Title: Histoires naturelles
Author: Jules Renard
Release date: November 21, 2013 [eBook #44255]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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JULES RENARD
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits réservés.
Il a été tiré de cet ouvrage:
10 exemplaires sur papier du Japon numérotés 1 à 10,
et 10 exemplaires sur papier de Hollande numérotés 11 à 20.
DU MÊME AUTEUR
PARIS.—IMP. E. FLAMMARION, RUE RACINE, 26.
Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur et son corps léger comme un vêtement d'été. Il n'emporte point de provisions. Il boira l'air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d'ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s'emprisonnent d'elles-mêmes.
La première qu'il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l'image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d'argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l'image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d'une alouette ou d'un chardonneret. Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu'il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu'au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le village. Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l'horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s'endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d'elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s'accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l'abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.
Elles me donnent ma leçon de chaque jour.
Elles pointillent l'air de petits cris.
Elles tracent une raie droite, posent une virgule au bout, et, brusquement, vont à la ligne.
Elles mettent entre folles parenthèses la maison où j'habite.
Trop vives pour que la pièce d'eau du jardin prenne copie de leur vol, elles montent de la cave au grenier.
D'une plume d'aile légère, elles bouclent d'inimitables parafes.
Puis, deux à deux, en accolade, elles se joignent, se mêlent, et, sur le bleu du ciel, elles font tache d'encre.
Mais l'œil d'un ami peut seul les suivre, et si vous savez le grec et le latin, moi je sais lire l'hébreu que décrivent dans l'air les hirondelles de cheminée.
Qu'ils fassent sur la maison un bruit de tambour voilé;
Qu'ils sortent de l'ombre, culbutent, éclatent au soleil et rentrent dans l'ombre;
Que leur col fugitif vive et meure comme l'opale au doigt;
Qu'ils s'endorment, le soir, dans la forêt, si pressés que la plus haute branche du chêne menace de rompre sous cette charge de fruits peints;
Que ces deux-là échangent des saluts frénétiques et brusquement, l'un à l'autre, se convulsent;
Que celui-ci revienne d'exil, avec une lettre, et vole comme la pensée de notre amie lointaine (Ah! un gage!);
Tous ces pigeons, qui d'abord amusent, finissent par ennuyer.
Ils ne sauraient tenir en place et les voyages ne les forment point.
Ils restent toute la vie un peu niais.
Ils s'obstinent à croire qu'on fait les enfants par le bec.
Et c'est insupportable à la longue, cette manie héréditaire d'avoir toujours dans la gorge quelque chose qui ne passe pas.
Pattes jointes, elle saute du poulailler, dès qu'on lui ouvre la porte.
C'est une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d'œufs d'or.
Éblouie de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.
Elle voit d'abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s'ébattre.
Elle s'y roule, s'y trempe, et, d'une vive agitation d'ailes, les plumes gonflées, elle secoue ses puces de la nuit.
Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.
Elle ne boit que de l'eau.
Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.
Ensuite elle cherche sa nourriture éparse.
Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.
Elle pique, elle pique, infatigable.
De temps en temps, elle s'arrête. Droite sous son bonnet phrygien, l'œil vif, le jabot avantageux, elle écoute de l'une et de l'autre oreille.
Et, sûre qu'il n'y a rien de neuf, elle se remet en quête.
Elle lève haut ses pattes raides comme ceux qui ont la goutte. Elle écarte les doigts et les pose avec précaution, sans bruit.
On dirait qu'elle marche pieds nus.
Elle se pavane au milieu de la cour, comme si elle vivait sous l'ancien régime.
Les autres volailles ne font que manger toujours, n'importe quoi. Elle, entre ses repas réguliers, ne se préoccupe que d'avoir bel air. Toutes ses plumes sont empesées et les pointes de ses ailes raient le sol, comme pour tracer la route qu'elle suit: c'est là qu'elle s'avance et non ailleurs.
Elle se rengorge tant qu'elle ne voit jamais ses pattes.
Elle ne doute de personne, et dès que je m'approche, elle s'imagine que je veux lui rendre mes hommages.
Déjà elle glougloute d'orgueil.
—Noble dinde, lui dis-je, si vous étiez une oie, j'écrirais votre éloge, comme le fit Buffon, avec une de vos plumes. Mais vous n'êtes qu'une dinde.
J'ai dû la vexer, car le sang monte à sa tête. Des grappes de colère lui pendent au bec. Elle a une crise de rouge. Elle fait claquer d'un coup sec l'éventail de sa queue et cette vieille chipie me tourne le dos.
C'est la bossue de ma cour. Elle ne rêve que plaies à cause de sa bosse.
Les poules ne lui disent rien. Brusquement, elle se précipite et les harcèle.
Puis elle baisse sa tête, penche le corps, et de toute la vitesse de ses pattes maigres, elle court frapper de son bec dur juste au centre de la roue d'une dinde.
Cette poseuse l'agaçait.
Ainsi, la tête bleuie et ses barbillons rouges à vif, elle rage du matin au soir. Elle se bat sans motif, peut être parce qu'elle s'imagine toujours qu'on se moque de sa taille, de son crâne chauve et de sa queue basse.
Et elle ne cesse de jeter un cri discordant qui perce l'air comme une pointe.
