The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 1607, 13 décembre 1873

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Title: L'Illustration, No. 1607, 13 décembre 1873

Author: Various

Release date: November 10, 2013 [eBook #44141]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1607, 13 DÉCEMBRE 1873 ***



REDACTION, ADMINISTRATION, BUREAUX D'ABONNEMENTS
22, rue de Verneuil, Paris

31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1607
SAMEDI 13 DÉCEMBRE 1873

SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL 60, rue de Richelieu, Paris

Prix du numéro 75 centimes
La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.

Abonnements
Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;--un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus.

Les demandes d'abonnements doivent être accompagnées d'un mandat-poste ou d'une valeur à vue sur Paris à l'ordre de M. Auguste Marc, directeur-gérant.


SOMMAIRE

Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand. -- La Sœur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid. -- Nos gravures. -- Bulletin bibliographique. -- L'Histoire de France racontée à mes petits enfants, par M. Guizot. -- Un voyage en Espagne pendant l'insurrection carliste (VI). -- La Comédie de notre temps, par Bertall. -- Le dromadaire.

Gravures: Procès du maréchal Bazaine (6 gravures), -- Événements de Cuba; capture du Virginius par le Tornado dans les eaux de la Jamaïque. -- Le monument commémoratif de la bataille de Champigny, inauguré le 2 décembre 1873. -- Le naufrage de la Ville-du-Havre: la dernière minute. -- Théâtre de la Gaîté: Mlle Lia-Félix dans Jeanne d'Arc. -- L'Histoire de France racontée à mes petits enfants (4 gravures). -- La Comédie de notre temps, par Bertall (39 sujets). -- Le dromadaire: caravane dans le désert. -- L'asile de l'École de filles de Dugny -- Rébus.


PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.--La Buvette à Trianon.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE

La semaine parlementaire a été relativement calme; l'Assemblée est enfin parvenue, dans la huitième séance consacrée au même scrutin, à compléter la commission des Trente chargée de l'élaboration des lois constitutionnelles par l'élection de deux membres du centre gauche. La commission est entrée en fonctions dès le lendemain; elle a choisi pour président M. Batbie, et a rempli sa première séance par une discussion préliminaire relative à la publicité de ses travaux; il a été décidé que la presse ne recevrait pas de comptes rendus officiels des séances, mais que chacun des membres de la commission serait libre de faire aux journaux, sous sa propre responsabilité, les communications qui lui paraîtraient convenables.

L'Assemblée a ensuite jugé que le moment était enfin venu de s'occuper de questions d'affaires; elle a successivement voté, en troisième lecture, un projet de loi tendant à réunir, dans les bureaux secondaires, le service des postes à celui des télégraphes; cette mesure n'est qu'un acheminement vers la fusion complète des deux administrations, fusion existant depuis quelque temps en Angleterre et qui ne tardera pas, il faut l'espérer, à s'opérer définitivement dans notre pays, car elle présente des avantages de toutes sortes. Puis, après une délibération en deuxième lecture sur une proposition de M. de Corcelles, relative à la composition des conseils académiques, l'Assemblée a abordé la discussion du budget. Ce n'est pas la première fois que nous ayons à constater le peu de goût de la Chambre pour les discussions d'affaires en général, et en particulier pour cette loi de finances dont le vote annuel constitue cependant la plus importante des prérogatives parlementaires.

Tandis que le plus mince incident politique est souvent le point de départ des séances les plus orageuses, nous voyons une indifférence vraiment regrettable accueillir l'exposé des besoins financiers de l'État et des moyens proposés pour y subvenir. Des chapitres entiers, comprenant des centaines de millions, sont volés au milieu de l'inattention et de la lassitude générales, et si parfois une observation se produit, c'est bien rarement une préoccupation d'ordre économique qui l'a dictée. Mentionnons, à ce propos, la question adressée par MM. Pelletan et Gambetta à l'occasion du budget des affaires étrangères, et qui a failli prendre les proportions d'un gros incident. Les deux membres de la gauche réclamaient la publication du Livre jaune, interrompue, pour des motifs faciles à comprendre, pendant le cours de l'occupation étrangère, mais redevenue possible maintenant que la publicité des archives diplomatiques n'offre plus les mêmes inconvénients. M. le duc Decazes avait, paraît-il, mal compris l'observation, et peu s'en est fallu qu'il ne posât la question de cabinet; mais le malentendu n'a pas tardé à se dissiper et l'incident s'est terminé par la promesse de publication du Livre jaune dans un délai de quinze jours.

ALLEMAGNE.

La campagne entreprise par le gouvernement allemand contre le clergé catholique devient chaque jour plus difficile; l'opiniâtreté du cabinet prussien n'a d'égale que la résistance énergique des catholiques.

D'après la Preussische, Volksblatt, organe officieux de l'administration l'agitation religieuse a tellement gagné les populations des petites villes et de la campagne, que l'on commence à avoir des appréhensions sérieuses. On s'efforce, dit ce journal, de réveiller les souvenirs des anciennes guerres religieuses. Des agents secrets parcourent le pays sous mille déguisements pour enflammer le fanatisme catholique; l'exaltation des femmes, principalement, est arrivée à son paroxysme. Le gouvernement use vainement de tous les moyens de rigueur que les lois récemment votées, en mai 1873, ont mis à sa disposition; mais il se heurte contre d'inflexibles résistances. Il a interdit la publication de la dernière encyclique du Pape en date du 21 novembre, dont nous avons donné l'analyse et saisi le Cœlnische Zeitung au moment où elle livrait ce document à l'impression, mesure contre laquelle M. Virchow a protesté dans le Landtag. Les journaux ultramontains se sont vengés en imprimant une bulle du mois d'avril dernier, qui frappe d'interdit toutes les églises où se célébrerait le service du vieux-catholicisme. A Schœnberg, en Silésie, l'autorité prussienne, qui avait interdit le curé, voulut faire fermer l'église. Mais, selon le Vaterland, de Munich, la population a trouvé un moyen ingénieux de contrecarrer les intentions de la police: elle a enlevé la porte et arraché les gonds, de sorte que, quand les agents sont arrivés, il leur a été impossible d'apposer les scellés. On voit à quels incidents de tout ordre ce conflit donne lieu. Le Parlement lui-même en ressent le contre-coup. Ainsi le Landtag vient d'adopter, par 351 voix contre 6, une proposition des ultramontains portant suppression du timbre sur journaux et almanachs. Le ministère la combattait en objectant que l'on doit présenter au prochain Reichstag la loi sur la presse dont il a été question l'année dernière, et dont les dispositions ont soulevé les plus vives réclamations. Encouragés par ce succès, les ultramontains ont déposé une motion plus hardie, tendante à l'abrogation des lois ecclésiastiques votées au mois de mai dernier; ils comptent sur une grande majorité au prochain Reichstag qui doit être élu le 10 janvier 1874, et où l'Alsace-Lorraine sera représentée pour la première fois. II se pourrait que Mgr Ledochowski, archevêque de Posen, fût l'un des candidats élus. Cet énergique prélat a refusé de donner sa démission. Pour se débarrasser de lui, on songerait, dit-on, à compléter les lois susdites en autorisant le gouvernement à expulser les prêtres suspendus de leurs fonctions par la cour civile ecclésiastique. Mais, pour couvrir Mgr Ledochowski de l'immunité parlementaire, ses fidèles partisans se proposent de le faire élire, à Schrimm, comme député au Reichstag. La lutte, on le voit, ne saurait être plus sérieusement engagée, et des deux côtés elle est poussée avec un égal acharnement.

ÉTATS-UNIS.

Le Message présidentiel a été lu le 2 décembre au Congrès. Il constate que la réduction de la dette accomplie durant l'année, au moyen de l'excédant des recettes, s'est élevée à 43 millions de dollars, ce qui porte l'amortissement total de la dette à 300 millions de dollars.

Le Message recommande de restreindre les privilèges des banques relatifs aux avances sur dépôts. Il déclare que, tant que les payements en espèces ne seront pas repris, le marché aura des moments difficiles. Il demande instamment au Congrès d'étudier la question de la circulation en vue de la reprise des payements en espèces, lesquels permettraient aux banques d'user de leurs réserves pour régler le taux des intérêts et augmenter la circulation dans les moments critiques.

Le Message constate ensuite l'amélioration du commerce étranger, qui aidera à la reprise des payements en espèces.

A propos du Virginius, le Message dit que la capture en pleine mer d'un bâtiment portant pavillon américain menaçait d'avoir de plus sérieuses conséquences, et qu'elle a agité l'opinion publique dans toute l'Amérique.

Plusieurs passagers qui étaient citoyens américains ont été fusillés sans procédure régulière. Selon le principe établi, les bâtiments américains en pleine mer et en temps de paix sont, sous la juridiction de leur pays.

Toute vexation subie de la part des étrangers est un attentat à la souveraineté des Etats-Unis, qui, se basant sur ce principe, ont demandé à l'Espagne de rendre le Virginius et les survivants de l'équipage, de faire réparation au drapeau américain et de punir les autorités coupables.

Le Virginius avait des papiers en règle et le pavillon américain.

L'Espagne a tout accordé.

Le Message déclare, en terminant, que l'esclavage est la cause du malheureux état de Cuba. Il demande au Congrès d'exprimer le vœu que l'esclavage disparaisse de Cuba, car c'est le seul moyen de rendre possibles les bonnes relations entre l'Amérique et Cuba. Le gouvernement américain n'est pas hostile à l'Espagne, mais l'affaire du Virginius a produit une indignation telle, que le Président a dû placer la marine sur le pied de guerre.

Cette affaire est présentement en voie d'arrangement satisfaisant et honorable pour les deux pays.

Le Message constate que les relations de l'Amérique avec les autres pays sont amicales. L'indemnité de l'affaire de l'Alabama a été appliquée au rachat des obligations 5.20 jusqu'à concurrence de 15 millions 500,000 dollars.

Le Président reconnaît les éminents services rendus par les commissaires du tribunal de Genève. Il recommande la création d'une Cour spéciale composée de trois juges, pour entendre les plaintes des puissances étrangères contre les Etats-Unis. Le Président rappelle qu'il a reconnu le gouvernement espagnol et le félicite d'avoir émancipé les esclaves de Porto-Rico et restitué les propriétés américaines séquestrées à Cuba. L'esclavage règne encore à Cuba, protégé par un parti puissant, en hostilité ouverte contre le gouvernement de Madrid et plus dangereux que les insurgés. Dans l'intérêt de l'humanité, l'influence de ce parti doit être détruite.

L'affaire du Virginius pourrait bien se compliquer prochainement de l'intervention de l'Angleterre, si toutefois le gouvernement de ce pays ne consultait que l'opinion publique et en suivait docilement l'impulsion. Une Note adressée au Foreign-Office par M. Crawford, consul général de la Grande-Bretagne à la Havane, et communiquée aux journaux, a inspiré au Times un article d'une grande violence et où éclate une vive indignation. Cette Note contient la liste des victimes de nationalité anglaise exécutées à Santiago: on y trouve le second du navire, un aide-mécanicien, trois chauffeurs, six aides pour le transport du charbon, deux maîtres d'hôtel et trois matelots. Ce sont de pareils gens employés au service du bâtiment qui ont été assimilés à des insurgés pris les armes à la main et fusillés sans aucune forme de procès. Jamais les lois humaines n'ont été plus cruellement violées. On peut donc s'attendre à voir le gouvernement anglais élever de justes et sévères réclamations contre ces barbares exécutions. Du côté de l'Espagne, la situation devient de plus en plus critique. Les nouvelles sont contradictoires. Une première dépêche de New-York, en date du 4 décembre, annonçait, d'après des avis reçus de la Havane, que les principaux chefs des volontaires avaient publié un Manifeste attestant leur soumission aux autorités et leur confiance dans M. Jovellar, capitaine général de Cuba. Mais le même jour, une dépêche de la Havane faisait parvenir à Madrid des informations tout opposées. M. Jovellar, y était-il dit, avait prévenu le gouvernement espagnol que, vu l'état d'exaspération de l'opinion publique, il lui était impossible de procéder, au moins pour le moment, à l'exécution des ordres concernant la restitution du Virginius; il faisait même entrevoir la possibilité «de véritables catastrophes» dans le cas où l'on agirait avec trop de précipitation. Enfin, toujours d'après la même source, il avait offert sa démission. Aujourd'hui, la scène change. On télégraphie de Madrid, le 5 décembre, onze heures cinquante minutes du soir, que les ordres du gouvernement seront fidèlement exécutés: le capitaine général et le commandant des forces navales en ont envoyé l'assurance formelle. Toutefois une dépêche de New-York, postérieure à la précédente et datée d'aujourd'hui même, nous apprend que l'Espagne avait promis de faire hier la remise du navire, que cet engagement n'a pas été rempli, et qu'il en résulte un vif mécontentement. Mais, ajoute-t-on, le cabinet de Washington est disposé à attendre que cette restitution puisse être faite sans blesser la fierté du gouvernement espagnol. C'est seulement dans le cas ou l'impuissance de celui-ci serait démontrée que l'affaire serait soumise au Congrès.

