Title: Pauline, ou la liberté de l'amour
Author: Louis Dumur
Release date: September 9, 2013 [eBook #43676]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: E-text prepared by Clarity, Valérie Leduc, and the Online Distributed Proofreading Team (http://www.pgdp.net) from page images generously made available by Internet Archive/Canadian Libraries (http://archive.org/details/toronto)
The Project Gutenberg eBook, Pauline, by Louis Dumur
Note: | Images of the original pages are available through Internet Archive/Canadian Libraries. See http://archive.org/details/paulineoulaliber00dumu |
LOUIS DUMUR
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
M DCCC XCVI
LOUIS DUMUR
Pauline
ou
la liberté de l'amour
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
M DCCC XCVI
—Vous n'avez pas de cheveux qui tombent, Pauline?
La jeune femme était à sa toilette.
Elle se retourna vers son mari, qui la contemplait, et répondit en souriant:
—Non, mon ami, cet accident ne m'est pas encore arrivé.
—C'est curieux: moi, je m'aperçois depuis quelque temps que je deviens chauve.
Un silence, et Facial reprit:
—Quel âge avez-vous, Pauline?
—Ne le savez-vous pas? Vingt-neuf ans.
—C'est juste. Je ne sais pourquoi j'ai toujours dans l'esprit que vous avez trente ans. Oh! vous n'en avez pas l'air! Vous ne paraissez même pas avoir vingt-neuf ans. Mais moi, je deviens vieux. J'ose à peine me figurer que dans six mois j'aurai[6] quarante ans. Quarante ans! La moitié de la vie d'un octogénaire! Deviendrai-je octogénaire? Je l'espère: on vit longtemps dans ma famille. Et puis, je suis encore plein de santé. Tu as connu Derollin? A quarante ans, c'était un homme fini. C'est qu'aussi personne ne s'est surmené comme lui. Il passait les nuits, mangeait beaucoup, s'alcoolisait, n'avait aucune régularité de travail. Il n'était pas marié, et changeait de maîtresse trop souvent: c'est mauvais. Bref, il est mort avant-hier dans une maison de santé; nous l'enterrons aujourd'hui. Ce pauvre Derollin! Ah! je me félicite d'avoir été plus sage. Je n'ai point eu de ces aventures ébouriffantes, mais je puis me rendre le témoignage que je suis resté très jeune. Je suis très jeune. N'est-ce pas, Pauline, que j'ai vingt ans?
Pauline, qui avait écouté le monologue de son mari sans cesser de sourire, quoique avec une nuance d'irritation, répondit:
—Vous avez bien peur de vieillir, mon ami!
Une inquiétude glissa sur le visage de Facial.
—C'est vrai, dit-il. Quelle déplaisante chose que la vieillesse!
—Au fond, dit Pauline, ce sont vos idées qui sont vieilles. Car pour votre personne physique, je suis persuadée, comme vous l'êtes, qu'elle ira sans encombres jusqu'aux extrêmes limites. Mais votre caractère a toujours été vieux; vous étiez déjà vieux à trente ans, lorsque vous m'avez épousée. Vos habitudes strictes, vos débats perpétuels sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire, vos jugements implacables sur tout ce qui effraie vos[7] principes font de vous le sage morose, ou simplement, peut-être, le bourgeois timoré que j'ai toujours connu. Avez-vous jamais su ce que c'était qu'un élan de cœur? Vous taxez cela de folie, et vous avez raison. C'est la sagesse qui constitue la félicité: mais c'est elle aussi qui rend vieux.
—Suis-je si sage que cela? dit Facial.
—Entendons-nous: vous n'êtes point un philosophe, mais un de ces esprits pondérés qui se figurent planer au-dessus des passions humaines, alors qu'ils ne font que ramper au-dessous. Vous êtes un sage parce que vous n'êtes pas à la hauteur de la folie, et non point parce que vous foulez les sommets tranquilles de la raison.
—Tranchez le mot: un égoïste.
—Plus que cela: un prudent.
—Vous êtes injuste, Pauline. Vous oubliez mon amour pour vous. Si j'étais tellement un égoïste et un prudent, vous aurais-je choisie comme compagne de ma vie? Mon choix a été heureux, je le veux bien: mais il aurait pu ne pas l'être. Ai-je pesé alors le pour et le contre du mariage? Non, certes. Je vous aimais. Un égoïste aime-t-il?
—Un égoïste n'aime pas, mais il épouse.
—Alors vous prétendez que je ne vous aime pas?
—Si, vous m'aimez, à votre façon! Vous ne pouvez pas aimer autrement. Ce n'est pas de l'amour cela, c'est du mariage.
—Comment?
—Mon Dieu, vous insistez! Ne voyez-vous pas que notre situation est celle de deux plantes qui végètent côte à côte, parce que quelque hasard les a fait pousser dans le même terrain? Nous habitons[8] une seule maison, nous mangeons à une seule table, nous avons l'habitude de nous voir et de nous sentir, mais nous ne nous sommes point nécessaires l'un à l'autre. Il n'existe pas entre nous cette attraction invincible qui lie fatalement deux êtres et ne peut sans déchirures épouvantables être contrariée ou rompue. Vous m'aimez, je vous aime, comme on aime un appartement lorsque l'on y est confortablement installé et que l'on a l'horreur des déménagements.
—Qu'est-ce qu'il vous faut de plus? Il nous est agréable de vivre en commun: c'est là l'amour, et c'est aussi le mariage. La passion n'a qu'un temps, heureusement. Elle passe comme un accès de fièvre, pour faire place à un tranquille état de bien-être à la fois plus raisonnable et plus doux. Oseriez-vous dire que, même à l'heure qu'il est, je ne suis pas un bon mari?
—Oh! vous remplissez vos devoirs.
—Ai-je jamais eu la velléité de chercher ailleurs des satisfactions que je suis accoutumé à trouver chez moi?
—Votre fidélité n'est pas discutable.
—Avouez donc que je vous aime?
Pauline secoua la tête. Ce geste de doute exprimait encore plus l'agacement causé par une discussion où elle mettait peu d'intérêt, que le chagrin de n'être pas convaincue par les protestations de son mari.
Facial se leva, s'avança vers Pauline, dont la toilette n'était pas encore terminée, la prit par la taille et posa ses lèvres sur son épaule nue.
—Tenez, dit-il, faut-il que je sois assez jeune!
La porte s'ouvrit, et un petit garçon se précipita dans la chambre:
—Bonjour, maman! bonjour, papa!
Pauline courut à lui et le pressa dans ses bras.
—Mon cher enfant! mon Marcelin adoré! Comment te portes-tu ce matin, mon petit charmeur?
—Bien, maman.
—As-tu déjà pris ton chocolat?
—Oui, et je vais aller à l'école. Ma gouvernante m'attend dans l'antichambre.
—C'est très bien, dit Facial d'un ton sentencieux. La nourriture spirituelle est encore plus nécessaire aux enfants que le chocolat.
—As-tu soigneusement préparé tes devoirs? demanda Pauline. Récite-moi ta déclinaison latine.
L'enfant se campa d'un air grave, concentra son attention et commença:
—Saluber, salubris, salubre; salubris, pour les trois genres; salubri, idem; salubrem, salubre; salu...
Il hésita.
—Eh bien! dit Pauline, l'ablatif des adjectifs est en i: salubri, par conséquent.
—Comment, vous savez le latin? s'écria Facial stupéfait.
—Mais oui, répondit-elle; du moins ce que Marcelin en sait lui-même. Il m'arrive souvent de le faire étudier.
—Quelle drôle de femme vous êtes!
Lorsque Marcelin fut parti, Facial reprit:
—Nous n'avons eu que cet enfant: c'est tant mieux pour votre beauté et pour l'économie de[10] notre fortune; mais, en réalité, c'est un tort. Il faut que les femmes soient fécondes; c'est leur rôle dans la société, et c'est aussi l'intérêt des maris, qui ne tiennent bien leurs femmes que par la maternité.
—Pensez-vous que celui-ci ne suffise pas à défrayer mes devoirs de mère?
—Oh! vous êtes admirable. Mais l'enfant devient grand; il vous échappera bientôt. Ne regretterez-vous pas de ne pas en avoir d'autres qui puissent occuper vos soins?
—Décidément, c'est à votre tour de me tenir en suspicion! Mon amour maternel comporte heureusement autre chose que le simple emploi de mon temps; et lorsque le lycée et plus tard la vie m'enlèveront mon fils, je ne l'en aimerai pas moins et n'en serai pas moins toujours prête à me sacrifier pour lui.
—Ce sont de nobles paroles assurément, et tant que vous serez dans ces sentiments je ne saurai que vous louer. L'amour d'une femme pour son mari et ses enfants est la meilleure garantie du mariage.
Pauline ne put s'empêcher de rire.
—Ne riez pas! dit Facial. Qu'est-ce que l'amour hors du mariage? Une passion déréglée dont les conséquences sont terribles pour la société, navrantes pour les individus...
—Oh! pas de discours! interrompit Pauline. Qu'est-ce aussi que le mariage sans l'amour?
—Pardon! répliqua Facial en s'excitant, le mariage est une institution si solide, qu'il subsiste par lui-même, même sans l'amour. Je soutiens[11] d'ailleurs, comme corollaire à ce que je disais à l'instant et dont vous aviez le mauvais esprit de rire, que le mariage est encore la meilleure garantie de l'amour.
—Ce mot est à double sens, prenez garde.
—Qu'insinuez-vous?
—Le mariage n'est-il pas souvent un couvert d'honnêteté à l'abri duquel hommes et femmes se livrent tranquillement aux amours les plus libres?
—C'est que l'institution est abominablement faussée.
—Sans doute, mais il faut compter avec l'hypocrisie des mœurs. Voyez ce que devient alors le mariage: un simple trompe-l'œil.
—L'apparence de l'honnêteté est au moins sauvegardée. C'est déjà quelque chose; et ne fût-ce qu'à ce titre...
—Où en arrivez-vous? Vous conserveriez encore le mariage, s'il vous était prouvé qu'il ne sert qu'à favoriser les liaisons irrégulières?
—Oui. Mais ce n'est là qu'une dernière conséquence de principes fermement arrêtés chez moi. En réalité, le mariage maintient les mœurs.
—Regardez autour de vous. Voyez-vous beaucoup d'époux dont on ne puisse dire: ils ont édifié le mariage légitime comme un mur entre le public et leur vie privée, et, derrière ce mur, il se passe des choses qui ne sont plus légitimes du tout?
—Il y a nous d'abord, dit Facial.
—Il y a nous, acquiesça Pauline, mais non sans un instant d'hésitation. Ensuite?
Facial chercha, puis hasarda:
—Les Chandivier.
Pauline se pinça les lèvres.
—Êtes-vous bien sûr de la loyauté de M. Chandivier? demanda-t-elle.
—Chandivier! assura Facial, c'est un parfait honnête homme!
—Ne protège-t-il pas avec une bienveillance... comment dirai-je?... exagérée cette jeune comédienne... comment l'appelez-vous?... Rébecca?
—Vous savez cela!
—Il ne le cache pas trop.
Facial prit son parti de cette déconvenue.
—Oui, dit-il, c'est vrai. Ou plutôt, ce doit être vrai: car je ne voudrais pas porter d'accusation qui risquât d'être calomnieuse contre un homme comme Chandivier, que je respecte infiniment. Mais a-t-il bien en sa femme l'épouse qu'il mérite?
—Julienne? Elle est charmante.
—Charmante, d'accord, mais peut-être pas irréprochable.
—Que lui reprochez-vous? Quelques coquetteries!
—L'euphémisme est joli. Voyons, vous qui la connaissez bien: elle a une intrigue avec Sénéchal, le sénateur?
—Sénéchal? Dites que Sénéchal est très empressé auprès d'elle.
—C'est ce que je pensais. Et Réderic? Quelles sont exactement les relations de Réderic avec Mme Chandivier?
—Que voulez-vous que je vous dise? Je crois qu'entre les deux son cœur balance.
—En somme, est-ce Réderic ou Sénéchal?
—Ma foi, tantôt l'un, tantôt l'autre.
Facial et sa femme se regardèrent, comprenant tout à coup ce que la conversation avait de ridicule.
—Comme ce que je disais est pourtant vrai! s'écria Pauline, retrouvant alors le fil des idées. Comme le mariage n'est qu'un trompe-l'œil! Il en impose tellement, que nous-mêmes, dans un entretien intime, nous nous laissons abuser par la situation légale de deux personnes dont nous connaissons pertinemment les mœurs: vous défendez Monsieur pied à pied, je défends Madame avec non moins de discrétion, et nous savons fort bien l'un et l'autre que Monsieur a une maîtresse et que Madame a deux amants.
—Chut! chut! ménagez vos expressions.
—Encore! Sentez-vous l'effet du mur, même quand nous perçons à travers?
—Je vous en prie, Pauline, observez un peu plus les conventions. Il y a une manière d'exprimer les choses, des réticences que nous devons employer lorsque nous parlons de gens honorablement connus et qui de plus sont nos amis. Leur réputation est absolument intacte.
—Oh! je le sais: le public ne se doute de rien, les précautions sont prises. Et quand même ce serait le secret de Polichinelle—et peut-être l'est-ce—tant qu'il n'y a pas de scandale, les époux adultères ont droit à tous les respects d'un monde qui n'exige que les formes et devant qui l'on peut à plaisir jouer des gobelets, pourvu qu'on fasse passer muscade.
—Vous êtes sévère!
—Tout à l'heure, c'est vous qui l'étiez.
—Que disais-je? Que l'amour dans le mariage était le seul vraiment utile et vraiment sain. Je le maintiens. De toute ma conscience d'honnête homme, je flétris ceux qui contreviennent à cette loi fondamentale. Mais je ne puis, sous le prétexte que l'adultère se glisse malheureusement jusque dans les unions en apparence les plus correctes, prêter la main aux fauteurs de désordre, qui veulent saper par la base les institutions et bouleverser la société. Si le mariage est parfois mal compris, s'ensuit-il qu'il soit un mal? Et si ceux qui le comprennent mal comprennent cependant qu'ils doivent en respecter les usages, n'avons-nous pas à les estimer au moins pour leur savoir-vivre et leur bonne tenue?
—Estimons, je le veux bien: quoique, pour ma part, l'estime n'aille qu'à la franchise.
—Ma chère Pauline, vous êtes trop indisciplinée d'esprit. Dans ce monde tout ne va pas à notre fantaisie; les principes qui nous règlent nous-mêmes ne sont pas nécessairement ceux des autres. Il faut savoir s'accoutumer à ces contrariétés de la conscience. Qu'avons-nous à exiger, en somme? La décence: la décence de la vie extérieure, des paroles, des actes publics, des relations civiles. Ce qui se passe derrière ce mur dont vous parlez ne nous regarde pas. Surtout, défions-nous des personnalités. Libre à nous d'avoir des théories et de les appliquer à ce qui nous concerne; quant au voisin, il est maître chez lui, et tant qu'il ne heurte pas violemment et de parti pris notre religion, nous sommes tenus envers lui à la même déférence. Le juste milieu, ma chère, en tout le juste[15] milieu! Vous manquez en général du calme et de la souplesse qui conviennent à l'existence. Vous êtes exaltée, Pauline, et rien n'est plus nuisible au bon équilibre des facultés morales et intellectuelles que cette perpétuelle excitation contre ce qui froisse tant soit peu les sentiments. Certes, votre âme est noble! Mais elle est d'une susceptibilité exagérée. Vous prenez parti pour ce que vous croyez généreux avec une ardeur qui vous honore: mais vous oubliez trop que la vie est faite de concessions. Souvenez-vous du juste milieu!
Et heureux d'avoir infligé à sa femme cette leçon de juste milieu, Facial respira, prit son air gai des heures où il était content de lui, s'apaisa dans son triomphe.
Pauline ne se donna pas le plaisir de jongler avec les contradictions et les lieux communs qui composaient, comme d'habitude, la conversation de son mari. Elle préféra garder pour elle ce qu'elle aurait pu répondre et qui n'aurait servi qu'à égarer Facial dans un nouveau discours. Elle le connaissait. Maintes fois déjà elle avait essuyé ses exhortations. Elle savait d'avance et par le menu ses propos. Pourquoi parler?
Lorsqu'elle fut habillée:
—Déjeunerez-vous avec moi, mon ami? demanda-t-elle.
—Non, pas aujourd'hui, dit Facial. Nous enterrons ce pauvre Derollin, comme je vous l'ai appris. C'est à midi. Ne m'attendez pas..... A propos, votre soirée est-elle libre, lundi?
—Pourquoi?
—Chandivier a une loge au Théâtre-Français; il nous invite.
—Que joue-t-on?
—Je ne sais pas. La petite Rébecca débute.
—Ah! ah! fit Pauline.
—Au reste, continua Facial, ce n'est qu'un bout de rôle insignifiant. Mais Chandivier jubile d'avoir réussi à pousser Rébecca jusque dans la Maison de Molière. Et il faut avouer qu'il a lieu d'être fier de son influence. Un accessit de comédie et deux fours noirs à l'Odéon étaient un peu durs à faire avaler comme antécédents! La petite n'a pas plus de talent qu'une borne.
—Madame y sera?
—Madame y sera, cela va sans dire.
—C'est étrange.
—Mais non.
—Vous tenez beaucoup à cette soirée?
—Oui. Pourquoi n'irions-nous pas?
—Oh! je n'y vois aucun inconvénient.
—Les Chandivier sont des gens très bien.
—Des gens très bien.
Pauline prononça ces derniers mots avec une ironie mal dissimulée. Il lui était difficile, malgré son habitude de la société, de rester impassible devant ces compromis incessants entre la morale et les mœurs.
—Sapristi! s'écria Facial en tirant sa montre. Onze heures et demie! Et ce pauvre Derollin qu'on enterre! Il ne faut pas que je manque les obsèques. J'espère y rencontrer Sénéchal; je le tâterai au sujet de ma décoration.
—Celui-là, dit Pauline, vous le rencontrerez[17] comme vous voudrez chez les Chandivier.
—Je sais: mais aux cérémonies funèbres les gens sont toujours beaucoup plus abordables.
Et Facial partit, après avoir donné un baiser rapide à sa femme.
«Quel mari! songeait Pauline. Comme il est différent de moi! Il a des idées étroites que je n'ai pas et de larges tolérances dont je suis incapable. Il aime le bel ordre social; et je souffre de le savoir superficiel et menteur. Il s'applaudit de ce qui me navre, se lamente de ce qui me console. Nos âmes sont aux antipodes. Il a peut-être raison, mais je sens la vie avec une telle divergence, que je ne puis que lui donner tort. Jadis, j'essayais de le comprendre; maintenant, je fuis jusqu'aux discussions avec lui. Quelle âme banale! comme il se repaît avec plaisir de cette existence frelatée! Je l'ai bien jugé, lorsque je l'ai appelé un égoïste et un prudent. S'est-il rendu compte de ce que cela signifiait? Un égoïste: un homme qui non seulement n'aime et ne satisfait que lui, mais entend imposer ses goûts et ses doctrines, et n'admet pas[19] qu'on puisse se mouvoir dans un autre ordre d'idées que le sien; un prudent: c'est-à-dire un médiocre, dont par conséquent ni les goûts, ni les doctrines ne sont originaux, mais qui ramasse dans le domaine public les formules les plus usées pour en confectionner sa personne morale. Un égoïste encore, dans la pratique de la vie, par le souci qu'il a de sauvegarder ses plus minces intérêts, fût-ce aux dépens de ses dogmes, lorsqu'ils se trouvent en opposition; et un prudent toujours, par sa pusillanimité devant ceux qui ont l'opinion pour eux. Comment se fait-il que j'aie supporté pendant dix ans un homme qui m'est si étranger? Je sais qu'autrefois je ne réfléchissais pas sur moi-même avec l'intensité d'aujourd'hui. Je n'ai cependant jamais été docile à me plier aux servitudes. Mais l'habitude nous maîtrise: on commence à céder par bienveillance, on continue par amour de la paix; jusqu'au moment où l'exaspération même de cette résignation déchaîne une tempête d'autant plus violente qu'elle a été plus longtemps retenue. Il y a des jours où je suis sur le point de haïr mon mari. Ce que je sais, en tout cas, c'est que je ne l'aime plus. L'ai-je jamais aimé?»
Sur cette interrogation douloureuse, d'anciens souvenirs se firent jour.
Elle vivait alors chez une vieille tante, qui l'avait recueillie, elle et les rentes qu'elle tenait de son père. Elle était quasi orpheline. Son père mort, sa mère internée dans une maison de santé. A dix-huit ans, l'existence retirée qu'elle avait menée jusqu'ici changea. On lui fit voir du monde. La[20] vieille tante rouvrit pour elle son salon. Parmi les hommes qui lui furent présentés se trouvait Facial. Elle l'avait aperçu jadis dans la maison de ses parents, alors qu'elle courait encore en robe courte. Facial, qui en était à sa première moustache, se mêlait déjà d'être sérieux. La fillette n'avait eu que peu de rapports avec lui. Lorsqu'elle le revit chez sa tante, elle le reçut cependant avec moins de froideur que les autres, pour la raison qu'il ne lui était pas complètement inconnu. Ils se dirent les choses d'usage:
—Comme vous voilà transformée! Je ne faisais guère attention à vous, autrefois. Maintenant, vous êtes une demoiselle accomplie, d'une éducation parfaite. Vous devez avoir bien des admirateurs!
—En vous comptant?
—Le tout premier.
Quelques soirées musicales, un ou deux bals, où il fut empressé. Ils jouèrent une fois la comédie.
Un jour enfin:
—Mademoiselle Pauline—permettez-moi de vous donner ce nom en une circonstance aussi solennelle—je voudrais vous faire une question, à laquelle je vous prie de répondre avec la gravité qu'elle comporte. Que pensez-vous du mariage?
—Mais, ce que tout le monde en pense, répondit la jeune fille: le mariage est un lien sacré unissant deux personnes qui s'aiment.
—Très bien, et c'est ainsi que je l'entends moi-même. Malheureusement, tout le monde ne pense pas comme nous. Trop de gens ne font du mariage[21] qu'une affaire et engagent leur existence sans engager aussi leur cœur. Les hommes recherchent une dot, une alliance utile à leur carrière: les femmes un nom, l'indépendance, que sais-je? Je ne suis pas plus de ceux-là, que vous n'êtes, je l'espère, de celles-ci. Certes, un mariage doit toujours présenter quelque chose d'honorable pour les deux parties: mais la raison principale de cet acte important ne saurait être que l'amour. Est-ce bien là votre opinion?
—Oui, Monsieur.
—J'en suis heureux, car je ne vous cacherai pas, Pauline, que je vous aime; et si ce sentiment trouve quelque écho dans votre cœur, mon vœu le plus cher serait de vous épouser.
A cette déclaration attendue, Pauline ne se troubla pas trop. De la meilleure foi du monde, elle mit sa main dans celle de Facial et lui avoua que, de tous les hommes qu'elle avait vus jusqu'ici, lui seul avait su lui plaire.
—Vous m'aimez donc! s'écria celui-ci avec une douce joie.
Et le «oui» fatal, aussi sincère qu'il pouvait l'être alors, sortit sans inquiétude des lèvres de la jeune fille.
Le lendemain, Facial la demanda officiellement en mariage à la vieille tante et fut agréé.
Deux mois après, ils étaient unis.
«Extraordinaire illusion, pensait Pauline, que celle de la vierge qui se figure qu'elle aime, lorsqu'elle ne sait pas ce que c'est que l'amour! De gaieté de cœur, elle se lie pour la vie avec un homme pour lequel elle n'éprouve pas d'aversion,[22] sans se demander ce qui arrivera, une fois liée, si elle en rencontre un autre qu'elle aime. A-t-on le droit d'exiger d'elle qu'elle connaisse son avenir et qu'elle discerne du premier coup celui qui doit être son véritable époux? Hélas! comme tant d'autres, j'ai cru faire un mariage d'amour! Je me serais révoltée contre qui aurait osé me dire que je n'aimais pas mon fiancé. Mais était-ce de l'amour, le sentiment que j'avais pour lui? Ce sentiment n'a fait depuis que décroître: et mon expérience actuelle de la vie me force à reconnaître que, même à cette époque, ce n'était pas de l'amour. Et c'en eût été, de l'amour, était-ce une raison pour me lier pareillement? L'âme demeure-t-elle tellement pétrifiée, qu'elle ne puisse se transformer, découvrir en elle d'autres besoins, être agitée de désirs nouveaux? Nous sommes si instables que c'est se moquer de la destinée que de se contraindre à la stabilité. Où en arrivons-nous alors? A l'indifférence, si nous ne sommes pas doués d'une trop vive impressionnabilité; à la rébellion, au crime, au martyre, si nous ne pouvons effacer en nous notre qualité d'êtres sensibles.»
Les premiers mois du mariage passèrent sans peine. Pauline s'amusait de son changement de position plus encore qu'elle ne s'intéressait à la personne de son mari. Le choix d'un appartement, l'ameublement, le train de maison, la toilette dissipèrent son attention sur une foule de sujets extérieurs et récréatifs. Grâce aux revenus de sa dot et à l'argent que gagnait Facial, elle n'était point tenue à des économies irritantes; et, comme[23] ses goûts n'étaient pas dispendieux, elle pouvait aisément subvenir à ses fantaisies. Puis, ce furent les relations mondaines, les dîners, les réceptions, les visites, ce premier hiver d'un jeune ménage à Paris, si chargé et si captivant. Elle n'eut guère le temps de réfléchir, encore moins celui de rêver.
L'heure vint cependant où, blasée sur ces joies éphémères, elle désira participer à une vie plus intime et plus profonde. Elle reprit possession d'elle-même, discerna ses vrais besoins, reconnut en elle une source imprévue de tendresse et presque de passion. Sans qu'elle s'en doutât, son éducation de femme s'était achevée par le mariage: elle était mûre pour aimer, pour se dévouer et pour souffrir.
Sa première pensée fut son mari. Honnête et simple, aurait-elle pu déjà douter que le seul homme qui eût reçu jusqu'ici ses baisers ne fût capable de lui assurer les ivresses dont son cœur était avide? Elle remarqua, cependant, que ce qui l'animait était moins une attraction spéciale de lui à elle, que cet instinct vague et puissant qui pousse la femme aimante à aimer, même sans objet précis qui s'impose irrésistiblement à son amour. Quoique Facial ne lui déplût point, elle ne l'eût point distingué de son propre mouvement. Mais il était son mari: et cette situation en faisait nécessairement aux yeux de Pauline l'être privilégié auquel devaient aller ses caresses, tant qu'il n'existait pas de raison violente pour les détourner sur un autre.
A le connaître de plus près et à vouloir vivre de sa vie, bien des désillusions l'attendaient. Elle[24] s'aperçut vite que leurs deux âmes n'habitaient pas la même région. Celle de Pauline, subtile, idéaliste, eut à souffrir au contact de l'âme empesée, matérielle de Facial. Nul doute que Facial ne fût un homme foncièrement honorable, saturé de bonnes intentions: mais ces qualités ne suffisaient point à constituer le bonheur à deux. Celles, par contre, qui eussent pu captiver Pauline, lui manquaient. Il ignorait les sentimentalités exquises de l'amour, et aux heures rares où il consentait à oublier la terre, son vol court et maladroit l'y faisait continuellement retomber. Peu d'imagination, un sens étroit et rassis des choses, un respect inné pour ce qui est admis, aucune culture personnelle de l'esprit, le désir de paraître et la crainte de se distinguer, autant de dispositions négatives et désagréables qui composaient la vertu de cet homme estimable et contribuaient, plus que de graves manquements, à lui aliéner petit à petit l'affection que sa femme était d'abord bien décidée à lui porter.
Ah! si elle l'eût aimé! On ne discute pas celui qu'on aime, on le subit. Mais elle ne l'aimait pas. Il avait donc à la conquérir: conquête facile, puisqu'à ce moment elle n'aimait personne. Encore y fallait-il une dévotion de sentiments et un appareil de séductions dont Facial était vraiment incapable!
Pauline était trop bien élevée pour que son ressentiment croissant se manifestât, sinon par de fréquentes lassitudes ou de cruels mots d'esprit ordinairement peu entendus. Mais la tête de la jeune femme travaillait. A cette défaillance du[25] sort, qui, en pâture à ses désirs, lui offrait un mari qu'elle ne pouvait aimer, n'avait-elle à opposer que l'amertume d'une incomprise ou la résignation d'une sainte?
Une catastrophe menaçait.
Pauline en était là de ses souvenirs, lorsqu'on annonça Mme Chandivier.
—Bonjour, Julienne. Vous me surprenez dans de tristes rêveries.
—Vraiment, chère amie? Que vous arrive-t-il?
—Peu de chose: je songe à ma vie.
—Et vous voilà toute mélancolique! Moi, lorsque je me raconte mon histoire—cela se trouve d'abord rarement, et puis je ne m'en souviens pas bien—j'y vois plus sujet à rire qu'à pleurer. C'est gai, la vie: ou du moins, c'est amusant. Je sais qu'il y a beaucoup de misère dans le monde; mais quand par la naissance, la fortune, l'éducation, on appartient aux classes privilégiées, que l'on n'a eu ni chagrins sérieux, ni contrariétés humiliantes, et que l'on jouit d'une bonne santé, il faut avoir l'esprit vraiment mal tourné pour ne pas être charmé de l'aventure. Auriez-vous l'esprit mal tourné, Pauline?
—Peut-être; j'envie parfois les femmes du peuple, qui, moins favorisées, exigent moins de l'existence.
—Et quelles sont vos exigences?
—Une seule: le bonheur.
—Nous tournons dans un cercle vicieux.
—Je m'en aperçois.
—Ah ça! dit Julienne avec enjouement, que vous faut-il de plus? Un mari? Vous l'avez. Un[29] enfant? Vous l'avez. De l'argent? Vous en avez. Des distractions? des goûts? des relations? Vous avez tout cela. Il ne tient qu'à vous d'en profiter pour votre plus grand plaisir. Peut-être, ajouta-t-elle malicieusement, n'êtes-vous pas très heureuse en ménage? Mais non, vous m'avez toujours assurée du contraire.
—C'est vrai, répliqua Pauline qui ne voulait pas se laisser interroger par Julienne; c'est vrai, et lorsque je cherche des raisons valables à mon mécontentement, je n'en trouve pas. Attribuez-le à mon caractère, moins propice que le vôtre, ou aux idées noires qui, sans qu'on sache pourquoi, troublent les meilleures volontés, et n'en parlons plus. Parlons de vous, continua-t-elle pour prendre à son tour l'offensive: qu'avez-vous fait toute cette semaine que je ne vous ai pas vue?
J'ai bien des choses à vous raconter. Vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous, et que je me plais à vous tenir au courant des moindres événements. Imaginez-vous que je suis réconciliée avec Arthur.
—Arthur? fit Pauline sans comprendre.
—Oui, Sénéchal, le sénateur. Vous ne saviez pas qu'il s'appelle Arthur?
—J'ignorais même que vous fussiez brouillés.
—A mort, depuis deux mois. Je ne le voyais plus. Hier, enfin, il me revient, contrit, repentant, implorant son pardon pour la scène ridicule qui avait été cause de notre querelle. Je le lui accorde délibérément. Là-dessus, il tire de sa poche un écrin, l'ouvre, m'exhibe un charmant bracelet de turquoises et me l'offre pour sceller la paix. Je me[27] drape alors de toute la dignité que je puis rassembler, je le considère calmement et je lui dis en propres termes: «Pour qui me prenez-vous, Monsieur? Je n'ai pas l'habitude de recevoir des présents de mes amis, surtout dans de pareilles circonstances. Mon mari gagne assez d'argent pour me donner des turquoises quand j'en ai envie. Si j'ai eu quelques bontés pour vous et si je suis disposée à oublier le passé, ce n'est pas pour d'autres intérêts que celui de votre personne. Je ne veux pas qu'il y ait dans nos rapports l'ombre d'une vénalité.» Ce petit discours a fait le meilleur effet. Il m'a appelée une Danaé armée d'un parapluie. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais ce doit être un compliment. Néanmoins, comme les turquoises étaient jolies, j'ai fini par les accepter. «Allons! a dit Arthur, vous fermez votre parapluie: il fait de nouveau beau temps.» Comment trouvez-vous mon histoire?
—J'en suis heureuse pour vous. Mais quel était le sujet de la querelle?
—Arthur était jaloux de Réderic. De quoi venait-il se mêler? Réderic est un charmant garçon. Ne suis-je pas libre de le recevoir chez moi comme je veux et autant que je veux?
—Et M. Chandivier?
—Mon mari?... Mon mari n'entend pas que je sois chez lui comme au couvent. Nous recevons beaucoup. Parmi les hommes qui fréquentent notre maison, il y en a naturellement qui me plaisent plus que les autres. Ceux-là reviennent plus souvent. Mon mari a d'autant moins à s'en offusquer,[28] qu'il les trouve lui-même très agréables. Le reste ne le regarde pas.
—J'adore votre sérénité.
—Mais, ma chère, le mariage n'est pas un enfer. C'est un état-civil. Pourquoi voulez-vous que nous autres femmes aliénions notre liberté sous prétexte que nous échangeons notre nom contre celui d'un homme? Cet acte nous vaut, au contraire, l'indépendance. En règle avec la société, nous avons le droit désormais d'écouter les propos flatteurs murmurés à nos oreilles par de séduisants amis, nous montrons nos épaules et nos gorges dans les bals, nous conversons avec aisance sur les sujets qui piquent notre curiosité et qui nous étaient auparavant défendus, nous lisons les livres jadis mis sous clé, tous les rêves que créait subrepticement notre imagination deviennent la réalité, nous sommes maîtresses de nous donner à qui nous aime et d'aimer qui nous semble aimable. Qu'y a-t-il là de si triste, et comment peut-on souffrir du mariage? Il y a des maris tyrans, jaloux, insupportables, j'en conviens; et les femmes qui en sont affligées me paraissent fort malheureuses. Mais le cas est relativement rare: ce n'est, au moins, ni le vôtre, ni le mien. Et puis, une femme de quelque intelligence sait toujours se tirer d'affaire.
—Rien n'est facile, en effet, comme de tromper son mari, si jaloux qu'on le suppose.
—Tromper! tromper! C'est un mot bien gros et surtout bien démodé. Qui trompe-t-on? Personne. Il ne s'agit point, sans doute, de mener ostensiblement une vie déréglée: nous avons trop[29] le sens des proportions et de ce qui sied à notre rang et à notre monde! Mais en voilant discrètement les mystères de notre cœur, nous n'avons en aucune façon l'intention de tromper. Le sentiment qui nous retient est plutôt une pudeur qu'une hypocrisie. Vous imaginez-vous le charivari que cela ferait, si chacun criait ses petites affaires sur les toits! Ma chère, nous restons silencieuses tout simplement, sans y mettre de mauvais desseins, parce que l'amour s'effarouche du bruit et ne s'épanouit qu'à l'ombre. L'amour conjugal lui-même agit-il autrement? Non, n'est-ce pas: nous ne faisons guère part au public des relations plus ou moins intimes que nous avons avec nos époux. Le public ne voit le mari que dans ses fonctions de cavalier, au bal ou au théâtre, de maître de maison et de père de nos enfants; le reste lui échappe et doit lui échapper. N'est-ce point aussi par un esprit de délicate charité que nous cachons aux hommes à qui nous nous donnons, époux ou amants, que nous nous sommes données à d'autres? Chacun d'eux, s'il est intelligent, doit se douter qu'il n'est pas seul: mais à quoi bon le lui faire savoir? Ce serait d'une extrême incivilité.
—Cela est très naturel, fit Pauline, surtout quand vous le dites. Pour vous, accentua-t-elle, cela n'offre vraiment aucune difficulté. Je comprends qu'avec de pareilles idées vous vous sentiez libre. Vous me faites l'effet d'être très heureuse.
—Très heureuse, je vous le jure.
—Vous avez résolu là un grave problème.
—Et, comme vous le voyez, la solution est à la disposition de tout le monde.
—C'est-à-dire de ceux pour qui liberté n'implique rien de plus que la simple possibilité de satisfaire leurs caprices.
—Que vous faut-il d'autre?
—La liberté morale.
—Qu'est-ce que cela veut dire?
—C'est juste, répondit Pauline; j'oubliais que vous êtes heureuse: vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.
—Ne cherchez-vous pas un peu midi à quatorze heures, ma chère?
—Que voulez-vous! Chacun n'habite pas sous le même méridien.
—Je crois que ce qui vous trouble est l'apparente hypocrisie qu'il y a à ce que nous gardions le secret de nos amours. Vous voudriez l'amour au grand soleil. Ne voyant dans l'amour qu'un bien, vous vous demandez pourquoi on le cache comme le mal. Vous avez raison, et dans le pays d'Utopie on doit aimer comme vous le désirez. Mais vous ne tenez pas compte de ces affreuses passions humaines qui s'appellent la jalousie, l'amour-propre, la médisance, la domination, l'intolérance. Concevez-vous les précautions à prendre pour n'offenser personne, ne pas provoquer une mêlée générale et faire régner un peu de paix sur cette pauvre terre, où il y a d'ailleurs tant d'occasions de se battre?
—Oui, dit Pauline, et cela revient justement à ce que je disais, c'est qu'il faut manquer de sens moral pour ne pas s'apercevoir que cette liberté de l'amour dont vous vous prévalez n'est, en réalité, que la pire des tyrannies.
—Voyez, pourtant, ce qui m'arrive, reprit Julienne, qui n'était pas d'humeur à soutenir longtemps une discussion de principes et préférait s'en référer aux incidents de la vie quotidienne. Vous savez que je ne m'inquiète guère de ce que fait mon mari hors de ma maison. Je ne suis ni jalouse, ni curieuse. Il doit avoir, comme tous les hommes, ses aventures. Je ne l'en blâme point. Je ne demande de lui que les égards et le respect auxquels une femme a droit. M. Chandivier a, du reste, toujours observé vis-à-vis de moi une réserve dont je le loue. Ce n'est pas que je n'aie parfois surpris quelques indices de ses infidélités probables. Mais, jusqu'à présent, je ne lui connaissais pas de maîtresse. Or, hier, en même temps que je me réconciliais avec Arthur, j'apprenais, par le plus grand des hasards, que mon mari avait une liaison. Voici comment: enchanté, éperdu, l'âme au paradis, ainsi qu'il me l'affirmait, Arthur était en train de me baiser les mains avec une dévotion presque contagieuse, lorsque, sur un mouvement qu'il fit pour se jeter à mes pieds, des papiers s'échappèrent de sa poche, dont un entre autres qui s'ouvrit juste sur mes genoux et où je lus distinctement ce qui suit: «Mon cher sénateur, j'ai le plaisir de vous annoncer que, sur votre pressante recommandation, Mlle Rébecca, artiste dramatique, vient d'être engagée comme pensionnaire à la Comédie.» La lettre était signée du ministre. Je ne fis ni une, ni deux: «Monsieur, dis-je, une honnête femme n'admet pas dans son intimité un homme qui ose lui déclarer qu'il l'aime, lorsqu'il porte dans sa poche[32] la preuve écrite de ses relations avec une actrice.» Que vouliez-vous qu'il fît? Qu'il trahît! Il n'y manqua pas. Doucement, il reprit ses papiers éparpillés, les rangea dans son portefeuille, puis en choisit un, qu'il me tendit en disant: «Vous m'y forcez, ma chère; ne m'en veuillez pas.» C'était une lettre de mon mari: «Mon cher Sénéchal, mille mercis pour votre aimable intervention. Grâce à vous, ma charmante Rébecca va être au comble de ses vœux. Depuis six mois elle ne rêvait qu'au jour où je lui apporterais, au lieu de bouquet, ce bienheureux engagement...» Bref, il ressortait clairement de ce billet que, loin d'être la maîtresse d'Arthur, Mlle Rébecca était celle de mon mari...
—Il fallait s'y attendre.
—Et je m'y attendais si bien, que, le premier moment de surprise passé, j'ai à peine éprouvé l'ombre d'un dépit. Lorsque j'ai revu M. Chandivier, rien n'eût pu lui faire soupçonner que j'étais au courant de son intrigue. Faut-il tout dire? Eh bien, je lui sais un gré infini de ne m'avoir jamais laissé deviner par ses paroles ou sa conduite qu'il possédait une maîtresse. Voilà comme je comprends le mariage! Pensez-vous que cela ne vaut pas mieux que s'il m'eût brutalement annoncé, sous prétexte de franchise, qu'il aimait une autre femme? A ce compte-là, il y aurait bientôt plus de divorces que de mariages!
—Vous avez raison, Julienne, et vous êtes excellemment conditionnée pour vivre à l'aise dans notre état de société. Que ne suis-je comme vous!
—Vous y viendrez. En attendant, je compte sur vous pour lundi.
—Cette représentation au Théâtre-Français? Irez-vous vraiment?
—J'irai. Ne sera-ce point très amusant de voir Mlle Rébecca? Mon mari m'a beaucoup vanté la pièce: mais je me doute des vraies causes de son subit enthousiasme pour la comédie sérieuse, lui qui, jusqu'à présent, ne fréquentait que les petits théâtres!
—Et vous êtes décidée à ne lui faire aucune observation?
—Aucune. Tant qu'il reste correct vis-à-vis de moi et vis-à-vis du monde, je ne saurais lui reprocher de prendre des libertés que je suis la première à revendiquer pour moi-même.
—C'est bien là l'idéal du mariage moderne, dit Pauline en manière de conclusion.
Elles causèrent encore de choses et d'autres, puis Julienne se leva pour partir.
—Bien entendu, ma chère, pas un mot de tout cela à personne. Du reste, je vous sais un tombeau.
Comme Julienne sortait, Marcelin revenait de l'école.
—Oh! le bel enfant! C'est votre fils? Comme il a grandi! Je ne le reconnaissais pas.
Pauline, toute fière, souriait.
—Il vous ressemble, dit Julienne, mais en homme.
Elle le regarda, comme si elle le voyait pour la première fois, admirativement. Et, se penchant vers lui:
—On peut encore vous embrasser, Monsieur?
L'enfant, rougissant, reçut le baiser de la jeune femme.
«C'est curieux, pensa Pauline, il me semble que je suis jalouse.»
Julienne partie, Pauline effaça ce baiser sous les siens. Puis elle s'occupa longuement de son fils, le questionna sur l'emploi de sa journée, causa amicalement avec lui, s'intéressant à ses récits d'école. Attentive et douce, à la fois comme une mère et comme une institutrice, elle lui fit préparer ses devoirs pour le lendemain. Une de ses plus réelles joies était de suivre pas à pas les progrès de cette jeune intelligence. Quand il eut terminé, miss Dobby, sa gouvernante, vint prendre possession de lui pour la leçon d'anglais, et Pauline se trouva de nouveau seule.
«Hélas! pensa-t-elle, moi aussi je le connais, l'adultère, l'adultère louche, faux, dissimulé, tissu d'expédients infimes et d'abdications de conscience! J'ai savouré jusqu'au cœur ce fruit douceâtre et pervers de l'amour qu'on cache. Je sais ce que c'est que les courses furtives à travers Paris vers l'appartement meublé où, précipitamment, l'on jouit d'un bonheur limité au temps vraisemblable d'une visite à sa couturière; je n'ignore point les rendez-vous élaborés comme les combinaisons d'une diplomatie compliquée; j'ai ressenti les inquiétudes que fait naître tout regard où l'on croit deviner un soupçon! Ah! l'adultère!—car il faut bien lui conserver ce nom à cet amour qui prend les allures du crime—l'adultère m'est familier! L'enfant que je viens de[35] caresser, cet enfant que j'aime, que j'adore, mon enfant, est un enfant adultérin.»
Et poursuivant le pélerinage de ses souvenirs, avivés encore par la conversation qu'elle venait d'avoir avec Julienne Chandivier, Pauline revécut rapidement l'histoire peu gaie de sa liaison avec le comte Auguste de Hartwald.
Ce fut à l'époque où, Facial lui devenant odieux, elle s'apercevait amèrement de l'erreur qu'elle avait faite en l'épousant, qu'apparut dans sa vie celui qui allait remuer en son cœur de nouvelles couches de sensibilité. On le lui présenta dans un bal officiel:
—M. le comte de Hartwald, secrétaire d'ambassade à l'ambassade d'Autriche-Hongrie.
Au premier regard, il la charma. Elle reçut un petit coup électrique, qu'elle reconnut de suite, quoiqu'elle ne l'eût jamais éprouvé. Facial n'avait pas produit cet effet. Jeune, aimable, élégant, Hartwald exerça sur Pauline une action dont il se rendit compte; et il faut croire qu'à son tour la jeune femme ne lui déplut pas, car il s'occupa de la revoir, lia connaissance avec son mari et ne tarda pas à se faire inviter chez eux.
Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis leur rencontre, que Pauline devenait sa maîtresse.
Quelle joie que cette lune de miel de l'adultère, bien plus fertile que l'autre en ivresses aiguës! Dans l'adultère, Pauline mettait de sa volonté, de son désir, de sa personnalité; dans le mariage, elle ne constatait que son inertie, sa faiblesse, son enrôlement. Elle participait à l'adultère; elle subissait le mariage. Cette conviction de la conquête[36] de son indépendance fut si vive, qu'elle en oublia longtemps la fausse position où elle se trouvait, pour ne s'abandonner qu'à son bonheur.
Elle aimait enfin!
Lorsqu'elle pensait à ces deux hommes qui la possédaient, et qu'elle mesurait la distance qu'il y avait de la lassitude ressentie avec l'un, au monde de volupté créé par l'autre, elle ne pouvait que s'écrier avec enthousiasme: J'ai trouvé! j'ai trouvé! Sa sensualité avait été éveillée par ce bel Autrichien, au regard velouté, aux gestes résolus. Elle se livrait à lui avec des frémissements de jeunesse, et son être entier fondait sous ses baisers. N'étaient-ce point là ces délices après lesquelles elle avait soupiré si souvent?
Son âme n'était point non plus étrangère à cette aventure. Hartwald lui devenait cher chaque jour davantage. Elle eût aimé causer longuement avec lui sur mille sujets, afin de pénétrer sa vie intellectuelle; elle eût voulu connaître son cœur et partager sa vie morale. Malheureusement Hartwald ne s'ouvrait guère à elle, soit que son caractère froid, sous son masque aimable, le rendît peu communicatif, soit qu'il ne considérât sa liaison avec Pauline que comme une intrigue sans conséquence. Ce manque de confiance causa un réel chagrin à la jeune femme.
Lorsqu'elle s'aperçut qu'elle était grosse de lui, elle le lui annonça avec une douce espérance. L'enfant ne serait-il pas entre eux un lien plus effectif que les heures d'amour? Hartwald n'en parut pas trop charmé. Ce lien que Pauline cherchait à nouer, il s'employa à le défaire insensiblement.[37] Avant même que Marcelin fût venu au monde, il espaça petit à petit ses rendez-vous, prétextant tantôt d'absorbants travaux, tantôt des voyages à l'étranger. Toujours correct cependant, il s'appliquait à ne donner prise à aucun reproche. Pauline ne pouvait décemment exiger qu'il lui fît le complet sacrifice de sa vie, de ses ambitions, de ses talents.
Peu de temps après la naissance de Marcelin eut lieu un mouvement diplomatique. M. de Hartwald fut nommé ministre d'Autriche à Athènes. C'était la séparation. Quelque chose se brisa dans le cœur de Pauline. Un pressentiment l'avertit que l'adieu serait éternel. Leur dernière entrevue fut pour elle d'une tristesse profonde. Hartwald se montra particulièrement affectueux, comme s'il comprenait le vide que son absence allait laisser chez cette femme qui l'avait aimé; quelques larmes d'émotion coulèrent même le long de ses joues d'habitude si calmes. Il promit de rester son amant à distance, de penser à elle, de lui écrire, de revenir le plus souvent qu'il le pourrait à Paris. Hélas!...
Pauline reçut quelques lettres. Puis, plus rien: un silence de mort.
Un an s'était écoulé, lorsqu'elle apprit le mariage du comte Auguste de Hartwald avec l'héritière d'une des familles les plus aristocratiques de Vienne.
«Quel triste roman! songeait-elle. Et pourtant, je ne me repens pas d'avoir été la dupe de mon cœur. Il fallait ce dérivatif à la duperie plus grande encore de mon mariage. J'y ai expérimenté ma[38] faculté d'aimer et de souffrir: j'y ai pris conscience de moi-même. Mais j'y ai vu aussi la vanité de l'adultère.»
Personne ne s'était jamais douté de sa faute. Elle avait évité les confidences auxquelles les femmes se laissent si facilement aller, les imprudences de langage si vite commises, les allusions si tentantes. Rien n'eût pu même faire soupçonner qu'elle avait un secret à cacher. Son mari avait été trompé avec l'habileté la plus consommée.
Le remords? Pauline ne l'avait pas connu. Il lui aurait fallu se sentir coupable: et vraiment, pleine de sa dignité, de son droit, elle ne pouvait considérer que comme légitime le don d'elle-même fait à l'homme aimé. Sa philosophie était nette à ce sujet; et ce n'était point là une philosophie d'occasion imposée à sa conscience par sa raison ou ses passions et en contradiction avec elle: elle lui apparaissait comme souverainement juste. En quoi était-elle liée à Facial? Le mariage qui les unissait avait uni leurs corps, leurs biens, leurs noms, non leurs âmes. En conséquence, elle se trouvait libre, à supposer même qu'elle n'eût pas eu le droit de délier son âme si celle-ci avait été liée. Facial l'eût ardemment aimée, qu'elle eût pu éprouver à son égard un sentiment de pitié qui l'eût fait hésiter: mais ce n'était point le cas. Facial était un amoureux trop superficiel, et s'il avait découvert que sa femme le trompait, il eût été blessé bien plus dans son amour-propre que dans son cœur.
Ni le danger, ni le remords ne constituaient donc pour Pauline le vice de l'adultère.
Sa vraie souffrance avait été de sentir sur elle la[39] main de fer de la société, cet étau qui comprime les aspirations, empêche les émotions d'éclater librement et sincèrement, meurtrit ce qu'il y a de meilleur dans l'âme, avilit le caractère, supprime le courage. Alors qu'elle aurait voulu faire couler à pleins bords son ivresse, elle avait dû la contenir et n'en pas laisser filtrer une goutte. Radieuse, il lui avait fallu arrêter les rayons trop ardents qui partaient de ses yeux. Et quand, plus tard, sa sensibilité douloureusement multipliée aurait eu besoin de se répandre en larmes apaisantes, c'est le visage sec et impassible qu'elle s'était vue obligée de faire face au monde qui exigeait d'elle le mensonge d'une attitude. Oh! feindre! toujours feindre! quel supplice pour son âme droite! Que de fois elle aurait désiré émanciper son amour, briser autour de lui ces barrières qui le retenaient captif, bousculer cet attirail irritant de stratagèmes et vivre à sa fantaisie, comme l'oiseau vole dans les espaces qui lui plaisent. Mais il ne fallait pas y songer: tant de mailles l'enserraient! Hartwald, le premier, n'aurait point consenti à s'évader avec elle hors des lois. Aux quelques allusions que sa maîtresse avait faites à une vie plus libre, il avait manifesté un tel effroi, que Pauline, intimidée, avait elle-même eu peur de son audace. Et ses précautions avaient redoublé pour que l'adultère restât bien ce qu'il devait être, le plaisir secret, défendu, silencieux, qu'on prend à l'insu de tous, dont on rougit de se murmurer l'aveu et dont la divulgation publique serait le déshonneur.
Si c'était là la liberté de l'amour, quelle ironie!
Aussi, après le départ de Hartwald, était-elle[40] restée privée de courage pour tenter de nouvelles expériences et courir à d'autres désastres. Elle avait renoncé à l'amour. Ce qu'elle voyait autour d'elle, le triste spectacle de l'adultère contemporain contribuait à la maintenir dans la détermination qu'elle avait prise. Il semblait qu'on ne pût pas aimer autrement que de cette façon avilissante. Plutôt ne pas aimer! se disait-elle.
Les années avaient passé.
Cependant, Pauline avait beau se faire illusion sur sa tranquillité présente, elle sentait bien, au fond, qu'elle n'avait pas encore réellement pris congé de la vie. Elle était jeune, l'avenir s'ouvrait toujours devant elle. Partagée entre sa volonté bien arrêtée de ne plus tomber dans le piège de l'adultère et les aspirations de son cœur qui ne pouvait pas s'abstenir de battre, elle demeurait incertaine d'elle-même, inquiète d'être femme, irritable et sans fondement moral. Lorsque Facial l'avait par trop énervée, elle se laissait aller aux plus amères pensées de révolte. Il fallait que le souvenir de son fils, le visage aimé de son Marcelin s'interposât et l'exhortât à la patience. Pour lui, elle taisait ses griefs. Puis, d'autres fois, dans les périodes d'indifférence, elle s'estimait relativement heureuse. Son mari était bon, commode. Avec lui, elle jouissait d'une douce sécurité. A tout prendre, cela valait mieux, peut-être, que d'être livrée aux hasards du cœur.
Des pas se firent entendre. Pauline tressaillit, arrachée aux souvenirs, qui, malgré tout, sont encore du rêve. C'était Facial qui rentrait.
Il arrivait d'excellente humeur.
—Quelle belle journée! fit-il. Il faut croire que ce pauvre Derollin avait invité le soleil à son enterrement. Cette promenade m'a fait du bien.
—Y avait-il beaucoup de monde?
—Oui, oui: Derollin avait des amis. J'ai vu Sénéchal. Nous avons causé pendant le trajet. Mon affaire va très bien. Je compte figurer à l'Officiel au nouvel an. Il y a déjà longtemps que j'en ai assez de cette petite fioriture, dit-il en envoyant une chiquenaude sur sa boutonnière, où était noué un ruban de chevalier: c'est le moment de remplacer ça par une rosette.
Facial se mit à raconter par le menu sa journée. Il s'extasia sur le déjeuner qu'il avait fait, avec Sénéchal, à la sortie du cimetière, dans un cabaret du boulevard Montparnasse.
—Il y a des coins ignorés dans Paris!
Les huîtres, le perdreau, le fromage, tout s'était trouvé exquis. On avait servi un cassoulet provençal dont il se pourléchait encore les lèvres. Et quel Chambertin!
—A propos, dit-il négligemment, une nouvelle qui vous intéressera peut-être: les journaux annoncent la mort de M. de Hartwald, décédé à Constantinople... Vous savez, ce M. de Hartwald qui a été ici secrétaire d'ambassade et qui, pendant quelque temps, venait assez souvent chez nous.
—Pauline pâlit. Une violente émotion serra ses tempes. Un instant, tout tourna dans sa tête. Puis, brusquement, elle sentit que des larmes allaient jaillir.
Le rideau se levait, lorsque Facial et Pauline arrivèrent. Ils trouvèrent dans la loge M. et Mme Chandivier déjà installés. Pauline prit place à côté de Julienne, tandis que Chandivier, après un rapide serrement de main à Facial, lui soufflait dans l'oreille:
—Attention, elle va faire son entrée.
Facial regarda la scène. La comédienne qui jouait le rôle principal venait de donner un coup de timbre. Une femme de chambre parut: c'était Rébecca.
—«Mademoiselle est auprès de M. le vicomte», eut-elle à dire.
Puis elle sortit.
Facial se tourna vers Chandivier qui rayonnait:
—Mes félicitations, fit-il, elle a très bien dit ça.
—Ces petits rôles n'ont l'air de rien, dit Chandivier;[43] mais le difficile n'est pas tant de parler que de se tenir en scène, d'effectuer convenablement les entrées et les sorties. Du reste, attendez-la à sa grande scène du deuxième acte: vous verrez qu'elle n'est pas trop déplacée sur les planches du Théâtre-Français.
A la vue de Rébecca, Julienne n'avait pas sourcillé. Lorsqu'elle eut disparu, un fin sourire erra sur ses lèvres. Elle toucha du bout de son éventail le bras de Pauline et, tandis que les deux hommes chuchotaient derrière elle, lui demanda à voix basse.
—Comment la trouvez-vous? Jolie fille, n'est-ce pas?
La pièce se poursuivait.
—«Je ne suis pas de celles qui se figurent qu'un autre homme peut faire oublier à une femme l'homme qu'elle aime et qui la trahit,» débitait la première actrice à une seconde qui servait à la fois de confidente et de mentor; «à ce compte-là, on ne s'arrêterait plus; car il n'y a aucune chance que le second vaille mieux que le premier et l'inévitable troisième que le second. Ou nous aimons notre mari, et alors celui qui prétend le supplanter nous apparaît comme un simple imbécile, ou nous n'aimons plus notre mari, et alors, si, ayant épousé librement, comme nous l'avons fait, toi et moi, un homme qui nous plaisait plus que les autres, nous arrivons à ne plus rien lui inspirer, à ne plus rien éprouver pour lui, c'est démence ou dévergondage de risquer une nouvelle épreuve avec un monsieur qui vient vous offrir secrètement,[44] sans respect, sans sacrifice, sans amour, je ne sais quel passe-temps honteux, quelle compensation dégradante de fiacre et d'hôtel garni.»
Julienne se mit à rire à cette tirade qu'elle était si peu faite pour goûter.
—Ce personnage est un peu bête, glissa-t-elle à Pauline. Comme si l'on n'aimait qu'un seul homme dans la vie, et comme si ce seul homme devait nécessairement être le mari! On aime ou on n'aime pas son mari, c'est certain: mais, si on l'aime, rien n'empêche qu'on ne puisse en aimer d'autres aussi; et si on ne l'aime pas, c'est une raison majeure pour chercher ailleurs ce qu'on ne trouve pas chez lui. Avant tout l'amour!
Pauline était mieux en situation de comprendre. Mais, dans sa pensée, elle rapportait ces paroles bien plus à Hartwald qu'à Facial, et le sens en était ainsi complètement dénaturé. D'ailleurs, elle n'admettait pas cet exclusivisme de l'amour. Et si, pratiquement, les «nouvelles épreuves» lui faisaient peur, c'était pour le peu de dignité que l'adultère lui semblait comporter dans la société actuelle, et non point par fidélité à quelque souvenir que ce soit. Qu'est-ce que le souvenir, une fois que l'amour est mort? Et qu'était-ce que le souvenir pour elle qui—elle s'en rendait bien compte maintenant—n'avait pas même connu le véritable amour?
—«Et si Lucien est infidèle», continuait l'actrice, «je me vengerai, c'est certain, mais pas comme les autres... Il faudra bien que je sache la vérité. Si elle est ce que je crois, je te réponds que j'en[45] aurai vite fait et que je ne resterai pas longtemps au partage. Tout ou rien!»
C'était donc une femme jalouse de son mari, et qui, pour peu que ses soupçons fussent fondés, méditait de se venger de lui, non point par les procédés ordinaires, l'amant consolateur, mais par l'adultère brutal, sans plaisir, pour la seule satisfaction de lui crier après: Voilà, je t'ai rendu la monnaie de ta pièce.
Un quart d'heure de dialogue entre divers personnages, et les soupçons se changeaient en certitude.
Suivait alors la scène avec le mari:
—«Tu sors?
—«Oui.
—«A cette heure-ci? Où vas-tu?
—«Au cercle.
—«Qu'est-ce que tu vas faire au cercle?»
Lucien s'embrouillait et finissait par avouer qu'il allait au bal de l'Opéra. Là-dessus, l'ultimatum, sur lequel allait, sans doute, pivoter la pièce:
—«Regarde-moi bien. Je t'aime passionnément; j'adore l'enfant né de cet amour, je suis une très honnête femme et je n'ai qu'une idée, c'est de continuer à l'être; mais, comme je tiens le mariage pour un engagement mutuel, comme nous nous sommes volontairement juré respect et fidélité, que je te suis fidèle et que tu n'as à me reprocher que d'avoir fait mon devoir, je te donne ma parole que, si jamais j'apprends que tu as une maîtresse, une heure après que j'en aurai acquis la certitude...
—«Une heure après?» interrogeait l'acteur.
—«J'aurai un amant,» répondait sa partenaire. «Et je te promets, moi, que tu seras le premier à le savoir. Œil pour œil, dent pour dent!»
—Quelle effrontée! murmura Facial, froissé dans ses principes.
Julienne haussait les épaules. Elle trouvait cette femme de plus en plus bête.
Chandivier n'écoutait pas.
Pour Pauline, la pièce prenait décidément une tournure déplaisante. La jalousie était un sentiment si peu conforme à sa notion moderne de l'amour. Cet homme n'avait-il pas le droit d'avoir une maîtresse, si sa femme le laissait indifférent? Celle-ci, par contre, pouvait se détacher tranquillement de lui et se donner à un autre, pour peu que le cœur lui en dît. Mais cette menace de prendre un amant par dépit, cette vengeance mesquine, ridicule, folle, comme cela était peu digne, comme cela était bas! La tyrannie du mariage s'étalait là cruellement. Non, certes, jamais il ne fût venu à l'idée de Pauline d'imposer de la sorte son amour.
