérer qu'ils n'en avaient fait à Greiffensee; Burckard Monck, leur ennemi, était là pour solder ce compte. Les gens d'armes, laissant leurs chevaux, forcèrent la muraille, mirent le feu à la tour. Les Suisses furent tués jusqu'au dernier.
Un historien français leur rend ce témoignage:
«Les nobles hommes qui avoient esté en plusieurs journées, contre les Anglois et autres, m'ont dit qu'ils n'avoient vu ni trouvé aucune gens de si grande défense, (p. 33) ni si outrageux et téméraires pour abandonner leur vie[43].»
C'était une défaite honorable, une leçon toutefois, la seconde qu'eussent reçue les Suisses; la première leur avait été donnée par le Piémontais Carmagnola. Il faut voir aussi avec quels efforts, quelles adresses maladroites, quel flot de phrases et de rhétorique leurs historiens ont tâché de couvrir la réalité du fait; ils diminuent le nombre des Suisses, augmentent celui de leurs ennemis; ils tâchent de faire entendre que toute l'armée des Armagnacs fut engagée; ils peignent l'admiration du dauphin (qui n'y était pas[44], et qui de sa nature n'admirait pas aisément); enfin, pour que rien ne manque au merveilleux, ils ajoutent ce petit conte. Le Souabe Burckard Monck se promenait sur le champ de bataille, riant aux éclats à la vue de ces cadavres, et se mit à dire: «Nous nageons dans les roses.» Mais, parmi tous ces gens quasi-morts, en voilà un qui ressuscite et qui, d'une pierre roidement lancée, frappe Burckard à la tête; il en meurt trois jours après[45].
Le dauphin, ajoutent-ils, fut si effrayé de la valeur (p. 34) des Suisses, qu'il se retira à la hâte et ne leur demanda plus que leur amitié. Et justement le contraire est exact et parfaitement prouvé. Ce sont les Suisses qui brusquement se retirèrent, laissèrent Zurich[46] et rentrèrent dans les montagnes. Le dauphin voulut bien traiter avec Bâle et le concile; le parti que les Suisses avaient dans Bâle, et qui était tout prêt à faire main basse sur les nobles, n'osa remuer; les troupes se répandirent sans obstacle dans la Suisse, entre le Jura et l'Aar; enfin, après avoir bien vu qu'il n'y avait pas grand'chose à prendre chez leurs ennemis, elles retombèrent sur leurs amis, et se mirent à piller l'Alsace et la Souabe.
Les Allemands jetèrent les hauts cris. Mais les autres répondaient qu'on leur avait promis des vivres, une solde, et qu'ils n'avaient rien reçu[47]. Enfin le duc de Bourgogne, craignant de voir les Français s'habituer en Suisse et en Alsace, se porta pour médiateur. Le dauphin, qui se plaignait d'avoir sauvé des ingrats, fit volontiers la paix avec les Suisses. Il sentit, en (p. 35) homme avisé, tout ce qu'on pouvait faire avec ces braves, qui se vendaient aisément, qui n'avaient peur de rien et frappaient sans raisonner. Il les encouragea à venir en France. Il se montra leur ami contre la noblesse, qu'il était venu secourir, déclarant que si les nobles de Bâle ne voulaient pas s'arranger, il se joindrait à la ville pour leur faire la guerre. Il aimait tant cette ville de Bâle, qu'il aurait voulu qu'elle fut française. De leur côté les Suisses, qui ne demandaient qu'à gagner, lui offrirent amicalement de lui louer quelques mille hommes.
Le retour du dauphin et le bruit de l'échec des Suisses avancèrent fort les affaires de Lorraine. Les villes qui se couvraient du nom de l'Empire comprirent que si l'empereur et la noblesse allemande avaient appelé les Français au fond des pays allemands pour sauver Zurich, ils ne viendraient pas se battre contre les Français sur les Marches de France. Toul et Verdun reconnurent le roi comme protecteur[48].
Metz seule résistait. Cette grande et orgueilleuse ville avait d'autres villes dans sa dépendance, et autour d'elle vingt-quatre ou trente forts. Cependant, dès le commencement, Épinal avait saisi l'occasion de (p. 36) s'affranchir et s'était jetée dans les bras du roi[49]. Les forts s'étant rendus ensuite, les Messins se décidèrent à négocier; ils représentèrent au roi «qu'ils n'étoient point de son royaume ni de sa seigneurie; mais que dans ses guerres avec le duc de Bourgogne et autres, ils avoient toujours reçu et conforté ses gens.» Alors, par ordre du roi, maître Jean Rabateau, président du Parlement, proposa à l'encontre plusieurs raisons, savoir: Que le Roy prouveroit suffisamment, si besoin étoit, tant par des chartes que chroniques et histoires, qu'ils étoient et avoient été de tout temps passé sujets du Roy et du royaume; que le Roy étoit bien averti qu'ils étoient coutumiers de faire et trouver telles cauteles et cavillations, et comment, quand l'empereur d'Allemagne étoit venu à grande puissance et intention de les contraindre à obéir à lui, pour leur défense ils se disoient pour lors être dépendans du royaume de France et tenans de la couronne; semblablement, quand aucuns roys des prédécesseurs du Roy de France étoient venus pour les faire obéir à eux, ils se disoient être de l'Empire et sujets de l'Empereur[50].
Le grand procès des limites de la France et de l'Empire ne pouvait se régler aussi incidemment et pendant une trêve de la guerre d'Angleterre. La chose resta indécise. Le roi se contenta de faire financer cette riche ville de Metz.
Au reste, il avait fait tout ce qu'il pouvait désirer, occupé ses troupes, relevé à bon marché la réputation (p. 37) des armes françaises. Les capitaines, jusque-là dispersés et à peine dépendants du roi, avaient suivi son drapeau. Le moment était venu d'accomplir la grande réforme militaire que la Praguerie avait fait ajourner.
L'opération était délicate; elle fut habilement conduite[51]; le roi chargea les seigneurs qui lui étaient le plus dévoués de sonder les principaux capitaines et de leur offrir le commandement de quinze compagnies de gendarmerie régulière. Ces compagnies, chacune de cent lances (600 hommes), furent réparties entre les villes; mais on eut soin de les diviser, de sorte que dans chaque ville (même dans les plus grandes, Troyes, Châlons, Reims) il n'y avait que vingt ou trente lances. La ville payait sa petite escouade et la surveillait; partout les bourgeois étaient les plus forts et pouvaient mettre les soldats à la raison. Les gens de guerre qui ne furent pas admis dans les compagnies se trouvèrent tout à coup isolés, sans force; ils se dispersèrent. «Les Marches et pays du royaume devinrent plus sûrs et mieux en paix, dès les deux mois qui suivirent, qu'ils n'avaient été trente ans auparavant[52].»
Il y avait trop de gens qui gagnaient au désordre pour que cette réforme se fit sans obstacle. Elle en rencontra de timides, il est vrai, dans le conseil même du roi. Les objections ne manquèrent pas: les gens (p. 38) de guerre allaient se soulever; le roi n'était pas assez riche pour de telles dépenses, etc.
La réforme financière, qui seule rendait l'autre possible, fut due, selon toute apparence, à Jacques Cœur. Dans la belle et sage ordonnance de 1443, qui règle la comptabilité[53], on croit reconnaître, comme dans celle de Colbert, la main d'un homme formé aux affaires par la pratique du commerce, et qui applique en grand au royaume la sage et simple économie d'une maison de banque.
L'argent donne la force. En 1447, le roi prend la police dans sa main; il attribue au prévôt de Paris la juridiction sur tous les vagabonds et malfaiteurs du royaume[54]. Cette haute justice prévôtale était le seul moyen d'atteindre les brigands, de les soustraire à leurs nobles protecteurs, à la connivence, à la faiblesse des juridictions locales.
On trouva ce remède dur, on se plaignit fort; mais l'ordre et la paix revinrent, les routes furent enfin praticables. «Les marchands commencèrent de divers (p. 39) lieux à travers de pays à autres faire leur négoce... Pareillement les laboureurs et autres gens du plat pays s'efforçoient à labourer et réédifier leurs maisons, à essarter leurs terres, vignes et jardinages. Plusieurs villes et pays furent remis sus et repeuplez. Après avoir été si longtemps en tribulation et affliction, il leur sembloit que Dieu les eût enfin pourvus de sa grâce et miséricorde[55].»
Cette renaissance de la France fut signalée par une chose grande et nouvelle, la création d'une infanterie nationale.
L'institution militaire sortit d'une institution financière. En 1445, le roi avait ordonné que les élus chargés de répartir la taille seraient appointés par lui[56]; que ces élus ne seraient plus les juges seigneuriaux, les serviteurs des seigneurs, mais les agents royaux, les agents du pouvoir central, dépendant de lui seul, (p. 40) par conséquent plus libres des influences locales, plus impartiaux.
En 1448, ces élus reçoivent ordre d'élire un homme par paroisse, lequel sera franc et exempt de la taille, s'armera à ses frais et s'exercera les dimanches et fêtes à tirer de l'arc. Le franc-archer recevra une solde seulement en temps de guerre.
Les élus devaient, selon l'ordonnance, choisir de préférence dans la paroisse «un bon compagnon qui auroit fait la guerre[57].»
Néanmoins on s'égaya fort sur la nouvelle milice; on prétendait que rien n'était moins guerrier; on en fit des satires; il en est resté le Franc-Archer de Bagnolet[58].
(p. 41) Plus d'un en riait qui n'avait pas envie de rire. La noblesse entrevoyait combien l'innovation était grave. Ces essais plus ou moins heureux, francs-archers de Charles VII, légions de François Ier, devaient amener le temps où la force, la gloire du pays seraient aux roturiers.
L'archer de Bagnolet n'en était pas moins l'aïeul du terrible soldat de Rocroi, d'Austerlitz.
Au reste, les francs-archers semblent avoir été plus guerriers que la satire ne veut le faire croire. Ils aidèrent fort utilement l'armée, qui reconquit la Normandie et la Guienne.
Eussent-ils été inutiles, une telle institution eût toujours témoigné une grande chose, savoir: que le roi n'avait rien à craindre de ses sujets; qu'ils étaient bien à lui, les petits surtout, bourgeois et bonnes gens des villages.
Le XIIIe siècle avait été celui de la paix du roi; il avait fallu alors qu'il défendit la guerre aux communes comme aux seigneurs; qu'il leur ôtât à tous les armes dont ils se servaient mal.
Mais maintenant la guerre sera la guerre du roi. Il arme lui-même ses sujets; le roi se fie au peuple, la France à la France.
Elle a retrouvé son unité au moment où l'Angleterre perd la sienne. Nous allons voir tout à l'heure (1453) (p. 42) le Parlement anglais voter une armée, mais on n'osera la lever; ce serait convoquer la discorde de toutes les provinces, amener des soldats à la guerre civile, les mettre aux prises; ils commenceraient par se battre entre eux.
C'est une opinion établie en Angleterre dès le XVe siècle, adoptée par les chroniqueurs, consacrée par Shakespeare[59], que ce pays dut la perte de ses provinces de France et tous ses malheurs au malheur (p. 44) d'avoir eu une reine française, Marguerite d'Anjou. Historiens et poètes, tous voient la fatalité, le mauvais génie de l'Angleterre débarquer avec Marguerite.
Qui aurait pu le soupçonner? Marguerite était une enfant, elle n'avait que quinze ans; elle sortait de l'aimable maison d'Anjou, qui plus qu'aucune autre avait contribué à rapprocher tous les princes français, à réconcilier la France avec elle-même. Cette jeune reine était la fille du plus doux des hommes, du bon roi René, l'innocent peintre et poète, qui finit par vouloir se faire berger[60]; elle était nièce de Louis d'Anjou, qui laissa à Naples une si chère mémoire[61].
Le côté maternel était moins rassurant peut-être. La maison de Lorraine, remuante et guerrière s'il en fut, n'en devait pas moins, adoucie par le sang d'Anjou, séduire, ensorceler les peuples... La France fut «folle des Guise, car c'est trop peu dire amoureuse.» On sait quel souvenir a laissé leur nièce, Marie Stuart?... Héros de roman autant que d'histoire, ces princes de Lorraine devaient en deux siècles essayer, manquer tous les trônes[62].
(p. 45) La jeune Marguerite était née parmi les plus étranges, les plus incroyables aventures, en plein roman. Son père était prisonnier, une de ses sœurs en otage, mariée d'avance à l'ennemi de la maison d'Anjou. René reçut dans sa captivité la couronne de Naples et commença son règne en prison. Son rival, Alphonse d'Aragon, était lui-même captif à Milan. C'était une guerre entre deux prisonniers. La femme de René, Isabelle de Lorraine, sans troupes, sans argent, chassée de son duché, s'en va conquérir un royaume. Elle trouve Alphonse libre et plus fort que jamais; elle lutte trois ans, se ruine pour racheter son mari et le faire venir. Il ne vient que pour échouer[63].
La vaillante Lorraine n'emmena pas sa fille plus loin que Marseille; elle la laissa sur ce bord avec son jeune frère, parmi les Provençaux qu'aimait René, qui le lui rendaient bien, et dont l'enthousiasme facile s'animait de l'intrépidité d'Isabelle et de la beauté de ses enfants. La petite Marguerite, Provençale d'adoption, eut pour éducation les périls de sa mère, les haines d'Anjou et d'Aragon; elle fut nourrie dans ces mouvements dramatiques de guerre et d'intrigues; elle grandit d'esprit, de passion, au souffle des factions du Midi.
«C'était, dit un chroniqueur anglais et peu ami, (p. 46) c'était une femme de grand esprit, de plus grand orgueil, avide de gloire, d'honneur; elle ne manquait pas de diligence, de soin, d'application; elle n'était pas dénuée de l'expérience des affaires. Et parmi tout cela, c'était bien une femme, il y avait en elle une pointe de caprice; souvent, quand elle était animée et toute à une affaire, le vent changeait, la girouette tournait brusquement[64].»
Avec cet esprit violent et mobile, elle était très-belle. La furie, le démon, comme l'appellent les Anglais, n'en avait pas moins les traits d'un ange[65], au dire du chroniqueur provençal. Même âgée, accablée de malheurs, elle fut toujours belle et majestueuse. Le grand historien de l'époque, qui la vit à la cour de Flandre, bannie et suppliante, n'en fut pas moins frappé de cette imposante figure: «La Reine, avec son maintenir, se montroit, dit-il, un des beaulx personnages du monde, représentant dame[66].»
Marguerite ne pouvait apparemment épouser qu'une grande infortune. Elle fut deux fois promise, et deux fois à de célèbres victimes du sort, à Charles de Nevers dépouillé par son oncle, et à ce comte de Saint-Pol avec lequel la féodalité devait finir en Grève. Elle fut mariée plus mal encore; elle épousa l'anarchie, la (p. 47) guerre civile, la malédiction... À tort ou à droit, cette malédiction dure encore dans l'histoire.
Tout ce qu'elle avait de brillant, d'éminent, et qui l'eût servie ailleurs, devait lui nuire en Angleterre. Si les reines françaises avaient toujours déplu, sous Jean, sous Édouard II, sous Richard II, combien davantage celle-ci, qui était plus que Française! Le contraste des deux nations devait ressortir violemment. Ce fut comme un coup du soleil de Provence dans le monotone brouillard. «Les pâles fleurs du Nord,» comme les appelle leur poète, ne purent qu'être blessées de cette vive apparition du Midi.
Avant même qu'elle vînt, lorsque son nom n'avait pas encore été prononcé, on travaillait déjà contre elle, contre la reine qui viendrait. Tant que le roi n'était pas marié, la première dame du royaume était Éléonore Cobham, duchesse de Glocester, femme de l'oncle du roi; l'oncle était jusque-là l'héritier présomptif du neveu. Une reine arrivant, la duchesse allait descendre à la seconde place; qu'il survînt un enfant, Glocester n'était plus l'héritier, il ne lui restait qu'à s'en aller, à mourir de son vivant, en s'enterrant dans quelque manoir. Le seul remède, c'était que le bon roi, trop bon pour cette terre, fût envoyé tout droit au ciel[67].... Dès lors, Glocester régnait, et lady Cobham, qui avait déjà eu l'habileté de se faire duchesse, se faisait reine et recevait la couronne dans l'abbaye de Westminster.
La dame, peu scrupuleuse, eut certainement ces (p. 48) pensées; on ne sait trop jusqu'où elle alla dans l'exécution. Elle était entourée des gens les plus suspects. Son directeur en ces affaires était un certain Bolingbroke, grand clerc[68], surtout dans les mauvaises sciences. Elle consultait aussi un chanoine de Westminster, et se servait d'une sorcière, la Margery, dont nous avons parlé.
Le but étant la mort du roi, on avait fait un roi de cire, lequel fondant, Henri fondrait aussi. Le grand magicien, Bolingbroke, siégeait pendant l'opération sur une sorte de trône, tenant en main le sceptre et l'épée de justice; des quatre coins du siége, partaient quatre épées, dirigées contre autant d'images de cuivre[69]. Mais tout cela n'avançait pas beaucoup; la duchesse elle-même, folle de passion et de désir, s'était hasardée la nuit à entrer dans le sanctuaire de la noire abbaye... Qu'y venait-elle faire? Voulait-elle, de ses ongles, fouiller la royauté au fond des tombes, ou déjà, femme vaine, s'asseoir dans le trône sur la fameuse pierre des rois?
L'occasion était belle pour frapper Glocester, pour perdre sa femme, infamer[70] sa maison. Mais d'aller dans cette forte maison, parmi tant de vassaux armés et de nobles amis, chercher jusqu'à la chambre conjugale, (p. 49) dans les bras de Glocester, celle qu'il avait tant aimée, son épouse qui portait son nom, c'était plus de courage qu'on n'en eût attendu du vieux Winchester et de ses évêques. Ils ne s'y seraient pas hasardés, s'ils n'eussent été soutenus, suivis de la populace qui criait à la sorcière! Ce mot était terrible; il suffisait de le prononcer pour que toute une ville fût comme ivre et ne se connût plus... Le peuple, en ces moments, devenait d'autant plus furieux qu'il avait peur lui-même; il laissait tout pour faire la guerre au diable; tant que le feu n'en avait pas fait raison, il croyait sentir sur lui-même la griffe invisible...
La duchesse fut saisie et examinée par le primat, ses gens pendus, brûlés. Pour elle, par une grâce cruelle, elle fut réservée. L'ambitieuse avait rêvé une entrée solennelle, une marche pompeuse dans Londres; elle l'eut en effet. Elle fut promenée comme pénitente, et la torche au poing, par les rues, au milieu des dérisions féroces, la canaille, les apprentis de la Cité aboyant après... Si, comme il faut le croire, les ennemis de la victime ne lui épargnèrent pas les duretés ordinaires de la pénitence publique, elle était en chemise, tête nue, au brouillard de novembre... Elle subit l'horrible promenade par trois jours, par trois quartiers[71]. Et ensuite, comme elle n'était pas morte, on la remit à la garde d'un lord, et on l'envoya pour pleurer toute sa vie au milieu de la mer, dans l'île lointaine de Man.
(p. 50) On serait tenté de croire que cette scène avait été arrangée pour pousser à bout Glocester, lui faire perdre toute mesure, lui faire prendre les armes et rompre la paix de la Cité; il aurait eu cette fois contre lui les gens de Londres, il eût été tué peut-être, à coup sûr perdu. Au grand étonnement de tout le monde, le duc ne bougea[72]. Ses ennemis en furent pour leur cruelle comédie. Il laissa faire, il abandonna sa femme plutôt que sa popularité, il resta pour le peuple le bon duc. Cette patience d'un homme si fougueux, et dans une si terrible épreuve, donna fort à réfléchir; pour se contenir ainsi lui-même, il avait selon toute apparence des desseins profonds. Par deux fois il avait essayé de se faire souverain dans les Pays-Bas[73], et il avait échoué. Mais la chose était certainement plus facile en Angleterre; il n'était séparé du trône que par une vie d'homme, tant que le roi n'était pas marié, n'avait pas d'enfants.
Donc, il fallait marier le roi au plus vite, le marier en France, faire la paix avec la France. L'Angleterre avait assez de la sourde et terrible guerre qui déjà grondait en elle-même.
Cette raison était bonne, et il y en avait une autre non moins forte: c'est que l'Angleterre s'épuisait à faire une guerre inutile, qu'elle n'en pouvait plus, que les dépenses croissaient d'heure en heure, que les possessions françaises coûtaient, loin de rapporter. Dans (p. 51) un temps bien meilleur, en 1427, on en tirait 57,000 livres sterling, et l'on y dépensait 68,000[74].
Si ces provinces rapportaient, ce n'était pas au roi. Ceci demande d'être expliqué avec quelque détail.
Le régent de France, peu secouru, toujours aux expédients, ne sachant comment faire face à mille embarras, avait inféodé aux lords tous les meilleurs fiefs; il leur avait mis entre les mains les châteaux, les places, dans l'espoir qu'ils les défendraient avec leurs bandes de vassaux. Cela créait aux lords des intérêts très-divers, souvent opposés entre eux, souvent peu d'accord avec l'intérêt du roi. Ainsi, Glocester avait des places en Guienne, et il était l'allié des Armagnacs; mais le duc de Suffolk, mariant sa nièce dans la maison rivale de Foix, fit passer au mari les fiefs de Glocester. Au nord, Talbot avait Falaise; le duc d'York, devenu régent, prit pour lui une ville capitale, royale, la grande ville de Caen.
Le pis, c'est que ces lords, sentant toujours qu'ici ils n'étaient pas chez eux, ne faisaient rien pour les fiefs qu'ils s'étaient chargés de défendre. Ils laissaient tout tomber, murs et tours, en ruine. Ils n'y auraient pas mis un penny; tout ce qu'ils pouvaient tirer, extorquer, ils l'envoyaient vite au manoir, home... Le home est l'idée fixe de l'Anglais en pays étranger. Tout allait donc s'enfouir dans les constructions de ces monstrueux châteaux, aujourd'hui trop grands pour des rois. Mais les Warwick, les Northumberland, les jugeaient trop petits pour la grandeur future qu'ils (p. 52) rêvaient à leur famille, pour l'aîné, l'héritier, quand Sa Grâce siégerait à Noël dans un banquet de quelques mille vassaux... Ils ne devinaient guère que bientôt, père, aîné et puînés, vassaux, biens et fiefs, tout allait périr dans la guerre civile; tout, sauf le paisible et vrai possesseur de ces tours, le lierre qui dès lors commençait à les vêtir, et qui a fini par envelopper l'immensité de Warwick castle.
Quiconque parlait de traiter avec la France, allait avoir contre lui tous ces lords; ils trouvaient bon que le pays se ruinât pour leur conserver leurs fiefs du continent, leurs fermes, pour mieux dire, ils n'y voyaient rien autre chose. Il était tout simple qu'ils y tinssent. Ce qui était plus surprenant, c'est que la guerre avait tout autant de partisans parmi ceux qui n'avaient rien en France, chez ceux que la guerre ruinait; ces pauvres diables avaient sur le continent une richesse d'orgueil, une royauté d'imagination; au moindre mot d'arrangement, le fellow sans chausses entrait en fureur, on voulait lui rogner son royaume de France, lui voler ce que la vieille Angleterre avait si légitimement gagné à la bataille d'Azincourt.
Les évêques régnants (Winchester, Cantorbéry, Salisbury et Chichester), dans le désir qu'ils avaient de la paix, dans leurs craintes que les dépenses de la guerre ne fissent toucher aux biens d'église, négociaient toujours, mais n'osaient conclure. Ils n'en seraient peut-être jamais venus là, s'ils n'eussent eu avec eux dans le conseil un homme d'épée, lord Suffolk, qui les entraîna; il fallait un homme de guerre pour oser faire la paix.
(p. 53) Suffolk n'était pas d'une famille ancienne. Les Delapole (c'était leur vrai nom) étaient de braves marchands et marins. L'aïeul fut anobli pour avoir fourni des vivres à Édouard Ier dans la guerre d'Écosse. Le grand-père, factotum du violent Richard II, le servit comme amiral, général, chancelier; loin de faire ainsi sa fortune, il fut poursuivi par le Parlement et il alla mourir à Paris. Le père, pour relever sa maison, tourna court et se donna aux ennemis de Richard, se donna corps et âme; il se fit tuer, lui et trois de ses fils, pour la maison de Lancastre.
Le dernier fils, celui dont nous parlons, avait fait trente-quatre ans les guerres de France avec beaucoup d'honneur. Les revers d'Orléans et de Jargeau n'avaient fait aucun tort à sa réputation de bravoure. Cette dernière place étant forcée, il se défendait encore; enfin, se voyant presque seul, il avise un jeune Français: «Es-tu chevalier? lui dit-il.—Non.—Eh bien! sois-le de ma main.» Ensuite il se rendit à lui.
Il revint en Angleterre, ruiné par une rançon de deux ou trois millions. Néanmoins, loin de garder rancune à la France, il conseilla la paix, s'attacha au parti de la paix; malheureusement il portait dans ce parti la dureté, l'insolence de la guerre.
La pensée du cardinal Winchester, c'eût été de faire épouser au roi d'Angleterre une fille du roi de France; pensée timide qu'il osa à peine exprimer dans les négociations[75]. La fille étant impossible, on se contenta d'une nièce. Le choix tomba sur la fille d'un prince (p. 54) pauvre, René, qui ne pouvait porter ombrage aux Anglais. Il y avait encore cet avantage que, si l'on était obligé, pour diminuer les dépenses, d'abandonner les deux provinces non maritimes, le Maine et l'Anjou, on les rendrait à René et à son frère, non à Charles VII, ce qui serait peut-être moins blessant pour l'orgueil anglais[76].
Le traité de mariage et de cession était raisonnable, et néanmoins d'un extrême péril pour celui qui oserait le conclure. Suffolk, qui ne l'ignorait pas, ne se contenta point de l'autorisation du conseil, il eut la précaution de se faire pardonner d'avance par le roi «les erreurs de jugement dans lesquelles il pourrait tomber.» Ce singulier pardon des fautes à commettre fut ratifié par le Parlement[77].
Rendre une partie pour consolider le reste, c'était faire justement ce que fit saint Louis, lorsque, malgré ses barons, il restitua aux Anglais quelques-unes des provinces que Philippe-Auguste avait confisquées sur Jean sans Terre.
Mais ici, il n'y avait même pas restitution définitive pour le Maine. Le roi d'Angleterre accordait, non la souveraineté, mais l'usufruit viager du Maine au frère (p. 55) de René. Encore, pour cet usufruit, les Français devaient payer aux Anglais, qui tenaient dans ce comté des fiefs de la Couronne, le revenu de dix années[78]; pour une possession si précaire, ces feudataires allaient recevoir une somme ronde, en argent, plus sûre, et probablement plus forte que tout ce qu'ils en auraient tiré jamais.
Suffolk de retour trouva contre lui une unanimité terrible. Jusque-là, on était divisé sur la question; bien des gens voyaient que pour garder ces possessions ruineuses, il faudrait aller jusqu'au fond de toutes les bourses, et ils ne savaient pas trop s'ils voulaient garder à ce prix: l'orgueil disait oui, l'avarice non. Le traité de Suffolk ayant tranquillisé l'avarice, l'orgueil parla seul. Les moins disposés à financer pour la guerre se montrèrent les plus guerriers, les plus indignés. Le caractère morose et bizarre de la nation ne parut jamais mieux. L'Angleterre ne voulait rien faire ni pour garder ni pour rendre avec avantage. Elle allait tout perdre sans dédommagement; la plus vulgaire prudence eût suffi pour le prévoir. Et le négociateur qui, pour assurer le reste, rendait une partie avec indemnité, fut haï, conspué, poursuivi jusqu'à la mort.
Tels furent les tristes auspices sous lesquels Marguerite d'Anjou débarqua en Angleterre. Elle y trouva un soulèvement universel contre Suffolk, contre la France et la reine française, une révolution toute mûre, un roi chancelant, un autre roi tout prêt. Glocester (p. 56) avait toujours eu pour lui le parti de la guerre, les mécontents de diverses sortes; mais voilà que tout le monde était pour la guerre, tout le monde mécontent. Lorsqu'il marchait, selon sa coutume, avec un grand cortége de gens armés qui portaient ses couleurs, lorsque les petites gens suivaient et saluaient le bon duc, on sentait bien que la puissance était là, que cet homme si humilié allait se trouver maître à son tour, qu'il devait régner, comme protecteur ou comme roi... Il en était moins loin à coup sûr que le duc d'York, qui pourtant en vint à bout plus tard.
De l'autre part, que voyait-on? de vieux prélats, riches et timides, un octogénaire, le cardinal Winchester, une reine toute jeune, un roi dont la sainteté semblait simplicité d'esprit. Les alarmes croissant, un Parlement fut convoqué et le peuple requis de prendre les armes et de veiller à la sûreté du roi. Le Parlement fut ouvert par un sermon de l'archevêque de Cantorbéry et du chancelier, évêque de Chichester, sur la paix et le bon conseil; le lendemain Glocester fut arrêté (11 février); on répandit qu'il voulait tuer le roi pour délivrer sa femme. Peu de jours après, le prisonnier mourut (23 février). Sa mort ne fut ni subite ni imprévue; elle avait été préparée par une maladie de quelques jours[79]. Depuis longtemps, d'ailleurs, il était loin d'être en bonne santé, si nous en croyons un livre écrit plusieurs années auparavant par son médecin[80].
(p. 57) Toute l'Angleterre n'en resta pas moins convaincue qu'il avait péri de mort violente. On arrangeait ainsi le roman: la reine avait pour amant Suffolk (un amant de cinquante ou soixante ans pour une reine de dix-sept!) tous deux s'étaient entendus avec le cardinal; le soir, Glocester se portait à merveille; le matin il était mort[81]!... Comment avait-il été tué? Ici les récits différaient; les uns le disaient étranglé, quoiqu'il eût été exposé et ne portât aucune marque; les autres reproduisaient l'histoire lugubre de l'autre Glocester, oncle de Richard II, étouffé, disait-on, entre deux matelas. D'autres, enfin, plus cruels, préféraient l'horrible tradition d'Édouard II, et le faisaient mourir empalé.
Il est rare qu'une femme de dix-sept ans ait déjà le courage atroce d'un tel crime; il est rare qu'un vieillard de quatre-vingts ans ordonne un meurtre, au moment de paraître devant Dieu. Je crains qu'il n'y (p. 58) ait ici erreur de date, qu'on n'ait jugé Winchester mourant par le Winchester d'un autre âge; et que, d'autre part, on n'ait déjà vu dans une reine enfant, à peine sortie de la cour de René, cette terrible Marguerite, qui, dans la suite, effarouchée de haine et de vengeance, mit une couronne de papier sur la tête sanglante d'York.
Quant à Suffolk, l'accusation était moins invraisemblable. Il avait eu le tort d'autoriser d'avance tout ce qu'on pourrait dire, en se donnant, par un arrangement odieux, un intérêt pécuniaire à la mort de Glocester. Cependant, ses ennemis les plus acharnés, dans l'acte d'accusation qu'ils lancèrent contre lui de son vivant, ne font nulle mention de ce crime. On ne le lui a jamais reproché en face, mais plus tard, après sa mort, lorsqu'il n'était plus là pour se défendre.
Le crime, au reste, s'il y en eut un, ne pouvait qu'être inutile. Il restait un prétendant dans la ligne de Lancastre, le duc de Somerset; et il en restait un hors de cette ligne, et plus légitime. Les Lancastre ne descendaient que du quatrième fils d'Édouard III; et le duc d'York descendait du troisième. Donc son titre était supérieur, et la mort de Glocester ne faisait que produire sur la scène un prétendant plus dangereux.
Winchester, selon toute apparence, était malade au moment de la mort de Glocester, car il mourut un mois après. Sa mort fut un événement grave. Il avait été cinquante ans le chef de l'Église, et alors, tout vieux qu'il était, son nom en faisait l'unité. Suffolk n'était pas évêque pour remplacer Winchester; homme d'épée, et dans une telle crise, il ne pouvait guère (p. 59) suivre une politique de prêtres. Les prélats qui, pour défendre l'Établissement, avaient fait la royauté des Lancastre, qui s'en étaient servis et avaient régné avec elle, s'en éloignèrent à temps[82] et se résignèrent pieusement à la laisser tomber.
Pourquoi, d'ailleurs, l'Église aurait-elle mis au hasard un Établissement déjà fort menacé pour sauver ce qui ne servait plus, ce qui nuisait plutôt? Suffolk commençait à prendre de l'argent, aux moines d'abord, il est vrai; mais il allait en venir aux évêques. Si l'ami agissait ainsi, que pouvait faire de plus l'ennemi?
Et en effet, sa détresse augmentant, le Parlement lui refusant tout, il vendit des évêchés[83]. C'était le sûr moyen de mettre contre soi, non-seulement l'Église, mais les lords, qui souvent pouvaient payer leurs (p. 60) dettes avec des bénéfices, faire évêques leurs chapelains, leurs serviteurs. Les grands étaient blessés doublement à leur endroit le plus sensible; on leur ôtait leur influence sur l'Église, au moment où ils perdaient leurs fiefs de France. L'indemnité promise pour les terres qu'ils avaient dans le Maine se réduisit à rien; elle fut échangée par un nouveau traité pour certaines sommes que les Marches anglaises de Normandie payaient jusque-là aux Français; le roi d'Angleterre se chargeait d'indemniser ses sujets du Maine; c'est dire assez qu'ils ne reçurent pas un sol.
Un pouvoir qui blessait les grands dans leur fortune, le peuple en son orgueil, et que l'Église ne soutenait plus, ne pouvait subsister. À qui sa ruine allait-elle profiter? c'était la question.
Les deux princes les plus près du trône étaient York et Somerset. Suffolk crut s'assurer de tous deux. Il ôta au plus dangereux, au duc d'York, l'armée principale, celle de France, et il le relégua honorablement dans le gouvernement d'Irlande. Somerset qui, après tout, était Lancastre et proche parent du roi, eut le poste de confiance, la régence de France, l'armée la plus nombreuse. Mais il n'en fut pas moins hostile. Il crut, il dit du moins qu'on l'avait envoyé en France pour le déshonorer, pour le laisser périr sans secours, lorsque les places étaient ruinées, démantelées, lorsque la Normandie l'était elle-même par l'abandon du Maine qui découvrait ses flancs.
Au mois de janvier 1449, le Parlement reçut de Somerset une plainte solennelle: la trêve allait expirer, le roi de France, disait-il, pouvait attaquer avec (p. 61) soixante mille hommes[84]; sans un prompt secours, tout était perdu. Cette plainte était le testament de l'Angleterre française, les paroles dernières... Le sage Parlement les accueille, mais uniquement pour nuire à Suffolk; il ne vote pas un homme, pas un shelling; ce serait voter pour Suffolk; la grande guerre maintenant est contre lui et non contre la France; périsse Suffolk, et avec lui, s'il le faut, la Normandie, la Guienne, l'Angleterre elle-même!
Somerset avait admirablement prophétisé le soufflet qu'il allait recevoir. La trêve fut rompue. Le Maine étant livré, un capitaine aragonais, au service d'Angleterre[85], vint de cette province demander refuge aux villes normandes. Il trouva toute porte fermée, aucune garnison ne voulait s'affamer en partageant avec ces fugitifs. Alors il fallut bien que l'Aragonais devînt sa providence à lui-même; il trouva sur les marches deux petites villes, mais désertes, dépourvues; de là, la faim pressant, il se jeta, avec sa bande, sur une bonne grosse ville bretonne, sur Fougères. Voilà la guerre recommencée[86].
Le roi, le duc de Bretagne, s'adressent à Somerset, lui redemandent la ville, avec indemnité[87]. Mais, (p. 62) quand il aurait pu donner satisfaction, il n'eût osé le faire; il avait peur de l'Angleterre encore plus que de la France. N'obtenant pas d'indemnité, les Français en prennent. Le 15 mai, ils saisissent Pont-de-l'Arche à quatre lieues de Rouen; un mois après, Verneuil. L'armée royale, sous Dunois, entre par Évreux, les Bretons par la Basse-Normandie, les Bourguignons par la Haute. Le comte de Foix attaquait la Guienne. Tout le monde voulait part dans cette curée.
Le roi coupa toute communication entre Caen et Rouen, reçut la soumission de Lisieux, de Mantes, de Gournai, fit paisiblement son entrée à Verneuil, à Évreux et à Louviers, où René d'Anjou le joignit. Enfin, réunissant toutes ses forces, il vint sommer Rouen de se rendre. La ville était déjà toute rendue de cœur; sous la croix rouge, tout était français. Quoique Somerset y fût en personne avec le vieux Talbot, il désespéra de défendre cette grande population qui ne voulait pas être défendue. Il se retira dans le château, et en un moment toute la ville eut pris la croix blanche[88]. Somerset avait avec lui sa femme et (p. 63) ses enfants; nul espoir de sortir; les bourgeois étaient comme une seconde armée pour l'assiéger; il se décida à traiter. Pour lui, pour sa femme et ses enfants, pour sa garnison, le roi se contentait de recevoir une petite somme de 50,000 écus; c'était une bien faible rançon à cette époque; celle de Suffolk tout seul avait été de 2,400,000 francs. Somerset payait le surplus, il est vrai, de son honneur, de sa probité; pour ne pas se ruiner, il ruinait le roi d'Angleterre; il s'engageait, lui régent, à livrer aux Français le fort d'Arques (ce qui leur assurait Dieppe), à leur donner toute la basse Seine, Caudebec, Lillebonne, Tancarville, l'embouchure de la Seine, Honfleur!
Mais on pouvait douter qu'il eût pouvoir pour faire de tels présents; il ne le fit croire qu'en donnant mieux encore; il mit en gage son bras droit, lord Talbot, le seul homme qui inspirât confiance aux Anglais... Et il ne put le dégager, ni remplir son traité; Honfleur désobéit; en sorte que Talbot resta à la suite de l'armée française, pour être témoin de la ruine des siens[89]. Les (p. 64) Anglais d'Honfleur restèrent sans secours; ils virent en face la grosse ville d'Harfleur, bien autrement forte, forcée en plein hiver par l'artillerie de Jean Bureau (déc. 1449)[90]; alors, ayant encore appelé en vain Somerset à leur aide, ils finirent par se rendre aussi (18 fév. 1450).
Si l'on songe que la seule Harfleur avait seize cents hommes, une petite armée pour garnison, il ne semble pas que la Normandie ait été aussi dégarnie que Somerset voulait le faire croire. Mais les troupes étaient dispersées, dans chaque ville quelques Anglais au milieu d'une population hostile. Qu'auraient-ils fait, même plus forts, contre ce grand et invincible mouvement de la France qui voulait redevenir française?
Personne ne comprenait cela en Angleterre. La Normandie avait été désarmée à dessein, trahie, vendue. N'avait-on pas vu le père de la reine dans l'armée du roi de France?... Tous les revers de cette campagne, la Seine perdue, Rouen rendue, l'épée de l'Angleterre, lord Talbot, mis en gage, toute cette masse de malheurs et de honte retomba d'à-plomb sur la tête de Suffolk.
Le 28 janvier 1450, la chambre basse présente au roi une humble adresse: «Les pauvres communes du royaume sont tendrement, passionnément et de cœur portées au bien de sa personne, autant que jamais (p. 65) communes le furent pour leur souverain lord[91]....» Toutes ces tendresses pour demander du sang... Dans cette étrange pièce, les choses les plus contradictoires étaient affirmées en même temps: Suffolk vendait l'Angleterre au roi de France et au père de la reine; il tenait un château tout plein de munitions pour l'ennemi qui devait faire une descente. Et pourquoi appelait-il les Français, les parents et amis de la reine? Pour faire roi son fils[92] à lui Suffolk, en renversant le roi et la reine. Cela parut logique et bien lié; John Bull n'eut pas un doute!
Le contradictoire et l'absurde étant admis comme évidents, il n'y avait rien à répondre. Suffolk essaya néanmoins. Il énuméra les services de sa famille, tous ses parents tués pour le pays, il rappela que lui-même il avait passé trente-quatre ans à faire la guerre en France, dix-sept hivers de suite sous les armes sans revoir le foyer[93], puis sa fortune ruinée par sa rançon, puis douze années dans le Conseil. Était-il bien probable qu'il voulût couronner tant de services, une vie si avancée, par une trahison?
Il avait beau dire; à chaque mot de justification survenait, comme une charge de plus, quelque mauvaise (p. 66) nouvelle. Il n'abordait plus de bateau qu'il n'apprît un malheur, Harfleur aujourd'hui, Honfleur demain, puis une à une, toutes les villes de la Basse-Normandie; puis (chose plus sensible encore), la défense de vendre les draps anglais en Hollande[94]... Ainsi les bruits lugubres se succédaient sans intervalle; c'était comme une cloche funèbre qui de l'autre rivage sonnait la mort de Suffolk... On peut juger de la rage du peuple par une ballade du temps[95] où l'on mêle ironiquement son nom et ceux de ses amis aux paroles consacrées de l'office des morts.
La reine essaya d'un moyen pour sauver la victime; ce fut de faire prononcer par le roi contre Suffolk un bannissement de cinq années. Il sortit de Londres à grand'peine, à travers une meute altérée de sang; mais ce ne fut pas pour passer en France; il eût justifié les accusations. Il resta dans ses terres, sans doute pour attendre l'effet d'une tentative où il avait mis son dernier enjeu. Il avait fait passer trois mille hommes à Cherbourg, avec le brave Thomas Kyriel, qui devait faire tout le contraire de ce qui avait perdu Somerset, concentrer les troupes, tenter un coup. Une belle bataille eût peut-être sauvé Suffolk. Kyriel réussit d'abord; il assiégea et prit Valognes. De là, il voulait joindre Somerset en suivant le long de la mer. (p. 67) Mais les Français le tenaient, le comte de Clermont en queue, Richemont en tête, pour lui barrer le passage (à Formigny, 15 avril 1450). Kyriel se battit vaillamment et fut écrasé. On sut, à partir de ce jour, que les Anglais pouvaient être battus en plaine. Il n'y eut pas quatre mille morts[96], mais avec eux gisait l'orgueil anglais, la confiance, l'espoir; Azincourt ne fut plus dans la mémoire des deux nations la dernière bataille.
C'était l'arrêt de Suffolk; il le comprit et se prépara. Il écrivit à son fils une belle lettre, sans faiblesse, noble et pieuse, lui recommandant seulement de craindre Dieu, de défendre le roi, d'honorer sa mère. Puis il fit venir ce qu'il y avait de gentlemen dans le voisinage, et en leur présence, jura sur l'hostie qu'il mourait innocent. Cela fait, il se jeta dans un petit bâtiment, à la garde de Dieu. Mais il y avait trop de gens intéressés à ce qu'il n'échappât point. York voyait en lui le champion intrépide de la maison de Lancastre; Somerset craignait un accusateur, au retour de sa belle campagne; l'Angleterre aurait eu à juger, entre lui et Suffolk, qui des deux avait perdu la Normandie.
Selon Monstrelet et Mathieu de Coucy, qui par les Flamands pouvaient savoir très-bien les affaires d'Angleterre, celles de mer surtout, ce fut un vaisseau des (p. 68) amis de Somerset qui le rencontra[97]. Ils lui firent son procès à bord; rien ne manqua pour que la chose eût l'air d'une vengeance populaire; le pair du royaume eut pour pairs et jurés les matelots qui l'avaient pris. Ils le déclarèrent coupable, lui accordant pour toute grâce, vu son rang, d'être décapité. Ces jurés novices ne l'étaient pas moins comme bourreaux; ce ne fut qu'au douzième coup qu'ils parvinrent à lui détacher la tête avec une épée rouillée.
Cette mort ne finit rien. L'agitation, la fureur sombre qu'avait mises partout la défaite, étaient bonnes à exploiter. Les puissants s'en servirent; ils savaient parfaitement, dans ce pays déjà vieux d'expérience, tout ce qu'on pouvait faire du peuple quand il était ainsi malade; le mal anglais, l'orgueil, l'orgueil exaspéré, en faisait une bête aveugle. On pouvait, pendant cet accès, le tirer à droite ou à gauche, sans qu'il devinât la main ni la corde, sans qu'il sentît qu'on le tirât.
Avant tout, un coup de terreur fut frappé sur l'Église, un coup efficace, après lequel toute puissante qu'elle était, elle ne bougea plus, laissant les lords faire ce qui leur plairait. Il suffit pour cela qu'il y eût deux évêques tués, deux des prélats qui avaient gouverné avant Suffolk ou avec lui. Tués par qui? On ne le sut trop. Par leurs gens, par la populace, le mob des ports? À qui s'en prendre[98].
(p. 69) Cela fait, on opéra en grand. On combina un soulèvement, une levée spontanée du peuple, un de ces vagues mouvements qu'une main savante peut tourner ensuite en révolution déterminée. Les petits cultivateurs de Kent, ces masses à vues courtes, ont toujours été propres à commencer n'importe quoi; il y a là des éléments tout particuliers d'agitation, mobilité d'esprit, vieille misère, et de plus une facilité d'entraînement fanatique qu'on ne s'attendait guère à trouver sur la grande route du monde, entre Londres et Paris[99].
En tête, il fallait un meneur, un homme de paille; non pas tout à fait un fripon, le vrai fripon ne joue pas si gros jeu. On trouva l'homme même, un Irlandais[100], un bâtard, qui avait fait jadis un assez mauvais coup; puis, il avait servi en France; il revenait léger et ne sachant que faire; du reste, jeune encore, brave, de belle taille[101], spirituel et passablement fol.
Cade, c'était son nom, trouva plaisant de faire le prince pour quelques jours; il déclara s'appeler Mortimer. (p. 70) Cela était d'une audace incroyable, le personnage étant connu, et tout le monde sachant que Mortimer, le petit-fils d'Édouard III, était bien et dûment enterré. N'importe, il n'en ressuscita pas moins facilement; le nouveau Mortimer réussit à merveille, il était amusant, entraînant, il jouait son rôle avec la vivacité irlandaise, bon prince, ami des braves gens, mais grand justicier... Il faisait les délices du peuple.
Avec le tact parfait qu'ont souvent les fols parlant à des fols, il fit une proclamation habilement absurde, et qui fut d'un effet excellent. Il y disait, entre autres choses que, selon le bruit public, on voulait détruire tout le pays de Kent et en faire une forêt pour venger la mort de Suffolk sur les innocentes communes. Puis, venaient des protestations de dévouement au roi; on souhaitait seulement que ce bon roi daignât s'entourer de ses vrais lords et conseillers naturels, les ducs d'York, d'Exeter, de Buckingham et de Norfolk. Cela était fort clair; on voyait d'ailleurs parmi la canaille de Kent un héraut du duc d'Exeter et un gentilhomme du duc de Norfolk, qui suivaient le mouvement et avaient l'œil à tout.
Cade eut tout d'abord vingt mille hommes, et davantage en avançant. On envoya quelques troupes contre lui; il les battit; puis d'illustres parlementaires, l'archevêque de Cantorbéry, le duc de Buckingham; il les reçut avec aplomb, sagesse et dignité, modéré dans la discussion, mais sobre de communication, inébranlable[102].
(p. 71) Cependant les soldats du roi criaient que le duc d'York devrait bien revenir pour s'entendre avec son cousin Mortimer, et mettre à la raison la reine et ses complices. On essaya de les calmer en leur disant qu'il serait fait justice, et l'on mit à la Tour lord Say, trésorier d'Angleterre.
Le faubourg étant occupé déjà, le lord maire consulte les bourgeois: «Faut-il ouvrir la Cité?» Un seul ose dire non, on l'emprisonne. La foule entre... Cade, avec beaucoup de présence d'esprit, coupe lui-même de son épée les cordes du pont-levis, s'assurant qu'ainsi on ne le relèvera pas. De son épée il frappe la vieille pierre de Londres, en disant gravement: «Mortimer est lord de la Cité.» Défense de piller sous peine de mort; la défense était sérieuse, il venait de faire décapiter un de ses officiers pour désobéissance. Il se piquait fort de justice. Il tira lord Say de la Tour pour le faire mourir; mais auparavant il le fit juger dans la rue, à Cheapside, par le lord maire et les aldermen demi-morts de peur. Il était assez adroit de s'associer ainsi, de gré ou de force, le magistrat de Londres.
Après le spectacle de ce jugement de carrefour, après l'exécution, on ne pouvait empêcher les gens de Kent de se répandre par la ville. Les voilà qui courent les rues, admirent, regardent les portes closes; ils commencent à flairer le butin; les mains démangent, ils pillent. Le prince lui-même, tout prince et Mortimer qu'il est, ne peut tellement dominer ses vieilles habitudes des guerres de France, qu'il ne vole aussi, tant soit peu, dans la maison où il a dîné.
(p. 72) Les respectables bourgeois de Londres, marchands, gens de boutique et autres, avaient jusque-là assez bien pris la chose, y compris les exécutions. Mais, quand ils virent que les chères boutiques, les précieux magasins, allaient être violés, alors ils s'animèrent contre ces brigands d'une vertueuse fureur. Ils prirent les armes, eux, leurs ouvriers, leurs apprentis; une furieuse batterie eut lieu dans les rues et au pont de Londres.
Les gens de Kent, rejetés au faubourg, y passèrent la nuit, un peu étourdis de l'accueil qu'ils avaient reçu dans la Cité. Ils réfléchirent, ils se refroidirent. C'était le bon moment pour parlementer avec eux; ils étaient découragés, crédules. Le primat et l'archevêque d'York passèrent de la Cité à Southwark dans un batelet, porteurs du sceau royal. Ils leur scellèrent des pardons, tant qu'ils en voulurent, et les braves gens s'en allèrent, chacun de son côté, sans dire adieu au capitaine Cade[103]. Lui, intrépide, il essaya d'abord de diriger la retraite de ceux qui lui restaient; puis, voyant qu'ils ne songeaient qu'à se battre pour le butin, il monta à cheval et s'enfuit; mais sa tête était mise à prix, il n'alla pas loin (juillet 1450).
Cette terrible farce, toute terrible qu'elle pût sembler, n'était qu'un prélude. La grossière supposition d'un Mortimer que tout le monde connaissait pour Cade avait cette utilité de donner un premier ébranlement aux esprits, de faire songer le peuple... C'était, comme dans Hamlet, une pièce dans la pièce pour (p. 73) aider à comprendre, une fiction pour expliquer l'histoire, un commentaire en action pour mettre à la portée des simples l'abstruse question de droit.
L'homme de paille ayant fini, le prétendant sérieux pouvait commencer. Le duc d'York accourt d'Irlande pour travailler sur le texte que lui fournissait Somerset. Ce triste général venait de répéter à Caen son aventure de Rouen; pour la seconde fois, il s'était fait prendre; mais cette fois la faiblesse ressemblait encore plus à la trahison. Tel fut du moins le bruit qui courut. Le régent, comme faisaient, comme font volontiers les Anglais, traînait partout avec lui sa femme et ses enfants, dangereux et trop cher bagage qui dans plus d'une occasion peut amollir l'homme de guerre, faire de l'homme une femme. Celle de Somerset, dans les horreurs du siége, lorsque les pierres et les boulets pleuvaient, vit une pierre tomber entre elle et ses enfants; elle courut se jeter aux genoux de son mari[104], le suppliant d'avoir pitié des pauvres petits... Le malheureux, dès ce moment, eut peur aussi, il voulut se rendre. Mais la ville était au duc d'York; un capitaine y commandait pour lui et prétendait défendre à toute extrémité la ville de son maître. Alors, Somerset (s'il faut en croire ses accusateurs) fit par faiblesse une chose audacieuse, coupable; il s'entendit avec les bourgeois, les encouragea sous main à demander qu'on se rendît; la ville fut livrée[105]. Le capitaine échappa et (p. 74) s'en alla rendre compte, non pas à Londres, mais droit en Irlande, au duc d'York. Celui-ci, brusquement et sans ordre, quitte l'Irlande, traverse l'Angleterre avec une bande armée, et présente au roi une plainte humblement insolente.
Personne ne parlait encore du droit d'York, tout le monde y pensait. La reine ne pouvait se fier qu'à un seul homme, à celui qui avait droit dans la branche de Lancastre, à l'héritier présomptif du roi. Mais cet héritier était justement Somerset; elle le fit connétable, lui mit en main l'épée du royaume au moment où il venait de rendre la sienne aux Français. Ce défenseur du roi avait assez de mal à se défendre, ayant perdu la Normandie. Il eût fallu du moins qu'il réparât; pour réparation, on perdit la Guienne.
Charles VII, ayant complété sa Normandie par Falaise et Cherbourg[106], avait envoyé, l'hiver, son armée au midi. La milice nationale des francs-archers commençait à figurer avec quelque honneur. Jean Bureau conduisait de place en place son infaillible artillerie; peu de villes résistaient. Les petits rois de Gascogne, Albret, Foix, Armagnac, voyant le roi si fort, venaient à son secours, dans leur zèle et leur loyauté; ils poussaient (p. 75) tant qu'ils pouvaient à cette saisie des dépouilles anglaises, prenaient, aidaient à prendre, dans l'espoir que le roi leur en laisserait bien quelque chose. Quatre siéges furent ainsi commencés à la fois.
Dans cette rapide conversion des Gascons, Bordeaux seul résistait; ville capitale jusque-là, elle ne pouvait que déchoir; les Anglais la ménageaient fort[107], ils l'enrichissaient, achetaient, buvaient ses vins; Bordeaux n'espérait pas trouver des maîtres qui en bussent davantage[108]. Aussi les bourgeois y étaient tellement Anglais qu'ils voulurent tirer l'épée pour le roi d'Angleterre, faire une sortie; ce fut, il est vrai, pour fuir à toutes jambes. Bureau, qui déjà avait pris Blaye, et dans Blaye le maire et le sous-maire de Bordeaux, fut nommé, avec Chabannes et autres, pour faire un arrangement. Ils se montrèrent singulièrement faciles, ne demandant ni taxe aux villes, ni rançon aux seigneurs, confirmant, amplifiant les priviléges. Ceux qui ne voulaient pas rester Français pouvaient partir; les marchands en ce cas auraient six mois pour régler leurs affaires[109] les seigneurs transmettraient (p. 76) leurs fiefs à leurs enfants. Il n'y avait pas d'exemple de guerre si douce, si clémente[110]. Le roi voulut bien encore accorder un délai à Bordeaux; enfin, n'étant pas secourue, elle ouvrit ses portes (23 juin); Bayonne s'obstina et tint deux mois de plus (21 août).
La perte de ces villes dévouées, opiniâtres dans leur fidélité, et abandonnées sans secours, c'était une arme terrible pour York. Ses partisans calculaient emphatiquement qu'en perdant l'Aquitaine, l'Angleterre avait perdu trois archevêchés, trente-quatre évêchés, quinze comtés, cent deux baronnies, plus de mille capitaineries, etc., etc. Puis on rappelait la perte de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, on annonçait celle de Calais; le traître Somerset l'avait déjà vendue, disait-on, au duc de Bourgogne.
York se crut si fort, qu'un de ses hommes, député des communes, proposa de le déclarer héritier présomptif. L'intention était claire, mais elle était avouée trop tôt; il y avait encore de la loyauté dans le pays. Ce mot révolta les communes; l'imprudent fut mis à la Tour.
Une tentative d'York à main armée ne fut pas plus (p. 77) heureuse; il rassembla des troupes, et arrivé en face du roi, il se trouva faible; il vit que les siens hésitaient, les licencia lui-même et se livra. Il savait bien qu'on n'oserait le faire périr, qu'il en serait quitte, et il le fut en effet, pour un serment de loyauté, serment solennel, à Saint-Paul, sur l'hostie. Mais qu'importe? dans ces guerres anglaises, nous voyons les chefs de factions jurer sans cesse, et le peuple n'en paraît pas scandalisé.
La reine, en ce moment, avait l'espoir de regagner le cœur des Anglais, de leur prouver que la Française ne les trahissait pas; elle voulait reprendre aux Français la Guienne. Ce pays était déjà las de ses nouveaux maîtres; il ne voulait point se soumettre à la loi générale du royaume, selon laquelle les villes logeaient et payaient les compagnies d'ordonnance; il trouvait fort mauvais que le roi gardât la province avec ses troupes, qu'il ne se reposât pas sur la foi gasconne[111]. Les seigneurs aussi, qui avaient laissé leurs fiefs et qui avaient hâte de les revoir, assuraient à Londres[112] que les Anglais n'avaient qu'à se montrer en mer et que tout serait à eux. La reine et Somerset avaient grand besoin de ce succès, ils désiraient sincèrement réussir; ils envoyèrent Talbot. Cet homme (p. 78) de quatre-vingts ans était, de cœur et de courage, le plus jeune des capitaines anglais, homme loyal surtout et dont la parole inspirerait confiance; on lui donna pouvoir pour traiter, pardonner, aussi bien que pour combattre.
Les Bordelais mirent eux-mêmes Talbot dans leur ville, lui livrant la garnison, qui ne se doutait de rien. En plein hiver, il reprit les places d'alentour. Le roi, occupé ailleurs et comptant trop sans doute sur les troubles de l'Angleterre, avait dégarni la province de troupes. Ce ne fut qu'au printemps qu'une armée vint disputer le terrain à Talbot. Les Français, suivant la direction de Bureau, voulurent d'abord se rendre maîtres de la Dordogne et assiégèrent Châtillon, à huit lieues de Bordeaux. Talbot les y trouva bien retranchés, et dans ces retranchements une formidable artillerie. Il n'en tint pas grand compte, et les Français le confirmèrent à dessein dans ce mépris. Le matin, pendant qu'il entendait sa messe, on vient lui dire que les Français s'enfuient de leurs retranchements. «Que jamais je n'entende la messe, dit le fougueux vieillard, si je ne jette ces gens-là par terre[113]!» Il laisse tout, messe et chapelain, pour courir à l'ennemi; un des siens l'avertit de l'erreur, il le frappe et va son chemin.
Cependant, derrière les retranchements, derrière les canons, le sage maître des comptes, Jean Bureau, attendait (p. 79) froidement ce paladin du moyen âge[114]. Talbot arrive sur son petit cheval, signalé entre tous par un surtout de velours rouge. À la première décharge, il voit tout tomber autour de lui; il persiste, il fait planter son étendard sur la barrière. La seconde décharge emporte l'étendard et Talbot. Les Français sortent; on se bat sur le corps, il est pris et repris[115]; dans la confusion, un soldat lui met, sans le connaître, sa dague (p. 80) dans la gorge. Le désastre des Anglais fut complet; au rapport des hérauts, chargés de compter les morts, ils en laissèrent quatre mille sur la place.
La Guienne fut reprise, moins Bordeaux, que l'on resserra en occupant tout ce qui l'environnait. Du côté même de la mer, la flotte anglaise et bordelaise ne put empêcher celle du roi de venir fermer la Gironde. À vrai dire, il n'y avait pas de flotte royale; mais la rivale de Bordeaux, La Rochelle, avait envoyé seize vaisseaux armés[116]; la Bretagne en avait prêté d'autres, auxquels s'étaient joints quinze gros navires hollandais[117], sans compter ceux que le roi avait pu emprunter en Castille.
Cette grande ville de Bordeaux avait pour garnison toute une armée, anglaise et gasconne; mais le nombre même était un inconvénient pour une ville qui ne recevait plus de vivres; d'autre part, entre ces défenseurs l'intérêt était divers, le danger inégal; la ville prise, les Anglais ne risquaient rien autre chose que d'être prisonniers de guerre; les Gascons avaient fort à craindre d'être traités comme rebelles. Ils se méfiaient les uns des autres. Déjà les Anglais des places voisines avaient fait leur traité à part[118].
Les Bordelais alarmés envoyèrent au roi, ne demandant (p. 81) rien de plus que les biens et la vie. Mais il voulait faire un exemple; il ne promit rien. Les députés s'en allaient assez tristes, lorsque le grand maître de l'artillerie, Jean Bureau, s'approchant du roi, lui dit: «Sire, je viens de visiter tous les alentours pour choisir les places propres aux batteries; si tel est votre bon plaisir, je vous promets sur ma vie qu'en peu de jours j'aurai démoli la ville.»
Cependant le roi lui-même désirait un arrangement; la fièvre était dans son camp; il se relâcha de sa sévérité, se contenta de cent mille écus et du bannissement de vingt coupables; tous les autres avaient leur grâce; les Anglais s'embarquaient librement. La ville perdit ses priviléges[119]; mais elle resta une capitale; elle ne dépendit point des Parlements de Paris ni de Toulouse; le Parlement de Bordeaux ne tarda pas à être institué, et il étendit son ressort jusqu'au Limousin, jusqu'à la Rochelle.
L'Angleterre avait perdu en France, la Normandie, l'Aquitaine, tout, excepté Calais...
(p. 82) La Normandie, une autre elle-même, une terre anglaise d'aspect, de productions, qu'elle devait toujours voir en face pour la regretter;—l'Aquitaine, son paradis de France, toutes les bénédictions du Midi, l'olivier, le vin, le soleil.
Il y avait presque trois siècles que l'Angleterre avait épousé l'Aquitaine avec Éléonore, plus qu'épousée, aimée, souvent préférée à elle-même. Le Prince noir se sentait chez lui à Bordeaux; il était comme étranger à Londres.
Plus d'un prince anglais était né en France, plus d'un y était mort et avait voulu y être enseveli. Le sage régent de France, le duc de Bedford, fut ainsi enterré à Rouen. Le cœur de Richard Cœur de Lion resta à nos religieuses de l'abbaye de Fontevrault.
Ce n'était pas de la terre seulement que l'Angleterre avait perdue, c'étaient ses meilleurs souvenirs, deux ou trois cents ans d'efforts et de guerres, la vieille gloire et la gloire récente. Poitiers et Azincourt, le Prince noir et Henri V... Il semblait que ces morts s'étaient jusque-là survécu en leurs conquêtes, et qu'alors seulement ils venaient de mourir.
Le coup fut si douloureusement ressenti par l'Angleterre, qu'on put croire qu'elle en oublierait ses discordes, qu'au moins elle y ferait trêve. Le Parlement vota des subsides, non pour trois ans, comme c'était l'usage, mais «pour la vie du roi.» Il vota une armée presque aussi forte que celle d'Azincourt, vingt mille archers.
Le difficile était de les lever. Il n'y avait partout dans le peuple qu'abattement, découragement, peur des (p. 83) guerres lointaines... une peur orgueilleuse qui se faisait mécontente, indignée; le cœur avait baissé, non l'orgueil. Il y avait péril à éclaircir ce triste mystère... Le Parlement se rabattit de vingt mille archers à treize mille[120], et on n'en leva pas un.
La main de Dieu pesait sur l'Angleterre. Après avoir tant perdu au dehors, elle semblait au moment de se perdre elle-même. La guerre qu'elle ne faisait plus en France, elle l'avait dans son sein, une guerre sourde jusque-là, sans bataille, sans victoire pour personne; il n'y avait pas même ce triste espoir que le pays retrouvât l'unité pour le triomphe d'un parti. Somerset était fini, et York ne pouvait commencer. La royauté n'était pas abolie, mais elle tombait chaque jour davantage dans la solitude et le délaissement. Le roi, ayant distribué, engagé son domaine et ne recevant rien du Parlement, était le plus pauvre homme du royaume. La nuit des Rois, au banquet de famille, le roi et la reine se mirent à table, et l'on n'eut rien à leur servir[121].
Le bon Henri prenait tout en patience. Humble au milieu de ses orgueilleux lords, vêtu comme le moindre bourgeois de Londres[122], ami des pauvres et charitable, tout pauvre qu'il était lui-même. Tout le temps qu'il ne (p. 84) passait pas au conseil, il l'employait à lire les anciennes histoires[123], à méditer la sainte Écriture. Cet âge dur le nomma un simple; au moyen âge, c'eût été un saint. Il parut généralement au-dessous de la royauté, et quelquefois il était au-dessus; en dédommagement de la prudence vulgaire qui lui manquait, il semble avoir été, en certains moments, éclairé d'un rayon d'en haut[124].