Parfois elle quitte la cour et disparaît. Elle laisse aux volailles pacifiques un moment de répit. Mais elle revient plus turbulente et plus criarde. Et, frénétique, elle se vautre par terre.
Qu'a-t-elle donc?
La sournoise fait une farce.
Elle est allée pondre son œuf à la campagne.
Je peux le chercher si ça m'amuse.
Elle se roule dans la poussière, comme une bossue.
C'est la cane qui va la première, boitant des deux pattes, barboter au trou qu'elle connaît.
Et le canard la suit. Les pointes de ses ailes croisées sur le dos, il boite aussi des deux pattes.
Et cane et canard marchent taciturnes comme à un rendez-vous d'affaires.
La cane d'abord se laisse glisser dans l'eau boueuse où flottent des plumes, des fientes, une feuille de vigne, et de la paille. Elle a presque disparu.
Elle attend. Elle est prête.
Et le canard entre à son tour. Il noie ses riches couleurs. On ne voit que sa tête verte et l'accroche-cœur du derrière. Tous deux se trouvent bien là. L'eau chauffe. Jamais on ne la vide et elle ne se renouvelle que les jours d'orage.
Le canard, de son bec aplati, mordille et serre la nuque de la cane. Un instant il s'agite et l'eau est si épaisse qu'elle en frissonne à peine. Et vite calmée, plate, elle réfléchit, en noir, un coin de ciel pur.
La cane et le canard ne bougent plus. Le soleil les cuit et les endort. On passerait près d'eux sans les remarquer. Ils ne se dénoncent que par les rares bulles d'air qui viennent crever sur l'eau croupie.
Il va sûrement se marier aujourd'hui.
Ce devait être pour hier. En habit de gala, il était prêt. Il n'attendait que sa fiancée. Elle n'est pas venue. Elle ne peut tarder.
Glorieux, il se promène avec une allure de prince indien et porte sur lui les riches présents d'usage. L'amour avive l'éclat de ses couleurs et son aigrette tremble comme une lyre.
La fiancée n'arrive pas.
Il monte au haut du toit et regarde du côté du soleil. Il jette son cri diabolique:
Léon! Léon!
C'est ainsi qu'il appelle sa fiancée. Il ne voit rien venir et personne ne répond. Les volailles habituées ne lèvent même point la tête. Elles sont lasses de l'admirer. Il redescend dans la cour, si sûr d'être beau qu'il est incapable de rancune.
Son mariage sera pour demain.
Et, ne sachant que faire du reste de la journée, il se dirige vers le perron. Il gravit les marches, comme des marches de temple, d'un pas officiel.
Il relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n'ont pu se détacher d'elle.
Il répète une dernière fois la cérémonie.
Tiennette voudrait aller à Paris, comme les autres filles du village. Mais est-elle seulement capable de garder ses oies?
A vrai dire, elle les suit, plutôt qu'elle ne les mène. Elle tricote, machinale, derrière leur troupe, et elle s'en rapporte à l'oie de Toulouse qui a la raison d'une grande personne.
L'oie de Toulouse connaît le chemin, les bonnes herbes, et l'heure où il faut rentrer.
Si brave que le jars l'est moins, elle protège ses sœurs contre le mauvais chien. Son col vibre et serpente à ras de terre, puis se redresse, et elle domine Tiennette effarée. Dès que tout va bien, elle triomphe et chante du nez qu'elle sait grâce à qui l'ordre règne.
Elle ne doute pas qu'elle ferait mieux encore.
Et, un soir, elle quitte le pays.
Elle s'éloigne sur la route, bec au vent, plumes collées. Des femmes, qu'elle croise, n'osent l'arrêter. Elle marche vite à faire peur.
Et pendant que Tiennette, restée là-bas, finit de s'abêtir, et, toute pareille aux oies, ne s'en distingue plus, l'oie de Toulouse vient à Paris.
Il glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage. Car il n'a faim que des nuages floconneux qu'il voit naître, bouger, et se perdre dans l'eau. C'est l'un d'eux qu'il désire. Il le vise du bec, et il plonge tout à coup son col vêtu de neige.
Puis, tel un bras de femme sort d'une manche, il le retire.
Il n'a rien.
Il regarde: les nuages effarouchés ont disparu.
Il ne reste qu'un instant désabusé, car les nuages tardent peu à revenir, et, là-bas, où meurent les ondulations de l'eau, en voici un qui se reforme.
Doucement, sur son léger coussin de plumes, le cygne rame et s'approche.
Il s'épuise à pêcher de vains reflets, et peut-être qu'il mourra, victime de cette illusion, avant d'attraper un seul morceau de nuage.
Mais qu'est-ce que je dis?
Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un ver.
Et il engraisse comme une oie.
Il décrit d'abord des ronds sur le village.
Il n'était qu'une mouche, un grain de suie.
Il grossit à mesure que son vol se resserre.
Parfois il demeure immobile. Les volailles donnent des signes d'inquiétude. Les pigeons rentrent au toit. Une poule, d'un cri bref, rappelle ses petits, et on entend cacarder les oies vigilantes d'une basse-cour à l'autre.