Enfin, une dernière dépêche datée de Philadelphie, 9 décembre, annonce que des arrangements définitif' ont été pris pour que la restitution du Virginius et des prisonniers survivants se fasse le 18 décembre. On assure que la frégate américaine Worcester sera chargée de recevoir le Virginius à la Havane, et que la frégate Jumata aura mission de se rendre à Santiago pour prendre les survivants à son bord.

L'insurrection de Carthagène paraît sur le point d'arriver à son terme; la ville et les forts ont été très-éprouvés par le bombardement entrepris par les troupes du gouvernement; les vivres se font rares dans la place et les insurgés ont dû faire sortir les bouches inutiles; huit cents femmes et enfants ont été transportés à Pormau, où ils se trouvent dans un état de détresse tel que l'amiral Yelverton, commandant l'escadre anglaise mouillée devant le port, a écrit à M. Castelar pour intercéder en leur faveur. Cependant les insurgés pensent qu'ils peuvent encore tenir un mois s'ils restent unis entre eux. Les forts et les batteries n'ont que très-peu souffert. On croit que lorsque les munitions seront épuisées, une grande partie des insurgés tenteront de s'ouvrir un passage à l'aide des vingt-cinq canons Krupp qu'ils possèdent, et qu'ils iront à travers les montagnes rejoindre les carlistes. Les autres essayeront de s'échapper à bord de la Numancia.



Courrier de Paris

M. Paul Féval se présente aux suffrages de l'Académie française, où il y a, pour le quart-d'heure, deux fauteuils à donner. Si j'avais à broder une réclame, je ne manquerais pas de dire que le candidat est, littérairement parlant, un homme incomparable. En dix ou douze lignes bien senties, il serait démontré par A plus B qu'il enfonce le passé, qu'il domine le présent et que l'avenir ne lui viendra pas à la cheville. Croyez que je n'ai rien à tenter de semblable. Je ne veux parler de M. Paul Féval que comme un spectateur pourrait le faire d'un acteur estimé de tel théâtre qu'il voit se hasarder sur une scène nouvelle.

A coup sûr, M. Paul Féval devrait être de ceux qu'on se dispense de black-bouler. Mais l'Académie a une douane à laquelle elle tient mordicus. Vous objecterez tout ce qu'il vous plaira.--Voilà un conteur de la meilleure race. Il a fait pour la Bretagne ce que Walter Scott a fait pour l'Ecosse et George Sand pour le Berri. Uniquement préoccupé du soin de faire des loisirs à ceux qui s'ennuient, il a écrit, en trente-cinq ans, trois cents volumes encore debout en ce moment. Parmi ses livres, il en est deux qui ont fait un grand bruit, les Mystères de Londres, peinture saisissante des bas-fonds de la société anglaise, et un épisode de notre histoire, le Bossu qui, transformé en drame, a récréé Paris pendant deux cents soirées. Tout cela étant bien vu, la nomination de ce galant homme devrait passer, ce semble, comme une lettre à la poste.

Ce sera le contraire qui arrivera, je le crains, du moins. Au quai Conti, il n'y a que l'envers du juste qui ait le dessus. Quand, par hasard, on admet un homme qui écrit, c'est que ces vieux messieurs se sont fait violence. Ou bien ils ont cédé à la force de l'opinion, ou bien ils ont eu peur que leur corporation vermoulue ne soit devenue une pelote trop épinglée d'épigrammes. Il y a un troisième cas bien connu, mais qu'il faut rappeler sans cesse; ils cèdent devant la table: «A-t-il un bon cuisinier?» Voilà cinquante ans que c'est le meilleur des titres. Le laurier de la cuisine attire le laurier apollonien.

Sur les dernières années de sa vie, Théophile Gautier, candidat quatre fois congédié, rapportait le mot de l'un d'eux, pendant l'une de ses trente-neuf visites:

--Comment! monsieur, vous avez publié vingt-cinq volumes! Ah! monsieur!

La mimique du vénérable et le rythme de son reproche ne pourraient être exprimés par aucune langue humaine. Il fallait entendre l'auteur du Tricorne enchanté raconter cette scène d'un si haut comique. Vingt-cinq volumes, poèmes, romans, critique, voyages, histoire, n'était-ce pas bien fait pour effrayer l'imagination d'un vieillard qui, en sa vie entière, n'avait pu que faire des annotations et des préfaces, et tout au plus une petite plaquette où il est avancé que le mouchoir de poche n'existait pas chez les Grecs du temps de Périclès. Mais pour M. Paul Féval, ce serait bien une autre paire de manches! Il a écrit trois cents volumes. Rien qu'à cette révélation, l'immortel est capable d'en avoir un coup de sang!

Ajoutez que ces trois cents volumes sont des romans. Une belle denrée, les romans! Ces Nestors les ont tous dans une sainte horreur. On a beau leur rappeler le mot charmant de Philippe: «J'aime mieux que l'Espagne ait Don Quichotte que deux provinces de plus»; on leur citera en vain nos gloires les plus nobles et les plus pures commençant par là, comme Jean Racine, leur dieu, qui a commencé par traduire Théogène et Chariclée, et ils crieront toujours: «A la porte, le roman»; c'était l'entêtement de feu Villemain: «Si Le Sage se présentait ici, Gil Blas à la main, je prierais Le Sage de s'en retourner.»

Pour ne parier que des temps où nous sommes, voyez combien ils ont été impitoyables pour les romanciers. Non-seulement ils n'ont pas voulu entendre parler de Frédéric Soulié ni d'Eugène Sue, ces deux maîtres du genre, mais encore ils ont rejeté M. de Balzac, le prodigieux auteur de la Comédie humaine. Lorsque Prosper Mérimée s'est présenté, il a été bien entendu que c'était en vue de sa traduction de Salluste et de quelques rapports sur des inscriptions. Léon Gozlan, ce Benvenuto Cellini de la Nouvelle, Méry, qui nous a légué sur l'Inde et sur la Chine des écrits si attachants, Théophile Gautier, dont je parlais tout à l'heure, autant de noms, autant de candidats rejetés. Pour Alexandre Dumas, l'homme aux mille romans, il savait son fait d'avance; il n'a jamais eu un seul instant la pensée de se présenter à un seul d'entre eux.

Encore une fois il ne faut pas être un bien grand sorcier pour prévoir ce qui va survenir. Il existe toujours en quelque coin obscur un complaisant qui a fait jadis, pendant vingt ans, la partie de piquet d'un ancien premier ministre; c'est celui-là qu'on choisira. Il se peut encore qu'on élise un professeur fameux pour avoir mis une couverture nouvelle à Blaise Pascal ou bien au président Hénault. Au pis aller, on se rabattra sur un avocat illustre pour n'avoir jamais été imprimé. A la vérité, après l'avoir fait sortir de l'urne, on dira qu'on voudrait bien l'y remettre; c'est encore là une de leurs allures.--En tout cas, vous le verrez bien, ils condamneront M. Paul Féval à faire le pied-de-grue.--L'ombre du pauvre Philarète Chasles pourra lui tenir compagnie.

Un de ces jours, qui sait? aujourd'hui peut-être, J. Claretie, usant de son droit de critique, vous parlera d'un livre posthume, déjà fort prôné: Lettres à une Inconnue. Si je m'aventure à m'occuper de cette nouveauté, ce n'est point, bien entendu, pour marcher sur les plates-bandes du confrère. Ces deux volumes fourmillent d'anecdotes, de mots piquants, de bruits du monde; voilà pourquoi je me hasarde à leur faire quelques emprunts, toujours permis aux fureteurs de la chronique. Lettres curieuses, pas précisément édifiantes! Celle qui se présente la première est sans date; on peut conjecturer qu'elle est de 1839, peut-être de 1840. En ce temps-là, Prosper Mérimée, ne songeant pas encore à devenir un personnage, n'était rien, pas même académicien. Il n'avait pas encore terminé Colomba; il vivait sur le bruit flatteur de ses incomparables nouvelles et du Théâtre de Clara Gazul. La dernière est tout près de nous, du 23 septembre 1870; Mérimée était mourant à Cannes; il avait vu sombrer la France et tomber le second empire, auquel il s'était attaché pour des raisons tout à fait intimes. On sait, en effet, qu'un mariage secret le liait à Mme de Montijo, la mère de l'impératrice.

En vingt ans de temps, il s'était passé peu d'événements dans la vie de ce studieux sybarite, mais avec quelle verve et quel esprit dégagé il savait voir ce qui se passait chez les autres! Mais d'abord, qu'est-ce que l'Inconnue? Une marquise, une grande dame mariée; c'est tout ce qu'on en apprend et on n'en saura jamais plus. Dans l'origine, ils se traitaient en camarades; Prosper Mérimée l'appelait son «cher ami féminin». En 1842, il lui disait: «Si je ne me trompe, nous nous sommes vus six ou sept fois en six années, et, en additionnant les minutes, nous pouvons avoir passé trois ou quatre heures ensemble, dont la moitié à ne rien nous dire.» On croirait qu'il s'agit d'une aventure de bal masqué.

Il raconte tout à cette inconnue, ses ennuis, ses plaisirs, ses insomnies, surtout ses impressions de voyage. Par exemple, en parcourant la Grèce, pour affaires de son commerce, c'est à savoir pour faire de l'archéologie, il s'amuse tout le premier du style qu'on emploie sur son passeport. Il grisonne et il le dit. «Au milieu de tout cela, je suis devenu bien vieux. Mon firman me donne des cheveux de tourterelle; c'est une jolie métaphore orientale pour dire de vilaines choses. Représentez-vous votre ami tout gris.» Une autre fois, étant de retour, il raconte une soirée dans laquelle il a pu présenter Mlle Rachel, alors débutante, à Béranger; c'était chez un ministre du roi Louis-Philippe; Lamartine, Victor Hugo et M. Thiers étaient là, et, bien qu'il s'agisse de tragédie, il faut voir comme la scène devient bouffonne!

Messieurs les romanciers et les peintres de mœurs décriront le second empire tant qu'il leur plaira; on est en droit d'affirmer qu'ils n'en viendront pas autant à bout que ce railleur, donnant la description du bal de Mme la duchesse d'Albe (1er mai 1860).

«C'était splendide. Les costumes étaient très-beaux. Beaucoup de femmes très-jolies et le siècle montrant de l'audace. 1° On était décolleté d'une façon outrageuse par en haut et par en bas aussi. A cette occasion, j'ai vu un assez grand nombre de pieds charmants et beaucoup de jarretières dans la valse. 2° Croyez que, dans deux ans, les robes seront courtes, et que celles qui ont des avantages naturels se distingueront de celles qui n'en ont que d'artificiels.» Il raconte ensuite le ballet des Eléments, un des triomphes du règne. Seize dames de la cour, en courts jupons, couvertes de diamants. «Les Naïades étaient poudrées avec de l'argent, qui, tombant sur leurs épaules, ressemblait à des gouttes d'eau. Les Salamandres étaient poudrées d'or. Il y avait une Mlle E*** merveilleusement belle. La princesse M*** était en Nubienne, peinte en couleur bistre très-foncé, beaucoup trop exacte de costume. Au milieu du bal, un domino a embrassé Mme de S***, qui a poussé les hauts cris. La salle à manger avec une galerie autour, les domestiques en costume de pages du XVIe siècle, et de la lumière électrique, ressemblait au Festin de Balthazar dans le tableau de Wrowthon.»--Y a-t-il beaucoup de coups de burin qui vaillent ces coups de plume?

En bon courtisan, le sénateur parle aussi de Napoléon III, qui, en raison de son mariage avec la comtesse, était son beau-fils.

«L'empereur avait beau changer de domino, on le reconnaissait d'une lieue; l'impératrice avait un burnous blanc et un loup noir qui ne la déguisaient nullement. Beaucoup de dominos, et, en général, fort bêtes. Le duc de *** se promenait en arbre, vraiment assez bien imité.»--Ce pauvre duc! Mérimée ne le lâche pas, et je n'ose point répéter tout ce qu'il met sur son compte.

Un autre récit très-caractéristique, c'est celui de la première représentation de l'opéra de Richard Wagner, rue Le Peletier.