Ce fut le sort de cet homme de paix[125] de passer toute sa vie au milieu des discordes, d'assister à une interminable discussion sur son propre droit. On voit, par quelques sages paroles qui restent de lui, qu'il ne rassurait (p. 85) sa conscience que par la longue possession[126]. Il avait régné quarante ans; son père avait régné avant lui et encore son grand-père Henri IV... Mais si le grand-père avait usurpé, pouvait-il transmettre? Il y avait là de quoi faire songer le saint roi, dans ses longues heures de méditation et de prière... Les revers de France n'étaient-ils pas une sorte de jugement de Dieu, un signe contre la maison de Lancastre?... Cette maison avait régné longtemps par l'Église et avec elle; mais voilà que l'Église s'en éloignait peu à peu. Dieu retirait à lui les grands prélats qui avaient gouverné le royaume, le cardinal Winchester, le chancelier évêque de Chichester, celui enfin à qui le roi se confiait, comme à l'un des plus sages lords, le primat d'Angleterre, archevêque de Cantorbéry.
Les pacifiques s'en allaient; mais les violents ne manquaient pas moins; Suffolk avait péri, Somerset était enfermé à la Tour, la reine était malade; elle allait mettre au monde un prince, une victime pour la guerre civile[127]. Le pauvre roi, délaissé de tous ceux (p. 86) qui jusque-là le soutenaient, qui voulaient pour lui, finit par s'abandonner lui-même; son faible esprit déserta et s'en alla dès lors vers de meilleures régions[128].
En cela, fort innocemment, il embarrassa ses ennemis. On sait que dans la subtile théorie de la loi anglaise le roi est parfait, qu'il ne peut ni mourir ni se tromper[129], ni oublier, ni être en démence[130]. Il fallait donc obtenir de lui un mot contre lui, tout au moins un signe[131] par lequel il semblerait approuver la création d'un régent, et la nomination d'un primat. Chez ce peuple formaliste, il n'y avait pas moyen de passer outre; si le roi ne faisait entendre sa volonté, il n'y avait point de gouvernement civil ni ecclésiastique, point de magistrat ni d'évêque, point de paix du roi ni (p. 87) de Dieu; il n'y avait plus l'État, l'Angleterre était morte légalement.
Une députation de douze paires laïques et ecclésiastiques fut envoyée à Windsor. «Ils attendirent que le roi eût dîné, et ensuite l'évêque de Chester lui présenta respectueusement les premiers articles de la demande; mais il ne répondit pas. Le prélat expliqua le reste; mais pas un mot, pas un signe. Les lamentations, les exhortations des lords n'eurent pas plus d'effet. Ils allèrent dîner, et revinrent ensuite près du roi. Ils le touchèrent, le remuèrent, sans obtenir ni parole, ni attention. Ils le firent conduire par deux hommes de cette salle dans une autre, le remuèrent encore et travaillèrent à le tirer de cette insensibilité léthargique. Tout fut inutile; la personne royale pouvait encore respirer et manger, mais elle ne parlait plus, n'entendait plus, ne comprenait plus[132].»
Arrêtons-nous en présence de cette muette image d'expiation. Ce silence parle haut; tout homme, toute nation l'entendra: à vrai dire, il n'y a plus de nation devant de tels spectacles, ni Français, ni Anglais, mais seulement des hommes.
Si pourtant nous voulions l'envisager au point de vue de la France, ce serait seulement pour nous demander de sang-froid, sans rancune, ce qui reste de tout ceci.
Les Anglais, nous l'avons dit, laissent peu sur le continent, si ce n'est des ruines. Ce peuple sérieux et (p. 88) politique, dans cette longue conquête, n'a presque rien fondé[133].—Et avec tout cela ils ont rendu au pays un immense service qu'on ne peut méconnaître.
La France jusque là vivait de la vie commune et générale du moyen âge autant et plus que de la sienne; elle était catholique et féodale avant d'être française. L'Angleterre l'a refoulée durement sur elle-même, l'a forcée de rentrer en soi. La France a cherché, a fouillé, elle est descendue au plus profond de sa vie populaire; elle a trouvé, quoi? la France. Elle doit à son ennemi de s'être connue comme nation.
Il ne fallait pas moins, pour nous calmer, qu'une pensée si grave, que cette forte et virile consolation, lorsque souvent ramenés vers la mer, nous portions sur la plage, de la Hogue à Dunkerque, tout ce pesant passé... Eh bien! déposons-le aux marches de la nouvelle Église, sur cette pierre d'oubli, qu'une bonne et (p. 89) pieuse Anglaise a placée à Boulogne[134], pour relever ce qu'ont détruit nos pères. «Qui de là ne dira volontiers à cette mer, aux dunes opposées: «My curse shall be forgiveness[135]!»
On voit mieux de ce point... On y voit l'Océan rouler sa vague impartiale de l'une à l'autre rive. On y distingue le mouvement alternatif de ces grandes eaux et de ces grands peuples. Le flot qui porta là-bas César et le christianisme rapporte Pélage et Colomban. Le flux pousse Guillaume, Éléonore et les Plantagenets; le reflux ramène Édouard, Henri V. L'Angleterre imite au temps de la reine Anne; sous Louis XVI, c'est la France. Hier, la grande rivale nous enseigna la liberté; demain, la France reconnaissante lui apprendra l'égalité... Tel est ce majestueux balancement, cette féconde alluvion qui alterne d'un bord à l'autre... Non, cette mer n'est pas la mer stérile[136].
Dure l'émulation, la rivalité! sinon la guerre... Ces deux grands peuples doivent à jamais s'observer, se (p. 90) jalouser, s'imiter, se développer à l'envi: «Ils ne peuvent cesser de se chercher ni de se haïr. Dieu les a placés en regard, comme deux aimants prodigieux qui s'attirent par un côté et se fuient par l'autre; car ils sont à la fois ennemis et parents[137].»
Au moment où l'on apprit à la cour de Bourgogne que Talbot débarquait en Guienne, un confident de Philippe le Bon ne put s'empêcher de dire: «Plût à Dieu que les Anglais fussent aussi bien à Rouen et dans toute la Normandie[138].»
(p. 92) C'est qu'à ce moment même le roi avait à Gand des envoyés, il essayait d'intervenir entre le duc et les Flamands en armes; sans le débarquement de Talbot, il allait peut-être, comme suzerain et protecteur, venir en aide à la ville de Gand.
Au reste, la mésintelligence avait commencé bien avant, dès le traité d'Arras; la guerre diplomatique datait de la paix même. La maison de Bourgogne, cette branche cadette de France, devient peu à peu ennemie de la France, anglaise de volonté; bientôt elle le sera d'alliance et de sang. La duchesse de Bourgogne, la sérieuse et politique Isabelle, qui est Lancastre du côté de sa mère, viendra à bout de marier son fils à une Anglaise, Marguerite d'York; celle-ci, à son tour, donnera sa belle-fille à l'Autrichien Maximilien, qui compte les Lancastre parmi ses aïeux maternels; en sorte que leur petit-fils, l'étrange et dernier produit de ces combinaisons, Charles-Quint, Bourguignon, Espagnol, Autrichien, n'en est pas moins trois fois Lancastre[139].
(p. 93) Tout cela se fit doucement, lentement, un long travail de haine par des moyens d'amour, par alliances, mariages, et de femmes en femmes. Les Isabelle, les Marguerite et les Marie, ces rois en jupes des Pays-Bas (qui n'en souffraient guère d'autres), ont pendant plus d'un siècle ourdi de leurs belles mains la toile immense où la France semblait devoir se prendre[140].
Dès maintenant la lutte est entre Charles VII d'une part, de l'autre Philippe le Bon et sa femme Isabelle, lutte entre le roi et le duc, entre deux rois plutôt, et Philippe n'est pas le moins roi des deux.
Il a certainement plus de prise sur le roi que Charles VII n'en a sur lui. Il tient toujours Paris de près par Auxerre et Péronne, tandis que, tout autour, ses beaux cousins, ses chevaliers de la Toison, occupent les postes de Nemours, de Monfort et de Vendôme. Au centre même de la France, s'il y voulait entrer, le duc d'Orléans lui donnerait passage sur la Loire. Partout, les grands sont ses amis; ils l'aiment davantage à mesure que le roi devient maître. Où il n'agit pas, il influe; tandis que sur toute la frontière, il acquiert, prend, hérite, achète et cerne peu à peu le royaume, il est déjà partout au cœur.
Le roi, quelle arme a-t-il contre le duc de Bourgogne? Sa haute juridiction; mais les provinces françaises de son adversaire, bien loin de réclamer cette (p. 94) juridiction, craignent de se rattacher au royaume, de partager ses extrêmes misères. La Bourgogne, par exemple, à qui son duc ne demandait guère que des hommes, presque point d'argent, n'eût voulu pour rien au monde avoir affaire au roi[141].
Les pays, au contraire, qui se croyaient bien sûrs de n'être pas français, qui ne craignaient pas les empiétements de la fiscalité française, hésitaient moins à recourir au roi, à invoquer, sinon sa juridiction, au moins son arbitrage. Liége et Gand étaient en correspondance habituelle avec la France; le roi y avait un parti, il y tenait des gens pour profiter des mouvements, pour les exciter quelquefois. Ces formidables machines populaires lui servaient, quand son adversaire avançait trop sur lui, à le tirer en arrière et l'obliger de tourner la tête.
C'était la force et la faiblesse du duc de Bourgogne d'avoir ces grosses villes, ces populations si nombreuses, si riches, mais si agitées. Dans cette mort du XVe siècle, lui, il gouvernait des vivants. Quoi de plus beau que la vie, mais quoi de plus inquiet, de plus difficile à régler?... Une vie puissante bouillonnait dans les Flandres.
Que ce pays ait contenu tant de germes de troubles, on peut s'en étonner. La Flandre, c'est le travail; le travail, n'est-ce pas la paix?... Le laborieux tisserand (p. 95) de Flandre semble au premier coup d'œil le frère des humiliati lombards, l'imitateur des pieux ouvriers de saint Antoine et de saint Pacôme, de ces bénédictins auxquels saint Benoît dit: «Être moine, c'est travailler[142].» Quoi de plus saint et de plus pacifique?... Ce tisserand paraît presque plus moine que le moine; seul, dans l'obscurité de l'étroite rue, de la cave profonde, créature dépendante des causes inconnues, qui allongent le travail, diminuent le salaire, il se remet de tout à Dieu. Sa foi, c'est que l'homme ne peut rien par lui-même, sinon aimer et croire. On appelait ces ouvriers beghards (ceux qui prient) ou lollards[143], d'après leurs pieuses complaintes, leurs chants monotones, comme d'une femme qui berce un enfant[144]. Le pauvre reclus se sentait bien toujours mineur, toujours enfant, et il se chantait un chant de nourrice pour endormir l'inquiète et gémissante volonté aux genoux de Dieu.
Doux et féminin mysticisme. Aussi y eut-il encore plus de béguines que de beghards. Quelques-unes, de leur vivant, furent tenues pour saintes; témoin celle de Nivelle que le roi de France, Philippe le Hardi, envoya consulter. Généralement, elles vivaient ensemble dans des béguinages où se trouvaient unis des (p. 96) ateliers et des écoles, et à côté il y avait l'hôpital où elles soignaient les pauvres. Ces béguinages étaient d'aimables cloîtres, non cloîtrés. Point de vœux, ou très-courts; la béguine pouvait se marier; elle passait, sans changer de vie, dans la maison d'un pieux ouvrier. Elle la sanctifiait; l'obscur atelier s'illuminait d'un doux rayon de la grâce.
«Il ne faut pas que l'homme soit seul.» Cela est vrai partout, bien plus en ces contrées, dans ce pluvieux Nord (qui n'a pas la poésie du Nord des glaces), sous ces brouillards, dans ces courtes journées... Qu'est-ce que les Pays-Bas, sinon les dernières alluvions, sables, boues et tourbières, par lesquels les grands fleuves, ennuyés de leur trop long cours, meurent, comme de langueur, dans l'indifférent Océan[145]?
(p. 97) Plus la nature est triste, plus le foyer est cher. Là, plus qu'ailleurs, on a senti le bonheur de la vie de famille, des travaux, des repos communs... Il y a peu d'air et peu de jours peut-être sous ces étages qui surplombent, et pourtant la Flamande trouve encore moyen d'y élever une pâle fleur. Il n'importe guère que la maison soit sombre, l'homme ne peut s'en apercevoir; il est près des siens, son cœur chante... Qu'a-t-il besoin de la nature? Dans quelle campagne verrait-il plus de soleil que dans les yeux de sa femme et de ses enfants?[146]
La famille, le foyer, c'est l'amour. Et c'est aussi le nom d'amour ou d'amitié[147] qu'ils donnaient à la famille de choix, à la grande confrérie ou commune. L'on disait l'amitié de Lille, l'amitié d'Aire, etc. Cela s'appelait encore (et plus souvent) ghilde[148], ou contribution, (p. 98) sacrifice mutuel[149]. Tous pour chacun, chacun pour tous, leur mot de ralliement à Courtrai: «Mon ami, mon bouclier.»
Simple et belle organisation. Chaque homme, chaque famille est représentée dans la cité par sa maison qui paye et répond pour lui; le comte, tout comme un autre, doit avoir sa maison qui réponde à son petit nom d'Hanotin de Flandre. Chaque famille d'amis ou confrérie a de même sa maison qu'elle orne et pare à l'envi, qu'elle sculpte et peint au dehors, au dedans. Combien plus orneront-ils la maison de l'Amitié générale, la maison de ville! Nulle dépense ne coûtera, nul effort pour en élargir le portail, en exhausser le beffroi, en sorte que les villes voisines le voient de dix lieues sur les grandes plaines, et que leurs tours fassent la révérence à la dominante tour.
Telle apparaît au loin celle de Bruges, svelte et majestueuse tout ensemble, par-dessus la forte halle qui gardait le trésor des dix-sept nations. Telle s'étend, plus large de cent pieds que toute la longueur de (p. 99) Notre-Dame de Paris, l'incomparable façade de la halle d'Ypres... Celui qui rencontre dans une petite ville déserte ce monument, digne des plus puissants empires, reste muet devant une telle grandeur... Et la grandeur n'est pas ce qu'il faut admirer ici; mais bien l'identité des formes, l'harmonie, l'unité de plan, celle de volonté qui dut gouverner la ville pendant cette longue construction[150]; vous croyez y voir un peuple voulant comme un homme, une concorde persévérante, un siècle au moins d'amitié.
Vraie cathédrale du peuple, aussi haute que sa voisine, la cathédrale de Dieu[151]. Si la première eût rempli sa destinée, si ces villes eussent suivi jusqu'au bout leur idée vitale, la maison de l'amitié eût fini par contenir tous les amis, toute la ville; elle n'eût pas été seulement le comptoir des comptoirs, mais l'atelier des ateliers[152], le foyer des foyers, la table des tables, de (p. 100) même qu'en son beffroi semblent s'être réunies les cloches des quartiers, des confréries, des justices[153]. Par-dessus toutes ces voix, qu'il accorde et qu'il domine, se joue souverainement le carillon de la loi, avec son Martin ou Jacquemart. Cloche de bronze, homme de fer; celui-ci est le plus vieux bourgeois de la ville, le plus gai, le plus infatigable, avec sa femme Jacqueline... Que chantent-ils nuit et jour, d'heure en heure, de quart en quart? un seul chant, celui du psaume: «Quam jacundum est fratres habitare in unum?»
Voilà l'idéal, le rêve? un peuple travaillant dans l'amour... Mais le diable en est jaloux.
Il ne lui faut pas grand'place; il aura toujours bien un coin dans la plus sainte maison. Au sanctuaire même de piété, dans cette cellule de béguine (d'où Lucas de Leyde a tiré son aimable Annonciation), il trouvera prise. Où donc? Au petit ménage, «au petit jardin[154].» (p. 101) Pour le cacher, il suffirait d'une feuille de ce beau lis[155].
Moins qu'une feuille, un souffle, un chant... Dans la pieuse complainte du tisserand que nous écoutions naguère, est-il sûr que tout soit de Dieu?... Le chant qu'il se chante à lui-même ne rappelle ni les airs rituels de l'église[156], ni les airs officiels[157] des confréries... Ce solitaire de la banlieue, ce buissonnier[158], comme on l'appelle, quelles sont ses secrètes pensées? Ne peut-il pas lui arriver de lire quelque jour dans son Évangile que le plus petit sera le plus grand? Rejeté du monde, (p. 102) adopté de Dieu, s'il s'avisait de réclamer le monde, comme héritage de son père?... On sait qu'il menait la vie de lollard, qu'il pêchait[159], tout en rêvant, dans l'Escaut, ce Philippe Artevelde qui jeta là un matin son filet pour prendre la tyrannie des Flandres. Le roi tailleur de Leyde[160] songea, en taillant son drap, que Dieu l'appelait à tailler les royaumes... En ces ouvriers mystiques, en ces doux rêveurs, résidait un élément de trouble, vague et obscur encore, mais bien autrement dangereux que le bruyant orage communal qui éclatait à la surface; des ateliers souterrains, des caves, s'entendait, pour qui eût su entendre, un sourd et lointain grondement des révolutions à venir.
Ce que le lollard est pour l'église et la commune, le tisserand buissonnier pour la confrérie[161], la campagne en général l'est pour la ville, la petite ville pour la (p. 103) grande[162]. Que la petite prenne garde d'élever trop haut sa tour, qu'elle n'aille pas fabriquer ou vendre sans expresse autorisation... Cela est dur. Et pourtant, s'il en eût été autrement, la Flandre n'eût pu subsister; disons mieux, selon toute apparence, elle n'eût existé jamais.
Ceci demande explication.
La Flandre s'est formée, pour ainsi dire, malgré la nature; c'est une œuvre du travail humain. L'occidentale a été en grande partie conquise sur la mer qui, en 1251, était encore tout près de Bruges[163]. Jusqu'en 1348, on stipulait dans les ventes de terres, que le contrat serait résilié si la terre était reprise par la mer avant dix ans[164].
La Flandre orientale a eu à lutter tout autant contre les eaux douces. Il lui a fallu resserrer, diriger, tant de cours d'eaux qui la traversent. De polder en polder[165], les terres ont été endiguées, purgées, raffermies; les parties mêmes qui semblent aujourd'hui les plus (p. 104) sèches, rappellent par leurs noms[166] qu'elles sont sorties des eaux.
La faible population de ces campagnes, alors noyées, malsaines, n'eût jamais fait à coup sûr des travaux si longs et si coûteux. Il fallait beaucoup de bras, de grandes avances, surtout pouvoir attendre. Ce ne fut qu'à la longue, lorsque l'industrie eut entassé les hommes et l'argent dans quelques fortes villes, que la population débordante put former des faubourgs, des bourgs, des hameaux, ou changer les hameaux en villes. Ainsi généralement la campagne fut créée par la ville, la terre par l'homme; l'agriculture fut la dernière manufacture née du succès des autres.
L'industrie ayant fait ce pays de rien, méritait bien d'en être souveraine[167]. Les trois grands ateliers, Gand, Ypres et Bruges, furent les trois membres de Flandre. Ces villes considéraient la plupart des autres comme (p. 105) leurs colonies, leurs dépendances; et en effet, à regarder ce vaste jardin où les habitations se succèdent sans interruption, les petites villes autour d'une cité apparaissent comme ses faubourgs, un peu éloignées d'elle, mais en vue de sa tour, souvent même à portée de sa cloche. Elles profitaient de son voisinage, se couvrant de sa bannière redoutée, se recommandant de son industrie célèbre. Si la Flandre fabriquait pour le monde, si Venise d'une part, de l'autre Bergen ou Novogorod, venaient chercher les produits de ses ateliers, c'est qu'ils étaient marqués du sceau[168] révéré de ses principales villes. Leur réputation faisait la fortune du pays, y accumulait la richesse, sans laquelle on n'eût jamais pu accomplir l'énorme travail de rendre cette terre habitable, en sorte qu'elles pouvaient dire, avec quelque apparence: «Nous gouvernons la Flandre, mais c'est nous qui l'avons faite.»
Ce gouvernement, pour être une gloire, n'en était pas moins une charge. L'artisan payait cher l'honneur d'être de «Messieurs de Gand.» Sa souveraineté lui coûtait bien des journées de travail; la cloche l'appelait aux assemblées, aux élections, fréquemment aux armes. L'assemblée armée, le wapening, ce beau droit germanique qu'il maintenait si fièrement, n'en était pas moins un grand trouble pour lui. Il travaillait moins, et d'autre part, dans ces populeuses villes, il (p. 106) payait les vivres plus cher. Aussi, quantité de ces ouvriers souverains aimaient mieux abdiquer et s'établir modestement dans quelque bourg voisin, vivant à bon marché, fabriquant à bas prix, profitant du renom de la ville, détournant ces pratiques. Celle-ci finissait par interdire le travail à la banlieue. La population se portait plus loin, dans quelque hameau qui devenait une petite ville, dont la grande brisait les métiers[169]. De là des haines terribles, d'inexpiables violences, des siéges de Troie ou de Jérusalem autour d'une bicoque[170], l'infini des passions dans l'infiniment petit.
Les grandes villes, malgré les petites, malgré le comte, auraient maintenu leur domination, si elles étaient restées unies. Elles se brouillèrent pour diverses causes, d'abord à l'occasion de la direction des eaux, question capitale en ce pays. Ypres entreprit d'ouvrir au commerce une route abrégée, en creusant l'Yperlé, le rendant navigable, et dispensant ainsi les bateaux de suivre l'immense détour des anciens canaux, de Gand à Damme, de Damme à Nieuport. De son côté, Bruges voulait détourner la Lys, au préjudice de Gand. Celle-ci, placée au centre naturel des eaux, au point où se rapprochent les fleuves, souffrait de toute innovation. (p. 107) Malgré les secours que les Brugeois tirèrent de leur comte et du roi de France, malgré la défaite des Gantais à Roosebeke, Gand prévalut sur Bruges; elle lui donna une cruelle leçon, et elle maintint l'ancien cours de la Lys. Elle eut moins de peine à prévaloir sur Ypres; par menace ou autrement, elle obtint du comte sentence pour combler l'Yperlé[171].
Dans cette question des eaux qui remplit le XIVe siècle, la dispute fut entre les villes; le comte y était auxiliaire autant ou plus que partie principale. Au XVe, la lutte fut directement entre les villes et le comte; la désunion des villes les fit succomber. Bruges ne fut point soutenue de Gand (1436), et il lui fallut se soumettre. Gand ne fut pas soutenue de Bruges (1453), et Gand fut brisée.
L'occasion de la révolte de 1436 fut le siége de Calais. Les Flamands, irrités alors contre l'Angleterre, qui maltraitait leurs marchands et se mettait à fabriquer elle-même, avaient pris ce siége à cœur; ils en avaient fait une croisade populaire, y avaient été en corps de peuple, bannières par bannières, apportant avec eux quantité de bagages, de meubles, jusqu'à leurs coqs, comme pour indiquer qu'ils y élisaient domicile[172] jusqu'à la prise de Calais... Et tout à coup, ils étaient revenus. (p. 108) Ils alléguaient pour excuse, et non sans apparence, qu'ils n'avaient point été soutenus des autres sujets du comte, ni des Hollandais par mer, ni par terre de la noblesse wallonne. L'expédition ayant manqué par la faute des autres, ils réclamaient leur droit ordinaire d'armement général, une robe par homme; on se moqua de la réclamation.[173]
Les voilà irrités et honteux, accusant tout le monde. Gand mit à mort un doyen des métiers qui avait commandé la retraite. Bruges accusait ses vassaux, les gens de l'Écluse, de n'avoir pas suivi sa bannière; elle accusait la noblesse des côtes, à qui elle payait pension pour garder la mer et repousser les pirates. Loin de les repousser, les ports avaient vendu des vivres aux Anglais, au moment même où ils enlevaient dans la campagne (chose horrible) cinq mille enfants[174]; les paysans furieux mirent à mort l'amiral de Horn et le trésorier de Zélande, qui avaient assisté à la descente sans y mettre obstacle. Zélandais, Hollandais, s'étaient visiblement arrangés avec les Anglais, ils ne bougèrent point[175].
Bruges éclata; les forgerons crièrent que tout irait (p. 109) mal tant qu'on ne tuerait pas les grosses têtes qui trahissaient, qu'il fallait faire comme ceux de Gand. Ce dernier mot semblait devoir peu réussir à Bruges, où, depuis l'affaire de la Lys, on détestait les Gantais. Mais il se trouva cette fois que les tout-puissants marchands de Bruges, les hanséatiques, qui ordinairement calmaient les révoltes, avaient justement alors intérêt à la révolte; le duc leur faisait la guerre en Hollande et plus tard en Frise, ils trouvèrent bon sans doute de l'occuper en Flandre, d'unir contre lui Bruges et Gand. Ce qui est sûr, c'est que le peuple de Bruges reçut d'une seule ville de la Hanse cinq mille sacs de blé[176].
Gand avait commencé avant Bruges, elle finit avant. Une population d'ouvriers avait moins d'avances, moins de ressources qu'une ville de marchands qui, d'ailleurs, étaient soutenus du dehors. Quand les Gantais eurent chômé quelque temps, ils commencèrent à trouver que c'était trop souffrir, et pourquoi? pour conserver à Bruges sa domination sur la côte. Les Brugeois s'étaient donné un tort, dans lequel les Gantais, gens formalistes et scrupuleux, devaient trouver prétexte pour abandonner leur parti. Le serment féodal engageait le vassal à respecter la vie de son seigneur, son corps, ses membres, sa femme, etc. Le duc, ayant compté là-dessus, s'était jeté dans Bruges et avait failli y périr. La duchesse, non moins hardie, avait cru imposer en (p. 110) restant, et le peuple avait arraché d'auprès d'elle la veuve de l'amiral. Nous trouvons ainsi cette princesse mêlée de sa personne dans toutes ces terribles affaires, en Hollande comme en Flandre. Elle se chargea, en 1444, de calmer la révolte des cabéliaux, qui voulaient tuer leur gouverneur, M. de Lannoy, et ils le cherchèrent jusque sous sa robe.
Un jour donc, le doyen des forgerons de Gand plante la bannière des métiers sur le marché, et dit que, puisque personne ne s'occupe de rétablir la paix et le commerce, il faut y pourvoir soi-même. Chacun s'effraye et craint un mouvement de la populace. Mais c'était tout le contraire; près des forgerons vinrent se ranger les orfèvres, les gros de la ville, les mangeurs de foie[177]; ils avaient imaginé de faire commencer par les pauvres une réaction aristocratique. Les tisserands mêmes, fort divisés, mais qui après tout mouraient de faim depuis que la laine anglaise ne leur venait plus, finirent par se mettre du côté de la paix à tout prix.
Un honorable bourgeois fut fait capitaine, et ce qui flatta fort la ville, c'est qu'avec l'autorisation du comte, il exerça une sorte de dictature dans la Flandre, menant les milices vers Bruges, et lui signifiant qu'elle eût à se soumettre à l'arbitrage du comte, à reconnaître l'indépendance de l'Écluse et du Franc. Bruges indignée, par représailles, envoya des émissaires à Courtrai et autres villes dépendantes de Gand, pour (p. 111) les engager à s'en affranchir. Le capitaine de Gand fit décapiter ces émissaires; il défendit qu'on portât des vivres à Bruges, et donna ordre que partout où les Brugeois paraîtraient, on sonnât contre eux la cloche d'alarme. Il fallut bien que Bruges cédât, qu'elle reconnût le Franc pour quatrième membre de Flandre.
C'était un beau succès pour le comte d'avoir brisé l'ancienne trinité communale, un plus grand d'avoir fait cela par les mains de Gand, d'avoir créé contre elle une éternelle haine, de l'avoir isolée pour toujours. Gand restait plus faible en réalité, par suite de cette triste victoire, plus faible et plus orgueilleuse, persuadée qu'elle était que le comte n'eût jamais pacifié la Flandre sans elle. La bannière souveraine de Flandre était-elle désormais celle de Gand ou celle du comte? cela devait tôt ou tard se régler par une bataille.
Quoi qu'aient pu dire les chroniqueurs gagés de la maison de Bourgogne contre les Gantais, cette population ne paraît pas avoir été indigne du grand rôle qu'elle joua. Ces gens de métier, fort renfermés, connaissant peu le monde (en comparaison des marchands de Bruges), de plus, préoccupés des petits gains et des petites dévotions qui ne peuvent étendre l'esprit[178], n'en montrèrent pas moins souvent un véritable instinct (p. 112) politique, toujours du courage, assez d'esprit de suite, parfois de la modération. Gand, après tout, est le cœur, l'énergie des Flandres, comme leur grand centre pour les eaux, pour les populations. Ce n'est pas sans raison que tant de rivières y viennent déposer vingt-six villes en une cité et se marier ensemble au pont du Jugement.
Le jugement suprême de la Flandre orientale résidait en effet dans l'échevinage de Gand. Les villes voisines, qui elles-mêmes étaient des capitales, des tribunaux supérieurs (la seule Alost pour cent soixante-dix cantons, deux principautés, une foule de baronnies[179]), étaient obligées d'y ressortir. Courtrai et Oudenarde, si grandes et si fortes, Alost et Dendermonde[180], fiefs d'Empire, libres alleux ou fiefs du soleil[181], n'en étaient pas moins forcées d'aller défendre leurs appels à Gand, de répondre à la loi de Gand, de reconnaître en elle un juge, et ce juge n'était que trop souvent, comme dit la vieille formule allemande, un lion courroucé[182].
Chose bizarre, et qui ne s'explique que par l'extrême attachement des Flamands aux traditions de familles et de communes, ces grandes villes d'industrie, loin (p. 113) d'avoir la mobilité que nous voyons dans les nôtres, se faisaient une religion de rester fidèles à l'esprit du droit germanique, si peu en rapport avec leur existence industrielle et mercantile. Il ne s'agit donc pas ici, comme on pourrait croire, d'une querelle spéciale entre le comte et une ville; c'est la grande et profonde lutte de deux droits et de deux esprits.
Les hommes de basse Allemagne, comme d'Allemagne en général, n'avaient jamais eu beaucoup d'estime pour nous autres Welches, pour le droit scribe, paperassier, chicaneur, défiant, du Midi. Le leur était, à les entendre, un droit simple et libre, fondé sur la bonne foi, sur la ferme croyance à la véracité de l'homme. En Flandre, les grandes assemblées judiciaires s'appelaient vérités, franches et pacifiques vérités[183], parce que les hommes libres y siégeaient pour chercher[184] le vrai en commun. Chacun disait, ou devait dire le vrai, même contre soi. Le défendeur pouvait se justifier par sa propre affirmation, jurer son innocence, puis tourner le dos et aller son chemin. Tel était l'idéal de ce droit[185], sinon la pratique.
(p. 114) Le peuple ne pouvant rester toujours assemblé, les jugements se faisaient par quelques-uns du peuple que l'on appelait la loi. La loi se réunissait, prononçait, exécutait par son vorst ou président, qui tenait l'épée de justice. Vorst est en Flandre le propre nom du comte[186]. Il ne devait présider qu'en personne; s'il commettait un lieutenant, ce lieutenant était réputé la propre personne du comte, de même que la loi, si peu nombreuse qu'elle fût, était comme le peuple entier. Aussi, il n'y avait point d'appel[187]; les jugements étaient exécutés immédiatement[188]. À qui eût-on appelé? au comte, au peuple? Mais tous deux avaient été présents. Le peuple même avait jugé, il était infaillible; la voix du peuple est, comme on sait, celle de Dieu.
(p. 115) Le comte et ses légistes bourguignons et francs-comtois ne voulaient rien comprendre à ce droit primitif. Comme il nommait les magistrats, choisissait la loi, il croyait la créer. Ce mot la loi, employé par les Flamands pour désigner simplement les hommes qui doivent attester et appliquer la coutume, le comte le prenait volontiers au sens romain, qui place la loi, le droit, dans le souverain, dans les magistrats, ses délégués. Les deux principes étaient contraires. Les formes ne l'étaient pas moins. Les procédures des Flamands étaient simples, peu coûteuses, orales le plus souvent; en cela elles convenaient fort à des travailleurs qui sentaient le prix du temps. De plus, contrairement aux procédures écrites, si sèches et pourtant si verbeuses, surtout prosaïques, ces vieilles formes allemandes s'exprimaient en poétiques symboles, en petits drames juridiques où les parties, les témoins, les juges même devenaient acteurs.
Il y avait des symboles généraux et communs, employés presque partout, comme la paille rompue dans les contrats[189], la glèbe de témoignage déposée à l'église, (p. 116) l'épée de justice, la cloche, ce grand symbole communal auquel vibraient tous les cœurs. De plus, chaque localité avait quelques signes spéciaux, quelque curieuse comédie juridique, par exemple, à Liége, l'anneau de la porte rouge[190], le chat d'Ypres, etc.[191]. Celui qui regarde ces vieux usages flamands du haut de la sagesse moderne n'y verra sans doute qu'un jeu déplacé dans les choses sérieuses, les amusements juridiques d'un peuple artiste, des tableaux en action, souvent burlesques, les Téniers du droit... D'autres, avec plus de raison, y sentiront la religion du passé, la protestation fidèle de l'esprit local... Ces signes, ces symboles, c'était pour eux la liberté, sensible et tangible; ils la serraient d'autant plus qu'elle allait leur échapper: Ah! Freedom is a noble thing[192]!...
Des villages aux villes, des villes à la grande cité, (p. 117) de celle-ci au comte, du comte au roi, à tous les degrés, le droit d'appel était contesté; à tous, il était odieux, parce qu'en éloignant les jugements du tribunal local, il les éloignait aussi de plus en plus des usances du pays, des vieilles et chères superstitions juridiques. Plus le droit montait, plus il prenait un caractère abstrait, général, prosaïque, antisymbolique; caractère plus rationnel, quelquefois moins raisonnable, parce que les tribunaux supérieurs daignaient rarement s'informer des circonstances locales, qui, dans ce pays, plus que partout ailleurs, peuvent expliquer les faits et les placer dans leur vrai jour.
La guerre de juridiction avait commencé au moment où finissait la guerre des armées, le conflit après le combat (1385). Philippe le Hardi ayant vu, par son inutile victoire de Roosebeke, qu'il était plus aisé de battre la Flandre que de la soumettre, lui jura ses franchises et se mit en mesure de les violer tout doucement. Il fonda chez lui, du côté français, à Lille, un modeste tribunal[193], une toute petite chambre, deux conseillers de justice, deux maîtres des comptes pour faire rentrer les recettes arriérées (les menues sommes seulement), pour informer au besoin contre les officiers du comte, pour protéger contre les gens de guerre et les nobles, «les églises, les veuves, les pauvres laboureurs et autres personnages misérables;» enfin, pour «composer aussy les délicts dont la vérité ne polra clairement estre enfonchié.» Du reste, nul appareil, peu de formes, point de procureur.
(p. 118) Il se trouva peu à peu que la petite chambre attirait tout, que toute affaire se trouvait être de celles dont la vérité ne pouvait être clairement enfoncée. Mais les Flamands ne se laissaient pas faire; au lieu de débattre leurs droits contre ce tribunal français[194], ils aimaient mieux embarrasser le duc, alors tuteur du roi de France, en se faisant plus Français que lui et en disant qu'ils ressortissaient directement au Parlement de Paris.
Au fond, ils ne voulaient dépendre ni de la France, ni de l'Empire. L'un et l'autre, à peu près dissous au temps de Charles VI, n'étaient guère en état de réclamer leur suzeraineté. Les embarras continuels de Jean sans Peur et de Philippe le Bon les firent longtemps serviteurs plutôt que maîtres des Flamands. Le premier pourtant, au moment où il crut avoir tué Liége aussi bien que le duc d'Orléans, en ce moment terrible de violence et d'audace, il osa aussi mettre la main sur les libertés flamandes. Il établit sa justice à Gand, un conseil suprême de justice[195], où l'on porterait les appels, qui jugerait les Flamands en flamand, mais parlerait français à huis clos.
Ce conseil, placé à Gand, au milieu même du peuple contre la juridiction duquel on l'établissait, ne put faire grand'chose, et finit de lui-même à la mort de Jean. Mais dès que Philippe le Bon eut acquis le Hainaut et la Hollande, et qu'il tint ainsi la Flandre serrée de droite et de gauche, il ne craignit point de (p. 119) rétablir le conseil. Peu de gens osèrent s'y adresser; Ypres, toute déchue qu'elle était, punit une petite ville d'y avoir porté un appel.
Seigneur pour seigneur, les Flamands préféraient quelquefois le plus éloigné, le roi. Les villages en querelle avec Ypres la citèrent devant les gens du roi qui se trouvaient à Lille. Ypres et Cassel, dans une autre occasion, s'adressèrent tout droit à Paris[196]. Le duc de Bourgogne se trouva de plus en plus engagé dans un double procès avec ses deux suzerains, la France et l'Empire, procès complexe, à titre différent. L'Empire réclamait hommage, non jurisdiction. La France réclamait jurisdiction, mais non hommage (le traité de 1435 en dispensait)[197]. Le Parlement de Paris devait, selon lui, recevoir les appels de Flandre; Lyon avait reçu jadis ceux de Mâcon, Sens ceux d'Auxerre. Ces prétentions juridiques étaient d'autant plus difficiles à admettre que derrière venaient les réclamations fiscales. Le roi soutenait qu'il n'avait point abandonné sur les provinces françaises du duc les droits inaliénables de la couronne; monnaie, taille, collation et régale, ici la gabelle, là certains droits sur les vins. La Bourgogne[198] était si peu disposée à reconnaître ces (p. 120) droits, qu'elle tenait, dit-on, des hommes déguisés en marchands pour tuer les sergents royaux qui s'aventuraient à franchir la limite. D'autre part, les gens du roi ne permettaient plus aux Francs-Comtois de venir faucher sur les terres qu'ils avaient de ce côté-ci; ils leur faisaient payer un droit de passage. De là, des plaintes, des violences, une querelle infinie, interminable, sur toute la frontière.
J'ai dit comment, après le mauvais succès de la Praguerie, Philippe le Bon avait cru embarrasser le roi en rachetant le duc d'Orléans, en lui faisant tenir l'assemblée des grands à Nevers, laquelle, faute d'audace ou de force, ne réussit qu'à présenter des doléances. À cette guerre d'intrigues contre la France, ajoutez celle des armes que le duc faisait à l'Allemagne, en se saisissant du Luxembourg[199]. Ces embarras se compliquèrent et d'une manière alarmante, en 1444, lorsque d'une part la guerre civile éclata en Hollande[200], et que de l'autre les bandes françaises et anglaises, sous la bannière du dauphin, traversèrent les Bourgognes pour aller en Suisse.
Elles auraient bien pu ne pas aller jusqu'en Suisse, la maison d'Anjou poussait le roi à la guerre. Mais la commencer contre la Bourgogne, lorsqu'on n'était encore sûr de rien du côté de l'Angleterre, c'eût été (p. 121) folie. La maison d'Anjou ne pouvant agir contre son ennemi, s'arrangea avec lui comme avaient fait les ducs d'Orléans, de Bourbon et tant d'autres, comme allait faire le duc de Bretagne. La duchesse de Bourgogne eut en grande partie le mérite de ces négociations[201].
Elle obtint du roi que les appels de Flandre seraient ajournés pour neuf ans[202]. Mais les Flamands ne pouvaient lui en savoir gré, cet ajournement devant profiter au conseil du comte, à ce tribunal qui siégeait contre eux, chez eux, et duquel ils se défendaient bien plus difficilement que des empiétements lointains du Parlement de Paris. L'indépendance que le comte se faisait ainsi contre la France et l'Empire, il ne l'obtenait que par des armements, des intrigues coûteuses, par des dépenses qui retombaient principalement sur la Flandre. La question de juridiction et tous les embarras qu'elle entraînait rendaient de plus en plus grave la question des subsides; tandis que la cité souffrait chaque jour dans son indépendance et son orgueil, l'individu souffrait dans ses intérêts, dans son argent, c'est-à-dire dans son travail, car les guerres, les fêtes, les magnificences, devaient ajouter des heures à la journée de l'ouvrier.
L'impôt était non-seulement lourd, mais singulièrement variable[203]; de plus, réparti entre les provinces (p. 122) avec une odieuse inégalité[204]. La Bourgogne et le Hainaut payaient peu d'argent; il est vrai qu'ils payaient en hommes, qu'ils fournissaient une superbe gendarmerie. Mais c'était encore là ce qui blessait les Flamands; tandis que les Wallons s'acquittaient ainsi en aides nobles, avec des hommes et du sang, on traitait les Flamands en manouvriers, on ne leur demandait que de l'argent, aide servile, qu'on tournait au besoin contre eux.
En 1439, en pleine paix, l'impôt fut énorme. C'était, disait-on, pour racheter le duc d'Orléans. La rançon du seigneur était bien un cas d'aide féodale, mais non, à coup sûr, la rançon du cousin du seigneur. Une bonne partie de l'argent se mangea dans une fête, et la fête fut pour Bruges[205], pour les marchands et les étrangers.
(p. 123) De là, le duc alla passer près de deux ans dans les fêtes et les tournois de Bourgogne, dans la guerre de Luxembourg. La Flandre paya pour cette guerre; elle paya pour les armements qui protégèrent la Bourgogne au passage des Armagnacs. Enfin, le duc vint à Gand, au foyer du mécontentement, tenir une solennelle assemblée de la Toison d'or, faire en quelque sorte par devant les Flamands une revue des princes et seigneurs qui le soutenaient, leur montrer quel redoutable souverain était leur comte de Flandre. Une cérémonie coûteuse étalée devant ce peuple économe, un tournoi magnifique au Marché des vieux habits, la Toison d'or donnée à un de ces Zélandais qui avaient fait manquer le siége de Calais, qui aidèrent à la chute de Bruges, et bientôt à celle de Gand, rien de tout cela, sans doute, ne pouvait calmer les esprits. Il y avait à parier qu'à la première vexation fiscale, il y aurait explosion.
Cette année même, 1448[206], le duc se crut assez fort pour risquer la chose. Il essaya d'un droit sur le sel, droit odieux pour bien des causes, mais spécialement en ceci, qu'il portait sur tous, annulait tout privilége; pour les privilégiés, nobles et bourgeois, payer un tel impôt, c'était déroger.
(p. 124) Il faut savoir pourquoi le duc se croyait assez tranquille du côté du roi pour faire en Flandre ces tentatives hardies. C'est qu'il avait un bon ami en France pour troubler le pays, un roi en espérance, contre le roi régnant. Le dauphin, nous l'avons dit, n'avait eu ni jeunesse ni enfance; il était né Louis XI, c'est-à-dire singulièrement inquiet, spirituel et malfaisant. Dès quatorze ans, il faisait ce qu'il fit pendant son règne, la chasse aux grands, aux Retz, aux Armagnacs. À seize ans, il voulait détrôner son père, qui le désarma et lui donna le Dauphiné. Nous l'avons vu ensuite à Dieppe, en Guienne, en Suisse, se faisant donner le Comminges, partie du Rouergue, Château-Thierry. Cet établissement considérable, mais faible, en ce qu'il était dispersé, ne lui faisait que désirer davantage la possession d'une grande province, Normandie, Guienne ou Languedoc, avec quoi il eût pris le reste.
Il y aurait réussi peut-être, si Charles VII n'eût eu près de lui le sage, ferme et courageux Brézé[207], qui, (p. 125) reprenant la politique de la vieille Yolande d'Anjou, le gouvernait par Agnès Sorel et lui faisait vouloir le bien du royaume. Le dauphin, désespérant de se faire un instrument d'un tel homme, essaya en 1446 de le faire tuer[208]. Découvert, mais non convaincu, il se fortifie dans son Dauphiné, se fait protecteur du comtat et gonfalonier de l'Église, ami des Suisses, de la Savoie, de Gênes, qui le demande au roi pour gouverneur[209]; il se lie surtout avec le duc de Bourgogne. En 1448, il semble avoir eu le projet de venir en force avec les Bourguignons, pour s'emparer du roi et du royaume[210]. Lorsque Agnès mourut, en 1450, tout le monde crut que le dauphin l'avait empoisonnée. Dans cette même année, où la Normandie venait d'être reconquise, il osa la demander, non au roi, mais à elle-même, aux prélats et seigneurs normands[211]. Visiblement, il se sentait soutenu. On le vit mieux encore l'année suivante, lorsque, malgré les défenses expresses de son père, il épousa la fille du duc de (p. 126) Savoie[212]. Ni ce petit prince, ni le dauphin, ne s'y seraient hasardés, s'ils n'avaient cru avoir l'appui du duc de Bourgogne.
Justement cet appui manqua. Loin de pouvoir faire la guerre au roi, Philippe le Bon lui adressait supplique pour qu'il n'évoquât point l'affaire de Gand (29 juillet 1451)[213]. Cette affaire devenait une guerre et une guerre générale de Flandre. Sans renoncer à la gabelle[214], il voulait frapper d'autres droits plus vexatoires encore: droit sur la laine, c'est-à-dire sur le travail; droit sur les consommations les plus populaires, le pain, le hareng; des péages sur les canaux entravaient les communications et mettaient tout le pays comme en état de siége. Le droit de mouture, qui indirectement atteignait tout le monde, directement le paysan, eut cet effet, nouveau en Flandre, de mettre les campagnes du même parti que les villes.
Le duc s'aperçut alors de sa folie, il retira sa gabelle, il donna de bonnes paroles, caressa Bruges et l'apaisa. Les marchands, comme à l'ordinaire, aidèrent (p. 127) à calmer le peuple. Gand resta seule, et le duc crut ne venir jamais à bout de cette éternelle résistance, s'il ne changeait la ville même en ce qu'elle avait de plus vital, s'il n'y détruisait la prépondérance qu'y avaient prise les métiers[215], s'il ne la ramenait à la constitution qu'elle avait subie pendant l'invasion de Philippe le Bel; la commune ainsi brisée, il eût brisé les confréries, y introduisant peu à peu des faux-frères, des artisans des campagnes, en sorte que, non-seulement l'esprit de la cité, mais la population même changeât à la longue.
En 1449, tout cela semblait possible, parce que la guerre recommençant entre la France et l'Angleterre, le duc croyait n'avoir rien à craindre du côté du roi. Il barra les canaux, mit des garnisons autour de Gand, cassa la loi. La ville déclara hardiment que la loi serait maintenue. Le duc suivit la politique qui lui avait réussi en 1436, lorsqu'il s'était servi de Gand contre Bruges; il recourut cette fois à l'intervention des Brugeois et autres Flamands contre les Gantais. Les états de Flandre se chargèrent de lire les priviléges de Gand; ils y lurent que la loi était nommée par le comte; s'en tenant ainsi à la lettre morte, ils firent semblant de croire que nommée voulait dire créée.
(p. 128) Cette décision ne décidait rien. Les nouveaux doyens des métiers trouvèrent par enquête qu'on avait furtivement enregistré des buissonniers dans le métier des tisserands[216]; ils prononcèrent le bannissement des officiers qui, en introduisant ainsi des étrangers parmi les bourgeois, avaient violé le droit de cité. Le duc, par représailles, voulut bannir ceux qui avaient prononcé ce bannissement; il les cita à comparaître à Termonde.
Si les magistrats de Gand pouvaient ainsi être attirés hors de la ville, jugés pour leurs jugements, il n'y avait plus ni commune, ni magistrats. Ceux-ci néanmoins, sur la promesse que le duc se contenterait de leur comparution et leur ferait grâce, vinrent se présenter humblement à lui. Et il n'y eut point de grâce; il bannit l'un à vingt lieues pour vingt années, l'autre à dix lieues pour dix années, etc.[217]
Cette rude sentence indique assez que le duc ne demandait qu'une révolte, espérant écraser la ville, si le roi n'intervenait pas. Il agissait tout à la fois contre le roi et près du roi. Il lui adressait une supplique pour qu'il n'évoquât point l'affaire. Mais, par derrière, il poussait le duc de Bretagne et probablement le dauphin. Le roi voyait et savait tout. À ce moment même, il fit arrêter Jacques Cœur (31 juillet), qui prêtait (p. 129) de l'argent au dauphin[218] et qu'on soupçonnait de l'avoir délivré d'Agnès.
Si l'on en croit les Gantais, l'exaspération du duc eût été si furieuse[219] que ses députés à Gand crurent lui faire plaisir en y préparant un massacre. La ville les lui dénonça, et sur son refus de les rappeler, elle les jugea elle-même et leur fit trancher la tête. Les résolutions de ce peuple irrité, souffrant, sans travail, devaient être violentes et cruelles. Je vois cependant qu'un ex-échevin de Gand, un grand seigneur, ayant été pris lorsqu'il coupait les canaux pour affamer la ville, le peuple ajourna son supplice, à la prière de la noblesse, et finit par lui permettre de se racheter.
Le bailli du comte ayant été rappelé et la justice ne pouvant être suspendue dans cette grande population en effervescence, on créa grand-justicier un maçon, Lievin Boone. Si j'en juge par la guerre savante et par l'emploi des machines que firent les Gantais sous sa conduite, celui-ci devait être un de ces maçons architectes et ingénieurs, qui bâtissaient les cathédrales, de ceux que l'Italie faisait venir des loges maçonniques du Rhin pour fermer les voûtes du duomo de Milan.
(p. 130) Le vendredi-saint (7 avril 1452), une dernière tentative fut faite auprès du duc pour le fléchir; mais il voulait qu'on désarmât. Alors le grand-justicier de Gand, faisant sonner le wapening (l'assemblée armée), emporta tout par un moyen populaire, par la simple vue d'un signe[220]. Il montra des clefs dans un sac: «Voici, dit-il, les clefs d'Audenarde.» Audenarde, c'était l'Escaut supérieur, la route des vivres, l'approvisionnement du Midi; en même temps, une ville sujette et ennemie de Gand, dévouée au comte.
Ce mot et ce signe suffirent pour enlever trente mille hommes. Chacun rentra chez soi pour prendre ses armes et ses vivres. Toutefois, un si grand mouvement ne put se faire si vite qu'un des Lalaing ne fût averti et ne se jetât dans Audenarde avec quelques gentilshommes; il l'approvisionna à sa manière, engageant les paysans à y retirer leurs troupeaux, leurs vivres, gardant vivres et troupeaux, chassant les hommes. Il tint du 14 au 30 avril, et fut enfin secouru. Mais il en coûta un rude combat, où les chevaliers s'élançant imprudemment entre les piques, y auraient péri, si les archers de Picardie n'avaient pris les Gantais en flanc. Les vaincus furent poursuivis jusqu'aux portes de Gand, où huit cents firent tête avec intrépidité; les chevaliers admirèrent surtout un boucher qui portait la bannière du métier, fut blessé aux jambes et se battait encore à genoux. Ces bouchers de Gand se prétendaient de meilleure maison que toute la noblesse; ils descendaient, (p. 131) disaient-ils, du bâtard d'un comte de Flandre; ils s'appelaient: Enfants de prince, Prince-Kinderen.
Audenarde délivrée, le duc prit l'offensive et pénétra dans le pays de Waës, entre la Lys et l'Escaut, pays tout coupé de canaux, d'accès difficile, dont les Gantais se croyaient aussi sûrs que de leur ville. La gendarmerie y était arrêtée à chaque pas par les eaux, par les haies, derrière lesquelles s'embusquaient les paysans. Dans une affaire, le brave Jacques de Lalaing ne ramena ses cavaliers engagés au-delà d'un canal, qu'avec des efforts incroyables, et il eut, dit-on, cinq chevaux tués sous lui.
Néanmoins, à la longue, le duc ne pouvait manquer d'avoir l'avantage. Les Gantais ne trouvaient qu'une froide sympathie dans les Pays-Bas. Bruxelles intercéda pour eux, mais mollement. Liége leur conseilla d'apaiser leur seigneur. Mons et Malines n'étaient rien moins qu'amies; le duc y assemblait sa noblesse, y faisait ses préparatifs, expliquait aux gens de ces villes ses projets de guerre et leur demandait des secours[221]. Quant aux Hollandais, dès longtemps ennemis des Flamands, ils se réunirent sans distinction de partis[222], remontèrent l'Escaut avec une flotte, débarquèrent une armée dans le pays de Waës, et firent ce qu'eux seuls pouvaient faire, une guerre habile parmi les canaux.
Abandonnée des uns, accablée par les autres, Gand (p. 132) ne faiblit point. Elle ne fit que deux choses et très-dignes. D'une part, avec douze mille hommes, traversant tout le pays en armes, elle fit une sommation dernière à la ville de Bruges. Mais rien ne bougea; la noblesse et les marchands continrent le peuple; les Brugeois se contentèrent de faire boire et manger les douze mille hommes hors de leurs murs[223].
D'autre part, Gand avait écrit au roi de France une belle et noble lettre[224], où elle exposait le mauvais gouvernement des gens du comte de Flandre; la lettre, fort obscure vers la fin, semble insinuer que le roi pourrait intervenir, mais ce qui, dans un tel péril, est héroïque et digne de mémoire, c'est qu'il n'y a pas un mot d'appel, pas un mot qui implique reconnaissance de la juridiction royale.
Cependant cet isolement, ce grand danger extérieur, produisait à l'intérieur son effet naturel; le pouvoir descendait aux petites gens, aux violents. Outre les compagnies ordinaires des Blancs chaperons, une confrérie s'organisa, qui s'appelait de la Verte tente, parce qu'une fois sortis de la ville, ils se vantaient, comme ces anciens barbares du Nord, de ne plus coucher sous un toit[225]. Le petit peuple avait alors pour chef un homme d'un métier inférieur, un coutelier, d'un courage farouche, d'une taille et d'une force énormes. Il leur plaisait tant, qu'ils disaient: «S'il gagne, nous le (p. 133) ferons comte de Flandre.» L'aveugle vaillance du coutelier tourna mal; surpris, lorsqu'il croyait surprendre, accablé par les Hollandais, il fut mené au duc avec ses braves, et tous, plutôt que de crier merci, aimèrent mieux mourir.
Cette défaite, la réduction du pays de Waës, l'approche de l'armée ennemie, une épidémie qui éclata, tout donnait force aux partisans de la paix. Le peuple se rassembla au Marché des vendredis; sept mille osèrent voter pour la paix, contre douze mille qui tinrent pour la guerre. Les sept mille obtinrent que, sans poser les armes, on accepterait l'arbitrage des ambassadeurs du roi.
Le chef de l'ambassade, le fameux comte de Saint-Pol, qui commençait alors sa longue vie de duplicité, trompa tout à la fois le roi et Gand. Il avait du roi mission expresse de saisir cette occasion pour obtenir du duc le rachat des villes de la Somme[226]; mais il eût été probablement moins indépendant dans sa Picardie; (p. 134) il s'obstina à n'en point parler. D'autre part, contrairement aux promesses qu'il avait faites aux Gantais, il donna, sans leur communiquer, et tout à l'avantage du duc de Bourgogne, une sentence d'arbitre[227] qui lui eût livré la ville.
Un tel arbitrage ne pouvait être accepté. Ce qui servait mieux le duc, ce qui, selon toute apparence, avait été sollicité par lui, payé peut-être aux Anglais[228], c'est qu'à ce moment même Talbot débarque en Guyenne (21 octobre 1452), Bordeaux tourne; tous les ennemis du roi, le duc, le dauphin, la Savoie, sont sauvés du même coup.
Il faut voir ici l'insolence et les dérisions avec lesquelles furent reçus les nouveaux ambassadeurs que le roi envoya en Flandre. On les fit attendre longuement, on leur dit que le duc ne voulait point qu'ils se mêlassent de ses affaires; enfin les Bourguignons se lâchèrent en paroles aigres, comme elles viennent à des gens qui n'ont plus rien à ménager; par exemple, qu'on savait bien que le peuple de France était mécontent du roi pour les tailles et les aides, pour la mangerie qui s'y faisait, etc. À quoi les ambassadeurs (p. 135) répliquèrent que la seule aide du vin montait plus haut dans une seule ville du duc que dans deux du roi; que pour les tailles, le roi n'en mettait que pour les gens d'armes, en tout quatorze ou quinze sols par feu, ce qui était peu de chose[229].
Ce qui rendait bien triste la situation des ambassadeurs qui venaient s'interposer et comme offrir leur justice, c'est que ni d'un côté ni de l'autre on ne voulait la recevoir, pas plus la ville que le duc. Ils firent alors la ridicule et hasardeuse démarche d'envoyer sous main un barbier[230] pour tâter les gens de Gand et leur insinuer timidement qu'ils devaient envoyer à Paris pour demander provision. Les Gantais, impatientés de ces démarches obliques, répondirent durement «qu'ils n'estoient pas délibérez de rescripre à aucune personne du monde.»
Ainsi cette fière ville ne songeait plus qu'à combattre, seule avec son droit. L'audace croissait par le (p. 136) danger; les têtes se prenaient d'un vertige de guerre, comme il arrive alors dans les grandes masses, toutes les émotions, la peur même, tournant en témérité. Ces vastes mouvements de peuple comprennent mille éléments divers; divers ou non, tous vont tourbillonnant ensemble. D'abord, le brutal orgueil de la force et du bras, dans les métiers où l'on frappe, forgerons, bouchers. Puis, dans les métiers populeux, chez les tisserands par exemple, le fanatisme du nombre, qui s'éblouit de lui-même, se croit infini, un vague et sauvage orgueil, comme l'aurait l'Océan de ne pouvoir compter ses flots. À ces causes générales, ajoutez les accidentelles, l'élément capricieux, le désœuvré, le vagabond, le plus malfaisant de tous, peut-être, l'enfant, l'apprenti déchaîné... Cela est partout de même. Mais il y avait une chose toute spéciale dans les soulèvements de ces villes du Nord, chose originale et terrible, et qui y était indigène, c'était l'ouvrier mystique, le lollard illuminé, le tisserand visionnaire, échappé des caves, effaré du jour, pâle et hâve, comme ivre de jeûne. Là, plus qu'ailleurs, se trouve naturellement l'homme qui doit marquer alors d'une manière sanglante, celui qui, ce jour-là, se sent tout à coup hardi, court au meurtre et dit: C'est mon jour!... Un seul de ces frénétiques, un ouvrier moine, égorgea quatre cents hommes dans le fossé de Courtrai.
Dans ces moments, il suffisait qu'une bannière de métier parût sur la place, pour que toutes d'un mouvement invincible vinssent se poser à côté. Confréries, peuple, bannières, tout branlait au même son, un son lugubre qu'on n'entendait que dans les grandes crises, (p. 137) au moment de la bataille ou quand la ville était en feu. Cette note uniforme et sinistre de la monstrueuse cloche était: Roland! Roland! Roland[231]! C'était alors un profond trouble, tel que nous ne pouvons guère le deviner aujourd'hui. Nous, nous avons le sentiment d'une immense patrie, d'un empire; l'âme s'élève en y songeant... Mais là, l'amour de la patrie, d'une petite patrie, où chaque homme était beaucoup, d'une patrie toute locale, qu'on voyait, entendait, touchait, c'était un âpre et terrible amour... Qu'était-ce donc, quand elle appelait ses enfants de cette pénétrante voix de bronze; quand cette âme sonore, qui était née avec la commune, qui avait vécu avec elle, parlé dans tous ses grands jours, sonnait son danger suprême, sa propre agonie... Alors, sans doute, la vibration était trop puissante pour un cœur d'homme; il n'y avait plus en tout ce peuple ni volonté, ni raison, mais sur tous un vertige immense... Nul doute qu'ils auraient dit alors comme les Israélites à leur dieu: «Que d'autres parlent à ta place, ne parle pas ainsi toi-même, car nous en mourrons!» Tous prirent les armes à la fois, de vingt ans jusqu'à soixante; les prêtres, les moines ne voulurent point être exceptés. Il sortit de la ville quarante-cinq mille hommes.
Ce grand peuple alla ainsi à la mort, dans sa simplicité héroïque, vendu d'avance et trahi[232]. Un homme (p. 138) à qui ils avaient confié la défense de leur château du Gavre, se chargea de les attirer. Il se sauva de la place et vint dire à Gand que le duc de Bourgogne était presque abandonné, qu'il n'avait plus avec lui que quatre mille hommes. Deux capitaines anglais, au service de la ville, parlèrent dans le même sens, et avec l'autorité que devaient avoir de vieux hommes d'armes[233]. Arrivés devant l'ennemi, les Anglais passèrent au duc, en disant: «Nous amenons les Gantais, ainsi que nous l'avions promis[234].»
Cette défection alarmante ne les fit pas sourciller; ils avancèrent en bon ordre[235], en faisant trois haltes pour mieux garder leurs rangs. L'artillerie légère du duc et ses archers les émouvaient peu encore; mais voilà qu'au milieu d'eux un chariot de poudre éclate, le chef de leur artillerie, soit prudence, soit trahison, crie: «Prenez garde! prenez garde!» Un vaste désordre commence, les longues piques s'embarrassent; la seconde bataille, formée d'hommes mal armés, la troisième de paysans et de vieilles gens, s'enfuient à toutes jambes; les archers picards ne leur laissent (p. 139) d'autre route que l'Escaut; ils nagent, ils plongent, enfoncent sous leurs armes, reviennent et trouvent au rivage les archers qui, jetant leurs arcs, n'employaient plus que les massues; il était recommandé de ne prendre personne en vie.
Deux mille furent poussés dans une prairie, entourée de trois côtés par un détour de l'Escaut, par un fossé et une haie. Les Bourguignons, reçus vivement aux approches, hésitaient; le duc s'élança, son fils après lui. On dit que les pauvres gens furent saisis et s'arrêtèrent lorsque, dans ce cavalier, tout d'or, ils reconnurent leur seigneur, celui à qui ils avaient juré par le serment féodal de respecter sa vie, ses membres... Mais ils avaient eux aussi une vie à défendre; ils fondirent piques baissées. Le duc fut en danger, entouré, son cheval blessé. Les chevaliers ne furent encore cette fois sauvés que par les archers picards... Ils convinrent que ces vilains de Gand avaient bien gagné noblesse, et qu'il y avait eu parmi eux tel homme sans nom qui fit assez d'armes ce jour-là pour illustrer à jamais un homme de bien.
Vingt mille hommes périrent, parmi lesquels on trouva deux cents prêtres ou moines. Ce fut le lendemain une scène à crever le cœur, lorsque les pauvres femmes vinrent retourner tous les morts pour reconnaître chacune le sien, et qu'elles les cherchaient jusque dans l'Escaut. Le duc en pleura. On lui parlait de sa victoire: «Hélas! dit-il, à qui profite-t-elle? c'est moi qui y perds; vous le voyez, ce sont mes sujets.»
Il fit son entrée dans la ville, sur le même cheval qui, à la bataille, avait reçu quatre coups de piques. (p. 140) Les échevins et doyens, nu-pieds, en chemise, suivis de deux mille bourgeois en robe noire, vinrent crier: «Merci!» Ils entendirent leur condamnation, leur grâce... La grâce était rude. Sans parler de ce qu'elle payait, la ville perdait sa juridiction, sa domination sur le pays d'alentour; elle n'avait plus de justes; ce n'était plus qu'une commune, et cette commune entrait en tutelle; deux portes à jamais murées durent lui rappeler ce grave changement d'état. La souveraine bannière de Gand, celles des confréries de métiers, furent livrées au héraut Toison d'or qui, sans autre cérémonie, les mit dans un sac et les emporta.
La bataille de Gavre eut lieu le 21 juillet; Talbot avait été tué le 17 en Guienne. Si cette nouvelle eût pu venir à temps, si les Gantais avaient su que le roi de France était vainqueur, les choses auraient bien pu se passer tout autrement.
Quoi qu'il en soit, la Flandre était soumise, la guerre finie, et mieux qu'à Roosebeke. Gand, cette fois, avait été vaincue sous ses propres murs, à Gand même. Le duc de Bourgogne était décidément comte de Flandre, sans contestation et pour toujours.
(p. 142) Aussi l'orgueil fut sans mesure[236]. La noblesse crut avoir vaincu, non la ville de Gand, mais le roi et l'empereur; c'était à eux à se tenir paisibles, à ne plus se mêler de la Flandre, ni du Luxembourg, à remercier Dieu de ce que Monseigneur de Bourgogne était un homme doux et pacifique.
Et en effet qu'y avait-il désormais de difficile ou d'impossible? Du côté de l'Orient ou de l'Occident, qui eût résisté?
La duchesse, qui était Lancastre par sa mère, regardait volontiers du côté de l'Angleterre, alors ouverte par la guerre civile. Elle voulait (et elle en vint à bout plus tard) marier son fils dans la branche d'York, pour unir les droits des deux branches, en sorte que l'enfant qui viendrait eût fini peut-être par tenir en une même main les Pays-Bas et l'Angleterre (plus que n'eut Guillaume III).