L'épervier hésite et plane à la même hauteur. Peut-être n'en veut-il qu'au coq du clocher.
On le croirait pendu au ciel, par un fil.
Brusquement le fil casse, l'épervier tombe, sa victime choisie. C'est l'heure d'un drame ici-bas.
Mais, à la surprise générale, il s'arrête avant de toucher terre, comme s'il manquait de poids, et il remonte d'un coup d'aile.
Il a vu que je le guette de ma porte, et que je cache, derrière moi, quelque chose de long qui brille.
Il n'a jamais chanté. Il n'a pas couché une nuit dans un poulailler, connu une seule poule.
Il est en bois, avec une patte en fer au milieu du ventre, et il vit, depuis des années et des années, sur une vieille église comme on n'ose plus en bâtir. Elle ressemble à une grange et le faîte de ses tuiles s'aligne aussi droit que le dos d'un bœuf.
Or, voici que des maçons paraissent à l'autre bout de l'église. Le coq de bois les regarde, quand un brusque coup de vent le force à tourner le dos.
Et, chaque fois qu'il se retourne, de nouvelles pierres lui bouchent un peu plus de son horizon.
Bientôt, d'une saccade levant la tête, il aperçoit, à la pointe du clocher qu'on vient de finir, un jeune coq qui n'était pas là ce matin. Cet étranger porte haut sa queue, ouvre le bec comme ceux qui chantent, et l'aile sur la hanche, tout battant neuf, il éclate en plein soleil.
D'abord les deux coqs luttent de mobilité. Mais le vieux coq de bois s'épuise vite et se rend. Sous son unique pied, la poutre menace ruine. Il penche, raidi, près de tomber. Il grince et s'arrête.
Et c'est le tour des charpentiers.
Ils abattent ce coin vermoulu de l'église, descendent le coq et le promènent par le village. Chacun peut le toucher, moyennant cadeau.
Ceux-ci donnent un œuf, ceux-là un sou, et Mme Loriot une pièce d'argent.
Les charpentiers boivent de bons coups, et, après s'être disputé le coq, ils décident de le brûler.
Lui ayant fait un nid de paille et de fagot, ils mettent le feu.
Le coq de bois pétille clair et sa flamme monte au ciel qu'il a bien gagné.
Grognon, mais familier comme si nous t'avions gardé ensemble, tu fourres le nez partout et tu marches autant avec lui qu'avec les pattes.
Tu caches sous des oreilles en feuilles de betterave tes petits yeux cassis.
Tu es cylindrique et ventru comme une groseille à maquereau.
Tu as de longs poils comme elle, comme elle la peau claire et une courte queue bouclée. Et les méchants t'appellent: «Sale cochon!»
Ils disent que, si rien ne te dégoûte, tu dégoûtes tout le monde et que tu n'aimes que l'eau de vaisselle grasse.
Mais ils te calomnient.
Qu'ils te débarbouillent et tu auras bonne mine.
Tu te négliges par leur faute.
Comme on fait ton lit, tu te couches, et la malpropreté n'est que ta seconde nature.
Son odeur le précède. On ne le voit pas encore qu'elle est arrivée.
Il s'avance en tête du troupeau et les brebis le suivent, pêle-mêle, dans un nuage de poussière.
Il a des poils longs et secs qu'une raie partage sur le dos.
Il est moins fier de sa barbe que de sa taille, parce que la chèvre aussi porte une barbe sous le menton.
Quand il passe, les uns se bouchent le nez, les autres aiment ce goût-là.
Il ne regarde ni à droite ni à gauche: il marche raide, les oreilles pointues et la queue courte. Si les hommes l'ont chargé de leurs péchés, il n'en sait rien, et il laisse, sans perdre le sérieux, tomber un chapelet de crottes.
Alexandre est son nom, connu même des chiens.
La journée finie, le soleil disparu, il rentre au village, avec les moissonneurs, et ses cornes, fléchissant de vieillesse, prennent peu à peu la courbe des faucilles.
Ils reviennent des chaumes où, depuis ce matin, ils paissaient, le nez à l'ombre de leur corps.
Selon les signes d'un berger indolent, le chien nécessaire attaque la bande du côté qu'il faut.
Elle tient toute la route, ondule d'un fossé à l'autre et déborde, ou, tassée, unie, moelleuse, piétine le sol, à petits pas de vieilles femmes. Quand elle se met à courir, les pattes font le bruit des roseaux et criblent la poussière du chemin de nids d'abeilles.
Ce mouton frise et, bien garni, saute comme un ballot jeté en l'air, et du cornet de son oreille s'échappent des pastilles.
Cet autre a le vertige et heurte du genou sa tête mal vissée.
Ils envahissent le village. On dirait que c'est aujourd'hui leur fête et qu'avec pétulance, ils bêlent de joie par les rues.
Mais ils ne s'arrêtent pas au village, et je les vois reparaître, là-bas. Ils gagnent l'horizon. Par le coteau, ils montent, légers, vers le soleil. Ils s'en approchent et se couchent à distance.
Des traînards prennent, sur le ciel, une dernière forme imprévue, et rejoignent la troupe pelotonnée.
Un flocon se détache encore et plane, mousse blanche, puis fumée, vapeur, puis rien.