«Un dernier ennui, mais colossal, a été Tannhaüser. Les uns disent que la représentation à Paris a été une des conventions secrètes du traité de Villafranca; d'autres, qu'on nous a envoyé Wagner pour nous forcer d'admirer H. Berlioz. Le fait est que c'est prodigieux. Il me semble que je pourrais écrire demain quelque chose de semblable, en m'inspirant de mon chat marchant sur le clavier d'un piano. La salle était très-curieuse. La princesse de Metternich se donnait un mouvement terrible pour faire semblant de comprendre et pour faire commencer les applaudissements qui n'arrivaient pas. Tout le monde bâillait; mais, d'abord, tout le monde voulait avoir l'air de comprendre cette énigme sans mot. On disait, sous la loge de Mme de Metternich, que les Autrichiens prenaient la revanche de Solférino. On a dit encore qu'on s'ennuie aux récitatifs et qu'on se tanne aux airs.»--Un des plus illustres de l'Académie française se fendant d'un calembourg.--Allons, je n'irai pas plus loin.

Philibert Audebrand.




Le Général de Colomb, substitut. Le Général Pourcet, Commissaire du Gouvernement.
PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.--L'ACCUSATION.


Maréchal Bazaine. Me Lachaud. Me Lachaud fils.
PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.-LA DÉFENSE.



LA SOEUR PERDUE

Une histoire du Gran Chaco

(Suite)

Les pierres furent disposées et arrangées par Gaspardo en forme de muraille grossière. Bien que construite dans l'obscurité, elle était assez forte pour résister aux attaques d'un animal quelconque, l'éléphant excepté. Or, comme il ne se trouve pas d'éléphants dans le Chaco, les voyageurs semblaient n'avoir plus rien à craindre.

Tel était l'avis de Gaspardo qui encore une fois partit à la recherche de son briquet.

«J'ai un bout de chandelle de cire», dit-il; «que Dieu me le pardonne, je l'avais ramassé dans l'église de l'Asuncion. Elle avait été allumée sur le corps de ma pauvre vieille mère, et je désirais la garder comme souvenir. Ay Dios! qui eût jamais pensé que ce serait en pareille circonstance que j'aurais à la rallumer? Mais il est malsain de manger dans l'obscurité. Je n'ai jamais aimé cela; ce qu'on mange ne vous profite pas quand les yeux n'en ont pas leur part.»

Gaspardo affectait de parler avec bonne humeur. Il connaissait le lourd fardeau qui pesait sur le cœur de ses jeunes compagnons et il espérait l'alléger en les détournant un peu de leurs pensées. Mais aucun d'eux ne fit chorus à sa bonne volonté; il battit donc le briquet et le cierge fut enfin allumé.

C'était un gros bout de cierge, long d'environ six pouces et fabriqué avec la cire de l'abeille sauvage qu'on emploie dans les églises du Paraguay. Sa flamme brillante éclairait tous les objets contenus dans la caverne, les voyageurs, leurs chevaux, leurs bagages et le jaguar étendu mort à l'entrée, dont la peau jaune mouchetée se détachait sur le fond sombre du rocher.

Mais à peine la flamme eut-elle pris toute sa vigueur, que les yeux des voyageurs eurent la très-désagréable surprise d'être subitement arrêtés par la vue d'une seconde peau de jaguar, non moins mouchetée, mais bien plus brillante que la première. C'était un second jaguar, non pas mort celui-là, mais vivant et bien vivant, couché sur un bloc de rocher à l'extrémité la plus reculée de la grotte!

Il avait au moins deux fois la taille de celui qui avait été tué et son aspect était dix fois plus effrayant. Au premier coup d'œil, on le reconnaissait pour le mâle dont Gaspardo avait parlé.

«C'est le mâle»! dit-il aussitôt que la lumière du cierge lui eut permis de le distinguer. «Santissima! et nous nous sommes donnés bien du mal pour nous assurer sa compagnie!»

Ses compagnons pétrifiés par la surprise gardaient le silence.

«Carrai»! grommela le gaucho entre ses dents. «Je m'étonne qu'il soit resté si longtemps tranquille. Il faut que la tormenta ait singulièrement modifié son humeur. Qui peut savoir ce qui se passe dans sa tête, et ce qui cause son immobilité. Ne nous y fions pas. L'envie peut lui prendre subitement de sauter sur nous et un animal de cette taille, mes enfants, se moquerait autant d'une balle que d'un coup de cravache. Regardez-le, il est presque aussi gros qu'un de nos chevaux! On ne fait pas deux miracles dans la même journée.--Une balle qui le blesserait seulement au lieu de le tuer ne ferait que le rendre plus formidable.»

Les deux jeunes gens tenaient à la main leurs carabines.

«Faut-il faire feu néanmoins? demandèrent-ils.

--Gardez-vous-en bien, sur votre vie! mieux vaudrait essayer de lui céder la place, si l'état de terreur, de stupéfaction, d'engourdissement où la tormenta met souvent les animaux les plus énergiques et les plus violents devait nous en laisser le temps. J'entends la pluie tomber par torrents, mais cela ne fut rien, tout plutôt qu'une rencontre avec un gaillard comme celui-ci. S'il pleut c'est que la poussière est abattue,--et c'est le principal. Nous pourrions peut-être nous en tirer personnellement en lui abandonnant nos montures, et en filant pour notre compte par la lucarne que nous avons laissée à notre barricade... Elle ne suffirait pas à le laisser passer,--mais nous avons autant besoin de nos montures que de nous-mêmes et d'ailleurs ce serait une lâcheté que de livrer nos bonnes bêtes à ce brigand-là. Il n'y a pas deux partis à prendre. Ouvrons notre barricade, défaisons de nos mains l'ouvrage de nos mains. Détruire est plus facile que de bâtir.--A l'œuvre donc. Que Cypriano qui a une bonne arme fasse sentinelle. Si le jaguar bouge visez à l'oeil, mon enfant!»

Et tandis que Ludwig tenait le cierge, Gaspardo dont la force musculaire était doublée par l'imminence du danger se mit à démolir sa muraille.

Dès qu'une ouverture fut pratiquée, suffisamment grande pour leur livrer passage ainsi qu'à leurs chevaux, le gaucho écarta les ponchos et jeta un regard au dehors.

Cependant, tenu en respect par Cypriano, qui le couchait en joue, ou sous le poids encore de l'émoi que lui causait la tourmente, le jaguar n'avait pas bougé. Ses yeux fixes et brillants n'avaient pas quitté ceux de Cypriano. L'intrépide enfant n'avait pas bronché. Mais le moment le plus périlleux devait être celui de la retraite. Il en est de l'animal comme de l'homme, tout ce qui ressemble à une fuite de son adversaire est comme un signal d'attaque qu'il reçoit.

A ce moment une exclamation du gaucho attira l'attention de Ludwig.

«Qu'y a-t-il, Gaspardo? lui demanda-t-il.

--Il y a, répondit Gaspardo avec un geste de désespoir, il y a qu'il n'y a pas moyen de sortir. Regardez!»

L'eau s'était élevée de six pieds au-dessus de son premier niveau et elle coulait en bas de la caverne avec la violence d'un torrent, le courant balayait jusqu'à l'entrée de la grotte et ne laissait pas un pouce de sentier par lequel les hommes et les chevaux pussent opérer leur retraite. Toute issue était évidemment coupée. La circonstance était critique, car rester dans la caverne, c'était rester à la discrétion du jaguar.

Le ciel, en s'éclairant, projetait jusqu'au fond de l'antre une faible lueur qui leur permettait d'apercevoir l'affreuse bête couchée dans sa redoutable immobilité. Il semblait qu'avertie par un secret instinct de l'impossibilité où étaient désormais ses victimes de lui échapper, elle eût jusque-là contemplé avec un imperturbable dédain la vanité de leurs efforts.

L'ouragan se calmait. Les grondements du tonnerre s'éloignaient. Le moment approchait où l'animal allait retrouver son habituelle férocité et bondir soit sur les hommes, soit sur leurs montures.

La lutte était donc devenue inévitable. En désespoir de cause, Gaspardo et les deux jeunes gens se tenaient prêts au combat. La carabine à la main, leur couteau de chasse entre les dents, Ludwig et Cypriano n'attendaient que l'ordre de faire feu. Gaspardo hésitait encore à le donner; évidemment, il eût tout préféré à une rencontre où l'un d'entre eux, tout au moins, pouvait perdre la vie; quand tout à coup, posant bas sa carabine, il se mit à chercher quelque chose avec une fiévreuse impatience dans une des sacoches de son recado.

Il se souvenait d'y avoir caché une fusée du genre de celles dont on se sert pour exciter les taureaux au combat. Il avait pris cette précaution dans la prévision que cela pourrait lui servir, pour étonner et amuser ou terrifier suivant l'occasion les Indiens. C'est un vieux tour des gens des frontières et qui est souvent couronné de succès parmi les sauvages.

«Ne bougez pas, murmura-t-il à l'oreille de ses amis, ne quittez pas la place où vous êtes. Laissez-moi faire. J'ai mon idée.»

Tous deux conservèrent leur place à l'entrée de la caverne, semblables à deux sentinelles silencieuses.


CHAPITRE IX

AU HASARD

Quoique encore sous l'empire d'une grande émotion, Ludwig et Cypriano étaient fort intrigués, et se demandaient du regard ce qui avait bien pu passer dans la cervelle de leur ami.

Les moments étaient trop précieux pour que le gaucho songeât à prolonger leur attente. Il s'avança rapidement vers le cierge que Ludwig avait fixé dans une des anfractuosités de la caverne,--et leur ayant recommandé de se coller contre les parois,--pour laisser libre l'entrée tout entière, il approcha de la flamme du cierge la mèche de sa fusée et la lança sur le jaguar. Ce fut comme une illumination soudaine: la lumière éclatante suivie d'un sifflement aigu s'était élancée comme un serpent de feu sur l'animal, l'avait atteint au flanc et s'était attachée à sa peau en tournoyant comme un soleil et en l'inondant d'étincelles.

C'était évidemment le premier feu d'artifice qu'on eût jamais tiré en son honneur.

Poussant un formidable rugissement qui fit frémir les parois du rocher, l'énorme animal effaré bondit d'épouvante sur sa couche, et en trois bonds traversant la caverne et traînant derrière lui comme la queue enflammée d'une comète, il alla se précipiter dans le torrent.

C'était assurément ce qu'il avait de mieux à faire pour éteindre la fusée qui sifflait entre les poils de sa fourrure, et pour débarrasser nos voyageurs de sa fâcheuse compagnie.

En un instant, son corps fut hors de vue, enlevé par le courant du ravin débordé. Gaspardo, monté sur le roc où était tout à l'heure le jaguar, criait du fond de la grotte:

«Pour cette fois, Muchachos, nous pouvons nous mettre à table; je suppose que nous ne risquons plus d'être dérangés!»

Ludwig et Cypriano ne pouvaient revenir de l'étrange et expéditive façon dont le gaucho les avait tirés d'affaire.

«On ne pense pas à tout, répondit modestement le brave homme. J'aurais dû commencer par là, et ni vous ni moi ne nous serions écorchés les mains à faire et à défaire nos inutiles fortifications.»

Ludwig et Cypriano regrettaient bien un peu de ne pas avoir abattu le jaguar mâle, comme Gaspardo avait abattu la femelle; mais ils ne voulurent pas gâter la joie de leur ami, qui était cent fois plus fier de son expédient qu'il ne l'eût été du coup de fusil le mieux réussi.

Quand nos voyageurs eurent achevé leur repas, la tempête avait complètement cessé.

La tormenta diffère du temporal; la première disparaît aussi rapidement qu'elle est venue, l'autre se termine graduellement et est suivie par des brumes qui remplissent l'atmosphère et par une fraîcheur humide qui parfois dure plusieurs jours. Il n'en est pas ainsi d'une véritable tempête de poussière. Elle arrive sans être précédée de signes autres que ceux connus seulement des initiés, ceux par exemple que Gaspardo avait lus dans la corolle des fleurs de l'arbre baromètre, et elle cesse aussi soudainement, sans avertir autrement du moment où elle prend fin.

Lorsqu'ils revinrent à l'entrée de la grotte et regardèrent au dehors, il n'y avait pas plus de traces de l'ouragan que s'il n'eût jamais existé. Au-dessus de la berge opposée de l'arroyo, ils pouvaient distinguer un espace de ciel d'une belle nuance azurée, et par les rayons de lumière qui plongeaient dans le vallon, ils voyaient que le soleil brillait aussi pur qu'avant d'avoir été obscurci par les nuages épais de la poussière.

Cette terrible lutte des éléments avait duré en tout une heure. Ils l'auraient considérée comme un rêve s'ils n'eussent eu sous les yeux, s'étendant sur les pentes du terrain, les traces de sa furie; des arbres déracinés, d'autres oscillant, des branches brisées et déchirées, des bouquets d'arbustes couchés comme des roseaux, enfin, à leurs pieds, un torrent écumant remplaçant le mince ruisseau que leurs chevaux avaient traversé à gué une heure à peine auparavant.

