The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891

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Title: L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891

Author: Various

Release date: January 18, 2014 [eBook #44696]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2497, 3 JANVIER 1891 ***


L'ILLUSTRATION

Prix du Numéro: 75 centimes.
SAMEDI 3 JANVIER 1891
49e Année.--Nº 2497


OCTAVE FEUILLET.
D'après la photographie de Nadar.




'ANNÉE 1801 aura commencé lorsque paraîtront ces lignes. Oh! elle ne sera pas bien âgée. Née à peine. Et déjà elle sera de l'histoire, ou plutôt elle aura son histoire. J'ai remarqué souvent--ce qui prouve que je ne suis plus tout jeune--oui, j'ai remarqué que les années nouvelles débutent par quelque événement à sensation. Est-ce une mort illustre, une naissance espérée, une révolution inattendue? Je n'en sais rien. Mais, pareilles à ces souverains qui veulent affirmer leur autorité dès le début de leur règne, les années encore vagissantes s'affirment, elles aussi, comme elles peuvent.

Et déjà elle est oubliée, terriblement oubliée, l'année 90! Finie, abolie, emportée comme dans une hotte de chiffonniers. 90! Comme c'est loin! C'est hier, mais c'est loin. On ne se préoccupe pas du tout, mais du tout, de ce que 90 nous a donné. On ne s'occupe que de ce que nous promet 91.

Les derniers jours de l'an passé ont été égayés par une aventure assez divertissante, l'aventure du chalet. Il ne s'agit pas de celui d'Adolphe Adam, qu'on ne joue plus guère à l'Opéra-Comique, mais bien d'un chalet en planches, artistiquement orné, qu'on avait trouvé bon d'installer, en plein cœur de Paris, devant la façade de l'Opéra. Il était hideux, ce joli chalet dont l'usage ne se pourrait dire, dirait une lady anglaise, et, en l'apercevant, tout Parisien s'écriait:

--Pourquoi ce chalet? Je n'en vois pas la nécessité!

Il a disparu, le chalet, sous le ridicule et sous les protestations des passants. Les Parisiens en étaient si outrés, qu'un moment ils avaient voulu l'enlever par la force. Des gardiens de la paix ont dû protéger contre la révolte artistique de la foule ce chalet si malencontreux.

Quel drôle de peuple! On peut l'écraser d'impôts, le mener à la baguette, on ne peut pas lui imposer une baraque en bois dont il ne veut pas. On a jadis parlé de la révolution du mépris. Parisiens de 1890-91, nous avons frôlé la révolution du chalet! C'était, du reste, une idée bien étrange de déshonorer la place de l'Opéra par cette maisonnette ad usum populi. Nous avons l'art de désembellir Paris. Nous l'avons orné de statues difformes, d'un Ledru-Rollin bizarre, d'un Shakespeare étrange, d'un Louis Blanc géant. Ces statues ne suffisent pas. Voilà les chalets maintenant. Celui-ci a disparu. Paix à sa mémoire! Mais on n'eût pas cru possible une idée d'architecte aussi saugrenue.

Le chalet a été emporté par un vent de protestation, absolument comme nombre de gens célèbres par des congestions pulmonaires. Oh! le rude hiver! et que les fluxions de poitrine sont fréquentes! Je plains les pauvres humains et les malheureux qui n'ont ni boas ni pelisses. La bise est aigre, la gelée féroce, et le ciel a cette couleur grise du papier à la mode qu'on appelle papier ciel d'hiver. M. Émile Durier a été une des victimes de la température. Solide, souriant, aimable, il semblait robuste et jeune encore, quoique sexagénaire, l'ancien bâtonnier de l'ordre des avocats. Une physionomie ouverte, un accueil toujours agréable. C'était une figure parisienne plus encore qu'une figure politique. De la révolution qui avait porté au pouvoir tous ses amis, l'ex-secrétaire du gouvernement de la Défense nationale n'avait rien voulu, que le droit d'exercer plus librement la profession qui lui plaisait.

Me Durier était un avocat écouté, autorisé, il avait la parole séduisante, et jamais la dent dure. Lorsqu'il attaquait un adversaire, il tâchait de le désarçonner, mais il ne le déchirait pas. Il y a des avocats dont on craint le venin. De Me Durier on aimait le sourire. C'est lui qui avait défendu Chambige, et il l'avait fait sans que M. Grille même pût s'en irriter. Ce Chambige, être complexe et inquiétant, Me Durier, lorsqu'il en parlait, lui faisait accorder, par des auditeurs curieux, un pardon que lui avait refusé le jury. L'avocat était fort intéressant sur ce point. On le sentait convaincu.

Naguère il plaidait pour M. Erckmann contre Chatrian, celui-ci ayant accusé ou fait accuser son ancien collaborateur de complicité avec les Prussiens, ou quelque chose d'approchant. La plaidoirie de Me Durier ne put être publiée puisqu'il s'agissait d'un procès en diffamation, mais c'était, me dit-on, une admirable page d'histoire littéraire. Elle a été vite lacérée par la mort. Chatrian est parti, Durier s'en va: le seul Erckmann reste, fumant sa pipe au-delà des Vosges.

Cette congestion pulmonaire, dont M. Durier est mort, on peut la prendre en allant faire le tour des baraques; mais ce tour, très en vogue cette année, vaut bien qu'on risque tout au moins un rhume. Les baraques brillent de tous leurs feux et elles sont particulièrement coquettes. Nous avons les jouets fin de siècle, les questions nouvelles.

--Demandez la question Boulanger!

Celle-là paraît finie, bien que M. Déroulède s'apprête à la poser encore. Sur le boulevard, entre les doigts des camelots, elle consiste à faire passer un bout de laiton d'un cercle en fil de fer tordu de manière à donner le profil du général.

--Voyez la question Carnot! dix centimes!

Cette question est beaucoup plus simple. On vous vend pour deux sous un bout de carton--en forme de parallélogramme, pour parler comme M. de Freycinet (de l'Académie française)--et ce parallélogramme est découpé de telle sorte qu'en le présentant à la lumière l'ombre des découpures projette sur une surface plane, feuille de papier ou paroi de muraille, l'image de M. Carnot, du Carnot sommaire et géométrique inventé, je crois, par Gyp, ce ou cette Gyp qui a un si joli brin de crayon au bout de sa plume. L'Illustration a publié, dans ses amusements scientifiques, plus d'une question pareille à la question Carnot qui divertit les badauds sur le boulevard. Le président de la République, en se promenant comme un bon bourgeois parmi la foule--comme un Aroun-al-Raschild dont l'aimable général Brugère serait le Giaffar--le président a pu en regardant les boutiques (tel le roi Louis-Philippe allait par les rues, avec son parapluie sous le bras) entendre le cri, l'appel des camelots:

--Qu'est-ce que ça dit?

On regarde--et ça dit Sadi. M. Carnot a dû sourire. En réalité, ces plaisanteries d'un peuple bon enfant sont une des formes de la popularité et M. Carnot est populaire. La popularité ne se décrète pas. Elle est un peu comme la grâce et vient de certains dons, de certains souffles.

Elle est aussi comme le charme. Qui le définira, le charme? On le subit sans l'analyser. Octave Feuillet avait le charme, Octave Feuillet, un des derniers coups qu'ait portés l'année défunte, mais un coup cruel et attristant. Tandis que le conseil municipal projetait de faire défiler devant M. Émile Richard, son président, exposé à l'Hôtel-de-Ville sur un lit de parade, toute la population de Paris aimant saluer son roi, M. Octave Feuillet, qui n'avait jamais régné que sur les cœurs, s'éteignait sans que nulle autorité municipale songeât à lui décerner de tels honneurs funèbres.

Ah! c'est quelque chose que d'être fonctionnaire et de présider le conseil municipal! Honnête homme, M. Émile Richard, journaliste de talent, brave garçon, sans nul doute. Mais, dans l'ordre des choses humaines, parmi les gloires du pays, Octave Feuillet occupait un rang auquel nul conseiller municipal ne pourra jamais prétendre. C'était un maître conteur, un délicat, un féminin qui a montré plus d'une fois les qualités les plus mâles, une sorte de pécheur d'âmes.

Il y a plus de psychologie, comme nous disons aujourd'hui, dans tel proverbe de Feuillet que dans bien des œuvres rénovatrices. Onesta--avez-vous lu Onesta? c'est une nouvelle mise à la fin d'un volume qui s'appelle la Petite comtesse--Onesta est un admirable chef-d'œuvre, d'un dramatique achevé. On va s'apercevoir que M. Octave Feuillet en a écrit un certain nombre, de ces œuvres verveuses, puissantes, à la Musset, qui donnent tort au fameux mot des frères de Concourt: Feuillet, c'est le Musset des familles.

Ce ne serait pas déjà si mal d'être le Musset des familles. Mais Octave Feuillet était mieux que cela. Il était Feuillet, c'est-à-dire un maître absolu dont les romans et le théâtre procèdent par des coups droits terribles après des feintes subtiles.

Oui, oui, c'est un maître qui disparaît. Un maître en l'art de tout dire sans trop appuyer. Il préparait--les journaux l'avaient annoncé--un drame pour le Gymnase, un drame tiré de son dernier roman, Honneur d'artiste, et qui aurait eu le succès décisif qu'obtient en ce moment la pièce de M. Daudet, cette mâle étude de l'hérédité, l'Obstacle.

L'obstacle, quelquefois, ce n'est pas seulement la folie, c'est la mort, et la mort a arraché la plume des doigts d'Octave Feuillet. Le romancier souffrait depuis longtemps, mais on le savait nerveux. On se disait qu'il résisterait à la souffrance. Il en avait supporté de cruelles, en ces dernières années, et la mort d'un fils lui laissait au cœur une blessure que ne cicatrisait pas le mariage et le bonheur du second, le brillant officier dont il était fier.

M. Octave Feuillet était demeuré fidèle à l'empire, à l'impératrice qu'il avait charmée autrefois aux fêtes de Compiègne lorsqu'il écrivait pour elle les Portraits de la marquise qu'elle jouait en costume du temps passé. Compiègne! Les Tuileries! Toutes ces splendeurs, c'était, pour Octave Feuillet, le temps heureux. Il était, à la cour, choyé sans être courtisan. Sans doute cherchait-il à plaire, mais c'est surtout lui qui séduisait. On l'avait nommé bibliothécaire de Fontainebleau. Une sinécure. Mais pourquoi ne donnerait-on pas des postes aux gens de talent quand on en donne tant par faveur, aux intrigants?

Lorsque le 4 septembre arriva, M. Jules Simon, ministre de l'Instruction publique du gouvernement républicain, écrivait à Octave Feuillet:

--Il y a toujours des livres à Fontainebleau et vous êtes toujours bibliothécaire!

Octave Feuillet répondit:

--Les livres sont toujours là, mais ceux qui me les demandaient n'y sont plus. Je donne ma démission.

On dit volontiers: un homme de Balzac. On pourrait dire: une femme de Feuillet. Mais ce peintre des femmes fut un homme et comme un gentilhomme. Il touche, d'une main légère, aux crises du cœur. Il en a calmé plus d'une, de ces crises du mariage. On raconte qu'un jour M. Scribe, après la représentation de Malvina, reçut de la main d'une mère ce petit billet: «Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre comédie lui a rendu la raison.»

--Que de confidences de ce genre, disait M. Vitet à M. Feuillet en le recevant à l'Académie, vous auriez droit à recevoir! Si la gratitude des maris écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé!

Hélas! ces billets qu'attire la gloire, ils finissent tous par le dernier billet: le billet de faire-part!
Rastignac.



NOTES ET IMPRESSIONS

La taquinerie est la méchanceté des bons.
Victor Hugo.

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Le sang d'un homme mort est plus lourd encore sur la conscience qu'un soufflet sur la joue.
Comtesse de Bassanville.

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Les articles du journal sont comme les feuilles d'automne qui, vertes et fraîches hier, sont aujourd'hui entassées au pied de l'arbre, sans couleur et sans vie.
Edmond Scherer.

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L'amour est le poison du génie; les artistes de tempérament robuste l'éliminent, les faibles en meurent.
Jean Carol.

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Les illusions sont le pain quotidien des malheureux.
Ferdinand Fabre.

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Considérée dans son ensemble, l'humanité n'est point sortie de la barbarie primitive.
El. Reclus.

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La tolérance est une vertu que les opprimés savent seuls bien définir.

(Pensées d'automne.) A. Tournier.

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Ce qui amuse l'enfant, c'est le pantin; ce qui intéresse l'homme, ce sont les ficelles.

(Ibid.) A. Tournier.

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Sensible et cruel, vaniteux et jaloux, craintif et téméraire, curieux et inappliqué l'enfant est homme par ses contradictions.

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La vieillesse apporte moins de qualités qu'elle n'emporte de défauts. Elle est l'âge d'or des vertus négatives.
G.-M. Valtour.



OCTAVE FEUILLET

ctave Feuillet vient de mourir à l'âge de soixante-neuf ans. Il produisait encore; mais il y avait déjà quelques années que l'on n'attendait plus de lui une révélation nouvelle de son talent.

C'est le malheur des artistes qui vieillissent de ne plus piquer la curiosité des générations qui poussent. Elles sentent qu'ils ont déjà donné le meilleur de leur esprit; que tous les ouvrages qui sortiront de leur plume ne feront que répéter, avec des variations plus ou moins brillantes, ceux qu'ils ont autrefois marqués de traits distinctifs.

J'ai vu Mme Sand, en ses dernières années, pondre à chaque trimestre avec une régularité merveilleuse le roman accoutumé; on le lisait encore; on n'en parlait pas. Il n'excitait ni passion ni controverses. Tous les critiques l'annonçaient au public avec une sorte de déférence aimable; plus d'éreintements ni de querelle. Un grand apaisement s'était fait autour de ses œuvres et de son nom.

J'imagine que pour un écrivain de premier ordre ce doit être là une phase très pénible à traverser; qu'il doit parfois lui prendre des envies de s'écrier comme Calchas: «Trop de fleurs! trop de fleurs!» Ces louanges indifférentes risquent de l'exaspérer plus que n'avaient fait les attaques passionnées subies à la glorieuse aurore des débuts. Mme Sand, elle, planait au-dessus de ces misères.

Il ne semble pas que M. Octave Feuillet en ait pris si paisiblement son parti. Il a cherché à diverses reprises à renouveler sa manière; il n'a cessé d'affronter le théâtre, le seul endroit où le respect dû aux vieilles illustrations ne les préserve pas d'un échec; je suis convaincu que cette nervosité, dont tout le monde parle, n'était pas seulement congéniale; elle était entretenue, avivée, douloureusement avivée par ce goût, par cet appétit, qui était chez lui extraordinairement délicat, de séduire le public, de le posséder, de le retenir...

Il y avait chez lui de l'instinct de coquetterie. Célimène ne songe qu'à grouper autour d'elle des empressements et des adorations; imaginez Célimène vieillissante; quel chagrin! quel désespoir! M. Feuillet, qui voyait le public lui échapper et se tourner vers d'autres, a éprouvé quelque chose de cette mélancolie qui a attristé la fin de quelques grands artistes.

Il était d'une sensibilité prodigieuse: la moindre piqûre, la moindre critique, alors même qu'on la ouatait des compliments les plus aimables, s'enfonçait au plus vif de son être et lui arrachait des tressaillements de douleur. J'en parle, hélas! savamment. Comme il a beaucoup écrit pour le théâtre et que tout ce qu'il y a donné n'a pas également réussi, j'ai plus d'une fois été obligé de signaler dans ces œuvres, toutes pleines de coins charmants, les défauts que j'avais cru y voir. Il me tenait pour un ennemi, et cet homme d'infiniment de sens et d'esprit demandait à ses amis et aux miens quel motif j'avais de le persécuter. Il était convaincu que je poursuivais en lui le familier des réceptions de Compiègne. J'avais beau protester que je ne me souciais point de politique, et que je préférais une belle œuvre signée d'un bonapartiste à quelque rogaton servi par un républicain, il aimait mieux n'en rien croire.

Je n'ai eu que deux fois le plaisir de le voir: il était venu chez moi me remercier de feuilletons qui l'avaient surpris et charmé, car il ne s'y attendait point. C'était bien l'homme qu'a si joliment peint Alphonse Daudet en deux coups de crayon: long, fin, nerveux, de manières exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer et palpiter des fibres d'artiste. Il parlait d'un ton posé, avec une douceur lente; le visage et la voix étaient chez lui d'une séduction irrésistible. Je lui assurai que je n'étais jamais plus heureux que lorsqu'il me fournissait un prétexte à le louer sans restriction; je lui contai naïvement, et avec cette chaleur que je porte dans tout ce que je dis, mes impressions à la lecture de ses premiers romans. Il eut l'air de me croire, et je pense qu'en effet il s'en alla convaincu de ma bonne foi. Mais il était méfiant; au premier coup d'épingle, il oubliait tout pour ne sentir que l'affreuse douleur de la déchirure.

Je ne lui mentais point cependant, en lui disant l'admiration que nous avions sentie pour ses premières œuvres. Bien qu'à l'École normale nous fussions passionnés, et très exclusivement passionnés pour Balzac et Stendhal, il nous restait encore de quoi goûter Feuillet, dont la jeune renommée était (vers 1850) dans tout l'éclat de son premier épanouissement. Il me souvient d'un roman de lui, Bellah, qui me paraît fort oublié aujourd'hui; il a fait nos délices. Il y avait là des scènes de gaieté soldatesque, dont je n'ai plus, depuis, retrouvé l'équivalent dans aucune des œuvres qui ont suivi. Octave Feuillet me paraissait y avoir déployé un sens du comique, qu'il a remisé ensuite, le jugeant sans doute peu en harmonie avec l'extérieur de sa personne et le genre de son talent.

C'était l'époque aussi où il avait coup sur coup, dans la Revue des Deux-Mondes, publié avec un succès prodigieux tous ces proverbes qui devaient plus tard être portés presque tous au théâtre: la Crise, le Cheveu blanc, le Pour et le Contre, le Village, la Fée, la Clé d'or. En France où l'on juge tout d'un mot plaisant, on a appelé M. Feuillet le petit Musset des familles et l'on crut sérieusement avoir défini, dans cette formule, la manière de M. Octave Feuillet.

La vérité, c'est que si, au lieu de s'arrêter aux apparences, on avait pénétré jusqu'au fond de ces proverbes, si on les avait examinés dans leur essence, on se serait aperçu que ces prétendues glorifications de la morale bourgeoise étaient, au contraire, des plaidoyers en faveur de la passion. Le moraliste disait aux jeunes gens: «Aimez, puisque vous avez un cœur; et faites des bêtises, puisque c'est le lot de tout homme, mais faites-les avec votre femme, et arrangez-vous pour qu'elle soit votre maîtresse.» Et il disait ensuite aux jeunes femmes: «Vous avez des caprices, rien de plus naturel, de plus avouable, de plus charmant même; passez-les avec votre mari. Il y a presque toujours dans votre vie une heure de crise où votre imagination s'envole autour d'un idéal vaguement entrevu. Vous avez droit à posséder cet idéal; mais ne vous dérangez pas, vous l'avez là, sous la main, c'est votre mari. Il ne s'agit que de le regarder avec d'autres yeux, vous réaliserez votre rêve et resterez vertueuses.»

C'est la morale du plaisir ajustée aux exigences du ménage. De devoir, il n'en est pas question dans les proverbes d'Octave Feuillet. Je ne lui en fais pas un reproche. Car ce sont des petits chefs-d'œuvre. Mais ce qui m'amuse, c'est de voir qu'on les a mis entre les mains des femmes et des jeunes filles, comme des conseillers de vertu. Je ne sais pas d'ouvrages au théâtre qui soient mieux faits, au contraire, pour inviter doucement les femmes à la passion. Car enfin, si le mari décidément n'est pas l'idéal rêvé, comme il faut que la crise ait son cours, où croyez-vous qu'elle aboutisse?

*
* *

Ces proverbes établiront la réputation d'Octave Feuillet; mais le meilleur de sa gloire n'est pas là.

Il a écrit le chef-d'œuvre du roman purement romanesque, et, de ce chef-d'œuvre, il a tiré une pièce qui est également un des chefs-d'œuvre du genre romanesque au théâtre: Le Roman d'un jeune homme pauvre.

C'est, je crois, de tous les ouvrages du maître, celui qui durera le plus longtemps. Il repose sur une donnée qui est aussi vieille que l'humanité et qui ne s'éteindra qu'avec elle. Tant qu'il y aura des hommes sur la terre, on prendra du plaisir à voir des rois épouser des bergères et par contre on aimera à voir un jeune homme paré de toutes les qualités du cœur, de tous les dons de l'esprit, mais pauvre, inspirer de l'amour à une jeune fille aussi noble, aussi spirituelle que lui, mais riche; la refuser précisément à cause de cette fortune, jusqu'au jour où il est vaincu dans sa résistance, où ces deux êtres jeunes et beaux, dignes l'un de l'autre, s'épousent enfin, unis par la toute-puissance de l'amour. Remarquez que c'est le sujet des Fausses confidences, une des plus délicieuses comédies de Marivaux, un sujet que l'on reprend tous les siècles sous une nouvelle forme.

Jamais on ne fera mieux que le Roman d'un jeune homme pauvre. C'est d'une imagination riante et le style est d'une fluidité merveilleuse. Les personnages vivent, bien qu'ils vivent dans le bleu, et ceux même qui ne jouent qu'un rôle épisodique sont d'une charmante fantaisie. Rien de plus délicieux que cette vieille douairière bretonne qui rêve la reconstruction d'une cathédrale gothique.

M. Octave Feuillet a bien des fois depuis traité des thèses romanesques. Il a écrit en ce genre beaucoup d'ouvrages, qui sont pleins d'agrément; aucun ne vaut, ni pour la force de la conception, ni pour la belle ordonnance du récit, ni pour la grâce des épisodes, ni même pour le charme du style, cette œuvre maîtresse, qui demeurera au jour de la postérité son plus beau titre de gloire.

A côté du Roman d'un jeune homme pauvre, on peut placer Dalila. Dalila, c'est le roman de passion. M. Octave Feuillet s'est plu souvent à peindre la femme perverse, tourmentant l'homme faible et annihilant l'artiste qui est tombé entre ses mains. Dalila est le chef-d'œuvre de ce genre. Le succès en a été énorme autrefois; la pièce a été plus d'une fois reprise, toujours avec succès; il y a là un rôle de princesse, qui est une des conceptions les plus fortes de l'auteur. Elle est de tempérament impétueux et violent, facile à s'amouracher, plus facile à se déprendre, hautaine, impertinente, dédaigneuse, et cravachant avec rage tous ceux qui se trouvent sur le chemin d'une de ses fantaisies et lui barrent la route. C'est une figure inoubliable.

M. Octave Feuillet s'est repris plus d'une fois à peindre ce caractère, dont la Petite comtesse, une œuvre exquise, semble être la première ébauche.

Je ne sais pourquoi le bruit s'était répandu que M. Feuillet ne pouvait écrire que des romans et des pièces à l'eau de rose: car la Petite Comtesse et Dalila sont des ouvres de jeunesse. Mais que voulez-vous? on l'avait nommé le Musset des familles, et vous savez la force d'une légende.

Il voulut réagir contre cette légende, qu'il trouvait avec raison fausse et absurde. C'est alors qu'il entreprit d'écrire des ouvrages plus pimentés de sujet et de forme, et nous devons à cet effort M. de Camors, Julia Trécœur dans le roman, Mont joie et un Roman parisien dans le drame.