Il ne reste plus qu'une patte dehors.
Elle s'allonge, elle s'effile comme une quenouille, à l'infini.
Les moutons frileux s'endorment autour du soleil las qui défait sa couronne et pique, jusqu'à demain, ses rayons dans leur laine.
Il n'est pas beau, mon cheval. Il a trop de nœuds et de salières; il a les côtes plates, une queue de rat et des incisives d'Anglaise. Mais il m'attendrit. Je n'en reviens pas qu'il reste à mon service et se laisse, sans révolte, tourner et retourner.
Chaque fois que je l'attelle, je m'attends à ce qu'il me dise: non, d'un signe brusque, et détale.
Point. Il baisse et lève sa grosse tête comme pour remettre un chapeau d'aplomb, recule avec docilité entre les brancards.
Aussi je ne lui ménage ni l'avoine ni le maïs. Je le brosse jusqu'à ce que le poil brille comme une cerise. Je peigne sa crinière, je tresse sa queue maigre. Je le flatte de la main et de la voix. J'éponge ses yeux, je cire ses pieds.
Est-ce que ça le touche?
On ne sait pas.
Il pète.
C'est surtout quand il me promène en voiture que je l'admire. Je le fouette et il accélère son allure. Je l'arrête et il m'arrête. Je tire la guide à gauche et il oblique à gauche, au lieu d'aller à droite et de me jeter dans le fossé avec des coups de sabots quelque part.
Il me fait peur, il me fait honte et il me fait pitié.
Est-ce qu'il ne va pas bientôt se réveiller de son demi-sommeil, et prenant d'autorité ma place, me réduire à la sienne?
A quoi pense-t-il?
Il pète, pète, pète.
On ne peut mettre Pointu dehors, par ce temps, et l'aigre sifflet du vent sous la porte l'oblige même à quitter le paillasson. Il cherche mieux et glisse sa bonne tête entre nos sièges. Mais nous nous penchons, serrés, coude à coude, sur le feu, et je donne une claque à Pointu. Mon père le repousse du pied. Maman lui dit des injures. Ma sœur lui offre un verre vide.
Pointu éternue et va voir à la cuisine si nous y sommes.
Puis il revient, force notre cercle, au risque d'être étranglé par les genoux, et le voilà dans un coin de la cheminée.
Après avoir longtemps tourné sur place, il s'assied près du chenet et ne bouge plus. Il regarde ses maîtres d'un œil si doux qu'on le tolère. Seulement le chenet presque rouge et les cendres écartées lui brûlent le derrière.
Il reste tout dé même.
On lui rouvre un passage:
—Allez, file! es-tu bête!
Mais il s'obstine. A l'heure où les dents des chiens perdus crissent de froid, Pointu, au chaud, poil roussi, fesses cuites, se retient de hurler et rit jaune, avec des larmes plein les yeux.
Comme, à la clarté d'une lampe, je fais ma quotidienne page d'écriture, j'entends un léger bruit. Si je m'arrête, il cesse. Il recommence, dès que je gratte le papier.
C'est une souris qui s'éveille.
Je devine ses va-et-vient au bord du trou obscur où notre servante met ses torchons et ses brosses.
Je distingue qu'elle saute par terre et trotte sur les carreaux de cuisine. Elle passe près de la cheminée sous l'évier, se perd dans la vaisselle, et par une série de reconnaissances qu'elle pousse de plus en plus loin, elle se rapproche de moi.
Chaque fois que je pose mon porte-plume, ce silence l'inquiète. Chaque fois que je m'en sers, elle croit peut-être qu'il y a une autre souris quelque part, et elle se rassure.
Puis je ne la vois plus. Elle est sous ma table, dans mes jambes. Elle circule d'un pied de chaise à l'autre. Elle frôle mes sabots, en mordille le bois, ou, hardiment, la voilà dessus!
Et il ne faut pas que je bouge la jambe, que je respire trop fort: elle filerait.
Mais il faut que je continue d'écrire, et, de peur qu'elle ne m'abandonne à mon ennui de solitaire, j'écris des signes, des riens, petitement, menu, menu, comme elle grignote.
Dans une moitié de futaille, Lenoir et Legris, les pattes au chaud sous la fourrure, mangent comme des vaches. Ils ne font qu'un seul repas qui dure toute la journée.
Si l'on tarde à leur jeter une herbe fraîche, ils rongent l'ancienne jusqu'à la racine, et la racine même occupe les dents.
Or, il vient de leur tomber un pied de salade. Ensemble Lenoir et Legris se mettent après.
Nez à nez, ils s'évertuent, hochent la tête, et les oreilles trottent.
Quand il ne reste qu'une feuille, ils la prennent, chacun par un bout, et luttent de vitesse.
Vous croiriez qu'ils jouent, s'ils ne rient pas, et que, la feuille avalée, une caresse fraternelle unira les becs.
Mais Legris se sent faiblir. Depuis hier il a le gros ventre et une poche d'eau le ballonne. Vraiment il se bourrait trop. Bien qu'une feuille de salade passe sans qu'on ait faim, il n'en peut plus. Il lâche la feuille et se couche de côté, sur ses crottes, avec des convulsions brèves.