Ces idées, toutes hardies et ambitieuses qu'elles pouvaient être, étaient encore trop sages pour un tel moment. Le Nord brumeux, l'Angleterre, charmait peu l'imagination. Elle se tournait bien plus volontiers vers le Midi, vers les étranges et merveilleux pays dont on faisait tant de contes; elle voyageait plutôt du côté des terres d'or, des hommes d'ébène, des oiseaux d'émeraude[237]... (p. 143) Il y avait là bien d'autres duchés, d'autres royaumes à prendre. N'avait-on pas vu la singulière fortune des Braquemont et des Béthencourt[238]? Ce Braquemont (p. 144) de Sedan, qui n'était qu'un arrière-vassal de l'évêque de Liége, ayant passé en Espagne, couru les mers, cherché son aventure, avait fini par léguer à son (p. 145) neveu, au Normand Béthencourt, la royauté des îles Fortunées!... Plus loin encore, les pilotes de Dieppe avaient fait sur la grande terre d'Afrique, parmi les hommes noirs, un Rouen, un Paris[239]. Le propre frère de la duchesse de Bourgogne, don Henri, prince moine[240], s'était bâti son couvent sur la mer, dirigeant de là ses pilotes, leur traçant la route, et dans sa longue vie, fondant peu à peu des forts portugais sur les ruines des comptoirs normands.
Cette patience n'allait pas à un si grand souverain que le duc de Bourgogne, tout cela était lent et obscur. L'Orient seul était digne de lui, l'Orient, la croisade!... Qui devait défendre la chrétienté, sinon le premier prince chrétien? L'Antéchrist était à la porte, on ne pouvait guère en douter. Nul signe n'y manquait. Le Turc, ses effroyables bandes de renégats habillés en moines, sous leur barbare et burlesque attirail[241], ce monstre, n'était-ce pas la Bête?...
Les Grecs venaient de succomber, Constantinople avait été prise par Mahomet II, justement deux mois avant la bataille de Gavre. Quel avertissement pour les chrétiens d'en finir avec leurs discordes! quelle (p. 146) menace de Dieu!... Après Constantinople, que restait-il, sinon de prendre Rome?... Chaque nouveau sultan qui allait ceindre le sabre à la caserne des janissaires, quand il avait bu dans leur coupe, et la leur rendait pleine d'or, leur disait: «Au revoir, à Rome[242]!»
Les Italiens, tout tremblants, s'assemblaient et délibéraient; le pape se mourait de peur, il appelait toute la chrétienté, le grand duc surtout. Pour avoir son secours, il eût tout fait pour lui; il l'aurait fait roi... Mais si les Flamands prenaient cette fois Constantinople, comme ils l'avaient déjà fait sous leur comte Baudoin, leur comte allait, sans avoir besoin du pape, se trouver encore empereur, et d'un bien autre empire que celui d'Allemagne, lequel est tout simplement électif, tandis que l'empire d'Orient est héréditaire; tous les jaloux, Allemands et Français, en crèveraient sûrement de dépit.
Et déjà, quelque part que soit le duc de Bourgogne, à Dijon, à Bruges, là est le centre du monde chrétien. Qu'il dresse sa tente dans une forêt de la Comté, les ambassadeurs des princes y viendront de l'Orient et de l'Occident, les princes eux-mêmes, les légats du Saint-Siége. Où trouver le roi, l'empereur? à grand'peine on pourrait le dire; dans quelque obscur manoir apparemment, Charles VII à Mehun. Le rendez-vous de la chevalerie, l'hostel de toute gentillesse, la cour, c'est la cour du duc de Bourgogne; l'ordre, c'est son ordre, l'ordre galant et magnifique de la Toison d'or. Personne (p. 147) ne se soucie de celui qu'a fondé l'empereur, de l'ordre de la Sobriété; triste empereur, qui, lorsqu'il pleut, remet ses vieux habits. Notre Charles VII, Charles de Gonesse[243], comme disaient les Flamands, n'était guère plus splendide; il montait ordinairement «un bas cheval trottier d'entre deux selles.» Son serment doux et modeste était: Sainct-Jean! Sainct-Jean![244] Le duc de Bourgogne jurait militairement, à l'anglaise: Par Sainct-George!
Pour mieux préparer la guerre, on fit à Lille une fête qui coûta autant qu'une guerre, fête nombreuse, immense et fabuleux gala, d'une dépense telle que ceux qui en avaient fait l'ordonnance en frémirent eux-mêmes.
Ces grandes fêtes flamandes de la maison de Bourgogne ne ressemblent guère à nos froides solennités modernes. On ne savait pas encore ce que c'était que de cacher les préparatifs, les moyens de jouissances, pour ne montrer que les résultats; on montrait tout, nature et art, et tout art mêlé, tout plaisir. On jouissait, non pas tant de la petite part que chacun prend en une fête, mais bien plus de l'abondance étalée, du superflu, du trop-plein. Ostentation, sans doute, lourde pompe, sensualité barbare et par trop naïve... Mais les sens ne s'en plaignaient pas.
Dans ce prodigieux gala, les intervalles des services étaient remplis par d'étranges spectacles, chants, comédies, représentations fictives mêlées de réalités. Parmi les acteurs, il y en avait d'automates, il y avait (p. 148) des animaux, par exemple un ours chevauché par un fol, un sanglier par un lutin. À un poteau, l'on voyait, bien tenu par une chaîne, un lion vivant qui gardait une belle figure de femme nue, vêtue de ses cheveux par derrière, par devant enveloppée «pour cacher où il appartenoit d'une serviette déliée... escripte de lettres grecques[245]...» Cette figure de femme jetait de l'hypocras par la mamelle droite.
Trois tables étaient dressées dans la salle: «Sur la moyenne, une église croisée, verrée, de gente façon, où il y avoit une cloche sonnante et quatre chantres... Il y avoit un autre entremets d'un petit enfant tout nu qui pisoit eau rose continuellement[246].» Sur la seconde table, qui devait être prodigieusement longue, on voyait neuf entremets ou petits spectacles avec leurs acteurs; l'un des neuf entremets était «un pasté, dedans lequel avoit vingt-huit personnages vifs, jouant de divers instruments.»
Le grand spectacle mondain fut celui de Jason, conquérant de la Toison d'or, domptant les taureaux, tuant le serpent, gagnant sa bataille de Gavre sur les monstres (p. 149) mythologiques. Cela fait, commença l'acte pieux de la fête, «l'entremets pitoyable,» comme l'appelle Olivier de la Marche.
Un éléphant entra dans la salle, conduit par un géant sarrasin... Sur son dos s'élevait une tour, aux créneaux de laquelle on voyait une nonne éplorée, vêtue de satin blanc et noir; ce n'était pas moins que la sainte Église. Notre chroniqueur Olivier, alors jeune et joyeux compère, s'était chargé du personnage. L'Église, dans une longue et peu poétique complainte, implora les chevaliers, et les pria de jurer sur le faisan qu'ils viendraient à son secours. Le duc jura, et tous après lui. Ce fut à qui se signalerait par le vœu le plus bizarre; l'un jura de ne plus s'arrêter qu'il n'eût pris le Turc mort ou vif; l'autre de ne plus porter d'armure au bras droit, de ne plus se mettre à table les mardis. Tel jura de ne pas revenir avant d'avoir jeté un Turc les jambes en l'air; un autre, un écuyer tranchant, voua impudemment que s'il n'avait pas les faveurs de sa dame avant le départ, il épouserait au retour la première qui aurait vingt mille écus... Le duc finit par les faire taire.
Alors commença un bal où dansèrent avec les chevaliers douze Vertus, en satin cramoisi; c'étaient les princesses elles-mêmes, les plus hautes dames. Le lendemain, le jeune comte de Charolais ouvrit un tournoi. Ces exercices, innocents dans le siècle où les armures étaient assez parfaites pour rendre l'homme invulnérable[247], inutiles aussi à une époque de grandes armées (p. 150) et déjà de tactique, étaient pourtant fort encouragés par la maison de Bourgogne. Quoique le spectacle fût peu dangereux, il n'en était pas moins une occasion de vives émotions, plus sensuelles qu'on ne croirait. Au moment même du choc, quand les trompettes se taisant tout à coup, les chevaux lancés se heurtaient, quand les lances fragiles se brisaient sur l'impénétrable armure, le coup frappait ailleurs encore, les dames se troublaient et devenaient vraiment belles... Que s'il n'y avait rien de fait, s'il fallait recommencer, si le cavalier revenait à la charge, plus d'une ne se connaissait plus; il n'y avait plus alors de ménagement, de respect humain... On jetait, pour encourager celui qu'on croyait en péril, gant, bracelet, tout; on aurait jeté son cœur[248]...
Il y avait aussi des fêtes politiques, plus graves, mais non moins brillantes, les assemblées de la Toison d'or. (p. 151) Aux chapitres solennels de l'ordre, le duc de Bourgogne apparaissait comme chef de la noblesse chrétienne. Qui n'en eût pris cette idée, à l'Assemblée de 1446 par exemple, lorsque dans l'église de Saint-Jean, majestueusement tapissée, parmi les triomphantes peintures de Van Eyck et la musique d'Ockenheim, le noble chapitre fut reçu par le clergé, et que chaque chevalier alla s'asseoir sous le large tableau où brillait son blason en vives couleurs? Les tableaux vides ou noirs indiquaient les morts ou les expulsés, les sévères justices de l'ordre. Un ciel de drap d'or marquait la place d'un membre éminent, du roi d'Aragon.
Le tableau commun de l'ordre de la Toison, son symbole, était sur l'autel, l'Agneau de Jean Van Eyck[249], qu'on venait voir des plus lointaines contrées. Le grand (p. 152) peintre et chimiste[250], qui fut pour la peinture un Albert le Grand, qui seul entre les hommes eut, dit-on, la puissance d'infuser dans ses couleurs les rayons du soleil, avait laissé là l'inachevable Cologne[251], le vieux symbolisme, la rêverie allemande, et dans le plus mystique des sujets, dans l'Agneau même de saint Jean, l'audacieux génie sut introniser la nature.
Ce tableau, ce grand poème, qui date si bien le moment de la Renaissance, est gothique encore dans sa partie supérieure[252], mais tout moderne dans le reste. Il comprend un nombre innombrable de figures, tout le monde d'alors, et Philippe le Bon, et les serviteurs de (p. 153) Philippe le Bon, et les vingt nations qui venaient rendre hommage à l'agneau de la Toison d'or. De cette toison vivante, de l'agneau placé sur l'autel partent des rayons qui vont illuminer la foule pieuse; par un bizarre allégorisme, les rayons touchent les hommes à la tête, les femmes au sein; leur sein semble arrondi[253], fécondé du divin rayon[254].
Cette flamboyante couleur de Van Eyck éblouit l'Italie elle-même; le pays de la lumière s'étonna de trouver la lumière au Nord. Le secret fut surpris, volé par un crime[255], le secret, mais non le génie. Aussi les Médicis aimèrent mieux s'adresser au maître lui-même. Le roi de Naples, Alfonse le Magnanime, âme poétique, qui, dit-on, consumait ses jours dans la pure contemplation de la beauté[256], pria le magicien des Pays-Bas de lui doubler son plaisir, de lui reproduire une femme, (p. 154) les longs et doux cheveux surtout[257] que les Italiens ne savaient peindre, la toison d'or de ce beau chef, la fleur de cette fleur humaine.
Quel charme pour l'heureux fondateur de la Toison d'or, pour le bon duc, si tendre aux belles choses, d'avoir à lui[258] justement celui qui savait les saisir dans le mouvement de la vie, et les empêcher de passer! celui qui le premier fixa l'iris capricieuse qui nous flatte et nous fuit sans cesse...
Dans l'empire de ce roi de la couleur et de la lumière, venaient se pacifier les teintes voyantes, les oppositions de figures, de costumes, de races, que présentait l'hétérogène empire de la maison de Bourgogne. L'art semblait un traité dans cette guerre intérieure de peuples mal unis. La grande école flamande des trois cents peintres de Bruges[259], avait pour maître Jean (p. 155) Van Eyck, un enfant de la Meuse. Et c'était tout au contraire un Flamand, Chastellain, qui, portant dans le style la violence de Van Eyck et de Rubens, domptait notre langue française, la forçait, sobre et pure qu'elle était jusque-là, de recevoir d'un coup tout un torrent de mots, d'idées nouvelles, et de s'enivrer, bon gré, mal gré, aux sources mêlées de la Renaissance.
Les brillantes et voluptueuses fêtes de la maison de Bourgogne avaient un côté sérieux. Tous les grands seigneurs de la chrétienté, y venant jouer un rôle, se trouvaient pour quelques semaines, pour des mois entiers, les commensaux, les sujets volontaires du grand duc. Ils ne demandaient pas mieux que de rester à sa cour. Les belles dames de Bourgogne et de Flandre savaient bien les retenir ou les ramener. Ce fut, dit-on, l'adresse d'une dame de Croy qui décida la trahison (p. 157) du connétable de Bourbon et faillit démembrer la France.
Le duc de Bourgogne faisait au roi une guerre secrète et périlleuse pour laquelle il n'avait même pas besoin d'agir expressément. Tout ce qu'il y avait de mécontents parmi les grands regardait vers le duc, était ou croyait être encouragé de lui, intriguait sourdement sur la foi de la rupture prochaine. Charles VII eut ainsi plus d'une secrète épine, une surtout, terrible, dans sa famille, dont il fut piqué toute sa vie et mourut à la longue.
Dans toutes les affaires, grandes ou petites, qui troublèrent, vers la fin, ce règne, se retrouve toujours le nom du dauphin. Accusé en toutes, jamais convaincu, il reste pour tel historien (qui plus tard le traitera fort mal comme roi) le plus innocent prince du monde. Quant à lui, il s'est mieux jugé. Tout vindicatif qu'il pût être, il fit assez entendre, à son avénement, que ceux qui l'avaient désarmé et chassé de France, les Brézé et les Dammartin, avaient agi en cela comme loyaux serviteurs du roi, et il se les attacha, persuadé qu'ils serviraient non moins loyalement le roi, quel qu'il fût.
Le bon homme Charles VII aimait les femmes, et il en avait quelque sujet. Une femme héroïque lui sauva son royaume. Une femme, bonne et douce, qu'il aima vingt années[260], fit servir cet amour à l'entourer d'utiles (p. 158) conseils, à lui donner les plus sages ministres, ceux qui devaient guérir la pauvre France. Cette excellente influence d'Agnès a été reconnue à la longue la Dame de beauté, mal vue, mal accueillie du peuple tant qu'elle vécut, n'en est pas moins restée un de ses plus doux souvenirs.
Les Bourguignons criaient fort au scandale, quoique, pendant les vingt années où Charles VII fut fidèle à Agnès, leur duc ait eu justement vingt maîtresses. Il y avait scandale, sans nul doute, mais surtout en ceci, qu'Agnès avait été donnée à Charles VII par la mère de sa femme, par sa femme peut-être. Le dauphin se montra de bonne heure plus jaloux pour sa mère que sa mère ne l'était. On assure qu'il porta la violence jusqu'à donner un soufflet à Agnès. Quand la Dame de beauté mourut (par suite de couches, selon quelques-uns), tout le monde crut que le dauphin l'avait fait empoisonner. Au reste, dès ce temps, ceux qui lui déplaisaient vivaient peu; témoin sa première femme, la trop savante et spirituelle Marguerite d'Écosse, celle qui est restée célèbre pour avoir baisé en passant le poète endormi[261].
Tous les gens suspects au roi devenaient infailliblement amis du dauphin. Cela est frappant surtout pour les Armagnacs. Le dauphin était né leur ennemi; il (p. 159) commença sa vie militaire par les emprisonner, et il devait finir par les exterminer. Eh bien! dans l'intervalle, ils lui plaisent comme ennemis de son père, il se rapproche d'eux et prend pour factotum, pour son bras droit, le bâtard d'Armagnac.
Autant qu'on peut juger cette époque assez obscure, les intrigues des Armagnacs, du duc d'Alençon, se rattachent à celles du dauphin, aux espérances que leur donnait à tous cette guerre en paix du duc de Bourgogne et du roi. L'affaire même de Jacques Cœur s'y rapporte en partie; on l'accusa d'avoir empoisonné Agnès et d'avoir prêté de l'argent à l'ennemi d'Agnès, au dauphin. Un mot sur Jacques Cœur.
Il faut visiter à Bourges la curieuse maison de ce personnage équivoque, maison pleine de mystères, comme fut sa vie. On voit, à bien la regarder, qu'elle montre et qu'elle cache; partout on y croit sentir deux choses opposées, la hardiesse et la défiance du parvenu, l'orgueil du commerce oriental, et en même temps la réserve de l'argentier du roi. Toutefois, la hardiesse l'emporte; ce mystère affiché est comme un défi au passant.
Cette maison, avancée un peu dans la rue, comme pour regarder et voir venir, se tient quasi toute close; (p. 160) à ses fausses fenêtres, deux valets en pierre ont l'air d'épier les gens. Dans la cour, de petits bas-reliefs offrent les humbles images du travail, la fileuse, la balayeuse, le vigneron, le colporteur[262]; mais, par-dessus cette fausse humilité, la statue équestre du banquier plane impérialement[263]. Dans ce triomphe à huis clos, le grand homme d'argent ne dédaigne pas d'enseigner tout le secret de sa fortune; il nous l'explique en deux devises. L'une est l'héroïque rébus: «À vaillans (cœurs) riens impossible.» Cette devise est de l'homme, de son audace, de son naïf orgueil. L'autre est la petite sagesse du marchand au moyen âge: «Bouche close. Neutre. Entendre dire. Faire. Taire.» Sage et discrète maxime, qu'il fallait suivre en la taisant. Dans la belle salle du haut, le vaillant Cœur est plus indiscret encore; il s'est fait sculpter, pour son amusement quotidien, une joute burlesque, un tournoi à ânes, moquerie durable de la chevalerie qui dut déplaire à bien des gens.
Le beau portrait que Godefroi donne de Jacques Cœur d'après l'original, et qui doit ressembler, est une figure éminemment roturière (mais point du tout vulgaire), dure, fine et hardie. Elle sent un peu le trafiquant en pays sarrasin, le marchand d'hommes. La France ne remplit que le milieu de cette aventureuse vie[264], qui commence et finit en Orient; marchand en (p. 161) Syrie en 1432, il meurt en Chypre amiral du Saint-Siége. Le pape, un pape espagnol, tout animé du feu des croisades, Calixte Borgia, l'accueillit dans son malheur et l'envoya combattre les Turcs.
C'est ce que rappelle à Bourges la chapelle funéraire des Cœurs[265]. Jacques y paraît transfiguré dans les splendides vitraux sous le costume de saint Jacques, patron des pèlerins; dans ses armes, trois coquilles de pèlerinage, triste pèlerinage, les coquilles sont noires; mais entre sont postés fièrement trois cœurs rouges, le triple cœur du héros marchand. Le registre de l'église ne lui donne qu'un titre «Capitaine de l'Église contre les infidèles[266].» Du roi, de l'argentier du roi, pas un mot, rien qui rappelle ses services si mal reconnus; peut-être, en son amour-propre de banquier, a-t-il voulu qu'on oubliât cette mauvaise affaire qui sauva la France[267], cette faute d'avoir pris un trop puissant débiteur, d'avoir prêté à qui pouvait le payer d'un gibet.
Il y avait pourtant dans ce qu'il fit ici une chose qui valait bien qu'on la rappelât; c'est que cet homme intelligent[268] (p. 162) rétablit les monnaies, inventa en finances la chose inouïe, la justice, et crut que pour le roi, comme pour tout le monde, le moyen d'être riche, c'était de payer.
Cela ne veut pas dire qu'il ait été fort scrupuleux sur les moyens de gagner pour lui-même. Sa double qualité de créancier de roi et d'argentier du roi, ce rôle étrange d'un homme qui prêtait d'une main et se payait de l'autre, devait l'exposer fort. Il paraît assez probable qu'il avait durement pressuré le Languedoc, et qu'il faisait l'usure indifféremment avec le roi et avec l'ennemi du roi, je veux dire avec le dauphin. Il avait en ce métier pour concurrents naturels les Florentins qui l'avaient toujours fait. Nous savons par le journal de Pitti[269], tout à la fois ambassadeur, banquier (p. 163) et joueur gagé, ce que c'étaient que ces gens. Les rois leur reprenaient de temps en temps en gros, par confiscation, ce qu'ils avaient pris en détail. La colossale maison des Bardi et Peruzzi avait fait naufrage au XIVe siècle, après avoir prêté à Édouard III de quoi nous faire la guerre, cent vingt millions[270]. Au XVe, la grande maison, c'étaient les Médicis, banquiers du Saint-Siége, qui risquaient moins, dans leur occulte commerce de la daterie, échangeant bulles et lettres de change, papier pour papier. L'ennemi capital de Jacques Cœur, qui le ruina[271] et prit sa place, Otto Castellani, trésorier de Toulouse, paraît avoir été parent des Médicis. Les Italiens et les seigneurs agirent de concert dans ce procès, et en firent une affaire. On ameuta le peuple en disant que l'argentier faisait (p. 164) sortir l'argent du royaume, qu'il vendait des armes aux Sarrasins[272] qu'il leur avait rendu un esclave chrétien, etc. L'argent prêté au dauphin pour troubler le royaume fut peut-être son véritable crime. Ce qui est sûr, c'est que Louis XI, à peine roi, le réhabilita fort honorablement[273].
Un autre ami du dauphin, encore plus dangereux, c'était le duc d'Alençon, dont la ruine entraîna, précéda du moins de bien près la sienne; Alençon fut arrêté le 21 mai 1456, et le dauphin s'enfuit de Dauphiné, de France, le 31 août, même année.
Ce prince du sang, qui avait bien servi le roi contre les Anglais, et qui se trouvait «petitement récompensé[274]», négociait sans trop de prudence à Londres et à Bruges; il était en correspondance avec le dauphin. (p. 165) Tout cela, pour avoir été nié, n'en paraît pas moins indubitable[275]. Il avait des places en Normandie, une artillerie plus forte, selon lui, que celle du roi. Il s'offrait au duc d'York[276], qui pour le moment était trop occupé par la guerre civile, mais qui, s'il eût trouvé un moment de répit, s'il eût pu faire une belle course ici, par exemple occuper Granville, Alençon, Domfront et le Mans, qu'on se faisait fort de lui livrer, n'aurait plus eu besoin de guerre civile pour prendre là-bas la couronne; l'Angleterre tout entière se serait levée pour la lui mettre sur la tête.
Le dauphin, même après l'affaire d'Alençon, croyait tenir en Dauphiné. Il était en correspondance intime et tendre avec son oncle de Bourgogne[277]. Il comptait (p. 166) sur la Savoie, un peu sur les Suisses. Il se faisait reconnaître par le pape, et lui faisait hommage des comtés de Valentinois et de Diois. Enfin, chose hardie, il ordonna une levée générale, de dix-huit ans jusqu'à soixante.
Cela lui tourna mal. Le Dauphiné était fatigué; ce tout petit pays, qui n'était pas riche, devenait, sous une main si terriblement active, un grand centre de politique et d'influence[278], insigne honneur, mais un peu cher. Tout le pays était debout, en mouvement; l'impôt avait doublé; une foule d'améliorations s'étaient faites[279], il est vrai, plus que le pays n'en voulait payer. La noblesse, qui ne payait pas, aurait soutenu le dauphin; mais, dans son impatience de se faire des créatures, d'abaisser les uns, d'élever les autres, il faisait tous les jours des nobles; il en fit d'innombrables, force gentilshommes qui pouvaient, sans déroger, commercer, labourer la terre. Ce mot: Noblesse du dauphin Louis, est resté proverbial. Elle ne venait pas toujours par de nobles moyens; tel, disait-on, n'avait pour titre (p. 167) que d'avoir tenu l'échelle, élargi la haie par où le dauphin entrait la nuit chez la dame de Sassenage.
L'intervention du duc de Bourgogne, du duc de Bretagne, suffirent plus tard pour sauver le duc d'Alençon; mais le dauphin était trop dangereux. Nulle intervention n'y fit, ni celle du roi de Castille, qui écrivit pour lui, et même approcha de la frontière, ni celle du pape qui eût sans doute parlé pour son vassal, s'il en eût eu le temps. Le dauphin comptait peut-être aussi mettre en mouvement le clergé. Nous avons vu son étrange démarche auprès des évêques de Normandie. Dans son dernier danger, il fit maint pèlerinage et envoya des vœux, des offrandes aux églises qu'il ne pouvait visiter, Saint-Michel, Cléry, Saint-Claude, Saint-Jacques de Compostelle. Et à peine eut-il passé chez le duc de Bourgogne qu'il écrivit à tous les prélats de France.
C'était un peu tard. Il avait inquiété l'Église, en empiétant sur les droits des évêques du Dauphiné. Ses ennemis, Dunois, Chabannes, jugèrent avec raison qu'il ne serait point soutenu, que ni son oncle de Bourgogne, ni son beau-père le Savoyard, ni ses sujets du Dauphiné, ni ses amis secrets de la France, ne tireraient l'épée pour lui. Ils agirent avec une vivacité extrême, frappèrent coup sur coup.
D'abord, le 27 mai (1456) le duc d'Alençon fut arrêté par Dunois lui-même, la terreur imprimée dans les Marches d'ouest, la porte fermée au duc d'York, que les malveillants auraient appelé sans nul doute in extremis.
Un second coup (7 juillet) frappé sur les Anglais, (p. 168) mais tout autant sur le duc de Bourgogne, fut la réhabilitation de la Pucelle d'Orléans[280], condamnation implicite de ceux qui l'avaient brûlée, de celui qui l'avait livrée. Ce ne fut pas une œuvre médiocre de patience et d'habileté d'amener le pape à faire réviser le procès et les juges d'Église à réformer un jugement (p. 169) d'Église, de renouveler ainsi ce souvenir peu honorable pour le duc de Bourgogne, de le désigner aux rancunes populaires, comme ami des Anglais, ennemi de la France.
Ces actes de vigueur avertirent tout le monde. Les nobles de l'Armagnac et du Rouergue comprirent que le dauphin, avec ses belles paroles, ne pourrait les soutenir, et ils se déclarèrent loyaux et fidèles sujets. Le beau-père du dauphin, le duc de Savoie, voyant venir une armée du côté de la France, rien du côté de la Bourgogne, écouta les paroles qui lui furent portées par l'ancien écorcheur Chabannes, qui avait pris joyeusement la commission de recors dans cette affaire, et se faisait fort d'exécuter le dauphin. Chabannes exigea du Savoyard qu'il abandonnât son gendre, et pour plus de sûreté il en tira un gage, la seigneurie de Clermont en Genevois. Ainsi le dauphin restait seul, et il voyait son père avancer vers Lyon. La bonne volonté ne lui faisait pas faute pour résister, on peut l'en croire lui-même: «Si Dieu ou fortune, écrivait ce bon fils[281], m'eût donné d'avoir moitié autant de gens d'armes comme le roi mon père, son armée n'eut pas eu la peine de venir; je la fusse allé combattre dès Lyon[282].»
(p. 170) La levée en masse qu'il avait ordonnée contre son père n'ayant rien produit, les nobles ne remuant pas plus que les autres, il ne lui restait qu'à fuir, s'il pouvait. Chabannes croyait ne rien faire en prenant le Dauphiné, s'il ne prenait le Dauphin; il lui avait dressé une embuscade et croyait bien le tenir. Mais il échappa par le Bugey, qui était à son beau-père; sous prétexte d'une chasse, il envoya tous ses officiers d'un côté, et passa de l'autre. Lui septième, il traversa au galop le Bugey, le Val-Romey, et par cette course de trente lieues, il se trouva à Saint-Claude en Franche-Comté, chez le duc de Bourgogne.
Charles VII dit, en apprenant la fuite du dauphin et l'accueil qu'il avait trouvé chez le duc de Bourgogne: «Il a reçu chez lui un renard qui mangera ses poules.»
C'eût été en effet un curieux épisode à ajouter au vieux roman de Renard. Cette grande farce du moyen âge tant de fois reprise, rompue, reprise encore, après avoir fourni je ne sais combien de poèmes[283], semblait (p. 172) se continuer dans l'histoire. Ici, c'était Renard chez Isengrin, se faisant son hôte et son compère, Renard amendé, humble et doux, mais tout doucement observant chaque chose, étudiant d'un regard oblique la maison ennemie.
D'abord, ce bon personnage, tout en laissant à ses gens l'ordre de tenir ferme contre son père[284], lui avait écrit respectueusement, pieusement: «Qu'étant, avec l'autorisation de son seigneur et père, gonfalonier de la sainte Église romaine, il n'avait pu se dispenser d'obtempérer à la requête du pape, et de se joindre à son bel oncle de Bourgogne, qui allait partir contre les Turcs pour la défense de la foi catholique.» Par une autre lettre adressée à tous les évêques de France, il se recommandait à leurs prières pour le succès de la sainte entreprise.
À l'arrivée, ce fut entre lui, la duchesse et le duc un grand combat d'humilité[285]; ils lui cédaient partout et le traitaient presque comme le roi; lui, au contraire, de se faire d'autant plus petit et le plus pauvre homme du monde. Il les fit pleurer au récit lamentable des persécutions qu'il avait endurées. Le duc se mit à sa disposition, lui, ses sujets, ses biens, toutes choses[286], (p. 173) sauf la chose que voulait le dauphin, une armée pour rentrer dans le royaume et mettre son père en tutelle. Le duc n'avait nulle envie d'aller si vite; il se faisait vieux; ses États, ce vaste et magnifique corps, ne se portaient pas bien non plus; il était toujours endolori du côté de la Flandre, et il avait mal à la Hollande. Ajoutez que ses serviteurs, qui étaient ses maîtres, MM. de Croy, ne l'auraient pas laissé faire la guerre. Elle eût ramené les grosses taxes[287], les révoltes. Et qui eût conduit cette guerre? l'héritier, le jeune et violent comte de Charolais, c'est-à-dire que tout fût tombé dans les mains de sa mère, qui aurait chassé les Croy.
Les conseillers de Charles VII n'ignoraient rien de tout cela. Ils étaient si persuadés que le duc n'oserait faire la guerre, que si le roi les eût crus, ils auraient hasardé un coup de main pour enlever le dauphin au fond du Brabant. Ils avaient décidé le roi à marier sa fille au jeune Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie, issu de la maison de Luxembourg, et à occuper le Luxembourg comme héritage de son gendre. Déjà le roi avait déclaré prendre Thionville et le duché sous sa protection. Déjà l'ambassade hongroise était à Paris, et elle allait emmener la jeune princesse, lorsqu'on apprit que Ladislas venait de mourir.
(p. 174) Ce hasard ajournait la guerre[288], que d'ailleurs les deux ennemis étaient loin de désirer. Ils s'en firent une qui allait mieux à deux vieillards, une aigre petite guerre d'écrits, de jugements, de conflits de tribunaux. Avant d'entrer dans ce détail, il faut expliquer, une fois pour toutes, ce que c'était que la puissance de la maison de Bourgogne et faire connaître en général le caractère de la féodalité de ce temps.
Le duc de Bourgogne était chez lui, était en France même, le chef d'une féodalité politique qui n'avait rien de vraiment féodal. Ce qui avait fait le droit de la féodalité primitive, ce qui l'avait fait respecter, aimer, de ceux même sur qui elle pesait, c'est qu'elle était profondément naturelle, c'est que la famille seigneuriale, née de la terre, y était enracinée, qu'elle vivait d'une même vie, qu'elle en était, pour ainsi parler, le genius loci[289]. Au XVe siècle, les mariages, les (p. 175) héritages, les dons des rois, ont tout bouleversé. Les familles féodales, qui avaient intérêt à fixer et concentrer les fiefs, ont travaillé elles-mêmes à leur dispersion. Séparées par de vieilles haines, elles se sont rarement alliées au voisin; le voisin, c'est l'ennemi; elles ont plutôt cherché, jusqu'au bout du royaume, l'alliance du plus lointain étranger. De là des réunions de fiefs, bizarres, étranges, comme Boulogne et Auvergne; d'autres même odieuses; ainsi, dans la France du Nord, où les Armagnacs ont laissé tant d'affreux souvenirs, où leur nom même est un blasphème, ils s'y sont établis, y ont acquis le duché de Nemours.
Ces rapprochements de populations diverses, hostiles, sous une même dénomination, ne sont nulle part plus choquants que dans cet étrange empire de la maison de Bourgogne. Nulle part, pas même en Bourgogne, (p. 176) le duc n'était vraiment le seigneur naturel[290]. Ce mot si fort au moyen âge et qui imposait tant de respect, était ici trop visiblement un mensonge. Les sujets de cette maison la regrettèrent tombée; mais tant qu'elle fut debout, elle ne maintint guère que par force ce discordant assemblage de pays si divers, cette association d'éléments indigestes.
Partout d'abord deux langues, et chacune de vingt dialectes, je ne sais combien de patois français que les Français n'entendent pas; quantité de jargons allemands, inintelligibles aux Allemands; vraie Babel, où, comme dans celle de la Genèse, l'un demandant la pierre, on lui donnait le plâtre; dangereux quiproquo, où les procès flamands se traduisant bien ou mal en wallon ou en français[291], les parties s'entendant peu, le juge ne comprenant pas, il pouvait, en bonne conscience, condamner, pendre, rouer l'un pour l'autre.
Ce n'est pas tout. Chaque province, chaque ville ou village, fier de son patois, de sa coutume, se moquant (p. 177) du voisin; de là force querelles, batteries de kermesses, haines de villes, interminables petites guerres.
Entre les Wallons seuls, que de diversités! De Mézières et Givet à Dinan, par exemple, du féodal Namur à la république épiscopale de Liége. Du côté de la langue allemande, on peut juger de la violence des antipathies par l'empressement avec lequel les Hollandais, au moindre signe, accouraient armés dans les Flandres.
Chose étrange qu'en ces contrées uniformes et monotones, sur ces terres basses, vagues, où toute différence s'adoucit et se pacifie, où les fleuves languissants semblent s'oublier plutôt que finir, que là, justement dans l'indistinction géographique, les oppositions sociales se prononcent si fortement!
Mais les Pays-Bas n'étaient point le seul embarras du duc de Bourgogne. Le mariage qui fit la fortune de son grand-père l'avait établi à la fois sur la Saône, la Meuse et l'Escaut. Du même coup, il s'était trouvé triple, multiple à l'infini. Il avait acquis un empire, mais aussi cent procès, procès pendants, procès à venir, relations avec tous, discussions avec tous, tentations d'acquérir, occasions de batailler, de la guerre pour des siècles. Il avait, en ce mariage, épousé l'incompatibilité d'humeur, la discorde, le divorce permanent... Mais cela ne suffisait pas. Les ducs de Bourgogne allèrent augmentant toujours et compliquant l'imbroglio: «Plus ils étoient embrouillés, plus ils s'embrouilloient[292].»
(p. 178) Par le Luxembourg, la Hollande et la Frise, ils avaient entamé un interminable procès avec l'Empire, avec les Allemagnes, les vastes, lentes et pesantes Allemagnes, dont on pouvait se jouer longtemps, mais pour perdre à la fin, comme dans toute dispute avec l'infini.
Du côté de la France, les affaires étaient bien plus mêlées encore. Par la Meuse, par Liége et les La Marck, la France remuait à volonté une petite France wallonne entre le Brabant et le Luxembourg. Vers la Flandre, le Parlement avait droit de justice; il le faisait sentir rarement, mais rudement.
La France avait encore sur le duc une prise plus directe. Avec quoi ce cadet de France, créé par nous, guerroyait-il la France? avec des Français. Il demandait de l'argent aux Flamands, mais s'il s'agissait d'un conseil ou d'un coup d'épée, c'était aux Wallons, aux Français, qu'on avait recours. Les conseillers principaux, Raulin, Hugonet, Humbercourt, les Granvelle, furent toujours des deux Bourgognes. Le valet confident de Philippe le Bon, Toustain, était un Bourguignon; son chevalier, son Roland, Jacques de Lalaing, était un homme du Hainaut.
(p. 179) Si le duc de Bourgogne n'emploie que des Français, que feront-ils? ils contreferont la France. Elle a une chambre des comptes; ils font une chambre des comptes. Elle a un Parlement; ils font un Parlement ou conseil supérieur. Elle parle de rédiger ses coutumes (1453); vite, ils se mettent à rédiger les leurs (1459).
Comment se fait-il que cette France pauvre, pâle, épuisée, entraîne cette flore Bourgogne, cette grosse Flandre, dans son tourbillon?... Cela tient sans doute à la grandeur d'un tel royaume, mais bien plus à son génie de centralisation, à son instinct généralisateur, que le monde imite de loin. De bonne heure chez nous la langue, le droit, ont tendu à l'unité. Dès 1300, la France a tiré de cent dialectes une langue dominante, celle de Joinville et de Beaumanoir. En même temps, tandis que l'Allemagne et les Pays-Bas erraient au gré de leur rêverie par les mille sentiers du mysticisme, la France centralisait la philosophie dans la scolastique, la scolastique dans Paris.
La centralisation des coutumes, leur codification, éloignée encore, était préparée lentement, sûrement, sinon par la législation, au moins par la jurisprudence. De bonne heure, le Parlement déclara la guerre aux usages locaux, aux vieilles comédies juridiques, aux symboles matériels si chers à l'Allemagne et aux Pays-Bas; il avoua hautement ne connaître nulle autorité au-dessus de l'équité et de la raison[293].
(p. 180) Telle fut l'invincible attraction de la France; le duc de Bourgogne, qui s'efforçait de s'en détacher, de devenir Allemand, Anglais, fut de plus en plus français malgré lui. Vers la fin, lorsque les évêchés impériaux d'Utrecht et de Liége repoussèrent ses évêques, la Frise appela l'empereur, Philippe-le-Bon céda définitivement à l'influence française. Il tomba sous la (p. 181) domination d'une famille picarde, des Croy, et leur confia, non-seulement la part principale au pouvoir, mais ses places frontières, les clefs de sa maison, qu'ils purent à volonté ouvrir au roi de France. Enfin, il reçut, pour ainsi dire, la France elle-même, l'introduisit chez lui, se la mit au cœur et se l'inocula en ce qu'elle avait de plus inquiet, de plus dangereux, de plus possédé du démon de l'esprit moderne.
Cet humble et doux dauphin, nourri chez Philippe le Bon des miettes de sa table, était justement l'homme qui pouvait le mieux voir ce qu'il y avait de faible dans le brillant échafaudage de la maison de Bourgogne. Il avait bien le temps d'observer, de songer, dans son humble situation: il attendait patiemment à Genappe, près Bruxelles. Malgré la pension que lui payait son hôte, à grand'peine pouvait-il subsister, avec tant de gens qui l'avaient suivi. Il vivotait de sa dot de Savoie, d'emprunts faits aux marchands; il tendait la main aux princes, au duc de Bretagne, par exemple, qui refusa sèchement. Avec cela, il lui fallait plaire à ses hôtes; il lui fallait rire et faire rire, être bon compagnon, jouer aux petits contes, en faire lui-même, payer sa part aux Cent Nouvelles et dérider ainsi son tragique cousin Charolais.
Les Cent Nouvelles, les contes salés renouvelés des fabliaux, lui allaient mieux que les Amadis et tous les romans que l'on traduisait de nos poèmes chevaleresques[294] pour Philippe le Bon. La pesante rhétorique[295] (p. 182) devait peu convenir à un esprit net et vif comme celui du dauphin. Et tout était rhétorique dans cette cour: il y avait, non-seulement dans les formes du style mais dans le cérémonial et l'étiquette[296], une pompe, une enflure ridicules. Les villes imitaient la cour; partout il se formait des confréries bourgeoises de parleurs et de beaux diseurs qui s'intitulaient naïvement (p. 183) de leurs vrais noms: Chambres de rhétorique[297]. Les vaines formes, l'invention d'un symbolisme vide[298], étaient bien peu de saison, au moment où l'esprit moderne, jetant ses enveloppes, les signes, les symboles, éclatait dans l'imprimerie[299]. On conte qu'un rêveur, (p. 184) errant au vent du nord dans une pâle forêt de Hollande, vit l'écorce ridée des chênes se détacher en lettres mobiles et vouloir parler[300]. Puis, un chercheur des bords du Rhin trouva le vrai mystère; le profond génie allemand communiqua aux lettres la fécondité de la vie; il en trouva la génération: il fit qu'elles s'engendrassent et se fécondassent de mâle en femelle, de poinçons en matrices: le monde, ce jour-là, entra dans l'infini.
Dans l'infini de l'examen. Cet art humble et modeste, sans forme ni parure, agit partout, remua tout avec une puissance rapide et terrible. Il avait beau jeu sur un monde brisé. Toute nation l'était, l'Église autant qu'aucune nation; il fallait que tous fussent brisés pour se voir au fond et bien se connaître. (p. 185) Grain d'orge ne saurait, sans la meule, ce qu'il a de farine[301].
Notre dauphin Louis, liseur insatiable, avait fait venir sa librairie de Dauphiné en Brabant[302]; il dut y recevoir les premiers livres imprimés. Nul n'aurait mieux senti l'importance du nouvel art, s'il était vrai, comme on l'a dit, qu'à son avénement il eût envoyé à Strasbourg pour faire venir des imprimeurs. Ce qui est sûr, c'est qu'il les protégea contre ceux qui les croyaient sorciers[303].
Ce génie inquiet reçut en naissant tous les instincts modernes, bons et mauvais, mais par-dessus tout l'impatience de détruire, le mépris du passé; c'était un esprit vif, sec, prosaïque, à qui rien n'imposait, sauf un homme peut-être, le fils de la fortune, de l'épée et de la ruse, Francesco Sforza[304]. Pour les radotages chevaleresques de la maison de Bourgogne, il n'en tenait grand compte; il le montra dès qu'il fut roi.
Au grand tournoi que le duc de Bourgogne donna à Paris, quand tous les grands seigneurs eurent couru, jouté, paradé, un inconnu parut en lice, un rude champion, payé tout exprès, qui les défia tous et (p. 186) les jeta par terre. Louis XI, caché dans un coin, jouissait du spectacle.
Revenons à Genappe. Dans cette retraite, il partageait son loisir forcé entre deux choses, désespérer son père et miner tout doucement la maison qui le recevait. Le pauvre Charles VII se sentait peu à peu entouré d'une force inquiète et malveillante; il ne trouvait plus rien de sûr[305]. Cette fascination alla si loin, que son esprit s'affaiblissant, il finit par s'abandonner lui-même[306]. De crainte de mourir empoisonné, il se laissa mourir de faim[307].
Le duc de Bourgogne ne mourut pas encore; mais il n'en était guère mieux. Il devenait de plus en plus (p. 187) maladif de corps et d'esprit. Il passait sa vie à mettre d'accord les Croy avec son fils et sa femme. Le dauphin pratiquait les deux partis; il avait un homme sûr près du comte de Charolais. Son exemple (sinon ses conseils) suscitait au duc un ennemi dans son propre fils; les choses en vinrent au point, entre le fils et le père, que l'impétueux jeune homme faillit imiter le dauphin, et fit demander à Charles VII s'il le recevrait en France.
La lutte du duc et du roi n'est donc pas près de finir. Que Charles VII meure, que Louis XI soit ramené en France par le duc, sacré par lui à Reims, il n'importe, la question restera la même. Ce sera toujours la guerre de la France aînée, de la grande France homogène contre la France cadette, mêlée d'Allemagne. Le roi (qu'il le sache ou non), c'est toujours le roi du peuple naissant, le roi de la bourgeoisie, de la petite noblesse, du paysan, le roi de la Pucelle, de Brézé, de Bureau, de Jacques Cœur. Le duc est surtout un haut suzerain féodal, que tous les grands de la France et des Pays-Bas se plaisent à reconnaître pour chef; ceux qui ne sont pas ses vassaux ne veulent pas moins dépendre de lui, comme du suprême arbitre de l'honneur chevaleresque. Si le roi a contre le duc sa juridiction d'appel, son instrument légal, le Parlement[308], le duc a sur les grands seigneurs de France une action moins égale, mais (p. 188) peut-être plus puissante, dans sa cour d'honneur de la Toison d'Or.
Cet ordre de confrérie, d'égalité entre seigneurs, où le duc, tout comme un autre, venait se faire admonester, chapitrer[309], ce conseil auquel il faisait semblant de communiquer ses affaires[310], c'était au fond un tribunal où les plus fiers se trouvaient avoir le duc pour juge, où il pouvait les honorer, les déshonorer par une sentence de son ordre. Leur écusson répondait d'eux; appendu à Saint-Jean de Gand, il pouvait être biffé, noirci. C'est ainsi qu'il fit condamner le sire de Neufchâtel et le comte de Nevers, refuser, exclure, comme indignes, le prince d'Orange et le roi de Danemark. Au contraire, le duc d'Alençon, condamné par le Parlement, n'en fut pas moins maintenu avec honneur parmi les membres de la Toison d'Or. Les grands se consolaient aisément d'être dégradés à (p. 189) Paris par des procureurs, lorsqu'ils étaient glorifiés chez le duc de Bourgogne, dans une cour chevaleresque, où siégeaient des rois.
Le chapitre de la Toison le plus glorieux, le plus complet peut-être et qui marque le mieux l'apogée de cette grandeur, est celui de 1446. Tout semblait paisible. Rien à craindre de l'Angleterre. Le duc d'Orléans, racheté par son ennemi, par le duc de Bourgogne, siégeait près de lui en chapitre; personne ne se souvenait de la vieille rivalité. Orléans et Bourgogne devenant confrères, et le duc de Bretagne entrant aussi dans l'ordre, la France, d'ailleurs fort occupée, devait être trop heureuse qu'on la laissât tranquille. Les Pays-Bas l'étaient, entre les deux éruptions de Bruges et de Gand. Dans ce même chapitre, le duc de Bourgogne, armant chevalier l'amiral de Zélande, semblait finir les vieilles disputes de Zélande et de Flandre, marier les deux moitiés ennemies des Pays-Bas, et consolider sa puissance sur les rivages du Nord.
Le bon Olivier de la Marche conte avec admiration comment, alors tout jeune et simple page, il suivit de point en point tout ce long cérémonial, dont le vieux roi d'armes de la Toison d'or voulait bien lui expliquer les mystères. Chacun des chevaliers allait en grande pompe à l'offrande, les absents même et les morts par représentants.
Avant tous, le duc fut appelé à l'autel où l'attendait son carreau de drap d'or. «Le poursuivant d'armes, Fusil, prit le cierge du duc, fondateur et chef, le baisa et le donna au roi d'armes de la Toison (p. 190) d'or, lequel, en s'agenouillant par trois fois, vint devant le duc et dit:
«Monseigneur le duc de Bourgogne, de Lotrich, de Brabant, de Lembourg et de Luxembourg, comte de Flandre, d'Artois et de Bourgongne, palatin de Hollande, de Zélande et de Namur, marquis du Sainct Empire, seigneur de Frise, de Salins et de Malines, chef et fondateur de la noble ordre de Toison d'or, allez à l'offrande!»
Ce jour même, au banquet de l'ordre, lorsque tous les chevaliers, «en leurs manteaux, en la gloire et solennité de leur estat,» allaient s'asseoir à la table de velours étincelante de pierreries, lorsque le duc, «qui sembloit moins duc qu'empereur,» prenait l'eau et la serviette de la main d'un de ses princes, un petit homme en noir jupon se trouva là, on ne sait comment, et se jetant à genoux, lui présenta à lire... une supplique?... non, un exploit[311]! un exploit, bien en forme, du Parlement de Paris, un ajournement en personne pour lui, pour son neveu, le comte d'Étampes, pour toute la haute baronnie qui se trouvait là... Et cela, pour un quidam, dont le Parlement déclarait évoquer l'affaire... Comme si l'huissier fut venu dire: «Voici le fléau de cette fière élévation que vous avez prise, qui vous vient corriger ici, pincer, montrer qui vous êtes[312]!»
(p. 191) Une autre fois, c'est encore un de ces hardis sergents qui s'en vient dans Lille, le duc étant en cette ville, battre et rompre à marteau de forge la porte de la prison, pour en tirer un prisonnier.
Grand esclandre et clameur du peuple; il fallut que le duc vînt: «Le gracieux exploitant toujours mailloit et frappoit; il avoit déjà rompu les serrures et grosses barres[313]». Le duc se retint et ne parla pas, il arrêta ses gens qui voulaient jeter l'homme à la rivière.
Cette apparition de l'homme noir au banquet de la Toison d'or, qu'était-ce, sinon le memento mori d'une faible et fausse résurrection de la féodalité? Et ce marteau de forge, dont l'homme de loi frappait si (p. 192) ferme, que brisait-il, sinon le fragile, l'artificiel, l'impossible empire, formé de vingt pièces ennemies, qui ne demandaient qu'à rentrer dans leur dispersion naturelle?
Ce roi mendiant, si longtemps nourri par le duc de Bourgogne, ramené sur ses chevaux, mangeant encore dans sa vaisselle au sacre[314], fit pourtant voir dès la frontière qu'il y avait un roi en France, que ce roi ne (p. 194) connaîtrait personne, ni Bourgogne, ni Bretagne, ni ami, ni ennemi.
L'ennemi, c'étaient ceux qui avaient gouverné, le comte du Maine, le duc de Bourbon, le bâtard d'Orléans, Dammartin et Brézé; l'ami, c'était celui qui croyait gouverner désormais, le duc de Bourgogne. Aux premiers, le roi tout d'abord ôta Normandie, le Poitou, la Guienne, c'est-à-dire la côte, la facilité d'appeler l'Anglais. Quant au duc de Bourgogne, son tuteur officieux, il commença par faire arrêter un Anglais[315] qui venait, sans sauf-conduit royal, négocier avec lui. Lui-même, il fit bientôt alliance avec les intraitables ennemis de la maison de Bourgogne, avec les Liégeois.
Les grands pleurèrent le feu roi; ils se pleuraient eux-mêmes. Les funérailles de Charles VII étaient leurs funérailles[316]; avec lui finissaient les ménagements de (p. 195) l'autorité royale. Le cri: Vive le Roi! crié sur le cercueil, ne trouva pas beaucoup d'écho chez eux. Dunois, qui avait vu et fait tant de guerres et de guerres civiles, ne dit qu'un mot à voix basse: «Que chacun songe à se pourvoir.»
Chacun y songeait sans le dire, mais en prenant au plus vite les devants près du roi, en laissant là le mort pour le vivant. Celui qui galopa le mieux fut le duc de Bourbon, qui avait en effet beaucoup à perdre, beaucoup à conserver[317]; il lui manquait l'épée de connétable, il croyait l'aller prendre. Ce qu'il trouva, tout au contraire, c'est qu'il avait perdu son gouvernement de Guienne.
Les grands s'étaient cru forts, mais le roi, pour leur lier les mains, n'eut qu'à parler aux villes. En Normandie, il remet Rouen à la garde de Rouen[318]; en Guienne, il appelle à lui les notables[319]; en Auvergne, (p. 196) en Touraine, il autorise les gens de Clermont[320] et de Tours à s'assembler «par cri public,» sans consulter personne. En Gascogne, son messager, en passant, fait ouvrir des prisons. À Reims, et dans plus d'une ville, le bruit court que sous le roi Louis, il n'y aura plus ni taxe ni taille[321].
Dès son entrée dans le royaume, sur la route, et sans perdre de temps, il change les grands officiers; en arrivant, tous les sénéchaux et baillis, les juges d'épée. Il fait poursuivre son ennemi Dammartin[322], l'ancien chef d'écorcheurs, qui avait fait tous les capitaines royaux, et pouvait tout sur eux. M. de Brézé, grand sénéchal de Normandie et de Poitou, n'était pas moins puissant du côté de la mer; lui seul tenait en main le fil brouillé des affaires anglaises; il avait toujours des agents là-bas qui suivaient la guerre civile, assistaient aux batailles[323]. Les Anglais l'estimaient, parce qu'il leur avait fait beaucoup de mal. Il aurait fort bien pu, se voyant perdu, les faire descendre dans (p. 197) sa Normandie, où il avait à commandement les évêques et les seigneurs[324].
Il se trouvait justement que l'Angleterre pouvait agir. La rose rouge venait d'être abattue à Towton; que restait-il à faire au vainqueur pour affermir la Rose blanche? Ce qui avait consacré la Rouge et le droit de Lancastre, une belle descente en France. Il fallait seulement que le jeune Édouard, ou son faiseur de rois, Warwick, trouvât un moment pour passer à Calais. Il n'y eut pas un grand obstacle: le vieux duc de Bourgogne, hôte et ami d'Édouard, et qui lui élevait ses frères, eût fait comme Jean sans Peur, il eût réclamé plutôt que résisté. L'Anglais, tout en parlementant, eût avancé jusqu'à Abbeville, jusqu'à Péronne, jusqu'à Paris peut-être... Que cette route des guerres où les haltes s'appellent Azincourt et Crécy, que notre faible gardienne, la Somme, eût elle-même pour gardien le duc de Bourgogne, l'ami de l'ennemi, c'était là une terrible servitude... Tant que la France (p. 198) était ainsi ouverte, à peine pouvait-on dire qu'il y eût une France.
Le roi de ce royaume si mal gardé dehors n'avait lui-même nulle sûreté au dedans. Il apprit de bonne heure à connaître, non la malveillance de ses ennemis, mais celle de ses amis. Ses intimes, ceux qui l'avaient suivi, n'étaient rien moins que sûrs[325]. Ceux qu'il grâcia à son avénement, les Alençon, les Armagnac, furent bientôt contre lui. Dès le commencement, et de plus en plus, il sentit bien qu'il était seul, que, dans le désordre où l'on voulait tenir le royaume, le roi serait l'ennemi commun, partant qu'il ne devait se fier à personne. Tous les grands étaient au fond contre lui, et les petits même allaient tourner contre dès qu'il demanderait de l'argent.
La première charge du nouveau règne, la plus lourde à porter, c'était l'amitié bourguignonne. Dans ce roi qu'ils ramenaient, les gens du duc de Bourgogne ne voyaient qu'un homme à eux, au nom duquel ils allaient prendre possession du royaume. Comment leur eût-il rien refusé? N'était-il pas leur ami et compère? N'avait-il pas causé avec celui-ci, chassé avec celui-là[326]?... C'étaient là, sans nul doute, des titres à tout (p. 199) obtenir; seulement il fallait se hâter, demander des premiers... Chacun montait à cheval.
Le duc y était bien monté, malgré son âge; il se sentait tout rajeuni pour cette expédition de France. Il voyait arriver tout ce qu'il y avait de nobles de Bourgogne et des Pays-Bas; il en venait d'Allemagne. Ils n'avaient pas besoin d'être sommés de leur service féodal, ils accouraient d'eux-mêmes. «Je me fais fort, disait-il, de mener le roi sacrer à Reims avec cent mille hommes.»
Le roi trouvait que c'était trop d'amis, il n'avait pas l'air de se soucier qu'on lui fît tant d'honneur. Il dit assez sèchement à l'homme de confiance du duc, au sire de Croy: «Mais pourquoi bel oncle veut-il donc amener tant de gens? Ne suis-je pas roi? de quoi a-t-il peur?»
Au fait, il n'était pas besoin d'une croisade ni d'un Godefroi de Bouillon.
La seule armée qu'on risquait de rencontrer à la frontière et sur toute la route, c'était celle des harangueurs, complimenteurs et solliciteurs qui accouraient au-devant, barraient le passage. Le roi avait assez de mal à s'en défendre. Aux uns, il faisait dire de ne pas approcher; les autres, il leur tournait le dos. Tel qui avait sué à préparer une docte harangue, n'en tirait qu'un mot: «Soyez bref.»
Il semble pourtant avoir écouté patiemment un de ses ennemis personnels, Thomas Bazin, évêque de Lizieux[327], (p. 200) qui a écrit depuis une histoire, une satire de Louis XI. Le malveillant prélat lui fit un grand sermon sur la nécessité d'alléger les taxes, c'est-à-dire de désarmer la royauté, comme le souhaitaient les grands. Le roi n'en reçut pas moins bien la leçon, et pria l'évêque de la lui coucher par écrit, afin qu'il pût la lire en temps et lieu, et s'en rafraîchir la mémoire.
Le sacre de Reims fut le triomphe du duc de Bourgogne; le roi n'y brilla que par l'humilité. Le duc, du haut de son cheval et dominant la foule de ses pages, de ses archers à pied, «avoit la mine d'un empereur»; le roi, pauvre figure et pauvrement vêtu, allait devant, comme pour l'annoncer. Il semblait être là pour faire valoir par le contraste cette pompe orgueilleuse. On démêlait à peine les nobles Bourguignons, les gras Flamands, enterrés qu'ils étaient, hommes et chevaux, dans leur épais velours, sous leurs pierreries, sous leur pesante orfévrerie massive. En tête, à la première entrée, sonnaient des sonnettes d'argent au col des bêtes de somme, habillées elles-mêmes de velours aux armes du duc; ses bannières flottaient sur cent quarante chariots magnifiques qui portaient la vaisselle d'or, l'argenterie, l'argent à jeter au peuple, et jusqu'au vin de Beaune qui devait se boire à la fête[328]. (p. 201) Dans le cortége figurait, marchant et vivant, le banquet du sacre, petits moutons d'Ardennes, gros bœufs de Flandre; la joyeuse et barbare pompe flamande sentait quelque peu sa kermesse.
Le roi, tout au revers, semblait homme de l'autre monde. Il se montrait fort humble, pénitent, âprement dévôt. Dès minuit, la veille du sacre, il alla ouïr matines, communia. Le matin il était au chœur, il attendait la sainte ampoule qui devait venir de Saint-Remi, apportée sous un dais. À peine sut-il qu'elle était aux portes, vite il y courut, «et se rua à genoux.» À deux genoux, mains jointes, il adora. Il accompagna le saint vase jusqu'à l'autel, et «il se rua encore à genoux.» L'évêque de Laon le relevait pour la lui faire baiser, mais trop grande était sa dévotion, il restait sur les genoux, toujours en oraison, les yeux fixés sur la sainte ampoule.
Il endura en roi chrétien tous les honneurs du sacre. Les pairs prélats et les pairs princes l'ayant placé entre des rideaux, il fut dépouillé, puis, dans sa naturelle figure d'Adam, présenté à l'autel. «Il s'y rua à genoux,» et reçut l'onction des mains de l'archevêque; il fut, selon le rituel, oint au front, aux yeux, à la bouche, de plus au pli des bras, au nombril, aux reins. Alors ils lui passèrent la chemise, l'habillèrent en roi et l'assirent sur son siége royal.
Ce siége était élevé à la hauteur de vingt-sept pieds. (p. 202) Tous se tinrent un peu en arrière, sauf le premier pair, le duc de Bourgogne: «Lequel lui assit en tête son bonnet; puis il prit la couronne, et la levant en haut à deux mains afin que tout chacun la vît, la soutint un peu longuement au-dessus de la tête du roi, puis lui assit bien doucement au chef, criant: «Vive le roi! Montjoie Saint-Denis!» La foule cria après le duc de Bourgogne.
Toute la cérémonie se faisait par le duc de Bourgogne, «comme de le mener à l'offrande, de lui ôter et remettre sa couronne à l'heure du lever-dieu, puis de le descendre en bas et le ramener au grand-autel.» Longue et laborieuse cérémonie; le plus pénible, c'est que le roi, voulant faire des chevaliers, dut l'être d'abord de la main de son oncle. Il fallut qu'il se mît à genoux devant lui, qu'il reçût de lui le coup de plat d'épée... «Le roi enfin se tanna.»
Au banquet, il dîna couronne en tête; mais comme cette couronne du sacre était large et ne tenait pas juste, il la mit tout bonnement sur la table, et, sans faire attention aux princes, il causa tout le temps avec Philippe Pot, qui était au dos de sa chaise, un gentil et subtil esprit. Cependant à grand bruit arrivèrent, au travers du banquet, des gens chargés qui portaient des «nerfs, drageoir et tasses d'or;» c'était le don que faisait le duc de Bourgogne pour le joyeux avénement. Il ne s'en tint pas là; il voulut faire hommage au roi de ce qu'il avait au royaume, et promit service même pour ce qui était terre d'Empire[329]. Il risquait (p. 203) peu de faire hommage à celui chez qui il avait garnison si près de Paris.
Et Paris même n'était-il pas à lui? Quoiqu'il n'y eût pas été depuis vingt-neuf ans, le vieux quartier des halles, où il avait son hôtel d'Artois, ne l'avait jamais oublié. À l'entrée, un boucher lui cria: «Ô franc et noble duc de Bourgogne, soyez le bienvenu en la ville de Paris! il y a longtemps que vous n'y fûtes quoiqu'on vous ait bien désiré.»
Le duc fit justice à Paris par son maréchal de Bourgogne, et sans appel; mais il fit bien plus grâce et plaisir. Il donna tant à tant de gens, qu'on aurait dit qu'il était venu acheter Paris et le royaume. Tous venaient demander, comme si Dieu fût descendu sur terre. C'étaient de bonnes dames ruinées, des églises en mauvais état, des couvents de Mendiants, tout ce qu'il y avait de souffreteux chez les nobles et les gens d'église. On voyait comme une procession à la porte de l'hôtel d'Artois; à toute heure, table ouverte, et trois chevaliers pour recevoir tout le monde honorablement. Cet hôtel était une merveille pour les meubles, la riche vaisselle, les belles tapisseries. Le peuple de Paris de toute condition, dames et damoiselles, depuis le matin jusqu'au soir, y venait à la file, voyait, béait... Il y avait, entre autres choses, la fameuse tapisserie de Gédéon, la plus riche de toute la terre, le (p. 204) fameux pavillon de velours, qui contenait salle, vestibule, oratoire et chapelle.
Toutes ces magnificences flamandes étaient trop à l'étroit; il fallut, pour déployer la splendeur de la maison de Bourgogne et des princes du Nord, un grand et solennel tournoi. Rare bonheur pour les Parisiens. Le duc de Bourgogne y enleva les cœurs. Au départ de l'hôtel d'Artois, son cheval n'étant pas prêt, il monta sans façon sur la haquenée de sa nièce, la duchesse d'Orléans, ayant sa nièce derrière lui, mais devant (le joyeux compère) une fille de quinze ans, qui était à la duchesse et qu'elle avait prise pour sa jolie figure.
Il trotta ainsi jusqu'aux lices de la rue Saint-Antoine. Tout le peuple criait: «Et velà un humain prince! velà un signeur dont le monde seroit heureux de l'avoir tel! Que benoît soit-il et tous ceux qui l'aiment! Et que n'est tel notre roi et ainsi humain, qui ne se vête que d'une pauvre robe grise avec un méchant chapelet, et ne haît rien que joie[330].»
Ils avaient tort, le roi Louis avait ses joies aussi. Quand le comte de Charolais, messire Adolphe de Clèves, le bâtard de Bourgogne, Philippe de Crèvecœur, toute la haute seigneurie flamande et wallonne, eurent jouté et ravi la foule, un rude homme d'armes parut, que le roi payait tout exprès, sauvagement «houssé et couvert, homme et cheval, de peaux de chevreuils armés de bois,» mais fièrement monté, lequel «vint riflant parmi les jouteurs... et ne dura (p. 205) rien devant lui.» Le roi regardait, caché, à une fenêtre, derrière certaines dames de Paris.
Il était étrange qu'il ne se montrât pas; le tournoi se donnait justement à sa porte, tout contre les Tournelles où il résidait. Apparemment le triste hôtel s'égayait peu de ces bruits de fêtes. Le roi y vivait seul et chichement; petit état, froide cuisine. Il avait eu la bizarrerie de s'en tenir aux quelques serviteurs qu'il amenait de Brabant; il vivait là comme à Genappe. Au fait, il n'avait pas besoin d'établissement; sa vie devait être un voyage, une course par tout le royaume. À peine roi, il prit l'habit de pèlerin, la cape de gros drap gris, avec les housseaux de voyage, et il ne les ôta qu'à la mort. Campé plus que logé dans ce vaste hôtel des Tournelles, s'agitant[331], s'ingéniant de mille sortes, «subtiliant jour et nuit nouvelles pensées,» personne ne l'eût pris pour l'héritier dans la maison de ses pères. Il avait plutôt l'air d'une âme en peine qui, à regret, hantait le vieux logis; à regret, loin d'être un revenant, il semblait bien plutôt possédé du démon de l'avenir.