Aucun de ces ouvrages n'est aussi complet en son genre que l'était dans le sien le Roman d'un jeune homme pauvre. Toute la première partie de M. de Camors est admirable d'énergie sombre; on dirait pour le reste que la main de l'écrivain s'est lassée. Les deux premiers actes de Montjoie sont peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé: c'est une pure merveille. Le drame ensuite tourne court et le dénouement est si piteux, qu'à la dernière reprise qui en a été faite la pièce n'a pu se maintenir longtemps sur l'affiche. Il y a deux belles scènes dans Un roman parisien, mais l'œuvre ne se tient pas, et je ne crois pas qu'elle puisse jamais être remontée.

C'est Julia Trécœur qui, de ces quatre ouvrages, donne le mieux la sensation d'une œuvre achevée et parfaite; il plane sur tout ce récit une mystérieuse horreur, et le dénouement en est d'une mélancolie grandiose. Mais le roman me semble manquer de variété; les personnages semblent non des êtres vivants, mais des ombres transportées dans le brouillard vers une fatalité inexorable.

Il serait inutile de passer en revue les innombrables ouvrages échappés de cette plume féconde. Tous peuvent se rattacher à l'un des trois types que nous avons caractérisés. Je ne ferai d'exception que pour le Sphinx, parce que M. Octave Feuillet, dans cette pièce de forme romanesque, mais très passionnée, avait mis en présence l'un de l'autre les deux types de femme qu'il a partout reproduits avec des variantes de visage et de costume, et qui étaient représentées au Théâtre-Français par deux admirables artistes: Mme Croizette et Mme Sarah Bernhardt. Ce fut entre les deux comédiennes un duel auquel tout Paris s'intéressa: la palme resta à Mme Sarah Bernhardt; mais personne n'a oublié la scène effrayante d'agonie que M. Octave Feuillet avait ménagée à sa rivale.

M. Feuillet n'avait pas, nous dit M. Daudet, le mal du style dont meurent quelques-uns de nos auteurs contemporains. Je ne puis que l'en louer. Il écrivait une langue facile, harmonieuse, d'une élégance très mondaine; mais, sous cette élégance, il cachait beaucoup de force et même beaucoup de fougue. Il aimait à représenter des gens du monde qui dérobaient sous un masque impassible de mondanité froide ou légère des passions ardentes et parfois brutales. Eh bien! lui aussi il jetait sur les emportements et les fureurs qu'il avait à peindre d'aimables glacis de style qui ont fait illusion sur son tempérament d'artiste.

C'était un affiné et un nerveux, homme de bonne compagnie et qui voulut partout, toujours et quand même, rester de bonne compagnie. Ce fut là son originalité propre. Il sentait avec une vivacité singulière; mais il exprimait ses sensations en homme bien élevé et résolu à être bien élevé.

Aussi y a-t-il un désaccord dans sa manière quand il aborde les sujets qui font craquer le vernis des bienséances. Il est lui-même, c'est-à-dire aimable, harmonieux, distingué sans fadeur, quand il nous peint son jeune homme pauvre.
Francisque Sarcey.




A L'HOTEL-DES-INVALIDES.--La décoration du 1er janvier


THÉÂTRE DU GYMNASE.--«L'Obstacle», pièce en quatre actes, de M. Alphonse Daudet. La scène d'explications entre Didier (M. Duflos) et Madeleine (Mlle Sisos) dans le jardin du cloître des Dames-Bleues (troisième acte).



VOYAGE
SUR
LA PLANÈTE MARS

L se passe en ce moment des choses tout à fait extraordinaires sur notre voisine la planète Mars. On s'en occupe un peu partout dans le monde de la science. Un certain nombre de nos lecteurs peuvent s'y intéresser. Sans autre préambule, transportons-nous directement sur ce petit monde et décrivons les phénomènes qui viennent d'être observés cette année dans sa géographie.

I

Depuis quelques années déjà, nous avions été tous assurément fort surpris de voir que les lignes droites qui traversent ses continents et mettent en communication mutuelle toutes ses mers se dédoublent en certaines saisons. Que sont ces tracés rectilignes? Des canaux? On le croit, en général, et pourtant comment s'expliquer des cours d'eau se traversant les uns les autres? Il y a là un immense réseau de lignes droites plus ou moins foncées. Seraient-ce des crevasses? Elles changent de largeur. De la végétation? C'est bien rectiligne. Des Brouillards, des brumes? L'explication est difficile. Mais elle devient plus difficile encore lorsque nous voyons ces lignes énigmatiques se dédoubler en certaines saisons. Aucun phénomène terrestre ne peut nous mettre sur la voie de l'explication.

Or voici que cette année ce ne sont pas seulement les canaux qui ont été vus dédoublés, mais encore des lacs et des mers!

Le lac du Soleil, par exemple, est une petite mer intérieure fort remarquable, située à l'intersection du 90e degré de longitude et du 25e degré de latitude australe (voy. fig. 1). Il mesure 17 degrés de longueur sur 14 de largeur, soit 1,020 kilomètres sur 840, c'est-à-dire que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France. Sa forme est presque circulaire, souvent allongée de l'ouest à l'est. Eh bien, ce lac a été vu cette année nettement séparé en deux parties distinctes, comme par un banc de sable ou par un pont gigantesque (voy. fig. 4).

On pourrait penser un instant que c'est peut-être un nuage qui s'est posé dessus. Mais l'hypothèse est insoutenable, parce qu'un nuage ainsi rectiligne, immobile et durable, serait déjà un phénomène, ensuite parce que justement de chaque côté de la séparation on voit cette année une sorte de prolongement du lac, et que le canal qui aboutit à cette région est également dédoublé, ainsi qu'un autre petit lac voisin auquel on a donné le nom de lac Tithonius.

Il y a plus, ce grand lac du Soleil se montre souvent rattaché à une mer voisine et à des eaux environnantes par trois affluents, dont deux en haut et à gauche ont reçu les noms d'Ambrosia et de Nectar. Or, cette année, on n'a vu ni l'un ni l'autre de ces deux affluents, seulement le troisième, et l'on en distingue quatre autres, ce qui change toute la configuration de ce pays! Que l'on en juge, du reste, par les dessins que nous reproduisons ici.

Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte exactement des changements observés, nous mettons sous leurs yeux les cartes de ces régions, d'après les meilleures observations, celles de M. Schiaparelli, directeur de l'Observatoire de Milan.

Voici d'abord (fig. 1) l'état de 1877. Le lac est circulaire, un affluent le rattache à droite, au petit lac du Phénix, et un second affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut à la mer australe. L'auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial, parce qu'elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes, Lockyer et Kaiser en 1802 et 1804: le lac était alors ovale, allongé dans le sens est-ouest.. Au contraire, en 1877, il était «parfaitement circulaire, avec le bord légèrement ondulé», et quelquefois même il paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1802 et 1803, en voyait un large affluent relier à gauche le lac à l'Océan voisin. Au lieu de cela, l'observateur milanais vit la place tout à fait nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de Fontaine du Nectar.

PHÉNOMÈNES OBSERVÉS SUR LA PLANÈTE MARS


       Fig. 1.--Le Lac du Soleil en 1877.

       Fig. 2.--La même région en 1879.

       Fig. 3.--La même région en 1881.
       
            Fig. 4.--La même région en 1890.

Mars revient vers la Terre en 1879, et on l'observe de nouveau. Des changements évidents sont constatés. L'affluent dont nous venons de parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant perceptible, quoique très mince, et reçoit le nom de Canal du Nectar; l'Aurea cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place: au lieu de descendre verticalement le long du 80e degré, il part du 78e pour aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du Nectar, «ce qui lui donne la forme d'une poire» dont la queue monterait de 15° à 20°. L'affluent supérieur est incomparablement moins large qu'en 1877 et a reçu le nom d'Ambrosia. Le lac du Phénix est très diminué. On cherche en vain la Fons Juventæ.

Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre décidément allongé dans le sens est-ouest, concentrique avec le contour de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d'affluents nombreux. L'Agathodémon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877, mais aujourd'hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius. Cette vue correspond à celles de 1862 et 1864. La «Fontaine de Jeunesse», qui avait disparu en 1879, est revenue.

«Che il Lago del Sole cambi di forma e i grandezza, écrit l'éminent observateur, e cosa indubittabile». Sa coloration a été très sombre, et plus sombre lorsque la rotation l'amenait au bord du disque que lorsqu'il passait au méridien central.

C'est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions environnantes deviennent alors plus blanches.

L'Araxes s'est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.

Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs changeant également.

Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible l'état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant 1890 (fig. 4).

Le lac est fendu en deux;--le petit lac Tithonius I est également partagé en deux;--le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé plus haut la queue de la poire, vient du nord-est au lieu de venir du sud-est (dans tous ces dessins le nord est en bas);--l'ambrosia incline à droite du méridien au lieu d'incliner à gauche;--le canal Chrysorrhoas est double, jusqu'au lac de la Lune, et au-delà jusqu'à la mer Acidalium.

Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu'ici.

Voilà l'état de la question. Il n'y a pas à le dissimuler. Des changements réels, incontestables, et considérables, s'accomplissent à la surface de ce monde voisin.

Sans doute, nous ne pensons pas que ces événements martiens empêchent personne de dormir, et, tout le monde peut même y rester absolument indifférent.

Cependant la question ne manque pas d'intérêt.

Outre qu'il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d'ici ce qui se passe sur Mars, il ne l'est pas moins de constater que, tout en ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et surtout par cette faculté de transformation superficielle et de dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France!

Comment expliquer ces variations?

II

L'hypothèse la plus simple serait d'imaginer que la surface de Mars est plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n'ont pas de lits, pour ainsi dire, sont très peu profonds, et n'ont qu'une très faible épaisseur d'eau, et qu'ils peuvent facilement, suivant les circonstances atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir, s'élargir, déborder, et même changer de place. L'atmosphère peut être légère, l'évaporation et la condensation des eaux facile. Nous assisterions d'ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou moins durables. La séparation du lac du Soleil cette année serait due, par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l'eau de ce lac, la ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à découvert.

Il y a plus d'une objection à cette hypothèse.

La première est qu'il ne me semble pas qu'il y ait moins d'eau, puisque les affluents sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur d'un bras de mer.

Déplacement d'eau dû à des marées? Ce serait périodique, ne durerait que quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons entières.

Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s'est élevé au-dessus du niveau des eaux et qu'en général, les déplacements d'eaux soient dûs à des soulèvements du sol?

Il est également difficile d'accepter cette interprétation, d'abord parce qu'une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire, ensuite parce qu'il faudrait que ces boursoufflements du sol fussent en général rectilignes; enfin parce que les aspects reviennent après plusieurs années, tels qu'on les a vus d'abord. Et puis, cette hypothèse n'expliquerait pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique des changements observés sur Mars: la tendance au dédoublement.


            Fig. 5.--Mars en 1890.

      Fig. 6.--La même région en 1888.

Examinons encore, par exemple, un dessin de cette année, et comparons-le aussi à quelque autre d'une année précédente. Voici (fig. 5.) un disque de Mars dessiné l'été dernier, sur lequel on voit plusieurs canaux dédoublés. Le supérieur, horizontal, n'a jamais été, jusqu'à ce jour, considéré comme un canal double: c'était un détroit, venant de la mer triangulaire nommée Mer du Sablier, et conduisant au golfe ou à la baie du Méridien. Comme comparaison, nous mettons en regard (fig. 6) la carte publiée en 1888 par M. Schiaparelli.

L'aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d'être sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d'habitude d'ailleurs, la baie du Méridien. Double également un petit lac inférieur.

C'est cette tendance au dédoublement qu'il s'agit surtout d'expliquer.

Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d'une bande d'eau, comme on serait porté à le croire par l'aspect comparatif du détroit, qui a déjà été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des bords, reste à expliquer comment cette transformation s'opère. Admettre qu'un banc de sable s'élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et d'ailleurs ce soulèvement ferait écouler l'eau de part et d'autre, sans donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.

Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, d'expliquer ces transformations par les forces naturelles que nous connaissons. Songeons aussi que nous ne connaissons pas toutes ces forces, et que des choses très proches de nous restent souvent ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour la première fois, et qui n'ont jamais vu d'arbres sans feuilles ni de neige, sont stupéfaits de nos climats. C'est une curiosité toute nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l'eau solidifiée, de cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes tout noirs des arbres doivent quelques mois plus tard être couverts d'un luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n'ayant jamais vu de neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont les taches blanches qui recouvrent nos pôles? Certainement non. Nous le pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements d'eau, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous n'avons ici-bas rien d'analogue.


Fig. 7.--Changements dans le cours des fleuves.


Fig. 8.--Changements dans le cours des fleuves.


Fig. 9.--Changements dans le cours des fleuves.


Fig. 10.--Changements dans le cours des fleuves.

On peut admettre des inondations pour les extension de rivages, comme on en a observé le long de la mer du Sablier, et sur la Libye, au-dessous de la mer Flammarion. On peut les admettre aussi pour les régions qui deviennent de temps en temps un peu plus sombres. Mais les déplacements et les transformations semblent d'un autre ordre.

Ces lignes droites ne sont pas naturelles pour nous autres habitants de la Terre. De plus, elles s'entrecroisent mutuellement sous toutes sortes d'angles. On n'a jamais vu de fleuves s'entrecroiser. Admettrons-nous que le sol soit parfaitement de niveau, que ces eaux n'aient pas de cours, et que ce réseau ait quelque rapport avec des canaux d'irrigation?

Mais tout cela varie si étrangement d'aspect et de largeur que nous restons confondus, et que l'opinion de véritables cours d'eau perd graduellement de sa vraisemblance, quoique le ton soit souvent aussi foncé que celui des mers, mais plutôt en rougeâtre qu'en verdâtre ou bleuâtre. Considérons encore, par exemple, les petites cartes ci-dessous (fig. 7 à 10). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun canal n'a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir changé de cours, et l'on voit deux canaux au lieu d'un. En 1882, nouveau changement au cours du Nil et dédoublement; les deux canaux de 1879 se montrent également dédoublés, et l'on en découvre cinq autres. En 1888, l'Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement, l'Astaboras, et un autre canal (voy. fig. 6). Ce sont encore là des changements. En 1890 (fig. 10) l'Euphrate et le Phison se montrent dédoublés, ainsi qu'une partie seulement du Protonilus, mais l'Astaboras ne l'est pas, le canal de 1888 a disparu, et, comme nous l'avons déjà remarqué, le détroit supérieur s'est partagé en deux dans le sens de sa longueur.

Il est bien difficile de se refuser à admettre que ces lignes droites qui varient ainsi représentent de l'eau ou quelque élément mobile analogue. Elles aboutissent toutes, sans exception, par leurs deux extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l'eau ne doit pas y être étrangère. De plus, on voit quelquefois pendant l'hiver de longues traînées de neige les traverser: or, ces neiges sont fondues sur ces canaux, comme le ferait la neige en tombant sur de l'eau. Auraient-elles pour origine des crevasses géométriques dues à quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars? Peut-être; mais des crevasses seules, même remplies d'eau, n'expliqueraient pas les variations observées, sur lesquelles nous devons encore donner quelques détails. Si nous n'abusons pas de l'attention de nos lecteurs, en les transportant ainsi brusquement sur un autre monde... Mais une fois n'est pas coutume, et, quoique céleste et lointain, le sujet ne manque pas d'intérêt.

(A suivre.)

Camille Flammarion.


Au Cercle des Patineurs.


A deux.                                                 A trois.            


Un débutant.                                                             La barre.            


La galerie.



LE LIVRE D'ÉTRENNES

Depuis quelques années, la mode est de donner aux jeunes gens et aux jeunes filles, à l'occasion du jour de l'an, des livres spécialement écrits, illustrés, imprimés et reliés pour ce but. Du vingt décembre au premier janvier, les étalages des libraires sont remplis presque exclusivement de ces ouvrages, aux couvertures affriolantes et aux tranches dorées; et les magasins de nouveautés eux-mêmes ont pris l'habitude de leur réserver un emplacement. Le livre a tué le jouet.

Cette vogue, tout le monde la connaît. Mais ce que tout le monde ne connaît pas, ce que savent seuls les gens du métier, comme nous disons dans notre argot littéraire, ce sont les difficultés multiples auxquelles sont en butte les écrivains et les éditeurs qui s'occupent de livres d'étrennes. Que de soucis avant que l'idée première d'un volume ait pris un corps, avant qu'elle ait passé par la série des élaborations qui doivent lui donner la vie!

Autrefois, le public se montrait beaucoup moins exigeant pour le volume d'étrennes qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce volume coûtait plus cher et il était moins bien fait. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne rien contenir de nature à éveiller des curiosités malsaines. Des aventures banales, racontées dans une langue lâchée, sinon incorrecte; des compilations pseudo-scientifiques, émaillées d'erreurs; ou bien de prétendus récits historiques, dans lesquels l'histoire était la plupart du temps travestie de façon lamentable; il n'en fallait pas davantage pour satisfaire l'acheteur bénévole.

Ce fut l'éditeur Hetzel qui créa la littérature de la jeunesse, une littérature de valeur, intéressante et artistique, où le bon sens cessa d'être martyrisé, où l'imagination trouva son compte, où le style avait le charme et la fraîcheur, où la science était respectée. Avant qu'il ne montrât la voie, le livre d'enfant avait été l'apanage presque exclusif de bas-bleus prétentieux et de fruits secs du roman; il chassa tous ces larrons du temple et mit à leur place des hommes d'un talent réel, auxquels il donna lui-même l'exemple.

Cette Renaissance au petit pied date de trente ans, pas davantage.

Il se forma alors une petite pléiade de gens de lettres qui écrivirent pour l'enfant, sans marchander le travail et l'effort, et les auteurs de mérite ne considérèrent plus comme un manquement à leur dignité professionnelle de consacrer leur temps à amuser les petits.

Ce fut un progrès qui alla sans cesse en s'accentuant, une révolution bienfaisante qui a porté des fruits magnifiques. Aujourd'hui, l'étiquette des beaux volumes du jour de l'an ne ment pas: le texte vaut la reliure. En général, au moins. Certes, il y a encore, parmi eux, des ouvrages mal venus; mais la grande majorité est parfaitement recommandable et beaucoup sont excellents.

Le genre, cependant, est ardu. D'abord, il n'admet qu'un nombre restreint de sujets. Pas d'amour, à moins qu'il ne soit dépeint avec une scrupuleuse délicatesse d'expression et encadré dans des faits d'une chasteté absolue. Pas de politique. Pas de philosophie, ou fort peu. Pas de matières arides, ou trop difficiles à comprendre; la science, si elle apparaît, doit se faire aimable. Toutes ces exclusions systématiques s'imposent. Il faut choisir dans le reste: romans sans passions, voyages, œuvres de vulgarisation. Pas de contes de fée; on ne veut plus du merveilleux.

Et encore, en se cantonnant ainsi, y a-t-il à craindre de blesser des susceptibilités. Certains papas se fâchent s'il y a de la religion dans un livre, d'autres se fâchent s'il n'y en a pas. On ne sait trop à quelle aune mesurer la quantité qu'il convient d'en donner.

Et, ici, une considération se place, que le public ignore, mais qui touche fort les éditeurs. Tous les ans, le ministère de l'Instruction publique et le Conseil municipal de Paris achètent un certain nombre de livres destinés à être distribués en prix ou donnés aux bibliothèques scolaires et publiques. Or, avant d'être adoptés, ces volumes sont épluchés par des commissions nommées spécialement à cet effet; et une phrase qui déplaît, un mot seulement, suffit pour déterminer le rejet d'un ouvrage, quelle que soit du reste sa valeur. Aussi MM. les éditeurs, naturellement soucieux de leurs intérêts, exigent-ils des auteurs auxquels ils demandent un manuscrit une prudence excessive. Il s'agit de ne blesser personne, il s'agit d'avoir une commande.

Et comme c'est difficile de ne blesser personne! surtout de ne blesser aucun des membres de la commission instituée par le conseil municipal! Qu'on en juge par un fait.

L'année dernière, je publie un livre intitulé: Voyage en zigzags de deux jeunes Français en France. Mon éditeur, cela va de soi, soumet mon ouvrage à messieurs de la Commission.

«C'est un chef-d'œuvre», dit-il à tous en général et à chacun en particulier. (N. B. Quand un éditeur a édité, ce qu'il a édité est toujours un chef-d'œuvre; au contraire, avant qu'il se décide à éditer, ce qu'on lui propose d'éditer ne vaut jamais les quatre fers d'un chien.)

Mon livre fut rejeté. A la bonne heure! Mais pourquoi? Je le donne en mille.--Parce qu'il contenait des descriptions d'églises!... C'est invraisemblable, et cependant c'est vrai. Il aurait fallu, pour être orthodoxe, passer sous silence, dans une énumération des merveilles de l'architecture française, les plus merveilleuses de ces merveilles. Crimine ab uno disce omnes.

Le public, du reste, n'est pas sans avoir, lui aussi, des partis pris. Jamais il n'admettra, par exemple, qu'un romancier habitué à l'étude des peintures de mœurs, avec toutes leurs brutalités, puisse écrire un livre d'enfant. Qu'on offre demain, pour la jeunesse, un volume signé Zola ou Daudet, personne ne l'achètera, ou, si on l'achète, il n'ira pas à ceux-là pour qui il a été composé.

Je sais un éditeur qui, récemment, avait quelque velléité de publier le Rêve en livre d'étrennes. Il fit part de son projet à ceux de ses amis dont il prend volontiers conseil. Tous le dissuadèrent de le mettre à exécution.

«Vous n'y pensez pas! lui dirent-ils avec une unanimité bien faite pour convaincre; le nom de Zola sur la couverture d'un volume de jour de l'an, ce serait l'abomination de la désolation!»

L'éditeur baissa pavillon, et, à mon humble avis, il fit bien.

Mais voici un manuscrit qui répond à toutes les conditions possibles et impossibles de succès. Vous croyez peut-être que l'éditeur n'a plus qu'à l'envoyer à l'imprimeur et à dormir sur ses deux oreilles? Quelle erreur!

Il faut d'abord qu'il s'occupe de l'illustration. Aura-t-il des gravures sur bois, ou aura-t-il des dessins à la plume reproduits par l'héliogravure? Grave question. La gravure sur bois est incontestablement supérieure au dessin à la plume, que celui-ci soit sur papier ordinaire ou qu'il soit sur papier procédé; mais elle coûte les yeux de la tête. La belle gravure se paie, en effet, de soixante-quinze centimes à un franc le centimètre carré, tandis que la reproduction par l'héliogravure ne se paie que cinq centimes le centimètre carré.

Puis, quel dessinateur choisir? Celui-ci fait très bien le paysage, mais il ne sait pas faire les personnages. Celui-là excelle dans les marines, mais il n'entend rien aux animaux. Un autre... J'abrège. Voici le dessinateur trouvé. On lui a indiqué les sujets à traiter.

Neuf fois sur dix (sinon plus), en sa qualité d'artiste habitué à rêver aux étoiles ou à autre chose, il sera en retard. Il s'était engagé à livrer un dessin le 12 juin, il l'apportera le 25 juillet. Cependant le manuscrit est à l'imprimerie et la composition est arrêtée parce que l'on attend l'illustration qu'il a promise. Et le pauvre éditeur de se faire du mauvais sang.

Toutefois, à force de secouer ses gens, de presser son imprimeur, d'envoyer chaque matin, à huit heures, un commis éveiller son dessinateur, il est prêt, le malheureux. C'est-à-dire que son ouvrage est entièrement tiré.