Le voilà rigide, les pattes écartées, comme pour une réclame d'armurier: On tue net, on tue loin.
Un instant, Lenoir s'arrête de surprise. Assis en chandelier, le souffle doux, les lèvres jointes et l'œil cerclé de rose, il regarde.
Il a l'air d'un sorcier qui pénètre un mystère.
Ses deux oreilles droites marquent l'heure suprême.
Puis elles se cassent.
Et il achève la feuille de salade.
Tout lui est égal. Chaque matin, il voiture, d'un petit pas sec et dru de fonctionnaire, le facteur Jacquot qui distribue aux villages les commissions faites en ville, les épices, le pain, la viande de boucherie, quelques journaux, une lettre.
Cette tournée finie, Jacquot et l'âne travaillent pour leur compte. La voiture sert de charrette. Ils vont ensemble à la vigne, au bois, aux pommes de terre. Ils ramènent tantôt des légumes, tantôt des balais verts, ça ou autre chose, selon le jour.
Jacquot ne cesse de dire: «Hue! hue!» sans motif, comme il ronflerait. Parfois l'âne, à cause d'un chardon qu'il flaire, ou d'une idée qui le prend, ne marche plus. Jacquot lui met un bras autour du cou et pousse. Si l'âne résiste, Jacquot lui mord l'oreille.
Ils mangent dans les fossés, le maître une croûte et des oignons, la bête ce qu'elle veut.
Ils ne rentrent qu'à la nuit. Leurs ombres passent avec lenteur d'un arbre à l'autre.
Subitement, le lac de silence où les choses baignent et dorment déjà, se rompt, bouleversé.
Quelle ménagère tire, à cette heure, par un treuil rouillé et criard, des pleins seaux d'eau de son puits?
C'est l'âne qui remonte et jette toute sa voix dehors et brait, jusqu'à extinction, qu'il s'en fiche, qu'il s'en fiche.
La porte s'ouvre ce matin, comme d'habitude, et Castor quitte, sans butter, l'écurie. Il boit à lentes gorgées sa part au fond de l'auge et laisse la part de Pollux attardé. Puis, le mufle s'égouttant ainsi que l'arbre après l'averse, il va de bonne volonté, avec ordre et pesanteur, se ranger à sa place ordinaire, sous le joug du chariot.
Les cornes liées, la tête immobile, il fronce le ventre, chasse mollement de sa queue les mouches noires et, telle une servante sommeille le balai à la main, il rumine en attendant Pollux.
Mais, par la cour, les domestiques affairés crient et jurent et le chien jappe comme à l'approche d'un étranger.
Est-ce le sage Pollux qui, pour la première fois, résiste à l'aiguillon, tournaille, heurte le flanc de Castor, fume, et quoique attelé, tâche encore de secouer le joug commun?
Non, c'est un autre.
Et Castor, dépareillé, arrête ses mâchoires, quand il voit près du sien cet œil trouble de bœuf qu'il ne reconnaît pas.
Le pêcheur à la ligne volante marche d'un pas léger au bord de l'Yonne et fait sautiller sur l'eau sa mouche verte.
Les mouches vertes, il les attrape aux troncs des peupliers polis par le frottement du bétail.
Il jette sa ligne d'un coup sec et tire d'autorité.
Il s'imagine que chaque place nouvelle est la meilleure, et bientôt il la quitte, enjambe un échalier et de ce pré passe dans l'autre.
Soudain, comme il traverse un grand pré que grille le soleil, il s'arrête.
Là-bas, du milieu des vaches paisibles et couchées, le taureau vient de se lever pesamment.
C'est un taureau fameux et sa taille étonne les passants sur la route. On l'admire à distance et, s'il ne l'a fait déjà, il pourrait lancer son homme au ciel, ainsi qu'une flèche, avec l'arc de ses cornes. Plus doux qu'un agneau tant qu'il veut, il se met tout à coup en fureur, quand ça le prend, et près de lui, on ne sait jamais ce qui arrivera.
Le pêcheur l'observe obliquement.
—Si je fuis, pense-t-il, le taureau sera sur moi avant que je ne sorte du pré. Si, sans savoir nager, je plonge dans la rivière, je me noie. Si je fais le mort par terre, le taureau, dit-on, me flairera et ne me touchera pas. Est-ce bien sûr? Et, s'il ne s'en va plus, quelle angoisse! Mieux vaut feindre une indifférence trompeuse. Et le pêcheur à la ligne volante continue de pêcher, comme si le taureau était absent. Il espère ainsi lui donner le change.
Sa nuque cuit sous son chapeau de paille.
Il retient ses pieds qui brûlent de courir et les oblige à fouler l'herbe. Il a l'héroïsme de tremper dans l'eau sa mouche verte. Il ne se cache que de temps en temps, derrière les peupliers. Il gagne posément l'échalier de la haie, d'où il pourra, d'un dernier effort de ses membres rompus, bondir hors du pré, sain et sauf.
D'ailleurs, qui le presse?
Le taureau ne s'occupe pas de lui et reste avec les vaches.
Il ne s'est mis debout que pour remuer, par lassitude, comme on s'étire.
Il tourne au vent du soir sa tête crépue.
Il beugle par intervalles, l'œil à demi fermé.
