Title: L'Illustration, No. 0053, 2 Mars 1844
Author: Various
Release date: September 3, 2013 [eBook #43632]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Ab. pour Paris--3 mois, 8 fr.--6 mois, 15 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 40 N° 53. Vol. III.--SAMEDI 2 MARS 1844. Bureaux, rue de Seine, 33.
Histoire de la Semaine, Vue de la ville d'Alicante; Portrait du contre-amiral Dupetit-Thouars.--Courrier de Paris.--Salon de 1844. Visite dans les Ateliers. Portraits de MM. Ingres, Delaroche, Eugène Delacroix, Horace Vernet, Decamps et Charlet; le Jury de l'Exposition, par Decamps; trois Caricatures.--Fragments d'un Voyage en Afrique. (Suite.)--Les Mystères de l'Administration. Atelier des Graveurs de l'Illustration le jour; Atelier des Graveurs la nuit; Bureau de Rédaction l'Illustration.--Don Graviel l'Alferez. Fantaisie maritime. (Suite.) Une Gravure.--Épisodes de la Vie d'une pièce d'or, racontés par elle-même.--Armée. Recrutement, Tirage. Trois Gravures. Théâtres. Académie royale de Musique. Une Scène de Lady Henriette.--Bureau d'abonnement de la rue de Seine.--Bulletin bibliographique--Figure allégorique de Mars.--Modes. Une Gravure.--Correspondance.--Rébus.
Vue d'Alicante.
Jamais peut-être, depuis la grande lutte parlementaire de la coalition, la Chambre des Députés n'a été en proie à des émotions plus vives que celles qui l'agitent depuis quelques semaines. Nous mentionnions il y a huit jours le rejet de la proposition de M. de Rémusat après une discussion qui avait surexcité la Chambre. La déclaration par le bureau d'une majorité contre cette proposition a causé des réclamations et des protestations qui se sont traduites en une demande de modification du règlement. M. Combarel de Leyval a proposé que, tout en maintenant le scrutin secret pour le vote sur l'ensemble des lois et pour les autres cas où vingt députés le demanderaient, on procédât au vote par division toutes les fois que dix membres de la Chambre le réclameraient. Admise à la lecture par trois bureaux, cette proposition sera développée et sa prise en considération discutée dans la séance du 9 mars.--Vendredi de la semaine dernière, a été lu le rapport de M. Allard sur des pétitions adressées à la Chambre contre les fortifications de Paris. La discussion sur les conclusions de la commission qui propose l'ordre du jour, a été fixée au jour où paraîtra ce numéro.--La discussion sur le projet de loi présenté par M. le maréchal Soult pour qu'une pension viagère de 3,000 fr. fût inscrite sur le grand-livre de l'État au profit de mademoiselle Dronet d'Erlon, comme un hommage rendu aux glorieux services et au pur désintéressement du maréchal son père, cette discussion, qui en tout autre temps eût passé inaperçue, a eu, elle aussi, son retentissement politique. Un député de l'opposition, M. Lherbette, a rappelé combien l'exposé des motifs de ce projet de loi qu'il appuyait contrastait avec certains ordres du jour et certaines proclamations publiées en 1815 par l'auteur de ce même exposé, contre le maréchal à la mémoire duquel on rendait aujourd'hui un si digne hommage. De ce contraste si frappant M. Lherbette a fait sortir cette moralité, recommandée par lui aux hommes et aux corps politiques, qu'il ne faut jamais flétrir ses adversaires.--On comprend que cette disposition générale, cette animation des esprits à la Chambre la prépare assez mal à la discussion des lois. Nous avons dit ce qui était advenu pour la loi de la chasse. La loi des patentes a profité un peu de la lassitude que la précédente, avait fait éprouver et du désir qu'on avait d'en finir pour arriver à des discussions politiques auxquelles les partis en présence s'étaient donne rendez-vous. Les votes des premiers articles se sont donc succédé avec quelque, rapidité, mais il est plus que probable que la Chambre des Pairs leur fera subir d'utiles amendements et que plus d'un d'entre eux reviendra de nouveau, modifié, à la Chambre des Députés. Dans la discussion générale, quelques orateurs se sont exercés à démontrer que l'impôt de la patente est un reste de la féodalité, une sorte de servage qui pèse encore sur le commerce et l'industrie. L'impôt est aujourd'hui un esclavage assez général pour que l'industrie et le commerce n'aient point à rougir d'y être soumis comme tout le monde; nous ne voyons guère que les rentiers sur l'État qui en soient dispensés. Cette réclamation, ou plutôt cette déclamation, avait donc peu de chances de succès, et mieux valait s'attacher uniquement, et sans diversion mal entendue, au point véritable du débat, à la question qui domine toutes les autres, celle de savoir si la patente continuera de former un impôt de qualité, ou bien si on la fera rentrer dans la catégorie des autres contributions, en l'établissant comme impôt de répartition. Avec le mode actuel, l'impôt pris en masse aurait beau n'être pas trop élevé, qu'il pourrait encore, outre mesure et inévitablement, écraser les uns et ménager les autres. Des tarifs inflexibles imposent aveuglément les mêmes charges, à peu de différence près, aux individus qui exercent la même profession, sans tenir un compte suffisant l'étendue de leur industrie. Avec le mode de répartition, au contraire, demandé par la plupart des patentés de Paris dans une pétition qu'ils ont fait distribuer à la Chambre, la loi annuelle de finances fixerait le chiffre d'impôt que doit supporter l'industrie, et le répartirait entre les départements comme elle le fait pour les autres impôts directs; le trésor demeurerait en dehors de la répartition, qui serait opérée entre les arrondissements par les conseils généraux, entre les communes par les conseils d'arrondissements, et entre les contribuables par les commissaires répartiteurs, c'est-à-dire par leurs pairs. Le ministre et le rapporteur de la commission ont combattu ce système, le plus logique et celui qui mettrait le plus sûrement l'administration à l'abri de toute réclamation particulière. Leurs raisons ne nous ont paru que spécieuses. Il n'y avait jusqu'ici que des patentes de marchands en gros et de marchands en détail; on a imaginé la patente intermédiaire de marchand en demi-gros. Quelques députés ont voulu voir dans cette création un moyen politique mis aux mains d'un ministère pour favoriser certains patentés de la première classe, et tenir en respect certains autres de la dernière. Sans vouloir croire à ce calcul, nous entrevoyons dans cette subdivision peu tranchée une source inévitable d'abus même involontaires. Quant aux classifications d'industries, ou plutôt à leur nomenclature, elle présente de singulières professions patentables. Croirait-on que l'opérateur, c'est-à-dire le charlatan qui exerce dans les foires et sur les places des marchés, et que la police correctionnelle condamne comme exerçant la médecine et la chirurgie sans diplôme, est amnistié, mais, il est vrai, patenté par M. le ministre des finances! Cela rappelle trop l'innocence, aux yeux de la régie des droits réunis, du vin frelaté, pourvu que le mélange eût payé le droit. L'opérateur sera-t-il soumis à une patente de gros, de demi-gros ou de détail? Quand il saura n'arracher qu'une dent à la fois, il sera sans doute de troisième classe; mais quand d'un coup il vous arrachera la mâchoire tout, entière, il devra être rangé dans la première, ou le fisc n'entendrait bien ni l'équité ni ses intérêts, ce qui nous étonnerait à des degrés différents. Il faut savoir faire respecter les lois, mais un des moyens les plus sûrs, c'est de les faire respectables. Du reste, nous le répétons, la Chambre avait hâte d'en finir avec cette discussion, si importante pourtant, car des interpellations de M. de Carné, à M. le ministre des affaires étrangères sur les mesures prises par le cabinet au sujet de Taïti avaient été annoncées et fixées à jeudi. Elle n'y est pas parvenue, et la discussion de la loi des patentes a dû être interrompue.
Nous rendions compte, il y a huit jours, de la déchéance, prononcée par
l'amiral Dupetit-Thouars, de la reine Pomaré, qui s'était obstinément
refusée à exécuter le traité, et de la prise de possession de l'île de
Taïti au nom du roi des Français. Nous disions que le silence du
gouvernement au sujet de cet événement était diversement, mais peu
Le contre amiral Dupetit-Thouars.
favorablement interprété. Les Chambres anglaises et le cabinet de
Saint-James avaient, au contraire, fait entendre les protestations les
plus vives. Le Moniteur a enfin parlé. Voici la note officielle qui y a
été insérée le 26 février: «Le gouvernement a reçu des nouvelles de
l'île de Taïti, en date du 1er au 9 novembre 1842. M. le contre-amiral
Dupetit-Thouars, arrivé dans la baie de Papéiti le 1er novembre pour
exécuter le traité du 9 septembre 1842, que le roi avait ratifié, a cru
devoir ne pas s'en tenir aux stipulations de ce traité, et prendre
possession de la souveraineté entière de l'île. La reine Pomaré a écrit
au roi pour réclamer les dispositions du traité qui lui assurent la
souveraineté intérieure de son pays, et le supplier de la maintenir dans
ses droits. Le roi, de l'avis de sou conseil, ne trouvant pas, dans les
faits rapportés, de motifs suffisants pour déroger au traité du 9
septembre 1812, a ordonné l'exécution pure et simple de ce traité, et
l'établissement du protectorat français dans l'île de Taïti.» En même
temps que ces lignes étaient envoyées au Moniteur, une dépêche était
expédiée pour faire partir une corvette portant à M. Dupetit-Thouars un
ordre de rappel. Jeudi, une discussion très-vive s'est engagée à ce
sujet. Les interpellations de M. de Carné l'ont ouverte. M. le ministre
des affaires étrangères y a répondu. A M. Guizot a succédé M. Billaut.
L'un et l'autre ont captivé toute l'attention de la Chambre. M. le
ministre de la marine a peut-être été moins heureux, et a laissé un trop
beau jeu à M. Dufaure, qui est venu taxer le parti pris par le cabinet
d'inconsidération, et son désaveu de la conduite de MM. Dupetit-Thouars
et Bruat d'imprudence. M. le ministre de l'instruction publique a cru
devoir prendre part au débat. La Chambre s'est montrée distraite pendant
son discours, et l'attention n'a été réveillée que par la proposition de
M. Ducos de motiver ainsi l'ordre du jour: «La Chambre, sans approuver
la conduite du ministère, passe à l'ordre du jour.» M. Guizot a vivement
demandé le renvoi de la discussion au lendemain, pour qu'il lui fût
possible d'apporter à la tribune des preuves nouvelles. La Chambre,
malgré son impatience de voter, a consenti au renvoi. Le lendemain la
discussion a été traînante. Pendant la plus grande partie de la séance,
la tribune n'a été occupée que par des comparses. MM. Guizot, Ducos et
Thiers ont bien, à la fin, rendu quelque vivacité au débat. Mais les
disposions de la Chambré étaient évidemment changées, et le ministère a
obtenu 233 voix sur 420 votants. L'opposition ne s'est, plus trouvée en
avoir que 187.
D'autres discussions non moins vives que celles que nous avons rapportées et annoncées se laissent encore entrevoir dans un très-prochain avenir. M. Charles Laffitte, dont l'élection à Louviers a été une première fois annulée par la Chambre sur la proposition même du ministère, comme offrant des faits de corruption trop évidents pour que leur constatation eût besoin d'une enquête, M. Charles Laffitte vient d'être réélu de nouveau par le même collège. L'annulation de l'élection sera-t-elle prononcée avec la même unanimité? sera-t-elle au contraire combattue, et une enquête sera-t-elle ordonnée? Que la Chambre se montre conséquente ou inconséquente avec elle-même, il y aura là encore à coup sûr une séance curieuse pour les spectateurs qui recherchent les luttes animées. La demande prochaine d'un crédit pour les fonds secrets en amènera de nouvelles.--On remarque à la Chambre, avec un étonnement mêlé de curiosité, le silence de M. de Lamartine, qui avait si souvent et avec tant de retentissement occupé des tribunes diverses entre les deux sessions, et qui n'a prononcé qu'un très-court discours depuis que la tribune parlementaire est ouverte. Son journal, le Bien public, imite sa réserve, et n'en est guère sorti qu'une fois pour attaquer l'opposition.
Des lettres particulières de Beyrouth, du 10 janvier, mentionnent le fait suivant, qui mérite d'être cité. Vers la fin de décembre et quelques jours après l'arrivée du nouveau pacha Haider, un juif algérien, ignorant qu'il était défendu aux juifs de passer devant l'église du Saint-Sépulcre, s'approcha de cet édifice. Il fut aussitôt assailli par une bande de lunatiques chrétiens qui le maltraitèrent cruellement et le laissèrent pour mort sur la place. Lorsque le pauvre juif eut recouvré ses sens et qu'il put marcher, il se rendit chez le consul français, M. de Lantivy, et l'informa de ce qui lui était arrivé. Le consul envoya aussitôt une plainte au pacha, lequel fit arrêter immédiatement les coupables. Cette mesure causa une sensation extraordinaire dans la population chrétienne; on invoqua comme excuse l'usage qui défendait aux juifs de fréquenter le voisinage de l'église. Les prieurs des couvents latins et grecs intervinrent en faveur de leurs coreligionnaires; mais M. de Lantivy ne voulut rien entendre, et soutint que le commandement; Tu ne te tueras point, devait bien plutôt être observé qu'un usage barbare, même consacré par la tradition. Haider-Pacha était tout à fait de l'opinion du consul français; mais les prieurs des couvents ayant engagé leur parole qu'aucun outrage de ce genre n'arriverait plus, M. de Lantivy consentit à ce qu'on relâchât les prisonniers après quelques heures d'emprisonnement, à condition qu'ils paieraient les dépenses que nécessiterait la guérison de leur victime. En outre, le pacha publia un ordre défendant aux chrétiens, sous les peines les plus sévères, de maltraiter désormais les juifs qui passeraient devant l'église du Saint-Sépulcre. On ne saurait assez hautement approuver la conduite de notre consul dans cette circonstance. Ce serait ravaler l'influence que la conformité de croyance peut assurer à la France parmi ces populations, que de n'en pas user pour faire prévaloir avant tout les intérêts sacrés de l'humanité.
Notre envoyé extraordinaire à Haïti, M. Adolphe Barrot, qui s'y était embarqué le 8 janvier sur la corvette l'Aube, est entré dans le port de Brest le 21 février. Il n'a consenti aucune remise sur les arrérages échus de l'indemnité due aux colons français, et rapporte 300,000 piastres fortes (1,800,000 f.). Des commissaires haïtiens seront expédiés à Paris pour s'entendre sur le paiement des intérêts de l'emprunt. Avant son départ, M. Barrot avait assisté à l'installation du nouveau président de la république, le général Hérard; la France était également représentée à cette solennité par le contre-amiral de Moges et l'état-major de la Néréide, et des bricks Génie et Papillon, qui sont demeurés dans ce port. La nouvelle constitution proclamée à Haïti déclare que les Africains et les Indiens, et leurs descendants par le père ou par la mère, pourront devenir citoyens. Aucun blanc ne pourra obtenir ce titre. La deuxième partie pourvoit aux droits civils et politiques. Dans la troisième est déclarée l'égalité des citoyens; la liberté de la presse est garantie. Des écoles seront ouvertes pour les deux sexes, et l'enseignement y sera libre et gratuit. Le peuple a le droit de s'assembler, mais sans armes. Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont définis. Le pouvoir exécutif est aux mains du président; le pouvoir législatif est composé d'un Sénat et d'une Chambre des Communes. Un tiers du Sénat se renouvelle tous les deux ans. Le jury est établi. Les couleurs de la république sont bleu et rouge, placés horizontalement; les armes: une palme surmontée du bonnet de la liberté et ornée d'un trophée d'armes avec la légende; l'union fait la force. Port-au-Prince est le siège du gouvernement, et prend le nom de Port-Républicain. Une amnistie a été prononcée; mais l'exil du président Boyer est maintenu.
Il nous faudrait détourner les yeux de l'Espagne s'il n'était pas du devoir de la presse tout entière de mettre au ban des nations les hommes de sang qui la déciment aujourd'hui. Nous avons rapporté la dépêche atroce du ministre de la guerre. Le général Roncali, celui-là même qui accusait avec justice Espartero de manquer de générosité, d'humanité à l'occasion de l'exécution de Diégo Léon, ne se l'est pas fait dire à deux fois et a immédiatement procédé à l'assassinat sur la plus large échelle. Sept officiers supérieurs et subalternes ont été fusillés sur son commandement, et les soldats tombés en même temps que ces malheureux aux mains du brigadier Pardo ont été également décimés par ordre, de Roncali. On comprend qu'avec de pareils monstres et à côté de crimes semblables la mesure suivante n'est plus qu'une gentillesse. Les rédacteurs du journal el Mundo ont reçu l'ordre que voici: «GOUVERNEMENT POLITIQUE DE LA PROVINCE DE MADRID. A dater de ce jour, vous cesserez de publier le journal intitulé el Mundo. Dieu vous garde! Madrid, 18 février 1844. ANTONIO BENAVIDES.»--La ville d'Alicante, où l'insurrection est maîtresse, se trouve bloquée. Peut-être qu'à l'heure où nous écrivons, la ruine et la mort règnent seules dans ses murs.
Les nouvelles de Lisbonne nous font peu connaître la situation respective des partis armés en Portugal. Tout ce qu'elles nous apprennent clairement, c'est que là aussi, comme à Madrid, la constitution est mise hors la loi.
L'attention et les ovations ont suivi O'Connell à Londres. Les whigs, qu'il a si souvent maltraités dans ses harangues populaires d'Irlande, se sont montrés généreusement oublieux, et lui ont témoigné une sympathie qui a été, en plusieurs circonstances, portée à l'enthousiasme. On a annoncé qu'il devait assister à une réunion que la ligue contre les céréales avait convoquée à Covent-Garden. Une longue file d'équipages, des flots serrés et ardents de population, se sont dirigés vers ce théâtre. La salle n'a pu contenir qu'un bien petit nombre de ces curieux. La plupart des membres de l'association ont en vain exhibé leurs cartes, tout était occupé, et les femmes les plus brillantes se montraient aux premiers rangs. Des affiches ont été placardées au dehors pour annoncer que la salle était comble, et que toute tentative pour y pénétrer serait inutile. La foule extérieure s'est résignée, mais sans se disperser, et bientôt les acclamations annoncent aux spectateurs privilégiés qu'ils vont voir entrer O'Connell.
La salle entière se lève. Les applaudissements éclatent avec enthousiasme, avec, fureur, Covent-Garden en semble ébranlé jusque dans ses fondements. Enfin O'Connell a pu prendre place; il se dispose à prendre la parole; les transports se renouvellent, puis font place à un religieux silence.
«En venant ici ce soir, dit-il, j'avais l'intention de faire un éloquent discours; heureusement je dois débuter par ce qu'on peut appeler la partie solide de l'art oratoire, de la part d'une personne, qui mérite, ainsi qu'un de mes amis, d'être nommée un ami de la justice, et qui m'a prié de commencer mon discours en vous remettant 100 livres. En tout cas, il y a là une éloquence sterling, et si vous trouviez quatre-vingt-dix-neuf imitateurs de son exemple, vous auriez vos 100,000 livres (la ligue a fait un appel de cette somme pour son budget de l'année); maintenant je dois avouer que, l'argent donné, je suis à bout de ma rhétorique.» Ce n'était là qu'un piquant exorde, et l'orateur, qui se disait à bout d'éloquence, a ensuite prononcé un discours où il s'est montré aussi plein de mouvement, aussi habile, et plus touchant que dans aucune de ses précédentes harangues. Les applaudissements frénétiques qui l'avaient plus d'une fois interrompu ont éclaté de nouveau quand il a eu fini de parler, et sa sortie, comme son entrée, a été un triomphe. Le ministère est évidemment mal à l'aise de ces manifestations. La tranquillité de l'Irlande paraît également mal servir ses projets, et il s'en console en faisant chaque jour courir le bruit de complots éventés et de trames découvertes. Du reste, la Chambre des Communes a voté sur la motion de lord Russell, contre laquelle M. Peel a prononcé un discours où il s'est montré mesuré, mais fort peu sensible pour l'Irlande, et très-vif contre O'Connell. Celui-ci, dans la même discussion, a été très-serré d'arguments, beaucoup plus sobre d'images que d'ordinaire, ne cherchant plus à émouvoir, mais à convaincre. Lord Russell, de son côté, a répliqué au ministre, et a fait ressortir le danger pour l'Angleterre du statu quo en Irlande. Néanmoins sa motion a été écartée par 324 voix contre 225. Il semblerait aujourd'hui que le ministère anglais serait arrivé à se persuader que pourvu qu'il ne maltraite pas O'Connell, l'Irlande demeurera paisible. Nous lisons en effet dans le Times la très-curieuse note que voici: «Nous apprenons de bonne source que le duc de Wellington a décidé que M. O'Connell ne serait pas mis en prison; il pense que la déclaration de culpabilité suffit, et qu'un emprisonnement serait inutile; si M. O'Connell veut être modéré, nous pensons bien qu'il ne sera pas privé de sa liberté. Quant à nous, nous serons heureux qu'il en soit ainsi.» A Dublin, le docteur Gray et le docteur Atkinson, propriétaires du Freeman's Journal (journal de l'Homme libre); M. Barrett, propriétaire du Pilote; M. Staunton, propriétaire de la feuille hebdomadaire le Weekly-Registre, et M. Duffy, propriétaire de la Nation, ont envoyé leur démission de membres de l'association du rappel. Cette démarche est motivée sur la déclaration faite par l'attorney général que tout membre de l'association était responsable des publications des écrits périodiques dont les propriétaires se trouvaient affiliés à l'association.