Il faut maintenant qu'il en fasse brocher un certain nombre d'exemplaires. Cela va vite. Mais il faut aussi qu'il en fasse relier d'autres, et cela va lentement. On lui a dessiné et colorié par avance le modèle de sa couverture, et, ce modèle, il l'a envoyé à un graveur qui lui a fabriqué les fers destinés à la reproduction du sujet. Cela a pris du temps: d'abord, parce qu'il a été obligé de s'adresser à un spécialiste, et que les spécialistes en cette matière sont rares et, par conséquent, surchargés de besogne; puis, parce qu'il faut autant de fers qu'il y a de couleurs dans le modèle, et que la confection de chacun de ces fers demande un long travail.

Cependant le livre va chez le relieur, non pas chez un relieur ordinaire, on n'en sortirait pas. Mais chez un relieur auquel son outillage permet d'aller vite, chez un relieur dont la plus grande partie du labeur s'exécute à la machine, et l'autre par des procédés particulièrement rapides. Or, il n'y a guère à Paris qu'une demi-douzaine de ces relieurs, et ils ont beau se hâter, augmenter leur personnel et surmener leurs machines, il leur est d'autant plus impossible de contenter tous leurs clients, que tous ont besoin de lui au même moment.

Et remarquez, je vous prie, que je passe sous silence les menus ennuis et les causes secondaires de retard: mise en pages défectueuse, remaniements demandés par l'auteur, épreuves imparfaitement corrigées, gravures mal venues au tirage, etc., etc.

Enfin, voici le livre! Le voici, habillé de sa belle robe de toile et doré sur ses tranches. Il ne reste plus qu'a le mettre en vente.

On l'expédie un peu partout; il faut qu'il y en ait des exemplaires chez tous les principaux libraires de Paris et de la province, voire chez quelques libraires de l'étranger. Et, comme ces exemplaires sont fragiles, il est nécessaire de les empaqueter avec le plus grand soin.

Puis, il faut s'occuper de la publicité. Sans réclame dans les journaux, pas de succès possible. Et l'éditeur de faire leur service à MM. les critiques, et de joindre au volume qu'il leur adresse une note imprimée, où, afin de soulager ceux qui sont paresseux,--il y en a--il a consigné, à grand renfort de rhétorique, les mérites de sa publication. Ceci, bien entendu, indépendamment des annonces qu'il paiera de ses deniers.

Vous croyez que c'est tout? Non, pas encore. Quand son livre est chez les libraires, il faut que l'éditeur s'assure qu'il est mis à l'étalage, au lieu de rester enfoui dans le magasin, à l'abri de la curiosité publique. Livre point vu, livre point vendu. Tous les jours, un commis va faire la cour au boutiquier pour obtenir que le volume de son patron soit en bonne place à la vitrine. Il y a même beaucoup de libraires qui prennent la peine de se déranger eux-mêmes.

Voilà!--Et maintenant savez-vous ce que coûte un livre d'étrennes et ce qu'il peut rapporter?--L'édition de deux mille exemplaires d'un ouvrage in-8° jésus, d'environ 400 pages, convenablement illustré de gravures sur bois et tiré sur du beau papier, revient à une quinzaine de mille francs, soit à 7 fr. 50 l'exemplaire,--un peu moins si, au lieu de faire graver les dessins sur bois, on les a fait reproduire par l'héliogravure.

Cet ouvrage se vend, d'ordinaire, douze francs. Ou, du moins, tel est le prix marqué--ce qu'on appelle en librairie le prix fort. Mais ils sont rares, les acheteurs qui paient le prix fort; les libraires eux-mêmes affichent un prix inférieur, espérant vendre davantage en rognant sur leur remise, obligés du reste à des concessions par la concurrence que leur font les magasins de nouveautés, qui se contentent d'un bénéfice minime.

L'éditeur, lui, ne vend guère directement à l'acheteur. D'ailleurs, même quand cela arrive, l'acheteur réclame une remise qui ne lui est jamais refusée. Aux libraires, il accorde--c'est l'usage--une remise de 33%; même, souvent, il lui livre treize exemplaires quand il ne lui en facture que douze, ce qui s'appelle, en terme de métier, faire le treize-douze. En ne tenant pas compte de ce treize-douze, un exemplaire de douze francs est vendu, net, par l'éditeur huit francs. Pour couvrir les frais d'une première édition de deux mille exemplaires, il faut donc vendre 1,875 exemplaires. Et quand l'édition entière est épuisée, le bénéfice ne dépasse pas mille francs. Il est vrai que la seconde édition coûte moins cher que la première; il n'y a plus, alors, de frais de gravure, et, si l'ouvrage a été cliché, plus de composition à payer. Mais il n'y a pas toujours une seconde édition.

On le voit, les risques sont gros et les bénéfices faibles. Que de mal pour gagner mille francs, souvent pour perdre davantage!

Les chiffres sur lesquels je me suis basé s'appliquent, je le reconnais, aux livres de luxe; mais les autres livres se vendent moins cher s'ils coûtent moins cher, et la proportion des risques et des bénéfices reste la même. A moins que... à moins que...

J'hésite à poursuivre. C'est que, pour m'expliquer, je vais être contraint de livrer au public le secret de fabrication de maint éditeur, et je ne voudrais contrarier aucun d'entre eux. Mais, bah! tant pis; j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Aussi bien je ne nommerai personne.

Donc, certains éditeurs se servent d'un truc approprié à leurs besoins d'économie. Il est très simple, ce truc. Il consiste à illustrer un livre, autant que faire se peut, avec des dessins déjà publiés. On achète des clichés aux journaux illustrés de la France ou de l'étranger, à raison de dix ou quinze centimes le centimètre carré, et l'on fabrique ainsi, moyennant une somme relativement modique, un volume orné de copieuses gravures. C'est surtout à l'Illustration, au Monde illustré et au Magasin pittoresque que se font ces emprunts; il est rare qu'en feuilletant leurs collections, on ne découvre pas nombre de dessins qui s'adaptent à un texte quelconque.

Il existe, du reste, à Paris, une maison fort bien achalandée, qui évite aux éditeurs la perte de temps que leur occasionneraient des recherches minutieuses; on se charge d'y trouver pour eux, sans augmentation de prix, tout ce dont ils ont besoin.

Mais, dira-t-on, les clichés ainsi pris de droite et de gauche n'ont pas toujours des dimensions qui conviennent au format de l'ouvrage à illustrer.--C'est vrai. Mais, s'ils sont trop petits, peu importe: ou bien on les place au milieu de la page, ou bien on les habille. Et, s'ils sont trop grands, on les coupe.

On a, d'ailleurs, inventé mieux encore: au lieu d'illustrer le livre, quelques éditeurs font écrire le livre sur des clichés achetés d'avance. De cette manière, on est sûr que les illustrations s'adapteront parfaitement au texte; le tout est que l'auteur à qui est confiée la besogne ait assez d'imagination pour encadrer dans son œuvre les scènes dont on lui impose la représentation.

On fait ce qu'on peut, non ce qu'on veut. Il y a, en librairie, une telle concurrence que les petits éditeurs sont bien pardonnables, quand ils ont peur de ne pas vendre assez de livres pour soutenir leur maison et vivre de leur commerce, quand ils préfèrent une prudente parcimonie à d'imprudentes libéralités.

Il existe, à Paris seulement, près de cent éditeurs qui publient chaque année des livres d'étrennes. Le volume du Journal de la librairie spécialement destiné à annoncer ces livres comprend, pour l'année 1890, 2,692 ouvrages. J'ai compté, je garantis l'exactitude du chiffre. En admettant que ces ouvrages aient été, en moyenne, tirés à 2.000 exemplaires, cela donne le respectable total de 5,384,000 volumes offerts au public. Et notez que beaucoup de livres, parus anciennement, mais toujours sur le marché, ne figurent pas dans ce nombre.

N'avais-je pas raison de dire, en commençant, que les livres sont des étrennes à la mode?
Gaston Bonnefont.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

Le cardinal Lavigerie et la République.--La déclaration formulée par le cardinal Lavigerie, dans son toast à l'état-major de l'escadre d'évolutions, a eu un tel retentissement et avait en effet une telle importance, qu'on ne saurait passer sous silence tout ce qui peut en préciser le sens et la portée. Au lendemain même de la publication de ce document, nous disions qu'il nous paraissait difficile d'admettre qu'un personnage aussi haut placé dans l'épiscopat eût pu formuler une déclaration aussi nette, sans avoir l'assurance qu'elle ne serait pas désavouée par le chef suprême de l'Église. Et, en effet, tout, depuis, est venu confirmer cette opinion, mais c'est surtout dans une lettre du cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Saint-Siège, que l'on trouve la preuve à peu près décisive que le langage du prélat n'a encouru aucune désapprobation au Vatican.

Dans cette lettre, qui est adressée à un évêque français, le cardinal Rampolla reproduit avec complaisance les théories politiques développées par Léon XIII dans de récentes encycliques: «que l'Église catholique ne répugne à aucune forme de gouvernement; qu'elle s'élève au-dessus des querelles et des rivalités de partis; qu'elle entretient des relations avec tous les États, qu'ils soient monarchiques ou démocratiques, etc.»

Si l'on tient compte des atténuations et des réserves que commandent la prudence diplomatique et les traditions de la papauté, et si l'on considère que la lettre du cardinal Rampolla était écrite précisément à l'occasion des déclarations de l'archevêque d'Alger, on est autorisé à en conclure que celui-ci a traduit, en y apportant, il est vrai, la fougue naturelle à son tempérament, et du moins en partie, la pensée secrète du Vatican.

Le cardinal Lavigerie a d'ailleurs voulu s'en expliquer lui-même, et il vient d'adresser à son tour, dans ce but, une lettre au Bulletin des missions d'Afrique, dans laquelle il dit en propre termes:

.... «La publication récente de la lettre de S. Em. le cardinal Rampolla vous a montré, connaissant comme vous connaissez les règles de langage du Saint-Siège, la parfaite conformité, quant au fond des choses, entre les doctrines du Pape et mes actes récents, dont on a voulu faire tant de bruit.»

Ainsi donc le cardinal Lavigerie n'hésite pas à invoquer l'autorité du Saint-Père lui-même et à s'abriter derrière son approbation. Aurait-il cette imprudence, si peu conforme aux traditions de l'Église, s'il avait la moindre crainte d'être désavoué? Ce n'est pas probable. On peut donc prévoir, sans prendre parti dans cette délicate question, que l'année 1891 marquera un changement considérable dans l'attitude du parti catholique, et, par conséquent, du parti conservateur, car c'est là le point de départ d'une évolution qui peut être grosse de conséquences.

Afrique: Soudan français.--Le colonel Archinard, commandant supérieur du Soudan français, a quitté Kayes le 11 décembre, se dirigeant vers Nioro, dans le Kaarta, dernier refuge d'Ahmadou. Il est probable qu'à l'heure actuelle il a pris contact avec l'ennemi.

Nioro est situé dans le nord-est de Kayes et de Koniakary, à environ 200 kilomètres de ce dernier point. La ville est défendue par une forteresse qui forme un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en pierres maçonnées avec de la terre. La muraille a 2 m. 50 d'épaisseur et 10 à 12 mètres de hauteur. C'est donc une place imprenable sans artillerie. Aussi le colonel Archinard a-t-il d'excellents canons et des projectiles à la mélinite.

En quittant Kayes, le commandant supérieur a donné pour instructions aux chefs de poste de surveiller avec la plus grande rigueur les Toucouleurs qui viennent faire leur soumission et qui profitent de l'accueil hospitalier qui leur est fait pour se renseigner sur nos forces et sur nos dispositions, se réservant de gagner ensuite le Fouta, le Macina ou le Dinguiray, où nous les retrouvons ensuite comme ennemis.

Tout porte à croire que le colonel Archinard va engager sous peu une action décisive.

La Mission Mizon.--On se rappelle que la mission commerciale qui remontait le Niger sous les ordres de M. Mizon avait été attaquée par les indigènes, pour ainsi dire aux portes mêmes des établissements de la Royal Niger Company, à laquelle le gouvernement anglais a délégué une sorte de souveraineté sur cette région de l'Afrique.

M. Mizon, qui avait été blessé dans cette agression, a vivement protesté et a obtenu satisfaction. Nous apprenons, en effet, que la mission dont il a repris le commandement va pouvoir poursuivre sa route vers le lac Tchad, par le Benoué. La Royal Niger Company s'est formellement engagée à sauvegarder sa marche à travers le territoire soumis à son influence.

La question irlandaise.--On attendait avec une légitime curiosité le résultat de l'élection du comté de Kilkenny, dans laquelle parnellistes et anti-parnellistes se livraient une bataille qui paraissait devoir être décisive. Personnellement, Parnell était fortement engagé, car, ayant abandonné l'action purement parlementaire à laquelle il s'était consacré jusqu'ici pour en appeler au verdict populaire, il avait en quelque sorte transformé l'élection de Kilkenny en véritable plébiscite. C'est du reste la portée qu'il avait donnée lui-même à cette élection dans une déclaration qu'il avait faite quelques jours avant la date du scrutin. Il est vrai que, depuis, il s'était ravisé et, probablement à la suite de renseignements défavorables sur les dispositions des électeurs, il a fait entendre qu'il était décidé à contester les résultats de l'élection de Kilkenny, aussi bien que ceux de toutes les autres circonscriptions nationalistes d'Irlande.

En attendant, voici un premier scrutin populaire dont M. Parnell peut nier la valeur, mais qui n'en est pas moins acquis. Sir John Pope Hennessy, le candidat nationaliste anti-parnelliste, a été élu par 2.527 suffrages, contre 1,356 donnés au candidat parnelliste, M. Vincent Scully. Parnell est donc battu à une assez forte majorité On voit que nous avions raison de prévoir que si le grand agitateur peut encore compter sur son indiscutable popularité, il aura quelque peine à déraciner de l'esprit de ses partisans la doctrine qu'il a préconisée lui-même, c'est-à-dire que la cause de l'Irlande ne pouvait triompher que par la voie de la persuasion, en d'autres termes par la voie parlementaire. Le tribun a été si éloquent dans le développement de cette thèse, que sa théorie reste victorieuse, même lorsqu'il y renonce pour son compte.

Est-ce à dire pour cela que c'en est fait de son influence? Loin de là! Battu sur un point, Parnell peut remporter sur d'autres des victoires de nature à compenser la défaite, et dans un pays ravagé par la misère et la famine on ne sait jamais quelles peuvent être les conséquences d'un soulèvement populaire, même quand, au début, il ne paraît pas avoir grande importance.

La Société des artistes français.--Lundi de la semaine dernière a été tenue au palais de l'Industrie l'assemblée générale de la Société des artistes, sous la présidence de M. Bailly.

M. Daumet a rendu compte de la situation financière de l'association, qui possède aujourd'hui un peu plus d'un million.

M. Tony Robert-Fleury a exposé ensuite le résultat des travaux du comité et des commissions. Il a parlé notamment de l'exposition de Buenos-Ayres qui fut, on le sait, un désastre. Huit cents œuvres environ d'artistes français furent saisies à la demande des créanciers de M. Delpech, l'organisateur. Or, la question est de savoir si «les œuvres d'art, prêtées par leurs auteurs pour figurer dans une exposition particulière, peuvent être saisies par des tiers, quoique n'étant pas la propriété de l'organisateur de ces expositions.»

Le tribunal de commerce s'est prononcé pour l'affirmative, mais la Société des artistes a porté l'affaire devant la cour, et espère faire modifier cette jurisprudence qui, si elle était définitivement admise, rendrait impossibles toutes les expositions particulières en France et à l'étranger.

Le samedi suivant a eu lieu l'assemblée dans laquelle il a été procédé au renouvellement du comité des 90, qui se subdivise ainsi: Peinture 50 membres; sculpture, 20 membres; architecture, 10 membres, et gravure, 10 membres.

Dans la section de peinture, MM. Bonnat, Tony Robert-Fleury, Jules Lefebvre, Benjamin Constant, J.-P. Laurens, Cormon, Henner, Bouguereau, occupent toujours la tête de liste. Parmi les membres nouveaux, on remarque les noms de MM. Raphaël Collin, Tategrain, François Flameng, Dantan, Julien Dupré, etc.

En somme la composition du comité reste ce qu'elle était et tout porte à croire que la scission qui s'est produite l'année dernière, et qui a eu pour conséquence la création du salon du Champ-de-Mars, subsistera cette année encore.

Dans les deux réunions que vient de tenir la société des artistes, il n'a nullement été question de modifier les articles des statuts concernant l'admission des œuvres et la distribution des médailles, c'est-à-dire les deux points sur lesquels portait le désaccord. Les choses restent donc en l'état et nous continuerons à avoir deux salons comme par le passé.

La Société d'encouragement et la Ville de Paris. --Une difficulté, qui ne sera pas bien sérieuse--tout porte à le croire--s'est élevée entre la Société d'encouragement et la Ville de Paris, au sujet du bail relatif à l'hipoodrome de Longchamps. D'après l'inspecteur des caisses municipales, la Société ne se serait pas strictement conformée à certaines clauses du contrat, en sorte que la Ville serait en droit de demander la résiliation du bail. Mais il est probable qu'en raison des services que rend la Société d'encouragement et des graves inconvénients que présenterait la déchéance prononcée contre elle, on n'en arrivera pas à cette extrémité, d'autant plus que tout le monde reconnaît les avantages immenses que procure à la ville l'excellente gestion de cette société.

Comme bases des nouvelles négociations, les représentants de la Société d'encouragement proposent: Prorogation du bail de 1906 à 1940; augmentation du loyer de Longchamps porté de 12,000 à 50,000 francs; versement à la caisse municipale d'une somme qui pourra s'élever jusqu'à 1% à prendre sur les 3% du produit brut des paris faits sur les hippodromes, sans toutefois que cette somme puisse dépasser 300,000 francs par an.

La somme ainsi produite sera affectée à un grand prix de Paris de 150,000 francs qui seraient ajoutés aux 50,000 francs fournis par les compagnies de chemins de fer et un prix du conseil municipal ouvert aux chevaux étrangers, jusqu'à concurrence de 100,000 francs.

La commission du budget a chargé une sous-commission, composée de MM. Binder, Caron, Despatys, Deville, Ch. Laurent, Levraud et Paul Strauss, d'étudier les propositions de la Société, qui est représentée par MM. de Kergorlay, de Salverte et de Gontaut-Biron.



Nécrologie.--Octave Feuillet, de l'Académie française.

M. Émile Richard, président du conseil municipal de Paris.

Le général de division Lecointe.

Me Durier, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats.

Émile Van Marcke, peintre animalier.

M. Ambroise Joubert, ancien député de la droite à l'Assemblée nationale.

La baronne Haussmann, femme de l'ancien préfet de la Seine.

Mme Rouher, veuve de l'ancien ministre de l'empire.

M. Albert Piollet, conseiller à la cour d'appel d'Alger.

M. Schliemann, célèbre archéologue.

M. Marc de Saint-Pierre, sénateur.



LE GÉNÉRAL LECOINTE


       LE GÉNÉRAL LECOINTE Ancien gouverneur
       de Paris, récemment décédé.--Phot. Appert.

Le général Lecointe, qui vient de mourir à l'âge de soixante-treize ans, était un bon et brave soldat: on le vit bien pendant notre malheureuse guerre contre l'Allemagne, mais sa modestie et sa loyauté ne souffrirent jamais qu'on fit, autour de ses mérites réels, le bruit et la réclame que tant d'autres ne fuiraient point. Il voulut toujours rester à sa place, et, quelle que fut la situation qu'il occupait, on n'a jamais pu dire qu'il ne justifiât pas les choix dont il était l'objet.

Sa carrière militaire suivit, pour ainsi dire, pas à pas, campagne par campagne, l'histoire militaire de ces quarante dernières années. Sous-lieutenant en 1839, capitaine en 1848, il fait les campagnes de Crimée, d'Italie, du Mexique; il y conquiert ses grades par sa bravoure et son énergie. Il est colonel en 1864. Au début de la guerre de 1870, il commande le 2me régiment de grenadiers de la garde; il se distingue à Rezonville; il est pris à Metz, il s'échappe, il est nommé général de brigade et il reçoit le commandement d'une division de l'armée du Nord. A la bataille de Villers-Bretonneux, il enlève le village de Gentelles après une action brillante et décisive; onze jours plus tard, il reprend aux Prussiens Saint Quentin et Ham. Nous pourrions ainsi suivre le général Lecointe de fait d'armes en fait d'armes jusqu'à la fin de la guerre et nous n'aurions qu'à constater qu'il fut un de ceux qui sauvèrent, l'honneur de notre armée.

Après la guerre, le général Lecointe, promu divisionnaire, a occupé de hauts postes qui témoignaient de l'estime dans laquelle il était tenu par ses pairs. Il a été commandant de corps, gouverneur de Lyon, et gouverneur militaire de Paris, du mois de mars 1881 à l'année 1884. Ses concitoyens du département de l'Eure l'avaient élu sénateur en 1882. Il était grand-officier de la Légion d'honneur.


ÉMILE VAN MARCKE

Émile van Marcke, le célèbre peintre animalier qui vient de mourir, était né à Sèvres en 1827, mais il était originaire des Flandres. De cette origine, sans doute, et aussi des leçons de son maître Troyon, il avait gardé cette simplicité sincère, solide et robuste, qui lui mérita une place toute spéciale parmi les artistes contemporains.

On se rappelle comment, depuis le salon de peinture de 1857, ou il avait envoyé pour ses débuts un paysage intitulé Les environs de Villeneuve-l'Étant, il peignait largement et rudement ses bestiaux aux croupes luisantes.

Certes, ses toiles n'avaient rien de particulièrement idyllique. Il leur manquait aussi la mélancolie profonde, le mystère indéfini qui fait rêver si longuement devant les incomparables compositions de Troyon. Mais van Marcke peignait avec de si sûrs et de si justes effets, il traduisait le spectacle de la nature avec une précision si naïve: on sentait dans ses œuvres les résultats accumulés de tant d'observations patientes: enfin on éprouvait avec tant de netteté que son talent comportait surtout beaucoup de probité artistique, qu'il était difficile de ne pas être ému devant les toiles que chaque année il exposait au Palais de l'Industrie.

D'ailleurs, van Marcke a obtenu de nombreux succès. Presque chaque exposition lui valut une récompense. Il reçut des médailles en 1867, en 1869 et en 1870. En 1872, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur; en 1878, à l'exposition universelle, une médaille de première classe lui fut enfin décernée. De plus, pendant plusieurs années consécutives, ses camarades l'élurent membre du jury du Salon.

Émile van Marcke est mort subitement à Hyères. Ses obsèques ont été célébrées à Paris devant quelques amis intimes seulement.


M. VAN MARCKE. D'après                              M. ÉMILE DURIER. D'après
une photographie de M. Pirou.                              une photographie de M. Appert.



Le service par bateau de la Goulette à Tunis


EN TUNISIE.--Le nouveau bateau faisant le service des
voyageurs entre La Goulette et Tunis.

Le lecteur sait qu'il est impossible de débarquer directement à Tunis les passagers et les marchandises à destination de cette ville. Elle s'élève en effet sur les bords d'un lac d'eau salée de 18 kilomètres de circonférence et de deux mètres de profondeur qui communique avec la Méditerranée par un étroit canal, impraticable aux navires, et dont l'extrémité antérieure est occupée par le port de la Goulette.

Voyageurs et marchandises doivent donc débarquer dans ce dernier port.

La distance entre les deux villes est de 17 kilomètres.

Une ligne de chemin de fer exploitée par la Compagnie italienne Rubatino est chargée d'assurer le service des communications entre elles et de transporter les voyageurs. Elle le fait, mais à un prix très élevé, et avec une lenteur souvent désespérante, certains trains mettant plus d'une heure à effectuer le parcours: quant aux marchandises, de lourdes embarcations appelées mahones les prennent et s'engagent dans le chenal dont nous venons de parler. Elles arrivent à destination quand elles peuvent.