Il mugit de langueur et s'écoute mugir.
Il n'y a qu'un chêne au milieu du pré, et les bœufs occupent toute l'ombre de ses feuilles.
La tête basse, ils font les cornes au soleil.
Ils seraient bien, sans les mouches. Mais aujourd'hui, vraiment, elles dévorent. Acres et nombreuses, les noires se collent par plaques de suie aux yeux, aux narines, aux coins des lèvres même, et les vertes sucent de préférence la dernière écorchure.
Quand un bœuf remue son tablier de cuir, ou frappe du sabot la terre sèche, le nuage de mouches se déplace avec murmure. On dirait qu'elles fermentent.
Il fait si chaud que les vieilles femmes, sur leur porte, flairent l'orage, et déjà elles plaisantent de peur:
—Gare au bourdoudou! disent-elles.
Là-bas, un premier coup de lance lumineux perce le ciel, sans bruit. Une goutte de pluie tombe.
Les bœufs, avertis, relèvent la tête, se meuvent jusqu'au bord du chêne et soufflent patiemment.
Ils le savent: voici que les bonnes mouches viennent chasser les mauvaises.
D'abord rares, une par une, puis serrées, toutes ensemble, elles fondent du ciel déchiqueté sur l'ennemi qui cède peu à peu, s'éclaircit, se disperse.
Et bientôt, du nez camus à la queue inusable, les bœufs ruisselants ondulent d'aise sous l'essaim victorieux des mouches d'eau.
C'est l'heure où, las d'errer, l'insecte nègre revient de promenade et répare avec soin le désordre de son domaine.
D'abord il ratisse ses étroites allées de sable.
Il fait du bran de scie qu'il écarte au seuil de sa retraite.
Il lime la racine de cette grande herbe propre à le harceler.
Il se repose.
Puis il remonte sa minuscule montre.
A-t-il fini? Est-elle cassée? Il se repose encore un peu.
Il rentre chez lui et ferme sa porte.
Longtemps il tourne sa clé dans la serrure délicate.
Et il écoute:
Point d'alarme dehors.
Mais il ne se trouve pas en sûreté.
Et comme par une chaînette dont la poulie grince, il descend jusqu'au fond de la terre.
On n'entend plus rien.
Dans la campagne muette, les peupliers se dressent comme des doigts en l'air et désignent la lune.
Par brusques détentes, elles exercent leurs ressorts.
Elles sautent de l'herbe comme de lourdes gouttes d'huile frite.
Elles se posent, presse-papiers de bronze, sur les larges feuilles du nénuphar.
L'une se gorge d'air. On mettrait un sou, par sa bouche, dans la tirelire de son ventre.
Elles montent, comme des soupirs, de la vase.
Immobiles, elles semblent les gros yeux à fleur d'eau, les tumeurs de la mare plate.
Assises en tailleur, stupéfiées, elles bâillent au soleil couchant.
Puis, comme les camelots assourdissants des rues, elles crient les dernières nouvelles du soir.
Parfois, elles happent un insecte.
Et d'autres ne s'occupent que d'amour.
Et toutes, elles tentent le pêcheur à la ligne.
Je casse, sans difficulté, une gaule. J'ai, piquée à mon paletot, une épingle que je recourbe en hameçon.
La ficelle ne me manque pas, Dieu merci!
Mais il me faudrait encore un brin de laine, un bout de n'importe quoi rouge.
Je cherche sur moi, par terre, au ciel.
Je ne trouve rien et je regarde mélancoliquement ma boutonnière fendue, toute prête, que, sans reproche, on ne se hâte guère d'orner du ruban rouge.
Né d'une pierre, il vit sous une pierre et s'y creusera un tombeau.
Je le visite fréquemment, et, chaque fois que je lève sa pierre, j'ai peur de le retrouver et peur qu'il n'y soit plus.
Il y est.
Caché dans ce gîte sec, propre, étroit, bien à lui, il l'occupe pleinement, gonflé comme une bourse d'avare.
Qu'une pluie le fasse sortir, et il vient au-devant de moi. Quelques sauts lourds, et il s'arrête sur ses cuisses et me regarde de ses yeux rougis. Si le monde injuste le traite en lépreux, je ne crains pas de m'accroupir près de lui et d'approcher du sien mon visage d'homme.
Puis je dompterai un reste de dégoût, et je te caresserai de ma main, crapaud!
On en avale dans la vie qui font plus mal au cœur.
Pourtant, hier, j'ai manqué de tact. Il fermentait et suintait, toutes ses verrues crevées.
—Mon pauvre ami, lui dis-je, je ne veux pas te faire de peine, mais, Dieu! que tu es laid!
Il ouvrit sa bouche puérile et sans dents, à l'haleine chaude, et me répondit avec un léger accent anglais:
—Et toi?
Elle sort d'une touffe d'herbe qui l'avait cachée pendant la chaleur. Elle traverse l'allée de sable à grandes ondulations. Elle se garde d'y faire halte et un moment elle se croit perdue dans une trace de sabot du jardinier.
Arrivée aux fraises, elle se repose, lève le nez de droite et de gauche pour flairer; puis elle repart et sous les feuilles et sur les feuilles, elle sait maintenant où elle va.