Elle jeta un coup d'œil sur la salle.
Ces hommes, ces femmes entrés ici au sortir de l'existence quotidienne, apportant avec eux leurs désirs, leurs souffrances, le secret de leurs passions et le trouble de leurs besoins inapaisés, que pouvaient-ils bien penser de ces théories étroites et rudes prêchées à leurs oreilles et mises en action sous leurs yeux? Écoutaient-ils sérieusement, ou ne se laissaient-ils pas plutôt distraire du fond par le prestige du style, l'ingéniosité de l'intrigue et le charme de l'interprétation? S'ils réfléchissaient,[47] accepteraient-ils avec des applaudissements ces doctrines si contraires à celles qu'ils devaient pratiquer réellement? Mais la plupart ne cherchaient évidemment pas à discuter; ils étaient venus au théâtre pour se délasser: et, pourvu que la pièce fût bien faite et leur offrît un amusement suffisant, ils se déclaraient satisfaits.
Elle aperçut, à l'orchestre, Sénéchal. Aux bons passages, il hochait la tête avec satisfaction. Il ne se faisait cependant pas faute de détourner à tout moment sa lorgnette de la scène pour la braquer sur Julienne. Non loin de lui se trouvait Réderic. Par quel hasard? Ou plutôt n'étaient-ils pas tous deux prévenus de la présence de leur maîtresse au théâtre? Julienne avait envoyé de leur côté un léger signe d'intelligence. Auquel s'adressait-il?
A l'orchestre, plus personne de connaissance. Mais, en face d'elle, elle reconnut le vicomte et la vicomtesse de Béhutin qui occupaient une loge. Ils étaient, comme d'habitude, froids, corrects, silencieux: impossible de distinguer si le spectacle les intéressait.
Vers la fin de l'acte, un monsieur entra dans leur loge et prit place derrière eux.
Pauline se demanda en vain qui ce pouvait être. Ce n'était pourtant point, lui semblait-il, la première fois qu'elle le voyait. Où s'était-elle déjà sentie troublée sous cette prunelle douce et sombre?
Un instant, elle eut l'idée d'interroger Julienne. Celle-ci saurait mettre un nom sur ce visage. Mais une pudeur retint la question. Soudain, Pauline rougit: l'inconnu venait de la lorgner.
—«Célestin! Célestin!» disait sur la scène Rébecca[48] qui avait reparu, «prends ton chapeau, vite, vite! dis au portier que tu accompagnes madame la comtesse et trouve le moyen de la suivre sans qu'elle te voie. Elle est à pied. Sache où elle va et ne dis rien à personne.»
Elle poussa Célestin dehors. Elle sonna. Un domestique parut.
—«On peut éteindre», fit-elle.
Le rideau tomba lentement.
Chandivier applaudit avec bruit. Puis, il se précipita hors de la loge pour aller dans les coulisses.
Facial sortit aussi. Un moment après, Pauline le voyait apparaître dans la loge des Béhutin, présenter ses hommages à la vicomtesse et toucher la main aux deux hommes.
«Mon Dieu! pensa-t-elle, ils vont venir ici me rendre cette politesse.»
Sénéchal et Réderic étaient déjà accourus. Julienne, radieuse, causait beaucoup, les amorçait l'un et l'autre à tour de rôle. Elle se savait désirable jusqu'au moindre de ses gestes. Mais sa force principale était encore d'être amoureuse elle-même. Amoureuse superficielle, qui avait moins des passions que des caprices: amoureuse cependant, s'éprenant tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là, mettant sa joie à satisfaire ces fantaisies de cœur et son charme à les provoquer.
Pauline était à la fois plus sérieuse, plus sensible, plus sensuelle et plus retenue.
Ce ne fut donc point sans un tressaillement, mais immédiatement enfoui sous une couche apparente d'indifférence, qu'elle vit entrer dans la loge le vicomte de Béhutin suivi de son compagnon.
Le vicomte la salua ainsi que Julienne.
—Permettez-moi de vous présenter mon beau-frère, M. Odon de Rocrange.
Pauline se souvint tout à coup des circonstances où pareille présentation lui avait été faite. C'était deux ans auparavant, dans une vente de charité, où elle tenait une boutique. La vicomtesse de Béhutin, dont elle venait alors de faire la connaissance, s'était arrêtée quelques instants, au bras de son frère, devant son étalage. Odon de Rocrange lui avait payé cent francs un bouquet de violettes. Depuis lors, bien que ses relations avec les Béhutin se fussent poursuivies, elle ne l'avait jamais revu.
«Quelle impression curieuse, se dit-elle, tandis qu'Odon s'inclinait, que de se trouver soudainement en présence d'un homme que l'on a rencontré une fois, il y a longtemps, dont on avait conservé le souvenir latent, mais auquel on ne pensait plus.»
—Vous avez, sans doute, oublié, Madame, dit Odon, que j'ai eu une fois l'honneur de vous acheter des violettes. Il est vrai qu'elles ont eu le temps de se faner depuis.
—Je me le rappelle, répondit Pauline.
—Le temps passe à la fois bien lentement et bien vite. J'ai été absent de Paris; j'ai beaucoup voyagé: alors que j'habitais l'étranger, absorbé par de nouveaux spectacles, je croyais être loin depuis une éternité, et maintenant que me voici de retour, il me semble que je vous achetais hier ces fleurs, et j'en sens encore le parfum.
—Vous connaissez mon mari? demanda à[50] brûle-pourpoint Pauline, qui avait remarqué leur poignée de main dans la loge de la vicomtesse.
—Nous nous sommes vus, M. Facial et moi, la semaine dernière, à l'occasion d'une triste cérémonie. C'était aux obsèques de Jacques Derollin. Quel charmant garçon, quel cœur d'or que Derollin! Je ressens vivement sa perte. J'étais arrivé depuis quelques jours à peine et j'ignorais sa maladie. Je n'aurai pas eu la joie de le revoir vivant. La mort est toujours une surprise, quoiqu'elle soit la fatalité.
—Moi, je n'ai pas peur de la mort, dit Pauline.
—Moi, beaucoup, dit Odon.
—Qu'avez-vous à craindre? N'est-elle pas la même pour tous?
—Qui sait? Peut-être pas plus que la vie.
—En tout cas, nous devons la subir. Le mieux est de s'accoutumer à cette perspective, puisque les choses dont on a l'habitude ne sont plus capables d'effrayer.
—Cette nécessité de la mort, dit Odon, est justement ce qui me blesse. En face de ce qui est nécessaire, l'homme perd toute dignité; il se sent ravalé au rang de la machine inerte. De quoi lui servent, là contre, son énergie, ses talents, sa science? Il lui faut en passer par là. La liberté, dont nous sommes si fiers, et qui est, en somme, notre seule prérogative, ne se trouve plus alors qu'un vain mot. Et je ne parle pas seulement de la mort, mais de tout ce qui, dans la vie, porte le sceau de la nécessité. Ne sommes-nous pas humiliés de traîner un corps invariable, qui a ses tares et ses maladies? Mais ce qui me paraît insupportable,[51] c'est le joug des nécessités artificielles, dont l'homme, auquel ne suffisaient pas les nécessités physiques, s'est ingénié à se charger, pour avoir encore plus à courber la tête. Que nous n'ayons pas la liberté du corps, c'est triste, mais que nous n'ayons pas celle de l'âme, c'est irritant.
—Vous voulez parler des conventions sociales?
—En général de tous ces liens spirituels, moraux, mondains, qui jettent autour de nous leur trame inextricable. Là où les lois ne nous tiennent pas, nous sommes assujettis par les habitudes, les manières de voir, les jugements du milieu où nous sommes nés. Voyez, par exemple, la religion. En principe, je le sais, nous jouissons de la liberté religieuse: mais sommes-nous libres? Songez aux obstacles presque insurmontables que rencontre celui qui veut changer de religion. Il faut qu'il ait une foi bien ardente ou un intérêt bien puissant pour braver l'animadversion, la colère, la haine, le mépris que son entreprise ne manquera pas de soulever autour de lui. Que de déboires éprouvera à suivre Voltaire le jeune homme qui appartient à une famille catholique, ou à prendre le voile la jeune fille dont les parents sont voltairiens! L'intolérance règne. Voyez la politique, voyez les arts, voyez les castes professionnelles. Partout nous sommes les jouets d'une artificielle destinée, qui est encore plus implacable que l'autre.
—C'est vrai, dit Pauline, nous nous sentons dominés par l'énorme puissance des mœurs et trop faibles pour oser résister.
—Nous cédons même contre notre conscience.
—Et en cédant, nous contribuons au développement de cette tyrannie.
—N'avez-vous pas remarqué, Madame, que chacun, en secret, manifeste son horreur du régime d'oppression morale sous lequel nous vivons, et que cependant il n'y a personne qui par ses actes, par ses paroles, par sa conduite publique et quelquefois même particulière ne fasse partie de cette fameuse opinion commune que l'on craint tant de se mettre à dos? Tous complices! N'est-ce point là le titre de la tragi-comédie que nous jouons?
—Pour les hommes peut-être: mais les femmes, ces sacrifiées, ont trop à souffrir de cet état de choses pour y consentir autrement que par impuissance.
—Les femmes comme les hommes, répartit Odon: ne sont-ce pas elles qui font et qui défont les mœurs? En morale, je crois les femmes plus puissantes que les hommes. C'est au public féminin que s'adressent de préférence nos littérateurs, lorsqu'ils entreprennent de traiter quelque question de morale. Et ils ont raison: la femme est le grand juge de ce qui est bien et de ce qui est mal, et l'homme qui, sans la femme, serait peut-être disposé à faire assez bon marché de ce qu'on appelle la décence, avec elle devient le plus rigoureux des censeurs.
—Avec elle, ou plutôt devant elle: car je pense qu'il y a là surtout un moyen de la tenir en dépendance.
—Il faut, au moins, avouer qu'elle s'y prête de bonne grâce. Croyez-vous que si les femmes ne[53] scellaient pas de leur approbation cette morale sociale, parfois si immorale, les hommes songeraient à la leur imposer? Voyez en amour: la liberté de l'amour, dont les hommes usent jusqu'à un certain point, quoiqu'il ne faille point confondre la liberté de l'amour avec la liberté de la débauche, n'a pas de plus farouches ennemis que les femmes. Elles condamnent celle d'entre elles qui succombe. Et l'envie ne leur manque pas de condamner aussi l'homme! Nous y viendrons; le progrès des mœurs l'exige. Les signes précurseurs de cette réforme se font déjà sentir, et les auteurs nous offrent des pièces comme celle de ce soir, où l'homme et la femme sont mis sur le même pied, non de liberté, mais de vasselage. Vous connaissez la pièce?
—Je ne la connais pas, fit Pauline, mais, d'après le premier acte, je me doute de ce qu'elle sera.
—En effet, car la pièce est bien construite. Vous avez donc entendu Francillon déclarer la guerre à son mari. S'il la trompe, elle le trompera: ou plutôt elle le déshonorera, ne songeant nullement à le tromper, puisque son premier soin, une fois souillée, sera de lui faire un récit complet de l'adultère. Au bal de l'Opéra où elle vient de se rendre, seule, suivant de près son écervelé de Lucien, elle a toutes les facilités du monde pour s'apercevoir qu'elle est, comme l'on dit, abominablement trahie: et, qui pis est, pour une ancienne maîtresse, ce qui, paraît-il, constitue le comble de l'ignominie. Elle tiendra parole. Elle se jette à la tête du premier venu, l'emmène souper en cabinet particulier, dans le restaurant même où Lucien[54] termine la fête avec sa belle, et, le lendemain, raconte tout à celui-ci avec de tels détails qu'il lui est impossible de douter de son malheur. Bien entendu, et pour la satisfaction du public, les choses s'arrangent. Francine n'a été, matériellement, la maîtresse de personne. Mais, dans la réalité, elle n'aurait pu faire autrement que d'aller jusqu'au bout: et la morale de cette comédie ne s'en dégage pas moins avec une implacable rigueur. La thèse, Madame, ce n'est pas, comme on pourrait le croire sur une audition distraite, que la femme a le droit d'avoir des amants du moment que l'homme a des maîtresses, mais, au contraire, que l'homme n'a pas plus le droit d'avoir des maîtresses que la femme des amants. C'est donc l'indissolubilité absolue du mariage qui est représentée ici comme la loi. Ailleurs, dans des pièces que vous vous rappelez probablement, le même auteur, qui semble s'être donné pour mission de diriger la société moderne dans l'amour, revendique pour la femme le droit de tuer l'homme qui lui est infidèle. Inutile d'insister sur celui de l'homme de tuer la femme qui le trompe: ce droit est acquis depuis longtemps. Ailleurs encore, il veut que l'homme vierge épouse la femme vierge. Que devient l'amour dans tout cela? On se le demande; cependant, chacun applaudit: les femmes d'abord, les hommes ensuite, sans penser que l'amour n'est pas une matière inerte sur laquelle on puisse contracter, stipuler, engager sa parole et sa signature comme pour un marchandage, mais la vie elle-même, la passion, avec toute sa mobilité, ses métamorphoses, ses secousses et son incertitude,[55] le mouvement perpétuel de notre âme en quête du bonheur, l'agitation folle de l'être dans sa course vers l'idéal. Mais quoi, c'est la morale, ce qu'on croit la morale, la morale sans laquelle tout serait perdu. Et on applaudit; on n'oserait pas ne pas applaudir. Et vous aussi, Madame, vous applaudissez: et moi aussi, j'applaudis.
Très surprise, Pauline regardait cet homme qu'elle connaissait à peine et qui exprimait si bien ce qu'elle sentait elle-même. Il lui semblait qu'il la pénétrât, qu'il lût en elle, pour pouvoir conformer ses paroles à sa pensée et se rendre sympathique, et que, de ce fait étrange, une intimité subite vînt de se former entre elle et lui.
Elle ne voulut cependant pas se laisser si facilement deviner.
—Non, Monsieur, dit-elle, vous vous trompez: je suis plus franche que cela. Jamais je n'applaudirai quelque chose que je n'approuve pas. Mais le mariage est une chose si complexe! En un cas tel que celui dont il est question dans la pièce, on ne peut que souscrire aux angoisses de l'épouse et à son héroïque résolution. Car là, il y a véritablement amour: Francine adore son mari; celui-ci, on le sent, aime aussi sa femme, et cette maîtresse qu'il va rejoindre n'est pour lui qu'un simple amusement. Dans de pareilles circonstances, un homme est inexcusable de se conduire comme il fait.
—Mais certainement, Madame a raison, s'écria Sénéchal qui avait entendu ces dernières phrases. Voudriez-vous vraiment, de Rocrange, que ce grand sot de Lucien abandonnât impunément son exquise Francillon pour Dieu sait quelle demoiselle? Quand on a la bonne fortune de plaire à[56] une charmante femme, ajouta-t-il avec son sourire le plus flatteur à l'adresse de Julienne, on mérite tous les châtiments si on ne la cultive pas avec dévotion.
—Que vous devenez sentimental, mon cher sénateur! dit Julienne. Il faut vous soigner.
—Que voulez-vous, Madame: mon mal m'est cher, et je mets ma volupté à l'entretenir.
—Et vous, Réderic, que pensez-vous des infidélités de Monsieur Francillon? dit Julienne.
Réderic, debout derrière la chaise de Julienne, tordait sa moustache avec humeur.
—Je n'ai pas écouté la pièce, répondit-il.
—Comme vous êtes désagréable, ce soir, observa-t-elle.
—Il y a de quoi.
Le vicomte de Béhutin restait impassible.
—Si Francillon écrase tellement de sa supériorité l'insipide demoiselle qui lui est préférée, dit Odon, c'est pour le seul intérêt de la pièce, et il ne s'ensuit pas que la thèse soit plus juste. Ne peut-il pas se trouver, et ne se trouve-t-il pas souvent dans la vie, que la femme intéressante, la femme qui aime, la femme séduisante et noble soit justement l'illégitime? Lucien serait-il encore inexcusable, si c'était Francillon sa maîtresse, si c'était Francillon qu'il allait rejoindre, laissant se morfondre à la maison quelque peu captivante matrone, dans le genre de cette madame Smith, par exemple? Ne voyez-vous pas que la thèse du mariage indissoluble s'effondrerait alors dans l'absurde?
—Oui, dit Pauline: car la sympathie va toujours à l'amour, quoi qu'on fasse.
—Et il faut présenter le mariage sous les couleurs de l'amour pour le rendre acceptable.
—En effet.
—Ce qui revient à dire qu'il n'y a qu'une seule morale possible: celle de l'amour.
—Et le mariage?
—Mon Dieu, Madame, il me semble que le mariage, dès qu'il n'est pas l'amour, est immoral.
—C'est une conclusion à laquelle nous ne sommes pas habituées, nous autres femmes, mais qui, je l'avoue, s'impose presque.
—Et comme l'amour, poursuivit Odon, n'obéit point à des lois humaines et n'est point sujet aux prescriptions d'un code, il s'ensuit que l'amour libre seul est moral.
—Ce qu'il fallait démontrer! dit Julienne en riant. Mes compliments, monsieur de Rocrange: vous entortillez les choses si bien, qu'à vous entendre on se laisserait aller à vivre comme des sauvages.
—Votre présence, Madame, suffirait cependant à établir l'immense avantage de la civilisation.
Tous sourirent; Julienne pinça les lèvres; Pauline fut incroyablement heureuse de cette impertinente riposte.
La sonnette de l'entr'acte mit fin à l'entretien.
«C'est extraordinaire ce que cet homme, en dix minutes de conversation, s'est emparé de moi!» pensait Pauline, tandis qu'Odon prenait congé d'elle.
Et Odon de Rocrange, regagnant sa loge, légèrement troublé, se disait:
«Je vais l'aimer... je l'aime déjà... O mon pauvre cœur!»
Un instant, Julienne et Pauline se trouvèrent seules.
—Comment trouvez-vous M. de Rocrange? demanda Julienne avec un clignement d'œil intrigué.
Pauline eut envie de la souffleter.
—Indifférent, répondit-elle.
Chandivier arrivait tout essoufflé. Dans le couloir, il rencontra Facial.
—Je viens de voir Rébecca. Nous soupons après le théâtre. Vous en êtes?
Facial fronça le sourcil.
—Non, dit-il, je dois rentrer avec Pauline. Je suis un homme marié, moi.
—Et moi, donc?
—Que faites-vous de Mme Chandivier?
—Oh! un de ces messieurs la reconduira.
Ils reprirent leurs places.
Chandivier, se penchant vers Facial, lui chuchota:
—Vous allez voir la scène du deux: vous m'en direz des nouvelles!
Le rideau se leva.
Odon dut s'avouer que, depuis la soirée de la veille, il n'avait fait que penser à Pauline.
«Quelle étrange femme! Elle a eu l'air de goûter ce que je lui disais. Vraiment c'est la première fois que cela m'arrive: ouvrir ainsi mon cœur, parler sérieusement, presque philosophiquement, devant une femme que je n'avais, pour ainsi dire, jamais vue, dont j'ignorais le caractère et les idées! D'habitude, je fais comme tous les hommes: j'offre les boîtes de bonbons de l'esprit, je déploie l'éventail du flirt. Faut-il croire qu'elle m'a inspiré? Je me suis terriblement découvert: c'était plus fort que moi.»
Il alluma une cigarette et s'étendit sur un divan.
«D'où vient-elle? Que fait-elle? N'ai-je pas tort de lancer mon imagination sur cet inconnu d'où elle pourrait revenir trop imprégnée de désirs[60] pour que je n'en souffre pas? Ah! les femmes! comme elles sont décevantes, lorsqu'on les touche de près! Mais celle-là me paraît être d'une race à part. Au moins, ce que j'ai éprouvé auprès d'elle diffère complètement de mes émotions ordinaires. Faut-il faire courir à mon cœur les risques d'une nouvelle aventure? Ne vaut-il pas mieux qu'il jouisse du calme relatif qu'avec mille précautions j'avais enfin réussi à lui rendre? Hélas! à peine instaurée, il faut que ma fragile tour d'ivoire s'écroule, comme un château de cartes, sous le souffle d'une femme! Car je sens bien que mon cœur est déjà pris.»
L'image de Pauline flottait devant ses yeux, et elle se précisait, se revêtait d'un charme grandissant, à mesure qu'il y fixait quelque détail de plus dont il se souvenait. C'était surtout le son de sa voix qu'il se rappelait avec un vrai délice, cette voix si joliment murmurante, si harmonieuse, qui l'avait remué si profondément. Il l'entendait encore lui dire:
—«La sympathie va toujours à l'amour, quoi qu'on fasse.»
«C'est qu'elle est spirituelle, continua-t-il à rêver, elle a une âme fine, originale, intelligente. Elle doit comprendre à merveille les raisonnements sur la vie, et cependant elle est fraîche comme une jeune fille et ses observations les plus inquiétantes ont encore la grâce de la candeur. Que je voudrais savoir le fin fond de son être, aborder d'intimes sujets en compagnie de cet esprit captivant et singulier! Que pense-t-elle vraiment de l'amour? A-t-elle aimé? Elle ne doit pas avoir fait de bien[61] cruelles expériences, mais elle en a fait. Comme une femme est mystérieuse, quand on y songe! Il suffit de s'intéresser un instant à une femme, pour se trouver en présence d'un paquet de hiéroglyphes qu'il s'agit de déchiffrer. Me donnerai-je cette peine? Oh! oui, car ce séduisant sphinx m'attire par toutes les fibres réunies de mon cœur et de mon imagination.»
Il se leva, erra d'un coin à l'autre, rêvant toujours, à la fois joyeux et triste.
«C'est que j'en ai déjà aimé des femmes! J'ai déjà cherché des solutions d'énigmes qui n'existaient pas! J'ai déjà cru trouver des trésors, et, soulevant la pierre qui semblait les sceller, je n'ai découvert que le vide, des chiffons, de la verroterie ou du fumier. N'importe! L'amour même déçu est encore de l'amour; il y a une douceur jusque dans la lie de cette coupe fatale et enchanteresse. Se lancer à corps perdu dans la destinée est peut-être le meilleur moyen d'en moins souffrir.»
Il ouvrit un carton, où se trouvaient des portraits de femmes à l'aquarelle, des dessins, des photographies, des lettres dont beaucoup étaient jaunies par le temps. Il considéra ces choses où restaient accrochés tant de souvenirs.
«Celle-ci, c'est Anne, ma première maîtresse. J'avais vingt ans, à peine. Oh! la première chair de femme à soi! Quelles émotions charmantes! Quels frissons extatiques! Que de délices dans les moindres gestes féminins! On est baigné de ravissement. Il semble que l'on soit un voyageur de génie qui découvrirait le paradis. Je garde très[62] vives ces impressions de printemps. Qu'était Anne, en réalité? Je n'en sais rien: je ne la vois qu'à travers ce mirage... Voici Gabrielle. Pauvre fille! Elle m'aimait, je crois. Mais, à ce moment, je succombais à tant de sensualités diverses! La curiosité, le plaisir me jetaient, pour une nuit ou deux, dans les bras des unes et des autres. C'était l'époque cruellement exubérante de la jeunesse. Et Gabrielle pleurait; elle voulait me tenir par le cœur: c'était trop tôt pour moi. Pauvre Gabrielle! J'en ai conçu plus tard quelques remords... Dolorès! Rencontrée dans un voyage en Espagne. Ce fut celle-ci qui éduqua ma sensibilité. Oh! je me passionnai d'elle. Quels yeux brûlants! Quels embrassements magnétiques! Un amour de feu qui dura deux mois. J'étais ensorcelé. Puis, tout à coup, des soupçons atroces me poignirent. Je découvris que je n'étais plus seul. Un rival! Je connus la haine que ce mot peut enfanter. Les journées et les nuits tragiques commencèrent. J'épiai, je menaçai, je m'humiliai, je criai d'angoisse. Lâche jusqu'à songer au meurtre ou au suicide, brutal jusqu'à vouloir m'approprier par la force cette femme qui s'était éprise d'un autre et me détestait maintenant, j'épuisai les tortures et les hontes de la jalousie. Est-il possible que je sois descendu si bas! Chaque fois que je revois cette figure d'ange déchu, belle comme les ténèbres, sauvage comme la tempête, j'ai pitié de moi-même; et cependant d'anciennes blessures se rouvrent et recommencent à saigner... Henriette! Eveline! Mortes toutes deux. Eveline avait une grâce d'enfant; Henriette se compliquait[63] d'un grain de folie. Elles étaient jolies vraiment, mais bien superficielles... Et Thérèse, qu'est-elle devenue? La dernière fois que je l'ai aperçue, c'est au Bois, il y a trois ou quatre ans. Elle conduisait un élégant tilbury. Son groom anglais prenait à côté d'elle des airs insolents. Elle me fit un léger signe de tête: elle daignait se souvenir peut-être qu'elle m'avait aimé... J'ai presque peur de tourner ces images. Combien il y en a! Près d'une vingtaine! Que de vagues où mon cœur a été ballotté comme une coquille de noix! Oserais-je dire qu'il n'y a pas sombré? Voici Marcelle, cette éternelle coquette, qui faisait payer chaque baiser de mille coups d'épingle. Voici Mme de Willis. Jamais elle ne se donna. Est-ce à cela que je dois cette sérénité avec laquelle je conserve sa mémoire? Elle fut avant tout une consolatrice; nulle plus qu'elle ne sut l'art de verser le baume sur les plaies, de combler de douceur les trous béants creusés par les brûlures de l'existence. Je lui dois la reconnaissance du malade pour sa sœur de charité... Qui sont celles-ci? Dorothée, Mlle Symens... Non, assez, fermons cela: c'est inutile.»
L'impression qui se dégageait de ces ruines était décidément triste. Avoir vécu tout cela! Que tout cela ait été successivement présent et ait absorbé son cœur! Avait-il, au moins, été heureux? Oui, à de certains moments, il avait cru goûter le ciel; à d'autres, il avait mordu à l'enfer. En somme, rien ne lui était demeuré étranger en amour, et, parvenu à ce terme, il se demandait s'il était bien certain que l'amour existât.
«Comme la vie elle-même, songea-t-il: si on la[64] discute, elle s'évanouit. Et cependant, il faut vivre. Il faut aimer aussi.»
Et Odon se reprit à penser à Pauline.
«Je la reverrai.»
La revoir lui était facile. Il pouvait la rencontrer soit chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, soit chez les Sénéchal ou chez les Chandivier, avec lesquels il entretenait comme elle des relations. Il avait été absent deux ans: quoi de plus simple que de reparaître dans le monde? Il pouvait enfin se rendre chez elle, à son jour de réception, puisqu'il lui avait été présenté et avait fait la connaissance de son mari. Il s'arrêta à ce dernier parti, qui lui parut le plus prompt.
«Maintenant, que se passera-t-il? On est souvent désillusionné lorsqu'on revoit une femme, qui, une première fois, grâce peut-être à un ensemble de circonstances spéciales et qui ne se reproduiront pas, a causé une forte impression. Et puis, si je l'aime véritablement, comment mon amour sera-t-il reçu? Est-elle une de ces femmes qui mettent leur tranquillité au-dessus de tout? Craindrait-elle les risques de la passion? Serait-elle trop sage pour exposer son cœur? Je n'ai aucune donnée pour répondre, sinon que quelque chose de mystérieux s'est échangé entre nous, quelque chose que j'ai bien senti, et que j'ai senti qu'elle sentait!
Contre son habitude, il déjeuna chez lui. Il demanda les journaux et les parcourut d'un œil distrait. Puis il s'informa s'il n'était pas venu de lettres.
—Il n'en est venu qu'une, ce matin.
—Pourquoi ne me l'avez-vous pas remise?
—Je l'ai déposée sur la table à écrire, comme Monsieur me l'a recommandé, pour qu'il trouve son courrier immédiatement à son lever.
Sur la table à écrire se trouvait, en effet, une lettre à laquelle Odon n'avait pas pris garde. Elle était timbrée de la province. A peine eut-il jeté les yeux sur la suscription, qu'il reconnut l'écriture et tressaillit. Il lui sembla qu'une couche d'eau glaciale tombait sur son cœur. Il lut:
«Monsieur de Rocrange,
»Au fond de la retraite où je vis depuis si longtemps confinée, je n'oublie ni mes devoirs, ni les droits que vous m'avez vous-même donnés sur vous. Nous avons été unis par l'Église; vous m'avez juré fidélité, je vous ai juré fidélité: et si vous avez cru pouvoir en agir légèrement avec ce serment, je me considère toujours comme liée par lui. Jusqu'à ma mort, vous serez mon époux, et rien, à mes yeux, ne pourra vous priver de ce titre. Votre nom, Odon, revient souvent sur mes lèvres dans mes prières. Je supplie Dieu de daigner vous pardonner vos fautes comme je vous les pardonne. Vous m'avez gravement et longuement offensée: néanmoins je suis prête à vous ouvrir de nouveau mes bras. Revenez à de meilleurs sentiments, repentez-vous, manifestez un désir de réconciliation, et le scandale de notre séparation cessera. Car ce qu'il y a de terrible dans notre situation, c'est que nous sommes en état permanent de péché et que chaque jour qui s'écoule augmente la dette effroyable dont nous aurons à rendre[66] compte. Je sais bien que vous seul l'avez voulu, que vous seul êtes coupable: mais, votre femme jusqu'au bout, je suis résolue à prendre ma part de la réprobation que vous encourez. O mon ami, songez à la douleur, à la honte dont votre conduite me charge! Les remords sont pour moi, paraît-il: car si vous en éprouviez, vous ne me laisseriez pas l'initiative de cette tentative de rapprochement; c'est vous qui reviendriez à moi, comme l'enfant prodigue est revenu à son père; et vous ne seriez pas reçu avec moins de générosité. Rappelez-vous cette sainte parole, bien faite pour vous encourager, qu'il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui s'amende que pour mille justes qui persévèrent. On me dit que vous êtes de retour d'un long voyage. L'absence est quelquefois une source de calme pour les âmes tourmentées. A-t-elle su réfréner le flot tumultueux de vos passions? Alors que vous erriez sur la terre étrangère, de ville en ville et de pays en pays, avez-vous réfléchi à l'instabilité des choses humaines, avez-vous vu le néant de votre vie sans Dieu? C'est dans cet espoir que je vous écris. Si cette lettre trouve quelque écho en vous, dites un mot: tout le passé sera oublié. Sinon, ne me répondez pas: laissez-moi seule à mon cilice.
»Marie de Rocrange.»
Odon rejeta la lettre avec humeur.
Elle tombait bien, vraiment, Mme de Rocrange!
Arraché aux rêveries qui l'avaient captivé toute la matinée, il en voulait à cette femme de venir ainsi interposer brusquement son ombre déplaisante[67] entre lui et la vision lumineuse de Pauline.
Quel malencontreux souvenir que son mariage!
Voilà bientôt dix ans que, cédant aux instances de ses parents, aujourd'hui morts, de sa mère, surtout, qu'il adorait, il avait épousé sa cousine Marie de Rocrange, dont la beauté problématique menaçait de se flétrir, autrement, dans la paix de quelque couvent. Il ne l'avait jusque-là connue que comme une personne insignifiante, modeste, sans désirs et sans prétentions; et persuadé qu'elle n'exigerait de lui le sacrifice d'aucune de ses libertés d'homme, il n'avait pas marqué trop de répugnance à déférer au vœu de sa famille et à la conduire sans amour à l'autel. Le mariage consommé, Odon s'aperçut de son erreur. Sa femme n'était rien moins que docile et disposée à s'effacer. Dès l'abord, elle manifesta l'intention de le convertir. Ce furent de furieux assauts de femme fanatique contre ses habitudes de sceptique. Elle le traîna aux offices, l'entoura de prêtres et de vieilles demoiselles pieuses, organisa dans son salon de petites réunions chrétiennes où on l'assiégeait de discussions et d'homélies. Il aurait volontiers laissé sa femme libre de se conduire comme elle entendait, à condition qu'elle ne le fatiguât point de sa dévotion et ne se mêlât pas de sa vie intime; il aurait même consenti à l'accompagner à l'église, le dimanche, à lui donner tout l'argent qu'elle désirait pour ses œuvres pies, et, en général, à ne pas la choquer par l'étalage de ses mœurs et de ses idées. Mais, du moment que celle-ci entreprenait de lui imposer une nouvelle existence aussi peu conforme à ses goûts que[68] contraire au sens vif qu'il avait de son indépendance, l'équilibre déjà précaire du ménage risquait fort de faire place au plus complet désarroi. Mme de Rocrange ne borna pas ses efforts aux choses de la religion. Il lui prit fantaisie de s'opposer à ce que son mari fréquentât ses amis; elle intriguait pour qu'il démissionnât de son cercle, protestait chaque fois qu'il sortait, soit pour dîner en ville, soit pour passer la soirée au théâtre. Elle eût voulu le cloîtrer dans son milieu à elle, avec interdiction de s'en échapper, fût-ce un instant, pour aller respirer un autre air. Au bout de six mois, Odon n'y tenait plus. Il signifia à sa femme que toute espèce de vie conjugale était impossible entre eux; qu'étant donnés leurs caractères, il n'était pas même séant de sauver les apparences. Et pour précipiter une séparation devenue inévitable, il afficha la maîtresse qu'il avait alors. Pendant quelques semaines, Mme de Rocrange lutta pied à pied; puis, elle se retira dignement et alla s'enterrer en province.
Odon l'avait vite oubliée. De loin en loin elle lui écrivait une lettre semblable à celle qu'il venait de recevoir: c'était tout. Il n'avait été question ni de séparation judiciaire, ni de divorce. Mme de Rocrange, qui, en l'état, avait seule qualité pour introduire une demande devant les tribunaux, s'y serait certainement refusée.
Cette grande femme ascétique, qui avait si inopinément traversé sa vie, contrastant avec toutes celles qu'il avait connues et plus ou moins aimées, lui faisait, à s'en souvenir, l'effet d'un long lambeau de nuage noir dans le ciel bigarré de ses[69] maîtresses. Quelle ironie que l'existence! Il avait épousé la seule pour laquelle il n'eût pas une minute senti battre son cœur! Était-ce pour cela qu'il pouvait rester des mois entiers sans que le nom même de Marie de Rocrange, sa femme légitime, visitât sa pensée, alors qu'il lui arrivait si souvent de retrouver à un détour de sa mémoire la robe blanche ou rose de la plus humble des petites amies que le hasard lui avait données?
Il s'empressa de chasser cet oiseau de mauvais augure.
Puis, il s'habilla pour sortir.
—Ah! c'est bien: je te trouve encore à la maison, fit Réderic en entrant. Comment vas-tu?
—Et toi? Tu m'as l'air très satisfait de toi-même, aujourd'hui.
—Il y a de quoi. Je te conterai ça. Mais tu sortais, je crois?
—J'allais faire un tour sur le boulevard. Nous irons ensemble.
Une fois dehors, sur le trottoir, Réderic prit le bras de son ami.
—Eh bien! mon cher, c'est moi qui tiens de nouveau le haut du pavé.
—Le pavé, c'est Julienne? demanda Odon.
—C'est Julienne.
—Alors, ton rival? Sénéchal?
—Dégommé depuis hier.
—Il me semble que ces alternances de régime se produisent bien souvent! Le règne du sénateur n'a pas duré longtemps!
—Quinze jours. Et le mien commence, ou plutôt recommence: car, tu le sais, ce n'est pas la[70] première fois que je suis au pouvoir.
—Ça t'amuse?
—Mon cher, que veux-tu? Si ce n'est pas cette femme, ce sera une autre! Nous en sommes tous réduits là.
—Tu n'es pas jaloux?
—Jaloux, non: mais irritable quand c'est moi qui suis mis au rancart.
—Comme hier! tu n'étais pas à toucher avec des pincettes.
—Tu t'en es aperçu? Eh oui, je l'avoue: la présence de ce glorieux de Sénéchal m'énervait. Mais qu'est-il arrivé? Au dernier entr'acte, comme j'étais venu prendre congé de l'artificieuse femme, elle me dit: «Comment, vous partez? Mais, je compte sur vous pour me reconduire chez moi.»—«Vraiment? dis-je, je croyais qu'à défaut de M. Chandivier cet honneur était réservé à M. Sénéchal.»—«Vous vous trompez, dit-elle: c'est vous qui me reconduirez.» A l'issue du spectacle, nous montons dans son coupé. Elle est plus adorable, plus féline, plus enveloppante que jamais. Je me laisse aller au charme que sécrète toute sa frivole personne. Ma mauvaise humeur fond à gros bouillons. Une fois chez elle: «Restez, m'ordonne-t-elle: mon mari est en partie fine, nous avons quelques heures à nous. Je veux aussi faire ma Francillon.» Je ne l'ai quittée qu'au petit jour. Elle a si bien fait «sa Francillon», comme elle dit, qu'il lui serait difficile, à elle, de venir crier: «Il en a menti!»
—Confidence pour confidence, dit Odon: je suis amoureux.
—Allons, bon! s'écria Réderic. Je croyais que les voyages t'avaient guéri.
—On peut guérir d'un amour: on ne guérit pas de l'amour.
—Est-ce alors la peine de changer?
—On ne change pas, on n'a pas l'intention de changer: on évolue.
—Ou plutôt l'on tourne, comme l'écureuil dans sa cage.
—Tu ne me demandes pas de qui je suis amoureux?
—Je le devine, répondit Réderic. On ne discute guère sur l'amour qu'avec les femmes qui l'inspirent. Or, hier, tu as discuté de manière à dessiller mes yeux d'observateur.
—Me suis-je fait remarquer?
—De moi seul: les autres étaient trop occupés de leurs petites intrigues.
—Et d'elle?
—Je l'espère pour toi, mais je crains que tu ne te sois mis en frais inutilement. Mme Facial est mariée depuis dix ans, et pendant tout ce temps, dans ce Paris aux yeux d'Argus, qui voit tout et qui invente ce qu'il ne voit pas, il n'a pas couru sur elle une seule de ces histoires dont les plus irréprochables savent mal se garder. Si elle était laide, passe encore: mais elle est jolie, quel miracle!
—Cette femme, dit Odon, a plus ému mon âme que mes sens. Il m'eût été pénible de penser qu'elle pût être mêlée à quelque mauvaise et banale aventure. On ne médit pas d'elle: tant mieux! Le principal mérite d'une femme n'est-il[72] pas dans cette image pure d'elle-même qu'elle dresse dans les esprits? Elle prédispose ainsi à l'adoration. Rien de matériel ne s'attache à sa personne. Elle peut s'idéaliser sans peine, et, lorsqu'elle provoque l'amour, c'est dans ce qu'il a de noble, de consolant, de saint. L'homme qui a déjà beaucoup aimé réclame de plus en plus l'amour qui élève.
—Ton cas est grave, mon ami. T'imagines-tu que tu trouveras chez cette femme ce que tu n'as pas rencontré chez les autres: le désintéressement, la loyauté, le dévouement? Et fût-elle une exception, n'oublies-tu pas qu'elle n'est ni une vierge, ni un ange, mais une femme mariée et une mère, et qu'elle connaît les turpitudes et les douleurs de la chair? La poésie est morte, et ce n'est ni toi, ni Mme Facial qui la ressusciterez.
—Pessimiste! Sache que je ne demande à la femme que d'aimer, et cela suffit. L'amour transforme la créature terrestre en incarnation de Dieu. L'amour, c'est justement la poésie. Le corps, les sens, les baisers perdent leur ignominie de choses matérielles pour ne plus être que des instruments d'expression de l'idéal. N'y a-t-il pas une différence essentielle entre l'acte charnel de deux véritables amants et l'accouplement brutal dont il est dit: Omne animal post coïtum triste? Je ne prétends pas nier la nature; mais je pense que par l'amour la nature se transfigure au point de devenir le signe du divin. Une femme peut n'être plus vierge de corps: si elle n'a pas encore aimé, elle est plus vierge que la petite fille de dix ans qui verse des larmes de désespoir sur la mort de son oiseau.[73] Mieux que ça: je crois que chaque nouvel amour redonne une virginité à la femme. Y a-t-il, en effet, deux amours qui soient comparables? A toute évolution du cœur, n'éprouve-t-on pas des sentiments inédits, dont on n'avait auparavant aucune idée, ne semble-t-il pas que l'on découvre d'autres horizons exceptionnels, n'est-on pas transformé de telle façon que l'on croit n'être plus le même? L'amour est un grand thaumaturge qui opère continuellement le prodige de la résurrection.
—A ce compte-là, fit Réderic, il n'y a besoin que d'un peu d'imagination pour voir dans les simples mortelles la fine fleur des séraphins du paradis. Je t'envie.
—C'est si vrai, ce que je te dis, que rien qu'à l'idée de la possibilité de cet amour je me sens régénéré. Et Dieu sait si j'ai déjà vécu! Eh bien, mon cœur est tout neuf: ou plutôt, j'ai un nouveau cœur, prêt à fonctionner.
—Après avoir balayé de la place les décombres des anciens cœurs brisés!
—Tu plaisantes, mais c'est cela: quelques tessons à enlever, et il ne reste que le nouveau cœur battant de jeunesse et d'espérance.
—Tu es heureux, soupira Réderic. Moi je garde toujours la même vieille sacoche pleine de trous, de déchirures, d'affaissements, et les raccommodages que j'en tente ne font qu'emporter d'autres morceaux.
—C'est que tu ne crois pas à l'amour, dit Odon.
—Comment, je n'y crois pas? Ah! j'y crois, malheureusement, j'y crois et j'en souffre. Mais,[74] pour moi, l'amour est une passion malfaisante, un vice comme le tabac, l'alcool ou la morphine, dont on ne peut plus se passer, une fois qu'on s'y livre, et dont on meurt empoisonné. L'amour me cause des joies du même ordre que celles de l'ivresse, joies malsaines accompagnées de réveils écœurants. Je me sens un jouet stupide entre les mains de femmes qui s'amusent. Je remplis consciencieusement mon rôle de pantin, et quand elles tirent la ficelle, je lève les jambes, les bras, la tête et tout ce qu'on veut. La seule chose qui me reste à faire, c'est de me moquer de moi-même; je n'y manque pas: on appelle cela du scepticisme, et c'est bien porté.
—C'est que tu ne connais pas le véritable amour.
—Il n'y a pas de véritable ni de faux amour: il n'y a que l'amour, et l'amour ce sont les femmes. Les femmes sont toujours véritables, et leur fausseté même est encore la vérité. Ce qu'il faut dire, c'est que les individus sont différents, et que chacun, vis-à-vis des femmes, vibre d'une manière particulière. Plains-moi de vibrer si sèchement; aime à ta façon, qui est, sinon la bonne, du moins la plus agréable, et ne cherche pas à m'inspirer autre chose qu'une profonde admiration pour ceux qui, comme toi, parlent encore avec bonheur de l'amour.
—Si j'en parle avec bonheur, Réderic, ce n'est pas que j'en ignore les souffrances. Tout à l'heure, rêvant aux femmes que j'ai aimées, à ces disparues qui furent tour à tour mon univers, je me suis senti enveloppé d'une effroyable mélancolie. Quel[75] était le résultat de ces bouleversements d'âme, de ces tumultes de passion? L'amour n'était-il donc qu'un perpétuel leurre? Mais quoi! C'est là la vie elle-même. Bienheureux celui qui a vécu, fût-ce pour avoir à dire ensuite: La vie c'est le néant! Vois-tu, mon cher, il n'y a encore que ces envahissements du cœur par l'amour, pour remplir ce vide de l'existence, si terrifiant lorsqu'on cède au vertige d'y penser. Ceux qui réfléchissent sont peut-être des sages: ceux qui aiment sont ou des fous, radieux inconscients qui ne sont nullement à plaindre, ou de plus sages encore que les sages, qui ont appris l'inanité de la sagesse et retournent avec transport à l'inoubliable folie.
—Et la folie, c'est la sagesse, ou vice versa! fit Réderic en riant. Allons! je vois avec plaisir que le monde n'est pas encore près d'entrevoir la vérité. Il me semble que toi-même, au moment où tu quittais Paris et que tu secouais contre cette ville agitée la poussière de tes pieds, tu vantais avec éloquence les avantages d'une vie chaste et exempte de passions. Comment concilier cela avec tes dithyrambes d'aujourd'hui?
—Cela ne se concilie pas: ou plutôt cela se concilie, comme tout ce qui est inconciliable, par les soubresauts du désir humain. Penses-tu que je sois toujours le même, que je n'aie pas comme un autre, plus qu'un autre, mes époques de dégoût et de fatigue? Les fins de passions sont généralement marquées par de pareilles lassitudes. Le cœur inoccupé cesse de vivre, devient philosophe, rêve de calme, c'est-à-dire d'anéantissement. Mais comme l'anéantissement n'est[76] guère possible, le cœur, privé d'alimentation présente, se met à ruminer tristement les souvenirs du passé. Ce sont alors ces théories fausses et creuses sur l'amour qui viennent tenir la place de l'amour lui-même. On n'aime plus, et l'on raisonne sur ce que c'est qu'aimer. Il n'est pas étonnant qu'au lieu du calme que l'on cherchait on rencontre l'amertume. La mélancolie n'atteint que ceux qui regardent en arrière. Regarder en avant, tout est là! Et l'on s'en aperçoit vite, dès qu'une passion naissante prend en victorieuse possession de ce cœur béant, lui apparaissant tout à coup, à lui qui niait, évidente comme la révélation, irrésistible comme le salut.
—Le coup de la grâce!
—Et une fois plein de la seule chose qui puisse le remplir, l'amour, il lui semble qu'il retrouve le bonheur, qu'il avait perdu, le bonheur avec ses périls, c'est vrai, mais avec sa souveraine vitalité, son éternelle jeunesse. Il ne conçoit plus qu'on discute l'amour: il n'aspire qu'à aimer.
—Le coup de grâce!
—Voilà mon état présent, Réderic. Ce que je me demande seulement, avec une douce angoisse, c'est si mon cœur, qui recommence à battre, s'est mis en mouvement pour une de ces passions sérieuses et bénies qui remuent l'homme entier et l'arrachent décidément aux mesquineries de la solitude. Tout à l'heure, je recevais une lettre de Mme de Rocrange. Rarement j'ai eu plus vivement conscience de ce crime de mon existence: avoir[77] consenti, fût-ce pour quelques mois, à vivre sans amour avec une femme.
—Qu'est-ce alors que d'aimer une femme comme j'aime Julienne, la détestant cordialement et attendant le jour de délivrance où j'en serai guéri?
—C'est étrange!
—Hélas, non! La plupart de tes contemporains aiment ainsi, et c'est toi qui es exceptionnel.
Ils arrivaient sur le boulevard.
—Nous prenons l'apéritif? dit Réderic.
—Si tu veux, répondit Odon. Où dînes-tu, ce soir?
—Quelle question! Chez les Chandivier.
Ils s'assirent à la terrasse d'un café.
—L'amour est pourtant la raison de la vie, dit Odon.
—Connu! fit Réderic. Garçon, l'absinthe!
—Je servirai le thé aujourd'hui, chère amie, si vous voulez bien me confier ces délicates fonctions, dit Julienne, qui était arrivée la première, pimpante, à la réception de Pauline. Qui comptez-vous avoir?
—Peu de monde, les habitués. Je rétrécis de plus en plus le cercle de mes relations.
—Les miennes s'étendent: je ne sais comment cela se fait.
—C'est que vous aimez la société, et que la société vous le rend.
—La société est bien polie.
—Aurons-nous M. Chandivier?
—Mon mari est très occupé; il viendra cependant, un peu tard: il m'a priée de l'attendre. Mais je puis vous annoncer la visite de Paul.
—Paul? demanda Pauline.
—Oui, Paul Réderic: il se nomme Paul.
—Ah! Et celle de Sénéchal probablement?
—Méchante! Sénéchal ne va dans le monde que flanqué de sa femme, la Sénéchale, ainsi qu'on l'appelle, cette grosse dame confite dans ses prétentions. Avec elle, ce cher sénateur devient assommant; il pontifie comme dans la vénérable assemblée dont il est d'ailleurs un des pavots les plus hauts en fleur.
—Puis, deux ou trois «bonnes amies», je pense.
—Mme d'Orgely, Mme Sermais, la baronne Citre?
—Oui. Peut-être les Béhutin: et voilà.
—En fait d'hommes, c'est tout?
—Le vicomte, Sénéchal, Réderic, votre mari, le mien... mon Dieu, oui! à moins que l'une de ces dames n'amène aussi le sien, ce qui est peu probable, ces messieurs ne se montrant guère avant le dîner et ces dames étant charmées d'avoir un prétexte pour sortir sans leurs époux. Sous l'œil marital, elles sont moins libres de médire.
—Elles sont bien bonnes de se gêner! Avec ça que les messieurs s'en privent!
—Oui, mais avec les femmes des autres.
—Ou entre eux, ce qui est effrayant. Essayez un peu, comme je me suis quelquefois amusée à le faire, d'écouter à leur insu la conversation des hommes. Elle est épouvantable. Ils nous traitent comme de simples filles.
—Cela ne tire pas à conséquence: ils n'en disent pas plus avec leurs termes crus que nous par nos sous-entendus. Quelque opinion d'ailleurs[80] qu'ils aient sur nous, ils ne s'en prévalent jamais pour nous nuire. Tant qu'une femme n'est maltraitée que par les hommes, elle peut dormir tranquille. Qu'elle tombe, au contraire, entre les mains des femmes, elle est perdue. Comme ce sont celles-ci qui font la société, elles se voient toutes puissantes pour en expulser qui elles veulent; et les hommes laissent faire, sûrs de retrouver ailleurs la malheureuse qu'ils n'ont pas su ou pas voulu défendre.
—Celles qui se laissent prendre manquent vraiment d'habileté, dit Julienne. Il est si facile d'exciter à la fois l'amour des hommes et le respect des femmes.
—Ce n'est pas si facile: il y a des femmes qui font causer les hommes et des hommes qui ne craignent pas de livrer aux femmes les choses qui se disent entre hommes. Ces femmes-là, ces hommes-là surtout sont dangereux.
—En connaissez-vous?
—Il y en a partout. Les femmes y mettent toujours quelque scélératesse; les hommes, soit l'amour du scandale, soit de la bêtise, soit seulement de la faiblesse: mais le résultat est acquis.
—Vous faites les gens plus mauvais qu'ils ne sont, ma chère Pauline.
—Les gens sont mauvais sans s'en douter. C'est si simple d'exécuter son prochain en riant!
—Serait-ce, par hasard, moi le prochain? fit Réderic qui entrait.
—Vous le mériteriez, monsieur, dit Julienne en lui tendant la main.
Après avoir salué Pauline et baisé le bout des doigts qui lui étaient présentés:
—Pourquoi donc? demanda-t-il.
—Il y a tant de choses à vous reprocher, et qui ne seraient pas de la calomnie! D'abord, vous êtes sceptique: vous ne croyez ni à l'amour, ni à Dieu. Ensuite, vous êtes froid: rien ne vous enthousiasme, et il faut vous forcer jusque dans vos retranchements pour obtenir de vous quelque signe, peut-être factice, de sensibilité. Enfin, vous êtes abominablement mystérieux! Voyez Sénéchal: le plein jour. Avec lui, on est à l'aise: on sait toujours ce qu'il veut et ce qu'il pense.
—Quelle éternelle coquette vous faites, observa Réderic avec un sourire forcé: mais ses sourcils se froncèrent de colère.
—C'est mal, la coquetterie? demanda Julienne du ton le plus innocent. Qu'en dites-vous, Pauline?
Pauline dédaignait la coquetterie. Elle la jugeait peu digne lorsqu'il s'agissait de séduire, odieuse quand elle devait servir à attiser la jalousie. Agir franchement et simplement, aussi bien envers ceux qu'on aime qu'envers ceux qu'on n'aime pas, lui paraissait à la fois plus noble et plus sûr. Le mouvement d'humeur de Réderic ne lui échappa pas. Elle comprit qu'il était malheureux des continuelles piqûres faites à son amour-propre, à ses sentiments, à son caractère par la coquetterie de Julienne. Son extérieur de sceptique cachait une âme sujette aux susceptibilités.
—Eh bien, vous n'exprimez pas votre avis? fit Julienne. Je vois que vous êtes l'ennemie de la coquetterie.
—C'est vrai, me sentant à la fois incapable d'être coquette par grâce et trop hautaine pour l'être par méchanceté.
—Dites plutôt, madame, reprit Réderic, que les coquettes font tout coquettement, le bien et le mal.
—Et le mal plutôt que le bien? interrogea finement Julienne.
—Cela dépend, dit Réderic: il y a des hommes qui ne peuvent supporter la coquetterie; pour eux une femme coquette est un démon. Moi qui suis persuadé qu'une femme est toujours un démon, j'aime autant un démon coquet qu'un autre.
—Merci du compliment! s'écria Julienne. Démon coquet! quelle impertinence!
Attiré par les voix, Facial arriva d'une chambre voisine.
—Bonjour, mesdames, tous mes respects.
Et serrant la main de Réderic:
—Mon cher monsieur, vous êtes le bienvenu. J'aime beaucoup qu'il y ait des hommes aux réceptions de ma femme. J'ai même pris mes mesures pour leur être agréable. Voyez donc!
Facial souleva une portière et découvrit une pièce arrangée en fumoir, au milieu de laquelle se trouvait un guéridon chargé de boîtes de cigares, de cigarettes et d'une cave à liqueurs.
—Comment, vous allez nous enlever ces messieurs? protesta Julienne.
—N'ayez pas peur, dit Facial: ces messieurs ne négligeront pas de vous présenter leurs hommages, et ce n'est qu'après avoir rempli ce devoir qu'ils passeront chez moi pour causer un peu entre hommes.
—Est-ce assez perfide! Ils ne resteront auprès de nous que le strict quart d'heure de politesse.
—Pour commencer, je profite de l'invitation, dit Réderic. Vous permettez, Madame? ajouta-t-il en s'adressant à Pauline.
—Vous voyez, déjà une désertion! fit Julienne.
—Oui, dit Facial, mais voici des recrues pour nous remplacer.
Et il s'élança sur les talons de Réderic en lui criant:
—Les cigarettes russes sont dans la boîte en argent.
Pauline se leva pour recevoir. Mme d'Orgely, très élégante, la baronne Citre, très complimenteuse, Mme Sermais, très bavarde, arrivèrent successivement, emplissant bientôt le salon de paroles et d'attitudes.
Mais que devint Pauline, lorsqu'elle vit entrer chez elle la vicomtesse de Béhutin accompagnée d'Odon de Rocrange? Son cœur palpita avec violence. Elle eut néanmoins la force de dissimuler une grande partie de son émotion, mais pas tellement qu'Odon ne s'aperçût avec bonheur de l'effet que son apparition imprévue venait de produire.
La vicomtesse se chargea d'expliquer cette présence, qui, du reste, aux yeux des indifférents, ne pouvait rien avoir d'insolite.
—Chère madame, dit-elle après s'être assise et avoir reçu une tasse de thé des mains de Julienne, le vicomte m'a priée de l'excuser auprès de vous, un rhume le retient à la maison. Moi-même, j'aurais peut-être été privée du plaisir de vous[84] rendre visite, si M. de Rocrange, mon frère, lequel avait d'ailleurs de son côté l'intention de se présenter chez vous, n'avait bien voulu prendre la place de mon mari. Vous savez que je n'aime pas à sortir seule.
Pauline reprit possession d'elle-même. Une joie exquise coulait dans ses veines. Si Odon avait tenu à la revoir, n'était-ce point qu'il s'était passé entre eux quelque chose qu'il n'oubliait pas plus qu'elle? Et maintenant, rien qu'à surprendre dans ses yeux de ces regards qui ne trompent pas, au milieu des paroles quelconques qui voltigeaient autour d'eux et qu'eux-mêmes prononçaient, elle sentait à n'en pas douter l'intérêt excité par elle chez l'homme dont elle éprouvait le charme. Odon était semblablement heureux. Il leur semblait à tous deux, sans s'être encore rien dit, qu'ils venaient de se comprendre.
Mais ils s'observèrent scrupuleusement. Exposés aux malveillances, un signe eût pu les trahir. Pauline n'avait pas l'astuce et l'aisance de Julienne, qui permettaient à celle-ci de mener plusieurs intrigues de front, en plein salon, et avec un tel sans-gêne que chacun, admirant son esprit et sa grâce, oubliait de se demander ce qu'il y avait de sérieux sous sa comédie et affectait de considérer comme de brillantes plaisanteries ses plus impudentes audaces. Pauline était trop sincère, et surtout faisait trop l'effet de l'être, pour que chacune de ses manifestations ne fût pas grosse de conséquences. Elle obviait à ce défaut par une prudence et un tact parfaits. Elle avait si bien réussi jusqu'ici que, comme Réderic l'avait dit à[85] Odon, il ne courait pas sur elle le moindre bruit ayant quelque consistance. Julienne ne laissait cependant pas de l'épier. La sachant discrète et la seule femme dont elle n'eût pas à craindre l'hostilité, elle prenait plaisir à ne lui rien cacher de sa vie. Mais elle eût voulu que Pauline lui rendît la pareille, sans songer qu'elle-même était incapable d'inspirer à son amie une semblable confiance; et quoique celle-ci lui assurât toujours qu'elle n'avait aucune confidence à faire, Julienne n'en était que plus disposée à croire qu'il y avait quelque chose et à chercher ce que pouvait bien être ce quelque chose.
Odon avait un grand usage du monde. Rompu à toutes ses roueries, il n'en craignait ni les chausse-trappes, ni les pipées. Il savait se mouvoir sans risques au milieu des réseaux tendus de tous côtés. Il se riait des dangers de cette sorte et s'amusait à les braver. Il faut dire aussi qu'il prenait peu de soin de sa réputation, ou plutôt qu'il n'ignorait pas que pour un homme la meilleure des réputations consiste à n'en pas avoir. Se faire passer pour suffisamment amateur de femmes, dissimuler aux jugements mondains la noblesse de son caractère, la philosophie de son esprit et la sentimentalité de son cœur, était son unique conduite. Il ne s'ouvrait guère qu'à de rares amis et aux femmes qu'il aimait. C'était à se ménager ces affections secrètes que toute son habileté était déployée. A la limite de son cœur devait s'arrêter l'intrusion du monde.
Se sentant surveillé, Odon s'abandonna à toute la fantaisie de son imagination pour dérouter les[86] conjectures. Lui qui avait fui Paris, altéré de solitude et d'accalmie, il parla en termes émus de cette nostalgie du boulevard qui atteint le Parisien aussitôt qu'il a franchi les fortifications; il exécuta des dithyrambes sur la joie du retour, le plaisir de retrouver les petits theâtres et les restaurants de nuit; il s'excusa d'avoir perdu le goût du terroir, de s'être rouillé, et demanda plaisamment des explications sur certains mots forgés pendant son absence et qu'il prétendait ne pas comprendre. Ces dames étaient ravies, et Pauline, trompée elle-même, ne reconnaissait pas l'homme qui, peu de jours auparavant, lui avait parlé de l'amour avec tant d'élévation.
La conversation continuait, et Odon en était à des récits humoristiques sur divers traits de mœurs étranges observés dans le cours de ses voyages, lorsque la porte du salon s'ouvrit de nouveau pour livrer passage à Sénéchal et à son épouse. A la vue de la Sénéchale, Julienne ne retint pas une moue caractéristique. Complètement transformé aux côtés de sa plantureuse moitié, le sémillant sénateur se révélait grave et plein de componction. Sa langue n'en restait pas inactive pour cela, mais au lieu de compliments musqués et de galanteries obséquieuses, c'était une série de cancans qu'elle affilait.
—Eh bien, commença-t-il à peine assis, vous savez la nouvelle?
On se disposa à écouter, tandis que la Sénéchale, qui probablement la savait, la nouvelle, roulait des yeux effarés.
—Une nouvelle, c'est peu dire, reprit Sénéchal: un scandale!
—Vraiment, contez-nous ça! s'écria-t-on, alléché.
—C'est toute une aventure: une femme du monde ayant les meilleures relations, une femme que tous ici connaissent, que nous avons tous reçue, vient de compromettre gravement sa réputation et l'honneur de son mari. Le fait est public, et si je suis le premier à le divulguer, c'est que je suis mieux informé que les autres: mais demain, certainement, tout Paris en parlera. En attendant, mesdames, je ne vous en recommande pas moins une grande discrétion. Qu'il ne soit pas dit que le scandale éclate par notre faute.
—Je vous en prie, Monsieur, dit Pauline inquiète de cet exorde, s'il s'agit d'une de nos amies, réfléchissez à deux fois avant de causer peut-être un mal irréparable.
—En effet, vous feriez mieux de vous taire, accentua Odon avec sévérité.
—Mais non, mais non, protestèrent une ou deux voix féminines.
Sénéchal s'arrêta, un instant interloqué. Puis il reprit avec un sourire presque railleur à l'adresse des interrupteurs:
—Quand je vous dis que demain tout Paris le saura: il y a eu trois témoins. Vous en avez la primeur, voilà tout.