En résumé, on le voit, cet important service laisse fort à désirer et est fait dans les plus mauvaises conditions de régularité.

Aussi, est-ce avec une grande satisfaction que le public intéressé a accueilli l'apparition de la nouvelle «Compagnie franco-tunisienne de transports».

Cette compagnie est plutôt une association privée. Elle est constituée par une quinzaine de membres, tous français, qui ont versé le capital nécessaire. Parmi eux nous citerons: MM. Dautresme, Ossude et Anson, les administrateurs délégués.

La direction du service est confiée à M. Advis, ancien commandant du paquebot la Ville-de-Brest, de la Compagnie générale transatlantique.

La Société se propose d'effectuer tous les transports de voyageurs et de marchandises entre la Goulette et Tunis.

Jusqu'ici le service seul des voyageurs a été organisé; mais celui des marchandises ne tardera pas à l'être: les bateaux servant à ce transport ou chalands sont prêts et le remorqueur de mer que la Compagnie fait construire le sera très prochainement.

Nous donnons le portrait du vapeur, qui actuellement fait quatre voyages quotidiens entre les deux ports.

Il a 21 mètres de long sur 3 m. 50 de large, et peut prendre 120 voyageurs, dont 72 sur le pont. L'aménagement est très bien compris et l'installation très confortable.

Il est muni d'un nouveau modèle de machine pouvant déployer une grande force (100 chevaux) sous un très petit volume, sortant des ateliers Saint-Denis, à Paris, et due à M. Thévenet, ingénieur.

La Société franco-tunisienne a toutes les chances de réussite pour elle. Le prix de la traversée est d'environ un tiers meilleur marché que celui de la Compagnie Rubatino, et le mode de locomotion par eau est certainement plus agréable que le voyage en wagon, surtout pendant l'été.

Enfin rien ne laissera à désirer lorsque, très prochainement, le remorqueur amènera avec régularité à Tunis les marchandises transbordées à la Goulette sur les chalands de la Compagnie.

Dans quelques jours un second bateau pour voyageurs effectuera le parcours concurremment avec le premier.

H.




Disposition de la pièce et des cibles.                   État des projectiles après le tir
Sur plaque d'acier.   Sur plaque Compound.   Sur plaque d'acier au nickel.


Plaque en acier.   Plaque en acier au nickel.    Plaque Compound.
LE BLINDAGE DES NAVIRES CUIRASSÉS.-Essais comparatifs de différentes plaques, faits au polygone d'Annapolis, dans les États-Unis.--État des plaques après le cinquième coup.



LES THÉÂTRES

Gymnase: l'Obstacle, pièce en quatre actes, par M. Alphonse Daudet.

L'obstacle, c'est la folie héréditaire, c'est ce mal de l'esprit ou de l'âme qui se transmet du père au fils, pour atteindre fatalement toutes les générations à naître. Ainsi le veut du moins la science moderne, laquelle sur une observation de détail bâtit une théorie, généralise un fait d'exception et perd la raison dans la quintessence de ses raisonnements. Admirable matière à mettre en romans et en pièces de théâtre, avec le pour et le contre, le tout sans préciser d'autres conclusions que celles que le lecteur ou le spectateur veulent bien prendre d'eux-mêmes. Ibsen dit: oui; M. Alphonse Daudet dit: non. A vous de décider, quand vous aurez vu l'Obstacle au Gymnase.

Une riche héritière, Madeleine de Rémondy, qui a pour tuteur M. de Castillan, un conseiller à la cour d'appel de Montpellier et veuf à trente-sept ans, est fiancée à Didier, marquis d'Alein. C'est pendant le carnaval que les deux familles se rencontrent dans un hôtel de Nice. Didier a auprès de lui sa mère et son précepteur, Hornus, qui, séparé de son élève, l'éducation une fois achevée, est venu le rejoindre. Madeleine est accompagnée de son tuteur et de Mlle Estelle, sa cousine, une vieille fille montée en graine et qui garde dans sa quarantième année toutes les rancunes de la jeunesse perdue. M. le conseiller son frère, personnage retors et souterrain, ne voit pas sans un profond déplaisir la belle dot de Madeleine qu'il convoite s'en allant grossir la fortune du marquis. Et, bien que les choses soient des plus avancées, bien que la ville de Nice soit au courant de ce mariage, et que Didier ait donné à la faveur de la fête une aubade à sa fiancée, il garde l'espérance, ce conseiller, de devenir un jour le mari de sa pupille.

Car il y a un malheur dans cette famille d'Alein, c'est ce que nous apprennent les confidences de Hornus et de la marquise. Feu le marquis d'Alein, officier de marine, a été frappé au Sénégal d'une insolation, est resté fou pendant quinze ans, et il est mort. La marquise, en mettant au courant le tuteur de Madeleine et de sa fortune et de ses affaires, n'a pas cru devoir lui faire connaître cette partie douloureuse de sa vie. Bien que Didier soit né deux ans avant cet accident, elle craint que M. de Castillan puisse invoquer l'hérédité contre son fils et s'opposera l'union projetée. Discussion inutile, car ce conseiller est bientôt au courant de cette triste histoire, et, au nom de son pouvoir discrétionnaire, ce tuteur reconduit Mlle de Rémondy à Montpellier. Comment expliquer à Didier le motif de ce départ, la cause de cette rupture? on gagnera du temps; on lui fera comprendre que l'amour de Madeleine, avec toutes ses promesses de fidélité, n'était qu'un amour né dans une imagination de dix-huit ans et qui s'est repris lui-même. Quant à dire à ce jeune homme le secret terrible qui jusque-là lui était caché, jamais.

On laissera au temps à faire le reste, sans toutefois fermer toute espérance de retour à Didier, lequel continue tranquillement à préparer son domaine de Colombières pour le rendre digne de sa femme. La pensée du jeune marquis est si loin de ces abominables choses dans lesquelles vont s'effondrer son cœur et peut-être sa raison! Pourtant ce silence ne peut se prolonger indéfiniment. Mais Mlle de Castillan, envoyée par monsieur son frère, vient à Colombières; elle est chargée de rendre les lettres de Didier à Madeleine, et de demander au marquis et les lettres de Mlle de Rémondy et le portrait qu'il a reçu d'elle. La parole donnée est reprise; Didier n'y peut pas croire, l'amour promis, juré, est oublié. C'est impossible! l'étonnement saisit le marquis, la colère vient ensuite, et si subite, si violente, que la vieille fille, épouvantée de cette fureur, se sauve au plus vite. La marquise essaie vainement d'apaiser son fils. Après les larmes versées en abondance, après la crise d'un désespoir d'amour, la raison revient à Didier. Il questionne froidement maintenant, la fièvre de douleur passée: quelle est la cause de cette rupture? Quelle que soit la vérité, il a payé par trop de souffrance le droit de le savoir. Il doit y avoir là un secret de famille. On ne lui a jamais parlé de son père, et le regard de Didier interroge Mme d'Alein, qui répond que le marquis a été toute sa vie un homme d'honneur, et qui ajoute, dans une phrase qui a enlevé toute la salle «Ah! le noble enfant, son soupçon ne m'a pas un instant effleurée!»

Didier ne pourra donc rien savoir; la vérité lui est fermée. Ni les prières de la mère ni les raisonnements de Hornus ne peuvent agir sur sa volonté. Il ne rendra les lettres, le portrait, que lorsque Madeleine lui aura dit elle-même quelle ne l'aime plus. C'est cet aveu qu'il lui faut et il va le chercher au couvent des Dames-Bleues où Mlle de Rémondy a été élevée et où elle est venue se réfugier. Car le malheur qui a frappé Didier l'a aussi atteinte; M. de Castillan, en racontant à sa pupille l'histoire de M. d'Alein, lui a démontré de quel danger il l'avait sauvée, d'un mariage qui la faisait la femme d'un fou frappé d'avance de folie par l'hérédité de la folie de son père. Madeleine s'est résignée en cherchant en Dieu un appui. L'entrevue est consentie dans le jardin du cloître tout embaumé et qui sert de parloir d'été. Hornus et le marquis sont là; derrière eux nous voyons arriver M. de Castillan et sa sœur Estelle. Le tuteur ne se soucie guère de ce tête-à-tête entre Madeleine et sa pupille, mais Hornus combat ses conclusions hypocrites et la supérieure résout de son autorité le litige en faveur d'une explication entre les jeunes gens.

Elle a lieu, cette explication, et elle n'est pas longue. Plus fort que toutes les craintes et que tous les raisonnements, la passion a parlé et Madeleine, émue jusqu'au fond de l'âme des pleurs et de l'amour de Didier, lui dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours. Puis, comme effrayée à la pensée de la folie héréditaire de Didier, elle se lève du banc où elle était assise la tête appuyée sur l'épaule de Didier, en s'écriant quelle ne peut être à lui. L'épreuve est faite; M. de Castillan reparaît et le marquis d'Alein, exaspéré, déclare hautement qu'il renonce à Mlle de Rémondy et, élevant le ton de la menace, il interdit au conseiller de penser à elle, à quoi M. de Castillan répond qu'on ne se bat pas avec le fils d'un fou et que des gens comme Didier on les douche et on les enferme.

Didier sait tout maintenant: Hornus l'a mis au courant de cette lamentable catastrophe du marquis d'Alein. Le jeune homme vit retiré dans son château; sa mère l'a surpris à lire des livres de médecine sur la folie. Qui sait si la maladie qui a saisi le père ne saisira pas le fils hanté par cet horrible souvenir! et la marquise d'Alein, qui veut sauver Didier de l'effroi de la pensée d'hérédité, trouve un moyen extrême. Cette mère se sacrifie, en laissant entendre à Didier qu'elle est coupable et que le marquis d'Alein n'était pas son père.

J'avoue que dès le commencement de la pièce je m'attendais à ce dénouement que je trouvais inutilement mélodramatique; mais je comptais aussi qu'une belle scène entre le fils et la mère sortirait de cette situation qu'elle rachèterait. Le public me paraissait assez surpris, mais j'espérais que l'auteur qui l'attendait là allait le surprendre à son tour et que cette défaillance momentanée se redressait par une scène maîtresse. Il n'en a rien été. Devant cette courageuse confession maternelle, Didier impose silence à la marquise en lui disant:

«Tais-toi, ton pieux mensonge est inutile. Ne crains rien pour moi. Je ne crois pas à l'hérédité, et les livres que j'ai lus m'ont appris à ne pas y croire. J'ai foi dans le bonheur qui m'arrive sous les traits de Madeleine.» Et, en effet, nous voyons Mlle de Rémondy, majeure de la veille, hors de tutelle par conséquent, et devenant la jeune marquise d'Alein après avoir déjoué les desseins ténébreux de M. le conseiller de Castillan.

Est-ce à dire que ce dénouement un peu trop facile atteindra le succès de l'Obstacle? en aucune façon. La pièce est des plus attachantes en ses quatre actes, avec des scènes pleines de passion et d'émotion, charmante dans ses accents justes et pénétrants, d'un goût délicieux et parfois d'une poésie exquise. La langue de M. Alphonse Daudet, cette jolie langue colorée et pittoresque, y fait merveille; il y a là œuvre d'artiste supérieur et j'oublie la comédie et ses faiblesses du dernier quart-d'heure pour ne me souvenir que du second acte tout entier, des scènes ravissantes du cloître et des rôles hors ligne de Hornus, de Didier et de la marquise. Je crois fermement que le public sera de mon avis.

Hornus c'est M. Lafontaine, excellent comédien dans un rôle d'excellent homme. Didier, c'est M. Duflos que toute la salle a applaudi dans ses deux scènes d'amour. M. Léon Noël a été très bien accueilli dans le personnage du garde-chasse Sautecœur: Mme Raphaële Sisos est bien jolie dans le rôle de Madeleine, et Mme Darlaud bien touchante dans le personnage épisodique de Noëlie. Mlle Desclauzas fait Estelle; Mme Pasca fait la marquise, un succès de plus pour cette comédienne.

Le Théâtre-Français nous a donné un acte tout souriant de finesse, tout vivant d'esprit, une de ces jolies comédies de paravent déjà si nombreuses dans l'écrin de son répertoire. Celle-ci a été écoute avec le plus grand plaisir pendant près de trois quarts d'heure et saluée par les applaudissements de la salle à la chute du rideau. Elle a pour auteur M. Charles de Courcy, coutumier du succès, et pour titre: Une Conversion. Pendant que M. de Champnolin abandonne sa femme pour aller chasser à La Rochelle, qui d'ailleurs n'est guère un pays de gibier, Mme de Champnolin se console de son mieux de cette absence. Elle va au bal, et M. de Latour, qui conduit le cotillon, n'oublie pas sa jolie danseuse. Il envoie des bouquets à Régine, cet amoureux de la veille. Il la prie d'accepter une loge aux Variétés et la prie à dîner au cabaret en compagnie de ses amies.

Il y a péril en demeure, vous le voyez. Par bonheur, M. de Brige veille sur l'honneur de son ami Georges de Champnolin. Il aime tant Georges, M. de Brige! Il sermonne la jeune femme tant et si bien que Régine écoute ce sage et excellent homme et qu'elle renvoie à M. de la Tour et son bouquet, et sa loge, et qu'elle reste à dîner chez elle. Alors, un bouquet revient; c'est de Brige qui l'envoie cette fois; la loge entre sous forme de baignoire, c'est de Brige qui l'adresse et de Brige offre à dîner à Régine au café Anglais. Mme de Champnolin a tout compris, en femme d'esprit elle accepte les fleurs et la loge et retient à dîner chez elle, au coin du feu, ce bon de Brige, ce Bourdaloue laïque qui lui a prêché la vertu; quand M. de Brige a dans ce tête-à-tête fait une déclaration, elle le laisse seul à ses réflexions, lui écrit un petit mot et part pour la Rochelle.

Ceci fait, M. de Brige opère son mouvement de retraite entre le valet de pied et la femme de chambre qui l'accompagnent jusqu'à porte. C'est tout, mais c'est rempli de bonne humeur et de saine gaieté. M. Febvre joue à merveille le rôle de Brige. Mme Worms-Baretta est charmante dans le personnage de Régine. Mlle Ludwig dit avec beaucoup d'esprit un spirituel rôle de soubrette. La Comédie-Française a donc dit adieu dans un succès à l'année théâtrale qui vient de s'en aller, elle attend le Thermidor de M. Sardou pour saluer l'année qui vient.
M. Savigny.


LES LIVRES NOUVEAUX

Mireille, pœme provençal de Frédéric Mistral, traduit en français par l'auteur. Nouvelle édition. Un magnifique volume contenant 25 eaux-fortes, par Eugène Burnand, reproduites par le procédé de M. Lumière, de Lyon, et 35 dessins du même artiste, reproduits en typographie, br. 25 fr. (Hachette).--Tout a été dit sur Mireille. le jour de son apparition, lorsque Lamartine, dans un de ses Entretiens, proclama le pœme de Mistral un chef-d'œuvre. L'auteur de Jocelyn n'était pas homme à s'y tromper. L'avenir a ratifié son jugement, et nous n'avons pour le moment qu'à signaler l'édition nouvelle comme un des plus beaux livres d'étrennes de l'année.

Trois nouveautés pour 1891 à signaler chez Lemerre, dans cette ravissante collection in-8 raisin, à laquelle se rattachent déjà nombre d'œuvres signées des noms de poètes aimés, Coppée, Theuriet, Paul Arène. Ce sont: l'Oncle Scipion, par André Theuriet, illustré par Reichan; Jacques l'intrépide par Adolphe Chennevière, illustré par Jeanne Lemerre et Bieler; l'Île des Parapluies, par Ernest d'Hervilly, illustré par Bieler. L'éditeur, on le voit, ne s'est pas départi des traditions littéraires du passage Choiseul, ce qui ne sera pas, espérons-le, pour nuire au succès.

La librairie Plon s'est adressée aux âmes religieuses, mais il semble quelles ne prendront pas seules intérêt à la belle Histoire illustrée des pèlerinages français de la très sainte Vierge. Les amis des arts et des monuments y trouveront aussi leur compte. Ce magnifique volume ne renferme pas moins de 450 gravures inédites, dont 10 en couleurs d'après les dessins de Hubert Clerget; ce sont tous les monuments de France consacrés à la Vierge Marie, depuis Notre-Dame de Paris jusqu'à la moindre statuette miraculeuse. Texte par le R. P. Jean-Emmanuel Drochon, des Augustins de l'Assomption.

Citons encore, pour y revenir plus tard avec tout l'intérêt qui s'attache à une œuvre de proportions considérables, la Nouvelle géographie moderne, de M. de Varigny (Librairie illustrée), qui comptera cinq volumes, et dont l'Asie seulement parait cette année.

Enfin, à la librairie Jouvet, les Contes du vieux pilote, illustrés par Barillot, Lansyer, Guillemet, etc., et dont l'auteur cache sous le pseudonyme de Jean de Nivelle ce charmant écrivain, conteur, chroniqueur et poète, Charles Canivet.

C'est nous qui sont l'histoire, par Gyp, 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Calmann-Lévy).--C'est amusant, on ne peut pas dire le contraire, quoique toujours un peu la même chose. Mais, est-ce bien ce qu'on peut appeler un livre? On me dira que bien d'autres volumes ne méritent pas davantage cette appellation, et que ceux de Gyp ont du moins le mérite de faire rire. Soit, et c'est, en effet, quelque chose, puisque c'est nous qui sont les lecteurs!
L. P.


Bouquet d'automne, par Charles Frémine, 1 vol. in-4° (Lemerre).--Nous avons tous, poètes ou romanciers, un petit coin de terre qui nous tient au cœur et qui nous fournit nos meilleures inspirations. Ailleurs, la nature nous séduit, nous enchante; mais, là seulement, elle vibre à l'unisson de nous-même, elle fait partie de nous comme nous d'elle. Pour M. Charles Frémine, ce petit coin c'est la Normandie, c'est elle qu'il chante, et il la chante en fils ému, fidèle, qui ne s'en éloigne que pour la revoir avec plus de bonheur et qui d'ailleurs l'emporte alors avec lui. Il n'y a pas là beaucoup de vers, une quinzaine de pièces--ce qu'il faut pour un public de nos jours--mais vraies, d'un sentiment souvent profond, d'une forme souvent exquise.

Le costume en France, par Ary Renan. 1 vol. in-16 de la Bibliothèque de l'enseignement des Beaux-Arts. (Anc. maison Quantin, May et Motterez, éditeurs).--A bien le prendre, l'histoire du costume est l'histoire de la civilisation et de la société humaine, et il n'est pas de reflet plus parfait d'un monde disparu que le vêtement, cet accessoire, en apparence, mais, en réalité, ce symbole des qualités d'un individu, d'une nation, d'une époque. En nous présentant un tableau résumé de l'histoire du costume en France, M. Ary Renan nous a par cela même mis sous les yeux l'une des faces de notre histoire. C'est une promenade à travers dix-huit siècles d'images, qui se poursuit avec plaisir en compagnie d'un guide à la fois artiste et lettré.

Le prince impérial (Napoléon IV), par le comte d'Hérisson, 1 vol. in-16, 3 fr. 50 (Ollendorff).--On s'attend bien qu'un tel livre ne va pas sans soulever bien des voiles, jeter sur bien des mystères un jour inattendu. C'est un motif de curiosité grande. Mais, sans cela même, n'est-ce pas un sujet digne d'attention que le récit de cette courte destinée, terminée par une fin tragique, qui fut celle du fils de Napoléon III? On songe, malgré soi, à l'antique fatalité, quand on voit la dynastie napoléonienne successivement dévorée par le titan britannique, et l'ombre du drapeau de la Grande-Bretagne aussi fatale aux Bonaparte que ses médecins ou ses prisons.

Petite bibliothèque littéraire d'A. Lemerre: tome Ier d'Hégésippe Moreau. Ce premier volume est tout entier consacré aux œuvres en prose du poète de la Voulzie; peu considérables, comme on pense, ces œuvres: quelques contes, parmi lesquels la Souris blanche, le Guy de chêne, la Dame de cœur, et des lettres, dont M. Vallery-Radot s'est servi pour nous initier à l'existence, si tourmentée dans sa brièveté, d'Hégésippe. Est-il besoin de dire que la notice, qui forme presque la moitié du volume, est fort bien faite et des plus intéressantes? C'est une bonne fortune pour un auteur qu'une préface de M. Vallery-Radot, cet auteur fût-il mort depuis longtemps et s'appelât-il Hégésippe Moreau.

Les Financiers amateurs d'art aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, par Victor de Suarte, trésorier général des finances, 1 vol. in-8° (Plon, Nourrit et Cie).--Les grands financiers, sous l'ancien régime, remplissaient à peu près le rôle de l'État dans notre société moderne, au point de vue de la protection des artistes. L'auteur nous fait apprécier leurs services en quelques pages brillantes, où nous voyons défiler les noms des Grolier, des Bullion, des Joucquot, des Thorigny, des Samuel Bernard, que domine de toute la hauteur des fonctions de celui qui le porte le nom du grand surintendant des bâtiments, Jean-Baptiste Colbert.

Misères nerveuses, par le Dr Monin, un in-12, 3 fr. 50 (Paul Ollendorff)--L'accroissement des affections du système nerveux donne à ce livre une douloureuse actualité. L'auteur nous donne, et c'est, croyons-nous, la première fois qu'un pareil livre s'adresse au grand public, l'exacte description des maladies du système nerveux et de la mentalité humaine. L'hygiéniste bien connu a su rendre aussi attrayant que littéraire son lumineux exposé des défaillances de notre pauvre nature humaine surmenée par les luttes de notre moderne civilisation.

Les Mille et une nuits du théâtre, par Auguste Vitu, 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Paul Ollendorff).--C'en est la huitième série, qui va du 2 avril 1880 au 27 juin 1881. On y trouve, entre autres, la critique de Divorçons, du Monde ou l'on s'ennuie, et une étude particulièrement remarquable du Bourgeois gentilhomme.

Le Budget communal, par Trigant-Geneste. 1 vol. in-16, 1 fr. 50 (Hetzel).--150 pages pour apprendre à connaître tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour administrer sa commune. Ce n'est pas faire tort, croyons-nous, à nombre de conseillers municipaux que de les engager à lire ce volume.

Cinquante ans chez les Indiens, traduit de l'anglais avec une préface par Hector France. 1 in-18 illustre, 3 fr. 50 (Chamerot).--Un titre qui va sourire à tous les admirateurs de Buffalo-Bill. Aventures dans les grandes prairies du Far-West, dans les caravanes, les campements d'émigrants, chez les Mormons, avec les Outlaws et les Desperados, chez les Peaux-Rouges, le tout écrit dans le style rude et pittoresque qui convient à un narrateur de la suite du colonel Cody.




LE 1er JANVIER AUX INVALIDES

A toutes les époques officielles de promotion dans l'ordre national de la Légion d'honneur, au 1er janvier de chaque année notamment, le gouvernement décore un invalide. L'âge, les blessures, les états de service enfin, sont les titres qui décident du choix. C'est là une tradition des plus justes et des plus respectables.

A cette occasion, il se passe à l'hôtel même une cérémonie toute intime et empreinte d'un sentiment de touchant patriotisme.