La plus vive fermentation règne toujours dans les légations papales, et elle en est arrivée à se manifester par des assassinats. A Ravenne, un coup de feu a été tiré sur la personne de M. Claveri, directeur de la police; mais le garde qui l'escortait a été seul atteint, et, le lendemain, on a vu affiché dans les rues un avis anonyme portant que si M. Claveri ne quittait pas Ravenne, on ne le manquerait pas une autre fois. A Saint-Albert, à Fusignano, petites villes de la même légation, des factionnaires suisses ont été désarmés, des carabiniers ont été tués. A Bologne, un douanier ayant voulu arrêter un homme qui passait pour avoir fait partie des bandes d'août dernier, a été étendu mort d'un coup de pistolet tiré par celui-ci. Enfin, un des membres de la commission spéciale instituée à Ancône pour juger les accusés politiques de cette ville, M. Alessandrini, passant dans une rue d'Ancône, accompagné de deux gendarmes, a été frappé d'un coup de poignard par un homme masqué qui s'est élancé sur lui, et auquel la foule ouvrit immédiatement après ses rangs, pour lui permettre de se confondre avec les autres masques. L'état de la victime est désespéré. La suspension des plaisirs du carnaval a été immédiatement prononcée.
Plusieurs journaux avaient annoncé, dès le 15 février, que le musée des Thermes et de l'Hôtel de Cluny était ouvert. Cette, nouvelle était prématurée: ce musée ne sera livré au public que vers le 15 de ce mois. En attendant, les travaux d'installation se poursuivent avec activité. La collection qui y a été réunie comprend non-seulement quelques-uns des objets les plus précieux des arts du moyen âge, et de l'art français spécialement, mais d'autres objets très-précieux inconnus des antiquaires et des artistes.
M. le baron Reynaud, ancien examinateur des écoles royales Polytechnique et de la Marine, vient de mourir à Paris.
Enfin le vacarme est apaisé: après le bruit, le silence; le jeûne après l'orgie; les temples sacrés se sont rouverts, et le bal de l'Opéra s'est fermé; la pieuse voix des prédicateurs a remplacé les cris mondains et les joies effrénées. Nous vivions comme des damnés, nous allons vivre comme des saints; du péché, nous passons à la pénitence, et du gras au maigre. L'abbé de Ravignan règne et Musard abdique; du moins n'est-il pas descendu du trône sans honneur: son dernier coup d'archet a été un coup de maître. C'était le dernier samedi de sa royauté; il était cinq heures du matin, les lustres pâlissaient, et ne jetaient plus aux voûtes de la salle qu'une lumière affaiblie; les plus intrépides débardeurs étaient harassés et haletants; tout s'éteignait à la fois, le gaz et les danseurs; Musard seul restait debout et flamboyant. Tout à coup, élevant la voix au milieu du sourd bruissement de cette foule abattue: «Non! s'écria-t-il, il ne sera pas dit que nous nous quitterons ainsi! Êtes-vous donc les compagnons de Musard?» A ces mots, il agite son archet, et entonne à plein orchestre le Quadrille des Etudiants. Or, c'est tout dire: le Quadrille des Etudiants est pour le bal de l'Opéra ce que le soleil d'Austerlitz était pour la grande armée: «Soldats! voilà le soleil d'Austerlitz!» et ils s'élançaient à une nouvelle victoire. «Débardeurs! voici le Quadrille des Etudiants!» et ils se précipitent dans les fureurs d'une contredanse nouvelle. Ce quadrille magique rend la force aux énervés, la santé aux malades et la vie aux morts. Vous eussiez vu alors toute cette multitude se ranimer en poussant des vivat joyeux; et puis enfin, dans le paroxysme de sa fièvre dansante, entourer Musard, l'enlever du milieu de son orchestre et défiler bruyamment, Musard en tête. L'Empereur avait dit: «Avec des braves tels que vous, je conquerrais le monde!»--«Avec des débardeurs de votre force, s'écriait Musard, je ferais galoper l'univers!» Ainsi Musard copie Napoléon jusqu'au bout; il ne lui reste plus qu'à importer le Quadrille des Étudiants à Sainte-Hélène; mais Hudson Lowe n'est plus là pour le danser.
Les campagnes de Musard ne finissent jamais sans un grand nombre de mourants ou de morts. Il n'y a ni tête ni jambes enlevées par un boulet ou par un éclat d'obus; mais que de fièvres, de pleurésies, d'apoplexies et de pulmonies! La statistique constate un accroissement très-sensible dans la mortalité, après les jours gras. Savez-vous qui tire du carnaval le bénéfice le plus clair? les pompes funèbres:
Amusez-vous, trémoussez-vous!
Amusez-vous, amusez-vous, belles!
Amusez-vous, amusez-vous bien!
Depuis que le bal est clos, nous avons le concert:--de Charybde en Scylla.--Le concert est le fruit naturel de la saison qui commence; il pousse en mars pour fleurir dans la semaine sainte avec profusion. Le concert convient en effet aux temps d'abstinence; on peut le ranger sans inconvénient dans la classe des mets innocents que Mgr l'archevêque autorise, et qui ne compromettent nullement la sainteté du carême: il y a des talents, des voix et des instruments si maigres!--Lisez, les feuilles musicales, arrêtez-vous devant les affiches suspendues aux vitres des magasins de musique, et vous serez effrayé de l'inondation vocale et instrumentale dont mars et avril vous menacent. Ici tout le monde a la prétention d'être artiste, comme ailleurs le premier venu vise à la députation et au ministère: et, comme le concert est le baptême de l'artiste, les concerts pleuvent de tous les côtés. C'est M. Pancrace, c'est M. Pacome, c'est M. Babylas ou Barnabé qui vous invitent à un air de leur basson, de leur flûte, de leur hautbois, de leur violon et de leur clarinette: c'est mademoiselle Eulalie, Eugénie, Emphrosine, Euphémie, Anasthasie, Epiphanie qui vous proposent l'agrément de leur piano ou de leur gosier, de huit heures du soir à minuit; et tous ces pauvres gens dont les noms sont enfouis dans les coins les plus obscurs du calendrier, sortent de la salle enfumée et déserte où ils ont traîné de force leur portier, ses enfants et les enfants de ses petits-enfants, pour se former un public; ils sortent, dis-je, de cette caverne où ils ont estropié Haydn et Beethoven, ou gargouillé de l'Auber et du Rossini, intimement convaincus qu'ils sont des merveilles, et que l'univers n'a rien de mieux à faire que de leur dresser une statue séance tenante.--Il y a quelque chose de pis que l'amour-propre des grands artistes, c'est l'orgueil des petits, et voici les petits qui nous dévorent.--Je connais un homme de beaucoup de goût, très-fin connaisseur en musique et gourmet délicat, qui ne sort jamais pendant la présente saison et reste enfermé chez lui jusqu'au commencement de mai. L'autre jour je lui en demandais la raison: «Eh! mon Dieu, me répondit-il, Paris n'est par sûr à l'heure qu'il est; si je sortais, je serais inévitablement rencontré et assassiné par un concert!»
Tout n'est pas harmonie dans le monde musical; et si de temps en temps les voix y sont d'accord, les gens s'y montrent d'humeur assez discordante: le Théâtre-Italien en donne, depuis quelques jours, une preuve flagrante. Sur la scène tout va bien: l'Harmonie et sa douce soeur la Mélodie y règnent dans une union parfaite; on se croirait dans le paradis terrestre. Mais dans les coulisses, c'est autre chose, la dissonance est complète: le premier ténor ne s'entend plus avec la prima-donna, la basse avec le soprano, et le baryton avec l'impresario. Le bruit de cette discorde éclaté au dehors: les parties belligérantes ont sonné, des deux parts, le boute-selle, et donné le signal des hostilités.--Un beau matin, M. Vatel, le directeur, s'est éveillé avec la nouvelle que deux ou trois de ses principaux chanteurs refusaient de chanter: figurez-vous des soldats qui désertent au moment de la bataille. Pour prétexte à cet abandon, nos fuyards donnaient, celui-ci un mal de gorge, celui-là un rhume de cerveau. M. Vatel s'est adressé immédiatement à la justice, afin qu'elle voulût bien guérir, par un bon arrêt bien juste, des voix qu'il ne paie pas cinquante et soixante mille francs pour qu'elles s'amusent à se dire enrhumées pour le moindre caprice. M. Vatel avait d'autant plus raison de maintenir son droit avec cette sévérité, qu'une des voix récalcitrantes avait été vue la veille dans un salon célèbre, se portant admirablement bien, chantant, riant, et menant joyeuse vie, jusqu'à cinq heures du matin.--On a écrit des lettres aux journaux, on a lancé des factum pour édifier le public sur cette grave affaire; le public s'est rangé cependant du parti de l'infortuné directeur, et quand la voix coupable s'est enfin décidée à chanter mardi dernier, le parterre, juge équitable, lui a honnêtement administré le châtiment de quelques coups de sifflets. Les sifflets voulaient dire que la loyauté dans les engagements et la fidélité au devoir doivent compléter le talent de l'artiste, et qu'on compromet gravement sa réputation et son nom en jouant si légèrement avec les intérêts d'une sérieuse entreprise et les engagements de sa propre conscience. Les directions de théâtre paient les acteurs et les chanteurs à un prix monstrueux; il y a tel débitant de prose, de couplets, d'entrechats et de roulades qui est coté à la bourse dramatique dix fois au-dessus de sa valeur réelle; les directions se ruinent pour les comédiens; et quelques comédiens, au lien de donner du zèle, du dévouement et du talent en proportion de ces efforts inouïs, se montrent plus égoïstes, plus exigeants que jamais, et plus légers de scrupules.--Un honnête et pauvre soldat qui reçoit une paie de cinq sous par jour, se bat encore et va à l'assaut, tout mutilé et tout sanglant; un monsieur bien dorloté et bien frais, qui touche des billets de banque à la douzaine, sous prétexte qu'il fait une roulade agréable, un point d'orgue et un trille, s'inquiète fort peu de compromettre une entreprise qui le dote si richement et l'engraisse, et de la ruiner au besoin, à propos d'un rhume de cerveau qu'il n'a même pas.
Nous parlions de la hausse de la roulade et de l'entrechat; précisément en voici un exemple tout récent et qui prouvera jusqu'à quel degré de folie, on peut le dire, le prix de cette denrée est poussé. Mademoiselle Carlotta Grisi, notre aimable Péri, vient de contracter un engagement avec un des théâtres de Londres; il s'agit de l'emploi d'un congé que M. Léon Pillet accorde à la Wili; ce congé est de six semaines, et l'engagement de Carlotta à Londres aura la même durée. Eh bien! savez-vous ce que ces six semaines de ronds de jambes et de jetés-battus coûteront au pauvre directeur anglais? 36,000 fr.! Autrement, pour le français, 6,000 fr. par semaine, où 3,000 fr. par représentation. Je ne sais plus quel moraliste a dit que le plus grand signe de la décadence des nations était la cherté des athlètes, des conducteurs de chars et des danseurs.
Duprez va aussi passer le détroit; il chantera, pour les menus plaisirs de Londres, Guillaume Tell, les Huguenots et le reste de son répertoire; on ne dit pas à quelles conditions, et si c'est à 1 fr. ou 1 fr. 50 cent. la note. Duprez gagne 80,000 fr. à l'Académie royale de Musique; ses congés annuels complètent les 100,000 livres; on avouera qu'il y a là de quoi payer amplement les leçons d'anglais que le célèbre ténor a prises récemment pour chanter: Asile héréditaire, dans la langue de Joint Bull.
Au théâtre, tout tourne au Bohémien; nous avons déjà les Bohémiens de Paris, de l'Ambigu-Comique, et les Mystères de Paris, de la Porte-Saint-Martin, qui ne sont que des bohémiens sous un autre nom. Le théâtre de la Gaieté vient de compléter la collection de ces enfants de Bohème, par la Bohémienne de Paris, drame en cinq actes mêlés de lazzi par M. Paul de Kock, et de scélératesses, par M. Gustave Lemoine; l'un est pour la partie gaillarde et burlesque, l'autre pour les noirceurs.
Cette bohémienne de Paris est fille d'une marchande de vieilles friperies; son premier soin a été d'abandonner sa mère; de là à tomber dans toutes les fautes et dans tous les vices, il n'y a pas loin: la Bohémienne n'y manque pas; si bien que du vice elle arrive jusqu'au crime: la pente est naturelle et inévitable: cette malheureuse vit dans ce monde perdu avec une effronterie repoussante; sous les apparences de l'élégance et du bon ton, elle cache les plus infâmes entreprises; ici c'est un enfant qu'elle dérobe et qu'elle élève comme sa propre fille pour s'emparer d'une fortune considérable; là, ce sont des diamants de riches parures qu'elle soustrait par vol ou par violente. Avec le produit de sa corruption et de ses actions criminelles, cette femme,--si on peut l'appeler de ce nom,--tient un état de maison brillant; elle reçoit des honnêtes gens dupes de l'apparence; mais le fond de cet intérieur si magnifique se compose d'escrocs et de bohémiennes, agents secrets et exécuteurs des basses oeuvres de la Bohémienne en chef.
C'est au milieu de ce mensonge de bonne réputation et de cette vie éclatante et honorée, que la Bohémienne commet un nouveau vol de quatre cent mille francs; longtemps elle échappe à l'impunité, à travers une complication d'événements mélodramatiques que nous n'entreprendrons pas de raconter, Dieu nous en garde! mais enfin la Providence du boulevard intervient; la prétendue grande dame est reconnue pour la fille de la fripière, la femme vertueuse pour une intrigante ignoble, la mère pour une voleuse d'enfants; la pauvre fille qu'elle avait associée à la honte de sa vie lui échappe heureusement avec toute sa pureté. Quant au reste des crimes commis par la Bohémienne, le gendarme qui l'arrête au dénoûment en fera bonne justice.--Voilà cependant les spectacles à la mode! La dégradation morale, le vice effronté, la cour d'assises et les bagnes! Si M. Etienne dit vrai dans son discours de réception à l'Académie française, et si en effet l'histoire des moeurs contemporaines peut se faire par le théâtre, que penseront nos futurs historiographes? En consultant le théâtre actuel comme étant un miroir fidèle de ce temps-ci, ne concluront-ils pas que notre siècle était un siècle de prostituées et de bandits?--Heureusement que nous sommes encore plus indifférents au mal que réellement mauvais, et que nous souffrons ces représentations violentes et honteuses plutôt par négligence que par extrême corruption, peut-être cependant est-il temps que les honnêtes gens ferment l'écluse et repousse le flot empoisonné!--Cette littérature de bagnes est comme la Seine depuis quelques jours; elle a grossi tout à coup, et menace de déborder et de causer des ravages, si on ne l'arrête.
Le Gymnase nous a donné, pour compensation, la Tante Bazu. Cette vieille tante est une excellente femme, un peu quinteuse, très-susceptible et passablement emportée; d'abord elle se fâche et vous querelle; mais il n'y a rien de meilleur au monde que ses raccommodements; ses plus grandes colères ont toujours pour dénoûment un bienfait ou une bonne action; ainsi, dans un premier mouvement de rancune, la tante Bazu est sur le point de ruiner son neveu et de lui enlever une charmante femme qu'il aime; mais cette boutade ne dure pas longtemps; l'honnête Bazu répare bientôt tout le mal, marie son neveu, fait son bonheur et lui ouvre son coffre-fort tout plein d'adorables billets de banque. Si vous rencontrez par hasard une tante Bazu disponible, pourvue d'un tel coeur et d'un tel coffre-fort, veuillez me donner son adresse, je serais bien aise d'en faire ma tante et de devenir son neveu.
--Le projet d'élever une statue à Rossini, au foyer de l'Opéra, est en pleine voie d'exécution; la commission est constituée et vient de lancer son appel aux souscripteurs; cette espèce d'ordre du jour se recommande par la signature des noms les plus distingués ou les plus illustres; Auber est à leur tête: il est rare de voir un homme prendre l'initiative, dans une entreprise qui a pour but de glorifier un confrère vivant; cette démarche honore le caractère du gracieux et savant compositeur auquel l'att français doit de si charmantes et de si nombreuses couronnes. Quant à Rossini, on ne dit pas si on lui a demandé ce qu'il pensait de cette statue qu'on veut lui dresser à sa barbe.--D'après l'insouciance où il vit depuis dix ans, et l'espèce d'oubli qu'il semble faire de sa personne, de son génie et de sa gloire, on peut croire que s'il ne fallait que son consentement pour poser la première pierre de la statue, il refuserait sa signature.
M. de Balzac est bien positivement revenu de Russie; nous l'avons rencontré hier en chair et en os, très-gros, très-frais, très-bien portant, avec ce sourire jovial et cet oeil étincelant qui le distinguent de nos pâles et lugubres écrivains à la mode. Déjà la présence de M. de Balzac à Paris se manifeste: un libraire va publier une nouvelle production de cet infatigable et ingénieux écrivain; de son côté, le Journal des Débats tient de lui un roman en trois volumes, qui naîtra en feuilletons aussitôt que nos honorables, rengainant la politique et sonnant la retraite, laisseront le champ libre à la poésie et à l'imagination.--Nous verrons si Balzac fera oublier Sue, et si les Mystères de Paris trouveront un rival redoutable dans ce roman de l'auteur d'Eugénie Grandet, qui cache encore le titre et les armes de son nouveau-né pour étonner davantage et frapper à l'improviste.
--Le gendre de Charles Nodier a demandé l'autorisation d'ajouter à son nom celui du spirituel, ingénieux, regrettable défunt, et de s'appeler Menissier-Nodier: hommage pieux que tout le monde approuve.--On annonce la mort de madame Rossi-Caccia, cantatrice distinguée; raison évidente pour qu'elle se porte à merveille, et que nous apprenions demain sa résurrection.
--La reine dona Maria vient d'envoyer à Donizetti l'ordre de la Conception; on sait qu'en fait de conception S. M. est prodigue.
Mars, ce premier mois du printemps, nous amène deux phénomènes périodiques, les giboulées et l'exposition annuelle des tableaux. Et il y a plus d'analogie qu'on ne pense dans ces deux choses. Soit dit sans mauvaise intention, cette multitude de tableaux qui s'élaborent péniblement dans les ateliers les plus inconnus comme dans les ateliers les plus renommés, s'en viennent un jour fondre sur les préjugés à l'administration des musées. Quelle terrible avalanche! En mars,--pour continuer notre comparaison,--les jours se suivent et ne se ressemblent pas; eh bien! s'il vous arrive de passer devant la petite porte par laquelle les peintres entrent avec leurs oeuvres, vous verrez que les toiles aussi se suivent et ne se ressemblent pas. Il y a un rude triage à faire; et quand les juges, ces excellents académiciens qui ne sont pas infaillibles ont donné leur approbation ou apposé leur veto, la critique a encore son choix à faire. Sa tâche est aride, ingrate, difficile.
Aride: les comptes rendus du Salon donnent peu d'essor à l'imagination.
Ingrate: c'est surtout en pareille matière qu'il faut chercher à être un peu amusant, s'il est possible.
Difficile: car on doit juger plus de douze cents oeuvres en quelques jours. Pour les juger consciencieusement, il faut les bien voir; et, malgré leurs bons yeux, les critiques ne peuvent pas toujours examiner des tableaux vraiment malheureux,--des tableaux sombres de couleur, placés dans les travées sombres, dans l'ombre, et touchant presque le plafond.
Aussi, pour avoir des notions plus certaines, dès que les bruits de l'exposition circulent parmi les artistes, nous nous armons de courage, nous gravissons les hauteurs de Montmartre, nous parcourons les solitudes du quartier de l'Observatoire, et en moins d'une semaine, nous avons rendu visite aux plus célèbres peintres, demeurant depuis l'avenue de Frochot jusqu'à la rue de l'Ouest, depuis la rue de la Ville-l'Évêque jusqu'aux alentours de l'Arsenal.
Notre impatience est pardonnable. Il est si doux de connaître quelque chose de la comédie avant le lever du rideau! On aime tant à commettre des indiscrétions de coulisses! C'est à qui saura le premier certains détails que le public ignore, mais veut apprendre. De nos jours, l'actualité, c'est presque l'anticipation sur l'avenir; et l'Illustration, la prêtresse des actualités,--qu'on nous pardonne cette petite et innocente gloriole,--ne peut jamais parler trop tôt des choses qui préoccupent l'attention générale.
Nous ne vous dirons pas les noms de tous ceux qui n'exposent pas cette année. Les maréchaux de la peinture, comme écrirait M. de Balzac, font presque tous de l'art en amateurs aujourd'hui, et quelques-uns transforment leur atelier en exposition permanente.
M. Ingres.
Depuis Saint Symphorien, de terrible mémoire, on peut le dire, M. Ingres ne juge pas à propos d'exposer. C'est son droit, et nous ne lui contestons pas; il est libre. Sa Stratonice et sa Vierge à l'Hostie, ses travaux pour M. de Luynes, sont ses dernières productions, et peut-être ses plus importantes. On le sait, M. Ingres n'exposera plus; M. Ingres ni veut à la critique. C'est son droit; mais a-t-il raison? Et le public, lui, est-il coupable si M. Ingres a été traité avec irrévérence par plusieurs feuilletonistes?
Le mauvais exemple a été suivi. M. Paul Delaroche transforma, lui aussi, son atelier en salle d'exposition ouverte seulement à quelques amis privilégiés. Pourquoi donc M. Delaroche est-il sorti du champ clos? S'il eut à se plaindre d'injustices de la part de la presse, la foule n'en demeura pas moins toujours avide de ses oeuvres, et resta en contemplation devant elles. Qui l'a forcé à prendre une résolution aussi inébranlable que le fut celle de M. Ingres? Il vous souvient des Enfants d'Edouard, de la Mort du connétable d'Armagnac, de Jane Gray, de lord Stafford et de Charles 1er?
M. Paul Delaroche.
Quel succès! quelle foule! M. Delaroche s'est ému parce que plusieurs critiques ont méconnu son talent; mais on n'avait pas encore été jusqu'à faire le coup de poing devant sa Sainte Cécile, comme on l'avait fait devant le Saint Symphorien de M. Ingres. Cependant, récemment, deux oeuvres nouvelles de M. Delaroche ne furent exposées que dans son atelier; peu d'artistes, presque point de critiques, ont été admis.