S'il sortait des Tournelles, c'était le soir, en hibou, dans sa triste cape grise. Son compère, compagnon et ami (il avait un ami), était un certain Bische, qu'il avait mis jadis comme espion près de son père, et qu'alors il tenait près du comte de Charolais pour lui faire trahir aussi son père, le duc de Bourgogne, pour (p. 206) faire consentir le vieux duc au rachat des places de la Somme. Louis XI aimait incroyablement ce fils, il le choyait, le couvait. Bische, qui avait plus d'un talent, les menait la nuit, tous les deux, le comte et le roi, voir les belles dames. Ce cher Bische, l'intime ami du roi, pouvait entrer chez lui jour et nuit; les sergents et huissiers en avaient l'ordre pour lui; pour nul autre; c'était le seul homme pour qui le roi fût toujours visible, pour qui il ne dormît jamais.
Ce qui l'empêchait de dormir, c'étaient les villes de la Somme. De Calais, qui alors était Angleterre, le duc de Bourgogne pouvait amener l'ennemi sur la Somme en deux jours; les logis étaient prêts, les étapes prévues. Par cela seul que le duc avait ces places, il commandait, menaçait sans mot dire, tenait l'épée levée. Comment espérer que jamais il voulût la rendre, cette épée? Qui eût osé lui donner le conseil de se dessaisir d'une telle arme, de lâcher cette forte prise par où il tenait le royaume. Le roi ne désespéra pas; il s'adressa au fils, au favori, il tâta le sire de Croy, le comte de Charolais. Il offrit, donna des choses énormes, terres, pensions, charges de confiance. Dès son avénement, il nomma Croy grand maître de son hôtel, livrant la clef de sa maison pour avoir celle de la France, hasardant presque le roi pour l'affranchissement du royaume. Quant au comte de Charolais, il lui fit faire un voyage triomphal dans les pays du centre[332], lui donna à Paris (p. 207) hôtel et domicile[333], lui assigna une grosse pension de trente-six mille livres; il alla jusqu'à lui donner (de titre au moins) le gouvernement de la Normandie, et flatta sa vanité d'une royale entrée dans Rouen[334].
La grande affaire intérieure ne pouvait que mûrir lentement: il fallait attendre. Mais il s'en présentait d'autres autour du royaume, où il semblait qu'il y eût à gagner.
La maison d'Anjou se chargeait de continuer, dans ce sage XVe siècle, les folies héroïques du moyen âge. Le monde ne parlait que du frère et de la sœur, de Jean de Calabre et de Marguerite d'Anjou, de leurs fameux exploits, qui finissaient toujours par des défaites; la sœur traînant dans vingt batailles son pacifique époux, dressant les échafauds au nom d'un saint, s'acharnant malgré lui à lui regagner son royaume. Le frère en réclamait quatre ou cinq à lui seul, les royaumes de Jérusalem, de Naples, de Sicile, de Catalogne et d'Aragon; esprit mobile, d'espérance légère, partout appelé, partout chassé, courant, sans argent ni ressources, d'une aventure à l'autre... Louis XI parut prendre (p. 208) intérêt à ces guerres romanesques, dont il comptait bien profiter. Les chevaliers, les paladins, plaisaient à l'homme d'affaires, comme des prodigues, sur lesquels on pouvait faire de beaux bénéfices. De toutes parts, il y avait à gagner avec eux. Gênes était un si beau poste vers l'Italie, Perpignan une si bonne barrière vers l'Espagne; mais quoi! si l'on eût pris Calais!
Calais était une trop belle affaire; on osait à peine espérer. Pour que la fière Marguerite en vînt à vendre ce premier diamant de la Couronne, à trahir l'Angleterre, il fallait que, de misère ou de fureur, elle perdît l'esprit. Louis XI crut avoir ce bonheur. Le parti de Marguerite fut exterminé à Towton; elle n'eut plus de ressource que chez l'étranger.
Cette bataille de Towton n'avait pas été comme les autres, une rencontre de grands seigneurs; ce fut une vraie bataille, et la plus sanglante peut-être que l'Angleterre ait livrée jamais. Il resta sur la place trente-six mille sept cent soixante-seize morts[335]. Ce carnage indique assez qu'ici le peuple combattit pour son compte, non pas tant pour York ou pour Lancastre, mais chacun pour soi. Marguerite, l'année d'avant, pour accabler son ennemi, avait appelé à la guerre, au pillage, les bandits du Border[336], les affamés d'Écosse; (p. 209) dans une course d'York à Londres, ils raflèrent tout, jusqu'aux vases d'autel. Alors la forte Angleterre du midi, tout ce qui possédait, se leva et marcha au nord, Édouard et Warwick en tête; tous aimaient mieux périr que d'être pillés une seconde fois. Nulle grâce à faire ni demander; et c'était pourtant la semaine sainte... Le temps était celui d'un vrai printemps anglais, affreux; la neige aveuglait, on ne voyait goutte à midi, on se tuait à tâtons. Ils n'en continuèrent pas moins consciencieusement leur sanglante besogne, le jour, la nuit et tout le second jour. L'idée fixe de la propriété en péril, le home and property les tint inébranlables. Au soir enfin, les gens de la Rose sanglante, quand les bras leur tombaient, virent venir encore un gros bataillon de pâles Roses, et ils comprirent qu'ils étaient morts; ils reculèrent lentement, mais ils reculaient dans une rivière; le Corck roulait derrière eux.
Édouard fut roi. Dès lors celui qui l'avait fait roi, Warwick, se fiant peu à sa reconnaissance, regarda au dehors et se mit à calculer s'il trouverait mieux son compte à le servir ou à le vendre.
Louis XI avait une sincère estime pour les hommes de ruse, pour ceux du moins qui réussissaient; il semble avoir aimé Warwick, à sa manière, comme il aimait Sforza. L'Anglais, selon toute apparence, reçut de solides gages de cette amitié. Qui fouillerait bien Warwick castle trouverait peut-être dans cette royale fondation l'argent de Louis XI. On le croirait volontiers quand on voit celui-ci peu inquiet de l'immense armement que l'Angleterre faisait contre lui, deux (p. 210) cents vaisseaux, quinze mille hommes; Henri V n'en avait guère eu davantage pour conquérir la France. Mais le roi savait longtemps d'avance le jour où Warwick ferait sortir la flotte. Il alla paisiblement voyager dans tout le midi, ne craignit pas d'engager une armée en Catalogne et fit fort à son aise sa belle affaire de Roussillon[337].
Il se passait en Espagne une tragédie qui promettait d'être lucrative, elle devait sourire à Louis XI. Le monde en pleurait; des peuples entiers avaient couru aux armes, d'indignation et de pitié. Un père remarié, don Juan d'Aragon, pour plaire à la marâtre, avait dépouillé son fils[338], don Carlos de Viana, héritier de Navarre; il l'avait emprisonné, tué de chagrin, peut-être de poison. Le pauvre prince, qui, vivant, ne s'était guère plaint, se plaignit mort; les Catalans l'entendaient (p. 211) la nuit dans les rues de Barcelone. Le mauvais père eut tous les cœurs contre lui; il vit comme «la terre se soulever et crier les pierres du chemin...» Le misérable eut peur; il appela les Français, puis, ayant peur des Français, il appela les Anglais contre eux. Son gendre, le comte de Foix, qui, avec ses grandes espérances d'Espagne, n'en avait pas moins jusque-là tout son bien en France, ne pouvait s'adresser qu'au roi; sans son aide, il ne pouvait guère hériter de l'autre côté des monts. Il avertit donc Louis XI, qui profita de l'avis pour son compte. Les Catalans, encouragés sous main[339], vinrent à Paris dire au roi que don Carlos de Viana, poursuivi par son père, ainsi qu'il l'avait été lui-même par Charles VII, le priait en mourant d'avoir pitié d'eux, de prendre leur défense. Le roi accepta ce legs pieux, et déclara qu'il défendrait envers et contre tous les sujets de son ancien ami.
La partie était bien engagée; seulement il fallait des avances, une armée, de l'argent, de l'argent à l'heure même. Il fallait, pour joyeuses prémices du nouveau règne, frapper des taxes, et cela au moment où les bonnes gens, pleins d'espérance, disaient qu'on ne (p. 212) payerait plus rien, au moment où le duc de Bourgogne priait solennellement le roi de ménager le pauvre peuple, tout en exigeant de grosses pensions pour les grands.
Le roi, aux expédients, s'en prit à la vendange qu'on allait faire, et mit un impôt sur les vins, pour être perçu aux portes des villes. Reims, Angers, d'autres villes encore n'en voulurent rien croire[340], et soutinrent que l'édit était controuvé. À Reims, les vignerons, le petit peuple et les enfants, pillèrent les receveurs, brûlèrent les registres et les bancs des élus[341]. Le roi, sans bruit, coula des soldats déguisés dans la ville, fit justice, puis vendit son pardon. Il pardonna lorsqu'on eut coupé les oreilles aux uns, la tête aux autres, sans compter les pendus. Et ils pendent encore au clocher de la cathédrale, où leur triste effigie, registres au col, fut mise aux frais de la ville, en mémoire de la clémence du roi[342].
Une taxe sur les vins, assez mal payée, était peu de chose. Les villes n'étaient pas riches. Les campagnes (p. 213) étaient aux seigneurs. Le clergé seul eût pu aider. Au lieu de disputer avec les bénéficiers pour quelque faible don gratuit, le roi imagina de mettre la main sur les bénéfices mêmes, de s'arranger avec le pape pour faire entre eux les nominations[343]. La Pragmatique, les élections où dominaient les grands, il les supprima hardiment par une simple lettre. Il comptait avoir près de lui un légat de Rome, au moyen duquel il disposerait des bénéfices[344], les emploierait à acquitter ses dettes, à contenter ses serviteurs, payant, par exemple, le chancelier d'un évêché, le président d'une abbaye, parfois un capitaine d'une cure ou d'un canonicat.
L'abolition de la Pragmatique fut une bonne scène. Le roi, en Parlement, devant le comte de Charolais et les grands du royaume, déclara que cette horrible Pragmatique, cette guerre au Saint-Siége, pesait trop à sa conscience, qu'il ne voulait plus seulement en entendre le nom. Il exhiba ensuite la bulle d'abolition, la lut dévotement, l'admira, la baisa, et dit qu'à tout jamais il la garderait dans une boîte d'or[345].
(p. 214) Il avait préparé cette farce dévote par une autre, impie et tragique, où le mauvais cœur n'avait que trop paru. Il crut ou parut croire que son père était damné pour la Pragmatique; il pleura sur cette pauvre âme[346]. Le mort, à peine refroidi, eut à Saint-Denis l'outrage public d'une absolution pontificale; il fut, qu'il le voulût ou non, absous sur sa tombe par le légat. Acte grave, qui désignait au simple peuple, comme damnés d'avance, tous ceux qui avaient été pour quelque chose dans la Pragmatique: or c'étaient à peu près tous les grands et prélats du royaume, c'étaient tous les bénéficiers nommés sous ce régime, c'étaient toutes les âmes qui, depuis vingt ans, auraient reçu la nourriture spirituelle d'un clergé entaché de schisme. Il était difficile de produire une plus générale agitation.
Le Parlement réclamait, Paris était ému. D'autre part, le duc de Bourgogne s'en allait fort mal content[347]: le roi semblait s'être moqué de lui; il l'avait remercié, (p. 215) caressé, comblé, accablé; mais rien que des paroles, pas un effet. Il lui fit par honneur nommer vingt-quatre conseillers au Parlement, dont aucun ne siégea. Il lui accorda le libre cours des marchandises d'une frontière à l'autre; mais le Parlement n'enregistra point. Il lui donna la grâce d'Alençon, mais en gardant au gracié ses places et ses enfants. Ainsi le magnifique duc, de sa croisade de Reims et de Paris, ne rapportait rien que l'honneur. Pour l'honorer encore, dès qu'il fut hors Paris, le capitaine de la Bastille courut après lui dans les champs, et lui offrit de la part du roi les clefs du fort. C'était un peu tard.
Le duc de Bourgogne était resté assez pour voir à Paris ses ennemis de Liége[348], et le roi traiter avec eux. (p. 216) Ces rudes Liégeois s'étaient mal conduits avec Louis XI quand il était dauphin. Devenu roi, il avait dit contre eux de grosses paroles, envoyé même des troupes du côté de Liége; il voulait seulement leur montrer qu'il avait les bras longs, qu'il était fort. Les Liégeois l'aimèrent d'autant plus; ils envoyèrent à Paris, et les envoyés furent reçus à merveille. Le roi dit qu'il était leur compère, qu'il les protégerait envers et contre tous.
À force de pousser ainsi la maison de Bourgogne, il était probable qu'elle finirait par se rapprocher de la maison de Bretagne. Il ne manquait pas de gens pour s'entremettre de ce rapprochement, sous les yeux mêmes du roi. Il n'imagina d'autre moyen pour l'empêcher que de nommer le duc de Bretagne son lieutenant pour huit mois (pendant sa tournée du midi) dans les provinces entre Seine et Loire; c'était lui mettre entre les mains moitié de la Normandie qu'il avait fait semblant de donner tout entière au comte de Charolais.
Il essayait du même moyen pour brouiller les maisons de Bourbon et d'Anjou. La Guienne, qu'il retirait au duc de Bourbon, il la donna au comte du Maine, frère de René d'Anjou, et, comme ce comte était un homme peu à craindre, il lui donna encore le Languedoc. (p. 217) Tout cela au reste de titre et d'honneur; quant à la force, il croyait la garder: il était sûr des grandes villes de la plaine, Toulouse et Bordeaux; il avait acheté l'amitié des deux maisons de la montagne, Armagnac et Foix; enfin, dans la Guienne, dans le Comminges, il avait mis un homme à lui, qui n'était que par lui, le bâtard d'Armagnac.
Toutes choses ainsi préparées, avant de mettre la main aux affaires du midi, il commença par le vrai commencement, par Dieu et les saints, les intéressant dans ses affaires, leur faisant part d'avance, par de belles offrandes, qui témoignaient partout de la dévotion du roi très-chrétien: offrandes à sainte Pétronille de Rome pour aider à bâtir l'église; offrandes à saint Jacques en Galice; offrandes à saint Sauveur de Redon, à Notre-Dame de Boulogne. Notre-Dame ne fut pas ingrate, comme on verra plus tard.
Les pèlerinages bretons, hantés d'une si grande foule et si dévote, avaient pour Louis XI un merveilleux attrait. Situés, la plupart, sur les Marches de France, ils lui donnaient l'occasion de rôder tout autour, au grand effroi du duc de Bretagne. Tantôt c'était Saint-Michel-en-Grève qu'il voulait visiter, tantôt Saint-Sauveur de Redon. Cette fois, de Redon il alla à Nantes, et le duc crut qu'il voulait enlever la douairière de Bretagne, la marier, s'approprier son bien[349].
(p. 218) Le moyen pourtant de se défier? le pèlerin voyageait presque seul, ne voulant pas être troublé dans ses dévotions[350]. Au départ (18 déc.), il s'était débarrassé un peu rudement de l'amour des sujets, en faisant crier à son de trompe que personne ne s'avisât de suivre le roi, sous peine de mort. Pour aller remercier son patron, saint Sauveur de Redon, qui l'avait protégé dans ses infortunes, il voulait cheminer tel qu'il avait été alors, comme un pauvre homme, avec cinq pauvres serviteurs, mal vêtus comme lui, tous six portant au col de grosses patenôtres de bois. Si sa garde suivait, c'était de loin; de loin suivaient aussi canons et couleuvrines[351], paisiblement, sans bruit, sous Jean Bureau, le bon maître des comptes. Tout cela filait vers le midi. Le roi allait toujours. De Nantes, il voulut voir cette petite république de La Rochelle. À La Rochelle, il eut envie de voir Bordeaux, une belle ville; mais comme il la regardait du côté de la Gironde, il fut (p. 219) lui-même aperçu d'un vaisseau anglais qui heureusement ne put suivre son batelet dans les eaux basses. Pour voir et savoir par lui-même, il hasardait tout.
Sur le chemin, de Tours jusqu'à Bayonne, il allait confirmant, augmentant les franchises des villes, caressant les bourgeois, anoblissant les consuls, les échevins; pour tous, enfin, bon homme et facile[352]. Les gens de la Guienne, traités par Charles VII à peu près comme Anglais, eurent lieu d'être surpris de la bonté de Louis XI. Dès son avénement, il avait appelé à lui leurs notables; venu chez eux lui-même, il sembla se remettre à eux, rendit à Bordeaux toutes ses libertés. Il dit de plus qu'il n'était pas juste que Bordeaux plaidât à Toulouse, qu'il voulait que désormais on vînt plaider chez elle de toute la Guienne, de la Saintonge, de l'Angoumois, du Quercy, du Limousin. Il fit de Bayonne un port franc. Il rappela le comte de Candale, Jean de Foix, banni comme ami des Anglais; il lui rendit ses biens.
Ayant ainsi assuré ses derrières, il put agir sérieusement vers l'Espagne. Il avait déjà traité, chemin faisant, avec le gendre du roi d'Aragon, le comte de Foix, en avait pris des arrhes. Le beau-père, troublé de sa mauvaise conscience, tergiversait, appelait, renvoyait les Français, les menaçait de la descente anglaise. Le roi, pour en finir, écrivit durement au gendre qu'il savait tout, que les Anglais se moquaient (p. 220) de lui; que quand même ils viendraient, ils ne resteraient pas, tandis que le roi de France «sera toujours là pour le châtier... Il faut que vous sachiez sa volonté, qu'il ne nous amuse pas jusqu'à ce que le comte de Warwick soit en mer... Au reste, le comte de Warwick ne nous peut déranger; notre artillerie est toute à la Réole.»
Il avançait toujours, et plus il avançait, plus les Catalans encouragés serraient leur roi; il n'en pouvait plus[353]. La marâtre, avec ses enfants, s'était jetée dans Girone; elle y fut assiégée, affamée. Il fallut bien alors que don Juan vînt où l'attendait Louis XI (3 mai); il engagea pour un secours le Roussillon qui n'était pas à lui, mais bien aux Catalans. L'horreur du pacte, c'est que pour échapper à la punition d'un premier crime, le coupable en faisait un autre; après avoir tué son fils, il tuait sa fille, la livrait à l'autre fille, du second lit, à la comtesse de Foix. La pauvre Blanche, héritière de Navarre après don Carlos, fut attirée par son père, qui voulait, disait-il, lui faire épouser le frère de Louis XI, et elle épousa un cachot du donjon d'Orthez, où sa sœur l'empoisonna bientôt.
L'Aragonais ne désespérait pas de duper Louis XI, (p. 221) d'avoir le secours sans remettre le gage. Mais le roi, qui connaissait son homme, ne fit rien sans être nanti. «Maréchal, écrit-il, avant tout, requérez au roi d'Aragon Perpignan et Collioures; s'il les refuse, allez les prendre[354].»
Ainsi se fit l'affaire de Roussillon. Elle était assurée et le roi revenu dans le nord, quand s'ébranla enfin la fameuse flotte anglaise. Cette flotte avait attendu qu'il eût loisir de s'occuper d'elle. Des falaises, il la vit passer, lui fit la conduite par terre, en Normandie et jusqu'en Poitou. Tout le long de la côte, les villes étaient garnies, gardées, tout le monde armé. Les Anglais, voyant ce bel ordre, crurent prudent de rester en mer[355]. Seulement Warwick, pour qu'il ne fût pas dit qu'il n'eût rien fait, fit une petite descente à côté de Brest. De tout cet orage qui devait écraser Louis XI, ce qui tomba, tomba sur le duc de Bretagne; les Bretons en restèrent furieux contre les Anglais.
Une lettre que le roi écrit vers cette époque, après sa capture du Roussillon, respire la joie sauvage du chasseur. Pas un mot de Warwick, qui apparemment l'inquiétait peu: «Je m'en vais bien bagué, dit-il, je n'ai pas perdu mon estoc; je pique des deux; il faut que je me récompense de la peine que j'ai eue, que je fasse bonne chère!... La reine d'Angleterre est arrivée[356]...»
(p. 222) La bonne chère, c'eût été de reprendre Calais, de le reprendre au moins par mains anglaises, au nom d'Henri VI et de Marguerite. La triste reine d'Angleterre, malade de honte et de vengeance, depuis sa grande défaite, suivait partout le roi, à Bordeaux, à Chinon, mendiant un secours. Elle n'avait rien à attendre de son père ni de son frère, qui, à ce moment, perdaient l'Italie. Louis XI le savait bien et n'en faisait que mieux la sourde oreille: il la laissait languir[357]... Qu'avait-elle à donner? rien que l'honneur et l'espérance. Elle promit pour quelque argent que, si jamais elle reprenait Calais, elle en nommerait capitaine un Anglo-Gascon qui était au roi[358], et qui, à (p. 223) défaut de payement, remettrait le gage au prêteur. Nul doute qu'en signant ce contrat de Shylock, cette dernière folie de joueur, elle n'ait senti qu'elle mettait contre elle ses amis, comme sa conscience, qu'elle périssait, et, qui pis est, méritait de périr.
Tout en tirant de Marguerite ce gage contre les Anglais, le roi ne voulait pas se fâcher avec l'Angleterre, avec son bon ami Warwick. Il ne donnait rien à Marguerite, il prêtait. Et combien? Vingt mille livres, une aumône, du neveu à la tante; il est vrai qu'il lui fit donner soixante mille écus par la Bretagne. Il ne lui donnait pas un soldat; qu'elle en levât si elle voulait. Par qui en levait-elle? Par un homme qui passait pour l'ennemi du roi, par M. de Brézé, naguère grand sénéchal de Normandie, qui sortait à peine de prison. Sans mission et comme aventurier, il menait en Écosse les nobles et les marins normands; c'était une affaire normande, écossaise, à peine française; si Brézé voulait se faire tuer là-bas, le roi s'en lavait les mains[359].
Française ou non, l'affaire venait à point pour la France. Tandis que l'Angleterre en masse se tournait vers le nord, tandis que cette désespérée Marguerite se faisait tuer ou pendre, le roi prenait Calais. Il intimidait les Anglais de la garnison sans espoir de secours; il leur montrait la signature de Marguerite, lui offrait un prétexte légal (ce qui est grave dans toute (p. 224) affaire anglaise); il mettait surtout en avant et jetait dans la place son Anglo-Gascon, qui était un des leurs, et qui, d'amitié ou de force, se serait fait leur capitaine, ou pour Louis XI, ou pour Henri VI.
À tout cela il manquait une chose. C'était que Louis XI disposât de quelques vaisseaux de Hollande pour fermer Calais, comme Charles VII en avait eu pour fermer Bordeaux. Il en demanda au duc de Bourgogne, qui ne voulut pas se brouiller avec la maison d'York, et refusa net. Tout fut manqué. Non-seulement le roi n'eut point Calais, mais, de l'avoir espéré seulement, d'avoir cru que Warwick, alors capitaine de cette place pour la maison d'York, la laisserait surprendre, cela dut compromettre l'équivoque personnage, déjà suspect depuis sa promenade maritime[360]. Il l'était d'ailleurs par les siens, par son frère et son oncle[361], deux évêques, dont l'un avait des relations avec Brézé. Warwick ne pouvait se laver qu'en faisant la guerre, et une guerre heureuse. Il y réussit par (p. 225) ses moyens ordinaires[362]. Brézé, ayant perdu partie de ses vaisseaux, brûlé les autres, s'était jeté dans une place et attendait le secours de Douglas et de Somerset. Warwick les pratiqua habilement[363]. Il acheta Douglas. Il gagna (pour cela il ne fallait pas moins qu'un (p. 226) miracle du diable) Lancastre même contre Lancastre, je veux dire Somerset, qui était de cette branche, qui avait intérêt à la défendre, puisque par elle il avait droit au trône. Il l'amena à combattre son droit, son honneur, le drapeau qu'il tenait depuis quarante ans. Puis le misérable changea encore, et on lui coupa la tête.
Les affaires du roi de France allaient mal. Il avait provoqué l'Angleterre, manqué Calais. Ses plus faibles ennemis s'enhardissaient, jusqu'au roi d'Aragon. Le Roussillon se refit espagnol. Il fallut que le roi y courût en personne: il reprit Perpignan[364], intimida l'Aragonais, qui envoya vite faire des soumissions. Louis XI menaçait de régler l'Espagne à ses dépens, de concert avec la Castille; il parlait d'occuper la Navarre[365]. Il avait acheté, homme à homme, tout le conseil du roi de Castille, Henri l'Impuissant. Ils le lui amenèrent jusqu'en France, de ce côté de la Bidassoa. (p. 227) Ce fut un étrange spectacle. De toute la plaine on vit sur une éminence les deux rois, l'Impuissant, dans un faste incroyable, entouré des grandesses, de sa brillante et barbare garde moresque; et à côté, houssé de sa cape grise, siégeait le roi de France, partageant les royaumes (23 avril 1463).
Les envoyés d'Angleterre, de Milan et de Bourgogne, attendaient curieusement, pour voir comment il se tirerait de cet imbroglio d'Espagne. Il s'en tira par un partage. C'était par un partage qu'il eût voulu finir l'affaire de Naples[366], qu'il avait fini celle de Catalogne, en détachant le Roussillon. Cette fois il coupait la Navarre, en donnait part à la Castille. La Navarre cria d'être coupée; l'Aragon cria ne n'avoir pas tout; combien plus le comte de Foix, qui avait si bien travaillé pour le roi dans l'affaire du Roussillon! Ce Roussillon, Louis XI, au grand étonnement de tout le monde, parut n'y pas tenir; il le donna au comte de (p. 228) Foix. Il le lui donna par écrit, s'entend, lui laissant, pour l'amuser, la jouissance d'un beau morceau de Languedoc[367].
Il était dans un moment de générosité admirable. Il donna au Dauphiné exemption des règlements sur la chasse; à Toulouse incendiée exemption de tailles pour cent années[368]. En passant à Bordeaux, il fit grâce de la mort à Dammartin, qui vint se jeter à ses genoux[369]. Ce qui surprit bien plus, c'est qu'il fit à un ennemi, à celui qui chassait d'Italie la maison d'Anjou, à celui qui détenait le patrimoine des Visconti contre la maison d'Orléans, il fit, dis-je, à Sforza, cadeau de Savone et de Gênes[370]; lui permettant en outre de racheter Asti au vieux Charles d'Orléans, fils de Valentine. (p. 229) C'était se fermer l'Italie, en même temps qu'il semblait se fermer l'Espagne. Tout cela de sa tête, sans consulter personne. Ses conseillers étaient désespérés.
Et rien pourtant n'était plus raisonnable.
Une crise allait éclater dans le nord; l'Angleterre, la Bourgogne et la Bretagne[371] semblaient près de s'unir. Le roi devait tourner le dos au midi: seulement, aux Pyrénées, tenir le Roussillon; aux Alpes, s'assurer de la Savoie, qu'il pratiquait de longue date, obtenir que le duc de Milan ne s'en mêlerait point. Sforza, s'avouant son vassal pour Gênes et Savone, (p. 230) allait lui prêter ses excellents cavaliers lombards. Le roi avait besoin de l'amitié du tyran italien, dans un moment où il fallait peut-être qu'il pérît lui-même ou devînt tyran.
Il prit ainsi son parti vivement, contre l'avis de tout le monde. Cette résolution hardie, cette générosité habile, si différente de la petite politique chicaneuse du temps[372], lui donna une grande force; il pesa d'autant plus au nord. Il emporta d'emblée son affaire capitale, le rachat de la Somme.
Depuis longtemps, il suivait l'affaire de la Somme avec une ardente passion, si ardente qu'elle se nuisait et manquait son but. Il caressait, tourmentait le vieux duc, pressait les Croy. Si le vieil homme, d'asthme ou de goutte, leur mourait dans les mains, tout était fini. On le crut un moment, quand le duc revenu de Paris, las de fêtes, de repas et de faire le jeune homme, tomba tout d'un coup et se mit au lit[373]. Son excellente (p. 232) femme sortait du béguinage où elle vivait, pour soigner son mari; le fils accourut pour soigner son père. Ils le soignèrent si bien, que s'il ne se fût remis, les Croy périssaient, et les affaires du roi devenaient fort malades.
Le duc avait beaucoup à faire entre son fils et Louis XI, deux tyrans. Le roi, mécontent pour Calais, impatient pour la Somme, le vexait, le rendait misérable, réveillant toutes les vieilles querelles de salines, de juridiction[374]. Par cette imprudente âpreté, il compromettait ainsi ses amis de Flandre, comme il avait fait de ceux d'Angleterre. L'un des Croy vint à Paris se plaindre, et parla durement, comme peut faire un homme indispensable[375]. Le roi eut le bon esprit de (p. 233) bien recevoir la leçon; il se mit à l'amende, cédant au duc le peu qu'il avait dans le Luxembourg; au duc toutefois moins qu'aux Croy, lesquels occupèrent les places par eux ou par des gens à eux.
Ce qui les rendait si forts près du vieux maître, c'est qu'il avait peur de retomber sous le gouvernement de ses gardes-malades, de son fils et de sa femme; celle-ci, une sainte sans doute, mais avec toute sa dévotion et son béguinage, la mère du Téméraire, la fille des violents, bâtards de Portugal ou cadets de Lancastre[376]. La mère et le fils prirent le moment où le malade, à peine rétabli, n'avait pas la tête bien forte, pour le faire consentir à la mort d'un valet de chambre favori[377], qu'ils prétendaient vouloir empoisonner le fils. Ceci n'était qu'un commencement. Le valet tué, on allait essayer davantage; on accusa (p. 234) bientôt le comte d'Étampes. Les Croy voyaient venir leur tour. Heureusement pour eux, leur ennemi alla trop vite; on prit le secrétaire du comte de Charolais qui courait la Hollande, et, profitant de la haine hollandaise contre les favoris wallons[378], engageait doucement les villes à prendre le fils pour seigneur du vivant du père[379].
Mais on connaissait trop d'avance ce que serait le nouveau maître pour laisser aisément l'ancien. Le peuple, dès qu'il le sut malade, montra une extrême frayeur. Dans certaines villes, la nouvelle étant arrivée la nuit, tout le monde se releva; on courut aux églises, on exposa les reliques; beaucoup pleuraient. Cela faisait assez entendre ce qu'on pensait du successeur. Quand le bon homme un peu remis fut montré en public, conduit de ville en ville, une joie folle éclata; on fit des feux, comme à la Saint-Jean, des danses. Il fallait se hâter de danser et de rire; un autre allait venir, rude et sombre, sous lequel on ne rirait guère. Le malade, ayant perdu ses cheveux, avait exprimé la fantaisie bizarre de ne plus voir que des têtes tondues; à l'instant chacun se fit tondre; on se serait vieilli volontiers pour le rajeunir. C'est que celui-ci (p. 235) était l'homme du bon temps qui s'en allait, l'homme des fêtes et des galas passés; en voyant ce bon vieux mannequin de kermesse[380] qu'on promenait encore, et qui bientôt ne paraîtrait plus, on croyait voir la paix elle-même, souriante et mourante, la paix des anciens jours.
Que de choses pendaient à ce fil usé! La vie des Croy d'abord. Ils le savaient. Sûrs de ne pas vivre plus que le vieillard, ils suivaient leur chance en désespérés, jouaient serré, à mort, contre l'héritier. Ils ne s'amusaient plus à prendre de l'argent; ils prenaient des armes pour se défendre, des places où se réfugier. Leur péril les forçait d'augmenter leur péril, de devenir coupables; ils périssaient s'ils restaient loyaux sujets du duc; mais s'ils devenaient ducs eux-mêmes? S'ils défaisaient à leur profit la maison qui les avait faits?... Certainement le démembrement des Pays-Bas, une petite royauté wallonne qui, sous la sauve-garde du roi, se serait étendue le long des Marches, laissant la Hollande aux Anglais[381], la Picardie et l'Artois aux Français, c'eût été chose agréable à tous. Ce qui est sûr, c'est que les Croy l'avaient déjà presque, cette royauté; ils occupaient toutes les Marches, l'allemande, (p. 236) le Luxembourg, l'anglaise, Boulogne et Guines, la française enfin sur la Somme. Leur centre, le Hainaut, la grosse province aux douze pairs, était tout à fait dans leurs mains; à Valenciennes, ils se faisaient donner le vin royal et seigneurial.
Presque tout cela leur était venu en deux ans, coup sur coup; le roi y avait poussé violemment[382]; sous son souffle invisible, ils avançaient sans respirer; c'était comme un ouragan de bonne fortune. Volant plutôt qu'ils ne marchaient, ils se trouvèrent un matin sur le précipice où il fallait sauter, sinon s'appuyer, tout autre appui manquant, sur la froide main de Louis XI.
À quel prix? Cette main ne faisait rien gratis. Il fallait d'abord qu'ils se déclarassent, demandant protection du roi et s'avouant de lui. Ce pas fait, tout retour impossible, il exigeait d'eux les villes de la Somme. Comme ils faisaient encore les difficiles et les vertueux, le roi sut lever leurs scrupules. Il profita du mécontentement qu'excitaient les nouveaux impôts. L'Artois était inquiet de ce qu'on avait demandé à ses états de voter les tailles pour dix ans[383]. Les villes de la Somme, jusque-là ménagées, caressées, habituées à (p. 237) ne donner presque rien, s'étonnaient fort qu'on leur parlât d'argent[384]. La colérique et formidable Gand, sans doute bien travaillée en dessous, ne voulait plus payer et prenait les armes[385]. Le roi avait trouvé moyen de gagner (pour un temps) le principal capitaine et seigneur des Marches picardes, le mortel ennemi des Croy, le comte de Saint-Pol. Ce fut lui qu'il leur détacha, pour les terrifier, en leur dénonçant que le roi se portait pour arbitre, pour juge, entre le duc et Gand.
Les Croy perdirent cœur entre ces deux dangers; leur ami Louis XI, leur ennemi le comte de Charolais, agissaient à la fois contre eux. Celui-ci, au moment même, commençait un affreux procès de sorcellerie (p. 238) contre son cousin, Jean de Nevers. La terreur gagnait; évidemment le violent jeune homme voulait le sang de ses ennemis; s'il demandait la mort d'un prince du sang, son parent, les pauvres Croy avaient bien sujet d'avoir peur.
Livrés au roi par cette peur, bridés par lui et sous l'éperon, ils allèrent en avant. Ils tâchèrent de faire croire au duc qu'il était de son intérêt de perdre le plus beau de son bien, de laisser le roi reprendre la Somme. Il n'en crut rien, et il y consentit, à la longue, vaincu d'ennui, d'obsession; il signa, on lui mena la main. Encore, s'il signa, c'est qu'il espérait que l'affaire tramerait, que l'argent ne pourrait venir. Il ne fallait pas moins de quatre cent mille écus; où trouver tant d'argent?
Louis XI en trouva ou en fit. Il courut, mendia par les villes, mendia en roi, mettant hardiment la main aux bourses. Les uns s'exécutèrent de bonne grâce; Tournai, à elle seule, donna vingt mille écus. D'autres, comme Paris, se firent tirer l'oreille; les bourgeois avaient tous des raisons de ne pas payer, tous avaient privilége. Mais le roi ne voulait rien entendre. Il ordonna à ses trésoriers de trouver l'argent, disant que, sur une telle affaire, on prêterait sans difficulté; s'il manquait quelque chose, il lui semblait qu'on dût le trouver en un pas d'âne[386]... Ce pas, c'était d'aller à (p. 239) Notre-Dame, d'en fouiller les caveaux, d'en tirer les dépôts de confiance que l'on faisait au Parlement et qu'il déposait lui-même sous l'autel à côté des morts[387].
Le premier payement arriva en un moment, à la grande surprise du duc (12 septembre), le second suivit (8 octobre), chaque fois deux cent mille écus sonnants et bien comptés. Il n'y avait rien à dire; il ne restait qu'à recevoir. Le duc s'en prit doucement à ses gouverneurs: «Croy, Croy, disait-il, on ne peut servir deux maîtres.» Et il emboursait tristement.
Les bons amis de Louis XI régnaient en Angleterre, comme aux Pays-Bas: ici les Croy, là-bas les Warwick. Ceux-ci avaient pris le dessus, sans doute avec l'appui de l'épiscopat, des propriétaires, de ceux qui ne voulaient pas payer la guerre plus longtemps. Édouard savait ce qu'il en avait coûté à la fin aux (p. 240) Lancastre pour n'avoir plus ménagé l'Établissement. Il caressa les évêques, reconnut l'indépendance de leurs justices[388], et laissa l'évêque d'Exeter, frère de Warwick, traiter d'une trêve à Hesdin. La trêve ménagée par les Croy, fut signée entre Édouard et Louis XI par devant le duc de Bourgogne (27 octobre 1463).
En signant une trêve, Louis XI commençait une guerre. Rassuré du côté de l'étranger, il agissait d'autant plus hardiment à l'intérieur, heurtant la Bretagne après la Bourgogne, et de cette querelle bretonne, faisant un vaste procès des grands, des nobles, de l'Église, moins un procès qu'une Révolution.
La Bretagne, sous forme de duché, et comme telle, classée parmi les grands fiefs, était au fond tout autre chose, une chose si spéciale, si antique, que personne ne la comprenait. Le fief du moyen âge s'y compliquait du vieil esprit de clan. Le vasselage n'y était pas un simple rapport de terre, de service militaire, mais une relation intime entre le chef et ses hommes, non sans analogie avec le cousinage fictif des highlander écossais. Dans une relation si personnelle, nul n'avait rien à voir. Chaque seigneur, tout en rendant hommage et service, sentait au fond qu'il tenait de Dieu[389]. Le duc, à plus forte raison, ne croyait tenir de nul autre, il s'intitulait duc par la grâce de Dieu. Il disait: «Nos pouvoirs royaux et ducaux[390].» Il le disait (p. 241) d'autant plus hardiment que l'autre royauté, la grande de France, avait été sauvée, à en croire les Bretons, non par la Pucelle, mais par leur Arthur (Richemont). Le duc de Bretagne ayant raffermi la couronne, portait couronne aussi, il dédaignait le chapeau ducal. Cette majesté bretonne ayant son parlement de barons, ne souffrait pas l'appel au parlement du roi; comment pouvait-elle prendre ce que lui soutenait Louis XI, que la haute justice ducale devait être jugée par les simples baillis royaux de la Touraine et du Cotentin?
Cette question de juridiction, de souveraineté, n'était pas simplement d'honneur ou d'amour propre; c'était une question d'argent. Il s'agissait de savoir si le duc payerait au roi certains droits que le vassal, en bonne féodalité, devait au suzerain, l'énorme droit de rachat, par exemple, dû par ceux qui succédaient en ligne collatérale, de frère à frère, d'oncle à neveu, et le cas s'était présenté plusieurs fois dans les derniers temps; cette famille de Bretagne, comme la plupart des grandes familles d'alors, tendait à s'éteindre; peu d'enfants, et qui mouraient jeunes.
Ce n'est pas tout: les évêques de Bretagne, à raison de leur temporel, siégeaient parmi les barons du pays; étaient-ils vraiment barons, vassaux du duc et lui devant hommage? Ou bien, comme le roi le prétendait, les évêques étaient-ils égaux au duc, et relevaient-ils du roi seul? Dans ce cas, le roi ayant supprimé la Pragmatique et les élections, aurait conféré les évêchés de Bretagne comme les autres, donné en Bretagne, comme ailleurs, les bénéfices vacants en régale, (p. 242) administré dans les vacances, perçu les fruits, etc. Il soutenait l'évêque de Nantes qui refusait l'hommage au duc. Le duc, sans se soucier du roi, s'adressait directement au pape pour mettre son évêque à la raison.
La plus grande affaire du royaume était sans nul doute celle de l'Église et des biens d'Église. En supprimant les élections où dominaient les grands, Louis XI avait cru disposer des nominations d'accord avec le pape[391]. Mais ce pape, le rusé Silvio (Pie II), ayant une fois soustrait au roi l'abolition de la Pragmatique, s'était moqué de lui, réglant tout sans le consulter, donnant ou vendant, attirant les appels, voulant juger entre le roi et ses sujets, entre le Parlement et le duc de Bretagne. Le roi, au retour des Pyrénées, chemin faisant et de halte en halte (24 mai, 19 juin, 30 juin), lança trois ou quatre ordonnances, autant de coups sur le pape et sur ses amis. Il y reproduit et sanctionne en quelque sorte du nom royal les violentes invectives du Parlement contre l'avidité de Rome, contre l'émigration des plaideurs et demandeurs qui désertent le royaume, passent les monts par bandes, et portent tout l'argent de France au grand marché spirituel. Il déclare hardiment que (p. 243) toutes questions de possessoire en matière ecclésiastique seront réglées par lui-même, par ses juges; que pour les bénéfices donnés en régale (conféré par le roi pendant la vacance d'un évêché), on ne plaidera qu'au Parlement, autant dire devant le roi même. Ainsi le roi prenait, et, si l'on contestait, le roi jugeait qu'il avait bien pris.
Quelque vifs et violents que fussent en tout ceci les actes du roi, personne ne s'étonnait; on n'y voyait qu'une reprise de la vieille guerre gallicane contre le pape. Mais au 20 juillet un acte parut qui surprit tout le monde, un acte qui ne touchait plus le pape ni le duc de Bourgogne, mais tout ce qu'il y avait d'ecclésiastiques, une foule de nobles.
À ce moment, le roi se sentait fort, il avait bien regardé tout autour, il croyait tenir tous les fils des affaires par Warwick, Croy et Sforza; il venait de s'assurer des soldats italiens, il pratiquait les Suisses.
Ordre aux gens d'Église de donner sous un an déclaration des biens d'Église[392], «en sorte qu'ils n'empiètent plus sur nos droits seigneuriaux et ceux de nos vassaux.» Ordre aux vicomtes et receveurs de percevoir les fruits des fiefs, terres et seigneuries, «qui seront mis en main du roi, faute d'hommage et droits non payés.» Ces grandes mesures furent prises (p. 244) par simple arrêt de la Chambre des comptes. Celle qui regardait les gens d'Église devint une Ordonnance, adressée (sans doute comme essai) au prévôt de Paris. Quant à l'autre, le roi envoya dans les provinces des commissaires pour faire recherche de la noblesse[393], c'est-à-dire apparemment pour soumettre les faux nobles aux taxes, pour s'enquérir des fiefs qui devaient les droits, pour s'informer des nouveaux acquêts, des rachats, etc., pour lesquels on oubliait de payer.
Cette nouveauté au nom du vieux droit, cette audacieuse inquisition, produisit d'abord un effet. On crut que celui qui osait de telles choses était bien fort; les Croy se donnèrent ouvertement à lui, comme on a vu, et lui livrèrent la Somme; le duc de Savoie se jeta dans ses bras, les Suisses lui envoyèrent une ambassade, le frère de Warwick vint traiter avec lui. On crut l'embarrasser en lançant dans la Catalogne un neveu de la duchesse de Bourgogne, D. Pedro de Portugal, qui prit le titre de roi et vint tâter le Roussillon[394]; mais rien ne bougea.
Il allait grand train dans sa guerre d'église[395]. (p. 245) D'abord, pour empêcher l'argent de fuir à Rome, il bannit les collecteurs du pape. Puis il attaque et met la main sur trois cardinaux, saisit leur temporel. Justice lucrative. Avec un simple arrêt de son Parlement, un petit parchemin, il faisait ainsi telle conquête en son propre royaume, qui valait parfois le revenu d'une province. L'attrait de cette chasse aux prêtres allait croissant. Du seul cardinal d'Avignon, un des plus gras bénéficiers, le roi eut les revenus des évêchés de Carcassonne, d'Usez, de l'abbaye de Saint-Jean-d'Angeli, je ne sais combien d'autres. Il ne tint pas au neveu du cardinal[396] que le roi ne prît Avignon même; le bon neveu donnait avis que son oncle, légat d'Avignon pour le pape, était vieux, maladif, quasi mourant, qu'à son agonie on pourrait saisir.
Louis XI se trouvait engagé dans une étrange voie, (p. 246) celle d'un séquestre universel; il y allait de lui-même sans doute et par l'âpre instinct du chasseur. Mais quand il eût voulu s'arrêter, il ne l'aurait pu. Il n'avait pu élargir le duc d'Alençon, l'ami des Anglais, qu'en s'assurant des places qu'il leur aurait ouvertes. Il n'avait pu s'aventurer dans la Catalogne qu'en prenant pour sûreté au comte de Foix une ville forte. Les Armagnacs, à qui il avait fait à son avénement le don énorme du duché de Nemours, le trahissaient au bout d'un an; le comte d'Armagnac, sachant que le roi en avait vent, craignit de sembler craindre, il vint se justifier, jura, selon son habitude, et, pour mieux se faire croire, offrit ses places: «J'accepte,» dit le roi. Et il lui prit Lectoure et Saint-Sever.
Il prenait souvent des gages, souvent des otages. Il aimait les gages vivants. Jamais ni roi, ni père, n'eut tant d'enfants autour de lui. Il en avait une petite bande, enfants de princes et de seigneurs, qu'il élevait, choyait, le bon père de famille, dont il ne pouvait se passer. Il gardait avec lui l'héritier d'Albret, les enfants d'Alençon, comme ami de leur père, qu'il avait réhabilité; le petit comte de Foix, dont il avait fait son beau-frère, et le petit d'Orléans qui devait être son gendre. Il ne pouvait guère l'être de longtemps, il naissait; mais le roi avait cru plus sûr de tenir l'enfant entre ses mains, au moment où il irritait toute sa maison, livrant son héritage au delà des monts pour s'assurer à lui-même ce côté-ci des monts, la Savoie. Il aimait cette Savoie de longue date, comme voisine de Son Dauphiné: il y avait pris femme, il y maria sa sœur; il tenait près de lui tout ce qu'il y (p. 247) avait de princes ou princesses de Savoie; il fit enfin venir le vieux duc en personne. Des princes savoyards, un lui manquait, et le meilleur à prendre, le jeune et violent Philippe de Bresse, qui, d'abord caressé par lui, avait tourné au point de chasser de Savoie son père, beau-père de Louis XI. Il attira l'étourdi à Lyon, et, le mettant sous bonne garde, il le logea royalement à son château de Loches.
Au moyen d'une de ces Savoyardes, il comptait faire une belle capture, rien moins que le nouveau roi d'Angleterre. Ce jeune homme, vieux de guerres et d'avoir tant tué, voulait vivre à la fin. Il fallait une femme. Non pas une Anglaise, ennuyeusement belle, mais une femme aimable qui fit oublier. Une Française eût réussi, une Française de montagnes, comme sont volontiers celles de Savoie, gracieuse, naïve et rusée. Une fois pris, enchaîné, muselé, l'Anglais, tout en grondant, eût été ici, là, partout où le roi et le Faiseur de Rois auraient voulu le mener.
À cette Française de Savoie, le parti Bourguignon opposa une Anglaise de Picardie, du moins dont la mère était Picarde, sortant des Saint-Pol de la maison de Luxembourg[397]. La chose fut évidemment préparée, (p. 248) et d'une manière habile; on arrangea un hasard romanesque, une aventure de chasse où ce rude chasseur d'hommes vint se prendre à l'aveugle. Entré dans un château pour se rafraîchir, il est reçu par une jeune dame en deuil qui se jette à genoux avec ses enfants; ils sont, la dame l'avoue, du parti de Lancastre; le mari a été tué, le bien confisqué, elle demande grâce pour les orphelins. Cette belle femme qui pleurait, cette figure touchante de l'Angleterre après la guerre civile, troubla le vainqueur; ce fut lui qui pria... Néanmoins, ceci était grave; la dame n'était pas de celles qu'on a sans mariage. Il fallait rompre la négociation commencée par Warwick, rompre avec Warwick, avec ce grand parti, avec Londres même; le lord-maire avait dit: Avant qu'il l'épouse, il en coûtera la vie à dix mille hommes. Mais dût-il lui en coûter la vie à lui-même, il passa outre, il épousa. C'était se jeter dans la guerre, dans l'alliance du comte de Charolais contre Louis XI. Le comte, pour le faire savoir à tous et le dire bien haut, envoya aux noces l'oncle de la reine, Jacques de Luxembourg, frère du comte de Saint-Pol et de la duchesse de Bretagne, avec une magnifique troupe de cent chevaliers.
Ainsi, quelque part qu'il se tournât, en Angleterre, en Bretagne, en Espagne, le roi trouvait toujours devant lui le comte de Charolais. Que lui servait donc d'avoir les Croy, de gouverner par eux le duc de Bourgogne? (p. 249) Il voulut faire un grand effort, s'emparer lui-même de l'esprit du vieux duc, et s'étant rendu maître du père, avec le père écraser le fils.
Il ne bougea plus guère de la frontière du Nord, allant, venant, le long de la Somme, poussant jusqu'à Tournai[398], puis se confiant, s'en allant tout seul chez le duc en Artois, lui rendant à tout moment visite, l'attirant par la douce et innocente séduction de la reine, des princesses et des dames. Elles vinrent surprendre un matin le bonhomme, réchauffèrent le vieux cœur, l'obligèrent de se montrer galant, de leur donner des fêtes. Il en fut si aise et si rajeuni qu'il les retint trois jours de plus que le roi ne le permettait.
Charmé d'être désobéi, il prit ce bon moment près de l'oncle, accourut à Hesdin, l'enveloppa, tournant tout autour, l'éblouissant de sa mobilité, avec cent jeux de chat ou de renard... À la longue, le croyant étourdi, fasciné, il se hasarda à parler, il demanda Boulogne. Puis, la passion l'emportant, il avoua l'envie qu'il aurait d'avoir Lille... C'était dans une belle forêt; le roi promenait le duc, qui le laissait causer... Enfin, enhardi par sa patience, il lâcha le grand mot: «Bel oncle, laissez-moi mettre à la raison beau-frère de Charolais; qu'il soit en Hollande ou en Frise, par (p. 250) la Pâque-Dieu, je vous le ferai venir à commandement...» Ici il allait trop loin; le mauvais cœur avait aveuglé le subtil esprit. Le père se réveilla, et il eut horreur... Il appela ses gens pour se rassurer, et sans dire adieu il prit brusquement un autre chemin de la forêt[399].
Au reste, on ne négligeait rien pour augmenter ses défiances et l'éloigner de la frontière. On lui assurait que s'il restait à Hesdin, il y mourrait, les astres le disaient ainsi; le roi, qui le savait, était là pour guetter sa mort. Son fils lui donnait avis, en bon fils, de bien prendre garde à lui, le roi voulait s'emparer de sa personne. Rien de moins vraisemblable; Louis XI apparemment n'avait pas hâte de détrôner les Croy pour faire succéder Charolais.
Une chose, à vrai dire, accusait le roi, c'est qu'il venait d'établir gouverneur entre Seine et Somme, sur cette frontière reprise d'hier, l'ennemi capital de la maison de Bourgogne, cet homme noir, ce sorcier, (p. 251) cet envoûteur; c'étaient les noms que le comte de Charolais donnait à son cousin Jean de Nevers, dit le comte d'Étampes, et mieux dit Jean sans terre.
Jean était né dans un jour de malheur, le jour de la bataille d'Azincourt, où son père fut tué. Son oncle, Philippe le Bon, se hâta d'épouser la veuve pour avoir la garde des deux orphelins qui restaient. Cette garde consista à les frustrer de la succession du Brabant, en leur assignant une rente qu'ils ne touchèrent point, puis, à la place de la rente, Étampes, Auxerre, Péronne enfin, qu'on ne leur donna pas[400]. Ils n'en servirent pas moins leur oncle avec zèle; l'un lui conquit le Luxembourg, l'autre lui gagna sa bataille de Gavre. Pour récompense, le comte de Charolais voulait encore, sur leur pauvre héritage de Nevers et de Rethel, avoir Rethel, fort à sa convenance. Puis il voulut leur vie, celle de Jean du moins, auquel il intenta cette horrible accusation de sorcellerie. Il le jeta ainsi, comme les Croy, dans les bras de Louis XI, qui le mit à son avant-garde, et qui dès lors, par Nevers, par Rethel, par la Somme, montra à la maison de Bourgogne, sur toutes ses frontières, un ennemi acharné.
Ce n'étaient pas des guerres seulement qu'on avait à attendre de haines si furieuses, c'étaient des crimes. Il ne tenait pas au comte de Charolais que les Croy ne fussent tués, Jean de Nevers brûlé. Le duc de Bretagne essayait de perdre le roi par une atroce calomnie; dans un pays tout plein encore de l'horreur des guerres anglaises, il l'accusait d'appeler les Anglais, (p. 252) tandis que lui-même il leur demandait sous main six mille archers. Pour appuyer les archers par des bulles, il faisait venir de Rome un nonce du pape qui devait juger entre le roi et lui; ce juge fut reçu, mais comme prisonnier; expédié au Parlement pour siéger, mais sur la sellette. Le roi fit arrêter en même temps, à la prière du duc de Savoie, son fils Philippe qui l'avait chassé. Il eût bien voulu que le duc de Bourgogne lui fit la même prière. Mais, à ce moment même, un événement s'était passé qui rompait tout entre eux.
Sur la frontière de la Picardie, dans ce pays de désordres, à peine revenu au roi et où l'homme du roi, Jean de Nevers, ramassait les gens de guerre, les bravi du temps, il y en avait un, un bâtard, un aventurier amphibie, qui, rôdant sur la Marche ou vaguant par la Manche, cherchait son aventure. Ce bandit était de bonne maison, frère d'un Rubempré, cousin des Croy. Un jour, prenant au Crotoy un petit baleinier, il s'en alla, non pêcher la baleine, mais prendre, s'il pouvait, en mer un faux moine, un Breton déguisé qui portait le traité de son duc avec les Anglais. Ayant manqué son moine et revenant à vide, cet homme de proie, plutôt que de ne rien prendre, se hasarda à flairer le gîte même du lion, un château de Hollande, où se tenait le grand ennemi des Croy, de Jean de Nevers, du roi, le comte de Charolais. Le bâtard n'avait que quarante hommes; ce n'était pas avec cela qu'il aurait emporté la place. Il laissa ses gens, débarqua seul, entra dans les tavernes, s'informa: Le comte allait-il quelquefois se promener (p. 253) en mer? Sortait-il bien accompagné? À quelle heure?... Et il ne s'en tint pas à cette enquête, il alla au château, entra, monta sur les murailles, reconnut la côte. Il en fit tant qu'il fut remarqué et suivi; jusque-là sottement hardi, il prit sottement peur, s'accusa lui-même en se jetant à quartier dans l'église. Interrogé, il varia pitoyablement; il revenait d'Écosse, il y allait, il passait pour voir sa cousine de Croy; il ne savait que dire.
Le comte de Charolais eût acheté l'aventure à tout prix; elle le servait à point contre Louis XI; le roi semblait avoir voulu l'enlever, comme le prince de Savoie. Il envoya vite son serviteur Olivier de la Marche avertir son père du danger qu'il avait couru, l'effrayer pour lui-même. Cela réussit si bien que le vieux duc manqua au rendez-vous du roi, quitta la frontière, et ne se crut en sûreté que lorsqu'il fut dans Lille.
La grande nouvelle, l'enlèvement du comte, l'infamie du roi, furent partout répandus, criés, comme à son de trompe, prêchés en chaire, à Bruges, par un frère Prêcheur; ces Mendiants étaient fort utiles pour colporter et crier les nouvelles. Le roi, qui sentit le coup, se plaignit à son tour; il demanda réparation, somma le duc de condamner son fils. Les Croy auraient voulu qu'il laissât assoupir l'affaire; cela allait à leurs intérêts, non à ceux du roi, qui se voyait perdu d'honneur. Il envoya au contraire une grande ambassade pour accuser, récriminer hautement. D'une part, le chancelier Morvilliers, de l'autre le comte de Charolais, plaidèrent en quelque sorte par-devant le vieux (p. 254) duc. Le chancelier demandait si l'on pouvait dire que le bâtard, avec sa barque, fût armé, équipé, comme il fallait pour un tel coup, si c'était avec quelques hommes qu'il aurait emporté un fort, saisi un tel seigneur au milieu d'un monde de gens qui l'entouraient. Puis, le prenant de haut, il disait que le duc aurait dû s'adresser au roi pour avoir justice du bâtard. On ne pouvait lui donner satisfaction, à moins de lui livrer ceux qui avaient semé la nouvelle, défiguré l'affaire, Olivier de la Marche et le frère Prêcheur[401].
Le chancelier allait loin, dans l'excès de son zèle. Il accusait le comte même du crime de lèse-majesté, pour avoir traité avec le duc de Bretagne et le roi d'Angleterre, pour appeler l'Anglais. Plus il avait raison, plus le bouillant jeune homme s'irrita; au départ, il dit à l'un des ambassadeurs, à l'archevêque de Narbonne: «Recommandez-moi très-humblement à la bonne grâce du roi, et dites-lui qu'il m'a bien fait laver la tête par le chancelier, mais qu'avant qu'il soit un an, il s'en repentira[402].»
(p. 255) Il n'eût pas laissé échapper cette violente parole s'il ne se fût cru en mesure d'agir. Déjà, selon toute apparence, les grands s'étaient donné parole. Le moment semblait bon. Les trêves anglaises allaient expirer; Warwick baissait; Croy baissait. Warwick avait perdu son pupille; Croy gardait encore le sien, commandait toujours en son nom, et peu à peu l'on n'obéissait plus, tous regardaient vers l'héritier. En France, l'héritier présomptif était jusque-là le jeune frère du roi; le roi prétendait que la reine était grosse; s'il naissait un fils, le frère descendait et devenait moins propre à servir les vues des seigneurs; il fallait se hâter.
Si l'on en croit Olivier de la Marche, chroniqueur peu sérieux, mais qui enfin joua alors, comme on l'a vu, son petit rôle:
«Une journée fut tenue à Notre-Dame de Paris, où furent envoyés les scellés de tous les seigneurs qui voulurent faire alliance avec le frère du roi; et ceux qui avoient les scellés secrètement portoient chacun une aiguillette de soie à la ceinture, à quoi ils se connoissoient les uns les autres. Ainsi fut faite cette alliance dont le roi ne put rien savoir; et toutefois il y avoit plus de cinq cents, que princes, que dames et damoiselles, et escuyers, qui étoient tous acertenés de cette alliance.»
Que les agents de la noblesse se soient réunis dans la cathédrale de Paris, dont le roi avait récemment méconnu la franchise, enlevé les dépôts, cela en dit (p. 256) beaucoup. L'évêque[403] et le chapitre ne peuvent guère avoir ignoré qu'une telle réunion eût lieu dans leur église. Louis XI venait de fermer son Parlement aux évêques; il devait peu s'étonner qu'ils ouvrissent leurs églises aux ligués[404].
Ce roi qui, pour donner les bénéfices, s'était passé d'abord des élections de chapitres, puis des nominations pontificales, qui d'abord avait au nom du pape condamné le clergé du pape, puis saisi le nonce du pape, les cardinaux, eut naturellement le clergé contre lui, non-seulement le clergé, mais tout ce qu'il y avait de conseillers clercs, juges clercs, au Parlement, dans tous les siéges de judicature, tous les clercs de l'Université[405], tout ce qui dans la bourgeoisie, par confréries, offices, par petits profits, comme marchands, clients, parasites, mendiants honorables, tenait à l'Église; tout ce que le clergé confessait, dirigeait... Or, c'était tout le monde.
Dans les longs siècles du moyen âge, dans ces temps de faible mémoire et de demi-sommeil, l'Église seule (p. 257) veilla; seule elle écrivit, garda ses écritures. Quand elle ne les gardait pas, c'était tant mieux; elle refaisait ses actes en les amplifiant[406]. Les terres d'église avaient cela d'admirable qu'elles allaient gagnant toujours; les haies saintes voyageaient par miracle. Puis l'antiquité venait tout couvrir de prescription, de vénération. On sait la belle légende: Pendant que le roi dort, l'évêque, sur son petit ânon, trotte, trotte, et toute la terre dont il fait le tour est pour lui; en un moment, il gagne une province. On éveille le roi en sursaut: «Seigneur, si vous dormez encore, il va faire le tour de votre royaume[407].»
Ce brusque réveil de la royauté, c'est précisément Louis XI. Il arrête l'Église en train d'aller; il la prie d'indiquer ce qui est à elle, autrement dit, de s'interdire le reste. Ce qu'elle a, il veut qu'elle prouve qu'elle a le droit de l'avoir.
Avec les nobles, autre compte à régler. Ceux-ci n'auraient jamais pensé qu'on osât compter avec eux. De longue date, ils ne savaient plus ce que c'étaient qu'aides nobles, que rachats dus au roi. Ils se faisaient (p. 258) payer de leurs vassaux, mais ne donnaient plus rien au suzerain. À leur grand étonnement, ce nouveau roi s'avise d'attester la loi féodale. Il réclame, comme suzerain et seigneur des seigneurs, les droits arriérés, non ce qui vient d'échoir seulement, mais toute somme échue, en remontant. Il présenta ainsi un compte énorme au duc de Bretagne.
Si les nobles, les seigneurs des campagnes, n'aidaient plus le roi, qui donc aidait? Les villes. Et cela était d'autant plus dur qu'elles payaient fort inégalement, au caprice de tous ceux qui ne payaient pas. Ceux qui savent de quel poids pesaient au XVe siècle la noblesse et l'Église ne peuvent douter que les bourgeois élus pour répartir les taxes n'aient été leurs dociles et tremblants serviteurs, qu'ils n'aient obéi sans souffler, rayant du rôle quiconque tenait de près ou de loin à ces hautes puissances, parent ou serviteur, cousin de cousin, bâtard de bâtard. Au reste, les élus étaient récompensés de leur docilité, en ce qu'ils n'étaient plus vraiment élus, mais toujours les mêmes et de mêmes familles; ils formaient peu à peu une classe, une sorte de noblesse bourgeoise, unie à l'autre par une sorte de connivence héréditaire. Entre nobles et notables bourgeois, la rude affaire des taxes se réglait à l'amiable et comme en famille; tout tombait d'aplomb sur le pauvre, tout sur celui qui ne pouvait payer.
Charles VII avait essayé de remédier à ces abus en nommant les élus lui-même; mais probablement il n'avait pu nommer que les hommes désignés par les puissances locales. Louis XI n'eut point d'égard à ces arrangements. Il déclare durement dans son ordonnance (p. 259) «que tous les élus du royaume sont destitués par leurs fautes et négligences.» Par grâce, il les commet encore pour un an. Nommés désormais d'année en année, ils sont responsables devant la chambre des comptes. Ils décident, mais on appelle de leurs décisions aux généraux des aides. Leur importance tombe à rien; leur dignité de petites villes est annulée.
Il ne faut pas s'étonner si les gens d'église, les hommes d'épée, les notables bourgeois, se trouvèrent ligués avant d'avoir parlé de ligue. Les gens même du roi étaient contre le roi, ses amés et féaux du Parlement, ces hommes qui avaient fait la royauté, pour ainsi dire, aux XIIIe et XIVe siècles, qui l'avaient suivie par delà leur conscience, par delà l'autel, ils s'arrêtèrent ici. Ce n'était pas là le roi auquel ils étaient accoutumés, leur roi grave et rusé, le roi des précédents, du passé, de la lettre, qu'il maintenait, sauf à changer l'esprit. Celui-ci ne s'en informait guère, il allait seul, sans consulter personne, par la voie scabreuse des nouveautés, tournant le dos à l'antiquité, s'en moquant. Aux solennelles harangues de ses plus vénérables représentants, il riait, haussait les épaules.
C'est ce qui arriva à l'archevêque de Reims, chancelier de France, qui le complimentait à son avénement; il l'arrêta au premier mot. Le pape, s'imaginant faire sur lui grand effet, lui avait envoyé son fameux cardinal grec Bessarion, la gloire des deux églises. Le docte byzantin lui débitant sa pesante harangue, Louis XI trouva plaisant de le prendre à la barbe, à sa longue barbe orientale... Et pour tout compliment, (p. 260) il lui dit un mauvais vers technique de la grammaire[408], qui renvoyait le pauvre homme à l'école.
Il y renvoya l'Université elle-même, en lui faisant défendre par le pape de se mêler désormais des affaires du roi et de la ville, d'exercer son bizarre veto de fermeture des classes[409]. L'Université finit, comme corps politique; elle finissait d'ailleurs comme école, perdant ce qui avait été son âme, sa vie, l'esprit de dispute.