—Une primeur, quelle chance! susurra Mme Sermais.
—Je remarque, Sénéchal, que vous nous tenez le bec dans l'eau, s'écria cavalièrement Julienne.[88] Exhibez votre phénomène, et nous apprécierons s'il valait la peine d'un pareil boniment.
Sénéchal jeta un coup d'œil circulaire, s'assura que les esprits étaient à point et débuta:
—Une dame, appelons-la madame Z..., si vous voulez...
—Oh! pas d'énigmes, mon cher, fit Julienne.
—Des noms, je vous en conjure! supplia la baronne Citre.
—Vous y tenez? Eh bien, cette dame, c'est Mme de Saint-Géry.
Tous la connaissaient, et Sénéchal était certain de son effet.
—Madame de Saint-Géry! s'exclama-t-on. Comment est-ce possible? Que s'est-il passé? Qui aurait pu penser à elle? De grâce, mettez-nous au courant!
La Sénéchale soupirait avec confusion:
—Et dire qu'il y a huit jours à peine j'embrassais cette créature!
—Vous auriez juré comme moi, mesdames, poursuivit Sénéchal, que Mme de Saint-Géry était la femme la plus irréprochable du monde. Nul de nous ne se serait avisé de la soupçonner. On la trouvait même, je crois, un peu austère. A la voir, à la fréquenter, qui se serait douté que Mme de Saint-Géry avait depuis plusieurs années une liaison?
—Et quel était l'heureux mortel? demanda Julienne.
—L'amant, un de nos officiers les plus distingués...
—Son nom, par pitié! gloussa la baronne pâmée d'aise.
—Le comte Victor des Urgettes.
Il y eut un bruissement de curiosité satisfaite.
—Et comment a-t-on découvert? interrogea Mme d'Orgely en s'éventant avec vivacité,
—Je passais hier rue de Provence, lorsque je m'entendis héler par une voix connue partant d'un fiacre qui venait de me distancer. «Venez avec moi, mon cher sénateur, vous me serez peut-être utile.» C'était Saint-Géry. Je montai dans sa voiture, et, tout en roulant, il m'expliqua qu'ayant acquis la certitude que sa femme le trompait, il allait la surprendre. «Je n'ai pas prévenu le commissaire, me dit-il: mêler la police à ces affaires-là est assez mal porté; mais je veux des témoins, pour être maître de la situation.» Le fiacre s'arrêta rue des Martyrs. Nous fûmes reçus par le concierge. «J'ai acheté cet homme,» me dit Saint-Géry. Effectivement, ce fut le concierge qui nous montra le chemin et nous ouvrit la porte d'un petit appartement. Saint-Géry s'avança très calme, il traversa une première pièce vide et frappa à la porte d'une seconde, qui devait être une chambre à coucher ou un petit salon. Ce fut des Urgettes lui-même qui vint ouvrir. Il eut un geste d'étonnement en voyant Saint-Géry. Celui-ci pénétra dans cette seconde pièce, tandis que nous restions dans la première, le concierge et moi. Nous entendîmes une violente dispute entre trois voix irritées: et la troisième était une voix de femme, que je reconnus bien évidemment pour la voix de Mme de Saint-Géry. Enfin Saint-Géry ressortit.[90] «Je vous remercie, messieurs, dit-il; je sais ce que je voulais savoir: vous pourrez en témoigner à l'occasion.»—«Vous laissez Madame ici?» lui demandai-je quelque peu étonné.—«Pourquoi pas? répondit-il. Elle est chez monsieur des Urgettes, où elle se plaît apparemment mieux que chez moi. Mon seul but est d'obtenir une séparation à l'amiable, qui sera au mieux pour mon plaisir et pour mes intérêts. Après ce petit esclandre, elle ne s'y refusera pas.» Voici, mesdames, le récit exact de ce qui s'est passé.
La baronne et Mme Sermais haletaient; Mme d'Orgely s'éventait toujours plus rapidement; la vicomtesse de Béhutin avait écouté l'histoire d'un air de suprême dégoût; la Sénéchale, très prude, levait au ciel ses gros yeux indignés; Julienne riait.
—Alors, dit la baronne, vous n'avez pas vu Mme de Saint-Géry?
—Je n'ai fait qu'entendre sa voix. Cela suffit.
—Était-ce, au moins, la voix d'une femme surprise en flagrant délit?
—Tout à fait.
—Mais vous avez vu son amant, le comte... Dans quel costume était-il? demanda Mme Sermais.
—La vérité m'oblige à dire qu'il était fort correctement vêtu. Je le regrette.
—C'est dommage, en effet. Mais l'adultère est prouvé?
—Tout ce qu'il y a de plus prouvé.
Facial et Réderic, sur ces entrefaites, étaient rentrés au salon.
—Ma chère amie, dit Facial en se tournant vers sa femme, vous me ferez le plaisir de n'avoir plus aucune espèce de relations avec cette dame.
—C'est évident, dit Julienne, nous ne pouvons plus la recevoir.
Pauline regarda son amie avec stupéfaction; mais elle ne fit aucune remarque.
—J'espère bien, dit la baronne, qu'après une histoire pareille, cette femme n'aura pas le front de se présenter quelque part.
—Il ne lui reste qu'à disparaître, conclut la vicomtesse.
—Et le comte, que va-t-il devenir? demanda étourdiment Mme Sermais.
—Il va devenir le héros des salons, répondit Réderic, qui n'avait pas encore ouvert la bouche.
—A moins, compléta Odon, qu'il ne lui passe par la tête l'absurde idée de rester fidèle à celle qui s'est perdue pour lui. Dans ce cas, il est coulé comme elle. Mais vous parliez d'un troisième témoin, Monsieur, continua-t-il en s'adressant à Sénéchal: quel était-il?
—Le domestique du comte des Urgettes, qui était accouru de l'office trop tard pour nous arrêter.
—De ces trois témoins, il n'y en a qu'un seul qui compte, vous: et vous avez le courage de vous faire par vos récits l'auteur de la ruine d'une pauvre femme qui n'eut que le seul tort de se laisser prendre. Je ne vous félicite pas.
—Vraiment, Monsieur?... commença Sénéchal d'un ton rogue.
Mais il retint la riposte blessante qu'il se préparait[92] à lancer, se souvenant à propos que Rocrange était une fine lame et ne supporterait peut-être pas des paroles qui lui déplairaient. Il se borna à prétexter qu'une affaire comme celle-là était fatalement destinée à s'ébruiter, qu'il ne savait par conséquent pas pourquoi il se priverait du plaisir d'en informer quelques personnes intimes sur la discrétion desquelles on pouvait compter, que d'ailleurs il croyait rendre un signalé service au mari en lui ôtant toute possibilité de réconciliation factice avec l'épouse coupable, et que quand une femme se conduisait comme Mme de Saint-Géry, elle n'avait vraiment le droit de prétendre à aucun ménagement.
Chose curieuse, les dames, y compris Julienne, approuvèrent complètement les paroles du sénateur. Pauline seule resta silencieuse.
—Les points de vue diffèrent, Monsieur, termina Odon.
Lui aussi sentait qu'il devait s'arrêter. N'eût été la présence de Pauline, qui excitait sa générosité de gentleman, il ne se fût pas laissé emporter ainsi. Ne connaissait-il pas le monde? Il eût imité la réserve sceptique de Réderic, et sans participer aux médisances, il ne s'en fût point formalisé.
Quelques minutes plus tard, satisfait de son triomphe, Sénéchal battit en retraite, non toutefois sans avoir trouvé l'occasion, pendant que la Sénéchale prenait congé, de glisser à Julienne:
—Quand vous reverrai-je? J'attends un petit bleu de vous.
La baronne, Mme d'Orgely, Mme Sermais partirent aussi, pressées d'aller colporter à droite et à[93] gauche la nouvelle à sensation. Sénéchal avait raison: demain tout Paris le saurait.
Réderic avait voulu s'éclipser. Julienne l'avait retenu:
—Attendez. Je ne sais si mon mari viendra; j'aurai peut-être besoin de vous pour me reconduire.
Et elle avait accompagné cette phrase d'un de ses plus engageants sourires.
Mais, à ce moment même, Chandivier arriva.
—Suis-je libre maintenant? demanda Réderic.
—Oui, dit Julienne.
Elle ajouta à voix basse:
—Venez dîner ce soir.
Chandivier se trouvait dans un état d'excitation assez anormal.
—Ah! mon ami, mon ami! gémit-il en serrant la main de Facial.
Celui-ci, pressentant d'orageuses confidences, se hâta de le faire passer dans son fumoir.
—Qu'y a-t-il?
—Ah! mon ami, je sors de chez Rébecca. Quelle scène, mon Dieu! quelle scène! Elle prétend qu'elle n'a pas de succès à la Comédie, elle veut un grand rôle, elle jalouse ses camarades, elle se plaint des sociétaires, elle dit qu'elle n'a pas d'argent pour se faire des toilettes... et Dieu sait si je lui en donne de l'argent! Bref, mon cher, tout ce que le génie infernal d'une femme capricieuse peut assembler de projectiles m'a été pendant une heure déchargé sur le dos: car je tournais le dos comme sous une tempête de grêlons. Enfin, elle s'est calmée; j'en ai été quitte pour la peur.[94] Mais une peur!... Car si elle me lâchait, cette petite Rébecca, j'en ferais une maladie. Que voulez-vous? Je suis fou d'elle. J'ai dû lui promettre de régler à la fin du mois la note de sa couturière. Et puis, elle veut une seconde paire de chevaux.
Chandivier continua à exposer longuement ses doléances, ses faiblesses et ses petites voluptés, complaisamment écouté par Facial, pour lequel ces amours avec une actrice avaient un fumet de plat défendu.
Au salon, Odon et Pauline, assis dans une causeuse, mettaient à profit un instant de tête-à-tête, tandis que la vicomtesse et Julienne, occupées à feuilleter un album de modes, semblaient plongées dans des considérations absorbantes.
—Connaissez-vous cette pauvre Mme de Saint-Géry? demanda Pauline.
—Personnellement, non: mais j'ai quelque idée de son mari, un homme cynique, incapable de comprendre une femme qui cherche à être aimée. J'ignore si les deux amants sont intéressants: j'affirme que le mari ne l'est pas. Et le fût-il, une femme n'a-t-elle pas besoin d'amour, tout comme un homme; et lorsqu'elle croit le trouver dans une de ces liaisons que le monde taxe d'irrégulières, avons-nous le droit de la juger et de la condamner? Ah! si l'on pouvait pénétrer les cœurs, on verrait d'étranges choses! Partout cet éternel désir d'amour, plus ou moins violent suivant les âmes, enfoui ici sous des couches de pusillanimité, déguisé là de profondes draperies d'hypocrisie, écrasé ailleurs par les nécessités[95] lourdes de la vie, parfois faisant explosion comme une force mal contenue, parfois rongeant sourdement sa prison et s'épuisant à ce travail souterrain. Mais nous ne connaissons personne d'autre que nous, et, malveillants par nature, nous ne voulons pas admettre chez autrui ces sentiments que nous sentons s'agiter au fond de nos cœurs et qui forment, nous en avons conscience, la meilleure partie de nous-mêmes. Et puis, faut-il le dire? nous jalousons l'amour. L'aspect de deux amants inspire une haine féroce, surtout s'ils se permettent d'être heureux sans passer sous les fourches caudines des lois.
—Vous avez aimé?
—Beaucoup. J'aime encore, et peut-être plus que je ne l'ai jamais fait.
—Vous êtes heureux!
—Si le bonheur est en proportion de l'amour qu'on éprouve, oui; s'il dépend de celui qu'on inspire, je n'ai pas le droit encore de me dire heureux: mais l'espérance étant déjà une joie, je suis heureux.
—Selon vous, on n'est heureux que par l'amour?
—Le véritable bonheur me semble difficilement réalisable autrement. Certaines personnes pensent que la quiétude du cœur est le bien suprême; elles craignent les émotions et ne sont pas loin de prendre pour de la folie les plus nobles passions humaines. Mais observez-les: les plus sages ne sont pas réellement heureuses, elles ne sont que calmes.
—N'est-ce point, en effet, une folie que d'abandonner le calme que l'on a péniblement conquis[96] pour s'aventurer sur cette mer orageuse des passions, si fertile en naufrages?
—Ah! Madame, mieux vaut être malheureux par l'amour que vivre sans amour. Aimer est le salut des âmes. Pour quelques-unes, c'est le calvaire; mais même pour celles-là, les pures joies du sacrifice compensent encore les douleurs du supplice. Qu'avons-nous à faire sur la terre, sinon de faire passer notre âme par ces divines flammes qui l'épurent et la rendent apte aux plus hautes fonctions? Sommes-nous des animaux pour borner notre activité à paître, boire et dormir? Sommes-nous des machines pour exécuter quotidiennement le travail nécessaire et rester inertes une fois cet infime labeur accompli? Non, nous sommes des créatures morales, destinées à acquérir par le moyen de la vie une conscience toujours plus complète de nous-mêmes; nous avons une individualité psychique à dégager des tourbes de la matière par l'emploi des puissances spirituelles et sensibles de notre être; nous devons nous créer, comme pour un avenir incommensurable, une vitalité supérieure et féconde, source éternelle de possibilités merveilleuses. Que toutes nos facultés soient mises en œuvre pour cela, la pensée, la volonté, notre sens du beau et du bien, mais surtout l'amour, qui les confond dans une sphère souveraine. Car aimer, c'est à la fois penser, vouloir, comprendre ce qui est beau et ce qui est bien: c'est vibrer à l'unisson de l'univers, c'est tendre à Dieu.
—Considéré de si haut, l'amour devient une vertu.
—C'est plus qu'une vertu, c'est une loi. Que dis-je? c'est la loi. Et la vertu ne consiste-t-elle pas justement à découvrir la loi et à s'y conformer?
—A s'y conformer librement.
—Ou, si la liberté absolue n'existe pas, avec toute l'indépendance possible vis-à-vis des lois inférieures, et en particulier de ces absurdes lois humaines qui sont bien moins des lois qu'une étiquette. Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, a dit Jésus: à Dieu, c'est-à-dire à tout ce que nous reconnaissons dans la nature comme la véritable et essentielle destinée de notre être. Ne sentez-vous pas qu'aimer librement vous rendrait meilleure?
—C'est mon sentiment intime; et je crois que tout ce qui contrarie le libre épanchement de nos désirs est la vraie cause de nos mauvaises pensées et de nos bassesses.
—Et le christianisme, cette religion que l'on invoque si souvent contre les principes éternels du cœur humain, n'a-t-il pas mis, en réalité, l'amour si haut, que le mot qui revient le plus souvent dans ses enseignements est: Aimez! Aimez! Aimez!
—Sans doute, mais l'on se plaît à faire une distinction entre l'amour dont parle l'Évangile et l'amour tel que nous l'entendons, pauvres créatures de chair.
—Eh! Madame, cette distinction est bien superficielle. Il n'y a pas plusieurs espèces d'amours: il n'y a que l'amour. N'est-ce pas toujours une seule cause qui agit, quel que soit celui qui aime[98] et quel que soit l'objet de l'amour? Cette cause, que les savants ont définie par l'hypothèse de l'attraction universelle, est la même qui fait graviter les uns vers les autres les astres dans les cieux et les cœurs sur la terre. Que ce phénomène, chez les êtres vivants, se complique d'une infinité de sensations d'ordre d'autant plus élevé que leur constitution est plus complexe, cela ne change rien à sa nature. Et pour ce qui concerne nos amours humaines, où voit-on qu'il y ait une différence d'origine entre l'amour d'un père pour ses enfants, celui du citoyen pour sa patrie, celui du chrétien pour le fondateur de sa religion, celui du poète pour l'idéal? Partout, c'est cette puissante et mystérieuse attraction qui sollicite les êtres et les pousse irrésistiblement, sans qu'ils puissent, le plus souvent, donner à leur enthousiasme d'autre raison, sinon qu'ils aiment. Et si nous voulons faire des différences de degré, ne mettrons-nous pas le plus haut l'amour de l'homme pour la femme et celui de la femme pour l'homme, amour qui met en jeu l'ensemble complet de nos sensibilités? La femme que j'aime est à la fois pour moi ma famille, ma patrie, ma divinité, mon idéal; elle me fait éprouver toutes les sensations réunies de toutes les amours possibles; je ne saurais plus rien faire, plus rien penser, plus rien désirer qu'elle n'illumine de sa présence; elle est ma vie; elle est la vie. Et voyez comme cet amour est vaste: le corps lui-même y participe. Car loin de vouloir honnir les élans de la chair, je les considère comme le complément des ardeurs de l'âme; j'admire que notre misérable[99] guenille physique se trouve embrasée elle aussi de la même brûlante passion; j'y vois l'ennoblissement du monde physique qui se monte, là seulement, à la hauteur du monde psychique. D'ailleurs, le corps et l'âme sont-ils si distincts l'un de l'autre? Pour ceux qui, comme moi, sont épris de la belle doctrine de l'incarnation, le corps n'est autre chose que la figure matérielle de l'âme; c'est l'âme qui a en quelque sorte cristallisé autour d'elle les éléments nécessaires à sa vie terrestre et leur a donné sa forme. De telle sorte qu'en aimant le corps, c'est encore l'âme que nous aimons, ou plutôt que nous ne pouvons aimer l'un sans l'autre, et qu'aimer spirituellement implique nécessairement aimer charnellement. Je ne sais, Madame, si je vais trop loin, mais je crois avoir deviné en vous une femme bien différente des poupées hypocrites et perverses que nous voyons frétiller autour de nous; il me semble que vous devez mépriser les conversations ridicules en usage dans notre société, et qu'on ne peut que vous plaire à se montrer à vous le cœur à découvert.
Odon se tut et regarda Pauline dans les yeux.
A ce moment-là, Pauline venait de comprendre qu'Odon l'aimait.
Toute tremblante, elle ne put que murmurer:
—Oh! vous me faites du bien! Revenez, je vous en prie.
Une joie insensée gonfla la poitrine de Rocrange.
—Oui, je reviendrai, dit-il. Mais que ne donnerais-je pour que vous m'épargniez la gêne de ne[100] vous voir qu'en société! Je souffre d'avoir à me composer une physionomie et de ne devoir échanger que des banalités, alors que je voudrais m'échapper dans un pays de rêve et de confiance.
Pauline réfléchit un instant, très pâle. Sa réponse allait être un engagement.
—Après-demain, dit-elle.
Elle savait qu'elle serait seule ce jour-là.
«Comme Julienne!»
Cette idée lui traversa rapidement la tête. Mais aussitôt elle sourit intérieurement: quel abîme la séparait de Julienne!
Odon et la vicomtesse partirent.
—Trouvez-vous toujours M. de Rocrange indifférent? demanda malignement Julienne, qui, de l'autre bout du salon, n'avait pas été sans remarquer cette conversation, dont elle n'avait cependant pas entendu une phrase.
Facial et Chandivier sortaient enfin du fumoir.
—Quoi, plus personne? s'écria Chandivier.
—Et moi, pour qui me prenez-vous? dit Julienne.
—C'est juste. Que faites-vous maintenant?
—Mais, nous rentrons ensemble.
—Je veux bien. Est-il tard?
—Oui, et nous avons du monde à dîner.
—Qui ça?
—Réderic.
—Et Sénéchal? On ne le voit plus.
—Il faut croire qu'il est absorbé par ses travaux.
—Avez-vous votre coupé?
—Oui.
—Alors, vous m'emmenez.
Lorsqu'ils furent sur l'escalier, Facial dit à sa femme, restée pensive sur le seuil du salon:
—Comme ils cultivent avec savoir-vivre les convenances! Mais l'amour de deux époux assortis, il n'y a encore que ça!
Le surlendemain, Facial partit pour la journée. A peine fut-il loin, que Pauline l'avait oublié, toute aux événements qui se préparaient. Mais à mesure que les heures s'avançaient, elle devenait anxieuse, le doute naissait dans son esprit, le doute du bonheur, la conviction de plus en plus croissante que ce qu'elle avait rêvé n'était qu'un rêve dément et demeurerait un rêve.
Pour calmer sa fièvre, elle appela Marcelin au salon. Elle le couvrit de baisers. Puis une idée étrange lui passa par la tête: pourquoi ne montrerait-elle pas à M. de Rocrange cet enfant qui faisait sa gloire et sa félicité? Elle était comme les personnes simples qui s'empressent d'étaler ce qu'elles ont de plus beau pour attirer l'attention et mériter les éloges de ceux dont elles désirent l'amitié.
—Nous allons avoir une visite, dit-elle tout émue à son fils.
—Qui ça? La marchande de gâteaux?
—Non, un monsieur.
—Comment s'appelle-t-il?
Pauline hésita. Elle n'osait pas prononcer ce nom devant Marcelin, qui allait le répéter enfantinement, comme celui de n'importe qui.
—Tu sera bien poli avec lui.
—Faudra-t-il lui réciter une fable?
—S'il le demande, oui.
Elle lissa sa chevelure, et comme le timbre de la porte d'entrée venait de se faire entendre, elle serra sa petite main dans la sienne avec un battement de cœur.
C'était Odon.
A la vue de l'enfant, il fronça le sourcil.
«Aurait-elle peur de moi? Tremblerait-elle devant l'avenir? Se sert-elle de cet enfant comme d'un bouclier? Veut-elle me faire entendre qu'elle est mère avant tout et que je n'ai rien à espérer d'elle? Oh! l'enfant, ce remords éternel des femmes, ce frein irritant mis à tous les élans du cœur, cette barrière posée inexorablement entre les amants, cette chaîne qui rive la mère au mari! l'enfant, quelle malédiction!»
—C'est votre fils, Madame? demanda-t-il avec une légère palpitation de colère dans la voix.
Pauline s'aperçut aussitôt de l'interprétation donnée par Odon à la présence de l'enfant.
«S'il savait!» pensa-t-elle.
Mais Odon ne savait pas. Marcelin était pour lui le fils de Facial, l'ennemi, l'obstacle énorme[104] placé sur sa route et qui allait l'empêcher peut-être de conquérir celle qu'il aimait.
«Comment lui expliquer? Comment réparer cette faute?» se demandait Pauline désolée.
Ce fut l'enfant qui les tira de peine.
Se souvenant que sa mère lui avait recommandé d'être poli, poussé aussi par cette sympathie irraisonnée que les enfants éprouvent pour les personnes qui leur plaisent, et qu'ils n'hésitent pas parfois à manifester à brûle-pourpoint, il s'écria, en regardant Odon bien en face:
—Je vous aime beaucoup.
—Vraiment, mon enfant? dit Odon radouci. J'en suis très touché. Mais pourquoi m'aimez-vous?
Marcelin réfléchit un instant, puis répondit posément:
—Parce que je vous aime.
Odon sourit.
—Admirable réponse, quand on y songe! ne put-il s'empêcher d'observer. Et, en effet, il n'y a que celle-là à faire. Les enfants ont parfois de ces mots d'une logique primitive et pleins de sens, que les grandes personnes seraient en peine de trouver.
Pauline sourit aussi, ravie de ce que les choses s'arrangeaient.
—Et quels sont ceux que vous aimez? continua Odon en s'adressant à l'enfant.
—J'aime ceux qui aiment maman.
—Croyez-vous donc que j'aime votre mère?
—Mais oui, vous en avez l'air.
—Vous n'êtes pas jaloux?
—Je suis jaloux quelquefois; mais à vous, je vous permets de l'aimer.
—Voyez le bon prince! s'écria Odon tout à fait gagné par la grâce de Marcelin. Madame, fit-il en se tournant vers Pauline, ferez-vous moins que votre fils, et me refuserez-vous cette permission qu'il m'accorde si généreusement?
—Ce petit dit des folies! balbutia Pauline, plus troublée qu'elle ne voulait le paraître. Va, mon chéri, va; monsieur est satisfait d'avoir fait ta connaissance, mais tu dois aller maintenant rejoindre miss Dobby.
Elle se hâta de renvoyer son fils, tandis qu'Odon s'exclamait:
—Quel charmant petit garçon!
Lorsqu'ils furent seuls:
—Pensez-vous que ce soient vraiment des folies? dit Odon. Je ne sais ce que vous augurerez de moi, mais puisque me voilà jeté sans autre artifice sur le seuil brûlant de la confession, et que tôt ou tard d'ailleurs il était fatal que mes lèvres s'ouvrissent pour livrer passage au débordement de mon cœur, je n'hésiterai pas un instant de plus à me précipiter dans ce que sera pour moi la destinée. J'ai fait ce rêve, Madame, de vous aimer. Ne vous écriez pas, ne dites pas un mot! Laissez-moi pour une minute au moins l'illusion de croire que mes paroles ne tombent pas comme une vaine graine sur une bruyère rebelle. Vous me pardonnerez ensuite, si je suis coupable. J'ai donc fait ce rêve, et ce rêve, depuis huit jours qu'il dure, remplit ma vie, se gonflant de mirages toujours plus charmeurs, roulant dans[106] un ciel toujours plus doré. J'étais triste; depuis longtemps mon cœur ne battait plus, me semblait mort. Un autre se serait peut-être félicité d'un état qu'il se serait plu à considérer comme le calme. Moi-même, j'essayais de me dire: C'est le repos pour ce pauvre cœur passionné! Mais je sentais un vide affreux où sombrait misérablement mon âme. Vous m'êtes apparue. Oh! ce fut un bouillonnement de mon être entier, qui se reprenait bruyamment à vivre. Une ferveur de joie m'envahit. L'amour, car c'était l'amour irrécusablement, opérait en moi une seconde création, qui me surprenait par sa richesse et sa puissance. Tout le vieux monde fut oublié: une révélation m'apportait le salut. Je m'agenouillai, comme un converti devant le miracle qui le dote d'une foi. Comment m'exprimer plus dignement pour définir le sentiment d'adoration qu'instantanément votre vision fit surgir en moi? J'étais l'homme nouveau dont parle l'Évangile, mes yeux s'ouvraient, je voyais. Ah! comme je maudis l'abîme qui nous séparait! Mais l'amour, l'amour divin, ne suffit-il pas à combler les abîmes? Si j'en crois le ravissement qui me transporte, à l'idée que je suis ici à répandre à vos pieds le flot de ma dévotion, c'est l'ère du bonheur et de la grâce qui commence pour moi. Non seulement j'aime, mais je veux aimer; c'est tout mon désir qui s'élance vers vous. Le seul fait de vous aimer, sans savoir encore si vous répondrez à cet amour, loin de m'être une souffrance, me constitue la suprême félicité. Que vous soyez la vierge intangible ou la femme qui se donne, vous demeurez[107] la divinité secourable, qui avez prononcé le mot qui sauve, et soufflé dans mon cœur l'étincelle de la vie... Mais vous pleurez, Madame!...
—Je pleure: ce sont des larmes de joie... Moi aussi, je vous aime.
—Je le savais, Madame.
—Nous nous sommes devinés bien vite.
—Merci, néanmoins, merci pour n'avoir point voulu lutter contre le destin. Il y a là plus de courage et plus de réelle pudeur. Je vous ai devinée, ah oui! et j'ai deviné que vous étiez la franchise, la noblesse, le véritable orgueil de soi-même, et que vous méprisiez les petites intrigues et les petites amours dont le monde se distrait. Merci, merci de m'avoir jugé digne de vous.
—Je n'ai pas eu à juger. Comment aurais-je pu vous juger, vous qui me paraissiez si grand, si généreux? J'ai subi votre ascendant. Aucune discussion ne s'est élevée en moi pour savoir si je devais ou non vous aimer: je vous aimais. Et comme je n'aime personne d'autre, même d'un amour ordinaire, toute ma liberté, toute ma conscience, tout mon honneur de femme se sont engagés avec mon cœur.
—Pauline, Pauline, vous avez été malheureuse!
—Non pas autant que j'aurais pu l'être, si j'avais eu la notion de l'amour tel qu'il m'a été révélé par vous. Alors, sans doute, seule avec un pareil idéal, j'aurais été effroyablement malheureuse. Et cependant, quand je songe à tous les désirs d'aimer qui m'ont agitée, désirs toujours vains et toujours renaissants, je dois convenir[108] que ma vie jusqu'ici n'a été composée que de cruelles désillusions. Mais ce passé est oublié: l'avenir resplendit à mes yeux et je ne veux voir que lui.
—Je vous aime!
—Oh! oui, redites-moi ce mot si doux qui me transforme.
—Je vous aime.
Il prit sa main et la porta passionnément à ses lèvres. A ce contact de leurs deux chairs dans un baiser, ils sentirent leurs âmes se fondre l'une dans l'autre. Une émotion suprême descendait sur eux et les baignait. Toute parole était impuissante à la traduire. Ils restèrent longtemps silencieux, comme en une ineffable possession spirituelle.
Ce fut Pauline qui rompit ce silence mystérieux.
—Cette minute est solennelle, dit-elle; nous venons de nous fiancer devant Dieu.
—Êtes-vous à moi?
—Indissolublement.
—Dites seulement tant que notre amour durera: ce serait blasphémer que de promettre plus. Mais notre amour est si grand, qu'il durera vraisemblablement jusqu'au delà de cette terrestre vie.
Ni l'un ni l'autre ne songeaient à s'étonner d'en être déjà là. Ces aveux brûlants d'une mutuelle passion leur paraissaient si naturels, s'échappant sans contrainte de leurs cœurs, comme les eaux vives d'une source, que leur surprise eût été plutôt qu'ils n'eussent pas éclaté lors de leur première rencontre. Comment avaient-ils pu vivre, ne fût-ce que quelques jours, en nourrissant un pareil[109] secret? Plongés dans le paradis de cette heure, qui leur semblait infinie tant elle recélait de voluptés, ils oubliaient le monde de relations qu'ils venaient de quitter et où ils allaient rentrer, ne voyant qu'eux, ne sentant qu'eux, ne se rendant compte que d'une chose, c'est qu'ils s'aimaient.
Le premier, Odon revint au sentiment de la réalité. Mais quelle réalité merveilleuse! Tout à coup, une angoisse s'abattit sur ses traits: c'était trop beau!
—Êtes-vous bien à moi? murmura-t-il avec insistance. Ce serait me tuer que de vous refuser après m'avoir entr'ouvert le ciel!
—Je suis à vous, répondit simplement Pauline.
Et Odon comprit qu'elle était réellement à lui, qu'elle se donnait, qu'il pouvait la prendre quand il voudrait, sur l'heure, et en faire sa maîtresse ici-même.
Il se leva, saisi d'un vertige.
—Non, non, bégaya-t-il, il faut que vous veniez à moi librement.
Et se jetant à ses genoux, entourant son corps de ses bras, la pressant sur son sein:
—Rien ne m'empêcherait de consommer irrévocablement notre hymen. Vous m'appartenez, vous vous abandonnez! Mais votre âme, comme la mienne, a été surprise soudainement par cette immense joie de l'amour. L'excitation où nous sommes ne nous laisse pas maîtres de notre libre arbitre. Ce ne serait pas nous posséder avec la pleine conscience de notre acte. Ce serait succomber. Et nous ne devons pas succomber. Il faut que je vous aime plus qu'il n'est possible de[110] le dire, pour résister à cette délirante tentation de m'approprier votre merveilleux corps, symbole et reflet de votre âme que j'adore. Mais je vous attends. Lorsque vous aurez recouvré le calme et que ce ne sera plus par faiblesse et par coup de folie, mais en toute sagesse, vous viendrez, sereine et fière, et, librement, nous serons l'un à l'autre... Adieu, ma bien-aimée!
Il scella ses lèvres d'un baiser et partit, tandis qu'éperdue, Pauline retombait d'entre ses bras, sanglotait:
—Ah! je suis heureuse!
Facial revenait sur le cas de Mme de Saint-Géry:
—Je me suis informé: tout ce que nous a raconté Sénéchal est à peu près vrai.
—Cela vous intéresse beaucoup? demanda Pauline.
—Certainement. N'est-il pas du devoir des honnêtes gens de réveiller la conscience publique, chaque fois qu'un scandale comme celui-là révèle l'état de démoralisation où nous vivons?
—Chose curieuse: vous autres, gens honnêtes, vous craignez le scandale comme la poudre, et lorsqu'il éclate, vous faites un tel vacarme autour, que ce n'est plus lui qu'on entend, mais vous, vous seuls.
—«Vous autres, gens honnêtes»? se récria Facial interdit. Est-ce que, par hasard...
—Je veux dire que vous autres, qui vous croyez honnêtes,[112] vous l'êtes quelquefois bien peu dans vos jugements.
—Expliquez-vous?
—Qu'est-ce qui vous choque le plus, dans cette malheureuse histoire?
—Quelle question! Voilà une femme mariée, une mère de famille peut-être, qui au lieu de rester fidèle à l'engagement qu'elle s'est complu, sans doute, elle-même à prendre, trompe son mari, jette la désolation dans un cœur d'honnête homme, scandalise ses proches, et je n'en serais pas choqué? Voudriez-vous, vraiment, que j'assiste impassible à ce spectacle d'une femme que chacun croyait honorable et qui se montre tout à coup aussi dépourvue de sens moral que la plus vile des créatures?
—N'allez pas trop loin: elle ne s'est pas vendue.
—Qui sait? Une femme capable de tromper son mari est capable de se vendre à son amant. «Oh! n'insultez jamais une femme qui tombe!» a dit le poète. Nous n'insultons pas; loin de nous l'idée d'insulter; l'insulte serait basse: mais nous jugeons, et nous condamnons; nous avons le droit de juger et le devoir de condamner.
—Jugez, condamnez, si vous vous en sentez le courage. Mais ce qui vous choque le plus, ce n'est pas le crime, ce que vous appelez le crime: ce qui vous choque, c'est que cette pauvre femme se soit laissé prendre. Votre indulgence, vos hommages à celles dont vous connaissez ou soupçonnez parfaitement les mœurs, mais qui sont assez adroites ou assez heureuses pour échapper au scandale; votre indignation, votre mépris pour celles, parfois[113] bien moins coupables, qui ne savent pas ou ne veulent pas l'éviter: voilà la mesure de votre justice.
—Certainement, dit Facial. Notre justice humaine ne peut pas, ne doit pas aller au-delà de ce qui est prouvé. Voyez ce qui se passe pour les assassins et les voleurs: on ne les traîne devant les tribunaux que lorsqu'on les a arrêtés, et on ne les condamne que quand leur culpabilité a été démontrée. Il y a vraisemblablement par le monde quantité d'assassins et de voleurs qui ne sont pas dans les prisons: mais on ne les connaît pas, et la morale publique est sauve.
—Donneriez-vous votre main à un homme que vous sauriez pertinemment avoir volé? Non, n'est-ce pas. C'est ce que vous faites cependant chaque jour en faveur d'hommes et de femmes dont vous pourriez nommer les maîtresses et les amants. Votre comparaison ne vaut rien.
—Écoutez, Pauline: vous ne savez pas ce que vous dites; vous vous nourrissez de lectures malsaines; votre conversation est déplorable.
—Et l'amour, qu'en faites-vous? Aimait-elle son mari, Mme de Saint-Géry? Son mari l'aimait-il? A-t-elle vraiment jeté la désolation dans un cœur d'honnête homme, pour employer vos expressions? Le cœur de M. de Saint-Géry! On peut supposer que le comte des Urgettes avait, au moins, autant de cœur que lui et qu'il était aussi honnête homme! La désolation eût alors été de son côté, si elle fût restée fidèle. Et qui a-t-elle déshonoré, sinon elle, elle uniquement? Saint-Géry fera tout comme avant les beaux soirs du boulevard et les[114] belles nuits du cercle; des Urgettes sera félicité, entouré, choyé, à moins qu'il ne se dérobe à des succès certains et ne se consacre entièrement à celle qui, suivant vous, a commis le crime de l'aimer.
—Vous tombez bien! Le comte des Urgettes cesse toute relation avec Mme de Saint Géry. Il la «lâche»: entendez-vous bien?
—La malheureuse! s'écria Pauline saisie.
—Et il a bien raison, continua Facial. Tant que cette femme était honnête, il pouvait éprouver du plaisir à l'avoir pour maîtresse; dès qu'elle n'est plus qu'une fille, elle n'a pas plus de charme que les autres. Elle devient même notablement moins commode, étant donné qu'elle peut se croire des droits.
—Celui qu'elle aimait est donc un misérable?
—Mais non, ce n'est qu'un homme de bon sens, qui n'entend pas sacrifier sa carrière aux balivernes du sentiment, surtout d'un sentiment aussi peu recommandable que celui-là.
—La pauvre femme! Elle doit bien maudire la société!
—Vous la prenez en pitié?
—Ah! oui, je vous le jure. Trahie à ce point! Que va-t-elle devenir, maintenant que l'amour, la seule chose pour laquelle il vaille la peine d'exister, vient de lui infliger la désillusion finale, celle dont on ne se relève pas?
Facial haussa les épaules.
—Son sort me préoccupe peu. Les femmes galantes trouvent toujours à vivre.
—Tenez, vous me feriez bondir! fit Pauline hors[115] d'elle. L'amour n'est donc pour vous que de la galanterie? Mariage ou galanterie, vous ne voyez pas plus loin! O cœur flétri, esprit avare et dénigrant, vous êtes bien le produit de cette génération sacrilège qui se couvre du manteau de la morale pour attenter à la morale elle-même! Tous ces purs sentiments, qui devraient faire la joie et la grandeur de l'homme, vous les méconnaissez, et parce que vous êtes incapable de les éprouver, vous les salissez des noms les plus honteux. Beau métier que le vôtre! Venimeux comme des serpents, féroces comme des chacals, tout ce qui ne vous ressemble pas et vous semble d'une proie facile n'échappe ni à votre bave, ni à votre dent. Allez, continuez votre vilaine besogne, nettoyez, purifiez, assainissez! Quand vous aurez fait assez de victimes et que vous aurez transformé le monde en un froid repaire où il ne restera plus que vous, vous vous regarderez stupéfaits, bêtes malfaisantes, et n'ayant que cet affreux instinct de détruire, prêts à vous entre-dévorer, vous connaîtrez peut-être, mais trop tard, le prix de la douceur et de l'humanité.
Ahuri, Facial resta bouche bée à cette sortie de sa femme.
Il allait enfin prononcer un «qu'est-ce que vous avez, aujourd'hui?» bien senti, lorsqu'un domestique entra.
—C'est une dame qui demande si elle peut être reçue.
Facial prit la carte de visite que lui présentait le valet de chambre et, après avoir jeté les yeux dessus, fronça le sourcil.
—Répondez que nous ne sommes pas à la maison.
—Qui est-ce? demanda Pauline, lorsque le domestique fut sorti.
—Mme de Saint-Géry.
—Et vous lui refusez la porte?
—Comme vous voyez.
Pauline demeura un instant toute pâle, incertaine de ce qu'elle allait faire.
—Partez, dit-elle ensuite résolument, si vous ne voulez pas la voir; laissez-moi seule, je la recevrai. Il ne sera pas dit que j'aurai refusé ma porte à une femme malheureuse.
—Je vous le défends.
—Je veux la recevoir.
Elle s'élança du côté de la porte, mais Facial la retint en lui saisissant le poignet.
—Obéissez à votre mari, fit-il sévèrement.
Il prêta l'oreille et ne lâcha Pauline que lorsqu'il eut entendu la porte d'entrée se refermer.
Puis il appela le domestique.
—Victor!
—Monsieur?
—Cette dame est loin?
—Oui, Monsieur.
—Qu'a-t-elle dit?
—Rien, mais il m'a semblé qu'en sortant elle réprimait avec peine un sanglot.
—C'est bien; vous pouvez aller.
—Lâche! lâche! cria Pauline.
Elle était tombée sur un sopha, pleurant d'impuissance.
—Calmez-vous, ma chère, dit Facial. Cela ne[117] vaut pas la peine de vous mettre dans un état pareil.
—Oh! je vous hais! Vous êtes un homme méprisable! J'ai honte d'être votre femme!
Elle gémissait ses invectives, en proie à une crise de nerfs et de larmes, secouée de la tête aux pieds de tressaillements convulsifs, comme si elle sentait encore sur elle l'attouchement répugnant de la main qui l'avait brutalisée. Incapable maintenant de contenir son horreur pour Facial, elle la répandait en paroles précipitées, sans suite, où les mots «je vous hais» revenaient comme des coups de marteau. Cette haine bouillonnait avec une violence dont elle n'avait jusqu'ici pas eu l'idée. Elle eût été effrayée d'elle-même, si elle eût eu une claire conscience de ce qu'elle disait. Mais le ressentiment qu'elle avait si longtemps nourri éclatait presque malgré elle, gonflé, décuplé, affolé par la scène qui venait de se passer et par l'excitation où elle avait vécu les jours précédents. C'était la rancune accumulée qui faisait subitement explosion. Sa vie séquestrée, son cœur cloîtré, ses dix ans de mariage inutiles et perdus criaient vengeance. Oh! s'assouvir! Jeter à la face de cet homme l'amertume lentement sécrétée! Et cependant, dans ce débordement de fureur, il y avait plus encore l'expression d'une immense plainte. Le passé reparaissait saignant de douleur; les jours d'angoisse se dressaient, comme des spectres lamentables, dans la vanité des années misérablement dissipées à la recherche du bonheur toujours fuyant. Et son dégoût de cette existence de malheur et de néant finissait, en désespoir de trouver assez de phrases[118] cinglantes, par ne plus se traduire que par de vagues cris rauques où s'épuisait son souffle.
Facial écoutait avec stupéfaction, sans essayer de placer un mot, complètement atterré par cet orage qui fondait sur lui et qui lui semblait inexplicable.
—Elle est folle, ma parole, elle est folle! répéta-t-il seulement à plusieurs reprises, lorsque le flux des paroles de Pauline se fut un peu apaisé et lui eut donné le loisir d'une réflexion.
Et jugeant opportun de laisser sa femme se remettre de cet accès, ne sachant s'il devait se féliciter de sa fermeté ou s'inquiéter de l'effet inattendu qu'elle avait produit, prudemment, il s'éclipsa.
Au bout de quelques minutes, Pauline se leva et s'aperçut alors qu'elle était seule.
—Il n'a rien compris, rien, rien! proféra-t-elle dans une dernière effervescence de colère.
Rapidement, elle passa dans son cabinet de toilette, baigna son visage, essuya la trace de ses larmes et s'habilla fièvreusement pour sortir.
Sa résolution était prise.
Quand elle fut prête, elle se regarda dans la glace. Et considérant ses yeux gonflés, sa figure défaite, ses lèvres agitées encore d'un tremblement convulsif, elle se souvint tout à coup des paroles d'Odon: «Lorsque vous aurez recouvré le calme et que ce ne sera plus par faiblesse et par coup de folie, mais en toute sagesse, vous viendrez, sereine et fière, et, librement, nous serons l'un à l'autre.»
—«En toute sagesse!» murmura-t-elle. Que voulait-il dire? Suis-je sage maintenant? suis-je calme? suis-je sereine et fière? Oh non, je ne puis[119] pas aller encore! Ce serait le tromper, me tromper moi-même.
Brisée, elle s'affaissa, sans même avoir la force d'ôter son chapeau, et, la tête entre les mains, resta longtemps presque sans penser. Le tintement d'une pendule la tira de sa torpeur. Elle sonna sa femme de chambre.
—Déshabillez-moi, dit-elle d'une voix éteinte; je suis malade, je vais me coucher. Avertissez monsieur que je ne dînerai pas et que je le prie de ne pas me déranger.
Une fois au lit, elle s'endormit d'un sommeil lourd.
Vers le milieu de la nuit, elle s'éveilla, en proie à une fièvre intense. Ses artères battaient désordonnément sous ses tempes; une céphalalgie atroce poignait son front.
Facial, prévenu de grand matin de l'état où se trouvait sa femme, fit immédiatement chercher un médecin. Mais il n'osa pas se montrer dans la chambre de la malade, craignant que sa présence n'aggravât la situation. Il se borna à interroger le médecin.
Celui-ci le rassura:
—Ce n'est rien: une petite fièvre dont nous allons venir à bout en deux jours. Madame doit être sous le coup de quelque émotion morale. Cela n'aura pas de suite.
—Que les femmes sont bizarres! observa Facial philosophiquement.
Pauline eut le délire toute cette journée et la nuit suivante. Ce ne furent pendant des heures que des tournoiements confus, où elle glissait d'abîme en[120] abîme, au milieu d'épouvantables vertiges. Puis, elle se vit noyée dans une espèce d'enfer, où des monstres, dardant d'horribles langues, venaient la lécher, faisant suinter de son corps, sous leurs immondes caresses, des gouttes de sang, dont leurs bouches se repaissaient avec avidité. Un de ces monstres, le plus gros, le plus velu, le plus dégoûtant, avait tout à fait les yeux et les oreilles de Facial. Chaque fois qu'il s'approchait, la terreur de Pauline ne connaissait plus de bornes. Elle criait d'angoisse, lorsque sa large gueule s'avançait pour la saisir, et l'haleine fétide qui s'en dégageait la faisait s'évanouir. Brusquement tout changea! les monstres s'enfuirent en poussant des grognements divers. Une épaisse fumée montait, envahissait l'espace. Et rien: ni eau, ni air. Le gosier aride, les poumons desséchés, Pauline étouffait. Quand cette fumée s'arrêterait-elle? Et la fumée montait, montait, toujours plus dense. Au moment de mourir, une déchirure se produisit et un trou apparut. C'était le salut. Mais il fallait se jeter dans ce trou: et ce trou était si profond, si noir, qu'il semblait se perdre dans l'infini. Entre ces deux morts, laquelle éviter? Affolée par l'asphyxie, ne fût-ce que pour gagner quelques secondes de vie, Pauline sauta dans le trou. Une chute fantastique commença. Tout le long de ce puits qui l'avalait, sur les parois luisantes d'humidité, aux saillies des rocs, des faces grimaçaient à son passage. Nul doute, elle les connaissait ces faces. Elle ne pouvait pas, elle n'avait pas le temps de mettre sur toutes un nom, mais toutes, rapides comme des éclairs, se rappelaient à sa mémoire. C'étaient Sénéchal, la baronne[121] Citre, Mme d'Orgely, Julienne, Facial encore, Facial surtout, qui revenaient, au milieu de beaucoup d'autres, avec une insistance particulière, ricaner à tous les degrés de sa descente. Longtemps, longtemps elle coula, accompagnée de ces volées de rires ironiques. Et voilà qu'au bas, sans savoir comment elle y était arrivée, elle se trouva devant une grande cage de fer, à l'intérieur de laquelle un moribond était en train d'expirer. Une terreur étrange la secoua. Autour d'elle plus aucun bruit, ni êtres vivants, ni choses, le vide: et seul ce moribond, dont elle ne pouvait même voir la figure. Soudain, elle fut saisie d'une conviction effrayante: ce moribond devait être Odon. Elle voulut pénétrer dans la cage, sachant que sa présence le sauverait; mais la cage n'avait pas de porte. Elle s'élança contre les barreaux pour les ébranler; ses forces s'y épuisèrent. Au secours! au secours! râla-t-elle: personne ne vint. Rassemblant toute son énergie, elle se précipita une dernière fois sur la cage, et elle retomba, la tête brisée en mille morceaux, tandis que, de l'autre côté, le moribond, qui devait être Odon, exhalait les hoquets de l'agonie.
Un anéantissement succéda à cette série de cauchemars. C'était le repos réparateur; la fièvre tombait.
Au soir du second jour, Pauline reprenait conscience d'elle-même, au milieu d'une délicieuse somnolence où se complaisait sa faiblesse. Doucement, la vie revenait, tiède et parfumée. Un rayon de soleil couchant jouait sur le lit. Au contact de mille petites perceptions naissantes,[122] encore vagues et estompées, son âme s'étonnait naïvement, les goûtant avec volupté, et surprise de n'en avoir jamais auparavant éprouvé pareillement le charme. Une tranquille joie glissa en elle.
—Madame se sent mieux? dit une voix.
—Qui êtes-vous? demanda Pauline.
—Je suis la garde.
—Ai-je été longtemps malade? Quel jour sommes-nous?
—Mercredi. Mais ne vous découvrez pas. Le médecin va venir; il vous permettra peut-être de manger quelque chose.
Le médecin la jugea hors d'affaire.
—Vous pourrez vous lever demain, lui dit-il.
Le souvenir des événements ne troubla pas ces suaves heures de convalescence. Au contraire: n'avait-elle pas tout pour être heureuse? Elle était aimée! elle aimait! Les difficultés qui gênent souvent l'éclosion d'un aveu sincère et réciproque avaient été vaincues, et sans grandes angoisses: il avait simplement suffi de la loyauté de l'un et de l'autre. Pauline n'avait plus qu'à s'abandonner sans peur et sans faux scrupules à la chère passion qui faisait palpiter son cœur d'une nouvelle vie. Facial, le monde, l'absurdité des conventions et des lois, qu'était-ce que cela auprès de l'inépuisable et sublime émotion de son amour?
«Oh! pensait-elle, comment ai-je vraiment pu m'irriter? Comment me suis-je attristée de bagatelles pareilles? N'ai-je pas le ciel dans le cœur? Je le veux maintenant, rien ne troublera ma félicité. Je ne me laisserai point abattre par des misères indignes de m'occuper. Je suis calme, merveilleusement[123] calme, et heureuse, heureuse! Je n'éprouve de haine contre personne; je me sens d'une douceur et d'une bonté d'ange. Je voudrais que ma joie rayonnât et se répandît autour de moi comme une pluie de clarté bienfaisante.
Effectivement, le malaise moral qui avait si étrangement affecté Pauline avait disparu, emporté par la fièvre. Ce qu'elle ne se disait pas, car dans son enivrement elle ne songeait guère à analyser avec exactitude ses sentiments, c'est que, décidée à présent sans plus aucune espèce d'irrésolution à se donner à Odon de Rocrange, elle goûtait le charme de la certitude, de la chose jugée, sans qu'il y ait un désir ou une possibilité de revenir en arrière. Son esprit était calme, parce qu'aucune bataille ne se livrait plus en lui, et que la victoire restait acquise; son âme était heureuse, parce qu'elle était libérée de tout joug et pouvait désormais s'élancer sans contrainte dans les espaces joyeux de l'espérance.
Lorsque Facial vint prendre de ses nouvelles, elle le reçut avec un exquis sourire, lui tendit la main, le remercia de l'intérêt qu'il lui témoignait.
—Mon ami, alla-t-elle jusqu'à dire, je crois que j'ai été un peu vive, l'autre jour, avec vous; j'ai le souvenir d'avoir prononcé des paroles qui ont dû vous offenser: je vous en demande sincèrement pardon.
Et ce n'était là ni de l'ironie, ni de l'impudence. Pauline regrettait avec la candeur de son âme généreuse d'avoir cédé à un emportement que maintenant elle ne comprenait plus. Puisqu'il avait été[124] inutile d'éprouver de la colère contre Facial, il était juste de s'en excuser.
Facial pardonna magnanimement.
—Il nous arrive si rarement de nous quereller! s'écria-t-il par manière de conclusion. D'ailleurs, le proverbe a raison: les bonnes querelles font les bonnes réconciliations.
Facial était enchanté. Il mit les violences de sa femme sur le compte d'un état maladif aussi inexplicable que passager, et n'y pensa plus.
«Décidément, se dit-il, j'ai bien joué mon rôle; je ne me suis pas laissé démonter, j'ai été ferme: et je récolte maintenant les fruits de ma prudente conduite.»
Le lendemain, complètement remise, Pauline déjeunait avec son mari. Selon son habitude, Facial, en mangeant, parcourait les journaux. Tout à coup, il resta la fourchette en suspens.
—Écoute ça, dit-il à sa femme.
Et il lut:
—«Triste fin. Hier après-midi, vers cinq heures, le train quittait la station Porte-Maillot du chemin de fer de Ceinture, lorsqu'une jeune femme fort bien mise et ne paraissant pas, extérieurement du moins, être sous le coup d'un accès de folie ou de désespoir, froidement, et avant que personne ait eu le temps de faire un geste pour prévenir son acte, se précipita sous les roues. Aux cris de la foule et sur un signal du chef de gare, le mécanicien stoppa presque immédiatement. Mais il était trop tard: quand on la retira, la malheureuse n'était plus qu'un cadavre. Nous ne croyons pas, par égard pour sa famille et ses très nombreuses[125] connaissances, devoir livrer à la publicité le nom de la victime. Qu'il nous suffise de dire qu'elle appartient à la meilleure société et qu'une histoire récente, dont on ne parle encore qu'à mots couverts, n'expliquerait que trop ce suicide, qui plonge dans la désolation toute sa parenté.»
—C'est elle! s'écria Pauline, saisie de la même idée que son mari.
Facial dépliait rapidement un autre journal.
—Ici, le nom est en toutes lettres. Oui, c'est elle: c'est Mme de Saint-Géry.
Il vint lui-même lui ouvrir.
—Je vous attendais, dit-il.
Le salon où il la fit entrer était tout paré de fleurs comme pour fêter sa bienvenue.
—Oh! Odon, je suis chez vous! dit-elle très émue.
—Vous êtes chez moi et à moi, ma bien-aimée!
—Ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi je ne donnais pas signe de vie? N'avez-vous pas douté de moi?
—Voici quatre jours que je n'ai pas quitté mon appartement. D'un moment à l'autre vous pouviez venir ou m'envoyer chercher: de cela j'étais sûr. D'ailleurs, n'était-il pas convenu que vous réfléchiriez? Vous avez réfléchi quatre jours: ce n'est pas trop.
—J'ai réfléchi, Odon, c'est vrai, mais je n'ai pas[127] hésité. Vous êtes pour moi la lumière: puis-je penser un moment à vivre dans les ténèbres?
Elle lui dit qu'elle avait été malade, mais ne lui parla pas de Facial: mêler le nom de cet homme à leur première journée d'amour lui eût paru presque indécent.
—Odon, je suis venue à vous aujourd'hui, et rien ne saurait égaler mon bonheur et ma confiance. Si vous saviez combien j'ai besoin d'être aimée! Mais vous le savez, car vous connaissez tout de moi, et je ne sais par quel sortilège vous pénétrez jusqu'à mes pensées. Entourez-moi, protégez-moi de votre amour, de manière à ce que je me sente forte pour vivre. Avec vous je ne crains rien. Assurez-moi seulement que je n'ai rien à craindre de vous!
—Pauvre enfant, vous tremblez déjà à l'entrée de cette route inconnue.
—Si vous ne m'accompagniez pas jusqu'au bout, que deviendrais-je?
—Pauline, je jure de vous aimer et de vous soutenir. Moi-même, ma chérie, j'ai grand besoin de secours. Que serais-je sans vous? Aimez-moi, Pauline; ne m'abandonnez pas!
—C'est l'amour qui sera pour tous deux la suprême certitude.
—Oui, vous avez raison: nous n'avons qu'à nous aimer sans autre souci. Au seuil des plus grands bonheurs, n'avez-vous pas remarqué comme l'âme frissonne et s'agite, tellement habituée par la vie à craindre, qu'elle n'ose s'aventurer dans la félicité? C'est l'impression que nous avons maintenant l'un et l'autre. Mais n'appréhendons[128] rien: l'avenir remplira merveilleusement les promesses du présent. Lançons-nous à cœur perdu dans l'empyrée, et si des nuages se forment, dépassons-les pour n'avoir jamais au-dessus de nous que le ciel miroitant d'azur et de flammes. A cette condition, l'amour sera vraiment ce qu'il doit être, l'illusion éternellement belle et féconde.
—J'aspire avec délice à cet enchantement. Déjà vous me le faites éprouver. Auprès de vous, j'oublie le terre à terre de ma vie, je ne sais plus qui je suis exactement, j'ignore mes actions passées, et en dehors de vous, tout n'est que brouillard. Peu m'importe si je suis folle: en réalité, il n'y a pas de sagesse plus grande que la folie qui me précipite dans vos bras.
—Mon adorée, dit Odon en pressant Pauline sur son cœur, rien n'est plus digne de l'amour que d'oublier tout ce qui n'est pas lui. Serait-ce aimer que de se préoccuper des circonstances extérieures pour favoriser ou pour dérouter cet amour? Le véritable amour, le nôtre, est une protestation contre l'amour artificiel qui s'édifie sur les convenances et se mesure aux avantages. Le véritable amour s'inquiète de lui-même: comment se manifestera-t-il avec les plus douces paroles et les gestes les plus caressants? comment trouvera-t-il les plus tendres persuasions? comment parviendra-t-il aux sommets de la passion sans être jamais inférieur à la noblesse de son origine? Le véritable amour vit d'enthousiasme et de sacrifice; il brûle de se dévouer; il se défend de l'égoïsme, ou plutôt, comme il met son bonheur à faire le bonheur de la personne aimée, l'égoïsme se confond[129] chez lui avec l'esprit de renoncement dans un sentiment d'ordre supérieur. Que sont les obstacles vis-à-vis d'une pareille action? Elle ne les connaît que lorsque ces obstacles sont la mort, la violence armée ou l'esclavage de la misère. Les autres difficultés créées par la société ou la nature ne font que la stimuler. Vaine barrière que celle qui nous sépare, ma bien-aimée, et que nos souffles ont tôt fait de renverser sous l'élan qui les pousse à se mêler en un même embrasement! Oh! vos yeux où je me plonge avec délire, pourrais-je les savoir quelque part au monde sans y courir, à travers les dangers et au mépris des résistances, comme à la source vive dont il faut s'abreuver pour ne pas périr? Vos traits chéris, les aurais-je contemplés sans vouloir les revoir encore et les revoir toujours? Et vos divines mains, prêtes à se poser pour soulager les blessures et calmer le mal de vivre, en aurais-je une fois subi le magnétique attouchement sans y prétendre éperdument comme au plus céleste baume? Non, Pauline, car aimer, c'est partir pour l'infini, sans jeter un regard de regret ou seulement de souvenir à la contrée que l'on quitte. Qu'est-ce que cette contrée, côte inhospitalière garnie de récifs et de brisants, pleine de hurlements de sauvages et de faux dieux grimaçants? Bientôt nous naviguerons sur l'océan sans limites, n'ayant autour de nous que l'horizon bleu, sous le ciel profond où brillent les étoiles.
Pauline écoutait la voix harmonieuse de son amant et s'en laissait bercer avec ivresse. Son âme se fondait dans cette douce jouissance, et indépendamment[130] du sens des paroles, le son même des mots qu'il prononçait la remuait délicieusement. Avait-elle jamais vécu une minute comparable à celle-là? Ou plutôt, avait-elle vécu auparavant? Ses plus aiguës émotions de jadis, si elle se les rappelait, ne lui paraissaient plus qu'une histoire étrangère, arrivée à une autre. C'est maintenant seulement qu'elle sentait, qu'elle voulait sentir; et dans la multiplication miraculeuse de sa sensibilité, elle discernait mille frissons inconnus qui la transportaient de bonheur.
—Chère âme, disait Odon, les plus adroites tactiques du monde, ses tyrannies les mieux combinées ne prévaudront point contre nous, si nous aimons avec simplicité et confiance. Comme il est facile d'être heureux, lorsqu'on suit naïvement l'impulsion du cœur, sans la détourner ou l'affaiblir par d'anxieuses discussions ou des craintes irraisonnées! Attachons-nous à cette conviction que nous sommes faits l'un pour l'autre et que le lien qui nous unit prime toute autre obligation terrestre. Vous êtes mienne, et pour vous arracher à moi, il faudrait le brisement de ma personne ou de mon amour.
Aux caresses passionnées qu'il prodiguait à Pauline et où gisait pour elle tout le ciel correspondaient bien d'autres paroles plus brûlantes encore. La jeune femme les buvait comme un breuvage ensorceleur, qui coulait suavement en elle, coupé de longs baisers. Oh! comme elle entrait avec des éblouissements dans cet admirable palais de l'amour, si ruisselant de richesses et de lumières! La féerie sublime du cœur la prenait tout[131] entière et la plongeait dans le merveilleux. Son esprit, incapable d'imaginer au-delà, restait presque effrayé de la contemplation de pareilles splendeurs, que le rêve lui-même n'avait jamais réalisées.
Elle se trouvait dans ses bras, ses bras à lui, lui, le seul homme qu'elle eût aimé, vraiment aimé, celui dont l'image avait rempli ses veilles et ses nuits attisant en elle l'intense désir du bonheur, celui qu'elle ne pouvait se lasser de se représenter comme le héros mystérieux descendu de régions supérieures pour l'arracher à l'abîme! Elle sentait les battements de sa poitrine sur la sienne! Ses yeux à lui cherchaient ses yeux à elle comme pour pénétrer au plus profond d'elle-même et la posséder plus complètement! Et elle ne mourait pas, son être ne tombait pas en poussière, dissous, volatilisé par la puissance surhumaine de son émotion!
—Odon! Odon! soupirait-elle, soyez béni!
Et ses paupières se remplissaient de larmes, qui se répandaient sur ses joues en ondée de délivrance et de réparation.