M. Ingres et M. Paul Delaroche ne paraîtront plus aux expositions publiques du Louvre. Pour les Salons de 1844 et des années suivantes, ces deux grands artistes ne doivent pas être, comptés comme absents: ils sont morts, morts, en vérité!
Donc, les regrets sont superflus; les espérances de les admirer encore sont illusoires, il ne nous reste plus, à leur égard, qu'à chercher tous les moyens possibles de consolation.
M. Eugène Delacroix.
Un peintre, plus qu'eux, a été contesté, nié, tour à tour admiré et méconnu, refusé par les membres du jury, mis à l'index par l'Académie: c'est M. Eugène Delacroix. On sait la vigueur de coloris, la puissance de composition qui le caractérisent; on n'a pas oublié son Massacre de Scio ni sa Médée. De vives polémiques s'élevèrent à l'endroit de son talent, et les hommes exclusifs se déclarent hautement pour ou contre. Lorsque M. Delacroix exposa sa Médée, je me souviens d'avoir rencontré, dans le salon Carré, un artiste fort recommandable, qui me dit, en examinant ce tableau: «Médée! l'exposition est là pour moi! Je ne vais pas dans les autres travées. Quel incomparable chef-d'oeuvre!» Quelques pas plus loin, je rencontrai un graveur; il sortait avec précipitation.--«Comme vous vous hâtez, mon cher! lui dis-je en essayant de le retenir.--Oui, je me hâte, répondit-il en continuant sa course; j'évite de regarder cette vile croûte.» Il désignait la Médée. Après cela, jugez si M. Delacroix est admiré et mis en pièces; il n'a cependant pas renoncé aux expositions, et il faut l'en féliciter.
Quant à M. Horace Vernet, dont la fécondité est proverbiale, nous verrons, cette année, plusieurs toiles dues à son pinceau, parmi lesquelles le Portrait en pied de M. le chancelier Pasquier, que nos lecteurs connaissent déjà, et une Course en Traîneau, souvenir de son récent voyage en Russie.
M. Horace Vernet.
M. Decamps, on l'espère, ne fera pas faute, et c'est une bonne fortune pour le public qu'un tableau, même un seul, de l'auteur du Supplice des Crochets. Où trouver ailleurs, plus de lumière, plus de couleur, plus d'animation, que dans les toiles de cet artiste au talent exceptionnel?
M. Ary Scheffer ne nous a pas permis de mettre sous vos yeux son portrait, bien qu'il l'ait peint lui-même avec cette supériorité qu'on lui connaît. M. Ary Scheffer est une des gloires artistiques de l'époque. Hélas! il n'a pas encore fini sa Marguerite!
Et M. Charlet, le Napoléon des peintres de Napoléon! rien n'égale sa popularité. Il prend les enfants à l'école, puis les habille en enfants de troupe, et les conduit, tambour battant, jusqu'aux Invalides. Jamais on n'a dessiné avec plus d'esprit, de vérité et d'intelligence; cet artiste expose chaque jour chez les marchands de gravures de toute l'Europe: qu'est-ce, pour lui, que le Salon annuel?
M. Decamps.
Maintenant, notre visite aux maréchaux de la peinture est faite; nous avons donné leurs portraits; pénétrons dans les ateliers des lieutenants généraux, des généraux, etc.; divulguons les mystères du Salon,--les mystères sont à l'ordre du jour.
Luther et l'Atelier de Rembrandt, de M. Robert-Fleury, sont terminés; il travaille à une grande, page historique, Marino Faliero descendant l'escalier des Géants pour aller à la mort. Mais M. Robert-Fleury, lors de notre visite, était encore indécis, il ne savait s'il exposerait; espérons que sa résolution a été pour l'affirmative. M. Henri Scheffer, depuis longtemps souffrant, n'a peut-être pas encore achevé son Arrestation de madame Roland, pendant tout naturel de sa Charlotte Corday. M. Couture expose l'Amour de l'or, un conte de La Fontaine, et de beaux portraits. M. Chassériau envoie un grand tableau religieux; M. Hippolyte Flandrin, tout entier à ses travaux de Saint-Germain-des-Prés, se repose en travaillant pour la postérité; M. Henri Lehmann est dans les mêmes conditions, pour ses travaux à Saint-Merry: il a peint néanmoins le portrait de madame la princesse de Belgiojoso; M. Louis Boulanger verra peut-être recevoir par le jury, qui lui refusa l'année dernière sa Mort de Messaline, une belle Mère de douleur; M. Gigoux a achevé une immense toile historique, le Baptême du Christ; M. Couder en a achevé une plus grande encore où se remarquent, dit-on, des milliers de personnages, plus qu'il ne s'en trouvait dans ses États Généraux; M. Maux, en proie à une douleur paternelle, n'a pu mettre la dernière main à sa Lecture du Testament de Louis XIV: rien ne nous est connu de l'exposition de M. Léon Cogniet, dont le Tintoret eut un succès si durable l'année dernière; M. Hesse envoie la Lutte de Jacob avec l'Ange; MM. Papety, Deraisne, Guichard, Granet, etc., etc., ne manqueront pas à l'appel, et marcheront à la tête de la peinture historique.
M. Charlet.
Le genre aura aussi de glorieux représentants. M. Tony Johannot expose une Geneviève, la plus délicieuse création de George Sand: M. Fortin a d'admirables Bretons: M. Eugène Lepoittevin a de charmantes petite toiles; M. Adolphe Leleux envoie des Cantonniers navarrais et des Paysans picards: son exposition serait plus complète s'il avait eu le temps de parachever son Marché béarnais et ses Faneuses bretonnes, que nous verrons en 1845, sans perdre pour attendre. Son frère, M. Armand Leleux, expose des Laveuses à la fontaine M Guillemin a trois tableaux, parmi lesquels Dieu et le Roi et la Consultation du Médecin. Cette fois, on ne dira pas le joyeux, mais bien le sentimental Guillemin.
Nous en passons, et des meilleurs.
Nous étions essoufflé à monter le grand nombre d'escaliers qui conduisent aux ateliers de ces messieurs. Le lecteur ne voudrait certes pas nous suivre, même à la simple lecture, si nous écrivions ainsi longtemps les noms des exposants. Qu'il nous pardonne, cependant, le chapitre des mystères n'en est pas encore à sa fin.
Il y a un certain Incendie de Sodome, de M. Corot, qui fut refusé en 1843 par le jury, et qui sera sans doute reçu en 1844.--Il est vrai, diront les juges, que M. Corot a travaillé de nouveau pour mériter cette insigne faveur.
M. Cabat fera sans doute faute: mais M. Marilhat possède une série de tableaux tous plus ravissants les uns que les autres, et M. Aligny a rapporté de son voyage en Grèce plusieurs vues qui escorteront son Samaritain; mais M. Gaspard Lacroix a un admirable paysage; M. Paul Flandrin a peint les Bords du Rhône. Tiroli et des femmes à la fontaine: M. Achard est encore en progrès sur sa dernière exposition, déjà si remarquable; M. Français a terminé son tableau de Bougival; M. Desgoffes ne manquera pas de produire de l'effet, et M. Marandon de Montiel a envoyé trois paysages.
C'est demain le dernier jour.
Parmi les toiles que nous mettons au nombre des actualités, quelle que soit la variété des sujets, quel que soit le mérite de l'exécution, nous citerons un magnifique portrait équestre du duc d'Orléans, par M. Alfred Dedreux, qui envoie d'autres tableaux encore; la Mort du duc d'Orléans, par M. Jacquand; la Vue du Château de Pau, par M. Justin Ouvrié, et l'Inauguration de la statue de Henri IV à Pau, par M. Guiaut; l'Arrivée de la reine d'Angleterre, par M. Isabey; la Vue du canal de la Villette, par M. Testard, etc.
Gué, que la mort nous enleva pendant l'année 1843, a laissé plusieurs tableaux qu'on dit charmants; nous ne savons s'il sera exposé quelque oeuvre posthume de Perlet.
M. Jadin a exécuté d'importantes peintures destinées à orner les appartements de M. le comte Henri de Greffuthe; il exposera trois ou quatre tableaux d'une suite de panneaux, la Chasse au Sanglier, le Départ de la Meute, le Rendez-vous, etc. Nous leur prédisons un véritable succès. M. Dauzatz expose une mosquée et une bataille; M. Auguste Charpentier a comprise une belle Adoration des Bergers: M. Diaz envoie plusieurs charmantes toiles; M. Adrien Guignet envoie la Mêlée et Salvator Rosa chez les Brigands: M. de Lemud, le lithographe hors ligne, aborde, cette année, la peinture; qu'il soit heureux pour son début, comme le fut M. Alophe, dont nous verrons aussi quelques productions.
Le Jury d'Exposition, par Decamps.
L'amiral Gudin nous donne une partie de l'Océan, comme toujours, et le caboteur Mozin a navigué de Trouville à Honfleur sans préjudice des travaux de MM. Morel-Fatio, Mayer et Coweley.
Un peintre universel.
Nous avons omis ou passé sous silence bien des noms; nous n'avons rien dit de la sculpture ni de la gravure, mais attendons l'ouverture du salon. Il est nécessaire d'ailleurs de s'appesantir un peu sur le fait même de l'exposition.
Le jury, nous le savons de bonne source, ne sera pas sévère: cela veut-il dire qu'il sera juste? C'est de stricte justice plutôt que de l'indulgence que nous lui demandons. Quand tous les tableaux auront passé sous ses yeux; quand, d'autre part, les fameux experts de M. Decamps auront donné leur avis, nous formulerons notre jugement avec conscience.
Disons-le, c'est une époque fort mémorable que celle de l'ouverture du Salon. Bien des espérances s'y rattachent, et de cruels désespoirs la suivent.
Dans les ateliers, lorsque le 15 février arrive, les pauvres artistes ne savent où donner de la tête. Ici, c'est un peintre qui contemple son oeuvre avec ce ravissement que l'on remarque chez le père de famille examinant son héritier. «Mon ami, ton tableau sera peut-être refusé!--Bah! répond le peintre, regardant avec assurance sa timide moitié; j'en suis content, il est bien terminé; ils n'oseraient pas me refuser cela.» Et souvent, quelle déception!
Autre malheur, que l'on s'empresse de réparer. Le peintre est en retard, son tableau n'est pas achevé, et voilà que deux de ses amis abattent de la besogne. «Vite! cette tête n'est qu'ébauchée; cette draperie rouge n'est pas assez foncée en couleur. Allons! allons! Ah! mon Dieu! et le ciel, le ciel que j'avais en partie oublié!» Les trois peintres se mettent à l'ouvrage; à jour dit, à heure dite, le tableau est prêt.
Je sais un artiste que son ami osa mettre en charte privée le 19 février; il lui plaça dans les mains une brosse et une palette, et sembla lui dire: «Aide-moi, ou la mort!»
D'autres peintres, au contraire, sont en avance. Pour eux, l'Exposition est un point de mire; ils travaillent le jour où elle ouvre, pour arriver l'année suivante, à pareille époque.
Il ne sera pas refusé.
Enfin, il est des spéculateurs en peinture qui regardent l'Exposition comme un marché ou à peu près. Il leur importe d'offrir aux acheteurs le plus de choix possible, pour faire une bonne saison. Ils travaillent sur tout et partout. Ils entreprennent «tout ce qui concerne leur état.» Vous voulez un portrait, ces messieurs sont très-bons portraitistes.--Vous voulez un tableau religieux, ces messieurs en font leur spécialité.--Vous voulez un tableau de genre, ces messieurs entendent parfaitement le genre. Bref, ils exposent concurremment une marine, un paysage, un tableau d'histoire, une petite toile de genre, une Descente de Croix;--qui n'a pas fait une Descente de Croix?--et surtout une bataille,--qui n'a pas peint une petite bataille? Il faudrait être bien maladroit: Versailles a tant de petits coins! Entrez dans leurs ateliers, vous les voyez, palette en main, suffire à l'immense variété des travaux qu'ils ont entrepris.
Nous prenons la chose en riant, et pourtant elle a son mauvais côté. Toutes ces toiles terminées avec précipitation se présentent plus faibles que si elles étaient restées inachevées. On ne veut pas attendre une année, et, pour arriver, on risque sa réputation. Les artistes ne savent pas comprendre qu'il vaudrait mieux n'exposer que tous les trois ans, et produire de l'effet, que de paraître à tous les Salons, avec des tableaux lâchés, faibles ou mauvais même.
Cela dit, nous attendons impatiemment que les portes du Musée s'ouvrent, afin de pouvoir juger au Salon les toiles que nous avons vues dans les ateliers, ou réparer les oublis que nous avons pu faire, en annonçant ici les tableaux principaux.
(Suite.--Voir t. II, p. 358, 374, 390 et 410.)
Note 1: La reproduction de ces fragments est interdite.
Durant les quatre heures que nous passâmes dans la plaine, El-Krarouby fut pour moi d'une prévenance presque obséquieuse. Il ne me quitta pas une minute. Les détails qui suivent me viennent de ce ministre lui-même.
Les soldats sont divisés en corps réguliers et irréguliers, comme je l'ai dit plus haut. En temps de paix, ou dans l'intervalle des campagnes, les réguliers font souvent des exercices militaires. Le maniement des armes leur est montré par des instructeurs qui ont servi à Alger sous nos drapeaux, et qui ont déserté avant de savoir eux-mêmes manier un fusil. Il est curieux de voir les bédouins exécuter une manoeuvre: les mouvements d'ensemble et l'alignement surtout sont des choses impossibles pour eux; mais les chefs se contentent de faire marcher leurs soldats pendant, deux heures, l'arme au bras ou sur l'épaule. Dans les compagnies, on voit un géant à côté d'un mirmidon, le bossu à côté d'un boiteux, le vieillard près de l'enfant qui a besoin de ses deux bras pour soutenir son arme. Le service des réguliers est illimité. Ils font partie de l'armée active tant qu'il plaît à l'émir de ne pas les congédier.
Les grades sont calqués sur ceux des Européens. Il y a des caporaux, des sergents, des officiers, des chefs de bataillon et des colonels. Les marques distinctives diffèrent selon les grades.
Les caporaux portent une bande de drap rouge terminée par un croissant, et attachée sur la manche gauche. La bande est en argent pour les sergents. Des caractères tracés sur la bande indiquent la dignité de celui qui en est revêtu.
Les Arabes désignent un officier par le mot de fissian. Le fissian porte une petite épée en argent, cousue sur la manche gauche. Le chef de bataillon a l'épée en or avec une inscription. Le colonel est reconnaissable à son beau costume de drap rouge; sa tête est entourée d'une corde noire en poils de chameau; le colonel est tenu d'avoir la barbe blanche. Les officiers supérieurs vont seuls à cheval.
Un ordre militaire, le nicham, a été institué pour les militaires qui se distinguent. Il tient un peu du nicham-iftikar de la Porte.
La paie des simples soldats est de dix francs par mois; on y ajoute chaque jour un pain et une demi-livre de tchicha (blé pilé), qu'ils font cuire dans de l'eau avec quelques onces de mauvais beurre. Tous les jeudis on distribue en outre un mouton, un bouc ou une chèvre, par trente-deux hommes; ces bêtes sont, en général, fort maigres. Les sergents touchent dix-huit francs, deux pains, du tchicha à volonté, trois onces de beurre ou d'huile, et un mouton pour quinze toutes les semaines. L'officier et le chef de bataillon reçoivent, l'un, trente-six, l'autre, cinquante francs par mois, le quart d'un mouton par semaine, et, chaque jour, deux pains, du tchicha à volonté, et deux livres de beurre. Les appointements du colonel s'élèvent à quatre-vingt-six francs; il a droit à quatre livres de pain et à un mouton. Voilà pour la paix. En temps de guerre, les troupes se contentent de biscuit; elles ont rarement du tchicha et de la viande. Le pain qu'on leur donne est détestable; le biscuit ne vaut guère mieux. Le colonel reçoit, lors de sa nomination, un cheval que lui envoie l'émir; mais il faut qu'il l'entretienne à ses frais et se fournisse d'un équipement complet. Le gouvernement, ne lui passe, ainsi qu'au chef de bataillon, qu'une ration d'orge par jour.
L'uniforme des réguliers consiste dans une large culotte de laine bleue grossièrement tissée, une veste surmontée d'un capuchon gris, un gilet blanc en laine, une chemise en escamile, un chachia (petit bonnet rouge); ils portent des souliers à l'algérienne, et se procurent à leurs frais des bernous. Le gouvernement remplace les effets usés, et on prélève le prix sur la solde; c'est un bénéfice net pour le trésor. Les caporaux ont le même uniforme avec une ceinture de peau et une giberne. Les sergents, officiers et chefs de bataillon portent des culottes de drap, une veste sans capuchon, un gilet rouge et un turban blanc. L'uniforme du colonel ne se distingue de celui des officiers que par la finesse du drap et quelques galons d'or. Le premier costume lui est fourni par l'émir; le dignitaire achète les suivants.
Chaque compagnie est forte de soixante hommes; elle compte un caporal, un sergent et un officier. Le chef de bataillon et le colonel commandent toutes les troupes de la ville où ils se trouvent, car l'infanterie n'est divisée ni en bataillons ni en régiments. L'armée est répartie en divisions. Les hommes défilent deux par deux, les tambours en tête. Chaque compagnie a son drapeau particulier; le signe de ralliement de l'armée est l'étendard de quelque illustre marabout; et comme il ne manque pas de marabouts chez les Arabes, on n'a que j'embarras du choix. Le porte-drapeau est un officier. Le rappel est battu, tous les jours, à sept, heures du matin, dans les villes ou au camp. Dès que les troupes sont réunies, on procède à l'appel; à dix heures, les tambours convoquent les soldats à l'exercice; la retraite sonne à six heures du soir en hiver, et à huit heures en été; mais la consigne qui défend aux soldats de sortir après la retraite n'est pas rigoureusement observée. Le colonel passe une fois par semaine la revue, des troupes. Les villes ne contenant pas de casernes, les soldats sont envoyés chez les habitants, à moins qu'on ne mette à leur disposition les maisons des proscrits dont s'est emparé le gouvernement. Là où était mie famille, on entasse une compagnie. Le lit des soldats est une natte dégoûtante; quelques-uns obtiennent de leurs chefs la permission de découcher, et vont demander l'hospitalité à leurs amis. Pendant la guerre, chacun est sous la tente, et n'a d'autre couche que le sol humide.
Quand les Arabes entrent en campagne, ils demandent au Prophète de leur faire la grâce d'être tués plutôt que blessés. Cela peut donner une idée des souffrances qu'endurent ces derniers; ils n'ont pour se guérir d'autre médecin que la nature, d'autres aliments que la ration, d'autres spécifiques que l'huile et le beurre. Ils font de la charpie avec de la laine et du coton. Les blessés succombent presque tous après d'horribles agonies, et l'on s'inquiète à peine de leur état; ainsi j'ai vu, dans le camp de l'émir, un blessé mourir de faim et de froid, et l'on ne s'aperçut qu'il était mort que lorsque, depuis quatre jours, son cadavre était en putréfaction.
La cavalerie régulière est enrégimentée et subdivisée en compagnies, qui ont chacune un officier, lequel remplit en même temps les fonctions de maréchal des logis. Le chef d'escadron est appelé colonel des cavaliers. Pour être admis dans ce corps, il faut fournir un cheval. Un simple cavalier touche quatorze francs par mois et autant de rations qu'un fantassin. La solde du chef d'escadron est de cent francs; celle de l'officier de vingt-six. L'escadron comprend tous les cavaliers d'un aghalick. Chaque kalifat commande un régiment.
Le costume des cavaliers réguliers se compose d'une culotte, d'un gilet et d'une veste sans capuchon, le tout un drap rouge grossier. Le drap que portent les chefs est d'une qualité supérieure. Les grades y sont indiqués par les mêmes signes que dans l'infanterie. Chaque compagnie a aussi son drapeau. L'officier de cavalerie se nomme siaff-el-chriala. Les cavaliers ne vont pas à l'exercice et sont rarement passés en revue. On les emploie aux transports des lettres et à diverses missions dans l'intérieur, où ils escortent les collecteurs d'impôts. Le sabre dont ils se servent leur appartient; ils professent la plus haute estime pour les armes de fabrique française.
Les compagnies d'infanterie ont à leur tête un tambour; celles de cavalerie un trompette.
L'armée arabe compte aussi dans ses rangs un grand nombre d'Européens, qui ont déserté nos drapeaux, croyant trouver la fortune et la gloire auprès de l'émir. Presque tous appartiennent à la légion étrangère. On y voit beaucoup d'Allemands et d'Espagnols, et peu de Français. Les déserteurs ne sont pas plutôt arrivés chez les Arabes qu'ils déplorent leur folle démarche, et, s'il ne s'agissait que de cinq ans de fers, ils rallieraient immédiatement leurs compagnons. Le plus souvent ils emportent avec eux armes et bagages, afin d'obtenir un meilleur accueil; mais l'avidité des Arabes s'éveille à la vue de ces objets. On dépouille ces malheureux; on leur rase la tête, on les force à embrasser l'islamisme, puis on les incorpore dans les bataillons réguliers; quelques-uns deviennent artilleurs et ne combattent point; les autres sont placés au premier rang dans toutes les rencontres; aussi meurent-ils presque tous. Il est fort rare de les voir monter en grade. Il en est qui, accablés de dégoûts et de mauvais traitements, se réfugient chez les Kabyles; d'autres parcourent les campagnes, où ils font des dupes et se donnent pour médecins. Tous finissent par être assassinés ou dévorés par les bêtes féroces. Ceux qui ont un état l'exercent librement; mais quoique moins malheureux que les premiers, ils n'acquièrent aucune influence dans les tribus, et ont sans cesse à redouter la colère des indigènes, qui cherchent à se débarrasser d'eux.