Si Louis XI aimait peu les scolastiques, ce n'était pas seulement par mépris pour leur radotage, mais c'est qu'il connaissait la tendance de tous ces tonsurés à se faire valets des seigneurs, des patrons des églises, pour avoir part aux bénéfices. Il les affranchit malgré eux de cette servitude en supprimant les élections ecclésiastiques, que leurs nobles protecteurs réglaient à leur gré. Les élections étaient le point délicat où les parlementaires eux-mêmes, naguère si âpres contre les grands, semblaient faire leur paix avec eux. Sous le nom de libertés gallicanes, ils se mirent à défendre de toute leur faconde la tyrannie féodale sur les biens d'église; ils y trouvèrent leur compte. Les deux noblesses, (p. 261) d'épée et de robe, se rapprochaient pour le profit commun.
Louis XI, tout en se servant des parlementaires contre le pape, ménagea peu ces rois de la basoche. Il limita leur royauté, d'abord en proclamant l'indépendance, la souveraineté rivale de l'honnête et paisible chambre des comptes[410]. Puis il restreignit les juridictions monstrueusement étendues des Parlements de Paris et de Toulouse, étendues jusqu'à l'impossible; des appels qu'il fallait porter à cent lieues, à cent cinquante lieues dans un pays sans routes, ne se portaient jamais. Le roi ramena ces vastes souverainetés judiciaires à des limites plus raisonnables; aux dépens de Paris et de Toulouse, il créa Grenoble et Bordeaux, auxquels d'heureuses acquisitions ajoutèrent Perpignan, Dijon, Aix, Rennes. L'Échiquier de Normandie reçut, nonobstant toute clameur normande, son procureur du roi[411].
Ce n'était pas seulement les primitives vieilleries du moyen âge, c'étaient les parlements et universités, (p. 262) secondes antiquités, ennemies des premières, que ce rude roi maltraitait. Naguère importants, redoutables, ces corps se voyaient écartés, bientôt peut-être, comme outils rouillés, jetés au garde-meuble... Les machines révolutionnaires les plus utiles aux siècles précédents risquaient fort d'être à la réforme sous un roi qui était lui-même la Révolution en vie.
Et pourtant de les laisser là, de repousser (dans un temps où tout était priviléges et corps) les corps et les privilégiés, c'était vouloir être tout seul. Méfiant, non sans cause, pour les gens classés, les honnêtes gens, il lui fallait, dans la foule inconnue, trouver des hommes, y démêler quelque hardi compère, de ces gens qui, sans avoir appris, réussissent d'instinct, ayant plus d'habileté que de scrupules, jamais d'hésitation, marchant droit, même à la potence. Pour tant de choses nouvelles qu'il avait en tête, il voulait de tels hommes, tout neufs et sans passé. Il n'aimait que ceux qu'il créait, et qui autrement n'étaient point; pour lui plaire, il fallait n'être rien, et que de ce rien il fît un homme, une chose à lui, où, tout étant vide, il remplît tout de sa volonté.
Au défaut d'un homme neuf, un homme ruiné, perdu, ne lui déplaisait pas; souvent, tel qu'il avait défait, il trouvait bon de le refaire. Il releva ainsi ses deux ennemis capitaux qui l'avaient chassé du royaume, Brézé et Dammartin. Ils avaient un titre auprès de cet homme singulier, d'avoir été assez habiles, assez forts pour lui faire du mal; il estimait la force[412]. (p. 263) Quand il eut bien prouvé la sienne à ceux-ci, qu'il leur eut fait sentir la griffe, il crut les tenir et les employa.
Parfois, quand il voyait un homme en péril et qui enfonçait, il prenait ce moment pour l'acquérir; il le soulevait de sa puissante main, le sauvait, le comblait. Un homme d'esprit et de talent, un légiste habile, Morvilliers, avait une fâcheuse affaire au Parlement; ses confrères croyaient le perdre en l'accusant de n'avoir pas les mains nettes. Louis XI se fait remettre le sac du procès; il fait venir l'homme: «Voulez-vous justice ou grâce?—Justice.»—Sur cette réponse, le roi jette le sac au feu, et dit: «Faites justice aux autres, je vous fais chancelier de France.» C'était chose incroyable de remettre ainsi les sceaux à un homme non lavé, de faire ainsi siéger un accusé parmi ses juges et au-dessus. Le roi avait l'air de dire que tout droit était en lui, dans sa volonté, et cette volonté il la mettait à la place suprême de justice dans l'odieuse figure de son âme damnée.
Avec cette manière de choisir et placer ses hommes, (p. 264) qui parfois lui réussissait, parfois aussi il se trouvait avoir pris des gens de sac et de corde, des voleurs. Ne pouvant les payer, il les laissait voler; s'ils volaient trop, on dit qu'il partageait[413]. Il n'était pas difficile sur les moyens de faire de l'argent[414]; il se trouvait toujours à sec. Avec la faible ressource d'un roi du moyen âge, il avait déjà les mille embarras d'un gouvernement moderne; mille dépenses, publiques, cachées, honteuses, glorieuses. Peu de dépenses personnelles; il n'avait pas le moyen de s'acheter un chapeau, et il trouva de l'argent pour acquérir le Roussillon, racheter la Somme.
Ses serviteurs vivaient comme ils pouvaient, se payaient de leurs mains. À la longue, un jour de bonne humeur, ils tiraient de lui quelque confiscation[415], un évêché, une abbaye. Maintes fois, n'ayant (p. 265) rien à donner, il donnait une femme. Mais les héritières ne se laissaient pas toujours donner; la douairière de Bretagne échappa; une riche bourgeoise de Rouen, dont il voulait payer un sien valet de chambre, ajourna, éluda, en Normande[416].
Ces procédés violents sentaient leur tyran d'Italie. Louis XI, fils de sa mère bien plus que de Charles VII, était par elle de la maison d'Anjou, c'est-à-dire, comme tous les princes de cette maison, un peu Italien. De son Dauphiné, il avait longtemps regardé, par-dessus les monts, les belles tyrannies lombardes, la gloire du grand Sforza[417]. Il admirait, comme Philippe de Commines, comme tout le monde alors, la sagesse de Venise. La Dominante était, au XVe siècle, ce que l'Angleterre devint au XVIIIe, l'objet d'une aveugle imitation. Dès son avénement, Louis XI avait fait venir deux sages du sénat de Venise, selon toute apparence, deux maîtres en tyrannie[418].
Ces Italiens différaient du Français en bien des (p. 266) choses, en une surtout: ils étaient patients. Venise alla toujours lentement, sûrement; le sage et ferme Sforza ne se hâta jamais. Louis XI, moins prudent, moins heureux, plus grand peut-être comme révolution, aurait voulu, ce semble, dans son impatience, anticiper sur la lenteur des âges, supprimer le temps, cet indispensable élément, dont il faut toujours tenir compte. Il avait ce grave défaut en politique, d'avoir la vue trop longue, de trop prévoir[419]; par trop d'esprit et de subtilité, il voyait comme présentes et possibles les choses de lointain avenir.
Rien n'était mûr alors; la France n'était pas l'Italie. Celle-ci, en comparaison, était dissoute, en poudre; il y avait des classes et des corps en apparence; en réalité, ce n'était plus qu'individus.
La France, au contraire, était toute hérissée d'agglomérations diverses, fiefs et arrière-fiefs, corps et confréries. Si par-dessus ces associations, gothiques et surannées, mais fortes encore, par-dessus les priviléges et tyrannies partielles, on essayait d'élever une haute et impartiale tyrannie (seul moyen d'ordre alors), tous allaient s'unir contre; on allait voir immanquablement les discordances concorder un instant, et la ligue unanime contre un pouvoir vivant de tous ceux qui devaient mourir.
Nous avons dit combien, en un moment, il avait (p. 267) déjà séquestré, amorti dans ses mains de seigneuries et de seigneurs, de bénéfices et de bénéficiers, de choses et d'hommes. Chacun craignait pour soi; chacun, sous ce regard inquiet, rapide, auquel rien n'échappait, se croyait regardé. Il semblait qu'il connût tout le monde, qu'il sût le royaume, homme par homme... Cela faisait trembler.
Le moyen âge avait une chose dont plusieurs remerciaient Dieu, c'est que, dans cette confusion obscure, on passait souvent ignoré; bien des gens vivaient, mouraient inaperçus... Cette fois, l'on crut sentir qu'il n'y aurait plus rien d'inconnu, qu'un esprit voyait tout, un esprit malveillant. La science qui, à l'origine du monde, apparut comme Diable, reparaissait telle à la fin.
Cette vague terreur s'exprime et se précise dans l'accusation que le fils du duc de Bourgogne porta contre Jean de Nevers, l'homme de Louis XI, qui, disait-il, sans le toucher, le faisait mourir, fondre à petit feu, lui perçait le cœur[420]... Il se sentait malade, impuissant, lié et pris de toutes parts au filet invisible «de l'universelle araignée[421].»
Cette puissance nouvelle, inouïe, le roi, ce dieu? ce diable? se trouvait partout. Sur chaque point du royaume il pesait du poids d'un royaume. La paix (p. 268) qu'il imposait à tous à main armée, leur semblait une guerre. Les batailleurs du Dauphiné (l'écarlate des gentilshommes) ne lui pardonnèrent pas d'avoir interdit les batailles. La même défense souleva le Roussillon; Perpignan déclara vouloir garder ses bons usages; la franchise de l'épée, la liberté du couteau, surtout cette belle justice qui donnait pour épices au noble juge le tiers de l'objet disputé.
Les compagnies, les confréries non nobles, ne furent guère plus amies que les nobles. Pourquoi, au lieu d'avoir recours à celles de Dieppe ou de La Rochelle, se mêlait-il de construire des vaisseaux, d'avoir une marine[422]? Pourquoi, dans sa malignité pour l'Université de Paris, en fondait-il une autre à Bourges qui arrêtait comme au passage tous les écoliers du midi? Pourquoi faisait-il venir des ouvriers étrangers dans le royaume, des marchands de tous pays à ses nouvelles foires de Lyon, supprimant pour les Hollandais et Flamands le droit d'aubaine, qui jusque-là les empêchait de s'établir en France?
On lui avait reproché en Dauphiné la foule des nobles qu'il avait tirés de la basoche, de la gabelle, de la charrue peut-être, ces nobles du Dauphin, ayant pour fief la rouillarde au côté. Que dut-on penser, quand on le vit dès son premier voyage décrasser tout un peuple de rustres, qui, comme consuls des bourgades, des moindres bastilles du Midi[423], venaient le haranguer; (p. 269) lorsqu'il jeta la noblesse aux marchands, «à tous ceulx qui voudroient marchander au royaulme.» Toulouse, la vieille Rome gasconne, se crut prise d'assaut quand elle vit des soudards entrer de par le roi dans ses honorables corporations, des maréchaux ferrants, des cordonniers, monter au Capitole[424].
Anoblir les manants, c'était désanoblir les nobles. Et il osa encore davantage. Sous prétexte de réglementer la chasse, il allait toucher la seigneurie même en son point le plus délicat, gêner le noble en sa plus chère liberté, celle de vexer le paysan.
Rappelons ici le principe de la seigneurie, ses formules sacramentelles: «Le seigneur enferme ses manants, comme sous portes et gonds, du ciel à la terre... Tout est à lui, forêt chenue, oiseau dans l'air, poisson dans l'eau, bête au buisson, l'onde qui coule, la cloche dont le son au loin roule[425]...»
Si le seigneur a droit, l'oiseau, la bête ont droit, puisqu'ils sont du seigneur. Aussi était-ce un usage antique et respecté que le gibier seigneurial mangeât le paysan. Le noble était sacré, sacrée la noble bête. Le laboureur semait; la semence levée, le lièvre, le lapin des garennes, venaient lever dîme et censive. (p. 270) S'il réchappait quelques épis, le manant voyait, chapeau bas, s'y promener le cerf féodal. Un matin, pour chasser le cerf, à grand renfort de cors et de cris, fondait sur la contrée une tempête de chasseurs, de chevaux et de chiens, la terre était rasée.
Louis XI, ce tyran qui ne respectait rien, eut l'idée de changer cela. En Dauphiné, il avait hasardé de défendre la chasse[426]. À son avénement, il trahit imprudemment l'intention d'étendre la défense au royaume, sauf à vendre sans doute les permissions à qui il voudrait. Le sire de Montmorenci, ayant l'honneur de recevoir le roi chez lui, voulait le régaler d'une grande chasse, et pour cela il avait rassemblé de toutes parts des filets, des épieux, toutes sortes d'armes, d'instruments de ce genre. Au grand étonnement de son hôte, Louis XI fit tout ramasser en un tas, tout brûler.
Si l'on en croit deux chroniqueurs hostiles, mais qui souvent sont très-bien instruits, il aurait ordonné que sous quatre jours tous ceux qui avaient des filets, des rets ou des piéges, eussent à les remettre aux baillis royaux, il aurait interdit les forêts «aux princes et seigneurs,» et défendu expressément la chasse aux personnes de toute condition, sous peines corporelles (p. 271) et pécuniaires. L'ordonnance peut avoir été faite, mais j'ai peine à croire qu'il ait osé la promulguer[427]. Les mêmes chroniqueurs assurent qu'un gentilhomme de Normandie, ayant, au mépris de la volonté du roi, chassé et pris un lièvre, il le fit prendre lui-même et lui fit couper l'oreille. Ils ne manquent pas d'assurer que le pauvre homme n'avait chassé que sur sa propre terre, et pour rendre l'histoire plus croyable, ils ajoutent cette glose absurde, que le roi Louis aimait tant la chasse qu'il voulait désormais chasser seul dans tout le royaume.
Que les gens du roi, comme on le dit encore, aient fait ce que le roi défendait aux seigneurs, qu'ils aient vexé les pauvres gens, c'est chose assez probable. Ce qui est authentique et certain, ce sont les articles suivants qu'on lit dans les comptes de Louis XI (dans le peu de registres qui en restent encore): «Un écu à (p. 272) une pauvre femme dont les lévriers du roi ont étranglé la brebis;—à une femme dont le chien du roi a tué une oie;—à une autre dont les chiens et lévriers ont tué le chat. Autant à un pauvre homme dont les archers ont gâté le blé en traversant son champ[428].»
Ces petits articles en disent beaucoup. D'après de telles réparations aux pauvres gens, d'après les nombreuses charités qu'on trouve dans les mêmes comptes, on serait tenté de croire que ce politique avisé aura eu souvent velléité, dans sa guerre contre les grands, de se faire le roi des petits. Ou bien, faudrait-il supposer que dans ses spéculations dévotes, où il prenait pour associés les saints et Notre-Dame, tenant avec eux compte ouvert et travaillant ensemble à perte et gain, il aura cru, par des charités, de petites avances, les intéresser dans quelque grosse affaire? Peut-être enfin, et cette explication en vaut une autre, le méchant (p. 273) homme était parfois un homme[429], et parmi ses iniquités politiques, ses cruelles justices royales, il se donnait la récréation d'une justice privée, qui après tout ne coûtait pas grand'chose.
Quoi qu'il en soit, d'avoir menacé le droit de chasse, touché à l'épée même, cela suffisait pour le perdre. C'est, selon toute apparence, ce qui donna aux princes une armée contre lui. Autrement, il est douteux que les nobles et petits seigneurs eussent suivi contre le roi la bannière des grands, une bannière depuis bien des années roulée, poudreuse. Mais ce mot, plus de chasse, les forêts interdites, l'historiette surtout de l'oreille coupée[430], c'était un épouvantail à faire sortir de chez lui le plus paresseux hobereau; il se voyait attaqué dans sa royauté sauvage, dans son plus cher caprice, (p. 274) chassé lui-même sur sa terre, déjà forcé au gîte... Quoi, aux dernières Marches, aux landes de Bretagne ou d'Ardenne, partout le roi, toujours le roi! Partout, à côté du château, un bailli qui vous force à descendre, à répondre aux clabauderies d'en bas, qui poussera au besoin vos hommes à parler contre vous... jusqu'à ce que, de guerre lasse, vous ayez tué chiens et faucons, renvoyé vos vieux serviteurs...
Dès lors, ni cor, ni cris, toujours même silence, sauf la grenouille du fossé qui coasse après vous... Toute la joie du manoir, tout le sel de la vie, c'était la chasse; au matin le réveil du cor, le jour la course au bois et la fatigue; au soir, le retour, le triomphe, quand le vainqueur siégeait à la longue table avec sa bande joyeuse. Cette table où le chasseur posait la tête superbement ramée, la hure énorme, où il refaisait son courage avec la chair des nobles bêtes[431], tuées à son péril, qu'y servir désormais?... Qu'il fasse donc pénitence, le triste seigneur, qu'il descende aux viandes (p. 275) roturières, ou bien qu'il mange la chair blanche[432] avec les femmes et vive de basse-cour...
Qui s'y fût résigné se serait senti déchu de noblesse. Quiconque portait l'épée, devait tirer l'épée.
Louis XI voyait venir la crise[433], et il se trouvait seul, seul dans le royaume, seul dans la chrétienté.
Il fallait qu'il sentît bien son isolement pour aller chercher, comme il le fit, l'alliance lointaine du Bohémien (p. 277) et de Venise; alliance contre le Grand Turc, assez bizarre dans un pareil moment. Mais en réalité, si les affaires n'eussent marché trop vite, le Bohémien eût probablement attaqué le Luxembourg[434], Venise eût fourni des galères[435].
Nos grands amis et alliés, les Écossais, nous menacèrent, loin de nous secourir. Et les Anglais semblaient près d'attaquer. Warwick seul peut-être sauva à la France une descente anglaise, et à Édouard la folie d'une guerre étrangère après la guerre civile; folie trop vraisemblable, au moment où nos ennemis venaient de marier ce jeune Édouard, de placer dans son lit et à son oreille une douce solliciteuse pour mettre la France à feu et à sang.
Louis XI craignait fort que le pape, lui gardant rancune, n'autorisât la ligue. Il se hâta de lui écrire que ses ennemis étaient ceux du saint-siége, que les princes et les seigneurs voulaient, par-dessus tout, rétablir la (p. 278) Pragmatique, les élections, disposer à leur gré des bénéfices. Le pape, sans se déclarer, lui répondit gracieusement, et lui envoya, pour lui et la reine, des Agnus Dei[436].
Les seuls secours que reçut Louis XI lui vinrent de Milan et de Naples. Sforza et Ferdinand le Bâtard[437] comprirent très-bien que si les Provençaux suivaient Jean de Calabre, comme ils prétendaient le faire, à la conquête de la France, le tour de l'Italie viendrait. Sforza envoya dans le Dauphiné son propre fils Galéas avec huit cents hommes d'armes et quelques mille piétons. Ferdinand fit croiser des galères qui, passant et repassant le long des côtes, tinrent les Provençaux en alerte. Faibles secours, indirects, mais non sans efficacité.
Les Italiens de Lyon rendirent au roi un autre service: ce fut de fournir des armures aux gentilshommes (p. 279) qui lui venaient du Dauphiné[438], de Savoie et de Piémont ces armures se tiraient surtout de Milan. Il est probable aussi que les Médicis lui firent passer quelque argent par leurs commis de Lyon[439]. Sa flatteuse lettre à Pierre de Médicis, son «ami et féal conseiller,» où il lui permet de mettre les lis de France dans ses armes, a bien l'air d'une quittance.
Au dedans, les ressources du roi étaient faibles, incertaines. Sur les vingt-sept provinces du royaume, il n'en avait que quatorze; dans ces quatorze même, il était probable que l'appel féodal du ban et de l'arrière-ban grossirait l'armée des princes plutôt que la sienne. Il avait çà et là des francs-archers; il avait quelques compagnies d'ordonnance bien-armées, bien montées et lestes. Seulement, ces compagnies, formées par Dunois, Dammartin et autres ennemis du roi, ne reconnaîtraient-elles pas en bataille la voix de leurs vieux chefs?... Il venait de faire une belle ordonnance qui protégeait l'homme d'armes contre la tyrannie du capitaine, l'habitant contre celle de l'homme d'armes. Mais ce bon ordre même semblait tyrannie.
(p. 280) Autre nouveauté peu agréable aux troupes. Il mit près d'elles des inspecteurs qui tous les trois mois inspecteraient hommes, chevaux et armes, et qui informeraient le roi de tout, principalement «des dispositions et volontés[440].»
Le premier besoin, dans une telle crise, c'était de savoir tout, de savoir vite. Il établit la poste[441]: de quatre lieues en quatre lieues un relais, où l'on fournirait des chevaux aux courriers du roi, à nul autre, sous peine de mort. Grande et nouvelle chose! dès lors, tout allait retentir au centre; le centre pouvait réagir à temps[442].
À l'appui de ces moyens matériels, il ne dédaigna pas (p. 281) d'en employer un moral, tout nouveau, et qui parut étrange: il fit sa justification publique, s'adressa à l'opinion, au peuple. Mais alors y avait-il un peuple?
Outre la prétendue tentative d'enlèvement, on l'accusait d'un crime absurde, d'un guet-apens envers lui-même. On disait, on répétait qu'il appelait l'Anglais dans le royaume. Pour se laver de ces imputations, il convoqua à Rouen les envoyés des villes du nord, surtout des villes de la Somme. Il fit son apologie par devant ces bourgeois; il en tira promesse qu'ils se fortifieraient et se défendraient. Seulement ils stipulèrent qu'on ne les appellerait pas hors de leurs murs, qu'ils seraient dispensés du ban et de l'arrière-ban.
La Guienne, si bien traitée par Louis XI, se montra assez froide. Les Bordelais prirent ce moment pour écrire que le frère du roi n'était pas suffisamment apanagé; ils n'osaient dire expressément qu'il fallait refaire un roi d'Aquitaine, un autre Prince noir, dont Bordeaux eût été la capitale. Plus tard, craignant de s'être compromis, ils adressèrent au roi une lettre touchante, lui offrirent deux cents arbalétriers, «payés pour un quartier,» s'offrirent eux-mêmes et restèrent chez eux.
Si les villes furent peu sensibles à l'apologie royale, combien moins les princes! Il les assembla pourtant, leur parla comme à ses parents, avec une effusion à laquelle ils ne s'attendaient guère. Il rappela toute sa vie, son exil, sa misère, jusqu'à son avénement. Il dit (p. 282) que le roi son père avait laissé, vers la fin, tellement appauvrir la chose publique qu'il devait bien remercier Dieu de l'avoir pu relever. Il n'ignorait pas ce que pesait la couronne de France, et que, sans les princes qui en étaient les appuis naturels, il n'y avait roi pour la soutenir. Au reste, il n'oubliait pas ce qu'il avait juré à son sacre: «De garder ses sujets, les droicts aussy et prérogatives de sa couronne, et de faire justice[443].»
Dans ce discours et dans ses manifestes, il prend les princes à témoin de la sécurité et du bon ordre qu'il a établis; il a étendu le royaume, l'a augmenté du Roussillon et de la Cerdagne; il a racheté les villes de Somme[444], «grandes fortifications à la couronne.» Tout cela, «sans tirer du peuple plus que ne faisoit le Roi son père.» Enfin, «grâce à Notre-Seigneur, il a peiné et travaillé, en visitant toutes les parties de son royaume, plus que ne fit jamais, en si peu de temps, aucun roi de France, depuis Charlemagne.»
Ce discours éloquent était très-propre à confirmer les (p. 283) princes dans leur mauvais vouloir. Il avait, disait-il, relevé la royauté; mais c'était là justement ce qu'ils lui reprochaient tout bas. Le comte de Saint-Pol ne lui savait aucun gré apparemment d'avoir repris la Picardie, ni les Armagnacs d'avoir mis à côté d'eux, au-dessus d'eux, le Parlement de Bordeaux.
Il avait prouvé dans ce discours que le vrai coupable, celui qui appelait l'Anglais, c'était le duc de Bretagne. Nul n'alla à l'encontre; seulement, le vieux Charles d'Orléans, enhardi par son âge, hasarda quelque excuse en faveur du duc, son neveu. Le pauvre poète n'était plus de ce monde, s'il en avait été jamais; cinquante ans auparavant, son corps avait été retiré de dessous les morts d'Azincourt; son bon sens y était resté. Louis XI ne lui répondit qu'un mot, mais tel que le faible vieillard, frappé au cœur, en mourut quelques jours après.
Les autres, mieux appris, applaudirent le roi: «On n'avoit jamais vu homme parler en françois mieux ni plus honnestement... Il n'y en avoit pas de dix l'un qui ne plorast.» Tous ces pleureurs avaient en poche leur traité contre lui[445]... Ils lui jurèrent, par la voix du vieux René[446], qu'ils étaient à lui, corps et biens.
(p. 284) Cependant le duc de Bretagne, pour endormir encore le roi quelques moments, lui envoya une grande ambassade, son favori en tête. Le roi caressa fort le favori, et il croyait l'avoir gagné lorsqu'il apprit que cet honnête ambassadeur était parti, lui enlevant son frère, un mineur, un enfant.
Le petit prince, charmé d'être important, était entré de tout son cœur dans le rôle qu'on lui faisait jouer. Le roi lui avait déjà pourtant donné le Berri et promis mieux; il venait d'ajouter à sa pension dix mille livres par an.
Des lettres, des manifestes coururent, sous le nom du jeune duc, où il faisait entendre que son frère, dont il était l'unique héritier, en voulait à sa vie[447]. Il disait que le royaume, faute de bon gouvernement, de justice et police, allait se perdre, à moins que lui (ce garçon de dix-huit ans!) n'y apportât remède. Il sommait ses vassaux de prendre les armes «pour faire des remonstrances.» Il invitait les princes et seigneurs à pourvoir (par l'épée) au soulagement du pauvre peuple, «au bien de la chose publique.»
Le manifeste du duc de Berri est du 15 mars; le 22, le Breton se déclare ennemi de tout ennemi du Bourguignon, «sans en excepter Monseigneur le roi.» Dès (p. 285) le 12, le comte de Charolais avait fini le règne des Croy, saisi le pouvoir. Longtemps ballotté par l'hésitation du malade, qui se livrait aujourd'hui à son fils, demain aux Croy, il perdit patience, leur déclara guerre à mort dans un manifeste qu'il répandit partout. Il fit dire au dernier, qui s'obstinait à rester encore, que s'il ne partait au plus vite, «il ne lui en viendroit bien.» Croy se sauve aux genoux du vieux maître, qui s'emporte, prend un épieu, sort, crie... Mais personne ne vient. Son fils, son maître désormais, voulut bien pourtant lui demander pardon. Le vieillard pardonna, pleura... Tout est fini pour Philippe le Bon; nous n'avons à parler maintenant que de Charles le Téméraire.
Ce Téméraire ou ce Terrible, comme on l'appela d'abord, commença son violent règne par le procès et la mort d'un trésorier de son père, par une brusque demande aux états, une demande du 24 avril pour payer en mai. Ordre à toute la noblesse de Bourgogne et des Pays-Bas d'être présente et sous bannière au 7 mai... Et pourtant, peu firent faute; on savait à quel homme on avait affaire. Il eut quatorze cents gens d'armes, huit mille archers, sans compter tout un monde de couleuvriniers, cranequiniers, les coutiliers, les gens du charroi, etc.
Il fallut du temps au duc de Bretagne pour faire entendre l'affaire aux têtes bretonnes; il en fallut à Jean de Calabre pour ramasser ses hommes des quatre coins de la France. Le duc de Bourbon trouva si peu de zèle dans sa noblesse qu'il put à peine bouger.
Louis XI avait vu parfaitement que la grosse et incohérente (p. 286) machine féodale ne jouerait pas d'ensemble; il crut qu'il aurait le temps de la briser, pièce à pièce. Il comptait que, s'il arrêtait seulement deux mois le Bourguignon sur la Somme, le Breton sur la Loire, il pourrait accabler le duc de Bourbon, l'étouffer comme dans un cercle, le serrant entre ses Italiens, ses Dauphinois et ce qu'on lui enverrait du Languedoc; les Gascons d'Armagnac portaient le dernier coup, et le roi revenait à temps pour combattre le Bourguignon seul, pendant que le Breton était encore en route. Tout cela supposait une célérité inouïe; mais le roi la rendait possible par l'ordre qu'il mettait dans les troupes[448].
Le duc de Bourbon croyait que le roi allait, selon la vieille routine de nos guerres, s'embourber devant Bourges, qu'il s'endormirait au siége, n'osant laisser derrière lui une telle place. Donc, le duc garnit Bourges. Mais le roi passa à côté, poussa en Bourbonnais, emporta Saint-Amand. Le commandant de Saint-Amand s'enfuit à Montrond, et il y est pris en vingt-quatre heures. Montrond était une place réputée très-forte et qui devait arrêter. Avant qu'ils se remettent de leur surprise, le roi, en vingt-quatre heures encore, prend Montluçon, malgré sa résistance; il n'en traite pas (p. 287) moins la ville avec douceur, renvoie les troupes avec armes et bagages. Cette douceur tente et gagne Sancerre. Au bout d'un mois de guerre, au 13 mai, tout semble fini en Bourbonnais, en Auvergne, en Berri, moins Bourges; et tout était fini effectivement, si le maréchal de Bourgogne n'était venu garder Moulins avec douze cents cavaliers.
Le roi attendait encore les Gascons, qui n'arrivaient pas. Il comptait sur eux. Dès le 15 mars, il avait écrit au comte d'Armagnac, et le Gascon avait répondu vivement que les comtes d'Armagnac avaient toujours bien servi la couronne de France; que, certes, il ne dégénérerait pas; seulement, il avait encore peu de gens et mal habillés; il allait assembler ses états.
Louis XI avait fait beaucoup de bien à la Guienne et aux Gascons. Il se fiait en eux beaucoup trop. Dans son premier voyage du midi, il n'avait voulu confier sa personne qu'à une garde gasconne. Il avait eu quinze ans pour compagnon et confident le bâtard d'Armagnac; il lui avait donné le Comminges, tant disputé entre Armagnac et Foix, de plus les deux grands gouvernements de Guienne et de Dauphiné, nos frontières des Pyrénées et des Alpes. Il avait, dès son avénement, signé au comte d'Armagnac une grâce de tous ses crimes, qui elle-même était un crime; il avait, sans souci du droit ni de Dieu, accordé abolition complète à cet homme effroyable, condamné pour meurtre et pour faux, marié publiquement avec sa sœur. Et au bout d'un an, le brigand mettait les Anglais dans ses places, si le roi n'en eût pris les clefs.
Tout cela n'était rien en comparaison des folies qu'il (p. 288) avait faites pour les cadets d'Armagnac, se dépouillant pour leur faire une monstrueuse fortune, détachant du domaine en leur faveur ce qui avait été donné à la branche de Champagne-Navarre en dédommagement de tant de provinces: le duché de Nemours. Sous le nom de Nemours, c'étaient des biens infinis autour de Paris, et dans tout le nord[449]. Mais ce ne fut pas assez; ce qui avait suffi à un roi ne suffit pas au favori gascon; il fallut que Nemours devînt duché-pairie, que ce duc d'hier eût siége entre Bourgogne et Bretagne. Le parlement réclama, résista; le roi s'entêta à croire que ce grand domaine royal serait mieux dans des mains si dévouées.
Ce Nemours, cet ami du roi tant attendu, arrive enfin. Il arrive, mais à distance. Il lui faut une sûreté, un sauf-conduit; il envoie au camp royal comme pour le demander, mais en réalité pour s'entendre avec l'évêque de Bayeux. Celui-ci, qui était le prêtre le plus intrigant du royaume, était venu comme pour voir la guerre; il s'était fait soldat du roi, pour le livrer. Normand et Gascon, ils s'entendent entre eux, et avec le duc de Bourbon, avec M. de Châteauneuf, un intime de Louis XI, qui de longue date vendait ses secrets. Ils se faisaient fort de le surprendre dans Montluçon; si les habitants avaient remué pour lui, l'évêque aurait prêché de la fenêtre et juré que tout se faisait par ordre de Sa Majesté. Le duc de Bourbon, trouvant ce plan trop hardi, le bon évêque ouvrit l'avis étrange de mettre (p. 289) le feu aux poudres; mais les hommes d'épée eurent horreur de l'idée du prêtre, ils se rabattirent sur une autre; ils crurent qu'ils pourraient faire peur au roi, lui remontrer qu'il avait trop d'ennemis, qu'il n'échapperait pas, qu'il lui fallait se livrer lui-même avec l'Île-de-France au duc de Nemours, donner la Normandie à Dunois, la Picardie à Saint-Pol, la Champagne à Jean de Calabre, Lyon et le Nivernais au duc de Bourbon. Le roi eût été mis sous la tutelle d'un conseil ainsi composé: deux évêques (dont l'évêque de Bayeux), huit maîtres des requêtes et douze chevaliers[450].
Pour rêver un pareil traité, il fallait qu'ils se crussent vainqueurs, et le roi sans ressources. Tout le monde, en effet, le jugea perdu, lorsque, après la trahison de Nemours, on vit le comte d'Armagnac amener aux princes son armée de six mille Gascons. Chose remarquable, celle du roi n'en fut point découragée. Il alla son chemin, prit Verneuil, le rasa, emporta Gannat en quatre heures, atteignit les princes à Riom et leur offrit bataille. Ils furent bien étonnés. Le duc de Bourbon alla se cacher dans Moulins. Les Armagnacs s'en tirèrent en jurant, comme d'habitude, en protestant de leur fidélité. Ils ménagèrent une trêve générale du midi, jusqu'en août; tout devait alors s'arranger à Paris. Jusque-là personne ne pouvait porter les armes contre le roi.
Cette petite campagne, qui n'avait réussi que par (p. 290) miracle, devait bien donner à penser. Si le duc de Nemours avait trahi, tous devaient trahir.
Le roi était dans les mains de deux hommes peu sûrs, du duc de Nevers et du comte du Maine. Il pouvait périr, avec tout son succès du midi, si l'un n'arrêtait quelque temps les Bourguignons, l'autre les Bretons, si l'ennemi, opérant sa jonction, entrait avant lui dans Paris.
Le comte du Maine s'était payé d'avance, en se faisant donner les biens de Dunois. Il avait gardé la meilleure part de l'argent qu'il recevait pour armer la noblesse; et avec tout cela, il agit mollement, à moitié, à regret. Il n'avait garde de faire la guerre dans l'Anjou, sur les terres de sa famille; il recula tout le long de la Loire devant le duc de Bretagne, en sorte que les Bretons qui servaient dans l'armée royale, voyant toujours en face la bannière bretonne, leurs parents et amis, leur seigneur naturel, finirent par aller le rejoindre.
Le duc de Nevers ne défendit pas mieux la Somme. Il se souvint qu'après tout il était de la maison de Bourgogne, neveu de Philippe le Bon, cousin du comte de Charolais. Il crut sottement qu'il ferait sa paix à part. Avant même que la campagne commençât, dès le 3 mai, il envoya prier pour lui. C'était décourager tout le monde; les villes qui se fortifiaient furent refroidies; les grands seigneurs terriens craignirent (p. 291) pour leurs terres et s'y tinrent, ou bien ils allèrent trouver le comte de Charolais. Tout ce que ce malheureux Nevers tira du comte, ce fut un ordre de ne pas mettre garnison dans Péronne, c'est-à-dire de se laisser prendre. Il avisa alors un peu tard que son cousin était son ennemi mortel, son persécuteur, son accusateur, et il n'osa se livrer à lui; il n'eut pas même le courage de sa lâcheté.
Le comte de Charolais avançait avec sa grosse armée, sa formidable artillerie, mais sans trouver sur qui tirer[451]. Les villes ouvraient sans peine[452], recevaient ses gens, en petit nombre il est vrai, et leur donnaient des vivres pour leur argent. Il ne prenait rien sans payer. Partout, sur son passage, il faisait crier qu'il venait pour le bien du royaume; qu'en sa qualité de lieutenant du duc de Berri, il abolissait les tailles, les gabelles. À Lagny, il ouvrit les greniers à sel, brûla les registres des taxes. Ce fut le plus grand exploit de cette armée qui, le 5 juillet, occupa Saint-Denis.
Le 10, les ducs de Berri et de Bretagne étaient encore à Vendôme. Le 11, le roi, qui revenait en toute hâte, n'avait atteint que Cléry. Il était à croire qu'avant l'arrivée des uns et des autres, le Bourguignon finirait tout, que le roi n'arriverait jamais à temps pour sauver Paris.
Paris voulait-il être sauvé? c'était douteux. Le roi lui avait refusé une exemption qu'il accordait aux (p. 292) villes de la Somme. Il eut beau écrire du Bourbonnais mille tendresses pour cette chère ville; il voulait, disait-il, confier la reine aux Parisiens, et qu'elle accouchât chez eux; il aimait tant Paris qu'il perdrait plus volontiers moitié du royaume. Paris fut peu touché. L'Université, pressée d'armer ses écoliers, maintint son privilége. Ce qu'on accorda libéralement, ce furent des processions, des sermons; on sortit la châsse de sainte Geneviève; le fameux docteur L'Olive prêcha, recommanda de prier pour la reine, pour le fruit de la reine, pour les fruits de la terre... Ce n'était sermon de croisade.
Voilà les Bourguignons devant Paris. Commines, qui y était, avoue avec une naïveté malicieuse la confiance, l'outrecuidance de cette jeune armée[453], qui n'avait jamais vu la guerre, mais qui se sentait invincible sous le plus grand prince du monde. À peine à Saint-Denis, ils voulurent faire peur à la ville; ils mirent en batterie deux serpentines, firent grand bruit, «un beau hurtibilis.» Le lendemain, étonnés de voir que Paris n'envoyait pas les clefs, ils imaginèrent une fallacieuse tentative. Quatre hérauts vinrent pacifiquement à la porte Saint-Denis, et demandèrent vivres et passage, (p. 293) «Monseigneur de Charolais n'étant venu attaquer personne, ni prendre aucune ville du roi, mais pour aviser avec les princes au bien public, et pour qu'on lui livrât deux hommes[454].» Pendant que les capitaines bourgeois, Poupaincourt et Lorfèvre écoutent à la porte Saint-Denis, les Bourguignons attaquent à Saint-Lazare. Grande alarme dans la ville. Cependant ils avaient trouvé à qui parler; le maréchal de Rouault, qui s'était jeté dans Paris, les repoussa rudement.
Cela les fit songer. Ils trouvèrent qu'ils étaient loin de chez eux, qu'ils avaient laissé bien du pays derrière, bien des rivières, la Somme, l'Oise. M. de Charolais en avait fait assez; il avait tenu sa journée devant Paris, et personne n'avait osé sortir en bataille. S'il n'en faisait davantage, c'était la faute des Bretons qui n'étaient pas venus. Mais le roi venait, et au plus vite; on le savait pour sûr, une grande dame l'avait écrit de sa main.
La retraite ne convenait pas aux intérêts du grand meneur Saint-Pol, qui avait poussé à la guerre pour se faire connétable[455]. Il n'avait pas conduit le comte de Charolais jusqu'à Paris pour retourner si vite. Au défaut des Bretons qui n'arrivaient pas, il avait près du comte un homme pour dire qu'ils arrivaient, un Normand très-avisé, vice-chancelier du duc de Bretagne, (p. 294) qui, ayant des blancs-seings de son maître, les remplissait pour lui et le faisait parler; chaque jour le duc venait demain, après-demain, il ne pouvait tarder.
Saint-Pol gagna; il obtint qu'on irait au-devant, qu'on passerait la Seine; aussi bien, cette dévorante armée ne pouvait rester là sans vivres[456]. Il prit le pont de Saint-Cloud.
Les Parisiens, effrayés de n'avoir plus la basse Seine, de ne pouvoir plus compter sur les arrivages d'en bas, se sentaient déjà «la faim aux dents.» Ils trouvèrent bon dès lors qu'on reçût les hérauts, qu'on envoyât des gens honorables à qui M. de Charolais déclarerait en confidence pourquoi il était venu. Longuement, lentement parlementaient les hérauts à la porte (p. 295) Saint-Honoré, sous mille prétextes; ils demandaient à acheter du papier, du parchemin, de l'encre, puis du sucre, puis des drogues. Les gens du roi furent obligés de faire fermer la porte.
Le roi, qui savait tout, se hâtait d'autant plus. Il écrivit le 14 qu'il arrivait le 16. Il accourait pour se jeter dans Paris, sentant qu'avec Paris, quoi qu'il arrivât, il serait encore roi de France[457]. Il aimait mieux ne pas combattre, s'il pouvait, mais à tout prix il voulait passer. Il prévoyait que les Bourguignons, plus forts que lui d'un tiers, se mettraient entre lui et la ville. Il avait mandé de Paris deux cents lances (mille ou douze cents cavaliers); son lieutenant-général, Charles de Melun, devait les lui envoyer avec le maréchal de Rouault[458]. Les Bourguignons campaient fort éloignés les uns des autres; leur avant-garde était vers Paris, à deux lieues des autres corps. Si le roi les prenait d'un côté, Rouault de l'autre, ils étaient détruits; détruits ou non, le roi passait.
(p. 296) Arrivé à Montlhéry le matin, il voit la route occupée par l'avant-garde bourguignonne que le reste rejoint en toute hâte. Rouault ne paraît pas. Le roi attend sur la hauteur, occupant la vieille tour, se couvrant d'une haie et d'un fossé. Il attend deux heures, quatre heures (de six à dix), mais Rouault ne vient pas.
Le roi avait de meilleures troupes, plus aguerries, mais il n'était nullement sûr des chefs. Le fossé seul faisait leur loyauté; ils n'osaient le passer sous l'œil du roi. Mais une fois passé, M. de Brézé, qui menait l'avant-garde, eût fort bien pu se trouver bourguignon, auquel cas le comte du Maine, qui avait l'arrière-garde, fût peut-être tombé sur le roi[459]. Que Paris se déclarât, qu'on vît venir seulement cent cavaliers de ce côté, tous étaient loyaux et fidèles.
Le roi envoie à Paris en toute hâte; il est en présence, il n'y a pas un moment à perdre. Charles de Melun répond froidement que le roi lui a confié Paris, qu'il en répond, qu'il ne peut dégarnir sa place[460]. Les messagers, en désespoir de cause, s'adressent aux bourgeois, courent les rues, crient que le roi est en danger, qu'il faut aller au secours. Chacun ferme sa porte et reste chez soi[461].
Les Bourguignons, rangés en bataille, avaient, comme (p. 297) le roi, des raisons pour attendre. Leurs amis, dans l'armée royale, ne se décidaient pas. Brézé, le comte du Maine, restaient immobiles. Celui-ci reçut en vain un héraut de Saint-Pol.
Les Bourguignons sentaient qu'à la longue cette grande ville qu'ils avaient à dos pourrait bien s'ébranler; ils résolurent de forcer la main à leurs amis, d'aller à eux, puisqu'ils n'osaient venir. Ils marchèrent sur Brézé, lequel, docile à cet appel, descendit en bataille, contre l'ordre du roi.
Le roi croyait pourtant avoir gagné Brézé. Il venait de lui rendre l'autorité en Normandie, de le faire de nouveau capitaine de Rouen, grand sénéchal, et plus grand que jamais, ses jugements étant désormais sans appel[462]. Il se l'était attaché de très-près, lui donnant une de ses sœurs, fille naturelle de Charles VII, pour son fils, avec une dot royale[463].
Un moment avant la bataille, il le fait venir, et lui demande s'il est vrai qu'il a donné sa signature aux princes. Brézé, qui plaisantait toujours, répond en souriant[464]:
(p. 298) «Ils ont l'écrit, le corps vous restera.» Il resta en effet; il fut le premier homme tué[465].
Le mouvement donné, il fallait suivre; le roi chargea, il renversa Saint-Pol qui, trouvant un bois derrière lui, s'y enfonça, se réserva et attendit la fin. Le comte de Charolais, avec le gros de la bataille, ramena le roi vers la hauteur; puis, passant à côté, il chargea violemment, sans s'arrêter, une aile du roi, tout à la débandade; le comte du Maine, au lieu de soutenir, avait emmené l'arrière-garde, huit cents hommes.
Le comte de Charolais alla, alla toujours, jusqu'à ce qu'il eût passé d'une demi-lieue Montlhéry et le roi; deux traits d'arc plus loin, il était pris. Et le retour ne fut pas sans danger; un piéton serré de trop près lui porta un coup dans l'estomac. Puis, voilà des hommes d'armes qui tombent sur lui, il reçoit un coup d'épée dans la gorge. Il était reconnu, entouré, saisi, quand (p. 299) un de ses cavaliers, homme lourd et sur un lourd cheval, donna tout au travers, et le dégagea. Il se trouva que ce libérateur était un Jean Cadet, fils d'un médecin de Paris, qui s'était donné au comte; il le fit chevalier sur place[466].
La situation était bizarre. Le roi était sur Montlhéry, n'ayant plus que sa garde, le comte dans la plaine, si mal accompagné qu'il lui eût fallu fuir s'il était venu seulement cent hommes contre lui. Les deux princes étaient restés, les deux armées s'étaient enfuies.
Qui avait vaincu? on n'eût pu le dire. Des Bourguignons, ralliés en petit nombre, serrés et clos de leurs charrois, voyaient à côté les feux ennemis, et croyaient le roi en force. Plutôt que de rester ainsi sans vivres, entre le roi et Paris, ils voulaient partir, brûler les bagages. Saint-Pol lui-même, qui avait tant poussé en avant, revenait à cet avis. Ce fut une grande joie quand on sut que le roi avait délogé[467].
Le roi, fort alarmé de l'immobilité de Paris, et ne sachant plus même pour qui était la ville, n'eut garde (p. 300) de s'y mettre. Il alla attendre à Corbeil, s'informa. Si, dans ce moment décisif, le comte de Charolais eût osé aborder Paris, il finissait la guerre, selon toute apparence. Il aima mieux prouver que le champ lui restait; il en prit possession, à la vieille manière féodale et chevaleresque, faisant sonner et crier aux carrefours du camp: «Que, s'il estoit quelqu'un qui le requist de bataille, il estoit prest de le recepvoir.» Il passa le temps à enterrer les morts; il reçut, en vainqueur clément, la supplique de ceux qui réclamaient le corps de M. de Brézé.
Paris resta immobile; le roi y rentra et fut encore roi. Tous revinrent à lui peu à peu, tous protestèrent de leur fidélité. Il reçut les excuses, ne fit mauvaise mine à personne, fit semblant de croire. En arrivant, il alla souper tout d'abord chez son fidèle Charles de Melun, avec force bourgeois et bourgeoises. Il leur conta la bataille à sa manière, comment il avait attaqué le premier, gagné la journée. Les Parisiens, de leur côté, se félicitaient d'avoir achevé la victoire[468]. En effet, la bataille finie, ils étaient allés, pleins d'ardeur, tomber sur les fuyards, ramasser les bagages: «Chariots, bahus, malles, boistes.» Le greffier chroniqueur dit que ce jour ils sortirent trente mille.
Le roi avait beau se dire vainqueur; on l'avait vu (p. 301) revenir bien mal accompagné, cela enhardit la haute bourgeoisie. Tous les honnêtes gens, serviteurs et valets des seigneurs, devinrent audacieux contre le roi. Ils l'obligèrent de garder pour lieutenant ce Charles de Melun qui l'avait laissé sans secours à Montlhéry[469]. L'évêque, des conseillers, des gens d'église, vinrent le trouver aux Tournelles et le prièrent tout doucement de laisser conduire désormais les affaires «par bon conseil.» Ce conseil devait lui être donné par six bourgeois, six conseillers du parlement, six clercs de l'université. Le roi accorda tout, se montra confiant, plus même que les bourgeois ne voulaient, assurant qu'il allait les armer et prendre dix hommes par dizaine.
Ce fut son salut que pendant tout ce temps ses ennemis ne surent rien faire. Le comte de Charolais n'approcha pas de Paris; il était occupé à garder son champ de bataille, à sonner la victoire, à défier l'air. Les ducs de Berri et de Bretagne, jeunes princes, de santé délicate, venaient à petites journées. La jonction se fit à Étampes. Étampes devait plaire au duc de Bretagne; (p. 302) c'était son apanage de jeunesse dont il avait longtemps porté le nom, en dépit des cadets de Bourgogne qui le portaient aussi. On s'y arrêta quinze jours à y attendre le duc de Bourbon et les Armagnacs. Puis il fallut attendre le maréchal de Bourgogne, qui, ayant été battu en route; traînait, boitait. L'on attendit encore le duc de Calabre et les Lorrains, qui ne venaient pas; ce n'était pas leur faute, suivis de près par les troupes du roi, ils avaient été obligés d'éviter la Champagne et de faire le tour par Auxerre[470].
Les voilà réunis, et leur réunion leur apprend une chose, la difficulté de rester ensemble. Il n'y avait pas moyen de nourrir en même lieu cette immense cohue de cavalerie; il fallut tout d'abord, pour ne pas s'affamer, qu'ils se tournassent le dos, et s'en allassent, comme Abraham et Lot, paître l'un à l'orient, l'autre à l'occident. Ils se répandirent dans la Brie, jusqu'à Provins, jusqu'à Sens et plus loin.
Avant d'avoir rien fait, ils semblaient avoir hâte de se quitter. Dès le premier coup d'œil, tous déplaisaient à tous. Le monde féodal, dans cette dernière revue qu'il faisait de lui-même, s'était trouvé tout autre qu'il ne se figurait, étrange, baroque et monstrueux. Ces quatre ou cinq armées étaient autant de peuples; mais (p. 303) dans chaque armée même la variété de races et de langues, les bigarrures d'habits, d'armes et d'armoiries, réveillaient les vieilles querelles. Sous le seul nom de Bourguignons, le comte de Charolais amenait une Babel, tout ce qu'il y avait de diversités, d'oppositions, de la Frise au Jura. Ceux qu'on appelait les Calabrais, du nom de Jean de Calabre, c'étaient tout à la fois des Provençaux, des Lorrains, des Allemands, de barbares hallebardiers et couleuvriniers suisses[471], aux hoquetons bariolés[472], écorchant l'allemand à faire frémir l'Allemagne, à quoi répondaient dans leur douceur suspecte des Italiens masqués d'acier.
Armagnacs et Bourguignons, ces noms juraient ensemble. La rancune de parti était-elle éteinte? on peut en douter. Une chose, à coup sûr, subsistait, l'aversion instinctive du nord et du midi, le contraste des habitudes. Les Gascons d'Armagnac, sales piétons, sans paye ni discipline, demi-soldats, demi-brigands, semblèrent si sauvages et si effrénés que personne ne voulut les souffrir près de soi; il leur fallut camper à part.
Mais l'opposition la plus dangereuse, et qui pouvait d'un moment à l'autre mettre les alliés aux prises, c'était celle des Bourguignons et des Bretons, des deux (p. 304) grands peuples et des deux grands princes. Les Bretons venaient tard, après la bataille, et de mauvaise humeur. Leur vieille réputation souffrait de la jeune gloire des Bourguignons. Ceux-ci avaient parfaitement oublié leur fuite à Montlhéry[473]; ils triomphaient de bonne foi. Depuis que le comte de Charolais, resté seul dans la plaine, avait cru gagner la bataille, on ne le reconnaissait point; ce n'était plus un homme, ou, si c'en était un, c'était Nemrod, Nabuchodonosor. Il parlait à peine, ne riait plus, tout au plus, quand on lui disait que les jeunes ducs de Berri et de Bretagne portaient par délicatesse des cuirasses de soie qui simulaient le fer[474]. Les Bretons, peu plaisants, se demandaient entre eux s'ils ne feraient pas bien de tomber sur ces Bourguignons, de s'en défaire, de ne pas partager dans ce grand butin du royaume; car enfin, à qui le royaume, sinon à ceux qui amenaient avec eux le futur régent ou le futur roi?
Et comme tel, le duc de Berri était suspect à tous; pour tous ses confédérés, alliés et amis, il était déjà l'ennemi commun. Le roi dont ils se défiaient, c'était celui qui ne l'était pas encore, qui pouvait l'être; ils semblaient avoir oublié Louis XI. Cela alla si loin que, malgré l'aversion mutuelle, le Bourguignon fit secrètement (p. 305) une ligue partielle avec le Breton (24 juillet), et lui paya comptant le secours qu'il en pourrait tirer un jour contre le duc de Berri. C'est-à-dire que, tout en le faisant, ils s'occupaient à le défaire. Cette folle imagination domina le comte de Charolais au point qu'il envoyait déjà demander secours aux Anglais contre ce roi possible.
Le vrai roi, pendant ce temps, se remettait et ressaisissait Paris. Il eut d'abord deux cents lances, puis quatre cents lances, puis le comte d'Eu, un prince du sang, qu'il mit à la place de Charles de Melun. Il dédommagea celui-ci magnifiquement, ne pouvant encore lui couper la tête.
Il avait fait venir de Normandie des francs-archers; mais la noblesse ne venait pas, contenue qu'elle était sans doute par les grands seigneurs et les évêques. Le roi prit le parti d'aller lui-même chercher les Normands (10 août); résolution hardie; Paris branlait; mais justement, pour assurer Paris il fallait avoir un point d'appui ailleurs. Au reste, les ligués, égarés dans la Brie, dans la Champagne et jusqu'en Auxerrois, avaient bien l'air, avec leurs longs détours, de n'arriver jamais.
Ils se rapprochèrent néanmoins, plus tôt qu'on n'aurait cru, avertis sans doute du départ du roi par leurs bons amis de Paris. Dès qu'ils furent à Lagny, les parlementaires et notables bourgeois ne manquèrent pas de tâter le nouveau lieutenant royal, le comte d'Eu, le priant d'envoyer aux princes et de moyenner une bonne paix. À quoi il répondit que c'était son devoir, et que, le cas échéant, il n'enverrait pas, il irait lui-même.
(p. 306) Bientôt arrivent aux portes les hérauts du duc de Berri, avec quatre lettres, aux bourgeois, à l'Université, à l'Église, au Parlement. Les princes, venant pour aviser au bien du royaume, demandent que la ville leur envoie six notables. Elle en envoya douze le jour même; en tête, l'évêque Guillaume Chartier, le lieutenant civil, le fameux doyen de Paris, Thomas Courcelles (l'un des pères de Bâle et des juges de la Pucelle), le prédicateur L'Olive, les trois Luillier, le théologien, l'avocat, le changeur; sur douze députés, six chanoines. Celui qu'on mettait en avant et qui devait parler, c'était l'évêque, un peu idiot.
La pacifique députation, prêtres et bourgeois, fut admise devant le duc de Berri au château de Beauté-sur-Marne. Il les reçut assis, mais debout près de lui se tenait le farouche vainqueur de Montlhéry, armé de toutes pièces. Pour surcroît de terreur, le héros populaire des guerres anglaises, Dunois, tout vieux et goutteux qu'il était, traita ces pauvres gens comme eût fait Suffolk ou Talbot. Il leur signifia que si la ville avait le malheur de ne pas recevoir les princes avant dimanche (on était au vendredi), ils protestaient contre elle de tout ce qui pouvait en advenir, mais que le lundi, sans faute, on donnerait un assaut général.
Le samedi de bonne heure, grande assemblée à l'hôtel de ville. Le lieutenant civil répète mot pour mot la terrible menace. L'effroi gagne; plusieurs opinent que ce serait manquer au respect qu'on doit à la personne des princes du sang, que de leur fermer malhonnêtement les portes de la ville; on ne pouvait se dispenser de les recevoir eux-mêmes, bien entendu, (p. 307) et non leur armée, seulement une petite garde, quatre cents hommes pour chacun des quatre princes, en tout seize cents hommes d'armes.
Ce qui donnait le courage d'ouvrir un tel avis, c'est qu'on voyait sous les fenêtres de l'hôtel de ville les archers et arbalétriers de Paris, rangés en bataille, «pour garder les oppinants d'oppression.» Ils étaient dans la Grève. Mais plus loin que la Grève, les troupes royales faisaient, le jour même, une grande revue devant le comte d'Eu; le prévôt des marchands en fit part au conseil de ville, pour guérir la peur par la peur; ce n'était pas moins que cinq cents bonnes lances (3,000 cavaliers), quinze cents piétons, archers à cheval, archers à pied normands, etc. Il fallait prendre garde de rien faire sans l'aveu du lieutenant royal; autrement, on courait risque de causer dans Paris une horrible boucherie!
Cela rendit les bourgeois bien pensifs. Mais que devinrent-ils quand ils entendirent dans la rue le petit peuple, qui courait, criait, cherchant, pour leur couper la gorge, ces traîtres députés qui voulaient mettre les pillards dans Paris?... Les députés, plus morts que vifs, se laissèrent renvoyer aux princes, et parlèrent, non plus pour la ville, mais pour le comte d'Eu; l'évêque dit ces propres paroles: «Il ne plaît point aux gens du roi qui sont à Paris de prendre response, qu'ils n'aient su quel est le plaisir du roi.» Dunois répéta qu'alors il y aurait donc assaut le lendemain... Il n'y eut rien du tout; ce furent, tout au contraire, les troupes royales qui sortirent, allèrent reconnaître l'ennemi, et ramenèrent soixante chevaux.
(p. 308) Il était temps que le roi arrivât. Le 28 août, il rentra avec toute une armée, douze mille hommes, soixante chariots de poudre et d'artillerie, sept cents muids de farine. Il connaissait Paris; il eut soin que rien n'y manquât pendant tout ce temps, ni pain, ni vin, aucune sorte de vivres. Les arrivages furent toujours abondants; deux cents charges de marée en une fois, jusqu'à des pâtés d'anguille qu'il fit venir de Nantes et vendre à la criée du Châtelet.
C'étaient les assiégeants qui mouraient de faim. N'ayant su, avec leur grand nombre, s'assurer la Seine d'en haut, ni même celle d'en bas, loin d'affamer Paris, ils ne pouvaient se nourrir. Les malheureux erraient, vendangeant en août les raisins verts. Il aurait fallu que les assiégés eussent la charité de les nourrir. Le comte du Maine envoya à son neveu de Berri une charge de pommes, de choux et de raves. Lorsqu'il y eut trêve, le Parisien allait à Saint-Antoine vendre des vivres, et rançonnait sans pitié l'assiégeant[475].
Le roi était résolu de laisser faire la faim et la division. Mais avec ses deux mille cinq cents hommes d'armes et des milliers d'archers, il fallait bien qu'il eût l'air de vouloir combattre. Il alla à Sainte-Catherine prendre l'oriflamme des mains du cardinal abbé de (p. 309) Saint-Denis; il en reçut l'instruction d'usage en pareil cas, ouït la messe et resta longtemps en prière. En sortant, il remit la fameuse bannière, non au porte-étendard, mais à son aumônier, pour la bien serrer aux Tournelles.
La prière de Louis XI, selon toute apparence, c'était de pouvoir diviser ses ennemis, les gagner un à un, et se moquer de tous: «Ce qui est, dit Commines, une grant grâce que Dieu faict au prince qui le sçait faire.» Les négociations, publiques et secrètes, allaient leur train; sous mille prétextes, on parlait et parlementait sans cesse entre Charenton et Saint-Antoine. On appela ce lieu le Marché; là, en effet, on marchandait les hommes, on brocantait les serments, on tâtait les fidélités. Un jour, il en passait dix du côté du roi, le lendemain autant du côté des seigneurs. Le roi avait quelque raison de croire qu'au total il gagnerait à ce négoce. Humble en paroles et en habits, donnant beaucoup, promettant davantage, achetant ou rachetant, sans marchander, ceux dont il avait besoin, «et ne les ayant en nulle haine pour les choses passées.»
Il y parut à son retour; les bourgeois de Paris, voyant le tyran revenir en force, attendaient des vengeances de Marius et de Sylla. Tout se borna à mettre hors de la ville deux ou trois députés qui, dans son absence, avaient si bien travaillé à faire qu'il n'y revînt jamais. Quant à l'évêque, le roi ne lui dit pas un mot sa vie durant; seulement, quand il mourut, il lui fit de sa main une malicieuse épitaphe. Ses sévérités tombèrent sur des espions qu'il fit noyer. Au grand amusement du populaire, «on fouetta et battit (p. 310) au cul d'une charrette un paillard de sergent à verge,» qui, lors de la première alarme, avait couru les rues, en criant que l'ennemi était rentré, de quoi plus d'une femme accoucha de peur.
On croyait le roi si peu rancuneux, que les premiers qui lui envoyèrent ambassade furent justement ceux dont il avait le plus à se plaindre, les Armagnacs. Eux-mêmes se plaignaient des princes qui, les tenant éloignés de Paris, montraient assez qu'ils voulaient se passer d'eux et leur faire petite part au butin. Après les Armagnacs vint le comte de Saint-Pol, qui avait tout mis en mouvement, mais qui au fond ne voulait qu'une chose, l'épée de connétable; il causa longuement avec le roi, et sans doute en tira parole. Jean de Calabre n'était pas loin de faire aussi son traité à part, comme lui conseillait son père, et de laisser là les deux tyrans de la ligue, le Bourguignon et le Breton.
Ce qui aidait à rendre bien des gens pacifiques, c'est qu'après tout les plus terribles ne faisaient pas grand'chose. Une fois, un capitaine vient tirer à leurs tranchées et leur tuer un canonnier. Tous s'arment, Jean de Calabre d'abord, et le comte de Charolais; ils descendent en plaine, armés, bardés de fer, le duc de Berri lui-même, tout faible qu'il était. Le temps est un peu obscur, mais les éclaireurs ont vu nombre de lances; ce sont toutes les bannières du roi, toutes celles de Paris; un avis qu'ils avaient reçu les portait d'ailleurs à le croire. L'affaire devenant sûre, Jean de Calabre, comme tout héros de romans ou d'histoire[476], (p. 311) harangue sa chevalerie. «Nos chevaucheurs, dit Commines, avaient repris cœur un petit, voyant que les autres étaient faibles et qu'ils ne bougeaient pas.» Le jour s'éclaircissant, les lances se trouvèrent n'être que des chardons. Les seigneurs, pour se consoler de la bataille, s'en allèrent ouïr messe et dîner.
Le roi ne voulait nullement d'une bataille devant Paris. Il faisait la guerre de plus loin. Dès le mois de juin, il avait traité avec les Liégeois; le 26 août, il leur fit passer de l'argent, et le 30, ils défièrent le duc de Bourgogne à feu et à sang. Le contre-coup fut ressenti à Paris. Le 4, le 10 septembre, les princes demandèrent trêve, prolongation de trêve. On songea à la paix; mais d'abord ils demandaient des choses exorbitantes: pour le duc de Berri, la Normandie ou la Guienne, une Guienne arrondie à leur façon, l'ancien royaume d'Aquitaine; le comte de Charolais voulait toute la Picardie.
Les négociations traînant, il devait arriver, ou que les princes découragés se laisseraient gagner aux belles paroles du roi; ou bien que les amis si nombreux qu'ils avaient dans les villes s'enhardiraient à travailler pour eux et trouveraient moyen de leur livrer les places qui entouraient Paris, et Paris peut-être. Le roi, dans chaque ville, avait des soldats, mais les seigneurs y avaient les habitants, du moins les principaux; ils y pesaient de leur antiquité, de leurs grands biens, de (p. 312) leurs serviteurs, domestiques et protégés; leur protection onéreuse y était acceptée de longue date. La gent routinière des bourgeois les servait, quoi qu'ils fissent; vexée remerciait, battue baisait la main.
Tout cela, sans doute, faisait croire aux habiles que les princes et seigneurs prévaudraient sur le roi, qu'avec tout son esprit, toute sa vigueur, il n'en était pas moins un homme perdu. Le 21 septembre, un gentilhomme qui commandait à Pontoise écrit au maréchal de Rouault qu'il vient d'ouvrir sa place aux princes; il le prie de l'excuser près du roi, il a fait la chose à regret. En même temps, le comte du Maine, sans quitter le partie du roi, croit pourtant devoir s'assurer ses charges, en se les faisant donner par le duc de Berri. Le sage Doriole, général des finances, serviteur spécial du roi, quel qu'il fût, crut que le roi, c'était dès lors le frère du roi, et il alla soigner ses finances.
Louis XI croyait tenir Rouen. Madame de Brézé, qui gardait le château, venait de lui écrire qu'elle en avait fait sortir des gens suspects qui l'auraient livré. Dans la ville, un homme avait une grande influence, l'ancien général des finances de Normandie, un homme de Dieu, qui, disait-on, ne couchait jamais dans un lit, portait la haire à nu, et se confessait tous les jours. L'évêque de Bayeux, patriarche de Jérusalem, et qui de plus était des Harcourt, fit tout ce qu'il voulût de la veuve et du dévot financier; ils livrèrent le château et la ville; le duc de Bourbon entra sans coup férir (27 septembre)[477].