Quelle belle chenille, grasse, velue, fourrée, brune avec des points d'or et ses yeux noirs!
Guidée par l'odorat, elle se trémousse et se fronce comme un épais sourcil.
Elle s'arrête au bas d'un rosier.
De ses fines agrafes, elle tâte l'écorce rude, balance sa petite tête de chien nouveau-né et se décide à grimper.
Et, cette fois, vous diriez qu'elle avale péniblement chaque longueur de chemin par déglutition.
Tout en haut du rosier, s'épanouit une rose au teint de candide fillette. Ses parfums qu'elle prodigue la grisent. Elle ne se défie de personne. Elle laisse monter par sa tige la première chenille venue. Elle l'accueille comme un cadeau.
Et, pressentant qu'il fera froid cette nuit, elle est bien aise de se mettre un boa autour du cou.
Serait-ce le gendarme des insectes?
Tout le jour, elle saute et s'acharne aux trousses d'invisibles braconniers qu'elle n'attrape jamais.
Les plus hautes herbes ne l'arrêtent pas.
Rien ne lui fait peur, car elle a des bottes de sept lieues, un cou de taureau, le front génial, le ventre d'une carène, des ailes en celluloïd, des cornes diaboliques et un grand sabre au derrière.
Comme on ne peut avoir les vertus d'un gendarme sans les vices, il faut bien le dire, la sauterelle chique.
Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle à quatre coins, et quand tu l'auras saisie, entre deux bonds, sur une feuille de luzerne, observe sa bouche: Par ses terribles mandibules, elle sécrète une mousse noire comme du jus de tabac.
Mais déjà tu ne la tiens plus. Sa rage de sauter la reprend. Le monstre vert t'échappe d'un brusque effort et, fragile, te laisse une petite cuisse dans la main.
Félix ne comprend pas qu'on tienne des oiseaux prisonniers dans une cage.
—De même, dit-il, que c'est un crime de cueillir une fleur, et, personnellement, je ne veux la respirer que sur sa tige, de même les oiseaux sont faits pour voler.
Cependant il achète une cage; il l'accroche à sa fenêtre. Il y dépose un nid d'ouate, une soucoupe de graines, une tasse d'eau pure et renouvelable, une balançoire et une petite glace.
Et comme on l'interroge avec surprise:
—Je me félicite de ma générosité, dit-il, chaque fois que je regarde cette cage. Je pourrais y mettre un oiseau et je la laisse vide. Si je voulais, telle grive brune, tel bouvreuil pimpant, qui sautille, ou tel autre de nos petits oiseaux variés serait esclave. Mais grâce à moi, l'un d'eux au moins reste libre. C'est toujours ça.
Dans mon jardin il y a un vieux noyer presque mort qui fait peur aux petits oiseaux. Seul un oiseau noir habite ses dernières feuilles.
Mais le reste du jardin est plein de jeunes arbres fleuris où nichent des oiseaux gais, vifs et de toutes les couleurs.
Et il semble que ces jeunes arbres se moquent du vieux noyer. A chaque instant, ils lui lancent, comme des paroles taquines, une volée d'oiseaux babillards.
Tour à tour, pierrots, martins, mésanges et pinsons le harcèlent. Ils choquent de l'aile la pointe de ses branches. L'air crépite de leurs cris menus; puis ils se sauvent, et c'est une autre bande importune qui part des jeunes arbres.
Tant qu'elle peut, elle nargue, piaille, siffle et s'égosille.
Ainsi de l'aube au crépuscule, comme des mots railleurs, pinsons, mésanges, martins et pierrots s'échappent des jeunes arbres vers le vieux noyer.
Mais parfois il s'impatiente, il remue ses dernières feuilles, lâche son oiseau noir et répond:
—Merle!
Je n'ai jamais vu d'alouette et je me lève inutilement avec l'aurore. L'alouette n'est pas un oiseau de la terre.
Depuis ce matin, je foule les mottes et les herbes sèches.
Des bandes de moineaux gris ou de chardonnerets peints à vif flottent sur les haies d'épines.
Le geai passe la revue des arbres dans un costume de préfecture.
Une caille rase des luzernes et trace au cordeau la ligne droite de son vol.
Derrière le berger qui tricote mieux qu'une femme, les moutons se suivent et se ressemblent.
Et tout s'imprègne d'une lumière si neuve que le corbeau, qui ne présage rien de bon, fait sourire.
Mais écoutez comme j'écoute.
Entendez-vous quelque part, là-haut, piler dans une coupe d'or des morceaux de cristal?
Qui peut me dire où l'alouette chante?
Si je regarde en l'air, le soleil brûle mes yeux.
Il me faut renoncer à la voir.
L'alouette vit au ciel, et c'est le seul oiseau du ciel qui chante jusqu'à nous.
Il remonte le courant d'eau vive et suit le chemin que tracent les cailloux: car il n'aime ni la vase, ni les herbes.
Il aperçoit une bouteille couchée sur un lit de sable. Elle n'est pleine que d'eau. J'ai oublié à dessein d'y mettre une amorce. Le goujon tourne autour, cherche l'entrée et le voilà pris.
Je ramène la bouteille et rejette le goujon.