Abd-el-Kader a environ huit mille fantassins et deux mille cavaliers à sa solde. Il pourrait au besoin les réunir tous sur un seul point, A l'exception des garnisons du Ziben et de Ghronat, qui sont sédentaires et maintiennent ces tribus dans l'obéissance. Les armes proviennent des fabriques françaises et anglaise? L'émir compterait deux mille hommes de plus dans son armée, s'il n'avait perdu six cents réguliers dans une révolte de Ziben et douze ou treize cents hommes au téniah de Monzaïa, pendant la campagne de juin. Quant aux irréguliers, leur nombre est plus ou moins considérable, selon que la presse ou levée est plus ou moins bien faite dans l'intérieur, il m'est impossible de préciser le chiffre des contingents pendant la dernière campagne; mais je suppose que leur maximum peut être porté à vingt mille auxiliaires pris dans les aghalicks soumis. Les auxiliaires font la guerre sainte à leurs frais. Le gouvernement ne leur fournit ni armes, ni vivres, ni fourrages, ni solde. Abd-el-Kader leur avait promis, à titre de prime d'encouragement, de remplacer les chevaux tués au combat; il leur avait même donné une livre de poudre et une pierre à fusil; mais, après la campagne, ceux qui se présentèrent pour le prier de tenir sa promesse, furent fort mal reçus. L'émir leur donna, au lieu d'un cheval, un chameau du prix de dix à quinze boudjoux (à peu près vingt francs). Les quinze mille auxiliaires que peut réunir le sultan forment dix mille cavaliers et cinq mille fantassins. Il ne nous reste qu'à dire quelques mots de l'artillerie, et nous aurons passé en revue toutes les forces arabes.
Le nombre des pièces de campagne ne va pas au delà de douze. Les pièces, toutes en assez bon état, sont partagées entre les kalifats. La plupart sortent de la fonderie de Tlemcen, que dirige un officier espagnol; quatre d'entre elles ont été envoyées en cadeau à l'émir par l'empereur du Maroc.
L'époque fixée pour mon retour en France approchait, lorsque je fus subitement atteint de fièvres tierces et forcé de me soumettre au repos le plus absolu. Pendant ma convalescence, les hostilités éclatèrent, cent vingt-cinq têtes de Français furent apportées à Médéah, exposées aux marchés, puis jetées à la voirie; six milles chargés de fusils y arrivèrent bientôt. Ces trophées enorgueillirent les Arabes. Lorsque la nouvelle en arriva à Tekedempt, la population se livra à une joie féroce; de toutes parts des imprécations s'élevèrent contre ce qui portait le nom de Français. Ma position devint d'autant plus pénible que mon jeune compatriote s'était enfui: son départ excita le courroux d'Abd-el-kader contre les Européens; ceux qui entouraient l'émir, me sachant l'ami du fugitif, et ayant perdu l'espoir de le prendre, conseillèrent à leur maître de me faire décapiter. «C'est un espion, lui dirent-ils, et, un jour, il donnera à tes ennemis d'utiles renseignements sur ton gouvernement.--Vous avez peut-être raison, leur répondit-il; mais je n'ai pas de preuves certaines, et ma religion me défend de lui ôter la vie. Sa mort n'ajouterait pas un rayon à ma gloire; il vivra donc. Qu'on se contente de lui enlever ce qu'il possède. Privé des moyens qui pourraient faciliter sa fuite, il ne tentera pas de s'échapper.»
Les ordres du sultan furent exécutés de point en point: cheval, argent, marchandises, on me dépouilla de tout; il ne me resta que les vêtements que j'avais sur moi. Ainsi gardé à vue, en proie à la plus horrible misère, malade, n'ayant que le sol pour étendre mon corps exténué et une pierre pour oreiller, j'attendais la mort avec impatience. J'aurais infailliblement succombé à la langueur et à la faim, sans la générosité des ouvriers français; sans eux, je n'aurais jamais revu mon pays. Cependant, j'allais m'affaiblissant de jour en jour; j'avais déjà dit adieu à ma mère, à mes amis, à tout ce que j'aimais ici-bas, lorsque, au moment où je m'y attendais le moins, l'émir me fit appeler pour traduire quelques lettres. Mon dénûment et ma pâleur le frappèrent. Depuis que les chefs m'avaient accusé, il m'avait reçu avec tant de froideur que j'étais tout découragé; cette fois, le sourire qui passa sur sa bouche me rendit l'espérance, et je m'enhardis à lui parler de moi.
«Considère, lui dis-je, l'état où je suis réduit. J'étais venu à toi pour opérer des échanges et augmenter ton trésor; tu me retiens captif, et tu m'as dépouillé de tout. Je souffre, et je n'ai aucune ressource pour alléger mes maux. Ou fais tomber ma tête, ou donne-moi les moyens de vivre. J'ai quelques fonds à Médéah, je te demande l'autorisation d'aller les toucher.»
L'émir m'écouta avec attention. Après avoir réfléchi quelques instants: «Je le permets, me dit-il, de te rendre à Médéah; mais tu n'iras pas plus loin, car j'ai fait publier que quiconque serait pris se dirigeant vers les possessions françaises aurait la tête tranchée. Pars, et reviens dès que tes affaires seront terminées.»
En l'entendant prononcer ces paroles, je faillis m'évanouir de bonheur. Me sentant trop faible pour entreprendre à pied une aussi longue route, je me procurai un âne, et je partis pour Médéah avec Ben-Oulil. Ce voyage fut pénible et dangereux: je manquai deux fois d'être assassiné; le froid raviva mes fièvres mal éteintes, et je ne pus, en arrivant, descendre de ma monture sans l'aide de mon compagnon.
Je trouvai la ville de Médéah dans la consternation; les habitants hurlaient de douleur. Ce jour-là, les Français avaient remporté sur les Arabes une victoire signalée, sous les murs mêmes de Blidah: cinq cents hommes étaient tombés sous les coups des chasseurs d'Afrique; presque tous appartenaient aux familles les plus puissantes. Cette fois, ce n'étaient pas les réguliers qui avaient souffert, mais bien des fils de cadis, de cheiks et de commerçants qui, pour obéir au prince des croyants, avaient mérité le ciel en se faisant glorieusement tuer dans la lutte sainte. La désolation était générale: pendant trois jours, la route qui mène de Blidah à Médéah ne fut fréquentée que par des veuves et des orphelins inconsolables. Les cadavres jonchaient la terre, et les bières ne pouvant suffire à les transporter, on les enlevait par couples sur des tapis et des couvertures.
Mes débiteurs abusèrent de ma pauvreté et nièrent leurs dettes. Un respectable marabout, croyant que j'avais embrassé l'islamisme, m'offrit l'hospitalité. On apprit bientôt que les Français se disposaient à ouvrir la campagne. Abd-el-Kader résolut de leur opposer une vigoureuse résistance; quatre redoutes furent établies au téniah de Mouzaïa, sous la direction d'un sergent du génie, déserteur; deux pièces de canon les armèrent. L'émir vint lui-même à Médéah, afin d'entraîner les tribus à la guerre. Ses ordres portaient que les enfants et les vieillards resteraient seuls dans les douairs. Tous les Arabes répondirent à son appel; ceux qui n'avaient pas d'armes s'armèrent de bâtons. L'évacuation de la ville fut ensuite ordonnée.
Je ne puis reproduire ici le spectacle qu'offrit la fuite des habitants; ils partirent, n'emportant que leurs effets les plus précieux, sans savoir où ils trouveraient un abri. L'émir ne leur avait donné que vingt-quatre heures pour évacuer la ville; il supposait que les colonnes françaises se dirigeraient de ce côté en sortant de, Blidah. Il se trompait; nos troupes marchèrent sur Cherchell. Les rencontres qui eurent lieu entre elles et les Hadjoules furent fatales à ces derniers; cinq cents morts restèrent sur le champ de bataille. Les habitants de Médéah profitèrent de ce temps pour rentrer dans la ville et en enlever leurs trésors. Ce fut alors une confusion étrange: tout commerce avait cessé; les Arabes de l'intérieur ne fournissaient plus les marchés, et le blé y était tarifé à un prix exorbitant. Pendant quinze jours, deux cents mulets furent affectés au déménagement; enfin, au moment où en croyait que les Français se dirigeaient vers Milianah, on les vit, à la faveur des brouillards et par une manoeuvre habile, couvrir le téniah de leurs colonnes. Ils l'auraient passé sans coup férir, car l'émir n'y avait laissé que quelques compagnies de réguliers, ayant réuni ses forces sur l'Oued-Djer, mais il eut le temps d'y envoyer quatre mille soldats et une nuée d'auxiliaires. Les premiers gardaient les redoutes, tandis que les autres, perchés sur les hauteurs, faisaient rouler du haut des monts d'énormes blocs de granit. L'affaire, s'engagea vers deux heures du soir; deux fois repoussés, les Français, électrisés par tant de résistance, tournèrent l'ennemi et l'écrasèrent au troisième choc. L'arme blanche fit un carnage horrible des Arabes, qui laissèrent sur la place douze cents combattants.
De Médéah nous entendions la canonnade. Les autorités avertirent les habitants que ceux qui seraient trouvés le lendemain dans la ville seraient mis à mort. La fuite et le désordre recommencèrent une seconde fois. Les chaouchs se mirent à chasser les indigènes à coups de bâton. Le soir Médéah était vide. J'espérais que les Français viendraient s'en emparer et que je me retrouverais au milieu de mes compatriotes... vain espoir! Un orage arrêta leur marche, la ville s'emplit de déserteurs et fut traversée, pendant la nuit, par les blessés qu'on conduisait à Boural.
Le lendemain matin, il n'y avait plus à Médéah que le kaïd, le cadi, quelques chaouchs et moi. L'armée française avait assis son camp au bois des oliviers. On me réitéra l'ordre de partir; j'obéis à regret, mais demeurer plus longtemps eût été me compromettre. Je pris la route de Milianah; la fusillade sifflait sans cesse à mes oreilles, des nuages de fumée et de poussière s'élevaient dans les airs. Les Français étaient à quelques pas de moi, et il fallait les fuir! Le jour d'après, ils entraient dans la ville, qu'ils quittèrent bientôt pour aller à Blidah. Cette retraite permit à l'émir de licencier les auxiliaires et de disséminer ses réguliers, auxquels il accorda quinze jours de congé. El-Berkani resta seul avec quelques milliers d'hommes aux environs de Médéah.
Un spectacle non moins étrange que celui dont je venais d'être témoin me frappa dès mon arrivée à Milianah. La ville était déserte; un ordre de l'émir avait enjoint à ses habitants de se réfugier dans la vallée du Chélif et sur les montagnes. Les réguliers avaient profilé du désordre pour livrer la ville au pillage; des quartiers même avaient été la proie des flammes.
Le camp des Arabes s'adossait au bas de la vallée du Chélif, à Al-Cantara, pont des Romains. Un soir que l'émir, après avoir payé ses troupes, prenait son repas, composé d'une orange et d'un peu de farine de blé rôti, un courrier, arrivant de Médéah, lui apprit que l'ennemi s'avançait vers Milianah.
Il avait en ce moment peu de troupes disponibles, et cette nouvelle le surprit beaucoup; mais il expédia des courriers dans toutes les directions pour rappeler ses soldats; et, s'élançant sur son cheval, il partit au galop, accompagné du bey de Milianah et de cinq cents cavaliers. Le soir, une fumée épaisse et rougeâtre entoura la ville, les Français étaient en vue; ils brûlaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Abd-el-Kader, de son côté, mettait le feu aux habitations; le pays entier se tordait dans les étreintes d'un vaste incendie. A la faveur de la lune, notre armée se divisa en deux corps; l'un marcha sur Milianah, l'autre vers le Chélif, d'où il revint se joindre bientôt au premier corps. La consternation ne tarda pas à se répandre dans le camp de l'émir; des chameaux furent requis pour le transport des bagages; on affecta des mules à celui des blessés. Les Arabes, fuyant en désordre devant nos bataillons, franchirent le Chélif, et se replièrent sur Tazza, où je fus forcé de les suivre. Abd-el-Kader avait pris les devants. Je voyageai en compagnie du kalifat de Tlemcen, Bou-Hamidy, qui portait à son maître le montant des impôts perçus sur les tribus de son gouvernement.
L'émir vint à notre rencontre, monté sur un magnifique cheval gris, qu'il tenait de l'empereur du Maroc; sa musique marchait devant le cortège, et une nombreuse escorte caracolait à ses côtés. Arrivé à quelques pas de nous, tout le monde mit pied à terre, et Abd-el-Kader embrassa Bou-Hamidy avec une cordialité qui ne me laissa aucun doute sur l'affection qui les unissait. Des jeux, auxquels les notables prirent part, célébrèrent l'arrivée du plus vaillant des kalifats. Les réjouissances une fois terminées, nous nous dirigeâmes vers la ville.
Je comptais retrouver la place de Tazza telle que je l'avais laissée, avec ses misérables huttes et sa tour inachevée; mais quelle fut ma surprise en voyant, à la place de ce désert, un fort bien construit et décoré avec art, des maisons avec des boutiques, semblables à des édifices. Les terres étaient cultivées; on se livrait, autour de nous, à la récolte du riz. La ville était animée par la présence de plusieurs chefs; des tentes nombreuses s'éparpillaient dans la plaine; et, sous ces tentes, la population oubliait dans les fêtes ses derniers malheurs. Tout y respirait la joie, l'abondance, le mouvement; et ce séjour, sans être à envier, me parut alors l'un des plus agréables de l'Afrique.
Le lendemain, je m'acheminai vers le fort où se trouvait l'émir, lorsque, arrivé à la batterie, j'aperçus une foule nombreuse qui semblait garder la porte; des cris affreux sortaient du sein de cette multitude. Les gestes expressifs des Arabes, leurs regards, le sourire horrible qui grimaçait sur leurs lèvres, me remplirent d'effroi, et je fus tenté de rebrousser chemin; mais j'eus honte de moi-même et je continuai d'avancer.
Mon instinct ne m'avait pas trompé: ces cris étaient des cris de mort; un drame sanglant allait se jouer en ce lieu, et la foule n'était assemblée que pour jouir de ses péripéties. Je pris des informations; mille voix me crièrent qu'on allait décapiter un Français. Ne pouvant croire ce témoignage unanime, je m'adressai à un vieillard qui était près de moi, en lui demandant si c'était la vérité.
«On ne te trompe pas, dit-il en me lançant un regard farouche; c'est à un infidèle qu'on va trancher la tête. Avec l'aide de Dieu et du Prophète, on en fera bientôt autant à tous ceux qui ont envahi notre pays.
--Quel est son crime? demandai-je en balbutiant.
--Son crime? Il s'est fait musulman, puis il a renié la sainte religion du Prophète; non content de cela, il a pratiqué l'espionnage; on a trouvé sur lui certains papiers qui ont mis au jour ses desseins. Il a mérité de perdre la vie, et, in cha allah! il la perdra.»
L'indignation, la stupeur et l'effroi me clouaient à ma place; les regards de la foule s'étaient fixés sur moi avec une férocité inexprimable. Un Français allait périr sous mes yeux sans qu'il me fût possible de le sauver; une parole imprudente aurait sans doute fait tomber ma tête avec la sienne! Un abîme de haine me séparait de ces tigres; et, dans la crainte de se voir arracher leur victime si je parvenais jusqu'à l'émir, ils me fermèrent l'entrée de son habitation. Un raffinement de vengeance les porta à m'entraîner vers la tente où le malheureux condamné attendait que le yatagan mit fin à ses jours.
Je m'avançai, traîné par cette populace hideuse et que l'appât du sang enivrait. En jetant les yeux sur le sol recouvert d'une mauvaise natte, je sentis mes genoux prêts à fléchir, le coeur me manqua, et je me serais évanoui sans le secours des deux Arabes qui me soutenaient. Dans celui que le supplice attendait, je reconnus un de mes amis!
(La fin à un prochain numéro.)
Que ce titre n'effarouche pas la pudeur la plus craintive; rassurez-vous, chers abonnés, je veux simplement vous apprendre aujourd'hui comment l'Illustration parvient à résoudre chaque semaine le problème de son existence. Après vous avoir montré deux des trois grands centres d'action où les idées qui lui donnent naissance s conçoivent et se réalisent,--le bureau de rédaction, l'atelier des graveurs et l'imprimerie,--j'ai le désir de vous donner en très-peu de mots quelques détails peu connus sur les diverses opérations intellectuelles ou matérielles auxquelles doivent nécessairement se livrer à tour de rôle, les rédacteurs, les dessinateurs, les graveurs et les imprimeurs de votre journal. Si ce sujet ne vous offre aucun intérêt, ne lisez pas ce qui va suivre.
Ce fut (jour à jamais mémorable) le 4 mars de l'année 1843, à trois heures quarante-sept minutes, que le premier exemplaire du premier numéro de la première année de l'Illustration sortit enfin du sein de sa mère... (voir 1er numéro, l'année) la mécanique de MM. Lacrampe et compagnie.
--L'enfantement avait été long et laborieux; malgré quelques symptômes de faiblesse apparente, le nouveau-né annonçait une constitution vigoureuse; aussi les bons observateurs ne s'y trompèrent-ils point; ils lui prédirent un long et glorieux avenir! Quelle prédiction fut plus promptement accomplie?
A peine eut-elle vu le jour, la jeune Illustration sut se montrer digne du beau nom que sa famille lui avait donné. Avant la fin de son premier mois elle étonnait monde par ses prodiges. Jamais aucun journal n'avait fait en aussi peu de temps de pareils progrès. La grande nouvelle se répandit avec la rapidité de la foudre d'une extrémité de la terre à l'autre extrémité. En moins d'une année, l'Illustration devint réellement un journal universel. Ce qu'elle a fait pour mériter son succès, est-il nécessaire de vous le rappeler?... Si toutes ses tentatives n'ont pas été également heureuses, vous devez du moins lui rendre cette justice, quelle n'a reculé devant aucun obstacle, qu'aucun sacrifice ne lui a coûté. D'ailleurs ne faut-il pas pardonner quelques erreurs à l'inexpérience du jeune âge?
Étonnez-vous plutôt qu'elle ait pu vous offrir cinquante-deux numéros aussi variés et aussi complets que ceux dont elle vous a gratifiés durant le cours de sa première année, et demandez-vous à l'aide de quels moyens elle est parvenue à obtenir un résultat aussi incroyable, car c'est à cette question que je vais essayer de répondre.
Comme toutes les puissances de ce bas monde, l'Illustration a des courtisans; la capitale de son vaste royaume est Paris; elle a établi le siège de son gouvernement rue de Seine, 33; des ministres qu'elle a choisis avec un rare discernement gouvernent en son nom; mais outre ces hauts dignitaires assermentés et responsables, elle compte dans toutes les villes de France et de l'étranger un certain nombre de sujets volontaires qui, avides de ses faveurs, soupirent après l'heureux moment où il leur sera permis de lui donner, à la plume ou au crayon, un éclatant témoignage de leur affectueux dévouement. Elle reçoit chaque jour, avec des adresses de félicitations, des relations détaillées et des dessins originaux de tous les événements importants arrivés pendant la semaine sur notre planète. Le conseil des ministres s'assemble régulièrement de midi à six heures; il examine les communications qu'il reçoit, déchire et brûle celles qui lui semblent insignifiantes, et soumet à une discussion approfondie celles dont il espère tirer parti. La séance levée, des estafettes partent dans tous les sens; les unes courent chez les artistes pour leur demander des dessins; les autres se dirigent en toute hâte vers les demeures des écrivains chargés de rédiger le jour même un texte explicatif.--Depuis la fondation de l'Illustration, la circulation a presque doublé dans Paris. N'avez-vous jamais rencontré ce cabriolet fameux qui parcourt la ville en tous sens avec une si effrayante vitesse? vous l'avez à peine aperçu quand il a passé devant vous, plus rapide que le cheval fantastique de la ballade de Lénore. C'est le coursier favori de l'Illustration! Il emporte avec son conducteur l'intelligent exécuteur des hautes décisions du conseil suprême, dont le nom célèbre a plus d'une fois sans doute frappé vos oreilles.
Il ne suffit pas à l'Illustration d'être instruite à l'instant même de tout ce qui arrive, il lui faut encore savoir ce qui doit arriver. Le mystère, il m'est interdit de vous le révéler. Je ne vous dirai donc pas comment les prophètes de votre journal parviennent à connaître l'avenir!! Ne m'en demandez pas davantage et suivez-moi maintenant place Saint-André-des-Arts.
Pénétrons ensemble dans cette rue étroite, sombre et humide qui unit la place Saint-André-des-Arts à la rue de La Harpe, et qui porte le nom de rue Pouper. Parvenus au milieu de cette rue, nous nous arrêterons devant une vieille maison nouvellement badigeonnée, et même peinte à l'huile, nº 7. Elle est un peu penchée par l'âge: mais n'ayez aucune crainte, ses fondations sont solides. Elle a été construite à une époque où les architectes se croyaient encore obligés de travailler pour plusieurs générations. Avouons le cependant; si nos aïeux avaient le bon esprit de ne pas s'asphyxier dans des espèces de bonbonnières, ils ne se faisaient aucune idée de ce que nous appelons le confortable.--Ces appartements sont vastes et bien aérés; mais comme l'escalier qui y conduit est roide et dangereux! Madame la présidente appuyait donc sa jolie petite main sur cette grossière rampe de fer, ses pieds mignons foulaient sans hésitation et sans crainte ces carreaux humides. Aussi nos présidentes actuelles ne se décideraient-elles plus à habiter une semblable maison. Partout la bourgeoisie abandonne aux prolétaires ses anciennes demeures; les finances, la magistrature et le barreau cèdent la place à l'industrie.
L'industrie, en effet, a besoin d'espace; à peine même si elle se trouve à l'aise dans ces immenses salons d'autrefois. Jetez un regard sur l'atelier des graveurs de l'Illustration: toutes les places sont occupées: partout où la lumière pénètre, elle est avidement interceptée au passage par un groupe d'artistes sur lesquels veille sans cesse l'oeil du maître.