(p. 313) Rouen entraîna Évreux, puis Caen; puis, indirectement, ce qui tenait encore sur la Somme. Le comte de Nevers, qui jusque-là attendait, enfermé dans Péronne, n'hésita plus; il n'ouvrit pas les portes, mais il se fit escalader, surprendre, emmener prisonnier (7 octobre).
Ce que n'avaient pu tous les princes de France avec une armée de cent mille hommes, un prêtre, une femme, une trahison, l'avaient accompli. À vrai dire, l'évêque de Bayeux et madame de Brézé mirent fin à la guerre du Bien public.
Le roi se hâta de traiter; autrement Paris suivait Rouen. Le jour où le château de Rouen fut livré, la Bastille de Paris se trouva ouverte, des canons encloués. La Bastille était dans les mains très-suspectes du père de Charles de Melun.
Qui agissait ici contre le roi? personne et tout le monde. L'Église de Paris ne disait plus rien, depuis l'étrange démarche qu'elle avait fait faire par son évêque. Le Parlement, le Châtelet[478], ne parlaient pas non plus; mais de temps à l'autre, tel et tel, un conseiller, (p. 314) un notaire, un procureur, passaient aux princes. Sous les masses sombres et muettes du Palais et de Notre-Dame, remuaient, frétillaient, chaque jour plus hardis, les enfants perdus, procureurs, petits clercs tonsurés et non tonsurés, qui disaient haut ce que pensaient leurs maîtres; tout cela parlait, rimait contre le roi. La Ménippée, le Lutrin, Voltaire même, sont, comme on sait, nés dans cette ombre humide et sale, tout près de la Sainte-Chapelle. Le roi avait là, dans Paris, une armée pour tirer sur lui par derrière[479]. Les chansons, les ballades satiriques, couraient la ville; on les envoyait même aux princes, comme encouragement, deux pièces entre autres, très-âcres, qu'on croirait écrites au temps de la Ligue.
Le roi avait pourtant fait de grandes caresses aux Parisiens. Quoique l'Université eût refusé d'armer pour lui, il lui rendit ses priviléges. Il se fit frère et compagnon «de la grant'confrérie aux bourgeois de Paris.» Il appela les quarteniers, cinquanteniers, et six notables par quartier, à ouïr, avec le Parlement et les grands corps, les conditions que proposaient les princes.
(p. 315) La ville n'en était pas moins mécontente, agitée. Ces Normands que le roi avait mis dans Paris pourraient-ils bien jusqu'au bout contenir leurs mains normandes? On craignait le pillage. Une nuit, les rues s'illuminent; partout des feux; les bourgeois s'arment et courent à leurs bannières. Qui a donné l'ordre, personne ne peut le dire. Le roi mande «sire Jehan Luillier, clerc de la ville[480]», lequel dit froidement et sans rien excuser, que tout cela se fait de bonne intention. Le roi fait dire, de rue en rue, qu'on éteigne et qu'on aille se coucher; personne n'obéit, tout reste armé. Une batterie n'était pas improbable entre les bourgeois et les troupes. Déjà l'on avait attaqué le soir l'évêque Balue, le factotum du roi[481].
Il n'y avait pas un moment à perdre. Le roi demanda une entrevue, alla trouver le comte de Charolais[482] et (p. 316) lui dit que la paix était faite: «Les Normands veulent un duc; eh bien! ils l'auront.»
Céder la Normandie, c'était se ruiner. Cette province payait à elle seule le tiers des impôts du royaume[483]; seule, elle était riche et de toute richesse, pâturage, labourage et commerce. La Normandie était comme la bonne vache nourricière qui allaitait tout à l'entour.
Le roi, du même trait de plume, livrait aux amis de l'Anglais nos meilleurs marins, comme si, de sa main, il eût comblé, détruit Dieppe et Honfleur. L'ennemi débarquait dès lors à volonté, trouvait la Seine ouverte, «la grand'rue qui mène à Paris.» Il pouvait se promener en long et en large, par la Seine, par la côte, de Calais jusqu'à Nantes. Sur tout ce rivage, l'Anglais n'eût rencontré que des amis ou des vassaux de l'Angleterre.
Le Bourguignon acquérait Boulogne et Guines pour toujours; les villes de Somme, sous la condition d'un rachat lointain, improbable. Le duc de Bretagne, maître chez lui désormais, maître de ses évêques, (p. 317) comme de ses barons, devenait un petit roi, sous protection anglaise. Il demandait, en outre, la Saintonge pour les Écossais[484], c'est-à-dire pour les Anglais, qui dans ce moment gouvernaient l'Écosse. Dans ce cas, la Rochelle, prise à dos, n'aurait pas tenu longtemps, la Guienne eût suivi, tout l'ouest.
En créant un duc de Normandie, chacun des princes croyait travailler pour lui-même. Jeunes étaient le duc et le duché, ils avaient besoin d'un tuteur. Chacun prétendait l'être. Divisés sur ce point, ils s'entendaient mieux pour enrichir leur création. Ils dotaient, douaient, paternellement l'enfant nouveau-né. Chaque jour, ils arrachaient quelque chose au roi pour y ajouter encore. Il fallut qu'il dépouillât le comte du Maine, le comte d'Eu, de ce qu'ils avaient dans le duché. Le dernier, tout pair qu'il était, dépendit de la Normandie (p. 318) et ressortit de l'Échiquier. Le comte d'Alençon, qui, par ses trahisons du moins, avait bien gagné que les ennemis du roi le ménageassent, fut ajouté comme accessoire à cet insatiable duché de Normandie[485].
Ce n'était pas seulement le royaume qui était au pillage, c'était la royauté, les droits royaux. Le Normand eut les fruits des régales et la nomination aux offices, le Breton les régales et les monnaies. Le Lorrain ne rendit point hommage pour la Marche de Champagne que le roi lui cédait.
On exigeait de lui qu'il livrât, non pas ses sujets seulement, mais ses alliés. Le duc de Lorraine se fit donner la garde des trois évêchés[486], la garde de ceux qui depuis des siècles se gardaient contre lui.
Le roi faisait bonne mine, mais il était inquiet. Pendant qu'il donnait tout, on prenait encore. Beauvais, Péronnet, furent surpris pendant les négociations.
Où les exigences s'arrêteraient-elles? on ne pouvait le dire. Chaque jour on s'avisait d'un article oublié, on l'ajoutait. Le comte de Charolais eut à peine conclu (p. 319) son traité pour Boulogne et la Somme, qu'il en exigea un pour la cession des trois prévôtés qui lui étaient indispensables, disait-il, pour assurer la possession d'Amiens. Et il ne s'en alla pas encore, qu'il n'eût extorqué autre chose. Le 3 novembre, au moment où le roi lui disait adieu à Villers-le-Bel, il lui fit signer un étrange traité de mariage, entre lui, Charolais, qui avait trente ans, et la fille aînée du roi qui en avait deux. Elle devait apporter en dot la Champagne, avec tout ce qu'on peut y rattacher de près ou de loin, Langres et Sens, Laon et le Vermandois! Pour consoler l'époux d'attendre si longtemps sa future, le roi dès ce moment lui donnait le Ponthieu.
Les ligués, en partant, n'oubliaient que deux choses, les deux principales, la grande question ecclésiastique[487] et les états généraux.
(p. 320) De Pragmatique, plus un mot[488]. Les princes, devenant rois chez eux, pensaient, comme le roi l'avait pensé pour lui, qu'il valait mieux s'entendre avec le pape pour la collation des bénéfices que de courir les chances des élections.
Les grands sacrifièrent sans difficulté les intérêts de la noblesse, ceux de la haute bourgeoisie, ceux des parlementaires, qui n'arrivaient guère que par les élections à la jouissance des biens d'église.
Point d'états généraux[489]. Seulement trente-six notables, (p. 321) présidés par Dunois, doivent aviser au bien public, ouïr les remontrances, décider «les réparations[490].» Leurs décisions sont souveraines, absolues; le roi les sanctionnera (pour la forme) quinze jours, sans faute, après qu'elles auront été rendues. Ce règne des trente-six doit durer deux mois.
Voilà le roi bien lié. Pour plus de sûreté, il a des gardes: le Bourguignon à Amiens, le Gascon à Nemours, le Breton à Étampes, à Montfort-l'Amaury. Il était ainsi serré dans Paris, et il avait à peine Paris, n'en tirant rien depuis l'abolition des taxes. Il ne pouvait guère donner ni vendre de charges; le Parlement désormais se recrutait lui-même, présentant au roi les candidats parmi lesquels il devait choisir[491].
On ne voyait pas trop d'où il allait tirer les monstrueuses pensions qu'il promettait aux grands. Il était dans la position d'un pauvre homme saisi, qui ne peut se relever ni payer, ayant chez lui, pour vivre à discrétion, des huissiers, garnisaires et mangeurs d'office.
Mais, tout abattu qu'il parût et décidément ruiné, les ligués prirent contre lui en partant une étrange (p. 322) précaution; ils lui firent écrire que désormais il ne pourrait les contraindre de venir le trouver, et que s'il allait les voir, il les préviendrait trois jours au moins d'avance. Cela fait, ils crurent pouvoir aller en repos se cantonner chez eux.
Auparavant, le comte de Charolais promena le roi, venu sans garde, aimable et souriant, par-devant les seigneurs et toute cette grande armée, de Charenton jusqu'à Vincennes, et il dit: «Messieurs, vous et moi, nous sommes au roi, mon souverain seigneur, pour le servir, toutes les fois que besoin sera.»
FIN DU SEPTIÈME VOLUME.
LIVRE XI
CHAPITRE II
CHAPITRE III
LIVRE XII
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
LIVRE XIII
CHAPITRE PREMIER
LIVRE XIV
PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE (Barthier, dr), rue J.-J.-Rousseau, 61.
1: Simon, le roi: «Déclare dès à présent la terre et seigneurie commise et confisquée envers le Roy et à jamais sans restitution.» Ordonnances, XIII.
2: «Les chevaux, harnois et autres biens qui seront prins sur lesdits capitaines et autres gens faisans contre cette présente loy et ordonnance... (appartiendront)... à ceux qui les auront conquis.» Ibidem.
3: Sur les craintes où ces brigands tinrent la Suisse pendant plusieurs années, V. particulièrement les lettres des magistrats de Berne: Der Schweitzerische Geschichtforscher, V. 321-488 (1437-1450).
4: «Auquel assaut, le Roy, nostre seigneur, s'est exposé en personne et vaillamment s'est mis dans les fossés en l'eaue jusques au-dessus de la ceinture, et monté par une échelle durant l'assaut, l'épée au poing, et entré dedans que encore y avoit très-peu de ses gens.» Registres du Parlement, 11 oct. 1437.
5: D'autre part, ils sentaient parfaitement combien le roi avait besoin d'eux. À la mort de Charles VII, le nouveau roi, mortel ennemi de Pierre de Brézé, avait mis sa tête à prix; mais cela était inutile, il alla la porter lui-même, et Louis XI, qui avait beaucoup d'esprit, le reçut à merveille. Voir le beau récit de Chastellain.
6: Le père des frères Bureau était un petit cadet de Champagne, venu à Paris. En cherchant bien, ils trouvèrent qu'ils descendaient d'un serf, affranchi et anobli en 1171. (Godefroy.)
7: C'est la devise qu'on lit encore sur la maison de Jacques Cœur à Bourges. À la place du mot cœurs, il y a deux cœurs.
8: «J'y trouvai (à Damas) plusieurs marchands génois, vénitiens, catalans, florentins et français. Ces derniers étaient venus y acheter différentes choses, spécialement des épices, et ils comptaient aller à Barut s'embarquer sur la galère de Narbonne, qu'on y attendait. Parmi eux, il y avait un nommé Jacques Cœur, qui depuis a joué un grand rôle en France, et a été argentier du roi.» Extrait du Voyage de Bertrandon de la Brocquière en Terre-Sainte et en Syrie, accompli par ordre du duc de Bourgogne, en 1432-1433; Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, V. 490.
Archives, Trésor des chartes, Reg. 191, nos 233, 242.
9: Brantôme.
10:
Gentille Agnès, plus de los en mérite
(La cause estant de France recouvrer),
Que ce que peut, dedans un cloistre, ouvrer
Close nonnain ou bien dévôt ermite.
11: Olivier de la Marche.
12: Conseiller du comte de Clermont.
13: Mot d'Henri IV: «Je sais, d'une escriptoire, faire un capitaine.»
14: «Un des beaux parleurs en France qui fust de la langue de France... Voulant persuader aux Anglais de rendre Vernon-sur-Seine, il leur récita en beau style aussi prudemment qu'eust quasi sceu faire un docteur en théologie le faict et l'estat de la guerre entre le roy et celui d'Angleterre.» Jean Chartier.
15: Mss. Legrand, Histoire de Louis XI.
16: Chastellain.
17: Cette mobilité de caractère ressort partout de son procès. Procès ms. du duc d'Alençon, 1456.
18: Le chroniqueur bourguignon met encore dans la bouche du roi un mot fort douteux, mais qui devait plaire à l'ambition de la maison de Bourgogne: «Au plaisir de Dieu, nous trouverons aucuns de notre sang, qui nous aideront mieux à maintenir et entretenir notre honneur et seigneurie, qu'encore n'avez fait jusques à ci.» Monstrelet.
19: Mss. Legrand.
20: Malgré l'opposition du duc de Glocester. La raison qu'il donne pour retenir le duc d'Orléans est assez curieuse. Elle prouve que les Anglais croyaient alors le roi et le dauphin (Louis XI) tout à fait incapables. (Rymer, 2 juin.)
21: Monstrelet.
22: «Tellement s'y conforta qu'il en est digne de recommandation perpétuelle.» Jean Chartier.
23: Réponse singulièrement habile et qui fait beaucoup d'honneur à la sagesse des conseillers de Charles VII. Elle mérite d'être lue en entier dans Monstrelet.
24: D. Vaissette.
25: Voir l'intéressant récit de M. Vitet, Histoire de Dieppe, et Legrand, Histoire de Louis XI, p. 41-33, Bibliothèque royale, mss., p. 41-43.
26: Jean Chartier.
27: L'une des principales ressources du comte pour la guerre était la monnaie, bonne ou mauvaise, qu'il fabriquait dans tous ses châteaux. Archives, Trésor des Chartes, Registre 177, no 222.
28: V. la rémission accordée à Armagnac en 1445. J'y trouve entre autres choses, qu'il avait jeté la bannière du roi dans le Tarn. Archives, Trésor des chartes, Registre 177, no 127.
29: «Dedans laquelle ville de Metz estoient plusieurs compagnons de guerre souldoyez, ainsi que de longtemps ils ont accoustumé d'avoir.» Mathieu de Coucy, p. 538.
30: Fugger, Spiegel des Erzhauses Œsterreich, p. 539.
Cet excellent chroniqueur, né en 1503, par conséquent postérieur aux événements dont il s'agit ici, ne devait pas être suivi avec une docilité servile. Il est important, comme témoin de la tradition, mais on aurait dû lui préférer les chroniqueurs contemporains. V. Egidius Tschudi's leben und schriften, von Ildephons Fuchs, St. Gallen, 1805.
Son histoire sera continuée, pour les deux derniers siècles, avec une critique supérieure, par MM. Monnard et Vuillemin. M. Monnard a donné de plus une intéressante biographie de Jean de Müller. Lauzanne, 1839.
31: Tandis que généralement on tenait la lance par le bout. (Tillier.)
32: V. les Mémoires du Loyal serviteur du chevalier sans paour et sans reprouche.
33: Il en périt tout un bateau en 1476, dans l'expédition de Strasbourg.
34: Tillier.
35: Sur l'importance de ce pèlerinage, la grandeur féodale de l'abbaye dont les plus grands barons de la Suisse étaient dignitaires, etc. V. la curieuse Chronique du Moine. En 1440, la foule des pèlerins qui y venaient des Pays-Bas fut si grande, qu'on crut que c'était une armée ennemie, et l'on sonna la cloche d'alarme. Chronique d'Einsidlen, par le Religieux, p. 178-184.
36: De très-bonne heure, la Suisse ouvrit asile aux étrangers de conditions diverses. V., entre autres preuves, Kindlinger, Hœrigkeit, 296; et l'important ouvrage de Bluntschli, Histoire politique et judiciaire de Zurich, II, 414, note 161.
37: Par exemple, les gens de Gaster et de Sargans regrettaient fort la domination autrichienne. (Müller, 1436.)
38: Berne resta étrangère à cette guerre contre Zurich. V. les lettres du magistrat: Der Schweitzerische Geschichtforscher, VI, 321-480.]
39: Fugger.]
40: Bibliothèque royale, mss. Legrand, Histoire de Louis XI, fol. 76. Son récit est excellent, et généralement fondé sur les actes.]
41: Les historiens ne s'accordent pas sur le nombre; ils disent quatre mille, trois mille, seize cents, huit cents. Ces nombres peuvent se concilier; je suppose volontiers que les Suisses envoyèrent trois ou quatre mille hommes, que seize cents passèrent la rivière, que huit cents ou mille parvinrent jusqu'au cimetière et y firent résistance. Les savants traducteurs et continuateurs de Müller, MM. Monnard et Vuillemin, sont néanmoins portés à croire que le nombre total n'excédait pas deux mille hommes, et que cette petite armée donna tout entière.
Selon un chroniqueur contemporain encore inédit, ce fut une simple affaire d'avant-garde: «Ledit comte de Dampmartin qui estoit de l'avant-garde, logé à deux lyeues de monseigneur le Dauphin, estoit allé vers luy pour sçavoir quel estoit son bon plaisir qu'il voulloit que on fist contre ceulx de Balle; et à son retour, trouva que les Suisses les allèrent assaillir... Et quand ledit comte vit lesdits Suysses qui commencèrent à escarmoucher, il fist saillir sur eulx vint et ung hommes d'armes... Ledit comte... avoit à ladite journée soubz son enseigne six ou sept vingt hommes d'armes, sans d'autres qu'il envoya quérir par vingt hommes de ses archiers...» Bibl. royale, cabinet des titres, ms. communiqué par M. Jules Quicherat.
42: Tschudi.
43: Mathieu de Coucy.
44: «Le dauphin ne se trouva point en personne à cette besogne, ny aucuns des plus grands et principaux de son conseil.» Mathieu de Coucy.—C'est l'historien contemporain; il a parlé aux combattants même; historien peu suspect d'ailleurs, puisqu'il loue le courage des Suisses. Et c'est justement le seul que le savant Müller s'obstine à ignorer; il ne le cite pas une fois. Il va chercher partout ailleurs, dans les on dit d'Æneas Sylvius, qui n'était plus à Bâle, dans la chronique de Tschudi, écrite cent ans après, etc.
45: Tschudi.
46: «Ceux de Zurich disaient aux assiégeants: «Allez à Bâle faire saler des viandes; la chair ne vous manquera pas.» Les autres, ne sachant pas encore pourquoi les assiégés se réjouissaient, leur crièrent: «Le vin a donc baissé de prix chez vous, combien la mesure?—Aussi bon marché qu'à Bâle la mesure de sang.» Tschudi.
Les Autrichiens ne se réjouirent pas moins que ceux de Zurich. Ils firent sur la bataille une méchante complainte, dit le chroniqueur ennemi: «Les Suisses ont marché vers Bâle à grands cris, à grand bruit, mais ils ont trouvé le dauphin, etc.» Tschudi.
47: L'empereur répliquait qu'il avait demandé un secours de six mille hommes, et non de trente mille. On pouvait lui répondre que six mille hommes n'auraient servi à rien, que les Suisses n'auraient pas été intimidés, ni Zurich délivrée. V. la discussion dans Legrand, Histoire de Louis XI (ms. de la Bibl. royale), d'après les actes originaux.
Bibl. royale, ms. Legrand, folio 71.
Ceci ne se trouve, si je ne me trompe, que dans les historiens suisses, Müller, Geschichte, B. IV, c. II.
Je ne puis retrouver la source où j'ai puisé ce fait, qui n'est pas invraisemblable, mais que je n'ose garantir.
48: Archives, Trésor des chartes, Reg. 177, nos 54, 55.
49: D. Calmet.
50: Mathieu de Coucy.
51: On n'a pu retrouver l'ordonnance relative à cette organisation militaire.—Quant à la taille, elle fut consentie par les États d'après l'ordonnance de 1439, sans qu'il fut spécifié qu'elle était permanente et perpétuelle. Cette grave innovation fut introduite par un sous-entendu. Ordonnances, XIII.
52: Mathieu de Coucy.
53: Les officiers de finances exercent un contrôle les uns sur les autres. Les receveurs rendront compte au receveur général tous les deux ans, celui-ci tous les ans à la chambre des comptes; les grands officiers (l'argentier, l'écuyer, le trésorier des guerres et le maître de l'artillerie) compteront tous les mois avec le roi même. Ordonnances, XIII, 377. Pour mesurer le chemin parcouru, il est curieux de rapprocher de cette vieille ordonnance l'important ouvrage de M. de Montcloux: De la Comptabilité publique, 1840.
Cette remarque judicieuse est de notre grand historien économiste M. de Sismondi, Histoire des Français, XIII, 447.
54: Dès 1438, le roi avait nommé le prévôt de Paris «espécial et général réformateur...»
55: Mathieu de Coucy.
56: «Et n'auront plus doresnavant les juges et chastellains des Seigneurs particuliers (ne autres juges ordinaires) la cognoissance des tailles et aides... Plusieurs juges desdictes chatellenies champêtres ne sont pas expers ne cognoissans en telles matières, ainçois sont les aucuns simples gens méchaniques qui tiennent à ferme desdicts Sieurs particuliers, les receptes, judicatures et prevostez de leurs seigneuries, et lesquels, soubz ombre de l'autorité qui par ce moyen leur seroit donné, se voudroient par aventure affranchir, avec les métoyers et autres familiers serviteurs, du payement des tailles et aydes, qui tourneroit à grande folle et charge des manans et habitans des chastellenies... parce qu'il y auroit moins de personnes contribuables... aussi pour ce que lesdits juges et chastellains ne tiennent leur judicature que de quinzaine en quinzaine... et ne vouldroient laisser leurs affaires pour vacquer à l'expédition desdictes causes, se ils n'avoient gaiges ou salaires pour ce faire.» Ordonnances, XIII, 241-7.
57: «Au cas que les commissaires et esleuz trouveront en aucune bonne paroisse ung bon compaignon usité de la guerre, et qu'il n'eust de quoy se mettre sus de habillemens... et fust propice pour estre archer, lesdicts commissaires et esleuz sçauront aux habitans s'ils luy voudront aidier à soi mettre sus...—Se trois ou quatre parroissiens povoient faire un archer, ce demeure à la discrétion des commissaires et esleuz. Les parroissiens de chascune parroisse seront tenuz d'eulx donner garde de l'archer... qu'il n'ose soy absenter, vendre ou engaiger son habillement.—Le seigneur chastellain, ou son capitaine pour luy, sera tenu de visiter tous les moys les archers de sa chastellenie, et se faulte y trouve, sera tenu de le faire savoir aux commissaires ou esleuz du Roy.» Ordonnances, XIV, 2, 5.—Selon un auteur qui paraît avoir vécu dans la familiarité de Charles VII, il y aurait eu un archer par cinquante feux, Amelgardus, dans les Notices des mss., I. 423.
V. la diatribe de l'historien connu sous le nom d'Amelgard, contre les compagnies d'ordonnances et les francs-archers. Notices des mss., I, 423.
58: C'est une des meilleures satires qu'on attribue à Villon: «Apperçoit le franc-archer un espoventail... faict en façon d'un gendarme,» et il lui demande grâce:
«En l'honneur de la Passion
De Dieu, que j'aie confession!
Car, je me sens jà fort malade....»
59: Disons mieux, par le nom de Shakespeare. En mettant son nom à plusieurs tragédies médiocres qu'il arrangeait un peu, le grand poète a immortalisé toutes les erreurs et les non-sens des chroniqueurs et dramaturges du XVIe siècle, qui parlent au hasard du XVe.
60: Sur cette bergerie du vieux roi et de sa jeune femme, V. Villeneuve-Bargemont.
61: M. de Sismondi, justement sévère pour tous les rois, fait une exception en faveur de celui-ci: Histoire des républiques italiennes, IX, 54.
62: On ne peut voir sans intérêt, près de la mer, dans la petite église des jésuites de la petite ville d'Eu, la triste et rêveuse effigie de Henri de Guise. Dans les plis infinis de ce front, il n'y a pas seulement la tragédie personnelle, il y a le long et pénible imbroglio des destinées de la famille, les couronnes de France, d'Écosse, de Naples, de Jérusalem, d'Aragon, revendiquées, touchées, manquées toujours... Cependant, à la fin, ces Lorrains ont pu se consoler, ils ont fait fortune, en laissant la Lorraine pour épouser l'héritière d'Autriche; mais cela n'est arrivé que lorsqu'ils ont perdu l'esprit de la famille et rassuré l'Europe par une sage et honnête médiocrité.
63: V. Simonetæ lib. IV; et Giornali Napolitani, ap. Muratori, XXI, 270, 1108.
64: «Like to a wethercock, mutable and turning.» Hall and Grafton.
65: «On admiroit son fils et sa fille (Marguerite), comme s'ils eussent esté deux anges de divers sexes, descendus du palais céleste.» Chronique de Provence.
66: Chastellain. L'ensemble du passage prouve que c'est bien du corps, de la personne physique qu'il s'agit.
67: «Entended to destroy the King... By examination convict.» Hall and Grafton.
68: «Notabilissimus clericus unus illorum in toto mundo.» Wyrcester.
69: C'étaient probablement les figures du roi, du cardinal et des deux princes qui avaient chance d'arriver au trône, York et Somerset.
70: Pourquoi l'historien du XVe siècle n'emploierait-il pas un mot qui revient si souvent dans nos chroniques de ce temps?
71: «Tribus diebus... pertransiens cum uno cero in manu... et feria sexta cum cero... et die sabbati... simili modo.» Wyrcester.
72: «Toke all things paciently and sayde little.» Hall and Grafton.
73: Récemment encore, à la rupture de 1436, il s'était fait faire par Henri VI, comme roi de France, le don impolitique, insensé, du comté de Flandre. (Rymer, 1436, 30 juil.)
74: Turner, d'après un document ms.
75: Rymer, 1433, 21 mai.
76: Le Maine devait être remis à René, et non au roi de France: Henri VI demande expressément à Charles VII qu'il en soit ainsi par sa lettre originale du 28 juillet 1447. Mss. Du Puy.
77: Le Parlement anglais dégage le roi de la promesse qu'il avait faite, à l'exemple du roi de France, de ne point faire de paix «sans l'aveu des trois états de la nation,» 1445.—Le 24 avril 1446, le Parlement déclare que le traité a été fait du propre mouvement du roi, sans qu'il ait été conseillé. Mss. Bréquigny.
78: «Moyennant récompensation de la valeur desdites terres pour dix ans.» Rymer, 1448, 11 mars.
79: «In tam arcta custodia, quod præ tristitia decideret in lectum ægritudinis, et infra paucos dies posterius secederet in fata.» Whethamstede, apud Hearne, Script. Angl. II, 365.
80: Dans ce curieux ouvrage que le médecin adresse au duc, il lui décrit avec les plus grands détails l'état où se trouvent les divers organes de Sa Grâce. Il n'en compte pas moins de sept qui sont fort altérés: le cerveau, la poitrine, le foie, la rate, les nerfs, les reins et genitalia. Il observe, entre autres choses, que le noble malade est épuisé par l'usage immodéré des plaisirs de l'amour, qu'il a le flux de ventre une fois par mois, etc. Quand même on supposerait que le médecin a voulu effrayer, pour obtenir un peu plus de sobriété et de modération, cet inventaire d'infirmités, de maladies naissantes, même réduit de moitié, serait encore peu rassurant. (Hearne.)
81: «Vespere sospes et incolumis, mane (proh dolor!) mortuus elatus est et ostensus.» Hist. Croyland. continuatio, apud Gale, I, 521. Cette version plus dramatique est reproduite servilement par tous les autres: Hall and Grafton, I, 629; Holinshed, p. 1257 (éd. 1577); Shakespeare, etc.
82: L'évêque de Chichester ne peut plus venir au Parlement pour cause de vieillesse, mauvaise vue, etc. L'évêque d'Hereford donne sa démission, etc. (Rymer, 1449, 9 et 19 décembre.)
83: «Episcopatus et beneficia regia pro pecuniis conferendo.» Hist. Croyland. Continuatio, apud Gale, I, 521.
«À prendre sur les deniers qu'il (le roi de France) a coustume lever pour le remboursement des appatis sur les subgetz dudit très-hault et puissant nepveu du paiis de Normandie, afin que sur lesdicts deniers, lesdits subgetz d'iceluy, laissans lesdites terres (du Maine), soit par lui contemptez.» Rymer, V. 189, 1448, 11 mars.—Je n'ai pu trouver le traité original de la cession de l'Anjou et du Maine. On ne le connaît que par cet arrangement ultérieur qui tire les dédommagements d'une source odieuse, douteuse, et en laisse la répartition à l'arbitraire du roi d'Angleterre, c'est-à-dire de Suffolk.—Les appatis ou pactiz étaient ordinairement des contributions que les gens d'un pays payaient aux garnisons voisines pour labourer paisiblement. Ducange, I, 577.
84: Somerset assurait que le roi avait ordonné que chaque trentaine d'hommes en armerait un. (Rolls Parl.)
85: «De l'ordre de la Jartière... et signalé capitaine.» Jean Chartier.
86: Sur la rupture de la trêve, V. la ballade patriotique du bedeau de l'université d'Angers, publiée par M. Mazure, Revue Anglo-Française, avril 1835 (Poitiers).
87: Le roi de France se plaignait aussi des courses que les Anglais faisaient contre les vaisseaux de son allié le roi de Castille, et de leurs brigandages sur les grandes routes de France: «Et se nommoient les faux visages, à cause qu'ils se déguisoient d'habits dissolus.» Jean Chartier.
88: Mathieu de Coucy, p. 444, et Jacques Du Clercq (qui copie Mathieu), I, 344, éd. Reiffenberg.—V. les détails de la capitulation, de l'entrée, etc., dans M. Chéruel, p. 125-134, d'après les documents authentiques. Le roi rétablissait la juridiction ecclésiastique dans les prérogatives qu'elle avait perdues sous les Anglais; il maintenait l'Échiquier, la Charte aux Normands, la Coutume de Normandie, etc. Il ne tarda pas à déclarer les gens de Rouen «francs, quictes et exempts de la compaignie française et de tout ce que ceux de Paris peuvent demander à cette cause.» Cette guerre commerciale entre Rouen et Paris, qui durait depuis si longtemps, ne finit effectivement qu'à l'avénement de Louis XI, qui renouvela l'ordonnance de son père (communiqué par M. Chéruel, d'après les Archives de Rouen, II, § 2, 7 juillet 1450, 5 janvier 1461).—V. aussi sur l'entrée une pièce publiée par M. Mazure dans la Revue Anglo-Française, avril 1835 (Poitiers).
89: À l'entrée de Charles VII dans Rouen: «Estoient aux fenestres la femme du comte de Dunois et celle du duc de Somerset pour voir le mystère et cette grande cérémonie, avec lesquelles estoient le sire de Talbot et les autres Anglois détenus en ostage, qui estoient fort pensifs, et marris.» Jean Chartier.
90: «S'abandonna et hasarda fort le roi, allant en personne ès fossez et aux mines... D'icelles artillerie et mines estoit gouverneur maître Jean Bureau, trésorier de France, lequel estoit fort subtil et ingénieux en telles matières et en plusieurs autres choses.» Ibidem.
91: «As lovingly, as heartily, and as tenderly...» Turner.
92: Il avait fait épouser à son fils la fille de l'aîné des Somerset, laquelle avait le premier droit au trône, après Henri VI, dans la ligne de Lancastre. Mariée à tout autre qu'au fils du ministre, confident de la reine, cette héritière eût été infiniment dangereuse. Nul doute que ce mariage ne se soit fait par la volonté de Marguerite.
93: Ceci fait penser à l'honorable exil de lord Collingwood, qui, pendant toute la guerre continentale, n'obtint pas la permission de mettre une fois le pied à terre ni de revoir ses filles.
94: Proceedings and ordinances of the Privy Council, vol. VI, p. 69, 75, 85 (1837).
95: Cette exécrable parodie dépasse 93; vous diriez les litanies chantées par Marat. Ritson's ancient Songs. Je regrette fort que la publication des Political Songs du savant M. Wright ne s'étende pas encore jusqu'à cette époque (1841).
96: Trois mille sept cent soixante-quatorze, au dire des hérauts. D'après leur rapport, l'armée anglaise eût été forte de six à sept mille hommes, et les Français n'auraient eu que trois mille combattants. Jean Chartier, 197. Mathieu de Coucy, 45. Jacques Du Clercq, I, 266, éd. Reiffenberg. Il est vrai que, ces historiens se copiant, les trois témoignages ne peuvent guère compter que pour un seul.
97: «Estant sur la mer, fut rencontré des gens du duc de Somerset.» Mathieu de Coucy.
98: Henri VI reprocha ouvertement au duc d'York d'avoir fait tuer par ses gens l'évêque de Chichester, chancelier d'Angleterre. Lingard, d'après les documents conservés par Stow, 393-395. L'auteur, connu sous le nom d'Amelgard prétend, avec moins de vraisemblance, que l'évêque se fit tuer par économie, en disputant sur le prix du passage avec les matelots qui le ramenaient de France. Notice des mss., I, 417.
99: Nous les avons vus (en 1839!) suivre sans difficulté ce brave Courtney, qui leur donnait parole de ressusciter toutes les fois qu'on le tuerait.
100: Shakespeare lui fait dire à tort qu'il est du comté de Kent. V. Proceedings and Ordinances of the Privy Council, vol. VI (1837), preface of sir Harris Nicolas, p. XXVII.
101: «A certaine yong man of a goodly stature, and pregnant wit.» Hall and Grafton.
102: «Sober in communication, wise in disputyng.» Ibidem.
103: «Without bydding farewell to their capitaine.» Ibidem.
104: «Kneeling on his knees, to have mercy and compassion of his smalle infantes.» Holinshed.
105: De plus, Somerset abandonna son artillerie. (Mathieu de Coucy.)
106: L'artillerie française, toujours dirigée par Jean Bureau, fit preuve à Cherbourg d'une habileté toute nouvelle. Il établit ses batteries dans la mer même, au grand étonnement des Anglais: «Elle venoit là deux fois le jour; néanmoins, par le moyen de certaines peaux et graisses dont les bombardes estoient revestues, onques la mer ne porta dommage à la poudre; mais aussitost que la mer estoit retirée, les canonniers levoient les manteaux, et tiroient et jettoient, comme auparavant, contre ladite place, dequoy les Anglois estoient fort esbahis.» Jean Chartier.
107: Voir, aux précieuses Archives municipales de Bordeaux, le livre des priviléges (depuis la Philippine, 1295), et le livre dit des Bouillons (actes et traités, depuis 1259). Celui-ci était autrefois enchaîné à une table, et il en porte encore la chaîne. J'en ai parlé déjà dans mon Rapport au ministre de l'instruction publique sur les bibliothèques et archives du sud-ouest de la France, 1836.
108: De plus, la Guienne et la Gascogne perdaient un commerce de transit; les draps anglais traversaient ces provinces pour entrer en Espagne. Amelgard.
109: Il en partit un si grand nombre que Bordeaux en fut, dit-on, presque dépeuplé pour quelques années. (Chronique Bourdeloise).
110: Le roi avait ordonné aux soldats de payer tout ce qu'ils prendraient; s'ils prenaient sans payer, ils devaient rendre et perdre leur solde pour quinze jours. Cette pénalité, fort douce, dut être plus efficace que les plus rigoureuses, parce qu'elle put être sérieusement appliquée. V. Jean Chartier et Mathieu de Coucy, p. 216, 251, 406, 432, 457, 610. Voir particulièrement Bibl. royale, mss. Doat, 217, fol. 328. Ordre de punir les gens de guerre qui, en Rouergue, ont pris des vivres sans payer, 29 septembre 1446.
111: Le pseudonyme Amelgard, tout Bourguignon de cœur et peu favorable à Charles VII, avoue toutefois que c'était là l'unique objet des plaintes de la Guienne. À ces plaintes, les gens du roi répondaient que l'argent payé pour les troupes était dépensé par elles dans les villes mêmes qui payaient. Notice des mss., I, 432.
112: V. le chroniqueur connu sous le nom d'Amelgard. Notice des mss., I, 431.
113: «Jamais je n'oiray la messe, ou aujourdhuy jauray rué jus la compagnie des François, estant en ce parc icy devant moy.» Mathieu de Coucy.
114: Non pas toutefois tellement paladin, qu'il n'ait soigné, en véritable Anglais, ses intérêts d'argent et de fortune. Nous avons plusieurs actes relatifs aux grands biens qu'il se laissa donner: comté de Shrewsbury, comté de Clermont-en-Beauvaisis, capitainerie de Falaise, etc. V. aussi, sur les dons faits à Talbot, M. Berriat-Saint-Prix, Histoire de Jeanne d'Arc, p. 159, d'après les Registres du Trésor des chartes, 173-175.—Ce qui n'est pas moins caractéristique, c'est qu'en arrivant à Bordeaux, Talbot commence par faire donner à Thomas Talbot (quelque petit parent, ou bâtard?) l'office lucratif de clerc du marchié. Rymer, V. 1455, 17 janvier.
115: Il fut défiguré, ce qui donna lieu à une scène touchante que l'historien français raconte dans tous ses détails avec une noble compassion: «Auquel herault de Tallebot il fut demandé: s'il voyoit son maistre, s'il le reconnoistroit bien. À quoi il respondit joyeusement, croyant qu'il fust encore vivant... Et sur ce, il fut mené au lieu... et on luy dist: Regardez si c'est là vostre maistre. Lors il changea tout à coup de couleur, sans de prime face donner encore son jugement... Neantmoins il se mit à genoux, et dit qu'incontinent on en sçauroit la vérité; et lors il lui fourra l'un des doigts de sa main dextre dans sa bouche, en disant ces mots: «Monseigneur mon maistre, Monseigneur mon maistre, ce estes-vous! je prie à Dieu qu'il vous pardonne vos meffaits! J'ay esté vostre officier d'armes quarante ans, ou plus; il est temps que je vous le rende!...» en faisant piteux crys et lamentations, et en rendant eau par les yeux très-piteusement. Et lors, il devestit sa cotte d'armes et la mit sur son dict maistre.» Mathieu de Coucy.
116: Arcère, Histoire de La Rochelle, I, 275.
117: Mathieu de Coucy dit à tort que ces vaisseaux appartenaient au duc de Bourgogne; le duc avait en ce moment, ainsi qu'on le verra, des intérêts tout opposés à ceux du roi, il était fort mécontent de lui. Il est probable que les Hollandais, sujets fort indépendants de Philippe, envoyèrent ces vaisseaux malgré lui.
118: Id.
119: Quant à son commerce, Bordeaux ne le perdit pas pour longtemps. L'esprit mercantile, plus fort chez les Anglais que l'orgueil même, ne leur permit pas de renoncer au commerce de vins de Guienne. Ils subirent toutes les humiliations qu'on voulut. Il faut voir les conditions auxquelles les anciens maîtres du pays obtenaient de venir commercer dans leur capitale de Guienne. Ils devaient porter tous ostensiblement la croix rouge; ils ne pouvaient aller dans la banlieue sans avoir la permission écrite du maire. S'ils voulaient traverser la province, aller à Bayonne, les gouverneurs les y faisaient conduire à leurs dépens, sous la garde d'un archer. Archives, Supplément au Trésor des chartes, J. 925.
120: Turner; Parl. Rolls.
121: «À l'heure du disner, quand ils penserent seoir à table, il n'y avoit rien comme de prest, dautant que les officiers qui avoient accoustumé de les servir et faire leurs provisions ne sçavoient où avoir et recouvrer argent; car on ne vouloit plus rien leur bailler et délivrer sans argent comptant.» Mathieu de Coucy.
122: «Obtusis sotularibus et ocreis... ad instar coloni. Togam etiam longam cum capucio rotulato, ad modum burgensis.» Blakman, De Virtutibus et Miraculis Henri VI, ap. Hearne, p. 298.
123: «Aut in regni negotiis cum consilio suo tractandis, aut in Scripturarum lectionibus vel in scriptis aut chronicis legendis.» Ibidem, p. 299.
124: Lorsqu'il était enfermé à la Tour, il crut voir une femme qui voulait noyer son enfant; il avertit; on trouva la femme, et l'enfant fut sauvé.
125: Cet esprit de paix se montre à merveille dans le fait suivant: «Edmond Gallet dit qu'il fut envoyé au roy d'Angleterre pour l'inviter à faire une descente en Normandie pendant que le roy de France étoit occupé contre son fils en Dauphiné. Sur quoy le roy d'Angleterre demanda quelle personne estoit son oncle de France, et l'envoyé répondit qu'il ne l'avoit vu qu'une fois à cheval et luy sembla gentil prince, et une autre fois en une abbaye de Caen, où il lisoit une chronique, et lui sembla estre le mieux lisant qu'il vist oncques. Après quoy le roy d'Angleterre dit qu'il s'étonnoit comment les princes de France avoient si grande volonté de luy faire desplaisir;» puis il ajouta: «Au fort, autant m'en font ceux de mon pays.» Déposition rapportée par Dupuy dans la notice qu'il a donnée du procès de Jean d'Alençon, à la suite de celui des Templiers, in-12, p. 419.
126: «Mon père a régné paisiblement jusqu'au bout de sa vie. Son père, mon aïeul, fut aussi roi. Et moi, dès le berceau, j'ai été couronné, reconnu par tout le royaume; j'ai porté quarante ans la couronne, et tous m'ont fait hommage...»—Au reste, quel que fût son droit, il n'eût pas consenti, pour le défendre, à la mort d'un seul homme. Entrant un jour à Londres, il vit les membres d'un traître que l'on avait exposés: «Ôtez, ôtez, dit-il; à Dieu ne plaise qu'un chrétien soit traité si cruellement pour moi!» Blakman, ap. Hearne.
127: Je regrette de n'avoir pu consulter sur Marguerite le curieux ouvrage de miss Agnès Strickland: Lifes of the Queens of England.
128: Tenait-il uniquement cette disposition de la folie de son grand-père, Charles VI? Son père, Henri V, qui fit preuve d'un jugement si ferme, était toutefois fort excentrique dans sa jeunesse; on se rappelle qu'il se présenta un jour à son père dans le costume d'un fol. Son portrait a quelque chose de bizarre et de béat, si j'en juge du moins par la belle gravure que M. Endell Tyler a donnée, d'après l'original de Kensington, en tête de ses Memoirs of Henry the fifth.
129: Sir Edward Coke admet à grand'peine que le roi, immortel in genere, meure pourtant in individuo. Howell' state trials, II, 624.—Blakstone, I, 247. Allen, Prerogative, passim.
130: C'est comme une sorte de vertu magique, attribuée par les jurisconsultes au grand sceau royal: sa possession rendait légal tout gouvernement... Richard II, âgé de dix ans et demi, fut supposé en état de régner sans l'assistance d'une régence. (Hallam.)
131: Il nous reste un compte terrible de tous les médicaments que le Parlement employa pour essayer de remettre le roi en état d'exprimer une volonté: «Clisteria, suppositoria, caputpurgia, gargarismata, balnea, emplastra, emoroidarum provocationes, etc.» Rymer, 6 april, 1454.
132: Parl. rolls.
133: Quelques églises, surtout en Guienne, ont un assez grand nombre de tours et de bastilles. Les villes et bastilles anglaises sont très-reconnaissables; elles ont été fondées, non sur les montagnes, mais près des eaux, en plaine; elles se composent ordinairement de huit rues qui se coupent à angle droit; il y a au centre une place avec des portiques grillés qu'on pouvait fermer dans un danger. Telle est encore Sainte-Foix-la-Longue, et quelques petites villes du Périgord et de l'Agénois. Il semble que sous Louis XI on ait imité cette disposition. (Observation de M. Dessalles.)
Voilà pour les constructions. Quant aux institutions, je n'en vois point ici qui aient le caractère anglais. Nos francs archers ne furent pas précisément imités des archers anglais; une institution si naturelle sortait d'elle-même du besoin de la défense.—De toutes les provinces conquises par les Anglais, la Normandie est, je crois, la seule où ils aient montré quelque esprit d'administration.
134: Peu de temps avant 1830, une demoiselle anglaise vint trouver M. l'abbé Haffreingnes, directeur d'un collége à Boulogne: «Monsieur l'abbé, lui dit-elle, je sais que vous songez à rebâtir la cathédrale de Boulogne; les Anglais, mes ancêtres, en ont commencé la ruine; comme Anglaise, je voudrais expier ce qu'ils ont fait, autant qu'il est en moi; voilà ma souscription, c'est bien peu de chose, vingt-cinq francs!—Mademoiselle, répondit le prêtre, votre foi me décide. Dès demain, on commencera les travaux; vos vingt-cinq francs achèteront la première pierre.» Aussitôt il commanda soixante mille francs de travaux, et depuis il y a mis cinq cent mille francs de sa fortune. V. la brochure de M. Francis Nettement: À la ville de Boulogne.
135: «Ma malédiction sera... le pardon.» Byron.
136: Homère.
137: De Maistre.
138: «M. de Croy lui avoit dit que M. de Bourgogne savoit certainement que se n'eusse esté l'empeschement de Bourdeaux, l'armée du Roy tournoit sur luy. Et aussi, quant les nouvelles allèrent en Flandre... que Bourdeaux estoit anglois, plusieurs chevaliers et escuyers dudit pays... dirent ces mots, au moins l'ung d'eulx, qu'on dit estre des plus prouchains de mondit seigneur de Bourgogne: Pleust à Dieu que les Anglois fussent aussi bien à Rouen et par toute Normandie comme à Bourdeaux; car, se n'eust esté la prinse de Bourdeaux, nous eussions eu à besogner.» Bibl. royale, fonds Baluze, ms. A, fol. 45.
139: Le vieux chroniqueur de la maison de Bourgogne, qui en avait bien la tradition, dit au père de Charles-Quint: «Quant à la lignée de Portugal, dont le roy vostre père et vous estes issus, n'estes pas ou serez (vous ou les vostres) sans querelle du royaume d'Angleterre, et principalement de la duché de Lancastre.» Et plus loin: «Quand je pense à ce quartier d'Angleterre où par droit vous vous devez appuyer et soustenir en vos affaires...» Olivier de la Marche. Introd., ch. IV.
140: Il est bien entendu qu'il n'y eut pas conspiration expresse, ni plan, ni dessein fixe, mais seulement action constante d'une même passion, haine et jalousie persévérante.
141: «Item, ils appellent les subjez du Roy qui vont es païs de mondit seigneur de Bourgogne: Traîtres, vilains, serfs, allez, allez payer vos tailles, et plusieurs autres villenies et injures.» Archives du royaume, Trésor des chartes, J. 258, no 25.
142: «Tunc vere monachi sunt, si labore manuum suarum vivunt.» S. Benedicti regula.
143: «Lollhardus, lullhardus, lollert, lullert.» Mosheim, De Beghardis et Beguinabus, append. p. 583.
144: En anglais, to lull, bercer; en suédois, lulla, endormir; en vieil allemand, lullen, lollen, lallen, chanter à voix basse; en allemand moderne, lallen, balbutier.
145: Tout cela est peut-être plus frappant encore en Hollande qu'en Flandre. Combien la famille m'y semblait touchante, quand je voyais dans les basses prairies, au-dessous des canaux, ces doux paysages de Paul Potter, dans un pâle soleil d'après-midi ces bonnes gens si paisibles, ces bestiaux, ces vaches laitières parmi les enfants... J'aurais voulu exhausser leurs digues; je craignais que ces eaux ne se trompassent un jour, comme fit l'Océan quand il couvrit d'une nappe soixante villages, et mit à la place la mer d'Harlem...—Chose curieuse, là même où la terre manque, la famille continue. Le gros bateau hollandais (dont l'étranger inintelligent se moque) ne doit pas être jugé comme un bateau, mais bien comme une maison, une arche, où la femme, les enfants, les animaux domestiques vivent commodément ensemble. La Hollandaise y est chez elle et parfaitement établie, soignant les enfants, étendant le linge, souvent, au défaut du mari, dirigeant le gouvernail. L'être aquatique, vivant là dans une lente et perpétuelle migration, s'y est fait un monde à lui; pourvu qu'il ne compromette pas ce petit monde, peu lui importe d'aller vite; jamais il ne changera la forme (lourde, mais sûre) de cette embarcation de famille, jamais il ne se hâtera. À voir sa lenteur, vous diriez plutôt qu'il craint d'arriver. V. dans le tome XVI le chapitre sur la Hollande (Louis XIV, 1860).
146: Douceurs infinies du travail en famille! celui-là seul les sent bien, dont le foyer s'est brisé... Cette larme sera pardonnée (à l'homme? non), à l'historien au moment où ce travail va finir, où la famille elle-même est compromise dans plus d'un pays, lorsque la machine à lin va supprimer nos fileuses, celles de la Flandre (1841).
«Il y aura un rayon de soleil pour toi dans les yeux de ta grand'mère...» Je trouve ceci dans une admirable petite histoire (La Fée hirondelle), qui serait devenue un livre du peuple, si l'auteur ne l'eût cachée parmi ses traductions. Éducation familière, traduction de l'anglais, par mesdames Belloc et Montgolfier, t. IV.
147: V. Ducange, verb. Amicitia. Ordonn. XII, 563, etc.
148: V. l'étrange formule du sang versé sous la terre, dans mes Origines du droit, p. 195, d'après une note de P. E. Muller sur le Laxdaela-Saga (1826, in-4o, p. 59): «...Ils vinrent au promontoire Eyrarhval, et là coupèrent une bande de gazon, assez longue pour que les deux extrémités étant attachées à la terre, le milieu pût être soutenu par un javelot ciselé dont ils touchaient le clou de leurs mains. Tout quatre, se plaçant sous le gazon, firent couler leur sang, qui se répandit sur la terre d'où le gazon avait été coupé; et lorsque leur sang se fut mêlé, ils fléchirent le genou, et, unissant leurs mains droites, jurèrent par tous les dieux de venger la mort l'un de l'autre comme celle d'un frère...»—V. aussi les dissertations de Kofod Ancher (1780), de Wilda (1831), et de C. J. Fortuyn (1834).
149: Je traduis ici avec propriété et selon le sens primitif. Le sens ordinaire est association, le sens primitif est don, contribution (præstatio). Que donne-t-on dans la forme originaire de la ghilde? soi-même, son sang.
150: De 1200 à 1304.—Selon M. Lambin, archiviste d'Ypres, dans son précieux Mémoire sur l'origine de la halle aux draps (couronné par la Société des antiquaires de la Morinie), Ypres, 1836. Nous venons de perdre ce savant homme, qui sera difficilement remplacé (1841).
151: Voir dans la cathédrale, la pierre de Jansénius, au milieu même du chœur, mais si ingénieusement dissimulée.
152: C'est ce qui existait effectivement pour une partie des fabricants d'Ypres; ils travaillaient dans la halle même: «L'étage principal contenait les métiers des tisserands de draps et de serge... Les différents locaux du rez-de-chaussée contenaient les peigneurs, cardeurs, fileurs, tondeurs, foulons, teinturiers...» Lambin.
153: Droits de cloche, de ban, de justice, sont synonymes au moyen âge. Le carillon n'aurait-il pas été originairement la simple centralisation des cloches, c'est-à-dire des justices? Les dissonances trop choquantes auront forcé à y mettre une harmonie quelconque, qui peu à peu se sera adoucie. Le premier carillon de couvent paraît être de 1404. Buschius, Chronicon Windesemense, p. 535, anno 1404.
154: Passage charmant de Sainte-Beuve: «Nous avons tous un petit jardin, et l'on y tient souvent plus qu'au grand.» Port-Royal, I. Voir dans les discours de M. Vinet, celui qui a pour titre: Des idoles favorites. L'idée première est le verset: «Et le jeune homme s'en alla triste, car il avait un petit bien.» Dans les béguinages flamands, l'esprit d'individualité est très-marqué. «En France et en Allemagne, le béguinage était un seul couvent divisé en cellules; dans les Pays-Bas, c'était comme un village qui comptait autant de maisons isolées qu'il y avait de béguines.» Mosheim. Aujourd'hui, il y en a ordinairement plusieurs dans chaque maison, mais chaque béguine a sa petite cuisine; dans une maison où il y avait vingt filles, je remarquai (chose minutieuse à dire, mais très-caractéristique) vingt petits fourneaux, vingt petits moulins à café, etc. Je demande pardon aux saintes filles d'une révélation peut-être indiscrète.
155: V. au Musée du Louvre l'Annonciation de Lucas de Leyde.
156: C'étaient des hymnes en langue vulgaire. (Mosheim.)
157: Un caractère particulier de la poésie et de la musique des confréries allemandes (et, je crois, des confréries en général), c'est la servilité de la tradition. V. les règles Falsche melodie, Falsche blumen, qui proscrivent tout changement, tout embellissement: Wagenseil, De Civitate Noribergensi; accedit de Der Meister Singer Institutis liber, 1697, p. 531. Mon illustre ami, J. Grimm, n'a pas insisté sur ce point de vue, peu important pour l'objet particulier qu'il avait en vue. Ueber den altdeutschen Meistergesang, von Jacob Grimm, Gœttingen 1811.
158: «Quos dumicos vocant.» Meyer. Je traduis dumicos par un mot consacré dans l'histoire du protestantisme: Écoles buissonnières.—Les ouvriers buissonniers pourraient bien être des lollards. Le pape Grégoire XI nous représente ceux-ci comme vivant originairement en ermites. (Mosheim.) Saint Bernard nous dit que des prêtres quittaient leurs églises et leurs troupeaux pour aller vivre «Inter textores et textrices.» Serm. in Canticum cantic.
159: Reiffenberg. Notes de son édit. de Barante, d'après Olivier de Dixmude, IV. 165.
160: V. mes Mémoires de Luther. Toutefois l'originalité de Jean de Leyde fut de porter dans le mysticisme l'esprit anti-mystique de l'Ancien Testament.
161: Nous trouvons les ouvriers de confrérie et de commune en guerre avec les buissonniers de la banlieue et avec les lollards (deux mots peut-être identiques): ils se plaignent au magistrat de la concurrence qu'ils ne peuvent soutenir. Le magistrat, leur élu, se prête à gêner, paralyser l'industrie des lollards. L'empereur Charles IV, en dépouillant les lollards, attribue un tiers de leurs dépouilles aux corporations locales (universitatibus ipsorum locorum). Cf. Mosheim. Les persécutions ecclésiastiques obligèrent aussi souvent les lollards à se dire Mendiants et à se réfugier sous l'abri du tiers-ordre de saint François. Ceux d'Anvers ne se décidèrent à vivre en commun qu'en 1445. En 1468, ils prirent l'habit de moines et laissèrent le métier de tisserands; c'est ce qu'on lisait sur un tableau suspendu dans leur église d'Anvers.
162: Les preuves surabondent ici. Je remarquerai seulement que la domination des grandes villes était souvent encore appesantie par le despotisme tracassier des métiers: ainsi les tisserands de Damme étaient réglementés, surveillés par ceux de Bruges; les chandeliers de Bruges exerçaient la même tyrannie sur ceux de l'Écluse, etc. (Delpierre.)
163: Reiffenberg. Statistique ancienne de la Belgique, dans les Mémoires de l'Académie de Bruxelles, VII, 34, 44.
164: C'est du moins ce qu'affirme Guichardin dans sa Description de la Flandre.
165: «Inclinat animus ut Flandra, nescio qua lingua fuisse putem Æstuaria, ea forma qua poldras vocamus.»—Je n'adopte pas l'étymologie; mais l'opinion de M. Meyer sur le fond même est considérable.
166: Beaucoup finissent en dyck, en dam, etc.
167: Cela se trouva fait au XIVe siècle. Jacques Artevelde n'eut qu'à écrire cette révolution dans les lois. L'ouvrier, l'ongle bleu (c'est le nom que lui donnaient dans le Nord les bourgeois et les marchands), se trouva à cette époque avoir tellement multiplié, que la commune primitive fut presque absorbée dans les confréries de métiers. Le gouvernement des arts, comme on disait à Florence, prévalut presque partout. Je parlerai ailleurs, et tout à mon aise, de la vitalité diverse des communes. Jusqu'ici on a disserté beaucoup sur ce sujet, mais en insistant plutôt sur les formes qu'on prenait pour le fond. Sans doute, il est intéressant pour l'antiquaire de fouiller le mur primitif de la commune, le cadre de pierre qui l'entoure, plus intéressant pour l'historien d'en retrouver le cadre politique, la constitution. Mais la constitution n'est pas la vie encore. Telle commune a grandi par sa constitution, telle autre en dépit de la sienne.
168: J'ai vu encore aux archives d'Ypres le sceau réprobateur de la ville, où on lit ces mots français: «Condamné par Ypres.»—À Gand, la toile, condamnée comme défectueuse et blâmée par les experts, est attachée à un anneau de fer, à la tour du Marché du vendredi, puis distribuée aux hospices.
169: V. particulièrement la curieuse brochure de M. Altmeyer: Notices historiques sur la ville de Poperinghen, Gand, 1840; et, sur les rapports généraux des villes, la grande et importante chronique flamande (dont le savant M. Schayès a bien voulu m'éclaircir les passages les plus difficiles): Olivier van Dixmude, uitgegeven door Lambin (1377-1443), Ypres, 1835, in-4o.
170: La plus terrible de ces histoires n'est pas, il est vrai, flamande, mais du pays wallon: c'est la guerre de Dinan et de Bovines sur la Meuse. V. le tome suivant.
171: Le comte reconnut, après enquête, qu'Ypres avait bon droit, et n'en décida pas moins qu'on planterait des pieux dans l'Yperlé, de sorte qu'il n'y pût passer qu'une petite barque. (Olivier van Dixmude, ann. 1431.)
172: C'est là le vrai sens qui n'avait pas été saisi. Le coq est un des principaux symboles de la maison, il est témoin de la vie domestique, etc. V. mes Origines du droit.
173: «Nihil accepturos; non vestem, sed restem, potius meruisse.» Meyer, fol. 286.
174: «Puerorum quinque millia.» Meyer, fol. 286. Le mot puer ne peut pas être interprété autrement. Ces enlèvements d'enfants semblent au reste avoir été ordinaires dans les guerres anglaises. V. notre t. VI et Monstrelet, t. IV, p. 115.
175: Les milices hollandaises furent appelées en vain à la défense des côtes; et M. de Lannoy ayant demandé aux États s'ils avaient un traité secret avec l'Angleterre, ils répondirent qu'ils n'avaient pas pouvoir pour s'expliquer. (Dujardin et Sellius. Histoire des Provinces unies.)
176: Sur les rapports des Flamands et de la Hanse, V. l'ouvrage très-instructif de M. Altmeyer: Histoire des relations commerciales et diplomatiques des Pays-Bas avec le Nord de l'Europe, Bruxelles, 1840. L'auteur a tiré des Archives une foule de faits curieux.
177: «Jecoris esores.» Meyer. Cette qualification haineuse désigne évidemment les gros fabricants, les entrepreneurs, les exploiteurs d'hommes.
178: Nombre de passages que je pourrais citer prouvent que, dès ce temps, les Gantais étaient fort dévots. Dans la terrible guerre de 1453, ils ne brûlèrent pas une église, quoique les églises fussent souvent des forts dont pouvait profiter l'ennemi.—À Gand, les mœurs étaient très-pures. Nous lisons dans les registres criminels qu'un tribunal bannit un citoyen distingué, pour avoir offensé de propos indécents les oreilles d'une petite fille.—La Keurc des savetiers de 1304 porte que celui qui vit dans une union illégitime ne peut ni concourir aux élections ni assister aux délibérations. (Lenz.)
179: Sanderi Gandavensium Rerum libri sex, p. 14.
180: Wielant, dans le recueil des Chroniques belges, t. I, p. XLVII.
181: Ces mots étaient souvent synonymes dans les pays allemands et wallons. Michelet. Origines du droit, p. 191-193.
182: «Gris grimmender lœwe.» Jacob Grimm, Deutsche Rechts alterthümer, p. 763.
183: Generaele waerheden, stille waerheden;—coies vérités, franches vérités, communes vérités, ou simplement vérités. (Warnkœnig, trad. de Gheldoff.)
184: Dans le droit allemand, dont le droit flamand est une émanation (au moins dans sa partie la plus originale), le juriste et le poète ont le même nom: Finder, trouveur ou trouvère. Grimm, et mes Origines du droit.
185: Cet idéal germanique s'est conservé dans la formule du franc-juge westphalien. Grimm, 860. Michelet, Origines, 335: «Si le franc-juge westphalien est accusé, il prendra une épée, la placera devant lui, mettra dessus deux doigts de la main droite, et parlera ainsi: Seigneurs francs-comtes, pour le point principal, pour tout ce dont vous m'avez parlé et dont l'accusateur me charge, j'en suis innocent; ainsi me soient en aide Dieu et tous ses saints! Puis il prendra un pfenning marqué d'une croix (Kreutz-pfenning), et le jettera en preuve au franc-comte; ensuite il tournera le dos et ira son chemin.»
186: Que les Français avaient traduit au hasard par un mot qui sonnait à peu près de même: Forestier, le forestier de Flandre.
187: En Flandre, comme dans les autres provinces des Pays-Bas, les sentences capitales étaient sans appel ni révision, jusqu'à la fin du dernier siècle. Cf. l'importante discussion de MM. Jules de Saint-Genois et Gachard, sur le jugement d'Hugonet et Humbercourt (particulièrement Gachard, p. 43), Bruxelles, 1839.
À Gand, le condamné ne pouvait être gracié que du consentement des échevins (communiqué par M. de Lenz, de Gand).
Les affaires étaient relatées sommairement dans les Registres criminels des échevins, comme on le voit aux Archives de Gand (observation communiquée par M. de Saint-Genois).
188: Le comte ne pouvait grâcier les condamnés par l'échevinage, qu'autant qu'ils prouvaient que la partie adverse y consentait.
189: En Hollande, la tradition s'est faite par le fétu jusqu'en 1764. En Flandre, le maître du fonds donné ou vendu y coupait une motte de gazon de forme circulaire et large de quatre doigts; il y fichait un brin d'herbe, si c'était un pré; si c'était un champ, une petite branche de quatre doigts de haut, de manière à représenter ainsi le fonds cédé, et il mettait le tout dans la main du nouveau possesseur. «Jusqu'aujourd'hui, dit Ducange, on a conservé dans beaucoup d'églises des signes de ce genre; on en voit à Nivelle et ailleurs, de forme carrée ou semblables à des briques.» Ducange, Gloss. III, 1522. Voir aussi Michelet, Origines du droit, p. 40, 42, 191, 194, 228, 236, 245, 255, 289, 326, 441, etc., etc.
190: Celui qui demandait justice se rendait à la Porte rouge du palais de l'évêque, et, soulevant un anneau qui s'y trouvait fixé, il le faisait fortement retentir à trois reprises différentes; l'évêque devait venir et l'écouter sur-le-champ (communiqué par M. Polain de Liége).
191: Chaque année, le premier mercredi d'août, on jetait un chat par les fenêtres d'Ypres, et le peuple le brûlait; pendant ce temps, la cloche du beffroi tintait, et tant qu'on pouvait l'entendre, les gens bannis de la ville trouvaient les portes ouvertes et pouvaient rentrer (comme si la victime expiatoire se fût chargée de leur faute). On a continué de jeter le chat jusqu'en 1837 (communiqué par Mme Millet van Popelen).
192: «Ah! la noble chose que la liberté!» Voir ces beaux vers de Barbour dans M. de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise.—Comparez les vers de Pétrarque, qui ont été retranchés de plusieurs éditions:
Liberta, dolce e desiato bene, etc.
193: Wielant, dans le recueil des chroniques belges, I, LIII.
194: «Disoient qu'ilz estoient nuement sous le Parlement.» Ibid., LIV.
195: «En la chambre à l'uys-clos ilz parlassent langaige franchois.» Ibid., LV.
196: Olivier van Dixmude, 103, 123 (ann. 1423-1427).