A onze heures du matin, à la garde montante, c'est-à-dire au moment où les postes, les sentinelles de la veille, sont relevés, tous les pensionnaires valides descendent en grande tenue, sabre au poing, dans la cour d'honneur, et se massent en ordre de bataille sur un des côtés. En tête de colonne, face à l'entrée, se placent des enfants de troupe élèves-tambours, fils d'invalides, et dont le plus âgé remplit les fonctions de tambour-major. Un moment de silence, puis le commandement de: Garde à vos, fixe! se fait entendre. Un petit peloton vient à son tour de déboucher de l'intérieur. A sa tête est le nouveau légionnaire. Le peloton lui-même se compose de tous les invalides décorés dans des promotions antérieures: les anciens de Crimée, du Mexique, ceux de Gravelotte aussi, les cuirassiers légendaires, les marins de Courbet, tous sont là, personnifiant notre histoire militaire.

--Portez armes! Et le peloton s'aligne en face du bataillon.

Le colonel, major de l'hôtel, s'avance alors, remet au récipiendaire la croix avec le cérémonial réglementaire et lui donne l'accolade, puis il fait placer le nouveau légionnaire à ses côtés et toute la troupe défile par le flanc devant eux.

La cérémonie est terminée. Les vieux soldats se dispersent, un tantinet jaloux de celui qui a reçu la croix, fiers et reconnaissants tout de même: la patrie a montré à ses braves qu'elle ne les oubliait pas.



«L'OBSTACLE»

La gravure que nous donnons de l'Obstacle, la pièce de M. Alphonse Daudet qui vient d'être applaudie au Gymnase, nous transporte au troisième acte de l'œuvre.

Le décor représente le jardin du couvent des Dames-Bleues, à Montpellier. Le gai soleil du midi se joue sur les ogives des vieilles murailles; des roses et des clématites s'épanouissent à l'aise au milieu de la cour intérieure, ou grimpent le long des arcades souriantes...

C'est dans cet asile calme et aimable que Madeleine de Rémondy (Mlle Sisos), après la rupture de l'union projetée avec celui qu'elle aime, Didier d'Alein (M. Duflos) a été chercher une consolation à son chagrin... C'est là aussi que Didier, qui ignore les motifs de la rupture, est venu, accompagné de son bon précepteur Hornus (M. Lafontaine), solliciter du tuteur de la jeune fille une suprême entrevue avec elle. Et Madeleine, plutôt que de révéler à Didier le terrible secret qu'on lui a confié, le cruel mal dont son père est mort et qui, lui a-t-on dit, menace celui qui fut un moment son fiancé, Madeleine lui dit, la douleur dans l'âme: «Je ne vous aime plus.»

Et Didier tombe, abîmé de chagrin, tout en pleurs, sur le banc où tout d'abord il s'était assis plein de confiance dans l'entrevue qu'il allait avoir avec Madeleine; il rend à celle-ci des lettres et le portrait quelle lui avait donné avec ces mots:

«A Didier pour la vie.» Madeleine est emmenée loin de lui par la supérieure. Elle aussi, elle pleure abondamment, car si un miracle n'intervient point, c'en est fait de son bonheur.

Seul, le tuteur de Madeleine (M. Plan), qui a voulu la rupture du mariage, et qui ne serait pas fâché de remplacer Didier dans le cœur de la jeune fille, assiste impassible à cette scène, tandis que sa sœur Estelle (Mme Desclauzas) serait bien près, malgré sa frivolité de perruche, d'en être fort emue... C'est à ce tuteur inexorable que Didier va adresser les reproches les plus cruels: celui-ci se venge en lui disant qu'avec les fous on ne se bat qu'à l'eau froide et c'est ainsi que Didier connaît le fatal secret qui pèse sur son existence.
Ad. Ad.



AU CERCLE DES PATINEURS

Trente jours de patin consécutifs, et l'hiver ne fait pour ainsi dire que commencer. Depuis très longtemps les Parisiens n'avaient été à pareille fête, aussi s'en sont-ils donné à cœur joie. Les lacs du Bois de Boulogne, de Versailles, du Vésinet, d'Enghien, ont été bien vite envahis. La Seine, qui prenait des allures de Bérésina, a fait même espérer un moment qu'on pourrait traverser Paris en traîneau.

Depuis le vieux patin hollandais à pointe recourbée jusqu'au patin américain à vis articulée, depuis le patin à lanières jusqu'à la lame de fin acier adaptée par charnière à une bottine élégante, tous les engins anciens ou modernes qui servent à glisser sur la surface polie ont été retirés des coins sombres où les avait relégués l'inclémence du temps:--c'est là le nom dont les fidèles de la glace gratifient toute température qui ne descend pas au dessous de 0.

C'est principalement au Cercle des Patineurs du Bois de Boulogne, que ce sport hivernal est une tradition et une élégance.

Le gracieux chalet qui est affecté en été au Tir au Pigeon a vu défiler depuis bientôt vingt-six ans deux générations du high life parisien. C'est là qu'ont débuté le prince de S., le marquis du L., le duc de L. S., M. A. B., M. H. C., et tant d'autres: dans le grand hall du milieu, une collection charmante d'aquarelles de Tissot conserve du reste le souvenir des plus anciens membres du cercle.

Le Cercle, cette année, est «tout à la joie». Dès le matin la large étendue de glace, très unie, car elle vient d'être balayée, est sillonnée par les patineurs les plus enragés; beaucoup aussi de jeunes filles et de jeunes femmes qui ne veulent pas risquer leur premiers pas devant un public nombreux et indiscret. C'est l'heure du travail sérieux.

A midi précis le déjeuner. Dans la grande salle du chalet s'organisent des petites tables intimes. Parfois même le duc de M... ou un autre se met à la tête d'un gai pique-nique où les cuisines les plus aristocratiques se font dignement représenter. Mais avant de prendre place on n'a pas oublié d'aller consulter l'énorme thermomètre, le grand arbitre des destinées, dont les fervents du patin voudraient voir la colonne de mercure descendre, descendre encore...

A une heure second coup de balai, surveillé cette fois par l'aimable secrétaire qui ne perd pas de vue un moment l'escouade grelottante des balayeurs.

Voici enfin le grand défilé qui commence. Au dehors du cercle, des mails, des coachs, des dorsays, des victorias, des coupés, des cabs, descendent devant la grille les plus jolies femmes du Paris mondain frileusement emmitouflées. En un clin d'œil elle sont sorties de l'épais fourreau de pelisses, étalant au grand jour la toilette sobre et coquette qui leur laissera une complète liberté d'allure, et qui n'entravera point l'ondulation souple des mouvements. Bientôt les fauteuils en osier, rappelant ironiquement les coins chauds et ensoleillés des plages estivales, sont occupés; autour des énormes brasiers, se forment les groupes sympathiques, et préludent les causeries intimes.

Le va-et-vient sur la glace se fait bruyant, continu, vertigineux, et en peu de temps les lames fines en acier ont strié en tous les sens le miroir lisse du lac qui se couvre d'une fine poussière d'un blanc étincelant. Les couples s'unissent et s'entrecroisent en un balancement rythmé et ondoyant bien plus gracieux que la danse, car les silhouettes se détachent séparées et distinctes sur le fond gris du ciel. Mlle J. de R., le plus élégant patin du cercle, passe rapidement, et la voilà bien vite au bras de M. U. C., le patineur le plus difficile sur le choix de ses compagnes. M. de M. offre à une adorable blonde qui débute le secours de sa vieille expérience; appuyée sur lui, elle est complètement rassurée. Voici Mme H. de S.-D., encadrée par MM. E. E. et S., et merveilleuse de grâce et de souplesse. Plus loin M. Frost, le champion du patinage parisien, passe en revue les figures les plus difficiles: la digue, la boucle, etc. et parfois il trace d'un pied sur un nom sur la glace. Le duc de M., M. de M., Mmes H. et P., appuyés sur la longue barre recouverte de velours rouge, glissent élégamment en avant et en arrière ou pivotent rapidement en moulinet. Et dans ce tournoiement perpétuel on cause, on flirte, on se suit, on s'esquive, devant la galerie composée des mamans, des douairières et des vieux beaux qui se sont résignés à l'inaction.

Un seul de ces derniers, qui a choisi prudemment un coin éloigné de tout regard, prend sournoisement sa première leçon, soutenu par deux valets de pied. C'est débuter un peu tard, mais qui sait? Peut-être a-t-il une surveillance à exercer et veut-il se mettre en garde contre le jeu du patin et de l'amour. Puis, de même que la valeur dans les âmes bien nées,

Le patin sait braver le nombre des années.

Cinq heures: le jour tombe et les branches nues des arbres se dessinent en noir sur le ciel rougi par le coucher d'un soleil d'hiver.

Les jolies patineuses rentrent dans leurs fourreaux de pelisses et, au dehors du cercle, le défilé des voitures devant la grille recommence en sens inverse.

Dans quelques heures des chaudes fourrures sortiront les toilettes claires, les épaules nues et diamantées: le dîner, le théâtre et le bal reposeront des fatigues de la journée.
Abeniacar.



ÉMILE DURIER

Me Émile Durier, qu'une fluxion de poitrine vient d'emporter brusquement, était âgé de soixante-deux ans. Mais, à voir sa forte complexion, son visage plein, aux pommettes roses, qu'animaient deux yeux d'une spirituelle vivacité, son pas assuré, son allure alerte, à peine eût-on songé qu'il pouvait avoir dépassé la cinquantaine.

Sa mort prématurée a causé, parmi ses amis qui étaient nombreux, tant au palais qu'en dehors du monde judiciaire, une douloureuse surprise. Avec lui s'éteint un des représentants les plus goûtés de l'atticisme au barreau.

Car Émile Durier, bien qu'il eût, lui aussi, jadis pris sa part des luttes politiques, était surtout et avant tout un avocat, aimant passionnément sa profession et l'honorant par son attention constante à en pratiquer tous les devoirs. Républicain dès l'empire, impliqué dans le procès fameux des Treize, il eût pu, au lendemain du Quatre Septembre, délaisser, comme d'autres, les débats judiciaires pour les discussions parlementaires: il aima mieux, après un court passage au secrétariat général de la justice, sous M. Dufaure, reprendre la robe, qu'il ne quitta plus depuis.

Non pas que, cantonné dans une dédaigneuse indifférence, il se fût tout à coup désintéressé des choses de la politique: familier de M. Thiers, ami de Gambetta, il se rangea aux côtés de ses coreligionnaires aux prises avec le vingt-quatre mai et le seize mai, et il leur prêta en mainte occurrence le précieux concours de sa science juridique.

Mais aux agitations du Forum et du Parlement il préférait l'atmosphère apaisée de l'audience.

Il y apportait une tolérance souriante, qui eût pu étonner ceux qui ne connaissaient de lui que sa participation à l'établissement de la République et la fermeté de ses convictions.

Et c'est par là peut-être, autant que par son impeccable correction professionnelle, qu'il avait acquis une haute autorité auprès de ses confrères, dont il fut le bâtonnier en 1887 et 1888.

Qu'il plaidât devant les juges civils ou en cour d'assises, Émile Durier se montrait toujours le même: lettré délicat, d'une rare distinction d'esprit, homme d'un grand sens, ayant au service de sa raison et de ses raisons une parole facile, élégante, claire, persuasive.

Ses plaidoyers étaient comme une fine causerie devant des gens de bonne compagnie; et, s'il lui arrivait assez souvent de lancer à l'adversaire quelque trait acéré, ce trait n'était pas de ceux qui restent dans la blessure.

Aussi tout le palais est-il en deuil.
A. Bergougnan.



LES EXPÉRIENCES DU POLYGONE D ANNAPOLIS

On connaît la lutte acharnée qui se livre entre le canon et la cuirasse depuis l'époque ou l'on a appliqué les blindages défensifs aux constructions navales.

Dans cette lutte, l'avantage semble être du côté du canon dont on peut augmenter la puissance de pénétration jusqu'à des limites presque indéfinies, au moins théoriquement, tandis que l'on arrive assez vite aux épaisseurs extrêmes de métal que l'on peut pratiquement employer pour la protection des navires.

Aussi, dans ces derniers temps, s'est-on mis à chercher l'efficacité d'un cuirassement, non plus dans son exagération d'épaisseur, mais dans la qualité intrinsèque du métal qui le constitue. Les métallurgistes se sont mis à l'œuvre et ont donné ainsi le jour à divers produits parmi lesquels les plaques dites «Compound» de la maison Cammell et C°, ont su se faire une très bruyante notoriété. Ces plaques, constituées par un véritable placage d'acier soudé sur matelas de fer doux, ont été fort en vogue dans la marine militaire anglaise et semblaient devoir s'imposer un peu partout.

La maison Schneider du Creusot, seule parmi tous les concurrents, pouvait lutter contre l'engouement général. Maints essais comparatifs avaient déjà démontré la supériorité des plaques «tout acier» du Creusot sur les plaques Cammell. MM. Schneider et Cie n'ont pas voulu en rester là; ils ont produit la nouvelle plaque «d'acier au nickel», de beaucoup supérieure encore à leurs plaques d'acier.

Des essais comparatifs de ces divers blindages ont été récemment faits par une commission militaire des États-Unis au polygone d'Annapolis. On y a soumis au tir, dans des conditions absolument identiques, trois plaques, l'une Cammell, l'autre en acier, la troisième en acier au nickel; ces deux dernières du Creusot.

Nos dessins représentent le champ de tir et les détails du dispositif adopté pour appuyer les plaques sur un matelas en charpente adossé à un épaulement de terre.

Des trois plaques, la Cammell était la plus épaisse: 272mm, 28; celle d'acier avait 268min, 17, et celle au nickel, 261mm, 66; cette dernière se trouvait donc, de ce fait, désavantagée par rapport aux deux autres.

Les plaques étaient disposées tangentiellement à un arc de cercle dont le centre était occupé par le pivot du canon, normalement, par conséquent, à l'axe de celui-ci.

Le canon employé était une pièce de 152 millim. 4, de 35 calibres de longueur. Sa bouche se trouvait à 8 m. 53 des plaques attaquées.

La charge était de 20 kil. 158 de poudre brune prismatique: le projectile, un obus de rupture Holtzer de 45 kil. 300; la vitesse initiale était, dans ces conditions, de 632 mètres 40, et l'énergie au choc de 1,375,222 kilogrammètres.

On commença par tirer quatre coups de canon sur chaque plaque, dans la bissectrice des coins; puis le canon de 152 mill. fut remplacé par une pièce de 208 mill. lançant des projectiles Firth de 95 kil. 130, avec une énergie au choc de 2,295,716 kilogrammètres.

Chacune des plaques reçut alors, en son centre, un dernier coup de ce projectile, et notre dessin représente l'état des plaques après ce «coup de la fin.»

Il n'est pas besoin d'être grand clerc dans les questions d'artillerie pour reconnaître de quel côté se trouve la supériorité, et pour voir que la plaque Cammell, presque complètement émiettée, est absolument incapable de protection, alors que ses deux concurrentes sont encore en état de résister.

On voit aussi, sur un de nos dessins, l'état des obus après chacun des trois derniers coups.

La commission a aussitôt, et à l'unanimité, classé les trois plaques dans l'ordre de supériorité suivant: 1° acier-nickel; 2° tout acier; 3° compound.

Ce triomphe de l'industrie française mérite d'autant plus d'être signalé, qu'il a été remporté dans une suite d'expériences faites à l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions d'impartialité indiscutables.





CHARME DANGEREUX

PAR

ANDRÉ THEURIET

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

(Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.)


Il sortit de la gare, la tête et le cœur tout embrumés par la mélancolie des adieux. Au dehors, un vent léger faisait frissonner le feuillage des eucalyptus baignés de lumière; les omnibus descendaient lestement la rampe de la station avec leur chargement de voyageurs; les marchands de violettes s'empressaient autour des promeneurs en laissant derrière eux comme une traînée d'odeurs printanières. L'avenue de la Gare, avec ses mâts pavoisés de flammes tricolores, ses guirlandes de lanternes courant d'arbre en arbre, ses maisons décorées de draperies aux couleurs crues, fourmillait de flâneurs. Cette animation, cet air de fête, eurent peu à peu raison de l'impression de tristesse que Jacques emportait du chemin de fer. Son âme, comme celle de la plupart des artistes, subissait vivement l'influence des phénomènes extérieurs et changeait d'état avec une mobilité d'hirondelle. Bientôt le peintre respira avec plus de facilité, marcha d'un pas plus allègre et prêta une attention plus indulgente au spectacle de la rue. Sans se rendre nettement compte de ce qui se passait en lui, il semblait délivré d'une secrète contrainte. Il s'opérait en toute sa personne une sorte de détente, une sourde réaction joyeuse, quelque chose de ce qu'éprouve un écolier, à son premier jour de vacance. En même temps, de ce trouble arrière-fond qui forme le limon de l'âme humaine, de confuses pensées s'élevaient pareilles à ces globules de gaz qui se dégagent, d'une eau vaseuse et montent légèrement à la surface. «Thérèse était partie; il se trouvait seul à Nice, seul et libre, avec tout le loisir de retrouver Mania Liebling pendant les fêtes et de déchiffrer ce qu'il y avait dans le cœur de cette étrange sirène. Le bouquet de jonquilles et de violettes, lancé à son adresse, avait de nouveau troublé sa quiétude. Quelle mystérieuse intention se cachait derrière cette manifestation visiblement préméditée? Etait-ce simplement une espièglerie sans conséquence ou devait-il y voir une invitation à renouer des relations trop brusquement interrompues?» Tout en écartant l'idée d'une infidélité possible, Jacques pensait de nouveau à Mania. Depuis leur rencontre à Beaulieu, imperceptiblement, Mme Liebling prenait possession d'une plus large part de lui-même. Cette main-mise partielle s'était effectuée lentement, mais d'une façon victorieuse. D'abord, l'artiste seul avait été séduit, puis le pouvoir de la Galicienne s'était exercé sur cette portion du cœur restée neuve chez les hommes qui n'ont connu et aimé qu'une femme; elle avait éveillé chez Jacques une sourde voluptuosité latente et maintenant elle surexcitait en lui cette sensuelle curiosité qui nous pousse aux aventures périlleuses, à la convoitise du fruit défendu. Elle pénétrait en des régions de son être où dormaient des désirs inassouvis; elle occupait les vides secrets que la pure affection de Thérèse n'avait pas remplis. Troublé par cette graduelle intoxication, Jacques, en descendant l'avenue de la Gare, s'avouait qu'il était malhabile à se défendre contre les entraînements de cette enchanteresse, que la société de Mania lui devenait de plus en plus indispensable et qu'il ne retrouverait un sérieux repos d'esprit que lorsqu'il aurait pénétré à son tour dans le cœur de Mme Liebling...

En arrivant près du boulevard Dubouchage, l'idée de rentrer dans son appartement désert opéra un revirement dans son esprit et sa pensée se reporta vers celle qu'il venait de quitter à la gare. A cette heure, Thérèse devait déjà être à Antibes et certainement elle aussi pensait à lui, tandis que le train fuyait vers Paris; mais il la connaissait trop pour ne pas être sûr qu'au rebours de la sienne, l'âme de Thérèse n'était distraite de sa tristesse par aucune diversion du dehors. «Je vaux moins qu'elle, songea-t-il, et je suis décidément pétri d'une pâte plus grossière!»

De loin en loin, nous avons ainsi de ces éclaircies soudaines qui nous permettent de voir nettement le fond mauvais qui est en nous; mais cette mise à nu de notre âme est si désolante et nous aimons tant à nous en faire accroire, que nous ne sommes pas longtemps capable de supporter la vue de notre perversité crûment étalée; nous nous hâtons de jeter sur cette répugnante nudité un voile d'hypocrites correctifs et de sophistiques illusions. Tout en se reprochant la coupable satisfaction que lui causait l'idée de sa solitude et de sa liberté, Jacques se disait: «Après tout, en puis-je mais si j'ai une nature facilement excitable?... Je ne serais pas artiste, si je ne subissais avec cette vive sensibilité les impressions du dehors.»

Au moment où il allait tourner l'angle de la rue Pastorelli, il se heurta contre un promeneur à barbe grise, qui le prit dans ses bras brusquement, et s'écria en lui donnant l'accolade:

--Bonjour, mon fils!... J'allais justement chez toi.

--Monsieur Lechantre! s'exclama Jacques ébaubi, par quel heureux hasard êtes-vous à Nice?

--Ne t'avais-je pas prévenu que je viendrais te surprendre un jour ou l'autre? répondit le peintre de sa bonne voix cordiale... J'ai un ami fort riche, le baron Herder, qui possède un yacht et qui m'a offert une place à son bord. Comme il comptait faire escale ici pendant le carnaval, j'ai accepté... Nous avons quitté Ajaccio hier soir et ce matin l'Hébé jetait l'ancre dans le port Lympia... Un brin de toilette, le déjeuner et me voici... Comment se porte Thérèse?

--Très bien, je viens de la mettre en wagon... Elle est allée à Paris, chercher la petite mère et Christine, qui passeront une quinzaine avec nous.

--Alors fournée complète?... Tant mieux!... Je suis ici pour quelques semaines et j'espère bien que nous ne nous quitterons guère... Ah! ça, d'abord, regarde-moi... Tu as bonne mine, l'œil clair, les joues pleines, le teint reposé, bravo!... Tu ne te ressens plus de ton indisposition?

--Je me porte comme un charme, cher maître... Nice m'a retrempé.

--A la bonne heure! Du reste, ça devait être, ce pays-ci est une fontaine de Jouvence... Tiens, moi qui te parle, rien qu'après un premier bain de soleil, je me sens tout gaillard et il me semble que j'ai vingt ans de moins sur le corps.

En effet, Francis Lechantre, bien à l'aise en son complet de drap gris, à barbe en éventail, le teint rose, le regard épanoui, paraissait plus jeune, plus dispos et plus en train que jamais. Sa boutonnière était fleurie d'une touffe d'œillets, son feutre rejeté en arrière découvrait son front bombé, ses limpides yeux bleus rieurs, et il redressait juvénilement sa haute taille.

--Tu sais, continua-t-il en exécutant un moulinet avec sa canne, je suis venu ici avec l'intention de m'amuser, et, puisque te voilà veuf pour quelques jours, je compte sur toi pour me tenir compagnie... Le baron Herder a la goutte et, en sa qualité d'archi-millionnaire, il est blasé sur tous les plaisirs... mais non pas moi, morbleu!... Il y a encore de jolies pommes dans le jardin de la vie et j'ai de bonnes dents pour y mordre... D'abord je veux voir le carnaval et y jouer ma partie comme un jeune homme...

Je veux m'en fourrer, fourrer jusque-là!...

comme chantait ce pauvre Hyacinthe dans la Vie parisienne... Nous nous déguiserons, nous lancerons des confetti, nous irons au veglione et nous intriguerons les Niçoises... Mon cher enfant, plus je grisonne et plus je suis d'avis qu'il faut se hâter de jouir des douceurs que la Providence nous a mises en réserve. Donc, vive la joie!... Tu vas me conduire chez un costumier où je me commanderai un domino. Puis nous irons prendre un sorbet à la Renaissance en écoutant les mandolinistes... Il y a dix ans que je ne suis venu ici, et je crois que c'était hier... Je n'y reviendrai peut-être plus et, ma foi, je veux boire encore un coup de soleil et de plaisir avant de quitter cette aimable existence terrienne!... As-tu un cigare?... Bon, merci, et maintenant andiamo!