—Ma maîtresse! ma dévotion! mon épouse! s'écriait Odon, je t'aime comme jamais je n'ai aimé? Tu avives en moi une passion toujours grandissante. Je croyais connaître l'amour, et je n'en avais eu que des simulacres. Toi seule es l'inspiratrice, la muse, le feu de mon âme!
—Oh! appelle-moi ton amant, encore, encore! Je veux l'être et ton esclave jusqu'à la fin de mes jours.
—Mon ange! tu seras mon ange, mon bon ange!
—Et toi ma gloire et mon univers!
Leurs paroles devenaient moins fréquentes. Le silence divin leur semblait plus propice à l'exaltation de cette heure. Lorsque le langage a épuisé ses ressources à traduire l'enthousiasme de l'amour, et que de cet enthousiasme il reste encore infiniment qui ne peut s'épancher par des mots, parce qu'il est ineffable, le silence subvient à la parole impuissante, et acquiert tout à coup une éloquence imprévue. Un regard, un sourire, un frémissement contiennent alors trop de choses pour que l'on songe à parler. La voix romprait le charme. Que dire d'ailleurs qui ne soit déjà mille fois suggéré par l'intuition, ce sens extraordinaire et qui nulle part ne trouve plus à s'employer qu'en amour, par lequel, à de certains moments, deux êtres humains communiquent entre eux mystérieusement et perçoivent leurs pensées?
Odon et Pauline, tout imprégnés d'eux-mêmes, en étaient parvenus à ce degré d'extase, où la vie confond les cœurs en une seule palpitation, les âmes en un seul désir.
Longtemps ils demeurèrent, noyés dans le délice de leur passion, perdus dans le ciel, morts au monde. Une certitude de bonheur s'éployait magnifiquement à leurs yeux éblouis, comme un voile de clarté que la providence, enfin juste, étendait et laissait ondoyer sur eux. Un encens de volupté les baignait, volupté idéale, qui faisait tressaillir leur imagination avant de surprendre et de fasciner leurs membres. Leur pensée ne trouvait plus même à se formuler en eux; elle aussi devenait incapable de suivre l'ascension de leur amour. A cet apogée ne subsistait que la conscience de leur béatitude,[133] inexprimée, inexprimable, flamboyante. Elle dévorait tout autour d'elle, depuis les simples notions de la matière, jusqu'aux hautes représentations de la personnalité. Consumés, purifiés, sublimés par cette fervente flamme, ils n'étaient plus deux amants, un homme et une femme, ayant un passé, une histoire, un nom, un caractère, des goûts, des volontés; ils n'étaient plus des créatures douées de corps, ou même des esprits doués d'intelligence; ils ne voyaient plus, ne comprenaient plus, ne se souvenaient plus; ils n'avaient plus ni crainte, ni doute, ni foi, ni espérance; ils n'étaient plus quelque chose d'humain: ils étaient l'amour.
Puis, le calme qui succède aux grandes excitations, calme dont la douceur et le sourire dépassent en charme, pour de véritables amants, le brillant météore de la passion déchaînée, descendit peu à peu sur eux avec des précautions discrètes et de lents coups d'éventail. L'apaisement qui leur rendait le libre arbitre les remplissait d'une intime joie: fiers de s'être donnés l'un à l'autre, ils se regardaient avec les yeux nouveaux, comme s'ils ne s'étaient jamais vus, ravis de se découvrir jeunes et époux dans l'île enchantée qui allait être leur domaine. Claire et sans tache, ainsi qu'une merveilleuse aurore, se dressait l'évidence de leur hymen; et leurs regards étonnés la contemplaient avec admiration. De peur de dissiper le phénomène, ils restaient sans bouger, sans oser respirer. Ils se fussent presque crus en plein rêve, si le tressaut de leurs artères ne leur eût rappelé qu'ils étaient encore attachés à la chair.
Lorsqu'ils se furent enfin ressaisis à l'existence[134] et que, comme pour se persuader de sa réalité, ils eurent éprouvé le besoin de se parler de nouveau:
—Joie! dit Odon, vous m'appartenez désormais corps et âme.
—Et cela non pour la damnation, mais pour le salut, dit Pauline.
—Oui, pour la délivrance. Ne sommes-nous pas des esprits libérés de l'esclavage terrestre, et ne voguons-nous pas à travers l'éther, emportés de paradis en paradis? O Pauline! douce âme, nous nous sommes cherchés longtemps, nous avions soif l'un de l'autre, nous nous sommes trouvés. Sans doute, amie, cette délivrance n'est pas absolue; nous ne pouvons suspendre des ailes à nos épaules et nous envoler matériellement hors de ce séjour de risques et de peines: mais en comparaison de ce que nous étions auparavant, tristes et déçus chaque jour, inquiets de nous-mêmes et ne sachant au juste ce que nous étions venus faire ici-bas, quelle métamorphose! Et ne sommes-nous pas miraculeusement dégagés des liens du malheur qui pesaient sur nous et nous maintenaient la face contre terre? Ne nous sentons-nous pas élus pour le royaume des cieux?
—Je suis sauvée, dit Pauline, je vis, je puis dire ce que c'est que la vie, la vie éternelle. O sainte communion! je comprends maintenant, je vois, je crois! Le sens du monde ne m'est plus caché. Tous ces grands mots d'espérance, de foi, de charité, qui étaient pour moi lettre morte, j'en ai l'entendement.
—Quelle religion plus belle que celle de l'amour?
—Une religion! répéta Pauline mystiquement: c'est bien ce qu'il doit être et ce qu'il est pour moi.
—Mais là, plus que partout ailleurs, c'est la grâce qui opère. Il faut aimer pour croire.
—Je crois, Odon, je crois!
—O Pauline, vous êtes la beauté.
—Et toi, la vérité.
Ils joignirent encore leurs lèvres dans une étreinte solennelle.
—Tu ne regrettes rien? dit Odon.
—Si, je regrette une chose, répondit sa maîtresse.
—Quoi?
—Je regrette de ne pas croire que l'amour soit un crime, pour pouvoir le commettre et mieux manifester ainsi combien je t'aime.
Elle le considérait avec un orgueil sans pareil, transfigurée par l'ardeur éclatante de la passion heureuse. Où étaient alors ses timidités, ses hésitations, ses chimères peureuses et découragées? Victorieuse de l'abîme, elle dominait le monde de toute la hauteur et de toute la magnificence de son Thabor. Elle apparaissait à de Rocrange vêtue de gloire et d'immortalité, le front ceint d'une auréole, les yeux flambant de lueurs d'au-delà, quasi divine.
Il tomba à genoux devant elle, transporté par son rayonnement.
—Non, dit-elle, adorons ensemble.
Elle le releva, le conduisit à l'harmonium, qu'elle ouvrit; et ses doigts errèrent sur les touches et en tirèrent de grands accords.
D'une voix pieuse, elle chanta des cantiques d'actions de grâce.
—Pauline! Pauline! s'écria Odon, presque effrayé de l'exaltation de sa compagne, n'êtes-vous plus une femme? Êtes-vous quelque créature du ciel qui, après m'avoir ébloui, allez retourner dans votre naturelle patrie?
—Je ne suis plus une femme, c'est vrai, répondit-elle: je suis la femme, la femme telle qu'elle devrait être. Laissez-moi encore quelques instants cette illusion, il sera trop vite temps de revenir à mon vêtement terrestre.
Fou d'amour, Odon la possédait de nouveau en un suprême baiser.
—Oui, sois la femme! sois la femme pour moi! c'est-à-dire le secours, la régénération et le divin paraclet!
Et Pauline aurait volontiers répété la prière du vieillard Siméon: «Maintenant, Seigneur, rappelle ton serviteur à toi, puisque mes yeux ont vu ton salut!»
Les douze coups de minuit sonnèrent à une église.
Pauline, comme on sort d'un rêve, s'éveilla en sursaut.
—Il me faut partir, dit-elle.
—Quelle brutalité t'arrache d'entre mes bras? interrogea Odon.
—La vie.
—Oh! l'horrible et dur étau de fer!
—La souffrance ne s'exile jamais, même des plus grandes joies: elle épie de loin et se précipite dès qu'il y a place pour elle.
—Tu dois regagner ta demeure?
—C'est misérable, mais c'est ainsi.
Ils revenaient peu à peu, ahuris et décontenancés, à l'exercice pratique de l'existence. Ce rappel à l'ordre grinçait douloureusement et ridiculement[138] dans leur cœur, comme éclaterait au milieu d'une symphonie le son discord et choquant d'une cloche fêlée.
—Avez-vous songé à la manière dont vous expliqueriez votre absence à votre mari? demanda Odon.
Il prononça ce mot «votre mari» avec un étranglement de voix. L'idée du «mari» venait subitement de faire explosion dans le tabernacle de leur amour.
—J'ai dû y songer, répondit Pauline tristement. Et en disant cela ses joues s'empourpraient de honte, non certes parce qu'elle trompait Facial, mais pour avoir à se préoccuper de lui au moment où un autre remplissait son âme.
—J'ai une vieille tante, expliqua Pauline, que je vais voir de temps en temps. Mon mari étant invité aujourd'hui à je ne sais quel banquet, je lui ai dit que je profiterais de son absence pour aller dîner et passer la soirée chez ma tante. Je suis partie vers cinq heures, j'ai fait une courte visite et je suis venue.
—M. Facial peut interroger votre tante, objecta Odon.
—Mon mari va une fois par an chez ma tante; celle-ci, qui est paralytique ne sort jamais. D'ailleurs, comme elle est quelque peu faible d'esprit, si par hasard, il arrivait qu'on la questionnât, elle ne se souviendrait exactement de rien, embrouillerait tout et l'on ne pourrait tenir aucun compte de ce qu'elle dirait.
—Et votre cocher?
—En arrivant chez ma tante, j'ai renvoyé le[139] cocher et je lui ai donné l'ordre d'aller se mettre à la disposition de mon mari. Celui-ci à qui j'avais proposé la voiture pour la soirée, m'a su grand gré de cette attention. Je suis venue chez vous en fiacre.
—Vous êtes très habile, dit Odon.
Ni l'un, ni l'autre ne souriaient. En constatant l'habileté de sa maîtresse, Rocrange éprouvait presque un sentiment de malaise. Cette femme si pure, si noble, si chère lui paraissait diminuée, comme ravalée à quelque niveau indigne d'elle. Et Pauline ne se dissimulait pas sa déchéance. Que faire? Son habileté était cependant nécessaire: l'inquiétude d'Odon à s'informer de sa sécurité en faisait foi. Que serait-elle devenue sans cela?
Une larme jaillit de sa paupière.
Cette larme fit plus que bien des paroles. Instantanément, le cœur d'Odon retombait fondu d'amour et d'adoration à ses pieds.
—Ne pleure pas, murmura-t-il plein de pitié, ne pleure pas, je t'aime.
Ils se dirent adieu en jurant de se revoir ou de s'écrire chaque jour.
Facial n'était pas rentré.
«Dieu soit loué! pensa Pauline, je n'aurai pas à le voir, à subir une conversation, à mentir.»
Elle se coucha, mais ne dormit guère, interdite devant sa nouvelle destinée.
Pendant ce temps, Facial s'amusait comme il ne s'était jamais amusé.
C'est Chandivier qui avait arrangé cette petite fête. Il avait enfin réussi à «débaucher» Facial, comme il disait. Facial, qui avait plus d'une fois[140] refusé de s'associer aux «orgies» de son ami, sur l'assurance qu'en définitive il ne s'y passait rien dont eût à rougir un honnête homme, que chacun était libre de s'y comporter comme il lui convenait, et sur l'argument décisif que s'il était digne de sauvegarder sa respectability dans la vie, il ne fallait pas non plus s'enterrer, Facial, sans trop faire de façons, s'était laissé tenter.
—Une fois, n'est pas coutume, dit-il à Chandivier.
—D'autant plus, répliqua celui-ci en faisant claquer sa langue, qu'il y aura de jolies femmes.
Ce fut très joyeux. Rébecca, en l'honneur de qui la petite fête avait été organisée, se montra à la hauteur de la situation, et par son espièglerie, son entrain, sa beauté du diable, électrisa les convives. Lorsqu'elle était un peu lancée, elle oubliait vite sa récente élévation au rang de comédienne, pour redevenir la cabotine de dernier ordre qu'elle n'avait jamais cessé d'être. Dans sa bouche, les propos salés faisaient bien et allumaient le sang; ses bras et ses jambes semblaient créés spécialement pour se trémousser. Aussi, au dessert, eut-elle un succès étourdissant, lorsque d'une voix canaille soulignée par des gestes appropriés, elle débita une chansonnette scabreuse, composée pour elle par Chandivier: le Museau de Dodore, dont chaque couplet se terminait par ce refrain suggestif:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!
On bissa, on trissa cette burlesque insanité; on brailla en chœur le refrain. Facial, qui avait un peu bu, moussait comme les autres. Décidément, Rébecca était une femme capiteuse. Il commençait à beaucoup moins blâmer Chandivier, à l'envier presque. L'heureux gaillard! Les vins aidant, Facial se surprit en flagrant délit de convoitise. Ces femmes légères autour de lui, cette atmosphère de plaisir, cet échauffement des sens et de l'imagination ne manquèrent pas de produire leur effet. Il eut besoin d'énergie pour résister à la tentation et se priver de l'épilogue ordinaire de ces sortes de fêtes.
Sur les trois heures du matin, lorsqu'il quitta le restaurant, seul, après avoir pris part à toutes les folies auxquelles s'était livrée la bande joyeuse, son sang n'était guère disposé à le laisser tranquille. Et tandis qu'il fredonnait:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore...
les bras, les décolletés, les poudres de riz, les odeurs d'essences, les cascades de rires et de cris féminins, qu'il venait de quitter, le poursuivaient avec insistance, fouettant sa sensualité.
«Il est encore temps, se disait-il haletant, tu peux retourner... Ou tu peux aller ailleurs.»
Il revoyait les poses et les mines provocantes de[142] Rébecca, les allures et les plasticités des autres femmes; et, à défaut de Rébecca, il se demandait avec laquelle de ces dernières il aurait bien couché.
«Non, dit-il, chassons ces idées! Ce n'est pas maintenant que je vais me mettre à renier mes principes. D'ailleurs, ces drôlesses ne sont peut-être pas très sûres...»
La vision de sa femme vint alors se mêler à celles qui dansaient déjà une sarabande dans son esprit, sa femme en déshabillé, délurée et lascive, prenant des poses comme les autres.
«Pourvu qu'elle ne soit pas endormie, se dit-il... Bah! je la réveillerai...»
Arrivé chez lui, la tête tourbillonnante, Facial se déshabilla précipitamment, et, en caleçon, en pantoufles, un flambeau à la main, il voulut entrer dans la chambre à coucher de Pauline.
La porte était fermée.
Un instant interloqué, il ne s'arrêta cependant pas pour si peu.
—Ouvrez! cria-t-il, ouvrez!
Et comme Pauline n'entendait pas ou ne se pressait pas de répondre, il se mit à faire du bruit avec ses doigts contre le vantail, tout en continuant à crier:
—Ouvrez, s'il vous plaît! ouvrez!
Pauline, surprise au moment où un tardif sommeil était sur le point de verser un peu de calme sur son esprit jusqu'ici si extraordinairement agité, ne put se défendre d'un certain émoi. Que se passait-il? Reconnaissant enfin la voix de son mari, sa première pensée fut qu'il était arrivé quelque accident, que quelqu'un était malade.
—C'est vous? demanda-t-elle effrayée.
—C'est moi, ouvrez.
—Qu'y a-t-il?
—Ouvrez toujours.
Devant cette insistance, elle se hâta de jeter sur ses épaules un peignoir, et, toute tremblante, alla ouvrir. Mais lorsqu'elle se trouva face à face avec la figure de Facial, qu'elle aperçut ses yeux, d'habitude ternes, luisants de lubricité, ses lèvres entrebâillées, qu'elle sentit le flot pressé et aviné de son haleine, elle comprit ce qu'il était venu faire.
Trop tard. Facial était dans la chambre, avait fermé la porte, posé son flambeau, et s'avançait sur sa femme avec un sourire bestial.
—Vous êtes jolie, savez-vous, en chemise! proclama-t-il d'une voix trouble.
Pauline avait reculé instinctivement. Une horreur subite la glaçait. Cet homme qui venait sur elle lui faisait l'effet du monstre de son cauchemar. Est-ce que l'épouvante de l'affreux moment ne lui serait pas épargnée?
«Après lui! après lui!... Non, c'est impossible!... pensait-elle vaguement, sans se rendre exactement compte de la vraie cause de son effroi. J'ai peur!... j'ai peur!...»
Elle allait crier, comme si elle se fût trouvée en présence d'un voleur ou d'un assassin.
Elle eut besoin d'un extrême effort pour ne pas céder à son effarement, recouvrer un peu de présence d'esprit et tenter de se débarrasser de Facial autrement qu'en mettant en l'air toute la maison. Il suffirait peut-être de jouer une petite comédie. Elle[144] se laissa tomber d'un air las dans un fauteuil, et se frottant les yeux, se plaignit dolemment:
—Oh! vous m'avez éveillée; laissez-moi dormir, je vous en prie: je suis si fatiguée!
—Dans cinq minutes il n'y paraîtra plus; c'est toujours comme cela au premier moment, dit Facial.
—Je vous en prie, laissez-moi, continua Pauline d'une voix encore plus défaite.
—Lavez-vous un peu la tête. Et puis vous pourrez dormir, je ne vous empêcherai pas de dormir: nous dormirons ensemble. Venez vous mettre au lit.
—Je désire être seule; je suis malade.
—C'est-à-dire que vous allez prendre froid, et moi aussi, si nous restons comme cela. Couchons-nous.
—Écoutez, mon ami, supplia-t-elle doucement, j'ai une migraine horrible.
—Elle passera, croyez-moi. Savez-vous ce dont vous avez besoin? Je vais vous le dire...
Il se pencha sur elle avec un clignement d'œil polisson.
—Non, non, laissez-moi! fit-elle en élevant la voix et en s'écartant de lui nerveusement.
Mais elle avait compté sans la brutalité des appétits de son mari.
Affamé par l'aspect de ce corps à moitié nu, dont il n'avait jamais eu une si tenace envie, Facial se lança sur sa femme, la saisit d'un embrassement et plongea dans ses seins sa bouche goulue.
Pauline se raidit convulsivement. Avec une énergie désespérée, elle réussit à secouer celui qui ne lui paraissait plus qu'un atroce vampire, et,[145] s'enfuyant à travers la chambre, alla se réfugier derrière une table.
Et par dessus ce rempart, en phrases saccadées, cet étrange dialogue s'engagea entre les époux:
—Sortez! dit Pauline.
—Moi sortir d'ici? fit Facial, bouillonnant à la fois de luxure et de colère.
—Sortez! répéta Pauline.
—Mais je suis chez moi, vous êtes ma femme, ce lit est à moi et je veux coucher avec vous.
—Vous n'avez pas le droit de me brutaliser.
—Je n'ai pas le droit de vous tuer, ni celui de vous battre, mais j'ai le droit de profiter de votre corps toutes les fois que je le désire. Coucher avec sa femme, cela ne s'appelle pas la brutaliser: et j'ai le droit de coucher avec vous, entendez-vous, je l'ai.
—Malgré moi?
—Malgré vous.
—Et si je m'y refuse?
—J'ai le droit de vous y forcer.
—Par la violence?
—Par la violence.
—Ce n'est pas vrai.
—Consultez les lois, consultez votre confesseur, si vous en avez un, consultez qui vous voudrez, vous verrez que la femme doit obéissance à son mari, jusques et y compris la possession. Cela est si vrai, que si, par quelque maladie ou par quelque incapacité physique, elle se trouve empêchée de rendre à son époux ce que l'on nomme à juste titre le devoir conjugal, son époux est en droit de la répudier.
—Taisez-vous, vous êtes infâme.
—Jugez si vos caprices peuvent entrer en ligne de compte!
—Et ma liberté, qu'en faites-vous?
—Elle n'existe pas.
—Eh bien, s'écria Pauline, si vos lois me privent de ma liberté, même dans l'enceinte déjà stricte du mariage, je ne les reconnais pas, je les repousse de toute l'indignation, de tout le mépris de ma conscience. Il ne leur suffit pas de m'empêcher de me donner à qui je veux, elles veulent encore m'obliger à me donner à qui je ne veux pas et quand je ne veux pas? C'est une honte, c'est un crime.
—Pauline, prenez garde à vous: vous vous mettez en révolte contre mon autorité, contre la morale, contre tout ce qui est sacré et légitime.
—Sacrés, légitimes, vos gestes de satyre et vos besoins obscènes! Ce serait risible, si ce n'était pas dégoûtant. Allez-vous en, allez-vous en, vous dis-je!
—Pauline, prenez garde!
—Vous me répugnez.
—Une femme parler ainsi à son mari! Je vais vous apprendre...
Il voulut l'attraper; mais elle lui échappa en tournant autour de la table. Furieux, il se mit à courir après elle, vociférant:
—Je vous veux! je vous aurai!
Elle fuyait, meurtrissant ses pieds nus aux angles des meubles.
—Misérable! répétait-elle les dents serrées, au milieu des «je vous veux!» rauques de Facial.
La poursuite se prolongea quelques minutes. La[147] malheureuse femme sentait les forces lui manquer. Acculée à un coin de chambre, elle se vit perdue.
—Ne me touchez pas! gémit-elle.
Facial se précipita. Il l'enleva comme une proie. Une courte lutte s'engagea. Plus fort, il eut vite brisé toute résistance. Il entraîna sa femme sur le lit, tandis que ses mains frénétiques soulevaient le linge, empoignaient et palpaient la chair.
—C'est un viol! râla Pauline.
L'homme, en rut, s'était jeté sur elle.
Au moment où l'œuvre ignoble allait s'accomplir, et où Pauline, vraisemblablement, allait perdre connaissance, ses doigts, dans un dernier spasme de son bras qui battait l'air, rencontrèrent sur la table de nuit un petit poignard japonais dont elle se servait comme coupe-papier.
Elle le saisit, et, se sentant armée, retrouva tout à coup assez de vigueur pour, en un héroïque effort, s'arracher à l'étreinte affreuse.
Elle se dressa.
—Je frappe! cria-t-elle.
Facial avait roulé hors du lit.
Quand il se releva, il aperçut la lame levée.
Subitement dégrisé, autant par le danger qu'il courait que parce que sa virilité venait de s'éteindre dans le vide, il marmotta d'un air stupide quelques paroles inintelligibles.
—Arrière! ordonna Pauline menaçante.
Facial se sauva, le dos rond.
«Où vais-je en être réduite, pensait Pauline, s'il me faut dorénavant soutenir des luttes pareilles pour rester maîtresse de moi-même?»
La scène de la nuit se représentait à son imagination, rendue plus épouvantable encore par les conséquences qu'un peu de réflexion lui faisait entrevoir. Jamais elle n'avait renvoyé Facial d'une façon aussi ignominieuse. Il est vrai que celui-ci ne s'était jamais comporté envers elle aussi grossièrement. Mais, quels que fussent ses torts à lui, n'allait-il pas trouver étrange l'excessive horreur qu'elle avait manifestée à son égard? Et lorsque, dans quelques jours, son besoin d'elle l'amènerait de nouveau dans sa chambre et qu'il s'en verrait de nouveau refuser l'entrée, que penserait-il, que soupçonnerait-il?
Car Pauline était bien décidée à ne plus avoir de[149] relations avec lui. Elle ne pouvait pas. Jadis, du temps de l'autre, elle n'avait point complètement rompu avec Facial, et cela autant parce que la cohabitation avec son mari ne lui inspirait pas encore un si profond dégoût et que le souci de sa sécurité la dominait alors exclusivement, que parce que Hartwald, même au moment où elle était le plus amoureuse de lui, était loin d'exercer sur elle l'empire prestigieux d'Odon de Rocrange. Comparer Odon à Hartwald! L'adoration qu'elle éprouvait pour Odon lui commandait d'autres sacrifices. Subir Facial alors qu'elle portait l'image d'Odon dans le cœur! Non, non. C'est comme si on eût demandé à une chrétienne de la belle époque de s'incliner, ne fût-ce que pour la forme, devant les faux dieux.
Il lui faudrait donc trouver un prétexte, en venir à soudoyer un médecin qui constaterait une maladie fictive et déclarerait que son mari ne pouvait, sans l'exposer aux plus graves dangers continuer à entretenir des rapports avec elle! Quelle nauséabonde extrémité! Et impossible de sortir autrement de cette situation. A moins...
Un instant l'idée de fuir, de tout quitter traversa son esprit.
C'était le scandale, la ruine, la mort...
Elle frémit.
Louvoyer au jour le jour, et puis, lorsque Facial, perdant patience, ferait valoir par trop impérieusement ses droits, le médecin, l'atrocité du médecin: il n'y avait que cela. Mais saurait elle soutenir ce rôle hideux? Ne se trahirait-elle pas, quand[150] Facial proposerait un traitement, voudrait la conduire aux bains, consulter peut-être des spécialistes? Cette comédie était-elle longtemps jouable? Trouverait-elle même un médecin qui consentirait à se faire son complice?
Et qui lui affirmait que Facial n'éclaterait pas tout à l'heure? Il était midi. Ils allaient se rencontrer pour le déjeuner. Quelle explication aurait lieu entre eux?
«Aie confiance! pensa-t-elle, s'efforçant de rester sereine et rejetant loin d'elle, comme un mauvais rêve, ses pressentiments et ses inquiétudes. Aie confiance, suis sans alarmes la voie, quelle qu'elle soit, qui t'est tracée: tu as choisi la meilleure part, qui ne te sera point ôtée. Comment te serait-il pénible de souffrir quelque peu pour l'amour de celui que tu aimes? Et tout dût-il te manquer, ne te resterait-il pas celui-là qui t'est plus cher que ce que le monde peut t'offrir, celui-là qui est ta joie, ton réconfort, ta lumière?»
Les événements de la nuit n'avaient pas laissé, en effet, de produire sur Facial une fâcheuse impression. Il les ruminait avec stupeur, cherchant ce que sa femme pouvait avoir contre lui et ce qui la rendait, depuis quelque temps, si déplorablement nerveuse. Il se rappela à ce propos deux ou trois discussions un peu vives qu'il avait eues récemment avec Pauline, y adjoignit la scène violente au sujet de l'affaire Saint-Géry et la maladie qui en avait été la conséquence, et se demanda s'il ne fallait voir dans ces faits que le symptôme d'un état morbide, dont une saison au bord de la mer ou un voyage dans les montagnes auraient raison, ou[151] si, par malheur, ils ne résulteraient pas de dangereuses perturbations morales, à la seule pensée desquelles frémissait sa conscience d'honnête homme.
Il se promit d'observer attentivement Pauline.
La situation n'était peut-être pas si grave. Quoique ses souvenirs de la nuit fussent lucides, Facial ne se dissimulait pas qu'il était assez ivre, lorsqu'il s'était présenté chez sa femme.
«Peut-être, se dit-il, que mon ivresse était plus apparente que je ne me le figure, et que Pauline, effrayée et révoltée à la fois, a cru bien faire de me tenir rigueur. C'est elle qui m'aurait donné une leçon. Il est vrai qu'il m'arrive si rarement de m'enivrer, qu'elle aurait pu se montrer indulgente.»
Perplexe, et un peu honteux, Facial jugea que le meilleur parti à prendre, pour le moment, était de garder le silence. Il ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé. Pauline, de son côté, qui ne cherchait qu'à éviter un orage, n'en fit pas davantage. Ils feignirent d'avoir oublié jusqu'à l'existence de quelque chose d'anormal entre eux.
Facial lui demanda seulement en lui jetant un regard singulier:
—Comment vous sentez-vous aujourd'hui?
Et Pauline répondit froidement:
—Je vous remercie, je me sens bien.
Une heure après, elle était chez Odon.
—Oh! comme il est difficile de maintenir son amour dans les régions pures et hors des atteintes salissantes d'en bas!
—Pauvre amie, vous souffrirez encore. Les[152] hommes ne consentiront jamais à laisser les beaux sentiments s'épanouir naturellement au soleil. Ils obscurciraient plutôt le ciel des nuages de leur envie. Médiocrité, sottise, perfidie, voilà ce qui nous entoure et nous menace. Mais, chère enfant, le véritable amour est plus fort que tout cela: ou plutôt, il n'a rien de commun avec l'ordinaire de la vie, étant d'une vie extraordinaire et planant au-delà du monde. Les souffles du marécage infime ne sauraient le ternir. Appliquons-nous donc à rester au-dessus de ces exhalaisons impuissantes. Méritons par la vertu de notre communion l'immunité qui protège les belles âmes.
—Je le désire, répondit Pauline, mais vous vous faites des illusions sur moi, si vous me croyez assez détachée des choses d'ici-bas pour ne prêter aucune attention à leurs mesquines entreprises. Je suis encore trop une femme de chair et d'os pour ne pas craindre, ne fût-ce que pour mon corps, les éclaboussures de la route. Je suis sensible aux moindres contrariétés; mon amour-propre et ma raison s'offensent sans cesse. Les luttes ridicules qu'il faut soutenir pour échapper à la mainmise de l'existence m'irritent et m'accablent. Je voudrais être heureuse et libre dans le monde et non pas seulement hors du monde.
—A qui le dites-vous! reprit Odon. Le stoïcisme est une grande doctrine, mais il faut des caractères autrement trempés que les nôtres pour le pratiquer: d'ailleurs je doute que des stoïciens puissent être amants. Je me flatte si peu d'être invulnérable aux piqûres d'épingle ou aux coups de boutoir de la réalité, que j'évite autant que possible[153] de lui donner prise sur ma véritable personne; je ne lui présente qu'un mannequin sur lequel elle peut sans beaucoup de dommage s'acharner. Ce que je veux dire, c'est que quand on a un amour comme le nôtre dans le cœur, on est assuré du refuge idéal où nul ne s'aviserait de nous poursuivre, dont rien ne saurait nous arracher. L'amour est un port admirable, qui empêche de sombrer même dans les pires tempêtes.
—Oui, mais l'amour nous dote d'une sensibilité nouvelle et nous expose par ce fait à des attaques que n'ont point à redouter ceux qui n'aiment pas. Croyez-vous, pour ne prendre qu'un exemple, que l'asservissement au mariage ne me soit pas autrement pénible aujourd'hui que j'aime qu'hier où je n'aimais pas? Une multitude de choses qui me laissaient indifférente alors me supplicient maintenant. Je ne puis pas vous voir comme je le désire, me donner à vous entièrement, ne penser qu'à vous, n'avoir d'autre souci que celui de vous plaire. Il me faut toujours songer à ce mari que je dois ménager, à ces intérêts terrestres qui veulent être sauvegardés, à mon cœur qui est sans cesse sur le point de se trahir. Ah! la liberté, la liberté d'aimer, j'en ai besoin et je ne l'ai pas.
Odon lui prit les mains, et s'efforçant de la calmer:
—Aimez seulement, Pauline, et pour le reste armez-vous de la patience nécessaire à toute créature qui vit sur cette terre.
—Il en faut beaucoup.
—Sans doute. Personne a-t-il jamais prétendu à la félicité parfaite?
—Non, mais vous avouerez qu'alors qu'il serait facile d'être heureux, les hommes, frappés de je ne sais quelle folie, font tout pour dire au bonheur: Tu n'entreras pas!
—Nous, ma bien-aimée, nous le laisserons tranquillement entrer, et quoique ce soit par la porte secrète, il n'en sera pas moins bien reçu et n'en sera pas moins le bonheur.
Plus d'une fois, Odon dut ainsi la rasséréner. Elle arrivait chez lui, au sortir des artifices et des contraintes du dehors, comme dans une sorte de confessionnal où s'épanchait sa vraie nature et d'où elle repartait soulagée et réconfortée.
Leurs après-midi d'amour étaient de délicieuses oasis dans le désert de l'existence, et tous deux s'abreuvaient aux sources vives, s'y désaltéraient à longs traits. A l'ombre odorante des palmes, ils oubliaient les vents arides et le sable desséchant. Des oiseaux bleus par essaims évoluaient gracieusement sous les arceaux de verdure fraîche. Des chants ailés voltigeaient. Un encens flottait dans l'air. Voluptueusement bercés par l'ondulant murmure des feuilles et les voix célestes qui frémissaient sur chaque vibration de l'éther, ils laissaient voguer indéfiniment leurs âmes au gré des mille paysages de ces jardins de rêve.
—Oh! disait Pauline, la tête appuyée sur l'épaule de son amant, les yeux perdus dans l'extase, s'il ne s'agissait que d'aimer, selon son cœur, selon sa bouche, selon sa croyance, la vie ne serait plus la vallée de larmes, mais l'Éden merveilleux d'avant le péché.
—Qui empêche de le reconquérir, cet Éden perdu par notre faute?
—Le serpent de l'hypocrisie.
Leurs caractères différaient juste assez pour se rendre sensibles leurs deux personnalités et pour se charmer l'un l'autre par leurs dissemblances. Odon était calme, prédisposé à l'optimisme, sachant supporter sans trop s'en irriter le mal nécessaire qu'il constatait autour de lui; en amour, il était intense, tendre, profond, comme ému de divine pitié, recherchant l'intimité, ne demandant qu'à construire de hautes murailles autour de son bonheur. Pauline, bien que sachant extérieurement rester calme, contenait en elle une agitation toujours prête à déborder; son impressionnabilité la rendait perméable à toutes les afflictions aussi bien qu'à toutes les illusions; elle ressentait avec une égale acuité les joies et les douleurs, et, sans cesse harcelée par ses espérances comme par ses craintes, elle souffrait et jouissait d'avance aussi vivement que lorsque les événements se réalisaient. Trop orgueilleuse, trop noble, trop honnête, elle ne consentait pas sans malaise à dérober aux yeux ce qui était sa vraie vie, à farder son visage et à déguiser ses pensées. Elle eût volontiers édifié son amour comme un château sur une colline, pour que jusqu'aux passants indifférents pussent l'admirer et l'envier, et qu'elle pût en être fière, toutes armoiries étalées; elle avait une tendance à braver l'opinion. Chacun d'eux voyait dans le vulgaire l'ennemi: mais Odon avec une philosophie dédaigneuse et un désir de s'écarter, Pauline avec un besoin de combattre et de protester.
Mais l'amour, qui, malgré tout, les remplissait de joie et de victoire, l'amour triomphant chassait vite les ombres mauvaises qui tentaient de se glisser sur leur félicité. Lorsqu'ils se retrouvaient, toujours plus indiciblement fortunés de se connaître, leurs cœurs s'élançaient l'un vers l'autre avec délire, effrayés et enchantés de la puissance de leur transport. Chaque fois, c'étaient des ondées nouvelles de délice; leurs moindres paroles prenaient des reflets multiples de grâce, de beauté, d'adoration; ils se plaisaient parfaitement, se sentaient faits l'un pour l'autre, prédestinés presque, tant il leur semblait qu'ils s'étaient longtemps cherchés dans les ténèbres de la vie, qu'ils s'étaient aimés autrefois. A tout instant, ils tressaillaient d'aise, découvrant en eux des recoins charmants qui leur faisaient l'effet de vieux souvenirs s'éclairant soudain dans l'arrière-plan sombre de leur mémoire.
—Que serions-nous devenus, si nous ne nous étions pas rencontrés? demandait Pauline.
—Nous aurions été privés de la lumière éclatante de la vérité; nous n'en aurions eu qu'une intuition, sans être admis à la contempler face à face.
—Cela me semble impossible: ne pas vous connaître, ne pas vous posséder, n'avoir aucune idée de vous! C'est comme si on me disait: Que seriez-vous, si vous n'étiez pas née? Je ne saurais que répondre, ne pouvant me figurer l'état où l'on est quand on n'existe pas, me heurtant là à un non-sens, à une véritable antinomie de la raison. Eh bien, Odon, j'ai le même sentiment relativement à notre amour: je n'imagine pas, maintenant que je[157] vous aime, comment il se pourrait que cet amour n'existât pas. Que serions-nous devenus, si nous ne nous étions pas rencontrés? En vous posant cette question, cette énigme plutôt, je la jugeais insoluble. Ce que nous serions devenus, ce que moi du moins je serais devenue, je ne parviens pas à le comprendre: et votre réponse ne me satisfait pas. Nous aurions été privés de la lumière, dites-vous: mais comment peut-on être privé de la lumière?
Odon aimait qu'elle s'exaltât ainsi. Exalté lui-même, tout ce qui s'élevait au-delà de la banalité des sentiments ordinaires, quelque louables et quelque excellents qu'ils fussent, lui plaisait comme une chose précieuse. Odon était idéaliste. En ce sens qu'il ne croyait pas qu'il fallût prendre la vie pour ce qu'elle semble être, mais pour un prétexte continuel à se créer un monde d'idées et d'émotions en rapport avec l'éternel désir, monde généreux et sublime auquel il attribuait tout autant de réalité et beaucoup plus de beauté qu'à l'autre. Y a-t-il d'ailleurs autre chose que des phénomènes? Et un phénomène psychique a-t-il moins de consistance qu'un phénomène physique? Bien plus, chacun, même le plus obscur barbare, ne considère-t-il pas la vie à travers son esprit? Et n'est-il pas désirable, en conséquence, étant donné que tout n'est que vision, de rendre cette vision aussi superbe, aussi noble, aussi enchanteresse que possible? C'est ce que se disait Odon; et comme son tempérament l'incitait déjà, sans le secours d'aucun raisonnement, à réaliser autour de lui cette atmosphère merveilleuse, son idéalisme,[158] à la fois naturel et acquis, constituait bien pour lui la seule vie normale.
Il avait trouvé dans Pauline l'âme ardente et lyrique qui convenait à la sienne.
Aussi se remettait-il plus que jamais à espérer et à croire. Les quelques hésitations qui l'avaient un instant troublé au seuil de cet amour avaient vite fait place à une confiance illimitée et à une exquise sensation de s'être jeté à corps perdu dans le ciel. L'abondance de son bonheur confirmait magnifiquement sa foi.
Depuis cinq mois que durait sa liaison avec Pauline, il avait vécu assez retiré. Chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, où il était obligé de se montrer de temps en temps, on disait:
—Qu'a donc M. de Rocrange? Ce n'est plus le mondain de jadis.
Et on se donnait cette raison:
—Ses voyages l'ont rendu philosophe.
Ailleurs, où il ne se montrait pas, on disait:
—C'est le diable qui s'est fait ermite.
Réderic, qu'Odon voyait encore, et avec lequel il lui arrivait parfois de faire, le matin, une promenade à cheval, était seul à connaître la vérité. Mais il ne reçut, ni ne provoqua de confidence. Du jour où Pauline eut été sa maîtresse, Odon n'entretint plus d'elle son ami. Celui-ci se borna à comprendre. Une fois cependant, se trouvant chez Odon, il surprit sur un meuble un mouchoir oublié. Odon saisit son regard et pâlit légèrement.
—De la discrétion, n'est-ce pas?
—Je te le jure.
Ce furent les seuls mots qui furent prononcés.
Pauline était plus tenue. Il ne lui était guère possible de rien changer à son genre de vie. Elle n'avait pas comme Odon le prétexte d'une longue absence pour rompre ses liens mondains. Et les dénouer peu à peu, quelque imperceptiblement que cela fût fait, n'eût pas manqué d'être remarqué. Elle n'eût jamais cru que le service du monde pût revêtir une si étroite livrée. C'est à peine souvent si elle pouvait distraire quelques minutes pour les consacrer à Odon. Elle courait chez lui, l'entrevoyait, repartait.
Il était rare qu'elle pût venir le soir. Les motifs pour sortir seule étaient trop malaisés à imaginer. Odon se serait, sans doute, facilement arrangé à se trouver où elle allait, au concert, au bal, au théâtre, chez celui-ci ou celui-là; mais d'un commun accord les deux amants préférèrent ne pas se rencontrer dans le monde. Quelle contrainte c'eût été de se regarder, de se parler comme des étrangers sous les yeux d'argus de la malveillance! Les deux ou trois fois que cela arriva, soit chez la vicomtesse, soit aux réceptions de Pauline, où Odon ne put se dispenser, par prudence, de paraître de loin en loin, ils éprouvèrent trop de gêne pour que l'attrait de se voir compensât leur appréhension. Et pourtant tous deux avaient fait leurs preuves! Mais l'amour, leur amour, les rendait naïfs et craintifs comme des enfants.
Ces contrariétés, dès le commencement, peinèrent Pauline. Bientôt elles firent plus que la peiner, elles lui devinrent odieuses. Elle se mit à détester le monde qui l'obligeait à une perpétuelle mascarade et la privait cruellement de tant d'heures, de[160] tant de journées d'amour. Elle avait soif, et la coupe était tenue loin de ses lèvres par une main inexorable, qui rarement se départait de sa rigueur assez pour lui permettre d'en aspirer hâtivement et furtivement quelques gouttes.
Et voilà que son ancienne horreur de l'adultère lui revenait, malgré la dissimilitude des circonstances et le bonheur parfait qu'elle goûtait lorsqu'elle oubliait dans les bras d'Odon.
«Tromper! n'y a-t-il donc que cela? pensait-elle dans ses accès de révolte. Certes, le monde mérite d'être trompé: que dis-je, il l'exige! Mais est-il digne de moi de m'abaisser à jouer ce rôle? Dois-je sacrifier mes pudeurs, mes instincts, mes joies sur cet autel boueux de l'opinion? Cacherais-je ce qui fait mon honneur? Rougirais-je de ce dont je suis fière? Mon amour si noble, si beau, mon amour qui est l'édification de mon âme, mon amour qui constitue ce que j'ai de plus méritoire à présenter à Dieu en balance à mes péchés, mon amour me ferait-il honte comme le vice qu'on cultive secrètement et qu'on met ses soins à dissimuler? Je ne veux pas qu'il en soit ainsi! Je suis malheureuse de devoir me taire. Ne me sentant point coupable, c'est pour moi un affreux malaise d'avoir à me conduire comme si je l'étais.»
Mais c'était surtout sa fausse situation à l'égard de son mari qui lui créait un véritable tourment.
Facial était devenu inquiet; il épiait. Sans avoir encore fait entendre à Pauline qu'il soupçonnait quelque chose, son attitude s'était visiblement modifiée. Il ne se lançait plus dans ses tirades familières, s'observait dans ses paroles, semblait presque[161] se composer une physionomie. On sentait l'homme précis qui se dit: Il doit y avoir anguille sous roche, mais comme je ne la vois pas, attendons sans faire de bruit, afin de la surprendre au moment où elle sortira.
Toute sa conduite vis-à-vis de sa femme en était singularisée. Il s'appliquait à ne pas l'effaroucher par de trop directes questions, et en même temps, ses yeux obstinément fixés sur elle pendant des minutes entières, comme pour déchiffrer son visage, avertissaient clairement Pauline qu'elle eût à jouer fin. Il affectait une parfaite tranquillité d'esprit, et ne réussissait pas à donner le change. Tantôt correct, ou voulant le paraître, d'une politesse exagérée et qui cadrait mal avec son naturel, tantôt, agacé par ses incertitudes, s'essayant à être incisif et à décocher des phrases à double sens, longuement préparées.
Mais cela semblait peu réussir. Il suffisait d'un habile coup de gouvernail de Pauline pour lui faire complètement perdre le nord; et il fût resté à la merci de sa femme, pour peu que celle-ci eût daigné s'y employer. Elle le savait. Et si, malgré ces signes, précurseurs d'un orage qu'il lui était pourtant facile de conjurer, elle restait passive et fatiguée, se bornant, lorsque le danger devenait imminent, à le déjouer par une hâtive manœuvre, c'est qu'elle sentait trop qu'elle n'était plus la même femme qu'autrefois, qu'elle ne pouvait plus vivre de duplicité et d'intrigue, qu'elle avait soif d'honnêteté et que le véritable honneur consistait maintenant à s'estimer soi-même et non pas à être estimée des autres.
Ah! si son mari avait été un philosophe! Ils se seraient peut-être entendus. Elle lui eût dit franchement: Je ne vous aime plus, j'aime Odon de Rocrange. Si vous m'aimez, je vous plains de tout mon cœur; mais il faut être deux pour s'aimer. Si vous ne m'aimez pas, et c'est plutôt le cas, car vous ne m'aimez guère que par devoir et par habitude, quoi de plus naturel et de plus juste que de laisser à mon cœur la liberté de s'épanouir à l'aise et sans scrupules? Vous tenez au monde? Très bien: nous le tromperons d'un commun accord. Nous vivrons extérieurement comme par le passé. Je vous jure de ne compromettre en rien notre «honneur». Mais épargnez-moi la douleur et la honte de vous tromper, vous! Voilà ce qu'elle lui eût dit: et en faveur de cette communion d'idées et de leur respective tranquillité, nul doute qu'elle ne se fût résignée à observer vis-à-vis de la société la discipline toute formaliste dont celle-ci se contente.
Mais Facial n'était rien moins qu'un philosophe. Qu'y avait-il à faire avec cet être dénué des ressources de la sagesse et des consolations de la charité? Au moindre mot attentant à ses principes, il se fût indigné; il eût brutalement sévi, comme un père de famille qui entend corriger d'une main ferme les mauvais penchants d'un de ses enfants. A quoi bon tenter un appel à sa raison? Facial restait «le mari», avec ses petitesses, ses intolérances et la revendication entêtée de ses droits. Il ne pouvait devenir «le camarade». Comme avec tous les maris de sa race, il n'y avait qu'une seule manière d'agir avec Facial, manière[163] sûre, avantageuse, manière ne donnant lieu à aucune contestation: le tromper.
Pauline s'en rendait bien compte: mais comme elle ne pouvait plus tromper personne, son mari moins que tout autre, elle se trouvait sous le coup d'une catastrophe inévitable, qu'elle osait à peine redouter, tant elle était lasse, tant elle souhaitait voir la fin de ce vilain manège et sortir de peine.
Le scène atroce du viol ne s'était pas renouvelée.
Que pensait Facial? Pauline se le demandait quelquefois, mais ne cherchait pas à résoudre ce problème. Elle avait pu craindre d'avoir à soutenir d'ignobles luttes, et voici qu'il la laissait tranquille. Elle se félicitait trop de cette paix inespérée pour déplorer ce qu'elle avait de précaire.
«Advienne que pourra, se disait-elle, je resterai ferme; et lorsque le moment sera venu où les liens qui me retiennent à mon passé seront fatalement dénoués, je les regarderai tomber autour de moi sans m'émouvoir, déterminée à ne considérer cet écroulement que comme la délivrance.»
Une seule fois, deux mois environ après la terrible nuit, Facial, qui avait longtemps attendu des avances de sa femme, ne voyant rien venir, avait cru devoir risquer quelques sévères observations.
—Savez-vous que vous êtes bien jeune, Pauline, pour faire déjà chambre à part?
—Je ne suis pas si jeune que vous le dites: ma santé l'exige.
—Votre santé n'est qu'un prétexte; vous vous portez fort bien, et vous avez encore plus de dix[164] ans devant vous avant d'atteindre l'âge critique des femmes.
—C'est possible; je n'en éprouve pas moins le besoin de dormir seule; ce que je supportais autrefois me répugne maintenant; je vous prie de ne pas revenir sur ce sujet.
—Vous êtes tout à fait décidée à me fermer la porte de votre appartement?
—Tout à fait.
—Je le regrette, car je vais être malgré moi forcé d'admettre l'existence de quelque mystère qui ne peut pas être à votre honneur.
—Admettez, si vous le voulez: je ne vous demande qu'une chose, le respect de ma personne.
—Je ne suis pas un tyran: vous serez respectée, mais surveillée.
Depuis lors, plus rien. Facial «surveillait».
Il se refusa d'abord à croire Pauline capable de lui être infidèle. Cette supposition lui paraissait tellement improbable, qu'il s'en accusa presque, lorsqu'elle vint à lui traverser l'esprit, comme d'un outrage gratuit envers sa femme.
«Allons donc! se dit-il, ces choses-là n'arrivent qu'aux maris affligés de femmes coquettes et légères, et encore, pour l'ordinaire, lorsqu'ils leur en ont eux-mêmes donné l'exemple. J'ai toujours été un mari parfait; Pauline est prudente et sérieuse. C'est impossible. Peut-on cacher des aventures de cette sorte? J'aurais remarqué...»
Il est vrai que Pauline avait souvent fait preuve devant lui d'idées subversives étranges dans la bouche d'une honnête femme. Mais de ce que les théories qu'elle exprimait quelquefois fussent répréhensibles[165] et témoignassent d'une certaine inquiétude de pensée, s'en suivait-il que, dans la pratique, sa vie ne fût pas irréprochable? Qui n'a pas, dans un domaine ou dans un autre, ses utopies? Que Pauline s'amusât à dauber les petites misères de la société, qu'elle se plût à créer en imagination un univers idéal où tous les hommes seraient heureux, ce n'était peut-être pas très sain, mais de là à faire fi de ses devoirs, de là à le tromper, lui, Facial, il y avait un abîme immense.
Quel pouvait bien être alors le motif de l'incroyable conduite de sa femme?
L'hypothèse à laquelle Facial s'arrêta quelque temps fut que Pauline était malade.
«Mais dans ce cas, pourquoi ne me le dit-elle pas? Il n'y a aucune honte à être malade! Toutes les femmes ont de ces moments-là. Je comprends qu'elle n'aille pas le crier sur les toits, mais moi, son mari, je dois pourtant être tenu au courant de ses infirmités, surtout lorsqu'elles sont de nature à suspendre l'intimité de nos rapports!»
Cependant, les investigations auxquelles Facial se livra, jusque dans les meubles de la chambre à coucher et du cabinet de toilette de Pauline, ne donnèrent aucun résultat. Il ne découvrit ni drogues, ni instruments suspects. Le médecin de la maison, qu'il interrogea, se montra très surpris de ses questions, et, croyant le tranquilliser, lui déclara qu'à part une certaine nervosité, trop commune en notre siècle de surmenage, la santé de sa femme ne laissait rien à désirer.
Il fallait trouver autre chose.
«Est-ce que par hasard—ce fut sa seconde hypothèse—Pauline[166] serait dégoûtée de moi? Je ne suis cependant pas vieux. Mon corps ne s'est pas sensiblement modifié ces dernières années, et ce dégoût subit de ma personne ne serait explicable que par une décrépitude marquée ou par l'apparition de quelque incommodité répugnante. Or, rien, absolument rien ne le justifie. Quelques rhumatismes, un commencement d'asthme: mais il n'y a rien là de dégoûtant. Je suis dans la plus belle saison de l'homme, l'été, le plein été... et pas même l'été de la Saint-Martin! Comment Pauline pourrait-elle être dégoûtée de moi?»
En y réfléchissant, néanmoins, Facial n'avait garde de se dissimuler que sa présence, loin d'être agréable à sa femme, semblait la contrarier et l'agacer. Chaque fois qu'il lui adressait la parole, elle répondait sans empressement, comme ennuyée d'avoir à s'occuper de lui. S'il s'approchait, au moment de prendre congé, pour l'embrasser, elle avait un instinctif recul, et quand ses lèvres effleuraient sa joue, un frisson de répulsion péniblement réprimé.
«Étrange! songeait Facial. Après tout, ces femmes sont si capricieuses! Il est possible aussi qu'une transformation physiologique s'opère en elle, et qu'elle désire prendre le voile, se retirer de la chair. Cela s'est vu. Il est vrai qu'elle n'a jamais témoigné de violents appétits charnels. Moi non plus, du reste. Nous avons vécu très bourgeoisement. Et généralement ces décisions excessives ne se rencontrent que chez les grandes pécheresses.»
Si pourtant elle le trompait!
Quelque ardeur qu'il mît à s'en défendre, cette[167] idée, au milieu des diverses hypothèses qu'il examinait, trottait toujours dans son esprit. Elle était ridicule, mais il la ruminait. Avec une autre femme que Pauline, avec un autre homme que lui, étant données les circonstances, n'aurait-ce pas été la chose du monde la plus probable?
A force d'y penser, Facial en vint à se demander ce qu'il ferait, si, par impossible, Pauline le trompait.
Une indignation le prit. Ah! il ferait voir qu'il n'était pas un de ces maris dont on se joue! La justice, la justice avec tout son poids s'abattrait sur la tête des coupables. Pas de sang: la justice seule, le glaive de la justice et le divorce irrémissible. Il n'exciterait ni le rire, ni la pitié. Un moment, il réfléchit qu'il serait peut-être d'un bon effet de s'armer du droit vengeur des maris outragés. En ce cas, qui tuerait-il? Sa femme? L'amant? La femme et l'amant? Et où les tuerait-il? Au lit? Dans la rue? Mais avant de s'être décidé, il vit bien qu'il n'était pas l'homme qu'il fallait pour ces sanglantes exécutions. Son caractère, ses principes, son passé s'opposaient à une solution semblable. N'avait-il pas dernièrement fait partie d'un jury qui avait acquitté un meurtrier «médecin de son honneur»? Et ne s'était-il pas élevé avec beaucoup de force contre ce sentimentalisme exagéré qui, sous prétexte de passion, en arrive à mettre au-dessus des lois de véritables criminels? N'avait-il pas approuvé hautement, devant témoins, les articles bien sentis de la presse clouant au pilori de l'opinion la coupable faiblesse des jurés parisiens? Certes, et il ne se donnerait pas un démenti. Son respect des lois[168] était sincère. Il ne consentirait pas même à un duel: le duel, ce «legs des siècles de barbarie»! Il resterait légal et digne. Le divorce!
Chose curieuse: à prononcer ce mot fatal, il n'éprouvait pas une bien grande douleur. Il lui semblait être là plutôt juge que partie: et si vraiment sa femme commettait envers lui le crime d'adultère, c'est l'anathème et non le sanglot qui monterait à ses lèvres. Il est vrai que cela ne se passait encore que dans son imagination. Néanmoins, il eut plaisir à constater qu'il serait ferme.
Peu à peu, ses observations se précisèrent.
Il crut remarquer que sa femme usait beaucoup moins de la voiture. Elle préférait marcher, disait-elle. Exercice salutaire: mais pourquoi s'en avisait-elle si tard, et pourquoi ne se faisait-elle jamais accompagner de sa femme de chambre? Lorsqu'elle prenait la voiture, il lui arrivait constamment de la renvoyer au bout d'une course ou deux et de rentrer en fiacre plusieurs heures après. Ou bien elle faisait attendre le cocher un temps infini aux magasins ou chez sa couturière. Tout cela était louche, et Michel lui-même, l'impassibilité en personne, en était étonné.
D'autres remarques portèrent sur de petits billets bleus qu'elle recevait fréquemment, et dont Facial ne put jamais retrouver un seul, ni sur la table à écrire de sa femme, ni dans ses tiroirs, ni dans le panier à papier.
Mille détails, auxquels il n'avait d'abord pas pris garde, commencèrent à lui devenir suspects. Il lui était d'ailleurs facile de se livrer à ses découvertes:[169] Pauline en était à ne plus même prendre les précautions élémentaires.
Bientôt, il ne fut plus permis à Facial de douter. Sa vie conjugale s'était trop profondément transformée. Pauline ne se donnait seulement plus la peine d'inventer des explications plausibles à ses étrangetés. Continuellement s'échangeaient entre eux des dialogues de ce genre-ci:
—Vous sortez? s'écriait Facial.
—Comme vous le voyez. Ne savez-vous pas que c'est mon habitude après le déjeuner?
—Où allez-vous! Vous ne me direz pas que c'est chez votre couturière: elle est venue ce matin.
—J'ai d'autres personnes à voir que ma couturière.
—Qui? Vous avez rendu toutes vos visites cette semaine.
—Vous voulez savoir qui? Je ne le sais pas moi-même. Les idées me viendront en route. Je vais me promener.
—Où?
—Si vous y tenez, faites-moi suivre.
—Je n'ai pas à vous espionner, mais je désire savoir ce que vous faites.
—Il n'y a pas d'autre moyen de le savoir que de m'espionner.
—Et si je le faisais?
—Vous sauriez où je vais, voilà tout.
Mais la preuve, la preuve probante de l'infidélité de Pauline manquait encore.
Un jour, rentrant juste à l'heure du dîner, Facial ne trouva pas sa femme à la maison. Sept heures, sept heures et demie, huit heures, elle ne revenait[170] pas. Personne ne put lui dire où elle était. Anxieux, Facial redoutait déjà quelque événement. Elle arriva enfin. Mais dans quel état! Les traits bouleversés, la poitrine sanglotante, la voix abîmée!
—Qu'y a-t-il? fit Facial interdit.
—Une crise, une crise affreuse...
—Quoi?
—Le cœur... Le médecin a dit que c'était le cœur...
—Qui est malade?
Pauline le regarda d'un air effaré.
—Qui est malade? répéta Facial.
Alors, affolée, après avoir cherché comme dans le vague, elle balbutia:
—Ma tante, ma pauvre tante!
Et précipitamment elle ajouta:
—Je ne m'arrête pas. Je repars. Il faut que je sois là. Ne m'attendez pas: je veillerai, je passerai la nuit probablement.
—Mais vous n'irez pas ainsi; mangez quelque chose, vous êtes toute tremblante.
—Je ne puis pas, je n'ai pas faim.
—Je vais vous accompagner.
—Non, non, c'est inutile... Ne venez pas, je vous en supplie...
Et elle repartit aussitôt, sans vouloir entendre un mot de plus, pour aller soigner Odon de Rocrange, en proie à une attaque d'asystolie, causée par une maladie de cœur dont il souffrait depuis quelques années.
Elle ne revint que le lendemain.
—Eh bien, comment va-t-elle? demanda Facial.
—Dieu soit loué, la crise est finie!
Facial s'étonna bien un peu de l'amour excessif de sa femme pour cette tante dont elle devait hériter; mais il ne fit aucune observation, et s'en fût tenu là, si, quelques jours après, rencontrant par hasard le médecin ordinaire de la vieille dame, il n'eût eu la malencontreuse inspiration de lui dire:
—Vous avez failli perdre notre bonne tante?
—Mais non, mais non, elle se porte au contraire assez bien cette année.
—Et sa maladie de cœur?
—Elle n'a point de maladie de cœur!
—Mais cette crise de l'autre jour? Ma femme m'a raconté que cela avait été terrible!
—Une crise? Une crise de quoi? Il n'y a point eu de crise. Je vous dis que votre tante se porte admirablement pour son âge.
Facial devint blême. Son poing se crispa. Devant cette dernière preuve, le cerveau chancelant, il sentit sa vie imperturbable s'effondrer.
«Ça y est, ça y est!» bégayait-il.
Son amour-propre blessé rugissait en lui.
«Mais qui est-ce? qui? qui? l'infâme personnage qui la soustrait à ses devoirs, le corrupteur, le corsaire, le trafiquant du crime et de la débauche qui a dégradé cette femme et perdu cette âme?»
En vain, il se creusait la tête. Aucun nom, aucune figure d'homme ne se signalait à sa perspicacité avec assez de vraisemblance pour qu'il pût s'écrier: Le voilà, je le tiens, le misérable! Réderic? Impossible. Sénéchal? Grotesque. Saint-Géry? Il la connaissait à peine... Facial récapitula tous ses amis, toutes ses connaissances, tous les hommes que[172] Pauline pouvait voir chez elle ou dans le monde. Et plus il cherchait, plus il pataugeait.
Soudain il pensa:
«Il y a une personne qui doit tout savoir: c'est Julienne Chandivier.»
Muni de cette idée, il fut plus tranquille. Il interrogerait Julienne: elle le renseignerait. Julienne, l'amie intime de sa femme, était certainement au courant; et même si Pauline ne l'avait pas mise dans le secret, son flair de femme devait lui avoir fait découvrir ce que lui, le mari aveugle n'avait pas vu.
Mais Julienne se laisserait-elle interroger? Vendrait-elle son amie? Facial résolut de procéder avec politique. Il s'en ouvrirait à Chandivier, et, en lui recommandant le plus grand mystère, le prierait de vouloir bien se charger du soin délicat de faire parler Julienne.
«De la sorte, pensa-t-il, je n'aurai pas besoin de me livrer plus longtemps à des recherches fatigantes et humiliantes. Je serai informé avec rapidité et certitude, et je pourrai, sans tarder, prendre les mesures qui me seront dictées par la situation. Julienne ne se méfiera pas de son mari: elle fera des révélations.»
Il donna rendez-vous à Chandivier pour le soir même. Affaire importante, lui écrivit-il, et dans laquelle il espérait pouvoir compter sur son amitié.
—Tu as besoin d'argent? fut la première parole de Chandivier. Mais, pauvre ami, je n'en ai point! Rébecca me prend tout.
—Non, non, tu n'y es pas. Il n'est pas question[173] d'argent. J'en ai de l'argent! Il s'agit d'une chose grave.
—Grave! Quoi donc? s'écria Chandivier, un peu effrayé du ton de circonstance que prenait Facial.