Plus haut, il entend du bruit. Loin de fuir, il s'approche, par curiosité. C'est moi qui m'amuse, piétine dans l'eau et remue le fond avec une perche, au bord d'un filet. Le goujon têtu veut passer par une maille. Il y reste.
Je lève le filet et rejette le goujon.
Plus bas, une brusque secousse tend ma ligne et le bouchon bicolore file entre deux eaux.
Je tire et c'est encore lui.
Je le décroche de l'hameçon et le rejette.
Cette fois, je ne le verrai plus.
Il est là, immobile, à mes pieds, sous l'eau claire. Je distingue sa tête élargie, son gros œil stupide et sa paire de barbillons.
Il bâille, la lèvre déchirée, et il respire fort, après une telle émotion.
Mais rien ne le corrige.
Je laisse de nouveau tremper ma ligne avec le même ver.
Et aussitôt le goujon mord.
Lequel de nous deux se lassera le premier?
Elle soigne son ophtalmie.
D'un bord à l'autre de la rivière, elle ne fait que tremper dans l'eau fraîche ses yeux gonflés.
Et elle grésille, comme si elle volait à l'électricité.
Elle était toute noire; mais elle a passé l'hiver dernier aux champs et il lui reste de la neige.
Une petite main poilue crispée sur des cheveux.
Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleurs.
Elle finira pourtant par abîmer sa taille!
Un grain de tabac à ressort.
Dans la saison des rhumes, son cou de girafe rentré, l'escargot bout comme un nez plein.
En voilà un qui s'allonge comme une belle nouille.
De quel ventre est-elle tombée, cette colique?
Chacune d'elle ressemble au chiffre 3.
Et il y en a! il y en a!
Il y en a 333333333333… jusqu'à l'infini.
La nuit s'use à force de servir.
Elle ne s'use point par le haut, dans ses étoiles. Elle s'use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres, jusqu'au fond des tunnels malsains et des caves humides.
Il n'est pas de coin où ne pénètre un pan de nuit. L'épine le crève, les froids le gercent, la boue le gâte. Et chaque matin, quand la nuit remonte, des loques s'en détachent, accrochées au hasard.
Ainsi naissent les chauves-souris.
Et elles doivent à cette origine de ne pouvoir supporter l'éclat du jour.
Le soleil couché, quand nous prenons le frais, elles se décollent des vieilles poutres où, léthargiques, elles pendaient d'une griffe.
Leur vol gauche nous inquiète. D'une aile baleinée et sans plumes, elles palpitent autour de nous. Elles se dirigent moins avec d'inutiles yeux blessés qu'avec l'oreille.
Mon amie cache son visage, et moi je détourne la tête par crainte du choc impur.
On dit qu'avec plus d'ardeur que notre amour même, elles nous suceraient le sang jusqu'à la mort.
Comme on exagère!
Elles ne sont pas méchantes. Elles ne nous touchent jamais.
Filles de la nuit, elles ne détestent que les lumières, et, du frôlement de leurs petits châles funèbres, elles cherchent des bougies à souffler.
J'entrai au bois par un bout de l'allée, comme il arrivait par l'autre bout.
Je crus d'abord qu'une personne étrangère s'avançait avec un pot de fleurs.
Puis je distinguai le petit arbre nain, aux branches écartées et sans feuilles.
Enfin le cerf apparut net et nous nous arrêtâmes tous deux.
Je lui dis:
—Approche. Ne crains rien. Si j'ai un fusil, c'est par contenance, pour imiter les hommes qui se prennent au sérieux. Je ne m'en sers jamais et je laisse ses cartouches dans leur tiroir.
Le cerf écoutait et flairait mes paroles. Dès que je me tus, il n'hésita point: ses jambes remuèrent comme des tiges qu'un souffle d'air croise et décroise. Il s'enfuit.
—Quel dommage! lui criai-je. Je rêvais déjà que nous faisions route ensemble. Moi, je t'offrais, de ma main, les herbes que tu aimes, et toi, d'un pas de promenade, tu portais mon fusil couché sur ta ramure.
C'est après avoir traversé une plaine brûlée de soleil que je les rencontre.
Ils ne demeurent pas au bord de la route, à cause du bruit. Ils habitent les champs incultes, sur une source connue des oiseaux seuls.
De loin, ils semblent impénétrables. Dès que j'approche, leurs troncs se desserrent. Ils m'accueillent avec prudence. Je peux me reposer, me rafraîchir, mais je devine qu'ils m'observent et se défient.
Ils vivent en famille, les plus âgés au milieu et les petits, ceux dont les premières feuilles viennent de naître, un peu partout, sans jamais s'écarter.
Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent les morts debout jusqu'à la chute en poussière.
Ils se flattent de leurs longues branches, pour s'assurer qu'ils sont tous là, comme les aveugles. Ils gesticulent de colère si le vent s'essouffle à les déraciner. Mais entre eux aucune dispute. Ils ne murmurent que d'accord.
Je sens qu'ils doivent être ma vraie famille. J'oublierai vite l'autre. Ces arbres m'adopteront peu à peu, et pour le mériter j'apprends ce qu'il faut savoir:
Je sais déjà regarder les nuages qui passent.
Je sais aussi rester en place.
Et je sais presque me taire.
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.