197: Wielant insiste sur la distinction de l'hommage et du ressort. Il semble pourtant que, sans le ressort, l'hommage a peu d'importance; le vassal reste à peu près indépendant.
198: «Ils ont donné XVI ou XVIII compaignons en habiz de marchans et autres en habiz dissimulez... lesquelz ont ordonnance de tuer touz officiers du Roy qu'ilz trouveront sur les limites dudit pais de Bourgogne.» Archives du royaume, Trésor des chartes, J. 258, no 25, ann. 1445.
199: Et en se brouillant ainsi avec les maisons d'Autriche et de Saxe.
200: Sur les querelles infiniment diverses et compliquées des Morues et des Hameçons de Hollande, des Marchands de graisse et des pêcheurs d'anguilles de Frise (Wetkoopers, Schieringers), V, Dujardin et Sellius, IV, 28-31, Ubbo Emmius, lib. XVII-I, etc.
201: «Elle remit grande somme au roi de Sicile.» Mathieu de Coucy.
202: Archives du royaume, Trésor des chartes, J. 257, no 38, 4 juillet 1445.
203: Jusqu'à doubler ou tripler, dans les années 1436, 1440, 1443, 1445, 1452, 1457. Je dois ce renseignement et ceux qu'on trouvera plus loin, à l'extrême obligeance de M. Edward Le Glay (fils du savant archiviste), qui a bien voulu extraire pour moi les documents financiers que possèdent les Archives de Lille, Chambre des comptes, Recette générale.
204: Ainsi, en 1406, au premier siége de Calais, la Flandre paye 47,000 écus et 8,000 fr., tandis que le duché de Bourgogne paye 12,000 livres, le comté de Bourgogne 3,000 livres!—Au second siége de Calais, en 1436, la Flandre, qui alla au siége en corps de peuple, et qui dut fournir énormément en nature, paya de plus 120,000 livres, tandis que les deux Bourgognes ne payèrent que 58,000 livres et 600 saluts. Archives de Lille (notes communiquées par M. Edward Le Glay).
205: Cette fête fut un triomphe pour le duc de Bourgogne sur Bruges elle-même et sur la Flandre occidentale, un triomphe en espérance sur la France, qu'il croyait désormais dominer par son union avec le duc d'Orléans. Mais ce ne fut pas moins un triomphe pour les marchands hanséatiques qui avaient profité du mouvement de la Flandre pour forcer le duc de leur sacrifier l'intérêt des Hollandais, alors leurs ennemis et leurs concurrents. Le duc avait condamné la Hollande à indemniser la hanse. Ces tout-puissants marchands du Nord parurent à la fête dans la majesté sombre de leurs vêtements rouges et noirs. (Meyer, Altmeyer, Dujardin.)
206: Date rectifiée par M. Gachard (éd. Barante, II, 85, note 8), d'après le Registre ms. de la collace de Gand.
207: Pierre de Brézé, à qui appartient la grande réforme militaire et tant d'autres actes de ce règne, me paraît être l'homme le plus complet de l'époque, politique, homme de guerre, littérateur (De la Rue). Il gouverna son maître sans lui plaire (Legrand, Hist. ms. de Louis XI). Il ne fut point favori de Charles VII, mais l'homme du roi. Le roi mort, il alla trouver le roi, qui avait voulu l'assassiner, qui le cherchait pour lui faire couper la tête, et qui changea au point de lui donner sa confiance (V. le beau récit de Chastellain). La vie de M. de Brézé, fort difficile à écrire, recevra sans nul doute un jour nouveau des travaux de M. Jules Quicherat. M. Chéruel a extrait aussi beaucoup de documents inédits, relatifs à M. de Brézé, comme capitaine de Rouen et grand sénéchal de Normandie: Archives de la ville de Rouen, Registre des délibérations du conseil municipal, vol. VI et VII, passim, ann. 1449-1465.
208: V. le détail dans Legrand, Histoire de Louis XI, livre I, fol. 97-105, ms. de la Bibl. royale.
209: Dans cette demande adressée au roi, les Génois font du dauphin un éloge dont son père dut être effrayé; ils s'attendent à lui voir faire des choses qu'on n'a encore vues, ni entendues, etc. Legrand.
210: Le dénonciateur tomba malade, et le dauphin tenait tant à éclaircir la chose qu'il lui envoya son médecin et son apothicaire. Le malade eut si peur du médecin de Louis XI qu'il échappa au traitement. Il se sauva à Lyon, fut amené à Paris, ne put prouver son accusation et eut la tête tranchée. Ibidem.
211: Bazin, évêque de Lisieux, remit la lettre du dauphin au roi.
212: «La veille des noces, arriva le héraut de Normandie de la part du Roy, etc.» On fit la célébration avant d'ouvrir ses lettres. Legrand.
213: La lettre est très-humble: «J'escrips par devers Vous et Vous en advertis en toute humilité... Que je ne soye oy préalablement en mes raisons.» Bibl. royale, mss. Baluze, B. 9675, fol. 19; 1451, 29 juillet.
214: «Præter salis tributum, in quo mordicus persistebat, exegit vectigal tritici.» Meyer, fol. 302. De ce que ces mesures ne sont point relatées dans le registre de la collace de Gand, on ne peut conclure d'une manière absolue qu'elles n'ont pas été prises; elles frappaient plus directement les campagnes.
215: Qui pouvait s'étonner que ceux qui faisaient la force de la ville, sa grandeur, qui contribuaient le plus en argent et en hommes, eussent la part principale au pouvoir? Les deux chefs doyens des métiers influèrent peu à peu sur l'élection des échevins, et en vinrent jusqu'à juger avec eux. Sans une part à la puissance judiciaire, il n'y avait nulle puissance dans une telle ville, peut-être même nulle sûreté pour un corps et pour un parti. Voir Diericx, Mémoires sur Gand.
216: «Quod externos (dumicos vocant) quosdam cives pecunia corrupti in numerum admisissent textorum; quas quidem connivente Philippo quidam factas fuisse putabant.» Meyer, f. 302 verso. Un peu plus loin, il semble indiquer le contraire; selon toute apparence, le second passage est altéré.
217: Ceci doit être une vieille formule de condamnation.
218: Le roi fut persuadé: «Qu'il avoit intelligence avec luy, et que sous main il l'aydoit de conseil et l'assistoit d'argent.» Godefroy.
219: «Depuis... ont envoyé en cette ville quatre malvaix garçons... qu'ils avoient eu propost de y faire de nuit ung cry par eulz advisé pour tuer leurs adversaires... eurent lettres patentes... contenant sauve-garde de leurs personnes... Les deux des quatre furent prins... et par l'absence des baillis et officiers... recognoissans leurs mauvaisetés, décapités.» Lettre des Gantais au roi, ap. Blommaert, Causes de la guerre, p. 12 (Gand. 1839).
220: Olivier de la Marche, qui n'a aucune intelligence du monde allemand et flamand, défigure tout cela et le tourne en ridicule.
221: Gachard, notes sur Barante, passim, d'après le Registre ms. du conseil de la ville de Mons.
222: Avec le même empressement que montrèrent les Hollandais, Frisons et autres populations du Nord, en 1832.
223: Le duc remercia les Brugeois. Beaucourt, Tableau fidèle des troubles (d'après les documents mss.), p. 124-125.
224: Dans Blomaert, Causes de la guerre, p. 14.
225: C'est une vieille vanterie germanique, celle même des Suèves dans leur guerre contre César.
226: «Se mondit sire de Bourgogne est content que lesdicts commissaires s'employent à la pacification desdictes questions... se transporteront à Gand... et leur exposeront que le Roy vouldroit faire et administrer à tous ses bons sujets toute raison et justice et les préserver et garder des oppressions, nouvelletez et inconvéniens... Se mondit sire de Bourgogne ne fust content... néanmoins lesdits ambassadeurs pourront par bons moyens faire savoir auxdits de Gand que l'entremise du Roy est de leur faire bonne justice, s'ils la luy requèrent. Et si mondit sire de Bourgogne mectoit du tout en rompture ou difficulté le faict de restitucion desdictes terres de Picardie, lesdicts ambassadeurs pourront aller par devers lesdicts de Gand... et leur signifier que le Roy a toujours esté est prest de leur faire... bonne raison et justice.» (Si les deux parties refusaient de prendre le roi pour arbitre, les ambassadeurs leur défendront de passer outre): «le plus doulcement qu'ils pourront.» Instruction du 5 juillet 1452, Bibliothèque royale, mss. Baluze, A. 9675, fol. 77-81.
227: Le duc leur paya leur sentence. Il leur alloua la somme, énorme alors, de 24,000 livres, «pour cause de leurs vacations, frais et dépens.» Gachard, notes sur Barante, p. 106, d'après le Compte de la recette générale des finances de 1452.
228: Un peu plus tard, les ambassadeurs informent le roi que le duc va faire venir six ou huit mille Anglais en Flandre. Mss. Dupuy, 28 mars 1453.
229: «Et en parlant de plusieurs choses, le sire de Charny me dist que le peuple de France estoit mal content du Roy pour les tailles et aides qui couroient et la mangerie qui se y faisoit, et qu'il y avoit grant dengier. À quoy je lui respondy, au regart des aydes, que laide du vin ès pays de Mondit Seigneur de Bourgogne montent plus en une seule ville que toutes les aydes du Roy en deux villes; et au regart des tailles, que le Roy ne faisoit tailles que pour ses gens d'armes, qui ne montoit que à XIIII ou XVI sols par feu, qui nestoit pas grant chose; et au regart des mangeries que la provision y est bien aisée à mectre et que le Roy y avoit bonne voulounté...» Bibliothèque royale, mss. Baluze (décembre, 1452), A. fol. 45.
230: En même temps, un Français, Pierre Moreau, vint se mettre à la solde des Gantais, leur inspira de la confiance et les mena plusieurs fois au combat.
231: V. t. IV.
232: «Le bastard de Bourgongne eut moyen de parlementer secrètement à un qui estoit chef desdits Anglois et se nommoit Jehan Fallot... Celuy Jehan Fallot remonstra à ses compaignons qu'ils ne pouvoient avoir honneur de servir celle commune contre leur seigneur, et aussi qu'ils estoient en danger de ce puissant peuple, et que communément le guerdon du peuple est de tuer et assommer ceux qui mieux le servent.» Olivier de la Marche.
233: M. Lenz pense que les Flamands ont devancé toutes les autres nations au XIVe siècle pour l'organisation de l'infanterie. Ce qui est sûr, c'est que leur obstination à ne rien changer à cette organisation fut pour eux une cause de défaites, à Roosebeke, peut-être à Gavre, etc.
234: Olivier de la Marche.
235: «Tant d'armes, tant de vaillance et d'outrage, que si telle adventure estoit advenue à un homme de bien, et que je le sceusse nommer, je m'aquiteroye de porter honneur à son hardement.» Olivier de la Marche.
236: Et cet orgueil alla jusqu'à la folie, si l'on en juge par le fait suivant: «Le duc, ayant été obligé, par une maladie, de se faire raser la tête, fit «Un edict, que tous les nobles hommes se feroyent faire leurs testes comme lui; et se trouvèrent plus de cinq cents nobles hommes, qui, pour l'amour du duc, firent comme luy; et aussi fut ordonné messire Pierre Vacquembac et autres, qui prestement qu'ils veoyent un noble homme, lui ostoient ses cheveux.» Olivier de la Marche.
237: V. au musée de Bruges, l'Offrande de la perruche à l'enfant Jésus, un des tableaux les plus originaux de Van Eyck. Plusieurs intermèdes du Banquet du faisan (1454) indiquent aussi que les imaginations étaient fort préoccupées des contrées nouvellement découvertes.
238: Au quatrième siècle, les Braquemont de Sedan se marièrent aux Béthencourt de Normandie, qui prétendaient descendre d'un compagnon du Conquérant; ainsi, au douzième siècle, les Bouillon s'étaient mariés aux Boulogne, les Ardennes à la côte, d'où vint Godefroi de Bouillon. La course de terre et de mer dans les Marches ou le long des rivages ne suffisait pas à l'ambition de ces aventuriers. Les Braquemont, ayant transmis par mariage aux fameux sangliers (aux La Marck), leur tanière ardenaise, allèrent avec les Béthencourt chercher leur aventure, comme on disait, sous ce bon capitaine breton Duguesclin, qui aimait les gens de guerre, les laissait piller, s'enrichir, et parfois en faisait de grands seigneurs. Un Béthencourt fut tué en se battant pour Duguesclin, à Cocherel. Un Robin de Braquemont le suivit à cette belle et profitable guerre d'Espagne, où ils furent tous comblés par le bâtard de Castille qu'ils avaient fait roi. Robin devint un grand d'Espagne, épousa une Mendoza, se fit faire amiral de Castille et, comme tel, se donna le plaisir de détruire des flottes anglaises avec les vaisseaux castillans. Mais tout grand qu'il était en Espagne, devenu vieux, il voulut revoir la France, et il fit un marché avec son neveu Béthencourt qui s'ennuyait à Paris d'être chambellan d'un roi fol; Béthencourt engageait au vieux Robin ses bonnes terres de Normandie, et prenait en échange de prétendus droits de l'amiral de Castille sur les îles Fortunées; étrange marché où le jeune Normand semblait dupe, mais ce fut lui qui y gagna.
Le marché surprend moins, quand on songe que l'imagination, la puissance de foi et de croyance, fort calmée alors du côté mystique, s'étaient tournées avec une singulière vivacité vers les voyages lointains. L'homme aux millions, Marco Polo avait troublé les âmes par ses récits prodigieux de l'Asie. Nos Dieppois racontaient mille choses merveilleuses de l'Afrique, de la côte d'Or. Sur cette route, les îles Fortunées, les fameuses Hespérides, avaient un immense prestige; autour du pic de Ténériffe, ce géant des montagnes, on aimait à placer une population de géants.—Dans cette poétique conquête, Béthencourt montra une prudence hardie, mais froide, un admirable sens normand. Il ne s'adressa d'abord ni au roi de France ni au roi d'Espagne; tous deux auraient peut-être prétendu quelque chose du chef de Louis La Cerda, infant de Castille et petit-fils de saint Louis, qui jadis s'était fait nommer l'infant de la Fortune et couronner roi des Canaries par le pape. Béthencourt embarqua quelques Normands; mais, pour que l'affaire ne devînt pas toute normande, il prit aussi des gens du Languedoc, un Gadifer, entre autres, chevalier de l'ancienne roche, qui servit utilement de sa chevalerie l'habile spéculateur. Celui-ci eut à peine pris pied que, sans s'inquiéter de l'associé, il passa en Espagne et se fit reconnaître roi des Canaries sous la suzeraineté espagnole. Mais en même temps, il resta indépendant de l'Espagne sous le rapport ecclésiastique, et obtint du pape qu'il aurait un évêque à lui. Cela fait, il procéda tout doucement à l'expulsion de l'ami Gadifer, le paya de paroles, traînant en longueur les choses promises, jusqu'à ce qu'il perdit patience et retourna en Gascogne aussi léger qu'il était venu.—Béthencourt paraît avoir eu le vrai génie de la colonisation. Quand il revint chercher des hommes en Normandie, tout le monde voulait le suivre, les grands seigneurs s'offraient; il ne voulut que des laboureurs. Ce qui prouve au reste que son gouvernement était doux et juste, c'est qu'il ne craignit pas d'armer les gens du pays. Voir l'Histoire de la première découverte et conquête des Canaries, faite dès l'an 1402 par messire Jean de Béthencourt, escrite par Bontier, religieux, et le Verrier, prestre, domestiques dudit sieur. In-12, 1630. M. Ferdinand Denis possède un ms. important de ce livre.—V. Godefroy, Charles VI, p. 685, sur les rapports de Louis d'Orléans avec Robert ou Robinet de Braquemont; et sur Béthencourt et Gadefer de la Salle. Archives, Trésor des Chartes, J. 645.
239: Vitet.
240: Grand-maître de l'ordre d'Avis. Il avait pris pour devise ces paroles françaises que les Portugais gravèrent dans tous leurs établissements: Talent de bien faire.
241: Je parle surtout du corps qui fit la force réelle des armées turques, des janissaires; ils étaient, comme on sait, affiliés aux Derviches, ils en portaient à peu près le costume. De plus, comme commensaux du sultan, ils avaient sur la tête des cuillers au lieu de plumets; le palladium de chaque corps était sa marmite, les chefs s'appelaient cuisiniers, faiseurs de soupes, etc.
242: «Nous nous reverrons à la Pomme rouge.» C'est ainsi que les Ottomans nomment la ville de Rome. (Hammer.)
243: C'est le nom dérisoire qu'ils donnaient quelquefois à nos rois.
244: Ms. anonyme, intitulé: De la Vie, Complexion et Condition dudit Roy Charles VII, ap. Godefroy, p. 1.
245: Tout ceci est d'Olivier de la Marche, qui fut un des principaux acteurs de la fête, qui fit les vers, etc.
246: Tout le monde connaît le Mannekenpiss, chéri des gens de Bruxelles, comme le plus vieux bourgeois de la ville.—Nulle part, l'inconvenance n'est plus frappante que dans la première miniature du magnifique Quinte-Curce, ms. de la Bibliothèque royale. Le traducteur portugais fait la dédicace du livre à Charles le Téméraire; on voit au loin la mère du duc, portugaise aussi et protectrice du traducteur; mais la présence de cette princesse n'a pas empêché l'artiste de représenter au premier plan une fontaine dont le Mannekenpiss est un singe d'or; au-dessous un fol lappe et boit. Bibliothèque royale, ms. no 6727.
247: Il est curieux de voir combien il y a peu de blessures et combien légères dans les interminables histoires de tournois que fait Olivier de la Marche.—Tout cela commençait à paraître assez puéril. Le pauvre Jacques de Lalaing, dernier héros de cette gymnastique, avait peine à trouver des gens qui voulussent le délivrer de son emprise. Son fameux pas d'armes de la Dame de pleurs auprès de Dijon, à la rencontre des routes de France, d'Italie, etc., et dans l'année du jubilé, lui fournit peu d'adversaires: «Personne n'a pitié de la Dame de pleurs, et n'y veut toucher.» Le Bâtard de Saint-Pol a beau suspendre près de Saint-Omer l'écu de Tristan et de Lancelot du Lac, son pas de la Belle pèlerine est peu fréquenté.—Le dernier fol en ce genre, comme il est juste, est un lord anglais, qui va se poster au pont de l'Arno, pour forcer les pacifiques Toscans de se battre avec lui; cet Anglais est à peu près contemporain de Cervantès.
248: Ces déchirantes voluptés de la peur ont été observées de tout le monde en Espagne dans les combats de taureaux. Mais elles ne sont nulle part exprimées de façon plus naïve et plus charmante que dans le roman de Perceforêt, qui est ici une histoire: «À la fin du tournoi, les dames se trouvoient quasi nues de leurs atours; elles s'en alloient leurs cheveux d'or flottant sur leurs épaules, de plus, les cottes sans manches; elles avoient jeté aux chevaliers guimpes et chaperons, mantel et camise... Quand elles se virent en ce point, elles en furent toutes honteuses; puis, chacune s'apercevant que la voisine étoit de même, elles se mirent à rire de leur aventure; elles n'avoient plus songé qu'elles alloient se trouver nues, tant elles donnoient de bon cœur!»
249: Son vrai nom est Jean le Wallon, Joannes Gallicus. Facius, De Viris illustribus, p. 46 (écrit en 1466). Le dessin du musée de Bruges est signé de ces mots: Johes de Eyck me fecit 1437. Il a écrit de et non van. C'est donc à tort qu'on l'appelle Van Eyck, ou Jean de Bruges. Dans son œuvre capitale de l'Agneau, il a placé au loin les tours de sa ville natale, pour constater qu'il était un enfant de la Meuse, et pour protester peut-être indirectement contre la Flandre, qui volait sa gloire. Né à Maas-Eyck, sur la limite même des langues, Allemand par la patience, ce violent et hardi novateur est encore bien plus Wallon.
Albert Durer alla le voir; il en parle avec enthousiasme dans ses notes de voyages.—Ce chef-d'œuvre fut demandé en vain par Philippe II au clergé de Saint-Jean. Il le fut par les commissaires de la Convention, qui en enlevèrent quatre volets; les huit autres furent cachés par des gens de cœur, au péril de leur vie. En 1815, les volets, transportés à Paris, revinrent à Gand, mais plusieurs ont été vendus et sont à Berlin.
250: Peu importe que Van Eyck ait trouvé la peinture à l'huile. La gloire appartient à celui qui s'est emparé, par le génie, d'une chose jusque-là inutile et obscure.
251: Voir au musée de Bruges un admirable dessin à la plume, qui représente une Vierge pensive au pied de la tour de Cologne (?) inachevée. Gœthe a dit, non sans apparence, que ce tableau était «le pivot de l'histoire de l'art.» Voir le Journal de l'art sur le Rhin, et Keversberg, Ursula, 181-182; Waagon, 182; Rumohr, vol. II, § 13, etc. etc.
252: Ce sont trois figures immobiles avec leurs auréoles d'or; mais dans cette immobilité rayonne déjà la vie moderne. Elle éclate dans la partie inférieure du tableau, la vie, la nature, la variété; c'est un vaste paysage et trois cents figures habilement groupées. Ainsi l'harmonie commence dans la peinture, presque en même temps que dans la musique; le moyen âge n'avait connu que l'unisson monotone ou la mélodie individuelle. V. t. IX, la note sur la musique au moyen âge. (Réforme, 1835.)
253: Ceci est favorisé par le costume du temps, dont les modes du nôtre se sont un moment rapprochées.
254: C'est la pensée même de la Renaissance. Dans la femme, dans la Vierge-mère, le moyen âge a surtout honoré la virginité, le XVe siècle la maternité; la Vierge alors est Notre-Dame. V. Introduction à Renaissance (tome VIII, 1855).
255: Tout le monde connaît l'histoire, ou le conte, d'Antonello de Messine qui, ayant vu un tableau de Van Eyck, court à Bruges, sous le costume d'un noble amateur, et tire de lui le secret de la peinture à l'huile. De retour en Italie, ce furieux Sicilien, jaloux comme on l'est en Sicile, poignarda celui qui eût partagé avec lui sa maîtresse chérie, la peinture.
256: C'est à un pape que nous devons le souvenir de ce pur et poétique amour. Pie II raconte que la dernière passion d'Alfonse fut une noble jeune fille, Lucrezia d'Alagna. En sa présence, il semblait hors de lui-même; ses yeux étaient toujours fixés sur elle, il ne voyait, n'entendait qu'elle; et néanmoins cette ardente passion ne coûta rien à sa vertu.
257: «Capillis naturam vincentibus. Keversberg.
258: Il semble que Philippe le Bon ait montré Van Eyck aux nations étrangères, comme Philippe IV leur montrait Rubens dans les ambassades: Parmi les personnes attachées à l'ambassade qui alla chercher l'infante de Portugal, se trouvait Jehan Van Eyck, «varlet de chambre de mondit seigneur de Bourgoingne, et excellent maistre en art de peinture,» qui peignit «bien au vif la figure de l'infante Isabelle.» V. Gachard. Documents inédits, t. II, p. 63-91, Reiffenberg, Notes sur Barante, IV, 289.
259: C'est sans doute par ces nombreux élèves que Van Eyck fit exécuter la plupart des miniatures d'un beau ms. que M. de Paulmy croit avoir été orné entièrement de sa main. La première miniature doit être du maître. Elle représente le duc de Bourgogne, avec le collier de la Toison, recevant le ms. des mains de l'artiste agenouillé. Le peintre est sérieux, déjà âgé, mais fort. Le duc, en robe noire fourrée, plus âgé, pâle, vieux, reçoit sans regarder autre chose que sa pensée; regard politique, fin, méticuleux. Derrière, à la gauche du prince, un des officiers semble faire signe au lecteur qu'il fasse attention au grand prince devant lequel il est. À la droite, un jeune homme en robe de velours fourré doit être Charles le Téméraire, ou le grand bâtard de Bourgogne. Les autres miniatures sont bien inférieures; elles ne le sont pas moins à celles du beau Quinte Curce de la Bibliothèque royale. Elles sont évidemment de fabrique. On sent que les gravures remplaceront bientôt les miniatures. Bibliothèque de l'Arsenal, ms. de Renaud de Montauban, par Huon de Villeneuve, mis en prose sous Philippe de Valois, orné de miniatures postérieures, l'année 1430.
260: Après la mort d'Agnès, il eut d'autres amours, moins excusables. État de 1454-5: À mademoiselle de Villequier pour lui aider à entretenir son estat, II M livres. Beaucoup de dons à des femmes, veuves, etc.—1454-5. À Marguerite de Salignac, damoiselle, pour don à elle fait par le roi pour lui aider à une chambre pour sa gésine.—1454-5. À madame de Montsoreau pour don III C livres. Bibliothèque royale, mss. Béthune, vol. V. no 8442.
261: Alain Chartier est un Jérémie pour cette triste époque. Voir, dans son Quadrilogue invectif, ce qu'il dit au nom du peuple sur la lâcheté des nobles, sur leur indiscipline, etc., p. 417, 447. Je trouve dans ses poésies peu de choses qui aient pu lui mériter d'être baisé d'une reine; peut-être le fut-il pour ces vers mélancoliques et gracieux:
Oblier?... Las! il n'entr'oublie
Par ainsi son mal, qui se deult (dolet).
Chacun dit bien: Oblie! oblie!
Mais il ne le fait pas qui veult!
Alain Chartier, p. 494, in-4o, 1617.
262: Je crois pouvoir appeler ainsi l'homme qui paraît tenir un hoyau, et celui qui est en manteau.
263: Planait serait plus exact.
264: Né à Bourges, mais, je crois, originaire de Paris.—Un Jean Cuer, monnoier à la Monnoie de Paris, obtient rémission en 1374, pour avoir pris part à une batterie de gens de la maison du roi contre les bouchers. Archives, Registre J. 106, nos 77, 207.
265: V. la Description de l'église patriarcale, primatiale et métropolitaine de Bourges, par Romelot, p. 182-190.
266: «29 juin 1462 (?) obiit generosi animi Jacobus Cordis, miles, Ecclesiæ capitaneus generalis contra infideles, qui sacristiam nostram extruxit et ornamentis decoravit, aliaque plurima ecclesiæ procuravit bona.» Ibidem, 177.
267: Il ne faut pas oublier dans quelle misère s'était trouvé Charles VII. La chronique raconte qu'un cordonnier étant venu lui apporter des souliers, et lui en ayant déjà chaussé un, s'enquit du payement, et comprenant qu'il était fort incertain, déchaussa bravement le roi et emporta la marchandise; on en fit une chanson, dont voici les quatre premiers vers:
Quant le Roy s'en vint en France,
Il feit oindre ses houssiaulx,
Et la Royne lui demande:
Où veut aller cest damoiseaulx?
La savante éditrice de Fenin et de Commines, à qui je dois cette note, l'a tirée du Ms. 122 du fonds Cangé, Bibl. royale.
Il n'était pas le seul qui eût fait cette faute. Un bourgeois de Bourges, Pierre de Valenciennes, fournit à lui seul trois cents milliers de traits d'arbalète, etc. Le roi lui donna la haute, moyenne et basse justice à Saint-Oulechart, près Bourges. Archives, Registre 182, J. CLXXIX, 10 bis, ann. 1447.
268: Le premier peut-être qui ait senti le besoin de connaître les ressources du royaume, et qui ait fait l'essai, il est vrai, inexécutable alors, d'une statistique.—Quant aux changements qu'il fit dans les monnaies, V. Leblanc.
269: Cité par Delécluse, Histoire de Florence, II, 362.
270: On ne peut estimer à moins de seize millions de ce temps-là (?).
271: En 1459, le roi accorde rémission à maître Pierre Mignon, qui, après avoir étudié ès-arts et décret à Toulouse et à Barcelone, a gravé de faux sceaux et s'est occupé de magie. Il a fait à Octo Castellan, depuis argentier du roi, deux images de cire: «L'un pour mectre feu Jacques Cuer, nostre argentier lors, en nostre male grâce, et lui faire perdre son office d'argentier; l'autre, pour faire que ledit Octo Castellan, Guillaume Gouffier et ses compagnons, fussent en nostre bonne grâce et amour.» Archives, Registre J. CXC, 14, ann. 1459.
Un Jaco de Médicis, de Florence, âgé de vingt-cinq ans (parent d'Octo Catesllain, trésorier de Toulouse), sortant de l'hôtel de la Trésorerie où il exerce fait de marchandise, rencontre Bertrand Bétune, ruffian, qui le frappe, sans avoir eu auparavant nulle parole avec lui; de là un combat et une rémission accordée à Médicis. Je dois la découverte de cette pièce à M. Eugène de Stadler. Archives, Registre J. 179, no 134. déc. 1448; V. aussi ann. 1467.
272: Une telle accusation devait faire une grande impression, au moment de la prise de Constantinople. La condamnation de Jacques Cœur est justement datée du jour de la prise de cette ville, 29 mai 1453.—Jacques Cœur aurait probablement péri s'il n'eût été sauvé par les patrons de ses galères, auxquels il avait donné ses nièces ou parentes en mariage. V. les rémissions accordées à Jean de Village et à la veuve de Guillaume de Gimart, tous deux natifs de Bourges. Archives, Registre J. 191, nos 233, 242.
273: «Ayans en mémoire les bons et louables services à Nous faits par ledit feu Jacques Cœur.» Lettres de Louis XI pour restitution des biens, etc. Godefroy, Charles VII, p. 862.
274: Il semble même qu'il ait eu contre le roi une haine personnelle: «Icellui seigneur se complaignit à lui qui parle, en lui disant qu'il savoit bien que le Roy ne l'aimeroit jamais et qu'il estoit mal content de lui... Si je pouvais avoir une pouldre que je sçais bien et la mettre en la buée où les draps-linges du roy seroient mis, je le ferois dormir tout sec...»—Le duc avait envoyé à Bruges pour faire acheter chez un pharmacien de cette ville une herbe appelée martagon qui avait, disait-il, de nombreuses et merveilleuses propriétés, mais on n'était point parvenu à se procurer cette herbe. Procès du duc d'Alençon, dépositions de son valet de chambre anglais et du premier témoin entendu.
275: Les dépositions des témoins au Procès sont pleines de détails naïfs qui ne peuvent guère être inventés.
276: Robert Holgiles, natif de Londres et héraut d'armes du duc d'Excestre, dépose que le duc d'Alençon lui dit qu'il pouvoit dès ce moment mettre à la disposition du roi d'Angleterre «plus de neuf cents bombardes, canons et serpentines; mais qu'il feroit ses efforts pour en avoir mille; qu'il faisoit construire, entre autres pièces d'artillerie, deux bombardes, les plus belles du roiaulme de France, dont l'une estoit de mestail, lesquelles il donneroit au duc d'York avec deux coursiers... que monseigneur le dauphin lui devait envoier...» Ibidem.
277: Il venait de lui envoyer des arbalètes en présent; le duc de Bourgogne, à qui probablement le roi en écrivit, crut devoir s'excuser. Ce détail et presque tous ceux qui suivent sont tirés du savant ouvrage inédit où j'ai puisé si souvent: Bibliothèque royale, mss. Legrand, Histoire de Louis XI, livre II, folio 89.
Rien ne caractérise mieux l'ardente ambition de ces Savoyards que l'aveu qu'ils en firent au duc de Milan: «Nous deistes: Par le saint Dyex! ne reurra un an que je ayra plus de païs que not mais nul de mes encesseurs, et qu'il sera plus parlé de moy que ne fut mais de nul de notre lignage, ou que je mourrai en la poine!» Lettre de Galéas Visconti à Amédée VI, 1373. Cibrario e Promis, Documenti, monete et sigilli, 289.
278: Les Anglais disaient que de tous les hommes de France, le dauphin était celui qu'ils redoutaient le plus. Procès du duc d'Alençon, déposition de son émissaire, le prêtre Thomas Gillet.
279: V. le Registre Delphinal de Mathieu Thomassin, fait par commandement du dauphin Louis, 1456, Bibliothèque royale, mss. Colbert, 3657 (sous le titre de Chronique du Dauphiné).
280: Le peuple ne pouvait croire à la mort de la Pucelle; elle ressuscita plusieurs fois.—En attendant la publication intégrale que prépare M. Jules Quicherat, voir les extraits d'Averdy (Notices des mss., t. III). Note de 1841.
En 1436, une fausse Pucelle se fit reconnaître par les deux frères de Jeanne à Metz. Elle s'attacha à la comtesse de Luxembourg, puis suivit à Cologne le comte de Wirnembourg. Là elle se conduisit si mal que l'inquisiteur la fit arrêter; mais le comte intercéda; elle revint en Lorraine, où elle se maria à un seigneur des Harmoises. Elle alla à Orléans, où la ville lui fit des présents. Symphorien Guyon, Histoire d'Orléans (1650). IIe partie, p. 265.—«En celluy temps (1440) en amenèrent les gens d'armes une, laquelle fut à Orléans très-honorablement receue, et quand elle fut près de Paris, la grant erreur recommença de croire fermement que c'estoit la Pucelle, et pour cette cause on la fit venir à Paris et fut monstrée au peuple au palays sur la pierre de marbre et là fut preschée, et dit qu'elle n'estoit pas pucelle et qu'elle avoit été mariée à ung chevalier, dont elle avoit eu deux filx, et avec ce disoit qu'elle avoit fait aucune chose dont il convint qu'elle allast au Saint-Père, comme de main mise sur son père ou mère, prestre ou clerc violentement. Elle y alla vestue comme un homme, et fut comme souldoyer en la guerre du Saint-Père Eugène, et fist homicide en ladite guerre par deux foys, et quand elle fut à Paris encore retourna en la guerre, et fust en garnison et puis s'en alla.» Journal du Bourgeois de Paris, 185-6, ann. 1440.—La troisième Pucelle, amenée à Charles VII en 1441, le reconnut à une botte faulve qu'il portait alors pour un mal de pied. Le roi lui dit: «Pucelle, ma mie, vous soyez la très-bien revenue, au nom de Dieu qui scet le secret qui est entre vous et moi.» Elle se jeta à genoux en lui avouant son imposture. Exemple de hardiesse, mss. Bibliothèque royale, no 180, cité par Lenglet, II, 155.
281: Lorsqu'il sollicitait Dammartin d'enlever Charles VII, quelques années auparavant, il ajoutait: «Et y veux estre en personne, car chacun craint la personne du roi quand on le voit; et quand je n'y seroye en personne, je doute que le cœur ne faillit à mes gens, quand ils le verraient, et en ma présence chacun fera ce que je voudrai.» Déposition de Dammartin. (Duclos.)
282: Ces détails et tous ceux qui concernent même indirectement Chabannes, se trouvent, avec les lettres originales (fol. CCXCVII-CCCII), dans: La Chronique Martinienne de tous les papes qui furent jamais et finist jusques au pape Alexandre derrenier décédé en 1503, et avecques ce les additions de plusieurs chroniqueurs. (Et à la fin:) Imprimée à Paris pour Antoyne Vérard, marchant libraire.
283: Roman du Renart, publié par Méon, 1826, 4 vol. Supplément, par Chabailles, 1835. Reinardus Vulpes, carmen epicum seculis IX et XII conscriptum, ed. Mone, 1832. Reinard Fuchs, von Jacob Grimm, 1834.
284: Il retint prisonnier et voulait faire mourir un gentilhomme, dont le neveu avait rendu une de ses places au roi. Ms. Legrand.
285: Reiffenberg, Mémoire sur le séjour du dauphin Louis XI aux Pays-Bas, dans les Mémoires de l'académie de Bruxelles, t. V, p. 10-15.
286: Il se contenta d'intercéder quelquefois assez aigrement. Il dit au roi, dans une lettre, que le dauphin a fait demandes bonnes et raisonnables... «et a escript que lui aviez faict bien estrange response.» Mss. Baluze.
287: Sous l'influence pacifique des Croy, de 1458 à 1464, les taxes diminuent sensiblement. Comptes annuels (communiqués par M. Edward Le Glay). Archives de Lille, Chambre des comptes. Recette générale.
288: Le roi ne lâcha pas prise; il acheta du duc de Saxe les droits sur le Luxembourg qu'il tenait de l'héritière de Ladislas. V. les détails dans Legrand, fol. 31-24, mss. de la Bibliothèque royale.
Voir les instructions données à Thierri de Lenoncourt. Bibliothèque royale, mss. Du Puy, 760; 6 avril 1458.
289: C'est elle, le plus souvent, qui avait en quelque sorte fait la terre; elle y avait bâti des murs, un asile contre les païens du Nord, où l'agriculteur pouvait se retirer, ramener ses troupeaux. Les champs avaient été défrichés, cultivés aussi loin qu'on pouvait voir la tour. La terre était fille de la seigneurie, et le seigneur était fils de la terre; il en savait la langue et les usages, il en connaissait les habitants, il était des leurs. Son fils, grandissant parmi eux, était l'enfant de la contrée.—Le blason d'une telle famille devait être compris du moindre paysan. Il n'était ordinairement autre chose que l'histoire même du pays. Ce champ héraldique était visiblement le champ, la terre, le fief; ces tours étaient celles que le premier ancêtre avait bâties contre les Normands; ces besans, ces têtes de Mores, étaient un souvenir de la fameuse croisade où le seigneur avait mené ses hommes et qui faisait l'entretien du pays.
Mêmes blasons au XVe siècle, tout autres familles. Il serait facile de prendre tous les fiefs de France et de montrer que la plupart sont alors entre les mains de familles étrangères, que tous les noms, tous les blasons sont faux. Anjou n'est pas Anjou; ce ne sont plus les Foulques, les infatigables batailleurs de la lande bretonne; ce ne sont plus les Plante genêts, plantés dans la Loire, transplantés glorieusement en Normandie, en Aquitaine, en Angleterre. Bretagne n'est pas Bretagne; la race indigène du vieux clan, Noménoé, s'est mariée en Capet, et les Capets bretons en Montfort; vrai vaisseau de Thésée, où toute pièce change et le nom subsiste. Foix n'est plus Foix; la dynastie des Phébus, gracieuse, spirituelle, à la béarnaise; ce sont les rudes Graillis de Buch, farouches capitaines, mêlés de l'âpreté des landes et d'orgueil anglais.
290: Le blason de la maison de Bourgogne n'a nul rapport à ses destinées, ni à son caractère. La croix de Saint-André rappelait des souvenirs austères, l'époque de ferveur où un duc, se faisant moine de Cluny, malgré le pape, trente de ses vassaux prirent l'habit, l'époque où Cîteaux, prêchant la croisade par toute la terre, les princes bourguignons allèrent combattre avec le Cid et fonder des royaumes sur la terre des Maures.—Le lion noir sur or de la Flandre rappelait aux Flamands leurs vieux comtes, qui fortifièrent les villes, tracèrent le fossé entre France et Empire, fondèrent la paix publique, ou bien encore leur aimable dynastie de Hainaut, qui sut dire aussi bien que faire, qui fit et conta la croisade, s'y dévoua deux fois et couronna la tour de Bruges du dragon de Sainte-Sophie.
291: Je parle surtout du Conseil supérieur.
292: Ils essayèrent pourtant de simplifier par des moyens violents, par exemple en dépouillant la maison de Nevers. V. surtout Bibliothèque royale, mss. S. Victor, 1080. fol. 53 96.—Sur la politique de cette absorbante maison de Bourgogne, il est curieux de lire aussi le procès d'un bâtard de Neufchâtel, qui, dans l'intérêt de cette maison, fabriquait des actes contre Fribourg. Der Schweitzerische Geschichtforscher, I. 403.
La ruine de Liége, en 1468, me donnera occasion d'en parler au long. Quant aux rapports de nos rois avec les La Marck, voir, entre autres choses, l'autorisation que Charles VII leur donne de fortifier Sedan, novembre 1455. Bibliothèque royale, mss. Du Puy, 435, 570.
293: Le caractère rationaliste et anti-symbolique de nos légistes n'est marqué nulle part plus fortement que dans l'acte suivant, adressé à la ville de Lille: «Clarissima virtutum justitia, qua redditur unicuique quod suum est, si judiciali quandoque indigeat auctoritate fulciri, non frivolis aut inanibus tractari, mediis ratione carentibus, et quibus a recto possit diverti tramite, sed in viâ veritatis suæ fidelis ministræ, debet fideliter exhiberi. Si vero contrarium quodvis antiquitas aut consuetudo tenuerit, regalis potentia corrigere seu reformare tenetur. Ea propter notum facimus... quod, cum ex parte... scabinorum, burgensium, communitatis, et habitatorum villæ nostræ Insulensis, nobis fuerit declaratum quod in dicta villa ab antiquo viguit observantia seu consuetudo talis: Quod si quis clamorem exposuerit, seu legem petierit dictæ villæ contra personam quamcunque super debito vel alias de mobili quæ denegetur eidem, dicti scabini (ad excitationem baillivi vel præpositi nostri...) per judicium juxta prædictam legem antiquam pronunciant quod actor et reus procedant ad Sancta, proferendo verba...: «Nescimus aliquid propter quod non procedant ad Sancta, si sint ausi.» Et ordinatio, seu modus procedenti ad dicta Sancta, quod est dictu facile, juramentum fieri solet ab utraque partium, sub certis formulis ac in idiomate extraneis, et insuetis, ac difficillimis observari. Super quibus... si quoquo modo defecerit in idiomate, vel in forma, sive fragilitate linguæ, juranti sermo labatur, sive manum solito plus elevet, aut in palma pollicem firmiter non teneat, et alia plura frivola et inania... non observet, causam suam penitus amittit. Nos considerantes quod talis observantia seu consuetudo, nulla potest ratificari temporem successione longæva, sed quanto diutius justitiæ paravit insidias, tanto debet attentius radicitus exstirpari, Constituimus... aboleri... ordinantes quod ad faciendum ad sancta Dei Evangelia juramentum solemne modo et forma quibus in Parlamente nostro, Parisiis et aliis regni nostri curiis, est fieri consuetum... per dictos scabinos admittantur. Anno 1350, mense martii.» Ord. II 399-400.
294: Le faible mérite de ces romans, chroniques, etc., ne doit diminuer en rien notre reconnaissance pour Philippe le Bon et pour son fils, qui ont été les véritables fondateurs de la précieuse Bibliothèque de Bourgogne. Un contemporain écrit en 1443: «Nonobstant que ce soit le prince sur tout autres, garni de la plus riche et noble librairie du monde, si est il enclin et désirant de chascun jour l'accroistre comme il fait; pourquoi il a journellement et en diverses contrées, grands clercs, orateurs, translateurs et escripvains à ses propres gages occupez, etc.» Chronique de David Aubert, Bibliothèque royale, mss. 6766, cité par Laserna-Santander, Mémoire sur la Bibliothèque de Bourgogne (1809), p. 11. V. aussi sur le même sujet la Notice de M. Florian-Frocheur, 1839; et l'Histoire des Bibliothèques de la Belgique, par M. Namur. 1840.
295: C'est le défaut du plus grand écrivain de l'époque, de l'éloquent Chastellain. Commines, tout autrement fin et subtil, ne put tenir à la cour de Bourgogne; il alla prendre sa place naturelle, près de Louis XI.
296: Cette étiquette, toute différente du cérémonial symbolique des temps anciens, n'en a pas moins servi de modèle à toutes les cours modernes. On en trouve le détail dans les Honneurs de la cour, écrits par une grande dame, et imprimés par Sainte-Palaye, à la suite de ses Mémoires sur l'ancienne chevalerie, II, 171-267. Le fait suivant montre combien l'étiquette était inflexible. Au mariage du duc de Bourgogne: «Je vis que madame d'Eu souffrit que monsieur d'Antony, son père (Jean de Melun, sire d'Antoing), à nue tête lui tînt la serviette, quand elle lava devant souper, et s'agenouillât presque jusqu'à terre devant elle; dont j'ouis dire aux sages que c'étoit folie à monsieur d'Antony de le faire et encore plus grande à sa fille de le souffrir.» Cérémonial de la cour de Bourgogne, édit. de Dunod, p. 747.
297: Les Rederiker, comme Grimm l'a parfaitement établi, ne sont pas des Meistersaenger. Leurs Chambres n'offrent qu'un travestissement des mœurs françaises; leurs noms de fleurs semblent empruntés à nos Jeux floraux. Dans le Meistergesang, point de prix proposé; point de hiérarchie; au contraire, les Chambres de rhétorique avaient des empereurs, des princes, des doyens, etc. Elles proposaient des prix à ceux qui amèneraient le plus de monde à leurs fêtes, aux poëtes qui improviseraient à genoux sans se relever, etc. Laserna-Santander, Bibliothèque de Bourgogne, 152-200. Jacob-Grimm, Ueber den altdeutschen Meistergesang, 156.
298: Rien ne caractérise mieux le triste esprit de cette époque que les devises en rébus. La ville de Dôle met un soleil d'or dans ses armes, supposant que Dôle rappelle Délos, l'île du soleil. La maison de Bourbon ajoute à ses armes le chardon (cher don). Batissier, Bourbonnais, II, 264. Un Vergy qui possède les terres de Valu, Vaux et Vaudray, prend pour devise: J'ai valu, vaux et vaudray. Reiffenberg. Histoire de la Toison d'or, p. 2-4. Voir aussi mes Origines du droit trouvées dans les formules et symboles, p. 214-222.
299: Au milieu du siècle, lorsqu'on se remit, après les guerres, à songer, à chercher, à lire, des livres commencèrent à circuler qu'on croyait encore manuscrits, mais d'une régularité d'écriture extraordinaire, de plus, à bon marché, en grand nombre: plus on en achetait, plus il en venait. Ils se trouvaient (chose merveilleuse) identiques, c'est-à-dire que les acheteurs en comparant leurs bibles, leurs psautiers, y trouvaient mêmes formes, mêmes ornements, mêmes initiales sanglantes, comme la griffe du diable. Mais, tout au contraire, c'était la moderne révélation de l'esprit de Dieu. Le Verbe attaché d'abord aux murailles, fixé aux fresques byzantines, s'était de bonne heure détaché en tableaux, en images de Christ, décalqué de véroniques en véroniques. L'esprit était muet encore; captif dans la peinture, il faisait signe, et ne parlait pas. De là d'incroyables efforts, de gauches essais pour faire dire aux images ce qu'elles ne peuvent dire; la rêveuse Allemagne surtout subit la torture d'un symbolisme impuissant. Van Eyck finit par s'en lasser; il laissa les Allemands suer à peindre l'esprit, se mit à peindre naïvement des corps, et s'enfonça dans la nature. La peinture étant convaincue en ceci d'impuissance, un art nouveau devenait nécessaire pour exprimer l'esprit, pour le suivre dans ses transformations, ses analyses, ses poursuites variées. Je reprendrai ailleurs cette grande histoire.
300: C'est la tradition hollandaise que je ne crois devoir ni adopter ni rejeter.
V. Lambinet, Daunou, Schwaab, et d'autre part Meerman, Léon Delaborde, etc. Au reste, des deux découvertes (la mobilité des caractères et la fonte), la première était une chose naturelle, nécessaire, amenée par un progrès invincible, ainsi que je le montrerai. La grande invention, c'est la fonte; là fut le génie, la révolution féconde.
301: On connaît la ballade anglaise du martyre de Grain d'orge, moulu, noyé, rôti, etc.
302: Ms. Legrand.
303: Taillandier, Résumé historique de l'introduction de l'imprimerie à Paris, Mémoires des antiquaires de France, t. XIII. Académie des inscriptions, t. XIV, p. 237.
304: Sforza et le dauphin, son admirateur, s'entendaient à merveille. Sforza ne dédaigna point de faire un traité avec ce fugitif (6 octobre 1460). Ms. Legrand.
305: Lire dans la Chronique de Martinienne, si curieuse pour ce règne, une lettre que le dauphin écrivait, pour qu'elle tombât entre les mains de son père: «J'ai eu des lectres du comte de Dampmartin que je faingtz de hayr. Dictes luy qu'il me serve toujours bien.»
306: Quelques-uns disent que Charles VII songeait à placer la couronne sur la tête de son second fils. Le comte de Foix assura néanmoins qu'il n'a pas même voulu lui donner la Guienne en apanage. Il écrivit à Louis XI à son avénement: «L'année passée, estant le Roy vostre père à Mehun, les ambassadeurs du Roy d'Espagne y estoient qui traictoient le mariage de mondit sieur vostre frère avec la sœur du roy d'Espagne; il fut ouvert que les Espagnols requéroient que le Roy vostre père donnast et transportast le duché de Guyenne à monsieur vostre beau-frère; à quoy le Roy vostre dit père respondist qu'il ne luy sembloit pas bien raisonnable et que vous estiez absent, que estiez frère aisné et que estiez celuy à qui la chose touchoit le plus près après lui.» Lenglet.
307: Charles VII fut singulièrement regretté des gens de sa maison: «Et disoit on lors que lung desditz paiges avoit esté par quatre jours entiers sans boire et sans manger.» Chronique Martiniane.
308: V. entre autres pièces curieuses, l'assignation au comte d'Armagnac qui aurait tenu ses enfants en prison jusqu'à leur mort pour s'emparer de leur bien, Bibliothèque royale, mss. Doat, 218, fol. 128.
309: La plus curieuse remontrance est celle que fit l'Ordre à Charles le Téméraire et qu'il écouta avec beaucoup de patience: «Que Monseigneur, saulf sa bénigne correction et révérence, parle parfois un peu aigrement à ses serviteurs, et se trouble aulcune fois, en parlant des princes. Qu'il prend trop grande peine, dont fait à doubter qu'il en puist pis valoir en ses anciens jours. Que, quand il faict ses armées, lui pleust tellement drechier son faict que ses subjects ne fuissent plus ainsi travaillez ne foulez, comme ils ont été par ci-devant. Qu'il veuille estre bénigne et attrempé et tenir ses pays en bonne justice. Que les choses qu'il accorde lui plaise entretenir, et estre véritable en ses paroles. Que le plus tard qu'il pourra il veuille mettre son peuple en guerre et qu'il ne le veuille faire sans bon et meur conseil.» Reiffenberg.
310: Les chevaliers avaient entrée au conseil. En 1491, ils se plaignent de ce que le duc ne les appelle pas à délibérer sur ses affaires. (Raynouard.)
311: «Iceluy huissier, gardant son exploit jusque au jour Saint-Andrieu, le jour principal de la feste de son ordre...» George Chastellain.
312: Quelque effronté que l'huissier puisse sembler au chroniqueur, je ne puis à cette occasion m'empêcher d'admirer l'intrépidité des hommes qui se chargeaient de tels messages, qui sans armes, en jaquette noire, n'ayant pas, comme le héraut, la protection de la cotte armoriée et du blason de leur maître, s'en allaient remettre au plus fier prince du monde, au baron le plus féroce, à un Armagnac, à un Retz, dans son funèbre donjon, le tout petit parchemin qui brisait les tours... Remarquez que l'huissier ne réussissait guère à faire un bon ajournement, régulier, légal, en personne, qu'en cachant sa qualité et risquant d'autant plus sa vie. Il fallait qu'il pénétrât comme marchand, comme valet; il fallait que sa figure ne le fît point deviner, qu'il eût mine plate et bonasse, dos de fer et cœur de lion... Ces gens étaient, je le sais, puissamment encouragés par cette ferme croyance que chaque coup leur reviendrait en argent; mais cette foi au tarif ne suffit pas pour expliquer en tant d'occasions ces dévouements audacieux, cet abandon de la vie. Il y a là aussi, si je ne me trompe, le fanatisme de la loi.
Sur l'histoire héroïque des huissiers, voir entre autres choses: Information sur un excès fait à Courtray en la personne d'un sergent du Roy. Archives du royaume, J. 573, ann. 1457.
313: Chastellain.
314: «Se dire il se soeffre...» Castellain, p. 135, 142. On sent que, sous cette fausse réserve, le cœur bourguignon tressaille d'aise.
315: C'était le duc de Somerset qui débarquait avec toute une charge de lettres pour les grands du royaume. Il fut pris à table par l'habile Jean de Reilhac, qui avait rencontré, dépassé le messager du comte de Charolais; quand ce messager arriva, tout ce qu'il obtint de Reilhac, ce fut de saluer Somerset. Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, carton 2, 3 août 1461. Je dois reconnaître ici, je reconnaîtrai souvent, mais jamais assez, tout ce que je dois à la patience de Legrand, dont la volumineuse collection nous permet de voir ce grand règne en pleine lumière. Malheureusement les pièces qu'il a recueillies sont des copies souvent très-fautives, dont il faut chercher les originaux, soit dans la précieuse collection Gaignières de la Bibliothèque royale, soit au Trésor des chartes, etc. Pour l'histoire que Legrand a tirée de ces pièces, elle est plus savante qu'intelligente: elle eût pu néanmoins mieux guider Lenglet et Duclos. J'aurais voulu attendre les publications, tout autrement sérieuses, de Mlle Dupont et de M. Jules Quicherat.
316: Tannegui Duchâtel (neveu de l'autre), ne trouvant pas la cérémonie digne de son maitre, y mit du sien trente mille écus. Thuani Hist. liv. XXVI ann. 1560. Louis XI les lui fit rembourser en 1470; les mandats subsistent.
317: De Bordeaux jusqu'en Savoie, il était chez lui. Duc de Bourbon et d'Auvergne, comte de Forez, seigneur de Dombes, de Beaujolais, etc., il était de plus gouverneur de Guienne. Un de ses frères était archevêque de Lyon, un autre évêque de Liége.
318: Dès le 29 juillet fut apportée à Rouen une lettre du roi, qui confiait la garde de la ville, châteaux et palais, à douze notables; les lieutenants de Brézé leur remirent les clefs qu'ils gardèrent jusqu'au 10 octobre, époque des révoltes de Reims, d'Angers, etc. (Communiqué par M. Chéruel.) Archives de Rouen, registres du conseil municipal, vol. VII, fol. 189.
319: «Faites assembler tous les habitants, nobles, gens d'église et autres... De ce que fait aura esté, nous faictes faire réponse par deux des plus notables bourgeois des principales villes de Guyenne.» Maubeuge, 27 juillet (Lenglet). La lettre adressée aux gens de Rouen doit être aussi du 26 ou 27, puisqu'elle arriva à Rouen le 29. Charles VII était mort le 22. L'arrestation de Somerset est du 3 août.
320: Ordonnances, XV, XVIII.
321: Voir plus bas les révoltes des villes.—«Ses povres subjects cuidoient avoir trouvé Dieu par les pieds...» Chastellain.
322: Voir le beau et naïf récit dans les preuves de Comines, de Lenglet-Dufresnoy.—Rien de plus curieux. Les sots croient le pauvre homme décidément à terre, et ils se mettent à piaffer dessus; le très-fin Reilhac, qui connaît mieux le maître, sait bien que la rancune cédera à l'intérêt, qu'un homme si utile sera relevé tôt ou tard; il accueille le messager du proscrit, secrètement, bien entendu, et sans se compromettre.
323: Particulièrement son agent Doucereau, qui fut pris à la bataille de Northampton. Mss. Legrand.
324: Surtout (selon toute apparence) les évêques de Bayeux et de Lisieux.—Un de ceux qui poursuivaient Brézé écrit au roi: «Je trouve par information... que ledit sénéchal a esté en la terre du patriarche (évêque de Bayeux), et que là il y a esté recélé, et que depuis il s'en est retourné enmy les bois de Mauny, et que là est venu devers luy ledit patriarche en habit dissimulé... Maistre Guy parle du mariage du filx de M. de Calabre et de la fille de M. de Charolais, et aussi parle du mariage du filx dudit sénéchal et de la fille de M. de Croy... (Le sénéchal) s'est adressé au maistre d'escole dudit lieu, et lui a dit, comme en confession, qu'il estoit le comte de Maulevrier, et qu'il se estoit eschappé du chasteau de Vernon, mais qu'il ne se vouloit point monstrer, tant qu'il eust assemblé ses gens...» Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. 2; 19 nov. 1461, 9 janvier 1462.
325: Voir les Preuves de Duclos, IV, 281. On peut tirer la même induction du rapport d'un agent du roi: «Ledit sénéchal... sçavoit par eulx toutes nouvelles de vostre maison.» Ibidem. Eulx veut dire ici le comte du Maine, M. de Chaumont, etc.; mais eux-mêmes ne pouvaient guère savoir ces nouvelles que par les gens de la maison du dauphin.
326: L'honnête Chastellain avoue lui-même l'insupportable exigence des Bourguignons: «Moult en y avoit des pays du duc qui estoient gens importuns, gens sots et hardis, demandant sans discrétion... pour aulcune privauté que avoient, chaçant ou vollant aveucques lui...» Chastellain, p. 156.
327: «Écrivain, dit fort bien Legrand (Hist. ms. IV, 9) très-envenimé contre Louis XI, et qui, pour ses désobéissances continuelles, fut obligé de se démettre de son évêché.» Sa chronique est celle qu'on connaît sous le nom d'Amelgard; c'est ce que doit prouver M. Jules Quicherat, dans une dissertation encore inédite. Bibl. royale, mss. Amelgardi, nos 5962, 5963.
328: Ces détails et tous ceux qui suivent sont tirés de Chastellain. Il s'excuse à chaque instant avec une modestie amusante (p. 148, 154) de parler de ces belles choses: il baisse les yeux hypocritement. Mais on voit bien que le grand chroniqueur est ébloui, comme le peuple.
329: «... Vous en promets obéissance et service, et non-seulement d'icelles, mais de la duchié de Brabant, de Luxembourg, de Lauthrich, Limbourg, de la comté de Bourgoingne, de Haynault, de Zélande, de Namur et de toutes les terres, lesquelles ne sont point du royaulme de France, et que je ne tiens point de vous.» Jacques Du Clercq, liv. IV, c. XXXII.
330: Chastellain.
331: On aurait pu l'appeler, comme on appelait cet Auguste de Thou, à qui Richelieu coupa la tête: Votre inquiétude.—C'est le vrai nom de l'esprit moderne.
332: Le roi alla jusqu'à lui laisser exercer le droit de grâce. En passant à Troyes, le comte de Charolais donne des lettres de rémission à Pierre Servant qui, le jour précédent, a tué son beau-frère. Archives du royaume, J. registre 198, no 81.
333: L'hôtel de Nesle. (Archives, Mémoriaux de la chambre des comptes, III, 18 septembre 1461).
334: Le 19 décembre 1461, notable compagnie va à sa rencontre, de par la ville, ainsi que le roi l'avait avertie. On lui porte trois penchons de vin, l'un de Bourgogne, l'autre de Paris et le troisième de vin blanc de Beaune; de plus, trois draps, l'un écarlate, l'autre pers, le troisième gris, tous trois faits à Rouen... Communiqué par M. Chéruel, d'après les Délibérations du conseil de ville. Archives de Rouen, vol. VII, fol. 197. Le vin ne s'offrait qu'au seigneur. V., dans Chastellain, l'indignation qu'excitèrent les Croy en se faisant donner le vin à Valenciennes.
335: Hall; Turner.
336: Il semble que le parti d'Henri VI ait essayé de rejeter sur celui d'York l'odieux de cet appel aux hommes du Nord. Le conseil privé écrit au nom d'Henri, que le roi a connaissance, «que les gens du Nord, outrageux et sans frein, accourent pour votre destruction et le bouleversement de votre pays.» Rot. Parl., vol. V., p. 307-310, 28 jan. 1461.
337: L'expédition avait été résolue le 13 février. Le 20 mars, Warwick se fait donner les pouvoirs les plus étendus; par exemple, il peut traiter avec toute place de la côte de France, pour en tirer rançon ou tribut: «Auctoritatem quæcumque loca appatisandi.» Il peut prendre un fort et le perdre, sans avoir à craindre d'être inquiété, ni poursuivi. Rymer, t. V (3 édit.), p. 110, 20 mart. 1362.
«Faites que vous ayez achevé devant que le comte de Warwick soit sur la mer, qui sera le premier jour de may.» Lettre de Louis XI, écrite au comte de Foix, avant l'expédition de Roussillon. Bibliothèque royale, mss. Legrand, preuves, c. II.
338: Et quel fils! Un des hommes les plus aimables de l'Espagne, qui respecta toujours son père, même en luttant contre lui, et qui, si son parti l'eût permis, aurait laissé là la Navarre, comme il refusa le trône de Naples, oubliant le monde avec son Homère et son Platon, dans un monastère au pied de l'Etna.—Il était poète, ami des poètes du temps; il a traduit l'Éthique d'Aristote, et fait une chronique de Navarre. (Prescott.)
339: Le roi lui-même semble l'avouer; il écrit aux Catalans: «Avant (même) la réception de vos lettres, nous avons envoyé par devers vous nostre amé et féal conseiller et maistre de nostre hôtel... qui est l'un de nos serviteurs à qui nous avons plus grande confidence, comme les aucuns de vous savent assez.» Octobre 1461. Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. II. Il est probable qu'averti par Juan II, en septembre, de la mort de son fils, il avait espéré s'emparer de tous les états catalans, mais qu'il se rabattit sagement sur le Roussillon.
340: Voir le détail fort naïf dans les lettres de rémission: Ordonnances, XV, 297-301, déc. 1461.
341: «Un tailleur attacha un écrit à la porte du receveur, disant que si la justice de Reims ne cessoit, on brûleroit toutes les maisons que les bourgeois ont à la campagne.» Il semble d'après les autres dispositions que les enfants aient tout fait, brûlé le siége et les papiers des élus, dévasté l'hôtel du receveur. (Bibl. royale, mss. Legrand, c. I, 1461, septembre).—Ceci me rappelait les bizarres et sinistres figures de gamins qui soufflètent Jésus dans les tapisseries du sacre que l'on garde à Reims.
342: V. les mss. de Rogier, et les preuves de la savante histoire de M. Varin.
343: Le roi espérait aussi que Pie II l'aiderait à reprendre Gênes. Tout ce qu'il tira du spirituel pontife, ce fut une épée bénite et quatre vers à sa louange.
344: Le cardinal évêque d'Arras, pour décider le roi à abolir la Pragmatique, «lui avoit promis que le pape envoieroit un légat en France qui donneroit les bénéfices.» Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. I.—Pie II lui écrivait: «Si les prélats et universités désirent quelque chose de nous, c'est à vous qu'ils doivent s'adresser.» Pii secundi epist. 2 oct. 1461.
345: «Tuas litteras... admiratur et osculatur... Intra thesauros suos in aurea arcula recludi jussit, exemplariaque per Galliam totam disseminari.» Lettre du cardinal d'Arras au pape, nov. 1461, Legrand, Ibidem.
346: «Et sy dict-on qu'il pleura moult tendrement.» Jacques Du Clercq, liv. IV, c. XXXII.—«In quo non modo defuncti cineres infamavit, quatenus in se erat, ac sepulchrum, sed et universam pene Gallicanam Ecclesiam hac ignominia percellebat.» Amelgardus, cité dans les Libertez de l'Église Gallicane, Preuves, I, 148. Cf. Bibl. roy., Amelgardi mss., nos 5962, 5963.
347: Les compagnons de l'exil semblent s'être entendus avec Bureau et autres pour éconduire les Bourguignons: «En la ville de Paris, deux jours avant le partement du Roi, M. de Montauban et le Bastard d'Armignac, estoient de plain jour en une allée derrière l'eschançonnerie... Ledit de Montauban dit: Ces Bourguignons cuident... le Roi, ainsi qu'ils l'ont gouverné par de là, mais non feront. Et en outre dirent que le duc de Bourgogne n'avoit que M. de Ch(arolais) et que pourroit avenir telle chose qu'ils ne seroient pas si grands maistres... Et incontinent appelèrent Me Jehan Bureau auquel ils dirent: Venez ça; nous autres, bons..., nous avons conclu... Et il leur répondit: Vraiment oui, je serai...» Rapport de Jean le Denois dit Trasignies, soi-disant écuyer, etc. Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. I, 1461 (septembre?)—Le roi donna-t-il au duc de Bourgogne les enclaves du Maçonnais et de l'Auxerrois, lui paya-t-il effectivement les anciennes dettes, comme quelques-uns le disent? J'en croirais plus volontiers Chastellain, selon lequel il ne donna que des paroles.