—Chandivier, j'ai la conviction que ma femme me trompe.
—Ah! ce n'est que ça? fit Chandivier.
—Tu sais quelle a été ma vie jusqu'ici. J'ai cru mieux faire de rester confit dans la sécurité du mariage que de m'embarquer au travers des péripéties des amours illégitimes. Je ne pensais pas que le mariage a ses tempêtes, et que quand il se mêle d'être orageux, c'est pour de bon. Ou plutôt je m'imaginais que ma mer à moi serait éternellement la mer Tranquille. Voilà comme on se trompe.
Il lui conta le détail des faits et lui expliqua le genre de service qu'il attendait de lui.
—Ne soupçonnes-tu vraiment personne? demanda Chandivier.
—Personne. Je ne vois personne. Et pourtant il y a quelqu'un! Aurais-tu, par hasard, quelque indice, toi?
—Oh! non. Je m'occupe si peu des femmes des autres!
—Alors, c'est entendu, tu tâteras ta femme?
—Je la tâterai.
—Insidieusement, comme si cela venait de toi. Il ne faut pas me mêler à la chose: tu gâterais tout.
—Je gâterais tout. Repose-toi sur moi.
—A l'occasion, je pourrais te rendre le même service.
—Merci bien. C'est très aimable de ta part:[174] mais, vraiment, je n'éprouve nul besoin... Ah! ça, dis donc, que vas-tu faire après?
—Après quoi?
—Après que je t'aurai... ouvert les yeux?
—Le divorce.
—Le divorce pour une peccadille pareille?
—Peccadille? L'adultère n'est pas une peccadille. Sache que je ne transige jamais, moi; je ne transige pas.
Ils se regardèrent un instant comme deux habitants de planètes différentes.
Puis, Chandivier s'écria jovialement:
—Mais j'y songe, une fois que tu n'auras plus ta femme, tu seras libre!
—Libre... Évidemment je serai libre.
—Nous pourrons faire la noce ensemble.
Et il se mit à chantonner en clignant de l'œil:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!
Ce fut là-dessus qu'il se séparèrent.
Suivant la promesse faite à Facial, Chandivier, dès le lendemain, s'appliqua à circonvenir Julienne. Il crut bon de débuter par quelques brocards à l'adresse de son ami:
—Il y a des hommes qui se croient heureux en ménage, et qui...
—A qui en avez-vous, aujourd'hui, mon ami? demanda Julienne, qui n'était pas habituée de la[175] part de son mari à une telle débauche d'allusions.
—Oh! pas à vous.
—Je l'espère bien.
—Mais il y a quelqu'un de par le monde à qui sa femme m'a tout l'air de jouer quelques vilains tours.
—Qui donc?
—Eh! notre ami Facial... Vous n'avez rien remarqué?
Julienne éclata de rire.
—Tiens! tiens! Contez-moi ça?
—Je suis sûr que vous en savez encore plus long que moi.
—Quelle idée! Je ne sais rien.
—Mais c'est notoire! Mme Facial... Voyons, voyons, vous n'ignorez pas...
—Bon! Vous allez soupçonner Pauline?
Elle le scruta finement, se demandant s'il savait quelque chose ou s'il ne savait rien, prête à le seconder de toute sa malignité, s'il était en mesure de lui livrer quelque détail inédit, ou à se moquer de lui, s'il cherchait simplement à la faire parler.
—La croyez-vous insoupçonnable? demanda Chandivier.
—Insoupçonnable, je ne dis pas! Quelle femme l'est? Mais enfin, quelles raisons auriez-vous de la soupçonner?
—Eh! J'en ai peut-être.
—Je suis curieuse de les connaître.
Chandivier n'était pas de force à mener sans de sérieux accrocs son enquête. Ne sachant par quel bout la prendre, sa suprême ressource fut de brusquer.
—Là, sérieusement, Mme Facial a-t-elle un amant?
Julienne dissimula un sourire et dit:
—Non.
—Eh bien, son mari est persuadé qu'elle en a un.
—Que les hommes sont bêtes!
Chandivier prit une partie de cela pour lui et jura qu'il aurait sa revanche: d'autant plus que la perspective d'avoir Facial pour compagnon de fête n'était pas pour lui déplaire: son «de l'argent, j'en ai!» lui était resté dans la mémoire.
Quant à Julienne, ainsi que Facial l'avait bien pensé, elle était instruite.
Dès les premiers jours, son sens expert de femme éveillée lui avait fait deviner qu'Odon de Rocrange et Pauline ne se voyaient pas de l'œil insouciant de deux mondains assemblés par le hasard en un même lieu. Elle avait compris, à d'imperceptibles symptômes, malgré et peut-être à cause de leur soin à ne rien laisser transparaître, qu'une mutuelle passion venait de s'emparer d'eux et était en train, s'ils ne résistaient pas, de les pousser l'un à l'autre. Les deux ou trois fois qu'elle les avait vus en présence lui avaient suffi. Mais qu'en était-il résulté? C'est ce que longtemps elle ignora. Elle ne laissait pas d'en être horriblement vexée. Pauline, qu'elle avait toujours connue inébranlable, avait-elle franchi elle aussi le Rubicon? Ce point de chronique sollicitait vivement sa curiosité. A plusieurs reprises, elle tenta d'attirer son amie sur le terrain des confidences. Cela ne lui réussit pas, et elle en éprouva un véritable dépit. En définitive, n'avait-elle pas un certain droit à entrer dans les secrets de Pauline, elle qui lui avait si souvent[177] confié les siens? Elle trouva que Pauline se montrait à son égard froide, inconvenante, presque blessante. Elle eût voulu, sans doute, que celle-ci lui ouvrît son cœur et l'étalât devant elle comme une amusante variété! Très froissée de ce qu'elle appelait un manque de confiance, et de ce qu'elle comprenait être au fond une leçon de dignité, elle n'eut pas de repos qu'elle ne se fût assurée qu'Odon était bien l'amant de Pauline, afin de pouvoir se donner le plaisir, par de perfides coups d'épingle, de faire sentir à son amie combien elle avait eu tort de ne pas s'abandonner à sa discrétion et à ses conseils.
Un soir que Réderic était chez elle, convenablement préparé par de savants mélanges de spiritueux et d'agaceries charnelles, elle lui dit tout à coup, comme si l'idée venait de lui en passer par la tête:
—Quel est ton ami le plus intime, Paul?
—Je n'en ai point.
—Et après?
—Après? Mettons, si tu veux, Rocrange.
—Tous tes amis ont des maîtresses?
—Probablement.
—Et quelle est la maîtresse de M. de Rocrange?
—Je ne sais pas.
—Tu sais.
—Je te jure que je ne sais pas.
Julienne le regarda dans le blanc des yeux. Elle était assise sur lui, son bras nu frôlant sa moustache, et, comme pour une adorable espièglerie, elle lui glissa câlinement dans l'oreille:
—Moi, je le sais.
—Tu sais qui est la maîtresse de Rocrange? fit Réderic en fronçant le sourcil.
—Oui.
—Eh bien, qui?
—Pauline.
Réderic se leva avec violence, très ennuyé, et, sans penser à ce qu'il faisait, s'écria:
—Ce n'est pas vrai!
—Tu vois bien que c'est vrai! susurra Julienne.
Il se tut. Il cherchait par quel moyen il pouvait encore parer à sa maladresse. Il ne trouvait pas. Il redoutait tout de Julienne, allant jusqu'à la croire méchante, alors qu'elle n'était qu'immorale.
Elle reprit:
—J'en suis très sûre, mais pour en être plus sûre encore, je veux que tu me dises toi-même que Pauline est sa maîtresse.
—Alors, tu n'en es pas sûre?
—Si, mais je veux que tu l'avoues.
Réderic garda le silence.
—Tu ne veux pas parler? dit Julienne. Écoute. Si tu ne prononces pas cette phrase: «Pauline est la maîtresse de M. de Rocrange», dès demain j'écris une lettre anonyme à M. Facial. Me crois-tu capable d'écrire une lettre anonyme?
—Oui.
—Eh bien, je ne te demande que ces seuls mots: «Pauline est la maîtresse de M. de Rocrange», et je te promets, tu entends, je te promets que je garderai ce secret aussi fidèlement que toi.
Réderic réfléchit un instant. Puis, craignant les conséquences que pouvait avoir son entêtement,[179] bien inutile d'ailleurs, puisque Julienne semblait tout savoir, il se décida et dit:
—C'est vrai, Mme Facial est sa maîtresse.
Une joie maligne éclaira le visage de Julienne.
—Et maintenant, des détails! fit-elle.
—Ah! misérable femme! s'écria Réderic, s'apercevant qu'il avait été joué.
Il la repoussa d'un geste, s'habilla avec colère et partit.
Cependant, Julienne tint parole. Elle fut discrète. Elle n'avait point l'intention de faire du tort à Pauline. Elle se contenta de savourer la satisfaction de quelques traits mordants qu'elle lui décocha en tête à tête, et qui eussent eu le privilège d'inquiéter sérieusement Pauline, si, parvenue à cette période de fatalisme où elle attendait avec indifférence une solution, n'importe quelle, à la fausseté de son état, celle-ci n'eût pas été insensible au risque que courait son secret en de pareilles mains. Pauline ne daigna pas même prier Julienne de se taire. Que lui importait qu'on sût son amour pour Odon? Elle avait hâte d'échapper à l'atmosphère lourde qui l'accablait. Et si l'orage purificateur tardait trop à éclater, n'était-elle pas presque décidée à le provoquer elle-même?
Julienne fut quelque peu stupéfaite de cette superbe tranquillité.
«Il ne faut pas qu'elle se croie plus forte qu'elle n'est, maugréa-t-elle déçue. Elle pense pouvoir se passer de moi, c'est bien: mais elle compte vraiment trop sur ma bonté. Si elle s'était confiée à moi, je lui aurais été entièrement dévouée, et mes services ne lui eussent pas été inutiles. Elle veut[180] agir seule, à son aise! Je ne ferai rien pour lui nuire, quoique cela me soit facile: mais si son assurance lui porte malheur, ce n'est pas moi qui la plaindrai.»
Très marri d'avoir à revenir bredouille auprès de Facial, persuadé, du reste, que si Facial soupçonnait sa femme, c'était qu'il y avait quelque chose, et encore plus persuadé que, s'il y avait quelque chose, Julienne le savait, Chandivier se décida, pour sauvegarder son amour-propre, à faire une nouvelle tentative. Mais, cette fois, il ne voulut pas s'engager en personne. Il s'avisa que quelqu'un qui fût plus dans l'intimité de Julienne que lui aurait plus de succès. Il songea que Sénéchal pourrait être ce quelqu'un et que celui-ci serait enchanté de se charger d'une mission si propre à le flatter et à l'intéresser. Il le dépêcha donc à Julienne, après avoir sommairement excité sa curiosité, et attendit l'effet de ce machiavélisme.
Lorsque Julienne vit que Sénéchal s'en mêlait, elle pensa tout de suite:
«Pauline est perdue: ça lui vient bien!»
Elle crut d'abord que le sénateur en savait long; et ce fut presque avec désappointement qu'elle s'aperçut qu'il était encore moins avancé qu'elle et n'avait pas même une idée du nom de l'amant. Elle hésita. Renverrait-elle Sénéchal comme elle avait renvoyé son mari? Ou plutôt ne profiterait-elle pas de lui pour le lancer comme un excellent chien de chasse sur la bonne piste, et obtenir ainsi les détails de cette histoire qui l'intriguait tellement? Elle ne résista pas à l'envie qui la démangeait. En somme, que devait-elle à Pauline? Rien, puisque[181] celle-ci non seulement ne lui avait rien demandé, mais ne lui avait rien confié. N'était-ce pas déjà charitable d'user de ce qu'elle savait avec tant de discernement et de réserve? Et puis, une fois bien documentée, son bon cœur la pousserait peut-être à être utile à Pauline malgré elle!
—Va donc voir, dit-elle à Sénéchal, ce qui se passe l'après-midi au numéro 31 de la rue d'Argenteuil. Informe-toi, prends des renseignements, recueille des observations, le tout avec la légèreté et le savoir-faire qui te distinguent, et n'oublie pas de me tenir soigneusement au courant de tes moindres découvertes.
Elle ne lui en dit pas davantage. Cela suffisait. Avec son flair, au bout de huit jours de campagne, le sénateur aurait rapporté une ample provende.
Sénéchal promit ce qu'on voulut: vigilance, célérité, discrétion. Il aurait fait des bassesses pour assister à la naissance d'un «potin parisien». En être le père, l'engendrer, le constituer de toutes pièces était une rare aubaine. Son imagination partait. Il se voyait déjà colportant la nouvelle de salon en salon, de rédaction en rédaction, de couloirs en couloirs; il se figurait les étonnements, les exclamations; il jouissait d'avance du bruit de son œuvre roulant dans Paris. C'était sa suprême volupté.
—Je les tiens! fit-il jubilant, lorsque Chandivier vint s'informer du résultat de son ambassade.
—Quel est l'heureux coquin?
—Oh! vous allez trop vite. Attendez. Cela n'aurait aucune saveur, s'il n'y avait pas une part d'imprévu.
—Qui tenez-vous donc?
—Les oiseaux: ou plutôt, je tiens le nid.
En possession de l'adresse, Chandivier se jugea en mesure d'édifier Facial. Il courut chez celui-ci, et le trouva en train de fouiller, pour la vingtième fois peut-être, le meuble secrétaire de sa femme.
—Regarde ce que je viens de découvrir, fit Facial en brandissant une feuille de papier brouillard arrachée à un buvard et maculée d'encre. Regarde, la date y est, c'est tout frais, c'est d'hier.
Il mit la feuille devant les yeux de Chandivier en la tenant à contre-jour. On pouvait lire, après la date très distincte:
«Cher... (ici un mot illisible.) Demain... une après-midi toute à nous... (d'autres mots illisibles au milieu desquels on épelait:)... amour... souffrir... voie naturelle du cœur... dégoût... en finir...»
—C'est de ta femme? demanda Chandivier.
—Oui. Si je savais à qui ce billet a été écrit! Mais où aller? où la prendre maintenant?
—Je vais te le dire.
—Tu as un renseignement? Ta femme a parlé?
—J'ai l'adresse. C'est 31, rue d'Argenteuil. Tu ne diras pas que je ne me suis pas occupé de toi!
—31, rue d'Argenteuil? répéta Facial d'un air hébété. Mais le nom... le nom du misérable?
—Le nom, je l'ignore: tu pourras aisément l'apprendre au moyen de l'adresse, 31, rue d'Argenteuil...
Chandivier se frappa tout à coup le front.
—Sacrebleu! fit-il, je connais cette adresse! Qui diable déjà demeure là?
Facial apporta un Tout-Paris. Ils cherchèrent. A[183] l'adresse indiquée, le nom de Rocrange tomba sous leurs yeux.
—Parbleu! c'est Rocrange! s'écria Chandivier. Je me disais aussi... Ce n'est pas étonnant que j'aie son adresse dans la tête: je lui ai deux fois envoyé de la part de Julienne des invitations, auxquelles d'ailleurs il ne s'est pas rendu.
—Imbécile que je suis! soufflait Facial. Rocrange! Comment n'ai-je pas deviné...
Il essuya son crâne moite de sueur.
—Quatre heures, dit-il en tirant sa montre. J'y vais.
—De la prudence, au moins! lui recommanda Chandivier. Ne t'emballe pas; sois calme.
—Je suis très calme, répondit le mari de Pauline.
13, rue d'Argenteuil, Facial se présenta avec beaucoup de dignité au concierge.
—M. de Rocrange?
—C'est ici.
—Est-il chez lui?
—Non, monsieur.
—Inutile de me tromper. Il est chez lui, avec une dame. Je suis le mari. Combien vous donne-t-il pour vous taire?
—Cinq cents francs.
—En voici mille. Au besoin, pourriez-vous témoigner de ce que vous savez en justice?
—Dame, Monsieur... Devant la noblesse de monsieur, j'irais jusqu'à témoigner en justice.
—C'est bien.
—Au premier, la porte à gauche. Sonnez trois coups brefs, le valet de chambre vous ouvrira.
Facial s'engagea dans l'escalier, dont il gravit les marches, l'une après l'autre, posément.
Pauline était arrivée vers une heure. Depuis longtemps, elle n'avait pas eu une après-midi à elle, une après-midi entière à consacrer à son amour. Énervée par la fausse vie qu'elle menait, son cœur aurait eu besoin de nombreuses journées d'indépendance pour se retremper et reprendre courage. Au lieu de cela, c'étaient chaque fois de nouvelles combinaisons à faire pour gagner un instant de bonheur, toujours troublé par l'idée du départ précipité, toujours empoisonné du sentiment odieux qu'il n'était obtenu que par supercherie. Sa tristesse était profonde. Odon, auquel cette souffrance n'échappait pas, essayait en vain de réconforter son amie. Lui-même devait s'avouer qu'une situation pareille ressemblait plus à un rapide campement devant un mirage fuyant, qu'à[185] l'installation bienheureuse dans la terre promise. Et cependant, il s'effrayait, lorsqu'il voyait sa maîtresse supporter avec tant d'impatience le joug de la société; il s'effrayait pour elle, et se demandait si elle savait bien à quoi elle s'exposait en voulant le secouer. Ne présumait-elle pas trop de ses forces? Ne se repentirait-elle pas de sa témérité, aussitôt qu'elle se sentirait abandonnée, injuriée, souillée? Comprenait-elle que le défi aux mœurs, c'était la mort civile? Il la supplia de prendre patience, de retarder le plus possible un éclat que, les circonstances changeant, elle pourrait peut-être parvenir à éviter. Mais elle manifestait une telle horreur de sa vie actuelle, qu'Odon commençait déjà à faiblir et à entrer dans ses vues.
Ce jour-là, il la trouva particulièrement abattue et impressionnable. Il crut même qu'elle souffrait physiquement.
—Je suis inquiet de votre santé, dit-il.
—O Odon? fit-elle en se jetant à son cou, je n'en puis plus, je suis lasse, je succombe à cette tâche qui froisse ma conscience et ronge mon âme. Ne prends plus la peine inutile de m'encourager à la résignation. Je ne veux plus me résigner. La résignation est indigne. Elle est pour moi un supplice moral de toutes les heures; et ce supplice, je ne veux plus qu'il me gâte une existence rendue exquise et désirable par toi. Tu es un homme: tu ne peux savoir ce que sont ces duplicités continues qui constituent l'existence d'une femme qui a le malheur d'aimer. Il y a des femmes qui s'en accommodent; il y en a même pour qui elles sont une jouissance raffinée et qui les considèrent peut-être[186] comme l'agrément suprême de l'amour. Moi, je les hais. Le visage me fait mal, chaque fois qu'il me faut le contracter et lui faire exprimer ce que je ne pense pas. Je sens le fard sur mes joues comme un masque de chaux vive. Les paroles mensongères qui sortent de ma bouche me brûlent les lèvres en passant. Mes actions factices m'épouvantent comme des fantômes de désolation et de crime. J'abhorre l'adultère, parce que j'adore l'amour. Transformons notre adultère en amour, Odon: il le faut: je mourrais d'avoir encore à poursuivre longtemps une si basse comédie. Je t'aime, et au gré du monde je dois faire semblant d'en aimer un autre! Je t'aime, et je suis tenue d'affecter la plus profonde indifférence pour toi, toi ma vie! Je t'aime, et alors que ce seul sentiment remplit mon âme, on veut que je rie, que je cause, que je fasse de l'esprit ou de l'ingénuité sur mille sujets qui ne m'intéressent pas et en compagnie de personnes qui m'intéressent encore moins! Non, non, cela ne peut durer. Mes émotions sont trop pures et trop violentes pour se prêter, ainsi que des mimes, aux déguisements et aux jongleries. Assez! assez! j'en ai assez! Je te veux comme une honnête femme veut l'homme qu'elle aime: honnêtement et loyalement, à la face du monde et sous l'œil de Dieu.
—Ma chérie, dit Odon, vous êtes bien troublée par les misères de notre condition terrestre!
—Dites de notre condition sociale, et vous aurez raison.
Odon sourit.
—Chère ange, moi aussi, je rejetterais volontiers[187] ces chaînes d'esclavage qui gênent si cruellement l'essor de nos plus ardents désirs. Je les ai même rejetées déjà en partie: car depuis que vous êtes à moi, je ne m'occupe plus guère du monde, de ce qu'il dit et de ce qu'il fait; je ne l'entends que de loin, comme le vague bruit d'une houle qui ne m'atteint pas; je suis prêt à l'abandonner à ses vanités et à ses clapotements; et tout en déplorant que je ne puisse vous aimer qu'en dépit de lui, je mets mon amour tellement au-dessus de ses stériles joies, que pour un seul de vos baisers je sacrifierais gaiement les satisfactions qu'il peut encore m'offrir. Mais, Pauline, comme vous venez de le dire, je suis un homme: même après avoir contrevenu au monde, l'avoir méprisé, maltraité, scandalisé, je puis y rentrer quand je veux. Ce ne serait point un véritable sacrifice, un sacrifice fatal comme celui que vous feriez. Je n'ai donc point à m'occuper de ma situation; elle n'est pas la vôtre, ou plutôt, malheureusement, la vôtre n'est pas la mienne. Vous seule êtes en jeu, et vous comprenez que je ne puis, sans frémir pour vous, songer au bouleversement profond que subirait votre existence. Je parle ici comme un ami, qui serait amené à étudier votre cause et à prendre avec vous le parti le plus favorable: car pour moi, pour mon égoïsme d'amant, je ne saurais qu'appeler de mes vœux une solution qui vous perdrait pour le monde et vous donnerait toute à moi.
—J'ai déjà suffisamment pesé les termes de ce dilemme: l'amour honnête, complet, heureux et le déshonneur, d'un côté; de l'autre, l'honneur avec l'amour malhonnête, incomplet, malheureux. Et[188] j'hésiterais! Est-ce que je tiens à cet honneur artificiel et faux que l'on a coutume de considérer, je ne sais pourquoi, comme le suprême bien d'une femme? Quels avantages me procure-t-il? Etre reçue chez des personnes comme Mme Chandivier, Mme d'Orgely, Mme Sermais, dont je me soucie en somme assez peu et qui n'ont pour moi aucune amitié de cœur; les recevoir à mon tour; être saluée plus ou moins bas dans la rue par des messieurs que je connais plus ou moins mal; habiter avec mon mari que je n'aime pas et qui prend prétexte de ma fidélité pour s'arroger le droit de pénétrer quand il veut dans ma chambre! Voilà ce que me rapporte «l'honneur»! Ah! si j'y croyais à «l'honneur», si ma conscience me l'imposait, il serait beau et fier de renoncer à l'amour en faveur de ce que je regarderais comme le devoir! Mais je n'y crois pas: ou plutôt, je sens profondément que «l'honneur» est une chose injuste et misérable. Il n'y a aucune lutte en moi: ou s'il y en a une, ce n'est point entre le devoir et la passion, mais entre ce qui m'apparaît comme le seul idéal vraiment moral, vraiment droit, et je ne sais quelles vieilles habitudes de superstition et de lâcheté qui tourmentent encore quelquefois ma faible nature.
Odon comprenait à merveille ces paroles et la situation où se débattait sa maîtresse. Son estime pour elle grandissait jusqu'à l'admiration. Jamais il n'eût cru possible qu'une femme ayant tout pour être heureuse, heureuse comme le monde l'entend et comme d'habitude les femmes le convoitent, étant riche, jeune, belle, spirituelle, entourée, flattée,[189] possédant un mari avouable et représentant bien, facile à vivre et facile à tromper, et un amant sur l'amour et sur la discrétion duquel elle pouvait compter, qu'une femme si parfaitement fortunée s'employât elle-même à l'écroulement de sa fortune, poussée par un besoin supérieur d'austère renoncement et de sublime vertu. Mais il ne pouvait accepter cette abnégation avant d'avoir épuisé les ressources de sa raison et de son éloquence à en détourner Pauline. Avant tout, il devait travailler au bonheur de celle qu'il aimait. Sa conscience, sa délicatesse, sa générosité lui défendaient de songer à lui. Ah! certes, la perspective d'unir complètement leurs deux vies faisait bondir son cœur de joie! Mais elle, elle, son courage serait-il assez vaillant pour soutenir sans y succomber le poids énorme de la réprobation? Trouverait-elle dans l'amour de son amant, quelque grand qu'il fût, une compensation suffisante aux brûlures d'amour-propre qu'il lui faudrait souffrir?
—Pauvre enfant, dit-il plein de pitié pour elle et d'angoisse,—car il sentait que c'était la crise suprême et qu'aujourd'hui même leur sort serait décidé—pauvre enfant, je voudrais vous décourager de votre folle entreprise. Vous n'en voyez pas les périls; vous n'en apercevez pas les suites irréparables. Votre enthousiasme vous aveugle. Pensez-vous qu'on puisse si facilement braver l'opinion, qu'on puisse dire impunément: L'opinion est vile, méchante, déshonnête, je me passerai d'elle pour satisfaire ma conscience et mon droit? L'opinion se venge, et cela d'autant plus cruellement qu'on l'a plus justement méprisée. Je[190] la hais comme vous: elle est perfide et ridicule. Tant qu'on ne l'attaque que par des paroles, elle ne se formalise pas trop: elle se sent si forte, qu'elle sourit à ses censeurs, lorsqu'ils l'apostrophent avec esprit ou éloquence. Elle sait bien que ses plus vifs détracteurs sont les premiers à conformer leur conduite à ses arrêts. Et c'est là son triomphe. Mais oser lui résister par ses actes? Oh! c'est terrible. Regardez autour de vous: où sont-ils les révoltés et les réfractaires? Dispersés, mutilés, anéantis. Eux aussi étaient braves, croyants, affamés de justice et de bonheur. Mais ils présumaient trop de leur armure et de leur sainte cause; le monstre les a étreints et broyés.
Pauline écoutait avec impatience. Pour la première fois, il lui arriva de s'irriter de ce que lui disait son amant. Une sourde colère gonflait ses veines. Quoiqu'elle sût bien qu'au fond Odon pensait exactement comme elle et que, s'il parlait ainsi, c'était moins par conviction que pour sauvegarder sa responsabilité, elle lui en voulait de lui répéter ces trop sages raisonnements qu'elle s'était faits elle-même déjà cent fois.
Elle ne voulait plus discuter. Son parti était pris maintenant. Revenir en arrière et éterniser d'inutiles débats ne servait qu'à l'entêter davantage.
Brusquement cruelle, et visant au cœur, elle s'écria:
—Tu ne m'aimes pas!
Odon pâlit. Il esquissa un geste de supplication; mais il n'eut pas le temps de prononcer un mot.
—Non, tu ne m'aimes pas, poursuivait-elle avec violence! Si tu m'aimais vraiment comme je[191] veux qu'on m'aime, tu ne résisterais pas par de froides raisons à ma volonté faite de passion et de larmes. Entends-tu? Il n'y a plus place chez moi pour de vaines controverses. Je souffre trop! Je meurs, si ma vie ne se transforme pas immédiatement. Aurais-tu peur de me prendre, de m'enlever, de me soustraire à mon odieuse existence? Oh! je sais que tu ne m'abandonneras pas, comme le comte des Urgettes a abandonné Mme de Saint-Géry! Mais peut-être crains-tu le jour où nous n'aurions plus que nous pour horizon, où nous devrions fuir Paris pour quelque lointaine campagne, où l'amour serait notre suprême et universelle ressource. Si tu ne m'aimes pas assez pour me suivre, je suis perdue. M'aimes-tu, dis-moi? M'aimes-tu?
—Pauline! gémit Odon, entraîné par la passion de sa maîtresse et comprenant qu'il ne s'agissait plus que de répondre par tout son amour à l'amour sans bornes dont il se sentait enveloppé. Pauline, tu doutes de moi!
—Non, non, répliqua-t-elle avec exaltation. Tu es mon ange, mon salut, mon tout! Mais que suis-je pour toi, moi, femme que tu aimes, sans doute, que tu n'aimes peut-être pas au point de consentir joyeusement aux sacrifices qu'exigerait de toi l'exclusivisme de notre liaison? Car s'aimer, à notre époque inique, s'aimer c'est se séparer du monde, c'est s'enfermer dans le cloître du sentiment, c'est perdre son droit à la vie sociale pour conserver son droit à la vie du cœur. Es-tu prêt comme je suis prête? Si je savais que tu dusses regretter quelque chose, j'hésiterais, je reculerais:[192] car plutôt souffrir, plutôt mourir que t'imposer un regret! Parle, dis-moi franchement si tu m'aimes assez pour qu'à l'idée de me suivre tu ne sois pas même troublé par l'ombre d'un renoncement.
—Je t'aime, je ne vois que toi! dit Odon.
—Oh! merci, merci! murmura Pauline de toute son âme.
—Comment pourrais-je ne pas t'aimer assez? T'aimer assez! Il n'y a pas de degrés dans mon amour: je t'aime. Ce qui n'est pas toi n'est rien, rien, rien.
—J'en étais certaine, reprit Pauline: je n'ai pas douté de toi un instant.
—Et puisque tu te donnes, comment ferais-je pour ne pas te recevoir avec adoration et respect? Je suis ébloui seulement d'un événement si fabuleux; en face d'une situation si poignante, un tremblement s'empare de moi; j'ai le vertige à te voir dominer avec une si superbe audace et une si noble confiance le gouffre épouvantant de la vie contemporaine. Ah! tu es étrangement belle! Et malgré que je te connaisse comme la plus remarquable des femmes, j'ose à peine croire encore à ton incroyable héroïsme.
—Pourquoi nous épuiser à dénouer le nœud gordien, lorsqu'il est si simple de le trancher?
—Si simple: à condition d'en avoir le courage.
—Ah! mon Odon, s'il ne suffisait que de cela pour conquérir la vraie liberté! Mais je ne me le dissimule pas: ce ne sera pas la liberté de l'amour, ce ne sera que la liberté de nous aimer. La vraie liberté supposerait le consentement unanime des hommes: nous n'aurons que celui de nos deux[193] consciences, de la nature qui nous bercera et de Dieu qui nous bénira.
—Ne souhaitons point l'impossible: tenons nos regards fixés sur la beauté de ce qui est. De par ta volonté, nous sommes libres, libres de nous aimer. Qu'il nous soit indifférent que les autres reconnaissent en nous cette liberté! Nous la prenons.
—Et ce n'est point un coup de tête, dit Pauline; j'y ai réfléchi longtemps; tu as assisté toi-même à la longue et douloureuse genèse de cet affranchissement. Maintenant que ma décision est irrévocable, je me sens soulagée du poids terrible qui m'oppressait. Je suis joyeuse et légère, comme si j'avais à recommencer la vie.
Odon reprit gravement:
—C'est, en effet, une nouvelle vie. Songes-y une fois de plus avant de creuser entre celle-ci et l'ancienne l'abîme infranchissable.
—L'abîme est déjà creusé. Quoiqu'il ne soit encore visible que pour moi, il est déjà creusé et déjà infranchissable.
—Tes relations?
—Je les abandonne avec joie au tourbillon des vanités.
—Tes parents?
—Je n'ai plus de parents, sauf ma vieille tante, si affaiblie par l'âge, si débile d'esprit, qu'elle ne se rend compte de rien. Ma mère est morte, mon excellente mère... et mon père, mon père si bon, si touchant... Heureusement qu'ils ne sont plus! Ils n'auraient pas compris. Si leurs âmes vivent encore, elles savent ce qui est bien.
—Ton mari?
—Lui! c'est surtout lui qui a causé mes souffrances morales. Ai-je le droit de le tromper, cet homme que je n'aime pas, mais qui n'en a pas moins reçu de moi le serment de fidélité? A la fois trop honnête, trop sévère, trop grossier de sentiments et trop imbu de préjugés, il ne se prêterait pas à ce qu'il appellerait une complicité, il ne saurait être l'époux complaisant qui, s'apercevant qu'il n'est pas aimé, tacitement accorde à sa femme la liberté et, au besoin, favorise son bonheur. Je devrais le tromper, continuer à le tromper, bassement, perfidement, m'accommoder aux partages et aux vilenies de l'adultère. Je ne le puis pas, je ne le puis plus. J'ai honte d'avoir remis jusqu'à présent cette nécessaire purification de ma vie. Je n'en veux pas à mon mari; il est conséquent avec lui-même: c'est à moi que j'en veux d'avoir trompé cet homme, qui n'a eu que le tort, en somme, de ne pas discerner dans la petite fille qu'il a épousée la future femme passionnée peu propre à goûter les charmes de l'existence bourgeoise qu'il lui ménageait. Ah! oui, j'ai eu tous les remords de l'adultère. Mais au lieu de revenir à mon mari, ce qui serait une tromperie plus abominable encore, je vais à mon amant.
La vision de ce mari auquel il allait prendre sa femme flotta un instant dans l'esprit de Rocrange.
«Si c'était à moi qu'un autre enlevât Pauline!» pensa-t-il, sans pouvoir soutenir plus d'une rapide seconde cette effrayante hypothèse.
Il savait que Facial n'aimait pas, ne pouvait pas aimer Pauline comme lui l'aimait. Ne se produirait-il[195] pas, néanmoins, chez ce malheureux, un déchirement profond, une blessure peut-être mortelle?
—N'as-tu pas pitié de lui? demanda-t-il.
—Pitié? répondit Pauline en secouant la tête. Son amour-propre souffrira plus que son cœur. Je n'éprouve pas de réelle pitié pour qui n'a pas connu le réel amour.
—Que fera-t-il, lorsqu'il apprendra la vérité?
—Rien d'extraordinaire.
—Se battra-t-il?
—Non. Pourquoi? C'est un homme raisonnable. Il réglera légalement notre situation par le divorce.
—Il ne cherchera pas à te reconquérir en pardonnant?
—Jamais. Ayant violé les lois du mariage, je ne mériterai plus d'être sa femme. Il me répudiera avec mépris et dignité.
C'était là, en effet, le vrai Facial: dans les questions de cœur, moins sujet au désespoir qu'à l'indignation, moins disposé à pleurer qu'à sévir. Et Rocrange comprit qu'il n'avait que faire de le plaindre. Toute pitié devait, au contraire, aller à cette pauvre femme, si sensible, si vibrante, broyée si longtemps dans l'étau du mariage moderne. Oh! comme elle avait besoin d'être aimée maintenant, et comme il fallait réparer par une ardeur de baisers et d'adorations le passé lugubre! Odon entourait sa bien-aimée de ses bras, semblait la protéger contre l'entreprise inhumaine de la loi, l'arracher aux étreintes du sort plein de complots. Il contractait avec émotion vis-à-vis d'elle des devoirs extraordinaires: non pas de ces devoirs factices et[196] pénibles auxquels obligent la plupart des situations de la vie, mais de ces devoirs irrésistibles, passionnants, qui ne sont plus même des devoirs, tellement ils accaparent l'âme. Quelle gratitude emplissait son cœur! Il éprouvait cette grande volupté de ne pouvoir assez reconnaître la confiance qui lui était témoignée. Et pourtant, il se sentait libre. Il était bien entendu entre eux qu'ils s'aimaient librement, qu'ils se donnaient librement l'un à l'autre, qu'ils restaient libres jusque dans leurs serments d'amour, si parfois l'entraînement de la passion les portait à s'en faire. Le jour où ils ne s'aimeraient plus, si ce jour jamais pouvait luire, ils n'exerceraient l'un sur l'autre aucune tyrannie. Ils auraient aimé. Ce bonheur leur suffirait. Et il semblait à Odon qu'à ne pas se lier il en aimait mille fois plus Pauline. Il eût pris tous les engagements qu'il eût plu à celle-ci de lui dicter: car l'intérêt de sa maîtresse était la seule chose à quoi il songeât. Mais elle voulait qu'il n'y eût pas d'autre lien entre eux que leur amour. Et n'était-ce point leur véritable intérêt à tous deux? Et à se savoir si libres, ne goûtaient-ils pas davantage le charme d'une liaison exempte de calculs, où les seules fibres du cœur les attachaient plus sincèrement que toutes les promesses? Oh! il l'aimait à tomber à ses genoux, à s'évanouir de joie en sa sainte et lumineuse présence. Que faisait le mari entre eux deux? Il n'était bon qu'à être foulé aux pieds, rejeté, expulsé, pour oser mêler l'arrogance de ses droits caducs à leurs divins épanchements.
Mais tout à coup une pensée terrible vint bouleverser Odon. Comment n'avait-il pas réfléchi à[197] cette objection formidable? Et comment Pauline... Oh! c'était impossible!...
—Ton fils? bégaya-t-il.
Le visage de Pauline ne se troubla pas.
—Ton fils! ton enfant! ton Marcelin pour lequel ton cœur de mère bat aussi fort que ton cœur d'amante pour moi, l'as-tu donc oublié? Cette seule apparition ne va-t-elle pas renverser d'un souffle l'édifice présomptueux de notre amour?
Odon attendait, haletant.
En une appréhension fatale, il eut la vision de l'enfant rappelant la mère, sinon au devoir, du moins au sacrifice. Il trembla devant la puissance des bras tendus criant: Ma mère, je suis le lien sacré qui vous unit indissolublement à mon père! Briserez-vous ce lien? Me priverez-vous de mon protecteur naturel, de celui qui m'a engendré, de mon père? Et qui vous dit que je ne l'aime pas, mon père? Est-il moins mon père que vous n'êtes ma mère? Avez-vous le droit, après m'avoir mis au monde, en collaboration avec lui, de dissoudre la famille dont je suis né? L'avez-vous ce droit? Ah! moi, l'enfant, je suis là, et pour moi vous devez tout supporter, tout souffrir. Il vous est défendu de changer, par votre bon plaisir, les conditions de ma naissance. Le sang parle. Le sang est plus fort que tous les caprices; il prime même les passions les plus irrésistibles et ordonne d'y résister. Moi, qui suis là, je vous interdis de vous unir à un autre, tant que mon père est vivant.
Et pourtant, Pauline avait l'air de ne pas entendre cette supplication filiale.
Que se passait-il dans sa tête qui restait calme,[198] comme si Odon ne venait pas d'évoquer devant elle le plus redoutable adversaire de leur amour? Odon considérait sa maîtresse, l'interrogeant du regard avec anxiété, étonné de ne pas la voir changer de couleur, se troubler, pleurer, se tordre les mains.
Pauline n'avait pas sourcillé: la question était depuis longtemps résolue pour elle. Mais elle hésita quelques minutes devant l'aveu qu'elle avait à faire à son amant.
Ce fut d'une voix très basse, quoique extrêmement tranquille, qu'elle prononça enfin:
—Mon mari n'est pas le père de mon enfant.
Odon tressaillit. Une sueur froide couvrit subitement ses tempes.
—Que dis-tu? fit-il, avec effort.
Pauline répéta ce qu'elle venait de dire, mais avec un léger tremblement, alarmée qu'elle était de l'effet que cette révélation semblait produire sur Odon.
Rocrange se dressa violemment. Il fit quelques grands pas dans la chambre, comme frappé de folie, la tête entre les mains et poussant de rauques exclamations.
—Odon! Odon! gémit Pauline consternée.
Odon s'avança sur elle, lui saisit les poignets et les yeux égarés cherchant ses yeux pour les fixer furieusement:
—Tu as eu un autre amant que moi? vociféra-t-il... Ah! tu as eu un autre amant que moi?
Une jalousie atroce le remuait, jalousie brutale, irraisonnée, qui venait de s'abattre sur lui et de l'étreindre, quoique l'instant d'auparavant il se fût[199] refusé à croire qu'il pût être sujet à une pareille passion.
—Réponds! réponds, Pauline! criait-il. Quel est l'homme qui est le père de ton enfant? Quel est celui qui t'a possédée d'amour avant moi? Ah! je te croyais pure, et voici que tu as eu un amant, un amant que tu as aimé comme moi, plus que moi peut-être! Pauline, tu viens de déchirer mon cœur effroyablement.
Des larmes jaillissaient de ses yeux et devant ce désespoir Pauline se sentait défaillir.
Mais elle réagit de toute l'énergie dont son âme était capable. Maîtrisant l'affreuse émotion qui la poignait, elle attendit qu'Odon eût exhalé le premier flot impétueux de sa douleur; et lorsqu'il se fut tu, la poitrine seulement secouée encore de sanglots, elle commença, d'une voix qu'elle fit le plus douce et le plus calme possible:
—Oui, Odon, j'ai eu un amant avant toi, et si je ne te l'ai pas dit jusqu'ici, c'est qu'au moment où je t'ai aimé il ne jouait plus aucun rôle dans la mémoire de mon cœur. J'avais encore moins à te parler de lui que de mon mari. Il est mort d'ailleurs, cet homme avec qui j'ai connu les fausses joies de l'adultère, il est mort, et son souvenir est mort depuis longtemps. Si cet enfant n'était pas là, pour me rappeler parfois son père, évoquer de l'oubli cette figure disparue, qui a pu jadis, alors que je n'avais pas accompli le pèlerinage de l'amour, m'en dresser le fantôme à un coin de ma route, si cet enfant, qui fait mon orgueil, ne m'inspirait en quelque sorte une reconnaissance rétrospective pour celui qui me le donna, je n'aurais[200] qu'un regard d'amertume à jeter sur un passé vide et morne. Je ne l'ai point aimé, cet homme qui fut mon amant. Mérite-t-il ce titre? Il n'a su ni dompter mon âme, ni éblouir mes sens. Je suis restée froide et désolée comme après une effroyable ironie. Pourquoi t'être livrée à lui? diras-tu. Hélas! c'est pour la même raison qui m'a fait épouser mon mari. La femme cherche toujours à aimer. Jusqu'au moment où elle aime vraiment, où elle sait à n'en pas douter qu'elle aime, bien des tentatives infructueuses ont lieu. Où sont-elles les privilégiées qui ont trouvé du premier coup l'amant prédestiné et ont eu l'ineffable gloire de s'offrir vierges à ses baisers? S'il y en a auxquelles fut départi ce bonheur, qu'elles l'imputent à une faveur spéciale de la providence. La plupart, j'entends de celles qui aiment, ont à éprouver l'amère vanité des désirs humains, avant d'en connaître la possible et magnifique floraison. Heureuses, bienheureuses encore quand elles la connaissent! O mon Odon, vierges! Étais-je moins vierge parce que mon corps avait été possédé? Mais c'est toi, c'est toi qui m'as rendue femme! Auparavant, quoique femme mariée et femme adultère, je n'étais pas encore femme. Il me manquait le sens divin de l'amour. C'est toi qui m'en as dotée: ou plutôt qui l'as découvert, excité, fécondé en moi. N'as-tu point eu ma vraie virginité? N'es-tu point mon premier, mon seul, mon parfait amant, mon époux et mon maître? Odon, Odon, c'est toi que j'aime, je n'ai aimé que toi!
Odon sanglotait toujours, mais son regard s'était adouci. Il comprenait qu'il avait eu tort de[201] s'emporter et que cette femme admirable ne perdait en rien de sa valeur pour avoir erré, longtemps erré à la recherche de l'inappréciable trésor. Lui-même avait eu des maîtresses, et en grand nombre: et osait-il dire qu'il n'en avait pas aimé quelques-unes? Et pourtant, lui aussi se sentait vierge, vierge par le renouvellement qu'apporte tout amour.
—Je ne t'en veux pas, Pauline, prononça-t-il, mais à voix triste encore.
Il ne pouvait pas se remettre si vite du coup inattendu qui l'avait frappé, quoique sa raison eût déjà pris le dessus et lui représentât l'injustice de sa douleur.
Pauline continua:
—Et l'eussé-je aimé, l'eussé-je aimé comme je t'aime, te serait-il permis de conclure que mon amour actuel n'est pas entier et sans mélange? Ne devrais-tu pas, au contraire, être fier d'avoir aboli dans mon cœur les autres sentiments qui auraient pu le partager? Enfin, et avant tout, n'étais-je pas libre de me donner, alors que je ne te connaissais pas et que je n'aurais pu me donner à toi? D'où viendrait que, même dans le cas où j'aurais aimé, tu pusses être peiné de mon passé?
—C'est vrai, dit Odon, j'ai agi sous l'empire de la folie: pardonne-moi.
—Je n'ai rien à pardonner: pour folle qu'elle était, cette jalousie était de l'amour.
—Pardonne-moi, Pauline, je t'ai offensée. En poussant mon cri d'indignation égoïste et dément, je me suis ravalé au niveau des tyrans et des pharisiens, qui entendent bien que la loi soit violée,[202] mais à leur profit seulement. Le cœur est le cœur: comment exigerais-je qu'il reste enseveli sous un linceul de mort jusqu'au moment où j'apparais pour lui souffler la vie? Si ton cœur n'avait pas été agité depuis longtemps par l'éternel désir, te serait-il possible maintenant de m'aimer comme tu le fais? Oh non! et j'étais ridicule de supposer que, douée de passion, tu fusses demeurée jusqu'ici sans risquer un pas à la poursuite du bonheur. Que tu te sois déjà donnée, que tu en aies aimé un, deux, plusieurs, qu'ai-je besoin de m'en préoccuper, aujourd'hui que tu es à moi et que je te tiens frémissante dans mes bras? Le présent et l'avenir sont la seule chose qui compte; le passé en a été la préparation; et si le présent charme, c'est que le passé a été ce qu'il devait être. Pardonne-moi, Pauline: tu m'aimes, et je ne veux savoir que cela.
La noblesse de ces paroles toucha vivement la jeune femme. Elle n'était cependant pas entièrement satisfaite: les efforts d'Odon pour se dompter étaient trop visibles. Elle voulait que son amant n'eût contre elle pas même l'ombre d'un de ces griefs secrets, dont on rougit, qu'on est le premier à condamner, mais qui n'en tourmentent pas moins le cœur.
—Je crains que tu ne m'en veuilles, au fond, dit-elle. Avoue que j'ai descendu quelques marches du piédestal sur lequel tu te plaisais à m'ériger.
—Au premier moment, oui, répondit Odon. Je ne réfléchissais pas que dix ans de mariage avec un mari qu'on n'aime pas justifient toutes les conséquences.
—Je n'ai pas besoin d'être justifiée, mais d'être comprise.
Elle lui raconta l'histoire de son adultère. Elle n'en céla ni les hontes, ni les déboires; elle insista même sur le côté navrant de cette aventure. Elle se dépeignit telle qu'elle était à cette époque: irritée de la désillusion de son mariage, impatiente d'aimer, prenant pour de l'amour les moindres palpitations de son cœur inexpérimenté, et finalement donnant dans le premier panneau tendu sous ses pieds par un bel égoïste. Oh! elle n'avait pas été longue à s'apercevoir de sa bévue; mais elle s'y était entêtée, espérant toujours, malgré tout, jusqu'au moment où la brutalité indubitable des faits l'avait laissée gisante sur le carreau, à jamais rebutée, croyait-elle, de chercher le bonheur par l'amour. Cette expérience lui avait suffi. Elle avait réfréné en elle ses besoins de vie sentimentale. Elle en était arrivée à douter de l'amour, ou du moins, car elle ne le sentait que trop bouillonner stérilement dans son sein, à douter que sa réalisation fût possible sur la terre.
Odon l'écoutait parler, et, peu à peu, à mesure qu'il pénétrait mieux le passé de celle qu'il aimait, passé que, quoiqu'il se défendît de désirer y toucher, elle tenait à lui faire connaître dans ses détails, le sentiment pénible qui l'avait ému se transformait en ardente sympathie.
—Pauvre amie! répétait-il, tandis que se succédaient les stations de ce calvaire.
La pitié gonflait son cœur et n'y laissait plus de place pour la moindre amertume. Pauline savait si bien le mêler à sa vie, qu'il en éprouvait lui-même[204] les impressions, la sentait, la comprenait, et partant n'avait plus rien à en pardonner ou à en excuser. Bien plus, à voir cette âme se dévoiler davantage, il concevait d'elle une admiration toujours plus profonde, car il s'étonnait de trouver qu'elle avait tellement eu soif d'idéal et depuis si longtemps avait souffert de la disproportion entre ses aspirations merveilleuses et l'indigence du sort qu'elle avait subi.
—Et il y a huit ans que cette histoire s'est passée? demanda-t-il, lorsqu'elle eut fini.
—Il y a huit ans.
—Et depuis?
—Depuis, ce fut la mort de mon âme, ou plutôt, car ses blessures étaient bien vives, son affreux supplice, l'enfer du doute, du désespoir, de la fausse résignation, qui cherche à maintenir la révolte, sans parvenir à autre chose qu'à doter le visage du masque d'indifférence et de politesse sous lequel les passants ne sauraient deviner qu'un monde terrible palpite: jusqu'au jour providentiel où je t'ai rencontré, mon Odon, et où j'ai cru que l'univers allait s'effondrer sur moi, pour avoir trouvé, enfin! enfin! le bonheur dans deux bras amis.
—N'as-tu vraiment pas essayé durant ces huit ans de te donner à un autre homme?
—Non, fit Pauline: l'amour que je concevais était si haut, qu'il me semblait impossible qu'il se trouvât quelqu'un capable d'y répondre. Bien des hommes m'ont fait la cour; en tous je démêlais l'égoïsme cynique, la sensualité grossière, la vanité stupide. Aucun ne m'aimait vraiment, et, comme avec les[205] années l'idéal que je me créais de l'amant se complétait et grandissait, aucun, même parmi les meilleurs, ne me paraissait digne d'être aimé. Au spectacle des misérables intrigues qui se nouaient et se dénouaient autour de moi, je n'étais que plus décidée à abandonner aux âmes médiocres de si méprisables commerces. J'avais renoncé à croire; la foi était partie enlevée par les serres de la déception. Il fallait un miracle pour me sauver: le miracle s'est produit. Dieu que j'avais renié s'est manifesté au moment où je ne m'attendais plus qu'au néant, et je suis maintenant en adoration devant sa bonté et sa puissance.
—O Pauline! dit Odon, tu es la plus noble, la plus rare des créatures. Je suis un misérable de t'avoir soupçonnée d'une faiblesse. Une faiblesse, bon Dieu! Quelle prétention avais-je? Mais je te voulais sans tache, comme la divinité pure à laquelle on a dressé un autel et qu'on pare de toutes les vertus. Et, mauvais croyant, il m'avait semblé qu'un nuage passait sur ta blancheur immaculée. Mais, voilà que tu m'apparais maintenant plus éblouissante qu'avant. Oh! pardonne, pardonne!
Cette fois, c'était sincère et profond. Ce n'était plus seulement sa raison qui le poussait à rendre justice, mais tout son cœur.
Les yeux de Pauline brillèrent de joie, son âme rayonna.
Odon s'était agenouillé devant elle. Il baisait les plis de sa robe; et sur sa main, la jeune femme sentit tomber une larme.
Ce fut un instant de muette extase. Puis, lorsqu'il[206] se fut relevé, elle se jeta dans ses bras, comme pour y chercher la protection suprême.
—Rien ne pourra m'arracher de toi! balbutiait-elle.
—O mon amie, je serai ton seul, ton véritable époux. Je le vois maintenant, le monde ne saurait être pour toi qu'un désert; la famille même, cette prison où tant, qui soupirent après la liberté, sont retenus par de multiples chaînes, est démolie autour de toi et ne t'offre que des ruines inhabitables; tout t'éloigne de celui auquel la loi t'a lié, tout et jusqu'à l'enfant, qui d'habitude est l'inexorable carcan rivant au même collier de fer deux têtes ennemies. Je n'ai plus d'objection, plus. Je suis convaincu que ton bien comme ton devoir consistent à abandonner ton mari pour me suivre. Je n'appréhende plus pour toi ni les regrets, ni les défaillances. Au point où tu en es, la seule solution possible, c'est la rupture avec un passé de larmes et de mensonge.
—L'honneur même, cet honneur dont on a plein la bouche et qu'on comprend si peu, l'honneur même l'exige.
—Je ne te parle pas de ma joie, Pauline; elle est immense. Oh! nous serons heureux!
—Je le veux, Odon.
—Un avenir de bonheur caché, loin de la foule, loin des vanités et des perfidies, s'ouvre devant nous. Une idéale confiance en Dieu, en la justice, en l'amour remplit nos âmes. Unis par le saint mystère d'une même foi, nous oublierons les hommes, les païens, les barbares. Nous les laisserons à leurs faux dieux et à leurs cultes malfaisants.[207] Chère épouse, tes yeux seront mon univers, tes beaux yeux où se révèle l'unique grâce qui me touche. Peu nous importe le bruit que l'on fera sur nous: il ne parviendra point à nos oreilles. Nous aurons le témoignage de notre conscience, le seul bien nécessaire, et qui ne nous faillira pas.
—Oh! oui, dit Pauline, la conscience, l'honnêteté, l'amour!
Elle appuya sa tête sur le sein de son amant.
Une bénédiction semblait planer sur eux. La douceur de cette heure était si grande, qu'ils ne savaient comment s'exprimer mutuellement leur gratitude.
Ils restèrent longtemps silencieux en une étreinte bienheureuse.
Puis, Pauline dit:
—Dès demain, mon mari saura tout.
Elle avait à peine prononcé ces mots, qu'un bruit de pas se fit entendre dans le salon voisin.
Pauline pâlit affreusement.
La portière s'écarta. Sur le seuil de leur chambre, un homme apparut:
Facial.
Depuis plusieurs heures, Facial se promenait dans son cabinet, en attendant l'entrevue qu'il devait avoir avec sa femme.
Un domestique vint lui annoncer que madame était arrivée.
Il se recommanda encore la plus glaciale, la plus dédaigneuse politesse, boutonna sa redingote, but un petit verre de cognac, et passa au salon où l'attendait Pauline.
Elle se leva à son entrée et lui tendit la main sans affectation.
—Nous ne sommes coupables ni l'un ni l'autre, dit-elle; épargnons-nous mutuellement les reproches et les grands mots.
Facial resta abasourdi de ce début. Il se préparait à subir des attendrissements, des sanglots, une[209] femme se jetant à ses pieds et demandant grâce, et voici qu'il la trouvait aussi calme que lui.
—Asseyez-vous, Madame, dit-il avec un geste vague.
Ils prirent place en face l'un de l'autre, séparés par une petite table.
—Je n'ai pas d'explication à vous donner, fit Pauline au bout d'un instant de silence, et je vous prie de ne pas en exiger de moi. Il doit vous être assez indifférent de savoir pourquoi et comment j'en suis venue à rompre les liens qui nous unissaient. Il est probable d'ailleurs que si je tentais de vous l'expliquer, vous ne me comprendriez pas. Veuillez donc ne considérer que les faits. Ils sont trop évidents pour que je songe à les nier ou à les atténuer. J'en assume la responsabilité.
Facial perdait pied. Il ne concevait pas que Pauline osât se présenter à lui autrement qu'en pécheresse repentante et accablée de honte.
—Ah! misérable femme! s'écria-t-il, oubliant d'un coup ses projets d'impassibilité.
—Ne le prenez pas sur ce ton, dit Pauline, je vous en supplie.
—Comment! Vous m'avez trompé, trahi, déshonoré, vous avez commis un crime épouvantable, vous voilà souillée, couverte de boue, et vous venez tranquillement m'annoncer que vous en assumez la responsabilité! Je crois bien que vous en assumez une de responsabilité, et effroyable! Les conséquences de votre faute seront terribles, terribles...
—Il est inutile de vous emporter: ce qui est fait est fait, et si c'était à refaire, je le referais.[210] Veuillez me dire maintenant quelles sont vos intentions.
Facial la regardait effaré.
—Mes intentions? mes intentions? Vous en parlez avec une légèreté... Ah ça! éclata-t-il, pensez-vous que je vais passer l'éponge sur vos déportements, vous ouvrir de nouveau, comme si de rien n'était, ma maison et mes bras, vous supplier peut-être—telle est votre audace!—de reprendre la vie commune agrémentée de toutes les complaisances? Ne vous bercez pas d'illusions. Ne vous figurez pas que votre pouvoir sur moi soit si grand, qu'il vous suffise de paraître pour reconquérir votre place au foyer. Vous vous traîneriez à mes genoux, que je resterais inflexible. Madame, je ne suis pas de ceux qui pardonnent.
Cette phraséologie mettait Pauline au supplice.
—Je ne suis point venue ici mendier votre pardon, dit-elle. Je ne saurais qu'en faire. Dites-vous bien d'ailleurs que si vous souffrez maintenant à cause de moi, j'ai souffert, moi, pendant dix ans à cause de vous, et ne vous posez pas en accusateur: ce rôle vous convient peu.
—Quelle impudence! fit Facial avec indignation. Mais vous êtes un serpent que j'ai réchauffé dans mon sein!
Pauline haussa les épaules.
«Rien, pas un cri du cœur ne lui échappe!» pensait-elle.
Elle se taisait, hautaine, sous les injures que Facial déversait. Qu'aurait-elle dit? Elle ne pouvait pas lui prêter son cerveau, pour qu'il sentît avec ses sentiments et comprît qu'il n'avait pas le droit[211] de la juger. Il voyait à son point de vue, un point de vue abominable et faux, mais qui était le sien. Que servait alors de répondre?
En proie à une fureur qu'il ne cherchait plus à contenir, Facial se répandait en discours diffus, boursouflés, pleins de périodes déclamatoires et d'imprécations violentes. Il dépassait les bornes, traitait sa femme de fille perdue, la ravalait au-dessous des prostituées, qui, elles, n'ont juré fidélité à personne. Les outrages jaillissaient de ses lèvres. Lui, si châtié d'habitude dans son langage, trouvait d'ignobles insultes à lancer comme des crachats au visage de celle qui lui était intellectuellement et moralement si supérieure. Elle ne bronchait pas; pâle, les traits immobiles, elle laissait passer ce flot d'ordure qui ne l'atteignait pas.
Épuisé, Facial s'arrêta et s'affaissa dans un fauteuil.
—Avez-vous fini? demanda Pauline.
Il se redressa, comme sous un coup de fouet.
—Je n'ai pas encore dit le plus important, Madame, reprit-il foudroyant; je n'ai pas encore prononcé le mot fatal...
—Prononcez-le, interrompit-elle, je n'attends que cela.
—Vraiment, Madame, le divorce ne vous fait pas peur?
Il espérait la voir s'abattre sous l'épouvante de ce mot et mesurer enfin l'horreur de son crime à la grandeur de la punition. Mais elle ne parut pas s'en émouvoir.
Il accentua d'une voix sévère:
—Le divorce, Madame! le divorce!
—Je suis heureuse, répondit simplement Pauline, que vous compreniez comme moi qu'une séparation est nécessaire. Vous la voulez légale, tant mieux: l'ordre est une excellente chose, et ma liberté en sera moins précaire. Le divorce est la meilleure solution à notre situation. Si vous avez cru que je me ferais des illusions sur votre tendresse à mon égard, vos paroles me montrent que vous en entretenez sur celle que je vous porte. Vous vous imaginez que «ma faute»—je conserve à mon acte ce nom, puisqu'il est consacré, quoique ma vraie faute, faute bien involontaire et toute d'ignorance, ait été de vous épouser sans savoir ce que c'est que l'amour—vous vous imaginez que ma faute est le résultat d'un de ces coups de tête ou de sang familiers aux femmes peu scrupuleuses, qui durent le temps d'un caprice et dont elles se mordent amèrement les doigts, si, par malchance, le mari découvre et sévit. Vous supposiez que ce mot de divorce allait me prosterner à vos pieds humiliée et brisée, pleurant des serments de repentirs éternels. Vous vous trompez. Ma faute a été voulue et longuement méditée. Bien loin d'en redouter les conséquences, j'étais à la veille de vous découvrir moi-même la vérité. Vous m'avez prévenue: ce n'est pas une raison pour que je change de contenance. Non, je ne crains pas le divorce; je l'appelle, je le désire. Mais ici vous êtes le maître, vous seul avez qualité pour le réclamer, puisque, au point de vue de la loi, c'est vous qui êtes l'offensé.
—C'est bien, Madame, nous divorcerons. Telle[213] était mon intention: vos bravades ne font que m'y affermir.
—Sur quoi baserez-vous votre demande?
—Sur la vérité: votre adultère. Songeriez-vous à le nier?
—Oh non, je vous aiderai même à l'établir.
—Il y a des maris chevaleresques qui en pareille circonstance poussent l'abnégation jusqu'à prendre la faute sur eux. N'attendez pas de moi une telle délicatesse. Je considère l'adultère, même l'adultère de l'homme, comme une chose trop grave pour que je consente à m'en charger. Que m'importe votre honneur, maintenant que vous l'avez perdu. Le divorce sera prononcé contre vous.
—J'entends. Vous m'offririez d'ailleurs ce petit sacrifice, que je n'accepterais pas.
—Tout ce que je puis faire, c'est de ne pas vous traîner devant le tribunal correctionnel pour obtenir votre condamnation. Je délaisse cette vengeance.
—Quelle magnanimité!
—Le nom de votre complice ne sera pas même prononcé dans les considérants. Vous pourrez l'épouser, puisque vous prétendez l'aimer, et essayer de racheter avec lui les torts que vous avez eus avec moi.