Sans cet obstacle tort sérieux, ils auraient immédiatement repris leur voyage, mais d'un seul coup d'œil, ils en avaient reconnu l'impossibilité. Comme le paysan de la fable, mais avec plus de raison puisqu'ils n'avaient devant eux qu'un fleuve improvisé et accidentel, ils devaient attendre le moment où les eaux baisseraient.

«Nous n'en avons pas pour longtemps, mes enfants, dit le gaucho, en remarquant leur impatience, et en essayant de les encourager.

--Non, continua-t-il, après être resté un instant les yeux fixés sur le torrent, pas pour bien longtemps. Ce débordement, né de la tourmente qui l'a produit, baissera aussi vite qu'il s'est élevé. Il est déjà tombé de plus d'un demi-pied; voyez les traces qu'il a laissées sur les pierres.»

Et il désigna du doigt un endroit que l'eau boueuse avait mouillé et dont elle s'était déjà retirée. C'était bon signe. Tous trois retournèrent donc dans la grotte pour y empaqueter leurs bagages, donner quelques soins à leurs montures, sur lesquelles la tourmente avait agi autant que sur le jaguar, et se préparer à reprendre leur route.

Aussitôt cette besogne terminée, le gaucho se donna sur la poitrine, en guise de mea culpa, un coup de poing qui en eût abattu un autre que lui-même.

«Santo Dios! je perds la tête, s'écria-t-il, c'est pitié de laisser ce beau jaguar derrière nous. Sa peau vaudrait de l'argent si quelqu'un la portait au marché. Comme le mâle était beau! Jamais je n'en ai vu un plus magnifique. Ah! si votre....»

Il s'arrêta brusquement.
Mayne Reid.
(La suite prochainement.)



NOS GRAVURES

Procès du maréchal Bazaine

LA BUVETTE DES TÉMOINS.

Au moment où paraîtront ces lignes, le verdict du 1er conseil de guerre, vers lequel en ce moment toute la France a les yeux tournés, sera prononcé ou bien près de l'être. Le M. le général Pourcet a commencé la lecture de son réquisitoire, qui s'est prolongée jusqu'à la fin de l'audience du 5 décembre. Le 6, la parole a été donnée à la défense, qui la gardera certainement au moins aussi longtemps que l'accusation. C'est donc vers la fin de la semaine que, selon toute vraisemblance, le sort de l'accusé sera fixé. L'auditoire, est-il besoin de le dire? est plus nombreux que jamais et, ajoutons-le, il trahit par sa physionomie plus grave et plus réservée l'imminence du dénoûment de ce grand drame. Chacun en effet, comprend qu'au moment où la justice va parler, il doit refouler, au moins en public, ses impressions propres et attendre en silence qu'elle prononce le mot suprême. Il est vrai qu'il se dédommage à la suspension de l'audience. La buvette des témoins, que représente notre dessin, est le lieu où s'échangent volontiers les commentaires. On y rappelle les arguments de l'accusation et ceux de la défense, on les compare entre eux, et on cherche à en dégager la conséquence. Mais là encore, même en s'aventurant sur ce terrain glissant, on use de réserve et l'on ne sort pas de la stricte mesure que réclament les convenances.

L'ACCUSATION.

Les membres qui composent le parquet dans le procès Bazaine sont au nombre de huit, savoir:

M. Alla, greffier titulaire du premier conseil de guerre, auquel on a, pour la circonstance, adjoint M. Castres, greffier en retraite. A gauche de MM. Alla et Castres se tient le maréchal des logis de la garde républicaine qui a le titre d'appariteur, et remplit des fonctions analogues à celles des huissiers dans les cours d'assises.

Puis viennent, devant la table où sont assis les membres du parquet, M. le général Pourcet, puis M. le commandant Martin, chef de bataillon en retraite, et qui assiste de droit aux débats en sa qualité de commissaire du gouvernement titulaire près le premier conseil de guerre, M. le général de division de Colomb, jeune avec son grade, car il n'est âgé que de quarante-neuf ans. Sorti de Saint-Cyr en 1844, il a conquis tous ses grades en Afrique, à l'exception du dernier, qu'il doit à sa belle conduite à l'armée de la Loire. Son titre officiel est: substitut du commissaire spécial du gouvernement, M. Pourcet.

Tout à fait à gauche sont assis deux jeunes capitaines, M. Avon, du corps d'état-major, et M. Boisselier, de l'infanterie. Ces messieurs n'ont pas de titre officiel; en réalité ils sont adjoints à M. le général Pourcet pour les immenses travaux que nécessitent l'examen et la manipulation d'un dossier fabuleusement volumineux.

LA DÉFENSE.

Le maréchal Bazaine a confié, on le sait, le soin de sa défense, à Me Lachaud, assisté de son fils et du colonel Villette, aide de camp du maréchal.

Nous avons parlé de ce dernier en donnant son portrait, il y a quelques semaines; nous n'avons donc pas à y revenir. Quant à M. Lachaud fils, le temps lui a fait défaut pour travailler à l'auréole dont il ne peut manquer un jour ou l'autre de ceindre son front, si tant est que le proverbe soit vrai; mais pour le moment il ne brille encore que des rayons de la gloire paternelle, assez grande, après tout, pour contenter deux ambitions, même exigeantes.

Me Lachaud a aujourd'hui cinquante-six ans. Né à Treignac (Corrèze) le 25 février 1818, il exerçait sa profession d'avocat à Tulle, lorsque Mme Lafarge le choisit pour défenseur. Ce fameux procès commença sa réputation, qu'acheva d'établir le procès Marcellange. C'est alors que Me Lachaud vint à Paris, où il ne tarda pas à prendre au barreau parisien une des premières places. Il brilla surtout devant la cour d'assises, où son éloquence naturelle, admirablement servie par une voix aussi souple que sympathique et des facultés mimiques très-développées, lui assura un grand ascendant aussi bien sur les juges que sur l'auditoire. Parmi les affaires qu'il y plaida, citons les affaires Pavy, de Preigne, Carpentier, Lescure, de Merci, Lemoine, Taillefer et Troppmann.

Nous pouvons maintenant ajouter à cette liste l'affaire Bazaine, qui prime incontestablement toutes les autres, aussi bien par la position élevée de l'accusé, que par les circonstances exceptionnelles qui ont donné lieu à l'accusation.

P. S.--Au moment de mettre sous presse, nous recevons la nouvelle que le 1er conseil de guerre vient de rendre son arrêt, que nous n'attendions pas si tôt. Mais le conseil a siégé de neuf heures du matin à neuf heures du soir, le 10; et dans cette séance si longue ont eu lieu la fin de la plaidoirie de Me Lachaud et les répliques. A quatre heures et demie, les débats ont été clos et à neuf heures moins un quart, après une délibération qui n'a pas duré moins de quatre heures, le conseil rentrait en séance, rapportant son verdict. Quatre questions lui avaient été posées.

lre question.--Le maréchal Bazaine est-il coupable d'avoir, en octobre 1870, capitulé, son armée étant en rase campagne?

2e question.--Cette capitulation a-t-elle eu pour résultat de faire poser les armes à sa troupe?

3e question.--Le maréchal Bazaine a-t-il traité verbalement ou par écrit avec l'ennemi, sans avoir fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur?

4e question.--Le maréchal Bazaine, mis en jugement sur l'avis du conseil d'enquête, est-il coupable d'avoir capitulé avec l'ennemi, rendu la place qui lui était confiée, sans avoir épuisé tous les moyens de défense dont il disposait et sans avoir fait tout ce que prescrivaient le devoir et l'honneur?

A ces quatre questions, chacun des membres du conseil ayant répondu affirmativement, le maréchal Bazaine a été condamné à l'unanimité à la peine de mort, avec dégradation militaire.


La capture du "Virginius".

Nous recevons, par la voie des États-Unis, une intéressante correspondance sur le Virginius, dont la capture par le croiseur espagnol le Tornado, a eu pour résultat de créer, entre l'Espagne et les États-Unis, le grave conflit que nous avons déjà eu occasion de signaler.

Le Virginius est un vapeur à roues, entièrement en fer, de 100 tonneaux de capacité et d'une longueur de 220 pieds. Il a été construit en Angleterre, en 1864, pendant la guerre de la sécession, pour le compte des confédérés, qui l'employaient à forcer le blocus des côtes des États du Sud.

Capturé, avec un chargement de coton, par les forces fédérales, lors de la prise de Mobile, il fut vendu aux enchères, après la guerre, par le gouvernement des États-Unis et acheté pour le compte de l'insurrection cubaine, qui venait d'éclater. Le Virginius reprit aussitôt son aventureuse carrière; monté par un équipage déterminé, sous le commandement de Joseph Fry, un Louisianais, il venait s'approvisionner à New-York d'armes et de munitions qu'il allait ensuite débarquer sur la côte cubaine. Vingt fois il avait failli être pris par les croiseurs espagnols et vingt fois il leur avait échappé, grâce à la présence d'esprit de son hardi capitaine, dont la réputation était devenue légendaire. Enfin, le 31 octobre dernier, il fut aperçu par le vapeur espagnol le Tornado au moment où il arrivait au but d'un nouveau voyage de ce genre; dès qu'il se vit reconnu, le capitaine Fry fit force de voiles et de vapeur pour s'échapper, car il n'était pas armé de manière à accepter la lutte avec un navire de guerre; malheureusement le Virginius tenait la mer depuis plus d'un an; le mauvais étal de sa coque avait diminué sa vitesse d'autrefois, et pour comble de malheur, on était à bout de combustible; vainement on jeta la cargaison par-dessus bord pour s'alléger, vainement on entassa dans les fourneaux les boiseries, les caisses défoncées et jusqu'à des barils de lard qui se trouvaient à bord, le Tornado gagnait de vitesse et, après une chasse de huit heures, le Virginius était rejoint au moment où il arrivait en vue de la Jamaïque, où il eut pu se réfugier sous la protection du drapeau britannique. On sait le reste et comment l'équipage du Virginius, conduit à Santiago, paya de sa vie son audace tant de fois heureuse. La gravure que nous publions aujourd'hui montre les deux navires au moment où le Virginius, à bout de forces, amène son pavillon et se met en panne pour recevoir le canot du Tornado.

Nous reviendrons dans notre prochain numéro sur la sanglante tragédie de Santiago qui a été l'épilogue de ce drame, et nous publierons à ce sujet d'autres dessins que nous avons reçus trop tard pour les faire paraître aujourd'hui.


Inauguration du monument de Champigny

Le 28 novembre un grand courant d'enthousiasme régnait dans la capitale. C'est que quelques jours auparavant, la nouvelle de la victoire remportée sur les Prussiens à Couliniers par l'armée de la Loire, s'y était répandue et que le gouvernement, sous la pression de l'opinion publique, se décidait enfin à faire un effort sérieux en vue de briser le cercle d'investissement et de donner la main à la jeune armée qui s'avançait à notre secours.

En conséquence, une grande sortie était décidée. Trois proclamations aussi retentissantes qu'elles furent vaines, annoncèrent l'événement au public.

On sait comment tout ce beau mouvement avorta. L'armée, qui devait passer la Marne dans la nuit du 28 au 29 novembre, ne put le faire, les ponts se trouvant trop courts! Il fallut attendre vingt-quatre heures. L'ennemi mis en garde par cette inexcusable faute, prit ses mesures en conséquence. Il ramassa ses forces sur le point menacé, et au lieu de le surprendre et de le culbuter, ce fut une grande bataille qu'il fallut lui livrer en avant de Champigny.

Néanmoins le village fut enlevé et l'ennemi obligé de reculer jusqu'au parc de Cœuilly. Mais les morts étaient nombreux. La journée du 1er décembre fut employée de part et d'autre à les ramasser.

Le 2, les Prussiens reprirent l'offensive, refoulant d'abord nos troupes qui finalement regagnèrent toutes leurs positions. Mais, épuisées par ce double et pénible effort de deux jours de bataille, qu'avec un peu de prévoyance on leur eut épargné, elles étaient incapables, pour continuer leur marche, d'en faire un troisième, dans des conditions de difficultés beaucoup plus grandes encore. Dans la nuit du 2 au 3 on leur fit donc repasser la Marne, abandonnant ce plateau de Champigny, deux fois conquis au prix de tant d'efforts stériles et de sang inutilement répandu.