IX

Le dimanche gras, premier jour des confetti, les masques affluaient dès une heure vers la place Masséna, où ils attendaient avec impatience le traditionnel coup de canon, signal de la bataille et du défilé des chars. Dans les rues avoisinantes, il y avait un fourmillement de gens costumés. Nice prenait l'originale physionomie qui caractérisait jadis le carnaval italien, et qu'on ne retrouve plus guère dans toute sa gaie spontanéité que sur ce point du littoral. Là seulement, en effet, la population ne se borne pas à assister passivement à des réjouissances quasi-officielles; elle veut s'amuser pour son propre compte, elle se mêle à la fête, et y ajoute un entrain, un imprévu, une exubérante fantaisie, qui font du carnaval niçois un spectacle unique. Le jour des confetti, les conditions sociales sont confondues, et la ville entière se déguise: ouvrières des vieux quartiers, bourgeoises ou patriciennes de la colonie étrangère, il n'est pas une femme qui ne revête le domino de lustrine ou de satin et ne circule librement par les rues. Dans cette tapageuse mêlée de toutes les classes de la société, l'explosion de la joie populaire est rarement grossière; partout régnent une bonne humeur, une aménité, qui augmentent encore le charme de ces folles journées.

Les trottoirs étaient encombrés de camelots offrant aux passants des sacs de ces minuscules dragées de plâtre, qui se sont substituées aux véritables confetti de sucre blanc ou rose, et qui servent de projectiles pour la bataille. Chaque logis versait sur la chaussée le contingent de ses hôtes costumés; dominos multicolores, pierrots enfarinés, moines blancs et rouges. Tous portaient le bonnet à grelots et le masque de toile métallique, destinés à préserver la nuque et la figure contre la grêle des confetti; tous s'empressaient de faire remplir de «bonbons» de plâtre la gibecière de coutil placée en bandoulière. Sur les voies où devaient défiler les chars, les fenêtres, drapées de blanc et de rouge, étaient garnies de curieux. Dans la rue et jusqu'au faîte des maisons bruissait une sourde allégresse, coupée par les cris aigus des camelots, par le fausset flùté des masques et par les cuivres des fanfares lointaines. Un ciel plafonné de nuages blanchâtres, troués ça et là de taches bleues, éclairait d'une lumière assoupie le grouillement de la foule bariolée.

--Vois-tu, disait Francis Lechantre à Jacques, l'air de cette diablesse de ville vous tape sur la tête comme du champagne... Depuis que j'ai endossé mon costume, il me monte des bouffées de gaillardise, et je me sens en verve comme lorsque j'étais rapin à l'atelier du père Drolling.

Masqués, affublés d'amples robes de moine, les deux artistes cheminaient bras dessus bras dessous dans la direction du Cours.

--Cher maître, répondit Jacques, vous êtes toujours jeune, vous, et ça se voit bien à votre façon de peindre.

--Jeune!... Vil flatteur!... Il y a des moments où je voudrais me le persuader, et quand je ne suis pas en face de mon miroir, il me prend des revenez-y de jeunesse; je ressemble à ces vieux pommiers, qui ont parfois des repousses de fleurs à l'arrière-saison. Lorsque les jolies femmes me regardent je m'aperçois trop bien que je ne suis qu'un barbon, mais quand je les regarde, moi, j'ai toujours vingt ans.

--Vous avez dû être souvent amoureux, M. Lechantre? demanda brusquement Jacques.

--Oui et non... Ça dépend, du sens que tu attaches au mot. Si par là, tu entends d'agréables passades avec des femmes peu sévères, oui, j'ai été souvent amoureux, mais s'il s'agit de passion...

--Naturellement, c'est de cela que je parle.

--Oh! alors, mon fils, je puis te répondre carrément que non... La passion, ça dérange trop une vie d'artiste... J'ai toujours eu une peur bleue de m'acoquiner à un modèle, comme beaucoup de nos camarades, ou de m'éprendre d'une femme du monde qui m'aurait mené en laisse et condamné à faire de mauvaise peinture... Non, je m'en suis tenu aux intermèdes, aux grisettes qui entrent par la porte de l'atelier et en sortent vivement par la fenêtre, comme des hirondelles... Au fond, vois-tu, c'est ce qu'il y a de mieux, ça ne laisse ni regrets ni remords... Mais je dois te scandaliser, toi qui es un mari modèle, un amoureux pour le bon motif!

--Cher maître, repartit Jacques avec un léger frisson dans la voix, vous avez trop bonne opinion de moi... Je ne suis pas plus un saint que les autres...

--Allons donc! ne pose pas pour la modestie... On sait bien que tu adores ta femme...

Ils étaient arrivés à l'un des escaliers de l'amphithéâtre élevé devant la préfecture, en vue de la mer, et formé de nombreux gradins, dont toutes les travées étaient déjà garnies d'un entassement de spectateurs costumés. Dans le bas, autour d'une rotonde où était établi un orchestre, s'arrondissait une large piste destinée au défilé des chars et des masques. Au moment où ils s'asseyaient dans l'une des travées, l'orchestre entama le refrain du Père la Victoire, des fanfares éclatèrent au loin, annonçant l'approche du premier char, le canon tonna, et instantanément l'air fut obscurci par une grêle de confetti pleuvant de partout: des fenêtres, des tribunes, des terrasses du Cours. Les projectiles lancés à poignées se croisaient au milieu des éclats de rire et rebondissaient avec un tintement sec sur les planches. Un immense char aux couleurs tapageuses, représentant les personnages du Petit Faust, s'avançait lentement au son des cuivres. Devant les chevaux, la foule des piétons masqués s'égaillait un moment, puis s'épaississait de nouveau à l'arrière. Les couples formaient des quadrilles ou dansaient deux à deux en se trémoussant follement, et en répétant en chœur les refrains de l'orchestre. A les voir de haut se grouper par larges masses ou s'égrener en grappes éparses, on eût dit un éparpillement d'énormes papillotes bleues, blanches, roses, vert clair, qu'un fantastique confiseur aurait vidées à tas sur la voie publique. Et toujours la grêle légère des confetti lancés à toute volée tintait, accompagnant les cris des masques, les sonorités de l'orchestre, les bravos des tribunes.

Indifférent à la bataille, Jacques parcourait du regard les baies des fenêtres, les gradins de l'amphithéâtre; il cherchait à y découvrir sous le domino la taille souple et l'originale figure de Mania; mais tous les visages étaient masqués, et tous les dominos se ressemblaient. Pendant ce temps, Francis, debout contre la barrière, gesticulait, riait et bataillait avec ses voisins. Toutefois, au bout d'une heure, il se lassa d'être emprisonné dans une tribune.

--C'est joli de couleur, dit-il, mais c'est toujours un peu la même chose... J'ai des fourmis dans les jambes, et je ne serais pas fâché de me les dégourdir en me mêlant à la bacchanale d'en bas... Descendons, veux-tu?...

Ils quittèrent leurs places et gagnèrent le Cours à travers une cohue de masques qui se répandaient comme l'eau d'une écluse sur le passage des chars. Là, vraiment, la fête était dans tout son éclat. Les gens de la chaussée lançaient des projectiles aux gens des fenêtres, qui, à leur tour, en répandaient des pelletées sur le dos des passants; de brèves intrigues se nouaient et se dénouaient des trottoirs aux fenêtres, où des masques s'interpellaient en patois niçois. De l'extrémité du Cours à l'entrée de la rue Saint-François-de-Paule, on ne distinguait qu'un double courant houleux de têtes encapuchonnées, de bras nerveusement agités; un tumultueux remous de costumes qui se fondaient et chatoyaient sous une brève flambée de soleil. Le sol était jonché de confetti, et on marchait littéralement sur une épaisse neige grise.

--A la bonne heure! s'écriait Lechantre, nous allons seulement commencer à nous amuser! Il s'interrompit et porta sa main à son masque:--Touché! fit-il, mazette! voilà une mitraillade en règle... J'en suis tout éberlué...

Ils longeaient la terrasse du libraire Visconti. Le balcon de pierre était garni de dominos très élégants. Postés sur le mur d'appui, ayant à côté d'eux de gros sacs de confetti, ils en bombardaient sans pitié les promeneurs. Jacques, qui avait soulevé son masque pour respirer, leva les yeux en l'air. Au moment où il présentait son visage à découvert, un domino de satin blanc avec des nœuds roses aux épaules se pencha au-dessus du balcon et lui envoya une grêle de projectiles en pleine figure.

--Attrape, Jacques! s'exclama Francis, décidément, ce domino aux nœuds roses nous en veut... Attends, beau masque, attends!

Il ramassa dans le fond de sa gibecière une poignée de confetti et riposta vigoureusement. Le domino blanc et rose avait adroitement baissé la tête, et riait d'un rire clair et retentissant; en même temps il puisait à même dans son sac et mitraillait de nouveau les deux amis.

--Les dernières cartouches! cria Lechantre en vidant le fond de sa gibecière, à toi, gamin!... Tiens bon, pendant que je vais me ravitailler...

Il s'éloigna dans la direction d'une échoppe où l'on vendait des confetti et disparut dans la foule.

Cependant Jacques, qui avait encore sa provision presque intacte, rajustait son masque et bataillait avec le domino de la terrasse. Il visait mal, recevait plus de confetti qu'il n'en rendait, mais il s'acharnait et devenait nerveux. Le rire moqueur de l'inconnue le déconcertait et l'agaçait. Le timbre musical de ce rire à la fois aigu et caressant réveillait en lui de vagues sensations déjà éprouvées. Il observait le geste espiègle, la taille flexible, la grâce de son adversaire, et un soupçon lui traversait l'esprit: «Si c'était Mania?» Cette conjecture le troublait si fort qu'il ne sut pas se garer d'une nouvelle grêle envoyée à son adresse. Il la reçut dans les yeux, et, quasi aveuglé, riposta maladroitement.

--Raté! dit au-dessus de lui la voix railleuse du domino aux nœuds roses; pour un peintre, tu n'as pas le coup d'œil juste!

Cette fois, il n'y avait plus de doute: c'était bien la voix de Mania. Le peintre bondit sur le trottoir, épousseta la poudre grise qui l'offusquait, mais quand il put distinguer nettement les objets, et relever les yeux sur la terrasse, le domino de satin blanc s'était éclipsé. Les coudoiements des passants rejetèrent Jacques dans la cohue, et il se résigna à se mettre en quête de Francis Lechantre. Seulement, au milieu de cette foule grouillante, il était difficile de retrouver quelqu'un. Francis, probablement, s'était fourvoyé en cherchant Jacques de son côté. Après avoir vainement battu les rues avoisinantes, ce dernier prit le parti de remonter la pente qui débouche sur le boulevard du Pont-Neuf. Arrivé là, il fut de nouveau arrêté par la cohue qui refluait pour faire place aux chars. Comme il regardait à droite et à gauche s'il ne distinguerait pas la haute taille de son ami, il se sentit effleuré par quelques grains de confetti, semés plutôt que lancés sur son épaule, et, se retournant, il reconnut à cinq ou six pas le domino blanc aux nœuds roses, l'inconnue, avec une prestesse de couleuvre, se faufilait adroitement entre les groupes, puis tournait la tête du côté du peintre et se remettait en marche. Jacques, éperonné par le désir d'atteindre Mania Liebling, essayait de jouer des coudes et de se frayer à son tour un chemin à travers la foule, mais, empêtré dans sa robe de moine, et moins leste que la fuyante apparition, il restait de beaucoup en arrière et, la chaussée étant occupée à ce moment par l'énorme char du Petit Faust, il perdit tout à fait la trace de celle qu'il poursuivait.

Au bout d'un quart d'heure, il arriva tout essoufflé sur la place Masséna, illuminée par la vermeille lueur du soleil couchant. La foule était moins dense sur ce large espace. Il fit halte sur l'un des terre-plains qui s'étendent en avant du Casino. Des masques s'y pourchassaient à coups de confetti, en échangeant d'une voix flûtée de gaillardes plaisanteries. Hors d'haleine et désappointé, Jacques avait de nouveau enlevé son masque; ses regards erraient d'un groupe à l'autre, en quête de Lechantre, et aussi du domino blanc et rose.

--Ohé! Jacques!...

Il mit sa main en abat-jour sur ses yeux et aperçut enfin Francis démesurément agrandi par un effet de la lumière du couchant.

--Je t'ai faussé compagnie, reprit Lechantre gaiement; figure-toi qu'il m'est arrivé une aventure... J'ai été intrigué, oui, mon cher, intrigué par une jolie fille, une Niçoise pur-sang avec des yeux couleur de bigarreaux noirs, et un accent local qui sent le poivre et le mimosa... Une fringante créature, faite au tour, souple de taille et rebondie du corsage; la langue bien pendue par dessus le marché et la répartie amusante... Nous sommes au mieux et, si ce n'eût été par respect pour ton état d'homme marié, je l'aurais emmenée dîner avec nous, mais nous nous retrouverons... Je lui ai donné rendez-vous à la redoute, et je dois la reconnaître à un gros bouquet d'œillets rouges qu'elle portera au corsage.

--Vous irez donc à la redoute? demanda distraitement Jacques.

--Parbleu! et toi aussi, naturellement.

--Moi?

--Pourquoi pas? s'écria Francis, as-tu peur de te compromettre?

--Cet homme vertueux a peur de tout, murmura derrière eux une voix moqueuse; n'y va pas, mon cher, tu y ferais de méchantes rencontres!...

Ils se retournèrent et virent le domino blanc aux nœuds roses qui pirouettait sur ses talons. A peine Jacques avait-il eu le temps de se remettre de sa surprise, qu'un second domino, bleu celui-là avec des nœuds blancs, aborda le premier en s'exclamant en anglais:

--Is it you at last, Mania dear?... Let us go away!

--C'est elle! dit Jacques en entraînant Francis.

--Qui, elle? demanda celui-ci en écarquillant les yeux... Comment, toi aussi, gamin?... Inutile de rougir, ne sommes-nous pas en carnaval?... Thérèse n'en saura rien!

Pendant ce temps les deux femmes avaient gagné une voiture de maître qui stationnait près du pont; elles y montèrent et le landau partit au grand trot.

Jacques, la mine déconfite, regardait l'équipage tourner l'angle de la rue Masséna. Déjà un sentiment de gêne l'envahissait; il craignait que Francis ne devinât l'émotion causée par cette rencontre et il s'efforçait de dissimuler son désappointement. Il savait le paysagiste très observateur et il avait honte de lui laisser deviner l'importance exagérée que ce domino mystérieux prenait déjà dans sa vie. Mais, à ce moment, Lechantre était très porté à l'indulgence. Grisé lui-même par le carnaval, il admettait fort bien que son compagnon subit de son côté les effets de cette griserie momentanée. D'ailleurs, ayant l'habitude de regarder la galanterie comme une distraction superficielle et de peu de durée, il imaginait volontiers que l'amour chez les autres avait également la brièveté et l'innocuité d'un feu de paille.

--Bah! dit-il, console-toi... Tu la rattraperas!... Les femmes, ça ne se perd jamais... Je parie que tu la retrouveras à la redoute! En attendant, allons nous débarrasser de nos frocs, puis nous dînerons sans nous presser et, ce soir, nous nous replongerons jusqu'au cou dans un bain de plaisir.

Le programme arrêté par Lechantre fut exécuté ponctuellement. Après avoir dîné à la Régence, les deux amis retournèrent chez le costumier endosser leur robes de moine, auxquelles ils firent coudre pour la circonstance quelques nœuds rouges. Vers dix heures, ils allèrent s'attabler au café, sous les arcades du casino, de façon à assister à l'entrée des masques. Le café était plein. Les tables se prolongeaient très loin, sur deux rangs, jusqu'à la porte du casino, et les masques qui arrivaient à pied étaient obligés de traverser la baie des consommateurs au milieu d'un chassé-croisé de quolibets et d'interpellations grotesques. Ceux qui avaient la langue déliée répliquaient et un assourdissant brouhaha de rires, de huées et de cris d'animaux, montait incessamment dans l'air frais de la nuit. Pour se mettre en train et aussi pour émoustiller Jacques, Lechantre avait fait apporter une bouteille de champagne. Debout contre un pilier, les reins ceints d'une cordelière rouge, les épaules couvertes d'une pèlerine de même couleur, ornée de coquillages, le nez enluminé d'ocre, la barbe poudrée à blanc, il avait la mine truculente d'un pèlerin en goguette. D'une voix grasseyante et goguenarde il haranguait la foule et portait des toasts burlesques aux femmes masquées qui défilaient au bras de leur cavalier.

--Ohé! s'exclamait-il, très chouette, l'Espagnole en mantille!... Femme que j'adore, je baise tes pieds et je bois à tes yeux noirs... Hein!... tu veux savoir d'où j'arrive?... Je n'arrive pas, je pars... Je pars pour un pèlerinage à Cythère... J'y vais chercher des indulgences... Viens-tu avec moi? tu dois en avoir besoin, toi, là-bas, la Vénitienne aux cheveux roux... Hé! Maria!...

Trois ou quatre femmes se retournaient du même coup et il continuait en arrondissant sa main en porte-voix:

--Tu sais, méfie-toi, ton mari est là!...

Jacques riait du bout des lèvres, en s'émerveillant de cette sève de gaminerie verveuse qui pétillait encore sur les lèvres du vieux maître. Il s'agitait nerveusement sur sa chaise et dévisageait d'un œil anxieux les femmes qui descendaient de voiture.--Mania viendrait-elle à la redoute, et, s'il l'y retrouvait, que lui dirait-il?--A la pensée de cette rencontre possible, son cœur se serrait, un frisson le secouait, il ne tenait plus en place. Onze heures sonnèrent.

--Si nous entrions? murmura-t-il en tirant Francis par la manche.

--Soit, dit Lechantre en s'appuyant sur son bourdon orné d'une gourde, allons prêcher la parole de vie aux gentils!...

Ils s'acheminèrent vers le casino. Dès les premiers pas qu'ils firent dans le vestibule, de joyeuses bouffées de musique achevèrent de griser Francis. Tout le jardin d'hiver était illuminé de girandoles alternativement blanches et rouges. Sous les fougères arborescentes et les palmiers en éventail, parmi les buissons de camélias en fleurs, des lumières assourdies brillaient doucement dans les verdures foncées; des globes blancs et rouges se reflétaient à ras de terre dans l'eau moirée d'un lac minuscule entouré de gazon. Au centre, sous le kiosque enguirlandé de lanternes aux blancheurs d'albâtre ou aux rougeurs d'aurore, un orchestre jouait des valses de Waldeufel. Le long des allées tournantes, des groupes de femmes et d'hommes costumés en blanc, avec des rappels de notes cramoisies, ou en rouge avec des agréments blancs, se croisaient, s'interpellaient et profitaient de chaque espace vide pour organiser des rondes tourbillonnantes. Le gai chatoiement des couleurs uniformément blanches et écarlates; la musique tantôt assourdie et caressante, tantôt éclatante et cuivrée, dont les timbres semblaient reproduire pour l'oreille les deux tonalités dominantes qui charmaient les regards; le bariolage des travestissements à la fois dissemblables dans la forme et appariés par les couleurs; la bonne humeur et l'entrain de tout ce inonde se donnant du plaisir à plein cœur; le mystère des loups de velours blanc ou cramoisi, aux trous desquels les prunelles bleues ou brunes semblait phosphorescentes; le froufrou soyeux des étoffes, le voluptueux frôlement de quelques jeunes femmes montrant hardiment leurs épaules ou leurs bras nus;--toute cette féerie sensuelle était propre à troubler des têtes plus solides que celle de Jacques.--Chaque point sensible de son moi était chatouillé à son tour; il était pris par la chair aussi bien que par l'esprit, par ses préoccupations d'art, par le réveil de son animalité paysanne, par la curiosité d'émotions non encore goûtées. Au milieu de cette effervescence de tout son être, quelque chose de poignant et de très doux, de délicieux et d'amer,--l'attente anxieuse de Mania--éclosait au fond de lui comme une fleur diaprée de blanc et de rouge, au parfum à la fois irritant et suave...

Viendrait-elle?... Fallait-il interpréter comme un défi, une ironie ou une promesse les paroles qu'elle lui avait jetées en fuyant, place Masséna? L'insistance quelle avait mise à attirer l'attention de Jacques à la bataille des fleurs et aux confetti était-elle un caprice ou un sérieux désir de le revoir? En tout cas, cette insistance révélait au moins un mystérieux intérêt?... Mania pensait-elle à lui de la même façon qu'il pensait à elle?.. Tandis qu'il se posait cette interrogation, une flambée d'espérance lui montait au cerveau, et, dans les flammes assourdies des girandoles blanches et rouges, il lui semblait voir s'allumer l'aube exquise de l'amour qui commence. Le tourbillon du bal masqué le soulevait de terre; au milieu du brouhaha des danseurs et des vibrations de l'orchestre, la pensée de Thérèse ne se manifestait plus que comme une confuse image dans un enfoncement très lointain.

Oui, quelque chose lui disait que Mania viendrait certainement. Il la cherchait au fond des allées les moins fréquentées, là où des touristes, débarqués du train de plaisir et fagotés en des dominos de lustrine, s'affalaient à demi-endormis sur les bancs; ou bien il rôdait autour des tables du restaurant, toutes rayonnantes de rires, de tintements de verres, de bruyants appels et de hardies flirtations. Suivi de Francis Lechantre, il pénétra dans la salle du théâtre, où l'on dansait. Là, même musique entraînante, même affluence de masques emplissant les loges ou se trémoussant sur le parquet du bal, même fête de couleurs, même enivrement de plaisir. L'atmosphère y était étouffante, et Mania ne devait pas s'être risquée dans cette tumultueuse cohue. Ils regagnèrent le jardin, où l'on pouvait se promener sans crainte d'être bousculé, et où l'on avait plus de chance de rencontrer ceux qu'on cherchait. Afin de respirer plus à l'aise, ils avaient tous deux enlevé leur loup et se promenaient sans souci de montrer leur visage découvert.

--C'est curieux, murmurait Lechantre, je n'aperçois nulle part le bouquet d'œillets de ma petite Niçoise... M'aurait-elle fait faux-bond?...

Comme ils longeaient la rangée des tables du café, installées dans le jardin, ils se trouvèrent non loin d'un groupe de dominos très élégants, assis autour d'un guéridon et occupés à prendre des glaces. Au même moment, un masque se détacha du groupe et s'avança vers eux. C'était une dame à la tournure très jeune. Une robe de crêpe de Chine blanc drapait sa taille souple et ses hanches, une robe taillée à la grecque, garnie de dentelles d'or et semée, sur le devant, de gros pavots rouges. Les manches, très larges, relevées au coude, permettaient de voir la blancheur délicate de deux bras de statue; un mignon bonnet de dentelle d'or garnie de coquelicots était posé sur son épaisse chevelure d'un blond fauve. La dame portait un étroit loup de velours mi-partie cramoisi et blanc, laissant à nu le bas du visage, où éclatait le vermeil sourire d'une bouche moqueuse aux coins retroussés.

Elle s'arrêta devant Jacques et Francis en s'éventant à petits coups, et contempla un instant avec un ironique pli des lèvres la haute taille robuste de Lechantre, auprès duquel Jacques paraissait un enfant.

--Tiens! dit-elle railleusement, monsieur et bébé!... où est donc madame?...

--Nous l'avons oubliée au vestiaire, répliqua plaisamment Francis, mais nous nous contenterons de toi, ma belle, si tu veux bien compléter le trio.

--Merci, mon cher, riposta la dame aux pavots rouges, en toisant impertinemment le paysagiste, je n'aime pas les trios.

--Un duo, alors? reprit Lechantre en arrondissant galamment le bras et en posant sa main sur le poignet de l'inconnue.

Celle-ci se recula, et lui appliquant un coup d'éventail sur les doigts;

--A bas les mains, fit-elle sèchement, tu es trop marqué pour mon goût, respectable vieillard, et je me soucie peu de ta compagnie... Mais si tu veux me prêter bébé, j'ai deux mots à lui dire... Continue ton pèlerinage, brave homme, et viens reprendre ton nourrisson tout à l'heure... Ne crains rien, je te le rendrai intact!