Facial se croyait sublime.
—Il est marié, dit Pauline.
—Il peut divorcer.
—Il ne le peut pas: sa femme est catholique.
Facial leva les yeux au ciel.
—Dans quel abîme êtes-vous tombée! Enfin[214] s'écria-il, vous l'avez voulu, Madame, vous l'avez voulu!
—C'est bien. Ne parlons pas de moi. Puis-je vous demander quelles sont les preuves que vous produirez devant les magistrats?
—Des preuves? J'ai des témoignages, des présomptions morales, des faits matériels qui, réunis, formeront un dossier suffisant pour vous confondre.
—Croyez-moi, laissez de côté tout cet arsenal. Il est inutile, puisque j'avoue. Ne désirez-vous pas, comme moi, aboutir par les moyens les plus rapides et les plus simples?
—Sans doute, et si vous avouez cela ira tout seul. Mais il faut un aveu écrit.
—Qu'à cela ne tienne, je vais vous écrire une lettre où je reconnaîtrai explicitement ma culpabilité.
—Comme vous voudrez, fit Facial. D'habitude, les femmes n'avouent pas ces choses-là; leur pudeur les pousse à se défendre même contre l'évidence. Il faut que vous ayez perdu tout sens moral.
Sans répondre, Pauline ouvrit un buvard, prit une feuille de papier et écrivit une demi-page qu'elle signa.
—Cela suffit-il? demanda-t-elle en tendant la pièce à son mari.
Facial la lut deux ou trois fois attentivement.
—Cela suffit, dit-il.
Puis il la serra avec soin dans son portefeuille.
—Et maintenant, Madame, termina-t-il, nous[215] ne nous retrouverons que devant les juges. Que Dieu vous pardonne!
Mais au lieu de partir, Pauline se dirigea vers une porte menant dans les appartements intérieurs.
—Où allez-vous! cria Facial.
—Mon fils... Je vais chercher mon fils.
—Pour quoi faire?
—Pour l'emmener.
Il se précipita et lui barra le passage.
—Vous ne passerez pas!
—Monsieur!
—Je vous le défends!
Elle s'arrêta haletante. Un éclair flamba dans ses yeux.
—Vous oseriez me défendre de prendre mon fils? prononça-t-elle les dents serrées.
—Parfaitement.
—Mais c'est mon fils! rugit-elle.
—C'est aussi le mien, dit Facial.
Une horrible lueur palpita dans l'esprit de Pauline. Son fils! son fils! Facial songeait à le lui enlever! Oh! c'était impossible! Quelle monstrueuse pensée venait de germer là tout à coup, si monstrueuse que pas un instant le soupçon que cela pût se produire ne lui était venu! La séparer de son fils! Ce forfait épouvantable serait-il permis? Non, non, elle se trompait, elle avait mal entendu! Son mari était un homme après tout: il n'allait pas voler un enfant à sa mère!
—Je veux mon fils! supplia-t-elle la tête pleine de vertige.
—Vous ne l'aurez pas.
Alors, en une abondance éperdue de paroles incohérentes, pleurant, défaillant, les mains frissonnantes, elle divagua:
—Vous n'avez pas formé l'infernal projet de m'arracher mon enfant! Ce n'est pas sérieux, ce n'est qu'une effroyable plaisanterie! Dites, dites que vous n'avez voulu que me faire peur! Je suis mère, moi, savez-vous bien? Ce serait me tuer que de m'ôter l'enfant que j'ai porté dans mon sein, que j'ai nourri, que j'ai élevé, qui est mon sang et ma vie! Oh! vous savez cela! Vous ne voudrez pas commettre un crime si infâme! Si vous avez jamais eu pour moi un sentiment qui ne fût pas de la haine, vous épargnerez la malheureuse qui a été votre femme, vous n'exercerez pas sur elle une atroce, une basse vengeance. Vous ne dites rien; vous attendez que je me sois mieux humiliée. Parlez, que dois-je faire pour vous fléchir? Oh! grâce! grâce! L'angoisse m'étreint à la gorge, ma voix se perd, les mots manquent à mon cœur...
C'était enfin la scène que Facial attendait et à laquelle il s'était préparé. Seulement, au lieu que ce fût la femme, c'était la mère qui criait grâce.
Il répondit durement:
—C'est trop tard: il fallait songer à cela avant.
Une nouvelle énergie galvanisa Pauline:
—Vous avez l'audace de séquestrer Marcelin? proféra-t-elle avec un tel emportement, que Facial crut qu'elle allait se jeter sur lui.
—Sa place n'est pas avec vous. Je le garde.
—De quel droit?
—De quel droit? Je crois, Madame, que vous[217] vous méprenez ici étrangement sur vos droits. Apprenez donc que, le divorce étant prononcé contre vous, c'est à moi, en principe, que le tribunal doit confier l'enfant. Il suffit que j'en fasse l'objet d'une demande, et c'est ce qui sera, pour que, malgré tout ce que vous pourrez arguer, le droit de garder Marcelin me soit acquis.
A ces paroles qui éclairaient tragiquement la situation, Pauline sentit tout s'effondrer en elle.
Un dernier espoir restait, auquel elle s'accrocha désespérément. Il fallait pour cela l'aveu terrible. Mais plus rien ne lui coûtait.
Se campant devant son mari, le fixant les yeux dans les yeux, elle dit avec un cinglement:
—Cet enfant n'est pas de vous.
Facial sursauta.
—Il n'est pas de vous, reprit-elle plus ardemment, il est de M. de Hartwald. Car je vous ai trompé autrefois avec M. de Hartwald. C'était à l'époque où il était secrétaire d'ambassade à Paris. Vous vous le rappelez? J'ai fait sa connaissance dans un bal. Il venait souvent ici. Vous l'invitiez. Eh bien, je vous trompais avec lui. Pendant un an, je vous ai trompé; et vous ne vous en doutiez pas. Marcelin est né de cet adultère. Regardez-le, il n'a rien de vous: il ne vous ressemble ni au physique ni au moral. Remarquez son nez, son nez droit, fin, distingué, et ses cheveux, ses cheveux blonds: c'est le nez et les cheveux de M. de Hartwald. Il a, par contre, mes yeux et ma bouche. C'est frappant. M. de Hartwald est mort; cet enfant est à moi seule...
Elle s'arrêta, regardant toujours son mari. Mais[218] celui-ci, après un premier choc de surprise, avait eu le temps de se remettre.
—Ah! par exemple! s'écria-t-il en riant insolemment, vous avez de l'imagination! Ma parole, à vous entendre, on dirait que c'est arrivé! Mais ça ne prend pas! Ça ne prend pas! Marcelin le fils de M. de Hartwald! Elle est bien bonne!
—Vous ne me croyez pas? fit Pauline bouleversée.
—Vous croire? Ah ça, pour qui me prenez-vous? Il est visible que vous venez d'inventer cette histoire de toutes pièces. C'est un mensonge, et qui plus est un mensonge ignoble. Ah! Madame, vous étiez déjà bien bas dans mon estime: vous voici dans la fange jusqu'au cou.
—Vous ne me croyez pas? répéta-t-elle avec accablement.
—Inventez autre chose, ou mieux n'inventez rien du tout. Votre paroxysme vous égare jusque dans le ridicule. Marcelin ne serait pas mon fils! Vous moquez-vous? Vous trouvez qu'il ne me ressemble pas? Vous êtes donc aveugle! Et la voix du sang, Madame, la voix du sang! Est-ce que je me sentirais son père, si je ne l'étais pas?
—Mon Dieu! mon Dieu! gémissait Pauline.
Et elle demeurait stupide devant son impuissance à établir la vérité. Elle ne possédait aucune preuve de ses relations avec M. de Hartwald. Tout avait été détruit. Il n'existait pas un mot de billet, pas une photographie, pas un signe, pas un document quelconque, rien, rien, rien, que sa parole à elle et cette ressemblance qu'elle était la seule à apercevoir.
Alors, folle, elle cria à son mari:
—Rendez-moi la lettre!
—La lettre?
—Oui, la lettre que je viens d'écrire et où je me reconnais coupable. Je ne divorce plus.
—Pardon, Madame: vous ne divorcez plus, mais moi je divorce. Je ne vous rendrai pas la pièce que vous m'avez si légèrement fournie.
—Oh!...
—D'ailleurs, cela ne vous avancerait pas à grand chose. Comme je vous l'ai dit, j'ai des témoignages à faire valoir. La procédure sera un peu plus longue, voilà tout.
—Je me défendrai, je lutterai et peut-être parviendrai-je à jeter quelque doute dans l'esprit des juges. Rendez-moi ma lettre!
—Non.
—C'est une lâcheté!
—Une prudence.
—Mon enfant! mon enfant!
Elle voulut s'élancer. Facial la saisit violemment par les bras et la coucha de force dans un fauteuil. Sans cesser de la maintenir, il appela:
—Victor!
Le valet de chambre parut.
—Prévenez miss Dobby qu'elle ait à emmener immédiatement mon fils là où elle sait. Accompagnez-les.
En proie à une indicible horreur, Pauline se débattit convulsivement. On enlevait son enfant! Elle ne le verrait plus, plus... C'était fini!
—Le voir, râla-t-elle... je veux le voir...
Mais les deux mains atroces de son mari la[220] serraient comme dans un étau, la clouaient, la paralysaient.
—Lâchez-moi!... Oh! ayez pitié, pitié!... Mon Dieu, ayez pitié!...
On entendit, du côté de l'antichambre, une lointaine voix d'enfant:
—Maman! maman!
Pauline se raidit en un suprême effort. Mais ce fut en vain. Elle retomba brisée sous la masse vigoureuse qui pesait sur elle.
Elle cria.
Facial lui mit son genou sur la bouche.
Quelques instants épouvantables se passèrent, pendant lesquels elle crut mourir, tout son pauvre corps tordu comme dans les spasmes d'une torture.
Enfin, Facial la lâcha.
—Vous êtes libre, dit-il.
Elle se leva d'un bond fiévreux et se précipita à travers l'appartement. Elle en parcourut hâtivement les diverses pièces. Le vide, le vide partout. Marcelin n'était plus là. Dans la salle d'étude, un désarroi de livres et de cahiers... Elle baisa en sanglotant ces objets que son enfant maniait encore quelques minutes auparavant, elle les baisa comme des reliques sacrées, et son cœur de mère éclatait dans sa poitrine... Ses lèvres battaient, ses paupières tremblaient nerveusement; elle répétait le nom chéri, tantôt tout bas, comme une prière, tantôt en appels désespérés écorchant sa gorge en feu. Elle reprit deux ou trois fois sa promenade errante de chambre en chambre, lentement maintenant, anéantie, s'arrêtant à chaque détail qui lui[221] évoquait Marcelin. Lorsqu'elle revint au salon, où Facial attendait qu'elle se fût convaincue de l'inutilité de sa révolte, elle n'avait plus l'air que d'un spectre désolé, d'une statue vivante de l'effroi.
La vue de son mari sembla la glacer d'épouvante. Elle porta ses mains en avant, dans un long geste de répulsion. Quelques mots rauques sortirent péniblement de sa bouche contractée.
—C'est vous... c'est vous...
Et elle s'abîma sur le tapis, sans connaissance.
Facial sonna la femme de chambre. Il lui montra le corps inanimé de Pauline. Puis, il prit son chapeau et partit.
Au bout d'une demi-heure, Pauline revint à elle. La femme de chambre l'avait portée sur un lit, lui faisait respirer des sels, étanchait avec un mouchoir imbibé d'eau le sang d'une petite plaie qu'elle s'était faite en tombant.
—Où est mon fils?
—Je ne sais. Il est sorti avec sa gouvernante et Victor.
—Et monsieur?
—Il est sorti aussi. Il n'y a personne à la maison.
Elle s'élança à bas du lit, sans prendre garde qu'elle pouvait à peine se tenir debout.
—Madame n'est pas encore remise; Madame ferait mieux de rester couchée.
—Laissez-moi!...
Elle descendit dans la rue, échevelée, hagarde, semblable à une aliénée.
—Que vous êtes agaçant, dit Julienne, on ne peut rien tirer de vous!
—Mais, Madame, répliqua Réderic, vous m'interrogez à tort et à travers, vous et ces dames, sur ce que vous vous plaisez à appeler les mystères de l'affaire Rocrange! Que voulez-vous que je vous dise? C'est très simple. M. de Rocrange aimait Mme Facial; Mme Facial aimait M. de Rocrange; Mme Facial, qui, paraît-il, est une femme sincère, ne s'en est point trop cachée; et M. Facial, qui n'entend pas plaisanterie, plaide aujourd'hui même en divorce contre elle. Quoi de plus clair, de plus net, de plus logique? Il n'y a pas ombre de mystère. Les dessous n'existent pas. Tout cela est purement honnête.
—Honnête! s'exclamèrent avec des mines effarouchées[223] la baronne Citre, Mme Sermais et Mme d'Orgely.
—Qu'appelez-vous l'honnêteté? demanda Réderic.
Cette question déconcerta.
—L'honnêteté, c'est de rester fidèle à son mari, risqua enfin la baronne.
—Oh! ma chère, que vous êtes vieux jeu! ne put retenir Julienne.
—En effet, Madame, dit Réderic, c'est là une honnêteté antédiluvienne.
—L'honnêteté est au moins la bienséance, corrigea la baronne, consciente d'avoir émis une niaiserie.
—C'est ça, c'est ça! zézaya Mme d'Orgely sous son éventail.
—Et la bienséance? continua Réderic imperturbable.
Cette fois, personne ne hasarda de réponse.
—La bienséance, reprit-il, voici: tromper son mari avec discrétion et rouerie; s'évader sans bruit de sa tutelle; prendre subrepticement tout le champ possible pour ses ébats et savoir revenir en hâte au moindre signal de la laisse, que l'on a tendue juste à point pour qu'une malencontreuse secousse n'avertisse pas de l'incartade le légitime propriétaire. Certaines femmes sont tenues très court; d'autres ont la laisse étonnamment longue: toutes jouissent autour du poteau marital d'un espace plus ou moins grand où brouter le thym d'amour. Ah! chèvres bienséantes, au poil blanc, à l'œil innocent, jouez tant qu'il vous plaît entre les rocs qui vous dissimulent, derrière les hautes[224] herbes, à couvert des ondulations de terrain; mais ne vous avisez pas de ronger de vos dents fines la corde qui vous retient pour aller gambader à l'aise sur les hauts sommets, où l'air est pur et léger, sans doute, mais où vous ne seriez plus que de vilaines chèvres sauvages indignes de considération. Vous aimez la liberté, mais il vous faut une liberté qui ait l'air de ne pas trop frauder l'esclavage. Vous ne la prenez pas, vous la dérobez. Vous ne sauriez avoir de désirs vifs, francs, joyeux; vous ne connaissez que les envies louches, inavouées, satisfaites en secret comme des vices. L'intrigue est, du reste, votre plaisir. Vous ne trouveriez guère de charme à l'amour, s'il n'était avant tout le fruit défendu, auquel il s'agit de goûter par une adroite et perfide maraude. Vous craignez la passion et vous la haïssez: et lorsque, par miracle il s'en trouve une qui soit autre chose qu'une coquette ou une coquine, vous le lui faites expier avec acharnement. Ah! elle ne trompe pas comme vous: haro sur elle! N'est-ce pas, mesdames, la bienséance consiste dans la déloyauté d'abord, et dans la cruauté ensuite?
Réderic avait fait cette petite exécution sur un ton de persiflage mi-plaisant, mi-acerbe, dont il n'y avait pas lieu de s'offenser, mais qui n'en était pas moins mordant.
—Voyons, Réderic, fit Julienne assez vexée, vous êtes insupportable! En avez-vous encore pour longtemps à faire votre Alceste?
—J'ai fini, belle dame, j'ai fini: le métier est trop peu profitable, et il vaut mieux hurler avec les loups.
—Le monde est tel qu'il est, et ce n'est pas vous qui le changerez. Alors?
—Alors, je n'essaye point de le changer. Je constate les petites crapuleries qui s'y passent, et bien que je ne prenne pas à ces observations un très vif plaisir, je ne suis pas Alceste au point de m'en irriter plus que de raison.
—Et vous consentez parfois à hurler avec les loups, suivant votre exquise expression. Mais, à ce propos, revenons à nos moutons.
—Les avons-nous quittés?
—Réderic, si vous continuez, je me fâche.
—Ma chère, il veut défendre cette pauvre Pauline et son ami M. de Rocrange, dit cauteleusement Mme Sermais. Il est charitable sous son pessimisme. Seulement il procède d'une façon peu intelligente. Ce n'est pas en s'en prenant aux honnêtes femmes qu'on reconstituera l'honneur de celles qui s'exposent. Qu'on sollicite notre indulgence, rien de mieux; nous sommes prêtes à l'accorder; nous vivons à une époque où l'on est indulgent. Mais que l'on exige notre respect pour des femmes si peu soucieuses des mœurs qu'elles semblent trouver du plaisir à se compromettre, c'est vraiment se moquer de nous.
—Très bien, approuva la baronne.
—Je vois que mes clients, puisque clients il y a, sont bien malades, fit Réderic sans s'émouvoir. Il ne me reste qu'à les abandonner à l'inclémence du tribunal.
—Épousera-t-elle au moins son Don Juan? demanda Mme Sermais.
—Mais, ma chère, dit en riant Julienne, ne savez-vous[226] pas qu'il existe déjà une Mme de Rocrange?
—Dans quel bourbier pataugeons-nous! déclama la Sénéchale, qui se délectait à suivre cette conversation.
—Je me le demande, observa Réderic sentencieux.
Julienne se leva et alla lui donner une tape sur les doigts.
—Réderic, je vous intime l'ordre de vous taire. Lorsqu'on vous interroge, vous vous dérobez, et quand on ne désire plus rien de vous, vous manifestez votre vilain caractère par de désobligeantes remarques qui sont peu d'un galant homme.
—C'est dommage que notre incomparable sénateur ne soit pas là, il ferait mieux notre affaire.
—Ne vous désolez pas, il va venir.
—Vous savez, ma belle, dit la Sénéchale à Julienne, que c'est exprès pour vous que ce cher homme assiste à l'audience. Il est si peu curieux de sa nature, et ce linge est si sale à voir laver!
—Ah! fit Réderic, Sénéchal est au Palais?
—Oui, dit Julienne, et nous allons avoir des détails tout frais.
—Quel bonheur! s'écria étourdiment Mme d'Orgely.
—Il est charmant! soupira la baronne.
—Comme le vicomte et la vicomtesse doivent être ennuyés de cette aventure, émit la Sénéchale avec componction. M. de Rocrange s'est comporté...
—Oh! Madame, interrompit Mme Sermais, il a fait son métier d'homme. Il n'y a rien à lui reprocher. Pour Pauline, quelque pitié qu'on ait pour[227] elle, il faut avouer qu'elle est coupable. Je dis coupable plus que malheureuse, car tout dans sa conduite prouve qu'elle a visé au scandale. Ne lui eût-il pas été facile, même en supposant le pire, de s'arranger à étouffer l'affaire, à éviter l'odieux d'un procès en divorce? Mais non, elle a été cassante, elle a rendu la conciliation impossible. Ce n'est point contre son mari qu'elle est partie en guerre, c'est contre la société, contre l'ordre, contre nous.
—Cela se pardonne moins aisément, dit Réderic.
—Et maintenant, demanda la baronne, que va-t-elle faire?
—Elle ne peut pas continuer à habiter Paris, dit Mme Sermais. Personne ne l'a revue, du reste. Pas même vous, chère madame? ajouta-t-elle en se tournant vers Julienne. Vous étiez pourtant de son intimité, je crois?
—Moi? pas du tout. Nous nous fréquentions seulement, ou plutôt elle me fréquentait. Ces derniers mois, je l'avais presque perdue de vue.
Une pendule se mit à sonner.
—Il devrait y avoir un coq sur cette pendule, dit Réderic.
Une rougeur fugitive passa sur le visage de Julienne. Elle reprit vivement sans paraître avoir remarqué l'interruption:
—Sénéchal, qui sait tout, m'a affirmé que Pauline était à Grasse. Aussitôt après l'éclat, elle se serait retirée chez sa tante, puis, quelques jours plus tard, serait partie pour le Midi. Je suppose[228] qu'elle est revenue pour le procès, mais je ne saurais vous le dire au juste.
—Et M. de Rocrange?
—M. de Rocrange est aussi parti.
—Pour le Midi?
—C'est vraisemblable. Réderic pourrait nous renseigner, mais il ne le fera pas.
—Pourquoi ne le ferais-je pas? Vous voulez savoir où est Rocrange? C'est bien simple: il est à Béthanie.
—Comment?
—A Béthanie, loin de l'œil des pharisiens, avec Marie, Marthe et Lazare, fondus pour lui en une seule personne: Lazare qu'il a ressuscité, Marie et Marthe qui l'aiment, l'une mystiquement, l'autre candidement.
—Et pendant ce temps, dit Julienne avec un haussement d'épaules blagueur, on conspire contre lui dans le Sanhédrin! Pour Dieu, Réderic, mon pauvre ami, je ne vous savais pas si simple! Comme l'on se trompe pourtant sur la mine! Sous votre masque froid et méchant, sous vos paroles mordantes, sous la satire perpétuelle de votre vilain rire, se découvre tout à coup la naïveté d'un poétereau romantique. Émile, continua-t-elle en s'adressant à un jeune lycéen qui, la prunelle à la fois allumée et railleuse, suivait avec intérêt cette conversation, Émile, voulez-vous voir un gobeur? Regardez monsieur. Ce grand sceptique qui vous paraît peut-être si fort et si digne de vous servir d'exemple n'est pas autre chose qu'un gobeur.
Émile fit un geste qui indiquait suffisamment qu'il avait jugé Réderic.
—Vous ne connaissez pas Émile? poursuivit Julienne. Un petit cousin à moi, un garçon étonnant. A quinze ans, il vous a des aperçus stupéfiants sur la vie. Ainsi, tenez, l'autre jour, nous jouions aux petits papiers. La question posée était celle-ci: «Quelle est la différence de l'homme et de la femme?» Savez-vous quelle fut la réponse d'Émile? La voici textuellement: «La différence de l'homme et de la femme, c'est que la femme descend du singe, tandis que l'homme y remonte.»
—Est-il possible! se récrièrent les dames avec des gloussements de rires. Si jeune! Où a-t-il appris ces mots-là? Il n'y a plus d'enfants!
Le lycéen jouissait avec modestie de son triomphe.
—Voyons, Émile, fit Julienne, puisque vous êtes si précoce, donnez-nous votre opinion sur M. de Rocrange et Mme Facial.
Émile répondit avec commisération:
—Ils ne sont l'un et l'autre que des serins.
—Un peu osé, pour son âge, mais délicieux! bêla la baronne.
Julienne s'amusait comme une folle.
Sur ces entrefaites, Sénéchal arriva. Il eut un succès d'entrée. Ces dames l'entourèrent, l'accablèrent de questions.
Une fois assis et les attentions suspendues à ses lèvres:
—Ah! mesdames, débuta-t-il, je sors de l'audience. Quel triste dénouement! Se peut-il qu'une femme ait pu se résoudre à laisser traîner devant un tribunal, devant le public, le scandale de sa vie [230]privée! C'est fait: madame... cette dame... cette femme... je ne sais plus de quel nom l'appeler... Bref le divorce a été prononcé.
—Contre elle? demanda Réderic.
—Et contre qui, Monsieur? répondit Sénéchal. Le mari aurait sans doute pu... cela se fait quelquefois... Mais n'était-il pas de son droit, je dirai plus, de son devoir, de ne pas ménager, par je ne sais quel esprit de générosité fort déplacé en l'espèce, l'épouse coupable? Oui, Monsieur: le divorce a été prononcé contre elle. L'avocat de M. Facial a été superbe... superbe et simple, car la cause était fort simple...
—Et cette pauvre Pauline, interrogea Julienne, quelle défense a-t-elle fait valoir?
—Comment, vous ignorez? Elle n'avait pas jugé à propos de se faire représenter. Le jugement a été rendu par défaut.
«Drôle de femme!» pensa Julienne.
De moins en moins elle la comprenait.
Mme d'Orgely et la baronne s'exclamaient:
—Par défaut! C'est inconcevable! Elle ne s'est pas défendue!
—J'avais, un instant, l'intention d'assister à la séance, disait Mme Sermais; par pudeur, par crainte qu'on attribue à la malignité une curiosité bien naturelle, par gêne aussi de me montrer dans la salle à l'occasion du désastre d'une ancienne amie, j'avais renoncé à mon projet. Je m'en console: puisqu'il n'y a pas eu de débats, cela n'a pas été folichon.
—L'affaire fut, en effet, très vite expédiée, reprit le sénateur. Imaginez-vous que cette... dame avait poussé l'impudence jusqu'à avouer par écrit[231] son adultère. L'avocat n'eut qu'à produire ce document. La preuve était faite.
—Comment trouvez-vous ça, ma chérie?
—Scandaleux!
—Épouvantable!
—Sinistre!
—Faut-il être assez dépourvu de sens moral!
—Assez dinde! corrigea Émile. «N'avouez jamais!» C'était hier dans ma leçon d'histoire.
Sénéchal acquiesça de la main.
—Vous n'ignorez pas, belles dames, continua-t-il avec complaisance, que la loi est formelle à cet égard. L'adultère est ce qu'on appelle, en style juridique, une cause péremptoire de divorce. Une fois l'adultère établi, le magistrat n'a plus qu'à s'incliner et qu'à prononcer le jugement fatal. D'habitude, le procès consiste justement à rechercher, à examiner, à apprécier les preuves produites par le demandeur. C'est là que réside le piquant de l'affaire. Des témoins ont vu, ont entendu des choses extraordinaires; on raconte des histoires de derrière les fagots; le demandeur explique, insiste, entre dans des détails tout à fait exceptionnels; le défenseur ne cède que pied à pied le terrain, discute, nie, et l'on est obligé de prendre d'assaut l'un après l'autre, à coups d'arguments ad hominem ou plutôt ad feminam, les quatre coins chaudement disputés de l'alcôve incriminée. Voilà qui devient palpitant! Voilà qui en vaut la peine! Mais réunir le tribunal, convoquer le public et offrir pour tout potage un avocat qui se lève et dit: «Messieurs, nous plaidons en divorce contre Mme Facial, notre épouse. Nous alléguons contre[232] elle l'adultère dont elle s'est rendue coupable, et nous sommes en possession d'une lettre qui fait surabondamment la preuve de ce que nous avançons...» Ah non! je suis frustré! Je ne me laisse pas émouvoir par une pièce qui n'a plus de péripéties; je ne suis plus disposé à l'indulgence; je reste sévère, mais juste. Mme Facial n'a même pas su se rendre intéressante.
—Quel esprit!
—Quelle verve!
—Et comme c'est vrai! Ce cher sénateur a de ces observations profondes qui font frémir! N'est-il pas, en effet, bien humain de se sentir parfois prêt à absoudre ceux qui ont l'art de présenter leurs fautes sous un jour heureux? Certaines personnes ont le don de sympathie, il faut l'avouer. Ne sommes-nous pas, par contre, un peu durs pour celles qui ne l'ont pas?
C'était la baronne qui, de sa voix mielleuse, avait émis cette réflexion. Elle s'attendait, certes à l'averse de réparties qu'elle déchaîna:
—Est-il permis aussi de se conduire avec un pareil cynisme?
—Ce n'est plus une faute, c'est un blasphème.
—Je me considère presque comme déshonorée de l'avoir connue.
—Avec cette manière de donner violemment du pied dans sa boue, elle nous éclabousse.
Julienne ne joignit à ces sarcasmes que la jonglerie de son rire clair. Mais dans ce rire perlé, superficiel, voltigeant, qui agaça Réderic au plus haut point, elle manifestait qu'elle aussi «lâchait» Pauline, et que cela l'amusait prodigieusement, et[233] qu'aucun scrupule ne s'opposait à ce qu'elle jouît du divertissement qui lui était donné.
—Comme il vous plaira, Madame, fit Réderic: mais moi, je ne trouve point cela risible.
Ce mouvement d'humeur aiguisa encore l'hilarité de Julienne. Et son rire fut si contagieux, qu'aussitôt il se répercuta dans toutes les gorges, illumina tous les visages. La baronne poussa de petits cris stridents; l'éventail de Mme d'Orgely se secoua convulsivement; Mme Sermais, la tête renversée, vibrait de gaité; la Sénéchale roucoulait d'aise; trivial, bruyant, le sénateur se tapait allègrement la cuisse; Émile avait sauté sur son fauteuil et esquissait, des bras et des jambes, les contorsions de quelque danse grimaçante. C'était fou, sans conscience, sinon cette conscience supérieure, l'instinct, qui, à de certaines minutes imprévues, s'empare d'une collectivité et la force à exprimer ses vrais sentiments.
Satisfaits enfin, ils se regardèrent, comme pour se demander réciproquement l'explication de leur belle humeur.
—Nous sommes absurdes, dit Julienne: Réderic a raison: il n'y a pas là de quoi rire. Pauvre Pauline! Et cependant, son cas est grotesque. S'imaginer que l'amour est d'essence divine, lui tout sacrifier comme à une idole vénérée, avoir la foi jusqu'au martyre! Quelle superstition en notre époque désabusée! C'est du délire et de la sottise.
—A moins que ce ne soit de l'orgueil, accentua Mme Sermais.
—Ou de la luxure, fit la Sénéchale en dardant ses gros yeux bêtes sur son mari.
Réderic se leva.
—Vous partez? demanda Julienne.
—Oui. Je me sens devenir moraliste en votre compagnie, et cela me gêne. J'ai sur le bout de la langue un petit cours d'esthétique du cœur dont je voudrais vous épargner à vous l'importunité et à moi le ridicule. Je me bornerai à vous envoyer le Sermon sur la montagne... Non; vous y verriez un: «Heureux les pauvres d'esprit», que vous m'appliqueriez certainement et que je suis cependant loin de mériter.
A peine fut-il sorti, qu'Émile résuma l'impression générale.
—Il est rasant.
—Le fait est qu'il baisse, dit Julienne.
Sénéchal se rengorgea.
—Quel motif M. Réderic pouvait-il avoir de défendre cette... dame? interrogea comme pour de subtiles insinuations Mme Sermais.
—Allez-vous me faire croire que...
—Il y a tant de mystères!
Des sous-entendus glissaient aigus, captieux. Une opinion se formait. On se comprenait; on comprenait même beaucoup plus qu'on ne voulait donner à entendre.
Julienne, qui savait à quoi s'en tenir, ne fit rien pour empêcher ces amusantes calomnies. Et cela moins par prudence pour elle-même que par l'agrément que lui procuraient ces jeux d'esprit. Qui d'ailleurs, parmi les personnes présentes, ignorait vraiment les relations de Réderic et de Julienne? Émile devait être le seul, avec la Sénéchale. Et encore? Mais était-ce une raison pour[235] s'interdire les joies délicates du roman fabriqué de toutes pièces?
—Cette Pauline en a fait peut-être bien plus qu'on ne pense!
—Qui nous dit que M. de Rocrange a été son seul amant?
—Elle était très forte: toujours sur ses gardes, froide, sérieuse. Quel abîme de débauche cachait cette correction! Ces femmes toutes de dessous sont les plus dangereuses.
—D'autre part, objectait-on, si M. Réderic était ou avait été l'un de ses amants, la jalousie aidant, bien loin de l'excuser, ne se montrerait-il pas son plus inexorable censeur?
—Précieuse remarque: mais en des cas compliqués comme celui-ci, beaucoup d'éléments échappent. Qui sait si nous ne nous trouvons pas en présence d'un de ces phalanstères du vice, où tous sont liés par le secret commun, et dont cette femme serait l'âme.
On se tut un instant. Les yeux souriaient. Cette idée étrange titillait les imaginations.
Puis, la conversation se porta sur Facial. On ne l'épargna guère non plus.
—Il fallait du sang, dit Mme d'Orgely.
Et les dames approuvèrent. C'eût été plus noble, plus dramatique; elles y eussent mieux trouvé leur compte. Comment M. Facial ne l'avait-il pas compris?
—Pour moi, dit la baronne, un galant homme ne doit pas supporter un pareil affront sans en tirer vengeance. Le divorce ne répare rien. Il faut [236]tuer...
—Qui?
—L'amant, répondit-elle après avoir réfléchi. Voudriez-vous, par hasard, que ce fût la femme? C'est aux hommes de se tuer pour les femmes. Tout au moins, un duel sérieux est-il d'obligation. On divorce après, si l'on veut; ou mieux, l'on se sépare: car le divorce est de mauvais genre.
—Et vous, Madame, êtes-vous pour le meurtre ou pour le duel? demanda Mme d'Orgely à Mme Sermais.
—Cela dépend des circonstances, fit celle-ci. Si le mari surprend sa femme en flagrant délit, le meurtre; s'il n'a que des soupçons plus ou moins fondés, le duel.
—A ce propos, mon cher sénateur, interrogea la baronne, vous devez assurément savoir comment M. Facial a connu son... malheur. Qui lui a ouvert les yeux? Comment s'est-il comporté devant... l'événement? Vous possédez, sans doute, des détails intéressants. Y a-t-il eu une scène comique, tragique peut-être?
Sénéchal hésita. Un regard rapide de Julienne venait de l'embarrasser. Quelque envie qu'il eût de paraître bien informé, il ne pouvait décemment dévider les petites intrigues qui s'étaient enroulées autour de l'affaire Facial. Il se résigna, non sans un serrement de cœur, à ne conter que l'épisode principal.
—Mais oui... mais oui... Je ne sais pas tout... loin de là... M. Facial avait appris, je suis incapable de vous dire comment, ni où, ni quand, mais enfin il avait appris, de sources très sûres, que sa femme le trompait avec M. de Rocrange. Le jour[237] même, entre quatre et cinq, heure à laquelle il avait de fortes présomptions de croire qu'il les surprendrait en conversation coupable, il se rendit à l'adresse du séducteur. J'ai sur ce qui s'est passé alors des renseignements précis. Je les ai recueillis auprès du concierge de l'immeuble, un homme charmant, auprès de l'ancien domestique de M. de Rocrange, congédié pour n'avoir pas su éconduire le mari, qu'il n'avait d'ailleurs jamais vu, auprès de...
—Comme pour Mme de Saint-Géry? interrompit narquoisement Julienne.
—A la différence près que je n'ai pas assisté à la scène. Mais je l'ai savamment reconstituée, vous allez voir.
Un murmure courut.
—Mes toutes belles, dit Julienne, ce n'est pas tout à fait ce que vous attendez, je vous en préviens.
—Non! reprit Sénéchal, et là nous nous séparons franchement du cas Saint-Géry. Mais patience, et procédons par ordre. Voilà donc M. Facial gravissant de son pas mesuré, le front soucieux, le dos plus voûté que d'habitude, l'œil gris que vous connaissez vaguement teinté d'angoisse, l'escalier de M. de Rocrange.
On se mit à rire. On voyait Facial gravissant cet escalier.
—Devant la porte, il hésite. Sonnera-t-il? Redescendra-t-il pour aller chercher un serrurier? Enfin, il sonne. Le domestique de M. de Rocrange se présente. «Monsieur n'est pas chez lui,» dit-il, avant même que M. Facial lui ait adressé aucune[238] question. M. Facial ne réplique rien. Il empoigne le valet par le collet, le jette sur le palier et ferme la porte sur lui. Puis il se met en devoir de se diriger dans cet appartement qu'il ne connaît pas. Il entend des voix; il traverse une ou deux pièces; il écarte une portière, et, dans un salon qu'éclairent deux lampes à grands abat-jour violets, il se trouve en présence de M. de Rocrange qui marche à lui. Dans le fond, Mme Facial, en robe blanche, toute droite, très pâle.
—Mon Dieu que va-t-il arriver? palpita la baronne.
—Vous pensez bien que le domestique, un instant étourdi, s'était précipité sur les traces du visiteur inopportun. Mais trop tard. Il n'eut plus qu'à assister de loin à ce qui suivit. «Monsieur, débuta Rocrange froidement, vous avez assurément tous les droits légaux sur la femme que vous trouvez ici. Ces droits, par malheur, ne correspondent pas toujours à la justice et à la moralité. Nous nous aimons. Or, nous considérons notre amour comme ce qu'il y a de plus important. Vous jugerez peut-être que vos droits méritaient cette place d'honneur. S'il en est ainsi, je suis prêt à vous accorder toutes les réparations que vous exigerez, hormis celle de renoncer à la femme que j'aime.» M. Facial resta deux bonnes minutes à revenir de sa stupéfaction. Sans répondre à Rocrange—que lui aurait-il répondu!—il s'avança sur sa femme en criant: «Malheureuse, c'est donc vrai, vous me déshonorez!» Mme Facial, avec un calme que lui aurait envié plus d'une coupable, répliqua: «Je n'ai point à vous rendre compte de ma conduite. Elle ne[239] regarde que moi. Je dois néanmoins vous demander pardon d'une chose. C'est de vous avoir laissé ignorer jusqu'à présent que je vous trompais. Mais Dieu m'est témoin que mon intention était de vous faire part de la vérité. Ce soir même vous auriez tout su. Vous m'avez prévenue. Je regrette amèrement que les circonstances vous donnent lieu de croire que je ne suis pas une honnête femme.» La scène devenait de plus en plus étrange. Le mari outragé s'apercevait du rôle passablement ridicule qu'il allait jouer. Il voulut payer d'audace. Pas d'explication ici, prononça-t-il, sévèrement. Suivez-moi. C'est au domicile conjugal que, devant votre mari et votre juge, vous pourrez tenter d'excuser votre faute.» Elle ne bougea pas. «Obéissez!» fit-il, en la saisissant par le bras. Elle poussa un léger cri. Mais déjà Rocrange bondissait: «Vous vous méprenez, Monsieur, et je ne saurais permettre que vous exerciez chez moi des prérogatives que je ne reconnais pas. Madame est libre ici, c'est à moi seul que vous avez affaire.»—«Qui êtes-vous, Monsieur?»—«Un homme, comme vous.»—«Moi, je suis le mari.»—«Et moi, l'amant.» M. Facial s'arrachait les cheveux. «Mais, je vais faire monter la police!» menaçait-il. C'était grotesque. Il le sentit, et ne trouvant plus rien à dire, devant cette situation brutale et cette fermeté incompréhensible des deux complices, il prit le parti de se draper d'une dignité un peu tardive et de se retirer en bon ordre. Il fit bien, car s'il avait continué sur ce ton, Rocrange était homme à ne pas le ménager. Je dois dire qu'à aucun moment M. Facial ne fit mine de se faire rendre raison par les[240] armes. Eut-il tort? Je ne voudrais pas l'affirmer. Cela n'eût rien réparé du tout, et il eût, par contre, couru grand risque de se faire blesser par Rocrange, qui est, comme chacun sait, un adversaire peu commun. Quant à la dame qui fut cause de ce beau scandale, je vous l'abandonne. Si le mari fut peu noble, l'amant peu scrupuleux, elle, à coup sûr, fut bien franchement...
—Une coquine, siffla Mme Sermais.
La haine et l'envie criaient sur le visage des femmes. Tout à l'heure, elles pouvaient encore rire; une maligne joie éclairait leurs yeux; leur indignation était de surface. Maintenant, elles s'irritaient sincèrement. Ah! celle-là qu'elles affectaient de mépriser aimait et était aimée! Soutenue par une foi qu'elles ne connaîtraient jamais, celle-là avait réussi à inspirer à un homme une passion désintéressée! Celle-là osait être heureuse par-dessus les conventions et malgré les lois! Jamais elles ne pardonneraient. Le récit de Sénéchal venait de les exaspérer. L'adultère passe, mais l'amour! Tout ce qu'elles avaient en elles de pervers, de féminin, de parisien frémissait et se révoltait.
—Après son attitude dans cette scène, expliqua le sénateur, on comprend qu'elle soit restée insolente jusqu'au bout.
—C'est-à-dire qu'on ne comprend plus du tout, dit la baronne. Cette femme est un phénomène d'impudence.
—Une énergumène.
—Sans son aventure qui l'a rendue désormais impossible, même dans les pires milieux, nous n'aurions pas tardé à la voir présider quelque[241] ligue grotesque pour l'émancipation de la femme.
Et la Sénéchale, qui était stérile, s'écria:
—Dire qu'elle a un fils!
—A propos, cet enfant, interrogea Julienne avec intérêt, que va-t-il devenir? Va-t-il suivre sa mère?
—M. Facial connaît mieux ses devoirs, répondit Sénéchal. C'est à lui que, par décision du tribunal, la garde de l'enfant a été confiée.
—Voilà qui est bien, dit la baronne. Mais se figure-t-on le ravage qu'une histoire pareille peut exercer dans une jeune intelligence!
Sur quoi Émile observa:
—Ça doit être amusant une mère qui fait des farces!
Lorsque tout le monde fut parti, à l'exception d'Émile qui passait la journée chez sa cousine, Julienne eut un léger remords.
«J'aurais dû prendre un peu sa défense», pensa-t-elle.
Mais elle se dit bien vite qu'elle avait été, en somme, suffisamment généreuse en ne chargeant pas Pauline, elle qui avait suivi les choses dès leur début et qui aurait pu en raconter de si jolies.
«D'ailleurs, pensa-t-elle, Réderic a voulu se donner ce beau rôle, et cela ne lui a pas réussi. Il devient absurde, Réderic. Il distille en outre un ennui prodigieux. Je ne l'inviterai plus. Je le prierai d'espacer ses visites. C'est étonnant ce que j'en ai assez de ce garçon-là! Il faut que je me débarrasse de lui.»
Et songeant à son autre amant, à Sénéchal, qui était bien le contraire du premier, mais qui commençait[242] à l'énerver par son perpétuel sourire de vieux beau, elle se dit que, s'il l'amusait encore, s'il s'entendait mieux que jamais à la choyer de flatteries, il ne suffisait cependant pas à absorber tout ce qu'elle détenait de curiosités et de désirs. Et puis, Sénéchal frisait la soixantaine. Elle l'avait connu plus alerte. Et quoi! n'était-il pas permis de varier ses plaisirs! Elle avait envie d'autre chose. Il n'y avait pas que deux hommes au monde, Réderic et Sénéchal, Sénéchal et Réderic! Qui l'empêchait de satisfaire une nouvelle fantaisie?
—Émile, murmura-t-elle, Émile!
—Ma cousine?
—Venez vous asseoir près de moi.
—Voici.
—Dites-moi, Émile, savez-vous déjà ce que c'est que l'amour?
—L'amour? fit le lycéen. Moi, voyez-vous, ma cousine, j'ai mes théories sur l'amour.
—Vraiment? Exposez-moi ça.
—Oh! ce n'est pas long.
—J'écoute.
—C'est bien simple: je suis dégoûté des femmes.
Julienne sourit. Elle dégrafa rapidement son corsage, attira contre elle l'adolescent et lui donna un baiser sur les lèvres:
—Et de moi?
Le lycéen vibra comme un ressort.
Puis, il fonça sur elle, en bégayant:
—Oh! c'est épatant! c'est épatant!
A Grasse, le soleil baignait leur amour.
—Chère âme, disait Odon, si nous pouvions maintenant commencer une nouvelle vie, sans qu'aucun souvenir du passé vienne en troubler le ciel, ne serions-nous pas merveilleusement heureux?
—Mon Odon, certes: et c'est ma seule souffrance que ce passé de Paris, dont je ne puis, malgré mes efforts, soulager ma pensée. Je veux aimer, je veux vivre: mais il me semble que j'ai quelque chose de brisé en moi. Quel défaut s'est révélé, quel défaut à mon cœur? Je ne sais. Peut-être ne suis-je plus capable de jeunesse, de fraîcheur, d'illusion sur l'avenir et d'élan vers la joie. Peut-être suis-je semblable à ces femmes qui se retirent du monde après en avoir été incurablement[244] blessées: une fois entrées au couvent où elles espéraient trouver le bonheur, elles s'aperçoivent qu'il est trop tard et qu'elles pourront à peine goûter la paix, alors qu'elles voulaient participer aux délices de Dieu.
—Il n'est jamais trop tard pour aimer.
—Oh! j'aime, oui. Je n'ai jamais aimé avant de t'aimer. Mais je sens avec douleur que les cordes de cet amour ne sont plus vibrantes et sonores, qu'elles ont été faussées, martyrisées par trop de chocs mauvais, et qu'au lieu des odes triomphales pour lesquelles elles étaient faites, elles ne peuvent désormais exhaler que de pâles élégies. Mon amour n'en est pas moins mon être, il est intense, il est toute moi: mais il est empreint de tristesse, alors qu'il devrait l'être de joie.
—Mon amie, l'amour est indépendant de la joie ou de la tristesse. C'est un sentiment supérieur qui se répand sur tous les autres sentiments et les sanctifie. C'est parce que nous nous aimons que même les pires malheurs prendraient cette teinte sacrée, qui, malgré tout, fait de la vie ainsi sublimée le joyau suprême. Et le secret de la vraie joie n'est-il pas justement de sentir l'amour nous pénétrer et nous sauver, au moment où, sans lui, nous serions livrés en proie aux plus terribles désespoirs? Vois, le ciel est rose, l'heure est suave: que de biens nous entourent encore dont nous jouirons doublement.
—Je t'aime! je t'aime! s'écriait Pauline. Que deviendrais-je, que serais-je sans toi? Je veux oublier, oublier tout ce qui n'est pas ton amour. Je me confinerai dans le rayon de tes yeux. Pardonne-moi![245] Couvre-moi de tes baisers secourables!
Elle pleurait, se suspendait à lui comme à un grand christ qu'on implore; elle se blottissait contre son sein, cherchait dans ses bras le refuge.
Et il la consolait; et, sans cesser d'être l'amant, trouvait pour apaiser sa peine de paternelles caresses.
—Pleure, enfant, disait-il; sache la douceur des larmes épanchées avec abandon. Tu as trop compté sur ta force; maintenant, tu souffres de te découvrir faible. Mais cette faiblesse est bonne; elle crée autour de toi une atmosphère de sensibilité. On ne vit pleinement du cœur que par la vertu des émotions. L'impassibilité n'est point ce qui constitue une grande âme: mais bien le courage de penser et de vouloir tout en n'ignorant aucune des épreuves de la foi.
Leurs promenades étaient leur seule distraction extérieure. Ils se reflétaient dans la nature. Et à contempler ensemble les mêmes paysages, à conduire leurs pas le long des mêmes sentiers, ils se pénétraient mieux, s'absorbaient l'un dans l'autre avec plus de dévotion.
Ils n'éprouvaient aucune gêne dans cette contrée écartée. Ils étaient bien à eux, à eux seuls. Personne ne les connaissait; ils ne firent la connaissance de personne. C'était la retraite qui convenait à leur désir.
Et lorsque, par une bénédiction spéciale, ils se laissaient aller, sans autre souci, à l'heure présente, le bonheur semblait descendre sur eux et les inonder de sa grâce. Pauline rayonnait alors d'une[246] lumière douce et pure. Elle émerveillait son amant du spectacle de sa félicité. Oh! s'il leur avait été donné d'être nés ainsi, ou de s'être élevés par une progression naturelle et radieuse à cette floraison! Ils eussent savouré le délice d'une existence admirable et parfaite. Mais ces instants lumineux étaient rares.
Le passé, ils le méprisaient; ils ne pouvaient effacer néanmoins l'impression navrante que ce passé leur laissait.
Odon l'eût facilement oublié. Il n'en avait pas souffert comme Pauline. Mais puisqu'elle en souffrait, il en souffrait pour elle et peut-être plus qu'elle. Sa puissance de sympathie était telle, qu'il ressentait jusqu'à la douleur les pensées contristantes de son amie.
Celle-ci ne pouvait s'étonner de l'animosité qu'elle avait soulevée. Elle s'y était attendue. Quelles que fussent pourtant ses prévisions, leur réalisation brutale l'avait troublée. Elle avait espéré, au moins, quelque témoignage secret d'amitié. Et rien! Julienne, cette Julienne qu'elle savait légère et perverse, mais dont l'affection pour elle avait été sincère, s'était dérobée comme les plus indifférentes. Facial s'était montré plus rebelle à toute charité qu'elle ne l'eût supposé. Il avait été bas. La société l'avait expulsée en brebis galeuse. Tout ce qu'elle avait connu, tout ce qu'elle avait vécu la reniait. Elle avait conscience d'être l'excommuniée: et bien qu'elle eût renoncé de plein gré à toute communion, l'injustice de la sentence irritait sa raison et blessait son cœur.
N'y avait-il pas une cruelle ironie à connaître sa[247] supériorité morale sur un monde d'hypocrisie et de méchanceté qui ne l'estimait pas digne de lui?
Mais qu'était-ce cela! Pauline n'y eût pas pensé et n'en eût conçu aucune amertume, si la vraie douleur, la terrible douleur qui rongeait ses entrailles lui avait été épargnée.
On lui avait pris son fils.
Voilà la plaie affreuse dont elle ne guérirait jamais, que tout l'amour d'Odon ne réussirait pas à fermer. Son fils, son enfant était mort, mort à elle! Ou plutôt—et cela était épouvantable—c'était elle qui était morte à lui, elle, elle vivante et séparée de lui par un abîme plus inexorable que le tombeau! Des larmes de détresse tombaient de ses yeux. Qui lui rendrait l'enfant, son Marcelin qui respirait là-bas, loin d'elle, à Paris, qui l'oubliait, qui apprenait à la répudier comme mère? Une effrayante angoisse la serrait à la gorge, lorsqu'elle songeait, et c'était presque sans cesse, au crime qui avait été commis.
«Mon enfant! mon enfant! s'écriait-elle dans le martyre de l'idée fixe, que deviens-tu? que fais-tu à ce moment, à cette minute? Est-il possible que tu ne sentes pas courir autour de ta tête les baisers dont je dévore ton image? Mon petit Marcelin, n'entends-tu pas le flot de prières qui s'échappent pour toi de mes lèvres? Oh! réponds-moi! Envoie ta douce pensée vers moi. Je la reconnaîtrai lorsqu'elle frôlera mon front. Je dirai sans une hésitation: C'est lui! il pense à moi. Je verrai ton ombre charmante voltiger devant mes yeux. Ce sera toi, ton regard, ton sourire. Ta voix me murmurera: Je t'aime, je ne t'oublie pas!»
Ah! si on lui avait laissé son fils? Elle ne se fût plus occupée que d'être heureuse! Ce qui maintenant la faisait souffrir eût été un sujet de joie. Elle se fût tenue pour privilégiée de vivre à l'écart, entourée des deux seuls êtres qu'elle chérissait. Son fils avec elle: le paradis, la délivrance, l'avenir! Alors, elle eût retrouvé les splendeurs de la jeunesse pour aimer. Le prestige de l'idéal eût enthousiasmé son âme. Elle ne se fût pas plainte de ne pouvoir goûter qu'avec déception l'ivresse de passion qu'elle cherchait. Hélas! si son cœur, par brusques secousses, s'arrachait de son amant au milieu des plus ardentes caresses pour s'élancer comme un fou vers Paris, c'était parce que son fils l'y appelait. Si, jour et nuit, la voix de plus en plus odieuse de Facial la poursuivait, c'était que cet homme lui confisquait son enfant. Si elle rongeait son frein avec une morne colère contre la société, dont elle n'avait plus voulu comme femme, c'était que la société se vengeait de la femme sur la mère. Marcelin! Marcelin! l'obsession de ces syllabes évoquant l'être adoré qu'elle avait perdu harcelait ses tempes d'une fièvre perpétuelle.
La malheureuse essayait encore de cacher autant qu'elle pouvait de sa désolation à celui qu'elle allait jusqu'à se reprocher de ne pas entourer d'un culte exclusif. Mais Odon assistait à toutes les phases de ce chagrin. Son tact subtil percevait les moindres écorchures sur le réseau de sensibilité de sa maîtresse. Il savait quand Pauline était déchirée à crier: il savait quand, lasse, elle s'apaisait, mais que tout l'épiderme de l'âme lui faisait mal[249] comme après une longue torture. Et il saignait avec elle, en silence, ne voulant pas, par le spectacle de sa propre douleur, accroître celle de son aimée.
Lorsqu'ils causaient de Marcelin, c'était pour s'exhorter à l'espérance.
—Il te reviendra, il nous reviendra, disait Odon; et il appuyait sur ce nous avec une intention exquise. Le père se lassera d'exercer sa vengeance. Fût-il mieux que le père légal, il comprendra que priver plus longtemps l'enfant de sa mère, c'est barbare et c'est nuisible.
—Dieu t'entende! murmurait Pauline.
Mais elle connaissait Facial. Elle savait qu'en retenant l'enfant, cet homme austère s'imaginait remplir un devoir sacré. Hélas! ce n'était pas une vengeance. La vengeance s'épuise, le devoir s'exacerbe. Il y avait de quoi pleurer.
Après mille combats, elle résolut d'écrire à son fils. Quelle effusion de larmes et de caresses! Le papier semblait vivre son amour. Elle recommença plusieurs fois cette lettre chérie, la chargeant toujours plus de son cœur gonflé, ajoutant de nouveaux baisers aux premiers baisers. Réconfortantes heures, prolongées à dessein, confidentes de tant de rêves! Mais elle ne laissa pas échapper un mot de récrimination. Cette lettre à son fils fut admirable de délicatesse. Pauline le comprit ainsi, afin que Facial, touché et rassuré, pût consentir à laisser s'établir entre eux une correspondance. Elle n'eut même pas à le comprendre: l'explosion de sa tendresse ne comportait pas de place pour autre chose.
«Vous ne voudrez pas, écrivait-elle à cette occasion à Facial, vous ne voudrez pas détruire chez mon enfant tout souvenir de sa mère. Vous savez combien ce sentiment est nécessaire et précieux. Je suis tellement certaine que vous jugerez en cela comme moi, que l'idée ne me vient pas de faire parvenir ma lettre à Marcelin par une autre personne que par vous. C'est à vous que je l'envoie: vous la lui remettrez vous-même. Lisez-la auparavant: elle ne contient rien dont vous puissiez prendre ombrage. Je suis mère et je ne suis que cela, lorsque je parle à mon fils. Vous qui avez assumé le soin de l'élever, vous n'avez point l'intention de cloîtrer son cœur. Je n'ai pas besoin, n'est-pas, d'invoquer votre générosité? Il suffit que vous soyez juste.»
Trois jours après, Pauline recevait la réponse.
Facial lui retournait la lettre adressée à Marcelin et l'accompagnait de ces mots:
«Je ne sais qui vous êtes et je ne veux pas vous connaître. Je vous interdis formellement d'écrire à mon fils, et en général d'essayer de communiquer avec lui de quelque façon que ce soit. Cette jeune âme n'est pas faite pour être poursuivie par le spectre du souvenir. D'ailleurs, celui qui portera mon nom ne doit point avoir à prononcer le vôtre, encore qu'il se le rappelle, ce dont je doute, car il ne parle jamais de vous. Pour ce qui me concerne, je vous saurais gré de m'épargner le renouvellement de tentatives qui ne peuvent avoir d'autres résultats que de m'obliger à une surveillance plus étroite. Toute insistance de votre part serait inutile et de mauvais goût.»
Pauline froissa le papier d'une poignante crispation. Elle ne dit rien; pas un reproche ne se formula sur ses lèvres, ni même dans son cœur. Elle comprenait qu'il ne pouvait en être autrement. Mais elle se sentit glisser comme une masse dans un trou de douleur, tandis qu'une dalle se scellait sur elle.
Elle entrevit l'avenir inévitable, conséquence de la défaite: sa révolte perpétuée, son ressentiment toujours bouillonnant, sa raison malade, son instinct désemparé. Elle serait une lamentable irréconciliée du sort. Jamais le calme, le calme divin, qu'elle avait ardemment convoité, ne descendrait sur elle en bienfaisante grâce. La blessure de son flanc resterait ouverte, et l'éponge de vinaigre ne cesserait de provoquer sa bouche altérée.
N'était-ce donc qu'une rive illusoire, ce pays créé par son désir, qu'elle voyait pourtant, qu'elle croyait parfois toucher, et qui, fallacieux, disparaissait au premier geste d'espoir pour ne laisser que la sensation atroce du sol gelé? N'arriverait-elle pas? Était-elle destinée à tomber épuisée sur la route dure?
Le bon compagnon veillait, le cher compagnon, celui des jours mauvais comme celui des haltes sereines. Il sut lui rendre un peu de courage. L'art tout-puissant de la charité dans l'amour opéra ce prodige de relever Pauline, après la crise terrible qui d'abord l'abattit. Sous l'excellence des caresses de l'amant, sous l'influence de sa volonté d'homme, elle reprit une vigueur morale qu'elle ne soupçonnait pas. Ses yeux se remirent à fouiller le ciel pour y découvrir l'étoile propice, ses lèvres[252] à entrecouper de prières ferventes les sanglots que leur arrachait la cruelle réalité.
Ce n'était pas la résignation, mais la résistance, qu'Odon soufflait ainsi dans l'âme de Pauline. Il savait la vertu de la lutte plus efficace que celle du sacrifice. Le débat pour la vie importe; s'il n'aboutit pas à la victoire, qui est le bonheur, il faut, au moins, le prolonger jusqu'au consentement, qui est la paix. Tant que Pauline serait occupée de conquérir son fils, elle ne songerait pas à le pleurer.
Des projets furent faits. Mais avant d'aborder les résolutions extrêmes, ils tentèrent par tous les moyens de communiquer avec Marcelin. Il eût déjà suffi d'une page de son écriture pour rendre Pauline folle de joie. Mais comment lui faire parvenir les nouvelles indispensables? Ils essayèrent de déjouer la surveillance de Facial en s'adressant à divers intermédiaires. Le directeur de l'école que fréquentait le jeune garçon, les maîtres qui lui donnaient des leçons, miss Dobby, sa gouvernante, furent successivement chargés de lui remettre en secret des lettres. Aucune ne parvint. La concierge reçut de l'argent pour s'acquitter du même office. Elle garda l'argent et remit les lettres à Facial. Si bien, qu'au lieu de la réponse tant désirée, ce fut, un jour, une lettre de menaces de Facial qui arriva.
Que se passait-il? Depuis tant de mois, des changements avaient dû se produire: et Pauline ignorait tout. De moins en moins il lui devenait possible de joindre l'enfant. Odon écrivit alors à Réderic. De celui-ci ils eurent une réponse. Réderic[253] n'avait pas revu Marcelin. Il donnait cependant quelques informations: le fils de Pauline était au lycée; il n'avait plus sa gouvernante; il se portait bien; son père, semblait-il, dirigeait avec le plus grand zèle son éducation. Et Réderic ajoutait, nouvelle qui effara Pauline, que Julienne s'occupait du jeune garçon d'une façon très suivie.
«Julienne! Julienne! écrire à Julienne!»
Cette pensée traversa l'esprit de Pauline. Mais elle éprouva un tel serrement de cœur à l'idée d'avoir recours à son ancienne amie pour parvenir à Marcelin, qu'elle comprit aussitôt que cela lui serait impossible. Un irrésistible flux de jalousie lui monta à la tête. Tandis qu'elle était ici, loin, exilée, Julienne voyait son enfant, Julienne pouvait le voir tous les jours! Pourquoi cet intérêt? Qu'est-ce que cela signifiait? Et elle se souvenait qu'autrefois elle avait déjà ressenti, pour de futiles baisers, d'inexplicables jalousies.
Elle n'écrivit pas à Julienne. Trop de trouble la remplissait. Que faire pourtant? Odon l'engageait à vaincre ses répugnances. Selon toute probabilité, Julienne, qui n'était pas dure, se prêterait volontiers au rôle de tiers entre la mère et le fils; et, femme, elle aurait même du plaisir à être la cheville ouvrière de cette petite intrigue. Mais Pauline ne voulut pas.
—Partons pour Paris, dit-elle.
Ils partirent. Ils restèrent à Paris une semaine. Ils firent tout pour aborder Marcelin. Pauline se présenta au lycée et demanda à lui parler. On lui répondit qu'on avait ordre du père de ne point permettre d'entretiens avec des personnes inconnues.[254] Le samedi soir, cachée dans un fiacre, elle assista à la sortie des élèves. Elle aperçut Marcelin et un grand frisson la secoua. Mais Facial était là. Le lendemain, dès le matin, toujours dans un fiacre, elle se tint aux aguets dans la rue où habitait Facial. Marcelin sortit en voiture après le déjeuner. Il était en compagnie de Julienne et d'un lycéen plus âgé que lui, que Pauline ne connaissait pas et qui n'était autre qu'Émile. Ils firent une promenade au bois de Boulogne. Au retour, ce fut chez Julienne qu'ils descendirent. Marcelin y dîna. Il n'en partit qu'à dix heures, escorté par Facial qui était venu le chercher. Pendant toute cette journée, Pauline ne trouva pas le moyen de se montrer à son fils.