Le soir venu, les tables qui avoisinent les fenêtres sont abandonnées; tous les graveurs chargés, à tour de rôle, de passer la nuit, se réunissent autour des tables circulaires rangées de distance en distance. C'est un spectacle des plus curieux. Les rayons de la grosse lampe qui s'élève au centre de chaque table, traversant des globes ne verre remplis d'eau, répandent une lumière tellement éclatante sur les mains, les figures, les burins et les bois de chaque graveur, que tout le reste du salon paraît plongé dans une obscurité profonde. Les yeux éblouis, on se dirige à tâtons vers ces phares lumineux. On croirait voir un des tableaux les plus colorés de Rembrandt.
Je ne raconterai point ici l'histoire de la gravure sur bois; un autre, plus compétent que moi en pareille matière, entreprendra un jour cet intéressant travail; je résumerai seulement quelques renseignements généraux sur cet art d'origine moderne, sans lequel l'Illustration n'aurait pas le bonheur de faire le vôtre.
L'artiste dessine avec un crayon ordinaire de mine de plomb, sur un morceau de bois bien sec, bien uni, légèrement blanchi, comme sur une feuille de papier. Le dessin, jugé et accepté, est immédiatement porté à l'atelier général des graveurs, dont le dessin ci-joint vous offre l'image fidèle. Des qu'il arrive, on le grave, sans trêve ni repos, jour et nuit; car souvent il doit être achevé en moins de quarante-huit heures. Le procédé est fort simple, mais la mise en application exige une grande adresse. Il s'agit, en effet, d'enlever, à l'aide de butins de différentes grosseurs, toutes les parties du dessin qui doivent être blanches. La gravure sur bois diffère du tout au tout de la gravure en taille-douce.--Le graveur sur cuivre ou sur acier creuse sur la planche les mêmes traits que le graveur sur bois a le soin de laisser en relief; en d'autres termes, le graveur sur cuivre ne touche pas tout ce qui doit, dans la gravure, être blanc: le graveur sur bois, au contraire, laisse parfaitement intact tout ce qui doit être noir.--Non-seulement on travaille jour et nuit dans cet atelier, mais, quand la nécessité l'exige, on coupe un dessin en deux ou en quatre morceaux, qui sont gravés séparément, et qui, après avoir été soigneusement recollés, sont retouchés et terminés par un maître habile.
Les gravures terminées, on les envoie aussitôt dans un quartier éloigné où elles sont toujours impatiemment attendues.--Traversons donc la Seine, et transportons-nous au milieu même de la cour des Miracles, non loin du passage du Caire. Une autre fois nous vous montrerons la plus belle imprimerie qui existe actuellement à Paris; cette cour célèbre, où des écoles primaires ont remplacé les refuges des ribauds et des mendiants du moyen âge; ces vastes ateliers où plusieurs centaines d'ouvriers sont constamment occupés à composer, à corriger ou à imprimer les chefs-d'oeuvre de la typographie française contemporaine. Aujourd'hui nous nous contenterons de vous apprendre comment le journal s'imprime.
Nous sommes au vendredi: depuis la veille au soir le journal est complètement achevé; il ne reste plus que quelques corrections insignifiantes à faire. Qui d'entre vous n'a vu une imprimerie? Vous savez tous, je le suppose, que chaque compositeur a devant lui un certain nombre de cases de différentes grandeurs remplies de lettres de plomb: ses yeux sont presque constamment fixés sur le manuscrit, et ses mains connaissent si bien les places où se trouvent placées toutes les lettres de l'alphabet, les points, les Virgules, les espaces, etc., etc., qu'elles vont les prendre machinalement d'elles-mêmes sans jamais se tromper. Un composteur, instrument d'acier, sert à recevoir les lettres et donne la mesure des lignes. Les lignes réunies en certain nombre forment un paquet; on passe alors sur ces paquets un rouleau de colle imbibé d'encre, on y applique un papier légèrement mouillé, puis, à l'aide d'une brosse, on fait une épreuve, sur laquelle les correcteurs et l'auteur de l'article relèvent tour à tour les fautes grammaticales ou typographiques. Les corrections faites, le jeudi, le metteur en pages rassemble tous les paquets et en forme des pages d'après un ordre adopté et indiqué d'avance; cet ordre est parfois qualifié de désordre, mais, qu'on le sache bien, nous sommes obligés, pour avoir un tirage convenable, de mettre toutes les gravures d'un numéro sur les pages 1, 4, 5, 8, 9, 12, 13 et 16; par conséquent les articles à gravures n'occupent pas toujours la place que leur assignerait l'ordre logique. Des morceaux de plomb remplacent provisoirement les bois qui ne sont pas encore achevés, et qui ne doivent être livrés que le lendemain dans la matinée. Deux pages forment ce qu'on appelle une forme et les huit formes réunies composent seize pages, ou un numéro.
Jusque-là rien que de fort ordinaire; mais le vendredi matin, les gravures arrivent, et alors commence un nouveau travail assez difficile à expliquer, que les gens du métier appellent la mise en train.
Atelier des Graveurs de l'Illustration pendant le jour.
La gravure en relief a sur la gravure en taille-douce l'immense avantage de pouvoir se tirer en même temps et de la même manière que des caractères d'imprimerie, mais, pour en obtenir un pareil résultat, il est nécessaire de lui faire subir préalablement une assez longue préparation: d'abord, on met à un niveau parfait les gravures et les caractères, puis on procède à la mise en train proprement dite. Cette opération préliminaire est plus importante qu'on ne le croit en général, car de sa mise en train dépend entièrement l'effet d'une gravure: le chef-d'oeuvre de MM. Andrew, Best et Leloir, mal tiré, serait regardé, même par les connaisseurs, comme l'ébauche grossière d'un inhabile apprenti.
Le graveur sur bois n'a pas les mêmes ressources que le graveur sur cuivre; il ne produit, à l'aide de son burin, que des blancs et des noirs uniformes; des demi-teintes, il n'en peut pas faire. Pour donner une certaine couleur à une gravure sur bois, il faut absolument teinter à divers degrés les parties noires, c'est le travail du metteur en train, travail long et difficile. Le metteur en train tire, sur un carton léger, une épreuve de la gravure qu'il s'agit d'imprimer: puis, à l'aide d'un instrument tranchant, il enlève sur ce carton les parties de la gravure qui ne doivent pas être complètement noires; plus des teintes vont s'affaiblissant, plus il creuse profondément. Cette espèce de découpage ou de gravure achevée, le carton est collé solidement à la partie de la mécanique qui presse la feuille de papier sur les formes composées des gravures et des caractères d'imprimerie. Dès lors on conçoit aisément qu'une gravure correspondant exactement à son carton découpé recevra une pression plus ou moins forte, et par conséquent se colorera de teintes plus ou moins vives, selon que le carton a été plus ou moins profondément entaillé. Souvent ce premier travail ne suffit pas; il faut, pendant plusieurs heures, coller des morceaux de papier sur les parties du carton qui ne sont pas assez saillantes, et creuser encore celles qui le sont trop.
Atelier des Graveurs de l'Illustration pendant la nuit.
Cependant la mise en train est terminée, les dernières corrections sont faites: à un signal donné, la mécanique se met en mouvement, et à chaque tour de roue un numéro de l'Illustration vient de lui-même se placer tout imprimé entre les deux cylindres. Cette belle et curieuse machine, dont nous vous donnerons un jour un portrait ressemblant, fait à elle seule plus de besogne que vingt hommes. Sans elle, tous les abonnés actuels de l'Illustration ne pourraient pas être servis dans la même journée, et que deviendrions-nous dans quelques mois? Elle imprime 600 numéros par heure, et huit ouvriers ne pourraient, dans le même espace de temps, en imprimer, à la presse à la main, que 200.
Au fur et à mesure qu'ils sont imprimés, les numéros (le samedi matin) sont transportés dans l'atelier des brocheurs, ou plus de cinquante personnes sont occupées à les plier, à les mettre sous bande. De là les uns partent pour la poste, les autres sont immédiatement enlevés par les porteurs chargés de les remettre dans Paris à leurs souscripteurs. Un certain nombre revient rue de Seine, nº 33, au bureau d'abonnement, où ils se vendent séparément, par collections mensuelles ou en volumes. Puis, imprimeurs, brocheurs, porteurs, etc., se reposent pendant quelques jours de leurs fatigues ou passent à d'autres exercices en attendant que le numéro suivant réclame l'emploi de leur temps.
Seuls, le comité de rédaction et les graveurs ne se reposent jamais. On n'a plus à s'occuper du présent, il faut songer à l'avenir. Je ne vous révélerai pas le mystère des projets que vous devez voir se réaliser pendant l'année qui commence: ce serait vous ôter votre plus grand plaisir, celui de la surprise, et je vous aime trop, ô mes chers abonnés! pour vous jouer un si vilain tour. Soyez sûrs cependant que vous serez encore plus émerveillés et plus heureux en 1844 que vous n'avez dû l'être en 1843.
Bureau de Rédaction de l'Illustration.
Se tenir au courant de tout ce qui arrive dans le monde, chercher à prévoir tout ce qui doit arriver, faire concourir au but commun, pour la plus grande satisfaction des lecteurs, des activités diverses éparpillées aux quatre coins de la grande ville, telle est la tâche des membres du comité de rédaction, sorte d'aréopage qui siège en permanence, et devant lequel viennent se faire juger des articles sur toutes sortes de sujets, des nouvelles, des romans, des dessins, des gravures, des romances, etc.; ne me demandez pas leurs noms, ils persistent à rester cachés, comme on dit, sous le voile de l'anonyme. Dans les journaux politiques, dans les revues, ils ont le droit d'être des illustrations, mais ici ils sont l'Illustration..
(Suite.--Voir t. II, p. 393 et 406.)
Cinquante déserteurs de la Santa-Fé, vingt négriers, restant de l'équipage du Caprichoso; le contre-maître Brimbollio, maître de manoeuvre; le garde-marine Fernando Riballosa, lieutenant, et l'enseigne de frégate don Graviel Badajoz, capitaine; en tout soixante-treize combattants, plus un cuisinier noir et quelques mousses, telle était la composition du personnel du brick-goélette contre lequel le gouverneur de la Havane déployait maintenant toutes ses forces de terre et de mer. L'on trouvera naturel que nous omettions dona Juanita de las Ermaduras, toujours renfermée dans la chambre d'honneur, tremblante, éplorée, en proie aux plus cruelles appréhensions.
La canonnière que Fernando maintenait au bout de sa ligne de mire coupait la route au Caprichoso.
«Capitaine, faut-il faire feu? demanda le pointeur.
--Garde-t'en bien, malheureux! répondit Graviel; s'il est nécessaire d'en venir là, ce qu'à Dieu ne plaise! au moins laissons-les commencer.
--Décidément, murmura le lieutenant, il veut nous voir une corde en cravate! Il serait si facile, avec une bonne décharge à mitraille, de balayer le pont de cette barque du diable!»
Attendu ses desseins ultérieurs, l'enseigne désirait vivement de ne pas livrer combat à ses compatriotes. Mais la canonnière rapprochait le brick acculé contre terre; elle se trouva bientôt à demi-portée de pistolet par bâbord devant. Déjà l'on distinguait les voix du capitaine Bertuzzi et de don Antonio Barzon, tous deux au comble de l'exaspération: l'un courait après son navire, l'autre après sa fille. Le premier avait été trouvé dans la chaloupe, on l'avait démarré, dégarrotté et débâillonné, ce qui lui permettait de gesticuler et de crier à son aise; il abusait de la permission. Le second, qui ne tempêtait pas moins, s'était jeté à bord de la canonnière avec sa garde et ses aides de camp. Tous les négriers débarqués du Caprichoso se trouvaient sur le même bâtiment; les bandits brûlaient de se venger, c'était à qui armerait les avirons, ils faisaient rage.
«Misérable voleur de Badajoz! hurla le gouverneur, qui nécessairement n'ignorait plus rien; ah! larron fieffé tu paieras cher ton audace! Rends moi ma fille, scélérat! Je me contenterai de te faire pendre! Sinon, par le sang de...»
Ce flux d'injures et de menaces rendit à don Graviel tout son sang-froid.
«Bien sensible, assurément! illustrissime seigneur, répondit-il au porte-voix. Je vous préviens seulement que votre fille est sur le pont, et que si vous me faites tirer dessus, elle sera aussi exposée que moi-même.
--Camarades! criait Bertuzzi à ceux de ses gens qui étaient encore sur le Caprichoso, c'est à cause de vous que nous ne tirons pas; mais tout â l'heure, aidez-nous!...»
On se mentait réciproquement avec un touchant accord.
«Holà! Brimbollio! interrompit Graviel, que si, pour son malheur, un des anciens du brick ne rame pas de toutes ses forces, on lui fasse sauter la tête pour premier avertissement!
--Soyez tranquille, capitaine, dit le contre-maître, ces choses-là vont sans dire. Nous sommes armés et ils ne le sont pas. Vous entendez, les mignons?» ajouta le rude marin en s'adressant aux négriers.
La lutte se réduisait à une joute de vitesse et de manoeuvres. Les forts attendaient que le gouverneur commençât le feu; le gouverneur n'osait faire canonner le navire où se trouvait sa fille; Bertuzzi ne voulait pas non plus endommager la coque de son cher brigantin, qu'il comptait enlever à l'abordage. Il ne doutait pas du concours de ceux de ses gens que don Graviel et Brimbollio venaient d'inviter à ramer en termes si persuasifs. On a vu que l'enseigne s'obstinait à ne point mitrailler des compatriotes; le père de dona Juana était à bord de la canonnière, c'était un motif de plus pour s'abstenir des moyens violents.
Après ce rapide examen des pensées et des espérances secrètes de nos principaux acteurs, jetons un coup d'oeil militaire sur leurs attitudes respectives.
Bertuzzi tient la barre du bâtiment chasseur; don Graviel celle du brick-goélette. Ce dernier rase les bas-fonds de tribord et les murailles du Morro avec un art merveilleux, en évitant, autant que possible, l'abordage de l'autre; mais le ci-devant capitaine négrier est sûr de réussir à s'accrocher dans trois minutes environ, si toutefois aucun incident ne contrarie l'habile impulsion imprimée à la canonnière. Don Graviel et ses compagnons voient cela clairement; le garde-marine caresse son boute-feu et tousse; le contre-maître brandit sa hache et jure; les déserteurs font voler leurs avirons comme des plumes.
«Fernando! Fernando! cria tout à coup l'alferez, à moi, viens vite.»
Le garde-marine obéit; le jeune capitaine lui dit alors à voix basse:
«Il s'agit de leur enlever d'un coup de canon tous les avirons de bâbord; ne blesse personne, j'ai mes raisons pour cela, et je réponds du reste.
--Bien! J'aurais autant aimé les couler une bonne fois, mais enfin tu le veux ainsi; tu vas voir!»
A ces mots, le flegmatique lieutenant reprit son poste et repointa son canon de 24.
«Y sommes-nous? demanda Graviel.
--Parfaitement!» répliqua le pointeur.
La canonnière se présentait alors obliquement, son boute-hors de foc touchait le brick, et ses premières rames étaient sur le point de s'engager dans celles du Caprichoso.
«Feu!» commanda l'enseigne.
Une éclatante détonation couvrit tous les autres bruits de la rade. Fernando avait fait merveille; sa décharge à bout portant avait raflé tous les avirons de bâbord de la canonnière, qui pivota sur elle-même comme un oiseau dont une aile est coupée dans son vol. Don Graviel profita de ce mouvement, un étroit espace se trouvait libre. Avant que Bertuzzi eût repris la route convenable et remplacé ses avirons brisés, le Caprichoso avait gagné en bonne direction trois bonnes longueurs de navire; mais de nouveaux dangers l'entouraient: la première explosion fut suivie de vingt autres, les forts répondaient à la pièce à pivot.
«Ah! ils vont tuer ma pauvre fille! s'écria don Barzon, qui, tout brutal qu'il était, aimait tendrement dona Juana.
--Ciel! ils couleront mon joli navire, disait avec douleur le capitaine. Bertuzzi... Et ils nous empêchent de continuer la chasse! Si nous avions pu sauter à l'abordage, mon pauvre Caprichoso eût été repris sans avaries!»
Par une singulière coïncidence, les deux plus acharnés ennemis de don Graviel faisaient ainsi des voeux pour que l'artillerie des forts n'atteignît pas le but. Cependant, les boulets tombaient comme grêle autour du léger bâtiment; quelques rames furent emportées; les flèches des mâts et nombre de manoeuvres coupées, la plupart des voiles percées à jour; par bonheur, la coque et la mature ne furent pas atteintes. A l'ouvert du port, le Caprichoso sentit la brise. La canonnière fut laissée bien loin derrière; et comme le vent fraîchissait, l'on se trouva bientôt hors de la portée des forts.
«Il y a dans tout ceci plus de bonheur que de bien joué,» dit le contre-maître, qui continuait à pester contre les femmes en général, et plus particulièrement contre dona Juana.
Fernando, après avoir fait écouvillonner et recharger la fameuse pièce de 24, se rendit auprès de don Graviel, qui se hâta de lui remettre le commandement de la manoeuvre, et descendit enfin dans la cabine.
L'on avait trouvé à bord de vastes caisses de cigares royaux; maître Brimbollio y puisa largement; le méthodique garde-marine prit un régalia, l'alluma dans les principes, s'occupa ensuite de pourvoir au remplacement des voiles criblées, à la réparation des avaries, à l'installation du service; il se fit apporter un grog, ordonna au cuisinier de distribuer les rations à l'équipage, et braqua sa longue-vue sur l'entrée du port, qu'on relevait au sud-sud-est. Les premières clartés du soleil blanchissaient les remparts du formidable Morro, ont il était permis de se moquer maintenant; mais elles se reflétaient aussi sur un objet moins inoffensif, c'est-à-dire sur la voilure de la frégate la Santa-Fé, chargée de toile haut-et-bas, tribord et bâbord, saillant de l'avant, menaçante et d'autant plus à craindre que la brise de terre augmentait graduellement. La mer devenait clapoteuse. Fernando hocha la tête en toussant.
Avant d'ouvrir la porte de la cabine, don Graviel répara son mieux le désordre de sa toilette, passa les doigts dans ses cheveux, rabattit son grand collet de chemise, raffermit ses pistolets dans sa ceinture, frisa ses moustaches, et jura deux fois pour se remonter le moral; puis il entra.
Nous ne décrirons pas, selon l'usage de nos devanciers, la chambre du capitaine, vrai boudoir maritime. On sait de reste que l'ameublement d'un pirate coûte trop peu pour n'être point magnifique: c'est de la soie dans de l'or, des tapis de cachemire, des bois précieux, des saphirs et des émeraudes, un palais des Mille et une Nuits au daguerréotype.
Doua Juana était assise sur une ottomane incomparable; elle tenait à la main une charmante navajilla de Séville à la lame d'acier poli, à la poignée d'écaille incrustée d'ivoire et d'argent. Au bruit que fit la porte en tournant, elle se redressa, courut se retrancher dans un angle, et fière comme une digne Castillane, se mit en devoir de défendre chèrement son honneur et sa vie.
«Bravissimo! sénorita, dit don Graviel, j'aime à vous voir prendre cette pose martiale. Caramba! elle vous sied à ravir! Mais d'abord permettez à votre esclave soumis de demander grâce pour sa témérité. Vous conviendrez seulement que j'ai ponctuellement tenu parole.
--Si vous faites un pas de plus, seigneur cavalier...
--Dites seigneur capitaine, je vous en supplie, interrompit l'alferez, qui avançait toujours: comme je l'avais juré, je suis capitaine-corsaire aujourd'hui, jour de Noël.»
A ces mots don Graviel ouvrit les rideaux damassés de la claire-voie; un rayon de lumière pénétra dans la cabine.
«Vous voyez, ma reine chérie, que votre appartement n'est pas mal; rien ne vous manquera, et vous avez tout mon amour par-dessus le marché.
--Silence, méchant pirate! répliqua la tremblante jeune fille; de ma vie je ne vous pardonnerai votre indigne conduite.
--Foi de corsaire! vous êtes aussi adorable qu'adorée! Votre colère est éblouissante, et, pour un empire, je ne voudrais pas en avoir été privé. Je vous connaissais dans vos bouderies, Juanita, mais la navaja au poing, c'est tout nouveau pour moi; c'est piquant! Si jamais vous aviez eu quelque rivale dans mon coeur, elle serait oubliée à jamais. Vos yeux en courroux brillent d'un feu divin, ils me percent de part en part, je vous jure. Souffrez que j'examine de plus près ce délicieux cuchillitito.»
En parlant ainsi, don Graviel s'était mis à genoux aux pieds de la jeune fille, non sans avoir adroitement saisi la main dans laquelle étincelait le gracieux poignard, si bien que dona Juana n'en pouvait faire usage; alors, de ce ton semi-railleur qu'il avait accoutumé de prendre pour faire des déclarations à la jeune fille.
«Dans l'espoir de vous plaire, dit-il, afin de satisfaire un de vos caprices, chère âme, je m'expose à être pendu; mais s'il peut vous être agréable de me couper la gorge, faites, ne vous gênez pas, il me serait doux de trépasser par les soins de celle...
--Lâchez-moi donc, alors! interrompit Juanita exaspérée.