348: Qu'on juge s'ils avaient sujet de l'être. «Nostre évesque fut mandé par le duc Philippe à la Haye... où il alla en bon estat et fust reçeu par le duc à la manière de la cour, et après l'avoir esté quelque espace de temps, faisant bonne chère sans autre chose, demanda congé de revenir à Liége, ce qui lui fut refusé et il fut contraint, avant de partir, de lui promettre et jurer de résigner l'évesché au profit de Louis de Bourbon. Chronique ms. de Jean de Stavelot, ann. 1455, no 183 de la Bibliothèque de Liége.—Je lis dans un autre manuscrit de la même bibliothèque qu'Heinsberg résigna: au proffit de noble sieur Louys de Bourbon, quy estoit jeune et bel homme; quelques jours après qu'il eust ce fait, il pensa à ce qu'il avoit fait en pleurant amèrement, puis retourna à Liége; mais quand la commune sceut sa résignation, ils furent moult désolés et en menèrent grand deuil, et à lui fut demandé pour quelle raison il avoit ce fait et s'il avoit esté contraint. Mais il leur répondit qu'il l'avoit fait de son bon gré.» Bibl. de Liége, mss. 180, fol. 152.
349: Du moins en le donnant à un prince de Savoie, dont il voulait se servir. Legrand s'obstine à en douter, pour l'honneur de Louis X, malgré Lobineau, XVIII, 678, malgré D. Morice, XII, 78.
350: «Que nul, sus peine de mort, ne s'avanchast de le sieuvir.» Chastellain, p. 189.—«Pour considération de la grant dévocion que de tout temps nous avons eue à monsieur Saint-Sauveur, lequels nous avons tous jours par cy devant prié et réclamé en tous nos faiz et affaires.» Archives du royaume, J. registre 198, 91, 14 octobre 1461.
351: Cette artillerie était formidable, à en juger par l'inventaire qu'on en fit l'année suivante: «Inventaire de l'artillerie du Roy et déclaration des lieux où elle est de présent fait en aoust 1463: Et premièrement à Paris, bombardes: La grosse bombarde de fer, nommée Paris, la volée de La plus du monde; de la Daulphine, de la Réalle, de Londres, de Mortreau, la volée Médée, la volée Jason. Canons: Barbazan, La Hyre (de fer d'une pièce), Flavy, Boniface (de fer de deux pièces), etc., etc.» Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. I, août 1463.
352: Cette facilité remplit dans le recueil des Ordonnances de cent à deux cents pages in-folio, et tout n'est pas imprimé à beaucoup près. Ordonnances, XV, p. 137, 212, 332, 360-458, 649, etc., etc.
353: Un capitaine de Louis XI lui fait à peu près une triste peinture de l'Aragonais, même après le secours qu'il reçut: «Je vous certiffie par ma foy que c'est grand'pitié de les veoir, tant sont deffaiz et à pié la plupart. Vous êtes bien en voye d'avoir Roy, Reyne et filz sur les bras, se vous n'y donnez bon remède.» Lettre de Garguesalle au Roy de France. Bibl. royale, mss. Legrand, c. II, 15 nov. 1462.—Voir sur tout ceci Zurita. Anales de la Corona d'Aragon, XVII, 30 et seq.
354: Il ajoute: Je voudrois qu'il m'eust cousté dix mille escus, et que j'eusse la possession des deux chasteaux et le roy d'Arragon eust fait son appointement et tous fussiez par deça sains et sauves.» Bibl. royale, mss. Legrand, c. I (14 août 1462.)
355: Pas un mot dans Lingard, ni dans Turner.
356: Il écrit à l'amiral: «... Que, incontinent mes lettres reçues, vous en veniez à Amboise, là où vous me trouverez. Car je m'en vais délibéré de faire bonne chère et de me récompenser de la payne que j'ay eu tout cest yver en ce pays... La Royne d'Angleterre est arrivée... Je vous prie que vous faciez diligence, pour adviser ce que j'aye à faire... Je m'en vais mardi, et picqueré bien. Se vous avez rien de beau à mectre en foire, se le déployez; car je vous asseure que je m'en voys bien bagué... Je me semble que je n'ay pas perdu mon estoc.» Bibl. royale, mss. Legrand, c. II, 1462.
357: «J'ay appris de vous, monsieur, qu'il faut manger les viandes lorsqu'elles sont mortifiées, et profiter sur les hommes, quand ils sont attendris par leurs misères.» D'Aubigné, Confession de Sancy.
358: Cet Anglo-Gascon était Jean de Foix, comte de Candale, que Louis XI venait d'acheter. Nos Archives du royaume possèdent l'acte: «Nos Margareta, regina... fatemur nos recepisse... vigenti milia libras... ad quorum solutionem... obligamus villam et castrum Calesie... Quam cito rex Angliæ recuperaverit antedictam villam... constituet ibi prædilectum fratrem nostrum comitem Pembrochie, vel dilectum consanguineum nostrum, Johannem de Foix, comitem de Kendale in capitaneum, qui jurabit et promittet tradere antedictam villam in manus... cognati nostri Francie infra annum.» Jun. 23, 1462. Archives du royaume, Trésor des Chartes, J. 648, 2.
359: Chastellain y est pris; il croit que le roi «l'envoyait ainsi que Peleus Jason en Colcos, pour en estre quitte.»
360: Édouard IV semble marquer sa défiance à l'égard de Warwick en créant, à son retour, un grand amiral d'Angleterre. (Rymer, 30 juillet 1462.)
361: Ce bon évêque voulant travailler, disait-il, à la canonisation de saint Osmond, avait obtenu un passeport pour venir en Normandie chercher des renseignements sur la naissance et la vie du bienheureux.
Il rencontra à point un nommé Doucereau, le secrétaire intime de M. de Brézé, et son agent en Angleterre, qui avait été pris à la bataille de Northampton, était resté quelque temps prisonnier, et revenait par Calais. L'évêque, lui ayant fait jurer le secret sur l'Évangile, lui dit que les Anglais ne se fiaient pas au duc de Bourgogne, qu'ils aimeraient mieux l'alliance du roi, etc. (Rapport de Doucereau, cité par Legrand).
362: Rien de plus héroïque que cette campagne, à en croire la lettre qu'écrit l'ami d'Édouard, lords Hastings, à M. de Lannoy (l'un des Croy); cette lettre est pleine de légèreté et de vanterie; c'est bien le Hastings de Shakespeare. Marguerite, dit-il, est venue avec toute l'Écosse, et il a suffi du comte de Warwick «avec les marchiers seulement... Le roi d'Écosse s'en est enfui, et laditte Marguerite, sans targier, outre la mer, avec son capitaine, sire Piers de Brézé... N'est pas effrayé mon souverain seigneur, ce pendant estant en ses départs et esbatements en la chasse, sans aucuns doubte ou effrayement...» Depuis, Montaigu, le frère de Warwick, est entré en Écosse, «et a fait la plus grande journée sur eulx que ne fut oye estre faite de plusieurs ans passés, ainsi que je me doubte qu'ilz ne s'en repentent, et jusqu'au jour du Jugement.» Bibl. royale, mss. Legrand, Preuves, c. II, 7 août 1463.
363: Sur l'opposition des deux grands chefs de clans, Douglas tout-puissant dans le midi, le Lord des îles dans le nord, le premier lié avec Lancastre, l'autre avec York. V. Pinkerton, vol. I, p. 246; lire aussi les Instructions à messire Guillaume de Menypeny de ce qu'il a à dire à très-haut, très-puissant chrétien prince, le Roy de France, de par l'évesque de Saint-Andrieu en Écosse. L'évêque dit lui-même qu'il fit les fiançailles du fils d'Henri VI et de la fille du roi d'Écosse: «Quasi contre la volonté de tous les grands seigneurs du royaume, lesquels disoient que pour complaire au Roy de France, j'estois taillé de mettre le royaume d'Écosse en perdition... Le roy Henry désiroit, pour la seureté de sa personne, venir en ma place de Saint-Andry, là où il fust bien recueilli, selon ma petite puissance..., et tout ce luy feis pour l'honneur dudit très-chrestien Roy de France... lequel m'avoit sur ce très-gracieusement écrit et requis, et si, savoye bien que ledit roy Henry n'avoit de quoy me récompenser... Et après toutes ces choses, nous avons entendu comme ledit très-chrestien Roy de France avoit prins abstinence de guerre avec ledit roy Édouard, sans que ledit royaume y fust compris. Bibliothèque royale, mss. Baluze, no 475.
364: Le roi se fit envoyer les habitants suspects d'avoir commencé la révolte. Il écrit: «Vous pourrez adviser ceux de qui vous avez suspection, et incontinent me les envoyer sous ombre de se venir excuser... et aussi bien de chiefs de peuple que seroient gens de mestier; n'ayez point de honte d'envoyer devers moy soit paillars ou autres, sous couleur de se venir excuser.» Bibl. royale, mss. Legrand, Preuves, c. II, 1463.
365: «... Leur dira qu'ils essayent que le roi d'Aragon soit content qu'ils se viennent loger en Navarre... Si ce n'estoit trop le dommage du roy d'Aragon, tâcheront de s'y venir loger.» Mémoire pour MM. les comtes de Foix, de Comminges, sénéchal de Poitou, de Monglat et autres chefs de guerre, estant en Aragon de par le roy. Bibl. royale, ibidem, c. I, 1463 (janvier?).
366: Il avait proposé une sorte de partage du royaume de Naples entre la maison d'Anjou, le neveu du pape et le fils naturel d'Alphonse. Cette combinaison effraya le duc de Milan, qui s'unit au pape, et tous deux, en vrais Italiens, appuyèrent le candidat qui semblait le moins dangereux, le fils naturel. Ce fait curieux n'est, je crois, que dans Legrand; mais ordinairement il parle d'après les actes. Ibidem, Histoire, livre IV, p. 52.
Rien ne fait mieux comprendre la situation de l'Italie à cette époque que les Commentaires de Pie II. Voir surtout le passage où le pape explique si bien à Côme de Médicis pourquoi Florence aurait tort d'aider les Français contre Ferdinand le Bâtard, bien moins dangereux pour l'indépendance italienne. Côme, vieux, goutteux, égoïste, se résigne volontiers à l'inaction, et finit par demander le chapeau de cardinal pour son neveu. Gobellini Commentarii, lib. IV, p. 96.
367: Le roi engage Carcassonne au comte de Foix, jusqu'à ce qu'il l'ait mis en possession du Roussillon. Archives, registre, 199, 23 mai 1463.
368: D. Vaissette.
369: «Voulez-vous justice ou grâce? dit le roi à son ennemi.—Justice.—Eh bien! je vous bannis, et vous donne 1,500 écus d'or pour aller en Allemagne.» Dammartin venait d'être condamné à mort par le Parlement; ce qu'il avait acquis ou volé fut en partie rendu aux héritiers de sa victime, Jacques Cœur, en partie volé par son juge et commissaire, Charles de Melun. (Bonamy.) L'ancien écorcheur, qui était un homme ferme, ne se tint pas pour battu, il ne laissa pas le champ libre à ses ennemis. Au lieu de se rendre en Allemagne, il vint se remettre en prison, et il attendit.
370: Un agent de Sforza s'était avancé jusqu'à Vienne en Dauphiné et attendait les nouvelles d'Espagne. Il lui écrit le 10 mai que le roi de Castille a quitté assez brusquement le roi de France, que tout n'est pourtant pas rompu; que Louis XI, malgré les affaires de Naples, n'est pas éloigné de traiter avec le duc de Milan, et même de lui céder Savone; que le duc doit au plus vite désavouer toute relation avec Philippe de Savoie, et se faire appuyer du maréchal de Bourgogne auprès du roi. 1463, 10 mai. Le 28, Sforza suit ce conseil. Le 21 novembre, il prie le duc de Bourgogne et Croy de l'aider auprès du roi pour l'affaire d'Asti; le 21 et le 23, il écrit au roi même que, lui ayant tant d'obligations pour Gênes et Savone, il donnera au duc d'Orléans deux cent mille ducats pour Asti; mais il lui faut du temps pour payer. Le 22 décembre, l'ambassadeur de Sforza lui fait savoir qu'il a reçu hier du roi l'investiture de Gênes et de Savone. Bibl. royale, mss. Legrand, Preuves, c. II.
371: C'est le rapport et la créance de messire Guillaume de Menypeny: «Les ambassadeurs d'Écosse ont rapporté que le duc de Bretagne requiéroit (les Anglois), qu'ils lui voulsissent aider de six mille archiers, en cas que le Roy lui feroit guerre, et aussi offroit le duc de Bretagne au roi Édouard, que quand il voudroit venir en France et y amener armée, il lui donneroit passaige et entrée par toutes ses terres pour ce faire... Et à la parfin, les Anglois ont accordé audit duc de Bretagne trois mille archiers... dont le sieur de Montaigu devoit avoir la charge de mille archiers, James Douglas de mille... Le sieur de Montaigu a refusé... pour ce que le comte de Warwick, son frère, ne veut pas qu'il se désempare du royaume d'Angleterre, s'il ne voit les choses... (lacune).» Il ajoute ce bruit absurde, que Louis XI, mécontent des Écossais, disait qu'il aiderait les Anglais à les soumettre. Bibl. royale, mss. Baluze, no 475.
372: Elle fut admirée de Sforza. Son remercîment, tout emphatique qu'il est et quelque intéressée qu'y soit la flatterie, ne laisse pas d'avoir un côté sérieux. Le froid et ferme esprit, italien pourtant, et, comme tel, artiste en politique, dut prendre plaisir à voir une politique si nouvelle: «Animi magnitudine, sapientia, justitia, felicitate et mente prope cœlesti...» Archives, Trésor des chartes, J. 496.
373: Le duc tomba malade au plus tard en janvier (1462). Le 11 mars, le conseil de ville de Mons nomme une députation pour aller le complimenter sur son rétablissement. Note de Gachard sur Barante, t. II, p. 195 de l'édition belge, d'après les Archives de Mons, deuxième registre aux résolutions du conseil de ville.—Cependant, selon Du Clercq: «Il fut plus de demi an ains qu'il feut guéry; et se tint tousdis la duchesse avec luy; et la laissa ledict duc gouverner avecque sondit fils; et par ainsy ladicte duchesse laissa son hermitage.» Jacques Du Clercq, liv, IV, c. XL.
374: Il lui fit une sorte de petite guerre sur toutes ses frontières. Du côté de la comté, il défendit qu'on achetât du sel à ses salines. En Bourgogne, il poussa âprement contre lui la vieille chicane des juridictions, lui volant ses sujets, comme bourgeois royaux. Au Nord, il fit crier des ordonnances royales dans les pays cédés au duc. Le président de Bourgogne vint se plaindre au Parlement, on lui rit au nez; il insista, on le jeta en prison; le pauvre homme y serait resté, si les Bourguignons n'eussent enlevé un lieutenant du bailli de Sens; il sortit de prison, mais malade, et il en mourut. Voir sur ces brutalités de Louis XI les lamentations des Bourguignons, Chastellain, Du Clercq, etc.
375: «Et sy disoit-on que le roy Loys de prime face dict au seigneur de Chimay...: «Quel homme est-ce le duc de Bourgoingne? est-il aultre ou d'aultre nature et métail que les autres princes et seigneurs du royaulme d'environ?» À quoi ledict seigneur de Chimay lui répondit... que oui, et que le duc estoit d'aultre métail..., car il l'avoit gardé, porté et soustenu contre la vollonté du roy Charles, son père, et touts ceux du royaulme... Prestement que le Roy ouyt ces paroles, sy se partit sans mot dire et rentra dans sa chambre.» Du Clercq.
376: Fille de Jean le Bâtard, roi de Portugal, et de Philippe de Lancastre. Voyez notre sixième volume, livre XII, ch. I, et celui-ci, plus bas.
377: C'était un valet, serf d'origine, grossier, et qui, sans doute par sa grossièreté même, délassait le duc de la fadeur des cours. Le comte de Charolais vint se jeter aux pieds de son père, le pria de sauver son fils unique que ce valet voulait empoisonner. Il lui arracha ainsi son consentement à la mort du pauvre diable, et fit exécuter en même temps (chose étrange) celui qui l'avait dénoncé. Voir le récit de Chastellain, récit violent, âcre, horriblement passionné contre le parvenu.
378: La rivalité normande et bretonne indisposait de longue date les Hollandais et Flamands de la côte contre la France, et par suite contre le gouvernement des favoris français. Voir dans les mss. Legrand, la Response faicte aux ambaxeurs de M. de Bourgoingne, juillet 1450.
379: Philippe le Bon témoigna son mécontentement en transférant à Bruxelles la chambre des comptes de la Haye. Archives générales de Belgique; Brabant, no 3, folio 155, lettres du 24 mai et 22 juin 1463.
380: Est-il nécessaire de rappeler la tendresse des Flamands pour leurs poupées municipales, leurs géants d'osier, leurs mannekenpiss, etc.?
381: «Voix couroit par toutes terres que le duc, en ordonnant de son voyage que faire debvoit en Turquie, devoit lessier les pays et seignories de dechà la mer en la main du Roy et en la gouvernance du seigneur de Cymay dessoubs ly, et les pays de Hollande et Zellande en la main du roy Éduard d'Angleterre.» Chastellain, c. LXXIX, p. 295.
382: En 1461, il leur donne Guisnes; en 1462, il leur livre ce qu'il a dans le Luxembourg; en 1463, il ajoute à Guisnes, Ardre, Angle, et ce que le comte de Guisnes avait sur Saint-Omer, etc. Dans la même année (mai 1463), il leur donne encore Bar-sur-Aube.» Archives du royaume, J. Registres 193-199, et Mémoriaux de la Chambre des comptes, III, 91.
383: «Il requéroit au pays d'Artois, dix ans durant, chacun an deux tailles, avec l'aide ordinaire qu'on prendroit pour la gabelle du sel... Laquelle requestre ne luy feut point accordée, mais on luy accorda lever seulement deux aydes pour ledict an, desquels le comte de Charollois auroy demy ayde pour luy et à son prouffit.» Du Clercq, liv. IV, c. XLIV.
384: «Ledit de Reliac m'a dit qu'on lui a dit que M. de Bourgogne a remis les impositions et quatrième es païs qu'il tient en gaige qui sont de vostre couronne.» Lettre de Vauveau au Roi, 31 octobre, Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. I.
385: Les chroniqueurs n'en font pas mention, mais la chose est constatée par celui même qui avait le plus d'intérêt à la savoir, et qui probablement l'avait préparée, je veux dire par Louis XI. D'après ses instructions, le comte de Saint-Pol et autres commissaires chargés du rachat des places de la Somme: «Se transporteront à Gand... et leur exposeront comment le Roy a été adverty des questions et débats d'entre M. de Bourgoingne et lesdits de Gand, et comment ils se sont mis en armes les uns contre les autres, et que jà y a eu de grandes invasions et voyes de fait... Et si M. de B. mettoit du tout en rompture et difficulté le fait de restitution des terres de Picardie, ou si M. de B. ne vouloit entendre à la pacification de luy et desdits de Gand, pourront aller par devers lesdits de Gand et leur présenter des lettres closes du Roy, et leur signifier que le Roy a toujours esté et est prest de leur faire et administrer bonne raison et justice.» Instruction du Roy, Bibl. royale, mss. Du Puy, 762.
386: Étienne Chevalier, chargé du paiement, écrit au trésorier: «Il a despêché M. l'admiral et moy tant légièrement et à si petite délibération que à grand'peine avons-nous eu loisir de prendre nos housseaulx, et m'a dit que puisqu'il y a bon fonds, il scet bien que ne lui faudriez point et que vous luy presteriez ce que vous aurez, et aussy que nous trouverons des gens à Paris qui nous presteront. Et, pour abréger, c'est tout ce que j'en ai pu tirer de lui, et lui semble que lesdits 35,000 francs d'une part, et 10,000 d'autre, se doivent trouver en ung pas d'âne.» (Communiqué par M. J. Quicherat.) Lettre de Me Estienne Chevalier à M. Bourré, maître des comptes, 19 mai 1463; Bibl. royale, mss. Gaignières, fol. 92.
«Magnam auri quantitatem pro viduis, pupillis, litigatoribus, aliisque variis causis apud ædem sacram Parisiensem publice ex ordinatione justitiæ Curiarum supremarum regni depositam.» Bibl. royale, mss. Amelgardi, lib. XXI, 121-122.
387: Louis XI s'en excuse fort habilement dans sa Commission du 2 novembre (Preuves de Commines, éd. Lenglet Dufresnoy). Il explique qu'il s'est épuisé pour acquérir le Roussillon, qu'il n'a pu trouver le premier paiement du rachat des places de la Somme qu'en retenant un trimestre de la solde des gens de guerre, que, s'ils ne sont payés, ils vont piller le pays, etc. À vrai dire, il s'agissait de la rançon de la France.
388: Rymer, 2 nov. 1462.
389: «Sicut heremita in deserto,» dit admirablement le Cartulaire de Redon.
390: C'était l'un des principaux griefs du roi. (Mss. Legrand.)
391: Louis XI, si l'on en croit les Parlementaires, leur demanda lui-même des remontrances sur les inconvénients de l'abolition: «En obéissant... au bon plaisir du Roi, notre Sire, qui... a mandé puis naguères à sa Cour de Parlement, l'advertir des plaintes et doléances que raisonnablement on pourroit faire...» Remonstrances faites au roi Louis XI en 1465 (et non en 1461). Libertez de l'église Gallicane, t. I, p. 1.
392: Ordonnances, XVI, 45; 20 juillet 1463. Selon Amelgard, il voulait un cadastre exact des biens du clergé, où auraient figuré jusqu'aux plus petits morceaux de terre: Minimas vel minutissimas partes, avec les titres de propriété, les preuves d'acquisitions, les rentes qu'on en tirait, etc. Bibl. royale, mss. Amelgardi, lib. I, c. XXII, fol. 123.
393: Ms. Legrand.
394: Ce neveu de la duchesse de Bourgogne se plaignait assez ridiculement à Louis XI de ce qu'il ne laissait pas entrer en Roussillon les Bourguignons et Picards que sa tante et son cousin lui envoyaient. Bibl. royale, ms. Legrand, Histoire, liv. VII, fol. 5, 17 février 1464. Les Catalans, dit-il, voulant se mettre en république, il vaudrait mieux leur donner un roi, etc. Ibidem, Preuves, 28 février.
395: Peut-être cet esprit inquiet, qui remuait tout, songeait-il à réformer le clergé, du moins les moines. Dans une occasion, il reproche grossièrement aux prêtres: «leurs grosses grasses ribauldes.» Chastellain, c. LXI, p. 190. De 1462, il autorise son cousin et conseiller, Jean de Bourbon, abbé de Cluny, à réformer l'ordre de Cluny. Archives, registre 199, no 436, déc. 1462.
396: C'était Jehan de Foix, comte de Candale.—«D'autre part, Sire, M. le cardinal, mon oncle, est en grant aage et tousjours maladif, mesmement a esté puis naguères en tel point qu'il a cuidé morir, et est à présumer qu'il ne vivra guère; je fusse voulentiers allé par devers luy pour le voir, et m'eust valu plus que je n'ay gaigné pieça... Je ne scay, Sire, si vous avez jamais pensé d'avoir Avignon en vostre main, lequel, à mon avis, vous seroit bien séant. Et qui pourroit mettre au service de mondit sieur le cardinal, ou par la main de M. de Foix, ou autrement, quelque homme, de façon qu'il fist résidence avec luy, ne fauldroit point avoir le palais, incontinent que ledit M. le cardinal seroit trespassé. Vous y adviserez, Sire, ainsi que vostre plaisir sera; nonobstant que je parle un peu contre conscience, attendu que c'est fait qui touche l'Église; mais la grant affection que j'ay de vous, Sire, me le fait dire.» 31 aoust 1464. Lettre de Jehan de Foix au Roy. Bibl. royale, mss. Legrand, preuves, c. I.
397: La mère d'Élisabeth Rivers était fille du comte de Saint-Pol; elle avait épousé à dix-sept ans le duc de Bedford qui en avait plus de cinquante. À sa mort, elle s'en dédommagea en épousant, malgré tous ses parents et amis, un simple chevalier, le beau Rivers, qui était son domestique. V. Du Clercq, liv. V, c. XVIII. Le comte de Charolais envoya aux noces l'oncle de la reine, frère du comte de Saint-Pol et de la duchesse de Bretagne, Jacques de Luxembourg. Cet oncle, qui avait été élevé en Bretagne et qui était capitaine de Rennes (Chastellain, p. 308), doit avoir été le principal intermédiaire entre le comte de Charolais, le duc de Bretagne et l'Angleterre. Les historiens anglais n'ont rien vu de tout ceci.
398: Tournai se montre singulièrement français, en haine des Flamands et Bourguignons. Trois cents notables en robes blanches reçoivent le roi, lesquelles robes «chascun fit faire à ses dépens, sur lesquelles furent faites deux grandes fleurs de lys de soye et de brodure, l'une sur le lez de devant au costé dextre, et l'autre par derrière...» Archives de Tournay, extrait du registre intitulé: Registre aux Entrées.
399: Chastellain embellit probablement la scène. Il suppose que Louis XI amusait le vieillard maladif du grand voyage d'outre-mer, des souvenirs du vœu du faisan. Il lui fait dire: «Bel oncle, vous avez entrepris une haute, glorieuse et sainte chose; Dieu vous la laisse bien mettre à fin! je suis joyeux, à cause de vous, que l'honneur en revienne à votre maison. Si j'avois entrepris la même chose, je ne la ferois que sous confiance de vous, je vous constituerais régent, vous gouverneriez mon royaume; et que n'en ai-je dix pour vous les confier! J'espère bien aussi que vous en ferez autant si vous partez; laissez-moi gouverner vos pays, je vous les garderai comme miens, et vous en rendrai bon compte.»—À quoi le duc aurait répondu assez froidement: «Il n'est besoin, monseigneur. Quand il faudra que je m'en aille, je les recommanderai à Dieu et à la bonne provision que j'y aurai mise.»
400: Quelquefois le revenu, mais non la possession.
401: Le duc, bien instruit, répondit que le bâtard avait été pris en pays non sujet au roi, qu'il ne savait pas certainement, mais par ouï-dire, quels bruits Olivier avait pu répandre; quant au moine, il n'en pouvait connaître, n'étant que prince séculier, il respectait l'Église. Puis, il ajouta en badinant: «Je suis parti d'Hesdin par un beau soleil, et le premier jour n'ai été qu'à Saint-Pol, ce n'est pas signe de hâte... Le Roi, je le sais bien, est mon souverain seigneur; je ne lui ai point fait faute, ni à homme qui vive, mais peut-être parfois aux dames. Si mon fils est soupçonneux, cela ne lui vient pas de moi; il tient plutôt de sa mère; c'est la plus méfiante que j'aie jamais connue.» Jacques Du Clerq, livre V, ch. XV.
402: Commines, livre I, ch. I. On y trouve cette circonstance essentielle, omise dans le procès-verbal des ambassadeurs, éd. Lenglet-Dufresnoy, II, 417-40.
403: L'un des agents principaux de Louis XI lui écrit ces paroles significatives: «Plust à Dieu que le pape eust translaté l'évesque de Paris en l'évesché de Jérusalem.» Preuves de Commines, éd. Lenglet-Dufresnoy, II, 334.
404: Le Parlement décida, évidemment sous l'influence du roi, que les évêques «n'entreraient point au conseil sans le congé des chambres, ou si mandez n'y estoient, excepté les pairs de France et ceux qui par privilége ancien doivent et ont accoustumé y entrer.» Archives du royaume, Registre du Parlement, Conseil, janvier 1461.
405: Louis XI, à son avénement, avait ôté les sceaux à l'archevêque de Reims, et avait supprimé deux places de conseillers-clercs. Ibidem, 1461.
406: La plupart des actes ecclésiastiques qu'on a taxés de faux et qui sont d'une écriture postérieure à leur date me paraissent être, non précisément faux, mais refaits ainsi. Des actes refaits sans contrôle, peut-être de mémoire, devaient être aisément altérés, amplifiés, etc.—V. Marini, I, Papiri, p. 2; Scriptores rerum Fr., VI, 461, 489, 523, 602, etc. VIII, 422, 423, 428, 429, 443, etc. Voir aussi la Diplomatique des Bénédictins, et les Éléments de M. Natalis de Wailly, qui, sous ce titre modeste, sont un livre plein de science et de recherches.
407: V. le texte dans ma Symbolique du droit (Origines, etc., p. XXIV et 79.)
408:
Barbara græca genus retinent quod habere solebant.
Brantôme, qui rapporte ce fait, n'est pas une autorité grave. Mais nous avons, à l'appui, le témoignage contemporain du cardinal de Pavie (lettre du 20 octobre 1473): «Regi cœpit esse suspectus, progredi ad eum est vetitus, menses duos ludibrio habitus...; uno atque eodem ingrato colloquio finitur legatio.»
409: Félibien, Histoire de Paris, Preuves du t. II, partie III, p. 707. Cette pièce si importante, qui est l'extrait mortuaire de l'Université, ne se trouve pas dans la grande Histoire de l'Université, par Du Boulay.
410: Ordonnances, XVI, 7 février 1464.
411: Le 6 septembre 1463, Louis XI crée et donne à Cérisay, vicomte de Carentan, «l'office du procureur-général du Roy en son eschiquier, ès assemblée des estats et conventions, et par tous les siéges et auditoires de son pays de Normandie où il se trouveroit et besoing seroit.» Les avocats et procureurs du Roi près les bailliages se lèvent tous ensemble et protestent, disant «que la création dudit office estoit nouvelle...» À quoi Guillaume de Cérisay répondit: «qu'il protestait au contraire; que ce n'estoit point création nouvelle, mais y en avoit eu anciennement.» Registres de l'Échiquier. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, I, 246.
412: Louis XI savait oublier à propos. Rien n'indique qu'il ait été rancuneux, au moins dans cette première époque. Il se réconcilia, dès qu'il y eut intérêt, avec tous ceux dont il avait eu à se plaindre, avec Liége et Tournai, qui, pour plaire à son père, s'étaient mal conduites avec lui pendant son exil. Il s'arrangea sans difficulté avec Sforza, qui, depuis deux ans, tenait en échec la maison d'Anjou et l'empêchait lui-même de reprendre Gênes; il lui livra Savone et lui céda ses droits sur Gênes même, etc.—À peine fut-il sur le trône que les chanoines de Loches, croyant lui faire leur cour, le prièrent de faire enlever le monument de leur bienfaitrice Agnès Sorel. «J'y consens, dit-il, mais vous rendrez tout ce que vous tenez d'elle.» Ils n'insistèrent plus.
413: Par exemple, si l'on en croit le faux Amelgard, il aurait partagé avec un certain Bores, qui faisait et expédiait les collations d'office et en tirait profit: «Et communiter ferebatur talium emolumentorum ipsum regem inventorem atque participem fore.» Bibl. royale, mss. Amelgardi, lib. I, c. VII, 108.
414: «Touchant Jehan Marcel, nous le tenons au petit Chastellet, et n'est jour que les commissaires n'y besognent; et touchant ses biens-meubles, j'ay entendu dire que l'inventaire se monte à dix ou douze mille livres parisis, et se Dieu veut qu'il soit condamné, Sire, on en trouvera beaucoup plus... À mon souverain Seigneur, le bailly de Sens (Charles de Melun).» Lenglet Dufresnoy.
415: Le roi avait promis à Charles de Melun de lui donner les biens de Dammartin si celui-ci était condamné. La chose ne pouvait manquer, Charles de Melun étant un des commissaires qui jugeaient. Cependant il ne put pas attendre le jugement pour entrer en possession; il enleva tous les biens-meubles de l'accusé, jusqu'à une grille de fer qu'il emporta sur des charrettes et qu'il fit servir à sa maison de Paris. La comtesse de Dammartin fut contrainte de vivre chez un de ses fermiers pendant trois mois. (Lenglet.)
416: La réponse de la mère au roi est jolie et adroite; son mari est absent, dit-elle, «à la foire du Lendit.» Elle remercie très-humblement «de ce qu'il Vous a plu nous escripre de l'advancement de nostre dicte fille; toutefois, Sire, il y a longtemps que... elle a faict response qu'elle n'avoit aucun voulloir de soy marier...»
417: Si l'on en croit un de ses ennemis, il aurait exprimé un jour dans son exil, en présence des chanoines de Liége, combien il enviait à Ferdinand le Bâtard et à Édouard IV leurs immenses confiscations, l'extermination des barons de Naples et d'Angleterre, etc. (Ms. Amelgardi.)
418: «Fist deux chevaliers de Venise à grand mistère venir.» Chastellain.
419: C'est l'histoire de l'illustre et infortuné Jean de Witt, qui vit très-bien dans l'avenir que la Hollande finirait par n'être qu'une chaloupe à la remorque de l'Angleterre, et qui, tout préoccupé de cette idée lointaine, s'obstina à croire que la France suivrait son véritable intérêt, qu'elle ménagerait la Hollande.
420: Les actes ne donnent rien qui s'écarte de la forme banale de ces accusations; un moine noir, des images de cire baptisées «d'une eau bruiant d'un sault de molin,» l'une percée d'aiguilles, etc. Bibl. royale, mss. Baluze, 165.
421: Ce mot violent est de Chastellain. Il fait dire au lion de Flandre: «J'ay combattu l'universel araigne.»
422: «Simon de Phares, qui vivoit alors, dit que le vice-amiral de Louis XI, Coulon, n'acquit pas moins de réputation par mer que Bertrand Duguesclin par terre.» Ms. Legrand.
423: Voir présent vol., liv. XI, ch. III.
424: Les états du Languedoc se plaignent en 1467 de ce que le roi nomme aux charges «des cordonniers, maréchaux et arbalétriers.» Paquet, Mémoire sur les institutions provinciales, communales, et les corporations à l'avénement de Louis XI (couronné par l'Académie des inscriptions).
425: Ces lignes résument les formules allemandes; elles disent avec plus de poésie ce qui, du reste, se retrouvait partout. V. Grimm, Deutsche Rechts Alterthümer, 46. Voir aussi ma Symbolique du droit: Origines, etc., p. 42 et 228-30.
426: Il révoqua la défense, à l'approche de sa grande crise: «Naguère, par le maistre des eaux et forest... a esté faicte deffense générale audit pays de chasser à aucunes bestes... S'il vous appert que lesdiz nobles ayent de toute ancienneté accoustumé chasser et pescher en nostre dit pays de Dauphiné, que les habitans ayent droit ou leur ait autrefois par nous esté permis de chasser et pescher, moyennant le payement de ladicte rente ou droicts... permettez et souffrez...» Ordonnances, XVI, I; 11 juin 1463.
427: Elle ne se trouve point.—«Unum edixit, quod, sub pœna confiscationis corporis et bonorum..., omnes qui plagas, retia, vel laqueos quoscumque venatorios haberent... baillivis deferrent... Ipse in domo domini de Momorensi...» Bibliothèque royale, ms. Amelgardi, lib. I, XXI, 122. Chastellain parle comme si l'ordre du roi eût été exécuté; il se sert du mot harnois qui indiquerait plus que les instruments de chasse, et il ajoute une circonstance grave, l'interdiction des forêts: «Par toutes villes et pays fit bûler et ardoir et consumer en feu tous les harnois du royaulme, et fit défendre toutes forests à tous princes et seigneurs, et toutes manières de chasses à qui qu'elles fussent, sinon soubs son congé et octroy.» Chastellain, p. 215. Du Clercq affirme la même chose, mais avec une mesure judicieuse: il dit que le roi: «Feit par toute l'Isle de France et environ brusler tous les rests, etc. Et pareillement, comme on disoit, avoit faict faire par tout son royaulme et là où il avoit esté; et moy estant à Compiègne, en veis plusieurs ardoir.» Du Clercq, liv. V, ch. I.
428: «Au Roy nostre seigneur, baillé par le sire de Montaigu, un escu pour donner à ung pouvre home, de qui ledit Seigneur fist prandre de lui ung chien, au mois de décembre derrenier passé; et ung escu pour donner à une pouvre femme, de qui les lévriers dudit Seigneur estranglèrent une brebis, près Notre-Dame-de-Vire.—Ung escu pour donner à une femme, en récompense d'une oye, que le chien du Roy, appelé Muguet, tua auprès de Blois.—Au Roy encores, baillé par Alexandre Barry, homme d'armes des archiers de la garde pour donner à ung pouvre homme près le Mans, en récompense de ce que les archiers de sa garde avoient gasté son blé, en passant par ung champ, pour eulx aller joindre droit au grand chemin, ung escu.—Au Roy, un escu, pour donner à une pouvre femme, en récompense de ce que ses chiens et lévriers lui tuèrent ung chat près Montloys, à aller de Tours à Amboise.» (Communiqué par M. Eugène de Stadler.) Archives du royaume, registres des comptes, K. 294, fol. 15, 43, 48, 49-50, années 1469-1470.
429: Il faut distinguer les époques. Louis XI n'était pas alors ce qu'il fut depuis; c'était encore un homme. Il aimait beaucoup sa mère, et la pleura sincèrement. Il avait annoncé des intentions douces et pacifiques. «On lui a souvent entendu dire que, comme il tiroit beaucoup de ses peuples, il vouloit, en épuisant leurs bourses, épargner leur sang.» Legrand, Hist. mss., IV, 31. Pie II, dans son éloge (il est vrai, fort intéressé), énumère toutes les vertus de Louis XI, son humanité, etc. Après avoir rappelé son enfance studieuse, ses malheurs, il ajoute: «Audiamus quid agat Ludovicus in paterno solio collocatus. An ludit et choreis indulget, an vino madet, an crapula dissolvitur, an marcet voluptatibus. An rapinas meditatur, an sanguinem sitit? Nihil horum... O beatum Franciæ regnum cui talis rex præsidet! ô felix exilium quod talet remisit præsidium! Æncæ Silvii opéra, p. 859, 17 martii 1462.
430: Le dernier souvenir de la liberté féodale (qui était pourtant la servitude du peuple) s'est rattaché d'une manière assez bizarre au règne qui précéda celui de Louis XI. Charles VII est devenu ainsi le roi de l'Âge d'or. Lire les charmants vers de Martial de Paris, charmants, absurdes historiquement: «Du temps du feu Roy, etc.»
V. dans les notes de mon Introduction à l'Histoire universelle, la traduction des chansons de chasse, de l'appel des chasseurs, etc. C'est la fraîcheur de l'aube.
431: Telle est partout la croyance barbare ou héroïque. Achille fut, comme on sait, nourri de la moelle des lions. Les Caraïbes mangeaient de la chair humaine, malgré leur répugnance, afin de s'approprier la bravoure de leurs plus braves ennemis. V. aussi le sublime chant grec, où l'aigle dialogue avec la tête du clephte dont il se repaît: «Mange, oiseau, c'est la tête d'un brave, mange ma jeunesse, mange ma vaillance, etc.» J'ai traduit ce chant dans une note de mon Introduction à la Symbolique du droit (Origines du droit trouvées dans les formules et symboles).
432: Le héros ne doit manger que de la viande rouge, afin d'avoir le cœur rouge, comme l'ont les braves. Le lâche a le cœur pâle, dans les traditions barbares.
433: À ce moment solennel, il se fait comme un silence dans les monuments de l'histoire. Pas une ordonnance royale en dix mois, de mars 1464 en mai 1465 (sauf deux ordonnances sans date qu'on a placées là sans raison). Les trois années précédentes viennent de remplir un énorme volume.
434: Comme il offrit de le faire plus tard.
435: Pour juger ce traité, il faut peut-être encore tenir compte du droit du moyen âge, qui (dans l'esprit du peuple au moins) n'était pas encore effacé: c'était chose injuste, impie, d'attaquer un croisé. Louis XI se mettait sous la protection de ce droit, en déclarant s'unir contre le Turc avec Venise et la Bohême.—Dans cet acte curieux, les parties contractantes semblent prétendre à faire un triumvirat de l'Europe; elles parlent hardiment pour des alliés qui n'en savent rien, pour leurs ennemis même, Venise pour les Italiens, le Bohémien pour les Allemands, Louis XI pour les princes français. Et ce n'est pas une ligue temporaire: c'est le plan d'une confédération durable qui règle déjà le vote entre les nations et dans chaque nation, on pourrait y voir une ébauche des fameux projets de République chrétienne, de Paix européenne. Preuves de Commines, éd. Lenglet, II, 431.
436: Lettre de maître Pierre Gruel au Roy. Mss. Legrand, 14 septembre 1465.
437: Les intelligences que le roi entretenait avec Ferdinand, en opposition aux intérêts de Jean de Calabre, furent une des causes de la Ligue: «Un messager du royaume allait de par le Roy, lequel au roy Fernand rescrivoit, que de luy ne se donna soulcy au duc Jean, il ne l'aideroit mye. Le messager fut arrestez; on trouva sur luy la lettre, qui de la main du roy Louys estoit signée.» La chronique de Lorraine, Preuves de D. Calmet, III, XXIII. Pierre Gruel, président au Parlement de Grenoble, écrit au roi: «Sire, ce pays du Dauphiné est esmeu pour le retournement qu'ont fait ses seigneurs de Velai, et aussi pour ce que tout le païs de Provence est en armes, et l'on doubte, pour ce qu'ilz ont monseigneur de Calabre comme leur Dieu; combien que avons nouvelles que l'armée du roy Fernand par mer a couru la costière de Provence.» (Communiqué par M. J. Quicherat.) Bibl. royale, mss. Du Puy, 596, 14 septembre 1465.
438: «S'ils ont besoin de harnois et de brigandines, qu'ils en facent bailler par les marchands qui les ont, et le receveur en respondra.» Bibl. royale, mss. Legrand, Preuves, 1465.
439: Autrement, je ne vois pas trop pourquoi il aurait pris ce moment pour parer de nos fleurs de lis les boules des medici. Le roi ne donne qu'un motif peu sérieux: «Ayans en mémoire la grande, louable et recommandable renommée que feu Cosme de Medici a eue en son vivant..., et en obtempérant à la supplication et requeste qui faite nous est de la part de nostre amé et féal conseilleur Pierre de Medici.» Archives du royaume, J. Registre 194, no 23, mai 1465.
440: Ils devaient noter les absents, informer le roi et du nombre, et de l'état matériel, et des dispositions et volontés. Défense aux capitaines d'affaiblir leurs compagnies, en laissant aller leurs hommes, de profiter sur les absents, de recevoir la paie des soldats sur papier. L'homme d'armes est protégé contre son capitaine, qui ne peut plus lui faire de retenue, l'habitant contre l'homme d'armes qui ne loge plus qu'en payant. Le commissaire des guerres doit faire signer ses rôles par le juge du lieu. Ordonnance du 6 juin 1464, Bibl. royale, Legrand, Hist. mss., VII, 55.
441: Non plus la poste de tortue, les messagers boîteux, au moyen desquels l'Université traînait ses écoliers. La poste royale était plutôt imitée des anciennes postes de l'empire romain. Louis XI assura le service en payant au maître de poste le prix, alors énorme, de dix sols par cheval pour une course de quatre lieues. (Duclos, 19 juin 1464.)
442: Pour la poste, pour l'armée, pour mille besoins, il fallait de l'argent. N'osant augmenter les taxes, il voulut assurer les rentrées, y suppléer par des expédients. Il rétablit le haut tribunal des finances, la cour des Aides. Il essaya (d'abord en Languedoc) une meilleure répartition d'impôts; il obligea les clercs et les nobles qui acquéraient des biens roturiers, à payer la taille, mesure fiscale mais fort utile; les gens exempts d'impôts, achetant avec avantage des biens qui devenaient exempts, auraient fini par tout acheter. Le bourgeois n'aurait plus rien possédé, pas même sa banlieue.
443: Voir les lettres, manifestes et discours de Louis XI dans Du Clercq, livre V, chap. XXIII, dans les Preuves de Commines, édition Lenglet-Dufresnoy, II, 445, et dans les actes de Bretagne, éd. D. Morice, II, 90.
444: Mémoire à dire et remonstrer de par le Roy aux prélats, nobles et villes d'Auvergne: «Ils donnent à entendre au peuple qu'ilz veuillent le descharger de tailles et aydes... Faict bien à considérer ces autres divisions passées, tant du Roy de Navarre, des Maillets (Maillotins), et ce qui feut dict et semé par avant l'an 1418... Le peuple depuis s'en trouva deceu... Au regard des tailles et aydes, n'y a esté riens mis ny creu de nouvel, qui ne fust du temps du Roy son père.» Bibl. royale, ms. Legrand, Preuves, avril? 1465.
445: Le faux Amelgard, l'ami des princes, nous apprend lui-même que le vieux Dunois refusait d'aller négocier en Bretagne pour le roi, la goutte le retenait: à peine parti, il se trouva si bien que personne ne montra plus d'activité pour faire entrer tout le monde dans la ligue: «Per varios nuntios et epistolas, etc.»
446: René d'Anjou répondit pour tous, avec beaucoup de chaleur. L'innocent acteur répétait la pièce toute faite que lui avait apprise son faiseur, l'évêque de Verdun, payé par le roi.
447: Le roi répond: «Comme chascun peut connoistre et a veu par expérience, le Roi, depuis son advénement à la couronne, n'a monstré aucune cruauté à personne, quelque faute ou offense qu'on eust faite envers luy.»—Lenglet. Cependant, dans une lettre de Louis XI où il parle de la fuite de son frère, il lui échappe ce mot sinistre, qui semble une menace: «S'il a bien fait, il le trouvera.» Du Clercq.
448: «Au regard de son armée, elle n'est pas trop grande, mais pour douze ou treize cents combatants, je croy que oncques homme ne vit le semblable, ne garder plus bel ordre, tant en bataille en forme de chevaucher, que à ne dommaiger point le peuple; ne il n'y a laboureur qui s'enfuie, ne homme d'église, ne marchand, et est tout le monde en son ost, comme il seroit en la ville de Paris... Oncques ne fut si gracieuse guerre.» Lettre de Cousinot au chancelier, Bibl. royale, mss. Legrand, Preuves, 24 juin 1465.
449: Dans les diocèses de Meaux, de Châlons, de Langres, de Sens, etc.
450: Legrand (Histoire ms. VIII, 48) tire tout ceci, dit-il, d'une chronique favorable à Dammartin et peut-être trop hostile à ses ennemis. Cette observation ne me paraît pas suffire pour faire rejeter un récit aussi vraisemblable, d'après la connaissance que nous avons d'ailleurs du caractère des acteurs, de l'évêque de Bayeux, de Châteauneuf, etc.
451: Excepté à Beaulieu près Nesle.
452: Tournai, cette sentinelle avancée du royaume, perdue en pays ennemi, resta obstinément fidèle.
453: La plupart n'étaient jamais venus en France; c'était pour eux un voyage de découvertes.—Voir les vers cités par Jehan de Haynin (imprimé dans le Barante de M. de Reiffenberg, t. VI):
De Dommartin en Goalle
On voit de France la plus belle,
On voit Paris, et Saint-Denis,
Et Clermont-en-Beauvoisis;
Et qui ung peu plus haut monteroit
Saint-Estienne de Meaux verroit.
454: Probablement le duc de Nevers et le chancelier Morvilliers, qui avait manqué au comte Charolais.
455: Les confédérés voulaient «faire un régent, ensemble un connétable.» Response faite par le sieur de Crèvecœur, prisonnier, aux interrogations à luy faites par M. l'admiral. Bibliothèque royale, mss. Legrand, cartons 1 et 5.
456: «Mondit seigneur n'a pas finé, n'y peu avoir d'eux (de ceux de Paris) pour un denier de vivres, et se ne fussent ceulx de Saint-Denys, l'on eust eu faute de pain. L'on a grand disette d'aveine... Car il n'est point à croire la compagnie de chevaux qui est en cette armée. Escrit hastivement à Saint-Clou.» Preuves de Legrand, 15 juillet.—Le 14, le comte de Charolais écrit à son père en partant de Saint-Cloud: «Jacoit ce, mon très-redouté seigneur, que dernièrement je vous eusse escrit que je passerois pas outre ledit passaige de Saint-Clou jusqu'à tant que j'aurois nouvelles de vous, touchant les cent mille escus... dont par plusieurs mes lettres vous ay escrit, espérant que vous aurez pitié de nous tous...»—Il ajoute de sa main: «Nous assemblerons cette semaisne à M. de Berry et à beau cousin de Bretagne; pour quoy, se, en leur compagnie, le payement nous failloit, sans le dangier qui en pourroit avenir, vous pouvez penser quel deshonneur, esclandre et honte ce seroit, premièrement à vous et à toute la compagnie.»—Autre lettre du même jour à ses secrétaires: «Qu'ils l'avertissent à tue cheval, quand ils auront assemblé les cent mille escus.» Bibl. royale, mss. Du Puy, 595, 14 juillet 1465.
457: «Il disoit que «S'il y pouvoit entrer le premier, il se sauveroit, et avec sa couronne sur la tête.» «Plusieurs fois, m'a-t-il dit, que s'il n'eust pu entrer dans Paris, et qu'il eust trouvé la ville murée, il se fust retiré vers les Suisses, ou devers le duc de Milan, Francisque, qu'il réputoit son grand amy.» Commines.—Le duc de Bedfort disait déjà: De la possession de cette ville «despend cette seigneurie (de France).»
458: Charles de Melun empêcha «le maréchal Rouault de sortir de Paris, quoique le roy luy eust escrit que le LENDEMAIN IL DONNEROIT BATAILLE au comte de Charolois, et qu'il vinst avec deux cens lances, pour prendre l'ennemi par derrière...» Lenglet. La note de Louis XI qui termine l'accusation de Charles de Melun prouve assez que ce n'était pas une vaine imputation de ses ennemis.
459: Commines ne croit pas que le comte du Maine ni Charles de Melun aient trahi, mais Louis XI le croit. Commines, qui était alors un jeune homme de dix-huit ans, a pu ne pas bien connaître les faits de ce temps.
460: Ce sont du moins les excuses qu'il fit valoir au procès.
461: «Mais oncques pour cris qu'ils fissent, la commune ne se bougea.» Du Clercq.
462: Chartes du 7 janvier 1465 (communiqué par M. Chéruel), Archives municipales de Rouen, registre V-2, fol. 89.
463: Payement de 4500 livres à compte, 26 mai 1464. Archives du royaume, 26 mai 1464, K, 70.
464: «Et le dit en gaudissant, car ainsi estoit-il accoustumé de parler. Au moment de la bataille, il dit encore: «Je les mettray aujourd'hui si près l'un de l'autre, qu'il sera bien habile qui les pourra desmesler.» Commines.—Allait-il combattre pour ou contre Louis XI, quand il fut tué? rien ne l'indique. Peut-être ne le savait-il pas lui-même, les chances étant assez égales. Ce politique indifférent, qui avait tant vu et tant fait, n'en était que plus disposé à se moquer de tout. On cite un autre mot qu'il dit un jour au roi, le voyant monté sur un petit cheval: «Votre Majesté est très-bien montée; car je ne pense pas qu'il se puisse trouver cheval de si grande force que cette haquenée.—Comment cela? dit le roi.—Pour ce que elle porte Votre Majesté et tout son conseil.» Lenglet.
465: Justice de Dieu, aidée de Louis XI? (V. Amelgard)... J'ai déjà parlé au tome précédent de cet important personnage, politique, général, législateur; du moins il voulait l'être: sous Charles VII, il s'était fait donner un mémoire pour réformer la procédure. Il était poète aussi. De la Rue, III, 327.—Voir à la cathédrale de Rouen le noble tombeau, simple et grave, à côté du monument théâtral de Louis de Brézé, en face du triomphant sépulcre des Amboise. Il y a là deux siècles d'histoire.—L'inscription, qui n'existe plus, est dans M. Deville, Tombeaux de Rouen, p. 60.
466: Olivier de la Marche le nomme autrement: Le fils de son médecin, nommé Robert Cotereau.
467: Le récit de Commines est bien malicieux: «Environ minuit, revindrent ceulx qui avoient esté dehors, et pouvez penser qu'ils n'estoient point allés loin; et rapportèrent que le Roy estoit logé à ces feux. Incontinent on y envoya d'autres, et se remettoit chascun en estat de combattre, mais la plupart avoit mieux envie de fuir. Comme vint le jour, ceux qu'on avoit mis hors du camp, rencontrèrent un chartier qui apportoit une crusche de vin du village, et leur dit que tout s'en estoit allé... Dont la compagnie eut grant'joie; et y avoit assez de gens qui disoient lors, qu'il falloit aller après, lesquels faisoient bien maigre chère une heure devant.» Commines, I, 4.
468: C'est le triomphant bulletin de la ville de Paris. Lire les deux autres opposés entre eux, mais également triomphants, celui du comte de Charolais (vraiment homérique): Preuves de Commines, éd. Lenglet, II, 484-488, et celui de Louis XI; Lettres et bulletins des armées de Louis XI, adressés aux officiers municipaux d'Abbeville et publiés par M. Louandre, 1837 (Abbeville).
469: Charles de Melun avait de longue date capté la popularité «Nous rencontrasmes au droit de l'hostel où pend l'enseigne du Dieu d'amour en la rue Saint-Antoine... (Maître... demanda:) Qui nous avoit meus requérir qu'il plust au Roy laisser à Paris messire Charles de Melun, pour lors son lieutenant, attendu qu'il avoit esté délibéré en ladite ville le contraire... À quoy maistre Henry respondit que ce qui en avoit esté faict avoit esté faict cuidans faire le proufit de la ville, pource que ledit Charles de Melun avoit esté moien envers le Roy de faire abattre partie des aydes que ledit sieur prenoit en icelle ville.» Déposition de maistre Henry de Livres et de Jehan de Clerbourg. Bibl. royale, mss. Legrand, Preuves, juillet 1465.
470: Le bâtard de Vendôme côtoya si bien l'armée du duc de Calabre et du maréchal de Bourgogne, qui les empêcha d'entrer en Champagne, et les obligea d'aller passer près d'Auxerre. Il menait avec lui «un couturier qui faisoit les hoquetons blancs et rouges, à 2 écus pièce, et donnoit le douzième audit bâtard (sans doute pour engager sur la route les francs archers à recevoir cet uniforme royal et à grossir sa troupe).» Archives, Trésor des chartes, Procédures criminelles faites par Tristan l'ermite, J. 950.
471: Le greffier les appelle des «Lifrelofres calabriens et suisses.» Jean de Troyes, octobre 1465.
«Estoient communément trois Suisses ensemble, un piquenaire, un coulevrinier et un arbalétrier.» Olivier de la Marche, Collection Petitot, X, 245.
472: Voir les vitraux de l'arsenal de Lucerne, et tant d'autres monuments.
473: Cependant, au moment même, le duc écrivait: «Aux baillis de Courtray, d'Ypres, d'Hesdin, au trésorier de Boulonnais, et autres officiers, pour la confiscation des biens de ceux qui se sont enfouis à la journée de Montlhéry.» Compte de la recette générale des finances, 18 septembre 1465. Barante, éd. Gachard, II, 24.
474: «Armés de petites brigandines fort légères. Encore disoient aucuns qu'il n'y avoit que petits cloux dorés par dessus le satin, afin de moins leur peser.» Commines.
475: Ils ne marchandaient pas: «Les joues velues, pendantes de malheureuseté, sans chausses ni souliers, pleins de poux et d'ordure... ils avoient telle rage de faim aux dents qu'ils prenoient fromage sans peler, mordoient à même.» Jean de Troyes.—«La cité de Paris... fist grandement son proffit de l'armée.» Olivier de la Marche.
476: C'est à ce prince chevaleresque qu'est dédié le Petit Jehan de Saintré. C'est lui-même qui l'avait fait écrire. L'auteur, Antoine De la Salle, lui dit: «Pour obéir à vos prières qui me sont entiers commandemens...»
477: Il semble qu'il y ait eu dans tout cela un reste de patriotisme normand: «Le lendemain que Pontoise fut pris par Loys Sorbier, Lancelot de Haucourt envoia un cordelier de Paris devers madame la grand'sénéchale... Lancelot dit qu'il estoit normand... avoit fait serment sur l'autel Sainte-Anne à Quétenville.» Bibl. royale, m. Legrand, Preuves, 1465.
478: Les gens du roi, les officiers royaux, semblaient les plus malveillants. Obligé dans son besoin pressant de leur demander un emprunt, il n'en tira pas grand'chose. Ils auraient plutôt donné à l'ennemi. Un conseiller au Parlement et un avocat allèrent joindre le duc de Berri. Le clerc d'un autre conseiller était allé, avec un notaire, chercher le duc jusqu'en Bretagne; clerc et notaire furent noyés pour l'exemple.
479: Et par-devant quelquefois. La personne du roi ne leur imposait guère, à en juger par le petit récit du greffier chroniqueur. Un jour qu'il revenait de conférer avec les princes, il dit à ceux qui gardaient la barrière que désormais les Bourguignons leur donneraient moins de mal, qu'il saurait bien les en garder. Sur quoi, un procureur du Châtelet dit hardiment: «Voire, Sire, mais en attendant, ils vendangent nos vignes et mangent nos raisins, sans y sçavoir remédier.» «Mieux vaut, répliqua Louis XI, qu'ils vendangent vos vignes que de venir prendre ici vos tasses et l'argent que vous cachez dans vos caves et celliers.»
480: Jean de Troyes dit pourtant que le roi, loin de laisser piller les Normands, fit punir sévèrement ceux d'entre eux qui avaient manqué en paroles à la dignité de la ville de Paris: «Vint à Paris plusieurs des nobles de Normandie et injurièrent les Parisiens; et, veue la plainte des bourgeois, le principal malfaicteur et prononceur desdites parolles fut condemné à faire amende honorable devant l'hostel de ladicte ville, teste nue, desceint, une torche au poing, en disant par luy que faulsement et mauvaisement il avoit menty en disant lesdictes parolles... Et après eut la langue percée, et ce fait, fut banny.»
481: Ce drôle d'évêque, qui était propre à tout, servait au besoin de capitaine. Il avait mécontenté les Parisiens, en se mettant une nuit à la tête du guet, et le menant tout autour des murs, à grand renfort de clairons et de trompettes. Au moment où il fut attaqué, il sortait de chez une femme.
482: Dans une première entrevue, le roi avait essayé de ramener le comte de Charolais; il lui dit: «Mon frère, je cognois que estes gentilhomme, et de la maison de France.—Pourquoy, Monseigneur?—Pour ce que, quant j'envoyay mes ambassadeurs à l'Isle devers mon oncle, votre père et vous, et que ce fol Morvillier parla si bien à vous, vous me mandastes par l'archevesque de Narbonne (qui est gentilhomme, et il le monstra bien, car chascun se contenta de luy), que je me repentiroye des parolles que vous avoit dict ledict Morvillier, avant qu'il fust le bout de l'an. Vous m'avez tenu promesse, et encores beaucoup plus tost que le bout de l'an... Avec telz gens veulx-je avoir à besongner, qui tiennent ce qu'ilz promettent.» «Et désavoua ledict Morvillier...» Commines.
483: Attesté par Louis XI lui-même, dans une lettre au comte de Charolais. Bibl. royale, mss. Legrand, Histoire, VIII, 28.
484: Les Écossais, appelés par les Bretons, vinrent, la guerre faite, au partage des dépouilles; ils prirent ce moment pour réclamer leur comté de Saintonge, un don absurde de Charles VII, qui, dans sa détresse, avait donné une province pour une armée d'Écosse, mais l'armée ne vint pas.—Instruction du roi d'Écosse à ses envoyés: «Vous direz que vous doubtez que si on ne fait droict au roi d'Écosse et délivrance de ladicte comté, pourroit estre occasion de plus grant mal... et plus briefvement que on ne cuide.» Suivent des menaces, au cas que le roi de France attaque la duchesse de Bretagne, parente du roi d'Écosse et de la plupart des nobles Écossais.—Un conseiller de Louis XI fait observer, dans une note qui suit, que le don était conditionnel, etc. Il adresse ce conseil à son maître: «Se vostre plaisir estoit de prendre le duc d'Albanie en vostre service... n'aroit jamais nul de la nation qui osast riens faire contre vous que l'autre ne le fist pendre, ou luy fist cousper la teste incontinent, et par ainsi romperiés toutes les trafiques et petites alliances qu'ils ont en Angleterre, Bretagne et ailleurs.» Bibl. royale, mss. Baluze, 475, 13 nov. 1465.
485: Les élus d'Alençon devaient payer à leur duc une pension sur les taxes et aides, montrer aux gens du duc de Normandie ce qui restait et le leur livrer.—Serait-ce à la vieille résistance d'Alençon contre la Normandie que faisait allusion la devise des archers d'Alençon: «Avoient jacquetes où estoit dessus escript de broderie: Audi partem?»—Ce qui, je crois, veut dire ici: «Écoutez aussi l'autre partie.» Jean de Troyes, samedi 10 août 1465.
486: Du moins, de Toul et de Verdun. Quant à Metz, le roi semble avoir promis verbalement au duc de Lorraine de l'aider à la réduire. On lit dans le projet du traité: «Cent mille escus d'or comptant, pour employer à la conqueste de Naples et de ceulx de Metz.» Preuves de Commines, éd. Lenglet, II, 499.
487: Le roi, dans une instruction qu'il donne à ses ambassadeurs, près du Pape, présente l'abolition de la Pragmatique comme la cause principale de la guerre du Bien public. Il prouve par la trahison de l'évêque de Bayeux, qui a terminé cette guerre, qu'il importe infiniment de savoir à qui l'on confie les évêchés. Le roi, dit-il, a, dès son avénement, restitué obédience au Siége apostolique: «Quæ res peperit secretiora in Regem odia et illas flammas incendit, ex quibus ortum est flebile regni incendium...; allicere nitebantur parlamentos, quasi reducturi Pragmaticam, fingentes omnes Franciœ pecunias exhauriri... Excusabunt mandatum quoddam publicatum in regno; illud nempe dolls et fraude Bajocensis episcopi surreptum...; perfidus apostolicæ Sedi, vulneravit illius auctoritatem, quo tempore... insperatus hostis erupit ac sceteratissimus proditor... Quantopere intersit Regis promotum iri in regno suo prælatos spectatæ et exploratæ in ipsum fidei, jam satis constat ob id quod unius Bajocensis episcopi scelus potuit totam Normanniam et pene regni statum nuper pervertere, ob munitissimas arces, præclara oppida et inexpugnabiles locorum situs quos plerique in Francia prælati possident... Flagitabunt obnixe quatenus in metropolitanis ecclesiis ac excellentioribus episcopatibus eminentioribusque abbatiis... expectare dignetur regias preces.»
488: La seule mention qu'on en trouve se rencontre dans le projet, et ne se retrouve dans aucun des traités. Lenglet, II, 249. Au reste, le plus puissant des confédérés, le comte de Charolais, avait besoin du pape pour l'affaire de Liége. Dans son traité avec le roi, il exige que le roi se soumette. «Pour l'accomplissement des choses dessus dictes..., à la cohertion et contrainte de nostre sainct Père le Pape.» Ibidem, 504.
489: Les princes avaient jeté vaguement cette promesse; on ne la trouve nettement exprimée que dans la sommation adressée par le frère du roi au duc de Calabre. Il veut, dit-il: «Oster et faire cesser les aydes, impositions, quatriesme, huitiesme et toutes autres charges, oppressions et exactions, sur le pauvre peuple, fors seulement la taille ordinaire des gens d'armes, laquelle aura tant seulement cours, jusqu'à ce que les estats du royaume, que brief espérons assembler..., soit advisé.» Preuves de Commines, éd. Lenglet, II, 45. Les autres princes s'en tiennent à des expressions plus générales: «Meus de pitié et compassion du pauvre peuple, etc.» Ibidem, 444. Ce qui est singulier, c'est qu'ils accusent le roi de les avoir attaqués, lorsqu'ils venaient réformer le royaume: «Aucuns induisent le Roy à prendre inimitié... contre les seigneurs de son sang... pour grever et dommager... ainsy que par effect l'a, à son pouvoir, montré par l'invasion qu'il fist à puissance d'armes le 16e jour de juillet dernier passé à Montlhéry sur nous qui, pour aider à pourvoir au bien du royaume et de la chose publique d'iceluy... venions joindre avec nostre très-redouté seigneur monseigneur de Berry, ledit beau cousin de Bretaigne et autres seigneurs du sang.» Ibidem, 490.
490: «Lesquels avis, délibérations et conclusions, le Roi veut et ordonne estre gardez, comme se luy-même en sa personne les avoit faicts; et d'abondant, dedans quinze jours, il les autorisera... et ne seront baillées par le Roy lettres à rencontre... et se elles estoient baillées, ne sera obéy.» Ibidem, 514-515.
491: Ordonnances, XVI, 12 novembre 1465.