Alors, perdant pied, elle écrivit à Facial:
«Je suis à Paris. Autorisez-moi à avoir une entrevue avec l'enfant.»
Facial répondit:
«Je connais toutes vos manœuvres. Je sais depuis quand vous êtes à Paris, à quel hôtel vous êtes descendue, et ce que vous venez faire. Moins que jamais je ne puis vous accorder ce que vous demandez.»
Un second voyage à Paris, entrepris avec plus de précautions encore, eut un résultat pire. C'était à une époque de vacances: Pauline espérait avoir ainsi plus de facilité pour rencontrer Marcelin. Mais elle ne le vit même pas. Renseigné sur son arrivée, Facial avait emmené l'enfant à la campagne.
Ils revinrent à Grasse profondément tristes.
—Plus je voudrais fuir ce monde, disait Pauline,[255] plus j'enfonce dans son marécage. Il semble que chaque pas que je fasse pour ma délivrance marque un degré de plus de ma détresse. Je suis prisonnière; je ne pourrai jamais me dégager. Quelle grève funeste que la société! Elle nous tient. C'était avec délice que j'ai cru un moment être libre. Je m'aperçois que je suis toujours et toujours plus sa victime. La liberté n'existe pas, ni celle de l'esprit, ni celle du corps. Nous sommes esclaves, esclaves, esclaves. Il n'y a qu'un seul bonheur possible: le plaisir qu'éprouvent des créatures viles à porter des chaînes.
Elle avait ainsi des accès de colère, trop légitimes pour qu'Odon voulût les calmer par les raisonnements habituels. Il les préférait aux heures de mortelles angoisses, d'accablement muet qui faisaient tant de mal à sa pauvre amie.
—Sois fière, lui disait-il. Tu as suivi le droit chemin du cœur: que les abominables ronces ne te fassent pas regretter le mensonge de la grande place publique.
—Je ne regrette rien, répliquait Pauline. D'ailleurs, lorsque je compare à ma souffrance passée ma souffrance actuelle, je dois estimer celle-ci, quelque vive qu'elle soit. Elle ne m'abaisse pas au-dessous de ma conscience. Elle ne comporte ni remords, ni gêne morale, ni mécontentement de soi-même. Je n'ai rien à me reprocher. C'est certainement une fatalité, ce n'est point une punition. Autrefois, lorsque j'étais malheureuse, je sentais qu'il y avait de ma faute. Aujourd'hui, le seul tort que je me reconnaisse, c'est d'avoir manqué d'habileté au moment où, par quelque moyen peu difficile[256] peut-être à trouver, j'aurais pu conserver mon fils avec moi.
Puis, elle se désolait de ce que cette situation avait de pénible pour Odon.
—J'aurais voulu te rendre la vie belle et sereine. Je rêvais d'être pour toi l'amante éternellement jeune, le soleil toujours pur. Je désirais t'entourer de joie. Et voilà mes pleurs ruissellent souvent sur mes joues, je suis la dame mélancolique, l'âme saignante. N'ai-je pas gâté ton existence? O mon bien-aimé, combien je suis malheureuse d'être malheureuse! Je songe à toi, et mon affliction est extrême. Tu méritais la tendresse d'un ange de lumière, et je n'ai à t'offrir que mon sourire baigné de larmes. Que tu es bon, que tu es charitable de m'aimer malgré tout! Et, je le sens, ton amour est mieux que du dévouement: c'est toujours de l'amour, tu m'aimes, tu m'aimes!
Ce fut alors qu'Odon, désespéré de la douleur de sa maîtresse, résolut de mettre à exécution un projet qu'il nourrissait depuis longtemps. Il voulait aller se jeter aux pieds de sa femme et la supplier de consentir au divorce.
Une fois libre, il épouserait Pauline. Puisque Pauline pleurait son enfant, il lui en rendrait un: et un enfant qui serait à eux, à eux deux, à eux seuls, un enfant qui serait fait de leur amour. Cette chose qui ne leur était pas permise maintenant deviendrait possible. Ils pourraient avoir un enfant, un enfant légitime, leur gloire, leur avenir, qu'ils contempleraient sans aucune crainte. Et Pauline serait de nouveau heureuse. Ce petit être apporterait avec lui le rayonnement du ciel. Il serait la bénédiction,[257] le salut. La vie nouvelle, après laquelle soupiraient les deux amants, naîtrait, imprégnée d'espérances, hors des atteintes du passé.
Toutefois, par prudence, il ne voulut point faire part à Pauline de ce projet. S'il courait au-devant d'un insuccès, la déception serait pour lui seul. Si, au contraire, il parvenait à fléchir sa femme, quelle fête que le retour avec la bonne nouvelle!
Il prétexta une affaire à régler à Paris et partit pour Poitiers, où résidait Mme de Rocrange.
Ce ne fut point sans une grande anxiété qu'il se retrouva en présence de cette femme en deuil, au regard froid, aux lèvres décolorées, de cette femme sévère dont dépendait maintenant son avenir. Un frisson le prit à la pensée qu'elle était maîtresse de décider et qu'il devait toucher ce cœur dont il n'avait jamais connu le secret.
Elle le reçut avec un léger trouble de la voix, une légère altération du miroir des yeux: mais c'était à peine perceptible.
—Vous me trouvez changée, dit-elle: je commence à blanchir.
Odon ne l'avait pas vue depuis dix ans. Elle n'était pas changée. Tel il en avait conservé le lointain fantôme dans le fond sombre du souvenir, telle il la revoyait.
—J'ai plus vieilli que vous, dit-il.
—En effet, je remarque sur votre visage de nombreuses rides. Êtes-vous fatigué de votre vie? Me revenez-vous?
—Non, répondit-il d'un ton doux; je suis peu fait pour vous comprendre; et nous ne nous aimons pas.
—Je vous aime, moi.
Pas d'amour. Vous m'aimez de cet intérêt que l'on a pour ceux auxquels on est lié et sur qui l'on possède des droits. Tout cela est triste, sans doute, fort triste. Et c'est encore plus triste que vous ne pensez: car, moi, Madame, j'aime; j'aime une femme de toutes les forces de ma vie; et cette femme est à moi comme je suis à elle; nous sommes unis devant Dieu, sinon devant les hommes.
—Épargnez-moi cet horrible blasphème! D'ailleurs, je sais. Votre sœur de Béhutin m'a tout appris. Je vous plains, je vous plains.
—Alors, soyez miséricordieuse! Si vous savez tout, si vous savez qui est cette femme, ce qu'elle a fait pour moi, combien elle m'aime, combien je l'aime, si vous le savez, vous devez comprendre pourquoi je suis venu ici, ce que je suis venu demander de vous.
—Serait-ce le repentir qui vous pousse? Je suis prête à pardonner.
Odon fit un geste de désespoir.
—Le pardon, continua Mme de Rocrange, je vous l'offre depuis dix ans. Je continue à vous l'offrir, et je vous l'offrirai toujours. Chaque matin, ma prière à Jésus est: «Daignez, Seigneur, ramener au bercail la brebis égarée! Pardonnez-lui comme je lui pardonne!»
—Vous faites semblant de ne pas comprendre, dit Odon. Ah! écoutez! je souffre trop. Vous compatirez à ma souffrance. Et puisque d'un mot vous pouvez me rendre heureux, ce mot vous ne le refuserez pas.
Avec des larmes dans la voix, il lui conta, sans rien lui cacher, l'histoire de sa liaison. Il mit dans ce récit toute l'éloquence de son cœur, s'appliquant à faire ressortir le caractère éminemment noble de sa maîtresse, la pureté de leur amour, l'iniquité des jugements humains à leur égard. Il parla surtout de l'odieuse torture infligée à Pauline, à cette mère qu'on avait privée de son enfant.
Mme de Rocrange ne l'interrompit pas.
Lorsqu'il crut l'avoir émue, il aborda délicatement la situation, chercha à faire entendre à sa femme ce qu'il désirait d'elle, à l'amener à proposer elle-même de lui rendre sa liberté.
Mais Mme de Rocrange ne proposa rien. Elle dit seulement:
—Pauvre femme! pauvre pécheresse! L'expiation commence pour elle déjà sur cette terre. Que Dieu lui en tienne compte!
Alors Odon s'écria:
—Marie, au nom de tous les sentiments humains, au nom de toute la charité divine, donnez-moi la possibilité de réparer cette infortune! Ne voyez-vous pas qu'il faut que j'épouse cette femme? C'est mon devoir: nul autre devoir n'est plus saint que celui-là.
Mme de Rocrange se couvrit les yeux de ses mains. Il y eut un long silence, au bout duquel elle laissa tomber d'une voix lourde ces mots:
—Je suis catholique.
Une sueur froide couvrit le front d'Odon. Il éprouva, tout à coup, l'affreuse conviction du damné devant la rigueur éternelle.
—Malheureuse! gémit-il. Catholique, mais non pas chrétienne.
Puis, il éclata:
—Ah! Madame, vous êtes cruelle, épouvantablement cruelle. Vous êtes plus féroce pour nous que ce monde dont vous exécrez la méchanceté. Qu'avez-vous fait de l'Évangile, qui ordonne d'être bon, d'être charitable, d'avoir pitié, de secourir ceux qui ont besoin de secours? Le Christ a accueilli la femme de mauvaise vie, et vous, qui vous réclamez de lui, vous repoussez la prière de celui qui vous supplie de permettre qu'une œuvre de réparation s'accomplisse. Et cela non par jalousie, car vous ne m'aimez pas, non par vengeance, car vous ne me haïssez pas, mais par je ne sais quelle atroce et lugubre discipline, dont vous concevez peut-être tout le crime, sans trouver dans votre conscience assez de foi pour oser l'enfreindre. Vous croyez à la vie éternelle et au jugement des bons et des méchants. Lorsque vous vous présenterez devant le tribunal suprême et que vous direz: Voilà ce que j'ai fait! croyez-vous que le divin Crucifié vous répondra avec joie: C'est bien, bonne et fidèle servante, tu es digne d'entrer parmi les élus de mon Père? Ah! Madame, vous encourez une grande responsabilité.
Marie de Rocrange eut un frissonnement des paupières. Son visage devint plus pâle. Mais elle dit:
—Je ne sais qu'une chose. L'Église ordonne: Tu ne désuniras point ce que Dieu a uni. J'obéis.
Odon tomba à ses genoux, sanglotant:
—Par grâce! Marie! Marie! Réfléchissez-y!
Il prit sa main blanche et voulut la porter à ses lèvres.
Elle se raidit, étrangement troublée, en murmurant rapidement:
—Mon Dieu, ayez pitié de moi!
Il crut qu'elle faiblissait. Il baisa sa robe.
—Oh! balbutia-t-il, vous cédez! Merci! merci!
Alors, elle s'arracha de ce baiser impalpable, mais qu'elle venait de sentir comme un fer rouge, et dit:
—Jamais.
Odon se releva. Il était blême de colère. Il prit son chapeau et ses gants.
—Adieu, Madame, dit-il les dents serrées. Vous venez de faire beaucoup de mal.
—Odon!
—Taisez-vous. Je vous défends de m'appeler ainsi. Ce nom-là n'est pas fait pour vous.
Il partit.
Elle ne fit pas un mouvement, mais suivit d'un regard fixe celui qui s'en allait. Un désir de pleurer lui monta à la gorge. Puis, elle se signa longuement.
Facial était fier de lui. Le sentiment du devoir accompli compensait ce que son amour-propre avait eu à subir pendant et depuis l'événement fâcheux de son divorce. Il était homme à estimer cette compensation. Certes, il aurait pu se montrer plus habile, plus brillant pour la galerie: il n'aurait pu être plus digne. Si son aventure avait fait sourire—il se trouve toujours des gens pour voir le côté comique des malheurs d'autrui—personne ne s'était avisé de le lui marquer, ne fût-ce que par un propos équivoque; on l'avait, au contraire, félicité de son excellente tenue, on l'avait plaint discrètement, on lui avait témoigné la plus parfaite sympathie. Facial avait, un jour, manifesté très fermement son opinion sur le duel; on connaissait d'ailleurs ses principes; et ainsi il avait[263] coupé court aux critiques sur le seul point de sa conduite qui pût être discutable.
Un mois ne s'était pas écoulé, que Chandivier, heureux de le voir garçon, avait voulu l'associer à ses petites débauches. Facial avait modéré cette impatience. Il devait décemment «faire son deuil».
Plus tard, on verrait.
Facial s'occupait beaucoup de son fils. Il s'était senti tout à coup une vraie vocation de père. Jusqu'alors, l'enfant avait trop vécu accroché aux jupons de sa mère. A cet égard comme à tant d'autres, Facial se persuadait qu'il ne pouvait qu'être bon que l'influence de Pauline eût cessé. Marcelin se serait efféminé dans les langes de cet amour maternel exagéré. La vie demandait une préparation plus forte. Pauline, même en supposant qu'elle fût restée digne du grand honneur d'élever une jeune âme pour l'existence, avait-elle jamais rien compris à la saine pédagogie? Elle gâtait l'enfant, ne savait lui répondre «non» franchement, raisonnait ses caprices, flattait sa sensibilité, s'ingéniait à transformer en plaisir tout ce qu'on exigeait de lui. Elle ne cherchait pas à lui inculquer la sévère et haute notion du devoir. Le cœur aurait fini par prendre la place de la conscience et du cerveau. Il était temps de réagir. Et songeant au grave danger qu'avait couru cet enfant de rester à la merci d'une mère impudente, livré aux hasards de sa vie aventureuse, mêlé à son scandale et victime de sa honte, Facial ne pouvait que se féliciter de la fermeté dont il avait fait preuve. Il l'avait certainement sauvé. Et ce n'avait pas été sans peine: car il avait fallu plus que du vulgaire courage pour[264] résister aux assauts d'une femme acharnée et obvier à ses embûches. Plein d'émotion à l'idée de la tâche qu'il avait entreprise, il aimait à s'écrier, la main sur la tête de son fils:
«J'en ferai un honnête homme!»
Cependant, Facial ne tarda pas à s'apercevoir que, pour glorieux que fût son rôle de père et de pédagogue, l'absence d'une femme se faisait sentir. Les plus ordinaires détails de toilette ou d'hygiène concernant Marcelin embarrassaient singulièrement son zèle. L'enfant paraissait souffrir aussi d'être privé de cette atmosphère de gestes féminins et de douces paroles à laquelle il était habitué. Une gravité étrangère à son âge, presque maladive, avait envahi son visage, fait pour le rire et la fantaisie. Il ne se plaignait pas, mais semblait contraint en l'unique compagnie de Facial, quelque soin que mît celui-ci à le distraire. Miss Dobby était loin. Aussitôt après le départ de Pauline, elle s'était avisée de prendre des airs de maîtresse dans la maison. Facial l'avait congédiée. Puis, l'internat avait accaparé le jeune garçon. Il le supportait avec résignation, et cela délivrait Facial de la moitié de ses soucis. Mais le dimanche, les jours de vacances, l'enfant, isolé, et qui aurait dû se retremper dans beaucoup de délicate tendresse, en était réduit à causer de choses sérieuses avec son père ou à se plonger dans de longues lectures. Il s'ennuyait, devenait triste, et ses grands yeux erraient dans l'appartement désert.
Aussi Facial accepta-t-il avec reconnaissance l'offre que lui fit Julienne Chandivier.
Plusieurs fois déjà, aimable, souriante, elle était[265] venue voir l'enfant. Elle paraissait s'intéresser vivement à lui. Marcelin, de son côté, se plaisait à ces visites, qui lui apportaient une distraction inespérée. Avec Julienne, il retrouvait presque des entretiens familiers, un ton de causerie que la gravité de Facial ne lui permettait pas. Il s'enhardissait jusqu'à parler de celle qui était partie, de sa mère bien-aimée, sujet qu'instinctivement il n'eût jamais osé aborder avec son père.
—Laissez-moi, dit-elle un jour à Facial, laissez-moi être sa mère adoptive. J'aime votre fils. N'ayant pas d'enfant, je serai heureuse de consacrer à celui-ci un peu de cette affection et de ces soins dont les femmes, même les moins maternelles en apparence, ont toujours une abondante réserve. Les hommes sont maladroits à ce métier. Il n'y a que nous autres qui sachions entourer comme il faut de douceur et de prévoyance ces créatures fragiles que la vie n'a pas encore exercées. Je n'oublie pas non plus que sa malheureuse mère a été mon amie. Je veux faire pour elle ce qu'elle aurait fait pour moi, j'en suis sûre, si je m'étais trouvée dans sa situation. D'ailleurs, est-il équitable que cet enfant subisse les conséquences d'une faute qu'il ne soupçonne même pas?
Très ému, Facial prit avec effusion les mains de Julienne:
—Vous êtes une noble femme, vous! dit-il.
Et, à ce moment, en effet, Julienne était sincèrement poussée par les plus louables sentiments. Elle n'analysait point les causes secrètes de sa bienveillance. Elle ne se demandait point si elle aurait agi de même, dans le cas où Marcelin n'aurait[266] pas été le jeune garçon joli et spirituel qui lui plaisait. Elle le trouvait charmant; elle avait la fantaisie de l'élever: et voilà!
De ce jour Marcelin fut plus heureux. Il vivait plus avec Julienne qu'avec son père, celui-ci aimant mieux présider de haut, que d'avoir continuellement à ses côtés un enfant auquel il ne savait trop que dire. Marcelin avait maintenant près de douze ans. Son intelligence était vive, mais encore très féminine. Il sentait plus qu'il ne raisonnait. Il comprenait par intuition. Impressionnable à l'excès, il ne résistait pas aux mouvements de son cœur; mais il était doué d'assez de souplesse pour ne point se trahir.
Il ignorait pourquoi sa mère était partie. Ce mystère préoccupait extraordinairement son imagination. Elle n'était pas morte, il le savait. Qu'était-elle donc devenue pour avoir ainsi disparu tout à coup? Il souffrait singulièrement de cette absence. Les premiers temps, lorsqu'il questionnait, on répondait qu'elle était en voyage, qu'elle reviendrait bientôt.
Ne la voyant pas revenir, il avait compris qu'il se passait quelque chose qu'on lui cachait, et il avait cessé de questionner. Facial avait cru qu'il oubliait. Mais l'enfant, rendu perspicace, s'ingéniait à découvrir par lui-même la vérité. Il suivait avec attention ce qui se disait autour de lui, espérant y surprendre le mot de l'énigme. Il voulait savoir pourquoi sa mère l'avait abandonné. Certain que c'était malgré elle, car il ne pouvait douter de son amour, il frissonnait à l'idée qu'elle était enfermée[267] quelque part, empêchée de communiquer avec lui. Il lui fallait à tout prix la revoir.
La fréquentation de Julienne servit au moins de dérivatif à son chagrin.
Sans risquer de questions directes, il causait de la disparue. Il disait:
—Maman était si douce avec moi, que j'avais parfois mal aux yeux de penser que peut-être je lui avait fait de la peine et qu'elle avait peur de m'en faire en me manifestant son chagrin. D'autres enfants prétendent que leur mère les gronde. Je n'ai jamais été grondé. Maman n'avait pas la voix pour ça.
—Et moi, disait Julienne, pensez-vous que je voudrais vous gronder?
—D'abord, je ne vous le permettrais pas: vous n'êtes pas ma mère. Ensuite, je suis maintenant assez grand et assez raisonnable pour me bien conduire. Maman me trouverait changé. Quelqu'un est-il chargé de lui donner de mes nouvelles?
—Je ne sais pas. Il vaut mieux ne pas vous occuper de cela. Votre mère n'a pas donné d'ordres avant son départ.
—C'est ce qui est étrange. Elle ne pouvait autrefois rester un jour sans s'informer de tout ce que je faisais.
—Aujourd'hui, comme vous le remarquez vous-même, vous êtes devenu grand; vous êtes plus libre, bientôt vous le serez tout à fait.
—Ce n'est pas si gai qu'on dit, je préférerais avoir encore maman avec moi.
—Peut-être reviendra-t-elle une fois. Mais ne vous en inquiétez pas. Les choses arrivent ou n'arrivent[268] pas dans ce monde. Il faut penser au présent, jamais à l'avenir.
—Il est permis cependant de penser un peu au passé!
Il usait encore de subterfuges:
—En sortant de l'église, maman me menait chez ce confiseur. Nous choisissions des bonbons pour le dessert du dimanche. Entrons-y, voulez-vous? Voici ceux qu'elle préférait.
Mais la dame de magasin ne demandait pas de nouvelles de madame. Elle savait donc, elle aussi, ce qu'il ne savait pas!
Marcelin s'étonnait que personne ne s'étonnât d'un événement qui était pour lui invraisemblable. Il lui paraissait parfois que tout le monde conspirait contre lui, qu'on le réservait à un sort terrible, autour duquel le silence se faisait, comme pour un crime. Et il avait des conversations bizarres qui déconcertaient Julienne:
—Croyez-vous au massacre des Innocents?
—Mon chéri, il n'y a pas à y croire ou à n'y pas croire: c'est un fait historique, et cela s'est passé très certainement au temps d'Hérode.
—Oui, mais comme c'est de l'histoire sainte, cela doit être toujours vrai. Ne croyez-vous pas qu'il y a encore maintenant des Innocents qu'on massacre?
Son imagination, gonflée par son cœur, lui donnait à entrevoir de vagues tueries, où l'on précipitait par troupeaux des victimes et des victimes. Mais cela ne faisait pas de bruit; les cris étaient étouffés sous des couronnes de roses et de rires; on ne voyait pas le sang qui devait couler; toute[269] l'horreur du carnage était voilée de faux décors et de jeux de lumière. On se doutait bien, à l'angoisse affreuse et inexpliquable qui régnait, que des choses monstrueuses se passaient derrière ces apparences de fête: mais quoi? c'est ce qu'il était impossible de préciser. On distinguait seulement des trous subits, béants, des effondrements, des gestes de bras éplorés s'enfonçant dans l'abîme. Pour quelles exécutions partaient ces corps? Le tumulte des couleurs, des tentures, des chants, des visages empêchait de voir, de comprendre l'abominable tragédie.
L'enfant commençait à soupçonner ce qu'est la vie. De premiers effarements lui venaient devant cet inconnu trouble et insoluble. Il souffrait atrocement de son ignorance, et, en même temps, il avait une telle peur de ce qui suivrait, qu'il était près de s'évanouir en pensant que fatalement, un jour ou l'autre, il saurait.
La nuit, il demeurait des heures avant de s'endormir, les yeux figés dans le vide noir. L'obscurité se peuplait de fantômes. Et parmi eux, sa mère, sa mère triste, pâle, tantôt couchée comme un cadavre, tantôt penchant vers lui sa figure où saignaient des plaies. Dans son sommeil, ces visions se transformaient en douloureux cauchemars. Il criait. Il s'éveillait tremblant d'épouvante.
Le médecin diagnostiquait: un peu d'énervement causé par la croissance.
Plus clairvoyante que Facial, Julienne était cependant loin de croire à un état si aigu de surexcitation. Elle voyait que Marcelin pensait beaucoup à sa mère, beaucoup trop: mais elle se flattait[270] d'arriver peu à peu à prendre la première place dans l'esprit du jeune garçon. Elle mettait une véritable ardeur à l'amuser. Non seulement elle se rendait indispensable à la satisfaction de ses désirs: elle s'appliquait encore à les provoquer. Stimulante et tentatrice, elle l'initiait aux choses agréables de la vie, à celles, du moins, qu'il pouvait goûter sans trop de danger. Elle l'encourageait aux sports les plus captivants, le conduisait aux courses, au cirque, lui révélait par des choix appropriés à son âge l'existence de la littérature romanesque; à la dérobée—car Facial avait des principes—elle le menait au théâtre: et c'était pour elle un plaisir subtil que d'assister à l'éclosion des impressions, aux surprises, aux entraînements de curiosité dans cette âme qu'elle prenait presque au berceau.
Elle créait ainsi entre eux une sorte d'intimité croissante, qui se compliquait même d'un charme de complicité. Marcelin eût été franchement orphelin, n'eût pas nourri en lui le tourment secret et continuel de sa mère disparue, qu'il se fût laissé aller avec prédilection à l'amitié capiteuse de Julienne. Mais la peine toujours présente qui étreignait son cœur, l'empêchait de se prêter sans de poignantes appréhensions à la vie attrayante qui lui était ménagée.
Julienne ne s'en éprenait pas moins toujours davantage de «son petit Marcelin».
«J'en deviens amoureuse», se disait-elle souvent en riant.
Elle éprouvait d'exquises sensations à caresser ses cheveux, à baiser ses yeux, à jouer avec ses doigts, à subir de lui ces gestes affables que les enfants[271] prodiguent aux personnes qui leur sont familières.
Marcelin avait fait chez elle la connaissance d'Émile.
Un jour, Émile lui dit:
—Hé! petit, qu'est-ce qu'elle te fait, ma cousine, quand vous êtes seuls ensemble?
—Elle cause avec moi.
—Après ça?
—Rien de particulier. Vous voyez vous-même comme elle se comporte avec moi. Elle m'aime beaucoup.
—Ça se remarque, farceur! Dis donc, fais-tu le nigaud ou me prends-tu pour un merlan! Ou serait-ce de la discrétion, monsieur, ou de la pudeur, mademoiselle? Tu crois peut-être que ces choses n'arrivent qu'à toi: détrompe-toi, mon gars, elles arrivent à tout le monde; c'est courant, c'est reçu, cela se passe dans la meilleure société. Là, es-tu rassuré? Raconte.
—Je ne sais ce que vous voulez dire.
—N'aie pas peur, je ne suis pas jaloux. La jalousie, c'est préhistorique. Laisse-toi interviewer sans modestie. C'est aussi de la gloire, ça.
—Je ne comprends pas.
—Allons, cadet, je vais t'aider. Je te croyais moins bégueule. Ça fait donc tant rougir, à ton âge, d'avouer ses petites saletés? Dans trois ans, tu t'en vanteras; au mien, tu t'en gondoleras. C'est une jolie peau, ma cousine! L'as-tu vue toute nue?
—Non, fit Marcelin interdit.
—Tu as vu ses seins, ses jambes, son ventre?
—Non, répéta l'enfant avec une vague angoisse.
—Alors quoi? Qu'est-ce que vous inventez bien? Elle t'emmène pourtant dans sa chambre à coucher?
—Quelquefois.
—Et là, que se passe-t-il? Elle se déshabille?
—Non.
—Elle te déshabille?
—Non.
—Elle fait bien quelque chose?
—Non. Elle change de robe, elle se fait coiffer.
—Ma cousine ne t'a donc rien appris? Tu ne sais rien? Tu es encore immaculé? Ah! elle est bien bonne, celle-là! A douze ans, mon gosse, j'étais plus malin que toi: je connaissais déjà le truc de l'amour.
Marcelin le regardait avec des yeux tremblants. Il lui semblait qu'une pluie noire tombait en rafale autour de lui, le noyait, l'aveuglait.
Émile continua d'un ton gouailleur:
—Sais-tu seulement à quoi ça sert, les femmes?
—Je ne sais pas, dit l'enfant avec effort.
—Tu as vu les chiens dans la rue? Tu as vu ce qu'ils se font, quand ils grimpent l'un sur l'autre? Eh bien, mon petit, les hommes et les femmes, c'est la même chose. Si les hommes aiment les femmes et si les femmes aiment les hommes, c'est pour se faire la même chose que les chiens. L'amour, c'est ça. Et le mariage n'est pas plus propre. Tu penses bien qu'il n'y a pas besoin d'avoir épousé une femme pour se livrer à cet exercice. Tous les hommes peuvent faire ça à toutes les femmes. Si on se marie, ce n'est cependant pas pour procéder autrement. Aussi, le mariage, on ne[273] sait pas ce que c'est; on ne sait pas d'où ça vient. Ce doit être une vieille blague qui s'est perpétuée. Oui, mon petit, voilà la vie. Et toi, tu feras comme les autres: comme les autres et comme les chiens. Et c'est justement pour ça et par ça qu'on est au monde. T'imagines-tu que tu es né d'un rayon de lune? Tu es né parce que ton père a fait le chien avec ta mère. Et à la suite de ça, le ventre de ta mère a grossi. Tu étais dedans. Et au bout de neuf mois, tu es sorti de son ventre par le même trou par lequel elle urine...
Émile s'arrêta, effrayé. L'enfant venait de s'affaisser sur le tapis. Il était blanc comme un linge.
A ce moment, Julienne entrait. Elle vit Marcelin évanoui. Elle se précipita en poussant un cri.
—Grand Dieu! qu'a-t-il?
—Je crois qu'il a une syncope, dit Émile en haussant les épaules.
Elle le prit, lui fit respirer des sels. La pauvre tête de l'enfant traînait lamentablement sur son bras.
—Il a l'air d'un mort, dit Julienne avec un recul instinctif.
Quelques minutes se passèrent avant que Marcelin revînt à lui. Il ouvrit enfin les yeux et, faiblement, murmura:
—Maman!... maman!...
—C'est moi, mon chéri, dit Julienne. Ne me reconnaissez-vous pas?
Marcelin se souleva lentement, regardant autour de lui, comme s'il cherchait à reconnaître où il était et qui lui parlait.
Et ses yeux s'arrêtèrent sur Julienne, la considérant,[274] d'abord avec incertitude, avec surprise, puis avec un souvenir qui se précisait.
—Ah! c'est vous... c'est vous...
—Mais oui, pauvre chéri! Que vous est-il arrivé?
Elle se mit à rire, revenue de son alarme. Puis, elle attira l'enfant contre elle et commença à le couvrir de baisers.
Mais alors, une incroyable terreur bouleversa les traits de Marcelin. Il s'arracha, frémissant, de l'étreinte de Julienne, en lui jetant:
—Oh!... Vous ne m'embrassez pas comme une mère!
Il éclata en pleurs:
—Maman!... je veux maman!... Ils me l'ont prise... Ils l'ont tuée...
—C'est moi qui suis votre mère, maintenant, dit Julienne.
—Non... non... vous n'êtes pas ma mère... Vous êtes... une femme.
Son désespoir était si violent, que Julienne crut devoir employer tous les moyens pour le calmer.
—Votre mère n'est pas morte, vous le savez bien.
—Je veux la voir.
—C'est impossible, votre mère n'habite pas Paris; elle est loin, très loin. Mais je vais vous montrer quelque chose qui vous tranquillisera.
Elle ouvrit un tiroir de son secrétaire et y prit un papier taché de larmes. C'était une lettre de Pauline à Marcelin, arrivée depuis plusieurs semaines déjà. La pauvre mère avait fini par faire taire son orgueil; ne voyant plus d'espoir qu'en Julienne, elle s'était humiliée jusqu'à la supplier, elle, d'avoir[275] pitié et de lui permettre d'écrire quelquefois à son fils.
—Voyez, dit Julienne, c'est une lettre de votre mère. Si vous êtes raisonnable, vous pourrez lui répondre. Mais n'en parlez pas à votre père: il serait fort irrité, s'il apprenait que j'ai reçu cette lettre pour vous et que je vous l'ai remise.
Marcelin demeura un instant étourdi, sans oser faire un geste, sans oser prononcer une parole. Une lettre de sa mère! Cela lui paraissait un miracle du ciel.
—Mon Dieu! mon Dieu! balbutia-t-il enfin tout palpitant.
A la vue de l'écriture chérie, il tomba à genoux: un flot de sanglots déborda de sa poitrine; le voile de larmes qui couvrait ses yeux l'empêchait de lire; mais, ardemment, comme une relique, il baisa mille fois le papier où sa mère avait écrit et pleuré.
—Il va se rendre malade! dit Julienne, très inquiète de cette explosion de sensibilité.
Elle se rendait compte combien elle et Facial avaient eu tort de laisser gonfler dans cette tête d'enfant tant de passion comprimée.
«Lorsque celle-ci pourra s'épancher, ne fût-ce que sur du papier à lettre, pensa-t-elle, cela s'arrangera.»
Et elle sourit intérieurement à l'idée que ce secret créerait entre elle et le jeune garçon un lien nouveau.
Dès que Marcelin fut seul, enfermé dans sa chambre, il dévora les pages inespérées, où sa mère, après un si long silence, ressuscitait à son[276] appel. Il les lut et les relut, passa la nuit à s'en imprégner, à en respirer chaque mot, à en abreuver son âme altérée. Sa mère vivait! Elle pensait à lui, elle l'aimait toujours! Oh! la revoir! la revoir! Elle pouvait lui écrire! Pourquoi, lui, ne pourrait-il pas la revoir? Y avait-il autour d'elle une barrière de mystères trop infranchissable? Maintenant qu'il savait qu'elle était en vie, comme avant, qu'elle n'avait pas été transformée, qu'elle était encore une réalité, celle d'autrefois, celle qui l'avait bercé, nourri de sa substance, baigné de son fluide, rien ne l'empêcherait de courir à elle, à travers les obstacles, de courir se réfugier sous sa caresse et reprendre possession de l'asile, du seul, de l'inoubliable asile.
La lettre ne contenait qu'un détail pouvant servir aux projets du jeune garçon: elle était datée de Grasse. Il n'en fallait pas davantage. Cela suffisait à donner un corps à son désir: fuir, fuir! Une fois là-bas, l'enfant saurait retrouver sa mère. Grasse! Il répétait avec avidité ce nom, qu'il se souvenait avoir rencontré dans sa géographie, appris comme tant d'autres choses indifférentes, et qui, tout à coup, prenait une importance extraordinaire, s'auréolait, flamboyait.
Le lendemain, avec fièvre, mais, en même temps, avec une intelligence et une prudence remarquables, Marcelin se mit en mesure de partir. Il acheta l'Indicateur des chemins de fer, le consulta minutieusement, étudia de point en point le trajet. Puis, lorsqu'il eut arrêté son plan, il calcula ses ressources. Il possédait une cinquantaine de francs. Pour parfaire la somme nécessaire au voyage, il vendit[277] divers petits bijoux, boutons de manchettes, épingles de cravate, ne gardant que sa montre, dont l'utilité n'avait jamais été si certaine. Après le dîner il prétexta des devoirs pressés à terminer. Comme il n'emportait pas de bagages, rien ne lui fut plus facile que de s'échapper dans la rue. Au premier tournant, il prit un fiacre et se fit conduire à la gare de Lyon. Sa voix trembla un peu lorsque, se haussant sur la pointe des pieds pour qu'on le crût plus grand, il demanda au guichet:
—Un billet simple pour Grasse, par Antibes, train direct de 8 heures 25, seconde classe.
Il n'eut d'ailleurs, à subir que quelques regards curieux.
Et le train démarrait, que Facial, persuadé que son fils était occupé à traduire Cornelius Nepos, allumait tranquillement un cigare et déployait le Temps. Au même moment, Julienne se disposait à venir passer avec «son petit Marcelin» une heure de soirée.
Très surmené par ces deux jours excessifs, l'enfant ne tarda pas à s'endormir, au roulis du wagon qui chantonnait et rythmait dans son oreille:
«Je vais revoir maman! je vais revoir maman!»
—Grasse!
Marcelin descendit.
Il courut à la poste.
—Pouvez-vous me donner l'adresse de Mme Facial? demanda-t-il à l'employé de service au guichet de la poste restante.
—Mme Facial? Attendez donc... Une dame vient quelquefois réclamer des lettres à ce nom-là. Quant à son adresse...
Et interpellant une femme qui se trouvait dans le bureau:
—Hé! mère Divonne, vous qui connaissez tout Grasse, vous ne connaîtriez pas ça, par hasard Mme Facial?
—Faudrait me dire un peu comment elle est.
—J'ai son portrait, dit Marcelin.
Il tira un médaillon suspendu à son cou, l'ouvrit et le montra aux deux personnages.
—C'est bien celle-là, fit l'employé.
—Oui, fit la femme, je la connais. C'est moi qui lui porte ses fruits, tous les matins. Seulement elle ne s'appelle pas Mme Facial.
—Comment? demanda l'employé.
—Elle s'appelle Mme de Rocrange.
—Possible. Elle est divorcée; elle vit avec son amant.
L'enfant reçut cela comme un coup de tonnerre sur la tête. Mais il ne broncha pas. Il croyait comprendre cependant ce que ces mots voulaient dire. Il sentait que c'était épouvantable. Trois jours auparavant, il eût sauté à la gorge de ces gens, au seul soupçon qu'ils outrageaient sa mère. Aujourd'hui, il ne savait pas, il ne savait plus...
Et il dit d'une voix douce:
—Pourriez-vous me conduire chez elle, Madame?
Sa mère! Comme tout était égal, puisqu'il allait la revoir!
La fruitière le regarda avec curiosité.
—Vous n'êtes pas d'ici, mon jeune monsieur?
—Non.
—Vous venez de Nice?
—De Paris.
—Seigneur Jésus! est-il permis de laisser un enfant faire tout seul un pareil voyage! Et vous venez pour madame... pour cette dame... dont vous avez le portrait?
Marcelin contint avec effort les larmes nerveuses qu'il sentait sourdre. Il dit:
—C'est ma mère.
—Ah! fit la femme, je vous demande excuse. Il n'y a pas de mal à ça. Il faut bien être le fils de quelqu'un.
Et pour manifester sa bonté, elle ajouta:
—Venez avec moi, mon jeune monsieur: je vais de ce côté; je vous montrerai où c'est. Il y en a pour dix minutes.
Dix minutes! Dans dix minutes, après plus d'une année de séparation! Il fut pris d'une telle émotion, qu'il pouvait à peine se soutenir. Tout en marchant, la fruitière le questionnait, s'apitoyait sur lui. Il n'entendait rien, la tête bourdonnante d'impressions confuses, le cœur gonflé, les genoux vacillants. A ce moment, son père en personne eût surgi devant lui et lui eût crié que sa mère avait commis un crime, qu'il eût répondu: Elle a bien fait. Il ne concevait pas que quelque chose fût reproché à sa mère. Elle n'agissait que noblement, saintement. Dieu lui-même n'avait pas le droit de l'accuser. Et sa vénération croissait en proportion du rempart de haine et d'injustice qu'on avait dressé autour d'elle. Que signifiaient ces infamies qui flottaient? Il aurait voulu mourir et que son sang se répandît à ses pieds.
La fruitière dit:
—C'est ici.
Elle montrait une villa. La grille était entr'ouverte. Marcelin entra. Au bout de quelques pas dans le jardin, il aperçut, entre les bosquets, une robe blanche.
Fou, il courut.
Deux cris:
—Maman!
—Mon enfant!
Ils étaient dans les bras l'un de l'autre.
Longtemps ils furent incapables de prononcer une parole suivie. La commotion était trop violente. Ils pleuraient, ils sanglotaient. Des mots palpitaient sur leurs lèvres. Pour tous deux, mais pour la mère surtout, cette ineffable rencontre était un baiser du ciel, un merveilleux étourdissement d'ivresse versé comme un miracle par le paradis.
—Toi ici! toi ici! put enfin exprimer Pauline, les yeux vibrants d'une joie délirante, pressant sur son sein l'enfant inattendu.
—Je suis venu... je me suis sauvé... Il me fallait toi!
—Tu ne m'as donc pas oublié! Mon enfant, mon enfant chéri! Par quelles souffrances j'ai dû passer: sans nouvelles de mon enfant! Mais si c'était pour me réserver le providentiel bonheur de cet instant, merci, Père céleste, Consolateur suprême, merci! Et ce n'est point un rêve! J'ai tant de fois rêvé à toi, que si mon rêve avait pu t'évoquer, tu serais déjà venu! Et c'est toi, toi vraiment, mon Marcelin, mon fils!
—O mère, pourquoi m'as-tu abandonné?
Le cœur de Pauline éclata.
—C'est un affreux malheur qui est arrivé! Tu ne sais pas, tu ne peux savoir... Que t'ont-ils dit? Comment as-tu cru que je t'abandonnais!... Que t'ont-ils dit? Que t'a-t-il dit, lui?... lui?...
—On n'a rien dit... J'ai vécu dans ce mystère... Ils ne disaient pas que tu étais morte... J'avais peur... Enfin, j'ai eu la lettre, ta lettre.
—Elle t'a remis la lettre?
—Oui, avant-hier.
—Oh! je t'en ai écrit dix, vingt. Celle-ci date de plus d'un mois. C'est la dernière. Je désespérais. Je suis allée deux fois à Paris, j'ai tout fait. Un jour, je t'ai vu, à la sortie du lycée; et je t'ai vu à la promenade, je t'ai suivi: mais tu ne m'as pas vue... Marcelin, non, je ne t'ai pas abandonné! Et tu ne peux pas comprendre... Un jour, tu comprendras, j'ai écrit ma vie, pour toi. Lorsque tu seras en âge de savoir... et de douter, tu liras. Alors tu comprendras, et tu pardonneras.
—Maman!
Il l'embrassa d'une étreinte passionnée, et ajouta:
—Ne parle pas ainsi. La voix avec laquelle tu dis cela fait mal.
—Que pensais-tu de moi?
—Je ne pensais rien, j'étais triste. Et dès que j'ai su où tu étais, je suis parti. Je ne veux plus être séparé de toi.
Pauline tressaillit:
—Sait-il où tu es? Il te suit peut-être. Il va venir te reprendre.
—Non, dit Marcelin. Personne ne peut savoir où je suis, à moins de le deviner.
Il raconta à sa mère la manière dont il s'était enfui. Celle-ci se rassura:
—Il ne devinera pas, dit-elle. Il ne t'aime pas assez.
—Lui, mais elle!
—Julienne? murmura Pauline d'une voix blanche.
Le jeune garçon fit signe que oui.
—Elle n'a pas de cœur.
—Ce n'est pas seulement le cœur qui fait deviner. Elle a vu que je t'aimais mieux qu'elle. Et puis la lettre... Elle sait des choses que mon père ne sait pas. Elle doit avoir deviné.
La mère se dressa, l'éclair aux prunelles:
—Jamais. Je suis là. Qu'ils viennent! Je défendrai mon bien jusqu'à la mort. Ils avaient la force; ils pouvaient m'empêcher de parvenir à toi; ils te gardaient. Mais, maintenant, nous sommes réunis... Ils n'oseront pas! Comment oseraient-ils?
Elle se sentait tigresse à cette heure; il lui semblait qu'elle avait de puissantes griffes au bout des membres, et que, d'un coup, elle aurait dispersé l'engeance hostile. La possession de son petit, contre elle, sous elle, lui donnait la fauve sollicitude de la bête pour ce qui est né de sa chair. Son sang roulait dans ses veines avec de cruels besoins de mordre et de déchirer.
Elle eut peur de l'état violent de ses sensations, et cria, en serrant son enfant:
—Il ne faut pas qu'il y ait de lutte: je tuerais!
Mais aussitôt, elle reprit:
—Folle que je suis! Nous n'attendrons pas qu'ils viennent. La frontière italienne est tout près. A l'étranger, ils ne peuvent plus rien. Oh! enfin et vraiment, voici la clémence, la félicité! J'ai tellement souffert, que la perspective subite, presque foudroyante du bonheur accable ma raison. Je puis à peine croire, tant la vie m'a remplie de terreur et[284] de doute. Mes paupières cillent à l'éclat du ciel.
Pauline contemplait avidement l'enfant retrouvé. Elle ne pouvait assez le voir, s'en imprégner, s'assurer que c'était lui. Elle ne songeait pas à remarquer les changements qui s'étaient opérés chez le jeune garçon; il avait grandi, ses traits s'étaient complétés; elle ne s'apercevait pas de cela; elle ne constatait que sa présence, sa merveilleuse présence, son irradiation chargée de fluide et de lumière. Un chant de gloire naissait de ses entrailles, montait, montait, enveloppait son cerveau, projetait jusqu'à Dieu ses ondes triomphales.
—Je suis ivre, je ne sais plus ni ce que je pense, ni ce qui m'arrive, balbutiait-elle.
Puis, ce fut une réaction de maternité vigilante et tendre. Elle entraîna Marcelin dans la maison, le fit manger, le servit elle-même. Elle voulut savoir comment il avait voyagé, s'il avait dormi, s'il n'était pas fatigué, lui posant mille questions sur sa santé, goûtant à se retrouver au milieu de ces chers détails un incroyable plaisir.
—Ainsi, mère, je ne te quitterai plus?
—Oh! plus. L'heure de la miséricorde a sonné.
—Et nous vivrons toujours ensemble?
—Toujours.
—Tous les deux?
Pauline jeta un long regard sur son fils, un regard solennel et profond. Elle prononça lentement, mais d'une voix qui tremblait un peu:
—Tous les trois.
L'enfant resta longtemps silencieux, sans s'étonner. Puis il murmura:
—Tu l'aimes donc beaucoup?
Et à ce moment, Odon survint.
Il eut un tressaut de surprise à la vue du jeune garçon.
Mais déjà, Marcelin s'avançait vers lui et disait:
—Je sais qui vous êtes: vous êtes celui que ma mère aime comme je l'aime.
—O mon enfant! s'écria Odon, en lui ouvrant ses bras.
Et lui aussi avait les larmes aux yeux.
Lorsqu'on lui eut expliqué les événements:
—Il faut partir, dit-il, il faut que nous soyons loin demain matin. Une fois en sûreté, à l'étranger, nous pourrons engager des pourparlers avec M. Facial et obtenir qu'il renonce à ses droits.
—Le prochain rapide de Paris n'arrive que demain soir, dit Pauline; nous avons donc beaucoup d'avance, à supposer même que l'on soit déjà sur la bonne piste.
—Et le télégraphe! fit Odon. Qui sait si en arrivant à la frontière nous ne trouverons pas la police prévenue! Nous courrions peut-être moins de risque en partant par Marseille, où nous nous embarquerions pour Gênes ou Naples.
—Cela exigerait plus de temps; et si la police est prévenue, elle le sera aussi bien à Marseille qu'à Menton.
On s'arrêta au projet suivant: on déguiserait Marcelin en petite fille; lui et Odon prendraient le premier train pour Vintimille; Pauline les rejoindrait quelques heures après. De cette façon, il y avait toute chance, en cas que la police eût des ordres, pour que les voyageurs ne fussent pas reconnus.
Ils allaient se sauver comme des malfaiteurs.
Marcelin, cette fois, se déconcerta:
—Mais quel mal est-ce que j'ai commis? Ne suis-je pas libre de rejoindre ma mère, puisque c'est avec elle que je veux vivre? Et si elle veut me garder, n'est-elle pas libre de le faire?
—Tu ne connais pas la société, dit Odon: elle a fait des lois qui donnent à M. Facial le droit de te priver de ta mère.
—Pourquoi use-t-il de ce droit? Il n'est pas méchant.
—Il n'est pas méchant, j'en suis sûr; c'est la société qui est mauvaise. Tu arrives ici, mon enfant, dans une maison qui ne vit pas suivant les lois de la société, mais où l'on aime et où l'on cherche à être heureux. Tu es assez grand pour comprendre, et tu as mérité de savoir. Ta mère doit désirer elle-même que je parle, elle doit sentir qu'il le faut.
Pauline fit un grave signe de tête affirmatif.
—Eh bien, reprit Odon, si tu es venu ici pour être notre fils, sache à quoi tu t'engages, ou plutôt de quoi tu te dégages. Tu romps avec les lois, tu te mets en révolte contre celui qui les représente, M. Facial, qui seul a des droits sur toi, seul est ton légitime éducateur, ton légitime protecteur. Ici, tu as ta mère: mais ta mère n'est plus ta mère au point de vue de la loi. Elle a eu le malheur de faire acte de personne libre, comme toi-même l'as fait hier; or, il n'est pas permis d'obéir franchement à son cœur. Quelque beaux que soient les sentiments qui te poussent, on ne t'en saura aucun gré. On pouvait te plaindre, on disait certainement,[287] on pensait probablement: «Le pauvre enfant, qui n'a plus sa mère!» Mais on ne t'excusera pas d'avoir voulu la retrouver. Ce qu'il fallait pour rester dans ton rôle—car chacun a un rôle fixé d'avance et dont il ne doit pas sortir—ce qu'il fallait, je vais te le dire: il fallait supporter héroïquement ton sort, te résigner. Tel était aussi le rôle de ta mère: elle devait se résigner, se résigner à être la femme d'un homme qu'elle n'aimait pas. Le monde ne pardonne pas qu'on tende au bonheur par la voix directe du cœur. C'est une terrible leçon que je te donne là; mais tu étais digne de la recevoir, et la vie te l'inflige déjà.
Marcelin se dressa avec orgueil:
—Je veux être le fils de ma mère, dit-il.
—Tu es un noble garçon, dit Odon. Partage donc notre ostracisme. Et c'est un véritable ostracisme, puisque nous sommes obligés de fuir à l'étranger.
—Nous n'habiterons plus la France?
—Cela nous sera défendu.
—Je n'irai plus au lycée?
—Ce sera un grand changement dans ton éducation.
—Papa m'avait donné le choix entre trois écoles: l'École polytechnique, Saint-Cyr ou l'École de droit. Il dit qu'un jeune garçon de ma position doit avoir l'ambition de devenir quelqu'un.
—J'espère que M. Facial ne se montrera pas intraitable. Nous ferons tout pour essayer d'obtenir de lui la permission de revenir à Paris, afin que nous puissions te donner l'instruction qu'il convient.
—Et s'il refuse?
—Il faudra alors renoncer aux carrières auxquelles donnent accès les écoles de l'État.
—Je ne sais pas si ce sera jamais pour moi un sacrifice; en tous cas, il sera bien minime au prix du bonheur de conserver ma mère.
—Et il n'y a pas besoin de diplômes pour devenir un homme.
Mais Pauline avait changé de visage. Elle venait seulement de se rendre compte des conséquences illimitées qu'aurait pour son fils la révolte contre l'autorité paternelle. C'était briser l'avenir de Marcelin. Facial maintiendrait ses droits jusqu'au bout. Et par une vision rapide, elle pensa au moment où, quelques années plus tard, l'enfant devenu jeune homme, saisi par la puissance d'une vocation—laquelle? savait-elle? savait-il?—regretterait amèrement ce qu'il appellerait peut-être son coup de tête. Son existence perdue, ses rêves irréalisables, voilà ce qu'il lui reprocherait. Et elle seule serait coupable. Et il aurait raison de l'accuser. Et il l'accuserait peut-être avec désespoir. Il pourrait lui dire: «Ma mère, vous avez été égoïste et lâche. Vous avez abusé de mon amour pour vous. Étais-je capable alors de décider de ma vie? Toute ma vie, songez-y, pour m'épargner quelques larmes sentimentales d'enfant! Et maintenant, voyez, je ne suis bon à rien, je n'ai rien, je ne suis rien. Croyez-vous que mon amour filial même ne soit pas irrémédiablement empoisonné par la pensée amère de ma stérilité? Cruelle ironie vraiment! Je vous aimais, j'étais innocent: et vous, qui aviez le devoir d'être prudente à ma place, vous avez manqué de courage,[289] vous m'avez trahi.» Voilà ce qu'il lui dirait, sans doute. Que répondrait-elle à ces paroles affreuses? Et à supposer l'improbable, Facial leur permettant le séjour de Paris, l'avenir de l'enfant n'en resterait-il pas moins compromis? Que pourrait-elle? Elle n'aurait plus de relations. Marcelin ferait ses études, puis il serait lancé dans la vie, sans protection, sans base. Il n'aurait qu'à rougir de sa mère. Fils de Facial, au contraire, il aurait un nom, un monde, des amis, des patronages nombreux et puissants; tout lui serait facilité, il n'aurait qu'à se laisser porter. Ruinerait-elle tout cela? La mère ferait-elle encourir à son enfant sa propre réprobation?
Un gémissement sortit de ses lèvres:
—Oh! je n'ai pas le droit... je n'ai pas le droit...
Odon comprit. Il se tut. Il venait de se faire les mêmes réflexions.
Mais le jeune garçon, auquel leur consternation n'échappa pas, s'accrocha fébrilement à Pauline en criant:
—Maman, je ne veux pas te quitter!
La nuit se passa dans ces horribles alternatives. Marcelin avait fini par s'endormir de fatigue. Pauline le regardait respirer, tout en causant à voix basse avec Odon.
Le lendemain matin, ils ne partirent pas.
Dans la journée une dépêche de Réderic arriva:
«Vous n'avez que le temps. On est sur trace.»
Alors, Pauline dit:
—Mon Dieu, donnez-moi la force d'aller jusqu'au bout.
Le soir même, elle partit pour Paris avec son fils.
Elle allait le rendre à Facial.
Facial ne manifesta pas, à les voir, un étonnement extrême. Il reçut Pauline avec une dignité froide dont il ne se départit pas. Dans son accueil transparaissait plus le dépit que lui avait causé l'escapade de Marcelin, que la joie de retrouver son héritier.
—Je vous félicite, Madame, d'avoir compris votre devoir. Je ne vous en veux pas: je sais qu'il n'y a pas là de votre faute et qu'il vous a été impossible de monter l'esprit de mon fils et de combiner avec lui cette malheureuse frasque. Vous me le ramenez, c'est bien. La police venait d'ailleurs de recevoir des renseignements précis sur son départ par la gare de Lyon et sur son arrivée à Grasse; de là à conclure quel était le but de sa fuite, il n'y avait qu'un pas. Aujourd'hui même, on doit avoir fait une perquisition chez vous. Vous n'auriez pas bénéficié de cette petite aventure. Mais puisque vous me paraissez avoir acquis de sages idées sur la manière dont il convient que mon fils soit élevé, je vous témoignerai ma satisfaction en vous autorisant à le voir une fois par an. Ces entrevues auront lieu à Paris, dans ma maison et en ma présence.
Pauline se sentait glacée. De funestes pressentiments la terrorisaient. C'était bien la fin, le deuil.
Facial tira de sa poche un carnet à souche. Il inscrivit quelques mots sur la première feuille, la détacha et la tendit à Pauline en disant:
—Mon fils vous a occasionné quelques dépenses; je tiens à vous les régler.
C'était un chèque de mille francs.
Pauline eut un geste d'indignation.
—Je n'insiste pas, fit Facial poliment.
Les choses se passèrent d'une façon moins affectée avec Julienne Chandivier, qui, sur ces entrefaites, arriva chez Facial, comme elle le faisait plusieurs fois par jour, pour savoir si l'on avait des nouvelles de Marcelin.
Lorsqu'elle le vit, son mot fut, en l'embrassant avec exagération:
—Le monstre d'enfant!
Et peu s'en fallut qu'elle n'embrassât aussi Pauline.
Le pédantisme en morale ne l'étouffait pas. Elle ne manqua pas de prendre à part son ancienne amie et de lui assurer que ses sentiments pour elle n'avaient jamais varié.
—Mais que voulez-vous! Vous avez été peu adroite. Il vous était si facile de tout ménager. Personne n'exigeait de vous une vertu cornélienne: on vous demandait seulement de vous conduire comme tout le monde. Vous avez préféré vous mettre tout le monde à dos. Avec la meilleure volonté, il était impossible de vous défendre; et moi qui, je vous le jure, ai trouvé parfaitement ridicule le bruit qu'on a fait autour de votre histoire, je n'ai pu me dispenser de vous brûler aussi en effigie. Vous aviez jadis d'étincelantes théories sur l'amour: vous voyez où elles vous ont conduite. En ce monde, on fait ce qu'on veut, mais il ne faut jamais vouloir ce qu'on fait. Les théories, c'est inutile en théorie, et c'est désastreux en pratique. Je suis superficielle, je suis hypocrite, je suis vicieuse, je suis incapable de penser, je suis femme, très[292] femme, mais c'est encore moi qui ai raison: je me conduis avec mon instinct, ne m'occupant nullement de ce qui est bien et de ce qui est mal, ayant seulement le sens de ce qui est faisable et de ce qui n'est pas faisable; et je n'ai point même conscience des défauts que je viens de dire, tellement ils sont à moi-même et tellement j'y réfléchis peu. Vous, c'est le contraire, et cela ne vous a pas servie. Êtes-vous heureuse, au moins, j'entends heureuse... personnellement? Vous n'en avez pas l'air. Ma pauvre amie, je vous plains avec une sincère sympathie. Dites-moi si je puis faire quelque chose pour vous.
Pauline était peu en état d'entendre et de répondre quoi que ce soit. Elle dit seulement, immensément lasse de corps et d'esprit:
—Rien, rien... Je ne suis pas venue ici pour moi...
—Et Marcelin?
La mère eut une seconde d'hésitation. Puis, elle prit la main de Julienne et supplia:
—Vous qui serez avec lui... oh! qu'il ne m'oublie pas!
—Je lui parlerai de vous, je l'ai déjà fait.
—Oui, je sais... merci...
—Je lui transmettrai vos lettres.
—Vous êtes bonne.
—Je suis meilleure que vous ne croyez.
Une sensation d'épouvantable fatalisme broyait l'âme de Pauline. Sa voix sortait difficile et monotone de sa gorge étranglée; ses yeux restaient secs.
Et le moment de la séparation ne fut pas déchirant comme elle l'eût pensé. Il semblait que le chemin[293] de douleur étant achevé, un mur se dressât pour empêcher d'aller plus loin, un mur au pied duquel il n'y avait plus qu'à se laisser tomber d'épuisement. Pauline prit son enfant dans ses bras—pour la dernière fois—posa sur son front ses lèvres décolorées, sans dire un mot. Sa tête était un lieu vide, où tous les bruits résonnaient étrangement, et n'éveillaient pas d'écho.
Ce fut l'adieu...
Des années tombèrent comme des feuilles mortes.
Odon et Pauline n'avaient plus quitté Grasse. Peu à peu, une paix relative était descendue sur l'âme endolorie de Pauline, une lente résignation qui la noyait, aux jours où elle ne voulait pas se souvenir. Il s'en dégageait une tendresse toujours plus complète pour celui qu'elle avait ardemment, follement aimé, qu'elle aimait maintenant profondément. Entre eux s'était créé un nouveau lien: ils avaient souffert ensemble, ils s'étaient vus souffrir. Et comme jamais ni l'un ni l'autre, fût-ce par un geste, par une intonation, n'avait semblé accuser leur amour des infériorités de la vie, ils en avaient conçu l'un pour l'autre une vénération croissante.
Pauline n'avait pas revu Marcelin. Chaque fois qu'elle avait rappelé à Facial sa promesse, celui-ci[295] avait trouvé un prétexte pour esquiver toute rencontre entre la mère et le fils. Les lettres de Marcelin, elles-mêmes, d'abord très touchantes, avaient fini par se modifier si complètement, que Pauline ne pouvait croire qu'elles ne lui fussent pas dictées. Elle n'en recevait plus que rarement. Marcelin se bornait à lui raconter ce qu'il faisait, où en étaient ses études, à lui donner de rapides nouvelles de sa santé. Et cela la navrait de n'y plus lire ces phrases charmantes, ces expansions qui savaient remuer son cœur. Elle ne voulait s'expliquer ce changement que par la découverte qu'aurait faite Facial de leur correspondance secrète. Comment aurait-on pu lui transformer pareillement son fils? Elle ne se disait pas que le changement n'avait pas été brusque, mais s'était opéré par dégradations insensibles.
Aussi, Paris ne lui inspirait plus qu'une instinctive horreur. Tant de choses s'étaient accumulées sur elle, qu'elle ne se sentait plus la force de lutter. Il aurait fallu être là, combattre pied à pied, et pour quel résultat? N'avait-elle pas renoncé? N'avait-elle pas pris l'engagement moral de ne rien faire qui pût nuire à son enfant? Lui d'abord, lui seulement. Et si elle devait disparaître, elle disparaîtrait.
Odon non plus n'était pas retourné à Paris. Un ou deux ans après le divorce de Pauline, il avait dû subir de la part de sa famille de pressantes tentatives pour le dégager d'une liaison «qui menaçait de devenir sérieuse».
«Rompez, lui disait-on, rompez pendant qu'il en est temps encore. Vous avez fait votre devoir,[296] vous avez agi en galant homme en n'abandonnant pas aussitôt une femme qui s'est perdue pour vous. Mais maintenant, cela suffit. Reprenez votre liberté. Vous éterniser dans cette situation équivoque serait à la fois honteux et ridicule.»
La vicomtesse de Béhutin était même venue exprès à Nice pour voir son frère, espérant, par une démarche formelle, obtenir de lui la rupture souhaitée.
Odon alla au rendez-vous, mais ce fut pour assurer à sa sœur qu'il romprait plutôt avec elle, que de considérer un seul instant l'idée de quitter sa maîtresse.
De plus en plus, les deux amants s'étaient sentis seuls, étrangers au monde, absurdes et réfractaires. Sans une inquiétude de cœur, ils étaient demeurés l'un à l'autre, persuadés que cette possession constituait l'unique et suprême sécurité dans le hasard phénoménal de l'existence. Ils s'avançaient dans l'avenir sans autre projet, sinon de continuer le présent avec plus de sérénité, plus d'oubli si possible.