--Doucement, mon ange, continua don Graviel, je tiens d'abord à terminer mon discours, uniquement dans votre intérêt: sachez donc qu'après moi vous ne trouverez plus de protecteurs la-haut; Fernando, mon second, n'est pas du tout galant; maître Brimbollio, qui vous gardait dans la yole, est un bandit très-bourru; et pourtant, c'est là ce qu'il y a de mieux à mon bord. Si vous m'accordez la vie, chérubin de mes rêves, je les tiendrai en respect, ils ramperont tous devant vous; mais si vous en décidez autrement, je vous déclare que ma responsabilité sera tout à fait à couvert, ces coquins-là, d'ailleurs, seraient capables de vous en vouloir de ma mort... Ne vous impatientez pas, ma souveraine, encore, un petit mot de justification. Ecoutez bien: ceci est sérieux: je ne suis pas pirate, mais corsaire, distinguons! Je ne ferai la guerre qu'aux Anglais, nos ennemis. J'ai délivré la mer d'un véritable forban en m'emparant du Caprichoso, qui capturait les Espagnols tout comme les autres, avec l'autorisation tacite de votre respectable père... D'autre part, je vous aime, je vous adore, je veux vous épouser: je n'avais pas un triste maravedi de fortune, on m'aurait honteusement chassé de votre présence, si j'avais eu le malheur de montrer mes prétentions; vous m'avez inspiré mon projet, je vous ai obéi à point nommé, suis-je donc si coupable?... Dans un mois, mes exploits m'auront rendu riche, renommé, redoutable, digne de vous en un mot, et vous serez la Grâce qui embellira ma vie, à moins que vous ne préfériez être tout de suite la Parque qui en tranchera le fil.»
A mesure qu'il parlait, don Graviel serrait moins fort la main de Juanita, qui devenait plus attentive; à la fin, cette main blanche et potelée reposait mollement dans la sienne; la jeune fille ne la retira pas, le hardi cavalier y porta les lèvres avec transport.
Juana s'était assise sur l'ottomane:
«Sur votre honneur, fit-elle en oubliant toujours sa main, ce que vous venez de dire est l'exacte vérité?
--Sur mon honneur! sur ma foi! sur mon amour pour vous! Je ne sais pas de serment plus fort.
--Et vous vous conduirez à mon égard en honnête et galant homme?
--Juana, poignardez-moi, mais ne me faites pas injure.»
On frappa à la porte; la jeune fille venait de remettre la navajilla dans sa gaine; don Graviel était assis à côté d'elle:
«Capitaine, dit un mousse qui n'était pas entré sans autorisation, le lieutenant vous fait prévenir que la frégate la Santa-Fé nous appuie la chasse et qu'elle nous gagne.
--Chère amie, dit l'heureux enseigne en se levant, priez Dieu qu'elle ne nous attrape point. Je cherche les Anglais, et non les Espagnols.»
G. DE LA LANDELLE.
(La fin à un prochain numéro.)
Je naquis grande dame et plus belle mille fois que le jour. Je commençai d'être admirée en commençant de vivre. A peine eus-je revêtu ma robe éclatante, que tous les yeux se fixèrent sur moi avec une expression de convoitise qui, à l'époque de mon début, troubla mon innocence et effaroucha ma pudeur. Depuis, j'ai acquis cette heureuse assurance que procurent les grands succès dans le monde; je sais l'art de ne plus rougir devant mes courtisans. D'ailleurs, aujourd'hui, je connais le prix que je vaux, et j'accepte sans embarras les hommages qui me sont en tous lieux adressés, parce que j'ai la confiance de les mériter partout.
Je ne veux pas raconter toutes mes aventures; ce serait une oeuvre trop longue et trop fatigante pour moi qui ai contracté les goûts des personnages avec lesquels j'ai l'habitude de vivre et qui, en conséquence, aime la mollesse et l'oisiveté. Je désire seulement vous confier le principal épisode de ma brillante existence; vous verrez, par les échantillons qu'il me plaît de mettre sous vos yeux, que ma naissance aristocratique ne m'a pas toujours préservé des humiliations; que comme les grands de ce siècle, j'ai éprouvé des fortunes diverses qui m'auraient sans doute instruite, si, je consens à vous en faire l'aveu, je n'étais pas née orgueilleuse.
Je fis ma première entrée dans le monde à une époque bien dure pour les personnes de condition; mais j'eus ce bonheur singulier d'échapper tout d'abord à un contact grossier, et de tomber au pouvoir d'un gentilhomme corse qui commençait, en ce temps-là, à faire une assez belle figure à la tête de la république française. Jamais je ne jouai un plus beau rôle, jamais je n'exerçai sur les destinées de la terre une influence plus grande qu'à cette époque de ma vie.
C'était au château des Tuileries, en 1804; je dormais paisiblement, avec un grand nombre de mes soeurs, dans le tiroir d'une table chargée de cartes géographiques, lorsqu'un jour mon tombeau s'ouvrit brusquement à la lumière. En même temps une main blanche et fine, une vraie main de dictateur, se glissa un silence auprès de moi, me saisit avec une vivacité brutale, et me jeta, toute frémissante de dépit, sur une immense carte d'Europe; M. de Buonaparte, mon maître,--je lui donne, ce titre par exception, car mes autres possesseurs ne sont que mes valets,--M. de Buonaparte était, ce jour-là, un petit homme en habit militaire, à figure humorique, avec un grand front sillonné de plis dédaigneux. Je l'ai revu plus tard gras, frais, et, je le suppose, enchanté de vivre; mais, au temps dont je parle, il n'en était pas ainsi; il ressemblait beaucoup à un homme sans appétit et sans sommeil. C'était un visage bilieux de conspirateur; j'en ai rencontré d'autres qui lui ressemblaient à quelques égards, mais ils n'avaient pas la mine si fière.
Le premier consul, tel était alors son titre, me prit avec distraction entre ses doigts, me tourna et me retourna en tous sens, regarda la pique surmontée d'un bonnet ronge qui se dressait sur mon dos, contempla la Liberté debout sur ma face, puis, souriant d'un sourire moqueur, me laissa une seconde fois retomber sur la table.
Il se leva, se promena à grands pas dans la salle comme le lion dans sa cage, s'arrêta longtemps à une fenêtre devant laquelle passait la foule, frappa son vaste front de sa petite main blanche, croisa ses bras derrière le dos, toussa d'une toux fiévreuse, leva les yeux en l'air, regarda le parquet qui claquait sous ses pieds agités, les tableaux suspendus aux murailles, le lustre qui étincelait sur sa tête, murmura à voix basse des paroles confuses, inintelligibles, puis revint tout à coup, par un brusque détour, l'air résolu quoique tout pâle, se rasseoir sur son fauteuil doré devant la table où je l'observais. Il était si ému, le héros, que j'en tressaillis sous ma robe de métal. Cet homme en proie à une pensée secrète et grandiose me faisait peur. Je comprenais que j'allais être témoin d'un spectacle solennel; mais je ne m'attendais guère à ce que ce jeune conquérant, le seul homme peut-être des temps modernes qui ait eu le courage de me mépriser, me rendit l'arbitre de sa merveilleuse destinée.
Il chuchotait toujours quelque chose entre ses dents, et faisait des gestes comme un fou qui se querelle avec des fantômes. Attentive aux moindres sons, je lui entendis plusieurs fois prononcer le nom d'empire et d'empereur. Il parla de la France, de l'Europe, du monde; il nomma le peuple, l'armée.--Je n'ai pas beaucoup d'esprit, quoique en définitive personne n'en ait plus que moi, mais je ne tardai pas à comprendre qu'il ne s'agissait de rien moins que de me débarrasser de ma pique, pour me confier un sceptre, et que de substituer une couronne d'empereur à mon vilain bonnet phrygien.
Mes instincts aristocratiques se réveillaient en foule, lorsque M. de Buonaparte se leva une dernière fois, oppressé et frissonnant comme un homme qui va interroger le destin. Il me prit, me souleva en l'air, et me laissa aussitôt retomber en criant: «Face!» Heureusement je connaissais ce jeu familier aux enfants et aux superstitieux; je n'hésitai pas à complaire aux désirs du premier consul; je me jetai lourdement sur le dos, étalant au soleil ma face resplendissante.
Le premier consul se pencha sur moi avec une expression de joie profonde, tomba dans une courte rêverie, puis se releva soudainement, la figure radieuse, le front rajeuni, en criant: «C'en est fait! A moi l'empire! Vive l'empereur!»
Un mois après ce grand événement, je quittai l'appartement de celui à qui j'avais donné la couronne de Charlemagne pour entrer dans le secrétaire d'un négociant. Cet heureux mortel avait eu l'honneur de fournir les milliers de lampions qui éclairèrent les fêtes du couronnement de l'empereur Napoléon.
A vrai dire, je ne fus pas heureuse dans cette demeure bourgeoise. J'y rencontrai pour la première fois des petites gens dont je n'avais pas soupçonné l'existence. Ainsi je fus à tout moment coudoyée par des créatures de bas étage qui salissaient ma robe splendide du contact de leur robe d'argent ou de leur robe de cuivre. Je ne vous raconterai pas ce que je souffris alors, parce qu'aujourd'hui je sais que c'est le bon ton de ne pas respecter les personnes de qualité.
Donc j'épiais le moment favorable pour sortir de ma prison d'acajou, lorsqu'un matin je m'éveillai entre les mains d'un enfant aux belles joues rosées, aux yeux bleus, aux longs cheveux qui retombaient en boucles blondes sur une collerette bien plissée. «A la bonne heure! pensai-je, j'aime mieux vivre en société avec ce marmot; c'est moins avilissant, et d'ailleurs il est à croire que nous ne resterons pas longtemps ensemble.»
Le lendemain même de mon nouveau début je fus conduite chez un fameux marchand de joujoux, qui, comme de raison, me trouva belle et désira me posséder.
Hélas! le petit traître me livra sans regret à l'avidité du marchand, qui me mit dans sa poche en riant tout bas d'un air sournois; il me livra avec joie même et reçut en échange, savez-vous quoi? j'ai honte de le dire: il reçut un affreux polichinelle avec deux énormes bosse» rehaussées de brocart, une sur le ventre, l'autre sur le dos, un chapeau chargé de clinquant et un épouvantable nez rouge.
Après avoir éprouvé une humiliation aussi cruelle, j'aurais pu perdre quelque chose de ma foi en mon mérite, si je n'avais éprouvé ensuite, dans mille, autres circonstances, que l'autorité de ma race est immense, et qu'avec l'aide de mes soeurs je puis forcer les regards les plus fiers et les yeux les plus beaux à se baisser devant l'éclat de ma puissance. Qu'il me suffise de dire, pour faire comprendre en un mot le pouvoir dont nous disposons, que nos favoris, généralement choisis avec intention parmi les sots, sont placés, grâce à nous, dans l'estime des hommes plus haut que les princes, plus haut que tous les génies de la terre.
Après mille aventures bizarres, après avoir fait les guerres d'Allemagne dans la poche d'un colonel, et la campagne de Russie dans un fourgon du roi Murat, je tombai entre les mains d'un Cosaque qui m'emporta dans son pays.
Pour finir ce récit incomplet, qui n'est qu'un rapide coup d'oeil jeté sur mon existence passée, je vous dirai qu'aujourd'hui je vis fort tristement dans le coffre-fort d'un vieux prince allemand. Privée d'air et de lumière, je vois avec regret mes traits se flétrir et mon incomparable beauté s'altérer chaque jour. Quand l'avare petit potentat qui s'est voué à mon culte juge à propos de m'adresser ses hommages, il le fait dans une langue qui n'est pas celle du pays où j'ai pris naissance et où j'ai régné avec tant d'éclat. Aussi suis-je atteinte d'une profonde mélancolie dans ma brillante retraite; je soupire après le soleil et le bruit; je rêve tantôt que je pétille entre les mains de joueurs à l'oeil ardent, tantôt que je luis, comme une étincelle de feu, dans ces coupes où les orfèvres nous exposent toutes nues, mes soeurs et moi, aux regards cyniques de la foule;--ou bien, songeant aux jours écoulés, je passe pu revue mes victoires et mes revers; je songe à cet enfant naïf qui me préféra un polichinelle; à ce petit homme jaune qui me confia le soin de lui livrer l'empire du monde. Je me demande, en riant d'un rire de prisonnière, ce qui serait advenu dans l'univers si, au lien de répondre au voeu secret du premier consul, je m'étais laissée tomber la face contre terre!
Je me demande tout cela et beaucoup d'autres choses encore, en attendant que la mort de mon geôlier ou l'invasion de quelque hardi voleur du Rhin vienne me tirer de ma captivité, et me rendre à l'amour de mes sujets.
La loi du 21 mars 1832, sur le recrutement de l'armée, s'exécute partout avec facilité; elle donne à la France une armée brave et disciplinée, dévouée à la patrie et à ses institutions, et sur qui reposent les plus chers intérêts de la nation, son indépendance et sa sûreté. Cependant l'expérience a révélé des imperfections qu'il importe de corriger: le remplacement, condition obligée de nos habitudes sociales, est la source d'abus graves, aussi nuisibles aux familles qu'à l'État; les nécessités de l'institution militaire ne sont point satisfaites; certaines dispositions secondaires réclament des améliorations importantes. C'est pour répondre à ces besoins qu'un projet de loi a été présenté, en 1841, à la Chambre des Députés. Adopté par cette Chambre, il n'a pu être immédiatement discuté par la Chambre des Pairs. Dans l'intervalle des sessions, soumis à une commission mixte de pairs et de députés, il a été de nouveau étudié, discuté et modifié. La Chambre des Pairs, appelée à l'examiner au commencement de 1843, y a introduit à son tour plusieurs changements, et l'a adopté le 26 avril 1843. Après cette longue élaboration, il a été présenté, le 4 mai de la même année, à la Chambre des Députés; le rapport de la commission chargée de son examen a été fait le 29 juin suivant, et, par une récente décision, la Chambre a arrêté qu'il serait soumis à ses délibérations pendant le cours du la session actuelle.
La loi du recrutement de l'armée touche à toute l'organisation sociale: il faut qu'elle ne soit ni un danger pour les libertés publiques, ni un fardeau trop lourd pour le Trésor. Elle pourvoit au premier besoin de l'État; car elle constitue sa force, et détermine ainsi tout le poids de son influence; mais comme elle est en même temps pour les familles la charge la plus pesante, elle ne doit leur imposer aucun sacrifice inutile. La durée du service, l'incorporation du contingent et le remplacement militaire sont les trois principales questions qui dominent dans la loi sur le recrutement.
L'appel obligé, c'est-à-dire le service personnel, tel est le principe de force qu'elle doit constituer. Dans son application, toutefois, ce principe a subi des modifications nombreuses pendant les trente années qui se sont écoulées depuis 1789 jusqu'en 1818. En 1789, l'Assemblée constituante rend le service personnel commun à tous les citoyens, et n'en exempte que le monarque et l'héritier présomptif de la couronne. En 1793, nul ne peut se faire remplacer. En l'an VI, tout citoyen français est défenseur de la patrie par droit et par devoir: les défenseurs conscrits sont attachés aux divers corps, ils y sont nominativement enrôlés, et ne peuvent pas se faire remplacer. En l'an VIII, les hommes impropres à supporter les fatigues de la guerre, et ceux reconnus plus utiles à l'État en continuant leurs travaux ou leurs études, sont seuls admis à se faire remplacer par un suppléant. La substitution n'est autorisée, en l'an X, qu'entre conscrits d'une même classe; tandis que le remplacement l'est également, en l'an XI, entre conscrits nés et domiciliés dans l'étendue de l'arrondissement, puis, en 1804, dans l'étendue du canton, et en 1805, dans celle du même département. Plus tard, en 1815, les conscrits sont autorisés à prendre des remplaçants dans tous les départements de l'empire indistinctement. Cette faculté a été, comme on le voit, l'objet de contraintes et de facilités fort capricieuses, suivant les vicissitudes des événements militaires, jusqu'à ce qu'elle fût législativement consacrée par la loi du 10 mars 1818, comme par les lois suivantes. Aussi, en 1806, sur un effectif de plus de 500,000 hommes, il n'y avait pas un huitième de remplaçants; 1826, cette proportion était d'un cinquième; en 1835, presque d'un quart; enfin, au 11 septembre 1842, sur un effectif de 357, 598 sous-officiers et soldats des corps qui se recrutent par la voie des appels, il y avait 85,644 remplaçants, c'est-à-dire plus du quart de cet effectif.
Le remplacement est consacré maintenant en France par une longue habitude. Dans une société livrée aux soins de l'industrie, où les propriétés sont divisées et les fortunes médiocres, où chacun doit, par un labeur sans relâche, un zèle infatigable et des veilles incessantes, préparer son état et se faire à soi-même sa place dans le monde, imposer indistinctement à tous l'obligation de passer dans une caserne plusieurs années, les plus fécondes de la vie, ce serait causer au plus grand nombre un irréparable dommage, et leur fermer la carrière, objet des veilles de leur jeunesse entière, et espoir de leur avenir. Aucun des intérêts généraux de la société n'y trouverait profit: les progrès des arts, de la science, de l'industrie, seraient arrêtés par cette loi aveugle. Le remplacement est-il donc onéreux aux classes laborieuses? Chaque année, il verse plus de 50 millions dans les familles les moins aisées. Il appelle sous les drapeaux et soumet à une discipline nécessaire des hommes que ce joug assouplit et façonne; il substitue en eux la politesse à la grossièreté, l'amour de l'ordre à l'esprit d'insubordination, et l'instruction à l'ignorance.
Le chiffre des remplaçants augmente dans une progression toujours croissante; ils sont devenus une partie essentielle et considérable de notre force publique; un grand nombre accomplissent honorablement leurs devoirs, obtiennent de l'avancement, arrivent aux grades élevés, et font oublier qu'un contrat vénal les a appelés sous le drapeau. Il est juste, toutefois, de reconnaître que, dans l'échelle des qualités morales, les remplaçants sont généralement au-dessous des jeunes soldats qui servent pour eux-mêmes. Aussi les remplacements que les chefs de corps préfèrent et acceptent le plus volontiers, sont-ils les remplacements au corps, c'est-à-dire ceux des militaires qui ont accompli leur temps de service. Ces sortes de remplacements offrent, en effet, de grands avantages. Ceux qui les contractent sont connus des chefs de corps qui peuvent toujours refuser d'admettre les hommes dont l'armée aurait à se plaindre et qu'elle n'aurait pas intérêt à conserver. Le drapeau ne garde donc que les soldats éprouvés. Un relevé des peines disciplinaires, fait sur les livres de punitions de 24 régiments, 12 d'infanterie et 12 de cavalerie, a donné les résultats suivants. Tandis que 100 remplaçants non militaires ont passé 201 jours en prison et 630 jours à la salle de police, les remplaçants au corps n'ont subi, pour 100 hommes, que 66 jours de prison et 515 de salle de police. D'ailleurs, les remplaçants pris sous les drapeaux possèdent à la fois la vigueur que donnent les armées, et la pratique des armes que donne un long service. En 1841, sur 98,000 remplaçants, près de 28,000 avaient déjà servi.
Le contingent annuel et la durée du service sont les éléments primitifs de l'institution militaire. C'est par eux qu'est résolu cet important problème de lier l'armée à la nation, et de l'organiser de telle sorte que, citoyenne sans cesser d'être militaire, elle puisse passer rapidement de l'état de paix à l'état de guerre, et de l'état de guerre à l'état de paix, en ménageant les intérêts de nos finances et ceux de la population, mais en assurant toujours à l'indépendance nationale toute la force dont elle pourrait avoir besoin. Cette force est depuis longtemps déterminée, et l'on a reconnu que notre armée sur le pied de guerre devait présenter un effectif de 500,000 hommes au moins. Un effectif aussi considérable ne saurait être maintenu sous le drapeau, quand les éventualités de l'avenir ne le rendent pas nécessaire. Les besoins du pays et les limites de l'impôt ne permettent pas de l'entretenir en temps de paix. L'armée doit, par conséquent, être divisée en deux fractions inégales: la première, active et soldée, dont l'effectif est déterminé annuellement par la loi de finances; la seconde qui, ne coûtant rien à l'État, attend dans le repos le moment d'être utile à la patrie. Telle est formule de la réserve.
Au premier aspect, il paraîtrait tout naturel de penser que, d'après l'incorporation successive des contingents annuels, les militaires ayant passé sous le drapeau devaient constituer le principal effectif de cette réserve, et que les jeunes soldats ne pouvaient y compter que comme complément. En effet, au 1er septembre 1834, il y avait déjà dans la réserve 79,926 sous-officiers et soldats instruits, prêts au premier appel, et seulement 3,155 jeunes soldats laissés dans leurs foyers; mais telle est l'élasticité des dispositions de l'article 29 de la loi, aujourd'hui encore en vigueur, du 21 mars 1832, qu'au 1er avril 1810, sur 135,000 hommes dont se composait la réserve, il y avait seulement 297 hommes qui eussent activement figuré dans les rangs. La gravité d'un tel état de choses devait se manifester plus tard. Quand, en 1810, l'effectif de l'armée dut être porté de 317,826 hommes à plus de 500,000, la réserve fut appelée; et, dans l'espace de peu de mois, l'armée reçut 185,786 hommes, dont une partie comptait déjà plusieurs années de service, et qui, cependant, voyaient le drapeau pour la première fois. Il n'y a donc, dans ce système de réserve mixte, aucune garantie pour l'institution militaire. Pour entrer dans une voie plus assurée, le nouveau projet de loi, adopté par la Chambre des Pairs le 26 avril 1843, et soumis actuellement aux délibérations de la Chambre des Députés, propose d'incorporer en entier le contingent, et de porter à 8 ans la durée du service, en déterminant la libération au 30 juin de chaque année. La durée du service actif resterait d'ailleurs toujours soumise aux éventualités politiques et financières.
La loi du 10 mars 1818 avait fixé à 12 années la durée du service, dont 6 passées dans la réserve; celle du 9 juin 1821 l'avait réduite à 8 années, et celle du 21 mars 1832 à 7 années.
Dans les États étrangers, la durée du service est fort variable, comme l'attestent les chiffres suivants:
Autriche: soldats d'Italie et du Tyrol, 8 ans; soldats des États héréditaires et de la Gallicie, qui servaient autrefois 11 ans aujourd'hui 10 ans; soldats de la Hongrie, 10 ans.
Bavière: armée permanente, 6 ans; armée éventuelle, composée de la landwehr partagée en deux bans qui comprennent, le premier, les hommes de 21 à 40 ans non incorporés dans l'armée active; et, le second, les hommes de 40 à 60 ans.