C'est sur ce plateau, au bord de la route de Paris, que s'élève le monument inauguré le 2 de ce mois. M. Vaudremer, architecte de la ville de Paris, en est l'auteur. C'est une pyramide en pierre grise, assise sur un soubassement et portant sur l'un des côtés un bouclier où l'on voit un guerrier blessé s'appuyant sur l'autel de la patrie. Au-dessus, on lit ces mots: Défense de Paris; au-dessous: Bataille de Champigny, 30 novembre, 2 décembre 1870. De l'autre côté de la pyramide est la devise de la ville de Paris: Fluctuat nec mergitur.


ÉVÉNEMENTS DE CUBA.-Capture du Virginius par le
Tornado dans les eaux de la Jamaïque.


LE MONUMENT COMMÉMORATIF DE LA BATAILLE DE CHAMPIGNY,
INAUGURÉ LE 2 DÉCEMBRE 1873.



Le naufrage de la "Ville-du-Havre".

Nous n'avons pu qu'annoncer dans notre dernier numéro l'épouvantable catastrophe de la Ville-du-Havre, réputée le plus vaste des paquebots après le Great-Eastern. Les relations qui nous sont parvenues nous permettent de donner à nos lecteurs un récit du désastre.

Le 15 novembre, à trois heures de l'après-midi, la Ville-du-Havre quittait son warf de New-York emmenant 135 passagers, 172 hommes d'équipage et de service et transportant une cargaison de blé, coton, cuir et graisses. Pendant les premiers jours, la traversée fut contrariée par le mauvais temps; puis, quand on fut sur le banc de Terre-Neuve, par un brouillard intense, commun du reste dans ces parages, dans la crainte d'aborder ou d'être abordé, le capitaine Surmont dut faire vibrer le sifflet d'alarme de minute en minute, et, tout le temps qu'il y eut danger, il ne voulut laisser à aucun de ses officiers la responsabilité des manœuvres. La journée du 20 fut assez belle, ce qui permit aux passagers de jouir de la promenade sur la vaste dunette d'arrière, aux enfants de se livrer à leurs jeux, et, le soir, quelques amateurs purent s'offrir dans le salon, un concert improvisé, dont la Dernière pensée de Weber fut le morceau final. La nuit étant claire, rien ne paraissant à craindre, le capitaine se décida à descendre dans sa cabine pour y prendre quelques heures de repos, mais après avoir donné l'ordre formel de le prévenir du moindre incident.

C'est à partir de ce moment que l'on ne sait plus d'une manière certaine ce qui s'est passé, ni même l'heure précise de la catastrophe. Toujours est-il qu'entre une heure et deux heures du matin, des ordres de manœuvre étaient donnés, exécutés précipitamment, mais trop tard... la Ville-du-Havre éprouvait une commotion violente, suivie d'une série de craquements formidables, se renversait à demi; passagers, officiers et matelots, réveillés en sursaut, et accourus sur le pont, apercevaient la masse d'un grand voilier qui, ayant enfoncé les bordages du paquebot, laissait les débris de son étrave au milieu de celui-ci. Le navire abordant était le voilier en fer, le Loch-Earn (Lac ardent), capitaine Robertson.

Le capitaine Surmont s'était élancé sur la passerelle de commandement. D'un coup d'œil il comprit que tout était perdu. La Ville-du-Havre portait au flanc de la chambre des machines une trouée large de cinq à six mètres, profonde de quatre, par laquelle l'eau s'engouffrait en cataractes bruyantes pour se répandre dans les profondeurs du bâtiment avec des grondements et des clapotements sinistres. On n'avait pas eu le temps de fermer les cloisons étanches, de telle sorte que les foyers ayant été éteints, chaudières et machines furent immédiatement paralysées.

Eperdus, les passagers se pressaient sur la dunette d'arrière, les uns à peine vêtus ou dans leur costume de nuit, les autres ayant eu le temps de se couvrir de quelques vêtements ou de prendre avec eux leurs objets les plus précieux. A un premier moment, non de désordre mais seulement de trouble, succéda un certain apaisement, quand on vit le capitaine à son poste et les officiers se multipliant pour indiquer à chacun ce qu'il y avait à faire. Dans le court espace de temps écoulé entre l'abordage et le naufrage, il y eut des exemples de sang-froid admirable, de sublime résignation, de devoir noblement compris. Debout sur le pont, un petit sac à la main, leurs enfants dans les bras ou se pressant contre leur père ou leur mari, des femmes attendaient que les canots fussent mis à la mer; quelques-unes s'étant agenouillées, priaient avec ferveur, pendant qu'un prêtre catholique leur donnait l'absolution suprême; des enfants à demi-nus, devinant le péril sans le comprendre, cherchaient d'instinct un refuge dans les bras de leur mère.

Si la collision avait eu lieu en plein jour, les secours eussent été plus efficaces, mais la nuit d'une part, la perte de plusieurs des embarcations de la Ville-du-Havre de l'autre, rendaient le sauvetage difficile. On venait d'installer une cinquantaine de personnes dans deux canots intacts, lorsque le grand mât et le mât d'artimon, déjà ébranlés, oscillèrent et s'abattirent presque en même temps, brisant les canots, tuant et blessant la plupart des malheureux qui déjà se voyaient sauvés. En vain, raconte un matelot, on voulut retirer quelques survivants de l'amas enchevêtré de vergues rompues, de cordages, de débris de planches, on n'en eut pas le temps. Ce grave accident précipita le dénoûment, car la chute des mâts fit incliner davantage le paquebot, et tous ceux qu'il portait sentirent que leur dernière heure était venue.

Il n'est guère possible de s'imaginer l'horreur du drame dont notre dessin donne un aperçu pris du milieu du navire, entre les deux cheminées, près de l'escalier de la dunette des premières.

La Ville-du-Havre oscillait comme en proie aux dernières convulsions; on vit, rapporte un passager, une jeune fille soutenant sa mère et lui disant: «Courage, ma mère, courage, dans quelques minutes nous entrerons au ciel.» Quatre charmantes petites filles encourageaient ceux qui les entouraient en leur disant: «Prions le bon Dieu de nous recevoir auprès de lui.» Rien, raconte M. Lorriaux, ministre protestant, ne peut donner une idée de la résignation des femmes pendant cette catastrophe. Un officier de la marine américaine avait trois filles qui voulaient périr avec lui: «Je sais, dit-il, en leur adressant le dernier adieu, que la Providence veut vous sauver, n'allez donc pas contre sa volonté.» Deux seulement de ces jeunes filles furent recueillies.

Moins d'un quart-d'heure après le choc, la Ville-du-Havre disparaissait sous les Ilots, qui se précipitèrent en tourbillonnant dans l'immense vide formé; et les malheureux renversés dans l'eau, ceux que la vague ramena à la surface, ou qui plus heureux avaient pu saisir une ceinture de sauvetage, un tronçon de mât, une planche, restèrent ballottés par les vagues, transis, à moitié expirants, mais soutenus quelques instants encore par cette force surhumaine que donnent l'espoir et l'instinct de la conservation. La fatalité avait poursuivi le malheureux navire jusqu'à sa dernière minute d'existence; au moment où il sombrait, un canot chargé de femmes et d'enfants fut projeté par le remous sur le tronçon du mât d'artimon, crevé et submergé.

Le Loch-Earn avait pu se dégager aussitôt après l'abordage. Bien que fortement compromis par la perte de son avant, il se soutenait sur l'eau. Sans perdre un instant, son capitaine fit mettre ses embarcations à la mer et procéda au sauvetage. Les canots n'arrivèrent sur le lieu de la catastrophe qu'après la disparition complète de la Ville-du-Havre; ils recueillirent les naufragés et ne quittèrent la place que le lendemain matin à dix heures, quand nulle voix ne vint plus réclamer assistance, quand aucune victime ne parut surnager, quand enfin rien ne vint plus révéler que là, quelques heures auparavant, flottait l'un des rois de la mer. Demeuré à son poste, le capitaine Surmont coula avec son bâtiment, mais il eut le bonheur de saisir une planche, et vingt minutes après un canot le sauvait.

Passagers et marins recueillis à bord du Loch-Earn étaient dépourvus de tout, la rapidité du sinistre n'ayant permis qu'à un très-petit nombre d'entre eux de se munir des objets les plus indispensables: ils furent, de la part du capitaine Robertson et de l'équipage anglais, l'objet d'une sollicitude des plus touchantes, qu'ils se sont plu à reconnaître publiquement. Mais quel triste lendemain! Parmi ceux qui se trouvaient sains et saufs, il y avait une jeune mère qui avait perdu ses quatre enfants; une petite fille de neuf ans restée seule d'une famille nombreuse, et quantité d'infortunés qui, en quelques minutes, avaient vu mourir sous leurs yeux, père, mère, frère, sœur, mari, amis... Parmi ces passagers, un, M. James Bishop, avait eu le bonheur d'être recueilli, et c'était la troisième fois, disait-il, qu'il échappait à une mort imminente: il avait failli périr lors de la chute d'un train de chemin de fer dans une rivière et à la suite du sautage d'un navire par une torpille.

À dix heures du matin, un trois-mâts américain, le Trimountain, fut signalé; on lui adressa des signaux de détresse, et le capitaine Surmont, se rendant aux instances des passagers, qui jugeaient le Loch-Earn trop endommagé pour conserver un supplément de quatre-vingts à quatre-vingt-dix-personnes, fit passer les survivants sur le navire américain, à l'exception d'un passager malade, d'un chauffeur blessé et d'un troisième passager qui voulut garder son compagnon d'infortune.

A qui incombe la responsabilité de la catastrophe? Une enquête nous l'apprendra sans doute, mais ce qui, suivant les témoignages déjà recueillis, parait acquis dès à présent, c'est que le Loch-Earn avait ses feux réglementaires allumés. Son capitaine aurait dit à un passager qu'étonné de voir devant lui la silhouette d'un grand vapeur ne faisant aucun mouvement pour éviter une rencontre, il crut qu'un ou plusieurs de ses fanaux étaient éteints et qu'on ne l'apercevait pas; il courut à l'avant, s'assura qu'ils brillaient et fit manœuvrer pour s'éloigner du navire en vue.

A bord de la Ville-du-Havre, les vigies de l'avant auraient aperçu et signalé le Loch-Earn quelques minutes avant la collision.

Que s'est-il passé alors? l'officier remplaçant momentanément le capitaine s'était-il assoupi, n'a-t-il pas entendu l'avis qu'on lui donnait, ou bien ses ordres ont-ils été mal compris du timonier? Les auteurs principaux du drame ayant péri, il paraît difficile de savoir la vérité, mais des positions respectives du Loch-Earn et de la Ville-du-Havre, au moment de l'abordage, semble résulter ce fait capital que cette dernière a dû faire une fausse manœuvre. Dans les cas de rencontre en mer, c'est le vapeur, plus maniable que le voilier, qui, suivant les règlements maritimes, doit modifier sa route. Par conséquent la Ville-du-Havre aurait dû incliner vers sa droite et si, pendant son mouvement, elle eût été abordée, c'est par son côté gauche ou de bâbord qu'elle eût reçu le choc. Le contraire ayant eu lieu, c'est-à-dire que le voilier s'étant enfoncé dans les bordages de droite ou de tribord, il est permis de penser que le coup de barre, indiqué ou donné, a eu pour résultat de faire virer le paquebot vers la gauche, ce qui lui a fait présenter le flanc droit au Loch-Earn. Si cela est, la responsabilité de ce dernier se trouverait dégagée.

Le Trimountain a conduit à Cardiff les naufragés que le steamer Alice, de Southampton, a ramenés ou rapatriés en France. Quant au navire, cause de ce grand malheur, il n'avait pas, ainsi que l'indique le rapport du capitaine Surmont, de cloison étanche proprement dite, mais son charpentier avait répondu, d'en établir une suffisante pour permettre de gagner un port. Ces prévisions ne se sont malheureusement pas réalisées, car, assailli par un gros temps, le Loch-Earn a sombré en mer; son équipage et les trois naufragés qu'il avait recueillis, ont pu être sauvés par un bâtiment anglais se rendant d'Amérique en Angleterre. Ce dernier naufrage a présenté des incidents aussi palpitants que celui de la Ville-du-Havre.

Terminons en notant un sentiment superstitieux qui subsiste parmi les populations maritimes de certains ports. Lorsqu'un navire a été dénommé et baptisé, il ne doit plus changer de nom, sans cela Dieu cesse de le protéger. A l'appui de cette croyance, les marins vous citent une longue série de navires ayant changé de nom qui, partis pour la haute mer, ne sont jamais revenus. Aussi beaucoup d'entre eux refusent-ils de s'embarquer sur les navires débaptisés. Soyez certain que si vous parlez à quelque vieux loup de mer de la catastrophe de la Ville-du-Havre, il vous répondra en hochant la tète: «On lui avait changé son nom!»
P. Laurencin.