Malheureusement, de cruelles préoccupations vinrent bouleverser ce qu'ils avaient pu retenir de bonheur. La santé d'Odon laissait à désirer. Et, tout à coup, sa maladie de cœur s'aggrava. Une crise, plus forte que celles qu'il avait de temps en temps, l'abattit si rudement, que Pauline eut, un moment, l'affreuse angoisse de le voir partir entre ses bras. Il ne s'en releva pas complètement.
Pauline comprit alors le malheur effrayant, le malheur auprès duquel le reste n'était rien, l'insondable malheur qui la menaçait.
Elle ne s'était jamais posé cette question: S'il mourait?
Et voilà que la mort apparaissait, comme la solennité de l'heure dans le silence de la nuit, rappelant, par un signe précis, discernable, l'éternelle possibilité.
Pauline se sentit une lumière vacillante dans le vent du nord. Nul doute! nul doute! Elle s'éteindrait du même coup. La rafale qui emporterait Odon emporterait sa vie à elle.
Mais cette certitude de mourir à la minute où son amant cesserait de lui être l'image miraculeuse qui fait vivre ne constituait pas une consolation suffisante. Indépendamment des souffrances physiques qu'éprouvait celui qu'elle eût voulu surhumainement heureux, la perspective du mystère formidable que serait cette fin terrestre de leur amour la plongeait dans une agonie éperdue de pensée.
Elle se rappelait le mot qu'elle avait dit à Odon le soir où ils avaient fait connaissance, un des premiers mots qu'il avait entendus d'elle: «Moi, je n'ai pas peur de la mort.»
Et maintenant, elle avait peur de la mort.
Rocrange ne se dissimula pas la gravité de son état. Cela pouvait durer longtemps, sans doute. Mais il était marqué. Et comme tous deux étaient de grandes âmes, ils se mirent à causer de l'indomptable Inconnu.
Un jour, jetant un regard chargé de pitié sur son amie, Odon dit:
—Je mourrai le premier. L'existence n'est qu'un court combat contre la destinée. On n'a vraiment[298] pas le temps de se sentir vainqueur ou vaincu. Vainqueur de quoi, si l'on croit à la victoire? La victoire n'est jamais exquise, même pour les heureux: car le désir a toujours été tellement au-delà de ce qu'on a réalisé, que la plus apparente victoire n'est encore et surtout qu'une défaite. N'y aurait-il que des vaincus de la vie? Pour moi, j'ai eu tout ce qui m'était souhaitable; j'ai été le rare privilégié qui a rencontré et obtenu la femme extraordinaire de son plus pur rêve. Combien d'hommes pourraient en dire autant? Et cependant, à peine obtenue, mon vœu inextinguible fut de la rendre enviable aux anges. J'ai tout fait pour cela. Et lorsque je mourrai, j'en serai encore à me demander si la rencontre qu'elle a faite de moi n'a pas été l'ère de son malheur.
—J'ai eu la même illusion, dit Pauline; et j'ai toujours celle de croire que sans la geôle misérable où nous nous débattons, nous serions capables de bonheur, même d'un bonheur à faire envie aux anges. Ce qu'il y a de terrible, c'est que nous l'avons vu, ce bonheur, nous y avons touché; libres, hors de la geôle, nous en aurions joui comme du plus éblouissant soleil; et notre peine s'accroît de ce que nous savons combien sont infimes les artifices qui nous ont retenus prisonniers.
—Je crois que le fait même de vivre constitue la geôle dont tu parles. Sans doute, ses murs sont souvent élevés par la société; nous voyons la société comme cause prochaine, mais la cause première n'est-ce pas toujours et essentiellement la vie? Nous sommes sujets avant tout à notre[299] nature d'homme; et c'est parce qu'il y a des natures d'homme autour de nous que nous sommes inévitablement persécutés. C'est un cercle vicieux. S'il n'y avait pas de natures d'homme se combattant et se faisant échec, il n'y aurait pas de désir et par conséquent de tendance au bonheur. Notre amour n'est-il pas né de ce que nous nous sommes trouvés au milieu de milliers de natures d'homme? Il faut qu'il y ait choix et contraste pour s'aimer. Si, comme deux fleurs prédestinées, nous avions poussé seuls, dans quelque lieu désert, sans avoir jamais connu nos semblables, nous ne nous serions pas aimés; nous nous serions possédés sans débat, de par la loi naturelle et fatale; mais il n'y aurait eu là que le bonheur négatif de l'inconscience, ce qui n'est pas le bonheur et, en tout cas, pas l'amour. Et même alors, dans cette inconscience de nous-mêmes, la vie ne se fût guère révélée moins cruelle. N'eût-elle pas consisté toujours en trois choses: le temps qui passe, la matière qui est infirme et l'esprit qui est exigeant? Et, par là-dessus, terme de tout, enveloppe scellée, couvercle hermétique: la mort!
—L'amour, c'est donc nécessairement la souffrance?
—La souffrance naît de l'amour, comme l'amour naît de la souffrance.
—Et pourtant, s'écria Pauline, je sens bien que l'amour est le bonheur!
—Il devrait l'être, reprit Odon, parce que notre cœur est la source infinie du désir. Il ne peut pas l'être, parce que le désir, qui est notre cœur, ne s'arrête pas de jaillir infiniment.
—Que sommes-nous donc venus faire sur la terre?
—Vivre. Heureux qui a aimé: il a souffert. Heureux qui a souffert: il a vécu.
—Quelle ironie! Le bonheur consisterait à être malheureux!
—Oui, dit Odon, mais il faut ajouter un mot. Toute nature d'homme étant forcément malheureuse, par le fait même qu'elle est nature désirante, le bonheur consiste à être malheureux noblement. Et l'idée du bonheur est tellement innée dans nos cœurs, surtout dans nos cœurs d'amants, qu'après avoir souffert, lorsque cette souffrance a été noble, et la plus noble de toutes, la souffrance de l'amour, nous sommes tentés de nous écrier, nous nous écrions: Nous avons été heureux! Oserions-nous dire, ô ma chère maîtresse, quoique les larmes que nous avons versées et que nous verserons encore soient de celles qui rongent le rocher de la foi, oserions-nous dire que nous n'avons pas été heureux?
—Je l'ai été, certes, je le suis, même au milieu de l'épouvante et des ténèbres de l'angoisse.
—Cependant, tu n'aurais jamais autant souffert, si tu ne m'avais pas connu. Cela est non moins certain. Et chaque jour, il faut que je tombe à tes genoux pour te demander pardon, pardon de t'avoir fait souffrir, pardon de t'avoir aimé.
—Odon, la vie est vraiment tragique pour rendre possibles de pareils sentiments!
—Pardon de vivre, pardon de mourir, pardon de tout! Et nous ne sommes pas coupables! Tout[301] doit nous demander pardon, mais comme tout reste muet, c'est nous qui nous humilions.
Ils restèrent longtemps les yeux fixés dans l'infini du ciel, où des étoiles s'allumaient, mais où vainement, vainement ils cherchaient Dieu.
Lorsque Julienne Chandivier eut décidé de se débarrasser définitivement de ses deux amants, voici ce qu'elle imagina.
Elle envoya à Sénéchal le petit mot accoutumé:
«Je vous attends ce soir, à dix heures.»
Le petit mot se faisait si rare maintenant, que le vieux sénateur en éprouva un plaisir particulièrement délicat.
Réderic reçut en même temps celui-ci:
«Venez dîner.»
—Vous êtes gracieuse, dit Réderic, lorsque Julienne le fit passer dans son appartement et qu'il s'aperçut que c'était pour un dîner en tête à tête qu'il avait été invité. Depuis si longtemps que vous me négligiez! Vous êtes tellement occupée de vos jeunes gens!
—Les jeunes gens, maintenant! Autrefois,[303] c'était Sénéchal. Vous serez donc éternellement jaloux, mon pauvre Réderic?
—Je ne suis pas jaloux, je suis misanthrope.
—Dites, au moins, misogyne.
—Chaque fois que je vous vois, il me semble que je vous hais. Et je reviens toujours, dévoré de mon ancien poison. Je vous crible d'épigrammes, parce qu'il faut que mon amertume sorte; mais j'ai soif de votre lèvre, j'ai votre œil dans le sang.
—Et moi, dit Julienne, chaque fois que je vous vois, j'ai envie de vous chasser. Mais vous êtes mon besoin mauvais. Je suis ravie de me sentir détestée de vous et de vous tenir si bien, de vous tenir d'autant mieux que je suis plus détestée. Ne vous y fiez pas cependant: je pourrais me lasser de cruauté et devenir bonne.
Quoique ce fût dit sur un ton moqueur, Réderic répliqua:
—C'est alors que vous auriez la cruauté capricieuse. Satisfaite de m'avoir ravagé pendant tant d'années, vous concevriez le désir d'exercer sur quelque autre plus neuf votre art de Locuste morale. Mais devenir bonne! Quelle parodie!
—Il n'y a que vous pour croire à mes maléfices. Regardez Sénéchal, a-t-il l'air d'un empoisonné?
—Il n'a l'air que d'un gâteux, railla Réderic.
Julienne se prit à rire:
—Il sera complet ce soir. Quant à toi, Paul, tu n'es peut-être pas gâteux de la moelle, mais tu l'es du cerveau. Et ce n'est pas moi qui t'ai intoxiqué. Tu t'es intoxiqué toi-même. Que veux-tu que j'y fasse? Il te fallait une cuisinière et tu as rencontré[304] une femme. Que dirais-tu pourtant, si je te renvoyais aux incurables?
—Ah! fit-il, je ne veux mourir que par toi. Et je t'admire: tu es fraîche, tu es jeune! Il semble que tu ne penses pas, que tu ne sais pas, que tu traverses la vie sans y prendre garde! Et tu es toujours, tu seras toujours l'enfant maligne, inconsciente, l'enfant-femme, l'enfant-serpent.
—Pourquoi pas l'enfant-vampire?
Elle se dévêtait lentement, avec la grâce d'une almée.
Réderic buvait son corps, comme un alcoolique la liqueur néfaste qui le tue.
Un peu avant dix heures, la femme de chambre de Julienne entre-bâilla la porte, effarée.
—Madame, M. Sénéchal est ici. J'ai cru bien faire de prévenir madame. Il doit y avoir une erreur.
—Pas du tout. Faites entrer.
Les deux amants de Julienne se dévisagèrent. Ils venaient de comprendre. Sénéchal tremblait d'indignation; Réderic ricanait nerveusement.
—Messieurs, dit Julienne, il n'y a pas eu possibilité d'éviter cette rencontre. Heureusement qu'elle ne s'est point produite entre l'un de vous et mon mari. Mon honneur est sauvegardé.
En silence, Sénéchal et Réderic échangèrent leurs cartes. Qu'avaient-ils à se dire? Ils se connaissaient depuis longtemps. Depuis longtemps, chacun d'eux savait les relations de l'autre avec Julienne. Mais, pour la première fois, ils se trouvaient en présence, dans une situation qui les empêchait de feindre[305] d'ignorer la vérité. Ils n'avaient plus qu'à s'exécuter proprement.
Le duel eut lieu le surlendemain. Le vrai motif fut, comme de juste, tenu secret. Il fallait, avant tout, couvrir Julienne.
Celle-ci avait trouvé là le meilleur moyen d'en finir sans phrases. D'un côté, elle signifiait à ses amants une rupture sur laquelle ils seraient peu tentés de revenir; de l'autre, par l'effet du duel, elle s'assurait auprès d'eux contre toute espèce de vengeance par l'indiscrétion ou la calomnie: on ne médit pas d'une femme pour laquelle on se bat, et cela était à considérer avec Sénéchal.
Tout allait le mieux du monde pour Julienne. Il n'en fut pas de même pour les deux adversaires, qui, n'ayant d'ailleurs aucun désir de se battre, ne faisaient, en cela, que remplir une des consignes de l'amour moderne.
Sénéchal fut blessé grièvement. On rapporta Réderic mourant chez lui.
Les journaux s'occupèrent un peu de l'affaire; mais comme tout s'était passé selon les règles, il n'en fut pas autrement question. Le nom de Julienne ne fut pas prononcé.
Odon de Rocrange reçut ces quelques lignes, que Réderic, avant de mourir, trouva la force d'écrire:
«Je viens de me battre pour une femme. Tu devines qui. Il me semble que je vais mal, mal. Je te dis adieu, prévoyant que c'est la fin. Me voici débarrassé. J'ai aimé comme un forçat. S'il y a un autre monde, j'espère que j'y serai libre. Mais pour être libre, il faudrait n'avoir ni âme, ni pensée, ni[306] souvenir, ni désir. Autant dire qu'il ne peut y avoir de vraie liberté que dans la vraie mort. Ainsi soit-il!»
Quelques mois après le duel, Sénéchal mourut aussi, d'une maladie qui, suivant les médecins, était la suite directe de sa blessure.
Par une coïncidence curieuse, ce fut à l'enterrement du sénateur que Facial, qui venait enfin d'être nommé officier de la Légion d'honneur, arbora pour la première fois la rosette.
De notables changements s'étaient produits dans l'existence de l'ancien mari de Pauline. Son «deuil» porté, il n'avait pas résisté longtemps aux pressantes sollicitations de son ami Chandivier. Quelques soupers joyeux furent tout ce qu'il se permit pour commencer. Des scrupules d'homme rangé intimidaient encore sa conscience. Il avait beau raisonner, se dire qu'à son âge il ne pouvait pas vivre sans femme, qu'il n'était plus lié par aucun engagement, qu'il se trouvait moralement et effectivement libre et qu'il n'y avait ni crime, ni honte à sacrifier dans les mesures hygiéniques aux besoins de la chair, ses vieilles habitudes d'austérité ne laissaient pas de l'inquiéter. Facial ne se voyait pas volontiers sous les traits d'un «viveur». Ce qu'il avait toujours flétri du nom de «débauche» lui inspirait un secret malaise. Et pour lui, la débauche c'était déjà la partie fine en compagnie de demoiselles aux approches faciles, où l'on boit du champagne à deux heures du matin et où l'on raconte des histoires gaies. Pétri de prudence, il hésitait devant les incertitudes de l'amour vénal. D'autre part, il n'eût pour rien au[307] monde noué des relations avec une femme mariée. Les circonstances se chargèrent de vaincre ses répugnances.
Le malheureux Chandivier était aux abois. Complètement mis à sec par Rébecca, il ne savait plus où se procurer de l'argent. Depuis longtemps, une séparation de biens était intervenue entre sa femme et lui. Il avait emprunté tout ce qu'il pouvait emprunter. Sa dernière ressource était Facial, auquel il devait déjà de grosses sommes. Et c'était justement pour cela qu'il se montrait si empressé auprès de lui, espérant qu'en mêlant activement à sa vie son ami riche, celui-ci finirait par solder tous les frais de la fête.
Il eut même la maladresse de s'en ouvrir à Rébecca:
—Tu vois, Bébèque, je n'ai plus un radis. Il faut trouver une combinaison. Laquelle de tes amies jugerais-tu le plus capable d'emballer Facial? Il casquerait, il casquerait ferme. Il s'agit de trouver une femme assez honnête pour nous assurer une part dans les bénéfices. C'est une affaire à toi et à moi. Je chaufferais Facial; tu te chargerais de styler la femme. Je connais mon bonhomme: il meurt d'envie de se payer une maîtresse qui ait du montant. Penses-tu que Tanagra-la-Pucelle soit de taille? Ou la Tunique-de-Nessus? Ayons l'œil, ma petite, il y va de nos amours.
Mais Rébecca se souciait comme d'une guigne de ses amours avec Chandivier. N'ayant plus rien à attendre de son protecteur, le sentant ruiné, fini, démoli, elle comptait bien lui signifier son congé à la première occasion. Et l'occasion cherchée était[308] là, tout près; Chandivier lui-même la lui indiquait.
Elle se mit dès lors, cyniquement, à allumer Facial. Ce ne fut point difficile. N'ayant guère fréquenté les femmes galantes, Facial était peu capable de soutenir de sang-froid un siège en règle. Rébecca l'excitait d'ailleurs beaucoup. Souvent, il avait convoité cette créature aux allures de fille, au galbe provocant. Lorsqu'il se vit attaqué, sa sensualité ne fit qu'un tour. Il ne céda cependant point aussi rapidement que le donnait à supposer sa terrible concupiscence. Rébecca, qui constatait avec allégresse l'état violent où son manège mettait Facial, ne comprit rien d'abord à cette résistance. Elle s'aperçut enfin, avec surprise, que ce qu'elle avait à vaincre était moins l'indifférence ou l'avarice que la défiance d'une liaison illégitime et la crainte de s'engager trop avant. Mais ce qui mit le comble à sa stupéfaction fut le scrupule qu'elle découvrit que Facial avait de tromper Chandivier.
—Gros chien, dit-elle, qu'est-ce que cela peut te faire, puisque je suis résolue à le quitter?
—Je ne veux pas qu'il m'accuse de lui avoir enlevé sa maîtresse.
—Mais, grand bébé, je te dis que je le quitte en tout cas. Ne vaut-il pas mieux que ce soit toi qui en profites qu'un autre? Chanchan sera charmé de t'avoir pour successeur. D'ailleurs, je t'aime, là! je te veux, là!
Pour précipiter les événements, elle n'imagina rien de mieux que de pousser la tentation de son saint Antoine jusqu'à complète consommation. Elle se savait assez forte pour avoir tout à espérer de cette entreprise décisive. Facial serait plus fou[309] après qu'avant. Une fois tombé dans le puits de volupté qu'elle ouvrirait sous ses pas, il lui appartiendrait corps et âme, cœur et bourse, noyé dans la vase perfide et délicieuse, sans énergie pour remonter. Ah! elle avait des moyens de séduction autrement puissants que la coquetterie des épaules nues et le libertinage des gestes et des paroles! Elle avait l'élixir de son baiser savant, le musc de sa peau, son jeu de comédienne, plus à l'aise au lit que sur les planches et sachant, là, se prêter merveilleusement à tous les rôles.
Facial fut ébloui.
Et au matin, Rébecca avait emporté son «engagement». Quelque temps après, Facial l'installait luxueusement dans un petit hôtel, payait ses dettes, la remettait à flot. Un certain orgueil le prit même à l'idée qu'il entretenait une femme. Et loin de s'en cacher, cet homme sévère s'en vanta.
Chandivier reçut d'abord très mal la chose. Il pleura; il s'arracha les cheveux; il parla de suicide et de meurtre. Puis, il s'apaisa; puis, il comprit. Il comprit que sa folle maîtresse l'avait dévoré jusqu'aux os, qu'il était inévitable que, pratique dans sa folie, elle le lâchât impitoyablement, qu'en conséquence il valait bien mieux que cette opération nécessaire s'accomplît au profit de son ami intime, de son cher ami Facial, lequel n'aurait jamais le triste courage de lui fermer sa porte, ainsi que l'aurait sûrement fait un étranger. Et il arriva qu'au lieu de se brouiller avec le nouveau propriétaire de Rébecca, Chandivier se considéra plutôt comme uni à lui par un nouveau lien, un lien, en quelque sorte, de famille. Il fut l'hôte[310] assidu du petit hôtel; son couvert fut toujours mis à table; il eut une chambre dans la maison. Il vécut dès lors en véritable parasite auprès de Facial et de Rébecca. Son abjection devint même si grande, que Facial, qui avait des tendances à la jalousie, finit par le croire incapable d'être autre chose qu'un bénévole eunuque.
Le séjour de Rébecca au Théâtre-Français n'avait pas duré longtemps. Complètement insuffisante, elle n'alla pas au-delà de deux ou trois petits rôles, où, par déférence pour ses protections, on voulut bien l'essayer et qu'on lui retira presque aussitôt. Devant l'hostilité de ses camarades et l'indifférence du public, elle ne s'entêta pas trop, et, après quelques accès de rage, demanda elle-même la résiliation de son traité. Une autre idée lui avait poussé en tête. Elle avait envie d'aborder le café-concert. Puisqu'elle réussissait si bien la chansonnette et que chaque fois qu'elle servait le Museau de Dodore en société elle obtenait un si colossal succès, n'était-ce pas sa vraie vocation? Et n'était-il pas plus glorieux de devenir une divette à la mode, de voir circuler tout Paris sous son fausset et d'entendre brailler ses refrains par les foules, que de grimper péniblement à la remorque de Corneille et de Molière jusqu'à la médiocrité dans le grand art? Rébecca se sentait créée pour faire frétiller les têtes du bout de son orteil.
Facial, Chandivier, tous les amis de la future divette approuvèrent son projet. Mais on ne la laissa pas s'aventurer au hasard dans la carrière. On lui fit subir une préparation consciencieuse, on lui créa un répertoire inédit où tout le monde[311] collabora, elle répéta des mois et des mois devant ses familiers, qui, prenant au sérieux leur mission, conseillaient, critiquaient, formulaient leurs observations, déclaraient bien ou mal, choisissaient au milieu du flot de ses inventions, toutes plus saugrenues les unes que les autres, celles qui étaient capables de constituer des effets certains, une originalité décisive, un tremplin pour la popularité. On s'amusait beaucoup; on avait trouvé là un divertissement vraiment passionnant. Chaque soir, on se réunissait en cénacle; Rébecca faisait l'étude d'une chanson, couplet à couplet, détaillant, reprenant, essayant mille façons de dire, de lancer les mots, les bras et les jambes; Facial était grand juge et tranchait en dernier ressort; et quand enfin le chef-d'œuvre sortait des limbes, on s'extasiait, on se félicitait, on prédisait le plus formidable succès que les annales du concert eussent jamais enregistré.
Lorsque la chanteuse fut déclarée en possession de son art, on élargit le cercle de ceux qui étaient admis à saluer le lever de la nouvelle étoile. Des journalistes furent invités. On organisa toute une campagne de réclame préventive. Le mot d'ordre fut donné: Rébecca-artiste, Rébecca-chic suprême, Rébecca-prodige. Cela coûta fort cher à Facial; mais dans le feu de l'enthousiasme, il dépensait sans compter. Et avant d'avoir paru devant le public, Rébecca était déjà célèbre.
Le triomphe de son début dépassa toutes les prévisions. La salle, chauffée à blanc, acclama la chanteuse avec frénésie. Il semblait que ce fût une révélation, un art nouveau qui naissait, merveilleusement[312] adapté au goût, au scepticisme, à la veulerie contemporaine. On était enchanté, on humait avec prédilection le relent de ces géniales inepties, on s'électrisait au contact épileptique de la sirène d'égout qui les aboyait. Le Museau de Dodore surtout alla aux nues. C'était ça. Le public avait trouvé son idole, et Rébecca son chemin de Damas.
Le soir même, comme Facial, tout fier, répandait à ses pieds son tribut de félicitations, elle lui dit:
—Tu sais, mon gros, depuis aujourd'hui, tu me doubleras mes appointements. N'oublie pas que tu entretiens une divette.
Et Facial doubla, trop heureux d'être le protecteur attitré d'une chanteuse dont le boulevard fredonnait déjà le refrain fameux:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!
—Dieu! Dieu! si vous existez, si vous connaissez la miséricorde, si, pour une fois, vous êtes capable de justice, criait Pauline en se meurtrissant les mains, sauvez-le! sauvez-moi!
L'heure éternelle était arrivée.
Odon de Rocrange avait sombré, en quelques chutes rapides, comme si, tout à coup, le corps parvenu aux extrêmes limites d'une résistance qui faisait encore illusion, avait été abandonné à sa ruine par la volonté défaillante.
Et il gisait là, maintenant, dépouille déjà, secoué des derniers frissonnements de la vie, sur le lit, le lit même de leur amour: le tronc soutenu par une pile de coussins, la tête livide cherchant l'air, les jambes gonflées d'hydropisie pendant hors des draps... Quoique l'issue de la maladie fût dès longtemps fatale, ce soudain effondrement prenait l'horreur[314] d'une catastrophe imprévue. Terrifiée, Pauline assistait à ce spectacle d'épouvante, comprenant seulement ce que c'était vraiment que la séparation, la foudroyante séparation, l'inutile, la cruelle, l'immense séparation. L'angoisse de l'inconnu l'avait étreinte, la révolte farouche devant la souffrance du bien-aimé l'avait bouleversée, elle avait gémi de détresse, elle avait senti le désespoir de l'existence; elle avait même, en un surhumain effort de pensée et de foi, accueilli, à de certains moments, l'idée de la mort; elle s'était entretenue, avec celui qui allait mourir, de l'immortalité de l'âme. Mais en présence du fait, du fait qui allait s'accomplir avant que l'heure soit écoulée, elle perçut que tout cela, tout ce qu'elle avait souffert, accepté, vécu, était dès lors nul et sans signification. Le néant! Elle ne se disait pas que c'était le néant: elle y était sans le savoir. Rien! rien! Leur amour: rien! La vie: rien! La pensée: rien! Au chevet du lit où mourait son ami, Pauline devenait folle.
L'agonie commençait.
Les lèvres du mourant s'agitaient, s'agitaient, convulsives.
«Quoi? Oh! grand Dieu, quoi?»
Pauline se pencha avidement sur ces lèvres qui balbutiaient, se pencha comme sur un puits d'infini, sondant de toute la tension de ses yeux et de ses oreilles le mot, les mots qui sortaient de l'abîme du mystère. Mais son âme eut beau s'appliquer d'un suprême effort à entendre la voix, il ne monta de l'abîme qu'un bruissement indistinct. La communication n'existait plus.
Que voulait-il dire? Que disait-il? Car il devait[315] avoir encore quelque parole à prononcer dans le monde des vivants. Il avait l'air d'indicible stupeur de celui qui veut parler et ne peut. Oh! cette parole! Était-ce une recommandation extrême et solennelle? un adieu? Était-ce la révélation subite que, sur le seuil, il venait d'avoir de l'au-delà, et qu'il tentait de jeter rapidement, comme un butin inouï, à celle qu'il laissait en bas? Ne pas savoir! rester avec cette effroyable interrogation dans le souvenir! Avoir eu pour dernier regard de l'aimé cette navrante expression d'anxiété et d'impuissance!
Allait-il partir ainsi, muet?
Pauline ne put supporter cette idée. A genoux, la tête dans ses doigts crispés, elle suppliait Dieu—Dieu en qui elle voulait croire maintenant—de faire un miracle. Non le miracle de ressusciter ce prochain cadavre, c'était impossible, c'était trop tard, mais le miracle de l'animer encore, quelques minutes, pour qu'il puisse parler, parler, et qu'il s'en aille après avoir édicté les paroles de paix et de consolation, versé ce baume au cœur horriblement déchiré de l'abandonnée.
—Odon! Odon! râla-t-elle.
Entendit-il ce cri, cette évocation presque? Entendit-il? Pas un signe dans son œil blafard; pas un battement de sa paupière violacée.
—Odon! pitié... Veux-tu que je me tue, que je t'accompagne là-bas?
Elle voulait, à ce moment éperdu, qu'il lui donnât un ordre—l'ordre.
De sa bouche déjà froide, il aurait murmuré cette seule syllabe: «Viens»; moins encore, sa tête se serait imperceptiblement inclinée en un assentiment,[316] que, sans une hésitation, elle se serait tuée.
Mais Odon ne bougea pas. Il n'y eut, dans l'attente accablée de la chambre, que le chuchotement trouble de la respiration du moribond, tantôt précipité, haletant, tantôt s'arrêtant pendant une ou deux mortelles minutes et, à l'instant où tout semblait fini, reprenant avec des saccades désordonnées.
Et l'âme de Pauline était suspendue à cette affreuse respiration; elle était cette respiration. Tantôt, elle s'évanouissait, disparaissait jusqu'à l'inconscience: tantôt elle roulait, se tordait en un flot de pensées, en un torrent dévastateur d'agitations débordantes.
«Ne meurs pas! Reste! Comment la force de ma supplication n'est-elle pas capable de te redonner la vie? Je ne veux pas—Seigneur Dieu apprenez ma volonté, puisque vous êtes sourd à ma prière—je ne veux pas que mon amant meure! N'a-t-il pas suffi autrefois d'une volonté pour arracher au tombeau la fille de Jaïrus et le fils de la veuve de Naïn et Lazare?... Et suis-je moins que Jésus?... Oh! oui, certes, et mon humilité est profonde... Je veux dire: ma volonté est-elle moins grande? Non, Seigneur: en ce moment ma foi n'est pas inférieure à celle qui a opéré les prodiges. Si votre parole est vraie, ma foi devrait, en ce moment, transporter la montagne, la montagne qui m'écrase... Mais vous mentez, votre parole est mensongère... Écrasez-moi complètement, écrasez-nous, que je ne sente plus, que je ne voie plus!...»
Elle approchait du délire. Mais ses pensées tournoyaient[317] si vite dans son front chargé de fièvre, qu'elles constituaient moins de réelles divagations qu'un mélange informe d'élancements douloureux et de vertiges. Pauline ne s'arrêtait à aucune d'elles d'une façon stable. Passant, presque sans s'en rendre compte, de l'oraison au blasphème, de la plainte passionnée à l'effroi, elle ne se créait point d'image précise de ce qu'elle ressentait vraiment. Son cœur, son cerveau, ses nerfs se brouillaient en tumulte.
Parfois, un éclair lézardait le fond noir de son être: c'était sa vie, l'idée de sa vie traversant rapidement sa mémoire. Sa vie! oh! sa vie brève, inconsistante, sa vie fugitive comme un bondissement de flèche, pour arriver, sans transition, l'instant d'après, à ce but, à la mort, qui, elle, n'était que trop et que trop abominablement vraie! Plus rien! Tout ce qui avait existé et avait si promptement apparu et disparu, toute la vie, cet éclair, avait zigzagué dans les ténèbres pour s'y résoudre éternellement, après avoir illuminé—quoi? O vie-fantôme aboutissant à la mort-vérité! Et à travers quelles souffrances? et pour quelles insondables souffrances? Et cette minute de la mort balancerait par son poids tout le poids—si minime maintenant—de la vie! Et les siècles, les siècles de siècles suivraient, toujours, toujours... et toujours ce serait la mort.
Ne resterait-il rien? Rien! Cet amour, leur amour, l'amour, qui pour eux avait été la vie et les avait souvent élevés si haut qu'ils avaient cru être immortels et divins, l'amour, leur amour ne subsisterait-il que comme la vague auréole d'un[318] songe plus vague encore? Cet idéal, grâce auquel ils s'étaient senti une âme, une âme commune, fondrait-il comme un spectre vain dans la fumée des torches lugubres d'irréparables funérailles? N'aurait-il pas mieux valu n'avoir jamais aimé? N'aurait-il pas mieux valu de suite cette mort, cette mort qui n'en aurait pas été une? Et si la vie terrestre ne pouvait leur être épargnée, au moins que n'en eussent-ils ignoré le grand, l'implacable désir, ce qui ne meurt pas et ce qui meurt toujours, leur double âme, le sanglot, la cruauté, l'illusion de l'amour!
Leur amour avait-il même existé? Et Pauline—ce fut un vide étrange—Pauline douta. Il semblait que puisque l'amour ne pouvait vaincre la mort, c'est qu'il n'avait pas été l'amour.
«Quand, quand ai-je aimé? Je n'ai pas eu le temps! Tout était déjà fini, que je cherchais encore dans l'avenir l'accomplissement de ma destinée! Pas un seul moment je n'ai pu me croire heureuse, comme je voulais que l'amour me rendît heureuse. Pas un moment je n'ai pu me dire: «Me voilà au sommet, je n'irai pas plus loin, je n'ai plus qu'à descendre.» J'ai toujours regardé en avant, j'ai toujours voulu plus, espéré plus. Espéré! Espérer n'était pas aimer! Et lorsque l'impitoyable doigt de Dieu brise cette espérance, n'est-ce pas l'amour, la possibilité de l'amour qu'il raye de ma vie? Et pourtant, jamais femme n'a aimé plus que moi! Je le sens, j'ai aimé, j'ai aimé... Mais plus j'aimais, plus je voulais aimer: et il me semblait, à chaque élan nouveau, que je n'avais pas aimé encore. Et voici: le jour de deuil[319] est arrivé, mon cœur est arraché de ma poitrine alors qu'il devait battre, battre plus fort, battre pour l'infini. Oh! mourir! mourir!... Odon, je veux mourir avec toi... Peut-être le cycle de notre amour n'est-il pas révolu!...»
Elle détourna la tête, comme poussée par quelque force occulte.
Tout à coup, son sang reflua à son cœur.
Dans le coin le plus sombre de la chambre, elle crut voir, elle vit, oh! elle vit à n'en pas douter une forme, tel un brouillard qui se condense, une forme qui se créait. Elle reconnut... Elle le reconnut... Lui!... lui!... C'était son ombre, sa vision se détachant sur le fond obscur des tentures. Et peu à peu, l'ombre se précisa, prit du relief et de la couleur. Elle ondoyait, comme portée par des flots invisibles, comme balancée mollement dans un fluide éthéré. Les doigts devinrent lumineux; ils dégagèrent une lumière phosphorescente, dont s'éclaira tout le haut de la figure. L'apparition était presque vivante maintenant, semblable au reflet d'un homme vivant projeté par une lampe dans une glace noire. C'était Odon, Odon transfiguré, plus beau qu'il ne l'avait jamais été, Odon souverainement serein, brillant de sa vraie nature, sa nature glorifiée. Son regard posé sur Pauline souriait gravement avec une douceur infinie. Lentement, lentement, il fit un geste: il développa son bras hors des draperies blanches qui le vêtaient, et, d'un mouvement insensible, amena un doigt sur ses lèvres. Il resta quelques instants ainsi. Puis, la mystérieuse apparition commença à décroître. Les teintes se fondirent; les formes s'effacèrent graduellement.[320] Bientôt, ce ne fut plus qu'une buée grise, qui elle-même finit par se dissoudre.
Immobile jusqu'ici, sans un souffle, les yeux fixes, dilatés par l'étonnement et par l'attente, Pauline, lorsqu'elle le vit disparaître, voulut s'élancer. Plus rien! C'était le vide morne et terrible. Et là, sur le lit, le corps gisait.
Elle se dit rapidement:
«Il est mort.»
Folle, elle se jeta sur la dépouille.
Mais non: le cœur battait encore faiblement.
«Où est-il? Oh! où est-il? Je ne sais rien! Je suis comme une égarée dans la nuit. Odon! parle! réponds-moi! Était-ce toi, toi vraiment? N'était-ce qu'une hallucination de mes sens! Vas-tu mourir? Vas-tu vivre? O mon Dieu! mon Dieu!»
La porte s'ouvrit.
Une grande femme en noir parut sur le seuil. Elle était accompagnée d'un prêtre.
Pauline se dressa, blême.
—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda-t-elle.
La femme en noir répondit:
—Je suis Mme de Rocrange.
La maîtresse d'Odon fut saisie d'un frisson néfaste. Cette femme venait-elle lui enlever le cadavre?
—M. de Rocrange est à l'agonie, dit-elle, laissez-le mourir en paix.
L'autre reprit d'un ton qui n'admettait pas de réplique:
—Je suis Mme de Rocrange: mon devoir est d'assister à son lit de mort celui dont je porte le[321] nom. Je vous prie de vous retirer. Vous avez eu l'œuvre de joie, à moi l'œuvre de douleur.
—Madame, murmura Pauline les dents serrées, venez-vous pour insulter celui qui m'a aimée? L'amour est l'œuvre de douleur aussi bien que l'œuvre de joie. Vous qui ne l'avez jamais aimé, vous n'avez rien à faire ici.
—Et Dieu? fit Mme de Rocrange.
—Dieu! repartit Pauline en accentuant avec désespoir les syllabes, on ne sait pas ce qu'il veut: lorsqu'on l'interroge, il ne répond que par le mystère.
—Il vous répond par moi. Je viens: c'est sa réponse.
Ces paroles s'étaient croisées à mi-voix, comme des coups de stylet dans l'ombre.
Les deux femmes se dévisagèrent.
Au bout d'un instant de défi silencieux, Mme de Rocrange comprit qu'elle ne serait pas la plus forte. Elle passa de l'autre côté du lit, à gauche.
Puis, sans paraître faire davantage attention à Pauline, elle s'agenouilla et dit:
—Mon père, confessez le mourant.
Le prêtre s'approcha. Il se pencha sur le corps. Il fit quelques brèves interrogations, qui restèrent sans effet.
Voyant alors que le mourant n'était plus en état de se confesser, il prononça à haute voix:
—Misereatur tui omnipotens Deus, et dimissis omnibus peccatis tuis, perducat te in vitam æternam!
Mme de Rocrange répondit:
—Amen!
Le prêtre reprit:
—Indulgentiam, absolutionem et remissionem omnium peccatorum tuorum tribuat tibi omnipotens et misericors Dominus!
Mme de Rocrange répondit encore:
—Amen!
L'absolution était à peine donnée, que le mourant eut un frémissement inattendu. Une étincelle—un regard—passa dans son œil. Et sa main, qui pendait inerte, se souleva, se souleva doucement... et vint se poser sur la tête de Pauline.
Ce fut la fin. Pauline, toute sanglotante de cette bénédiction, s'était laissée tomber sur lui, avait collé ses lèvres aux siennes. Elle recueillit son dernier soupir.
Odon de Rocrange était mort.
Un silence farouche suivit cette scène, interrompu seulement par les prières que marmottait Mme de Rocrange.
Toute la nuit, les deux femmes restèrent en présence à veiller leur cadavre.
Ce ne fut que plusieurs mois après la mort d'Odon, que Pauline songea à quitter Grasse.
Elle avait abandonné le corps à Mme de Rocrange. Celle-ci l'avait transporté à Paris pour l'ensevelir dans un caveau de famille.
Qu'importait à Pauline la dépouille mortelle de celui qui avait été son amant? Ce n'était pas ce corps qui l'avait aimée, mais l'âme dont il n'était que la terrestre et grossière réalisation. Oh! cette âme! elle y rêvait continuellement. Elle tentait de s'imaginer que cette âme était présente, la frôlait, lui suggérait toutes ses pensées, tous ses souvenirs.
Mais elle était prise de doute.
«Vivre de sa mémoire, est-ce bien vivre de sa vie avec lui vivant? Ne suis-je pas trompée par l'obsession de mon amour? Ce besoin de croire[324] quand même n'aboutirait-il pas à la démence? O Odon, n'es-tu plus qu'un vain son de syllabes qui s'agite douloureusement en moi?»
Maintes fois, elle essaya de revoir le cher fantôme. Ce désir la torturait. Elle restait des heures et des heures sans mouvement, les yeux tendus, la volonté ardente, s'épuisant à surprendre les moindres ondulations mystérieuses du vide, à provoquer l'hallucination. Mais elle eut beau prier, vouloir, se rendre malade; elle eut beau s'efforcer à reconstituer la scène du soir fatal, se mettre dans l'état d'esprit où elle était, à la place où elle se trouvait, fouiller le même coin d'ombre de la chambre funèbre où il lui était apparu: jamais, jamais elle ne le revit.
Où était-il? Pourquoi—s'il existait—ne se rendait-il pas à ses supplications? L'avait-il oubliée? Se trouvait-il si haut, si haut, si différent de ce qu'il avait été sur la terre, qu'il abandonnait à l'obscurité celle qui avait pourtant fait palpiter son cœur de chair?
Oh! savoir!
Mais si savoir, c'était l'atroce certitude du néant, ou—ce qui était la même chose—de l'oubli, ne valait-il pas mieux le doute: le doute qui est la perpétuelle blessure envenimée, cependant qui contient encore un peu de possibilité, de rêve, d'illusion?
Pauline n'osait pas se tuer.
Car, elle, ce n'était pas pour oublier qu'elle se serait tuée! C'eût été pour rejoindre là-bas l'amant qu'elle pleurait. Or, qui pouvait lui dire ce qu'elle trouverait au-delà de la mort? Peut-être la dispersion,[325] l'impuissance, l'incohérence; peut-être le désert sans bornes où, durant des siècles et des siècles, elle errerait à la recherche de l'âme qu'elle ne rencontrerait jamais; peut-être le jugement qui la précipiterait aux abîmes; peut-être la nouvelle naissance dans un monde où plus un seul souvenir ne subsisterait de celui-ci; peut-être—rien. Alors, plutôt que l'oubli, plutôt que le néant, la souffrance, la souffrance encore sur la terre, où, au moins, l'amour, son amour, tant qu'elle était en vie, ne périssait pas tout entier!
Désolée, elle resterait, jusqu'à ce qu'il plût à Dieu, au destin, au hasard de mettre fin à l'inconcevable mystère.
Elle n'osait même plus penser. Son pauvre cerveau s'égarait, en proie aux insolubles questions.
Attendre!...
Heureuse, lorsque les larmes venaient mouiller ses paupières, lorsque l'émoi des souvenirs gonflait son sein! Heureuse, lorsque sa peine éclatait en longs sanglots instinctifs et humains! Alors, elle se sentait encore femme, encore amante; alors, elle se sentait vivante, vivante par la douleur, mais vivante. Ce qui l'effrayait—et elle glissait dans ce gouffre, elle y glissait—c'était l'affaiblissement graduel de sa faculté de souffrir. Non pas que la consolation lui fût accessible. Ce n'était point un apaisement, un espoir de retour à moins d'amertume: c'était, au contraire, le progrès dans la détresse, progrès qui aboutissait à l'accablement, à la stupeur, par l'usure même de la sensibilité. Déjà, elle ne se trouvait plus capable de révolte. Ah! ses anciennes indignations! Elle se les rappelait[326] avec la surprise dont on considère une passion étrangère. Était-il possible qu'elle eût été assez impressionnable pour s'emporter contre l'injustice humaine? Injustice, hypocrisie, immoralité: ces mots, dont elle frémissait autrefois, résonnaient étrangement. Que signifiaient-ils? Que voulait-elle au juste par ses revendications, alors qu'elle s'irritait au contact d'une société qui la froissait? Dieu, qu'elle était loin! Et ses théories sur l'amour! et la liberté d'aimer! Oh! étrange! étrange! Quelle vitalité de cœur et d'esprit il avait fallu pour s'exciter à de pareilles choses! A l'issue de son existence tourmentée, Pauline n'était plus en état de songer seulement à l'insondable ironie qui s'en dégageait. A force d'avoir désiré l'impossible, les sources du désir s'étaient taries. A force de s'être brûlée aux plus hautes idées de l'honnêteté et de l'amour, les ailes de sa foi avaient été consumées jusqu'à la racine. Son âme mutilée se traînait, rampait désormais sur la steppe aride: le ciel était de plomb, pas un souffle ne passait, de tristes râles d'oiseaux parsemaient le silence.
Puis, comme un malade se retourne sur son lit, tout d'un coup elle éprouva le besoin de fuir Grasse.
Fuir Grasse, où ne régnait plus que la solitude! fuir la villa d'abandon, que ne hantait même pas l'ombre de celui qui était parti! Et aller là... où d'autres paysages allégeraient—peut-être—son front de l'angoisse de la folie.
Alors, elle eut un souvenir, lointain, vague, comme une douce surprise de se souvenir. Paris! Elle avait vécu, autrefois, à Paris. N'avait-elle pas[327] là-bas quelqu'un... oui, quelqu'un qu'elle aimait?... Son fils... Elle ne l'avait pas revu depuis si longtemps!
Pauline pleura.
Pour la première fois, des pleurs moins amers baignèrent ses joues. Un frisson, comme un zéphyr qui ride l'eau torride, fit tressaillir son cœur d'émotion. Un frisson qui était presque une espérance!...
Oh! elle n'exigerait rien! Elle serait humble. Elle n'arriverait pas comme une mère qui réclame sa part, la grande part. Elle se ferait petite, aussi petite qu'il le faudrait, demandant seulement à le voir, à voir son fils quelquefois. Ne se rendait-elle pas compte elle-même combien sa compagnie serait lugubre? Elle habiterait une maison éloignée, dans un faubourg. Il viendrait, quand il voudrait, en passant. Il apporterait sa jeunesse, comme un rayon de soleil entre dans une demeure de deuil, envahit tout, dore tout, à de certaines heures, à de certains jours, lorsque le ciel est clair et que les volets sont ouverts. Ses visites seraient le seul bien qui lui resterait du monde visible.
Enfantinement, une joie timide effleura son âme. Pauline partit pour Paris.
Comment serait-elle reçue? Et son fils, et le baiser de son fils, quelle impression produirait-il sur son pauvre cœur?
Facial répondit d'une façon très polie à la lettre par laquelle elle lui annonçait son arrivée. «Venez, disait-il, nous serons charmés, mon fils et moi, de vous voir.»
Elle se présenta, quelques jours après, dans cette[328] maison qui avait été la sienne. A peine en eut-elle franchi le seuil, qu'elle fut saisie d'une sensation de malaise. Tout avait un air gai, léger, satisfait... On était heureux ici.
Lorsque Facial vint la recevoir, il s'arrêta stupéfait, hésitant à la reconnaître.
—Comment, c'est vous? fit-il avec un geste de commisération. Et en effet, Pauline avait les cheveux blancs; elle était maintenant une vieille femme.
—Vous! vous! répétait Facial toujours plus étonné, considérant ce débris que quelques années avaient fait de celle dont il admirait autrefois la jeunesse.
Lui s'était un peu boursouflé; il n'avait guère changé, d'ailleurs.
—Donnez-moi de ses nouvelles, dit Pauline avec une appréhension.
—Mais vous allez le voir, il est ici.
—Je vais le voir? Aujourd'hui?
—Certainement, dit Facial:
Et il ajouta avec la plus extrême politesse:
—Je ne voudrais pas que vous vous soyez dérangée seulement pour moi.
—Oh! je vous remercie! Et je pourrai le voir quelquefois?... souvent?...
—Autant que vous le voudrez. Il n'y a aucun inconvénient, aucun inconvénient, maintenant, à ce que vous le voyiez. Marcelin n'est plus un enfant; il est maître de se conduire comme il le désire. Je le laisse libre.
Facial causait d'un ton dégagé, suivant avec curiosité l'effet de ses paroles sur le visage de Pauline.
Celle-ci n'osait croire à une générosité si complète; elle tremblait, tremblait comme une faible feuille d'automne, se sentant à la merci des moindres chocs, sans force pour résister.
—Oui, disait Facial, Marcelin est aujourd'hui un garçon accompli. Il a terminé brillamment son lycée. Le voici étudiant en droit. Je crois qu'il ira loin. Indépendamment de son intelligence, qui est vive, son caractère s'est formé tout à son avantage. Il a ce qu'il faut pour réussir. Je suis très content de lui.
Et sonnant un valet de chambre:
—Prévenez mon fils que Madame est au salon.
Quelques instants après, la porte s'ouvrait. Un jeune homme fort élégant, aux manières distinguées, faisait son apparition, le sourire aux lèvres.
Pauline s'était levée toute chancelante.
Mais au premier coup d'œil, elle comprit. Un sang mortel battit ses tempes. Ce n'était plus son fils.
Marcelin s'avança vers elle, sans manifester autre chose qu'un empressement de bon ton. Galamment il lui baisa la main.
—Ah! ma mère, croyez à l'extrême plaisir que j'ai de vous revoir. J'ai reçu avec une vive satisfaction la nouvelle de votre arrivée. J'espère qu'il ne s'agit point là d'un simple séjour, mais que vous allez vous fixer à Paris. Vous me permettrez, lorsque vous serez installée, d'aller souvent vous présenter mes hommages.
Elle le regardait, l'écoutait, comme dans un rêve. Elle cherchait le Marcelin d'autrefois. Il y avait des rappels, dans le timbre de la voix, dans[330] les jeux de la physionomie. C'était lui: mais elle le sentait si autre, qu'il lui produisait l'effet d'un étranger.
—Je vous laisse ensemble, fit Facial: vous avez, sans doute, bien des choses à vous dire.
Il prit congé, comme s'il voulait, ainsi, marquer la complète indépendance dont jouissait Marcelin et donner toute sa signification à l'attitude de celui-ci vis-à-vis de sa mère.
—J'ai appris le malheur qui vous a frappée, dit alors le jeune homme, mais sans se départir un instant de sa correction. Je sympathise autant qu'il convient à votre affliction, Le défunt était un parfait gentilhomme. Je n'hésite pas à lui rendre justice, malgré la réserve à laquelle je suis tenu et que vous serez la première à comprendre. Je n'insiste pas davantage. Parlons de vous: votre santé est bonne?
Pauline ne trouvait pas une parole, pas un geste. Des sons sortirent au hasard de ses lèvres.
—Oui... oui... je vous... je te remercie...
—Vous n'êtes pas encore tout à fait remise, cela se voit, continuait Marcelin en frisant sa légère moustache. Paris vous fera du bien. Vous ne pouviez pas rester éternellement enterrée là-bas. Pour moi, vous voyez, je vais à merveille. J'entre dans la vie par la porte rose. Mon père est exquis. J'ai pour lui une grande estime, doublée d'une réelle affection.
—Tu as... raison, balbutia Pauline.
—Et puis, papa est un homme en situation: cela va joliment m'aider, soit que je fasse carrière, soit que je me lance dans la politique.
—C'est juste...
Pauline défaillait: un vide étrange où tournoyait sa tête.
—Vous êtes souffrante?
—Un peu... Ce ne sera rien... Je m'en vais...
—Alors, au revoir, et à bientôt. A propos, que je vous dise, je ne demeure plus avec papa. Papa m'a loué un petit pavillon au quartier latin, rue d'Assas. C'est plus commode et plus agréable. Venez me voir.
Il lui remit sa carte de visite, et tirant un calepin qu'il consulta:
—Voulez-vous vendredi après-midi, entre quatre et six? Oui? C'est entendu, je vous attendrai. Vous verrez mon installation. Nous prendrons le thé. Au revoir.
Et avec une aimable sollicitude:
—Il faut vous soigner, recommanda-t-il en la reconduisant.
Une immense tristesse envahissait Pauline, son âme était lasse. Mais l'esprit de révolte n'habitait plus en elle. Tout s'accomplissait. Elle n'avait rien à opposer au cours navrant des choses: ni volonté, ni raisonnement, ni colère, ni courage. Elle subissait; elle s'inclinait. Mais il lui semblait que son cœur pleurait du sang.
Où aller? De quel côté diriger des pas qui ne cherchaient aucun but? Le panorama des faits terrestres tournait autour de ses yeux, lui donnait le vertige; tout se confondait, tout devenait gris. Elle aurait voulu se coucher et attendre sans un mouvement, essayer de dormir. Mais sa fièvre ne lui permettait pas la tranquillité, le sommeil: elle devait[332] errer, sans savoir, sans même tenter de comprendre pourquoi la route était si longue et si mauvaise.
«Odon! Odon!»
Ce cri plaintif rayait son âme.
Odon ne l'entendait pas, ne pouvait l'entendre. Elle était seule.
Et Pauline se souvint tout à coup qu'elle se trouvait à Paris, et que, tout près, au Père-Lachaise, le corps de son amant reposait. Elle fut saisie du besoin d'aller sur cette tombe, cette tombe qu'elle ne connaissait pas. Tandis qu'elle poursuivait dans le doute et l'abandon son pèlerinage incertain, le corps qu'elle avait follement vêtu de ses baisers était étendu sous la terre noire, éternellement, éternellement immobile. Pourquoi n'irait-elle pas rafraîchir son front contre le marbre qui le couvrait, s'agenouiller sur la dalle, abîmer sa prostration à l'endroit qui symbolisait et matérialisait à la fois la ruine de sa vie? La tombe d'Odon! n'était-ce pas le dernier refuge? Son cœur brisé s'y répandrait sans retenue; elle aurait encore des larmes, quelques larmes... ce serait doux...
Lorsqu'elle arriva au cimetière, elle crut qu'elle allait mourir. Sa sensibilité fondait en elle, se distribuait dans tous ses membres comme une rosée intérieure et douloureuse. A peine se tenait-elle debout. Ses artères ne battaient presque plus. Elle n'éprouvait pas d'émotion, mais une grande faiblesse physique et morale.
Elle se fit indiquer l'allée où se trouvait le tombeau.
Lentement, elle chemina à travers les édicules[333] tumulaires. Ses yeux erraient à droite et à gauche sur les inscriptions. Brusquement elle s'arrêta et porta la main à son cœur, que fendirent deux ou trois palpitations aiguës. Elle venait d'apercevoir sur un fronton ce simple nom:
DE ROCRANGE
Elle s'approcha, alla s'appuyer contre la grille fermée du caveau. Au dedans, des plaques de marbre scellées, des épitaphes, les unes vieilles, presque effacées, d'autres plus récentes. Et là, au milieu de tous ces «de Rocrange» qui ne lui disaient rien, la sienne! La sienne aux lettres d'or toutes fraîches, qui brillaient trop:
ODON DE ROCRANGE
Né à Paris le...
Mort à Grasse, le...
A côté, une plaque blanche, déjà posée, mais vide: la place réservée à Mme de Rocrange.
Pauline s'affaissa. Ses larmes ne coulaient pas. Elle considérait avec une sorte de torpeur ce sépulcre muet, solennel. Rien ne bougeait. Et son âme à elle, son âme ne bougeait pas non plus. Il lui semblait que sa pauvre âme, elle aussi, était roide sous une pierre.
Longtemps elle demeura ainsi, longtemps. Les heures auraient pu s'écouler sans qu'elle songeât à se rappeler quelque chose de la vie.
Elle ne priait pas.
Les yeux fixés sur l'inscription, qui était tout ce qui restait de visible du passé, elle en épelait machinalement[334] les caractères. Et les lettres funèbres, une à une, la fascinaient, comme par de mystérieuses correspondances.
Elle fut tirée de son engourdissement par un bruit de pas. Deux personnes s'approchaient. Elle reconnut le vicomte et la vicomtesse de Béhutin. Un valet de pied les suivait, portant des fleurs.
Lorsqu'ils aperçurent Pauline, ils s'arrêtèrent. Ils se concertèrent un instant. A la suite de quoi, ils détachèrent en avant leur valet de pied. Le domestique s'avança vers Pauline et dit:
—Le vicomte et la vicomtesse désirent prier. Ils attendent que vous vous retiriez.
Pauline se leva et se retira.
Elle sortit du cimetière.
Ses pas la portèrent, la traînèrent à travers des rues et des rues. Ah! que la ville lui paraissait étrange, vague. Elle ne savait pas quelle ville c'était. Des gens circulaient, glissaient autour d'elle comme des ombres, la frôlaient, bourdonnaient. Il y avait un bruit confus, continu, qui entrait dans ses oreilles et roulait dans sa tête. De grandes rangées de maisons la guidaient, la forçaient d'avancer. Elle marchait dans des directions. Parfois, l'espace s'élargissait; mais partout de nouveaux couloirs s'ouvraient où elle devait s'engager. La nuit tombait. Des lumières, de nombreuses lumières s'allumaient et répandaient une trouble atmosphère blonde. Elle voyait par places d'immenses monuments inconnus, qui lui paraissaient surgir devant elle de dessous terre.
Et voilà qu'elle se trouva accoudée contre un parapet, à regarder quelque chose d'extraordinaire,[335] dans le lointain. Une énorme masse noire, aux formes fantastiques, émergeait de l'horizon, semblable à une bête de l'Apocalypse. Pauline la contemplait avec extase, croyant la voir remuer, espérant qu'elle allait s'ouvrir et tout engloutir. Elle remuait! La nappe au-dessus de laquelle elle s'élevait, nappe luisante, aux longues traînées bleues dans la trame sombre, aux reflets scintillants, remuait, remuait certainement. Et la bête envahissait le ciel, vibrante, comme si elle allait se mettre à respirer.
Une voix prononça à côté d'elle:
—Notre-Dame!
La même voix dit encore:
—Il ne faut pas rester ici: l'eau fait mal.
Pauline continua à marcher. L'humidité du brouillard transperçait ses vêtements. Elle ignorait où elle allait. Elle éprouvait seulement de chaque côté de la tête une douleur lancinante qui l'empêchait parfois d'avancer. Et une terreur la prenait: celle de s'évanouir, de tomber, alors qu'elle devait marcher, marcher pour toujours peut-être.
Elle n'était pas folle; elle se sentait calme... et sage, très sage. Les passants la regardaient; mais elle voyait bien qu'ils n'étaient que des passants, de pauvres misérables passants, dont les yeux étaient aveugles et les oreilles bouchées. Les arbres aussi la regardaient. Eux, du moins, pleuraient sur elle quelques-unes de leurs feuilles jaunies.
Elle remarquait avec exactitude les incidents de sa route. Elle se rendait certainement compte que les maisons étaient des maisons et non de grands murs d'ombre. Comment les maisons auraient-elles[336] été des murs d'ombre, puisqu'elles étaient trouées de fenêtres, dont beaucoup brillaient, et qu'elles paraissaient habitées comme des fourmilières? Partout, partout de ces lumières, qui ne se trouvaient pas là naturellement. Des mains avaient dû les allumer. Pour éclairer quoi? N'était-on pas aussi bien sans lumière? Il y en avait jusque dans la rue... Il y avait des affiches lumineuses...
REBECCA REBECCA REBECCA
dans son grand succès
LE MUSEAU DE DODORE
Sa raison était bien entière. Si elle n'attachait plus aux chocs leur importance, c'est, sans doute, qu'elle voyait de plus haut et de plus loin. C'est ainsi qu'elle se souciait peu de savoir où elle allait. Il lui suffisait de savoir qu'elle marchait.
Mais une plaque bleue frappa ses yeux. Elle lut: «Rue d'Assas».
Pourquoi ce nom de rue arrêta-t-il son attention, alors que tant d'autres avaient passé inaperçus? Ah! Elle se souvint. C'était la rue où demeurait son fils.
Son fils! Comment s'appelait déjà son fils? N'importe, elle l'aimait bien. Ah! elle avait été froide, aujourd'hui, avec lui! Elle n'avait rien su lui dire. Elle n'avait même pas su lui dire qu'elle l'aimait bien. Il pouvait s'être offensé de sa froideur. Il avait dû certainement s'en attrister. Le voir! Elle devait le voir! Il fallait qu'elle le vît[337] tout de suite, afin de lui demander pardon et de le consoler.
Pauline chercha la carte que son fils lui avait donnée. Elle lut le numéro de sa maison. Elle lut aussi qu'il s'appelait Marcelin.
«Marcelin! Marcelin!»
Elle répéta ce nom plusieurs fois, se demandant si c'était bien ce nom-là, ne se rappelant pas que ce nom lui eût jamais été familier.
Lorsqu'elle eut trouvé la maison, elle entra. Au fond du jardin, elle aperçut le pavillon dont il avait parlé. Le rez-de-chaussée était éclairé. Elle approcha à pas de loup. Elle voulait d'abord le voir, voir ce qu'il faisait, le voir sans qu'il se doutât de sa présence.
Elle approcha, elle se glissa jusqu'à la vitre. Elle jeta un coup d'œil par l'interstice des rideaux.
Marcelin était là...
Mais il n'était pas seul...
Il était avec une femme... une femme en chemise...
Julienne!...
Une légère plainte, comme un soupir d'enfant, s'échappa des lèvres de Pauline.
Et la pauvre femme s'éloigna...
Elle s'éloigna...
Fondé en 1672
(Série moderne)
15, RVE DE L'ÉCHAVDÉ.—PARIS
paraît tous les mois en livraisons de 200 pages, et forme dans l'année 4 volumes in-8, avec tables.
Romans, Nouvelles, Contes, Poèmes, Musique, Études critiques
Traductions, Autographes, Portraits, Dessins & Vignettes originaux
Rédacteur en Chef: Alfred Vallette
CHRONIQUES MENSUELLES
PRINCIPAUX COLLABORATEURS
Paul Adam, Edmond Barthélemy, Tristan Bernard, Léon Bloy, Victor Charbonnel, Jean Court, Louis Denise, Georges Eekhoud, Alfred Ernst, Gabriel Fabre, André Fontainas, Paul Gauguin, Henry Gauthier-Villars, André Gide, José-Maria de Heredia, Bernard Lazare, Camille Lemonnier, Pierre Louys, Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, Paul Margueritte, Camille Mauclair, Charles Merki, Stuart Merrill, Raoul Minhar, Adrien Mithouard, Albert Mockel, Charles Morice, Pierre Quillard, Yvanhoé Rambosson, Ernest Raynaud, Hugues Rebell, Henri de Régnier, Adrien Remacle, Jules Renard, Adolphe Retté, Georges Rodenbach, Saint-Pol-Roux, Camille de Sainte-Croix, Albert Samain, Marcel Schwob, Robert de Souza, Laurent Tailhade, Pierre Veber, Emile Verhaeren, Teodor de Wyzewa, etc.
Prix du Numéro:
France: 1 fr. 50—Union: 1 fr. 75
FRANCE | UNION POSTALE | ||
---|---|---|---|
Un an | 15 fr. | Un an | 18 fr. |
Six mois | 8 » | Six mois | 10 » |
Trois mois | 5 » | Trois mois | 6 » |
On s'abonne sans frais dans tous les bureaux de poste en France (Algérie et Corse comprises), et dans les pays suivants: Belgique, Danemark, Italie, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Suède, Suisse.
Abonnement annuel pour la Russie: 7 roubles par lettre chargée.
Imp. C. Renaudie, 56, rue de Seine, Paris.