Francis s'inclinait comiquement, et, lâchant le bras de Jacques;

--A vos ordres, duchesse! s'écria-t-il d'une voix gouailleuse; puis il se retourna vers son ami qui était devenu très pâle:

--Tous mes compliments, gamin, tu donnes dans la haute... Tu es tout à fait pschut!

Il posa le bout de ses doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à la dame:

--Au revoir, mes enfants, soyez sages!

Puis il s'éloigna à pas comptés en balançant son bourdon d'un air majestueux et paterne.

Jacques demeurait muet et presque décontenancé près de la dame masquée, dans laquelle il avait parfaitement reconnu Mania, quelque soin qu'elle prit pour déguiser sa voix.--Ainsi, l'occasion tant désirée était à portée de sa main. Il se trouvait face à face avec la femme qui depuis trois jours exaspérait sa curiosité et troublait son cœur; la liberté du bal masqué permettait tous les épanchements du tête-à-tête, et leur créait une quasi-solitude au milieu de la foule; cependant il était plus agité que réjoui de cette bonne fortune. Il pressentait que quelque chose de décisif allait résulter de cette entrevue, quelque chose d'irréparable, peut-être!... Jusqu'à ce moment, la possibilité d'une liaison plus intime avec Mme Liebling était restée pour lui dans le domaine du rêve. Il avait maintenant conscience qu'après les premiers mots échangés il mettrait le pied dans la réalité, qu'après avoir péché en pensée il pécherait en action, et qu'un premier acte téméraire en provoquerait d'autres dont il ne serait plus maître... Et, en même temps, il constatait son impuissance à se ressaisir, il se sentait entraîné par une force mystérieuse, fasciné par l'aimant de ces deux yeux qui brillaient à travers les trous du masque et l'attiraient invinciblement... Ces réflexions se succédaient en lui avec une électrique rapidité, pendant que la dame aux pavots rouges le dévisageait, tout en secouant l'écran de plumes blanches qui lui servait d'éventail:

--Tu as la mine mélancolique, maître, dit-elle de son ton railleur, regrettes-tu le coin de feu conjugal ou crains-tu que je ne te compromette?... Tu ne me demandes même pas pourquoi j'ai désiré te parler...

--Au fait, répliqua Jacques, essayant de prendre un air dégagé... Quel caprice ou quelle curiosité me vaut cet honneur?

--Une curiosité dont tu ne peux qu'être flatté... Je veux que tu me dises le sujet de ton prochain tableau.

--Je n'ai pas de sujet en tête... Je ne travaille plus.

--C'est grand dommage! Est-ce le soleil de Nice ou la vie pot-au-feu que tu mènes qui t'ôte le goût du travail?

--Non... c'est toi, murmura Jacques en la regardant fixement.

--Moi?... Tu ne m'as jamais vue! répondit-elle en riant.

--A quoi bon mentir?... Je t'ai vue aux confetti... Tu étais jeudi à la bataille des fleurs où tu lançais aux gens des bouquets de jonquilles... Enfin, je t'ai rencontrée et admirée à la villa Endymion.

--Tu te trompes.

--Je ne me trompe pas... Quant on t'a vue une fois, on ne t'oublie plus, et lorsqu'on t'a entendue chanter des airs lithuaniens, on garde pour le restant de ses jours la musique de ta voix dans ses oreilles et dans son cœur... Tiens-tu à ce que je te dise ton nom?

--Inutile! interrompit-elle avec vivacité... que tu le saches ou non, tais-toi. L'incognito est un des charmes du bal masqué et nous n'en serons que plus à l'aise pour causer... Offre-moi le bras et promenons-nous.

Elle passa son bras sur celui de Jacques et ils tournèrent lentement autour de la pièce d'eau. L'allée était étroite et Mania se serra contre lui. Il sentait sur sa poitrine le frais contact de ce bras nu, le frôlement de ce souple corps de femme, tandis que l'odeur d'une branche de tubéreuse, fixée au corsage, lui montait à la tête. Un frisson le prenait, il perdait son sang-froid et sentait les paroles s'arrêter dans sa gorge. Et, tandis qu'ils marchaient, l'orchestre du jardin jouait la valse de l'Estudiantina, dont inconsciemment la jeune femme marquait le rythme par un léger balancement du buste. Elle ramena son luisant regard sur celui de son cavalier, et poursuivit;

--Ainsi, il y a de par le monde niçois une dame qui lance des bouquets de jonquilles, qui chante des daïnos lithuaniennes et qui a le don de te troubler?... Est-elle jolie?

--Elle est plus que jolie, elle est adorable; elle a des yeux qui ensorcellent, répondit-il d'une voix étranglée.

--En vérité!... De quelle couleur sont-ils?

--Ils ressemblent aux vôtres, murmura-t-il en quittant le tutoiement banal du bal masqué.

Ce soudain changement de ton, qui donnait quelque chose de plus respectueusement passionné à la déclaration de Jacques, sembla chasser l'ironie des lèvres de la jeune femme; elle cessa de sourire et regarda son interlocuteur avec une expression plus sérieuse, plus attendrie.

--Oui, balbutia-t-il, c'est ainsi qu'elle regarde, et, comme les vôtres, ses yeux donnent le vertige.

--Ah!... Mais, puisqu'elle est captivante à ce point, demanda-t-elle avec un accent de reproche, expliquez-moi pour quel motif vous avez fui toutes les occasions de la revoir?

--Vous la connaissez donc? s'écria-t-il en souriant.

--Peut-être... Supposez qu'elle est une de mes plus intimes amies.

--Eh bien! puisqu'elle est votre amie, dites-lui que si je l'évite, c'est que j'ai peur.

--Peur de quoi?

--Peur de la trop aimer...

--Quand on aime, on n'aime jamais trop.

--Et peur aussi de n'être pas aimé... hasarda-t-il en baissant la voix.

--Pour être aimé, il faut d'abord aimer... Si vous ne lui montrez pas votre amour, comme voulez-vous qu'elle y réponde?

--Et si je vous confessais que je l'aime follement?

Elle sourit et agita un moment son écran devant ses yeux.

--Ce n'est pas à moi qu'il faut vous confesser, c'est à elle... à la chanteuse de daïnos.

--Elle et vous ne font qu'une même personne, avouez-le donc! s'exclama-t-il en lui serrant le bras avec un emportement passionné.

--Calmez-vous, de grâce! répliqua-t-elle ironiquement.

Puis elle ajouta en reprenant le ton sérieux:

--Je crois qu'à force de tourner autour de cette flaque d'eau, nous perdons tous deux la tête...

Elle lui lâcha le bras, marcha vers un banc inoccupé et s'y assit.

--Vous êtes fatiguée? interrogea-t-il.

--Non, mais je me sens devenir mélancolique... Je me demande si vous êtes sincère, si ce n'est pas votre tête qui a parlé au lieu de votre cœur, et ce que réellement vous devez penser de moi?

--Je vous aime, répéta-t-il, c'est tout ce que je puis vous dire.

Elle demeurait méditative et le regardait avec une lueur tendre dans les yeux, tandis qu'un sourire sceptique effleurait ses lèvres. Jacques, penché vers elle, fixait son regard sur le sien et se sentait étourdi, comme s'il eût contemplé l'eau profonde et tournoyante d'un abîme. Il subissait une délicieuse fascination: les masques blancs et cramoisis qui dansaient sous la lumière changeante des girandoles, le rythme entraînant de l'orchestre, la lueur diamantée des yeux de la jeune femme et l'énigmatique sourire de ses lèvres empourprées, toutes ces choses formaient pour lui une amoureuse symphonie en blanc et en rouge, dont Mania était le motif dominant. Un voluptueux silence s'était fait entre eux, un silence d'enchantement, pendant lequel le peintre s'imaginait planer très haut, dans une idéale région toute résonnante de musiques lointaines, toute chatoyante de couleurs lumineuses...

Mania se leva brusquement.

--Adieu, dit-elle, il faut que j'aille retrouver mes amis.

--Adieu? répéta-t-il, réveillé en sursaut; non... restez encore.

--Impossible, cher maître; d'ailleurs j'aperçois votre ami le pèlerin qui revient avec un enfant de chœur au bras et je ne me soucie pas de me trouver en aussi dévote compagnie... Adieu!

--Ne prononcez pas ce triste mot, supplia-t-il en lui saisissant la main, quand vous reverrai-je?

--Y tenez-vous beaucoup?

--Puis-je maintenant vivre sans vous voir!

--Bah! riposta-t-elle en redevenant railleuse, n'êtes-vous pas resté un long mois sans rendre à Mania la visite que vous lui aviez promise?... Je ne veux pas vous induire en tentation... Que dirait-on si je vous prenais à ceux qui vous sont chers?

--Ah! c'est déjà fait! balbutia-t-il, complètement affolé.

--Croyez-vous? demanda-t-elle en lui lançant un dernier coup d'œil ensorceleur.

Elle réfléchit un moment:

--Eh bien! reprit-elle, demain, au Corso blanc... Ma voiture sera à neuf heures au coin du boulevard du Midi et de la place des Phocéens... Good by!

Elle ébaucha sa familière et moqueuse révérence, s'éloigna, se retourna encore avec un léger signe de tête, puis se confondit dans la foule des masques.

--Est-ce moi qui ai fait fuir ce bel oiseau blanc? demanda gaiement Francis Lechantre.

Il brandissait victorieusement son bourdon d'une main, et de l'autre il serrait la taille rebondie d'une brunette de vingt ans, costumée en enfant de chœur. La jeune fille avait ôté son masque. Assez jolie, avec des yeux couleur d'encre et un nez retroussé, elle riait en montrant toutes ses dents. Une calotte rouge laissait déborder ses cheveux épais et crépus; une ceinture ponceau ceignait son buste orné d'un bouquet d'œillets rouges et mettait en saillie sa poitrine bien étoffée. Francis paraissait fier de sa conquête et la caressait paternellement. Comme Jacques, encore tout remué par la brusque disparition de Mania, restait taciturne, Lechantre continua:

--Mon fils, je te présente Mlle Peppina, bouquetière de son métier et enfant de chœur pour son plaisir. Je l'ai enfin trouvée tout à l'heure aux bras de deux mousquetaires. Je lui ai remontré que cette compagnie n'était pas digne d'un jeune clerc et je l'ai ramenée dans le sentier du devoir. Maintenant, pour achever sa conversion, je l'emmène souper... Veux-tu être des nôtres?

--Grand merci, répliqua Jacques, je suis fatigué et je veux me coucher.

--Déjà las!... Il n'y a plus de jeunes gens!... Au fait, tu me parais un peu battu de l'oiseau. Elle a donc été cruelle, la dame aux pavots rouges? Voilà ce que c'est de donner dans le high life! Va faire dodo, mon garçon; le sommeil est le grand guérisseur... Bonne nuit, à demain!

Il entraîna allègrement Mlle Peppina, et Jacques, resté immobile à sa place, les regarda s'enfoncer sous la voûte illuminée du vestibule. Une fois seul, il parcourut précipitamment les allées du jardin; il inspecta ensuite l'intérieur de la salle et les loges, espérant toujours revoir Mania, mais elle avait sans doute aussi quitté le bal avec ses amis, car il ne l'aperçut nulle part.

De guerre lasse, il prit à son tour le parti de sortir du casino et regagna la rue Carabacel, poursuivi par le rythme de l'Estudiantina et par la musique, encore bruissante à ses oreilles, des dernières paroles de Mania Liebling.

Jacques rentra sans bruit dans son appartement désert. La domestique s'était couchée, et la maison dormait silencieuse. Les impressions reçues à la redoute avaient été si vives et si imprévues qu'il avait peine à reprendre pied dans la réalité. Il restait debout au milieu de sa chambre, sans songer à allumer une bougie. L'obscurité lui agréait mieux; elle lui permettait de prolonger en imagination le plaisir des sensations nouvelles qu'il venait d'éprouver. A tâtons, il ouvrit sa croisée, poussa les persiennes et resta accoudé à la barre d'appui, encore enveloppé de cette robe de moine qu'avait frôlée le vêtement de Mania et qui gardait de ce contact un subtil parfum. La nuit, tiède jusque-là, commençait à fraîchir; à travers les massifs d'orangers qui s'étendaient du côté de la rue Pastorelli, le vent d'est apportait les dernières musiques de la redoute, et le cris des masques au sortir du bal. Parmi ces rumeurs de la fête finissante, la figure de Mania passait constamment devant lui comme une hallucination. Partout, dans l'ombre grise de la rue, dans les ténèbres plus opaques de la chambre, dans le feuillage léger des mimosas, il voyait luire comme à travers les trous d'un loup de velours les deux grands yeux verts ensorceleurs, pleins d'ironie et pleins de promesse. Il lui semblait que Mme Liebling était encore à son côté, accoudée comme lui à la barre de la fenêtre, et là, tout près, il croyait entendre la voix de l'enchanteresse vibrer avec une sonorité étrange. Il se répétait ses moindres paroles, il les dégustait comme un buveur savoure le bouquet d'un vin de choix, il les soumettait mentalement à une minutieuse analyse pour en extraire tout le suc, pour en pénétrer toute la signification.

Était-il possible qu'elle eût de l'amour pour lui?... Dans le nombre de ses paroles, railleuses ou agressives pour la plupart, il en notait quelques-unes prononcées avec une douceur presque émue, avec une intonation plus attendrie. Celles-là, il les triait précieusement, il les rassemblait ainsi que des fleurs rares et il en respirait complaisamment le parfum. Alors, une bouffée d'espoir lui dilatait la poitrine.--Il est des mots, il est des accents qui ne viennent aux lèvres que lorsque le cœur est vraiment touché; ces mots, elle les avait murmurés ces inflexions de voix, il en retrouvait la musique troublante dans son oreille. D'ailleurs, ne lui avait-elle pas promis de le revoir au Corso blanc? Pourquoi lui aurait-elle assigné ce rendez-vous? Pourquoi serait-elle venue au-devant de lui dans l'allée tournante du jardin d'hiver? Pourquoi?... si elle n'y avait été déterminée par un désir d'amour?--Ayant conservé un fonds de naïve crédulité, malgré son rapide apprentissage de la vie parisienne, Jacques ne soupçonnait pas la complexité et les illogismes du cœur féminin. Il ne lui venait pas à l'esprit qu'une femme pût exposer sa réputation par bravade, par un caprice de curiosité ou tout simplement pour le plaisir de jouer avec le danger. Cette entrevue d'une heure à la redoute, ce rendez-vous au Corso blanc, lui semblaient des garanties de sincérité, presque des gages solennels d'attachement sérieux... Oh! cette rencontre promise, à la nuit, sous le masque, dans l'intime tête-à-tête de la voiture, son pouls battait avec violence rien qu'à cette perspective. Il s'en peignait d'avance le charme secret, le trouble délicieux, les voluptés voilées. Il aurait voulu que l'heure indiquée ne fût plus distante que de quelques brèves minutes. Il sentait qu'aucun scrupule, aucune considération, ne l'empêcheraient de courir au rendez-vous. Il se félicitait du hasard qui lui assurait pour ce lundi soir une entière liberté, Thérèse et la petite mère ne devant arriver que le lendemain mardi au plus tôt. Déjà, en imagination, il se voyait assis à côté de Mania, les mains dans ses mains, le regard fondu dans son regard... La tête lui tournait, ses paupières s'alourdissaient et le cour lui sautait jusque dans la gorge... Il ferma sa fenêtre, jeta son costume sur un fauteuil, pêle-mêle avec ses autres vêtements, et se mit au lit. Le sommeil vint difficilement, un sommeil traversé par le rayonnement de deux yeux verts, illuminés par les girandoles blanches et rouges de la redoute, bercé par de vagues musiques de danse; puis la fatigue l'emporta, et Jacques finit par s'assoupir complètement.

Il dormait serré depuis trois ou quatre heures environ, quand il fut à demi-réveillé par des rumeurs confuses. Dans l'état à peine conscient qui succède au sommeil, il eut la perception d'un roulement de voiture, d'un bruit de portes ouvertes et refermées. Il se frotta machinalement les paupières, écarquilla les yeux et vit, par la fenêtre dont il avait oublié de clore les persiennes, un rayon de soleil tomber sur le tapis. En même temps il crut entendre dans la chambre voisine des pas furtifs, des rires étouffés, des exclamations féminines. Tout à coup, en son cerveau encore embrumé une réflexion plus nette surgit: «Est-ce que Thérèse serait de retour?...» Et, tandis qu'il faisait péniblement cette supposition, la possibilité de ce retour prématuré le secoua désagréablement et lui rendit toute sa lucidité. Au même moment, la porte de la chambre fut brusquement poussée:

--C'est nous, s'écria joyeusement Thérèse.

--Oh! le paresseux, dit à son tour la petite mère, comment! tu es encore au lit par ce beau soleil!

Tout en parlant, Mme Moret s'élançait vers le chevet, prenait la tête de Jacques dans ses mains et la couvrait de baisers.

--Mon cher garçon, murmurait-elle à travers ses caresses, mon enfant!... Comme je suis contente!... Embrasse-moi encore!

Puis, comprenant qu'il fallait laisser à Thérèse sa part, elle attira cette dernière par la main et la jeta dans les bras de Jacques.

--Embrasse aussi Thérèse!... Tu peux te vanter, mon fils, d'avoir la plus brave femme et le meilleur cœur de la terre! Si tu savais comme elle a été bonne pour nous, n'est-ce pas, Christine?... Eh! bien, où es-tu donc?

Christine, encore enveloppée dans un long paletot de drap couleur carmélite, se tenait sur le seuil et examinait à la dérobée le mobilier de la chambre à coucher; son regard chagrin s'était arrêté sur le fauteuil où la robe de moine à demi couverte de vêtements épars laissait apercevoir un capuchon de laine blanche ainsi qu'une manche ornée de nœuds rouges.

--Me voici, maman, répondit-elle, sans se distraire de sa contemplation.

Jacques, qui s'était tourné vers elle, surprit tout à coup ce regard investigateur et vit en même temps qu'il était fixé sur la robe aux nœuds rouges. Un mouvement de dépit et de vexation le secoua dans son lit.

--Eh! bien, ma fille, reprenait la maman Muret, est-ce que tu as peur d'embrasser ton frère?

--Pardon, repartit froidement Christine, je croyais convenable de laisser d'abord la place à Thérèse.

Elle s'avança d'un air pudibond entre sa mère et sa belle-sœur, qui s'étaient un peu écartées et, sans s'approcher trop près du lit, elle tendit ses joues aux baisers de Jacques, puis se rejeta en arrière.

Ce dernier, à la fois ému et nerveux, s'efforçait de racheter sa première impression d'effarement en prodiguant des caresses à Mme Moret et en serrant les mains de Thérèse.

--Mes chères miennes, dit-il enfin, pardonnez-moi, je ne vous attendais pas ce matin et je donnais à poings fermés.

--Tu n'a pas reçu mon télégramme? demanda Thérèse.

--Non, murmura-t-il, inquiet, tu m'avais envoyé une dépêche?

--Mais oui, hier, à la gare de Lyon, avant de partir... Tu aurais dû la recevoir vers midi au plus tard... Et tiens... la voici encore intacte sur la table de nuit.

En même temps elle prenait un télégramme posé près du bougeoir, le décachetait et en lisait à voix haute le contenu: «Arriverons lundi matin. Embrassons.»

--Comment ne l'as-tu point vu en rentrant? poursuivit Thérèse.

--D'abord, j'ai été absent toute la journée, repartit Jacques en rougissant légèrement... Il raffermit sa voix et ajouta:--Au fait, vous ne savez pas!... M. Lechantre est à Nice; nous avons passé la soirée ensemble... Je suis rentré assez tard, la bonne dormait et je me suis couché sans lumière, ne me doutant pas que j'avais votre dépêche auprès de moi... Sans cela, vous pensez bien que j'aurais été vous chercher à la gare!...

Thérèse était devenue pensive; elle semblait distraite par une préoccupation subite et Jacques se hâta de changer le cours de la conversation.

--Eh! bien, maman, et toi, Christine, reprit-il, comment trouvez-vous Nice?

--Mon enfant, répondit Mme Moret, tout ça me danse un peu dans la tête, mais ce que j'ai vu m'a ébaubie... Ces fleurs partout, ces orangers couverts de fruits... C'est comme un paradis terrestre, n'est-ce pas, Christine?

--Moi, vous savez, répliqua dédaigneusement Christine, je n'ai pas trop bonne opinion de votre beau pays... Je me souviens que c'est dans le paradis terrestre qu'Adam a été tenté... et je me méfie.

Jacques ne put réprimer un geste d'agacement.

--Maman, s'exclama-t-il, Thérèse va vous montrer votre chambre et vous installer. Pendant ce temps, je m'habillerai et dans un quart d'heure je serai à vous...

Il fit le mouvement de quelqu'un qui s'apprête à sortir du lit et Christine effarouchée entraîna Thérèse dehors.

--Dépêche-toi, Jacques, dit la maman Moret, mais avant, laisse-moi te baiser encore une fois tout mon saoûl...

Derechef, elle l'embrassa avec effusion, puis alla rejoindre sa fille et sa bru.

Quand la porte fut refermée, Jacques se leva, passa un pantalon et saisit rageusement la malencontreuse robe de moine.--«Quel guignon! pensait-il; avec son œil fureteur, Christine l'aura certainement aperçue sur le fauteuil... J'espère que ma femme ne se doute de rien, mais cette mauvaise langue de Christine est capable de se servir de sa découverte pour réveiller la jalousie de Thérèse!...» Il roula hâtivement le costume en un paquet, l'enveloppa dans un journal et sonna la domestique:

--Donnez cela au concierge, dit-il à cette fille, et priez-le de le porter tout de suite chez le costumier du boulevard Dubouchage...

«Dès que je serai habillé, songea-t-il, je courrai chez Lechantre et je lui ferai la leçon.»

Il constatait avec irritation que sa fugue de la veille lui créait déjà une situation embarrassante. Il allait être obligé de chercher des subterfuges et de recourir à d'humiliants mensonges. Et ce n'était pas tout: il avait accepté avec joie ce rendez-vous au Corso blanc, dans la conviction que l'absence de sa femme lui laisserait une complète liberté. Comment s'en tirerait-il maintenant? Sous quel prétexte, dès le soir de l'arrivée de la petite mère, fausserait-il compagnie à toute la famille? Resterait-il cloîtré à la maison, tandis que Mania se morfondrait à l'attendre dans sa voiture?... C'était se perdre à jamais dans son esprit et la seule pensée de s'aliéner le cœur de Mme Liebling le mettait hors de lui. Il était attiré vers elle par une poussée de passion plus irrésistible encore que la veille; aujourd'hui plus qu'hier, elle lui apparaissait désirable entre toutes les femmes. Elle l'avait enlacé de mille liens souples et forts, il lui appartenait et ne pouvait supporter l'idée de se détacher d'elle.--Non, coûte que coûte, il devait aller à ce rendez-vous!--Et, déjà rendu moins délicatement scrupuleux par l'entraînement de son désir, il songeait à s'assurer la complicité de Lechantre.

Pendant ce temps, Thérèse avait installé la maman Moret dans la chambre qui lui était réservée, et qui communiquait avec un cabinet destiné à Christine, puis elle était rentrée dans le salon pour procéder, avec l'aide de sa belle-sœur, à l'ouverture des bagages.

Tout en tirant hors des compartiments les vêtements et le linge de sa mère, Christine repensait à la robe de moine, et, ainsi que Jacques l'avait redouté, elle grillait d'en parler à Thérèse. D'avance elle éprouvait une joie maligne à se servir de cette découverte pour inquiéter la tendresse de la jeune femme.