Inauguration de l'Asile et de l'École de filles de Dugny.

Le village de Dugny (Seine) était à peu près inconnu avant la guerre de 1870. Perdu dans la plaine Saint-Denis, entre Stains et le Bourget, il fallait les désastres de la dernière invasion pour tirer son nom de l'oubli. En tant que commune ravagée, Dugny méritait, en effet, de fixer l'attention. Occupé par les troupes ennemies dès le 10 septembre 1870, il a vu partir le dernier soldat prussien le 20 septembre 1871.

Pendant cette occupation, qui a été la plus longue du département de la Seine, les projectiles, la rapine, la dévastation même pendant l'armistice, tout a contribué à la ruine du village.

Grâce à l'énergie et au courage de sa population laborieuse, les traces de la guerre ont à peu près disparu.

Mais, par suite de ces désastres, la commune a dû faire construire une salle d'asile et une école de filles.

La pose d'une plaque commémorative et, plus tard, l'inauguration de l'édifice, ont donné lieu à des cérémonies qui ont été entourées d'un certain éclat.

Ainsi, pour ne parler que de la dernière, nous citerons la présence de monseigneur l'archevêque de Paris, de monseigneur Langenieux, évêque de Tarbes, de M. l'archidiacre de Saint-Denis, de MM. le préfet de la Seine, le préfet de police, le sous-préfet de Saint-Denis, de M. Artoux, inspecteur de l'instruction primaire, et enfin de tous les maires des communes voisines.

Le cortège, qui s'est formé chez M. Étienne Blanc, maire de la commune, où tous les invités s'étaient réunis, s'est rendu à la nouvelle école. Une nombreuse assistance l'attendait à son arrivée.

Les élèves de l'école des filles ont chanté, en chœur, un hymne en remerciement de la visite de monseigneur l'archevêque.

M. le maire de Dugny s'est ensuite adressé à Monseigneur, pour lui exprimer la reconnaissance des habitants, heureux et fiers de la présence de toutes les autorités dans leur modeste village.

Une jeune fille de l'école a adressé ensuite à monseigneur l'archevêque et à M. le maire un compliment au nom de toutes ses compagnes.

Monseigneur Guibert a pris alors la parole et a témoigné dans des termes empreints d'un sentiment tout paternel, l'intérêt que lui inspire ce malheureux village, si cruellement éprouvé pendant la guerre.

Après ce discours, Monseigneur a donné la bénédiction à l'édifice ainsi qu'à l'assistance; puis un chœur, chanté par des amateurs, a terminé la cérémonie.

Le cortège s'est reformé et a reconduit monseigneur l'archevêque de Paris et sa suite chez M. le maire.




LE NAUFRAGE DE LA "VILLE-DU-HAVRE".
LA DERNIÈRE MINUTE.



La comédie de notre temps, par Bertall (1)

Note 1: 1 vol grand in-8º illustré. E. Plon et Cie éditeurs.

M. Bertall, dont le premier grand succès fut sa collaboration au Diable à Paris, revient aujourd'hui au genre qui lui valut sa réputation, et il publie sous ce titre la Comédie de notre temps, un livre qui sera, pour la société de 1870 à 1875, ce que le Diable à Paris fut pour le monde de 1840, avec cette différence qu'ici, dans ce nouvel ouvrage, Bertall tient à la fois la plume et le crayon. Il est l'auteur et l'illustrateur d'un certain nombre de chapitres tout parisiens, d'une curiosité et d'un intérêt absolus, sur les mœurs actuelles, et, je n'hésite pas à dire que ce livre, qui nous plaira si fort aujourd'hui, constituera pour l'avenir un véritable monument où l'on puisera des notes certaines et originales sur la vie morale de notre époque. Bertall passe en revue toutes les choses et tous les mondes: le vêtement, le costume, la toilette, les manières, les manies, les types, les caractères; il étudie les soirées et les bals, les dîners d'apparat, les banquets, les artistes, les coulisses (celles de la Bourse et celles du théâtre), les premières représentations, les soupers, les églises, la Chambre et la politique, le jeu et les joueurs, en un mot tout ce qui constitue la vie même de ce temps-ci. Quel dommage qu'un observateur aussi perspicace, doué d'un pareil talent, ne se soit pas trouvé à chaque époque pour nous léguer la vérité vraie et la vérité vue sur l'époque qu'il traversait! Les croquis de Debucourt et de Carle Vernet nous en disent long sur le Directoire, les muscadins et les merveilleuses, mais Debucourt pas plus que Vernet n'avaient, comme eût dit Musset, un joli brin de plume emmanché dans le crayon. Bertall, du moins, s'il enlève lestement un croquis du gommeux, y ajoute le texte et les réflexions morales: «Le gommé ou gommeux est l'antithèse du dégommé. Celui donc qui est bien en vue, qui brille, qui est envié pour sa toilette, sa position, son genre et son chic, est un gommeux.» Balzac, qui fut le parrain de Bertall, en littérature et en art, eût applaudi à ces chapitres alertes de la Comédie de notre temps qui constituent, en somme, la physiologie de la seconde partie du XIXe siècle: Album, recueil, livre, dit Bertall en parlant de son ouvrage, quelque nom que l'on veuille bien lui donner, il n'a pas d'ambitions bien hautes.» Il aurait tort de n'en pas avoir, car, sans prétention, c'est là l'œuvre d'un philosophe et d'un satirique qui a beaucoup vu, beaucoup étudié, très-bien observé, et qui nous donne sous une forme durable, agréable, charmante, le fruit à point mûri de ses observations.

La Comédie de notre temps fera doublement honneur à Bertall, et elle obtiendra un double succès: œuvre de piquante littérature, elle sera classée parmi les plus jolies études de mœurs; œuvre d'art, elle léguera à l'avenir la physionomie même de ce temps, avec tous ses tics, toutes ses élégances, toutes ses habitudes, toutes ses séductions et tous ses ridicules.
Jules Claretie.



Jeanne d'Arc

Le succès de Jeanne d'Arc, que notre collaborateur M. Savigny avait signalé dès la première représentation de ce drame lyrique, qui devient populaire, s'affirme de jour en jour. L'Illustration lui doit les honneurs d'une gravure et les lui fait bien volontiers, en s'associant à la vive sympathie du public pour le poète, M. Barbier, et pour le musicien, M. Gounod. Elle rend aussi le tribut d'éloges dû aux décorateurs et aux interprètes de cet ouvrage. Elle donne les principales scènes du drame et dans la décoration du fort et de la courtine d'Orléans, au-dessous desquels se dessine le pont de la Loire, et dans cette vue du parvis et de l'église de Reims, et dans cet acte où s'élève le bûcher qui doit dévorer l'héroïne. Au centre, le dessinateur a placé le portrait de Mlle Lia-Félix. Bien des rôles ont marqué la carrière déjà longue de l'éminente artiste. Elevée à cette grande école du bien dire que Mlle Rachel a formée autour d'elle et dans sa propre famille, au milieu de ses sœurs dont elle est aussi une des gloires, Mlle Lia-Félix a fait, dans une série de drames joués depuis tantôt quinze ans, une foule de créations qui lui ont mérité une légitime réputation et qui lui ont valu la première place parmi les interprètes du drame. Jamais le triomphe de Mlle Lia-Félix, même aux jours de la Fille du paysan, n'a été plus vif et plus grand que dans Jeanne d'Arc. Jamais elle n'a déployé des qualités dramatiques aussi saisissantes. Mlle Lia-Félix a résumé dans ce rôle toute la puissance de son talent, par l'émotion vraie, le sentiment, la noblesse et l'énergie. Il y a là comme le souvenir de l'illustre tragédienne, et nous avons cru la voir revivre surtout dans cette scène finale du drame, dans laquelle Mlle Rachel n'aurait pas arraché plus de larmes et appelé à elle plus d'applaudissements.



BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Les Applications de la physique, par M. Am. Guillemin.--La librairie Hachette, à laquelle on doit déjà les beaux volumes de science illustrés qu'elle a édités depuis plusieurs années avec un véritable dévouement scientifique: le Ciel, l'Atmosphère et les grands phénomènes de la nature, les Voyages aériens, la Terre, le Monde souterrain, les Phénomènes de la physique, vient de publier un nouvel ouvrage de M. Guillemin, qui certainement n'aura pas moins de succès que ses prédécesseurs.

Après avoir raconté les phénomènes de la physique, l'auteur vient aujourd'hui nous en exposer les applications, dans le triple domaine de l'art, de l'industrie et de la science elle-même. Quel sujet serait plus fécond que celui-ci? Le monde n'est-il pas véritablement transformé depuis la découverte des agents qui régissent l'univers? Neuf jours suffisent aujourd'hui pour traverser l'Atlantique et passer de notre vieux continent dans le continent découvert, il n'y a pas encore quatre siècles, par Colomb! Quelques jours suffisent pour traverser l'Europe entière et parcourir l'Asie! En quelques secondes nous envoyons une dépêche d'Europe en Amérique et en recevons la réponse! Merveille plus surprenante encore: Nous écrivons de notre, main un billet de Paris à Marseille, et 1e fac-similé de notre l'écriture se transporte lui-même et se reproduit à 864 kilomètres de distance! La lune est à 96,000 lieues d'ici; nous la rapprochons à 48 lieues pour en étudier les paysages, et l'on s'occupe actuellement de réaliser en Amérique le projet de construire le gigantesque télescope qui doit la rapprocher à 3 lieues.

Le soleil est éblouissant; après l'avoir pesé et mesuré, on l'éclipse à volonté pour analyser les gaz qui brûlent autour de lui avec des flammes de 30,000 lieues de hauteur.

A la surface de la terre, le microscope nous a révélé l'existence d'un monde invisible, incomparablement plus peuplé que tout ce que nous voyons de nos yeux autour de nous. Les nuages s'élèvent des mers et sont amenés par le veut au-dessus de nos têtes; l'aérostat glorieux les traverse et nous emporte, palpitants d'émotion et de bonheur, dans le ciel toujours pur illuminé par le soleil, au-dessus des agitations et des tourmentes d'ici-bas! Jamais, non jamais, les procès de sorcellerie du moyen âge ni les routes féeriques de l'Orient enchanté, n'ont rien imaginé de comparable à la situation scientifique du XIXe siècle, dont les savants nous gratifient, malgré toutes les sottises politiques, tous les errements religieux, tous les troubles internationaux qui, semble-t-il, devraient arrêter la marche du progrès.

En décrivant les applications de la physique, et en les expliquant par de nombreux dessins, M. Guilledin a mis en évidence cette situation scientifique, si éminemment digne de notre attention. Je répéterai ici les lignes que j'écrivais en souhaitant la bienvenue, il y a neuf ans, au Ciel, du même auteur: «Un vulgarisateur doit être à la fois littéraire, éloquent et familier pour ceux qui l'écoutent, savant et fidèle interprète de la science; ceux qui, comme l'auteur de ce livre, réunissent ces facultés ont droit à l'estime et à la reconnaissance des amis du progrès.»
Camille Flammarion.



Nous nous bornerons à annoncer aujourd'hui les excellents livres de la Bibliothèque d'éducation et de récréation de la librairie Hetzel; nous reviendrons à loisir dans notre prochain numéro sur l'ensemble de cette collection, si justement appréciée des familles.--Quatorze nouveaux ouvrages signés par MM. Jules Verne, Viollet-le-Duc, P. J. Stahl, Lucien Biart, Mayne Reid, et par M. le capitaine de frégate Louis du Temple, illustrés par nos meilleurs artistes, enrichissent aujourd'hui le trésor littéraire de l'enfance et de la jeunesse, avec les deux volumes de l'année 1872 du Magasin d'éducation et de récréation de M. J. Macé, Stahl et Jules Verne.--Nous renvoyons nos lecteurs et nos lectrices à l'extrait du catalogne de la Bibliothèque d'éducation et de récréation que nous donnons à la fin de ce numéro.

L'Essai loyal en Espagne, par MM. Louis Teste et Francis Magnard. (1 vol. E. Vatou.)--Le 11 février 1873, les Cortès espagnoles ont proclamé la République. Cette forme de gouvernement s'imposait à la nation, après l'abdication et le départ du roi Amédée. Quelqu'un avait dit en parlant de ce règne du prince italien: «La royauté sera un expédient jusqu'à la majorité de la République.» Majeure ou non, en février 1873, la République était née et elle fut proclamée. D'honnêtes gens, de bons citoyens, se mirent à l'œuvre pour fonder le régime nouveau, et nul d'entre eux, je gage, ne se dissimulait les difficultés de son œuvre. Mais ce n'est pas au moment de la tempête qu'on discute la forme du bateau de sauvetage. Le brave et probe Emilio Castelar essaya de lutter, et, jusqu'ici, par quelque dures épreuves qu'ait passé l'Espagne, il faut reconnaître que M. Castelar a fait mieux que des discours. Il a affirmé sa foi par des actes et risqué un peu sa vie chaque jour, ce qui constitue déjà un certain avoir. Sans nul doute la République, l'Essai loyal, comme disent les auteurs du présent livre, a vu, en Espagne, de terribles, d'affreux épisodes; mais, sans compter les anecdotes qu'on pourrait porter au compte de la monarchie, il faut reconnaître que la République avait accepté et non créé la situation présente.