États-Unis: 5 ans; l'armée ne doit se recruter que par engagements volontaires; tou» les blancs, de 18 à 35 ans, peuvent être enrôlés au prix de 60 francs l'engagement.
Prusse: en temps de paix, 2 ou 3 ans; puis 2 ans sur les contrôles de la réserve; les soldats qui cessent d'appartenir à l'armée active font partie, jusqu'à 32 ans, de la landwehr du premier ban; et, de 32 ans à 40, de la landwehr du second ban; de 40 à 50 ans, ils sont encore tenus de marcher, en cas d'invasion: c'est ce qu'on nomme le landsturm.
Russie: 25 ans dont 15 ans dans l'armée active, 5 ans dans les bataillons ou escadrons de réserve, et 5 ans dans la réserve générale de l'armée.
Saxe: armée permanente, 6 ans dans l'armée active et 5 ans dans la réserve de guerre; l'armée éventuelle est composée des individus non appelés au service actif; il y a, en outre, pour le contingent de la Confédération, une réserve de guerre comprenant les hommes de l'armée active qui ont quitté les drapeaux avant d'avoir achevé leur temps légal de service, et ceux qui, après l'avoir complété, sont astreints à la réserve pendant trois autres années.
Jusqu'à ce moment le point de départ pour le service a été fixé au 1er janvier; le projet de loi propose de le fixer au 1er juillet de chaque année, qui est la vraie date du commencement du service. Ce n'est en effet qu'au 1er juillet au plus tôt que peut être formé le contingent: c'est seulement alors que les hommes deviennent jeunes soldats et sont à la disposition du gouvernement. Jusque-là ils sont entièrement libres et maîtres de leurs actions. Ainsi ils ne sont point forcés de se présenter au tirage, ni devant le conseil de révision; ils peuvent même se marier, voyager selon leur bon plaisir. Il semble donc peu rationnel de continuer à faire compter pour service militaire six mois pendant lesquels le contingent n'existe pas, six mois pendant lesquels tous les jeunes gens qui doivent concourir à la formation de ce contingent (et ils sont 300,000) ont une position parfaitement identique à celle de tous les autres citoyens.
Tous les jeunes Français sont soumis au recrutement. Chaque année une loi détermine le nombre d'hommes dont se compose le contingent. Une ordonnance royale les répartit entre les départements et les cantons, proportionnellement au nombre des jeunes gens inscrits sur les listes du tirage de la classe appelée. Le contingent assigné à chaque canton est fourni par un tirage au sort entre les jeunes Français qui ont leur domicile légal dans le canton, et qui ont atteint l'âge de 20 ans révolus dans le courant de l'année précédente. Les tableaux de recensement des jeunes gens soumis au tirage sont dressés par les maires, publiés et affichés dans chaque commune. Les tableaux dressés, un tirage au sort désigne les jeunes gens qui seront appelés à faire partie du l'armée. Ceux qui auraient été condamnés pour fraudes ou manoeuvres ayant pour but d'échapper à la loi sont inscrits en tête des listes de tirage, comme si les premiers numéros leur étaient échus. Les jeunes gens de la classe appelée sont inscrits sur les tableaux de recensement dans l'ordre alphabétique de leur nom de famille.
Parmi les jeunes gens qui concourent au tirage, les uns sont exemptés du service, les autres dispensés. Les causes d'exemption et de dispense sont énumérées dans la loi, et elles ne doivent pas être étendue sans raisons graves. Considérés comme s'ils avaient satisfait à l'appel, les dispensés comptent numériquement dans le contingent, mais ils ne comptent pas dans l'armée; l'exempté au contraire, est remplacé par numéro subséquent, et dès lors toute exemption a pour effet de détruire l'arrêt du sort, et de reporter le fardeau du service sur ceux qu'il en avait affranchis.
Le jugement des exemptions et des dispenses est attribué au conseil de révision. Dans les mains de cette juridiction spéciale repose l'exécution de la loi, et l'on pourrait dire la composition de l'armée. Pour les cas rigoureusement définis, les termes de la loi règlent la conduite du conseil et lui dictent ses résolutions. Mais la catégorie d'exemptions la plus nombreuse, celle qui se rapporte aux infirmités, reste entièrement abandonnée à son appréciation discrétionnaire. Chaque année, sur environ 300,000 conscrits, plus de 50,000 obtiennent leur exemption à ce titre. Le conseil de révision est un jury suprême qui prononce sans appel.
Dans sa composition actuelle, l'armée est représentée par un officier général; l'État, par le préfet et un conseiller de préfecture qu'il désigne; les familles, par un membre du conseil général du département et par un membre du conseil de l'arrondissement, tous deux aussi à la désignation du préfet. Un membre de l'intendance militaire, assiste aux opérations du conseil et est entendu toutes les fois qu'il le demande.
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Une loi du 12 juin 1843 a fixé à 80,000 hommes le contingent de la classe de 1843. Ce contingent, qui a été le même pour toutes les années depuis 1830, ne fournit que 65,000 hommes à l'armée de terre; 15,000 doivent être déduits pour le service de la flotte, les insoumissions, etc.
En vertu d'une ordonnance royale du 5 décembre dernier, les tableaux de recensement, ouverts à partir du 1er janvier 1844, ont été publiés et affichés les dimanches 21 et 28 du même mois, ainsi que l'exige l'article 8 de la loi du 12 mars 1832. L'examen de ces tableaux et les tirages au sort, prescrits par l'article 10 de la même loi, devaient commencer le 19 février; mais comme le 19 tombait le mardi gras, des instructions du ministre de la guerre ont autorisé le renvoi des opérations à un autre jour pour les cantons où il aurait pu être à craindre que les saturnales du carnaval ne vinssent troubler l'ordre et la régularité du tirage. C'est ce qui a eu lieu notamment à Paris, où le tirage des jeunes gens du 1er arrondissement, fixé d'abord au 19 février, a été renvoyé au 6 mars, et où les opérations ont commencé, le 22 février, par le 2e arrondissement, pour être continuées sans interruption jusqu'au 6 mars inclusivement.
Les numéros de tirage sont écrits ou imprimés sur des bulletins uniformes. Chaque bulletin porte un numéro différent, de manière que la totalité des bulletins forme une série continue de numéros, depuis le numéro 1, égale au nombre des jeunes gens appelés à tirer. Le sous-préfet (à Paris, le maire de chaque arrondissement remplace le sous-préfet), après avoir reconnu publiquement que le nombre des bulletins est le même que celui des jeunes gens qui doivent prendre part au tirage, les paraphe, les mêle et les jette dans l'urne. Les communes du canton sont appelées pour le tirage suivant l'ordre alphabétique de leurs noms, et les jeunes gens de chaque commune suivant l'ordre de leur inscription sur les tableaux de recensement. Au fur et à mesure que les jeunes gens sont appelés, ils tirent de l'urne un numéro. Les parents des absents, ou, à leur défaut, le maire de leur commune, tirent à leur place. A mesure que les bulletins sont tirés de l'urne, le sous-préfet inscrit sur la liste du tirage, en regard du numéro sorti, les nom, prénoms et surnoms de celui auquel le numéro appartient, ainsi que les noms et prénoms de ses père et mère. Le numéro sorti est inscrit en outre sur le tableau du recensement, en regard du nom de celui auquel il appartient. L'ordre des numéros tirés par les jeunes gens détermine toujours celui de leur appel pour la formation du contingent. A mesure que les jeunes gens se présentent, le sous-préfet leur demande s'ils ont des motifs d'exemption ou de dispense à faire valoir, et il en fait mention tant sur la liste du tirage que sur le tableau de recensement. Si des jeunes gens réclament l'exemption comme n'ayant pas la taille fixée par la loi, le sous-préfet, avant d'inscrire ses observations, fait toiser les réclamants, lesquels, à cet effet, sont placés sur le marchepied d'un double mètre poinçonné et étalonné, dont la traverse est élevée à un mètre 560 millimètres.
Immédiatement après le tirage de chaque canton, le sous-préfet envoie au préfet du département une expédition authentique de la liste du tirage. Le, préfet, de son côté, forme un état indiquant, par canton, le nombre des jeunes gens inscrits sur les listes du tirage de la classe. Cet état est adressé au ministre de la guerre. Tous ceux de la classe de 1843 devront lui parvenir le 20 mars 1844 au plus tard. La répartition du contingent de cette classe, entre les départements, sera faite ultérieurement par une ordonnance royale, qui réglera en même temps les autres opérations relatives à l'appel de ladite classe.
Promenade des Conscrits après le tirage.
De nombreuses demandes sont formées chaque année à l'effet d'obtenir, par exception, le maintien dans leurs foyers de jeunes soldats qui, bien que méritant par leur position une faveur toute particulière, à titre de soutiens de famille, n'ont pas pu être classés en ordre utile sur les listes des hommes de cette catégorie dressées par les conseils de révision dans la proportion habituelle de dix sur mille hommes du contingent. En 1843 cependant il a été satisfait plus largement, sous ce rapport, aux besoins des populations, et M. le ministre de la guerre a décidé que la proportion précédemment établie serait portée au double pour la classe de 1842, c'est-à-dire à vingt sur mille hommes (ou deux sur cent) du contingent de cette classe.
Après le tirage, les jeunes gens ont en général l'habitude de placer sur le devant de leur chapeau le numéro qui leur est échu au sort, et de l'attacher avec des rubans de diverses couleurs, le plus souvent tricolores. Puis ceux de la même commune se réunissent et retournent ensemble chez eux, bras dessus bras dessous, chantant, criant, marchant au pas, tambour en tête. Tout le long de la route ils font de fréquentes stations, arrosées de libations nombreuses, ceux-ci en l'honneur de la chance qui les a favorisés, ceux-là pour s'étourdir et noyer dans le vin le chagrin d'avoir attrapé un mauvais numéro. Les uns et les autres, partis fièrement au pas du chef-lieu de canton, ne rentrent guère dans la commune que d'un pas plus que chancelant: ce qui a fait plaisamment donner à ces sortes de détachements d'apprentis militaires le nom trop bien mérité de compagnies des litres.
Depuis 1830, de nombreuses améliorations ont attaché l'armée au pays par des liens étroits. L'état des officiers a été garanti, l'avancement soumis à des règles de justice, la solde des officiers, sous-officiers et soldats améliorée, les pensions de retraite étendues; deux écoles ouvertes dans chaque régiment d'infanterie ou de cavalerie, l'une, du premier degré, destinée aux soldats et aux caporaux ou brigadiers; l'autre, de deuxième degré, pour les sous-officiers; 50 à 60,000 hommes admis annuellement dans ces écoles; un certain nombre d'emplois réservés dans les forêts et dans les douanes aux militaires qui auraient, comme sous-officiers, contracté et terminé au moins un réengagement; les carrières civiles ouvertes ainsi à ceux qui n'obtiennent point l'épaulette; enfin les troupes appliquées en France et en Algérie aux grands travaux d'utilité publique.
Lady Henriette, ou la servante de Greenwich.
Tel est le titre peu gracieux du ballet pantomime que l'Opéra a mis au jour le mercredi 21 février 1844.
Lady Henriette est première dame d'honneur de la reine Anne; elle habite un riche appartement dans le château royal de Windsor; elle a un futur, comme dit le livret. Ce futur s'appelle sir Tristan Crackfort, et il joint au malheur de porter un pareil nom l'inconvénient d'être le seigneur le plus sot des Trois-Royaumes. De tout cela il résulte que lady Henriette est, de son côté, la femme du monde qui s'ennuie le plus et qui bâille le mieux.
Bien bâiller est un talent; mais à force d'exercer les talents qu'on a, on se fatigue: témoin Rossini, qui, pour avoir trop fait d'opéras, n'en veut plus faire. Lady Henriette voudrait bien ne plus bâiller; elle consulte sur ce point délicat Nancy, sa fille, suivante, qui lui répond ce que toute fille suivante répond en pareil cas: «Madame, il faut prendre un amant.» Mais ce remède-là n'est point du goût de milady: il lui faut quelque chose de moins trivial, de plus neuf, de plus inattendu, quelque chose qui n'ait jamais été imaginé par personne. Un amant! fi donc! toutes les dames de la cour en ont. Mais prendre le costume d'une paysanne, attacher à son corsage un bouchon de paille, et se rendre, en cet équipage, à la foire du Greenwich, voilà ce qu'aucune d'elles n'a jamais imaginé.
Or, il faut que vous connaissiez l'usage anglais et le sens de ce bouchon de paille.
Toute fille des champs qui veut entrer en service, et qui cherche une condition, n'a qu'à se présenter à la foire de Greenwich ainsi accommodée. C'est là que se rendent, de toutes les contrées voisines, les fermiers qui cherchent des servantes. De chaque côté on est sûr d'y trouver son affaire, et l'on n'y a que l'embarras du choix.
Lady Henriette, donc, ira se mettre incognito au service de quelque manant du pays: elle fera son lit, balaiera sa chambre, écumera son pot. Ce divertissement lui paraît délicieux.--Que vous en semble?
Elle échoit à un fermier du pays de Galles appelé Lyonnel. Lyonnel est jeune et fort joli garçon; il a l'imagination vive et le coeur tendre. Pauvre Lyonnel! il ne tarde guère à devenir le jouet de sa nouvelle acquisition, et le valet de sa servante. Lady Henriette, toujours grande dame, en dépit de son déguisement, abuse cruellement de ses avantages, et traite le fermier à peu près aussi mal que sir Crackfort; puis tout à coup elle s'échappe par une fenêtre, monte en voiture et s'enfuit au galop, laissant Lyonnel fou d'amour et de désespoir.
Tout amoureux qui a perdu sa maîtresse doit immédiatement s'engager: c'est la règle à l'Opéra, et Lyonnel n'a garde d'y manquer. Le voilà à Windsor, habillé de rouge, coiffé d'un chapeau à plumet et armé d'un fusil; il est soldat dans le régiment des gardes de la reine.
Vraie souveraine constitutionnelle, la reine ne gouverne pas, et s'amuse de son mieux. Mais lady Henriette s'ennuie de plus belle. Sir Tristan la suit partout et ne perd pas un occasion de recommencer l'éternel aveu de son amour. Ces la seule ressource qui reste à l'infortunée. Les tendres protestations du courtisan ont pour résultat certain de l'endormir immédiatement; il ne manque jamais son effet; mais, après l'avoir produit, il s'éloigne, et en cela je crois qu'il a tort. Un plus avisé resterait. A peine il a disparu que Lyonnel arrive. «Ciel!... grand Dieu!... est-ce bien elle? Est-ce vous?... Est-ce toi?...» Milady s'éveille: «Que me voulez-vous, non cher? Vous extravaguez, sans doute. Je ne comprends rien, je vous le jure, ni à vos hochements de tête, ni à vos roulements d'yeux, ni à vos gestes frénétiques, ni à vos discours dépourvus de sens.» Et milady s'éloigne d'un air superbe. Mais il y a un dieu pour les amants.
Par l'opération de ce dieu, le cheval de la reine s'emporte, et voilà sa très-gracieuse majesté errant à travers champs, au gré de cette bête furieuse, et exposée à une foule d'accidents désagréables, sur lesquels mon imagination n'ose s'arrêter, tant est grand mon respect pour le principe monarchique. Qui sauvera sa très-gracieuse majesté? Lyonnel s'élance et se dévoue, et bientôt on le voit ramener la reine à demi pâmée, qu'il soutient dans ses bras. Heureux Lyonnel! la reine, reconnaissante, le fait officier.
Bientôt son nouveau grade l'introduit au château royal.
Il y a spectacle à la cour, et ballet mythologique. Sir Tristan Crackfort y représente le puissant Jupiter, et la reine d'Angleterre l'auguste Junon. Tous deux descendant de leur gloire, et viennent danser un menuet avec Mars, Apollon, Cybèle, etc. Vénus paraît à son tour, poursuivie par un berger. Elle résiste à l'audacieux, elle fuit en se jouant, et, dans sa fuite, elle décrit les figures les plus gracieuses, elle prend mille poses pleines de volupté, elle charme les dieux, elle enivre les humains, et surtout Lyonnel, qui reconnaît dans la déesse son inconnue mystérieuse, Hors de lui, il s'avance, il tombe aux pieds de Vénus... Jugez du trouble et de la stupeur générale! Le ballet s'interrompt; le ciel et la terre se, rapprochent, les mortels et les dieux errent pêle-mêle; l'imprudent trouble-fête est entraîné hors de la salle, et Vénus s'évanouit.
On mène Lyonnel en prison; mais il s'échappe, s'enfuit au hasard au travers du palais, et arrive enfin dans l'appartement de lady Henriette, qui n'est pas encore tout à fait remise de l'émotion que lui a causée son étrange aventure. «Grâce, madame! un mot de vous suffit pour me sauver: dites ce mot...» Ah bien oui! La comtesse, irritée, le repousse et lui ordonne de sortir. Il insiste, elle appelle, et livre le malheureux aux soldats qui le poursuivent. Les dames d'honneur ont-elles donc le coeur si dur? Lyonnel succombe à ce dernier coup, ses idées se troublent, ses yeux deviennent fixes, il fait des gestes bizarres, il rit, il pleure: le voilà fou! On le mène à Bedlam.
Là il trouve nombreuse compagnie et des fous de toute espèce, un mélomane, un dansomane, une femme qui se croit reine, un homme qui se croit le Destin, etc., etc. Tous se mêlent bientôt et exécutent un ballet curieux et bizarre. Puis le tambour bat: c'est la reine Anne qui vient visiter Bedlam; lady Henriette l'accompagne. Elle voit Lyonnel et comprend enfin tout le mal qu'elle a fait. «N'y a-t-il donc aucun moven de le réparer?
Ballet mythologique de Lady Henriette.
--Un seul,» dit le médecin.
--Eh bien! ne le devinez-vous pas? Ne savez-vous pas depuis longtemps comment on guérit les fous à l'Opéra, et comment finissent toutes les nièces de théâtre?
Le sifflet du machiniste retentit: la scène change. Voilà Lyonnel installé de nouveau dans sa ferme, auprès de son ami Plumket. Bientôt la porte s'ouvre; il regarde: il revoit la comtesse telle qu'il l'a vue jadis, en habits de servante, et qui attend ses ordres. A cet aspect la raison lui revient subitement, et le mariage de rigueur termine le cours de ses aventures.
Vous avez vu, probablement, la Fête du village voisin et la Comtesse d'Egmont, lecteur, et vous me dites que vous saviez d'avance, ou à peu près, toute cette histoire. Hélas! j'en conviens. Mais ce que vous n'avez point vu, ce sont les décorations de M. Cicéri.
Jamais peut-être M. Cicéri n'avait mis au service de l'Opéra un art plus savant, plus délicat, plus fin, une imagination plus riche et plus jeune, un goût plus parfait. La place du marché de Greenwich et la forêt de Windsor sont deux paysages composés avec une habileté remarquable, où tous les détails ont une intention et une valeur savamment calculées, et dont l'ensemble est ravissant. Le salon en boiseries sculptées de la comtesse, et la salle d'attente où se passent les scènes qui précèdent le spectacle de la cour, sont, dans un genre opposé, deux chefs-d'oeuvre. La décoration du ballet mythologique, en style rococo et selon la mode du temps, est conçue avec un esprit infini, et exécutée de main de maître.
Trois compositeurs se sont cotisés pour la musique du ballet nouveau. M. de Flotow a fait le premier acte, M. Burgmuller le second, et M. Deldevèze le troisième. C'est de la musique bien faite, en général, et tort proprement ajustée; mais on regrette que les auteurs n'y aient pas déployé plus de chaleur et de verve, et se soient montrés aussi avares de motifs saillants et d'idées nouvelles. M. Burgmuller est resté fort au-dessous de l'auteur de la Péri.
Les costumes y sont très-brillants, et si les tableaux chorégraphiques n'y ont rien de bien nouveau, du moins sont-ils agréables. Il faut, cependant, faire une mention particulière du ballet des fous, où M. Mazilier a montré quelque originalité; d'ailleurs il a trouvé là, en M. Coraly, un interprète d'une prestesse et d'une verve incomparables. Mademoiselle Adèle Dumilâtre, chargée du rôle de lady Henriette, s'en acquitte avec beaucoup de grâce et d'élégance. En somme, le ballet nouveau offre un spectacle agréable, varié, et quelquefois très-piquant.
Bureau d'abonnement de l'Illustration.
Mais peut-il y avoir un spectacle plus piquant que celui dont nous donnons ici même la représentation fidèle? Quoi de plus agréable que l'aspect de cette foule pressée, compacte, impatiente, haletante, qui assiège les bureaux d'abonnement de l'Illustration? Quoi de plus richement varié que cette collection de visages où chacun de vous, lecteurs aimables, a le droit de chercher le sien?...
Histoire des comtes de Flandre jusqu'à l'avènement de la maison de Bourgogne; par Edward le Glay, ancien élève de l'École royale des Chartes, conservateur adjoint des archives de Flandre à Lille. 1 vol. in-8.--Paris, 1844 (tome IIe). Imprimeurs-Unis. 7 fr. 50 c.