--Tout de même, remarqua-t-elle, c'est singulier que Jacques n'ait point eu votre télégramme, Thérèse!

--Jacques vous en a donné lui-même la raison, Christine... Il est rentré tard et s'est couché sans voir la dépêche.

--Il fallait qu'il fût bien fatigué par sa soirée pour avoir si grande hâte de se mettre au lit!... J'ai en idée, moi, qu'il avait passé sa nuit au bal masqué.

--Je n'en sais rien, répliqua Thérèse avec un involontaire tressaillement, et je me demande ce qui peut vous le faire supposer?

--Oh! c'est peut-être un jugement téméraire, murmura hypocritement la dévote fille... N'avez-vous point vu dans sa chambre un costume de laine blanche garni de nœuds rouges?

--Je l'ai vu, en effet, repartit froidement Thérèse.

--Et cela ne vous a point choquée?

--Mon Dieu non, ici tout le monde se déguise pendant le carnaval, et Jacques aura sans doute loué ce costume en vue de quelque spectacle auquel il veut nous conduire... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en admettant qu'il ait été à la redoute avec M. Lechantre, où est le mal?

--Vous êtes tolérante, riposta aigrement Christine; pour moi, j'ai toujours entendu dire que ces bals masqués étaient des lieux de perdition.

--Tranquillisez-vous, Jacques ne s'y est pas perdu.

--Jacques est un homme, soupira la dévote, et tous les hommes sont faibles devant les tentations... Enfin, vous êtes confiante, tant mieux!

--Oui, j'ai confiance dans l'affection de mon mari, ma chère!... Je suis sûre que ce costume ne cache aucun mystère, et que Jacques nous expliquera tout lui-même, dès qu'il sera levé.

Jacques entra au même moment, et Christine, ayant achevé de vider la caisse, alla en porter le contenu dans la chambre de Mme Moret.--Tout en s'acheminant vers le salon, l'artiste s'était dit: «Si elle me parle du costume, je lui répondrai: Eh bien, oui, je suis allé à la redoute, qu'y a-t-il là d'étonnant?» Une fois seul avec Thérèse, il commença par la questionner sur les incidents du voyage. Celle-ci s'empressait complaisamment de satisfaire sa curiosité. Elle s'attendait à chaque instant à ce qu'il lui conterait, à son tour, comment il avait employé ses journées pendant son absence, et à quel propos il avait fait emplette du costume remarqué par Christine. Elle eût rougi de l'interroger la première et de lui laisser voir les vagues soupçons qui la tourmentaient depuis le matin. Mais le peintre restait muet sur le chapitre du froc aux nœuds écarlates. «Elle ne me parle de rien, songeait-il en tournant autour de Thérèse, par conséquent elle n'a rien vu. Laissons-la dans son ignorance, c'est le plus prudent.» Loin de hasarder la moindre allusion aux incidents de la veille, il s'évertuait à égarer la conversation sur des sujets qui intéressaient uniquement les faits et gestes de Thérèse ou de Mme Moret.

Néanmoins cet entretien où il y avait à chaque moment des trous, des intervalles de gêne et de silence, lui semblait pénible à alimenter. La préoccupation de prévenir des questions fâcheuses ou des allusions qui ramèneraient la conversation vers des points difficiles à toucher donnait aux paroles de Jacques un tour guindé, une froideur cérémonieuse, qui paraissaient étranges à Thérèse. Déjà attristée par le silence obstiné de son mari à l'égard de ce mystérieux costume, la jeune femme se sentait glacée par l'insolite banalité des propos échangés après trois jours d'absence. Jacques, de son côté, était à la fois énervé et inquiet. Tout en causant distraitement, il songeait à son rendez-vous et aux prétextes qu'il inventerait pour s'esquiver à l'heure indiquée; il constatait avec ennui combien il lui serait difficile de se tirer d'affaire tout seul et il méditait d'aller chercher Lechantre afin qu'il lui servit d'auxiliaire pendant le déjeuner. Il comptait sur la verve de son vieil ami pour réchauffer cette froideur qu'il ne se sentait pas maître de dissiper et pour remplir les vides de la conversation. D'ailleurs, plus que jamais il jugeait nécessaire de lui recommander une prudente discrétion et de se concerter avec lui pour se ménager un moyen de passer la soirée dehors.

--Je te quitte pour une heure, dit-il à Thérèse; je vais prévenir Lechantre de votre arrivée et l'inviter à déjeuner avec nous.

--Demeure-t-il loin d'ici? demanda Thérèse.

--Assez loin... Le baron Herder lui a donné l'hospitalité à bord de son yacht, et il me faut une bonne demi-heure pour aller jusqu'au port... A bientôt, Thérésinette, recommande à ta cuisinière de soigner le menu: je te ferai envoyer des huîtres, et à midi sonnant je t'amènerai notre ami...

Mais il était écrit que Jacques jouerait de malheur toute la matinée. Il venait à peine de terminer ces recommandations, qu'on sonna à la porte, et il entendit la voix joviale de Francis résonner dans l'antichambre.

--Comment! ces dames sont arrivées? s'exclamait le paysagiste, je tombe à pic alors!... Puis-je entrer? ajouta-t-il en passant sa tête rieuse par l'entrebâillement de la porte du salon.

Il s'élança vers Thérèse et lui prit les mains:

--Bonjour, Thérèse, embrassons-nous!... Bonjour, gamin, as-tu bien dormi?.. Et la maman, comment va-t-elle?...

--La maman va très bien, répondit Mme Moret d'une voix guillerette en soulevant la portière de la pièce contigüe et en se montrant avec Christine.

On n'eût pas cru, en effet, qu'elle venait de voyager pendant vingt-deux heures. Après avoir relevé et lissé ses cheveux gris, trempé sa figure dans l'eau fraîche, elle reparaissait allègre et vive comme une alouette. On lisait sur son visage combien elle était contente de revoir son garçon en bonne santé, et cette joie suffisait pour la défatiguer.

--Bonjour, M. Lechantre, continua-t-elle, je suis bien aise de vous retrouver ici avec mon Jacques... Et pourtant, je vous en veux de l'avoir fait veiller si tard qu'il n'a pu venir au-devant de nous... Où donc l'avez vous conduit, mauvais sujet?

--Je vous conterai cela à déjeuner, madame Moret, répliqua Francis en riant, car je m'invite sans cérémonie...

--Je partais justement pour aller vous chercher, quand vous êtes entré, dit Jacques en déposant sa canne et son chapeau.

Il aurait désiré trouver le moyen de recommander par un signe à Lechantre la plus rigoureuse réserve; mais il se sentit à la fois observé par Thérèse et par Christine, et il jugea prudent de rester coi afin de ne pas fortifier des suspicions dont il devinait le vague éveil autour de lui. Il espérait, du reste, que pendant les apprêts du déjeuner il aurait l'occasion d'être seul avec Francis et qu'alors il pourrait le chapitrer à son aise. Malheureusement les choses ne marchèrent pas comme il l'avait calculé. Lorsque Thérèse sortit pour jeter un coup d'œil à la cuisine et à la salle à manger, Mme Moret et Christine crurent devoir tenir compagnie à leur hôte.--Christine surtout s'obstinait à accaparer l'attention de Lechantre. On eût juré qu'elle avait pénétré les intentions de Jacques et qu'elle avait une maligne satisfaction à demeurer en tiers entre lui et le paysagiste. Elle ne lâcha prise que lorsqu'elle vit Thérèse rentrer dans le salon et annoncer qu'on ne tarderait pas à se mettre à table.

Jacques bouillait d'impatience et de dépit. Il avait beau s'efforcer de prendre un air enjoué et insouciant, les plis transversaux de son front, la fixité de son regard et le sourire contraint de ses lèvres trahissaient son irritation. Thérèse, habituée à lire sur la physionomie mobile de son mari, ne se laissait pas abuser par une gaieté toute superficielle. Elle trouvait à Jacques l'œil inquiet et le geste agité d'un homme qui dissimule quelque chose. Un subtil instinct de femme aimante et jalouse de conserver son bien affinait encore sa perspicacité et, à mesure que les doutes s'accumulaient dans son esprit, une croissante tristesse lui embrumait le cœur.--Au moment où la bonne vint dire que le déjeuner était servi, Jacques se dirigea vers Lechantre afin de l'emmener à l'écart, mais Thérèse s'était déjà emparée du bras du paysagiste pour passer dans la salle à manger. En même temps, Mme Moret réclama celui de «son garçon», et Jacques, déconcerté, vit ainsi s'évanouir son dernier espoir de communiquer secrètement avec son compagnon, avant l'heure redoutable des causeries intimes et des épanchements qui sont généralement la conséquence d'un repas pris entre amis.

Le déjeuner, bien qu'improvisé, était bon et préparé avec sollicitude. Thérèse avait fait servir le fameux pineau de Bazincourt dont Lechantre lui avait expédié un panier, et celui-ci, mis en verve par le vin du pays, la présence de ses compatriotes, la délicatesse du menu, commençait à bavarder à cœur ouvert. Dès qu'il se trouvait avec des amis et devant une bouteille de son vin favori, le paysagiste devenait un saint Jean bouche d'or; Jacques le savait et son énervement redoublait à mesure que pétillait la gaieté et que croissait l'entrain du «cher maître».

Tandis que ce dernier vantait avec son style familièrement imagé les talents du cordon bleu qui avait cuisiné le déjeuner, il fut brusquement interrompu par la voix acide de Christine:

--M. Lechantre, vous nous avez promis de nous conter la façon dont vous avez passé votre soirée avec Jacques!

--A vos ordres, mademoiselle, répondit le peintre en élevant son verre à hauteur de l'œil et en dégustant à petits coups son cher vin de Bazincourt;--d'abord vous saurez que nous sommes allés aux confetti et que nous y avons vaillamment combattu... Ensuite nous avons dîné au cabaret, puis...

--M. Lechantre, dit avec une ironie affectée Jacques qui se sentait sur des charbons ardents, souvenez-vous que Christine est fort dévote; ne la scandalisez pas par le récit de vos exploits!

--Sois tranquille, gamin, je connais les égards dus aux demoiselles et je glisserai discrètement sur l'épisode de l'enfant de chœur...

--Un enfant de chœur, répéta Christine d'un air faussement candide, vous êtes donc allés à l'église?

--O naïveté biblique! s'exclama Lechantre, non, pas tout à fait... Il s'agit du déguisement d'une jeune personne qui faisait ses dévotions à la redoute.

--Quelle horreur! murmura Mlle Moret en baissant les yeux, comment ose-t-on commettre de pareilles profanations?... Et c'est à ce bal que vous avez tous deux passé votre soirée?

--Mon Dieu, oui, mademoiselle... Jacques était fort attristé de sa solitude et j'ai voulu le distraire en le conduisant à cette redoute... Toutes les belles dames de Nice y étaient et votre garçon, maman Moret, y a eu un joli succès.

--Ne vous moquez donc pas de moi, M. Lechantre, interrompit Jacques agacé, en voilà assez là-dessus!...

Thérèse avait relevé la tête et observait douloureusement le trouble de son mari. Quant à la petite mère, toujours enchantée d'entendre l'éloge de son Benjamin, elle riait avec indulgence; accoudée à la nappe, les yeux fixés sur ceux de Francis, elle approuvait de la tête et répétait complaisamment:

--Si fait, si fait, M. Lechantre, contez-nous ça!

--Eh! bien, mesdames, reprit ce dernier, ravi de s'écouter parler, la redoute blanche et rouge était positivement une jolie chose et je regrette que vous ne l'ayez pas vue... Il y avait, il est vrai, des femmes de tous les mondes, depuis le fretin jusqu'au dessus du panier de la société cosmopolite; mais je vous donne mon billet que la dame qui a intrigué Jacques appartenait à la crème de la crème... Ça se devinait à sa toilette et au son de sa voix.

--Vraiment, Jacques a été intrigué? dit Thérèse en affectant une parfaite indifférence, voyez comme il cache son jeu!... Il ne nous en avait pas soufflé mot.

--Bah! repartit Jacques en haussant les épaules, M. Lechantre se laisse emporter par son imagination... Il s'agit d'une vulgaire aventure de bal masqué et la dame n'avait rien d'intéressant.

--Mazette! se récria Francis, tu es modeste, toi, ou tu as le goût difficile!... Une femme charmante!... Un peu hautaine, mais tout à fait distinguée.

--Comment était-elle mise? demanda Thérèse.

--Elle avait une robe de laine blanche taillée à la grecque avec une garniture de pavots rouges, et ses cheveux blonds étaient coiffés d'un bonnet de dentelle d'or. Ajoutez à cela des yeux qui brillaient comme des diamants, et une voix!... Une musique à la fois mordante et câline, avec un petit accent étranger... Comme elle m'avait nettement signifié que j'étais de trop, je n'ai pas assisté à la conversation, vous pensez bien; mais il m'a semblé que la dame était aussi spirituelle que jolie, et Jacques n'a pas dû s'ennuyer!

--Eh! bien, vous vous trompez! protesta celui-ci-ci en lançant un regard furieux à Francis, nous avons à peine échangé vingt paroles, et c'étaient des banalités!

--Pourquoi te défends-tu si fort? répliqua Thérèse avec un pâle sourire, ces aventures-là sont très naturelles dans un bal masqué, et nous savons bien que personne ne les prend au sérieux...

Malgré cela, les traits légèrement contractés de la jeune femme et surtout l'expression de ses yeux bruns devenus presque noirs donnaient un démenti à ses paroles. En effet, le calme qu'elle affectait en écoutant les appréciations de Lechantre n'existait qu'à la surface. Chacun des mots prononcés par le paysagiste produisait en elle une secousse suivie de cruelles réflexions. Elle rapprochait les révélations de Francis de l'obstination silencieuse de Jacques et elle en tirait des conclusions peu rassurantes. La description de la dame aux pavots rouges avait suffi pour éclairer d'une lumière suspecte cette rencontre où Lechantre ne voyait qu'une amusante plaisanterie. Aux indications rapidement esquissées par l'artiste, la pénétrante perspicacité de Thérèse lui avait fait deviner que cette inconnue devait être Mania Liebling, et toute sa jalousie s'était réveillée. Il était évident pour elle que cette entrevue de Mania et de Jacques avait été préméditée. Que s'y était-il passé? Quelles confidences s'y étaient échangées? Dans quelle mesure Jacques avait-il succombé à la tentation? En tout cas, il se sentait déjà coupable, puisqu'il cherchait des faux-fuyants, et rusait pour ne point rendre compte de ses actes. Thérèse se jugeait trahie, et trahie dans les conditions les plus offensantes. A peine avait-elle quitté Nice, que Jacques s'était empressé de songer aux moyens de revoir cette dangereuse créature; il n'avait pas rougi de profiter de ce voyage entrepris par dévouement, pour satisfaire sa curiosité ou sa passion. C'était odieux, et la jeune femme, blessée dans sa fierté et dans sa tendresse, agitée par des soubresauts d'indignation, était tentée décrier à l'infidèle: «Pourquoi mentir? Je devine tout et je ne suis pas ta dupe!» Mais en cette âme vaillante, le sens de la dignité et la crainte d'affliger cruellement la petite mère l'emportèrent sur l'amour-propre blessé et elle sut se contraindre à rester calme.

Néanmoins cette contrainte ne s'imposait point sans une lutte dont l'effort transparaissait sur les traits de Thérèse, et Lechantre, qui était observateur, ne manqua pas de remarquer l'altération que ses confidences avaient produite sur la physionomie de la jeune Mme Moret. Il comprit qu'il l'avait involontairement froissée et se tut brusquement.--Pendant la fin du repas, un silence gênant pesa sur les convives. Francis, redevenu sérieux, examinait avec surprise le noir regard pensif de Thérèse, la mine vaguement inquiète de Jacques, le méchant sourire de Christine, et il commençait à se demander: «Que diantre ont-ils tous?... On dirait que mon histoire leur a jeté un froid...»

On se leva enfin de table, on prit le café sur le perron et, tandis que les trois femmes s'occupaient de rangements, Jacques put entraîner son ami dans le jardinet, sous prétexte de fumer en plein air.

--Ah ça, que se passe-t-il? interrogea Lechantre à mi-voix, dès qu'ils furent cachés par les massifs d'orangers, est-ce que j'aurais fait une gaffe en racontant devant ta femme ton intrigue de la redoute?

--Absolument! répondit Jacques d'un ton amer. Pendant toute la matinée, il m'a été impossible de vous prendre en particulier pour vous recommander le silence... A la façon dont vous avez dépeint la dame aux pavots rouges, Thérèse a dû reconnaître une femme dont elle est déjà jalouse, et je crains que cela n'ait tout gâté.

--Comment! ce n'était donc pas la première fois que tu rencontrais cette dame?

--Non, je la connais depuis six semaines; c'est une étrangère, une femme du meilleur monde.

--Diantre soit des femmes du monde! s'écria le paysagiste désolé, je croyais qu'il s'agissait d'une passade comme celle de mon enfant de chœur, mais du moment où c'est sérieux, je n'en suis plus... Est-ce que tu as l'intention de la revoir?

--Oui, avoua Jacques, ce soir... au Corso blanc... Et même j'ai compté sur votre amitié pour...

--Pour conter à ta femme que nous devons passer la soirée ensemble, n'est-ce pas?... Merci! tu me fais jouer un joli rôle, galopin!... Tu oublies que j'ai une vive admiration pour Thérèse, et que je l'aime...

--Eh! moi aussi, je l'aime, protesta Jacques avec impatience, mais...

--Elle est propre, ta façon d'aimer... à coups de canif dans le contrat!... Je ne veux pas être ton complice et tu vas me faire le plaisir de planter là ton étrangère!

--Impossible!... J'ai donné ma parole pour ce soir... C'est une question de délicatesse et d'honneur.

--Voilà de l'honneur bien placé... A d'autres!... ne compte pas sur moi.


--Je vous en prie!... Il s'agit... d'une dernière entrevue, d'une de ces explications auxquelles un galant homme ne peut se soustraire.

--Ah! ah! La scène des adieux, les lettres à restituer... C'est une liquidation, alors?

--Oui, affirma Jacques, qui, ne voyant plus d'autre moyen d'obtenir l'assistance de Lechantre, n'hésita pas à se charger la conscience d'un nouveau mensonge.

--Si c'est pour brusquer le dénouement, je veux bien t'aider à sortir d'un mauvais pas, mais liquide, mon garçon, tranche dans le vif, et méfie-toi... Ces histoires-là finissent toujours mal!

Ils remontèrent ensemble au salon. Thérèse s'était rendue assez maîtresse d'elle-même pour ne plus laisser deviner son chagrin. Le brave Lechantre, afin de racheter son impair de la matinée, s'évertuait à donnera la conversation une tournure moins dangereuse, en évitant les sujets brûlants, et en évoquant de joyeux souvenirs communs à toute la famille. Il parla de Rochetaillée, taquina Christine sur ses goûts sédentaires, entreprit la petite mère à propos de sa basse-cour et de son étable, raconta de comiques histoires de village et fit tant qu'il dérida Thérèse. Elle lui répondait avec enjouement et paraissait prendre un plaisir d'enfant à entendre Francis parler le patois du pays. Sa gaieté factice fit illusion à Jacques. Il se persuada qu'elle avait oublié l'incident du bal masqué, ou du moins qu'elle lui pardonnait ses frasques de la veille. Il retrouva son aplomb et donna la réplique à son ancien maître.

Quand Lechantre prit congé des trois femmes, il dit négligemment à son ami:

--A propos, Jacques, tu sais que le baron Herder compte sur toi ce soir, pour prendre le thé. Nous t'attendrons entre huit et neuf heures... Pardon, mesdames, de vous enlever ce gamin dès le premier jour de votre arrivée, mais vous devez être fatiguées, et vous aurez sans doute besoin de vous coucher de bonne heure.

Comme il achevait ces derniers mots, il rencontra le profond regard de Thérèse et, trop franc pour le soutenir hardiment, il détourna la tête. Les yeux de la jeune femme allaient alternativement de Francis à Jacques: le premier fuyait son regard, le second affectait un air distrait; leur attitude à tous deux lui parut suspecte.

--Ils s'entendent pour me tromper, songea-t-elle. Et de nouveau un froid lui glaça les veines, tandis qu'elle essayait de sourire en tendant la main à Lechantre.

Après le départ du paysagiste, l'après-midi se traîna péniblement entre Christine, qui tricotait un châle de laine, la maman Moret, qui sommeillait de temps à autre, et Thérèse, qui semblait replongée dans ses réflexions.--En dépit des graves présomptions fondées sur la froideur de Jacques et les révélations de Lechantre, il y avait encore des moments où elle se refusait à croire à une trahison, à admettre comme possible le navrant écroulement de son bonheur. «Non, pensait-elle, il ne peut être devenu déloyal à ce point!» Elle attendait toujours un regard repentant de Jacques, un de ces bons mouvements de tendresse qui mettent un aveu aux lèvres du coupable et lui font tout pardonner. Mais l'artiste restait distrait, nerveux et taciturne. A mesure que la nuit s'approchait, il donnait des signes d'une impatience mal contenue. Lorsqu'on se mit à table pour dîner, il mangea à peine, la fièvre de l'attente lui coupait l'appétit, il trouvait que la domestique enlevait les plats avec une lenteur agaçante; il l'accusait de pontifier en servant, et, au cours de la conversation, il consultait sa montre à la dérobée.

Aucune de ces agitations, aucun de ces gestes, n'échappaient à Thérèse. Ils lui perçaient le cœur, et sa souffrance était d'autant plus aigüe qu'elle cherchait à la dissimuler.

Dès que le dessert apparut, l'impatience à peine déguisée de Jacques redoubla. Il entendait huit heures sonner aux pendules et il calculait avec agacement qu'il serait obligé de perdre encore quelque temps chez le costumier... «Ce dîner n'en finira jamais!» se disait-il rageusement. Il ne répondait plus que par monosyllabes aux questions des trois femmes, de peur qu'une réponse plus explicite ne redonnât un nouvel essor à la conversation qui languissait, et ne le retînt plus longtemps dans la salle à manger.--A la fin, il se leva brusquement et alla embrasser la petite mère.

--Bonsoir, maman, murmura-t-il, il ne faut pas que je fasse attendre le baron Herder, et d'ailleurs vous devez avoir toutes trois grand besoin de dormir.

Thérèse s'était levée en même temps que lui et le précédait dans l'antichambre avec une bougie.

--Rentreras-tu tard? demanda-t-elle, quand il fut près de la porte.

--Non... Je l'espère, du moins, mais je ne puis te fixer une heure précise... quand on est chez les autres, on ne s'appartient pas... Au revoir, Thérèse!

Il lui prit la main et la serra précipitamment.

--Ta main est glacée, dit-il, tu es fatiguée et un bon somme te fera du bien... Couche-toi vite!

Là-dessus il s'esquiva.--Dès que la porte fut refermée, Thérèse gagna sa chambre, dont la fenêtre restée ouverte donnait sur la rue. Elle vit Jacques courir vers le boulevard Dubouchage, dans une direction opposée à celle qu'il aurait dû prendre pour aller au port.

--Avec quel aplomb il ment déjà! pensa-t-elle... Non, je ne puis supporter cet état de doute et d'angoisse... J'aime mieux tout savoir!

Son manteau de voyage et son chapeau étaient encore sur le lit; elle se coiffa, s'encapuchonna à la hâte, puis, rouvrant avec précaution la porte d'entrée, elle se glissa dans la rue et se précipita vers le boulevard.

(A suivre).
André Theuriet.