La République n'a pas craint de faiblir devant la tâche qu'Amédée a refusée. Le hideux spectacle donné par un Santa-Cruz ou par les intransigeants de Carthagène doit-il faire maudire la République, ce génie fatal, disent les auteurs, et donner raison au mot d'O'Donnell: «L'Espagne est un bagne en liberté?» Nous estimons que non. J'ajoute que O'Donnell est sujet à caution.

Toujours est-il que MM. Teste et Francis Magnard ont voulu spirituellement railler l'Essai loyal en Espagne, et il faut bien reconnaître qu'ils y ont réussi. En dehors de toute affaire de parti, la situation de l'Espagne, on doit l'avouer, est tout à la fois tragique et comédie. Le drame tourne souvent à l'opérette et l'opérette à la boucherie, sur cette terre détrempée de sang. Pauvre pays, jadis si grand et je dirai toujours si grand, car si les mains armées y sont promptes, les cœurs y sont toujours fiers et les fronts y demeurent hauts.

M. Teste, qui avait déjà publié un livre remarquable sur l'Espagne contemporaine, et M. Bagnard, qui s'était si bien imprégné, dans un voyage, de la couleur du pays, ont présenté un tableau de l'Espagne républicaine qui n'est pas sans rapport avec la Grèce contemporaine de M. About. C'est un pamphlet spirituel, mordant, railleur, où l'oreiller de don Nicolas Salmeron est mis en scène comme les massacres d'Alcoy, et,--en faisant la part des tendances du livre,--on ne saurait mieux peindre et mieux conter. M. Bagnard, dont la plume vive et mordante aborde avec talent le roman, a donné là à l'histoire le ton de la chronique armée en guerre. On se plaît au style alors même qu'on se cabre devant l'opinion politique. Livre à lire, donc, et à garder, car il est plein d'idées qui appellent la discussion, et de faits, hélas! qui amènent la réflexion. Que la France jamais ne devienne l'Espagne!

Le Repos hebdomadaire, par M. Julien Hayem. (I vol. in-18, Didier et Cie.)--Voici, je pense, le premier ouvrage d'un écrivain qui n'est pas seulement un homme de lettres, mais tut homme d'action, en ce sens que, non content d'être licencié en droit et licencié ès-lettres, il s'est fait encore manufacturier, pour suivre le courant du siècle et obéir au mot d'ordre américain, Go ahead! M. Julien Hayem a mis pour épigraphe à son livre sur le Repos hebdomadaire une citation de l'Émile; «Le grand secret de l'éducation, dit J. J. Rousseau, est de faire que les exercices du corps et ceux de l'esprit servent toujours de délassement les uns aux autres.» L'épigraphe donne, en effet, résume l'esprit du livre. Il faut du repos à l'homme qui travaille, il faut détendre la corde de l'arc si l'on ne veut point qu'il se brise. Le repos dominical n'est pas seulement une habitude, c'est un besoin. M. J. Haye l'a parfaitement fait sentir en parlant du respect merveilleux qui s'attache à ce repos hebdomadaire et concluant que le passé de cette institution répond de son avenir. M. Haye a d'ailleurs le bon sens de ne point demander que cette fête magistrale du dimanche soit rendue obligatoire. Les mœurs se chargent toutes seules de faire ce que ne feraient peut-être pas les décrets. «Qu'on se garde donc, dans l'intérêt du repos hebdomadaire, de substituer,--dit l'auteur de ce livre,--à des fondements taillés dans le roc de l'histoire et appuyés sur les besoins les plus légitimes du corps et de l'esprit humain, la base fragile et périssable de l'obligation et de la contrainte légales.»

On voit quel est l'esprit de cette utile monographie. M. Haye, après avoir recherché les origines historiques du repos hebdomadaire,--qui remontent au sabbat des Hébreux,--résume l'histoire de la législation de ce bienheureux septième jour, depuis le IV siècle jusqu'à la Révolution; il examine ensuite l'utilité du repos dominical pour les ouvriers, les enfants, les adultes; il se demande enfin par quelles institutions on pourrait propager l'habitude du repos hebdomadaire et en utiliser l'emploi. Et toujours, dans ces divers chapitres, l'auteur voit et dit juste et apporte de vives lumières sur la question en litige. M. Julien Haye a obtenu, avec ce livre, le prix qu'avait mis au concours, en 1871, l'Académie des sciences morales et politiques. C'est le plus bel éloge qu'on puisse faire de ce travail solide, très-curieux sur un sujet spécial, et écrit avec talent, sans phrase et sans recherche, par un esprit très-pratique et très-libre.

Études sur la littérature contemporaine (quatre séries), par M. Edmond Schérer. (4 vol. chez Michel Lévy.)--M. Edmond Schérer s'est fait à la fois, dans la politique et dans les lettres, une place privilégiée, hors de discussion et, si je puis dire, en pleine estime. C'est un esprit net, solide, un peu froid, mais érudit, plein de pensées et ne sacrifiant rien au faux goût en littérature, à la popularité facile, en politique. Critique littéraire au journal le Temps, il a depuis dix ans acquis une autorité incontestée dans ce domaine des études bibliographiques que les rudes événements de ces années dernières ont fait un peu trop délaisser. M. Schérer a toujours réuni (et il a eu raison) ses articles de journaux et volumes. On eût regretté de ne point retrouver, sous une forme plus durable, ces études savantes ou savoureuses dont on avait fait sa lecture d'un soir. On peut dire de M. Schérer ce qu'il a écrit de Prévost-Paradol: Il improvise des pages durables.
Jules Claretie.




THÉÂTRE DE LA GAÎTÉ.--Mlle Lia-Félix dans Jeanne d'Arc.



L'HISTOIRE DE FRANCE

Racontée à mes petits enfants

PAR M. GUIZOT

L'Histoire de France de M. Guizot en est à son troisième volume. Ce volume ne le cède en rien aux deux qui l'ont précédé. On y retrouve la même clarté et la même élégance dans l'exposition des faits. C'est la même intelligence nette et vive qui en éclaire les points obscurs, le même esprit ferme qui en dégage la moralité. Il commence avec François Ier pour finir avec Henri IV. Cette période est l'une des plus intéressantes et des plus dramatiques de notre histoire nationale. D'abord c'est du commencement du XVIe siècle que date la Renaissance. Non que le moyen Age ait été une époque de stérilité et de décadence. Il a son encyclopédiste, le moine Vincent de Beauvais; ses philosophes, Gerbert, Abélard, Bernard, Robert de Sorbon; il a ses prosateurs, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes. Mais au moment où nous sommes parvenus, une grande révolution a lieu dans la marche de notre génie national. Il quitte sa voie propre, originale, pour
                     Abjuration de Henri IV.
s'engager dans celle de l'imitation, où vont le pousser peuples et princes, également affolés des œuvres et des gloires des sociétés de la Grèce et de Rome, remises en honneur. C'est encore à cette époque que remonte la révolution religieuse opérée par Luther en Allemagne, Zwingle en Suisse et Calvin à Genève et en France, révolution qui alluma tant de guerres dans ce dernier pays, et, au nom de Dieu, y fit commettre tant de crimes. Deux figures se détachent au point culminant de cette lugubre époque, les héros de la Saint-Barthélemy, Charles IX et Catherine de Médicis. Que de nobles victimes tombées à côté de l'amiral de Coligny, dans cette nuit sanglante! On sait que ce n'est qu'en abjurant le protestantisme que le prince de Condé et celui qui devait être Henri IV purent sauver leur vie. Mais le Béarnais n'était pas homme à se laisser lier par cet acte obtenu par la violence. Sous une apparente bonhomie, c'était un esprit fin, rusé, souple au besoin, peu scrupuleux sur l'emploi des moyens, et allant avec une invincible ténacité à son but, qui était la conquête du royaume et de la royauté. Et lorsque parvenu au pied du trône, il mil à interroger sa conscience pour savoir si elle lui
       Vincent de Beauvais.

              Abélard.
permettait d'en escalader les marches, il trouva tout naturellement que «Paris valait bien une messe». Un de nos dessins se rapporte à cette seconde abjuration du roi Henri, qui eut lieu le dimanche 25 juillet 1593. Le roi est représenté se rendant en grande pompe à l'église Saint-Denis. Arrivé avec toute sa suite devant le grand portail, il y fut reçu par l'archevêque de Bourges, Regnault de Beaune, et tous les religieux de l'abbaye.--Qui êtes-vous? lui demanda l'archevêque, qui officiait.--Je suis le roi.--Que demandez-vous?--Je demande à être reçu dans le giron de l'église catholique, apostolique et romaine.--Le désirez-vous?--Oui, je le veux et le désire. A cette parole, le roi se mit à genoux et fit la profession de foi convenue. Tout était fini et Henri IV, suivant son expression, «avait fait le saut périlleux». Par cet acte et la trahison de Brissac, le nouveau roi, mis en possession du trône, eut vite réduit sous son obéissance la Bourgogne, la Picardie et la Bretagne, qui seules refusaient de se soumettre. Libre désormais de soucis de ce côté, il travailla alors énergiquement à la restauration de l'autorité royale, et par diverses mesures: la destruction des franchises municipales, les rigueurs de la censure royale, l'asservissement du parlement
              Charles IX et Catherine de Médicis.
et la réforme universitaire, il prépara et rendit possible la monarchie despotique de Richelieu et de Louis XIV. Seize ans plus tard, passant dans la rue de la Ferronnerie en son carrosse où il se trouvait avec MM. de Montbazon et d'Epernon, il tombait frappé de deux coups de couteau par Ravaillac. Malherbe, alors attaché au service d'Henri IV, a raconté dans une lettre cet abominable assassinat. «Tout aussitôt, écrit-il, le carrosse tourna vers le Louvre. Le roi fut porté en haut par M. de Montbazon, le comte de Curzon en Quercy et mis sur le lit de son cabinet, et sur les deux heures porté sur le lit de sa chambre, où il fut tout le lendemain et le dimanche. Un chacun allait lui donner de l'eau bénite. Je ne vous dis rien des pleurs de la reine; cela se doit imaginer. Pour le peuple de Paris, je crois qu'il ne pleura jamais tant qu'à cette occasion.» Tels sont les événements retracés dans le troisième volume de l'Histoire de France de M. Guizot. Nous avons dit combien attachante en est la lecture; nous n'y reviendrons pas. Ajoutons que ce volume qui, on le sait, sort de la librairie Hachette, est magnifiquement illustré de soixante-quatorze gravures dessinées sur bois par M. de Neuville.

Gravures extraites de l'Histoire de France racontée à mes petits-enfants, par M. Guizot. (Hachette et Cie, éditeurs.)



UN VOYAGE EN ESPAGNE
PENDANT L INSURRECTION CARLISTE

VI

Nomination des quatre généraux pour commander l'armée carliste: Ellio, Dorregaray, Lissarraga et de Valdespina.--Entrée de don Carlos en Espagne.--Appel aux armes.--Le château de la duchesse de M***.--Le journalisme espagnol.--Succès remportés par les carlistes.--Situation actuelle.--Comment pourra se terminer ta guerre civile; solution probable.

C'est vers le courant du mois de juin, alors que les bandes nombreuses disséminées en Biscaye, dans le Guipuzcoa et la Navarre, avaient étendu partout leurs opérations, que la junte de guerre, qui venait de réaliser un nouvel emprunt en Angleterre, jugea à propos de les former en trois corps d'armée placés sous les commandements de Dorregaray, Lissarraga et de Valdespina. Je dois constater que ce fut la première organisation sérieuse qui ait été faite de l'insurrection carliste. Le général Ellio fut placé, en qualité de major-général, à la tête de ces trois corps d'armée.

Un mot sur ces quatre chefs.