L'an 863, Baudoin Bras de Fer, fils du Forestier Ingelran, qui avait épousé secrètement une fille de Charles le Chauve, fut nommé par son beau-père comte du royaume, et reçut pour la dot de sa femme toute la région comprise entre l'Escaut, la Somme et l'Océan, c'est-à-dire la seconde Belgique.. Ayant fixé sa résidence à Bruges, capitale du petit canton connu depuis le sixième siècle sous le nom de Flandre, il fonda la dynastie des comtes de Flandre. C'est l'histoire de cette dynastie, commencée par Baudoin Bras de Fer, en 863, et terminée par Louis de Male, en 1383, histoire peu connue jusqu'à ce jour, qu'a entrepris d'écrire M. Edward le Glay, conservateur adjoint des archives de Flandre à Lille. Le premier volume, dont nous avons rendu compte à l'époque de sa publication, s'arrêtait a l'année 1214. Le second et dernier, qui vient de paraître, contient l'histoire des règnes de Jeanne de Constantinople et de Fernand de Portugal (1214-1233), de Jeanne de Constantinople et de Thomas de Savoie (1233-1244), de Marguerite de Constantinople (1244-1279), de Gui de Dampierre (1280-1304), de Robert de Béthune (1304-1322), de Louis de Nevers ou de Creci (1322-1346), et enfin de Louis de Male (1346-1383). En 1583 Louis de Maie mourut, dit M. Edward le Glay, et le comté de Flandre fut dévolu à Philippe le Hardi et à la duchesse, sa femme, chef de cette illustre maison de Bourgogne dont les destinées se confondirent plus tard avec celles du monde entier.
Ces deux volumes, fruit de longues et patientes études, sont remplis de faits puisés, avec une remarquable sagacité, aux sources les moins connues et les plus authentiques. Toutefois, nous nous permettrons d'adresser à M. Edward le Glay un reproche que du reste il s'est déjà fait à lui-même en terminant son second volume: on éprouve souvent, en lisant cet ouvrage, un vif désir de voir s'interrompre temporairement le récit trop monotone de ces guerres, révoltes et négociations interminables qui suffisaient bien, dit-il, pour occuper l'historien tout entier. «Parfois, ajoute-t-il, nous regrettions de ne pouvoir faire une pause, afin de contempler à l'aise, les autres mouvements qui s'opéraient autour de nous; mais nous ne pouvions suspendre notre marche, sous peine de disparaître dans le torrent qui débordait toujours.» Que M. Edward le Glay cesse donc d'avoir de pareilles craintes, s'il publie jamais un autre ouvrage historique. Il l'avoue lui-même: «La Flandre n'a pas été seulement un théâtre de guerres, de dissensions intestines, de soulèvements populaires; sa prospérité matérielle, ses progrès intellectuels et moraux pourraient fournir à une plume moins inhabile le sujet d'un tableau magnifique.» Le tableau, il ne devait pas se contenter de l'esquisser en quelques pages, ci nous lui pardonnons d'autant moins d'avoir omis, par une fausse modestie, de le peindre dans tous ses détails, que ses efforts eussent certainement été couronnés d'un plein succès.
Essai historique, sur l'origine des Hongrois; par A. de Gérando. 1 vol. in-8 de 164 pages.--Paris, 1844. Imprimeurs-Unis.
La question de l'origine des Hongrois a été diversement résolue. Jornandès fait descendre les Hons des femmes que Filimer, roi des Goths, chassa de son armée, parce qu'elles entretenaient un commerce avec les démons. Cette origine diabolique, qui s'est étendue aux Hongrois, a eu plus de défenseurs qu'on ne serait tenté de le croire; et, bien après Jornandès, un écrivain ne trouvait pas d'autre moyen d'expliquer le mot magyar qu'en le faisant dériver de magus, magicien. Les uns disent que les Hongrois sont des Lapons, les autres soutiennent qu'ils sont Kalmoucks, et pensent donner plus de force à leur opinion en invoquant une ressemblance de physionomie imaginaire. Les Hongrois sont d'origine turque, dit-on encore; leur langue le prouve; les Turcs les appellent toujours «mauvais frères,» parce qu'ils leur ont ferme l'entrée de l'Europe. Un autre les confond avec les Huns et les fait venir du Caucase sous le nom de Zawar. D'autres, enfin, les nomment Philistéens ou Parthes, et leur donnent la Juhrie ou Géorgie pour patrie.
«Les quinze ou vingt noms différents que, dans diverses langues, les chroniqueurs ont donnés aux Hongrois, augmentent encore, dit M. A. de Gérando, les difficultés qui entourent nécessairement une question de ce genre, quand on veut rechercher leurs traces dans l'histoire.»
Lorsque M. de Gérando alla, il y a peu de temps, visiter la Hongrie, il ne se proposait pas de rechercher les origines des Hongrois; mais il lui fut impossible de faire un long séjour dans le pays sans étudier cette question historique, l'une de celles qui intéressent au plus haut point les voyageurs. Il était arrivé avec des idées toutes faites; il publie aujourd'hui celles qu'il a rapportées. Il espère qu'elles obtiendront la confiance du lecteur, car ce ne sont pas les siennes, elles appartiennent aux Hongrois eux-mêmes.
M. A. de Gérando se pose d'abord cette question: les Hongrois sont-ils Finnois? Puis il passe successivement en revue les traditions hongroises, les relations des historiens nationaux et celles des historiens étrangers; il établit ensuite un parallèle entre les Huns, les Avars et les Hongrois. Enfin il montre la marche suivie par les Hongrois, et le résumé général de cette dissertation se termine ainsi: «Nous nous sommes donc convaincu que la nation hunnique se rattache à ce groupe nombreux de peuples nomades que les historiens orientaux appellent indistinctement Turcs, c'est-à-dire émigrants, et qui errèrent longtemps dans l'Asie centrale; peuples qui furent refoulés par la race mongolique, se jetèrent en partie sur l'Europe, en partie sur l'Asie occidentale, et dont les plus fameux sont aujourd'hui les Afghans, les Persans, les Tcherkesses et les Ottomans.»
Dans le préambule, M. V. de Gérando s'est attaché à faire ressortir l'importance politique que l'on peut donner à une question en apparence purement spéculative. S'il était prouvé, en effet, comme l'affirme Schluzer, que les Hongrois sont ou Finnois ou Slaves, les empereurs de Russie pourraient, dans un avenir qui peut-être n'est pas éloigné, élever des prétentions sur le royaume de Hongrie, ou au moins le comprendre entre les pays sur lesquels, comme chefs de la grande famille slave, et de la grande famille finnoise, ils ont l'ambition d'exercer leur influence.
Wilhelm Meister de Goethe, traduction complète et nouvelle; par madame la baronne A. de Carlowitz.--Paris, 1843. Charpentier. 2 vol. in-18. 3 fr. 50 c. le volume.
Poésies de Goethe, traduites par Henri Blaze, avec une Introduction du traducteur.--Paris, 1843. Charpentier. 1 vol. in-18. 3 fr. 50 c.
Mémoires de Benvenuto Cellini, orfèvre et sculpteur florentin, écrits par lui-même et traduits par Léopold Laclanche, traducteur de Vasari.--Paris 1844. Jules Lafitte. 1 vol. in-18. 3 fr. 50 c.
Deux de ces ouvrages datent de l'année dernière; mais le Bulletin bibliographique de l'Illustration de 1843 a oublié de leur accorder la mention honorable dont ils sont dignes. C'est une dette qu'il lui tardait d'acquitter. Le troisième n'a pas le droit de se plaindre d'un trop long retard, car il existe depuis deux mois à peine.
De Goethe, de son roman et de ses poésies, de Benvenuto Cellini et de ses Mémoires, nous n'avons pas à nous en occuper ici; parlons seulement des traducteurs, ou plutôt des traductions.
Madame la baronne A. de Carlowitz est déjà connue dans le monde littéraire par sa traduction de la Messiade de Klopstock, qui lui avait valu un prix de l'Académie française. Si madame la baronne A. de Carlowitz avait envoyé au concours l'ouvrage que nous avons sous les yeux, aurait-elle obtenu la même récompense? Nous en doutons. Bien qu'il ait écrit Wilhelm Meister en prose, Goethe méritait plus d'égards de la part de son traducteur. C'est un de ces hommes de génie dont un peut ne pas aimer le caractère et ne pas admirer le talent, mais dont on doit respecter religieusement les ouvrages. Or, madame la baronne de Carlowitz se permet trop souvent d'altérer la pensée ou de corriger le style du grand poète allemand. De pareilles prétentions ne sont que ridicules. Du reste, si nous oublions cette déplorable manie, nous n'avons que des éloges à donner à madame la baronne de Carlowitz. Lorsqu'on ne la compare pas au texte original, sa traduction, suffisamment élégante et correcte, se fait lire avec plaisir. En outre, elle a l'avantage d'être la plus complète qui existe. La deuxième partie de Wilhelm Meister, les Années de voyage, formant le deuxième volume, n'avait jamais de traduite en français.
Les Poésies de Goethe sont également traduites pour la première fois en français. Leur traducteur est M. Henri Blaze (sur la couverture), qui devient dans le titre de l'ouvrage le baron Henri Blaze, et dans la dédicace le baron Blaze de Bury. Elles se composent de lieds, de ballades, d'odes, d'élégies, d'épîtres, de poésies diverses, du premier chant de l'Achilléide, de Prométhée, de la cantate intitulée la Première Nuit de Walpurgis, et du Divan oriental-occidental. M. le baron Henri Blaze termine ainsi l'introduction qu'il a mise en tête de sa traduction: «Nous venons de le voir, la lyre de Goethe a toutes les cordes: l'antiquité, le moyen âge, l'ère moderne, tout lui est bon; de chaque sujet, de chaque genre et de chaque forme, il ne veut que le miel... Après cela, nous reconnaissons aussi bien que personne les inconvénients de cette universalité dans la création; le dilettantisme se donne trop souvent carrière aux dépens du sentiment, et l'alliage de convention remplace l'or de bon aloi. Puis, à force d'avoir excellé ainsi dans tous les genres, on finit par ne plus pouvoir être classé dans aucun. Ainsi Goethe n'est ni un poète épique, dramatique ou didactique, il est tout cela; mieux encore, il est poète dans le sens absolu au mot.»
M. le baron Henri Blaze n'appartient pas à cette école de traducteurs dans laquelle madame la baronne A. de Carlowitz s'est si maladroitement rangée. Ce n'est pas lui qui, comme Rivarol, rendrait ce vers si beau et si connu de la Divine Comédie:
Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage,
par cette périphrase absurde: «Et nous laissâmes échapper le livre qui nous apprit le mystère de l'amour,» ou qui, désirant nous apprendre que Bidon «se tua par amour,» selon l'expression de Dante, s'écrierait avec emphase: «Elle coupa la trame amoureuse de sa vie.» Rendons-lui cette justice: non-seulement il a toujours compris les poésies de Goethe, mais il les a bien traduites. Sa prose ne dit ni plus ni moins que ce que disent les vers; les expressions difficiles à trouver sont heureusement choisies; en un mot, on sent, en comparant la copie à l'original, que cet ingrat et difficile travail a été fait avec conscience et avec esprit.
Benvenuto Cellini a eu le même bonheur pour ses Mémoires que Goethe pour ses Poésies. L'élégant et fidèle traducteur de Vasari, M. Leopold Laclanche, était plus capable qu'aucun autre écrivain de traduire cette curieuse autographie, qui ne manquera jamais de lecteurs tant que la langue italienne et maintenant la langue française continueront d'exister.
Un Courroux de Poète; par Constant Hilbey, ouvrier. 1 vol. in-18.--Paris, 1844, Martinon.
C'est avec une joie sincère que nous voyons la poésie pénétrer chaque jour plus avant dans le coeur du peuple: en y développant de légitimés espérances, elle y maintiendra, nous en sommes sûr, elle y exaltera l'amour du travail. Mais nous n'accordons cette pleine sympathie à la poésie des classes laborieuses que lorsqu'elle ne se dépouille pas volontairement de son austère simplicité pour revêtir nous ne savons quelles formes banales, quelles couleurs vulgaires empruntées aux albums ou aux almanachs. Ainsi nous avouons franchement à M. Hilbey que nous n'aimons guère à voir un ouvrier se mettre en coquetterie déclarée avec sa muse, l'appeler traîtresse, et jouer avec elle une des scènes du Mariage enfantin. Ces choses-là ne sont pas de celles qui pourraient nous émouvoir; les ouvriers-poètes ont d'autres secrets à nous révéler. Que M. Hilbey lise le dernier volume de M Poney, la belle ode adressée aux maçons, ses camarades, et il comprendra peut-être quelles cordes il faut faire vibrer pour nous rendre attentifs.
Nous pourrions encore reprocher à l'auteur d'Un Courroux de Poète le titre du son livre, titre qui a le double but d'afficher une prétention et un défaut de caractère. Mais nous préférons rendre justice au mérite de quelques-unes des pièces de son Recueil. Ainsi nous citons volontiers l'Adieu au village natal, la Pièce à Gilbert, celle intitulée Fécamp, parce qu'elles nous paraissent inspirées par des sentiments vrais.
Plan détaillé de La Rochelle et de ses environs, accompagné d'une Notice historique; par M. Guy, capitaine au 13e de ligne, à Rochefort.--Chez madame Theze, imprimeur-libraire.
Le Plan de La Rochelle a surtout un intérêt local; la Notice qui l'accompagne et qui est, dans des limites trop resserrées, l'histoire même de la ville, a un intérêt général d'autant plus grand, que le nom de La Rochelle est lié à des événements considérables de l'histoire de France. M. Guy fait une revue rapide de ces événements parmi lesquels figure en première ligne, par sa durée et son importance, la lutte que cette ville soutint dans l'intérêt de la reforme protestante de 1568 à 1628, époque de sa soumission au roi Louis XIII, après le siège mémorable dont la gloire, comme les cruautés qui l'accompagnèrent, reviennent au cardinal de Richelieu. Cette publication, faite avec beaucoup de luxe, a reçu les encouragements du conseil municipal de La Rochelle et des plus notables habitants de cette ville.
Notice sur le monument érigé à Paris par souscription à la gloire de Molière, suivie de pièces justificatives et de la liste générale des souscripteurs; publiée par la commission de souscription.--Paris. Perrolin, 1844. In-8º.
Il faut en vérité plus que du courage à la commission du monument du Molière pour venir encore affronter la critique. Combien l'oeuvre qu'elle a entreprise et menée à fin ne lui a-t-elle pas attiré de mordantes épigrammes et de méchancetés attiques! Quel succès a eu le malin farceur qui, le premier, a trouvé et dit que M. Regnier avait inventé Molière! Qu'il y a donc, dans une certaine presse, et surtout dans de certains feuilletons des loustics aimables et de satanés critiques! Si vous survivez aux traits de ces espiègles, vous avez la vie dure ou la peau bien cuirassée. M. Regnier fait semblant de n'être pas mort, et d'être applaudi tous les soirs; la commission fait semblant de vivre et d'avoir accompli la tâche qu'elle avait entreprise, et que tant d'autres avant elle avaient laissée inachevée; mais tout cela n'est qu'un jeu joué. Il n'y a de vivant que le feuilleton, né malin, et malin bien redoutable.
La commission, ou son ombre, a eu la bizarrerie de penser que tout ce qui s'est imprimé dans les journaux, à l'occasion de l'érection de la statue de Molière, ne devait pas l'empêcher de publier un recueil officiel des actes qui avaient précédé et marqué cette cérémonie. C'est encore un ridicule de sa part, car elle ne pouvait se flatter de trouver jamais d'aussi jolies choses que celles que ses critiques ont imprimées et lues eux-mêmes.
Est-ce elle qui aurait jamais trouvé, par exemple, qu'en 1673, Louis XIV, quoique vieilli, et tombé sous l'influence de madame de Maintenon, donna ordre qu'on conduisit les restes de l'auteur de Tartuffe au cimetière Saint-Joseph?» Cette pauvre commission aurait cru, comme beaucoup d'autres, qu'en 1673, Louis XIV, quoique vieilli, n'avait que trente-quatre ans, et que, quoique tombé sous l'influence de madame de Maintenon, il n'était encore que l'amant de madame de Montespan, avant de passer à mademoiselle de Fontanges, qui n'avait encore alors que douze ans. Mais le feuilleton a changé tout cela.
Est-ce elle qui aurait jamais songé à écrire la Vie de Molière après sa mort, ouvrage curieux, si nous en croyons son auteur qui nous l'annonce, et qui, pour nous donner un avant-goût du son exactitude historique, nous montre Boileau, Chapelle, Bernier et Ménage, vivant intimement entre eux et avec Molière, et suivant seuls son cercueil. La commission aurait à coup sûr pensé que si Ménage, le Vadius des Femmes savantes le détracteur acharné du Misanthrope, avait suivi le convoi de Molière, ce n'eût été que pour chercher à précipiter Boileau dans la même fosse. Mais les revues ont change tout cela.
On a dit à la pauvre commission qu'au lieu de s'amuser à écrire, elle aurait dû s'exercer à mieux lire, et, s'apercevoir, avant que la statue fût découverte, que dans la nomenclature gravée des pièces de Molière, le praticien de M. Pradier avait mis deux r à l'avare. Le critique a eu les yeux attirés sur la lettre coupable par le travail de l'ouvrier occupe à la faire disparaître le lendemain de l'inauguration. «Ce n'est cependant pas faute de lunettes,» a-t-il dit à la commission, avec plus de bon goût que d'exactitude. Les lunettes, il le sait bien, ne font pas toujours bien voir; et cela est si vrai que nous avons eu beau en mettre, nous n'avons pu trouver, dans la liste de souscription, le nom de tel auteur, connu, dit-on, au théâtre par des chefs-d'oeuvre, très-zélé, comme on le voit, pour la gloire de Molière, et qui, certainement, n'aura pas cru qu'il était injuste d'élever une statue à l'auteur du Misanthrope avant de songer à lui. Le pays est excusable: il a suivi l'ordre chronologique.
Nous imiterons l'exemple général, et nous adresserons, nous ausi, notre reproche à la commission, ou du moins à son secrétaire: pourquoi, dans sa Notice, a-t-on imprimé le mot Tartuffe avec un seul f! Nous savons bien que l'Académie, dont nous ignorons les raisons, l'orthographie ainsi; mais Molière ayant créé le mot, et lui en ayant toujours donné deux, il est naturel de penser que ses raisons valaient bien celles de l'Académie. Le besoin du vers a seul déterminé La Fontaine à écrire, dans sa fable du Chat et le Renard:
C'étaient deux vrais tartufs, deux archi-patelins.
Mais la poésie a des licences que ne comportent ni un dictionnaire ni une notice.
Le Roi et LL. AA. RR. madame la princesse Adelaide et madame la duchesse d'Orléans viennent de souscrire au Dictionnaire historique et administratif des Rues et Monuments de Paris, par MM. Félix et Louis, Lazare.
En publiant dans le dernier numéro de l'Illustration, un article sur le Vésuve, extrait du Voyage des docteurs Magendie et Constantin James, nous avons omis d'indiquer que cet article était dû à la plume de M. James, qui avait bien voulu nous faire cette obligeante communication.
Allégorie de Mars.--Le Bélier.
Le deuil répand, sur les représentations de l'Opéra et des Italiens, ordinairement si brillantes, une teinte sombre et triste. En cette circonstance, le jais noir, déjà fort à la mode, a repris une nouvelle faveur, et nous voyons les plus jolies têtes parées de résilles, de bandeaux, ou bien encore d'épingles en jais. Une toilette de deuil très-élégante, pour soirée ou spectacle, se compose d'une robe de crêpe couverte de deux hauts volants de dentelle posés à plat; un velours, large de deux doigts, doit se placer à la tête d'un dessous en pou de soie, et grande berthe de dentelle; attaches de corsage en jais, au nombre de trois ou cinq; et pour coiffure, une résille en jais.
Dans les bals à la Chaussée-d'Antin, nous retrouvons les costumes roses, blancs ou bleus; mais la mode de cette année adopte le blanc pour les robes légères à deux ou trois jupes, qui ne varient que par les différentes fleurs dont elles sont ornées.
Les robes de soie, telles que damas, pékins satinés ou brochés, sont plus diverses de couleurs et de formes, quoique la dentelle en soit toujours le principal ornement. Ainsi, au bal du Château, les robes couvertes de deux volants de dentelle étaient en majorité; d'autres avaient des barbes de dentelle arrangées comme on peut le voir sur le modèle qu'en donne l'Illustration.
Les robes de l'hiver vont bientôt paraître fanées: déjà on fait les corsages moins montant, afin de laisser voir la broderie qui orne les devants du fichu; le col, très-petit, est bordé d'une malines qui se continue sur le devant.
Les chapeaux de velours sont remplacés par les capotes de satin, et le cachemire, ce luxe aimé ou envié de toutes les femmes, remplace plus souvent le manteau de velours.
Le matin, une robe de pékin à raies de satin garnie de passementeries, une capote de satin blanc ornée de blondes, un cachemire noir, est un costume simple et de bon goût.
Le soir, pour concert ou théâtre: robe de velours ouverte des côtés sur un revers de satin pareil, sur lequel sont posés des noeuds de rubans diminuant de grosseur en montant vers la taille; petit bord orné de plumes. Pour bal: robe de tulle à deux jupes, la seconde relevée par une agrafe de trois marguerites variées de couleurs; couronne de marguerites; éventail ancien. Ou bien encore: robe à trois jupes en crêpe blanc, superposées et bordées de trois franges de jais blanc, de hauteurs différentes, la plus petite au jupon de dessus; corsage drapé; couronne de roses et de raisins.
A M. L. P., à Lyon.--Votre lettre est envoyée au dessinateur.
A M. H. B., à Ely (Angleterre).--Nous ne pouvons insérer votre lettre; mais nous profiterons de vos bons conseils.
A M. Z., à Saint-Diè.--La Table des Matières ne peut être envoyée par la poste; vous devez la faire demander par le libraire de votre ville. Nous croyons en effet qu'il y a quelque chose à faire dans le sens de vos observations; nous y aviserons.
A M. G., de V.--Nous l'avons déjà dit: les goûts sont très-divers, et pourtant il faut tâcher de plaire à tout le monde.
A M. L. D. C. à Rouen.--Donnez-nous plus de détails. Cela dépend de la nature de l'affaire.
A M. L. P., à Alger.--Nous avons profité de votre communication; nous acceptons vos offres.
A M. M., à Paris.--C'est elle ou vous; mais si ce n'est pas elle?
A M., à la Rochelle.--Nous avons reçu hier seulement votre envoi. Nous tâcherons de répondre à vos intentions.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:
Un bâtiment marchand battu par un gros temps.