Ellio est un vieux général bien connu, qui a fait ses preuves pendant la guerre de Sept ans. Ami et compagnon de Cabrera et de Zumalacarregui, il a été un des plus braves adversaires du général Espartero, commandant en chef des troupes de la reine Christine, et l'a battu dans plusieurs rencontres, notamment à la bataille livrée aux environs de Vitoria. Pendant sept ans, à la tête des bandes navarraises, il a parcouru toutes les provinces du Nord, franchi l'Ebre et fait trembler la régente jusque sur son trône. Il connaît donc tout le pays envahi encore aujourd'hui par les carlistes, et nul ne peut mieux que lui savoir tirer un bon parti de sa topographie. Aussi, les mouvements stratégiques que les troupes carlistes effectuent en ce moment s'exécutent-ils d'après le plan qu'il a tracé lui-même. Ellio est donc, à l'heure qu'il est, l'âme et l'inspirateur de l'insurrection carliste.

Dorregaray, que don Carlos a investi du commandement de la Navarre, est un officier très-distingué, d'origine basque, et connaissant, lui aussi, parfaitement la carte du pays, théâtre actuel de la guerre civile. Il l'a prouvé, au reste, d'une manière incontestable, à la bataille d'Eraül, où en faisant mouvoir savamment ses troupes à travers les montagnes, il parvint à couper la brigade de Novarro de celle de Cabrinetti; ce qui décida de la bataille qu'il gagna. On sait que la bataille d'Eraül passe, à juste titre, pour un des plus beaux faits d'armes de l'insurrection actuelle.

Lissarraga est un ancien lieutenant-colonel de l'armée régulière, sous le règne d'Isabelle II. Après la révolution de septembre 1868, qui détrôna cette reine, il embrassa le parti de don Carlos. Nommé au commandement de la Biscaye, il a su concentrer habilement les bandes qui, disséminées sur divers points, opéraient sans ordre et sans but déterminé d'avance. Il en forma un corps d'armée qui a fait, pendant plus d'un mois, le blocus de Bilbao, un instant sur le point de tomber au pouvoir des carlistes.

Quant au marquis de Valdespina, un des plus riches propriétaires du Guipuzcoa et dont le château, situé aux environs de Loyola, passe à bon droit pour une merveille d'architecture; il est très-aimé dans la contrée. Distingué par la noblesse de son caractère, la sincérité de ses convictions royalistes, sa bravoure et sa loyauté, de Valdespina jouit de l'estime de tous les habitants des quatre provinces, même de celle de ses adversaires politiques. La meilleure preuve qu'on puisse en donner, c'est le respect qu'ont eu les libéraux et les troupes régulières pour son château qui, quoique placé au centre de l'insurrection, et par conséquent du mouvement des brigades républicaines, n'a éprouvé, de leur part, aucun dégât. J'ajouterai, en outre, qu'il est un des chefs les plus actifs et celui qui exerce le plus d'influence sur l'esprit des populations des provinces insurgées.

Ces quatre chefs, qui connaissent la contrée et ses montagnes dans tous leurs recoins, ont une grande supériorité de stratégie sur les généraux du gouvernement, dont la plupart n'ont pas la moindre notion géographique du terrain sur lequel ils font mouvoir leurs troupes. Ce qui explique combien il sera difficile à la république de Castelar, en supposant même qu'elle puisse disposer de forces suffisantes, d'étouffer l'insurrection. J'estime donc que, dans le cas où elle ne triompherait pas, l'insurrection peut durer encore bien des années.

Un mois après les opérations vigoureuses entreprises par ces quatre commandants, la situation du parti carliste parut être si florissante que les chefs de l'insurrection crurent pouvoir engager don Carlos, qui habitait toujours le château de Peyrolhade, de venir se mettre à la tète des «troupes libératrices de l'Espagne». En conséquence, le 18 du mois de juillet dernier, le prétendant, escorté d'un brillant état-major, partit du camp de Pena-Plata, franchit la frontière et se rendit à Vera, où il fut reçu avec le plus grand enthousiasme de la part des populations et de ses troupes accourues sur son passage. Les cloches des églises sonnèrent à toute volée et les curés des paroisses que traversait le cortège vinrent processionnellement lui présenter leurs hommages. Jamais aucun souverain de l'Espagne n'avait été accueilli avec autant de démonstrations sympathiques.

Cette entrée triomphale et inattendue de don Carlos sur le territoire espagnol surprit le gouvernement de Madrid, qui ne s'attendait pas à le voir de sitôt se mettre à la tête des troupes insurrectionnelles. On avait répandu tant de faux bruits sur le compte du prétendant, que les uns faisaient voyager à l'étranger et dont les autres avaient annoncé tant de fois la mort, qu'il était bien permis à Figueras, chef du pouvoir exécutif, d'avoir été pris au dépourvu par cette audacieuse entreprise. Mais ce qui déconcerta le plus les membres du gouvernement républicain, c'est que don Carlos faisait coïncider précisément son entrée sur le territoire espagnol avec les insurrections internationalistes, fédérales, cantonales et autres qui agitaient Barcelone, Cadix, Carthagène, Grenade, Séville, et les principales villes du Midi et du Centre de la Péninsule.

J'étais à Pampelune lorsque la nouvelle de l'entrée du roi en Espagne se répandit dans le public. Dans cette ville, entièrement carliste, elle fut accueillie avec des transports d'allégresse par tous les habitants qui manifestaient ouvertement la joie et la satisfaction qu'elle leur faisait éprouver. On l'avait affichée sur tous les murs de la ville d'une manière tellement ostensible, qu'on n'aurait jamais cru se trouver dans une cité soumise au régime républicain. Pour ma part, j'en fus étrangement surpris, quoique habitué, depuis longtemps, aux bizarreries et aux contradictions du caractère espagnol en matière politique. Il est à remarquer que Pampelune, capitale de la Navarre, est une place forte de première classe, possédant une population d'environ seize mille habitants et une garnison ordinairement assez nombreuse. Celle-ci, dont l'effectif s'élevait à cinq ou six mille hommes de toutes armes, parut rester complètement indifférente à toutes ces manifestations politiques.

Tandis que don Carlos s'avançait ainsi dans l'intérieur de la Navarre, à la tête de son état-major, et qu'il allait établir son quartier général à San-Estaban, ses émissaires faisaient publier par les alcaldes (maires) et placarder dans les villages et les localités importantes l'ordonnance suivante, qui n'est autre qu'un appel aux armes, dont je reproduis la traduction comme étant à la fois un document et une curiosité historiques.

«Ordonnance de Sa Majesté le roi Carlos settimo, que Dieu garde!

«Mes fidèles et aimés sujets des provinces de la Navarre, du Guipuzcoa, de la Biscaye et de l'Alava, je vous ordonne par la présente patente de prendre les armes et de marcher à la défense de mes droits sacrés, qui sont aussi les vôtres, afin de reconquérir vos fueros, vos privilèges et toutes vos immunités que vous ont octroyés mes ancêtres et que les gouvernements usurpateurs vous ont ravis.

«Sur le vu de la présente, scellée de mon sceau royal, tout Basque âgé de vingt à quarante ans s'enrôlera sous ma noble bannière. Il obéira aux ordres des braves et vaillants cabecillos que j'ai investis de mon autorité. Des armes et des munitions seront fournies à tous. Avec l'aide de Dieu et le secours de mon épée, nous triompherons des usurpateurs et nous rétablirons le trône de mon auguste aïeul Philippe V. Que mes fidèles sujets des quatre provinces restées attachées à ma cause se le tiennent pour dit!--MOI, le roi Carlos settimo

Un exemplaire de cette ordonnance me fut donné, le lendemain même de sa publication, dans un des principaux cercles de Pampelune, où elle circulait de main en main. On se la communiquait sur la place de la Constitution, dans les promenades, et jusque sur les marchés publics, comme s'il se fût agi d'un acte officiel du gouvernement établi; avec plus d'empressement encore, car les actes officiels de ce dernier étaient loin de recevoir de la part des Pampelunais un accueil aussi empressé.

J'avais fait connaissance, pendant le peu de temps que je séjournai dans la capitale de la Navarre, de deux jeunes gens fort distingués qui avaient fait leurs études à Paris, fils d'un magistrat du tribunal supérieur de la ville. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque, le lendemain de la publication de la susdite ordonnance, les deux frères vinrent me trouver à l'hôtel pour me faire leurs adieux.

--Où allez-vous donc? leur dis-je, étonné de leur départ précipité, dont ils ne m'avaient rien dit la veille.

--Nous allons rejoindre l'armée du roi, me dit l'aîné, à peine âgé de vingt et un ans; voyez l'ordre qui nous enjoint de partir, ajouta-t-il en me montrant la fameuse ordonnance dont j'avais un exemplaire entre les mains.

--Comment, lui dis-je, vous allez quitter votre famille, vous séparer de votre digne père qui vous adore, pour aller affronter à travers les montagnes les hasards de la guerre de partisans? Ce n'est pas possible. Le premier de vos devoirs, ce me semble, est de rester auprès de vos parents; c'est, au surplus, le conseil que je vous donne en véritable ami.

--Le roi a parlé, me répondit-il gravement, nous n'avons plus à hésiter. Notre valise est prête, et dans une heure nous serons sur la route qui conduit au quartier général de Sa Majesté, Adieu et au revoir!

Et les deux frères me quittèrent pleins de cette foi ou de ce fanatisme politiques qui animaient les peuples du temps des croisades, et dont les Basques et les Navarrais semblent avoir conservé, seuls, la tradition. Quinze jours après leur départ, le plus jeune tomba mortellement blessé à l'attaque de Tolosa, et l'aîné a été tué, il y a quelques jours, au siège d'Estella, soutenu contre les troupes de Moriones, qui furent forcées d'abandonner leurs positions.
H. Castillon (d'Aspet).

(La suite prochainement.)



LA COMÉDIE DE NOTRE TEMPS, PAR BERTALL


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LE DROMADAIRE

On connaît deux espèces de chameaux, l'une africaine, le dromadaire, l'autre asiatique, le chameau à deux bosses ou de la Bactriane. C'est seulement de la première espèce que nous voulons dire quelques mots.

Le dromadaire est l'animal le plus utile qu'il y ait en Afrique. C'est un ruminant de grande taille, dont les variétés sont nombreuses. En effet, entre un bischarin, c'est-à-dire un chameau élevé par les nomades Bischarins, et le chameau de somme d'Égypte, il y a autant de différence qu'entre un cheval arabe et un cheval de trait. Tous, ou peu s'en faut, ils n'en sont pas moins également laids. Leurs poils sont laineux et inégaux ils ont des callosités à la poitrine, aux coudes, aux genoux et aux chevilles; leur tête surfont est affreuse.

Le chameau est un véritable animal du désert, que peuvent, grâce à lui seulement, traverser les caravanes qui vont commercer au sud, à l'est et à l'ouest. Il ne se trouve que dans les endroits les plus secs et les plus chauds.

Dans les lieux cultivés il perd sa véritable essence. Il est très-sobre, a une nourriture exclusivement végétale et n'est nullement difficile pour ses aliments. On sait qu'il peut rester longtemps sans boire, mais non quinze à vingt jours, comme d'aucuns le prétendent. Au bout de six à huit jours, il est urgent de lui présenter de l'eau. A voir un chameau au repos, on ne croirait pas qu'il puisse; rivaliser de vitesse avec le cheval. Et cependant rien n'est plus vrai. Les chameaux des steppes et du désert sont les plus rapides à la course; ils parcourent d'une traite un espace considérable aussi facilement que nul autre animal domestique.


Le dromadaire.--Caravane dans le désert. Gravure extraite de la Vie des Animaux illustrés. (J.-B. Baillière, éditeur)

S'il a quelques qualités, en revanche le chameau compte de nombreux défauts, parmi lesquels la paresse, la stupidité, une mauvaise humeur continuelle, l'entêtement et l'obstination, la haine ou l'indifférence vis-à-vis de son gardien. Ajoutons qu'il répand une odeur infecte, et que son cri est épouvantable.

Le prix d'un chameau varie suivant les localités. Un excellent bischarin vaut de 300 à 450 francs de notre monnaie. Un chameau de somme ordinaire se paye rarement plus de 110 francs. D'après nos idées, ces prix seraient très-bas; mais dans le Soudan, où l'argent a une très-grande valeur, ce sont de fortes sommes. Pour 90 francs, on peut acheter un jeune chameau, ou un chameau de qualité inférieure. Presque partout, le prix d'un chameau est le même que celui d'un âne; dans le Soudan, un bon âne vaut plus que le meilleur des chameaux.

Les détails qui précèdent, ainsi que le dessin que nous donnons, sont extraits du très-intéressant et très-curieux ouvrage que publie la librairie J.-B. Baillière: La vie des Animaux illustrés ou description populaire du règne animal, composé de plusieurs séries et de plusieurs volumes grand in-8º colombier, illustrés de 800 figures dans le texte et de 40 planches tirées hors texte sur papier teinté.


L'asile de l'École de filles de Dugny.-(Voy. page 386.)




EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Ne crois point aveuglément les articles des journaux.